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Title: Le notaire de Chantilly
Author: Gozlan, Léon
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Le notaire de Chantilly" ***


produced from images available at The Internet Archive)



[Illustration: couverture du livre]

COLLECTION MICHEL LÉVY

LE NOTAIRE

DE CHANTILLY


OUVRAGES

DE

LÉON GOZLAN

PARUS

Dans la collection Michel Lévy

LES CHATEAUX DE FRANCE                          2--

LE NOTAIRE DE CHANTILLY                         1--

LES ÉMOTIONS DE POLYDORE MARASQUIN              1--

LE DRAGON ROUGE                                 1--

LE MÉDECIN DU PECQ                              1--

HISTOIRE DE 130 FEMMES                          1--

LES NUITS DU PÈRE LACHAISE                      1--

LA FAMILLE LAMBERT                              1--

LA DERNIÈRE SŒUR GRISE                          1--

LA COMÉDIE ET LES COMÉDIENS                     1--

LE BARIL D'OR                                   1--

LE TAPIS VERT                                   1--


VERSAILLES --IMPRIMERIE DE CERF, 59, RUE DU PLESSIS



LE NOTAIRE

DE

CHANTILLY

PAR

LÉON GOZLAN

NOUVELLE ÉDITION

PARIS

MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS

RUE VIVIENNE, 2 BIS

1860

Tous droits réservés



LE NOTAIRE DE CHANTILLY



I


--Assez, Caroline, voici la nuit; vous n'y voyez plus: remettons à
demain nos réflexions sur cette lecture qui a paru si vivement vous
toucher. Essuyez vos yeux, mon enfant, et ne rougissez pas d'une
sensibilité bien naturelle à dix-huit ans. Ce livre me plaît; sans me
flatter d'en sentir comme vous tout le charme, je reconnais qu'il est
écrit avec une rare simplicité. Les personnages y portent l'empreinte de
ce roi qui l'imposait à tout ce qui l'approchait. Majestueuse et
réservée, la passion s'y exprime en termes choisis. _Mademoiselle de
Clermont_ est un beau livre; mais ne l'oubliez plus sous cet acacia,
comme hier au soir. Il est encore taché par la rosée de la nuit
dernière. Vous êtes distraite, Caroline, depuis quelque temps. Voilà des
branches qu'on n'a pas émondées: elles embarrassent l'allée des
tilleuls; l'allée des tilleuls manque de sable, le bassin d'eau, l'eau
n'a plus de poisson. Mais vous ne m'écoutez pas:--ce livre vous a tout
émue; nous le relirons encore une fois cette année, Caroline.

--Je vous remercie, monsieur, de votre bienveillance. Je suis heureuse
plus que je ne saurais dire de ce que vous partagiez quelquefois mes
goûts; mais je n'ai pu retenir mes larmes en songeant que la catastrophe
de ce livre a eu lieu à quelque distance de nous. Hier encore nous avons
foulé l'allée où monsieur de Melun fut mutilé par un cerf. Nous
apercevons les restes de ce château que Louis XIV honora de sa présence
une fois dans sa vie; et si la révolution, comme vous me l'avez appris,
n'en avait abattu les hauteurs, le soleil éclairerait à cette heure les
croisées de l'appartement où mademoiselle de Clermont fut forcée de
figurer, la mort sur le visage, au quadrille du roi, tandis que son mari
expirait dans d'horribles douleurs. Quelle grande époque, n'est-ce pas,
monsieur? Que de monuments n'a-t-elle pas laissés?

--La vertu et la liberté, mon enfant, en fondent seules de durables sur
la terre. Voyez deux exemples qui se touchent: les Condés ont bâti un
palais digne d'abriter des rois, et un hôpital bien modeste où sont
reçus les sexagénaires du canton. Les révolutions et la mort ont détruit
le palais et ses maîtres: l'hôpital est encore debout; écoutez: sa
cloche sonne la prière du soir.

Caroline se tut: elle craignait d'avoir blessé les susceptibilités peu
aristocratiques du vieillard.

Quittant le banc d'osier sur lequel elle était assise auprès de M.
Clavier, elle se leva pour passer dans la serre. M. Clavier, rêveur un
instant, puis cherchant tout à coup où sa jeune amie pouvait être, l'y
suivit à pas lents.

Caroline donna un dernier coup d'œil aux camélias, et s'assura par le
thermomètre que la chaleur intérieure de la serre s'élevait à quinze
degrés; elle arrosa ensuite quelques amaryllis trop chauffées par le
tan. M. Clavier ne tarda pas à lui faire remarquer le danger de rester
plus longtemps exposée à la vapeur chaude et chargée de l'atmosphère;
elle s'était plusieurs fois trouvée indisposée au milieu de la
concentration de ces odeurs émanées d'arbustes vivaces de la Chine et du
Japon, volatilisées par une température artificielle et la lente
réverbération des rayons solaires.

Il est vrai que cette serre était à peu près la seule distraction de
Caroline, et l'occupation favorite de M. Clavier, qui y consacrait les
soins ingénieux d'un amateur passionné des belles plantes. Elle prenait
une partie de la façade de la maison, et elle se prolongeait ensuite le
long du mur latéral de clôture, opposant sa cloison de verre taillée à
carreaux au souffle inégal de l'air. Des brassées de plantes grimpantes
couraient à l'extérieur le long de ses carreaux, comme pour regarder
leurs sœurs plus favorisées à travers l'obstacle transparent qui les
séparait. Lorsqu'une journée sereine luisait, mille insectes ailés
s'abattaient en bourdonnant autour du pavillon végétal, vaste cloche
sous laquelle les quatre parties du monde étaient représentées par des
enlacements, des jets, des grappes, des couleurs, des parfums. Mais son
plus bel ornement était celle qui, chaque matin et chaque nuit, visitait
cette famille étrangère, ranimant par un peu d'eau la vie des unes, et
dorant par un rayon de chaleur le calice des autres. L'Ève de ce paradis
diaphane était Caroline de Meilhan.

Caroline et M. Clavier sortirent de la serre. M. Clavier s'empara de
l'arrosoir, redressa de ses doigts tremblants, sur son passage, les
tiges des plantes abattues sous la rosée; et, par une allée bien sablée
du jardin, il se rendit au corps de logis, appuyé sur Caroline, qu'il
regardait de temps en temps avec des yeux pleins de sollicitude.

En ce moment, Chantilly, sa vaste pelouse, sa ceinture de chênes et de
tilleuls, sa ligne de maisons blanches rangées l'une à côté de l'autre
comme pour laisser passer avec respect le grand prince qui a planté ces
tilleuls, ces chênes, et bâti ces maisons blanches; la forêt, le bourg,
le château, tout était coupé par deux zones, l'une de lumière, l'autre
d'obscurité. Le bois de Sylvie, et le château que ce bois couronne,
étaient dans l'ombre. Quelle magnificence qu'un coucher de soleil en
face d'un château, et d'un château assez antique et assez moderne à la
fois pour faire dire à l'observateur sans poésie: Que c'est riche! et au
voyageur respectueux envers les choses passées: Que c'est beau!

Derrière le glacis tendre et violet produit par la dégradation des tons
lumineux, les parterres du château se montraient avec la même netteté de
dessin que le Nôtre dut obtenir en les traçant sur le vélin avec la
règle d'ivoire et l'encre de Chine. Le pastel de Watteau n'aurait pas
disposé avec plus de coquetterie ces vases de marbre-Médicis, frappés,
en guise d'anse, de têtes de béliers en plomb, ces petites statues
allégoriques, ces bouquets de dahlias des parterres. Les parterres de
Chantilly sont célèbres jusqu'en Angleterre, d'où l'on vient pour les
admirer. Au loin, à droite et à gauche de ces parterres, resplendissent
mollement aux yeux des plaines de gazon qui, d'ondulation en ondulation,
vont se confondre et couler avec des pièces d'eau, où voguent à
l'abandon des cygnes, des feuilles tombées et des batelets dorés,
escadre montée jadis par des dames de la cour.

Ces eaux paresseuses ici, bruyantes là-bas; ces parterres, ces plaines,
ces gazons, ces fleurs vives, ces choses coloriées comme un livre
d'enfant, et ces bois sombres à la cime desquels crient les milans; ce
château qui a treize tours féodales décapitées, et dont les tronçons
étreignent un logement de bourgeois qui a douze croisées, un balcon
tremblant, des rideaux orange, des fenêtres vitrées; ces écuries où des
empereurs ont soupé, et qui seraient une des sept merveilles si elles
avaient été bâties à Athènes au lieu de s'élever en Picardie; et ces
pavillons chinois en briques rouges, ces chapelles gothiques en
carton-pierre, ces laiteries en vertugadin, empruntées aux décors des
opéras de Marmontel et de Grétry, ces statues mythologiques qui
ressemblent à la Dubarry et à la Duthé, qui ont du fard; ces carpes
centenaires qui sautent de temps en temps hors des lacs, et ces petits
oiseaux auxquels elles font peur; cette grande forêt émondée comme un
seul arbre, et ces roches venues de Fontainebleau par Paris à dos de
mulets; ces cours d'honneur où becquètent aujourd'hui des poules; ces
grandes, ces petites, ces majestueuses, ces ridicules choses,
n'indiquent-elles pas qu'il y eut successivement un grand Condé qui
s'est promené dans ce château avec Pascal, Bossuet, Molière, Fénelon,
Luxembourg, Lesage; un autre Condé qui tint table ouverte pour Voltaire,
Marmontel, la Pompadour; un autre Condé qui s'absenta vingt ans de son
palais, et enfin un dernier Condé, simple bourgeois, grand amateur de la
chasse et des vaudevilles de M. Scribe?

Le soleil avait disparu.

A l'horizon, le clocher de Senlis se montrait dans la brume.

M. Clavier et Caroline rentrèrent dans le salon de plain-pied, dont ils
prenaient ordinairement possession l'été, et qu'ils abandonnaient
l'hiver à cause de la fraîcheur des murs.

Le couvert était mis.

Caroline vérifia si rien ne manquait au service, alla faire un tour à la
cuisine, et, quand sa revue de bonne ménagère fut faite, elle
interrompit le vieillard dans la lecture de son _Parfait Jardinier_,
pour l'engager à dîner. M. Clavier poussa son fauteuil vers la table:
Caroline ne prit place qu'après une invitation.

--Je vous recommande bien, mon enfant, lui dit M. Clavier, quand vous
irez à minuit allumer le poêle de la serre, de refermer soigneusement
les portes du cabinet de communication, ce que vous avez négligé de
faire l'autre jour; aussi, les deux températures s'étant confondues, les
plantes du Japon ont eu les feuilles roussies par l'élévation
inaccoutumée de l'atmosphère, et celles du Cap-Vert ont souffert du
froid. A propos, vous ne m'avez point remercié, oublieuse, du tapis bien
doux, bien épais, que j'ai étendu dans la galerie vitrée, de la
dernière marche de notre escalier à la porte des serres.

Caroline prit la main de M. Clavier et lui sourit.

--Je dois vous gronder encore de l'inconcevable lenteur que vous mettez
à chauffer les poêles. Hier vous êtes descendue à minuit--oh! je vous ai
bien entendue,--et vous n'êtes plus remontée qu'à deux heures. Vous
aimez beaucoup à lire dans la serre, la nuit, je le sais, Caroline;
mais, prenez-y garde, les fleurs et nous ne pouvons guère vivre
ensemble: notre haleine les flétrit; leur parfum nous asphyxie: il faut
que nous les tuions ou qu'elles nous tuent.

D'après ces quelques paroles, bonnes sans doute, mais tempérées par
beaucoup de réserve, il eût été difficile de dire le rang que Caroline
occupait dans la maison. Elle ne se livrait point à de grossiers travaux
domestiques; ses mains blanches le disaient assez: pourtant Caroline
était habituellement éveillée, comme la bonne, à cinq heures l'été, à
six heures l'hiver. On voit même qu'elle se levait à minuit pour
renouveler la chaleur artificielle des serres: charge délicate, du
reste, et qu'on ne doit pas confier à l'insouciance des domestiques,
sous peine, le matin, en allant visiter ses baches, de trouver ses
palmiers et ses ananas rôtis. Caroline repassait en partie son linge, et
taillait elle-même ses robes. Auprès de M. Clavier elle accomplissait
d'autres devoirs que l'usage lui avait rendus indifférents, mais qui
eussent effrayé par leurs détails minutieux un moins bon caractère que
le sien. Cette soumission que l'on conçoit très-bien chez le domestique
qu'on paye ou dans l'enfant qui vous aime, étonnait chez Caroline, qui
n'était ni la domestique ni l'enfant de M. Clavier.

Il résultait, pour elle, de cette nuance qui n'était pas l'autorité, qui
n'était pas la servitude, une position singulière dont les voisins--et à
Chantilly on a pour voisins tout le monde--n'avaient jamais deviné le
sens en pénétrant curieusement dans l'intérieur de M. Clavier.
L'inégalité d'âge entre lui et sa jeune protégée faisait taire la
calomnie, mais elle ne suffisait pas pour retenir l'indiscrétion. Les
rares amis que M. Clavier recevait dans l'intimité, son notaire, son
médecin, quelques agriculteurs, avaient difficilement l'occasion de
parler à Caroline, qui descendait peu lorsque des étrangers étaient au
salon; mais ceux-ci, pour ne l'avoir aperçue que quelquefois à la
dérobée, n'en avaient pas moins été frappés de sa modestie et de sa
grâce. Elle eût été, du reste, fort embarrassée au milieu d'une société
nombreuse: un respect continuel pour l'homme qui n'osait adoucir, par
des caresses de père, la vénération qu'il inspirait, ni déshonorer la
main où s'appuyait sa caducité en la remplissant d'or, avait imprimé à
la jeune fille une défiance particulière. Caroline eût répondu avec
dignité à qui se serait oublié en lui parlant comme à une servante; et
pourtant elle n'aurait su répondre à la déférence qui l'eût traitée en
maîtresse de maison. Sa condition douteuse était devenue pour elle une
seconde pudeur. Caroline eût rougi de tout le monde.

--Pensez-vous, lui demanda M. Clavier, que M. Maurice soit actuellement
à Chantilly?

--Je crois, monsieur, qu'il doit s'y trouver. Avant-hier soir encore, il
se promenait sur la pelouse avec M. Reynier, son beau-frère.

--Ses affaires l'appellent si souvent à Paris depuis quelques mois,
qu'on craint toujours de faire une course inutile en allant chez lui.
Bientôt il faudra prêcher la résidence aux notaires comme autrefois aux
évêques de cour. Cependant je lui ferai une visite demain.

--Il me semble, reprit Caroline, vous avoir entendu dire que M. Maurice
s'occupait beaucoup de politique; ne serait-ce pas là le motif qui le
force à s'absenter plus fréquemment?

--Vous dites juste: Maurice est dévoué aux idées nouvelles. Je suis
témoin du sacrifice qu'il leur fait de sa fortune, de son temps et de
ses plaisirs; c'est louable à son âge. Il a mille belles qualités, celle
surtout que j'ai quelque intérêt à lui reconnaître, de m'écouter sans
impatience et sans prévention contre ma vieillesse, dans les longues
promenades où il me prête l'appui de son bras, lorsque vous me privez du
vôtre, étourdie, pour cueillir des campanules dans les buissons. Oui,
Maurice est né pour réchauffer les tièdes, et le monde en est
empoisonné. Ce jeune homme a du patriotisme pour tout le canton. Je ne
parle pas de sa réputation de notaire: il la mérite; c'est tout dire.
Dans un bourg comme le nôtre, un notaire est le conseiller, l'ami des
habitants: c'est ce qu'il est.

--Vous avez toujours pensé cela de lui, monsieur, il serait flatté
d'entendre son éloge se confirmer si souvent dans cette maison.

--Je crois donc avec vous, Caroline, que ses affaires ne doivent pas
souffrir de ses voyages réitérés à Paris. Il a une femme que j'estime,
quoique fière, qui prend chaudement ses intérêts. Peut-être n'a-t-elle
pas la circonspection de son mari. On parle trop dans ses salons, j'ai
trouvé. Mon opinion ne serait-elle pas au fond dictée par la
misanthropie de mon âge si peu indulgent, et le résultat de nos
habitudes solitaires, à nous, mon enfant, qui causons peu? On nous
appelle les sauvages dans le pays, et vous verrez que nous serons
obligés de clouer des planches derrière la grille du jardin. Tandis que
vous lisiez ce soir, les habitants nous épiaient du dehors comme des
phénomènes effrayants ou curieux.

On sonna à la porte du jardin.

Caroline, toute rayonnante et tout empressée, courut ouvrir. Pendant ce
temps, M. Clavier éclaircit ses lunettes et fit apporter de la lumière:
son journal arrivait. En province, on ne se trompe pas plus sur le coup
de sonnette du facteur que sur celui de l'ami de la maison.

--Passons les réflexions, dit M. Clavier en ouvrant le journal, ce sont
toujours les mêmes; on les réimprime chaque six mois. Que se passe-t-il
en Vendée?

Tandis que M. Clavier lit avec attention, sans perdre une syllabe, la
correspondance de l'Ouest, Caroline enlève sans bruit les fourchettes et
les verres, et glisse doucement sur sa base, auprès de l'étui à
lunettes, la demi-tasse de café qu'accompagne le flacon d'eau-de-vie. Au
bout de quelques minutes, elle tousse légèrement pour rompre l'attention
du vieillard, qui, habitué à cet appel, relève sa tête blanche et
sourit: _Prenez-le donc, tandis qu'il est chaud_, semble dire Caroline.

Elle déplie ensuite son ouvrage de broderie, et la veillée commence pour
elle et pour son vieil ami.

Au-dessus de cette tête blanche immobile et de cette tête blonde,
rapprochées par le travail et la méditation, plane un profond silence
qui n'est interrompu que par les oscillations de la pendule.

Chantilly est plongé dans le même repos.

Il y a six ans, lorsque la forêt n'avait pas encore été dépouillée de sa
population de cerfs et de sangliers, on était parfois surpris au milieu
de la veillée par le cri d'une biche appelant ses faons. Mais depuis, la
forêt est morte comme le château. Les cerfs et l'aristocratie s'en sont
allés, comme autrefois la féodalité et les faucons; les nobles chasseurs
ont suivi les nobles oiseaux.

Caroline n'offre aux lueurs de la lampe qui l'isole dans un centre de
lumière, au milieu de l'obscurité du salon, que son profil fuyant, et
que l'indication gracieuse de sa bouche, sur laquelle elle appuie dans
ses poses méditatives les ciseaux d'acier dont elle se sert pour
découper sa broderie.

--Misérables! s'écrie tout à coup le vieillard en frappant du poing sur
la table, en froissant le journal: ces misérables Vendéens, ces fous qui
ne valent pas le plomb qui les tue, ont encore égorgé ces jours derniers
vingt soldats français logés dans un village. Ce sont bien là les dignes
fils de ces fanatiques que nous avons hachés autrefois. Ils ont donc
bien du sang à perdre, les royalistes de tous les temps? Eh bien! qu'on
le verse, et finissons-en.

M. Clavier ne s'était pas aperçu que ses paroles avaient produit une
sensation foudroyante sur Caroline; sa tête et son ouvrage étaient
tombés sur la table; des sanglots frôlaient sourdement entre ses doigts
et la nappe.

--Caroline! Caroline! pardon, mais je ne vous savais pas là. Ces maudits
journaux! voilà à quoi ils sont bons. Tenez que je n'aie rien dit: ce
que j'ai dit est si vieux! c'est de l'histoire:--Triste histoire!
murmura M. Clavier, en hochant sa tête blanche.

Et comme cela avait toujours lieu après les tempêtes où sa colère
politique éclatait, il ramena tendrement Caroline vers lui, l'appuya sur
son épaule, et, après avoir séparé ses beaux cheveux sur son front avec
des doigts maigres et tremblants, il y déposa un long baiser.

--Que ce soit la dernière fois, dit-il, étouffé par ses sanglots, que
nous nous serons entretenus de pareils souvenirs. Le passé est à Dieu,
qu'il en soit le juge, mon enfant!

Cette scène, qui n'était pas la première de ce genre, se renouvelait de
loin en loin, comme une espèce d'expiation dans la maison de M. Clavier.
Elle avait profondément altéré le calme dont jouissaient quelques heures
auparavant la jeune fille et le vieillard. Un nuage sanglant avait passé
sur un lac tranquille; mais il n'avait fait que passer.

M. Clavier se retira à pas lents dans son appartement, laissant Caroline
abîmée dans la rêverie; rêverie douce où la haine n'avait aucune place.
C'est le privilége des grandes douleurs d'être suivies d'une longue
volupté de l'âme.

En s'assoupissant, le vieillard se répéta encore tout bas: «Ne pas
oublier d'aller demain chez M. Maurice, mon notaire. Ce qui vient de se
passer m'avertit qu'il est temps.»

Caroline, dès que M. Clavier fut parti, tira de la poche de son tablier
une lettre que le facteur lui avait remise avec le journal, et la lut
jusqu'à minuit: cette lettre ne contenait pourtant que dix lignes.

M. Clavier avait peut-être raison: il était temps.



II


Heureuse la vie de province! Qui ne s'est dit cela, du fond d'une
diligence, en traversant, emporté par quatre roues, quelques-unes de nos
jolies petites villes de France, et en voyant passer, comme le paradis
passe devant les yeux des damnés, ces maisons basses et tranquilles, et
qui ont un reflet de la mansuétude de ceux qui les habitent? L'âme des
propriétaires n'est pas moins nette que les trois marches de leur
escalier extérieur; elle n'est pas plus resplendissante que le marteau
de cuivre des portes; elle est aussi blanche que les rideaux qui étalent
la pureté de leurs plis à travers les carreaux. A travers ces carreaux,
admirez la table mise; ne craignez pas de dérober un détail à votre
curiosité: le coin du tableau qui vous a échappé, vous le retrouverez
plus loin; la table est mise partout; abattez les cloisons avec votre
imagination, et la ville vous offrira une seule table de trois mille
couverts; car il est midi, et l'on dîne dans toute la ville.

Chantilly, malgré son voisinage de Paris,--il n'en est qu'à dix
lieues,--ressemble déjà beaucoup à la province: la ville,--le titre est
peut-être ambitieux, mais on exagère toujours le mérite de ce qu'on
aime,--la ville ne se compose que d'une seule rue qui ferait honneur à
une capitale; mais les maisons de cette unique rue, hautes et fières
d'un côté, descendent à l'humble niveau d'un pavillon du côté qui
regarde la pelouse. Ce contraste trahit l'origine moitié féodale, moitié
libre, de Chantilly. Un des Condés, dans un jour de largesse, au retour
de la chasse, distribua, par concessions égales, des morceaux de terrain
à chaque pauvre habitant, tous alors serfs, domestiques, piqueurs ou
gardes-chasses du prince; mais il leur fut défendu, en bâtissant sur ces
terrains, de s'allonger, sous peine d'empiéter sur le domaine du voisin,
ni de s'élargir sans mordre sur la pelouse. Les modernes systèmes
égalitaires n'auraient pas mieux imaginé pour tracer un terme à
l'ambition de la propriété. Aussi en est-il résulté que les pauvres et
les riches de Chantilly sont toujours restés à la même distance les uns
des autres. A la même distance, disons-nous, et non à la même hauteur;
car, ne pouvant s'agrandir, les propriétés de Chantilly se sont élevées
à raison de l'accroissement des fortunes. Quelques-unes ont cinq étages;
beaucoup sont déjà au niveau du château. Ces bergers, ces gardes-chasses
du prince sont devenus de riches industriels, et la considération dont
ils jouissent se mesure à la hauteur des pignons. Dieu veuille qu'ils
n'aient jamais des descendants des Condés pour valets de ferme!

Dans cette rue de Chantilly, vers le milieu, si vous avisez une maison
dont la porte, toujours ouverte, laisse apercevoir une cour pavée où un
cabriolet dételé repose sur ses brancards, au delà de laquelle le
Parisien, avide de campagne, admire un paysage encadré dans les montants
de la porte; si, par cette porte, d'où s'échappe, l'été, un parfum de
chèvrefeuille et de troëne, vous voyez passer à peu près toutes les
personnes qui pénètrent dans la rue pour d'autres motifs que celui de se
rendre chez elles, et d'ailleurs, si vous n'êtes pas distrait au point
de ne pas remarquer les deux écussons dorés qui s'élèvent sur leurs
branches de fer aux ailes de l'entrée, vous reconnaîtrez la maison de M.
Maurice, notaire.

Sa hauteur, trois étages; jalousies vertes, cour sur la rue, jardin sur
la pelouse. Par une division bien entendue de logement, les appartements
affectés aux affaires, à la partie sérieuse de l'existence, prennent
jour du côté de la rue, et les pièces consacrées au repos domestique
s'ouvrent en face de la forêt. On passe ainsi, sans quitter l'étage, du
mouvement du bourg à la solitude de la campagne. Au printemps, la
position est délicieuse: percée d'outre en outre par le soleil qui entre
d'une part, et par l'air du bois, tiède et résineux, qui pénètre de
l'autre, cette rangée de maisons, vue à la distance du bois, est d'un
pittoresque effet. Lorsque les grilles vertes des jardins avancés
tremblent dans la raréfaction de l'air comme des arbres dans l'eau,
Chantilly semble une vaste serre chaude dépendante du château. A cette
illusion de perspective se joint, pour la rendre plus complète aux yeux,
le jeu de la lumière sur les vitres; son reflet au fond des glaces des
appartements. Ce verre, ces barreaux, ces transparences, cet air, ce
jour, fascinent la vue, qui ne peut renoncer à voir une serre chaude
dans ce mirage.

L'étude de Maurice est au plain-pied, au lieu d'être à l'entresol,
auprès de son cabinet, disposition locale peu commode pour la
consultation des affaires, mais exigée par Léonide, la femme de Maurice,
qui n'aurait jamais souffert que les paysans rayassent de leurs souliers
ferrés les carreaux de la salle à manger. Et il faut la traverser pour
se rendre dans le cabinet de Maurice. Cette fausse répartition
d'appartements oblige celui-ci à se déplacer de l'étude au cabinet
toutes les fois qu'un conseil nécessite un entretien particulier. Il est
vrai qu'au moyen de cette division, on obtient le silence des clercs,
relégués aussi dans les salles basses, à la portée des clients. Cette
république plumitive ne franchit jamais les dix marches qui la séparent
du patron, excepté pourtant le premier de l'an; le reste de l'année, le
maître-clerc seul a le droit de surprendre Maurice à toute heure.

Neuf heures, l'étude s'emplit d'hommes et de femmes de la campagne.
Fermiers, bûcherons, carriers, vignerons, bergers, meuniers,
charretiers, maçons, cordiers, charrons, tous en blouse, les guêtres de
cuir bouclées jusqu'au genou, sont assis en zigzag, de manière à
confondre dans la ligne perpendiculaire du dos la ligne tangente au
talon. Ils se briseraient le cou, au cas de quelque glissade, si leur
bâton, planté en échalas, cessait de s'appuyer à terre et dans la
fossette de leurs mentons. C'est dans cette attitude, commune à tous
ceux qui se sont emparés les premiers du banc de chêne qui règne le long
des murs, que l'arrivée de Maurice est impatiemment attendue.

Les jours de marché attirent une plus grande affluence au notariat. On
profite du déplacement pour arranger les affaires. L'occasion est belle
pour venir et s'en aller ensemble. Les affaires des gens de la campagne
sont simples: une procuration à faire rédiger, un bail de ferme à
renouveler, un dépôt à constituer ou à reprendre, selon que la récolte a
permis de respecter les épargnes ou a forcé d'y toucher. De là des
visages rayonnants, d'autres soucieux; beaucoup trahissent leurs
bénéfices sur les foins de l'année par une transpiration métallique: le
mouvement qu'ils font pour soulager leur gousset les désigne à la
jalousie: parmi les femmes, malheur, dans l'opinion, à celles qui
laissent déborder un angle de papier sous le pli de leur mouchoir!
conjecture fâcheuse: on retire l'argent placé. Ce ne sont que des
conjectures, il est vrai, mais ne suffisent-elles pas pour faire
présumer des fortunes qui s'en vont? A tel signe on prévoit que tel
champ sera bientôt vendu si l'on veut ensemencer l'autre; et ces
prévisions, rarement en défaut, sont la mesure de l'accueil qu'on ménage
à chacun. Il y a autant de mensonges personnifiés pour le moins dans
cette assemblée grossière que dans les salons, où les moralistes
prétendent exclusivement les y trouver. Ces corps frustes, ces âmes
calleuses sont aussi bien partagés que les gens de la ville en cupidité,
astuce et fourberie. Au lieu d'être planté dans un beau vase de marbre,
l'arbre du bien et du mal est là planté dans la boue. Il y a longtemps
que les Tityre et les Lindor ont été emportés par les torrents de lait
qui couraient dans les plaines. L'âge d'or a été fondu à la Monnaie.

Les femmes abondent dans l'étude; on l'a dit, c'est jour de marché.
Assises sur leurs paniers, elles récapitulent en gros sous le produit de
la vente des carottes et des choux dont elles répandent le parfum
végétal autour d'elles. L'étude est devenue une succursale de la halle;
elle s'encombre de clients qui, tous, avant de s'enchaîner par les
formes solennelles du contrat, sont bien aises de répéter une dernière
fois la comédie de générosité dont ils ont, en chemin, étudié les rôles.
A les en croire, n'est-ce pas par pure amitié que celui-ci vend, que
celui-ci achète? n'est-ce pas à la seule fin de gratifier le notaire, le
timbre et l'enregistrement qu'ils traitent et contractent? voyez. De
plus hypocrites encore jurent leurs grands dieux qu'ils ont la plus
intime confiance entre eux, mais qu'on est mortel dans ce monde et qu'on
a des enfants. Un reçu ne nuit jamais: un bout de traité ne déshonore
personne. Voilà pourquoi on aperçoit partout, dans l'étude, deux mains
droites qui s'ouvrent pour dissimuler deux autres poignets serrés comme
un étau.

Les protestations de désintéressement allaient leur train, en attendant
Maurice dont il était parfois difficile d'admettre l'opportunité au
milieu de tant d'honnêtes gens, lorsqu'un homme, qui ouvrait et fermait
de temps à autre un livre de prières, d'où pendaient des nœuds et des
rubans fanés, se leva et vint se placer entre deux villageois qui
exposaient, avec la bonne foi précitée, les conditions de leur marché à
conclure.

--Ah çà! mes amis, permettez-moi deux mots.

--Quatre, monsieur le curé.

--Toi, Valentin, tu vends ta récolte prochaine; toi, Gaspard, tu la lui
achètes.

--Tout juste, monsieur le curé; vous savez ça de la tête à la queue,
comme dit l'autre.

--Il est venu à mes oreilles, là, dans mon coin, où je vous ai entendus,
sans chercher à vous écouter, que le prix de la récolte était cinq cents
francs; les frais de vente à la charge à tous deux. Vous arrivez l'un et
l'autre d'Écouen, n'est-ce pas?

--Oui, monsieur le curé, et prêts à y retourner, affaire faite.

--Bien! calculons: le voyage d'Écouen et retour, le déjeuner à
Champlâtreux, l'air y est bon, le vin meilleur;--la journée à
Chantilly,--journée de travail perdue pour tous deux:--c'est douze
francs au moins: dix francs de contrat au notaire;--vingt-deux: à
déduire de cinq cents francs, valeur de la récolte vendue, reste à
quatre cent soixante-dix-huit; sur laquelle différence de vingt-deux
francs, tu perds, toi, onze francs; toi, onze francs. Voulez-vous suivre
mon conseil, mes amis? Valentin, mets ta main dans celle de
Gaspard,--marché conclu:--toi, Gaspard, offre à Valentin une place sur
l'âne que tu as acheté ce matin à Gouvieux, et partez tous deux pour
Écouen: rebuvez un coup à Champlâtreux. Bon voyage! C'est vingt-deux
francs que je vous remets dans la poche: est-ce dit?

--Monsieur le curé, nous sommes tous mortels.

--Sans doute, Valentin, mais vous êtes de braves gens, deux amis; à quoi
bon ce papier? Irez-vous jamais, l'un ou l'autre, réclamer autre chose
que l'argent ou la récolte, marché conclu sur l'honneur?

--Non, mais on peut passer d'un moment à l'autre: les enfants sont là.

--Mais, Gaspard, vos enfants ont connaissance du marché; tout Écouen
aussi. Croyez-moi, soyez confiants, on le sera après vous.

--Pas possible, monsieur le curé, nous sommes sujets à mourir.

Le curé se retira en soupirant et reprit sa place et sa lecture dans le
coin du mur.

Tous les clients se levèrent.

Maurice entrait. Des pressions de mains l'étouffèrent, le vent des
chapeaux, agités par de violents saluts, faillit le renverser.

Maurice avait adopté la méthode ministérielle de recevoir debout,
d'entamer la discussion à la cheminée pour la finir à la porte, dont il
avait soin de toucher le bouton quand il jugeait être assez éclairé sur
la question.

Il se servait en outre de la formule interrogative, par une précaution
indispensable envers des gens toujours disposés à faire la généalogie de
leurs affaires.

--Vous, monsieur Grandménil?

--J'apporte, monsieur Maurice, dix mille francs pour les placer sur
première hypothèque.

--Passez à la caisse; versez: j'ai votre affaire. Toi, Robinson?

--Moi, monsieur Maurice, je voudrais devenir acquéreur d'un des lots de
la propriété de la Garenne, entre Morfontaine et Saint-Leu.

--De quel lot?

--Du parc, monsieur Maurice.

--La mise à prix est de quarante-cinq mille francs, mon garçon.

--J'en déposerai chez vous quatre-vingt mille, et vous pousserez pour
moi. Je pars pour l'Auvergne.--Si vous manquiez de fonds, écrivez à ma
femme.

--Bien, Robinson. Et vous père Renard?

--Nous nous faisons vieux, monsieur Maurice.

--Je comprends: vous voudriez la rente viagère. Qu'abandonneriez-vous,
père Renard?

--Dame! mes trois maisons de Pont-Saint-Maxence, ma petite carrière de
Gouvieux, et mes deux moulins de Quoy.

--Et vous demanderiez?

--Six mille livres de revenus, ma vie durant.

--Ce n'est pas impossible, père Renard; votre âge?

--Soixante-deux ans: du reste, je vous apporte mon extrait de naissance
et mes titres de propriété.

--Revenez dans la quinzaine, père Renard, entendez-vous? j'aurai à vous
parler.

--Moi, monsieur Maurice...

--Ah! bonjour, Pierrefonds; les loups ne t'ont pas mangé, mon vacher?
Qu'est-ce qui me vaut ta visite?

--Ma foi, vous feriez bien de me le dire, monsieur Maurice; en route, et
comme je venais, chassant devant moi mon âne, sauf votre respect, j'ai
ramassé une baguette de chêne,--on a mal à voir comme le vent les
abat,--à cette occasion je me suis proposé de vous demander si de mon
héritage, qui est de cent trente-trois mille francs, comme vous savez,
je ferais mieux d'acheter la pièce de bois du vieux Guillaume, en plein
rapport depuis deux ans, tout chêne de haute futaie: pas un pouce de
jour; ou bien--voilà que j'ai vu sauter trois carpes; dieu de dieu!
quelles carpes!--ou bien les étangs de Burigny; sauf votre respect,
c'est assez l'avis de ma femme. Ce diable d'âne, comme je vous disais,
s'est mis à manger de la luzerne,--c'est un bon commerce, monsieur
Maurice! si j'en achetais quelque cent arpens, que j'ai pensé? il faut
bien que je place cet argent quelque part.--Bonjour, monsieur Smith! que
j'ai dit à M. Smith, qui m'a répondu sur ces entrefaites: Bonjour,
Pierrefonds. M. Smith est ce brave homme qui a empesté le pays de fumée,
le mécanicien qui construit des chaudières où il cuit du fer. J'avais
pas plutôt marché quatre pas que j'ai dit: Conclu! Touche là,
Pierrefonds, j'aurai une usine. Je mets mon argent là. Pensons plus à
rien. Ah! oui; il y avait un séchoir de laine à traverser, et, sauf
votre respect, je n'ai jamais vu de plus belle laine, et alors, tout
naturellement, j'ai pensé que je ne saurais mieux placer mon argent que
dans le plâtre; ou bien... Ma foi, votre serviteur, prenez-moi cet
argent, et disposez-en comme vous l'entendrez, monsieur Maurice: dans
dix ans je vous en demanderai compte. S'il a poussé, tant mieux! nous
récolterons; s'il est mort en terre, eh bien! il n'y aura pas eu de
votre faute ni de la mienne, la graine était mauvaise.

--Nous tâcherons d'être prudent, Pierrefonds; puisque la fortune est
venue, elle restera. Nous allons d'abord nous occuper d'un solide
placement. Plus tard, je t'écrirai pour te marquer l'emploi le plus
avantageux que j'aurai trouvé à ton argent. En attendant, je vais te
délivrer un reçu de tout, mon ami.

--Pas de ça! monsieur Maurice, pas de ça: c'est de la défiance. Tous les
reçus du monde ne valent pas votre probité, sauf votre respect. Adieu,
monsieur Maurice; je suis un peu pressé, je pars. J'ai encore deux sacs
d'avoine à acheter au marché. Portez-vous bien. A propos, j'oubliais de
vous remettre l'argent. Voilà trente mille francs en or, cinquante mille
en papier: demain, le valet de ferme, en venant chercher votre fumier,
apportera le reste. Salut, monsieur Maurice.

Pierrefonds sort.

Il revient aussitôt sur ses pas.

--Gardez-vous bien, au moins, monsieur Maurice, cria-t-il en passant sa
tête entre les deux battants de la porte, de donner le pourboire au
valet: ceci me regarde.

--Mille pardons, monsieur, dit Maurice en allant vers le prêtre, qui, à
plusieurs reprises, s'était levé pour lui parler, mais qui, toujours
devancé par de plus pressés, s'était rassis, avait recommencé sa
lecture, attendant son tour avec résignation, mille pardons de ne vous
avoir pas plus tôt donné audience: que puis-je pour vous?

Maurice avait attiré le prêtre dans un coin.

Celui-ci répondit en rougissant, à voix basse, et un peu humilié de sa
condescendance envers un homme de la terre:

--Ma paroisse est pauvre, monsieur. Mes aumônes étant trop faibles pour
suffire au soulagement des nécessiteux dont je suis le père, j'ai été
forcé de recourir à la générosité des riches habitants. J'ai été bien
inspiré. De leurs deniers, j'ai fondé une caisse de secours qu'ils
alimentent, et dont ils ont bien voulu me confier l'emploi. La charge
est sainte; mais elle n'est pas sans danger. Depuis quelques jours, des
malveillants, qui s'exagèrent sans doute la valeur du dépôt dont j'ai la
garde, rôdent autour du presbytère avec des intentions suspectes. Seul,
sans défense, isolé, jugez de mes craintes. Un coup de main
non-seulement me ravirait le trésor de mes pauvres, mais il ne me
laisserait pas même, auprès de certains esprits prévenus contre la
pureté de notre ministère, la ressource de mon innocence. On
m'accuserait d'une complicité odieuse.

--Y aurait-il, monsieur, interrompit Maurice, des hommes assez pervers
pour avoir cette pensée?

--Dans un pays où l'on essaye de voler les pauvres, est-il impossible
que les innocents soient calomniés? Du reste, ma prudence n'est une
offense pour personne; elle est une garantie pour les autres, autant que
pour moi-même. Je viens donc vous prier, vous, monsieur, assez heureux
pour exercer un ministère inaccessible au soupçon, et que je crois à la
hauteur de cette confiance du siècle,--ici le curé éprouva une vive
souffrance morale à s'exprimer, à conclure; il sentait son abaissement,
et sa voix ne le subissait qu'avec peine. Lui, prêtre, il implorait une
puissance, il lui avouait qu'il était au-dessous d'elle dans le crédit
du monde: roi détrôné, il se mettait sous la protection d'un usurpateur.
Une seconde fois, il reprit: Je viens donc vous prier, monsieur, à
l'insu de tous, de me décharger de cette solidarité dont on me croit si
peu digne.

Demain, à la nuit tombante, je vous apporterai la caisse de secours des
pauvres de ma paroisse: on ne cessera de m'en croire le gardien, tandis
que vous en serez le dépositaire. Par là, les âmes pieuses à qui la
sainteté de mon caractère est un motif pour verser leur charité dans mes
mains continueront à me la prodiguer; et désormais ceux qui chercheront
à m'en ravir le fruit ne réussiront plus qu'à me tuer; s'ils me tuent,
vous paraîtrez avec cette clef devant les méchants: ils resteront
interdits. Les pauvres n'auront rien perdu; il n'y aura qu'un prêtre de
moins.

Cette confidence, qui avait l'humilité d'une confession, avait altéré
celui qui la faisait à Maurice. Le prêtre avait rougi, pâli, tremblé en
un instant. Sa honte était consommée; il avait déchiré sa robe et courbé
la tête. Si l'on remarque que la domination comme la vie ne respire
jamais si bruyamment que lorsqu'elle s'en va, à quoi faut-il donc
comparer son agonie quand elle s'affiche ainsi?

Le prêtre se tut; ses paupières étaient abaissées sur son regard.

Avec beaucoup de modestie, Maurice protesta qu'il était malheureux de sa
réputation de probité en pareille circonstance, et qu'il n'en avait
jamais si péniblement été fier: que, du reste, sans croire à ce mépris
du siècle pour le prêtre, il consentait à sauver un ministre vénérable
de doutes injurieux qu'il ne partageait pas. Bref, il accepta la
responsabilité de la caisse de secours des pauvres. Ensuite le prêtre le
salua, prit son bâton dans un coin et sortit.

Après avoir distribué encore à la volée quelques conseils, après avoir
été forcé d'écouter les plus misérables détails d'intérêt cent fois sus
et commentés, Maurice, accompagné des interpellations de ses clients,
passa de l'étude à l'étage supérieur, et il entra dans la salle à
manger, où il était attendu.



III


Maurice respirait à l'aise depuis qu'il n'entendait plus bourdonner à
ses oreilles la criaillerie de ses clients, non que les devoirs de sa
professions lui fussent antipathiques; mais, homme de repos parce qu'il
était homme d'activité, il goûtait mieux les douceurs du paradis
domestique après être sorti du chaos des affaires. Dans ce paradis, il y
avait aussi une femme qu'il aimait avec toute la fraîcheur des premiers
jours du mariage.

Léonide et son mari sont encore amants: la preuve peut-être, c'est que
depuis une grande demi-heure que le déjeuner est commencé, ils ne se
parlent pas, ils se boudent.

--Ce que vous demandez est impossible, ma chère Léonide.

--Qui prétend le contraire, monsieur? mon indifférence vous prouve assez
l'importance que j'attachais à cette question: si vous m'en parlez
davantage, vous m'obligerez à croire que vous y tenez plus que moi. Il y
aurait prodigalité de ma part à épuiser, sur un sujet si mince, les
licences que la communauté du mariage autorise. Je suppose de meilleures
occasions d'importuner votre réserve.

Ironie ou allusion lointaine, Maurice répondit à Léonide avec beaucoup
de douceur:

--Je tiens à vous voir toujours bonne, et c'est moi que j'accuse lorsque
votre charmant naturel disparaît, comme dans ce moment-ci. Exigez de moi
toute autre chose, mettez à l'épreuve ma générosité, mon dévouement à
vos plus légers caprices, mon obéissance à vos ordres les plus
difficiles, et je vous promets, si vous n'êtes pas satisfaite
sur-le-champ, de m'accabler de cette moue tout à votre aise.

--Très-bien, monsieur; vous mettez à ma disposition ce que je ne
souhaite pas, pour vous dispenser de m'accorder ce que je désire, ce que
je désirais tout à l'heure: entendons-nous. On ne saurait être plus
magnifique à bon marché. «Ne regarde pas tant cette étoile, car il n'est
pas en mon pouvoir de te la donner.» Le mari qui usa de cette fade
courtoisie, prévoyait que sa femme allait lui demander une voiture: il
changea la question.

--En voudriez-vous une?

--Qu'ai-je dit? vous m'offrez une voiture parce que je vous ai demandé
le motif qui a amené une jeune paysanne dans votre cabinet. Beau secret,
pour s'en tourmenter, ma foi!

--Permettez, Léonide, mais ce mot est ma justification prononcée par
votre bouche. Ma fortune est à vous; mais le secret des autres, non,
puisqu'il n'est pas à moi.

--C'est donc un secret? repartit Léonide avec un étonnement presque
sincère.

--Ou plutôt une confidence, Léonide; c'est peu grave, mais cela doit
être tenu caché.

--Vous voilà donc le confesseur des jeunes fermières du pays? Vous ne
laisserez bientôt rien à faire à monsieur le curé. Les femmes mariées
appartiennent-elles également à votre circonscription morale? Et quand
vous rencontrez les maris, vos paroles sont-elles verrouillées avec eux
comme avec moi?

Ces derniers mots ne permirent plus à Maurice de douter que sa femme
était au courant d'une visite qu'il avait reçue quelques jours
auparavant, et que, pour tout au monde, il eût voulu tenir cachée. Il
affecta cependant de suivre le fil du propos.

--Votre raillerie est presque une vérité, Léonide. Ma condition, trop
peu comprise par vous jusqu'à présent, est toute de discrétion. Je ne
suis pas coupable du tort qu'on fait au confessionnal en déposant dans
mon cabinet les actes de la conscience; mais je dois, digne ou non des
attributs de ma charge, la remplir avec rigueur.

--Quel air sévère vous prenez, monsieur! bientôt ce sera à mon tour de
vous dire: Quittez cette moue dont vous m'accablez,--car vous
m'accablez!--Croyez-le, je respecte fort les priviléges de votre charge,
mais je suis bien peu rassurée par vous sur les graves exigences qu'elle
impose. Vous riiez fort, ce me semble, lorsque, au sortir de votre
conversation privée avec la jeune fermière, vous vous êtes mis hier à
table?

--C'est que le conseil qu'elle est venue chercher avait apparemment son
côté plaisant.

--Ah! vous donnez aussi des conseils. Je le présumais fort, sans en
avoir la certitude. Je crois même qu'on vient d'assez loin en solliciter
chez vous. Après les confesseurs, allez-vous ruiner les avocats? Je ne
pensais pas qu'un notaire...

--Fût à la fois un avocat et un confesseur, n'est-ce pas, Léonide? cela
est ainsi pourtant: c'est à notre défaut que les avocats vivent. Quand
l'accord est impossible chez le notaire, l'office de l'avocat commence:
nous sommes les bons génies des affaires; eux en sont les mauvais.

--N'y a-t-il pas encore de saints parmi les notaires?

--Non, Léonide, car je n'en connais pas qui résistassent à la séduction
de deux beaux yeux.

Maurice baisa la main de Léonide.

--Songiez-vous à nous, ma bonne amie, il n'y a qu'un instant, lorsque
vous me demandiez les secrets de mon cabinet? Vous êtes-vous figuré,
non, cela n'est pas possible, l'affreuse position dans laquelle nous
placerait celui qui, familier à notre intérieur, divulguerait ce qu'il
couvre de son ombre et de son silence? L'immoralité que vous exécreriez
alors chez un autre, la professerons-nous à notre avantage, sans
trembler devant des représailles? Vous êtes-vous représenté une
délation?

--Assez, Maurice... ce serait être trop cruellement puni. Parlez bas:
vous faites penser à des choses qui révoltent. J'ai peine à croire que
tous les malheurs causés à vos affaires par une imprudence de mes
paroles égalassent jamais la douleur où une délation nous plongerait.

--Une délation!

Léonide se troubla et pâlit.

Quoique fâché d'avoir causé une douleur à sa femme, Maurice, d'un autre
côté, imagina avec joie qu'il avait éloigné de l'entretien l'accident
étranger qu'elle avait appelé du dehors.

--Craignez tout, Léonide; mais changeons de propos. Nos domestiques
écoutent; Reynier, votre frère, entre à chaque instant, et il est
impossible d'avoir rien de caché pour lui. Je propose la paix:
conciliateur né des autres, que je le sois chez moi, s'il vous plaît. A
la fin, vous avez souri. Non, vous n'avez pas eu la faiblesse
d'imaginer, Léonide, que je tramais quelque intrigue avec cette fermière
en sabots et en bonnet.

--Sous ce bonnet, Maurice, et dans ces sabots, j'ai aperçu une jolie
figure, un charmant petit pied.

--C'est possible, Léonide.

--Vous l'avez donc remarqué?

--Où serait le mal?

--Je ne dis pas. Mais j'admire la rare prérogative de votre profession.
Elle vous assimile à un ministre. Vous êtes les ministres de la police
générale de la société. N'avez-vous pas un pied sur chaque seuil de
maison? une oreille contre chaque mur? un œil dans chaque
appartement? Ce que les autres ignorent, vous le soupçonnez; ce qu'ils
soupçonnent, vous le savez, et ce qu'ils savent, vous, de par le droit
d'être mieux informés, vous pouvez hautement le nier.

A l'accent décidé de sa femme, et surtout à la tournure infatigable
qu'elle imprimait au dialogue, brusquement transporté de nouveau du
terrain étroit d'un petit fait sur le champ perfide des allusions,
Maurice vit qu'il n'éviterait pas les questions qui allaient lui être
adressées. Cette opiniâtreté l'affligea. A son tour, il força la
conversation à rentrer dans la ligne d'où il avait tenté de l'écarter,
dût-il, pour obtenir ce résultat, avouer nettement à Léonide la frivole
déposition de la fermière.

--Si vous saviez, Léonide, dans quel but cette enfant m'a consulté, vous
chasseriez de votre esprit toute prévention.

--Me croyez-vous donc bien curieuse de m'assurer qu'il y a de l'amour
là-dessous?

--De l'amour! Léonide?

--Sans doute; la petite fermière est jeune, elle est fort bien, elle est
triste: donc elle aime... Mais passons.

--Oui, j'en conviens, elle aime un brave garçon qui l'épousera.

--A la Saint-Jean ou à Pâques; que m'importe, mon ami?

Il devenait de plus en plus évident pour Maurice que sa femme tenait à
percer un mystère autrement intéressant pour elle que celui dont il
s'efforçait maintenant de la préoccuper, et sur lequel il ne demandait
pas mieux que de satisfaire sa curiosité. Mais le sacrifice n'en était
plus un; on exigeait davantage. Par une concession promptement
consentie, il espéra cependant détourner le coup dont il avait déjà
éprouvé la menace. Il revint avec une condescendance malheureuse sur un
sujet épuisé.

--Tenez, je n'ai pu m'empêcher de rire malgré moi de l'excès de prudence
de ces deux amants. Le jeune homme, depuis quatre ans, apporte
fidèlement à l'étude, et à l'insu de sa fiancée, six francs d'économie
chaque dimanche, afin de réunir quinze cents francs pour acheter un
remplaçant à l'époque où il sera appelé au service. C'est une surprise
qu'il ménage à celle qui sera sa femme, et dont il ne lui fera part
qu'au jour de la cérémonie nuptiale.

--Mais c'est très-louable, mon ami. Est-ce cela qui vous faisait rire?

--Sans doute; car, de son côté, la jeune fermière, ne supposant pas à
son fiancé les moyens de se racheter du service militaire, amasse, à
force de sacrifices et de privations, une somme égale qu'elle dépose
aussi chez moi, chaque dimanche: sa joie est d'offrir un remplaçant pour
bouquet de noces à son mari. Je me réjouis d'avance de leur étonnement
lorsqu'ils se gratifieront l'un l'autre du même cadeau. Maintenant, vous
comprenez, Léonide, qu'en révélant leur double confession, je romprais
le charme qui lie par la générosité ces deux amants, et j'empêcherais
peut-être un bon mariage et une belle action.

--Je comprends, en effet, que vous soyez discret, répliqua malignement
Léonide, qui remportai, tout en la dédaignant, une première victoire
sur l'impénétrabilité de Maurice,--je ne vous blâme plus de votre
silence.

La petite guerre finit là. Léonide eut encore plus de finesse que son
mari n'avait de peur. Elle ne poussa pas plus loin le succès, de
crainte, en triomphant davantage, de paraître conquérir ce qu'elle
tenait à mériter. La portée de son caractère, à défaut d'une longue
expérience, lui avait appris que le droit conjugal, pour être maintenu,
doit passer en habitude et n'être jamais une faveur ou une victoire.

Cette scène entre Maurice et Léonide, et provoquée par celle-ci, n'avait
été qu'un long prétexte de sa part pour obtenir une explication sur la
visite dont Maurice lui avait fait un mystère.

Mais si Léonide avait montré de la curiosité plus qu'elle n'en avait
envie sur un incident bien léger, Maurice, de son côté, avait défendu
son silence avec une raideur de principes un peu exagérée pour la
circonstance. C'est qu'en réalité, ils étaient entraînés par des motifs
plus graves, celui-ci à se taire, celle-là à interroger. Une comédie
s'était jouée derrière le rideau. Ils s'étaient attaqués avec le trouble
de la mêlée, de peur de s'avouer, en précisant leur rôle dans le combat,
la cause qui les mettait en présence. Il est temps enfin de le dire:
leur ménage avait sa plaie secrète comme presque tous les ménages: la
leur veut un instant de commentaires.

Par suite d'arrangements de famille, Léonide avait été élevée à Beauvais
chez une de ses tantes. La fille unique de cette tante, à peu près de
l'âge de Léonide, partageait avec elle les caresses les plus tendres et
les avantages d'une bonne éducation. Excellente femme, la mère
d'Hortense se fût reproché comme une injustice la moindre faveur
accordée à l'une dont l'autre n'eût pas joui. Pour elle, Hortense et
Léonide étaient ses deux enfants. Dans le monde, elles s'appelaient
cousines; mais, dans l'intimité, se dédommageant de ce titre qu'elles
trouvaient trop réservé, elles échangeaient le doux nom de sœur. A
l'âge où les âmes encore sans sexe sont sans rivalité, il était naturel
que les deux cousines s'accordassent parfaitement dans leurs goûts.
Jusqu'au terme de cet âge, rien de ce qui composait le bonheur de l'une
n'avait été interdit à l'autre; bonheur il est vrai, dont il était
facile de faire deux parts: celui de porter des robes de la même étoffe,
et d'où résultait celui plus vif encore d'être prises l'une pour
l'autre, à cause de la ressemblance.

Cette affection jumelle se prolongea jusqu'à dix-sept ans, bien qu'avant
même cette époque, Hortense et Léonide n'eussent déjà plus aucune trace
de conformité dans le caractère. Hortense était restée une femme petite,
mais gracieuse avec embonpoint; mesurée dans ses mouvements pleins de
rondeur; formée pour les jeunes gens de vingt ans; charmante enfant pour
ceux de trente; ni brune ni blonde, ou plutôt brune le matin, en
peignoir, quand ses cheveux tombaient en masse, et blonde le soir,
quand, bien nattés, bien tirés à cent épingles, ils s'appliquaient plus
rares à ses tempes; d'humeur égale, prisant un point de broderie bien
au-dessus de la lecture la plus passionnée. L'adolescence venue, Léonide
osa se dire qu'elle s'ennuyait aux jouissances tranquilles d'Hortense;
ensuite elle la plaignit d'être si froide, et enfin elle se débarrassa
d'une confidente si complétement dépourvue d'imagination. Bientôt
arriva, pour les deux cousines, le moment où les jeunes filles,
fatiguées de poursuivre l'idéal à travers les livres et les rêveries, se
heurtent à la réalité; heure de désenchantement qui ne manque jamais de
sonner. Hortense fut aimée la première. Un jeune homme de
Beauvais,--c'était Maurice lui-même,--reçu depuis plusieurs mois dans la
famille des deux cousines, et cachant, sous des dehors posés, de riches
qualités d'âme, fut agréé d'abord comme ami de la maison. N'ayant pas
encore arrêté ses projets d'avenir, il ne déclara pas tout de suite ses
intentions à la mère d'Hortense: il aima mieux lui en laisser pressentir
le but honorable que de les lui révéler sous des restrictions sans fin.
Un de ses amis seulement,--Jules Lefort, négociant en laines à
Compiègne,--eut son aveu formel d'épouser Hortense dès qu'il aurait
réalisé quelques héritages de famille destinés à l'achat d'une étude
d'avoué. Jules Lefort l'encouragea à ce mariage, regrettant beaucoup de
son côté de n'avoir pas à consulter ses lumières sur une semblable
résolution. Car Jules Lefort, ainsi que Maurice, adoptait de bonne heure
la marche méthodique de la vie, et se soumettait à son niveau; il
croyait plus sage de l'accepter à l'âge des fortes résolutions que de la
contrarier pour la reprendre plus tard avec le désavantage du regret, de
la vieillesse et du dépit. Les deux amis envisageaient le but de
l'existence sans illusion: quelques années à vivre, des enfants pour
continuer leurs noms, une fortune à gagner pour la leur laisser, et puis
le repos dans un bon fauteuil ou dans la tombe. Les plus habiles, après
s'être bien retournés, pensaient-ils, arrivent là: ils y arriveraient
sans secousse et de plein gré: n'étaient-ils pas les plus raisonnables?

Dans sa correspondance avec Jules Lefort, Maurice se plaisait à
détailler minutieusement les qualités distinctes des deux cousines; et
les éloges qu'il en écrivait étaient confirmés par chacune des réponses
de l'ami, qui louait sur parole. Il passa bientôt en habitude chez les
deux amis de ne plus s'entretenir que de Léonide et d'Hortense,
auxquelles les lettres et les réponses étaient communiquées. Au bout de
six mois, Jules Lefort de Compiègne était de la famille: on n'avait plus
que son visage à connaître, ce qu'on ne désirait pas le moins; Léonide
surtout, qui poussait le roman par lettres jusqu'à croire que Jules
serait infailliblement son mari. Elle fondait cette espérance sur la
chaleur qu'il mettait à parler d'elle dans sa correspondance avec
Maurice. Jules, qui n'était pas romanesque, justifiait peut-être la
pensée de Léonide.

Sur ces entrefaites, mourut l'oncle d'Hortense, riche corroyeur de
Compiègne, très-connu de Lefort qui n'avait jamais cessé d'être en
relation d'affaires avec lui. Sa mort arrêta le vaste mouvement de sa
tannerie. Cette suspension, trop prolongée, pouvait ruiner
l'établissement entier; pour prévenir un tel malheur, la sœur du
défunt, la mère d'Hortense, fut obligée, sous peine de perdre un
magnifique héritage, de faire choix dans sa famille d'une personne
attentive à ses intérêts et capable en même temps de continuer les
affaires jusqu'à leur liquidation. Ce fut Hortense qu'elle désigna. Elle
partit pour Compiègne, chargeant Léonide, sa confidente et sa cousine,
de réviser les lettres de Maurice, qui, de son côté, donna à Jules
Lefort la mission délicate de lui marquer la place qu'il occuperait dans
la fidélité d'Hortense mise à l'épreuve de l'éloignement.

L'épreuve fut singulière. Rapprochés pour un règlement d'intérêts
communs à dresser, Jules et Hortense s'occupèrent plus d'eux-mêmes que
des absents; très-positifs tous deux, ils s'estimèrent d'abord sous le
rapport commercial, et ils finirent par se persuader, sans songer à mal,
qu'ils feraient une excellente maison en continuant celle du défunt, ou
plutôt en en fondant une nouvelle.

Jules Lefort était moins coupable qu'on ne se l'imagine en s'installant
dans le cœur d'une femme dont son ami était en possession. Maurice,
quelque précision qu'il eût apportée dans ses lettres à distinguer une
cousine de l'autre, n'avait pu si bien faire, que les qualités dont il
s'était plu à parer Léonide répondissent exactement à sa figure et
fussent justifiées de telle sorte que toute méprise fût impossible. Par
l'interversion la plus bizarre et pourtant la moins surnaturelle, Jules
Lefort ne sépara pas du visage d'Hortense, lorsqu'il la vit pour la
première fois, les attraits qu'accordaient à Léonide les lettres de
Maurice. Il vit tout à la fois la femme aimante, comme Maurice lui avait
peint Léonide, dans la femme bonne, la femme d'esprit dans la femme
d'ordre, et quand Hortense essaya de le détromper, sans y tenir
beaucoup, il était trop tard: Jules se contenta de son erreur.

«Je serais heureux avec elle, si tu y consens, écrivit Jules Lefort à
Maurice; d'ailleurs, je crois que ton refus arriverait un peu tard.»

«Sois heureux avec elle,» répondit Maurice, qui, ayant deux ans
d'attente devant lui avant d'être en mesure d'acheter une charge
d'avoué, eût craint d'empêcher Hortense de contracter un mariage d'où
son bonheur dépendait, et devenu, s'il avait bien compris Jules Lefort,
une espèce de réparation.

Celle qui fut inconsolable, ce fut Léonide: le mari que prenait Hortense
était celui qu'elle perdait. Sa jalousie était d'autant plus poignante,
qu'elle avait vu une passion déclarée dans l'attachement tout de raison
de Jules pour elle, homme qu'en jeune fille exaltée elle aimait de tout
le romanesque d'une intrigue dont le héros était inconnu. A cette
douleur se joignit celle de l'amour-propre froissé. Hortense n'était pas
une femme étrangère qui lui volait sans préméditation un amant, c'était
sa cousine, c'était presque une sœur, c'était celle qui possédait
toutes les faiblesses de son cœur pour l'homme qu'elle usurpait.
Impitoyables dans leurs propos, les petites gens brodèrent sur le texte:
il y eut des persiflages, des compassions railleuses. La santé de
Léonide en fut affectée: Maurice eut pitié. Il se proposa pour réparer
personnellement un tort qu'en réalité n'avait pas même son ami, bien
plus blâmable à la rigueur envers lui qu'envers Léonide: il fut accepté
par dépit. Maurice, à qui une famille noble et riche de la Vendée avança
généreusement les fonds nécessaires à l'achat d'une charge d'agent de
change en souvenir d'une amitié de collége toujours chère au fils aîné
de cette famille, épousa Léonide, deux mois après le mariage d'Hortense
avec Jules Lefort. Mais les deux cousines étaient à jamais séparées par
une haine que les deux amis tentèrent inutilement d'éteindre dans des
fêtes de famille. Léonide ne pardonna pas; vindicative autant
qu'Hortense était oublieuse et bonne, elle altéra le bonheur domestique
de celle-ci en répandant des doutes injurieux sur l'intimité où elle
avait vécu avec Maurice. Après avoir plaisanté longtemps des propos que
la haine de Léonide jetait entre leurs ménages, les deux amis jugèrent
dans l'intérêt de leur réputation de ne plus se voir. Le silence de la
calomnie ne s'obtient que par l'absence: ils se séparèrent; Jules Lefort
accrut considérablement sa fortune dans le commerce des laines: Maurice
acquit à Chantilly une étude de notaire après s'être défait de son titre
d'agent de change, qu'il avait acheté au lieu d'une étude d'avoué, comme
il en avait eu d'abord le projet. Victor Reynier, le frère de Léonide,
avait déterminé chez Maurice ces différentes résolutions d'existence.

Dès que Jules Lefort apprit l'installation de Maurice à Chantilly, il
entama avec lui une correspondance ignorée des deux cousines. C'est à
Maurice qu'il voulut confier les épargnes de son commerce, heureux de
remettre en de si fidèles mains ce qu'il enlevait aux chances de la
fortune et qu'il s'assurait dans l'avenir. Une transaction grave et du
plus grand poids pour le reste de sa vie l'ayant obligé de s'aboucher
avec Maurice, il s'était rendu auprès de lui à Chantilly. Les deux amis
s'étaient serré la main en pleurant. Mais, malgré leurs précautions,
l'entrevue fut découverte par Léonide, et c'était pour en savoir à tout
prix le motif qu'elle avait si indirectement persécuté son mari, sous le
prétexte de connaître l'insignifiant entretien qu'il avait eu la veille
avec la fermière.



IV


La paix était conclue entre les deux époux, aux dépens d'une confidence
que Maurice, eût-elle été plus sérieuse, n'était pas en droit de refuser
à Léonide: il n'en était pas moins récompensé par toutes les immunités
de la reconnaissance.

Il eût été bien rigoureux, après tout, de ne pas céder. En échange de sa
liberté de demoiselle, qu'elle n'avait perdue que depuis deux ans, comme
une compensation à son éloignement de Paris, où Maurice l'avait conduite
après l'avoir épousée, et comme adoucissement à la monotonie de leur
résidence à Chantilly, il était juste que Léonide entrât en partage de
la souveraineté domestique. A la condition de vivre sur le pied d'une
parfaite égalité dans le ménage, peu de femmes se plaindront des
privations qu'il exige. Mais ce n'est qu'à ce prix.

Outre le sacrifice de Paris et de sa liberté, Léonide faisait encore à
son mari l'abandon de son orgueil de jolie femme. Elle s'était résignée
à l'admiration unique que lui vouait Maurice, se contentant d'avoir pour
lui seul des yeux noirs qui étonnaient même les gens de la campagne, eux
qui les ont si beaux et qui ne s'étonnent de rien; d'avoir pour lui seul
une coupe de figure italienne, ovale et olive, et une de ces tailles
franches qui font qu'une femme est nue malgré ses vêtements.

Léonide porte au plus haut degré le caractère de femme soumise à son
organisation ardente: l'impétuosité de ses penchants étincelle dans ses
yeux vifs, mais cernés, dans son teint sombre qu'éclaircit une abondante
chevelure du plus beau noir, dans le jet de son cou sans inflexion.
Forte et nerveuse à la fois, on sent qu'elle serait assez complète pour
écouter la volonté de toutes ses passions; qu'elle serait amante
jalouse, implacable ennemie, rivale à redouter, si, en réalité, elle ne
se montrait avec éclat femme soumise et attachée. Elle n'est pas
coupable de l'exagération de ses instincts. Les démentis donnés à la
civilisation par le naturel, qui prévaut si souvent, ne sont pas à la
charge de ceux qui trompent: est-ce la faute d'une femme si, née pour
vaincre un taureau à la lutte ou pour traverser un torrent à la nage, on
a emprisonné ses bras dans une robe et amolli ses nerfs dans la soie?
Dieu a fait la femme, et nous la dame. L'erreur perce toujours. Chacun,
à des moments donnés, reprend sa place dans la création, en s'échappant
aux liens de paille que nous appelons mœurs, religion, convenances.

Livrée aux opinions conjecturales, Léonide passerait pour hautaine,
indomptable, méchante même, si l'on n'était forcé d'ajouter belle à
chacune des suppositions morales dont elle ne serait pas irréprochable.

Au fond de ses traits se lit une tristesse pour tout ce qui l'entoure.
Toujours mise avec recherche, elle semble provoquer une fortune plus
digne d'elle que cette existence petite où elle a fait halte un instant.

C'est encore un contraste à remarquer, que sa virilité à côté de la
mansuétude de son mari, homme de trente ans à peine, déjà chauve quoique
sans décrépitude, mûr avec toute la fleur de l'adolescence, un peu
replet, lui qui était hier le plus léger aux barres dans la cour de
Juilly.

Si les harmonies ne résultaient des dissemblances, on condamnerait
l'union de Maurice et de Léonide; on blâmerait ce contrat obligeant à
rester éternellement ensemble le calme et l'emportement, l'homme de
cabinet et la femme du monde, exposés à peser l'un sur l'autre comme le
plomb sur la gaze.

Au milieu de leur traité de paix, Léonide et Maurice furent surpris par
la visite de M. Debray, colonel de gendarmerie en garnison à Laval. Il
avait obtenu une permission du ministre pour venir inspecter, accompagné
de sa femme, la coupe de quelques biens patrimoniaux entre Creil et
Chantilly. C'était un voyage annuel.

--Mes bons amis, dit-il en entrant, je viens vous faire mes adieux; je
pars.

--Vous plaisantez, colonel; vous êtes arrivé depuis deux mois seulement.
N'étiez-vous pas ici pour le semestre?

--Sans doute, mon cher Maurice, mon projet était de rester parmi vous
jusqu'au milieu de l'hiver; mais j'ai reçu hier un ordre du ministre de
la guerre qui m'enjoint de me rendre sur-le-champ à mon régiment, que je
dirigerai, sur nouveaux ordres, vers le point où Son Excellence voudra
le faire marcher.

--Oh! que j'en suis fâchée pour ma part! interrompit Léonide; moi qui
comptais si bien sur vous, colonel, ce carnaval, aux bals de Beauvais et
de Senlis! Nous enlevez-vous aussi madame Debray? J'espère que Son
Excellence ne l'exige pas?

--Non, madame; l'obéissance passive n'étant pas réversible sur le
ménage, j'ai laissé à madame Debray le choix de m'accompagner ou
d'attendre, pour venir me rejoindre, que mon régiment ait une mission
plus certaine. Elle s'est arrêtée à cette dernière proposition; elle
restera donc avec vous. Maurice, je vous nomme son chevalier.

--Et l'on ne fait, colonel, s'informa Maurice, aucune conjecture sur ce
mouvement de troupes qui s'opère à cette heure et simultanément sur
toute l'étendue du territoire?

--Beaucoup. Les uns supposent que nous irons,--je ne parle que de mon
régiment,--renforcer la garnison d'Oran; les autres, que nous serons
envoyés aux frontières d'Espagne, en observation. Les avis ne se
partagent qu'entre l'Espagne et l'Afrique, vous voyez! Il est bien
question aussi de la Vendée, et, à ce propos, le bruit circule que des
rebelles, condamnés par le tribunal d'Angers, sont cachés aux environs
de Paris, et qu'ils ont même trouvé dans notre département plus d'un
refuge. La gendarmerie de l'Oise est, dit-on, sur pied.

--Quelle extravagance! reprit Léonide,--glissant indifféremment, mais
vite, sur cette dernière nouvelle qu'apportait le colonel au sujet des
condamnés contumaces,--de disposer d'un homme, de dix mille hommes, à la
minute, sur un caprice de diplomate, et pour tel point de la terre qu'il
plaît à un ministre. Vous avez fait des préparatifs pour aller en
Espagne, par exemple, vous avez étudié la langue de cette contrée, ses
mœurs, compté sur tels incidents qu'elles offrent: tout à coup le
télégraphe vous ordonne de vous embarquer pour Alger. Votre imagination
avait rêvé les carnavals de Madrid, et vous recevez l'ordre d'aller
camper sur l'Atlas, parmi les Bédouins.

--Qui a jamais prétendu, madame, que la guerre fût un voyage d'agrément?

--Ce n'est pas moi, colonel. Et je ne parle pas de vos femmes, qui
passent six mois de l'année à douter si elles sont ou si elles ne sont
pas veuves.

--En pareil cas, j'avoue, madame, répliqua en riant le colonel Debray,
qu'une bonne certitude conviendrait mieux; surtout à présent que l'art
de la guerre est si perfectionné, que certaines machines peuvent faire
quinze cents veuves par coup. La vapeur a extrêmement simplifié l'état
civil.

--Mais c'est odieux, colonel; on détruit par ce moyen une armée de
cinquante mille hommes en quelques minutes. Ne serait-il pas plus
raisonnable de se dire de souverain à souverain: Combien d'hommes
avons-nous à faire tuer de part et d'autre?--Tant!--Tuons-les chez nous.

--La précision de votre raisonnement, madame, indique ce qui sera
bientôt: on ne se battra plus du tout. Dès qu'on saura que la bravoure
personnelle n'entre pour rien, absolument pour rien, dans le résultat
d'une bataille; que la victoire dépendra de quelques chaudières de plus
ou de moins de vapeur; dès que la valeur figurera comme deux roues,
quelques sacs de charbon et quatre balanciers, et que la gloire enfin
sera représentée comme une force de trois mille chevaux, chacun restera
chez soi. Ainsi l'humanité doit compter, madame, sur la paix
universelle, du jour où elle aura découvert le moyen de tuer trois cent
mille hommes d'un seul coup.

--C'est consolant, colonel.

--Mais, comme ce procédé n'est pas encore inventé, et que chacun de nous
est susceptible de remplir de sa vie la lacune qui nous sépare de sa
réalisation, j'ai résolu, mon cher Maurice, de prendre quelques petites
précautions avant d'entrer en campagne.

--M'apporteriez-vous votre testament, colonel?

--Non, cela est inutile: tous mes biens vont de droit à ma femme.

--Je le sais.

--Mes bons amis, j'ai des intérêts aussi chers, plus chers que les
miens, à mettre à l'abri des coups du sort: ce sont ceux qui m'ont été
confiés.

Avant de prolonger sa phrase, Debray marqua une longue pause; son regard
indécis allait de Maurice à Léonide, comme s'il eût sollicité de lui ou
d'elle une diversion indispensable à l'éclaircissement de sa pensée.

--Je sais ce qu'il espère, réfléchit Léonide tout en conservant son
impassibilité; mais je resterai.

Maurice était au moins aussi gêné dans son attitude que le colonel
Debray, qui, à trois fois, reprit et suspendit la confidence dont il
avait fait l'unique motif de sa visite à Maurice.

Découragé enfin de la détermination de Léonide à ne pas s'en aller, et
trop avancé pour changer de propos sans inconvenance, le colonel Debray
entama son récit avec un dépit mal déguisé.

--Sous la restauration, j'étais intimement lié avec un officier des
gardes-du-corps, jeune homme de famille noble, laquelle vivait en
communauté de voisinage avec la mienne; il était d'un cœur élevé,
d'un esprit vaste, de conduite loyale: nous avions commencé ensemble nos
études militaires à Saint-Cyr, pour les achever plus tard à Saumur:
c'était mon ami. La crise de 1830 vint nous diviser d'opinion, en nous
apprenant que nous devions en avoir une. J'étais dans le 51e de ligne;
il était dans le 1er de la garde: on nous fit marcher l'un sur l'autre
dans les rues de Paris. C'était le 27 juillet. Voilà peut-être l'origine
de l'obstination qu'il mit à défendre des idées pour lesquelles il avait
tiré son premier coup de fusil. Mon régiment, vous ne l'ignorez pas, fut
un des premiers qui passèrent du côté du peuple. Le 28, nous nous
trouvâmes face à face, isolés, sur la place de l'Hôtel de-Ville, en
présence de son parti armé et du mien, lui un fusil à la main, moi une
carabine à l'épaule. Nous fîmes feu tous les deux en même temps: c'était
un devoir; mais lui au-dessus de ma tête, moi à ses pieds. Le
lendemain, jour décisif, il fut blessé mortellement à la défense des
Tuileries. Je ne le revis plus que deux mois après, aux environs de
Rennes, devenu inutile à sa cause comme soldat, languissant dans une de
ses propriétés. Loin de l'affreuse mêlée où mon opinion avait triomphé
de la sienne et non mon amitié, nous redevînmes frères. Vainement je
l'engageai au repos: l'homme de parti ne m'écouta pas. Il voulut encore
servir sa cause de sa puissante imagination stratégique, et des immenses
ressources que lui offrait l'intelligence exacte des localités de la
Vendée, où couraient des bruits sourds de guerre civile. En peu de
jours, au moyen d'une correspondance active, servie à souhait par les
inimitiés nées de la fermentation politique, à la faveur des appels
d'insurrection que des émissaires défrayés par mon ami allèrent répandre
avec de l'or dans les campagnes de l'Ouest, il devint l'âme d'une
conspiration générale. Malgré la mort suspendue sur son lit, il dressa
un travail qui, en dépit de quelques espérances exagérées, renfermait
une organisation complète de résistance offensive. Dans ce travail
étaient évalués les sacrifices de tout genre qu'avaient à supporter les
riches propriétaires de la Vendée afin de procurer du pain et des
munitions aux paysans: chaque bourg, chaque hameau, chaque feu, y était
marqué avec la part qu'il lui était commandé de prendre à
l'insurrection. Les balles de fusil étaient, pour ainsi dire, comptées.
La part des trahisons et des dévouements était faite: rien d'imprévu.
Sans une disproportion de forces inimaginable, ce plan devait réussir.
Cet espoir nourri de science et d'exaltation retenait seul le dernier
souffle de vie de mon ami. La mort fut plus forte que la volonté: il
mourut dans mes bras; et c'est à moi, malgré mon opinion si opposée à la
sienne, qu'il voulut confier ce plan de conspiration, de campagne et de
guerre civile, me suppliant de ne le remettre qu'à un général dont il
exhala le nom en expirant.

Ce général, mieux avisé depuis, moins dévoué en tout temps peut-être que
ne le supposait mon ami, a, par sa conduite, rendu impossible cette
restitution. Il a engagé son épée au service de l'État. Resté seul
possesseur de ce plan, tant que les révoltés n'ont détruit que nos
récoltes, n'ont incendié que nos granges, je l'ai respecté: en faisant
sauter ce cachet, je pouvais sauver de la ruine mes propriétés et celles
de ma mère: il n'y avait pas là assez de motifs pour violer un dépôt. Je
laissai brûler. Aujourd'hui que les rebelles, suivant par induction le
plan de mon ami, ont une armée, des chefs, presque un gouvernement, ma
conscience hésite à céler ces papiers plus longtemps. Puisque le secret
de la rébellion organisée s'y trouve, celui de sa destruction y est
nécessairement enfermé aussi. Il y va donc du repos du pays. Le
gouvernement me sait l'héritier de ce plan par suite de l'indiscrétion
du général à qui il était primitivement destiné par mon ami. Le ministre
de la guerre en connaît l'importance; il le réclamera, je m'y attends.
J'éprouve, mon ami, quelque répugnance à le lui remettre, et je manque
de courage pour le lui refuser. Tremblant devant ma conscience,
tremblant devant mon pays, quelle que soit ma décision, j'ai peur du
remords. Agissez à ma place. Vous avez plus de lumières, autant de
patriotisme que moi. Votre erreur ne sera qu'une erreur: la mienne
serait un crime. Que deviendraient ces notes si importantes si je venais
à mourir pendant la campagne d'Afrique, où je puis être appelé? Les
emporter avec moi, ne serait-ce pas les exposer aux vicissitudes de la
guerre? En les laissant dans ma famille, qui m'assure que ma femme,
très-insoucieuse de ces papiers sans valeur apparente, en acquitterait
la restitution en temps opportun? Votre patriotisme m'est connu,
Maurice, c'est à vous que je les livre. J'écrirai demain au ministre que
ce funeste plan est entre vos mains; il s'adressera à vous lorsqu'il en
aura besoin. Le voici. Un simple reçu de vous, Maurice, et ma conscience
sera tranquille. A l'heure de nouvelles nécessités,--et cette heure
paraît proche, de porter la guerre en Vendée,--ce plan de campagne
serait bien autrement précieux, mon ami, qu'un testament ou un dépôt
d'argent; il renferme l'extinction radicale de la guerre civile, le sort
d'une province, la tranquillité de la France. Je n'ose vous remercier,
Maurice, de la responsabilité que vous acceptez, que mon amitié vous
impose. Vous vous chargez d'une tâche honorable et qui ne serait pas
sans danger, si le parti contre lequel ce travail peut être tourné vous
en soupçonnait le dépositaire. En Vendée, l'incendie ou l'assassinat, je
ne vous le cache point, sauraient vous faire livrer ce plan
d'extermination; mais ici, loin du théâtre où il aura sa terrible
utilité, vous n'avez qu'à vous armer, pour sa garde, de cette fidélité
qui n'est pas seulement un attribut de vos fonctions, mais que chacun se
plaît à reconnaître en vous comme la marque constante de votre probité
d'homme.

Debray remit le plan de campagne entre les mains de Maurice.

--Colonel, il sera fait comme vous l'exigez. Partez, l'esprit
tranquille, pour votre garnison. Je m'efforcerai de justifier l'amitié
que vous me témoignez en vous abandonnant à ma prudence. J'agirai avec
la circonspection qu'exige un dépôt aussi sacré. Il ne sortira de chez
moi, si la nécessité des temps veut qu'il en sorte, qu'après que j'aurai
concilié mes devoirs de citoyen avec le respect dû à la volonté dernière
de votre ami.

Le colonel Debray pressa Maurice contre son cœur.

Jamais la figure de Léonide n'avait été plus pensive.

--Maintenant, voulez-vous, colonel, que nous passions dans mon cabinet?
dit Maurice, en qui tous les sentiments élevés avaient été remués par la
preuve d'estime que lui donnait le colonel Debray. Maurice apportait un
honorable orgueil à être cru digne de sa charge, qu'il n'exerçait que
depuis six mois, et au milieu des susceptibilités si peu indulgentes
d'une petite ville. Avide de considération, il confirmait la vérité de
cette maxime, que le cas qu'on fait des hommes est presque toujours la
mesure de leur ligne future d'élévation. Si on ne les estime pas un peu
sur parole, si on ne se hasarde pas à les croire ce qu'ils aspirent à
être, il est peu probable que, privés de cet aiguillon, ils arriveront
au point où ils seraient allés avec de tels encouragements.

Maurice est un de ces hommes actifs auxquels notre société moderne a
prêté un relief exubérant. Par la place qu'a prise la richesse sur la
naissance et même sur le mérite, ces hommes nouveaux ont su, avec une
naissance honorable, un mérite réel parfois et quelque fortune acquise,
obtenir un grand ascendant sur nos mœurs. Maurice est bien mieux
partagé que le simple propriétaire qui n'a que sa valeur unitaire et
transitoire de juré, d'électeur ou d'éligible: car il tient dans sa
dépendance la fortune de l'éligible, de l'électeur, du juré, qu'il peut,
par ses conseils ou son exemple, entraîner dans des pertes où se
trouveront anéantis leurs titres politiques.

Il les lie indissolublement à lui par l'autorité de son expérience
qu'ils préfèrent à la leur, par sa fidélité qu'ils élèvent bien
au-dessus des chanceuses fidélités d'amitié et de parenté, par le titre
légal qui sacre ces qualités et qui pourtant n'en constitue aucune,
puisque ce titre s'achète et ne se mérite pas.

Maurice, par sa profession, est plus que tout ce qui est de quelque
valeur autour de lui. La société vit sur les intérêts: il les garantit.
Il est la loi: il est mieux que la loi; car la loi est muette pour
beaucoup: il l'explique, l'éclaircit, lui donne un son: il est la loi
qui parle. La loi est inaccessible sur son tribunal, avec ses juges au
haut de la montagne; lui, la met à pied, l'assied sous un chêne comme le
bon roi saint Louis, et au milieu des moissons pour en régler le
partage; il est la loi qui marche. La loi est juste, mais sévère pour
les hommes; ses yeux sont beaux, mais ils n'ont pas de larmes; lui, il
est la loi qui se penche sur le lit du vieillard,--près de l'oreiller
d'Eudamidas,--comme un fils aîné qui vient, non réclamer sa part plus
grande d'héritage, mais faire faire bonne justice à ses frères: il est
la loi qui pleure.

Le contrat garantit la propriété, le contrat garantit le traité entre le
domestique et le maître, entre le chef et l'ouvrier, entre l'argent et
l'industrie, entre la tête et le bras, entre la pensée et l'exécution.
Mais qui garantit le contrat? le notaire. Ainsi toutes les transactions
sociales l'ont pour gardien. L'ancien blason du notariat exprimait
pittoresquement ce pouvoir d'unir qu'a le notaire: c'étaient deux mains
l'une dans l'autre.

La mission du notaire est d'autant plus grave qu'elle est sans contrôle:
le prêtre relève de Dieu; le médecin, ce prêtre du corps, relève de la
science. L'enfer nous répond des exactions de l'un; les universités sont
la caution de l'autre. Celui-ci a un serment, celui-là un diplôme, le
notaire n'a qu'un reçu de son prédécesseur. La vertu fait le prêtre, la
science le médecin, l'argent le notaire.

Poussé aux limites extrêmes, l'abus que peut faire le prêtre de sa
puissance, c'est de vous damner.

La plus excessive domination que le médecin soit entraîné à exercer sous
votre toit, c'est de séduire votre femme ou d'épouser votre fille.

Le notaire n'arrive à son dernier développement d'action morale sur la
société que par la ruine de la fortune privée.

Et qu'on juge des ravages plus grands que le notaire est en position de
causer dans la société. Qu'importe que le prêtre, en colère contre le
siècle, abaisse devant le front du pécheur la grille du confessionnal;
qu'il lui refuse l'absolution; qu'il interdise l'eau du baptême aux
enfants, le voile du mariage aux jeunes filles, et l'huile sainte aux
mourants? La mairie de l'arrondissement est là: elle baptise, marie et
enterre; qu'importe enfin que les prêtres nous chassent du temple comme
des vendeurs? nous vendrons à la porte du temple.

Qu'importent aussi les séductions d'alcôve du médecin? Il a suborné une
femme, épousé par surprise une riche héritière; où est le si grand mal?
autant lui qu'un autre. En sommes-nous là aujourd'hui? D'ailleurs,
pourquoi n'êtes-vous pas le médecin de votre femme? La civilisation nous
a appris à nous passer d'une foule de servitudes que subissaient nos
grossiers aïeux; nous sommes aussi forts en jurisprudence pour le moins
que les avocats; en politique, un roi n'en sait guère plus que nous;
mais nous ne savons pas seulement sonder une plaie. Avec la moitié du
temps que nous perdons à apprendre à danser, nous deviendrions
médecins,--souvent mauvais, sans doute; ceux qui ont des diplômes
sont-ils infaillibles?

La société moderne ne reposant que sur les intérêts et non sur la vertu,
le marchand vertueux qui n'a pas d'argent ferme boutique; le négociant
vertueux sans argent n'est pas reçu à la Bourse; le citoyen vertueux
sans argent ne sera jamais député, maire ou conseiller municipal. Eh
bien! n'est-ce pas l'office du notaire de placer, de déplacer, de faire
produire cet or, cet argent, ces capitaux, ce tout avec lequel on est
tout? Changez les termes; appelez honneur, considération, vertu, la
possession de ces capitaux, et le notaire sera le directeur de
conscience auquel l'homme s'est livré.

Le colonel Debray s'était levé: Maurice le précéda pour lui ouvrir la
porte de son cabinet, où il allait lui délivrer le reçu de ce plan de
campagne de la Vendée, qui lui était confié avec une si haute preuve
d'estime.

Pendant le récit du colonel, Maurice avait à plusieurs reprises adressé
des signes à Léonide pour l'engager à passer dans une autre pièce, sa
présence étant une haute inconvenance. En femme fière, Léonide eut l'air
de ne pas comprendre l'injonction de son mari. Elle affecta même de
prêter une attention soutenue à cet entretien que le caractère de la
maison lui interdisait. Debray, comme on l'a vu, avait paru d'abord
embarrassé de la présence de Léonide; mais il avait fini par penser que
Maurice étant au moins aussi intéressé que lui à la discrétion des
affaires, il avait sans doute autorisé sa femme à en partager la
connaissance avec lui. Toute faible que fût la supposition, elle lui
avait suffi pour oser s'expliquer devant Léonide.

Léonide s'était levée aussi, prête à suivre dans le cabinet Maurice et
le colonel Debray, décidée à faire prévaloir jusqu'au bout sa volonté de
femme, surtout devant une personne dans l'esprit de laquelle elle eût
rougi de paraître fléchir sous son mari. Heureusement pour la dignité du
ménage, que, sur ces entrefaites, arriva le frère de Léonide, Victor
Reynier: ce fut un prétexte tout trouvé pour Maurice de se débarrasser
de la sœur sur le frère.



V


--Vous boudez, Léonide, dit Victor Reynier à sa sœur. Le gouvernement
domestique se conduirait-il mal?

--Très-mal.

--Alors, révoltons-nous, ma sœur.

--La plaisanterie n'est pas de saison, je vous jure, Victor.

--Elle n'a jamais rien gâté.

--Ce pays-ci m'ennuie, m'obsède; j'y mourrai si je n'en sors.

--Vous vous plairiez sans doute davantage à Paris: il n'y a pas
d'habileté à penser ces choses-là. Le spirituel est de vivre en province
pour s'y enrichir: nous sommes en chemin.

--Sera-ce encore bien long, mon frère?

--Cela dépend de Maurice. Un honnête homme s'enrichit en vingt ans,
probité commune; un banquier dans huit ans, s'il a trois malheurs
consécutifs; un fripon dans six, s'il ne fait aucune banqueroute; un
notaire de Paris fait sa fortune dans cinq ans. Les notaires de province
ne sont pas encore classés.

--Ne trouvez-vous pas que Maurice eût tout aussi bien fait de rester à
Paris, exerçant sa charge d'agent de change, que de venir, je ne sais
trop dans quel but bien clair d'intérêt, s'enfouir ici dans un tas de
paperasses dont il ne sort pas?

--Non, ma sœur, mille fois non. Changez vite d'opinion là-dessus.
C'est d'après mes conseils, vous le savez, que Maurice a vendu sa
commission d'agent de change pour acheter son étude. Blâmez-moi le
premier; ou plutôt comprenez mieux notre grandeur future. Le titre de
notaire est magique en affaires: il résume ce qu'un homme a de
supériorité, les lumières, la probité, le bon sens; qualités dont chacun
se passe, mais que chacun exige en autrui. On sait dans Paris que
Maurice m'éclaire de ses conseils dans les opérations financières que je
tente; on le dit presque mon associé. Sa réputation protége la mienne.
Hommes d'affaires tous deux, notre solidarité réciproque eût été
illusoire; l'un des deux étant notaire, le crédit s'ouvre partout; il
vient nous chercher, il est venu. N'est-ce pas là une de mes
combinaisons les plus triomphantes? Qu'il se présente un bon mariage et
je n'ai plus rien à désirer! Je conviens que notre étoile est brillante,
et que j'ai trouvé non-seulement un excellent beau-frère dans Maurice,
mais un honnête homme. A sa perspicacité en affaires, votre mari, ma
sœur, joint le beau privilége d'être dévoué au pays; il est un des
flambeaux du conseil municipal.--Ne riez pas, un homme adroit n'eût pas
mieux calculé. Il a le mérite, dit-on, partout, d'avoir une conscience
politique: qui sait? quand l'opinion n'est pas un métier, ma sœur,
elle est peut-être une vertu.

--Je voudrais, moi, mon frère, qu'il fût un peu plus complaisant mari.

--Je lui en parlerai; mais jurez-moi de ne pas le dégoûter de la
province par vos éternelles réminiscences de Paris. A quoi bon?
Êtes-vous assez riche pour habiter un hôtel rue Laffitte? pour posséder
un château dans la forêt de Saint-Germain? Avez-vous des chevaux dans
vos écuries pour vous y transporter dans une heure? non. Restons ici. Je
vous promets tout cela dans six ans.

--Y songez-vous, mon frère? c'est juste le délai que vous donniez à un
fripon pour s'enrichir.

--Otons un an et n'en parlons plus. Voyez si, depuis six mois que nous
sommes ici, j'ai perdu du temps. Il est vrai que, sans moi, ce cher
Maurice en serait à ses bénéfices de rôles; il aurait bien gagné trois
mille francs. Je lui ai fait acheter d'abord un champ de vigne entre
deux champs de blé. La situation incommode du propriétaire des deux
champs traversés par le champ de vigne a forcé celui-ci à nous les
vendre,--c'est M. le marquis de la Haye.--Les trois champs ont été à
nous: devenus ensuite acquéreurs pour quatre-vingt mille francs d'un
tiers du bois qui limite ces champs, nous y avons interdit la chasse en
vertu d'un vieux contrat, ignoré du marquis, qui laisse ce privilége à
l'acquéreur du tiers. Il a plaidé: nous avons gagné. Il en est tombé
malade, le noble seigneur. Le voyez-vous relégué dans son château comme
au milieu d'une île; dévoré par les cerfs sans pouvoir tirer sur un
seul? La conséquence forcée de la situation où il s'est mis, c'est de
racheter à tel prix que nous voudrons le tiers du bois qui nous
appartient, ou de nous vendre les deux autres tiers avec le château. Il
se décidera: nous attendrons. En attendant, écoutez encore, ma sœur,
de quelle manière je m'y suis pris pour arrondir notre propriété, qui a
déjà cent arpents, d'un grand terrain vague où l'on pourrait construire
une admirable tuilerie, ressource dont manque le pays. Un vieux fermier,
plus dur que son terrain, ne consentait à se défaire de son bien
patrimonial, où les os de ses pères étaient ensevelis, disait-il avec
respect,--malice de fermier,--qu'au prix de vingt mille francs. La terre
vaut le triple,--c'était énorme d'exigence.--On lui en avait offert une
fois dix-neuf mille francs: il avait refusé. Quand nous nous
présentâmes, Maurice et moi, chez ce terrible fermier, le malheur voulut
qu'il nous reconnût pour ses voisins, les propriétaires du bois. Sous
son enveloppe grossière, il devina qu'il y avait à fonder une bonne
spéculation sur nous, et qu'il dépendait de lui de nous mettre
absolument dans la position où nous avions relégué M. de la Haye, le
seigneur du château; car il fallait traverser sa propriété pour aller au
bord de l'Oise. A la rigueur, il nous aurait interdit l'eau, de même que
nous avions supprimé à M. le marquis la chasse dans le bois. Pour
visiter son terrain, nous avions la rivière à traverser; nous nous
embarquâmes dans un batelet. Tout en coupant le fil de l'Oise, je
m'avisai de prendre machinalement une pièce d'or dans ma poche, et de la
lancer au loin.

--Une pièce d'or dans le fleuve, Victor?

--Oui, ma sœur, et cela aussi froidement que je vous l'atteste; par
exemple, je ne négligeai aucun prestige d'optique pour faire luire aux
yeux du fermier l'étrange caillou qui servait à mon passe-temps. A la
vue de cette pièce d'or disparue, il fut sur le point de se précipiter
tout habillé dans le fleuve pour aller la chercher au fond de l'eau, où
il serait peut-être resté avec elle. Maurice le retint, en l'assurant
que j'avais contracté cette habitude luxueuse de jouer aux ricochets par
suite de la grande quantité d'or dont je disposais depuis ma jeunesse,
et un peu par mépris philosophique pour ce métal. Maurice, dont j'avais
eu beaucoup de peine à me créer un compère, m'accusait tout bas de
folie.

--Vous demandez vingt mille francs de votre terre, voisin?

Et je fis voler un double napoléon à vingt brasses du bateau.

L'envie et les regrets du fermier ne se disent pas.

--Vingt mille francs! vous vous trompez, mon brave homme: votre terrain,
ancien bien national, en vaut cinquante mille comme un rouge liard.

De nouveau un double napoléon partit au loin avec une portion de l'âme
du fermier.

Ancien bien national! s'écria le fermier; que dites-vous là?

--Oui! un ancien bien national, et vous savez que le congrès de Vienne
est terrible sur ce point-là.

--Bien national! bien national!

--Passons, mon brave, ne nous arrêtons pas à cette considération qui ôte
à votre terrain les cinq sixièmes de son prix. Mais croyez-en un homme
tel que moi, qui se moque de l'argent comme des petits cailloux, les
propriétés ont énormément perdu depuis le changement de dynastie: un
quart de la France a émigré, l'autre quart pour l'imiter n'attend qu'une
circonstance. Des gens qui ont toujours le pied dans l'étrier n'ont
guère, vous l'avouerez, notre voisin, l'amour de la résidence. Tout ce
qu'ils possèdent est en billets de banque sur l'étranger: leurs
propriétés sont vendues ou à vendre; Dieu sait à quel prix! L'or, mon
brave homme, voilà la véritable propriété à cette heure: l'or est sans
prix.

J'en jetai une poignée en l'éparpillant sur l'eau.

--Ne faites pas attention, dis-je au fermier qui bondissait à sa place.

Mais la propriété en nature, telle que la vôtre, c'est de la terre, de
la boue: on ne l'entraîne pas avec soi. Qui est-ce qui en veut
aujourd'hui? personne: des fous, moi. J'achèterais votre propriété,
savez-vous pourquoi? parce que je suis amoureux de ce site, des petits
poissons rouges des étangs, de la vue de la forêt que mon ami, monsieur,
a acquise pour l'abattre et la convertir aussi en or. Dans cet état de
désolation politique, qui durera plus ou moins, un jaune louis vaut
mieux qu'un arpent de bois. Tenez! à franchement parler, le cœur sur
la main:

J'avais dix napoléons dans la main que je secouai hors du bateau.

--Huit mille francs pour votre propriété, c'est bien payé: acceptez.

--Huit mille francs! et on m'en a proposé dans le temps dix-neuf mille!
Et les os de mes pauvres parents!...

--A vos parents,--je m'inclinai,--nous élèverons un tombeau, ayant soin
de ne pas percer un puits artésien au centre de leurs mânes. Quant aux
dix-neuf mille francs proposés, j'y crois sans peine: votre propriété en
vaut cinquante mille--le bel effort! et puis comment vous auraient-ils
été payés ces dix-neuf mille francs fabuleux? On connaît les rubriques
de ces acheteurs si faciles: des billets à termes, des termes sans fin,
des fins de non-recevoir. Huit mille francs, c'est peu sans doute,
relativement à la beauté du terrain, mais c'est sûr; mais les Cosaques,
les Cosaques! les comptez-vous pour rien? Après tout, je tiens peu à
vous convaincre,--les opinions sont sacrées,--et surtout à vous forcer
la main: nous n'en serons pas moins bons voisins, bons amis. Hein? Nous
en serons pour avoir fait ensemble une délicieuse promenade sur l'eau.
Me retournant ensuite du côté de votre mari:--Ai-je été adroit
aujourd'hui, Maurice! sur deux mille francs en or de ricochets, pas une
pièce de vingt francs qui ait gauchi: elles sont toutes allées à l'eau
comme des hirondelles.

Le fermier me prit la main et me dit:

--Avec un homme comme vous, il n'y a pas de danger d'être trompé. Vous
me paraissez attacher trop peu de prix à l'argent pour tenir à mille
francs de plus ou de moins. Tope! Huit mille francs: c'est dit:

--C'est fait, répondis-je: la propriété est à nous. Et nous mîmes pied à
terre dans notre bien.

J'avais jeté mille francs en or dans le fleuve pour en gagner plus de
trente mille: c'est le secret de toute affaire. Il faut, pour réussir,
débuter toujours par jeter mille francs à l'eau.

--On dirait un apologue, mon frère.

--L'apologue a été enregistré hier aux domaines. Voulez-vous encore
retourner à Paris, ma sœur?

--Je patienterai, mon frère, soit; mais du moins vous m'aurez clairement
traduit nos espérances, et elles sont belles, j'en conviens: tandis que
Maurice n'ouvre jamais la bouche sur rien, lui; il est tout mystère. Le
peu que je sais, je l'arrache à l'insomnie de ses nuits.
L'approuvez-vous? Ne me sacrifie-t-il pas trop à la prudence de son
cabinet? N'être de moitié avec un homme que dans son existence physique,
c'est le partage d'une maîtresse,--et c'est assez pour elle,--et non le
lot exigible d'une femme. Je mérite mieux. Je souffre de son silence; je
rougis d'être toujours de trop lorsque je me trouve en tiers dans son
cabinet; enfin pourquoi suis-je déplacée chez moi? Les étrangers sont
chez eux dans ma maison; moi seule y suis étrangère. Si j'avais épousé
un prêtre, vivrais-je dans une plus rigoureuse abstinence de paroles? Au
moins les prêtres ont eu le bon sens de s'interdire le mariage.

--Ah çà! ma sœur, une tempête a donc éclaté ici, tandis que j'étais à
Paris? vous en êtes encore tout agitée.

--Je vous l'ai dit, mon frère, Maurice me tyrannise de mille
contrariétés plus pointilleuses les unes que les autres, et cela, sous
le commode prétexte que son cabinet ne doit être accessible à personne
qui vive, en dehors des affaires, pas même à sa femme, à moi! Or, comme
il y est les trois quarts du jour, une partie de la nuit même, voyez
l'heureuse communauté d'existence qui règne entre nous. Et si, de mon
côté, je m'autorisais de l'isolement où il me relègue pour recevoir
aussi dans mes appartements mes amis, tout le monde, excepté lui,
trouverait-il cela bien juste? Vous entriez, mon frère, quand j'achevais
de lui infliger un premier exemple de résistance. J'aime Maurice: qui en
doute? mais on aime les gens pour les qualités qu'ils ont, et n'ont pour
les travers qu'ils s'imposent. Il eût été fort aise de m'éloigner, d'un
signe, de son entretien avec le colonel.--Présomption! je suis restée.
Debray pensera ce qu'il voudra. Au surplus, j'ai juré de n'ignorer
aucune des affaires qui se traiteront dans le cabinet de Maurice.
Ouvertement, ou par ruse, il en est une, mon frère, que je veux percer à
jour: et pour cela j'ai besoin de les connaître toutes.

Victor se prit à sourire, à voir la pose fière et décidée de sa sœur.
Pendant tout le temps qu'elle avait donné au libre épanchement de ses
récriminations conjugales, il l'avait encouragée de l'assentiment tacite
du geste. Quelqu'un aussi froid que Reynier aurait deviné en lui un
complice; mais Léonide avait trop d'emportement pour faire preuve de
finesse dans un pareil moment: aussi, sans laisser soupçonner où il
voulait en venir, son frère put lui dire:

--A la place de Maurice, je vous aurais bientôt satisfaite, Léonide! je
vous prendrais par la main, et, après vous avoir priée de vous asseoir
dans le fauteuil de consultation, je ne vous ferais grâce, durant un
jour entier, durant un mois, s'il le fallait, d'aucune des affaires,
grandes ou petites, dont il est l'arbitre. Oh! que vous seriez bientôt
lasse et dégoûtée de ce rôle, ma sœur! Vous vous imaginez donc,
enfant, que le cabinet d'un notaire est la scène d'un perpétuel proverbe
dramatique, un théâtre où Maurice occupe la première loge, et dont il
vous interdit l'entrée, pour s'amuser en toute liberté, comme un mari en
bonnes fortunes? Désillusionnez-vous: moins de poésie. Tout se passe à
ras de terre, à demi-mots, à voix basse dans l'antre du notariat. Il y
fait noir comme dans le cœur humain. Qu'y voit-on? Tantôt la
stupidité inintelligible d'un paysan qui dévore trois heures de
consultation pour savoir s'il achètera ou non une propriété large comme
un mouchoir; tantôt un vieillard goutteux qui, frustrant la famille dont
il a fatigué l'hospitalité, demande un avis ou plutôt une complicité
pour gratifier quelque affection de halle du vieux sac d'argent qu'il
doit à la reconnaissance. Il vient s'enquérir, le bon vieillard, de
l'article du Code qui n'a pas prévu son ingratitude.

Victor absorbait l'attention de Léonide, sur l'esprit de laquelle cette
peinture ne produisait pas l'effet qu'il avait feint d'en attendre.

Il continua:

--Qu'y voit-on encore? La fourberie la plus éhontée mise en pratique par
les hommes: celui-ci cherche à passer pour mourant aux yeux de celui-là,
afin d'en obtenir une plus grosse rente viagère; et il ne tient pas
compte de la jeune femme qu'on lui fait épouser pour hâter le terme de
la pension. Voudriez-vous être présente à la comparution de deux époux
qui, pour tromper l'avidité de créanciers et la banqueroute, vont se
séparer de corps et de biens, et donner à cet acte de désunion la
publicité de l'enregistrement et de trois journaux? Afin de conserver
une commode en sapin et six chaises en merisier, ils renieront vingt ans
de mariage. Sont-ce là les mystères domestiques que vous brûlez tant de
pénétrer, ou bien êtes-vous jalouse d'éclaircir l'intrigue de cette
jeune femme qui, conciliant ses devoirs de maternité anticipée avec le
décorum de chaste fille présumée avant le mariage, vole pièce à pièce
son mari pour constituer un sort à un fils exclu de l'héritage? Vous
importe-t-il encore de savoir que tel négociant, qui a déposé cent mille
francs d'épargne chez Maurice, et qui accourt les retirer brusquement au
milieu de la nuit, a été ruiné la veille? Est-ce à remuer ce linge sale
de famille, ces choses souterraines et toutes humides des misères de la
société, que vous sacrifieriez vos heures de toilette, vos promenades
dans le bois, votre existence si douce et si mobile? Je crois vous avoir
guérie pour toujours du désir de vous immiscer dans les affaires de
votre mari, n'est-ce pas?

--Savez-vous, Victor, que vous méprisez d'un ton à inspirer le plus
violent désir de connaître, reprit Léonide en lançant à son frère un
regard que celui-ci ne fit aucun effort pour détourner. Vous n'avez pas
été heureux dans vos exemples de découragement, mon frère, et ce
sourire, qu'en ma qualité de sœur j'interprète dans le sens que vous
n'êtes pas fâché que je lui donne, laisse percer en tout ceci un fond de
comédie dont le spectateur n'est pas plus dupe que l'auteur. Est-ce
vrai, mon frère?

--Quoi, vrai?

--Soyons francs, Victor.

--Parlez, Léonide.

--Eh bien, vous n'avez joué la contradiction qu'afin de ne pas vous
ranger tout de suite à mon avis avec la partialité d'un frère; mais
cette honorable résistance accomplie, avouons que nous nous comprenons à
merveille.

--Il est si bon de s'entendre, ma sœur!

--Où est d'ailleurs le mal pour les autres?

--Le mal! mais, n'est-ce pas un grand bien, ma sœur, de guider ceux
qu'on aime dans la voie de leurs intérêts?

--Sans doute, mon frère, et Maurice n'aurait qu'à gagner à ce qu'on tînt
le fil de ses affaires.

--Puisqu'il n'en saurait rien, ma sœur, son amour-propre serait
sauvé.

--Oh! oui, mon frère, il est essentiel qu'il n'en sache rien.

--Comment devinerait-il quelque chose, Léonide, si nous étions derrière
une porte, à travers laquelle on entendît parler, par exemple, et qui
fût dans son cabinet? Ceci n'est qu'un exemple, qu'une innocente
supposition...

L'innocente supposition de Victor nous rappelle que nous avons omis de
dire que trois portes drapées s'ouvrent dans le cabinet de Maurice:
l'une a issue sur l'escalier extérieur, pour les clients; l'autre dans
la salle à manger où se trouvent Léonide et Reynier; et la troisième
communique avec la chambre à coucher de Léonide: c'est la plus secrète,
celle par laquelle passe Maurice quand il se lève la nuit pour
travailler.

Un bruit nouveau s'étant fait entendre à côté, le frère et la sœur
suspendirent leur pacte et leur conversation. C'était M. Clavier qui
entrait dans le cabinet de Maurice, au moment où le colonel Debray en
sortait.

--Ma sœur, dit Victor en offrant la main à Léonide, nous nous
rendrons dans votre chambre à coucher.



VI


Qu'est-ce que Victor Reynier?

Un homme d'affaires.

Qu'est-ce qu'un homme d'affaires?

L'école d'Athènes n'eût pas trouvé de réponse à cette question; ou bien
elle eût répondu par cette autre demande: Qu'est-ce que Dieu?

Car tout est du ressort de l'homme d'affaires--les lois, les lettres, le
commerce, les mœurs, les arts; à ces conditions pourtant qu'il est
avocat sans diplôme, littérateur sans avoir jamais rien écrit, négociant
sans maison de commerce, moraliste pour avoir concouru aux prix
Monthyon, artiste, quoiqu'il n'ait fait ses études de peintre qu'à
l'hôtel Bullion, les jours de vente. Si la société était un rocher,
l'homme d'affaires en serait l'huître; le champignon, si elle était un
arbre; le ver, si elle était un fruit. Comme elle se compose d'êtres
honnêtes et bons, il est homme d'affaires. Que fait-il? rien: on fait
pour lui. Vous avez une idée: en remontant de cause en cause
génératrice, vous vous élèverez jusqu'à Dieu; son saint nom soit
loué!--En descendant de résultat en résultat produit par cette idée,
vous arriverez jusqu'à l'homme d'affaires. Aussi Dieu et l'homme
d'affaires sont placés aux deux limites de la création intellectuelle,
et vous avez parcouru, pour avoir une définition, un cercle de
raisonnement qui vous ramène à la première question et à la première
réponse: Qu'est-ce que l'homme d'affaires? Réponse: Qu'est-ce que Dieu?

Soyez peintre, et que la muse vous inspire un tableau;

Soyez poëte, et que la faim vous dicte un poème;

Soyez riche, et éprouvez le besoin de vous ruiner;

Soyez pauvre, et veuillez devenir voleur;

Croyez-vous que votre tableau, vous, peintre, vous appartiendra?

Que votre prose ou vos vers, vous, poëte, vous appartiendront? Que votre
fortune, vous, riche, ira où il vous plaira?

Et vous, pauvre, que vous parviendrez à être voleur?

Un tableau peint, achevé, verni, encadré, est là: c'est un Roqueplan.

L'homme d'affaires entre et dit au peintre orgueilleux de son
œuvre:--Vends-moi ton tableau?--Combien Zeuxis?

--Six mille francs.

--Prenez. L'homme d'affaires emporte le tableau et le remet à M. le
comte, qui le lui paye dix mille francs. Au bout de trois ans, le comte
meurt; les héritiers vendent sa galerie de peinture. Qui se présente
pour l'acheter? Un homme d'affaires, qui cède à un banquier pour cinq
mille francs le tableau de Roqueplan après l'avoir eu pour trois mille à
la vente par suite de décès.

Le banquier fait banqueroute; c'est convenu. Sur tous les murs de Paris,
des affiches jaunes annoncent que, parmi les meubles saisis, il y a des
candélabres, des chenets de bronze et un Roqueplan. Pour le compte d'un
épicier qui se marie, l'homme d'affaires achète le Roqueplan, et
bénéficie dessus de quinze cents francs.

Additionnons. Le premier homme d'affaires a gagné quatre mille francs
sur le tableau, le second deux mille, le troisième quinze cents francs:
total du bénéfice du brocantage, sept mille cinq cents francs.

Ceci en moins de dix ans. Dans vingt ans, le tableau du peintre aura
contribué à faire bien vivre huit hommes d'affaires, à doter leurs
filles, à éduquer leurs fils. Les enfants de Roqueplan mendieront
peut-être sous le guichet du Louvre.

L'écrivain est plus immédiatement placé encore sous la griffe de l'homme
d'affaires. Par son nom qu'il signe au bas de son œuvre, le peintre
échappe du moins en partie à l'engloutissement. L'écrivain n'a pas même
ce privilége. Il ne signe que les _bons à tirer_; sa publicité nominale
s'arrête au prote d'imprimerie. L'homme d'affaires peut être libraire
sans brevet; alors il vous dépouille par volume; il vous dessèche par
traductions, imitations, contrefaçons, faux mémoires; il vous enlève
même votre nom légitime, consacré par l'Église, pour vous abâtardir du
pseudonyme en vogue. Si l'homme d'affaires travaille sur le litigieux,
il vous pompe la vie et l'esprit par consultations, mémoires à consulter
pour ou contre, adresses aux tribunaux. Il est quelquefois directeur de
journaux. A ce titre, il vous gruge l'imagination jusqu'à l'amer;
aujourd'hui c'est un conte pour les enfants, une fable qu'il mendie;
demain il sollicitera à votre porte un article de haute critique ou une
brochure contre le ministère, si ce n'est la description d'un moulin à
charbon ou d'une scie de forme nouvelle. L'homme d'affaires journaliste
s'habille de vos plumes, comme le geai; il passe pour un homme d'esprit
avec le vôtre, devient receveur-général à cause de vous, qui vous êtes
laissé violer dans votre opinion pour quelques cents francs. Il a même
la croix d'honneur; mais la croix est pour lui seul, l'infamie à vous
deux. Il roule dans un landau dont les roues sont graissées avec votre
moelle; et, au bout de cinq ans, lorsque ses chevaux et vous êtes
crevés, il fait une pension à la veuve de son cocher, parce que son
cocher a placé des fonds chez lui, sans doute.

Si vous n'appartenez pas à la catégorie de ceux qui produisent, mais, au
contraire, à la classe de ceux qui consomment, si vous êtes riche, il
n'est guère plus probable que vous échappiez à l'homme d'affaires.

Personne n'est riche dans le sens absolu du mot. Quel est celui qui
possède vingt mille francs en or à toute heure?

Ensuite, que de gens qui ne seront riches que dans un mois, que demain,
et qui veulent l'être avant l'accouchement de la fortune, si lente à
porter! A toute heure, l'homme d'affaires a vingt mille francs en or
dans sa poche; il ressemble aux paysans: il a en possession les plus
beaux fruits, parce qu'il n'y touche jamais. L'homme d'affaires vend de
l'or au lieu de fruits, mais le prix varie; il va de quinze pour cent
jusqu'à vingt ans de galères.

Beaucoup de fils de famille ne peuvent décemment tuer leur père pour en
hériter; le poison n'étant plus dans nos mœurs, l'homme d'affaires
escompte le testament. Vous jouirez de trente mille francs de rente un
jour; il vous compte tout de suite cent mille francs: cinquante mille en
or, cinquante mille en marchandises. Les marchandises, ce sont
quelquefois des cercueils, quelquefois des momies. Votre héritage
désormais lui appartient. Appelez-le donc votre frère, puisque le voilà
devenu le fils de votre père; il l'aime presque autant que vous,
seulement, il le respecte davantage: il ne prend pas son nom.

On dirait par confusion l'usurier. Qu'est-ce donc que l'homme
d'affaires, je vous prie? N'ai-je pas dit que tout était de son ressort?
Les lois? puisqu'il achète des testaments en germe; les mœurs?
puisque sans lui il n'y en aurait que de bonnes; les arts? puisqu'il
vend et achète toutes les merveilles qu'ils produisent; le commerce?
puisqu'il trafique de toutes ces choses.

--Vous songez à devenir voleur? Folie de croire que vous arrêterez un
homme sur la grande route: pour cela, il faut du courage; vous n'en
possédez pas, vous ne possédez pas ce courage-là. Vous volerez dans une
promenade? Il faut avoir du courage et de l'esprit. Fatuité de prétendre
être voleur dans un siècle où il y a tant de sergents de ville.

Non, vous ne volerez pas; mais vous volerez à un entresol obscur et
humide, avec trois chaises, deux tables, des cartons vides et verts sur
lesquels on lira ces étiquettes en français d'homme d'affaires: _Lettres
à répondre, lettres repondues_; et vous ne répondrez à personne, pas
même à Dieu, de ce que contiennent ces sacs intitulés: _Affaires de M.
le comte de... contre la princesse de..._ Ainsi, de voleur que vous
espériez devenir en vous couchant, vous vous éveillerez homme
d'affaires.

Il y en a d'honnêtes.

Victor Reynier, je le répète, est homme d'affaires. Rentre-t-il dans la
catégorie à peu près universelle? Nous ne le pensons pas. D'ailleurs, il
est à l'aurore de la vie et des affaires sur la place de Paris. Beau,
vingt-sept ans, de l'esprit, pas la moindre sensibilité, il est adroit
comme Grisier à l'épée; il met, au pistolet, vingt fois dans le blanc
sur vingt coups; il boit le vin de Champagne _à la poste_; enfin, il a
un huitième de loge aux avant-scènes de l'Opéra.

Maurice courut au devant de M. Clavier, le fit asseoir dans un fauteuil
et s'informa de sa santé avec l'empressement d'un fils.

--Ne nous amènerez-vous jamais mademoiselle Caroline? la destinez-vous à
être religieuse? Nous ne la rencontrons nulle part.

--Religieuse! non; vous savez combien, mon jeune ami, mes opinions sont
loin d'appeler la tyrannie au secours de l'autorité domestique. Notre
réclusion tient à nos goûts... peut-être à nos malheurs.

--Pardon! monsieur, reprit timidement Maurice; mais je n'ai cédé qu'au
mouvement d'un attachement sincère en vous adressant une question qui
vous paraît peut-être déplacée. Je me repentirais de l'avoir faite.

--Vous, Maurice, notre meilleur ami dans ce désert, vous, indiscret!
Sachez, au contraire, que je prétends vous ouvrir mon cœur tout
entier avant que le Maître de la nature le juge. Je viens chez vous dans
cet unique dessein. Ma parole de vieillard sera lente; m'entendrez-vous
jusqu'au bout?

Maurice prit la main de M. Clavier et la pressa.

--Ce sera long, dit tout bas Léonide à Victor: rapprochons nos siéges.

Appliquant ensuite son œil à quelques places transparentes de la
porte drapée, elle aperçut M. Clavier dont le coude posait sur le marbre
de la cheminée; la tête pensive du vieillard reposait dans sa main.
Léonide invita son frère à satisfaire à son tour sa curiosité.

--Comme il a l'air abattu, ma sœur. Quelle tristesse! Qui peut donc
l'accabler ainsi? Vient-il régler son compte avec le passé, avant de le
régler avec Dieu?... s'il croit en Dieu, toutefois, car on lui connaît
peu de faiblesses. Que va-t-il nous apprendre?

--Plus bas, mon frère.

--Ne craignez-vous pas qu'il nous entende?

--Non; mais si vous parlez toujours, nous ne l'entendrons pas.
Taisez-vous.



VII


Au bout de quelques minutes de silence, M. Clavier poussa un profond
soupir et commença:

--«La calomnie m'a poursuivi jusqu'ici, Maurice. Ne cherchez pas à me
dissuader: je connais les hommes. Leur haine ne se brise que contre la
tombe; le pied leur glisse sur le marbre; justice tardive qui n'est que
l'oubli: ne croyez pas à leur pardon: je n'y crois pas. Quelques-uns
cessent de se souvenir en vieillissant; voilà encore leur réparation:
une infirmité.

»Dans cette solitude même ils m'ont flétri de leur silence: ils m'ont
fui. J'ai vainement, pauvre vieillard, ouvert mon âme et ma porte à
tous: aucun n'est venu. Alors je me suis enfermé, et je n'ai plus voulu
voir la société, compagne de l'âme humaine, qu'à travers la grille de ma
prison. Leur curiosité méchante s'est accrue de toute ma réclusion; ils
ne passent jamais devant le jardin que j'ai planté, où le jour je
travaille, où la nuit je pense, mon front dans la main, sans chercher
mon visage derrière mes barreaux. Dans leur naïve terreur, ils
s'étonnent sans doute de ce que je laisse vivre mes fleurs et de ce que
je ne décapite pas mes arbres. La plupart,--mon jardinier me l'a
rapporté,--ont remarqué des taches de sang à ma joue. Je suis le
réprouvé du pays; ils m'appellent le régicide; ils craindraient de
laisser tomber leur tête avec leur salut, s'ils honoraient de quelque
signe de respect mes soixante-dix ans de vie. Mon ami, je n'ose
embrasser les petits enfants à qui je ne fais pas encore peur; je
frémirais d'épouvanter leurs mères.

»Ils doivent avoir d'étranges opinions sur l'ange, bâton fleuri, qui me
soutient. Je ne leur pardonnerais pas cependant, moi si résigné pour
moi-même, de souiller de leurs propos cette enfant qui croît à mes pieds
comme une fleur au bas d'une tour, entre la pierre et le fer. Caroline
est ma fille par la tendresse, par la reconnaissance; je n'ose ajouter
par le sang. Si j'allais lui léguer pour ma dot ma renommée! Mieux
vaudrait la laisser laide et sans pain au milieu de la rue: car mon nom
est historique. Malheur, en politique, à ceux dont les noms restent,
Maurice!»

La figure de M. Clavier était toujours pâle. Sa parole était presque
tremblante d'embarras.

«J'ai besoin de m'assurer de vous, mon ami, un témoin à décharge qui
déposera, après ma mort, contre des accusations terribles dont le
contre-coup irait frapper Caroline: elle aussi doit être instruite. Vous
l'instruirez. Si elle vous demandait un jour mon histoire, répétez-lui
les paroles funèbres que je vais prononcer. Elle en sait déjà
quelques-unes qu'elle n'oubliera point.

--Ceci promet, dit tout bas Victor à Léonide. Vous verrez, ma sœur,
que notre essai sera heureux.

Léonide posa un doigt sur la bouche de son frère.

M. Clavier poursuivit:

«Mon adolescence fut terne; mon père voulut avoir un avocat dans la
famille: je le devins. Après m'être marié, j'exerçai aussitôt ma charge
dans un bourg situé aux frontières du Nord. C'était à l'époque où les
états-généraux s'assemblèrent sur le vœu des parlements qui leur
léguèrent l'alternative d'une banqueroute ou d'une révolution. Né du
peuple, j'en partageai l'enthousiasme à ce lever si pur de notre
émancipation. Disciple ardent de la philosophie nouvelle, ma conviction
fut acquise à ces amis de l'humanité qui, les premiers, parlèrent de
rendre la liberté à l'homme, à la pensée. J'avais vingt-quatre ans:
jugez si je prêtai une attention passionnée aux discours prononcés aux
états-généraux par les hommes de mon sang, de ma caste, par mes frères
en esclavage. L'accusé innocent ne suit pas avec plus d'intérêt le
plaidoyer de son défenseur. Quoiqu'à cent lieues de Versailles, pas une
parole n'était perdue pour moi: je me rendais, la nuit, sous les allées
de la petite promenade de notre bourg, et là, l'oreille collée à terre,
comme la sentinelle lointaine, j'écoutais les bruits qui venaient du
sud. J'imaginais entendre, j'entendais les pas pesants des députés du
tiers entrant dans le Jeu-de-Paume; puis me relevant fièrement comme
eux, j'enfonçais mon chapeau devant les députés de la noblesse et du
clergé: ce que firent les députés de la nation, vous le savez. L'amour
ne gonfle pas un cœur avec autant de plénitude que ces tableaux
m'élevaient l'âme. En un jour, par l'effet de ce grand spectacle qui se
préparait loin de moi, j'étais passé de l'indifférence de l'enfant à la
sévérité du citoyen. Toutes mes passions se groupèrent autour d'une
seule: celle-là devint formidable: la liberté! Je dus paraître bien
ingrat à des amitiés délaissées. On ne me vit plus; je me cachai,
j'étudiai, je pensai; ou plutôt je ne cessai d'être à Versailles, le
bras tendu, la tête rejetée en arrière, le regard fier, répondant à
Mounier: «Oui, je prête le serment de ne jamais me séparer de
l'Assemblée, que la Constitution ne soit établie.»

»Rentré en moi-même, je ne tardai pas à m'apercevoir que si je m'isolais
de la foule, c'est que mon opinion n'éveillait pas d'écho autour d'elle.
Je finis par me convaincre, à de sinistres visages, à des paroles
mystérieuses, à une inaction calculée, que j'étais seul à aimer cette
opinion, seul à la défendre. Ancienne dépendance d'un seigneur issu de
famille étrangère, notre bourg féodal, qui se composait au plus de deux
cents habitants, me parut préférer un joug servile au bonheur d'en être
délivré par quelques sacrifices. Placé aux extrêmes limites de la
France, offrant aux étrangers, à la faveur du voisinage, la facilité de
conspirer avec les ennemis de l'intérieur, notre bourg acquérait par la
gravité des événements une importance extraordinaire. Je crois encore le
voir avec sa colonie d'ouvriers plus allemands que français, avec sa
population bâtarde comme toutes celles des frontières; gens conquis
mille fois, sans avoir retiré d'autre avantage de la domination
impériale et de l'occupation française, que des idées et un langage
corrompus comme leurs mœurs. Je me rappelle surtout le vieux château
bâti au temps de Charles-le-Téméraire, se dressant sur ses quatre
tourelles, et prolongeant ses ailes crénelées aux flancs de notre bourg,
qui n'en était que l'avenue, l'humble dépendance. De son balcon, le
seigneur pouvait appeler les étrangers à ses fêtes: ils y venaient
souvent étaler leurs débauches, et aider le maître à manger ses revenus.
Le bourg était alors allemand, et passait de droit à l'empire. Songez,
Maurice, à quels périls nous exposait cette fraternité à l'époque où
nous vivions. Position militaire des plus redoutables, notre localité
pouvait servir de plateau à une armée d'ennemis, de premier échelon pour
descendre dans l'intérieur de la France. Et le bourg était sans défense,
il était à eux.

»A Paris, on était trop occupé de Paris pour penser à se raffermir du
côté des frontières: vous savez en quel état elles furent trouvées quand
Luckner eut mission de les défendre. Perdue entre deux vallons, toujours
couverte de brume, loin de la grande route, notre localité fut
complétement oubliée. Les députés de la nation comptèrent trop d'abord
sur une levée universelle de l'opinion à l'appui de leurs principes. Les
habitants de beaucoup de villes, ceux du bourg que j'habitais, par
exemple, n'envisageaient qu'en tremblant une autre manière d'être
gouvernés; ils chérissaient leur obéissance sous un maître qui ne les
tyrannisait plus, parce qu'il lui était impossible d'ajouter un anneau
de plus à la chaîne. On l'estimait bon, de ce qu'il n'avait plus de
méchancetés à commettre. Toute dignité était partie de ces corps battus
de génération en génération. Sur leur dos courbé par l'avilissement, le
mépris et le fouet avaient fait croûte.

»Oui, mon ami, l'abâtardissement de l'homme en était arrivé à ce point
dans beaucoup de villes frontières, comme la nôtre: parce qu'elles
avaient, à diverses époques de l'histoire, appartenu à l'Allemagne,
elles s'imaginaient n'avoir aucun droit pour faire cause commune avec la
France contre d'odieux abus. Comme si jamais le droit naturel qu'ont les
peuples d'être libres et de se gouverner était susceptible de périr dans
les transactions auxquelles ils n'ont pas souscrit!

»Mais, soit ignorance, soit engourdissement, mes concitoyens ne jugèrent
pas que le moment était venu pour eux, non d'être Allemands ou Français,
questions pour lesquelles avaient combattu leurs pères dans des guerres
moins saintes, mais d'être hommes. J'élevai la voix pour répandre cette
vérité: je ne fus pas compris.

»Alors je m'expliquai nettement deux vérités que l'histoire n'avait
jamais dégagées pour moi de ses enseignements: l'une, que les temps
d'esclavage finissaient quelquefois par être légitimes à force
d'abnégation chez ceux qui s'y courbaient; l'autre, que ces temps
avaient eu aussi des âmes énergiques qui, comme la mienne, s'étaient
découragées dans une lutte inégale.

»Me voilà donc réduit à marcher seul avec mon opinion, rougissant
presque de l'avouer, tant le silence qui l'accueillait la colorait d'une
teinte paradoxale. On dira un jour l'histoire de la révolution française
en province: elle ne sera ni moins curieuse ni moins tragique, ni moins
morale surtout que la même histoire éternellement écrite à Paris et pour
Paris. Si la torche de la révolution française,--il est superflu de
l'avouer,--était Paris, chaque province était le miroir parabolique qui
renvoyait des rayons de feu après avoir reçu des rayons de lumière.
Revenons à moi. J'aurais mieux aimé combattre pour mon opinion à la
lueur des canons, que de la laisser rouiller dans le silence. L'opinion,
c'est la vérité; qui la possède doit la dire: c'est la foi: il faut la
proclamer; en faire une ceinture pour soi, un drapeau pour les autres.»

Comme Maurice pressentit que, dans ce récit qui l'attachait vivement,
sans doute à cause de ses convictions politiques, M. Clavier placerait
les événements principaux de sa vie, il se leva pour s'assurer que les
portes de communication étaient fermées. Dans cet examen, son visage
effleura le drap où s'appuyait la joue attentive de sa femme.

Il retourna à sa place.

«Que j'aurais désiré d'appartenir à ce peuple de Paris qui ne se
nourrissait plus que d'enthousiasme, attaché aux grosses lèvres de
Mirabeau, parlant tout un jour! A force d'exaltation, je me crus à
Paris. Je montais, au Palais-Royal, derrière la chaise de Camille
Desmoulins, le brave jeune homme; et, comme lui, applaudi par cent mille
mains, je piquais à mon chapeau la feuille d'un arbre, cocarde
improvisée, symbole innocent et pur qui, deux jours après, devait passer
par le sang et ne plus déteindre. Puis je sonnais le tocsin dans ma
tête, j'illuminais mes yeux de l'incendie de Paris, et j'allais, suivi
du bruit d'une ville, traînant avec moi des canons, fléchissant sous le
poids des piques, jusque sous les murs de la Bastille que j'assiégeais.
Couvert de la poussière de ses débris, je m'admirais, statuaire étrange,
artiste procédant au rebours: la chute de la Bastille était bien la
statue de la révolution, son premier chef-d'œuvre de destruction.
Pour elle, détruire c'était faire; abattre c'était achever; anéantir
c'était perfectionner. La Bastille détruite était donc une statue
élevée. Dans les ères de révolution, l'œuvre de destruction est aussi
une œuvre impérissable qui a ses noms d'artistes signés au bas. Au
bas de notre statue nous écrivîmes: Peuple--Paris, 14 juillet.

»La pierre qui s'élève ou qui tombe, remarquez-le bien, c'est plus
qu'une vengeance, et qu'une simple fondation commémorative: une phase de
civilisation commence ou finit. C'est le bouleversement de la propriété;
de la propriété du pouvoir ou de la propriété du sol. Laissez entre
chaque borne des champs l'espace de cinq lieues, vous aurez tout de
suite la féodalité; ne mettez entre chacune de ces bornes que la
distance d'une lieue, apparaissent les majorats, la monarchie;
rapprochez les bornes, ne comptez entre elles que l'intervalle de vingt
pas, et vous avez l'industrie, la propriété divisée à l'infini, la
république. La Bastille était la plus haute borne féodale. Elle abattue,
les autres bornes furent poussées dans le fossé. L'arbre de la liberté
fut planté à la place: image juste: la propriété recommençait par son
attribut naturel: l'arbre!

»Quand les emblèmes tombent, les réalités qu'ils cachent ne restent
guère debout. La Bastille, cet emblème, croule; et, à dix-sept jours de
distance seulement et dans le court espace d'une nuit, on proclame sur
ses ruines la liberté du serf, l'abolition des juridictions
seigneuriales, la répartition égale des impôts, l'admission de tout le
monde à tous les emplois, la destruction de tous les priviléges. Chose
étrange! Tout le monde prêta ses deux mains à cette œuvre d'une nuit.
On eût dit que ces hommes de la nation se hâtaient de peur que la lune
ne vînt à se coucher; on eût dit encore que la lueur des flambeaux avait
fasciné ceux qu'ils éclairaient. Pâles, fatigués, les bras nus, le front
en sueur, ils brisèrent la féodalité avec la monarchie; la hache passait
de main en main. Dieu employa sept jours à faire le monde: il suffit aux
États-Généraux d'une nuit à Versailles pour le rendre libre. Dans cette
mémorable nuit, chacun sacrifia aux yeux de tous, et jeta, au centre de
cette salle où bouillonnaient tant d'idées, ses titres, ses aïeux, ses
priviléges de dix siècles; on y précipita tout: le passé pour
l'anéantir, le présent pour qu'il renaquît. Nuit de Versailles! nuit
sublime! Le serf de dix-huit siècles tombant dans les bras, sur la
poitrine d'un comte de Lally-Tollendal, et l'appelant: «Mon frère!» nuit
qui enveloppa le chaos d'où un monde allait jaillir! On ne s'arrêta pas:
l'œuvre marchait toujours pendant que le roi se livrait au sommeil
dans son palais, et on l'enfanta debout; ainsi les femmes fortes
accouchent. On manqua d'un tabouret pour faire asseoir le président.
Dans ce chaudron sombre au fond duquel disparurent les membres dépecés
de la vieille monarchie, personne n'hésita à remuer: prêtres avec la
mitre, nobles avec l'épée, peuple avec le bâton. Ils travaillèrent
ensemble et du même cœur, sans craindre de voir sortir de cette
fusion quelque monstre portant tête de peuple et griffe d'hyène. Ils
n'oublièrent qu'une seule chose: c'est qu'en abolissant la noblesse, ils
avaient de fait aboli le roi; qu'en supprimant le privilége, on
supprimait la royauté; et qu'en admettant tout le monde aux emplois, le
peuple était l'égal du souverain ou bien le roi était du peuple. La nuit
de Versailles fut la seconde œuvre de la révolution, autre
chef-d'œuvre de négation comme la prise de la Bastille. On avait
détruit d'abord la loi de pierre, on venait d'anéantir la loi écrite, il
ne restait plus que la loi de chair.

»L'exemple de Versailles ne fut pas perdu pour la province. Les châteaux
tombèrent, les titres furent brûlés; une poussière féodale s'éleva sur
toute la France.

»Le château de notre canton resta debout. Vingt hommes de cœur ne se
trouvèrent pas pour le renverser.

»Voulant enfin connaître au juste le nombre d'opinions que ralliait à
ses principes dans notre bourg l'Assemblée constituante, je battis la
caisse, et, au milieu du marché, je lus à haute voix la déclaration des
droits de l'homme. Un seul paysan et un jeune marquis s'avancèrent pour
m'écouter. Ensuite nous nous embrassâmes tous trois, comme Bailly,
Lafayette et Grégoire; nous nous déclarâmes libres, le paysan refusa
vingt sous de dîme au curé, deux heures de corvée au seigneur, et tua un
pigeon dans la forêt. La révolution était accomplie chez nous. Quand le
seigneur manda le paysan à son château, j'y parus moi-même et j'y lus la
sanction royale donnée à la constitution. Je demandai ensuite l'arbre
généalogique de la maison, et le jetai au feu.

»A quelques jours de là, j'instituai un club que je présidai: deux
auditeurs y parurent, le marquis et le paysan.

»Le paysan nourrissait dans son âme la colère d'un peuple entier. Il
avait six enfants nés de sa misère; géants de fer qui luttaient avec les
ours, et dont la tête avait appris à s'abaisser sous le regard d'un
enfant de leur maître. Quand je lui expliquai ses droits, il sembla les
recouvrer, tant son instinct courut au-devant de la solution qu'il avait
souvent pressentie sans la saisir. Dès cet instant, il comprit qu'il ne
devait mettre sa force qu'au service de son intelligence, sa volonté
qu'au pied de son libre arbitre, et que le droit naturel étant cela,
l'acte politique qui le voilait était une tyrannie. Il rompit avec le
passé dont il lava la souillure en se promettant plus d'une vengeance
expiatoire. Il me détailla ses récriminations; il me fit l'histoire de
sa famille: je crus encore entendre celle du peuple. Tout y était: la
perpétuité de l'esclavage, de la misère, du travail, de la faim et de la
honte: l'ignorance aggravait encore son abaissement. C'est une justice à
rendre à la Providence: elle ne souffre l'esclavage qu'après
l'abrutissement. Si elle consent à l'inégalité parmi les hommes, ce
n'est qu'au prix de leur stupidité. Là où éclate la pensée, il y a
vertu, courage, dignité. Dieu n'a toutes les libertés que parce qu'il a
toutes les pensées; il n'est souverainement bon que parce qu'il est
souverainement intelligent.

»J'avais rendu ce paysan mon égal et celui du jeune marquis; il comprit
que je méritais d'être le sien. Nous réglâmes un bien qui était à nous
trois. Ce jour fut notre fête de la fédération.

»Le marquis, que je désigne ici simplement par son titre, parce que sa
famille vit encore, et parce que les délations n'ont qu'un temps,
apportait avec nous, contre la monarchie, moins de raisons que de
principes. L'exemple des Condorcet et des Montmorency l'avait entraîné.
Il puisait ses griefs à une autre source que la nôtre. En apparence il
sacrifiait plus que nous, mais il exigeait moins. En se constituant en
révolte ouverte vis-à-vis de la royauté, il s'annulait: nous, au
contraire, nous acquérions. Il était naturel qu'il s'arrêtât, une fois
l'inégalité abolie, nous ne devions nous arrêter qu'après avoir
constitué l'égalité. Homme de théorie, il agissait en vertu du principe
généreux, mais vague, de la morale universelle, tandis que nous, nous
travaillions pour nous-mêmes. Il réformait, nous détruisions. C'était un
philosophe, nous des hommes. Il continuait Rousseau; nous, Rienzi.

»Les événements me confirmèrent bientôt que notre bourg était un nid de
partisans de l'ancien régime. A l'époque où l'on parlait déjà du départ
du roi pour Metz, quelques jours après la scandaleuse fête donnée à
Versailles aux gardes-du-corps, je vis arriver et passer aux frontières
des officiers de la maison du roi, mêlés à une foule d'hommes défiants
qui entraient et sortaient pendant la nuit. Je crois vous l'avoir dit:
par sa situation, notre bourg était admirablement placé pour favoriser
l'évasion de la cour sur le territoire ennemi. Je proposai d'organiser
la garde nationale. L'idée fut réalisée avec mépris, surtout par les
gens du château, qui, par moquerie, me nommèrent le chef de cette
milice. Si tous les habitants s'y enrôlèrent, il ne me fut pas difficile
néanmoins de voir que pas un n'apportait sous les armes des dispositions
patriotiques. J'avais armé des ennemis.

»J'acceptai le commandement qu'on m'avait donné par dérision, et je le
partageai avec le marquis, le paysan et ses six enfants. En réalité,
nous neuf seulement représentions l'effectif de cette singulière milice.
Je m'arrangeai de manière, dans ma répartition des postes commis à la
garde du bourg, que mon paysan et trois de ses fils feraient toujours
partie de celui de la ville, tandis que ses trois fils, moi et le
marquis veillerions à ceux des frontières, distantes d'une lieue, d'une
demi-heure de marche.

»Cette mesure contint l'explosion d'une défection ouverte; elle força la
trahison à s'observer. Neuf hommes déterminés en surveillaient deux
cents: mais qui a jamais calculé la puissance d'une autorité soutenue
par l'opinion; quelle est la ville qui n'est pas cent fois plus forte
que sa garnison; quelle est la nation qui ne vaincrait pas sa propre
armée? Appliquez un nom à cette force morale. Nous l'avions. J'eus
besoin de m'en servir à l'époque où la noblesse française émigra en
foule, nous menaçant de rentrer sous peu de jours à la suite de Condé.
Ce prince, assurait-elle avec confiance, n'attendait plus pour marcher
de Worms sur Paris que l'arrivée du roi dans une ville frontière; le
roi, dont le danger était devenu plus imminent depuis la mort du comte
de Mirabeau. Ces courtisans irrités ne semblaient déjà plus en France
une fois dans notre bourg. Ils déguisaient à peine leur dégoût pour nos
couleurs nationales qu'ils ne portaient pas, prompts à reprendre la
cocarde blanche de l'autre côté des frontières.

»Une grande erreur, à mon sens, Maurice, fausse le jugement qu'on porte
d'ordinaire sur la révolution française en ce qu'elle eut de puissance
négative pour fonder, et de puissance réelle pour détruire. On s'imagine
que, réglée au milieu des excès qui l'emportèrent, elle tint constamment
l'équilibre entre les nécessités d'abattre et celles de réédifier. On
indique un but à tous ses actes, en oubliant que ses actes se
détruisirent l'un par l'autre, et qu'il est au moins absurde de
considérer le 18 brumaire comme la conséquence naturelle du 10 août.

»La révolution française n'est que la négation d'un fait: de la
monarchie, sa mission était le néant: elle l'a remplie. Ses tentatives
de législation ne furent jamais que des prétentions d'hommes qui veulent
répondre au cri de la logique, infirmité qui tua la Gironde sur la
monarchie et la Montagne sur la Gironde. Ses mille constitutions
s'entredévorèrent comme ceux qui les avaient faites. Cela est si vrai,
que la Constituante,--pesez ici les mots,--renversa la monarchie, que
l'Assemblée législative renversa la loi, et que la Convention nationale
tua le chef de la nation, Louis XVI.

»La révolution ne fut qu'une armée marchant à la conquête, allant à la
découverte; une invasion. Ceux qui allèrent le plus loin la devinèrent
le mieux. Il y eut des erreurs; on a vu des crimes. Les hommes
politiques ne sont d'ailleurs justiciables que d'un tribunal: le succès.
De quel droit la morale interviendrait-elle dans ce qui n'est point de
son essence? Au surplus, si Robespierre ou son parti fut cruel parce
qu'il tua la Gironde, qu'étaient les Girondins qui tuèrent le roi? En
révolution, je croirai à la moralité des principes, lorsque les vaincus
en auront fait preuve dans leur ligne de conduite pendant qu'ils étaient
vainqueurs.

»En appelant du chef-lieu voisin quelques secours d'hommes, il nous eût
été facile de réduire à rien l'importance ridicule qu'affichaient dans
notre bourg les partisans de la monarchie. Mais il eût fallu, dans ce
cas, subir une soumission exigée par la reconnaissance; l'intérêt du
bourg en eût trop souffert. Depuis un temps immémorial, en rivalité avec
le chef-lieu pour la fabrication de la dentelle à point de Malines, nous
devions, sous peine d'anéantir notre supériorité dans cette industrie,
nous passer de sa protection. Pour rester indépendants, il y avait
mensonge obligé au contraire à nous citer à nos voisins comme la
population la plus dévouée à la révolution. Ce que nous fîmes. Nous
altérâmes nos rapports; sous notre plume, notre ancien seigneur eut
autant de patriotisme que Lally: les marquis, comtes et ducs des
environs avaient, à nous en croire, brûlé leurs titres et dévasté leurs
colombiers: les curés des communes environnantes avaient, les premiers,
prêté serment à la constitution et proclamé en chaire l'abolition de la
dîme sans rachat. Nous finissions toujours, dans notre procès-verbal
envoyé au district, par souhaiter à la France beaucoup de communes
comme la nôtre. Qui eût osé nous démentir? qui y avait intérêt? les
royalistes? mais alors ils auraient demandé leur mort.

»Nous vivions donc tous les neuf, moi, le marquis, le paysan et ses fils
sur le bénéfice de cette erreur; mais comme les royalistes connaissaient
notre intérêt à ne pas les dénoncer, ils abusaient de notre fausse
situation pour conspirer de plus en plus ouvertement avec l'étranger
dont nous voyions blanchir les tentes à l'horizon.

»Sentez-vous combien, à mesure que les événements se compliquaient, le
silence de notre dévouement pouvait nous être imputé à crime? Désormais
même, un avertissement de notre part n'eût servi qu'à faire qualifier
notre conduite de trahison, sans égard aux motifs qui l'auraient dictée.
Les royalistes ne couraient pas de plus grands dangers. Nous méritions
la mort si nous étions découverts.

»A la déchéance du roi, au 10 août, nos craintes augmentèrent. Entre le
château et les frontières, les signaux étaient devenus plus fréquents;
des munitions, malgré notre surveillance, furent nuitamment descendues
dans les souterrains du château. Chaque habitant fut prêt à l'attaque.
Notre perte était jurée; on ne suspendait l'heure de notre mort que par
la crainte du district qu'on n'aurait pu longtemps tromper après nous.
Nous ne nous effrayâmes pas.

»Nous nous constituâmes en tribunal pour juger l'ex-seigneur du canton:
il fut mandé à notre barre. Louis XVI venait d'être appelé à celle de la
Convention.

»Où était le droit? où il est toujours: entre la force et la justice. La
force, nous la tenions; la justice, la voici.

»Le sol, c'est la vie, parce qu'on l'y puise, et parce qu'on la lui
rend. Dieu et la terre, voilà les deux aboutissants de l'homme. Dieu
qu'on adore comme on le sent; la terre, qu'on ne possède que d'une
manière: en l'occupant. Cela est si exact, que les institutions
auxquelles l'homme obéit, celles qu'il se crée, et celles qu'on lui
impose, ont, ou Dieu pour auteur révélé, ou la force pour maintien.
Libre à tous de croire que les lois bonnes descendent du ciel; mais
libre à tous d'écraser les tables législatives que Numa n'a pas
rapportées du bosquet d'Égérie. Les lois françaises étaient mauvaises,
multiples, obscures, traditionnelles comme une légende, formulées en
proverbe, tantôt niaises comme un jeu de mots, tantôt cruelles comme un
assassinat; elles étaient de tous les âges, et, qui pis est, druidiques
sans druides, romaines sans sénat, gauloises après l'invasion, féodales
après Richelieu. Parmi ces lois, il y avait des luttes perpétuelles
comme d'homme à homme. La même loi qui vous accordait droit d'asile vous
assimilait, cent perches plus loin, au vaincu et à l'étranger. Dans
telle province, la loi c'était le prêtre; dans telle autre, la loi
c'était le seigneur. A l'entrée du moindre village, il fallait
soigneusement s'informer de la loi ou de la coutume locale, sous peine
de la violer et de mériter la mort en buvant un verre d'eau.

»Ces lois étaient donc mauvaises; elles ne venaient pas de Dieu?

»Qui les avait faites?

»Eh! qu'importe, qui a fait le trouble, l'erreur, la contradiction?
demande-t-on cela?

»Un jour ces lois se trouvèrent en présence dans le palais de Versailles
où elles s'étaient rendues pour s'accorder: dans leur rencontre elles
eurent peur de leur difformité. Elles s'abdiquèrent dans l'unité, cette
beauté de toute création. L'homme suivit l'exemple des lois: les lois
furent sœurs, les hommes frères, le pays fut le père, la patrie.

»Il ne resta qu'un obstacle à la fondation du bonheur public.

»Cet obstacle n'était ni un homme, ni le pays, ni une loi: c'était ce
qui participait de cette trinité sans en être absolument l'unité ni
l'ensemble; c'était le roi; le roi plus qu'un homme, puisqu'il possédait
le pays; moins que le pays, puisqu'il n'était pas tous les hommes; plus
que la loi, puisqu'il la faisait. Le roi était la statue composée de
trois métaux: en séparant les métaux, ce qui fut possible, que devenait
la statue? elle disparaissait. Le roi allait donc s'évanouir comme la
statue, comme la forme sans l'objet. Le roi, c'était une forme.

»Quand on trancha la tête de Louis XVI, on ne fit ni bien ni mal: on
conclut.

»La conclusion, telle est l'éternelle pente de l'humanité. Arrêtez-la,
l'humanité; tenez-la sous le pied, nivelez-la, appelez-la esclave ou
républicaine: elle ne pleure ni ne se réjouit, mais elle arrive: où
va-t-elle? où va l'espace, où va le temps? mais gardez-vous de nier sa
marche: c'est le Rhin. Petit ruisseau, roulant sur des cailloux, les
enfants le traversent; si un précipice l'arrête, il le remplit,
s'arrondit un pont de sa nappe et court plus loin; le voilà torrent. On
l'emprisonne, il se tait; on le resserre entre deux canaux, il coule au
milieu des villes, il obéit. Ici on l'appelle fleuve royal, ici fleuve
libre, ici fleuve esclave; c'est toujours le Rhin; soit qu'il
réfléchisse le carrosse de l'empereur passant sur un pont, soit qu'il ne
réfléchisse que les joncs du rivage. Enfin sa gerbe importune, sa grosse
voix fatigue; on n'en veut plus, on l'étouffe sous des pierres, dans du
plomb, on appuie sur lui des aqueducs, des montagnes, on ne le voit
plus, on ne l'entend plus: où est donc le Rhin? Il est dans l'Océan: il
s'appelle mer du Nord.

»L'humanité conclut que le roi était un obstacle; et elle le renversa,
non pas comme un homme: elle ne le vit peut-être pas; mais comme un
principe. On guillotina la monarchie.

»De ces nécessités qui commandent aux événements, si nous descendons à
ces puériles justifications que, dans l'étonnement de sa victoire, le
parti vainqueur réclame du parti à terre, on répond que, si la
Convention n'avait pas le droit de faire mourir le roi, elle n'avait
probablement pas celui de le juger; que ce droit lui étant ôté, celui de
détrôner Louis XVI ne lui appartenait pas davantage; et que, le roi
régnant, la Convention, qui se perpétuait après s'être constituée de sa
propre autorité, était illégale. Dès lors le roi était libre de la
casser, et de s'en tenir à la Constituante. Mais autre illégalité. La
Constituante n'était que la prolongation des États-Généraux sans
l'agrément royal; nouvelle rébellion. Les parlements seuls restaient
avec la faculté illusoire d'adresser des remontrances à Louis XVI.

»Ainsi vous ne condamnerez pas une conséquence de la révolution, ou vous
les condamnerez toutes. Vous n'arrachez Louis XVI à l'échafaud que pour
y traîner tous les représentants de la nation. Comme ces représentants
étaient la France entière, à l'heure du jugement de Louis XVI, il n'y
avait plus qu'un choix à faire entre le pays et le roi.

»Notre marquis nous abandonna dès que l'ex-seigneur eut subi sa
condamnation capitale. Il se repentit d'être allé si loin; il tenta de
nous arrêter au milieu de la course. La Gironde lui servait d'exemple:
nous suivîmes celui de la Montagne.

»Une grande pitié historique, et je ne la calomnie pas, s'est attachée à
la vie et à la mort des Girondins: les vertus privées, le génie,
l'éloquence, le courage même de ces citoyens, sont à jamais
regrettables; mais, dans les temps où elles furent sacrifiées, ces
qualités étaient funestes au bien public. La Gironde s'endormit dans un
magnifique repos: elle prit sa lassitude pour le but, son désir
d'inaction pour la fin de toutes choses; elle n'admit pas que les
révolutions comme la vie n'existent que par le phénomène incessamment
ramené de la reproduction d'elles-mêmes, et que de tous les despotismes,
celui de la faiblesse est le plus odieux à imposer à des hommes qui
n'ont vaincu, qui ne règnent que par la violence. De quel droit les
Girondins osaient-ils dire à la Convention de rétrograder, eux qui
avaient demandé avec la Convention la déchéance du roi, et voté la mort
de Louis XVI? Couverts d'illégalités et de sang, ils accusèrent la
Montagne d'être illégale et sanguinaire. Où en était d'ailleurs la
France lorsque les Girondins voulurent faire halte? Était-elle riche,
victorieuse, calme? non. Le peuple n'avait pas de pain, le pays était un
polygone d'où partaient des boulets; l'intérieur était rongé par le
fédéralisme; la trahison se glissait dans les armées, sous les uniformes
de Wimpfen et de Custines. Au sein de cette misère, de cet effroi,
Vergniaux, ce Grec, ce Platon des salons de madame Roland; Louvet, ce
Properce de la tribune, se couronnèrent de roses et chantèrent: il nous
fallait quatorze armées.

»Il nous fallait dire, crier au peuple, qu'il était perdu, ne le fût-il
pas; trahi, ne le fût-il pas; vaincu, ne le fût-il pas; il fallait, oui,
tuer Custines, fût-il peut-être innocent; tuer la Gironde, parce que
l'effroi appelle aux armes, parce que la trahison fait veiller aux
portes, parce que la menace de la défaite est souvent la prophétie de la
victoire, parce qu'un général qu'on tue garantit la fidélité de tous les
capitaines, parce que les têtes de vingt-deux orateurs qui tombent
réduisent la parole aux faits, cette éloquence des révolutions. La
cloche est fondue en canons. Elle sonnait, elle tonne. Vergniaux détruit
fut coulé en Robespierre, Gensonné en Danton; la tribune s'allongea en
affût; la Convention mitrailla la coalition.

»La mort des Girondins fut juste.

»Celle de notre marquis ne le fut pas moins.»

Léonide se leva avec effroi.--Victor, j'ai peur,--je suis glacée; je
m'en vais. Quel est donc cet homme?

--Demeurez, Léonide; il est essentiel que vous restiez. Je prévois le
dernier mot de tout ceci.

--Puisque vous le désirez, je reste; mais examinez le visage de Maurice.

--Il est superbe, ma sœur: s'il apportait cette illumination dans les
affaires, quels succès n'aurions-nous pas?

M. Clavier continua:

»Après l'exécution du marquis, tous les nobles du canton émigrèrent; il
ne resta plus que quatre-vingts habitants dans le bourg; nous prîmes les
biens des uns, nous emprisonnâmes les autres.

»L'expropriation est un droit sacré dans les heures de guerre civile.
Car qu'est-ce que la propriété sans l'occupation du sol? Qui fuit est
vaincu; qui a la victoire possède. Argumenter du juste et de l'injuste,
c'est discuter les droits du vainqueur; qui décidera? Je ne vois que
l'étranger.

»L'étranger se présenta.

»Toute question fut désormais tranchée pour elle, la république entra en
guerre avec le monde entier; les lois furent violées.

»Alors, au nom de qui parler à la nation, pour que pas une main ne se
cache; pour que pas un vide ne se fasse où passerait l'ennemi?

»A qui la souveraineté? aux lois? elles sont abolies; au roi? il est
tué.

»Une nouvelle cosmogonie se prépare: elle ne jaillira que d'un
bouleversement. Le monde moral attend son déluge.

»La Convention nationale décréta une seule loi: la Terreur. Article
unique, la _Terreur_.

»D'où naquit cette puissance? Qui l'avait enfantée? Dieu! comme elle
passa sur les fronts et les fit pâlir! L'air la répandit au sortir de la
bouche de la Convention, et tout homme qui la respira ne mourut pas,
mais il donna la mort. La terreur fut la sauvegarde des villes, le
général des armées, le juge du criminel, le dictateur du pays. La France
change de dynastie: elle obéit à la Terreur, première du nom!

»Notre bourg n'offrait plus qu'un repaire d'ennemis exaspérés.

»Ils jurèrent d'en finir avec nous. Ils s'emparèrent de ma femme et de
ma fille, et me menacèrent de les tuer, si je ne consentais pas à
laisser la localité à leur discrétion. Je me résignai à ce sacrifice.
Ils égorgèrent ma femme et ma fille.

»Mais quelques jours après, quand la Terreur fut proclamée, le château
me vit, écrasant ses propriétaires sous mes pieds. J'y mis le feu et j'y
entrai. Un prêtre, frère de l'ex-seigneur, me demande, au nom de Dieu,
car nous en avions fini depuis longtemps, eux et nous, avec l'humanité,
la grâce de sa famille. Point de grâce. Je tuai le prêtre, la famille
entière. C'était celle de mademoiselle Caroline de Meilhan; mais je
sauvai sa mère, inutile de dire pourquoi.

»Pourtant, on n'avait sauvé ni la mère de ma fille ni ma fille. Plus
tard je ne pus empêcher la confiscation des biens de la mère de Caroline
ni l'exil auquel elle fut condamnée. Elle portait un nom sans pardon
pour la Convention; mais j'adoucis sa misère. Je m'attachai à la mère de
Caroline avec l'opiniâtreté du remords, je l'aimai comme une leçon
vivante qu'en homme de parti je m'imposai. Elle fut la borne tachée de
sang que ma vengeance ne dépassa plus. De longs jours s'écoulèrent; elle
se maria à un homme de son rang, sur le sol de l'émigration où nous nous
rencontrâmes, car l'empire nous fit aussi expier le tort d'avoir été
républicains.

»Ainsi, je ne vous l'ai déjà que trop révélé, Caroline est l'enfant
d'une royaliste que j'ai sauvée, mais dont j'ai tué de ma main la
famille entière. La mère de Caroline fut ma fille adoptive, comme à son
tour Caroline l'est devenue. Voyez si je mérite quelque reconnaissance!
Les siens ne m'avaient rien laissé sur la terre; je leur ai gardé deux
enfants; ils m'avaient tué une fille, je leur en ai conservé deux; la
mère de Caroline était morte, je pleurai sur cette mère que j'avais
faite orpheline, mais qui avait dû à ma pitié d'être épouse et mère;
j'allais ensuite vers le berceau de sa fille pour la prendre, pour la
réchauffer près de moi, vieux soldat, vieux conventionnel, couvert de
blessures et de calomnies. Depuis dix-sept ans je lui sers de père, moi
qui ai tué celui de sa mère, et je l'ai nommée ma fille, elle dont les
siens m'ont privé de ma fille.

»Le château détruit, mon pouvoir n'avait plus d'obstacles. C'est au
moment des grandes crises que les questions se simplifient.

»L'instrument de mort fut élevé.

»Je me plaçai à sa droite, mon paysan, comme exécuteur, à sa gauche, ses
fils armés se rangèrent autour de l'échafaud, et, durant tout un jour,
nous ne nous reposâmes pas. La terreur était notre force, la terreur
arrachait les traîtres à leur asile; la terreur les courbait et les
poussait à nos pieds; la terreur en fit justice: la terreur sauva la
France!»

M. Clavier était pâle, ses deux mains tremblaient dans celles de
Maurice; il avait peine à achever.

»Quatre-vingts têtes restèrent sur le pavé. Nous incendiâmes le bourg.

»Je partis pour Paris. Arrivé, je me présente à la Convention, je monte
à la tribune, et je déroule aux yeux des membres de cette formidable
assemblée une carte de la France où cette localité était à jamais
effacée.

»Que ce bourg soit sans nom! fit Robespierre.

»J'avais bien mérité de la patrie!»

M. Clavier s'affaissa dans son fauteuil. S'il eût reçu un coup de lance
dans le foie, il n'eût pas été plus décoloré; ses bras pendaient, ses
lèvres étaient noires.

Derrière la porte du cabinet, Victor seul eut la force de rester. Au
fond de l'appartement, Léonide respirait des sels sans parvenir à se
ranimer.

D'une voix agonisante M. Clavier reprit:

«Et maintenant, mon ami, que j'ai fini mon temps d'homme de parti, ma
mission de colère et parfois de justice, je me retire à tâtons de la
vie. Ni moi ni mes pareils n'avons été jugés. Trop vieux pour attendre
la sentence que les générations prononceront sur nous, il faut que je me
contente de la voix isolée de ma conscience. Elle m'impose l'obligation
non de revenir sur mes principes, mais sur beaucoup de mes actes,
toutefois sans les condamner honteusement. L'homme politique n'a jamais
transigé en face de l'échafaud, le vieillard s'amende un pied dans la
tombe. Si je n'ai ni à me blâmer ni à me repentir d'avoir versé du sang
sur le champ de bataille des luttes civiles, je dois à ma propre estime
de restituer ce qui m'est resté de dépouilles comme vainqueur. La
révolution m'avait enrichi de toutes les confiscations exercées sur le
seigneur dont je vous ai raconté la déplorable fin, ainsi que celle de
sa famille; j'ai gardé les propriétés expropriées, je les ai fait
valoir, j'en ai triplé les revenus, enfin je les ai possédées avec
l'autorité d'un légitime maître. Ces propriétés étaient une arme; je
m'en suis emparé, quand l'ennemi, en se retournant, pouvait les
ramasser. Mais depuis qu'il a été exterminé jusque dans ses souvenirs,
ces propriétés me pèsent comme si je les avais sur la poitrine. La
vérité est que je n'en ai jamais joui. J'aurais peur de passer à l'ombre
de ces forêts dont je suis possesseur. Jamais je ne les ai visitées;
jamais aucun gibier de mes parcs, aucun fruit de mes jardins, aucun
poisson de mes étangs n'a été servi sur ma table. Ce qui est cueilli sur
l'arbre est vendu, converti en or; ce qui est cueilli dessous est
partagé entre les pauvres. L'or, le voici; il a été changé par moi en
nouveaux titres de propriétés. J'y ai joint mes comptes; tout y est
réglé, mis à jour, facile à vérifier. Vous restituerez donc à leur
légitime maîtresse, mademoiselle Caroline de Meilhan, le jour de ses
noces, que je sois vivant ou mort, ses domaines, parcs, bois, étangs,
forêts, enfin l'héritage de ses pères. Elle rentrera dans ses biens,
comme si elle n'en était jamais sortie. En voilà les titres.

--Monsieur! s'écria Maurice tout palpitant de terreur et de respect,
monsieur, voilà une action qui honorerait dix existences moins
tourmentées que la vôtre!

--Avez-vous entendu, ma sœur? dit tout bas Victor Reynier à Léonide,
et ne pensez-vous pas que celui qui épouserait mademoiselle de Meilhan
ferait un riche mariage?

--Qui le sait, mon frère? Avons-nous la moindre idée du contenu de ces
papiers? Le vieillard est un peu emphatique.

--Mais, ma sœur, vous l'avez bien entendu, ce sont des titres de
propriétés: il a parlé de domaines...

--Richesses vagues.

--De parcs...

--Sans arbres, peut-être.

--D'étangs.

--Sans eau, je gage.

--Pourquoi supposeriez-vous cela?

--Et vous le contraire?

--Maurice nous le dira, ma sœur.

--Maurice ne dit rien. Pourquoi sommes-nous ici?

--Cependant, en tout ceci, il serait important de connaître le vrai.

--Important pour qui donc, mon frère?

--Mais... pour tout le monde, particulièrement pour celui qui aurait des
vues de mariage sur mademoiselle de Meilhan. Les grandes fortunes sont
si rares...

--Que les riches héritières s'acceptent, n'est-ce pas, mon frère?

--Ne m'approuveriez-vous pas, ma sœur? Vous êtes d'une ironie...

--Et vous, d'une témérité, Victor!

--Ne seriez-vous pas fière de me savoir riche et d'avoir contribué à mon
bonheur?

--Sans doute; mais comment?

--N'entrez-vous pas tant qu'il vous plaît dans le cabinet de Maurice
lorsqu'il est absent? Un coup d'œil est si vite jeté...

--Je l'accorde; mais me croyez-vous aussi habile, Victor, pour profiter
d'une telle hardiesse? J'ai si peu l'habitude des affaires, que je
craindrais de ne jamais me tirer avec honneur de la lecture de ces
pièces, et que la tentative ne vous fût complétement inutile.

--Et si l'on vous accompagnait, voyons! si je vous aidais, ma sœur?

--Plutôt cela, mon frère.

--Ce soir nous partons pour Paris, Maurice et moi.

--Vous serez de retour demain tous les deux.

--Moi seulement. Votre mari, sous un prétexte quelconque, sera retenu à
Paris, tandis que je retournerai à Chantilly. C'est dimanche: les clercs
seront absents.

--Mais si c'était mal, mon frère, ce que nous allons faire là...
N'avez-vous aucun scrupule, vous?

--Excellente Léonide!... Savez-vous qu'il y a mon bonheur peut-être dans
cette démarche.

--Et le mien aussi, pensa Léonide en voyant, avec une joie qui éclata
dans son cœur, son mari déposer sous la même poignée de bronze les
papiers de M. Clavier et le plan de campagne du colonel Debray.

Maurice reconduisit M. Clavier jusqu'au bas de l'escalier, et il ne
cessa de lui prodiguer, en lui prêtant son bras pour le soutenir, les
plus affectueuses marques d'amitié. Le vieillard et le jeune homme se
quittèrent parfaitement heureux: l'un, d'avoir déchargé son âme dans le
sein chaleureux et impénétrable d'un ami, l'autre, d'être devenu le
dépositaire de la plus vertueuse action dont il eût été témoin depuis
qu'il exerçait sa charge.



VIII


La journée avait été fatigante pour Maurice. Ce ne fut pas sans exhaler
un long soupir de délassement qu'il se mit à table, et qu'il vit servir
le dîner.

Selon un usage singulier, mais établi depuis longtemps dans la maison,
les domestiques déposèrent en un seul service tous les mets sur la table
et se retirèrent. Les portes furent ensuite fermées pour toute la durée
du repas.

Après avoir replié les persiennes, tiré les rideaux, adouci l'éclat des
lumières, Léonide ouvrit la porte qui communiquait avec la chambre à
coucher.

Cette porte était double.

Léonide souleva ensuite entre l'une et l'autre porte la planche de chêne
qui formait la cloison intermédiaire du tambour; elle la fit glisser de
bas en haut dans une rainure très-douce, et un passage oblong, de la
longueur de deux pieds, se fit et laissa voir un escalier de plusieurs
marches.

Un jeune homme sortit par cette ouverture.

Le panneau resta suspendu.

Ce jeune homme s'assit familièrement entre Léonide et Maurice. Sa
présence au milieu d'eux n'étant pas un événement, elle ne fut marquée
par aucune parole de surprise; le silence d'usage couvrit les premiers
instants du dîner.

--A-t-on des nouvelles de l'ouest? demanda-t-il ensuite avec beaucoup
d'indifférence, et en se versant à boire.

--De mauvaises, lui répondit Maurice.

--Ah!--Il vida son verre d'un trait.--Et que dit-on?

--Je t'apprendrai cela plus tard, Édouard.

--Dis toujours: je t'écouterai de sang-froid; maintenant j'ai l'estomac
apaisé. D'ailleurs les nouvelles mauvaises pour moi, n'en sont-elles pas
de bonnes pour toi? Nous sommes ennemis, n'est-il pas vrai?

--Fou, n'auras-tu jamais de générosité pour mes opinions que tu
réveilles toujours pour en médire, sans te pardonner tes médisances?
Sommes-nous assez forts, toi ou moi, pour qu'il dépende de nous de faire
triompher ou ta cause ou la mienne? Quand je me convertirais à tes
principes, ou toi aux miens, admettons, qu'y aurait-il de changé aux
événements? Je permets qu'on sacrifie à son parti le repos, la fortune,
le bonheur même, tout, excepté l'amitié, parce que les partis sont
impuissants à la rendre quand elle est perdue.

--Monsieur de Calvaincourt, ne le comprenez-vous pas, Maurice, aimerait
à vous faire dire ce qu'il pense, afin de se dispenser de parler à
table.

--Je vous remercie, madame, de la bonne opinion que vous avez de mon
silence. Poursuis! tu parles trop bien pour que je ne continue pas à
t'engager à me valoir de nouveaux éloges de madame. Ce pâté est
excellent: encore une tranche.

--Mon mari l'a rapporté hier de Paris.

--Où j'irai demain.

--Où tu n'iras pas demain.

--Pourquoi cela? J'ai à y voir plusieurs personnes que je n'ai pas
besoin de te nommer. Depuis ma retraite, c'est-à-dire depuis deux mois,
je n'ai pas de leur nouvelles; et pourtant il serait nécessaire que je
m'abouchasse avec elles, moins pour les rassurer sur mon sort que sur
celui d'une autre tête plus précieuse que la mienne.

Léonide fit le mouvement de se lever.

Édouard la pria de se rasseoir.

--Il serait imprudent, Maurice, de leur écrire d'ici, et je ne te
chargerai jamais de ma correspondance. Je partirai donc.

--Non, encore une fois; car tu n'as plus personne à voir à Paris. Tes
amis, ceux dont tu parles, sont en fuite ou arrêtés. En veux-tu la
preuve?

--Du courage, monsieur Édouard, dit Léonide en prenant la main du jeune
homme:--de la résignation surtout: vous avez fait à votre parti assez de
sacrifices pour n'avoir pas à vous reprocher l'inaction forcée à
laquelle les circonstances vous condamnent.

--Vous m'alarmez. Que se passe-t-il donc d'extraordinaire en Vendée?
Instruis-moi, Maurice.

--Mieux que personne, tu sais, Édouard, que la Vendée politique est à
Paris, et qu'on y attise la guerre avec autant d'ardeur que dans
l'ouest; seulement le noble faubourg, retranché derrière ses paravents
chinois, dresse les plans de campagne et ne reçoit pas les coups de
fusil. Tu prévois d'ici que ces rebelles de salons, qui protestent par
des cocardes vertes et des proclamations boueuses glissées sous les
portes cochères, ont compromis leur cause par des bravades intempestives
et des assurances de succès plus dangereuses qu'une trahison. Il paraît
que, ne sachant contenir leur joie à la nouvelle de quelques triomphes
dus au retour douteux d'un chef inespéré au milieu des populations
soulevées de la Vendée, ils ont illuminé leurs hôtels, et arrangé, sous
le feu des lampions, un plan de régence dont la police a fait son profit
avant la personne à qui il était destiné.

--Fatale imprudence! fit Édouard en serrant les poings; c'est la dixième
fois, oui! depuis l'insurrection, que la jactance de ces gens-là nous
perd. Le plus grand service qu'ils auraient pu nous rendre, c'eût été
d'émigrer comme en 93. Au moins leur expulsion ou leur fuite, en faisant
haïr le gouvernement, eût excité une irritation salutaire dont nous
eussions tiré quelque avantage: ils n'ont pas compris ce
désintéressement.

Je vous demande pardon, madame, si je mêle si souvent à nos repas des
propos politiques. Ce n'est pas le moindre inconvénient de loger des
proscrits.

--Achève, Maurice, de me reconter leur funeste bouffonnerie.

--Avertie, la police est descendue chez tous ceux que le plan de régence
désignait comme dignes de remplir dans le futur gouvernement les
principaux emplois, soit à la tête des armées, soit sur le siége des
tribunaux. On murmure les noms compromis d'un duc célèbre, et de deux
vicomtes arrêtés au moment où ils se disposaient à brûler une
correspondance que la police aurait précipitamment arrachée aux flammes.

--Sait-on le contenu de cette correspondance? s'informa Édouard avec
anxiété, consterné d'apprendre l'arrestation des chefs les plus dévoués
à sa cause.

--Tout le fait présumer; car de nombreux détachements ont subitement
reçu l'ordre de se diriger sur la Vendée pour la cerner, l'envahir,
l'occuper sur tous les points, avec latitude indéfinie de commandement
laissée au général qui les guide; et on lit dans les journaux
ministériels d'hier que voici, des détails arrangés sous forme de
nouvelles, provenant à coup sûr de la correspondance saisie.

Léonide, lisez-nous cet article: nous écouterons mieux.

«_Environs de Bressuire_.--Parmi les actes de folie, de cruauté,
d'exaspération, dont se souille chaque jour le parti légitimiste en
Vendée, on est surpris de rencontrer parfois sur cette terre de sang
quelques traits d'intelligence et de vrai dévouement. Deux cents soldats
fouillaient au milieu de la nuit un groupe de châteaux désignés comme
recélant un jeune homme courageux et téméraire qui est devenu l'âme de
la rébellion: les crosses de fusil ouvraient les portes qui résistaient
aux sommations, la flamme montait là où n'atteignaient point les
balles.»

Édouard redoubla d'attention.

«Ces soldats avaient déjà ravagé sans résultat deux châteaux, lorsque,
au pas de charge, de la boue jusqu'aux genoux, chantant _la
Marseillaise_, torches allumées en tête, ils longèrent un troisième
château que des camarades leur avaient enlevé la gloire d'assiéger.
Comme c'eût été leur faire affront que de se proposer pour leur prêter
main-forte contre une position qui ne tenait déjà plus, ces braves
passèrent outre et laissèrent la besogne et l'honneur de l'achever à
leurs frères d'armes. Ils se bornèrent à quelles saluts de
reconnaissance à travers les claires-voies des haies, et se renvoyèrent
des cris d'encouragement à distance. Ils n'avaient pas marché cent pas,
qu'ils aperçurent un long jet de flamme suivi d'un bruit sourd: le
château s'écroulait.»

Édouard sourit tristement.

«Au jour, et quand il ne restait plus de château à visiter, on s'avoua
qu'on avait brûlé bien des fascines, bien des cartouches et bien des
chaumières pour rien. L'ennemi, qu'on poursuivait avec tant
d'acharnement, au sein de tant de dégâts, s'était encore échappé. Le
miracle de son évasion n'a pu s'expliquer qu'aujourd'hui, où l'on vient
d'apprendre que ces soldats, d'un même uniforme, qui faisaient le siége
d'un château pendant la nuit, n'étaient pas moins que des rebelles
exactement costumés comme la ligne, masquant par une attaque et une
défense simulées la retraite de leur jeune chef, placé lui-même dans les
rangs, s'assiégeant de bon cœur, et brisant les carreaux avec la joie
d'un conscrit.»

--Quel roman! s'écria Léonide.

--C'est de l'histoire, reprit Édouard qui avait suivi tout haletant la
lecture du journal, dont l'ombre portée sur son visage en cachait
l'expression à l'éclat de la lumière.»

Maurice et sa femme s'aperçurent cependant de la tristesse que causaient
à Édouard ces événements. Léonide voulut en suspendre le récit; elle fut
priée de continuer.

Elle déplia de nouveau le journal et lut: «Bientôt nous communiquerons
le commencement du procès criminel intenté aux personnes accusées
d'avoir encouragé la rébellion dans l'affaire du château incendié de
Calvaincourt. On dit les propriétaires gravement compromis, notamment
madame de Calvaincourt et son fils, celui qui s'assiégeait dans son
propre château, déjà coupable et poursuivi comme réfractaire. Ils seront
jugés aux prochaines assises de Poitiers.»

Le journal tomba des mains de Léonide.

--C'était donc vous! votre position est affreuse, monsieur! Ne nous
quittez pas.

--N'est-il pas de la plus haute prudence, mon ami, que tu ne te hasardes
pas à aller à Paris, en ce moment où la découverte de cette
correspondance met en si grand péril ta mère et toi?

S'apercevant du trouble extraordinaire de Léonide dont il avait suivi
les mouvements trop marqués d'intérêt pendant la lecture du journal,
qu'elle achevait par une exclamation, par un cri de désespoir, Édouard
intervint brusquement et répondit à Maurice:

--Mais, au contraire, le devoir m'y appelle. Puis-je vivre et ignorer le
sort de ma mère qui erre peut-être de village en village, qui me cherche
dans chaque chaumière, et finira par tomber entre les mains des soldats?
On instruit notre procès: vous avez des craintes pour moi, mes amis,
n'en aurais-je pas pour ma mère? Pauvre mère qui rougirait de supposer
que son fils est vivant et n'est pas à côté d'elle quand il y a un
danger à courir! Quel autre que moi, Maurice, s'informera avec autant
d'intérêt des lieux où elle se cache et sur lesquels j'appelle la
protection du ciel, se dévouera aux souffrances qu'elle endure et
auxquelles elle est si peu habituée, et partagera les douleurs que je
lui cause et que j'apaiserai dès que son refuge me sera connu. Fallût-il
traverser la France hérissée de baïonnettes, nos bruyères en flamme, je
dois aller à elle et lui dire: On me poursuit; entendez-vous les balles?
Ils vont vous tuer, ma mère! Me voilà. Pardon de m'être fait si
longtemps attendre.

Édouard était trop agité pour ne pas montrer la trace de sa douleur; il
porta son verre à ses lèvres; il y tomba une larme.

Léonide s'était baissée pour ramasser le rouleau de sa serviette: elle
fut longtemps à le chercher.

Maurice ne porta pas ses yeux sur ceux de sa femme quand elle se releva.
L'affreuse position de son ami l'accablait.

--Édouard, le jour où, sous le déguisement d'un vigneron, tu te
présentas chez moi, me demandant asile contre tes ennemis politiques, je
te reçus sans m'enquérir de la cause qui te proscrivait. J'aurais
embarrassé mes opinions en interrogeant les tiennes; je ne voulus pas
enchaîner mes principes à la merci de ta reconnaissance, comme de ton
côté, tu aurais craint de gêner l'élan de l'hospitalité en me montrant
autre chose que ton bâton de voyageur et ta figure d'ami. Aujourd'hui,
les événements m'apprennent sur ton sort plus que je n'aurais désiré en
savoir, je te l'avoue. Je ne serai pas plus injuste que les événements;
d'ailleurs, les principes politiques ne sont jamais si clairs, qu'on
puisse leur sacrifier un devoir. Je ne fais pas allusion ici à celui de
te cacher tant qu'il y aura une tuile sur mon toit, mais je parle du
devoir d'aller m'informer moi-même, à Paris, auprès des chefs de ton
opinion, des lieux où est ta mère, afin de lui faire parvenir de tes
nouvelles et d'en recevoir des siennes; car, une dernière fois, tu ne
partiras pas pour Paris; ma conscience, s'il t'arrivait malheur, ne se
le pardonnerait pas.

Les deux amis s'étaient tendu la main. Léonide était attendrie comme une
sœur; jamais son mari ne lui avait paru si noble et si beau.

Son exaltation naturelle, jointe peut-être en ce moment à un sentiment
moins avouable devant un mari, l'entraînait si fort hors d'elle-même;
elle sentait si vivement battre son cœur dans sa poitrine, tant de
larmes rouler sous sa paupière, une si ardente rougeur monter à ses
joues, et sans pouvoir quitter sa place, qu'elle comprit la nécessité de
dépayser spontanément un thème de conversation si aventureux pour elle.

Après un recueillement général, elle rapprocha son siége de celui de son
mari, et lui prenant les deux mains comme pour forcer son attention,
elle lui dit:--Vous passerez aussi chez ma modiste et lui rappellerez
que je ne veux pas de fleurs à mon chapeau, mais un simple nœud sur
le côté, ici l'humidité du bois fane tout, et chez mon relieur,
Thouvenin, pour retirer mon album qui est prêt depuis trois semaines.
Écoutez-moi donc: si vous traversez le Palais-Royal, ayez-moi le dernier
roman qui a paru. Votre journal en dit du bien; on n'y trouve,
assure-t-il, ni adultère, ni inceste, ni assassinat, ni parricide, ni
moyen âge. Après tout, je suis lasse de ces horreurs, comme tout le
monde. Nous ne sommes pas bons, j'en conviens; mais, à coup sûr, nous
sommes moins mauvais que les livres qu'on écrit sur nous. C'est tout ce
que j'ai à vous recommander.

Voyant que rien ne rompait la consternation d'Édouard et de son mari,
Léonide recourut en une minute à tous les moyens imaginables pour
paraître naturelle, en prenant un ton de légèreté qui eût fait deviner
son embarras, si Maurice avait eu quelque raison pour le pénétrer. La
sensibilité des femmes les compromet souvent plus qu'une faute.

Elle versa ensuite du café à son mari et à Édouard qui, les bras croisés
sur la poitrine, dans une attitude pensive, était tout entier au sujet
qui l'avait occupé durant le dîner.

Édouard n'est pas beau dans le sens classique du terme. Grand, il ne
l'est pas; coloré, non plus; il n'est pas une bourgeoise, même de
qualité, qui daignât le remarquer, fût-il seul dans un salon, en dehors
de tout parallèle. On est fâché de le dire, mais un genre de beauté
existe, que les personnes nées seules comprennent, qui coûte à connaître
autant qu'une science, et dont il faut mériter l'intelligence comme un
titre. La figure d'Édouard a plus d'expression que de chair: l'os y
domine. Cette maigreur n'est ni de l'épuisement, ni de la souffrance.
C'est du caractère. Si l'on dit avec certitude qu'un portrait est
ressemblant sans qu'on ait jamais vu le modèle, le même instinct ne ment
pas lorsqu'il aide à distinguer une figure de gentilhomme de celle d'un
autre homme. Édouard a un profil de race, comme les Guise, comme les
Condé. Nous avons dépouillé les nobles de leurs châteaux, de leurs
priviléges, de leurs rangs, mais nous n'avons pu effacer la perpétuité
de leur type, inaltérable comme leur nom.

--Je vous quitte, dit Maurice en se levant, Reynier m'attend à l'entrée
de Chantilly, à l'hôtel des postes. Tranquillise-toi, Édouard, à mon
retour, tu auras des nouvelles de ta mère...

Édouard lui serra la main et salua Léonide en se retirant vers les
marches souterraines par où il était monté. La coulisse de la trappe
tomba derrière lui.



IX


Rien n'est simple à comprendre comme la retraite souterraine d'Édouard.
La berge des jardins de Chantilly qui, la plupart, se prolongent jusqu'à
la rivière des _Truites_, aussi appelée le Grand-Canal, est très-élevée
au-dessus du niveau d'eau. Pour éviter l'incommodité de plusieurs
marches à descendre, toujours exposées à s'ébouler à la moindre
décomposition d'un terrain sablonneux, les habitants, à qui leurs
débarcadères sont de la première utilité, ont creusé des corps de logis
à la rivière, des voûtes sous leur jardin. De distance en distance ce
boyau est interrompu par des coudes qui communiquent, à la faveur d'un
escalier, à de petits bâtiments isolés qui sont des dépendances
domestiques: buanderie, bûcher, cellier, séchoir; ils conduisent même,
chez quelques luxueux propriétaires, à de jolis pavillons d'été, de
coupe chinoise, émaillés de verres de couleur, décorés du titre plus
vrai que poétique de _bouchon_.

C'est dans l'un de ces pavillons, meublé par les soins de Maurice et
disposé au goût de sa femme, qu'Édouard est caché depuis deux mois,
lisant ou dessinant le jour, ne sortant que la nuit, et à l'insu encore
de ses hôtes, pour aller se promener dans la forêt.

Une demi-journée de travail avait suffi à Maurice pour établir une
communication secrète de ses appartements au chemin couvert aboutissant
à la cachette d'Édouard.

Nous sommes en 1831, un Vendéen est poursuivi, il se réfugie chez un
notaire de ses amis qui lui prête un pavillon dans son jardin. Est-ce
naturel? Sans doute il s'agit d'un souterrain, mais par où ne passent
remarquez-le, ni gnomes sulfureux, ni nains difformes, mais des
buandières chargées de linge sec ou mouillé, et des jardiniers avec
leurs arrosoirs.

Édouard semblait attendre que la nuit fût plus avancée pour prendre une
résolution. Il consultait l'heure, apprêtait ses pistolets, regardait le
ciel, et retombait ensuite au fond de son fauteuil, la tête cachée dans
ses deux mains, il soupirait et pensait.

Il se leva, ouvrit son secrétaire; il plaça deux portraits de femme sous
ses yeux: celui d'une jeune fille blonde et celui de Léonide. Son
attention fut diversement partagée entre ces deux portraits, dont l'un,
très-ressemblant, encadré dans un cercle d'or, monté avec luxe, était, à
ne pas s'y méprendre, un gage de noces; tandis que l'autre, dessiné sur
une simple feuille de papier, au crayon noir, ne paraissait que
l'œuvre rapide du souvenir. Était-ce orgueil d'auteur ou tout autre
sentiment? Mais Édouard attacha plus longtemps sa vue sur ce dernier; il
était plus tranquille et plus heureux qu'en examinant l'autre. Celui-ci
semblait l'obliger à demander pardon, celui-là le forcer de feindre.

L'heure venue, il ouvrit avec précaution la porte de la voûte donnant
sur la rivière, et se dirigea, en suivant le bord, vers la grille du
parc. Il pouvait être onze heures. Il y avait longtemps que les
habitants dormaient du sommeil du juste, lorsque Édouard arriva à la
grande entrée du château de Chantilly; il était attendu.

--Ce soir, lui dit-on d'abord à voix basse, il faut renoncer à la forêt;
nous n'aurons que quelques minutes à passer ensemble. M. Clavier
pourrait m'appeler, sa toux le fatigue et le tient éveillé. Si vous
aviez plus de prudence que moi, monsieur Édouard, vous me renverriez
bien vite.--Renvoyez-moi.

--Ayons plus de confiance, mademoiselle, en notre bonne étoile; jusqu'à
présent elle a été si bienveillante! Non, je ne vous renverrai pas,
quoique j'approuve,--voyez si je suis sage,--votre projet de ne pas
nous promener ce soir dans le bois où les heures sont pourtant si douces
avec vous; vous ne les avez pas oubliées?

Ces premiers mots étaient échangés entre Édouard et Caroline de Meilhan,
sous la gigantesque arcade du château dont la lune blanchissait en ce
moment les bas-reliefs, symboles de chasse où sont jetés en faisceaux
les fusils, les pieux, les couteaux, les cors, toutes sortes d'armes.
Jaillissaient encore, à cette clarté solennelle, les groupes hurlants de
marbre, placés au fronton, chiens héroïques pendus aux flancs d'un cerf
aux abois,--nobles animaux! les seuls qui soient restés de ces races
précieuses élevées à tant de frais, les seuls de ces meutes dont le
palais,--les chiens avaient un palais!--est aujourd'hui aussi désert que
celui de leurs maîtres. Ils sont monuments, ainsi que cette hure, autre
trophée de la cour d'honneur, ainsi que ces trois bustes de chevaux
échevelés qui hennissent de douleur au fronton des écuries;
pétrification comme ces écuries où trois cents chevaux avaient de l'air
autant que sous le ciel, mangeaient l'avoine dans des auges de marbre ou
dans la main délicate des princesses, s'éveillaient à la Diane sous des
selles de velours, battaient de leurs sabots d'argent la grande pelouse,
et buvaient de leur naseaux l'air rose du matin, fiers des dames de
cour, belles et dédaigneuses, qui les montaient. Les écuries sont mortes
comme les chevaux, comme les chiens qui aboyaient, comme les piqueurs
qui les lançaient au bruit du fouet à travers les ravins, comme les
princes de la monarchie qui les suivaient tous. Car la monarchie aussi
est morte et de marbre!--cette belle et triste Niobé!--On a établi une
école d'enseignement mutuel dans les chenils du château; et, dans les
écuries même,--profanation!--la garde nationale, célèbre ses dîners de
corps.

C'était un spectacle bien fait pour Édouard et Caroline de Meilhan,
celui du château de Chantilly, éclairé par la lune, l'astre des ruines.
Les châteaux sont l'histoire des nobles; ils leur racontent, à eux qui
entendent leur langage et leurs soupirs, et ce qu'ils ont été et ce
qu'ils ne seront plus. Ils ne sont pour nous que de belles pierres, de
magnifiques débris; ils sont pour eux des actions, des titres, des
priviléges conquis. Nos aïeux à nous n'étaient que des esclaves qui ne
nous ont légués que de mauvais noms, des vaincus de l'invasion; les
leurs étaient des hommes. Voyez ce qu'ils ont laissé.

Édouard avait enchaîné le bras de mademoiselle de Meilhan sous le sien,
et il descendait avec elle un des sentiers raboteux qui, à l'ombre de
murs chevelus de lierre, conduisent à la petite rivière des _Truites_,
ligne d'eau limpide et pure qui sert d'encadrement à la pelouse de
Chantilly, à l'opposite de la forêt; car Chantilly,--j'ai peur de ne
l'avoir pas assez dit,--repose entre des tilleuls et de l'eau, entre une
forêt et une rivière, aussi les oiseaux ne font que décrire d'éternelles
courbes aériennes sur ce bourg, véritable volière, allant chercher en
deçà la feuille jaune du tilleul et en delà la goutte d'eau pour se
désaltérer.

--Vous êtes pâle ce soir, Caroline, et, si je ne me trompe, vos traits
sont moins paisibles que de coutume. Vous m'avez si bien habitué à votre
calme inaltérable, que c'est une douleur pour moi de vous voir ainsi
changée; pourvu que ce n'en soit pas une pour vous de vous en parler!

--Je suis triste, oui, l'avenir m'effraye. Si une maladie me privait de
l'appui de M. Clavier, que deviendrais-je? Il peut mourir cette nuit, il
souffre beaucoup. Où aller demain? La servitude m'est douce près du
vieillard qui m'en a fait une facile habitude; elle me serait horrible
chez un autre. Et pourtant elle me menace, elle m'attend, elle est
inévitable. En qui dois-je espérer? Vous comprenez maintenant pourquoi
ma tristesse est visible...

Ces craintes de mademoiselle de Meilhan n'étaient pas un prétexte
romanesque pour pousser Édouard à des éclats de dévouement, à des
exagérations de sacrifices. Caroline ignorait que M. Clavier avait, la
veille, et d'une manière si avantageuse pour elle, mis ordre à sa
fortune, et elle savait qu'Édouard n'avait aucune protection à lui
offrir, exilé, poursuivi, dépossédé d'une partie de ses biens, par la
désorganisation de la Vendée, et très-douteux propriétaire de l'autre
partie. C'était donc la plus sincère des plaintes, la plus désintéressée
des douleurs que Caroline avait exprimée. Elle aspirait sans doute aux
consolations, mais non aux bienfaits d'Édouard: aucun calcul n'entrait
dans cette âme naïve.

Ils s'entendaient si bien sans efforts l'un et l'autre, qu'Édouard ne
trouva d'abord aucune réponse aux pressentiments de Caroline. Il aurait
eu pitié de ses propres mensonges s'il lui avait parlé de sa mère,
heureuse de l'accueillir en fille chérie, en épouse de son fils,
illuminant jusqu'au donjon ses châteaux, où elle, Caroline, aurait
commandé. Ses châteaux brûlaient et sa mère fuyait en exil. Édouard ne
put donc, comme tous ceux qui aiment, prodiguer des trésors de promesses
à Caroline, dettes faciles cependant, dont on ne rend pas compte plus
tard, car ce n'est jamais que le cœur qui contracte et qui paye en
amour.

Ils étaient descendus au bas de la côte; ils s'arrêtèrent au bord du
Grand-Canal, à la tête du pont rustique qui le traverse.

Caroline attendait toujours une réponse d'Édouard.

Tout à coup elle fut distraite par la singulière beauté nocturne du
paysage; la même surprise frappa Édouard. Ils s'avancèrent jusqu'au
milieu du pont, où leur cœur fut reposé comme dans le sommeil. Ils
n'osaient se parler, de peur de briser le charme.

Édouard désigna seulement à Caroline une statue grêle et blanche, à une
distance perdue dans le parc. Il sembla rattacher cette apparition à ce
qu'il avait à dire à Caroline, dont le regard était doux et préoccupé à
le suivre.

Le pont sur lequel ils étaient limite le parc et en laisse écouler les
eaux qui, avant de se mêler à celles du Grand-Canal, sont purgées des
feuilles d'arbre qu'elles entraînent à travers une grille. Par une
confusion très-naturelle de mouvement, on croirait que les eaux sont
immobiles et que la grille n'est qu'un grand peigne de fer qui les
démêle, les laissant ensuite tomber échevelées en rouleaux bleuâtres
dans le creux de l'écluse. Le gazon semble aussi s'épancher, tant l'eau
s'étale sur lui, le courbe, le noie, le voile et se verdit de ses
nuances.

--Cette statue est celle du grand Condé, dit enfin Édouard, un des
géants de la noblesse française.

--Oui, répéta Caroline, la statue du grand Condé. Ce fut le socle de
cette statue qui accrocha la longue robe blanche de mademoiselle de
Clermont, et fit tomber, la nuit mystérieuse de ses noces, la noble
amante de M. de Melun. Triste présage de l'événement dont elle fut
victime! pourquoi me montrez-vous cette statue, Édouard? Pourquoi ce
rapprochement? Pourquoi?... Devez-vous mourir aussi?--Caroline trembla,
ses lèvres pâlirent, elle serra plus fort le bras où elle s'appuyait.

--Enfant, ne soyez pas superstitieuse; n'aggravez pas de réelles
afflictions par des terreurs de roman. Quand je vous montre, à travers
ce brouillard laiteux, derrière ces dahlias qui éclatent comme en plein
midi et nous renvoient leur parfum amer jusqu'ici, la statue du grand
Condé, je n'ai point d'effroi à vous causer, Caroline, je veux
simplement vous citer en exemple les malheurs de cette famille. Elle
aussi fut exilée, chassée de ses palais; elle aussi mendia à l'étranger
pendant vingt ans; mais, au bout de vingt ans, elle revint frapper à la
porte du château. C'étaient deux vieillards bien souffrants, bien
mélancoliques. L'un se tenait en arrière, parce qu'il pleurait, l'autre
parla au concierge. «Le château, mon ami, où est-il?--Abattu,
monsieur.--L'orangerie?--Démolie, monsieur.--Le jeu de
paume?--Détruit.--Et les écuries?--Sauvées!...--Sauvées! s'écrièrent les
deux vieillards.--Mais vous êtes messieurs de Condé! car il n'y a que
vous...» Ils étaient reconnus.

Pourquoi n'aurions-nous pas aussi nos retours de l'exil, Caroline?
n'est-ce pas déjà une faveur du ciel, celle qui nous a rapprochés dans
ce désert? Vous souvenez-vous du jour où je vous vis là-bas aux étangs
de Commelle?

--Si je m'en souviens, Édouard!

--Vous disiez en entrant dans le petit château de la Reine-Blanche:
«Voilà bien l'appartement de la châtelaine enchantée, la croisée
gothique, la cascade écumeuse qui rafraîchit son front, les siéges de
chêne et de velours sur lesquels elle médite au milieu de sa cour, mais
où donc est le châtelain du lieu? serait-il en Palestine à la poursuite
des infidèles à côté du roi Philippe-Auguste ou de saint Louis?»

--Et je vous aperçus aussitôt, Édouard, n'est-ce pas? Vous nous écoutiez
de la pièce voisine.

--Je parus pour dissiper votre illusion, Caroline.

--Pour la continuer, mon ami.

--Je vous le répète donc avec confiance: une protection cachée,
Caroline, nous a conduits l'un vers l'autre. Comme les princes, dont je
vous parlais, nous nous rejoindrons toujours dans la vie. Ils se
retrouvèrent ici, à cette place, après vingt ans d'infortune.

--Vingt ans! Où seriez-vous? Où nous retrouver?

--Si nous ne nous quittions pas, Caroline, ainsi que ces deux frères,
nous n'aurions, quel que fût le lieu où nous allassions, rien à envier à
notre patrie. N'êtes-vous pas, comme moi, un enfant de ces races qui
s'en vont de la France chaque jour et qui ne doivent plus compter
qu'avec le passé? La noblesse française n'a plus de patrie que dans son
cœur et dans ses souvenirs. Dès qu'on n'inspire plus le respect
qu'on mérite, il n'y a que de la dérision à recueillir, si l'on résiste
dans sa dignité; il n'y a que des soufflets à recevoir, si l'on
s'abaisse au niveau de sa condition. Heureux ceux de nos pères qui
accompagnèrent la monarchie à l'échafaud! ils crurent du moins la sauver
en nous laissant derrière; nous qui périssons sans gloire, nous n'avons
pas même cet espoir. On nous tuera dans un coin: nos enfants seront
citoyens!

--Vos paroles sont bien dures, Édouard! je souffre à vous entendre...

--A qui d'eux ou de nous appartient la France? Nos pères ne l'ont-ils
pas conquise pouce à pouce sur l'étranger, chassant sous vingt règnes
l'Espagnol et le Maure jusqu'à ses montagnes, l'Allemand jusqu'au Rhin,
l'Anglais jusqu'à la mer? cela sans le concours de ce peuple qui vient
bien tard, ce me semble, redemander ses droits! Tigre qui mangea un roi
du premier bond, dès qu'il fut libre, et qui, au second, avait déjà un
empereur sur sa croupe.--Ici Édouard pressa ses lèvres, s'apercevant que
la colère lui inspirait des pensées peu faites pour la simplicité de
Caroline, et des expressions qu'il aurait été le premier à condamner
dans le sang-froid. Il était excusable: la circonstance seule le plaçait
si en dehors de lui-même! elle était entraînante. Édouard était exilé,
mis en accusation; sa mère subissait les mêmes conséquence de sa
fidélité politique; la femme qu'il aimait le plus après sa mère était
l'esclave d'un régicide, et ses récriminations bouillonnaient dans sa
tête devant un monument de la toute-puissance perdue de la noblesse;
c'était l'huile devant le feu, le Hindou fanatique en face de la pagode
de Jaggernaut.

La colère d'Édouard tomba tout à coup; de longues larmes ruisselèrent
sur ses joues. Le bruit mélancolique d'un cor venait de se faire
entendre et rendait, à l'âme enthousiaste des deux jeunes gens, plus
vivante et plus sensible l'illusion dont ils étaient enveloppés. Ce
bruit, triste comme le regret, doux comme le souvenir, venait du fond de
la forêt; il en était la respiration. Il y avait dans ce courant d'air
harmonieux toutes les pensées des temps héroïques de la noblesse,
fondues en notes attendrissantes pour le cœur: la joie des hauts
chasseurs, les aboiements des lévriers, les hennissements des chevaux,
les sanglots du cerf, la voix des nobles damoiselles intercédant pour
lui.

Au loin, par delà les parterres qui fumaient comme un lac au lever du
soleil, entre les échancrures des massifs à demi éclairés, l'imagination
eût facilement entrevu, en s'abandonnant à l'enchantement de cette
musique plaintive et d'un autre temps, le cortége vaporeux de ces
chasseurs d'autrefois, leurs piqueurs aériens fuyant entre la pointe des
herbes et la feuille des arbres, leurs chiens aboyant aux flancs de
leurs chevaux nuageux, montés par eux, les chasseurs pâles, aux dorures
fanées.

A ce bruit de cor, très-fréquent aux environs de Chantilly, Édouard
éprouvait du calme, de la sérénité, le bonheur. Son regard se baignait
dans le regard humide de Caroline, à qui sa parole exaltée avait en un
instant rendu cette fierté du sang, cette dignité de race que seize ans
de maximes républicaines enseignées par M. Clavier semblaient avoir
détruites pour jamais. Caroline retrouvait ses titres.

Le cor sonnait toujours. Le bruit partait maintenant de l'allée du
connétable: c'était peut-être quelque vieux garde-chasse du château qui
se ressouvenait aussi, à sa manière, de son office auprès des princes.
Il jouait dans la solitude, comme l'orgue dans les églises: le cor et
les orgues, héroïques et pieux instruments perdus comme les grandes
gloires, comme les fortes convictions.

Accoudés l'un et l'autre sur le parapet du pont, Édouard et Caroline
s'enivraient de souvenirs; ils épuisaient une émotion qui ne parlait
qu'à eux et qu'ils doublaient en la partageant. Ceux qui auraient
savouré comme nous, par une soirée d'automne, les douceurs de leur
solitude sur le pont du Grand-Canal, s'expliqueraient peut-être leur
indéfinissable rêverie.

Une longue allée de peupliers borde les deux rives du canal dans la
partie intérieure du château, et aboutit au pont, avec lequel elle forme
une croix: cette eau et ces arbres divisent le parc. A droite les
parterres, à gauche le canal. La ligne des peupliers, qui court d'orient
en occident, cachait en ce moment la lune, et si complétement, que les
parterres, la chapelle gothique, enfin la moitié du château était sombre
comme à minuit, tandis que l'autre moitié était claire comme à midi.
Point de nuance intermédiaire: on eût dit côte à côte une nuit de
Rembrandt, une matinée du Poussin; deux tableaux se touchant par la
bordure, et qui, au lieu de cadre, auraient pour baguettes des
peupliers. Seulement dans la partie éclairée descendait parfois en
tournoyant une feuille noire, et dans la partie obscure des gouttes
lumineuses de rosée. Dans cet endroit, le canal est si large, qu'on y a
bâti une île liée par un pont de voûte cintrée à la terre ferme. Cette
île, toute chargée de vases, de petites statues, de petits bancs, n'a
perdu que ses habitants: elle a gardé ses dieux, ses myrtes et son doux
nom d'Ile-d'Amour. Autrefois, quand il existait une cour délicate et
tendre, des pages de satin et des demoiselles y lisaient, à genoux, aux
nièces du grand Condé, les romans de mademoiselle de Lafayette, ou les
beaux vers de Racan.

--Qui dirait, Caroline, que ce point imperceptible a été le château des
plus grands princes de la plus grande monarchie du monde? Vous l'avez
sans doute visité quelquefois?

--Jamais; M. Clavier m'a toujours refusé ce plaisir.

--Il reste bien peu, Caroline, de ce palais; mais ce peu suffit pour
comprendre la magnificence des anciens maîtres. La peinture surtout a
éternisé, par des sujets allégoriques, l'histoire de leurs rivalités
avec la cour. Watteau a été l'historien mordant des princes de Condé.
Son pinceau a couvert de pamphlets les murs, les plafonds, les portes du
château. Partout le régent de France et Louis XV sont immolés au
vermillon et à l'azur dont Watteau raffolait. Mais, afin d'éloigner ces
allusions, le grand peintre a caché la royauté, accusée de trop de
faiblesses en amour, sous la peau ridicule d'un singe, qu'il montre à
chaque panneau dans un acte particulier de la vie de cour. Ici le singe
assiste à la toilette de son amante, ici il cueille des cerises avec
elle; là il fait sa partie d'écarté en face d'elle; plus loin il
l'emporte dans un char magnifique à travers la campagne. Autour de ces
tableaux, les arabesques de l'Inde s'entrelacent et se croisent, et
contribuent à présenter, comme un rêve d'artiste, une de ces satires
qu'un prince du sang seul avait le droit de se permettre sans aller à la
Bastille, et que Watteau seul, sous la protection d'un prince du sang,
avait le talent de tracer.

--Quelle est cette lumière, demanda Caroline, là-bas, sous le bois de
Sylvie, au-dessous du labyrinthe?

--C'est le hameau: comme il y eut un grand Condé bon, mais sévère dans
ses mœurs, il y eut d'autres Condé, bons aussi, mais plus frivoles,
exclusifs admirateurs de Watteau. C'est encore Watteau qui a donné
l'idée du hameau. Le hameau a été le théâtre des fêtes dont le caractère
d'originalité s'est perdu, et qui appartenait au temps, comme les excès
dont on accuse ses fêtes d'avoir été le prétexte. Fatiguée de
l'étiquette, du masque qu'elle impose, des habits massifs qu'elle
attache aux épaules, la jeunesse de la cour de Louis XV venait réaliser
au hameau, sous des costumes rustiques, les pastorales à la mode.
Devenus jardiniers, des marquis, colonels de dragons, puisaient de
l'eau, couronnés de roses, avec un œil de poudre, et un petit chapeau
de paille sur l'œil de poudre. Ils soupiraient en arrosant des
plates-bandes d'œillets; s'arrêtaient pour en former un bouquet
qu'ils liaient avec des faveurs, et ils chantaient, appuyés sur leurs
bêches. Boucher leur avait donné des leçons de nature. Nécessairement
les bergères étaient cruelles. Les bergères, c'étaient des comtesses.
Vous distinguez d'ici la chaumière d'où elles sortaient en filant du lin
et en chassant devant elles leurs agneaux; de vrais moutons blancs et
peignés, ayant des sonnettes d'argent au cou. Ces moutons, nourris
d'amandes, étaient baignés dans des eaux parfumées.

Auprès de la chaumière s'élève le moulin. Costumés en meuniers, les
pages du roi y apportaient le froment et en rapportaient la farine. Le
roi aimait beaucoup à manger les gâteaux pétris avec la farine de ses
meuniers de Chantilly. D'autres allaient soupirer dans les bois de
Sylvie, et dire réellement leurs peines aux échos d'alentour. A midi, on
déjeûnait à la laiterie, dont on a aussi respecté la frêle construction.
Les siéges y sont en noyer, ainsi que le veut Fontenelle dans ses
pastorales, et les vitraux peints en campagne. On mangeait à la laiterie
des œufs frais, en s'y disant des choses tendres entre bergers et
jardinières, meuniers et laitières. Ces travestissements d'existence
duraient jusqu'à la nuit, heure à laquelle la bergère redevenait une
haute dame de Montmorency, et le tendre bûcheron du bois de Sylvie,
Louis de France, roi très-chrétien.

Caroline recueillait avidement ces récits où étaient empreintes les
diverses splendeurs de la noblesse française avec tout l'héroïsme qui la
rendait redoutable, avec toute la grâce qui tempérait cet héroïsme pour
le faire aimer. Édouard, en les animant par son accent passionné,
Caroline, en les écoutant d'une oreille neuve et prévenue, s'unissaient
de cœur bien mieux et avec plus de réserve que s'ils se fussent
entretenus uniquement d'eux-mêmes. Qu'importent les mots et les idées
qu'on emploie? L'amour n'est qu'une fraternité d'âme, et la parole est
moins propre à le peindre qu'à l'exagérer.

--Comme vous me faites aimer et regretter ces temps, Édouard!
Qu'avons-nous aujourd'hui qui les remplace?

Le cor avait cessé de retentir.

Un nuage, monté de la grande pièce d'eau, avait caché le disque de la
lune.

Après être passé du vert foncé au sombre, puis au noir, le paysage avait
disparu.

Caroline et Édouard furent plongés dans la plus épaisse obscurité.

--Vous me demandez, Caroline, ce qui a remplacé la noblesse? Demandez ce
qui peut tenir lieu de cette clarté céleste que nous venons de voir
s'éclipser; car la noblesse était aussi un astre, foyer de toutes les
lumières et de toute fécondité, levé sur les âges et par lequel on
comptait des jours d'honneur et des jours de vertu. Autour de la
noblesse, les races gravitaient en ordre pour prendre rang dans
l'humanité: elles avaient un nom; elles n'en ont plus. Vivre
aujourd'hui, c'est couler comme l'eau, voler comme le sable, aller de
l'inconnu à l'inconnu.

Les belles qualités de l'âme ne se perpétuent plus, ce qui les tue: le
fils de qui n'a rien été n'est rien, ne sera rien. L'homme a perdu la
moitié de l'immortalité en perdant la noblesse.

Jour affreux, celui où cette séparation se fit. Esclave révolté, le serf
entra dans ce château que la nuit nous voile, et il en chassa les
maîtres. Les tours de cinq cents ans tombèrent dans les fossés; les
vieux chênes sur les chemins: des coups de canon furent tirés à bout
portant sur la statue de bronze du connétable, qui mourut ainsi deux
fois: ce n'était pas trop pour un Montmorency. On égorgea les dames du
château avec des couteaux de chasse, comme les biches et les faons de la
forêt: on gratta avec les ongles les murs qui retraçaient les batailles
du grand Condé; de celui qui avait vingt fois sauvé la France et ne
l'avait trahi qu'une; puis on se lava les mains dans les eaux du canal,
toutes colorées de Rocroy, de Denain, de Maëstricht, de Valenciennes: le
sang, la couleur et l'histoire ruisselèrent. On blessa les statues; on
trancha la tête à ces divinités silencieuses et bonnes comme des femmes
qui ornaient le parc et le labyrinthe; on ne respecta ni les frais
asiles où Bossuet écrivait l'oraison funèbre de mademoiselle Henriette
de France, ni la pierre où Fénelon pleura sa disgrâce, ni le banc de
gazon où Vauban médita ses fortifications de la France: on lâcha des
moutons dans le parc, qui broutèrent tout.

L'urne d'argent même qui renfermait les sept cœurs des Condé fut
brisée; et les cœurs, jetés par-dessus un mur, restèrent pendant
plusieurs jours accrochés aux branches d'un arbre, balancés par les
vents.

Voilà comment on a remplacé la noblesse!

Ces jeunes gens blasphémaient.

S'ils avaient pu se tourner et voir flamber, à l'extrémité du canal, une
cheminée colossale remplissant l'air de fumée et de feu, éclairant la
moitié de Chantilly; s'ils avaient pu se demander pourquoi cette bouche
d'incendie poussait ainsi sa gerbe grondante vers le ciel; s'ils
s'étaient rapprochés de cette lueur, phare au milieu de la brume du
canal; s'ils avaient aperçu la presque population du bourg, laborieuse
et infatigable, occupée à broyer des rochers, à les pulvériser, à les
cuire, à les réduire en pâte pour les durcir de nouveau, mais
transformés en coupes ciselées, en vases étrusques où s'épanouiront des
fleurs, en pendules dorées, alors peut-être quelques-uns de ces
Prométhées, qui créent des merveilles avec de la boue et du feu, leur
auraient dit: Nous sommes les fils de ces vassaux, jadis gardes-chasse,
vide-bouteilles, serdeaux, valets de chiens de messeigneurs de Condé;
nous ne possédions qu'une terre aride, nous l'avons creusée avec nos
ongles et nous en avons fait jaillir de la porcelaine; nous serions
serfs, nous sommes ouvriers; nous n'avons gardé que nos droits de tous
ces biens conquis un instant par nos pères. Le château était aux Condé,
il est aux d'Orléans: que demandez-vous au peuple?

Mais Édouard et Caroline ne virent ni la fabrique de porcelaine ni sa
superbe aigrette de flamme; pleins de mille pensées où le souvenir et la
douleur occupaient plus de place que le raisonnement, ils gagnèrent à
pas lents le bourg de Chantilly par le chemin qu'ils avaient pris en
allant.

Il était à peu près résulté de leur entrevue qu'ils partiraient
clandestinement, qu'ils quitteraient la France.

Ils se dirent adieu à la porte de la chapelle du château.

Une heure sonna.

Caroline rouvrit la porte du jardin; mais, en traversant l'allée de
vignes dont les feuilles empourprées par l'automne lui effleuraient le
visage, elle éprouva une profonde amertume à rentrer dans sa solitude.
Avec l'intelligence de sa haute condition, la tristesse lui en était
venue; elle rougissait pour la première fois de sa place chez M.
Clavier.

Sortie pauvre et simple fille, elle rentrait comtesse de Meilhan.



X


Nous avons connu un Irlandais, homme d'esprit original, qui, possesseur
à vingt ans d'une fortune considérable, l'avait consacrée à voyager à
travers les quatre parties du monde, dans l'unique but de vérifier s'il
était vrai que les événements prissent quelque part, quelquefois, la
forme et le caractère du drame.

Sa vie entière l'avait convaincu que sa recherche avait été de la plus
grande inutilité; que les plus belles combinaisons de tragédie ou de
comédie, appartinssent-elles à Shakspeare ou à Molière, ne s'étaient
jamais offertes à qui que ce fût dans le monde réel. Deux principes
résumaient sa doctrine d'observation à cet égard: le premier, que les
hommes ne provoquent jamais les événements; le second, que les
événements n'ont ni logique, ni moralité, ni esprit. César est tué en
sortant du sénat; mais César était attendu par les conjurés: il n'y a
pas là de drame, c'est un brutal événement. Si César eût tué les
conjurés, le contraire aurait eu lieu; il y aurait eu alors surprise,
moralité, drame.

Mais Géronte, qui se blottit dans un sac et se laisse rouer de coups par
Scapin, le prenant pour l'homme qui le cherche dans l'intention de lui
couper les deux oreilles, n'est-ce pas l'exemple retourné de César?
n'est-ce pas là du drame, de la surprise? sans doute. Mais cela est-il
arrivé? non,--et qu'importe? la scène est admirable.--Je n'en conteste
pas le mérite; ce n'est pas de quoi il s'agit ici; elle sera sublime, si
l'on veut. Dites seulement si, en 1660, cette erreur a pu être commise,
écartant même l'invraisemblance de la galère turque, de la place
publique au milieu de laquelle un citoyen connu de la ville se fait
battre?

Notre Irlandais, très-insinuant, très-poli, avait interrogé, dans
l'intérêt de sa recherche, des femmes de toutes les conditions, de
toutes les contrées, afin de savoir d'elles si le drame était peut-être
dans l'amour. On avait confié à sa naïveté des histoires d'infidélité,
de poison, d'effrayants récits de meurtre; mais quand, arrivant à son
système, il demandait: «Cette infidélité, madame, l'avez-vous cachée
avec la ruse infernale de la comtesse Almaviva? Ce poison a-t-il été
versé entre deux embrassements? Ce meurtre, dicté par l'offense,
l'avez-vous servi au milieu d'un festin à Ferrare, comme pour rendre une
politesse reçue à Venise?» Et l'Irlandais attendait toujours en
palpitant le fait dramatique. Pauvre curieux!--«L'infidélité, lui
avouait-on en rougissant, avait été consommée à l'occasion d'une
jarretière arrêtée un peu trop haut, devant un homme qu'on ne savait pas
là; le poison avait été mêlé à deux sous de crème; une heure auparavant,
on ne pensait pas au poison; et le meurtre ne s'était exécuté que par le
concours fortuit d'un mot grossier et d'une vrille oubliée sur la table.
L'amant avait dit:--Tais-toi, insolente!--La femme lui avait répondu par
un coup de vrille dans l'artère.»

--Événements! événements! répétait toujours notre Irlandais désolé,
nulle part du drame!

Il alla vivre avec les voleurs de grand chemin: c'était remonter à la
source du drame. «N'avez-vous pas rencontré, s'informa-t-il d'eux, parmi
les gens que vous avez détroussés, des femmes que vous aviez aimées, des
jurés qui vous avaient condamnés; et, dans ces rapprochements si peu
agréables pour eux et pour elles, ne vous êtes-vous pas montrés, par
cette singularité d'esprit dont la nécessité des contrastes littéraires
vous revêt, bons à l'égard des uns, dignes et respectueux envers les
autres?»

--Jamais!

--Pas de drame, mon Dieu, s'écriait l'Irlandais, même parmi les voleurs!

Il visita l'Inde, le Japon, la Tartarie, et non-seulement il ne
découvrit pas le drame chez les peuples de ces pays bizarres, mais il ne
fut, lui, si étrange au milieu d'eux, l'accident personnel d'aucune
scène de drame.

Ce qui lui était constamment arrivé avait été le résultat du hasard ou
de la force des choses; on n'y sentait point une intelligence suivie,
des scènes, un progrès, un dénoûment, enfin un tout raisonnable qui,
reproduit dans le même ordre devant des spectateurs, les aurait
satisfaits. Il avait vu des ponts s'écrouler, mais dans ce moment ils
n'étaient traversés par personne, ou si quelqu'un y passait, ce n'était
pas une jeune fille allant rejoindre son amant, ou un scélérat se
rendant sur les lieux d'un crime. L'événement, toujours l'événement...
jamais le drame.

Il aurait craint de montrer trop de simplicité s'il eût cherché le drame
dans la société européenne, telle qu'elle est aujourd'hui en France, en
Allemagne et en Angleterre; c'est à peine dans cette société si
l'événement y arrive. Dans cette société, il y a peu de fortes passions,
beaucoup de lois pour prévenir, pour réprimer, punir ces passions; quand
ces lois sont muettes, s'avancent les mœurs, jurisprudence où le jury
c'est tout le monde, le bourreau chacun; et quand il n'y aurait ni ces
lois ni ces mœurs, le drame n'existerait pas davantage, car il n'y
aurait plus d'obstacles, et tout arriverait comme de raison.

Cet Irlandais, qui avait vieilli à chercher le drame sous toutes les
latitudes, dans les pays les plus ardents, dans ceux ou la religion, la
politique et les mœurs s'établissent à coups de fouet et se
maintiennent à coups de poignard, et qui n'avait jamais été témoin que
de la logique tronquée du hasard, jamais de celle du théâtre, mourut
d'une tuile dont il fut frappé à la tête. Essayez d'en finir ainsi avec
un personnage de roman.

En poussant la porte du pavillon, toujours avec les mêmes précautions,
Édouard ne fut pas peu étonné d'apercevoir Léonide accoudée sur la
table; elle lisait.

Elle tourna la tête, et, sans s'émouvoir davantage, elle dit en souriant
à Édouard:--Vous avez bien tardé, monsieur. Sans doute la chasse que
vous avez faite au clair de la lune nous indemnisera de la longueur de
votre absence. Quel beau gibier rapportez-vous?

--Oui, répondit Édouard, confus, contrarié de la présence de Léonide
dans le pavillon, cherchant vingt mensonges avant de risquer une réponse
qui ne fût pas une défaite, déposant son chapeau, puis ses armes sur la
table, les désarmant, s'essuyant le font; oui, j'ai violé la
promesse--et j'ai eu tort--que je vous avais donnée de ne pas sortir la
nuit, de ne pas rentrer si tard au pavillon; mais, afin de me distraire
du chagrin causé par les mauvaises nouvelles que j'ai apprises ce soir,
je suis sorti, j'ai prolongé ma promenade, je me suis égaré, et
d'ailleurs, je ne prévoyais pas vous trouver ici au retour... Vous
lisiez, je crois. Édouard tendit le cou, regarda furtivement, craignant
que Léonide, le secrétaire étant resté ouvert, n'eût remarqué le
portrait de Caroline roulé auprès du sien.

--Je lisais une lettre de mon mari.

--De Maurice, parti ce soir pour Paris, absent depuis neuf heures?

--Vous ne comprenez pas. C'est une lettre adressée à mon mari et que
j'ai ouverte.

--Vous partagez donc avec lui les secrets de la correspondance?

--Non, et voilà pourquoi j'agis ainsi.

--A son retour, que pensera-t-il?

--Rien, si la lettre ne lui est pas remise, et ce qu'en tous les cas il
aurait pensé si je la lui rends exactement recachetée.

--Quelle finesse!

--Quel devoir! dites plutôt. Approchez et lisons ensemble.

--Je vous en prie, ne lisez rien. Confirmez-moi dans cette persuasion
que je n'ai pas le droit d'être de moitié dans la confidence.

--Qu'en savez-vous?

--Comment cela serait-il autrement? Je suis caché chez vous, nul ne me
sait ici.

--Alors vous ne me croyez pas... c'est bien. Brisons là-dessus, je vous
en prie.

Léonide s'était brusquement levée pour sortir; mais, arrêtée au passage
par Édouard, elle retourna s'asseoir auprès du secrétaire, et
précisément devant le rouleau qui renfermait le portrait de Caroline. Un
souffle de vent de la porte, un mouvement involontaire de Léonide
eussent suffi pour tout révéler. Heureusement la lampe était posée sur
la table à quelque distance du secrétaire. Édouard, lui prenant la main
qu'il baisa avec la chasteté du pardon, lui dit, afin de l'éloigner au
plus vite du voisinage du portrait:--Venez et lisez-moi cette lettre,
bien que je prévoie ce qu'elle contient: d'abord elle est anonyme?

--Non.

--On vous y fait part de quelque prétendue infidélité de Maurice?

--Encore moins.

--Mes prévisions sont à bout: je vous écoute.

--C'est bien heureux.

Édouard avait, pendant ce court dialogue, ramené Léonide à la place
qu'elle occupait lorsqu'il était entré, et d'un mouvement qui cessait
d'être suspect, car il devenait indifférent, il ferma le secrétaire et
s'assit ensuite pour écouter avec résignation la lecture de la lettre.

--Cette lettre est de Compiègne; c'est Jules Lefort qui écrit à mon
mari. Vous lui avez entendu quelquefois parler de Jules Lefort?

--Jamais.

Cette discrétion de Maurice fit impression sur Léonide. Elle se
recueillit pendant quelques minutes, et, après avoir déposé la lettre de
Jules Lefort sur la table, elle commença un récit de famille dont le
lecteur a déjà pris connaissance. Seulement Léonide mit une continuelle
partialité à faire ressortir les torts de sa cousine Hortense, qu'elle
représenta comme une femme au cœur faux, et comme s'étant mariée sans
amour, uniquement pour partager la fortune de Jules. Les faits que'lle
avoua, parmi de nombreux qu'elle fut obligée de taire, étaient d'autant
plus altérés, qu'elle glissa sur la passion romanesque que lui avait
inspirée Jules Lefort, cause principale de sa haine pour Hortense.

--En tout ceci, répliqua Édouard, je ne vois que des événements peu
graves et que vous jugeriez vous-même sans importance, si vous n'aviez
pas le tort de vous les rappeler,--permettez-moi de vous le dire,--trop
souvent et hors de propos. Vous êtes heureuse dans votre ménage, votre
cousine l'est dans le sien, à quoi bon se souvenir d'un passé qui ne
doit plus vous être contraire?

--Si c'est au nom du passé que vous voulez qu'on oublie, voyez si la
haine est éteinte entre elle et moi, et dites quelle est, de nous deux,
celle qui la ranime. Arrivons à la lettre de son mari.

    «Mon cher Maurice,

»Il se prépare à Senlis, pour les premiers jours de Carnaval, un bal
masqué qui aura lieu à la sous-préfecture. Mémorable solennité pour toi
et pour moi, n'est-ce pas? Que je te céderais volontiers ma place aussi
volontiers que tu me gratifierais de la tienne, si je n'étais convaincu
que le plus grand plaisir de l'un serait d'y rencontrer l'autre! Mais ce
bonheur-là ne nous est plus guère permis, Maurice, et pas plus au bal où
notre humeur ne nous attire guère que partout ailleurs. Enfin, point
d'élégie à propos de bal.

»Depuis six mois mon Hortense a ma parole que je la mènerai à cette
fête, que je pourrais appeler de famille, car tout le canton s'y réunit
chaque année, à jour fixe, tu le sais. C'est une véritable fête pour
Hortense qui sort peu, qui passe sa vie, ainsi que moi, à acheter des
moutons et à en revendre la laine. Il dépend de toi, mon ami, que cette
satisfaction lui soit donnée: je te fais grâce de tout préambule pour
t'expliquer pourquoi cela dépend de toi. Il est pénible de nous répéter
que ta femme et la mienne ne peuvent être en présence dans le monde sans
éprouver de la gêne, une contrainte dont nous n'avons été que trop
souvent témoins, toi et moi. Tu n'as pas oublié l'événement de l'an
passé au bal de Senlis; d'autres même s'en sont aperçus, et nos deux
ménages, dans la personne de nos femmes, n'ont plus été sacrés. Nous ne
sommes pas de ces fous, Maurice, qui mettent leur bonheur à se raidir
contre l'opinion. Vouloir ce que veut le monde, c'est obtenir en
compensation de cette faiblesse les quelques joies qu'il procure: nous
n'en sommes pas ennemis. Or, ta femme, pour revenir au pénible sujet de
cette lettre, sera aussi invitée à ce bal. Penses-tu qu'il soit
convenable que Léonide et Hortense y aillent toutes deux? Que la sagesse
en décide. Avant tout, consulte le désir de Léonide. Si elle n'en montre
pas un bien vif d'aller à ce bal, Hortense profitera du refus de
Léonide. Si, au contraire, ton excellente femme est assez franche pour
ne pas consentir à un pareil sacrifice, eh bien, qu'elle s'amuse,
laisse-la aller à Senlis; mais, dans l'un et l'autre cas, réponds-moi
sans contrainte, sans complaisance. Encore une fois, consulte ta femme:
je garantis l'obéissance de la mienne. Son bonheur est dans ma volonté.

»Il m'eût été plus doux de t'écrire que nous y serions tous quatre,
heureux de faire un peu enrager les jeunes gens et les célibataires de
notre grosse joie de mari; mais le sort ne le veut pas. L'un de nous
s'amusera pour l'autre: c'est s'ennuiera que je veux dire. Cachetons
vite ma lettre: je ne suis pas jaloux qu'Hortense lise cette dernière
phrase: elle me ferait danser tout le bal. Adieu.

»Mille amitiés à l'excellente cousine Léonide.

»Ton ami,

»JULES LEFORT.»

--Jugez maintenant, Édouard, si ce n'est pas le mari qui a écrit cette
lettre sous la dictée de la femme.

--Quand cela serait, ce qui me paraît contestable, que prétendez-vous
faire?

--Je n'ai pas pour habitude, Édouard, d'initier à mes projets ceux qui
ne promettent pas de m'aider dans leur exécution.

--Vous ai-je refusé mon concours?

--Je ne dis pas encore cela. J'emploie toujours cet avertissement pour
qu'on ne prenne pas ensuite en mauvaise part les récompenses que
j'accorde en retour des services qu'on me rend.

--Vous avez, Léonide, des doutes trop ombrageux et une reconnaissance
trop timorée. Employez vos amis, soyez confiante avec eux. Ne suis-je
pas le vôtre?

--Ne me réduisez jamais à en douter, Édouard. Dans ce moment surtout,
j'ai besoin de votre appui, pour établir mon autorité auprès de Maurice.
Savez-vous ce qu'il répondra à Jules Lefort? «Va au bal; mènes-y ta
femme: la mienne n'en saura rien.» Il est homme à cela; il ne voit pas
la dignité du ménage dans la considération de sa femme. Peu lui importe
que mon absence soit remarquée, qu'on l'interprète de mille manières,
toutes à ma honte, toutes à la gloire d'Hortense Lefort. Qu'elle seule y
aille, en faut-il davantage pour qu'elle obtienne contre moi l'opinion
du monde que, l'an passé, elle sut disposer en sa faveur par son
évanouissement, vrai ou feint, en me voyant entrer dans ce bal de Senlis
où elle était si loin de m'attendre? Si je ne parais point cette année à
ce bal où elle ira, je suis vaincue, terrassée: on pensera, on dira
hautement que Jules Lefort a imposé à Maurice l'obligation de ne pas m'y
conduire; ou bien, et ce sera la version la plus honnête, que mon mari
m'a forcée lui-même à ne pas y paraître. Heureuse alternative!--celle de
passer pour la femme d'un homme sans dignité ou pour l'esclave de cet
homme.--Vous ne savez pas, mon ami, que cette Hortense s'est rendue
coupable, sous de faux semblants de naïveté et d'innocence, des
ingratitudes les plus noires; qu'elle a menti lâchement à l'amour
qu'elle prétendait avoir pour Maurice, en se mariant avec Jules
Lefort... oui...

--Permettez-moi, interrompit Édouard qui tenait la main de Léonide dans
la sienne;--ce dernier tort, vous ne devriez pas le ressentir aussi
vivement que Maurice qui paraît l'avoir oublié en vous épousant, et sans
lequel vous ne seriez pas aujourd'hui sa femme.

--Édouard, reprit Léonide vivement et après quelques minutes de
contrainte, je n'aime pas Maurice: je ne lui étais pas destinée. Témoin
de l'attachement que ma cousine disait lui porter, de celui que Maurice
éprouvait sincèrement pour elle, j'ai trop retenu leurs serments
réciproques. De confidente devenue épouse, ai-je pu oublier que mon mari
avait aimé une autre femme, que cette femme l'avait peut-être aimé?
Comment s'abuser, Édouard?

Ici Léonide s'arrêta. C'était une lacune à remplir pour la perspicacité
d'Édouard. Il en aurait coûté à Léonide d'avouer qu'elle avait aimé
Jules Lefort, et pourtant, sans cet aveu, comment lui était-il possible
de justifier sa haine pour sa cousine Hortense?

Édouard, eût donné tout au monde pour que, dans ce moment, Léonide
avouât cette faiblesse: aussi ne fit-il aucun effort pour lui en
épargner la confession entière.

--Édouard, c'est un grave événement que le mariage; c'est un événement
sinistre qu'un mariage sans amour. Ceux qui sont rassasiés du mariage
parce qu'ils l'ont trop savouré, qui s'arment pour le détruire parce
qu'ils l'ont épuisé, ceux-là se plaignent, se récrient, s'élèvent à tort
contre la société. Leur plainte est une puérilité; leur déception est un
malheur commun à toutes choses: ne se lasse-t-on pas des meilleures?
Quelle est la profession qui à la longue ne soit devenue un supplice?
Quel est le sentiment que le temps n'ait rendu intolérable? Quelle est
la vie dont le poids n'ait écrasé celui qui la portait? Et remarquez
qu'on n'a que la misère pour refuge, si l'on sort de sa profession,
tandis que l'adultère vous délivre avantageusement du mariage en une
heure; l'adultère dont n'auraient aucune honte ceux qui réclament en son
nom contre le mariage, s'ils avaient un peu moins besoin de s'en faire
un moyen du moment. Car ce n'est pas contre le joug du mariage,
regardez-y bien, Édouard, qu'on s'élève; creusez bien: c'est plutôt
contre la possibilité de ne pouvoir se marier tous les jours, à chaque
instant. La passion ne recule pas devant l'engagement: c'est le dégoût,
c'est la froideur qui demandent compte de la durée. On fait une affaire
de raison du mariage, non quand il est à conclure, mais quand il n'est
plus à rompre. Ceux qui demandent le divorce brûlent de se remarier: ils
sont moins jaloux de briser une entrave que de se soumettre à de
nouvelles; et l'on conçoit que la loi est en droit de considérer comme
un aveu d'émancipation du libertinage ce cri déguisé de liberté humaine
qui veut altérer la perpétuité du mariage. Mais quelle pitié plus
profonde ne doit-on pas à celles qui s'engagent sans amour, sans cet
enivrement d'un an, fût-il d'une heure? qui sont entrées à l'église
sans prières, sans larmes, sans battements de cœur; qui en sont
sorties sans conviction; qui sont descendues dans la couche du mari,
froides, plus froides qu'elles ne s'étendront dans la tombe; et qui,
pendant toute leur vie, s'inhumeront ainsi chaque soir et s'exhumeront
chaque matin. De plus tourmentées existent: celles qui se sont mariées
par dépit; affreuse résolution que ces mariages; et, c'est une vérité,
les deux tiers des mariages ne sont pas autrement inspirés. On a honte
de l'âge qui arrive; on se marie vite: on a hésité pendant dix ans, une
minute décide. On était deux amies: la plus jeune vous devance, elle
épouse; on pousse un cri de rage, et malheur au premier parti qui
s'offre: on l'accepte. Un amant parfois vous délaisse: c'est faiblesse
de le rappeler; c'est grandeur de l'éblouir par le mariage. Il aura un
remords peut-être! non! il ne l'aura pas ce remords. Et, par dépit, vous
vous livrez à un rustre qui sourit,--le fat!--à sa pitoyable conquête;
il est fier que vous vous appeliez de son nom, tandis que vous êtes trop
heureuse de ne pas lui prêter le vôtre. Malheureusement la vengeance
tombe quelquefois sur un honnête homme, et, en récompense de ses soins,
de ses attentions, vous n'avez à lui offrir qu'une poitrine glacée, que
des lèvres sèches, qu'un visage dédaigneux.--Édouard, je vous ai dit ma
vie. Mon mariage avec Maurice fut un calcul de colère, une inspiration
irréfléchie de la haine. Tant que je ne serai pas apaisée, mon mariage
ne sera qu'une dure expiation; après, j'essayerai du calme à défaut de
bonheur; et, dans mes souvenirs de lutte, je n'oublierai pas que vous
m'avez aidée à le recouvrer.

--Que faut-il faire pour cela, Léonide?

--M'accompagner à ce bal de Senlis. Vous serez masqué, je ne le serai
pas: on vous croira mon frère, mon mari, le colonel Debray, qui m'y
conduisit l'an passé.

--Comptez sur moi, Léonide; mais pourquoi irez-vous à ce bal le visage
découvert?

--Ce sera ma seule vengeance, mon visage. Hortense sera là, son mari
sera là, ils seront tous là ceux qui, la voyant au bal, ne s'attendront
pas à ma présence, qui les étonnera comme la foudre. Et mon visage ne
sera dédaigneux pour personne: il y en aura de plus belles, mais non de
plus gaies, de plus folles que moi à ce bal. Vous me verrez rire et
danser: j'entraînerai tout le monde dans ma joie, je laisserai un long
sillon de folie derrière chacune de mes paroles. Le lendemain on se
dira: La mieux parée du bal, c'était la femme du sous-préfet; la plus
jolie, c'était celle du maire; la plus coquette, c'était celle-ci ou
celle-là; mais la plus remarquable par sa gaieté, c'était la femme du
notaire de Chantilly. Ceci me vengera.

Ma gaieté fera croire à mon bonheur, Édouard: qu'est-ce que je souhaite
de plus? Celui d'Hortense pâlira de tout l'éclat du mien.--On nous avait
trompées, pensera-t-on.--On vous avait trompées, mesdames; elle ne
devait pas venir, elle est venue!--On la disait rongée par le chagrin,
par le dépit:--regardez le feu de ses diamants, le feu de ses yeux.--Ah!
voilà mon triomphe, Édouard, le voilà! Qu'importe après cela qu'en
rentrant je donne à des larmes de rage la moitié de cette nuit commencée
par la vengeance?

--Eh bien, fit Édouard, puisse cela assurer votre bonheur, disposez de
mon bras. J'aurai un masque, ma voix n'est pas connue. A quand la fête?

--Dans deux mois. D'ici là, j'irai à Paris, j'en rapporterai deux
costumes de bal, car vous comprenez le danger, Édouard, que nous
courrions si nous mêlions un étranger à tout ceci. Je ne doute pas que
Maurice saura notre équipée dès le lendemain même: la considération ne
m'arrête pas; au contraire. Mais il m'importe qu'il n'ait connaissance
de l'événement qu'après son beau résultat. Je respecterai son
affectation à ne pas me parler de ce bal; d'ailleurs, je ne résisterais
pas à sa volonté, s'il me défendait d'y paraître.

--Mais ne craignez-vous rien pour moi, Léonide? Que pensera Maurice
quand il apprendra, non sans étonnement, que je suis de moitié dans une
démarche peut-être répréhensible à ses yeux? Me répondez-vous qu'il ne
regrettera pas l'hospitalité dont j'aurai abusé?

Afin que son objection, qu'il hasardait du ton de voix le plus timide,
ne blessât pas Léonide, Édouard s'était rapproché d'elle, colorant le
plus possible son hésitation de la docilité de l'obéissance.

Léonide fit semblant de ne pas comprendre; mais lorsqu'elle s'aperçut
qu'Édouard persistait pour obtenir une réponse à ses doutes, elle battit
l'argument de l'hospitalité par un sourire qui décontenança Édouard. Ce
sourire, mêlé d'un peu de pudeur et de beaucoup de raillerie, lui fit
comprendre que le scrupule dont il s'armait était bien arbitraire chez
lui, et qu'il n'en avait pas toujours été si vivement préoccupé dans
des occasions tout aussi délicates.

--Je consens à tout, dit Édouard, qui, prenant son parti bravement, ne
songea plus qu'à effacer de l'esprit de Léonide les impressions
équivoques qu'il avait fait naître pendant la discussion.

Et maintenant parlons de la récompense promise. Que m'offririez-vous que
je pusse apprécier plus que votre amitié, Léonide? Conservez-la-moi
constante et sans partage.

--Serait-il bien vrai que vous eussiez ressenti près de nous quelque
adoucissement à vos tristesses, mon ami? Vous ne sauriez croire la
douleur que j'ai éprouvée tout le temps de cette lecture hier au soir au
dîner. Maurice me regardait sans doute sans intention; mais j'étais
effrayée par lui, émue pour vous. Ma voix tremblait: l'avez-vous
remarqué, Édouard?

--Bonne Léonide! je lis dans votre cœur comme vous lisez dans le
mien. S'il est une consolation à mes maux, c'est dans vous que je la
rencontre, quoiqu'un peu mêlée de remords, je ne vous le cache pas; et,
dans vos soins affectueux pour moi, dans vos paroles, dans vos pas qui
viennent me chercher dans cette prison embellie par vous de toute la
grâce d'une femme; rendue aimable par tes caresses...

Édouard parlait sur les lèvres de Léonide, de Léonide qui avait ce
regard distrait, lucide et voilé à la fois de la volonté qui
s'abandonne, qui s'endort au bruit des paroles aimées, qui se fond et se
perd dans la volonté d'un autre.

La lampe rayonnait doucement, et, répandant sa clarté encore trop vive
sur des paupières touchées par le sommeil, elle n'éclairait que le
groupe entrelacé de Léonide et d'Édouard, dans un coin de la chambre
silencieuse et endormie:

--Que tes cheveux sont doux! Pour qui les arranges-tu ainsi sur ton
front si patiemment, chaque matin?

--Pour toi, Édouard.

--Pour qui ces robes avec tant de grâce serrées à ta poitrine?

Je suis un imposteur, pensa Édouard.

--Pour toi.

Quel rôle infâme je joue! se dit-il.

--Ces yeux si beaux, cette bouche?

--Pour toi.

--Cette haleine qui m'enivre, amère et chaude, que je bois avec âme?
Cette force qui me briserait si tu voulais, et que tu convertis en
grâces et en souplesse; cette taille, pour laquelle j'aurais de la
jalousie si j'étais femme? Je t'aime comme cela. Tu n'es pas une jeune
fille fière de son innocence, digne d'être admirée seulement; un ange,
peut-être, mais pas encore une femme. Tu as aimé: tu inspires l'amour,
tu en permets les caresses. Si l'amour n'est qu'une ardente réalité,
l'amour, c'est toi; et s'il est un autre amour plus pur qui impose des
sacrifices, des résistances, celui-là peut partager le cœur sans
crime, sans honte, sans remords.

Édouard s'arrêta au milieu de sa distinction passionnée. Léonide ne
l'écoutait plus. Il murmura dans sa poitrine:--Mon Dieu! comme la
reconnaissance mène loin!

Léonide s'était assoupie dans ses bras.

Les femmes de notaire ont le sommeil dur.

On dira donc qu'Édouard aimait deux femmes.

Je ne dis pas cela.

--Mais!

Je ne dis pas le contraire.



XI


Le lendemain, en s'éveillant, Léonide trouva, sur un fauteuil auprès de
son lit, un cachemire noir que Maurice lui envoyait de Paris.

Victor Reynier seul était de retour.

C'était dimanche, jour de bonheur et de coquetterie pour les habitants
de Chantilly, qui, vers les deux heures, lorsque le soleil est moins
chaud l'été, et l'air moins froid l'hiver, débouchent de tous les
corridors de la forêt, ou y pénètrent par ses arcades de verdure,
bordent la pièce d'eau, et, marchant par groupes, par familles,
s'étalent sur un océan de gazon incommensurable à l'œil.

Le dimanche passe inaperçu dans les grandes villes soumises à la
chrétienté, à Paris surtout; à la campagne, il transpire de toutes
parts. Est-ce parce que les roues des moulins et des usines se taisent,
parce que les bûcherons ne fendent plus les arbres, parce que moins de
charrettes écrasent le pavé de la grande route, parce que la forge du
maréchal-ferrant ne retentit plus; mais, à la campagne, le dimanche est
peint dans l'air et sur la terre. Ainsi que ses habitants, le village
ou le bourg semble avoir pris ses vêtements de fête, ses souliers neufs,
sa veste de velours, le haut col de chemise. Les arbres même participent
de cette sainte oisiveté: ils sont plus beaux le dimanche que dans la
semaine; la rivière, si la localité a une rivière, paraît plus limpide,
plus paresseuse: elle se promène; et, vers l'après-midi, quand les
oiseaux chantent au bruit des cloches, on dirait, pour se servir d'une
expression du Midi, que le soleil revient des vêpres.

--Ma sœur, dit Reynier, je veux être le premier à vous applaudir sous
ce cachemire; il vous ira à ravir. J'ai l'orgueil d'être pour quelque
chose dans le choix de la couleur. Maurice prétendait que le vert vous
siérait mieux; moi, j'ai insisté pour le tissu noir, et je l'ai emporté,
sauf du moins votre avis. Nous ne l'avons acheté qu'à condition.
Essayez-le donc, ma sœur.

--En robe du matin, fou que vous êtes?

--Les bayadères sont encore moins vêtues que vous lorsqu'elles déploient
leurs châles sur leurs épaules nues; elles n'en sont pas moins bien pour
cela.

--Il faut vous satisfaire.

Et Léonide, qui en brûlait d'envie, déplia le cachemire pour en admirer
les magnifiques palmes orange, et, avec cette volupté du toucher que les
femmes seules possèdent, elle le rejeta sur son cou et sur ses bras
demi-nus, qui doublèrent de blancheur et de finesse.

--C'est ma couleur qui a gagné, mon goût est infaillible. Vous êtes
délicieuse, ma sœur; on le garde, n'est-ce pas?

--N'est-il pas un peu long?

--C'est riche, c'est majestueux, Léonide. Long! quelle hérésie! Les
châles ne sont longs que pour les gens qui vont à pied.

--Mais il me semble alors...

--Il vous semble mal, ma sœur. Vous avez tort de toujours douter
ainsi; patientez, ce cachemire ne sera pas usé à Chantilly.

--Vrai, mon frère?--vous êtes superbe en me disant cela--vrai?

--Est-ce que je mens jamais? Écoutez-moi bien.

--Je vous écoute de toutes les forces de mon âme.

--Maintenant, ma sœur, il n'y a presque plus de raison pour le
cacher: Maurice possédera bientôt tout un quartier de Paris.

--Un quartier de Paris! Nous y aurons au moins un hôtel?

--Ce quartier va être démoli de fond en comble, rasé.

--Vous êtes fou, mon frère.

--Vous aviez promis de ne pas m'interrompre. Je vous apprends, si vous
ne le savez déjà, que le gouvernement, pour favoriser le commerce, a le
projet de construire hors de Paris un immense entrepôt. Ceci n'est plus
un secret. Les fonds sont votés, les devis sont au ministère où les
plans se discutent; mais ce qui est un secret pour tout le monde,
excepté pour nous, c'est l'endroit où sera élevé cet entrepôt. On
suppose que le gouvernement est indécis entre la plaine de Grenelle et
le Gros-Caillou. Pour nous il n'y a plus de doute, l'entrepôt sera à
Saint-Denis. Je ne vous dirai pas de quelle reconnaissance positive nous
avons indemnisé le secrétaire du ministre qui, par distraction, a laissé
échapper cette révélation. Ceci est la métaphysique des affaires: vous
n'entendez rien à la métaphysique.

--Je le veux bien, mon frère; mais à quoi cela vous a-t-il servi de
savoir que l'entrepôt serait à Saint-Denis et non ailleurs?

--C'est ce que j'allais vous épargner la peine de me demander, ma
sœur.

--Une fois instruit des projets du ministère, j'ai été chez un
mécanicien célèbre autant que riche, et lui ai offert d'entrer en marché
avec lui pour un chemin de fer de Saint-Denis à la Chapelle. Vous
connaissez assez Paris pour savoir que la Chapelle est un bourg
considérable à l'extrémité du faubourg Saint-Denis. Comme ce mécanicien
ne supposait aucun intérêt bien vif caché sous ma proposition, il l'a
acceptée à des conditions très-avantageuses pour moi, me prenant sans
doute pour un de ceux qui font des montagnes russes ou s'occupent
exclusivement de l'agrément des Parisiens, enfin pour un directeur de
théâtre à pied. Nous avons conclu marché. Nous voilà donc, Maurice et
moi, acquéreurs du chemin de fer de Saint-Denis à La Chapelle; mais un
chemin de fer ne passe pas sur le toit des maisons, il faut les abattre
pour le tracer, et, avant de les abattre, les acheter. Ne se doutant pas
le moins du monde de la réalisation d'un entrepôt à Saint-Denis, les
quatre cinquièmes des propriétaires des maisons de la Chapelle ont
vendu, et ils se sont estimés trop heureux de vendre des masures
inhabitables.

--Je vous demande encore une fois pardon, Victor, mais je ne comprends
pas pourquoi vous feriez un chemin de fer de Saint-Denis à la Chapelle.

--C'est ma faute, Léonide. Nous autres hommes d'affaires, nous sommes
comme les savants, toujours portés à mettre les autres à notre point de
vue, au lieu de nous placer au leur. Suivez-moi. Ne faut-il pas que les
marchandises de l'entrepôt arrivent à Paris pour la consommation? Nous
leur traçons un chemin de fer qui, en cinq minutes, vomira aux limites
de la ville de Paris les milliers de dépôts lancés de Saint-Denis. Le
commerce en jettera des cris de joie! Voilà notre opération. Et le beau,
l'inouï en ceci, c'est que nous ne livrerons aucune action que le chemin
de fer ne soit en pleine activité. Elles se vendront au poids du
diamant. Je ne compte plus avec les bénéfices du moment où tout sera en
train. Incalculable!... J'en ai le vertige. Pourvu que Maurice ne se
mêle pas de diriger lui-même les affaires, pourvu qu'il me laisse
exploiter son crédit, je vous garantis, ma sœur, que dans deux ans,
notre nid à tous sera fait; un nid d'aigle! Jusqu'à présent il est assez
docile; il se charge d'avoir des fonds, et moi du soin de les tripler
parfois en quelques heures à la Bourse, d'où je cours à la Chapelle
acheter des maisons pour les démolir. Il n'a pas de raison pour se
plaindre. Cette dernière spéculation est miraculeuse, superbe! on m'en
attribuera l'honneur. En bonne justice, il revient à Maurice qui, d'un
autre côté, n'a pas à souffrir pour sa réputation en cas de revers, rien
n'étant en son nom, rien ne pouvant l'être.

--Excellent Victor! Ah! si Maurice avait la moitié de votre ambition...

--Non pas, ma sœur, non pas; alors vous vous passeriez de moi, et je
ne veux pas penser que votre reconnaissance pour moi vous est onéreuse.
Je vous fais riche: faites-moi heureux; je serai encore votre débiteur.
Mariez-moi, ma sœur!

--Mais, à propos, Victor, je ne pensais plus...

--A notre plaisanterie du cabinet, n'est-ce pas?

--Justement, mon frère.

--Êtes-vous disposée, ma sœur?

--Tout à fait.

--Alors je suis à vos ordres.

--Allons!

--Que ce châle vous sied bien!

--Oui, mais personne ne le verra.

--Tout Paris.

--Sur votre honneur?

--Sur mon honneur. Avez-vous les clefs des tiroirs?

--Toutes.

--Marchons, Léonide. Charmante étourderie que la nôtre! il faut bien
tuer le dimanche. Marchez devant moi. Ce châle est sublime.

De plus en plus la pelouse se garnissait. Un bon et dernier soleil
d'automne appelait toute la population à jouir de ses rayons obliques.
Ces sortes de défis portés par l'avant-dernière saison aux pantalons
nankins, aux vestes de toile, aux gilets blancs, aux petites robes
d'indienne, aux fichus de soie qu'on avait déjà renfermés avec le sachet
de lavande, sont joyeusement acceptés. On se déguise en été encore un
jour; demain on se plaindra sans doute du rhume, et l'on boira en
infusion les dernières feuilles de tilleul pour lesquelles on a
compromis son gosier.

Pas un habitant n'est resté chez lui; il n'en est pas un qui, en foulant
la pelouse, ne s'arrête en extase devant la grille du jardin de Maurice.
On aime à voir avec quel attachement foncier le notaire du pays s'y
inféode, au milieu de ces murs tapissés d'arbustes, en scellant aux
angles du parterre de beaux vases de porcelaine, honneur de la
manufacture de Chantilly, et en greffant des sujets exotiques sur les
arbres indigènes, goûts simples qui prouvent le sage emploi du temps,
qui attestent la pensée arrêtée d'une longue résidence. Bien aimé celui
qui ne néglige pas les emblêmes parlants du calme domestique au sein de
sa petite ville: on le respecte. La discipline du soldat se lit dans
l'éclat de ses boutons; la bonne renommée du fonctionnaire rural, dans
la toilette de ses buis, dans la symétrie de ses plates-bandes. Le style
est l'homme; l'horticulture, c'est le notaire.

Ces pauvres rentiers, courbés par l'âge, qui sont venus mourir à
Chantilly, où le cimetière est si plein de fleurs et d'oiseaux, ont leur
fortune là, dans cette jolie maison. Ils ne sont pas fâchés qu'elle soit
belle et visible. En lui souriant, ils sourient à leurs quinze cents
francs, à leurs mille écus; ils respirent les fleurs à travers la grille
et envoient une bénédiction à l'ange gardien assis sur leur fortune. En
approchant, ils saluent comme si le maître de la maison était là; ils
ont aperçu son chapeau de paille sur un banc. Et, toutes mystérieuses,
toutes discrètes, les petites ouvrières en dentelle de Gouvieux
éprouvent un frémissement au cœur en songeant que leurs bons parents
ont déposé là leur dot pour qu'elle grandisse comme elles; et la dot,
n'est-ce pas le mari?

--Ma sœur, courons au plus pressé, dit Victor en portant la main sur
les papiers déposés la veille par M. Clavier.--Sont-ils lourds!

--Allons-nous lire tout cela, mon frère? reprit Léonide qui tremblait
d'effroi, mais qui n'osait pas devant Reynier se repentir de cette
démarche?

--Lire tout cela! mais non; ce sont des titres de propriété.
Bornons-nous à la récapitulation et à la volonté du testateur.

--Hâtez-vous, Victor!

--Parbleu, c'est fait. Lisez: ceci résume tout: «Je lègue enfin à
mademoiselle Caroline de Meilhan toutes les propriétés susmentionnées et
s'élevant à la somme de quinze cent mille francs, mais à la condition
expresse que ladite demoiselle Caroline de Meilhan n'épousera aucun
homme noble, de quelque nation qu'il soit, à peine de nullité du
testament, et de voir passer mon legs universel à la commune de
Chantilly.»

--Nous ne sommes pas nobles, au moins, ma sœur?

--Silence! on vient; écoutez! Non, je ne me trompe pas: c'est le pas de
monsieur Anastase, le premier clerc. Courez à l'escalier, à la porte;
renvoyez-le... je ne sais comment... mais renvoyez-le!

Reynier était déjà à la porte de la rue.

Léonide ouvrit le corsage de sa robe et y coula le dépôt fait la veille
par le colonel Debray: c'était le plan de campagne de la Vendée.

Quand Victor entra, elle chantait.

--Ce n'était rien, ma sœur; vous vous êtes sottement effrayée. Mais,
pour plus de précaution, et afin qu'une seconde fois vous ne me causiez
pas la même terreur, j'ai donné deux tours de clef à la porte d'entrée.
Nous n'attendons personne; et, si Maurice arrivait, il serait obligé de
sonner. Voulez-vous être convaincue, ma sœur, de ce mépris que je
vous inspirais hier pour ces mystères dont vous demandiez la clef à
Maurice? Asseyez-vous dans ce fauteuil et laissez-moi vous instruire.

Ouvrez ce registre et lisez-y à votre aise le sommaire des actes qui ont
eu lieu jour par jour, et concernant les habitants des cantons du
département de l'Oise et de quelques départements circonvoisins.

«Aujourd'hui, avoir annulé, par un dernier codicille, le testament de
M. Dufour, et reporté sur sa nièce, qu'il doit épouser, tous les biens
originairement légués à sa sœur.»

--Monsieur Dufour va épouser sa nièce! Il a soixante ans, elle vingt. Le
monde avait donc raison de le supposer, cette femme est un démon. Mais
si l'on avertissait la sœur de monsieur Dufour?

--Que dites-vous, Léonide? et la réputation de Maurice?

--Mais c'est une infamie.

--Sans doute; mais songez que la société ne qualifie pas autrement la
violation d'un secret légal, quel qu'il soit. Lisez encore.

«Acte de la demoiselle Dufour, par lequel elle déclare vouloir que les
biens qui lui reviendront de la succession de son frère soient, après sa
mort, donnés à sa servante et non à ses deux cousins qui participeront à
l'héritage dans la faible proportion du droit rigoureux que leur accorde
la loi.»

Eh bien! Léonide, irez-vous maintenant prévenir les deux cousins,
monsieur Dufour ou sa sœur?

--Ceci me surprend étrangement.

--Vous n'êtes pas au bout. La dernière pièce n'est pas la moins
curieuse:

«Projet des cousins de mademoiselle Dufour, de présenter une requête au
tribunal, tendant à faire déclarer inhabile à tester, pour cause de
folie, ladite demoiselle.»

--Ah! c'est trop fort! le frère déshérite la sœur, la sœur ses
cousins, et les cousins accuseront celle-ci de folie en plein tribunal!
Et tout le canton croit cette famille bien unie, la cite pour modèle!

--Mais c'est peut-être juste; connaissons-nous les autres familles? Mon
Dieu! ce qu'on sait n'est rien auprès de ce qu'on ignore, ma sœur.
Désirez-vous apprendre maintenant quelque particularité sur la famille
Duplan?

--Tout autant que cela vous plaira, Victor. Madame Duplan est cette
petite personne si fière que nous avions cet été pour voisine de
campagne, et dont le titre de dame de Haut-Lieu nous amusait tant. Son
grand colonel de mari chassait toujours aux canards sauvages dans nos
étangs. Qu'ont-ils à démêler ici? Voyons.

--«Ce dossier,--est-il écrit de la main de Maurice,--contient l'acte de
naissance de mademoiselle Louise Bougival, à laquelle monsieur Duplan ne
pouvant léguer ses biens, vu qu'il est marié à New-York depuis quinze
ans, donne et laisse, par mon entremise, un capital de deux cent
cinquante mille francs. De ladite somme que j'ai touchée en numéraire,
je suis chargé d'acheter à la demoiselle Bougival un hôtel à Paris et
une maison de campagne à Vineuil.»

--Madame Duplan n'est pas madame Duplan, la femme du colonel aux canards
sauvages! elle n'est que sa maîtresse! Ah! madame du Haut-Lieu! Ah!
Maurice, vous saviez tout cela, et ne m'en appreniez rien!

--Deux cent cinquante mille francs touchés par Maurice; que diable en
a-t-il fait? murmura Reynier avec quelque humeur.

--Ce qu'il en a fait, c'est bien simple, mon frère; il en a acheté ou il
en achètera un hôtel à Paris et une campagne à Vineuil.

--Sans doute, ma sœur! fit Reynier en se pinçant les lèvres. Quelle
question!

--Ah! madame du Haut-Lieu! ne cessait de répéter Léonide, vous avez des
armes aux panneaux de vos voitures, des valets à livrée aurore, des
tourelles à votre château, où, quand vous donnez des fêtes, vous
n'invitez pas la famille de votre notaire! c'est bien! mais alors on ne
met pas de si petites gens dans la confidence de sa condition.

--Silence donc, ma sœur, dit Reynier en posant la main sur la bouche
de Léonide; silence! n'abusez pas de la confession. C'est ici le paradis
terrestre pour une femme, j'en conviens; mais n'allez pas vous damner en
touchant à l'arbre de la science.

--Lirons-nous encore, ma sœur, ce dossier? c'est celui du
maréchal-ferrant, notre voisin.

--Le mari de la belle Picarde?

--Il y a, ma foi, de tout ici. C'est d'abord son bail avec la ville pour
ses ateliers dans les dépendances du château.

--Passons cela, Victor; à quoi bon?

--Son contrat de mariage.

--Oui, avec une très-jolie femme, la plus jolie du pays, peut-être. Il
n'en est pas plus gai; voilà pourtant à peine trois mois qu'il est en
ménage.

--Son testament sous enveloppe.

--Son testament! il n'a pas vingt-huit ans, sa santé est de fer,--il
paraît le plus insouciant des hommes.

--Cela se voit encore à la manière dont il a cacheté cette pièce
importante.

--Que faites-vous, Victor?

--Ne craignez rien, c'est le sacrifice d'un pain à cacheter. Voyons ce
que peuvent être les dernières volontés d'un maréchal-ferrant.

«Dégoûté de la vie, je demande pardon à Dieu d'y avoir mis fin.
L'affreuse conduite de ma femme m'a poussé au suicide et à la vengeance
criminelle dont je l'ai fait précéder. Je dispose de mes biens comme
suit.»

--Oh! cet homme va tuer sa femme, se tuer ensuite, et personne ne l'en
empêchera, et nous le savons! Je lui écrirai.

--Alors Maurice ira au bagne.

Un violent coup de sonnette retentit. Victor et Léonide se turent,
pâlirent tous deux. Dans leur égarement, il leur fut impossible de
trouver un pain à cacheter pour sceller le testament dans l'enveloppe.

La sonnette ébranla de nouveau la maison.

--Fuyons d'ici, s'écrie avec épouvante Léonide, c'est Maurice!

--Quelle extravagance! répond Reynier, qui, non moins terrifié que sa
sœur, se précipite sur le carré, passe dans l'autre corps de logis,
du côté de la pelouse, soulève le coin de la jalousie, et aperçoit la
laitière qui sonnait pour la troisième fois.

--C'est votre laitière, revint-il annoncer à Léonide; que veut-elle?

--J'avais oublié que tous les dimanches elle nous apporte un fromage à
la crème. Ne répondez pas. Cette sorcière m'a-t-elle troublée!

Quand Reynier eut recacheté les dispositions testamentaires du
maréchal-ferrant, il prit Léonide par la main et la conduisit dans sa
chambre à coucher, devant la fenêtre qu'il venait de quitter.

--Voyez-vous, là-bas, le long du bois, contre les arbres, les chevaliers
de l'arc qui s'exercent depuis Nemrod à mettre dans le but?

--Très-bien, Victor.

--Apercevez-vous un gros homme qui se ploie comme son arc, tant il rit
de grand cœur?

--Je crois le distinguer.

--C'est le maréchal-ferrant qui doit tuer sa femme et se tuer ensuite.

--Pouvez-vous plaisanter sur cela, Victor?

--Et que fait-il lui-même?

--Le jour baisse, ma sœur; dans deux heures Maurice sera de retour;
courons remettre en ordre les cartons que nous avons déplacés. La
science des conspirateurs est de ne pas laisser plus de trace là où ils
ont passé que par où ils sont revenus.

Rentrés dans le cabinet de Maurice, Léonide et Victor, qu'une communauté
d'audace avait affranchis de toute pudeur l'un envers l'autre,
convinrent, pour en avoir plus tôt fini avec ce qu'il leur restait
encore de cartons à visiter, de fouiller chacun de son côté sans perdre
un temps précieux dans des communications inutiles à leur but.

Tandis que, muets et absorbés par leurs recherches, Léonide et Victor
soulèvent des rames d'affaires de famille, descendent dans le cœur de
toutes, celui-ci pour s'arrêter à chaque chiffre de fortune, celle-là
pour rire de pitié à toutes les découvertes recueillies par sa témérité,
les bonnes gens de Chantilly se dirigent vers le carrefour de Diane, où
l'heure de la danse va bientôt sonner. L'air devient plus sonore; la
voix argentine des enfants éclate, mêlée au sifflement des hirondelles
rasant le peu de gazon que n'ont pas tondu les moutons et l'automne.
Déjà l'on entend un petit violon aigre préludant à la contre-danse, et
comme les nymphes des bas-reliefs antiques, se donnant la main,
soulevant des robes légères, cadençant des pas lourds, les jeunes filles
de Creil, de Chantilly et de Coye, s'élancent dans la forêt. La danse et
la musique s'appellent. Le soleil est tombé; des feuilles jaunes
tournoient et s'envolent. Au zénith, une étoile luit; le soir vient:
c'est le soir.

Au coucher du soleil, il n'y a pas un méchant sur la terre: c'est
l'heure où l'on meurt.

Léonide enfonça ses deux mains dans un carton, y plongea un regard de
terreur et de joie, comprima un papier, comme s'il eût dû s'envoler:
puis elle se tourna pour voir si son frère l'observait.

Reynier avait fixé son attention sur le dossier de M. Clavier, dont il
copiait sur son album le titre des principales pièces.

Sûre de n'être pas remarquée, Léonide parcourut avidement une pièce qui
portait le nom de Lefort.

--Ah! murmura-t-elle, voici enfin qui va tout m'apprendre.

Ce nom se détachait du milieu de plusieurs lignes écrites de la main de
Maurice; il reparaissait de distance en distance, tantôt précédé de
celui de Jules, tantôt de celui d'Hortense. Dans les premiers moments,
il fut impossible à Léonide, tant l'émotion brouillait sa vue, de saisir
autre chose que ces noms.

Un peu plus calme, elle ne comprit pas pourtant que cette note, à peine
lisible, chargée de chiffres mal tracés, de mots abrégés, d'autres
effacés, obscurément rétablis, n'offrait un sens complet qu'à celui qui
en avait fait la base d'une future rédaction.

Léonide eut la fatale intelligence de ces mots hachés: _Jeune
enfant.--Quarante mille francs sur sa tête--Reconnu par elle et par
Jules--Hortense--nommée comme sa mère._

Elle s'écria mentalement: Mais ceci ne permet aucun doute; c'est la
reconnaissance d'un enfant d'Hortense et de Jules, né avant leur
mariage; c'est le résultat du voyage de mademoiselle Hortense à
Compiègne, l'explication de la réparation pressante dont Jules parlait à
Maurice dans ses lettres; oui,--je tiens la vérité, et elle ne
m'échappera pas!--Aujourd'hui il s'ensuivrait pour eux trop d'éclat à
rectifier cette naissance à l'état civil. En dotant cet enfant, son
avenir est sauvé, sauf à le reconnaître légalement plus tard; tout cela
est très-intelligible; et c'est à ce vil accident que j'ai été
sacrifiée! Il y a eu de la honte et de la douleur pour moi: il y aura de
la honte et de la douleur pour elle.

--Vous parlez, je crois, ma sœur?

--Oui!... je disais qu'il serait temps de nous retirer.

--Je le pensais aussi, Léonide. Avez-vous exhumé quelque chose qui vous
dédommageât de vos recherches, ma sœur? Moi, rien, ou à peu près.

--Moi, rien non plus.

--En vérité, ma sœur, on n'a jamais été, comme nous, plus téméraire
avec plus d'innocence.

--Ah! mon Dieu; je regrette presque d'avoir alarmé ma conscience à si
peu de frais.

--Je n'ai jamais vu qu'un jeu en tout ceci, Léonide.

--Un véritable jeu d'enfant, Victor.

--Que voulez-vous, nous aurons d'une manière ou d'une autre, comme je le
disais tantôt, passé notre dimanche.

--Nous n'aurons pas besoin, je pense, de nous jurer le secret.

--Le secret de quoi, ma sœur?

--C'est ce que je me dis.

--Nous ne dirons rien à personne, Léonide, parce que ceci ne vaut guère
la peine d'être divulgué.

--Je vous le jure.

--Je vous le jure aussi.

Pendant le cours de ces plaisanteries, faites d'un ton étrange par le
frère et la sœur, qui n'étaient dupes ni l'un ni l'autre de leur
indifférence, les cartons furent replacés et le rideau tomba sur les
dernières clartés éparses dans le cabinet de Maurice.

Léonide et Victor en sortirent.

Sur le carré, Victor prit la main de sa sœur et lui dit:--Il ne
dépend plus que de vous que je sois heureux.

--Je vous entends. Demain, mademoiselle de Meilhan dînera chez nous.

--Vous possédez la divine prévoyance de tout ce qui est bien, ma
sœur; merci!

--Venez, Victor; allons faire un tour de promenade sur la pelouse, en
attendant Maurice.

Le ciel était rempli d'étoiles, l'air d'harmonies délicieuses.



XII


A la grille du jardin, une calèche s'arrêtait.

La grâce de sa forme, l'éclat de ses panneaux, et surtout la beauté des
chevaux noirs qui l'avaient fait glisser sur la pelouse avec la rapidité
d'une hirondelle, avaient attiré la curiosité des promeneurs. Tout est
événement à Chantilly. Admirer la calèche parisienne était un plaisir
comme un autre, plus vif qu'un autre, car c'était le dernier de la
journée pour les habitants qui rentraient.

Quand ils virent Maurice descendre de la calèche, leur curiosité devint
de la joie. Les uns tinrent à honneur de saisir la bride des chevaux,
les autres de l'aider à franchir le marchepied; chacun s'ingénia pour
lui témoigner la satisfaction qu'éprouvait le pays à le savoir
possesseur de ce signe brillant des progrès de la fortune. Il
distribuait des saluts à droite et à gauche, comme en userait un
souverain populaire rentrant dans sa bonne capitale. Il fut reçu par sa
femme, merveilleusement ébahie, et par son beau-frère Reynier, qui, du
haut du perron, répétait avec orgueil à sa sœur: «Eh bien!
trouverez-vous encore que les châles de cachemire sont trop longs?»

Maurice fut modeste: il ne dit pas que ces chevaux étaient anglais, de
pur sang, ni qu'ils sortaient des écuries d'un pair d'Angleterre, ni
qu'ils avaient gagné le prix du roi aux courses de New-Market.

Reynier affirma sur son honneur qu'ils coûtaient dix mille francs.

Léonide disait au fond de son cœur:--Nous avons des chevaux!

--C'est une surprise que je vous ai ménagée, Léonide; est-elle de votre
goût? J'ai l'espoir que ceci vous aidera à patienter plus
courageusement. Quand les heures vous sembleront longues, vous les
abrégerez maintenant par des courses dans la forêt, par de plus
fréquents voyages à Senlis, à Paris même.

Ces attentions de Maurice charmaient Léonide qui, dans ce moment,
regretta sincèrement de ne pas l'aimer, tant elle éprouvait de la
reconnaissance; mais la réflexion neutralisa sur ses lèvres cet élan du
cœur: elle craignit de s'exposer au reproche d'ingratitude en payant
son mari d'affectueuses paroles, qu'au premier jour elle aurait été
forcée de démentir. Sa satisfaction fut muette; elle trouva peut-être un
sourire pour remercier.

Pour terminer au plus vite une scène dont la contrainte l'importunait,
Reynier, qui n'aimait pas le ménage en présence, regarda l'heure à sa
montre et dit:

--Beau-frère, nous avons encore deux heures de lune; irons-nous faire un
tour jusqu'aux étangs avec la calèche de Léonide?

Ces mots: la calèche de Léonide! prévinrent tout refus de la part de
celle-ci; et, quelques minutes après, la calèche roulait dans les
sombres allées du bois, ayant passé par le carrefour de Diane, illuminé
de verres de couleur, tout harmonieux du bruit des flûtes et des
violons, tout retentissant de la parole animée des danseuses.

C'était une nuit comme celle de la veille, limpide et calme.

Maurice se félicitait de cette clarté étendue sur les bois comme en
plein midi, afin de mieux faire remarquer à sa femme et à son beau-frère
que la coupe des tilleuls se continuait sans relâche sur un espace
indéterminé; plus de cinquante arpents avaient été abattus depuis leur
dernière promenade.

Après avoir allumé un cigare et croisé les bras, Victor abandonna son
âme à la fumée.

Léonide ne se lassait pas d'admirer la fougue obéissante, la fierté
docile des chevaux, la légèreté de la calèche. Elle était dedans, mais
son âme était dehors pour se regarder passer. Doucement fascinée par le
balancement de la voiture, par ce souffle doux et continu qui, chargé de
toutes les émanations de la nuit, frappe au visage, borde les lèvres
d'une fraîcheur assoupissante, les oreilles d'un bruit de flûte
éolienne, les yeux d'une frange de sommeil, Léonide ne voyait plus
courir à droite et à gauche des arbres aux teintes monotones; mais
tombée d'illusion en illusion, poursuivie par les rayonnements des
lanternes, elle voyait les deux ailes de la rue de la Paix, étincelantes
de lumière, d'or et de marbre; elle glissait au bord de vastes palais
dont le sommet se perdait dans les nues; une double porte de ces palais
s'ouvrait majestueusement: c'était celle de leur hôtel.

La calèche s'arrêta.

Ce n'était pas encore à la porte d'un hôtel de la rue de la Paix, mais à
la dernière barrière des allées.

Victor descendit pour l'ouvrir, et les chevaux prirent le chemin incliné
des étangs.

Tout autre que Maurice, son beau-frère et sa femme, eussent été saisis
d'étonnement à l'aspect de ces étangs silencieux, sur la surface
desquels des roseaux chevelus et des joncs inclinaient leurs tiges
endormies, et où se réfléchissaient, la tête en bas, des bouquets pâles
de peupliers, gigantesques pinceaux, qui, lorsque la brise les agitait,
semblaient peindre, au fond d'une vaste toile, une lune courant entre
des nuages.

Léonide demanda son manteau; elle avait froid.

A l'extrémité du premier étang se dessinait le château de la reine
Blanche, ciselé par les rayons de la lune, qui l'argentaient de ses
lueurs, comme un ex-voto à la vierge Marie: château que quelque géant a
dû porter dans la main au retour des croisades; création d'une fée;
château brodé à l'aiguille, découpé au ciseau, et qui ferait croire à
ces reines enchantées des romans de chevalerie; le jour reine, la nuit
petit poisson rouge dans le lac; car quelle reine véritable a pu, si
mignonne, si naine, si gracieuse qu'elle fût, établir sa demeure dans le
château de la reine Blanche? La cour d'un sylphe serait à l'étroit dans
cette bonbonnière gothique; l'ombre d'un milan lui cache le soleil; et
un coup d'aile des cygnes qui nagent à ses pieds pourrait le couvrir
d'eau du perron au sommet des tourelles. Quelque jour un nid
d'hirondelle l'entraînera dans sa chute.

Victor alluma un nouveau cigare.

Et, à mesure qu'ils approchaient au petit pas de l'escalier du château,
placé à la tête de la première pièce d'eau, ils découvraient les cinq
autres lacs figés, en long sillon lumineux, dans leurs chatons d'herbe
verdâtre.

Maurice remarqua que les peupliers plantés au bord des étangs
produisaient le plus joli coup d'œil: qu'ils avaient bien grandi
depuis qu'il ne les avait vus.

Ces arbres sont la plus déplorable erreur de goût du prince de Condé ou
de son intendant. Ils ont dépouillé les étangs de l'aspect sauvage
qu'ils avaient avant cette malheureuse plantation. Toujours positif,
Maurice estima qu'ils rapporteraient bientôt vingt sous par an de coupe.

Ils étaient descendus tous trois de la calèche.

--Victor, dit Maurice à son beau-frère, j'ai eu un rendez-vous à Écouen
avec M. de La Haye: le brave homme est fort triste, sais-tu?

--Eh bien, répliqua Victor, que décide-t-il?

--Il abandonne le château et le reste du bois pour trente mille francs?

--Enfin!--Le maudit vieillard a été dur.

--Il n'y tenait plus, m'a-t-il assuré en pleurant: il serait mort dans
six mois. J'ai été sur le point de rompre le marché, tant il me touchait
par ses regrets.--M. de La Haye, Léonide, nous avait vendu la moitié de
son parc, et s'était réservé celle où se trouve le château croyant
pouvoir continuer son droit de chasse. Mais, en vertu d'un contrat que
M. de La Haye ignorait, passé entre ses aïeux et la commune, nous
l'avons empêché dans ce droit: alors...

--Je connais cette affaire-là, interrompit maladroitement Léonide.

Un regard significatif lui fut lancé.

--Et comment en avez-vous eu connaissance, Léonide?

--Par moi, Maurice. Que veux-tu, ma sœur brûlait de savoir où en
étaient tes affaires qu'elle avait le tort de croire mauvaises; je l'ai
mise en quelques mots au courant des avantages de celle-ci. Ma sœur
est discrète...

--Je n'en doute pas, Victor. Loin de te blâmer, je te remercie;
seulement j'aurais désiré, en ma qualité de mari, ne pas être le second
à lui faire part de cet heureux événement. Il ne me reste plus qu'à vous
le confirmer, Léonide. Oui, le château de La Haye nous appartient ainsi
que toutes ses dépendances...

--Et avec les armes des anciens possesseurs? s'informa en plaisantant
Léonide.

--A quoi bon? pour que ces armes vous valussent les entrées à la cour?

--S'il y avait une cour, ajouta Victor, encore!

--Irons-nous habiter ce château, messieurs?

--Notre projet, répliqua Victor, qui vit l'air embarrassé de Maurice à
cette demande de Léonide, est pour le moment de le démolir de fond en
comble et d'en vendre les matériaux à la commune. C'est tout pierre et
plomb: le profit sera immense.

--Mais ensuite, reprit Maurice, qui tenta de réparer sur-le-champ le
coup trop vif qu'avait porté à sa femme le renseignement de Victor, nous
bâtirons, à la place du château démoli, une maison de goût moderne, avec
pavillon de chaque côté. J'ai en vue douze statues mythologiques du plus
bel effet.

--Vous avez bien du goût, en vérité, messieurs. Vous arracherez aussi
les arbres de haute futaie pour planter des betteraves; vous élèverez
dans le parc, abattu sous la hache, des poules au lieu de cerfs.
N'aurons-nous pas un beau chemin de fer au beau milieu de notre
propriété?

--Vous nous raillez, ma sœur; mais est-ce en vérité une faute de
démolir des châteaux que nous ne sommes ni assez nombreux en famille, ni
assez riches, ni assez nobles, pour occuper, pour entretenir, pour
illustrer? et de vendre, à la voie et au fagot, des forêts où, comme
vous l'avez si malignement dit, nous ne saurions élever que des poules?
Où sont nos apanages, nos majorats, nos aïeux? Nous sommes d'hier et
nous ne serons plus demain; nous sommes des bourgeois et non des
Montmorency; des industriels, ma sœur, et non des héros.

--Et faut-il être autre chose, reprit Maurice, pour être heureux? Ne
regardons pas si haut, restons où nous sommes. Si nous n'avons pas de
grands noms, nous n'avons pas non plus la charge de les soutenir; si
nous ne possédons pas d'immenses fortunes héréditaires, nous savons
mieux conserver celles que nous assure notre travail. Chaque âge a sa
distinction; celle de l'époque est la richesse. Acquise avec probité,
elle honore; et, à part quelques rares exceptions, elle est toujours la
preuve d'une valeur réelle de l'âme ou de l'esprit. Laissez-moi croire,
Léonide, que nous touchons personnellement à cet équilibre où l'aisance
s'assied à côté du repos, la dignité auprès de l'accomplissement de
raisonnables désirs.

Chaque parole de Maurice avait l'onction d'une croyance: il communiquait
ses maximes d'honnête homme aussi profondément qu'il les sentait, et
avec une précision qui dénotait chez lui la préoccupation de les réduire
bientôt en pratique. Il s'essayait au sage emploi de son avenir, de peur
d'en être plus tard enivré. Il semblait prendre envers lui et les autres
l'engagement de n'être point surpris par l'éblouissement de la fortune,
à l'heure prochaine où elle arriverait.

--Si vous ne m'aviez souvent exprimé, continua-t-il, combien le séjour
de la province vous est fade, c'est ici, à Chantilly, que je vous
proposerais de vivre, sans rompre pourtant,--j'aime trop vos habitudes,
Léonide,--avec Paris et les amis que nous y comptons. Connaissez-vous
une résidence plus calme, une vie meilleure? Tout s'y trouve. Pour vous,
la compagnie; pour moi, le repos; pour nous trois, la santé. Cherchez un
plus beau ciel: il faudrait aller en Italie; des campagnes plus riantes:
si je ne suis point trompé dans mes espérances, j'en aurai une à deux
pas de Chantilly; et pour vous, toute pour vous, ma Léonide. Une fois ma
fortune faite, maître de choisir mes occupations et mes loisirs, ou je
garderai mon étude, mais pour n'y traiter que certaines affaires, ou je
la vendrai pour m'adonner exclusivement à l'entretien de quelque
ferme-modèle.

Léonide se tourna pour livrer passage à un bâillement qui l'étouffait.

--Contenez-vous, ma sœur, ne le contredisez pas; vous gâteriez mon
affaire, et c'est le moment d'en parler.

--Je ne vous ai jamais dit, Maurice,--c'est une justice que vous me
devez,--que j'aimais le genre d'existence dont vous faites le tableau.
Je reviendrai peut-être un jour de cette prévention contre la province;
jusque-là, il serait mal de vous laisser croire à un changement dans mes
goûts. Mais, résignée à tous les délais de la fortune, et cherchant,
tant qu'ils dureront, à ne pas vous importuner de mes antipathies, je me
plierai avec docilité à votre vie simple, à votre passion pour la
retraite. J'y gagnerai de souffrir un peu moins; et qui sait si, par une
de ces modifications dont il y a plus d'un exemple, vous ne finirez
point par penser comme moi? Qui sait si vous ne vous lasserez point de
ce qui vous avait d'abord séduit, ou si moi je ne me verrai point
entraînée, par la force de l'habitude, à aimer ce que j'avais haï?

--Bien, ma sœur, très-bien! ma foi, je me suis dit cela très-souvent
aussi, avec cette différence cependant, que je suis plus porté à croire
meilleurs les goûts de Maurice. La province ne gâte rien: jugez-en. Nous
avons dîné l'autre jour à Senlis; on nous a servi du turbot; nous avons
bu du vin de Champagne frappé, de l'eau de Seltz! J'avais presque envie
de demander des ananas.

--Victor, ce n'est pas précisément là ce que j'entends par la vie de
province; nous ne nous comprenons pas. Je la veux plus simple, tout
aussi bonne. Mener en province le train de Paris, c'est se créer des
jouissances incomplètes au milieu de deux genres d'existence qui
s'excluent.

--Tu exclus le vin de Champagne?

--Je n'exclus rien; mais je veux qu'on soit de la province, si on
l'habite; qu'on se résigne à ne pas y désirer ce qu'elle ne produit pas.
Les mœurs ont leurs climats. Les réminiscences avivent les regrets,
ébranlent les meilleures résolutions: c'est vouloir même se ruiner plus
vite qu'à Paris, que de transformer la province en une serre-chaude où,
à force d'or, au lieu de feu, on fait éclore des jouissances exotiques
pâles et sans saveur.

--Soit, Maurice! nous ne boirons du vin de Champagne que le dimanche,
mais frappé: c'est champêtre.

--Mais, reprit Maurice plein de joie de se voir compris ou du moins
toléré pour la première fois de sa vie par son beau-frère réuni à sa
femme, mais je m'arrangerai de manière à ne perdre aucun des avantages
de la province. Elle offre des dédommagements que vous méritez. Victor,
tu aimes la chasse, nous chasserons; vous peignez, Léonide, les points
de vue ne vous manqueront pas.--En automne vous peindrez. Ici, le
printemps est délicieux par ses eaux; nous irons à la pêche; nous
pêcherons ici même, dans les étangs.

Victor se frotta hypocritement les mains.

--Et en hiver, dans la saison où nous entrons, nous donnerons des
soirées. Et pourquoi n'en donnerions-nous pas dès à présent? l'idée m'en
vient. Croyez-moi, le bonheur est un peu dans l'habitude. Ces bonnes
figures de provinciaux, à force d'être vues, perdent en naïveté ce
qu'elles gagnent en franchise, en bonté, en bon sens. J'en ai
l'expérience, il y a des cœurs d'amis, des dévouements à toute heure
et jusqu'à la mort, sous ces coupes grossières d'habits. Oui, Léonide,
oui, Victor,--car toi aussi tu as besoin d'être prêché,--je ne désespère
pas de votre salut commun, et, si je ne craignais de vous effrayer de
mes espérances, je vous dirais qu'après un an de l'existence que je vous
ménage, vous ne voudrez plus retourner à Paris.

--Et on ne dit pas non, appuya Victor d'un ton pitoyablement feint.

--Seulement, interrompit Léonide, permettez-moi de douter que nous
arriverons sans obstacles à cet état dont vous nous avez présenté une si
flatteuse image. Je crois que vous n'avez pas calculé toutes les
résistances extérieures.

--Lesquelles, Léonide?

--Mon Dieu! il y en a mille. Par exemple, vous parliez de donner des
soirées: y viendra-t-on? ne serons-nous pas trop haut placés pour les
uns, trop bas pour les autres? n'allons-nous pas éveiller de petites
jalousies?

--Erreur, Léonide! Il y aura empressement à venir. Je tiens si bien à
vous convaincre, que lundi, à ma première soirée, j'aurai M. Clavier,
lui qui n'a assisté à aucune fête depuis celle de l'Être-Suprême.

--Je vous arrête à votre première invitation: celui-là, permettez-moi de
le croire, vous ne l'aurez pas.

--Nous aurons M. Clavier et mademoiselle Caroline de Meilhan, je vous le
jure, et cela, lundi.

--Mais c'est demain lundi, Maurice.

--Demain, soit. Vous tiendrez le piano avec votre frère; j'organiserai
une bouillotte; M. Anastase ouvrira l'écarté. Je me réserve l'ennui de
faire de la politique avec ceux qui ne joueront pas. Au fond, je ne suis
pas fâché d'avoir de ces réunions: elles couvriront mes absences de
Chantilly. En me voyant de plus près, on ne remarquera pas qu'on me voit
moins souvent. Mes voyages ont été l'objet de l'attention.

Victor, qui sentit poindre un sujet de conversation qu'il
n'affectionnait guère, éternelle répétition des regrets de Maurice, de
ne pouvoir exclusivement s'attacher aux soins de son étude, ralentit la
marche, puis il s'arrêta pour rester en arrière de Léonide et de son
mari. Ils passèrent.

Quand ils furent loin de lui, Victor revint sur ses pas et alla frapper
à la porte du garde-chasse pour qu'on lui prêtât un marteau. Un des
chevaux boitait et paraissait souffrir d'un fer qui s'était faussé à la
descente du chemin des étangs.

Une fenêtre s'ouvre, et une voix de femme dit à Reynier: «Il ne fallait
pas vous déranger, monsieur: sur un petit mot de vous, mon mari l'aurait
rapportée lui-même à Chantilly. Quand nous nous sommes aperçus que vous
l'aviez oubliée, vous n'étiez pas encore au haut de la montée; mais il
était si tard que nous n'avons pas couru après vous.»

Reynier comprit tout de suite qu'il était pris pour un autre: il ne
jugea pas à propos de tirer de l'erreur la femme du garde-chasse.

--Tenez, ajouta celle-ci, voilà! Bonne promenade! que je vous souhaite:
la chose ne vous sera pas d'une grande utilité cette nuit.

La femme du concierge tendit le bout d'une ombrelle, en refermant la
croisée, qu'elle n'avait tenue qu'à demi ouverte en parlant à Victor.

--Que veut dire ceci? Mais c'est de la dernière élégance! Oubliée ici,
dans la nuit!--l'ombrelle d'une femme qu'on a cru restituer à son
cavalier!--Je garderai cette ombrelle jusqu'à demain. Léonide éclaircira
le mystère. Quant au cheval, il boitera: tant pis!

Allons à leur rencontre, maintenant.

Victor ordonna au cocher d'aller au petit pas, le long des étangs.

--Et vous avez donc de mauvaises nouvelles à lui apprendre? répétait
Léonide à Maurice.

--Aussi les lui tairai-je en partie. Aurais-je jamais le courage de lui
apprendre que sa mère a été arrêtée et traduite devant la cour d'assises
de Poitiers, où l'on instruit son procès et le sien, à lui, pauvre
Édouard!

--Que lui direz-vous, pourtant?

--Je ne lui cacherai pas les ordres rigoureux arrachés enfin à la
faiblesse du ministère pour écraser son parti, qu'au mystère des
meneurs, je crois disposé à tenter une résolution désespérée, et dans
laquelle,--mon opinion s'en réjouit, mon amitié s'en alarme,--ce parti
périra.

--Effrayez-le; oui,--dites-lui tout cela: car il brûle de nous quitter
pour prendre sa part de périls dans les dernières luttes de son parti.
Parlez-lui moins pourtant des dangers personnels qu'il courrait que de
la déception de ses espérances, et surtout de la position plus
aggravante où il placerait sa mère, en aigrissant la justice. Je
crains,--des soupçons qui sont presque des certitudes me font concevoir
cette crainte,--qu'il n'ait pas renoncé, malgré vos prières et mes
sollicitations, à sortir la nuit pour se promener dans le bois.

--Quelle imprudence!--C'est qu'il nous compromet autant que lui;
Léonide; mes preuves en amitié, grâce au ciel, sont acquises; mais je
vous avoue que j'eusse désiré lui être utile dans d'autres circonstances
et pour d'autres motifs que ceux qui l'ont fait mon hôte. Son opinion me
contrarie, oui, elle me rend parfois suspect à la mienne. Dans l'état
actuel de la Vendée, en présence des troubles de cette contrée, si
sanglants et si difficiles qu'on se prend à douter parfois de la sûreté
de nos nouvelles institutions, j'entends ma conscience qui me conseille
de remettre au ministre le dépôt du colonel Debray, ce terrible plan de
campagne. Le moment de cette restitution me semble venu.

L'élan communicatif que la nuit, le lieu, certaines dispositions
expansives, imprimaient à la conversation, et peut-être ce besoin
impérieux chez l'homme, de partager tout ce dont il charge sa faiblesse,
amour, amitié, ambition, entraînaient Maurice à ouvrir son âme, à
solliciter un conseil de Léonide. Partout où il y a une place pour une
peine, il y en a une pour la femme: on peut être heureux sans elles;
sans elles on ne saurait souffrir. Elles sont là, à la première larme, à
la première douleur; dès que le cœur se plaint, elles répondent.

--Qui sait, continua Maurice, irrésistiblement amené à livrer le sien,
afin qu'un trait de lumière y pénétrât, s'il n'y a pas dans ces funestes
papiers un remède décisif aux agitations de l'Ouest, le secret des
forces de la rébellion, celui de leur anéantissement!--Vivre avec ce
secret au fond de la poitrine, c'est souffrir les remords d'une
trahison, c'est en commettre une peut-être, au profit d'une opinion que
je ne partage pas et à l'avantage d'une dynastie dont le retour serait
la ruine de mes croyances.

Avec vous, Léonide, il m'est permis de pleurer sans honte sur ma
générosité et de la maudire. Ces sortes de secrets sont à vous et à moi;
ils sont de ceux que la sainte communauté du mariage fait un devoir de
peser en famille. Ils touchent à l'honneur du foyer. Eclairez-moi, mon
amie. La conscience spontanée des femmes a des lumières plus vives que
la raison égoïste des hommes. Elles ont décidé, quand nous hésitons
encore. Dois-je, Léonide, restituer ces papiers, ce plan du colonel
Debray au ministre? A ma place que feriez-vous, la main sur le cœur?

Léonide porta sa main à l'endroit où elle avait caché le plan du colonel
Debray.

--A votre place je ne le rendrais pas, moi: Debray ne l'a pas osé,
pourquoi l'oseriez-vous? votre opinion est la sienne: eh bien! qu'elle
soit tout aussi scrupuleuse; celui qui lui confia ce plan était son ami,
mais était-il le vôtre? Debray craint de faillir à la mémoire de cet
ami, et n'avez-vous pas à redouter pour le même fait d'attenter à la vie
d'Édouard? Placé entre ses devoirs de dépositaire et ses principes
politiques, Debray suppose donc que vous n'avez pas vos devoirs, vos
principes aussi? Sans doute il n'a pas pensé cela. Qu'importe? S'il a
cru que dans votre position vous étiez plus libre que lui dans la
sienne, il s'est trompé: le contraire étant, vous n'accepterez point une
solidarité devant laquelle il a reculé lui-même, êtes-vous allé
au-devant de cette confidence? le service qu'il vous a demandé,--n'exagérez
pas votre délicatesse,--Maurice, est un de ceux qu'on ne rend qu'avec
réflexion. Parce qu'il vous a dit: Voilà mon secret, êtes-vous obligé de
lui répondre: Voilà le mien?--Mais si vous aviez beaucoup de missions
semblables, votre vie, votre bonheur, votre repos, dépendraient et
seraient à la merci de tous les embarras dont la commodité des autres se
dépouillerait sur vous. Il vous faudrait avoir de la délicatesse, de la
fidélité, de la justice pour tous ceux qui ne voudraient pas avoir le
souci d'exercer ces qualités à leurs dépens. Croyez-moi, laissez dormir
dans l'oubli les papiers du colonel Debray, et ne répugnez pas à sauver
un ami peut-être. Préférez cette joie réelle au stérile orgueil d'obéir
aux ordres tyranniques de l'opinion. D'ailleurs l'opinion ne saurait
exiger de vous ce qu'elle n'impose qu'à un autre. Vous devez beaucoup à
la famille d'Édouard: votre fortune, votre rang dans le monde, ce que
vous êtes enfin, est son ouvrage. S'il vous restait des appréhensions,
je les ai levées; si des remords surviennent, j'en accepte d'avance la
moitié, Maurice.

--Que vous m'avez soulagé d'un énorme poids, Léonide! Vous avez appelé
pour me convaincre des raisons que je n'osais accueillir! Tout ce que
vous m'avez dit en faveur d'Édouard, je le pensais.--Mais le plus
impénétrable silence là-dessus.--Voici Victor.--Pourquoi n'êtes-vous pas
toujours aussi bonne pour moi, Léonide?

--Si vous me confiiez plus souvent vos affaires, Maurice...

Victor les rejoignit.

--Écoutez-bien, pèlerins égarés:

Je vais vous raconter l'histoire de cette ombrelle verte et blanche.

Et Reynier commença son épisode au bruit des roues broyant les feuilles
tombées.

       *       *       *       *       *

En rentrant, Léonide remit à Maurice la lettre de Jules Lefort.

Quand il l'eut parcourue, il dit:--Mon amie, vous irez au bal de Senlis;
j'ai depuis trois jours votre invitation dans ma poche. Il n'ajouta
rien.

--Quelle contrariété! pensa Léonide, moi qui ai tant fait pour qu'il ne
me permît pas d'aller à ce bal!

--Je ne sais trop si j'userai de votre complaisance, Maurice.

Je verrai... je ne ne m'engage pas. Un bal, c'est si fatigant, les
routes sont si mauvaises l'hiver! Le colonel Debray n'est d'ailleurs
plus ici pour m'accompagner jusqu'à Senlis.

--Oh! vous êtes parfaitement libre, Léonide, reprit Maurice, qui aurait
été enchanté d'un refus de sa femme, mais qui pour tout au monde eût
craint de paraître le provoquer.

--Eh bien! puisque cela ne vous contrarie pas, je n'irai pas à ce bal
cette année.

--Vous avez tort, dit Maurice d'un ton qu'il eût désiré rendre fâché,
mais puisque telle est votre volonté, qu'elle s'accomplisse.

Maurice courut sur-le-champ s'enfermer dans son cabinet pour écrire.

--Il fait part au mari d'Hortense de mon refus d'aller au bal de Senlis:
c'est où je l'attendais; Hortense ira donc à ce bal.--Et moi!



XIII


L'hiver était avancé. Déjà plusieurs soirées avaient eu lieu chez
Maurice, ainsi qu'il l'avait arrêté avec sa femme dans les dernières
promenades d'automne, aux étangs de Commelle.

Beaucoup de familles s'étaient fait une habitude de se rendre le
vendredi de chaque semaine à ces paisibles réunions.

Après bien des résistances, toujours vaincues par les raisonnements de
Maurice, M. Clavier avait consenti à conduire mademoiselle de Meilhan à
ces soirées, auxquelles il ne prenait personnellement qu'un intérêt de
complaisance. Sa présence y était à peine remarquée. Assis dans un coin,
il lisait les colonnes du _Moniteur_ ou causait à voix basse avec
Maurice. Sa seule, sa véritable joie, était de voir Caroline, maîtresse
de sa timidité, se mêler aux jeux avec abandon; car ce n'était
certainement pas la prose du journal officiel qui l'obligeait de loin en
loin à porter ses doigts tremblants à ses yeux et à les retirer humides.
Honteux alors, il se cachait derrière toute la feuille déployée, sans
être, après cette précaution, beaucoup plus attentif à sa lecture.
Brisées, confuses, les lignes noires dansaient et pleuraient,
s'émouvaient avec sa vieille âme, tout entière attachée aux lèvres
rieuses, aux pas de sa Caroline, qui, quelquefois, en traversant la
salle, posait sa petite tête au bord du journal, afin de voir si le
vieillard ne dormait pas, ou pour lui dire si l'heure était avancée:
«Quand vous serez fatigué nous partirons.»

Un frileux vendredi de janvier a rassemblé chez Maurice ses habitués de
fondation.

--Je vous remercie pour elle, dit Maurice à M. Clavier, d'avoir renoncé
à votre solitude pour venir à nos réunions. Vous l'avez remarqué,
n'est-ce pas? mademoiselle de Meilhan a déjà plus d'usage, infiniment
plus de maintien. Ma femme l'aime comme une sœur. Ici vous n'avez pas
à craindre qu'elle gagne une de ces passions dangereuses si communes et
si mortelles dans les salons de Paris. La bonne conduite des jeunes gens
que nous recevons nous est connue; il n'en est pas un dont je ne
répondisse au besoin; tous ont de l'avenir, l'envie de bien faire et de
s'unir de bonne heure à quelque honnête famille. Depuis que je suis à
Chantilly, il n'est pas encore venu à ma connaissance qu'une inclination
ait été faussée par suite de ces malheurs qui naissent, et de la licence
de tout demander, et de la faiblesse de tout accorder avant le mariage.
Mademoiselle Caroline aura le loisir d'étudier parmi ces caractères,
également simples et francs, celui qui s'assortira le mieux au sien.
Comptez au surplus sur la clairvoyance de ma femme. Si le choix de
Caroline était douteux, vous en seriez averti assez à temps; notre
prudence devancera toujours la vôtre.

--J'y compte aussi, répond M. Clavier; car vous savez, mon ami, ma
profonde inexpérience du monde. Ce sont deux enfants pour un que je vous
ai chargés de conduire; le vieillard n'est guère plus habile que la
jeune fille. Il me tarde, je vous l'avoue, de lui assurer un soutien
après moi. Puis je crois m'être aperçu, si mes observations ne me
trompent pas, et je ne m'abuse point sur leur peu de valeur, que
Caroline devient de jour en jour plus inégale. Ses goûts changent; elle
s'attendrit plus vivement à nos lectures de l'après-midi. J'ai surpris
chez elle des tristesses sans sujet de douleur, qui tout à coup étaient
suivies d'une gaîté folle. Parfois elle apporte à sa toilette, que nul
ne remarquera, des prétentions minutieuses, et parfois elle la laisse
des journées entières dans le plus étrange désordre. Cela
signifierait-il quelque chose.

--Humeurs de jeune fille que l'oisiveté livre à ses caprices, assure
Maurice. Serait-ce le cœur qui parlât en elle, il n'y aurait encore
aucun danger à prévoir; mais de nouveau il faudrait nous applaudir
d'avoir chassé de son imagination une foule de rêves exagérés, en
l'appelant dans le monde réel.

La causerie des deux amis descend graduellement de ton, de quart d'heure
en quart d'heure, la soirée enrichissant son personnel. Les groupes se
forment, les tables de jeu sont déployées; bientôt l'équilibre s'établit
entre ces voix que la familiarité, le voisinage, des rapports
d'habitudes abaissent à la modulation amicale du tête-à-tête. Il neige
au dehors; on a chaud au dedans; on cause; on est bien. On dirait, à
cette clémence universelle, que Dieu dort et que les honnêtes gens
veillent.

Il n'est rien comme les soirées, et comme les soirées de province
surtout, pour ne donner qu'un âge à tout le monde, et cet âge, c'est
cinquante ans, quarante-cinq ans plutôt. Ce qu'il y a de pesant dans la
vieillesse se modifie, s'allége et vient flotter au niveau de l'âge mûr,
et ce qu'il y a d'inconsistant dans la jeunesse descend, par besoin
d'harmonie, entre un espace resserré, à la région du milieu. L'avantage
reste à l'âge moyen. Tout le veut: les lourds canapés, les fauteuils à
bras, les tabourets de laine; imaginés pour la maturité, les soirées en
ont le caractère, personne n'y a quinze ans.

Ne demandez pas quel est ce meuble dont les angles tranchants luisent au
fond de la pièce voisine, ce bloc glissant d'acajou, orné de têtes de
monstres en cuivre ciselé, c'est le billard; le billard, meuble
indispensable, inévitable à Chantilly; dieu domestique, vous le
trouverez dans la maison du riche comme dans la cabane du pauvre. Il a
sa pièce dans chaque maison, la plus belle pièce du logis. Hommes,
femmes, enfants de Chantilly excellent au jeu de billard, les femmes
surtout. A telle heure de l'après-dîner, le bourg entier fait la poule.

Après la musique, rien n'égalise et ne rallie comme le jeu; si Amphion
bâtit une ville avec de la musique, il est plus que probable qu'il
rassembla des habitants au moyen du jeu. Le boston, la bouillotte et
l'écarté n'ont fait qu'une seule famille de tant de gens de professions
et de caractères antipathiques réunis dans le salon de Maurice. Ils
respirent en mesure; et leur sang reposé n'a qu'une même élévation de
pouls. Le calme de la forêt a pénétré sous ces voûtes pacifiques.

Il est vrai que la nuit a une âme dont elle répand la molle lueur sur
tout ce qu'elle enveloppe, caresse ou effleure. Les meubles sont
sensibles à la présence de cette fée invisible et brune. Éteints et
muets, les coins de l'appartement sommeillent; le plafond vacille comme
une eau dormante; repliés sur eux-mêmes, les volets reposent; et les
luisantes tapisseries, où sont représentées les pagodes indiennes, la
chasse au tigre, les esclaves qui descendent les marches du palais de
marbre de Calcutta pour aller puiser de l'eau au fleuve sacré, semblent,
à la clarté des bougies, autant de ces changements éclos dans les _Mille
et Une Nuits_. Il est nuit dans la salle, il est nuit sur la tapisserie;
il est nuit en Europe, il est nuit dans l'Inde.

Tandis que l'attention générale se fixe sur un point, que la vie des
assistants ne se révèle plus que par les articulations de leurs doigts,
d'où tombent des cartes et des fiches, Léonide s'entretient tout bas
avec Caroline, dont le regard et le silence attestent le recueillement
le plus absolu.

--Vous êtes triste, Caroline.

--Non, madame.

--Vous avez de petits chagrins que vous avez tort de cacher à vos amis.

--Je n'ai aucun chagrin, madame, je vous jure.

--A votre âge, petite amie, je n'ignore pas que la plus légère
contrariété paraît un malheur éternel, irréparable. Vous surtout, qui ne
trouvez pas dans la vieillesse de monsieur Clavier un confident facile,
vous devez sentir doublement l'ennui de l'isolement. L'expérience vous
l'apprendra, Caroline, les maux qu'on raconte sont à demi consolés. Il
vous manque une mère; vous n'avez pas de sœur: pourquoi ne vous
feriez-vous pas une amie bien dévouée, bien attentive?...

Léonide prit affectueusement les deux mains de Caroline dans les
siennes.

--Que dirais-je à cette amie?

--Tout, ou plutôt elle irait d'elle-même au-devant de vos pensées les
plus lentes à naître; son indulgente amitié vous épargnerait la timidité
des aveux. Au risque de s'égarer quelquefois dans ses prévisions, elle
supposerait une cause à vos larmes quand vous en répandriez, un nom à
l'objet qui les aurait fait couler. Vous ne lui en voudriez pas d'être
plus franche dans ses conjectures que vous envers vous-même. Si cette
amie devinait juste, si elle se trompait parfois, sa sollicitude serait
toujours pardonnée. Et si, commençant son rôle dès à présent, elle vous
disait que c'est peut-être un sentiment délicat, mais dangereux à
cacher, celui dont vous lui faites un mystère, un sentiment qu'elle lit
dans votre abattement, dans votre pâleur, dans votre silence, vous
pourriez répondre à cette amie: «Non,» mais vous n'arracheriez pas votre
main de la sienne.

C'était un monde nouveau pour la simplicité un peu sauvage de Caroline,
que ce langage si plein de tendres insinuations; elle le savourait avec
une innocence de bonheur qui eût rendu facile la tâche de toute autre,
encore moins habile que Léonide.

--Je ne vous comprends pas, madame, murmura Caroline en laissant presque
tomber sa tête sur l'épaule caressante de sa nouvelle amie.

--Pourquoi ne m'avoueriez-vous pas que vous aimez, si votre affection
est digne de vous?

--Je n'ai pas d'affection... je ne sais...

--S'il a un nom, une fortune... nous éclaircirions d'ailleurs vos
doutes. Ne suis-je pas votre amie? N'est-ce pas mon devoir de vous
conseiller? Comme vous avez un sens droit, Caroline, une âme candide, je
suis persuadée que votre attachement est bien placé, et qu'il ne reste,
à monsieur Clavier qu'à confirmer votre choix.

--Oh! combien je crains monsieur Clavier, madame! presque autant que je
vous aime.

--Vous avez tort. Monsieur Clavier sera le premier à se réjouir de votre
inclination, si vous ne tardez pas trop à en faire l'aveu; car le
mystère gâte les plus honnêtes sentiments. C'est un digne homme; il
souffre,--il nous le confie chaque jour,--de penser qu'il peut vous
laisser, par une mort trop prompte, seule et isolée au monde. Dût-il
vivre encore de longues années, son arrière-vieillesse serait consolée
d'avoir pour appui une nouvelle famille.....

--Il vous a dit cela, madame?

--Mais sans doute. Ainsi, vous n'avez plus aucun motif, mon enfant, pour
cacher si vous aimez, à moi surtout qui d'avance suis en position de
vous dire la manière dont monsieur Clavier apprendra votre amour.

--Eh bien, madame, puisque vous êtes si bonne, puisque vous m'aimez
tant...

Caroline rougit, ouvrit les lèvres pour parler et elle ne sut que
rougir.

Elle n'avait pas encore vaincu sa contrainte à s'exprimer, que, bruyant
comme la tempête, Victor accourut du fond de la salle de billard, d'une
main agitant victorieusement une queue, tenant dans l'autre un verre de
punch, et criant de manière à troubler le boston, l'écarté et le loto,
trinité silencieuse et presque endormie, qu'il avait gagné la poule; une
poule superbe! une poule de cinquante francs!

--Qu'est-ce que cela nous fait? eurent l'air d'exprimer toutes les
figures de joueurs, vexées au plus haut point de l'exclamation de
Victor.

--Mais que je ne dérange personne, ajouta-il en dérangeant chacun, en
mouchant mal à propos les bougies, en marchant sur les fiches, en
bouleversant les cartons du loto. Ce fut un coup de vent qui souffla des
ternes où il n'y avait que des ambes, réduisit d'imminents _tombola_ à
la nudité de l'extrait, et mit à découvert des écarts sous lesquels
reposait le sort de la partie.

Maudit de chacun, Victor poussa une table à échiquier près de M.
Clavier, et lui proposa une partie.

Peu à peu l'orage se calma; il n'en resta plus que des échos lointains
et perdus.

Les jeux recommencèrent.

Cette facilité de M. Clavier à se prêter à la fougue capricieuse de
Victor serait un démenti à son caractère, si l'on ne tenait compte des
progrès obtenus par Maurice sur la ténacité morale de son hôte. Il était
parvenu à le rendre moins farouche à mesure qu'il avait gagné de
l'opinion qu'elle serait moins hostile au vieillard. En se rapprochant,
les préjugés réciproques s'étaient évanouis; un grand pas était fait.

Intéressée à ne pas perdre l'occasion de connaître à fond la passion de
Caroline, Léonide reprit la conversation brisée un instant par la trouée
de son frère.

--Auriez-vous remarqué, Caroline, les jeunes gens qui viennent à notre
réunion?

--Oui, madame.

--Trouvez-vous de l'esprit à monsieur Alphonse?

--Beaucoup.

--Et monsieur Ernest?

--Je ne le connais pas.

--Monsieur Gustave vous semble-t-il aimable?

--Il est fort enjoué.

--Et que pensez-vous de Victor, mon frère? Croyez bien que vous n'êtes
pas tenue, à cause de votre amitié pour moi, d'en faire l'éloge.

--Je l'estime beaucoup, madame.

--Il est un peu vif, grand parleur, brouillon, mais il a de l'avenir.
C'est moi, je vous dirai, qu'il a chargée de le marier, s'il est
possible, à Chantilly. J'aurai quelque difficulté, je crois, à remplir
cette dernière clause de ses désirs. Sa commission m'effraye d'autant
plus, qu'il a déjà dans son esprit celle, j'en suis sûr, dont il serait
heureux d'obtenir la main.

Les convenances exigeant que Léonide ne prolongeât pas plus loin ses
insinuations intéressées, elle embrassa Caroline et lui dit tout bas:

--Charmante enfant, vous avez déjà justifié les espérances de l'amitié.

Rien n'égalait le contentement de Maurice. Si la félicité domestique
avait cherché dans ce moment à se personnifier, elle n'aurait pas revêtu
un visage plus plein de sérénité que le sien. Sa joie coulait à pleins
bords: il allait au billard, où il poussait sa bille, à la table
d'écarté pour tenir les paris; il volait ensuite de sa femme, dont il
baisait la main, au dossier de la chaise de Caroline, sérieuse enfant à
laquelle il conseillait l'enjouement par son exemple; et on le voyait
encore courir des jeunes gens, qu'il ranimait par un sujet de discussion
lancé au milieu de leurs groupes, à M. Clavier, pour lui crier: Garde à
vous! échec à la dame!

Dès qu'il s'aperçut que l'ardeur du jeu baissait avec la hauteur des
bougies, il proposa l'amusement qu'il tenait en réserve pour ranimer la
soirée et faire diversion.

--Devine qui pourra, cria-t-il! mon jeu va s'ouvrir.

--Est-ce le loto? s'informa-t-on de toutes parts.

--Mieux que cela, répondit-il, mieux que cela!

Les mamans souriaient avec finesse.

--Est-ce le nain jaune?

--Non, messieurs, mieux que cela.

--Est-ce l'as courant?

--Vous ne devinez pas, mesdemoiselles?

--Ah! c'est aux gages touchés, et l'on ne s'embrassera pas.

--Vous n'y êtes pas encore.

--Allons, Maurice, ne faites pas souffrir davantage ces demoiselles.

--Voyons, parlez, lui dit Léonide.

--Eh bien! agrandissez le cercle; place! place! et du silence.

Maurice sonna.

Un domestique apporta une corbeille voilée.

Quand il la découvrit, ce fut un murmure universel d'enchantement. La
corbeille contenait des gants, des éventails, des écrans, des étuis
d'ivoire, des ciseaux, des petits métiers à broder, des raquettes, des
dessins, des livres, des boîtes de couleur, mille petits bijoux de
quincaillerie.

--Mesdames, mesdemoiselles, mon jeu, c'est une loterie. Une loterie
tolérée par le gouvernement, qui ne l'imitera pas; car on y gagne
toujours, et l'enjeu, c'est la bonne grâce.

--Oh! c'est charmant, quel bonheur!

Toutes les demoiselles sautèrent au cou de Léonide, et les mères
payèrent de cet inexprimable sourire que Dieu a mis sur leurs lèvres la
complaisance de Maurice.

--De la place, ai-je demandé. Je demande maintenant de la résignation à
celles qui ne seraient pas favorisées par le sort autant qu'elles le
mériteraient.

--Nous serons toutes contentes, monsieur Maurice.

--Nous verrons cela.

--Approchez, monsieur Clavier, glissez votre main sous ce tapis, touchez
dans la corbeille l'objet qui vous plaira; vous, Léonide, je vous charge
de nommer la personne à qui cet objet, invisible à tous, sera dévolu. Du
silence!

C'était un grand sacrifice demandé à la timidité de jeune fille de M.
Clavier. Il céda pourtant aux sollicitations qui l'entouraient, et,
soutenu par Caroline et par Victor qui se trouvait là, car il était
partout, il s'assit au milieu de la salle, à côté de la corbeille.

Léonide commença à nommer les lots.

Qu'on imagine les transports que causaient les bonnes chances. On
courait examiner de plus près à la lumière l'objet gagné; on le
retournait de cent façons. Des cœurs battaient, des applaudissements
accompagnaient les meilleurs lots.

Caroline n'avait encore gagné que des lots insignifiants.--Le regard de
monsieur Clavier semblait lui dire: «Nous ne sommes pas heureux, mon
enfant, vous le savez.»

Son nom ayant été proclamé vers la fin de la loterie, quand le voile
étendu sur la corbeille creusait déjà beaucoup dans le vide, M. Clavier
amena avec peine pour elle un lot plus volumineux que les autres. On vit
d'abord paraître un manche d'ivoire, ensuite une baguette d'ébène, enfin
une étoffe de soie blanche et verte: c'était une ombrelle.

C'est le plus beau lot: les bravos retentissent. Toutes les jeunes
demoiselles, oubliant avec héroïsme qu'elles ont été moins bien
partagées par le sort, félicitent, embrassent Caroline, qui, avec un
tremblement nerveux mis naturellement sur le compte de la joie, reçoit
l'ombrelle des mains de Léonide et va se rasseoir, tremblante et
décolorée, auprès de M. Clavier.

--Voilà justement, Caroline, de quoi remplacer celle que vous perdîtes
l'automne dernier dans la forêt. On dirait la même.

La remarque est faite par M. Clavier: elle achève l'abattement de
Caroline.

Heureusement la soirée est finie. On se lève pour partir.

Tandis que les mamans déploient des châles et des manteaux sur les
épaules de leurs filles, service qu'à leur tour celles-ci rendent à
leurs mères, les domestiques allument leurs falots dans l'antichambre.

Un quart d'heure après la petite fête de famille, tout repose dans
Chantilly: on entend la neige bondir mollement sur la pelouse.

Debout contre la cheminée, près des dernières lueurs de la bougie
mourante, Léonide réfléchit profondément.

Caroline de Meilhan non plus ne dort pas.



XIV


Quelques semaines après cette soirée, M. Clavier s'acheminait selon son
habitude vers la grille du jardin pour la fermer, quand l'afficheur
public vint coller un placard contre l'un des piliers de la porte.

Comme la vue de M. Clavier était faible, et que, d'ailleurs, il allait
être nuit, il fut obligé, pour savoir le contenu de l'affiche, d'avoir
recours à sa lectrice ordinaire, à l'officieuse Caroline.

A la voix qui l'appelait, Caroline accourut, ouvrit la grille, et lut
d'abord, avec la profonde indifférence qu'on a pour la littérature
municipale, ces premières lignes:

«Arrêt de la cour d'assises de Poitiers, qui condamne à la peine de mort
le nommé Édouard de Calvaincourt...»

Caroline s'arrête, sa vue se trouble, ses genoux fléchissent: elle est
obligée de recommencer une lecture dont l'impression, quoique profonde,
s'explique en pareil cas par la sensibilité la plus commune:

--Ne vous effrayez point, Caroline; cet arrêt n'a pas encore reçu
peut-être son exécution.

Elle reprend:

«Arrêt de la cour d'assises de Poitiers, qui condamne à la peine de mort
le nommé Édouard de Calvaincourt pour avoir attisé la guerre civile en
Vendée, et conspiré à main armée contre l'État.»

Le poignard entra deux fois dans le cœur de Caroline, de plus en plus
défaillante, près de se trahir par l'excès de la douleur.

Ce qui suivait ce terrible préambule énonçait qu'il était de notoriété
publique que le condamné était, depuis plusieurs mois, caché dans
l'arrondissement de Chantilly, et que tout habitant devait s'attendre à
l'estime du gouvernement et de ses concitoyens s'il découvrait le
coupable dans sa retraite pour le livrer à la justice.

--L'estime de ses concitoyens, s'écrie monsieur Clavier, pour dénoncer
un condamné! un proscrit! cela ne s'appelle donc plus aujourd'hui mettre
une tête à prix! le prix du sang s'appelle estime!

Des pleurs!--sans doute, c'est noble! c'est dû au malheur!--Pleurez, mon
enfant! J'aime à vous voir ainsi; quand on donne des larmes à ceux qui
ne nous sont rien, on répandrait son sang pour ceux qu'on aime.

Mais ils le dénonceront! on a toujours dénoncé: plaie humaine impossible
à fermer. Ce soir, avant demain, le bruit courra dans les campagnes que
le gouvernement donne un million à qui ramènera le fugitif. Un million!
on vous jettera six francs, misérables! comme pour une tête de loup.--A
tout prendre, six francs valent encore mieux que l'estime des
gouvernements et des citoyens qui encouragent les délateurs.

Qu'il vienne ici! que le sort le pousse à notre porte.--Je veux qu'elle
reste ouverte désormais--et il verra le cas qu'on fait ici des ordres du
gouvernement. Le dénoncer! mais la maison sera à lui, notre table, mon
lit, notre vie pour le défendre. Oh! qu'il vienne! qu'il vienne!

Pas de pleurs! pas de pleurs! Caroline! du mépris,--pas du mépris,--il
va faire nuit, suivez-moi! Commençons notre tâche.

Prenant Caroline dans ses bras et l'élevant jusqu'à la hauteur de
l'affiche, il lui dit:--Déchirez sans peur, mon enfant, déchirez!

L'affiche fut enlevée.

--Aux autres maintenant.

Partout où il y avait une affiche, partout elle fut déchirée. Au bout
d'une demi-heure il n'en restait pas une seule dans tout le bourg.

Quand ils rentrèrent, la fièvre brillait dans les yeux de Caroline;
pendant longtemps elle fut saisie d'un tremblement convulsif qui ne
cessa que par l'épanchement de ses sanglots et de ses larmes.

M. Clavier ne se coucha pas. Après avoir ouvert les portes du jardin et
du salon, il passa la nuit à écouter si aucun pas ne foulait en fuyant
le chemin tracé par son inquiète générosité.



XV


Maurice et son beau-frère roulaient un soir sur la neige, en gravissant,
sur un des côtés, la grande route de Chantilly à Paris.

Essoufflés par la montée qui est pourtant plus longue que pénible, les
chevaux lançaient de bruyants jets de fumée par leurs naseaux.

--N'avons-nous rien oublié? s'interroge Victor à quelque distance.
Voyons: voilà ton manteau, mon portefeuille, le carton de Léonide.
Est-ce tout? Ne faisons pas comme la dernière fois.

--C'est tout, répondit Maurice; et les pistolets?

--Diable! j'avais recommandé pourtant à ma sœur de les mettre sur la
table pour que nous n'oubliassions pas de les emporter; elle n'en aura
rien fait. C'était la clé de l'armoire qu'elle n'avait pas d'abord;
ensuite... mais, arrêtez, Joseph.

Le cocher arrêta.

--Est-ce que la route n'est pas sûre, Victor? Penses-tu qu'il y aurait
quelque imprudence à la parcourir sans précaution?

--Qui sait? Nous avons avec nous des valeurs assez fortes. Passant et
repassant si souvent sur ce chemin, nous pourrions fort bien être
attendus quelque nuit, et cette nuit-ci comme une autre.

--Ton avis est donc de retourner à Chantilly pour y chercher les
pistolets, Victor? C'est bien ennuyeux!--nous sommes déjà loin,--songe.
Bah!

--Comme il te plaira, Maurice. Permets-moi de te rappeler, cependant,
que c'est le mois dernier que la voiture de Creil a été arrêtée à
Champlâtreux, et que, sans l'assistance des gendarmes, la caisse des
contributions n'allait pas directement chez le receveur général. Le
percepteur en est encore malade.

--Au fait, tu as raison. Il vaut mieux être en retard avec les heures
qu'en avance avec les voleurs. Joseph, retournez à Chantilly.

Sans bruit, comme si elle eût glissé sur le gazon, la voiture rentra
dans le bourg, longea les jardins, et s'arrêta devant celui de Maurice,
qui descendit seul.

--Je reviens à l'instant, Victor: le temps de prendre les pistolets. Je
n'éveillerai même pas Léonide.

Maurice ouvrit la petite porte du jardin et rentra.

Toutes les lumières étaient éteintes.

Arrivé à la salle à manger, il marcha à tâtons vers la table où Léonide
devait avoir déposé les pistolets: ils n'y étaient pas.

La pensée lui vint qu'ils étaient dans l'armoire de la chambre à coucher
dont il avait la clé sur lui.

Il se dirigea vers la chambre, sur la pointe des pieds, de peur
d'éveiller sa femme, effleura à peine les meubles, louvoya de chaise en
chaise, alla d'angle en angle, sentit l'armoire, et avec la précaution
la plus attentive, il glissa presque sans frottement la clé dans la
serrure. La clé cria,--maudite clé!--Une pression plus dure, un coup sec
du poignet, assourdit le cri.--Un tour de gagné.--L'armoire était fermée
à deux tours! Il eut l'idée que si sa femme l'entendait, elle
éprouverait un effroi auquel il n'avait pas d'abord songé: il eût été
bien plus simple de l'éveiller et de lui dire pourquoi; mais Maurice fit
cette réflexion comme il achevait le second tour. Fermer ou ouvrir
alors, c'était s'exposer à produire le même bruit.

Il ouvre; il saisit la boîte des pistolets par l'anneau du milieu et
l'attire au bord de la planche. La boîte n'ayant pas été fermée, les
pistolets s'en échappent, tombent à terre en réveillant tous les échos
de l'appartement.

--C'est moi!--c'est Maurice!--Ne t'effraye pas, c'est moi. Je prenais
mes pistolets,--Léonide, c'est moi.--Et, en répétant une troisième fois
c'est moi! Maurice s'approche du lit de sa femme, tout en tremblant de
la peur qu'il doit lui avoir causée; peur si forte, qu'il ne l'entend ni
se plaindre ni respirer.

--Serait-elle évanouie?

Troublé, Maurice pose ses deux mains étendues sur le lit. Le lit n'est
pas défait; le couvre-pied de soie n'a pas été enlevé. Il se porte vers
l'oreiller; l'oreiller est en place. L'étonnement le cloue.

--Pas possible! elle ne sort jamais à cette heure-ci; jamais!--Au
jardin?--Et que faire? il y a trois pouces de neige. Au salon? j'en
sors.--Dans sa chambre? j'y suis.--Nulle part.--Où donc?

Mais alors?--Oh!--non l'idée est absurde,--la supposition atroce. A quoi
bon ces pensées? J'ai accompagné Édouard, comme de coutume, jusqu'à
l'entrée du caveau; j'en ai moi-même fermé la trappe. La trappe est donc
fermée, je ne suis pas fou.--Bien.--Mettons de l'ordre dans mes
idées.--Ses tempes battaient, ses yeux étaient pleins de larmes, ses
genoux cognaient, en se heurtant, le bois du lit.--En vérité, je me
trouble pour rien. Et Victor qui m'attend! Où sont les pistolets?--je
n'y suis plus.--Je les ai sous le bras et je les cherche.--C'est
bien.--Maintenant, je vais descendre.--Elle aura été... sans doute... à
quoi bon me creuser l'esprit?... Où ai-je dit qu'elle était allée?...
Oh! que je me fais du mal inutilement! Mais c'est honteux... quelles
pensées! Assurons-nous: ce n'est qu'un pas. La trappe est dans la salle
à manger; et si elle est ouverte, alors...

La trappe était ouverte.

Le soupçon, puis la colère, puis la honte, avaient donné une lucidité
extraordinaire aux regards de Maurice dans l'obscurité; ils flambaient.

La trappe était ouverte!

Pourtant il doute encore qu'il ait vu le fond noir et vide de la trappe
élargi entre la porte de la chambre à coucher et celle du salon. Il
plonge son bras; il ne rencontre aucune résistance. La fraîcheur du
caveau le frappe au visage. Léonide est descendue; Léonide est là-bas:
sa femme!

Maurice descendit, sans les sentir, toutes les marches, la tête
bruyante, la main armée.

La lueur d'une lampe se prolongeait à distance, après avoir serpenté sur
les trois marches de communication du pavillon au caveau.

Il avança jusqu'au bord de ces marches en frôlant le mur, en allongeant
la tête: il monta la première.

Les rideaux rouges étaient tirés. Il ne pouvait voir qu'à travers ces
rideaux ce qui se passait dans le pavillon: il colla sa face aux
carreaux.

Il distingua deux ombres, mais étranges par leurs formes, par le jeu de
leurs mouvements, par leurs extrémités grotesques: c'étaient bien un
homme et une femme: c'étaient, à ne pas en douter, Léonide et Édouard,
mais non tels que la projection naturelle devait les montrer. Jamais
corps ne s'étaient dessinés dans des proportions si colossales, si
monstrueuses. La tête de l'un finissait comme un arbre, la robe de
l'autre, comme un vaste entonnoir. C'étaient deux épanouissements
renversés. Maurice crut délirer. Trois fois ses ongles grincèrent sur le
carreau pour saisir les rideaux, les tirer, s'assurer de la nature de
cette déception qui le narguait dans le moment le plus horriblement
positif de sa vie.

Pas une parole du pavillon n'arrivait jusqu'à lui.

Décidément il allait frapper, se faire ouvrir.

--Digne précaution, pensa-t-il, d'un mari outragé; politesse rare!
J'entrerai le chapeau à la main.

Ses dents claquaient; il était las d'effacer avec son mouchoir la trace
de son haleine sur les carreaux.

--Le lâche! Il est poursuivi, je l'accueille; il est condamné à mort, je
le sauve; il a faim, je le nourris; et pour récompense... voilà ma
récompense.--Le tuer!--ce n'est pas assez.

Et si je le dénonçais!

Un rayon de joie passa dans les yeux de Maurice.

--Oui! le dénoncer. Je vais à Paris; j'y serai au jour; je le dénonce.
Consolante idée!--L'hospitalité? dira-t-on.--Et l'adultère?
répondra-t-on.--C'est vil, la délation; c'est donc beau ce qu'il fait?

Maurice entend un éclat de rire dans le pavillon. Il arme ses pistolets.

--Mais pourquoi aller à Paris, si loin? La gendarmerie est à ma porte,
le maire à deux pas. Dans dix minutes je puis le faire arrêter; dans une
heure il sera sur la route de Paris, enchaîné, demain à la conciergerie
du Palais; c'est cela!

Maurice regagne l'escalier, en franchit d'un trait les marches. A la
dernière, une crainte le frappe.

--Que dire à Victor? Il voudra savoir, il faudra lui dire... longs et
écrasants détails! Et que répondre à l'autorité, qui ne me tiendra pas
quitte de ma déclaration si je cours le dénoncer, quand elle me
demandera comment et pourquoi je fais saisir un homme que j'ai reçu chez
moi, que j'ai moi-même caché? Oh! non, je ne sortirai jamais de cet
inextricable mélange de ténèbres et de délation! Odieux ou ridicule.
Voilà! l'un et l'autre, peut-être. Faut-il donc se laisser faire?

Et Victor qui attend, qui s'impatiente, qui va venir! Il ne manque plus
qu'un témoin à cette scène de famille. Mon Dieu, tout mon sang pour une
résolution!

Des rires plus insolents montent du caveau; la porte souterraine du
caveau s'ouvre.

Maurice écoute de toute l'exaltation de son âme: le bruit cesse; la
porte est refermée; il redescend. Malheur à qui se rencontrera sur son
passage!--elle ou lui!

Rien sur son passage; même silence autour de lui; mêmes ombres
grotesques derrière les implacables carreaux.

Ses pieds s'embarrassent, il se baisse et ramasse un habit: il est déjà
là-haut.

Cet habit est celui d'Édouard.--Il le reconnaît bien. Que veut dire ce
vêtement jeté avec des éclats de rire?--En sont-ils maintenant à
l'orgie?

--Les dénoncer? non!--Mais... Et il exhale un soupir de victoire.--Puis
il rit comme un malade dans ses rêves,--mais...

Et Maurice s'empare de ce qu'il trouve à sa portée: de deux montres en
diamants, de la bourse de sa femme, de deux bagues--et il les glisse
dans les poches de l'habit d'Édouard.

Maintenant, dit-il, c'est un voleur. Je ne suis plus un
dénonciateur:--je suis un volé. Je cours à la gendarmerie; on m'a volé.
Oui! et le voleur c'est Édouard, cet habit le condamnera. Que
répondra-t-il? Qu'il se nomme:--et son nom seul le dénonce. Qu'il taise
sa famille:--et il est condamné comme voleur!--Comme voleur!

Je puis descendre à présent; tout apprendre à Victor.--Édouard m'a fait
infâme; je le rends infâme. Il a écrit en secret le déshonneur à mon
front; en m'abaissant, je le lui marque publiquement à l'épaule.

Maurice touche au seuil de la porte du jardin. Il a sur les lèvres ce
cri:--Victor, à moi! j'ai surpris un voleur dans mon appartement!

Une pensée le glace. J'ai cent mille francs à Édouard déposés chez moi;
à quel tribunal stupide ferai-je jamais croire qu'un jeune homme si
riche m'a volé de semblables misères? et si le vol est prouvé sans qu'on
y croie, tout sera découvert!--alors ma vengeance reste ignoble, inutile
et petite.

Maurice rougit de lui-même; renonçant avec désespoir à son projet de
déshonorer Édouard sans se déshonorer, il retira de l'habit ce qu'il y
avait mis et redescendit de nouveau le déposer dans le caveau, à la
porte du pavillon.

Se résumant froidement,--il se dit: Deux moyens me restent: la tuer et
m'exiler pour jamais de la France, perdre ma position, ma fortune, mon
existence,--ou me taire: renvoyer Édouard sans rien lui laisser
soupçonner,--garder ma femme... comme tant d'autres. Je croyais que cela
était impossible sans mourir.

Il partait résolument, quand les deux ombres s'agitèrent, se
poursuivirent, se heurtèrent, et toutes deux, enlacées ensuite,
confondues, tourbillonnèrent à faire vaciller la lumière de la lampe.
Cette fantasmagorie exaspéra Maurice. Las de suivre cet horrible
cauchemar ajouté aux irritations de son cerveau, aux battements de son
cœur, aux indécisions de son désespoir, il gravit une dernière fois
les marches du caveau, traversa le salon, descendit au jardin, en ferma
la petite porte, et monta dans la voiture où Victor s'amusait à siffler
aux chauves-souris.

--J'ai bien mis du temps, n'est-ce pas, Victor?

--Tu plaisantes; tu n'es pas resté dix minutes.

Dix minutes! Maurice croyait avoir été deux heures absent.



XVI


Maurice, à sa première sortie, était à peine monté en voiture avec son
beau-frère Reynier, que Léonide s'était rendue au pavillon d'Édouard: ce
qui explique la scène du chapitre précédent.

Elle avait laissé la trappe du caveau ouverte, parce qu'elle en avait
l'habitude, et parce que Maurice n'avait pas celle de revenir, une fois
parti. La fatalité avait amené le reste.

Comme elle était déjà dans le pavillon au retour imprévu de son mari, et
qu'elle y était encore lorsqu'il avait pris le parti de quitter
Chantilly sans se venger, son entrevue avec Édouard ne pouvait figurer
qu'ici.

--Vite! dit-elle en entrant dans le pavillon, vite!--Tenez, voilà pour
vous. C'est un costume complet de trompette hongrois. Voyez! c'est
superbe; de l'hermine partout. Mais nous admirerons plus tard. Dix
heures déjà! cinquante minutes pour nous rendre à Senlis; il sera près
de onze heures quand nous arriverons. Hésiteriez-vous, Édouard?

--Moi! répondit Édouard en dénouant sa cravate et en jetant son bonnet
pour le remplacer par le casque hongrois ombragé d'un long panache; moi!
mais je souscris à tout ce que vous voulez, Léonide. Souffrez cependant
que je vous rappelle le danger que vous courriez si vous étiez reconnue.
Vous n'êtes point,--convenez-en,--d'un caractère à vous contenter du
plaisir unique de la danse; vous n'allez au bal que pour vous venger...
Me promettriez-vous cent fois, me jureriez-vous de ne pas vous trahir
sous le masque, je n'en croirais rien.

--Que vous êtes bien sous ce masque, en vérité! interrompit Léonide d'un
ton railleur; mais continuez vos conseils.

--N'ai-je pas raison de craindre? Ce bal ne peut-il être pour vous et
pour une autre personne l'occasion d'une rencontre fâcheuse au lieu
d'une fête? Qui prévoit jusqu'où s'étendront des propos dont vous ne
serez point avare? Je frémis à l'idée que Maurice peut tout savoir
demain à son retour de Paris. Abuser de l'hospitalité ainsi que je fais,
c'est mal, et je ne raisonnerai pas ma position; mais déshonorer avec
cet éclat, c'est inexcusable, c'est grave, c'est... Je désirerais,
Léonide, que vous comprissiez cela.

--Très-bien, monsieur. Quelle verve de morale, ce soir! Restez donc ici;
qu'à cela ne tienne. Pourtant je croyais vous avoir assuré que ma
vengeance serait dédaigneuse, froide. Raisonnez donc à votre tour. Si
j'avais le projet de pousser plus loin la colère, viendrais-je éveiller
d'avance vos craintes? Après tout, il y a une distance si grande entre
les propos que la liberté du bal autorise et ceux que les convenances
défendent, qu'une honnête femme ne la parcourt jamais en entier.
Édouard, je suis étonnée que vous ne me supposiez point l'instinct de
respect que je me dois.

--Sans doute, je compte assez sur votre prudence; mais qui assure que
madame Lefort, sortant de ce cercle tracé par le respect, ne vous
entraînera pas à le franchir avec elle? Attaquée, elle se défendra; elle
parera la malice par l'injure. La langue du bal est si déliée, le masque
conseille tant de hardiesse, le déguisement inspire tant d'oubli, que
vous vous enivrerez vous-même, Léonide, avec cette liberté dont je
redoute tant les suites. Tenez, promettez-moi d'abandonner toutes ces
petites résolutions vindicatives, ou renonçons au bal.

--Capitulons, reprit Léonide en se levant et en jouant avec le panache
d'Édouard, alors assis dans un fauteuil et accoudé sur la table,--dans
ce moment, Maurice pénétrait dans le caveau et collait son visage aux
carreaux de la porte vitrée,--capitulons. Combien d'heures voulez-vous
que nous passions au bal de Senlis, Édouard?

--La question de temps, malicieuse, n'est-elle pas un piége? Est-ce que
dans une heure vous ne vous arrangeriez pas pour produire le ravage
d'une année? Nous irons au bal, mais à condition que vous ne parlerez à
personne.

Ayant posé cette condition unique, mais essentielle, à son consentement,
Édouard, comme un homme résolu, se leva, prit les deux mains de Léonide
et lui dit:

--Y souscrivez-vous?

C'est dans ce mouvement que son casque et son panache avaient découpé,
sur les rideaux du pavillon, une ombre que Maurice avait vainement
cherché à définir. Cette coiffure militaire et la longue robe à queue de
Léonide étaient étrangement grossies et défigurées par leur projection.
On sait les exagérations de l'ombre sur le mur: imaginez un spectateur
qui n'aperçoit que l'ombre. Son imagination créera des fantômes; et,
s'il est exalté, il supposera des monstres. Rien néanmoins n'est plus
naturel.

Quoique Léonide attribuât à l'intérêt que lui portait Édouard la peine
mal dissimulée qu'il avait à consentir à l'accompagner au bal, elle
n'osait renoncer à chercher d'autres causes à ses résistances
opiniâtres. Un doute avait pénétré dans son esprit depuis la soirée où
Caroline lui avait révélé par sa pâleur, en recevant l'ombrelle gagnée,
le nœud d'une intrigue. A ne pas en douter, c'est à Caroline
qu'appartenait l'ombrelle; mais avec qui était-elle dans la forêt,
lorsqu'elle l'avait perdue? Avec Édouard? c'est impossible, avait
d'abord pensé Léonide. Mais comme en matière de rivalité, dès qu'une
femme dit: C'est impossible, elle doute déjà, si elle ne croit
fermement, Léonide se tourmenta avec l'espoir d'une solution prochaine,
pour arracher à Édouard quelques indices d'une aussi ténébreuse
supposition.

--Ne pas parler au bal, Édouard? Votre prétention revient à ceci: «Vous
n'irez pas du tout au bal.» Tenez, continua Léonide d'un ton presque
blessant, je sais mieux que vous ce qui vous rend si timide, ce que vous
n'osez vous avouer.

Édouard fut effrayé de cette subite perspicacité; il ne déguisa sa peur
que sous un sourire qu'il força le plus possible. «Léonide sait tout,
elle sait que Caroline sera peut-être au bal, que je l'aime.»

--Il est des moments, Édouard, où l'on tient plus à la vie que dans
d'autres.

Édouard fut soulagé.

--Oui, tel qui est assez brave pour ne pas craindre la balle d'un mari,
recule devant le danger de s'enrhumer en traversant une forêt, ou devant
celui de soutenir de sa présence la faiblesse d'une femme. On a beaucoup
d'exemples de ces contrastes de bravoure et de mauvaise peur. Je
n'oublie pas ensuite que lorsqu'on est poursuivi comme vous par les
recherches de la police politique, il ne faille apporter beaucoup de
circonspection à sa conduite.

--Partons, Léonide. Levez-vous! je suis prêt, je vais l'être. Nous avons
trop perdu de temps; mille pardons, ma bonne amie. Mais, en effet, ce
costume hongrois est magnifique, votre robe de Bohémienne est divine; on
jurerait que l'enfer l'a brodée de toutes ses langues de feu. Approchez
que je l'admire. Mais prenez garde, Léonide, autre danger: vous serez
reconnue rien qu'à votre taille, si vous n'avez le soin de la cacher
sous une mantille un peu ample.

--Tais-toi, fou que tu es, interrompit Léonide en embrassant Édouard;
as-tu pu croire que j'expliquais ton refus de m'accompagner à Senlis par
la crainte des dangers que tu ne saurais manquer de courir? Mais je
n'aurais aucune estime de toi si cela était, Édouard. Je n'ignorais pas
qu'en t'accablant de ce prétexte si indignement imaginé, tu n'hésiterais
plus, et que l'homme qui me refusait son bras de peur que le scandale
n'atteignît ma maison consentirait à m'obéir du moment où il serait
accusé de trembler pour sa vie. C'est bien ta vie que nous jouerions à
ce jeu; et tu vaux mieux qu'un caprice de femme, qu'une soirée consacrée
à un combat d'épingles et de coups d'éventails. La perfidie des femmes
est infinie. Qui nous assure, Édouard, que madame Lefort ne te sait pas
caché chez moi? De là à l'idée que tu es mon amant, il n'y a pas même le
trajet de la réflexion pour une femme, et de cette idée à celle de le
dénoncer en plein bal, il n'y a que le gant à retirer et à te désigner
du doigt. Et alors, qui serait la mieux vengée de nous deux? d'elle ou
de moi, qui laisserais dans ses mains ta tête proscrite et condamnée.
Quelles effrayantes paroles pour moi, Édouard, que celles qui
tonneraient ainsi à nos oreilles: «_Je te connais, Édouard de
Calvaincourt!_ Ce ne serait autre chose que le bourreau masqué. Non,
restons; non, il n'y a pas de femme assez froide, assez corrompue de
cœur et vide de tendresse, pour traîner au bal un homme, son amant,
lorsqu'on se trompant de chemin, elle peut le mener à l'échafaud. Je
voulais t'éprouver, je suis satisfaite. Tu m'aimes encore.

Assise sur Édouard, Léonide l'avait enlacé de ses bras ondoyants. Elle
aimait à lui faire sentir les palpitations de son cœur à travers le
juste corsage de satin étoile de paillettes d'argent qui complétait si
avantageusement son costume de Bohémienne.

--Il faut pourtant que nous allions à ce bal, Léonide. Sera-ce à mon
tour de te prier maintenant? Les dévouements chevaleresques ne sont
plus de notre siècle, je le sais, et je ne dirai pas que ma vie n'est
rien. Ne fût-ce que pour ne pas me séparer de toi, elle aurait déjà un
assez grand prix à mes yeux, sans parler du désir aussi beau que
j'aurais de la perdre dans une bataille pour la cause à laquelle je l'ai
vouée. Ne me parle pas de la laisser souiller et ravir par les mains
ignobles de la justice et du bourreau. Nous éviterons ces périls; ma
parole sera muette; et personne au monde, que je sache, ne sera assez
hardi pour toucher insolemment à mon masque silencieux. Ma vie sera dans
ta prudence, Léonide. Je crois pouvoir répondre de toi à ce prix.

--Non, mon ami, je ne compromettrai point ta vie à cet essai; le silence
même ne serait pas une sauvegarde, songes-y; il éveillerait les
soupçons, on nous épierait. Plus le mystère serait épais et plus on
chercherait à le percer. Dans les bals de province, les masques sont
transparents; on ne se cache derrière un faux visage que pour avoir la
vanité de se faire nommer sous un costume qui flatte, et l'on ne déguise
sa voix que pour se faire reconnaître à travers les saillies d'une
spirituelle moquerie, dont on suppose les autres dupes, parce que c'est
une politesse reçue. Ces feintes ne nous vont guère. Il faudrait que
nous restassions inconnus; la curiosité n'y consentirait pas. Nous
serions assaillis, harcelés, inquiétés par la foule, percés à jour par
des regards qui parlent et des paroles qui voient. Répondrions-nous de
notre silence, quand nous serions au milieu de cette atmosphère de
chaleur et de liberté dont tu parlais tantôt, où l'on s'exhale avec
l'abandon qu'inspire un costume qui donne le change à celui même qui le
porte, où nous ne croirions être, toi qu'un simple trompette hongrois,
moi qu'une Bohémienne? Penses-tu,--moi j'en frémis,--que le pierrot qui
te froisserait d'un coup de sa manche serait le procureur du roi, que le
polichinelle qui te raillerait du bout de sa latte serait l'inspecteur
des prisons, et que le paillasse enfin serait le greffier qui enregistre
les jugements condamnant à la peine de mort pour crime de guerre civile?

--Pense, Léonide, qu'il est onze heures et demie; que nous ne serons
plus maintenant à Senlis qu'à une heure, et que ce sont dix contredanses
perdues. D'ailleurs, nous voilà habillés, et il ne sera pas dit que nous
l'aurons été pour rien.

Ce fut dans ce moment qu'Édouard ouvrit la porte du pavillon et jeta
dans le caveau, comme signe d'une résolution irrévocable, l'habit qu'il
quittait, et que Maurice ramassa au plus haut degré de colère et de
désespoir.

--Oui, j'avoue, Léonide, que ce que tu m'as dit, tout en me faisant
réfléchir, m'a paru très-original, et je suis jaloux d'avoir eu une
occasion dans ma vie,--ne fût-ce que pour en rire dans ma
vieillesse,--où j'aurai dansé avec la justice qui me cherchait, avec le
greffier qui avait ma sentence de mort dans la poche, et des officiers
de gendarmerie, porteurs de mon signalement.

Édouard, qui affectait d'être fort gai depuis quelques minutes,
étreignit sous la taille la gracieuse Léonide, et tous deux, oublieux
déjà des graves choses qu'ils avaient débitées, se mirent à danser le
galop dans le pavillon et avec tant d'abandon qu'ils tombèrent
essoufflés sur la causeuse.

C'est sans doute alors que Maurice, au comble de la frénésie, dut voir
tourbillonner derrière les rideaux ces masses d'ombre qui l'avaient
exaspéré.

Vaincue par l'abattement, triomphante de la détermination qu'elle
emportait d'Édouard, elle lui remit, avec une discrétion dont celui-ci
ne saisit pas d'abord la portée, un papier soigneusement plié. Offert
avec le sourire qui accompagne une faveur, il fut reçu avec la même
grâce et le même mystère. En interrogeant le regard de Léonide, Édouard
crut y lire qu'il s'agissait d'un de ces cadeaux, trésors de
L'affection, qui ont une modestie inviolable, et il se montra au niveau
de la réserve qu'on attendait de sa reconnaissance. Il renvoya à plus
tard pour connaître quel était ce gage de souvenir qu'il n'avait pas
sollicité. Il le cacha sous son habit.

--Et maintenant, partons, Léonide, partons!

--N'oublions-nous rien, Édouard?

--Parbleu si, mon amie: mes pistolets.

--Tes pistolets!

--Pour me débarrasser des gendarmes, si je suis arrêté. Et cette petite
boîte encore.

--Que veux-tu en faire, Édouard?

--Ceci dans le cas où je ne parviendrais pas à me débarrasser des
gendarmes.

--Du poison! Édouard?

--Allons au bal, ma bonne amie. Déjà minuit; ton bras.



XVII


Senlis.--Dans la rue de Paris, on entend un bruit à faire vaciller le
clocher de la cathédrale; des voitures roulent d'une porte de la ville à
l'autre porte, chacune avec son fracas particulier, mais dominé pourtant
par le grincement du char-à-banc non suspendu. Pour la solennité du
jour, on a sorti de la remise tout ce qui a forme humaine de voiture:
diligences détournées de leur ligne de direction; tapissières qui
rapportent le bois des forêts de Chantilly, de Saint-Leu et de
Compiègne; landaus en osier, et enfin quelques véritables landaus qui
sentent leur Paris. Ce pêle-mêle bruyant ne manquerait pas
d'originalité; mais les fêtes de province ont le malheur de ressembler à
la cohue d'un baptême, et les belles dames qui en sont l'ornement ont
l'air d'autant de nouvelles mariées. La province en est encore au
bouquet de fleurs d'oranger.

La salle où a lieu le bal de la sous-préfecture est resplendissante de
lumières; il y en a à profusion. On s'aperçoit tout de suite que les
frais de luminaire sont à la charge des contribuables, si la disposition
des flambeaux est abandonnée au bon goût des receveurs. C'est à la fois
prodigue et détestable. Par une alliance profane, les candélabres des
loges maçonniques et des paroisses de la ville ont été recrutés et
accouplés pour embellir la cérémonie; ils sont inondés de cire de la
bobèche au trépied. On étouffe de chaleur. Cédant à la dilatation qui
les décompose sans altérer leur maintien, les autorités constituées
commencent à déboutonner leur habit à la française: la tenue plie devant
la cuisson; le col de la chemise s'abat de langueur sur le passepoil du
collet; les épées d'acier fondent dans le fourreau.

Le beau côté des fêtes données par la ville, ce sont les
rafraîchissements après la cire: on dirait que l'administré se venge
d'un fait personnel en cherchant à établir la balance entre l'impôt
foncier qu'il paye et l'orgeat dont il se gorge. Le pied glisse dans la
crème.

Le luxe des salles, quoique porté à son plus haut degré de magnificence,
a un caractère qui frappe d'abord, mais qui appelle le sourire au lieu
d'étonner. Quelque art que le tapissier ait déployé, conjointement avec
le valet de ville, pour déguiser les emprunts faits à tous les
établissements publics, afin de suffire à la monstrueuse quantité de
décors, quelque adresse qu'ils aient apportée l'un et l'autre à
métamorphoser la destination quotidienne du local, il perce de toutes
parts un démenti de mobilier qui effraye. Arrachés aux tringles de la
mairie, les rideaux rouges sont un peu courts pour les croisées de la
sous-préfecture, et, quoique adoucis par le drap des tables du conseil
municipal, les gradins qui règnent autour de la salle trahissent la
dureté des bancs du tribunal de première instance. Au plafond pèsent, à
donner des craintes à la solidité des solives, les lustres à girandole
de la paroisse, en cuivre jaune, aux rameaux de cristal. Les fauteuils
du conseil de révision de la garde nationale sont rangés avec symétrie
aux deux bouts de la salle de jeu.

En pénétrant dans les appartements plus éloignés, le luxe décroît à
raison des difficultés qui se sont présentées pour le répartir avec une
égale justice. Aux rideaux rouges succèdent les rideaux pâles; aux murs
ornés de guirlandes embaumées succèdent les murs ornés d'affiches
portant expresse défense de vendre sur la voie publique, et de laisser
le fumier exposé devant les maisons; enfin la dernière cloison qui
limite cette enfilade de salles est couverte de la liste nominale des
électeurs de l'Oise. Il résulte de ces disparates un ensemble confus de
joie et de bureaucratie, de contributions directes, d'église, de conseil
de révision, qui fait que le contribuable en dansant n'oublie pas un
instant ses obligations envers l'État, et qu'il se rappelle, au
contraire, son droit à se réjouir et à ne pas refuser l'impôt.

On danse depuis dix heures, les timidités sont vaincues. Déjà les
toilettes des femmes n'ont plus cette raideur du neuf qui prête aux bals
de province, dans les premiers moments, l'aspect gaufré d'un magasin de
modes. Des rumeurs flatteuses entourent d'un nuage d'éloges celles des
plus belles personnes qui, autant hardies que belles, se sont délivrées
de la contrainte du masque; qui ne l'avaient gardé qu'afin de ménager
plus sûrement le triomphe de l'admiration en le dépouillant. Celles qui,
reculant devant l'effet du contraste, le conservent encore, ont des
prétextes de coquetterie pour ne laisser jouir les curiosités
impatientes que de la simple vue d'une taille qu'on n'a pas travestie et
d'un bas de visage, plus frais, plus tendrement enluminé que la barbe de
satin qui l'effleure. Ce sont plus que de beaux visages, ce sont des
visages inconnus. Les jeunes gens qui ont de l'imagination se prennent à
ces séductions calculées; les femmes qui ont de l'esprit ne les
négligent pas. L'illusion durera autant que le cordon de soie retiendra
cette cire inanimée. Malheur! si le visage cède aux prières que le
masque a inspirées!

Attentive auprès d'un vieillard entouré de jeunes gens intéressés aux
éloges qu'ils lui adressent, une jeune personne, qui n'a singularisé son
costume de soie blanche que par quelques fleurs semées à l'entour, jouit
de la fête avec toute la naïveté de son âge et l'étonnement de la
retraite où elle est habituée de vivre. C'est Caroline, mademoiselle de
Meilhan. Elle est devenue le but des remarques lointaines et
rapprochées; on s'entretient de ses cheveux blonds si bien en harmonie
avec la délicatesse de ses traits, éclairés par ses yeux d'un bleu
tendre sans langueur, animés par sa bouche si heureusement ouverte,
qu'elle fait mentir ce vieux préjugé d'adoration pour les bouches
miniatures de Petitot, sans expression comme sans baisers. De longues
paupières, éternelle beauté du visage, décrivent une ellipse d'ombre
mobile sur ses joues, toutes chaudement empreintes de virginité et de
soleil, comme ces fruits haut-venus à la cime des arbres, qui ont les
premiers rayons de l'été, et que n'étouffent ni les feuilles ni les
vapeurs de la terre. On admire encore la ligne à chaque instant brisée,
à chaque instant reprise de son corps; le regard tourne comme un
collier, sans être renvoyé par aucun angle, autour de son cou, se
divise, et coule doucement, ainsi que l'eau sur les anses d'une urne, de
ses épaules, sur ses bras, et se prolonge, comme un trait du Pérugin,
jusqu'à l'extrémité de ses doigts. Ce contour serpente ensuite, avec la
même ondulation, quelque attitude que Caroline imprime à ses poses,
jusqu'à ses genoux, et de là à ses pieds, limites où le dessin finit,
mais où l'idéal reste suspendu. Après, sans que l'on puisse s'en rendre
compte, on se laisse surprendre, en regardant mademoiselle de Meilhan, à
ces charmes sans nom, parce qu'ils n'ont rien d'arrêté, qui naissent
d'un pli, d'une lueur qui passe dans les yeux, d'une larme qui s'évapore
en sourire: car tout est bien dans ce qui est beau.

M. Clavier semble remercier chacun des hommages adressés à Caroline; il
passe sa belle tête de vieillard au-dessus de cette charmante figure de
jeune fille. C'est bien là une de ces monumentales têtes à la Danton,
aussi forte, mais plus intelligente que les types militaires qui nous
sont restés de la génération impériale. Toutes martiales qu'elles
soient, les figures balafrées de l'empire ne portent que la résolution
du courage; bien peu adoucissent la dureté de leurs traits par quelques
signes de haute réflexion et d'indépendance. Elles n'ont pas la
mélancolie guerrière, la tristesse héroïque des Polonais, hommes de
conseil et d'épée, parlant latin à la tribune avec une bouche fendue
d'un coup de lance. A défaut du sceau de la pensée, ce qui manque encore
à la dignité des tête impériales, c'est le caractère d'une noble
origine: elles viennent d'en bas, ce sont des têtes de halle où la
révolution alla les prendre. Aussi, mettez un vieux colonel français à
côté d'un vieux tambour français, vous n'apercevrez aucune différence.
Nous les avons vus l'un et l'autre, déchus et mendiant glorieusement
leur pain à travers nos jeunes générations; et, pleins de nos souvenirs
de collége, nous les avons comparés à ces prisonniers barbares, dont
parle Tacite, mais jamais au Spartacus.

Les ruines encore vivantes de la révolution sont complètes; tout s'y
trouve: le coup de sabre au front et la harangue dans les yeux. Appelez
ces vieux républicains à l'assaut ou à la tribune, et ils vont vous
foudroyer. Ces hommes ont tenu tête à la Gironde et à Brunswick; ils ont
longtemps porté dans une poche la mèche du canon de leur section, et
dans l'autre leur discours contre Pitt, leur réponse à Burke. Ils furent
grands orateurs quand tout le monde était éloquent, et braves soldats
lorsque Napoléon était encore écolier à Brienne. Ce sont les vieux
druides de nos régénérations sanglantes; les êtres antédiluviens de la
primitive société; des sujets d'étonnement et de puissance. Leur origine
est écrite sur leurs visages de pierre. La science politique les classe
comme la science anatomique a classé les phénomènes éteints des premiers
âges du monde. Ce sont les _hommes conventionnels_.

L'ivresse du bal augmente; les épaules nues volent; un cercle tissu de
lumières, de soie, d'ardentes paroles tourbillonne, poussé sous le
plafond par un vent harmonieux devenu l'âme de tous. On dirait
l'immobilité, tant la vitesse est grande. Le mouvement n'est sensible
que par l'attitude comparée des autorités locales qui se sont adossées
contre la cheminée, pleines de respect envers elles-mêmes, jalouses de
ne compromettre par aucun pli l'uniforme du grande tenue. Ce dernier
trait nous dispense d'ajouter que le sous-préfet, le maire, le
président du tribunal, le juge de paix, le colonel de la gendarmerie,
assistent au bal, mais qu'ils l'honorent sans tremper dans la joie
générale par un travestissement coupable.

Personne ne remarque, à leur entrée dans la salle, Léonide et Édouard
qui se faufilent dans les groupes désunis pas le galop; chacun de son
côté, par arrangement convenu, va poursuivre ses chances d'amusement.

Un coup de surprise arrête Édouard dans sa tournée; son regard s'est
croisé avec celui de Caroline. Caroline est ici. Il est à deux pas
d'elle; il va l'effleurer en passant. Si elle savait!... si le masque
tombait du visage qui se cache!... Quel coup de poignard la jalousie
n'enfoncerait-elle pas dans le cœur de cette enfant, si étrangère à
la violence des passions, venue au bal avec le même calme dont elle
jouit lorsqu'elle se promène sous les vertes allées du bois de
Chantilly! Cette pensée importune comme un remords la raison d'Édouard.
De quel droit, après tout, exigera-t-il désormais de la confiance d'une
jeune fille bonne, aimante, dévouée, lorsqu'il la trahit, lorsqu'il se
joue d'elle sous ses yeux même, lorsqu'il va la coudoyer d'un bras
encore tiède du poids d'une autre femme? Il voudrait être puni, afin de
se rappeler éternellement sa faute par la douleur du châtiment. Il
désirerait presque qu'un rival d'un instant l'effaçât pendant cette
soirée de l'esprit de Caroline; ses torts auraient du moins quelques
torts à se reprocher: ils seraient quittes. Mais avoir tout le fardeau
d'une infidélité à supporter en face d'un visage sincère qui n'aura pas
même demain au réveil la tristesse du doute! Quel supplice! s'il
n'existait, pense Édouard, aucun danger pour Caroline à s'approcher
d'elle, à lui dire tout bas: Je suis ici, Caroline, je suis venu à ce
bal pour vous y voir, pour vous y surveiller; car je suis défiant:
pardonnez-moi, je n'ai pu résister aux conseils de la jalousie; mais
cela serait un odieux mensonge! N'avoir le courage d'avouer sa présence
que pour mieux tromper, ne serait-ce pas d'une faute faire un crime?
Tout dire à Caroline, lui confesser l'infidélité, lui en détailler
l'histoire, lui dénoncer sa rivale, ne serait-ce pas s'exposer à
n'obtenir jamais de pardon? car il en est d'impossibles.

Je me tairai, se dit Édouard, mais la leçon ne sera pas perdue.

Son espoir, si peu réfléchi, de se voir disputer en forme de punition
le cœur de Caroline, ne sera pas même exaucé. Caroline préfère la
conversation de quelques personnes qui l'entourent au plaisir de la
danse; d'ailleurs Caroline ne sait pas danser. Elle ne s'éloigne pas de
M. Clavier.

Un flux tumultueux, ondulant sans cesse vers le même point, de manière à
laisser dégarni un côté de la salle, tandis que l'autre s'encombrait,
éveilla l'attention d'Édouard.

Caché parmi des groupes grossis à chaque instant par de nouveaux
groupes, il aperçut, au milieu d'un isolement que faisait respecter avec
sa latte un officieux arlequin, sa hardie Bohémienne qui débitait avec
effronterie la bonne aventure à tous ceux qui tendaient la main.

Selon toute probabilité, la divination était commencée depuis quelques
minutes, car déjà plusieurs dames, à qui la Bohémienne avait méchamment
raconté le passé au lieu de l'avenir, étaient retournées un peu
décontenancées à leur place, meurtries au cœur de quelque bonne
vérité: «A votre tour! mesdames,» disaient-elles aux autres avec malice.

Et les autres dames, pour ne pas avoir l'air de craindre les oracles,
offraient la main, mais non sans hésiter.

Toujours invisible derrière la foule, Édouard assura les cordons de son
masque, et, les bras croisés sur la poitrine, il observa.

Vêtue en danseuse basque, une jeune femme s'élança dans l'ovale magique,
et, retroussant ses manchettes brodées, elle abandonna sa petite main de
dix-huit ans à la devineresse.

Les cous furent tendus; les épaules s'étaient écartées pour laisser un
passage aux têtes les plus impatientes de voir.

--Ne tremble pas ainsi, mon enfant, dit la Bohémienne. A ton âge, de
quel mauvais sort serais-tu menacée? Tu prodigues des serments de
fidélité à deux hommes: eh bien, où est le si grand mal, si tu les aimes
tous les deux?

--C'est faux, Bohémienne! Je te couperai la langue.

--Charmante! Ce n'est pas ma langue qui a menti, c'est ta main; elle est
trop jolie pour qu'on la coupe.

Et en la lui baisant, la Bohémienne ajouta:--Calme-toi. J'ai dit: Deux
hommes; il y a erreur. Soit, tu n'en aimes qu'un, tu trompes l'autre.
L'oracle est-il si menteur pour cela!

--C'est encore faux?

--Veux-tu n'aimer ni l'un ni l'autre? très-bien: passe!

Des applaudissements ricaneurs accompagnèrent la danseuse basque
jusqu'à sa place; elle était très-peu satisfaite de l'oracle.

Édouard eut sous son masque un sourire d'amère pitié pour cette
malignité des femmes qui ne pardonne à rien. Il était loin de partager
l'enthousiasme qu'éprouvait la majorité de la salle à écouter Léonide. A
l'empressement qu'on apportait à encourager l'ivresse de ses propos, il
jugea que la médisance mourrait si personne n'y prêtait complaisamment
l'oreille. Édouard n'est pas profond moraliste: il oublie que l'éloge
n'est possible qu'aux conditions d'existence de la calomnie.

--Serai-je plus heureuse, moi? balbutia une toute petite charmante femme
déguisée en mère Gigogne, que son cavalier, grotesque pierrot, déposa
dans le champ de l'oracle, ainsi qu'on le ferait du gracieux fardeau
d'un enfant.--Lis dans ma main, Bohémienne!

--Dans ta main? répondit Léonide en rejetant la tête en arrière et en
riant follement aux éclats; oh! dans ta main!

--Pourquoi pas dans ma main, Bohémienne?

--C'est que je ne l'oserais jamais.

--Ne serait-elle pas assez blanche?

--Vaniteuse! c'est la plus mignonne et la plus blanche que j'aie touchée
de la soirée. L'impossibilité n'est pas là.

On ne respirait plus de curiosité: les conjectures se croisaient dans
l'air, se heurtaient, s'enflammaient et éclataient en fine pluie
bruyante de rires et de petits propos empoisonnés; et l'on se criait
d'un bout de la salle à l'autre bout:

--C'est la femme d'un receveur de l'Oise, cette Bohémienne.

--Faux! c'est celle de l'ex-inspecteur forestier! c'est sa taille!

--Non, elle est plus grande.

--Je le nie. Qui est-ce qui a dans la société une taille de femme
d'inspecteur forestier? Comparons.

Un monte au-ciel de six pieds s'avançait.

--Ce n'est pas cela. La Bohémienne est la veuve d'un maître de poste
retiré à Vineuil, tout simplement.

--Bravo! c'est la vérité: même taille, même tournure.

--Ajoutez, poursuivait un autre, même voix.

--Elle parle vite comme elle.

--Elle rit comme elle.

--C'est elle! On te connaît, Bohémienne!

--Et, de plus, ajoutez encore que je ne boite pas comme elle. Et la
confrontation s'arrêta de honte, se perdit dans un hourra universel, sur
cette observation de la Bohémienne.

Les curieux battus dans leurs conjectures ne s'accordèrent que sur un
point incontestable: la Bohémienne était une éblouissante brune.

--Où donc est la raison de ton refus? reprit la mère Gigogne.

--Dans tes doigts, petite mère.

--Dans mes doigts?

--La mère Gigogne retira furtivement son bras: elle voulut s'éloigner.
Elle avait enfin compris.

Son cavalier, le pierrot qui l'avait introduite dans le cercle, s'avança
brusque et silencieux vers la Bohémienne; il était derrière elle.

Cet homme, qui était masqué, avait la main droite dans sa poche.

Édouard se plaça derrière cet homme.

--Tu as dit, crièrent tous les masques, que ses doigts t'empêchaient de
lire dans sa main... Explique-toi donc, Bohémienne!...

Comme la mère Gigogne cherchait toujours à se retirer, ceux-ci la
forcèrent à rester sur la sellette pour subir sa sentence, et à offrir
de nouveau la main à Léonide. Ils s'étaient constitués les exécuteurs de
ses burlesques réquisitoires.

--C'est vous qui m'y forcez; à vous la faute. Mère Gigogne, continua
solennellement Léonide, ta main m'annonce que tu es baronne de
Haut-Lieu.

--Très-bien! Après, Bohémienne?

--Oui, mais ses doigts m'apprennent qu'elle a été lingère. Perplexité de
la science: dans la paume je vois un blason, et au bout de ce doigt un
dé à coudre... Est-ce la lingère Louise Bougival ou la baronne de
Haut-Lieu que je dois prophétiser?

L'homme placé derrière la Bohémienne sortit un petit canif tout ouvert
de sa poche et le glissa du côté du tranchant sous le cordon du masque
de Léonide. Le masque allait tomber.

Un bras comprima aussitôt ce mouvement, tordit le poignet qui
l'exécutait, et cassa la lame du canif jusqu'au manche.

Nul ne s'aperçut de l'incident. Le pierrot, tout en colère, se retourne;
sa figure blafarde ne rencontre que l'énorme nez d'un monstrueux
polichinelle. La rage du baron de Haut-Lieu n'ayant point d'issue, elle
s'exhale par des gestes dont la foule ne saisit que le côté comique.
Furieux, il tire par les larges plis de sa robe en dehors de la mêlée
madame la baronne, lui jette un manteau sur les épaules, et, jurant,
menaçant, pleurant, ils descendent tous deux, enveloppés d'un nuage de
poudre, dans la cour de la sous-préfecture. On riait encore, qu'une
voiture à quatre chevaux brisait le pavé de Senlis.

Ce dernier épisode avait répandu une sueur d'impatience sur les membres
d'Édouard; il frémissait encore à l'idée de voir tomber le masque de
Léonide, et chacun reconnaître dans cette femme, qui en avait déjà
immolé tant d'autres en public, l'épouse de Maurice, le dépositaire du
secret de tous, celle qu'il a conduite, lui, à cet épouvantable
spectacle. Sa fermeté commençait à l'abandonner. Un instant il fut tenté
de l'emporter par violence hors du bal; mais il réfléchit aussitôt que
la malignité de Léonide ayant créé à celle-ci de nombreux amis, il se la
verrait disputer au passage. Cette résolution avait mille autres chances
contre elle. Peu après il faillit compromettre bien plus gravement celle
qu'il cherchait à sauver de ses propres excès. Dans un moment où Léonide
portait, par une préoccupation d'habitude, ses doigts à ses boucles de
cheveux, geste qui allait la trahir, il poussa, dans un cri, la première
syllabe de son nom. Il n'acheva pas: ses lèvres furent déchirées; le
cri, sorti à moitié, rentra dans sa poitrine. Léonide avait chancelé;
elle se remit aussitôt. Édouard froissa son masque et son visage.

C'était merveille que le courage de toutes les femmes qui, loin de
reculer maintenant devant le feu du trépied de la pythonisse, se
faisaient un point d'honneur de l'affronter. La raison en était facile;
le secret qu'elles tenaient le plus à garder n'était connu, selon elles,
que de deux ou trois personnes dont, après Dieu, l'impénétrabilité était
la moins suspecte. Elles abandonnaient le reste aux feuillets de la
magicienne: il en résulterait du rire, point de scandale; on se
risquait. Le raisonnement était faux autant que périlleux: on sait
pourquoi.

Un intérêt si universel s'attachait à ces étranges révélations, que le
sous-préfet, le maire, tous les maires de l'arrondissement, le juge de
paix, le colonel de la gendarmerie et le greffier, avaient déserté les
alentours de la cheminée pour venir rire et s'amuser, comme de simples
mortels, au sein de la population du bal. Eux aussi faisaient galerie à
Léonide.

Les musiciens jouaient dans le vide; ils proclamaient les figures pour
l'acquit de leur archet.

La salle ne fut bientôt plus qu'un point: ce point était Léonide. Tout
aboutissait à elle: regards irrités, curiosités hostiles, vanités
blessées, joies haineuses, gaietés ironiques. Elle tenait tête à tout.
Depuis longtemps les perspicacités les plus subtiles avaient renoncé à
deviner quelle était la femme ou plutôt le démon caché sous ce gracieux
costume de Bohémienne. Heureux de la satisfaction de ses administrés, le
sous-préfet encourageait de ses suffrages cet intermède du bal. Le
colonel de la gendarmerie départementale ne trouvait rien à reprendre.
En carnaval, tout est permis, pensait-il, même quatre brigadiers placés
à la porte d'entrée.

Conduite par un Pluton dont la lenteur du pas indiquait l'âge, une jeune
personne, déguisée en laitière suisse, tendit la main à la Bohémienne.

--Prends garde à toi! cria-t-on de toutes parts à la Bohémienne: ne va
pas te compromettre cette fois-ci. Point de scandale. Cet honorable
Pluton est un père, et cette laitière sa fille.

Je serai réservée, semblait promettre Léonide avec des airs de tête et
des gestes respectueux.

--Voyons ta main, ma laitière?

Après quelques minutes d'inspection, elle s'écria:--Il me faut deux
témoins, sans quoi ma magie serait sans effet... Ces deux témoins sont
ici, rassurez-vous.

Léonide s'ouvrit un passage, courut au fond de la salle et entraîna avec
elle, au milieu du cercle où elle s'installa de nouveau, deux jeunes
gens, en costume de ville, tous deux fort étonnés du rôle qu'on les
forçait de jouer.

--Comédie complète, messieurs.

--Voici le vieillard,--Léonide désigna le Pluton,--voici le tuteur, le
barbon, l'homme dont on attend la mort et l'héritage...

Pluton eut une faiblesse.

--Il a soixante ans, la goutte ou toute autre affection et une nièce.

--Sa nièce, la voilà.

--Vous dites que c'est sa fille, moi je soutiens que c'est sa nièce;
dans trois mois le monde dira: C'est sa femme.

Les quatre personnes se regardaient avec un ébahissement stupide. Le
vieux Pluton s'affaissait de honte sur ses jambes.

--Ah! bah, ah! bah, Bohémienne, tu veux rire, tu es folle.

--La folle ce n'est pas moi, c'est la sœur de monsieur, de ce
respectable Dieu des enfers. Elle n'est pas ici malheureusement. Si elle
s'y trouvait, ces deux beaux cavaliers, ses cousins, lui apprendraient,
ou je lui apprendrais pour eux, qu'ils ont le projet de présenter une
requête au tribunal pour la faire interdire afin qu'elle ne laisse pas
ses biens à sa vénérable servante.

--Tu as donc parlé, mon frère?

--Non, c'est toi!

--Je n'ai rien dit.

--Tu as tout dit!

Les deux frères étaient prêts à se déchirer.

--Ainsi, poursuivit Léonide, monsieur Pluton épousera mademoiselle la
laitière, sa nièce; ses biens passeront sous le nez de sa sœur, et sa
sœur sera mise en interdiction par ces deux messieurs qui sont
interdits.

--Quoi! notre cousin, vous épouseriez votre nièce? Est-ce vrai?

--Cela ne vous regarde pas, répond le vieux Pluton.

Et la laitière pleure, et la Bohémienne rit.

Et les cousins montrent les poings à la nièce spoliatrice des héritages.

Et la foule se baigne dans le scandale, se tient les côtes, embrasse
Léonide et la promène en triomphe autour du bal.

Édouard se ronge le cœur.

--Ne croyez-vous pas comme moi, demanda un domino vert à Édouard, qui
avait de grandes raisons pour ne lier conversation avec personne, que
cette dame mériterait une correction? C'est sans doute quelque délurée
de Paris qui d'avance aura fait espionner le canton pour venir ensuite
le dénoncer ici.

Édouard ne crut devoir aucune réponse au domino vert.

--Ce serait chose due que de connaître quelques sanglantes
particularités de la vie de cette femme et de lui en barbouiller le
visage. La surprise éteindrait peut-être ce beau feu d'invectives.

Un rire faux, un oui inarticulé, faillirent étrangler Édouard.

--Où serait le mal, continua le domino vert, d'inventer quelque bon
mensonge qui remplirait le même but? Il serait trop rigoureux, vous
comprenez, de s'en tenir à la vérité sur le compte de cette femme pour
la punir. Le propos qui la bâillonnera sera le meilleur. Elle est
tellement abandonnée ici, que je lui cherche depuis une heure l'ombre
d'un défenseur; si son insolence finissait par en nécessiter un, je ne
vois pas qui se lèverait.

--Monsieur, répondit Édouard à la fin, compterait-il sur son isolement
pour la maltraiter? A des outrages de femme, ce serait répondre par une
vengeance de femme. J'aime mieux croire, continua Édouard d'une voix
sourde, que monsieur serait le premier son défenseur si une colère assez
basse blessait d'un geste ou d'une parole cette dame que vous supposez
abandonnée de tous. A défaut, je ne serais pas le dernier à ramasser son
masque. Qui touche à un masque touche à tous; au vôtre, monsieur, au
mien. Nous ne sommes, je pense, d'un caractère, ni vous ni moi, à
permettre ces libertés.

--Sans doute, sans doute, reprit beaucoup plus radouci le vengeur des
blessés de Léonide, le causeur domino vert. Le bal a ses libertés que je
respecte; ma proposition n'était qu'une plaisanterie; au bal, elles sont
permises aussi.

Le domino vert alla à la découverte d'un meilleur complice.

Édouard n'écoutait plus. Il promenait son attention de Léonide à
Caroline, qu'un mouvement ondulatoire avait portée, ainsi que M.
Clavier, au milieu du joyeux rassemblement. Le vieillard et la jeune
fille se partageaient la surprise que leur causait l'intarissable
fécondité de paroles aiguës, de mots à double tranchant, de sourires
contraints, de silences sarcastiques, dont ils étaient sillonnés,
éblouis et étourdis. C'était un monde tout aussi nouveau pour
l'innocence septuagénaire de M. Clavier que pour l'ingénuité de
Caroline; ils auraient rougi l'un et l'autre s'ils avaient tout compris.
Ils s'amusaient tout simplement.

Trois jeunes filles s'avancèrent et offrirent toutes trois leurs mains à
Léonide; mille applaudissements récompensèrent ce triple courage. On se
monta sur les épaules, on s'étagea, on se disputa un angle de tabouret
pour recueillir des fragments de la nouvelle méchanceté qui allait
probablement éclater.

--Toutes trois fort jolies, sœurs toutes trois, que voulez-vous
savoir? leur demanda Léonide; votre sort? il est dans le ciel;
suivez-moi.--Le bal entier la suivit; la foule se précipita comme une
avalanche de l'autre côté de la salle. Léonide ouvrit une croisée; on
vit le ciel.--Regardez ces étoiles.--Son doigt était levé.

Édouard remarqua indifféremment que la croisée s'ouvrait sur le perron
du jardin de la sous-préfecture, au delà duquel rayonnait, au niveau du
mur de clôture, la ligne des équipages avec leur cordon de lanternes
allumées.

--Regardez ces étoiles. Celle-là, c'est le _Cocher_, elle a présidé à la
naissance de votre père; celle-là, c'est la _Bacchante_, votre mère est
sous sa protection immédiate; vos maris sont dans _la voie Lactée_, et
le bon sens de ceux qui me consultent est dans la lune.

Tempérant ainsi par de folles moqueries, souvent même par de gracieux
compliments, les dures vérités qu'elle cognait dans la tête de chacun,
Léonide se ménageait de nouvelles victimes ainsi que l'appui des rieurs,
appui plus précaire de quart d'heure en quart d'heure, car il était aisé
de voir que le bal était déjà divisé en deux opinions bien tranchées sur
l'opportunité de plus longues révélations.

--Sommes-nous ici pour danser, murmurait une partie de la salle, pour
nous amuser, ou bien pour écouter les extravagances de ce masque?

--Si ces extravagances nous amusent! d'autres répondaient.

--Oui! oui! elles nous amusent.

--Place à la valse! assez de méchants propos!

--Silence! aux musiciens et aux maris! Va ton train, Bohémienne:
déchire; il y a encore plus d'un habit à mordre, plus d'une peau à
entamer.

--Nous danserons!

--Elle parlera!

--C'est ce que nous allons voir.

--C'est ce que nous allons entendre.

Peine perdue pour les malheureux danseurs. Les appels de: _A vos places,
mesdames! En avant deux!_ ne ralliaient personne.

Pour trancher la question, un homme costumé en cyclope, élargit les
groupes, et d'un mouvement résolu, offre son épaisse main à Léonide:

--Voyons, dit-il, à notre tour les hommes maintenant.

--Si les hommes s'en mêlent, riposta Léonide, vous me défendrez,
mesdames, n'est-ce pas? Promettez-moi aide et soutien.

--Bohémienne, ma bonne aventure! La main est un peu noire, mais c'est
fait pour toi; exerce ta sagacité.

--Tu es maître de forges.

--Va, Bohémienne, tu n'es guère fine. Que n'apprends-tu aussi à ce
colonel qu'il est militaire, et à ce sous-préfet qu'il est magistrat?

Cette fois les rieurs ne furent pas du côté de Léonide.

--Tu es maître de forges, répéta, piquée au vif, la Bohémienne; et, tout
bas à l'oreille du cyclope: Ne vaut-il pas mieux pour toi que je
divulgue ce que tout le monde sait que de dire ce qu'il ne connaît pas?
Tu es maître de forges et non mari jaloux, soupçonneux, plein de
projets, de vengeance, peut-être. Tu ne vis que sur l'idée de tuer ta
femme et de te tuer; et tu n'as pas mis d'avance ta fortune à l'abri de
la justice; tu es maître de forges!

--Oui! oui! elle a raison, avoua le cyclope se tournant vers la galerie.
Réparation à sa vue perçante. Je la remercie de ses bonnes prophéties.

Il aurait voulu la tenir entre l'enclume et le marteau. Il riait;
c'était plaisir à le voir.

--Quel démon m'a trahi? murmura-t-il. Mon secret n'est qu'à mon
confesseur et à mon notaire. Je me vengerai.

--Parlez-vous quelquefois en rêvant? lui dit quelqu'un en lui frappant
sur l'épaule.

Ce fut un éclair dans l'esprit du maître de forges.

--J'aurai tout dit dans mon sommeil. Cette femme est une amie de la
mienne.

Le maître de forges chercha derrière lui, à ses côtés, l'homme qui lui
avait lancé cette idée; l'homme avait disparu.

Édouard venait de sauver la vie à Maurice.

L'imagination de l'assemblée commençait à tourner au sérieux, et Édouard
s'apercevant qu'une coalition de mécontents menaçait de près l'incognito
de Léonide, il jugea que le moment était arrivé de la sauver à
elle-même, à quelque prix que ce fût. Il s'avança pour l'entraîner hors
de la salle; un obstacle l'arrêta: Caroline de Meilhan avait la main
dans celle de la Bohémienne.

Elle avait enfin cédé au désir de ceux qui l'entouraient; son bras
tremblant était soutenu par une foule de personnes amies. Édouard sentit
fondre son cœur dans sa poitrine. Dans ce moment, à la haine profonde
que lui inspira Léonide, il comprit qu'il était faux qu'on pût aimer
deux femmes à la fois. Il regretta de n'avoir pas laissé faire justice
au canif, lorsque la baronne de Haut-Lieu avait été outragée. Maintenant
il aurait le courage de rester immobile et muet à ce masque tombant sous
les pieds d'un vengeur de tout le monde. Léonide se recueillit.

--Charmante enfant, dit-elle, ta place n'est pas ici; cette ligne de la
main le dit clairement. Cette ligne, c'est l'allée du bois, bien sombre,
bien silencieuse, bien longue, que tu aimes à parcourir à minuit, quand
la lune argente les clairs étangs de la reine Blanche. Ce milieu, entre
ces autres lignes qui y aboutissent, c'est le carrefour de _Diane_, où
tu t'assieds avec l'être imaginaire, trésor de tes rêves; et voici le
rond-point des _Lions_, où vous vous dites adieu!

--Cruauté! cruauté! Léonide sait tout. Où me cacher maintenant? Oh!
vivre entre une femme jalouse et un ami déshonoré pour elle, c'est
étouffer entre deux mensonges; c'est à porter plutôt sa vie, ma vie sur
l'échafaud qui la réclame. Tombe, éclate ce que voudra le ciel sur ta
tête, Léonide, je ne tirerai pas ce gant pour te défendre. Parle! parle!
n'y a-t-il pas ton père aux cheveux blancs ici,--parle!--pour lui
reprocher son existence, celle qu'il t'a donnée? Livre ta race au dard
de ces vipères, si tu n'as plus rien à leur jeter.

--Je te disais, poursuivit Léonide en regardant Caroline, plus pâle que
son voile, que ta place n'était pas ici. Ces lampes te fatiguent, ce
bruit t'accable. Nous autres femmes, nous aimons ces tristes réalités;
nous n'accourons ici que pour nous voler un amant; mais toi, tu ne
connais cela que par les romans; toi, tu es pure, innocente, bonne; tu
es à la femme ce que l'idéal est à la grossière vérité, ce qu'est à
l'homme hypocrite, ingrat et sans cœur, ce portrait,--Léonide, mit un
médaillon dans la main ouverte de Caroline,--ce portrait céleste,
angélique et malheureusement sans modèle.

Caroline ne vit pas ce portrait! Édouard l'avait saisi, arraché,
répétant:--Ce portrait! ce portrait!

Oh! elle joue ma vie à sa vengeance; mon portrait ici! mon portrait!

Le procureur du roi pria Édouard de lui faire passer le portrait; la
galerie était impatiente de le voir.

Édouard remit le portrait; il arma silencieusement ses pistolets engagés
à sa ceinture, derrière les pans de son habit.

Le portrait fut trouvé charmant; le colonel de la gendarmerie remarqua
qu'il ressemblait à un de ses cousins; il passa de main en main,
accompagné d'éloges et de réflexions sur le fortuné séminariste qui
avait servi de modèle.

--Nous direz-vous son nom, madame? demanda le juge de paix.

--C'est saint Édouard, répondit Léonide en laissant glisser le médaillon
dans le corsage de sa robe; oui, saint Édouard: c'est un cadeau de notre
excellent archevêque.

La bouffonnerie fit fortune; l'exclamation grotesque qu'elle produisit
amena une diversion à la faveur de laquelle Caroline retourna à sa place
sans être trop étudiée. M. Clavier n'avait pas saisi le moindre sens aux
paroles de Léonide. Au bout de ces mots: Forêts, Diane, rêves, idéal, il
ajouta mentalement: Enfantillage! Édouard ne vivait plus, ne pensait
plus; il était pétrifié. Rendu un instant à lui-même par les sons de la
musique qui, pour secouer l'apathie des danseurs, était passée à la
gamme la plus criante, il songea par quel moyen naturel il apprendrait à
Maurice l'impossibilité de rentrer jamais chez lui. Après bien des
projets, rejetés aussitôt que conçus, il s'arrêta au plus dangereux pour
sa propre vie, décidé à ne plus reparaître à Chantilly. Il écrirait un
billet dans lequel il apprendrait à son ami que la police ayant
découvert sa retraite, il était de sa délicatesse de changer de lieu de
refuge. Édouard se disposa ensuite à quitter le bal, après avoir donné à
ces deux femmes un regard tout plein d'amour et de haine.

A son début, Léonide n'avait eu besoin de faire aucune avance pour
débiter sa science augurale: les mains avaient plu par deux et par
quatre; mais depuis que, des propos insignifiants, Léonide avait passé à
des allusions qui ne laissaient rien à faire à l'interprétation, son
rôle avait été pris au sérieux: on eut peur. Nul n'osait effleurer le
cercle divinatoire; les plus hardis se tenaient sur la défensive. Le
rire était morne; les mains se cachaient comme les consciences.

--Enfin!

Tel fut le cri de hyène que poussa Léonide.

D'un bond elle s'élança à l'extrémité de la salle pour entraîner avec
elle une jeune femme toute épouvantée, qui se défendit de son mieux pour
ne pas servir de plastron aux dernières agaceries de la Bohémienne.

La jeune femme fut la plus faible. Morte de frayeur, couverte de larmes
qu'elle cherchait à éteindre sous un sourire impossible, elle fut
placée, par violence, au milieu du cercle agrandi prodigieusement par la
lutte qui s'était établie entre elle et Léonide.

Pressés contre le mur, les derniers rangs de spectateurs montèrent sur
les chaises.

Les autorités reprirent leurs places le long de la cheminée.

De nouveau les gendarmes se postèrent à l'entrée.

On eût dit que le bal allait s'ouvrir.

Au milieu de la salle, les deux femmes étaient seules, tremblantes
toutes deux, l'une d'effroi, l'autre d'ironie et de colère.

La victime de Léonide était démasquée, et sa pâleur était grande sous le
domino blanc qu'elle avait revêtu; délicieux costume dont elle s'était
parée moins pour se déguiser que pour faire ressortir avec avantage la
pureté de son teint. Mariée depuis peu, elle avait encore la fraîcheur
du pensionnat sur le visage. Son mari l'adorait; leur ménage était
parfaitement heureux, à la joie près d'avoir des enfants. On connaissait
sa famille, celle de son mari; le plus vif intérêt l'entourait;
plusieurs personnes insistèrent pour qu'on interdît d'avance toute
raillerie à la Bohémienne. Un jeune homme, dont personne ne jugea à
propos de repousser l'avis, s'opposa à cette mesure, objectant avec
raison que la délicatesse de cette jeune dame souffrirait plus de cette
demande en grâce que de quelques plaisanteries qu'il aimait à croire de
peu de portée.

--Oh! mon Dieu! ne vous alarmez pas tant, mesdames; je n'ai encore tué
personne, dit Léonide d'un ton amer, mais dont la voix tremblait. Que
sais-je sur madame, que vous ne connaissiez pas?

Édouard fut encore forcé de subir cette scène avant de quitter le bal.
Il eut bientôt la fatale conviction que la femme exposée au poteau des
railleries de Léonide était la femme d'un négociant en laines de
Beauvais, Hortense Lefort, celle contre laquelle Léonide lui avait juré
de se venger dédaigneusement, après tant de pressantes protestations.

Édouard s'était flatté jusqu'ici que la collision des deux cousines
n'aurait pas lieu, comptant sur l'impossibilité d'une rencontre au
milieu de tant de visages divers, si bien déguisés, et surtout sur la
pudeur de Léonide, femme comme toutes les autres, plus méchante en
théorie qu'en pratique.

Il était écrit que cette soirée favoriserait toutes les détestables
machinations de Léonide et détruirait les plus sages espérance
d'Édouard.

Il était appuyé sur le tranchant de l'une des deux portes d'entrée,
mâchant des réponses aussi décousues qu'étaient stupides les questions
que lui adressaient les quatre gendarmes de service, en manière de
passe-temps.

Léonide voulut parler.

On écouta.

Et quel silence! un silence d'échafaud.

--Je n'ai aucun sort à lire pour toi dans l'avenir ténébreux. Bel
arbuste, tu as porté avant la saison, et, la saison venue, personne n'a
vu tes fruits.

--Obscur! obscur!

--Aussi bien que moi, blanche Hortense, tu savais que tu serais mère
avant le mariage; tu savais cela autant que tu prévoyais peu que tu
cesserais d'être mère après t'être mariée.

--L'oracle n'est pas clair! cria-t-on de toutes les parties de la salle,
nous savons tous que madame Lefort n'a pas d'enfant.

--Un flambeau!

--Voici qui éclaircira tout, répliqua insolemment Léonide en ramassant
pour fuir plus vite les plis de sa robe traînante, et en déposant sur
les bras de sa victime une poupée de carton, symbole accusateur de
maternité, que les moins intelligents comprirent.

D'un mouvement unanime, toutes les femmes se masquèrent d'horreur,
indignées de l'outrage qu'on faisait à leur sexe, indignées d'être aussi
impitoyablement fouettées en public devant leurs frères, devant leurs
maris, et dans la réputation d'une personne des plus honorées du pays.

Un long cri de pitié pour la femme qui, frappée comme par la
malédiction, était tombée sur le carreau, un long cri de souffrance
sortit de toutes les bouches. On frissonnait à voir là une femme
évanouie, à terre; là, des femmes se cachant le visage; là, une femme se
précipitant vers la porte que, dans son trouble, elle ne trouvait pas.

Et pas un vengeur pour terrasser cette apparition!

Un homme se présenta qui, saisissant Léonide par le bras, lui dit:
«Visage à visage, poitrine contre poitrine, souffle sur souffle, comme
le cauchemar sur le sommeil: A moi!»

--A mon tour! Ma prédiction, la voici: tu n'en as livré qu'une à chacun:
j'en tiens deux en réserve pour toi, belle Bohémienne, beau masque!

Ne les devines-tu pas?

La première, c'est que tu n'es pas une femme; non, tu n'es pas une
femme! Il est encore, à dix-huit ans, des figures roses et fraîches
parmi les hommes; de ces figures que le hasard a voulu peindre en femme
pour que la lâcheté s'y cachât mieux.

Vois! tu n'as pas eu de pudeur, c'est vrai; de pitié, j'en appelle à
tous; de bonté, que ces dames le disent; de prudence même: considère où
tu es. Tu n'es pas une femme!

Tu as ri des mortelles tristesses que tu as fait naître tout à coup
comme une maladie, au milieu de la joie; tu as ri des pâleurs répandues
par toi sur tous ces visages bons et heureux, de ces pâleurs dont les
étrangers même ont souffert; tu as ri de ces rougeurs qu'à peine la
sellette des tribunaux fait monter aux joues des prévenus: or, tu n'es
pas une femme!

T'es-tu seulement mêlée à nos danses que tu as brisées? Non, tu n'es pas
une femme! Voit-on ici pour te protéger le regard armé d'un mari, la
présence d'un père, le voisinage sacré d'un frère? rien, pas même le
bras obscur, le visage masqué d'un mercenaire, pas même la main
française d'un inconnu pour mendier ton pardon à ces dames, pour
échanger son nom avec nos noms. Or donc, une dernière fois, tu n'es pas
une femme!

A bas le masque, monsieur!

Voilà ma première prédiction, beau masque!

Ne devines-tu pas la seconde?

Alors, c'est que tu n'as pas prévu, femme sans esprit, que dans la salle
se trouverait le mari de la femme outragée, et que ce ne devait pas être
assez de tout ton sang pour payer le mal fait à l'épouse à terre, le mal
fait au mari debout. Monsieur, vous êtes un lâche! Si vous êtes une
femme à genoux! Si vous êtes un homme, à genoux encore! car vous avez
trop attendu pour me prouver que vous étiez un homme.

Vous croyez sans doute, faible comme je vous tiens, maître de vous comme
je le suis, sans qu'aucune puissance au monde vous enlève d'ici, que je
vais vous arracher le masque et une partie du visage, sans me soucier
plus de l'un que de l'autre, mais seulement afin que chacun découvre une
place vivante où cracher? Détrompe-toi, beau masque, je t'ai dit que ton
art serait en défaut avec moi: garde ton visage!

Mais voyons ta poitrine; là aussi on reconnaît les hommes.

Et, d'un mouvement calculé, Jules Lefort déchira le corsage de la robe
de Léonide, mit à nu sa poitrine, emportant dans la brutalité du geste,
les pattes, les rubans et les agrafes.

Le sein de Léonide resta découvert, tout enflammé, par places, des
ongles qui venaient de le déchirer.

Léonide tomba sur Hortense.

--Je le savais, s'écria Jules Lefort: je suis vengé!

--Et moi, monsieur?

--Qui donc êtes-vous, vous qui vous présentez si tard? demanda, l'écume
aux lèvres, l'insulteur de Léonide à Édouard.

--Qui je suis? A quoi bon le dire, s'en informer? Mon nom n'a rien à
faire ici, pas plus que le vôtre. Vous trouveriez commode, monsieur, de
connaître par moi cette femme; moi je me trouverais lâche de me dévoiler
lorsque cette femme s'est tue.

--Elle cache son visage, vous votre nom; vous êtes donc tous deux de
moitié dans l'offense? Distinguez vos parts dans la réparation que je me
suis donnée.

--Monsieur, vous êtes un insolent!

--Monsieur, vous êtes masqué, et mon visage est découvert.

--Je vous insulte.

--Vous ne m'insultez pas: je vous apprends mon nom que tout le monde
connaît ici. Vous ne m'insultez pas: vous êtes masqué et vous taisez le
vôtre.

--Mais sortons! Venez!... ou bien!...

--Monsieur, vous êtes masqué: je ne sortirai pas. Pourquoi ne
seriez-vous pas un assassin?

Vous êtes bien heureux, vous, monsieur, répliqua Édouard en contractant
le masque fondu, décoloré, qui pantelait à son visage, vous êtes heureux
de n'être pas masqué!...

--Pas si heureux que vous de l'être.

--Ah! vous prenez pour une lâche prudence l'immobilité de ce masque qui
m'oppresse et me fait mourir! mais la supposition est atroce, monsieur;
croyez qu'il y a un homme sous ce simulacre étouffant; c'est parce que
je ne suis ici ni le frère, ni le mari, ni le père de cette dame, que
j'ai toléré jusqu'à présent votre souffle injurieux aussi près de mon
visage. Reculez-vous!

--Est-ce donc parce que vous êtes l'amant de cette femme que vous ne
vous démasquez pas? L'excuse est assez bonne, si le mari est dans la
salle.

--Il y est, dit Édouard.

Qu'on juge de la rumeur que l'affirmation d'Édouard produisit. Ainsi que
des cartes égarées qu'on accouple dans leurs couleurs pour compléter un
jeu, les femmes se hâtèrent de rejoindre leurs maris, tandis que les
maris de leur côté exécutaient le même mouvement pour se rallier à
elles.

Jusque-là, la présence d'esprit d'Édouard avait parfaitement réussi et
paraissait devoir le tirer de ce pas périlleux; mais, par un accident
qui aurait trouvé en défaut le plus subtil, six maris, qui n'avaient pas
amené leurs femmes au bal, furent obligés, afin de prévenir les
interprétations du lendemain, de sommer Édouard de se démasquer
sur-le-champ ou de montrer le visage de la femme évanouie.

--Ni l'un ni l'autre, répliqua Édouard furieux. Vous êtes, par ma foi,
bien peu confiants dans vos femmes pour risquer leur réputation à cette
enquête? Je ne suis pas aussi présomptueux que vous êtes défiants. Ai-je
dit que j'étais l'amant de quelque dame présente ou absente? Je ne suis
celui d'aucune d'elles, sachez-le. J'ai révélé que le mari de la femme
frappée par monsieur se trouvait dans la salle: c'est tout. Ne vaut-il
pas mieux, consultez-vous, que l'offense et la réparation restent
plongées dans le doute que de les en tirer pour ne punir personne, car
que ferez-vous à la femme quand elle sera debout, et de quel reproche
m'accablerez-vous, moi qui l'aurai défendue? Que gagneriez-vous enfin à
découvrir que je suis son amant, si je l'étais?

--Convaincus tous les six, fut-il répondu à Édouard, que ce n'est point
là la femme de l'un de nous, vos subterfuges et vos menaces sont de
méprisables prétextes. Vous nous avez mis en cause, monsieur, nous y
restons. Demain, cette femme serait à coup sûr celle de l'un de nous du
plein droit de la calomnie. Que personne donc ne sorte du bal! que nul
n'emporte l'idée d'un soupçon infâme que vingt ans n'effaceraient pas.
Fermez les portes!

Les portes furent fermées.

--Ne touchez pas au visage de cette femme, par la vie de tous les six,
de tout le monde, que je tiens au bout de cette arme! n'y touchez pas!

La terreur et le désespoir sont dans la salle. Les femmes poussent des
hurlements d'effroi à la vue de deux pistolets qui les menacent; il
appuie ensuite son pied dans toute sa largeur sur le masque de Léonide.

Le mouvement est prompt, pas assez pourtant pour empêcher deux bras qui,
saisissant Édouard par derrière, neutralisent l'articulation de ses
poignets. Aussitôt quatre personnes s'attachent à sa jambe, posée sur le
visage masqué de Léonide; elles vont lui faire perdre la résistance et
l'équilibre, lorsque Édouard s'écrie avec désespoir: Sur votre honneur!
vous avez juré, messieurs, de vous contenter du visage de l'un de nous,
de celui de cette femme ou du mien: Regardez!

Le masque d'Édouard tombe à terre.

--Édouard de Calvaincourt! s'écrie Caroline de Meilhan. Et elle cache
son visage dans ses mains.

--Tu l'as tué, infâme! s'écrie Léonide en se relevant d'un bond.

Le colonel de gendarmerie semble se souvenir de ce nom.

Le greffier regarde le colonel; et l'un par l'autre ils acquièrent une
certitude dans cette fatale interrogation rapide et muette.

Le colonel ajoute aussitôt: Édouard de Calvaincourt, condamné à mort par
le tribunal de Poitiers. Gendarmes, emparez-vous de cet homme! faites
votre devoir.

Quatre gendarmes tirent leur sabre et s'avancent sur Édouard: il est
perdu:

Édouard lâche au-dessus de leurs têtes ses deux coups de pistolet dans
la glace; des milliers d'étincelles jaillissent. Hommes et femmes
tombent sur le parquet. Eux-mêmes, épouvantés, blessés par les éclats du
talc et du verre, qui ont frappé leurs yeux, les gendarmes opèrent un
mouvement de recul. Édouard en profite pour se lancer sur le perron du
jardin, le franchit, grimpe au mur de clôture, se trouve en pleine rue,
en rase campagne, à la lisière du bois: il est sauvé.

Son cœur bat, ses jambes tremblent, son front est en sueur, ses dents
se choquent; mais Léonide?

Il revient sur ses pas avec la même vitesse; il entend passer à ses
côtés des chevaux de gendarmerie haletants; il voit courir dans tous les
sens les voitures en désordre qui abandonnent la ville troublée: le
voilà de nouveau dans Senlis, à la porte de la sous-préfecture. Mais, au
lieu de s'introduire dans la salle par le mur du jardin du côté du
perron, il entre tout simplement par la porte. La salle est vide: la
peur a chassé le plus grand nombre, et ceux qui cherchent à rattraper
Édouard ne sont pas restés là à l'attendre. Naturellement, l'endroit le
plus sûr pour lui dans ce moment est celui même où, il y a quelques
minutes, il avait couru le danger de laisser la vie.

Trois personnes étaient restées dans la salle: Léonide toujours masquée,
M. Clavier et Caroline.

--Venez, dit Édouard à Léonide, venez!

--Vous! ici?

--Pas un mot, madame, venez!

--Un seul mot, monsieur, reprit solennellement M. Clavier. Demain, à
quatre heures du soir, à la Table-du-Roi, dans la forêt de Chantilly.

--J'y serai, mort ou vif.



XVIII


A son retour de Paris, Maurice ne fit pas même savoir qu'il était
arrivé.

En passant, il donna quelques ordres au maître clerc, et monta dans son
cabinet. Il était fort pâle.

Il s'écria d'une voix étouffée, en tombant dans son fauteuil: «Trois
cent mille francs! Où trouver en quelques heures trois cent mille
francs? Affreuse spéculation!»

Il dénoua sa cravate tout empreinte de la poussière du voyage, la jeta
au loin, car il étouffait, et accoudé sur la cheminée, la tête dans ses
mains, il répéta devant la glace: «Affreuse spéculation! Trois cent
mille francs, ou l'affaire est perdue.»

Son portefeuille était ouvert devant lui, et, pour la vingtième fois
depuis deux minutes, il dépliait des effets de commerce qu'il comptait
et recomptait, murmurant vite et tout bas: «A payer trois cent mille
francs! sinon mon avenir, mon bonheur m'échappent; et moi qui le
concevais si modeste, si facile! Ah! pourquoi ai-je eu un instant
d'ambition? Aussi pourquoi Reynier m'a-t-il tant persécuté? pourquoi ma
femme...»

L'indignation de Maurice contre lui-même avait pour cause l'incident
malheureux d'un jeu de Bourse survenu au milieu de ses achats de maisons
de la Chapelle. Quoique le secret du futur entrepôt à Saint-Denis n'eût
pas été trahi, Maurice ou plutôt Reynier avait mis tant de précipitation
à se constituer acquéreur des bâtiments à démolir, que quelques
propriétaires de la Chapelle, plus clairvoyants, sans deviner
précisément le but de leur spéculation, sur le simple soupçon d'une
vaste entreprise, avaient élevé le prix de leurs terrains. Ils
pouvaient, en outre, par leur exemple, enfler les prétentions des autres
propriétaires et rendre par là l'opération ruineuse. Il s'était donc
agi, à quelque prix que ce fût, de se débarrasser de ces propriétaires
incommodes en achetant leurs maisons au plus vite et au prix,--il le
fallait bien,--ridiculement exagéré qu'ils en demandaient. C'étaient
trois cent mille francs à noyer dans le gouffre. Tout le génie de
Reynier avait abouti, selon sa coutume, à conseiller de jouer à la
Bourse dans l'espoir de gagner la somme nécessaire aux achats. Mais on
ne joue pas sans argent; Maurice avait risqué et perdu cent cinquante
mille francs à lui, de ses propres épargnes, pour avoir les trois cent
mille. Sa douleur était moins encore cependant dans cette perte, grave
au fond, que dans l'impossibilité de poursuivre désormais cette grande
affaire du chemin de fer de Saint-Denis à la Chapelle, qui comblerait
tous les déficits. Tandis que Reynier court dans Paris pour rallier ces
trois cent mille francs, Maurice se désole dans son cabinet d'avoir tant
sacrifié à une entreprise qu'il faut abandonner à moins d'y sacrifier
dix fois davantage.

--Au moins, si chez moi, ici, j'avais la consolation du repos domestique
pour oublier les douleurs présentes, pour songer avec calme aux moyens
de réparer cette brèche faite à ma fortune! Mais non: mon existence a
été empoisonnée; ce que j'ai vu, ce que j'ai appris est là, sur mon
cœur, comme du feu; et je ne sais trop ce que je viens chercher ici:
quel rôle jouer? Je n'ai ni liberté d'âme ni énergie à partager entre
mes deux malheurs.--Que dire à Léonide? «Sortez! vous m'avez déshonoré!»
et à Édouard: «Tu m'as trahi; je ne te dois plus rien, je te livre au
premier passant, qui à son tour, te livrera à tes juges. Sors aussi!»
Pourquoi, non? Et fermer ensuite la porte sur eux, et seul alors, jeune
homme comme autrefois, libre, recommencer ma vie active; n'ambitionner
que ce que je pourrai posséder par mon travail... C'est un rêve, je n'ai
plus vingt-cinq ans. Le monde, que penserait-il? Quand on me demanderait
ce qu'est devenue ma femme, si je répondais qu'elle est absente, on le
croirait pendant deux mois; ensuite on rirait, on murmurerait, on
supposerait, on dirait qu'elle était ma maîtresse; ajoutant que j'ai été
un infâme de l'avoir produite et nommée partout comme ma femme: et si,
par hasard, de plus indulgents ou de mieux informés consentaient à
croire que c'était bien ma femme légitime, celle dont je me serais
séparé, alors on aurait découvert la vérité, la vérité qui tue dans les
petites villes. Et moi qui ai besoin d'entourer ma maison de tant de
silence et de tant de chasteté! une rumeur de blâme à travers ma vie, un
souffle de ridicule sur mon toit, me tueraient comme un faux dans mes
actes.

Et pourtant, je rougis à penser que je me tairai devant ma femme,
devant Édouard; qu'elle va venir; qu'elle s'assiéra à ma table, ce soir;
qu'ils y seront tous deux; qu'elle me parlera; qu'il me demandera, lui,
des nouvelles de la Vendée. Et je ne dirai pas à celle-ci:--Cet homme
est votre amant, madame! à celui-là: Oui, vous êtes son amant, et de
plus vous êtes condamné à mort; sortez!

--Sortez, lui crierai-je: oui! et pourquoi pas? Sortez! et que tu ne
sois plaint de personne en montant à l'échafaud. De personne! ni des
inconnus, ni des tiens; les uns sans pitié pour tes opinions; les autres
sans courage pour te délivrer. Nous avons la simplicité de croire à la
noblesse d'opinion de ces gens-là. Qu'il eût séduit Léonide au bal, où
les femmes sont au plus entraînant, au plus fou, au plus frivole, que
sais-je, moi, homme de retraite? Qu'il se fût fait aimer d'elle dans les
mille occasions que notre lâche société offre à tous les corrupteurs,
ailleurs que chez moi: bien! mais l'abriter et l'avoir pour ennemi; mais
lui faire manger mon pain et mon honneur! Je n'ai été qu'un pauvre sot,
dupe de mon bon cœur; et j'éprouve que le plus sage est de ne compter
sur aucune reconnaissance dans la vie; que l'égoïsme est la cuirasse
d'acier dont il faut s'envelopper, pour traverser sans meurtrissure, une
société armée de pointes empoisonnées.

Eut-on jamais plus de tourments? Cela pour elle. Qu'ai-je besoin d'être
si riche, moi? Mais elle jalouse les plus difficiles jouissances, et ma
tâche est de les lui procurer, n'importe à quel prix. Ma jeunesse, mes
nuits, ma réputation sont sacrifiées à échafauder son ambition. Et quand
je rentre chez moi, chercher le recueillement en récompense de mes
luttes au dehors, un autre est dans mon lit. Ainsi la bataille au
dehors; au dedans la honte. Qui le croirait? c'est lorsque les soucis
d'une fortune acquise pour elle, blessure à blessure, me vieillissent,
c'est lorsque l'effroi de toutes les responsabilités assumées sur ma
tête m'égare, c'est quand je suis sur le point de surprendre l'adultère
auprès de mon foyer, qu'une femme, imbue de je ne sais quelles stupides
maximes, se dresse devant moi et réclame sa liberté. Et que
feraient-elles les femmes si elles étaient plus libres? Comment le
seraient-elles davantage et nous aviliraient-elles mieux?

Léonide parut à la porte du cabinet.

L'altération de ses traits était moins la marque du repentir et de la
peur que celle d'une colère longtemps concentrée; ses lèvres
tremblaient.

Elle essaya de parler debout, mais ses jambes fléchirent.

Maurice lui avança un fauteuil.

--Savez-vous, dit-elle, en affectant de sourire, que M. Édouard?... Mais
je ne vous ai jamais vu si pâle, s'interrompit-elle en apercevant la
figure de Maurice au-dessus de la sienne.

--Ce n'est rien; ma pâleur est causée par la vôtre; poursuivez.

--Eh bien, dis-je, M. Édouard est l'amant de... devinez.

--La hardiesse est nouvelle, Léonide. Il est l'amant... que m'importe de
qui? Le confident est bien choisi!

La physionomie de Léonide passa comme un éclair de la colère à
l'étonnement. Comprimée entre une dénonciation préparée et une équivoque
inattendue, elle fut saisie; la respiration lui manqua.

--Dites toujours, j'écoute. Il m'est curieux, vous l'avez jugé ainsi
vous-même, d'apprendre de qui M. Édouard est l'amant. Je ne lui
supposais pas, à ce digne jeune homme, beaucoup de facilités, dans la
position où il se trouve, de se prodiguer en bonnes fortunes. Il est
présumable qu'il n'aura pas poussé au delà des limites de la prudence le
cours de ses équipées, et qu'il aura concilié les élans de la passion
avec les restrictions de la retraite. Mais j'oublie que c'est à vous de
m'instruire.

Ce ton ironique, cette parole moqueuse que n'avait jamais eus Maurice ne
laissaient aucune faculté libre à Léonide. Elle s'épuisait, dans la
rapidité de ses observations, à distinguer le véritable sens des pensées
de son mari. Allait-il au-devant des délations qu'elle apportait, ou les
tournait-il contre elle, irréprochable qu'elle n'était pas?

Léonide devait sur-le-champ parler ou mourir.

Elle se mit à rire à gorge déployée.

Maurice la jugea folle ou se crut fou.

--Eh! mon Dieu! ne dirait-on pas, à votre air décontenancé que vous êtes
son rival? Vous êtes ironie de la tête aux pieds. Attendez au moins de
connaître la femme aimée d'Édouard. Votre figure bouleversée
m'alarmerait pour votre fidélité.

Léonide rit plus fort.

La colère est imitative, comme toutes les excitations nerveuses. Attaqué
avec l'arme du rire, Maurice rit aussi, mais faux, et sans que lui ou
sa femme perdissent dans ce double mensonge l'ambiguïté de leur
situation.

--Édouard, vous disais-je, aime une jeune personne que vous connaissez
beaucoup.

--Je le présume.

--Fort jeune et fort jolie.

--Puisque vous l'assurez.

--Qu'il voit assidûment.

--Raillez-vous? interrompit Maurice, qui, le premier, consuma ce rire
phosphorique et revint à son ton naturel; raillez-vous?

--Vous auriez quelque raison de croire qu'on se joue de votre crédulité,
vous qui savez qu'on n'entre dans le pavillon d'Édouard ni qu'on n'en
sort sans difficulté.

--C'est donc chez lui, vous daignez me l'apprendre, qu'ont lieu les
rendez-vous? Heureux proscrit! Le malheur, il est vrai, a tant
d'ascendant sur les femmes, la pitié est chez elles si voisine d'un
sentiment plus tendre, que je comprends la félicité de notre ami.
Seulement il me semble qu'il nous compromet beaucoup; ne trouvez-vous
pas?

--Vous en dites d'abord plus que je n'en sais, Maurice, répliqua
Léonide, qui, entrée pour accuser, était tout étonnée de subir presque
une accusation, toute gauche de façonner la menace en plaisanterie et
d'amincir sa colère en ironie. Je n'ai pas avancé, comprenez-moi, que la
maîtresse de monsieur Édouard fût allée à son pavillon. Voilà des
détails qui vous appartiennent. Je n'ai pas dit...

--Moi j'assure, affirma sèchement Maurice, qu'elle y va; je l'assure.

--C'est que vous en avez appris plus que moi, répliqua Léonide.

Changeant la voie de ses inductions, elle supposa réellement Maurice au
courant de l'intrigue d'Édouard avec mademoiselle de Meilhan, et se crut
sauvée de tout soupçon.

--Vraiment, vous savez qu'elle se rend au pavillon d'Édouard?

--Oui, et la nuit.

--La nuit, Maurice?

--A dix heures, tous les soirs, par le caveau.

--Par le caveau! répéta Léonide, écho précipité de chaque phrase de
Maurice. Sa pensée fut: «Nous aurions pu, Maurice et moi, nous heurter
dans l'obscurité.»

--Alors, poursuivit Maurice, les rideaux rouges sont tirés; la lumière
de la lampe adoucie; il n'y a de vivant dans le pavillon que deux corps
qui ne font qu'une ombre.

Léonide eut froid; elle ne fut maîtresse du frisson qui la saisit qu'en
serrant les poings et en pesant de toute son énergie morale sur son
corps. Elle noua ses nerfs autour de sa peur.

--L'infâme, pensa-t-elle, il renouvelait donc avec elle la comédie qu'il
avait jouée avec moi, si je n'étais moi-même pour lui l'occasion de
répéter son rôle.

--Et qui vous a révélé cela? demanda-t-elle d'un ton impératif, et qui
aurait dû mettre à nu, devant Maurice, l'amour qu'elle portait à
Édouard; qui l'a vu pour le dire?

--Moi! Que trouvez-vous d'étonnant à ce que j'aie été témoin des preuves
d'un amour dont vous étiez si bien convaincue vous-même, que vous
accouriez tout exprès m'en apprendre l'existence? Les effets paraissent
vous scandaliser beaucoup plus que la cause. Peut-être, et c'est tout ce
que j'explique de votre surprise, ne comptiez-vous me révéler qu'un
amour platonique, d'enfant, de chérubin, jouet d'ivoire des coquettes,
avoué un beau jour, de peur que l'Almaviva du logis n'aille au-devant
d'une enquête plus sérieuse. On risque une confession tronquée pour
éviter le réquisitoire, n'est-ce pas? Tel n'est pas l'amour de cette
femme pour Édouard, je vous l'assure; c'est une passion, honteuse comme
tout ce qui est caché, qui n'a plus même le piquant du mystère, car
celui à l'honneur duquel elle touche est instruit et n'a qu'à choisir
entre les moyens de vengeance.

Les deux soupçons qui se disputaient l'esprit de Léonide l'emportaient
l'un sur l'autre à chaque instant: tantôt elle croyait sincère
l'indignation de son mari: alors elle rentrait dans sa première
résolution de lui faire partager sa haine jalouse pour Édouard; elle
s'oubliait même, dépassait le sang-froid du simple témoignage; et
tantôt, croyant sentir des allusions directes sous chaque phrase de
Maurice, elle se tenait sur la défensive, elle se retranchait derrière
les dénégations comme une accusée. Sa dernière présomption fut que
Maurice parlait d'elle. C'était l'outrage fait au mari et non la colère
de l'hôte qui avait percé dans ses expressions.

--Mais pour être sûr, ainsi que vous l'affirmez, reprit-elle, que
monsieur Édouard reçoit une femme dans le pavillon, avez-vous donc une
conviction certaine, inébranlable, fondée et non puisée dans le doute
que j'ai fait naître peut-être la première dans votre esprit?
Croyez-vous, si une conviction telle vous manque, qu'une femme soit
assez imprudente pour se hasarder la nuit dans les détours d'une maison
étrangère, et pour y voir un jeune homme caché dans cette maison, sans
craindre d'être aperçue en entrant ou en sortant? Le croyez-vous?

--Et vous, Léonide?

--Non, je ne le crois pas!

Quelque habile que soit la parole dans les moments où la colère se
retire pour laisser sa chaleur à l'esprit, elle fut insuffisante ici à
Maurice et à sa femme pour exprimer leur situation. Ils s'interrogeaient
et se répondaient bien plus avec leurs gestes et leurs visages qu'avec
la bouche.

Léonide s'était relevée par une dénégation audacieuse; c'était au tour
de Maurice à fléchir. Était-il bien convaincu que la femme enfermée avec
Édouard fût la sienne? Léonide, il est vrai, était absente de la chambre
à coucher lorsqu'il était descendu dans le caveau; mais avait-il eu
assez de sang-froid pour s'assurer que ce fût réellement elle et non une
autre femme qui était dans le pavillon? L'aveu volontaire de Léonide
était presque la preuve certaine d'une erreur. Pourquoi, bien que
l'événement fût peu ordinaire, n'aurait-elle pas été en soirée chez une
amie, quand il était rentré? On ne condamne pas sans retour une femme
uniquement d'après la délation grossière d'une ombre sur le mur. Ce
doute rafraîchit les sens de Maurice: un nuage sombre monta de son
visage et ne dévoila un moment que des traits paisibles et
bienveillants.

--Soyez persuadée comme de votre existence, reprit-il avec franchise,
que j'ai entendu rire et causer hier dans le pavillon d'Édouard. Vous
étiez probablement absente quand je rentrai pour chercher mes pistolets.
Ayant vu la porte du caveau ouverte, j'y descendis, et je fus témoin de
ce que je vous affirme maintenant.

Léonide, sentant que les forces lui manquaient pour faire face à la
sincérité de cet aveu, employa sa défaillance à jouer la surprise. Son
haleine brisée, sa parole courte, la décoloration de ses joues
exprimaient à la rigueur une terreur comme une autre. L'essentiel était
de mettre un corps sous ce masque.

--Ce que vous m'apprenez m'épouvante, m'anéantit. La porte du caveau
ouverte! une femme chez monsieur Édouard, la nuit! Il descend donc à la
rivière pour lui ouvrir, la nuit! Mais on sait donc qu'il se cache chez
nous? Je ne croyais pas le mal si grand. Décidément c'est une raison
pour que j'achève de vous communiquer le motif qui m'amène dans votre
cabinet.

Ce que je vous demande est hardi, mais il faut y consentir: éloignez
monsieur Édouard de Chantilly, de notre maison. Croyez-moi: à défaut de
notre intérêt personnel qui exige ce sacrifice, le sien le commande. Sa
passion est un péril permanent pour nous.--Répond-il du silence de cette
femme à laquelle il ne doit rien taire? Qu'un frère soupçonneux, qu'un
rival attentif, qu'un père ait épié ses pas, et tout le monde saura tôt
ou tard qui vous recélez; tort très-grave pour vous, malheur
incalculable pour monsieur Édouard. Les solitudes défendent mal: c'est
au centre de Paris même qu'il trouvera un asile impénétrable. Sans
blesser les lois de l'hospitalité, engagez-le à s'y rendre; une fois à
Paris, nous serons plus tranquilles sur son sort, et une terrible
responsabilité aura cessé de peser sur nous.

--Ma femme, pensa Maurice, sollicite le renvoi d'Édouard, elle qui, il y
a quelques jours, me priait presque à genoux de ne pas le laisser partir
pour Paris? Ce changement si brusque de résolution, d'où naît-il? Que
s'est-il passé? Dans tous les cas, pourquoi m'effrayerais-je? Ce serait
certes une singulière et nouvelle manière d'aimer que de renvoyer
l'homme qu'on aime. Léonide craint-elle de succomber à une passion dont
elle tient à écarter la cause? Appeler une explication là-dessus, c'est
blesser sa délicatesse; il suffit, je crois, de consentir à sa
proposition: c'est tout comprendre. Oui! mais n'est-ce pas me ramener à
mes premiers doutes, m'obliger à les rattacher de nouveau à la scène du
pavillon? Au fond, pourquoi? Il y a deux femmes compromises; c'est
visible. De cette double passion, pourquoi Léonide n'aurait-elle pas
éprouvé que la jalousie? Absurdes et lâches énigmes où j'embrouille ma
vie et l'étrangle.

--Vous n'auriez pas de plus impérieux motifs, Léonide, pour me demander
son renvoi?

--Pardon, j'en ai d'autres! mais je ne vous les dirai que lorsque M.
Édouard ne sera plus ici.

--Vous désirez donc résolûment qu'il parte?

--Oui, et aujourd'hui même, avant la nuit.

Maurice réfléchit pendant quelques minutes, résuma avec promptitude la
conversation qu'il venait d'avoir avec sa femme, et il répondit:

--Édouard sera à trois heures sur la route de Paris.

--Vous me le promettez, Maurice, vous me le jurez?

--Je vous le promets. Il ajouta intérieurement: Mes présomptions sont
fondées; j'ai mis le doigt sur la vérité: Léonide n'a que le tort
involontaire d'aimer Édouard. Quoiqu'il m'en coûte, ma prudence de mari
sera sourde, dans cette occasion, à mes scrupules d'ami. Édouard
partira; mais il quittera Chantilly non accompagné de mon ingratitude,
mais de mes regrets. Je lui ménagerai à Paris une retraite; je l'y
conduirai. Là, toujours entouré de mes soins, il attendra que ses amis
et moi lui facilitions les moyens de passer en Angleterre ou en
Allemagne.

Un poids horrible se détacha de la poitrine de Maurice. Il ressentit
plus vivement les pertes d'argent qu'il avait éprouvées.

--J'attends votre frère, Léonide: je suis dans l'impatience de son
retour. Dès qu'il sera rentré, faites-le passer aussitôt dans mon
cabinet, je vous en prie. Allez dans votre appartement; moi je me rends
de ce pas au pavillon d'Édouard, pour lui communiquer notre commune
résolution.

--Commanderai-je des chevaux pour trois heures?

--Chargez-vous de ce soin, Léonide.

Léonide se retira.

Dès qu'elle fut partie, Maurice se dirigea vers le tambour des deux
portes. Il se baissait pour soulever la trappe, lorsqu'il la vit
s'élever et paraître Édouard, qui le suivit dans le cabinet.

--C'est chez le notaire que je viens, dit Édouard en s'asseyant: me
promet-il d'être aussi bon pour moi que l'ami?

--S'il le peut, pourquoi non?

--Il le peut. Tu me dispenses des précautions oratoires usitées dans les
romans: arrivons au fait tout de suite. Je suis fils unique, tu le sais;
ma fortune est à moi, avec le droit d'en disposer à mon gré sans en
référer à personne. Ceux qui auraient quelque prétention sur mes biens
sont des parents éloignés et la plupart si riches, que sans injustice ma
générosité peut les ignorer. Une condamnation à mort ne fut jamais un
brevet de longévité. Qu'on m'arrête demain: dans trois jours je n'existe
plus; et ce que je possédais ira grossir les fortunes déjà immenses de
ces parents dont je te parlais. Il est prudent de se mettre en règle. Tu
me vois chez toi pour toutes ces raisons. Décidé à partir demain pour
Paris, c'est encore une raison, n'est-ce pas, pour hâter mes
dispositions? Dresse donc un écrit simple et clair dans lequel tu
stipuleras que je laisse mes biens à partager après ma mort en trois
parties égales: la première partie reviendra à... le nom en blanc; la
seconde aux paysans pauvres de ma commune en Vendée; la troisième à
Louis-François Maurice, notaire à Chantilly.

--Tu es fou?

--Très-raisonnable, au contraire. Ajoute que si, dans six mois, à dater
d'aujourd'hui, je n'ai pas rempli par le nom du premier légataire le
blanc qui en occupe la place, son tiers sera reversible en proportions
égales sur mes deux autres héritiers. Tourne cela en termes de notaire.
Mes biens s'élèvent à quinze cent mille francs net, sur lesquels en
voilà trois cent mille en billets de banque, que je te remets. Prends
cela d'abord.

--Sauvé! pensa Maurice; sauvé! Ma grande affaire aura lieu, ou plutôt
qu'ai-je besoin de m'embarrasser d'affaires? Me voilà riche. Oh! Léonide
ne me persécutera plus. Se levant avec une joie indicible, il sauta au
cou d'Édouard.

--Tu acceptes, n'est-ce pas, Maurice!

--Non.

--Allons donc! préfères-tu que mes biens passent à des indifférens? Où
mets-tu la délicatesse? Que je me survive au moins dans le souvenir de
ceux que j'ai aimés; ils m'oublieront moins vite en ayant sous les yeux
ce qui m'aura appartenu. Et quelle raison as-tu pour me refuser?

--Ai-je fait assez, Édouard, pour que tu me donnes non ta fortune,--car
j'espère que tu en jouiras seul et longtemps, et que tes enfants en
jouiront après toi,--mais pour mériter cette preuve d'une reconnaissance
qui me rend presque de ton sang?

--Faut-il que je te rappelle, Maurice, notre amitié d'enfance, tes
services, ton hospitalité à cœur ouvert, ma vie jusqu'à ce jour
sauvée par toi? Ce n'est pas de l'or que je te donne: c'est ce que je
laisse sur la terre. Est-ce ma faute si le souvenir est gâté par son
trop de valeur? j'aurais voulu être pauvre. Mais, parce que je suis
riche, repousseras-tu mon héritage?

--Non, Édouard, et c'est parce que je t'ai rendu quelques services
devenus peut-être plus importants par l'enchaînement des circonstances,
que je n'accepterai point tes offres. Je me reprocherais de m'être fait
payer en argent le saint droit d'asile. D'ailleurs, notre amitié est
presque une parenté, et à ce titre la loi me défend de participer à de
tels bénéfices testamentaires.

--Singulière objection! Parce que tu es mon ami et mon notaire, je dois
être ingrat; et toujours attendu que tu es notaire, tu veux te regarder
comme étranger à ce qui me touche.

A qui laissera-t-on ses biens? à ceux que l'on n'aime pas? La loi
aurait-elle arrêté que les notaires n'auraient pas d'amis? Tes scrupules
sont d'ailleurs faciles à lever.

Édouard prit une plume, une feuille de papier, et, en quelques minutes,
il eut dressé un testament écrit de sa main, signé par lui, qu'il
cacheta et remit à Maurice.

--Mais pourquoi cette précipitation, Édouard? vas-tu donc mourir dans la
soirée? Tu ferais venir de sinistres pensées.

Maurice s'empara de la main d'Édouard.

--Quel projet roules-tu donc dans ta tête?

--Je te l'ai dit, Maurice; je pars pour Paris.

--Quelle obstination à nous quitter! pensa Maurice. Voilà qui est
singulier: au moment où je vais chez lui, il se rend chez moi; et c'est
lorsque je me prépare à lui dire la nécessité où nous sommes de nous
séparer qu'il me signifie son départ. N'y a-t-il que du hasard
là-dedans?

--Ainsi tu comprends, poursuivit Édouard, l'urgence de mes précautions.
Oui, je vais à Paris, je vais une dernière fois me mêler à la politique
active. Des espérances nouvelles m'ont fait rougir de mon inutilité au
parti qui a mes affections; il a une dernière chance à courir, je
prétends la partager. Pardonne-moi si je ne t'en confie pas davantage.
Ta conviction répugnerait à croire à ces espérances; la mienne
souffrirait à les entendre nier. Ma vie n'est déjà plus une question: je
joue rien contre tout. Mort, mes mesures sont justifiées par
l'événement, n'est-ce pas? Vivant et vainqueur,--pardonne-moi, Maurice,
cette supposition,--je déchire ce testament, et reprends ma fortune; y
consens-tu?

Maurice n'était plus du tout à ce que disait Édouard; il tenait
machinalement le papier qu'il lui avait remis, et il rapprochait la
prière de sa femme, de faire partir Édouard pour Paris, et la présence
de celui-ci demandant avec instance à quitter Chantilly. Non,
réfléchissait-il, il est impossible qu'ils ne soient pas d'accord pour
s'être ainsi rencontrés. Que s'est-il donc passé entre elle et lui? Elle
a été pourtant bien ferme; et Édouard est si noble... Joueraient-ils un
rôle longtemps médité? Vingt fois, depuis qu'il est avec nous, les
circonstances ont été aussi impérieuses sans qu'il ait demandé à partir.
Je ne crois donc pas au prétexte politique d'Édouard; il est vague.
Comment savoir la vérité?... Mais Léonide n'a-t-elle pas insisté?--se
demanda Maurice illuminé tout à coup,--pour qu'Édouard partît avant la
nuit? N'a-t-elle pas là-dessus exigé ma parole, mon serment?...
N'a-t-elle pas couru commander des chevaux pour trois heures? Si cette
précision cachait ce que je cherche à savoir!

--Eh bien, Édouard, mon ami, va où le ciel t'appelle; tu partiras pour
Paris, où je t'accompagnerai, cet après-midi, à trois heures.

--Non, pas aujourd'hui, Maurice; mais demain...

--Je découvre tout; j'ai touché le fait personnel à Léonide et à
Édouard. Ce départ est concerté; mais il y a désaccord entre eux sur le
jour et sur l'heure. N'importe: il y a une détermination convenue,
arrêtée à deux: qu'est-ce qui l'a précédée? qu'est-ce qui la nécessite?

--Pourquoi donc pas à trois heures, Édouard? nous ferions route pendant
la nuit, ce qui nous convient parfaitement. Allons! cela nous arrange
mieux; tu n'y avais pas songé. Je vais sonner pour qu'à trois heures les
chevaux soient prêts.

Maurice alla vers la sonnette.

Édouard l'arrêta.

--Je t'en prie, consens à ce délai: pas aujourd'hui, demain. Au fond,
que t'importe?

--Il me supplie de lui accorder ce délai: tout est là. Mais qu'est-ce
qui est là? J'ai évoqué ce doute: il est venu. Quelle lumière en
tirerai-je maintenant? il m'effraye.

--Non, Édouard, il faut que tu quittes Chantilly à trois heures. Je
veille sur toi: je ne réponds de toi qu'à ce prix.

--Mais enfin, pourquoi exiges-tu que je parte aujourd'hui? me
l'apprendras-tu, Maurice?

--Et enfin pourquoi ne partirais-tu pas aujourd'hui? me l'apprendras-tu,
Édouard?

Ils marchèrent l'un sur l'autre, s'arrêtèrent à un pas de distance, et
se regardèrent sans parler, maîtres tous deux de leur espèce de
sang-froid. Ce n'étaient pas deux hommes cherchant à s'emparer de leur
secret, mais plutôt se demandant: «Avons-nous un secret?» Quoi qu'il dût
s'en suivre de ce choc, il n'en était pas moins résulté une première
atteinte de défiance entre les deux amis: leur amitié avait sa
souillure.

--Au moins une raison de ce refus, Édouard; une seule?

--Je ne le puis.

--Je t'en supplie.

--Non, Maurice.

--Mais si je l'exigeais?

--Je te refuserais encore, Maurice. Ma vie a été à toi pendant quatre
mois; elle est encore entre tes mains; ma fortune t'appartient; mais
ceci n'est pas à moi, je ne le confierai à personne.

--Chez moi un secret! un secret qu'on me tait!

--De quoi t'étonnes-tu, toi qui en reçois tant et qui n'en as jamais
violé?

--J'ai peut-être tort, répondit Maurice avec une grande apparence de
sincérité; j'aurais dû comprendre que ce que tu me caches, n'ayant aucun
rapport à ta fortune et à tes opinions, était tout simplement une
affaire de cœur où personne n'avait le droit de pénétrer...

Ces dernières paroles furent dites d'un ton si vrai, quoiqu'elles
cachassent leur hypocrisie; elles furent accompagnées d'une étreinte si
involontaire, quoique peu désintéressée, qu'Édouard y fut pris comme
Maurice lui-même.

Il est des piéges d'instinct que l'on dresse par l'irrésistible logique
de la situation, et que l'on arrange comme l'araignée tend ses fils; on
ne songe pas à prendre: c'est la vie qui fait sa toile.

Au reste, si Maurice employait sans calcul dans ce moment la franchise
comme adresse, Édouard, de son côté, allait se montrer enfin à cœur
ouvert. Il supposa que son ami, craignant de l'effrayer en lui annonçant
quelque nouveau péril dont il était menacé, hâtait ainsi le moment de
leur séparation. Les suites du bal de Senlis pouvaient avoir déjà fait
découvrir sa retraite; des émissaires rôdaient depuis plusieurs jours
autour de Chantilly: Maurice en avait sans doute aperçu, et il n'y avait
pas d'autre cause à son obstination mystérieuse. Voilà ce qu'Édouard
imagina.

--Je te remercie de ta générosité, Maurice; tu me comprends enfin! Sois
meilleur que je n'ai été sincère.

--Il est donc vrai qu'il l'aime! Je ne me suis pas trompé. Il me
remercie encore de ma générosité! Mais qu'est-ce donc que le monde?

--Oui! Maurice, j'avais ici un attachement de cœur que j'emporte: un
attachement si vif et si brûlant, que je n'ai jamais eu le sang-froid
de le fixer ni de m'en rendre compte. Au moment de le vaincre peut-être
par l'éloignement, je m'en accuse comme d'une faute.

--Mais, Édouard, Édouard! interrompit Maurice en marchant à grands pas
dans le cabinet, tu te méprends sans doute sur le choix du confident; tu
oublies à qui tu parles, chez qui tu es. Tu parles d'amour dans ma
maison, et dans ma maison il n'y a qu'une femme, et cette femme est la
mienne! Cet or, que tu enveloppes pour moi dans un testament, est-il
pour payer l'hospitalité ou ma femme? Par quelle étrange erreur
confies-tu au mari, que tu as trahi le mari; à l'hôte, que tu as souillé
l'hôte? que veux-tu de plus?

--Est-ce une erreur, est-ce la connaissance entière de ma conduite qui
le fait ainsi parler? eut à peine le temps de penser Édouard. Me
croit-il l'amant de sa femme et de mademoiselle de Meilhan, ou de sa
femme seulement?...

--Apprends tout, Maurice!

--Que me reste-t-il à savoir, malheureux?

--Mademoiselle de Meilhan sera bientôt mère!

Maurice tomba dans un fauteuil.

--Silence pour toi et pour moi, mon ami!

--Qu'ai-je dit, Édouard? qu'ai-je supposé? La révélation est si belle
pour moi, que je n'ai plus le courage de te blâmer. Tu me rends ma
femme, que tu n'as pas désirée, n'est-ce pas? Ce qu'elle a tant fait
d'efforts pour me dire, c'est donc cela! Que ne l'ai-je comprise! Son
énigme s'explique: vous en aviez chacun la moitié. Elle veut que tu
partes, parce qu'elle craint pour cette enfant dont elle est l'amie,
presque la mère. Elle a ses projets là-dessus: les tiens sont
d'éclaircir nettement ton sort afin de pouvoir t'unir à Caroline. Oui!
ce blanc laissé sur cet écrit tracé de ta main sera rempli par son nom.
Mon Dieu! que la vérité est simple! quelle puissance infernale se plaît
donc à la cacher? Un ami perdu, une réputation avilie, un ménage
détruit, sur un mot! Ce mot prononcé, la paix descend du ciel. Viens,
viens sur moi, Édouard; mais, avant tout, écris ce nom sur ce papier;
que je le lise! Réparation pour tous, honneur rendu au mari, richesse à
l'orpheline! reconnaissance à Dieu! Écris, écris!

Édouard, attendri jusqu'aux larmes, prit la plume et à la suite de ces
mots: _Je laisse mes biens à partager en trois parties égales: la
première partie reviendra_, il écrivit ceux-ci: _à mademoiselle Caroline
de Meilhan._

--Et, maintenant pars. Va, choisis le jour, l'heure; que m'importe
l'heure? arrête ton sort. Reviens ensuite! reviens, Édouard! car ta
femme t'attendra, mon ami, ta femme! Triomphe ta cause! si je ne dois te
revoir qu'à ce prix.

Maurice avait presque oublié, dans son délire, qu'il était à demi ruiné
s'il ne trouvait pas les trois cent mille francs pour acheter les dix
maisons de la Chapelle.



XIX


Maurice éprouvait l'étourdissement d'un homme qui, tombé d'un second
étage, se retrouve sur ses pieds, sans fractures, secoué seulement dans
tous ses membres. Ces sortes de félicité sont bien vives; il est sage
cependant de ne pas abuser des moyens qui les procurent. Au souffle de
sa tranquillité d'âme revenue, les nuages orageux pressés couche sur
couche autour de son front s'évaporaient; il goûtait avec plénitude la
joie de la paix domestique, chose sainte, pure et bénie, qui fait
paraître le pain noir si bon, la chaise brisée aussi molle que le
fauteuil en velours, et les nombreux enfants que Dieu vous a envoyés,
fussent-ils pâles et nécessiteux comme le besoin, beaux comme des anges,
beaux comme leur mère.

Victor entra; son aspect ramena de nouveau Maurice sur les pertes qu'il
avait essuyées.

--Ne nous endormons pas, Maurice! Nous jouons avec la fortune; elle est
fine joueuse; soyons plus adroits qu'elle, si c'est possible. L'adresse
est tout entière dans la promptitude à combler les vides qu'elle creuse;
on passe dessus; on glisse là où d'autres ne songent qu'à s'abîmer. Tu
as perdu; nous avons perdu; c'est vrai; il n'y a là de la faute de
personne.

--Excepté, Victor, de la faute de ceux qui jouent.

--Te voilà encore; toujours le même! Eh! qui ne joue pas? Regarde autour
de toi, près de toi, sous toi: ce ne sont pas les exemples qui te
manquent. Qu'est-ce que tes fermiers qui serrent leur blé trois ans en
grenier pour attendre qu'il hausse sur les marchés, au risque de le voir
pourrir et germer? Qu'est-ce que tes honnêtes bourgeois qui amassent des
louis, dans l'espoir sordide de revendre la pièce de vingt francs avec
un bénéfice de quatre sous? Le change, l'accaparement, le monopole,
n'est-ce pas là aussi du jeu?

--Je ne prétends pas le contraire, Victor, mais quel panégyrique
entreprends-tu si chaudement?

--Le nôtre, Maurice. Et distingue, en outre: nous ne jouons pas
uniquement pour jouer, pour avoir de l'or pour de l'or. Une opération
colossale est conçue par nous; pour la réaliser il nous faut de
l'argent, beaucoup d'argent; nous en manquons, qui nous l'avancera? Le
gouvernement? cercle vicieux: il emprunte; comment prêterait-il? Les
banquiers? l'intérêt dévorerait le capital: c'est chasser avec le lion.

Aie recours aux hommes d'argent, et l'usure rongera le gain de
l'opération; nous serons ruinés le jour même où nous aurons réussi.
D'ailleurs, entre la consomption de l'usure et la foudroyante décision
du jeu, je préfère le jeu qui enrichit plus vite, et qui, s'il ruine, ne
prend pas du moins de commission. Renoncera-t-on à une entreprise utile
au pays, de ce que l'unique moyen d'avoir les fonds nécessaires à son
exécution est de recourir au jeu de la Bourse? Quelle œuvre, quand
elle se présente aussi vaste que la nôtre, n'absout pas d'avance la
série de causes dont elle est résultée? Je lisais hier dans ton journal,
Maurice, que Paris ne serait la métropole du monde que lorsque de toutes
ses portes des chemins de fer partiraient pour rayonner sur la surface
de la France. Très-judicieusement, selon moi, il ajoutait qu'il ne
fallait pas espérer ce progrès de la part du gouvernement, toujours
retenu par la crainte, peut-être raisonnable au fond, d'établir trop de
communications entre les peuples, entre Paris et les départements, déjà
assez moralement unis. Aux fortunes particulières, aux dévouements des
citoyens, il appartient, affirmait ton excellent journal, de prendre
l'initiative dans l'exploitation des chemins de fer. Je te montrerai ce
passage. Maintenant revenons au plus pressé. Dix maisons nous restent à
acheter à la Chapelle; une fois achetées, le côté entier de la rue est à
nous. Ou le chemin de fer nous sera concédé, ce qui est plus probable
que le lever du soleil demain matin, ou nous obtiendrons, en notre
qualité de détenteurs des propriétés, ce qu'il nous plaira, pour que le
chemin s'effectue sans nous. Tu as entendu: dix maisons seulement à
acquérir, et l'affaire est au sac.

--Mais où prendre, Victor, ces trois cent mille francs qu'on demande
pour ces dix maisons?

--Où les prendre? mais partout. Où n'y a-t-il pas trois cent mille
francs? Sans cet infernal revirement des rentes, nous ne penserions plus
à ces maisons. Puisqu'il ne nous a pas été favorable, voyons, as-tu là
cent mille écus disponibles?

--Disponibles?... non.

--Le motif?

--C'est qu'ils ne m'appartiennent pas; je les garde en dépôt.

--Tu as donc cent mille écus? Nous sommes sauvés; donne!

--Y songes-tu? Avec quelle légèreté! Une pareille somme! et si...

--Et si quoi? Nous n'allons pas les jouer à la roulette, j'espère; nous
les plaçons sur hypothèques; et quelles hypothèques! D'abord sur des
maisons qui représentent quelque valeur, et ensuite sur une opération...
la plus belle opération de l'époque.

--Cependant...

--Ne sers-tu pas l'intérêt à tes clients? Cet intérêt, où le prends-tu?

--Je m'arrange, je dissémine mes dépôts avec précaution, je fais des
placements sûrs.

--Quoi de plus sûr que ce que je te propose? D'ailleurs, Maurice, le
moment est pressant; il s'agit de pousser à fin ou de laisser là
l'affaire. As-tu ce dernier courage extravagant? Pas d'autre
alternative. Abandonner, revendre à perte, nous ruiner dans l'opinion,
ou se hâter de mener l'entreprise à pleines voiles dans le port.
N'hésitons pas, car chacun de nos retards aplanit le chemin aux
concurrents qui nous épient, ouvre les yeux aux propriétaires des dix
dernières maisons, plus difficiles d'heure en heure. Je devrais être
déjà sur les lieux pour en finir avec eux. Qu'est-ce donc que ces
billets de banque?

--Un dépôt qui vient d'être fait.

Victor avait aperçu les trois cent mille francs d'Édouard.

--Celui-là comme un autre, y consens-tu?

--Je ne puis: c'est d'un ami...

--De quel dépôt disposera-t-on si ce n'est de celui d'un ami? C'est un
merveilleux placement que cet ami te devra, Maurice. S'il y avait
quelque danger à celui que je te propose, assurément c'est le dernier
argent auquel il faudrait songer; mais puisque le profit est
clair,--clair comme le jour,--que la préférence soit pour ton ami. Ne
sois pas ingrat.

--Crois-tu qu'on trouverait en cas de gêne de l'argent sur notre
opération? demanda Maurice en hésitant; car, je te l'avoue, la garantie
des maisons que nous achèterons, ainsi que celle des maisons que nous
avons déjà achetées, ne me paraît pas aussi solide qu'à toi, Victor.

--Veux-tu cinq cent mille francs dans vingt-quatre heures sur ces
maisons? mais, par exemple, à la condition de divulguer le projet auquel
ils seront appliqués;--veux-tu?--Réponds; mais dépêchons-nous! Tout
perdre, ou ces cent mille écus.

Victor s'était jeté, avec la précipitation d'un homme destiné à avoir du
courage pour deux, sur le tas de billets de banque, et les comptait.

--M'accompagneras-tu à Paris, Maurice?

--Non, je suis trop fatigué.

--A ton aise.--Dix--vingt--trente.--Où est Léonide? Je ne l'ai pas vue
en entrant.

--Elle est au jardin, sans doute.

--Quatre-vingts--cent--cent dix.--y a-t-il du nouveau en politique,
Maurice?

--Des troubles dans le midi; des assassinats en Vendée.

--Misérables!--Deux cent trente-neuf--deux cent soixante-trois.--On dit
que nous sommes infestés de réfractaires qui rôdent autour de nos
campagnes. Il m'a été assuré qu'hier au soir un d'eux,--celui-là est
hardi! a osé se montrer au bal de Senlis, où il y avait au grand complet
toutes les autorités du département, et qu'on l'a, comme de raison,
arrêté à la _pastourelle_.--Trois cents.--Voilà qui est fait.

Juste! trois cents billets de mille! on dirait qu'ils nous attendaient.
La Providence les avait comptés.

Midi sonne: il n'y a pas une minute à perdre, Maurice. Je pars. Adieu
donc! A trois heures je serai chez le notaire, où notre contrat de vente
avec les propriétaires des dix maisons de la Chapelle est dressé.

Victor enferma les billets dans son grand portefeuille, et il tendit la
main à son beau-frère, auquel il semblait dire:--Humilie-toi devant mon
imagination.

--Au revoir, Maurice. Bonne chance pour nous! Selon toute apparence, je
serai de retour ici vers minuit. Attends-moi; nous causerons de ce qui
se sera passé chez le notaire. La démarche est décisive.

--Sois prudent, je t'en conjure, Victor. Cet argent est sacré.

--Tout argent est sacré, Maurice. J'aurai soin de celui-ci comme du mien
propre.

Resté seul, Maurice essaya de continuer son rêve de béatitude
domestique, interrompu par l'arrivée de son beau-frère; l'effort fut
inutile.



XX


La Table-du-Roi est une large meule de pierre élevée à quatre pieds du
sol au milieu de la forêt de Chantilly. Elle est le centre de douze
routes qui, à des distances différentes, deviennent à leur tour des
ronds-points d'où partent d'autres rayons: ainsi à l'infini. Le grand
Condé, dans une halte de chasse royale, y donna un déjeuner à Louis XIV,
qui l'a immortalisée, comme tout ce qu'il a touché.

Par deux routes convergentes s'avancèrent lentement, sur le tapis de
feuilles roulées et rougies par l'hiver, Édouard, enveloppé dans son
manteau, M. Clavier, portant une de ces boîtes dont la forme révèle le
contenu.

Ils arrivèrent presque en même temps au bord de la Table-du-Roi. M.
Clavier y déposa ses pistolets, Édouard deux épées. Le manteau de
celui-ci fut jeté sur les armes; la prudence exigeait cette précaution;
la nuit n'était pas venue: quelques bûcherons attardés se montraient
encore entre les allées, à travers les massifs éclairés par l'automne:
et des rouliers allant à Senlis éveillaient par intervalle la solitude
du carrefour.

Édouard s'approcha de M. Clavier et le salua.

Le vieillard inclina légèrement la tête.

Ils étaient face à face.

--Ce que cache votre manteau, commença M. Clavier, prouve que nous ne
nous sommes mépris d'intention ni l'un ni l'autre. Notre rencontre
d'hier a impérieusement déterminé pour tous deux celle d'aujourd'hui:
elle était donc nécessaire, monsieur.

--J'en conclurai simplement avec vous, répondit Édouard du ton le plus
respectueux, que les événements, encore plus que notre volonté, ont fait
que nous nous joignons ici dans les dispositions où nous sommes. Cette
pensée nous rassure d'avance sur des résultats que nous n'aurons pas
absolument provoqués: il y entre de la fatalité.

--A votre âge, moins positif que le mien, et je vous en félicite, je
raisonnais ainsi; je n'avais tort que lorsque je le voulais bien.
Souffrez qu'à soixante-dix ans, je ne sois pas de votre avis. Si un
événement nous amène ici, c'est vous qui l'avez fait naître, c'est moi
qui l'ai subi. Vous représentez l'outrage, moi la réparation. Vous voyez
que la question est très-personnelle. C'est un compte à régler d'homme à
homme.

--Puisque vous le désirez, monsieur, j'accepterai le sens le moins
favorable aux intentions que j'avais en venant ici. Je demanderai
seulement à essayer une explication que votre raison calme écoutera et
comprendra, je l'espère.

--Parlez, monsieur; que me direz-vous pour effacer ce que j'ai appris?

--La vérité.

--Elle arrive tard.

--Je suis proscrit.

--Je le fus; après?

--Ma tête est mise à prix.

--La mienne l'a été trois fois: après?

--Obligé de me cacher chez un ami...

--Histoire de toutes les victimes politiques. Un ennemi eut pour moi la
même générosité: c'est plus beau; c'est aussi banal. Arrivons, monsieur.
La nuit vient.

--Cet ami, poursuivit Édouard, a une femme.

--L'ennemi qui m'offrit un asile en avait une aussi. J'étais jeune, elle
était belle: vous allez m'en raconter autant. Je l'aimai et ne la
déshonorai pas. N'est-ce pas là tout votre roman?

Édouard fut interdit.

--Presque tout, monsieur.

Il baissa le front.

--J'attends que vous me parliez de Caroline. Dispensez-moi de ces
précédents d'intrigue. Le lieu est mal choisi, et je suis peu propre à
écouter de telles confidences. Laissons toutes les femmes; occupons-nous
d'une seule, je vous prie.

--Comment parlerai-je de l'une, monsieur, sans commencer par l'autre?

--Sais-je,--par qui l'aurais-je appris?--que mademoiselle de Meilhan
était dans la mêlée de vos bonnes fortunes? Caroline n'était qu'une
rivale; votre embarras l'annonce assez. Parlez-moi maintenant de votre
ami.

--De l'ironie, monsieur! Que mon ami reste en dehors de nos débats; je
l'exige et vous en conjure. Votre pénétration va trop loin, et ce
n'était pas la peine de m'interrompre pour me provoquer à dire ce qui
n'est point.

--Soit, monsieur; trêve à votre ami, à sa femme, à tout le monde.
N'éclaircissons rien; décidons, cela vaut mieux.

Le conventionnel saisit le coin du manteau jeté sur les armes, exprimant
par ce geste qu'il renonçait à toute explication qu'il lui faudrait
entourer de tant de ménagements.

Édouard replaça le manteau tel qu'il était d'abord.

--Je n'ai donné, dit-il, reprenant la conversation de plus haut, aucune
rivale à mademoiselle Caroline de Meilhan. La scène du bal fut de ma
part la conséquence d'une faiblesse et non d'une complicité. Au péril de
la réputation de la femme que j'accompagnais, j'ai dû la défendre, s'il
ne m'a pas été permis de la venger.

--Dites plutôt au péril de votre vie. Monsieur, votre conduite fut
courageuse, noble; j'en fus témoin. J'aime mieux, au moment où je vous
parle, que la loi, très-juste en vous frappant, ait été frustrée, que
d'avoir vu un homme de cœur trahi dans son dévouement. Enfant des
révolutions et des armées, je ne tolère le sang qu'au milieu de la
bataille ou dans la rue, quand la bataille s'y livre. Après, c'est
l'affaire du bourreau... Bien! très-bien, monsieur; vous étiez serré de
près: seul contre six, seul contre tous. Vous n'avez pas pâli; je vous
regardais. Vos deux coups de pistolet dans la glace m'ont ravi l'âme;
j'ai battu des mains et me suis dit: Sauvé! c'était mon vœu... et si
vous eussiez crié:--A moi! un ancien proscrit se fût levé, et vous
eussiez vu...

D'un commun élan, Édouard et le conventionnel se tendirent la main,
séparés par la distance de la Table-du-Roi, leurs bras retombèrent sur
leurs épées.

--Voilà qui nous rappelle à notre devoir, ajouta M. Clavier.

--Encore un instant, monsieur. Ce cri, échappé à mademoiselle de
Meilhan, vous a sans doute instruit de l'attachement qui s'est formé
entre elle et moi. Cet attachement, que les malheurs de ma situation ont
fait mystérieux, il est dans votre droit de le blâmer, de le trancher
d'un coup d'épée, si le sort vous favorise; mais je me laisserai plutôt
tuer sur place que de chercher à justifier en moi l'homme qui a menti
dans sa fidélité à Caroline.

--Je ne suis point ici pour vous adresser des reproches de femme; je
leur abandonne le privilége de vous décerner ou de vous refuser à leur
tribunal le prix de constance. Je vous accuse, moi, et je viens essayer
de vous punir pour avoir troublé l'existence de mademoiselle de Meilhan;
pour l'avoir séduite: oui! car vous vous êtes fait aimer,--triomphe
facile sur le cœur d'une enfant,--et pour l'avoir lâchement trompée
en la nourrissant d'illusions sans but. Quel était le vôtre?

--De l'épouser, monsieur.

--Mensonge! Votre tête est proscrite, votre nom rayé de la société. A
tort ou à raison, vous n'êtes plus qu'un criminel. Devant quel
magistrat, au pied de quel prêtre porteriez-vous votre demande en
mariage? Celui-là vous lirait votre sentence, celui-ci, la prière des
morts! Jeune homme, il vous est permis d'avoir du courage pour
vous-même, de jouer votre vie au milieu des folies d'un bal, de vous
rendre au fond d'une forêt où, sur un coup de sifflet, un ennemi moins
généreux que moi rassemblerait autour de vous tous les gens de la
justice; mais il vous est défendu de faire partager vos funestes
témérités à une femme, à une épouse. Risqueriez-vous votre mère, votre
sœur, à cette chance? Est-ce aimer une femme, dites, que de lui
réserver pour toit l'exil, pour protection la hache du bourreau, et le
titre de veuve aussitôt que celui d'épouse?

--Je m'étais dit tout cela, monsieur; mais j'espérais en des temps
meilleurs où, les haines politiques assouvies, je reprenais mon rang
dans le monde. La sainteté des serments traverse, chez une âme sincère,
les circonstances difficiles de la vie. Nos ennemis ne régneront pas
toujours; peut-être se lasseront-ils de proscrire. Enfin on compte un
peu sur la justice de Dieu, quand même on n'espérerait plus dans celle
des hommes.

--C'est-à-dire, monsieur, que pour épouser mademoiselle Caroline, vous
comptez sur une révolution, pas à moins; sur un changement de dynastie.
Savez-vous que c'est plus long à attendre que la mort d'un oncle?

--J'avais des espérances moins difficiles à réaliser, et que j'étais
disposé à répandre dans vos mains, continua Édouard, si vous m'eussiez
écouté avec plus de sang-froid.

--Vous comptez sur votre grâce, je vous entends; espérance des dupes du
parti. Une grâce! La mort commuée en lâcheté, vous appelez cela une
grâce; triste équivalent de ceci: «Moi, homme de parti, je me repens;
moi, souverain, je vous pardonne.» Notre grâce, à nous qui combattions
la trahison sous la république, et le despotisme sous l'empire, c'était
un couteau qui tombât d'aplomb, avec ses trois cents livres, entre la
tête et les épaules; c'était une balle qui allât droit au cœur.

--Non, je n'attends pas de grâce! se récria Édouard. Par pitié,
monsieur, soyez plus généreux dans vos paroles! J'aime la vie: je n'ai
pas vingt-huit ans; mon cœur, comme le fut le vôtre, est plein de
pensées d'avenir; mais, de même que j'ai déjà sacrifié à la sainte cause
qui m'anime la moitié de ma fortune, ma liberté et ma vie, je
sacrifierais encore l'espoir, cette seconde vie, cette dernière
ressource des proscrits, s'il me fallait ravoir tous ces biens au profit
de ma grâce. Cathelineau n'en demanda pas: c'était un paysan; il a
montré l'exemple à de plus nobles. Point de grâce! celle de Dieu
exceptée.

--Enfant, vous méritez de mourir, car une longue vie glacerait cette
résolution sublime. Oui: vous êtes du sang qui plaît aux révolutions,
qu'importe la cause; de celui que versent leurs martyrs. Vergniaud,
Danton, Charette, trois grands morts: Vergniaud, la tête d'une
révolution; Danton le bras, Charette le cœur: ce sont les pasteurs de
l'humanité, de tels caractères. Ils vont au devant du troupeau; ils
tombent les premiers, dans la nuit où ils marchent, si un précipice
s'ouvre sur leurs pas; mais les premiers ils ont vu l'étoile, si l'on
arrive. Les hommes ne valent que par ces temps de lutte qui les
retrempent. Il y a des races, et j'ai la fierté d'en descendre,
condamnées à combattre pour les droits de l'égalité sur la terre,
jusqu'à ce qu'elle soit établie; il en est, au contraire, et vous en
descendez aussi, faites pour troubler ce niveau par des couronnes. Mais
le monde a commencé par deux frères: il faut qu'il finisse par là.

Cette intimité d'enthousiasme rapprochait, par l'attrait de la
conviction, ces deux représentants d'opinions si opposées. Une seconde
fois le conventionnel s'était vu prêt à presser dans sa main la main du
jeune royaliste; mais une seconde fois sa colère lui était revenue en
rencontrant les armes déposées sous le manteau.

La nuit venait; la teinte pâle d'une soirée d'automne bordait l'horizon.
A l'orient sombre, abandonné depuis longtemps par le soleil, nageaient
des vapeurs, îles de nuages, entre lesquelles sortaient, comme du fond
d'un lac, des baguettes rouges, expirante végétation de la forêt. A
travers cette claire-voie, et dans la zone vive où la transparence de
l'air n'avait pas perdu sa pureté, luisait déjà la ciselure indécise de
quelques étoiles froides et polies comme le diamant. Par la condensation
progressive du brouillard, les distances diminuaient dans le
prolongement des allées. A vingt pas de chacune des douze routes,
l'espace était cerné autour du rond-point de la Table, en ceinture
nuageuse. La coupole du ciel semblait assise sur cette rotonde, et
l'éclat en était plus vif du fond de cet entonnoir vaporeux.

--Utilisons les faibles clartés que nous laisse la fuite du jour,
reprit, après la diversion qui s'était faite, le vieux conventionnel;
celui de nous qui ne doit pas rester ici aura assez de peine, si nous ne
nous hâtons, à retrouver la sortie du bois.

Il s'empara ensuite des deux épées et les présenta à Édouard, afin qu'il
choisît celle qui serait le plus à sa main.

Je suis fort indifférent, ajouta M. Clavier, sur le choix des armes que
vous et moi avons apportées. Je vous dois cependant cet aveu, que si je
n'ai jamais été assez adroit ni assez exercé pour être sûr de tuer mon
adversaire, je n'ai jamais été assez mal avisé non plus pour m'exposer à
ses coups, dépourvu de toute expérience dans les armes. A une époque de
ma jeunesse où je pouvais sans orgueil émettre mon opinion sur la
moralité du duel, je pensais que l'extrême adresse mettait la victoire
au niveau de l'assassinat, qu'il fallait laisser une place au doute,
afin que la conscience y trouvât un refuge après la mort d'un ennemi.

--Monsieur, répondit Édouard, qui répugnait à se servir d'une épée
contre un vieillard, et qui cherchait à éterniser les prétextes pour que
la nuit arrivât et rendît impossible cette lutte disproportionnée,
monsieur, sur le champ où nous sommes, les révélations de la nature de
celle que vous venez de faire ne sont, entre gens décidés, ni de la
fatuité ni de la peur. J'userai de la même franchise, avec moins de
droit que vous à être cru. Vous m'y autorisez: prenez d'avance mon avis
pour ce qu'il vaut. Ma force à l'épée est supérieure; mon adresse à
cette arme est même malheureuse. Je suis presque toujours revenu seul
d'une rencontre. Contre vous je manque donc de ce doute qui fait que la
conscience ne s'impute jamais le succès d'un duel à crime: vous voudrez
m'en épargner un.

--Soit, dit en frémissant M. Clavier, indigné en lui-même d'avoir
employé contre son adversaire un argument à deux fins. Je vous remercie
de la franchise,--son poignet froissait la garde de son épée,--bien que
je m'en fusse passé, je vous l'avoue. Ah! vous êtes fort à l'épée; c'est
quelque chose, le complément d'une bonne éducation.--Ses paupières
blanches suivaient le coup d'œil aigu qu'il lançait à Édouard.--Mais
que n'attendiez-vous, pour m'apprendre votre adresse à cette arme,
jusque après notre duel? Vous prétendez n'être presque jamais sorti du
champ du combat accompagné de votre adversaire: c'est possible, oui!
très-possible... l'avertissement est humain; mais beaucoup en ont usé
comme moyen d'épouvante sur leur ennemi. Tenez,--le vieillard ne se
contenait plus,--je ne vous crois pas; je ne vous croirai qu'après
quelques passes... Êtes-vous prêt?

La pointe de l'épée du conventionnel s'abaissa devant la poitrine
d'Édouard.

--A ne pas me battre avec vous, voilà à quoi je suis irrévocablement
prêt, répondit Édouard en brisant son épée sur la Table-du-Roi.

--Je ne m'attendais pas à cette action héroïque, s'écria M. Clavier,
dont la colère, sans s'éteindre, descendit à la raillerie. Vous êtes,
cela se voit, homme de cour et plein de procédés chevaleresques. Mais
apprenez-le de moi, monsieur: pour répandre de si haut la générosité
d'âme, il faut avoir la supériorité dans l'offense et l'avantage sur le
terrain. A défaut, cette magnanimité n'est qu'une parade de théâtre:
nous n'avons personne ici pour applaudir. Vous vous êtes trop hâté,
jeune homme, de m'épargner: vous pourriez vous en repentir dans un
instant. Choisissez de ces deux pistolets. A cette arme, une générosité
pareille à celle dont vous venez de faire usage ne sauverait rien; car
si la balle du jeune homme s'égare, la balle du vieillard tue.

--On n'y voit plus qu'à dix pas, répondit Édouard.

--A dix pas donc. Chargeons nos armes l'un devant l'autre: donnez-moi ma
balle; choisissez la vôtre. Comptons les pas.

--Un dernier mot, dit Édouard.

--J'écoute, monsieur.--Le vieillard arma son pistolet.

--Dites-moi clairement, comme le juge au condamné, entre tous les torts
que j'ai envers vous, celui pour lequel vous exigez que je meure, si je
ne vous donne la mort. Avant de sortir de ce monde, ou en m'en allant
tout seul de cette forêt, que je sache l'énormité de ma faute et que je
m'en repente mentalement.

--Votre faute,--M. Clavier se rapprocha d'Édouard,--n'est pas d'avoir
sans mon consentement aimé Caroline,--tort de jeune homme que
cela.--Votre faute n'est pas dans la rivalité que vous lui avez
infligée,--je vous crois assez puni, si vous l'aimez, par l'état où vous
l'avez plongée hier; votre faute n'est pas dans l'impossibilité où vous
paraissez être de ne l'épouser jamais. Vous ne sauriez que trop démentir
mes prévisions et mes menaces en m'écrivant, de l'Angleterre ou de la
Hollande, que mademoiselle de Meilhan est à vous.

--Où donc est-elle, ma faute, monsieur, vous qui allez, avec des paroles
de pardon, au devant de tout ce dont je m'étais accusé avant de me
soumettre à votre autorité pour la fléchir?

--Votre faute, répondit le vieillard, est dans la pureté même de vos
intentions. Vous aimez mademoiselle de Meilhan, et vous espérez
l'épouser. Eh bien, j'aurais préféré que vous fussiez un libertin
follement aimé d'elle, que le jeune homme religieux dans sa parole;
j'aurais préféré, oui,--que vous l'eussiez abusée par vos promesses, que
de vous savoir prêt à partager avec elle votre nom et vos titres.

--Je ne vous comprends pas, s'écria Édouard exaspéré.

--Vendéen, vous ne comprenez pas un républicain; le chouan ne devine pas
le bleu? Caroline n'est pas ma fille: elle est mieux que cela; elle est
ma conquête; la seule palme que j'aie arrachée dans mes sanglantes
luttes avec les vôtres. C'est la dernière branche d'une race noble que
j'ai coupée à un tronc qui n'en poussera plus, grâce à moi! Et tu viens,
quand j'ai tué tous les aïeux de cette enfant, quand j'ai volé sa mère,
à qui je l'ai volée, tu viens, toi, avec tes châteaux, tes titres, ton
nom, tes préjugés, mêler ta séve abondante et impure à cette séve pour
la perpétuer; tu viens planter des nobles là où j'ai préparé le terrain
pour la moisson plébéienne; tu viens greffer des comtes où j'attendais
le rameau roturier qui, de ses larges feuilles, aurait ombragé ma
vieillesse. Et qui donc me payera? les enfants que tu auras de Caroline?
mais ils me maudiraient pour avoir tué leurs aïeux. Je veux pour ma
mort, monsieur, le repos que je n'ai pas eu pour ma vie. Il a été assez
chèrement acheté pour que j'en sois jaloux. Ah! vous ignorez les nuits
maudites que passe un homme de parti qui a travaillé à une révolution.
Parfois je doute sur mon oreiller; parfois j'ai peur: si je m'étais
trompé! Alors je me lève sur mon séant, j'appelle, je crie, mes cheveux
blancs se dressent sur ma tête, et je ne m'apaise que lorsque Caroline,
cet ange de mes nuits, paraît à mon chevet, ses blonds cheveux répandus
sur ses épaules nues, une lampe à la main: «Dormez bien, me dit-elle,
car vous avez sauvé ma mère.» Et je dors. Et vous m'enlèveriez mon
sommeil? Mais cette enfant, c'est mon pardon peut-être: qui sait? Elle
ne sera qu'à l'homme dont mes convictions et mes serments n'auront pas à
rougir. Devenue votre femme, elle ne serait plus ma fille, mais mon
ennemie; elle se retremperait dans votre fanatisme. Démentez-moi, si
vous l'osez. Et vous me laisseriez seul avec le doute! plutôt la mort.
Il faut donc que je vous la donne ou que je la reçoive de vous.
Maintenant vous m'avez compris: préparez-vous, monsieur, tirez!

Le conventionnel s'était placé à cinq pas en face d'Édouard, la nuit ne
permettant plus de se battre à une distance plus éloignée.

--Monsieur, cria Édouard, nous sommes seuls, sans témoins. Les lois
considéreraient votre mort comme un assassinat que j'aurais commis.

--N'êtes-vous pas déjà condamné à mourir? Serez-vous tué deux fois?

--Mais vous, monsieur, si vous survivez, de quelle excuse vous
servirez-vous devant le juge qui vous demandera compte de ma mort?

--Cette forêt est sombre, monsieur: trois lieues de silence nous
enveloppent. Vous mort, je me retirerai à pas lents, sans soupçon, sans
poursuite. Demain, quand on vous relèvera, la justice n'attribuera votre
mort qu'au résultat de la lutte où vous vous serez engagé pour échapper
à ses gens. Votre sentence sera exécutée.

--Assassinez-moi, monsieur; je ne me battrai pas sans témoins.

Le vieillard déposa son chapeau sur la Table, se mit en ligne et ajusta:
le coup allait partir. Un bruit se fait entendre dans l'une des allées;
il est suivi d'un autre bruit; ils semblent concertés pour envahir le
rond-point. M. Clavier abaisse son arme, il écoute: ces bruits se
rapprochent toujours sous un double écho. On dirait un cheval ou
plusieurs chevaux qui se hâtent d'arriver.

--C'est la gendarmerie! se confient avec terreur les deux adversaires.

--Je suis poursuivi!

--On vous cherche!

--Ils vont m'arrêter!

--Vous êtes perdu! Tenez, monsieur, faites feu avec ces deux pistolets,
si l'on vous découvre sous la Table où je vous ordonne de vous cacher.
Cachez-vous!

Un seul cheval pénétra, fumant de sueur, dans le carrefour, et si
violemment, que ses deux jambes portèrent sur la Table d'où jaillirent
des étincelles. Le cavalier fut renversé sur le sable. Une femme se
releva pâle et la joue ensanglantée.

--Seul! monsieur. Vous l'avez donc tué?

--Madame Maurice! vous! c'était donc vous! le bal de Senlis... M.
Clavier ne put en dire davantage.

--C'était elle! dit une autre voix plus étonnée encore.

--Caroline! que venez-vous faire ici? Sortez donc, monsieur; ce ne sont
que des femmes, et elles vous connaissent assez toutes deux, j'imagine,
pour ne pas être effrayées à votre aspect. Paraissez! venez les
rassurer.

Édouard se montra à Léonide et à Caroline.

Il s'écoula un temps assez long avant qu'aucune des quatre personnes
présentes à cette scène osât ouvrir une explication.

Assise sur le bord de la Table, Léonide laissait pendre ses bras le long
de son corps, étouffée par son émotion, toute chargée de peur, d'amour
et de mépris.

Les bras jetés autour du cou de M. Clavier, Caroline cachait sa tête
blonde sur la poitrine du vieillard qui, la serrant de sa main gauche,
fit signe à Édouard, de la droite, de reprendre la place qu'il occupait
d'abord.

--Qu'allez-vous faire? s'informa Léonide.

--Reprendre nos différends où nous les avions laissés quand vous êtes
venues. Vous ne prétendez pas vous y opposer?

--Mademoiselle de Meilhan! on va tuer M. Édouard: ne le souffrons pas!
défendons-le; est-ce que nous sommes ici pour le voir mourir? C'est vous
qu'il aime, vous le savez bien, ce n'est pas moi. C'est la vérité,
mademoiselle. Aidez-moi à le sauver; et vous, fuyez, Édouard! La forêt
est pleine d'hommes armés qui vous cherchent; la gendarmerie est depuis
hier à votre poursuite. Oh! mon Dieu! parlez-moi. Vous vous taisez tous.
Éloignez cette arme, vous, monsieur. Rien, ni l'un ni l'autre. Vous
voulez donc mourir, vous, Édouard? vous voulez donc qu'on le tue, vous,
mademoiselle? C'est pour vous que je parle; faites-moi écouter:
joignez-vous à moi. Priez aussi.

--Vous l'aimez donc, madame? dit en montrant un côté de sa figure
inondée de larmes, Caroline qui restait toujours attachée autour du cou
de M. Clavier.

--Je l'aime... non pas comme vous, mademoiselle, d'amour, mais comme sa
mère, sa sœur, comme tout le monde; cela n'est pas un crime. Il est
notre ami. Je vous l'ai conservé; conservez-le-nous à votre tour; vous
nous devez quelque reconnaissance. Vous ne l'aimez donc pas, vous à qui
il faut tant en dire? Si j'étais votre rivale, j'aurais votre froideur,
votre mépris, votre silence; si nous l'aimions également toutes deux,
nous le laisserions périr: ce serait bonne vengeance; mais puisque je ne
lui suis rien, que ce soit celle qui l'aime le plus qui le sauve!
aidez-moi, à l'arracher d'ici, ou vous ne l'aimez pas.

--Pardon, murmurait tout bas, en pleurant sur l'épaule de M. Clavier,
mademoiselle de Meilhan; pardon, monsieur, si je vous ai caché cette
passion à laquelle s'attache aujourd'hui tant de honte pour moi, tant de
colère pour vous. Je vous afflige bien. Venez, je vous dirai tout;
partons. Je ne veux pas regarder le visage de cette méchante femme, de
ce... je ne le nommerai plus, je ne le verrai plus, je vous le promets,
et ce sacrifice est grand, monsieur, car je l'ai aimé. Mais
éloignons-nous, je souffre.

M. Clavier se tournant vers Édouard:

--Partez, monsieur! Cette dame me fait pitié pour vous. Partez avec
elle. Elle vous aime tant qu'il y aurait de la cruauté de votre part à
ne pas la suivre. Enfin, monsieur, vous l'avez trouvé ce prétexte que
vous cherchiez depuis deux heures pour ne pas vous battre. Vous avez du
bonheur. Vous me trompiez donc lorsque vous m'assuriez que vous étiez
toujours revenu seul d'une rencontre? A la suite de la nôtre, vous ne
prévoyiez pas qu'une charmante femme vous accompagnerait jusque chez
vous. Voulez-vous accepter le manteau de mademoiselle de Meilhan pour
vous garantir du froid de la nuit?

--Taisez-vous, monsieur, taisez-vous! car vous m'avez insulté jusqu'à la
joue: elle est brûlante de vos outrages. Débarrassez-vous de cette
enfant qui vous cache la poitrine. Montrez-moi votre poitrine et mourez!

--Feu! donc! dit le sauvage régicide en exhalant un cri de joie féroce,
et en rejetant Caroline sur le gazon.

--Que sommes-nous ici? demanda Léonide en arrêtant le bras du
conventionnel.

Sur le geste de mort qu'avait répété Édouard, Caroline, relevée
précipitamment de sa chute, s'était placée devant le pistolet de
celui-ci, les bras ouverts.

--Vous êtes nos témoins, répliqua avec ironie le conventionnel; M.
Édouard en voulait deux; vous êtes deux. Il est satisfait, que je le
sois!

--Adieu! Caroline, adieu! murmura Édouard avec tristesse, un mot de
pitié, un signe de pardon pour qui ne vous a jamais trahie: non, jamais!

--Vous me trompiez donc, moi? reprit Léonide en abandonnant le bras de
M. Clavier pour se jeter entre Caroline et Édouard. Je ne croyais pas
dire si vrai en assurant tantôt à mademoiselle, pour vous sauver, que
vous ne m'aimiez pas. Ah! c'était la vérité. Dites aussi,--car c'est
aussi la vérité,--que vous veniez prendre sur mes lèvres tous les
baisers qu'il vous était défendu de prendre sur les lèvres de Caroline.
Caroline, c'est un infâme, il vous mentait dans vos promenades au bois,
la nuit, dans ses lettres, toujours et partout. Nous sommes sœurs,
allez, dans ses trahisons; une fois, il s'est trompé, il m'a appelée de
votre nom.

Édouard ne répondait plus: il était devant ses juges, face à face avec
deux femmes qu'il avait trompées, et entre lesquelles un pistolet
s'avançait menaçant.

Tout à coup le cheval de Léonide se mit à hennir et à ruer avec tant de
violence, qu'il cassa la bride qui le retenait à l'une des barrières.
Les oreilles droites, les naseaux ouverts, il s'élança dans un massif
poursuivi par une terreur soudaine. Léonide court après lui, l'arrête et
le ramène. Mais pendant ce temps une place était restée découverte sur
la poitrine d'Édouard. M. Clavier ajuste.

Une détonation se fait entendre; tous les échos de la forêt la répètent;
deux cris de femme y répondent.

Les deux hommes sont encore debout.

M. Clavier n'a pas déchargé son arme.

--La gendarmerie!

--C'est la gendarmerie qui a tiré, se répètent avec épouvante les quatre
personnes.

--Elle nous a découverts! elle va nous arrêter, Édouard!

--Elle va vous tuer, monsieur, ajoute, d'un ton où la pitié avait
remplacé une seconde fois la colère, le vieux conventionnel. Voilà à
quoi ont servi vos retards. Qu'allons-nous faire? Fuir? on vient de
tous côtés. Rester? c'est pour vous la mort, pour nous la complicité.

--Partez! répond Édouard en suppliant ces deux femmes qui, une minute
auparavant, désiraient presque sa mort, et qui maintenant n'avaient plus
que des vœux pour lui sur les lèvres, que des larmes pour lui dans
les yeux; qui étaient devenues deux mères pour le défendre, au lieu de
deux rivales pour le déchirer; partez tous trois, gagnez cette allée! La
forêt est libre pour tout le monde; vous vous promeniez, vous avez été
surpris par la nuit. Mais partez! partez! vous dis-je. Encore une
minute, et il ne sera plus temps. Vous ne pouvez ni me sauver ni me
défendre en restant.

Les supplications, les réponses, les prières, les refus, les adieux
couraient, entrecoupés, du jeune homme aux deux femmes, des deux femmes
à M. Clavier, qui froissait sa poitrine et frappait la terre du pied. On
ne décidait rien, on se mourait d'indécision.

Les douze routes de la forêt étaient de plus en plus envahies par le
bruit.

Et, pendant cette rumeur, folles de désespoir, les deux femmes rôdaient,
à perdre haleine, autour du carrefour, à l'extrémité des douze routes,
comme deux biches cernées par des chiens, pour distinguer, tantôt
l'oreille à terre, tantôt au vent, de quel côté ne venaient pas les
hommes à cheval afin de ménager une fuite à Édouard. Ils venaient de
partout, le bruit était partout: sur la route de Senlis et sur ses deux
moitiés, sur la route des Étangs et sur celle de Paris. Quand Léonide et
Caroline revenaient à la Table rendre compte de ce qu'elles avaient
entendu, leurs rapports se contredisaient; et, tandis qu'elles
retournaient ensemble pour rectifier leurs indications, les chevaux et
les hommes avaient gagné un quart de lieue. Ces pauvres femmes
déliraient. Léonide avait un aspect d'autant plus singulier d'épouvante,
qu'elle traînait avec elle par la bride son cheval qui caracolait et
tournait aveuglément comme un cheval de meule. Aux derniers moments
d'effroi, lorsque les gendarmes n'étaient plus qu'à la portée du
pistolet, lorsqu'on entendait le reniflement des chevaux, lorsqu'on
voyait luire, dans l'atmosphère de vapeur qu'ils soulèvent l'hiver
autour d'eux, les plaques de cuivre et les poignées de sabre, Léonide se
trouva brisée, sa tête tomba et flotta sur sa poitrine, ses jambes
fléchirent; sa main, déchirée et enflée par la pression de la bride, ne
la tint plus que machinalement. Elle était traînée par son cheval bien
plus qu'elle ne le guidait.

Caroline était debout sur la Table-du-Roi, immobile comme un naufragé
sur l'écueil que va couvrir la marée.

--Ce cheval, madame, ce cheval! donnez-le donc; et vous, monsieur,
montez-le! cria M. Clavier. Prenez ces armes, cette épée, ces pistolets
au poing, mon manteau, ma bourse; et précipitez-vous dans cette allée:
c'est la route du Connétable; on la répare, personne n'y peut passer à
cheval, passez-y! Sauvez-vous!

--Adieu, Édouard! crièrent les deux femmes. Dieu vous sauve!

--Adieu, monsieur! ayez pitié des proscrits! lui cria M. Clavier en
piquant du tronçon de l'épée d'Édouard le ventre du cheval.

Le cheval partit, s'abattit, se releva, s'élança enfin dans l'allée du
Connétable.

Quatre coups de fusil partirent dans la direction de cette allée; les
balles passèrent en sifflant sur la tête des trois personnes restées
dans le carrefour.

Le cheval d'Édouard s'abat encore.

--Mort peut-être!

On ne voit rien, mais on entend de nouveau le galop du cheval et une
voix qui crie: _Vive le roi!_

Trente gendarmes à cheval pénètrent dans le carrefour.

--Où est-il?

--Qui? s'informe froidement M. Clavier.

--Le condamné? le Vendéen?

--Nous ne savons ce que vous voulez dire.

--N'avez-vous pas vu un homme à cheval?

--Pardon, messieurs.

--Il a pris cette allée, n'est-ce pas, celle du Connétable.

--Non, messieurs, il a gagné celle-ci.

--Sur votre honneur.

--Sur mon honneur.

M. Clavier mentait;--il sauvait une vie.



XXI


Le mariage est un sanctuaire antique; la faute en ferme les portes; le
simple soupçon, précurseur de la faute, voile le soleil du tabernacle.
Mots sonores et vides, le pardon et l'oubli sont des dieux domestiques
qui n'existent pas dans le cœur: la faiblesse les a élevés sur un
socle d'argile; mais elle seule les a invoqués, parce qu'elle seule
avait besoin d'y croire. En ménage, celui qui, après une irrégularité
commise, a eu recours à l'oubli, a emprunté usurairement à la conscience
de l'autre. Vient le jour, le moment où tous ces faux répits
s'escomptent, où il faut payer. Les raccommodements, les pardons mutuels
sont dans le mariage autant de semences de discorde répandues. La paix
conclue aujourd'hui est la preuve de la guerre d'hier, la messagère du
combat du lendemain. Il n'est de bien soudés que les corps qui ne
sentent pas leur union; ceux-là résistent. Malheur au toit sous lequel
la vie n'a pas sa monotonie sans fin, où elle ne se mire pas dans une
eau unie; où la douleur et la joie, tissues avec une égale patience,
n'offrent pas une trame simple à la résignation qui la supporte avec
légèreté. Dignité, bonheur facile, au contraire, à ces familles saintes,
inconnues, cachées, dont Dieu seul sait la demeure pour y veiller; dont
les hommes n'ont pas aperçu le seuil pour le salir de leur boue. Quelle
religion intelligente de la condition de l'homme et de ses espérances,
que celle dont le doigt jaloux a séparé une femme entre toutes les
femmes, un homme du milieu de tous les hommes, un champ de la vaste
étendue du monde, un point du ciel du centre de ces univers, pour
consacrer ensuite le pacte de l'amour et de la reproduction, pour
l'enchaîner à la propriété, pour le ratifier plus tard dans le ciel où
tout est éternité et possession. Admirables partages, sublimes
exclusions, qui constituent les races, la patrie et l'avenir.

C'est cet ensemble si simple et si fort qui parle haut à l'oreille de
ceux qui, dans les douleurs du moment, maudissent la captivité du
mariage, pour n'en sortir que comme d'un combat, morts ou meurtriers.
L'infraction à ces lois immuables, quelque petite qu'elle soit, ne se
produit jamais sans atteindre aux grands cercles régulateurs. Jetez une
pierre dans l'Océan; chaque goutte d'eau aura sa vibration: jetez une
erreur dans le monde moral, une faute dans le mariage, l'agitation ira
loin; elle ira en frémissant gagner les bords de la circonférence. Reste
à maudire Dieu et la société: impuissance! Voyez comme le ciel est haut!

Maurice et sa femme éprouvaient, mêlée à des peines considérables, une
tristesse sourde. Quelque complet qu'ils s'efforçassent de se peindre
l'éclaircissement de l'après-midi, celui-là avait gardé la pointe du
doute dans le cœur; celle-ci sentait sa chute et son abaissement sous
sa victoire même. Au milieu de la lutte, sans qu'ils s'en fussent
aperçus, l'anneau conjugal était tombé à terre et s'était faussé: c'est
qu'il n'appartient pas au raisonnement, ce juge partial, de remplacer la
paix et la conscience, cette raison du cœur.

D'ailleurs, un incident, dont diverses particularités se nouaient mal
pour Maurice, le ramenait malgré lui, par des voies souterraines où il
s'enfonçait de plus en plus avec terreur, à ses premières défiances sur
la liaison de Léonide avec Édouard. Pourquoi Édouard, après les
explications qu'il avait eues avec lui, n'avait-il voulu partir que le
lendemain, et n'avait-il pas accepté d'être accompagné de son meilleur,
de son seul ami?

Il eût bien désiré dissiper ces épaisses ténèbres en interrogeant
Léonide; mais il craignit de trouver encore, dans l'embarras de
nouvelles réponses, la confirmation de ses terreurs. Il avait peur de
recommencer une scène où, plus puni que dans la précédente, il resterait
sans excuse en remportant l'affront d'une victoire.

Léonide n'avait plus que ce courage hébété qui s'empare des femmes aux
moments désespérés; moments où elles sont enfin décidées à dépenser de
l'énergie comme pour une bonne cause. Peut-être l'instinct de leur
soumission naturelle les pousse-t-il à tendre la joue, sachant, si elles
sont lâches, qu'un soufflet déshonore sans tuer; ou à livrer leur
poitrine, si elles sont braves, sachant aussi qu'un coup de poignard tue
et ne déshonore pas. Placées entre ces deux alternatives extrêmes de
lâcheté et de courage, au delà desquelles il n'y a plus rien, leur parti
est pris; leur choix est arrêté.

Léonide et Maurice étaient assis auprès du feu qui sifflait et moirait
de ses ondulations leurs pieds alors séparés de toute la longueur du
foyer. Au dehors, les giboulées de mars remuaient et roulaient la forêt
comme un fagot de bois. Tantôt des bouffées de neige blanchissaient la
pelouse, et tantôt des irrigations abondantes effaçaient ce tapis et le
dissipaient en une fumée dont l'odeur froide allait à travers les fentes
des portes glisser le frisson. Triste soirée d'hiver.

On sonna.

--Qui donc ce peut-il être? réfléchit Maurice.

--Mon frère, probablement.

--Il n'est que dix heures; et Victor m'a dit qu'il ne serait pas ici
avant minuit.

On avait ouvert à M. Clavier; il entra dans le salon, laissant après lui
une longue trace d'eau; son chapeau et son manteau bleu étaient
affaissés sous la neige. Il était plus défait que de coutume.

--Vous, chez moi, à cette heure! monsieur Clavier.

--Moi-même, monsieur Maurice.

--Mais vous êtes inondé; approchez-vous du feu, approchez-vous. Si vous
aviez à me parler, que ne me faisiez-vous appeler, monsieur Clavier?

--Je n'ai pas songé à toutes ces précautions.

--Mais comme vous êtes ému!

--Un peu, je l'avoue.

Léonide se leva et sortit; Maurice ne la retint pas.

--Monsieur Édouard de Calvaincourt est en route pour Paris; je ne vous
apprends rien, n'est-ce pas, Maurice?

Maurice faillit être renversé de surprise à ces premières paroles de M.
Clavier.

--Vous connaissez! vous connaissez monsieur Édouard de Calvaincourt?

Il recula sa chaise.

--Depuis hier.

--Et où l'avez-vous connu?

--Au bal de Senlis, et j'ai achevé la connaissance ce soir même dans la
forêt, à la Table-du-Roi.

Si M. Clavier n'eût parlé avec tout son sang-froid ordinaire, Maurice
l'aurait cru fou. Édouard au bal! Un rendez-vous dans la forêt!

--Dans ce moment, continua M. Clavier, il traverse les bois qui sont
entre Chantilly et Paris. S'il est à Paris avant le jour, ainsi que je
l'espère, il aura évité d'être pris par la gendarmerie.

--Mais où donc l'avez-vous quitté, et pourquoi étiez-vous avec lui?

--La circonstance qui nous a mis face à face, lui et moi, dans la forêt,
ne vaudrait guère la peine d'être divulguée si elle n'expliquait ma
présence chez vous à cette heure. Monsieur Édouard et moi avions une
affaire d'honneur à vider. Nous avons été dérangés au milieu de la
partie par des gendarmes qui le poursuivaient.

Un rocher se détacha de la poitrine de Maurice. La dernière obscurité de
la conduite d'Édouard s'évanouissait; Édouard ne s'était obstiné à
retarder son voyage de Paris qu'afin de ne pas manquer à ce duel: cela
devenait évident. Il osa interroger M. Clavier.

--Et pourquoi ce duel?

--Je répondrai à votre question par un reproche, Maurice. Quoi! vous
cachiez ce jeune homme chez vous, vous mesuriez ses pas; il n'avait pas
une pensée qu'il dût naturellement vous taire, et vous ne m'avez pas
averti.

--Le pouvais-je? Ce matin seulement son amour pour mademoiselle de
Meilhan m'a été révélé.

--De qui le tenez-vous, Maurice, cet aveu?

--De lui-même, forcé qu'il était d'éclaircir devant moi le motif qui
s'opposait à ce qu'il partît sur-le-champ de Chantilly, lorsque je
l'exigeais.

--Voilà qui se déroule à merveille, pensa de son côté M. Clavier. La
scène du bal aura été rapportée à Maurice; une explication foudroyante
s'en sera suivie entre lui et sa femme; la conclusion aura été le départ
immédiat de M. de Calvaincourt. Maurice sait tout; mes restrictions
seront comprises.

--Ce jeune homme, poursuivit-il, résume en lui la bravoure et
l'ignominie de sa caste.

--N'êtes-vous pas trop dur pour lui?

L'adoucissement parut étrange à M. Clavier dans la bouche de Maurice.

--Trop dur! quand il a détruit pour jamais le repos de mademoiselle de
Meilhan, le mien. Que va-t-elle devenir, dites?

--Nous étoufferons avec prudence, rassurez-vous, l'éclat de cette
faiblesse; cela n'est ni impossible ni difficile. Personne ne
connaissait ici monsieur Édouard. Par quelle conjecture s'élèverait-on à
la supposition de leur intimité?

Tristement, et en secouant les pans de son manteau, où la neige
commençait à fondre, M. Clavier répondait après une pause:

--Le mal est plus grand que nous ne pensons. Mademoiselle de Meilhan
aime ce jeune homme; elle l'aime beaucoup et de tout l'attachement dont
elle n'a pu se défendre pour un proscrit, beau, d'un rang surtout qui le
rehausse à ses yeux. Il y a un caractère de tristesse incurable dans
l'abattement de son visage, depuis la scène du duel de ce soir...

--On lui a donc imprudemment appris ce duel? coupa d'un mouvement
brusque Maurice.

--Elle s'y trouvait.

Ici la voix de M. Clavier s'éteignit, et, par degré, étouffée par la
douleur, elle ne fut presque plus distincte. La secousse de cette si
fatale journée avait vieilli de dix ans le conventionnel; ses derniers
éclats d'énergie s'étaient consumés dans son entrevue avec Édouard.
Verdi par le froid, fatigué de sa course dans la forêt, anéanti par le
découragement, le corps et l'âme brisés, à peine eut-il la force de
prendre la main de Maurice et de lui exprimer, par une étreinte muette,
le coup dont il était frappé. Des larmes glacées coulaient de ses joues
sur ses vêtements souillés.

--Ceci me tuera, Maurice.

Après bien des minutes écoulées, lorsque le feu pâlissait, lorsque les
lumières ne répandaient presque plus de jour dans l'appartement, Maurice
osa faiblement lui dire:

--Pourquoi ne les marieriez-vous pas?

--Jamais! avec cet homme; jamais!

--Et pourquoi ce refus de fer? Posséderiez-vous sur ce jeune homme la
connaissance de quelques particularités qui justifieraient votre
réprobation? Je dois vous détromper, ou, en toute sincérité, il faut que
vous me communiquiez vos répugnances. Il a un caractère élevé, de la
fortune...

--Il est noble, interrompit sèchement M. Clavier; vous n'avez donc pas
lu mon testament?

--Non! aucun motif ne m'y obligeait.

--Vous y auriez vu, Maurice, que mon dernier soupir est la dernière
expression de ma colère contre la race maudite d'où sort monsieur de
Calvaincourt. Dans ce testament, je me suis dépouillé de tous mes biens
en faveur de mademoiselle de Meilhan; mais, sous peine de se voir
déshéritée par le même acte, je lui ai interdit le mariage avec tout
homme de naissance.

--Revenez, il en est encore temps, revenez, monsieur Clavier, sur cette
détermination de haine. Vous en avez le droit; ayez-en la courageuse
volonté. N'altérez point le cours d'une belle vie par une tache de
fanatisme politique.

--Je ne mentirai point, Maurice, à la plus fidèle énergie dont j'aie
soutenu ma carrière. Ceci n'est point une vengeance, c'est de la
fermeté; ce n'est point une erreur, c'est la conclusion d'une inflexible
direction de pensées. Puisque les hommes n'ont pas osé nous condamner ou
nous absoudre, c'est à nous de nous juger. Revenir sur le passé pour le
détruire, c'est nous annuler; et nos principes ne sont pas de ceux dont
on fait deux parts; l'une consacrée à l'action, l'autre au repentir. Le
régicide qui donne sa fille au noble contracte avec la royauté.

--Oui, mais Caroline n'est pas votre fille, monsieur! et vos maximes ne
l'atteignent pas.

--Elle n'est pas ma fille!--jamais elle ne m'a dit cela. Vous êtes
cruel, Maurice. Elle n'est pas ma fille! et tout ce que Dieu a déposé
d'amour dans mon cœur a été pour elle; et tout ce que j'ai eu
d'espérance sur la terre a été pour elle. Enfant je l'ai bercée; jeune
fille, je lui ai mis des trésors de vertu dans l'âme; femme, je lui
lègue ma fortune, et la pose si haut, qu'elle pourra voir de sa couche
nuptiale plus de châteaux et de terres que ses parents ne lui en ont
laissé. Que fait-on pour ses enfants, que je n'aie fait pour elle? Elle
est ma fille?--Que suis-je donc pour elle?

--Tout, excepté son père. Et le fussiez-vous, la loi brise votre
testament. La loi ne s'associe point à ces restrictions dont vous
accompagnez le legs de mademoiselle de Meilhan. La justice ne ratifie
point les mille bizarreries de la haine. Homme, je vous ai blâmé;
magistrat, je vous condamne. Votre testament est nul.

--Et à qui passeront mes biens, à défaut de l'exécution de mon
testament?

--Qui peut le prévoir? Après d'éternels procès, à l'État peut-être.

--A l'État! répéta sourdement M. Clavier; à l'État!

Le coup l'avait étourdi. L'or, péniblement amassé, de cinquante ans de
vengeance se tournait en feuilles sèches. Peu appris des choses de ce
monde, il n'était que l'homme des révolutions. Son idée fixe avait été
une erreur. Il n'eût pas été plus triste de la mort de Caroline; il eût
été moins triste; n'était-ce pas la perdre doublement que de la voir
devenir le gage fécond d'une race abhorrée?--Le vieux lion baissa la
tête et se tut.

Positif comme un chiffre, et, par caractère comme par état, ne laissant
jamais une conséquence en suspens, Maurice ajouta:

--Vous avez eu peut-être tort, monsieur, de considérer l'exhérédation
qui frapperait mademoiselle de Meilhan, comme l'infaillible moyen de la
ramener à votre volonté. Elle aurait renoncé, soyez-en sûr, à
l'héritage, pour se marier à son gré.

--Vous n'imaginez donc, s'écria M. Clavier, aucun moyen de me tirer de
là?

--Aucun.

--Quoi! céder! mentir, se rétracter, lorsqu'on touche au terme!
Apostasier au tombeau! Avoir vaincu les préjugés et l'opinion, et
s'arrêter et se heurter, et se meurtrir et périr à rencontre d'un fétu
de loi! La révolution ne l'a donc pas vue, cette loi qui réduit la
puissance paternelle à rien?

--C'est une loi de la révolution.

--Stupide! murmura le conventionnel; n'importe, ces propriétés ne seront
pas à lui, non! ni à elle. J'en brûlerai les titres: personne ne les
aura. Au premier passant je lègue tout. Ne me parlez plus de cela.

--Soit, répondit Maurice, je me tais; j'allais cependant tenter de vous
persuader combien monsieur de Calvaincourt eût rendu heureuse
mademoiselle de Meilhan par la loyauté de son caractère et la générosité
de son cœur.

M. Clavier eut peine à réprimer l'expression ironique de son sourire à
cette opinion si bienveillante de Maurice; il ne fut pourtant pas assez
maître de lui-même pour ne pas répliquer:

--Lui! la rendre heureuse! vous croyez... En avez-vous la certitude? la
ferme certitude?

--Mais!... oui... On supposerait que vous avez des raisons meilleures
que les miennes pour ne pas me croire; le connaîtriez-vous mieux que
moi!

Sous le regard fixe de M. Clavier, Maurice était passé, sans le sentir
lui-même, du ton de la conviction à celui de la défiance. De toutes les
clartés sinistres dont il avait été blessé pendant la journée, celle-là
l'offensa le plus. La parole de M. Clavier était aiguë. Maurice avait
rougi de honte.

--Et moi je vous assure du contraire, Maurice; monsieur de Calvaincourt
a des passions plus partagées que ses principes, croyez-le; mais nous
n'avons pas à nous occuper de lui autrement; passons.

Maurice s'arrêta à cette insinuation de M. Clavier; il fut
pétrifié.--Il imagina qu'il était déjà de notoriété que sa femme
l'avait perdu dans l'opinion. La voix publique se trahissait par la
bouche de M. Clavier; et aussitôt la scène du caveau, le départ
d'Édouard, l'entrevue du cabinet, revinrent à son esprit pour
s'expliquer dans le sens de ses premières impressions.

--Oui, répondit-il machinalement, ne nous occupons plus de cet homme.
Enveloppons de silence le malheur qu'il a attiré sur votre maison. Le
bruit ne répare rien. Nous consolerons mademoiselle de Meilhan; son
enfant sera élevé avec mystère, loin d'ici. On en a caché dans des
positions plus difficiles.

M. Clavier se leva tout d'un trait.

--L'un de nous se trompe. De quel enfant parlez-vous?

--De celui que porte mademoiselle de Meilhan, et duquel vous auriez pu
compromettre la vie, par l'effroi causé par votre duel.

--Un enfant! un enfant! Avez-vous toute votre raison, Maurice?

--Et pourquoi donc ce duel, si vous ignoriez l'événement que j'ai l'air
de vous apprendre?

--Oh! je ne l'ai pas tué!--Qui me vengera maintenant? qui me vengera?

M. Clavier et Maurice, par un mouvement spontané, quittèrent leurs
places, laissant dans son coin Léonide qui, rentrée depuis quelques
minutes, semblait écrasée sous les éclats d'une double malédiction. Son
regard jaillissait de dessous ses longues paupières, et plongeait dans
le feu.

Se prenant sous le bras, les deux offensés se promenèrent en silence.

Maurice conduisit M. Clavier près de la fenêtre.

Il se fit longtemps violence, il se combattit avant de s'abandonner à la
complicité qui allait lier sa haine à la haine de M. Clavier, avant de
s'ouvrir au vieillard. La colère, l'indignation, un reste de respect
pour l'opinion publique, fantôme toujours debout devant lui au moment
d'agir; plus impérieux que ce respect, le besoin de se montrer homme
devant un homme, celui de se grandir à la noblesse de mari outragé,
quand un vieillard s'exaltait comme un père pour l'honneur d'une femme
qui n'était pas sa fille, précipitaient, enchaînaient les mots prêts à
sortir de la bouche de Maurice. M. Clavier prêtait une oreille avide.
Quelque violente que fût la résolution de Maurice, il était disposé à la
partager, cela était écrit sur son visage, pourvu qu'elle fût une
vengeance. Il semblait craindre de mourir pendant l'indécision dont il
attendait la fin. Parlez! criaient ses nerfs agités, ses muscles en
contraction, ses genoux tremblants.

--Parlez! mais parlez donc!

--J'ai, à côté, dit enfin Maurice, en désignant son Étude...

--Quoi? à côté?

--Des papiers...

--Eh bien, ces papiers?

--Il m'y a forcé, mon Dieu!

--Oui! il vous a insulté comme moi, dit amèrement le vieillard; c'est
connu. Mais ces papiers? ces papiers?...

--C'est connu, dites-vous!

--Je ne prétends pas cela; mais achevez, ces papiers contiennent... Que
contiennent-ils?

--Un plan complet pour attaquer, ruiner, exterminer la Vendée et tous
ses habitants en un mois.

--Et M. de Calvaincourt ira en Vendée, Maurice?

--Oui! oui! et tout ce qu'il possède est là.

--Ah! s'écria le vieillard, pourpre d'une affreuse joie, continuez.

--Je sais qu'il est à la tête de cette conspiration, qui éclatera tel
jour, tel endroit, telle heure. L'heure, le jour, l'endroit, tout est
dans ce plan de campagne. C'est un plan de campagne. Comment l'ai-je eu?
qu'importe? Je l'ai. Voulez-vous le voir? Tous seront traqués, tous
seront tués; on les prendra au piége qu'ils tendent. Il faut qu'ils s'y
prennent, qu'ils meurent baignés dans leur sang, étouffés sous leurs
chaumières et leurs châteaux en feu.

--Il mourra, ajouta M. Clavier, et lui avec les autres, avec ses frères.
La fatalité me jette encore sous les pieds cette poignée de serpents mal
écrasés par nous autrefois, dans leurs marais. Je croirais en Dieu,
Maurice, rien qu'à de tels signes de prédestination. Qu'allons-nous
faire maintenant?

--Je cours chercher ces papiers.--Je vous les remets.

--Oui!

--Vous partirez demain pour Paris.

--Oui!

--Arrivé à Paris, vous irez, sans délai, les porter au ministre de la
guerre, qui fera le reste.

--Allez! Maurice, et que je parte sur-le-champ!

--Ils ne sont plus ici ces papiers, monsieur, dit Léonide, qui, sans
bruit, était venue se placer derrière son mari pour entendre sa
conversation avec M. Clavier.

Les deux hommes furent épouvantés.

--Qui les a donc volés, madame?

--Moi!

--Et qu'en avez-vous fait, madame? Parlez!

--Je les ai remis à celui dont ils pouvaient causer la ruine et la mort.

--A cet infâme Calvaincourt! madame, vous avez commis là une action
odieuse. C'est une trahison domestique, c'est plus: vous avez lâchement
prostitué à une satisfaction personnelle des papiers, et vous le saviez,
qui auraient sauvé l'État. Vous avez, pour un caprice, avili, mis plus
bas que la boue, la confiance dont la société me croit digne. Dès ce
moment, je me considère comme cloué au poteau où l'on attache ceux qui
vendent les secrets d'autrui pour en avoir les profits défendus. Le
criminel n'est pas vous, ce sera moi! le notaire de Chantilly!

D'un accent glacé et avec l'assurance d'une femme qui ne craint plus de
se dévoiler, même devant un témoin,--car M. Clavier avait apporté peu de
ménagements à faire comprendre qu'il savait tout,--Léonide, par un
miracle de mémoire dont la colère n'eût pas été capable, répéta mot pour
mot les paroles de son mari, qui, ainsi que M. Clavier, fut terrassé par
cette foudroyante répétition.

--Monsieur, vous alliez commettre là une action odieuse. C'est une
trahison domestique; c'est plus, vous projetiez lâchement de prostituer
à une satisfaction personnelle, des papiers, et vous le saviez, qui
auraient sauvé l'État. Vous vouliez, pour un caprice, avilir, mettre
plus bas que la boue, la confiance dont la société vous croit digne. Dès
ce moment, je vous considérais déjà comme cloué au poteau où l'on
attache ceux qui vendent les secrets d'autrui pour en avoir les profits
défendus. La criminelle n'est pas moi, vous l'avez dit; le criminel
c'est vous, le notaire de Chantilly!

Léonide se retira à pas lents.

Jamais hommes ne furent plus profondément percés de leurs propres armes
que M. Clavier et Maurice.

--Adieu! dit M. Clavier en partant, adieu! Vous avez là une femme!...

--Et un état!... répéta Maurice une fois seul; un état!...



XXII


Maurice n'était plus cet homme flottant entre mille opinions sur la
moralité de sa femme, et se rattachant toujours, par pureté de
caractère, à la plus consolante, au risque de s'arrêter à la plus
faible. M. Clavier lui avait soufflé une irrévocable conviction,
quoiqu'il n'eût pas ouvertement parlé. Depuis ces insinuations
involontaires entre sa femme et Édouard, en récapitulant au fond de sa
mémoire les raisons qu'il avait seul à seul débattues auparavant pour
douter de tout ce qui s'était passé, il éprouvait que ces mêmes raisons
lui suffisaient à l'heure présente pour croire résolûment à la faute de
Léonide. Sa certitude ne l'enorgueillissait pas. On a remarqué par quels
efforts sur lui-même, emporté hors de sa clémence, il avait enfin obéi à
la dignité de sa position outragée, en s'associant pour moitié à la
vengeance de M. Clavier. Mais l'effort avait été accompli; il en avait
fini avec les atermoiements de sa faiblesse. De sa part le simple
soupçon n'eût été désormais qu'une lâcheté. Il lui fallait recourir à
une détermination qui, sans appeler le scandale du dehors, le protégeât
contre la honte assez répandue dont se couvrent beaucoup de gens qui,
après être parvenus à la connaissance d'une vérité déshonorante, se
résignent, s'habituent à vivre avec elle. Malheureusement Maurice
n'atteignait point à la fermeté dont sa délicatesse le rendait capable,
sans se ressouvenir qu'il avait disposé des trois cent mille francs
déposés chez lui par Édouard. En vain se persuadait-il qu'il n'avait
fait usage de cette somme que dans un moment où tout soupçon sur M. de
Calvaincourt s'était évanoui; sa conscience blessée regrettait amèrement
la nécessité pour lui d'être reconnaissant envers l'homme qui aurait
introduit l'adultère dans son ménage. Cet homme était toujours en droit
de considérer l'emploi illicite de son argent comme une compensation à
la souillure qu'il avait commise. A défaut de sa part d'un aussi odieux
raisonnement, le monde s'il était jamais instruit de leurs rapports,--et
ne finit-il pas par tout savoir?--s'obstinerait à voir un marché en
règle dans le trafic de ce dépôt. Alors Maurice frémissait jusqu'à la
moelle des os; il se livrait aux blasphèmes les plus durs contre la
Providence qui ne lui avait découvert l'abîme que lorsqu'il n'était
plus temps de l'éviter; car Victor avait assurément déjà ménagé une
destination aux cent mille écus d'Édouard; ils étaient déjà lancés sur
la haute mer où voguent à pleines voiles les vaisseaux de la fortune.
Oh! si Maurice eût pu les retirer, ces trois cent mille francs, fût-ce
du fond d'un volcan, fût-ce au prix de dix ans de sa vie; s'il eût pu
les sentir sous sa main pour courir les enfermer à triple clef, il eût
été soulagé de la plus douloureuse partie de ses maux présents. Il eût
alors dominé l'injure domestique qui l'atteignait; il se fût soumis avec
fierté à la puissance aveugle de la fatalité. Mais le mal était sans
doute accompli. Chaque minute rapprochait Victor de Chantilly; il devait
être rendu à minuit, et il était deux heures.

Sous le long joug de ses pensées qui se livraient bataille dans sa tête,
Maurice brûlait sur son siége. Il allait à la croisée pour écouter, dans
les intervalles de l'orage, s'il n'entendait pas venir le cabriolet de
son beau-frère. Le feu de la cheminée était presque éteint; de loin en
loin le vent passait sur les lampes et en couchait les clartés
mourantes. Il s'accouda sur le marbre de la cheminée, et sa figure pâle,
et ses yeux caves, et son front dont les pensées décourageantes
semblaient aussi se réfléchir, se reproduisaient dans la glace placée
devant lui.

--Que dira-t-on? que j'étais ruiné, que j'avais joué à la Bourse, et que
mon inconduite m'avait mené là, à recevoir de l'argent de l'amant de ma
femme? On dira tout cela.

Maurice avait posé le doigt sur son front avec une effrayante énergie.

--Non! cela ne se peut, cela ne se doit pas. Qu'on meure quand on est
seul, c'est permis; on ne laisse derrière soi que des moralistes bavards
dont le métier est d'arranger, d'après quelques philosophes qui se sont
empoisonnés, deux ou trois phrases ronflantes contre le suicide; mais se
tuer pour ne pas faire banqueroute, c'est un vol de grand chemin; c'est
un choix avantageux entre le procureur du roi et un pistolet; c'est la
détermination d'un bandit: il n'y a là ni philosophie ni athéisme. Et je
suis, moi, dans une alternative encore plus poignante que le débiteur
fripon qui trompe le garde du commerce, et la contrainte par corps, au
moyen de deux gros d'arsenic. Ma mémoire et mon cœur sont le
sanctuaire de cent familles qui n'ont vécu, qui n'existent que par moi;
leurs confidences de toutes les heures m'ont uni comme par le sang, aux
pères, aux enfants, aux petits-enfants, aux maîtres, aux serviteurs, à
tous. Moi mort, où vont-ils? La Justice arrive, fouille, déchire,
éparpille, lit, confond mes notes, mes dépôts, mes papiers; des
révélations sacrées deviennent des propos de journaux. Que de larmes
délayées dans le sang!

C'est pourtant,--je n'y avais jamais sérieusement songé,--une mission de
martyr que celle de répondre corps pour corps, faibles comme nous le
sommes, de tant de gens qui ont peur eux-mêmes de leur fragilité.
Économes, ils nous supposent plus économes qu'eux; honnêtes, ils s'en
remettent aveuglément à notre honnêteté; intelligents, ils ne se
dirigent que d'après nos lumières. Nous sommes donc meilleures que tout
ce monde-là? qui l'a dit? qui le prouve? qui le veut ainsi? Oh! c'est
une tyrannie d'une nouvelle espèce, celle de nous croire si
infaillibles, que nous ne pouvons presque manquer de succomber.

Il est donc vrai alors, pensa Maurice avec une lucidité que les
circonstances ne lui avaient jamais donné lieu d'exercer, que nous
sommes épiés dans nos moindres actions par ceux dont nous sommes chargés
de mener la vie et la fortune. Oui, on calcule nos dépenses, on pèse nos
paroles, on suit nos traces. Malheur au sou prodigué en public, c'est un
vol; c'est une trahison; malheur à la démarche faite dans l'ombre, c'est
une subornation!

Qu'avons-nous pour nous payer de tout cela? quelle récompense?

--Holà! hé! Personne ne viendra donc m'ouvrir? voilà six fois que je
sonne. Il est bien agréable d'attendre ainsi au vent et à la neige!

Maurice appela pour qu'on allât recevoir Victor.

--Percé jusqu'aux os! mon cher; la route est un vrai torrent. Je croyais
ne jamais arriver au Mesnil-Aubry; les chevaux ont refusé: j'ai été
obligé de prendre un supplément à la poste; mais enfin me voici! Il
paraît que tu dormais comme le reste de la maison. Ni feu ni lumières
ici, mais je gèle moi!--Voyons! du bois! Joseph, mettez de l'huile dans
ces lampes.

--Je dormais, en effet, répondit Maurice; le froid m'a gagné, le sommeil
m'a surpris. Veux-tu prendre un bouillon?

--Rien, assieds-toi là; l'affaire est terminée.

--Tu as donc disposé des trois cent mille francs?

--Et quoi donc? les aurais-je joués à la roulette? Tu as l'air tout
étonné!

--Moi! non, je trouve seulement que tu es allé très-vite...

--Trop vite?

--Je dis très-vite.

--Comment l'entends-tu? N'étions-nous pas d'accord que je me hâterais
d'acheter les dix maisons de La Chapelle, afin d'être possesseur du côté
entier de la rue par où doit passer le chemin de fer de Saint-Denis?

--J'en conviens, Victor; mais j'étais loin de croire que tu terminerais
avec tant de promptitude.

--J'avoue, Maurice, que j'ai déployé quelque activité à traiter avec les
propriétaires, gens tenus de plus en plus sur leurs gardes par nos
achats précipités; ladres tentés, à mesure que nous devenions plus forts
acquéreurs, d'élever leurs chenils à des prix fous. Ils s'imaginent tous
qu'il y a des trésors enfouis dans leurs caves, dès qu'on entre en
marché avec eux. La joie de vendre leurs maisons trois fois leur valeur
les pousse, en même temps que le regret de ne pas en tirer un meilleur
parti les retient; ils se font courtiser, les misérables, autant que
s'ils nous les cédaient pour rien.--Combien de millions espérez-vous
gagner avec nos maisons? disent-ils en vous regardant jusqu'au fond des
yeux.--Eh! eh! vous ruminez sans doute quelque projet d'or, monsieur?
associez-nous: nous n'en dirons rien.--C'est un si beau quartier que le
nôtre; c'est un véritable Paris.--Le roi aurait-il l'intention d'y venir
demeurer? s'informent-ils sérieusement. C'est que nos maisons
décupleraient de valeur; dame! vous vendre nos maisons, ce serait pour
nous un marché de dupe. Si l'on rit en soi de leur extravagance, on les
rend encore plus défiants, ils résistent. Si l'on garde le sérieux, ils
se confirment pareillement dans la supposition qu'on les trompe. Quelque
visage enfin que l'on emprunte, ils découvrent toujours dans vos
discours des raisons pour estimer qu'on veut les voler. Ma foi! tu as
raison, au fond, Maurice, d'être surpris de mon habileté de m'être rendu
favorables ces corsaires-là.

--Ainsi, Victor, toutes les maisons de La Chapelle nous appartiennent?

--Toutes, comme au roi de France.

--Il ne reste donc maintenant que la réalisation du projet?

--Rien que cela. J'ai vu à ce sujet notre protecteur; il m'a assuré que
le chemin de fer nous serait adjugé dans moins d'un mois. Terre!
Maurice, nous touchons au port.

--Il n'y a plus d'obstacle, pense-t-il?

--Aucun, Maurice.

--Est-ce un homme solide? S'il traitait sous main avec quelque autre qui
l'avantagerait plus que nous? J'ai parfois des ombrages.

--Folie! j'ai prévu tout, en lui promettant un prix inaccessible aux
séductions.

--S'il perdait son emploi?

--Supposition monstrueuse! Ces gens-là ne se compromettent jamais.

--Si...

--Si! si! si le gouvernement était renversé, n'est-ce pas? comptes-tu
beaucoup d'affaires manquées par la chute d'un trône? c'est placer un
peu haut son désespoir; mais je ne t'ai jamais vu si timoré, Maurice...

--C'est que, Victor, je n'ai jamais aventuré si témérairement la fortune
d'un de mes clients.

--Tu lui escompteras l'intérêt de son argent. Est-ce que cela n'est pas
établi de toute éternité? Les clients ignorent-ils que tu roules sur
leurs fonds? N'est-ce pas la vie de l'argent, la circulation? Qui
saurait mauvais gré d'imprimer à l'argent son mouvement naturel, sans
compromettre les droits de personne?

--Sans doute, mais sans compromettre personne.

--Qui dit le contraire? N'es-tu pas toujours prêt à restitution, à toute
heure? T'en vas-tu aux Indes avec leurs dépôts, leurs fonds?
dilapides-tu pour ton plaisir? Quelle compensation aurais-tu aux soucis
de la responsabilité, si tu n'avais aucun des bénéfices de ta charge?
Tes clients! Tranquilles par toi, sois riche par eux: c'est le moins.
Qui est-ce qui en souffrira? N'es-tu pas jaloux, d'ailleurs, puisque
cette solidarité te pèse, de la secouer au plus vite? Connais-tu, pour
te créer en peu de temps une fortune indépendante, un moyen meilleur que
celui que nous employons? On n'a pas deux fois dans sa vie, surtout avec
ton caractère, Maurice, l'occasion de s'enrichir. Profite! Crois-tu que
je te compromettrais jamais? Ma réputation m'est chère aussi; et, je
l'avoue, j'aspire, sans mauvaise renommée, à m'associer à toute la
prospérité dont tu es digne: je prends exemple sur toi; ta femme est ma
sœur. Maurice baissa la tête.

Je voudrais même, s'il était possible, me régler de plus près sur ta
conduite.

Bonne ou mauvaise, Maurice, il faut une fin à la jeunesse; le célibat
ne vaut rien pour s'établir. On se méfie des hommes qui n'ont aucune
racine dans le sol. Juges-en; sans toi je n'aurais pas un liard de
crédit; et si tu n'étais pas marié, tu serais exactement dans la même
position que moi. Le mariage est un excellent endosseur.

--Tu penses donc te marier? interrompit Maurice avec ironie.

--Oui; pourquoi non?

--Et tu me consultes?

--Mais oui... tu as l'air de trouver cela bien étrange?

--Au contraire!

Ce mot fut dit par Maurice si péniblement, que Victor y sonda l'aveu
d'une douleur conjugale, dont il ne pouvait décemment, frère de la femme
de Maurice, demander la cause.

Sans trop peser sur la remarque, Victor reprit:

--Je comprends avant d'entrer en ménage les chagrins domestiques comme
un autre; les ennuis de l'habitude, les caprices d'une femme; les fautes
même où elle tombe quelquefois...

--Victor! ma femme pourrait entendre..... Il n'y a pas longtemps qu'elle
est rentrée dans son appartement.

Les deux beaux-frères se turent.

Après une pause:

--Mais c'est de toi qu'il s'agit. En quoi crois-tu utile de me
consulter, Victor, sur une matière où je n'ai pas plus de lumières à
t'offrir que beaucoup d'autres?

--Je ne suis pas doué, Maurice, d'une organisation assez complète, pour
attendre le mariage comme la conclusion d'une passion impérieuse; et, à
mon sens, quand on ne se marie pas par amour, il est de raison de ne
s'engager qu'à la condition d'être heureux sous d'autres bénéfices.

--Tu rêves, reprit Maurice, un mariage d'argent?

--Un bon mariage.

--Ce sont deux choses.

--Passons sur les subtilités, Maurice, aide-moi.

--Comment t'aider?

--Tu es tout-puissant sur une famille de Chantilly. J'ai distingué, dans
cette famille, une jeune fille douce, simple, et j'oserai dire,
très-riche,--du moins c'est le bruit général. J'ajouterai, pour que mes
prétentions ne te surprennent pas si fort, que ta femme m'a
encouragé,--car c'est du ressort des femmes, le mariage,--à persister
dans mes espérances. Ma sœur a même, je crois, mis la jeune personne
dans la confidence. Ce qui me reste à obtenir, ce qu'il t'est facile de
m'assurer par ta bonne intervention, c'est le consentement de M.
Clavier, dont tu guides la volonté en toutes choses.

--Il s'agit donc de mademoiselle de Meilhan, Victor! de Caroline?

--D'elle-même, cela t'étonne encore?

--Beaucoup. Renonce à ce projet, tu n'as rien à espérer.

Et ma femme! ma femme, pensa-t-il, qui conduisait cette intrigue! marier
sa rivale à Victor, pour se débarrasser de sa rivale! Marier Caroline à
Victor, pour acheter la complicité de son silence! Le frère saurait-il
tout?

Maurice regarda son beau-frère, qui, s'apercevant du trouble que causait
sa demande, tenta de frapper à côté de la question pour l'éclaircir sans
l'irriter.

--Après tout, Maurice, je me suis trop flatté peut-être. Il n'est pas
impossible que la fortune de mademoiselle de Meilhan soit au-dessous des
exagérations accoutumées de l'opinion; peut-être aussi ne m'a-t-elle pas
attendu pour disposer de sa main; peut-être...

--Aucune de tes conjectures, Victor, n'est, je présume, réellement
fondée; il est mal de les multiplier sans nécessité.

--Soit, Maurice, permets-moi seulement de m'ouvrir en ton nom à M.
Clavier; quel danger y vois-tu?

--Un très-grand danger. Il attribuerait à mes conseils, à mes
indiscrétions sur sa fortune, ta démarche auprès de lui, pour solliciter
la main de mademoiselle de Meilhan.

--Il m'avoue donc malgré lui qu'elle est riche, pensa Victor; le reste
arrivera.

--Mais cependant, Maurice, s'il faut qu'elle se marie, il est de rigueur
que celui qui la désirera pour femme s'adresse à M. Clavier.

--J'en conviens, mais je n'y serai pour rien.

--Préférerais-tu que je m'autorisasse du nom de Léonide?...

Voici le piége, réfléchit tristement Maurice. Il va me battre avec les
armes de tantôt. Ma femme est encore évoquée. Il se sent sûr de me
vaincre par la menace de ma femme, l'âme de cette conjuration.
Décidément, je suis la victime d'une trahison domestique tramée dans
l'ombre depuis longtemps autour de moi. Édouard, ma femme et Victor
tenaient le filet où je suis pris.

--Léonide ne vaut rien pour une telle recommandation, Victor. M. Clavier
n'aime pas l'embarras des femmes en affaires. Soutenue par la mienne, ta
cause serait complètement perdue, comme elle l'est d'ailleurs dans tous
les cas; ainsi, renonce à te servir de Léonide. Si tu tentais de
l'employer, je m'y opposerais de toutes mes forces; je suis franc,
Victor.

--Je te remercie, Maurice, de ta sincérité, quoique bien dure pour moi,
pour un ami qui n'a réclamé que les moindres profits dans des relations
où tu n'as pas jusqu'ici, que je sache, mal engagé ni ton temps ni ta
fortune; sincérité bien dure pour un frère qui admet cependant, sans se
plaindre, ton refus de le servir dans l'acte le plus important de sa
vie; mais qui ne comprend pas, je l'avoue, ton obstination à lui taire
quelques paroles d'éclaircissements. En un mot, Maurice, si tu as assez
fait pour soutenir jusqu'au bout ta ferme résolution à ne point m'aider,
il te reste à m'expliquer, ne fût-ce que par convenance, les motifs de
ce déni d'amitié.

--Toujours des gens qui me versent leurs secrets et toujours des gens
qui m'assiégent pour me les voler. Ceci me lasse, ruine ma vie où tout
le monde prend, excepté moi. Victor, tu me reproches d'être sourd à
l'amitié parce que je n'ai pas le droit de t'imposer comme mari à
mademoiselle de Meilhan; tu me rappelles ce que tu as sacrifié pour
m'élever à ma position actuelle; eh bien, crois-moi, s'il était en ton
pouvoir de me faire redescendre tout le chemin que j'ai gravi avec toi,
pour me reléguer de nouveau dans ce coin d'obscurité, d'oubli, de
médiocrité, où je végétais quand je te connus, sois-en sûr, je te
devrais encore plus de reconnaissance pour cela que pour tout ce que tu
as fait d'utile à ma fortune. Je me le répétais ce soir encore; je ne
suis pas assez fort pour le titre de notaire dont le poids m'écrase; je
péris sous lui. Que de terreurs autour de moi! veiller, garder, sceller,
être le prêtre, le coffre de fer, la langue du muet, l'esprit divin du
conciliateur, l'ami, le parent, la sentinelle du monde, et n'avoir
devant soi aucune puissance modératrice, si ce n'est, entre mille moyens
de l'éluder, une ombre de justice, qui ne nous effraye jamais. Royauté
dangereuse, meurtrière, que la mienne! Qui m'en débarrassera? Ceci est
une réponse à tes reproches de m'avoir fait ce que je suis. Sois
raisonnable, Victor, ne me parle plus de ce projet de mariage.

--Je t'aurai fait riche malgré toi, Maurice; c'est un crime dont
quelques-uns m'absoudront peut-être; je désire que tu trouves des
appréciateurs aussi indulgents de ta conduite à mon égard.

--Mais, malheureux, s'écria Maurice dont les accès de colère, plus
fréquents depuis qu'on avait aigri son caractère, compromettaient
toujours l'impénétrabilité, et Victor le savait bien, mais, malheureux,
es-tu un enfant pour me forcer à dire, pour que tu ne sentes pas qu'il y
a entre Caroline de Meilhan et toi, Victor, des obstacles
insurmontables, d'airain?

--Bah! le vieux M. Clavier, dans son puritanisme républicain, n'excepte
guère, entre tous ceux qui peuvent aspirer à mademoiselle Caroline, que
les gentilshommes; et je ne suis pas gentilhomme, Dieu merci!

--Qui t'a dit ça? interrompit Maurice avec épouvante. On a donc lu... ce
serait un crime abominable!

Maurice porta précipitamment la main à la poche où il cachait la clef de
son secrétaire.

--Je n'ai rien lu, Maurice, calme-toi; quelles idées as-tu? Mademoiselle
de Meilhan m'a appris..... car je la vois, je lui parle, je lui écris
depuis quelques mois. Le service que je te demandais n'était qu'une
démarche de convenance à faire auprès de M. Clavier..... je t'aurais mis
d'abord au courant de mes relations avec mademoiselle Caroline, si je
n'avais été intimidé par ton air fâché, quand, sur mes paroles mal
comprises, tu as imaginé, et rien n'est plus faux, que Léonide m'avait
ménagé des intimités.

--Et mademoiselle de Meilhan t'aime! toi! tu en es sûr, Victor, bien
sûr?

Maurice, en interrogeant son beau-frère, n'avait plus une figure de ce
monde.

--Être aimé est un avantage, Maurice, je te le répète, qu'on avait
quelquefois le tort de ne pas sentir. Si je l'ai obtenu, je n'en suis
fier que pour te convaincre de ce qu'il y avait de naturel dans mes
prétentions, si monstrueuses à t'entendre.

Indigné des paroles de Victor, Maurice, poussé à bout, s'écria:

--Mais sais-tu bien?... Qu'allais-je dire? Et si c'était lui?..... après
tout..... Mais Édouard pourtant qui m'a révélé l'état de Caroline?....
Les aurait-elle écoutés tous les deux? Il paraît que le monde est ainsi
fait, mon Dieu!

Sur l'exclamation délirante de Maurice, Victor avait pénétré comme par
une brèche dans un amas de ténèbres. Toutes les réticences de son
beau-frère, rapprochées avec une lucidité diabolique, commentées,
forcées, éclaircies l'une par l'autre, lui avaient donné le vrai sens de
la pensée que Maurice tenait à cacher le plus soigneusement.

--Écoute, Maurice, lui dit-il en se jetant sur sa pensée comme un tigre
sur un enfant endormi, écoute, nous sommes encore assez jeunes tous deux
pour nous comprendre et pour nous excuser. Mademoiselle de Meilhan ne
s'appartient plus.

--Je ne pensais pas que ce fût là ton secret, Victor, le tien propre.

Sans afficher la moindre émotion, Victor répondit avec un indéfinissable
son de voix:--C'est mon secret!

Qui sait quelle blessure intérieure se fit ce jeune homme en avançant ce
mensonge.

Il sourit ensuite avec fatuité.

Et que de choses passèrent à travers l'imagination de Maurice en un
instant!

M. Clavier n'a donc plus à récriminer contre Édouard; à défaut, il
rabattra la moitié de sa colère sur Victor; mademoiselle de Meilhan a eu
deux amants: Édouard et Victor. Quel est le père de l'enfant qu'elle
porte? Il se noie dans cette bourbe.--Enfin Maurice s'arrête à cette
conclusion, qu'il vaut mieux, dans le doute, que Victor soit le mari de
mademoiselle de Meilhan qu'Édouard, par la raison que M. Clavier
consentira plutôt à accepter l'un que l'autre; à tout prendre,
mademoiselle de Meilhan aura un parti; et son beau-frère parviendra à la
plus haute réalisation de ses vœux d'ambition. A quoi bon dire à
Victor dans un pareil moment: Édouard est aussi l'amant de mademoiselle
Caroline, et il m'a fait la même confession que toi.

--Tu seras présenté par moi à monsieur Clavier, puisqu'il en est ainsi,
Victor, lui dit Maurice, excédé par les surprises dont il avait été si
rudement heurté, et sans respirer un instant, depuis son entrevue avec
le conventionnel.

--A la bonne heure, Maurice! Dieu soit loué! j'ai enfin retrouvé un
frère en toi! Tu seras de la prochaine noce, j'espère bien.

--Je le pense.

--Et le parrain de l'enfant. Vois! tu seras mon associé, mon beau-frère,
mon témoin, mon ami et mon compère.

Sur ce mot de compère, Maurice chercha si ce n'était pas une raillerie
que Victor lui envoyait au visage.

Victor ne raillait pas le moins du monde, sa joie était sérieuse.

Il fut cependant impossible à Maurice de s'associer avec une effusion
sincère au contentement de Victor, quand celui-ci lui exprima sa
satisfaction dans tous ses détails domestiques et champêtres. Il
habiterait Paris, mais il aurait sa maison de campagne à Chantilly.
Caroline de Meilhan, sa femme, deviendrait la sœur d'adoption de
Léonide. On coulerait d'heureux jours. Tout cela valait bien quelques
orages à traverser. On ne pêche pas les perles sans se mouiller, dit
Victor en prenant un flambeau pour se retirer. Adieu, Maurice; est-ce
que tu ne vas pas te coucher aussi?

--Dans un instant; je te suis.

Maurice consuma une partie de la nuit à écrire à Jules Lefort.

Vers l'aube, il s'endormit sur sa chaise.

C'était la première fois depuis son mariage qu'il passait la nuit hors
de l'appartement de Léonide.

Quand il s'éveilla, il avait la poitrine inondée de larmes.

Il avait pleuré en dormant.



XXIII


Deux mois s'étaient écoulés depuis la crise qui avait agité si
profondément deux familles. Chantilly commençait à se parfumer de
l'odeur végétale des bois en floraison. Mars répandait ses belles
matinées. Entre les troncs d'arbres, le jet des jeunes pousses était
déjà assez fourni pour adoucir la nudité des branches dépouillées par
l'hiver; et sur l'amas des feuilles jaunes de l'arrière-saison courait
l'ombre claire des feuilles nouvellement venues. Sous les eaux moins
pesantes, moins vaseuses des étangs, les poissons, revêtus de leurs
écailles neuves, renvoyaient au soleil les reflets qu'ils lui
empruntaient; dans l'air, une élasticité pleine de mollesse se faisait
sentir.

On a déjà tenté de fixer, au début de cette histoire, la disposition
particulière des maisons de Chantilly; celle de M. Clavier ne s'était
plus que très-rarement ouverte depuis deux mois, depuis la fatale nuit
d'explication chez Maurice. Derrière les grilles vertes du jardin, des
volets avaient été glissés, afin d'empêcher les passants de pénétrer par
leurs regards dans l'intérieur du logis, si visible autrefois aux oisifs
dont Chantilly abonde. Si d'assez osés collaient un œil furtif aux
fentes survenues aux volets par la sécheresse du bois, ceux-là n'étaient
guère récompensés de leurs peines. Déjà, sous la puissante action du
printemps, des arbustes non émondés jetaient leurs baguettes au hasard,
échappant aux formes gracieuses auxquelles plusieurs années de soins et
de culture les avaient soumis; beaucoup de pots de fleurs, chassés par
les derniers vents de l'automne, gisaient dans les allées où ils avaient
roulé avec leurs géraniums. De petits oiseaux chantaient sur leurs
ruines. Déteint sous la pluie, l'arrosoir se balançait à une branche
morte; des touffes d'herbe cachaient les dents du râteau comme pour
l'insulter. On ne distinguait plus, tracés avec une grâce inspirée par
le superbe voisinage du château, les dessins si variés des parterres, si
corrects et si beaux à la fois; le régulier jardin de M. Clavier, le
joli jardin de Caroline, n'offraient plus que l'aspect d'un cimetière.
Au milieu de cette désolation, la serre-chaude seule s'était maintenue
avec avantage, malgré d'énormes filets de gramen qui en fouettaient les
carreaux; à travers leur transparence, de jour en jour plus contestable,
on apercevait quelque vigueur de verdure. Entre les dalles du perron
intérieur, soulevées par des efflorescences de mousse, et les portes
d'entrée, de petites fleurs bleues et jaunes avaient poussé à plaisir en
si grande abondance, que, pour ouvrir ces portes, l'office du jardinier
eût été aussi nécessaire que celui du serrurier. Ce qu'il y avait de
triste encore, c'était l'absence de l'écriteau de location, certificat
de négligence qui explique à la rigueur le délaissement momentané d'une
propriété. La maison n'était pas à louer. Un sillon de rouille avait
coulé le long du mur auquel était fixé le fil de fer de la sonnette.

M. Clavier était malade; il gardait le lit depuis deux mois. Il ne se
levait que pour écrire des lettres et en si grand nombre que la fatigue
était excessive pour lui, dont la main tremblait à la moindre émotion;
sa correspondance paraissait lui en causer beaucoup.

A chaque réponse qu'il recevait, il priait Caroline, elle autrefois sa
lectrice chérie, de le laisser seul. Caroline pleurait et se retirait. A
peine était-elle partie, qu'elle entendait s'ouvrir, et au bout de
quelques minutes se fermer le coffre-fort de M. Clavier. Si la douce
enfant n'était pas tyrannisée, elle n'était plus aimée avec la même
tendresse. Le père était encore là avec ses regards attentifs, sa
sollicitude silencieuse, mais l'ami avait disparu. Il embrassait
Caroline de loin en loin, mais au front et plus sur les joues, quelque
effort qu'elle fît pour se glisser à cette faveur. La disgrâce de toute
lecture s'était étendue aux journaux, qui n'étaient plus même dépouillés
de leurs bandes.

Tranquille sur le sort de ses affaires d'intérêt réglées dans le cabinet
de Maurice, indifférent sur sa santé, M. Clavier se renfermait dans ses
souvenirs et en abaissait ensuite le couvercle. Il vivait en lui, au
fond de ses vieilles convictions, sous la voûte haute et noire de sa
vie, rattachant à sa fatalité d'homme politique, avec une obstination
que les événements avaient pris à tâche de justifier, les derniers
malheurs dont il avait été frappé dans son enfant d'adoption, Caroline
de Meilhan. Le serpent de l'aristocratie, mal tué, s'était retourné et
l'avait piqué. Il mourait de la blessure, et il mourait sans vengeance;
sans vengeance! après avoir si bien calculé la sienne! Caroline avait
déjà retrempé sa race; et, sans un double meurtre, il n'était plus
permis à l'éternel destructeur de cette race de l'éteindre. A cette
pensée, M. Clavier se raidissait, il se dressait sur son lit de malade;
furieux, agité, pâle, il se soulevait de toute la force de ses poings
nerveux, et il semblait apostropher face à face, comme à la tribune de
la Convention, un adversaire invisible. Son doigt fiévreux le désignait,
le marquait au front, l'écartait, le découvrait dans quelque coin, et de
là le ramenait à ses pieds. Ses cris plaintifs l'interrogeaient alors
comme si, pour s'en faire entendre, il eût fallu pousser la voix
jusqu'au fond d'un abîme ouvert à ses côtés. Il s'épuisait tellement,
que sa tête, pesante de colère, retombait sur son oreiller. Il restait
dans cet état jusqu'à ce que Caroline vînt doucement le relever et lui
rendre quelque calme à force d'air et de précaution.

--Caroline, dit-il un jour au sortir d'une semblable agitation, vous
ferez venir le jardinier, demain si c'est possible; il tracera mes buis,
il taillera ma vigne à l'italienne. Je vous charge de lui commander tout
ce que vous jugerez nécessaire aux réparations du jardin.

A la première parole prononcée par M. Clavier, Caroline croyait avoir
regagné l'amitié du vieillard. Des larmes lui voilèrent les yeux; c'est
bien ainsi qu'il en usait autrefois avec elle, sans prière, sans
autorité, adoucissant sa voix. Caroline se rapprocha davantage du lit
afin de ne pas voir tarir à sa source ce premier épanchement
d'indulgence dont elle était altérée. Quelle joie pour elle s'il lui eût
même fait des reproches! elle savait que le pardon les suivrait. Il en
avait toujours été ainsi autrefois. Sa triste et jolie tête penchée sur
celle de M. Clavier, elle attendit qu'il parlât encore.

--J'ai jugé aussi que vous deviez reprendre la direction de la maison.
Il est mal qu'elle soit négligée plus longtemps; très-mal,--je l'ai
mieux compris depuis,--qu'elle paraisse dans cet état d'abandon aux
étrangers.

--Mais pourquoi, se hâta de répondre Caroline, toujours tremblante de
laisser mourir l'entretien, mais pourquoi ne me l'avoir pas exprimé plus
tôt? Vous savez, monsieur, que j'aurais mis mon bonheur, mon devoir, à
reprendre mes fonctions ici; et peut-être n'ont-elles pas toujours été
inutiles. Rendez-moi cette justice, monsieur, de convenir que rien
n'aurait été négligé si vous ne m'eussiez pas ordonné de suspendre mes
travaux. Mais je les reprendrai, dites-vous. C'est qu'il est temps. Par
exemple, le jardin,--pauvre jardin! il est dans un abandon! je le
regarde quelquefois de ma fenêtre! c'est douloureux; des branches
brisées, des vignes rampantes. Oh! vous le verrez! ou plutôt n'y
descendez que lorsque le jardinier y aura travaillé pendant quelques
jours.--Ce n'est pas seulement au jardin qu'il faut songer: les
appartements du bas sont pleins d'humidité; les dernières pluies ont
pénétré dans le salon d'été; je crois bien qu'il sera nécessaire de
changer le papier de la tapisserie. N'êtes-vous pas de cet avis?

Joyeuse de parler, de rompre le silence dont elle avait si longtemps
souffert, Caroline s'échappait, ainsi qu'une hirondelle retenue tout un
jour dans une cage. Il y avait de l'ivresse dans sa parole nombreuse,
brisée et pour ainsi dire de retour d'un long voyage.

M. Clavier reprit, mais du même ton de voix que s'il n'eût pas été
interrompu:

--Voici la clef de mon secrétaire, qui renferme les autres clefs de la
maison. Elles y sont toutes, celle du jardin aussi.

En présentant cette clef, M. Clavier ne regarda pas Caroline.
D'ailleurs, il l'aurait pu difficilement; sa pose horizontale lui
permettait tout au plus d'apercevoir la cime de la forêt, entre les
pans de rideaux de l'alcôve. Il n'avait tenté aucun effort pour changer
d'attitude, tandis que Caroline parlait au-dessus de son front. Ses
paupières ne s'étaient pas relevées.

Remuant à peine les lèvres, il ajouta, en tenant toujours la clef du
secrétaire:

--Comme j'ignore combien de temps ma maladie me retiendra au lit, j'ai
dû, afin de ne pas laisser dépérir une maison qui ne m'appartient pas,
vous prier de reprendre la direction que vous en aviez autrefois.

Bien qu'il n'y eût rien d'entraînant dans la voix de M. Clavier, la
simple faveur qu'il accordait à Caroline de la replacer à la tête de la
maison avait suffi à celle-ci pour s'abandonner à toute sa joie. Elle
fut sur le point d'appuyer ses lèvres sur le front de M. Clavier. Elle
osa seulement lui dire:

--Croyez-le, monsieur, j'essayerai d'avoir le même zèle; peut-être en
récompense me rendrez-vous l'affection qui me payait si bien de tant de
soins devenus pour moi un plaisir. Je vous ai souvent donné lieu de vous
plaindre de mon étourderie; le service n'a pas toujours été aussi
régulier que vous l'eussiez désiré; souvent je me suis levée trop tard.
Oh! je me suis dit cela sans que vous ayez besoin de me le reprocher,
monsieur: on se corrige avec l'âge; votre bonté m'a rendue sévère pour
moi-même; vous verrez maintenant combien je serai plus attentive, plus
soumise. C'est que je ne suis plus une petite fille, savez-vous cela?
J'espère que bientôt vous serez mieux, tout à fait bien; et nous
irons,--car voici le printemps,--nous irons encore nous promener dans le
bois; j'ai des livres à vous lire, beaucoup de journaux en arrière, tous
vos journaux sont de côté...

Il n'est pas d'objets plus ou moins susceptibles de ranimer la sourde
apathie de M. Clavier que Caroline ne rappelât pour faire tourner vers
elle des yeux sans mobilité.

En prenant la clef du secrétaire, Caroline chercha à presser avec ses
lèvres la main de M. Clavier; elle ne sentit que le froid de la clef; la
main s'était retirée.

--Pourquoi cela? demanda-t-elle douloureusement. Aucune réponse.

Est-ce que vous ne me parlerez plus jamais, monsieur? Croyez-vous que
Dieu vous punirait si vous étiez assez bon,--et vous êtes bon,
monsieur,--pour m'appeler encore votre enfant, votre Caroline, pour me
pardonner? Si vous vous figuriez combien, au moment où je vous parle,
mon cœur se serre!

La voix de Caroline s'éteignit; sa respiration devint petite, elle
s'appuya plus fort sur l'oreiller du malade.

Depuis deux mois je ne dors pas; et les nuits sont si longues! Si
j'avais su par quel moyen effacer ma faute, je l'aurais employé; je suis
cependant bien punie. Vous ne me parlez pas. Vous souffrez aussi et vous
vous taisez.

Vous avez refusé mon bras pour vous promener, vous ne voulez plus que je
lise vos journaux, que je soigne vos fleurs; tout ce que je touche vous
déplaît. Je meurs dans ma tristesse. Je sais, mon Dieu, que vous ne me
grondez pas, que vous ne me souhaitez aucun mal; mais le plus grand des
maux, c'est votre silence, ce silence-là. Parlez-moi donc, monsieur!
Voyez combien je suis souffrante, maigrie, malheureuse! combien...

Caroline n'arrachait aucune parole du vieillard dont l'insensibilité
ressemblait à celle de la mort.

--Si j'étais une personne inconnue et que l'on vous racontât mes
chagrins, vous y prendriez part; vous m'accorderiez, étrangère, ce que
je ne puis obtenir, moi, votre compagne; vous diriez: Pauvre fille! Eh
bien, dites-moi ce mot-là seulement: Pauvre fille! Si j'étais votre
domestique, votre pitié de maître ne me pousserait pas rudement du pied
dans la rue. Je vous sais généreux pour vos domestiques. Si j'étais
enfin votre fille, votre sang, après s'être soulevé, avoir crié, s'être
irrité contre mon crime, s'apaiserait, et vos bras, vos bras qui sont de
fer en ce moment, se tendraient vers moi et ne me rejetteraient plus;
mais vous êtes muet, sourd, aveugle, mort, impitoyable! monsieur!

Oui, monsieur, impitoyable, parce que je ne suis ni votre domestique, ni
une inconnue, ni votre fille. Et pourquoi, si je ne vous suis rien, ne
me laissez-vous pas? Pourquoi m'aimez-vous? Pourquoi ne me
pardonnez-vous pas? Qu'est-ce que cela vous fait?

Quand vous allâtes chercher ma mère dans un château déjà couvert de
flammes, c'était une enfant, et vous ne la tuâtes pas. J'ai aussi un
enfant dans mon sein... et ma mère nous regarde tous deux, vous et moi,
en ce moment, monsieur!

M. Clavier ne remuait pas plus qu'une vieille statue de bronze qu'on
aurait couchée tout au long dans un lit; sa face verte et ridée semblait
morte depuis dix-huit siècles.

--Je ne vous ai jamais vu prier, monsieur, jamais; j'ignore de quelle
religion vous êtes. Sans cela je prierais votre dieu de vous inspirer la
bonne pensée de m'entendre, de ne pas m'abandonner à cette heure où je
sens mon enfant sous ma main. Cet enfant n'est d'aucun parti qui lui
soit un crime reprochable. Je l'appellerai de votre nom; mais souriez à
sa mère comme vous sourîtes à la mienne.

Rien! toujours rien! oh! n'avez-vous de la bonté, de la pitié, de
l'humanité, monsieur, que pour ceux dont vous avez tué le père et la
mère? N'en avez-vous pour une génération qu'à la condition de verser le
sang de celle qui l'a précédée? Je dois être heureuse que vous ayez
tranché en place publique la tête de mon aïeul, afin de vous être
reconnaissante aujourd'hui du bien fait par vous à ma mère. Si vous me
repoussez, moi, c'est donc parce que vous ne l'avez pas tuée, régicide
que vous êtes! car je sais tout. Donc, monsieur, au nom de mes parents
que vous avez assassinés, pardonnez-moi, ou je ne vous pardonne pas,
moi! et nous sommes deux ici à vous maudire!

Le régicide resta toujours de pierre.

Après s'être précipitée sur M. Clavier, comme pour l'étouffer, Caroline
s'arrêta de frayeur, et se traîna ensuite le long des murs jusqu'à la
porte de la chambre; elle n'alla pas plus loin. Un évanouissement la
saisit: elle tomba.

Quand elle reprit ses sens, il s'était écoulé plusieurs heures, et la
nuit était venue.

Se souvenant à peine de l'anathème que, dans le délire, elle avait
imprimé sur le front de M. Clavier, balbutiant des paroles dont sa
volonté n'avait pas arrangé le sens, elle alla machinalement, ainsi
qu'une somnambule, rêvant, tremblant, s'arrêtant à chaque marche,
jusqu'à la serre-chaude, dont la clef lui avait été rendue par M.
Clavier.

Ses pensées furent plus paisibles à mesure que l'odeur exhalée par les
arbustes de la serre l'enveloppa, et qu'elle renoua ses organes à des
émanations dont chacune, comme une date fidèle, la mettait sur la voie
d'un souvenir. Ces larges feuilles assez évasées pour garantir de tout
un orage; ces fleurs nacrées, et voûtées en ombrelles pour repousser les
ardeurs du soleil dont leurs corolles sont l'image; ces bouquets
aromatisés et qui conservent quelque chose des passions qu'ils
provoquent dans les climats d'où ils viennent, étaient autant de
monuments élevés par Caroline à la mémoire de son affection si tendre
pour Édouard. Là, elle avait lu sa première lettre; sous ce palmier,
portique vert arrondi sur son front, elle avait tracé au crayon une
réponse; elle avait failli mourir asphyxiée sous ces vanilliers en
fleurs, la nuit où elle écrivit, bien triste, pleine d'angoisse, pâle de
remords, la lettre qui ne laissait plus ignorer à Édouard qu'il serait
père.

Ce retour vers un passé si doux et si funeste, dans un lieu qui le
rappelait si énergiquement à l'imagination, fatigua Caroline en pesant
trop sur sa faiblesse. Elle alla au jardin dont le désordre l'affligea.
Ses pieds s'embarrassaient dans les plantes parasites qu'elle n'avait
plus été là pour faire arracher. Par un sentiment facile à pardonner, la
pauvre enfant, depuis si longtemps privée de ses belles promenades
nocturnes sur la pelouse et dans la forêt de Chantilly, voulut faire
usage de la clef du jardin que M. Clavier lui avait aussi remise. Elle
ouvrit la porte, et tout à coup son âme s'envola comme un papillon en
passant, ailes déployées, sur la tête de la vaste forêt. Caroline
s'appuya comme une statue contre la porte du jardin pour entendre le
rossignol, dont la voix sereine passait et repassait sur le bruit des
eaux murmurantes du château.

Pendant qu'elle était ainsi distraite, une main s'appuya doucement sur
la sienne.

--Édouard! vous! Édouard! vous vivez!

--Caroline!

Ils rentrèrent dans le jardin.

Un silence douloureux couvrit les premiers instants de leur entrevue.
Caroline était penchée sur l'épaule d'Édouard.

--Depuis huit jours, Caroline, je rôde autour de votre maison, véritable
tombeau, sans jamais avoir eu l'occasion d'y pouvoir pénétrer ou d'y
introduire une lettre. Que s'est-il donc passé ici?

--Dans quel moment, Édouard, vous venez! Dieu vous envoie ici; sa main
vous a conduit vers moi! que de fois j'ai pensé à vous pour me sauver,
dans cette nuit fatale qui s'écoule! Cette maison est pleine de terreur.
La désolation est écrite à chaque place. Là haut, il y a un homme qui
veille depuis huit jours et qui depuis huit jours n'a parlé une fois
cette nuit que pour attirer une malédiction sur son lit. Je ne suis donc
pas aussi malheureuse que je le croyais, puisque je vous revois, puisque
vous êtes là. Mais toi, mon ami, mon Dieu, mon Édouard, où as-tu été
pendant ces deux mois que nous avons été séparés? Tu vas tout me dire,
avec les dangers que tu as courus; car tu me dois maintenant la
confidence de ta vie entière. Que je sache tout; parle, afin que je
remercie dans mes prières ceux qui t'ont prêté un asile; tu viens de
loin; tu es fatigué, mon Édouard, tu es souffrant!

--Je suis désespéré, Caroline. Je reviens de la Vendée.

--Où tu as vu ta mère?

--Où j'ai trouvé celle qui, plus délicate que toi, Caroline, dort dans
la chaumière battue des vents; passe ses journées sans pain sous un
arbre ou au bord d'un torrent, et traverse, à la tête des paysans, les
bataillons ennemis qui lui barrent le passage de son trône.

--Tu m'as instruite à l'aimer, Édouard.

--Admire-la avec moi, Caroline; mais plains-la aussi. Nous lui avons
vainement démontré,--il est vrai que c'est une affligeante vérité à
dire,--que si l'enthousiasme doublait les hommes, il ne doublait pas la
portée du fusil; vainement nous lui avons dit, moi et ceux qui, mieux
que moi, ont compté les forces dont la sainte insurrection dispose, que
l'heure n'était pas sonnée de marcher sur la capitale, enseigne blanche
déployée, aux cris de _Vive le roi!_ Elle n'écoute que ses espérances,
que les vœux de quelques dévouements surhumains où elle s'appuie
comme sur des lions, et elle dédaigne la prudence, la suppliant à genoux
de ne pas faire passer la France et Elle par les armes, dans quelque
basse-cour de village.

--Mon Édouard, veux-tu me suivre? la voix monte, on pourrait entendre
des étages supérieurs.

Se prenant sous le bras avec la grâce infinie de deux amants ou plutôt
avec la familiarité divine de deux jeunes mariés, l'enthousiaste Édouard
et la mélancolique Caroline entrèrent dans le salon contigu aux deux
serres, espèce de vestibule pavé servant de passage de la maison au
jardin.

--Parle maintenant, Édouard!

Assis l'un près de l'autre, éclairés par la lueur des deux lanternes
suspendues au plafond, ils purent distinguer les changements survenus à
leurs traits depuis leur séparation, marquée pour elle et pour lui par
tant d'incidents graves. Une exaltation voilée de beaucoup de tristesse
animait la figure d'Édouard; ses yeux étaient sombres sans avoir perdu
leur douceur. Le dédain d'un âge avancé plissait le contour de sa
bouche, dont l'expression n'était adoucie que par l'extrême blancheur de
ses dents. Sous l'acide des chagrins s'était ternie la feuille d'or de
la jeunesse.

Caroline n'osa lui dire combien il était changé.

De son côté, Caroline n'avait plus,--et ceci s'expliquait à beaucoup
d'égards,--la même suavité d'ensemble. La vie était moins impatiente
chez elle. L'indécision de sa voix, de son regard et de sa démarche,
s'était perdue dans un délicat embonpoint.

--Continue, Édouard, je t'écoute.

--Je me suis rangé, Caroline, à l'opinion de ceux qui n'ont pas répudié
toute précaution en se mettant en hostilité avec un gouvernement qui,
s'il n'a pas la justice pour lui, a pour lui du moins l'auxiliaire
aveugle de l'armée, et l'inertie de la population. Cette opinion a déplu
à des conseillers plus téméraires. On a jugé notre concours suspect, du
moment où il se montrait accompagné des restrictions de la prudence;
nous avons été remerciés.

Une poignante amertume imprégnait les paroles d'Édouard, qui oubliait
l'ingratitude dont on le payait, le repos de sa famille troublé, ses
terres dévastées, son château détruit, sa vie proscrite, sa tête mise à
prix, pour ne se plaindre que du refus qu'il éprouvait de ne pouvoir se
sacrifier à sa cause d'une manière utile.

--Ainsi, Édouard, tu es repoussé de tous côtés; tu n'as plus aucune
opinion qui t'abrite. Il y a donc un vent de malheur qui nous frappe
également: car je ne sais pas non plus à quel titre je reste sous ce
toit. Cette dernière nuit y a entendu de sinistres paroles. J'en suis
encore glacée.

--Que dis-tu?

--Monsieur Clavier sait tout, Édouard: il m'a vue à genoux, suppliante,
humiliée, en pleurs, et il n'est point sorti de son implacable silence.

Oui! alors j'ai bien fait de venir. Dieu m'a conduit. Portons mon
malheur et le tien sous un autre ciel. Partons!--déshonorée si tu
restes; tué si je suis surpris en France; fuyons vite! Un ami m'a confié
un passeport qui pendant dix jours encore me permet de gagner
l'Allemagne avec toi. Ma voiture est à l'entrée du bois; viens! nous
sommes sur la route d'Allemagne dans trois heures, et dans quatre jours
en Allemagne. M'écoutes-tu? tu ne m'écoutes pas! pourquoi cette
indécision? Viens, Caroline! Voilà pourquoi je suis ici; voilà pourquoi
depuis huit jours je marche dans l'obscurité autour des murs de ce
jardin pour t'emmener, Caroline: et je t'emmène. Qui te retiendrait ici?

--Mais monsieur Clavier est malade.

--Écris à Maurice, au médecin de monsieur Clavier que tu es partie,
qu'ils viennent. Dieu fera le reste.

--Mais celui qui m'a aimée comme son enfant...

--Et le nôtre? Caroline!

Par notre enfant, par lui, puisque ce n'est pas moi qui ai le droit de
te déterminer, consens à me suivre!--Viens!

Ce reproche et cette prière brisèrent l'irrésolution de Caroline.

--Tu le veux! Édouard, attends!

Caroline s'échappe; elle monte sans bruit l'escalier, entre dans sa
chambre attenante à celle de M. Clavier; elle ouvre un coffre, y jette
pêle-mêle quelques poignées de linge, puis pensive, indécise, elle
appuie son front en sueur, ses genoux tremblants contre la cloison, pour
voir à travers si M. Clavier est endormi.

Le vieillard était dans l'attitude où elle l'avait laissé; seulement la
veilleuse, qui chauffait la tisane du malade lorsque Caroline était
descendue, éclairait maintenant les longs plis blancs de la couverture
et quelques parties de l'appartement.

Caroline ne respire pas, pour mieux entendre si le malade soupire ou se
plaint. Aucun bruit ne sort de l'alcôve.

Elle demeura longtemps dans cette position; elle finit par s'imaginer
que M. Clavier s'était évanoui. Cette pensée lui perça le cœur;
brûlant d'impatience de la vérifier, elle courut à la chambre du malade.
La porte en était fermée. Il lui aurait fallu cogner.

La porte avait donc été fermée. Mais par qui? par M. Clavier? il se
serait donc levé? par Caroline peut-être, en attirant trop fort la porte
vers elle? les souvenirs de celle-ci ne lui fournissaient aucune
induction précise.

--Qu'il sera amer son désespoir quand il s'éveillera, se dit Caroline
après avoir repris son attitude contre la cloison, et qu'il ne me
retrouvera plus là pour rallumer son feu ni sa lampe! Il aura froid dans
l'obscurité; et il m'appellera peut-être tout bas, et sa douleur de ne
pas m'entendre lui répondre remplira de cris son appartement. Je ne me
sens plus, mon Dieu, la force de partir; car enfin c'est moi, moi qui
l'ai mis dans l'état où il est là. Je l'ai frappé de ma colère.
Maintenant je l'abandonne; je l'ai insulté et ensuite je le laisse. Oh!
combien il se reprochera à ma honte les sacrifices qu'il a faits pour
moi! S'il ne m'eût pas aimée, m'aurait-il élevée avec ce soin paternel?
Pourquoi n'est-il pas mon père? je ne le quitterais pas.

Aucun mouvement ne permettait de supposer que le malade entendit les
gémissements de Caroline, dont les paroles étaient quelquefois assez
hautes pour traverser l'épaisseur de la cloison.

Appelée du bas de l'escalier par Édouard, Caroline tomba vite à genoux
et pria pour celui qu'en partant elle confiait à la protection de Dieu,
dans le moment le plus terrible pour elle. Ses mains frémissantes
étaient jointes, sa tête en prière pendait sur ses mains. De plus en
plus impatient, Édouard, ne sachant plus à quoi attribuer la cause qui
retenait si longtemps Caroline, monta, la prit doucement par le bras et
l'entraîna avec lui jusqu'à la porte du jardin.

--Tu n'emportes donc aucun effet de voyage avec toi? s'informa
machinalement Édouard.

Caroline s'aperçut alors qu'elle avait oublié de prendre le petit coffre
où elle avait serré quelques robes.

Elle remonte précipitamment.

Elle soulève le coffre pour l'emporter; elle le trouve trop lourd. Sa
main y plonge; il est plein d'or. Qui a mis cet or? elle se frappe le
front!

--Mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu! monsieur Clavier s'est levé, il est
entré ici pendant que je suis descendue! il m'a donc entendue; il s'est
levé!

Elle regarde avec terreur s'il n'est pas derrière elle.

--Caroline!

--Est-ce lui qui m'appelle? est-ce Édouard?

--Caroline! Caroline!

La pauvre fille court à la chambre de M. Clavier, dont la porte n'est
plus fermée.

On l'appelle de nouveau.

C'est la voix d'Édouard.

Mais elle est dans la chambre de M. Clavier.

Courir vers l'alcôve, tirer les rideaux, découvrir la lampe, prendre la
main de M. Clavier, l'interroger, ce n'est qu'un mouvement, qu'un pas,
qu'un cri.

Ce cri fait monter Édouard.

--Viens donc, viens donc, Caroline!

--Je reste, répond Caroline en rejetant le drap sur le visage de
monsieur Clavier.

Le régicide était mort.



XXIV


Sous le prétexte fort plausible d'aller prendre des bains de Baréges à
Paris, cette ordonnance de santé étant à peu près inexécutable dans les
petites localités, Léonide avait quitté Chantilly depuis environ quinze
jours. Le motif de son absence dans la saison où l'on entrait était trop
naturel pour qu'il fût commenté au profit de la malice cantonale.

Maurice aurait retrouvé le repos dans cette trêve domestique, si le
retour du repos avait été facile après les violences qui l'avaient
écarté au delà de toute portée. Le repos, c'est la santé des idées; il
n'est pas toujours temps de le faire renaître quand les excès l'ont
ruiné. Maurice n'osait jeter la sonde au fond de toutes les plaies dont
il gémissait. La disparition des papiers du colonel Debray, l'emploi si
téméraire que Reynier avait fait des fonds déposés chez lui par Édouard,
étaient deux cuisantes pensées qui le rongeaient au vif. Pour les
prostituer à un amant, sa femme lui avait volé des papiers sacrés, et,
quand il les avait réclamés de la trahison, l'adultère s'était levé avec
audace et avait répondu: éclaircissements foudroyants dont il était
encore ébranlé.

Ses affaires avaient pris une tournure sinon mauvaise, du moins
extrêmement sérieuse, lancé qu'il était dans le champ illimité des
spéculations. Il en était arrivé à ce point d'obscurité commun à tous
ceux qui, comme lui, renoncent en affaires au chemin tracé de la routine
pour opérer sur les éléments des probabilités. La terre a disparu pour
ces navigateurs hardis; ils n'ont en perspective que le naufrage ou la
conquête: les terres connues leur sont interdites. L'activité incessante
de leurs spéculations dévore l'ordre qui avertit les sages du moment où
il convient de s'arrêter. Maurice avait graduellement remplacé les
belles qualités de prévoyance dont il était doué par l'esprit
d'ambition, et, ce qu'il y avait de triste, par un esprit qui n'était
pas le sien. Rarement avait-il encore des instants d'illusion à donner à
l'espérance de reprendre un jour le passé au rivage paisible où il
l'avait attaché. Mais le bonheur de ses premières années lui aurait-il
suffi? l'imagination se ride comme le front; et c'est le premier crime
des vanités de détruire d'abord les joies qu'elles ne suppléent point.
Le notaire de Chantilly commençait à comprendre un peu mieux l'avantage
d'avoir un centre d'opérations plus vaste qu'une étude de village.
Malgré la simplicité de son cœur, il convenait avec lui-même, et
d'après les leçons de Reynier, qu'une fois le parti pris d'entrer dans
les affaires, inconséquent est celui qui les traite avec timidité. En
guerre, il faut tuer; en affaires, s'enrichir: les demi-moyens prouvent
l'impuissance unie à l'ambition. Maurice, en esprit, rigoureusement
logique, acceptait la triste morale de sa position; dans les caractères
bien soutenus, c'est une vérité, que le faux ne s'y introduit qu'à
certaines conditions d'ordre.

Il était enfoui sous les calculs de sa vaste opération du chemin de fer,
affaire devant laquelle disparaissaient toutes celles de ses clients,
lorsqu'un clerc lui apporta une lettre timbrée de Compiègne.

--Je vous ai prié cent fois, lui reprocha-t-il, de ne pas me troubler à
chaque instant pour des riens qui détournent mes idées et absorbent mon
temps. Ne venez dans mon cabinet que lorsque je vous sonnerai,
entendez-vous?

--C'est un ordre que nous avons assez strictement suivi depuis que vous
l'avez enjoint, monsieur, quoique vos clients se soient plaints de cette
consigne qui les oblige souvent à faire dix lieues sans parvenir à vous
consulter.

L'observation du clerc surprit Maurice.

--Que dites-vous?

--Qu'un curé, dont j'ai oublié le nom, par exemple; que le
maréchal-ferrant du château, que les petites ouvrières de Gouvieux, que
Pierrefonds et beaucoup d'autres sont fort mécontents d'être venus chez
vous ce matin, par un temps abominable, et d'être repartis sans avoir eu
audience.

--Mais... mais pourquoi les avoir renvoyés?

--Vos ordres sont là, monsieur.

--Mais vous ne leur avez donc pas expliqué à ces gens que si je ne les
recevais pas,--faut-il donc tout dire?--c'était tantôt à cause d'un
héritage à régler sur les lieux, tantôt à cause d'un conseil de famille
à assister de ma présence? ce qui est vrai; vous le voyez vous-même.

--Nous avons si souvent usé de ces prétextes, que vos clients n'y
croient plus.

--Pourtant il n'y a rien d'inventé là-dedans; vous devriez les en
convaincre. Ces accusations de négligence finiraient par me nuire si
elles s'accréditaient dans l'arrondissement. A l'avenir, ne renvoyez
personne sans m'avoir prévenu.

--Voilà, pensa le clerc en se retirant, deux ordres bien
contradictoires. Le patron est diablement distrait.

La lettre de Compiègne était sous les yeux de Maurice, qui, à
l'écriture, avait reconnu la main de Jules Lefort, vieil ami négligé
depuis le commencement de l'hiver.

--Jules est encore une victime de mes préoccupations; je ne sais pas
pour qui l'on existe lorsqu'on est dans les affaires.

Maurice décacheta lentement la lettre de Compiègne, l'étala en soupirant
sur son bureau; mais, au lieu de lire, il s'abandonna malgré lui à
d'autres pensées. Tout à coup, saisissant sa plume, il traça une colonne
de chiffres, puis une autre colonne, et enfin il respira.

--Le sang m'a tourné en eau, je m'étais figuré une différence de
quarante mille francs! Ce n'était qu'une erreur de mon imagination.

Voyons la lettre de Jules.

«Mon vieil ami,

»Que je loue ta prudence pour n'avoir pas engagé ta femme, la bonne
Léonide, à aller au bal de Senlis, le carnaval dernier!»

Qu'a-t-il donc, pensa Maurice encore distrait en commençant la lecture
de la lettre, pour revenir sur de pareilles futilités? Il a du temps à
perdre apparemment, ce cher Jules. Il pense au carnaval! Enfin!

Maurice continua de lire:

«Que n'ai-je suivi ton exemple! je n'aurais pas à déplorer le malheur le
plus grand de ma vie; malheur auquel tu t'intéresseras, j'en suis sûr,
toi, le seul ami dont les consolations ne sont ni banales ni perdues. Tu
me les dois toutes pour me dédommager de ton absence, car tu me serais
ici d'un appui bien nécessaire, au milieu d'une foule de gens dont
l'intérêt est tout en paroles, disposé à vous entendre dès qu'il y a
quelque scandale pour les payer de leur attention.

»J'arrive au triste sujet de ma lettre. A ce bal de Senlis où Léonide a
si sagement fait de ne pas se montrer, ma femme, ma chérie Hortense, a
été insultée par une autre femme, mais insultée, Maurice, d'une manière
odieuse; et, le croirais-tu jamais? à propos de notre enfant, de notre
fille, née,--ceci n'a été un mystère que pour ceux qui l'ont
voulu,--née avant mon mariage avec Hortense.

»Tu sais, sans que j'aie besoin de te le rappeler, toi l'ange discret de
la famille, que, pour éviter une publicité toujours expliquée méchamment
en province, j'ai négligé de mentionner dans mon contrat de mariage la
naissance de cette enfant, à l'opposé de ce qui se pratique d'ordinaire.
Mieux que personne, tu sais aussi que ce défaut de formalités n'a pas
été un prétexte de ma part pour frustrer notre chère petite fille, dont
j'ai assuré la fortune par une donation que tu tiens en ta possession.

»Infâme, instruite par le souffle empoisonné de je ne sais qui, par la
lâcheté de quelqu'un des nôtres, la femme du bal a osé accuser Hortense
en pleine assemblée, devant deux mille personnes, deux mille étrangers,
d'avoir caché la naissance honteuse d'une bâtarde. Si le mot n'a pas été
dit, un geste, je ne sais quoi, l'a révélé. Alors une scène dont je
frémirai toute ma vie, Maurice, a éclaté publiquement. Je te fais grâce
de la colère à laquelle je me suis livré. J'ai déchiré avec les ongles
le visage de l'homme qui accompagnait le démon attaché aux pas
d'Hortense; j'ai marché sur la poitrine nue de cette femme dont personne
n'a pu m'apprendre le nom. Reposons-nous: j'étouffe.

»Depuis, et à force de renseignements, j'ai appris que le chevalier
était un misérable réfractaire vendéen caché aux environs de
Chantilly.....»

Maurice se leva comme s'il eût été mordu au talon par une vipère. Il
frappa son poing à se le briser sur le bois du bureau et cria plusieurs
fois: Exécrable Léonide! exécrable Léonide! Oh! exécrable! exécrable!

Oui, c'est elle! elle seule qui a outragé Hortense! Lumière infernale!
Édouard l'accompagnait! Et je n'assassinerai pas cet homme, moi?
misérable destinée! je tenais là, j'avais, j'avais là l'arme sûre,
infaillible pour le tuer, lui, sa race, son parti; et cette arme m'est
volée, brisée. Léonide lui a livré les papiers de Debray. Je comprends à
merveille et j'excuse et je bénis maintenant ceux qui tuent, ceux qui
empoisonnent, ceux qui jettent leurs femmes dans les rivières et leur
mettent ensuite une pierre sur le ventre: ceux-là sont des hommes! Ce
que je ne comprends pas c'est que l'État n'accorde pas une récompense à
ceux-là.

«Un réfractaire vendéen caché aux environs de Chantilly,» relut Maurice
en reprenant la lettre et tremblant jusqu'à la pointe des cheveux.

«..... Le procureur du roi est aux enquêtes dans ton arrondissement.

»Sois assez dévoué à ton ancien ami, perdu d'honneur si un rayon pur de
justice ne touche pas sur cette affaire, pour l'aider à traîner
l'insulteur, à défaut de sa compagne, aux pieds des tribunaux. Ce n'est
que là que je dévoilerai la cause si simple, si facile et si naturelle
de ma conduite; déclaration que je ne puis livrer à la publicité des
journaux, ni porter au domicile de chacun. Aide-moi: voilà tout ce que
j'ai à te dire, à toi qui peux deviner combien une pareille lettre me
coûte à écrire, mais qui ne sais pas ce qu'elle coûte à terminer; son
dernier mot est accablant. Hortense est devenue folle; sa raison n'a pas
été assez forte pour écraser la calomnie comme j'ai écrasé la
calomniatrice. Il y a plus; sa folie est de croire que sa fille est une
véritable bâtarde, éternelle honte qu'elle aurait glissée à mon insu
dans notre ménage. Je pleure, Maurice, à tout ce que j'écris; j'ignore
même si ce que je t'écris a quelque suite, et la clarté nécessaire pour
te faire sentir la nature du service que j'attends de toi. Ma femme
folle, mon commerce suspendu, ma famille l'objet de la pitié ou de la
raillerie publique, mon nom courant les tribunaux, tout cela sur la
révélation d'un mensonge, sur un mot sorti d'une seule bouche! Sur quoi
repose le bonheur, Maurice. Veille au tien, retiens-le comme un souffle
près de s'échapper; lie-toi à ta femme, lie-la à son ménage; n'aie aucun
secret dans ta vie, on le révélerait. Le secret le plus innocent qu'on
cache, vois-tu, est plus dangereux en résultats, souvent, que la faute
la plus grave ostensiblement commise. Réponds-moi. Si tu étais seul,
libre, je te dirais: Viens! tu viendrais; mais tu ne l'es pas. Sers-moi,
venge-moi--je serai vengé!

»JULES LEFORT.»

Maurice prit du papier et écrivit:

«Mon cher Jules,

»La femme qui a insulté la tienne, c'est la mienne, Léonide; l'homme qui
était avec elle au bal, c'est M. de Calvaincourt, amant de ma femme.
Envoie cette note au procureur du roi.

»Tu es vengé.

»MAURICE.»

La porte du cabinet fut poussée avec un grand éclat de rire: c'était
Victor.

Il s'assit, se serrant les côtes pour ne pas étouffer de l'explosion du
rire; il penchait la tête, éternuait, laissait tomber son chapeau qu'il
ne ramassait pas; il était ivre de gaieté.

Maurice le regardait d'un air hébété, roulant entre les doigts sa
réponse à Jules Lefort; attendant la fin de cet orage de bouffonnerie
qui arrivait si mal à propos.

--Tu ne m'interroges pas, Maurice?

--Non!

--Diable! comme tu es sérieux! Quel non! Alors laisse-moi rire pour toi,
pour moi, pour tout l'univers.

--Ris tout ton soûl.

--Puisque tu me le permets.--Et de nouveau Victor rit, se gaudit,
éternua et si fort, qu'il faillit briser un dos de fauteuil en se
renversant pour mieux rire.

Pour la première fois, Maurice éprouva du dégoût à être dans la société
de Victor. En présence du frère, il froissait le nom de la sœur avant
de l'envoyer aux assises. Il eut une espèce de répugnance à subir cette
familiarité que, certes, il n'encourageait pas en ce moment.

Il était toujours debout devant Victor.

--Sais-tu de quoi je ris? de notre affaire, Maurice.

--Je la croyais plus sérieuse.

--Qui dit le contraire? écoute, et tu riras comme moi.

--Arrivé à Paris,--écoute-moi donc,--je suis allé au ministère, où notre
protecteur m'a reçu dans son cabinet avec beaucoup de précaution. Là, il
m'a dit:--L'affaire n'est plus en bon chemin. Dans dix jours, les
travaux pourraient commencer, sans doute; mais je dois vous avertir
qu'un concurrent se présente, un concurrent puissant, riche, appuyé du
ministre, favorisé de la cour même.

--Que pourrait-il contre nous, ai-je répliqué aussitôt, toutes les
maisons qui sont sur la ligne par où le chemin de fer passera nous
appartiennent?

--Il pourrait, m'a répondu notre protecteur, obtenir l'exploitation du
chemin de fer malgré vos maisons, qu'il achèterait.

--Mais nous en exigerions des prix fous.

--Pour cause d'utilité publique, on n'aurait aucun égard à vos
prétentions outrées; on estimerait les immeubles, on vous les payerait,
et l'on vous laisserait crier.

--Mais ne nous avez-vous pas promis, assuré, garanti que nous serions
les seuls adjudicataires?--J'étais un peu en colère.

--Oui, tout autant que la cour ne s'en mêlerait pas. Luttez avec
elle.--J'étais mort. Et, en vérité, je ne riais pas alors comme tout à
l'heure.

--Rien n'est perdu, a repris l'impassible protecteur.

Juge si j'écoutais.

--Centuplez, m'a-t-il dit, la valeur de vos maisons, afin de décourager
celui qui serait tenté de vous souffler l'exploitation; qu'il soit
épouvanté de l'argent qu'il aurait à verser pour devenir en
sous-œuvre l'adjudicataire préféré.

--Comment centupler la valeur des maisons?

--Les deux tiers des loyers sont vacants, n'est-ce pas? Vous avez
congédié beaucoup de locataires; eh bien, sans perdre de temps, en
sortant d'ici, établissez toutes sortes d'industries dans ces
appartements vides. Si votre concurrent veut déplacer ces industries, il
faudra qu'il les indemnise; ayez des baux supposés pour dix ans. Quelle
fortune ne reculerait devant de pareils sacrifices d'indemnité? Votre
concurrent reculera; et l'affaire vous reste. Mais de l'esprit, de la
ruse, de la vitesse! courez!

J'ai couru.

Le lendemain, tous les appartements vides de nos maisons de La Chapelle
s'étaient remplis de fabricants; et, sur les portes, aux croisées, à
toutes les lucarnes, pendaient des enseignes, grandes, petites, noires,
blanches, dorées. Ici: _Fabrique de noir animal_; ici: _Atelier de
fonderie_; là: _Manufacture de papiers peints_; _Manufacture de tapis_;
_Dépôt de porcelaine_; _Raffinerie de sucre_; _Raffinerie de soufre_;
_Ateliers d'ébénisterie, de bijouterie, de serrurerie_.

L'arrondissement croyait voir un prodige. Dieu sait les fabricants que
j'ai logés là! malheur à qui emploiera jamais leur industrie!

Trois jours après j'ai revu notre protecteur.--Venez, m'a-t-il dit,
venez! la ruse est divine. Voyez, lisez! C'était le désistement de notre
concurrent tracé tout au long; il avouait avec naïveté que, dans ses
calculs d'acquisition, il n'avait pas prévu qu'une mauvaise rue de
faubourg contînt tant de manufacturiers, de fabricants, de riches
industriels; il se retirait devant les énormes débours qu'il lui
faudrait faire pour les désintéresser.

J'ai sauté au cou de notre protecteur, le meilleur homme du monde; un
homme de génie, Maurice!

Dans dix jours, je rendrai mes fabricants et mes manufacturiers à la
société; ils sont nés pour en être l'ornement. Je souhaite de ne jamais
les rencontrer au fond d'un bois.

Maurice ne trouva pas le moindre mot pour rire à l'histoire de son
beau-frère; il s'en voulut au fond du cœur de s'être livré à
l'étourderie de plus en plus flagrante d'un homme qui ne considérait que
comme une émotion à traverser les plus saisissantes crises de la vie;
espèce de héros en affaires, faisant jouer à l'imagination le rôle de la
probité. Aussi eut-il besoin de tout son sang-froid pour se montrer
reconnaissant de l'expédient de Victor, qui avait réellement sauvé
l'opération du chemin de fer. Mais qu'est-ce qu'une vie, pensait
Maurice, qui a besoin chaque jour, chaque instant, d'être sauvée? Est-ce
exister que de flotter sans cesse entre le naufrage et le salut?
N'existerait-on pas tout aussi content sans l'être au prix de la
conquête? Oui! mais ce n'est pas à moi qu'il appartient de profiter de
cette expérience de la vie. Je l'ai vendue, ma vie, à cet homme qu'il ne
m'est plus permis de quitter, sous peine de rompre les fils embrouillés
de ma fortune, roulés autour de son poing. Il me mène et je le suis. Et
moi qui n'ai pas compris, en l'associant à mon sort, qu'il n'avait rien
à perdre; qu'il n'avait ni famille dont la réputation lui fût chère, ni
établissement, ni avenir! moi qui vois maintenant que je n'ai épousé la
sœur qu'à la condition de vivre sous le régime d'une communauté
fatale avec le frère! Je me suis engagé hautement à être le protecteur
de celle-là, et tacitement à être l'esclave de celui-ci.

Ceci sonnait comme le tocsin à coups aigus et précipités dans sa tête,
tandis qu'il cachetait sa réponse à Jules Lefort. Parfois il s'arrêtait
pour serrer sous la table son poing jusqu'au sang, tout en ayant l'air
d'écouter les paroles de son beau-frère avec beaucoup d'attention;
parfois il fixait sa vue sur le visage de Victor, se plaisant à
remarquer combien ce visage avait de ressemblance avec celui de sa
femme: même ardeur de teint, même finesse de traits, même regard noir et
assuré. Il était étonné que cette similitude s'étendît à deux âmes aussi
ténébreuses l'une que l'autre.

Fatigué de l'inspection par trop énigmatique de Maurice, et étant
d'ailleurs de ceux qui n'aiment pas les observations prolongées quand
ils en fournissent le sujet, Victor se leva, se promena dans le cabinet,
toujours dans l'attente que son beau-frère daignerait le remercier enfin
de ce qu'il avait fait pour lui.

Maurice sonna.

--Affranchissez sur-le-champ cette lettre pour Compiègne, commanda-t-il
à un clerc. Que tenez-vous là?

--C'est une lettre dont on attend la réponse.

Le clerc sortit.

--Je connais cette écriture.

Victor Reynier s'approcha.

Maurice retourna aussitôt la lettre pour que son beau-frère n'en vît pas
la suscription.

Celui-ci s'éloigna.

--De la défiance! murmura-t-il.

--Quelle curiosité! pensa Maurice.

D'Édouard! une lettre d'Édouard! Maurice se mit dans un coin pour que
Victor ne fût pas témoin de son trouble.

Livide, les traits bouleversés, Maurice, après avoir lu la lettre
d'Édouard, courut vers son beau-frère, auquel il demanda d'un ton
effrayant s'il espérait véritablement que dans dix jours la concession
du chemin de fer leur serait acquise. Son attitude semblait ajouter:
Sinon, c'en est fait de ma vie.

--Je n'en doute pas, Maurice.

--Oh! ne joue pas, je t'en supplie, avec ma confiance que je t'ai livrée
tout entière. Plus de mensonges, plus d'illusions! plus rien! la vérité!
J'en suis arrivé à ce point, Victor, songes-y, de n'avoir plus
d'espérance qu'en cette affaire, où j'ai jeté mon bien et celui de tant
d'autres que j'entraîne avec moi dans l'abîme si nous ne réussissons
pas. Réussirons-nous, oui ou non?

--Oui! mille fois oui!

Maurice faisait pitié.

--Excellent Victor, je ne te blâme point de m'avoir inspiré l'orgueil
des richesses, tu as cru que j'étais comme tout le monde, et ma faute
est de ne t'avoir pas détrompé à propos; mais à l'avenir, et si nous
sortons vivants de ce gouffre, ne m'associe plus à des entreprises où tu
règnes, toi, parce que tu es né pour elles, mais étouffantes, mais
mortelles pour moi.

--Calme toi, Maurice; cette lettre t'a exaspéré; si je savais ce qu'elle
contient, j'aurais peut-être quelque sage avis à te donner et que
l'emportement ne t'inspire pas dans ce moment; si...

Se frappant le front, Maurice s'écrie:

--Si j'étais encore à temps de retirer ma lettre pour Compiègne!

Il court à la poste.

Le paquet des lettres de Chantilly pour Compiègne était déjà parti.

Il rentre chez lui, mort.

Victor était descendu au jardin.

--Que répondre à Édouard? ai-je bien lu? Oui, j'ai bien lu.

«Je suis caché dans la forêt; pour sortir de la France, gagner la
frontière, vivre à l'étranger pendant quelques années, j'ai besoin de
cinquante mille francs. Prélève cette somme sur le dépôt de cent mille
écus qui est chez toi, et remets-la au porteur chargé de t'attendre au
carrefour des _Lions_. C'est un homme sûr; tu le menacerais de la mort
qu'il ne révélerait pas à toi-même l'endroit de la forêt où je suis.»

Voilà donc la vie!

Je viens de dénoncer un homme à l'échafaud, cet homme était mon ami. Cet
ami m'a volé mon honneur, et moi, je lui vole son argent.

Quel est donc le coupable?

Que Dieu le dise!

Dieu!

Maurice regarda le ciel avec ironie.

En retombant, ses yeux aperçurent, à travers les arbres, un homme,
l'envoyé d'Édouard, qui se promenait lentement, les bras en croix, au
carrefour des _Lions_.

Une poignée de cheveux dut blanchir sur la tête de Maurice.

--Cet homme est le remords, s'écria-t-il. Il y a un Dieu!

Cet homme se promena ainsi jusqu'au coucher du soleil, puis il disparut.



XXV


Sur l'un des côtés de la pelouse de Chantilly s'encadre dans le gazon,
au sommet d'une butte, une pièce d'eau d'assez belle étendue, au bord de
laquelle, quand la chaleur du jour est tombée, les habitants se rendent
par petits groupes, pour respirer paresseusement, assis sur des bancs de
pierre, la fraîcheur et le calme. On réserve la lecture du journal pour
cette heure de délicieuse distraction, la principale à la vérité, dans
un bourg qui n'a, l'été,--ce qu'il considère comme un malheur, et nous
comme un avantage,--aucune salle de spectacle ouverte à ses loisirs. La
_pièce d'eau_,--c'est le nom du rendez-vous habituel,--se garnit de
quart d'heure en quart d'heure de la population bourgeoise et rentière
de l'endroit; c'est presque toute la population. On la voit poindre par
bouquets de familles sur le lac de verdure de la pelouse. Comme ce
rendez-vous patriarcal a lieu à l'heure de la journée où les affaires
sont terminées,--si toutefois il y a des affaires à Chantilly,--et
comme, en outre, la pièce d'eau est le seul endroit où l'on se rencontre
durant la belle saison, les habitants y apportent le luxe de leurs
toilettes, qui n'auraient sans cela aucune occasion de se produire. La
_pièce d'eau_, toutes proportions gardées, représente les Tuileries pour
Chantilly. Nous préférons même, au bassin classique de Le Nôtre, la
pièce d'eau de Chantilly, quand de beaux enfants nourris de bon lait, de
jolies petites filles vêtues à la manière anglaise, d'élégants chiens de
chasse, tachetés sur le dos, qui n'ont jamais chassé, mais qui sont un
prétexte pour que leurs maîtres aient un sifflet d'argent à la
boutonnière, un fouet, des guêtres de cuir et un chapeau de jonc,
viennent, chiens tachetés, enfants joufflus, petites filles, se rouler
sur le gazon, au pied des grands parents, plongés dans la lecture du
_Constitutionnel_. Une rosée odorante de fleurs, d'acacias ou de
tilleuls, pour être plus exact, tournoie et saupoudre la feuille des
intérêts politiques et littéraires. Ceux qui ne lisent pas se dilatent
en conversations dont la localité n'est pas le moindre thème; ce ne sont
pas,--l'usage le veut,--les présents qui sont sacrifiés à ce besoin
mutuel de se communiquer ce qu'on a recueilli dans les vingt-quatre
heures, ou, à défaut, ce que l'on a imaginé quand la révolution du
soleil autour de Chantilly n'a rien amené de nouveau. Là où le
journalisme n'éponge pas les petits faits, les grands mensonges, les
événements de la rue, la chronique de la maison, les indiscrétions de
l'alcôve, chacun est une ligne vivante du journal que l'arrondissement
n'a pas encore. A ce journal il ne manque ni la politique ni la
littérature, quoique celle-ci y soit un peu faiblement représentée; il
n'y manque que le timbre, le gouvernement n'ayant pas encore imaginé
d'en imprimer un en noir sur la langue des femmes de province.

Ainsi, exacts au rendez-vous de la _pièce d'eau_, à chaque retour du
printemps, les habitants de Chantilly ne peuvent se permettre une
absence sans qu'elle soit aussitôt remarquée. A la vérité, les absences
ne sont pas communes autour du bassin; la maladie ou la mort sont à peu
près les seules causes des vides qui se font dans les rangs de ces
familles, heureuses de se grouper autour d'une coutume qui les fait
presque du même sang.

Un des derniers jours du mois de mai, qui fut en 1832 d'une température
ravissante, la bordure de la pièce d'eau était semée d'indolents oisifs,
enivrés de sentir renaître la belle saison.

Là on disait que les arbres étaient en pleine floraison, que nous
aurions, si la douceur de l'atmosphère se maintenait, des raisins mûrs
au mois de juin; ce qu'on prophétise toutes les années au mois de mars,
et ce qui ne se vérifie jamais qu'au mois de septembre.

Sur les glacis, on pesait les résistances que rencontrerait l'occupation
d'Ancône de la part de l'Autriche et du gouvernement papal.

Debout, au pied d'un des arbres qui forment la garniture de la pièce
d'eau, trois profonds politiques se creusaient l'esprit pour deviner où
était passée la duchesse de Berri depuis la capture du _Charles-Albert_
et l'échauffourée de Marseille.

Ceux qui ne se permettent jamais de risquer une opinion avant le mot
d'ordre de leur journal avaient l'avantage, ce jour-là, sur les autres,
d'apprendre, par la feuille qu'ils parcouraient, que la duchesse de
Berri avait paru en Vendée, munie du titre de régente, arraché à
l'apathie d'Holy-Rood, et que sa présence et celle du maréchal Bourmont
avaient fortifié le cœur de la chouannerie.

De moins lancés dans leurs propos blâmaient les tracasseries dont la
police accablait les réfugiés polonais, très-aimés des habitants de
Chantilly, où ils ont tenu garnison sous l'empire. Le csapski a laissé
d'ineffaçables souvenirs; peut-être les demoiselles d'alors, dames
aujourd'hui, ont des motifs plus réels de regrets que le csapski.

Quelques anciens militaires, qui ont eu les pieds gelés à la retraite de
Moscou, et non pas la langue, s'applaudissaient de lire dans le
_Courrier français_, qu'à la suite des troubles survenus au sujet du
bill de réforme à Liverpool, à Manchester et à Birmingham, la statue de
lord Wellington avait été couverte de boue dans Hyde-Park.

Les indifférents à la politique étrangère parlaient avec tristesse de la
mort de Cuvier et de Casimir Périer, deux grandes victimes du choléra.

Une fois nommé, le terrible fléau avait la plus large part dans les
conversations errantes. On se répétait qu'il mourait encore à Paris
cinquante personnes par jour, bien que le bulletin des décès ne fît plus
sourciller personne, depuis qu'il paraissait démontré que le bourg de
Chantilly était inaccessible à la maladie asiatique répandue sur
presque tous les points des alentours. A en croire les enthousiastes
indigènes, Chantilly, selon les uns, était à l'abri du choléra parce
qu'il est entouré d'eau; à en croire les autres, parce que son terrain
est sablonneux. Le bienfait répulsif était également attribué à
l'humidité et à la sécheresse.

Plus loin, on s'entretenait chaudement déjà, sur les instructions d'un
journal bien informé, des luttes politiques des habitants de la Vendée
avec les dernières troupes envoyées pour les soumettre et pour leur
enlever leur chef, dont le nom, le rang, et le sexe n'étaient plus un
mystère pour le château. L'État déployait maintenant, s'étant ravisé un
peu tard, des forces militaires dont l'importance et l'exaspération
compromettaient, dans l'intention de l'assurer mieux, le repos de la
France qui s'effrayait de cette guerre sans victoire. Cependant aucun
parti n'eût osé nier que les communications de ville à ville, dans la
Vendée, ne fussent interrompues à cause des soulèvements de bourgs
entiers; que par suite de ces interruptions, les campagnes et les villes
ne souffrissent également dans leurs relations, et que la France entière
ne fût attentive au résultat des moyens coercitifs employés enfin pour
étouffer cette irritation, dont rien jusqu'ici n'avait radicalement
éteint le brûlant principe, prêt à s'étendre, à mêler sa flamme à la
première flamme d'autres insurrections cachées.

Mais, graves ou légères, domestiques ou sociales, ces causeries
suspendent leur cours, dès qu'une belle carpe bondit à fleur d'eau et
fait jaillir en arc-en-ciel son écume sur le gazon, diversion innocente
et toujours nouvelle pour les habitués du bassin.

Jeunes et vieux s'entretenaient ensuite d'un air attristé de la mort de
M. Clavier, que Maurice avait su rendre leur ami, en effaçant, par de
fréquentes réunions, d'anciens préjugés contre le digne vieillard. On ne
se souvenait plus maintenant que de la simplicité de ses habitudes
austères, mais tempérées par des actions de générosité, répandues sans
distinction d'opinion et surtout sans bruit. A son convoi, les pauvres
des villages les plus éloignés étaient accourus en foule. Maurice
s'était porté l'interprète de leurs regrets dans un discours où les
larmes avaient tenu lieu d'éloquence. On avait peu de particularités à
rattacher aux dernières heures de M. Clavier; on attribuait sa mort,
plus prompte qu'on ne l'aurait cru, aux fatigues, aux déceptions de sa
carrière politique. La réclusion à laquelle il s'était condamné quelque
temps avant sa fin était mise, faute d'éclaircissement plus précis, sur
le compte de sa misanthropie, dont les accès lui étaient revenus,
prétendait-on, avec les premières atteintes de sa maladie. Ainsi
s'expliquaient jusqu'ici sans scandale la désolation du jardin et la
retraite impénétrable de mademoiselle de Meilhan, qu'on louait tout haut
de son dévouement pour avoir vécu renfermée avec son protecteur.

Naturellement les propos passaient de ce dernier sujet à l'intérieur de
Maurice qu'on ne voyait plus se promener avec sa femme dans les allées
de la forêt, malgré le retour du printemps. On ne pardonnait pas à
Léonide d'être allée à Paris au moment où on le quitte d'ordinaire pour
jouir des matinées de la campagne. On acceptait de mauvaise grâce le
prétexte de sa santé; elle qui n'était jamais plus fraîche que le
lendemain d'un bal.

--Peut-être s'ennuie-t-elle ici, avançaient d'autres dames, car la
conversation leur était échue depuis que les hommes avaient repris la
lecture des journaux.

--C'est très-possible, répondait-on. Si son mari est aussi riche qu'on
le suppose, elle fait bien de résider le moins possible à Chantilly. On
n'y reste que pour économiser.

--Vous ne vous plairiez donc plus ici, une fois que vous seriez mariée?
interrompit un jeune homme en s'adressant à la demoiselle qui avait émis
cette opinion sur Léonide.

En rougissant, la jeune personne avoua que les goûts dépendaient des
caractères. Elle eût mieux aimé n'avoir rien dit.

La conversation ne tomba pas dans le bassin.

--C'est que le caractère de madame Maurice, reprit la maman de la
préopinante, diffère en effet de celui de beaucoup de femmes. Il est
aisé de s'apercevoir qu'elle est passionnée, ardente de caractère. Après
tout, si nous sommes fort aimables, mesdames, à Chantilly, nous n'avons
ni Opéra, ni concerts, ni grandes réunions, ni plaisirs bien bruyants
enfin. Nos cavaliers sont sans doute fort distingués, mais peu jouent un
rôle dans le monde, dans le beau monde; ils ne sont pas toujours
habillés au dernier goût, et leur esprit serait trouvé trop naturel dans
les salons de Paris. Nous nous contentons ici de leur amabilité; à
Paris, on leur demanderait de la fortune, des titres.

Toutes les demoiselles avaient déjà fait galerie autour de la maman qui
relevait ainsi la maladresse de sa fille.

--Cependant, poursuivit-elle en se laissant aspirer les paroles par les
petits serpents dont elle était cernée, cependant je ne prétends pas que
tout ce que je dis soit inspiré par le souvenir de madame Maurice; je
parle en général, mais comme elle est femme tout comme une autre,
l'à-propos n'est pas extravagant. Il y a des raisons pour croire à ces
faiblesses pour les distractions de Paris, comme il y en a pour douter;
il y a des raisons pour tout. Vous comprenez parfaitement que son mari
n'a pas le temps de la conduire dans le monde où il ne va pas d'abord,
où il s'ennuierait ensuite.

--Et qui l'y conduit? s'informa une petite voix curieuse.

--Ah! vous m'en demandez là plus que je n'en sais, et plus qu'il ne nous
est permis d'en savoir, répondit encore la maman avec un son de voix
réservé et un air de visage qui ne l'était pas du tout. Vous m'en
demandez plus que je n'en sais, mesdemoiselles.

--Je ne vois que son frère, M. Victor Reynier, reprit une troisième
interlocutrice, qui puisse l'accompagner dans le monde; et ce doit être
lui.

--C'est si peu lui qui l'accompagne, objectèrent quatre voix, que,
depuis le départ de sa sœur, il n'a pas manqué de se promener chaque
soir sur la pelouse en sortant de la maison de mademoiselle de Meilhan.

La bienheureuse maman feignit d'être fort embarrassée de la difficulté.

D'un ton profondément convaincu, elle conclut ainsi:

--Alors c'est cela ou ce n'est pas cela.

--Cependant, le frère de madame Maurice ne reste jamais à Paris que pour
ses affaires, et il en revient aussitôt qu'elles sont terminées. Si,
comme vous l'assurez, tout le monde a aperçu M. Victor sortant seul de
la maison de feu M. Clavier, ou, pour mieux dire, de la maison de
mademoiselle de Meilhan, pauvre jeune personne maintenant fort à
plaindre, sans perspective de mariage, quoique en possession de la
grande, de l'immense fortune dont elle a hérité...

Après une pause affectée, et un trouble de commande tout à coup survenu
dans ses idées, l'orateur se demanda:--Mais où en étions-nous?--Nous en
étions, je crois, sur madame Maurice, n'est-ce pas?

--Non, madame, répondirent toutes à la fois les assistantes, qui avaient
été rarement plus recueillies; non, madame, vous parliez de M. Victor
et de mademoiselle Caroline, qui, ayant hérité de tous les biens de M.
Clavier, ne serait point embarrassée de choisir un parti de son goût.

--Ai-je dit cela?

--Bien sûr, madame. D'ailleurs nous pensons toutes comme vous.

--Est-il bien vrai, continua l'excellente maman, qu'elle ait hérité?

--Cela est positif, madame.

--Elle doit avoir hérité d'un million et demi ou d'un demi-million,
ajouta une autre sans sourciller. Voilà une belle dot!

Une vingtaine de soupirs s'exhalèrent sous les tilleuls.

--N'exagérons rien, mesdemoiselles, s'il vous plaît. Qui de vous sait au
juste si M. Clavier n'avait aucun parent?

S'il en avait, trancha brusquement une jeune personne en bonnet rose qui
ne voulait pas renoncer au million et demi, ou au demi-million, ils
seraient déjà à Chantilly, depuis quinze jours qu'est mort M. Clavier.
Si les morts vont vite, les héritiers vont plus vite encore.

--On ne revient pas d'Amérique en quinze jours, mademoiselle. Il y a
encore des neveux en Amérique, si l'on n'y trouve plus d'oncles.

--Mais, madame, quand cela serait! Il s'agirait de savoir s'ils sont
plus proches parents de M. Clavier que mademoiselle de Meilhan.

--Mademoiselle Caroline n'est pas du tout parente de M. Clavier, fut-il
aussitôt répliqué au bonnet rose par un bonnet bleu.

--Ah! par exemple, reprit le bonnet rose qui avait été
interrompu.--Charmante figure de seize ans, s'appuyant sur son bras posé
sur le gazon.--Elle aurait supporté pendant si longtemps la mauvaise
humeur de cet homme, triste, malade accablé de vieillesse, pour rien,
pour n'être pas son héritière!

--Si elle l'aimait comme son propre père, mademoiselle, cette charge lui
aura été légère.

--Légère! légère! Je vous la laisse, à vous.

--Et je la supporterais avec contentement, mademoiselle, si elle me
tombait en partage.

--On voit bien que vous êtes riche. La supposition ne vous engage à
rien.

--Et vous, mademoiselle, qui désirez peut-être le devenir, vous
choisissez vos moyens.

Décidément la discussion entre le bonnet rose et le bonnet bleu tournait
à l'orage: deux visages avaient rougi; deux poitrines se gonflaient; au
moindre mot, l'eau aurait coulé.

--Eh bien, fit un survenant en posant sa canne de jonc à pomme d'or au
milieu du cercle agité, comme le Neptune de Virgile lorsqu'il impose
silence aux flots: eh bien, que se passe-t-il donc? je vois des yeux
rouges qui demain seront irrités et plus irrités en outre du serein dont
j'ai dit cent fois de se garantir, dans le mois où nous sommes: le mois
des fraîcheurs!

--Bonjour! monsieur Durand; bonjour! comment vous portez-vous?

--On n'adresse jamais ces sortes de questions à un médecin.
Bien!--très-bien!--mes enfants!--mieux que vous,--qui, malgré mes
conseils dont on semble faire cas, venez tous les jours vous asseoir
ici, aspirer par tous les pores des maux d'yeux, des crampes, des
sciatiques, des rhumatismes, des fluxions...

--Oh! mon Dieu, monsieur Durand, vous nous épouvantez. Le mois de mai
est si beau!

--Il n'y a pas de beau mois de mai. Ces rossignols, ces brins d'herbe,
ces tilleuls, cette eau courante, sont choses fort poétiques; mais
abusez des rossignols, et je vous appliquerai au cou des sangsues.

Et, en riant et en se laissant glisser le long de sa canne de jonc comme
un ours qui a fini de jouer et qui devient bon, le docteur Durand
s'assit sur l'herbe fraîche au bord du bassin fécond en sciatiques,
entre toutes ses gracieuses clientes et immédiatement au dessous de la
causeuse maman qui avait tenu le dé de la conversation jusqu'à son
arrivée.

--Docteur! dit-elle.

--Madame.

--Dictez-nous sur-le-champ une ordonnance pour nous guérir d'un mal dont
nous souffrons toutes, jeunes et vieilles, en ce moment.

--Quel est ce mal? le silence?

--Docteur, à peu près. Vous êtes un excellent physionomiste. Nous
mourons de curiosité.

--Je n'ai qu'un seul remède; mais la Faculté me l'interdit: c'est
l'indiscrétion, mesdames.

--Docteur, soyez gentil.

--Vous avez déjà peur du mémoire. Voyons?

--Mademoiselle de Meilhan est-elle héritière de M. Clavier? En est-elle
l'héritière universelle? A-t-elle le projet de se marier?
Épousera-t-elle quelqu'un de Chantilly? Est-il vrai qu'on lui ait légué
un million et demi ou un demi-million? M. Victor va-t-il chez elle? A
quel titre y est-il reçu? Savez-vous si elle l'aime?

Le docteur avait fermé les yeux, s'était bouché les oreilles, effrayé de
la multiplicité de questions dont on le criblait, sans qu'il pût se
permettre un mouvement, soit à droite, soit à gauche. Son premier mot
fut, après un silence méditatif:

Le malade est gravement malade et je l'abandonne.

Il se leva pour partir.

On le retint d'abord par sa canne, comme un oiseau pris à la glu; puis
par son chapeau, gardé en otage et passé derrière le cercle; ensuite par
les pans de son habit marron; enfin par beaucoup de caresses qu'on lui
fit.

--Mais laissez-moi: vous me prêtez, mes enfants, plus d'importance cent
fois que je n'en ai. Je ne sais rien.

--Asseyez-vous toujours. Dites le rien que vous savez.

--Tout Chantilly a dû apprendre que lorsque je fus appelé pour donner
mes soins à M. Clavier, il était déjà mort, froid comme marbre.

--Et de quoi supposez-vous qu'il soit mort? d'apoplexie?

--Non; sa face n'offrait aucun signe d'une violente irruption de sang au
cerveau. Je présume que le cœur était malade chez lui; j'y
soupçonnais depuis longtemps une lésion. A la suite d'un chagrin, le mal
se sera déclaré; l'épanchement s'en sera suivi, la mort également.

--Et à quelle cause morale attribuez-vous le chagrin qui l'a tué?

--Le pouls des malades, chère dame,--car c'était la chère dame qui
questionnait, commentait, argumentait sans cesse,--ne me révèle jamais
les accidents moraux dont il me confie les résultats physiologiques. Je
viens de vous dire, du reste, qu'il était mort quand je fus appelé.

--Et qui était auprès de son lit? personne, je gage.

--Pardon! il y avait mademoiselle de Meilhan qui tenait sa main, la
baisait et priait.

--C'est fort louable, docteur. Et la petite hérite-t-elle, au moins,
cette chère enfant?

--N'étant ni son confesseur ni son notaire, je l'ignore.

--Il doit avoir laissé une belle fortune: cela ira sans doute à quelque
libertin de neveu. Il y avait de quoi ménager un si beau mariage à
mademoiselle de Meilhan, et favoriser si avantageusement quelque
excellent garçon de Chantilly? On comprend que monsieur Victor Reynier
soit si assidu auprès de l'orpheline: la royauté vaut l'hommage.

--Voyons votre langue, ma voisine; comme vous en débitez sans vous
épuiser, sans vous couper, sans vous contredire! Mais M. Reynier ne va
dans la maison de mademoiselle de Meilhan que pour dresser l'inventaire
des meubles, effets et bijoux laissés par M. Clavier. Comme elle doit
quitter bientôt, dans huit jours peut-être, cette maison, M. Reynier
hâte ce travail dont son beau-frère, M. Maurice, l'a prié de se charger.
M. Maurice n'en a pas le loisir, toujours absorbé par le travail de son
étude.

--Ceci est sensé, docteur; mais ceci ne détruit rien, absolument rien.
L'homme de l'inventaire peut être l'homme du contrat.

--Ah! vous compromettriez un saint avec vos insinuations perfides. Ne me
faites plus parler, tenez!

--Si, si, docteur, s'écrièrent les demoiselles. Nous vous aimerons bien;
parlez! Là, tout bas, à chacune un mot. Quel est celui qui épousera
mademoiselle de Meilhan?

--Je le proclamerai tout haut, puisque vous m'y forcez. Le mari destiné
à mademoiselle Caroline de Meilhan.--Apprenez-le, mesdemoiselles,--c'est...

Le docteur aspira une prise de tabac.

--C'est--qui?

--C'est moi!

--Oh! le méchant! C'est mal, docteur, de vous amuser ainsi à nos dépens!

--Nous nous vengerons sur vos ordonnances.

--Eh! que ne vous adressez-vous plutôt à M. Victor lui-même qui
sort,--tenez, regardez,--de la porte du jardin de mademoiselle de
Meilhan?

--C'est lui, en effet, se dirent les dames et les demoiselles en se
levant à demi pour vérifier l'indication du docteur.

Victor fut bientôt l'objet de tous les regards. On remarqua,--car pas un
de ses mouvements n'était perdu,--qu'il avait remis dans sa poche la
clef dont il s'était servi pour ouvrir et refermer la porte du jardin.

L'interprétation de cette familiarité fut si générale et si spontanée,
qu'on ne prit pas la peine de se la communiquer.

S'étant aperçu de l'impression que la sortie un peu libre de Victor
produisait sur les groupes, le docteur se jeta au-devant des inductions
et déclara qu'il trouvait fort naturel que M. Victor eût à sa
disposition une des clefs de la maison de mademoiselle de Meilhan, afin
de pouvoir, à toute heure du jour, et sans déranger personne, y entrer
pour dresser l'inventaire du mobilier, travail minutieux, traînant, et
tout de confiance.

Il ne convainquit personne, et il n'arrêta pas l'attention
inquisitoriale de ces dames sur Victor; elles remarquèrent qu'il était
sans chapeau, et qu'il hésitait à prendre une résolution, au milieu d'un
trouble et d'une anxiété dont la distance n'empêchait pas de distinguer
les signes.

Les personnes occupées à lire ou à converser indifféremment auprès du
bassin mêlèrent leur surprise à celle des autres, et toutes furent
témoins de la bizarre manœuvre de Victor.

Après avoir balancé s'il irait vers le grand chemin ou s'il se porterait
du côté du château, il se dirigea, en courant comme un fou, vers la
pièce d'eau où il arriva effaré, hagard, n'ayant pas l'air de voir ceux
au milieu desquels il tomba.

--Docteur, s'écria-t-il en prenant sous le bras monsieur Durand,
docteur, mademoiselle de Meilhan est dans des convulsions affreuses;
elle se tord dans des vomissements qui ne l'ont pas quittée depuis deux
heures; son estomac se soulève; je n'ai jamais rien vu qui ressemblât à
l'état où elle est; on dirait un accouchement.

--Un accouchement! murmurèrent les mamans en levant les yeux sur le
docteur, et les jeunes demoiselles en se regardant entre elles, les unes
et les autres acceptant comme un fait ce qui n'était peut-être qu'une
perfide comparaison.

--Mesdames, s'écria le docteur en lançant un regard d'imperceptible
dédain à Victor et prêt à le suivre, mesdames, mon devoir est de vous le
déclarer, au mépris de l'effroi que je vais répandre au milieu de vous:
le choléra est à Chantilly!

C'était le 6 juin 1832.



XXVI


La France roula au bord de l'abîme.

Depuis longtemps organisée, l'insurrection républicaine rallia, à
l'occasion du convoi du général Lamarque, ses forces disséminées: se
parqua en silence, dans la soirée du 5 juin, dans les rues ténébreuses
du cloître Saint-Merry, et là, malgré une effrayante inégalité de
forces, elle offrit le combat à la royauté, qui l'accepta. Paris fut en
feu. Plus meurtrier qu'en juillet 1830, le canon tonna dans la longueur
des rues; frappées à leur base, des maisons chancelèrent sous les
boulets; les ruisseaux portèrent du sang à la Seine.

Laborieuse journée pour tous les partis, qui tous y laissèrent quelque
gage de défaite! Les républicains émoussèrent une énergie qu'ils ne
montrèrent plus depuis, soit que l'occasion d'en déployer une aussi
désespérée ne s'offrît plus, soit qu'on ne profite pas deux fois de
l'occasion; le pouvoir compromit dans cette fatale journée la pureté
primitive d'une révolution qui n'avait pas encore été souillée; et les
partisans de la royauté déchue y perdirent la plus précieuse de leurs
espérances; il ne leur était plus permis d'attendre, d'une victoire
républicaine sur la royauté de juillet, le retour au trône de la branche
aînée.

Prenons à cette histoire de nos troubles civils la part dont ne peut se
passer notre récit.

Dès que le tocsin, lancé par volées des tours Notre-Dame, eut trouvé des
échos dans les clochers des environs, l'alarme sauta de distance en
distance pour se propager dans tous les sens; la campagne s'arma. Par
toutes les barrières la population des banlieues regorgea dans la
capitale.--Pareille énergie eût en 1814 sauvé Paris.--Les chemins
étaient couverts de paysans armés; la garde nationale recueillait le
fruit précoce de son institution. En quelques heures, plusieurs
départements furent sur pied et attendirent pour savoir à qui la France
appartiendrait.

La catastrophe qui mit ainsi face à face dans la rue deux principes qui
n'en formaient qu'un, deux ans auparavant, avait consterné les campagnes
aussitôt qu'elle y avait été connue.

Loin de Paris, au moins autant que dans ses murs, on craignait,--la
menace en avait été si souvent prononcée,--le retour d'un autre
bouleversement social semblable à celui de 1793, et qui de nouveau
remettrait en question les principes de la propriété. Vraies ou fausses,
ces opinions avaient inspiré d'inexprimables craintes à ceux qui
possédaient ainsi qu'à ceux qui, avec raison, n'admettent pas de
cobénéficiaires au gain d'une fortune acquise sans le concours d'autrui.
Cependant l'effroi qui régnait n'était pas celui de 93. Comme on ne
croyait pas à la barbarie des républicains, mais beaucoup à l'ambition
assez mal dissimulée de quelques-uns, on avait moins peur au fond d'être
pendu que d'être pillé. Démentant à peine ces préventions répandues
partout, les journaux extrêmes annonçaient,--on ne sait dans quel but
étrange de séduction politique,--une révolution sociale complète à la
première crise dont leurs doctrines sortiraient triomphantes. Les fortes
têtes du parti avaient même déjà dressé la Genèse sociale d'après
laquelle les plus riches de la nation régénérée ne posséderaient pas
plus de cinquante arpents.

Hors Paris, les fonds publics ne baissent pas à la nouvelle d'une guerre
ou à la menace d'une insurrection civile; mais, à la moindre oscillation
de l'État, on cloue la porte du grenier; on creuse un trou dans les
champs, et l'argent disparaît de la circulation.

Aux hurlements du tocsin, les villageois coururent, les uns,--nous
l'avons dit,--au secours de la capitale soulevée, les autres, au dépôt
de leurs économies pour le mieux cacher.

Effet ordinaire des calamités politiques: en un instant l'ami n'eut plus
de foi en l'ami dont l'opinion lui sembla suspecte; on ferma les portes;
l'égoïsme se consulta en famille. On rassembla les écus et les enfants;
les hommes prirent les premiers sous leur protection, les mères se
réservèrent la défense des autres. Puis, la fourche de fer à la main, on
attendit derrière la haie l'arrivée des brigands. Les brigands! menace
vague qui reparaît à chaque révolution; terrible parce qu'elle est
vague.

On apporta d'autant plus de précipitation à suspendre sur-le-champ, tant
à Paris qu'ailleurs, toutes relations d'affaires, à retirer ses fonds, à
s'isoler, que jamais insurrection n'avait débuté avec des chances de
réussite égales à celles sur lesquelles comptait la révolte de
Saint-Merry, formidable en nombre, en moyens d'attaque, en affiliations,
en position, et redoutable surtout par son enthousiasme. Issu en droite
ligne de celui de juillet, cet enthousiasme s'était ravivé et retrempé
dans des serments d'union prononcés sur les restes du général Lamarque.

Maurice arrivait à Paris, où il avait assisté aux premiers engagements
entre les républicains et la ligne; il avait vu les soldats râlant dans
les ruisseaux, d'autres égorgés sur le dos des bornes; il avait franchi
des barricades formées d'un rang de républicains morts et de pavés.

Ses oreilles sifflaient encore du bruit des boulets; les balles avaient
percé son chapeau, jeté en ce moment à ses pieds, déformé par la sueur.
Le drapeau blanc, le drapeau noir, le drapeau tricolore avaient tour à
tour flotté à ses yeux au sommet des maisons de la rue Saint-Martin, le
long desquelles il avait plu du sang sur ses joues.

Associé aux pensées de mécontentement dont les actes dynastiques de la
révolution de juillet avaient été le point de départ, Maurice approuvait
l'esprit d'une insurrection qui allait peut-être assurer la dernière
conquête de cette révolution.

Sur le champ de meurtre qu'il avait traversé, il avait été témoin,--sa
figure l'attestait suffisamment,--de la mort de ses meilleurs amis, de
ses frères en opinion; il avait dû se mêler à leurs rangs crevassés par
la mitraille, et verser l'obole de plomb à son parti; il s'était ensuite
retiré, se disant que sa vie était à d'autres dans la condition où le
sort l'avait placé. Après s'être montré brave, il s'était montré
honnête.

Si ses amis se relèvent vainqueurs, ce qu'il est aussi difficile de nier
que d'affirmer, dans la matinée du 6 juin qui s'écoule, eh bien, il
n'aura pas déserté sa cause; si la royauté, au contraire, se rajeunit
dans ce bain de sang, elle n'aura pas à traîner Maurice dans un cachot:
il n'aura pas abandonné son poste au milieu de la société.

Depuis son retour à Chantilly, Maurice est enfoncé dans un coin sombre
de son cabinet, fuyant le jour, le bruit, se fuyant lui-même; il étend
ses doigts crispés sur son front en sueur; il écoute; il parle vite,
seul, tout bas; il va à la porte, à son secrétaire, à la croisée; il
court ensuite se blottir, s'affaisser, se faire petit dans son coin, les
cheveux hérissés, le front jaune, l'œil ouvert.

--Plus d'entrepôt! fut le cri déchirant qui sortit de sa poitrine pour
la soulager.

--Plus d'entrepôt à Saint-Denis! Comme on nous a joués! L'entrepôt sera
construit à trois lieues de là; il sera construit de l'autre côté de
Paris, de l'autre côté de la Seine, de l'autre côté de l'enfer! plus
d'entrepôt à Saint-Denis! Et Victor qui me répondait de la promesse de
l'employé au ministère, voleur en sous-ordre d'un voleur, qui aura
traité des deux mains! mon concurrent lui aura jeté dix mille francs de
plus, mille francs, peut-être: le plateau l'aura emporté de son côté.
Six cent mille francs engloutis dans cette mare de corruption!

L'entrepôt sera à Grenelle! ignoble dérision! moi qui me ruine en achat
de maisons à La Chapelle! Que vais-je faire de ces maisons, nids à rats,
de ces masures infectes, payées dix fois leur prix?

Et aux échéances du 15, comment faire honneur aux valeurs contractées
pour payer ces maisons?

A chaque bout de mes pensées, l'abîme de la banqueroute; et banqueroute
frauduleuse, avec jugement, affiches, exposition; banqueroute avec la
marque. On ne marque plus: c'est vrai! Je ne serai pas marqué!

L'entrepôt ne sera pas à Saint-Denis! l'entrepôt sera à Grenelle!

Et si Maurice détourne les yeux du plafond pour les porter autour de
lui, son désespoir revêt alors un caractère d'égarement taciturne à
inspirer des craintes pour sa raison. Il sourit et pleure à la fois en
regardant ces cartons qui ne sont plus placés avec la symétrie des
premiers temps. Reflet de son âme, les reliques saintes des familles
n'étaient pas autrefois salies de poussière et poussées au hasard sur
les étagères.

Le front pétri par ses mains tremblantes, tandis que Maurice cherche
dans sa tête, illuminée des sinistres clartés d'une révolution, et
traversée des pressentiments d'une imminente banqueroute, une planche de
salut, un angle de rocher où s'accrocher dans le naufrage, dût-il s'y
suspendre par sa poitrine en lambeaux, Victor entre et lui serre
expressivement la main.

--Ta cause est gagnée, Maurice!

--Quelle cause? répond Maurice avec un regard privé d'intelligence, et
tel qu'un fou sur qui l'eau glacée d'une douche vient d'être versée.

--Tes amis sont des géants; ils résistent aux baïonnettes, à la
mitraille, au canon qui les broie dans les maisons où ils se sont fait
jour avec leurs ongles. La rue Saint-Martin, la rue Maubuée, la rue de
la Verrerie, toutes les rues environnantes, s'en vont au choc des
boulets. Quand les étages s'écroulent, de braves jeunes gens paraissent
sur le bord des croisées, saluant la foule qui les maudit; ils sourient
et meurent en criant: _Vive la république!_ S'ils tiennent encore
jusqu'à demain matin, la royauté ne couchera pas demain soir aux
Tuileries.

En échange de ces nouvelles qu'il apportait de Paris, non avec le ton
d'un triomphateur, mais avec le parti pris d'un homme prêt à
s'accommoder de la république si elle est proclamée, Victor attendait
de Maurice quelque explosion patriotique qui fît diversion au chagrin
dont il le voyait accablé.

--Plût au ciel, s'écria Maurice, que la révolte ne cessât pas, que
l'émeute pulvérisât Paris jusqu'à la dernière maison des faubourgs!
Royauté ou république, je péris si les affaires reprennent
tranquillement leur cours accoutumé. République ou royauté, il me faudra
rembourser plus de quatre cent mille francs le 15 de ce mois; et nous
sommes au 6, et nos maisons, depuis la translation de l'entrepôt ne
valent pas cinquante mille francs. République ou royauté, mes billets
seront protestés; on me poursuivra, on me jugera, on me condamnera, on
m'emprisonnera. Il n'y a pas de gouvernement qui remette aux débiteurs
leurs dettes: les révolutions ne déplacent pas les principes de
l'honneur.

Oh! que j'étais heureux, Victor, quand j'ai vu dépaver Paris, briser ses
carreaux, incendier une mairie! quand j'ai ouï, avec une joie qui m'a
élargi l'âme, le canon, l'affreux canon tuant Paris! Ce désordre
entraînera le mien. C'est bien le moins que la dette d'un homme
disparaisse, quand une capitale s'engloutit; mais il faut qu'elle
s'engloutisse!

Es-tu bien sûr, Victor, qu'on se battait encore quand tu es parti? Es-tu
bien sûr que les maisons ouvertes, ivres, béantes comme des cavernes,
buvaient encore des soldats par leurs portes et vomissaient des morts
par les fenêtres? Ainsi je les ai vues.

Tiens, je n'ai pas pu mourir. Une balle m'a frappé ici, une autre là,
une autre là, près du front. Point d'hypocrisie: mon dévouement, ce
n'était pas du patriotisme, c'était du suicide. Je n'en voulais à
personne! Je n'en voulais qu'à moi! Feu sur le banqueroutier!

--Oui, le coup est grave, Maurice, mais...

--Grave! il est mortel.

--Les affaires sont une bataille; personne n'est sûr du triomphe.

--Tu oses comparer de dégoûtantes témérités à une bataille! Est-ce que
les affaires rapportent jamais quelque gloire, que l'on réussisse ou que
l'on succombe? La spéculation la plus honnête, c'est d'acheter à trois
francs pour vendre à quatre francs; et cela est un vol. Qualifie notre
opération maintenant.

Mais je l'avais prévu. Nous avons eu recours à la corruption; elle nous
paye avec sa monnaie. Je n'ai jamais fondé,--c'est une justice que ma
conscience me rend,--aucun crédit sur ces trafics que tu décores du nom
de grandes affaires. Que n'appelles-tu aussi grandes affaires la
fabrication de la fausse monnaie et de faux billets de banque?

--Tu confonds, Maurice, le gain avec le vol.

--Connais-tu celui qui s'est arrêté à la ligne qui les sépare?

--Il y a des hommes probes en affaires.

--Ceux-là ne sont pas millionnaires.

--Peut-être. Es-tu entré dans leur coffre-fort?

--Et toi dans leur conscience?

--Ah! Maurice, la colère t'égare.

--Non, elle ne m'égare pas, Victor, et je jouis du malheur de toute ma
raison. Toute fumée d'illusion s'évanouit; ton chemin de fer est une
extravagance. Notre grande fortune va se réduire,--sais-tu à quoi?--pour
toi en une fuite à l'étranger, pour moi en une prison perpétuelle.

--Si cependant, Maurice, la république est constituée?...

--Ne crois-tu pas que ce sera une république de voleurs, toi aussi?

--Mais nous ne sommes pas des voleurs, après tout, Maurice?

--Quoi donc? et l'argent d'Édouard dont j'ai disposé?

--L'argent d'Édouard! l'argent d'Édouard! c'est un placement malheureux:
il n'est pas perdu pour cela. Qui est-ce donc d'ailleurs que cet
Édouard?

--C'est...

Maurice réfléchit que cet homme ne valait pas même l'outrage d'une
révélation. Il se soucie, pensa-t-il, autant de la réputation de sa
sœur qu'il est affligé de la position où il m'a mis. Le voilà,
comptant sur la république pour aplanir un chemin doux à la banqueroute!
Et les hommes de cette espèce qualifient les républicains de brigands!

--Cet Édouard, répliqua enfin Maurice, est un homme quelconque, qui a eu
assez bonne opinion de ma probité pour déposer entre mes mains les trois
cent mille francs dilapidés par toi en achats de pierres pourries. Je
pense que ce renseignement te suffit, et que tu devrais être le dernier
à me demander: Qu'est-ce que ce monsieur Édouard?

--Est-il à Paris, ce redoutable créancier? redemanda Victor qui se
torturait vainement pour se poser en honnête homme.

--Oui!

--C'est un rentier?

--Oui!

--Un jeune homme?

--Oui! oui! Mais, Victor, pourquoi ces questions insignifiantes?

Victor eût tout aussi bien demandé si Édouard portait habituellement un
habit marron.

--Songe que nous sommes perdus, Victor. Avoir dépensé un million à
l'achat des maisons de La Chapelle! J'admets qu'elles nous mettent à
couvert de cent mille francs, si ce n'est pas exagérer ce qu'elles
valent; nous n'en perdrons pas moins neuf cent mille francs. Les perdre
s'ils nous appartenaient, ce ne serait qu'un malheur ordinaire; mais ces
neuf cent mille francs se composent de trois cent mille francs d'Édouard
que je veux rendre les premiers... Entends-tu?

--Si tu rends toutefois quelque chose, se dit intérieurement Victor.

--Oui, les premiers; plus de trois cent mille francs prélevés sur
l'argent des rentes que j'ai touchées pour monsieur Clavier depuis sa
mort; et de trois cent mille francs enlevés de là.

Maurice avait pris son beau-frère par le coude et l'avait placé en face
des cartons, où étaient contenus les titres de propriétés, les dépôts,
les valeurs de toute nature de ses clients. Après une pause silencieuse,
il répéta cette effrayante et courte syllabe: Là! Le ressort d'un
pistolet fait ce bruit, lorsqu'il tombe sur la capsule et qu'une
cervelle humaine saute au plafond...

Là, Victor, tu m'as poussé à fouiller avec toi, et nous avons puisé à
notre aise, tant que nous avons voulu. D'où t'est venue l'idée de cette
exécrable ressource? Je n'y aurais jamais songé, moi, qui ai constamment
sous les yeux ces cartons! Prévoyais-tu qu'il y avait de l'or là-dedans?
Mais tu le flaires donc?--Car ta hardiesse à les ouvrir, à les vider,
semblait indiquer une sûreté de mouvements infaillible. Tu allais! tu
allais! tu plongeais!--Qu'y mettrons-nous, maintenant? Parle!

Les questions de Maurice n'étaient pas assez régulières pour forcer
Victor à des réponses qui l'eussent embarrassé. D'ailleurs, les fonds
prélevés sur les dépôts des clients, et dont ils avaient disposé autant
l'un que l'autre, avaient été abîmés dans l'opération du chemin de fer.
Jamais événement ne fut plus simple dans sa calamité. C'était un coup de
foudre. Il n'y avait ni explication ni consolation possible. Aussi
Victor ne répondit pas à Maurice.

Il pouvait être midi. Des groupes animés formés au bout de la pelouse,
des rumeurs, qui sortaient de ces groupes, attirèrent l'attention de
Maurice. Une chaise de poste relayait, venant de Paris. Probablement les
voyageurs répandaient la nouvelle de ce qui s'y passait.

Maurice descend en hâte, et demande au conducteur dans quel état il a
laissé la capitale.

--Dans le plus grand trouble.

--Les révoltés faiblissent-ils?

--Nullement, monsieur.

--Le nombre en augmente-t-il?

--D'heure en heure, à vue d'œil, à mesure qu'on tue.

--Et les Parisiens?

--Ils regardent par leurs croisées.

--Est-ce que les autres quartiers de la ville se soulèvent?

--Je ne m'en suis pas aperçu.

--Les boutiques sont-elles fermées?

--Aucune.

--Quelle indifférence! murmura Maurice: le calme de ces gens-là est
odieux. Ils passent d'un gouvernement à un autre comme de leur
arrière-boutique à leur comptoir. Demain on fera encore des affaires!

Les habitants de Chantilly étaient en proie à de vives craintes en
écoutant ce dialogue entre le conducteur et Maurice.

--On vient donc à leur aide? continua-t-il.

--De tous côtés, monsieur.

--Mais qui? puisque les habitants ne les secondent pas.

--Leurs amis, leurs partisans; on parle aussi de trente mille
républicains qui arriveront de Dijon demain matin.

--Bonheur! pensa Maurice, qu'ils tiennent jusque-là, extermination
ensuite, bouleversement.--Mais la troupe? la troupe?

--Elle les assiége aussi de toutes parts.

--On se massacre donc?

--C'est le mot.

--On ne présume pas à qui restera la victoire?

Le conducteur était remonté et lançait ses chevaux sur le bas de la
route.

Sa dernière réponse était dans la voiture qu'il semblait prendre à
cœur d'éloigner le plus possible de Paris. Les deux femmes, les deux
enfants et le jeune homme, qui s'y trouvaient, montraient sur leurs
visages l'altération d'une fuite précipitée.

--Et certes ils n'appartenaient pas au parti républicain.

Le cœur gros d'une affreuse joie qui le rendait odieux à lui-même,
Maurice rentra et reparut dans le cabinet où son beau-frère était resté
à l'attendre.

--Tout va à merveille, Victor; Paris est un chaos; on s'y égorge, les
républicains et la troupe; les riches fuient; la chaise de poste qui a
relayé emporte une famille entière. On émigre déjà.

--Allons, il y aura quelques bonnes petites affaires à traiter, dit
Victor en se frottant les mains; les biens d'émigrés seront pour rien.

--Tu songes aux affaires, toi! Oh! non, il n'y aura plus d'affaires,
c'est mon espoir! Des ruines! c'est tout ce que je demande, que tout
soit anéanti.--Tout! plus de commerce, plus de tribunaux! Que l'échafaud
de bois où l'on expose les banqueroutiers soit brûlé avec le siége de la
justice!--C'est mal!--Mais je n'ai de soulagement qu'avec ces pensées de
destruction. Et que le 15 n'arrive jamais!

--Tu as raison, si la fin du monde arrive avant l'échéance du 15, il y
aura prescription de droit.

--Monsieur! monsieur, dit un clerc qui entra dans l'étude, monsieur,
vous n'entendez donc pas?

--Expliquez-vous! parlez!

--La cour est pleine de gens pressés de vous voir.

--Victor,--je ne sais,--vois toi-même!--regarde par la croisée quelles
sont ces gens.

Victor ouvre la croisée et regarde.

--Ce sont tout simplement tes clients.

--Mes clients!

--Oui! je les ai reconnus; pourquoi en si grand nombre, Maurice?

--Je n'en sais rien.--Irai-je voir? Va toi-même! non, reste, attends. Je
descends. A quoi bon?--Mon habitude n'est pas de les recevoir dans la
cour.--Ils trouveraient du louche...

Effaré, Maurice sonna; il sonna fort.

Le clerc reparut.

--Pourquoi n'avez-vous pas prié les personnes qui sont là-bas de monter?

--Vous ne me l'avez pas commandé.

--Allez donc! et qu'elles montent.

--Victor, suis-je pâle?--je dois l'être. Je sens fléchir mes jambes,
j'ai des éblouissements. Ne me quitte pas. Sois là, reste là; toujours
là.

La porte s'ouvre, plus de quatre-vingts personnes, paysans, fermiers,
bûcherons, charbonniers, vignerons, pénètrent à la fois dans le cabinet,
non sans désordre, dans leur avidité brutale à parler les premiers à
Maurice.

--Monsieur Maurice, répondez-moi.

--Monsieur Maurice, moi je viens de loin, je passerai avant les autres.

--Monsieur Maurice, deux mots seulement, et je pars.

--Monsieur le notaire!

--C'est à moi à être écouté. Je suis ici depuis une heure!

--Et moi depuis deux heures.

--T'en as menti.

--Menti toi-même.

--Si nous n'étions ici, je te travaillerais les échalas.

--Mes amis, du silence! la paix! chacun aura son tour.

--Nous parlerons bien, peut-être, nous autres, femmes.

--Vous autres! rentrez vos langues dans le fourreau.

--Tiens! tiens! il ferait beau vous voir nous en empêcher!

--Mes braves gens, du calme! je vous entendrai tous!--tous!--D'abord,
qui vous amène chez moi en si grand nombre?

Ces premières paroles furent si faiblement dites par Maurice, qu'elles
ne produisirent pas plus d'effet qu'une goutte d'eau sur un brasier.

--Oui! qui vous amène? répéta Maurice, dont l'abattement avertissait son
beau-frère de mettre en mesure de parler pour lui.

--Voici, parvint enfin à dire le père Renard, qui avait déposé chez
Maurice les titres de possession de trois maisons et qui avait négligé
jusqu'ici de toucher sa rente viagère de six mille francs; voici:--On
assure que la duchesse de Berry, à la tête de cent mille Prussiens, est
descendue dans Paris par le faubourg Saint-Antoine.

--Ah! ouitche? des Prussiens; ce sont tout uniment,--et il y avait pas
mal de temps que ça bouillait,--les républicains qui font des horreurs
aux quatre coins de Paris.

Le dernier qui avait parlé était Robinson le tuilier. On a peut-être
oublié que Robinson, voulant devenir acquéreur de l'un des lots de la
Garenne entre Morfontaine et Saint-Leu, avait confié à Maurice, pour
effectuer cet achat, quatre-vingt mille francs. La propriété ne s'était
élevée qu'à soixante-trois mille: c'était donc dix-sept mille francs qui
revenaient à Robinson. Pendant quatre mois il avait balancé à les
retirer. Mais au bruit de l'émeute, il était accouru comme les autres.

--Je répète, si l'on ne m'a pas entendu, que ce sont les républicains.

--Ah! pour ça, c'est vrai, affirma avec un ton d'autorité que
n'augmentait pas peu son titre, l'homme d'affaires de monsieur
Grandménil; de Sarcelles d'où je viens, on entend le canon comme si on
l'avait dans l'oreille.

--Alors ce sont des républicains, puisque monsieur l'assure, et qu'il a
entendu le canon.

Ces deux témoignages ne permettaient plus aucun doute sur les causes de
l'insurrection parisienne.

--Et qu'est-ce que ça veut, ces républicains? demandèrent plusieurs voix
qu'il était difficile de distinguer au milieu de la confusion générale.

--Parbleu! reprit Robinson, ils veulent rasseoir Charles X sur le trône.

--Un cri d'horreur couvrit tous les cris. A la réprobation qui circula
en longs murmures, dès que cette intention si vraie eut été prêtée aux
républicains, on eût imaginé que Charles X avait pendant son règne
empêché le blé de germer et les pommes de terre de fleurir.

Debout sur un tabouret, Victor avait beau s'adresser à ceux qui lui
semblaient les moins extravagants dans leurs divagations politiques, il
ne parvenait pas encore à s'en faire écouter.

--Messieurs, je...

--Il n'y a plus de sûreté nulle part.

--Ils incendieront nos meules de foin.

--Ils couperont nos arbres au pied.

--Mes braves gens, je...

--Les scélérats!

--Plus de récolte, plus de moissons, plus rien.

--Mais amis, je...

--Il ne s'agit pas de ça! s'écria un rustre en argumentant des coudes et
des genoux pour se rapprocher le plus possible de l'endroit où était
Maurice, auquel il tenait particulièrement à parler. Il ne s'agit pas de
ça!

Ce rustre était Pierrefonds le vacher, qui, il y avait près d'un an,
avait effectué entre les mains de Maurice, sans vouloir accepter aucune
espèce de garantie, un placement de cent vingt mille francs provenant
d'un héritage.

--Il s'agit, Russes, Prussiens, carlistes ou républicains, qu'il n'y a
plus moyen de rester dans ce pays: avant ce soir peut-être nous serons
attaqués par les brigands. Le meilleur notaire alors ce sera un fusil,
et le meilleur coffre-fort un trou de dix pieds au milieu de la forêt.
C'est donc parce que nous ne voulons pas que les autres, sachant qu'il y
a de la graine ici, viennent vous tuer, monsieur Maurice, que nous vous
prions, vous remerciant bien de vos soins pour les avoir gardés, de nous
rendre nos petits dépôts; vous en serez plus tranquille, nous aussi; ça
vous va-t-il?

L'affreux pressentiment de Maurice se vérifiait. Son cœur, qui
battait auparavant avec violence, s'arrêta net.

--Oui, monsieur Maurice, poursuivit Pierrefonds, faut pas que nous
soyons cause des malheurs dont vous ne seriez pas quitte si les
républicains se répandaient dans la campagne, comme on dit qu'ils
viendront quand la besogne sera finie là-bas, à Paris.

--Dame!--c'était une autre voix,--Pierrefonds dit vrai; ils vous
arracheraient la peau tout vivant, pour un liard, au moins! Lâchez-nous
nos magots; puis laissez venir! Ah! ils seront bien attrapés! bonjour,
ils sont partis!

Pousser son beau frère sur un fauteuil, car il sentait qu'il n'avait
plus la force de se tenir debout, et se placer devant lui, de manière à
le cacher presque en entier de son corps, ne fut qu'un mouvement pour
Victor, qui, souriant avec un superbe dédain, répondit aux paysans.

--Ah ça! qui s'est donc moqué de vous de cette façon-là, mes amis? Quoi!
vous vous êtes laissé prendre comme des étourneaux à d'aussi fausses et
extravagantes nouvelles, vous ordinairement si sensés? mais encore une
fois, qui donc s'est moqué de vous?

--Moi, ça m'est venu comme je menais mes chevaux à l'abreuvoir.

--Vous voyez donc combien c'est faux!

--Je ne dis pas que cela soit vrai comme l'Évangile, reprit un autre;
mais le porte-balle qui me l'a appris quittait Paris, m'a-t-il affirmé,
à cause de l'émeute.

--Ruse de marchands de bas; ce sont des perturbateurs.

--Pour nous quatre, c'est bien différent: nous le tenons de monsieur le
maire.

--L'important! le fat! Votre maire est un ambitieux. Et qui lui a fait
part, à votre maire, qu'on se battait à Paris? Est-ce le coq du clocher?

Toutes les fois qu'on ridiculise un maire, on est bien sûr d'être
agréable à ses administrés. Les clients de Maurice se déridèrent.

--Cependant, mes braves gens, il faut convenir, reprit Victor en orateur
qui cède un peu pour obtenir infiniment, que Paris n'est pas aussi
tranquille que de coutume. Mais, depuis la révolution de juillet, quand
a-t-il cessé d'être exposé à de pareilles agitations? Parce que quelques
poignées de turbulents se sont retranchés derrière quatre mauvais pavés
que la police a consenti à leur laisser empiler, croyez-vous qu'une
autre révolution, semblable à celle de 1830, soit possible? Vous avez
raison d'être prudents. En guerre ou en paix, la prudence est une vertu.
Mais, permettez-moi de vous le dire, c'est manquer de patriotisme que de
seconder par la peur à laquelle on se livre les projets des méchants.

Il en est des hommes les plus grossiers, et des volontés les plus
tenaces, comme de certains gros rochers; si on creuse adroitement autour
de leur base, un enfant les fera pivoter.

Fascinés par la parole de Victor, les rustiques clients battaient peu à
peu en retraite; ils étaient sur le point de se demander compte de leur
présence dans l'étude de Maurice. Leur entretien était devenu plus
calme, leur attitude plus respectueuse; ils s'essuyaient le front.
Victor triomphait.

Pour que sa victoire fût complète, il ajouta:

--Mon beau-frère vous remercie par ma voix d'avoir songé à lui à l'heure
d'une crise, où, comme vous l'exprimiez si bien il n'y a qu'un instant,
vos dépôts seraient susceptibles de le compromettre. Si l'effet de vous
voir réunis ici dans une même pensée d'effroi ne l'avait profondément
agité, il vous dirait que votre délicatesse est trop inquiète, et qu'il
tient, par cela même qu'il y a du danger à veiller sur vos fonds dont il
a la précieuse garde, à ne point s'en séparer, si toutefois vous n'avez
pas d'autre motif plus grave pour lui retirer votre confiance.

Des murmures suivirent les dernières paroles de Victor. Il y eut
unanimité pour repousser la supposition oratoire, personne dans
l'assemblée n'élevant de doute sur la probité de Maurice.

--Non! pardienne, que nous n'avons pas d'autre peur!

--Sans cela, est-ce que nous demanderions quoi que soit?

--J'aurais laissé mes fonds pendant mille ans ici.

Et plus loin:--Est-ce que nous réclamerions notre argent sans cette
maudite peur qu'on nous a clouée au ventre?--Dame! il faut bien croire
un peu à ce qu'on vous dit.

--Sans doute, affirma Victor. Et voilà pourquoi il vous convient d'user
la même autorité morale sur vos voisins de village et de ferme. En
rentrant chez vous, publiez que vous avez été dupes d'un mensonge, et
empêchez par là les esprits faibles d'empoisonner leur existence, de
déranger leurs habitudes sur le premier mot d'un charlatan qui
traversera vos villages.

Les clients avaient décidément honte au fond du cœur de s'être livrés
à une démarche si désespérée, depuis qu'ils avaient accepté les bonnes
raisons de Victor. Pierrefonds lui-même, qui, comme un des plus forts
clients, avait d'abord porté la parole pour expliquer sa présence et
celle des siens dans le cabinet de Maurice, n'eut aucun scrupule à
revenir sur son projet de retrait d'argent. Il prit un visage de
désintéressement qui semblait dire:--Nous en serons quittes pour un
voyage à Chantilly; voilà tout.

Remis de son trouble, Maurice se levait pour adresser quelques phrases
d'adieu à l'assemblée, et, afin de n'être pas resté complétement
étranger à la discussion, lorsque la voix claire d'un crieur public, qui
passait sous les croisées de l'étude, entraîna un silence général. On
écoute:

«Voici les événements sinistres qui ont ensanglanté la nuit dernière les
rues de la capitale, après la cérémonie du convoi du général Lamarque.»

Reprenant son air léger, Victor tente de détruire sur-le-champ
l'impression qu'ont produite sur les clients la voix et les paroles du
crieur public.

--Mes amis, voilà tout juste, et ceci doit vous servir d'exemple, le
moyen qu'on emploie chez vous pour vous alarmer.

--Il a dit _événements_, cependant.

--Événements! tout est événements pour Paris: le lever du soleil et le
cours de la rivière.

--Mais il a ajouté _sinistres_, monsieur Victor.

--Vendrait-il un seul de ces papiers s'il n'ajoutait _sinistres_?

--Chut! il crie encore.

Victor veut parler.

--Silence! s'il vous plaît, monsieur Victor.

Les oreilles sont attentives.

Et le crieur:

«On y lira les premiers engagements qui ont eu lieu entre les troupes et
les insurgés de Saint-Merry; les pertes d'hommes des deux partis; les
régiments qui ont tiré, et les généraux qui les commandent. Voilà du
nouveau! de l'intéressant!»

Maurice était retombé dans son fauteuil, foudroyé par l'effet de ce
bulletin sur ses clients; il ne pouvait s'empêcher d'un autre côté
d'accueillir, comme la plus heureuse diversion à son anxiété, ces
funestes événements qui lui confirmaient le naufrage où il désirait si
ardemment voir périr la France. Bien! bien! murmurait son cœur noyé
d'amertumes; nous retombons dans le chaos. Je vous remercie, mon Dieu!
de m'ensevelir dans ce désordre. Oh! vienne vite la crise!

Méprisant les propos de Victor, les paysans étaient descendus dans la
rue pour acheter les pamphlets du crieur. Victor et Maurice étaient
restés face à face, seul à seul, celui-là au bout de ses échappatoires
désormais sans valeur sur les clients qui allaient remonter, et remonter
plus avides que jamais de partir après s'être munis de leurs dépôts;
celui-ci prêt à avouer, pour en finir avec un supplice cent fois plus
douloureux que l'aveu de sa faute, qu'il était dans l'impossibilité de
restituer les dépôts.

--Oui, Victor, il n'y a aucun moyen de sortir de là, si ce n'est la
mort. Veux-tu mourir? deux minutes nous restent. A défaut d'argent,
qu'ils trouvent du moins nos cadavres. J'ai deux pistolets chargés, là.

--Ah! bah! mourir! fuir plutôt,--si fuir était facile;--mais ils sont
dans le jardin, dans la cour, dans la rue. Tiens, regarde-les: ils
lisent!

--Mais si nous ne pouvons fuir, que devenir, Victor? Encore un instant,
et ils seront ici,--là.--Les as-tu vus? Leurs yeux étaient défiants!
J'en ai remarqué qui riaient avec ironie quand tu essayais de les
dissuader de redemander leurs fonds; d'autres m'ont paru désespérés de
notre position, qu'ils m'ont semblé comprendre, à ton assurance même, à
ma pâleur, à je ne sais quoi. Mais le temps court; ils remontent déjà;
ils remontent; n'est-ce pas? Écoute, Victor, un conseil! une résolution!
un parti!--dis-le,--qui nous tire de là. L'incendie!--brûlons
l'étude.--J'accepte tout.

--Maurice, nous avons disposé de la moitié des fonds de ces gens-là.

--Hélas!

--Rendre la moitié qui reste, ce ne serait contenter quelques-uns que
pour faire crier plus fort ceux que nous renverrions les mains vides.

--Achève! j'entends leurs pas.

--Es-tu déterminé à tout?

--A tout, Victor.

--Eh bien! laisse-moi prendre tous les contrats, tous les titres qui
sont dans ces cartons.

--Prends, oui! tu as une idée: laquelle?--Et puis,--mais vite!--Mais
parle, finis?

--Je vais à Paris.

--O mon Dieu! Tu déraisonnes! Que feras-tu à Paris?

--Tais-toi! La rente tombera aujourd'hui à un taux épouvantablement bas.

--Puisqu'elle ne se relèvera jamais! Et c'est bien mon espoir.

--J'achète toutes les rentes qui se présentent en échange de ces titres
qui valent de l'or: j'achète des ballots de ruines! entends-tu?

--Malheureux! tu extravagues toujours.

--Si la monarchie de juillet est vaincue, tu ne me reverras plus:
j'aurai acheté pour cent mille francs de papier sale. Alors tue-toi!
fais comme tu l'entendras. Si la république est écrasée! eh bien, je
t'apporte de l'or! et de l'or ce soir même.

--As-tu ta tête, Victor?

--Regarde si je l'ai!--Et d'un bond Victor ouvre dix cartons qu'il vide
en un clin d'œil, qu'il referme aussitôt et qu'il repousse sur leurs
rayons. Des papiers s'enfoncent dans ses poches qu'il bourre, dans son
chapeau; il regarde ensuite son beau-frère, stupéfait de voir que Victor
sait si ponctuellement le contenu de ses cartons.

Ce n'était pas le moment de se permettre des observations sur cette rare
sagacité. D'ailleurs, les paysans ouvraient la porte de l'étude.

Et la voix du crieur se perdait en répétant: «Voici les événements
sinistres qui ont ensanglanté Paris la nuit dernière.

--Il n'y a plus à tortiller, s'écria Pierrefonds: notre argent, nos
papiers, et bon voyage. Vous voyez vous-même comme ça chauffe, monsieur
Maurice. Le crieur a ajouté que les brigands s'étaient déjà rendus
maîtres de Saint-Denis.

--Soit, mes amis, leur répliqua Victor avec le sang-froid qui ne l'avait
pas quitté, soit! Nos intentions ne sont pas de vous contrarier dans vos
volontés, puisqu'elles sont si bien arrêtées. Nous allons vous restituer
vos dépôts à tous.

--Ah!

Déjà les paysans se mettaient en mesure de recevoir leurs titres et leur
argent.

Les uns sortaient de vieux reçus de leur poche.

D'autres délivraient de la ficelle qui les entortillait leurs
portefeuilles de cuir gras.

D'autres comptaient sur leurs bâtons de houx les crans que le couteau y
avait taillés en guise de chiffres. Sur ces bâtons méthodiques, les mois
d'intérêt étaient creusés avec une rigoureuse précision.

Aussi méditatifs, d'autres comptaient et recomptaient sur leurs doigts
en remuant les lèvres, tandis que de plus versés dans l'arithmétique
exécutaient leurs opérations sur le mur de l'étude avec la pointe d'un
eustache.

Rompant ce silence animé, Victor leur dit:

--Mais avant de nous quitter, ne ferez-vous rien pour Maurice, mes amis?
ne lui laisserez-vous aucune preuve de bon souvenir, en reconnaissance
de l'exactitude qu'il a apportée sans relâche dans vos affaires, qui ont
toujours prospéré entre ses mains?

--Tout ce qu'il lui plaira. Qu'il parle!

--Nous n'avons rien à refuser à monsieur Maurice.

--Ce bon monsieur Maurice!

Celui-ci craignait, par ce préambule, quelque nouvelle extravagance de
son beau-frère.

--Il faut du temps pour tout. L'insurrection de Paris, puisque nous
n'avons plus malheureusement à la nier, nous a étourdis aussi bien que
vous, vous le comprenez. Vous désirez liquider sur-le-champ: ceci est à
merveille, mais ceci ne saurait se faire à la parole. Il y a à retirer
des pièces qui sont au tribunal, à régler des intérêts, à dresser des
bordereaux: vous ne voudriez pas plus nous créer des difficultés que
nous ne sommes disposés, pour notre part, à compromettre vos intérêts.
Apportons donc les uns et les autres un peu d'indulgence. Ce n'est pas
trop de la journée entière pour vous expédier; accordez-nous cette
journée. Il est indispensable que vous patientiez jusqu'à ce soir;
peut-être bien avant dans la nuit.

Une rumeur générale de désapprobation couvrit les dernières paroles de
Victor, les plus sensées, du reste, qu'il eût prononcées.

--Jusqu'à ce soir!

--Ah bien! voilà qui nous arrange.

--Et nos femmes qui attendent.

--Et nos enfants qui nous croient déjà tués?

--Et nos maris? disaient les femmes à leur tour.

--C'est bien mon mari qui me chagrine, répliquait une autre, comme si
l'on n'avait pas un âne à mener à l'abreuvoir et des vaches à conduire
au pré.

--Et mes foins qui sont dehors?

--Puisque je vous vois si bien disposés, mes amis, à faire ce que je
vous demande, permettez-moi d'ajouter que vous rassureriez votre
protecteur monsieur Maurice en ne vous risquant pas la nuit, à travers
des bois et des plaines, avec votre argent ou des valeurs précieuses, au
moment où vous pourriez être assaillis par les brigands. Ce sacrifice
serait bien consolant pour mon beau-frère. Attendez donc jusqu'à demain;
passez le reste de cette journée et la nuit à Chantilly. D'ici à demain
matin, les événements de Paris auront pris un caractère décisif.

En orateur digne des beaux temps de la Grèce, plus Victor remarquait le
peu d'impression qu'il produisait sur ses auditeurs, plus il avait l'air
de les remercier de leur condescendance pour ses paroles. Il reprit:

--Mes bons amis, par un concours de circonstances dont je me plairais en
d'autres temps à signaler l'heureuse opportunité, c'est aujourd'hui
Sainte-Claudine...

--Il est décidément fou à lier, pensa Maurice.

--Sainte Claudine, peut-être l'ignorez-vous, est la patronne de madame
Maurice. Elle a l'habitude de célébrer sa fête, entourée de ses
meilleurs amis: les meilleurs amis d'un notaire sont ses clients. Le
dîner est prêt depuis hier; il faut qu'il se mange ce dîner, n'est-ce
pas? Qui le mangera si ce n'est vous?

C'est à vous, d'ailleurs, qu'il était destiné. Les lettres d'invitation
allaient partir, quand le trouble des affaires politiques en a suspendu
l'envoi. Mais, puisque vous voilà, nous vous retenons; vous ne nous
quitterez pas. L'occasion est trop belle.

Ah! réjouissons-nous d'avoir encore quelque faiblesse, quelques
préjugés, diraient d'autres, pour les vieux usages de famille. Ne
rougissons pas de nous asseoir, réunis dans une même pensée de
franchise, autour du flacon et du pain de l'hospitalité.

--Comme il parle bien! murmuraient tous les paysans.

--Vous nous restez? je savais bien.

--Dam!

--Qu'en dites-vous, les autres?

--C'est embarrassant.

--Je vous préviens toutefois, c'est un dîner simple; la frugalité de nos
pères: quelques melons hasardeux, quelques volailles chaudes et froides,
quelques bons gigots de fermier, force entrées bourgeoises; un peu de
champagne, un peu de bordeaux, beaucoup de petits vins de Mâcon. Que
voulez-vous, on traite les amis sans façon. Le cœur, voilà le
meilleur mets.

Comme il n'est pas juste cependant que le plaisir de vous posséder à ce
banquet de famille ait un côté onéreux pour vous; comme nous serions au
désespoir, M. Maurice et moi, de vous contraindre à des dépenses, en
restant à Chantilly jusqu'à demain, vous vous logerez à nos frais dans
les meilleures auberges du pays: la dépense nous regarde, tout est à
notre charge. La journée est superbe; allez faire un tour dans les bois
jusqu'à huit heures. A huit heures la table vous attendra, et l'amitié
aussi.

Il était aisé de remarquer que la crainte que Victor avait exprimée aux
paysans de les voir traverser la forêt avec de l'argent, au moment
critique de l'insurrection parisienne, et que le désir de jouir d'un bon
dîner, avaient vaincu les hésitations les plus tenaces.

--Comme il fait durer le supplice! murmurait Maurice; il ne veut pas
mourir.

Il était tout prêt à tirer Victor par les pans de son habit pour lui
dire:

--Mais, monstre, on s'égorge à Paris, et tu veux te réjouir! Tu les
invites au nom de ma femme, et Léonide n'est pas à Chantilly! Il aurait
volontiers ajouté:--Crois-tu donc ces gens-là assez scélérats ou assez
simples pour accepter ton dîner quand leurs compatriotes meurent sous la
mitraille?

Ces gens s'étaient montrés assez scélérats ou assez simples pour
accepter le dîner qu'offrait Victor. Maurice remercia, par un sourire de
contentement, la politesse de ses clients.

--Cependant, poursuivit Victor, si parmi vous il en est qui, à toutes
forces et malgré nos avis prudents, tiennent absolument à liquider et à
partir, qu'ils s'approchent, ils seront satisfaits sur-le-champ.

Joignant le fait à l'intention, Victor prit quelques cartons qu'il posa
devant Maurice.

--Ce n'est pas cela, s'écrièrent les clients. Venus ensemble, nous
resterons ensemble: le retard sera pour tous.

--Soit, dit rapidement Victor; et comme il vous plaira. Partez, restez,
réglez, liberté entière; mais toujours le dîner à huit heures. D'ici là,
repos à l'auberge, promenade au château: c'est entendu.

--Oui: c'est entendu.

Et toute la clientèle rustique, ballottée par les raisonnements captieux
de Victor, friande d'un festin en perspective, heureuse de se goberger
sans bourse délier, sortit pour se répandre par tout le bourg, d'heure
en heure plus inquiet des bruits que le vent apportait de Paris.

--Que vas-tu faire maintenant, Victor? Victor!

--Ce que je t'ai dit: acheter des rentes pour rien; les revendre, en
centupler le prix si le gouvernement résiste; périr s'il périt.

--Mais que vais-je devenir avec ces gens sur les bras, qui me
demanderont ma femme?

--Léonide! ne t'en occupe pas. Ne songe à rien, ne pense à rien:
seulement à ce dîner! Que rien n'y manque, ni les mets, ni les vins, ni
les liqueurs; entends-tu? D'ici à huit heures, il y aura du changement
pour nous!

--Tu es un démon, Victor!

--Soit! Mais je cours à Paris. En deux heures et demie j'y serai: il
sera trois heures à mon arrivée. Si, à huit heures, ce soir, je ne suis
pas de retour, sois sûr que je serai mort en route ou qu'il n'y a plus
d'espoir de nous tirer jamais du précipice au fond duquel je ne nie pas
que nous ayons roulé.--Adieu, Maurice!

--Adieu, Victor! c'est peut-être notre dernière entrevue dans ce monde;
si tu croyais à une vie...

--Je crois aux révolutions qui font baisser la rente de six francs, et
aux restaurations qui la remettent au pair.

Victor était déjà à cheval, il était déjà loin, il n'était déjà plus à
Chantilly.

Seul dans son cabinet, comme le condamné à mort dans sa prison, Maurice
n'eût pas été plus triste si l'échafaud eût été dressé devant sa porte.

Il fut perdu longtemps dans l'idée de son prochain anéantissement; il
n'en sortit en sursaut qu'aux cris d'un autre bulletin de Paris, car
d'heure en heure, échelonnés sur la route par le gouvernement et par les
partisans de l'insurrection, des vendeurs de nouvelles criaient et
répandaient dans la campagne les événements qui se succédaient dans la
capitale.

Maurice s'approcha de la fenêtre, et la voix du crieur lui jeta ces
mots:

«Voilà du nouveau, de l'intéressant! Le parti républicain s'est rendu
maître des rues de la Verrerie, du cloître Saint-Merry et des ruelles
aboutissantes. Il s'est emparé d'une pièce de canon dont il espère
pouvoir faire usage. Le télégraphe de Montmartre a été brûlé. Hésitation
des troupes.»

--Bien! très bien! s'écria Maurice en frappant du pied. De la
résistance! toujours des combats! tuez-vous! tuez-vous! Que le cheval de
Victor s'étouffe dans les cendres en cherchant Paris disparu!

Tout à coup un second crieur reprit d'une voix différente:

«Victoire des troupes sur les révoltés, poursuivis et exterminés dans
les maisons du quartier des Arcis. Leurs plans déjoués. Mort de leurs
principaux chefs. Carlistes trouvés dans leurs rangs. Conspiration
ourdie par les Vendéens et les républicains, prouvée par des papiers
trouvés sur les cadavres des rebelles.»

--Qui croire? l'un proclame la victoire, l'autre l'extermination des
révoltés! Confusion du monde!

Maurice descendit pour acheter aux deux crieurs leurs bulletins
contradictoires.

Et, en ouvrant la porte du jardin, il vit passer, comme un éclair, un
homme à cheval, qui s'arrêta devant la grille de M. Clavier Maurice
reconnut cet homme dont la sueur inondait le visage enflammé: c'était
celui qui avait passé une journée entière à l'attendre au carrefour des
Lions.

Maurice courut se cacher dans un coin, comme un voleur; et dans ce coin
il lut les deux bulletins.

Quant il les eut lus, il fut saisi d'un rire frénétique et sombre; sa
joie était cruelle; elle eût épouvanté derrière une grille.

Il exhala ces paroles au milieu d'un affreux ricanement:

--Mort, à la fin! mort avec son drapeau blanc! mort précipité du haut du
clocher de Saint-Merry! mort frappé d'une balle au front! La sainte
hospitalité est vengée!

Si Victor se fût trouvé là, il eût ajouté:

--Et puisque monsieur Édouard de Calvaincourt, cet intéressant jeune
homme, est mort, c'est trois cent mille francs de moins à rembourser.

Maurice était encore livré à son horrible joie, quand le prêtre qui lui
avait confié dans le temps la caisse de secours des pauvres entra dans
le cabinet.

Il n'eut pas besoin d'expliquer longuement le motif de sa visite; son
visage effrayé parlait pour lui. Comme les autres clients, la terreur de
l'émeute l'avait poussé à Chantilly. En bon pasteur, il venait reprendre
la caisse de secours, et décharger de la périlleuse responsabilité d'un
aussi précieux dépôt celui qui, dans des moments plus calmes, avait
accepté de le mettre sous sa protection.

Le prêtre ajouta cependant:

--Vous prévoyez sans doute aussi bien que moi, monsieur, que le parti
républicain, s'il était vainqueur,--et tout prouve qu'il le sera,--ne se
ferait aucun scrupule de donner aux pieuses épargnes de mes fidèles une
direction qu'il ne m'est pas permis de supposer, mais qu'en tous cas il
m'est imposé de craindre. Souffrez, monsieur, que leur violence n'ait
que moi pour victime. Le temps presse, le danger s'accroît.
Restituez-moi ce faible dépôt, trop peu resté entre vos mains pour la
sûreté des malheureux, mais assez cependant pour que ma reconnaissance
vous soit toujours acquise.

Maurice ne jugea pas à propos de dissuader le prêtre des craintes peu
honnêtes qu'il avait conçues du parti républicain: ce n'était pas
surtout le moment de défendre la moralité de sa propre opinion, quand il
avait presque la conviction que le contenu de la caisse de secours des
pauvres avait été volé par son beau-frère, il n'y avait pas un quart
d'heure, s'il n'avait été enlevé plus tôt.

La cassette était bien au même endroit, il l'apercevait de la place où
il était; mais la clef y était restée aussi: et combien ne redoutait-il
pas, en la prenant pour la restituer au prêtre, de la sentir d'une
légèreté significative!

Encore une honte à subir! pensa-t-il.

--Et que ferez-vous de cet argent? demanda Maurice, lui qui jamais ne
s'était cru en droit d'adresser une semblable question à qui que ce fût.

--Je cacherai soigneusement cette cassette sous ma robe jusqu'au village
de ma paroisse. Arrivé là, si j'y arrive, j'appellerai tous les pauvres,
je l'ouvrirai en leur présence, et je dresserai le partage de ce qu'elle
contient. Après, Dieu fera le reste: ils défendront leur bien.

La simplicité de cette âme ingénue, si effrayée pour sa réputation, si
empressée de rendre une somme dont personne ne savait le chiffre et la
source, fut une dure leçon de probité pour Maurice.

--Mais, reprit celui-ci, par un abus, par un tort que Dieu seul et ses
vertueux représentants,--et non le monde,--savent pardonner, si j'avais,
monsieur, disposé de cette somme; si je ne l'avais pas; si, par une
licence dont je n'absous pas ceux de ma profession qui en usent, j'avais
placé vos fonds, que diriez-vous parlez!

Maurice s'efforçait d'être calme dans la supposition qu'il soumettait au
prêtre, et il était pressant comme un coupable qui cherche à savoir son
sort.

--J'avoue que mon embarras serait grand. Je vous plaindrais d'abord de
vous être trouvé dans une conjoncture telle, que l'emploi de l'argent
d'autrui vous eût été nécessaire. Il y a des fautes de position dont il
ne faut pas rendre les hommes absolument responsables. Ensuite, je
dirais à mes paroissiens que les dernières réparations de l'église ayant
beaucoup plus coûté que nous ne l'avions prévu, j'ai été forcé de
toucher à la caisse de secours pour combler les frais: on me croirait.
Quelques-uns murmureraient un peu; on laisserait passer l'ondée. Vous
pensez bien que je ne dormirais pas tranquille sous le poids d'un tel
mensonge. Un plat de moins à mon dîner, quelques livres de moins à ma
bibliothèque, et j'aurais bientôt, par ces privations, si tolérables et
si légères, remplacé, dans ma caisse, le déficit que votre malheur y
aurait laissé. Peut-être imaginerais-je mieux en pareille circonstance.
Bénissons toutefois le ciel, monsieur, qu'elle ne se soit point
présentée. Les plus beaux dévouements ne valent par la joie de s'en
passer.

Craignant d'en avoir trop dit sur un sujet que son interlocuteur avait
soulevé probablement sans intention, le prêtre n'insista pas davantage;
il se leva. Prêt à partir, il attendit que son dépositaire lui remît ce
qu'il était venu chercher.

Maurice s'approcha du prêtre et lui prit les mains avec une expression
toute brûlante d'un aveu que sa position, les circonstances, sa douleur,
l'entraînaient à répandre. Il était depuis si longtemps privé de
consolation, depuis si longtemps il n'avait satisfait à l'impérieuse
faiblesse de la confidence, ce besoin que Dieu a mis au fond de l'âme
humaine pour lui rappeler son incertitude, quand elle va seule, qu'à
cette main qui s'ouvrit à sa main, qu'à ce regard si peu importun et
pourtant si pénétrant, qu'à cette bonté sans obsession, il sentit sa
parole, toute chargée de révélations pénibles, monter à ses lèvres comme
malgré lui.

Tant de chaudes effusions chez un homme qu'il se figurait ossifié par
des préoccupations matérielles, tant d'oppression morale amassée au fond
d'un cœur qu'il avait cru jusqu'ici tout entier livré aux joies d'une
fortune sans mélange, surprirent la candeur du prêtre, qui résistait
encore à la pensée, pourtant bien évidente, que Maurice avait de graves
aveux à lui faire à l'occasion de la cassette.

--Vous n'êtes pas malheureux dans votre ménage? osa-t-il à peine dire à
Maurice. Je n'ai pas l'honneur de fréquenter votre maison; mais ceux qui
la connaissent se plaisent à en louer l'ordre, la sagesse et
l'économie.....

Un soupir apprit au prêtre qu'il ne s'était pas compromis par trop de
hardiesse en faisant ce premier pas dans la vie de Maurice, si toutefois
il n'avait pas deviné juste en se la présentant, comme tout le monde, du
reste, sous de trop avantageuses couleurs.

--Vous n'avez pas d'enfants dont l'avenir vous soit un souci. Je vous
demande pardon de m'initier personnellement à vos affaires; mais nous
n'avons d'autre mérite parmi les hommes, nous prêtres, vous le savez,
que celui de nous exposer à la colère de leur mépris, pour les rendre au
repos qu'ils ont perdu, quand il est encore temps.

--Quand il est encore temps! murmura Maurice.

--Et il est presque toujours temps, monsieur, à votre âge, avec votre
caractère si naturellement porté au bien.

Il y eut un sentiment de vénération dans le cœur de Maurice pour cet
homme qui, en droit à chaque minute de lui demander compte de son dépôt,
oubliait de l'en entretenir, malgré l'imminence des événements à
l'occasion desquels il venait le retirer, pour lui prodiguer des
conseils affectueux, exprimés avec la plus tendre délicatesse.

Des larmes humectèrent son regard.

--Que n'ai-je la force de parler, de tout lui dire, non-seulement pour
obtenir son pardon, pensait-il, mais pour qu'il m'apprenne comment
j'apaiserai le cri de vengeance dont la société s'apprête à me
poursuivre! Pourquoi me croit-il bon, juste, innocent? pourquoi ne
devine-t-il pas ma faute à ma pâleur? Je n'oserai jamais, le
premier.....

--Parlez, dit le prêtre en s'asseyant à côté de Maurice, qui resta
debout; parlez! mon fils!...

Le prêtre avait enfin compris.

Des larmes ruisselèrent sur les joues décolorées de Maurice. Il ne
résistait plus à l'ascendant qu'exerçait sur lui l'homme pieux, illuminé
au front de la sublimité de son ministère.

Recourant à un moyen plus expressif que la parole, et moins pénible à sa
position, à un moyen qui allait apprendre toute l'histoire de sa vie au
bon prêtre fermant déjà les yeux pour l'écouter, Maurice s'élance à
l'étagère où repose la caisse de secours et la prend dans ses deux
mains.

Surprise qui bouleverse ses prévisions et ses craintes, la caisse est
pesante. Il court, la met aux pieds du prêtre, il l'ouvre.

Le prêtre s'écrie:--Vide! n'est-ce pas?

--Pleine! monsieur, répondit Maurice.

Victor n'y avait pas touché; il ne l'avait pas aperçue.

--Vous voyez, monsieur, ajoute alors Maurice, cherchant à s'armer de
sang-froid, repentant déjà d'avoir entamé une confidence inopportune,
puisqu'il était loin de la devoir à une personne nullement en droit de
se plaindre de sa probité, vous voyez, monsieur, que rien ne manque à
votre dépôt: comptez!

Le prêtre referma la caisse; et, sans oser pénétrer le mystère d'une
comédie dont sa naïveté n'aurait jamais découvert le mot, mais un peu
honteux d'avoir trop tôt soupçonné une conversion dans l'humilité
passagère d'un homme du monde, il prit la caisse de secours, salua
Maurice et sortit.

--La vertu rafraîchit le sang, s'écria Maurice: elle fait vivre, je
l'éprouve. Cette restitution me donne une vigueur nouvelle, inconnue.

--Parbleu! tu es bien habile, lui aurait dit Victor s'il s'était trouvé
là au moment de la réflexion.

Payer ses dettes, c'est être vertueux. Donc la vertu c'est l'argent.

Est-ce que je dis autre chose depuis que j'existe?



XXVII


Quand le docteur s'était présenté chez mademoiselle de Meilhan, il avait
été reçu avec beaucoup de surprise; Caroline n'avait éprouvé qu'une
légère indisposition; dès lors il avait été aisé à M. Durand de se
convaincre que Victor, dans son zèle indécent, n'avait eu d'autre but
que de s'afficher comme le complice d'un acte dont l'outrageante
publicité le lierait à l'héritière de M. Clavier.

Jaloux de la réputation d'une jeune personne désormais maîtresse d'une
maison dont il avait été l'ami, le docteur laissa écouler le temps
rigoureusement nécessaire à une visite, puis il sortit et alla exprès à
la pièce d'eau, vers les dames qui n'avaient pas manqué de l'y attendre,
pour les confirmer dans l'idée que mademoiselle de Meilhan avait
réellement ressenti les premières atteintes du choléra.

Un peu affecté, en racontant cette nouvelle, le docteur fit succéder
l'effroi à la médisance dans l'esprit de celles qui l'écoutèrent.

Sur sa simple observation que l'air de la nuit, les émanations de la
forêt et l'humidité de la pelouse étaient susceptibles de développer le
germe du mal dont Caroline avait été frappée, elles rentrèrent la tête
basse au logis.

Victor avait prévu, point par point, les conséquences de son mensonge.

Qu'il fût vrai ou non que Caroline eût éprouvé les douleurs de
l'enfantement, il la perdait si bien dans l'opinion par le scandale de
la pièce d'eau, qu'il restait seul pour la relever en l'épousant; ainsi
il avait été fort indifférent sur la réception faite au docteur.

S'il n'avait pas essayé de vérifier le degré de vraisemblance que
comportait le fond de la confidence de Maurice sur l'état de
mademoiselle de Meilhan, c'est qu'il avait toujours beaucoup plus tenu à
ce que cet état fût réel qu'à ce qu'il ne le fût pas. Il s'agissait
d'en profiter et non d'en peser les probabilités. D'ailleurs, Maurice
n'aurait pas menti sur choses si graves.

Il allait jouir des fruits de sa combinaison; du moins l'espérait-il
ainsi dans son assurance à croire infaillibles des projets dont aucun
projet d'homme jusqu'à lui n'avait égalé la hardiesse, quand le
changement d'entrepôt et l'insurrection du 6 juin cassèrent en quelques
minutes les premiers échelons de sa fortune, et le jetèrent brutalement
par terre. Il y avait de quoi être écrasé: Victor fut étourdi. Quelque
impassible néanmoins qu'il fût de caractère, il se courba pendant les
heures lugubres qui furent marquées, pour lui et pour son beau-frère,
des funestes accidents dont nous avons été témoins.

Si l'on n'a pas oublié que mademoiselle de Meilhan n'avait pas consenti
à se détacher du lit où M. Clavier avait rendu le dernier soupir, et si
l'on se souvient de la lettre restée sans réponse qu'Édouard avait
écrite à Maurice pour avoir cinquante mille francs, on apportera
peut-être quelque patience à écouter la suite de la passion si
horriblement traversée de Caroline.

Édouard s'était rendu à Paris sans accidents. Là, spectateur de la
fermentation publique contre la royauté de Juillet mal affermie; ne la
voyant pas trop courageusement soutenue, même par ceux qui en avaient le
plus profité, il se persuada que les républicains en auraient bon
marché. Sa conviction, on l'a dit plus haut, étant d'ailleurs que Henri
V ne rentrerait aux Tuileries qu'après la sanglante épreuve d'une
république, par raison et par désespoir, il s'était enrôlé dans les
rangs des révoltés. La débauche des idées autorisait alors ces unions
adultères de partis. Édouard, au surplus, n'avait pas à hésiter entre
une vie mal cachée, intolérable, par les soins de prudence qu'elle
exigeait, et une mort peut-être utile, à coup sûr glorieuse, car elle
finirait par une balle.

Forcé en outre de renoncer à son départ pour l'Allemagne, à cause de la
prescription de son passeport d'emprunt, et par la détermination de
Caroline, dont il n'avait pas osé violer la pieuse résistance au pied
d'un lit de mort, Édouard aurait été blâmable de rester étranger au
mouvement insurrectionnel. Nous avons vu comment Maurice n'avait pas été
non plus le moindre obstacle à la fuite d'Édouard.

Qui compterait les épreuves auxquelles il se soumit avant d'être accepté
par les partisans d'une opinion ennemie infailliblement mortelle à la
sienne dès qu'elle aurait triomphé? Qui l'a suivi à travers les clubs
souterrains où des figures sombres, rangées contre des murs humides,
jugent et condamnent la royauté en jury sévère, impitoyable, sans appel?
Qui a souffert avec lui les insultes faites à ses plus chères
prédilections, afin d'obtenir au prix de tant de courageuses bassesses
une place là où il y avait à combattre le visage masqué?

Ceci sera son secret.

Bientôt l'heure sonne, la nuit s'abat sur Paris, sur Paris agité, en
sueur, comme un malade qui pressent la crise.

A des distances lointaines, mais dont les échos mesurent le sinistre
intervalle, des coups de feu pétillent, se répondent. Au pied des rues
désertes, des ombres courent, arment des pistolets, bourrent des
carabines, et en fuyant se communiquent à l'oreille des paroles de
ralliement.

Ici des groupes se pelotonnent; plus loin, ils s'abaissent et
démolissent le sol; leur haleine laborieuse rase les ruisseaux dont le
cours est détourné. Déjà des eaux noires s'échappent en nappes
bourbeuses au bas des maisons; des pierres alourdissent des tonneaux;
sur ces tonneaux des planches tombent et s'appuient: ce sont des ponts,
des portes, des remparts. Derrière ces remparts grossiers, mais massifs,
des fourmilières silencieuses campent et veillent; elles fondent des
balles à la lueur d'un fanal; sous ce fanal flotte un drapeau noir.

Édouard est là. Il a mis les mains dans les pierres, dans la boue, dans
le plomb.

Vienne le jour, il les lavera dans le sang!

Ce jour se lève: c'est le 6 juin; c'est le jour qui dure encore, qui a
vu les populations éparses, effarées de la campagne, assiégeant le
cabinet de Maurice; jour néfaste, qui, des pavés mitraillés de Paris
jusqu'à la porte du jardin de mademoiselle de Meilhan, a lancé un
messager épuisé de fatigue.

Quand ce messager de mort eut rempli sa mission, Caroline descendit au
jardin et entra dans la serre, dont les panneaux soulevés, pour
permettre au vent doux de juin de s'y introduire, laissaient apercevoir
dans le fond un double rang d'orangers tout vivaces de leurs feuilles
vertes et des rameaux embaumés de leurs fleurs. Chaque arbre, chaque
arbuste, aspirait, dans cette matinée égayée par le chant des oiseaux,
sa part de soleil, son souffle d'air, son infusion de vie, sa nuance de
couleur et de grâce. Ils semblaient tous s'être préparés pour recevoir
la visite du printemps: les uns montaient, les bras déployés, vers le
soleil, beaux bananiers enveloppés étroitement dans leur fourreau de
soie, comme des princes persans dans leur tunique; les autres se
courbant, ondoyant, se relevant, semblaient de moelleuses bayadères tout
à coup changées en tulipiers; Vichnou les avait touchées.

Toutes ces plantes, toutes ces fleurs respiraient dans l'atmosphère qui
les entourait et qui leur faisait une patrie commune au milieu de
laquelle chacune étalait sa beauté particulière. C'étaient des
inflexions de tiges pleines de souplesse, des boutons vaporeux et voilés
comme la pudeur, des bouquets liés d'eux-mêmes et cherchant une main
pour les prendre; c'étaient des corolles renversées en sonnettes,
agitant leurs anthères comme de petits marteaux d'or; d'autres corolles,
inclinées sur leurs hampes, vives, sveltes, ailées, figuraient des
colibris prêts à s'envoler; et d'autres encore, pourprées ou pâles,
mélancoliques ou coquettes, ayant presque une âme et une voix.

Un souvenir de chaque climat éclatait autour de Caroline par des formes
aussi incisives que la langue du pays, que son accent.

Bienfait des contrées sans ombre, le latanier élargissait son éventail
aux mille lames, tandis que, plus loin, les arbustes du Gange effilaient
et abaissaient en forme de rames leurs feuilles dentelées et arrondies
pour voguer sur le fleuve sacré. Qu'un beau scarabée rose tombe dans la
feuille du zamia, et l'équipage végétal sera complet.

L'imagination est heureuse de trouver des ressemblances entre des objets
où Dieu n'a mis peut-être que l'intarissable variété de ses créations.
Chaque bel arbre aux formes souples et tendres rappelle à notre
faiblesse aimante, par des analogies mystérieuses dont les anges seuls
ont la clé, une chose chérie, une chose absente, évanouie. Qui sait si
le sang et la séve n'eurent pas autrefois une même source?

Caroline eut des tendresses, des regards, des soupirs, pour ces fleurs
qui la regardaient lire la nuit, et qui l'appelaient de leurs parfums
quand elle les oubliait pour lire.

Elle va de l'une à l'autre pour les respirer doucement; elle va, de ces
petites étoiles, découpées à l'image de celles du ciel, qui sont
peut-être aussi des mondes de parfums, à ces amas de pierreries
égouttées sur des branches; à ces myriades de topazes, de perles
végétales que la Vierge fit pour son diadème, laissant les autres perles
aux reines de la terre.

Entre les plus hauts arbustes et les lianes rampantes, d'autres fleurs
épanouissent leurs corolles peintes par les anges dans les loisirs de la
création; leurs doigts les ont veloutées, plissées à mille plis, évasées
en calice pour recevoir la rosée, et puis les divins espiègles ont
soufflé dedans pour les arrondir; leur haleine y est restée.

Caroline salua toutes les fleurs en passant, gracieuses amies qui lui
rendirent son salut matinal. Elle en porta quelques-unes à ses lèvres,
les retenant longtemps comme pour un adieu éternel.

On eût pu la voir ensuite aller de place en place s'asseoir un instant
sous chaque ombrage, et essayer de toutes les suaves exhalaisons de la
serre afin de dilater sa poitrine où se posait sa main. Sa tête, rêveuse
et triste, balancée sur ses charmantes épaules, penchait ainsi qu'une
fleur à qui l'eau a manqué tout un jour d'été. Enfin elle se reposa sous
un bel oranger de Naples, regardant fixement devant elle, suivant le fil
d'une pensée qui parlait du fond de ses yeux et allait jusqu'au ciel.
Sur ce chemin idéal, son âme montait et descendait; mais, à chaque
voyage, elle abrégeait le retour. Le ciel l'attirait davantage.

Après avoir inutilement cherché une attitude de repos, ses bras, sans
force, fléchirent et pendirent le long de sa robe blanche, nouée par une
ceinture noire, signe de deuil qu'elle n'avait pas cru devoir refuser à
la mémoire de M. Clavier. Ainsi brisée, elle parut plus immobile que les
plantes à travers lesquelles elle se dessinait.

Caroline demeura une heure entière dans ce repos; sa figure d'albâtre
s'anima ensuite doucement; elle sourit comme étonnée de l'heureuse idée
qui lui naissait spontanément. Était-ce un espoir? était-ce une voix
qu'elle avait entendue? Caroline se leva et se dirigea vers les panneaux
vitrés de la serre, qu'elle abaissa l'un après l'autre, sans en oublier
un seul.

Caroline se trouva enfermée avec les fleurs.

Ayant repris sa place sous l'oranger, elle s'aperçut sans frémir qu'elle
avait sur sa tête un groupe de mancenilliers, arbustes funestes que M.
Clavier avait été plusieurs fois tenté d'arracher.

Bientôt une chaleur pénétrante, pareille à celle d'un bain de vapeur,
remplit la serre déjà échauffée par le soleil de la matinée. Le tan,
dont le parquet était couvert à une profondeur de deux pieds, fermenta
et fuma. Aux carreaux s'attachèrent des vapeurs blanches; et bientôt
s'opéra une dilatation puissante dans le tissu, dans les feuilles et les
fleurs des arbustes exposés à l'action d'une température élevée. Des
camélias s'épanouissaient; des pétales d'orangers tournoyaient et
voltigeaient dans l'espace; des feuilles se distendaient et claquaient.
Le symptôme le plus évident de l'absorption de l'air atmosphérique par
les pores des plantes se révélait par la surabondance d'odeurs répandues
dans la serre, qui s'alourdissait de parfums.

A la faiblesse morale qu'avait éprouvée Caroline avant la fermeture des
panneaux, se joignit chez elle, dès que cette imprudente résolution fut
accomplie, un anéantissement physique qu'elle ne tenta pas de secouer.

Caroline s'assoupit peu à peu; ses paupières descendirent sur ses joues
envahies par la pâleur du sommeil; on eût dit qu'elle remuait les
lèvres, et un peu les doigts, à mesure que ses yeux ne s'ouvraient plus
qu'avec peine.

D'instant en instant cependant la serre se parait de mille fleurs
écloses à cette chaleur fécondante; plus lustrées, plus vertes, plus
humides, les feuilles se déroulaient. Caroline n'eut bientôt plus assez
de force pour appuyer sa tête contre l'oranger; elle glissa, manqua
d'appui; son épaule seule l'empêcha d'être renversée sur la chaise. Et
son assoupissement augmentait; sommeil doux et vénéneux qu'il était déjà
peut-être trop tard pour rompre. Ses yeux, sa bouche, ses bras n'avaient
plus aucun mouvement; mais, comme si un oiseau invisible l'eût effleurée
de son aile, une ombre, un gaz courait sur son visage qui n'était pas
encore mort, mais qui n'était plus vivant. Adieu! pâle et belle comtesse
de Meilhan, descendante de princes, au noble sang, de noble race; tuée
dans tes parents, domestique ensuite, et puis aimée.--L'amour, ce qu'il
y a de plus joyeux dans la richesse, ce qu'il y a de plus consolant dans
la pauvreté!--Et cet amour, ton amour, Caroline, souillé, découvert,
maudit, déchiré par une infâme et un régicide! Adieu!... pauvre enfant,
qui as vécu un jour. Ainsi s'éteignent donc les races, mon Dieu, qui les
voulez d'abord puissantes, dominatrices, maîtresses du monde, qui les
laissez se dire infinies, éternelles comme vous; qui passez ensuite sur
leurs châteaux et les pulvérisez, sur leurs noms, et la mémoire la plus
invincible ne les sait plus jamais; et enfin qui, après l'avoir porté
triomphant de race en race, reléguez ce germe dans l'âme aimante,
débile, passionnée d'un enfant, et d'un enfant que l'haleine des fleurs
va tuer.

Pas un cri, un effort, un regret, pas un retour à la vie! Sa robe trace
de longs plis de ses genoux à ses pieds; ses bras plongent droit vers la
terre, et ses beaux doigts effilés n'ont plus de sang. Son âme est au
milieu de ces parfums qui l'ont aspirée. Caroline est morte, asphyxiée
par les fleurs; mort douce, douce comme sa vie; la jeune, la blonde
enfant, avait retenu, pour le tourner contre elle, le précepte de M.
Clavier:--Nous ne pouvons pas vivre avec les fleurs, mon enfant; il faut
que nous les tuions ou qu'elles nous tuent.

Et les fleurs l'ont tuée.



XXVIII


En partant de Chantilly, Victor avait laissé des ordres précis et
détaillés aux domestiques, comptant peu, avec raison, sur la liberté
d'esprit de son beau-frère pour veiller aux préparatifs du dîner auquel
il avait invité les paysans.

Aussi ce fut à l'insu de Maurice que deux tables de quarante couverts
furent dressées dans une allée du jardin, et qu'elles se parèrent, sans
craindre l'incertitude du temps, d'une sérénité rare depuis le matin, de
tout ce que l'élégance du linge et de l'argenterie a de choisi.

Les habitants ne savaient que penser de ces apprêts, très-difficiles à
cacher dans un bourg qui n'a qu'une rue, et de plus en plus inconvenants
à mesure que les événements de Paris se rembrunissaient.

Comme un pâtissier en bonnet de coton ne sort pas sans commentaires
d'une maison enclavée dans une localité au-dessous de deux mille âmes,
trois pâtissiers allant et venant, pour le compte de la maison Maurice,
avaient ouvert les écluses aux interprétations. Les propos débordaient.

--Tue-t-on le bœuf gras, ou le veau, chez lui?

--Voisine, on peut tout supposer: j'ai vu deux pâtissiers.

--Vous vous trompez: il y en avait trois bien comptés; tout ce que
Chantilly possède en pâtissiers.

--Je ne dirai pas non. C'est comme des melons: il en est entré un
chargement. Pourtant, j'en ai marchandé un hier; pas moins de trois
francs. Ils sont au feu.

--Et mon mari qui sort du café où il a entendu qu'on commandait
quatre-vingts demi-tasses de café avec ou sans crème!

--Êtes-vous bien sûre de ça, voisine? C'est que quatre-vingts
demi-tasses de café, cela entraîne autant de petits verres.

--Si j'en suis sûre! Vous n'avez qu'à rester à votre croisée; vous vous
convaincrez par vous-même si je mens ou si je dis vrai.

--Il y a, il faut le croire, quelque baptême sous roche.

--Mais baptême de qui, de quoi, voisine? il n'y a point de nouveau-né
dans la maison.

--C'est donc un mariage?

--Pas davantage. Il n'y a qu'un ménage, et la noce est faite depuis
longtemps.

--Bien sûr ce n'est pas un enterrement.

--C'est à jeter notre langue aux chiens, voisine.

--Que voulez-vous! on ne sait plus rien dans ce pauvre monde.

--Hélas! vous parlez comme l'Évangile, voisine; il n'y a plus rien à
brouter pour la langue d'un chrétien. Il faut que le monde soit bien
méchant pour tant se cacher.

Dieu eût pardonné à la médisance si, envoyé par lui à Chantilly, son
ange eût découvert seulement huit maisons dont les croisées eussent été
fermées en ce moment; seulement trois, seulement une.

Il n'en était point où ne parût un visage curieux; et, parmi ces
visages, il n'en était point dont le rayon visuel fût dirigé ailleurs
que sur la maison de Maurice.

Maurice était étranger à ce qui se passait chez lui. Il jetait à qui les
voulait les clefs des armoires et du caveau, trop heureux de se laisser
voler, au prix du repos dont sa pauvre tête avait besoin. Souvent il se
surprenait, écoutait le cliquetis de l'argenterie et le grincement des
assiettes, ne s'expliquant qu'après longues réflexions la cause de ces
préparatifs gastronomiques.

Reprenant le fil de ses idées, il murmurait en marchant:

--Déjà une heure que Victor est parti! reviendra-t-il? Oh! non! je ne le
crois pas. Et quand il reviendrait! ne m'apporterait-il pas quelque
exécrable faux-fuyant pour éterniser mon désespoir? Mais cette fois il
s'abuse; mes juges sont ici; de l'or pour eux ou le suicide pour moi. Et
qu'il ne me trompe pas d'une heure, car j'ai des armes sûres et qui
n'attendent pas!

Le chef de cuisine entra.

--Monsieur!

--Quoi? que me veut-on?

--Divisera-t-on le repas en trois services ou en deux?

--Que dites-vous, et qui êtes-vous?

--Je suis le chef, monsieur, et je vous demande s'il y aura deux ou
trois services à votre dîner?

--Mille! s'il le faut.

--Et combien d'entrées?

--Tant qu'il vous plaira.

--Comme j'ai deux belles carpes, je crois que nous pourrons nous passer
du turbot?

--Passez-vous du turbot.

--Mettra-t-on huit ou douze poulets à la broche?

--Mettez-les tous!

--De quel vin boira-t-on?

--De tous! Laissez-moi!

Profitant de la munificence de Victor, les clients avaient envahi les
principaux hôtels de Chantilly. Amateurs des beaux points de vue,
plusieurs d'entre eux, installés dans l'agréable hôtel de Bourbon-Condé,
s'étaient placés sur le balcon de fer qui s'avance, poudreux et rouillé,
sur la grande route, et domine les premières avenues de la forêt. De son
cabinet, Maurice les apercevait, adoucissant les ennuis de l'attente par
des petits verres de liqueur et des cigares. Ils semblaient occuper le
bourg par suite d'une invasion, et le tenir en gage jusqu'à
l'acquittement de sa rançon.

Les premières heures furent douces.

Ils s'emparèrent des billards qu'ils trouvèrent vacants, des tables de
jeu, et enfin de tous les instruments de distraction que fournit le pays
le plus fainéant de la chrétienté.

Les enfants et les femmes allèrent se promener à âne dans la forêt et
dans des chars-à-bancs de louage, Victor n'ayant interdit aucune sorte
de plaisir.

Maurice dévorait son cœur sans relâche en comptant les minutes qui le
séparaient de la nuit. Ces paysans marchant autour de son habitation lui
produisaient l'effet d'un peuple impatient d'assister à son exécution
remise au coucher du soleil. Ils avaient acheté le droit de le voir
mourir pour son crime. S'il s'éloignait du spectacle désolant qu'offrait
cette multitude des clients dont pas un n'était perdu pour son regard,
de quelque côté qu'il le dirigeât sur l'étendue plane de la pelouse, il
n'évitait pas la fantasque solennité du repas. Il ne pardonnait pas à la
fastueuse raillerie des flambeaux, des porcelaines, des flacons, des
cristaux, dont se chargeaient deux tables démesurées; dérision pour son
cœur attristé.

Il rentrait pour la vingtième fois au fond de sa retraite, maudissant
l'implacable immobilité du temps, exécrant un soleil toujours à la même
place, quand un homme, vêtu de deuil des pieds à la tête, entra à pas
lents dans l'ombre de son cabinet, s'avança vers lui, et l'appela d'un
ton faible:

--Maurice ne me reconnais-tu pas?

--Jules Lefort! mon ami! Cette pâleur, ces habits!... Jules, tu pleures!
mais tu pleures! Oui!--toi aussi!...--Qui t'a-t-on tué?

--Ma femme! Hortense est morte; morte folle dans mes bras! me demandant
pardon, pardon! sans pouvoir être dissuadée qu'elle n'avait commis
aucune faute. A genoux près de son lit, mes lèvres suppliantes sur son
front, tenant son corps desséché et convulsif sur ma poitrine, je lui ai
vainement protesté, par mes pleurs, par mes paroles, qu'elle était
innocente et que ses remords m'outrageaient, me faisaient mourir; elle
a, jusqu'à son dernier souffle, maigri, langui, souffert en murmurant:
Pardon! Elle a expiré sous l'horrible poids d'une accusation que son
imagination répétait à ses oreilles; et son cadavre, Maurice, est resté
agenouillé, les mains jointes, pour l'éternité.

--Malheureux Jules! Et Dieu t'a laissé seul sur la terre, comme moi. La
calomnie t'a fait veuf, et moi, la honte; ma femme a assassiné la
tienne; deux amis étaient frères dès l'enfance, et l'un est presque le
bourreau de l'autre! Maudis-moi! maudis-moi!

--Je n'en ai pas la force, Maurice. Vois ce front que quelques nuits ont
blanchi; ce corps que le mal a brisé; à peine aurait-il la puissance de
se baisser pour ramasser une épée, des deux que la vengeance jetterait à
mes pieds.

--A quoi bon une épée, maintenant, Jules? L'homme dont l'existence
protégeait les haines criminelles de ma femme a été frappé mortellement
ce matin d'une balle. Je croirais à une justice: elle aurait pu être
plus complète cependant. As-tu reçu ma lettre? Qu'en as-tu fait, Jules?

--Je l'ai brûlée.

--Et ta vengeance?

--Je l'abandonne, comme j'abandonne la France. Une tombe et un enfant
m'ont été laissés. La tombe restera en Europe; l'enfant ira en Amérique:
je l'y emmène avec moi. Un vaisseau m'attend aux Havre, où je vais
m'embarquer.

--Jules, je t'y suis! le veux-tu? Fais-moi une place dans le coin de ton
vaisseau; que dans trois jours je puisse monter sur le pont et voir la
France comme un flocon d'écume à l'horizon! Sais-tu que je souffre
aussi? sais-tu qu'au moment où je te parle, je franchis en idée les
marches de l'échafaud où l'on boucle au cou les banqueroutiers?
Soutiens-moi, Jules; on me regarde, on me déchire! Oh! emmène-moi!
sauve-moi! Que je ne voie plus le hideux fantôme de l'opinion passant et
repassant entre ma femme et moi! Plus de Victor non plus! la mer, la
grande mer! ses tempêtes, moins terribles que celles des hommes!

--Comme je te retrouve, Maurice! Pauvre ami! Viens donc, viens à moi!
Entrés ensemble dans le monde, nous en sortirons le même jour, laissant
deux cadavres derrière nous: une femme assassinée, une femme!... Nous
étions bons pourtant; qu'avons-nous fait pour mériter cela? Enfouissons
le passé: oui! mettons des mers entre notre destinée d'un an et notre
existence nouvelle. Partons: ne regardons pas même Paris, dont l'affreux
voisinage communique tant de passions, tant de sordides projets, Paris
qui brûle à cette heure, et que nous verrons éclater peut-être en
passant.

--Oh! je te remercie, Jules, de m'accepter pour ton compagnon d'exil.
Nous ne nous séparerons donc plus! Ta fille aura deux pères pour
l'élever, pour lui faire aimer sa mère, en lui disant, toi, sa bonté, sa
tendresse, moi, ses malheurs. Nous nous attacherons à cet enfant qui
nous rappellera tout ce que nos mariages ont eu de serein et d'amer.

Les deux amis se pressaient affectueusement, plus forts contre la
mauvaise destinée depuis qu'ils étaient réunis; plus courageux désormais
pour tenter une existence nouvelle.

--En quelques minutes je suis prêt; à l'instant même si tu le veux,
Jules; car je n'emporte rien. Vienne la justice, elle reconnaîtra que je
ne lui ai dérobé que mon corps, lui abandonnant tout: mes propriétés,
mes meubles, la table sur laquelle ma sobriété n'a jamais été blessée
d'un luxe coupable, le lit où mon mariage n'a été qu'une longue
insomnie.

--Monsieur, demanda tout à coup un domestique importun, prendra-t-on le
café dans le jardin ou dans le salon?

Un regard de Jules trahit son étonnement; il semblait dire: Il y a donc
fête ici?

--Où vous voulez! mais, au nom du ciel, ne me persécutez plus de votre
repas!

--Un repas! Maurice?

--Oui, un repas! une superbe fête! les invités attendent.--Jules! une
superbe fête, te dis-je, comme le pays n'en a jamais vu depuis les
princes de Condé. Quatre-vingts couverts. Pour peu que tu en doutes,
viens! regarde! Table mise, Champagne au frais, melons à l'ombre. On
prendra le café sous la tonnelle. Ou je raille ou je suis fou,
penses-tu? Mais, tu le vois, je ne raille pas:--Je suis donc fou!

--Je le croirai, Maurice, si tu ne m'éclaires sur-le-champ.

Ayant fait asseoir Jules près de lui, Maurice déroula, dans un
épanchement qui le soulagea autant qu'il surprit son ami, les douze ou
treize mois de sa résidence à Chantilly, n'omettant aucune circonstance
relative à ses tribulations domestiques et à ses anxiétés de notaire,
bénissant, au contraire, une occasion si rare pour lui d'alléger sa
conscience oppressée.

Quand Maurice eut achevé, Jules Lefort lui dit:

--Tu ne peux plus partir, Maurice. Ces gens-là, d'après ce que tu viens
de m'apprendre sur ton entrevue avec eux, ce matin, ne sont plus tes
convives, mais tes ennemis, tes espions, tes gardes.

Je les connais mieux que toi, mieux que ton beau-frère surtout, fine
trempe d'esprit à qui je permets de duper des banquiers et des
propriétaires; mais des paysans, jamais! des fermiers, impossible!

Ils te gardent, te dis-je! Échelonnés sur la grande route et postés
autour de ta maison, ils t'épient; ils font bonne sentinelle derrière
les arbres. Sors! tu es arrêté.

--Y songes-tu? tu m'épouvantes! Sais-tu que la nuit approche et qu'il
n'y aura plus de délai à espérer passé huit heures? que mon beau-frère
n'arrive pas? Pourquoi ne pas fuir, Jules?

--Renonce à ce projet, Maurice; mais puisque tu n'es pas convaincu de
l'espionnage où tu es resserré, place-toi à cette croisée, et commande à
ton domestique d'atteler ta calèche. Examine ensuite ce qui se passera.
Maurice dit au cocher d'atteler.

Quand les ordres de Maurice eurent été ponctuellement exécutés, la
pelouse, déserte un instant auparavant, fut foulée par à peu près tous
les clients de Maurice. Ils s'élançaient, comme des hirondelles, des
nombreuses avenues de la forêt, et, avec une indifférence affectée, ils
se dirigeaient vers la calèche de Maurice. Ils formèrent bientôt un
rassemblement à la porte du jardin.

--Tu avais raison, Jules; ces gens m'épiaient; je leur suis suspect; ils
m'enveloppent de leur surveillance; ils ont perdu toute confiance en
moi. Je suis en prison avant jugement. Hélas! non, je ne partirai pas,
Jules; mais toi?

--Je resterai, Maurice; j'assisterai à ce dîner où je prévois que ton
beau-frère ne sera pas; je suis connu de quelques-uns de tes clients;
peut-être ma présence attirera sur toi quelque considération. C'est un
rude passage à franchir; mais il ne sera pas dit que je t'aurai
abandonné à l'heure du péril. Te voilà déjà sans vie; de minute en
minute, je remarque, tu blanchis comme un cadavre. Ranime-toi! Pour la
foule, Maurice, la pâleur, c'est le crime; c'est plus que le crime:
c'est la lâcheté.

Enfin la nuit vint; il fallut que Maurice descendît au jardin, et se
montrât à ces gens chez lesquels l'irritation de l'attente avait
réveillé les susceptibilités chagrines de la matinée. Loin des piéges
oratoires de Victor, livrés à leur lourd bon sens, avocat et notaire
qu'ils ne consultent jamais en vain, les clients avaient cherché la
cause véritable des incidents entre lesquels ils étaient ballottés;
s'ils ne l'avaient pas découverte, ils s'en étaient singulièrement
approchés, et, à vrai dire, la fête dont ils étaient les héros ne se
présentait plus aussi naturelle à leur esprit. Leur inquiétude ne cessa
pas quand ils remarquèrent que Léonide n'était pas là pour présider un
repas commandé pour honorer sa fête. Son absence les préoccupa
fâcheusement pour Maurice, qui dissimulait avec peine son malaise sous
les luxueux habits dont il s'était revêtu.

On se met à table.

Jules Lefort s'assied près de Maurice. Sa figure grave se détache comme
un beau marbre au milieu de ces types de visages rustiques.

Deux tables de quarante couverts furent envahies par les convives;
hommes et femmes se mêlèrent sans égard aux noms placés sur les
assiettes. Cette littérature de table fut perdue. Pendant quelques
minutes l'engloutissement du potage protégea l'hébétement de Maurice,
qui oubliait de déplier sa serviette.

--Maurice, lui dit Jules, mange donc; ne sois pas si distrait.

Maurice se versa à boire au lieu de se servir du potage.

Son geste fut considéré comme un appel par les clients, qui remplirent
leurs verres et saluèrent.

Agissant à contre-sens, Maurice prenait deux cuillerées de potage tandis
qu'on le saluait.

La soirée était admirable de calme; l'air était sans fraîcheur, et son
souffle n'agitait pas même la flamme des bougies.

Maurice ne laisse pas écouler une minute sans se tourner vers la porte
pour voir si son beau-frère n'arrive pas; et, lorsqu'il se surprend dans
cette distraction trop marquée, il verse aussitôt à boire à profusion, à
pleins verres: il répare gauchement une gaucherie.

--Qu'il fait bon ici! dit une voix.

--Vous avez raison, répond une autre voix: une journée d'août.

--Bon pour nous, répond-on plus loin; mais pour ceux qui sont à Paris,
la journée n'est pas aussi belle.

L'observation rend les visages soucieux; la bouteille cesse à l'instant
de sortir de son centre de repos.

Détournant de la pente périlleuse des propos entamés, Maurice opère une
diversion prompte.

--Allons, messieurs, de ce melon! encore une tranche là-bas; ils sont
d'un goût exquis cette année. Mais buvez donc; on boit avec le melon.

Qu'on renouvelle le madère!

Ces dames n'ont pas de madère, je crois.

--Pardon, monsieur; nous ne nous oublions pas.

--Le madère est le lait des jeunes villageoises, proclame tout haut un
marchand de porcs.

--Et vous avez raison; versez-m'en, ajoute un voisin, quoique je ne sois
pas une jeune villageoise.

--J'aurai cet honneur.

--Ah! monsieur Maurice, tant de complaisance...

--Bien! Maurice, ferme! lui dit Jules.

Mais, pendant qu'il verse du madère, Maurice entend la cloche du château
de Chantilly qui sonne la demie de huit heures: un tremblement nerveux
le saisit; il lui est impossible de remplir le verre qu'on lui tend.

--C'est du vin de ton père, Maurice; on s'en aperçoit à ton agitation.

--Un vertueux père, affirme-t-on de toutes parts sur l'observation de
Jules Lefort.

Sans s'arrêter à l'émotion de l'hôte, chaque convive avoue tacitement
qu'il est difficile de ne pas avoir eu un vertueux père quand on a reçu
de lui en héritage d'aussi bon vin.

--Ah! monsieur Maurice, cette truite est vraiment exquise.

--Tant mieux: revenez-y, monsieur Lambert.

--Il est fâcheux, dit M. Lambert en se bourrant de truite, que madame
Maurice ne soit pas ici pour y goûter: c'est un manger de femme.

--Je vous remercie pour elle, mes amis; mais je vois des verres à sec
là-bas.

--Est-ce qu'elle ne viendra pas?

--Ne la verrons-nous point?

--Sa place restera-t-elle vide?

Vingt autres font la même question.

Avec un sourire de reconnaissance, mais des plus forcés, Maurice bégaye,
en ayant l'air d'être absorbé par le service:--Mais elle ne peut tarder,
elle m'avait promis pour huit heures!--Huit et demie, il n'y a rien de
perdu encore, et surtout si les communications ne sont pas libres; vous
comprenez? Vous servirai-je de ces pieds truffés, maître Leloup?

--Avec plaisir, monsieur Maurice.

--Toi, là-bas, du coin, en veux-tu? M. Maurice t'offre des pieds
truffés.

--Avec ça que c'est un bon métier que celui de notaire! remarque, en
savourant les jouissances matérielles qu'il en fait évidemment dépendre,
un convive séduit par l'abondance des entrées, l'inépuisable succession
des entremets, et la riche collection des bouteilles de vins différents.

--Tu voudrais bien entrer en apprentissage dans ce métier-là?

Est-ce que c'est donc bien difficile? s'informe à tête basse, à voix
basse, l'oreille pourpre, l'œil diamanté, le premier interlocuteur au
second.

--Ma caboche me dit que non. Un exemple. Tu as de l'argent; tu as peur
des loups chez toi; vite, tu le portes ici. On te donne pour ça cent
francs par an; est-ce vrai?

--Sans doute.

--Eh bien, moi qui n'ai pas peur, mon vieux Robinson, que des fouines me
rognent mon or, je viens à ta suite, et je demande au notaire,--comme
qui dirait M. Maurice,--quinze cents francs, deux mille francs,
n'importe, ou plutôt la somme que tu as portée toi-même. Sous garantie,
il me la prête, et je lui baille deux cents francs: c'est cent francs
qu'il a récoltés dans la journée. Ton argent vient dans ma main: voilà
tout.

--Bon! c'est là le métier?

--Parle plus bas, Robinson. Oui, c'est là tout.

--C'est facile; mais comment se passer de notaire?

--Nigaud! Faut être riche; l'es-tu?

--Non.

--Ni moi non plus. Posons que nous ayons rien dit. Passe-moi ce rôti.

Robinson fut tout à coup un autre homme; il attacha sa vue perçante sur
Maurice; il ne l'avait que regardé jusque-là; il fut entraîné à
l'étudier. Le saint-esprit des affaires descendait en lui.

--Mais sais-tu qu'il n'engraisse pas avec cela? S'il gagnait autant que
tu le dis...

Robinson avait parlé un peu trop haut; il fut entendu du convive de
face.

--Faut croire, ajouta le convive silencieux jusqu'alors, qu'avec cet
argent,--dont m'est avis que vous avez nettement désigné le nid,--M.
Maurice fait des marchés qui ne sont pas toujours heureux. Tout le monde
n'est pas aussi honnête que nous.

--Ceci est clair; et j'en conclus, reprit un hôte exilé au bas bout de
la table, que le patron doit éprouver de fameux coups de vent quand, le
lendemain d'une perte, on vient chez lui reprendre ses fonds.

Le dialogue était vaste: il y avait place pour chacun.

Un autre intervint judicieusement pour dire:

--Reprendre ses fonds! Pardienne! tout juste comme aujourd'hui; pas
besoin d'aller si loin. Nous sommes tombés au mauvais moment; nos fonds
voyagent.

Comme liés par une traînée de poudre, les intervalles se comblaient. Les
deux moitiés de la table mordaient à la conversation; on buvait; on
comprenait mieux; l'instant lumineux rayonnait sur le front des clients.
On buvait encore, on parlait davantage.

De moins subtils d'ouïe, mais d'aussi curieux, et qui ne prétendaient
perdre ni un morceau, ni un verre de vin, ni une parole, se bourraient,
se penchaient, la joue pleine, rebondie et luisante, contre la nappe,
et demandaient horizontalement:

--De quoi?

Et on les éclairait.

--Ah! c'est comme ça? Mais alors nous sommes de la Saint-Jean avec nos
fonds?

--On ne dit pas ça, messieurs.

--Si fait, on dit ça?

--Ce sont de simples conjectures.

--Il est bien blême pour des conjectures.

--Voilà que je tremble, moi!

--Je ne tremble pas, mais j'aimerais autant être parti ce matin, affaire
faite.

--C'est aussi mon opinion; mais cela n'aurait pas arrangé tout le monde.

On sait la pénétration que donne la peur. Chaque parole entrait par sa
pointe acérée dans l'oreille de Maurice; parfois un éblouissement le
frappait, et alors ces visages enluminés de vin et d'allusions
bourdonnaient comme une fronde autour de sa tête; et parfois, lorsqu'il
prolongeait sa vue, les deux tables semblaient se soulever avec les
convives, les flambeaux et les plats, et vouloir rouler sur lui. S'il
ramenait son regard effrayé, il tombait sur la figure glacée de Jules
Lefort, blafard comme une ombre. Le reflet vert et dentelé des feuilles
diaprait la scène. Étoilé, le ciel semblait de la fête; Maurice croyait
n'être déjà plus vivant; il se perdait dans un rêve infernal d'où il
n'était tiré que par le bruit d'un bouchon frappant les feuilles; que
par le grincement du cristal joyeusement heurté; que par le murmure de
quelques nouveaux propos qu'il redoutait et qu'il n'évitait pas
d'entendre.

Il posa un pistolet sur ses genoux, et le recouvrit de sa serviette.

--Du vin! toujours du vin! crie-t-il aux domestiques, qui ne se lassent
point d'abreuver à la ronde.

--Du vin de Médoc, mesdames. Du Sauterne, mes amis. Qu'on boive donc!

--Tu les étouffes maintenant, Maurice, tu les noies, tous les verres
débordent.

--Crois-tu, Jules?

--Ils finiront par supposer que tu cherches à leur faire perdre la
raison.

--Je bois, à votre santé, messieurs!

Sa main émue répand le contenu du verre sur la nappe.

--Comme il est renversé, et comme il tremble! observe-t-on.

--Oui, à votre santé, monsieur Maurice!

--Il est presque aussi jaune que M. Lefort.

--Vous ne savez pas, vous autres, ce qui est arrivé à M. Jules Lefort de
Compiègne?

Celui qui parle ainsi croit ne pas être entendu, comptant sur le
mugissement qui domine. Il est une erreur d'acoustique commune aux
convives animés: parce qu'ils n'entendent plus, ils supposent les autres
sourds.

Au prononcé de son nom, Lefort porte son regard sur le groupe où il va
être question de lui.

--Sa femme est morte.

Maurice fait semblant de parler à un domestique, et il s'appuie sur son
épaule.

--Ah! et morte de quoi?

--De folie. Elle était allée au bal de Senlis, où on l'insulta. En
rentrant chez elle, elle avait perdu la raison.

--Et qui avait osé l'insulter?

--Une femme.

--On dit que c'était une... Mais chut!

--Une quoi?

--Eh bien! une vaut-rien-du-tout! un rebut de femme, qui avait paru au
bal avec un soldat ivre.

--Voyez-vous ça! C'est une histoire, dame!

--Et, pour cette raison, le mari est triste comme nous le voyons là.

--Le mari de qui, de cette femme?

--Eh! non, le mari de la femme devenue folle, M. Lefort de Compiègne.

--Et il n'a pas mangé le foie de celui qui accompagnait cette femme?

--C'est ce que nous ne savons pas.

--Ce que vous dites là est très-bien pour expliquer la tristesse de M.
Lefort, mais cela ne peut point si profondément affliger M. Maurice. Sa
femme n'a pas été insultée.

--Il prend part aux peines de son ami, probablement.

--Oh! mon Dieu, oui! sa femme est trop...

--Trop quoi? je n'ai pas entendu.

--Je n'ai encore rien dit.

--Qu'est-elle? car je ne l'ai jamais vue.

--Ni moi.

--Ni nous.

--Allons, vous verrez que personne ne la connaît.

--Ma foi!

--Si elle ne s'est jamais plus montrée que ce soir...

--Est-ce qu'elle ne viendra pas ce soir?

--Entends-tu leurs propos, Jules? dit Maurice en quittant l'épaule du
domestique pour montrer à son ami sa figure crispée de honte et de
douleur.

--Essuie tes yeux, Maurice; affronte tout.

Et le dialogue interrompu reprend et se poursuit.

--Tu crois encore à l'arrivée de sa femme? j'en ai fait mon deuil.

--A-t-il une femme, sérieusement?

--Jules, ces gens m'insultent. Ce dîner sera donc éternel!

--Qu'est-ce que cela te fait, qu'il ait ou non une femme?

--Gage que oui!

--Gage que non!

--Ces infâmes engagent des paris sur la réalité de mon mariage: et
Victor qui ne vient pas! La nuit marche! plus rien! plus de nouvelles de
Paris. Dans cinq minutes, je me brûle la cervelle si cette porte ne
s'ouvre pas.

S'adressant à ses convives:

--Messieurs, votre avis sur ce limoux?

On ne lui répond rien.

--Le pari est tenu, ça va!

--Jules, je vais chasser ces hommes s'ils ne se taisent pas; mon sang
bouillonne, je le sens dans mes yeux. Tiens-moi les mains, je ne me
connais plus, je suis fou!--Messieurs, et ce limoux?

--Parfait, monsieur Maurice.

Le mot chasser, vaguement saisi, frappe quelques oreilles; on se le
communique. Des ricanements se posent en face de Maurice; les uns
croient avoir entendu, les autres nient, et ces murmures s'ensuivent:

--Nous sommes les maîtres où il y a notre argent; c'est à nous de
chasser ici; on ne nous chasse pas!

Jules Lefort se lève.

--Mes amis, monsieur Maurice vous prie de pardonner à l'absence si
malheureusement prolongée de sa femme...

Tous avec ironie:

--Ah! oui, sa femme...

--Que des affaires retiennent à Paris dans un moment où il n'est pas
facile d'en sortir à son gré. Il n'ose plus concevoir l'espérance de la
voir arriver aujourd'hui; soyez assez indulgents, messieurs, pour
excuser le vide qu'elle laisse au milieu de nous.

--Voilà qui est dit: madame Maurice ne viendra pas.

--J'ai donc gagné mon pari.

--Que ne disait-il tout de suite que son mariage n'était que sur
l'enseigne?

--Oui! messieurs les notaires ont des maîtresses qu'ils pomponnent à nos
dépens: ensuite ces belles dames sont trop fières pour s'asseoir à table
avec des paysans.

Hors de lui, Maurice cherche à élever son pistolet à la hauteur de son
cœur; Jules comprime ce mouvement de toute l'énergie de son bras.

--Ils ont des hôtels; ils ont des campagnes.

--Ils ont des calèches.

--Comme je l'ai bien dénichée sa calèche. C'est qu'il allait partir,
oui. Les chevaux étaient attelés. Fouette, cocher! adieu notre
argent.--Mais à d'autres!

--Convenons pourtant que les dîners que donnent les notaires ne sont pas
mauvais.

--Qu'ils vendent, dites donc, s'il vous plaît, puisque nous les payons.

--Ma foi! nous aurions tort de faire petite bouche.

--C'est nous qui l'invitons et non pas lui qui nous invite.

--Buvons pour notre argent!

--Et pour l'intérêt de notre argent.

--De ce vin, à moi!

--De celui-ci, à toi!

--Qui veut de mon bordeaux?

Ces gorgées d'injures, ces railleries avinées, ces sarcasmes qui
commencent par un cri et finissent par une bouffée équivoque, ne
retentissent pas comme un son intelligent. Ils se répandent comme les
taches de vin sur la nappe; ils se glissent comme les os de volailles
sous la table; ils se croisent en l'air comme la mousse du Champagne et
les bouchons. Celui qui exhale le plus de grossièretés croit être le
plus réservé. Il y a confusion dans l'orgie, qui brouille les verres et
les cerveaux. La pensée de l'un prend l'organe de l'autre qui n'a plus
la conscience de son être. Il coule des paroles; il ne s'en dit pas. Ce
ne sont plus des intelligences, mais des robinets. Même désordre à peu
près partout. La grosse voix s'est métamorphosée dans l'ivresse; la
petite s'est renforcée et surprend même la poitrine dont elle sort.
Derrière ce nuage ardent qui s'embraserait s'il ne se dissipait à chaque
instant, des dents pétillent de blancheur, des oreilles fument comme des
soupiraux par où s'échappent tous les gaz des vins qu'on a bus. Ces
tonneaux vivants fermentent et craquent. Inutilement tenterait-on de
remonter à la source des menaces et des épigrammes brutales qui sortent
de ces futailles mal cerclées. La source est inconnue. Seulement il y a
débordement.

--Laisse-moi, Jules, ma vie m'appartient, j'en disposerai.

--Je ne le veux pas.

--Tu m'aimes donc mieux déshonoré que mort?

--Et toi, tu veux me couvrir de ton sang, Maurice!

Ces deux hommes effrayés font sous la nappe des mouvements
imperceptibles. Dessus l'ivresse; dessous le suicide.

De nouveau on entendit glapir ce refrain qui a revêtu un air, tant il a
couru, répété de bouche en bouche, depuis le milieu du dîner.

--Madame Maurice ne viendra pas!

--Vous vous trompez: elle viendra!

Léonide, accompagnée de Victor, s'assied à côté de Maurice, au milieu de
l'ébahissement universel.

Maurice n'ose se tourner ni vers sa femme ni surtout vers Victor; il va
lire dans leurs yeux sa sentence de mort.

Léonide se hâte de dire à Maurice:--Quittez ce visage qui m'a découvert
votre épouvante: soyez insolent si cela vous plaît avec ces manants.
Vous êtes plus riche que vous ne l'avez jamais été.

En se jetant à son cou, elle ajoute: Après une baisse sans exemple, les
fonds ont monté de six francs.

Les hôtes de Maurice n'ont pas entendu les paroles de Léonide, mais déjà
revenus avec confusion de leurs doutes sur l'existence de la femme de
Maurice, ils sont cordialement touchés de l'embrassade conjugale.

--Messieurs, dit Victor aux invités, ce qui a été promis se réalisera.
Vos papiers ont été examinés; ils sont en règle: on va vous payer au
flambeau. J'ajoute que vous pouvez maintenant rentrer chez vous sans
danger. La république a été écrasée sous les pavés qu'elle avait
arrachés; la France a triomphé de la rébellion.--Vive le roi!

--Vive le roi! répète-t-on en chœur.

Et ces mots circulent:

--Nous nous étions trompés: ils sont gens de parole.

--Eh bien! tant mieux pour eux: j'étais fâché de leur retirer ma
confiance.

--Moi, je la leur laisse.

--Ma foi, je la leur laisse aussi avec mon argent; et puisque tout est
fini, prenons nos bâtons, buvons à la santé de la belle maîtresse
revenue, et en route!

--Oui! en route!

--En route! en route!

--A la santé de madame Maurice! s'écria Victor.

--Oui! à la santé de madame Maurice!

Fière comme une reine revenue dans son palais, Léonide trônait avec
majesté à côté de Maurice, qui, ému de mille manières, avait tout juste
assez de force pour ne pas s'évanouir.

Qu'on songe à sa position entre Jules Lefort et Léonide!

Quand il entendit Victor proposer le toast à Léonide, il se figura tout
de suite l'embarras de Jules, et, pour la première fois depuis que son
sort avait si vite, si miraculeusement changé, il se tourna vers lui.

Jules Lefort n'est plus là.

Maurice reste immobile, le regard arrêté sur la place vide de Jules,
qui, sans être remarqué, était sorti à la faveur de la bruyante entrée
de Léonide et de son frère.

Sa surprise fut si étourdissante, qu'il fut persuadé de n'avoir jamais
vu Jules; que c'était par une illusion de son cerveau agité qu'il avait
cru l'apercevoir, assis, triste et silencieux à ses côtés. Il avait eu
une apparition.

Maurice se lève cependant et tend son verre pour boire à la santé de sa
femme.

C'est le coup d'adieu.

Les paysans quittent la table pour partir.

--Eh bien, passe-t-on à la caisse? s'informe superbement Victor en
s'emparant d'un flambeau.

--Pourquoi donc à la caisse? répondent les clients de Maurice d'un ton
étonné qui semble dire: «Est-ce qu'il a été jamais question de retirer
nos fonds? Pourquoi donc passer à la caisse?

--Non? je croyais, reprit Victor.

--Puisqu'il n'y a plus rien à Paris, nous ne courons plus aucun danger.
Laissons nos écus ici, et allons rassurer nos femmes; il est grand
temps.

Les paysans rallièrent leurs chapeaux et leurs bâtons, et coururent
toucher la main à Maurice. Ils partirent. On entendit bientôt leurs
chants dans la forêt. Ils quittaient Chantilly beaucoup plus joyeux
qu'ils n'y étaient venus.

Une fois seuls avec Maurice, Victor et Léonide eurent sur lui la
supériorité du bonheur qu'ils lui avaient tous deux apporté. Il fut
étourdi du contentement de se savoir riche, de la joie d'avoir traversé
en quelques heures sans mourir une banqueroute et une révolution, et
d'apprendre ces deux foudroyantes victoires dans un lieu encore
retentissant des outrages dont il avait été sillonné de la tête aux
pieds, dans un espace ému encore des vins débouchés, des lumières
ardentes et de ces haleines qui avaient répandu des feux et des flammes;
la sueur inondait ses membres. Pourtant il tremblait.

--Tout est donc fini à Paris?

--Fini, beau-frère. La mitraille a balayé les républicains; mais la
crise a été affreuse. A une heure, à la Bourse, on croyait que le
gouvernement ne tiendrait pas.--Déroute générale. Le crédit public mort:
on vendait, on vendait. J'achetais des deux mains, tant que je pouvais.
Le canon tonnait, et le sang coulait: j'achetais. La Morgue était trop
petite pour les cadavres: on assurait que les Tuileries étaient
assiégées: j'achetais sans relâche. A trois heures, je n'achetais plus.
La monarchie avait triomphé; je vendais sur le perron de Tortoni. Mon
audace a été prophétique; la ruine de tous a été mon salut. J'ai cru à
l'étoile de la France; moi et le gouvernement nous avons été sauvés.

--Ceci n'est donc point un rêve; mais alors, dit Maurice, à qui la
réflexion venait, où sont tous nos amis, ceux qui, ce matin, m'ont vu
dans leurs rangs, animé de leur espoir, armé pour leur cause?... Morts,
sans doute! morts! Quel douloureux bonheur que le mien!

--Je te conseille de faire le difficile; s'ils vivaient, où serais-tu?
D'ailleurs, il est encore possible que tes amis n'aient pas été tués.
Par exemple, il en est un dont le compte est en règle à cette heure:
j'ai lu son nom parmi la liste des morts. Attends... tu me l'as cité
avant mon départ pour Paris, quand je t'ai quitté. Attends... Édouard de
Calvaincourt. C'est cela. On a trouvé sur lui un plan de campagne pour
armer la Vendée: rien que ça.

Léonide et Maurice n'osaient se regarder.

--Madame, s'écria, la voix pleine de larmes, après une pause pénible, le
triste Maurice, madame! Hortense Lefort est morte aussi. Nos crimes
domestiques à tous deux se sont éteints dans le sang.

--Qu'est-ce que tout cela signifie? semble exprimer le visage ébahi de
Victor.

--Nous ne resterons point dans ce pays, reprend Maurice; nous le
quitterons avant un mois.

--Cela n'est pas possible, beau-frère, d'autant mieux que tu laisses ton
étude dans une merveilleuse situation. Il y aura avantage à vendre. Mais
nous causerons de cela demain plus longuement; il est tard, nous sommes
un peu fatigués. Si nous prenions quelque repos?

Victor saisit un flambeau et s'achemine vers la porte.--Que je vous
éclaire, si vous le permettez.

Léonide et Maurice se prirent sous le bras et suivirent Victor. Rien de
funèbre comme cette réconciliation conjugale commandée par le monde.

Maurice tint parole. Un mois après il vendit son étude à un prix
inespéré.

Il est encore notaire à...

FIN.

Paris.--Typographie Morris et Comp., rue Amelot, 64.





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