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Title: Les historiettes de Tallemant des Réaux.(Tome second) - Mémoires pour servir à l'histoire du XVIIe siècle
Author: Réaux, Gédéon Tallemant des
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Les historiettes de Tallemant des Réaux.(Tome second) - Mémoires pour servir à l'histoire du XVIIe siècle" ***


(This file was produced from images generously made
available by the Bibliothèque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



Note de transcription: Les erreurs clairement introduites par le
typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été
conservée et n'a pas été harmonisée.



    MÉMOIRES

    DE

    TALLEMANT DES RÉAUX.


    PARIS, IMPRIMERIE DE DECOURCHANT,
    Rue d'Erfurth, no 1, près de l'Abbaye.



    LES HISTORIETTES

    DE

    TALLEMANT DES RÉAUX.

    MÉMOIRES

    POUR SERVIR A L'HISTOIRE DU XVIIe SIÈCLE,

    PUBLIÉS

    SUR LE MANUSCRIT INÉDIT ET AUTOGRAPHE;

    AVEC DES ÉCLAIRCISSEMENTS ET DES NOTES,

    PAR MESSIEURS

    MONMERQUE,

    Membre de l'Institut,

    DE CHATEAUGIRON ET TASCHEREAU.

    TOME SECOND.

    PARIS,

    ALPHONSE LEVAVASSEUR, LIBRAIRE,

    PLACE VENDÔME, 16.

    1834



MÉMOIRES

DE

TALLEMANT.



LE MARÉCHAL DE MARILLAC[1].


Le maréchal de Marillac étoit fils d'un avocat. En ce temps-là
véritablement les avocats étoient plus considérés qu'à cette heure, à
cause que la paulette[2] n'étoit pas encore établie, et qu'on prenoit
de leur corps les présidents et les gardes-des-sceaux. On disoit que
Marillac étoit gentilhomme, mais c'étoit un gentilhomme _dubiæ
nobilitatis_. Cet homme, dans le dessein de se pousser à la cour, prit
l'épée. Il étoit grand et bien fait, robuste et adroit à toutes sortes
d'exercices. Il se mêle parmi les grands seigneurs; et comme il avoit
de l'esprit et du sens, il s'avisa de demander en mariage une fille de
la Reine-mère, qui étoit Médicis, mais d'une branche si éloignée, que
la Reine ne la reconnoissoit en aucune façon pour sa parente. Ce nom
de Médicis ne fut pas inutile à Marillac. Il le fit valoir comme il
avoit prétendu. C'étoit lui qui étoit toujours dépêché pour les
affaires de la Reine-mère; et, comme il s'acquittoit bien de toutes
ses commissions, insensiblement il se rendit considérable. M. de
Luçon[3] crut que cet homme ne lui seroit pas inutile; les voilà unis.
Dans les guerres d'Italie, Marillac demande de l'emploi; il en a, et,
hors de payer de sa personne, il faisoit tout admirablement bien. On
croit qu'il eût pu devenir grand capitaine, car il y en a eu qui ont
fait bien du bruit sans aller aux coups. Il est vrai qu'en France cela
est plus difficile qu'en Espagne et qu'en Italie. On disoit qu'à
Rouen, ayant pris querelle à la paume avec un nommé Caboche, et ayant
été séparés, il le rencontra après, et le tua avant que l'autre ait eu
le loisir de mettre l'épée à la main. C'étoit devant qu'il eût de
l'emploi. Il prétendit être maréchal de France et le fut, et son frère
aîné, qui étoit de robe, garde-des-sceaux. Depuis, ils cabalèrent pour
débusquer le cardinal, et Vaultier craignoit qu'ils eussent toute
l'autorité chez la Reine. Le cardinal, qui dans son _Journal_ appelle
toujours ce maréchal _Marillac l'Epée_, le fit arrêter, et le fit
condamner fort légèrement. Ce fut à Ruel, dans la propre maison du
cardinal, que le maréchal de Marillac étoit gardé. Comme ce maréchal
n'étoit pas un sot, il déclina, et ne voulut pas reconnoître des
commissaires. Enfin on l'enjôla, et ses propres parents y servirent
innocemment. On lui fit accroire qu'il ne pouvoit courir risque de la
vie; mais que s'il ne reconnoissoit ses juges, il seroit prisonnier
pour le reste de ses jours. Il les reconnut, et eut le cou coupé. Il
faut dire, à la louange d'un M. Frotté, son secrétaire, que le
cardinal fit tout ce qu'il put au monde pour le gagner, mais il n'en
put venir à bout. M. de Châteauneuf présidoit au jugement. Il n'étoit
pas trop bien avec le cardinal; il s'y remit bien par ce bel arrêt. Il
ne laissa lire qu'une fois les avis, au lieu de trois fois, et puis
dit: _Il y a arrêt_. Chastellet vouloit revenir. On assure que le
cardinal dit, comme si cela l'eût lavé en quelque sorte: «Je ne
croyois pas qu'il y eût de quoi faire mourir M. de Marillac; mais Dieu
donne des connoissances aux juges qu'il ne donne pas aux autres
hommes. Il faut croire qu'il étoit coupable, puisque ces messieurs
l'ont condamné[4].» On ne lui fit son procès que sur des ordres de
tirer tant et tant de certains villages du Verdunois, pour les
exempter des gens de guerre, et lui, disoit qu'il avoit employé cet
argent à bâtir la citadelle de Verdun; mais il n'en avoit point
d'ordre. Châteauneuf en a été bien payé. Depuis, Bretagne, conseiller
à Dijon, fut pour cela premier président de Metz[5].

  [1] Louis de Marillac, né en Auvergne en juillet 1572, décapité à
  Paris, le 10 mai 1632. La _Gazette_ du 17 mai 1632 dit que
  l'empressement pour assister à son exécution fut si considérable,
  que _telle fenêtre fut louée huit pistoles_.

  [2] On appeloit ainsi le droit que payoient tous les ans au Roi
  la plupart des officiers de justice et de finance, pour pouvoir
  disposer librement de leurs charges.

  [3] Richelieu, qui n'étoit encore, à cette époque, qu'évêque de
  Luçon.

  [4] Ce propos a été attribué également au cardinal de Richelieu
  par l'abbé de Marolles, dans son _Abrégé de l'Histoire de
  France_. Bayle dit à cette occasion, article _Louis_ XIII: «Si
  j'avois ouï dire cela à ce cardinal, je croirois qu'il tint ce
  discours.»

  [5] On le trouva brûlé; car un jour, étant demeuré seul, il étoit
  tombé dans le feu, et, comme il étoit foible, il ne s'en put
  tirer. (T.)



MADAME DU FARGIS.


Madame du Fargis étoit fille d'un M. de La Rochepot, qui étoit venu de
ce M. de Silly qui avoit épousé l'héritière de La Roche-Guyon. Elle
avoit une soeur aînée qui fut mariée au général des galères,
aujourd'hui le Père de Gondy[6]. Pour elle, son père s'étant remarié
avec la marquise de Boissy, mère du marquis de Boissy, père du duc de
Rouanez[7], elle fit bien des galanteries avec ce jeune homme qui
étoit dans le même logis qu'elle. Cela fit bien du bruit, et on fut
contraint de la mettre chez madame de Saint-Paul (de la maison de
Caumont), où elle ne fut pas plus sage. En ce temps-là, il lui vint
une fantaisie d'être aimée du comte de Cramail; et elle disoit à ceux
qui la vouloient cajoler: «Attendez à une autre fois; à cette heure je
n'ai que le comte de Cramail en tête.» M. de Créquy ne laissa pas que
de lui en conter. Il eut un rendez-vous d'elle à Amiens, lorsque la
cour y étoit. Il y alla déguisé. M. de Chaudebonne étoit avec lui.
Cramail eut aussi un rendez-vous de même; et cela fit un si grand
éclat que madame de Saint-Paul ne la voulut plus souffrir, et le
général des galères fut contraint de la retirer. On croira peut-être
que c'étoit une fort belle personne? non: elle étoit marquée de petite
vérole; mais elle étoit fort agréable, vive, pleine d'esprit, et la
plus galante personne du monde. Elle s'ennuya bientôt chez sa soeur
qui étoit une dévote, et, comme ils étoient à Montmirail en Champagne,
un beau jour elle s'en alla au Charme: c'est un prieuré de dames,
dépendant de Fontevrault. Elle dit qu'elle vouloit être religieuse.
Elle n'y fut pas long-temps qu'elle demanda à aller aux Carmélites du
faubourg Saint-Jacques, parce que les Carmélites sont à Paris. Le
cardinal a mis dans son _Journal_ que ce fut par désespoir du grand
scandale arrivé à Amiens qu'elle s'étoit jetée dans les Carmélites[8].
Ce fut là qu'elle fit connoissance avec le cardinal Bérulle, qui étoit
directeur des Carmélites. Toutes les religieuses lui en dirent des
merveilles; car comme elle avoit l'esprit fort adroit, et que ces
filles, à tout prendre, qui sont les plus habiles et les plus
éclairées de toutes les religieuses, peuvent mieux voir les dons qu'a
une personne, elle passa là dedans pour tout ce qu'elle voulut: on la
croyoit une sainte. Madame de Rambouillet y fut attrapée comme les
autres. Elle dit qu'un jour que la Reine-mère y étoit allée, quand la
Reine sortit, tous les seigneurs de la cour se présentèrent à la
porte. Madame de Rambouillet eut peur que la vue du comte de Cramail,
qui y étoit, ne détournât cette fille du bon chemin, et elle dit: «Ah!
mon Dieu, qu'il fait froid!» et en disant cela elle baissa le voile de
mademoiselle de La Rochepot.

Il y avoit trois ans qu'elle étoit Carmélite, quand son père vint à
mourir. Elle étoit seule héritière avec la générale des galères; cela
lui fit quitter le couvent. Elle n'avoit point fait les voeux, disant
toujours qu'elle ne se trouvoit pas assez en bon état. Elle sort sous
prétexte de n'avoir pas assez de santé pour observer la règle. M. Du
Fargis d'Angennes, cousin-germain du marquis de Rambouillet, homme de
coeur, d'esprit et de savoir, mais d'une légèreté étrange, l'épouse.
Il va en ambassade en Espagne. Elle l'y suit. M. de Rambouillet y alla
un peu après ambassadeur extraordinaire. Au retour, le cardinal de
Bérulle et les Marillac en parlent au cardinal qui, sur sa bonne
réputation, la fait dame d'atour de la Reine. Madame d'Aiguillon lui
servit extrêmement à gagner des procès qu'elle avoit. Elle recommence
ses galanteries avec le comte de Cramail; elle se mêle de toutes
sortes d'intrigues. Il y a dans le _Journal_, que le président Le
Bailleul la trouva une fois sur un lit qui étoit contre terre, n'ayant
qu'un drap sur elle, et Béringhen, aujourd'hui M. le Premier[9],
enfermé avec elle[10]. Il étoit de la cabale de Vaultier et elle
aussi. Son plus grand crime fut que le cardinal crut qu'elle l'avoit
mal servi auprès de la Reine en son amourette; et quand il la chassa,
il publia des lettres, qui sont imprimées, d'elle au comte de Cramail.
Il y a plus d'intrigue que d'amour dans ces lettres, mais il y en a
pourtant honnêtement, comme: _Aimez qui vous adore_, et elles étoient
datées, au moins l'une, du jour de la Pentecôte. Madame de Rambouillet
a vu les originaux.

Le cardinal fit faire par Chastellet, le maître des requêtes, une
prose rimée latine contre elle et le garde-des-sceaux Marillac. Il y
avoit en un endroit:

    Fargia, dic mihi, sodes,
    Quantas commisisti sordes
    Inter Primas atque Laudes;
    Quando senex, vultu gravi,
    Caudà mulcebat suavi.

Car il y avoit toujours une ombre de dévotion.

J'ai ouï dire une plaisante vision de ce garde-des-sceaux Marillac.
Pour mortifier des religieuses, il leur fit faire des contre-feux de
cheminée où il y avoit de gros K entrelacés, afin que le feu les ayant
rougis, cela leur donnât des pensées lubriques, et qu'elles eussent
plus de mérite à y résister. Le marchand qui les fit faire l'a dit à
un de mes amis. Enfin, quand madame couper le cou en effigie. M. Du
Fargis étoit à Monsieur, et le suivit. Madame de Rambouillet dit que
madame Du Fargis devoit être la mère du coadjuteur.

  [6] Philippe-Emmanuel de Gondy, général des galères, puis prêtre
  de l'Oratoire, né à Limoges en 1581, mort à Joigny le 29 juin
  1662.

  [7] Le duc de Rouanez suivit la Reine-mère. Son fils est celui
  qui s'est retiré et a marié sa soeur à La Feuillade. (T.)

  [8] «Mademoiselle Du Tillet dit qu'elle ne s'étonna pas quand on
  ôta La Fargis de chez la Reine, mais bien quand on lui avoit
  permis, vu la vie qu'elle avoit toujours faite; qu'elle s'étoit
  jetée dans les Carmélites par désespoir du scandale qui étoit
  arrivé à Amiens, lorsqu'elle étoit avec Madame, où Créquy devoit
  entrer par la fenêtre et le comte de Cramail, qui l'étoient venus
  trouver déguisés.» _Journal de M. le cardinal duc de Richelieu_,
  première partie; Amsterdam, Wolfgank, 1664, in-12, p. 49-50.

  [9] Premier écuyer de la petite écurie sous Louis XIV.

  [10] _Journal de Richelieu_, première partie, p. 48.



LE MARÉCHAL D'EFFIAT[11].


Voici un maréchal de France _dubiæ nobilitatis_[12]: il s'appeloit
Coiffier en son nom. On a dit, pour le déprimer encore davantage, que
la Coiffier, traiteuse, étoit sa parente. C'étoit un fort bel homme et
fort adroit. Quand le duc de Savoie, le bossu, vint à Paris, Henri IV
fit faire une grande course de bague. Il garda d'Effiat pour la fin:
il mit dix dedans tout de suite. Il ne donna qu'une atteinte à la
onzième; mais pour réparer cela, il jeta sa lance en avant, la reprit,
et finit en mettant dedans. Tout le monde l'admira.

Beaulieu-Ruzé[13], un secrétaire d'Etat, qui portoit l'épée, le fit
son héritier, à condition qu'il prendroit son nom et ses armes.
D'Effiat étoit adroit courtisan; il plut au cardinal de Richelieu. Il
fut envoyé pour le mariage de la reine d'Angleterre[14]. On le blâma
d'avoir mis pavillon bas, sur le commandement que lui en firent des
vaisseaux anglais. Cela n'empêcha pas qu'il ne parvînt à être
grand-maître de l'artillerie et surintendant des finances[15], où il
apprit à voler à ceux qui l'ont suivi. Ce n'étoit pas un sot; mais il
avoit été si mal élevé, qu'il écrivoit ainsi octobre, _auquetaubraj_.
Il eut l'ambition, quoiqu'il ne sût nullement la guerre, de vouloir
commander une armée en Allemagne. Il y mourut. On disoit qu'il
prétendoit être connétable. Le cardinal l'eût perdu.

  [11] Antoine Coiffier, marquis d'Effiat, né en 1581, mort le 27
  juillet 1632.

  [12] Il étoit pourtant gentilhomme. Son aïeul[12a] ou son bisaïeul,
  général des finances, fut fait noble pour avoir demandé une pique
  à la bataille de Cérisolles, et y avoir bien fait. J'ai trouvé
  dans l'_Histoire_ de Mézeray, ces mots, parlant de Gilbert
  Coiffier d'Effiat, à cause de la faveur de Henri III qui lui
  avoit donné charge d'agir en Auvergne: «Il avoit pris rang parmi
  les gentilshommes, quoiqu'il ne fût pas de race noble.» (T.)

    [12a] C'est son aïeul, Gilbert II.

  [13] Son grand-oncle maternel.

  [14] Henriette de France, fille d'Henri IV, avec Charles Ier en
  1624.

  [15] En 1626.



LE PÈRE JOSEPH[16],

LES RELIGIEUSES DE LOUDUN.


Le Père Joseph, Capucin, se nommoit Leclerc en son nom, et étoit frère
de M. Du Tremblay, qu'il fit gouverneur de la Bastille. Le cardinal
fit connoissance avec lui en Poitou, comme il y fut envoyé par ses
supérieurs[17]. Jamais il n'y eut un homme plus intrigant ni d'un
esprit plus de feu. Il a toujours eu de grands desseins en tête. Un
temps il ne faisoit que prêcher la guerre sainte. M. de Mantoue, M. de
Brèves, madame de Rohan et lui, prenoient fort souvent tout l'Etat du
Turc[18]. Depuis, il prit la maison d'Autriche pour but, et il
travailla fort avec M. de Charnacé à faire entrer le roi de Suède en
Allemagne. Il se vantoit d'être né pour abattre la maison d'Autriche.
Effectivement ce n'étoit pas un sot; il soulageoit fort le cardinal,
et le cardinal ne faisoit pas un pas sans lui. Au commencement il
alloit à cheval. Le Père Ange Soubini avoit un jour un cheval entier,
et lui une jument. Ce cheval grimpe la jument, et les capuchons des
deux moines faisoient la plus plaisante figure du monde[19]. Pour
éviter ce scandale, on lui donna un carrosse. Depuis, il eut litière
et toute chose; et il alloit être cardinal s'il ne fût pas mort.

En une petite ville de quelque province de France, un homme de la cour
alla voir un Capucin. Les principaux le vinrent entretenir. Ils lui
demandèrent des nouvelles du Roi, puis du cardinal de Richelieu. «Et
après, dit le gardien, ne nous apprendrez-vous rien de notre bon Père
Joseph?--Il se porte fort bien, il est exempt de toutes sortes
d'austérités.--Le pauvre homme! disoit le gardien.--Il a du crédit;
les plus grands de la cour le visitent avec soin.--Le pauvre
homme!--Il a une bonne litière quand on voyage.--Le pauvre homme!--Un
mulet pour son lit.--Le pauvre homme!--Lorsqu'il y a quelque chose de
bon à la table de M. le cardinal, il lui en envoie.--Le pauvre homme!»
Ainsi à chaque article le bon gardien disoit: «Le pauvre homme!» comme
si ce pauvre homme eût été bien à plaindre. C'est de ce conte-là que
Molière a pris ce qu'il a mis dans son _Tartufe_, où le mari, coiffé
du bigot, répète plusieurs fois _le pauvre homme_[20]!

On a cru que la diablerie de Loudun ne fût point arrivée sans lui, car
Grandier, curé, et les Capucins de Loudun, disputoient à qui auroit la
direction des religieuses qui furent ou qui firent les possédées. Il
y avoit de l'amour sur le jeu, et il y eut un Capucin tué. Les
Capucins, se voyant appuyés du Père Joseph, poussèrent Grandier; et
comme ces religieuses étoient pauvres, ils leur persuadèrent que
bientôt elles deviendroient toutes d'or. On les instruisit donc à
faire les endiablées. Pour du latin, elles n'en savoient guère, et on
disoit que les diables de Loudun n'avoient étudié que jusqu'en
troisième. Le Couldray Montpensier y avoit deux filles qu'il retira
chez lui, les fit bien traiter et bien fouetter, le diable s'en alla
tout aussitôt. Il pouvoit y en avoir qui ne savoient pas le secret, et
qui, par mélancolie, ou parce qu'on le leur disoit, croyoient être
possédées. On leur apprit, au moins à la plupart, quelques mots de
latin et bien des ordures. Madame d'Aiguillon y fut, et madame de
Rambouillet, depuis madame de Montausier. Elles virent faire des tours
de sauteurs, qu'elles firent faire après à leurs laquais. La ville, et
surtout les hôteliers, s'y enrichirent. On y couroit de toutes parts.
Duneau, médecin huguenot, et principal du collége de Saumur, y fut
appelé. Il s'en moqua. C'est lui qui disoit qu'un médecin étoit
_animal incombustibile propter religionem_. Quillet y fut aussi
appelé, et des religieuses de Chinon ayant voulu imiter celles de
Loudun, il en fit une satire en vers latins, pour laquelle Bautru lui
conseilla de s'éloigner[21], et le donna au maréchal d'Estrées, avec
lequel il fut à Rome en son ambassade extraordinaire.

Le ministre de Loudun, comme on le défioit de mettre ses doigts dans
la bouche des religieuses de même que les prêtres y mettoient ceux
dont ils tiennent l'hostie, répondit «qu'il n'avoit nulle familiarité
avec le diable, et qu'il ne se vouloit point jouer à lui.» Un diable
s'étoit vanté d'enlever le ministre dans sa chaire sur la tour de
Loudun. Il n'en fit rien cependant.

Cette badinerie, ou plutôt ce désir de vengeance des Capucins, fut
cause que Grandier fut brûlé tout vif, car Laubardemont[22], qui étoit
bon courtisan, le sacrifia au crédit du Père Joseph. Ce Grandier avoit
été galant, et s'étoit fait quelques ennemis dans la ville qui lui
nuisirent. Le diable dit une fois: «M. de Laubardemont est cocu.» Et
Laubardemont, à son ordinaire, mit le soir: _Ce que j'atteste être
vrai_, et signa. Enfin insensiblement cela se dissipa à mesure que le
monde se désabusoit.

  [16] François Leclerc Du Tremblay, né à Paris le 4 novembre 1577,
  mort à Paris le 18 décembre 1638. On a l'_Histoire de la vie du
  R. P. Joseph_ LECLERC DU TREMBLAY, _capucin, instituteur des
  filles du Calvaire_, 1702, 2 volumes in-12. Ce panégyrique est de
  l'abbé Richard, auquel on attribue un ouvrage satirique anonyme
  contre le même P. Joseph, ouvrage auquel l'abbé fit une
  _Réponse_; mais, assure-t-on, seulement dans le but de se mieux
  cacher.

  [17] Comme abbé des Roches, abbaye voisine de celle de
  Fontevrault.

  [18] On lit en effet dans les ouvrages publiés sur le P. Joseph,
  qu'il avoit composé un poème latin, intitulé: _La Turciade_, pour
  animer les princes chrétiens contre les Musulmans.

  [19] Le Père Joseph dit: «_Voilà un Impudent animal_.» Depuis on
  appela ce cheval _l'Impudent_. (T.)

  [20] D'Olivet a raconté, et Bret a imprimé d'après lui, une
  anecdote qui assigneroit une toute autre origine à l'exclamation
  d'un si vrai comique du pauvre Orgon: «Louis XIV, disoit
  d'Olivet, marchoit vers la Lorraine vers la fin de l'été de 1662.
  Accoutumé dans ses premières campagnes à ne faire qu'un repas le
  jour, il alloit se mettre à table la veille de Saint-Laurent,
  lorsqu'il conseilla à M. de Rhodez (_Péréfixe_), qui avoit été
  son précepteur, d'aller en faire autant. Le prélat, avant de se
  retirer, lui fit observer, peut-être avec trop d'affectation,
  qu'il n'avoit qu'une collation légère à faire un jour de vigile
  et de jeûne. Cette réponse ayant excité de la part de quelqu'un
  un rire qui, quoique retenu, n'avoit point échappé à Louis XIV,
  il voulut en savoir le motif. Le rieur répondit à Sa Majesté
  qu'elle pouvoit se tranquilliser sur le compte de M. de Rhodez,
  et lui fit un détail exact de son dîner dont il avoit été témoin.
  A chaque metz exquis et recherché que le conteur faisoit passer
  sur la table de M. de Rhodez, Louis XIV s'écrioit: _Le pauvre
  homme!_ et chaque fois il assaisonnoit ce mot d'un ton de voix
  différent qui le rendoit extrêmement plaisant. Molière, en
  qualité de valet-de-chambre, avoit fait ce voyage: il fut témoin
  de cette scène, et comme il travailloit alors à son _Imposteur_,
  il en fit l'heureux usage que nous voyons.» Il est fort probable,
  à lire le récit de Tallemant, bien antérieur à celui de d'Olivet,
  que si Louis XIV a joué la scène qu'on lui fait jouer, ce n'étoit
  de sa part qu'un souvenir du conte sans doute bien connu du P.
  Joseph; et que c'est aussi le gardien et son exclamation de bonne
  foi que Molière eut en vue dans son Orgon, et non pas Louis XIV
  dont l'exclamation n'étoit qu'épigrammatique.

  [21] Les biographes assignent une autre cause à la nécessité où
  Quillet se trouva de s'éloigner dans cette circonstance: «Dans
  l'une des séances ridicules où l'on faisoit parler les diables,
  Satan menaça par la bouche de l'une de ces religieuses d'enlever
  jusqu'à la voûte de l'église celui qui douteroit de leur
  possession. Quillet eut l'imprudence de défier le diable, qui, ne
  s'attendant pas à une semblable provocation, en fut pour sa
  courte honte. C'étoit défier le cardinal. Quillet le sentit assez
  tôt pour en prévoir et en prévenir les suites. En effet, peu de
  jours après Laubardemont lança contre lui un décret de prise de
  corps.» (_Histoire de Touraine_, par Chalmel, t. 4, Biographie,
  p. 404.)

  [22] Maître des requêtes. (T.)--Laubardemont se trouvoit à Loudun
  pour veiller à la démolition du château-fort de cette ville,
  quand commença la comédie de la possession. Il en rendit compte
  su Roi et au cardinal, et fut nommé par eux pour informer contre
  Grandier. La manière dont il s'acquitta de cette mission a donné
  à son nom une affreuse célébrité.



M. DE NOYERS et L'ÉVÊQUE DE MENDE.


M. de Noyers[23] s'appeloit Sublet. Il étoit parent de messieurs de La
Motte-Houdancourt; le second de ces messieurs-là étoit évêque de
Mende, et fort bien auprès du cardinal de Richelieu. Ce fut lui qui
lui donna M. de Noyers. Je dirai ce que j'ai appris de ce M. de Mende.
C'étoit un homme actif et fier, et qui vouloit qu'on lui tînt ce qu'on
lui avoit promis. Une fois M. Bouthillier, qui étoit jaloux de lui,
lui refusa l'entrée dans la chambre du cardinal, disant, comme il
étoit vrai, qu'il avoit ordre de ne laisser entrer personne, et qu'il
s'en alloit dire à Son Eminence que M. de Mende étoit là. La porte
étoit entr'ouverte, M. de Mende la pousse; M. Bouthillier tombe;
l'évêque passe brusquement à la ruelle; le cardinal étoit au lit:
«Monsieur, lui dit-il, je trouve fort étrange que M. Bouthillier me
vienne fermer la porte au nez: je suis bien assuré que vous ne lui
avez pas ordonné de me traiter ainsi.» Le cardinal ne dit rien. M. de
Mende s'en va chez lui en Picardie, et ne voulut pas s'en tourmenter
davantage. «S'ils me laissent ici, disoit-il, ils me feront plaisir;
j'étudierai; j'ai du bien plus qu'il ne m'en faut.» Le cardinal ne
s'en put passer. Il le renvoya quérir. Ce fut lui qui disposa tout
pour le siége de La Rochelle; et, en mourant, car il mourut durant le
siége, il ordonna qu'on l'enterrât dans la ville lorsqu'elle seroit
prise. Ce fut lui qui fit résoudre Barradas à donner sa démission de
la charge de premier écuyer de la petite écurie pour cent mille écus.
Le Roi avoit impatience de l'avoir pour Saint-Simon. Le cardinal
vouloit différer à payer cette somme, et faire que cela n'allât à rien
avec le temps. L'évêque lui dit: «Monsieur, c'est sur ma parole que M.
de Barradas a traité; je vendrai plutôt mes bénéfices que de ne tenir
pas ce que j'ai promis.» Le cardinal ne put résister, et Barradas fut
payé.

M. de Noyers avoit une vraie âme de valet. Montreuil, secrétaire des
commandemens de madame d'Orléans, l'étoit de feue Madame, qui, étant
grosse, étoit regardée comme la Reine, et faisoit un parti dans la
cour. Madame témoignoit assez de bonne volonté à Montreuil qui avoit
été précepteur de M. de Guise d'aujourd'hui. Un jour de Noyers, qui
étoit allié de Montreuil, se promenoit avec lui: «Ne craignez-vous
point, lui dit Montreuil en riant, que cela ne vous nuise de vous voir
promener avec moi?» De Noyers le quitte aussitôt, et depuis ne lui
parla point que Madame ne fût morte. Il est vrai que quand il fut en
faveur, il se ressouvint un peu de lui.

Ce petit homme vouloit tout faire et étoit jaloux de tout le monde. Il
a nui en tout ce qu'il a pu à Desmarets, qui s'entend à tout, et qui a
beaucoup d'inclination pour l'architecture, de peur que cet homme ne
lui ôtât quelque chose; car il s'est assez tourmenté de faire sa
charge de surintendant des bâtimens, et il avoit bonne envie d'achever
le Louvre, et de faire dorer la galerie tout du long, comme il y en a
un bout: ce fut lui qui le fit faire. Sa cagoterie parut en ce qu'il
brûla quelques nudités de grand prix qui étoient à Fontainebleau. En
récompense, il entretenoit assez bien les maisons du Roi. Il étoit
concierge de Fontainebleau[24].

Une fois que le cardinal vouloit faire venir un notaire: «Il n'est pas
besoin, monseigneur, lui dit-il; je suis secrétaire du Roi, je ferai
bien ce qu'il faut.» Le cardinal rompit un jour par hasard une petite
canne fort jolie qu'il aimoit assez. Le petit bon homme la prend, la
rajuste et la rapporte à Son Eminence. On disoit qu'il ne voloit pas,
mais il laissoit voler sous lui. Il avoit fait les voeux de Jésuite
depuis son veuvage, mais il étoit exempt de porter l'habit et de vivre
autrement qu'un séculier. Il fit tout le pis qu'il put à l'Université.
Il a laissé un pauvre benêt de fils[25]. Ce fut lui qui découvrit au
feu Roi que le cardinal avoit cinq cent mille écus chez Mauroy. Sa
disgrâce est dans les Mémoires de la Régence.

Ce fut lui qui fut cause de la mort de Saint-Prueil, et
Saint-Prueil[26] le dit bien: «C'est un cagot; il ne me pardonnera
jamais.» Saint-Preuil avoit donné sur les oreilles à un petit
d'Aubray qu'il avoit mis à Arras pour les finances.

Le maréchal de Brézé, pour faire enrager de Noyers, mettoit toujours
des ordures dans les lettres qu'il lui écrivoit, comme: «Allez vous
faire f.... avec vos f..... ordres.» Le moyen, disoit le petit homme,
que les affaires du Roi prospèrent après ces abominations-là! Il avoit
le département de la guerre.

Ce n'est pas que Saint-Prueil ne fût un homme violent et un tyran,
mais galant homme du reste, et qui dépensoit tout. Il y a dans son
procès imprimé une lettre du feu Roi, qui est une ridicule lettre. La
voici: «Brave et généreux Saint-Prueil, vivez de concussion, plumez la
poule sans crier; faites comme font tels et tels; faites ce que font
beaucoup d'autres dans leurs gouvernements; tout est bien fait pour
vous; vous avez tout pouvoir dans votre empire; tranchez, coupez; tout
vous est permis!»

  [23] François Sublet de Noyers, né en 1578, mort à Dangu, le 20
  octobre 1645.

  [24] Ce fut lui qui fonda l'Imprimerie royale, d'abord établie
  dans les galeries du Louvre.

  [25] Le fils de M. de Noyers, appelé La Boissière, ne manque
  nullement d'esprit; c'est une espèce de visionnaire et
  d'avaricieux qui mène une vie retirée, et qui ne s'occupe guère à
  rien. On a retiré sur lui la terre de Dangu que son père avoit
  achetée sans prendre bien garde à sa sûreté. Il l'a perdue; il
  vit encore en l'an 1672. (T.)

  [26] François de Jussac, seigneur de Saint-Prueil,
  maréchal-de-camp, gouverneur d'Arras, décapité pour satisfaire la
  haine du cardinal de Richelieu.



M. DE BULLION[27].


M. de Bullion étoit conseiller au parlement. Son père étoit maître des
requêtes[28]. Il rapporta je ne sais quelle affaire pour la comtesse
de Sault, mère de M. de Créqui; elle l'avoit eu du premier lit; puis
le comte de Sault, fils du second lit, l'ayant faite héritière, M. de
Créqui eut ce bien-là: c'est pays de droit écrit que le Dauphiné. La
comtesse de Sault eut de l'affection pour ce petit M. de Bullion, à
cause, dit-on, que le proverbe de _petit chien belle queue_ étoit fort
véritable en lui[29]. Elle le poussa, lui donna du bien, et lui fit
avoir de l'emploi. Il fut président aux enquêtes. On dit qu'un jour
elle disoit à la Reine-mère: «Ah! madame! si vous connoissiez M. de
Bullion comme moi!--_Diou_ m'en garde, madame la comtesse,» dit la
Reine; car elle n'a jamais su prononcer le françois, et elle disoit:
_Fa cho_ pour dire: Il fait chaud. Celle-ci[30] le prononce comme si
elle étoit née à Paris.

Cette madame de Sault fit avoir à Bullion l'intendance de l'armée de
M. le connétable de Lesdiguières contre les Génois, et il n'y fit pas
mal ses affaires. Le connétable et lui s'entendoient fort bien. Le
cardinal de Richelieu le fit après surintendant des finances[31] avec
M. Bouthillier, père de M. de Chavigny; mais Bullion faisoit quasi
tout. C'étoit un habile homme, et qui avoit plus d'ordre que tous ceux
qui sont venus depuis. Il disoit: «Fermez-moi deux bouches, la maison
de Son Eminence et l'artillerie, après je répondrai bien du reste.»
Cependant on m'a assuré que quand les premiers louis d'or furent
faits, il dit à ses bons amis: «Prenez-en tant que vous en pourrez
porter dans vos poches.» Bautru fut celui qui en porta le plus. Il en
mit trois mille six cents. Le bon homme Senecterre en étoit. Je doute
de cela[32].

Le cardinal lui fit avoir le cordon bleu en disant au Roi: «Sire, ce
seroit une plaisante chose que cette figure avec le cordon.»

Cornuel faisoit presque tout sous lui, mais de sorte qu'il sembloit
qu'il ne fît rien sans en parler au surintendant, car le bon homme se
divertissoit. Il alloit souvent chez La Brosse, son médecin, qu'il
avoit établi au Jardin des Plantes du faubourg Saint-Victor[33]. Là,
il avoit des mignonnes et crapuloit tout à son aise. Il se faisoit
donner des lavements pour manger après tout de nouveau. Il avoit des
raffinements pour le vin tout extraordinaires. Il ne vouloit pas qu'on
bût immédiatement après avoir mangé du lapin, parce, disoit-il, que
cette viande avoit je ne sais quoi qui empêchoit de le bien goûter.
Je vous laisse à penser s'il en avoit du meilleur: tous les gens
d'affaires se tuoient à lui en chercher. Il avoit des cerneaux tout le
long de l'année, et toujours de la poudre de champignons dans sa
poche. Il n'avoit que peu de gens à crapuler avec lui; Senecterre en
étoit toujours, et, quand ils sortoient de Paris, le bon homme de
Montbazon, exprès pour avoir des gardes; car, comme gouverneur de
Paris, il avoit toujours quelqu'un. Ce n'étoit pas comme à cette heure
qu'on en a donné cinquante au maréchal de L'Hôpital.

Madelenet[34] s'avisa, quoique Bullion n'aimât pas les vers, de lui
faire une ode latine. Il y avoit une comparaison au commencement qui
me fit bien rire. Il le comparoit à un petit baril bien plein, et il
disoit qu'un baril bien plein ne porte point envie à l'abondance de la
mer, et que Bullion, se contentant de ce qu'il avoit, ne portoit point
envie aux trésors des rois. Voyez la grande modération de cet homme!
il se contentoit de huit millions, et d'être président au mortier. Il
est vrai que sa charge étoit une charge nouvelle, et il ne la faisoit
point. Une autre chose fut encore assez plaisante. Il acheta une
chapelle à Saint-Eustache. Le peintre qui la peignit et la dora vint
un jour lui parler. «Allez, mon ami, allez (car il commençoit toujours
ainsi): que voulez-vous?--Monsieur, c'est pour votre chapelle.--Eh
bien, mon ami, ma chapelle?--Monsieur, c'est qu'on a accoutumé de les
dédier à quelque saint.--Eh bien, mon ami, à quel saint?--Monsieur, à
saint Paul, à saint André, à saint François, à saint Antoine?--Eh
bien, mon ami, auquel tu voudras.--Monsieur, c'est à vous à dire.--Eh
bien, mets-y saint Antoine, mon ami.» Sur cela on disoit qu'il avoit
eu raison, et que c'étoit aussi bien déjà la chapelle du petit cochon.

Il craignoit terriblement les bonnes odeurs. M. le chancelier avoit
toujours des gants d'Espagne au conseil. Cela incommodoit fort
Bullion. Il s'en plaignit comme si l'autre l'eût fait exprès. Le
cardinal dit au chancelier: «Puisque j'ôte mes gants de senteur pour
l'amour de M. de Bullion, vous pouvez bien ôter les vôtres.» Il
traitoit le chancelier d'écolier, et le chancelier, qui vouloit être
payé, ne disoit mot, et avaloit cela doux comme de l'eau. Il appeloit
sa femme _la grosse amie_. C'est une bonne femme, mais un peu
hypocondriaque. On dit qu'elle donne aux pauvres.

Je trouverois assez à propos de faire une comparaison de Bullion avec
les surintendants d'aujourd'hui. Ceux-ci, à leur table, à leurs bonnes
fortunes, à leurs maisons, dépenseront plus par exemple en six ans que
Bullion n'a laissé. La table de Fouquet coûte deux cent mille livres;
je veux dire la dépense du maître-d'hôtel est de cinq cents livres par
jour. A Vaux, il y a six cents personnes nourries: jugez du reste.
Bullion, une fois qu'il a eu un million, a pu épargner, car il ne
tenoit point table, et n'avoit qu'un équipage fort médiocre. Bien loin
de bâtir, il jetoit à bas le bâtiment des terres qu'il achetoit au
loin, pour avoir moins d'entretien. A Paris, il n'a point fait de
palais. On m'a assuré que son inventaire montoit à sept cent mille
livres de rente. On disoit en 1622 qu'il avoit déjà soixante mille
écus de pension; il ne fut fait surintendant que dix ans après.
Richer, notaire, comme on fit l'inventaire, dit à madame de Bullion:
«Voyez, madame, si vous avez encore quelque chose à dire. Est-ce-là
tout? Il ne faut rien cacher.» Cette bonne grosse dame crut qu'il la
soupçonnoit, et changea de couleur. «Si vous ne savez rien de plus,
ajouta-t-il, j'ai à vous dire, moi, que je sais où feu M. votre mari
avoit déposé cent vingt mille écus d'or en espèces; c'est chez moi. Il
n'en avoit tiré aucune reconnoissance, et je vois bien qu'il n'y en a
point de registre.» Il les restitua, et on lui donna dix mille écus
pour cela et pour le reste.

Le cardinal de Richelieu souhaita que Bonelles, fils aîné de Bullion,
épousât mademoiselle de Toussy, qui étoit un peu proche parente de Son
Eminence. Bonelles n'en avoit point d'envie. Il étoit amoureux de
mademoiselle de Montbazon; mais le père le lui fit faire en dépit de
lui. Il a été malheureux en enfants, ce bon homme, il n'y en a pas un
qui ait réussi. L'abbé de Saint-Faron, qui avoit soixante mille livres
de rente, sans ce qu'il attendoit de sa mère, a assez fait le niais
avec la vieille Martel; et après, en une maladie, la peur du diable le
saisit tellement, qu'il se mit dans l'Oratoire. La Taulade le fils, un
gentilhomme béarnois, un peu maquereau, s'étant attaché à lui, a fait
aussi le dévot par nécessité, et l'a suivi à Saint-Magloire. Il arriva
une fois au Père de La Taulade une plaisante chose. C'est un fort gros
homme. Un jour le fond de sa chaise s'enfonça; le voilà les pieds à
terre; les porteurs, par malice ou autrement, ne faisoient pas
semblant d'entendre. Il alla dans les crottes tout le long du
Pont-Neuf, comme s'il eût été sous un dais. Nous parlerons ailleurs de
Bonelles, de sa femme et du reste.

J'ai ouï dire que quand M. de Bullion maria sa fille avec feu M. le
président de Bellièvre, alors maître des requêtes[35], il y avoit cent
mille écus dans le contrat; mais comme le notaire vint à lire cent
mille écus, Bullion dit: «Ajoutez d'or, monsieur le notaire.» C'étoit
alors, je pense, cinquante mille écus au moins plus qu'il n'avoit
promis.

Le bon homme mourut de crapule en moins de rien[36]. On m'a dit, mais
je ne voudrois pas l'assurer, qu'il mourut de déplaisir pour avoir
reçu un coup de pied du cardinal de Richelieu. Le feu Roi vouloit
avoir cent mille livres pour quelque chose; le cardinal lui dit que M.
de Bullion étoit chargé de dépenses pressées, et que cela seroit
difficile pour le présent. Bullion parla comme le cardinal vouloit. A
quelque temps de là, Coquet, confident de Bullion, avertit le Roi
qu'on avoit des fonds. Il fallut donner cet argent au Roi. Le cardinal
crut que Bullion avoit voulu faire sa cour à ses dépens, car le feu
Roi avoit dit quelque chose sur cela au cardinal qui ne lui avoit pas
plu. Il lui reprocha son alliance, le malmena et le frappa. Ce n'est
pas la première fois que cela lui est arrivé. Dans la colère, il donna
un soufflet à Cavoye pour avoir changé un ordre. Cela est de
conséquence en fait de garde; Cavoye avoit tort. A quelques jours de
là, il lui en demanda pardon[37].

  [27] Claude de Bullion, seigneur de Bonelles, surintendant des
  finances, ministre d'État, garde des sceaux des ordres du Roi,
  mort le 22 décembre 1640.

  [28] Sa mère étoit une Lamoignon.

  [29] On montra à Pompeo Frangipani, M. de Montmorency, M. de
  Bassompierre et ce petit bout d'homme; et on lui dit: «Devinez
  lequel des trois a fait fortune par les femmes? Il se mit à rire,
  et dit: «Serait-ce ce petit vilain?--Oui; les autres, tout beaux
  qu'ils sont, y ont dépensé cinq cent mille écus chacun.» (T.)

  [30] Marie-Thérèse, femme de Louis XIV.

  [31] En 1632.

  [32] On m'a dit depuis que cela étoit vrai, et qu'il le fit pour
  gagner Senecterre. (T.)--On lit dans les _Pièces intéressantes et
  peu connues_, publiées par La Place:

  «Le surintendant ayant donné à dîner au premier maréchal de
  Grammont, au maréchal de Villeroy, au marquis de Souvré, et au
  comte d'Hautefeuille, fit servir au dessert trois bassins remplis
  de louis, dont il les engagea à prendre ce qu'ils en voudroient.
  Ils ne se firent pas trop prier, et s'en retournèrent les poches
  si pleines, qu'ils avoient peine à marcher; ce qui faisoit
  beaucoup rire Bullion. Le Roi, qui faisoit les frais de cette
  plaisanterie, ne devoit pas la trouver tout-à-fait si bonne.»

  [33] La Brosse disoit que le vin qui croissoit sur cette petite
  butte, qui est dans l'enclos de ce jardin, étoit assez bon, mais
  que si on le gardoit plus de deux ans, il sentoit la gadoue.
  C'est qu'autrefois on la jetoit en cet endroit-là, et que cette
  butte en a été composée, sinon en tout, au moins en partie.
  (T.)--C'est sur cette butte qu'a été tracé le labyrinthe entouré
  d'arbres verts que nous y voyons aujourd'hui.

  [34] Gabriel Madelenet, poète latin du XVIIe siècle, mourut en
  1661. Le comte de Brienne a recueilli ses vers, et les a publiés
  en 1662.

  [35] Pompone de Bellièvre, né en 1606, mort en 1657.

  [36] Cornuel ne mourut pas si commodément. Il eut le loisir
  d'avoir bien peur du diable, et comme il se tourmentoit comme un
  procureur qui se meurt, Bullion lui disoit: «Ne vous inquiétez
  point, tout est au Roi, et le Roi vous l'a donné.» (T.)

  [37] Louis XIV se repentit de s'être ainsi livré au premier
  mouvement de sa violence, car on le vit jeter sa canne par la
  fenêtre, de peur d'en frapper Lauzun.



MADAME D'AIGUILLON[38].


J'ai déjà dit qui elle étoit et comment elle fut mariée, à Combalet,
qui étoit mal bâti et couperosé, et qui n'avoit rien que la jeunesse.
Elle conçut une telle aversion pour lui, qu'elle ne le pouvoit
souffrir et étoit dans une mélancolie effroyable. Quand il fut tué aux
guerres des Huguenots, de peur que, par quelque raison d'Etat, on ne
la sacrifiât encore, elle fit voeu un peu brusquement de ne se marier
jamais et de se faire Carmélite. Ce fut aux Carmélites mêmes qu'elle
fit ce voeu; elle s'habilla aussi modestement qu'une dévote de
cinquante ans. Elle n'avoit pas un cheveu abattu. Elle portoit une
robe d'étamine, et ne levoit jamais les yeux. Avec ce harnois-là elle
étoit dame d'atour de la Reine-mère et ne bougeoit de la cour. C'étoit
alors la grande fleur de sa beauté. Cette manière de faire dura assez
long-temps. Enfin, son oncle devenant plus puissant, elle commença à
mettre des languettes, après elle fit une boucle ou mit un petit
ruban noir à ses cheveux; elle prit des habits de soie, et peu à peu
elle alla si avant que c'est elle qui est cause que les veuves portent
toutes sortes de couleurs, hors du vert. Le cardinal de Richelieu
ayant été déclaré premier ministre, le comte de Béthune fut le premier
qui se présenta pour épouser madame de Combalet. Le comte de Sault,
aujourd'hui M. de Lesdiguières (ce devoit être un des plus riches
gentilshommes de France), fut le second qui se fit refuser. Il est
vrai que le cardinal ne la pressa pas trop pour celui-ci, non plus que
pour l'autre[39].

Madame de Combalet renouveloit tous les ans son voeu de Carmélite;
elle l'a renouvelé jusqu'à sept fois. Le cardinal fit consulter s'il
étoit obligatoire; on lui répondit que non. Cependant, pour se
décharger entièrement, elle fonda une place de Carmélite qui doit être
reçue pour rien. Je crois pourtant qu'elle se fût résolue à épouser M.
le comte de Soissons, s'il l'eût voulu, et comme j'ai déjà remarqué,
il l'eût épousée si elle eût été veuve d'un homme plus qualifié. On
fit courir le bruit en ce temps-là que le mariage n'avoit point été
consommé avec Combalet. Cependant il passoit pour l'homme le mieux
fourni de la cour, et qui étoit le plus grand abatteur de bois. J'ai
ouï dire même que dans l'action, transporté de joie ou autrement, il
avoit appelé un valet de chambre qui avoit été témoin de ce qui
s'étoit passé. J'ai ouï dire encore que son mari n'avoit pas trop bien
vécu avec elle, et qu'il disoit qu'elle avoit quelque chose sous le
linge qui dégoûtoit fort. Je donne cela pour tel qu'on me l'a donné.
Dulot[40], ce fou de poète royal et archiépiscopal, dont nous
parlerons ailleurs, fit l'anagramme que voici sur cette prétendue
virginité:

    Marie de Vignerot,
    Vierge de ton mari.

Madame de Rambouillet m'a pourtant assuré que jamais elle n'avoit
reconnu que madame d'Aiguillon voulût passer pour fille. Cependant
elle a pris des armes à lozange, il est vrai qu'il y a une cordelière;
ainsi elle est fille et femme tout ensemble, car il n'y a point
d'armes de son mari.

On a fort médit de son oncle et d'elle. Il aimoit les femmes et
craignoit le scandale. Sa nièce étoit belle, et on ne pouvoit trouver
étrange qu'il vécût familièrement avec elle. Effectivement elle en
usoit peu modestement; car, à cause qu'il aimoit les bouquets, elle en
avoit toujours et l'alloit voir la gorge découverte[41]. Un soir
qu'il sortoit assez tard de chez madame de Chevreuse: «Ne laissons
pas, dit-il, d'aller chez ma nièce; car que diroit-elle si je n'y
allois?» La Reine-mère envoya des gens pour l'enlever comme elle
devoit aller à Saint-Cloud, afin de mettre le cardinal à la raison,
quand elle auroit ce qu'il aimoit tant; mais Besançon découvrit toute
l'entreprise.

Ce qui a le plus fait de bruit, ce fut l'aventure de madame de
Chaulnes. Voici comment une personne qui y étoit l'a contée. Sur le
chemin de Saint-Denis, six officiers du régiment de la marine, qui
étoient à cheval, voulurent casser deux bouteilles d'encre sur le
visage de madame de Chaulnes; mais elle mit la main devant, et tout
tomba sur l'appui de la portière où elle étoit. C'étoient des
bouteilles de verre. Le verre coupe, et l'encre entre dedans les
coupures et cela ne s'en va jamais. Madame de Chaulnes n'en osa faire
aucune plainte. On croit qu'ils n'avoient ordre que de lui faire peur.
Madame d'Aiguillon, soit par jalousie d'amour ou d'autorité, ne
vouloit point que personne fût si bien qu'elle avec son oncle. Le
cardinal ne faisoit pas trop grand cas de madame de Chaulnes; elle
n'étoit plus dans une grande jeunesse; sa beauté déclinoit, et le
reste n'étoit pas grand'chose. Il témoigna assez ce qu'il en pensoit
un jour qu'il étoit à Chaulnes, durant le siége d'Arras: il trouva que
madame de Chaulnes s'étoit fait peindre dans un vestibule avec tous
ses gens autour d'elle qui lui apportoient ce qu'ils avoient acheté;
car, voyant cela, il ne put s'empêcher de dire avec un souris
méprisant: «C'est bien cette fois madame notre hôtesse.» Elle avoit
pourtant quelque pouvoir sur son esprit, ou bien elle demandoit si
hardiment qu'il ne pouvoit la refuser. En effet, quoiqu'il n'eût point
d'envie, à ce qu'on dit, de lui donner une abbaye de vingt-cinq mille
livres de rente aux portes d'Amiens, il la lui donna pourtant. Par
vanité elle vouloit que tout le monde crût que le cardinal l'aimoit;
et il y a eu bien des gens qui, sachant que madame de Chaulnes avoit
une fois conté qu'un jour qu'elle étoit seule, je ne sais quel monstre
à quatre pieds lui étoit apparu dans sa chambre et avoit disparu
aussitôt; il y a eu bien des gens, dis-je, qui ont dit que c'étoit une
invention pour se faire de fête; mais je le sais de trop bon lieu pour
en douter. D'autres ont dit qu'une dame de Picardie, dont on n'a pu me
dire le nom, étoit ennemie de madame de Chaulnes et lui avoit fait
faire cette insulte. Comme le cardinal avoit été plus d'une fois à
Chaulnes, Bautru dit un jour que M. le cardinal s'y plaisoit, mais le
feu Roi, qui avoit tourné tout son esprit du côté de la malignité et
qui harpignoit toujours le cardinal, dit que Bautru avoit dit que M.
le cardinal se délassoit chez madame de Chaulnes. Bautru fit son
apologie au cardinal, qui lui dit en propres termes: «Vous mériteriez
des coups de bâton, si vous aviez dit cela.»

Le maréchal de Brézé, enragé de ce que madame d'Aiguillon ne l'a pas
voulu aimer (car quoique ce fût la nièce de sa femme, il en a été
amoureux à outrance), et peut-être aussi de dépit de ce que son fils
n'étoit pas principal héritier[42], en a fait tous les contes qui ont
couru. Il disoit toutes les circonstances de la naissance et de
l'éducation de chacun des Richelieu, et qu'ils étoient tous trois à
madame d'Aiguillon; et même qu'elle en avoit eu un quatrième. «Oh! dit
la Reine, il ne faut jamais croire que la moitié de ce que dit M. le
maréchal de Brézé[43].» Ainsi elle n'en auroit eu que deux.

Il se trouve que madame d'Aulroy, autrefois madame Du Pont-de-Courlay,
générale des galères[44], présenta, durant le procès de madame
d'Aiguillon et du duc de Richelieu, une requête qu'on supprima bien
vite, par laquelle elle exposa au prévôt de Paris qu'on lui avoit
supposé ces trois Richelieu au lieu de ses enfants. D'ailleurs madame
d'Aiguillon, quand il a été question de la majorité de son neveu le
duc de Richelieu, a dit que le baptistaire n'est qu'une feuille
volante; qu'il n'y en a eu ni du premier ni du second, qui sont
baptisés tous deux en même jour et en même lieu. L'aîné avoit cinq
ans. Quelle apparence, s'il n'y avoit du mystère, que le cardinal de
Richelieu n'eût pas fait charger le registre!

Dans le procès qu'elle eut contre feu M. le Prince pour la succession
du cardinal, on la traita de gourgandine. Gautier dit délicatement,
parlant du crédit qu'elle avoit auprès de son oncle: «Ce Samson
n'avoit plus de force quand il étoit entre les bras de cette Dalila.»
Elle, en revanche, fit reprocher à M. le Prince, par Hilaire, son
avocat, qu'il s'étoit mis à genoux devant le cardinal de Richelieu
pour avoir mademoiselle de Brézé pour M. d'Enghien. Il se leva et dit
que cela étoit faux, mais il n'y a rien de plus vrai. Il offrit même
au cardinal mademoiselle de Bourbon pour son neveu de Brézé; et le
cardinal dit en cette occasion une des plus raisonnables choses qu'il
ait dites de sa vie: «Une demoiselle peut bien épouser un prince, mais
une princesse ne doit point épouser un gentilhomme.» Feu M. le Prince
fit tant de fautes dans les emplois de guerre qu'il eut, qu'il fut
réduit à offrir ses enfants; encore le cardinal les alloit-il
malmener, s'ils ne se fussent bien réduits. Il vouloit que M.
d'Enghien, pour avoir négligé de voir M. le cardinal de Lyon, à Lyon,
au retour de Perpignan, retournât le chercher à Marseille; mais il n'y
alla pas, on trouva le moyen de l'en exempter.

Feu M. le Prince fit à madame d'Aiguillon un méchant tour pour la
duché d'Aiguillon. Par une pendarderie du lieutenant civil Moreau,
cette duché fut adjugée à quatre cent mille livres, et les créanciers
en offroient huit cent mille. Or, durant le procès, se voyant assistés
d'un prince du sang, ils offrirent encore quatre cent cinquante mille
livres, et il fallut que madame d'Aiguillon, qui n'eût plus été
duchesse sans cela (car, quand elle eût acheté un autre duché, on
n'eût pas reçu aisément une femme, et il falloit attendre pour cela la
majorité), les payât dans la journée. M. le Prince, après la mort de
son père, du maréchal et du duc de Brézé, s'empara de tout le bien de
ceux-ci, et en jouissoit par force, quoique sa femme n'eût rien à
prétendre à tout cela par le testament du cardinal. Madame d'Aiguillon
ne voulut jamais s'accommoder, de peur qu'on ne dît que ç'avoit été
aux dépens de ses neveux. Elle s'est maintenue, et a traité, dans le
commencement de la Régence, plusieurs fois la cour à Ruel. Le règne de
son oncle l'a rendue fort impérieuse; elle ne sauroit quitter sa
première fierté. Elle a de l'esprit, du sens et de la fermeté; mais
elle est brusque et têtue. Nous parlerons après de son avarice.

On a fait bien des médisances d'elle et de madame Du Vigean. Elles
s'écrivoient des lettres les plus amoureuses du monde. Madame Du
Vigean se jeta à corps perdu dans les bras de madame d'Aiguillon.
C'eût été une tigresse si elle l'eût rejetée. Elle a été son
intendante, sa secrétaire, sa garde-malade, et a quitté son ménage
pour se donner entièrement à elle. Il y a eu des chansons terribles
contre madame Du Vigean, jusqu'à dire de son mari:

    Dans l'abondance de ses cornes
    On ne sauroit trouver de bornes.

Cependant on ne m'a su nommer un seul galant de cette femme. A la
vérité, on avoit un grand mépris pour le mari; et le duc de Lorraine
voyant que cet homme avoit levé un régiment: «Hélas! se dit-il, il
faut que je sois bien haï en France, puisque, jusqu'au petit Vigean,
tout y prend les armes contre moi.»

Feu madame la Princesse avoit recherché l'amitié de madame d'Aiguillon
pour avoir la protection du cardinal, car elle craignoit que son mari
ne la confinât à Bourges. Elle appeloit le cardinal de La Valette mon
époux, et lui l'appeloit mon épouse. Mademoiselle de Rambouillet,
depuis madame de Montausier, étoit admirablement bien avec elle, et y
est encore, mais non pas avec tant de chaleur. Nous en parlerons
ailleurs.

Il est temps de parler de son avarice et de sa dévotion. Elle ne
daigna pas écouter ceux qui lui conseilloient de donner cinq cent
mille livres à feu M. le Prince pour avoir sa protection. Il lui en
coûta plus d'un million d'or à elle et à ses neveux. Elle a eu trois
cents procès, et pas un en demandant. Sans parler de toutes les
grivelées qu'elle a faites, je dirai simplement ses vilainies. Voyant
Cornuel à l'extrémité, elle envoya emprunter six chevaux blancs qu'il
avoit; et quand il fut mort, et qu'on les lui revint demander, elle
dit que les morts n'avoient que faire de chevaux. Le frère aîné de M.
de Noailles disoit que, pour épargner son carrosse, toutes les fois
qu'elle alloit à Ruel, elle prenoit un beau carrosse que le bon homme
M. de Noailles avoit eu à Rome en son ambassade, et le renvoyoit
toujours tout crotté. On a dit qu'elle avoit emprunté des jupes, et
qu'au bord crotté on avoit reconnu qu'elle les avoit portées. Si cela
lui fût arrivé un de ces jours qu'elle a rencontré le _corpus Domini_,
cela eût été plaisant, car, quelque part qu'elle le trouve, elle le
suit dans les crottes jusqu'au premier lieu où il se doit arrêter.
Cela se fait en Espagne, et le Roi même le suit. Un Espagnol disoit
cela à un François: «Je crois bien, dit l'autre, en France il est
parmi ses anciens amis, il n'a que faire qu'on l'accompagne; mais
parmi des marranes[45], il en a besoin.»

Elle donne aux églises, et ne paie pas ses dettes. Dans sa vision de
cagoterie, elle dit à toute chose: «En vérité, cela fait dévotion,» et
le dira quelquefois d'une chose qui n'y aura aucun rapport. C'est
simplement pour dire: «Cela me touche.»

Elle a passé quelquefois des nuits entières, le ventre à terre, dans
l'église de Saint-Sulpice.

Les deux mariages de ses neveux l'ont si brouillée avec la cour, que
je le mettrai dans les Mémoires de la Régence.

  [38] Marie-Madeleine de Vignerot, mariée en 1620 à Antoine Du
  Roure de Combalet. Le cardinal, son oncle, acheta pour elle en
  1638 le duché d'Aiguillon. Elle mourut en 1675, et son Oraison
  funèbre fut prononcée par Fléchier.

  [39] On a fait autrefois un vaudeville où je ne vois pas grand
  fondement, car je ne crois pas qu'on ait jamais parlé de la
  marier avec M. de Mantoue, auparavant M. de Nevers:

    On dit que monsieur de Mantoue
    S'apprête à danser un ballet,
    Où madame de Combalet
    Ne verra rien qu'elle n'avoue
    Que les vieux savent les bons tours.
    Messieurs, voilà _le mot qui court_.

  On appeloit ainsi ces vaudevilles. A l'_Historiette_ de Senecterre
  j'ai parlé de M. le comte, et le _Journal_ du cardinal en parle
  aussi. (T.)

  [40] On trouvera plus loin l'_Historiette_ de ce poète ridicule
  sur lequel les Biographies ne donnent aucun détail, et qui
  n'étoit connu jusqu'ici que pour avoir servi à Sarrazin de sujet
  pour un poème assez ingénieux.

  [41] Guy-Patin dit: «Le cardinal, deux ans avant que de mourir,
  avoit encore trois maîtresses qu'il entretenoit, dont la première
  étoit sa nièce...; la seconde étoit la Picarde, savoir, la femme
  de M. le maréchal de Chaulnes...; la troisième étoit une certaine
  belle fille Parisienne, nommée Marion de Lorme.... Tant y a que
  ces messieurs _les bonnets rouges_ sont de bonnes bêtes: _Verò
  cardinales isti sunt carnales_.» (Lettres choisies de feu M.
  Guy-Patin; Rotterdam, 1725, tom. 1, p. 5; lettre du 3 novembre
  1649.)

  [42] Cela est faux; au moins feu M. de La Gallissonnière, qui
  étoit présent, comme parent et tuteur, à l'ouverture du
  testament, dit que le maréchal de Brézé ne s'emporta pas, et ne
  dit rien de ce qu'on lui a fait dire. (T.)

  [43] Pour les deux filles, il n'en disoit rien. (T.)

  [44] Ce Pont-de-Courlay étoit un bossu bien ridicule, une bête.
  Elle s'appelle Guémadeux d'une bonne maison de Bretagne: cette
  femme est un peu folle. (T.)

  [45] Expression injurieuse. «Dans le temps que nous autres
  François étions ennemis des Espagnols, nous les traitions de
  _marranes_, comme ils nous traitoient de _gavaches_.» (_Glossaire
  des anciens termes, qui se trouvent dans les OEuvres de Clément
  Marot_, édit. de Lenglet-Dufresnoy; la Haye, 1731, in-12, t. 6,
  p. 316.) Cette injure renferme le reproche d'être de la race des
  Arabes et des Mahométans. (_Dict. de Trévoux._)


LE CARDINAL DE LYON[46].


Alphonse-Louis Du Plessis étoit l'aîné du cardinal de Richelieu. Il
fut destiné à être chevalier de Malte; en ce dessein on lui voulut
apprendre à nager, mais il ne put jamais en venir à bout. Ses parents
lui en faisoient des reproches et lui disoient qu'il ne vouloit être
bon à rien. Enfin, las de leurs crieries, un jour que par hasard il
n'y avoit personne avec lui qui sût nager, il se jeta dans l'eau si
follement que, sans un pêcheur qui y accourut avec sa nacelle, il
étoit noyé. Il le falloit donc faire d'église. Il fut, comme j'ai dit,
nommé évêque de Luçon, et abandonna cet évêché à son frère pour se
faire Chartreux.

Cet homme avoit naturellement quelque pente à la folie; la solitude
l'achevoit. Pour cela les Chartreux de la grande Chartreuse, où il
étoit, le firent leur procureur dans une contestation avec un
gentilhomme fort brutal. Il eut des coups de bâton. Il porta cet
outrage patiemment, et ne voulut jamais s'en venger quand il se vit
cardinal. On dit qu'un astrologue lui prédit, avant qu'il fût
procureur, qu'il seroit en grand danger d'une grande blessure faite à
la tête avec du fer. Mais, étant devenu procureur, comme il entroit à
Avignon, une chaîne du pont-levis lui tomba sur la tête, et il en
pensa mourir. Le cardinal de Richelieu le fit sortir de la Chartreuse,
et le fit archevêque d'Aix, puis archevêque de Lyon, cardinal, et
grand-aumônier de France, et lui donna de grands bénéfices[47]. A Aix,
aussi bien qu'à Lyon, il a fait la fonction d'un bon évêque. Le
cardinal l'envoya à Rome pour autoriser d'autant plus la poursuite de
la dissolution du mariage de M. d'Orléans. Là il acquit la réputation
d'un homme fort charitable. A Lyon, durant la peste, il alla partout
comme s'il n'eût pas eu sujet d'aimer la vie. On ne lui peut reprocher
qu'une action qui fut, ce me semble, bien inhumaine, mais il faut
croire que ce jour-là il avoit quelqu'un de ses accès de folie. Etant
à Marseille, où il avoit l'abbaye de Saint-Victor, il alla voir les
galères. Or le cardinal de Richelieu y avoit fait mettre le baron de
Roman, qui avoit voulu lever quelques troupes pour la Reine-mère,
traitement bien indigne d'un gentilhomme. Mais comme on avoit eu pitié
de ce cavalier, il étoit à son ordinaire, hors qu'il portoit un petit
fer à la jambe. Le cardinal de Lyon le fait prendre, le fait raser, et
le fait attacher à la rame. Ce pauvre gentilhomme se coucha sur le
banc et s'y laissa mourir de regret.

On dit que, entre autres visions, il croyoit quelquefois être Dieu le
Père. Un jour qu'il couchoit dans une maison, où on lui donna un lit
dans la broderie duquel il y avoit quelques têtes d'anges ou
chérubins: «Vraiment, dirent ses gens, c'est bien à cette fois que
notre maître croira être Dieu le Père.»

Il étoit familier et aimoit la conversation des dames. Berthod le
châtré[48], de la musique du Roi, m'a juré qu'il l'avoit vu auprès de
Lyon en un lieu où il y avoit bonne compagnie. On badinoit, on se
déguisoit. Il se déguisa un jour en berger comme les autres, et fit
déguiser toutes les dames en bergères. Il a été amoureux plusieurs
fois, mais cela ne passa pas de petits présens. Il ne laissoit pas
d'avoir de l'esprit, mais il paroissoit presque toujours hébété.

Un homme de qualité du diocèse de Lyon avoit un fils fort contrefait,
et le vouloit faire d'église. Le cardinal de Lyon ne voulut jamais le
tonsurer, disant qu'on se moquoit d'offrir à Dieu le rebut du monde.

L'abbé de Caderousse, du Comtat, l'étant venu voir, lui dit en
entrant: «Monseigneur, je suis l'abbé d'un tel lieu...--Que
voulez-vous que j'y fasse? répondit-il en l'interrompant.--Qui suis
venu pour faire la révérence...--Faites-la donc,» ajouta-t-il.

Le cardinal de Richelieu, qui le connoissoit bien, ne voulut pas qu'il
le fût trouver à Narbonne; aussi l'autre ne le voulut point aller
trouver à Lyon, quand on y coupa le cou à M. le Grand. Le cardinal
Mazarin, qui ne fit pas pour la charité ce qu'il devoit dans le procès
que le cardinal de Lyon eut contre Deslandes-Payen, relativement à un
prieuré qu'à ce qu'on dit le cardinal de Richelieu lui avoit ôté par
violence, envoya offrir au cardinal de Lyon l'abbaye de Mauzac, dont
il étoit titulaire, pour le dédommager de ce prieuré; mais il ne la
voulut point prendre. Cette ingratitude le fâcha, car le cardinal
Mazarin souffrit que Lyonne, dont la femme est parente de
Deslandes-Payen, sollicitât contre lui, et c'étoit, ce semble, se
déclarer, Lyonne étant ce qu'il étoit auprès de lui. Mais les mariages
de ses petits-neveux de Richelieu le fâchèrent bien davantage. Celui
qui a écrit sa Vie en latin[49] le veut faire passer pour un grand
homme, et dit que l'emprisonnement du cardinal de Retz, à cause du
mauvais exemple, l'affligea sensiblement. Il mourut environ vers ce
temps-là.

  [46] Alphonse-Louis Du Plessis de Richelieu, aîné du cardinal, et
  décédé le 23 mars 1653. Le _Conservateur_ de mai 1755 contient
  quelques lettres de lui à son frère, et la Bibliothèque du Roi
  possède un Recueil in-folio de ses lettres à Louis XIII et à des
  personnages de sa cour.

  On cite son épitaphe:

    _Pauper natus sum, pauperiem vovi,
    Pauper morior, inter pauperes sepeliri volo._

  [47] On a remarqué que le cardinal de Richelieu et son successeur
  le cardinal Mazarin ont eu tous deux chacun un frère moine, fou
  et archevêque d'Aix. (T)

  [48] Celui que madame de Longueville appeloit l'_Incommodé_.
  Tallemant en parle à l'occasion de Bertault, frère de madame de
  Motteville.

  [49] L'abbé de Pure; Paris, 1653, in-12.



LOPÈS.


Lopès, et quelques autres comme lui, vinrent en France pour traiter
quelque chose pour les Moresques dont il étoit. On les adressa à M. le
marquis de Rambouillet, comme à un homme qui entendoit l'espagnol. Ce
Lopès avoit de l'esprit, et étoit homme de bon conseil. Il donna ici
avis à des marchands de draps d'en envoyer à Constantinople; ils y
gagnèrent cent pour cent, et, pour son droit d'avis, ils lui donnèrent
une part, à quoi il ne s'attendoit pas. Après, il acheta un gros
diamant brut, le fit tailler, et y gagna honnêtement. Cela le mit en
réputation. De toutes parts on lui envoyoit des diamants bruts. Il
avoit chez lui un homme à qui il donnoit huit mille livres par an, et
le nourrissoit lui sixième. Cet homme tailloit les diamants avec une
diligence admirable, et avoit l'adresse de les fendre d'un coup de
marteau quand il étoit nécessaire. Ensuite toutes les belles
pierreries lui passèrent par les mains. En ce temps-là, par envie ou
autrement, on l'accusa d'être espion, et de payer les pensions
d'Espagne. Un maître des requêtes, nommé Ledoux, croyoit avoir une
conviction entière par le livre de Lopès, où il y avoit:
«_Gadamasilles por il senor de Bassompierre_. Tant de milliers de
maravédis,» et autres articles semblables. Lopès pria M. de
Rambouillet de voir ce bon maître des requêtes. Le maître des requêtes
lui dit: «Monsieur, y a-t-il rien de plus clair? _Gadamasilles_, etc.»
M. de Rambouillet se mit à rire: «Hé, monsieur, lui dit-il, ce sont
des tapisseries de cuir doré qu'il a fait venir d'Espagne pour M. de
Bassompierre.» Celui-ci fait venir un Dictionnaire espagnol: Lopès fut
absous, et le maître des requêtes interdit, parce que Lopès prouva
que, sous prétexte de les acheter, il lui avoit pris pour quatre mille
livres de bagues.

Le cardinal de Richelieu, pour se divertir, un jour que Lopès revenoit
de Ruel avec toutes ses pierreries, que le cardinal avoit voulu voir
exprès, le fit attaquer par de feints voleurs, qui pourtant ne lui
firent que la peur. Il y alloit de tout son bien; aussi la peur
fut-elle si grande, qu'il fallut changer de chemise au pont de
Neuilly, tant sa chemise étoit gâtée. Le chancelier, dans le carrosse
duquel il étoit, dit qu'il se présenta assez hardiment aux voleurs. Le
cardinal eut du déplaisir de lui avoir fait ce tour-là, car il avoit
joué à faire mourir ce pauvre homme; et pour raccommoder cela, il le
fit manger à sa table. Ce n'étoit pas un petit honneur. Un jour il y
fit mettre M. Tubeuf, qui en fut si surpris, à ce que dit Boisrobert,
que, tout hors de lui, il mettoit les morceaux dans ses yeux, au lieu
de les mettre dans sa bouche.

Une fois que l'abbé de Cerisy et Lopès faisoient des compliments à qui
passeroit le premier, Chastellet, le maître des requêtes, dit: «Le
vieux Testament va devant le nouveau;» car on le vouloit faire passer
pour Juif, lui qui étoit Mahométan. On a dit de ce fat Montmaur, le
Grec, qu'il avoit dit à Montmor,[50] le riche, pour le faire passer
devant: «_Primùm Hebræo, deindè Græeco_.» Mais je ne le crois pas, il
n'auroit osé; quelqu'un a dit cela pour lui.

Lopès vendoit un crucifix bien cher: «Hé, lui dit-on, vous avez livré
l'original à si bon marché.»

Le feu cardinal l'employa à faire faire des vaisseaux en Hollande, et
au retour il le fit conseiller d'Etat ordinaire. En Hollande, il
acheta mille curiosités des Indes, et ici il fit chez lui comme un
inventaire; on crioit avec un sergent. C'étoit un abrégé de la foire
Saint-Germain. Il y avoit toujours bien de beau monde. Il avoit six
chevaux de carrosse. Jamais carrosse ne fut tant au-devant des
ambassadeurs que celui-là. Je me crevois de rire, car mon père étoit
son voisin, de le voir manger du pourceau quasi tous les jours. On ne
l'en croyoit pas meilleur chrétien pour cela. La Reine lui devoit
vingt mille écus pour des perles; et comme il pressoit d'Esmery[51]
pour être payé, l'autre lui donna en paiement une taxe d'_aisé_ de
soixante mille livres. Il se disoit des Abencerrages de Grenade. Il
mourut après la conférence de 1649.

  [50] Ces deux noms sont ainsi écrits d'une manière différente
  dans le manuscrit.

  [51] Le surintendant.



LE MARÉCHAL DE BRÉZÉ[52],

SON FILS ET MADEMOISELLE DE BUSSY.


Le maréchal de Brézé étoit de la maison de Maillé; mais celle de Brézé
étoit entrée dedans celle-là, et ils en devoient porter le nom. Il
épousa la soeur du cardinal de Richelieu, alors évêque de Luçon. Cette
femme étoit folle, et est morte liée, ou du moins enfermée. Elle
croyoit avoir le cul de verre, et ne vouloit point s'asseoir. Elle
s'appeloit Nicole; et le Père Cotton, en faisant son Oraison funèbre,
disoit: «La grande Nicole Du Plessis,» comme on disoit _la grande
Anne_[53]. Quand elle fut mariée, elle ne voulut point retourner à la
province. Que fit son mari? un beau jour, il fit ôter tous les
meubles, jusqu'aux rideaux du lit de madame, et la laissa là. Elle fut
enfin toute glorieuse d'aller en Anjou.

M. de Brézé fut capitaine des gardes-du-corps, puis maréchal de
France, et gouverneur de l'Anjou et de Saumur. Le cardinal dégagea
tout son bien, ou, pour mieux dire, l'acheta; mais il l'en laissoit
jouir. L'amour lui a fait faire d'étranges choses, outre qu'il
n'étoit pas trop sage naturellement, non plus que sa femme. Étant
capitaine des gardes de la Reine-mère, Marie de Médicis, il alla à des
bains dans les Pyrénées, où il trouva un prêtre de Catalogne qui avoit
avec lui deux petits garçons que les galères d'Espagne avoient pris
sur les côtes d'Afrique. Ce prêtre les lui donna. L'un fut son
laquais, et se nomma La Ramée. L'autre, qu'on appelle tantôt Le
Catalan, tantôt Dervois, ne fut point habillé de livrée. Il servit
d'abord à lui porter son fusil à la chasse. Après, il le mit en
apprentissage chez un tailleur à Angers, où il devint amoureux d'une
belle fille qui travailloit au linge dans une boutique vis-à-vis. Les
tailleurs, dans ce pays-là, ont des boutiques, et y travaillent. Elle
avoit déjà eu quelques aventures, et on disoit qu'elle avoit suivi un
homme jusqu'en Lorraine, où elle fut un peu de temps au service de
quelques dames de la duchesse. Mais elle fut obligée d'en revenir
bientôt. Dervois l'épousa, et ensuite il retourna au service de M. de
Brézé, alors maréchal de France et gouverneur d'Anjou et de Saumur.
Avril, homme de bonne famille d'Angers, voisin du maréchal à la
campagne, et bien dans son esprit, obtint de lui de loger le mari et
la femme dans le château de Milly; et comme elle étoit propre et
jolie, qu'elle avoit du sens, elle régla cette maison, et se mit si
bien dans l'esprit du maréchal, qu'elle lui faisoit traiter la
maréchale comme il lui plaisoit. Une des choses qui servit
principalement à achever _la grande Nicole_, ce fut que le maréchal
lui ôta ses pendants, et les mit en sa présence aux oreilles de la
Dervois, à qui l'on prêtoit le dessein de se faire épouser par le
maréchal, après la mort de la maréchale et de son mari.

Ce mari devint un peu dévot, et disoit à sa femme parfois qu'il
falloit changer de vie. Il y a apparence que le maréchal s'en défit à
cause de cela, car il fut tué à l'affût, le maréchal étant de la
partie. Depuis, il croyoit voir un lièvre blanc, et souvent lui et ses
gens crioient: «Ne le voyez-vous pas? il court par la chambre.» Avril,
dont j'ai parlé ci-dessus, et son fils, sénéchal de Saumur, qui m'a
conté ce que je viens d'écrire, n'ont jamais rien vu. Il y en a qui
ont cru que le cardinal de Richelieu lui avoit fait mettre cette
vision dans l'esprit pour le tenir à la province.

La Dervois pourtant ne vint point à bout de son dessein. Peut-être
craignit-elle le cardinal de Richelieu, qui apparemment n'eût pas
trouvé bon qu'on eût ainsi contaminé sa noblesse. La Dervois faisoit
tout chez le maréchal et dans la province. Elle se levoit dès quatre
heures, étoit servante et maîtresse tout à la fois, faisoit ses
affaires et celles du maréchal en même temps, et étoit plus habile que
tout son conseil. Il lui est arrivé souvent de déchirer ce qu'on avoit
dressé, et de dicter les actes elle-même. Elle envoyoit des gens de
guerre où elle vouloit; elle en envoya même à Angers, à cause qu'elle
étoit mal satisfaite d'un des officiers du Présidial. Pour complaire
au maréchal, qui étoit le plus grand tyran du monde pour la chasse,
jusque là que les personnes de qualité n'osoient avoir un chien, ni
une arquebuse pour tirer seulement dans leur parc (car il fit une fois
rompre la porte d'un, parce qu'il y avoit ouï tirer, tuer les chiens
et casser les arquebuses), la Dervois fit attacher un prêtre au pied
d'un arbre tout un jour, avec un lièvre, qu'il avoit tué, autour du
cou.

Il avoit mis sur la porte de Milly, car il étoit honnêtement hargneux:
_Nulli nisi vocati_. Sur cela on fit un conte. On dit que quelques
avocats étant allés pour lui parler, il les gronda fort, et leur
demanda qui les avoit faits si hardis que de venir sans être mandés,
et s'ils n'avoient pas lu ce qui étoit sur la porte: «Oui,
monseigneur, dit l'un d'eux, il y a _nulli nisi vocati_, rien que des
_avocats_.» Il se mit à rire, et les écouta. Un jeune homme de Saumur
y étoit allé une fois pour jouer à la longue paume avec le marquis de
Brézé. On lui donna avis qu'il se retirât. C'est qu'outre cela le
maréchal étoit jaloux de la Dervois comme d'une belle créature; en ce
temps-là elle étoit passée.

Pensez que sans le cardinal de Richelieu, il n'eût pas été autrement
en état de faire ce qu'il faisoit; cependant il ne se tourmentoit pas
trop de lui, et ne lui a jamais guère fait la cour. Je me souviens
d'un couplet qu'il disoit, sur l'air de _Daye dandaye_:

    Buvons à l'illustre Brézé,
    Qui s'est si bien désabusé
    De cette chimère importune
        De la fortune.

Cependant le cardinal lui faisoit du bien, de peur qu'on ne crût que
quelqu'un se pouvoit passer de lui.

Il lui arriva une assez plaisante chose à son entrée à Barcelonne,
quand il y fut envoyé vice-roi. Il s'étoit fait tout le plus beau
qu'il avoit pu. Quelques Catalans disoient: «_Es muy bizarro esté
marechal_.» Un bon gentilhomme de sa suite, étonné de ce mot _bizarro_
(galant), disoit à un autre: «Qui diable a déjà dit l'humeur de M. le
maréchal à ces gens-ci?»

Il écrivoit bien, et étoit galant et civil quand l'humeur lui en
prenoit. Il a écrit à Ménage un million de fois; et comme il aimoit à
lire, Ménage lui envoyoit des livres qu'il prenoit fort bien, sans
songer à lui faire le moindre présent. Ce n'étoit pas pourtant par
avarice, mais il lui demandoit souvent son mémoire, ce que l'autre
n'avoit garde de lui envoyer.

Il disoit de sa fille, comme si c'eût été la fille d'un autre: «Ils
vont faire cette petite fille princesse[54],» et ne s'en émouvoit pas
plus que cela. M. le Prince alloit voir la Dervois avant que de voir
le maréchal. Ce fut elle qui le fit résoudre à vendre le gouvernement
d'Anjou à M. le Prince.

Retournons à ses amours. Il y avoit à Saumur chez la sénéchale une
belle fille qui étoit sa nièce. Elle s'appeloit Honorée de Bussy,
fille d'une veuve bien demoiselle[55]. Le maréchal s'en éprit. Il la
mena avec cette tante voir le sacre d'Angers, et lui avoit fait faire
une espèce d'échafaud où il y avoit des degrés. Elle étoit seule tout
au haut, et il avoit fait mettre à ses pieds les plus belles filles de
la ville. C'étoit proprement _la gloire de Niquée_[56]. Il y avoit des
gardes pour faire avancer le monde à mesure qu'on avoit contemplé
cette nouvelle infante. Madame d'Aiguillon prenoit le soin d'envoyer
tous les habits qu'il falloit pour cette fille, qui se vante que le
maréchal la voulut épouser secrètement, et lui assurer vingt mille
livres de rente, mais qu'elle avoit trop de coeur pour souffrir, du
clandestin. Elle eût pourtant fort bien fait, comme vous verrez par la
suite; mais je doute qu'en l'âge où elle étoit, elle ait pu avoir tant
de courage.

Mademoiselle Dervois rompit le cou à cette amourette. Le marquis de
Boissy, père du duc de Rouannez d'aujourd'hui, en conta aussi à
Honorée. Il y eut quelques billets que la Dervois escamota, et les fit
voir au maréchal. La sénéchale avoit toujours espéré que sa nièce se
marieroit pour sa beauté. La fille m'a conté elle-même que sa tante
lui fit faire une robe neuve, à elle qui n'avoit jamais eu que de la
vieillerie, pour donner dans la vue à je ne sais quel prince allemand
qui étoit à Saumur. Cette tante proposa à madame Bigot, qui n'avoit
garde de le faire, de marier Honorée avec M. Servien, relégué à
Angers. Servien, qui déjà avoit failli de se brouiller avec le
maréchal en je ne sais quelle galanterie, n'avoit pas seulement voulu
voir cette fille, de peur d'irriter le dragon.

Depuis, Honorée se trouva à Poitiers, quand Chemerault, aujourd'hui
madame de La Bazinière, y vint après avoir été chassée de chez la
Reine. Il y avoit encore une mademoiselle de La Vacherie, et une autre
belle fille. Chemerault avoit un grand avantage, car elle avoit le bel
air. Mais M. de Châteauneuf (il étoit alors éloigné de la cour) se
déclara pour La Vacherie, et Villemontée, intendant de la province,
pour Honorée[57]. Toute la ville se partagea, et toute la noblesse
qui y passe l'hiver. On se demandoit: «Qui vive?» Villemontée
s'amusoit fort avec cette fille, et y faisoit assez de dépense. Cela
fit crier les Poitevins et les receveurs généraux. On disoit que
c'étoit elle qui faisoit l'intendance. Il fallut qu'il s'en séparât au
bout de deux ans. Il dit qu'elle n'est point intéressée, et que si
elle eût voulu, elle eût gagné cinquante mille écus avec lui. La
pauvre fille n'en a rien tiré que du mauvais bruit. Son plus grand
malheur, à ce qu'elle dit, c'est la mort de Villandry, qui fut tué par
Miossens, comme ils servoient tous deux le chevalier de Rivière et
Vassé, qui ne se firent point de mal. Ils étoient amis, et se
battirent pour autrui. Villandry l'alloit épouser, et déjà les bans se
publioient en Poitou. Si cela est, il a quasi aussi bien fait de se
faire tuer, car la demoiselle étoit un peu bien décriée. Elle étoit à
Paris en ce temps-là. Jamais on n'a vu un tel abord de gens. Sa mère
est encore en vie. Ç'a toujours été une évaporée, et, présentement, en
Poitou, c'est elle qui met tout en train, quoiqu'elle soit fort âgée.
Valliconte vouloit l'épouser; il étoit parent de M. Cornuel. Il s'est
ruiné depuis, mais alors il avoit du bien. Elle s'alla éprendre de La
Moussaye, et elle avoit quelque espérance qu'il l'épouseroit.
Lorsqu'il mourut, elle reçut les compliments, comme si c'eût été son
accordé qui fût mort. Depuis la mort de La Moussaye, elle quitta sa
mère, et se retira avec la femme de La Mothe Le Vayer qui est sa
tante; mais elle n'étoit plus belle. Elle a soin aujourd'hui du
ménage de son oncle, car sa tante est morte. Elle s'est remise un peu
en réputation. On a cru que sa mère avoit tout le tort, et qu'il étoit
aisé à une fille de faire des imprudences quand elle n'est pas bien
conduite. Il y peut avoir un an et demi qu'elle se blessa fort à la
tête. Elle en fut en danger. Il y avoit plus de six mois qu'elle étoit
guérie, quand elle se creva de cochon de lait, à dîner chez une de ses
amies. Ce cochon lui fit du mal. Après elle fut voir Maulevrier qui
étoit mort d'un mal dans la tête. Son cochon la travailloit; elle
oublie que c'étoit cela, et se va mettre dans l'esprit que c'étoit sa
plaie. Elle envoie quérir médecins et chirurgiens, et, pour la
satisfaire, il lui fallut mettre un emplâtre. Je l'ai vue se
confesser, parce qu'il étoit mort un cocher subitement dans son
voisinage. Elle a l'esprit agréable, mais est d'un caractère inégal et
soupçonneux, et se fâche de rien. Elle dit très-bien les choses, sait
vivre et est bonne amie; mais elle se pique un peu de bonne maison, et
veut se mêler de prendre le dessus sur les femmes de la ville qui ne
sont pas les principales.

J'oubliois que la Dervois, pour faire voir aux dames d'Anjou jusqu'où
alloit son pouvoir, rompit une partie que le maréchal avoit faite avec
des dames de qualité, sans lui en dire autre raison, sinon qu'elle ne
vouloit pas, et il n'osa souffler. Après cela il prit fantaisie au
maréchal d'en conter à cette madame Bigot, et elle, qui ne vouloit pas
perdre Servien, ni avoir affaire à cet extravagant, évitoit toujours
de se trouver avec lui. Un jour qu'à son goût elle avoit trop témoigné
de le fuir, il s'en alla un peu fâché. Servien le sait; le voilà en
alarme; et, sous prétexte de je ne sais quelle partie de jeu, il
envoya Lyonne chercher le maréchal par toute la ville. Il faisoit un
chaud enragé; Lyonne trotta partout, et ne trouva le maréchal qu'après
avoir sué tout son soûl, car il étoit au parloir de je ne sais quelles
religieuses. Il ne voulut pas venir. Il s'apaisa pourtant après, et
disoit à cette madame Bigot: «Votre mari n'a qu'à continuer dans son
emploi, je ferai noyer quiconque voudra prendre sa place.» A Paris, où
elle étoit retournée, quand le duc de Brézé fut tué, elle alla voir le
maréchal qui lui fit le meilleur accueil du monde, et la fit mettre
sur son lit, parce que madame la Princesse tenoit le fauteuil. Il
obligea même M. de Césy à recommencer une histoire du sérail qu'il
avoit presque à moitié dite. Il y en avoit trop là pour ne pas mettre
martel en tête à mademoiselle Dervois. Elle fit toutes les médisances
imaginables. Cependant le bon homme, soit qu'il commençât à secouer le
joug, ou qu'il l'eût apaisée, alloit faire société avec la dame et
quelques autres femmes ses voisines, lorsque la goutte le prit et
qu'il se fit porter en Anjou, où il mourut. Je n'ai que faire de dire
que ce n'étoit ni un bon soldat, ni un bon capitaine: l'histoire le
dira assez.

  [52] Urbain de Maillé, marquis de Brézé, né vers 1597, mort en
  février 1650 au château de Milly, près de Saumur.

  [53] Une chanson de ce temps-là:

    Avec la fille à la grande A, A, A, A, A, Anne. (T.)

  [54] Claire-Clémence de Maillé-Brézé épousa le grand Condé le 11
  février 1641. Elle est morte à Châteauroux le 16 avril 1694. Elle
  y avoit été reléguée à la suite d'une aventure avec un Rabutin,
  cousin du comte Bussy Rabutin. (_Voyez_ la Lettre de madame de
  Sévigné du 23 janvier 1671.)

  [55] Molière lui lisoit toutes ses pièces, et quand l'_Avare_
  sembla être tombé: «Cela me surprend, dit-il, car une demoiselle
  de très-bon goût et qui ne se trompe guère, m'avoit répondu du
  succès.» En effet, la pièce revint et plut. (T.)

  [56] L'un des enchantements du roman d'Amadis de Gaule.

  [57] Ceci se passoit en 1638. La Porte parle dans ses Mémoires à
  cette époque de tous les exilés qui sont ici nommés. (_Mémoires
  relatifs à l'histoire de France_, deuxième série, t. 59, p. 391
  et suiv.)



LE DUC DE BRÉZÉ[58].


Le duc de Brézé fut élevé par les soins du cardinal de Richelieu. Il
n'avoit pas un grand esprit; il étoit timide et embarrassé. Il ne
laissoit pas pourtant d'être glorieux, et il se tenoit découvert tout
le matin afin qu'on ne se couvrît pas. Le cardinal de Richelieu, en le
voyant, haussoit les épaules, et disoit à madame d'Aiguillon: «Ma
nièce, quel successeur!» Il étoit brave cependant et libéral; il
donnoit beaucoup à sa soeur. Benserade avoit trois mille livres de
pension de lui.

Avant que d'aller à Orbitello, où il fut tué en sa charge d'amiral, il
voulut voir de quoi on paieroit ses créanciers s'il mouroit, et
s'étant satisfait sur cela, il partit content. On trouva après sa mort
qu'il donnoit près de cinquante mille livres tous les ans. Son
précepteur, l'abbé d'Aubignac[59], en a eu pour récompense quatre
mille livres de pension viagère. M. le Prince les lui a disputées, et
le pauvre abbé n'en jouit que depuis que ce héros est hors de France;
il s'est accommodé avec les économes.

Le malheur du duc de Brézé fut d'avoir trouvé Du Dognon[60], qui
l'empauma de telle sorte qu'on pouvoit dire qu'il ne faisoit que ce
que l'autre vouloit. A la mort du duc, Du Dognon, qui étoit
vice-amiral, quitta tout et s'alla saisir de Brouage et de La
Rochelle. Les Mémoires de la Régence diront le reste.

Ç'a été un grand tyran. Il fit faire un balustre dans le choeur de
l'église de Brouage, où il entendoit seul la messe. Pas une femme n'y
eût osé entrer. On fermoit les portes de la ville quand il dînoit. Il
avoit cent gardes montés comme des saint George, et rançonnoit
fermiers et marchands. Grande maison, grand équipage, tout cela bien
réglé, et point de désordre, pourvu qu'on fît tout ce qu'il vouloit.

  [58] Armand de Maillé Brézé, duc de Fronsac, amiral de France, né
  en 1619, tué au siége d'Orbitello, le 14 juin 1646.

  [59] Auteur de _la Pratique du théâtre_.

  [60] Second fils de Saint-Germain Beaupré. (T.)



LE MARÉCHAL DE LA MEILLERAYE[61],

ET LES SOEURS DE LA MARÉCHALE.


Le maréchal de La Meilleraye est cousin-germain du cardinal de
Richelieu; car la mère du cardinal, le grand-prieur et le père du
maréchal étoient tous trois enfans d'un avocat au parlement de Paris,
nommé La Porte, qui se disoit d'une bonne maison du Poitou, appelée La
Porte-Vezins; et voici, dit-on, comme cela arriva[62]. Une madame de
Vezins avoit La Porte pour avocat; il se disoit son parent; elle en
rioit: «Il ne l'est pas, disoit-elle; mais il me fait service, il lui
faut donner cette petite satisfaction.» Cet homme avoit tous les
titres de cette maison entre les mains, et en fit comme il voulut.
C'est peut-être sur ces titres-là que Me Charles Dumoulin lui a donné
la qualité de _nobilissimus_, et c'est sur ces mêmes titres-là que le
grand-prieur avoit été reçu chevalier de Malte[63].

Il y avoit une madame de Chausseraye en Poitou, fille de ce petit de
Vezins qui fut trouvé à Genève (c'étoit un héritier qu'on avoit fait
enlever; La Noue, Bras-de-Fer, son parent, le reconnut à Genève; cet
enfant étoit chez un cordonnier); cette dame, dis-je, soutenoit que le
maréchal de La Meilleraye venoit d'un notaire d'Ervaux, qui est une
abbaye en Poitou, et un gentilhomme de mes alliés m'a dit avoir vu une
cession d'un abbé d'Ervaux, où il y a: «J'ai quitté à mon compère Jean
de La Porte, notaire, la rente du blé qu'il me devoit, mais non celle
des chapons.» Et le fils de ce notaire fut avocat à Paris.

Le maréchal de La Meilleraye étoit huguenot, et a étudié au collége
de Saumur; mais il changea bientôt de religion. Il fut d'abord écuyer
du cardinal, lorsqu'il étoit évêque de Luçon; car le cardinal de
Richelieu, en quelque fortune qu'il ait été, a toujours eu un équipage
raisonnable. Après il fut enseigne des gardes de la feue Reine-mère,
et après la _drôlerie_ du Pont-de-Cé, il fut capitaine de ses gardes.

La maréchal de La Meilleraye conte que le feu Roi ne le pouvoit
souffrir, et que le cardinal de Richelieu lui ayant dit cela, il s'en
alla dans l'antichambre, et, de rage, il mangea toute une chandelle.
Le cardinal le vit faire, sans rien dire, et ne pouvoit s'empêcher
d'en rire. La Meilleraye s'en va, vend tout ce qu'il avoit; sa terre
de La Meilleraye étoit alors de deux mille livres de rente. Il vient
trouver le cardinal, et lui déclare qu'il s'en alloit trouver le roi
de Suède. Le cardinal lui dit: «Puisque vous avez ce courage-là,
attendez; je tenterai tout pour vous.» Il fit rompre le contrat de
vente et le poussa.

En ce temps-là, le cardinal mit aussi mademoiselle de La Meilleraye
auprès de la Reine-mère. C'est elle qui est encore aujourd'hui abbesse
de Chelles. Cette abbaye jusqu'alors n'avoit été tenue que par des
princesses. Le cardinal fit M. de La Meilleraye chevalier de l'Ordre,
et après[64] lui fit épouser la fille du maréchal d'Effiat, qu'on
désaccorda exprès d'avec un gentilhomme d'Auvergne, nommé M. de
Beauvais. Ils avoient été épousés; mais, à cause de la jeunesse de la
fille, M. d'Effiat emmena le comte de Beauvais en Angleterre. Elle
soutint que le mariage avoit été consommé, car Beauvais étoit bien
fait, elle étoit belle, et traita toujours La Meilleraye du haut et
bas. C'étoit une extravagante. Elle mourut jeune[65], après avoir eu
un fils, qui est aujourd'hui grand-maître de l'artillerie. M. de La
Meilleraye eut cette charge.

Après la mort de son beau-père, par son second mariage avec
mademoiselle de Brissac, il eut la lieutenance de roi de Bretagne et
le Port-Louis. Il est gouverneur de Nantes, où il a vécu encore plus
tyranniquement qu'ailleurs.

C'est un grand assiégeur de villes, mais il n'entend rien à la guerre
de campagne. A la campagne de Charlemont, où tout alla si mal, pour
être parti avant qu'il y eût du fourrage et que les chemins fussent
beaux, Rumigny le trouva qui crioit dans sa chambre comme un
désespéré: «N'ai-je point un ami au monde qui me donne un coup de
pistolet dans la tête?» Rumigny fit fermer la porte de crainte qu'on
ne vît le général en cet état, et lui remontra que le cardinal
entendroit ses raisons, qu'il avoit voulu qu'on mît trop tôt en
campagne, que le pays étoit gras et que le canon ne pouvoit marcher.
Le maréchal envoya à la cour, et les ennemis n'ayant point encore mis
en campagne, il ne reçut point d'échec. Si on l'eût attaqué, il étoit
perdu, car il avoit été obligé de séparer ses troupes.

Il est brave, mais fanfaron, violent à un point étrange. Je pense que
la meilleure action qu'il ait faite de sa vie fut au blocus de La
Rochelle qu'on fit avant le dernier siége. Il envoya, par bravoure,
un trompette dans la ville pour savoir s'il n'y avoit personne qui
voulût faire le coup de pistolet. Ce trompette, au plus avancé
corps-de-garde, trouva un gentilhomme nommé La Constancière qui
accepta le pari. Il se rend à l'assignation. M. de La Meilleraye,
mieux monté que lui, après avoir tiré ses deux pistolets sans le
blesser, lui gagne facilement la croupe; mais La Constancière, qui
avoit encore un pistolet à tirer, le tire par-dessus l'épaule, et fut
si heureux que de donner dans la tête du cheval de son ennemi, et
ainsi eut l'avantage. M. de La Meilleraye, bien loin de haïr ce
gentilhomme, lui fit donner une compagnie dans son régiment, et lui a
toujours témoigné de l'affection. A l'armée, il leva la canne sur le
colonel Gassion, depuis maréchal de France; mais il avoit trouvé
chaussure à son pied, car l'autre mit le pistolet à la main; et pour
cela il n'en fut point mal avec le cardinal de Richelieu.

Hors la tranchée, qu'il entendoit assez bien, il n'entendoit rien à la
guerre. Entre autres occasions, il y parut bien à Aire. Les ennemis
furent si fous que de passer, sur six ponts qu'ils avoient faits, une
petite rivière, en plein jour, en présence de notre armée. Rantzau,
depuis maréchal de France, qui se trouva en cet endroit-là, dit à
Rumigny qui commandoit le régiment de cavalerie du maréchal: «Ils ont
perdu le sens, il les faut laisser passer à demi, et puis les charger;
envoyons avertir le maréchal.» On y envoie, il vient et ne voulut
jamais donner. Il n'y avoit pas un goujat qui ne criât qu'il falloit
donner. Cela fut cause de la perte d'Aire qu'il venoit de prendre, car
les ennemis se mirent dans nos lignes. Depuis il reconnut sa faute et
envoya Rumigny prendre les devants auprès du cardinal. Rumigny lui fit
entendre que la place étoit bien munie, que M. le grand-maître pouvoit
ravager le pays ennemi, et attaquer une autre place dès qu'on l'auroit
fortifié des troupes revenues de Sedan. Le cardinal le remit au
lendemain, et lui fit quelques propositions qu'il n'avoit garde de ne
pas approuver. «Voilà pour vous montrer, disoit-il, monsieur de
Rumigny, que le cardinal de Richelieu, quoiqu'il n'aille pas à la
guerre, ne laisse pas d'être grand capitaine.»

Sa femme (mademoiselle de Brissac) est jolie et chante bien. Le
cardinal de Richelieu s'en éprit; il avoit toujours affaire à
l'Arsenal: c'étoit sa _bonne cousine_. Voilà le grand-maître dans une
mélancolie épouvantable. Il avoit un peu de goutte; il feint d'en
avoir bien davantage. Il ne savoit où il en étoit. Le cardinal étoit
dangereux; il n'y avoit point de quartier avec lui. La maréchale
pouvoit, si elle eût voulu, faire enrager son mari impunément. Elle
qui ne manque pas d'esprit, s'aperçut de cela; et un beau jour, par
une résolution assez rare en l'âge où elle étoit alors, elle va
trouver le grand-maître, et lui dit que l'air de Paris ne lui étoit
pas bon, et qu'elle seroit bien aise s'il l'approuvoit d'aller chez sa
mère en Bretagne. «Ah! madame, lui dit le grand-maître, vous me donnez
la vie; je n'oublierai jamais la grâce que vous me faites.» Le
cardinal, par bonheur, n'y songea plus; mais sans doute il s'alloit
enflammer d'une étrange sorte. Tournons la médaille.

En même temps madame de La Meilleraye se va mettre dans la tête que
MM. de Cossé viennent de l'empereur Cocceius Nerva, qui n'eut point
d'enfants. Buchanan avoit bien plus de raison d'appeler Timoléon de
Cossé le sang de Cossus, un dictateur romain; cela est permis à un
poète. Sa folie alla jusqu'au point de faire passer ses soeurs devant
elle, disant qu'elle a dégénéré en épousant un autre qu'un prince; et
dans le cabinet de l'Arsenal, où tous les grands-maîtres de
l'artillerie sont peints, elle a fait mettre le titre de prince à M.
de Brissac, son grand-père. Depuis, je ne sais si elle l'a fait
effacer, car elle est revenue de cette grotesque.

MM. de Brissac, ses frères, ne furent guère plus sages. Cerizay[66]
fit une chanson contre eux sans se nommer; la voici. Ce fut pour
complaire à M. de La Rochefoucauld.

    Petit Brissac, chacun baise les mains
    A vos aïeux, les empereurs Romains;
    On voit assez comme la chose va;
        Et n'est auteur,
      Qui ne soit serviteur
      De Cocceius Nerva.

    Votre cadet, le prince de Cossé,
    Tranche le mot et franchit le fossé.
    De cette histoire on sait tout le détail,
        Et comme on va
      De Cocceius Nerva
      Jusqu'à Rocher-Portail[67].

J'ai ouï dire que la maison de Cossé, quoique illustre, n'est pas
trop ancienne. Le premier maréchal de Brissac fit sa fortune par les
femmes. Madame d'Estampes l'aimoit, et François Ier venant chez elle,
il se cacha sous le lit. Le Roi ne l'ignoroit pas, et comme il
mangeoit du cotignac, il en jeta une boîte sous le lit, en disant:
«Tiens, Brissac, il faut que tout le monde vive[68].» Madame
d'Estampes lui fit donner de l'emploi.

Pour en revenir à madame de La Meilleraye, elle faisoit mettre ses
soeurs comme des princesses romaines, au-dessus d'elle, en des
fauteuils, et elle se plaçoit après sur une chaise à l'ordinaire; et à
Nantes, car c'est son empire, elle faisoit asseoir toutes les
principales femmes de la ville autour d'elle, sur de petits tabourets
hauts de demi-pied, et s'il y avoit quelqu'une qui eût la taille
gâtée, elle la faisoit tourner de tous côtés, faisant semblant
d'admirer sa taille. A une d'elles qui étoit un peu pelée sur le
front, elle se tuoit de dire qu'elle avoit la plus grande quantité de
cheveux du monde. Une fois elle se coiffe ridiculement pour leur faire
accroire que c'étoit la mode; mais il n'y en eut guère d'assez simples
pour donner dans le panneau. On n'osoit danser sans le lui faire
savoir, et quand elle avoit promis de s'y trouver, elle attendoit que
tout le monde fût assemblé, et puis elle mandoit qu'elle n'y pouvoit
aller; et alors il falloit renvoyer les violons, car c'eût été un
crime capital que d'avoir fait une assemblée quand Madame avoit
témoigné qu'elle n'en pouvoit être.

Comme on se moule aisément sur un mauvais patron, le gouverneur du
château de Nantes, nommé Chalusset, vouloit faire aussi le petit
tyranneau au bal quand le grand-maître n'y étoit pas. Il fit une
assemblée au château, et, pour se parer, il avoit mis un hausse-col,
et ne faisoit danser que ceux de la cabale de la gouvernante, sa
femme. Il y avoit une autre cabale à Nantes, qu'on appeloit
vulgairement _le fretin_, dans laquelle pourtant étoient les plus
jolies de la ville. Cette pauvre cabale ne faisoit que regarder les
autres. Enfin un gentilhomme nommé Bois-Yvon[69], qui avoit ses
inclinations dans le _fretin_, prit sa dame par la main, et, de
concert avec elle, comme M. le gouverneur alloit prendre une dame pour
danser, ils l'arrêtèrent, et, se mettant à genoux, lui chantèrent tous
deux ce couplet:

    Qu'il plaise à votre hausse-cou,
    Monsieur, d'avoir pitié de nous,
          Landrirette,
      Le _fretin_ vous crie merci,
          Landriri.

Le couplet achevé, ils se mettent à danser, laissant Chalusset tout
étourdi de cette aventure. Ainsi le _fretin_ entra en danse et eut sa
revanche tout le reste de la soirée.

Or, puisque nous avons trouvé Chalusset en notre chemin, nous dirons
ce que nous en savons. Ce bon gentilhomme avoit autrefois enlevé une
fille. Il coucha avec elle, mais il ne lui put rien faire. Le
lendemain, cette pauvre fille pria ceux qui avoient assisté Chalusset
de la renvoyer à ses parents, ce qu'ils firent. Depuis elle fut mariée
à un autre. En ce temps-là, pour dire un _Jean qui ne peut_, on disoit
un Chalusset. Il a pourtant trouvé une femme, et a des enfants. Cette
femme a l'honneur de vérifier le proverbe qui dit: «Grosse tête et peu
de sens.» Boissat, _l'esprit_, la trouva une fois en visite; cette
grosse tête l'étonna; il fit ce quatrain:

    Dieu, qui gouvernes tout par de secrets ressorts,
    En faveur d'une dame accorde ma requête.
        Donne-lui le corps de sa tête
        Ou bien la tête de son corps.

Elle s'est mis en fantaisie qu'il n'y a rien de si beau que de bien
écrire; que sans cela on n'est qu'une bête. Elle a persuadé cela à
trois femmes aussi sages qu'elle. Elles s'exercent toutes quatre à
bien écrire; et on les a trouvées plusieurs fois aux quatre coins
d'une chambre avec chacune une table, s'écrivant des douceurs les unes
aux autres.

Revenons à la maréchale. Elle disoit qu'elle rendoit grâces à Dieu de
deux choses: l'une, d'être née princesse; et l'autre, d'être femme de
M. le maréchal de La Meilleraye: «Car, disoit-elle, si je ne l'avois
épousé, je ne pourrois pas m'empêcher de l'aimer d'amour.» Elle ment
comme tous les diables: c'est un petit homme mal fait et jaloux, et je
sais bien qu'un jour, à Bourbon, une de ses femmes-de-chambre lui
ayant essayé en riant le bandeau d'une veuve qui étoit là, et lui
ayant dit: «Madame, que cela vous siéroit bien!» elle se mit à rire,
et lui dit: «Que tu es folle!» Sans la peur du diable, elle l'auroit
fait mille fois cocu. Elle croit qu'il n'y a point de pardon pour
l'adultère. Elle est coquette, badine et follette naturellement, mais
cela la retient; peut-être l'humeur violente de cet homme lui
fait-elle peur aussi. On dit qu'elle seroit fort plaisante en
amourette. Nous parlerons encore bien des fois d'elle et de son mari
dans les _Mémoires de la Régence_. Je dirai seulement, pour faire voir
son humeur fière, qu'un jour (en 1648) qu'elle se trouva chez la Reine
au Palais-Royal, où madame de Longueville et mademoiselle de Guise
vinrent, on parla d'aller à la comédie. Or, il y avoit toujours assez
de presse, parce qu'il n'en coûte rien. La maréchale pria madame de
Longueville de la laisser passer devant, parce qu'après elle on
n'avoit plus de considération pour personne. Madame de Longueville la
fait passer. La maréchale entre la première, et se place bien à son
aise sur un banc qu'on avoit gardé pour madame de Longueville, qui fut
contrainte de donner la moitié de sa place à mademoiselle de Guise, et
fut si incommodée, que la plupart du temps elle aima mieux se tenir
debout. La maréchale, au lieu de se lever, disoit: «Je veux avoir
place, moi.» On vit bien que c'étoit pour cela qu'elle avoit demandé à
passer devant.

Pour le maréchal de La Meilleraye, il n'y a pas grand plaisir d'avoir
affaire à lui. Il a tyrannisé et tyrannise encore tous ceux sur qui il
a quelque pouvoir. Il a fait battre des gens, il en a fait jeter par
les fenêtres. Il a fait interdire les officiers qui n'ont pas jugé à
sa fantaisie; il a fait affront à ceux dont les femmes n'étoient pas
allées assez tôt voir la sienne. Enfin, c'est un diable d'homme. Mais
il n'est pas si méchant à ceux qui sont mal endurants. Il est
fanfaron, comme je l'ai déjà dit, et pourtant il ne le veut pas
paroître. A Gravelines, il avoit la goutte, et alloit sur un fort
petit bidet à la tranchée; le jour qu'on l'ouvrit, il y alla sans
nécessité, et se tint quelque temps à découvert sur un rideau. On lui
tira vingt volées de canon, et un boulet fut si près, que son cheval
en fut effrayé. Les officiers le prièrent de se retirer: «Quoi! vous
avez peur? leur dit-il.--Nous avons peur pour vous, monsieur, lui
répondirent-ils.--Pour moi, oh! ce n'est point à un général d'armée,
et encore moins à un maréchal de France, d'avoir peur.»

Au siége de Perpignan, il envoya à don Florès d'Avila, gouverneur de
la place, des noix confites pour lui réconforter le coeur, à cause de
la faim qu'il enduroit. L'autre lui envoya deux capes à l'espagnole,
fourrées d'hermine, pour lui signifier qu'il se morfondoit devant
cette place.

Voici ce que j'ai appris des deux soeurs de la maréchale. L'aînée,
toute princesse romaine qu'elle étoit, et prétendant le tabouret chez
la Reine, devint amoureuse d'un gros homme qui n'étoit plus jeune, et
qui étoit de fort basse naissance, et, de plus, réfugié, de peur de
ses créanciers. C'étoit un nommé Sabattier, à qui le cardinal de
Richelieu, le croyant fort riche, fit épouser l'aînée de La
Roche-Posay, qui étoit un peu sa parente. Mais elle mourut bientôt.
Sans cela, le cardinal eût soutenu cet homme, qui, faute de conduite
et d'appui, donna du nez en terre et fit banqueroute. Il avoit
connoissance avec le maréchal de La Meilleraye. Cela fut cause qu'il
se retira en Bretagne chez M. le duc de Brissac, et il se mit aux
bonnes grâces du duc et de la duchesse. Ce fut là que mademoiselle de
Brissac, qui jusqu'alors s'étoit piquée d'une grande pruderie, trouva
cet homme à son goût, et l'aima si éperdument, qu'on a dit qu'elle lui
tiroit ses bottes. Elle l'épousa en cachette[70]. Le bruit en courut
quelque temps, mais il s'apaisa jusqu'à la mort de Sabattier, qu'elle
prit le deuil. Le maréchal de La Meilleraye dit qu'il ne le
souffriroit pas. Elle lui répondit que si on recherchoit de qui il
venoit, on ne trouveroit pas que sa soeur eût épousé un homme de
meilleure maison que M. Sabattier.

Depuis, un parent du maréchal de La Meilleraye, La Porte Vezins,
gentilhomme de huit mille livres de rentes, l'a épousée. Il faut qu'il
ait bien su qu'il y avoit quelque _si_, puisqu'on lui donnoit une
fille de cette qualité, ou il se prend bien pour un autre. Elle n'en
est pas moins fière. A Angers, plusieurs dames de qualité ayant des
fauteuils au bal, elle s'assit sur le dos du sien pour être plus haut
que les autres, et le lendemain elle y fit apporter un tapis et un
carreau, comme auroit pu faire la Reine.

La troisième soeur a épousé M. de Biron. Celle-ci est bien faite; elle
s'est divertie avant que d'être mariée. Un jour Rumigny, comme le
capitaine des gardes du maréchal, nommé Piaillère, se plaignoit à lui
de l'humeur de son maître: «Eh! lui dit-il, que ne quittez-vous un
homme fougueux et ingrat?--Mon Dieu, dit Piaillère, je n'y demeure que
pour tâcher de mettre sa femme à mal, car pour sa belle-soeur elle est
dépêchée.» On a dit même que ce M. le capitaine des gardes n'étoit pas
le seul. Cet homme, comme on lui demandoit ce que c'étoit que le
grand-maître d'aujourd'hui: «C'est, dit-il, bourse fermée et bouche
ouverte.» Il a toujours la bouche ouverte, et est de fort mauvaise
grâce.

  [61] Charles de La Porte, duc de La Meilleraye, mort le 8 février
  1664, âgé de soixante-deux ans. Son fils unique épousa Hortense
  Mancini, nièce du cardinal Mazarin.

  [62] On lit des détails fort curieux sur l'avocat La Porte,
  grand-père maternel du cardinal de Richelieu, et père du
  grand-prieur, dans les Mémoires de Montglas. (Collection des
  _Mémoires relatifs à l'histoire de France_, deuxième série, t.
  49, p. 21.)

  [63] Ce grand-prieur de La Porte étoit un homme de bien et un
  homme d'honneur. Quand le grand-prieur de Vendôme fut mort, le
  cardinal de Richelieu le voulut faire grand-prieur, encore qu'il
  y eût un commandeur plus ancien que lui, et il avoit assez de
  pouvoir pour cela; mais il ne le voulut jamais, et dit que
  c'étoit une injustice. Il laissa passer l'autre devant, mais il
  n'attendit guère, car cet homme mourut bientôt après. J'ai vu ce
  grand-prieur fort aimé à La Rochelle, dont il étoit gouverneur
  avec le pays d'Aulnis, Brouage et les îles. Depuis sa mort la
  religion de Malte a démembré le grand Prieuré à cause qu'il
  n'étoit plus que pour des princes et des gens de la faveur. (T.)

  [64] On lui avoit refusé madame de Courcelles d'aujourd'hui,
  autrefois mademoiselle de Villeroy, du temps qu'il étoit
  capitaine des gardes de la Reine-mère, et qu'on l'appeloit Petit
  Meilleraye. (T.)

  [65] Elle mourut d'une fausse couche. (T.)

  [66] On lit _Cerisay_ dans le manuscrit, mais ne seroit-ce pas
  plutôt Habert de Cerisy, de l'Académie française, qui mourut en
  1655?

  [67] Ce riche partisan dont Tallemant a donné l'_Historiette_
  tom. I, qui maria sa fille au duc de Cossé.

  [68] On a raconté la même chose de Henri IV et du duc de
  Bellegarde, à l'occasion de Gabrielle d'Estrées.

  [69] Bois-Yvon, comme on lui parla de Dieu, dit: «Dieu est si
  grand seigneur et moi si petit compagnon! Nous n'avons jamais eu
  de communication ensemble.» Ce Bois-Yvon étoit un homme persuadé
  de la mortalité de l'âme, et quand on lui voulut parler de se
  confesser, il s'en moqua, et dit qu'il lui restoit trente sous
  qu'on donneroit à des porteurs, qui, dans leur chaise, le
  porteroient à la voirie. Il mourut ainsi, et on n'en put obtenir
  autre chose. Étant malade, je ne sais quel jeune moine lui
  parloit de Dieu: «Frère jeune, lui dit-il, ne me parlez point
  tant de Dieu, vous m'en dégoûtez.» Desbarreaux lui amena un
  confesseur: «Il n'est pas de ma croyance,» dit-il; il lui dit
  aussi: «Faire ce que vous dites n'est pas de la vie que j'ai
  faite, et ce que vous faites n'est pas de la vie que vous menez.»
  (T.)

  [70] Il y a un couplet du chevalier de Rivière. (T.)



LOUIS XIII[71].


Louis XIII fut marié encore enfant[72].

Le Roi commença par son cocher Saint-Amour à témoigner de l'affection
à quelqu'un. Ensuite il eut de la bonne volonté pour Haran, valet de
chiens. Il voulut envoyer quelqu'un qui lui pût bien rapporter comment
la princesse d'Espagne étoit faite. Il se servit pour cela du père de
son cocher, comme si c'eût été pour aller voir des chevaux.

Le grand-prieur de Vendôme, le commandeur de Souvré et
Montpouillan-la-Force[73], garçon d'esprit et de coeur, mais laid et
rousseau, furent éloignés l'un après l'autre par la Reine-mère. Enfin
M. de Luynes vint; nous en avons parlé ailleurs, et de Desplan aussi.
Nogent-Bautru, capitaine de la porte, n'a jamais été favori, à
proprement parler; mais il étoit bien dans l'esprit du Roi avant que
le cardinal de Richelieu fût son ministre. Il y a beaucoup gagné[74].
Nous parlerons des autres à mesure qu'ils viendront.

Le feu Roi ne manquoit pas d'esprit; mais, comme j'ai remarqué
ailleurs[75], son esprit tournoit du côté de la médisance; il avoit de
la difficulté à parler[76], et, étant timide, cela faisoit qu'il
agissoit encore moins par lui-même. Il étoit bien fait, dansoit assez
bien en ballet, mais il ne faisoit jamais que des personnages
ridicules. Il étoit bien à cheval, eût enduré la fatigue en un besoin,
et mettoit bien une armée en bataille.

Le cardinal de Richelieu, qui craignoit qu'on ne l'appelât Louis le
Bègue, fut ravi de ce que l'occasion s'étoit présentée de le surnommer
Louis-le-Juste. Cela arriva lorsque madame de Guemadeux, femme du
gouverneur de Fougères, se jeta à ses pieds, pleura et lamenta, et
qu'il n'en fut point ému, encore qu'elle fût fort belle. Depuis, Le
Pont-de-Courlay épousa la fille de cette femme. C'est la mère du duc
de Richelieu, aujourd'hui madame Daubroy. Guemadeux eut la tête
coupée; il se révolta le plus sottement du monde. A La Rochelle, ce
nom lui fut confirmé à cause du traitement qu'on fit aux Rochellois.
En riant, quelques-uns ont ajouté _arquebusier_, et disoient: _Louis,
le juste arquebusier_. Un jour, mais long-temps après, Nogent, en
jouant de la paume ou au gros volant avec le Roi, cria: «A vous,
Sire.» Le Roi manqua: «Ah! vraiment, dit Nogent, voilà un beau Louis
le Juste.» Il ne s'en fâcha point.

Il étoit un peu cruel, comme sont la plupart des sournois et des gens
qui n'ont guère de coeur, car le bon sire n'était pas vaillant,
quoiqu'il voulût passer pour tel. Au siége de Montauban, il vit sans
pitié plusieurs huguenots, de ceux que Beaufort avoit voulu jeter dans
la ville, la plupart avec de grandes blessures, dans les fossés du
château où il étoit logé. Ces fossés étoient secs; on les mit là comme
dans un lieu sûr, et on ne daigna jamais leur faire donner de l'eau.
Les mouches mangeoient ces pauvres gens. Il s'est diverti long-temps à
contrefaire les grimaces des mourants. Le comte de La Rocheguyon
(c'étoit un homme qui disoit les choses plaisamment) étant à
l'extrémité, le Roi lui envoya un gentilhomme pour savoir comment il
se portoit: «Dites au Roi, dit le comte, que dans peu il en aura le
divertissement. Vous n'avez guère à attendre, je commencerai bientôt
mes grimaces. Je lui ai aidé bien des fois à contrefaire les autres,
j'aurai mon tour à cette heure.»

Quand M. le Grand (Cinq-Mars) fut condamné, il dit: «Je voudrois bien
voir la grimace qu'il fait à cette heure sur cet échafaud.»

Quelquefois il a raisonné passablement dans un conseil, et même il
sembloit qu'il avoit l'avantage sur le cardinal. Peut-être l'autre
avoit-il l'adresse de lui donner cette petite satisfaction. La
fainéantise l'a perdu. Pisieux gouverna un temps, puis La Vieuville,
surintendant des finances, fut comme une espèce de ministre, avant la
grande puissance du cardinal de Richelieu, et pensa faire enrager tout
le monde. Il vouloit faire danser des courantes aux dames qui lui
alloient parler. Quand on lui demandoit de l'argent, il se mettoit à
faire des bras comme s'il eut nagé, et disoit: «Je nage, je nage, il
n'y a plus de fonds.» Scapin lui alla une fois demander je ne sais
quoi. Voilà La Vieuville, dès que cet homme paroît, qui se met à faire
le zani[77]. Scapin le regarde, et puis lui dit: «Monsou, vous avez
fait mon métier; faites à cette houre le vôtre.» Le Roi, après lui
avoir fait manger du foin confit pour le traiter de cheval, le
lendemain lui donne la surintendance des finances... Lequel, à votre
avis, méritoit le mieux de manger de l'herbe? Enfin, M. le maréchal
d'Ornane s'étant mis dans la Bastille volontairement pour se justifier
des choses dont il disoit qu'on l'accusoit, le bruit courut que
c'étoit La Vieuville qui en étoit cause. Les gens de Monsieur
irritèrent leur maître, qui gronda tant qu'il fit donner congé à La
Vieuville: ce fut à Saint-Germain, et ce jour-là comme il partoit, on
lui fit faire un charivari épouvantable par tous les marmitons, pour
lui jouer, disoit-on, un branle de sortie.

Louis XIII, rebuté des débauches de Moulinier et de Justine, deux des
musiciens de la chapelle, qui ne le servoient pas trop bien, leur fit
retrancher la moitié de leurs appointements. Marais, le bouffon du
Roi, leur donna une invention pour les faire rétablir. Ils allèrent
avec lui au petit coucher danser une mascarade demi-habillés. Qui
avoit un pourpoint n'avoit point de haut-de-chausses. «Que veut dire
cela? dit le Roi.--C'est, Sire, répondirent-ils, que gens qui n'ont
que la moitié de leurs appointements ne s'habillent aussi qu'à
moitié...» Le Roi en rit et les reprit en grâce.

Au voyage de Lyon, en une petite ville nommée Tournus, entre Châlons
et Mâcon, un gardien des Cordeliers voulut faire accroire à la
Reine-mère que le Roi en passant y avoit fait parler une muette en la
touchant, comme si elle eût eu les écrouelles. On lui montra la fille.
Ce bon Père disoit l'avoir vu, et après lui, toute la ville le disoit
aussi. Le Père Souffran fit faire une procession et chanter. La Reine
prend ce bon religieux, et, ayant joint le Roi, elle lui dit qu'il
devoit bien prier Dieu de la grâce qu'il lui avoit faite d'opérer par
lui un si grand miracle. Le Roi dit qu'il ne savoit ce qu'on lui
vouloit dire, et le Cordelier disoit: «Voyez la modestie de ce bon
prince!» Enfin le Roi déclara que c'étoit une fourberie et vouloit
envoyer des gens de guerre pour punir ces imposteurs.

Dès-lors il aimoit déjà madame d'Hautefort, qui n'étoit encore que
fille de la Reine. Les autres lui disoient: «Ma compagne, tu ne peux
rien; le Roi est saint.» Ses amours étoient d'étranges amours. Il
n'avoit rien d'un amoureux que la jalousie. Il entretenoit madame
d'Hautefort de chevaux, de chiens, d'oiseaux et d'autres choses
semblables. Il la fit dame d'atours en survivance; elle eut quelques
dons. Mais il étoit jaloux d'Esgvilly-Vassé[78]; et il fallut qu'on
lui fît accroire qu'il étoit parent de la belle. Le Roi le voulut
savoir de d'Hozier. D'Hozier avoit le mot, et dit tout ce qu'on
voulut.

Madame de La Flotte, veuve d'un des MM. Du Bellay, chargé d'affaires
et d'enfants, s'offrit, quoique ce fût un emploi au-dessous d'elle,
d'être gouvernante des filles de la Reine-mère, et elle l'obtint par
importunité. Elle donna la fille de sa fille, dès l'âge de douze ans,
à la Reine-mère: c'est madame d'Hautefort. Elle étoit belle. Le Roi en
devint amoureux et la Reine jalouse, ce dont le Roi ne se soucioit pas
autrement. Cette fille, songeant à se marier, ou voulant donner
quelque inquiétude au Roi, souffrit quelques cajoleries. Huit jours il
étoit bien avec elle; huit autres jours il la haïssoit quasi. Quand la
Reine-mère fut arrêtée à Compiègne, on fit madame de La Flotte dame
d'atours en la place de madame Du Fargis, et sa petite-fille est reçue
en survivance.

En je ne sais quel voyage, le Roi alla à un bal dans une petite ville;
une fille, nommée Catin Gau, à la fin du bal, monta sur un siége pour
prendre, non un bout de bougie, mais un bout de chandelle de suif
dans un chandelier de bois. Le Roi dit qu'elle fit cela de si bonne
grâce, qu'il en devint amoureux. En partant, il lui fit donner dix
mille écus pour sa vertu.

Le Roi s'éprit après de La Fayette. La Reine et Hautefort se liguèrent
contre elle, et depuis cela furent bien ensemble. Le Roi retourna à
Hautefort. Le cardinal la fit chasser; cela ne la désunit point d'avec
la Reine. Un jour, madame d'Hautefort tenoit un billet. Il le voulut
voir; elle ne le voulut pas. Enfin, il fit effort pour l'avoir; elle
qui le connoissoit bien, se le mit dans le sein et lui dit: «Si vous
le voulez, vous le prendrez donc là?» Savez-vous bien ce qu'il fit: il
prit les pincettes de la cheminée, de peur de toucher à la gorge de
cette belle fille.

Le feu Roi commençoit à cajoler une fille en lui disant: «Point de
mauvaises pensées.» Pour une femme mariée, il n'avoit garde. Une fois
il avoit fait un air qui lui plaisoit fort, il envoya quérir
Boisrobert pour lui faire faire des paroles. Boisrobert en fit sur
l'amour que le Roi avoit pour Hautefort. Le Roi lui dit: «Ils vont
bien, mais il faudroit ôter le mot de _désirs_, car je ne désire
rien.» Le cardinal lui dit: «Le Bois, vous êtes en faveur, le Roi vous
a envoyé quérir.» Boisrobert lui conte la chose. Or, devinez ce qu'il
fait faire; ayant la liste des mousquetaires, il y avoit des noms
béarnois, du pays de Tréville[79], qui étoient des noms à tuer chien;
Boisrobert en fit une chanson; le Roi la trouva admirable. M.
d'Esgvilly étoit un fort galant homme. Il fit long-temps l'amour
à la Reine avec des révérences; et c'est assez dire à une Reine. On
l'appeloit le beau d'Esgvilly. Le cardinal l'éloigna parce que c'étoit
un garçon qui ne craignoit rien. Il avoit nargué le grand-maître en
cajolant madame de Chalais, sous sa moustache. C'étoit un homme froid.
Il avoit une galère, et, après avoir fait des merveilles au combat qui
se donna auprès de Gênes, à la naissance de M. le dauphin, où il fit
des protestations contre Le Pont de Courlay qui ne vouloit pas donner,
il reçut un coup de mousquet dans le visage qui le défiguroit tout. Il
ne voulut plus vivre, et ne souffrit pas qu'on le pansât.

La Reine, à ce que dit le _Journal_ du cardinal, s'étoit blessée pour
avoir mis un emplâtre, avant que d'être grosse de Louis XIV[80]. Le
Roi couchoit fort rarement avec elle. On appeloit cela mettre le
chevet, car la Reine n'en mettoit point pour l'ordinaire. Il dit,
quand on lui vint annoncer que la Reine étoit grosse: «Il faut donc
que ce soit d'un tel temps.» Pour une pauvre fois, il prenoit quelque
rafraîchissement et on le saignoit souvent. Cela ne servoit pas à sa
santé. J'oubliois que son premier médecin, Hérouard, à fait plusieurs
volumes qui commencent depuis l'heure de la naissance du Roi jusqu'au
siége de La Rochelle, où vous ne voyez rien sinon à quelle heure il se
réveilla, déjeûna, cracha, pissa, etc.[81].

Au commencement, le roi étoit assez gai, et se divertissoit assez avec
M. de Bassompierre. Il a dit quelquefois de plaisantes choses[82]. Le
fils de Sébastien Zamet, qui mourut maréchal de camp à Montauban
(c'étoit beaucoup en ce temps-là), avoit avec lui La Vergue, depuis
gouverneur du duc de Brézé, qui étoit curieux d'architecture et s'y
entendoit un peu. Or, ce Zamet étoit un homme fort grave et qui
faisoit des révérences bien compassées. Le Roi disoit qu'il lui
sembloit, quand Zamet faisoit ses révérences, que La Vergue étoit
derrière pour les mesurer avec sa toise. Ce fut lui qui fit la
chanson:

    Semez graine de coquette
    Et vous aurez des cocus.

Il aima Barradas violemment. On l'accusoit de faire cent ordures avec
lui. Il étoit bien fait. Les Italiens disoient: _La bugera ha passato
i monti, passera ancora il concilio_. J'ai ouï dire à Barradas, qui
est un assez pauvre homme, que le cardinal de Richelieu et la feue
Reine-mère avoient bien brouillé l'esprit au feu Roi. Ils faisoient
venir des gens supposés qui apportoient des lettres contre les plus
grands de la cour. La Reine-mère écrivoit au Roi: «Votre femme fait
galanterie avec M. de Montmorency, avec Buckingham, avec celui-ci,
avec celui-là.» Les confesseurs, ganés, ne lui disoient que ce qu'on
leur faisoit dire. Ce Barradas n'étoit qu'un brutal; il donna bientôt
prise sur lui. Le Roi ne vouloit pas qu'il se mariât, et lui, amoureux
de la belle Cressias, fille de la Reine, voulut l'épouser à toute
force[83]. Le cardinal se servit de l'indignation du Roi pour s'en
défaire[84]. Le voilà relégué chez lui. Saint-Simon prend sa
place[85]. Il étoit page de la chambre aussi bien que Barradas; mais
c'étoit, et c'est encore, un homme qui n'a rien de recommandable, et
qui est mal fait. Celui-ci dura plus long-temps que l'autre, et alla à
deux ou trois ans près de M. le Grand. Il y a fait fortune, et est duc
et pair reçu au parlement. Le cardinal se servit encore de quelque
dégoût du Roi; car il ne vouloit pas que ces petits favoris le
tracassassent trop.

Depuis, M. de Chavigny, que Barradas n'avoit point salué, en je ne
sais quel lieu, à cause que l'autre lui avoit fait une incivilité en
une rencontre, entreprend de le faire reléguer. On lui envoie un ordre
d'aller en une province éloignée. Le Roi dit: «Je le connois, il
n'obéira pas.» L'exempt, qui fut chez Barradas, voyant qu'il vouloit
aller faire sa réponse lui-même au Roi, aima mieux la recevoir par
écrit, et le cardinal dit que l'exempt avoit fait sagement; mais il
gronda M. de Chavigny et lui dit: «Vous l'avez voulu, monsieur de
Chavigny, vous l'avez voulu, achevez donc.» Cela n'eut pas de suite,
et durant le siége de Corbie, où Barradas eut permission de voir le
Roi, il proposa à M. le comte d'arrêter le cardinal. Il demandoit pour
cela cinq cents chevaux, et, suivi de ses amis et de ses parens, avec
un cordon bleu et un bâton de capitaine des gardes, il faisoit état
d'attendre le cardinal à un défilé; qu'il y avoit apparence que le
cardinal, surpris de voir un homme que le Roi aimoit encore, et
n'ayant pas le don de ne se pas étonner, perdroit la tramontane, et
qu'on le mèneroit où l'on voudroit; que pour le Roi, il étoit en
colère de l'insulte des Espagnols et du manque de toutes choses, et on
étoit assuré qu'il haïssoit déjà le cardinal. «J'en parlerai à
Monsieur, dit M. le comte.--Monsieur, reprit Barradas, je ne veux
point avoir affaire à Monsieur.» Cela se sut. Barradas eut ordre de se
retirer à Avignon, et y obéit.

Le soin qu'on avoit eu d'amuser le Roi à la chasse[86] servit fort à
le rendre sauvage. Mais cela ne l'occupa pas si fort qu'il n'eût tout
le loisir de s'ennuyer. Il prenoit quelquefois quelqu'un, et lui
disoit: «Mettons-nous à cette fenêtre, puis ennuyons-nous,
ennuyons-nous;» et il se mettoit à rêver. On ne sauroit quasi compter
tous les beaux métiers qu'il apprit, outre tous ceux qui concernent la
chasse; car il savoit faire des canons de cuir, des lacets, des
filets, des arquebuses, de la monnoie, et M. d'Angoulême lui disoit
plaisamment: «Sire, vous portez votre abolition avec vous.» Il étoit
bon confiturier, bon jardinier; il fit venir des pois verts, qu'il
envoya vendre au marché. On dit que Montauron[87] les acheta bien
cher, car c'étoient les premiers venus. Montauron acheta aussi, pour
faire sa cour, tout le vin de Ruel du cardinal de Richelieu, qui étoit
ravi de dire: «J'ai vendu mon vin cent livres le muid.»

Le Roi se mit à apprendre à larder. On voyoit venir l'écuyer Georges
avec de belles lardoires et de grandes longes de veau. Et une fois, je
ne sais qui vint dire que _Sa Majesté lardoit_. Voyez comme cela
s'accorde bien, _majesté_ et _larder_!

J'ai peur d'oublier quelqu'un de ses métiers. Il rasoit bien; et un
jour il coupa la barbe à tous ses officiers, et ne leur laissa qu'un
petit toupet au menton[88]. On en fit une chanson:

        Hélas! ma pauvre barbe,
      Qu'est-ce qui t'a faite ainsi?
        C'est le grand roi Louis
        Treizième de ce nom
    Qui toute a ébarbé sa maison.

        Ça, monsieur de La Force,
      Que je vous la fasse aussi:
        Hélas, Sire, nenni;
        Ne me la faites pas,
    Plus ne me connoîtroient vos soldats.

        Laissons la barbe en pointe
      Au cousin de Richelieu,
        Car, par la vertudieu,
        Qui seroit assez osé
    Pour prétendre la lui raser?

Il composoit en musique, et ne s'y connoissoit pas mal. Il mit un air
au rondeau sur la mort du cardinal:

    Il est passé, il a plié bagage, etc.

Miron, maître des comptes, l'avoit fait.

Il peignoit un peu. Enfin, comme dit son épitaphe:

    Il eut cent vertus de valet,
    Et pas une vertu de maître.

Son dernier métier fut de faire des châssis avec M. de Noyers. On lui
a trouvé pourtant une vertu de roi, si la dissimulation en est une. La
veille qu'on arrêta MM. de Vendôme, il leur fit mille caresses; et le
lendemain, comme il disoit à M. de Liancourt: «Eussiez-vous jamais cru
cela?--Non, Sire, dit M. de Liancourt, car vous avez trop bien joué
votre personnage.» Il témoigna que cette réponse ne lui avoit pas été
trop agréable; cependant il sembloit qu'il vouloit qu'on le louât
d'avoir si bien dissimulé.

Il fit une fois une chose que son frère n'eût pas faite.
Plessis-Bezançon lui alloit rendre de certains comptes; et comme c'est
un homme assez appliqué à ce qu'il fait, il étale ses registres sur la
table du cabinet du Roi, après avoir mis, sans y penser, son chapeau
sur sa tête. Le Roi ne lui dit rien. Quand il eut fait, il cherche son
chapeau partout; le Roi lui dit: «Il y a long-temps qu'il est sur
votre tête.» M. d'Orléans envoya offrir un carreau à un homme qui,
sans y penser, s'étoit assis dans une salle comme Son Altesse Royale
s'y promenoit.

Le Roi ne vouloit pas que ses premiers valets-de-chambre fussent
gentilshommes; car il disoit qu'il vouloit pouvoir les battre, et il
ne croyoit pas pouvoir battre un gentilhomme sans se faire tort. A ce
compte, il ne prenoit pas Béringhen pour un gentilhomme.

J'ai déjà dit qu'il étoit naturellement médisant. Il disoit: «Je
pense que tels et tels sont bien aises de mon édit des duels.» Il se
railloit de ceux qui ne se battoient pas au même temps qu'il faisoit
une déclaration contre ceux qui se battoient. Il avoit quelque chose
de hobereau, car il croyoit qu'il y alloit de son honneur qu'un
sergent entrât chez lui, et il en vouloit faire battre un qui étoit
venu remplir sa charge dans la cour de Fontainebleau, pour dette sans
capture. Mais un conseiller d'Etat qui se trouva là lui dit: «Mais,
Sire, il faudroit savoir au nom et en l'autorité de qui il fait cela.»
On apporte les pièces: «Eh, Sire, lui dit-on, c'est de par le Roi, et
ces gens-là sont des ministres de votre justice.» Philippe II, roi
d'Espagne, ordonna que les sergents entreroient dans toutes les
maisons des grands, et depuis cela on leur porte respect partout.

On l'a reconnu avare en toutes choses. Mézerai lui présenta un volume
de son _Histoire de France_. Le Roi trouva le visage de l'abbé Suger à
sa fantaisie; il en fit le crayon sans rien dire. Bien loin de rien
donner à l'auteur, il raya après la mort du cardinal toutes les
pensions des gens de lettres, en disant: «Nous n'avons plus affaire de
cela.»

Depuis la mort du cardinal, M. de Schomberg lui dit que Corneille
vouloit lui dédier la tragédie de _Polyeucte_. Cela lui fit peur,
parce que Montauron avoit donné deux cents pistoles à Corneille pour
_Cinna_[89]. «Il n'est pas nécessaire, dit-il.--Ah! Sire, reprit M.
de Schomberg, ce n'est point par intérêt.--Bien donc, dit-il, il me
fera plaisir.» Ce fut à la Reine qu'on la dédia, car le Roi mourut
entre deux[90].

Une fois à Saint-Germain, il voulut voir l'état de sa maison pour la
bouche. Il retrancha un potage au lait à la générale Coquet, qui en
mangeoit un tous les matins. Il est vrai qu'elle étoit assez truie
sans cela.

Il trouva sur le compte des biscuits que l'on avoit donnés à M. de La
Vrillière. Dans ce même moment M. de La Vrillière entra. Il lui dit
brusquement: «A ce que je vois, La Vrillière, vous aimez fort les
biscuits.» En revanche, il parut bien libéral, quand, en lisant: Un
pot de gelée pour un tel, qui étoit malade, il dit: «Je voudrois qu'il
m'en eût coûté six, et qu'il ne fût pas mort.» Il retrancha trois
paires de mules de sa garde-robe; et M. le marquis de Rambouillet, qui
en étoit grand-maître, lui ayant demandé ce qu'il vouloit qu'on fît de
vingt pistoles qui étoient restées de ce qu'on avoit donné pour
acheter des chevaux pour le chariot du lit, il lui dit: «Donnez-les à
un tel, mousquetaire, à qui je les dois. Il faut commencer par payer
ses dettes.» Il rabattit aux fauconniers du cabinet les bouts carrés
qu'ils achetoient pour peu de chose des écuyers de cuisine, et les
leur fit donner pour leurs oiseaux, sans récompenser les écuyers de
cuisine.

Il n'étoit pas humain. En Picardie, il vit des avoines toutes
fauchées, quoiqu'elles fussent encore toutes vertes, et plusieurs
paysans assemblés autour de ce dégât, mais qui, au lieu de se plaindre
de ses chevau-légers qui venoient de faire ce bel exploit, se
prosternoient devant lui et le bénissoient. «Je suis bien fâché, leur
dit-il, du dommage qu'on vous a fait là.--Cela n'est rien, Sire, lui
dirent-ils, tout est à vous; pourvu que vous vous portiez bien, c'est
assez.--Voilà un bon peuple,» dit-il à ceux qui l'accompagnoient. Mais
il ne leur fit rien donner, ni ne songea à les faire soulager des
tailles.

Je pense qu'une des plus grandes humanités qu'il ait eues en sa vie,
ce fut en Lorraine. Le paysan chez qui il dînoit, dans un village où
ils étoient bien à leur aise avant cette dernière guerre, fut
tellement charmé d'un potage de perdrix aux choux, qu'il le suivit
jusque sur la table du Roi. Le Roi dit: «Voilà un beau potage.--C'est
bien l'avis de vôtre hôte, Sire, dit le maître-d'hôtel, il n'a pas ôté
les yeux de dessus.--Vraiment, dit le Roi, je veux qu'il le mange.» Il
le fit recouvrir, et ordonna qu'on le lui servît.

Le cardinal ayant chassé Hautefort, et La Fayette s'étant faite
religieuse, le Roi dit qu'il vouloir aller au bois de Vincennes, et,
en passant, fut cinq heures aux Filles de Sainte-Marie, où étoit La
Fayette. En sortant, Nogent lui dit: «Sire, vous venez de voir la
pauvre prisonnière?--Je suis plus prisonnier qu'elle,» répondit le
Roi. Le cardinal eut du soupçon de cette longue conversation, et y
envoya M. de Noyers, à qui M. de Tresmes n'osa refuser la porte; cela
rompit les chiens.

L'Eminentissime voyant bien qu'il falloit quelque amusement au Roi,
jeta les yeux, comme j'ai déjà dit, sur Cinq-Mars, qui déjà étoit
assez agréable au Roi. Il avoit ce dessein de longue main, car le
marquis de La Force fut trois ans sans se pouvoir défaire de sa charge
de grand-maître de la garde-robe (je pense qu'on lui avoit donné
celle-ci au lieu de celle de capitaine des gardes-du-corps). Le
cardinal ne vouloit pas qu'autre que Cinq-Mars l'eût. En effet, M.
d'Aumont, frère aîné de Villequier, aujourd'hui maréchal d'Aumont, ne
put y être reçu, quoiqu'il eût de bonnes paroles du Roi.

Au commencement, M. de Cinq-Mars faisoit faire débauche au Roi. On
dansoit, on buvoit des santés. Mais comme c'étoit un jeune homme
fougueux et qui aimoit ses plaisirs, il s'ennuya bientôt d'une vie
qu'il n'avoit prise qu'à contre-coeur. D'ailleurs La Chesnaye, premier
valet-de-chambre, qui étoit son espion, le mit mal avec le cardinal,
car il lui disoit cent bagatelles du Roi que l'autre ne lui disoit
point, et que le cardinal vouloit qu'on lui dît. Cinq-Mars, devenu
grand-écuyer[91] et comte de Dampmartin, fit chasser La Chesnaye, mais
aussi la guerre fut déclarée par ce moyen entre le cardinal et lui.

Nous avons dit comme le Roi l'aimoit éperduement. Fontrailles
racontoit qu'étant entré une fois à Saint-Germain fort brusquement
dans la chambre de M. le Grand, il le surprit comme il se faisoit
frotter depuis les pieds jusqu'à la tête d'huile de jasmin, et, se
mettant au lit, il lui dit d'une voix peu assurée: «Cela est plus
propre.» Un moment après on heurte, c'est le Roi. Il y a apparence,
comme le dit le fils de feu L'Huillier, à qui on contoit cela, qu'il
s'huiloit pour le combat. On m'a dit aussi qu'en je ne sais quel
voyage le Roi se mit au lit dès sept heures. Il étoit fort négligé; à
peine avoit-il une coiffe à son bonnet. Deux grands chiens sautent
aussitôt sur le lit, le gâtent tout, et se mettent à baiser Sa
Majesté. Il envoya déshabiller M. le Grand, qui revint paré comme une
épousée: «Couche-toi, couche-toi,» lui dit-il d'impatience. Il se
contenta de chasser les chiens sans faire refaire le lit, et ce mignon
n'étoit pas encore dedans, qu'il lui baisoit déjà les mains. Dans
cette grande ardeur, comme il ne trouvoit pas que M. le Grand y
correspondît trop, car il avoit le coeur ailleurs, il lui disoit:
«Mais, mon cher ami, qu'as-tu? que veux-tu? tu es tout triste. De
Niert[92], demande-lui ce qui le fâche; dis-moi, as-tu jamais vu une
telle faveur?» Il le faisoit épier pour savoir s'il alloit en cachette
quelque part.

M. le Grand avoit été amoureux de Marion de Lorme plus qu'il ne
l'étoit alors. Une fois, comme il alloit la trouver en Brie, il fut
pris pour un voleur par des gens qui effectivement couroient après des
voleurs. Ils l'attachèrent à un arbre, et, sans quelqu'un qui le
reconnut, ils l'eussent mené en prison. Madame d'Effiat eut peur qu'il
n'épousât cette fille, et eut des défenses du Parlement. Il a fait
enrager sa mère quelque temps, car elle étoit avare, et lui, par
dépit, changeoit d'habit quatre fois le jour, et l'alloit voir autant
de fois. Elle étoit pourtant revenue de cette aversion depuis qu'il
étoit en faveur. Elle pouvoit bien l'aimer, car il n'y avoit que lui
qui valût quelque chose. Il avoit du coeur. Il s'étoit battu, et fort
bien, contre Du Dognon, aujourd'hui le maréchal Foucault. Il avoit de
l'esprit, et étoit fort bien fait de sa personne. Son aîné est mort
fou; cet aîné faisoit des semelles de souliers des plus belles
tapisseries de Chilly, et l'abbé est fort peu de chose, quoiqu'il ait
assez d'esprit.

La plus grande amour de M. le Grand en ce temps-là, c'étoit
Chemerault, aujourd'hui madame de La Bazinière. Elle étoit alors en
religion à Paris. Elle avoit été chassée à cause de lui[93], et enfin
on l'envoya en Poitou. Un soir à Saint-Germain il rencontra Rumigny,
et lui dit: «Suivez-moi, il faut que je sorte pour aller parler à
Chemerault. Il y a un endroit des fossés par où je prétends passer: on
m'y attend avec deux chevaux.» Ils sortent; mais le palefrenier
s'étoit endormi à terre, et on lui avoit pris ses deux chevaux. Voici
M. le Grand au désespoir. Ils vont dans le bourg pour tâcher d'avoir
d'autres chevaux, et ils aperçoivent un homme qui les suivoit de loin.
C'étoit un chevau-léger de la garde, le plus grand espion qu'eût le
Roi pour M. le Grand. M. le Grand l'ayant reconnu, l'appelle et lui
parle. Cet homme leur vouloit faire accroire qu'ils s'alloient battre.
Il lui protesta que non. Enfin cet homme se retira. Rumigny conseilla
à M. le Grand de s'en retourner, de peur d'irriter le Roi, de se
coucher, et, à deux heures de là, d'envoyer prier quelques officiers
de la garde-robe de le venir entretenir, parce qu'il ne pouvoit
dormir; qu'ainsi il ôteroit pour un temps la créance à ses espions,
car on ne manqueroit pas le lendemain de dire au Roi qu'il étoit
sorti. M. le Grand crut ce conseil. Le lendemain, le Roi lui dit: «Ah!
vous avez été à Paris?» Lui, produit ses témoins. L'espion fut
confondu, et il eut le loisir de faire trois voyages nocturnes à
Paris.

Pour dire le vrai, la vie que le Roi lui faisoit faire étoit une
triste vie. Le Roi vraisemblablement fuyoit le monde et surtout Paris,
parce qu'il avoit honte de la calamité du peuple. On ne crioit presque
point _vive le Roi_ quand il passoit; mais il n'étoit pas capable de
mettre ordre à rien. Il ne s'étoit réservé que le soin de pourvoir aux
compagnies du régiment des gardes et des vieux corps, et étoit jaloux
de cela plus que de toute autre chose. On a remarqué que le Roi aimoit
tout ce que M. le Grand haïssoit, et que M. le Grand haïssoit tout ce
que le Roi aimoit. Ils ne s'accordèrent qu'en une chose, c'est à haïr
le cardinal. J'ai déjà dit ailleurs toute cette histoire[94].

N.[95] dit à Esprit, au retour de Savoie à Lyon, que M. le cardinal ne
vivroit pas long-temps, à cause qu'il avoit fait fermer son charbon.
Par propreté, il fit cette extravagance-là. Le voilà à Ruel, où la
Reine l'alla voir. Il n'osoit aller à Saint-Germain, et le Roi n'osoit
aller à Ruel. Il entreprit de gagner Guitaud, car, outre Tréville,
Guitaud, Tilladet, Des Essarts, Castelnau, et La Salle, capitaines aux
gardes, étoient des gens qu'il n'avoit pu gagner; ceux-là
s'attachoient au Roi. Il fit donc prier Guitaud de le venir voir, le
reçut le plus civilement du monde, ordonna qu'on le menât dîner, et
qu'on lui fît bonne chère. Après dîner, il le fit venir seul, et lui
demande s'il ne vouloit pas être de ses amis. «Monseigneur, j'ai
toujours été attaché au Roi.--Eh! dit le cardinal en levant le bras
par trois fois par mépris, monsieur de Guitaud, vous vous moquez;
allez, allez, monsieur de Guitaud.» L'affaire de Tréville le troubla
fort: cela aida à le faire mourir.

Après la mort du cardinal de Richelieu, le Roi témoignoit de la joie
de recevoir les paquets lui-même. Il disoit qu'il n'auroit jamais de
favori à garder. Il affectionnoit, ce sembloit, M. de Noyers plus que
pas un autre; et quand on parloit de travailler, si M. de Noyers n'y
étoit pas: «Non, non, disoit-il, attendons le petit bon homme.»
L'autre venoit avec sa bougie _en catimini_. Il étoit bon pour servir
sous un autre. Il étoit, disoient les gens, Jésuite galloche[96], car
il l'étoit sans porter l'habit et sans demeurer avec eux. Ce fut lui
pourtant qui fit chasser le Père Sirmond[97], mais c'étoit pour en
mettre un autre qui fût plus Jésuite, s'il faut ainsi dire, car ce bon
Père est un peu trop franc, et il ne fait que de petits livres; eux
veulent qu'on fasse de gros volumes. Le petit bon homme, se fiant à
l'affection du Roi, se trouva attrapé, car le cardinal Mazarin et
Chavigny donnoient à ceux qui approchoient le Roi; et quoiqu'il fût
toujours à Saint-Germain et eux presque toujours à Paris, ils le
débusquèrent pourtant. Il mourut peu après à Dangu, une maison à lui
auprès de Pontoise. On grattoit déjà à sa porte comme à celle du
cardinal[98].

Le feu Roi mourut bientôt après[99]. Il avoit toujours craint le
diable, car il n'aimoit point Dieu, mais il avoit grande peur de
l'enfer. Il fit baptiser M. le Dauphin; le cardinal Mazarin le tint
pour le pape. Il lui prit une vision, il y a vingt ans, de mettre son
royaume sous la protection de la Vierge, et, dans la déclaration qu'il
en fit, il y avoit: «Afin que tous nos bons sujets aillent en paradis,
car tel est notre plaisir.» C'est ainsi que finissoit cette belle
pièce[100]. Dans sa dernière maladie, il étoit étrangement
superstitieux. Un jour qu'on lui parloit de je ne sais quel béat qui
avoit un don tout particulier pour découvrir les corps saints, et qui,
en marchant, disoit: «Fouillez là, il y a un corps saint,» sans y
manquer une seule fois, Nogent[101] dit, à sa manière de mauvais
bouffon, comme dit le _Journal_ du cardinal: «Si je le tenois, je le
mènerois avec moi en Bourgogne, il me trouveroit bien des truffes.» Le
Roi se mit en colère, et lui cria: «Maraud, sortez d'ici.» Il mourut
assez constamment, et disoit en regardant le clocher de Saint-Denis,
qu'on voit du château neuf de Saint-Germain, où il étoit malade:
«Voilà où je serai bientôt[102].» Il dit à M. le Prince: «Mon cousin,
j'ai songé que mon cousin, votre fils, étoit aux mains avec les
ennemis, et qu'il avoit l'avantage.» C'est la bataille de Rocroy. Il
envoya quérir le Parlement, pour leur faire promettre qu'ils
observeroient la déclaration qu'il avoit faite. C'étoit sur celle du
cardinal de Richelieu, dont il n'avoit fait que changer quelque chose.
Par cette déclaration, la Reine avoit un conseil nécessaire, et
n'avoit que sa voix, non plus qu'un autre. Il leur dit qu'elle
gâteroit tout, s'ils la faisoient régente comme la feue Reine-mère.
Elle se jeta à ses genoux. Il la fit bientôt relever; il la
connoissoit bien, et la méprisoit.

On disoit quand M. le Prince mourut, et qu'il eut aussi témoigné de la
fermeté, qu'il n'y avoit plus d'honneur à bien mourir, puisque ces
deux hommes-là étoient si bien morts. On alla à l'enterrement du Roi
comme aux noces, et au-devant de la Reine comme à un carrousel. On
avoit pitié d'elle, et on ne savoit pas ce que c'étoit.

  [71] Fils de Henri IV et de Marie de Médicis, né à Fontainebleau
  le 27 septembre 1601, mort le 14 mai 1643.

  [72] En 1615.

  [73] Il mourut depuis aux guerres des Huguenots. (T.)

  [74] Le comte de Nogent, capitaine des archers de la porte, frère
  de Bautru, dans l'_Historiette_ duquel Tallemant aura occasion de
  reparler de Nogent. Ménage confirme à son sujet ce qu'avance ici
  Tallemant; car il dit «qu'il arriva à Paris n'ayant que huit cent
  livres de rente, et qu'il en avoit cent quatre-vingt mille
  lorsqu'il mourut. Le premier jour qu'il parut à la cour, il porta
  le Roi sur ses épaules pour le passer par un endroit où il y
  avoit de l'eau. C'étoit aux Tuileries.» (_Ménagiana_, édit. de
  1762, t. I, p. 41.)

  [75] Précédemment dans l'_Historiette_ du cardinal de Richelieu.

  [76] M. d'Estambon est fort bègue. Le Roi, la première fois qu'il
  le vit, lui demanda quelque chose en bégayant. Comme vous pouvez
  penser, l'autre lui répondit de même. Cela surprit le Roi, comme
  si cet homme eût voulu se moquer de lui. Voyez quelle apparence
  il y avoit à cela, et si on n'eût assuré le roi que ce
  gentilhomme étoit bègue, il l'eût peut-être fait maltraiter. (T.)

  [77] Espèce de bouffon en vogue en Italie.

  [78] La famille d'Ecquevilly, descendue du président Hennequin.
  Tallemant est entré plus bas dans quelques détails sur
  d'Ecquevilly.

  [79] Tréville, ou Troisville, commandoit les mousquetaires.

  [80] Voici le passage: «Madame Bellier a dit au sieur cardinal en
  grandissime secret, comme la Reine avoit été grosse dernièrement,
  qu'elle s'étoit blessée; que la cause de cet accident étoit un
  emplâtre qu'on lui avoit donné pensant faire bien. Depuis
  Patrocle m'en a dit autant et le médecin ensuite.» (_Journal du
  cardinal de Richelieu_, 1648, petit in-12, première partie, p.
  53; Mai, 1632.)

  [81] _La Ludovicotrophie_, ou _Journal de toutes les actions et
  de la santé de Louis, dauphin de France, qui fut ensuite le roi
  Louis XIII_, par Jean Hérouard, seigneur de Vaugrineuse, son
  premier médecin, est indiquée dans le Père Lelong, comme existant
  dans la Bibliothèque du Roi, au nombre des manuscrits du Fonds
  Colbert. (_Bibliothèque historique de la France_, t. 2, no
  21448.)

  [82] Marais disoit au Roi: «Il y a deux choses à votre métier
  dont je ne me pourrois accommoder.--Hé! quoi?--De manger tout
  seul et de ch... en compagnie.» (T.)

  [83] Ménage assigne une autre cause à la disgrâce de Barradas.
  «La faveur de Barradas auprès de Louis XIII ne dura pas plus de
  six mois, et c'est de là que _la fortune de Barradas_ passe en
  proverbe pour une fortune de peu de durée. Le sujet de la
  disgrâce de ce favori est fort plaisant. Il étoit un jour à la
  chasse avec le Roi, lorsque le chapeau de ce prince étant tombé,
  il alla justement sous le ventre du cheval de Barradas. Dans ce
  moment-là ce cheval étant venu à passer gâta tout le chapeau du
  Roi, qui se mit dans une aussi grande colère que s'il l'avoit
  fait faire exprès. Cet accident, qui en auroit fait rire un
  autre, fut pris en très-mauvaise part par le Roi, qui commença
  dès ce temps-là à ne plus aimer Barradas. (_Ménagiana_, t. I, p.
  98.)

  [84] A la poursuite des financiers, la Reine-mère étoit
  implacable pour Beaumarchais, à cause du maréchal de Vitry, son
  gendre. On s'avisa pour le sauver d'offrir mademoiselle de La
  Vieuville, fille de l'autre gendre, à Barradas avec huit cent
  mille livres. Le Roi en fut fort aise: «Mais, dit-il, il faut
  faire le compte rond: il faut un million.» Barradas le dit à
  quelque babillard: le cardinal de Richelieu, qui ne vouloit point
  que La Vieuville eût de l'appui, et qui voulut peut-être
  satisfaire la Reine-mère, dit au Roi: «Sire, voilà qui est bien,
  mais il m'a offert (cela étoit faux) un million de sa charge de
  trésorier de l'Épargne qui en vaut encore autant.» Cela cabra
  Vitry et La Vieuville. L'affaire fut rompue. Outre cela,
  Beaumarchais fut pendu en effigie dans la cour du palais. Il
  laissa encore des biens prodigieux. Il avoit l'île de l'Éguillon,
  près de La Rochelle, et six vaisseaux qu'il envoyoit aux Indes.
  Il faisoit accroire que sa richesse venoit de là. (T.).

  [85] Le Roi prit amitié pour Saint-Simon, à cause, disoit-il, que
  ce garçon lui rapportoit toujours des nouvelles certaines de la
  chasse; qu'il ne tourmentoit point trop ses chevaux, et que,
  quand il prenoit un cor, il ne bavoit point dedans: voilà d'où
  vient sa fortune. (T.)

  [86] Une fois qu'il dansoit je ne sais quel ballet de _la Chasse
  aux Merles_, qu'il aimoit tendrement, et qu'il avoit nommée _la
  Merlaison_, un M. de Bourdonné, qui connoissoit M. Godeau, depuis
  évêque de Grasse, à cause qu'il est voisin de Dreux, d'où est ce
  prélat, lui écrivit: «Monsieur, sachant que vous faites joliment
  des vers, je vous prie de faire les vers du ballet du Roi dont
  j'ai l'honneur d'être, et d'y mettre souvent le mot de
  _Merlaison_, parce que Sa Majesté l'aime.» M. Godeau est encore à
  faire ces vers. (T.)

  [87] Montauron étoit parent de Tallemant; on lira plus loin son
  _Historiette_.

  [88] Depuis ceux qui ne sont pas trop âgés l'ôtent, et on n'a que
  les moustaches. (T.)

  [89] D'autres ont dit _mille_ pistoles (_Journal de Verdun_,
  juin, 1707, p. 410). Le chiffre donné par Tallemant est plus
  vraisemblable. La pistole valoit alors onze livres, ce qui
  équivaut à vingt-quatre francs d'aujourd'hui.

  [90] _Polyeucte_, représenté en 1640, ne fut publié qu'en 1643.

  [91] On avoit obligé M. de Bellegarde à prendre quelque petite
  récompense de cette charge, et pour cela il eut permission de
  revenir à la cour. (T.)

  [92] Premier valet-de-chambre. (T.)--Il étoit premier valet de
  garde-robe.

  [93] De chez la Reine, comme on l'a vu précédemment dans
  l'_Historiette_ du maréchal de Brézé.

  [94] Voyez l'_Historiette_ du cardinal de Richelieu pour la
  conspiration de Cinq-Mars et le récit de sa mort.

  [95] Ce nom est illisible dans le manuscrit; l'initiale paroît
  être un J, mais encore elle est douteuse.

  [96] On appelle les filles de la Reine de dehors _galloches_, car
  on laisse les _galloches_ à la porte. (T.)

  [97] Jacques Sirmond, Jésuite, né à Riom le 12 octobre 1559, mort
  à Paris le 7 octobre 1651.

  [98] On grattoit à la porte du Roi, et par flatterie à celle des
  puissants d'alors, pour se les faire ouvrir. Dans _le Baron de la
  Crasse_, comédie de R. Poisson, ce personnage raconte qu'étant
  allé au Louvre, et ayant frappé à la porte du Roi, l'huissier lui
  dit:

    Apprenez, monsieur de Pézenas,
    Qu'on gratte à cette porte, et qu'on n'y heurte pas.

  Les courtisans se servoient du peigne pour cet usage. Molière dit
  dans son _Remercîment au Roi_ de 1663:

    Grattez du peigne à la porte
      De la chambre du Roi.

  [99] Comme les prisonniers de la Bastille ne sortoient point, on
  disoit qu'il n'y avoit que la Reine qui fût sortie de prison.
  (T.)

  [100] _Déclaration du Roi par laquelle il prend la sainte Vierge
  pour protectrice spéciale de son royaume, le 10 février 1638_;
  Paris, 1638, in-8º.

  La citation de Tallemant n'est pas textuelle; mais quant à la
  bizarrerie de la chute à laquelle le protocole donne lieu, elle
  est exacte: «Nous admonestons le sieur archevêque de Paris, et
  néanmoins lui enjoignons, etc., afin que sous une si puissante
  patrone, notre royaume soit à couvert de toutes les entreprises de
  ses ennemis; qu'il jouisse longuement d'une bonne paix, que Dieu y
  soit servi et révéré si saintement, que nous et nos sujets
  puissions arriver heureusement à la dernière fin pour laquelle
  nous sommes créés: _car tel est notre bon plaisir_.»

  [101] Un jour que Nogent entra dans la chambre du Roi, il lui dit
  «Ah! que je suis aise de vous voir, Nogent; je croyois que vous
  fussiez exilé.» (T.)

  [102] On lit les plus grands détails sur la mort du Roi dans le
  _Mémoire fidèle des choses qui se sont passées à la mort de Louis
  XIII_, par Dubois, l'un de ses valets-de-chambre. (_Curiosités
  historiques_; Amsterdam, 1759, tom. 2, p. 44.) Cette pièce
  devroit faire partie de la Collection des Mémoires relatifs à
  l'histoire de France.



M. D'ORLÉANS (GASTON)[103].


M. d'Orléans étoit fort joli en son enfance, et on lui faisoit dire,
il y a sept ou huit ans, en voyant le Roi et M. d'Anjou: «Ne vous
étonnez de rien; j'étois aussi joli que cela.» Il fit pourtant une
chose fort ridicule à Fontainebleau, où il fit jeter dans le canal un
gentilhomme qui, à son avis, ne lui avoit pas assez porté de respect.
Il y eut du bruit pour cela; il ne vouloit point demander pardon à ce
gentilhomme, quoiqu'on lui rapportât l'exemple de Charles IX qui,
étant roi, et ayant su qu'un homme, auquel, dans l'ardeur de la
chasse, il avoit donné un coup de houssine (l'autre s'étant mis mal à
propos dans son chemin), étoit gentilhomme, dit: «Je ne suis que
cela,» et lui en fit satisfaction. L'autre pourtant ne voulut jamais
paroître à la cour. La Reine-mère vouloit qu'il eût le fouet, et cela
l'y fit résoudre. M. d'Orléans s'est plaint plusieurs fois qu'on ne
lui avoit donné pour gouverneur qu'un Turc et qu'un Corse: M. de
Brèves, qui avoit été si long-temps à Constantinople qu'il en étoit
devenu tout mahométan, et le maréchal d'Ornane, fils d'Alphonse de
Corse. Ce maréchal avoit un plaisant scrupule: il n'osoit toucher à
aucune femme qui eut nom Marie, tant il avoit de dévotion pour la
Vierge; amoureux de madame de Gravelle, il la fit peindre avec des
rayons qui lui sortoient des yeux, et il y avoit au bas:

    Et de ses yeux sortoient de grands rayons.

Gaston a un peu fait le fou en sa jeunesse, et la nuit il a brûlé plus
d'un auvent de savetier. Il a toujours été assez bon, et il ne manque
point d'esprit. Un jour, comme il y avoit beaucoup de courtisans avec
lui à son lever, une montre d'or sonnante qu'il aimoit fort fut volée.
Quelqu'un dit: «Il faut fermer les portes et fouiller tout le monde.»
Monsieur dit humainement: «Au contraire, messieurs, sortez tous, de
peur que la montre vienne à sonner et à découvrir celui qui s'en est
accommodé;» et il les fit tous sortir.

Il a beaucoup de mémoire; il sait tous les simples par coeur. A propos
de cela, Brunier, son premier médecin, un jour que dans le Jardin des
Simples il lui contoit je ne sais quoi qu'il avoit fait, qui n'étoit
pas trop raisonnable, lui dit naïvement: «Monsieur, les aliziers font
les alizes, et les _sottisiers_ font les sottises.»

Bezançon, qui le quitta depuis, lui chanta une fois en une débauche un
impromptu sur une chanson qui couroit à la louange du cabaret, dont la
reprise étoit:

    Mais parce qu'au tac du couteau
    On a tout ce que l'on demande.

    Gaston qui savez mieux que nous
    Tous les secrets de la taverne,
    De celui-ci souvenez-vous,
    Ou bien je crains qu'on ne vous berne.
    Ma foi ne faites pas le veau:
    Frappez si fort qu'on vous entende,
    Puisqu'au seul tac tac du couteau
    On a tout ce que l'on demande.

Il voyoit les personnes de qualité, et ne faisoit point comme on veut
que M. d'Anjou fasse.

La plus belle chose qu'il ait faite en sa vie, c'est d'avoir gardé la
foi à sa seconde femme[104], et n'avoir jamais voulu l'abandonner.
C'est une pauvre idiote, et qui pourtant a de l'esprit. Quand on les
remaria à Meudon, après la mort du cardinal, elle pleuroit, parce
qu'elle croyoit avoir été en péché mortel jusque là. Elle est belle,
mais elle a les dents gâtées et tient la tête entre les épaules. Il
est vrai qu'elle se redresse en dansant et danse bien. C'est tout le
contraire de sa devancière qui étoit fière comme un dragon. Le Roi se
réjouit fort quand il vit qu'elle n'avoit fait qu'une fille, et cria:
«Tout est _fendu_.»

En une débauche où chacun contoit quelque chose pour se moquer du
cardinal de Richelieu, M. de Chavigny en fit aussi un conte. M.
d'Orléans lui dit en souriant: _Et tu quoque, fili_, car on disoit
qu'il étoit fils du cardinal, qui étant jeune avoit couché avec madame
Bouthillier (elle est Bragelonne). C'est cette femme qui a fait la
fortune de la maison. Elle fit mettre son mari chez la Reine-mère, et
ensuite il devint surintendant des finances. Elle fit aussi donner la
coadjutorerie de Tours à son beau-frère.

Parlons un peu des amours de Monsieur. Étant veuf, il étoit bien jeune
encore, il disoit: «Je ne suis guère propre à la galanterie qui règne
encore de faire le malade, d'être pâle et de s'évanouir.» En effet, il
a toujours été vermeil. Je pense qu'il a eu des amourettes en Flandre,
mais je n'ai rien trouvé de mémorable. A son retour, il devint
amoureux d'une belle personne du quartier Saint-Paul, nommée madame de
Ribaudon: elle étoit Bragelonne. On en fit des vaudevilles:

      La Ribaudon, quand Monsieur la regarde,
    Père, frère, mari, tout le monde est en garde,
          Tout doux, etc.....

AUTRE.

    Monsieur dit à la Ribaudon:
    Si tu le veux nous le ferons,
        Tutaine, tuton,
        Tutaine, tutu,
        Ton mari cocu;
          Ton ton
      Monsieur Ribaudon
    Tutaine tuton tutaine.

La belle lui a répondu:

    Vous êtes un gentil luturlu,
      Tutaine tuton tutaine
          Tu tu,
        Pour faire cocu
          Ton ton
        Monsieur Ribaudon,
      Tutaine tuton tutaine.

En ce temps-là, il jouoit et mangeoit fort souvent avec les dames du
voisinage de cette belle. Il faisoit cas de madame de Ribaudon, mais
on ne dit point qu'il en ait reçu aucune faveur. Depuis, elle mourut
pour ne s'être pas assez conservée. Elle étoit délicate, et vouloit
faire tout ce que font les plus robustes.

Après madame de Ribaudon, Monsieur aima une fille de Tours, appelée
Louison Roger. Elle appartenoit aux principaux de la ville. M. de
Montbazon, qui avoit du bien auprès de Tours, et y étoit souvent,
avant cela, lui avoit donné une petite plaque d'argent; Monsieur lui
en donna une grande. Cette fille étoit plaisante, et avoit l'esprit
vif. Un jour, comme ils causoient, elle se mit à crier: «Ah! mon Dieu,
la grande plaque de Monsieur a pensé engloutir la petite plaque de M.
de Montbazon.» Elle fut deux ans à ne vouloir pas souffrir que
Monsieur lui parlât qu'en présence de deux prudes. Une fois il fit
semblant de se vouloir tuer. Les parents, lâches et intéressés,
fermoient les yeux à tout. Il en jouit à la fin. Elle devint si sotte,
qu'elle ne faisoit pas asseoir les dames de la ville. Il y eut bien
des réjouissances durant cette amourette, mais la jalousie s'y mit
bientôt, car L'Epinay, gentilhomme de Normandie, qui étoit alors comme
le favori de Monsieur[105], fut disgracié, et Louison aussi. Ce
L'Epinay, à ce qu'on dit, avoit servi si fidèlement son maître auprès
de cette fille, qu'on a cru qu'il y avoit passé le premier. Il vécut
avec si peu de discrétion, que le bruit en vint aux oreilles du Roi.
Il ne manqua pas d'en railler Monsieur, qui jusque là ne s'étoit douté
de rien, quoiqu'il soit honnêtement soupçonneux. La première fois
qu'il vit la belle, il lui fit tout confesser, et L'Epinay, sachant
cela, fut si imprudent, qu'au lieu de lui écrire qu'il s'étonnoit
qu'elle dît le contraire de ce qu'elle savoit, lui écrivit par le
comte de Brion une lettre par laquelle il la prioit de lui envoyer de
ses cheveux. Louison ne la voulut pas recevoir, et en avertit
Monsieur. Il fit fouiller Brion, et ne lui trouva point la lettre;
mais quand on fut chercher à son logis, elle fut trouvée dans la
paillasse de son lit. La Rivière disoit que M. d'Orléans avoit trouvé
dans les chausses de M. de Brion une lettre de Louison à L'Epinay. Il
délibéra de le faire poignarder, et en parla au feu Roi, qui en fut
d'avis, car, outre qu'il étoit naturellement un peu cruel, il croyoit
que cet exemple retiendroit ceux qui s'émancipoient d'en conter à
mademoiselle d'Hautefort. Mais le cardinal de Richelieu, qui fut de ce
conseil, empêcha la chose. Le cardinal n'aimoit pas que la cour
s'accoutumât à faire assassiner les gens. Monsieur fit pourtant mettre
des gardes autour du logis de Louison, la nuit, avec ordre de tuer
L'Epinay s'il y venoit.

J'ai su d'un de mes amis, qui le tenoit de l'abbé de La Rivière, que
M. L'Epinay s'en allant à Paris, après que Monsieur l'eut chassé,
rencontra M. de Brion à Etampes, à qui, comme à son ami, il donna une
lettre pour Louison, où il y avoit que sa disgrâce n'étoit un malheur
pour lui qu'à cause qu'elle l'éloignoit de ce qu'il aimoit, et qu'il
n'avoit pour toute consolation que le plaisir de baiser le bracelet de
cheveux qu'elle lui avoit donné. Monsieur est averti que M. de Brion
avoit vu L'Epinay en chemin. Il attend que Brion fût couché, puis il
va dans sa chambre, et se saisit de son haut-de-chausses, où étoit la
lettre. Voilà ce qui l'acheva de persuader que Louison lui avoit fait
infidélité.

L'Epinay chassé s'en alla en Hollande, où il eut facilement accès chez
la reine de Bohème. Comme il y entra avec la réputation d'un homme à
bonne fortune, il y fut tout autrement regardé qu'un autre, et, dans
l'ambition de n'en vouloir qu'à des princesses ou à des maîtresses de
princes, on dit qu'il cajola d'abord la mère, et après la princesse
Louise, car les Louises étoient fatales à ce garçon. On dit que cette
fille devint grosse, et qu'elle alla pour accoucher à Leyde, où l'on
n'en faisoit pas autrement la petite bouche. La princesse
Elisabeth[106], son aînée, qui est une vertueuse fille, et une fille
qui a mille belles connoissances, et qui est bien mieux faite qu'elle,
ne pouvoit souffrir que la Reine, sa mère, vît de bon oeil un homme
qui avoit fait un si grand affront à leur maison. Elle excita ses
frères contre lui; mais l'électeur se contenta de lui jeter son
chapeau à terre un jour qu'étant à la promenade à pied, il s'étoit
couvert par ordre de la Reine, à cause qu'il pleuvoit un peu. Mais le
plus jeune de tous, nommé Philippe (il fut tué depuis à la bataille de
Rhétel), ressentit plus vivement cette injure, et un soir, proche du
lieu où l'on se promène à La Haye, il attaque L'Epinay, qui étoit
accompagné de deux hommes, et lui n'en avoit pas davantage. Ils se
battirent quelque temps: il survint des gens qui les séparèrent. Tout
le monde conseilla à L'Epinay de se retirer, mais il n'en voulut
jamais rien faire. Enfin, un jour qu'il avoit dîné chez M. de La
Tuilerie, ambassadeur de France, il sortit avec Des Loges (fils de M.
Des Loges). Si l'on eût cru que le prince Philippe eût osé le faire
assassiner en plein jour, on n'eût pas manqué de le faire accompagner,
et il s'en fallut peu que M. de La Vieuville (le duc aujourd'hui), qui
avoit dîné chez l'ambassadeur, ne prît le même chemin. Il fut donc
attaqué par huit ou dix Anglois, en présence du prince Philippe. Des
Loges ne mit point l'épée à la main; L'Epinay seul se défendit le
mieux qu'il put; mais il fut percé de tant de coups, que les épées se
rencontroient dans son corps. Il voulut tâcher à se sauver, mais il
tomba; toutefois il fit encore quelque résistance à genoux, et enfin
il rendit l'esprit.

Pour ce qui est de la princesse Louise, elle a changé de religion, et
est abbesse de Maubuisson, où elle mène une vie exemplaire. Madame de
Longueville écrivoit de La Haye, où elle la vit en allant à Munster:
«J'ai vu la princesse Louise, et je ne crois pas que personne envie à
L'Epinay la couronne de son martyre.» Pour la reine de Bohème, on
croit seulement qu'elle étoit bien aise que sa fille se divertît.
L'Epinay étoit bien à la cour du prince d'Orange, qui n'étoit pas
fâché qu'il fût souvent avec son fils. L'Epinay avoit l'esprit adroit,
et assurément il y auroit fait fortune.

Cependant la pauvre Louison, voyant que Monsieur ne vouloit pas
reconnoître le fils dont elle étoit accouchée, se mit en religion à
Tours, aux Filles de la Visitation, donna à ses amies tout ce qu'elle
avoit pu avoir de chez elle et de Monsieur, et ne laissa que vingt
mille livres à son fils, du revenu desquelles on l'entretiendroit
jusqu'à ce qu'il fût reconnu, ou qu'il fût en état de s'aller faire
tuer à la guerre, si on ne le vouloit pas reconnoître. Ce petit garçon
mit une fois l'épée à la main; quelqu'un lui dit: «Rengaînez, petit
vilain; voilà le vrai moyen de n'être jamais reconnu.» Monsieur n'est
nullement brave[107]. Elle vit bien. Etant supérieure du couvent, on
lui vint dire: «Madame, on a fait quatre cents toises de muraille.--Je
n'entends point cela, répondit-elle; combien sont-ce d'aunes?» Il n'y
a que quatre ans que Monsieur, passant à Tours, eut envie de la voir.
Madame l'en empêcha. Elle envoya du fruit à Madame. Mademoiselle a
pris amitié pour ce petit garçon, qui est fort joli, et elle l'a
auprès d'elle. Monsieur n'a garde de le reconnoître, car, outre qu'il
croit que L'Epinay en est le père, il lui faudroit donner du bien.

M. d'Orléans a toujours l'esprit un peu page. Un jour qu'il vit un
des siens qui dormoit la bouche ouverte, il lui alla faire un pet
dedans. Ce page, demi-endormi, cria: «B....., je te ch.. dans la
gueule.» Monsieur avoit passé outre. Il demande à un valet-de-chambre,
nommé Du Fresne: «Qu'est-ce qu'il dit?--Il dit, monseigneur, dit
gravement le valet-de-chambre, qu'il ch.. dans la gueule à Votre
Altesse Royale.»

Ce même homme, qui fait comme cela des tours de page, a une sotte
gloire, comme de ne vouloir pas qu'on se couvre jamais dans son
carrosse, non pas même en voyage. Le feu Roi s'en moquoit hautement.
Il est si inquiet, qu'il faut le boutonner en courant. Il a toujours
son chapeau comme un _gloriot_, siffle toujours, et a toujours la main
dans ses chausses. Nous dirons le reste dans les _Mémoires de la
Régence_.

  [103] Gaston, Jean-Baptiste de France, duc d'Orléans, frère de
  Louis XIII, né le 25 avril 1608, mort le 2 février 1660.

  [104] Marguerite de Lorraine.

  [105] Lui qui s'est toujours laissé gouverner, se plaignit que le
  cardinal de Richelieu gouvernât le Roi son frère. (T.)

  [106] C'est avec cette princesse que Descartes correspondoit.

  [107] Le vieux Lambert, gouverneur de Metz, qui avoit servi
  long-temps sans recevoir une égratignure, disoit en riant: «Un
  tel (j'en ai oublié le nom), monsieur d'Orléans et moi, quoique
  nous ayons bien été aux coups, n'avons pourtant jamais été
  blessés.» (T.)



SAUVAGE.


Sauvage étoit à M. d'Orléans. C'étoit un goinfre fort agréable. Il
contrefaisoit admirablement bien les chansons du Pont-Neuf. Monsieur
s'étant retiré en Lorraine, il le voulut aller trouver, et, pour avoir
des bottes à bon marché, il en commanda à dix ou douze cordonniers
différents, à qui il donna diverses heures. A chacun, il dit qu'il y
avoit une botte trop étroite, et leur donna alors une même heure pour
la rapporter. Quand ils vinrent, ils ne trouvèrent plus personne.

De Bruxelles, Sauvage envoyoit des Gazettes pleines de chimères pour
contrecarrer celles de Renaudot[108], qui commençoient à avoir cours.
On aimoit bien mieux la Gazette de Sauvage que l'autre. Outre cela,
tous les jours, pour se divertir, il faisoit quelque imposture. Ce fut
lui qui fit graver la figure d'un poisson qu'il appeloit _la carpe
adriatique_, dans le corps duquel on avoit trouvé, à ce que disoit
l'écrit, je ne sais combien de mousquets, des hallebardes, des croix,
etc. Cela courut par toute la France. La dernière imposture qu'il ait
faite, ç'a été un arrêt du Parlement de Grenoble, par lequel un enfant
étoit déclaré légitime, quoique la mère confessât l'avoir conçu durant
l'absence de son mari, et cela par la force de l'imagination, en
songeant qu'il habitoit avec elle. Les noms y étoient, et aussi ceux
des médecins et de la sage-femme. Assez de bonnes gens le crurent.
C'étoit le vrai style de Grenoble. Le procureur général de Paris
écrivit à celui de Grenoble touchant cet arrêt, et ce Parlement-là en
donna un contre l'auteur, dont celui-ci se moqua. Dans les écoles de
médecine, on agita la question à savoir si la force de l'imagination
pouvoit suffire pour faire concevoir. Il faisoit aussi quelquefois des
Gazettes de raillerie, comme une où il disoit: «Ce Dieu de la Charente
qui apparut à Balzac est arrivé ici, aussi peu Dieu que jamais.»

Bien des fois il a pris les devants, et il se mettoit à chanter sous
l'orme, dans les villages, quand Monsieur passoit.

  [108] Médecin, fondateur de la _Gazette de France_, établie en
  1631, et continuée par lui jusqu'à sa mort, en 1653. Barbier,
  dans le _Dictionnaire des Anonymes_, dit que le généalogiste
  d'Hozier, ami de Renaudot, étoit de moitié avec lui dans l'idée
  et dans l'exécution de ce journal.



M. DE MONTMORENCY[109].


Le dernier duc de Montmorency demeura maître de son bien à dix-neuf
ans. Mais M. de Portes, son oncle, qui étoit un homme d'esprit, prit
le soin de sa conduite, et fit aller long-temps toute sa maison.
Quoiqu'il eût les yeux de travers, M. de Montmorency étoit pourtant de
fort bonne mine. Il avoit le geste le plus agréable du monde: aussi
parloit-il plus des bras que de la langue. On dit, à propos de cela,
que M. de Montmorency étant entré en une compagnie où étoit feu M. de
Candale[110], tout le monde lui fit fête, quoiqu'il n'eût fait
proprement que remuer les bras: «Jésus, dit M. de Candale, que cet
homme est heureux d'avoir des bras!» Madame de Rambouillet dit qu'une
fois il voulut conter quelque chose qu'il savoit fort bien; mais il
s'embrouilla tellement, que le cardinal de La Valette, par pitié, fut
contraint de prendre la parole et d'achever le conte. Il commençoit
souvent des compliments et demeuroit à mi-chemin. On avoit quelquefois
bien de la peine à s'empêcher de rire. Il ne disoit pas de sottises,
mais il avoit l'esprit court. En récompense, il étoit brave, riche,
galant, libéral, dansoit bien, étoit bien à cheval et avoit toujours
des gens d'esprit à ses gages, qui faisoient des vers pour lui[111],
qui l'entretenoient fréquemment, et lui disoient quel jugement il
falloit faire des choses qui couroient en ce temps-là.

Il donnoit beaucoup aux pauvres. Il étoit aimé de tout le monde, mais
adoré de son quartier. Il étoit fort libéral. Il entendit qu'un
gentilhomme disoit: «Si je trouvois vingt mille écus à emprunter
seulement pour deux ans, ma fortune seroit faite.» Il les lui prêta.
Au terme le gentilhomme lui rapporta l'argent. «Allez, lui dit-il,
c'est assez que vous m'ayez tenu parole; je vous les donne de bon
coeur.»

On dit qu'il envoya une fois à la marquise de Sablé, durant sa grande
passion, une donation de quarante mille livres de rente en fonds de
terre, mais qu'elle ne la voulut pas recevoir.

Il aima d'abord la Choisy, fille de bon lieu, mais très-galante. Elle
fut mariée depuis, et fit mettre sur son tombeau, comme l'on voit à
Saint-Paul, qu'elle avoit été fort estimée des grands, et qu'elle
avoit eu l'amitié de plusieurs.

Après, il fut amoureux de la Reine; les Anglois l'interrompirent.
C'étoit en même temps que M. de Bellegarde. Il recommença après. Il en
avoit un portrait, et une fois il fit mettre un homme à genoux pour le
lui montrer.

Bassompierre et lui eurent querelle. Bassompierre dansoit mal, et il
s'en moqua à un bal. «Il est vrai, lui dit Bassompierre, que vous
avez plus d'esprit que moi aux pieds, mais j'en ai aussi ailleurs plus
que vous.--Si je n'ai pas aussi bon bec, j'ai bien aussi bonne épée,
répondit Montmorency.--Oui dà, répliqua Bassompierre, vous avez celle
du grand[112] Anne de Montmorency.» On les accorda avant qu'ils se
séparassent.

Il eut encore une querelle avec le duc de Retz[113], petit-fils
d'Albert de Gondi et fils du marquis de Belle-Ile. M. de Montmorency
avoit été accordé, et même marié, mais sans coucher ensemble, avec
l'héritière de Beaupréau; mais la Reine-mère fit rompre le mariage
pour lui donner une de ses parentes de la maison des Ursins[114]
qu'elle fit venir exprès[115]. Depuis, M. de Retz épousa mademoiselle
de Beaupréau, et M. de Montmorency, au lieu de duc de Retz, l'appela
_duc de mon reste_. On les accorda sur l'heure.

Sa femme, qui n'étoit pas une fort agréable personne, devint bientôt
jalouse de lui. Cependant, pourvu qu'il lui fît confidence de ses
galanteries, elle ne lui donnoit point de peine, mais elle ne vouloit
pas qu'il lui mentît. M. de Montmorency avoit une telle vogue, qu'il
n'y avoit pas une femme de celles qui avoient un peu la galanterie en
tête, qui ne voulût, à toute force, en être cajolée, et il en est venu
des provinces exprès pour tâcher à lui donner dans la vue. C'est pour
cela que la marquise de Sablé, toute délicate qu'elle étoit en gens,
en faisoit un très-grand cas, et c'est avec lui qu'elle a le plus fait
de galanteries.

Pour la guerre, c'étoit un fort ignorant homme; il le fit voir quand
il se fit prendre. On en trouva une centurie dans Nostradamus qui est
étonnante. Il y a:

    Neuve[116] obturée[117] au grand Montmorency,
    Hors lieux prouvés[118] délivre à clere peine[119].

Mené à Toulouse au commencement, il déclina disant que c'étoit au
Parlement des pairs à le juger; mais il s'en désista en disant: «A
quoi servira de chicaner ma vie? Je serai aussi bien condamné à Paris
qu'ici.» Il envoya sa moustache, sa cadenette (on n'en portoit qu'une
au côté gauche en ce-temps-là) à sa femme avec une lettre. Cette
pauvre femme se retira à Moulins dans un couvent[120] où elle pleura
tant, que de voûtée qu'elle étoit devenue d'une grande fluxion, elle
devint droite comme auparavant, sa fluxion s'étant écoulée par les
yeux. Mairet, en lui dédiant une tragédie, lui donna la qualité de
_Très-inconsolable princesse_. Elle a fait faire un tombeau magnifique
à son mari[121], et elle a pris cette année l'habit de religieuse.

  [109] Henri II, duc de Montmorency né à Chantilly, le 30 avril
  1595, décapité à Toulouse le 30 octobre 1632. L'_Histoire de
  Henri, dernier duc de Montmorency, pair et maréchal de France_, a
  été publiée par Simon Ducros; Paris, 1663, in-4º.

  [110] M. le duc de Candale étoit fils aîné du duc d'Épernon, et
  l'un des hommes les plus recherchés de son temps.

  [111] Théophile, Mairet. (T.)

  [112] Il jouoit sur _âne_. (T.)

  [113] Il vit encore, et a marié sa fille au frère aîné du
  cardinal de Retz. (T.)

  [114] Marie Félice des Ursins, née en 1600.

  [115] Un Ursin épousa la soeur du grand-père de la Reine-mère.
  (T.)

  [116] _Neuve_, Castelnadaury. (T.)

  [117] _Obturée_, fermée. On ne lui voulut pas ouvrir les portes.
  (T.)

  [118] _Prouvés_, publics. On ne le fit pas mourir en place
  publique. (T.)

  [119] _Clere peine_, manière de prononcer du Parlement de
  Toulouse.(T.)

    NOSTRADAMUS, centurie 9, quatrain 18.

  [120] Dans le couvent de la Visitation dont elle mourut
  supérieure le 5 juin 1666.

  [121] Ce monument funéraire existe encore.



M. DE BAUTRU[122].


M. de Bautru est d'une bonne famille d'Angers. Il a été conseiller au
grand conseil. En ce temps-là, il épousa la fille d'un maître des
comptes, nommé Le Bigot, sieur de Gastines. Cette femme ne se mettoit
point dans le monde; elle ne sortoit guère. «Oh! la bonne ménagère!»
disoit-on. On la donnoit pour exemple aux autres. Enfin il se trouva
qu'elle ne sortoit point parce qu'elle avoit son galant chez elle.
C'étoit le valet-de-chambre de son mari. Bautru fit mourir ce galant à
force de lui faire dégoutter de la cire d'Espagne sur la partie
peccante[123]; d'où vient que Saint-Germain, croyant que c'étoit
Bautru qui avoit fait les vers[124] sur la retraite de Monsieur,
avoit mis dans la réponse:

    Quand il cacheta près du c.
    Son valet qui le fit cocu.

Il chassa sa femme, et ne voulut point reconnoître le fils dont elle
accoucha. Il l'a reconnu depuis, mais long-temps après. Cette femme
jusque là vécut de carottes à Montreuil-Belay en Anjou, pour épargner
quelque chose à son enfant. Jusqu'à cette heure elle demeure chez lui
en Anjou, où il va quelquefois; mais elle ne vient point à Paris. Il a
le malheur d'avoir un sot fils. A propos de cela, M. de Guise, comme
ils dînoient ensemble, lui ayant dit: «Qu'y a-t-il entre un cocu et un
autre?--Une table,» répondit-il, car ils n'étoient pas de même côté.
Comme les trois frères de Luynes commençoient à s'établir, on dit à
Bautru: «Mais il faut leur porter respect.--Pour moi, dit-il, s'ils me
traitent civilement, je dirai: M. de Brante, M. de Luynes, M. de
Cadenet; autrement je dirai Bran de Luynes et Cadenet,» en changeant
le _t_ en _d_, ce qui ne se remarque pas quasi en prononçant.

Bautru, s'étant défait de sa charge, se mit à suivre la cour. Le
maréchal d'Ancre l'aimoit; et s'il n'eût point été tué, il lui alloit
faire une affaire qui lui eût valu dix mille écus de rente.

J'ai déjà dit ailleurs qu'il étoit à la _drôlerie_ du Pont-de-Cé.
Quelqu'un qui estimoit fort un M. de Jainchère, qui avoit quelque
emploi en cette _guerrette_, lui dit: «Qu'est-ce qui est plus hardi
que Jainchère?--Les faubourgs d'Angers, répondit-il, car ils ont
toujours été hors la ville, et lui n'en est pas sorti.»

Il dit à la Reine-mère que l'évêque d'Angers étoit saint, et qu'il
guérissoit la v...... L'évêque le sut, et s'en plaignit: «Eh! comment
l'aurois-je dit? dit Bautru, il en est encore malade.»

Jouant au piquet à Angers contre un nommé Goussaut, qui étoit si sot,
que pour dire _sot_ on disoit _Goussaut_, Bautru vint à faire une
faute, et, en s'écriant, dit: «Que je suis Goussaut!--Vous êtes un
sot, lui dit l'autre.--Vous avez raison, répondit-il; c'est ce que je
voulois dire.»

Il disoit à mademoiselle d'Auchy, fille d'honneur de la Reine-mère:
«Vous n'êtes pas trop mal fine, avec votre sévérité. Vous avez si bien
fait, que vous pourrez, quand vous voudrez, vous divertir deux ans
sans qu'on vous soupçonne.»

M. d'Effiat le prit en amitié, et c'est de là, bien plutôt que du
cardinal de Richelieu, que vient sa richesse. Bautru étoit bon
courtisan, ou bon bouffon, si vous voulez; de moeurs, et de religion
fort libertin, et tel, que M. d'Orléans lui écrivoit toujours: _Au
petit b......_ Il étoit petit, mais bien fait.

Le marquis de Borbonne, un seigneur qui n'avoit point de réputation
pour la bravoure, lui donna des coups de bâton; je n'ai pu savoir
pourquoi. Il en fit un vaudeville, où il y avoit:

        Borbonne
      Ne bat personne,
    Cependant il me bâtonne.

La première fois qu'il alla au Louvre après cela, chacun ne savoit
que lui dire. «Eh quoi, leur dit-il, croit-on que je sois devenu
sauvage, pour avoir passé par les bois?» Il n'a jamais pu s'empêcher
de médire; et comme les chiens ne mordent guère sans avoir des coups
de bâton, le pauvre Bautru ne manqua pas d'en avoir, car il n'eut pas
la discrétion d'épargner M. d'Épernon. S'il n'a dit que ce que j'en ai
ouï dire, je trouve le mot assez méchant pour mériter quelque
correction, mais non pas si rude. Il y avoit un vieil Espagnol à la
cour qu'on appeloit Gilles de Metz (un de ces Espagnols qui furent
chassés avec Antonio Pérez); Bautru disoit: «N'est-ce pas une chose
étrange que Gilles de Metz passe pour si vieux? M. d'Epernon est son
père, car on sait bien qu'il à fait Gilles de Metz[125].» Les Simons
(c'étoient les donneurs d'étrivières de chez M. d'Epernon)
l'étrillèrent comme il faut. Quelque temps après, un de ces
satellites, en passant auprès de lui, se mit à le contrefaire comme il
crioit quand on le battoit. Bautru ne s'en déferra point, et dit:
«Vraiment, voilà un bon écho, il répond long-temps après.» Bautru alla
voir la Reine, et il avoit un bâton. «Avez-vous la goutte? lui
dit-elle.--Non, madame.--C'est, dit le prince de Guémenée, qu'il porte
le bâton comme saint Laurent porte son gril: c'est la marque de son
martyre[126].»

Il eut aussi de grands démêlés avec M. de Montbason, pour en avoir
fait cent railleries, comme: que c'étoit un homme bien fait, qu'il n'y
avoit pas au monde de plus beau _corps-nu_ (il équivoquoit sur
_cornu_). D'ailleurs le bon homme avoit su que _l'Onosandre_[127]
étoit une pièce contre lui. La Reine-mère accommoda cela, et on dit
que M. de Montbason, entre autres choses, l'ayant menacé de coups de
pied, il faisoit remarquer à la Reine-mère: «Madame, voyez quel pied!
que fût devenu le pauvre Bautru?» M. de Montbason étoit fort grand et
puissant. Mais Bautru ne fut pas traité si doucement de la belle-mère
que du gendre. Il avoit, dit-on, fait galanterie avec la comtesse de
Vertus, et il en avoit fait des médisances épouvantables. Elle s'en
voulut venger, et pour cela elle s'adressa au marquis de Sourdis, qui
lui promit, comme il le fit, de lui donner des coups de bâton sur le
quai de l'Ecole; et elle étoit à la Samaritaine pour en avoir le
plaisir. Le marquis le traita plus humainement que les Simons, mais il
eut pourtant quelques coups.

A la province, je ne sais quel juge de bicoque l'importunoit trop
souvent. Un jour que cet homme vint le demander, il dit à son valet:
«Dis-lui que je suis au lit.--Monsieur, il dit qu'il attendra que vous
soyez levé.--Dis-lui que je me trouve mal.--Il dit qu'il vous
enseignera quelque recette.--Dis-lui que je suis à l'extrémité.--Il
dit qu'il vous veut dire adieu.--Dis-lui que je suis mort.--Il dit
qu'il veut vous donner de l'eau bénite.» Enfin il le fallut faire
entrer.

Il disoit du Père Pradines, cordelier, son confesseur, qu'il étoit
aussi noble que le grand-duc, et qu'il venoit de quatre têtes
couronnées de Cordeliers de père en fils. On avoit donné à ce Père un
brevet de confesseur des Enfants de France jusqu'à l'âge de sept ans,
et on ne se confesse qu'à cet âge-là.

Le cardinal de Richelieu en faisoit cas, et disoit qu'il aimoit mieux
la conscience d'un Bautru que de deux cardinaux de Bérulle. Il
l'envoya en Espagne, en qualité d'envoyé seulement; et le comte-duc
lui montrant son _gallinero_, il lui dit que le Roi, son maître, lui
envoyoit _dellos gallos_. L'autre se plaignit qu'on lui envoyoit des
bouffons.

Ce fut par le conseil de Bautru que le cardinal ne fit point imprimer
cette harangue qu'il prononça au Parlement, et qui avoit fait tant de
bruit. Pour l'en détourner, il lui dit ce passage d'Horace, _de Arte
poeticâ_:

    _Segniùs irritant animos demissa per aures
    Quàm quæ sunt oculis subjecta fidelibus......_

Depuis, cette pièce a été imprimée durant la Fronde, et a fait voir
que Bautru avoit eu bon nez.

Ce fut lui aussi qui mit bien le comte de Charost avec le cardinal. Ce
ministre étoit allé se promener à l'abbaye de Royaumont. Bautru l'y
fut trouver: «Avec qui êtes-vous venu? lui dit le cardinal.--Avec
Charost.--Eh! de quoi vous êtes-vous avisé d'amener ce fastidieux
personnage?--Ah! monseigneur, si vous saviez combien il a de zèle et
de tendresse pour Votre Eminence, vous n'en parleriez pas ainsi. On
n'a jamais tant aimé une maîtresse qu'il vous aime.» Depuis cela, le
cardinal eut de l'estime pour Charost.

Comme il passoit un enterrement où on portoit un crucifix, il ôta son
chapeau: «Ah! lui dit-on, voilà qui est de bon exemple.--Nous nous
saluons, répondit-il, mais nous ne nous parlons pas.»

Il disoit d'un certain Minime qu'on vouloit faire passer pour béat,
que le seul miracle qu'il avoit fait, c'étoit que, ne mangeant que du
poisson, il sentoit l'épaule de mouton en diable.

Il disoit que Rome étoit une chimère apostolique; et à une promotion
de cardinaux que fit le pape Urbain, où il n'y avoit guère de gens de
qualité (je pense qu'ils étoient dix en tout), Bautru, en lisant leurs
noms, disoit: «N'en voilà que neuf.--Eh! vous oubliez _Fachinetti_,
dit quelqu'un.--Excusez, répondit-il, je pensois que ce fût le titre.»

Une fois qu'il y avoit ici des députés du Mirebalais qui vouloient
parler au cardinal de Richelieu, Bautru, qui cherchoit à le divertir,
demanda à celui qui portoit la parole: «Monsieur, sans vous
interrompre, combien valoient les ânes en votre pays quand vous
partîtes?» Ce député lui répondit: «Ceux de votre taille et de votre
poil valoient dix écus.» Bautru demeura déferré des quatre pieds. Il
rencontra mieux sur ses chevaux. Il vouloit renvoyer quelqu'un en
carrosse, qui, par cérémonie, lui disoit que ses chevaux auroient trop
de peine. «Si Dieu, répondit-il, eût fait mes chevaux pour se reposer,
il les auroit faits chanoines de la Sainte-Chapelle.»

Quelquefois il racontoit assez froidement, et cela arrive à tous ceux
qui font métier de dire de bons mots. La première fois que Boisrobert
fit un acte de ces pièces de Cinq-Auteurs que le cardinal de Richelieu
faisoit faire, Bautru dit: «Boisrobert est un bon homme, mais il a
pourtant fait un méchant acte.»

Il montra un crucifix à Lopès à la messe, et lui dit: «Voilà de vos
oeuvres.--Eh! répondit Lopès, c'est bon à ces messieurs à s'en
plaindre; mais pour vous, de quoi vous avisez-vous?»

Il fait et a fait autrefois des vers, mais il y a plus d'esprit que de
génie, et l'élocution n'est nullement châtiée. Plusieurs fois il a
donné à dîner à Saumaise, à Desmarets, à Quillet, et à d'autres gens
de lettres. La meilleure chose qu'il ait faite c'est un impromptu pour
réponse à un que lui avoit envoyé M. Le Clerc, intendant des finances,
qui étoit de Montreuil-Bellay. Or l'on dit en proverbe: _Les clercs
de Montreuil-Bellay qui boivent mieux qu'ils ne savent écrire_. Voici
ce que c'est:

    Une autre fois prenez plus de délai;
    Votre impromptu n'a pas le mot pour rire.
    Vous êtes clerc, et de Montreuil-Bellay,
    Qui buvez mieux que ne savez écrire.

Il disoit du feu roi d'Angleterre, Charles Ier: «C'est un veau qu'on
mène de marché en marché; enfin on le mènera à la boucherie.»

Quand nos plénipotentiaires à Munster eurent pris la qualité de
comtes: «Ah! dit-il, je me doutois bien que cette assemblée-là nous
feroit des comtes borgnes;» à cause de M. Servien qui n'avoit qu'un
oeil.

On joue fort chez lui. Il disoit d'un grand joueur nommé Miton, que
c'étoit dommage qu'il ne s'appelât pas Marc; qu'on diroit Mar-Miton.

Ménage, dans ses _Origines_, sur le mot de _bougre_, a mis ainsi:
_Bougre, je suis de l'avis_, etc. «Ah! lui dit Bautru, vous en êtes
donc aussi, et vous l'imprimez! tenez, il y a bien moulé: _Bougre je
suis_[128].» Cela me fait souvenir que Rumigny, l'hiver passé, trouva
le pauvre Bautru, qui est tout perdu de goutte, dans sa chaise, auprès
d'un si grand feu qu'il se brûloit et avoit beau crier, ses gens,
après avoir mis force cotrets, s'en étoient en allés, et ne
l'entendoient point en aucune sorte. Le petit b..... étoit là puni
d'un supplice condigne[129].

Bautru dit que les porteurs de Saint-Pavin sont des porte-diable.
C'est qu'on dit des porte-Dieu, pour dire les prêtres qui portent
l'hostie.

Il disoit que Nogent, son frère, étoit le Plutarque des laquais: les
laquais admiroient ses sentences.

On a remarqué que toute la race des Bautru est naturellement
bouffonne. Nogent, son frère, en a fait profession[130]. Cherelles, La
Rouillerie et le prieur de Matras[131], trois frères Bautru,
cousins-germains de celui dont nous venons de parler, ont été tous
trois fort plaisants en leur espèce. Le premier étoit d'épée; il avoit
de l'esprit et faisoit des vers. C'étoit un vaillant homme. Il disoit
qu'il perdoit toujours quand il jouoit, et gagnoit toujours quand il
f...... La Rouillerie étoit à l'artillerie et commandoit un vaisseau.
Il fit tout ce qu'on pouvoit faire aux îles de Sainte-Marguerite. Il
prenoit du tabac sur un affût de canon tout à découvert. Il ne
s'accommodoit point bien de l'archevêque de Bordeaux, et lui disoit:
«Sur ma foi, je ne vous veux plus suivre qu'à la procession.» Pour le
prieur de Matras, une fois qu'il suoit la v..... dans un grenier, un
de ses amis le cherchant, cria: «_Adam_ (c'étoit son nom), _Adam, ubi
es?_--_Domine_, répondit-il, _mulier quam mihi dedisti fefellit me_.»
Il étoit un ivrogne fieffé, et quelquefois un assez méchant plaisant.
Un jour que son valet, sous son manteau, portoit un grand broc de vin,
il le suivoit en pleurant. Quelqu'un lui dit: «Qu'avez-vous?--C'est le
meilleur de mes amis qu'on porte en terre.» C'est que le broc étoit de
grès.

Un jour Bautru répondit assez plaisamment à Cuprif, l'archidiacre
d'Angers, qui lui vouloit faire des réprimandes dans le chapitre, car
il étoit chanoine: «Il est vrai, lui dit-il, que vous êtes d'une
famille où il y a de beaux exemples à imiter, car vous avez un
confesseur à La Haye, une vierge dans la Cité, et un crochet en
Grève.» Un Cuprif s'étoit fait ministre en Hollande, une fille avoit
été débauchée, et un capitaine, pour avoir volé sur les grands
chemins, avoit été roué à Paris.

  [122] Guillaume de Bautru, comte de Servant, conseiller d'État,
  membre de l'Académie françoise, chancelier de Gaston, duc
  d'Orléans, né à Paris en 1588, mort le 7 mai 1665.

  [123] Tallemant nous fait connoître le traitement cruel que
  Bautru fit subir à son valet. Toutefois Ménage, qui étoit lié
  avec Bautru, tout en se taisant sur la nature de la peine
  infligée, dit que le valet n'en mourut pas. Non content de cette
  cruauté, le mari offensé «fit prendre son valet, et le fit
  condamner à être pendu par son premier jugement. Le valet en
  appela, et fut condamné aux galères seulement, parce qu'il exposa
  que M. de Bautru s'étoit fait justice lui-même, et l'avoit
  cruellement maltraité. Sa femme voulut toujours être appelée
  madame de Nogent, nonobstant son mariage, disant qu'elle ne
  vouloit pas être appelée madame _Bautrou_ par la reine Marie de
  Médicis, qui avoit alors de la peine à bien prononcer le
  françois.» (_Ménagiana_, édition de 1762, t. I, p. 103-4.)

  [124] C'étoit Chastelet. (T.)

  [125] C'est-à-dire que le duc d'Épernon, gouverneur de Metz,
  avoit quitté cette ville sans dire mot, craignant les suites des
  vexations qu'il avoit fait souffrir au peuple. Le proverbe _faire
  Gille_ est interprété dans ce sens dans le Dictionnaire
  étymologique de Ménage, édition de 1750.

  [126] Le manuscrit offre ici cette variante qui, à la vérité, a
  été raturée: «Bautru un jour se promenoit avec un bâton;
  quelqu'un demanda à Saint-Pavin: «D'où vient qu'il porte un
  bâton?--C'est, répondit-il, la marque de son martyre.»

  [127] _L'Onosandre_, ou _la Croyance du grossier_, satire en
  vers, par Bautru. Cette pièce parut d'abord isolément, sans date,
  en sept pages in-8º. Elle fut reproduite dans le second volume du
  _Cabinet satirique_. La première édition offre cette singularité
  que le duc de Montbason y est désigné par ses initiales. Nous
  citerons ce passage de cette pièce rare:

        Hé! quelle anrageson
    De voir dans un conseil un asne sans raison?
                M. D. M.
    Qui croid que le grand Cayre est un homme, et les Plines
    Des païs éloignez comme les Filippines;
    Que l'Évangile fut écrit dedans le ciel,
    Voire d'un des tuyaux de l'aile Saint-Michel;
    Qui tient que Mahomet, et les Turcs et les Gotz,
    Confraires de Calvin, étoient grands Huguenots;
    Que Christofle portant le grand Sauveur du monde,
    En plaine mer n'estoit jusques au cul dans l'onde, etc.

  [128] Il est probable que la plaisanterie rapportée par Tallemant
  fut effectivement faite à Ménage; car ce commencement d'article
  qu'on lit dans la première édition de son livre: _Les Origines de
  la langue françoise_, Paris, 1650, in-4º, a été changé par
  l'auteur dans les éditions suivantes, où on lit: «Nos anciens
  François, au lieu de _Bulgarie_ et _Bulgare_, disoient _Bougrie_
  et _Bougre_.»

  [129] Vieux style de quelques-uns de nos anciens poètes. (T.)

  [130] Il paroît toutefois qu'il n'aimoit pas à avouer ces sortes
  de fonctions: «Un jour, dit Ménage, au dîner du Roi, l'Angely dit
  à M. le comte de Nogent: _Couvrons-nous, cela est sans
  conséquence pour nous_. M. le comte de Nogent en eut un tel
  chagrin, que cela ne contribua pas peu à le faire mourir.»
  (_Ménagiana_, édition de 1762, t. I, p. 345.)

  L'Angely sembloit du reste en vouloir aux deux frères comme à des
  rivaux. «Un jour qu'il étoit dans une compagnie où il y avoit déjà
  quelque temps qu'il faisoit le fou, M. de Bautru vint à entrer.
  Sitôt que l'Angely l'eut aperçu, il lui dit: _Vous venez bien à
  propos, Monsieur, pour me seconder, je me lassois d'être seul_. On
  ne peut croire le dépit que cela fit à M. de Bautru.»
  (_Ménagiana_, tome 2, pag. 29.)

  [131] Charles Bautru, docteur en théologie, chanoine d'Angers,
  connu sous le nom de _prieur de Matras_.



MAUGARS[132].


Maugars étoit un joueur de viole le plus excellent, mais le plus fou
qui ait jamais été. Il étoit au cardinal de Richelieu. Boisrobert,
pour divertir l'Eminentissime, lui faisoit toujours quelque malice. Un
jour il lui fit donner avis que le prieuré de _Cranestroit_ vaquoit
dans l'évêché de Vannes. Maugars le demande; le cardinal, pour rire,
lui en fait expédier les provisions. Cela lui donna une haine mortelle
contre Boisrobert. Un jour qu'il alloit dans sa chambre pour jouer
devant un homme du métier, nommé M. Imbert, et pour un gentilhomme
appelé Saint-Val, le chevalier de Puygarrault et Boisrobert le
suivirent tout doucement. Dès qu'il les vit: «A une autre fois,
dit-il, monsieur Imbert, voilà des visages qui me déplaisent.» Et en
disant cela, il met sa viole contre la muraille. Puygarrault, qui
avoit un pistolet de poche qu'il avoit apporté tout exprès, prend un
petit morceau de papier, le mouille et l'applique sur le ventre de la
viole. «Hé, dit-il, je m'en vais voir si je tire si mal qu'on dit.»
Maugars se met au-devant: «Quoi! à l'instrument qui divertit le plus
grand homme du monde!» Puygarrault laisse la viole et vise au
ménétrier. Maugars se sauve derrière un lit; Puygarrault retourne à la
viole. Maugars sort. Dès qu'il paroissoit, le chevalier le miroit.
Enfin, il fut contraint de jouer. Saint-Val lui conseilla d'appeler
Puygarrault en duel: «Oui dà, dit-il, je me battrois; je me sens du
coeur, je ne me soucierois pas de mourir. Mais si quelqu'un de ces
doigts étoient coupés, ce pauvre homme (il entendoit le cardinal) ne
pourroit plus vivre. Il se faut conserver pour lui.» Cependant
Saint-Val le harangua tant, en lui promettant d'avoir l'adresse d'ôter
le plomb des pistolets du chevalier, et que c'étoit là le moyen
d'acquérir de la réputation à bon marché, qu'il s'y résolut.
Puygarrault lui lâcha sur le visage ses deux pistolets qui étoient
chargés de la plus fine.

Le cardinal de Richelieu le donna à Bautru, pour le mener avec lui en
Espagne. Bautru s'en repentit dès Linas[133]. Le Roi voulut l'entendre
par une jalousie: ce fou dit qu'il ne joueroit pas s'il ne voyoit le
Roi, et que le roi de France, qui étoit le plus grand roi du monde, ne
l'avoit point traité ainsi. Bautru conseilla au roi d'Espagne de faire
habiller quelqu'un en roi, et d'en avoir le plaisir. On fait donc
venir un faquin avec des hallebardiers, et on lui avoit ordonné de ne
dire autre chose que _muy bien_[134]. Maugars se tuoit de jouer, et
le roi de comédie disoit à tout bout de champ: _Muy bien_, avec une
gravité admirable. Boissy, un gentilhomme que Bautru avoit laissé en
Espagne, étant de retour, Boisrobert et lui s'avisèrent de faire une
méchanceté au pauvre Maugars. Ce gentilhomme dit à M. le cardinal: «Il
y a un présent pour Maugars, c'est un gros diamant (il eût bien valu
deux mille écus s'il eût été bon.)--Il faut le lui donner, dit le
cardinal.--Monseigneur, répondit Boissy, j'en dois avoir ma
part.--Non, vous ne l'aurez point, dit Son Eminence.--Hé! monseigneur,
dit alors Maugars, ne souffrez pas qu'on m'ôte le prix de mes
veilles.--Mais, reprit l'autre, j'ai donné six pistoles à celui qui me
le mit entre les mains de la part du Roi.» Il fut ordonné que Maugars
rendroit les six pistoles; il en donna trois: il n'avoit que cela sur
lui. Lopès, espérant faire quelque bonne affaire, donna les autres.
Boissy, le soir, lui donna le diamant. Le lendemain, dès la pointe du
jour, voilà Maugars chez un orfèvre qui lui en voulut donner quatre
livres dix sous. Ce n'étoit qu'un diamant d'Alençon. Quand il revint,
tous les marmitons de la cuisine le reçurent avec un charivari, en lui
chantant:

    Et tant de diamants,
    Et tant de diamants[135].

Le procès ayant été fait à Saint-Germain[136], on conseilla à M. le
cardinal de donner deux petits prieurés qu'avoit cet homme à
quelques-uns des principaux de sa musique. On donna à choisir à
Maugars; il prit celui qui valoit le moins; il valoit cinquante livres
de rente de moins que l'autre. On lui en demanda la raison: «C'est,
dit-il, que ce prieuré s'appelle Saint-Julien, et on ne manqueroit
jamais de m'appeler Saint-Julien le ménétrier.» Quand il eut ce
bénéfice, il demanda à prêcher devant le domestique. Le cardinal le
lui permit. Il prêcha une heure durant contre les médecins et les
poètes, à cause de Pitois, médecin du cardinal, et de Boisrobert. Il
haïssoit encore plus l'abbé de Beaumont, aujourd'hui M. de Rodez,
alors maître-de-chambre du cardinal, et disoit: «M. de Beaumont ne
m'aime pas, parce qu'il sait bien que je ne le puis aimer, depuis
qu'il me fessa si rudement lorsqu'il étoit cuistre au collége.»

Il avoit été en Angleterre, où un nommé Sinette, fils d'un hôtelier de
Lyon, et qui étoit de la musique du Roi aussi bien que lui, le fit
battre. Maugars, qui étoit vindicatif, trouva moyen de couler dans le
couvert du Roi un billet en ces termes: «Je donne avis à Votre Majesté
qu'un nommé Sinette a attenté à sa personne sacrée; c'est un secret
révélé en confession, je n'en puis pas dire davantage.» Le pauvre
Sinette fut près de deux ans pour cela dans la Tour de Londres, et ne
l'eût point su si Maugars ne s'en fût vanté. Cela fit dire au
commandeur de Jars que Maugars étoit un fou scélérat.

Etant dans ce pays-là, il traduisit en françois je ne sais quel traité
anglois de Bâcon[137]. Un jour il tenoit une lettre dans la chambre du
cardinal, afin qu'il lui demandât ce que c'étoit. «Que tenez-vous là,
monsieur Maugars?--Monseigneur, dit-il en la serrant, ce n'est
rien.--Montrez, montrez.--Monseigneur, ma modestie ne sauroit souffrir
que je vous fasse entendre les louanges excessives que donnent à une
malheureuse traduction que j'ai faite mon cousin Ogier le Danois et
mon cousin de Richelieu.--Ah, monsieur Maugars, dit le cardinal, je ne
pensois pas avoir l'honneur de vous appartenir.--Monseigneur, c'est un
avocat au parlement, homme illustre, et qui ne déshonore point ce
nom-là.--Lisez donc.» Il se met à lire des louanges par-dessus les
maisons. Le cardinal se douta que cela n'y étoit point, puis il le
voyoit hésiter. Il fit signe à Boisrobert; Boisrobert lui ôte la
lettre, et la porte au cardinal. Il n'y avoit rien, sinon: «J'ai reçu
la traduction de votre cousin Maugars, je la lirai quand j'en aurai le
loisir.--Ah, ah, monsieur Maugars, dit le cardinal, vous jouez de ces
tours-là.--Monseigneur, s'il ne l'a dit, il le devoit dire.» Cette
fichue traduction l'avoit pourtant fait secrétaire-interprète de la
langue angloise.

Un jour M. le cardinal lui ayant ordonné de jouer avec les voix en un
lieu où étoit le Roi, le Roi envoya dire que la viole emportoit les
voix. «Maugré bieu de l'ignorant! dit Maugars, je ne jouerai jamais
devant lui.» De Niert[138], qui le sut, en fit bien rire le Roi. Le
cardinal n'en rit et n'y prit nullement plaisir. L'abbé de Beaumont
s'en prévalut pour faire chasser Maugars. Le cardinal, en le payant,
lui dit: «Dites de moi tout ce que vous voudrez, je ne m'en soucie
point; mais si vous parlez du Roi, je vous ferai mourir sous le
cotret.»

Je l'ai vu depuis à Rome. A la naissance de M. le Dauphin, il joua
devant le pape (Urbain VIII), et disoit que Sa Sainteté s'étonnoit
qu'un homme comme lui puisse être mal avec quelqu'un. Il vint dire
sottement, en présence de la maréchale d'Estrées (ambassadrice à
Rome), qu'il avoit vu, à Notre-Dame du Puy, en Auvergne, la plus belle
relique du monde, le sacré saint prépuce de notre Seigneur. Feu
mademoiselle de Thémines, sa fille, qui y étoit, dit: «Qu'est-ce que
le saint prépuce, madame?--Taisez-vous, ma fille, répondit la mère,
vous êtes une sotte.»

Maugars ne voulut jamais jouer, à la prière du maréchal d'Estrées,
devant un seigneur Horatio, qui jouoit fort bien de la harpe, et qui
étoit à M. de Savoie[139]. Cela fâcha le maréchal; et il lui alloit
faire donner des coups de bâton, si Quillet ne lui eût représenté que
le cardinal ne trouveroit peut-être pas trop bon qu'on traitât ainsi
une personne qui avoit été à lui. Le maréchal, à cette remontrance,
devint aussi froid qu'un marbre.

Maugars revint en France, et mourut quelques années après. A l'article
de la mort, il envoya demander pardon à Boisrobert.

  [132] Maugars, prieur de Saint-Pierre de Nac, interprète du Roi
  en langue angloise, et célèbre joueur de viole. On a de lui un
  _Discours sur la musique d'Italie et des opéra_, qui a été
  imprimé dans le _Recueil des divers Traités d'histoire, de morale
  et d'éloquence_; Paris, 1672, petit in-12. La _Vie_ de Malherbe
  par Racan, déjà citée dans cet ouvrage, fait partie de ce
  Recueil. Maugars parle dans son _Discours_ de son talent et de
  son admirable viole, qui ne sortoit de chez lui, quand il étoit à
  Rome, que pour aller chez des _Éminences_.

  [133] Village à sept lieues de Paris, sur la route d'Orléans.

  [134] Très-bien.

  [135] Il y avoit un refrain de chanson qui disoit quelque chose
  d'approchant. On se servit de l'air. (T.)

  [136] Matthieu de Morgues, sieur de Saint-Germain, aumônier de
  Marie de Médicis, mort aux Incurables en 1670. Il a publié
  beaucoup de pièces pour la défense de la Reine-mère.

  [137] Maugars a traduit de Bâcon les deux ouvrages suivants: _Le
  Progrès et Avancement aux sciences divines et humaines_; Paris,
  1624, in-12; _Considérations politiques pour entreprendre la
  guerre contre l'Espagne_; Paris, 1634, in-4º.

  [138] Célèbre chanteur, valet-de-chambre de Louis XIII et de
  Louis XIV. La Fontaine lui adressa en 1677 l'Épître qui commence
  par ces vers:

    Niert, qui, pour charmer le plus juste des rois,
    Inventa le bel art de conduire la voix, etc.

  [139] Maugars parle en ces termes de ce seigneur Horatio, dans le
  _Discours sur la musique d'Italie_ cité au commencement de cet
  article: «Celui qui tient le premier lieu pour la harpe, est ce
  renommé Horatio, qui s'étant rencontré dans un temps favorable à
  l'harmonie, et ayant trouvé le cardinal de Montalte sensible à
  ses accords, s'est tiré hors du pair, bien plus par cinq ou six
  mille écus de rente que cet esprit harmonique lui a libéralement
  donnés, que par son bien jouer et sa suffisance. Je ne veux pas
  pourtant affoiblir la louange qu'il a méritée, puisque nous ne
  pouvons pas toujours être ce que nous avons été, et que l'âge
  nous assoupit peu à peu les sens, et nous dérobe insensiblement
  ces gentillesses et ces mignardises, et particulièrement cette
  agilité des doigts que nous ne possédons que pendant notre
  jeunesse; ce qui a donné lieu aux anciens de peindre toujours
  Apollon jeune et vigoureux. (Page 163 du Recueil déjà cité.)



L'ARCHEVÊQUE DE BORDEAUX[140].


Madame de Sourdis, sa mère, lui dit, à l'article de la mort, qu'il
étoit fils du chancelier de Chiverny; qu'elle lui avoit fait donner
l'évêché de Maillezais et plusieurs autres bénéfices, et qu'elle le
prioit de se contenter d'un diamant, sans rien demander du bien de feu
son mari[141]. Il lui répliqua: «Ma mère, je n'avois jamais voulu
croire que vous ne valiez rien; mais je vois bien qu'il est vrai.» Il
ne laissa pas d'avoir ses cinquante mille écus de légitime comme les
autres, car il gagna son procès. C'étoit un homme qui avoit beaucoup
d'esprit, qui avoit l'air agréable, qui disoit bien les choses, qui
étoit brave, mais qui n'entendoit point trop la guerre; adroit, et qui
gagnoit le coeur des gens quand il l'avoit entrepris.

Il eut l'intendance de la maison du cardinal, où il mit après le
marquis de Sourdis à sa place. Pour s'accommoder à l'humeur avare du
cardinal, il retrancha quelques pintes de vin, trois ris de veau; et
au lieu de chandelles des six, il en faisoit donner des douze aux
gentilshommes. Il ordonna six pièces de bois (que bûches, que fagots,
que cotrets) pour la garde-robe, où il s'en brûloit plus d'une voie
par jour. On les mettoit toutes six à la fois, puis il falloit en
aller quérir d'autres.

Il vouloit débusquer M. de Noyers; à toute heure il faisoit des tours
au tiers et au quart, et il sembloit qu'il vouloit tout faire à lui
seul. Loynes, trésorier de la marine, fut envoyé avec lui à Brouage
pour faire quelques marchés de fortifications. Par prudence, cet
homme, qui le connoissoit bien, lui faisoit tout signer. Au retour,
l'archevêque de Bordeaux (car il eut l'archevêché du cardinal de
Sourdis, son frère), pour faire le bon valet, ne manqua pas de dire
que Loynes s'étoit entendu avec les entrepreneurs. Loynes, pour sa
justification, apporte tous les marchés signés de l'archevêque. Ce fut
en ce temps-là que le maréchal de Vitry, qui étoit gouverneur de
Provence, dans un démêlé, donna brutalement un coup de canne à
l'archevêque de Bordeaux, et pour cela fut mis à la Bastille, où il
demeura long-temps. Cet archevêque se pouvoit vanter d'être le prélat
du monde qui avoit été le plus battu, car M. d'Epernon l'avoit déjà
frappé à Bordeaux. Il faut voir la _Vie_ de ce duc, où cela est tout
du long[142].

Depuis, quand M. le Grand étoit déjà suspect au cardinal de Richelieu,
l'Eminentissime s'aperçut que l'archevêque regardoit ce jeune homme
comme un soleil levant. Voici comme il s'en douta. Un jour qu'il avoit
dit à l'archevêque: «Allons à la comédie,» l'archevêque avoit donné un
tour de pilier[143], et avoit dit à quelqu'un qu'il se trouvoit mal.
Le cardinal, le lendemain, envoie savoir comment il se portoit.
L'autre répondit qu'il avoit travaillé toute la nuit chez Picard avec
Loynes. Le jour même, le cardinal sut que cela étoit faux. Il crut que
l'archevêque avoit été ailleurs: «Ah! c'est un brouillon, dit-il;
allez, monsieur de Loynes, allez lui dire que je veux qu'il parte pour
l'armée navale dans trois jours.» L'archevêque voulut s'excuser, mais
il fallut partir.

Loynes m'a dit que M. de Bullion, qui haïssoit l'archevêque, disoit à
quelqu'un, pensant que Loynes ne l'entendoit pas: «Il faut chasser ce
b.....-là. Un tel dira ceci, un tel cela; moi je dirai telle chose.»
Car c'est ainsi qu'on en usoit chez le cardinal. On ne manqua pas dès
qu'il fut absent; et pour le faire enrager, on lui donnoit pour
compagnon tantôt le comte d'Harcourt, tantôt le marquis de Brézé.
Ennuyé de traverses, il crut se faire rechercher s'il demandoit son
congé. Voici comme il s'y prit: il envoya un nommé Courtin, et lui
donna un mémoire de bien des choses qu'il falloit demander à Son
Eminence. Parmi toutes ces choses, il y avoit: «Vous proposerez à son
Eminence de me permettre de me retirer.» Depuis, l'archevêque changea
d'avis, et un jour Courtin l'étant allé retrouver, et lui ayant dit
que cette proposition avoit été reçue, il en eut du déplaisir, et
quelque temps après il dit à ce Courtin, qu'il avoit jusque là fait
passer pour son ami intime, qu'il seroit bien aise de voir ce mémoire.
Courtin lui dit qu'il étoit tout barré, et qu'à mesure qu'un article
avoit été exécuté, il y avoit fait une barre, et qu'il ne savoit même
s'il l'avoit gardé. Comme il l'alloit chercher, on lui dit que
l'archevêque vouloit ravoir ce papier, pour pouvoir nier après d'avoir
demandé son congé. Courtin fait semblant de l'avoir perdu: «Mais, lui
dit l'archevêque, de quoi vous êtes-vous avisé de demander mon
congé?--Ah! répondit l'autre, je vous y attrape, vous êtes un perfide;
voilà votre mémoire, mais vous ne l'aurez pas.» En disant cela il le
quitta, et ne l'a jamais voulu voir depuis. Voilà l'archevêque bien
embarrassé. Il ne savoit où il en étoit. Enfin il résolut de venir
trouver le cardinal, et étoit déjà à Lyon quand le cardinal lui envoya
Bézançon pour l'empêcher d'avancer. Bézançon, au retour, lui en dit le
diable, et que l'archevêque croyoit être le seul habile homme qu'il y
eût en France. Le cardinal le relégua à Carpentras, et en allant à
Perpignan, il le confina dans une bicoque de la montagne. Il n'en
revint qu'après la mort du cardinal, mais il ne lui survécut guère. Il
fut assez long-temps malade, et de chagrin qu'il avoit de mourir, il
fit fouetter un grand page le jour de Pentecôte. Ce page étoit de
garde, et, voyant l'archevêque endormi, s'en étoit allé à vêpres.
Voyez si c'étoit là un crime qu'un archevêque devoit punir? Il se
réconcilia avec son frère, le marquis de Sourdis, avec lequel il étoit
brouillé, lui donna tout ce qu'il pouvoit lui donner, et ne récompensa
pas un domestique. Il avoit appris un peu de théologie dans son exil.

  [140] Henri d'Escoubleau de Sourdis, mort à Auteuil le 18 juin
  1645.

  [141] Le cardinal de Sourdis étoit l'aîné de tous. Il fut
  d'église à cause qu'il étoit menacé d'épilepsie. Il le portoit
  haut, mais il régloit fort bien son diocèse, et étoit homme de
  bien. L'archevêque de Bordeaux fut son coadjuteur. (T.)

  [142] _Vie du duc d'Épernon_, par Girard, son secrétaire; Paris,
  1655, in-folio. On trouvera aussi un long récit de cette querelle
  et des réparations auxquelles le duc fut condamné dans la
  _Biographie universelle_, article SOURDIS, t. 43, p. 193.

  [143] _Donner un tour de pilier._ Cette expression paroît
  empruntée des termes de manége, où on change de volte quand on
  approche des piliers. Il semble que l'on doit entendre que
  l'archevêque prit un détour pour ne pas se rendre à l'invitation
  du cardinal.



MADEMOISELLE DE GOURNAY[144].


Mademoiselle de Gournay étoit une vieille fille de Picardie et bien
demoiselle. Je ne sais où elle avoit été chercher Montagne, mais elle
se vantoit d'être sa fille d'alliance. Elle savoit et elle faisoit des
vers, mais méchants. Malherbe s'étant moqué de quelques-uns de ses
ouvrages, elle, pour se venger, alla regratter la traduction qu'il
avoit faite d'un livre de Tite-Live qu'on trouva en ce temps-là, où il
avoit traduit: «_Fecêre ver sacrum_, par _ils firent l'exécution du
printemps sacré_. Elle avoit fait imprimer un livre intitulé:
_l'Ombre, ou les Présents de la damoiselle de Gournay_[145]. Dans ce
livre il y avoit un chapitre des diminutifs, comme _chauderon_,
_chauderonnet_, _chauderonnellet_. Boisrobert lui demanda un jour la
raison du titre de ce livre. Elle ne la lui sut dire. «Il faut
chercher, répondit-elle, dans mon cabinet d'Allemagne.» Mais, après
avoir bien fouillé dans tous les tiroirs, elle ne la trouva point.

M. le comte de Moret, le chevalier de Bueil et Yvrande lui ont fait
autrefois bien des malices. Une fois, pour se moquer de quelques-uns
où elle avoit mis _Tit_ pour _Titus_, ils lui envoyèrent ceux-ci:

    Tit[146], fils de Vesp.[147], roi du Rom. héritage,
    Des peuples inchrétiens qui cassèrent Carthage,
    Prodiguoit rarement son amoureux empoix;
    Mais il aimoit si fort les filles de science,
    Que la Gournay eût eu son auguste semence,
    Il l'eût même Titée au plus fort de ses mois.

On dit que c'est Desmarets qui les fit.

Ils en firent encore pour elle. Il y avoit en un endroit le mot de
_foutaison_: «Jamin, dit-elle en ronflant selon sa coutume, merdieu!
ce mot-là n'est pas en usage, je le passerois pourtant: il est vrai
qu'il est un peu vilain.»

Ces pestes lui supposèrent une lettre du roi Jacques d'Angleterre, par
laquelle il lui demandoit sa Vie et son portrait. Elle fut six
semaines à faire sa Vie. Après, elle se fit barbouiller, et envoya
tout cela en Angleterre, où l'on ne savoit ce que cela vouloit dire.
On lui a voulu faire accroire qu'elle disoit que fornication n'étoit
point péché; et un jour qu'on lui demanda si la pédérastie n'étoit pas
un crime: «A Dieu ne plaise! répondit-elle, que je condamne ce que
Socrate a pratiqué.» A son sens, la pédérastie est louable. Mais cela
est assez gaillard pour une pucelle.

Saint-Amant l'a furieusement maltraitée; car c'est d'elle et de
Maillet qu'il veut parler dans _le Poète crotté_. Boisrobert la mena
au cardinal de Richelieu, qui lui fit un compliment tout de vieux mots
qu'il avoit pris dans son _Ombre_. Elle vit bien que le cardinal
vouloit rire. «Vous riez de la pauvre vieille, lui dit-elle. Mais
riez, grand génie, riez; il faut que tout le monde contribue à votre
divertissement.» Le cardinal, surpris de la présence d'esprit de cette
vieille fille, lui en demanda pardon, et dit à Boisrobert: «Il faut
faire quelque chose pour mademoiselle de Gournay. Je lui donne deux
cents écus de pension.--Mais elle a des domestiques, dit
Boisrobert.--Et quels? reprit le cardinal,--Mademoiselle Jamin,
répliqua Boisrobert, bâtarde d'Amadis Jamin, page de Ronsard.--Je lui
donne cinquante livres par an, dit le cardinal.--Il y a encore madame
Piaillon, ajouta Boisrobert; c'est sa chatte.--Je lui donne vingt
livres de pension, répondit l'Eminentissime, à condition qu'elle aura
des nippes.--Mais monseigneur, elle a chatonné,» dit Boisrobert. Le
cardinal ajoute encore une pistole pour les chatons.

Elle aimoit Boisrobert et l'appeloit toujours _bon abbé_, et elle le
craignoit aussi à cause des contes qu'il faisoit. Il disoit qu'elle
avoit un râtelier de dents de loup marin. Elle l'ôtoit en mangeant,
mais elle le remettoit pour parler plus facilement, et cela assez
adroitement; à table, quand les autres parloient, elle ôtoit son
râtelier et se dépêchoit de doubler les morceaux, et après elle
remettoit son râtelier pour dire sa râtelée.

C'étoit une personne bien née; elle avoit vu le beau monde. Elle avoit
quelque générosité et quelque force d'âme. Pour peu qu'on l'eût
obligée, elle ne l'oublioit jamais. En mourant, elle laissa par
testament son Ronsard à L'Etoile, comme si elle l'eût jugé seul digne
de le lire, et à Gombauld une carte de la vieille Grèce de Sophian,
qui vaut bien cinq sous.

  [144] Marie Le Jars de Gournay, née vers la fin de 1566, morte le
  13 juillet 1645.

  [145] La première édit. (Paris, 1626, in-8º) a pour titre:
  _l'Ombre de la demoiselle de Gournay_; la seconde, plus ample:
  _Les Avis et les Présents de la demoiselle de Gournay_. (Paris,
  1635 ou 1641, in-4.)

  [146] Tite. (T.)

  [147] Vespasien. (T.)



RACAN ET AUTRES RÊVEURS[148].


Racan est de la maison de Bueil. Son père étoit chevalier de l'ordre
et maréchal de camp. Il portoit le nom de Racan, à cause que son père
acheta un moulin, qui est un fief, le propre jour que ce fils lui
naquit, et il voulut que ce petit garçon en portât le nom. J'ai dit,
dans l'_Historiette_ de Malherbe, comme Racan commandoit les gendarmes
de M. le maréchal d'Effiat. Cela le faisoit subsister, car son père ne
lui laissa que du bien fort embrouillé. Il a été quelquefois bien à
l'étroit. Boisrobert le trouva une fois à Tours; la cour y étoit
alors. Il étoit après à faire une chanson pour je ne sais quel petit
commis qui lui avoit promis de lui prêter deux cents livres.
Boisrobert les lui prêta. Il a logé long-temps dans un cabaret borgne,
d'où M. Conrart le voulant faire déloger: «Je suis bien, je suis bien,
lui dit-il; je dîne pour tant, et le soir on me trempe pour rien un
potage.» Il avoit toujours quelque chose de madame de Bellegarde, dont
à la fin il hérita de vingt mille livres de rente en fonds de terre,
de quarante qu'elle avoit. Elle étoit de la maison de Bueil. Racan
étoit marié quand cette succession lui vint.

J'ai dit aussi comme il s'attacha à Malherbe. Il profita si bien sous
un si bon maître, qu'il lui donna de la jalousie. En effet, on a
accusé Malherbe d'en avoir eu un peu pour cette belle stance de la
_Consolation_ à M. de Bellegarde sur la mort de M. de Termes, son
frère. La voici:

    Il voit ce que l'Olympe a de plus merveilleux;
    Il y voit à ces pieds ces flambeaux orgueilleux
    Qui tournent à leur gré la fortune et sa roue,
    Et voit comme fourmis marcher nos légions
    Dans ce petit amas de poussière et de boue,
    Dont notre vanité fait tant de régions[149].

Et on dit que, par malice, il n'avertit pas Racan que dans une autre
stance il faisoit _Amour_, divinité et passion tout ensemble. Racan
faisoit des vers, étant page. Cette pièce, qui commence:

    Vieux corps tout épuisé de sang et de moelle, etc.[150],

est de ce temps-là. Il dit que les comédies de Hardy qu'il voyoit
représenter à l'Hôtel de Bourgogne, où il entroit sans payer,
l'excitoient fort. Il dit aussi qu'il avoit de qui tenir, car son père
et sa mère faisoient tous deux des vers; il est vrai qu'ils n'étoient
guère bons, mais ceux du père valoient encore moins. Il en avoit un
gros volume. Il n'a jamais su le latin; et cette imitation de l'ode
d'Horace, _Beatus ille_, etc., est faite sur la traduction en prose
que lui en fit le chevalier de Bueil, son parent, qui s'étoit chargé
de la mettre en vers françois.

Jamais la force du génie ne parut si clairement en un auteur qu'en
celui-ci; car, hors ses vers, il semble qu'il n'ait pas le sens
commun. Il a la mine d'un fermier; il bégaie, et n'a jamais pu
prononcer son nom, car, par malheur, l'_r_ et le _c_ sont les deux
lettres qu'il prononce le plus mal. Plusieurs fois il a été contraint
d'écrire son nom pour le faire entendre. Bon homme du reste et sans
finesse, étant fait comme je vous le viens de dire.

Le chevalier de Bueil et Yvrande, sachant qu'il devoit aller sur les
trois heures remercier mademoiselle Gournay, qui lui avoit donné son
livre[151], s'avisèrent de lui faire une malice, et à la pauvre
pucelle aussi. Le chevalier y va à une heure. Il heurte; Jamyn va dire
à mademoiselle qu'un gentilhomme la demandoit. Elle faisoit des vers;
et en se levant, elle dit: «Cette pensée étoit belle, mais elle pourra
revenir, et ce cavalier peut-être ne reviendroit pas.» Il dit qu'il
étoit Racan; elle, qui ne le connoissoit que de réputation, le crut.
Elle lui fit mille civilités à sa mode, et le remercia surtout de ce
qu'étant jeune et bien fait, il ne dédaignoit pas de venir visiter la
pauvre vieille[152]. Le chevalier, qui avoit de l'esprit, lui fit bien
des contes. Elle étoit ravie de le voir d'aussi belle humeur, et
disoit à Jamyn, voyant que sa chatte miauloit: «Faites taire ma mie
Piaillon, pour écouter M. de Racan.» Dès que celui-là fut parti,
Yvrande arrive, qui, trouvant la porte entr'ouverte, dit en se
glissant: «J'entre bien librement, mademoiselle, mais l'illustre
mademoiselle de Gournay ne doit pas être traitée comme le commun.--Ce
compliment me plaît, s'écria la pucelle. Jamyn, mes tablettes, que je
le marque.--Je viens vous remercier, mademoiselle, de l'honneur
que vous m'avez fait de me donner votre livre.--Moi, monsieur,
reprit-elle, je ne vous l'ai pas donné, mais je devrois l'avoir fait.
Jamyn, une _Ombre_ pour ce gentilhomme.--J'en ai une, mademoiselle; et
pour vous prouver cela, il y a telle et telle chose en tel chapitre.»
Après, il lui dit qu'en revanche il lui apportoit des vers de sa
façon; elle les prend et les lit. «Voilà qui est gentil, Jamyn,
disoit-elle; Jamyn en peut être, monsieur, elle est fille naturelle
d'Amadis Jamyn[153], page de Ronsard. Cela est gentil; ici
vous _Malherbisez_, ici vous _Colombisez_; cela est gentil. Mais
ne saurai-je point votre nom?--Mademoiselle, je m'appelle
Racan.--Monsieur, vous vous moquez de moi.--Moi, mademoiselle, me
moquer de cette héroïne, de la fille d'alliance du grand Montagne, de
cette illustre fille de qui Lipse a dit: _Videamus quid sit paritura
ista virgo_[154].--Bien, bien, dit-elle, celui qui vient de sortir a
donc voulu se moquer de moi, ou peut-être vous-même, vous en
voulez-vous moquer; mais n'importe, la jeunesse peut rire de la
vieillesse. Je suis toujours bien aise d'avoir reçu deux gentilshommes
si bien faits et si spirituels.» Et là-dessus ils se séparèrent. Un
moment après, voilà le vrai Racan qui entre tout essoufflé. Il étoit
un peu asthmatique, et la demoiselle étoit logée au troisième étage.
«Mademoiselle, lui dit-il sans cérémonie, excusez si je prends un
siége.» Il fit tout cela de fort mauvaise grâce et en bégayant. «Oh!
la ridicule figure, Jamyn! dit mademoiselle de Gournay.--Mademoiselle,
dans un quart-d'heure je vous dirai pourquoi je suis venu ici, quand
j'aurai repris mon haleine. Où diable vous êtes-vous venue loger si
haut? Ah! disoit-il en soufflant, qu'il y a haut! Mademoiselle, je
vous rends grâces de votre présent, de votre _Omble_[155] que vous
m'avez donnée, je vous en suis bien obligé.» La pucelle cependant
regardoit cet homme avec un air dédaigneux. «Jamyn, dit-elle,
désabusez ce pauvre gentilhomme; je n'en ai donné qu'à tel et qu'à
tel; qu'à M. de Malherbe, qu'à M. de Racan.--Eh! mademoiselle,
c'est moi.--Voyez, Jamyn, le joli personnage! au moins les deux
autres étoient-ils plaisants. Mais celui-ci est un méchant
bouffon.--Mademoiselle, je suis le vrai Racan.--Je ne sais pas qui
vous êtes, répondit-elle, mais vous êtes le plus sot des
trois.--Mordieu! je n'entends pas qu'on me raille.» La voilà en
fureur. Racan, ne sachant que faire, aperçoit un recueil de vers.
«Mademoiselle, lui dit-il, prenez ce livre, et je vous dirai tous mes
vers par coeur.» Cela ne l'apaise point; elle crie _au voleur_! Des
gens montent, Racan se pend à la corde de la montée, et se laisse
couler en bas. Le jour même elle apprit toute l'histoire; la voilà au
désespoir; elle emprunte un carrosse, et le lendemain de bonne heure
elle va le trouver. Il étoit encore au lit; il dormoit; elle tire le
rideau; il l'aperçoit, et se sauve dans un cabinet. Pour l'en faire
sortir, il fallut capituler. Depuis, ils furent les meilleurs amis du
monde, car elle lui demanda cent fois pardon. Bois-Robert joue cela
admirablement; on appelle cette pièce _les Trois Racans_. Il les a
joués devant Racan même, qui en rioit jusqu'aux larmes, et disoit: _Il
dit vlai, il dit vlai_.

On en fait plusieurs autres contes. C'est un des plus grands rêveurs
qu'on ait jamais vus. Une fois, en rêvant, il mangea tant de pois,
qu'il n'en pouvoit plus: «Regardez, dit-il, ces _totins_ de _latais_,
ils ne m'avertissent pas, ils m'ont laissé _trever_.»

Un jour quelqu'un lui traduisit quelques épigrammes de l'Anthologie;
il les trouva plates, et il disoit, pour dire des épigrammes plates,
_des épigrammes à la grecque_. En ce temps-là il dîna chez un grand
seigneur, où il y avoit devant lui un potage qui ne sentoit que l'eau.
Se tournant vers un de ses amis qui les avoit vues avec lui: «Voilà,
dit-il, un potage à la grecque.»

Il alloit voir un jour un de ses amis à la campagne, seul, et sur un
grand cheval. Il fallut descendre pour quelque nécessité. Il ne put
trouver de montoir; insensiblement il alla à pied jusqu'à la porte de
celui qu'il alloit voir; et y ayant trouvé un montoir, il remonta sur
sa bête, et s'en revint sur ses pas sans sortir de sa rêverie.

Il lui est arrivé plusieurs fois de se heurter par la rue. Un jour que
Malherbe, Yvrande et lui avoient couché en une même chambre, il se
leva le premier, et prit les chausses d'Yvrande pour son caleçon.
Quand Yvrande voulut s'habiller, il ne trouva point ses chausses. On
les chercha partout. Enfin il regarda Racan, et il lui sembla plus
gros qu'à l'ordinaire par le bas. «Sur ma foi, lui dit-il, ou votre
cul est plus gros qu'hier, ou vous avez mis mes chausses sous les
vôtres.» En effet, il y regarda, et les trouva.

Une après-dînée, il fut extrêmement mouillé. Il arrive chez M. de
Bellegarde, et entre dans la chambre de madame de Bellegarde, pensant
entrer dans la sienne; il ne vit point madame de Bellegarde et madame
Des Loges, qui étoient chacune au coin du feu. Elles ne dirent rien,
pour voir ce que ce maître rêveur feroit. Il se fait débotter, et dit
à son laquais: «Va nettoyer mes bottes; je ferai sécher ici mes bas.»
Il s'approche du feu, et met ses bas à bottes bien proprement sur la
tête de madame de Bellegarde et de madame Des Loges, qu'il prenoit
pour des chenets; après, il se met à se chauffer. Elles se mordoient
les lèvres de peur de rire; enfin elles éclatèrent.

Un jour qu'il vouloit mener un prieur de ses amis à la chasse aux
perdreaux, le prieur lui dit: «Il faut que je dise vêpres, et je n'ai
personne pour m'aider.--Je vous aiderai, dit Racan.» En disant cela,
Racan oublie qu'il avoit son fusil sur l'épaule, et, sans le quitter,
il dit _Magnificat_ tout du long.

Il a plusieurs fois donné l'aumône à de ses amis, les prenant pour des
gueux. On dit qu'il boita tout un jour parce qu'il fut toujours à se
promener avec un gentilhomme boiteux. Un matin étant à jeun, il
demanda un doigt de vin chez un de ses amis. L'autre lui dit: «Tenez,
il y a là-dessus un verre d'hypocras et un verre de médecine que je
vais prendre. Ne vous trompez pas.» Racan ne manque pas de prendre la
médecine, et cet homme ayant eu soin de la faire faire la moins
désagréable qu'il avoit pu, Racan crut que c'étoit de médiocre
hypocras, ou de l'hypocras éventé. Il va à la messe, où peu de temps
après il sentit bien du désordre dans son ventre, et il eut bien de la
peine à se sauver dans un logis de connoissance. Le malade qui avoit
pris l'autre verre ne sentoit que de la chaleur, et n'avoit aucune
envie d'aller. Il envoie chez Racan, qui lui manda que pour ce jour il
seroit purgé sans payer l'apothicaire.

Racan, tout rêveur, qu'il étoit, faisoit des contes de la rêverie de
feu M. de Guise. A Tours, M. de Guise lui dit: «Allons à la chasse.»
Il y fut, et toujours auprès de lui; et le lendemain M. de Guise lui
dit: «Vous avez bien fait de n'y point venir, nos chiens n'ont rien
fait qui vaille.» Racan voyant cela, se crotta une autre fois tout
exprès, et fit semblant d'avoir été à la chasse avec lui: «Ah! vous
avez bien fait, lui dit-il, nous avons eu aujourd'hui bien du
plaisir.»

Racan dit qu'ayant promis une pistole à une maquerelle pour une
demoiselle qu'elle lui devoit faire voir, au lieu de cela elle lui fit
voir une guenippe, et qui n'avoit rien de demoiselle. Racan ne lui
donna qu'une pièce de quatorze sous et demi, le quart d'une pièce de
cinquante-huit sous; elles n'étoient pas communes alors. «Qu'est-ce
là? dit-elle.--C'est, lui dit-il, une pistole déguisée en pièce de
quatorze sous, comme vous m'avez donné une demoiselle déguisée en
femme-de-chambre.»

Quand il faisoit l'amour à celle qu'il a épousée, et qu'il n'eut qu'à
cause que madame de Bellegarde, hors d'âge d'avoir des enfants, lui
assura du bien, il voulut l'aller voir à la campagne, avec un habit de
taffetas céladon[156]. Son valet Nicolas, qui étoit plus grand maître
que lui, lui dit: «Et s'il pleut, où sera l'habit céladon? Prenez
votre habit de bure, et au pied d'un arbre vous changerez d'habit
proche du château.--Bien, dit-il, Nicolas; je ferai ce que tu voudras,
mon enfant.» Comme il relevoit ses chausses, c'étoit en un petit bois
proche de la maison de sa maîtresse, elle et deux autres filles
parurent. «Ah! dit-il, Nicolas, je te l'avois bien dit.--Mordieu,
répond le valet, dépêchez-vous seulement.» Cette maîtresse vouloit
s'en aller; mais les autres, par malice, la firent avancer.
«Mademoiselle, lui dit ce bel amoureux, c'est Nicolas qui l'a voulu:
parle pour moi, Nicolas, je ne sais que lui dire.»

Un de ses voisins lui donna une fois un fort beau bois de cerf. Racan
dit à son valet, qui étoit à cheval avec lui, de le prendre. Il étoit
tard, Racan le pressoit; ce garçon lui dit: «Monsieur, j'ai mis tantôt
de toutes les façons ce que vous m'avez donné; je vois bien que vous
ne savez pas combien il y a de peines à porter des cornes, car vous ne
me tourmenteriez pas tant que vous faites.»

A l'Académie, quand ce fut à son tour à haranguer, il y vint avec un
chiffon de papier tout déchiré dans ses mains: «Messieurs, leur
dit-il, je vous apportois ma harangue, mais une grande levrette l'a
toute mâchonnée. La voilà: tirez-en ce que vous pourrez, car je ne la
sais point par coeur, et je n'en ai point de copie.» Il est le seul
qui ait voulu avoir ses lettres d'académicien, et quand son fils aîné
fut assez grand, il le mena à l'Académie pour lui faire saluer tous
les académiciens.

Depuis son mariage et la mort de madame de Bellegarde, il commanda une
fois un escadron de gentilshommes de l'arrière-ban. Il conte que
jamais il ne put les obliger à faire garde, ni autre chose semblable,
jour ni nuit, et enfin il fallut demander un régiment d'infanterie
pour les enfermer. Un jour, en marchant, il y eut je ne sais quelle
alarme; il les trouva tous au retour (car cependant il étoit allé
parler au général), l'épée et le pistolet à la main, aussi bien les
derniers que les premiers, quoiqu'il fallût percer neuf escadrons
avant que de venir à eux. Il y en eut un qui donna un grand coup de
pistolet dans l'épaule à celui qui étoit devant lui.

Le bonhomme Racan fut vingt ans sans faire de vers après la mort de
Malherbe. Enfin il s'y remit à la campagne, où il fit des versions de
psaumes, naïves, disoit-il, mais, en effet, les plus plates du monde.
Depuis, il fit ses Paraphrases de psaumes qu'il a imprimées, où il y a
de belles choses, mais cela ne vaut pas ce qu'il a fait autrefois.

Racan étant tuteur du petit comte de Marans, de la maison de Bueil, le
mari de la mère l'appela en duel. Racan dit: «Je suis fort vieux, et
j'ai la courte haleine.--Il se battra à cheval, lui dit-on.--J'ai des
ulcères aux jambes, répondit-il, quand je mets des bottes; puis, j'ai
vingt mille livres de rente à perdre. Je ferai porter une épée; s'il
m'attaque, je me défendrai. Nous avons un procès, nous n'avons pas une
querelle.» Les maréchaux de France gourmandèrent fort ce galant homme.

Le grand chagrin de ce pauvre homme, c'étoit que son fils aîné n'est
qu'un sot, et qu'il a perdu celui dont il espéroit avoir du
contentement. Ce petit garçon étoit page de la Reine, et étoit fort
bien avec M. d'Anjou[157]. Il disoit un jour à son père: «Je voudrois
bien qu'on payât à Monsieur six cents écus de ses menus plaisirs qu'on
lui doit, j'en aurois une bonne part.» Cet enfant s'étoit adonné à
porter la robe de Mademoiselle. Au commencement ses pages en
grondèrent; elle leur dit que toutes les fois qu'un page de la Reine
lui voudroit faire cet honneur, elle lui en seroit obligée. Il
continua donc; eux, enragés de cela, le firent appeler en duel par le
plus petit d'entre eux. Ils eurent tous deux le fouet en diable et
demi, car ils se vouloient aller battre. Ce petit garçon fut délégué
par ses camarades pour demander à la Reine qu'on leur donnât deux
petites oies[158] au lieu d'une, car l'argentier leur en retranchoit
une de deux qu'ils devoient avoir. «Oui, dit la Reine; mais, étant
fils de M. de Racan, vous ne l'aurez point que vous ne me la demandiez
en vers.» Tout le monde veut que ses enfants soient poètes, et il ne
sauroit faire qu'on les appelle autrement que Racan tout court. Le
père fit pour son fils ce madrigal, mais il ne le fit pas de toute sa
force:

MADRIGAL.

    Reine, si les destins, mes voeux et mon bonheur
    Vous donnent les premiers des ans de ma jeunesse,
    Vous dois-je pas offrir cette première fleur
    Que ma muse a cueillie aux rives du Permesse?
    Si mon père, en naissant, m'avoit pu faire don
    De son esprit poétique, ainsi que de son nom,
    Qui l'a rendu vainqueur du temps et de l'envie,
    Je pourrois dans mes vers donner l'éternité

          A Votre Majesté
          Qui me donne la vie.

Etant à Paris pour un procès, il s'ennuyoit quelquefois et ne perdoit
pas un jour d'Académie; même il lui prit une telle amitié pour elle,
qu'il disoit qu'il n'avoit d'amis que messieurs de l'Académie. Il prit
pour son procureur le beau-frère de M. Chapelain, parce qu'il lui
sembloit que cet homme étoit beau-frère de l'Académie. Un jour,
sortant de l'Académie où sa femme l'étoit venu prendre, pensant parler
à Patru, il parla à Chapelain et lui offrit de le remener comme il
l'avoit amené. Chapelain le remercie; il descend. Et quand ils furent
loin, sa femme lui dit: «Où est donc M. Patru?--Ah! dit-il; vous
verrez que j'ai cru parler à lui et j'ai parlé à un autre.» Il
retourna, mais Patru n'y étoit plus.

Ce bon homme est devenu avare. Au dernier voyage qu'il a fait ici, il
n'a point été voir Patru, lui qui le voyoit tous les jours auparavant,
parce que les écritures que Patru a pu faire pour lui pourroient
monter à quelque chose. Il ne connoît guère bien Patru; il n'auroit
garde de prendre de son argent.

  [148] Honorat de Bueil, marquis de Racan, né en 1589, mort en
  février 1670.

  [149] _OEuvres de Racan_, Paris, Coustelier, 1724, t. 2, p. 198.

  [150] Stance contre un vieillard jaloux. (_Ibid._, t. 2, p. 182.)

  [151] Elle ne l'appeloit jamais autrement que _le singe de
  Malherbe_. Elle en donna même un exemplaire à Malherbe,
  quoiqu'elle le haït à mort. (T.)

  [152] Mademoiselle de Gournay étoit née en 1666. Elle publia en
  1626 le volume qui a pour titre: _L'Ombre de la demoiselle de
  Gournay_. Ce livre venoit de paroître, ainsi elle devoit avoir
  environ soixante ans. (_Voyez_ plus bas l'article de mademoiselle
  de Gournay.)

  [153] Amadis Jamyn, poète françois du seizième siècle, fut en
  effet reçu par Ronsard dans sa propre maison, et traité par lui
  comme s'il eût été son fils. Les ouvrages d'Amadis Jamyn sont
  rares et recherchés. Né vers 1540, il est mort vers 1585.

  [154] Le Jeune Heinsius a dit d'elle: «_Ausa virgo concurrere
  viris, scandit supra viros._» (T.)

  [155] Tallemant nous a prévenus plus haut que Racan ne pouvoit
  prononcer les lettres _r_ et _c_.

  [156] Couleur de vert-clair très-tendre; elle avoit emprunté son
  nom au héros du roman, de l'_Astrée_, qui étoit loin d'avoir
  perdu alors tous ses adorateurs.

  [157] Premier titre du duc d'Orléans, frère de Louis XIV. Il le
  porta jusqu'à la mort de Gaston, époque à laquelle le Roi lui
  conféra le titre de duc d'Orléans.

  [158] Petite oie, se disoit figurément des rubans et garnitures
  qui rendoient un habillement complet; elle consistoit dans les
  rubans pour garnir l'habit, le chapeau, le noeud d'épée, les bas,
  les gants. (_Dict. de Trévoux._)



M. DE BRANCAS[159].


M. de Brancas, fils du duc de Villars, est aussi un grand rêveur. A
l'hôtel de Rambouillet, un jour qu'il y avoit dîné, son laquais le
vint demander; il revint: «C'est, dit-il, qu'il m'apportoit mon
manteau.--Votre manteau! lui dit-on; hé! étiez-vous ici sans
manteau?--Non, dit-il, mais j'avois pris hier celui de Moret pour le
mien.» Or celui de Moret étoit de velours et l'autre de camelot.

En priant Dieu il lui dit: «Seigneur, je suis à vous autant que qui
que ce soit, je suis votre serviteur très-humble plus qu'à personne.»
Il lui fait des compliments en rêvant. Une fois qu'il se retiroit à
cheval, des voleurs l'arrêtèrent par la bride. Il leur disoit:
«Laquais, de quoi vous avisez-vous? Laissez donc aller ce cheval,» et
ne s'en aperçut que quand il eut le pistolet à là gorge.

A Rouen il étoit chez M. d'Héquetot, fils de M. de Beuvron; son
carrosse se rompit. Héquetot lui dit: «Prenez le mien, vous enverrez
quérir le vôtre, quand il sera raccommodé.--Bien, dit-il,» et s'en va
de ce pas se mettre dans celui dont on avoit ôté les chevaux, tire les
rideaux et dit: «Au logis.» Il y fut une bonne heure. Enfin il se
réveille et se met à crier: «Hé! cocher, quel tour me fais-tu faire?
n'arriverons-nous d'aujourd'hui?» A sa voix, son cocher vint à lui:
«Hé! monsieur, j'ai mis les chevaux à l'autre carrosse, je vous
attends il y a long-temps.»

On dit qu'il se mit au lit une fois à quatre heures, parce qu'il
trouva sa toilette mise.

Au sortir des Tuileries, un soir il se jeta dans le premier carrosse;
le cocher touche, il le mène dans une maison. Il monte jusque dans la
chambre sans se reconnoître. Les laquais du maître du carrosse
l'avoient pris pour leur maître qui lui ressembloit assez de taille.
Ils le laissent là et courent aux Tuileries; mais par hasard ils
rencontrèrent ses gens et leur dirent où il étoit.

Une fois à l'armée on donna une fausse alarme exprès, et on lui fit
prendre une vache sellée pour son cheval. On l'a fait aller un jour en
compagnie avec son bonnet de nuit.

On lui veut faire accroire que le jour de ses noces il alla dire en
passant aux baigneurs qu'ils lui tinssent un lit prêt, qu'il
coucheroit chez eux. «Vous! lui dirent-ils, vous n'y songez pas!--Si,
j'y viendrai assurément.--Je pense que vous rêvez, reprirent ces
gens-là, vous vous êtes marié ce matin.--Hé! ma foi, dit-il, je n'y
songeois pas.» Sa femme étoit veuve du comte d'Isigny, parent de feu
madame la princesse (_de Condé_) Marguerite de Montmorency.

  [159] La clef des _Caractères_ de La Bruyère nous indique que
  c'est lui qui est peint sous le nom du distrait Ménalque, chapit.
  11. En effet, plusieurs des _Rêveries_ rapportées ici par
  Tallemant ont servi au portrait tracé par La Bruyère.



LA FONTAINE[160].


Un garçon de belles-lettres et qui fait des vers, nommé La Fontaine,
est encore un grand rêveur. Son père, qui est maître des eaux et
forêts de Château-Thierry en Champagne, étant à Paris pour un procès,
lui dit: «Tiens, va vite faire telle chose, cela presse.» La Fontaine
sort, et n'est pas plus tôt hors du logis qu'il oublie ce que son père
lui avoit dit. Il rencontre de ses camarades qui lui ayant demandé
s'il n'avoit point d'affaires, «Non,» leur dit-il, et alla à la
comédie avec eux. Une autre fois, venant de Paris, il attacha à
l'arçon de sa selle un gros sac de papiers importans. Le sac étoit mal
attaché et tomba. L'ordinaire[161] passe, ramasse le sac, et ayant
trouvé La Fontaine, il lui demande s'il n'avoit rien perdu. Ce garçon
regarde de tous les côtés: «Non, ce dit-il; je n'ai rien perdu.--Voilà
un sac que j'ai trouvé, lui dit l'autre.--Ah! c'est mon sac! s'écrie
La Fontaine; il y va de tout mon bien.» Il le porta entre ses bras
jusqu'au gîte.

Ce garçon alla une fois, durant une forte gelée, à une grande lieue de
Château-Thierry, la nuit, en bottes blanches, et une lanterne sourde à
la main. Une autre fois il se saisit d'une petite chienne, qui étoit
chez la lieutenante générale de Château-Thierry, parce que cette
chienne étoit de trop bonne garde, et le mari étant absent, il se
cache sous une table de la chambre, qui étoit couverte d'un tapis à
housse. Cette femme avoit retenu à coucher une de ses amies. Quand il
vit que cette amie ronfloit, il s'approche du lit, prend la main à la
lieutenante qui ne dormoit pas. Par bonheur, elle ne cria point, et il
lui dit son nom en même temps. Elle prit cela pour une si grande
marque d'amour, que, je crois, quoiqu'il ait dit qu'il n'en eut que la
petite oie, qu'elle lui accorda toute chose. Il sortit avant que
l'amie fût éveillée; et comme dans ces petites villes on est toujours
les uns chez les autres, on ne trouva point étrange de le voir sortir
de bonne heure d'une maison qui étoit comme une maison publique.

Depuis, son père l'a marié, et lui l'a fait par complaisance. Sa femme
dit qu'il rêve tellement, qu'il est quelquefois trois semaines sans
croire être marié. C'est une coquette qui s'est assez mal gouvernée
depuis quelque temps. Il ne s'en tourmente point. On lui dit: «Mais un
tel cajole votre femme.--Ma foi, répond-il, qu'il fasse ce qu'il
pourra; je ne m'en soucie point. Il s'en lassera comme j'ai fait.»
Cette indifférence a fait enrager cette femme; elle sèche de chagrin:
lui est amoureux où il peut. Une abbesse s'étant retirée dans la
ville, il la logea, et sa femme un jour les surprit. Il ne fit que
rengaîner, lui faire la révérence et s'en aller.

  [160] Quand Tallemant écrivit cet article, La Fontaine n'avoit
  encore publié que sa traduction de l'_Eunuque_ de Térence. Il
  étoit fort peu connu. Tallemant, plus tard, lui rendit justice:
  on lui doit la conservation de plusieurs opuscules du fabuliste,
  et particulièrement d'un petit ballet, intitulé: _Les Rieurs du
  Beau Richard_. (_Voyez_ les _OEuvres de La Fontaine_, édition de
  M. Walckenaer; Paris, gr. in-8º, t. 4, pag. 127.)

  [161] On appeloit alors ainsi les courriers qui alloient porter
  les lettres d'une ville à une autre.



BOIS-ROBERT[162].


Bois-Robert se nomme Metel. Il est fils d'un procureur[163] de Rouen
qui étoit Huguenot. Il l'a été lui-même aussi. Il se mit au barreau à
Rouen. Un jour étant prêt à plaider, une maquerelle le vint avertir
qu'une fille l'accusoit de lui avoir fait deux enfants. Il ne laissa
pas de plaider, et après il va pour se défendre. Mais ayant eu avis
que le juge d'une petite justice par-devant lequel il avoit été
assigné, le vouloit faire arrêter, il se sauve, vient à Paris, et
s'attache au cardinal Du Perron[164], puis au cardinal de Richelieu
qui ne le goûtoit point, et plusieurs fois il gronda ses gens de ne le
pas défaire de cet homme. «Hé! monsieur, lui dit Bois-Robert, qui a
toujours été lâche, vous laissez bien manger aux chiens les miettes
qui tombent de votre table. Ne vaux-je pas bien un chien?»

Pour subsister à la cour, Bois-Robert s'avisa d'une subtile invention;
il demanda à tous les grands seigneurs de quoi faire une
bibliothèque[165]. Il menoit avec lui un libraire qui recevoit ce
qu'on donnoit, et il le lui vendoit moyennant tant de paraguante. Il a
confessé depuis qu'il avoit escroqué cinq ou six mille francs comme
cela. On n'a osé mettre le conte ouvertement dans _Francion_[166],
mais on l'a mis comme si c'eût été un musicien qui eût demandé pour
faire un cabinet de toutes sortes d'instruments de musique.

Il devint chanoine de Saint-Ouen de Rouen. Il fut assez imprudent pour
faire quelque raillerie du Chapitre, mais le Chapitre lui en fit faire
une espèce d'amende honorable en présence de tous les chanoines.

Mademoiselle de Toucy, aujourd'hui madame la maréchale de La
Mothe[167], tomba malade dans l'abbaye de Saint-Amand de Rouen, dont
sa soeur étoit abbesse. Bois-Robert promit à la malade que l'on ne
sonneroit point les cloches de l'église cathédrale le jour de la
Vierge; il ne put l'obtenir du Chapitre[168]. Le lendemain il envoya
sur cela des vers à mademoiselle de Toucy, où il lui disoit que
mademoiselle de Beuvron, qui est aujourd'hui madame d'Arpajon, sa
rivale en beauté, avoit par son crédit, comme fille du gouverneur du
vieux Palais, empêché que le Chapitre fît cette galanterie, dans
l'espoir que ses appas en diminueroient. Les chanoines furent assez
sots pour se mettre en colère contre Bois-Robert. Il fut interdit; il
en appela comme d'abus; enfin on fit entendre au Chapitre qu'il se
tournoit en ridicule, et l'interdiction fut levée.

Il raconte que de ce temps-là on s'avisa de jouer dans un quartier de
Rouen une tragédie de _la Mort d'Abel_. Une femme vint prier que son
fils en fût, et qu'elle fourniroit ce qu'on voudroit. Tous les
personnages étoient donnés, cependant les offres étoient grandes; on
s'avisa de lui donner le personnage du _sang d'Abel_. On le mit dans
un porte-manteau de satin rouge cramoisi, on le rouloit de derrière le
théâtre, et il crioit: _Vengeance, vengeance_.

Il conte encore qu'ayant fait un voyage à Rome, et ayant salué jusqu'à
se prosterner un certain cardinal Scaglia, qui ne lui rendit point son
salut, il crut qu'il y alloit de l'honneur de la nation, surtout ayant
deux estafiers après lui. La première fois donc qu'il rencontra le
cardinal, il enfonça son chapeau et le regarda effrontément entre les
deux yeux sans le saluer. Le cardinal en colère fait courir après lui:
il se sauve dans une église. Le cardinal s'excusoit sur sa mauvaise
vue pour la première fois, et disoit qu'à la deuxième _quel coglion
l'havea vituperato_. Il fallut capituler, et il en fut quitte pour
saluer à l'avenir le cardinal fort humblement.

Il y avoit alors un gentilhomme breton à Rome, à qui il prit une telle
haine pour les prêtres, et surtout pour les cardinaux, que quand il
prenoit un cocher, c'étoit à condition de n'arrêter point devant eux;
tous le lui promettoient, cependant ils lui manquoient tous de parole;
mais lui se mettoit à pisser quand ils arrêtoient. Les cardinaux ne
faisoient qu'en rire, et chacun le montroit au doigt. Non content de
cela, il fit venir le curé de son village, par belles promesses, et
quand il fut à Rome, il l'intimida tant qu'il l'obligea à se faire
doyen de ses estafiers, avec une soutanelle qui ne lui alloit qu'au
genou. On s'en plaignit à l'ambassadeur de France qui envoya quérir ce
maître fou. «Monsieur, lui répondit notre homme, c'est que j'ai cru
que je ne pouvois mieux humilier les prêtres qu'en faisant un prêtre
estafier, et puisqu'ils le prennent là, je le ferai le dernier de tous
les miens. Il m'a coûté deux cents écus à le faire venir, je n'ai
garde d'avoir employé cet argent pour rien.» Enfin on fut contraint de
faire évader ce prêtre.

Un jour que Bois-Robert étoit avec le cardinal, alors évêque de Luçon,
on apporta des chapeaux de castor. L'évêque en choisit un: «Me sied-il
bien, Bois-Robert?--Oui, mais il vous siérait encore mieux s'il étoit
de la couleur du nez de votre aumônier.» C'étoit M. Mulot, alors
présent, qui depuis ne le pardonna jamais à Bois-Robert. Une fois ce
pauvre M. Mulot, qui aimoit le bon vin, en attendant l'heure d'un
déjeûner, alla à la messe à l'Oratoire. Par malheur c'étoit M. de
Bérulle, depuis cardinal, qui la disoit, et qui, avant que de
consacrer, s'amusa à faire je ne sais combien de méditations. Mulot
enrageoit, car il voyoit bien que tout seroit mangé. Enfin, après que
tout fut dit, il s'en va tout furieux trouver M. de Bérulle:
«Vraiment, lui dit-il, vous êtes un plaisant homme de vous endormir
comme cela sur le calice: allez, vous n'en valez pas mieux pour cela.»

Une fois que le conseil étoit au pavillon de Charenton[169], il pria
M. d'Effiat, alors premier écuyer de la grande écurie, de l'y mener
pour quelque affaire. Mulot fut d'abord expédié, car on lui refusa ce
qu'il demandoit. Chagrin du mauvais succès, il presse peu civilement
d'Effiat de s'en retourner. «Je n'ai pas fait encore.--Ah! me
voulez-vous laisser à pied?--Non, mais ayez patience.» Il grondoit.
«Ah! _mons de Mulot, mons de Mulot_, dit d'Effiat avec son accent
d'Auvergnat.--Ah! _mons Fiat, mons Fiat_, répond Mulot, quiconque
alongera mon nom, je lui raccourcirai le sien;» et, tout en colère, il
s'en alla à pied.

Un jour qu'il avoit bien la goutte, Boileau rencontra son laquais:
«Comment se porte ton maître? lui dit-il.--Monsieur, il souffre comme
un damné.--Il jure donc bien?--Monsieur, répliqua naïvement le
laquais, il n'a de consolation que celle-là dans son mal.»

Bois-Robert alla en Angleterre avec M. et madame de Chevreuse au
mariage de _Madame_[170] pour y attraper quelque chose. Il y tomba
malade, et fit une élégie où il appeloit l'Angleterre un _climat
barbare_. Etourdiment il la montra à madame de Chevreuse, qui, aussi
sage que lui, alla dire au comte de Carlisle et au comte d'Holland
qu'il avoit fait une élégie, et la lui envoya demander pour la leur
montrer. Il répondit qu'il ne l'avoit point, et que quand il l'auroit,
elle savoit bien qu'il ne devoit point l'avoir. «Ah! leur dit-elle,
vous ne savez pas pourquoi il ne la veut pas donner, c'est qu'il y
appelle l'Angleterre un _climat barbare_.» Le comte de Carlisle ne se
tourmenta pas autrement de cela; mais le comte d'Holland, qui
prétendoit en galanterie, en querella Bois-Robert, la première fois
qu'il le vit, et même en présence de madame de Chevreuse. Bois-Robert
s'excusa, et dit qu'il tenoit pour _barbares_ tous les lieux où il
étoit malade, et qu'il en auroit dit autant du paradis terrestre en
pareille occasion, «et depuis que je me porte bien, et que le Roi m'a
fait la grâce de m'envoyer trois cents jacobus, je trouve le climat
fort radouci.» Le comte de Carlisle oyant cette réponse, dit: «Cela
n'est pas mal trouvé;» mais l'autre enrageoit. Au retour, ils
accompagnèrent madame de Chevreuse, et Bois-Robert, à quelques milles
de Londres, en montant un coteau qui est sur le bord de la Tamise,
comme tout le monde étoit descendu à cause que le chemin est fort
rude: «Mon Dieu! madame, dit-il, le beau pays!--C'est pourtant un
_climat barbare_,» dit le comte d'Holland, qui avoit toujours cela sur
le coeur. Bois-Robert avoit acheté quatre haquenées. Il fit demander
par madame de Chevreuse permission au duc de Buckingham, grand amiral,
de les faire passer en France. Buckingham, dans le passeport, ne put
s'empêcher, après ces mots: _quatre chevaux_, d'ajouter: _pour le
tirer d'autant plus promptement de ce climat barbare_. Je vous laisse
à penser combien il eût mal passé son temps, sans la considération du
mariage. Comme Bois-Robert faisoit un jour reproche de cela à madame
de Chevreuse: «Vraiment, lui dit-elle, ce n'est pas la plus grande
méchanceté que je vous aie faite; je vous ai fait contrefaire le comte
d'Holland une fois que le roi d'Angleterre et lui étoient cachés
derrière une tapisserie.» Or ce comte d'Holland disoit: _fou
tistiquer_ pour _il faut distinguer_.

Bois-Robert, bien établi chez le cardinal de Richelieu, se mit à
servir tous ceux qu'il pouvoit, car il est officieux.

Il avoit présenté au cardinal le panégyrique de Gombauld. Le cardinal
le prit, le fit mettre auprès de son lit, et dit: «Je m'éveillerai
cette nuit, et je me le ferai lire.» Ce n'étoit point le compte de
Bois-Robert, et encore moins de Gombauld, qu'un garçon apothicaire,
qui couchoit dans la chambre de Son Eminence, lût cette pièce.
Bois-Robert se glisse tout doucement et la prend; le cardinal
s'éveille, ne trouve point le panégyrique; il envoie voir si
Bois-Robert étoit couché; on lui dit que non; Bois-Robert descend, lui
avoue tout, et ajoute qu'exprès il ne s'étoit point couché: il lut les
vers, qui plurent extrêmement au cardinal.

En ce temps-là, je ne sais quel provincial dédia un livre à
Bois-Robert, où il lui donnoit la qualité de _favori de campagne du
cardinal de Richelieu_. M. d'Orléans (_Gaston_) appeloit Du Boulay, un
de ses officiers, _b..... de campagne_, et feu Renaudot, le gazetier,
donnoit le titre de _femme de campagne du duc de Lorraine_ à madame de
Cantecroix.

Bois-Robert témoigna en l'affaire de Mairet que je vais conter,
non-seulement de la bonté, mais de la générosité: Mairet[171] lui
avoit rendu de mauvais offices auprès de feu M. de Montmorency[172],
et avoit bafoué ses pièces de théâtre; cependant, se voyant réduit à
la nécessité, ou de mourir de faim, ou d'avoir recours à Bois-Robert,
il va trouver M. Chapelain et M. Conrart, leur dit que M. le cardinal
avoit répondu à madame d'Aiguillon et à M. le grand-maître, que
Bois-Robert et lui feroient cela, et qu'ils n'en parlassent plus;
qu'il reconnoissoit sa faute, et que s'ils vouloient parler pour lui à
M. de Bois-Robert, il pouvoit les assurer qu'à l'avenir on auroit tout
sujet d'être satisfait de son procédé; ils parlèrent à Bois-Robert,
qui leur dit: «Je veux qu'il vous en ait l'obligation.» En effet, il
dit au cardinal: «Monseigneur, quand ce ne seroit qu'à cause de la
_Silvie_, toutes les dames vous béniront d'avoir fait du bien au
pauvre Mairet.» Le cardinal lui donna deux cents écus de pension.
Bois-Robert les porta à M. Conrart. Mairet l'en vint remercier, et se
mit à genoux devant lui.

Quand on fit l'Académie, Bois-Robert y mit bien des
passe-volants[173]. On les appeloit _les enfans de la pitié de
Boisrobert_. Par ce moyen, il leur fit donner pension. Il s'appelle,
en je ne sais quelle épître imprimée, car son volume d'épîtres est ce
qu'il a fait de meilleur, _Solliciteur des Muses affligées_. Il
envoyoit souvent la pension à ces pauvres diables d'auteurs, et à
loisir il se remboursoit. Il s'est brouillé bien des fois avec le
cardinal pour avoir parlé trop hardiment pour le tiers et pour le
quart; mais souvent il disoit au cardinal tout ce qu'il vouloit,
quoique le cardinal ne le voulût pas. Il savoit son faible, et voyoit
bien que Son Éminence aimoit à rire.

M. le maréchal de Vitry, ayant été mis dans la Bastille, envoya prier
Bois-Robert à dîner, lui fit grand'chère, et lui fit promettre de dire
telle et telle chose au cardinal. Bois-Robert le soir entre dans la
chambre de Son Éminence: «Ah! voilà _le Bois_, voilà _le Bois_,» dit
le cardinal. (Il l'appeloit ainsi à cause que M. de Châteauneuf, pour
obliger Bois-Robert à le servir auprès de certaines filles de sa
connoissance, lui avoit scellé le don d'un certain droit sur le bois
qui vient de Normandie, quoique cette affaire eût été rebutée cent
fois.) «Eh bien! _le Bois_, quelles nouvelles?» car il le divertissoit
à lui conter ce qu'il avoit appris. «Monseigneur, je vous dirai
premièrement que j'ai fait aujourd'hui la plus grande chère du monde;
vous ne devineriez pas où: à la Bastille, dans la chambre de M. de
Vitry.--Oui! dit le cardinal.--Monseigneur, vous ne sauriez croire
qu'il est devenu savant. Il m'a voulu prouver par des passages des
Pères, que frapper un évêque n'étoit pas un crime.--Ah! _le Bois_,
reprit le cardinal, vous êtes donc le censeur du Roi; le Roi a blâmé
son action et veut qu'il en soit puni.» (Notez que M. de Bordeaux
étoit alors mieux avec le cardinal qu'il n'a jamais été.) «Ah!
vraiment, vous faites le petit ministre, je vous trouve bien
insolent.--Vous avez raison, monseigneur, punissez-moi, ordonnez tout
ce qu'il vous plaira contre moi, si je parle plus d'affaires d'État.»
Et après, pour le tirer de ce discours: «Monseigneur, vous m'aviez
donné une telle commission: cela a réussi comme vous souhaitiez.» Il
lui en rendoit compte exactement. «Mais, monseigneur, on m'a chargé
encore de vous dire...--Mais est-ce affaires d'État?--Non, ce n'est
point affaires d'État; que le maréchal de Vitry donnera tant à sa
fille en mariage, et que vous lui fassiez l'honneur de lui donner
qui vous voudrez pour mari.--Tout beau, _le Bois_, dit le
cardinal.--Monseigneur, disoit Bois-Robert pour rompre les chiens,
vous m'avez fait l'honneur de me donner une telle commission, j'ai
fait ceci et cela.» Il lui en disoit toutes les circonstances.
«Attendez, monseigneur, j'ai encore eu charge de vous dire que M. de
Vitry a un grand garçon bien fait, bien nourri, qu'il vous offre;
ordonnez de lui comme vous voudrez.--Ah! _le Bois_.--Monseigneur, ma
troisième commission étoit...» Il lui parloit de je ne sais quel ordre
qu'il lui avoit donné. «Ce vilain, disoit le cardinal, me dira tout,
sans que je m'en puisse fâcher.»

Citois[174], médecin du cardinal, et Bois-Robert se servoient l'un
l'autre; une fois à Rueil, Bois-Robert étoit mal avec le cardinal,
pour quelque chose dont il l'avoit trop pressé. L'Eminentissime, las
de l'entretien de quelqu'un qui l'avoit fort ennuyé, demanda à Citois:
«Qui est là dedans?--Il n'y a, dit Citois, que le pauvre Bois-Robert;
je l'ai trouvé tantôt dans le parc, qui alloit se jeter dans l'eau, si
je ne l'en eusse empêché.--Faites-le venir,» dit le cardinal.
Bois-Robert vient, et lui fait des contes. Ils furent meilleurs amis
que jamais.

Une fois il fit prendre au cardinal un page en dépit de lui. Le
cardinal y étoit plus délicat que le Roi, et ne vouloit que des fils
de comte et de marquis. Un président de Dijon y vouloit mettre son
fils. Il en fait parler par Bois-Robert, et le cardinal le rebute.
Bois-Robert ne laisse pas d'écrire qu'on envoyât ce garçon le plus
brave qu'on pourroit. Il vient. Bois-Robert dit au cardinal:
«Monseigneur, le page que vous m'avez promis de prendre est
arrivé.--Moi!--Oui, monseigneur.--Je n'y ai pas songé.--Hé!
monseigneur, parlez bas; il est là; s'il vous entendoit, vous le
désespéreriez.--Moi! je vous l'ai promis?--Oui, monseigneur; ne vous
souvient-il pas que ce fut un tel jour qu'un tel vint vous faire la
révérence.» Enfin il fut contraint, par l'effronterie de Bois-Robert,
de le prendre.

En revanche, s'il a servi bien des gens, il a bien nui aussi à
quelques-uns. Desmarets se plaint fort de lui, car il dit qu'en lisant
au cardinal les remarques de Costar sur les odes de Godeau et de
Chapelain, en un endroit où l'auteur comparoit avec les stances de ces
messieurs dix ou douze vers d'une pièce au cardinal, qu'il louoit
fort, Son Eminence ayant demandé de qui elle étoit, il dit de
Marbeuf[175]; et elle étoit de Desmarets. Il craignoit Desmarets, que
Bautru introduisoit chez le cardinal, et qui, ayant un esprit
universel et plein d'instruction, étoit assez bien ce qu'il lui
falloit. Mais il n'étoit pas propre pour faire rire, et Bois-Robert
eût toujours eu son véritable emploi tout entier. Il fit bien pis une
autre fois, car, par une malice de vieux courtisan, il s'avisa de dire
au cardinal que ses gardes ne se contentoient pas d'entrer à la
comédie sans payer, mais qu'ils y menoient encore des gens. «Oui! dit
le cardinal, qui vouloit se faire aimer de ses gardes; on se plaint
donc de mes gardes?» Bois-Robert se retire, et en passant par la salle
des gardes, il leur dit que Desmarets avoit dit telle et telle chose
contre eux. Depuis cela, les gardes poussoient le valet de Desmarets
aux ballets et aux comédies mêmes qu'il avoit faites, et lui disoient
que c'étoit à cause qu'il étoit à M. Desmarets. Desmarets s'en
plaignit à Manse, lieutenant des gardes, qui leur en demanda la
raison. On sut que c'étoit une calomnie de Bois-Robert.

Pour divertir le cardinal et contenter en même temps l'envie qu'il
avoit contre _le Cid_, il le fit jouer devant lui en ridicule par les
laquais et les marmitons. Entre autres choses, en cet endroit où don
Diègue dit à son fils:

    Rodrigue, as-tu du coeur?

Rodrigue répondoit:

    Je n'ai que du carreau.

On ne sauroit faire un conte plus plaisamment qu'il le fait; il n'y a
pas un meilleur comédien au monde. Il est bien fait de sa personne. Il
dit qu'une fois, par plaisir, le cardinal en particulier leur ordonna
à lui et à Mondory[176] de pousser une passion, et que le cardinal
trouva qu'il avoit mieux fait que le plus célèbre comédien qui ait
peut-être été depuis Roscius.

Il fut pourtant disgracié une fois pour long-temps, et il ne profita
guère de son rétablissement. Voici comme j'en ouïs conter l'histoire:
à une répétition, dans la petite salle, de la grande comédie que le
cardinal fit jouer, Bois-Robert, à qui il avoit donné charge de ne
convier que des comédiens, des comédiennes et des auteurs pour en
juger, fit entrer la petite Saint-Amour, Frérolot, une mignonne, qui
avoit été un temps de la troupe de Mondory. Comme on alloit commencer,
voilà M. D'Orléans qui entre. On n'avoit osé lui refuser la porte; le
cardinal enrageoit. Cette petite gourgandine ne se put tenir; elle
lève sa coiffe, et fait tant que M. d'Orléans la voit. Quelques jours
après, on joue la grande comédie. Bois-Robert et le chevalier
Desroches avoient ordre de convier les dames; plusieurs femmes non
conviées, et entre elles bien des _je ne sais qui_, entrèrent sous le
nom de madame la marquise _celle-ci_, et madame la comtesse
_celle-là_. Deux gentilshommes qui les recevoient à la porte, voyant
que leur nom étoit sur le mémoire, et qu'elles étoient bien
accompagnées, les livroient à deux autres qui les menoient au
président Vigné et à M. de Chartres (Valençay, depuis archevêque de
Reims, que Bois-Robert appeloit _le Maréchal-de-camp comique_), et ils
avoient le soin de les placer[177]. Le Roi, qui étoit ravi de pincer
le cardinal, ayant eu vent de cela, lui dit, en présence de M.
d'Orléans: «Il y avoit bien du gibier l'autre jour à votre
comédie.--Hé! Comment n'y en auroit-il point eu, dit M. d'Orléans,
puisque, dans la petite salle où j'eus tant de peine à entrer
moi-même, la petite Saint-Amour, qui est une des plus grandes
gourgandines de Paris, y étoit.» Voilà le cardinal interdit; il
enrageoit, et ne dit rien, sinon: «Voilà comme je suis-bien servi!» Au
sortir de là: «Cavoye, dit-il à son capitaine des gardes, la petite
Saint-Amour étoit l'autre jour à la répétition.--Monseigneur, elle
n'est point entrée par la porte que je gardois.» Palevoisin,
gentilhomme de Touraine, parent de l'évêque de Nantes, Beauveau,
ennemi de Bois-Robert, dit sur l'heure au cardinal: «Monseigneur,
elle est entrée par la porte où j'étois; mais c'est M. de Bois-Robert
qui l'a fait entrer.» Bois-Robert, qui ne savoit rien de cela, trouva
M. le chancelier qui dit: «M. le cardinal est fort en colère contre
vous, ne vous présentez pas devant lui.» Au même temps le cardinal le
fait appeler. Il n'y avoit que madame d'Aiguillon qui ne l'aimoit pas,
et M. de Chavigny qui l'aimoit assez. Le cardinal lui dit d'un air
renfrogné: «Bois-Robert (point _le Bois_), de quoi vous êtes-vous
avisé de faire entrer une petite garce à la répétition l'autre
jour?--Monseigneur, je ne la connois que pour comédienne, je ne l'ai
jamais vue que sur le théâtre, où Votre Éminence l'avoit fait monter.»
(Cependant il avoue que le matin elle l'avoit été prier de la faire
entrer.) «Je ne sais pas d'ailleurs ce qu'elle est: fait-on
information de vie et de moeurs pour être comédienne? je les
tiens toutes garces, et ne crois pas qu'il y en ait jamais eu
d'autres.--S'il n'y a que cela, dit le cardinal à sa nièce, je ne vois
pas qu'il y ait de crime.» Bois-Robert pleura, fit toutes les
protestations imaginables; mais le cardinal, à qui ce que le Roi avoit
dit tenoit furieusement au coeur, lui dit: «Vous avez scandalisé le
Roi, retirez-vous.» Voilà Bois-Robert au lit; toute la cour et tous
les parents du cardinal le visitèrent. Le maréchal de Gramont y alla
plusieurs fois, et à la dernière il lui dit: «Si vous pouviez vous
taire, je vous dirois un secret; mais n'en parlez point: dimanche vous
serez rétabli. M. le cardinal doit voir le Roi samedi, il vous
justifiera.» Le dimanche venu, voilà l'abbé de Beaumont qui le vient
trouver. Bois-Robert dit, dès qu'il le vit: «Me voilà rétabli.» Il ne
fit pourtant semblant de rien. L'abbé s'approche en sanglotant, fait
la grimace tout du long, car il ne l'aimoit pas: lui, Grave et
Palevoisin étoient jaloux de Bois-Robert, peut-être aussi les avoit-il
joués, et enfin il lui dit que le Roi n'avoit pas voulu écouter Son
Éminence, et lui avoit dit: «Bois-Robert déshonore votre maison.»
Bois-Robert eut donc ordre de se retirer à son abbaye (elle s'appelle
Châtillon) ou à Rouen, où il étoit chanoine; il aima mieux aller à
Rouen. Or ce désordre venoit de plus loin. M. le Grand, voulant perdre
La Chesnaye, qui, comme je l'ai déjà dit, étoit l'espion du cardinal,
s'adressa à Bois-Robert, et seul à seul, à Saint-Germain, lui dit
qu'il avoit toujours fait cas de lui, et que M. le maréchal d'Effiat
l'avoit toujours aimé; que jusqu'ici M. de Bois-Robert n'avoit volé
que pour alouettes et pour moineaux, et qu'il le vouloit faire voler
pour perdrix et pour faisans; qu'il lui falloit faire attraper quelque
grosse pièce; qu'il étoit temps qu'il pensât à sa fortune, et qu'il le
prioit de le servir. «La Chesnaye, ajouta-t-il, me trahit; il a eu une
longue conférence avec M. le cardinal, dans le jardin, au sortir de
laquelle Son Eminence m'a traité comme un écolier. Vous pouvez
aisément me dire qui a introduit La Chesnaye auprès du cardinal, et
qui sont ses amis dans la maison, je les veux tous perdre.» Ensuite il
s'emporta un peu, et dit que le cardinal le maltraitoit, mais que par
la mordieu..... et il s'arrêta sans rien dire davantage. Bois-Robert,
voyant cela, eût bien voulu n'avoir point eu de conférence avec M. le
Grand, et après lui avoir promis de savoir qui étoient les amis de La
Chesnaye, s'en va chez madame de Lansac, gouvernante de M. le
Dauphin, et lui demande conseil. Madame de Lansac est d'avis d'en
avertir le cardinal; Bois-Robert dit qu'il ne le veut point, que ce
n'est qu'une boutade de jeune homme, qu'il ne sauroit se résoudre à
lui nuire. Depuis, M. le Grand cherchoit Bois-Robert partout, et
Bois-Robert l'évitoit. Il se met dans l'esprit que Bois-Robert lui
avoit fait un méchant tour. Il parle mal de lui au Roi, et se sert de
tout ce qu'on avoit dit contre Bois-Robert. C'est à cause de cela que
le Roi disoit que Bois-Robert déshonoroit la maison de son maître.
Voilà principalement sur quoi le Roi se fondoit. Bois-Robert
ayant découvert au cardinal que Saint-Georges, gouverneur du
Pont-de-l'Arche, prenoit tant sur chaque bateau qui remontoit, et
qu'on appeloit ces bateaux des _cardinaux_, Saint-Georges fut chassé,
et pour se venger, il dit que Bois-Robert avoit vitupéré son fils, qui
étoit page du cardinal. Palevoisin avoit fait pis, car il avoit dit la
même chose devant quatorze personnes dans l'antichambre. Bois-Robert
le sut, il prend le maréchal de Gramont. «Monsieur, lui dit-il,
faisons venir le page.--Il est couché, dit-on.--Faisons-le lever.» Le
page, qui ne savoit pas que son père eût fait cette calomnie, dit
qu'il feroit démentir ou mourir tous ceux qui l'avoient dit; le
maréchal de Gramont fit tant, que Bois-Robert se contenta que
Palevoisin dît en pleine garde-robe que tous ceux qui disoient qu'il
avoit dit telle et telle chose de M. de Bois-Robert, en avoient menti.
Voilà d'où venoit la haine de Palevoisin contre lui.

Bois-Robert étant à Rouen, le maréchal de Guiche, y allant comme
lieutenant de roi de Normandie, demanda au cardinal s'il ne
trouveroit point mauvais qu'il le vît. «Vous me ferez plaisir,» dit le
cardinal. Bois-Robert traita magnifiquement le maréchal, et perdit
après-dîner six-vingts pistoles contre lui, car il ne peut se tenir de
jouer, et joue comme un enfant.

Le cardinal fit ensuite le voyage de Perpignan, et comme il étoit
malade à Narbonne, Citois lui dit: «Je ne sais plus que vous donner,
si ce n'est trois dragmes de Bois-Robert après le repas.--Il n'est pas
encore temps, monsieur Citois,» dit le cardinal.

Après la mort de M. le Grand, tout le monde parla pour Bois-Robert. Le
cardinal Mazarin lui écrivit: «Vous pouvez aller à Paris, si vous y
avez des affaires.» Bois-Robert y vient, et en attendant Son Eminence
il perd vingt-deux mille écus qu'il avoit en argent comptant. Le
cardinal arrivé, le cardinal Mazarin écrit à Bois-Robert: «Venez me
demander un tel jour, et fussé-je dans la chambre de Son Eminence,
venez me trouver.» Bois-Robert y va. Le cardinal l'embrasse en
sanglotant, car il aimoit ceux dont il croyoit être aimé[178].
Bois-Robert, qui voyoit pleurer son maître, ne put cette fois, contre
sa coutume, trouver une larme. Il s'avise de faire le saisi, et le
cardinal Mazarin, qui le vouloit servir, dit: «Voyez ce pauvre homme,
il étouffe; il en est si saisi qu'il ne sauroit pleurer; quelquefois
on est suffoqué pour moins que cela; un chirurgien, vite.» On saigne
Bois-Robert, qui se portoit le mieux du monde; on lui a tiré trois
grandes palettes de sang. Tous ses envieux le vinrent embrasser, mais
le cardinal mourut dix-neuf jours après. Bois-Robert dit que c'est le
seul bien que le cardinal Mazarin lui ait fait que de lui faire tirer
ces trois palettes de sang.

Après la mort du cardinal de Richelieu, Bois-Robert dit à madame
d'Aiguillon qu'il n'auroit pas moins de zèle pour elle qu'il n'en
avoit eu pour son oncle. Elle le remercia, et lui promit qu'il ne
seroit pas long-temps sans recevoir des marques de l'affection qu'elle
avoit pour lui, puisque son neveu avoit des abbayes dont dépendoient
de bons prieurés. Bois-Robert eut plusieurs avis, mais les prieurés
qu'il demandoit avoient toujours été donnés la veille. Il se douta
qu'il y avoit de la fourberie, et, pour en être éclairci, il la fut
trouver un jour avec une lettre par laquelle on lui donnoit avis que
le prieuré de _Kermassonnet_ étoit vacant, et qu'il y étoit à la
collation de l'abbé de Marmoustier. «Hé! mon pauvre monsieur de
Bois-Robert, s'écria-t-elle, que je suis malheureuse! si vous fussiez
venu deux heures plus tôt, vous l'auriez eu.--Je n'en serois pas
mieux, madame, car vous pouvez disposer de ce prieuré-là comme de la
lune.--Et pourquoi?--C'est qu'il n'y en a jamais eu de ce nom-là; je
vous rends grâces de votre bonne volonté, me voilà convaincu plus que
jamais de votre sincérité et de votre bonne foi.»

Bois-Robert, quelques années après, eut un grand démêlé avec M. de La
Vrillière, secrétaire d'Etat. Il avoit ôté de dessus l'état des
pensions un frère de Bois-Robert nommé d'Ouville[179], qui y étoit
comme ingénieur. Bois-Robert le fit prier par tout le monde de l'y
remettre; ses amis lui dirent: «Nous l'avons un peu ébranlé,
voyez-le.» Bois-Robert y va: La Vrillière le reçoit par un _mortdieu_.
«Mortdieu! monsieur, vous vous passeriez bien de me faire accabler par
tout le monde pour votre frère, pour un homme de nul mérite[180].»
Bois-Robert, en contant cela, disoit: «Je le savois bien, il n'avoit
que faire de me le dire, je n'allois pas là pour l'apprendre.» Ce qui
fâchoit le plus Bois-Robert, c'est que cet homme lui avoit fait la
cour autrefois: «Ah! monsieur, lui dit-il, je ne croyois pas que les
ministres d'Etat jurassent comme vous faites. _Mortdieu_, il siéroit
bien autant à un charretier qu'à vous. Allez, monsieur, mon frère sera
mis sur l'état malgré vous et vos dents.» De ce pas il alla trouver le
cardinal Mazarin, à qui il fit sa déclaration de ne prétendre rien de
lui que cela, mais qu'il y alloit de son honneur. Le cardinal le lui
promit. Cependant, dans son ressentiment, Bois-Robert fit une satire
plaisante contre La Vrillière qu'il appelle Tirsis. Il y a en un
endroit:

    Le Saint-Esprit, honteux d'être sur ses épaules,
    Pour trois sots comme lui s'envoleroit des Gaules.

Il l'a dite à tout le monde; les uns en retinrent un endroit, les
autres un autre; M. de La Vrillière le sut; M. de Chavigny avertit
l'abbé que M. de La Vrillière devoit aller au Palais-Royal faire ses
plaintes. Bois-Robert prend les devants avec le maréchal de Gramont;
ils vont au cardinal qui ne se pouvoit tenir de rire: «Monseigneur,
lui dit Bois-Robert, ce n'est point contre M. de La Vrillière que j'ai
fait ces vers; j'ai lu _les Caractères_ de Théophraste, et à son
imitation j'ai fait le caractère d'un ministre ridicule.--Vous voyez
l'injustice, disoit le maréchal; le pauvre Bois-Robert, l'aller
accuser de cela!» On lui fait réciter les vers tout du long; La
Vrillière vient. «Monseigneur, il m'a vitupéré, il m'a jeté une
bouteille d'encre sur le visage.--Monsieur de La Vrillière, ce n'est
pas vous, disoit le cardinal, ce sont des _Caractères de_
Théophraste.» Cependant il ne remettoit point le sieur d'Ouville sur
l'état; le cardinal enfin l'y fit remettre, car Bois-Robert
l'attendoit tous les jours dans sa garde-robe. «Monseigneur, lui
disoit-il, M. de La Vrillière dit qu'il ne le fera pas, quand la Reine
le lui commanderoit; il faut donc qu'il monte sur le trône après
cela.» Durant ce désordre, feu M. d'Emery, par malice, fit dîner
Bois-Robert chez lui vis-à-vis de La Vrillière, et guignoit, pour voir
la grimace de son gendre. Penon, commis de La Vrillière, étoit lent à
la délivrance du brevet. Bois-Robert lui montre quatre pistoles:
aussitôt le brevet vint. Dès qu'il l'eut, Bois-Robert empoche ses
quatre pistoles. «Ah! monsieur, dit-il à Penon, je pense que je suis
ivre; à vous de l'argent! je vous demande pardon, je ne songeois pas à
ce que je faisois.»--«Enfin, dit Bois-Robert au cardinal, à qui il en
faisoit le conte, mon impudence fut plus forte que la sienne.»
D'Ouville fut payé durant trois ans de ses appointemens. Après cela
La Vrillière voulut l'ôter de dessus l'état. Bois-Robert eut
l'insolence de lui mander qu'il feroit imprimer la satire. L'autre
n'osa. «Ce n'est qu'un coquin, disoit Bois-Robert, il devoit me faire
assommer de coups de bâton.» Il est vrai qu'un de mes étonnements,
c'est que l'archevêque de Bordeaux[181] ait été battu deux fois, et
Bois-Robert pas une.

Une fois que Bois-Robert alla au Petit-Luxembourg voir M. de
Richelieu, madame Sauvay, femme de l'intendant de madame d'Aiguillon,
lui dit, dès qu'elle le vit: «Ah! vraiment, monsieur de Bois-Robert,
j'ai des réprimandes à vous faire.» Bois-Robert, pour se moquer
d'elle, se mit incontinent à genoux. «Vous passez partout, lui
dit-elle, pour un impie, pour un athée.--Ah! madame, il ne faut pas
croire tout ce qu'on dit: on m'a bien dit, à moi, que vous étiez la
plus grande garce du monde.--Ah! monsieur, dit-elle en l'interrompant,
que dites-vous là!--Madame, ajouta-t-il, je vous proteste que je n'en
ai rien cru.» Toute la maison fut ravie de voir cette insolente
mortifiée.

Une fois mademoiselle Melson, fille d'esprit, le déferra. Il lui
contoit qu'il avoit peur qu'un de ses laquais ne fût pendu. «Voire,
lui dit-elle, les laquais de Bois-Robert ne sont pas faits pour la
potence; ils n'ont que le feu à craindre[182].»

Pour montrer combien il se cachoit peu de ses petites complexions, il
disoit que Ninon lui écrivoit parlant du bon traitement que lui
faisoient Les Madelonnettes où les dévots la firent mettre: «Je pense
qu'à votre imitation je commencerai à aimer mon sexe.»

Il appeloit Ninon _sa divine_. Une fois il vint la voir tout hors de
lui. «_Ma divine_, lui dit-il, je vais me mettre au noviciat des
Jésuites; je ne sais plus que ce moyen-là de faire taire la calomnie.
J'y veux demeurer trois semaines, au bout desquelles je sortirai sans
qu'on le sache, et on m'y croira encore. Tout ce qui me fâche, c'est
que ces b...... là me donneront de la viande lardée de lard rance, et
pour tous petits pieds quelques lapins de grenier. Je ne m'y saurois
résoudre.» Il revint le lendemain. «J'y ai pensé, c'est assez de trois
jours, cela fera le même effet.» Le voilà encore le lendemain. «_Ma
divine_, j'ai trouvé plus à propos d'aller aux Jésuites, je les ai
assemblés, je leur ai fait mon apologie, nous sommes le mieux du monde
ensemble; je leur plais fort, et en sortant un petit frère m'a tiré
par ma robe et m'a dit: «Monsieur, venez-nous voir quelquefois, il n'y
a personne qui réjouisse tant les Pères que vous.»

A une représentation d'une de ses pièces de théâtre, les comédiens
dirent un méchant mot qui n'y étoit pas: «Ah! s'écria-t-il de la loge
où il étoit, les marauds me feront chasser de l'Académie.»

Bois-Robert, toujours bon courtisan, s'avisa de faire des vers contre
les Frondeurs; il n'y eut jamais un homme plus lâche. Le
coadjuteur[183] le sut, et la première fois qu'il vint dîner chez lui:
«Monsieur de Bois-Robert, lui dit-il, vous me les direz bien.»
Bois-Robert crache, il se mouche, et sans faire semblant de rien, il
s'approche de la fenêtre, et ayant regardé en bas, il dit au
coadjuteur: «Ma foi, monsieur, je n'en ferai rien, votre fenêtre est
trop haute.»

L'abbé de La Victoire dit que la prêtrise en la personne de
Bois-Robert est comme la farine aux bouffons, que cela sert à le faire
trouver plus plaisant.

Bois-Robert, en ce temps-là, s'abandonna de telle sorte à faire des
contes comme celui des trois Racans[184], qu'on disoit, comme des
marionnettes: Je vous _donnerai_ Bois-Robert. De quelques-uns de ces
contes-là, il voulut faire une comédie qu'il appeloit _le Père
avaricieux_. En quelques endroits, c'étoit le feu président de Bercy
et son fils, qui a été autrefois débauché, et qui maintenant est plus
avare que son père. Il feignoit qu'une femme, qui avoit une
belle-fille, sous prétexte de plaider, attrapoit la jeunesse; là
entroit la rencontre du président de Bercy chez un notaire, avec son
fils qui cherchoit de l'argent à gros intérêts. Le père lui cria: «Ah!
débauché, c'est-toi?--Ah! vieux usurier, c'est vous,» dit le fils.
Il y avoit mis aussi la conversation de Ninon et de madame Paget à un
sermon, où cette dame, qui ne la connoissoit pas, se plaignit à elle
que Bois-Robert vouloir quitter son quartier pour aller au faubourg
Saint-Germain, pour une je ne sais qui de Ninon, et Ninon lui
répondit: «Il ne faut pas croire tout ce qu'on dit, madame, on en
pourroit dire autant de vous et de moi[185].» Bois-Robert, étourdi à
son ordinaire, alla dire en plusieurs lieux que c'étoit le président
de Bercy dont il avoit voulu parler. Bercy, qui est un brutal, alla
prendre cela de travers, au lieu d'en rire. Madame Paget fit aussi la
sotte à son exemple. Bois-Robert disoit: «Je ferai signifier à cet
homme que j'ai un neveu qui tue les gens[186], car, pour l'autre, il
est renégat, et sera grand-visir un de ces matins.» Le Roi vouloit que
la pièce se jouât, et Bois-Robert le vouloit prier de le lui commander
en présence du président. Cependant il n'osa la faire jouer. Je pense
que M. de Matignon, beau-frère de Bercy, l'en pria; on lui fit sentir
que ce dernier ne le trouveroit nullement bon. Le Roi voulut savoir
pourquoi la pièce ne se jouoit point; Bois-Robert dit que le président
de Bercy, qui avoit livré tant de combats contre la Fronde, s'en
trouveroit offensé, et ainsi il lui fit faire sa cour en son absence.
Bercy en remercia Bois-Robert[187].

Ses neveux, dont nous venons de parler, n'étoient pas fils de
d'Ouville. Il avoit donné ce dernier au comte Du Dognon, gouverneur de
Brouage. Cet homme faisoit et écrivoit en beaux caractères une comédie
en treize jours. Bois-Robert la raccommodoit un peu, et en tiroit ce
qu'il pouvoit des comédiens, et on disoit qu'il ne donnoit pas tout à
son frère. D'Ouville savoit la géographie le plus exactement du monde,
et avoit une mémoire prodigieuse. Il s'étoit marié autrefois en
Espagne. Bois-Robert fit rompre le mariage. Tous ces beaux messieurs
faisoient dire à Bois-Robert, dans une Epître à M. le chancelier, qui
a été depuis imprimée[188]:

    Melchisédech étoit un heureux homme,
    Car il n'avoit ni frères ni neveux.

Il y a trois ans qu'il mena d'Ouville au Mans pour y vivre avec un de
ses frères qui est chanoine, car le maréchal Foucault, autrefois comte
Du Dognon, au lieu de le récompenser de sept ans de service, lui avoit
pris un cadran de trois cents livres, et à la foire Saint-Germain il
lui emprunta, pour acheter des bagatelles à sa fille, les derniers
deux écus blancs qu'il avoit. Ce pauvre d'Ouville est mort depuis deux
ans. Il a fait je ne sais combien de volumes de contes, intitulés:
_les Contes de d'Ouville_[189].

Il arrivoit toujours des aventures à Bois-Robert pour ses comédies.
Dans l'une, il avoit mis une comtesse _d'Ortie_, croyant qu'il n'y
avoit personne de ce nom-là. Cependant un beau matin il voit entrer
chez lui un brave qui lui dit avec un accent gascon: «Monsieur, je me
nomme d'Ortie.» Cela étonna Bois-Robert: «Vous avez mis une comtesse
d'Ortie dans votre pièce.--Monsieur, dit l'abbé, je ne l'ai pas fait
pour vous offenser.--Tant s'en faut, dit l'autre, que je vous en
veuille mal, qu'au contraire je vous en suis obligé; vous m'avez fait
faire ma cour toutes les fois qu'on a joué votre pièce; le Roi m'a
fait appeler, et il connoît bien plus mon visage qu'il faisoit.»
C'étoit un lieutenant aux gardes; il est à cette heure capitaine.
Bois-Robert a dit depuis: «Si j'eusse cru cela, j'eusse mis la
marquise _de la Ronce_.» On lui dit: «Il y a une marquise de la Ronce,
c'eût été bien pis.» Sa _Cassandre_ est la meilleure pièce de théâtre
qu'il ait faite.

Bois-Robert, malade d'une vieille maladie dont il ne guérira jamais,
malade de la lâcheté de la cour, a fait cent bassesses au cardinal, et
puis en a médit. Il va toujours chez la Reine; or la Reine a un
huissier nommé La Volière, qui est le plus capricieux animal qui soit
au monde. Il lui prit une aversion pour le pauvre abbé. Un jour qu'il
lui avoit refusé la porte: «J'y entrerai en dépit de vous,» lui
dit-il. En effet, il vint de grands seigneurs à qui Bois-Robert dit:
«Prenez-moi par la main.» Il entre, puis en sortant: «Nargue, dit-il,
monsieur de La Volière.»

Bois-Robert fit une malice à M. de Courtin, qui avoit épousé une nièce
de Picard, trésorier des parties casuelles, fils de ce cordonnier
Picard à qui les gens du maréchal d'Ancre firent insulte, ce qui
commença à mettre le peuple en fureur. Bois-Robert dînoit chez Picard
fort souvent. Courtin le pria, s'il connoissoit Loret[190], celui qui
fait la _Gazette_ en vers imprimée, de lui dire que s'il vouloit
mettre les louanges de M. Picard, il lui donneroit ce qu'il voudroit.
Bois-Robert dit: «Donnez-moi vingt écus.--Voilà cinquante livres, dit
Courtin; s'il fait bien j'y ajouterai une pistole.» Loret met Picard
tout de son long. La cour en rit fort. Picard irrité, lui qui a une
nièce mariée au marquis de La Luzerne, fait menacer Bois-Robert de
coups de bâton. Bois-Robert en faisoit partout le conte; mais il
oublioit les coups de bâton.

Il faut souvent revenir aux pièces de théâtre, parce qu'il en a fait
beaucoup. Scarron, le frère de Corneille et lui avoient imité tous
trois de l'espagnol une pièce qu'on appelle _l'Écolier de Salamanque_.
Celle de Corneille n'étoit pas si avancée; mais les deux autres
étoient achevées. Les comédiens vouloient jouer celle de Scarron la
première. Madame de Brancas, à qui Bois-Robert le dit, pria le prince
d'Harcourt de leur en parler: les comédiens lui ont bien de
l'obligation, car il les fait jouer souvent en ville. Le prince menaça
les comédiens de coups de bâton, s'ils faisoient cet affront à l'abbé,
qui, contant cette aventure, disoit: «Ma foi, le prince d'Harcourt a
pris cela héroï-comiquement[191].»

Une fois le prince de Conti, comme on jouoit une pièce de Bois-Robert,
lui dit de la loge où il étoit: «Monsieur de Bois-Robert, la méchante
pièce!» Bois-Robert, qui étoit sur le théâtre, se mit à crier bien
plus fort: «Monseigneur, vous me confondez de me louer comme cela en
ma présence.»

En ce temps-là, les dévots de la cour rendirent de mauvais offices à
Bois-Robert, et le firent exiler comme un homme qui mangeoit de la
viande le carême, qui n'avoit point de religion, qui juroit
horriblement quand il jouoit; et cela est vrai. Au retour, il ne put
s'empêcher de dire que madame Mancini, qui avoit fait sa paix, ne
l'avoit fait revenir que pour être payée de quarante pistoles qu'il
lui devoit du jeu.

On l'obligea depuis à dire la messe quelquefois. Madame Cornuel, à la
messe de minuit, comme ce vint à dire _Dominus vobiscum_, voyant que
c'étoit Bois-Robert, dit à quelqu'un: «Voilà toute ma dévotion
évanouie.» Le lendemain, comme on la vouloit mener au sermon: «Je n'y
veux pas aller, dit-elle; après avoir trouvé Bois-Robert disant la
messe, je trouverai sans doute Trivelin en chaire. Je crois même,
ajouta-t-elle, que sa chasuble étoit faite d'une jupe de Ninon.» Ayant
su cela, il fit un sonnet contre madame Cornuel, où il jouoit sur le
mot de _Cornuel_. Elle se repentit d'avoir parlé. On les raccommoda.
En un an il eut huit querelles, et fit huit réconciliations: il n'a
point de fiel. M. Chapelain disoit: «Autrefois je tremblois pour lui,
mais à cette heure, après l'avoir vu sortir de tant de mauvais pas, je
n'ai plus peur de rien.»

Comme on parloit un jour de généalogies fabuleuses, il dit: «Pour moi,
j'ai envie de me faire descendre de Metellus, puisque je m'appelle
Metel.--Ce ne sera donc pas, lui dit-on, de _Metellus Pius_ que vous
descendrez.»

Il fit une satire contre d'Olonne-Sablé, Bois-Dauphin[192], et
Saint-Évremont, que l'on appeloit _les Coteaux_. Cela vient de ce
qu'un jour M. Du Mans (Larvadin), qui tient table, se plaignit fort de
la délicatesse de ces trois messieurs, et dit qu'en France il n'y
avoit pas quatre coteaux dont ils approuvassent le vin. Le nom de
_Coteaux_ leur demeura, et même on nomme ainsi ceux qui sont trop
délicats, et qui se piquent de raffiner en bonne chère. Il y avoit de
plaisantes choses dans cette pièce, entre autres, que pour les
beautés, ils consentoient qu'elles fussent journalières, mais point
les cuisiniers. Il en mordoit deux assez fort, c'est-à-dire Sablé et
Saint-Évremont, comme des gens qui ne trouvoient rien de bon, et qui
de leur vie n'avoient donné un verre d'eau à personne. Avec le temps,
ils le cajolèrent, et lui firent jeter sa pièce dans le feu.
J'oubliois de dire que la principale maxime des _Coteaux_, c'est de ne
manger jamais de cochon de lait[193].

Voici encore quelques-uns de ses démêlés. Costar, dans _la Suite de la
Défense de Voiture_, alla mettre étourdiment, en parlant de la lettre
du _Valentin_[194], de laquelle Girac a dit qu'elle sentoit le méchant
comédien, qu'il y avoit des comédiens de ruelle, témoin cet abbé que
nous estimons, etc., qu'on appelle _l'abbé Mondory_. Bois-Robert alla
relever cela à son ordinaire, c'est-à-dire follement, car cela étoit
su de fort peu de gens, et il l'a fait savoir à tout le monde,
écrivant une grande lettre contre Costar, qui n'avoit pas eu dessein
de l'offenser. Voici le conte: Un jour Bois-Robert entendoit la messe
aux Minimes de la Place-Royale avec l'abbé de La Victoire. Il y avoit
des jeunes gens de la cour qui causoient; un religieux leur en alla
faire réprimande, mais il prit fort mal son temps; Bois-Robert lui en
dit son avis. Avec ce religieux il y avoit un jeune ecclésiastique qui
demanda à l'abbé de La Victoire qui étoit cet honnête homme-là qui
avoit parlé si sagement au bon Père: «C'est _l'abbé Mondory_, dit
l'abbé de La Victoire; il prêche tantôt au _Petit-Bourbon_.» (Il y a
une chapelle à Bourbon, et aussi des comédiens italiens[195].)
Bois-Robert s'appeloit lui-même le _Trivelin de robe longue_.
Bois-Robert avoit fait ce conte à Costar, en passant au Mans: Costar
lui a répondu fort doucement et l'a apaisé.

Bois-Robert faisoit un conte de M. de Beuvron et de son frère Croisy.
Il disoit qu'un jour, à la campagne, il vint une pluie qui dura cinq
heures. C'étoit au mois d'avril. Ils se promenèrent durant tout ce
temps dans une salle, sans dire autre chose l'un à l'autre: «Mon
frère, que de foin! mon frère, que d'avoine!» Quoique les enfants de
Beuvron aient plus d'esprit que leur père, on ne laisse pas
quelquefois de leur dire: «Mon frère, que de foin! mon frère, que
d'avoine!» Et ils en enragent un peu.

Il n'est pas à se repentir d'avoir vendu une maison qu'il avoit fait
bâtir à la porte de Richelieu, à Villarceaux, à condition d'y avoir
son logement sa vie durant. Ce n'est pas le seul fou marché qu'il ait
fait.

Avec le bien qu'il a, car il en a assez pour toujours aller en
carrosse, quoiqu'il en ait bien perdu, il s'amuse à faire encore des
comédies, et pourvu qu'elles plaisent aux comédiens et aux libraires,
il ne se soucie point du reste. Il s'est amusé à cajoler une
_librairesse_ pour tirer cent livres de quatre Nouvelles espagnoles
qu'il a mises en mauvais françois. Le comte d'Estrées, le deuxième
fils du maréchal, voyant que Bois-Robert parloit de ces Nouvelles
comme de quelque belle chose, s'avisa plaisamment de lui écrire une
grande lettre où il l'avertit, sans se nommer, de tout ce qu'on y
trouve à redire. Bois-Robert crut que c'étoit Saint-Évremont, auteur
de la comédie de _l'Académie_, et répondit d'une façon fort aigre.
Saint-Évremont riposte qu'il ne vouloit point de brouillerie avec lui:
«Non pas à cause, lui dit-il, que vous faites d'assez méchantes pièces
de théâtre et d'assez méchantes nouvelles, mais à cause de cette
inconsidération perpétuelle dont Dieu vous a doué, et qui fait dire à
l'abbé de La Victoire qu'il vous faut juger sur le pied de huit ans.
Depuis Bois-Robert découvrit la vérité, et on les raccommoda, le comte
et lui. «Il a bien fait, dit Bois-Robert, sans cela je l'eusse honni.»

Dernièrement il disoit en riant, du Palais, à un jeune conseiller: «Je
suis ravi quand je vois la France si bien conseillée.» Le jeune homme
ne se déferra point, et dit du même ton: «Je suis ravi quand je vois
l'Eglise si bien servie.»

En 1659, quand le Roi alla à Lyon, Bois-Robert prêta généreusement
trois cents pistoles au marquis de Richelieu, qui n'avoit pas un
teston pour faire le voyage. Contre son attente, il en fut ensuite
payé. Le grand-maître, sachant qu'il avoit donné cet argent, se moqua
de lui. «Je fais, lui répondit Bois-Robert, ce que vous devriez faire;
pour moi, je me souviendrai toujours qu'il est le neveu du cardinal de
Richelieu.»

Il fit imprimer, au printemps de 1659, deux volumes d'Epîtres[196].
Ily mit celle qu'il fit contre M. Servien, disant: «Pourquoi est-il
mort le premier?» Il le dit à M. le Chancelier: «Allez, allez,
monsieur, vous y prendrez plaisir, elle vous divertira.» Un
certain.........[197], qu'il traite de faussaire, alla dire à M.
Servien que Bois-Robert, à la table du garde-des-sceaux Molé, avoit
dit le diable de lui. Il s'en justifia, et M. de Lyonne fit sa paix.
On voit tout cela dans ses Epîtres, et comme Servien l'amusa de belles
promesses.

Depuis leur raccommodement, il avoit prié M. Servien d'une affaire. M.
Servien lui montra son _Agenda_ quelques jours après. «Tenez, lui
dit-il, je m'en souviens bien, vous êtes le premier sur mon
_Agenda_.--Oui, répondit l'abbé, mais j'ai bien peur d'en sortir le
dernier.»

En 1661, dans le temps de la mort du cardinal Mazarin, un homme de
Nancy s'adressa, au Palais, aux diseurs de nouvelles, et leur dit: «Je
vous prie, messieurs, dites-moi si ce qu'on nous a mandé à Nancy est
véritable, que Bois-Robert s'étoit fait turc, et que le grand-seigneur
lui avoit donné de grands revenus avec de beaux petits garçons pour se
réjouir, et que, de là, il avoit écrit aux libertins de la cour: «Vous
autres, messieurs, vous vous amusez à renier Dieu cent fois le jour;
je suis plus fin que vous: je ne l'ai renié qu'une, et je m'en trouve
fort bien.»

Bois-Robert a acheté une maison aux champs, et la Providence a voulu
que ce fût une maison qui s'appelle Villeloison. Il dit, lui, que
c'est pour la substituer à ses neveux, qui sont de vrais oisons; mais,
sur ma foi, elle ne convient pas mal à leur oncle. Il mourut un an ou
deux après cette belle acquisition.

Il avoit vendu son abbaye de Châtillon à Lenet, de chez M. le Prince.
Il avoit fricassé presque tout, hors cette acquisition dont on vient
de parler, et un billet de douze mille livres sur un homme d'affaires.
Il jouoit un jour chez Paget, maître-des-requêtes; il perdoit, et
dans l'emportement pour se faire tenir jeu, il dit: «Ne craignez pas
que je vous fasse banqueroute, voilà un billet de quatre mille écus
qui ne doit rien à personne.» Paget le prit, et au lieu, il lui donna
un placet que l'autre serra. En se couchant, Bois-Robert reconnoît sa
bévue, il envoie chez l'homme d'affaires donner les avis qu'il étoit
expédient de donner, et, en pantalon de ratine, il va faire un bruit
de diable chez Paget, qui lui rendit son billet, mais ne le voulut
voir depuis.

Madame de Châtillon, sa voisine, fut la première qui le porta à faire
une fin bien chrétienne. Il disoit aux assistans: «Oubliez Bois-Robert
vivant, et ne considérez que Bois-Robert mourant.» Comme son
confesseur lui disoit que Dieu avoit pardonné à de plus grands
coupables que lui: «Oui, mon père, il y en a de plus grands. L'abbé de
Villarceaux, mon hôte (il lui en vouloit, parce qu'il avoit perdu son
argent contre lui), est sans doute plus grand pécheur que moi,
cependant je ne désespère pas que Dieu ne lui fasse miséricorde.»
Madame de Thoré lui disoit: «Monsieur l'abbé, la contrition est une
vertu..., etc., etc. Eh! madame, je vous la souhaite de tout mon
coeur.» Il fut avare jusqu'à la fin, et vouloit que son neveu
s'habillât d'un habit qu'il laissoit, au lieu de le donner à un pauvre
valet-de-chambre qu'il avoit.

Il disoit: «Je me contenterois d'être aussi bien avec Notre-Seigneur,
que j'ai été avec le cardinal de Richelieu.»

Comme il tenoit le crucifix, et qu'il demandoit pardon à Dieu: «Ah! se
dit-il, au diable soit ce vilain potage que j'ai mangé chez d'Olonne;
il y avoit de l'ognon, c'est ce qui m'a fait mal.» Et puis il
reprenoit: «Le cardinal de Richelieu m'a gâté; il ne valoit rien,
c'est lui qui m'a perverti.»

  [162] François Metel de Bois-Robert, né à Caen vers 1592, mort le
  30 mars 1662.

  [163] Dans une épître il fait son père avocat. (T.)

  [164] Il fut aussi à la Reine-mère, et comme elle étoit à Blois,
  il eut ordre de traduire le _Pastor Fido_. L'intention de la
  Reine étoit de faire semblant de s'amuser à faire jouer des
  comédies, pour empêcher M. de Luynes d'avoir du soupçon d'elle.
  Mais Bois-Robert ayant demandé six mois, on lui dit: «Vous n'êtes
  pas notre fait.» A propos de la Reine-mère, Verderonne dit un
  jour à Bois-Robert: «J'ai été page de la Reine-mère.--Hé quoi!
  lui dit Bois-Robert, se peut-il que vous ayez été page de la
  Reine-mère, et que je ne vous aie point connu?» Comme vous
  verrez, on l'a accusé d'aimer les pages. (T.)

  [165] Bois-Robert disoit qu'ayant demandé les _Pères_ à M. de
  Candale, il lui répondit: «Je vous donne le mien de bon coeur.»
  (T.)

  [166] _La vraie Histoire comique de Francion, composée par
  Nicolas de Moulinet, sieur du Parc, gentilhomme lorrain._ Ce
  roman de Sorel a eu beaucoup d'éditions; la naïveté du style le
  fait encore rechercher.

  [167] Louise de Prie, demoiselle de Toucy, épousa, le 21 novembre
  1650, le maréchal de La Mothe Houdancourt, qu'elle perdit en
  1657. Elle a été depuis gouvernante du Dauphin, fils de Louis
  XIV.

  [168] Il avoit cependant adressé une _Requête à MM. du Chapitre
  de Rouen en faveur de mademoiselle de Toucy, étourdie par le
  voisinage des cloches de leur église_, qui se trouve dans un des
  volumes de ses _Épitres en vers_ (Paris, 1659, in-8º, p. 59);
  mais le Chapitre demeura insensible à ses vers, ou du moins à sa
  requête.

  [169] Ce pavillon, construit en briques et en pierres de taille,
  dans le style de la Place-royale, est placé à l'entrée de
  Charenton du côté de Paris. On croit qu'il a été bâti pour
  Gabrielle d'Estrées.

  [170] Henriette-Marie de France épousa en 1625 le prince de
  Galles, depuis Charles Ier.

  [171] Jean Mairet, auteur de la _Sophonisbe_, première tragédie
  conforme à la règle des trois unités qui ait paru sur le
  Théâtre-François. Jouée en 1629, elle fait encore partie du
  Répertoire du Théâtre François.

  [172] Mairet, attaché au duc de Montmorency, comme l'un de ses
  gentilshommes, recevoit à ce titre quinze cents livres de pension
  qu'il perdit à la catastrophe du duc.

  [173] On appeloit _passe-volants_ de faux soldats non enrôlés
  qu'un capitaine faisoit passer aux revues pour montrer que sa
  compagnie étoit complète. (_Dict. de Trévoux._)

  [174] François Citois mourut en 1652. On a de lui divers ouvrages
  de médecine.

  [175] Il y a des vers d'un homme de ce nom là au cardinal, mais
  qui ne sont guère bons. (T.)--Il existe un _Recueil des vers de
  M. de Marbeuf, chevalier, sieur de Sahurs_; David du Petit-Val,
  1628, in-8º. On n'y trouve pas les vers au cardinal; mais le
  volume a été publié peu d'années après l'arrivée de l'évêque de
  Luçon au ministère.

  [176] Mondory étoit le premier comédien du Théâtre du Marais.
  S'il en faut croire Tristan dans la Préface de sa tragédie de
  _Penthée_, «Jamais homme ne parut avec plus d'honneur sur la
  scène; il s'y fait voir tout plein de la grandeur des passions
  qu'il représente, et comme il est préoccupé lui-même, il imprime
  fortement dans les esprits tous les sentiments qu'il exprime.»
  L'abbé de Marville lui rend le même témoignage. Mondory fut
  frappé de paralysie en 1637 en jouant le rôle d'Hérode dans la
  _Marianne_ de Tristan; et il fut obligé de renoncer au théâtre.
  Bois-Robert jouoit si bien qu'on l'appeloit _l'abbé Mondory_.

  [177] Le cardinal employoit des prêtres et des évêques à placer à
  la comédie. Depuis le cardinal donna des billets. (T.)--_Voir_
  ci-après, dans l'_Historiette_ de Léonor d'Estampes Valençay, une
  note à ce sujet.

  [178] Ce fut par cette raison qu'il fit la fortune du comte de
  Charost (Béthune); car dans le commencement il ne le pouvoit
  souffrir, et disoit: «Que ferai-je de ce grand Béthune?» Il ne
  servoit qu'à marcher sur ses crachats. (T.)--_Voir_ précédemment,
  pag. 109, ce qui amena ce retour.

  [179] Antoine Metel, sieur d'Ouville.

  [180] La Vrillière est fort brutal. (T.)

  [181] Le cardinal de Sourdis reçut des coups de canne du duc
  d'Épernon et du maréchal de Vitry. (_Voyez_ plus haut son
  _Historiette_.)

  [182] Le portier de Bautru donna une fois des coups de pied au
  cul du laquais de Bois-Robert. Voilà l'abbé dans une fureur
  épouvantable. «Il a raison, disoient les gens, cela est bien plus
  offensant pour lui que pour un autre. Aux laquais de Bois-Robert
  le c.. tient lieu de visage: c'est la partie noble de ces
  messieurs-là.»

  [183] Depuis cardinal de Retz.

  [184] _Voyez_ p. 129 et suiv. Du reste, l'histoire peut être
  arrangée, mais ce n'est pas un _conte_. «J'ai vu jouer cette
  scène ici par Bois-Robert en présence du marquis de Racan, et
  quand on lui demandoit si cela étoit vrai. «_Oui-dà_, disoit-il,
  _il en est quelque chose_.» (_Ménagiana_, t. 2, p. 54.)

  [185] On retrouve la même anecdote avec quelques différences dans
  l'article de _Ninon_.

  [186] Il adressa une _Épître_, dont Tallemant cite du reste deux
  vers un peu plus loin, au chancelier, _pour lui demander une
  abolition pour ses neveux qui ont tué un homme_. Voici les
  arguments singulièrement modestes par lesquels il prouve leur
  innocence:

    ...J'aurois lieu de les désavouer,
    Quand par leur coeur on me les vient louer.
    Je me sens bien, et je ne puis m'en taire,
    Je suis poltron, et je connois mon frère,
    Et l'on me berne avec un ton moqueur,
    Quand on me dit: Vos neveux ont du coeur.

  [187] Molière a emprunté à Bois-Robert la scène de l'_Avare_ et
  de son fils (deuxième scène du deuxième acte). La pièce de
  Bois-Robert, que les frères Parfait, dans leur _Dictionnaire des
  théâtres_, supposent avoir été représentée en 1654, fut imprimée
  en 1655, sous le titre de _la Belle Plaideuse_. On ignoroit
  jusqu'à présent que le président de Bercy et son fils fussent les
  originaux que Molière se trouvoit avoir transportés par son
  emprunt sur la scène, et livrés à la risée publique.

  [188] _Épîtres en vers et autres OEuvres poétiques de M. de
  Bois-Robert-Metel_; Paris, 1659, in-8º, p. 7.

  [189] Ses Contes sont en prose, et assez médiocres; ils ont été
  publiés en 2 vol. in-12, en 1669, et réimprimés en 1732.

  [190] Jean Loret (né au commencement du XVIIº siècle, mort dans
  les premiers mois de 1665) publioit toutes les semaines des
  feuilles en vers, dont la réunion forme _la Muse historique, ou
  Recueil de Lettres en vers, contenant les nouvelles du temps
  écrites à madame la duchesse de Longueville_, depuis le 4 mai
  1650 jusqu'au 28 mars 1665, 3 tomes in-folio.

  [191] Ménage dit (_Ménagiana_, tom. 2, pag. 174): «Scarron donne
  quelque part en ses ouvrages un coup de dent à M. Bois-Robert. Je
  ne sais point ce qui les avoit mis mal ensemble.» Tallemant le
  fait ici connoître.

  [192] Guy de Laval, dit _le marquis de Laval_, second fils du
  marquis de Sablé, seigneur de Bois-Dauphin.

  [193] Le récit de Tallemant est conforme à celui de
  Saint-Évremont. M. de Saint-Surin, dans son Commentaire sur
  Despréaux, cite les divers personnages auxquels cette anecdote a
  été attribuée. Voici les vers de Despréaux (troisième satire):

    Surtout certain hableur, à la gueule affamée,
    Qui vint à ce festin conduit par la fumée,
    Et qui s'est dit profès dans l'_ordre des côteaux_,
    A fait en bien mangeant l'éloge des morceaux.

  [194] _Voyez_ la Lettre quatre-vingt-quinzième de Voiture. Cette
  lettre, écrite de Gênes le 7 octobre 1638, est adressée à la
  marquise de Rambouillet. Le Valentin est un château situé auprès
  de Turin. La lettre de Voiture n'a rien de remarquable, et l'on
  partageroit volontiers l'avis de Girac.

  [195] Le _Petit-Bourbon_ étoit anciennement l'hôtel du
  connétable. Il étoit situé près du Louvre, et couvroit une partie
  des terrains sur lesquels on a élevé la colonnade du Louvre. Ce
  bel hôtel, confisqué en 1523 sur le connétable, fut démoli pour
  la plus grande partie en 1527. On conserva seulement la chapelle
  et la galerie. Cette dernière, qui étoit très-vaste, servit aux
  spectacles de la cour sous Henri IV, Louis XIII et la minorité de
  Louis XIV. Les États de 1614 se réunirent dans cette galerie.
  (_Recherches sur Paris_, par Jaillot, _quartier du Louvre_, pag.
  12.)

  [196] Il n'a paru en 1659 qu'un volume des _Épîtres en vers et
  autres OEuvres poétiques de M. de Bois-Robert Metel_; Paris,
  in-8º. Le premier avoit paru en 1647, in-4º.

  [197] Ce nom est en blanc dans le manuscrit de Tallemant, et le
  coupable n'est pas nommé non plus dans l'Épître adressée à cette
  occasion par Bois-Robert _à M. le comte de Saint-Aignan, premier
  gentilhomme de la chambre_. (Vol. de 1659, p. 153.)



FEU M. LE PRINCE,

HENRI DE BOURBON[198].


Feu M. le Prince a eu une jeunesse assez obscure et assez malheureuse.
Nous avons parlé ailleurs de sa fuite en Flandre, de son retour et de
sa prison[199]. Ses exploits, qui sont petits[200], se voient dans les
_Mémoires_ de M. de Rohan et ailleurs.

En une débauche, il passa tout nu à cheval par les rues de Sens, en
plein midi, avec je ne sais combien d'autres tout nus aussi. On a une
lettre de M. de Rohan où ce seigneur lui reproche sa sodomie en ces
termes: «Au moins n'ai-je rien fait qui me fasse appréhender le feu du
ciel.» De tout temps M. le Prince a été accusé de ce vice.

Il a bien fait la débauche avec les écoliers de Bourges: il leur
faisoit manger leur argent. Il a quelquefois pris des promesses d'eux.
Il les trichoit au jeu, et, ayant gagné le dîner à la boule à l'un
d'eux, il lui dit: «J'enverrai demain de quoi, ne vous en mettez pas
en peine. Il envoya le lendemain un pâté et deux bouteilles de vin, et
mena vingt-cinq gentilshommes, comme gouverneur du pays. Quand il
alloit au cabaret, au pis aller, il ne payoit que sa part, et, s'il
pouvoit, il laissoit payer les autres pour lui. Un jour, en une petite
ville, quand il voulut compter avec l'hôte, cet homme lui dit que les
échevins de la ville avoient payé sa dépense: il lui demanda combien
il avoit eu: «Monseigneur, répondit l'hôte, on a un peu payé la
qualité: j'ai eu cinquante écus de plus que je n'aurois eu d'un
autre.» On dit qu'il le contraignit à lui donner ces cinquante écus.

Une autre fois, comme il étoit prêt de signer un bail à ferme d'une de
ses terres, il dit aux fermiers qu'ils lui confessassent combien ils
donnoient à Perrault, son secrétaire, et, les ayant obligés d'avouer
qu'ils lui donnoient cent écus, il se les fit bailler, leur disant
que, puisque ce n'étoit que pour le faire signer, qu'il alloit signer,
et qu'ils n'auroient plus affaire de son secrétaire. Cependant ce
secrétaire a fait une grande fortune avec lui, car il faut qu'un
habile homme fasse ses affaires et celles de son maître à la fois. Il
lui prêtoit de l'argent pour entrer en une affaire, s'en faisoit payer
l'intérêt, puis, comme il étoit homme de bon compte, il lui disoit:
«Tenez, il y a tant de profit pour vous.» Quand on lui donnoit de
l'argent pour quelque affaire, il le mettoit dans un coffre, et le
rendoit si l'affaire ne se faisoit pas[201].

Les habitants de je ne sais quelle paroisse le prièrent un jour de
trouver bon qu'ils s'avouassent de lui pour être exemptés des gens de
guerre: «Mais, leur dit-il, que me donnerez-vous?--Monseigneur, nous
vous ferons un présent.--Mais je veux quelque chose de certain.» Il ne
leur promit point qu'auparavant ils ne fussent tombés d'accord de la
somme et du terme, et il les avertit, comme ils s'en alloient, qu'ils
lui envoyassent sans faute cette somme, car il la leur demanderoit
plutôt la veille que le lendemain.

Un jour qu'il avoit haussé bien des fermes, le marquis de Rostaing,
autre avaricieux, disoit: «Voilà un homme qui nous apprend bien à
vivre.» Il avoit l'âme d'un intendant de grande maison: jamais homme
n'a tenu ses papiers en meilleur ordre. Il couroit à cheval sur une
haquenée par Paris, avec un seul valet de pied, pour solliciter un
procès. Il alloit chez feu La Martellière, les jours de son conseil:
en ces temps-là les avocats n'étoient pas si lâches qu'à cette heure.
Il alloit voir Vitray deux fois la semaine, comme un homme de bon
sens. S'il eût été propre, il n'auroit point été trop mal. Il eut de
belles terres de la confiscation de M. de Montmorency; mais son plus
grand bien venoit des affaires qu'il avoit faites.

M. le Prince dépensoit pourtant beaucoup; mais sa dépense ne
paroissoit pas. Il avoit des équipages complets en plusieurs maisons;
il donnoit à ses gens le moins qu'il pouvoit; mais il payoit tous les
premiers de l'an, et à Pâques il leur donnoit de quoi aller à
confesse. Jamais il n'y a eu une maison mieux réglée: ce n'eût pas été
un mauvais roi. Véritablement il n'eût pas été si redouté qu'Henri IV.
On perdit furieusement à sa mort, car il n'eût pas souffert les
barricades, ni le blocus de Paris.

Parlons à cette heure de sa politique. On a cru qu'il s'étoit engagé,
à Rome, à tourmenter les Huguenots; d'autres disoient que, de peur
qu'on ne crût qu'il vouloit se brouiller avec eux comme son grand-père
et son père, il témoignoit plus de haine pour eux qu'il n'en avoit. Il
écrivit je ne sais quoi contre les Jansénistes, et fit étudier ses
deux fils aux Jésuites.

Il savoit si peu qui étoient les beaux esprits, qu'un jour ayant
trouvé madame de Longueville, sa fille, à table (M. Chapelain dînoit
avec elle), elle se leva, parce qu'il lui vouloit dire quelque chose;
après il lui demanda: «Qui est ce petit noireau?--C'est M. Chapelain,
dit-elle.--Qui est-il?--C'est lui qui fait la Pucelle.--Ah! dit-il,
c'est donc un statuaire?»

Au retour d'Italie, de peur de donner de l'ombrage à M. de Luynes, il
s'alla confiner à Bourges. Ce fut là qu'il connut Perrault qui y étoit
écolier, et qui devint enfin son maître, car il juroit plus haut que
lui. Sous le cardinal de Richelieu, il n'a pas soufflé. Il disoit un
jour à son fils: «C'est bon pour vous, qui êtes vaillant.» Il ne
croyoit pas que son fils, s'exposant comme il faisoit, lui dût
survivre, et quand il sut l'affaire de Fribourg: «Ah! dit-il, il n'y
en à plus que pour une campagne.»

Quand il sut que M. d'Enghien n'avoit point été voir M. le cardinal
de Lyon, il envoya quérir Dalier, homme d'affaires, son grand factotum
en fait de finances, après Perrault, et lui dit en une colère
horrible: «Vous avez fait donner dix mille écus à mon fils à Lyon,
vous êtes cause de sa perte: s'il n'eût point eu tant d'argent, il fût
allé voir le cardinal de Lyon, oncle de sa femme; il n'eût pas passé
sans lui rendre visite.» Dalier dit qu'il n'avoit fait compter à M.
d'Enghien que cent pistoles par-delà la somme ordonnée par M. le
Prince. Or, le cardinal de Richelieu prit cela au point d'honneur;
c'étoit par fierté que M. d'Enghien n'avoit point été voir le cardinal
de Lyon, sous prétexte que les princes du sang ne vouloient céder
qu'au seul cardinal de Richelieu, et non aux autres. Ils lui cédoient,
disoient-ils, comme premier ministre, comme les princes autrefois
cédoient à l'abbé Suger. Mais il étoit régent. Le cardinal, qui
vouloit plaire à Rome, disoit que c'étoit à la pourpre éminentissime
qu'il falloit rendre cet honneur. Il rapportoit l'exemple des
souverains d'Italie. Le cardinal de Richelieu, effectivement, vouloit
qu'ils cédassent au cardinal Mazarin. Au retour de Perpignan, par
dépit, le père et le fils s'en allèrent en Bourgogne, et ils y étoient
quand le cardinal mourut. On a cru que le cardinal avoit alors dessein
de les perdre quand il mourut; mais c'étoit seulement qu'il les
vouloit désunir pour être maître du duc d'Enghien, et l'obliger
d'avoir recours à lui.

Le Roi avoit laissé ici feu M. le Prince pour commander durant le
voyage de Perpignan. Au _Te Deum_ il se mit à la tête du parlement,
comme le Roi. Le parlement vouloit se retirer, le premier président
Molé leur remontra que cela déplairoit au Roi, mais il signifia à M.
le Prince que c'étoit entreprendre sur le parlement, et qu'on s'en
plaindroit au Roi; en effet, M. le Prince eut une réprimande.

Il fit une fois un vilain tour à M. d'Enghien à Fribourg. M. d'Enghien
avoit grivelé sur les gens de guerre trente mille écus qu'il envoya en
or à Paris. M. le Prince en fut averti. Il va avec un commissaire,
lui-même, car Perrault n'y voulut jamais aller, faire ouvrir la malle
où étoit cet or, et en paya ce que son fils devoit à M. de Longueville
et à d'autres, et quand il revint, il lui donna des quittances au lieu
de ses louis d'or, en lui disant: «Il faut toujours commencer par
payer ses dettes.»

  [198] Mort le 26 décembre 1646. Père du grand Condé.

  [199] _Voyez_ l'article de la princesse de Condé, sa femme.

  [200] Il disoit: «Il est vrai, je suis poltron; mais ce b..... de
  Vendôme l'est encore plus que moi.» (T.)

  [201] Perrault acheta par la suite une charge de président à la
  chambre des comptes, et par son testament il fonda un service
  annuel pour le repos de l'âme de Henri de Bourbon, prince de
  Condé. Ce service fut célébré pour la première fois le 10
  décembre 1683 dans l'église des Jésuites de la rue Saint-Antoine.
  Ce fut Bourdaloue qui prononça l'oraison funèbre. (_Lettre de
  Madame de Sévigné à Bussy Rabutin_, du 16 décembre 1683.)



L'ARCHEVÊQUE DE REIMS

(ÉLÉONOR D'ÉTAMPES DE VALENÇAY)[202].


Éléonor d'Étampes avoit fort bien étudié, et avoit la mémoire
heureuse. Il a écrit quelque chose[203]. Il avoit l'esprit agréable,
étoit bien fait de sa personne: mais il n'y a jamais eu un homme si né
à la bonne chère et à l'escroquerie; bon courtisan, c'est-à-dire
lâche et flatteur. Il eut l'abbaye de Bourgueil en Anjou dès son
enfance; après il fut évêque de Chartres, et enfin archevêque de
Reims, quand on fit le procès à M. de Guise.

Il faut commencer par Bourgueil. On m'a assuré, en ce pays-là, que,
par une jalousie d'amourette, il avoit fait tuer à coups de marteau,
dans une cave, un des moines, avant que la réforme y eût été
introduite. Pour des escroqueries, il y en a comme ailleurs, et à tel
point que les habitants n'osoient faire paroître leur bien. L'abbaye
de Bourgueil doit au Roi, toutes les fois qu'il va en personne à la
guerre, un roussin de service, évalué quatre-vingts livres. Quand le
feu Roi fut au siége de La Rochelle, M. de Chartres fit sonner cela
bien haut aux habitants, et fit si bien valoir le _committimus_, qu'il
en tira plus de quatre mille livres.

Pour paver les avenues de Bourgueil, il obtint de la cour une
ordonnance de douze mille livres. Il fut averti que madame
Bouthillier, qui en ce temps-là faisoit bâtir Chavigny, près de
Chinon, le devoit venir voir. Il fait porter quelques charretées de
pavés par où elle avoit à passer. En causant avec elle, il lui dit
qu'il se trouvoit trop chargé de Reims et de Bourgueil; qu'il avoit
peur de n'y pas faire son salut; qu'il falloit qu'il se déchargeât de
Bourgueil sur quelqu'un, et insensiblement il vint à parler de M. de
Tours, frère de M. Bouthillier, le surintendant. Ensuite ils en
parlèrent si bien, que la dame, croyant l'affaire faite, prit
l'ordonnance de douze mille livres et la lui fit payer. Mais quand ce
fut au faire et au prendre, il apporta une plainte des habitants de
Bourgueil, qui le supplioient de ne les point abandonner, et sur
cela, il s'excusa, et dit que le coeur lui saignoit.

Les habitants de Bourgueil en recevoient grande protection; mais, d'un
autre côté, il les pinçoit quand il pouvoit. Pour le lieu, il l'a
embelli en toutes choses; car il a presque partout fait de la dépense
à ses bénéfices. Bourgueil, sans doute, est une fort agréable demeure,
et ce qu'il y a fait est fort beau. En revanche il a quasi coupé et
vendu toute la forêt. Son intendant, Fontelaye (_intendant_, c'est
pour parler honorablement), étoit un ecclésiastique qui avoit soin de
ses affaires à Bourgueil, mais qui étoit fort aimé dans le pays. Il
recevoit à ses dépens les compagnies quand son maître n'y étoit pas.
Fontelaye donc, qui sentoit aussi un peu l'escroc, car tel le maître,
tel le valet, lui proposa de couper une route dans la forêt pour voir
passer du château les bateaux sur la Loire: il vouloit l'attraper, car
la levée, qui est bordée d'arbres, empêche qu'on ne voie même les
voiles. «Il se trouvera des gens, ajouta-t-il, qui prendront le bois
pour la façon.» M. de Chartres le lui permit, et l'autre, qui avoit
remarqué que c'étoit l'endroit où il y avoit les plus beaux arbres,
les vendit fort bien, et ne fit point aplanir la route.

L'infirmier de Bourgueil, un des anciens religieux qui n'avoit point
voulu prendre la réforme, voulut aussi l'attraper. Il lui propose de
couper le bois du labyrinthe du parc qui étoit sur le retour, et cela
aux mêmes conditions, afin d'y en pouvoir replanter un autre comme on
a fait. Mais on n'attrape pas deux fois un renard. Quand le moine eut
fait tous les frais, et qu'il n'y avoit plus qu'à faire charroyer le
bois, le bon prélat lui dit: «Ah! mon Dieu! mon pauvre monsieur
l'infirmier, je veux passer l'hiver ici, et je n'ai pas de bois coupé.
Je prendrai du vôtre, vous n'aurez qu'à marquer ce que j'en aurai
pris.» Il le lui brûla tout, et l'autre n'en eut jamais rien.

Quand on lui apportoit quelque chose, on avoit aussitôt audience,
autrement on attendoit six heures. Une fois il vouloit que Bourneau,
premier président des élus à Saumur, qui avoit été son domestique,
s'obligeât pour lui, et qu'il lui en feroit son billet. «Je l'aimerois
autant de son suisse,» dit l'autre en se retirant. Il l'entendit, et
sortant de son cabinet: «Il vaut pourtant mieux de moi! il vaut
pourtant mieux de moi, Bourneau! lui dit-il.--Ah! monsieur, dit cet
homme, pensez-vous que je ne susse pas bien que vous pouviez
m'entendre? Si fait, vraiment, et je ne l'ai dit que pour vous faire
rire; mais, en conscience, je n'ai point d'argent.»

M. de Reims (il vaut mieux l'appeler toujours ainsi) dépensoit
furieusement; car, outre qu'il a toujours tenu une table fort délicate
et fort bien servie, il a toujours eu grand train. Il étoit soigneux
de faire apprendre tous les exercices à ses pages, et d'en avoir
toujours de beaux. Quelques-uns en médirent: cela fut cause qu'il en
prit de moins beaux ensuite.

A Chartres, un marchand lui ayant apporté des parties assez
grosses[204], il lui demanda en causant s'il avoit quelque fils qui
fût grandet. «Monseigneur, dit le marchand, j'en ai un de treize
ans.--Allez, je vous promets un canonicat pour lui. Nous verrons vos
parties une autre fois.» Le marchand lui fit mille remercîments et se
retira. Attraper un marchand, ce n'est pas une grande merveille. Voici
bien un autre exploit:

Lopès[205] ayant acheté une grande maison dans la rue des
Petits-Champs, il pria M. le cardinal de Richelieu de lui faire avoir
composition des lods et ventes des chanoines de Saint-Honoré. M. de
Chartres y étoit qui lui dit: «Je les connois tous, je ferai votre
affaire; donnez-moi ce que vous voulez qu'il vous en coûte.» Lopès lui
rend grâces, et lui porta six mille livres. Il fut long-temps sans
rendre réponse, et disoit à Lopès qu'on ne gouvernoit pas comme cela
tout un chapitre. Enfin, Lopès menace de le dire au cardinal: «Oh
bien! lui répondit-il, je ne me mêlerai jamais de vos affaires.
Envoyez quérir votre argent.» Il y avoit une promesse de quatre mille
huit cents livres et douze cents livres en deniers. Lopès n'a jamais
rien pu tirer de la promesse.

Durant qu'il étoit évêque de Chartres, il devint amoureux d'une
abbesse du diocèse qui aimoit mieux un certain jeune capucin que lui.
Il fut averti que son rival en recevoit des lettres, et qu'il les
portoit toujours sur lui. Un jour donc que ce drôle de moine l'étoit
allé voir, il fit semblant d'avoir quelque chose de secret à lui dire,
et l'obligea de faire retirer son bini[206]. Il lui dit donc ce qu'il
avoit appris. Le Père le nie. Il le menace de le livrer à quatre
valets-de-chambre ou palefreniers qu'il lui fit voir. Le moine eut
peur et donna ses lettres; mais il ne les eut pas plus tôt lâchées,
que le repentir le saisit. Il reproche à ce beau prélat qu'il a abusé
de son autorité; que ce qu'il en faisoit n'étoit que par jalousie,
etc. Il en dit tant que ce saint père en Dieu l'abandonna à ses
valets, qui lui donnèrent les étrivières en forme de discipline.

Mais on ne peut pas affronter toujours les autres; on est quelquefois
affronté à son tour. M. de Chartres avoit gagné une tapisserie de prix
au maréchal d'Estrées; et, étant obligé de partir, il donna ordre à
son homme d'affaires de la demander. Cet homme y fut. Le maréchal dit:
«Oui, oui-dà; mais ma femme couche dans cette chambre-là; bientôt elle
changera de meuble; alors je livrerai la tapisserie, car je ne veux
pas qu'elle le sache.» Une autre fois il lui dit: «Monsieur un tel est
logé céans. Cette tapisserie, par malheur, n'a pu être détendue; car
il a fallu en hâte lui laisser cet appartement. Je vous prie,
donnez-vous un peu de patience.» Toutes les fois que cet homme y
alloit, le maréchal trouvoit de nouvelles échappatoires. Enfin, las
d'y aller, cet homme d'affaires écrivit à son maître: «Je crois que
nous n'aurons point la tapisserie. Mais nous y gagnerons avec le
temps, car j'ai appris un millier d'échappatoires que je ne savois pas
encore, et dont vous ne vous seriez jamais avisé.»

Le cardinal de Richelieu lui fit une fois un plaisant tour: _Il signor
Julio Mazarini_, qui n'étoit rien alors, lui avoit fait présent de
deux pièces de tabis de Gênes violoit, le plus beau du monde. Il en
donna une en secret à M. de Chartres, et lui dit: «Ne manquez pas de
me venir voir un jour habillé de cet habit; je serai aussi habillé de
même.» M. de Chartres le remercie de ce double honneur, et emporte la
pièce de tabis sous son manteau. Le soir, le cardinal demande ces deux
pièces d'étoffe: on n'avoit garde d'en trouver plus d'une. Il fait un
bruit étrange, accuse ses valets-de-chambre de friponnerie, et dit
qu'il vouloit absolument qu'on la trouvât. Deux jours après, voilà M.
de Chartres qui vient avec son beau tabis. Tous les valets-de-chambre
reconnoissent l'étoffe; et puis la bonne réputation du prélat ne
servoit pas beaucoup à détruire cette vérité. Ils grondent, l'accusent
tous d'avoir joué à les perdre, et lui font un bruit de diable. Le
cardinal se crevoit de rire de le voir en cette peine, et quand il
s'en fut bien diverti, il découvrit tout le mystère. Cela montre assez
quel cas en faisoit le cardinal.

J'ai déjà dit qu'il étoit le maréchal de-camp-comique. Il plaçoit à la
comédie. Il fit pis une fois (à la représentation de _Mirame_), car il
y parut le bâton à la main, en habit court, comme auroit fait un
maître-d'hôtel, à la tête de ceux qui portoient la collation à la
Reine. L'abbé de Villeloin dit à quelqu'un que c'étoit ce qu'il avoit
vu de plus beau à la comédie. Le prélat le sut, et se repentit de
l'avoir fait[207]. Mais il falloit un homme comme cela au cardinal
pour trahir le clergé, aux assemblées duquel il a présidé plus d'une
fois. A une ouverture d'une de ces assemblées, il dit: «_Desideravi
magno desiderio manducare vobiscum hoc pascha._» Or, il mangeoit bien
de toutes façons. On disoit qu'il mangeoit quatre fois son dîner avant
que de le manger: dès le soir en l'ordonnant, la nuit y rêvant, le
matin y changeant quelque chose, et puis allant faire un tour à la
cuisine avant qu'on servît. Après sa mort on trouva dans ses papiers
une tactique de plats. Une fois qu'on lui avoit fait bien des présents
de volaille et de gibier, il fit arranger tout cela en rond, comme on
feroit pour le peindre, et puis se mit au milieu. Je voudrois qu'on
eût fait son portrait en cet état. Un jour qu'il avoit dîné chez le
Coadjuteur de Paris, il fit venir tous ses officiers, et leur dit:
«J'ai dîné aujourd'hui chez M. le Coadjuteur de Paris; il y avoit ceci
et cela, tel et tel défaut. Je vous le dis afin que vous preniez garde
de n'y pas tomber, car s'il vous arrivoit de me traiter comme cela,
autant vous vaudroit être mort.» A dîner, sur la fin, il faisoit
venir maître Nicolas, son célèbre cuisinier, et lui disoit: «Maître
Nicolas, que souperons-nous?» Et à souper: «Maître Nicolas, que
dînerons-nous?»

Un jour qu'il traitoit des évêques, la veuve de son rôtisseur, mort
depuis peu, vint avec quatre ou cinq petits enfants pour lui demander
de l'argent. Il les aperçut, il va vite au-devant, et fit tant qu'elle
promit d'attendre jusqu'au lendemain. Les conviés, qui le
connoissoient, avoient vu toute l'affaire; car cette femme, avec sa
mesgnie[208], étoit entrée dans le lieu où l'on étoit à table. «Voyez,
ce dit-il, quand il fut de retour, si cette femme ne prend pas bien
son temps, elle vient pour faire confirmer ses enfants.» Il ne sortoit
jamais que la nuit, de peur de ses créanciers. M. Arnauld disoit à M.
de Grasse (Godeau), que M. de Reims avoit sacré: «Vous avez été sacré
de la patte du loup.»

Ne trouvant point de caution pour donner à M. de La Bistrade,
conseiller au Grand Conseil, duquel il louoit une maison: «Monsieur,
dit-il, ma bibliothèque suffira.» Elle étoit belle. Quand le bail fut
près d'expirer, il emprunte tous les chariots de ses amis, et une
belle nuit il fait enlever meubles et livres: le conseiller crie. On
lui dit: «Ne vous fâchez pas; voilà la clef de la bibliothèque: vous
n'avez demandé que cela.» Il y va, et n'y trouve plus rien.

Il avoit pour marchand de poisson, en Anjou, un nommé L'Anguille. Cet
homme, un jour que madame de Pisieux étoit à Bourgueil, alla pour
demander de l'argent à l'archevêque: «Ma soeur, dit-il à la dame,
voilà le plus honnête homme qu'on puisse trouver. Je vous prie,
baisez-le pour l'amour de moi.» Elle le caressa tant qu'il n'osa
demander un sou.

Comme on lui disoit: «A faire comme cela, vous ne trouverez plus
d'argent.--J'en trouverai bien, disoit-il, mais je ne trouverai pas de
caution; c'est une maudite invention que ces cautions.»

Le propre syndic de ses créanciers ne se pouvoit défendre de lui.
C'étoit Ballin, bourgeois de Paris. Car pour les satisfaire, il avoit
fallu, selon l'ordonnance, leur abandonner la moitié du revenu. Or, ce
pauvre homme, par mauvais ordre, n'avoit pas rendu compte, et ne
savoit comment s'y prendre. Quand M. de Reims vouloit avoir de
l'argent de lui, il le faisoit assigner pour rendre compte, et
l'autre, pour n'en pas venir là, lui donnoit quelque somme, tirant
parole que ce seroit la dernière. Mais au bout de six mois
l'archevêque recommençoit. Quand Fontelaye mourut, il fit tout saisir,
disant qu'il ne lui avoit pas rendu compte; et enfin tout lui demeura.
Son maître-d'hôtel mort, il se saisit de six mille livres qu'avoit cet
homme. Les parents les lui voulurent redemander; il leur fit accroire
qu'ils avoient voulu assassiner son valet-de-chambre, et les fit
mettre en prison.

Il disoit un jour: «Je veux acquitter mes dettes, j'ai
quatre-vingt-quatre mille livres de rente, je dois six à sept cent
mille livres. Il me faut quarante mille livres pour ma dépense, autant
pour mes créanciers.» Voyez combien il eût fallu qu'il eût vécu pour
cela, ne payant que quarante mille livres par an.

Voici comment il trouva moyen d'avoir le trésor du chambrier de
l'abbaye de Bourgueil. M. de Reims, averti que ce religieux, qui avoit
d'autres bénéfices, avoit épargné de son revenu jusqu'à seize mille
livres qu'il avoit cachées dans les fondements de sa maison, il lui
demande de l'argent à emprunter. «Je n'en ai point, monseigneur,» dit
le moine, et en présence de témoins dignes de foi en fait des serments
horribles. L'archevêque en fait prendre acte, et, après, lui donne une
commission delà la Loire, et ordre aux bateliers de ne pas le repasser
qu'on ne le leur mandât. Cependant il fait jeter à bas la maisonnette
de ce pauvre moine, et prend tout l'argent. Le religieux s'en plaint,
dit qu'il y avoit seize mille livres chez lui. Il le fait passer pour
un méchant homme et lui confronte les témoins.

Il eut avis que le sacristain de Bourgueil avoit douze mille livres
enfouies sous sa cellule. Il lui parle de déloger; l'autre dit qu'il
étoit assez bien logé. Il fait tomber le discours sur l'épargne de cet
homme, et lui dit: «Je pense que vous avez bien amassé au moins trois
mille livres.--Moi, dit l'autre, je n'ai pas trois mille deniers.» A
quelques jours de là il donne une commission à ce moine. Pendant cela,
il jette la chaumière à bas, et trouve l'argent. Il en arriva comme de
l'autre, hors que celui-ci eut cinq cents livres pour tout potage.

Après avoir fait tant de friponneries à Bourgueil, il eut l'insolence,
y étant une fois malade au point qu'il fallut se confesser, de ne dire
que des bagatelles au Père de La Vallée, prieur des Réformés, qu'il
envoya quérir. Mais l'autre, qui savoit sa vie, eut le plaisir de la
lui conter du long, en lui disant: «Vous qui avez fait ceci, et encore
ceci, vous avez l'audace de m'entretenir de balivernes!» Depuis cela,
l'archevêque fit cas de ces religieux, quoiqu'il se repentît d'y avoir
mis la réforme.

Le cardinal de Richelieu lui faisoit toucher certaine somme du clergé
pour l'empêcher de voler; et comme Son Eminence lui reprochoit un
jour: «Mais on vous donne tant pour cela,» il lui fit le compte du
maître-d'hôtel du maréchal de Brion, à qui son maître vouloit donner
tant, et qu'il ne volât point. «Monsieur, lui répondit cet homme, je
ne puis à ce prix-là: j'y perdrois.»

Il étoit d'humeur à faire des malices, et il trouvoit bon qu'on lui en
fît aussi; mais il avoit toujours un air sérieux. Un jour il alla chez
le vicomte de Léry, qu'il appeloit _le petit homme_; c'est auprès de
Reims. Ce gentilhomme vint au-devant de lui, et lui dit: «Hé!
monseigneur, que vous venez mal à propos! la _petite femme_ est en mal
d'enfant.» Il appelle ainsi sa femme qui accouche au moins tous les
ans une fois. «Eh bien! dit l'archevêque, il faut lire la Vie de
sainte Marguerite.» En effet, il se mit à marmoter à l'entrée de la
chambre. Quand il eut tout dit, cette femme sort en se crevant de
rire.

Il a fait des tours de son métier en Champagne aussi bien qu'en Beauce
et qu'en Anjou. Il vouloit retirer des prés de M. de Joyeuse. Pour
cela il lui donna le moulin d'un village. Mais aussitôt il en fit
faire un autre d'une certaine tour qui y étoit, en un endroit plus
commode aux habitants. Joyeuse se plaint. «Bien, dit-il, nous en
ferons faire un colombier.» Il en fit pourtant un moulin, et on se
moqua bien de Joyeuse de s'être laissé ainsi attraper, lui qui croyoit
être l'homme le plus fin du monde.

M. de Laon ne lui parla guère plus doucement que le prieur de
Bourgueil. Il voulut être député depuis la mort du cardinal de
Richelieu. M. de Laon l'en empêcha, et, non content de cela, il lui
dit: «J'en rends grâces à Dieu, vous auriez pillé la province.--Hé!
monsieur, après avoir donné la farine de votre vie au monde et au
diable, donnez-en au moins le son à Dieu.» N'ayant pas un sou, il
envoya quérir un chanoine mal famé, nommé Bertemet, et le pressa tant
que l'autre lui prêta douze mille livres, à condition qu'il le feroit
grand-vicaire. Quelque temps après, comme Bertemet le sommoit de sa
promesse, il suppose une lettre non signée, contenant plusieurs
friponneries du chanoine. Il se la fait rendre, étant à table, en
présence de cet homme qui y étoit aussi. Il la lit, et d'une mine
refrognée la mit sous son cul. Après dîner, il la donne à lire à
Bertemet, lui disant qu'il ne croyoit rien de tout cela, mais qu'il
s'en falloit justifier; et comme cet homme sortit de la salle, les
pages et les laquais, qui avoient le mot, lui firent un pied de nez,
et en bas il courut fortune d'être berné.

L'année qu'il mourut, à la dernière assemblée du clergé dont il a été,
plusieurs prélats firent partie d'aller souper à Saint-Cloud chez la
Du Ryer, à tant par tête. Chacun lui donna son argent, et il se
chargea du festin. Il dit à la Du Ryer: «Je vous donnerai l'argent à
Paris, je n'en ai point sur moi.» Il avoit trente-cinq pistoles que
les autres lui avoient données. La pauvre Du Ryer n'en eut jamais
rien.

M. de Reims aimoit furieusement à être loué de quelque façon que ce
fût. N'avoit-il pas raison, et n'étoit-ce pas un homme bien louable?
Il avoit bien du plaisir à appeler _mon fils_ M. d'Aumale, son
coadjuteur (depuis M. de Nemours, qui est mort mari de mademoiselle de
Longueville).

Le président du présidial de Reims, en dînant chez l'archevêque, se
coupa comme il vouloit couper du veau. «Vous avez coupé dans le vif,
monsieur le président», dit M. de Reims.»

Il disoit du petit Camus (Camus Patte-Blanche), intendant de
Champagne, qui se mettoit des tranches de veau sur le visage pour
avoir le teint beau, que cela n'étoit pas permis, et que c'étoit soie
sur soie[209].

Un peu avant que de mourir, il escroqua à la marquise de Maulny, sa
nièce, une tapisserie assez belle. Elle croyoit qu'il lui donneroit
quelque chose de meilleur. «Le vieux b...., disoit-elle, il n'a pu me
laisser ma pauvre tapisserie.»

A la maladie dont il mourut à Paris[210], madame de Puisieux, sa
soeur, fit tout vendre jusqu'à ses chevaux, en qualité de créancière,
et aussi de peur que d'autres ne le fissent. Trois jours avant sa
mort, comme il vit qu'on lui apportoit un bouillon dans une écuelle de
faïence, il demanda un plat. On lui apporta un plat de faïence. «Quoi!
dit-il, toujours faïence!» Il se douta bien que sa soeur avoit pris sa
vaisselle d'argent. «Apportez-moi, dit-il, un bassin.» On lui en
apporte un de faïence. Il y met dedans toute sa tripaille de
trique-billes. «Tenez, ma soeur, dit-il à madame de Puisieux, il ne me
reste plus que cela; faites-en votre profit si vous pouvez.»

On disoit qu'il étoit mort en tenant un chapelet de marrons pour tout
chapelet, et que comme son confesseur lui représentoit qu'il faudroit
rendre compte à Dieu, il l'écouta long-temps, et puis il lui dit tout
bas à l'oreille: «Le diable emporte celui de nous deux qui croit rien
de tout ce que vous venez de dire.» Comme on devoit encore les frais
du service que l'assemblée du clergé lui fit faire, M. de Grasse
(Godeau) disoit: «Pourquoi s'étonner de cela? Tout ce qui se fait pour
M. de Reims n'a pas accoutumé d'être payé.»

  [202] Évêque de Chartres en 1620, archevêque de Reims en 1641,
  mort le 8 avril 1651, âgé de soixante-trois ans.

  [203] Le plus remarquable de ses écrits est un poème latin en
  l'honneur de la sainte Vierge; Paris, 1605, in-8º.

  [204] _Des parties assez grosses_, un mémoire assez élevé.

  [205] Il avoit l'esprit vif; l'archevêque de Bordeaux dînant avec
  lui, lui disoit: «Avec votre bonne chère et votre prestance (il
  étoit gros et gras), je vous nommerois volontiers mon
  _papelard_.--Et moi, dit-il, je vous appellerois mon _papegay_
  (_mon perroquet_).» (T.)

  [206] _Bini_, terme de cloître, qui se dit d'un moine que le
  supérieur donne à celui qui veut sortir pour l'accompagner.
  (_Dictionnaire de Trévoux._)

  [207] On lit le compte suivant de cette représentation et du rôle
  officieux qu'y joua le prélat, dans les _Mémoires de Marolles_:
  «M. de Valençay, alors évêque de Chartres, et qui fut bientôt
  après archevêque de Reims, aidant à faire les honneurs de la
  maison, parut en habit court sur la fin de l'action, et descendit
  de dessus le théâtre pour présenter la collation à la Reine,
  ayant à sa suite plusieurs officiers qui portoient vingt bassins
  de vermeil doré, chargés de citrons doux et de confitures........
  Je ne sais s'il m'échappa de dire quelque chose de l'emploi de M.
  de Chartres, mais, quelque temps après, lorsqu'au même lieu l'on
  dansa le ballet de _la Prospérité des armes de la
  France_........., comme ce prélat, qui étoit capable de tout ce
  qu'il vouloit, se donnoit la peine, avec M. d'Auxerre, de faire
  les honneurs de la salle, m'eut dit que cette journée-là il ne
  présenteroit pas la collation, je lui répondis qu'il feroit
  toujours bien toutes choses, et me fit civilités.» (_Mémoires de
  Marolles_; Paris, 1656, in-folio, p. 126.)

  [208] Sa famille.

  [209] Dans quelques ordonnances de nos rois il est défendu de
  porter soie sur soie. (T.)

  [210] En 1651, vers Pâques. (T.)



LE CARDINAL DE VALENÇAY.


C'étoit le frère de l'archevêque de Reims. A l'âge de treize ans,
croyant que le maréchal de La Châtre l'eût mal conseillé au jeu contre
le feu comte de Saint-Aignan, il prit un bâton pour le battre. On le
voulut fouetter, il se sauva, et s'enfuit à Malte. Il y devint
chevalier de Malte[211]. Il servit en France, et parvint à être l'un
des douze capitaines des chevau-légers entretenus. C'étoit un
original, comme vous le verrez par la suite; d'ailleurs, il étoit
aussi fier que brave. En ce temps-là, il alla voir un matin M. le
comte d'Alais, qui depuis a été M. d'Angoulême. Ce comte, faisant le
prince, ne lui fit donner qu'un siége pliant, et lui en s'habillant,
étoit assis dans un fauteuil. «Je romprois ce siége, dit le chevalier,
je suis trop gros[212];» et prend une chaise à bras. On lui présenta
ensuite la chemise pour la donner au comte. «J'en ai pris une blanche
ce matin, dit-il en la rejetant, je n'en ai que faire.»

Il alla un jour appeler Bouteville en duel, pour le marquis de Pons,
oncle de M. de Montmorency; il y avoit jalousie entre eux à qui seroit
le mieux auprès de ce duc. Cavoye, depuis capitaine des gardes du
cardinal de Richelieu, servoit Bouteville. Cavoye blessa le chevalier
de deux petits coups, car il étoit fort adroit, et lui disoit:
«Monsieur le chevalier, en avez-vous assez?» Le chevalier lui
répondit: «Un peu de patience, ne voltigez point tant,» et lui donna
un si grand coup, qu'il en pensa mourir. M. de Montmorency arriva
là-dessus, qui dit au chevalier qu'il lui apprendroit bien à faire des
appels à ceux de sa maison. «Hé! de quelle maison êtes-vous, fichu
race de Ganelon? reprit-il; pardieu! je me soucie bien de vous et de
votre maison!» Feu M. d'Angoulême, le père, y survint qui apaisa tout,
et depuis, le chevalier fut fort bien avec M. de Montmorency même.

Nous l'appellerons désormais le bailli de Valençay, car il fut bailli
d'assez bonne heure. Le marquis d'Etiaux étoit son cadet; c'est ce
brave qui fut tué depuis à Maestricht, après avoir repoussé le
Pappenheim. Ce marquis d'Etiaux avoit tué un Huguenot, appelé le
marquis de Courtomer, en duel; ils servoient tous deux les Hollandois.
Le page de Courtomer, ayant quitté la livrée, fit appeler d'Etiaux,
qui se battit contre lui. Un cadet de Courtomer en vouloit faire
autant, quand le bailli, pour faire cesser tout cela, s'avisa
d'envoyer appeler un vieux seigneur, député de ceux de la religion.
L'autre, bien surpris, s'en plaint. Les maréchaux de France demandent
au bailli quelle mouche l'avoit piqué: «Je voyois, répondit-il, que
tant de Huguenots appeloient mon frère en duel, que j'ai cru que
c'étoit une querelle de religion.» Sur cela, le Roi défendit à ceux de
Courtomer de faire aucun appel au marquis, et à lui d'en recevoir
aucun. On ordonna seulement pour les satisfaire, à cause qu'il y avoit
eu un homme de tué de ce côté, que quand ceux de Valençay les
rencontreroient, qu'ils leur cédassent, par exemple, la meilleure
chambre en une hôtellerie, qu'ils leur donnassent la main[213], et
autres choses semblables.

A La Rochelle, il rendit de grands services. Il fit dire au cardinal
qu'il se faisoit fort d'empêcher l'armée angloise de passer. On croit
que quelque homme plus entendu au fait de la marine que lui avoit
donné cet avis. Le cardinal le fait venir. Il lui dit hardiment: «Je
ne vous dirai point mon secret, après que vous m'avez pris pour dupe
au secours de l'île de Rhé; ce fut moi qui vous donnai l'invention des
chaloupes, et vous en donnâtes le commandement à Schomberg et à
Marillac. Mais promettez-moi que vous vous servirez de moi, et je vous
le dirai.» On fit ce qu'il demandoit: aussitôt il congédie tous les
grands vaisseaux; par ce moyen, il s'ôtoit de dessus les bras les
Manty, les Rasilly et tous les autres qui ne lui eussent pas obéi
volontiers. Il ne prit que vingt petits vaisseaux, des galiotes, des
brûlots, des barques et des chaloupes armées; sa raison, la voici: aux
deux côtés du fort de Coureille et du fort Louis qui étoient à la tête
du canal opposés l'un à l'autre, il y a des basses. «J'irai affronter,
disoit-il, l'armée angloise; elle foudroiera mes petits vaisseaux;
mais elle ne tuera pas tout; on coupera nos câbles; nous nous
laisserons aller, le flot nous portera sur les basses où le canon des
forts ruinera toutes leurs ramberges[214]; j'ai des galiotes et autres
petits vaisseaux de rames pour détourner les brûlots.».

Son neveu, alors chevalier de Valençay (c'est aujourd'hui le bailli de
Valençay, ou le grand prieur de Champagne), revenant d'esclavage,
arriva au camp comme le bailli faisoit cette proposition. M. de
Montmorency en rioit et lui disoit: «Votre oncle rêve.--Il ne rêve
point, dit le chevalier, et assurément voici ses raisons.» Il les
devina.

Voilà donc le bailli sur _la Renommée_, le plus grand vaisseau des
vingt, quoiqu'il ne fût que de trois cents tonneaux. Il y faisoit
grande chère. Tous les braves s'y rendoient dès la moindre alarme. Il
y mangea vingt mille écus en deux mois. Les Anglois comprirent bien
son dessein et n'attaquèrent jamais. Le Roi voulut aller sur son
vaisseau; on l'en avertit, et que Sa Majesté y vouloit faire
collation; le bailli, qui n'étoit pas sot, dit: «Si je fais une belle
collation, on se moquera de moi de dépenser ainsi mon argent; si
vilaine, ce sera encore pis.» Le Roi y va, et puis demande la
collation. «Apportez,» dit le bailli. On apporte un bassin de biscuits
moisis, et un de merluches, avec un méchant potage aux pois. Le Roi se
mit à rire: «Sire, lui dit-il, quand on nous paiera mieux, nous vous
ferons meilleure chère.»

La ville prise, on le fit maréchal-de-camp; en ce temps-là, c'étoit
quasi autant que maréchal de France à cette heure. On lui dit qu'il
pouvoit présenter au Roi cinquante chevaliers de Malte qui avoient
servi en cette rencontre, et qu'il portât la parole pour eux. Or, il
faut savoir que le Roi, qui étoit médisant lui-même, avoit baptisé le
bailli, _le médisant éternel_. Il s'avance et dit: «Sire, Votre
Majesté m'ayant donné le titre de _médisant éternel_, je n'ai garde de
rien faire qui me le fasse perdre. Si je parlois de ces messieurs, il
faudroit que j'en dise du bien, c'est pourquoi Votre Majesté me
permettra de n'en rien dire.» Le Roi sourit et dit: «Nous croyions
l'embarrasser, mais il s'en est bien tiré.»

Le voilà en état de faire quelque grande fortune. Mais outre qu'à
Lyon, durant la maladie du Roi, il donna les plus violents conseils
contre le cardinal de Richelieu, il le piqua encore vilainement.

Un jour que l'Eminence le railloit en présence du Roi sur sa nièce, la
comtesse d'Alais, fille de la maréchale de La Châtre, sa soeur, il
lui répondit: «Pardieu, il ne faut pas croire tout ce qu'on dit, ou
bien il faudroit croire que vous couchez avec votre nièce.» Le Roi fut
ravi de cela, et le cardinal en pensa enrager. Ensuite la feue
Reine-mère s'étant brouillée avec le cardinal, il prit son parti, et
fut capitaine de ses gardes. Mais quand il vit que Fabroni et sa
femme, avec le Père Chanteloupe, avoient empaumé la Reine, il se
retira et fut fort mal payé de ses pensions et de ses appointements.
Je crois qu'il se retira à Malte; au moins y étoit-il quand le pape
Urbain le fit venir pour s'en servir contre le duc de Parme. Voici
comment cela arriva. Son neveu, le commandeur de Valençay, étoit
ambassadeur de Malte auprès du Pape, les bonnes grâces duquel il
sutsi bien gagner, que le Saint-Père lui disoit des choses qu'il
nedisoit pas à ses propres neveux. Le Pape voyant la guerre
de Parme prête à éclater, lui dit un jour: «Donnez-moi un
capitaine.--Saint-Père, répondit-il, je ne puis vous donner que mon
oncle, le bailli de Valençay, qui est à Malte.--Quoi, celui, reprit le
Pape, qui commandoit les vaisseaux à La Rochelle?--Celui-là
même.--Faites-le venir.» Le commandeur le mande; il vient, mais il ne
savoit pourquoi on le faisoit venir. Le commandeur, sans lui rien
dire, le loge, lui donne un bel appartement bien meublé, un carrosse,
trois estafiers, et de l'argent pour jouer. Le Pape fournissoit à tout
cela. Le bailli, étonné de ces régales, disoit: «J'ai un fou de neveu
qui n'est qu'un gueux aussi bien que moi, et il ne me laisse manquer
de rien. Hé, lui disoit-il, où prends-tu tout cela?--Ne vous en
tourmentez pas, répondoit le neveu, réjouissez-vous seulement.» Au
bout de six mois, on le renvoya à Malte, et à trois mois de là, la
guerre étant déclarée, on le fit revenir. Il fut en tout deux ans à
Rome chez son neveu. Le marquis Mathei prit cependant Castre[215]: ce
fut par trahison. Le traître a eu le cou coupé depuis.

Il faut dire un mot de la valeur des Romains. Un cavalier, s'étant
approché trop près, avoit été d'un coup de fauconneau. Ils disoient:
_Sto pazzo s'è fatto amazzare a la francese_. Après cela, le duc de
Parme, ayant passé avec ses dragons et de l'infanterie, à cheval
jusques à Aquapendente, la frayeur fut si grande à Rome qu'on y
faisoit des barricades. Alors le Pape déclara qu'il alloit faire venir
le bailli de Valençay pour s'en servir, et le fit _maestro di campo
generale_, c'est-à-dire maréchal de camp, sous le cardinal Antoine qui
avoit la qualité de général, sans congédier pourtant Mathei et
quelques autres qui commandoient séparément. Il n'y avoit encore que
des milices; on levoit quelques troupes. Il fait tant qu'il donne le
courage au cardinal Antoine d'aller jusques à Ronciglione, et de là à
Orviette, qui se vouloit rendre sans être attaqué, quoique le cardinal
Spada fût dedans, et que la place, qui est sur un roc, soit presque
imprenable. Là il donna quatre cents chevaux de troupes réglées au
commandeur son neveu, et l'envoya devant à Montefiascone. Tout le
reste suit. Comme ils y sont tous arrivés, un gros de cavalerie des
leurs, qui avoit pris le plus long, vint à paroître; voilà l'alarme
bien forte. Le cardinal étoit très-fâché de s'être tant avancé. Le
commandeur prend dix cavaliers, et va pour reconnoître ce gros. Le
cardinal et les Romains croyoient qu'il étoit fou. Il trouva que
c'étoit de leurs gens. Il revint; tout le monde le félicitoit comme
d'un grand exploit. On s'avance vers Aquapendente; on surprend les
ennemis au fourrage; on y fait quatre prisonniers; vous eussiez dit
qu'on avoit tout défait. Les cardinaux allèrent dire _il bon prò_[216]
au Pape de ce que _s'era visto il nemico in facia_, et le cardinal
Antoine en étoit si ravi, qu'il embrassoit le bailli à tout bout de
champ, et lui disoit: _Mi avete fatto veder il nemico_. Insensiblement
on fit des troupes, et le bailli avoit un régiment de deux mille
François, plus beau que le régiment des gardes. Il prit une bicoque
auprès d'Aquapendente. Le duc de Parme déloge; voilà le bailli sur le
pinacle. Cependant voyez quelle étoit la légèreté du personnage: ayant
eu avis qu'on lui permettoit de retourner à la cour de France, il
quitte l'armée, et part pour aller prendre congé du Pape. Son neveu
étoit à Pérouse, avec l'artillerie, dont il étoit général. Le cardinal
Antoine le va trouver et lui dit que cela feroit mourir le Pape. Le
commandeur va vite à Foligno, où il met ordre qu'on ne donne des
chevaux de poste à personne. Le bailli arrive; son neveu essuie toutes
ses fougues, et le fait résoudre à attendre encore quinze jours.

Au bout de quatorze, il fut fait cardinal, et servit si bien contre
les Vénitiens, qu'il entra dans leur pays, y fit du dégât, et les
obligea à quitter le Boulonois. Le reste se verra dans les Mémoires de
la Régence.

  [211] Achille d'Estampes Valençay, né en 1589, fut reçu chevalier
  de minorité dans l'ordre de Malte dès l'âge de huit ans. Nommé
  cardinal en 1643, il mourut à Rome le 16 juillet 1646.

  [212] C'étoit un grand et bel homme, et hors qu'il avoit le
  ventre un peu gros, il avoit fort bonne mine. (T.)

  [213] _Donner la main_, c'est céder la droite.

  [214] _Ramberge_, grand vaisseau que l'on ne connoissoit que dans
  la marine angloise.

  [215] Castro.

  [216] Les cardinaux allèrent féliciter le pape.



LE MARQUIS DE RAMBOUILLET[217].


Feu M. le marquis de Rambouillet[218] étoit de la maison d'Angennes,
maison ancienne, mais où je ne vois pas qu'il y ait eu de grandes
dignités; car, hors le cardinal de Rambouillet[219], je ne trouve que
le père de M. de Rambouillet qui ait eu quelque grand emploi[220]. Il
fut vice-roi de Pologne, en attendant que Henri III y allât; et, quand
le Roi y arriva, il lui dit: «Sire, j'ai une somme considérable à vous
remettre entre les mains.» C'étoient cent mille écus et davantage.
«Vous vous moquez, monsieur de Rambouillet, dit le Roi, c'est votre
épargne.--Sire, il faut que vous la preniez, vous en aurez bon
besoin.»

A la bataille de Jarnac[221], il avoit fait merveilles avec ses
gendarmes. Henri III, alors duc d'Anjou, écrivit à Charles IX qu'on
devoit le gain de la bataille à M. de Rambouillet, et on garde dans la
maison une lettre du Roi par laquelle il en remercie M. de
Rambouillet. Cependant Henri III ne fit point faire fortune à un homme
qu'il estimoit tant. On dit qu'il reconnoissoit qu'il avoit tort, et
que s'il n'eût point été tué, il lui eût fait beaucoup de bien.

On voit dans les _Amours du grand Alcandre_ comme feu M. le marquis de
Rambouillet, alors vidame du Mans, fut blessé chez M. Zamet[222].
Voici comment la chose arriva. M. de Chevreuse, qu'on appeloit en ce
temps-là le prince de Joinville, étoit amoureux de madame la marquise
de Verneuil. Lorsque Henri IV obtint du Pape et de la reine Marguerite
le consentement nécessaire pour la dissolution de son mariage, la
marquise, enragée de voir échapper sa proie, s'en prit à M. de
Bellegarde; et, quoiqu'il eût été un de ses adorateurs, elle le
soupçonna d'avoir donné ce conseil au Roi. Pour s'en venger, elle sut
si bien se prévaloir de la passion que M. le prince de Joinville
avoit pour elle, qu'elle lui persuada d'entreprendre sur la vie de M.
de Bellegarde. En effet, un soir que le Roi soupoit chez M. Zamet, M.
de Bellegarde fut blessé par M. de Chevreuse à la porte de cette
maison. Mais ses gens poursuivirent l'agresseur si vertement qu'ils
l'eussent tué sans le secours du vidame du Mans qui se trouva là par
hasard, et y fut si fort blessé par-derrière qu'il en pensa mourir. Le
Roi, indigné de cette action, vouloit faire couper le cou à M. de
Chevreuse, et ne vouloit point qu'on pansât le vidame; mais madame
Zamet, qui parloit au Roi fort librement, et qui étoit des bonnes
amies de madame de Rambouillet, mère du blessé, lui dit qu'il ne
falloit pas aller si vite; que le moins qu'on pouvoit faire, c'étoit
de savoir comment la chose s'étoit passée; que cependant elle mettroit
le blessé dans son propre lit, et en auroit tout le soin
imaginable[223]. Elle le fit comme elle l'avoit dit. Le vidame guérit,
mais avec bien de la peine, car on ne pouvoit avoir le pus d'entre les
côtes, et il seroit mort sans un valet-de-chambre chirurgien qu'il
avoit, qui eut assez d'amitié pour lui pour sucer le pus. Le Roi, qui
sut que le vidame ne s'étoit point trouvé à l'action de M. de
Chevreuse, mais que voyant plusieurs personnes contre un seul, il
s'étoit mis du parti le plus foible, ne fut plus en colère contre lui.
Madame de Guise et mademoiselle de Guise, depuis princesse de Conti,
firent la paix de M. de Chevreuse, quoiqu'elles fussent toutes deux
fort mal satisfaites de son procédé, car il avoit donné lieu de
soupçonner que c'étoit peut-être bien autant pour l'amour d'elles que
de la marquise qu'il avoit si maltraité Bellegarde[224].

M. de Rambouillet étoit bien avec le maréchal d'Ancre; et comme
c'étoit un homme fort concerté et fort secret, et qui avoit peur de
_méprendre_, comme on dit au Palais, on disoit de lui que quand on lui
demandoit quelle heure il étoit, il tiroit sa montre et faisoit voir
le cadran. Le cardinal de Richelieu l'envoya ambassadeur
extraordinaire en Espagne pour la Valteline. Il pensa faire enrager le
comte-duc (d'Olivarès), qui, parce que le cardinal se faisoit donner
de l'_éminence_, vouloit aussi avoir quelque chose par-dessus les
ambassadeurs, et ne vouloit pas donner de l'_excellence_ à M. de
Rambouillet. Alors l'_excellence_ n'étoit pas apparemment bien établie
pour les ambassadeurs, car M. du Fargis y étant déjà ambassadeur
ordinaire, en auroit eu. M. de Rambouillet disoit qu'étant ambassadeur
extraordinaire, nourri aux dépens du roi d'Espagne, il n'avoit point
hâte de conclure, et qu'il attendroit tout à son aise la bonne humeur
du comte-duc. Enfin, au bout de quinze jours, ils convinrent de se
traiter de _vos_[225]. Il mettoit le comte-duc en colère, et lui
faisoit dire tout ce qu'il avoit sur le coeur; car pour lui il ne
parloit pas plus haut quand il étoit en colère que quand il n'y étoit
pas; ceux qui le connoissoient le remarquoient seulement à un
tremblement de mains qui lui prenoit. Il avoit déjà la vue si
mauvaise, qu'il lui falloit un écuyer pour le mener; mais il feignoit
toujours quelque fluxion sur les genoux. Cette incommodité venoit en
partie de sa blessure. Les Espagnols disoient, voyant qu'il n'étoit
pas trop bien pourvu de pistoles: «_Este señor ambaxador es tan corto
de bozza come de vista._»

Le cardinal de Richelieu, quoiqu'il lui eût une grande obligation,
comme je l'ai marqué, car ce fut M. de Rambouillet qui négocia avec Le
Cogneux et Puy-Laurens à _la journée des dupes_, ne voulut point se
servir de lui, parce qu'on disoit qu'il y voyoit encore trop clair,
quoiqu'il eût une si mauvaise vue. Il fut chevalier de l'ordre et
grand-maître de la garde-robe. Il s'amusoit à servir, au lieu de
laisser faire au premier valet de garde-robe, et se tenir au beau de
sa charge.

Le feu Roi, qui n'avoit pas pour lui toute la considération
nécessaire, lui donnoit quelquefois ses mains au lieu de ses pieds, et
on m'a dit qu'une fois il lui avoit tendu le derrière au lieu de la
tête; peut-être cela servit-il à le faire retirer, et puis il avoit
besoin d'argent. Il vendit sa charge au feu comte de Nançay-la-Châtre,
qui, après, fut colonel des Suisses. Ce comte n'en usa pas trop bien,
car il ne paya pas au terme préfixe à cause du rehaussement des
monnoies, et il fallut traiter avec lui et se contenter de la moitié
du profit.

Ce n'est pas le plus grand malheur qui lui soit arrivé. Briais, le
partisan, lui devoit une assez grande somme pour des rentes sur les
aides, acquises par le père de madame de Rambouillet; il y avoit
trente mille livres; on ne pouvoit en avoir raison. Enfin, cet homme
eut quelques remords de conscience: il vient trouver M. de
Rambouillet, fait le compte avec lui, et lui promet de l'argent pour
le lendemain. Au sortir de là, il va à Vanvres, et est assassiné par
un garçon à qui il avoit fait quelque déplaisir. Toute la dette fut
perdue.

M. de Rambouillet n'étoit point un homme capable d'aucun ordre. Jamais
il n'a eu de bienfaits de la cour, et il a toujours dépensé beaucoup.
Il vouloit faire ses écritures lui-même et abondoit furieusement en
son sens. Des choses qui ne lui eussent coûté que deux mille écus, par
son opiniâtreté lui en ont coûté trente. Il disoit qu'il s'en
rapporteroit à qui on voudroit; et quand c'étoit au fait et au
prendre, il trouvoit toujours quelque échappatoire. Madame
d'Aiguillon, du vivant du cardinal de Richelieu, voulut se mêler
d'accommoder ses procès; il n'y a point de doute qu'il eût eu une
telle composition qu'il eût voulu, ayant toute la faveur de son côté:
cela ne servit de rien; il n'y avoit que Dieu qui lui pût ôter de la
tête ce qu'il s'y étoit mis une fois. Il avoit terriblement d'esprit,
mais un peu frondeur, et qui étoit persuadé que l'Etat n'iroit jamais
bien s'il ne gouvernoit. C'étoit un des plus grands disputeurs qui
aient jamais été: à cet égard, il avoit bien trouvé chaussure à son
pied en son gendre Montausier.

Il étoit né pour la cour, mais son incommodité lui a nui. Il n'a
jamais voulu avouer qu'il ne voyoit goutte; il croyoit que cela le
rendroit méprisable: cependant cette foiblesse le rendoit ridicule,
car il affectoit de s'apercevoir des choses, et souvent il se
trompoit. Une fois entre autres, il avoit ouï dire que M. de
Montausier avoit un habit de la plus belle écarlate du monde: la
première fois qu'il alla à l'hôtel de Rambouillet, M. de Rambouillet,
sans demander quel habit il avoit, lui va dire: «Ah! monsieur, la
belle écarlate!....» et par malheur, ce jour-là M. de Montausier étoit
vêtu de noir. D'un autre côté, c'étoit un soulagement pour sa famille;
car s'il eût avoué qu'il étoit aveugle, il n'eût peut-être point fait
de visites, et il eût fallu lui tenir compagnie au lieu qu'il alloit
partout et est mort sans avoir long-temps été malade. On écrivit à M.
et à madame de Montausier que le marquis étoit en grand danger; ils
répondirent que s'il mouroit, madame de Rambouillet n'auroit qu'à
disposer de tout, et qu'ils ne prétendoient rien tandis qu'elle
vivroit, tellement qu'il n'y a point eu de scellés. Cette mort a
touché madame de Rambouillet; elle me dit qu'elle avoit trouvé
mademoiselle Paulet, qui lui étoit d'une grande consolation dans ses
peines, et elle me le dit en pleurant, elle qui ne pleure quasi
jamais.

Il étoit temps qu'il mourût: tout étoit en pitoyable état. Depuis, les
choses se sont rétablies peu à peu, et M. de Montausier, son gendre,
est logé avec madame de Rambouillet.

M. de Rambouillet étoit bien fait et de belle taille, mais le visage
un peu chafouin.

  [217] J'ai ouï conter une chose de son grand-père qui est assez
  plaisante. C'étoit un homme grave. Un jour il dit à sa femme:
  «Madame, prenez-moi par la barbe.» On portoit la barbe longuette
  en ce temps-là, et les cheveux courts. Elle l'y prend: «Tirez,
  lui dit-il.--Je vous ferois mal.--Non, non, tirez de toute votre
  force.» Elle fut contrainte de faire ce qu'il vouloit. «Vous ne
  m'avez point fait de mal,» lui dit-il. Après, il lui tire
  quelques-uns de ses cheveux; elle crie: «Vous voyez, madame, lui
  dit-il d'un ton sérieux, que je suis plus fort que vous. Je vous
  en prie, ne nous battons pas.» Du temps des paraboles, cette
  _barbonnerie_ auroit été admirable. (T.)

  [218] Le marquis de Rambouillet mourut à Paris le 26 février
  1652, âgé de soixante-quinze ans.

  [219] Charles d'Angennes, cardinal de Rambouillet, fils de
  Jacques, né le 31 octobre 1530, cardinal en 1570, mort à Corneto
  le 21 mars 1587.

  [220] Tallemant n'avoit pas passé une revue bien exacte de cette
  famille, car il y auroit trouvé Claude d'Angennes, frère du
  cardinal, et après lui évêque de Mans, né en 1538, mort en 1601;
  plus anciennement, Jacques d'Angennes, capitaine des
  gardes-du-corps sous les règnes de François Ier, de Henri II, de
  François II et de Charles IX, lieutenant-général et gouverneur de
  Metz, mort en 1562; et en remontant plus loin encore, Renaut
  d'Angennes, gouverneur du Dauphin, fils de Charles VI, et
  chambellan de ce roi, tué à la bataille de Verneuil en 1424.

  [221] Gagnée par Henri III sur les Huguenots, le 13 mars 1569.

  [222] Voyez _les Amours du grand Alcandre_, à la suite du
  _Journal de Henri III_; Cologne, P. Marteau, 1663, p. 255. M. de
  Rambouillet y est désigné par le nom de Lucile. Nous ne croyons
  pas que l'on puisse trouver ailleurs que dans Tallemant une
  meilleure explication du passage.

  [223] Elle lui dit encore: «Sire, chacun est maître chez soi;
  vous l'êtes chez vous; moi, je serai la maîtresse céans, s'il
  vous plaît.» (T.)

  [224] Il y avoit eu aussi de l'amourette avec la mère. (T.)

  [225] C'est apparemment d'employer le pluriel, en parlant en
  latin. Ou bien est-ce pour, _Vos Excellences_?



Mme LA MARQUISE DE RAMBOUILLET[226].


Madame de Rambouillet est fille, comme j'ai déjà dit, de feu M. le
marquis de Pisani, et d'une Savelli, veuve d'un Ursin. Sa mère étoit
une habile femme; elle eut soin de l'entretenir dans la langue
italienne, afin qu'elle sût également cette langue et la françoise. On
fit toujours cas de cette dame-là à la cour; et Henri IV l'envoya avec
madame de Guise, surintendante de la maison de la Reine, recevoir la
Reine-mère à Marseille. Elle maria sa fille devant douze ans[227] avec
M. le vidame du Mans. Madame de Rambouillet dit qu'elle regarda
d'abord son mari, qui avoit alors une fois autant d'âge qu'elle, comme
un homme fait, et qu'elle se regarda comme un enfant, et que cela lui
est toujours demeuré dans l'esprit, et l'a portée à le respecter
davantage. Hors les procès, jamais il n'y a eu un homme plus
complaisant pour sa femme. Elle m'a avoué qu'il a toujours été
amoureux d'elle, et ne croyoit pas qu'on pût avoir plus d'esprit
qu'elle en avoit. A la vérité, il n'avoit pas grand'peine à être
complaisant, car elle n'a jamais rien voulu que de raisonnable.
Cependant elle jure que si on l'eût laissée jusqu'à vingt ans, et
qu'on ne l'eût point obligée après de se marier, elle fût demeurée
fille. Je la croirois bien capable de cette résolution, quand je
considère que dès vingt ans elle ne voulut plus aller aux assemblées
du Louvre: chose assez étrange pour une belle et jeune personne, et
qui est de qualité[228]. Elle disoit qu'elle n'y trouvoit rien de
plaisant que de voir comme on se pressoit pour y entrer, et que
quelquefois il lui est arrivé de se mettre en une chambre pour se
divertir du méchant ordre qu'il y a pour ces choses-là en France. Ce
n'est pas qu'elle n'aimât le divertissement, mais c'étoit en
particulier.

Elle a toujours aimé les belles choses, et elle alloit apprendre le
latin, seulement pour lire Virgile, quand une maladie l'en empêcha.
Depuis, elle n'y a pas songé, et s'est contentée de l'espagnol. C'est
une personne habile en toutes choses. Elle fut elle-même l'architecte
de l'hôtel de Rambouillet, qui étoit la maison de son père[229]. Mal
satisfaite de tous les dessins qu'on lui faisoit (c'étoit du temps du
maréchal d'Ancre, car alors on ne savoit que faire une salle à un
côté, une chambre à l'autre, et un escalier au milieu: d'ailleurs, la
place étoit irrégulière et d'une assez petite étendue), un soir,
après y avoir bien rêvé, elle se mit à crier: «Vite, du papier; j'ai
trouvé le moyen de faire ce que je voulois.» Sur l'heure elle en fit
le dessin, car naturellement elle sait dessiner; et, dès qu'elle a vu
une maison, elle en tire le plan fort aisément. De là vient qu'elle
faisoit tant la guerre à Voiture de ce qu'il ne retenoit jamais rien
des beaux bâtimens qu'il voyoit, et c'est ce qui a donné lieu à cette
ingénieuse badinerie qu'il lui écrivit sur le Valentin[230]. On suivit
le dessin de madame de Rambouillet de point en point. C'est d'elle
qu'on a appris à mettre les escaliers à côté pour avoir une grande
suite de chambres, à exhausser les planchers et à faire des portes et
des fenêtres hautes et larges et vis-à-vis les unes des autres; et
cela est si vrai que la Reine-mère, quand elle fit bâtir le
Luxembourg, ordonna aux architectes d'aller voir l'hôtel de
Rambouillet, et ce soin ne leur fut pas inutile. C'est la première qui
s'est avisée de faire peindre une chambre d'autre couleur que de rouge
ou de tanné[231]; et c'est ce qui a donné à sa grand'chambre le nom de
la _chambre bleue_[232].

J'ai dit ailleurs que madame la Princesse et le cardinal de La Valette
étoient fort de ses amis. L'hôtel de Rambouillet étoit, pour ainsi
dire, le théâtre de tous les divertissemens, et c'étoit le rendez-vous
de ce qu'il y avoit de plus galant à la cour, et de plus poli parmi
les beaux-esprits du siècle. Or, quoique le cardinal de Richelieu eût
au cardinal de La Valette la plus grande obligation qu'on puisse
avoir, il vouloit pourtant savoir toutes ses pensées aussi bien que
d'un autre; et, un jour, comme M. de Rambouillet étoit en Espagne, il
envoya chez madame de Rambouillet le père Joseph, qui, sans faire
semblant de rien, la mit sur le discours de cette ambassade, et après
lui dit que monsieur son mari étant employé à une négociation
importante, M. le cardinal de Richelieu pouvoit prendre son temps pour
faire quelque chose de considérable pour lui, mais qu'il falloit
qu'elle y contribuât de son côté, et qu'elle donnât à Son Éminence une
petite satisfaction qu'il désiroit d'elle; qu'un premier ministre ne
pouvoit prendre trop de précautions; en un mot, que M. le cardinal
souhaitoit de savoir par son moyen les intrigues de madame la
Princesse et de M. le cardinal de La Valette. «Mon Père, lui dit-elle,
je ne crois point que madame la Princesse et M. le cardinal de la
Valette aient aucunes intrigues; mais, quand ils en auroient, je ne
serois pas trop propre à faire le métier d'espion.» Il s'adressoit
mal; il n'y a pas au monde de personne moins intéressée. Elle dit
qu'elle ne conçoit pas de plus grand plaisir au monde que d'envoyer de
l'argent aux gens, sans qu'ils puissent savoir d'où il vient. Elle
passe bien plus avant que ceux qui disent que donner est un plaisir de
roi, car elle dit que c'est un plaisir de Dieu. En me contant cette
petite histoire du père Joseph, elle me disoit, car il n'y a pas au
monde un esprit plus droit, «qu'elle souffriroit encore moins qu'on
eût des gens d'église pour galans, que d'autres.--C'est une des
choses, ajoutoit-elle, pourquoi je suis bien aise de n'être point
demeurée à Rome; car, quoique je fusse bien assurée de ne point faire
de mal, je n'étois pas pourtant assurée qu'on n'en dît point de moi,
et apparemment, si on en eût dit, la médisance m'auroit mise avec
quelque cardinal.»

Jamais il n'y a eu une meilleure amie. M. d'Andilly, qui faisoit le
professeur en amitié, lui dit un jour qu'il la vouloit instruire
amplement en cette belle science; il lui faisoit des leçons prolixes;
elle, pour trancher tout d'un coup, lui dit: «Bien loin de ne pas
faire toutes choses au monde pour mes amis, si je savois qu'il y eût
un fort honnête homme aux Indes, sans le connoître autrement je
tâcherois de faire pour lui tout ce qui seroit à son avantagé.--Quoi!
s'écria M. d'Andilly, vous en savez jusque là! Je n'ai plus rien à
vous montrer.»

Madame de Rambouillet est encore présentement d'humeur à se divertir
de tout. Un de ses plus grands plaisirs étoit de surprendre les gens.
Une fois elle fit une galanterie à M. de Lisieux[233] à laquelle il ne
s'attendoit pas. Il l'alla voir à Rambouillet. Il y a au pied du
château une fort grande prairie, au milieu de laquelle, par une
bizarrerie de la nature, se trouve comme un cercle de grosses roches,
entre lesquelles s'élèvent de grands arbres qui font un ombrage
très-agréable. C'est le lieu où Rabelais se divertissoit, à ce qu'on
disoit dans le pays; car le cardinal du Bellay, à qui il étoit, et
messieurs de Rambouillet, comme proches parens, alloient fort souvent
passer le temps à cette maison; et encore aujourd'hui on appelle une
certaine roche creuse et enfumée, _la Marmite de Rabelais_. La
marquise proposa donc à M. de Lisieux d'aller se promener dans la
prairie. Quand il fut assez près de ces roches pour entrevoir à
travers les feuilles des arbres, il aperçut en divers endroits je ne
sais quoi de brillant. Étant plus proche, il lui sembla qu'il
discernoit des femmes, et qu'elles étoient vêtues en nymphes. La
marquise, au commencement, ne faisoit pas semblant de rien voir de ce
qu'il voyoit. Enfin, étant parvenus jusqu'aux roches, ils trouvèrent
mademoiselle de Rambouillet et toutes les demoiselles de la maison,
vêtues effectivement en nymphes, qui, assises sur ces roches,
faisoient le plus agréable spectacle du monde. Le bonhomme en fut si
charmé, que depuis il ne voyoit jamais la marquise sans lui parler des
roches de Rambouillet.

Si elle eût été en état de faire de grandes dépenses, elle eût bien
fait de plus chères galanteries. Je lui ai entendu dire que le plus
grand plaisir qu'elle eût pu avoir, eût été de faire bâtir une belle
maison au bout du parc de Rambouillet, si secrètement que personne de
ses amis n'en sût rien (et avec un peu de soin la chose n'étoit pas
impossible, parce que le lieu est assez écarté, et que ce parc est un
des plus grands de France, et même éloigné d'une portée de mousquet
du château, qui n'est qu'un bâtiment à l'antique); qu'elle eût voulu
ensuite mener à Rambouillet ses meilleurs amis, et le lendemain, en se
promenant dans le parc, leur proposer d'aller voir une belle maison
qu'un de ses voisins avoit fait faire depuis quelque temps; «et, après
bien des détours, je les aurois menés, dit-elle, dans ma nouvelle
maison que je leur aurois fait voir sans qu'il parût un seul de mes
gens, mais seulement des personnes qu'ils n'eussent jamais vues: et
enfin je les aurois priés de demeurer quelques jours en ce beau lieu,
dont le maître étoit assez mon ami pour le trouver bon. Je vous laisse
à penser, ajoutoit-elle, quel auroit été leur étonnement lorsqu'ils
auroient su que tout ce secret n'auroit été que pour les surprendre
agréablement.»

Elle attrapa plaisamment le comte de Guiche, aujourd'hui le maréchal
de Gramont. Il étoit encore jeune quand il commença à aller à l'hôtel
de Rambouillet. Un soir, comme il prenoit congé de madame la marquise,
M. de Chaudebonne[234], le plus intime des amis de madame de
Rambouillet, qui étoit fort familier avec lui, lui dit: «Comte, ne
t'en va point, soupe céans.--Jésus! Vous moquez-vous? s'écria la
marquise; le voulez-vous faire mourir de faim?--Elle se moque
elle-même, reprit Chaudebonne, demeure, je t'en prie.» Enfin il
demeura. Mademoiselle Paulet, car tout cela étoit concerté, arriva en
ce moment avec mademoiselle de Rambouillet; on sert, et la table
n'étoit couverte que de choses que le comte n'aimoit pas. En causant,
on lui avoit fait dire, à diverses fois, toutes ses aversions. Il y
avoit entre autres choses un grand potage au lait et un gros coq
d'Inde. Mademoiselle Paulet y joua admirablement son personnage.
«Monsieur le comte, disoit-elle, il n'y eut jamais un si bon potage au
lait; vous en plaît-il sur votre assiette?--Mon Dieu! le bon coq
d'Inde! il est aussi tendre qu'une gelinotte.--Vous ne mangez point du
blanc que je vous ai servi; il vous faut donner du rissolé, de ces
petits endroits de dessus le dos.» Elle se tuoit de lui en donner, et
lui de la remercier. Il étoit déferré; il ne savoit que penser d'un si
pauvre souper. Il émioit[235] du pain entre ses doigts. Enfin, après
que tout le monde s'en fut bien diverti, madame de Rambouillet dit au
maître-d'hôtel: «Apportez-nous donc quelqu'autre chose, M. le comte ne
trouve rien là à son goût.» Alors on servit un souper magnifique, mais
ce ne fut pas sans rire.

On lui fit encore une malice à Rambouillet. Un soir qu'il avoit mangé
force champignons, on gagna son valet-de-chambre qui donna tous les
pourpoints des habits que son maître avoit apportés. On les étrécit
promptement. Le matin, Chaudebonne le va voir comme il s'habilloit;
mais quand il voulut mettre son pourpoint, il le trouva trop étroit de
quatre grands doigts. «Ce pourpoint-là est bien étroit, dit-il à son
valet-de-chambre; donnez-moi celui de l'habit que je mis hier.» Il ne
le trouve pas plus large que l'autre. «Essayons-les tous,» dit-il.
Mais tous lui étoient également étroits. «Qu'est ceci? ajouta-t-il,
suis-je enflé? seroit-ce d'avoir trop mangé de champignons?--Cela
pourroit bien être? dit Chaudebonne, vous en mangeâtes hier au soir à
crever.» Tous ceux qui le virent lui en dirent autant, et voyez ce que
c'est que l'imagination. Il avoit, comme vous pouvez penser, le teint
aussi bon que la veille; cependant il y découvroit, ce lui sembloit,
je ne sais quoi de livide. Sur ces entrefaites la messe sonne, c'étoit
un dimanche: il fut contraint d'y aller en robe de chambre. La messe
dite, il commença à s'inquiéter de cette prétendue enflure, et il
disoit en riant du bout des dents: «Ce seroit pourtant une belle fin
que de mourir à vingt-et-un ans pour avoir mangé des champignons!»
Comme on vit que cela alloit trop avant, Chaudebonne dit qu'en
attendant qu'on pût avoir du contre-poison, il étoit d'avis qu'on fît
une recette dont il se souvenoit. Il se mit aussitôt à l'écrire et la
donna au comte. Il y avoit: _Recipe de bons ciseaux et décous ton
pourpoint_. Or, quelque temps après, comme si c'eût été pour venger le
comte, mademoiselle de Rambouillet et M. de Chaudebonne mangèrent
effectivement de mauvais champignons, et on ne sait ce qui en fût
arrivé, si madame de Rambouillet n'eût trouvé de la thériaque dans un
cabinet où l'on cherchoit à tout hasard.

Madame de Rambouillet a eu six enfans: madame de Montausier, qui est
l'aînée de tous; madame d'Hyères est la seconde; M. de Pisani étoit
après. Il y avoit un garçon bien fait qui mourut de la peste à huit
ans. Sa gouvernante alla voir un pestiféré, et au sortir de là fut
assez sotte pour baiser cet enfant, et elle et lui en moururent.
Madame de Rambouillet, madame de Montausier et mademoiselle Paulet
l'assistèrent jusqu'au dernier soupir[236]. Ensuite madame de
Saint-Etienne, puis madame de Pisani. Toutes sont religieuses, hors la
première et la dernière des filles, qui est mademoiselle de
Rambouillet[237].

M. de Pisani vint beau, blanc et droit au monde, mais il eut l'épine
du dos démise en nourrice, sans qu'on le sût, et en devint si
contrefait qu'on ne lui pouvoit faire de cuirasse. Cela lui gâta
jusqu'aux traits du visage, et il demeura fort petit, ce qui sembloit
d'autant plus étrange que son père, sa mère et ses soeurs sont tous
grands. On disoit _les sapins de Rambouillet_ autrefois, parce qu'ils
étoient je ne sais combien de frères de grande taille et point gros.
En revanche, M. de Pisani avoit beaucoup d'esprit et beaucoup de
coeur. De peur qu'on ne le fît d'église, il ne voulut jamais étudier,
ni même lire en françois, et il ne commença à y prendre quelque goût
que quand on imprima la traduction de ces huit oraisons de Cicéron,
dont il y en a trois de M. d'Ablancourt et une de M. Patru. Il les
aimoit et les lisoit à toute heure. Il raisonnoit, comme s'il eût eu
toute la logique du monde dans la tête. Il avoit l'esprit adroit, et
chez les dames il étoit quelquefois mieux reçu que les mieux bâtis.
Un peu débauché et pour les femmes et pour le jeu. Un jour, pour avoir
de l'argent, il fit accroire à son père et à sa mère, qui en
vingt-huit ans n'avoient couché qu'une nuit à Rambouillet[238], qu'il
y avoit du bois mort dans le parc et qu'il le faudroit ôter; et en
ayant eu la permission, il fit couper six cents cordes du plus beau et
du meilleur. Il disoit à M. le Prince en disputant, car ils se
disputoient souvent: «Faites-moi prince du sang au lieu de vous, et
ayez toutes les raisons du monde: je gagnerai toujours contre vous.»
Il voulut le suivre en toutes ses campagnes, quoique ce fût une
terrible figure à cheval que le marquis de Pisani. On disoit que
c'étoit le chameau de bagage de M. le Prince. Il y fut tué enfin: ce
fut à la bataille de Nortlingue[239]. Il étoit à l'aile du maréchal de
Gramont, qui fut rompue. Le chevalier de Gramont lui cria: «Viens par
ici, Pisani, c'est le plus sûr.» Il ne voulut pas apparemment se
sauver en si mauvaise compagnie, car le chevalier étoit fort décrié
pour la bravoure; il alla par ailleurs, et rencontra des cravates[240]
qui le massacrèrent.

Il faut que je conte une chose de lui qui est plaisante. Madame de
Rambouillet, qui a l'esprit délicat, disoit qu'il n'y avoit rien plus
ridicule qu'un homme au lit, et qu'un bonnet de nuit est une fort
sotte coiffure. Madame de Montausier avoit un peu plus d'aversion
qu'elle pour les bonnets de nuit, mais mademoiselle d'Arquenay,
aujourd'hui abbesse de Saint-Etienne de Reims, étoit la plus déchaînée
contre ces pauvres bonnets. Son frère un jour l'envoya prier de venir
jusque dans sa chambre. Elle n'y fut pas plus tôt, qu'il ferme sa
porte au verrou; incontinent cinq ou six hommes sortent d'un cabinet
avec des bonnets de nuit, qui à la vérité avoient des coiffes bien
blanches, car des bonnets de nuit sans coiffes eussent été capables de
la faire mourir de frayeur. Elle s'écrie, et veut s'enfuir: «Jésus! ma
soeur, lui dit-il, pensez-vous que je vous aie voulu donner la peine
de venir ici pour rien? non, non, vous ferez collation, s'il vous
plaît.» Quoiqu'elle pût faire ou dire, il fallut se mettre à table et
manger de la collation que ces gens à bonnets de nuit leur servirent.
Depuis cela, le marquis de Montausier, instruit de cette petite
aversion, jusqu'à la grande blessure qu'il reçut au combat de
Montansais, en 1652, coucha toujours avec sa femme sans bonnet de
nuit, quoiqu'elle le priât d'en prendre[241]. C'est ce qui a fait dire
que les véritables précieuses ont peur des bonnets de nuit.

Voiture et lui, comme nous dirons ailleurs[242], avoient une grande
amitié l'un pour l'autre. Une fois M. de Pisani, durant une grande
gelée, dit à quelqu'un: «Tenez, je n'ai qu'une chemise.--Hé! comment
pouvez-vous faire? dit l'autre.--Comment je fais? reprit-il; je
tremble toujours de froid.»

Il y avoit un gros gueux à une porte de l'hôtel de Rambouillet. Un
jour, comme il lui demandoit, madame la marquise dit: «Il faut donner
à ce pauvre homme.--Je m'en garderai bien, dit-il, je veux qu'il me
prête de l'argent. J'ai ouï dire qu'il avoit plus de mille écus.»

Revenons au plaisir qu'avoit madame de Rambouillet à surprendre les
gens. Elle fit faire un grand cabinet avec trois grandes croisées, à
trois faces différentes, qui répondoient sur le jardin des
Quinze-Vingts, sur le jardin de l'hôtel de Chevreuse, et sur le jardin
de l'hôtel de Rambouillet. Elle le fit bâtir, peindre et meubler, sans
que personne de cette grande foule de gens qui alloient chez elle s'en
fût aperçu. Elle faisoit passer les ouvriers par-dessus la muraille
pour aller travailler de l'autre côté, car le cabinet est en saillie
sur le jardin des Quinze-Vingts. Le seul M. Arnauld eut la curiosité
de monter sur une échelle qu'il trouva appuyée à la muraille du
jardin; mais quelqu'un l'appela qu'il n'étoit encore qu'au second
échelon: depuis il n'y pensa plus. Un soir donc qu'il y avoit grande
compagnie à l'hôtel de Rambouillet, tout d'un coup on entend du bruit
derrière la tapisserie, une porte s'ouvre, et mademoiselle de
Rambouillet, aujourd'hui madame de Montausier, vêtue superbement,
paroît dans un grand cabinet tout-à-fait magnifique, et
merveilleusement bien éclairé. Je vous laisse à penser si le monde fut
surpris. Ils savoient que derrière cette tapisserie il n'y avoit que
le jardin des Quinze-Vingts[243], et sans avoir eu le moindre soupçon,
ils voyoient un cabinet si beau, si bien peint et presqu'aussi grand
qu'une chambre, qui sembloit apporté là par enchantement. M.
Chapelain, quelques jours après, y fit attacher secrètement un rouleau
de vélin, où étoit cette ode où Zyrphée, reine d'Argennes, dit qu'elle
a fait cette loge pour mettre Arthénice à couvert de l'injure des ans;
car, comme nous dirons bientôt, madame de Rambouillet avoit bien des
incommodités. Auroit-on cru, après cela, qu'il se fût trouvé un
chevalier, et encore un chevalier qui descend d'un des neuf
preux[244], qui sans respecter la reine d'Argennes, ni la grande
Arthénice, ôtât ce cabinet, que depuis on appela _la loge de Zyrphée_,
une de ses plus grandes beautés? car M. de Chevreuse s'avisa de bâtir
je ne sais quelle garde-robe dont la croisée qui donnoit sur son
jardin fut bouchée. On lui en fit des reproches. «Il est vrai, dit-il,
que M. de Rambouillet est mon bon ami et mon bon voisin, et que même
je lui dois la vie; mais où vouloit-il que je misse mes habits?» Notez
qu'il avoit quarante chambres de reste.

Depuis la mort de M. de Rambouillet, madame de Montausier a fait de
l'appartement de monsieur son père un appartement magnifique et
commode tout ensemble. Quand il fut achevé, elle voulut le dédier, et
pour cela elle y donna à souper à madame sa mère. Elle, sa soeur de
Rambouillet et madame de Saint-Étienne, qui étoit alors ici
religieuse, la servirent à table, sans que pas un homme, pas même M.
de Montausier, eût le crédit d'y entrer. Madame de Rambouillet fit
aussi quelque chose à son appartement qui n'est pas moins beau, ni
moins bien pratiqué, et je me souviens qu'on disoit à la mère et à la
fille, voyant tant d'alcôves et d'oratoires, qu'elles prenoient tous
les ans quelque chose sur l'hôtel de Chevreuse pour venger l'injure
qu'on avoit faite à Zyrphée.

Un jour madame de Rambouillet, entrant dans ce cabinet, aperçut assez
loin un grand jet d'eau qu'elle n'avoit point accoutumé de voir. Ce
jet d'eau étoit dans le parterre du logement de Mademoiselle. On avoit
dessein d'y faire un bassin, depuis on n'y pensa plus. On découvre ce
parterre aisément de cette loge. Elle considéra qu'il n'y avoit pas si
loin qu'on ne pût conduire cette eau facilement dans le jardin de
l'hôtel de Rambouillet. Elle parle à madame d'Aiguillon pour en avoir
la décharge, car la fontaine de l'hôtel de Rambouillet n'a qu'un filet
d'eau. Madame d'Aiguillon fut quelque temps sans lui en rendre
réponse, et madame de Rambouillet lui envoya ce madrigal pour l'en
faire ressouvenir, car elle en a fait quelquefois de bien jolis:

MADRIGAL.

    Orante, dont les soins obligent tout le monde,
    Gardez que le cristal dont se forme cette onde,
    Qui dans le grand parterre a son trône établi,
    A la fin ne se perde au fleuve de l'oubli.

Mais il se trouva que cette eau n'avoit été conduite là qu'afin de la
conduire après au Palais-Cardinal, c'est-à-dire que, comme il la
falloit faire passer par là auprès, il fut de la bienséance d'en
donner un peu à Mademoiselle; mais la décharge étoit pour remplir le
grand rond d'eau du Palais-Cardinal.

Il est temps de parler des incommodités de madame de Rambouillet. Elle
en a une dont il faut dire l'histoire, si on peut parler ainsi. Cela a
fait croire à ceux qui ne voient les choses que de loin, qu'il y avoit
de la vision.

Madame de Rambouillet pouvoit avoir trente-cinq ans ou environ, quand
elle s'aperçut que le feu lui échauffoit étrangement le sang, et lui
causoit des faiblesses. Elle qui aimoit fort à se chauffer ne s'en
abstint pas pour cela absolument; au contraire, dès que le froid fut
revenu, elle voulut voir si son incommodité continueroit; elle trouva
que c'étoit encore pis. Elle essaya encore l'hiver suivant, mais elle
ne pouvoit plus s'approcher du feu. Quelques années après, le soleil
lui causa la même incommodité: elle ne se vouloit pourtant point
rendre, car personne n'a jamais tant aimé à se promener et à
considérer les beaux endroits du paysage de Paris. Cependant il fallut
y renoncer, au moins pendant le soleil, car une fois qu'elle voulut
aller à Saint-Cloud, elle n'étoit pas encore à l'entrée du Cours
qu'elle s'évanouit, et on lui voyoit visiblement bouillir le sang dans
les veines, car elle a la peau fort délicate. Avec l'âge son
incommodité s'augmenta; je lui ai vu un érysipèle pour une poêle de
feu qu'on avoit oubliée par mégarde sous son lit. La voilà donc
réduite à demeurer presque toujours chez elle, et à ne se chauffer
jamais. La nécessité lui fit emprunter des Espagnols l'invention des
_alcôves_, qui sont aujourd'hui si fort en vogue à Paris. La compagnie
se va chauffer dans l'antichambre. Quand il gèle, elle se tient sur
son lit, les jambes dans un sac de peau d'ours, et elle dit
plaisamment, à cause de la grande quantité de coiffes qu'elle met
l'hiver, qu'elle devient sourde à la Saint-Martin, et qu'elle recouvre
l'ouïe à Pâques. Pendant les grands et longs froids de l'hiver passé,
elle se hasarda de faire un peu de feu dans une petite cheminée qu'on
a pratiquée dans sa petite chambre à alcôve. On mettoit un grand écran
du côté du lit qui, étant plus éloigné qu'autrefois, n'en recevoit
qu'une chaleur fort tempérée. Cependant cela ne dura pas long-temps,
car elle en reçut à la fin de l'incommodité; et cet été qu'il a fait
un furieux chaud, elle en a pensé mourir, quoique sa maison fût fort
fraîche.

Au dernier voyage qu'elle fit à Rambouillet, avant les barricades,
elle y fit des prières pour son usage particulier, qui sont fort bien
écrites. Ce fut à M. Conrart qu'elle les donna pour les faire copier
par Jarry, cet homme qui imite l'impression, et qui a le plus beau
caractère du monde[245]. Il les fit copier sur du vélin, et après les
avoir fait relier le plus galamment qu'il put, il en fit un présent à
celle qui en étoit _l'auteur_, s'il est permis d'user du masculin
quand on parle d'une dame. Ce Jarry disoit naïvement: «Monsieur,
laissez-moi quelques-unes de ces prières-là, car dans les Heures qu'on
me fait copier quelquefois il y en a de si sottes que j'ai honte de
les transcrire.»

Dans ce voyage de Rambouillet, elle fit dans le parc une belle chose;
mais elle se garda de le dire à ceux qui la furent voir. J'y fus
attrapé comme les autres. Chavaroche, intendant de la maison,
autrefois gouverneur du marquis de Pisani, eut charge de me faire tout
voir. Il me fit faire mille tours; enfin il me mena en un endroit où
j'entendis un grand bruit, comme d'une grande chute d'eau. Moi qui
avois toujours ouï dire qu'il n'y avoit que des eaux basses à
Rambouillet, imaginez-vous à quel point je fus surpris, quand je vis
une cascade, un jet et une nappe d'eau dans le bassin où la cascade
tomboit, un autre bassin ensuite avec un gros bouillon d'eau, et au
bout de tout cela un grand carré, où il y a un jet d'eau d'une hauteur
et d'une grosseur extraordinaires, avec une nappe d'eau encore qui
conduit toute cette eau dans la prairie où elle se perd. Ajoutez que
tout ce que je viens de vous représenter est ombragé des plus beaux
arbres du monde. Toute cette eau venoit d'un grand étang qui est dans
le parc en un endroit plus élevé que le reste. Elle l'avoit fait
conduire par un tuyau hors de terre, si à propos, que la cascade
sortoit d'entre les branches d'un chêne, et on avoit si bien entrelacé
les arbres qui étoient derrière celui-là, qu'il étoit impossible de
découvrir ce tuyau. La marquise, pour surprendre M. de Montausier, qui
y devoit aller, fit travailler avec toute la diligence imaginable. La
veille de son arrivée, on fut obligé, la nuit étant survenue, de
mettre plusieurs lanternes sur les arbres et d'éclairer les ouvriers
avec des flambeaux; mais sans compter pour rien le plaisir que lui
donna le bel effet que faisoient toutes ces lumières entre les
feuilles des arbres et dans l'eau des bassins et du grand carré, elle
eut une joie étrange de l'étonnement où se trouva le lendemain le
marquis, quand on lui montra tant de belles choses.

Madame de Rambouillet a toujours un peu trop affecté de deviner
certaines choses. Elle m'en a conté plusieurs qu'elle avoit devinées
ou prédites. Le feu Roi étant à l'extrémité, on disoit: «Le Roi mourra
aujourd'hui;» puis: «Il mourra demain.--Non, dit-elle, il ne mourra
que le jour de l'Ascension, comme j'ai dit il y a un mois.» Le matin
de ce jour-là on dit qu'il se portoit mieux: elle soutint qu'il
mourroit dans le jour; en effet, il mourut le soir[246]. Elle ne
pouvoit souffrir le Roi. Il lui déplaisoit étrangement: tout ce qu'il
faisoit lui sembloit contre la bienséance. Mademoiselle de Rambouillet
disoit: «J'ai peur que l'aversion que ma mère a pour le Roi ne la
fasse damner.»

Elle devina, en regardant par la fenêtre à la campagne, qu'un homme
qui venoit à cheval étoit un apothicaire. Elle le lui envoya demander,
et cela se trouva vrai. Une fois mademoiselle de Bourbon[247] et
mademoiselle de Rambouillet se divertissoient à deviner le nom des
passans. Elles appelèrent un paysan: «Compère, ne vous appelez-vous
pas Jean? Oui, mesdemoiselles, je m'appelle _Jean f....._ à votre
service.»

Madame de Rambouillet est un peu trop complimenteuse pour certaines
gens qui n'en valent pas trop la peine; mais c'est un défaut que peu
de personnes ont aujourd'hui, car il n'y a plus guère de civilité.
Elle est un peu trop délicate, et le mot de _teigneux_ dans une
satire, ou dans une épigramme, lui donne, dit-elle, une vilaine idée.
On n'oseroit devant elle prononcer le mot de _cul_. Cela va dans
l'excès, surtout quand on est en liberté. Son mari et elle vivoient un
peu trop en cérémonie.

Hors qu'elle branle un peu la tête, et cela lui vient d'avoir trop
mangé d'ambre autrefois, elle ne choque point encore, quoiqu'elle ait
près de soixante-dix ans[248]. Elle a le teint beau, et les sottes
gens ont dit que c'étoit pour cela qu'elle ne vouloit point voir le
feu, comme s'il n'y avoit point d'écrans au monde. Elle dit que ce
qu'elle souhaiteroit le plus pour sa personne, ce seroit de se pouvoir
chauffer tout son saoul. Elle alla à la campagne l'automne passé,
qu'il ne faisoit ni froid ni chaud; mais cela lui arrive rarement, et
ce n'étoit qu'à une demi-lieue de Paris. Une maladie lui rendit les
lèvres d'une vilaine couleur; depuis elle y a toujours mis du rouge.
J'aimerois mieux qu'elle n'y mît rien. Au reste, elle a l'esprit aussi
net, et la mémoire aussi présente que si elle n'avoit que trente ans.
C'est d'elle que je tiens la plus grande et la meilleure partie de ce
que j'ai écrit et de ce que j'écrirai dans ce livre. Elle lit toute
une journée sans la moindre incommodité, et c'est ce qui la divertit
le plus. Je la trouve un peu trop persuadée, pour ne rien dire de pis,
que la maison des Savelli est la meilleure maison du monde.

  [226] Catherine de Vivonne, marquise de Rambouillet, étoit fille
  de Jean de Vivonne, marquis de Pisani, et de Julie Savelli, dame
  romaine. Elle mourut le 27 décembre 1665, âgée de
  soixante-dix-huit ans.

  [227] Elle a eu dix mille écus de rente de sa maison. (T.).--Le
  mariage eut lieu le 26 janvier 1600.

  [228] A l'entrée qu'on devoit faire à la Reine-mère quand Henri
  IV la fit couronner, madame de Rambouillet étoit une des belles
  qui devoient être de la cérémonie. (T.)

  [229] C'étoit l'hôtel Pisani. M. de Rambouillet vendit, en 1606,
  l'ancien hôtel de sa famille, à Pierre Forget Du Fresne,
  moyennant trente-quatre mille cinq cents livres tournois; et, en
  1624, le cardinal de Richelieu l'acheta au prix de trente mille
  écus pour le détruire; et il construisit à sa place le
  Palais-Cardinal, devenu le _Palais-Royal_. (_Sauval_, _Antiquités
  de Paris_, t. 2, p. 200.)

  [230] Ce passage nous donne la clef de la lettre de Voiture sur
  le château, du Valentin, situé près de Turin. (_Voyez_ la lettre
  quatre-vingt-quinzième de Voiture.)

  [231] Couleur du tan, qui tire sur celle de la châtaigne.

  [232] «La chambre bleue, si célèbre dans les _OEuvres de
  Voiture_, étoit parée....... d'un ameublement de velours bleu,
  rehaussé d'or et d'argent....: c'étoit le lieu où Arthénice
  recevoit ses visites. Les fenêtres sans appui, qui règnent de
  haut en bas, depuis son plafond jusqu'à son parterre, la rendent
  très-gaie, et laissent jouir sans obstacle de l'air, de la vue et
  du plaisir du jardin.» (Sauval, _Antiquités de Paris_, t. 2, pag.
  201.)

  [233] Philippe de Cospéan, évêque de Lisieux, mourut en 1646.
  Tallemant lui a consacré un article qu'on verra plus bas.

  [234] Il est souvent parlé de M. de Chaudebonne dans les lettres
  de Voiture. Tallemant lui a consacré plus loin un petit article.

  [235] _Émier_, pour _émietter_, a vieilli. (_Voyez_ les
  _Dictionnaires_ de _Nicod_, de _Trévoux_, et même celui de
  l'_Académie_.)

  [236] Voyez la lettre de condoléance que Voiture écrivit dans
  cette occasion à mademoiselle de Rambouillet, qui fut depuis
  madame de Montausier. (_Lettres de Voiture_, lettre 13.) Cet
  enfant mourut en 1631.

  [237] Angélique Clarice d'Angennes, demoiselle de Rambouillet,
  première femme du comte de Grignan. Tallemant en a parlé plus bas
  dans l'article consacré aux filles de la marquise de Rambouillet.

  [238] Tallemant semble être en contradiction avec lui-même, quand
  il dit dans l'article de Philippe de Cospéan, évêque de Lisieux,
  que M. et madame de Rambouillet passèrent un carême entier à
  Rambouillet; mais il faut entendre le passage ci-dessus dans ce
  sens qu'il y avoit alors vingt-huit ans qu'ils n'avoient séjourné
  dans cette belle terre.

  [239] Gagnée par le duc d'Enghien, le 3 août 1645.

  [240] Ou Croates.

  [241] M. de Montausier avoit épousé mademoiselle de Rambouillet,
  en 1645.

  [242] _Voyez_ l'article sur Voiture.

  [243] C'est plutôt un clos par-delà le jardin. Elle a si bien
  fait qu'on lui a permis de planter une allée de sycomores sous
  ses fenêtres, et de semer du foin dessous. Elle se vante d'être
  la seule dans Paris qui voie de la fenêtre de son cabinet faucher
  un pré. (T.)

  [244] Godefroy de Bouillon. (T.)

  [245] Les ouvrages de cet habile calligraphe sont portés, dans
  les ventes, à des prix fort élevés. On en voit des exemples
  curieux dans le _Manuel du libraire_ de Brunet, au mot _Jarry_.

  [246] Elle dit aussi à madame la Princesse qu'elle accoucheroit
  le jour de Notre-Dame. (T.)

  [247] Depuis duchesse de Longueville.

  [248] Elle a vécu soixante-dix-huit ans, et n'avoit rien de
  dégoûtant. (T.)--La marquise de Rambouillet mourut le 27 décembre
  1665; ainsi Tallemant a écrit en 1657 cette partie de ses
  Mémoires.



MADAME DE MONTAUSIER[249].


Madame de Montausier s'appelle Julie-Lucine d'Angennes. Lucine est le
nom d'une sainte de la maison des Savelles. Sa mère et sa grand'mère
l'ont porté toutes deux; et, pour l'ordinaire, dans cette maison, on
ajoutoit toujours ce nom à celui qu'on donnoit aux filles en les
baptisant.

Après Hélène, il n'y a guère eu de personnes dont la beauté ait été
plus généralement chantée. Cependant ce n'a jamais été une beauté. A
la vérité, elle a toujours la taille fort avantageuse. On dit qu'en sa
jeunesse elle n'étoit point trop maigre, et qu'elle avoit le teint
beau. Je veux croire, cela étant ainsi, que dansant admirablement,
comme elle faisoit, qu'avec l'esprit et la grâce qu'elle a toujours
eus, c'étoit une fort aimable personne. Ses portraits feront foi de ce
que je viens de dire[250].

Elle a eu des amans de plusieurs sortes. Les principaux sont Voiture
et M. de Montausier d'aujourd'hui; mais Voiture étoit plutôt un amant
de galanterie, et pour badiner, qu'autrement; aussi le faisoit-elle
bien soutenir[251]; mais, pour M. de Montausier, c'étoit un _mourant_
d'une constance qui a duré plus de treize ans. Les lettres de Voiture,
ses vers, ceux de M. Arnauld, parlent sans cesse de l'esprit
merveilleux de mademoiselle de Rambouillet. Mademoiselle de
Bourbon[252], qui étoit de beaucoup plus jeune, et qui étoit encore
enfant, la tourmentoit tous les jours pour lui faire des contes.
Mademoiselle de Rambouillet, ayant épuisé toutes les nouvelles qu'elle
avoit pu trouver, s'avisa d'en composer une. Elle fit cette petite
histoire de _Zélide et Alcidalis_ dont il est fait mention plus d'une
fois dans les lettres de Voiture. On dit qu'une nuit qu'elle ne
pouvoit dormir, elle l'inventa, et que Voiture se chargea de la mettre
par écrit. Il en a fait la plus grande partie; je n'ai pu encore la
voir, parce qu'on l'a portée par mégarde à Angoulême. Cela ne sauroit
être bien écrit, car Voiture n'étoit pas capable d'un autre style que
du style de badinerie ou de galanterie badine. On m'a assuré qu'il n'y
a rien de mieux inventé: si cela est, et que cette histoire me tombe
entre les mains, je tâcherai de la réformer ou de la refaire tout de
nouveau[253].

Vous trouvez à tout bout de champ dans Voiture des exclamations sur
les lettres qu'il reçoit de mademoiselle de Rambouillet, et que même
elle écrivoit fort bien en vieux style. On a perdu tout cela, et je
n'ai rien pu recouvrer que quelques lettres d'elle à madame la
Princesse, écrites avant le siége de La Rochelle, qui est un temps où
l'on ne s'étoit pas encore autrement avisé de bien écrire. Il y a
pourtant des choses dites avec beaucoup de délicatesse. Ces lettres
(ce qui est notable) furent trouvées chez M. le cardinal de La
Valette, après sa mort[254].

J'ai déjà dit l'amitié qui étoit entre madame d'Aiguillon et elle; or,
quand madame d'Aiguillon eut le don des coches, elle lui en donna pour
cinq ou six mille livres de rente; l'autre ne les vouloit point
prendre. «Je n'ai besoin de rien, disoit-elle; si j'étois en
nécessité, cela seroit bon.» Madame d'Aiguillon répondoit: «Ce n'est
point un don que je vous fais; c'est simplement vous faire part d'une
gratification du Roi.» Enfin mademoiselle de Rambouillet fut
condamnée. Depuis, il y a eu quasi une pareille dispute entre madame
de Rambouillet et M. de Montausier. Il avoit fait je ne sais quelle
affaire avec le Roi sur les deniers de son gouvernement; car tous
gouverneurs, mais lui moins que les autres, sont tous partisans. Il
vouloit que madame de Rambouillet en eût le bénéfice pour se
rembourser des rentes sur les aides de Xaintes dont elle n'est point
payée. Elle ne le voulut pas, et la petite de Montausier lui disoit:
«Ma grand'maman, vous dites que mon papa est opiniâtre, mais je trouve
que vous l'êtes bien plus que lui.» Montausier et sa femme en usent
fort bien avec la marquise et avec leur soeur mademoiselle de
Rambouillet.

On avoit parlé autrefois de marier[255] madame de Montausier à feu M.
de Montausier, aîné de celui-ci. Ce fut madame Aubry qui en parla,
mais après elle s'avisa de le garder pour elle. En arrivant à la cour,
la première connoissance qu'il fit fut celle de cette dame. Un jour
qu'elle lui parloit de madame et de mademoiselle de Rambouillet: «Hé,
madame, lui dit-il, menez-m'y!--_Menez-m'y!_ répondit-elle, allez,
Xaintongeois, apprenez à parler, et puis je vous y mènerai.» En effet,
elle ne l'y voulut mener de trois mois. La guerre appela bientôt après
le marquis en Italie. Il se jeta dans Casal, et eut bonne part aux
exploits qui s'y firent. Il arrêta toute l'armée du duc de Savoie
devant Ponsdès, terre qui n'étoit point en état d'être défendue. Étant
amoureux d'une dame en Piémont, et la ville où elle étoit ayant été
assiégée, il se déguisa en capucin pour y entrer, y entra, et la
défendit. Un jour en contant cela à sa mère, et comme cette femme
l'avoit reçu, il s'emporta tellement que, sans songer à qui il
parloit, il lui dit: «Je la trouvai seule un jour, et je la ......» Il
trancha le mot; mais revenant à soi et voyant qu'il parloit à sa mère,
il se lève, fuit, tire la porte et s'en va du logis. Sa mère l'aimoit
passionnément.

M. de Rohan parle de lui comme d'un homme qui avoit beaucoup de génie
pour la guerre. Son frère est un homme à se jeter dans un feu, mais il
n'a point de génie pour la guerre.

Au retour, madame Aubry, pour avoir un prétexte, fit courir le bruit
qu'elle le vouloit marier avec sa fille, aujourd'hui madame de
Nermoutier[256], qui, étant encore trop jeune, leur servit de
couverture près de quatre ans. Or, cette madame Aubry étoit fort
agréable, avoit le teint beau, la taille jolie, et étoit fort propre,
mais elle ne pouvoit pas passer pour belle; en récompense elle ne
manquoit point d'esprit et chantoit si bien, qu'elle ne cédoit qu'à
mademoiselle Paulet. Au reste, inquiète, soupçonneuse et toute propre
à faire enrager un galant comme le marquis, qui étoit naturellement
coquet[257], elle lui donnoit tant de peine que c'est sur cela que
madame de Rambouillet, comme on voit dans les lettres de Voiture,
nomme son tourment _l'enfer d'Anastarax_, car elle eut une bizarrerie
qui pensa faire perdre patience à son pauvre galant. Un jour quelle
n'étoit pas comme les autres à l'hôtel de Rambouillet, on fit en
badinant certains vers qu'on lui envoya[258], où il y avoit en un
endroit:

    Chacun n'a pas le nez si beau,
    Voyez celui de Bineau[259].

Elle alla prendre cela de travers, dit que tout le monde ne pouvoit
pas être beau, et défendit au marquis, sur peine de la vie, de mettre
le pied à l'hôtel de Rambouillet. Il n'y alloit effectivement qu'en
cachette. Ce fut durant cette querelle que _le nain de Julie_ (on
appeloit alors ainsi M. Godeau) lui ôta son épée, comme il n'y
songeoit pas, et, la lui portant à la gorge, lui cria qu'il falloit
abandonner le parti de madame Aubry. Enfin elle en fit tant, que le
cavalier la planta là. Le déplaisir qu'elle en eut fut si grand,
qu'après avoir fait une confession générale, elle se mit au lit et
mourut.

Par hasard madame de Rambouillet regardant un jour dans la main du
marquis, dit: «Mon Dieu, je ne sais d'où cela me vient, mais le coeur
me dit que vous tuerez une femme.» Le marquis fit bien un plus étrange
pronostic en s'en allant à la Valteline; car il dit à mademoiselle de
Rambouillet qu'il seroit tué cette campagne-là, et que son frère, plus
heureux que lui, l'épouseroit. En effet, il reçut un coup de pierre à
la tête dont il mourut. On le vouloit trépaner: «Je ne le souffrirai
pas, dit-il, il y a assez de fous au monde sans moi.» Ce cavalier
étoit né pour la cour; il étoit bien fait et avoit l'esprit accort. Il
a été, dit-on, le premier qui ait pris la perruque. Il n'avoit pas
assez de cheveux; il se les fit couper, et prit pour valet-de-chambre
un perruquier. Il étoit si ambitieux, qu'il avouoit en riant qu'il n'y
avoit personne au monde qu'il ne laissât pendre volontiers, s'il ne
tenoit qu'à cela qu'il eût un royaume[260]. A cause de cette ambition,
madame de Rambouillet l'appela _el Rey de Georgia_, sur la nouvelle
qui vint qu'un particulier s'étoit fait roi de ce pays-là.

J'ai appris que, comme ami intime du cardinal de La Valette, il
s'étoit rendu fort familier à l'hôtel de Condé, et que mademoiselle de
La Coste lui avoit fort servi à se mettre bien dans l'esprit de
mademoiselle de Bourbon. Il fut sa première inclination. M. le comte
(de Soissons), qui la vouloit épouser en ce temps-là, en eut de la
jalousie. On éloigna La Coste, qui devenoit trop confidente de
Mademoiselle; on ne voulut plus qu'elle allât si souvent à l'hôtel de
Condé.

M. de Salles, son cadet, devenu l'aîné, quoiqu'il y eût quatre ans
qu'il aimoit mademoiselle de Rambouillet, dont il étoit devenu
amoureux dès qu'il la vit, ne se déclara pourtant point qu'il ne fût
maréchal-de-camp et gouverneur d'Alsace. Il y a apparence que son aîné
n'ignoroit pas sa passion, et que c'est ce qui lui fit dire que ce
frère plus heureux que lui épouseroit un jour mademoiselle de
Rambouillet. Je ne doute point que celle-ci même ne s'en aperçût, car
dès le temps du roi de Suède, il avoit commencé à travailler à _la
Guirlande de Julie_, dont nous parlerons ensuite. M. de Montausier
porta sa passion partout avec lui. Il faisoit des vers, il en parloit,
tout cela ne servoit de rien. Mademoiselle de Rambouillet disoit
qu'elle ne vouloit point se marier. Lui, plus épris, ou plus opiniâtre
que jamais, persévéra toujours.

Trois ou quatre ans avant que de l'épouser, il lui envoya _la
Guirlande de Julie_. C'est une des plus illustres galanteries qui
aient jamais été faites. Toutes les fleurs en étoient enluminées sur
du vélin, et les vers écrits aussi sur du vélin, ensuite de chaque
fleur, et le tout de cette belle écriture de Jarry dont j'ai
parlé[261]. Le frontispice du livre est une guirlande au milieu de
laquelle est le titre:

_La Guirlande de Julie, pour mademoiselle de Rambouillet, Julie-Lucine
d'Angennes_.

et à la feuille suivante, il y a un Zéphir qui épand des fleurs. Le
livre est tout couvert des chiffres de mademoiselle de Rambouillet. Il
est relié de maroquin du Levant des deux côtés, au lieu qu'aux autres
livres il y a du papier marbré seulement. Il y a une fausse couverture
de frangipane[262].

Mademoiselle de Rambouillet reçut ce présent, et même remercia tous
ceux qui avoient fait des vers pour elle. Il n'y eut pas jusqu'à M. le
marquis de Rambouillet qui n'en fît. On y voit un madrigal de sa
façon[263]. Le seul Voiture, qui n'aimoit pas la foule, ou qui
peut-être ne vouloit point être comparé, ne fit pas un pauvre
madrigal; il est vrai que les chiens de M. de Montausier et les siens
n'ont jamais trop chassé ensemble. Mais cela ne vient pas de là
seulement, car à la mort du marquis de Pisani, son grand ami, il ne
fit rien non plus, quoique tant de gens eussent fait des vers.

Notre marquis, voyant que sa religion étoit un obstacle à son dessein,
en change. Il dit qu'on se peut sauver dans l'une et dans l'autre;
mais il le fit d'une façon qui sentoit bien l'intérêt[264]. Il traite
des gouvernements de M. de Brassac[265], mari de sa tante, pour deux
cent mille livres. Il eut bien du bonheur en cette affaire, car M. de
Brassac étant tombé malade, madame d'Aiguillon, qui vouloit servir
Montausier, pour le faire épouser à son amie, fit en sorte auprès du
cardinal Mazarin, sur l'esprit duquel elle avoit alors du pouvoir,
qu'on ne scella point les provisions de Montausier, et que Brassac
étant mort de cette maladie, on supprima ces provisions, et on en
expédia de nouvelles comme d'un gouvernement vacant par mort. Ainsi
les héritiers de Brassac perdirent cent mille francs; car pour les
autres, madame de Brassac, qui avoit la moitié à tout, les lui
donnoit, en cas qu'il ne mourût point le premier sans enfants. Enfin
il eut tout le bien de sa tante quelque temps après.

Madame d'Aiguillon espéroit que madame de Montausier pourroit devenir
dame d'honneur; le prétexte étoit que madame de Brassac l'avoit été,
et je pense qu'on ne manqua pas de le lui dire pour la persuader à se
marier. Je remarque bien que c'est ce qu'elle souhaiteroit le plus au
monde, et il n'y a guère de femme qui y fût plus propre.

Le marquis, se voyant gouverneur de Xaintonge et d'Angoumois[266], fit
parler à mademoiselle de Rambouillet par mademoiselle Paulet, par
madame de Sablé, et par madame d'Aiguillon même. Elle l'estimoit, mais
elle avoit aversion pour le mariage. Madame d'Aiguillon, en lui
représentant la passion du cavalier, lui disoit: «Ma fille, ma fille,
il n'y a rien de tel devant Dieu, cela donne dévotion.» On en fit dire
un mot par la Reine; le cardinal même vint en parler à mademoiselle de
Rambouillet. En ce temps-là il n'étoit pas si établi qu'il est à cette
heure, et il mitonnoit madame d'Aiguillon pour faire épouser le duc de
Richelieu à une de ses nièces. Madame de Rambouillet se plaignoit
alors de la dureté de sa fille; ce fut ce qui fit l'affaire, car, de
peur de fâcher sa mère, elle s'y résolut, et changea du soir au
matin. La veille elle étoit aussi éloignée du mariage que jamais. «Je
l'aurois fait, disoit-elle, pour l'amour de lui, sans tous ses
gouvernements, si j'avois eu à le faire.» Je pense pourtant qu'elle
considéra aussi que d'une vieille fille elle devenoit une nouvelle
mariée, et telle jeune femme qui ne lui eût pas cédé, et ne l'eût pas
crue, la regarda aussitôt comme une personne de qui elle pourroit
apprendre à bien vivre; et puis, comme j'ai déjà remarqué, cela la
remettoit tout de nouveau dans le monde, et elle aime fort les
divertissements.

Dès qu'elle eut pris sa résolution, elle fit les choses de fort bonne
grâce. Il est vrai qu'elle se fût bien passée de proposer de remettre
après la campagne. Montausier devoit commander en Allemagne un corps
séparé de six mille hommes; mais M. de Turenne l'empêcha. Pisani
partit devant les noces pour suivre M. le Prince. Il dit en partant:
«Montausier est si heureux, que je ne manquerai pas de me faire tuer,
puisqu'il va épouser ma soeur.» Il n'y manqua pas en effet.

Ce fut à Ruel que les noces se firent; et par une rencontre plaisante,
celui qu'on appeloit autrefois _le nain de la princesse Julie_[267],
fut celui-là même qui les épousa. Le marié avoit une telle enragerie,
si j'ose ainsi dire, que, s'allant coucher, il jeta sa robe de chambre
dès l'entrée de la chambre. Le chevalier de Rivière disoit en riant
que le marié, à la vérité, avoit consommé le mariage, mais que le
reste de la nuit s'étoit passé en beaux sentiments. Il est plus jeune
qu'elle; elle avoit trente-huit ans. Les vingt-quatre violons, ayant
su que mademoiselle de Rambouillet se marioit, vinrent d'eux-mêmes lui
donner une sérénade, et lui dirent qu'elle avoit fait tant d'honneur à
la danse, qu'ils seroient bien ingrats s'ils ne lui en témoignoient
quelque reconnoissance.

Elle eut une querelle pour cette noce avec la marquise de Sablé, qui
se plaignit qu'elle ne l'avoit pas conviée. L'autre juroit qu'elle lui
avoit dit que ce seroit une incivilité de lui donner la peine de faire
six lieues, à elle qui étoit quasi toujours sur son lit et qui n'étoit
pas autrement _portative_, car ce fut ce terme qui la choqua le plus.
La marquise irritée, quoiqu'on l'eût reconviée après, n'en voulut
point ouïr parler, et pour montrer qu'elle étoit aussi _portative_
qu'une autre, elle monte en carrosse, en dessein d'aller voltiger, et
se faire voir autour de Ruel. Pour cela une demoiselle à elle, appelée
La Morinière, à qui elle avoit fait apprendre à connoître les vents,
regarde bien la girouette, et après l'avoir assurée qu'il n'y avoit
point d'orage à craindre, on part; mais elle ne fut pas plus tôt
au-delà du pont de Nully[268] que voilà tout le ciel brillant
d'éclairs. La frayeur la prend; elle fait toucher à Paris, et le
tonnerre étant assez fort, quoiqu'elle eût une grosse bourse de
reliques, elle se cache dans les carrières de Chaillot, avec
protestation de ne songer plus à se venger. A quelques jours de là la
paix se fit.

Elle eut une bien plus grande querelle avec La Moussaye. Voici
apparemment d'où cela vint. M. d'Enghien, étant à Furnes, en belle
humeur, dit à table qu'il croyoit qu'il faudroit un brin d'estoc pour
sauter d'un bout à l'autre du... de madame de Montausier. La Moussaye
ne dit rien, mais il rit de cette plaisante vision incomparablement
plus que les autres. Madame de Montausier, au retour de cette
campagne, déclara à La Moussaye qu'elle ne seroit plus son amie, et
qu'il lui avoit fait un fort vilain tour. «Moi, dit-il, madame, je
serois le plus lâche des hommes, car sans vous j'aurois été chassé
d'auprès M. d'Enghien; vous fîtes que madame d'Aiguillon fit parler M.
le cardinal à M. le Prince.--Eh bien! lui répondit-elle, vous êtes
donc le plus lâche des hommes.» M. d'Enghien voulut savoir d'elle ce
que c'étoit, elle n'en voulut rien dire. On voit dans la lettre que
Voiture écrit pour elle en Catalogne qu'elle étoit encore en colère.
La Moussaye est mort depuis sans avoir fait sa paix. On a cru que
c'étoit cette raillerie qui en fut la cause, puisqu'elle ne l'avoit
pas voulu dire.

Depuis son mariage, madame de Montausier est devenue un peu cabaleuse.
Elle veut avoir cour; elle a des secrets avec tout le monde; elle est
de tout, et ne fait pas toute la distinction nécessaire. Je tiens que
mademoiselle de Rambouillet valoit mieux que madame de Montausier.
Elle est pourtant bonne et civile, mais il s'en faut bien que ce soit
sa mère, car sa mère n'a pas les vices de la cour comme elle. Elle dit
une plaisante chose à quelqu'un qui lui demandoit pourquoi elle ne
laissoit pas M. de Montausier solliciter ses pensions. «Hé! dit-elle,
s'il alloit battre M. d'Emery[269], ce seroit bien le moyen d'être
payé.» En effet, M. de Montausier est un homme tout d'une pièce;
madame de Rambouillet dit qu'il est fou à force d'être sage. Jamais il
n'y en eut un qui eût plus de besoin de sacrifier aux Grâces. Il crie,
il est rude, il rompt en visière, et s'il gronde quelqu'un, il lui
remet devant les yeux toutes ses iniquités passées. Jamais homme n'a
tant servi à me guérir de l'humeur de disputer. Il vouloit qu'on fît
deux citadelles à Paris, une au haut et une au bas de la rivière, et
dit qu'un roi, pourvu qu'il en use bien, ne sauroit être trop absolu,
comme si ce _pourvu_ étoit une chose infaillible. A moins qu'il ne
soit persuadé qu'il y va de la vie des gens, il ne leur gardera pas le
secret. Sa femme lui sert furieusement dans la province. Sans elle la
noblesse ne le visiteroit guère: il se lève là à onze heures comme
ici, et s'enferme quelquefois pour lire, n'aime point la chasse, et
n'a rien de populaire. Elle est tout au rebours de lui. Il fait trop
le métier de bel esprit pour un homme de qualité, ou du moins il le
fait trop sérieusement. Il va au _Samedi_ fort souvent[270]. Il a fait
des traductions; regardez le bel auteur qu'il a choisi: il a mis Perse
en vers français. Il ne parle quasi que de livres, et voit plus
régulièrement M. Chapelain et M. Conrart que personne. Il s'entête, et
d'assez méchant goût; il aime mieux Claudian que Virgile. Il lui faut
du poivre et de l'épice. Cependant, comme nous dirons ailleurs, il
goûte un poème qui n'a ni sel ni sauge: c'est _la Pucelle_, par cela
seulement qu'elle est de Chapelain. Il a une belle bibliothèque à
Angoulême.

En récompense c'est un bon serviteur du Roi. Il le fit bien voir en
1652. Pour peu qu'il eût voulu donner de soupçons au cardinal quand M.
le Prince étoit en Xaintonge, le cardinal l'eût fait tout ce qu'il eût
voulu être. Mais il ne voulut point escroquer le bâton de maréchal de
France, aussi ne l'a-t-il pu avoir quand il l'a demandé. On disoit
qu'il avoit dit: «Je ne pense point au brevet[271]; ma femme a bonnes
jambes, elle se tiendra bien debout.» D'ailleurs il n'a qu'une
fille[272].

Je me souviens que madame de Montausier, qui n'étoit pas jeunette, fut
fort malade en accouchant. On envoya Chavaroche, qui étoit un peu
amoureux d'elle il y avoit long-temps, quérir la ceinture
Sainte-Marguerite à l'abbaye Saint-Germain. C'étoit en été à la pointe
du jour. De chagrin qu'il avoit, on dit qu'il gronda les moines qu'il
trouva encore au lit. «Il vous fait beau voir, disoit-il entre ses
dents, d'être encore au lit, et madame de Montausier est en danger.»
Elle eut deux fils tout de suite. L'aîné mourut à trois ans d'une
chute, et l'autre pour n'avoir jamais voulu prendre une autre nourrice
que la sienne qui perdit son lait. Celui-ci eût été le digne fils de
son père, car il falloit qu'il fût bien têtu.

Madame de Montausier mena une fois sa soeur de Rambouillet[273] en
Angoumois. M. de La Rochefoucauld leur donna une chasse magnifique; à
tous les relais, il y avoit collation et musique. A Xaintes, elles
faisoient le cours à cheval dans la prairie, le long de la Charente,
et il s'y trouvoit assez grand nombre de carrosses, car toutes les
dames des environs s'y rendoient. Elles allèrent voir l'armée navale,
et au retour elles reçurent le maréchal de Gramont avec le canon, et
le firent complimenter par le présidial en corps. Pour lui, il leur
disoit plaisamment: «Venez jusqu'à Bayonne et m'avertissez, afin que
je fasse tenir des baleines toutes prêtes.» Cette réception fit une
querelle. Le maréchal d'Albret passa aussi par Angoulême; on ne lui
fit point de fanfares. Il y fut quatre jours, et après cela il s'avisa
de se fâcher de ce qu'on ne l'avoit pas traité comme le maréchal de
Gramont. On répondit que ce n'étoit pas comme maréchal de France, mais
comme un ancien ami qu'on l'avoit traité ainsi. «Ah! ne suis-je pas
aussi votre ami.» Le président de Guénégaud se plaignit aussi de ce
qu'étant président aux enquêtes du parlement de Paris, le présidial
n'étoit pas allé chez lui en corps. Je crois que cela ne se doit
point.

Mademoiselle de Rambouillet, entendant cela, dit brusquement: «Hé! de
quoi s'avise ce président de Guénégaud de nous venir aussi chicaner?»
Ils se plaignirent encore de cela; enfin la cour en eut vent, car, à
cause de certaines gens de guerre qu'il falloit faire vivre sur le
pays, le maréchal prétendoit avoir sujet de n'être pas content de M.
de Montausier. Enfin cela s'apaisa.

Il y eut bien des gentilshommes mal satisfaits de mademoiselle de
Rambouillet. Une fois elle dit tout haut à quelqu'un qui venoit
de la cour: «Je vous assure qu'on a grand besoin de quelques
rafraîchissements, car sans cela on mourroit bientôt ici.»

Il y eut un gentilhomme qui dit hautement qu'il n'iroit point voir M.
de Montausier tandis que mademoiselle de Rambouillet y seroit, et
qu'elle s'évanouissoit quand elle entendoit un méchant mot[274]. Un
autre, en parlant à elle, hésita long-temps sur le mot d'avoine,
_avoine_, _avene_, _aveine_. «_Avoine, avoine_, dit-il, de par tous
les diables! on ne sait comment parler céans.» Mademoiselle de
Rambouillet trouva cette boutade si plaisante qu'elle l'en aima
toujours depuis. Madame de Montausier, dès qu'elle voyoit arriver un
gentilhomme, s'informoit de son nom et de tout le reste, et à table,
ou en causant, le nommoit par son nom, lui demandoit des nouvelles de
sa famille; cela les charmoit. Sans elle Montausier n'auroit pas un
gentilhomme à lui. Il rompt en visière, si l'on fait quelque
malpropreté à table. Une fois, faute de siéges, car il y avoit bien
des gens dans la chambre, un gentilhomme, nommé Langallerie[275],
s'assit sur la table sur laquelle Montausier avoit le coude appuyé.
Cela ne plut pas à M. le gouverneur, mais il eut tort de le
chatouiller, comme il fit, car après il lui dit sérieusement: «Vous
avez le cul un peu près de mon nez, et vous perdez le respect.»
L'autre parla assez hardiment; Montausier s'emporte, appelle ses
gardes. «Prenez-le-moi.» Langallerie, au lieu de dire simplement _Je
cède à la force_, met l'épée à la main. Il falloit périr en cette
rencontre-là, et non pas se laisser mener en prison comme il fit. Il y
fut quinze jours. Montausier est un peu amoureux de Pelloquin; mais
madame de Montausier la fait bien soutenir, la traite bien, mais lui
rabat fort son caquet quand il le faut. C'étoit une fille à elle qu'on
a mariée avec un gentilhomme de M. de Montausier, à qui on à donné la
lieutenance de roi de la ville et citadelle de Xaintes. Il s'appelle
La Grange.

Parlons un peu de leur fille. Cette enfant, car elle n'a encore que
onze ans, a dit de jolies chose, dès qu'elle a été sevrée. On amena un
renard chez son papa; ce renard étoit à M. de Grasse. Dès qu'elle
l'aperçut elle mit ses mains à son collier; on lui demanda pourquoi:
«C'est de peur, dit-elle, que le renard ne me le vole: ils sont si
fins dans les Fables d'Ésope.» Quelques mois après on lui disoit:
«Tenez, voilà le maître du renard; que vous en semble?--Il me semble,
dit-elle, encore plus fin que son renard.» Elle pouvoit avoir six ans
quand M. de Grasse lui demanda combien il y avoit que sa grande poupée
avoit été sevrée: «Et vous, combien y a-t-il? lui dit-elle, car vous
n'êtes guère plus grand[276].»

A cause de la petite vérole de sa tante de Rambouillet, on la mit dans
une maison là auprès. Une dame l'y fut voir: «Et vos poupées,
mademoiselle, lui dit-elle, les avez-vous laissées dans le mauvais
air?--Pour les grandes, répondit-elle, madame, je ne les ai pas ôtées,
mais pour les petites, je les ai amenées avec moi.» A propos de
poupées, elle avoit peut-être sept ans quand la petite Des Réaux[277]
la fut voir. Cette autre est plus jeune de deux ans. Mademoiselle de
Montausier la vouloit traiter d'enfant, et lui disoit en lui montrant
ses poupées: «Mettons dormir celle-là.--J'entends bien, disoit
l'autre, ce que vous voulez dire.--Non, tout de bon, reprenoit-elle,
elles dorment effectivement.--Voire! je sais bien que les poupées ne
dorment point, répliquoit l'autre.--Je vous assure que si qu'elles
dorment, croyez-moi; il n'y a rien de plus vrai.--Elles dorment donc,
puisque vous le voulez,» dit la petite Des Réaux avec un air dépité;
et en sortant elle dit: «Je n'y veux plus retourner, elle me prend
pour une enfant.»

On lui demandoit laquelle étoit la plus belle, de madame de
Longueville, ou de madame de Châtillon qu'elle appeloit _sa
belle-mère_. «Pour la vraie beauté, dit-elle, ma belle-mère est la
plus belle.» Elle disoit à un gentilhomme de son papa: «Je ne veux pas
seulement que vous me baisiez en imagination.»

Elle faisoit souvent un même conte. Madame de Montausier disoit: «Fi!
fi! où avez-vous appris cela?--Attendez, dit cette enfant, ne
seroit-ce point de ma grand'maman de Montausier?» Cela se trouva vrai.

Elle disoit qu'elle vouloit faire une comédie: «Mais, ma grand'maman,
ajoutoit-elle, il faudra que Corneille y jette un peu les yeux, avant
que nous la jouiions.»

Un page de son père, qui étoit fort sujet à boire, s'étant enivré, le
lendemain elle lui voulut faire des réprimandes. «Voyez-vous, lui
disoit-elle, pour toutes ces choses-là, je suis tout comme mon papa,
vous n'y trouverez point de différence.»

On lui dit: «Prenez ce bouillon pour l'amour de moi.--Je le prendrai,
dit-elle, pour l'amour de moi, et non pour l'amour de vous.»

Un jour elle prit un petit siége et se mit auprès du lit de madame de
Rambouillet. «Or çà, ma grand'maman, dit-elle, parlons d'affaires
d'Etat, à cette heure que j'ai cinq ans.» Il est vrai qu'en ce
temps-là on ne parloit que de _fronderie_.

M. de Nemours, alors archevêque de Reims, lui disoit qu'il la vouloit
épouser. «Monsieur, lui dit-elle, gardez votre archevêché: il vaut
mieux que moi.»

Elle n'avoit que cinq ans quand on lui voulut faire tenir un enfant.
Le curé de Saint-Germain la refusa, disant: «Elle n'a pas sept
ans.--Interrogez-la,» lui dit-on. Il l'interrogea devant cent
personnes; elle répondit fort assurément, il la reçut et lui donna
bien des louanges.

Un jour qu'elle étoit couchée avec madame de Rambouillet, M. de
Montausier la voulut tâter. «Arrêtez-vous, lui dit-elle, mon papa,
les hommes ne mettent point la main dans le lit de ma grand'maman.»

C'étoit la consolation de cette grand'maman, quand elle demeura toute
seule à Paris. A la mort de M. de Rambouillet, elle étoit fort touchée
de la voir triste: «Consolez-vous, lui disoit-elle, ma grand'maman,
Dieu le veut; ne voulez-vous pas ce que Dieu veut?» D'elle-même elle
s'avisa de faire dire des messes pour lui. «Oh! dit sa gouvernante, si
votre grand-papa, qui vous aimoit tant, savoit cela!--Eh! ne le
sait-il pas, dit-elle, lui qui est devant Dieu?»

Elle n'avoit guère que neuf ans, qu'ayant lu la Fête des fleurs dans
_Cyrus_, elle s'avisa d'elle-même d'en faire une représentation avec
les filles du logis, et lorsque madame de Rambouillet ne songeoit à
rien moins qu'à cela, cette enfant, avec ses compagnes, toutes en
guirlandes, pour la divertir, lui vint jeter à ses pieds une grande
mont-joie[278] de fleurs.

C'est dommage qu'elle ait les yeux de travers, car elle a la raison
bien droite; pour le reste, elle est grande et bien faite. Elle s'est
gâtée depuis pour l'esprit et pour le corps.

Au printemps de 1658, madame de Montausier se blessa. Elle eût bien
fait de n'en rien dire, car c'étoit une espèce de miracle: elle avoit,
au compte de sa mère, cinquante-quatre ans. La mère dit qu'elle est
accouchée de madame de Montausier à seize ans; or madame de
Rambouillet naquit durant les Etats de Blois (1588). Cela est aisé à
calculer; cependant Julie eut la foiblesse de dire qu'elle s'étoit
blessée, afin de ne pas passer pour si âgée. On en rit un peu. Madame
Pilou[279] ne trouvoit nullement bon qu'elle eût dit cela. On a ouï
dire céans[280] à madame de Montausier: «Quand j'étois en couches ce
printemps.»

  [249] Julie-Lucie d'Angennes épousa, comme nous l'avons dit 1645,
  M. de Montausier.

  [250] Il doit exister des portraits peints de madame de
  Montausier, mais on n'en connoît point qui aient été gravés de
  son temps. Il n'en est indiqué aucun dans la _Liste de portraits_
  qui termine le quatrième vol. de la _Bibliothèque historique de
  la France_, et MM. de Bure n'en possèdent point dans leur belle
  collection. Cette femme illustre a été seulement gravée dans ces
  derniers temps par Bonvoisin, d'après Mignard, pour le _Choix
  d'Oraisons funèbres_, donné en 1820, par Dussault. Mais ce
  portrait ne présente pas le caractère remarquable qui sembleroit
  devoir appartenir à une femme aussi spirituelle; tout porte à
  croire qu'il n'a rien d'authentique.

  [251] Sans doute pour: _lui faisoit-elle bien supporter des
  rebuts_.

  [252] Anne-Geneviève de Bourbon étoit née le 27 août 1619; ainsi
  mademoiselle de Rambouillet, née en 1607, avoit douze ans de plus
  que cette princesse, qui, devenue duchesse de Longueville, a joué
  un si grand rôle dans la guerre de la Fronde.

  [253] L'Histoire de Zélide et d'Alcidalis n'a pas été achevée par
  Voiture. Ce qui en existe est imprimé dans les dernières
  _OEuvres_ de l'auteur. Ce poète, écrivant à mademoiselle de
  Rambouillet, depuis marquise de Montausier, ne laisse point de
  doute sur le véritable auteur de cette nouvelle. Il dit en
  parlant de M. de Chaudebonne: «Je lui conterai une histoire plus
  agréable que celle d'Héliodore, et faite par une personne plus
  belle que Chariclée. Vous jugez bien, mademoiselle, que c'est
  celle de _Zélide et d'Alcidalis_ que je lui ai promise, car il
  n'y en a point d'autre au monde de qui cela se puisse dire.
  Quelque stupide que je sois devenu, ne craignez point qu'en la
  contant, je lui fasse rien perdre de sa beauté, car dans tous mes
  maux je me suis encore conservé ma mémoire tout entière, et je
  crois qu'elle me servira fidèlement quand ce sera pour vous,
  _puisque vous y avez autant de part que personne_, et que je
  suis, etc.» (_Voyez_ la lettre huitième de Voiture.) L'édition de
  ses oeuvres, _à la Sphère_, 1697, contient la _suite de
  l'Histoire de Zélide et d'Alcidalis_, mais cette suite n'est pas
  de Voiture.

  [254] Le cardinal de La Valette passoit pour avoir été l'amant de
  la princesse de Condé.

  [255] Comme on disoit un jour qu'il falloit la marier à un homme
  qui ne pût l'emmener hors de Paris, quelqu'un ajouta qu'il
  falloit alors la marier avec M. l'archevêque; mais il se
  trompoit, car les prélats ont une telle aversion pour la
  résidence, que celui-ci aimoit mieux être à Saint-Aubin d'Angers
  qu'à Paris. (T.)

  [256] Pour Noirmoutier.

  [257] Cette madame Aubry traitoit son mari terriblement de haut
  en bas. Il étoit trois mois à la prier pour coucher une nuit avec
  elle. (T.)

  [258] Ils sont perdus. (T.)

  [259] Un gentilhomme du cardinal de la Valette. (T.)

  [260] Voiture lui écrivoit: «Il me déplaît de penser qu'avec
  toute cette tendresse que vous me témoignez, il y a quelque
  occasion pour laquelle vous voudriez que je fusse pendu...... Je
  désire... avec tant de passion que vous ayez tout ce que vous
  méritez, que s'il ne tenoit qu'à cela que vous eussiez un
  royaume, sans mentir je crois que j'y consentirois aussi bien que
  vous.» (Lettre quarante-sixième de Voiture.)

  [261] _Voyez_ précédemment, p. 230.

  [262] Ce volume a été l'objet d'une notice de M. de Gaignières,
  imprimée en tête de l'édition de _la Guirlande de Julie_; Paris,
  imprimerie de Monsieur, 1784, in-8º; reproduite par les soins de
  M. Charles Nodier; Paris, Delangle, 1826, in-16. Ce beau
  manuscrit, vendu sept cent quarante-vingts livres, à la vente
  Gaignat, et adjugé à la vente de La Valière moyennant quatorze
  mille cinq cent dix livres à madame de Châtillon, est maintenant
  entre les mains de madame la duchesse d'Uzès, sa fille.

  [263] Les auteurs des madrigaux qui composent _la Guirlande_ sont
  nommés dans l'édition de 1784, et cependant on n'y trouve pas le
  nom du marquis de Rambouillet, père de Julie d'Angennes; aussi
  nous croyons que Tallemant se trompe en lui attribuant une de ces
  petites pièces. Mais notre auteur ne nous dit pas que l'un des
  madrigaux faits sur le lys est de Tallemant Des Réaux lui-même.
  Cette circonstance nous engage à citer ici cette jolie pièce:

    Devant vous je perds la victoire
    Que ma blancheur me fit donner,
    Et ne prétends plus d'autre gloire
    Que celle de vous couronner.

    Le Ciel, par un honneur insigne,
    Fit choix de moi seul autrefois,
    Comme de la fleur la plus digne
    Pour faire un présent à nos rois.

    Mais si j'obtenois ma requête,
    Mon sort seroit plus glorieux
    D'être monté sur votre tête
    Que d'être descendu des cieux.

  [264] On est surpris que M. Dussault, qui donne à la fois pour
  motifs de la conversion du duc de Montausier, les doutes que ce
  dernier avoit conçus sur les erreurs du calvinisme, et l'amour
  qu'il portoit à mademoiselle de Rambouillet, ait ajouté que
  _cette abjuration, pour son importance, peut être mise au-dessus
  de celle même de Turenne_. L'histoire doit être dépouillée de ces
  pieuses exagérations, dont on est convenu d'embellir l'oraison
  funèbre destinée à la chaire chrétienne. (Voyez la _Notice_ sur
  Charles de Saint-Maure, duc de Montausier, dans le _Choix des
  Oraisons funèbres_; Paris, Janet, 1820, tom. 2, pag. 404.)

  [265] Xaintonge et Angoumois. (T.)

  [266] Pour le gouvernement d'Alsace, ou plutôt la commission pour
  y commander, le cardinal dit: «Plusieurs me l'ont demandée, mais
  je ne désoblige point en obligeant: elle demeurera à M. de
  Montausier.» Depuis le cardinal, l'Alsace étoit devenue, par la
  paix, un fort bon gouvernement; on la lui ôta et ne lui en laissa
  que la lieutenance de roi, car Schelestadt et Colmar, dont il
  étoit gouverneur particulier, ont été rendus par le Traité de
  Munster. (T.)

  [267] M. de Grasse, Godeau. (T.)

  [268] On dit aujourd'hui _Neuilly_.

  [269] Michel Particelli, sieur d'Emery, surintendant des
  finances, mort en 1650.

  [270] Une assemblée chez mademoiselle Scudéry (T.)

  [271] _Brevet._ Le brevet de duc. Il fut fait duc et pair de
  France par lettres du mois d'août 1664, enregistrées au Parlement
  en décembre 1665.

  [272] Marie-Julie de Sainte-Maure, seule héritière du duc de
  Montausier, épousa le duc d'Uzès, au mois d'août 1664.

  [273] Angélique-Claire d'Angennes, qui a depuis été la première
  femme du comte de Grignan.

  [274] Madame de Grignan (première femme) dut bien souffrir
  lorsqu'elle assista, le 18 novembre 1659, à la première
  représentation des _Précieuses ridicules_, car il étoit
  difficile, d'après les diverses anecdotes rapportées par
  Tallemant, qu'elle ne s'y reconnût pas. Ménage a rendu compte de
  l'impression que cette pièce produisit sur lui, et il nous
  apprend qu'il y assistoit avec mademoiselle de Rambouillet,
  mariée alors à M. de Grignan, depuis un an environ. (_Voyez_ le
  _Menagiana_, édit. de 1762, t. I, page 251.) Le passage du
  _Menagiana_ est cité par tous les commentateurs de Molière; mais
  on n'a pas pris garde que mademoiselle de Rambouillet et madame
  de Grignan, dont il y est parlé, ne font qu'une seule personne.
  Deux filles de madame de Rambouillet se marièrent, toutes les
  autres entrèrent en religion.

  [275] C'étoit vraisemblablement le père de Philippe de Gentils,
  marquis de Langallerie, né en 1656, à la Motte-Charente, en
  Saintonge, sur lequel on a des Mémoires.

  [276] Aussi appeloit-on Godeau, _le Nain de Julie_, comme on l'a
  vu plus haut.

  [277] Nièce ou cousine de l'auteur de ces _Mémoires_.

  [278] «_Mont-joie_ signifioit autrefois, enseigne des chemins...
  Les _Mont-joies_ n'étoient souvent que des monceaux de pierres ou
  d'herbes qui enseignoient les passants.» (_Dictionnaire de
  Trévoux._)

  [279] Madame Pilou étoit une femme d'un caractère très-original à
  laquelle Tallemant a consacré plus loin un long article.

  [280] C'est-à-dire chez Tallemant, auteur de ces _Mémoires_.



MADAME D'YÈRES[281],

MADAME DE SAINT-ÉTIENNE ET MADEMOISELLE DE RAMBOUILLET.


L'abbaye d'Yères, à quatre lieues de Paris, ayant vaqué, madame de
Rambouillet la demanda pour sa seconde fille. Le cardinal de Richelieu
en avoit déjà disposé en faveur d'une parente de M. Des Noyers;
cependant on s'y obstina à cause de la proximité de Paris; et, par la
faveur de madame d'Aiguillon, on en vint à bout. S'ils eussent su le
peu de satisfaction qu'ils en devoient avoir, ils n'y eussent pas pris
tant de peine. Dès que l'abbesse fut installée, elle déclara qu'elle
ne vouloit point pour directeur celui que sa famille lui avoit
destiné; elle en prit un autre. Elle traita mal deux de ses soeurs
qu'on mit avec elle, ne fit rien de ce qu'il falloit faire pour mettre
son abbaye en réputation; en un mot, elle n'a reçu en vingt-quatre ans
que quatre religieuses; et il y avoit trois ans qu'elle étoit, avec
des novices, en chambre garnie à Paris; et il n'y avoit plus en tout
que six religieuses quand on obtint un bref du pape, car l'abbaye va
directement au saint Siége, par lequel il nommoit pour directeur un
prêtre de grande réputation, nommé M. de Blancpignon, qui l'est déjà
des Carmélites et de deux ou trois autres ordres de filles dans Paris.
Il va à Yères; elle s'y trouve, déclare qu'il est son ennemi;
cependant elle ne le connoissoit pas, et elle obtient un nouveau bref
du pape qui nomme M. l'archevêque de Sens. Elle l'avoit demandé, à
cause que l'hôtel d'Yères[282] touche l'hôtel de Sens, et que
l'archevêque avoit voulu en avoir quelques chambres pour sa commodité.
Durant l'intervalle de ces deux brefs, M. de Blancpignon avoit dit
qu'à moins de faire venir d'anciennes religieuses à Yères, on n'y
sauroit remettre l'ordre; on en fit venir de Montmartre. L'abbesse
d'Yères les pensa faire mourir de faim; madame de Montmartre fut
contrainte de leur envoyer de quoi vivre. Ce second bref arrivé, on
instruit le pape de la surprise qu'on lui avoit faite, et que ce
qu'elle avoit exposé contre M. de Blancpignon étoit faux. Le pape le
nomme derechef, et transfère l'abbesse aux filles de la Miséricorde.
La supérieure de la maison la flatta pour faire faire madame sa nièce
coadjutrice; cependant un beau jour elles se brouillèrent et se
séparèrent. Voilà madame d'Yères logée chez un loueur de carrosses.
Elle plaide et fait imprimer un factum, ou plutôt un libelle
diffamatoire contre sa famille, et dit là-dedans que tout ce qu'elle
souffre ne vient que de ce qu'elle n'a pas voulu faire sa soeur de
Pisani coadjutrice, et elle envoie cela dans tous les couvens. Il n'y
a rien de plus faux; on ne l'en a jamais pressée, et madame de Pisani
la seroit de Saint-Étienne, si elle avoit voulu; mais c'est une bonne
fille sans ambition, qui veut vivre dans une maison plus austère; et
puis aujourd'hui (1663) madame de Montausier est trop bien à la cour
pour manquer une bonne place pour sa soeur, si elle s'en mettoit bien
en peine. Le Parlement ordonna que madame d'Yères seroit mise dans
quelque maison religieuse, et on l'obligea à aller loger dans une
maison où il y a une espèce de communauté de filles, dans la rue
Saint-Antoine. Elle dit qu'on lui avoit démis deux côtes, en la
pressant de sortir de chez elle; puis elles étoient rompues; enfin
elle n'en ose plus parler. Le premier président a empêché que cela ne
fût plaidé; il en a fait un procès par écrit[283].

Madame de Saint-Etienne, Louise-Isabelle d'Angennes, étoit religieuse
à Yères avec madame de Pisani, sa soeur; mais il fallut les en tirer
toutes deux, parce que madame d'Yères est une fort déraisonnable
personne. M. de Montausier les alla quérir. Elles ont été, à
plusieurs reprises, à l'hôtel de Rambouillet, à cause des troubles qui
les empêchoient de demeurer à La Villette, où on les avoit mises en
attendant.

Voici comment madame de Saint-Etienne eut cette abbaye. La pénultième
abbesse de Saint-Etienne, croyant que Dieu en seroit mieux servi,
remit l'élection dans cette maison, et, avec le consentement du Roi,
obtint en cour de Rome tout ce qui étoit nécessaire pour ce nouvel
établissement, avec cette exception toutefois que celle qui a été la
dernière abbesse lui succéderoit. Cette dernière a vécu fort
long-temps, et plus de dix ans avant sa mort, ses religieuses
commencèrent à faire des brigues. Cela mit un tel désordre dans le
couvent que cette pauvre abbesse, ayant quelque crédit auprès de
madame La Palatine[284], qui avoit été quelque temps sa pensionnaire,
la supplia très-humblement de faire en sorte que le roi nommât une
coadjutrice, et qu'on remît les choses en leur premier état. Madame la
Palatine en parle à madame la marquise de Rambouillet, qui obtient le
brevet pour madame de Rambouillet, la religieuse. Aussitôt les
cabaleuses de Saint-Etienne font les enragées jusqu'à enfermer leur
abbesse, la traiter de radoteuse, et lui envoyer des poupées, comme si
elle eût été en enfance. Elles se pourvoient contre la nomination du
Roi. Enfin, après bien de la peine, tant par le support de
l'archevêque, que par le crédit de la famille, l'affaire fut jugée au
conseil d'en haut à l'avantage de madame de Rambouillet, et le sacre
du Roi s'étant fait incontinent après, la Reine elle-même, car il ne
falloit pas moins que cela, la mit en possession. Les rebelles furent
assez insolentes pour déclarer à la Reine qu'elles ne reconnoîtroient
jamais une coadjutrice; elles firent des protestations contre tout ce
qui s'étoit fait, et les plus envenimées se retirèrent chez leurs
parents. Celles qui étoient demeurées ne se plaignoient que d'une
chose, c'est que leur coadjutrice ne faisoit rien qui leur donnât lieu
de mordre sur elle; et peu après elles commencèrent à se radoucir.
L'année suivante, M. et madame de Montausier et mademoiselle de
Rambouillet y firent un voyage. La douceur et l'adresse de ces deux
soeurs remirent quasi toutes les religieuses dans le devoir, mais
l'_humanité_ de M. de Montausier acheva de les réduire[285]. C'est
ainsi qu'elles en parloient, et cela fit assez rire madame la marquise
de Rambouillet. Il pensa bientôt après se repentir de son humanité,
car ces bonnes filles l'assassinèrent de leurs lettres. Peu de temps
après l'abbesse mourut, et la coadjutrice fut universellement reconnue
de toutes les religieuses, excepté de la fille de M. Bodeau, dont nous
parlerons ensuite[286]; mais elle revint après. En retournant de
Reims, madame de Montausier et sa compagnie passèrent à Liancourt. On
alla dire à madame de Liancourt que c'étoit madame la marquise de
Rambouillet; elle en eut la plus grande joie du monde, car elle ne
souhaite rien tant que de lui faire voir toutes les merveilles qu'elle
a faites en ce beau lieu[287], mais quand elle vit que madame de
Rambouillet n'y étoit pas, elle en eut un dépit étrange, et leur dit
qu'elle avoit quelque envie de les renvoyer sans leur montrer sa
maison.

Madame de Saint-Etienne a plus d'air de madame de Montausier que pas
une de ses soeurs. Elle est gaie, caressante, bonne et spirituelle,
mais non pas tant que madame de Montausier ni que mademoiselle de
Rambouillet. Elle s'est gouvernée de sorte que toutes les religieuses
et la ville même de Reims l'aiment extrêmement. Comme elle partoit
pour venir ici cette année pour un procès, elle alla à Saint-Remi de
Reims voir la sainte Ampoule; il y avoit une presse étrange. «Jésus!
dit-elle, quelle foule! Ne l'avez-vous jamais vue?--Ce n'est pas pour
la sainte Ampoule, dirent-ils, que nous venons, c'est pour voir madame
de Saint-Etienne.»

Mademoiselle de Rambouillet ne voulut pas être religieuse. On la tira
d'Yères, quand sa soeur fut mariée: elle s'appelle Angélique-Clarisse
d'Angennes. Mademoiselle Paulet lui donna son nom, et je pense qu'elle
lui donna aussi ses cheveux, car il n'y a qu'elle de rousse dans la
famille. En se coiffant de faux cheveux, cela peut passer; mais la
petite vérole l'a bien gâtée, en sorte qu'elle n'est nullement belle
et n'a que la taille, mais avec une grande maigreur. Elle a de
l'esprit, et dit quelquefois de fort plaisantes choses; mais elle est
maligne, et n'a garde d'être civile comme sa soeur. On dit pourtant
qu'elle est bonne amie. Nous parlerons d'elle dans l'historiette de
Voiture et dans celle des Précieuses[288].

  [281] Claire-Diane d'Angennes de Rambouillet, abbesse d'Yères,
  mourut le 19 mars 1669. Sa soeur Catherine-Charlotte d'Angennes,
  qu'on appeloit _madame de Pisani_, lui succéda. (_Gallia
  christiana_, tome 7, page 612.)

  [282] C'étoit une maison acquise en 1182, par Eve, troisième
  abbesse d'Yères; suivant d'anciens titres, elle étoit située près
  de la porte de Paris. La rue _des Nonaindières_ en a pris son
  nom, de l'hôtel que les _nonains d'Yères_ y possédoient.

  [283] Claire-Diane d'Angennes de Rambouillet, abbesse d'Yères,
  mourut le 19 mars 1699; sa soeur Catherine Charlotte d'Angennes,
  qu'on appelle _madame de Pisieux_, lui succéda. (_Gallia
  christiana_, t. 7, p. 612.)

  [284] Anne de Gonsague, princesse Palatine.

  [285] Effectivement il a grande humanité pour ses valets; ils le
  fait bien traiter s'ils sont malades et les récompense. On est
  fort propre et fort réglé chez lui. (T.)

  [286] _Voyez_ l'article de mademoiselle Paulet, t. I, p. 196.

  [287] Jeanne de Schomberg, duchesse de La Rocheguyon, morte le 14
  juin 1674, a fait de Liancourt un des plus beaux lieux de France.
  On a de cette dame un petit livre qu'on ne peut assez estimer. Il
  est intitulé: _Réglement donné par une dame de haute qualité à
  M***, sa petite-fille_. Cet ouvrage, publié en 1698 par l'abbé
  Boileau, et réimprimé en 1779, fut composé par elle pour la
  duchesse de La Rochefoucauld, sa petite-fille. Elle s'y montre
  profonde moraliste.

  [288] Mademoiselle de Rambouillet épousa, le 27 avril 1658,
  François Adhémar de Monteil, comte de Grignan, dont elle a été la
  première femme. Elle est morte le 22 décembre 1664.



CROISILLES ET SES SOEURS.


Croisilles[289] étoit de Béziers. A son arrivée à Paris, il fit
connoissance avec un autre Croisilles, aussi Languedocien, qui se
disoit son parent. Cet homme étoit gouverneur du comte de Guiche,
aujourd'hui maréchal de Gramont, et du comte de Louvigny, son frère,
qui étoient alors à l'Académie. Il eut aussi entrée à l'hôtel de
Rambouillet, chez madame de Combalet[290] et chez madame la Princesse,
par le moyen de mademoiselle Paulet, qui, du côté de son père, étoit
sa parente.

Croisilles étoit d'assez agréable conversation, d'une lecture et d'une
mémoire prodigieuse. Il produisoit aussi; mais pour vouloir trop
raffiner, et, ce qui est de pis, pour n'avoir pas trop de jugement,
tout ce qu'il faisoit n'étoit point intelligible, ou pour mieux dire
c'étoit du franc galimatias. Dans ses épîtres héroïques, il dit que
les fleurs sont des _superficies doublées_. C'est de lui que Voiture
se moque quand il dit: _Il faudra mettre cela au chapitre des
menteries claires_; et encore: _C'étoit un de ces beaux jours dont
Apollon faisoit parade_. Le cardinal de Richelieu mit au-devant de ce
livre: _Quiconque voudra trouver du françois en cet ouvrage, ait
recours au privilége_.

M. le comte de Guiche et feu madame de Longueville, à la prière de
madame de Rambouillet, lui firent donner un prieuré de cinq à six
cents écus de rente, qui dépendoit d'une des abbayes de M. le comte
(de Soissons). Quelque temps après, un nommé M. Poitevin, qui avoit
été précepteur de ce prince, et sur la tête duquel on avoit mis tous
ses bénéfices, vint à mourir. On proposa Croisilles pour mettre en la
place de cet homme, et parce qu'en ce temps-là il écrivoit, ou avoit
dessein d'écrire contre les athées, on remontra à M. le comte qu'il
tireroit quelque avantage du livre que Croisilles mettroit au jour. Il
le fait donc son _Custodi nos_ avec mille écus de rente, outre son
prieuré, et bouche à cour. La nouvelle de cet établissement ne fut pas
plus tôt arrivée à Béziers que l'aînée des deux soeurs qu'il avoit,
qui étoit demeurée veuve d'assez bonne heure, lui écrivit qu'elle se
disposoit à le venir trouver. Lui, qui ne vouloit point en être
chargé, lui conseilla de se retirer en une religion, et lui promit de
l'assister, quand elle y seroit; que c'étoit une retraite convenable à
l'état où elle se trouvoit. Cette femme ne laissa pas de venir.
Croisilles ne la veut point voir, de sorte que ne sachant que devenir,
elle s'avisa, le bureau d'adresses venant d'être établi, de se faire
écrire sur le registre, en qualité de femme veuve de bon âge qui
cherchoit mari. Cela lui réussit par bonheur, et pour trois sous elle
fut mariée à un vieillard qui avoit quelque chose. Depuis, ce bon
homme étant mort, elle en attrapa encore un autre qui la crut une
personne de condition, parce qu'elle avoit une suivante; mais cette
suivante, c'étoit sa fille. Après elle fit venir ici sa cadette, dont
Croisilles ne se tourmenta pas plus que de l'aînée. Cette fille avoit
eu quelques aventures dans la province. Un jour qu'elle alloit à la
campagne à cheval avec un de ses amis (cela est ordinaire en
Languedoc, où l'on est plus libre qu'ici), elle passa par des landes
qui durent environ deux lieues, de sorte qu'on n'y pouvoit être
secouru, en façon quelconque. Par malheur elle fut rencontrée par
quelques chevau-légers d'une compagnie qui avoit eu son quartier
d'hiver auprès de Béziers. Ceux-ci la voulurent traiter de g...., et
d'autant plutôt qu'ils la trouvèrent assez libre, et qu'elle chanta,
quand ils l'en prièrent. Ils la voulurent emmener de force, et elle
étoit bien empêchée, quand elle aperçut un gentilhomme qui venoit à
eux. Ce cavalier avoit la mine d'une personne de qualité. Elle court
au-devant de lui, demande sa protection; mais elle s'étoit mal
adressée, car c'étoit un officier de la même compagnie qui, l'ayant
vue de loin, avoit envoyé ces gens devant pour l'arrêter, et lui
s'étoit caché tout exprès pour quelque temps. Ce gentilhomme la
pressoit plus que les autres, quand elle lui dit qu'il prît bien garde
à ce qu'il feroit, qu'elle appartenoit à des personnes de condition,
qu'elle étoit parente de madame de La Braigne: or cette dame étoit
respectée en ce pays-là, et cet officier la connoissoit fort. «Je me
soumets, lui dit-elle, à tout ce qu'il vous plaira, si elle ne m'avoue
pour sa parente; faites-en l'expérience et menez-moi à sa maison.» Il
eut peur de s'attirer une méchante affaire, et l'y mena; mais cette
fille n'eut pas plus tôt le pied dans la cour qu'elle se moqua de lui,
lui confessa qu'elle n'étoit point parente de madame de La Braigne, et
lui dit qu'il ne se savoit guère bien servir de l'occasion.

Revenons à Croisilles. Il ne fut pas long-temps chez M. le comte, soit
par sa faute, ou par la faute d'autrui, sans être mal avec plusieurs
des officiers de son maître, qui lui rendoient tous les jours de
mauvais offices auprès de lui. M. le comte, s'étant retiré à Sédan,
crut qu'il ne seroit pas à propos de laisser le titulaire de tous ses
bénéfices au pouvoir du cardinal de Richelieu; il le manda donc.
Croisilles fut tout aussitôt dire cette nouvelle à madame de
Rambouillet, et ajouta: «J'ai mandé mes neveux, je suis obligé de les
attendre pour les placer.» Mais il ne disoit point: «Je m'en irai
quand cela sera fait.» Madame de Rambouillet, lui représenta les
obligations qu'il avoit à M. le comte, et lui conseilla de l'aller
trouver le plus tôt qu'il lui seroit possible; mais il étoit arrêté à
Paris par d'étranges liens. Ce fou, soit qu'il crût qu'il étoit à
propos que les prêtres fussent mariés, comme ils l'étoient autrefois,
et qu'il pensât que c'étoit un trop grand péché que de coucher avec
une femme que l'on n'a pas épousée, soit qu'étant amoureux, il ne vît
pas d'autre moyen de contenter sa passion, ce fou s'étoit marié
clandestinement. Il avoit eu par quelque rencontre la connoissance de
la veuve d'un procureur au parlement, nommé Poque, qui avoit une fille
de quatorze ans ou environ, et du bien honnêtement. Il fit accroire à
cette femme, parce qu'il étoit toujours en habit long, qu'il étoit
conseiller d'état, qui avoit de grands appointemens, et que si on
ôtoit les sceaux à M. Séguier, il y avoit pour le moins aussi bonne
part qu'un autre. Il ne l'alloit voir qu'en carrosse, car il en avoit
tantôt de l'hôtel de Soissons, tantôt de l'hôtel de Rambouillet, et
tantôt du comte de Guiche. Cette innocente, persuadée que Croisilles
disoit vrai, reçoit un si bon parti à bras ouverts. Il la pria que
tout se fît secrètement, «parce que, disoit-il, j'ai un neveu qui
attend ma succession, et je ne veux pas qu'il me trouble en cette
affaire.» On passe le contrat, où il ne mena que son valet, nommé Elie
Pilot, qu'il fit passer pour un honnête homme de ses amis. Durant la
lecture du contrat, il avoit mis son mouchoir sur sa tête, feignant
d'avoir chaud, et en tenoit les glands dans sa bouche. Il s'imaginoit
par ce moyen qu'on ne remarqueroit pas les traits de son visage. On
jeta les bans, sous le nom d'Elie _Pilot_, car il se nomma toujours du
nom de son valet, et signa de même; mais son valet, comme témoin,
signa _Jean-Baptiste Croisilles_. Il eut permission de se marier à
Linas, entre Paris et Étampes. Il part à midi, y va coucher, et de
peur d'être reconnu dans une hôtellerie, il fit si bien avec de
l'argent qu'il gagna le jardinier d'un M. Du Puy, de Paris, qui a une
maison dans ce bourg, et y coucha. Il se maria le lendemain matin, et
revint coucher à Paris. Il mena sa femme dans le logis de sa
belle-mère, et leur fit trouver bon qu'il s'en revînt chez lui; mais
il laissa son valet avec elle. Il n'y coucha jamais; il y alloit
souvent, et demeuroit seul avec sa femme. Pilot y couchoit toutes les
nuits.

Cela dura près d'un an, sans que personne en sût rien; mais au bout
de ce temps-là, la belle-mère découvrit la fourbe, et alla s'en
plaindre à madame d'Aiguillon, qui d'abord n'en voulut rien croire.
Pour s'en éclaircir, un jour que Croisilles, avec beaucoup d'autres
gens, étoit chez elle, elle envoya quérir cette femme, la fit cacher,
et lui fit demander si Croisilles étoit dans la compagnie. Cette femme
le montra. Madame d'Aiguillon ne voulut pas pourtant faire éclater
cette affaire; elle envoya chercher M. Vincent[291], qui fut d'avis
d'aller à Linas, y alla en effet, et amena le prêtre qui avoit marié
Croisilles, et deux marguilliers qui l'avoient assisté. Il plante ces
trois hommes en sentinelle à un coin de rue, d'où l'on voyoit au
visage tous ceux qui sortoient de l'hôtel de Soissons. Ces gens
reconnurent Croisilles entre cent autres; il étoit rousseau, et facile
à reconnoître.

Cependant M. le comte l'avoit tant pressé qu'il avoit été contraint de
partir. Il ne fut pas plus tôt à Sédan, que ce prince lui reprocha son
crime, et le fit garder dans une maison de la ville. Cela venoit de ce
qu'un joueur de luth flamand, nommé Van-Brac, qui avoit été autrefois
au grand-prieur de Vendôme, et qui étoit alors à M. le comte, lui
avoit découvert le mariage de Croisilles, et s'étoit joint à la
belle-mère pour lui faire faire son procès. C'étoit un petit fourbe
qui espéroit qu'on le trouveroit assez honnête homme pour le mettre en
la place de M. de Croisilles.

Notre prêtre marié écrit à mademoiselle Paulet, sa parente, qui n'a
jamais cru qu'il fût coupable que quand elle l'a vu condamner et qu'on
le tenoit en prison. Elle en parle au comte de Guiche, et celui-ci à
M. le cardinal, qui, étant outré contre M. le comte de ce qu'il avoit
méprisé madame de Combalet, étoit ravi de le décrier, et de faire voir
qu'il faisoit des injustices. On envoie demander Croisilles de la part
du Roi, et peu de temps après on le vit à Paris en liberté. On
consulte son affaire; on lui conseille de se retirer s'il se sent tant
soit peu coupable, sinon, de se justifier. Il ne voulut croire que sa
tête. Il intente un procès contre la mère de sa femme et contre
Van-Brac. Le procès étant en état, il fallut le mettre en prison. On
le juge: il est condamné à tenir prison perpétuelle dans un monastère.
On l'eût condamné à être pendu, sans les pressantes sollicitations que
mademoiselle Paulet fit faire. Croisilles en appela à Lyon devant le
primat des Gaules. Cependant, comme il étoit prisonnier à
l'officialité, le comte de Guiche, le marquis de Montausier, le
marquis de Pisani, et Arnauld (_Corbeville_) résolurent de l'enlever,
en faveur de mademoiselle Paulet; mais, comme ils étoient sur le point
de faire le coup, il vint une inspiration au comte de Guiche d'en
parler auparavant à M. le cardinal. «Vous avez bien fait de m'en
parler, répondit Son Eminence, car après cela je ne vous eusse jamais
voulu voir; j'entends que l'on fasse justice.» Je vous laisse à penser
si le comte fut camus d'entendre cela. Il a dit cent fois depuis que
quand il songeoit combien il avoit couru de fortune pour si peu de
chose, il étoit encore tout éperdu. Le cardinal voyoit bien que M. le
comte de Soissons ne manqueroit pas de se prévaloir d'une semblable
violence. Je ne sais si les parties de Croisilles eurent le vent du
dessein qu'on avoit fait; mais, à leur requête, il fut transféré à là
Conciergerie. Croisilles avoit dit que Pilot étoit le mari, et que lui
n'avoit été que témoin; la femme et Pilot avoient dit aussi la même
chose, tellement que mademoiselle Paulet, de peur que cette jeune
femme par infirmité, et ce valet par intérêt, ne se laissassent aller
à dire le contraire, les fit enlever de chez la mère un beau matin, et
les fit mettre au jardin de M. Bodeau[292], à Saint-Victor. Là, pour
achever la comédie, ils devinrent mari et femme, soit qu'ils le
crussent à force de le dire, soit que l'oisiveté et la solitude leur
en eussent fait venir l'envie. Enfin, on la trouva grosse. Leurs
parties ayant découvert où ils étoient, les firent arrêter. Pilot fut
mis au Châtelet, et la femme à la Conciergerie. Ils furent long-temps
sans se dédire; mais, ennuyés d'une si triste demeure, ils
confessèrent la vérité au bout de quatre ans, de sorte que la sentence
fut confirmée à Lyon.

Cet homme, tant il étoit sage, se mit à écrire dans la Conciergerie
contre ses propres protecteurs, et fit une apologie qui est la
meilleure chose qu'il ait faite[293]. Là, il dit que madame
d'Aiguillon l'avoit trahi pour faire avoir ses bénéfices à M. le
cardinal de Richelieu, et il n'épargne pas même mademoiselle Paulet,
qui, durant huit ans, non-seulement a sollicité pour lui d'une aussi
grande ardeur que si c'eût été pour elle (jusque là que tous les
ennuis qu'elle a eus ont peut-être abrégé sa vie), mais a dépensé dix
mille livres à l'assister.

Depuis, on fit parler à la belle-mère; car Van-Brac cessa de
poursuivre après la mort de M. le Comte, voyant qu'il n'y avoit plus
de bénéfices à tenir. Cette femme dit que pourvu qu'on la remboursât
de ses frais et qu'on lui rendît sa fille, elle étoit toute prête à se
désister; mais le clergé poursuivoit à Rome. Enfin, vers la fin de
1649, car les vieilles affaires s'en vont toujours en fumée,
Croisilles sortit à sa caution juratoire, et il fut ordonné qu'il en
seroit plus amplement informé. Je crois qu'on a trouvé à propos
d'assoupir l'affaire. Croisilles mourut un an après de maladie[294].
Mademoiselle Paulet n'étoit plus à Paris quand il sortit de prison.

Madame de Rambouillet dit qu'elle a trouvé dans l'examen des esprits,
que les gens du tempérament de Croisilles, étant prêtres, étoient
sujets à se marier. Il avoit une plaisante vision: il croyoit qu'il
mourroit si on le chatouilloit; or, un jour M. Chapelain, qui
gesticule comme un possédé, en lui contant quelque chose avec chaleur,
gesticuloit de toute sa force. Croisilles crut qu'il le vouloit
chatouiller: «Mais, Monsieur, lui dit-il en se retirant, que
voulez-vous faire?» Chapelain, qui ne savoit rien de sa vision,
répondoit: «Ce que je veux faire... je vous veux faire comprendre....»
Et il recommençoit de plus belle. L'autre répétoit: «Mais, monsieur,
vous n'y songez pas...--Je n'y songe pas? j'y songe fort bien; mais
c'est vous qui n'y songez pas, car...» Et là-dessus, il gesticuloit
tout de nouveau. «Mais je vois bien votre dessein, arrêtez-vous
enfin.» Madame de Rambouillet, après en avoir bien ri, appela M.
Chapelain, et lui dit l'affaire.

Voiture avoit fait ce Pont-breton:

    J'ai vu Belesbat
    Doux comme une fille,
    Puis j'ai vu Croisilles
    Dans son célibat,
    Comme un crocodille
    Qui vient du sabbat.

  [289] Jean-Baptiste Croisilles. (_Voyez_ son article dans la
  _Biographie universelle_.)

  [290] Nièce du cardinal de Richelieu.

  [291] Depuis canonisé sous le nom de saint Vincent de Paul.

  [292] _Voyez_ sur ce Bodeau l'article de mademoiselle Paulet,
  tome I, p. 196.

  [293] Elle a été imprimée en 1642, in-4º.

  [294] L'abbé de Marolles étoit fort attaché à Croisilles, qu'il
  avoit rencontré en 1637, à l'hôtel de Soissons. Il le défend dans
  ses _Mémoires_ de la grave accusation portée contre lui.
  Croisilles mourut en 1651, dans un état voisin de la misère.
  (_Mémoires de Marolles_; Paris, 1656, in-folio, pages 109 et
  189.)



VOITURE[295].


Voiture étoit fils d'un marchand de vin suivant la cour. Il faisoit
son possible pour cacher sa naissance à ceux qui n'en étoient pas
instruits. Un jour se trouvant dans une grosse compagnie où il faisoit
le récit d'une aventure plaisante, une dame (madame Des Loges), contre
laquelle il avoit parlé sans la connoître, cherchant à le piquer, lui
dit: «Monsieur, vous nous avez déjà dit cela d'autres fois; tirez-nous
du nouveau.» Son père étoit un grand joueur de piquet. On dit encore
aujourd'hui qu'on a _le carré de Voiture_, quand on a soixante-six de
point marqué par quatre jetons en carré, parce que ce bonhomme croyoit
gagner quand il avoit ce carré. Voiture fut bien un autre joueur que
son père, comme nous verrons ensuite.

Dès le collége, il commença à faire du bruit; ce fut là qu'il fit
amitié avec M. d'Avaux, et cette amitié produisit ensuite l'amour de
madame Saintot[296]. Voici comme cela arriva. M. d'Avaux, un soir, la
rencontra masquée, à la Foire, où elle jouoit; elle avoit tout l'éclat
imaginable, l'esprit présent, et aimant à le faire paroître. Cela
charma si fort M. d'Avaux qu'il en écrivit une lettre à Voiture.
Nonobstant le mari[297], qui étoit d'humeur jalouse, M. d'Avaux eut
entrée chez elle. Voiture l'accompagna jusqu'à la porte, mais il
n'avoit pas permission de passer outre. Durant qu'il attendoit dans le
carrosse, pour ne pas tenir le mulet, il s'accosta d'une voisine de
qui il eut une fille qu'on appelle La Touche. Elle a été chez la
marquise de Sablé, et puis chez madame Le Page. Enfin, Voiture fut
reçu chez madame Saintot, et peu de temps après le mari mourut.
Voiture avoit déjà de la réputation, et avoit fait imprimer en une
nuit, au-devant de l'Arioste, cette lettre qui a tant couru[298],
quand M. de Chaudebonne le rencontra en une maison, et lui dit:
«Monsieur, vous êtes un trop galant homme pour demeurer dans la
bourgeoisie; il faut que je vous en tire.» Il en parla à madame de
Rambouillet, et le mena chez elle quelque temps après. C'est ce que
veut dire Voiture dans une lettre où il y a: «Depuis que M. de
Chaudebonne m'a réengendré avec madame et mademoiselle de
Rambouillet.» Comme il avoit beaucoup d'esprit, et qu'il étoit assez
né pour la cour, il fut bientôt toute la joie de la société de ces
illustres personnes. Ses lettres et ses poésies le témoignent assez.
La galanterie de madame Saintot ne laissoit pas que d'aller son cours;
la conversation de Voiture lui rendit l'esprit plus poli; on voit dans
une lettre de Voiture qu'elle disoit: _pitoable_ et _gausser_, et
qu'elle croyoit que _triste_ étoit un méchant mot. Enfin, elle parvint
à faire de belles lettres. On en a vu des volumes entiers, écrits à la
main, courir les rues. A son retour de Flandre, Voiture renoua sa
galanterie. Il y avoit eu assez de scandale pour que les frères[299]
de madame Saintot lui fissent une insulte, car une fois ils ne
vouloient seulement que le jeter par les fenêtres. Cela éloigna
Voiture pour quelque temps. Durant son absence, madame Saintot se
laissa cajoler par un gentilhomme, de Bretagne, nommé La Hunaudaye,
pour le faire revenir. En effet, il revint[300]. Elle cependant
s'étoit flattée de l'espérance d'être madame de La Hunaudaye, car on
dit en Bretagne que M. de La Hunaudaye est un peu moins grand seigneur
que le roi. Cela faisoit qu'elle vouloit bien l'épouser. Quoiqu'il n'y
eût rien au monde de si opposé à Voiture que cet homme-là, elle l'eût
voulu pour mari, et Voiture pour galant. La Hunaudaye, de son côté,
étoit aussi jaloux de Voiture.

Comme elle étoit dans cet embarras, elle alla à confesse, pour prier
Dieu après de lui inspirer ce qu'elle avoit à faire. Il lui prit une
folie dans les Carmes déchaussés, où elle étoit allée, dans laquelle
elle dit merveilles, et découvrit bien des mystères. On croit que ce
fut un mal de mère[301] causé par le déplaisir de n'avoir pu attraper
La Hunaudaye. Après, elle fut quelque temps dans son logis, sans qu'on
la laissât voir à personne. Cette folie fut suivie de celle de vouloir
que Voiture l'épousât. Lui, de son côté, fit toutes les choses
imaginables pour la guérir de cette fantaisie; il la rebuta; il refusa
de recevoir de ses lettres; il fut des années sans la voir: tout cela
n'y faisoit rien. Cette folie fut cause que la pauvre femme, outre
qu'elle n'étoit déjà pas trop bonne ménagère, ne prit pas autrement
garde à ses affaires, tellement que quand il fallut rendre compte à
ses deux gendres, elle se trouva bien en reste. Eux, voyant cela, en
usèrent assez bien, et firent ce qu'ils purent pour lui persuader de
leur donner seulement l'assurance de ne point aliéner le fonds, et
qu'elle ne se tourmentât point de rendre compte. Elle n'y voulut pas
entendre. Enfin, ayant découvert qu'elle faisoit le plus d'argent
qu'elle pouvoit pour s'en aller, ils la firent interdire. Elle ne
laisse pas de partir, et s'en va chez madame de Fenestreaux[302], son
amie, entre les Sables-d'Olonne et Nantes. Là il lui vint en pensée
que cette dame, qui donne un peu dans le bel esprit, pourroit bien
aussi être amoureuse de Voiture, parce qu'elle louoit trop ses vers.
Elle la quitte sans dire _gare_, et s'en va en charrette jusqu'à
Nantes, d'où elle remonte la rivière de Loire jusqu'à Orléans. De là,
sans s'arrêter à Paris, elle va en Flandre, à Bruxelles. Elle se met
chez une faiseuse de collets pour apprendre à en faire, afin de se
mettre en condition chez madame de Guise, parce que leurs aventures
étoient presque semblables. Madame de Guise ne la voulut pas prendre:
la voilà donc de retour à Paris. Dès qu'elle voyoit deux personnes
ensemble, elle s'en approchoit et leur disoit: «N'est-il pas vrai que
c'est un ingrat?» car elle croyoit qu'on ne parloit que de Voiture et
d'elle.

En ce temps-là Voiture, que la reine de Pologne connoissoit de longue
main, eut, à sa prière, charge de la servir, tandis qu'elle seroit en
France. Madame Saintot craignit que son déloyal n'allât jusqu'à
Hambourg, ou plus loin. Elle se met à le suivre; à Saint-Denis les
hôtelleries étoient si pleines, et elle en si pitoyable équipage,
qu'on la prit pour une gourgandine, et elle fut contrainte de coucher
dans son carrosse de louage avec sa suivante. Cela ne la rebuta
point; elle fut jusqu'à Péronne, et elle n'alla pas plus loin, parce
que Voiture ne passa pas outre. Dans tout ce voyage elle ne put
obtenir de ce cruel un quart-d'heure d'audience. Une de ses amies, qui
tâchoit de la guérir, la fut voir une fois dans une chambre au
troisième étage, en un fort sale lit, elle qui avoit été la plus
propre femme de Paris. Cette pauvre folle lui dit: «Je vis hier une
femme qui est presque aussi malheureuse que moi; c'est une femme
de quelque âge qui s'est remariée à un jeune homme qui la
maltraite.--Voilà une chose bien étrange! lui dit cette amie; cette
femme est punie de la folie qu'elle a faite.--C'est pour cela, reprit
l'amante éplorée, que son mari l'en devroit mieux aimer, car ceux pour
qui nous faisons des folies ne nous en sauroient avoir trop
d'obligation.» Et elle se mit à soutenir cette extravagante opinion,
tout le temps de la visite.

Nous dirons le reste à la fin de cette historiette, car nous avons dit
la suite de cette amourette par avance.

Voiture en conta aussi à madame Des Loges, à la marquise de Sablé et à
d'autres. Madame Des Loges l'aimoit: ce fut elle qui commença ces
rimes en _ture_ qu'on a depuis appelées _le portrait du pitoyable
Voiture_, car il étoit toujours enrhumé; il se plaignoit sans cesse,
et il plaignoit tout le monde. M. de Rambouillet y ajouta quelque
chose, et en 1633 ou 1634, quelqu'un y joignit des rimes
offensantes[303], dont Voiture se plaint dans une lettre à
Costar[304]. Pour moi, j'aurois quelque opinion que c'est feu
Malleville qui les a ajoutées, car, outre que cela est assez de son
air, la première personne qui m'en a parlé est une femme[305] avec
laquelle il étoit fort bien. Elle me les dit par coeur, car elle
apprenoit tout ce qu'il faisoit: or, il y a dans cette pièce que
Voiture

    Est un Alexandre en peinture,
    Et un Démosthène en sculpture.

Cette femme, qui faisoit le bel esprit, disoit:

    «C'est un _démistaine_ en peinture.»

Voiture étoit petit, mais bien fait; il s'habilloit bien. Il avoit la
mine naïve, pour ne pas dire niaise, et vous eussiez dit qu'il se
moquoit des gens en leur parlant. Je ne l'ai pas trouvé trop civil, et
il m'a semblé prendre son avantage en toute chose. C'étoit le plus
coquet des humains. Ses passions dominantes étoient l'amour et le jeu,
mais le jeu plus que l'amour. Il jouoit avec tant d'ardeur qu'il
falloit qu'il changeât de chemise toutes les fois qu'il sortoit du
jeu. Quand il n'étoit pas avec ses gens, il ne parloit presque point.
D'Ablancourt ayant demandé à madame Saintot, du temps qu'elle
n'extravaguoit pas, ce qu'elle trouvoit de si charmant à cet homme qui
ne disoit rien: «Ah! répondit-elle, qu'il est agréable parmi les
femmes, quand il veut!» Même avec ceux à qui il vouloit plaire, il
avoit de grandes inégalités, et souvent il lui prenoit des rêveries
comme ailleurs. Quand il étoit chagrin, il ne laissoit pas d'aller
voir le monde, mais il étoit fort mal divertissant, et même on pouvoit
dire qu'il étoit à charge. Il étoit quelquefois si familier qu'on l'a
vu quitter ses galoches en présence de madame la Princesse, pour se
chauffer les pieds. C'étoit déjà assez de familiarité que d'avoir des
galoches; mais, ma foi, c'est le vrai moyen de se faire estimer des
grands seigneurs que de les traiter ainsi. Nous verrons ensuite qu'il
leur parloit assez librement. Madame de Rambouillet dit qu'il n'étoit
point intéressé, et que ses négligences lui avoient fait perdre une
infinité d'amis; que pour elle, elle s'en étoit admirablement bien
divertie; que quand elle l'avoit trouvé en humeur de causer, elle
l'avoit laissé causer; qu'aussi, quand il avoit été en humeur de
rêver, elle avoit fait tout ce qu'elle avoit eu à faire, comme s'il
n'y eût point été.

Il avoit soin de divertir la société de l'hôtel de Rambouillet. Il
avoit toujours vu des choses que les autres n'avoient point vues;
aussi, dès qu'il y arrivoit, tout le monde s'assembloit pour
l'écouter. Il affectoit de composer sur-le-champ. Cela lui est
peut-être arrivé bien des fois, mais bien des fois aussi il a apporté
les choses toutes faites de chez lui. Néanmoins c'étoit un fort bel
esprit, et on lui a l'obligation d'avoir montré aux autres à dire les
choses galamment. C'est le père de l'ingénieuse badinerie; mais il n'y
faut chercher que cela, car son sérieux ne vaut pas grand'chose, et
ses lettres, hors les endroits qui sont si naturels, sont pour
l'ordinaire mal écrites. On a eu grand tort de n'en pas ôter au moins
les grosses ordures. Il sembloit qu'il craignît cela, car il disoit à
madame de Rambouillet, six mois avant que de mourir: «Vous verrez
qu'il y aura quelque jour d'assez sottes gens pour aller chercher çà
et là ce que j'ai fait, et après le faire imprimer; cela me fait venir
quelque envie de le corriger.» Il faut avouer aussi qu'il est le
premier qui ait amené le libertinage[306] dans la poésie; avant lui
personne n'avoit fait des stances inégales, soit de vers, soit de
mesure. Corneille est aussi celui qui a gâté le théâtre par ses
dernières pièces, car il a introduit la déclamation.

Voiture avoit une plaisante erreur: il croyoit qu'ayant réussi en
galanterie, il feroit de même en toute autre chose, et qu'à un homme
de bon sens, quand il étoit nécessaire, toutes les connoissances
venoient sans étudier. Aussi il n'étudioit quasi jamais. Il étoit fort
divertissant, quand il n'étoit pas tout-à-fait amoureux, et qu'il ne
faisoit que dire des galanteries; mais quand il étoit bien épris,
c'étoit un stupide. Il étoit si sujet à en conter, que j'ai ouï dire à
mademoiselle de Chalais[307] que, comme elle étoit auprès de
mademoiselle de Kerneva, et qu'il la venoit voir, il en vouloit conter
à mademoiselle de Kerneva qui n'avoit que douze ans. Elle l'en
empêcha, mais elle l'en laissa dire tout son soûl à la cadette qui
n'en avoit que sept. Après elle lui dit: «Il y a encore une fille
là-bas, dites-lui un mot en passant.»

On sait quelles obligations il avoit au cardinal de La Valette et
qu'il étoit son confident: cependant, comme le cardinal vouloit
souvent faire l'enjoué, quoiqu'il n'y réussît pas, Voiture lui disoit
tout bonnement ce qu'il lui en sembloit, et quelquefois devant des
témoins. Le maréchal d'Albret, qu'on appeloit alors Miossens, a été
long-temps qu'il ne savoit ce qu'il disoit: c'étoit un véritable
galimatias; on n'entendoit pas ce qu'il vouloit dire, encore qu'il eût
de l'esprit. Il ne s'en est guère corrigé. Un jour qu'il y avoit un
grand rond[308] à l'hôtel de Rambouillet, Miossens parla un
quart-d'heure de son style ordinaire: Voiture lui va rompre en
visière. «Je me donne au diable, lui dit-il, si j'ai entendu un mot de
tout ce que vous venez de dire. Parlerez-vous toujours comme cela?»
Miossens ne s'en fâcha pas, et lui dit seulement: «Hé, monsieur,
monsieur de Voiture, épargnez un peu vos amis.--Ma foi, reprit
Voiture, il y a si long-temps que je vous épargne, que je commence à
m'en ennuyer.»

Il en usoit à peu près de même avec feu M. de Schomberg, qui,
quoiqu'il eût bien de l'esprit et qu'il écrivît bien, avoit pourtant
une conversation assez pesante. Il l'en railloit toutes les fois que
cela venoit à propos, et l'autre n'en faisoit que rire.

On voit dans les vers à la Reine, _Je pensois_, etc., qu'il ne
l'épargnoit pas elle-même, car il lui dit tout franc qu'elle avoit été
amoureuse de Buckingam. On voit aussi comme il parle à M. le Prince
dans cette réponse pour madame de Montausier.

Dans les parties qu'on faisoit à l'hôtel de Rambouillet et à l'hôtel
de Condé, Voiture divertissoit toujours les gens tantôt par des
vaudevilles, tantôt par quelque folie qui lui venoit dans l'esprit.
Une fois, en revenant de Saint-Cloud, ils versèrent. Il y avoit huit
personnes dans le carrosse. Comme c'étoit lui qui étoit du côté que le
carrosse avoit versé et que personne ne se plaignoit, il se mit à
crier qu'il avoit la jambe rompue; mademoiselle Paulet, qui étoit de
la partie, lui dit: «Vous vous trompez, c'est le bras, car il se peut
bien rompre un bras en tombant comme vous êtes tombé, mais non pas une
jambe.--Mademoiselle, répondit-il froidement, chacun sent son mal; je
sais bien que c'est la jambe.» Elle vouloit lui prouver que non,
quand, voyant qu'on envoyoit quérir un chirurgien, car ce n'étoit pas
loin du village, il se mit à rire de toute sa force, et leur dit qu'il
ne s'étoit rompu ni bras ni jambe.

Ayant trouvé deux meneurs d'ours dans la rue Saint-Thomas[309] avec
leurs bêtes emmuselées, il les fait entrer tout doucement dans une
chambre où madame de Rambouillet lisoit le dos tourné aux paravents.
Ces animaux grimpent sur ces paravents; elle entend du bruit, se
retourne et voit deux museaux d'ours sur sa tête: n'étoit-ce pas pour
guérir de la fièvre, si elle l'avoit eue? Il fit bien pis au comte de
Guiche par le conseil de madame de Rambouillet, car, sous ombre que le
comte lui avoit dit un jour que le bruit couroit qu'il étoit marié et
lui demanda s'il étoit vrai, il alla une fois le réveiller à deux
heures après minuit, disant que c'étoit pour une affaire pressée: «Eh
bien! qu'y a-t-il? dit le comte en se frottant les yeux.--Monsieur,
répond très-sérieusement Voiture, vous me fîtes l'honneur de me
demander, il y a quelque temps, si j'étois marié, je vous viens dire
que je le suis.--Ah! peste! s'écrie le comte, quelle méchanceté de
m'empêcher ainsi de dormir.--Monsieur, reprit Voiture, je ne pouvois
pas, à moins que d'être un ingrat, être plus long-temps marié sans
vous le venir dire, après la bonté que vous aviez eue de vous informer
de mes petites affaires.»

Madame de Rambouillet l'attrapa bien lui-même. Il avoit fait un sonnet
dont il étoit assez content; il le donna à madame de Rambouillet, qui
le fit imprimer avec toutes les précautions de chiffres et d'autres
choses, et puis le fit coudre adroitement dans un recueil de vers
imprimés il y avoit assez long-temps. Voiture trouve ce livre que l'on
avoit laissé exprès ouvert à cet endroit-là; il lut plusieurs fois ce
sonnet; il dit le sien tout bas, pour voir s'il n'y avoit pas quelque
différence; enfin cela le brouilla tellement qu'il crut avoir lu ce
sonnet autrefois, et qu'au lieu de le produire, il n'avoit fait que
s'en ressouvenir; on le désabusa enfin quand on en eut assez ri.

Le marquis de Pisani[310] et lui étoient toujours ensemble, ils
s'aimoient fort; ils avoient les mêmes inclinations; et quand ils
vouloient dire: Nous ne faisons point cela, nous autres; ils disoient:
_Cela n'est point de notre corps_. Ils faisoient tous les jours
quelques malices à quelqu'un; c'étoit un tintamare perpétuel à
l'hôtel de Rambouillet: ils s'avisoient souvent de quelques bagatelles
pour faire rire. Une après-dînée, Voiture, attaqué d'une colique à
laquelle il étoit sujet, monte dans la chambre de la vieille
demoiselle de madame la marquise[311]. Il fut long-temps dans cette
chambre que sa colique ne se passoit point: cette demoiselle, pour le
renvoyer chez lui (c'étoit vis-à-vis), lui donne une robe de chambre
fourrée qu'elle avoit. Il passoit par le bout de la salle, qui est
fort grande, quand par hasard madame de Rambouillet y vint. Elle ne
pouvoit deviner de loin ce que c'étoit: un homme avec une robe de
femme, environné de toutes les femelles de la maison, tout farci de
serviettes, pâle, mais qui rioit pourtant de l'étonnement de la
marquise. Mademoiselle de Rambouillet y arriva aussi qui croyoit que
Voiture avoit fait toute cette mascarade pour faire rire, se mit à lui
crier: «Hé! Voiture, de quoi vous avisez-vous? et cela n'est nullement
plaisant, cela ne fait point rire, vraiment vous me faites pitié.»

Pour revenir au marquis de Pisani et à Voiture, on m'a dit, mais je ne
voudrois pas l'assurer, qu'un jour, comme ils s'amusoient au Cours,
avec M. Arnauld, à deviner à la mine la profession des gens, il passa
un carrosse où il y avoit un Turc vêtu de taffetas noir avec des bas
verts. Voiture dit que c'étoit un conseiller de la cour des aides, et
qu'il gageroit. On gage contre lui, mais à condition qu'il l'iroit
demander à cet homme. Voiture descend, l'aborde; et, pour excuse, lui
dit que c'étoit par gageure[312]. «Gagez toujours, lui dit l'autre
froidement, que vous êtes un sot, et vous ne perdrez jamais.»

Comme M. d'Avaux étoit à Munster, en je ne sais quelle occasion, la
marquise de Sablé fut obligée de lui écrire; elle dit à Costar:
«Faites-moi un peu une lettre.» Il lui en fit une; elle la trouva si
guindée, qu'elle en fit une autre et l'envoya. M. d'Avaux écrivit ici
qu'il avoit reçu de la marquise la plus belle lettre du monde; Costar
donne dans le panneau, croit que c'est la sienne qu'on loue, et est
assez coquin pour en montrer une copie. Voiture étoit présent; il en
parle à la marquise, qui lui dit la vérité; il tire copie de la
lettre, et en fait l'affront à Costar, quoique ce ne fût qu'en riant.

Voici encore une plaisante vision de Voiture. Il y avoit un homme dans
la rue Saint-Honoré, vers les Quinze-Vingts[313], pour le privé duquel
Voiture avoit une telle amitié qu'il se détournoit de quatre rues pour
y aller, quoiqu'il ne connût presque point cet homme, et cela
familièrement sans le demander. Cet homme s'en ennuya, et y fit mettre
un cadenas, puis un loquet qu'on n'ouvroit qu'avec une clef. Voiture
trouvoit toujours moyen d'y entrer; enfin, ils en eurent querelle, et
Voiture alla ailleurs.

A propos de querelle, la plus grande que mademoiselle Paulet ait
jamais eue contre personne a été contre Voiture. Comme il étoit en
Espagne, mademoiselle Paulet, en dessein de le divertir, lui envoyoit
sans grand discernement tout ce qu'elle pouvoit recueillir. Ces gros
paquets lui coûtoient bon: cela commença à l'ennuyer, et peut-être le
témoigna-t-il; d'ailleurs, il ne prenoit pas plaisir à voir que M.
Godeau, et que M. de Chandeville[314], grand garçon bien fou et neveu
de Malherbe, c'est-à-dire versificateur, se fussent si bien mis dans
l'esprit de mademoiselle Paulet, et peut-être de mademoiselle de
Rambouillet, en son absence. Il lui fit une insolence, le propre jour
qu'il revint de Flandre. Il lui avoit écrit qu'il arriveroit un tel
jour, et qu'il seroit ravi de la voir, le jour même, en l'hôtel de
Rambouillet. En la remerciant le soir, il ne put s'empêcher de lui
parler de Chandeville, l'appeloit _cet Adonis_, et y mêla peut-être
quelque mot de Vénus. La _lionne_ se mit en fureur; ils furent deux
ans sans se voir; enfin, il y retourna, mais elle ne lui a jamais
pardonné[315]. On dit encore, mais je ne sais si ceci arriva devant ou
après, qu'une fois qu'il étoit chez elle, il lui prit un tel chagrin
de ce qu'il étoit venu des gens qui ne lui plaisoient pas, qu'il se
mit en un coin, et ne parla plus; et quand il voulut s'en aller, en
lui disant adieu, il lui mit la main sous le menton comme pour la
caresser, ainsi qu'on fait des petites filles. Il y eut une grande
querelle pour cela. Madame de Rambouillet dit que Voiture ayant vécu
fort familièrement, mais non licencieusement avec mademoiselle Paulet,
lui dit quelque chose au retour de Flandre qu'elle prit de travers, et
cela lui arrivoit fort souvent. Depuis, étant aigrie, elle
interprétoit tout en mal, et les choses qu'elle eût trouvées bonnes
autrefois, elle les trouvoit mauvaises. Il n'y a jamais eu d'amour
entre eux, mais seulement une amitié tendre mêlée de quelque
galanterie. La bonne fille avoit bien de l'esprit et bien du coeur;
mais, pour du jugement, elle n'en avoit pas de reste[316].

Mais il est temps de parler des combats de Voiture, car les amours et
les armes s'accordent assez bien; et, à l'imitation de l'Arioste, je
chanterai _l'arme e l'amori_ de Voiture.

Il y a tel brave qui ne s'est pas battu tant de fois que lui, car il
s'est battu jusqu'à quatre fois de jour et de nuit, à la lune et aux
flambeaux. La première fois, ce fut au collége contre le président Des
Hameaux[317]; la seconde, contre La Coste, pour le jeu; et il y eut
une rencontre assez plaisante, car Arnaud, qui ne prenoit pas
autrement Voiture pour un gladiateur, lui alla conter à lui-même,
comme une fable, qu'on lui avoit dit qu'il s'étoit battu contre La
Coste; qu'il avoit mis sa perruque sur un arbre, peut-être avoit-il
été malade, et ensuite tout le succès qui ne fut pas fort sanglant, et
il se trouva que tout cela étoit vrai[318]. Le troisième combat fut à
Bruxelles contre un Espagnol au clair de la lune[319]; et le quatrième
et dernier fut dans le jardin de l'hôtel de Rambouillet, aux
flambeaux, contre Chavaroche, intendant de la maison. Leur querelle
venoit de l'aversion qu'ils avoient l'un pour l'autre du temps qu'il y
avoit trois soeurs à l'hôtel de Rambouillet qui étoient honnêtement
coquettes. Chavaroche avoit déjà été amoureux, comme je l'ai marqué
ailleurs, de madame de Montausier, quand elle étoit fille. Cela ne
servit pas à les remettre bien ensemble; mais ce qui les brouilla
tout-à-fait, ce fut que Voiture, qui n'avoit garde de laisser une
fille sans la cajoler, surtout étant jeune et de qualité, s'étoit mis
à en conter à mademoiselle de Rambouillet, dès qu'elle étoit sortie de
religion. Chavaroche, ou en tenoit un peu aussi, ou étoit bien aise de
nuire à Voiture. La demoiselle ne les faisoit pas soupirer comme sa
soeur, et il y a grande apparence qu'elle avoit de la bonne volonté
pour Voiture. Je les trouvois presque toujours jouant au volant, et
je jouois avec eux, ou causant tout bas, auquel cas je les laissois
fort à leur aise. Il a peut-être servi à rendre cette fille moins
raisonnable qu'elle n'eût été; Voiture en devint insupportable. Madame
de Sainte-Etienne dit que sur la fin on étoit fort las de lui, et que,
sans la longue habitude qu'il avoit dans la maison et la considération
de madame de Rambouillet, pour qui il avoit plus de complaisance, on
eût tâché à l'éloigner. Montausier n'avoit jamais eu d'inclination
pour lui, parce qu'il étoit persuadé qu'il lui avoit plutôt nui
qu'autrement auprès de madame de Montausier dans sa recherche, et il
lui est arrivé plusieurs fois de dire, quand Voiture faisoit quelque
chose pour rire: «Mais cela est-il plaisant? Mais trouve-t-on cela
divertissant[320]?»

Voiture poussa Chavaroche sur je ne sais quoi, et l'autre qui savoit
que Voiture prendroit avantage de la retenue qu'il témoigneroit, et la
voudroit faire passer pour une poltronnerie, mit l'épée à la main
contre lui, et le blessa à la cuisse, dont il cria comme s'il eût été
blessé à mort, à ce qu'on dit à l'hôtel de Rambouillet. On y courut
fort à propos, car on raconte qu'un des laquais de Voiture alloit
percer Chavaroche par-derrière. Voiture ne vouloit pas avouer que
l'autre l'avoit blessé; il disoit qu'il l'avoit été par un laquais
qui les avoit séparés. Cela se vérifia pourtant après. Chapelain et
Conrart furent contre lui; mais ils n'avoient garde de faire
autrement, car Voiture se moquoit d'eux et de Costar aussi, quoique ce
Costar croie tout le contraire. Il ne faut que lire leurs lettres pour
s'en convaincre[321]. M. et madame de Montausier se déclarèrent pour
Chavaroche, et ce qui étonna le plus Voiture, c'est que Arnauld fut
plutôt pour Chavaroche que pour lui. Madame de Rambouillet eut un
étrange chagrin de cette aventure. Cela étoit ridicule en soi à des
gens de cinquante ans, qui disoient ou devoient dire tous deux leur
bréviaire, car ils avoient des bénéfices, ou des pensions sur des
bénéfices, et puis elle avoit peur qu'on ne dît des sottises de sa
fille: elle est pourtant bien revenue de cela, la demoiselle. M. de
Grasse (_Godeau_) brusquement s'en alla faire une méchante pièce de ce
combat, où il faisoit battre un pourceau contre un brochet. On
appeloit Chavaroche _le pourceau_, parce qu'il alloit si souvent à
Yères[322], qu'on le nomma _le pourceau de l'abbaye_[323]; et à cause
que la lettre de la carpe à M. le Prince[324] commence par _mon
compère le brochet_, M. le Prince appela long-temps Voiture, _mon
compère le brochet_[325]. Mademoiselle Paulet, aussi brusque que le
prélat, alla lire cette pièce à madame de Rambouillet, comme une chose
bien récréative. J'y étois; elle en avoit un ennui mortel, mais elle
n'en témoigna rien. Depuis, M. de Montausier a fait ôter, par le moyen
de Pélisson, l'endroit de la _pompe funèbre_ qui parle de ce combat.
Depuis ce temps, Voiture n'alla plus si souvent à l'hôtel de
Rambouillet.

Voiture ne survécut guère à cet exploit; le jeu lui avoit fait venir
la goutte, peut-être les dames y avoient-elles contribué. Il mourut au
bout de quatre ou cinq jours de maladie, pour s'être purgé ayant la
goutte.

A propos de jeu, une fois qu'il avoit fait voeu de ne plus jouer, il
alla chez le coadjuteur pour se faire dispenser de son voeu; il y
trouva Laigues[326] qui lui dit «Moquez-vous de cela, jouons.»
Effectivement il le fit jouer et lui gagna trois cents pistoles, sans
le laisser parler au coadjuteur. Le vin ne lui peut pas avoir donné la
goutte, car il ne buvoit que de l'eau. Voici un vaudeville que
Blot[327], gentilhomme de M. d'Orléans, fit en une débauche:

    Quoi! Voiture, tu dégénère!
    Sors d'ici, maugrebieu de toi.
    Tu ne vaudras jamais ton père,
    Tu ne vends du vin, ni n'en boi.

      Nous rions de ta politesse,
    Car tout homme qui ne boit ni ne.....
    Et qui n'a argent ni noblesse,
    Mérite qu'on le berne partout.

Quelqu'un fit encore ceci:

    Je cherchois Montrésor,
    J'ai trouvé Voiture;
    Je cherchois de l'or,
    Je n'ai trouvé qu'ordure.

Il entra une fois dans un lieu où M. d'Orléans faisoit la débauche.
Blot, en badinant, lui jeta quelque chose à la tête; cela fit du
bruit, et l'on courut après lui en riant; un valet de pied
étourdiment, comme il s'enfuyoit, lui voulut passer l'épée à travers
le corps: il avoit vraisemblablement cru que Voiture avoit voulu
attenter à la personne de Son Altesse Royale.

Dès que Voiture fut tombé malade, madame Saintot, la fidèle madame
Saintot y courut. Il ne la voulut point voir, à ce qu'on dit. Elle y
alla pourtant tous les jours. Elle assure qu'elle le vit et qu'elle
fit même avec lui le compte de quelque argent qu'il avoit à elle. On
l'alla consoler, et elle disoit: «Voilà le dernier coup que la fortune
avoit à tirer contre moi.»

Il y alla une autre femme avec laquelle il avoit vécu fort
scandaleusement. C'étoit la fille de Renaudot, le gazettier, qu'il
avoit mise mal avec son mari. Il avoit fait une promenade avec elle,
il n'y avoit que fort peu de jours. Elle n'étoit pas belle, mais il la
vouloit faire passer pour un esprit admirable. Pour celle-là on assure
qu'il ne la voulut point voir. Mademoiselle Paulet disoit qu'il étoit
mort comme le grand-seigneur entre les bras de ses sultanes. J'ai déjà
dit qu'elle fit dire des messes pour lui, mais qu'elle ne lui pardonna
point. Je l'ai vue en colère de ce que mademoiselle de Rambouillet
disoit trop de bien de Voiture: «Je croyois, disoit-elle, qu'il
falloit prier Dieu pour son âme, mais je vois bien qu'il n'y a plus
qu'à le canoniser.»

Sarrasin fit _la Pompe funèbre_, qui, quoique languissante en bien des
endroits, est pourtant la meilleure chose qu'il ait faite. Il a volé à
Voiture même, dans la lettre à M. de Coligny, toute l'invention de ces
amours différents[328]. On voit assez la malignité de l'auteur, qui
ne peut cacher sa jalousie, car il remarque des fautes de Voiture,
comme quand il dit en un des chapitres: _Comme Vetturius enseignoit
aux nouveaux mariés ce qui s'étoit passé entre eux_. Il est vrai qu'il
n'y a point d'art dans cette épître à M. de Coligny, car il raconte à
ce seigneur ce qu'il sait mieux que lui, sans prendre aucun biais pour
cela. Sarrasin le fait passer pour un farfadet. Madame de Rambouillet
ne se pouvoit résoudre à lire cette pièce; madame Saintot l'en pria.
Elle croyoit, cette pauvre folle, que cela étoit à son avantage et à
l'avantage de Voiture.

Le comte de Thorigny, fils de cet habile homme M. de Matignon, disoit,
après avoir lu _la Pompe funèbre de Voiture_ tout du long: «Je vous
assure que cela est fort joli, Voiture ne fit jamais mieux que de
faire cette pièce avant de mourir.» Mais ce qui est le plus étonnant
de tout, c'est que Martin[329], neveu de Voiture, après avoir fait une
grande préface qu'on lui corrigea, et où on lui fait faire une espèce
d'apologie pour son oncle, à cause de Sarrasin, fut si innocent que de
proposer de mettre _la Pompe funèbre_ au bout des _OEuvres de
Voiture_. Martin n'en tira rien du libraire, mais les soeurs de
Voiture en voulurent avoir deux cents livres. On doutoit que cela pût
réussir, à cause de tant d'endroits qu'on n'entend pas, comme moi qui
y travaille depuis sa mort, et je ne puis avoir l'éclaircissement de
bien des choses. Martin a sottement effacé des noms, en y mettant des
étoiles, au lieu de les garder pour les remettre plus tard; cependant
il s'en est vendu une quantité étrange. Quelque jour, si cela se peut
faire sans offenser trop de gens, je les ferai imprimer avec des
notes, et je mettrai au bout les autres pièces que j'ai pu trouver de
la société de l'hôtel de Rambouillet[330]. M. Servien s'est plaint
secrètement de ce qu'on avoit laissé deux fois son nom dans les
lettres à M. d'Avaux, parce que, étant nommé une fois, cela sert à
faire deviner le reste, puisqu'on se doute que c'est de lui qu'on veut
parler. Je m'étonne que M. Chapelain et M. Conrart, qui ont tant
étoilé ce pauvre livre, n'aient pris garde à cela, eux qui ôtèrent le
nom de M. de Vaugelas en un endroit où il étoit loué très-finement,
car Voiture dit que pour passer pour savoyard il tâche à parler le
plus qu'il peut comme M. de Vaugelas.

La reine d'Angleterre a conté à madame de Montausier que voulant
envoyer un Voiture à madame de Savoie, elle voulut faire ôter une
certaine lettre à M. de Chavigny, où il dit qu'il aimeroit mieux
entretenir trois heures madame de Savoie que de faire cela, car
quoiqu'il y ait une étoile, le sens y va tout droit, mais elle eut
avis que Madame l'avoit déjà vue[331].

M. de Blairancourt disoit à madame de Rambouillet qu'on ne parloit que
de ce livre; il l'avoit lu, et il trouvoit que Voiture avoit de
l'esprit. «Mais, monsieur, lui répondit madame de Rambouillet,
pensiez-vous que c'étoit pour sa noblesse, ou pour sa belle taille,
qu'on le recevoit partout comme vous avez vu?»

Durant le blocus de Paris[332], Sarrasin écrivit en vers à M. Arnauld,
qu'il ne nommoit point, et qu'il appeloit seulement maréchal, à cause
qu'il étoit maréchal-de-camp; cela courut, et comme on imprimoit tout
en ce temps-là, cela fut imprimé avec ce titre: «_L'ombre de Voiture
au maréchal de Gramont._» Madame Saintot s'alla mettre dans la tête
que Voiture n'étoit point mort (c'est signe qu'elle ne l'a point vu
mourir), et sa raison étoit qu'il n'y avoit que Voiture qui pût avoir
fait cette pièce.

L'été devant sa mort, il fit une promenade à Saint-Cloud avec feu
madame de Lesdiguières et quelques autres. La nuit les prit dans le
bois de Boulogne. Ils n'avoient point de flambeaux. Voilà les dames à
faire des contes d'esprits. En cet instant Voiture s'avance du
carrosse pour regarder si l'écuyer, qui étoit à cheval, suivoit, car
la nuit n'étoit pas encore fermée: «Ah! vraiment, dit-il, si vous en
voulez voir des esprits, n'en voilà que huit.» On regarde; en effet,
il paroissoit huit figures noires qui alloient en pointe. Plus on se
hâtoit, plus ces fantômes se hâtoient aussi. L'écuyer ne voulut jamais
en approcher. Cela les suivit jusque dans Paris. Madame de
Lesdiguières conta le fait au coadjuteur, depuis cardinal de Retz.
«Dans huit jours, lui dit-il, j'en saurai la vérité.» Il découvrit que
c'étoient des Augustins déchaussés qui revenoient de se baigner à
Saint-Cloud, et qui, de peur que la porte de la ville ne fût fermée,
n'avoient point voulu laisser éloigner ce carrosse, et l'avoient
toujours suivi[333].

Voiture a une bâtarde religieuse; c'est d'elle qu'on a eu son
portrait. Pour l'avoir dans sa chambre, elle le fit habiller en saint
Louis, parce que ses grands cheveux plats ressemblent assez à ceux de
ce roi, et qu'on lui fait la mine un peu niaise, comme Voiture se la
fait dans la lettre à _l'inconnue_[334].

Un soir que M. Arnauld avoit mené le petit Bossuet de Dijon,
aujourd'hui l'abbé Bossuet, qui a de la réputation pour la chaire,
pour donner à madame la marquise de Rambouillet le divertissement de
le voir prêcher, car il a _préchotté_ dès l'âge de douze ans; Voiture
dit: «Je n'ai jamais vu prêcher de si bonne heure ni si tard[335].»

  [295] Vincent Voiture, né à Amiens en 1598, mort à Paris en 1648.

  [296] Elle s'appeloit Vion. (T.)

  [297] Il étoit trésorier de France. (T.)

  [298] C'est la quatrième lettre adressée _à madame de Saintot, en
  lui envoyant le_ ROLAND FURIEUX _d'Arioste, traduit en françois_.
  (_OEuvres de Voiture_; Paris, Courbé, 1660, p. 12.)

  [299] Guillonnet d'Alibray et Dinville. (T.)

  [300] Il alloit changer de linge chez L'Huillier, voisin de la
  Saintot, et cela afin qu'on le sût, car il étoit vain en
  amourettes. (T.)

  [301] Suffocation hystérique. (_Dict. de Trévoux._)

  [302] C'est la fille de Barbier qui vint à Paris avec des sabots
  et y fit fortune. Elle et la soeur qu'elle avoit furent nourries
  à la Montauron. Cette soeur avoit une vision que pour être belle
  il falloit être pâle. Pour cela elle mangea tant de citrons
  qu'elle en mourut. Celle-ci avoit tous les dimanches une coiffe
  et un masque de la bonne ouvrière, à cause qu'elle étoit jolie
  masquée. Elle étoit brune, mais agréable. On donnoit huit cents
  livres de pension à La Prime pour la coiffer. Elle et sa soeur
  alloient partout de leur chef, car la mère ne voulut jamais
  quitter son chaperon, et le père ne vouloit pas qu'une bourgeoise
  allât avec les _infantes_, ses filles. Fenestreaux, conseiller au
  Parlement, l'épousa; il l'appeloit _la reine Gillette_. Cette
  dame a fait la coquette tout son soûl, puis la dévote, et après
  le bel esprit. Une fois elle quitta son mari, s'en alla à
  Fenestreaux, y fit quelque temps la solitaire, et revint comme si
  de rien n'eût été. Barbier mourut pitoyablement, et Fenestreaux
  vendit sa charge, mais il a encore du bien. (T.)

  [303] Voiture rioit en contant que son père lui avoit dit: «Vous
  disiez qu'on vous aimoit tant à l'hôtel de Rambouillet, voyez ce
  qu'on y a fait contre vous.» Mais c'étoit avant qu'on eût rien
  ajouté de fâcheux. (T.)

  [304] Dans la seconde partie de la _Défense de Voiture_. (T.)

  [305] Mademoiselle Véron. (T.)

  [306] Ce mot est pris ici dans le sens de la négligence des
  règles établies; ce qui suit le fait bien entendre.

  [307] C'étoit le nom de la demoiselle de compagnie de madame de
  Sablé. (_Voyez_ l'article _Sablé_.)

  [308] Cercle.

  [309] La rue Saint-Thomas du Louvre, où l'hôtel de Rambouillet
  étoit situé.

  [310] Fils du marquis de Rambouillet.

  [311] Il mangeoit tous les jours à l'hôtel de Rambouillet,
  quoiqu'il ait eu telle année dix-huit mille livres à manger. Il a
  eu une bonne pension en qualité de premier commis des finances,
  pendant que M. d'Avaux a eu le titre de surintendant. Il avoit
  trois petites charges: il étoit chez Monsieur introducteur des
  ambassadeurs, gentilhomme ordinaire et maître-d'hôtel de Madame,
  et Monsieur le Prince l'a souvent fait servir un quartier de
  maître-d'hôtel chez le Roi. Son jeu lui coûtoit. (T.)

  [312] Voiture n'a jamais été à l'Académie que pour s'y faire
  condamner sur une gageure. (T.)

  [313] L'hospice des Quinze-Vingts étoit situé rue Saint-Nicaise.
  Après la suppression de la maison du Roi, sous le ministère de M.
  de Saint-Germain, ce bel établissement fut transféré à l'Hôtel
  des Mousquetaires, rue de Charenton.

  [314] Eléazar de Sarcilly, sieur de Chandeville, né en 1611, et
  mort en 1633. (_Origines de la ville de Caen_, par Huet; Rouen,
  1706, pag. 397.) On a conservé de lui quelques vers; ils se
  trouvent dans le _Recueil de diverses poésies_; Paris,
  Chamhoudry, 1651, Etienne Loyson, 1661, ou Pierre Trabouillet,
  1670.

  [315] Ceci vient de mademoiselle de Scudery, à qui mademoiselle
  Paulet l'a dit. (T.)

  [316] _Voyez_ précédemment, t. I, p. 196, l'article que Tallemant
  a spécialement consacré à mademoiselle Paulet.

  [317] Il en est fait mention dans la _Pompe funèbre de Voiture_
  en ces termes «_Comme Vetturius cribloit de nuit dans
  l'université d'Orléans, et comme un matois Normand lui coupa les
  doigts._» (_OEuvres de Sarasin_; Paris, 1685, t. 2, p. 22.)

  [318] Voiture demanda à faire sa prière, et il la fit. (T.)--On
  lit au chapitre premier de la table de la grande Chronique du
  noble Vetturius: _Du grand et horrible combat de Vetturius contre
  Brun de La Coste, et comme Vetturius fit sa prière au dieu Mars
  qui ne lui servit de rien_. (_Pompe funèbre de Voiture_, audit
  lieu, p. 18.)

  [319] _Comme Vetturius se battoit nuit et jour; et de l'Édit des
  duels qui n'étoit pas fait pour lui._ (_Ibid._ ch. 4.)

  [320] Montausier nous semble n'avoir pas eu tort de juger avec
  sévérité les plaisanteries de Voiture; elles sont généralement
  marquées au coin de l'afféterie. Il a cependant dans ses
  ouvrages, et surtout dans ses poésies, des passages pleins de
  finesse et de grâce. Il n'a peut-être rien fait de mieux que les
  stances adressées à Anne d'Autriche, qui cependant n'ont pas été
  comprises dans ses OEuvres. Elles ont été imprimées pour la
  première fois dans leur entier dans une lettre d'un des trois
  éditeurs de ces _Mémoires_ (M. Monmerqué), insérée dans la
  livraison d'octobre 1833 de _la France littéraire_.

  [321] _Voyez_ l'article sur Costar, qui fait bien connoître ce
  pitoyable homme.

  [322] Dont mademoiselle de Rambouillet étoit abbesse.

  [323] Ceci donne l'explication d'un passage d'une lettre que
  Voiture écrivit à Chavaroche pour le prier d'assister sa soeur
  dans un procès: «En récompense, lui dit-il, je vous promets que
  de ma vie je ne vous appellerai _pourceau_, et que je vous
  donnerai la première chapelle qui sera à ma nomination.» (_Lettre
  147e_ de Voiture, p. 311 de l'édition de 1660.)

  [324] _Lettre 143e_ de Voiture, _ibid._, p. 303.

  [325] On dit qu'un prince a dit, je crois que c'étoit M. le duc
  d'Enghien: «Si Voiture étoit de notre condition, il n'y auroit
  pas moyen de le souffrir.» (T.)

  [326] Geoffroy, marquis de Laigues, capitaine des gardes de
  Gaston, duc d'Orléans. Il entra très-avant dans le parti de la
  Fronde, comme on le voit dans les _Mémoires du cardinal de Retz_.
  Il mourut en 1674.

  [327] Blot, baron de Chauvigny, spirituel chansonnier de la
  Fronde, mourut en 1655. Madame de Sévigné écrivoit à sa fille le
  6 mai 1671: «Ségrais nous montra un Recueil qu'il a fait des
  chansons de Blot; elles ont le diable au corps, mais je n'ai
  jamais vu tant d'esprit.»

  [328] Voyez _l'Épître à M. de Coligny_, pag. 101 de la deuxième
  partie des _OEuvres de Voiture_, édition de 1660. C'est une de
  ses plus jolies pièces; nous en citerons quelques vers tirés du
  passage indiqué par Tallemant:

    Au bruit du célèbre hyménée,
    Pour être à la grande journée,
    Là se rendent à grand concours
    Tout ce que le monde a d'Amours.
    De tous les endroits de la terre,
    D'Irlande, d'Écosse, d'Angleterre,
    Du pays des Italiens,
    De celui des Siciliens.......
    Même il en vint d'Ethiopie,
    Noirs comme petits ramoneurs,
    Et ces noirs-là sont les meilleurs.
    Il en arriva trois volées
    Des Marches les plus reculées
    Du cap Vert. Ceux-là sont petis,
    Gaillards, éveillés et gentis;
    Ils ont par tout même ramage,
    Et cent couleurs en leur plumage,
    Comme on en voit aux perroquets
    Et sont ceux qui font les coquets.
    Jadis n'en étoit remembrance,
    Cent ans a qu'il en vint en France...
    On les voyoit comme moineaux
    Ou comme troupe d'étourneaux,
    Ombrager toute la campagne
    Et couvrir toute la Champagne, etc.

  Sarrasin, dans _la Pompe funèbre de Voiture_, s'exprime ainsi:

    Enfin suivoit une volée
    Grande et confusément mêlée
    D'Amours de toutes les façons:
    C'étoit tous ces oiseaux garçons[328a]
    Dont Voiture a donné la liste.
    Après on voyoit sur leur piste
    Les Amours d'obligation,
    Les Amours d'inclination,
    Quantité d'Amours idolâtres,
    Une troupe d'Amours folâtres,
    Force Cupidons insensés,
    Des Cupidons intéressés;
    De petits Amours à fleurettes,
    D'autres petites Amourettes,
    Mêmement de vieilles Amours,
    Qui ne laissent pas d'avoir cours
    En dépit des Amours nouvelles.....

     [328a] _Garçon_ est pris ici en mauvaise part, dans le sens de
     _vaurien_, _débauché_. Ainsi on lit dans le _Lai de l'Ombre_,
     pièce du XIIIe siècle:

    Je ne veuil pas resambler ceus
    Qui sont _garçon_ par tout détruire.
    Et bref tant d'Amours qu'à vrai dire
    On ne pourroit pas les décrire.
    Comme l'on voit les étourneaux
    Tournoyant aux rives des eaux,
    Lorsque la première froidure
    Commence à ternir la verdure;
    Leur nombre qui surprend les yeux
    Noircit l'air et couvre les cieux,
    Tels ou plus épais, ce me semble,
    Se pressant cheminoient ensemble
    Tous les Amours de l'univers.

  [329] Étienne Martin de Pinchesne, contrôleur de la maison du
  Roi, neveu de Voiture, a été l'éditeur de ses _OEuvres_. On a de
  lui deux volumes de poésies qui seroient tout-à-fait oubliées si
  Boileau n'avoit pas mis Pinchesne au rang des poètes ridicules.

  [330] Le travail de Tallemant sur Voiture est malheureusement
  perdu. Il auroit été d'une grande utilité pour connoître une
  foule d'allusions qui n'ont pu être saisies que par ses
  contemporains. M. Durozoir, dans un article sur Voiture, inséré
  dans la _Biographie universelle_, annonce qu'il a retrouvé une
  partie de ces allusions. Il rendroit un véritable service aux
  lettres s'il faisoit connoître ses recherches. Tallemant lui
  fourniroit de curieux documents.

  [331] C'est dans la lettre 138e, pag. 296 de l'édition de Voiture
  déjà citée. Voici le passage dont le sens n'a pu être compris
  jusqu'à présent: «Je consentirois d'entretenir quatre heures tous
  les soirs M***, pour avoir l'honneur de vous voir une demi-heure
  tous les jours.» Il semble que Chrétienne de France, duchesse de
  Savoie, aura eu quelque peine à se reconnoître dans cette lettre.

  [332] En 1649.

  [333] Le coadjuteur étoit de cette promenade, ainsi que le
  maréchal de Turenne. Le cardinal raconte cette bizarre anecdote
  dans ses _Mémoires_ d'une manière plus plaisante que ne l'est le
  récit de Tallemant. (_Mémoires du cardinal de Retz_, tom. 44, p.
  133 de la deuxième série des _Mémoires relatifs à l'histoire de
  France_.)

  [334] _Voyez_ la lettre 78e de Voiture, écrite _à une maîtresse
  inconnue_ (p. 188 de l'édition de 1660). Il s'y peint de la
  manière suivante: «Ma taille est deux ou trois doigts au-dessous
  de la médiocre. J'ai la teste assez belle, avec beaucoup de
  cheveux gris; les yeux doux, mais un peu égarés, et le visage
  assez niais.»

  [335] Bossuet avoit seize ans, lorsqu'en 1643 il improvisa un
  sermon à l'hôtel de Rambouillet. (_Histoire de Bossuet_, par le
  cardinal de Bausset; Versailles, 1814, t. I, p. 22.)



M. ARNAULD[336],

ET TOUTE SA FAMILLE.


La famille des Arnauld est une bonne famille; ils se disoient
gentilshommes, et viennent d'Auvergne[337]. Balzac l'a appelée: _la
famille éloquente_. Nous en parlerons après avoir parlé de M. Arnauld
en particulier. Il étoit fils d'un intendant des finances, mais il
n'en étoit guère plus riche pour cela, car alors les intendants
n'étoient pas si grands voleurs qu'ils l'ont été depuis. Il eut après
la mort de son oncle, qu'on appeloit Arnauld du Port, le régiment des
carabins, que cet oncle avoit levé; il se trouva quasi de toutes les
expéditions qui se sont faites avant la guerre déclarée, et il se vit
par la faveur du Père Joseph, ami de M. de Feuquières, qui avoit
épousé sa soeur, gouverneur de Philipsbourg, en un si jeune âge, qu'il
ne pouvoit manquer de faire une grande fortune, s'il eût su se
conserver dans un si bon poste; mais il se laissa surprendre une nuit.
Le cardinal de Richelieu dit: «Ah! voilà des soldats du Père Joseph.»
Au lieu d'Arnauld Corbeville[338], qu'on l'appeloit, on l'appela
Arnauld Philipsbourg. Cela fit crier si étrangement que quelqu'un a
dit depuis, quand on vit la secte des jansénistes s'établir, que
tandis qu'on parleroit de théologie et de guerre on se souviendroit de
messieurs Arnauld. Cela est rapporté par M. d'Andilly (_Arnauld_) dans
un volume de lettres qu'il a fait imprimer. Voyez la cervelle de
l'homme! en s'en plaignant, il l'a appris à bien des gens qui ne
l'avoient jamais ouï dire[339]. Arnauld, dans ce temps-là, fut mis
dans la Bastille. Sa famille fit imprimer une petite apologie, car à
mal exploiter bien écrire, où ils chargeoient M. de La Force de
n'avoir pas voulu, par envie, envoyer les choses nécessaires dans la
place; mais ils ne persuadèrent personne. On remarqua qu'à la vignette
de cette feuille imprimée, il y avoit des oisons bridés, et on disoit
plaisamment que la Providence avoit permis cela pour avertir le monde
qu'il n'y avoit que des oisons bridés qui pussent croire ce qu'ils
disoient. Il y a eu toujours quelque chose qui s'est opposé à
l'élévation de cette famille, témoin Thionville, où leur ressource, M.
de Feuquières, fut défait. Le cardinal de Richelieu lui avoit donné
une armée à commander pour le faire maréchal de France; on l'avoit cru
capable de tout, car il commandoit fort bien sous un autre.

Pour revenir à Arnauld, ce pouvoit être faute d'expérience; mais je ne
saurois croire que ce fût faute de coeur, car j'ai ouï dire au
cardinal de Retz, alors abbé, lui qui n'aimoit point tout ce qui
pouvoit être ami du Père Joseph, ni de pas un des suppôts du cardinal
de Richelieu, qu'il avoit secouru Arnauld sur le Pont-Neuf, l'ayant
trouvé seul, l'épée à la main, contre six soldats. Il est vrai qu'il
eut le malheur d'être accusé de n'avoir pas bien secouru à Nordlingen,
et d'avoir rapporté qu'on ne pouvoit passer par un marais, et cela fut
cause que l'aile gauche, où étoit le maréchal de Gramont, fut toute
défaite.

A Lérida, il fut blessé à la tête et pris en une sortie, s'étant
résolu de payer de sa personne, et la même campagne, il prit Ager, en
Catalogne. Je ne crois pas pourtant qu'il eût beaucoup de génie pour
la guerre, car, étant dans tous les plaisirs de M. le Prince, il eût
acquis la réputation de Marsin, s'il l'eût méritée. Il a rendu à M. le
Prince un grand service durant sa prison, car ce fut lui qui eut
l'adresse de négocier avec la Palatine[340], et c'est ce qui fut cause
de la délivrance de M. le Prince. Cependant depuis il laissa périr
misérablement Arnauld dans le château de Dijon.

Les lettres de Voiture et ses vers parlent fort souvent d'Arnauld;
c'étoit au moins le Racan de Voiture, en poésie burlesque. Pour de la
prose, il n'y a qu'une pièce de lui qu'on appelle _la Mijorade_. On
n'a rien imprimé de tout cela; je le donnerai quelque jour[341].

A la fin de 1646, il fit une relation, qui est imprimée, de la
campagne de cette année-là: elle est bien écrite. Je n'ai jamais vu
qu'une lettre en prose de lui qu'on imprima dans la première édition
de Voiture, croyant qu'elle fût de sa façon, c'est à madame de
Rambouillet, en lui envoyant _Polexandre_[342]; elle est prise tout de
travers, et n'a que de faux brillants.

Arnauld a eu ses amours aussi bien que Voiture. Après Desbarreaux, ce
fut le galant de Marion de l'Orme. On conte que, comme il étoit
rêveur, et qu'il lui arrivoit souvent de dire les choses sans savoir
pourquoi, et même sans les vouloir dire, un jour, quoiqu'il n'eût
aucun soupçon d'elle, il lui dit: «Qui est-ce qui est sorti de céans à
deux heures après minuit?» Il ne savoit pourquoi il disoit cela.
Marion se troubla à cette question: elle crut avoir été trahie, et il
se trouva que Cinq-Mars, depuis M. le Grand, qui commençoit alors à
faire galanterie avec elle, en étoit sorti effectivement à
deux-heures. On a fait des chansons de lui et de madame de Grimaut,
avant cela.

Sa dernière galanterie fut la présidente de La Barre, mais il n'en
avoit pas eu les gants. Elle avoit été entretenue par Gallard, frère
de madame de Novion: Novion aussi en tâta. Un jour elle entra avec lui
chez Perrot de La Malemaison, conseiller au parlement, mais veuf, et
en faisant semblant de l'attendre, ils se firent allumer du feu dans
une chambre, où ils firent leur petite affaire. Les valets s'en
aperçurent, et la première fois que La Malemaison les rencontra. «Hé!
leur dit-il, si vous m'eussiez averti, je vous eusse fait mettre des
draps blancs.» On dit que Gallard lui donnoit quatre mille écus. On
n'avoit que faire de crier au voleur, car, ma foi, c'étoit bien payé.
Elle avoit plutôt l'air d'une grosse servante de cuisine que d'une
femme de condition. Son mari, qui étoit amoureux de la présidente
Perrot, et qui avoit l'honneur de n'être pas le plus sage homme du
royaume, mais qui avoit de l'esprit, lui disoit: «Si on vous fait
l'amour, c'est pour me faire enrager, car il n'y a grain de beauté en
vous.» En ce temps-là elle fit une grande sottise. Elle est un peu
parente de madame d'Aiguillon, du côté de son père, M. de La
Galissonnière. Au Cours, elle affecta par deux fois de se jeter
tout-à-fait hors du carrosse comme madame d'Aiguillon passoit, et de
crier: «Madame, votre très-humble servante.» La fière duchesse, qui
faisoit la reine Gillette[343], ne fit pas semblant, ni à la première
ni à la deuxième fois, de s'en apercevoir. La Barre vit cela, et il
juroit comme un enragé. Enfin, son mari la chassa; elle se vantoit
d'avoir été battue maintes fois. Elle demeuroit chez son père. Le mari
mourut cinq ou six ans après, et, par son testament, il la fit tutrice
par honneur, et en cela il fit sagement; mais il lui donna un conseil
nécessaire, le président Perrot et Bataille, avocat, sans lesquels
elle ne pouvoit disposer de rien. Cela a été confirmé par arrêt.

Arnauld, qui ne savoit plus de quel bois faire flèches, et dont M. le
Prince n'avoit pas eu grand soin, l'épousa la nuit même du jour que M.
le Prince avoit été arrêté. Il ne le sut qu'après avoir été épousé. La
voilà, nonobstant la prison de M. le Prince, qui se fait appeler
madame d'Arnauld, et qui prend des pages. Elle étoit à Paris quand son
mari mourut; elle dit cent sottises; entre autres, comme on disoit:
«Il n'a jamais eu le teint bon.--Hélas! dit-elle, il a vécu jaune, et
il est mort jaune.» Elle se consola bientôt. Au bout de trois mois,
non contente de traiter souvent madame de Châtillon et autres, elle
alloit en des maisons où il y avoit des violons et la comédie; avec
son bandeau de veuve, elle avoit des gants garnis de rubans de couleur
et des bracelets de même. Elle jouoit des chandeliers rouges garnis
d'argent, et disoit: «C'est pour ma toilette.» Quelle toilette de
veuve à bandeau! Elle étoit ravie de faire la _camarade_ avec les
grandes dames; on se moquoit d'elle. Elle prit bientôt un galant: ce
fut un des Puygarrault de Poitou, nommé Clairambault, dont nous
parlerons assez dans les _Mémoires de la Régence_. Il l'a ruinée. Pour
une fois elle lui donna quatre mille louis d'or. Il avoue qu'il en a
tiré quarante mille écus.

Reprenons à cette heure toute la famille en général; Antoine Arnauld,
Isaac Arnauld, intendant des finances, Arnauld du Fort, et Arnauld le
Péteux, étoient frères; ils avoient trois ou quatre soeurs. Nous
parlerons de tous l'un après l'autre.

  [336] Tallemant a partout écrit _Arnaut_, mais tous les membres
  de cette famille signoient _Arnauld_; nous suivrons cette
  orthographe.

  [337] D'autres disent qu'elle vient de Provence.

  [338] _Corbeville_ étoit le surnom du père de l'intendant.
  Arnauld d'Andilly donne sur le père quelques détails dans ses
  _Mémoires_; mais il passe le fils entièrement sous silence, et on
  verra par ce qui suit qu'il n'auroit pas parlé de son cousin de
  Corbeville, sans entrer dans une continuelle apologie sur
  plusieurs faits graves. (Voyez _les Mémoires d'Arnauld
  d'Andilly_, t. 33, p. 320 de la deuxième série des _Mémoires
  relatifs à l'histoire de France_.)

  [339] _Voyez_ la lettre d'Arnauld d'Andilly à M. de Montrave,
  premier président du Parlement de Toulouse, dans le Recueil de
  ses _Lettres_; Paris, Étienne-Loyson, 1676, in-12, pag. 407. Il y
  prend la défense de plusieurs membres de sa famille attaqués par
  le président Gramont, dans une Histoire de France qu'il a écrite
  en latin.

  [340] Anne Gonzague, princesse palatine.

  [341] Arnauld de Corbeville est l'auteur du madrigal de la
  Tulipe, dans la _Guirlande de Julie_.

  [342] Roman de La Calprenède.

  [343] Expression proverbiale qui se dit d'une femme hautaine, qui
  ne daigne point parler à ceux qu'elle regarde comme étant
  au-dessous d'elle. (Voyez _le Dictionnaire de Trévoux_.)



ARNAULD (ANTOINE)[344].


Antoine Arnauld, avocat, étoit un homme qui passa pour éloquent en un
temps que l'on ne se connoissoit guère en éloquence. Ce fut lui qui
plaida contre les Jésuites, qui n'en aiment pas mieux ces messieurs de
Port-Royal. Or, une fois, du temps que le parlement étoit à Tours, un
courtisan le fit de moitié de la confiscation d'un Génois huguenot,
nommé Madelaine, père du conseiller au parlement. Il fallut plaider
pour cela. Arnauld fit un dénombrement de tous les mauvais offices que
les Génois avoient rendus à la France, et s'étendit fort sur André
Doria. Madelaine, qui étoit homme de bon sens, voyant cela, se lève en
pieds, et se met à dire à la cour en son baragouin: «_Messiours, c'ha
da far la repoublique de Gênes et André Doria avec mon argent?_ Et
avec cette belle éloquence, il rendit muet cet éloquentissime Antoine
Arnauld. C'étoit un homme à lieux communs; il avoit je ne sais combien
de volumes de papier blanc, où il faisoit coller par son libraire les
passages des auteurs tout imprimés qu'il coupoit lui-même et les
réduisoit sous certains titres. A cela il ne faut que deux exemplaires
de chaque auteur, ou, pour mieux dire, trois, si on veut avoir
l'auteur tout entier à part; mais aussi on n'a que faire d'écrire et
de copier.

Il y eut un jeune avocat huguenot, nommé de Pleix, qui ne manquoit pas
d'esprit, mais pour du jugement, il n'en avoit pas plus qu'il lui en
falloit. Ce jeune homme eut à plaider contre Antoine Arnauld, qui
étoit pour MM. de Montmorency. Arnauld étala toutes les batailles que
ceux de Montmorency avoient données, et dit que le connétable Anne
s'étoit trouvé en je ne sais combien de batailles rangées. De Pleix
fit un factum, où il se moquoit de l'autre, et dit qu'il prouvoit une
péremption d'instance par une bataille rangée. La république de Gênes
y entroit peut-être aussi. Cela fit assez rire le monde, car il y
avoit bien de la médisance. Arnauld s'en plaignit, et il fut ordonné
que l'autre viendroit lui en faire satisfaction à huis-clos. De Pleix,
quand ils furent là, dit: «Messieurs, j'ai fait une sottise, il faut
que je la boive; faites ouvrir, cela sera plus exemplaire pour la
jeunesse, à huis-ouverts qu'à huis-clos»; et, en pleine audience, il
pria Arnauld de lui pardonner. Mais il fit ensuite un méchant tour à
la famille, car il se mit à rechercher dans les registres de la
chambre des comptes, et fit voir qu'on avoit enregistré des brevets de
pension pour services rendus par des enfans de la famille qui étoient
à la bavette, et fut cause qu'on leur raya pour plus de douze ou
quinze mille livres de pension. Cela s'étoit fait par la faute de M.
de Sully.

  [344] Sa femme étoit fille de M. Marion, avocat-général au
  Parlement de Paris. (T.)



ARNAULD (ISAAC).


Par la faveur de M. de Sully, d'avocat il devint intendant des
finances. Il étoit huguenot et père d'Arnauld, maréchal de camp, et de
madame de Feuquières. Il a passé à Charenton[345] pour un fort homme
de bien et fort craignant Dieu, et qui entendoit admirablement bien
les finances.

  [345] C'est-à-dire parmi les réformés.



ARNAULD DU FORT.


On appelle cet Arnauld, Arnauld du Fort, parce que ce fut lui qui
s'avisa, après avoir changé de religion, de proposer de faire le fort
Louis, pour incommoder ceux de La Rochelle, et il en fut capitaine. Il
avoit voulu persuader à ses frères de le pousser dans la guerre, afin
qu'il pût devenir maréchal de France, et, pour les y obliger, il leur
disoit qu'en Italie, pour faire un cardinal, on en usoit ainsi dans
les familles. Au mariage du Roi, il s'avisa de se mettre du
carrousel[346]; on s'en moquoit un peu; il faisoit le beau, et on
disoit que dans une chambre pleine de miroirs il étudioit la bonne
grâce. Une fois qu'un moine, faisant la prière, disoit à ses soldats
qu'il ne leur servoit de rien d'être vaillant, que Dieu seul donnoit
les victoires, il le renvoya bien vite, en lui disant: «Vous gâtez mes
gens, il leur faut dire que Dieu est toujours du côté de ceux qui
frappent le plus fort.» Le marquis de La Force répliqua aussi à un
moine qui disoit: «Recommandez-vous bien à Notre-Dame,» qu'il falloit
dire: à Notre-Dame _de frappe fort_.

Ce M. le maréchal de France _en herbe_ ne fut jamais, comme j'ai dit,
que mestre de camp des Carabins. Il fit faire, car il avoit de la
vanité en toute chose, à son beau-frère L'Hoste, la plus ridicule
dépense du monde à Montfermeil, auprès de Paris; car, sur le penchant
d'une montagne, il lui conseilla de faire un canal, sans considérer
qu'il y avoit assez d'eau dans cette maison, et que le terrain ne le
permettoit pas: il a coûté vingt-cinq mille écus, et n'a jamais tenu
l'eau. Il se piquoit aussi d'écrire, et d'écrire bien sur-le-champ. Il
en voulut faire une épreuve en écrivant une lettre en une compagnie où
étoit Gombauld; mais Gombauld, qui avoit le nez bon, connut aisément
qu'il n'y avoit rien là qui n'eût été apporté du logis.

  [346] Au carrousel de la Place-Royale, qui eut lieu en 1612, à
  l'occasion du mariage de Louis XIII et d'Anne d'Autriche.



ARNAULD LE PÉTEUX[347].


Arnauld le péteux étoit demeuré garçon et étoit huguenot; il avoit été
contrôleur des restes[348] par la faveur de M. de Sully; mais c'étoit
un pauvre garçon qui fit bien mal ses affaires. Il ne ressembloit à
ses frères ni en esprit ni en vanité. On le surnomma _le péteux_, à
cause que de jeunesse, il s'étoit accoutumé à péter partout. Madame
Des Loges lui dit une fois: «Vois-tu, mon pauvre garçon, tous les
Arnauld ont du vent; la différence qu'il y a, c'est que les autres
l'ont à la tête, et toi tu l'as au cul.» Il logeoit avec sa soeur
L'Hoste et son neveu de Montfermeil, un grand mélancolique qui n'est
pas plus sage qu'un autre. Il falloit que ce pauvre bon homme attendît
que ce neveu se réveillât lui-même pour se lever les dimanches, car
Montfermeil est aussi huguenot, et quelquefois ils arrivoient à
mi-presche: ce fou ne veut pas qu'on l'éveille. Il vivoit avec tant de
cérémonie avec cet oncle qui étoit un _boute-tout-cuire_[349], que
cet homme n'osoit manger une langue de carpe, sans la lui présenter.
Un jour ils furent si long-temps à faire des compliments sur cela,
qu'un valet la prit, et dit que c'étoit de peur qu'ils ne se
battissent. Montfermeil maria sa seconde soeur avec un gentilhomme
normand, mal en ses affaires, nommé Hequetot, qui devroit plutôt être
picard, car il épousa une laide et vieille fille sans toucher le
mariage. Ne pouvant en rien tirer, il alla durant les troubles (1649)
se mettre dans Montfermeil, vendit ce qu'il put, et n'en sortit point
qu'on ne l'eût satisfait en quelque sorte. Le premier gendre est bien
meilleur homme, car, quoiqu'il n'ait touché guère davantage, il ne
demande rien. Il est fort riche, mais un peu fou, et quelquefois
jusques à être lié. Il dit d'une maison qu'il a sur un coteau, au bord
de la Seine[350]: «Chose étrange! plus on monte à ma maison, plus on a
belle vue!»

Cette mademoiselle L'Hoste, la mère, se mit une chose dans la tête qui
fait bien voir la vanité de la famille. Un peu après le malheur de
Philipsbourg, un de nos ministres, nommé Daillé, dit, à propos de son
texte, que quand les hommes abandonnoient la cause de Dieu, il
permettoit qu'ils tombassent dans l'ignominie. Elle s'en plaignit, et
dit qu'on avoit parlé contre M. Arnauld de Corbeville qui avoit changé
de religion.

Une Arnauld, mariée à un gentilhomme nommé M. de Canzillon, disoit
qu'il n'y avoit de feu bien sain que celui de cotrets; ils firent, son
mari et elle, si beau feu qu'ils n'avoient pour subsister que ce que
leurs parents leur donnoient.

  [347] Louis Arnauld, secrétaire du Roi, contrôleur-général des
  restes, _étoit_, dit Arnauld d'Andilly, le seul de tant de frères
  _qui n'avoit pas l'esprit fort élevé_. (_Mémoires d'Arnauld
  d'Andilly_, dans la _Collection des Mémoires relatifs à
  l'histoire de France_, deuxième série, tome 33, pag. 324.) Le
  neveu se donne bien de garde de donner à son oncle le beau surnom
  qui distinguoit ce dernier des autres Arnauld.

  [348] _Restes_, _reliqua rationum_, débits des comptables.
  (_Dictionnaire de Trévoux._)

  [349] Terme populaire qui se dit d'un dissipateur qui mange tout.
  (_Dict. de Trévoux._)

  [350] Meudon, vers Saint-Germain. (T.)



ARNAULD (JEANNE).


Il y eut une Arnauld qui demeura fille; on l'appeloit mademoiselle
Jeanne Arnauld. Elle étoit huguenote. C'étoit un original; elle avoit
fait un lit de réseau, qui lui sembloit admirable. Elle pria une
personne qui avoit habitude chez le cardinal de Richelieu de faire
qu'on parlât de ce lit à Son Eminence, et que, pour cela, elle se
contenteroit d'une maison pour se loger; puis, quelque temps après,
elle la pria de n'en point parler, «parce que, disoit-elle, quand je
songe qu'un prêtre coucheroit dans un lit qu'une pucelle huguenote a
fait de ses propres doigts, j'en ai horreur, et ne saurois m'y
résoudre.»

Au commencement de la régence, quand on eut une terreur panique à
Charenton, elle disoit qu'elle avoit «tiré son petit couteau pour
mourir avec sa fleur virginale.» Il n'y eût pas eu, je pense, grande
presse à la lui ôter; elle n'avoit que soixante ans, mais en revanche
elle étoit toujours habillée comme en sa jeunesse; toujours de la
dentelle du temps de Henri IV. Elle avoit de la raison en une chose,
c'est qu'elle conseilloit aux filles de se marier, et qu'il n'y avoit
rien de si ridicule qu'une vieille fille.

Il lui prit une vision de se faire faire un tombeau à Charenton[351];
mais elle avoit honte d'en avoir et que mademoiselle Anne de Rohan
n'en eût pas. Elle alla donc parler à madame de Rohan la jeune dans sa
place à Charenton, et lui dit: «Madame, il y a long-temps que j'ai
quelque chose à vous dire. Cela est honteux que M. le maréchal de
Gassion ait un tombeau, et que mademoiselle votre tante n'en ait
point, elle qui étoit, sans comparaison, de meilleure maison que lui:
faites-lui en faire un.» Madame de Rohan, au lieu de rire de cela,
comme eût fait sa mère, lui répondit d'un ton aigre: «Mademoiselle, de
quoi vous mêlez-vous? Ma tante a voulu être enterrée dans le
cimetière, et, s'il falloit que je fisse faire des tombeaux à tous mes
parents, vraiment je n'aurois pas besogne faite.» La pucelle s'en
plaignit à tout le monde: «Voyez, quelle fierté! disoit-elle; je veux
bien qu'elle sache que je suis aussi bien demoiselle qu'elle est
dame!»

A propos de tombeau, elle avoit fait faire une bière de menuiserie la
mieux jointe qu'il y eût au monde, car, disoit-elle sérieusement, je
ne veux point sentir le vent coulis. Elle fait elle-même un drap
mortuaire de satin blanc brodé pour ses funérailles, en intention de
le donner à l'église pour servir à toutes les filles, et elle gardoit,
depuis je ne sais combien de temps, trois douzaines de petits cierges
ou chandelles dorées pour ses funérailles. Regardez quelle vision pour
une huguenote. Il lui fallut promettre qu'on les porteroit à son
enterrement; mais ce fut dans un carrosse, et on ne les en tira pas,
comme vous pouvez penser.

  [351] En 1649. (T.)



ARNAULD D'ANDILLY.


M. d'Andilly[352], fils d'Antoine Arnauld, s'étant rendu habile dans
les finances, fut premier commis de M. de Schomberg; mais, comme il a
de la vanité à revendre, il affectoit devant le monde de faire
paroître qu'il avoit tout le pouvoir imaginable sur l'esprit du
surintendant. M. de Schomberg n'y prenoit pas plaisir, et dit: «Mon
Dieu! cet homme parle beaucoup!»

Au retour du voyage de Lyon, il revint avec un nommé Barat, qui étoit
à M. de Pisieux; cet homme, plus fin que lui, lui tira les vers du
nez; l'autre, grand parleur comme il étoit, dit plus de choses qu'il
n'en devoit dire. Barat en tira avantage; et M. de Schomberg ayant été
disgracié quelque temps après, on dit que d'Andilly en étoit cause;
mais M. de Schomberg ne l'a jamais cru, car il le tint au nombre de
ses meilleurs amis, et M. et madame de Liancourt prirent conseil de
lui en leurs affaires.

Ce M. de Schomberg avoit les mains nettes, et d'Andilly aussi.
Quoiqu'on lui dit que s'il vouloit prendre le soin de parler au roi,
il dissiperoit toutes les cabales qu'on faisoit contre lui, il ne s'en
soucia point, et dit: «Je ferai mon devoir, et il en arrivera ce qu'il
pourra.» Il avoit succédé au président Jeannin, qui dit, quand on le
fit surintendant: «De quoi se sont-ils avisés de m'aller charger de
leurs finances? le moindre marchand fera cela.» C'étoit encore un
homme de bien quand il vit à Tours que la partie étoit faite pour
mettre M. de Schomberg en sa place, il dit au roi: «Sire, je suis
vieux, je vous prie de me donner M. de Schomberg pour successeur.»

Ce M. d'Andilly s'est mêlé de vers et de prose, mais il n'a guère de
génie; il sait et il a de l'esprit. Il a été dévot toute sa vie. Il
épousa une grande femme brune qui n'étoit pas mal faite; on vouloit
faire passer madame Arnauld d'Andilly pour une sainte. Elle étoit
fille d'un fort honnête homme d'auprès de Caen, nommé M. de La
Boderie[353]. Il fut secrétaire de M. de Pisani en une ambassade de
Rome, puis résident je ne sais où, et enfin ambassadeur en Angleterre.
C'est ce qui fit la connaissance de M. d'Andilly et de M. et de madame
de Rambouillet.

M. d'Andilly perdit sa femme qu'il étoit encore vigoureux; d'ailleurs
c'est le plus ardent et le plus brusque des humains: je vous laisse à
penser s'il n'étoit pas incommodé n'ayant plus de femme à éveiller.

Il lui arriva en ce temps-là une assez plaisante chose. La nuit, il
entend souffler; il se réveille, et met la main sur des cheveux; le
voilà qui croit aussitôt que le diable le vient tenter, comme si le
diable n'avoit que cela à faire. Il dit: «Si tu es de Dieu, parle; si
tu es du diable, va-t-en.» Or, ce diable étoit un laquais qui,
s'étant endormi le soir, s'étoit couché au pied du lit de son maître,
et, ayant senti du froid, s'étoit venu mettre sous la couverture.

Je ne sais si c'est pour se consoler de son veuvage, mais il alloit
voir des femmes et les baisoit et embrassoit charitablement un gros
quart-d'heure. Je ne saurois comment appeler cela; mais, si c'est
_dévotion_, c'est une dévotion qui aime fort les belles personnes, car
je n'ai point ouï dire qu'il baisât comme cela que celles qui sont
jolies. Il querella une fois la présidente Perrot de ce qu'elle
s'étoit retirée après quelques baisers, et jura qu'il ne la traiteroit
plus ainsi si elle ne prenoit cela comme elle devoit.

Il est si brusque, comme j'ai dit, qu'en parlant à un parloir de
carmélites, il se fourra un _fichon_ de la grille dans le front. En
parlant, il donne des coups de poing aux gens. Madame de Rambouillet,
qui savoit que M. de Grasse devoit dîner avec lui, écrivit en riant à
ce petit prélat, «qu'il se gardât bien de se mettre à côté de M.
d'Andilly s'il ne vouloit être écrasé.»

  [352] Robert Arnauld d'Andilly, né à Paris en 1589, mort à
  Port-Royal-des-Champs, le 27 septembre 1674.

  [353] Antoine Lefèvre de La Boderie, habile négociateur, mourut
  en 1615. Ses _Ambassades en Angleterre_ ont été publiées en 1750,
  en 5 volumes in-12, par les soins de l'abbé de Pomponne, son
  petit-fils.



ARNAULD (HENRI),

ÉVÊQUE D'ANGERS.


M. d'Angers[354], son frère, autrefois M. l'abbé de Saint-Nicolas, est
un homme aussi froid que M. d'Andilly est bouillant. Il n'y a rien de
plus composé: il a de l'esprit et du sens, et est fort propre aux
négociations[355]. Dans un procès qu'il eut contre son chapitre pour
obliger quelques-uns des chanoines à quitter les cures qu'ils
tenoient, parce qu'ils ne pouvoient résider, il ne voulut pas venir à
Paris pour solliciter, afin de faire voir à ses parties que rien ne
dispensoit de la résidence. Je ne trouve pas trop bien pourtant qu'il
tienne table à Angers, et je me trompe, ou cet homme a plus d'ambition
que toute la maison d'Autriche ensemble. Son nom l'oblige à aller
bride en main, et ne se point faire soupçonner de jansénisme. Il ne
s'y conduit pas mal, et n'a point donné prise sur lui. On n'en parle
ni en bien ni en mal.

  [354] Né à Paris le 30 octobre 1597, mort à Angers le 8 juin
  1692.

  [355] Ses négociations ont été publiées en 1748, en 5 volumes
  in-12, par les soins de l'abbé de Pomponne, son petit-neveu.



ARNAULD (ANTOINE),

LE DOCTEUR[356].


On l'appeloit _le petit oncle_, parce qu'il étoit plus jeune que son
neveu Le Maistre, l'avocat. Celui-ci, sans doute, est le plus habile
de ses frères, au moins en fait de littérature.

Voici l'origine de cette secte, qu'on appelle les Jansénistes, et qui
fait aujourd'hui tant de bruit. La marquise de Sablé dit un jour à la
princesse de Guémené: «Qu'aller au bal, avoir la gorge découverte, et
communier souvent, ne s'accordoient guère bien ensemble;» et la
princesse lui ayant répondu que son directeur, le père Nouet[357],
Jésuite, le trouvoit bon, la marquise le pria de lui faire mettre cela
par écrit, après lui avoir promis de ne le montrer à personne. L'autre
lui apporta cet écrit; mais la marquise le montra à Arnauld, qui fit
sur cela le livre de _la fréquente Communion_. On accuse messieurs
Arnauld de n'avoir pas été fâchés d'avoir une occasion de faire parler
d'eux. Les Jésuites les haïssoient déjà à cause du plaidoyer d'Antoine
Arnauld, et, sur la matière de la grâce, ils les accusèrent d'être
huguenots, et disoient: «_Paulus genuit Augustinum, Augustinus
Calvinum, Calvinus Jansenium, Jansenius Sancyranum[358], Sancyranus
Arnaldum et fratres ejus._» D'ailleurs, les Jésuites, à qui il importe
de faire un parti, ont poussé à la roue tant qu'ils ont pu, et se sont
prévalus de tout ce qui est arrivé, comme de faire croire à la reine
que la Fronde étoit venue du jansénisme[359].

  [356] Né à Paris le 9 février 1612, mort à Bruxelles le 8 août
  1694.

  [357] Jacques Nouet, Jésuite, mort vers 1680, a composé un grand
  nombre d'ouvrages ascétiques qui sont encore estimés.

  [358] L'abbé de Saint-Cyran, qui a véritablement importé le
  jansénisme en France.

  [359] Ce mot de Tallemant est le plus vrai qu'on paisse dire sur
  ce sujet. Les questions de jansénisme n'ont eu d'importance que
  celle qui leur a été donnée par les Jésuites. C'est surtout par
  ce moyen qu'ils acquirent une si grande autorité à la cour de
  Louis XIV. Sans eux ces disputes seroient restées dans les
  écoles, d'où elles n'auroient jamais dû sortir.



LE MAISTRE (ANTOINE).


Un maître des comptes, nommé Le Maistre (Isaac), qui étoit originaire
des Pays-Bas et fils d'un marchand linger de la rue Aubry-Boucher,
épousa une soeur de M. d'Andilly. Ce bonhomme, sur la fin de ses
jours, se fit de la religion. Toute la famille des Arnauld,
catholique, se mit à le persécuter à tel point qu'ils lui imposèrent
assez de choses pour le faire mettre à la Bastille. On a dit que
c'étoit un extravagant et qui maltraitoit sa femme. Son fils même ne
l'épargna pas, et ce pauvre homme mourut dans la persécution. Sa
veuve fut gouvernante de mademoiselle de Longueville. Au sortir de là,
elle se retira à Port-Royal, abbaye auprès de Chevreuse, dont une de
ses soeurs étoit et est encore abbesse. Le Maistre, l'avocat, son
fils, s'y retira après, et eut au commencement permission d'y faire
accommoder une chambre dans la basse-cour. Il travailloit de ses
mains, béchoit la terre, portoit la hotte en habit de bure, gros
chapeau et gros souliers, et faisoit aussi les affaires de la maison.
Après, les religieuses, à cause du lieu malsain, ayant été transférées
en partie au faubourg Saint-Michel, M. d'Andilly s'y retira, mais avec
son équipage ordinaire, et il y fit un fruitier et quelque petit
logement séparé des religieuses. Il a toujours été jardinier, et, par
une curiosité ridicule, il avoit à Andilly jusqu'à trois cents sortes
de poires dont on ne mangeoit point[360]. D'autres se joignirent à
eux, M. Arnauld, M. de Singlin, M. Rebours et autres; ils firent faire
aussi dans Port-Royal du faubourg un logement pour eux dans la
basse-cour. Ils ne donnent rien à l'extérieur. Leur autel est fort
simple, et on dit que c'est un autel fort dévot. De grands seigneurs
se sont depuis faits des leurs, et ce sera bientôt un grand parti.

Pour revenir à M. Le Maistre, il auroit eu la réputation d'Hortensius
s'il n'eût point fait imprimer.

Le chancelier voulut que ses trois présentations fussent données au
public. Dans le monde, c'étoit un monsieur d'une morale assez
gaillarde; on croit que quand il a fait retraite, ç'a été de dépit de
ne pouvoir être avocat-général: il espéroit cela de M. le chancelier.
D'autres ont pensé qu'il avoit dessein de se mettre à prêcher, mais
que la dévotion l'a attrapé en chemin; il avoit formé son éloquence
dans les Pères. Il retira tous ses plaidoyers des mains de M. le
chancelier. Comme il eut porté des oeufs au marché à Linas, il alla
avec le meneur aux plaids, et, voyant que cet homme ne disoit pas bien
le fait, il se mit à parler. Tout le monde fut surpris de voir cela;
mais après on sut qui c'étoit.

Durant la Fronde, qu'on imprimoit tout, ses plaidoyers furent
imprimés. Depuis, à l'âge de cinquante ans, il les revit, et les donna
au public plus corrects[361].

  [360] On ne sait comment Tallemant a pu trouver ridicule
  qu'Arnauld d'Andilly, retiré à Port-Royal-des-Champs, ait fait de
  la culture des arbres fruitiers l'objet d'une innocente
  distraction. La postérité, plus juste que les contemporains
  envers cet honnête homme, n'oubliera pas qu'on lui doit les
  notions les plus utiles sur la culture des arbres fruitiers.
  Modeste par système, il a donné, en 1652, sous le nom de Le
  Gendre, curé d'Hénonville, un livre intitulé: _La Manière de bien
  cultiver les arbres fruitiers_. Il a perfectionné les espaliers;
  il a inventé les contre-espaliers, et sa plus douce récompense a
  été l'honneur qu'Anne d'Autriche lui faisoit d'accepter, chaque
  année, quelques-uns de ses plus beaux fruits. (Voyez _l'Histoire
  de la vie privée des François_, par Le Grand d'Aussy, Paris,
  1782, t. I, p. 169 et suiv.)

  [361] C'est l'édition de 1654, in-4º.



LA MARQUISE DE SABLÉ[362].


La marquise de Sablé est fille du maréchal de Souvré[363], gouverneur
du feu Roi; mais elle ne lui ressemble pas, car elle a bien de
l'esprit. J'ai déjà dit qu'elle avoit été fort galante. M. de
Montmorency, dont par vanité elle vouloit être servie, la méprisoit et
la faisoit enrager; elle dissimuloit tout cela par ambition. Voici ce
que j'en ai appris après coup: elle étoit fort jeune quand il la vint
voir la première fois; c'étoit dans une salle basse, dont une des
fenêtres étoit ouverte. Au lieu d'entrer par la porte, il entra en
voltigeant par la fenêtre; cette disposition[364] et un certain air
agréable qu'il avoit la charmèrent d'abord, et elle se sentit prise.
Il y eut plusieurs absences durant le cours de cette galanterie. Une
fois qu'il revenoit du Languedoc, elle étoit à Sablé, et elle envoya
un gentilhomme au-devant de lui à une demi-journée pour lui témoigner
l'impatience qu'elle avoit de le revoir: il lui avoit promis de
passer chez elle, quoique ce fût un grand détour. Ce gentilhomme le
trouva, et vint rapporter à la marquise qu'il brûloit de la revoir.
«Mais encore, lui dit-elle, que faisoit-il?--Madame, le lieu où il a
dîné n'a pas de trop bons cabarets; il a été contraint d'envoyer à des
chasseurs du voisinage chercher deux perdrix; il les a fait accommoder
en sa présence, les a vu rôtir, et les a mangées de grand appétit.»
Cela ne parut pas à la marquise une grande marque d'impatience; elle
en fut piquée; et, quand il arriva, elle ne le voulut pas voir. Or,
elle fit une fois ce conte-là à madame de Saint-Loup, dans le temps
que M. de Candale commençoit à s'éprendre de madame d'Olonne: il
alloit souper chez elle assez souvent tête à tête. Le premier soir
qu'il y fut ensuite, par hasard il avoit faim, il mangea beaucoup; il
voulut après payer son écot; elle bouda et lui conta l'histoire de la
marquise. Il ne se tourmenta point trop de l'apaiser, et la laissa là.

Elle devint fort jalouse de M. de Montmorency, et elle lui reprocha
fort d'avoir dansé à un bal, au Louvre, plusieurs fois avec les plus
belles de la cour. «Hé! que vouliez-vous que je fisse?--Que vous ne
dansassiez qu'avec les laides, monsieur,» lui dit-elle, aveuglée de sa
colère. Mais ce fut bien pis, lorsqu'il se mit à faire le galant de la
Reine. Elle ne le lui put pardonner, et elle a avoué qu'elle n'avoit
point été fâchée de sa mort. Sa dernière galanterie fut avec
Armentières, petit-fils de la vicomtesse d'Auchy, garçon qui avoit
l'esprit vif, et qui disoit plaisamment les choses. (Il alloit presque
tous les soirs déguisé en femme chez elle.) Elle en eut une fille qui
est à Port-Royal; mais cette fille vint durant la vie du mari, après
la mort duquel elle la montra, sans en avoir rien dit auparavant.
Voici la raison qu'elle en rendoit: «Je ne voulois pas, disoit-elle,
après le grand mépris que je témoignois avoir pour mon mari, qu'on me
pût dire que je couchois encore avec lui.» Ce mari étoit un fort
pauvre homme. Cette pauvre enfant, lasse d'être dans un grenier, s'est
mise en religion. Armentières fut tué en duel par Lavardin, mais on
disoit qu'il l'avoit tué à terre. C'est qu'il avoit tenu mademoiselle
de Lavardin quatre ans le bec en l'eau, disant qu'il l'épouseroit, et
n'avoit pas été fâché qu'on crût qu'il étoit bien avec elle. C'étoit
une belle personne: elle épousa depuis M. de Tessé. Lavardin, son
frère, avoit résolu de tuer Armentières.

Depuis cette perte, la marquise ne fit plus l'amour; elle trouva qu'il
étoit temps de faire la dévote; mais quelle dévote, bon Dieu! Il n'y a
point eu d'intrigue à la cour dont elle ne se soit mêlée, et elle
n'avoit garde de manquer à être janséniste, quand ce ne seroit que
cette secte a grand besoin de cabale pour se maintenir, et c'est à
quoi la marquise se délecte sur toutes choses depuis qu'elle est au
monde. Cela se voit par le Journal du cardinal de Richelieu; elle a
toujours été de quelque affaire, et l'amour ne l'occupoit point
tellement, que les négociations ne consumassent une partie de son
temps. Ajoutez que depuis qu'elle est dévote, c'est la plus grande
friande qui soit au monde; elle prétend qu'il n'y a personne qui ait
le goût si fin qu'elle, et ne fait nul cas des gens qui ne goûtent
point les bonnes choses. Elle invente toujours quelque nouvelle
friandise. On l'a vue pester contre le livre intitulé _le Cuisinier
français_, qu'a fait le cuisinier[365] de M. d'Uxelles. «Il ne fait
rien qui vaille, disoit-elle; il le faudroit punir d'abuser ainsi le
monde.»

Je vous laisse à penser si une personne comme je vous la viens de
représenter peut avoir bien gouverné sa maison. Tout est tombé en une
telle décadence, que ses enfans n'ont rien eu; il n'y a que l'abbé qui
soit à son aise, parce qu'on a trouvé moyen de lui faire avoir le
doyenné de Tours et l'évêché de Léon. Nous parlerons ailleurs du
chevalier, depuis M. de Laval[366].

Elle a l'honneur d'être une des plus grandes visionnaires du monde.
Sur le chapitre de la mort, quand quelqu'un dit qu'il ne craint point
de mourir: «Eh! bien! s'écrie-t-elle, quel mal vous peut-on donc
souhaiter, si vous n'appréhendez pas le plus grand de tous les maux?
Je crains la mort plus que les autres, parce que personne n'a jamais
si bien conçu ce que c'est que le néant.» Cependant elle est dévote,
comme j'ai déjà remarqué, et fort persuadée, à ce qu'elle dit, de
l'autre vie. Dans cette appréhension, elle soutient que tous les maux
sont contagieux, et dit que le rhume se gagne. Souvent j'ai vu
mademoiselle de Chalais[367] reléguée dans sa chambre parce qu'elle
_nazilloit_, disoit la marquise, et qu'elle seroit bientôt enrhumée.
Plusieurs personnes l'ont pensé faire mourir de frayeur, en disant,
sans y songer, que leur soeur, leur frère, leur tante, avoient quelque
rougeole ou quelque fièvre continue. Comme Mademoiselle (_de
Montpensier_) avoit la petite-vérole, feu M. de Nemours, qui fut tué
par M. de Beaufort en 1649, alla voir la marquise. Dès qu'elle le vit,
elle lui demanda s'il n'avoit pas été assez imprudent pour passer chez
Mademoiselle. «Oui, dit-il.--Je m'en vais gager, ajouta-t-elle, que
vous avez monté en haut.--Je voulois parler à quelqu'un, répondit-il,
mais une de ses femmes est venue au-devant de moi.» Il disoit tout
cela par malice. Voilà la marquise qui fait un grand cri et le chasse.
Madame de Longueville vint un peu après qui trouva la chambre toute
pleine de fumée, car on y avoit brûlé de tout ce qui peut chasser le
mauvais air. Après lui en avoir fait des excuses, elle disoit à tout
bout de champ: «Pour cela, madame, ce M. de Nemours est le plus
étrange homme du monde; mais qui a jamais vu rien de pareil?»

Quand il la faut saigner, elle fait d'abord conduire le chirurgien
dans le lieu de la maison le plus éloigné de celui où elle couche. Là,
on lui donne un bonnet et une robe-de-chambre, et s'il a un garçon, on
fait quitter à ce garçon son pourpoint, et tout cela, de peur qu'ils
ne lui apportent le mauvais air. Une fois qu'elle étoit chez la
maréchale de Guébriant, au faubourg Saint-Germain, elle disoit: «Ah!
que je suis empêchée! par où m'en retournerai-je? J'ai vu sur le
Pont-Neuf un petit garçon qui a eu depuis peu la petite-vérole, il
demande l'aumône; en le chassant, mes gens pourroient gagner ce mal,
et il y a quelque chose au Pont-Rouge[368] qui craque.» Enfin,
quoiqu'elle logeât au faubourg Saint-Honoré, elle va passer par-dessus
le pont Notre-Dame[369].

Dans un temps qu'on parloit un peu de peste à Paris, elle crut avoir
besoin de faire une consultation. Elle fit venir trois médecins
auxquels on donna à chacun une robe-de-chambre, au lieu de leur
manteau; puis on les fit asseoir près de la porte d'une grande salle,
au bout de laquelle étoit la marquise sur un lit; et mademoiselle de
Chalais alloit leur faire la relation du mal de madame, et rapportoit
à madame leur sentiment, sans que jamais elle leur permît d'approcher
d'un pas[370].

Une fois elle voulut faire faire son horoscope; elle dit six ans moins
qu'elle n'avoit. Mademoiselle de Chalais lui dit: «Madame, on ne
sauroit faire ce que vous voulez, si vous ne dites votre âge au
juste.--Il se moque, il se moque, ce monsieur l'astrologue,
répondit-elle; s'il n'est pas content de cela, donnez-lui encore six
mois.»

La veuve d'un homme d'affaires qu'elle avoit s'étant remariée à un
nommé d'Arsy, qui est une espèce d'escroc et de troqueur de chevaux,
elle en fut fâchée; enfin pourtant il fallut voir cet homme. Un peu
avant qu'il vînt, il prit en vision à la marquise que, ne connoissant
point cet homme, elle avoit tort de le laisser entrer, et qu'il seroit
bon que M. de Laval y fût. M. de Laval vint; d'Arsy fait sa visite;
mais il vint aussi une vision à M. de Laval, qui étoit gai et qui
badinoit sans cesse. Il se met dans un coin, prend du crayon, et peint
madame de Sablé sur son lit (on ne la voyoit guère autrement), d'Arsy
auprès d'elle, et M. de Laval, avec tous les gens de la marquise avec
des mousquets, qui miroient cet homme.

Avant que de loger dans une maison, elle fait enquêtes s'il n'y est
mort personne, et on dit qu'elle ne voulut pas en louer une, parce
qu'un maçon s'étoit tué en la bâtissant.

Elle se fait celer fort souvent sans nécessité, et quelquefois ses
éclipses durent si long-temps que l'abbé de La Victoire, las d'aller
tant de fois inutilement à sa porte, s'avisa de dire un jour en
parlant d'elle: «Feu madame la marquise de Sablé,» et ajouta qu'il
falloit faire tendre sa porte de deuil. Cela fut rapporté a la
marquise, car il l'avoit dit en plus d'un lieu: ce discours lui donna
de l'horreur. Elle eut peur d'être morte, et en fut long-temps
brouillée avec lui. Elle est toujours sur son lit, faite comme quatre
oeufs, et le lit est propre comme la dame.

Durant le blocus de Paris (en 1649), elle se sauva à Maisons, car le
président de Maisons étoit alors son bon ami. Là, tout de même qu'à
Paris, toujours vautrée sur un lit, elle ne s'en levoit que pour jouer
au volant, afin de faire un peu d'exercice. Il fit les plus beaux
froids du monde, mais jamais on ne put la faire sortir autrement qu'en
chaise; encore ne se promenoit-elle qu'au soleil et à l'abri,
quoiqu'elle eût une chaise qui fermoit comme une boîte. Qu'on ne croie
pas que ce soit quelque santé délicate comme celle de madame de
Rambouillet; c'est une grosse dondon qui n'a que le mal qu'elle
s'imagine avoir. Depuis, le président de Maisons et elle furent aussi
mal qu'ils étoient bien alors; il disoit qu'elle se défioit de lui,
parce qu'elle lui demandoit qu'il fît une déclaration comme il lui
avoit promis que l'adjudication de Sablé, qu'il s'étoit fait faire,
étoit au profit de la marquise; et quand il en fallut venir là, il lui
fit de belles parties[371], tant pour les sergents qu'il avoit fallu
envoyer sur les lieux (car Bois-Dauphin, son fils, et la noblesse
qu'il avoit cabalée s'opposèrent, mais en vain, à la prise de
possession), que pour d'autres frais. D'un article il y avoit cent
mille francs pour les consignations; cependant il est certain que
Betaut, receveur des consignations, étoit comme l'intendant de
Maisons, et d'ailleurs un président au mortier ne consigne point. Cela
s'accommoda à la fin, mais ils ne furent plus amis depuis. M. Servien
a acheté cette terre[372].

Enfin la marquise ne put demeurer plus long-temps si loin de
Port-Royal; elle alla donc loger tout contre. Depuis qu'elle y est,
elle a plus d'intrigues que jamais, elle se mêle de tout; avec cela
bien des livres de jansénistes; elle ne sauroit souffrir ni relations,
ni histoires, il ne lui faut que des _dissertations_: il faut toujours
raisonner. La comtesse de Maure alla se loger auprès d'elle; elles
sont porte à porte, ne se voient presque point, et s'écrivent six fois
le jour. Il ne faut point s'étonner de cela, car elles ont logé
autrefois en même maison à la Place-Royale, et elles s'écrivoient de
grandes légendes d'un appartement à l'autre.

En 1663, le jour que la comtesse de Maure mourut, la marquise de
Sablé, sa voisine et sa bonne amie, mais non pas au point de
l'assister à la mort, car il n'y a personne au monde à qui elle pût
rendre ce devoir, envoya Chalais pour en savoir des nouvelles: «Mais,
lui dit-elle, gardez-vous bien de me dire qu'elle est passée.» Chalais
y va comme elle expiroit. Au retour: «Eh bien! Chalais, est-elle aussi
mal qu'on peut être? Ne mange-t-elle plus? (La marquise est fort
friande.)--Non, répondit Chalais:--Ne parle-t-elle plus?--Encore
moins.--N'entend-elle plus?--Point du tout.--Elle est donc
morte?--Madame, répondit Chalais, au moins, c'est vous qui l'avez dit,
ce n'est pas moi.»

A cause que le sommeil est l'image de la mort, elle ne vouloit pas
dormir profondément; elle se faisoit veiller par un médecin et des
filles, tour à tour. Ces gens faisoient de temps en temps quelque
petit bruit, et tenoient une bougie allumée en un lieu où elle la pût
voir en ouvrant les yeux. Pour cela elle avoit toujours ses rideaux
levés. Menjot, médecin, son ami, l'a défaite de cela; mais ce n'est
que depuis la Saint-Jean 1665.

Comme la marquise de Sablé et la comtesse de Maure logeoient ensemble
à la Place-Royale, elles étoient quelquefois trois mois sans se voir,
et elles se visitoient par écrit, comme nous venons de le dire. Le
moindre rhume rompoit tout commerce. La comtesse avoit la migraine et
quelque fluxion il y avoit quinze jours, et la marquise croyoit être
enrhumée. L'abbé de La Victoire se mit en tête de faire une malice à
la marquise: «Il est fâcheux, lui dit-il, que vous ne puissiez sortir
de votre chambre, car votre amie auroit grand besoin de vous; son mari
et elle se brouillent fort, vous les remettriez bien ensemble; sans
vous ils courent fortune d'en venir à une séparation.--Jésus! que
dites-vous? s'écria-t-elle; mais comment faire? Le moyen de passer mon
antichambre, ce grand escalier, cette halle de salle?--Il y faut
penser,» reprit-il. Et après avoir fait semblant de rêver quelque
temps: «N'ai-je pas vu là haut, ajouta-t-il, un pavillon sur le lit de
votre cuisinière? Mettez-vous dessous, on le soutiendra avec un bâton,
vous ne prendrez point l'air.» Elle le crut: on apporte le pavillon,
la voilà dessous. Trois de ses gens portoient le bas du pavillon.
La comtesse est bien surprise de voir entrer cette machine dans
sa chambre. «M'amour, lui dit la marquise, vous voyez quelle
marque d'amitié je vous donne.--Hé! qui vous amène?--Il faut
bien secourir ses amis au besoin! Qu'est-ce que veut dire cet homme?
Rêve-t-il?--Quel homme? Est-ce _le bon_[373] que vous voulez dire?--Ne
le nommez plus ainsi, m'amour; il ne l'est plus.» Elles furent une
heure avant que de s'éclaircir. Voilà la marquise enragée contre
l'abbé; elle ne le vouloit plus voir; enfin, il lui fit dire que si
elle ne lui pardonnoit, il feroit venir tous les enfans rouges et
blancs chanter un _de profundis_ dans sa cour. Elle eut peur d'en
mourir, et ils firent la paix.

  [362] Madeleine de Souvré, femme de Philippe-Emmanuel de Laval,
  marquis de Sablé, seigneur de Boisdauphin, fils du maréchal de
  Boisdauphin; née vers 1608, elle mourut en 1678.

  [363] Gilles de Souvré, né vers 1562, mort en 1646.

  [364] Ce mot est pris dans le sens d'agilité. Ainsi madame de
  Sévigné disoit, en parlant du duc de Saint-Aignan: «Il a toujours
  servi le Roi à genoux avec cette _disposition_ que les gens de
  quatre-vingts ans n'ont jamais.» (_Lettre_ de madame de Sévigné
  au comte de Bussy, du 27 juin 1687.)

  [365] Si le nom de ce cuisinier venoit à être connu, ce seroit un
  article singulier à ajouter au Dictionnaire des anonymes de feu
  M. Barbier.

  [366] Tallemant lui a consacré un article.

  [367] C'est une fille d'esprit qui est à elle, mais qui ne la
  sert plus; au contraire, mademoiselle de Chalais a une servante à
  elle. (T.)--Voiture a adressé plusieurs de ses lettres à
  mademoiselle de Chalais.

  [368] Pont de bois peint en rouge, qui alloit de la galerie du
  Louvre à la rue de Beaune. Construit en 1632, il fut emporté par
  les glaces en 1684, et pour en tenir lieu, on construisit le
  Pont-Royal, en face de la rue du Bac.

  [369] Dans cette visite, elle dit de mademoiselle de Guébriant
  (elle est morte fille de la Reine): «Cette fille a de beaux
  endroits, a de l'esprit, mais quelquefois cet esprit fait des
  chutes si effroyables, qu'il est en danger de se rompre le cou.»
  (T.)

  [370] La crainte exagérée que la marquise de Sablé avoit des
  maladies contagieuses est bien peinte dans une lettre que lui
  écrit Voiture pour lui annoncer que le fils de madame de
  Rambouillet est mort de la peste: «Sachez donc, lui dit-il, que
  moi qui vous écris, ne vous écris point, et que j'ai envoyé cette
  lettre à vingt lieues d'ici, pour être copiée par un homme que je
  n'ai jamais vu.» (_Lettre_ quatorzième de Voiture.)

  [371] _Parties_: mémoires.

  [372] C'est ce qui fait que le titre de _marquise de Sablé_ a été
  porté par Augustine Le Roux, veuve en premières noces de Jacques
  Hurault, marquis de Vibray, et en secondes, d'Abel Servien,
  marquis de Sablé, surintendant des finances. Amie du duc de La
  Rochefoucauld et de l'abbé Esprit, elle a contribué à la
  composition des Maximes qui ont paru sous le nom de ce duc, et
  même il y en a un certain nombre qui, dans quelques éditions, lui
  sont spécialement attribuées. (_Voyez_ la Note sur la lettre de
  madame de Sévigné à madame de Grignan, du 5 février 1690, t. 9 de
  l'édition in-8º, donnée par M. Monmerqué, p. 343.)

  [373] L'abbé de La Victoire désignoit ainsi le comte de Maure.
  (_Voyez_ plus bas l'article du comte de Maure. L'article de ce
  spirituel abbé suit immédiatement celui-ci.)


L'ABBÉ DE LA VICTOIRE.


Cet abbé de La Victoire s'appelle Coupeanville[374], et est d'une
bonne famille de robe de Rouen. On n'a guère vu d'homme qui dise les
choses plus plaisamment. Il fut présenté à la reine par Voiture, et il
se fourra après de la société de M. le Prince.

La Reine en passant alla une fois à La Victoire; c'est auprès de
Senlis: il lui présenta la collation. «Vraiment, monsieur l'abbé, lui
dit-elle, vous avez bien fait accommoder cette abbaye?--Madame,
répondit-il, s'il plaisoit à Votre Majesté de m'en donner encore deux
ou trois vieilles, je vous promets que je les ferois fort bien
raccommoder.» Dans ces Historiettes et dans les Mémoires de la
régence, on trouvera par-ci par-là assez de ses bons mots[375]. Il
servit une fois à M. de Chavigny un Térence fort bien relié entre deux
plats, car M. de Chavigny aimoit fort cet auteur. Son défaut est
d'être avare, lui qui a trente mille livres de rente et nulle charge,
car depuis la régence il a eu encore une abbaye. Il en rit le premier,
et se sauve en goguenardant. Il disoit à M. de Vence[376]:
«Voyez-vous, je vous aime tant, que, si j'étois capable de faire de la
dépense pour quelqu'un, ce seroit pour vous. Vous viendrez pourtant à
La Victoire, car je regarde que votre train est proportionné à mon
humeur, puisque vous vendez vos chevaux.» (En ce temps-là ce prélat
les avoit vendus à cause de la cherté de la nourriture; c'étoit durant
les troubles.) «Vous viendrez en chaise.--Mais, lui dit l'autre, les
porteurs, qui seront au moins quatre, qu'en ferez-vous?--Je les
attraperai bien, je vous enverrai quérir en carrosse à une lieue de
La Victoire.» Il contoit que son cuisinier lui avoit demandé congé,
disant qu'il oublioit avec lui le peu qu'il savoit: «Hé! mon ami, lui
dit-il, il n'y a rien plus aisé que de l'exercer; va-t'en faire assaut
avec les autres, va défier le célèbre Riolle, le cuisinier de M.
Martin.»

Une fois que Bois-Robert l'étoit allé voir à son abbaye, dont il dit
lui-même en riant que ce n'est point bon logis à pied et à cheval, et
qu'il n'y veut que des piétons, M. de Guénégaud, le secrétaire d'état,
envoya dire qu'il alloit venir. «Combien sont-ils?--Il y a un carrosse
à quatre chevaux.--Ha! c'est bien du train.» Il faisoit le difficile.
«Hé! vous moquez-vous? lui dit Bois-Robert; ils vous ont donné tant de
repas.» Au même temps, ils voient entrer deux carrosses à six chevaux,
et six chevaux de selle. Il devint pâle comme son collet.

  [374] Il s'appeloit Claude Duval de Coupanville. Il fut nommé à
  l'abbaye de La Victoire en 1639, et mourut au mois de décembre
  1676. Cette abbaye avoit été fondée par Philippe-Auguste, en
  action de grâces de la bataille de Bouvines, gagnée le 27 juillet
  1214. (_Gallia christiana_, t. 10, p. 1503 et 1507.)

  [375] Plusieurs bons mots de l'abbé de La Victoire sont rapportés
  par madame de Sévigné dans ses lettres. _Voyez_ particulièrement
  la lettre du 27 février 1671. Nous saisissons cette occasion de
  rectifier une erreur dans laquelle nous sommes tombés dans notre
  édition des lettres de madame de Sévigné. Nous avons confondu cet
  aimable et spirituel abbé avec l'abbé Lenet, qui n'obtint
  l'abbaye de La Victoire qu'en 1677.

    _Monmerqué._

  [376] Antoine Godeau, né vers 1605, à Dreux, évêque de Grasse en
  1636, puis de Vence, mort à Vence le 21 avril 1672. Il fut de
  l'Académie françoise.



LE COMTE ET LA COMTESSE DE MAURE.


Le comte de Maure est cadet du marquis de Mortemart de la maison de
Rochechouart. Il est un peu fier de sa naissance. Il porta les armes
en sa jeunesse; depuis il se fit comme une espèce de dévot. Il a
épousé mademoiselle d'Attichy, fille d'une soeur du maréchal de
Marillac, et d'un commis d'Adjacetti, nommé Doni, qui se disoit
gentilhomme aussi bien que son maître; mais on en doutoit un peu plus
que de l'autre. Doni avoit mieux fait ses affaires que son maître, et
avoit acheté la terre d'Attichy, vers Compiègne. Mademoiselle
d'Attichy avoit un frère qui fut tué au commencement de la guerre qui
dure encore[377], et elle devint héritière.

Adjacetti épousa mademoiselle d'Atri, de la maison d'Aquaviva, au
royaume de Naples. La Reine-mère, en considération des services rendus
à la France par ceux de cette maison, qui s'étoient ruinés en suivant
son parti, amena cette fille avec elle. Elle voulut bien épouser ce
partisan, qui, à cause de cela, acheta le comté de Château-Vilain, et
elle disoit assez plaisamment: «Il aura le _vilain_, et moi j'aurai le
_château_.» Adjacetti mourut trop tôt, et laissa ses affaires fort
embrouillées. M. de Vitry voulut avoir Château-Vilain qui étoit à sa
bienséance; cela fit cette grande querelle entre le comte de
Château-Vilain, fils d'Adjacetti, et lui, qui alla si loin, que le
comte[378] demanda au roi par une requête le combat en champ clos
contre M. de Vitry.

Revenons à la comtesse de Maure. Après la mort du maréchal de
Marillac, madame d'Aiguillon, qui avoit été amie intime de la
comtesse, quand elles étoient toutes deux chez la Reine-mère, envoya
savoir de ses nouvelles, et lui fit dire qu'elle n'avoit osé l'aller
voir, n'étant pas assurée comment elle seroit reçue. La comtesse,
alors mademoiselle d'Attichy[379], lui manda qu'elle la remercioit de
son souvenir, mais qu'elle la prioit de ne trouver pas mauvais qu'elle
ne vît point la nièce du meurtrier de son oncle.

Elle passoit, quand elle étoit fille, pour la plus déréglée personne
du monde en fait de repas et de visites; mais ce n'étoit rien au prix
de ce que c'est à cette heure, car elle a trouvé un homme qui lui dame
bien le pion. Il fait tout le contraire des autres; il voyage aux
flambeaux; il part régulièrement à la Saint-Martin pour aller à la
campagne, et en revient au mois d'avril. Il s'amusoit à faire faire
une galerie à une terre dont le parc étoit tout ouvert, et où il n'y
avoit pas deux toits de murailles entières. Sa femme est toute faite
comme lui. On demandoit à l'abbé de La Victoire: «Pourquoi ne
reviennent-ils point des champs?--Hé! n'en voyez-vous pas la raison?
répondit-il, tandis qu'il fera vilain, ils n'ont garde de n'être pas à
la campagne.» Une fois il les rencontra tous deux dans la forêt de
Compiègne, qui alloient à Attichy, et à quatre grandes lieues en-deçà,
il trouva leurs officiers. Les autres envoient leurs gens devant, eux
sont bien aises d'attendre le souper jusqu'à l'aurore. On dîne chez
eux quand on goûte ailleurs.

Lorsque mademoiselle d'Atry, fille du comte de Château-Vilain, sa
parente, et mademoiselle de Vandy, logoient ensemble chez la comtesse
de Maure, on y faisoit pour le moins trois dîners, car jamais le comte
et elles trois n'ont pu parvenir à être prêts ensemble. A six heures,
on commençoit à penser à mettre les chevaux; ils y étoient bien deux
heures avant qu'on sortît, et souvent il leur est arrivé de commencer
les visites à huit heures du soir. Ils incommodent tout le monde
qu'ils vont voir; les uns se vont mettre à table, les autres y sont
déjà; quelques-uns se couchent quand on leur vient dire que M. le
comte ou madame la comtesse de Maure les demandent. Tambonneau,
conseiller au parlement, trouva, en revenant d'une assemblée, la
comtesse de Maure chez lui qui le venoit solliciter. On se lève chez
eux si tard que toute leur peine est de trouver encore des messes.

Mais voici la plus grande folie de toutes, c'est qu'avec soixante
mille livres de rente, et pas un enfant, ils n'ont jamais un quart
d'écu. Le comte se faisoit toujours de sottes affaires, et faisoit
enrager ses juges et ses arbitres, car ce qu'il conçoit n'entre jamais
dans la cervelle d'un autre; il a de l'esprit pourtant, et elle aussi
en a beaucoup; mais quelquefois elle est naïve, et donne dans le
panneau tout comme un autre. L'abbé de La Victoire, qui l'appelle _la
folle_, et le mari _le bon_, lui fit accroire une fois qu'on avoit
fait M. Conrart, qui est huguenot, marguillier de Saint-Merry.
«Regardez, disoit-elle, sa grande réputation, sa grande probité, ont
fait passer par-dessus sa religion!» Elle a toujours ou croit avoir
quelque grande incommodité, et a sans cesse quelque lavement dans le
corps. Une de ses parentes[380] lui laissa du bien en mourant, et ce
qu'il y avoit de plus considérable étoit un bon nombre d'écus d'or,
que cette femme, je ne sais par quelle fantaisie, avoit mis dans une
seringue. Madame de Rambouillet disoit: «Voilà du bien qui vient à la
comtesse de Maure dans la forme la plus agréable qu'il lui pouvoit
venir.»

La comtesse de Maure et madame Cornuel allèrent faire un voyage
ensemble. Elles couchèrent chez un gentilhomme qui avoit la fièvre.
La nuit que tout le monde dormoit bien paisiblement, la comtesse
vint heurter à la chambre de madame Cornuel. «Qu'y a-t-il?--Hé!
levez-vous vite.--Qu'est-ce?--Allons-nous-en tout-à-l'heure.--Hé!
pourquoi?--C'est que je viens d'apprendre que la maîtresse de céans
s'est couchée avec son mari qui a la fièvre; elle la gagnera, et nous
la donnera après. Je ne saurois souffrir ces sottes femmes-là;
allons-nous-en.» Il fallut pourtant attendre au lendemain. Madame
Cornuel dit qu'elles furent quinze jours entiers ensemble en litière,
et qu'elle étoit si lasse d'avoir toujours une même personne devant
les yeux, qu'elle eut deux ou trois fois envie de l'étrangler[381].
L'exagération est un peu forte.

Je pense que le désordre de ses affaires, autant que le bien public,
engagea le comte de Maure dans le parti de Paris. Durant le blocus, il
fut le seul, tant il sait bien la guerre, qui, avec le Coadjuteur,
fut d'avis de donner bataille le jour que M. le Prince prit Charenton.
Sur cela on fit les triolets que voici:

    Je suis d'avis de batailler,
    Dit le brave comte de Maure;
    Il n'est plus saison de railler,
    Je suis d'avis de batailler.
    Il les faut en pièces tailler,
    Et les traiter de Turc à More.
    Je suis d'avis de batailler,
    Dit le brave comte de Maure.

    Buffle à manches de velours noir,
    Porte le grand comte de Maure;
    Sur ce guerrier qu'il fait beau voir
    Buffle à manches de velours noir!
    Condé, rentre dans ton devoir,
    Si tu ne veux qu'il te dévore.
    Buffle, etc.

    _Bachaumont._

M. le Prince répondit ainsi:

    C'est un tigre affamé de sang
    Que ce brave comte de Maure:
    Quand il combat au premier rang,
    C'est un tigre affamé de sang.
    Mais il n'y combat pas souvent,
    C'est pourquoi Condé vit encore.
    C'est, etc.

A la seconde conférence, après les demandes des généraux et des autres
chefs de Paris, on fit cet autre triolet à l'honneur du comte de
Maure:

    Le Maure consent à la paix
    Et la va signer tout à l'heure,
    Pourvu qu'il ait de bons brevets,
    Le Maure consent à la paix.
    Qu'on supprime les triolets,
    Et que son buffle lui demeure.
    Le Maure, etc.

    _Bautru._

Depuis, il devint, comme on le verra ailleurs, un des plus zélés
partisans de M. le Prince.

  [377] Ceci a été écrit avant la paix des Pyrénées, en 1659.

  [378] J'ai vu le comte de Château-Vilain à Rome, en habit
  d'ecclésiastique. (T.)

  [379] Le comte de Maure ne l'épousa que quand elle fut devenue
  héritière. Il avoit, lui, douze mille écus de rente, en fonds de
  terre de partage. (T.)

  [380] Une madame de Montigny Bérieux, Italienne. (T.)

  [381] Madame de Sévigné a dit quelque chose sur les litières qui
  peut lui avoir été suggéré par le mot de madame Cornuel: «Vous
  êtes heureuse d'avoir votre cher mari en sûreté, qui n'a d'autre
  fatigue que de voir toujours votre chien de visage dans une
  litière vis-à-vis de lui: le pauvre homme!.... Hélas! il me
  souvient qu'une fois, en revenant de Bretagne, vous étiez
  vis-à-vis de moi; quel plaisir ne sentois-je point de voir
  toujours cet aimable visage! Il est vrai que c'étoit dans un
  carrosse; il faut donc qu'il y ait quelque malédiction sur la
  litière.» (_Lettre de madame de Sévigné à sa fille_, du 20 mai
  1672.)



M. DE LIZIEUX[382].


Philippe de Cospéan étoit d'une honnête famille de Mons, en Hainaut;
il avoit du savoir. Il vint à Paris, où il enseigna la philosophie, et
se mit à prêcher.

Un jour feu madame la marquise de Rambouillet, voulant passer le
carême à Rambouillet, pria quelqu'un de lui chercher un prédicateur:
celui qu'elle avoit chargé de ce soin s'adressa à M. Cospeau (on
l'appeloit ainsi, au lieu de Cospéan[383]), qui lui dit: «Si elle se
veut contenter de trois sermons par semaine, je suis son homme.» Il y
fut; et M. et madame de Rambouillet en prirent une telle amitié pour
lui, qu'ils lui donnèrent la jouissance, sa vie durant, d'une terre
de quinze cents livres de rente, dont il a joui effectivement toute sa
vie.

M. Du Fargis, leur neveu, fit son cours de philosophie sous lui, mais
M. de Lizieux ne fut jamais son précepteur, ni de feu M. le marquis de
Rambouillet, comme a dit l'auteur de la Vie de M. d'Espernon[384].
L'estime qu'en faisoient M. et madame de Rambouillet le fit connoître.
Feu M. d'Espernon le goûta, et lui fit donner l'évêché d'Aire. Le
cardinal de Richelieu avoit fait amitié avec lui, et en fit cas toute
sa vie. Comme il le connoissoit pour un homme franc et sans malice, il
ne trouva point mauvais qu'il sollicitât pour M. de Vendôme, avec
lequel, comme gouverneur de Bretagne, il avoit fait amitié, étant,
comme il fut ensuite, évêque de Nantes, car Son Eminence étoit
persuadée qu'en pareil cas il en auroit autant fait pour lui.

Le cardinal souffrit de même qu'il s'attachât à la reine. Cet
attachement lui servit au commencement de la régence, car il étoit
comme une espèce de ministre; mais le cardinal Mazarin prévalut, et le
fit éloigner; quand il fit arrêter M. de Beaufort, M. de Cospéan
logeoit à l'hôtel de Vendôme.

Quand on lui donna Lisieux, au lieu de Nantes, quelqu'un lui dit:
«Mais vous aurez bien plus grande charge d'âmes.--Voire, répondit-il,
les Normands n'ont point d'âmes.»

C'étoit un homme fort reconnoissant. Madame de Rambouillet raconte
qu'il disoit les choses fort agréablement et fort à propos. Ayant
sacré l'évêque de Riez, ce prélat l'en alla remercier: «Hélas!
monsieur, lui dit-il, c'est à moi à vous rendre grâces: avant que vous
fussiez évêque, j'étois le plus laid des évêques de France.»

Une fois, en prêchant, il fit une digression fort longue: «Je sais
bien, dit-il après, que cette digression n'est pas autrement selon les
règles de Démosthène, de Cicéron, ni de Quintilien; mais Dieu garde de
mal Quintilien, Cicéron et Démosthène! Je ne laisserai pas de
poursuivre.»

  [382] Philippe de Cospéan ou Cospeau, né à Mons en 1568; évêque
  d'Aire en 1607, de Nantes en 1621, et de Lisieux en 1682, et mort
  le 8 mai 1646.

  [383] Dans la Biographie universelle, on lui donne ces deux noms,
  de _Cospéan_, ou _Cospeau_.

  [384] Guillaume Girard, grand archidiacre d'Angoulême, mort en
  1663. Sa Vie du duc d'Espernon a été imprimée in-folio en 1655.
  Elle a eu d'autres éditions.



LE MARÉCHAL DE GRAMONT[385].


Il est fils du comte de Gramont[386], gouverneur du Béarn, et qui eut
un brevet de duc au commencement de la régence. C'étoit un méchant
mari, au moins pour sa première femme[387], car, sur quelque soupçon,
il la mit dans une chambre où le plancher en un endroit s'enfonçoit,
et on tomboit dans un trou profond. Elle y tomba et se rompit une
cuisse, ce dont elle mourut.

Comme le maréchal étoit fort jeune, il fut comme accordé avec
mademoiselle de Rambouillet, aujourd'hui madame de Montausier; mais M.
de Gramont, son père, voulut lui donner si peu, que M. et madame de
Rambouillet ne s'y purent résoudre.

Son commencement fut à Montausier; il y acquit quelque réputation;
cependant il n'a jamais pu passer pour brave, quoiqu'en quelques
endroits il ait payé de sa personne; au contraire, la bataille
d'Honnecourt, qu'il perdit, le décria si fort que plusieurs
vaudevilles, qu'on appeloit _les Lampons_[388], ayant été faits contre
lui, on l'appela quelque temps _le maréchal Lampon_. On l'y traita de
sodomite.

    Monseigneur, prenez courage,
    Il vous reste encore un page.
          Lampons, etc.

On appela même de certains grands éperons, des éperons _à la Guiche_:
alors il ne s'appeloit que le maréchal de Guiche. On le fit général
d'armée pour le faire maréchal de France. Tout son plus grand exploit
fut de prendre La Bassée, qui n'étoit rien en ce temps-là. Tout le
monde fut surpris de lui voir sitôt donner le bâton; mais il avoit
épousé une parente du cardinal. Voici comme la chose se passa: le
cardinal de Richelieu, voulant attraper Puy-Laurens, dit au comte de
Guiche: «Je vous avois promis mademoiselle Pont-Château la cadette, je
suis bien fâché de ne vous la pouvoir donner, et je vous prie de
prendre en sa place mademoiselle Du Plessis-Chivray.» Le comte de
Guiche, qui a toujours été bon courtisan, lui dit «que c'étoit Son
Eminence qu'il épousoit, et non ses parentes, et qu'il prendroit celle
qu'on lui donneroit.» Le cardinal l'avoit déjà fait mestre-de-camp du
régiment des gardes, après la mort de Rambure.

Le maréchal de Gramont n'a été souple que pour les premiers ministres;
il a été assez fier pour tout le reste. Il alla à la vérité comme les
autres voir Puy-Laurens, qui eut, au retour de Monsieur, six semaines
du plus beau temps du monde. Cet homme faisoit le petit Dieu, et quand
le comte de Guiche entra chez lui, le maréchal d'Estrées en sortoit
qui ne s'étoit point couvert, quoique l'autre se fût toujours tenu
couvert et assis. Il ôta à peine son chapeau de dessus sa tête et le
coude de dessus sa chaise, pour le comte de Guiche. Il avoit le dos
tourné au feu; le comte, voyant cela, prend un fauteuil, qu'il met au
dos du sien, et ayant le nez au feu, et les pieds sur les chenets, il
se mit à lui dire: «Monsieur, vous vous levez bien tard,» et autres
bagatelles semblables, et puis s'en alla quand il le trouva à propos.
Puy-Laurens étoit de la Marche, bien gentilhomme; il s'appeloit de
L'Age, d'où vient qu'on fait dire au cardinal de Richelieu une sotte
pointe: «Si je vis, j'aurai _de l'âge_.» Puy-Laurens étoit un grand
homme, mais de mauvaise grâce; cependant, durant cette grande faveur,
il paroissoit le mieux fait du monde à toutes les dames de la cour et
de la ville.

Pour revenir au maréchal: M. le Grand l'ayant appelé en riant _ma
Guiche_, l'autre l'appela Cinq-Mars. «Ah! le Roi m'appelle bien
_monsieur_, dit M. le Grand.--Et moi aussi,» répondit le maréchal.
Avec le cardinal de Richelieu même il gardoit toujours quelque ombre
de liberté. Il s'est maintenu long-temps avec le cardinal Mazarin et
M. le Prince tout ensemble. M. le Prince l'appeloit _le grand prince
de Bidache_, et Toulongeon _le piètre prince de Bidache_[389]: c'est
une belle terre de Béarn. Ce Toulongeon étoit des petits-maîtres;
c'est le plus grand _lésineur_ de France, il n'a jamais un habit qui
soit tout neuf. Il ne manque pas d'esprit.

Enfin le maréchal fut contraint de se retirer durant la _Fronderie_,
ne pouvant se résoudre à être contre M. le Prince. Les gendarmes de
Bordeaux pensèrent l'enlever, comme il alloit en Béarn; il s'en
plaignit hautement, et disoit: «Cela ne se feroit pas chez les
Cannibales: je ne suis point armé contre eux, je vais planter mes
choux tout doucement.» On le trouvoit à dire à la cour; il joue, son
train est toujours propre et en bon état; lui est bien fait, mais il a
la vue courte; il est adroit, et d'une conversation fort agréable.

Il dit en se couvrant: «Madame, vous l'ordonnez donc,» quoique la dame
n'y eût point songé. Il a dit d'assez plaisantes choses. Ayant trouvé
en Champagne un garde d'Aiguebère, gouverneur du Mont-Olimpe: «Qui
êtes-vous? lui dit-il.--Je suis garde de M. d'Aiguebère.--Vous êtes
donc un garde-fou?» Et tout le jour, en rêvant, car il est aussi
rêveur qu'un autre, il ne fit que dire: «Garde d'Aiguebère, garde-fou;
garde-fou, garde d'Aiguebère.» Il sera un an quelquefois à redire,
quand il rêve, un bout de chanson, ou quelque autre chose qui lui sera
demeurée dans l'esprit.

Des comtes d'Allemagne, qui s'appellent les comtes d'Olac, d'Hohenlohe
en allemand, le vinrent saluer; ils étoient plusieurs frères, et comme
en ce pays-là les cadets ont la même qualité que l'aîné, il en vint je
ne sais combien l'un après l'autre; cela l'ennuya: «Serviteur, dit-il,
à messieurs les comtes d'Olac, fussent-ils un cent.»

Un vicomte du Bac, de Champagne, qui fait l'homme d'importance,
vouloit quelque chose du maréchal, et ne le quitta point de tout le
jour; même il soupa avec lui. Après souper il ne s'en alloit point; le
maréchal dit à un valet-de-chambre: «Fermez la porte, donnez des mules
à monsieur le vicomte, je vois bien qu'il me fera l'honneur de coucher
avec moi.--Ah! monsieur, dit l'autre, je me retire.--Non mordieu!
reprit le maréchal, monsieur le vicomte, vous me ferez l'honneur de
prendre la moitié de mon lit.» Le vicomte se sauva. Toute la province
se moqua fort de ce monsieur le vicomte.

Un jour qu'on disoit des menteries, il dit qu'à une de ses terres il
avoit un moulin à rasoirs, où ses vassaux se faisoient faire la barbe
à la roue, en deux coups, en mettant la joue contre.

Il n'est pas autrement libéral; mais il refuse en goguenardant. Les
vingt-quatre violons allèrent une fois lui donner ses étrennes. Après
qu'ils eurent bien joué, il met la tête à la fenêtre: «Combien
êtes-vous, messieurs?--Nous sommes vingt, monsieur.--Je vous remercie
tous vingt bien humblement,» et referme la fenêtre.

Il avoit un fripon d'écuyer, nommé Du Tertre, qui un jour le vint
prier de le protéger dans un enlèvement qu'il vouloit faire. «Hé bien!
la fille t'aime-t-elle fort? est-ce de son consentement?--Nenny,
monsieur, je ne la connois pas autrement, mais elle a du bien.--Ah! si
cela est, reprend le maréchal, je te conseille d'enlever mademoiselle
de Longueville, elle en a encore davantage;» et sur l'heure il le
chassa. Ce galant homme étoit filou, et enfin a été roué. Il étoit
gouverneur de Gergeau[390]; cela lui rapportoit quatre mille livres.
Le curé au prône dit: «Vous prierez Dieu pour l'âme de M. Du Tertre,
notre gouverneur, qui est mort de ses blessures.»

Rangouze lui apporta un jour une belle lettre; il la reçut, et puis
dit à un valet-de-chambre: «Menez monsieur à un tel, qu'il lui donne
ce que j'ai habitude de donner aux gens de mérite.» On l'y conduit.
Cet homme se met à rire, et dit à Rangouze qu'il n'avoit qu'à s'en
retourner, et que rien et ce que M. le maréchal donnoit aux gens de
mérite, c'étoit une même chose[391].

Quand il perd, il va, de furie, donner de la tête dans un panneau de
vitres et s'en fait comme une fraise. Une fois il dit à d'Andonville,
homme de service: «Mon Dieu, monsieur, votre nom de cloche me porte
malheur.»

Il lui est arrivé quelquefois de jeter le reste de son argent par la
chambre, quand il perd. Ses pages et ses laquais se ruent dessus; il
s'en repent aussitôt, et leur crie: «Pages, quartier!»

Voici plusieurs chansons faites sur le maréchal de Gramont:

    Le maréchal de Guiche,
    Général des François,
    A voulu faire niche
    A Melo Bek Buquoy:
    Il s'arma de son casque,
    Et combattit en basque,
    Turlu tu tu tu tu,
    En leur tournant le cu.

    Monsieur de la Feuillade[392]
    N'oubliant ses bons mots,
    Voyant cette cacade,
    Dit: Où vont tous ces sots?
    Cette race ennemie,
    Ne vient point d'Italie,
    Turlu tu tu tu tu
    Pour lui tourner le cu.

AUTRE.

    Le prince de Bidache[393]
    Criant aux Allemands,
    Rendez-moi mon b.....
    Voilà six régiments.

    Roquelaure et Saint-Mégrin (_bis_)
    Ont tenu jusqu'à la fin
    Pour le maréchal de Guiche,
    Qui fuyoit comme une biche,
      Lampon, Lampon,
      Camarade Lampon.

AUTRE AIR.

    Messieurs de Saint-Quentin, ouvrez-moi votre porte:
      Melo me suit, ou le diable m'emporte.
                Qui va là? holà!
      Je suis Lampon, qui vient faire retraite,
                Je suis Lampon,
                Abaissez votre pont.

    Quand il fut dans Saint-Quentin,
    On lui présenta du vin;
    Monseigneur, prenez courage,
    Il vous reste encore un page.
        Lampon, etc.

    Je ne puis, mes bons amis,
    Car nos gens sont déconfits:
    L'ennemi, près de Vauchelle,
    M'a fait battre la semelle.
        Lampon, etc.

  [385] Antoine, troisième du nom, duc de Gramont, maréchal de
  France, né en 1604, mort à Bayonne le 12 juillet 1678.

  [386] Antoine de Gramont, deuxième du nom, comte de Gramont, de
  Guiche et de Louvigni, souverain de Bidache.

  [387] Louise de Roquelaure, fille du maréchal de ce nom. Il
  l'avoit épousée en 1601. Il se remaria en 1618, avec Claude de
  Montmorency Bouteville.

  [388] Parce que la reprise étoit _Lampons, Lampons, camarades
  Lampons_. (T.)

  [389] Le maréchal de Gramont et le comte de Toulongeon étoient
  frères, et on a vu plus haut, dans la note de la page 340, que
  cette famille mettoit au nombre de ses titres celui de _souverain
  de Bidache_.

  [390] Gergeau, petite ville sur la Loire, à quatre lieues à l'est
  d'Orléans. On n'y voit plus de traces de château.

  [391] _Voyez_ plus bas l'article Rangouze, dans la suite de ces
  Mémoires.

  [392] Il est mort. Il disoit à son laquais, que pour récompense,
  il lui vouloit faire donner un brevet de maréchal de camp. (T.)

  [393] Principauté de Béarn. (T.)



MADAME DE SAINT-CHAUMONT[394].


Feu madame de Montpezat, ayant reçu de grands avantages de son mari,
et étant demeurée veuve sans enfants, fit la fille aînée de feu M. de
Gramont, soeur du maréchal, son héritière, mais à condition qu'elle
épouseroit un des neveux de M. de. Montpezat; or, ces neveux de M. de
Montpezat étoient douze ou treize en nombre: M. de Tavanes, le comte
de Castres, MM. de Saint-Chaumont et autres. Cette fille venant en âge
d'être mariée, on fit signifier à tous ces neveux, l'un après l'autre,
la volonté de la testatrice, et on prit acte du refus. Tous la
refusèrent, hors MM. de Saint-Chaumont. Ce n'est pas qu'elle ne fût
bien faite, et d'humeur fort douce, comme elle l'est encore. Jamais
rien n'a tant surpris les gens, car on croyoit qu'ils s'entretueroient
à qui l'auroit, et tous ont épousé depuis des personnes qui ne la
valent pas à beaucoup près. L'aîné Saint-Chaumont meurt en
accordailles. Le cadet lui succède. C'est un homme fort bizarre, et ne
la traite pas trop bien; qui d'abord il lui donna de terribles présens
de noces;.... depuis il a eu vingt fois des jalousies épouvantables
et sans fondement. C'est une espèce de fou qui s'incommode. Sans elle,
qui y met le plus d'ordre qu'elle peut, il seroit déjà ruiné. Depuis
peu (_1658, en septembre_), comme elle étoit ici, où il l'avoit
laissée pour leurs affaires, il lui prit un accès de jalousie si
furieux, qu'on écrivit à la dame que tout étoit à craindre pour elle,
si elle retournoit au pays. Il lui avoit écrit les plus cruelles
lettres du monde, et les moindres choses dont il la menaçoit, étoit de
l'enfermer dans une tour. Après il vint ici, et l'on apaisa un peu sa
fureur. On lui avoit prédit qu'il seroit cocu, cela faisoit une partie
de ses fougues.

  [394] Suzanne-Charlotte de Gramont, femme de Henri Mitte de
  Miolans, marquis de Saint-Chaumont; elle mourut le 31 juillet
  1688.



LOUVIGNY, CHALAIS ET SA FEMME.


Le comte de Louvigny[395] étoit frère de père et de mère du maréchal
de Gramont. C'étoit un original. Il fut des galants de madame de
Rohan, et faisoit jouer mademoiselle de Rohan, sa fille, qui n'étoit
alors qu'un enfant, à un grand Malchus[396] qu'il avoit. «C'est,
disoit-il, pour lui faire connoître le vif.» C'étoit une gueuserie en
habits qui n'eut jamais de pareille. On disoit qu'il eût mieux fait
d'aller sans chausses et de montrer tout ce qu'il portoit. Il n'avoit
qu'une chemise et qu'une fraise; on les reblanchissoit tous les jours.
Une fois que Monsieur, à qui il étoit, l'envoya quérir, il lui manda
que sa chemise et sa fraise n'étoient pas encore blanches. Une fois,
qu'il se crottoit, on lui dit: «Vous gâterez tous vos bas.--Vous
m'excuserez, dit-il, ils ne sont pas à moi.»

Passe pour cela; mais il a fait deux actions épouvantables dans sa
vie. En se battant contre Hocquincourt, aujourd'hui maréchal de
France, il lui dit: «Otons nos éperons,» et comme l'autre se fut
baissé, il lui donna un grand coup d'épée qui passoit d'outre en
outre. Hocquincourt en fut malade six mois; et comme on croyoit qu'il
en mourroit, et qu'on lui parloit de pardonner, il dit qu'il lui
vouloit bien pardonner s'il en mouroit, mais non pas autrement.

L'autre action fut une perfidie inouie. Chalais vivoit avec lui comme
avec son frère, et lui avoit rendu tous les services imaginables;
cependant ce fut Louvigny qui déposa contre lui à Nantes, et qui lui
fit couper le cou. On accusoit Chalais d'avoir voulu débaucher
Monsieur, et lui faire entreprendre une guerre contre le Roi[397].

Chalais avoit épousé une Castille, soeur de M. Jeannin de Castille,
trésorier de l'Epargne, et veuve d'un comte de Chancy. C'est celle
pour qui M. le comte (_de Soissons_) fit battre Copet[398]. Chalais
tua Pongibaut, frère du feu comte du Lude, à cause d'elle; car, comme
Pongibaut revenoit de la campagne en grosses bottes, Chalais lui fit
mettre l'épée à la main sur le Pont-Neuf, et le tua. Bois-Robert, qui
aime les beaux garçons, fit une élégie sur sa mort. Depuis d'Egvilly
cajola madame de Chalais; et le grand-maître de La Meilleraye, comme
nous avons dit ailleurs, fit de même. C'étoit une belle personne;
présentement qu'elle ne songe plus à l'amour, on dit que c'est une
bonne femme, mais qui a de plaisantes visions. Elle s'aime tellement
qu'elle s'évanouit si elle vient seulement à souhaiter quelque chose
qu'elle ne puisse avoir. On n'oseroit lui dire qu'une personne de sa
connoissance est partie; elle songeroit aussitôt qu'elle ne pourroit
la voir s'il lui en prenoit envie.

Quand elle trouve quelque viande à son goût, ses gens sont faits à lui
en garder toujours un peu, de peur que, sur ressouvenance, il ne lui
vienne envie d'en manger. Si on la convie à dîner, ils ne le lui
disent que le lendemain, quand elle se lève, car cela l'inquièteroit
toute la nuit; ainsi ils répondent pour elle, et puis ils lui
signifient qu'elle dîne en ville, et qu'il faut se dépêcher.

Une fois elle avoit prêté un livre; ses gens le furent redemander le
soir, disant: «Si madame a envie de lire dans ce livre, et qu'elle ne
le trouve pas, elle sera malade.» Apparemment ses gens sont un peu
fous aussi bien qu'elle, ou ils la dupent, et lui en font bien
accroire.

Si elle est dans une chapelle à entendre la messe, un laquais garde la
porte, car si on la fermoit elle s'évanouiroit. Elle craint
étrangement l'obscurité; on n'oseroit lui dire qu'il fait brouée, ni
qu'il ne fait pas clair de lune. Cependant cette femme, qui craint
tant l'obscurité, a un cent de rideaux à ses fenêtres. Elle conte ses
foiblesses elle-même, et dit qu'allant en Bourgogne, elle partit trop
tard de la dînée, et que, de peur de demeurer la nuit par les chemins,
elle fut au galop en croupe par la plus forte pluie du monde jusqu'au
gîte. Elle ne fait point de visites et en reçoit beaucoup. On l'accuse
d'avoir trouvé, pour subsister jusqu'ici, une fort plaisante
invention, c'est de faire semblant, deux ou trois fois l'année, de
quêter pour quelque pauvre personne de qualité, mais qui ne vouloit
pas être nommée; on lui donnoit beaucoup, et elle employoit ses quêtes
à fournir à sa dépense.

Brion, aujourd'hui duc d'Anville, cadet de Ventadour, avoit été
amoureux de madame de Chalais, et d'abord parla d'épouser. Madame
Pilou, qui vit qu'une fois il avoit manqué de parole, et qui savoit
qu'il avoit été capucin, dit à madame de Castille et à madame de
Chalais que c'étoit un trompeur; elles ne la voulurent pas croire.
Cela dura un an et demi, et jusqu'à ce que Monsieur se retira en
Lorraine. Une fois il disoit à madame de Chalais: «Voilà tout préparé,
nous nous marierons demain; il faut, pour attraper madame Pilou, qu'on
ne le lui dise pas: vous l'enverrez quérir sur les dix heures; je me
tiendrai au lit; on tirera les rideaux; vous lui direz: «Hé! ma bonne
amie, que tu avois raison! ce perfide s'en est en allé.» Elle se
mettra à pester contre vous, et dira: «Je vous l'avois toujours bien
dit; et alors je me montrerai.» Cependant le lendemain il se trouva
mal; il s'évanouit une autre fois, et cette femme s'y amusoit toujours
jusque-là, qu'encore après lui avoir juré qu'il l'épouseroit le
lendemain, il jeta aussi un grand soupir, et dit: «Je mourrai
Capucin.»

Il y a trois ou quatre ans qu'il étoit accordé avec mademoiselle
d'Elbeuf, et qu'il fit encore le malade. Pour Menneville, fille de la
Reine, nous en parlerons dans les _Mémoires de la Régence_.

  [395] Roger de Gramont, comte de Louvigny. Il fut tué en duel, en
  Flandre; le 18 mars 1629.

  [396] _Malchus._ On appeloit ainsi un coutelas; (_Dictionnaire de
  Nicot et de Trévoux._)

  [397] On voit, en effet, dans le _Procès de Henri de Talleyrand,
  comte de Chalais_ (Londres, 1781, in-12), que Louvigny déposa sur
  ouï dire que Chalais avoit manifesté l'intention de tuer le Roi.
  Il ne porta pas loin cette iniquité, car il fut tué en duel trois
  ans après.

  [398] Voici comment cela se passa. M. le comte étoit amoureux
  d'elle, dans le temps qu'il commandoit à Paris, le Roi étant en
  Italie, et Monsieur en Lorraine ou en Flandre. Un nommé le baron
  de Copet, sur le lac de Genève, fils de Bellageon, qui avoit été
  secrétaire du connétable de Lesdiguières, la trouva aux Tuileries
  avec Riquemont, écuyer de M. le comte. Copet avoit bu, il lui fit
  des insolences, Riquemont l'avertit qui elle étoit: Je la connois
  bien, j'ai des terres en Bourgogne auprès des siennes. M. le
  comte sut la chose par Riquemont, et fit donner des coups de
  bâton à Copet par Beauregard, son capitaine des gardes, lui qui
  pouvoit le punir bien autrement, commandant comme il faisoit. A
  quelque temps de là Riquemont passa près de la maison de Copet,
  en Dauphiné, dont M. le comte étoit gouverneur. Copet le fait
  appeler; Riquemont vient au retour. Son second alla avertir
  Copet; celui-ci se cachoit de sa femme, mais elle lui dit: ne
  vous cachez point de moi, je lierai la partie plutôt que de la
  rompre. Le second de Copet désarma celui de Riquemont. Copet
  ainsi eut l'avantage.



LE PRÉSIDENT JEANNIN[399].


Il étoit fils d'un tanneur[400] d'Autun en Bourgogne. Ce tanneur avoit
quelque chose, et il l'envoya étudier à Paris. Jeannin fut fort
débauché à Paris. Retourné en Bourgogne, il se marie avec la fille
d'un médecin de Sémur, qui avoit du bien honnêtement. M. de Guise tué,
M. de Mayenne, gouverneur de Bourgogne, prend les armes. Jeannin se
donna à lui, et le servit très-utilement en ses affaires[401]. Henri
IV, maître de Paris, va à Laon; Jeannin y étoit: on vint à
parlementer, on ne put s'accorder. Le Roi lui cria que s'il entroit
dans Laon il le feroit prendre. Jeannin, de dessus le rempart, lui
répondit: «Vous n'y entrerez pas que je ne sois mort, et après je ne
me soucie guère de ce que vous ferez.»

M. de Mayenne ayant fait la paix, Jeannin se retira en Bourgogne, pour
y vivre, dans une maison qu'il avoit acquise, en un lieu fort rude; sa
raison étoit que ses amis l'iroient volontiers chercher là, et qu'il
n'avoit que faire des autres gens. Henri IV l'envoya quérir, et lui
manda que s'il avoit bien servi un petit prince, il serviroit bien un
grand roi. Il fut envoyé en Espagne pour le traité de paix; et, au
retour, le Roi lui donna une charge de président au mortier, à Dijon;
voilà pourquoi on l'a toujours appelé depuis _le président Jeannin_.
Il vendit cette charge, et en maria sa fille à Castille, receveur du
clergé, à qui la princesse de Conti avoit fait quitter la marchandise:
il tenoit _les Trois Visages_ dans la rue Saint-Denis. Il falloit que
ce fût un galant homme; on dit qu'il mena un coche tout plein de ses
voisins aux Pays-Bas à ses dépens, et qu'il fit si bien en achat de
marchandises qu'il eut dix mille livres de bon de son voyage. Il
faisoit tout chez la princesse de Conti. Jeannin donna à sa fille
environ dix mille écus; le plus gros mariage de Paris, en ce temps-là,
étoit de soixante mille livres. La folie des Castille depuis cela a
été grande, avec leur vision de venir d'un bâtard de Castille; et ils
ne sauroient nommer leur bisaïeul, ni dire qui il étoit.

Le président fut ensuite envoyé en Flandre[402], et après la mort de
Henri IV il fut fait surintendant des finances pour la première fois.
Barbin le fut après. M. de Luynes y remit le président, à qui succéda
M. de Schomberg, et le bon homme se retira en Bourgogne, où il s'amusa
à bâtir[403].

Il avoit un fils qui n'étoit qu'un fripon. Ce fils et un nommé La
Fayolle se tuèrent tous deux en duel pour une nommée La Mauzelay, dont
ils étoient amoureux. Le président, voyant cela, manda sa fille, qui
étoit en Suisse avec son mari, qui y étoit ambassadeur, et il lui
donna tout son bien, à condition que l'aîné de ses enfans
s'appelleroit Jeannin. Ce bien n'étoit pas trop grand.

Ce bon homme a bâti et rebâti je ne sais combien de fois ses maisons;
cependant elles ne sont pas mal entendues pour le temps. Il y a un
gros volume de ses négociations[404]; c'étoit un grand personnage.

Il fit faire son tombeau dans la même église où est celui de son père,
avec son inscription de tanneur; ils sont l'un tout contre l'autre.

Il a bâti Chaillot; il a témoigné de la légèreté en ses bâtimens, car
il a fait faire et défaire bien des fois une même chose.

Il renvoya à la Reine-mère une assez grande somme qu'elle lui avoit
envoyée, et lui manda «que durant la minorité de son fils elle ne
pouvoit disposer de rien.»

  [399] Pierre Jeannin, né à Autun en 1540, mort à Paris le 31
  octobre 1622.

  [400] Ce tanneur étoit échevin de la ville.

  [401] Le président Jeannin, du temps qu'il étoit à M. de Mayenne,
  traita ce prince à Autun dans la maison paternelle, lui présenta
  son père, avec son tablier de corroyeur, en lui disant:
  «Monsieur, voilà le maître de la maison; c'est lui qui vous
  traite.» M. de Mayenne le reçut à bras ouverts, et le fit mettre
  au haut bout. (T.)

  [402] Il fut chargé de missions très-importantes en Hollande de
  1607 à 1609, et ce fut principalement à ses soins que les
  Provinces-Unies durent le traité de juin 1609.

  [403] Jeannin a bâti le château de Montjeu, qui, du temps de
  Bussy Rabutin, appartenoit encore à la famille du président,
  comme on le voit dans les lettres du comte de Bussy.

  [404] Les Négociations du président Jeannin ont été réimprimées
  avec de grandes améliorations et additions, dans la seconde série
  de la Collection des _Mémoires relatifs à l'histoire de France_,
  deuxième série, t. II et suiv.



LE BARON DE VILLENEUVE.


C'étoit un gentilhomme de Toulouse, parent du grand-maître de Malthe,
de Paule. Il suivit le brave Givry à la guerre, et devant Laon, où
Givry fut tué, il reçut un si grand coup de pistolet au visage, qu'il
en perdit un oeil, et ne voyoit guère clair de l'autre. Cela l'obligea
à s'appliquer à l'étude. Il se faisoit lire: il avoit un homme pour le
françois, un pour l'espagnol, et un autre pour l'italien, car il
n'avoit jamais appris le latin.

Il se rendit avec le temps si savant dans ces trois langues, qu'il y
avoit peu de gens qui les sussent mieux que lui, et qui eussent lu
plus de choses. Le comte de Cramail[405] étoit de ses bons amis.

Il fut le premier ami de madame de Rambouillet, et elle dit qu'il lui
a donné plusieurs fois de fort bons avis.

Étant à Paris pour un grand procès, il en prenoit tant de soin que ce
fut par la voie de Toulouse qu'il apprit que son procès étoit perdu,
et que sa partie avoit pris possession de la terre dont il s'agissoit.

Il étoit fort libéral, mais enfin il alla prendre la libéralité de
travers, et bien d'autres choses aussi. Il se mit dans la tête, que
faire labourer ses terres, c'étoit un soin indigne d'un honnête
homme. Ses terres en friche portoient des brandes[406], et il en
faisoit faire des balais, et les envoyoit vendre à la ville. A ce
petit jeu-là il se trouva bientôt endetté. Quand il se vit tourmenté
de ses créanciers, il négocia avec eux pour en avoir composition; ce
que n'ayant pu obtenir, il se mit à les chicaner; et comme il avoit
l'esprit vif, et qu'il parloit facilement, il se rendit si habile,
qu'il faisoit tout ce qu'il vouloit de ses juges, et je pense qu'enfin
il fallut que ses créanciers s'accommodassent.

Il a vécu plus de quatre-vingt-sept ou huit ans dans sa gueuserie;
quand on prit le deuil de Henri IV, il porta son habit une fois plus
que les autres, et disoit: «Je vous assure, je n'ai pas le courage de
quitter le deuil, quand je songe au grand prince que nous avons
perdu.»

C'étoit un homme fort vain. Avant ce coup qui le défigura, il croyoit
que les dames mouroient d'amour pour lui, et il s'imagina que Dieu lui
avoit envoyé cette mortification, afin qu'il n'eût plus tant
d'avantages sur les autres hommes.

Un Italien, à l'hôtel de Rambouillet, ne pouvant trouver son nom, dit:
«_Quel baron' perforato_ (cicatrisée).»

Il savoit un million de choses, et jamais ne tarissoit; il disoit fort
agréablement ce qu'il disoit.

  [405] Adrien de Montluc, comte de Cramail, auteur de la _Comédie
  des Proverbes_, et d'un livre insipide intitulé: _Les Jeux de
  l'Inconnu_.

  [406] _Brande_, petit arbuste qui croît dans les terres incultes.
  (_Dict. de Trévoux._)



M. DE CHAUDEBONNE

ET M. D'AIGUEBONNE, SON FRÈRE.


Chaudebonne étoit de la maison du Puis-Saint-Martin en Dauphiné.
C'étoit le meilleur des amis de madame de Rambouillet. J'en ai déjà
parlé plusieurs fois. Elle dit que c'étoit un homme admirable, et que
personne n'a jamais vu plus clair que lui. Il étoit naturellement
coquet. Il versa une fois dans un précipice; on avoit peur qu'il ne se
fût rompu le cou; mais comme on fut à lui: «Cherchez, dit-il
froidement à ses gens, cherchez auparavant ma calotte.» Cela me fait
souvenir de madame de Bonneuil, dont il est parlé dans l'_historiette_
de M. d'Aumont, qui, tout en versant dans une rue, ne laissa pas
d'achever à sa soeur un conte qu'elle lui avoit commencé.

Ce fut Chaudebonne qui mit Voiture dans le grand monde et qui
l'introduisit chez Monsieur, à qui il étoit. Au retour de Flandre,
Chaudebonne se jeta dans la dévotion; on voit par des lettres de
Voiture, qu'il commençoit dès les Pays-Bas à prendre ce chemin-là.

Son frère aîné, M. d'Aiguebonne, a eu d'assez beaux emplois; il a
commandé dans la citadelle de Turin, et a été ambassadeur en Savoie;
c'étoit une espèce de philosophe. Un de ses fils avoit inclination à
être d'église, et un autre à être chevalier de Malte. «Bien,
disoit-il, je fonderai une commanderie pour l'un et une abbaye pour
l'autre; je n'attends pas que M. le cardinal Mazarin m'en donne une.
L'aîné de notre maison a du bien, qu'importe que mes enfans laissent
de leur race; et puis il y a tant de confusion à cette heure. J'ai
marié ma fille à un gentilhomme qui a trouvé moyen d'acheter le
marquisat de Varambon, ses enfans passeront pour être de cette
maison-là.»



NEUFGERMAIN[407].


Neufgermain est un pauvre hère de poète fort vieux, mais fort droit,
encore bel homme, qui depuis long-temps porte une longue _barbasse_.
Il a toujours l'épée au côté, et il aime fort à faire des armes.

Il assassinoit autrefois tout le monde de ses maudits vers, quand M.
le marquis de Rambouillet, car cet homme ne bougeoit de chez lui, lui
conseilla, pour voir si cela seroit plaisant, de faire des vers qui
rimassent sur chaque syllabe du nom de ceux pour qui il les feroit. Il
y en a un exemple dans Voiture; c'est cette pièce rimée en _da_ et en
_vaux_, à la louange de M. d'Avaux[408]. Il en fit, et cela a souvent
fait rire les gens.

Ce misérable fut si fou que de se marier, par une licence poétique, à
l'imitation du poète Daurat[409]. Il me souvient qu'on me contoit dans
la maison où servoit cette fille qu'il épousa, qu'en se regardant dans
le miroir, elle disoit: «Faut-il qu'un vieillard manie ces tétons-là?»
Cette femme a la plus méchante tête du monde; sans elle il auroit
ramassé quelque chose, car ceux pour qui il faisoit des vers, et ceux
à qui il présentoit son livre imprimé, dont il avoit retenu tous les
exemplaires, lui donnoient honnêtement; mais cette enragée bat tous
les jours quelqu'un et ruine le pauvre poète de procès criminels. Il
n'est pas à se repentir de s'être mis dans la nasse; il tâche de la
faire aller en Canada, et selon que cela va bien ou mal, il est gai ou
mélancolique.

Avant que de se marier il lui arriva une aventure admirable. Il avoit
je ne sais quelle habitude _vituperosa_ avec une nymphe de la rue des
Gravilliers. Certain filou ne le trouva pas bon; ils se querellèrent
dans la rue; le filou, qui étoit jeune et vigoureux, prit notre poète
par l'endroit où il y avoit plus belle prise, je veux dire par la
barbe, et lui pluma tout le menton. Neufgermain, pour venger ce
sacrilége, met l'épée à la main, blesse le filou, et l'eût tué, s'il
ne se fût sauvé: le peuple qui fut spectateur de ce fameux combat,
charmé de la bravoure d'un homme à grande barbe, ne pouvoit assez
l'admirer; et quand il fut parti, un vénérable savetier s'avisa de
ramasser cette vénérable barbe, et la mit dans une belle feuille de
papier blanc qu'il tenoit par les deux bouts; car il portoit trop de
respect à cette belle relique, pour la plier dans ce papier; elle y
étoit tout de son long. En cet équipage il s'achemine à l'hôtel de
Rambouillet, car Neufgermain s'étoit vanté d'y avoir bien des amis. On
dînoit quand cet homme y arriva, et un laquais vint dire à M. de
Rambouillet qu'un savetier de la rue des Gravilliers demandoit à
parler à lui. «Un savetier de la rue des Gravilliers? répond le
marquis tout étonné; il faut voir ce que c'est, faites-le monter.» Le
savetier entre, son papier à la main, et en faisant un nombre infini
de salamalecs, s'approcha de la table et dit qu'il apportoit la barbe
de M. Neufgermain. Neufgermain entre dans la salle à cet instant, et
fut bien surpris de voir que sa barbe avoit fait plus grande diligence
que lui.

Il y a deux ou trois ans que madame de Rambouillet lui ayant fait
donner deux cents livres, par le moyen de M. Ménage, qui est bien avec
M. Servien, surintendant des finances, elle s'avisa de faire une
petite malice à Ménage. «Vous êtes obligé, dit-elle au poète barbu,
d'aller remercier M. Ménage, mais je vous donne un avis; c'est l'homme
du monde après vous qui aime le mieux à faire des armes; il ne
l'avoue pas à cause qu'il est d'église, si ce n'est à des gens
discrets, et il a toujours des fleurets cachés derrière ses livres;
priez-le de faire assaut contre vous.» Neufgermain prend cela au pied
de la lettre, va chez Ménage et lui fait le compliment. Ménage se met
à rire. «Ne riez point, monsieur, ajouta le poète, vous pouvez vous
fier à moi.» Et en disant cela il regardoit sur les tablettes s'il n'y
avoit point de fleurets. Ménage, pour s'en débarrasser, fut contraint
de lui dire qu'il avoit été saigné la veille, et qu'il falloit
remettre la partie à une autre fois.

  [407] Louis de Neufgermain. Son portrait in-4º et en pied a été
  gravé par Brebiette.

  [408] Voici la première strophe de cette pièce:

    L'autre jour Jupiter manda
    Par Mercure et par ses prévôts,
    Tous les dieux, et leur commanda
    Qu'on fît honneur au grand d'Avaux.

  (_OEuvres de Voiture_, deuxième partie, p. 93, édition de 1660.)

  [409] Charles IX ayant demandé à Daurat de quoi il s'étoit avisé
  de se marier si vieux avec une jeune fille: «Sire, lui
  répondit-il, c'est une _licence poétique_.» (T.)



MAITRE CLAUDE

ET AUTRES OFFICIERS DE L'HÔTEL DE RAMBOUILLET.


Neufgermain étoit le fou externe de l'hôtel de Rambouillet; mais il y
en a eu de domestiques en assez bon nombre, car pour des gens aussi
sages que M. et madame de Rambouillet, on n'en trouvera guère qui
aient eu plus de fous à leur service. Je parlerai de quelques-uns dont
on fait d'assez plaisants contes.

Maître Claude étoit de son état ferreur d'aiguillettes; sa femme fut
nourrice de mademoiselle de Rambouillet, depuis madame de
Grignan[410]. Cela fut cause qu'avec le temps il parvint à être
argentier de la maison. Cet homme est des plus naïfs. Madame de
Rambouillet s'en divertissoit quelquefois, et quand elle savoit qu'il
avoit été en quelque lieu, elle lui faisoit raconter ce qu'il avoit
vu.

Quoique ce soit le meilleur homme du monde, il ne laisse pas d'aimer à
voir les exécutions, et il disoit à sa mode «qu'il n'y avoit plus de
plaisir à voir rouer, parce que ces coquins de bourreaux étrangloient
aussitôt le patient, et que si on faisoit bien on les roueroit
eux-mêmes.»

Une fois il fut à la Grève pour voir le feu de la Saint-Jean, et ne se
trouvant pas bien placé à sa fantaisie, tout d'un coup il prend sa
course, et se va planter sur le sommet de Montmartre; après que tout
fut fait, il retourne à l'hôtel. Madame de Rambouillet, qui sut qu'il
avoit été voir le feu, le fit venir. «Eh bien! maître Claude, le feu
étoit-il beau?--Ardez, madame, lui dit-il; j'étois allé à cette Grève,
mais je ne voyois pas bien, et il me vint dans l'esprit que je verrois
bien mieux de Montmartre. J'ai pris mes jambes à mon cou, et j'ai été
jusque là; il y avoit belle place: j'ai vu le feu tout à mon aise.
Croyez-moi, madame, que vous feriez bien de l'aller voir de là-haut;
on n'y perd pas une fusée.»

Il mena une fois un cheval de louage par la bride depuis le Roule
jusques à Rouen, sans avoir l'esprit d'en venir quérir un autre,
puisque celui-là le laissoit à pied de si bonne heure.

Un jour qu'il avoit été voir le trésor de Saint-Denis, madame de
Rambouillet voulut qu'il lui rendît compte de son voyage. «J'ai vu,
lui dit-il, entre autres choses _le bras de notre voisin_.» La
marquise fut long-temps à rêver à ce que ce pouvoit être; enfin elle
lui demanda ce qu'il vouloit dire. «Hé! madame, le bras de ce saint
qui est au bout de notre rue: le bras de saint Thomas[411].»

Durant le second siége de Thionville, on mangea un jour quelque ragoût
à l'hôtel de Rambouillet. Chacun souhaitoit que le marquis de Pisani,
qui étoit à ce siége avec M. le duc d'Enghien, en pût manger. «Ma foi!
dit maître Claude, qui avoit toujours des expédiens admirables, vous
n'avez qu'à m'en faire mettre dans un plat, et je vous promets que je
le lui porterai jusqu'au bout du monde. Il ne sera pas trop chaud;
mais on le fera réchauffer quand je serai arrivé.»

Une fois, parlant d'un homme, il disoit: «_De sa nation_ cet homme-là
est orfèvre,» voulant dire _de sa profession_.

Madame de Rambouillet l'envoyoit souvent faire des messages, parce
qu'il divertissoit tout ensemble celle qui l'envoyoit et ceux à qui il
étoit envoyé.

Un jour elle lui donna un livre à reporter à M. Chapelain. «Je n'avois
pas cru, lui dit M. Chapelain, que madame la marquise me voulût faire
cette injure que de me renvoyer ce livre; dites-lui que je le lui
reporterai au premier jour.» Quelque temps après maître Claude, qui
avoit remarqué que M. Chapelain avoit vu madame de Rambouillet, dit à
sa maîtresse: «Madame, M. Chapelain vous a-t-il rapporté ce livre,
comme il avoit dit?--Non, répondit-elle.--Ha! le galant! s'écria-t-il;
ah! le drôle! je me doutois bien que ce n'étoient que des
compliments.»

M. de Grasse[412] étant enrhumé, madame de Rambouillet envoya maître
Claude pour savoir de ses nouvelles. «Je vous assure, lui dit M. de
Grasse pour rire, mon pauvre maître Claude, mon ami, j'ai été plus mal
qu'on ne croit; j'ai pensé perdre l'esprit.--Comment, monsieur, lui
dit le bon argentier, vous avez pensé perdre l'esprit?--Oui, mon
cher.--Hélas! monsieur, c'eût été grand dommage; et à présent vous
remettez-vous?--Oui, et j'espère que cela ne sera rien, s'il plaît à
Dieu; mais ne le dites à personne, je vous prie.» Maître Claude va
retrouver sa maîtresse, et lui dit «que M. de Grasse se portoit assez
bien pour le présent; mais, madame, ajouta-t-il, je ne sais plus à qui
on se fiera en ce monde; cet homme avoit passé pour si sage.--Que
voulez-vous dire? dit la marquise en l'interrompant?--C'est,
répondit-il en s'approchant de son oreille, que ce n'étoit pas qu'il
fût enrhumé, mais c'étoit qu'il étoit fou.»

Un jour, comme madame de Rambouillet étoit à Rambouillet, on rendit le
pain bénit, et on en présenta à tous ceux de la maison; mais maître
Claude, qui croyoit qu'on ne lui en avoit pas présenté assez tôt, dit
à celui qui le lui portoit: «_Porte-le au diable, je n'en ai que
faire._» La marquise, qui cherchoit à se divertir, et qui aussi ne
vouloit pas qu'on fît d'insolences, le fit venir, et lui remontra
qu'il devoit profiter de l'occasion qui s'étoit présentée pour faire
voir son humilité, et non pas scandaliser tout le monde comme il
l'avoit fait; «car, ajouta-t-elle, vous avez dit: _Portez-le au
diable_; ne savez-vous pas qu'il ne le sauroit recevoir, et que tout
ce qui est béni fait fuir les démons?» Elle lui dit encore bien des
choses; enfin, après avoir bien écouté: «Il est vrai, dit-il, que j'ai
tort; mais, madame, après tout, où est-ce que l'on tiendra son rang,
si on ne le tient dans l'église?»

Au commencement qu'il connut M. Conrart, il ouït dire à l'hôtel de
Rambouillet qu'il avoit la goutte. Le soir même il va trouver Monsieur
et Madame: «J'ai appris, leur dit-il, que ce pauvre M. Conrart a les
gouttes; c'est dommage. Je sais, ma foi, par Dieu[413]! une recette
infaillible pour le guérir; il y a plus de trente rois qui la
voudroient savoir; je la lui dirai pour l'amour de lui.--Eh bien!
maître Claude, dit madame de Rambouillet, allez-vous-en demain savoir
de ses nouvelles de ma part; et puis de votre part à vous, lui direz
votre recette.--Ah! madame, reprit-il, ce sera de votre part.--Non,
dit-elle, de la vôtre; il faut qu'il vous en ait l'obligation.» Il y
va, et après avoir fait les compliments de son maître et de sa
maîtresse, il lui dit: «Monsieur, je vous dis à cette heure de ma part
que je vous veux guérir de vos gouttes; mon remède est infaillible; ma
foi, par Dieu! il n'y en a point de tel.--Hé! dites-le-moi donc,
maître Claude, dit M. Conrart.--Pour l'amour de vous, je vous le
dirai; je ne l'enseignerois pour rien à un autre; non, ma foi, par
Dieu!» Il haranguoit toujours, et ne disoit point la recette; enfin,
lui dit-il: «Ayez une douzaine de cochets, et les élevez au coin de
votre feu; quand ils seront en état d'être chaponnés, prenez le plus
gras, chaponnez-le vous-même, et en lui tirant ce que vous savez du
corps, dites: _Je te donne mes gouttes, puissent-elles ne me jamais
revenir_. Puis recousez bien la plaie, vous verrez insensiblement ce
pauvre chapon devenir entrepris de ses jambes, elles lui enfleront, et
vous vous sentirez allégé à mesure.»

Il est à cette heure concierge à Rambouillet, parce qu'il est devenu
vieux. Madame de Rambouillet lui manda, il y a trois ou quatre ans,
qu'il fît tout préparer, et qu'il auroit bientôt compagnie. Il crut
que toute la cour iroit; et quand il ne vit que M. et madame de
Montausier et mademoiselle de Rambouillet: «Quoi! leur dit-il, il n'y
a que vous, et j'avois pris tant de peine! une autre fois je ne
croirai pas si de léger[414].»

Il racontoit un jour la comédie d'Euridice, que le cardinal avoit fait
jouer en musique, et il disoit à une femme-de-chambre: «Vous voyez
l'enfer, et là vous voyez venir Plutarque.--Plutarque? reprit cette
fille; ne seroit-ce pas Pluton?--Pluton ou Plutarque, dit maître
Claude, qu'importe!»

  [410] Ces derniers mots sont écrits à la marge du manuscrit; cela
  prouve que cette partie de l'ouvrage a été écrite par Tallemant
  avant le mariage de mademoiselle de Rambouillet, qui eut lieu au
  mois d'avril 1645.

  [411] L'hôtel de Rambouillet est dans la rue Saint-Thomas du
  Louvre.

    (T.)

  [412] Godeau.

  [413] C'étoit son juron. (T.)

  [414] Expression italienne: _di leggiero_.



SILESIE.


Un écuyer de M. de Rambouillet, ou plutôt un _quinola_[415], car
c'étoit un homme qui le menoit, nommé Silesie, étoit une espèce de fou
sérieux qui ne trouvoit aucune difficulté à l'Apocalypse, et forgeoit
les plus belles étymologies du monde. Entre autres, il disoit que
_fauteuil_ vient de ce qu'étant assis les uns auprès des autres,
_l'oeil faut_, et ne peut plus voir de côté, à cause de celui qui est
assis auprès de vous. Il logeoit proche de l'hôtel de Rambouillet avec
sa femme et ses enfants. Un matin, tous ceux qui habitoient dans la
même maison vinrent se plaindre à M. de Rambouillet, disant qu'il n'y
avoit pas moyen de dormir avec cet homme. C'étoit en été, les puces
l'incommodoient, il en prenoit à tâtons; et comme si ses ongles
n'eussent pas suffi pour les punir dignement, il s'en alloit par
l'escalier, et avec un gros marteau il frappoit sur les marches,
croyant frapper sur les puces qu'il y avoit mises. Sur ce même degré,
pour être puni où il avoit fait l'offense, il prit la peine de se
rompre le cou quelques jours après.

  [415] Ce terme, qui n'est plus connu qu'au jeu du reversis, étoit
  alors synonyme _d'écuyer_, celui qui conduit, soit un homme, soit
  une femme. (_Dict. de Trévoux._)



ALDIMARI.


Il y a eu un secrétaire, nommé Aldimari, qui n'étoit pas plus sage
qu'un autre; il faisoit les plus ridicules vers du monde, et a été si
sot que de les faire imprimer. Il disoit sur la mort du grand prieur
de La Porte, que les anges, pour le recevoir, quand il fit son entrée
en paradis, avoient pris des manches de velours blanc à gros
bouillons.



DUBOIS.


Il ne faut pas oublier un nommé Dubois, à qui M. de Rambouillet avoit
fait apprendre le métier de brodeur. Il se fit Capucin, puis portier
de comédiens, et enfin revint à son premier métier. Au bout de dix
ans, il s'avisa un matin d'aller voir la marquise, et lui dit:
«Madame, je suis ravi quand je vous vois, comme l'illustre Bassa[416]
quand il voyoit son empereur; je ne savois comment faire pour avoir
cet honneur; hier je passois devant votre logis, j'y vis bien des
carrosses dans la cour; cela me donna courage; enfin me voilà, et
pour refaire connoissance, je vous apporte une manche de la casaque du
Roi.»

Je ne saurois finir le chapitre des domestiques de l'hôtel de
Rambouillet, sans dire que personne ne fut plus aimé de ses gens, ni
des gens de ses amis, que madame de Rambouillet. Il y a deux ans
environ que M. Patru m'en rapporta un exemple illustre. Il soupoit à
l'hôtel de Nemours avec l'abbé de Saint-Spire, qui est à M. de
Nemours, alors M. de Rheims. Cet abbé va souvent à l'hôtel de
Rambouillet; ils parlèrent fort de la marquise. Un sommelier, nommé
Audry, qui étoit là, voyant que M. Patru étoit aussi des amis de
madame de Rambouillet, se vient jeter à ses pieds, en lui disant:
«Monsieur, que je vous adore! j'ai été douze ans à M. de Montausier;
puisque vous êtes des amis de la grande marquise, personne devant le
soir ne vous donnera à boire que moi.»

  [416] Roman de mademoiselle de Scudéry. (T.)



VAUGELAS.


Je n'ai pas grand'chose à ajouter à ce que dit l'histoire de
l'académie. M. de Vaugelas fut un jour chez M. de La Vieuville,
surintendant des finances pour la première fois, afin de tâcher d'être
payé de sa pension. La Vieuville lui dit, de si loin qu'il l'aperçut:
«Allez chez un tel.» Il y va, cet homme n'avoit jamais entendu parler
de lui; il retourne, La Vieuville lui dit: «Allez chez Bardin.»
Bardin n'en savoit pas plus que l'autre. Pour la troisième fois, La
Vieuville lui dit: «Allez chez le trésorier de l'Epargne qui est en
exercice, il y a arrêt pour cela.--Monsieur, répond Vaugelas, il ne
faut point d'arrêt pour cela, c'est une pension.--Allez seulement,»
dit La Vieuville. Il se trouva qu'il le prenoit pour l'agent du roi de
Bohême, à qui, en ce temps-là, on fit toucher trente-cinq mille
livres.

Toute sa vie le pauvre M. de Vaugelas, qui étoit crédule, a toujours
donné des avis assez saugrenus. Une fois on lui persuada qu'il y
auroit un grand profit à nourrir des anguilles dans un étang; il en
vouloit demander le don au Roi. Il venoit tous les jours débiter à
l'hôtel de Rambouillet des nouvelles où il n'y avoit aucune apparence,
et il croyoit quasi tout ce qu'il entendoit dire.

Madame de Carignan, qui le connoissoit, le voulut avoir pour
gouverneur de ses enfants, dont l'aîné, qui est mort à cette heure,
étoit sourd et muet, et l'autre bègue, de telle sorte qu'il n'a pas la
voix articulée; pour le troisième, aujourd'hui M. le comte de
Soissons, il parloit, mais sa mère ne vouloit pas qu'il parlât, mais
bien les autres. Alors il portoit la soutane. Elle les faisoit mener
en visite; ils étoient tous deux comme des idoles.

«Quelle destinée, disoit madame de Rambouillet, pour un homme qui
parle si bien et qui peut si bien apprendre à bien parler, d'être
gouverneur de sourds et de muets!» Un Catalan entreprit de faire
parler le sourd-muet; dans son opération il ne vouloit point de
témoins. On croit qu'en lui mettant les doigts, soit aux côtes, soit
au gosier deçà et delà, et les genoux sur l'estomac, il lui faisoit
prononcer certaines lettres et les assembler pour demander les choses
les plus nécessaires; l'enfant sortoit tout en eau d'entre ses mains.
Madame de Carignan fut si sotte que de chasser cet homme; elle disoit
qu'il étoit espion du roi d'Espagne auprès d'elle. Peut-être eût-il
appris à parler à celui qui bégaie tant[417]. Elle disoit que l'aîné
parloit comme elle; or elle parloit comme quatre; mais elle mentoit
_per la gola_.

Elle vouloit qu'on donnât mademoiselle d'Alais, aujourd'hui madame de
Joyeuse, au prince Eugène sans le déclarer héritier. C'est elle qui a
fait mourir ce pauvre M. de Vaugelas à force de le tourmenter et de
l'obliger à se tenir debout et découvert.

  [417] Il écrit en italien, et il a fort bien réglé sa maison. Il
  est amoureux, et sa maîtresse l'entendoit au mouvement des
  lèvres. (T.)



GODEAU,

ÉVÊQUE DE VENCE.


M. Godeau[418], qu'on a appelé long-temps M. de Grasse, et qu'on
appelle aujourd'hui M. de Vence, est d'une bonne famille de Dreux. Il
a eu trente mille écus de partage. Il a toujours été fort éveillé, et
sa belle humeur et son esprit ont servi à le faire passer partout;
car pour sa personne c'est une des plus _contemptibles_ qu'on puisse
trouver; il est extraordinairement petit et extraordinairement laid.

Quand il étoit en philosophie, tous les Allemands de sa pension ne
pouvoient vivre sans lui; il chantoit, il rimoit, il buvoit, et avoit
toujours le mot pour rire. Il étoit fort enclin à l'amour, et comme il
étoit naturellement volage, il a aimé en plusieurs lieux. Il fut
pourtant assez constant pour mademoiselle de Saint-Yon; c'étoit une
fille de bon lieu et bien faite, mais pauvre. Elle vouloit l'engager,
elle se laissoit embrasser; mais quelquefois elle étoit contrainte de
sortir, à cause des saillies et des fureurs amoureuses qui prenoient à
notre petit amant.

M. Conrart, son parent, et quelques-uns de ses amis, l'avoient comme
retiré de cette amourette, quand les frères de la demoiselle firent
une partie de promenade où on les mit tous deux à la portière, et il
se renflamma plus que devant. Conrart dit qu'une fois, comme il étoit
chez cette fille avec son parent, tout d'un coup, pour faire la
jeunette, elle va dire: «Ah! que je suis affligée! maman m'a avertie
que j'ai vingt et un ans, il faudra que je jeûne désormais.» Notez
qu'elle avoit bien fait des péchés, si on offense Dieu en ne jeûnant
pas dès qu'on a vingt et un ans. Enfin Godeau se guérit de son amour.
En ce temps-là il eut entrée à l'hôtel de Rambouillet: j'ai dit
ailleurs par qui il y fut introduit[419]. On voit par les lettres de
Voiture le cas qu'en faisoient madame et mademoiselle de Rambouillet
et toute leur société, et comme Voiture en eut de la jalousie.

Peu à peu il se mit à travailler aux choses spirituelles, et il
falloit qu'il y fût bien né, car je trouve qu'il a fait tout autre
chose pour le Créateur que pour les créatures. Le _Benedicite_ le mit
en grande réputation auprès du cardinal de La Valette, et ensuite
auprès du cardinal de Richelieu, pour qui il fit après cette ode que
Costar a censurée. Ses ouvrages plaisoient si fort à Son Eminence,
qu'on disoit chez lui, pour dire: Voilà qui est admirable: «Quand
Godeau l'auroit fait, il ne seroit pas mieux.»

L'évêché de Grasse, en Provence, ayant vaqué, il le demanda. Le
cardinal ne vouloit point trop qu'il le prît; c'étoit trop peu de
chose: il ne vaut que quatre mille livres; il y joignit Vence de six
mille livres dès qu'il le put, avec une pension de deux mille livres
sur Cahors. M. Godeau négligea de faire faire l'union quand il le
pouvoit, c'est-à-dire du vivant du cardinal, car c'est un des hommes
du monde le plus diverti et qui pense le moins aux choses. Depuis, la
communauté de Vence s'y est opposée, et les Jésuites lui ont fait tout
le pis qu'ils ont pu, enragés de ce que l'assemblée du clergé l'avoit
nommé pour faire l'éloge du _Petrus Aurelius_. C'est un livre de
l'abbé de Saint-Cyran. Cela alla jusqu'à faire un libelle contre lui,
où sa mine et sa petitesse étoient ce qu'on lui reprochoit le plus. Il
fut assez sage pour ne point répondre. Enfin, il fallut traiter de
Grasse[420] et garder Vence.

C'est un homme sans façon, bon ami, mais un peu trop brusque
quelquefois. Il avoit fait beaucoup de vers d'amour. Un jour il les
demanda à Conrart, à qui il les avoit tous donnés, et les brûla. Il
s'en est pourtant sauvé quelques-uns de galanterie à l'hôtel de
Rambouillet, et entre les mains de M. de Montausier; mais ils ne
valent pas ses vers chrétiens, j'entends ceux qu'il a faits il y a
quelques années, car depuis quelque temps tout ce qu'il fait est fort
médiocre: vous diriez qu'il a toujours été condamné à faire un ouvrage
en tant de temps. Pour un jour il fit trois cents vers en stances de
dix; le moyen que cela soit bien. Il a du génie, mais il n'a ni assez
de savoir ni assez de force.

Pour subsister à Paris il a travaillé à des traductions, à des vies, à
une histoire ecclésiastique; tout cela sent l'homme qui ne pense pas à
la gloire, ou qui n'y pense pas de la bonne sorte. Les bulles des deux
évêchés, son peu d'économie et autres choses, l'on réduit à cela. Il a
fait des prières pour toutes sortes de conditions; il y en a une dont
le titre est: _Prière pour un procureur et en un besoin pour un
avocat_. Il a fait imprimer aussi des instructions aux curés de son
diocèse.

On trouve que M. de Vence se gâte en prose comme en poésie; tout ce
qu'il fait est fait à la hâte, et je trouve qu'il commence à se
relâcher sur la morale. Volontiers il prendroit un meilleur évêché
quand il faudroit pour cela faire l'éloge du cardinal: en voici une
preuve. Ayant fait l'oraison funèbre du feu premier président de
Bellièvre, par une bassesse ridicule il l'envoya à M. de Grignon,
avant de la prononcer. Cet imbécile de Grignon, aujourd'hui M. de
Bellièvre, y corrigea un endroit. Il y avoit: _La science, dit
Plutarque_. «Cela ne sonne pas bien, disoit cet âne de fils, il
faudroit mettre: _La science, au dire de Plutarque_.--Vous avez
raison, dit le petit Boileau[421], qui étoit présent, et il seroit bon
de le corriger: M. de Vence vous en auroit obligation.--Vous m'en
avisez,» reprit-il; et sur l'heure il envoie quérir une plume, et le
corrige. Boileau, qui ne pouvoit quasi se tenir de rire, courut vite
le conter à M. de Vence.

  [418] Antoine Godeau, évêque de Vence, membre de l'Académie
  françoise, né vers l'an 1605, mourut en 1672.

  [419] Par madame de Clermont d'Entragues, et par mademoiselle
  Paulet. (_Voyez_ l'article de cette dernière.)

  [420] Il paroît que Godeau proposa l'évêché de Grasse à Gombauld,
  qui étoit protestant. (_Voyez_ l'article _Gombauld_.)

  [421] Gilles Boileau.



GOMBAULD[422].


Gombauld est de Saint-Just, auprès de Brouage, d'honnête naissance,
mais cadet d'un quatrième mariage. Le père vivoit de ses rentes, et il
en vivoit si bien qu'il les mangeoit. Il ne faisoit que chasser et
faire bonne chère, et enfin il s'acheva de ruiner en procès.
D'ailleurs, ce garçon fut maltraité par ses cohéritiers, et faute
d'avoir de quoi poursuivre, il n'en eut jamais aucune raison.

Son père, quoique de la religion, eut la faiblesse, se voyant chargé
d'enfants, de consentir que celui-ci fût instruit dans la religion
catholique, à Bordeaux, afin de le faire d'église. Il m'a dit, car il
est huguenot à brûler, que naturellement il avoit de l'aversion pour
la religion catholique, et que dès seize ans il cessa de lui-même
d'aller à la messe et revint à nous, sans pourtant faire d'abjuration
ni de reconnoissance, car il ne prétendoit pas nous avoir quittés, et
choisissoit plutôt une religion qu'il n'en changeoit.

Il vint à Paris qu'il étoit encore fort jeune; il fit d'abord
connoissance avec le marquis d'Uxelles[423], le rousseau. Cet homme
avoit assez d'habitudes, et ne pouvoit bien faire les lettres dont il
avoit besoin; et dans les desseins de mariage ou de galanterie qu'il
pouvoit avoir, il se servoit de Gombauld pour cela, et lui entretenoit
un cheval et un laquais.

Gombauld fit assez de vers pour Henri IV, qu'il n'a jamais montrés. Il
dit que le Roi lui donnoit pension. La Reine-mère étant régente, elle
le regarda fort, à ce qu'il dit, au sacre du feu Roi[424], où il étoit
allé avec son rousseau. Mademoiselle Catherine, femme-de-chambre de la
Reine, eut ordre de savoir de M. d'Uxelles qui il étoit. Catherine
prit un autre rousseau pour M. d'Uxelles, et alla dire à la Reine: «Il
dit qu'il ne le connoît point.--Cela ne se peut, répondit la Reine,
vous avez pris un rousseau pour l'autre.» Enfin, elle en parla
elle-même à M. d'Uxelles, et voulut voir des ouvrages de notre homme.

A quelque temps de là, Uxelles avertit Gombauld qu'on alloit faire
l'état de la maison du Roi, et que c'étoit la Reine elle-même qui le
faisoit. «Si cela est, dit Gombauld, je ne m'en veux point inquiéter,
il en arrivera ce qu'il plaira à Dieu.» Il y fut mis pour douze cents
écus. Uxelles le lui vint dire, et ajouta ces mots: «Vous aviez bien
raison de ne vous pas tourmenter, la Reine a assez de soin de vous; je
voudrois être aussi bien avec elle.» La Reine le cherchoit partout des
yeux. La princesse de Conti lui dit qu'il étoit vrai que la Reine
avoit de l'affection pour lui. Il nie d'en avoir jamais été amoureux;
mais bien d'une autre personne de grande qualité qu'il appelle aussi
_Filis_ dans ses poésies: l'une est la grande et l'autre la petite. Il
accuse mademoiselle Catherine du peu d'avancement qu'il a eu, car il
est persuadé que la Reine en tenoit, et que Catherine lui avoit avoué
que la Reine ne l'avoit jamais vu sans émotion, parce qu'il
ressembloit à un homme qu'elle avoit aimé à Florence. Catherine étoit
une brutale; cependant elle gouvernoit les amours de la Reine. Elle
disoit tout de travers; par exemple, à un ballet où l'on n'entroit que
par billets, Uxelles dit à Gombauld: «J'en ai deux, j'en destine un à
un tel, en cas que vous en puissiez avoir d'ailleurs, sinon ce sera
pour vous.» Gombauld va à mademoiselle Catherine, et lui dit en
parlant de cela: «Ce n'est pas, mademoiselle, que j'espère voir le
ballet; ce n'est pas que je demande autrement un billet.» Elle crut
qu'il n'en demandoit point (bien d'autres, peut-être l'auroient cru).
Il falloit parler françois, et lui dire qu'elle prît la peine de dire
à la Reine qu'il n'avoit point de billet, et la Reine lui en eût
envoyé un tout aussitôt.

En une rencontre de voyage, il dit qu'il ne pouvoit suivre sans
argent. La Reine lui dit: «Allez chez le trésorier lui dire de ma part
que j'entends que vous soyez payé.» Le trésorier dit: «Monsieur, tout
le monde dit de même. Je demanderai ce soir à la Reine ce qu'elle veut
que je fasse; venez demain matin.» Il y alla: «Elle en a marqué deux,
dit le trésorier, vous en êtes l'un.» Il fut payé. Il dit que cela
dura dix-huit mois, et que s'il eût eu des amis, on ne lui eût rien
refusé; mais que, depuis, la religion lui nuisit.

Il fit l'_Endymion_[425] durant qu'il étoit au fort de sa faveur. Ce
livre fit un furieux bruit. On disoit que la _Lune_ étoit la
Reine-mère, et effectivement, dans les tailles-douces, c'est la
Reine-mère, avec un croissant sur la tête. On disoit que cette Iris,
qui apparoît à Endymion au bout d'un bois, c'étoit mademoiselle
Catherine. La Reine témoigna de le vouloir entendre lire, car il avoit
beaucoup de réputation, et effectivement c'est un beau songe. Pour
Gombauld, il y entend cent mystères que les autres ne comprennent pas,
car il dit que c'est une image de la vie de la cour, et que qui le
lira avec cet esprit y trouvera beaucoup plus de satisfaction[426]. Il
en avoit tant fait de lectures avant que de le faire imprimer, que M.
de Candale, quand ce livre fut mis au jour, dit que la deuxième
édition ne valoit pas la première, car il lit bien et fait valoir ce
qu'il lit.

Dès que Gombauld crut que la Reine lui vouloit faire cet honneur, il
alla trouver madame de Rambouillet, qui a toujours été de ses amis, et
la pria de lui vouloir bien dire son avis sur la manière dont il s'y
devoit prendre: «Madame, lui dit-il, prenez que vous soyez la Reine,
et j'entrerai avec mon livre.» En disant cela, il va dans
l'antichambre; madame de Rambouillet se mordoit les lèvres de peur de
rire. Il rentre un peu après avec les grimaces les plus plaisantes du
monde, et à tout bout de champ il lui demandoit: «Cela sera-t-il bien
ainsi?--Oui, monsieur, fort bien.--Madame, trouvez-vous ce ton-là
comme il faut? N'est-il point trop haut? est-il assez respectueux?» et
lui demandoit comme cela sur toutes choses. Elle dit qu'elle n'a
jamais mieux passé son temps en sa vie; mais que, pour avoir un
plaisir parfait, il eût fallu que quelqu'un les eût vus, et qu'elle
l'eût su. Cependant je ne sais pas par quelle aventure tout ce soin
lui fut inutile, car Gombauld dit qu'il n'a jamais lu _Endymion_ à la
Reine-mère.

Je ne sais si madame de La Moussaye, soeur du feu comte de La Suze, et
mère de La Moussaye, le petit-maître, étoit cette petite Filis; mais
on croit qu'il a eu de grandes privautés avec elle, car il a toujours
affecté d'en vouloir à des dames de qualité, et me faisoit excuse une
fois de ce que dans ses poésies il y avoit des vers pour une paysanne.
«Mais, disoit-il, c'étoit la fille d'un riche fermier de Xaintonge, et
elle avoit plus de dix mille écus en mariage.»

Cette pension de douze cents écus dont il a été parlé ci-dessus ne lui
fut pas toujours continuée; dès le temps de la Reine-mère même on lui
en retrancha quelque chose, nonobstant la ressemblance avec cet amant
florentin. Après l'éloignement de la Reine il lui dédia
_l'Amaranthe_[427], et la lui envoya. «Ah! dit-elle, je savois bien
que celui-là ne m'oublieroit pas.» Madame de Rambouillet lui fit un
soir une malice à propos de cette pièce: elle lui manda qu'elle
l'iroit prendre pour le mener souper en ville. Elle le mena chez
madame de Clermont, et après souper on le conduisit dans une salle où
des petits enfants jouoient l'_Amaranthe_. Il pensa mourir, car il n'y
a pas d'homme si délicat sur ces sortes de choses, et il vérifia le
proverbe qui dit: _Il enrage comme un poète dont on récite mal les
vers_.

Il est grand et droit et a assez de cheveux; quoique vieux, il a
encore bonne mine; il est vrai qu'étant un peu ridé, il a tort de ne
porter qu'un filet de barbe, cela est cause que dans la comédie de
_l'Académie_ il y a:

    Gombauld, pour un châtré, ne manque point de feu.

Il eut huit cents écus du feu Roi, après l'éloignement de la Reine;
mais, quand la guerre fut déclarée, on ne paya plus de pensions
poétiques. Il étoit dans une nécessité extrême, et n'en témoignoit
rien. Par courage, même, il étoit habillé à son ordinaire, car de
tous les auteurs c'est quasi le mieux vêtu, quand M. Chapelain lui fit
avouer qu'il ne savoit plus de quel bois faire flèches, et par le
moyen de Bois-Robert lui fit rétablir la moitié de sa pension,
c'est-à-dire quatre cents écus. Le chancelier, pour qui il avoit fait
quelque chose, lui en donna deux cents sur le sceau. Il voulut
absolument que cette pension de quatre cents écus fût sur l'état du
Roi, quoiqu'il eût été bien mieux payé du cardinal; pour celle sur le
sceau, il la tenoit pour deniers royaux; il disoit pour ses raisons
qu'il ne recevoit que de son prince.

Comme Bois-Robert travailloit à cette affaire, il montra des vers de
sa façon à Gombauld, qui, toujours tout d'une pièce, critiqua tout ce
qui ne lui sembloit pas bon, sans avoir égard au temps. Bois-Robert,
instruit de l'humeur du personnage, prit cela comme il le falloit, et
dans un endroit où Gombauld disoit: «Je n'y suis pas accoutumé (c'est
une de ses façons de parler),--Hé! mon cher monsieur, lui dit
Bois-Robert, en se mettant quasi à genoux, je vous prie,
accoutumez-vous-y pour l'amour de moi.»

Ce fut en ce temps-là que Gombauld fit le panégyrique du cardinal de
Richelieu et l'ode au chancelier, qui n'étoit alors que
garde-des-sceaux. Dans ce panégyrique il y a de beaux vers; mais le
corps n'en est pas bon. Pour l'ode, elle est fort obscure. On la
censura un peu à l'Académie quand il la montra. Lui qui met toujours
les choses au pis, dit tout franc que c'étoit envie, et que M. le
cardinal leur fît dire que cela n'étoit pas bien de témoigner ainsi de
l'aigreur, et qu'il falloit reprendre avec un esprit de douceur et de
charité. On dit qu'il prit cela de travers, et quand on lui dit sur
ce vers aux Muses:

    Allez sur les bords de Céphise,

qu'il n'avoit rien à commander aux neuf doctes soeurs, ce ne fut que
pour rire et le faire donner dans le panneau.

Il croit toujours qu'il a mille ennemis qu'il n'a point. Il m'a dit
que, de rage de ce que l'_Endymion_ réussissoit, un homme l'avoit jeté
dans le feu. Son caractère est l'obscurité, et cependant il croit être
l'homme du monde le plus clair. Il fut si têtu qu'il ne voulut jamais
ôter du commencement de ses poésies ce sonnet que l'on n'entend pas,
et qui n'a pas servi au débit de son livre; il l'entendoit lui, «et
puis, disoit-il, je l'ai fait pour être à la tête.» Il y avoit je ne
sais quoi, comme une espèce d'avant-propos, qu'il vouloit que M.
d'Enghien prît pour une épître dédicatoire, quoiqu'il ne le nommât
point, et que cela ne lui fût point adressé.

Ses vers pour l'ordinaire ne vont point au coeur; ils ne sont point
naturels; puis il y a un grand nombre de sonnets, et pour bien rimer
il tire souvent les choses par les cheveux. Ses vers de ballets et ses
épigrammes valent mieux; mais ce qu'il a fait de meilleur en vers et
en prose, ce sont ses ouvrages chrétiens. Il n'y a ni sel ni sauge à
ses lettres imprimées qu'il croit être autant de chefs-d'oeuvre. Je
crois que c'eût été un grand personnage s'il eût été évêque; aussi M.
de Vence lui voulut-il un jour transporter son évêché, «et je suis
assuré, lui dit-il, que je n'y perdrai pas[428].»

Ce qui l'a le plus rebuté ç'a été de voir que ses _Danaïdes_[429]
eussent si mal réussi; elles eussent été plus propres à Athènes qu'à
Paris. Le libraire le pensa faire enrager, en lui disant: «Pour vos
_Danaïdes_, elles passeront avec vos autres ouvrages.» Madame Cornuel
disoit en sortant: «Je veux demander la moitié de mon argent; je n'ai
entendu tout au plus que la moitié de la pièce.» C'est tout ce qu'il
pourra faire que de vivre; son petit volume d'_Épigrammes_ réussit
mieux.

Il n'a jamais voulu imprimer _les Danaïdes_; le cardinal les voulut
oüir. Bois-Robert avoit étourdiment donné rendez-vous à Cerisay[430],
qui avoit fait la moitié d'une tragi-comédie qu'il n'acheva point, et
à Gombauld tout ensemble, et quand ce vint à lui, le cardinal étoit
las d'entendre lire.

C'est le plus cérémonieux et le plus mystérieux des hommes. Il a
découvert, dit-il, le secret de faire des sonnets facilement, et s'il
l'eût su plus tôt, il en eût autant fait que Pétrarque. Il n'a garde
de le dire ce secret, car je crois qu'il n'en a point; quand il lui
est arrivé d'en faire un en commençant par la fin, il dit que c'est
ainsi qu'il faut faire; quand, au contraire, il n'a fait la fin
qu'après tout le reste, il soutient qu'il ne faut jamais commencer par
la conclusion. Il sait aussi un secret pour jeter son homme à bas à la
lutte; il en sait un autre pour lui faire sauter le poignard des
mains, mais il ne vous le dira pas.

Il a cru que M. Arnauld, le mestre-de-camp, lui a toujours voulu un
peu de mal depuis qu'aux champs il lui donna une botte en faisant des
armes. Il s'est battu, dit-il, quatre fois en duel; il disoit même
qu'il s'étoit battu deux fois en une heure, et, parlant de cela avec
plaisir, il s'en vantoit. S'étant trouvé à la campagne en lieu où l'on
couroit la bague, il gagna le prix sans l'avoir jamais courue. Il se
piquoit de bien danser[431] et de bien faire des armes; et souvent il
lui est arrivé de _pantalonner_, et de se mettre en garde devant ses
plus familiers. Une fois même il se battit dans la rue: c'étoit contre
un homme qui l'avoit querellé sur un logement qu'ils prétendoient tous
deux; il lui dit: «Passez à telle heure devant ma porte, je sortirai
avec une épée.» Il fit lâcher le pied à l'autre, et il disoit en
racontant cela: «Quoi! cet homme qui choisit les pavés, qui marche si
proprement! Il poussoit l'autre dans la boue et ne se soucioit pas de
se crotter.» Ils furent séparés.

Il dit qu'il auroit inventé la musique de lui-même, si elle n'avoit
été inventée. En effet, il a appris à jouer de la mandore[432], et en
jouoit admirablement bien, à ce qu'on m'a dit; mais comme cet
instrument n'est plus guère en usage, il l'a laissé là; auparavant
même il falloit bien des cérémonies pour le faire jouer.

Madame de Rambouillet l'appeloit _le beau Ténébreux_. J'ai dit qu'il
étoit cérémonieux. Madame de Rambouillet se repentit de l'avoir
mené[433] en une promenade à Lisy, à Monceaux et ailleurs; car il
falloit livrer bataille toutes les fois qu'on se mettoit à table ou
qu'on montoit en carrosse. En effet, il est très-incommode sur ce
chapitre-là, et croit avoir dit une belle chose quand il a répondu à
ceux qui lui disent qu'il est trop cérémonieux: «Ce n'est pas que je
le sois trop, mais c'est qu'on ne l'est pas assez à présent.»

A table, il seroit plutôt tout un jour à frotter sa cuillère que de
toucher le premier au potage. Je sais toutes ses façons, car je l'ai
mené et le mène encore quand je puis à Charenton. Il ne vouloit point
se mettre dans le fond, parce que, disoit-il, les gueux le prendroient
pour le maître du carrosse. Il a une chose bonne dans sa cérémonie,
c'est qu'il ne se fait jamais attendre; mais il est si peu comme les
autres gens, et il vous embarrasse tellement par la peur de vous
embarrasser, qu'il faut avoir de la charité de reste pour s'en
charger.

Il est propre jusqu'à marcher proprement; il veut choisir les pavés et
aller seul. Madame de Rambouillet dit qu'il n'y a rien de plus
plaisant que de voir son embarras quand quelque dame le salue par la
ville. Il veut la reconnoître; il veut faire la révérence de bonne
grâce, et en même temps il veut prendre garde à ses pieds; tout cela
ensemble lui fait faire une posture assez plaisante.

On lui a fait deux méchans tours en sa vie, l'un le prenant pour un
autre, et l'autre pour rire. Le premier ce fut quand on le prit pour
ce fripon de Combault, père du baron d'Auteuil. Le commissaire, un
petit coquin, lui dit qu'il falloit aller parler à M. le lieutenant
civil. C'étoit du temps qu'on avoit tué le duc de Fronsac devant
Montpellier, et que les Huguenots couroient quelque péril à Paris. Il
étoit au lit; il se lève, on le mène; le créancier étoit là auprès qui
reconnut la bévue. Notre homme, maltraité par le commissaire qui lui
avoit fait mille insolences, lève la main pour lui donner un soufflet,
mais un sergent la lui retint. Le créancier lui demanda pardon le
ventre à terre.

La seconde fois voici ce que ce fut. Lui et Boutard étoient tous deux
amoureux d'une mademoiselle de Gouy, fille d'esprit. Un jour Gombauld
avoit un bas de soie vert de mer: on s'en étonna; et entre autres,
Boutard, qui le vouloit décrier, plaisanta fort sur ce bas de soie:
«Hé! dit-il, savez-vous bien que c'est la couleur de la mer, des
cieux, de l'arc-en-ciel, etc.?» En ce temps-là, Videl, secrétaire du
connétable de Lesdiguières (celui qui en a écrit la vie), faisoit un
méchant roman nommé _Mélante_, et demandoit à tout le monde quelque
aventure pour y fourrer. Boutard lui dit qu'il y falloit mettre un
Traité des couleurs, et qu'il lui fourniroit de belles pensées sur le
vert de mer. Il fait après que mademoiselle de Gouy les demande au
long par écrit à Gombauld. Boutard en prend copie, et les donne à
Videl, qui les imprime mot pour mot. Boutard, voyant cela, fait un
placard, qu'il fait imprimer et afficher au coin de la rue où logeoit
Gombauld. Voici ce qu'il contenoit: _Quiconque aura trouvé un sac à
conceptions où il y a des pensées sur le vert de mer, le porte à Jean
Gombauld, Xaintongeois, logé rue des Etuves, à l'enseigne du Barillet,
à la troisième chambre, il aura un écu pour son vin_. Racan s'en alla
bonnement voir Gombauld: «Je viens vous consoler, lui dit-il.--Moi? il
ne m'est, grâce à Dieu, rien arrivé,» répond gravement Gombauld, et
comme un homme surpris de ce compliment. «Hé! quoi! reprit l'autre,
n'avez-vous pas perdu votre sac à conceptions?» Voilà comme Gombauld
sut qu'on l'avoit joué.

Boutard, qui est une peste, ne s'en tint pas là, car il entreprit de
prouver que Gombauld, qui se piquoit de n'aimer qu'en bon lieu,
cajoloit une petite cale[434] crasseuse; que fait-il? Il gagne cette
cale et la fait aller dans la chambre de Gombauld comme il étoit dans
un petit cabinet; Boutard y fait entrer cette fille, et puis les y
enferme tous deux; après il fait venir un homme qui étoit à
mademoiselle de Gouy, et, ouvrant le cabinet, lui fait voir Gombauld
et la cale; à la vérité il ne les y laissa pas long-temps. Notre homme
s'en fâcha tout de bon, mais enfin il fallut bien s'apaiser.

A sa mode il cajole tout ce qu'il rencontre. Je lui ai vu dire des
douceurs à notre femme de charge, qui n'étoit ni jeune ni avenante. La
femme de Courbé[435] alla chez lui un jour; il n'y a pas d'araignée au
monde qui ne soit plus jolie qu'elle; il lui en conta, et après il
disoit: «Je vous assure, elle écoute bien.» Il cajole à mon goût d'une
façon qui n'est nullement naturelle, ou, si elle l'est, ce n'est qu'à
lui seul; cependant il croit raffiner, et a toujours la cour à la
bouche, mais la belle cour, et pour celle-ci il dit de la plupart des
femmes qu'il voit: «Elles auroient besoin de deux ans de cour.»

Une de ses plus grandes foiblesses, c'est de craindre qu'on ne le
traite de gueux. Il n'a jamais voulu que ses amis l'assistassent, et
une fois depuis la régence, car le feu Roi, après la mort du cardinal
de Richelieu, raya de sa main toutes les pensions, on fut contraint de
le quêter, et après on lui fit accroire qu'on avoit trouvé moyen de
toucher cela de l'argent du Roi. Ce n'est pas que je trouve étrange
qu'il ne veuille pas recevoir indifféremment de ses amis; mais je
voudrois qu'il choisît entre tous, et qu'il regardât s'il y en a
quelqu'un à qui il veuille avoir une si grande obligation: mais il
n'en veut pas prendre le soin, et s'attache un peu trop à la
Providence.

Il a vendu quelques ouvrages. J'ai aidé autant que je l'ai pu à faire
quelque chose pour lui; mais M. d'Agaury[436] y a plus servi que
personne, jusqu'à cette heure, ou peu s'en faut, par le moyen de
quelques affaires, il lui faisoit avoir quelque chose de sa pension.

Un peu avant le blocus de Paris, Chapelain et Esprit, voyant que
madame de Longueville goûtoit fort ses ouvrages, firent en sorte que,
du consentement de M. de Longueville, elle offrit de lui donner six
cents livres de pension, autant que je puis m'en souvenir. Le
bonhomme, qui en avoit besoin, n'en vouloit pas, lui pourtant qui
n'avoit que les deux cents écus du sceau: ce n'étoient pas bienfaits
du Roi; on eut une peine enragée. Il appeloit cela une servitude. Il
disoit que jusque là il avoit pu se vanter qu'il avoit été libre,
qu'il étoit l'homme libre du Roi, et que c'étoit, s'il l'osoit dire,
en cette qualité-là qu'il en recevoit pension. On découvrit que ce qui
le fâcha le plus, c'étoit de n'avoir que six cents livres où M.
Chapelain avoit deux mille francs, et qu'il eût été plus satisfait
qu'on eût mis quatre cents écus, et qu'on ne lui en eût donné que deux
cents. Il fit des vers à la femme et au mari, et il a eu bien mal au
coeur d'avoir fait, ce lui semble, des lâchetés ou des bassesses sur
rien. Conrart le traita comme un enfant; car c'est un homme hargneux;
depuis, Gombauld ne l'a aimé en façon quelconque[437], et d'autant
plus qu'il n'a jamais touché un sou de cette belle pension, et que,
durant le blocus, madame de Longueville ne s'informa pas seulement si
le bonhomme avoit du pain. Le chancelier, cette fois, fit l'honnête
homme, car de Saint-Germain il eut soin de lui faire payer sa pension.
Gombauld l'en remercia en vers, et c'est une des meilleures choses
qu'il ait faites. Pour moi, je le sers de tout mon coeur, car je sais
que toutes les grimaces qu'il fait ne viennent que d'un bon principe,
qu'il a du coeur et de l'honneur, et ne feroit pas une lâcheté pour sa
vie. C'est un homme à sécher auprès d'un sac d'argent qu'on lui auroit
mis sous son chevet, s'il croyoit qu'on le prend pour un gueux.

Il se plaint sans cesse, et quelquefois de bagatelles, car il a une
grande santé. Il m'a conté vingt fois comme une adversité terrible,
que la pluie l'avoit pris en revenant de chez M. Conrart.

M. de Châteauneuf ayant eu les sceaux, sa pension sur le sceau fut
rétablie à la prière de mesdames de Chaulnes-Villeroy, Rhodes,
Bois-Dauphin et Leuville[438]. Il fut fort empêché comment les louer
toutes les quatre: «On dira, disoit-il, que c'est un _quatorze de
dames_[439].»

Ce fut Conrart qui l'avertit que le trésorier du sceau avoit de
l'argent à lui donner de la part de M. de Châteauneuf: il y fut.
Conrart lui demanda: «Hé bien?--Ce trésorier brutal, répondit-il, m'a
voulu faire accroire que je ne savois pas écrire. Il m'a dit...--Mais
avez-vous touché?--Il n'y a que moi qu'on traite ainsi!...--Mais
avez-vous touché?» On eut bien de la peine à lui faire dire oui. Cet
homme lui avoit dit qu'il n'y avoit pas de sens à sa quittance; elle
n'étoit pas à sa mode. «J'ai honte, disoit-il, d'avoir reçu seul;
d'autres qui le méritent mieux n'ont rien eu: il me semble que je leur
escroque.»

Il est un peu infatué du Parnasse, et répondant en qualité de
directeur de l'Académie à la harangue de l'abbé Tallemant qu'on
recevoit, il lui dit: «Qu'il pouvoit désormais regarder les autres
hommes, comme les yeux du ciel regardent la terre.»

Pellisson, qui a fait peindre quasi tous ses amis, vouloit avoir son
portrait; jamais on n'en put venir à bout. Madame de Rambouillet l'en
pressa en vain. Il dit: «Que Du Moustier[440] en avoit fait un
autrefois, qui étoit l'ombre infernale de Gombauld. Cependant Du
Moustier disoit en le montrant: «Voilà le divin Gombauld;» et on
disoit que Du Moustier étoit _Pisandre_ dans l'_Endymion_. Il disoit
que ce seroit la décrépitude de Gombauld, et il a dit à madame de
Rambouillet qu'il n'avoit pas dormi depuis qu'elle l'en avoit pressé,
et que, si elle continuoit, il se priveroit plutôt du plaisir de la
voir, qui étoit la seule consolation qu'il eût au monde. Par bonheur
pour lui, Pellisson est entré chez le procureur général (1657)[441],
et il a trouvé moyen par son crédit de lui faire payer sa pension. On
espère de la lui faire payer tous les ans. Pour le chancelier, il y a
cinq ans qu'il lui fait dire qu'il aura soin de lui, mais qu'on a
diverti les fonds du sceau. Cependant il en trouve bien pour Mézeray,
parce qu'il a peur que cet homme ne parle pas bien de lui dans son
histoire.

En 1658, après la maladie du Roi, il fit un sonnet qu'il ne voulut
jamais donner, quoiqu'il fût beau, à quelque chose près, disant qu'il
ne vouloit pas que la première chose que le Roi verroit de lui ne fût
pas achevée, comme si le Roi s'y connoissoit, ou ceux qui
l'approchent.

Pellisson, qui le fait subsister par le moyen du surintendant Fouquet,
à qui il est, ne put l'obtenir: on eut beau l'en presser. Cependant il
en a fait imprimer cent qui valent moins. Je ne l'ai jamais vu si
poète, pour ne rien dire de plus, qu'en cette rencontre. Il pesta
contre tout le monde et contre Pellisson même, ou peu s'en fallut. J'y
découvris de l'envie: «On paie si mal des vers immortels! disoit-il;
un sonnet immortel que je fis pour M. Servien, que m'a-t-il valu?» et,
pour toute raison, quand je le pressois de donner de temps en temps à
Pellisson quelque chose qui ne fût pas imprimé, pour entretenir le
surintendant en belle humeur pour lui, il me répondoit que ce même
esprit qui lui faisoit faire ces sonnets immortels l'empêchoit de
faire ce que je lui conseillois. Il veut qu'on le reprenne, puis il
enrage, et dit qu'il y a des gens qui élèvent témérairement des nuages
de difficultés.

Une Italienne, nommée Foscarini, qui sert madame de Rambouillet,
voyant un jour les grimaces de cet homme, dit, quand il fut parti:
«_Signora, è matto quel uomo_?--Comment _matto_! c'est un des plus
sages, hommes du monde.--_Pensava che fosse matto_,» répondit-elle.

J'ai déjà dit que c'étoit un huguenot à brûler. Il a écrit plusieurs
petites pièces de controverse, et il croit, s'il osoit les imprimer,
que cela persuaderoit tout le monde. Un jour il dit, à propos
d'ouvrages chrétiens, à un de mes beaux-frères, qu'il avoit fait une
fois des prières assez belles pour croire qu'elles lui avoient été
inspirées, et qu'en effet il n'avoit jamais rien fait qui en
approchât. «Une nuit, disoit-il, que je n'avois point dormi,
j'entendis sur le point du jour un grand bruit dans ma cheminée;
c'étoit l'été, il n'y avoit point de feu; je me lève, j'y trouve une
fort grosse et une fort belle plume de pigeon: je la taillai et j'en
écrivis ces prières.» Il vouloit qu'on crût que le Saint-Esprit y
avoit part. Après, il s'avisa que c'étoit une extravagance, et pria ce
garçon de n'en rien dire. Il ajouta que ce qu'il avoit écrit un jour
sur _Notre Père_[442] avec cette même plume, tomba dans le feu, comme
si ses mains eussent été de beurre, et que ces papiers se consumèrent
tous en un instant. A propos de religion, il est si emporté sur cela
qu'il trouve que madame de Rambouillet a tort d'être si bonne
catholique. Un jour qu'il étoit avec elle, il s'enfuit en voyant
arriver de jeunes femmes qu'il connoissoit fort, en disant «qu'il
faisoit peur à la jeunesse.» D'autres fois il leur contera fleurettes.

Logé avec les Beaubrun, peintres, qui ont deux femmes assez
raisonnables, ils lui voulurent donner à souper. Il ne voulut point y
aller que le repas ne fût commencé, et leur fit bonne chère.

Il délogea de chez un chirurgien, auprès des Beaubrun, à cause de sa
servante. C'est une fille fière comme une princesse, et qui a quelque
chose de démonté, ou je suis le plus trompé du monde. Elle n'est pas
trop mal faite. Je ne sais ce qu'il y a, mais le bonhomme a dit à
madame de Rambouillet qu'il connoissoit une pauvre fille pour qui
trois hommes étoient morts d'amour: il y a apparence que c'est
celle-là. Elle cause fort, et c'est quelque divertissement pour lui.
Or, cette fille a la tête près du bonnet; elle dit quelque chose de
travers au chirurgien; le bonhomme entendit du bruit, descendit; il
trouva que son hôte avoit donné quelque horion à cette fille; cela le
mit en colère, il le frappa. Le chirurgien fut assez sage pour ne pas
riposter. C'est pour cela qu'il délogea.

Bien des gens tâchèrent de le désabuser de cette fille qui le pilloit,
mais on n'en put venir à bout; elle étoit maîtresse absolue, et
excluoit qui il lui plaisoit. Une fois elle chassa La Mothe Le Vayer,
le prenant pour un ministre. Elle surprit une lettre de Conrart, où il
la déchiroit; elle la garda, et dit qu'il étoit bien obligé à sa
goutte, car sans cela elle lui feroit donner le fouet par la main du
bourreau. On ne savoit même si ce bon homme ne l'avoit point épousée.
Enfin, il mourut après avoir été long-temps incommodé d'une chute
qu'il fit dans sa chambre. Il a confessé en mourant qu'il avoit
quatre-vingt-seize ans. On lui avoit fait donner quelque subvention de
bel esprit par M. Colbert[443].

Madame Marie se garda bien de faire venir des prêtres, car il lui eût
coûté à le faire enterrer, et elle étoit légataire universelle. Dans
notre religion il ne coûte quasi rien à mourir; ce fut la raison
pourquoi le lieutenant criminel Tardieu laissa mourir sa belle-mère
huguenote[444].

Ménage demanda un jour à cette fille si décidément elle étoit mariée
avec M. de Gombauld. «Moi, répondit-elle, monsieur! Hé! que
voudriez-vous que je fisse de cet homme-là? J'ai plus de bien que
lui.» Elle avoit raison, car elle lui avoit pris tout ce qu'il avoit.

Pellisson étant entré chez M. Fouquet, eut soin de lui faire payer
quatre cents écus tous les ans, et lui fit donner cent louis d'or pour
avoir dédié _les Danaïdes_ au surintendant: mais, depuis la détention
de M. Fouquet, il tomba dans une grande pauvreté.

Il fit pour le carrousel du Roi quelque chose; on se servit de cela
auprès du comte de Saint-Aignan, qui lui envoya cinquante pistoles de
son argent, en attendant qu'il pût faire quelque chose pour lui. Cela
lui vint fort à propos, car il s'étoit laissé tomber dans sa chambre
de sa hauteur, et s'étoit tout froissé il y a cinq ou six ans; de
sorte que, depuis cette chute, il est toujours au lit, et l'on ne
croit pas qu'il en relève. On tâchoit à lui faire avoir une
subsistance en quêtant ses amis; mais personne ne se pouvoit résoudre
à remettre l'argent entre les mains de madame Marie, sa servante,
que, depuis quelque temps, il appelle lui-même madame Marie. Elle le
vole, lui a fait faire une déclaration que ses meubles ont été achetés
de l'argent de cette fille, ce qui est faux, et a tiré de lui quelques
promesses. Elle est maîtresse absolue; on dit qu'elle prête sur gage.
Sur ce qu'elle avoit dit qu'elle feroit donner le fouet à M. Conrart,
pour maintes choses qu'il avoit dites contre elle, quelqu'un lui dit:
«Il faudra donc qu'on le mette sur la charrette, car il ne sauroit
marcher, il est trop goutteux.» Enfin, M. de Montausier, qui vouloit
donner cent écus par an, voyant que la contribution ne pouvoit avoir
lieu, s'avisa d'en parler à M. Colbert, à qui Ménage en parla aussi
ensuite à la prière du bonhomme, et M. Colbert lui envoya une
ordonnance de quatre cents écus dont il fut payé.

Les derniers ouvrages de Gombauld, qui ne sont pas les meilleurs, sont
entre les mains de M. Conrart[445].

  [422] Jean Ogier de Gombauld, de l'Académie françoise, mourut
  nonagénaire, en 1666.

  [423] Jacques Du Blé, marquis d'Uxelles, gouverneur de Châlons,
  mourut en 1629. C'est le père du maréchal de ce nom.

  [424] Du roi Louis XIII.

  [425] _Endymion_; Paris, 1624, in-8º.

  [426] En ce temps-là un garçon de Blois, nommé Duvivier, avoit
  fait une comédie en vers où il y avoit tous les idiômes de
  France; le gascon, qui étoit, comme vous pouvez penser, un
  capitan, disoit qu'il étoit aimé de toutes les belles; et parlant
  des déesses, il dit de la lune:

    Mais elle loge un peu bien haut,
    Et puis je la laisse à Gombauld. (T.)

  [427] _Amaranthe_, _pastorale_ en cinq actes et en vers, avec des
  choeurs et un prologue, dédié à la Reine mère du Roi; Paris,
  1631, in-8º. (_Voy._ la _Bibliothèque du Théâtre-François_ du duc
  de La Vallière, t. 2, p. 300.)

  [428] Ce passage est bien extraordinaire. Godeau, évêque de
  Vence, ne pouvant conserver l'évêché de Grasse avec celui de
  Vence, essaya de traiter du premier, et il y parvint; mais
  comment a-t-il pu penser à le proposer à Gombauld, qui, comme le
  dit Tallemant, étoit _huguenot à brûler_? Il suffit de parcourir
  les _Traités et Lettres_ de Gombauld, _touchant la religion_,
  pour avoir la démonstration qu'il n'admettoit que la religion de
  Luther et de Calvin. Ces Traités sont contenus dans un petit
  volume assez rare, dont Conrart a été l'éditeur. Il porte au
  frontispice la sphère, comme quelques Elzévirs, et il a été
  imprimé à Amsterdam, 1669, petit in-12.

  [429] _Les Danaïdes, tragédie_, par M. de Gombauld; Paris,
  Courbé, 1658, in-8º. Cette pièce est dédiée au surintendant
  Fouquet.

  [430] On lit Serisay au manuscrit. Ne seroit-ce pas Habert, abbé
  de Cerisy, que Tallemant auroit voulu désigner?

  [431] Il a bien dansé, à ce qu'il dit; pour moi je ne lui trouve
  rien de naturel, et mademoiselle de Rambouillet dit que,
  quoiqu'il chante de sa vieille cour, les gens n'étoient point
  faits comme lui, et qu'il a toujours été unique en son espèce;
  j'entends aux habits près. (T.)

  [432] C'étoit une espèce de petit luth à quatre cordes.
  (_Dictionnaire de Trévoux._)

  [433] Chez M. de Montlouet d'Angennes. On verra sa manière de
  conversation par ce que M. de Montlouet m'a dit: «Gombauld disoit
  que c'étoit le pays du diable, à cause que la rivière s'appelle
  Ourque, _Orcus_; Cussy là auprès, c'est le Cocyte, parce qu'il y
  a une terre qui se nomme Averne.» (T.)

  [434] On appeloit _cale_, une fille de basse condition, à cause
  de la cale qui lui servoit de coiffure. Richelet cite cet exemple
  tiré de Sarrasin: _Voiture a aimé depuis la couronne jusqu'à la
  cale_. (_Dictionnaire de Richelet._ Genève, 1680.)

  [435] Augustin Courbé, le libraire-éditeur de Gombauld.

  [436] Ce nom est incertain dans le manuscrit.

  [437] Il dit que Conrart et Chapelain sont des cabaleurs. (T.)

  [438] Benserade y eut beaucoup de part. (_Voyez_ l'article sur
  _Benserade_.)

  [439] Expression du jeu de piquet.

  [440] Célèbre peintre de portraits auquel Tallemant a consacré un
  article dans ses Mémoires.

  [441] Le surintendant Fouquet étoit en même temps
  procureur-général au Parlement de Paris.

  [442] Sur le _Pater_, l'Oraison dominicale.

  [443] On lit dans l'état des gratifications faites par Louis XIV
  aux savants et hommes de lettres pour l'année 1664:

  Au sieur Gombauld, bien versé dans la poésie, et pour l'obliger de
  continuer son application aux Belles-Lettres. . . . . . 1200 fr.

  La mention est portée dans l'état de l'année 1665.

  Cette pièce a été publiée par les bibliophiles françois dans leur
  volume de 1826. M. Bérard en est l'éditeur.

  Gombauld mourut en 1666.

  [444] Ce trait d'avarice du lieutenant criminel Tardieu a été
  oublié par Despréaux, qui, dans sa dixième satire, a si bien
  peint le couple ridicule.

  [445] Conrart a publié les _Traités et Lettres de feu M. de
  Gombauld, touchant la religion_. (_Voy._ plus haut la note 428 de
  la p. 385). Conrart est l'auteur de l'avertissement qui précède
  ces Traités. (_Voyez_ la Notice sur Conrart à la tête de ses
  _Mémoires_, dans la deuxième série de la _Collection des Mémoires
  relatifs à l'histoire de France_, tome 48, page 25.)



CHAPELAIN[446].


Chapelain est fils d'un notaire de Paris: il fut précepteur-gouverneur
de MM. de La Trousse, fils du grand-prévôt. Boutard dit qu'il portoit
une épée pour faire le gouverneur, et même depuis, quoiqu'il ne fût
plus chez ces Messieurs, il ne laissoit pas de la porter. Ses parens,
ne sachant comment la lui faire quitter, prièrent Boutard de lui en
parler; mais au lieu de cela il s'avisa d'une bonne invention. Il fit
que quelqu'un, qui feignoit d'avoir été appelé en duel, prit Chapelain
pour son second, qui, dès ce moment-là, pendit son épée au croc.

Il fut introduit à l'hôtel de Rambouillet[447], vers le siége de La
Rochelle. Madame de Rambouillet m'a dit qu'il avoit un habit comme on
en portoit il y avoit dix ans; il étoit de satin colombin, doublé de
panne verte, et passementé de petits passemens colombin et vert à oeil
de perdrix. Il avoit toujours les plus ridicules bottes du monde et
les plus ridicules bas à bottes. Il y avoit du réseau au lieu de
dentelle. Depuis, il ne laissa pas d'être aussi mal bâti en habit
noir: je pense qu'il n'a jamais rien eu de neuf. Le marquis, de
Pisani, en je ne sais quels vers qu'on a perdus, disoit:

    J'avois des bas de Vaugelas
    Et des bottes de Chapelain.

Quelque vieille que soit sa perruque et son chapeau, il en a pourtant
encore une plus vieille pour la chambre, et un chapeau encore plus
vieux. Je lui ai vu du crêpe à la mort de sa mère, qui, à force d'être
porté, étoit devenu feuille-morte. On lui a vu un justaucorps de
taffetas noir moucheté; je pense que c'étoit d'un vieux cotillon de sa
soeur avec qui il demeure. On meurt de froid dans sa chambre: il ne
fait quasi point de feu.

Feu Luillier[448] disoit de lui qu'il étoit vêtu comme un maquereau,
et La Mothe Le Vayer comme un opérateur, laid de visage, petit avec
cela, et crachottant toujours. Je ne comprends pas comment ce diseur
de vérités, cet homme qui rompt en visière, M. de Montausier, en un
mot, n'a jamais eu le courage de lui reprocher sa mesquinerie. Souvent
je lui ai vu à l'hôtel de Rambouillet des mouchoirs si noirs que cela
faisoit mal au coeur. Je n'ai jamais tant ri sous cape que de le voir
cajoler Pelloquin, une belle fille qui étoit à madame de Montausier,
et qui avoit bien la mine de se moquer de lui, car il avoit un manteau
si usé qu'on en voyoit la corde de cent pas; par malheur encore
c'étoit à une fenêtre où le soleil donnoit, et elle voyoit la corde
grosse comme les doigts.

Chapelain a toujours eu la poésie en tête, quoiqu'il n'y soit point
né; il n'est guère plus né à la prose, et il y a de la dureté et de la
prolixité à tout ce qu'il fait. Cependant, à force de retâter, il a
fait deux ou trois pièces fort raisonnables: le _Récit de la
Lionne_[449], la plus grande partie de _Zirphée_, et la principale,
l'ode au cardinal de Richelieu, que je devois mettre la première. MM.
Arnauld (car il cajoloit jusques au docteur qui étoit alors au
collége); et quelques autres de ses amis, lui firent faire tant de
changements à cette pièce, qu'elle parvint à l'état où on la voit, et
sans difficulté c'est une des plus belles de notre langue[450]. J'y
trouve pourtant trop de raison, trop de sagesse, si j'ose ainsi dire:
cela ne sent pas assez la fureur poétique, et peut-être elle est trop
longue.

Il avoit déjà fait quelque chose de _la Pucelle_ en ce temps-là. M.
d'Andilly, voyant l'approbation qu'avoit eue cette ode, se voulut
servir de l'occasion de faire quelque chose pour lui. Un soir il lui
demanda les deux livres de _la Pucelle_ qui étoient faits. Lui crut
que ce n'étoit que pour les lire à loisir, et les lui donna. Ce
n'étoit pas seulement pour cela, car il avoit fait entendre par le
moyen de sa soeur, mademoiselle Le Maistre, à madame de Longueville,
et ensuite à son mari, de quelle importance il lui étoit pour
l'honneur de sa maison que ce poème s'achevât. Or, cette mademoiselle
Le Maistre étoit fort bien dans l'esprit de l'un et de l'autre, et
jusque là que madame de Longueville étant obligée d'aller à Lyon, où
M. le comte[451] fut aussi malade que le feu Roi, elle confia sa
fille, qui étoit le seul enfant qu'elle eût[452], à mademoiselle Le
Maistre, retirée dès ce temps-là à Port-Royal, avec sa soeur, où
depuis elle prit l'habit et est morte religieuse. Au retour de Lyon,
madame de Longueville court vite voir sa fille; mademoiselle Le
Maistre la lui pensa rendre. «Non, dit-elle, je n'ai personne encore
pour en avoir soin; faites-moi la grâce de venir avec moi pour quelque
temps.» Elle y fut un an.

Pour revenir à M. Chapelain, M. de Longueville vit les deux livres, en
fut charmé, et dit à M. d'Andilly qu'il mouroit d'envie d'arrêter M.
Chapelain. On lui en parle; il dit qu'il étoit engagé à la cour pour
secrétaire de l'ambassade de M. de Noailles à Rome[453]: mais, quelque
temps après, ce M. de Noailles lui ayant fait une brutalité, il le
planta là, dont l'autre pensa enrager, et remua ciel et terre pour le
ravoir; mais Bois-Robert le servit auprès du cardinal de Richelieu,
qui croyoit lui être obligé à cause de son ode. M. de Longueville
apprend cela, et fait que M. Le Maistre, l'avocat, lui mène M.
Chapelain, et après avoir causé quelque temps ensemble, M. de
Longueville entre dans son cabinet avec M. Le Maistre, tire d'une
cassette un parchemin, demande le nom de baptême de M. Chapelain, et
en remplit le vide. M. Le Maistre, en s'en retournant, dit à Chapelain
dans le carrosse: «Voilà un parchemin où il y a quelque instruction
pour votre dessein touchant le comte de Dunois.» M. Chapelain le
prend, et, arrivé chez lui, trouve que c'étoit un brevet de deux
mille francs de pension sur tous les biens de M. de Longueville, sans
obliger M. Chapelain à quoi que ce soit. Dans la maison il y avoit eu
bien du _bisbiglio_; le secrétaire disoit: «J'ai expédié un brevet de
telle façon, mais le nom est en blanc: pour qui est-ce?» Bois-Robert
voulut en ce temps-là faire donner à Chapelain six cents livres de
pension sur le sceau. Chapelain, qui se voyoit trois mille livres de
pension, en comptant celle de mille livres du cardinal, mais qui
n'étoit pas à vie, le pria, à ce qu'il dit, mais j'en doute, car il
étroit furieusement avare, de la faire donner à Colletet; ce qu'il
fit.

Chapelain, par le moyen de ces messieurs Arnauld, se rendit bientôt
familier à l'hôtel de Rambouillet, où ils l'avoient mené. Il fit _la
Couronne impériale_, qui fut une des premières fleurs de _la Guirlande
de Julie_; ensuite il fit le _Récit de la Lionne_, qui n'est qu'une
fiction; il l'envoya à mademoiselle Paulet par un laquais de M.
Godeau. On crut bien que M. Chapelain avoit envoyé ces stances; mais
on crut que M. Godeau les avoit faites à cause de la grande amitié qui
étoit entre mademoiselle Paulet et lui. Il étoit alors à Dreux: on lui
en écrit de toutes parts, il s'en défend. Mademoiselle Paulet fut
ensuite à Mézières, où elle le rencontra. Elle le prend au collet, en
lui disant: «Petit homme, vous avouerez tout-à-l'heure que c'est vous
qui avez fait les vers de la Lionne;» mais cela ne servit de rien.
Assez long-temps après, comme M. Chapelain étoit avec mademoiselle de
Rambouillet, ils viennent à parler de cela, et elle, lui pensant dire
la chose du monde la plus éloignée de la vraisemblance: «C'est M.
Godeau ou vous qui avez fait cette pièce.--Eh! oui, lui répondit-il,
c'est moi qui l'ai faite; je ne l'ai jamais nié.» Elle pensa tomber de
son haut. «Je vous tromperai, lui dit-il encore, prenez-y garde.» En
effet, il n'y manqua pas, car, quelque temps après, il fit _l'Aigle de
l'empire à la princesse Julie_. Cette pièce fut envoyée à mademoiselle
de la Brosse, une des filles de madame la Princesse. Elle étoit écrite
de la main de M. Chapelain, mais en caractères qui imitoient
l'impression. M. Godeau dit brusquement que cela ne valoit pas grand
chose. Il disoit plus vrai qu'il ne pensoit. On les montre à M.
Chapelain, qui, pour mieux jouer son jeu, dit en prenant le papier:
«Cela est donc imprimé?» On lui demande laquelle il aimeroit mieux
avoir faite de cette pièce ou de _la Couronne impériale_, qui est à
peu près sur le même sujet: il ne veut point décider; mais M. le
marquis de Rambouillet décide, et dit: «Qu'il aimeroit mieux avoir
fait cette ode.» M. Godeau, sur cela, change d'avis.

Ils craignirent au commencement qu'il n'y eût de la raillerie touchant
cet amour en l'air du roi de Suède[454], car sur ce que mademoiselle
de Rambouillet avoit témoigné une grande estime pour le roi de Suède,
on lui avoit fait la guerre qu'elle en étoit amoureuse, et Voiture lui
avoit envoyé une lettre au nom de ce roi[455], avec son portrait, par
quelques gens habillés en suédois.

A propos de cela, la comtesse de Châteauroux, dont nous parlerons
ailleurs, un jour, à l'hôtel de Condé, comme mademoiselle de
Rambouillet avoit un noeud de diamants que le roi d'Espagne avoit
donné à M. de Rambouillet, préoccupée de cette amourette, entendit le
roi de Suède, au lieu du roi d'Espagne, et le dit partout. Ce fut ce
qui fit venir la pensée à Voiture d'envoyer ce portrait et cette
lettre. Depuis, sur la mort de ce grand prince, M. d'Andilly et M.
Godeau firent des galanteries à mademoiselle de Rambouillet. Enfin,
comme on ne savoit où on en étoit, et qu'on ne pouvoit deviner qui
avoit fait cette pièce, ils firent réflexion sur ce que Chapelain
s'étoit vanté de les tromper encore, et lui envoyèrent Chavaroche[456]
lui demander s'il n'avoit point fait _l'Aigle de l'empire_, aussi bien
que _le Récit de la Lionne_. Il l'avoua sur l'heure aussi ingénuement
que l'autre fois.

Après, madame de Rambouillet s'en vengea. M. de Saint-Nicolas,
aujourd'hui M. d'Angers[457], avoit envoyé à M. Chapelain un livre de
taille-douce qu'on appelle _I Scherzi del Carracio_; ce sont les
frontispices des palais de Gênes. M. Chapelain les prête à madame de
Rambouillet. Au même temps, M. de Brienne, sans savoir qu'elle l'eût
déjà, lui envoie un autre exemplaire, mais assez mal en ordre, et
déchiré en quelques endroits. M. Conrart la vint voir comme elle avoit
ces deux livres: «Je vous prie, lui dit-elle, puisqu'ils sont reliés
de même, rendez de ma part celui de M. de Brienne à M. Chapelain, pour
savoir ce qu'il dira.» M. Conrart le lui porte. Chapelain, en levant
les épaules, dit: «Je vous avoue que cela m'étonne: où trouvera-t-on
des gens soigneux, si madame de Rambouillet cesse de l'être? Un livre
de cette importance, me le renvoyer comme cela!» Conrart, après lui
avoir laissé faire tout son _service_, se mit à rire et lui confessa
la malice.

Une fois Chapelain, m'envoyant un livre espagnol, m'écrivit que j'en
eusse bien du soin, et que je savois sa délicatesse sur le chapitre
des livres. J'ôte le papier dont ce livre étoit enveloppé, et je
trouve que la moitié de la couverture étoit mangée: «Véritablement,
dis-je, voilà une délicatesse dont je n'avois jamais ouï parler.»

Quand M. de Longueville fut nommé pour aller à Munster, M. de Lyonne
fit nommer M. Chapelain pour secrétaire des plénipotentiaires; c'étoit
la quatrième personne, et Lyonne devoit avoir cet emploi-là quand le
cardinal de Mazarin fut nommé par le cardinal de Richelieu pour y
aller. Cela a valu douze mille écus à Boulanger, secrétaire de M. de
Longueville. Chapelain alla trouver M. de Longueville, et lui
représenta que ce n'étoit pas là le moyen d'achever _la Pucelle_.
«Vous ferez bien l'un et l'autre, lui répondit-il.--Mais, monsieur, si
je réussis, comme je tâcherai de réussir, êtes-vous assuré que la cour
ne m'oblige pas à d'autres choses qui ne s'accordent nullement avec
votre poème?--Bien dit, monsieur de Longueville; faites donc que
Boulanger ait votre place.» Lyonne fit l'affaire. Depuis, le même
Lyonne dit tant de bien de lui au cardinal Mazarin, après lui avoir
fait faire une ode de six cents vers à sa louange, qu'il le voulut
voir, et lui dit, comme il prenoit congé: «M. de Lyonne vous dira ce
que j'ai fait pour vous; c'est si peu de chose que j'en ai honte.»
C'étoit cinq cents écus de pension sur ses bénéfices. Il eût coûté
trois mille livres pour les lettres de _componenda_[458] à Rome, afin
de faire mettre cette pension sur quelque bénéfice. Cela n'étoit pas
trop sûr avec le Mazarin. Il aima mieux attendre quelque nouveau
bénéfice et faire assigner sa pension dessus; Corbie revint au
cardinal à cause que le cardinal Pamphilio se maria; le brevet fut
fait au nom du Roi, et la pension assise sur l'abbaye de Corbie sans
qu'il en coûtât un sou à Chapelain. M. le cardinal paya la première
année de ses deniers; pour les quatre années des troubles, il manda à
M. Chapelain qu'il poursuivît les fermiers. Ils montrèrent qu'ils
n'étoient que comptables; la guerre avoit mis les bénéfices en
non-valeur. Le cardinal rétabli, Chapelain va trouver Colbert[459],
pour le prier de savoir du cardinal si son intention étoit qu'il
touchât sa pension, et que, si ce ne l'étoit pas, il n'en parleroit
jamais. Depuis cela le frère de Colbert lui apporta tous les ans sa
pension.

Bois-Robert dit qu'en un paiement qu'il fit à M. Chapelain, celui-ci
lui renvoya un sou qu'il y avoit de trop. C'étoit pour quelque
accommodement de frais de bénéfices. Bois-Robert dit «qu'en ce traité
M. Chapelain oublia les obligations qu'il lui avoit.»

M. le Prince savoit par coeur toute l'ode que Chapelain fit pour lui;
il la portoit dans sa pochette avant qu'elle fût imprimée. Il avoit
auparavant entendu lire tous les chants de _la Pucelle_; il avoit
dit: «Qu'il falloit faire des vers comme M. Chapelain, ou comme le
chevalier de Rivière[460],» qui n'en faisoit qu'en badinant; cependant
il n'en a jamais fait le moindre plaisir à M. Chapelain.

L'ode du prince de Conti, qu'il fit, dit-il, non par aucun intérêt,
mais parce qu'il étoit pleinement persuadé du mérite de ce prince
(voyez s'il ne mentoit pas bien, ou s'il ne se connoît pas bien en
gens), ne lui produisit rien non plus. Ce n'est pas que le pauvre
petit _Principion_ ne lui ait donné des bénéfices; mais pas un n'a
réussi. Depuis le blocus (de Paris) tout cela est demeuré là.

M. Chapelain est un des plus grands cabaleurs du royaume; il a
toujours une douzaine de cours à faire. Il court après un petit
bénéfice de cent francs; il en a quelques-uns. Il falloit qu'outre ses
pensions il eût de l'argent, car on voit, dans les Lettres de Balzac,
qu'il lui a mandé qu'il avoit perdu huit cents écus sur les pistoles
rognées, et je sais, pour en avoir vu le contrat, que madame de
Rambouillet lui doit plus de seize cents livres de rentes
présentement. Voyez quelle richesse a un homme comme lui! Cependant,
quelque maladie qu'il ait eue, bien loin d'avoir un carrosse, il n'a
jamais eu assez de force sur lui pour faire la dépense d'une chaise,
et on dit qu'il n'a rien donné aux enfants de sa soeur quand on les a
mariés.

Assidu au samedi chez mademoiselle de Scudéry, il néglige tous ceux
qui ne cabalent point ou qu'il ne craint pas. Madame de Rambouillet ne
le voit guère souvent, non plus que M. Conrart, si M. de Montausier
n'est à Paris. Ils rendent ce pauvre marquis tout _parnassien_; en
récompense, mademoiselle de Rambouillet ne les aime guère, et madame
sa mère les prend bien pour ce qu'ils sont.

Une fois Chapelain racontoit qu'une femme du faubourg Saint-Denis,
saisie de fureur, avoit coupé la tête à son fils, et, après, l'étoit
allée porter à ses voisines, comme si elle eût fait quelque bel
exploit; et non content d'avoir dit une charretée de paroles inutiles,
il se mit à prendre tous les exemples de l'antiquité, et fut
long-temps sur celui de Médée; après, comme il voulut faire la
réduction: «Mais celle-ci tue son enfant.....--Et si, ajouta
mademoiselle de Rambouillet, on ne lui avoit pas ravi Jason.» Cela fut
dit si brusquement qu'il en demeura comme déferré. Jamais homme n'a
tant _hâblé_ que celui-là. D'Ablancour ne le peut souffrir; il dit
«qu'il bave comme une vieille p.....» Voiture, qui le connoissoit
bien, l'appelle dans une lettre _l'excuseur de toutes les fautes_:
c'est qu'il cabale en toutes choses, et dit toujours: «Cela n'est pas
méprisable.»

Il est temps de venir à _la Pucelle_. Je ne m'amuserai point à
critiquer ce livre; je trouve qu'on lui fait honneur, et La
Mesnardière[461] en cela a rendu le plus grand service à M. Chapelain
qu'il lui pouvoit rendre. Pour moi, je suis épouvanté d'un si grand
_parturient montes_: après cela prenez les Italiens pour maîtres;
allez vous instruire chez ces messieurs. Patru a raison lorsqu'il dit
que M. Chapelain n'est sage qu'à l'italienne, c'est-à-dire que la
morgue et le flegme font toute sa sagesse. Il sait assez bien notre
langue, je veux dire il opine bien sur notre langue; mais il a bien de
la superficie à tout le reste: cependant M. de Longueville, dont il
avoit tiré quarante-six mille livres, a augmenté sa pension de mille
francs.

    _Sint Mæcenates, non deerunt, Flave, Marones._

D'abord la curiosité fit bien vendre le livre. La grande réputation de
l'auteur y fit courir bien du monde; mais ce ne fut qu'un feu de
paille, et je ne sais s'il n'espéroit encore quelque augmentation de
pension, s'il pensoit à l'achever[462], car il a appelé de son siècle
à la postérité; mais je me trompe fort si la postérité a fort les
oreilles rompues de cet ouvrage.

Après le succès de sa première ode, il crut qu'il n'avoit que faire du
conseil de personne: il est retourné à sa dureté naturelle, et pour
l'économie, hélas! peut-on avoir rêvé trente ans pour ne faire que
rimer une histoire? Car tout l'art de cet homme c'est de suivre le
gazetier. Comme le livre étoit cher, on le vendoit quinze livres en
petit papier et vingt-cinq en grand (car les auteurs aiment fort le
grand volume depuis quelque temps). Il s'avisa d'une belle invention;
il associa deux personnes pour ne leur donner qu'un exemplaire au lieu
de deux, comme à madame d'Avaugour[463] et à mademoiselle de
Vertus[464], sa belle-soeur, qui, quoiqu'elles fussent alors à Paris
ensemble, sont pourtant pour l'ordinaire fort éloignées l'une de
l'autre, car la première demeure en Bretagne et l'autre ici; comme à
M. Patru et à moi, qui sommes logés à une lieue l'un de l'autre; à M.
Pellisson et à un de ses amis[465], qui est secrétaire de Bordeaux,
ambassadeur en Angleterre. Il en a donné même à quelques-uns à
condition de le laisser lire à tel et à tel; mais à ceux qu'il
craignoit, à des _pestes_, il leur en a donné un tout entier, comme à
Scarron, à Boileau[466], Furetière et autres. Voici encore une sordide
avarice et ensemble une vanité ridicule. Il a dit qu'il lui coûtoit
quatre mille livres pour les figures, qui, par parenthèse, ne valent
rien; cependant il est constant qu'outre cent exemplaires que Courbé
lui a fournis, dont il y en a plusieurs qui, à cause du grand papier
et de la reliure, reviennent à dix écus et davantage, et cinquante
qu'il lui a fallu donner encore et qu'il n'a point payés, il est
constant que le libraire lui a donné deux mille livres, et depuis
mille livres, quand, pour empêcher la vente de l'édition de
Hollande[467], il en a fallu faire ici une en petit, parce que dans le
traité il y a deux mille livres pour la première édition et mille
livres pour la seconde.

Les observations du sieur Du Rivage fâchèrent fort la cabale, et M. de
Montausier, en parlant à La Ménardière, qui s'est déguisé sous ce
nom-là, dit, après avoir bien parlé contre cet écrit: «Que celui qui
l'avoit fait mériteroit des coups de bâton;» et il vouloit qu'on
bernât Linière[468] au bout du Cours. C'est un petit fou qui a de
l'esprit, et qui, je ne sais par quelle chaleur de foie, a fait des
épîtres et des épigrammes contre M. Chapelain, devant et après
l'impression de _la Pucelle_. Il y a une épigramme fort jolie qu'on
lui a raccommodée; la voici:

    La France attend de Chapelain,
    Ce rare et fameux écrivain,
    Une merveilleuse _Pucelle_.
    La cabale en dit force bien;
    Depuis vingt ans on parle d'elle:
    Dans six mois on n'en dira rien.

C'est pour faire voir que beaucoup de gens en étoient désabusés avant
qu'on l'imprimât, car il en avoit lu des livres[469] çà et là, en
mille lieux. On dit que messieurs de Port-Royal ont été les seuls à
qui il a communiqué son ouvrage; mais ou il ne les a pas crus, ou ils
ne s'y connoissent guère. Il l'a montré aussi à Ménage, car il le
craint comme le feu, et ne manque pas une fois d'aller à son académie,
non plus que de visiter bien soigneusement le petit Boileau.

Pour revenir à La Ménardière, c'est une espèce de fou qui n'est pas
ignorant; mais c'est un des plus méchants auteurs que j'aie vus de ma
vie. Il s'avisa dans son livre de vers de mettre en lettres italiques
certains mots par-ci par-là; personne ne put deviner pourquoi, car,
par exemple, dans un vers il y aura le mot d'_amour_ en ce caractère.
Je lui en demandai la raison: «C'est un mauvais conseil, me dit-il,
que quelques-uns de mes amis m'ont donné de marquer ainsi ce que je
croyois de plus fort dans mes vers.» Saint-Amant, à qui je dis cela,
me dit: «Je pensois qu'il eût voulu marquer le plus foible.» Il se
plaignoit de M. Chapelain, qui ne lui avoit pas donné son livre, et,
qui ne lui avoit pas rendu, disoit-il, ses visites. Il se trouva qu'il
n'étoit pas bien fondé; cependant ces sottes plaintes et autres choses
firent connoître qu'il étoit le sieur Du Rivage. C'est une vanité
enragée; il fit mettre dans la _Gazette_ qu'il avoit traité de la
charge de lecteur du Roi.

Or, il y eut un procès sur cet écrit de Du Rivage. M. le chancelier,
qui n'aime pas Chapelain, parce que Chapelain n'a jamais rien fait à
sa louange, comme on parla au conseil de ce livre, dit: «C'est un
livre qui rend _la Pucelle_ ridicule.» Cependant, à l'Académie, il fit
excuse à Chapelain d'avoir signé le privilége, et dit que ç'avoit été
par surprise. Enfin, le procès des deux libraires s'accommoda.

M. Chapelain se pique de savoir mieux la langue italienne que les
Italiens même. Il perdit pourtant une gageure contre Ménage, au
jugement de l'Académie de la Crusca, à qui ils écrivirent tous deux en
italien, et qui les fit tous deux de leur corps. Depuis peu il arriva
encore une chose plaisante sur l'italien. Raincys avoit fait un
madrigal dont voici la fin, car il n'y a que cela de bon:

    Si vous ne voulez voir que j'aime,
    Voyez pour le moins que je meurs.

Ce monsieur étoit le plus satisfait du monde de son madrigal, et tout
le _samedi_[470] en avoit bien battu des mains. Ménage, qui en est un
peu, s'avisa pour rire de faire un madrigal italien en style pastoral
qui disoit à peu près la même chose; il le donna et dit qu'il l'avoit
trouvé dans les _rime_ du Tasse. Après que Raincys eut bien fait des
serments qu'il n'avoit volé cette pensée à personne, Ménage lui avoua
la malice; mais, pour s'en divertir d'autant plus, il envoya le
françois et l'italien à M. Chapelain, afin d'en avoir son jugement. M.
Chapelain, qui est toujours pour les vivants, étoit bien empêché. Il
honore la mémoire du Tasse, et M. Des Raincys est en vie, et il est
du _samedi_; il trouve un échappatoire; il dit que le style pastoral
étant de beaucoup au-dessous du style galant, le madrigal de monsieur
Des Raincys l'emportoit, mais qu'à proportion celui du Tasse étoit
aussi beau. Et voilà cet homme qui est un lynx en langue italienne!
Depuis Ménage trouva dans le Guarini:

    Se non mirate che v'adoro,
    Mirate almen' che io moro!

  [446] Jean Chapelain, membre de l'Académie françoise, né le 4
  décembre 1595, mourut le 22 février 1674. L'un des _trois_
  éditeurs (M. Monmerqué) possède une Vie manuscrite de Chapelain,
  suivie de ses testament et codiciles, par lesquels il substitue
  sa bibliothèque à ses neveux. On trouve à la suite de ces pièces
  le Catalogue des livres et des manuscrits qui la composoient.
  Cette Vie de Chapelain offre des détails étendus sur l'auteur de
  _la Pucelle_; mais elle est écrite dans la forme du panégyrique.
  Des notes jointes à ce manuscrit font connoître que la
  substitution a produit son effet jusqu'en 1747; l'époque de la
  division ultérieure de cette bibliothèque n'est pas connue. C'est
  vraisemblablement dans ce dépôt que Camusat aura puisé les
  matériaux des _Mélanges de littérature tirés des lettres
  manuscrites de M. Chapelain_, qu'il a donnés en 1726, en un
  volume in-12.

  [447] En 1627 ou 1628.

  [448] Père de Chapelle.

  [449] Cette pièce est indiquée dans la liste des poésies de
  Chapelain placée à la suite du Catalogue manuscrit des livres de
  sa bibliothèque, sous ce titre: _Récit de la belle Lionne au
  ballet des Dieux_, commençant par ce vers:

    Mortels de qui l'esprit s'étonne, etc.

  et a été imprimée, sous le nom de Montfuron, dans les _Poésies
  choisies_ (Paris, Charles de Sercy, 1660, cinquième partie, pag.
  337), sous ce titre: _Récit de mad. P._ (mademoiselle Paulet) _au
  ballet des Dieux, représentant l'astre du Lion_.

  [450] Cette ode a été imprimée dans le _Recueil des plus belles
  pièces des poètes françois_. Amsterdam, 1692, t. 4, p. 61. Elle
  est composée de trente strophes de dix vers, dont il est
  difficile d'achever la lecture, d'autant que, comme Tallemant l'a
  judicieusement fait observer, il n'y a rien du désordre et de
  l'emportement qui sont les principaux caractères du poète
  lyrique.

  [451] Le comte de Soissons, père de Louise de Bourbon, duchesse
  de Longueville, première femme du duc.

  [452] Elle avoit perdu deux fils, l'un à deux ans, l'autre en
  naissant. Marie d'Orléans, demoiselle de Longueville, épousa en
  1657 Henri de Savoie, duc de Nemours; elle devint veuve en 1659.
  Le frère de son mari avoit été tué en duel par le duc de
  Beaufort. La duchesse de Nemours a laissé des Mémoires sur la
  Fronde. Ils font partie du tome 34 de la deuxième série de la
  Collection des Mémoires relatifs à l'histoire de France.

  [453] C'est un abus que ce terme de secrétaire d'ambassade pour
  le secrétaire de l'ambassadeur. Il n'y a proprement qu'à Venise
  où il y ait des secrétaires d'ambassade, car la république nomme
  un noble Vénitien pour conférer avec un ambassadeur. Chaque
  nation en a un. (T.)

  [454] Gustave-Adolphe.

  [455] _Voyez_ la septième lettre de Voiture.

  [456] C'étoit l'intendant de l'hôtel de Rambouillet. (_Voyez_
  plus haut l'article _Voiture_.)

  [457] Henri Arnauld. (_Voyez_ l'article _Arnauld_.)

  [458] La _Componenda_ est un bureau dépendant du cardinal
  dataire, auquel on adresse toutes les suppliques qui sont
  soumises à quelque rétribution pécuniaire. (_Dict. de Trévoux._)

  [459] Alors intendant du cardinal Mazarin.

  [460] Le chevalier de Rivière est l'auteur d'une multitude de
  vaudevilles et de couplets satiriques sur les personnages et sur
  les événements du règne de Louis XIV. Il eut le premier l'idée de
  réunir ces sortes de poésies dans des Recueils, demeurés
  manuscrits, qui sont encore recherchés aujourd'hui.

  [461] La Mesnardière, poète françois au-dessous du médiocre, a
  publié une critique du poème de Chapelain sous ce titre: _Lettres
  du S. Du Rivage, contenant quelques observations sur le poème de
  la Pucelle_; Paris, 1656, in-4º, de 65 pages.

  [462] Chapelain a terminé son poème; on rencontre assez souvent
  des copies manuscrites des douze derniers livres. Il en existe
  une à la Bibliothèque du Roi.

  [463] Françoise de Balzac-Clermont d'Entragues, seconde femme de
  Louis de Bretagne, marquis d'Avaugour, comte de Vertus.

  [464] Catherine-Françoise, demoiselle de Vertus, morte à l'âge de
  soixante-quinze ans, en 1692. Ce fut elle qui se chargea de la
  pénible mission d'annoncer à madame de Longueville la mort de son
  fils, tué au passage du Rhin. (_Voyez_ la lettre de madame de
  Sévigné du 20 juin 1672.)

  [465] La Bastide. (T.)

  [466] Il s'agit ici de Gilles Boileau, frère aîné de Despréaux.
  Ce dernier n'étoit pas encore connu en 1656, époque de la
  publication de _la Pucelle_ de Chapelain; il venoit seulement
  d'être reçu avocat. (Voyez la _Notice biographique sur Boileau
  Despréaux_, par M. de Saint-Surin; Paris, Blaise, 1821, p. 47.)

  [467] C'est l'édition sortie des presses des Elzeviers, et la
  seule qui soit aujourd'hui recherchée par les amateurs de livres
  rares. Elle porte la date de 1656 comme l'édition originale.

  [468] François Payot de Linière, auteur satirique, mort en 1704.

  [469] Il n'en a jamais lu que les quatre premiers. (T.)

  [470] Le _samedi_, c'est-à-dire la coterie littéraire qui se
  réunissoit tous les samedis chez mademoiselle de Scudéry.



CONRART[471].


Conrart est fils d'un homme qui étoit d'une honnête famille de
Valenciennes, et qui avoit du bien; il s'étoit assez bien allié à
Paris. Cet homme ne vouloit point que son fils étudiât, et est cause
que Conrart ne sait point le latin. C'étoit un bourgeois austère qui
ne permettoit pas à son fils de porter des jarretières ni des roses de
souliers, et qui lui faisoit couper les cheveux au-dessus de
l'oreille; il avoit des jarretières et des roses qu'il mettoit, et
c'étoit au coin de la rue. Une fois qu'il s'ajustoit ainsi, il
rencontra son père tête pour tête; il y eut bien du bruit au logis:
son père mort, il voulut récompenser le temps perdu.

Son cousin Godeau lui donnoit quelque envie de s'appliquer aux
belles-lettres; mais il n'osa jamais entreprendre le latin; il apprit
de l'italien et quelque peu d'espagnol. Se sentant foible de reins
pour faire parler de lui, il se mit à prêter de l'argent aux beaux
esprits, et à être leur commissionnaire même; il se chargeoit de
toutes les affaires des gens de réputation de la province: cela a été
à tel point que pour faire parler de lui en Suède, il prêta six mille
livres au comte Tott[472], qui étoit ici sans un sou; ce fut en 1662.
Je ne sais s'il en a été payé. Ménage connoissoit ce cavalier et avoit
emprunté ces deux mille écus d'un auditeur des comptes, son
beau-frère; mais quand chez le notaire celui-ci vit que c'étoit pour
ce Suédois, il remporta son argent, et dit que Ménage étoit fou.
Conrart le sut et il prêta la somme.

La fantaisie d'être bel esprit et la passion des livres prirent à la
fois à Conrart. Il en a fait un assez grand amas, et je pense que
c'est la seule bibliothèque au monde où il n'y ait pas un livre grec
ni même un livre latin. L'effort qu'il faisoit, la peine qu'il se
donnoit, et la contention d'esprit avec laquelle il travailloit, lui
envoyant tous les esprits à la tête, il lui vint une grande quantité
de bourgeons pour cela, car c'étoit une vilaine chose; il se
rafraîchit tellement, que ses nerfs débilités (outre qu'il est de race
de goutteux) furent bien plus susceptibles de la goutte qu'ils
n'eussent été. Il en fut affligé de bonne heure, et de bien d'autres
maux, sans en être moins enluminé; en sorte que c'est un des hommes du
monde qui souffre le plus. Son ambition a fait une partie de son mal;
car il a cabalé la réputation de toute sa force, et il a voulu faire
par imitation, ou plutôt par singerie, tout ce que les autres
faisoient par génie[473]. A-t-on fait des rondeaux et des énigmes? il
en a fait; a-t-on fait des paraphrases? en voilà aussitôt de sa façon;
du burlesque, des madrigaux, des satires même, quoiqu'il n'y ait chose
au monde à laquelle il faille tant être né. Son caractère c'est
d'écrire des lettres couramment; pour cela il s'en acquittera bien,
encore y a-t-il quelque chose de forcé: mais s'il faut quelque chose
de soutenu ou de galant, il n'y a personne au logis. On le verra s'il
imprime, car il garde copie de tout ce qu'il fait; il ne sait rien et
n'a que la routine[474].

Il voulut faire un discours sur l'histoire à l'Académie de la
vicomtesse d'Auchy[475]. D'Ablancour fut comme la sage-femme de cette
production, ou, pour mieux dire, ce fut lui qui le fit. Plusieurs
académiciens, qui l'eussent admiré s'ils l'eussent su, y trouvoient
des choses à redire, à cause qu'ils croyoient que c'étoit de Conrart.
Mézerai disoit à Patru: «Que ne vous l'a-t-on donné à faire!--Voire,
répondit Patru, n'est-ce pas à votre secrétaire à faire cela?»

Il est fort propre au métier de secrétaire _in ogni modo_, et, si sa
santé le lui avoit permis, il auroit recueilli fort exactement tout ce
qu'il eût fallu pour l'Académie. C'est lui qui le premier y a
introduit le désordre et la corruption, car, à cause que Bezons[476]
avoit épousé une de ses parentes, il cabala avec M. Chapelain pour le
faire recevoir; ensuite Salomon[477], collègue de l'autre à la charge
d'avocat général du Grand-Conseil, y fut admis, et depuis rien n'a été
comme il faut. La politique de ces messieurs étoit de mettre des gens
de qualité dans leur compagnie. M. Chapelain, qui avoit fait les
statuts, si statuts se peuvent appeler, a si bien réglé toutes choses
qu'en dépit des gens, quelque sages qu'ils eussent été, il étoit
impossible qu'on n'y eût bientôt du désordre. Depuis, mais trop tard,
comme nous dirons ailleurs, on fit un bien meilleur réglement.

Pour revenir à l'humeur de notre homme, il est cabaleur et tyran tout
ensemble; mais cabaleur à entretenir commerce avec des doctes de
Hollande et d'Allemagne, lui qui ne sait point de latin; cabaleur
encore à se charger d'un million d'affaires, car, comme je veux croire
qu'il y a de la bonté et de l'humeur obligeante, je sais fort bien
aussi qu'il y a de la vanité et de la cabale. Chapelain et lui
imposent encore à quelques gens, mais cela se découd fort; et si
celui-ci imprimoit comme l'autre, tout cela s'en iroit à vau l'eau.
L'un après l'autre ils ont été les correspondants de Balzac. Pour
Balzac, c'est un correcteur général d'imprimerie. Il a affecté de
faire imprimer et de revoir les épreuves des _Entretiens de Costar et
de Voiture_, où il y a quasi autant de latin que de françois, et il ne
trouvoit pas trop bon qu'on lui dît qu'il se devoit décharger de cette
impression; une fois même il voulut revoir des épreuves toutes
latines, à l'aide d'un écolier de seconde qui étoit son neveu, friand
de louanges, d'épîtres dédicatoires, etc.

Quant à l'humeur tyrannique, après sa femme personne n'en sait plus de
nouvelles que moi. Il a toujours affecté d'avoir des jeunes gens sous
sa férule: moi, qui ne suis pas trop endurant, il me prit en amitié et
je l'aimai aussi tendrement; mais, dès que Patru et moi, que je
connus quasi en même temps, eûmes trouvé que nous étions bien le fait
l'un de l'autre, il en entra en jalousie, et disoit que je faisois de
plus longues visites aux autres qu'à lui. C'est un franc pédagogue, et
qui fait une lippe, quand il gronde, la plus terrible qu'on ne sauroit
voir. En une chose Chapelain a eu raison, peut-être l'a-t-il fait par
tempérament; il a toujours vécu en cérémonie avec lui, car à le voir
de près on sera toujours en querelle. D'Ablancour en a eu maintes avec
lui, et entre autres une pour ne lui avoir pas écrit _conseiller
secrétaire du roi_, mais seulement _secrétaire du roi_. Je ne prétends
pas mettre ici un million de petites particularités qui ne seroient
bonnes à rien, et puis ce qui s'est passé sous le sceau de l'amitié ne
se doit point révéler.

Dans sa famille il a eu aussi bien des démêlés. Son deuxième frère
étoit un sot homme; mais si Conrart n'eût point tant fait l'aîné à la
manière du vieux Testament, il n'auroit pas fait la moitié tant
d'extravagances qu'il en a faites. Celui-ci le mit au désespoir. Le
jeune frère de sa femme, nommé Muisson, qu'on appelle M. de Barré,
étant devenu amoureux d'une belle fille qui étoit de meilleure famille
que lui, et qui, par la suite, a eu du bien honnêtement, Conrart fit
le diable pour empêcher le mariage; et après lui, son autre beau-frère
et sa femme même, qui craignoient qu'un vieux garçon riche, aîné de
tous, ne prît cette belle en affection, firent assez de choses contre
elle qui ne sont pas trop bonnes à dire. Ce vieux garçon mort, par le
testament il avoit fort avantagé ses deux frères au préjudice de
quatre soeurs qu'il avoit: il y eut du bruit. La famille fit l'honneur
à Conrart de s'en rapporter à lui. Il demande à Patru comment à son
égard il en doit user, lui qui, à cause de sa femme, y avoit le même
droit que les autres. «Hé! lui dit Patru, vous ne serez pas juge et
partie; vous ne devez rien prendre pour vous, et c'est à eux à en user
après comme ils le trouveront à propos.» Ne vous déplaise, il se donna
autant qu'aux autres, et les deux frères, qui croyoient en être
quittes à meilleur marché, furent bien surpris de voir qu'outre cela
Conrart s'étoit mis au rang des autres. Ils en passèrent pourtant par
là et rengainèrent une tenture de tapisserie et autres choses qu'ils
lui avoient destinées. Depuis cela, il prit à ce M. de Barré une
estime pour Patru la plus grande du monde, et il a voulu être son ami
et le mien ensuite.

Or, Conrart trouvoit la belle-soeur de Barré fort jolie; ailleurs elle
n'eût pas laissé de l'être, mais dans cette famille disgraciée c'étoit
un vrai soleil. Il la vouloit traiter du haut en bas. Il vouloit
qu'elle fût sous sa férule, en être le patron, et la mener partout où
il lui plairoit. Cette femme, qui étoit plus fine que lui, le laissa
dire, et en a fait après à sa mode, mais doucement toutefois, car elle
a affaire à une des plus sottes familles du monde. Un jour qu'elle
étoit allée par complaisance promener avec lui et Sapho[478], et
autres beaux esprits du Samedi, elle dit par hasard: «J'ai été
_norrie_.--Il ne faut pas dire cela, lui dit-il, d'un ton magistral,
il faut dire _nourrie_.» Cela effaroucha un peu, et comme elle n'avoit
déjà aucune inclination à faire le bel esprit, elle ne voulut pas se
promener davantage avec toutes ses héroïnes. Quoique cela ne plût
guère à Conrart, il ne laissa pas de continuer à tâcher de se rendre
maître de cet esprit. Une fois il lui prit fantaisie d'avoir le
portrait de sa belle-soeur, car il affecte d'avoir le portrait de ses
amies. Un beau matin il envoie sa femme, qui vint dire à madame de
Barré «que M. _Conrarte_ (elle prononce ainsi à la mode de
Valenciennes, d'où elle est) n'avoit pu dormir de toute la nuit, tant
il avoit d'impatience d'avoir son portrait.» Il fallut donc vite lui
en faire faire un par le peintre qu'il nomma, par le plus cher, et il
la laissa fort bien payer. Il exerce encore quelque sorte de tyrannie
sur elle, car il faut qu'elle aille le voir régulièrement, et elle
veut bien avoir cette complaisance pour son mari; mais en son âme elle
se moque terriblement de M. le secrétaire de l'Académie. Regardez un
peu quelle figure de galant! j'ai vu qu'il se faisoit les ongles en
pointe, et au même temps il s'arrachoit les poils du nez devant tout
le monde: il y prétend pourtant; il est vrai qu'au prix de Chapelain,
il pourroit passer pour tel, au moins pour son ajustement, car il est
toujours assez propre.

Rien, que je crois, ne l'a tant fait enrager que de voir comme je l'ai
planté là, et que Patru et moi soyons les bons amis de sa belle-soeur.
Voici comment cela arriva: nous n'en étions plus que sur la grimace,
quand il lui prit une vision de loger dans une maison au
Pré-aux-Clercs que Luillier avoit fait accommoder à ma fantaisie, et
dont j'avois planté le jardin à ma mode, une maison que j'aimois
tendrement; son prétexte étoit qu'on m'avoit ouï dire que la maison
étoit à vendre; je le croyois, mais cela n'étoit pas; sur cela il
m'envoie son beau-frère de Barré, qui y alloit à la bonne foi: pour sa
femme, elle m'a juré depuis que, comme elle étoit persuadée que cela
manqueroit, elle les avoit laissé faire. M. de Barré vient me demander
si je pensois à acheter cette maison, et si elle étoit à vendre; je
dis que je l'avois ouï dire et que je ne songeois pas à l'acheter.
«Puisque cela est, me dit-il, un de vos amis, mais qui ne veut point
être nommé, y pourra penser.--Monsieur, lui dis-je, j'aime mieux que
ce soit un de vos amis qu'un autre; j'y aurois pourtant du regret.» Je
ne fis semblant de rien, mais je découvris bientôt que Conrart avoit
engagé Barré à acheter cette maison en commun. Sur cela, comme je ne
cherchois qu'une occasion de rompre avec lui, je pris celle-là; et
après m'être plaint doucement de la finesse qu'il m'avoit faite, et de
ce qu'au lieu de détourner les marchands il se présentoit lui-même, je
ne le vis plus depuis.

N'ayant pu avoir cette maison qui lui eût pu servir de maison des
champs et de maison de ville, il en acheta une à Athis dont
mademoiselle de Scudéry parle tant dans la _Clélie_; là il se fait
mainte belle chose. Un jour, il ne l'avoit pas encore tout-à-fait
meublée, il trouva dans la salle une belle tenture de cuir doré toute
tendue; on a su depuis que c'étoit le frère aîné de sa femme qui, pour
ne lui avoir point d'obligation de la nourriture d'un de ses fils qui
avoit été chez lui assez long-temps, avoit fait cette galanterie, qui
est trop fine pour un marchand du Pays-Bas. Mais il le lui faut
pardonner; ce n'est pas un homme à avoir deux fois en sa vie de telles
pensées: c'est un grand avare, du reste, et un grand espion de sa
pauvre belle-soeur.

Il a fallu que toutes les connoissances de Conrart aient été à sa
maison, ou il a bien fait la lippe. Lui qui a affecté autrefois de
traiter madame de Sablé, puis madame de Montausier et mademoiselle de
Rambouillet, quoique cette dernière se moque de lui, n'a garde de ne
les avoir pas traitées à _Carisatis_[479]. Sapho y passe une partie
des vacations, et mademoiselle Conrart, avec sa figure de pain
d'épice, a aussi un nom dans le roman; cependant les clairvoyants sont
persuadés qu'il n'aime point Pellisson, qu'il en est jaloux, et qu'il
ne trouve nullement bon que Herminius[480] soit le confident de Sapho
et l'Apollon du Samedi. Pour Chapelain, il n'est pas persuadé de
Pellisson; mais il le sera à cette heure que l'autre est bien avec le
surintendant Fouquet. Le bruit court que Conrart l'incommode, mais il
n'a point d'enfants; sans doute la cabale lui a coûté, car il n'a pu
refuser de l'argent à bien des gens, et il donnoit souvent à manger;
il se trouvera mal d'avoir ouvert sa porte à tant de monde. Montereul,
surnommé le fou[481], de qui il croyoit faire un grand personnage,
lui a chanté pouille, et la cabale qui s'est formée chez l'abbé de
Villeloin[482] contre Chapelain et lui, qu'ils appellent les tyrans
des belles-lettres[483], lui a déjà donné quelque coup de griffe:
voilà ce que c'est que de voir tant de gens, et surtout tant de
jeunesse.

  [471] Conrart (Valentin), né à Valenciennes, secrétaire de
  l'Académie françoise, mort à Paris le 23 septembre 1675.

  [472] Le comte Tott, grand-écuyer du roi de Suède, et ambassadeur
  en France, passa plusieurs années à Paris, et y fut lié avec tous
  les beaux esprits.

  [473] Malleville disoit «qu'il lui sembloit que Conrart allât
  criant, par les rues: «A ma belle amitié! qui en veut, qui en
  veut de ma belle amitié?» A propos de cela, il demanda des
  devises à plusieurs de ses amis sur l'amitié et les fit enluminer
  sur du vélin. Madame de Rambouillet en donna une dont le corps
  étoit une vestale dans le temple de Vesta, qui attisoit le feu
  sacré, et le mot étoit _fovebo_. Elle le fit en françois, et M.
  de Rambouillet le tourna en latin. (T.)

  [474] Tallemant, dans cet article, montre de la rancune contre
  Conrart, avec lequel il étoit brouillé, après avoir été son ami.
  Conrart n'est pas un écrivain remarquable; mais c'étoit un homme
  patient, auquel les lettres doivent de la reconnoissance. Il a
  conservé une foule de pièces qui auroient péri s'il ne les eût
  pas recueillies. Une partie de ses manuscrits est conservée à la
  Bibliothèque de l'Arsenal. C'est là que l'un des éditeurs a
  retrouvé les Mémoires de Conrart, insérés dans le tome 48 de la
  deuxième série des Mémoires relatifs à l'histoire de France.

  [475] _Voyez_ plus haut l'historiette de madame d'Auchy, la
  maîtresse de Malherbe.

  [476] Claude Basin de Bezons, avocat-général au Grand-Conseil,
  depuis conseiller d'Etat, succéda au chancelier Séguier, quand ce
  dernier, à la mort du cardinal de Richelieu, devint protecteur de
  l'Académie françoise. Les titres de M. de Bezons sont d'une
  nature peu imposante. La traduction d'un Traité fait à Prague,
  entre l'Empereur et le duc de Saxe, et deux Discours prononcés à
  l'ouverture des Etats de Languedoc, composent tout son bagage
  littéraire.

  [477] François-Henri Salomon, avocat-général au Grand conseil,
  succéda au poète Bourbon. Sa nomination fut loin d'être honorable
  pour l'Académie, car cet auteur de la paraphrase non imprimée
  d'un Psaume fut préféré au grand Corneille. On objectoit à ce
  dernier que, faisant en province son séjour habituel, il ne
  pourroit assister que rarement aux assemblées de l'Académie.
  (_Histoire de l'Académie françoise_, par Pellisson; Paris, 1730,
  in-12, t. I, p. 210.)

  [478] On appeloit ainsi mademoiselle de Scudéry.

  [479] Nom de lieu dans le roman. (T.)

  [480] Les personnes qui composoient la société de mademoiselle de
  Scudéry se donnoient des noms de roman. _Herminius_ étoit celui
  sous lequel Pellisson étoit désigné. (_Voyez_ une note sur la
  lettre de madame de Sévigné à M. de Pomponne, du 1er août 1667,
  édition de Blaise; Paris, 1818, t. I, p. 118.)

  [481] Celui de Mme Burin, et qui est aujourd'hui à M. de Valence.
  (T.)--C'est Matthieu de Montereul, frère de l'académicien, auteur
  de quelques jolis madrigaux, celui duquel madame de Sévigné
  disoit qu'il _étoit douze fois plus étourdi qu'un hanneton_.
  (Lettre à Ménage, nº 25 de l'édition de 1818.)

  [482] Michel de Marolles, abbé de Villeloin, infatigable auteur
  de mauvaises traductions; mais dont les _Mémoires_, devenus
  rares, sont fort curieux; Paris, Antoine de Sommaville, 1656,
  in-folio.

  [483] Furetière, Boileau; Linières a fait l'épigramme, on la lui
  a raccommodée. (T.)



LA REINE DE POLOGNE[484],

SES SOEURS, SAINT-AMANT.


La reine de Pologne est fille de M. de Nevers, qui, sur la fin de ses
jours, fut duc de Mantoue, et de mademoiselle de Clèves. Etant
demeurée sans mère, son père la mit chez madame de Longueville, soeur
de sa femme, et mère de M. de Longueville. On l'appela madame la
princesse Marie, comme fille de souverain, quand son père parvint à la
duché de Mantoue. Elle étoit belle. Monsieur, alors veuf, en devint
amoureux. La maison de Guise, qui avoit du pouvoir auprès de la
Reine-mère, s'opposa à ce mariage, et la chose alla si avant que
madame de Longueville et la princesse Marie en furent quinze jours
prisonnières au bois de Vincennes.

M. de Mantoue mort, Monsieur ayant quitté la cour, et madame de
Longueville n'étant plus au monde, la princesse Marie étoit tantôt à
Nevers, tantôt à Paris: ses affaires n'étoient pas trop en bon état.
Elle cabala avec M. le Grand[485] pour débusquer le cardinal en
résolution de l'épouser si elle le voyoit premier ministre. La nuit il
la vint voir plusieurs fois. Il ne se pouvoit pas, dans le dessein
qu'ils avoient, qu'ils ne vécussent avec quelque familiarité; mais on
n'en a jamais rien dit de fâcheux.

Elle fut avertie que M. le Grand étoit arrêté avant que personne le
sût à Paris: la voilà bien embarrassée, car M. le Grand avoit une
terrible quantité de ses lettres. Elle envoie prier mademoiselle de
Rambouillet de la venir voir, car elles étoient très-amies; elle lui
conte sa déconvenue, et la supplie de parler pour elle à madame
d'Aiguillon. Dès le soir même elle se rendit à l'hôtel de Rambouillet,
pour aller au Palais-Royal, où madame d'Aiguillon s'étoit retirée sur
quelques ouïs qu'on la pourroit bien enlever au faubourg. Madame de
Rambouillet dit qu'elle n'a jamais rien vu de si désolé. Madame
d'Aiguillon la reçut le mieux du monde, et lui fit rendre ensuite
toutes ses lettres. On dit, à propos de cela, que quand Des-Yveteaux,
intendant de l'armée du Roussillon, alla pour ouvrir les cassettes de
M. le Grand, un valet-de-chambre l'avertit qu'il y trouveroit ce qu'il
ne cherchoit pas: c'étoient des lettres de sa femme.

On a remarqué que jamais personne n'a eu tant de hausses qui
baissent[486] dans sa vie que la princesse Marie; en voici une belle
preuve. Le feu roi de Pologne avoit déjà pensé à elle la première fois
qu'il se maria; mais ses intérêts le firent pencher vers la maison
d'Autriche. Se voyant veuf, il y pensa tout de nouveau, et quoique
l'Empereur lui eût fait envoyer jusqu'à seize portraits de princesses
de la maison d'Autriche, il ne put être ébranlé. Il fait donc demander
la princesse Marie en mariage: on la lui accorde; et la reine, qui
avoit assez d'amitié pour elle, la maria comme fille de France. On
prit ses droits, et on lui donna pour cela quatre cent mille
écus[487]. L'ambassade des Polonois fut magnifique, et leur habit
extraordinaire servit bien à faire admirer leur pompe.

La princesse fut mariée dans la chapelle du Palais-Royal; de là, avec
sa couronne sur la tête, elle voulut aller dire adieu à madame de
Rambouillet, qui m'a dit qu'elle n'avoit jamais rien vu de si opposé
que le jour où elle la vit si déconfortée, et celui-ci, où elle la
vit si pompeuse, et qui avoit le dessus sur la Reine même[488].
Parlons un peu des Polonois.

On les logea dans l'hôtel de Vendôme; là, une infinité de personnes
les alloient voir manger. Ils mangeoient le plus salement du monde, et
se traitoient de grosse viande à leur mode; car ils avoient demandé
qu'au lieu de les nourrir on leur donnât leur argent à dépenser. Les
maîtres donnoient à leurs valets de ce qu'ils mangeoient, et derrière
eux leurs gens dînent et soupent en même temps. Mais ce qu'il y avoit
de plus barbare, c'est qu'ils fermoient la porte et ne laissoient
sortir personne qu'ils n'eussent trouvé leur compte de leur vaisselle
d'argent, qui étoit assez médiocre. On dit qu'une fois ayant trouvé
quelque chose à dire, ils mirent presque tous, au moins tous les
domestiques, le cimeterre à la main, et firent grande peur aux
assistants, qui ne furent pas sans inquiétude tandis qu'on chercha
cette pièce de vaisselle. Par la ville, leurs valets étoient assez
insolents, et prenoient souvent du fruit aux revendeuses sans le
payer.

On fit pour eux quelques assemblées au Palais-Royal, où madame de
Montbazon et mademoiselle de Toussy, depuis la maréchale de La Mothe,
approchant le plus de leur taille, leur plurent plus que tout le
reste: quelques-uns se firent habiller à la françoise, et prirent des
perruques. M. de Bassompierre les traita à Chaillot, et il y fut bu
_egregiè_.

Quand la Reine alla dire adieu à M. d'Orléans, lui, sa femme et sa
fille ne la traitèrent pas comme ils le devoient; il ne la reconduisit
pas jusqu'à son carrosse. Qui reconduira-t-il, s'il ne reconduit pas
une reine? Il en devoit faire plus que pour une autre, quand ce n'eût
été qu'à cause qu'il l'avoit aimée. Madame et Mademoiselle étoient
jalouses de l'honneur qu'on lui faisoit. Monsieur lui ayant dit
quelque chose du temps passé, elle lui répondit: «Cela n'étoit pas
résolu dans le ciel, et j'étois née pour être reine.» Elle eut le
déplaisir, avant que de quitter Paris, d'apprendre qu'on avoit fait
quelque médisance d'elle et de M. le Grand, et même de Langeron, qui,
comme bailli de Nevers, avoit de tout temps de l'attachement à sa
maison. On soupçonna le résident en France du roi de Pologne, qui
étoit un ecclésiastique de Rome nommé Roncaille, de lui avoir rendu
quelques mauvais offices à la cour de son maître. J'ai de la peine à
le croire, car elle a été assez bien depuis pour le faire révoquer
s'il lui eût déplu. Quoi qu'il en soit, elle ne fut pas d'abord fort
bien reçue en Pologne; puis, le Roi étant malade, elle n'eut pas lieu
de le gagner, n'ayant pas encore couché avec lui. Elle ne fut pas
long-temps après à se mettre bien dans son esprit, et en peu de temps
elle fit congédier la dame d'honneur que le Roi lui avoit donnée,
parce qu'il en étoit un peu épris.

La maréchale de Guebriant, et l'évêque d'Orange, qui l'avoient
accompagnée, comme ambassadeur du Roi, en revinrent fort mal
satisfaits. L'évêque n'eut que quelques pièces de vaisselle d'argent
de peu de valeur, et madame de Guebriant, que deux tapis de soie
relevés d'or. La reine de Pologne en a envoyé depuis de pareils à
madame de Montausier et à madame de Choisy, sa bonne amie et sa
correspondante; elle lui fait de temps en temps quelque régal.
Quelques filles qu'elle fut obligée de renvoyer n'eurent que cent écus
chacune; elle avoit pourtant reçu assez de présents pour leur donner
davantage: mais on l'accuse d'être un peu avare. En ce pays-là les
reines ont beaucoup de profits, car quiconque obtient une charge, ne
l'obtient guère que par l'entremise de la Reine, et après, lui fait
quelque présent d'importance; puis il y a une province destinée pour
leur entretien. On dit qu'elle retrancha dans sa maison pour sept
mille écus de poivre par an.

Quand cette dame d'honneur fut dehors, le Roi, quoique vieux et
ventru, ne laissa pas d'en cajoler d'autres. La Reine avoit mené avec
elle, entre autres filles, une petite de Mailly, fille du comte de
Mailly et de la duchesse de Croy, dont il étoit mari de conscience. On
l'appeloit en riant _la petite duchesse de Croy_. Elle étoit parente
au cinquième degré de la reine de Pologne du côté de M. de Mailly.
Madame de Schomberg, autrefois mademoiselle d'Hautefort, sa parente,
l'habilla et la mit en équipage, car la duchesse de Croy étoit fort
pauvre; elle avoit quatorze à quinze ans, et étoit assez jolie et
adroite; pour l'esprit, vous allez voir ce que c'étoit. Le Roi s'avisa
de lui vouloir dire quelques douceurs: «Sire, lui dit-elle, il y a là
quelque chose de plus obscur pour moi que le polonois.--Vous entendez
bien pourtant, lui dit-il, ce que vous dit un tel (c'est un
gentilhomme polonois avec qui on l'a mariée depuis)?--Je crois bien,
Sire, répondit-elle, c'est un particulier; mais il faut être reine
pour entendre le langage des rois. Si Votre Majesté me le permet, je
demanderai à la Reine ce que cela veut dire.--Ah! petite fille,
répliqua le Roi, je vois bien qu'il ne vous en faut pas dire
davantage.» La petite fripone, qui étoit bien avec celles à qui la
Reine témoignoit le plus d'affection, dit cela à l'une d'elles. La
Reine, quelques jours après, en parla à la petite de Mailly, et
ajouta: «Il en a depuis cajolé une autre.» C'étoit peut-être pour
l'empêcher d'y penser. «Je n'ai rien à souhaiter, madame, lui
répondit-elle, sinon que les autres ne l'écoutent pas plus que moi.»
En ce temps-là, M. d'Arpajon qui mouroit d'envie d'être maréchal de
France, et qui avoit tant pesté quand Gassion le fut, s'offrit à aller
porter le collier de l'Ordre au roi de Pologne. Le voyage lui a coûté
cher; mais il espéroit que ce prince demanderoit après qu'on donnât le
bâton à ce monsieur l'ambassadeur extraordinaire; mais il n'étoit pas
encore à Dantzick que le Roi mourut: il fit pourtant le voyage.

On se plaignit ici de ce que la reine de Pologne n'avoit point donné
avis de la mort de son mari, et qu'on fut long-temps sans recevoir de
ses nouvelles; mais elle étoit malade. On la fit régente durant
l'interrègne; ce fut un grand bonheur pour elle que la mort du fils de
son mari, car elle fut demeurée une pauvre reine douairière: voilà
encore des hausses qui baissent.

Le prince Casimir, ce fou qui s'étoit fait jésuite, et que nous avons
vu ici au bois de Vincennes, après qu'on l'eut pris il y a vingt ans,
comme il alloit servir les Espagnols, fut enfin élu roi, et eut
dispense du pape pour épouser sa belle-soeur, sous prétexte que le
mariage n'avoit point été consommé avec le feu Roi, qui avoit été,
disoit-on, toujours malade.

Durant l'interrègne, qui dura assez long-temps, Bois-Robert étant chez
Rossignol, où il y avoit un homme qu'il ne connoissoit point: je pense
que c'est Bartet[489], on vint à parler des États de Pologne, cet
homme dit: «C'est le prince Casimir qui sera roi.--Voir! dit
Bois-Robert; iroient-ils faire roi un niais qui s'est fait moine?»
Rossignol l'avertit que c'étoit le résident de ce prince; Boisrobert
continue: «Il est vrai que c'est un bon prince et bien pieux; ce n'est
pas peu pour un roi.»

La Reine devint grosse. Saint-Amant[490], qui l'avoit suivie, fit de
méchants vers sur sa grossesse. En arrivant en Pologne, elle lui donna
de bons appointements, et la qualité de conseiller d'état de la Reine:
elle l'envoya ensuite à Stockholm pour assister de sa part au
couronnement de la reine de Suède. J'ai ouï dire qu'il y réussit assez
mal. Il a du génie, mais point de jugement; il ne sait rien et n'a
jamais étudié: au reste, fier à un point étrange, qui se loue jusqu'à
faire mal au coeur. «Fermez, disoit-il une fois; qu'on ne laisse
entrer personne; point de valets (c'étoit à table), j'ai assez de
peine à réciter pour les maîtres.» Une fois il dînoit chez Chapelain.
Je suis tout édifié d'avoir trouvé que Chapelain ait au moins une fois
en sa vie donné à manger à quelqu'un. Esprit, de l'Académie, y étoit,
qui dit: «Que voilà qui est joli!--Nargue de votre _joli_!» reprit
Saint-Amant. Il pensa s'en aller, tant il étoit en colère.

Il dit insolemment un jour qu'il avoit cinquante ans de liberté sur la
tête, et cela à table du coadjuteur, qui l'a vu je ne sais combien
d'années domestique du duc de Retz le bonhomme. Depuis, il s'attacha à
M. de Metz, et enfin, ne sachant plus que faire, il s'en alla en
Pologne. Il en est revenu depuis quatre ans ou environ; il avoit
prétendu pour son _Moïse_ une abbaye et même un évêché, lui qui
n'entendroit pas son bréviaire; et ce fut pour punir l'ingratitude du
siècle qu'il ne le fit point imprimer[491]. Depuis, il l'a donné, mais
rien au monde n'a si mal réussi. Au lieu de _Moïse sauvé_, Furetière
l'appeloit _Moïse noyé_. En une épître à M. d'Orléans, sur la prise de
Gravelines, il s'appelle _le gros Virgile_; il eût mieux fait de dire
le gros ivrogne. En sa jeunesse il faisoit beaucoup mieux; mais il n'a
jamais eu un grain de cervelle, et n'a jamais rien fait d'achevé. Il
travaille toujours pour la reine de Pologne, et elle a soin de lui.

La Reine se portoit si bien dans sa grossesse et se trouvoit si
heureuse en toute chose, qu'elle pria madame de Choisy de faire prier
Dieu pour elle de peur que ce grand bonheur ne fût suivi de quelque
calamité. Elle maria mademoiselle de Langeron, sa dame d'atours, au
castellan de Plotsko, si je ne me trompe, qui a quatre-vingt mille
livres de rente en fonds de terre. On lui promit le premier palatinat
vacant.

La Reine donna en ce temps-là à sa soeur tout ce qu'elle avoit à
prétendre sur le duché de Mantoue et de Montferrat; mais voici encore
des hausses qui baissent; elle n'eut que deux filles, et pas une ne
vécut.

La guerre des Cosaques et celle des Suédois l'ont mise tantôt bas,
tantôt haut: tout cela vient de ce que le feu Roi, qui vouloit se
rendre plus absolu, avoit fomenté sous main cette révolte des
Cosaques, afin d'avoir un prétexte d'être armé.

Celui-ci se laisse gouverner par les Jésuites, et sottement alla
refuser à Radzivil, palatin perpétuel du grand-duché de Lithuanie, une
charge qui lui appartenoit, et qu'il lui fallut donner en dépit qu'on
en eût. Il exila le vice-chancelier, à ce qu'on dit, pour une
amourette. On a écrit qu'il étoit amoureux de sa femme; cela a mis le
feu partout, car ces deux hommes ont excité cette guerre de Suède. Je
laisse cela aux historiens pour venir à madame d'Avenet.

Madame l'abbesse d'Avenet, madame d'Avenet, soeur de la reine de
Pologne, étoit morte avant que sa soeur fût reine. On dit qu'elle
étoit la plus belle des trois, et que pour ses belles mains elle eut
permission de porter des gants. M. de Guise, alors archevêque de
Reims, lui en conta aussi bien qu'à la princesse Anne sa soeur.
Quelquefois elle sortoit par la porte des bois, déguisée en paysane,
et portoit du beurre au marché d'Avenet; le bon archevêque, déguisé
en paysan, l'attendoit dans les bois. Je ne sais pas ce qu'ils y
faisoient avant que d'aller ensemble au marché. Une fois qu'on trouva
à propos de la faire retirer avec ses religieuses dans une ville à
cause des ennemis, elle se retira à Châlons, où elle fit galanterie
avec le comte de Nanteuil. Cela fit un scandale; on la mena dans
l'abbaye d'une de ses tantes, et de là à Paris, où elle mourut.

La princesse palatine Anne fut quelque temps à Avenet, et ce fut là
que M. de Guise[492] en devint amoureux. Il y a bien fait des folies
quelquefois il avoit jusqu'à soixante bouts de plume sur son chapeau,
tout archevêque qu'il étoit. Un jour, comme on lui eut apporté une
houppe pour se friser, il la trouva belle: «Faisons-en,» dit-il à la
princesse Anne et à sa soeur; «faisons-en,» répondirent-elles. On
envoie à Reims, on n'y trouve point de soie plate: «Envoyons à Paris.»
On crève un cheval, et on apporte pour cent écus de soie; mais quand
elle arriva cette fantaisie leur étoit passée.

Par je ne sais quelle vision ils ont couché, la princesse Anne et lui
dans le parloir, la grille entre deux. Ce fut à l'hôtel de Nevers
qu'il l'épousa[493]. Comme elle l'alloit trouver elle fut arrêtée par
le comte de Tavannes. Elle a dit, parlant à une femme de ses amies:
«Il est mon mari, comme votre mari est le vôtre.»

Quand il fut de retour au commencement de la régence, elle lui parla
aux Tuileries, et, ne voyant pas qu'il y eût lieu d'espérer qu'il la
reconnût pour sa femme, elle donna ordre de parler à M. d'Elbeuf, pour
faire le mariage du prince d'Harcourt et d'elle; et elle avoit les
articles qu'il ne falloit plus que signer, quand, en un tourne-main,
elle change et épouse le palatin: c'étoit le quatrième fils de
Frédéric V. Ce garçon ne savoit où donner de la tête. Elle lui fit
changer de religion aussitôt après. La Reine s'en fâcha: on avoit
assez de princes dépossédés sur les bras. Ils s'éloignèrent pour
quelque temps: le mariage de la Reine de Pologne raccommoda tout. Ç'a
été un des garçons du monde le mieux faits; mais, depuis son mariage,
il est tout voûté et tout farouche; il n'y a qu'un certain Anglois
dont il s'accommode: hors cela il est toujours tout seul. Il eut une
espèce de folie et pensa demeurer hors du sens: c'étoit en Champagne.
Durant cette maladie elle ne partit pas du pied de son lit: c'est un
pauvre homme. Dans les Mémoires de la régence il sera parlé amplement
d'elle.

  [484] Louise-Marie de Gonzague, fille de Charles de Gonzague, duc
  de Nevers et de Mantoue, et de Catherine de Lorraine, naquit vers
  1612; elle épousa en 1645 Uladislas IV, roi de Pologne, et en
  1649, après la mort d'Uladislas, Jean Casimir, son frère, aussi
  roi de Pologne. Elle mourut à Varsovie le 10 mai 1667.

  [485] Cinq-Mars.

  [486] Tant de hauts et de bas.

  [487] Un extravagant Italien, nommé Promontorio, qui se mêloit de
  deviner et aussi de vendre des chiens de Bologne et bien d'autres
  choses, lui vendit un fort beau chien cinquante pistoles à payer
  quand elle seroit reine. Il n'y avoit alors nulle apparence. Elle
  l'eût acheté à cette condition cinquante mille écus. Au bout d'un
  an et demi elle fut reine, et lui paya volontiers ses cinquante
  pistoles. Voilà un grand hasard. (T.)

  [488] Anne d'Autriche, avec une politesse toute françoise, céda
  le pas à la reine de Pologne pendant toute cette journée.
  (_Mémoires de Motteville_, t. 37, p. 159 de la deuxième série de
  la Collection des Mémoires relatifs à l'histoire de France.)

  [489] Bartet, depuis secrétaire du cabinet. (T.).--C'est à lui
  que le duc de Candale fit cette singulière insulte de lui faire
  couper tout un côté de ses cheveux. (_Voyez_ les Mémoires de
  mademoiselle de Montpensier dans la deuxième série de la
  Collection des Mémoires relatifs à l'histoire de France, t. 41,
  p. 488; et la note sur la lettre de madame de Sévigné, du 19
  juillet 1655; Paris, Blaise, 1818, t. I, p. 37.)

  [490] Il est de Rouen; apparemment cette seigneurie de
  Saint-Amant vient de ce qu'il est né dans le voisinage de
  Saint-Amant de Rouen. C'est peu de chose que sa naissance; il
  étoit huguenot. (T.)

  Il s'appeloit Marc-Antoine de Gerard, et il prenoit la qualité
  d'écuyer, sieur de Saint-Amant, écuyer du roi et gentilhomme de la
  chambre de la reine de Pologne.

  _Voy._ le privilége de _Moïse sauvé_; Paris, Antoine de
  Sommaville, 1660, in-12.

  [491] On remarque en effet que le privilége accordé pour ce
  mauvais poème est du 20 octobre 1653, et que l'ouvrage n'a été
  imprimé qu'en 1660.

  [492] Les deux soeurs et lui firent une fois mourir, sans y
  penser, une pauvre fille innocemment à Avenet. Il prit une vision
  à la princesse Anne d'aller trouver cette fille à son lit avec un
  cierge, et l'exhorter à la mort. Cela la saisit, et comme on
  disoit en riant: La voilà qui va passer, elle passa
  effectivement. (T.)

  [493] Elle dit un jour à un homme d'église, chanoine de Reims,
  qui les avoit mariés dans la chapelle de l'Hôtel de Nevers:
  «N'est-il pas vrai que M. de Guise est mon mari?--Ma foi! madame,
  lui dit ce bon homme, vous fûtes aussi aise que s'il y eût eu
  mariage.» (T.)



LA DUCHESSE DE CROY.


Mademoiselle d'Urfé, fille du frère aîné de M. d'Urfé, qui a fait
l'_Astrée_, n'ayant guère de bien, fut donnée à la Reine-mère: elle
étoit fort jolie et fort spirituelle. A cette comédie où jouèrent les
fils naturels de Henri IV, elle fit merveille; c'étoit alors toute la
fleur de chez la Reine-mère: aussi fut-elle fort galantisée; on en
médisoit même un peu.

Le duc de Croy, grand seigneur de Flandres, riche, mais un riche mal
aisé, et qui étoit grand d'Espagne, vint à la cour. Il n'avoit pu
trouver à se marier, à cause qu'outre l'embarras des affaires, il
étoit vérolé et puant à un point étrange: avec cela une vraie
ballourde. M. de Bassompierre, qui l'avoit connu en Lorraine, lui
proposa d'épouser mademoiselle d'Urfé: il l'épouse, et l'emmène à
Bruxelles. Balzac a pris cette histoire de travers, et a dit dans ses
_Entretiens_, «qu'un prince étranger avoit demandé en mariage une
fille de la Reine, et que cela avoit fort nui aux autres, qui, en se
flattant, attendoient une même fortune.»

A Bruxelles, ils furent ensemble environ six ans; elle en avoit vingt
quand elle fut mariée. Au bout de ce temps-là, le duc fut tué d'un
coup d'arquebuse, à travers les fenêtres d'une salle basse où il se
promenoit. On accusa le marquis Spinola de cet assassinat, parce qu'il
étoit amoureux de la duchesse, et qu'après cela il la vit fort
familièrement. Elle croyoit l'épouser, quand le roi d'Espagne
l'envoya en Italie, où il mourut peu de temps après.

Or, pour ses conventions matrimoniales et pour son douaire, elle eut
assez d'affaires, dont un de ses parents nommé le chevalier de Mailly
prit le soin. Pour l'en récompenser, elle l'épousa, car il n'avoit
point fait les voeux, et, quoique pauvre, étoit d'une fort bonne
maison de Picardie. Ce mariage ne fut déclaré qu'après la mort de la
duchesse; elle ne vouloit pas perdre son rang: ils demeuroient
cependant ensemble à Saint-Victor. Ils ont eu une fille, qui est celle
dont nous venons de parler: celui qui l'a épousée est de la maison de
Schomberg et est premier maître-d'hôtel du roi de Pologne. Je pense
que madame de Schomberg a aussi contribué à ce mariage.

M. le chancelier tint un jour un enfant avec la duchesse de Croy:
c'étoit une fille. Le curé demanda quel nom elle lui vouloit donner.
«Je ne sais, dit-elle, car mon nom est un vrai nom d'idiote; je
m'appelle Geneviève.» Le curé lui en fit une grande réprimande: «Que
c'étoit une des plus grandes saintes du paradis, et celle de toutes à
qui la France avoit le plus d'obligations.» Ensuite M. le chancelier,
ayant pris des lunettes pour signer, lui en fit des excuses, et dit
que cela étoit bien vilain en présence d'une belle dame comme elle.
«Ne vous embarrassez pas de cela, répondit la duchesse, on m'a accusée
d'aimer un galant qui en avoit aussi bien que vous.» (C'étoit Spinola).



TABLE DES MATIÈRES

CONTENUES DANS LE SECOND VOLUME.


                                                             Pages.

   Le maréchal de Marillac.                                       1

   Madame Du Fargis.                                              4

   Le maréchal d'Effiat.                                          9

   Le Père Joseph, les religieuses de Loudun.                    10

   M. de Noyers et l'évêque de Mende.                            15

   M. de Bullion.                                                18

   Madame d'Aiguillon.                                           25

   Le cardinal de Lyon.                                          34

   Lopès.                                                        38

   Le maréchal de Brézé, son fils et mademoiselle de Bussy.      41

   Le duc de Brézé.                                              50

   Le Maréchal de La Meilleraye; et les soeurs de la
     maréchale.                                                  51

   Louis XIII.                                                   64

   M. d'Orléans (Gaston).                                        88

   Sauvage.                                                      97

   M. de Montmorency.                                            99

   M. de Bautru.                                                103

   Maugars.                                                     114

   L'archevêque de Bordeaux.                                    120

   Mademoiselle de Gournay.                                     124

   Racan et autres rêveurs.                                     127

   M. de Brancas.                                               139

   La Fontaine.                                                 141

   Bois-Robert.                                                 144

   Feu M. le prince, Henri de Bourbon.                          180

   L'archevêque de Reims, Éléonor d'Étampes de Valençay.        185

   Le cardinal de Valençay.                                     199

   Le marquis de Rambouillet.                                   207

   Madame la marquise de Rambouillet.                           214

   Madame de Montausier.                                        234

   Madame d'Yères, madame de Saint-Étienne et mademoiselle
     de Rambouillet.                                            256

   Croisilles et ses soeurs.                                    262

   Voiture.                                                     271

   M. Arnauld, et toute sa famille.                             298

   Arnauld (Antoine).                                           304

   Arnauld (Isaac).                                             306

   Arnauld du Fort.                                            _Ibid._

   Arnauld le Péteux.                                           308

   Arnauld (Jeanne).                                            310

   Arnauld d'Andilly.                                           312

   Arnauld (Henri), évêque d'Angers.                            315

   Arnauld (Antoine), le docteur.                               316

   Le Maistre (Antoine).                                        317

   La marquise de Sablé.                                        320

   L'abbé de la Victoire.                                       330

   Le comte et la comtesse de Maure.                            332

   M. de Lizieux.                                               338

   Le maréchal de Gramont.                                      340

   Madame de Saint-Chaumont.                                    348

   Louvigny, Chalais et sa femme.                               349

   Le président Jeannin.                                        354

   Le baron de Villeneuve.                                      357

   M. de Chaudebonne et M. d'Aiguebonne son frère.              359

   Neuf-Germain.                                                360

   Maître Claude et autres officiers de l'hôtel de
     Rambouillet.                                               363

   Silésie.                                                     369

   Aldimari.                                                    370

   Dubois.                                                     _Ibid._

   Vaugelas.                                                    371

   Godeau, évêque de Vence.                                     373

   Gombauld.                                                    377

   Chapelain.                                                   399

   Conrart.                                                     416

   La reine de Pologne, ses soeurs, Saint-Amant.                426

   La duchesse de Croy.                                         428


FIN DU TOME SECOND.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Les historiettes de Tallemant des Réaux.(Tome second) - Mémoires pour servir à l'histoire du XVIIe siècle" ***

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