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Title: L'Illustration, No. 0409, 27 Décembre 1850
Author: Various
Language: French
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L'Illustration, No. 0409, 28 Décembre 1850

L'ILLUSTRATION

JOURNAL UNIVERSEL

Nº 409.--Vol. XVI.--Du Vendredi 27 déc. 1850 au Vendredi 3 janv. 1851.
Bureaux: rue Richelieu 60.

Ab. pour Paris, 3 mois. 9 fr.--6 mois. 18 fr.--Un an. 36 fr.
Prix de chaque Nº, 75 c.--La collection mensuelle, br., 3 fr.

Ab. pour les dép.--3 mois. 9 fr.--6 mois, 18 fr.--Un an, 36 fr.
Ab. pour l'étranger, --   10 fr.--        20 fr.--       40 fr.

SOMMAIRE

Histoire de la semaine.--Voyage à travers les journaux.--Variétés.--
Courrier de Paris.--Industrie parisienne.--De la contrefaçon des oeuvres
littéraires et artistiques.--La veillée de Noël, souvenirs
d'autrefois.--Un mobilier de police correctionnelle, épilogue.--Lettres
sur la France (8e article), de Paris à Nantes.--Chronique musicale.--
Souvenirs d'un voyage au Tennessee.--Monsieur Abraham.--Notice sur
Perlet. _Gravures_. L'_Allier_ et le _Borda_ dans la rade de Brest par
le coup de veut du 15 décembre.--Décembre, fantaisie par Gavarni; Du 15
décembre au 1er janvier.--Magasins d'horlogerie et de bijouterie de C.
Detouche.--Un mobilier de police correctionnelle, 21 dessins par
Gavarni.--Souvenirs du Tennessee, six gravures.--Perlet, rôles du
comédien d'Etampes.--Rébus.



Histoire de la semaine

L'année finit assez paisiblement. Les questions qui tiennent le monde
dans l'attente subissent un moment de calme; Dieu veuille que ce soit du
recueillement et de la méditation. Les conférences de Dresde ont été
ouvertes le 23, et nous dirons la semaine prochaine comment se
présentant les solutions qu'elles cherchent. A l'intérieur, on se
prépare à entrer en campagne pour les grandes épreuves de 1851, qui
doivent aboutir constitutionnellement en 1852. Les partis s'observent et
se ménagent; ils semblent même assez disposés à se pardonner
réciproquement; c'est une manière d'éviter les explications. Cependant,
il faudra bien en venir là, et gare les récriminations. Le procès
d'Allais, commencé mardi et continué après la fête de Noël, se terminera
probablement trop tard aujourd'hui jeudi pour nous permettre de donner
le résultat avant de mettre ce numéro sous presse; mais ce procès est un
épisode de l'histoire des intrigues contemporaines dont il sera parlé
plus d'un jour.

[Illustration: L'_Allier_ et le _Borda_ dans la rade de Brest par le
coup de vent du 15 décembre, d'après un croquis envoyé par M. Th.
Barellier.]

Tandis que la politique se reposait, le ciel, qui semble aujourd'hui
radouci comme elle, a sévi la semaine précédente avec des symptômes
extraordinaires. Nous avons rappelé, il y a huit jours, quelques-uns des
sinistres de mer arrivés à notre connaissance; mais à cette heure-là
même on nous envoyait de Brest le récit d'un accident qui a failli
causer une catastrophe, et qui l'eût certainement causée si le fait se
fût passé la nuit au lieu de se passer à deux heures de relevée. La
corvette de charge l'_Allier_ cassé son corps-mort et est allée tomber
sous le beaupré du vaisseau le _Borda_, le vaisseau-école où
très-heureusement aucun accident n'est à déplorer. L'_Allier_ a été
obligé de démâter du grand mât et du mât d'artimon pour se parer. Le
lendemain la tempête durait encore; un ouragan furieux fondait sur la
ville de Brest. Les éclairs brillaient et le tonnerre grondait comme
dans les orages d'été.

--Les interpellations adressées au ministre de l'intérieur sur les
loteries autorisées par le gouvernement, et notamment sur la loterie
dite des Lingots d'or, ont été l'événement de la semaine parlementaire.
Toutefois, ainsi qu'il arrive souvent, l'intérêt du débat est moins
ressorti de la question même que des incidents de séance et des
péripéties de vote: comme on dit au palais, l'accessoire a emporté le
principal. Ce n'est pas que le motif essentiel de la discussion n'eût
son importance; il s'agissait de savoir quelle devait être la meilleure
interprétation de la loi de 1836 qui, en proscrivant les loteries d'une
manière générale, a admis deux exceptions en faveur des oeuvres de
bienfaisance et des encouragements aux beaux-arts; on avait à se
demander si ces exceptions devaient être maintenues; si dans la sphère
supérieure des principes elles étaient compatibles avec le sentiment de
la morale publique, si généreuse que fût la pensée qui les a inspirées.
Au point de vue des faits, il était permis d'examiner, avec quelque
succès, si la loterie des lingots d'or était bien conforme dans son but
et dans son organisation à l'esprit de la loi, et si l'autorisation
accordée par le gouvernement avait été suffisamment réfléchie. On a bien
un peu parlé de tout cela; mais ces limites ne suffisaient pas à la
politique militante, et bientôt les attaques exagérées, les vivacités,
les incidents personnels, ont donné à la séance tous les mérites de ces
sortes d'intermèdes parlementaires. Enfin pour que rien ne manquât à la
journée, une crise ministérielle, ou tout au moins une démission
importante, a failli sortir du scrutin.--Un retour prudent de la
majorité a cependant ravi ce triomphe à l'opposition, mais non pas sans
beaucoup de démarches diplomatiques de la part des membres les plus
considérables de la droite.

A la suite d'une discussion dans laquelle M. le ministre de l'intérieur
avait eu à subir un acte véritable d'accusation fondé sur quelques
griefs réels mais affaiblis, à notre avis, par la gravité même qu'on
avait voulu donner à des faits secondaires, dont l'exactitude a
d'ailleurs été fortement contestée par le ministre, un membre de la
majorité a déposé un ordre du jour motivé qui déguisait à peine un blâme
formel.--La gauche, qui avait également une formule de blâme toute
prête, s'est empressée, avec une très-habile condescendance, de se
réunir à cette rédaction.--L'instant était menaçant, et si l'on eût voté
par assis et levé, l'ordre du jour motivé de M Gabriel Delessert avait
certainement chance d'être adopté.--C'était la démission presque forcée
de M. Baroche. Heureusement pour le ministre, quelques voix amies ont
demandé l'ordre du jour pur et simple, qui, en vertu de son droit de
priorité, a dû être soumis d'abord au scrutin. Il a été rejeté: c'était
d'un triste présage; mais durant le vote on avait mieux pesé toute la
portée des termes de l'ordre du jour motivé, et de tous les bancs de la
droite il a bientôt surgi des rédactions cherchant à effacer autant que
possible l'intention de blâme qui ressortait nécessairement du rejet de
l'ordre du jour pur et simple, et à adoucir jusqu'à une simple
recommandation la censure sévère que contenait la première rédaction
proposée. Ce n'est pas sans peine qu'on a réussi: pendant une heure la
confusion, le tumulte, les cris ont remplacé toute discussion; tandis
que deux ou trois orateurs se disputaient la tribune pour essayer de
faire prévaloir leur solution, M. Emile de Girardin parvient à s'en
emparer et lit la formule suivante: «La majorité _satisfaite_ passe à
l'ordre du jour.» Bien qu'aussi inopportune que peu justifiés,
l'allusion était trop directe pour être excusée, et cette fois unanime
et spontanée, la majorité pousse un cri d'indignation et inflige à M. de
Girardin la censure avec exclusion temporaire.--Comme en définitive à
tout drame parlementaire il faut une conclusion, celui-ci, allant
peut-être d'un extrême à l'autre, s'est terminé par l'adoption de la
rédaction la plus conciliante.

En résumé, la séance de samedi aurait pu être plus sérieuse, plus utile
dans la question même des loteries, sinon plus véhémente et plus
pittoresque. Pour nous, nous lui préférons de beaucoup le débat qui
s'est un peu improvisé à l'occasion de la première délibération sur le
projet de loi relatif aux modérations à introduire dans le régime
commercial de l'Algérie, en ce qui concerne les taxes imposées en France
aux produits de notre colonie d'Afrique. Le public s'en est moins
préoccupé que des interpellations qui ont suivi; la presse lui a ouvert,
moins généreusement qu'à celui-ci, l'hospitalité de ses colonnes--et
cependant il touchait à un intérêt bien autrement supérieur pour le
pays: à l'avenir, à la prospérité de cette France africaine, conquise au
prix de tant de sang et d'argent. Pour quelques esprits mal disposés,
ces sacrifices sont un crime qu'on ne doit point pardonner à l'Algérie
et qui concluent à sa condamnation; mais, avec une appréciation plus
élevée, les hommes d'État y voient des liens énergiques qui nous
attachent invinciblement à l'Afrique. L'honorable M. Dufaure a résumé en
quelques paroles chaleureuses, précises, d'une pénétrante éloquence,
cette opinion, la seule que puisse admettre non-seulement l'honneur,
mais le haut sens national, et il a fait justice aux applaudissements de
l'Assemblée, et pour toujours, nous l'espérons, de cet éternel
réquisitoire que M. Desjobert fulmine chaque année, depuis bientôt vingt
ans, contre l'Algérie, et qu'il avait cru devoir exhumer, une fois
encore, au début de la discussion. Nous pensons, comme l'a si bien dit
M. Dufaure, que la France a eu raison de persister dans sa conquête;
mais, quoi qu'il en puisse être, tout retour sur le pas est désormais
inutile; tout s'accorde, notre dignité comme notre intérêt, pour
maintenir notre drapeau en Afrique, et certainement le» pays s'associera
au vote de l'Assemblée qui, une fois de plus, a déclaré que l'Algérie
était désormais une terre française.--La loi sur le régime commercial
de l'Algérie, qui forme la première partie d'une série de dispositions
sur l'organisation définitive de notre colonie, a pour but de donner à
cette déclaration toute la force de la réalité.

Avant d'ouvrir cette discussion sur l'Algérie, l'Assemblée avait
définitivement voté le projet de loi tendant à accroître la pénalité en
matière d'usure, et la sévérité qu'elle a montrée à cet égard réduira
peut-être l'étendue de ce mal, qui, ainsi que le disait un orateur, en
certaines de nos campagnes, a causé plus de ruines que dix années de
grêle.--Une séance, consacrée à de difficiles et toutes spéciales
questions hypothécaires, et des interpellations d'une importance
secondaire sur des fournitures de draps pour l'armée, ont fait lundi et
mardi à l'Assemblée, après la séance agitée de samedi, un demi-loisir
que la féte de Noël a rendu complet.

Nous ne terminerons pas sans réparer un oubli de ces derniers jours: le
nouveau système de votation pour les scrutins de division, dont
l'_Illustration_ a donné une description détaillée, a été inauguré il y
a une quinzaine de jours, et l'intérêt curieux que l'Assemblée a accordé
au mécanisme de cette ingénieuse invention, justifie la curiosité avec
laquelle nos lecteurs ont dû recevoir la communication que nous avons pu
leur en faire à l'avance.

PAULIN.



Voyage à travers les Journaux.

Du 20 décembre au 5 janvier, la politique fait silence et la littérature
donne sa démission. Pendant cette doucereuse quinzaine, aimée des
enfants et des confiseurs, le journal n'est plus qu'une page d'annonces.
Il n'y a place dans ce vaste carrousel de la publicité que pour les
cachemires, les bonbons, les livres illustrés et les billets de loterie.
Nous avons fait bien des révolutions, mais nous n'avons pu encore
détrôner les étrennes. Vivent les étrennes! Cette année, M. Capefigue,
le brillant homme d'État que vous savez, offre dix volumes in-8° pour la
bagatelle de quinze francs. Un franc cinquante centimes le volume, c'est
cher au prix où sont les cornets de papier. Puisque la littérature nous
échappe, il faut bien nous rabattre sur autre chose et parler de
l'_Illustrated London News._

_The Illustrated London News_, ou, pour parler plus intelligiblement à
des lecteurs français, les _Nouvelles illustrées de Londres_, ne sont
pas satisfaites de régner paisiblement sur les trois royaumes; ce
journal hebdomadaire aspire à la conquête du monde: il veut cueillir les
palmes de Charlemagne et de Napoléon! Les feuilles de toutes les nations
nous annoncent que ce recueil, inquiet de la tournure que prennent les
événements en Europe, est décidé à faire pénétrer en France et en
Allemagne ses canards illustrés pour arrêter le torrent des opinions
dangereuses, et rétablir, à l'aide de ses découpures littéraires et de
sa gravure sur bois, l'ordre si profondément troublé. Depuis longtemps
le besoin d'un journal anglais traduit en français et en allemand se
faisait généralement sentir. L'_Illustrated_ va se publier on allemand
et on français. D'ici à peu de jours, le continent pourra déguster cette
fine plaisanterie britannique qui chatouille le palais comme une
bouteille de _gin_, et égaie l'esprit comme un verre de cidre. Il nous
sera enfin donné de voir fleurir dans le parterre de la Flore
londonienne ces faciles coq-à-l'âne, qui, depuis la conquête des
Normands, font les délices des _cockneys_ de la Grande-Bretagne.
Innocents Parisiens! Plus innocents habitants de Berlin et de Vienne,
vous aviez cru qu'il y avait chez vous assez de gens d'esprit pour vous
amuser ou tout au moins vous distraire. Naïve illusion! l'esprit, le
savoir, l'élégance, le bon goût, tout ce qui charme et tout ce qui
séduit se trouvaient à Londres dans le Strand, paroisse de Saint-Clément
Danes. Qui l'eût dit?

Puisque l'_Illustrated_ veut être modestement le dominateur de
l'univers, qu'il nous permette d'examiner si le talent de la paire de
ciseaux qui préside à sa rédaction justifie ses prétentions
cosmopolites. Nous venons de parcourir plusieurs numéros de ce recueil,
et nous avouons tout d'abord qu'il nous a été difficile de trouver notre
chemin dans ce labyrinthe de faits, de nouvelles, d'événements, de
désastres, d'anecdotes, le tout jeté pêle mêle et entassé comme des
chiffons dans un sac. Nous ne savons l'effet que produiront sur les
lecteurs de Vienne et de Berlin ces épluchures littéraires, mais ce que
nous savons bien, c'est qu'il n'est pas un seul lecteur français qui
pourra perdre son temps et ses yeux sur ces _têtes de clou_
microscopiques et sur cette littérature plus microscopique encore que
les caractères imprimés; quant aux sujets traités dans l'_Illustrated_,
le cadre, nous devons en convenir, est assez varié; il est d'abord
question des nouvelles de la cour: Sa Majesté la très-gracieuse reine
Victoria est allée se promener hier à Windsor (récit de la promenade),
Son Altesse Royale le prince Albert (_His royal Highness_) est monté à
cheval vers trois heures. Puis on raconte l'emploi de la journée du
prince de Galles, du duc d'York, de la Royale princesse, de la princesse
Alice, ce qui ne peut manquer d'intéresser très-vivement les Parisiens
et les Berlinois; après que vient l'énumération des dîners
aristocratiques, des réceptions et des raouts. Puis la liste des
naissances et des décès des grands personnages; on a également le
bonheur d'apprendre que tel jour, à telle heure, le capitaine William
Bathurst est arrivé d'Égypte, que le colonel Thompson reviendra le mois
prochain des Grandes-Indes avec sa femme et sa fille, et que le vicomte
Fielding se dispose à partir pour Rome. A ce sujet, l'Europe ne saura
pas sans une vive satisfaction le nombre de voitures qui suivront le
voyageur et le personnel de ses domestiques. Détails du plus haut
intérêt: les Français et les Allemands de la rive gauche du Rhin, qui
sont presque tous catholiques, éprouveront aussi un véritable bonheur à
connaître les progrès que fait le protestantisme dans l'Inde et dans les
colonies anglaises. Nous saurons le chiffre exact des Bibles qui sont
journellement expédiées de Londres pour être répandues par les
missionnaires anglicans. Les catholiques qui aiment à rire de leur
religion seront enchantés de voir le pape présenté avec des oreilles
d'âne, et les cardinaux et les évêques brûlés en effigie. Quant aux
faits divers, qui tiennent à peu près les trois quarts du recueil, ils
n'auront quelque parfum de nouveauté pour le lecteur continental qu'à
une condition, c'est qu'il ne lira aucun journal français, tous les
faits, toutes les anecdotes, tous les événements de l'_Illustrated_
ayant traîné dans toutes les feuilles de France avant d'être coupés par
l'intelligente paire de ciseaux du Strand, paroisse de
Saint-Clément-Danes. Pour ce qui est de la littérature, proprement dite,
des voyages, de la critique, des articles de genre, des articles d'art,
il n'en est nullement question dans ce spirituel _Illustrated_, qui
abandonne ce genre d'exercice intellectuel à la _Revue d'Edimbourg_, à
la _Revue trimestrielle_ et aux _Magazine_. L'_Illustrated_ s'est plus
appliqué jusqu'à ce jour à parler aux yeux qu'à l'esprit. C'est sans
doute ce qui légitime ses nouvelles prétentions à l'empire universel.

Les conquérants du Strand, paroisse de Saint-Clément Danes, voient
l'Europe et le monde entier au point de vue de leur paroisse. Pour la
paire de ciseaux de l'_Illustrated_, il est avéré que le Français ne
voyage jamais sans avoir un violon sous le bras et qu'il se nourrit de
grenouilles. Retranchez le violon et la grenouille, et vous supprimez du
même coup toute la plaisanterie anglaise à l'adresse de la France, il ne
restera plus à John Hall et à l'_Illustrated_ que Waterloo. Ainsi du
reste, l'_Illustrated_ a-t-il à retracer le meurtre de madame de
Praslin? il affuble le procureur général de cette époque, M. Delangle,
d'une perruque à trente six marteaux. Pourquoi cela? parce que dans la
paroisse de Saint-Clément Danes les magistrats portent encore la
perruque, et que la paire de ciseaux de l'_Illustrated_ est convaincue
qu'un juge sans perruque ne peut exister dans aucune partie du monde.
Nous pourrions citer toutes les naïvetés qui fourmillent dans chaque
numéro de ce recueil, mais nous aimons mieux attendre l'édition
française, qui nous est promise très-incessamment, pour apprécier dans
son ensemble et dans ses détails la finesse, le bon goût, l'esprit et
l'enjouement qui concourent à la rédaction de ce journal universel...
pour les paroissiens de Saint-Clément Danes.

Pourquoi l'_Illustrated_ n'a-t-il pas auprès de lui un Cynéas?--Hé!
seigneur _Illustrated London News_, lui dirait-on que diable ferez-vous
quand vous aurez conquis la France et l'Allemagne, qui, je vous le dis
entre nous, ne sont pas aussi faciles à conquérir que vous le
supposez?--Nous conquerrons la Russie, la Finlande et la Norvège.--Et
après?--Nous ferons une édition en arabe, en slave, en japonais et en
cochinchinois.--Et quand vous aurez traduit comme Panurge votre _canard_
illustré en quarante six langues, en serez-vous plus avancé? Tenez,
seigneur _Illustrated_, croyez! moi, vous êtes le marguillier de votre
paroisse, les _cockneys_ de Londres ont quelque estime pour vous, comme
des _cockneys_ qu'ils sont, restez dans votre boutique du Strand, et ne
courez pas à la conquête du monde sous peine de vous casser le nez en
passant le détroit, ce qui ferait rire le sacristain et les fidèles
paroissiens de Saint-Clément.

C'est qu'en effet de tous les lecteurs, le lecteur français est le plus
exigeant; il veut dans un recueil littéraire de la méthode, de la clarté
et de l'intelligence jusque dans le choix des sujets qui y sont traités;
il va même jusqu'à demander à l'écrivain qui aspire à l'honneur de
l'intéresser, de l'esprit, de la distinction et du talent. Ces qualités
peu communes se rencontrent généralement dans les revues d'outre-Manche,
lesquelles comptent de très-remarquables écrivains. Mais que
l'_Illustrated_ nous permette de le lui dire: Pour concevoir l'étrange
prétention qu'il affiche depuis quelque temps, il a peut-être eu le tort
de compter trop exclusivement sur ses dessins. Les journaux illustrés,
il faut bien le reconnaître, ne sont pas précisément favorables à
l'écrivain; la gravure attire tout d'abord le regard, et le texte avec
ses lignes uniformes fait une triste mine auprès d'un portrait d'une
scène ou d'un paysage. Dans cette lutte perpétuelle entre le crayon et
la plume, celle-ci a presque toujours le dessous; cependant c'est
peut-être aussi un stimulant pour celui qui écrit, de penser qu'il a une
difficulté de plus à vaincre en dehors de toutes les autres difficultés.
Cette émulation entre la plume et le crayon, vous ne la rencontrerez pas
dans l'_Illustrated_. Là, le dessin seulement existe..... quand il
existe. Aussi l'_Illustrated_, qu'il soit traduit en français, en
allemand ou en bas-breton, ne sera-t-il jamais qu'un journal qu'on
regardera volontiers, mais qu'on ne lira jamais.

Maintenant que la cause est entendue, abandonnons la paroisse de
Saint-Clément Danes et revenons à Paris.

Nous avions eu la bonhomie de croire à la mort du roman-feuilleton; mais
le roman-feuilleton a la vie dure; il paraît qu'il va s'épanouir plus
que jamais, en dépit du centime supplémentaire de M. de Riancey. Le
roman-feuilleton est le Protée moderne; hier il courait les tavernes et
professait les belles manières de la Courtille; aujourd'hui il se fait
professeur de morale, et pour échapper à la loi du centime il se déguise
en _mémoires_. Voici un journal conservateur, défenseur de la propriété,
propagateur de la religion et prédicateur de la famille, qui promet pour
étrennes à ses abonnés les _Mémoires de Lola Montès_, une aimable
personne d'un certain monde, qui a fait quelque peu parler d'elle et qui
s'est mariée deux ou trois fois par inadvertance, de sorte qu'elle
possède à peu près un mari dans toutes les parties du monde connu Le
_Pays_ ne se dissimule pas l'audace de la tentative; faire asseoir
madame Lola à un tout autre foyer que le foyer d'un théâtre de
boulevard, c'est scabreux au premier abord; aussi ce journal, pour
expliquer la vente dans son feuilleton de l'ex-maîtresse du roi de
Bavière et d'un certain nombre de particuliers, se hâte-t-il de faire
remarquer que Lola Montès appartient à la grande famille des _Lelia_,
que les _Lelia_ ont leur poésie sauvage, etc., etc., et que rien ne sera
plus moral au fond que la propagation de ces mémoires, destinés à
initier les mères de famille à l'existence légère de la plus légère des
danseuses: si après une explication aussi suffisante, les conservateurs
ne se trouvent pas suffisamment détendus et protégés par un avocat qui
comprend si bien les intérêts de ses clients, il faut avouer que le
_Pays_ n'aura plus qu'à donner sa démission de journal défenseur de la
religion et de la morale, et qu'à abandonner la société à ses ennemis.

Ce n'est pas tout; comme _Lélia_ n'est pas précisément un ouvrage d'une
orthodoxie universellement admise, le _Pays_ met en avant, pour la
justification de son cadeau d'étrennes, l'autorité de saint Augustin, de
_saint Augustin, cet homme le plus homme qui ait jamais existé!_ Voilà
donc madame Lola, cette femme la plus femme qui existe en ce moment,
placée sur la même ligne qu'un illustre Père de l'Église, sous prétexte
de scènes d'alcôve à étaler sous les yeux du lecteur; puis comme si ce
n'était point encore assez de cette énormité sans exemple, l'écrivain du
_Pays_ a grand soin de rappeler que beaucoup de femmes ont cherché la
célébrité sans avoir eu le bonheur de la rencontrer comme la ci-devant
favorite bavaroise; cela signifie en bon français que toutes les femmes
n'ont pas été assez heureuses pour distribuer des coups de cravache à
des gendarmes prussiens, pour épouser un candide M. Heald quand elles
avaient déjà un infortuné M. James, et pour faire passer la rue dans
leur chambre à coucher! Espérons que les lectrices du _Pays_ profiteront
de l'exemple de madame Lola, et que nous aurons bientôt toute une
génération de femmes célèbres! Pour moi, je demande qu'on me ramène au
_Chourineur_.

En vérité, quelle étrange idée se font donc de leurs abonnés certains
journalistes? _Le Pays_ n'a vu, dans la publication des _Mémoires_ de
Lola Montès qu'une spéculation. Il a spéculé sur le scandale et sur la
curiosité imbécile. Je sais bien que madame la comtesse de Lansfeld
vient d'ouvrir tout dernièrement ses salons dans lesquels se pressent, à
ce qu'on m'assure, les plus fanfarons défenseurs de la famille; on va
même jusqu'à dire que des lions sur le retour se disputent la possession
de ce coeur aussi vaste qu'une place publique; cependant, si les
Confessions d'un personnage aussi peu intéressant que cette danseuse
éreintée et effrontée pouvaient augmenter la clientèle d'un journal, il
faudrait induire de ce fait que la société française est en proie à la
plus effroyable des maladies, à la maladie de l'impudeur.

 EDMOND TEXIER.

La vente au profit des Polonais malades et indigents aura lieu du 26 au
31 courant, rue Basse-du-Rempart, 26, dans les salons que M. Odiot a
généreusement offerts pour cette bonne oeuvre. On y trouvera un grand
assortiment de nouveautés, broderies, tableaux, cristaux, porcelaines,
bijoux et objets pour étrennes.

Les dames patronnesses ont l'honneur d'en donner avis au public. Elles
espèrent que les personnes bienfaisantes voudront bien contribuer à
soulager tant d'infortunes et honorer la vente de leur présence.

Tout envoi d'argent ou d'objets pour la vente sera reçu avec
reconnaissance par les dames patronnesses et par la princesse
Czartoryska, présidente de la Société de bienfaisance des dames
polonaises, rue Saint-Louis-en-l'Ile, 2, hôtel Lambert.



Correspondance.

M. L. L. à Reims. Cette omission regrettable, Monsieur, sera réparée.

M. E. d'H. Mille remercîments, Monsieur, mais il n'y a guère de semaines
que nous n'ayons l'occasion de motiver nos refus au sujet de
propositions semblables.

M. le vicomte d'A. à Lisbonne, réclame contre un passage d'un article du
2 novembre où il est dit que S. M. l'impératrice douairière du Brésil
avait dîné à Francfort, à la table d'hôte de l'hôtel de Russie, en
compagnie de plusieurs princes d'Allemagne et autres personnages
considérables. S. M. impériale, dit M. le vicomte d'A., n'a pas même été
à Francfort à cette époque.

L'_Illustration_ est en mesure de pouvoir annoncer une série de
publications du plus haut et du plus piquant intérêt, sur tous les
sujets compris dans son cadre encyclopédique. Jamais, depuis qu'elle
existe, elle ne s'est trouvée en possession de travaux plus importants
et de dessins aussi variés, aussi curieux. Jamais les écrivains et les
artistes aimés de ses lecteurs ne lui ont apporté un concours plus actif
et plus zélé. Gavarni nous adresse de Londres des études et des
fantaisies où son rare talent se révèle sous un aspect toujours nouveau
et charmant. Valentin nous revient d'Afrique, après un voyage de six
mois, avec des _albums_ où il a recueilli, dans toute sa vérité
originale, la vie de ces peuples dont nous ne connaissons que
l'existence officielle et dont il a pénétré, jusque dans les plus petits
détails de leurs habitudes sociales et privées, le caractère,
l'attitude, la physionomie et le costume.

Nous publierons successivement les études de Valentin et de Gavarni, sur
lesquelles nous appelons d'avance l'attention de tous ceux qui savent
lire dans un dessin, la pensée profonde ou le caprice spirituel d'un
artiste inspiré. C'est comme oeuvres à part et indépendamment de leur
liaison avec le plan général de l'_Illustration_, que nous annonçons ces
précieux travaux; mais nous ne laissons pas d'insister sur ce qu'ils
ajoutent de valeur aux articles spéciaux dont ils forment le magnifique
accompagnement.

Nous citerons sur une ligne parallèle nos autres collaborateurs qui
suivent de plus près notre travail quotidien, et méritent également
notre reconnaissance, justifiée par le goût et l'approbation de nos
abonnés. Janet-Lange, Pharamond Blanchard, Renard, Freemann, Marc, E.
Forest, toujours prêts à traduire de leur habile crayon les scènes qui
s'offrent chaque semaine à la curiosité publique ou à l'enregistrement
de l'histoire contemporaine; tels sont ces noms connus des lecteurs de
l'Illustration. Mais combien d'autres, comme Karl Girardet, Français,
Champin, apportent une page détachée de leur oeuvre au tableau que nous
composons de tant de tableaux divers? Combien de talents appelés par
nous, tels que Cham, Bertall, Stop, etc., ou fournissant par occasion
leur contribution volontaire? Notre collection le montre, et notre
présent programme le montrerait encore mieux.

La rédaction de l'_Illustration_ peut vanter ses dessinateurs; il ne
convient pas qu'elle se loue elle-même. Les lecteurs lui rendront
cependant cette justice qu'elle a su vaincre une prévention née de la
concurrence redoutable que le crayon fait à la plume devant le public
qui voit par les yeux avant de voir par l'esprit. Il ne tiendrait qu'à
nous de citer des témoignages d'une autorité irrécusable qui nous
classent de la manière la plus flatteuse comme revue de l'histoire
universelle; bornons notre contentement à mériter de tels suffrages, ce
qui vaut mieux que de les publier.



Courrier de Paris.

Le carnaval n'a pas encore secoué ses grelots, et pourtant nous voilà
dans la tempête des polkas et des scottish. L'autre soir, à l'Opéra, on a
dansé par bienfaisance. Les autorités s'y trouvaient; les nôtres sont
infatigables; le beau sexe leur plaît et elles plaisent au beau sexe, si
bien que dès le premier tour de polka on pouvait retourner le mot de
Beaumarchais en contemplant les groupes: «Il fallait un danseur, et
c'est un administrateur qui l'obtint,» Des toilettes, les unes étaient
jolies et les autres riches. Les observateurs chagrins auront beau
établir des points d'analogie entre notre jeune république et l'ancienne
au moment du Directoire, cette comparaison cloche, au point de vue
surtout du costume féminin. L'échancrure des robes au-dessous du cou ne
fait pas de progrès; elle est ramenée au niveau pudique réglé par la
fameuse Isabeau de Bavière, qui introduisit cette mode en France. La
robe de bal moderne, d'une étoffe solide et forte, n'a plus rien de
mythologique; sous leur diadème de tresses d'or ou d'ébène, ces dames
ressemblent plutôt à des Junon qu'à des Hébé ou des Iphigénie, et le
sacrificateur, comme disait un contemporain de madame Récamier,
n'inspecte plus, en les contemplant, les entrailles de la victime. La
pudeur moderne donnerait plutôt dans l'excès contraire, et, sous certain
rapport, la plaisanterie d'Addison pourrait être encore de circonstance:
«Je compare ce bizarre ajustement (le panier) à ces palissades sacrées
des temples égyptiens, où l'on finit par découvrir, au fond de
l'enceinte circulaire, l'image de la divinité, qui n'est parfois qu'un
petit singe.»

On danse à l'Elysée, en attendant le grand jour des réceptions, qui sera
celui des déceptions, à ce que disent les boudeurs. L'Elysée a plus de
monde que ses salons n'en peuvent contenir, mais ce n'est pas
précisément le monde qu'il voudrait avoir. Sauf l'armée et le
représentatif, dont les dignitaires les plus essentiels entourent l'élu
de la France, le reste du cortège se compose d'un menu fretin de
fonctionnaires. Les costumes sont brillants et les noms obscurs; il y a
des ingénieurs pimpants comme des marquis et des auditeurs dorés comme
la pairie de Charles X; tout cela saute au feu des lustres et des croix
d'honneur. La tribu des artistes, réduite à la simplicité du frac noir,
s'en dédommage par le luxe des décorations qu'elle affiche; on y trouve
des peintres dont la boutonnière est une palette irisée de toutes les
couleurs de l'arc-en-ciel, des statuaires à la poitrine diamantée, et
des écrivains inconnus blasonnés comme des ambassadeurs. Assurément,
l'antique monarchie, même au plus beau temps de l'Oeil-de-boeuf, ne fit
pas autant de chevaliers que notre République. Le simple ruban si envié
sous l'Empire est abandonné au vulgaire des amateurs; la rosette
elle-même reste sans prestige; tout le monde veut être commandeur ou
grand-croix. Brantôme écrivait, il y a tantôt trois cents ans: «Le feu
roi (Henri III) imagina son nouvel ordre (le Saint-Esprit) par aversion
de l'ordre de Saint-Michel, dont les gens du mérite ne voulaient plus,
parce qu'on l'avait donné à trop de monde, si bien qu'on a compté
jusqu'à trois mille de ces chevaliers.»--Aujourd'hui la Légion d'honneur
compte cinquante mille dignitaires, et tout le monde en veut encore. Le
progrès est évident.

Où nous arrêter? Au Jardin-d'Hiver, qui vient de s'ouvrir à d'autres
divertissements. Le bal fera aussi son entrée demain dans ces beaux
lieux, sous les auspices du printemps qui s'y trouve perpétuellement en
cage. Les jeunes mères y conduiront leurs jolies fillettes pomponnées à
la Watteau, et leurs charmants bonshommes attifé à la Vandick; on
circulera sans révérence, on dansera sans morgue, on se bourrera de
friandises au bénéfice des pauvres, et il n'y aura point d'autre
autorité que celle du plaisir Grande nouveauté, sans compter celle de la
salle; elle est vaste, fleurie, odorante, touffue comme une forêt
vierge, rayonnante comme un palais de cristal, véritable atelier des
fées, sans voûte et sans ombre, sous sa cuirasse de verre.

Cette semaine a vu bien d'autres affaires. Le commerce de boucherie est
affranchi de la taxe des monopoleurs. Ce que la philanthropie patentée
cherchait en vain depuis nombre d'années, le conseil municipal vient de
le trouver, c'est-à-dire que désormais l'ouvrier qui travaille pourra
manger de la viande. Le pauvre lui-même en aura sa part, et il n'a plus
besoin d'attendre les miracles de la gélatine. En vain le préjugé
prêchait pour le _statu quo_, et la politique disait: Prenez garde et
laissez faire la science qui sait nourrir son monde philanthropiquement;
un beau jour est venu où le bon sens s'est trouvé plus fort que le
charlatanisme, la routine et le préjugé. C'est vraiment une très-grande
et très-remarquable nouveauté.

Puisqu'il s'agit toujours du conseil municipal, qui fait si
honorablement parler de ses pompes et de ses oeuvres, c'est le cas de
réparer l'erreur où nous sommes tombés au sujet de la statuette de
Voltaire. On nous certifie qu'elle occupe sa niche dans la façade de
l'hôtel de ville; à la distance du sol ou elle est placée, il vaut mieux
y croire que d'y aller voir, ainsi que notre obligeant correspondant
nous y invite. Puisque le conseil municipal de la ville de Paris se
décidait au bout de quarante ans à suivre les indications fournies par
Voltaire pour la décoration du monument, nous n'aurions pas dû penser
qu'il en effacerait le nom et l'image du grand homme.

Au sujet de la buvette de l'exposition de peinture, notre _mea culpâ_
sera moins formel. L'information était exacte, le projet arrêté et
formulé, par qui? peu nous importe. L'essentiel à constater aujourd'hui,
c'est que le jury l'a rejeté. Le Salon ne sera pas un réfectoire.

Un grand scandale a été remué, c'est celui des loteries; leurs partisans
sont dans la consternation. On ne jouera pas l'achèvement du Louvre. Ces
messieurs comptent bien prendre leur revanche en votant l'observation du
dimanche. Quant à l'adjudication de l'emprunt, vous en connaissez les
détails, sauf le suivant peut-être. On assure que MM. de Rothschild
frères s'étaient décidés à retirer leur soumission par suite d'un deuil
de famille; mais les sceptiques qui doutent de tout, ou plutôt qui ne
doutent de rien, affirment que M. James était déterminé à lutter contre
la concurrence du comptoir d'escompte, lorsque M. Salomon apprit par une
indiscrétion le chiffre soumissionné par ses adversaires. Au bout du
conflit le 3% devait échoir aux Rothschild, mais le 5% leur échappait.
«S'il en est ainsi, aurait dit alors l'un des deux frères, plutôt que de
voir l'emprunt mutilé, j'aime mieux le leur laisser tout entier,» et M.
James lui aurait donné son assentiment par ces paroles: «Il n'y a rien à
dire, c'est le jugement de Salomon.»

Le Théâtre-Français a donné le _Joueur de Flûte_. C'est l'aventure du
Persan Pharnabaze qui, après s'être ruiné très-promptement pour Laïs, se
vendit comme esclave afin de prolonger son bonheur de quelques jours.
Sous la plume de M. Emile Augier, cette anecdote imperceptible est
devenue une comédie élégiaque. Pharnabaze s'appelle Chalcidias, il se
donne pour le riche Ariobarzane, et ce n'est qu'un pâtre de Thessalie,
pauvre joueur de flûte, qui s'est vendu deux talents, un prix fou, à
l'usurier Psaunis, avec cette clause en usage à Corinthe comme à la
Bourse de Paris, _livrable fin courant_. Chalcidias, semblable au Libyen
distingué par Cléopâtre, a livré sa liberté et même sa vie pour une nuit
de Laïs. L'usurier qui s'occupe de la courtisane est fort surpris de
trouver un rival dans son esclave, et quand Laïs est informée du fait,
elle s'en émerveille encore davantage, la voilà sur la pente d'un
caprice amoureux que l'auteur érige tout de suite en belle et bonne
passion.

        Avec quelle superbe il traite le destin,
        Avec quelle admirable et tranquille insolence
        Il met sa volonté dans la sombre balance!

La courtisane amoureuse--ce n'est pas autre chose--est donc prise comme
ses pareilles de la Grèce, dans les serres de l'imagination, et c'est un
trait d'observation parfaitement juste. Il faut que Chalcidias soit
libre, puisqu'il est aimé, elle va le racheter; rien de mieux. A quel
prix? deux talents, c'est une obole pour Laïs, et qu'elle se hâte,
Chalcidias veut se tuer. Nouvel obstacle, un autre usurier, Bomilcar,
avide et rusé comme un Carthaginois qu'il est, a éventé ce bel amour, et
comme il sait sa Laïs par coeur, il achète l'esclave dix talents pour le
revendre cent à la courtisane: toute sa fortune y passera, et Laïs
n'hésite pas. Ce trait d'observation ne vaut pas l'autre, il n'a rien de
grec; c'est un expédient de comédie moderne. Je veux croire, puisque la
tradition l'atteste, que Laïs eût tout sacrifié à Diogène, mais c'était
Diogène, un cynique, une rareté immortelle, une curiosité que les rois
et les conquérants venaient voir du fond de l'Asie; mais un obscur
joueur de flûte, les courtisanes pas plus que les matrones de l'Attique
n'étaient faites pour un pareil sacrifice; c'est le fantôme de la gloire
et la grimace de la philosophie qu'elles poursuivaient jusque dans
l'entraînement des sens. Au point de vue de la comédie, l'erreur de M.
Augier n'est qu'une peccadille; mais il a voulu faire une étude grecque
et jouer un air de Laïs, comme M. Ponsard jouait naguère de l'Horace, et
la circonstance est aggravante. Elle s'aggrave encore lorsque, quittant
la fantaisie pour la réalité, la courtisane s'enfuit, pauvre et nue,
avec son joueur de flûte. _Qu'en pensera Socrate, et que dira la Grèce?_
Mais l'essentiel à connaître, c'est le sentiment de notre public. La
pièce l'a intéressé, quoiqu'elle n'ait rien d'étrange et de neuf: c'est
le conte de La Fontaine. Le public a saisi au passage des intentions
romiques; un caractère original finement tracé, relui de Bomilcar, l'a
mis en belle humeur, et bref il a fait fête à ce mélange un peu barbare
peut-être, mais assez piquant de sentiments païens, chrétiens, anciens,
modernes, ainsi qu'à ces vers grecs d'intention, gaulois de substance,
où l'imitation de Molière se croise avec celle d'André Chénier, et saute
de Voltaire à M. Victor Hugo. C'est un succès complet également mérité
par l'auteur et par les acteurs. Après _la Ciguë_, et en dépit de
_Gabrielle_, nous croyons toujours à l'avenir comique de M. Emile
Augier; il connaît la scène, rare qualité dans un poète de fantaisie; il
est plein de verve et d'esprit; son langage est naturel, et son vers est
orné; mais il lui manque encore, sauf erreur, l'invention des caractères
et l'unité de style, ces deux à peu près du génie.

Cependant l'épopée napoléonienne se continue au Cirque-Olympique. Les
armées se heurtent et la poudre fait des siennes. On assure qu'il s'agit
de la bataille de Leipsick livrée sous cette nouvelle rubrique; le
_Petit Tondu_. Lorsque la victoire n'est plus douteuse et que l'ennemi a
pris la fuite, le tambour bat aux champs, l'empereur descend de cheval
et donne la croix à un hussard au milieu du bruit. Ce troisième acte est
magnifique, à ce point que les deux premiers sont comme s'ils n'étaient
pas. Le dialogue est peut-être grotesque; mais qui est-ce qui l'écoute?
Ici, comme à l'Opéra, les paroles sont couvertes par la musique, celle
du canon. D'ailleurs, l'habit verdâtre, la capote grise, les grandes
bottes et le petit chapeau, il n'en faut pas davantage pour soixante
représentations.

[Illustration: Fantaisie par Gavarni.]

Décembre s'en va au milieu de son escorte de nuages épais et sombres, il
s'enveloppa en nous quittant d'un voile de brouillards, on attendant son
manteau de neige. Il finit encore et toujours dans les tristesses des
catastrophes et du nécrologue; et nous allions, suivant une ancienne
habitude, lui consacrer une oraison funèbre et allégorique: Gavarni nous
en dispense; il faut céder la place à son pinceau. Un magnifique dessin
de plus, et la page que nous n'écrivons pas, c'est tout bénéfice; mais
voici notre dédommagement, le jour de l'an.

O jour trois fois heureux! l'arbre de Noël vient de secouer ses fruits
savoureux; vous allez revoir la royauté de la fève, et voici venir
l'anniversaire mémorable qui fait de la ville un paradis. Dix jours de
fêtes, de compliments, de chansons, de dragées, d'actions de grâces, de
bombance et d'indigestions, «Les étrennes! aurons-nous des étrennes?
demandent les enfants.--Oui, mes petits anges, répond le bon père avec
une satisfaction intime.--Et moi, mon ami, aurai-je les
miennes?--Certainement, ma chère, il le faut bien.»

Il le faut bien! Voilà où vous en êtes, mesdames: on se soumet à l'usage
tout en le maudissant; votre jour de l'an, ce charmant Cupidon aux ailes
roses, messager d'amour et de madrigaux, on l'accueille comme un
créancier et presque comme un recors. Ses compliments sont écrits sur
papier timbré; il a beau minauder ses sommations et sucrer ses requêtes:
réfractaires, prenez-garde à vous! vous seriez condamnés aux dépens.
Hélas! s'écrie l'époux dans sa douleur, les étrennes, quel abus! et
comme l'institution a dégénéré depuis son origine! En vérité, ma chère
amie, vous n'êtes pas aussi raisonnable que la femme de Tatius.--Tatius,
que voulez-vous dire?--C'était un roi des Sabins, l'inventeur des
étrennes, qui, à chaque renouvellement de l'année, donnait à sa femme
une branche d'arbre, et ce bon exemple était imité par ses sujets.

En général, les femmes goûtent peu cet apologue; la moralité qu'elles en
tirent, c'est l'_enlèvement des Sabines_, et, à leur avis, Romulus dut
offrir à Hersilie quelque chose de mieux qu'un rameau de chêne. Paris
est encore peuplé de Sabins. Sans parler des avares qui ne donnent rien,
ou des prodigues qui sèment leurs prodigalités ailleurs, on en voit qui
distribuent d'une main ce qu'ils reprennent de l'autre. Ces faux
généreux trompent leur confiante moitié au moyen d'une série d'attrapes
qu'ils ont organisée autour du jour de l'an pour échapper à ses fourches
caudines. Dès la mi-décembre, la pauvre femme sème à foison les sourires
et les câlineries: c'est sa graine à diamants et autres parures. Que de
soins et de peines pour fertiliser ce sol ingrat: la générosité d'un
mari! Bref, l'heure de la récolte a sonné: Monsieur l'apporte au logis
dans ses poches. Une étoffe nouvelle, quelle joie! Mais c'est pour
habiller à neuf le meuble du salon. Et cette boîte d'une dimension
respectable, voilà notre surprise, à n'en pas douter; pas encore: c'est
un porte-liqueur. Enfin, du milieu d'une liasse de factures acquittées
aux frais de la communauté, et qui profiteront au ménage, s'échappe un
objet imperceptible: c'est un anneau quelconque, cadeau sentimental et
d'autant plus économique, orné des chiffres conjugaux et d'une mèche
authentique. «Quoi, ce sont de vos cheveux, monsieur, il ne fallait pas
vous en priver (c'est un mari chauve); vous faites des folies.

--En effet, ce jour de l'an m'a ruiné.--Oui, en ustensiles.

--Voilà bien les femmes; il leur faut des colifichets; et cie je n'avais
qu'à vous offrir _une chaumière et son coeur_, comme dit la chanson.--Il
ne manquerait plus que cela, une chaumière au mois de janvier: je dirais
que vous prenez mal votre moment.--Tenez, ma chère, embrassons-nous et
que ça finisse.

La présente vignette vous montrera le thermomètre conjugal sous un autre
aspect. La victime du jour de l'an, ce n'est plus ici la femme, c'est le
mari. Heureux homme pourtant, d'abord on lui passe toutes ses
fantaisies, il est assassiné de petits soins; c'est le bijou de la
maison. «Ne le contrarions pas: voici venir les étrennes.» Ainsi pense
la maîtresse du logis, et c'est fort bien penser. Quelques-unes poussent
la complaisance jusqu'à simuler le martyre. On se lève plus tôt qu'à
l'ordinaire et l'on se couche plus tard; il s'agit de parachever quelque
oeuvre mystérieuse, bourse ou bretelles brodées, petit mystère
d'iniquité innocente, que le héros de l'aventure accepte ordinairement
pour un mystère d'amour. Règle générale ou à peu près: la Parisienne
achète tout faits les cadeaux qu'elle est censée avoir confectionnée. Se
piquer les doigts et user ses beaux yeux à ces travaux sans éclat, c'est
une imprudence dont son bon goût la préservera toujours. Les
prévenances, les sourires, les cajoleries et l'emplette, chacune de ces
douceurs a produit son effet: voilà le thermomètre conjugal arrivée son
maximum; il faut qu'il dégringole. Le mari s'est exécuté. La face des
choses, et surtout celle de la dame, a bien changé. C'est la traduction
libre du: _Je l'aime un peu, beaucoup, passionnément... pas du tout!_
Heureusement que le trait de moeurs n'est qu'une exception.

Que vous dire encore à propos du jour de l'an? C'est un anniversaire qui
s'éternise, les mêmes compliments, les mêmes sérénades et les mêmes
bonbons qu'autrefois; dans les rues, la même foule et le même spectacle.
Il est bien entendu que la ville est plus que jamais un magasin de
curiosités. Toute la population est dehors, et l'on se souhaite le
bonjour entre deux emplettes. La promenade du jour de l'an vaut celle du
mardi gras: c'est une mascarade à visage découvert, où l'on peut
reconnaître chacun des masques et des emplois de la comédie humaine. Le
généreux, le dissipateur, le glorieux en tournée de cérémonie, le
parasite en habit neuf portant sa carte aux amphitryons, le bon père
chargé de polichinelles, le flâneur qui jouit de tout et l'avare qui ne
jouit de rien. L'étincelant fouillis que les boutiques! Ne me parlez pas
des merveilles orientales, des palais moresques, des villes peintes
comme Canton ou Nankin, et des cités mascarades comme Venise et Naples;
l'or, les pierreries, les brillants tissus, les métaux resplendissants,
les étoffes merveilleuses tissées par des fées invisibles: voilà les
perles que Paris a tirées de son écrin. Seulement n'allez pas demander
quelle est l'étrenne à la mode et dans quel moule nouveau 1851 a jeté
son monde et ses fantaisies. En fait d'inventions, on s'accommode assez
volontiers du vieux, et il faudra que la nouvelle année s'arrange des
nouveautés de ses anciennes. Il est trop vrai qu'au milieu du propres
général le bonbon reste stationnaire, on s'en tient à la dragée et au
fruit confit; les chinoiseries font la même grimace; ainsi de la
littérature du bonbon, qui ne sort pas de la devise et du rébus. Après
cinquante ans d'exercice, nous en sommes encore aux énigmes du _Fidèle
Beryer_. Ailleurs, ce sont les mêmes bons hommes plus ou moins
réjouissants, les représentants de la république... du rococo, parleurs
à la mécanique, automates joueurs d'instruments sur toutes les cordes,
grands hommes pâte molle ou biscuit. L'esprit français ne se lasse pas
de voir toutes choses en caricature; il a l'humeur railleuse des
vieillards. Certainement notre époque égayera fort nos descendants, et
ils n'auront pas à lui appliquer la maxime de Montesquieu: Heureux les
peuples dont l'histoire est ennuyeuse.

Philippe Besoni.

[Illustration; Du 15 décembre au 1er janvier, par Stop.]



Industrie parisienne.

Au moment où l'Angleterre convie les industries du monde entier à
l'exposition universelle que l'année 1851 verra s'ouvrir à Londres, et
dont la France doit se reprocher de n'avoir point pris l'initiative,
l'_Illustration_, après avoir depuis longtemps ouvert ses colonnes aux
grands établissements industriels français, montrerait plus que de
l'indifférence et pourrait même être taxée d'injustice en n'essayant pas
de faire connaître successivement à ses lecteurs les produits multiples
et variés de l'industrie parisienne appelée à tenir une place si élevée
à cette exposition.

L'industrie parisienne, célèbre par le bon goût de ses produits,
l'habileté de ses artistes et l'intelligence de ses ouvriers, s'exerce
en effet sur un nombre infini d'articles de natures différentes; les
efforts nombreux tentés depuis la révolution pour améliorer l'industrie
française ont toujours été couronnes des plus heureux succès dans la
capitale; mais c'est surtout depuis les longues années de paix dont la
France a joui, que Paris est devenu une ville industrielle de premier
rang, sans avoir cependant l'aspect d'une ville manufacturière; ses
articles portant d'ailleurs un caractère particulier de nouveauté et
d'élégance, sont accueillis et recherchés avec une faveur très-marquée
tant en France que dans les colonies et sur les marchés étrangers.

Parmi les branches d'industrie spéciales à cette capitale, l'horlogerie
fine, les bronzes, l'orfèvrerie et la bijouterie entrent pour des sommes
importantes dans la balance de son commerce.

L'horlogerie mixte, c'est-à-dire celle qui s'exerce sur des pièces
provenant de fabriques étrangères ou françaises, et l'horlogerie de
précision, dont toutes les pièces sont fabriquées à Paris même, y sont
cultivées avec assez d'honneur pour assurer à cette ville le monopole
des pendules, dont l'Angleterre seule nous achète pour plus de deux
millions par an; et si l'horlogerie de Paris, en ce qui concerne la
fabrication des montres, est encore en lutte avec celle de Genève, elle
a conservé, pour tout ce qui est art, goût et invention, une
incontestable suprématie.

La fabrication des bronzes de Paris, pour les coffres de pendules,
flambeaux, candélabres, coupes et autres pièces des garnitures de
cheminées, est sans concurrence dans le monde, et les artistes éminents,
créateurs incessants des modèles variés qu'enfante leur inépuisable
imagination, sont également sans rivaux. Les produits de cette
industrie, qui occupe à Paris plus de cinq mille ouvriers, s'élèvent
annuellement à une valeur de 20 millions environ.

L'orfèvrerie qui embrasse tous les objets d'or et d'argent, tels que
vaisselle plate, surtouts pour la décoration de la table, ornements
d'église, etc., ne peut trouver ailleurs que dans les grandes villes la
réunion des conditions qu'exige une large fabrication. Aussi Paris,
centre de cette fabrication, a-t-il rendu depuis longtemps l'étranger
tributaire de la France par le bon goût qu'il a su imprimer à ses
produits. Beauté, élégance dans les formes, richesse de dessin et
travail parfait, tels sort les caractères des ouvrages qui sortent des
ateliers de Paris. Hâtons-nous d'ajouter que les sculpteurs les plus
distingués, les dessinateurs les plus renommés ne dédaignent pas de
consacrer leurs talents à cette industrie, qui réclame des mains habiles
pour tous ses détails, et qui donne lieu chaque année à des transactions
commerciales considérables.

[Illustration: Grande fabrique et magasins d'horlogerie, orfèvrerie et
bijouterie de C. Detouche, 158 et 160, rue Saint-Martin.]

Quant à la bijouterie, chacun sait que c'est une des branches les plus
importantes du commerce français, et celle qui constate de la manière la
plus évidente la supériorité dans les arts du modelage, de la ciselure
et du dessin, les progrès toujours croissants de l'industrie parisienne,
la fabrication de cette innombrable multitude de bijoux que le besoin, la
mode et le caprice font sortir des ateliers de bijouterie, consomme
chaque année 4,500 kilogrammes d'or, représentant 12,400,000 francs
environ; la main d'oeuvre, qui occupe plus de 7,000 ouvriers, tant
bijoutiers, émailleurs, sertisseurs, graveurs, ciseleurs, etc., que
doreurs, tourneurs, estampeurs, fondeurs et guillocheurs, égale à peu
près le prix de la matière employée, ce qui porte cette fabrication au
chiffre de 24 millions qui ne s'appliquent absolument qu'à la main
d'oeuvre et au prix du métal dégagé de la valeur des nombreuses
pierreries que la joaillerie est appelée à monter chaque année à Paris.
Indépendamment des maisons qui se livrent à la fabrication spéciale des
différents articles que nous venons d'énumérer, il s'est formé dans
Paris de puissants établissements commerciaux, qui, à l'aide de capitaux
considérables, ont, depuis un certain nombre d'années, essayé de donner
une plus forte impulsion à l'une ou à l'autre de ces branches de
l'industrie parisienne. Le plus important de ces établissements n'a même
pas reculé devant l'audacieux projet de les réunir toutes, c'est celui
que M. C. Detouche a formé dans la maison portant sur la rue
Saint-Martin les n° 158 et 160.

Dans de vastes magasins, salons et galeries, décorés avec goût, et au
développement desquels trois étages suffisent à peine, s'étale sans
confusion, et au contraire avec un ordre parfait, tout ce que la
fabrication parisienne peut produira en horlogerie, bronzerie,
orfèvrerie et bijouterie-joaillerie.

L'horlogerie offre au choix depuis la simple horloge de village jusqu'au
régulateur compliqué, qui, après avoir obtenu à l'exposition des
produite de l'industrie française en 1819 la médaille d'argent, doit
aller en conquérir une autre à l'exposition de Londres; depuis le cartel
en bois du prix le plus modique jusqu'au module de pendule en bronze
doré ou florentin du travail le plus nouveau et le plus recherché;
depuis la montre d'argent à savonnette jusqu'à la montre marine, au
chronomètre le plus perfectionné, et jusqu'aux ingénieux appareils
uranograniques de M. Guénat.

Près du flambeau destiné au travailleur solitaire, l'art du bronzier
expose des candélabres et des bras de cheminée empruntant à la Grèce ses
formes pures et sévères, à la renaissance ses élégantes arabesques, et
aux règnes de Louis XIV et de Louis XV leurs plus capricieux
enroulements.

Dans les vitrines consacrées à l'orfèvrerie ont été réunies les pièces
les plus simples de la vaisselle plate ordinaire, aux modèles riches et
variés des objets destinés à la décoration de la table la plus opulente;
la fabrique du village ainsi que celle de la ville y trouveront chacune
les vases et objets du culte en harmonie avec les ressources larges ou
bornées de leurs églises respectives.

Enfin les montres de la bijouterie renferment à côté de l'alliance
brisée la bague au chaton orné d'un riche camée; le bracelet en argent
et la croix à la Jeannette près du collier de perles fines à fermoir
émaillé; les simples boucles d'oreilles en or et l'écrin complet
éblouissant de diamants et de pierreries.

Si à cette réunion inusitée se joint encore la garantie de toutes les
marchandises livrées, un prix fixe toujours coté avec modération, la
facilité de faire des commandes et de n'en prendre livraison qu'autant
que leur confection satisfait le goût le plus difficile, on ne s
étonnera plus de l'honorable clientèle que la maison Detouche a su se
faire à Paris et dans la province, et des débouchés considérables
qu'elle s'est créés tant dans les colonies qu'en pays étranger.

G. Falampin.



De la contrefaçon des oeuvres littéraires et artistiques.

La propriété des oeuvres littéraires ou artistiques n'est plus contestée
aujourd'hui que par un petit nombre d'écrivains qui se font payer le
plus cher possible, et défendent de reproduire les écrits dans lesquels
ils la combattent. C'est donc une question jugée qu'il serait inutile de
discuter. L'exercice du droit n'est pas encore toutefois aussi
généralement reconnu que le droit lui-même. Parmi les publicistes et les
jurisconsultes qui admettent la propriété littéraire, il en est qui se
sentent tentés de tolérer la contrefaçon, sinon indigène du moins
étrangère. Deux ou trois sophismes se sont emparés de certains esprits,
à tel point qu'ils ont fini par leur sembler des vérités. Sur ce point,
la discussion est encore nécessaire. Aussi, bien que nous nous
proposions surtout dans cet article d'examiner les moyens proposés ou
pris jusqu'à ce jour par le gouvernement français pour mettre un terme à
la reproduction illicite des oeuvres littéraires et artistiques,
croyons-nous devoir préalablement entrer dans quelques détails
historiques et statistiques sur la contrefaçon, et réfuter le principal
argument de ses partisans honteux ou avoués.

Personne ne l'ignore: la Belgique, et en Belgique, Bruxelles, sont le
centre d'un immense commerce de contrefaçon qui ferme à la librairie
française les marchés du monde entier. A peine un livre, destiné suit à
un succès de vogue, soit à une fortune durable, a-t-il paru à Paris,
qu'il est réimprimé par des libraires de Bruxelles ou des autres villes
de la Belgique--quand je dis libraires, je me trompe; je devrais dire
des sociétés en commandite, constituées au capital de plusieurs millions
de francs, et ayant des comptoirs et des sous-comptoirs dans les
principales villes du globe. Les résultats de cette double opération
sont faciles à concevoir. Pour les rendre plus clairs, je prends un
exemple: M. Didier, de Paris, achète 15,000 francs à M. Guizot le
manuscrit de _Monk_, et le fait imprimer, je suppose, à 5,000
exemplaires qu'il vend 5 fr.; c'est donc 3 fr. de droits d'auteur qu'il
a à payer par chaque exemplaire. M. Méline, de Bruxelles, réimprime cet
ouvrage, et, comme il n'a pas de droits d'auteur à payer, il peut, en le
vendant seulement 2 fr., courir les mêmes chances de bénéfices que M.
Didier, qui est obligé de le vendre 5 fr. En conséquence, les libraires
de l'Angleterre, de la Russie, de la Sardaigne, de la Prusse, de
l'Espagne, de l'Italie, des États-Unis, du Mexique, etc., qui croient
pouvoir placer des exemplaires de Monk, s'adressent à M. Méline, de
préférence à M. Didier, parce que les consommateurs ou les acheteurs
sont d'autant plus nombreux que le prix de la marchandise est moins
élevé, et M. Didier, qui a fait une spéculation hasardeuse, repoussé
ainsi du marché extérieur par une spéculation presque assurée, se voit
réduit au marché intérieur peut-être insuffisant, sans compter que dans
certaines provinces frontières la contrebande lui fait encore une
concurrence redoutable. Ce que je viens de dire d'un libraire et d'un
livre s'applique à tous les libraires et à tous les livres français.

Et qu'on le remarque bien: ce n'est pas seulement aux éditeurs, c'est
aussi aux auteurs que la contrefaçon porte, préjudice. Si les éditeurs
pouvaient compter avec certitude sur la vente des marchés étrangers, ils
accorderaient aux auteurs ou les auteurs exigeraient d'eux une
rémunération plus forte de leurs travaux. En outre, la contrefaçon ne se
borne pas à tuer les ouvrages existants; elle en empêche un grand nombre
de naître, soit par les craintes malheureusement trop fondées qu'elle
inspire aux éditeurs, soit par la réimpression anticipée des articles de
journaux ou de revues composés tout exprès par leurs auteurs pour en
former des volumes.

On a dit pour justifier, pour excuser la contrefaçon, que tout en
portant atteinte à des droits individuels, elle servait néanmoins, par
l'abaissement de ses prix, à faciliter au dehors la diffusion des
oeuvres de l'intelligence. Cet argument, produit à la tribune française
par un de ses orateurs les plus éminents et de ses hommes d'étal les
plus sensés, ne supporte pas l'examen. Qu'on ouvre à la librairie
française tous les marchés étrangers qui lui sont aujourd'hni fermés, et
elle y vendra ses produits à des prix inférieurs même à ceux de la
contrefaçon. Rien de plus facile à expliquer et à comprendre. Les frais
fixes ou généraux d'un livre, c'est-à-dire les droits d'auteur, la
composition, les moyens de publicité, les dépenses d'administration
diminuent pour chaque exemplaire à mesure que le nombre des exemplaires
tirés augmente. S'élèvent-ils à 1 franc, par exemple, pour un tirage à
2,000, ils tombent à 25 cent, pour un tirage à 8,000. Si, dans l'état
actuel des choses, un livre français se vend à 8,000 exemplaires dans le
monde entier, 2,000 exemplaires au plus sont fournis par l'éditeur qui,
par conséquent, est obligé de retirer 1 franc pour frais généraux sur
chaque exemplaire. C'est la contrefaçon belge qui vend les 6,00
exemplaires restants. Mais la contrefaçon n'est pas un contrefacteur.
Elle se compose d'ordinaire pour un ouvrage un peu important de trois
contrefacteurs qui se font concurrence. Chacun de ces contrefacteurs
vendra 2,000 exemplaires pour sa part, et aura par conséquent--bien
qu'il ne paye pas de droits d'auteur--50 cent. de frais fixes et
généraux à percevoir sur chaque exemplaire. Eh bien, supposez la
contrefaçon détruite n'importe par quel moyen, supposez que l'éditeur
français vende seul les 8,000 exemplaires, il aura, bien qu'il paye les
droits d'auteur, 25 cent. de moins de frais fixes ou généraux que les
contrefacteurs belges. Il pourra donc s'il le veut, et son intérêt bien
entendu l'y déterminera, vendre son livre meilleur marché que ne
l'aurait vendu la contrefaçon, et la destruction de la contrefaçon
servira, mieux encore que son maintien, à faciliter au dehors la
diffusion des oeuvres de l'intelligence. Seulement alors cette diffusion
aurait lieu au bénéfice de celui qui aurait risqué une partie de sa
fortune pour la faciliter. Il est difficile d'apprécier en chiffres le
tort que la contrefaçon belge cause chaque année à la librairie
française. Les tableaux d'exportation publiés par l'administration belge
sont évidemment incomplets et inexacts. Ainsi, en 1848, la France a
exporté en livres, gravures et papiers de musique,--les documents
officiels ne distinguent pas entre ces trois sortes d'objets,--974,000
kilogrammes, représentant une valeur officielle de 7,900,000 francs, et
si nous devions en croire les tableaux officiels de l'administration
belge, dont nous ne contestons pas la bonne foi, mais dont nous ne
pouvons pas accepter les chiffres, les exportations des livres belges se
seraient élevées

        en 1844 à 211,000 kilog., soit  1,489,000 fr.
        en 1845 à 297,000               1,830,000
        en 1846 à 213,000               1,308,000
        en 1847 à 154,000               1,200,000

Nous ne connaissons pas les relevés de 1848 et de 1849, mais nous
pouvons rappeler ceux de quatre années précédentes qui, quels que soient
les chiffres véritables, témoignent du moins des progrès toujours
croissants de ce commerce avant 1846:

        en 1836,   90,447  kilog. donnent 612,682 fr.
        en 1837, 121,871                  731,226
        en 1838, 138,190                  829,140
        en 1839, 170,743                  1,033,771

Admettons que ces chiffres soient exacts,--ce qui est une pure
hypothèse,--et voyons comment les exportations de 1844, 1845, 1846 et
1847 se sont réparties dans les diverses contrées du globe. Le tableau
suivant est emprunté également aux documents officiels:

EXPORTATION DES LIVRES BELGES.

                               Valeurs officielles en francs.
Principaux pays de
destination
                       en 1844      en 1845      en 1846     en 1847

1.  Prusse             448,000 fr.  437,000 fr.  411,000 f.  431,000 f.
2.  Pays-Bas           437,000      688,000      281,000     222,000
3.  Angleterre         145,000      190,000      120,003     121,000
4.  France              73,000       81,000       94,000     101,000
5.  Toscane             34 000       23,000       95.000      75,000
6.  Brésil              30,000       40,000       64,000      63,000
7.  Villes anséatiques 101,000       87,000       66,000      69,000
6.  Luxembourg         14,000        21,000       18,000      19,000
9.  États-Unis          9,000        21,000       10,000      18.000
10. Chili               7,000         6,000        9,000      18,000
11. Espagne             2.000         4,000        3,000      17,000
12. Cuba               12,000         8,000        7,000      12,000
13. Portugal           23,000        17,000       10,000      10,000
14. Turquie             9,000         6.000       11,000       9,000
15. Russie             29.000        15,000        6,000       7,000
16. Francfort          73,000         8,000        8,000       6,000
17. Rio de la Plata     5,000           "          6,000       3,000
18. Danemark,  Suède
      et  Norvège        5,000        6,000        1,000       3,000
19. Sardaigne          14,000        26.000       26,000         "
20. Autriche            6,000        12,000        7 000         "
21. Deux-Siciles        1,000         1,000        5,000         "
22. Mexique             3,000         6,000        9,000         "
23. Pérou               1,000           "            "           "

Les envois de 1847 comprenaient: en livres brochés et en feuilles,
évalués à 6 fr. le kilog., 162,000 kilog., soit 975,000 fr.; en livres
cartonnés et reliés, évalués à 7 fr. le kilog., 32,000 kilog., soit
226,000 fr.

Du reste, il ne faut pas s'y tromper, la contrefaçon a des effets
désastreux pour les pays où elle s'exerce, quand ces pays parlent la
langue dans laquelle sont écrits les ouvrages qu'ils contrefont. Elle
détruit, soit dans ses développements, soit dans ses germes, toute
littérature nationale. Malgré d'honorables efforts qui ont donné
quelques résultats satisfaisants, on ne peut pas dire que la Belgique et
les États-Unis aient une littérature. En effet, les écrivains belges ou
américains ne produisent pas ou produisent peu, parce qu'ils sont
assurés d'avance de ne retirer aucun bénéfice de leurs travaux, la
contrefaçon, qui n'a pas de droits d'auteur à payer, vendant à vil prix
des ouvrages supérieurs ou égaux,--inférieurs, si l'on veut,--à ceux
qu'ils pourraient produire; aussi la société des gens de lettres belges
et celle des artistes ont-elles adressé récemment à la chambre des
représentants et au sénat des pétitions dans lesquelles elles ont
demandé l'interdiction de la contrefaçon. Toutefois ce serait se faire
illusion que de croire que la contrefaçon, qui cause de si graves
préjudices et aux littérateurs étrangers et à la littérature nationale,
soit une spéculation avantageuse. Certains contrefacteurs se sont
enrichis, mais ce sont des exceptions heureusement rares. Le délit,
j'allais dire le crime, porte avec soi son châtiment: La concurrence a
ruiné la contrefaçon belge, ou du moins a tellement diminué ses profits
par l'abaissement des prix qu'elle ne produit plus que pour produire,
c'est-à-dire pour entretenir des imprimeries et des papeteries. Elle en
est arrivée à ce point qu'elle croit devoir diminuer le nombre et
l'importance de ses opérations. M. Méline prouvait, il y a quelques
jours, au directeur de la _Revue, britannique_, M. Amédée Pichot, qu'il
avait réduit son tirage d'un tiers.

Mais quelles que soient les exportations, les veilles à l'intérieur dont
le chiffre même approximatif ne nous est pas connu, les réalisations de
bénéfices ou les pertes de la contrefaçon belge, toujours est-il qu'elle
cause un tort énorme à la librairie française, car elle lui ferme en
partie tous les marchés étrangers. Aussi depuis plus de vingt-cinq ans
la librairie française proteste contre les abus de la contrefaçon et
s'efforce d'y mettre un terme. Jusqu'à ce jour ses plaintes ont été à
peu près inutiles. Elle a échoué dans toutes ses tentatives, car la
France est un pays ou la réforme la plus insignifiante, la plus
nécessaire, la moins contestée attend un ou deux siècles sa réalisation,
à moins qu'elle ne s'achète au prix d'une révolution.

En 1840 un traité est conclu avec la Hollande; il reste à l'état de
projet, car il n'est même pas suivi des conventions spéciale qui
devaient en assurer l'exécution.

En 1843 une convention en date du 28 août est conclue avec la Sardaigne
pour garantir dans les royaumes de France et de Sardaigne la propriété
des oeuvres littéraires et artistiques. En 1846 une convention
supplémentaire est ajoutée à ce premier traité; mais ces deux
conventions ne reçoivent aucune exécution, c'est-à-dire que malgré leurs
prescriptions la contrefaçon belge continue comme par le passé à inonder
le marché sarde de ses produits. Aussi le 2 décembre dernier, M. le
général Lahitte, ministre des affaires étrangères, a-t-il présenté à
l'Assemblée législative un projet de loi sur une troisième convention
conclue avec la Sardaigne, et ayant pour objet, selon l'exposé des
motifs, d'assurer respectivement à la propriété des oeuvres d'esprit et
d'art publiées dans les deux pays des garanties plus efficaces contre la
contrefaçon étrangère. «Car, ajoutait plus loin M. le général Lahitte,
malgré le soin apporté à la rédaction de» traités précédents et la
loyauté extrême avec laquelle le Cabinet de Turin a invariablement
cherché à en assurer l'exécution, l'expérience a montré que le but
poursuivi n'était que très-imparfaitement atteint--M. le ministre eût pu
dire pas du tout--et que les contrefaçons étrangères de nos principaux
ouvrages de librairie continuaient à trouver un vaste débouché dans
l'intérieur du royaume sarde. Une commission a été nommée par
l'Assemblée législative pour examiner ce projet de loi et elle a choisi
M. Victor Lefranc pour rapporteur.

Le troisième traité conclu avec la Sardaigne sera-t-il plus efficace que
les deux premiers? Il est permis de l'espérer. Toutefois, avant qu'il ne
soit discuté par l'Assemblée législative, le Cercle de la librairie, de
l'imprimerie, de la papeterie, fondé depuis quatre ans (1), a cru devoir
soumettre à la commission un certain nombre d'observations qui ne
peuvent manquer d'y faire apporter quelques modifications importantes.
Ainsi, par exemple, MM. les libraires, imprimeurs et papetiers unis
demandent avec raison qu'on empêche non-seulement la publication et
l'introduction, mais la vente des oeuvres d'esprit et d'art
contrefaites. En conséquence, ils proposent que tout ouvrage contrefait
de l'un ou de l'autre pays existant au moment de la convention dans les
magasins des libraires ne puisse être vendu qu'après avoir été frappé
sur le titre d'une estampille et que tout ouvrage neuf d'une édition
contrefaite qui ne porterait pas l'estampille constatant l'antériorité
de sa publication ou de son introduction soit considéré comme une
contrefaçon prohibée. Plus loin ils sollicitent, avec non moins de
raison, une réduction plus forte des droits actuellement établis à
l'importation dans le royaume de Sardaigne, des livres, dessins,
gravures ou ouvrages de musique publiés dans toute l'étendue du
territoire de la République française. Ces droits sont encore trop
élevés. Pour les livres brochés, ils restent fixés à 30 fr. les 100
kil., et pour la musique gravée à 60 fr. tandis que l'introduction en
France des mêmes produits n'est frappée que d'un droit de 10 fr. par 100
kil.

[Note 1: M. Pagnerre, éditeur, président, MM Raillière et Lecoffre,
éditeurs, vice-présidents; M. Grallot, directeur de la papeterie
d'Essonne, secrétaire.]

Nous n'aurions pas parlé de ce mémoire qui soulève et résout beaucoup
d'autres questions d'exécution ou de détail! s'il ne posait pas avant
tout un grand principe dominant toute la matière. Ce principe, c'est la
reconnaissance entière et formelle du droit de propriété en France pour
tous les ouvrages publiés par les étrangers dans leur pays. La librairie
française, nous devons le dire à sa louange, a plusieurs fois déjà
formulé ce voeu. Dans un mémoire en date du 20 janvier 1810, elle disait
en parlant de cela disposition:

Elle consacre un principe fécond et qui trouvera des imitateurs;

Elle appelle la reconnaissance des écrivains étrangers;

Elle donne au gouvernement français le droit et lui impose le devoir de
réclamer, en toute occasion, l'adoption par les étrangers d'un principe
que la France a reconnu elle-même à leur profit.

Au premier coup d'oeil, cette mesure peut paraître un sacrifice; mais
elle est de notre part une initiative honorable, et elle nous paraît
féconde en résultats assez prochains.

Lors de la présentation du projet d'union douanière avec la Belgique en
1811 et à diverses époques, la librairie française a renouvelé la
demande qu'elle adresse encore aujourd'hui à l'Assemblée législative;
elle persiste à croire «--que le seul moyen efficace de protéger la
propriété littéraire est dans un ensemble de traités internationaux, et
que cet ensemble de traités ne saurait être obtenu tant que la France
elle-même n'aura pas pris une généreuse et loyale initiative, en
proscrivant chez elle et sous conditions la contrefaçon des ouvrages
étrangers;--que les éditeurs français puiseront dans cet acte une force
bien plus grande pour poursuivre les débitants de contrefaçon, car on ne
pourra plus leur répondre que la France commet le même délit à l'égard
des autres États; en effet, ce n'est plus seulement un intérêt personnel
qu'ils auront à défendre, c'est un acte immoral, condamné par la
législature de leur pays, dont ils réclameront la répression.» En
conséquence, elle sollicite de l'Assemblée législative et du Pouvoir
exécutif le vote et la promulgation du décret suivant:

Le droit de propriété des auteurs étrangers sur leurs oeuvres publiées à
l'étranger est assimilé en France au droit des auteurs français.

Cette grande mesure ferait à coup sur honneur à la France. Mais lui
serait-t-elle vraiment utile; en d'autres termes, ne risquerions-nous
pas de devenir dupes et victimes de notre générosité? C'est l'opinion,
nous devons l'avouer, de beaucoup de bons esprits Toutefois, qu'on ne
l'oublie pas, l'Angleterre (31 juillet 1838), la Prusse, le Danemark,
les États du pape, les États-Unis, la Toscane, la Sardaigne ont déjà
admis la réciprocité; et, d'ailleurs, qui connaît mieux le besoin de la
librairie, qui est plus intéressé à sa prospérité que les libraires? Ne
soyons pas plus républicains que la République. Or les libraires, les
imprimeurs, les papetiers français--sauf bien entendu ceux qui
s'enrichissent des produits de la contrefaçon--sont unanimes pour
réclamer la reconnaissance franche et sans restrictions du droit de
propriété en France pour tous les ouvrages publiés par les étrangers
dans leur pays. «Pour les nations, comme pour les individus, disaient,
dès 1844, les comités réunis de la Société des gens de lettres et de la
librairie, la morale est une, et ce serait une triste ressource que de
se défendre immoralement contre l'immoralité d'autrui. La contrefaçon
est une usurpation de propriété; il faut avoir le courage de le déclarer
hautement, et donner aux autres l'exemple du sacrifice. Oui, il
appartient à la France de prendre encore, comme pour le droit d'aubaine,
une généreuse initiative. Qu'elle déclare nettement et sans réserve que
le droit des auteurs étrangers sur leurs oeuvres publiées à l'étranger
est assimilé chez nous aux droits des auteurs sur leurs oeuvres publiées
en France, et ce sera un grand exemple donné au monde, en même temps
qu'un pas immense fait dans une carrière de justice et de loyauté où
toutes les nations tiendront à honneur de nous suivre.»

ADOLPHE JOANNE.



La veillée de la Noël.

SOUVENIRS D'AUTREFOIS.

C'était la veille de Noël! L'heure du _gros souper_ était sonnée depuis
longtemps à l'antique horloge de bois de la grande salle; tout était
prêt pour recevoir les convives, la table dressée avec une magnificence
inusitée étalait les mille séductions appétissantes d'un repas moderne,
luxe inconnu de nos pères; l'office envoyait de ses profondeurs les
parfums les plus balsamiques, et personne n'arrivait. Aussi mon aïeule
allait et venait avec une impatience qu'elle s'efforçait vainement de
déguiser. Tantôt elle s'approchait de la fenêtre dont elle soulevait les
lourds rideaux pour voir si, à travers les brouillards du soir, elle
n'apercevrait pas ses enfants qu'elle attendait; mais la nuit était
sombre et le vent du nord soufflant par rafales emportait des
tourbillons de neige et ne permettait pas de rien distinguer. D'autres
fois elle regardait la porte avec anxiété espérant sans doute que ses
convives apparaîtraient tout à coup par un effet magique de sa volonté;
la solitude et le silence semblaient se jouer de sa peine, en demeurant
seuls, comme des hôtes importuns, maîtres des lieux que devaient animer
le bruit, le plaisir et la gaieté. Découragée, elle revenait s'asseoir
près du feu, s'agitait, ne pouvait tenir en place, frappait le parquet
de ses fins petits sabots pour se calmer au son de sa propre impatience,
et jetait enfin des regards inquiets et furtifs vers la pendule, la
priant en vain de suspendre sa marche, car le balancier inexorable n'en
pressait pas moins sur le cadran le pas silencieux et continu des
aiguilles accomplissant leur rotation régulière, marquant des heures
impartiales dans leur durée et insensibles aux voeux sages ou insensés
de ceux qui veulent en arrêter ou en accélérer le cours.

Ce fut avec un véritable désespoir qu'elle entendit frémir le timbre
précurseur de l'heure. Neuf heures allaient sonner! mais au même instant
un autre son y répondit; le lourd marteau de cuivre ébranlait vivement
la porto cochère, des pas pressés résonnèrent dans le corridor, et ma
grand'mère heureuse oubliait, dans la joie d'embrasser ses enfants, son
impatience, ses inquiétudes et le long sermon qu'elle leur avait
préparé. Puis réunissant autour d'elle la bande joyeuse de ses
petits-enfants, et sortant avec solennité de sa poche une clef qu'elle y
tenait cachée depuis nombre de jours, elle ouvrit une porte, et tous,
frissonnants de bonheur, nous entrâmes en tumulte dans un grand cabinet
splendidement éclairé, où sur une table s'élevait l'_arbre de Noël_,
radieux des bougies et des jouets attachés à ses branches. Autour
étaient étalées, groupées, arrangées, des fantaisies d'enfants aussi
charmantes que variées. La poupée aux dents d'ivoire, aux yeux d'émail,
à la robe bouffante, pomponnée et satinée comme une grande dame,
brillait à côte d'un chevalier armé de pied en cap, pareil aux anciens
preux. Le vaillant cavalier éperonnait un cheval toujours fougueux, mais
toujours immobile; des fantassins couraient le pas de charge sur leurs
tablettes de bois, des escadrons de lanciers chevauchaient à travers les
ballons, les cerceaux, les raquettes, en faisant quelquefois mordre la
poussière à d'innocents polichinelles, acteurs obligés de semblables
fêtes: puis des tambours, des clairons, des sabres, des fusils, appareil
guerrier déployé pour charmer l'humeur martiale des petits garçons,
mêlés aux rubans, aux chiffons, aux bijoux, aux coffrets à l'usage de la
coquetterie naissante des petites filles. Il y en avait pour tous les
âges, pour tous les goûts, pour ravir et captiver des imaginations
d'enfants. Quand nos transports et nos cris de joie eurent cessé,
lorsqu'on nous eut arrachés à la contemplation de ces merveilles
rassemblées des bazars de Paris et des foires de Nuremberg, ma
grand'mère donna le signal du souper, chacun rentra dans la salle et
prit place autour de la table ou trente couverts symétriquement alignés
attendaient depuis longtemps les convives. Des flacons remplis de vins
aux blonds reflets, ou aux teintes aussi chaudes que le rubis,
semblaient vouloir lutter de séductions avec les mille riens,
hors-d'oeuvre indispensables d'un repas. Les citrons du pays s'étalaient
auprès des concombres à la robe verdâtre, les olives faisaient pendant
aux champignons sauvages conservés dans l'huile, le beurre se baignait
en pains mignons dans l'eau claire de ses gondoles, çà et là une foule
de conserves renfermées dans des pots de verre aux longs cols ou à la
base rebondie excitaient par leur mystérieux dehors l'appétit et la
curiosité. Les légumes, sous les apprêts les plus variés, encombraient
la table; de superbes poissons nageaient dans leur sauce aromatique ou
disparaissaient à demi sous les herbes marines qui leur prêtaient leurs
parfums, en faisant miroiter à la lumière leurs écailles aussi diaprées
que les couleurs de l'arc-en-ciel; ils étaient entourés de coquillages
qui les escortaient comme leurs tributaires naturels.

Pour ornement aux coins de la table s'élevaient dans leurs vases de
terre brune quatre grosses gerbes de blé encore vert que le plus jeune
enfant de la maison avait fait germer dans l'eau et soigné avec la plus
vive sollicitude depuis un mois pour cette solennité. Coutume ancienne
de nos pères qui forçaient la nature à produire, bien avant le temps, le
froment saint et béni pour l'associer à sa joie dans un jour grand de
miracles et le consacrer à Dieu comme un hommage de reconnaissance et
d'amour. Au milieu, pour surtout principal, un candélabre d'argent
massif mariait sa lumière avec celle du lustre, et d'un commun accord
ils frappaient d'étincelles vives l'argenterie, s'étendaient en reflets
éclatants, en losanges capricieux, en ronds étincelants sur la mate
blancheur des porcelaines, et changeaient enfin en diamants, en rubis,
en émeraudes, en topazes ou en saphirs merveilleux les facettes
brillantes des cristaux. Le buffet pliait sous le poids des fruits, des
oranges à l'écorce vermeille, des melons blancs à la pulpe douce et
savoureuse, des gâteaux dorés et parfumés, du nougat nuancé, de la verte
pistache, du miel transparent dans les coupes et des confitures
embaumées.

Un immense feu embrasait l'âtre et envoyait des pyramides de flammes
dans l'antique cheminée, et par moments, lorsque ces mêmes flammes
vacillaient sous le souffle du vent en décrivant des spirales ou des
langues de feu, on distinguait dans l'ardente profondeur du foyer la
bûche de Noël, bloc énorme de bois coupé du tronc du plus vieil arbre de
la forêt voisine, suivant une ancienne tradition. Le buis bénit était
répandu à profusion autour de la salle; les lumières se jouaient à
travers ses rameaux, qui s'élevaient en touffes gracieuses, en bouquets
élégants; le houx courait en guirlandes le long des murs, disparaissait
derrière un faisceau d'armes pour reparaître au bas d'un vieux portrait
en y traçant un chiffre symbolique; il s'élançait ensuite en festons
au-dessus des portes, décrivait des arcades, des colonnes sur les
boiseries, et mêlait enfin ses jolis fruits rouges et ses feuilles
sombres et menues aux girandoles du lustre, en se perdant sous une
grosse branche d'oranger suspendue au plafond, d'après un vieil usage du
pays.

Cet intérieur, ainsi éclairé et animé, avait un charme de gaieté et de
bien-être en contraste avec la rigueur de la saison, et donnait un
nouveau prix à cette atmosphère si chaude, à ce foyer ami, à ce toit
paternel si fécond en souvenirs, à cette table hospitalière qui nous
réunissait ainsi tous chaque année à pareil soir, pour retremper nos
âmes aux saintes douceurs des affections de la famille. En effet, qui
pourrait dire les sentiments divers qui agitaient les convives: dans
cette salle étincelante de lumières, ne voyaient-ils pas comme à travers
le verre transparent d'une lanterne magique, les mille incidents de leur
enfance, les émotions impétueuses ou paisibles de leur jeunesse? Chaque
lambris, chaque meuble resté à la même place ne leur retraçait-il pas un
jour de bonheur, une heure de rêverie, des instants d'illusions à jamais
perdus? Autrefois, ce jeune homme à imagination fougueuse n'avait-il pas
rêvé la gloire et la célébrité au coin de ce foyer? N'avait-il pas
espéré voir le monde ouvrir devant sa volonté les portes dorées de son
Eden de plaisirs, et lui apporter, comme le génie de la _Lampe
merveilleuse_, les trésors et les grandeurs? Cet autre, dont l'âme
aimante rêvait une affection tendrement partagée, n'avait-il pas vu pour
la première fois à cette place la compagne aimée de sa vie? Là, cette
jeune femme n'avait-elle pas reçu la foi d'un époux adoré? Ici, son
enfant ne lui avait-il pas souri, et son père ne l'avait il pas bénie,
agenouillée près de ce fauteuil vénéré? N'avaient-ils pas tous aimé,
pleuré, souffert en ces lieux? De pareils souvenirs ne s'effacent pas de
la mémoire, de semblables émotions ne peuvent s'oublier, car cette
trinité de bonheur et de misère s'inscrit dans le passé en caractères de
feu; parce qu'elle brûle ce qu'elle touché et consume ce qu'elle a une
fois animé.

Ma grand'mère, heureuse et fière de ses enfants, qu'elle voyait autour
d'elle entourant sa vieillesse de respect et d'amour, regardait tour à
tour ces têtes blondes et brunes, ces fronts pensifs ou joyeux, ces
hommes dans la force de l'âge, ces femmes charmantes, ces petits enfants
espiègles et gracieux; anneaux d'une même chaîne, liés les uns aux
autres par les liens indissolubles de la famille. Alors de sa voix
maternelle et enjouée elle encourageait l'appétit près de s'éteindre,
ranimait la gaieté par ses sourires, était enfin l'animation et la vie
de ce banquet, qu'elle présidait comme l'aïeule adorée de ses nombreux
enfants. Parfois ses yeux attristés et rêveurs s'arrêtaient sur la place
occupée jadis par un être aimé, place qu'il avait laissée vide; une
larme brillait sous sa paupière comme un hommage qu'elle rendait à celui
qui n'était plus, mais dont le souvenir cher et sacré vivait toujours
dans son coeur. Puis ses regards reprenaient leur douceur, le sourire
revenait sur ses lèvres pâlies par les regrets, en contemplant cette
génération blonde et bouclée d'enfants aimables; génération destinée à
remplacer celle qui s'éteignait, comme le fruit remplace la fleur, puis
tombe et se renouvelle, et qui faisait son espérance, sa consolation et
son orgueil. Et elle les revoyait tous réunis un soir à la veillée de la
Noël, et les flacons circulaient, et la causerie se ranimait vive et
gaie et les paroles affectueuses s'échangeaient dans toute l'effusion du
coeur. Et les cloches se mirent à sonner en joyeux carillons, en
brillantes volées la messe de minuit, interrompant de leurs voix
vibrantes les joies mondaines de ce jour. Il semblait qu'elles eussent
emprunté les sons éclatants de la trompette sonore de l'ange messager
annonçant autrefois aux pasteurs la naissance du Christ, pour commander
par leurs chants puissants et passionnés le recueillement et la prière.
A ce signal bien connu, chacun fit ses préparatifs; les uns
s'enveloppèrent de leur manteau, les jeunes filles s'entourèrent de
fourrures, les servantes ajustèrent leur pelisse, en s'armant des falots
qui devaient éclairer notre route; ma grand'mère m'abrita sous sa mante,
et me prenant par la main, nous ouvrîmes la marche.

C'était bien une nuit de Noël, triste, froide et glacée par le vent du
nord. Les étoiles scintillaient sur le sombre azur du ciel, comme autant
de points d'or se détachant d'une gaze noire. La neige durcie criait
sous nos pas ou s'effondrait de temps à autre. Quelques retardataires
isolés venaient se joindre à nous ou passaient rapidement en se perdant
dans l'obscurité. Au loin, les feux des lanternes sourdes
s'entrecroisaient, on eût dit des feux-follets sortant de terre et
dansant une ronde fantastique. Le silence n'était interrompu que par de
pauvres petits enfants réunis en bandes et chantant des Noëls de porte
en porte pour implorer la charité.

La foule était grande aux abords de l'église; chacun voulait dans un
semblable anniversaire avoir sa part de prières et de bénédictions. Dans
l'intérieur, l'église resplendissait sous l'ardeur de ses lustres; de
hauts chandeliers d'or étincelaient près du tabernacle; les colonnes
disparaissaient sous leurs tentures de brocarts et de soie; partout des
fleurs, partout grandeur, majesté, lumière et harmonie. Les prêtres,
revêtus de leurs chasubles splendides, s'avançaient vers l'autel; et
dans une chapelle, une humble crèche, symbole de douleurs, rappelait la
naissance du Fils de Dieu fait homme dans la pauvre étable de Bethléem.
Le sacrifice s'accomplissait; l'encens montant en spirales embaumées,
comme un mystérieux emblème de la prière, se perdait dans la profondeur
des nefs. L'orgue jetait ses larges et merveilleux accords à travers les
voûtes ou mêlait sa voix aux voix suaves des choeurs de jeunes filles
qui chantaient des Noëls d'allégresse. Certes c'était un coup d'oeil
imposant, que ces fidèles ainsi prosternés au pied des autels y
apportant leurs vanités déçues, leurs croyances trompées, leurs
désespoirs et leurs misères! L'heure, le lieu, la sainteté de la
cérémonie, ce mélange de pompe et de splendeur religieuse, avec le néant
qu'elles enseignent, ces fronts courbés vers la terre par la main
puissante du malheur ou de l'espérance, les humbles prières de ces âmes
souffrantes venant implorer la merci de ce Dieu qui console, rendaient
cette solennité sublime, et jamais fête plus auguste ne frappa mon
imagination d'enfant.

La messe venait de finir, les derniers sons des orgues vibraient encore
dans leurs tuyaux d'airain; l'air imprégné des senteurs de l'encens
enveloppait de ses molles et chaudes vapeurs les fidèles, sortant en
foule des portiques, distraits par les mille bruits de la sortie. Je
regardai autour de moi. Près d'un pilier, à genoux, priait une petite
fille à la figure angélique; ses vêtements attestaient la misère la plus
profonde, et ses mains jointes, serrées avec ardeur, ses yeux noyés de
larmes, sa bouche contractée par le chagrin annonçaient une violente
douleur. Bientôt l'enfant se mit à sangloter en jetant des regards
égarés autour d'elle, murmurant des mots que je ne pouvais entendre, en
tordant ses petites mains délicates avec l'angoisse du désespoir.
L'impression déchirante d'une semblable détresse agit vivement sur mon
coeur. Mon aïeule venait de finir sa prière et se disposait à partir;
d'un geste suppliant je lui montrai la pauvre affligée, et, l'entraînant
avec moi, je la conduisis près de la petite fille en pleurs Ma
grand'mère, toujours bienfaisante et bonne pour le malheureux, s'émut
profondément à l'aspect de ce pauvre petit être isolé et en apparence
sans appui. «Mon enfant, lui dit-elle, pourquoi pleurez-vous? qui vous
donne tant de chagrin? Parlez! je puis vous aider, vous secourir.» La
petite affligée tressaillit en entendant cette douce voix, et levant
vers mon aïeule des yeux craintifs, dans lesquels brillait une lueur
d'espoir. «Hélas! madame, répondit-elle, j'ai bien faim; puis j'ai
froid, je n'ai pas d'asile, et j'ai tant de peur par une nuit si noire,
que je prie le bon Dieu de m'appeler à lui dans son saint paradis.
--Vous n'avez donc pas de mère, ma pauvre enfant? personne ne
s'intéresse donc à vous?» Les pleurs de l'enfant redoublèrent, o Ma mère
est morte, madame! Ceux qui m'avaient recueillie m'ont chassée hier
disant qu'ils étaient trop pauvres pour me nourrir, et qu'un soir de la
veillée de la Noël on m'assisterait si j'implorais la charité. Ah!
madame, ne m'abandonnez pas! vous qui paraissez si bonne, ayez pitié de
moi.--Chère grand'mère, lui dis-je alors spontanément, croyant faire
plus d'impression sur un coeur charitable, tu m'as toujours dit qu'on
fêtait Dieu dignement en secourant son semblable; eh bien! dans un si
beau jour, ne me refuse pas tu m'as promis de belles étrennes, mais la
plus belle étrenne pour moi serait de recueillir cette pauvre petite
fille. Mon aïeule me souriait doucement d'un air charmé et attendri;
elle releva la jeune affligée, la baisa au front, et, se tournant vers
moi, elle ajouta: «Mon enfant! les pauvres sont nos frères, et nous
devons partager avec eux. Comment veux-tu que je ne recueille pas ta
protégée? et quand même le bienfait n'aurait pas en lui sa récompense en
donnant à l'âme une suprême satisfaction, Jésus-Christ n'a-t-il pas dit:
Quiconque donnera un verre d'eau en mon nom sera récompensé.»
L'orpheline ravie baisa la main de ma grand'mère, et jetant un dernier
regard plein de reconnaissance vers la crèche, elle dit tout bas: Noël!
Noël! soyez béni!... et nous sortîmes de l'église.

Arrivés au logis, l'enfant eut encore sa part du gros souper. Une
chambre bien chaude, un bon petit lit la reçurent. Pour moi, heureux et
satisfait de ma journée, je m'endormis profondément. De beaux rêves
bercèrent mon sommeil; de gracieuses jeunes filles, transfigurées comme
des vierges, des anges aux ailes d'or, entr'ouvraient mes rideaux
blancs, et m'envoyaient de célestes sourires et de douces paroles; et au
milieu d'eux il me semblait voir le visage radieux de ma petite protégée
qui répétait encore: Noël! Noël! soyez béni!....

AURÉLIUS ZAMPA.



Un mobilier de police correctionnelle, charade en action par
Gavarni.--(_Voir le dernier Numéro._)

[Illustration: _Commerçante._]

[Illustration: _Artiste peintre._]

[Illustration: _Vingt-six ans et demi._]

[Illustration: _Artiste coiffeur._]

[Illustration: _Artiste dramatique et graveur sur bois._]

[Illustration: _Profils de Témoins._]

[Illustration: _Un Témoin à charge._]

[Illustration: _Un Témoin à décharge._]

[Illustration: _L'Avocat._--Or donc...]

[Illustration: _Profils de Témoins._]

[Illustration: _Profils de Témoins._]

[Illustration: _Autre banc de Témoins._]

[Illustration: Commentaires et rafraîchissements sur le quai aux
Fleurs.]

[Illustration: Commentaires et rafraîchissements.--Pourquoi faire en
République des Procureurs du Roi?]



Épilogue.

Lecteur judicieux, il n'est pas que vous ne parcouriez quelquefois le
récit de ces causes _macaroniques_ dont les détails badins varient
agréablement le fond un peu sombre des journaux consacrés aux matières
de procédure. Vous aurez infailliblement alors reconnu au passage, dans
cette galerie d'originaux que Gavarni vient de faire passer sous vos
yeux, les personnages obligés, immuables de ces scènes populaires dans
lesquelles la gravité du délit disparaît devant les incidents récréatifs
ou grotesques. Ces procès, nous allions presque dire ces
représentations, d'une physionomie allègre, qui empruntent tour à tour
dans leur exposition la verve humoristique de l'homme du peuple, le
langage métaphorique et si vivement imagé des joyeuses commères ou le
babil précieux de la grisette, constituent de véritables tableaux de
moeurs. Nous détestons le paradoxe et la contre-vérité. Nous déclarons
de propos ferme qu'à notre jugement aucune comédie ne pourra jamais
prototyper avec le même relief le caractère français.

Les esprits superficiels pourront seuls se méprendre sur la portée
morale de l'oeuvre de Gavarni. La sottise, la présomption, l'impudence,
tous les travers de l'esprit, le vice même, y sont bafoués et
stigmatisés. Chacun des portraits de cette galerie individualise un
ridicule. L'ensemble de cette étude réalise une conception comique d'un
tour infiniment piquant.

Ce n'est pas tout, cette peinture charmante offre encore l'intérêt et le
mouvement d'une narration attachante et bien faite. Peu de récits
d'audiences fourniraient une pareille abondance de détails, un concours
aussi grand de personnages, une diversité aussi tranchée d'attitudes, de
costumes et de moeurs. On voit se mouvoir, on entend parler chacune de
ces figures. Il est facile de suivre les débats sur ces pages en blanc
où l'artiste a disposé ses acteurs, comme les pièces d'un échiquier dont
la marche, quoique tracée d'avance, doit se prêter à toutes les
combinaisons du joueur. On ne saurait imaginer, dans les conditions du
vrai, du naturel, une action dans laquelle chacune de ces figures ne
vienne s'encadrer d'elle-même; leur réunion résume en effet tous les
éléments de la vie commune.

On pourrait proposer aux moins pénétrants de reconstituer dans son
entier le récit que Gavarni a écrit sous une forme abrégée, mais d'une
manière complète cependant, et ils n'omettraient à coup sûr aucun des
faits, aucune des saillies, aucune des particularités caractéristiques
de cette cause dont on sait le fond par les détails. Ce qui nous paraît
une tâche facile pour les moins déliés ne saurait être qu'un jeu pour le
lecteur de l'_Illustration_, lequel, selon notre estime, doit réunir au
plus haut degré la perspicacité, un jugement prompt et sûr, un goût
éclairé, une imagination fertile. Nous voulons l'essayer sous la forme
d'un défi courtois.

Nous proposons en conséquence à ceux de nos lecteurs qui tiendraient à
justifier la bonne opinion que nous avons conçue d'eux en général, un
concours littéraire dont voici le programme:

Développer dans l'exposé d'une cause judiciaire, d'après le mode adopté
par la _Gazette des Tribunaux_ pour les comptes rendus de ce genre, les
principaux caractères esquissés par l'artiste.

_L'action_ devra comprendre les divers personnages du dessin, et autant
que possible dans l'ordre qui leur est assigné dans la série.

Afin de soumettre à l'uniformité les pièces du concours, nous
indiquerons ici quelques traits qui devront entrer dans la
composition.--L'accusé a quarante ans; la partie civile en a
soixante;--c'est, dit Chicaneau, le bel âge pour plaider.

On ne pourra, même par voie d'allusion, s'écarter du respect dû à la
magistrature; mais il n'est pas défendu de s'égayer aux dépens des
avocats, de ceux dont l'éloquence contribue sûrement à faire condamner
un client débonnaire, mais aussi trop confiant.

Les développements fournis par les témoins devront être renfermés dans
le cercle des convenances, quoique pris dans la nature même du
personnage et dans la vérité.

Telles sont les clauses générales du concours. Nous n'avons rien à
prescrire quant au genre d'esprit qu'il conviendra de faire entrer dans
cette esquisse de moeurs judiciaires. Nous dirons seulement qu'il ne
saurait être ni bas, ni même grossièrement trivial, mais seulement
populaire dans la bonne acception de ce mot.

L'_Illustration_ prend l'engagement d'insérer dans ses colonnes
l'esquisse qui lui paraîtra réunir la plus grande somme de mérites,
après un examen impartial. Aucun de nos rédacteurs habituels ne sera
admis à concourir.

Les auteurs pourront garder l'anonyme, à condition de se renfermer dans
les dispositions de la loi, qui prescrit la signature pour les écrits
publics, en même temps qu'elle laisse circuler dans le monde une foule
de produits sophistiqués, frauduleux, nuisibles même, sans l'étiquette
du marchand.

Enfin nous offrons, moins comme une prime d'encouragement que comme un
témoignage de notre estime et de notre reconnaissance, un abonnement
gratuit d'une année au journal l'_Illustration_, au compétiteur heureux
dont le travail sera agréé par notre conseil de rédaction.

Nous convions à ce concours tous les hommes d'imagination qui nous font
l'honneur de nous lire. Il ne faudrait pas qu'une fausse honte ou qu'une
idée dédaigneuse de l'importance même du sujet proposé arrêtassent les
esprits timides ou présomptueux: bien des académies ont plus d'une fois
proposé des sujets de concours qui, avec des apparences de gravité,
étaient au fond moins sérieux que le nôtre. On ne devra pas perdre de
vue d'ailleurs que nous avons assigné au travail que nous attendons,
toute l'importance d'une oeuvre comique bien faite.

--Quoi! dirent les stoïques avec hauteur, nous ririons et nous ferions
rire!--Eh! messieurs, ne riez point, s'il vous plaît, ou riez avec
gravité,--comme les Espagnols,--si vous le savez. Mais, de grâce,
laissez-nous rire, nous qui tenons, avec un moraliste ingénieux, que la
plus perdue de toutes les journées est celle où l'on n'a pas ri.

PAULIN



Lettres sur la France.

DE PARIS À NANTES.

A Monsieur le Directeur de l'ILLUSTRATION.

VIII.

DE SAUMUR A ANGERS.--ANGERS.--D'ANGERS A NANTES..

Le pittoresque ici subit un temps d'arrêt: guérets entrecoupés de
vignobles en haies et plantés d'arbres fruitiers, rappelant la triple
culture de la splendide vallée du Graisivaudan; pays égal, fertile sans
exubérance, monotone comme la médiocrité heureuse. A demi-kilomètre, la
Loire, qu'on ne voit pas, coule presque tarie ou tout impétueuse entre
saules et peupliers. Nul incident digne de remarque. A la seconde
station seulement, l'un des conducteurs du train, ouvrant notre wagon, y
pousse avec efforts une grosse dame de campagne tout effarée et
haletante, qui, à peine le convoi en marche, se prend à pousser des cris
de désespoir et supplie, mais assez en vain, comme on peut le croire, la
locomotive _d'arrêter_. Voyant que la machine demeure sourde à ses
interpellations déchirantes, elle fait mine, mais tout de bon, de se
jeter par la portière. Heureusement la taille de la dame s'opposait à
l'exécution de ce furieux projet!

--Hélas! c'est fait de moi, dit-elle en retombant anéantie sur son
siège. Mes bons messieurs, je suis une femme perdue! Et mes enfants, les
pauvres petits innocents, que vont-ils devenir?

Habitante de ces contrées passablement primitives, où la hennissante
machine est encore un objet d'effroi, la pauvre femme faisait son
premier début dans ces chars traînés par le monstre aux poumons de fer,
aux naseaux de feu. Elle avait, avant de risquer cette effroyable
aventure, rassemblé la dose de courage et de résignation dont elle était
capable; mais la provision, probablement petite, s'en était trouvée
épuisée juste au moment de l'entreprise.

Nous fîmes de notre mieux pour calmer la douleur et assourdir les cris
perçants de cette Niobé trop plaintive, dont l'idée fixe était de
conserver une mère à sa lignée villageoise, et crûmes y parvenir en lui
faisant entendre, nous et les autres voyageurs, que si elle périssait,
chose encore douteuse, nous nous cotiserions pour prendre à l'envi soin
de son orpheline famille, ainsi que notre coeur touché et nos tympans
endoloris nous en imposaient le devoir. Mais la bonne femme,
interrompant ses cris aigus, ne laissa pas de déployer un certain sons
en nous faisant observer que, si elle sautait ou si le wagon prenait
feu, nous serions immanquablement broyés on grillés avec elle. La
remarque était juste, et cette perspective, sans rassurer la bonne
femme, parut la consoler un peu. A quelque Chose le malheur est toujours
bon--celui d'autrui. Cette tendre mère villageoise savait d'intuition
son Larochefoucauld. Elle nous laissa achever presque en paix notre
court voyage, au terme duquel nous eûmes tous la satisfaction, et elle
la surprise, de nous sentir en assez bon état de conservation, nul
d'entre nous, à ce qu'il nous sembla du moins, ne formant plus d'un seul
morceau.

ANGERS.

Quand on aborde de ce côté la capitale de l'Anjou, le premier monument
qui frappe les regarda, c'est le _château_ immense, énorme, menaçant,
flanqué à ras de quinze ou vingt tours formidables, que si quelqu'un
regrette, au point de vue de l'art, la ruine de la Bastille, qu'il se
console: il la retrouvera intacte, magnifique d'horreur et démesurément
agrandie aux bords de la Maine. Ce gracieux castel, joliment décoré par
le haut d'un cordon losangé de tuffeau et de schiste, et damassé noir et
blanc, (disposition fréquente dans les constructions du treizième au
seizième siècle), fut, dit je ne sais quel mémoire archéologique sur
Angers, bâti par saint Louis. Il faut lire sans doute: «Sous saint
Louis.» j'en demande pardon à l'érudition angevine. Les ducs d'Anjou,
les héritiers des Plantagenet, étaient de hauts et puissants sires, et
ils n'étaient point gens à céder à quiconque, fût-ce au roi de France,
l'honneur et le plaisir de se bâtir, de ces forteresses inexpugnables,
avec casemates, oubliettes et cachots de toutes les sortes, où le
despotisme local devait avant tout s'assurer d'un point d'appui
inéluctable contre sujets et suzerain. Mais quel qu'en soit
l'architecte, ce sombre monument n'en demeure pas moins l'un des
morceaux les plus parfaits, l'un des types les plus puissants de cet art
féodal et carré par la base, où tout est combiné pour la force, ou rien
n'est sacrifié au stérile et illusoire _plaisir des yeux_. Mais la force
seule, parvenue à ce luxe de perfection, d'exubérance et de brutalité,
devient une beauté réelle, et les prodigieux cubes de maçonnerie féodale
édifiés par nos pères, dans leur sauvagerie grandiose, méritent une
place dans l'histoire, au même titre pittoresque et poétique que les
monuments égyptiens et les torses de Michel-Ange. Ce caractère n'est
nulle part empreint plus fortement, ni si fortement peut-être que dans
ce château angevin, le mieux conservé et le plus surprenant dont la
carrure et les assises, enracinées dans les entrailles de la terre,
aient résisté à huit siècles de jacqueries, de luttes de suzerain à
vassal, de discordes religieuses, de guerres civiles, de révolutions
sociales et politiques, enfin d'invasions ennemies.

Angers est une ville noire comme Lyon, Birmingham et Saint-Étienne. Ce
ne sont point pourtant les vapeurs de la houille qui en obscurcissent
l'atmosphère et lui donnent cette teinte enfumée, mais bien les schistes
et l'ardoise dont elle est bâtie et qu'elle puise en abondance, à ses
portes mêmes, dans des carrières séculièrement exploitées, l'une de ses
richesses. Elle abonde pourtant en vieilles maisons contemporaines du
château, vergetées, chevronnées de solives noirâtres, à toits pointus et
à auvents, comme celles du Rouen gothique ou du quartier juif à
Francfort. Toute pleine des témoignages irrécusables du passé, et du
passé le plus lointain, mais irrégulière, montueuse, entortillée, et
renfrognée, mal gracieuse autant que possible, elle intéresse sans nul
doute, mais réjouit peu le voyageur. Il semble en la voyant avec sa
couche d'encre, son fouillis de ruelles, de masures, d'impasses, le tout
d'un grand caractère, je l'avoue, et fort propre à faire une décoration
d'opéra, que ce soit une ville triste, ascétique et d'humeur foncée
comme ses toits et ses murailles. Bien loin de là, et l'on n'apprend pas
sans surprise qu'Angers est au contraire une ville de plaisirs,
d'émotions fiévreuses et de fort beaux esprits, aimant, outre les joies
des arts et les délicatesses littéraires, la haute chère, le luxe, les
folles nuits de bal et tous les genres d'élégance. Il paraît que le roi
René, avec son corps qui repose sans tombeau sous les voûtes de la belle
église Saint-Maurice, aux deux flèches si audacieuses et si sveltes, a
légué à ses chers concitoyens d'Anjou une assez notable, parcelle de
l'âme de trouvère et du joyeux esprit qui l'animaient de son vivant. Une
demi-douzaine de fort grandes dames et autant d'opulents et jeunes
ménestrels donnent le ton et ne soutirent pas que les gais codes du plus
grand des chorégraphes et des musiciens couronnés subissent le cruel
affront de tomber en désuétude dans les anciennes possessions de ce roi
maître de ballets, plus philosophe à lui tout seul que Frédéric II,
Joseph 11, avec la grande Catherine. On raconte même, sous le manteau,
de ces exploits d'hiver que l'on ne peut redire, de ces _Nouvelles
nouvelles_ qui font songer aux temps gracieux ou Boccace était mis en
action, de ces prouesses qui sentent de fort près leur vieux Louvre ou
leur hôtel de Nesles, moins le côté tragique; et de celles qui faisaient
dire au capitaine Buridan, de ce ton élégiaque, et de cette voix du nez
que lui prêtait M. Bocage: «Que voulez-vous, ce sont de grandes dames!»

Enfin, s'il faut en croire nos auteurs, la _ville noire_ est une Chypre,
une Capoue et une Venise. Je ne l'eusse pas deviné.

Il y a à Angers un musée remarquable: toutes les écoles y sont
représentées par des toiles plus ou _moins_ authentiques, et un livret,
chef-d'oeuvre de rédaction, non-seulement en dresse la longue
nomenclature, mais accompagne chaque page de commentaires explicatifs et
de réflexions ingénieuses à l'usage des gens de lourde intelligence et
d'esthétique médiocre. Voici un joli petit spécimen que je prends au
hasard, page 31, de ces _arguments_ bénévoles et pittoresques: «Denney
(François).--_Betzabé au bain_.--Betzabé, femme d'Urie, étant au bain,
fut aperçue par David. Ce prince fut si _touché_ de sa beauté qu'il la
fit venir dans son palais et en _abusa_. (O David! Heureusement la
phrase _abuse_ de la langue et ne dit pas précisément de quoi vous avez
abusé!)

Je poursuis:--«Tandis que Betzabé sort du bain avec l'aide d'une de ses
femmes (équivalent timide mis ici à la place d'un texte par trop
biblique), David du haut de son palais l'aperçoit et _paraît_ la
considérer avec _plaisir_.» O David, voici un _paraît_ et un _plaisir_
qui vous condamnent! Nous pouvions douter avant le texte, car cette
vénérable physionomie de roi de pique qu'en effet j'aperçois au haut
d'un balcon ne nous révèle aucunement le plaisir que vous _paraissez_ (à
ce qu'il paraît) éprouver, et dans notre ignorance profonde de la
légende de Betzabé et d'Urie, nous n'eussions jamais pénétré le dessous
de carte, sans le perfide commentaire qui nous découvre les noirceurs
d'une figure mieux faite pour les ardeurs du whist que pour les fièvres
de l'amour.

Autre David.--Le principal attrait de ce musée est la galerie David
(d'Angers), tout entière formée des oeuvres et par les dons du grand et
généreux artiste. Son oeuvre sculpturale est là presque complète avec
les médailles où son infatigable et démocratique burin a décerné la
gloire et l'immortalité à tant de fronts plébéiens. Peut-être (noble
excès du reste) pourrait-on lui reprocher de n'être pas assez ménager de
ses auréoles et d'en amoindrir le prix par trop d'universalité et de
munificence. En effet, la numismatique de l'avenir n'apprendra pas sans
admiration, par les bronzes du grand statuaire angevin, que notre
époque, unique dans les siècles, compte déjà à cette heure _quatre cent
et tant_ de grands hommes. Je n'en veux point citer, de peur que
l'opinion du présent nuise à certains auprès de la postérité, ce dont je
serais réellement désolé pour eux et pour elle. Ne faisons donc point
les dégoûtés et, prenant en bloc le panthéon de M. David, félicitons la
ville d'Angers et de posséder cette riche collection d'illustres
profils, et de compter parmi ses citoyens l'artiste éminent qui portera
leurs traits, idéalisés comme leur gloire, aux générations futures.

La partie archéologique du musée renferme des spécimens fort curieux et
tout récemment découverts de sépultures gallo-romaines des cinquième et
sixième siècles. Ce sont des cercueils en plomb renfermant, avec un
grand nombre d'ustensiles ou menus bijoux propres à jeter un grand jour
sur les usages de nos ancêtres, des squelettes dont la plupart sont
tombés en poussière au contact de l'air ou à la moindre pression, mais
dont quelques-uns cependant ont subsisté, bien qu'à l'état de gypse
impondérable qui semble prêt à se vaporiser au premier souffle. Rien ne
fait mieux sentir que ce plâtras humain le peu qu'est l'homme et la
fragile contexture de son enveloppe terrestre. Les momies ne sont que
hideuses: c'est la coquetterie de la dissolution et l'hypocrisie de la
tombe. La cendre et les fragments d'os à demi brûlés rappellent
désagréablement la rôtissoire culinaire. Je donne de beaucoup--puisqu'il
faut opter et que l'on ne peut s'en dédire,--la préférence au procédé
gallo-romain, qui laisse la mort accomplir d'elle-même, à son gré, son
oeuvre éternelle et lente de destruction.

Toutes ces collections diverses, dont l'ensemble ferait honneur à plus
d'une grande cité, sont pittoresquement abritées sous les voûtes
mi-renaissance, mi-gothiques d'un vaste et beau manoir seigneurial,
désigné sons le nom de _logis Barrau_. Ce splendide logis, qui a
appartenu à la triste mère de Louis XIII rappelle un souvenir Historique
peu édifiant, celui de la bataille que la mère et le fils faillirent se
livrer à quelques pas de là, à la journée du Pont-de-Cé, et qui se
dénoua heureusement par une réconciliation éphémère entre les deux
générations belligérantes. Louis XIII, qui plus tard en appela, eut un
bon mouvement dans cette occurrence. Il fit sa soumission à sa mère,
l'embrassa, et l'on vint souper en grande liesse à ce même _Logis
Barrau_ que je vous décrirais plus en détail si l'heure de deux, venant
à sonner tout à coup, ne me rappelait aux bords de la Maine, où déjà
fume et s'ébranle le pyroscaphe de bas-bord qui va nous conduire à
Nantes.

D'ANGERS À NANTES.

La Maine, qui s'est grossie de la Mayence et de plusieurs autres
affluents moindres, a pris, lorsqu'elle arrive à Angers, où elle n'est
qu'à peu du kilomètres de son embouchure, un large développement, et elle
ne le cède guère, avant de se confondre dans la Loire, à ce grand fleuve
comme ampleur et écart entre ses deux rives. Le petit steamboat qui nous
porte, effilé comme une sardine, calculé pour voguer sur toutes les
basses eaux, et sans eau, s'il en est besoin, range tout d'abord en
partant les sinistres débris du _pont de la Basse-Chaine_, dont les deux
culées seules sont demeurées debout, supportant encore quelques restes
d'amarres et de crampons de fer. Loin de nous la pensée de revenir sur
la lugubre catastrophe du printemps dernier ni d'en faire remonter à
qui que ce soit la responsabilité accablante; mais il faut du moins
reconnaître que ce fut une étrange fatalité que celle qui fit choisir ce
fragile tablier pour passage d'une pesante troupe armée, dans un ville
où deux ponts de pierre, dont l'un tout neuf et magnifique, offraient au
malheureux bataillon du 11e une voie si sûre et un transit si naturel à
deux ou trois cents pas de là. Il faudrait ou se hâter de reconstruire
ce pont de funeste mémoire, ou en faire disparaître jusqu'aux derniers
vestiges; car c'est non seulement un deuil national, mais un ferment
d'acrimonie que perpétuent ces lamentables débris.

Après une heure ou deux de navigation, près du joli village de la
Poissonnière, la Maine se jette dans la Loire. A dater de ce point, le
fleuve, pour ainsi dire, n'est plus qu'un archipel tout panaché d'Ilots
verdoyants: leurs têtes superbes, leurs inextricables saulées déteignent
sur le fleuve rétréci dont les bras, cessant de réfléchir la lumière
blanche du ciel, semblent couler sur un lit d'algues, de goémon et de
pourpier sombre. Parfois, élargissant ses sinus, il nous montre des
rives toutes chargées des mêmes frondaisons, des mêmes teintes de
sinople. L'aspect en est riant, mais monotone: il donne ce que j'appelle
un étourdissement de verdure. Tant de peupliers et de saules repose
l'oeil d'abord et le sature ensuite. On rend plus de justice, après cinq
heures de cette interminable feuillée, au _ruisseau de la rue du Bac_.
On finirait par le regretter tout de bon si un petit coteau, une vieille
tour, les ruines de quelque donjon féodal, un pont suspendu, un village
qui semble toujours à la veille ou au lendemain du déluge, ne venaient
de temps en temps rompre cette végétation curviligne. Voici Chalonnes et
Champtocé, où l'on voit encore les débris du château de ce fameux Gilles
de Retz, de ce terrible _barbe-bleue_ qui enlevait les petits enfants
des deux sexes pour les faire servir à Dieu seul, et ses malheureuses
victimes peuvent savoir quels diaboliques et alchimiques sortilèges Plus
loin, Montjean et Ingrande, la dernière commune de l'Anjou;
Saint-Florent, dont le nom, célèbre dans les fastes de l'insurrection
vendéenne, rappelle le beau trait du marquis de Bonchamps qui, blessé à
mort, donna ordre d'épargner les quatre mille _bleus_ que les _blancs_
allaient mitrailler après la bataille de Chollet. Aussi est-ce un
républicain, M. David d'Angers, qui lui a érigé la statue, juste prix de
son humanité, qu'on voit à Saint-Florent, et où l'artiste l'a représenté
sur un brancard, se soulevant avec effort pour adresser aux siens sa
noble et suprême parole. Après Ancenis, dont je n'ai rien à dire,
Champtoceaux _Castrum celsum_, remarquable par les grandes ruines d'un
château fort qui joua un certain rôle dans les guerres du douzième au
quatorzième siècle, et obtint notamment l'honneur d'être pris
successivement par Henri II (Plantagenet) et par saint Louis.

C'est à peu près en cet endroit que, si j'ai bonne souvenance, le
fleuve, s'élargissant tout à coup, déchirant son immuable rideau
d'arbres, développe ses deux grands bras autour d'une île colossale et
nous laisse voir, du milieu de cette espèce de rond-point, une admirable
plaine que termine à droite, et tout au bout de l'horizon, une roche
abrupte et sauvage. Sur cette base granitique s'élève jusqu'au ciel une
croix gigantesque. A ce monument singulier, sur lequel se pressaient
déjà dans notre tête mille hypothèses légendaires, se rattache en effet
une petite histoire assez étrange, mais toute neuve; elle est d'hier. La
voici, telle que nous l'a contée sur le pont, en fumant sa pipe à
l'arrière, un vieux marinier qui tient le gouvernail sur notre
_inexplosible_ boat:

«Il y a quelques mois, me dit-il, que mourut un gentilhomme de ce pays,
nommé M. de L...... Il laissait de grands biens à partager entre cinq
fils. Il y avait assez de terres pour les mettre tous à leur aise; mais
il n'y avait qu'un château, malheureusement; il est là-bas derrière les
arbres; vous ne pouvez le voir d'ici. L'un des fils s'était mis en tête
de garder pour lui le château: il le voulait absolument: mais comment
faire, puisqu'il fallait tirer les lots au sort. Alors, il eut l'idée de
promettre au bon Dieu que, si le château lui _tombait_, il élèverait là,
sur cette roche, la plus grande croix que l'on ait vue en mémoire de son
père. Bien lui en prit, car, peu après, on en est venu au tirage et le
château lui en est resté. Alors, on dit qu'il oublia quelque temps de
remplir son voeu; c'était sans doute le trop d'aise qui lui _brouillait
la recordance_. Mais sa mère, une sainte femme, lui ayant rappelé sa
promesse au bon Dieu en l'honneur de son défunt père, il faut lui rendre
cette justice qu'il s'est tout de suite exécuté. Dès le lendemain, il a
fait venir les charpentiers, les serruriers, les manoeuvres, leur a
montré l'endroit; ils ont travaillé fort, et voilà dimanche, trois
semaines que la grande croix est sur ses pieds. Ça lui coûte bon! à ce
qu'on dit; mais il n'a fait que ce qu'il doit. Quand on promet, il faut
tenir.»

Ce singulier récit me remet en mémoire ces quatre vers de l'_Étourdi_:

        Lélia--et l'action lui sera salutaire.
        D'un bel enterrement veut régaler son père,
        Afin de consoler le défunt de son sort,
        Par tout ce grand honneur que l'on fait à sa mort.

Il est vrai qu'il s'agissait moins ici de consoler le défunt que le
survivant. Mais il n'importe: contrairement à l'adage des casuistes, le
moyen justifie la fin dans ce cas plus qu'excentrique. Le fils a son
château, le défunt a gagné une croix à la loterie, et il a cela de
commun avec bon nombre de vivants.

Telle est l'habileté des mariniers de Loire que, malgré les difficultés
dont la navigation de cette rivière est hérissée, ils la parcourent dans
tous les temps et à toute heure. De menus branchages jalonnant la route
liquide indiquent les sables mouvants et les bas fonds à éviter. La
nuit, une succession de phares s'allume au flanc des Iles ou sur les
berges de la rive, et projette une lueur mystérieuse sur l'eau noire où
glisse notre pyroscaphe. C'est après plusieurs heures de cette
navigation clair-obscure que notre nef Argo au ténébreux panache nous
dépose dans l'un des nombreux canaux ou bras de fleuve de la Venise
armoricaine, contre le _Port-Maillard_, entre le château de Nantes, d'où
s'évada si bien le cardinal de Retz, et la place du Bouffay, où, moins
heureux que lui, son ancêtre le maréchal (le Barbe-Bleue déjà nommé)
avait très justement payé de sa tête, deux siècles avant, ses folies
furieuses, son amour de massacre et sa monomanie infanticide.

FÉLIX MORNAND.



Chronique musicale.

A Dieu ne plaise que nous finissions l'année en gardant le moindre poids
sur notre conscience de chroniqueur. Nous nous hâtons donc de donner
acte à M. Saint-Léon de la lettre qu'il nous a adressée ces jours
derniers, lettre conçue d'ailleurs en termes très convenables et
fort-obligeants pour nous. D'après sa réclamation, il paraît que dans la
distribution d'éloges que nous avons faite à propos de la première
représentation de l'_Enfant prodigue_, nous n'avons pas assez nettement
séparé la part de l'auteur des _divertissements_, de celle qui revenait
à l'auteur de la mise en scène. Que nos lecteurs le sachent donc bien:
les deux marches du second acte, le levée du rideau et la bacchanale du
troisième acte, le tableau de l'apothéose, ont été réglés par M.
Saint-Léon. Cela n'enlève rien d'ailleurs aux éloges que nous avons
donnés à M. Leroy pour tout le reste de l'ouvrage, qui a été mis en
scène par lui. Mais, ainsi que nous l'avons dit il y a quinze jours,
tout cela, si brillant qu'il soit, n'est qu'accessoire à nos yeux; le
principal, c'est la partition. L'oeuvre nouvelle de M. Auber gagne
beaucoup à être entendue; on s'étonne, à mesure qu'on la connaît
davantage, que tous les ravissants détails qu'elle renferme ne nous
aient pas frappé tout d'abord. Le titre biblique de la pièce fait sans
doute que bon nombre d'auditeurs pensent, involontairement peut-être, à
la musique de _Joseph_, de Méhul, ou à celle de _Moïse_, de Rossini, et
semblent tout surpris que la musique de l'_Enfant prodigue_ de M. Auber
diffère complètement et de l'une et de l'autre. Le contraire serait en
effet surprenant. Nous savons quelqu'un qui ne se plaindra pas, lui, que
M, Auber, en écrivant la partition de l'_Enfant prodigue_, ait fait de
la musique _sui generis_: c'est l'éditeur. On n'a, pour s'en convaincre,
qu'à consulter le catalogue des vingt et un morceaux détaches de la
partition, de plus, et particulièrement, celui des dix airs de ballet:
il y a là de quoi défrayer pendant longtemps les amateurs de chant et de
danse. Le nouvel ouvrage de M. Auber est édité chez Brandus et
compagnie. Sous cette raison sociale se trouvent aujourd'hui réunies
deux maisons de commerce de musique les plus importantes de Paris, la
maison Schlesinger et la maison Troupenas; c'est-à-dire que tous les
ouvrages que Rossini a écrits pour la scène française, ceux de M.
Meyerbeer, de M. Auber, de M. Halévy, etc., font partie du même fonds.
Ce fait, quoique plus spécialement commercial, nous a paru mériter d'être
cité dans une _Chronique musicale_.

Avant que la dernière heure de l'année 1850 ne sonne, nous avons
quelques comptes à régler. Voici d'abord un album de piano contenant six
études de genre: deux rêveries, deux romances et deux chansons sans
paroles; l'auteur est M. Félix Godefroid. Ces divers morceaux sont
écrits pour le piano, de manière à faire supposer qu'il existe deux
Félix Godefroid, l'un excellent pianiste, l'autre le premier harpiste du
monde; les deux cependant ne font qu'un. Le double talent de M. F.
Godefroid s'est produit dans tout son éclat, il y a peu de jours, dans
une soirée chez M. Marmontel, l'habile professeur du Conservatoire; là,
après que madame Massart, MM. Goria et J. Cohen eurent fait applaudir
les charmantes éludes que SI. K. Godefroid a réunies dans son album de
piano, M. F. Godefroid est venu lui-même recueillir de ces
applaudissements enthousiastes qu'il est toujours sur d'exciter,
lorsqu'il tire de sa harpe vraiment merveilleuse de ces effets dont il
paraît avoir seul le secret. Cet éminent artiste nous fournira, nous
l'espérons, plus d'une occasion de reparler de lui cet hiver.

L'album de chant de madame Victoria Arago est cette année-ci, comme les
années précédentes, édité avec un luxe de lithographies, de gravures et
d'impression tout particulier. Les dessins sont tous de M. Aumont, et
font beaucoup d'honneur au talent de cet artiste. Quant à la musique,
elle a les qualités essentielles du genre, c'est-à-dire la grâce et la
facilité mélodiques; nous ne critiquerions à la rigueur, si toutefois la
critique doit se montrer rigoureuse à propos d'albums de chant, et
surtout à propos de l'album de chant composé par une femme, nous ne
critiquerions, disons-nous, que quelques modulations ambitieuses, à la
suite desquelles madame V. Arago ne revient pas toujours dans le ton
principal avec tout le bonheur que nous lui souhaitons. Puisque madame
V. Arago veut bien soumettre son nouveau recueil à notre jugement, nous
lui dirons que les compositeurs de romances françaises qui ont eu le
plus de popularité, même dans les pays où l'on aime de préférence la
musique très-travaillée, sont ceux qui ont su trouver de très-jolies et
très-simples mélodies sans s'éloigner, ou que fort peu, de la _tonique_
et de la _dominante_. Nous pensons qu'elle a tout ce qu'il faut pour
marcher avec succès sur leurs traces.

Une matinée musicale, donnée jeudi de la semaine dernière dans la jolie
salle Sax, a été consacrée à l'audition des romances, chansons,
chansonnettes, ballades et fabliaux de l'album de M. A. Ropicquet, l'un
des violonistes de l'orchestre de l'Opéra. Tous ces petits drames ou
comédies en plusieurs couplets ont été trouvés charmants. Les morceaux
qui ont été le plus applaudis sont ceux intitulés l'_Ame du Ménétrier_,
chanté par mademoiselle Grimm, avec accompagnement obligé de violon,
exécuté par l'auteur de l'album; _Fleur des amours_, dit par M.
Cailloué, excellent baryton; les _Clochettes_, amusante bluette, rendue
plus amusante encore par la manière dont l'interprète M. Sainte-Foy;
enfin la _Musette enchantée_, mélodie écossaise délicieusement chantée
par M. Roger, et aussi délicieusement accompagnée sur le hautbois par M.
Verroust.

Mais décidément les albums de danse livrent une rude concurrence aux
albums de chant. Après les schottischs, les mazurkas, les polkas et les
valses de l'album de M. Pasdeloup, dont nous avons parlé la semaine
dernière, voici les valses, les polkas, les mazurkas et les schottischs
de l'album-Strauss, qui réclament une mention dans notre chronique de
fin d'année; mention que nous leur accordons avec plaisir, car elles la
méritent complètement. En outre les dédicaces de ce dernier album sont
traduites de telle sorte par le crayon de M. Langlade, qu'elles en font
autant un agréable armorial qu'un recueil d'airs de danse.

Que M. Chevillart nous pardonne, lui, l'artiste sérieux, de placer ici
quelques lignes d'éloges sur les six mélodies qu'il a composées pour le
violoncelle et que nous venons de relire en ce moment afin de faire
diversion à ce qui précède; car enfin nous pourrions dire, comme le
petit Antonio de Grétry: _La danse n'est pas ce que j'aime_. On trouve
dans ces mélodies instrumentales des pensées musicales pleines de
distinction et d'une expression pénétrante; elles sont écrites dans un
style vraiment élevé, qui satisfait autant l'intelligence que le coeur.
Pour peu que l'exécutant en comprenne le sens et sache le rendre, ces
chants, tour à tour rêveurs, expansifs, religieux, mélancoliques n'ont
pas besoin de paroles qui en indiquent la signification positive; ils
disent bien plus par eux-mêmes et vont bien plus droit au fond de l'âme
que ne saurait faire aucun langage humain. Au fait, l'époque des
étrennes nous fait faire cette réflexion, que, pour un amateur de
violoncelle, on n'en saurait guère trouver de plus attrayantes que les
six mélodies de M. Chevillart. Nos lecteurs voudront bien sans doute
prendre cette idée telle qu'elle nous vient: honni soit qui mal y pense.

Voici encore deux ravissants morceaux pour piano, _Calabraise_ et
_Ballade_, mélodies caractéristiques, dues à la plume d'un de nos
artistes les plus estimés à la fois comme virtuose et comme compositeur,
M. Rosechain, dont le nom seul vaut le meilleur éloge. Nous avons été si
charmé de lire ces deux morceaux, après avoir eu tant de plaisir à les
en--tendre, que nous n'avons pu résister à la tentation d'en dire
quelques mots.

Il y a restauration et restauration; celle dont nous avons à parler
avant de terminer aujourd'hui notre chronique est la restauration d'un
_Amati_, faite, dit-on, avec le plus grand succès par M. Bianchi,
luthier italien depuis quelque temps à Paris. Cet instrument, qui
peut-être date du temps de Charles IX, et qui appartient à M. O'Brien,
officier de la marine anglaise, était dans le plus mauvais état; en
passant par les mains de M. Bianchi, on nous assure qu'il a retrouvé
l'aspect et toutes les qualités de sa jeunesse. Certes, si une telle
restauration n'est pas de nature à ébranler le concert européen, elle
n'en est pas moins très-digne d'être inscrite dans les annales musicales
de l'année 1850.

_Georges Bousquet._



Souvenir d'un Voyage au Tennessee.

(AMERIQUE DU NORD).

Six gravures d'après les dessins de MM. Faure Beaulieu.

15 octobre 1850, sur l'_Ohio_.

Des intérêts de famille et d'avenir m'appelaient, au mois d'août
dernier, dans le _Tennessee_, États-Unis d'Amérique. Cette partie de
l'Union a été élevée au rang glorieux d'État en 1796; il touche à la
Virginie d'un côté et à l'est: par l'ouest, le nord et le sud, il est
enveloppé par les États du _Missouri_, de l'_Arkansas_, du _Mississipi_,
de l'_Alabama_ et du _Kentuky_. Dans l'ordre géographique, comme dans
l'ordre moral, il tient une place intermédiaire; c'est un des anneaux de
la grande chaîne qui doit relier le littoral oriental déjà vieux en
civilisation à ce vaste espace qui s'étend du Mississipi à
l'Océan-Pacifique et qu'occupent encore le désert et la vie sauvage. Le
_Tennessee_ est un pays de montagnes, c'est l'_Auvergne_ ou bien encore
le _Limousin_ par ses mamelons, par ses ravins, ses torrents impétueux,
ses vallées fécondes et ses pentes adoucies. Il a aussi ses profonds
abîmes; seulement ici le vertige n'est pas à craindre, car ils sont
cachés par la forêt vierge et sombre qui se déploie sous le regard
enchanté. Nulle part le squelette géologique avec ses anfractuosités et
ses déchirures n'apparaît dans le _Tennessee_; la végétation, l'ordre,
la variété, la vie organisée sont partout et sous toutes les formes. Sa
population clairsemée présente dans ses habitudes, ses coutumes, ses
moeurs en général, un caractère tout particulier, une physionomie
originale. Son gouvernement est simple et fort comme sa nature. Un
gouverneur, une chambre des représentants, un sénat nommés par le
peuple; des agents, produit aussi de l'élection et dont l'intervention
ne se fait voir et sentir que par la sécurité la plus complète dont on y
jouit; tel est l'état du _Tennessee_, entré dans la grande famille
américaine avec 60,000 citoyens, et qui offre aujourd'hui une population
de plus d'un million d'âmes. La douceur de son climat, la richesse de
ses vallées, la facilité d'y vivre, d'assurer et d'agrandir l'avenir par
le travail y ont appelé plusieurs familles françaises. J ai donc pensé
qu'il pouvait y avoir quelque utilité à faire connaître un de ces États
de l'Union nés d'hier, que les touristes visitent peu parce qu'il n'y a
que de la poésie à y faire dans ses sites, ses oiseaux, ses fleurs et
les hommes rudes et fiers de ses montagnes. Je cède bien aussi un peu,
il faut le confesser, à cette manie de l'époque qui pousse tout voyageur
à écrire ses impressions de voyage. Mais un travers général cesse par
cela même d'être un travers, et je me le donne sans trop d'efforts pour
ma modestie.

Deux grandes lignes, à travers l'espace océanique, conduisent d'Europe
dans l'Amérique du Nord; deux vastes ports, à ses deux extrémités
opposées, _New-York_ et _New-Orléans_, reçoivent dans leurs larges
bassins, tous les jours et à toute époque de l'année, choses et hommes,
marchandises et idées, négociants et touristes partis de l'ancien monde.
Des fleuves qui sont des bras de mer vous transportent par l'un et
l'autre port au centre de ce vaste continent; et s'il était donné au
voyageur un peu de cette capacité somnolente de la _Belle au bois
dormant_, il pourrait se réveiller, quinze jours après son départ des
côtes de France, dans les forêts du Tennessee ou les plaines du Missouri
sans autre dérangement que le passage d'un bateau sur un autre bateau à
vapeur qui vous mène directement à votre destination.

On a beaucoup écrit sur l'Amérique, ses institutions, son commerce, ses
industries; on a décrit les grandes villes de l'Union. Que sait-on des
moeurs du centre et de l'ouest? Qu'a-t-on dit des populations de la
campagne? Les États du _Tennessee_, de l'_Alabama_, du _Mississipi_ sont
d'hier. Que savait-on, il y a un siècle, des moeurs, des coutumes de la
Bretagne et de l'Auvergne? _Nasheville_ est la capitale du _Tennessee_;
c'est une ville de salon, de littérature, de loisir; ce serait la cité
aristocratique de l'ouest, si ce mot ne jurait de se trouver accolé à
celui de _démocratie_, le seul admis dans la langue américaine. Quand de
cette ville vous étendez vos excursions vers le _sud-ouest_ et dans les
divers comtés de cette partie de l'État, vous vous trouvez bientôt dans
des déserts de forêts vierges et dans les montagnes du _Cumberland_,
derniers rameaux des _Alleghanys_. Dans cette direction, la contrée est
boursouflée, mamelonnée et présenterait la configuration, l'aspect de
l'Auvergne, si l'Auvergne avait encore ses forêts. Que dut éprouver, aux
premiers jours de son arrivée, l'homme qui, d'un point élevé, put
étendre son regard sur ce désert de feuilles agitées et bruissantes, sur
cette solitude solennelle et majestueuse? Qu'a-t-il fait de ces géants
aux racines profondes et aux cimes élancées? Quel parti a-t-il tiré de
ces sombres vallées, de ces plaines ondulées, de ces torrents
envahisseurs, de ces fleuves qui marchent? Il y a à peine un
demi-siècle, les Indiens chassaient dans ces lieux, dormaient sous
l'ombrage des grands arbres et s'entre-detruisaient dans ces solitudes
qu'ils ont laissées dans toute leur beauté sauvage. Un vieux soldat
américain me disait être venu, il y a cinquante ans, dans le _Tennessee_
sous le commandement du général _Jackson_ pour en chasser les Indiens,
qui, prenant les canons pour des troncs d'arbres, se jetaient sur les
pièces et reculaient mitraillés par la terrible industrie du canon
européen. Que sont devenues toutes ces richesses de la nature, éparses
et confuses, sous l'action énergique de la race anglo-saxonne? Les
forêts ont été défrichées, les torrents disciplinés, les vallons se sont
ouverts sous la hache; les vallées ont été échauffées et éclairées par
les rayons du soleil, les mamelons ont vu sur leurs douces pentes se
dresser des habitations, les montagnes ont servi de pâturages aux
bestiaux. J'ai parcouru les vallées de _Tom's creek_, de _Round's creek_
qui débouchent dans le fleuve du _Tennessee_: ce sont des vallées de
_Tempé_, et là où régnait le silence des solitudes, il y a peu d'années
encore, j'ai entendu tous ces bruits de civilisation campagnarde qui
charment l'oreille et attirent le voyageur. C'est une nouvelle création
dont la vue est bien faite pour donner à l'homme un haut sentiment de sa
puissance et de sa grandeur.

Dans le _Tennessee_ comme dans tout l'ouest tout homme est citoyen, tout
citoyen est père de famille, tout père de famille est propriétaire,
depuis 150 à 2,000 acres (l'acre est l'arpent de France). Lorsque vous
visitez ses vallées et ses plaines, une chose frappe le regard et excite
fortement l'esprit: c'est la parité, l'uniformité dans les maisons, les
vêtements, les manières, le langage, les intelligences même; c'est
l'égalité dans tous les rapports de la vie absolue, vivante, souveraine
dans les idées et dans les faits. Quand on a vu un _log-house_ (maison
de troncs d'arbres superposés), visité l'intérieur, partagé le dîner
d'un Américain, marchand un docteur, _square_, shérif ou constable, ou
simplement _farmer_ (propriétaire cultivateur), vous pouvez dire avoir
vu le tout dans la partie, la généralité dans l'individu. L'inégalité
n'est que dans la quantité d'acres de terre possédés et défrichés. Je ne
parle pas des villes, des chefs-lieux de comté, des bourgs, ils sont en
très-petit nombre dans le _sud-ouest_. Mais là encore il n'y aurait à
constater qu'une très-légère différence dans les habitations: la planche
y remplace le tronc d'arbre non dégrossi. Voici un spécimen du
_log-house_ tel qu'on le trouve dans tout l'ouest; c'est un carré long
en deux parties séparé par un appentis ouvert; il se compose d'une
grande chambre à plusieurs lits, d'une pièce où les femmes tissent au
métier les vêtements de la famille. A peu de distance se dresse le
_log-house_ destiné à la cuisine.

Plus loin, et dans un désordre qui ne manque pas de pittoresque, les
écuries, les vacheries présentent leurs faces grises et leurs toits de
bardeaux. En vingt-quatre heures, grâce au concours empressé des
voisins, un _log-house_ est construit: il est ordinairement placé sur
les bords d'un creek ou ruisseau torrentiel: on choisit une pente un peu
douce pour se mettre à l'abri des crues. Vous connaissez maintenant les
lieux et l'habitation de l'homme; voyons l'habitant, le _farmer_ et sa
famille sous ce toit agreste. Je ne sais rien qui doive plus vivement
frapper le regard et l'esprit du voyageur français que l'attitude de
l'Américain en présence du voyageur qui reçoit l'hospitalité dans un
_log-house._

[Illustration: Souvenirs de Tennessee.--Construction d'un log-house.]

[Illustration: Log-house avec défrichement.]

[Illustration: Ferme américaine.]

Lorsqu'un étranger entre dans une chaumière de paysan français, il porte
l'embarras, la gêne, le trouble même dans la maison: la mère de famille
rougit, les enfants se cachent sous le tablier maternel, et le paysan
tourne entre ses doigts son chapeau dans une posture timide et servile.
A cet embarras qui se manifeste au dehors par un regard hébété se joint
souvent cette obséquiosité qui fait souvent, et à tort, soupçonner la
cupidité. Si la fatigue de la course, du voyage demande quelque
nourriture et du repos, le paysan n'aura à vous offrir que son pain noir
et une mauvaise chaise pour dormir. Entrez dans un _log-house_ américain
à toute heure du jour et de la nuit: vous vous trouvez en présence du
père de famille qui vous tend la main, vous dit ces bonnes paroles: _How
do you do_, vous invite à vous asseoir, vous offre une place à sa table
et n'hésiterait pas à vous abandonner son lit, si la chambre
hospitalière n'était un véritable dortoir de pension. Toutes ces choses
sont dites et faites avec une simplicité, une aisance, une dignité de
gestes qui vous font croire, quand le regard n'est pas fait à ce
tableau, que vous vous trouvez dans la maison d'un citadin retiré par
goût ou par caprice sous un toit champêtre. Au reste, tout est à
l'unisson dans la famille: si vous acceptez le déjeuner, le dîner ou le
thé du soir, la mère de famille, entourée de huit ou dix enfants, se
place au bout de la table, sert le café ou le thé, en fait les honneurs
avec une aisance que vous ne trouverez en France que chez la maîtresse de
maison qui a l'habitude de recevoir du monde. Je dis aisance dans le
geste, la pose du corps, car mari et femme parlent peu et sont sobres de
ces mouvements saccadés, de cette agitation, de ces paroles dont on est
si prodigue dans nos moeurs françaises. Toutefois, prenez garde. Si vous
vous êtes assis au foyer du fermier anglais dans un des riches comtés
d'Angleterre, n'invoquez pas vos souvenirs en jetant les yeux autour de
vous: un inventaire des meubles et ustensiles de ménage troublerait un
peu vos idées d'âge d'or au dix-neuvième siècle. Tout y est rustique,
grossier, limité au plus strict nécessaire: le nécessaire y est même un
peu réduit aux choses de la vie sauvage. L'abondance n'est qu'en une
chose, mais elle y est large: c'est l'abondance sur la table. Du porc
sous diverses formes, du poulet passé au beurre, du _boeuf bouilli_, le
pain de maïs roussi au feu et tout fumant, du petits pains de froment de
forme ronde (rolls), du lait froid ou de l'eau pour boisson à dîner, du
café à déjeuner et du thé à souper, voilà le menu d'une table
_tennesséenne_. Gare à votre estomac si vous n'avez pas l'habitude de
dîner en courant: l'Américain mange vite et peu. L'heure des repas voit
d'ailleurs ordinairement se succéder à table plusieurs séries de
convives, tels que voyageurs attardés, voisins flâneurs, magistrats en
voyage, gens venus pour traiter affaires, aides de ferme, enfants de la
maison. Les mêmes assiettes, les mêmes verres, les mêmes fourchettes, le
même lit, les mêmes draps deviennent des objets de jouissance communiste
qui, de prime abord, blessent le regard aussi bien que la perspective
d'un communisme plus général froisse nos idées et nos moeurs. Les livres
classiques nous parlent beaucoup de l'hospitalité aux temps héroïques de
l'antiquité: elle devait présenter en réalité ces images un peu
grossières. Elle n'a pu d'ailleurs s'exercer en ces temps primitifs sous
des formes plus généreuses, plus simples et plus cordiales. Nous avons
vu le _farmer du Tennessee_ dans la famille. Suivons-le dans ses
rapports extérieurs avec les choses et les hommes. Trois grands intérêts
absorbent la pensée, le sentiment, la volonté de l'Américain de l'ouest:
le commerce, la justice, la religion. Quel est l'homme d'esprit qui a
dit ou écrit qu'il n'y avait pas d'Américain qui n'eût vendu son cheval?
Toutes choses, depuis le grain de maïs jusqu'au _log-house_ qu'il a
construit, au champ qu'il a défriché, aux arbres qu'il a plantés, en
traversant par la pensée tout ce qui est visible et tangible, sont objet
de commerce pour l'Américain. S'il ne peut vendre, il échange; au
besoin, il troquerait son habit contre le vôtre pour le seul plaisir de
trafiquer. Prenez garde, il est fait à toutes les roueries, à toutes les
ruses du commerce: élevé au sérail, il en connaît les détours. On
l'accuse de mauvaise foi: c'est une erreur. Dans sa conscience, la ruse,
c'est de l'habileté; à vous de vous détendre ou d'être plus prévoyant et
plus habile. Le gain pour l'Américain, c'est la constatation à ses
propres veux de sa supériorité. La culture est négligée au _Tennessee_:
pourquoi? Parce que ses produits sont lourds, d'un trop gros volume et
par suite de difficile transport. Mais il fait des élèves en chevaux,
mules, bêtes à cornes, porcs, qu'il pousse devant lui pour les conduire
sur les bords du _Mississipi_, où il trouve un facile et avantageux
écoulement. Hors de sa maison, le Tennesséen est toujours à cheval:
l'enfant arrivé à l'âge de quinze ans a son cheval, qu'il achète avec le
produit de son travail dans la maison paternelle ou de ses deniers au
dehors. _L'Amérique du Nord_ est trop riche en fleuves pour avoir songé
à créer un bon système de routes. D'ailleurs, le _Tennessee_ est un pays
de montagnes: le mode de locomotion, c'est le cheval. Lorsque dans la
vallée ou dans la forêt vous rencontrez le _Tennesséen_, il est toujours
en selle. Est-il seul et en négligé, dites qu'il va préparer ou terminer
un achat ou une vente. Est-il en habit, gilet et pantalon noirs avec
éperon au talon de la botte? S'il est seul, il se rend au chef-lieu du
comté pour remplir une des diverses fonctions de juryman (juré),
constable, square, juge de paix, _commissioner_, que les institutions du
pays imposent par l'élection à tout citoyen Entendez-vous au loin te
bruit de chevaux renvoyé par l'écho de la montagne, approchez: vous vous
trouvez en face d'une cavalcade composée de jeunes gens et de jeunes
filles aux robes les plus fraîches et les plus variées en couleur, avec
de grands chapeaux de forme anglaise, une pèlerine de mousseline sur la
poitrine et les épaules. Où va cette troupe de cavaliers? A une fête
patronale, à une noce, à des rendez-vous de plaisirs champêtres. Au
_Tennessee_, que dis-je, dans tout l'ouest, dans toute l'Union les
danses sur le gazon, les réunions nombreuses en plein air ou sous le
chaume, les repas de noce au babil bruyant, les veillées coûteuses sous
le toit de la grange, sont des distractions étrangères aux moeurs
américaines, inconnues et qu'un repousserait comme profanes. Cette
troupe grave et silencieuse se rend au _preaching_ qui doit avoir lieu
dans la forêt, sous le toit d'un log-house ou sous la voûte du ciel.

C'est principalement dans les cours de justice et dans les _meetings_
religieux qu'il faut étudier l'Américain de l'_ouest_. J'assistais en
septembre dernier à une séance de _Circuit-court_, à _Lindon_, chef-lieu
de _Perry-county_. Un nègre était accusé d'homicide. Décrivons les lieux
et dessinons au trait les personnages du drame. Au centre d'une ville
riche de rues, vide de maisons, qui n'avait d'existence hier encore que
sur le papier, et qui sera demain une ville de dix ou douze mille âmes,
s'élevait une construction de bois qu'on aurait pu transformer en grange
sans crainte de dommage. Cette maison, c'était la _city-hall_, la maison
de ville, le palais de justice, le monument public de cette ville en
germe. Dans l'intérieur se tenait, debout et découverte, la foule; une
barrière fragile de bois la séparait de la partie qui était occupée par
les jurés, le _clerk_ de la cour et les avocats. Au delà et sur une
estrade était assis sur une modeste chaise le juge président de la cour,
sans cravate et un chapeau de paille sur la tête. L'_attorney_ général,
confondu avec les avocats et les jurés, était debout devant une mauvaise
table de bois et portait la parole dans l'accusation. L'accusé était
assis près de ce magistrat et sur le même banc, sans menottes aux mains,
libre, sans gardes au dedans ni au dehors. Pendant le réquisitoire de
l'_attorney_, les jurés, assis ou couchés sur des bancs, fumaient,
chiquaient, crachaient et prenaient les postures les plus extravagantes.
Quelques-uns quittaient leurs places pour aller boire un verre d'eau que
renfermait une cruche qui servait de fontaine à la cour et au public.
Certes, un pareil tableau était peu fait pour conquérir à la justice
américaine et à ses formes extérieures un Français qui avait assisté aux
séances solennelles de la cour de cassation, aux audiences des cours
d'assises de notre France et aux plaidoiries anglaises à _Westminster_,
sous la présidence d'un lord du parlement. Mais ici aussi, je ne devais
pas m'arrêter aux surfaces: il fallait traverser par le regard intérieur
les faits et les formes matérielles, pour aller saisir dans les cerveaux
le travail de l'esprit. Que vis-je alors dans la foule? Des citoyens qui
écoutaient attentivement, non pas seulement avec l'oreille, mais dans
l'attitude d'hommes instruits des lois de leur pays et exercés au
mécanisme de la législation. Les physionomies au banc des jurés étaient
graves, et les regards baissés indiquaient un travail de pensée que rien
ne venait distraire. Les débats terminés, le président, debout sur
l'estrade, fit d'un ton grave et solennel le résumé impartial de
l'accusation et de la défense. Les jurés sortirent, et sous l'ombre de
la forêt voisine délibérèrent sur le sort de l'accusé. Le nègre, ce
paria qu'on traite en Amérique comme une créature déchue, que dis-je,
comme une chose, fut acquitté. Je courus à la prison, je la trouvai vide
de son prisonnier. Mais à la situation du bâtiment, à l'étendue
spacieuse de la cellule, aux ouvertures qui laissaient entrer l'air par
pleines bouffées et le soleil par larges rayons, je compris que le
peuple américain unissait à une grande intelligence des habitudes de
douceur et d'humanité.

Il me restait à voir cette race anglo-saxonne dans une de ces
manifestations morales qui disent le passé et l'avenir d'un peuple: je
veux parler d'un _meeting religieux_. On le sait, le luthérianisme a
enfanté des sectes sans nombre. Gênées dans leur développement en
Europe, elles ont trouvé sur la terre américaine la liberté la plus
complète. Anabaptistes, presbytériens, universalistes, épiscopaux,
unitairiens, calvinistes, _méthodistes_, se mêlent sans se heurter, se
séparent dans l'expression de leurs sentiments religieux sans que la
sécurité publique et les rapports de la vie civile aient à souffrir de
ce fractionnement. La tolérance n'est pas le fait d'un commandement
législatif: elle est dans les coeurs, dans les esprits, dans les moeurs
enfin de la nation. Chaque secte a ses ministres, ses églises, ses
assemblées; l'État n'intervient en quoi que ce soit dans l'exercice de
chacune de ces religions. Les forces de ces sectes en nombre, en
intelligence, en richesses, ne se balancent pas dans chaque État. Dans
la Pennsylvanie, c'est la secte des _quakers_ qui est en majorité; le
_Maryland_ est en grande partie catholique. Le _méthodisme_ a pénétré
dans le sud, et dans le _Tennessee_ il semble vouloir y conquérir la
majorité. Qu'est-ce que la doctrine méthodiste? C'est l'intervention
directe de l'Esprit saint à l'aide de la prière et du prêche. La _foi_,
abstraction des oeuvres, voilà la condition du salut. La GRACE se révèle
par des illuminations subites, des transes, des extases, et n'existe
point sans elles.

Sa formule par cris est celle-ci: _My soul happy (Mon coeur est
heureux)_. C'est l'illuminisme, le mysticisme sous certaines formes et
sous la condition de certaines disciplines à suivre.

[Illustration: Tuilerie américaine.]

[Illustration Camp-meeting religieux au Tennessee.]

[Illustration: Jeune fille de la campagne au meeting.]

Tel est le dogme du _méthodisme_. Sa morale, elle est sévère et sombre.
Elle interdit les distractions du monde et ses exigences. Ainsi, nul de
ces plaisirs que donnent les réunions des deux sexes, point de danse au
bruit d'une musique champêtre; nulle de ces joies qu'une naissance,
qu'une noce, qu'une fête de famille appellent au foyer domestique.
Chaque intérieur de famille devient un couvent d'où la femme ne sort que
pour se rendre aux _preachings_. Mais à quoi bon une exposition, qui
semble viser à la science théologique? suivez moi, lecteur, à un
_camp-meeting_.

C'était le 29 septembre 1850, par une de ces splendides matinées que le
ciel, le soleil et le paysage américain prodiguent au voyageur sous le
36e degré de latitude. J'étais accompagné de mes deux fils et de M. de
Lobe, jeune Français qui applique au Tennessee ce qu'il a de science à
l'agriculture et à l'industrie, de bonté et de dignité à faire aimer et
respecter le nom de la France. Un Américain nous servait de guide dans
ce labyrinthe de forêts à traverser pour arriver au _duck river_. Montés
sur de jeunes et bons chevaux du _Tennessee_, nous parlions, non sans
une émotion secrète, de la patrie absente, lorsqu'après trois heures de
marche nous vîmes s'ouvrir devant nous, du haut d'un mamelon, une large
vallée pleine de lumière et d'ombre, de mouvement et de bruit: nous
étions arrivés au _camp-meeting_. Le paysage, par la grandeur sévère des
lignes et des formes, la majesté des arbres, répondait à la solennité du
but. Au premier plan, on voyait attachés à chaque arbre de la forêt des
groupes de chevaux demandant un abri à l'ombre du feuillage; le wagon
américain aux larges flancs attirait le regard par sa tenture de toile
blanche, qui tranchait dans ce milieu d'ombre et de verdure. Par les
sentiers étroits de la montagne descendaient gravement et lentement ces
familles nombreuses, représentées par des vieillards, de jeunes hommes,
de blanches filles, des mères allaitant leurs nourrissons au balancement
de leur monture: le jeune garçon y avait sa place, et se faisait grave
pour être à l'unisson de la caravane. Au loin, et au penchant d'une
colline, dans une clairière de la forêt largement ouverte, on remarquait
une masse de constructions en bois, qu'une sorte de pensée
architecturale avait ordonnées en des lignes droites et parallèles:
c'était les _log-houses_, les uns fermés, les autres ouverts, que la
piété et les nécessités d'une grande assemblée religieuse devaient
transformer, celui-ci en temple, ceux-là en salles à manger et en
dortoirs. De grands feux, alimentés par des troncs entiers d'arbres,
disputaient au soleil son éclat et faisaient bouillonner de vastes
marmites, objet pour les uns de convoitise, et pour les autres espoir
d'appétits aiguisés par une longue course. En arriére et sur des bancs
sans abri contre les ardeurs du soleil, étaient parquées les familles de
la race noire. Il était deux heures: c'était l'heure du prêche. Sous un
vaste hangar ouvert de tous côtés pour la circulation et fermé au levant
par une estrade, vinrent s'asseoir des groupes de jeunes filles et de
femmes de tout âge. A l'élégance de leurs vêtements, à leur démarche
aisée, à leurs manières faciles, vous auriez pu vous croire dans un
salon français en plein air. Derrière, mais sans mélange, et sur les
côtés, les hommes se massaient pour entendre la voix des prêcheurs. Sur
tous les bancs, au dedans, au dehors, partout régnait le plus grand
silence. Trois ministres du culte méthodiste, en habits et pantalons
noirs, montèrent sur l'estrade. L'un d'eux prit dans la Bible un texte
qu'il expliqua et développa à la foule attentive. Sa voix était
vibrante, mais sans onction. J'entendis quelques soupirs et quelques
cris isolés qui vinrent interrompre le prêcheur. Bientôt après
succédèrent au prêche les chants religieux au rhythme lent et monotone;
à certains intervalles, la foule fléchissait le genou et un nouveau
ministre disait à haute voix une prière. Cependant le soleil descendait
à l'horizon: un demi-jour se faisait dans la vallée. A un signal donné,
l'assemblée s'agita, la foule fut debout, et deux processions, l'une
d'hommes, l'autre de femmes, se dirigèrent vers deux points apposés de
la montagne, pour demander à une solitude plus profonde les inspirations
et les extases. J'ai suivi la procession des hommes; je les ai vus
s'agenouiller, courber leur front dans les hautes herbes, tressaillant
sous la parole forte et accentuée du prêcheur; cette parole allait
remuer des regrets, des désirs, des espérances, car j'entendis bientôt
des soupirs, des sanglots s'échapper de ces larges poitrines. La scène
se passait dans un ravin de la montagne, aux pentes riches de la plus
belle végétation. Qui, en cet instant, aurait pu se défendre d'une
émotion profondément religieuse? J aurais défié, toutes les sectes de
la terre de ne pas entrer en communion de reconnaissance et d'amour pour
Dieu sous ce beau ciel et en présence d'une nature, qui disait si haut
sa puissance et sa bonté. Mais hélas! ces sentiments devaient peu durer,
et à l'émotion religieuse devaient bientôt succéder la tristesse, la
fatigue et la révolte de l'esprit. La nuit était descendue sur la forêt:
les feux seuls éclairaient le paysage de reflets rougeâtres et
fantastiques. Le vaste _hangar-temple_ fut éclairé par de minces
chandelles, qui jetaient une lumière triste et blafarde fur l'assemblée.
La foule vint occuper ses premières positions; les prêches et les chants
recommencèrent. Mais soit que le pèlerinage à la montagne eût exalté les
coeurs et les esprits, soit que la parole du ministre s'épanchât plus
abondante et plus vive, la scène de la nuit revêtit un caractère
profondément lugubre. Les bancs se dégarnirent, et dans les intervalles,
sur une terre humide et froide, se roulaient des jeunes filles le sein
découvert et les cheveux épars. Une d'elles, à genoux, levait les yeux
au ciel, et en des rires convulsifs semblait indiquer, par son regard
fixe et illuminé, qu'elle avait pénétré au séjour désiré et rêvé. Les
unes sanglotaient et jetaient par saccades des cris de désespoir qui
eussent fait trembler d'effroi le voyageur égaré dans la forêt. La joie
chez quelques autres s'exprimait par sauts, par bonds répétés,
grotesques, semblables à la danse des fous. Ici des cris de plaisir et
d'extase; là, des hurlements de misère et de terreur. Cette jeune fille
qui lève les bras au ciel, se tord en convulsions sur les genoux de sa
mère, qui semble heureuse de cet état. Et quelle pitié n'ai-je pas
ressentie pour cette femme aux cheveux blancs qui, s'adressant à la
foule dans l'attitude d'une sibylle, criait à ses oreilles de s'amender,
de se repentir, de _professer religion!_ Et comme si cette scène dût
présenter le mélange du lugubre et du burlesque, on voyait à quelques
pas du hangar la foule des noirs s'agiter, danser, crier, imiter enfin,
mais avec l'exagération du sang africain, les contorsions et les
frénésies de ses maîtres. La nuit ne fut plus pour nos esprits qu'un
long cauchemar!

Il était deux heures après minuit: les chants et les cris, les soupirs
et les hurlements avaient cessé; les feux s'éteignaient. Quelques hommes
erraient autour des _log-houses_, et sous le hangar gisaient, mais
immobiles, ces corps frêles de jeunes filles que la fatigue et le
sommeil avaient saisies au milieu des convulsions. J'attendais le jour
avec une sorte d'impatience fiévreuse. Enfin, les cimes des arbres
s'éclairèrent, le bruit se fit autour de nous, et peu d'instants après
on voyait se diriger vers les foyers pour s'y réchauffer toutes ces
pauvres créatures à la marche chancelante, aux visages pâles, et aux
regards éteints et fatigués. Le _camp-meeting_ devait se prolonger avec
toutes ses péripéties pendant huit jours. Je rejoignis mes compagnons de
voyage et nous partîmes. Qu'avais-je donc de plus à apprendre du
_méthodisme_ pour le juger? Un culte qui donne tantôt une folle jactance
et tantôt un morne désespoir, qui ébranle les imaginations par les
terreurs les plus sombres, surexcite les organisations frêles et produit
souvent une exaltation qui ne peut être pure ni en sa source ni en ses
effets, n'est point un culte que la raison puisse admettre. Mais tout
est-il faux dans cette doctrine, et ne pourrait-on en dégager un
principe saint et vrai? Le méthodisme n'est point une secte nouvelle: au
fond c'est le calvinisme, qui ne croit au salut qu'à l'aide de la grâce,
abstraction des oeuvres. Mais la question de la grâce en théologie,
comme celle du libre arbitre en philosophie, est un de ces problèmes qui
furent toujours le tourment et recueil de la curiosité humaine. Quoi
qu'on fasse, l'homme ne peut se passer de Dieu et de la grâce: l'appeler
par la foi et la prière est un besoin. Seulement cette doctrine fait
trop bon marché du principe de la liberté humaine; c'est là sa
faiblesse. Etudiez, les diverses doctrines des sectes religieuses et des
philosophies: chez les unes et chez les autres, l'esprit d'erreur a
exagéré l'un des principes au préjudice de l'autre. La philosophie
attribue à l'homme l'entière et libre faculté de choisir entre le bien
et le mal: les sectes luthériennes accordent tout à la grâce et à
l'inspiration; la première cède trop à l'orgueil et égare; les autres
ruinent dans l'homme le ressort moral en dispensant de tout effort. La
doctrine catholique est la seule qui se maintienne entre les opinions
extrêmes. Elle refuse d'abolir la liberté humaine, tout en maintenant
l'intervention divine, la grâce dans nos sentiments et nos
déterminations. Grâce et liberté dans les actes humains, voilà sa noble
et pure doctrine.

J'ai suivi l'Américain du sud-ouest dans sa vie intime et extérieure.
Peut-on dégager du présent l'avenir, et lire dans ses moeurs et ses
tendances la destinée de ce peuple? La philosophie de l'histoire fait à
chacun des peuples anciens et modernes sa part dans le grand travail de
l'humanité. De toutes les nations qui ont pris part à l'oeuvre
progressive accomplie jusqu'à ce jour, il n'en est pas une, d'après sa
doctrine, qui ne se distingue par un caractère bien tranché, par un mode
d'activité, propre à elle, signe de sa tâche spéciale dans le travail
commun. L'industrie et le commerce ont fait fleurir la Phénicie. La
conservation des traditions anciennes a été la mission du peuple juif;
Athènes a brillé par ses beaux arts et sa littérature; Sparte, par son
activité guerrière; Rome a vécu tout entière dans une seule pensée, la
conquête du monde. Chaque peuple des temps modernes serait aussi appelé
par la Providence à remplir une fonction particulière et y puiserait les
éléments de son activité nationale. On peut combattre cette thèse dans
en ce qu'elle a de trop général. Mais pour le voyageur qui a parcouru
l'Amérique du nord, la mission providentielle de la race anglo-saxonne
parait écrite en lettres intelligibles à la poupe de ses vaisseaux, au
front de ses villes et sur les vastes terrains de ses défrichements.
Lors de la déclaration de l'indépendance en 1776, l'Amérique avait une
population de 4 millions, resserrée entre les _Alleghanys_ et l'Océan;
aujourd'hui sa population est de 28 millions, et du lac _Michigan_ au
golfe du Mexique, les contrées voisines du Mississipi sont occupées par
une armée de défricheurs. Quelques éléments étrangers ont pénétré, il
est vrai, dans cette armée par l'émigration; mais la masse est
anglo-saxonne. Quelle est sa mission providentielle? Conquérir par le
travail, le commerce, l'industrie, ce vaste espace qui des montagnes
Rocheuses s'étend au Mississipi. Dieu n'a pas voulu que ces immenses
plaines grasses et fécondes fussent toujours le domaine du sauvage et du
buffle. Le travail et le commerce, voilà les puissants instruments qu'il
a mis aux mains de cette forte race. Mais ne défricherait-elle les
forêts avec la cognée que pour vivre de maïs comme jadis le sauvage
vivait de chasse? Ne transformerait-elle le monde extérieur que pour
satisfaire ses appétits matériels? Ne parcourrait-elle le monde que pour
trafiquer et s'enrichir? Ne le croyez pas; allez au delà des surfaces,
sondez les âmes, et vous y verrez dominer de nobles sentiments et de
fortes croyances religieuses. Sous quelle latitude, dans les temps
anciens et modernes, vit-on un peuple entourer la femme de plus de
protection et de plus de respect? Chez quelle nation vit-on la religion
pénétrer plus profondément dans tous les actes du corps social? Un
peuple qui marche dans la vie avec cette double force ne peut ni
s'arrêter ni s'amoindrir: l'espace et l'avenir lui appartiennent.

G. FAURE BEAULIEU.



Monsieur Abraham.

Nous avons reçu, à propos de notre article sur Saumur (_Lettres sur la
France_, t. XVI, p. 374), la réclamation qu'on va lire. Nous l'avons
prise tout d'abord pour l'essai satirique de quelque bel esprit de
province, qui, sous une forme et une signature apocryphes, s'était
proposé le but et le petit plaisir d'enchérir sur les innocentes
plaisanteries contenues dans notre article à l'adresse de quelques
ridicules locaux, de quelques travers bourgeois dont la _cité_ de Saumur
n'est sans doute pas plus exempte qu'aucune ville du monde.

Nous ne désignions personne, par la raison péremptoire que nous n'avions
en vue personne. Le modèle vivant eût posé sous nos yeux, l'archétype de
ces millionnaires économes et infatigables, qui, après avoir toute leur
vie su gagner de l'argent, et beaucoup d'argent, ne savent comment le
dépenser (c'est tout simple: on ne peut tout apprendre et tout faire; à
chacun son rôle en ce monde), le prototype, disons-nous, de ces
estimables Crésus se fut offert à nos pinceaux plus qu'anodins--on nous
rendra, nous l'espérons, cette justice--nous eût donné sa tête à
peindre--que, Adèle à notre respect des convenances et à notre haine de
toute personnalité, nous ne l'eussions point signalée à l'hilarité
publique.

Cependant ce M. Abraham, qui parait prendre pour lui la portraiture,
nous a honoré de l'épître que nous transcrivons ci-après. Avant de
l'insérer, nous avons dû aller aux renseignements pour nous convaincre
que ce digne fils de Jacob n'est point un mythe, et qu'en publiant sa
missive nous ne serions point la victime de ce que nos voisins
britanniques appellent un _hoax_ ou un _puff_, et que nous nommons,
nous, en langage vulgaire, une facétie ou un _canard_. Nous étions
fondé, comme on s'en convaincra, à craindre une plaisanterie, à redouter
quelque serpent mystificateur sous les fleurs de cette rhétorique
mercantile et passablement furieuse.

Il n'en est rien: le télégraphe électrique, que nous avons fait
manoeuvrer à cette occasion, nous apprend que la chose est tout à fait
sérieuse; que monsieur Abraham existe réellement, qu'il est vivant,
qu'il a de beaux écus sonnants, qu'il possède un hôtel, ainsi que
lui-même prend soin de nous en informer. Cette heureuse assurance, en
coupant court à toutes nos appréhensions, nous permet de publier, avec
une joie que nous sommes certain de faire partager à la grande masse de
nos lecteurs, la lettre de monsieur Abraham: c'eût été, en effet,
dommage de la confisquer. C'est une pièce unique dont nous eussions été
désespéré de frustrer les historiens de l'avenir.

Mais laissons la parole à M. Abraham; nous la demanderons après lui:

«Saumur, 15 décembre 1850. «Monsieur,

«Tous les amis de l'ordre, de la propriété et de la famille,
c'est-à-dire l'immense majorité des habitants de Saumur, ont lu avec
autant de surprise que d'indignation le tableau déprédateur et faux que
vous faites de cette cité. Je vous invite à rectifier dans le prochain
numéro de l'_Illustration_ les graves inexactitudes que vous avez
insérées dans votre récit, et qui sont attentatoires à l'honneur, et
plus encore aux intérêts d'une population respectable.

«D'abord, et c'est ce qui doit nous tenir le plus au coeur, vous
prétendez qu'à Saumur les ouvriers sont réactionnaires, et que le moyen
et petit commerce est imbu des doctrines républicaines.

«Vous saurez; Monsieur, qu'il n'existe à Saumur, surtout dans
l'honorable profession du commerce, aucun habitant honnête disposé à
souffrir qu'un lui donne ce nom si compromis de républicain.

«Les commerçants de Saumur, dans tous les degrés de l'échelle, sont
restés dévoués à cette noble et sage politique qui a procuré à la
France, pendant dix-huit ans, tant du prospérités réelles et
profitables, sérieuses et morales.

«Il y a bien quelques maisons respectables attachées à des souvenirs
plus anciens; mais de républicains, il n'y en a point.

«Il n'y a personne qui oserait l'avouer, si ce n'est peut-être quelques
_pauvres diables_ en bien petit nombre, ou quelques _garnements sans
fortune_ dans la classe des _derniers ouvriers_ ou des derniers
boutiquiers.--A Saumur, comme ailleurs, si quelqu'un est connu pour
républicain, soyez sûr que c'est un homme taré, _sans patrimoine_ et
sans considération.

«Ce n'est pas, du reste, que nous fassions beaucoup de cas de la
politique, comme de toutes les choses d'imagination. Nous savons ce
qu'en vaut l'aune au point de vue de la prospérité publique et du
bien-être particulier. Nous savons parfaitement peser les hommes et les
choses dans la balance du bon sens et des intérêts positifs. Nous
apprécions très-bien ce que peuvent coûter au commerce et à l'industrie
les terroristes de 93 et les imbéciles de 1848.--Nous mettons au-dessous
de toute espèce de cours ces affreux petits montagnards rouges, et aussi
les montagnards blancs, qui soulèveraient trop de résistances dans les
classes du peuple, et qui d'ailleurs voudraient un jour peser sur
nous-mêmes. Enfin, nous appartenons corps et âme, tête et bourse, aux
hommes d'État habiles et influents qui se sont coalisés pour rendre à la
France, quand il en sera temps, le bonheur intérieur et la prospérité
financière que lui avait donnés le Napoléon de la paix.

«Voilà, Monsieur, la politique dont les Saumurois font hautement
profession, car c'est celle qui doit réussir infailliblement.

«Quant à vos critiques sur nos richesses et sur l'emploi que nous en
faisons ou que nous n'en faisons pas, nous n'avons qu'un mot à répondre
aux _folliculaires_ qui les prendraient pour textes de leurs
plaisanteries prétentieuses et impertinentes: c'est que nous payons
comptant; que nos moyens nous permettent de vivre comme nous le voulons;
que nous n'avons pas besoin de gagner notre pain _en dansant sur la
corde roide du journalisme_, et que _nous resterons les maîtres_, parce
que _la société est renfermée dans nos portefeuilles_, moins les
écrivains qui voudraient bien y tenir place.

«Recevez, Monsieur, les salutations très-humbles d'un bourgeois de
Saumur, qui a eu la simplicité de _quatrupler_ une fortune que son père
avait déjà doublée, et qui serait loué et célébré par les hommes de
plume s'il voulait les admettre dans son HÔTEL.

«ABRAHAM, «ancien négociant.»

Permettez-Nous d'abord, ô monsieur Abraham, de parer le trait assassin
qui termine votre missive. Nous savons fort bien que le temps est passé
où les gens opulents comme vous honoraient et accueillaient les gens de
lettres. Ils vous _célébreraient_, dites-vous, si vous les admettiez
dans votre HÔTEL. Je ne le crois pas trop; mais qu'à cela ne tienne!
N'ayez crainte, monsieur Abraham: nous vous célébrerons bien sans cela!

Oui, monsieur Abraham, nous espérons vous rendre célèbre en Israël et
nous y tâcherons. Car enfin il n'est point séant qu'un homme de votre
mérite et de vos revenus soit aussi ignoré à dix pas de chez lui qu'un
_garnement_ SANS FORTUNE, et nous ne nous pardonnons pas le doute
irrévérencieux que nous avons pu concevoir un instant sur votre
existence. Nous en sommes confus: là, vrai, monsieur Abraham, cela nous
fait une peine et une humiliation que nous ne saurions vous dire!

GARNEMENT SANS FORTUNE!... Savez-vous bien, monsieur Abraham, que vous
avez dit là un mot sublime, et que vous êtes poète comique sans le
savoir? Croyez-moi, le _sans dot!_ de ce croquant de Molière qui n'avait
pas trente mille livres à entasser bon an, mal an, ne vaut pas votre:
_Sans fortune!_--_Sans fortune!_ cela est beau; c'est foudroyant; comme
cela vous terrasse ces _garnements_ qui souffrent la faim et la soif!
_Sans fortune!_ Je m'y connais et je vous dis, moi, que ce mot est le
fin du fin. A _Sans fortune!_, il n'y a rien à répliquer. Après _Sans
fortune!_, il faut tirer l'échelle _Sans fortune!_ est comique et
tragique à la fois. Il dépasse de trente-six piles d'écus le _Sans dot!_
et le _Qu'il mourut!_ de Corneille.

Cette vocation dramatique vous vient sans doute du temps où vous
figuriez si agréablement, auprès du marquis de Moncade et de l'oncle
Mathieu, dans;'agréable ouvrage de d'Allainval, un _garnement_ qui avait
aussi son mérite, mais qui mourut à l'hôpital d'épuisement et de misère,
en vrai garnement qu'il était.

Cette circonstance, non moins que le _vis comica_ qui apparaît dans vos
écrits, nous porte à regretter bien vivement pour l'art que la fortune,
trop prodigue de ses largesses envers vous, vous dispense, selon
l'aimable métaphore que nous vous empruntons, de _gagner votre pain en
dansant sur la corde roide du journalisme_. Tudieu! monsieur Abraham,
que nous eussions aimé vous voir, le blanc d'Espagne à la semelle et le
balancier en main, danser sur cette corde _roide_! Et que la fortune est
aveugle et inepte de refuser ses faveurs à des _garnements_
qu'accommoderaient si bien une grande existence, un vaste portefeuille
et un splendide _hôtel_, tandis qu'elle vous accable, vous un homme né
pour l'emploi des premiers danseurs!

Ne nous en plaignons pas pourtant, _folliculaires_ et _pauvres diables_
que nous sommes, car m'est avis que la fortune nous a ôté en vous un
rude concurrent, si elle nous privé d'un modèle, et il est hors de doute
que si l'astre contraire, aidant votre génie naissant, vous eût conduit
sur la corde, il ne nous fût resté à tous d'autre ressource que de
l'abandonner pour le commerce des chapelets ou des fruits secs, à cette
fin de _quatrupler_ une fortune que malheureusement nos pères, pour la
plupart, n'ont pas eu, comme le vôtre, précaution de _doubler_.

Tous les Abrahams ne sont pas, pour le dire en passant, d'entrailles ni
d'humeur si paternelles, témoin celui du _sacrifice_. Le Seigneur, qui
sait son monde et se connaît en Abrahams, se garda bien de lui demander
ses écus. Il n'eut pas cette indiscrétion. Il se borna à le prier de lui
offrir son fils; ce à quoi le vénérable patriarche, qui plus tard envoya
son autre fils Ismaël, avec sa femme Atar, mourir dans le désert,
acquiesça... facilement. Vous n'êtes pas, monsieur j'aime à le croire
du moins, de ces Abrahams-là. Continuez donc à _quatrupler_ vos
richesses de père en fils. Permettez-moi seulement de vous faire
remarquer qu'on dit: _quadrupler_, et pardonnez-moi cette misérable
chicane; vous le pouvez, fort de l'avantage certain que vous avez sur
nous: car, si nous savons le mot, vous savez bien mieux la chose.

C'est là le point. Au reste, foin de l'orthographe! C'est imagination
toute pure, et vous _savez ce qu'en vaut l'aune_. L'essentiel est de ne
pas prendre trois pour quatre, et réciproquement. Voltaire, _un homme de
plume_, qui n'était rien moins qu'un _garnement_, et qui savait fort
bien compter, nous apprend qu'on peut écrire _dû_ votre _dû_, de trois
manières: _dû, deu_ ou _deub_, de _debere_; comme _quatrupler_, de
_quater_. L'important est de faire centrer exactement son _dû_, _deu_ ou
_deub_; et c'est à quoi, monsieur Abraham,--ou Buffon a menti, et le
style n'est pas l'homme--vous n'avez garde de manquer.

Pour ce qui est de la politique, monsieur Abraham, nous approuvons les
choses fort sensées que vous dites; et, pour ne pas savoir si bien que
vous ce _qu'en vaut l'aune_, croyez-le, nous n'aimons-pas plus que vous
à nous en occuper. Vous nous apprenez qu'il n'y a à Saumur que de
_pauvres diables_, de malheureux _boutiquiers_, de misérables
_ouvriers_, attachés à la république, c'est-à-dire au gouvernement
établi. Le Dieu de la Bible nous garde, monsieur Abraham, de vouloir
vous contredire ou vous contrister pour si peu. Permettez-nous pourtant
de vous faire observer que le propos nous semble un peu séditieux, dans
la bouche surtout ou sous la plume d'un homme aussi intéressé que vous
paraissez l'être à la stabilité et au maintien de l'ordre. Il y a à
Saumur un magistrat qui se nomme procureur _de la République_. Ce
fonctionnaire se trouve, s'il faut vous en croire, dans une fort laide
position: il vit au milieu d'une population toute d'ennemis et de
rebelles. Son sort est digne de pitié et son poste peu enviable. Le
pauvre homme! Mais c'est son affaire et non la nôtre. Laissons-le, et,
avec lui, la politique. J'y acquiesce de grand coeur et répare
volontiers, trop heureux si je puis désarmer à ce prix votre ire,
monsieur Abraham, l'outrage que j'ai fait involontairement à la ville de
Saumur en avançant qu'il s'y rencontre des citoyens amis de l'ordre, de
la paix et désireux de conserver les institutions existantes.

Vous nous annoncez plus loin, monsieur Abraham, que vous logez la
société française _dans votre portefeuille_. Je n'irai point cette fois
encore à rencontre; mais convenez que, si vous êtes à l'aise, voilà une
société qui n'en peut dire autant, et que, si elle étouffe, il ne
faudrait pas pour cela la trop malmener, la pauvrette, ni l'accuser de
_terrorisme_. Est-ce bien sa faute, l'innocente, si, strangulée dans
l'étau de cuir où vous la tenez comprimée, elle laisse de temps en temps
échapper un cri de détresse?--Pour ce qui est des écrivains que vous
excluez, comme Platon, de votre république--pardon!--de votre royaume de
basane, et qui voudraient bien s'y fourrer, dites-vous (pourquoi faire?)
ma foi, monsieur Abraham, voilà de la jovialité ou je cesse de m'y
connaître. Vous êtes un malin et un facétieux, et vous entendez mieux la
fine plaisanterie qu'on ne jugerait tout d'abord. Ces pauvres écrivains
qui raillent les anciens négociants en pommes sèches et en pruneaux,
comme les voilà châtiés de leur impertinence! Ils voudraient bien entrer
chez M. Abraham, les malheureux, _les funambules!_ Qui sait? on leur
offrirait peut être un verre d'eau sucrée ou quelque autre douceur, avec
la jouissance de la conversation de monsieur Abraham ou de l'oncle
Mathieu. Mais que nenni, mes beaux discours de fariboles!--Apprenez,
s'il vous plaît que M. Abraham n'est point des gens dont on se gausse;
que ce n'est point pour vous que lève la brioche et que les chandelles
s'allument.--Ah! ah! mes _garnements_, vous voilà tout penauds!--Vous en
vouliez tâter, mes meurt-de-faim, mes drôles, à d'autres!--Sachez aussi
que M. Abraham vous met non-seulement hors son _hôtel_, mais hors la
société et la loi, c'est-à-dire hors son portefeuille, où il paraît que
l'une a élu domicile. Beau logement garni, et grand bien lui fasse!
Puisse-t-elle y goûter du moins le sort du rat dans son fromage de
Hollande!

Et à propos de rats, monsieur Abraham, comme je vous veux infiniment de
bien, permettez moi de vous redire une petite historiette que l'on m'a
contée l'autre jour.--Il y avait un homme très-riche comme vous, qui
avait comme vous un très-gros portefeuille et beaucoup de billets de
banque. S'il y logeait la société, je l'ignore; c'est un détail dont on
a omis de m'instruire. Comme il avait grand'peur d'être volé et que son
imagination frappée ne lui représentait qu'écrivains et larrons, il
pratiqua un trou sous une boiserie et y inséra son trésor. Il ne fut pas
volé en effet. Seulement, lorsque peu après il y voulut, par aventure,
ajouter quelques banknotes, quelques jolis bons du trésor, il n'en
trouva que les débris. Les rats le lui avaient mangé. C'étaient
probablement des rats de bibliothèque, des rats savants--et
journalistes.

Défiez-vous des rats monsieur Abraham; ce sont des animaux fort
subversifs. Je les soupçonne beaucoup d'être républicains, en leur
qualité d'affamés. Et puis n'est-ce pas d'eux qu'accouchent les
_montagnes_ en travail d'enfant, ces montagnes qui vous inspirent tant
d'effroi?

Défiez-vous-en!--Là-dessus nous vous prions, monsieur Abraham, d'agréer
nos remercîments bien sincères pour le ton exquis et la parfaite aménité
de votre style épistolaire. Présentez nos respects à madame Abraham,
ainsi qu'à M. le marquis de Moncade--sans oublier l'oncle Mathieu.

Votre très-humble servante,

L'_Illustration_.

Pour copie conforme:

_Felix Mornand._

P S. Ce n'est pas tout: voici une terrible affaire. Saisissons les
mouchettes. Un lampion du cru, nommé M. Godet,--un jeune lumignon de la
plus brillante espérance,--nous a lancé une flammèche. Que pouvons-nous
bien dire à un quinquet qui fume? Si nous l'avons bien compris, il
insinue délicatement, avec toutes sortes d'ambages--crainte de Dieu et
des sergents--que le signataire des articles: _Paris à Nantes_, pourrait
bien être un _échappé de Fontevrault_. Il n'y a, en effet, qu'un
réclusionnaire qui puisse médire de Saumur.

Cela va de suif. Mais nous avions beaucoup mieux à faire qu'à donner au
public une réédition de la grande querelle de Piron et des Beaunois.
L'auteur de la _Métromanie_ est mort, mais certains Beaunois lui ont
survécu à Saumur. Renvoyons donc M. Godet à ses huiles et à ses méches.
C'est tout ce que l'_Illustration_ peut faire pour lui en raison de son
éloquence grésillante et de son article--_des six_. Elle aime les
rieurs, et non pas les bobèches. Nous mettons l'abat-jour sur M. Godet:
que l'éteignoir lui soit léger!

--Faute d'oser souffler, dira M. Godet; et il aura bien raison.



Adrien Perlet.

Hier les amis de Perlet l'ont conduit à sa dernière demeure, et j'ai
prononcé quelques paroles sur sa cendre. Aujourd'hui je vais encore
parler du vieil ami que je pleure; si je l'eusse devancé dans la tombe,
il aurait, je n'en doute pas, consacré quelques lignes à ma mémoire.
C'est à moi de remplir ce triste devoir du survivant.

Adrien Perlet est né à Marseille le 28 janvier 1793 Son père avait été
cornélien et directeur de spectacle dans la province; il avait joué
aussi à Paris, où il s'était fixé plus tard comme correspondant de
théâtre. Les enfants sont imitateurs, surtout ceux qu'une irrésistible
vocation entraîne plus tard vers la scène, et dès son plus jeune âge
Perlet manifesta ce penchant à copier, à reproduire tout ce qui le
frappait. Il aimait les cérémonies religieuses, et toutes les fois qu'il
avait entendu un sermon, il ne manquait pas, à son retour, de
contrefaire, devant un muet auditoire de chaises, l'organe et les gestes
du prédicateur qu'il avait attentivement écouté. Il se plaisait aussi à
faire mouvoir des pantins; les paroles qu'il leur prêtait lui
arrachaient d'abondantes larmes, qu'il essuyait en portant à ses yeux
les acteurs mêmes dont il venait d'improviser les rôles. Au sortir du
collège, il voulut être médecin; mais le démon du théâtre l'emporta. Il
fut entendu au Conservatoire impérial de musique et de déclamation le 15
novembre 1810: j'assistais à cet examen, et le souvenir m'en est bien
présent. Le comité, présidé par M. Sarrette, notre bon et paternel
directeur, était composé de Talma, de Fleury, de Baptiste aîné et de
Lafont. C'était là un auditoire plus imposant que celui devant lequel le
jeune Perlet avait jadis récité ses essais de prédication. Perlet répéta
la première scène du _Légataire_ avec la folle gaieté qu'il avait à
quinze ans, et qu'il communiqua bientôt à toute l'assemblée. Élèves,
professeurs, directeur, secrétaire, tout le monde riait à gorge
déployée. Il n'est pas besoin de dire que Perlet fut admis à l'unanimité
et par acclamation. Autrefois l'emploi des Crispins s'appelait aussi
l'emploi des _Poissons_, du nom de celui qui l'avait créé, et des deux
célèbres héritiers de son nom et de son talent. En sortant du
Conservatoire, Fleury, enchanté, écrivit quelques mots au père de
Perlet. Ou sait que Fleury avait tout à la fois les manières et
l'orthographe d'un marquis: je veux parler des marquis de l'ancien
régime; plus tard l'égalité des droits a dû amener celle de
l'orthographe. Le billet de Fleury était ainsi conçu: «Ton fils a
beaucoup de dispositions; je crois qu'il jouera très-bien les Poisons.»
Une lettre de moins n'ôtait rien à l'autorité d'un tel suffrage, et le
père du jeune Adrien put pressentir déjà l'avenir de son fils.

A cette époque, je l'ai dit, Perlet avait quinze ans: son front bombé,
ses yeux vifs et renfoncés, sa maigreur, son flegme, ses vêlements sous
lesquels il avait grandi et qui n'avaient point grandi comme lui, tout
cela formait un ensemble bizarre et plaisant qu'on ne pouvait regarder
sans éclater de rire. Son humeur était très-gaie, un peu moqueuse, et le
sang-froid avec lequel il lançait ses plaisanteries les rendait plus
piquantes encore. J'étais au Conservatoire depuis quelques mois
lorsqu'il y fut admis, et nous nous liâmes d'une très-vive amitié.
Lafont était mon professeur, Baptiste aîné le sien. Talma avait un
élève, nommé Raimond, dont il faisait un cas extrême et qui eût sans
doute acquis une grande réputation dans les premiers rôles de la
tragédie ou de la comédie: car il étudiait ces deux genres avec un
succès à peu près égal. Il devint notre ami; nous ne nous quittions
presque pas, et l'on nous appelait les trois inséparables, Raimond
mourut en 1815; mais, quand je me trouvais avec. Perlet, il revivait
dans nos entretiens et se mêlait à tous nos souvenirs.

Les brillantes dispositions de Perlet se développèrent avec rapidité: il
obtint, en 1811, le second prix de comédie; c'était un élève tout à fait
hors ligne et qui promettait un comédien du premier ordre. Sa voix avait
acquis beaucoup d'étendue; il avait certaines notes dont la gravité
surprenait Talma: «Avec cette voix, lui disait-il, vous joueriez bien la
tragédie, si vous n'aviez pas une figure si comique.» Il y eut cette
année-là au Conservatoire des exercices publics, qui se composaient de
scènes de tragédie, de comédie, de grand opéra et d'opéra comique. Ces
représentations, données dans le jour, attiraient la haute société de
cette époque. Le talent de Perlet en était un des attraits les plus
piquants: là brillaient Ponchard, Levasseur, mademoiselle Callaut, qui
fui depuis madame Ponchard, et mademoiselle Palar, qui devint madame
Rigault. Notre ami Raimond était aussi l'un des héros de ces fêtes,
dramatiques, qui étaient pour Perlet de véritables triomphes, le public
le traitait en enfant gâté, et dès qu'on l'apercevait ou qu'on entendait
le son de sa voix, l'hilarité et les applaudissements éclataient dans
toute la salle.

J'avais un an de plus que lui, et la conscription, qui alors n'épargnait
presque personne, allait m'enlever à mes études théâtrales. On espérait
qu'un premier prix me ferait exempter du servie militaire, mais la
supériorité de Perlet était si bien reconnue, qu'à côté de lui je ne
pouvais aspirer qu'au second. C'était en 1812. Perlet se retira du
concours pour n'y reparaître que l'année suivante. Malheureusement sa
générosité n'eut pas le résultat qu'il en attendait: j'obtins le premier
prix; mais je ne fus pas exempté, et j'allais partir pour l'armée,
lorsque l'empereur lança de Moscou le fameux décret qui est devenu la
loi suprême du Théâtre-Français. Ce décret instituait un pensionnat de
déclamation semblable au pensionnat de chant déjà établi. C'est ce qui
me préserva de la gloire militaire, alors si redoutable. Il est probable
que j'ai dû la vie au décret de Moscou; plus tard il a protégé mes
intérêts et ma position. J'ai donc eu raison de le défendre comme je
l'ai fait en plusieurs occasions; je le devais, ne fût-ce que par
reconnaissance. J'entrai au pensionnat avec Perlet et Raimond, et là
nous vécûmes de la vie la plus insouciante et la plus gaie.

Il y avait cependant chez Perlet des moments, rares il est vrai, où
cette gaieté se voilait sous des commencements de souffrance. C'étaient
les premières atteintes de la maladie opiniâtre qui ne le quitta jamais.
Nous avions le tort de nous moquer de ses plaintes et de le traiter de
malade imaginaire. Nous sommes trop punis aujourd'hui de cette
incrédulité railleuse.

Il y a dans la jeunesse de Perlet quelques traits plaisants dont on
pourrait égayer sa biographie. Si je n'écrivais pas cette notice presque
sur sa tombe, je les raconterais; mais le lendemain de la mort d'un ami
on n'a pas goût aux joyeuses anecdotes: j'en citerai donc une seule.
Comme pensionnaires du gouvernement, nous avions un uniforme, et les
jours où nous paraissions en public nous portions un habit bleu et une
culotte blanche. Or, peu d'entre nous étaient doués de mollets
présentables. Une culotte courte et pas de mollets! c'était chose
pénible pour notre amour-propre. Cependant, nous nous résignions assez
gaiement à ce malheur. Mais Perlet voulait à toute force être mieux fait
que nous, et, n'ayant pas assez de fonds pour recourir à l'art du
bonnetier, il se mit à découdre son matelas, et un peu de laine qu'il en
ôta fut consacré à l'ornement de ses jambes trop exiguës (il ne faut pas
oublier que Perlet logeait au pensionnat). Malheureusement la laine ne
resta pas à l'endroit où il l'avait placée: elle retomba, et les jambes
du jeune comique offraient un aspect tout à fait bizarre, un spectacle
extraordinaire. Cependant, le surveillant du Conservatoire fit un
rapport où il accusait l'élève Perlet d'avoir _volé la laine du
gouvernement_. M. Sarrette rit du rapport, pardonna le larcin, et
recommanda à Perlet d'avoir à l'avenir des mollets plus stables.

Son premier prix lui fut décerné à l'unanimité, en 1813. L'horizon
politique devenait sombre, et 1814 renversa notre pensionnat. Il y eut
pour nous des moments de détresse. Le père d'Adrien était bon; mais il
s'armait quelquefois d'une sévérité trop grande qui effrayait Perlet et
l'éloignait de la maison paternelle. Un jour, nous nous rencontrons dans
une des plus sombres allées des Tuileries, vers quatre ou cinq heures,
et voici notre entretien: «Que fais tu là?--Je me promène.--Moi
aussi.--As-tu dîné?--Non; et toi?--Ni moi non plus.--Eh bien, causons
théâtre.» Et la conversation de s'engager avec notre chaleur habituelle
sur cet intarissable sujet. Nous avions à peine vingt ans. Aujourd'hui
peut-être, des jeunes gens, dans une position semblable à la nôtre, au
lieu de parler théâtre et beaux arts, traiteraient quelque grande
question politique et sociale, et ne verraient de salut pour leur génie
incompris que dans le suicide ou dans une révolution nouvelle; mais sous
l'empire on s'occupait peu de politique, et les génies incompris
n'étaient pas encore à la mode.

C'est en 1814 que Perlet a débuté au Théâtre-Français; ses débuts furent
heureux; mais à cette époque il était triste, soit qu'il eût de secrets
chagrins dont il ne m'a point fait part, soit que ce mal dont il se
plaignait plus fréquemment, causât l'humeur mélancolique que je lui
reprochais. Cette tristesse nuisit un peu à son jeu et à ses succès, et
il ne retrouva toute sa verve que dans le Crispin du _Légataire_, qui
déjà lui avait porté bonheur au Conservatoire. Après ses débuts, il
partit pour Londres; il voulut tenter la fortune, et réussit
complètement dans les rôles de vaudeville où il s'essaya. Il reçut avec
un dédain superbe une lettre de la Comédie-Française qui lui offrait un
engagement de douze cents francs. A partir de ce moment sa carrière fut
heureuse et brillante; il acquit en même temps renommée et richesse. De
Londres il alla à Bruxelles remplacer un comique fort aimé qui
s'appelait Paulin, un ancien camarade de Fleury, qui attendit quarante
ans le moment de leur retraite commune pour se réunir à son vieil ami,
et qui se brouilla avec lui aussitôt qu'ils vécurent ensemble. Perlet
fit promptement oublier Paulin. Le Gymnase s'ouvrit; Perlet y fut
appelé; il y débuta dans _Rigaudin_ de la _Maison en loterie_,
vaudeville de Picard et Barré, précédemment joué à l'Odéon, et qui,
grâce à Perlet, obtint une vogue nouvelle et plus grande. Il attira
constamment la foule au Gymnase, où il déploya un talent vrai, fin,
spirituel, original. Il avait eu au Conservatoire un penchant à la
charge dont il s'était entièrement corrigé. Il fut toujours un comédien
de bon goût, et n'alla jamais chercher ses succès hors de la vérité et
de la raison. Il changeait de physionomie et presque de figure aux yeux
mêmes du spectateur: ainsi dans le _Comédien d'Etampes_, il arrivait
avec la figure et les manières d'un jeune homme, et devenait vieux à
l'instant même et sans quitter la scène, en posant sur sa tête une
perruque de vieillard. Il excellait à imiter les patois, les accents
provinciaux ou étrangers, et dans les rôles d'Anglais, qui jusque là
avaient été joués avec une exagération convenue, il montra une
perfection de vérité à laquelle nos voisins d'outremer applaudissaient
eux-mêmes. Parmi les pièces dont il créa les rôles principaux avec tant
de bonheur, on se rappellera longtemps le _Parrain, le Gastronome sans
urgent, le Secrétaire et le Cuisinier, Michel et Christine le Comédien
d'Etampes, le Landau_. Il montra dans _Michel et Christine_ une
sensibilité touchante et vraie que les auteurs n'avaient point songé à
donner au personnage qu'il représentait, et j'ai entendu M. Scribe dire
que Perlet avait heureusement corrigé son rôle par cette nuance si
finement exprimée. La Comédie-Française voulut reprendre l'habile
comédien dont le Gymnase était fier: les termes du privilège accordé à
ce dernier théâtre lui en donnaient le droit: Perlet opposa un refus
constant aux prétentions des sociétaires; il aima mieux ne pas rejouer à
Paris, et il s'en exila pour recommencer ses brillantes tournées dans
les départements. Il revint plus tard et reparut au Gymnase; mais son
mal augmentait toujours, et il fut contraint de quitter le théâtre à
l'âge où le talent est dans toute sa force. Perlet s'était marié en 1819
avec une des filles de Tiercelin, si parfait dans les personnages
populaires, et qui contribuait avec Brunet et Potier à la fortune des
Variétés. Malheureusement, madame Perlet était faible et souffrante
comme celui dont elle était si heureuse de porter le nom. Elle avait
pour lui un dévouement de tous les instants, et paraissait oublier ses
maux en s'occupant de ceux de son mari. Perlet lui rendait toute
l'affection, et, quand elle en avait besoin, tous les soins qu'il en
recevait. Il fut excellent époux et excellent père; il aimait sa fille
d'un amour jaloux dont elle était bien digne; sa tristesse habituelle
augmenta quand il s'agit de la marier. Le père du brave et excellent
jeune homme à qui elle s'est unie se désolait aussi à l'idée de se
séparer de son fils: Il vint en pleurant faire une demande à laquelle
Perlet souscrivit en pleurant.

[Illustration: Perlet.--Rôles de comédien d'Etampes.]

Perlet connaissait profondément son art, et adorait le théâtre. Il a
publié sur l'art dramatique et sur l'art du comédien des réflexions qui
décèlent l'artiste supérieur et l'homme de goût. Il m'écrivait souvent
en vers pleins d'esprit et de traits heureux. Il causait avec finesse et
chaleur, et aimait beaucoup la conversation, mais seulement avec ses
intimes; il recherchait peu le monde et les liaisons nouvelles; il était
plein d'honneur, bon et fidèle ami, avait des moeurs régulières et des
manières polies. Les susceptibilités de son caractère ne doivent être
imputées qu'à cette santé débile qui le mettait quelquefois au
désespoir. Depuis longtemps il était réduit à ne plus savoir de quels
aliments se nourrir, tant ses digestions étaient douloureuses, tant le
mal faisait de progrès et le poussait vers la tombe Sa femme l'y a
précédé; elle est morte à Enghien-les-Bains le 6 septembre dernier.
Perlet, qui ne l'avait pas quittée pendant toute sa maladie, fut témoin
de ses derniers moments; ce fut un coup dont il ne se releva point.
Trois mois après il n'était plus: sa femme était morte un vendredi à
huit heures du soir; il mourut à la même heure un vendredi.

Quoique Perlet ne jouât plus, il était utile au théâtre par la manière
dont il savait en parler, par les avis précieux qu'il ne refusait point
aux jeunes comédiens qui sollicitaient le secours de ses lumières et de
son expérience; il était par ses nobles et excellentes qualités
nécessaire à ses amis, qui le regretteront toujours.

21 décembre 1850.

SAMSON _(de la Comédie-Française)._



Le _Véritable Gribouille_, par GEORGE SAND; les _Fées de Ia Mer_, par
ALPHONSE KARR; le _Royaume des Roses_, par ARSÈNE HOUSSAYE; _Tom Pouce_,
par P. J. STAHL; les _Contes des Fées_ (2). Ce qui a manqué presque dans
tous les temps à la littérature enfantine, ce sont les écrivains de
talent. Si l'on devait juger de cette littérature par les _Contes à ma
Fille_, les _Contes à mon Neveu_ et les innombrables contes à dormir
debout dont nous sommes inondés chaque année à l'approche du mois de
janvier, il faudrait croire que la composition des livres à l'usage des
enfants est devenue le patrimoine des académiciens sur le retour et des
sous-maîtresses de pensionnat. Voici un éditeur qui a voulu que les
enfants fussent aussi bien traités que les grandes personnes; il a fait
appel aux écrivains les plus en vogue, il leur a demandé de nouvelles
histoires merveilleuses. C'est d'abord l'auteur de la _Mare au Diable_
et de la _Petite Fadette_, deux chefs-d'oeuvre. George Sand, en
gribouillant _Gribouille_, s'est rappelé les riants tableaux qu'il avait
semés çà et là dans ses précédents ouvrages, et il a écrit un petit
conte dont il sera longtemps parlé dans les veillées enfantines; après
George Sand, Alphonse Karr, qui serait un grand marin s'il n'était un de
nos plus spirituels littérateurs, nous raconte toutes les merveilles
qu'il a découvertes dans ses plongeons au milieu des vagues. L'Océan
s'est illuminé de splendeurs inouïes, et il a montré à l'historien de
Sainte-Adresse ses palais en coquillages, ses Louvres en turquoises, et
ses Tuileries en diamants. De l'empire de la mer nous passons au
_Royaume des Roses_; au beau royaume, celui-là, qui renaît chaque année
et qui n'a rien à redouter des révolutions tant qu'il y aura des
printemps. Puis il y a encore _Tom Pouce_, qui a obtenu les honneurs
d'une troisième édition; _Tom Pouce_, un héros microscopique, auquel il
arrive les plus surprenantes aventures. Cette charmante collection,
cette bibliothèque choisie de l'enfance, se composa en outre de _Trésor
des Fèves_, par Charles Nodier; des _Aventures du Prince Chènevis_, par
Léon Gozlan; de la _Bouillie de la Princesse Berthe_, par Alexandre
Dumas; de l'_Histoire de la Mère Michel et de son chat_, par de
Labédollière, et enfin du _Prince Coqueluche_, par Edouard Ourliac.
L'éditeur a eu soin que les gravures fussent à la hauteur du texte, les
dessinateurs habiles, tels que Granville, Gérard-Séguin, Bertall, Tony
Johannot, Maurice Sand, ont illustré ces petits livres de vignettes
charmantes. Nous avons surtout remarqué les illustrations de
_Gribouille_, dues au crayon de M. Maurice Sand. Nous sommes assuré que
l'auteur de _Gribouille_ ne se plaindra pas du dessinateur. Le crayon de
l'un semble fait exprès pour la plume de l'autre.

[Note 2: Chez Blanchard, rue Richelieu, 78.]

En résumé, la collection dont nous parlons est un très-joli cadeau
d'étrennes; et si nous avions le bonheur d'être encore un petit garçon,
nous préférerions de beaucoup _Gribouille, Tom Pouce_ et les _Fées de la
Mer_ à tous les marrons glacés et à toutes les pralines des confiseurs.
E. T.



Rébus.

[Illustration.]

EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS.

Le salon de cette année sera beau, s'il faut en croire les on dit.





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