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Title: Un Cadet de Famille, Volume 2 (of 3)
Author: Trelawney, Edward Jones
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Un Cadet de Famille, Volume 2 (of 3)" ***


book was produced from scanned images of public domain


  COLLECTION MICHEL LÉVY


  OEUVRES COMPLÈTES
  D'ALEXANDRE DUMAS


  PARIS.--IMPRIMERIE DE ÉDOUARD BLOT, 46, RUE SAINT-LOUIS



                    UN
              CADET DE FAMILLE

        TRADUIT PAR VICTOR PERCEVAL

                PUBLIÉ PAR
              ALEXANDRE DUMAS


            --DEUXIÈME SÉRIE--


                   PARIS
  MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
            RUE VIVIENNE, 2 BIS

                   1860
           Tous droits réservés



      UN

CADET DE FAMILLE



XLVII


--Vous devez comprendre, reprit de Ruyter, que le pauvre niais de
Torra fut vendu par son frère, qui, étant l'aîné de la famille, avait
non-seulement des droits de père sur son cadet, mais encore le pouvoir
de vendre tous ses parents. Sa vieille mère avait voulu mettre un
obstacle à cet odieux trafic, et elle avait trouvé la mort dans les
tentatives d'une vaine opposition. Torra fut envoyé en esclavage à
Rodrigues, et sa mère ainsi que ses soeurs furent expédiées à l'île de
France. Vous connaissez déjà la fin tragique de l'histoire de Torra;
il n'y a rien à y ajouter que ceci: Hier matin, après notre
débarquement, Torra a traversé la rivière à la nage pour se joindre à
vos hommes.

--C'est vrai, mon cher de Ruyter, et quand nous avons dû franchir le
ravin, entreprise que l'obscurité rendait très-difficile et
très-dangereuse, il nous a guidés en nous montrant un endroit plus bas
et plus praticable; en outre, il nous a conduits à la porte de la
ville.

Pour vous dire la vérité, son empressement était si grand, que j'ai
craint un instant qu'il ne voulût nous jouer un mauvais tour; en
conséquence, je guettai tous ses gestes; mais, quand le signal de
l'attaque eut été donné, mes soupçons se dissipèrent: le gaillard
était le plus actif de nous tous; sa fureur m'étonnait, mais vous
m'avez fait comprendre le sentiment de vengeance qui le faisait agir
avec une si implacable cruauté.

Pendant les premières minutes de notre entrée dans la ville, je fis la
rencontre d'un homme dont je saisis la gorge pour l'empêcher de donner
l'alarme. Torra agit, lui, avec plus de promptitude et surtout plus
d'efficacité, car il imposa silence à trois Marratti en les tuant dans
leur sommeil. Après m'avoir aidé à forcer l'entrée qui conduisait dans
l'intérieur de la ville, il s'éloigna de moi, et je le revis une heure
après couvert de sang depuis les pieds jusqu'à la tête, se précipitant
de hutte en hutte.

Partout où se trouvait Torra, l'air était rempli par des hurlements de
rage, par des râles de mort. J'ai cru un instant que ce massacreur
était fou, tellement que je fus obligé de lui envoyer une balle dans
les jambes, car il était inutile de lui parler, il n'entendait pas.
J'arrêtai donc, en le blessant, ses furieux cris de guerre.

--Mais, demanda Aston à de Ruyter, vous ne nous parlez pas de la
rencontre de Torra avec son frère.

--Ah! s'écria de Ruyter, son récit a été vraiment touchant, et je
l'avais cependant oublié. Torra est un rêveur, il a des visions; comme
je ne me rappelle jamais de mes propres rêves, vous ne devez pas être
étonné que je mette un instant en oubli ceux de mon ami Torra. Par
Jupiter! son rêve est miraculeux et il mérite d'être enregistré dans
les annales des songes. Écoutez donc le rêve de Torra, il a décidé le
dénoûment de sa vie.

«--J'étais dans la ville des Marratti et je fouillais inutilement
toutes les huttes pour trouver mon mauvais frère; cette recherche
infructueuse m'agitait tellement, que mon sang bouillonnait dans mes
veines comme une lave enflammée. Je tuais tous les êtres que je
rencontrais; ils fuyaient ou tombaient sous mes coups, mais aucun ne
voulait se battre avec moi. Les lâches avaient peur de Torra, et Torra
n'avait qu'un seul couteau à opposer à leurs lances, à leurs
mousquets, à leurs épées. Si par hasard un fer me frappait, il ne me
faisait pas de mal; les fusils ne blessent point Torra.

»Je rentrai malade à bord du grab, et j'allai me coucher dans les
filets des hamacs du gaillard d'avant, mais non pas pour dormir, je
souffrais trop. Je me reposais en regardant la mer, quand tout à coup
je vis mon vieux père sortir lentement de la profondeur des eaux. Il
était assis dans une grande coquille et tenait son filet de pêche à la
main. Mon père s'arrêta en face de moi, me regarda avec une fixité
étrange, et me dit d'un ton sombre:

»--Torra, mon fils?

»J'essayai de répondre à cet appel, mais la terreur paralysait ma
langue.

»--Où est ta mère, Torra? Où sont tes soeurs, mon fils?

»--Mon père, elles sont esclaves chez les hommes blancs.

»--Non, Torra, elles sont libres. Regarde, c'est toi qui es un
esclave, mais ta mère et tes soeurs sont avec moi; regarde, regarde.

»J'obéis à mon père, et je vis ma mère et mes soeurs dans la coquille.

»--Où est ton frère, Torra? demanda mon père.

»--Je ne sais pas, murmurai-je d'une voix tremblante.

»Au même instant un vieillard blanc parut dans les sombres nuages qui
obscurcissaient la nuit; il tenait à la main une lance couleur de feu,
et, se faisant l'écho de mon père, il répéta:

»--Où est ton frère?

»--Où est-il? redit mon père en secouant son filet de pêche; Torra, tu
es un mauvais fils, un mauvais frère, puisque tu n'as pas envoyé à
l'esprit du mal le parricide et le parjure. L'esprit m'a ordonné de
jeter mon filet pour y recevoir ton frère, et nous n'aurons, tant
qu'il vivra, ni bonheur ni repos. Nous sommes condamnés à le suivre.
Je sais qu'il se trouve sur le vaisseau où tu es esclave; je sais que
dans cet instant il dort. Tu as donc oublié ou renié la loi du pays,
Torra: du sang pour du sang, dit le juste. J'attends, j'attends!

»Mon père jeta son filet dans la mer, le retira vide, le rejeta
encore, tandis que le démon blanc des nuages agitait sa lance en
appelant mon frère:--Brondoo, Brondoo!

»Je regardai attentivement sur le pont, et j'aperçus mon frère: il
dormait à quelques pas de moi.

»Je descendis de mon hamac et je tuai Brondoo. À travers le sabord, je
vis le filet de mon père se fermer sur l'âme du mort, que le démon
blanc prit du bout de sa lance. Après avoir accompli la tâche imposée
par l'esprit du mal, mon père poussa un cri de joie. Mes soeurs
frappèrent leurs mains l'une contre l'autre, la coquille s'enfonça
dans la mer, et le démon disparut.»

Voilà la vision de Torra; qu'en pensez-vous? Je vous assure maintenant
que ce nègre est un garçon d'un esprit sérieux; mais il croit si
fermement aux hallucinations de ce délire, qu'il me supplie de le
laisser aller rejoindre son père; je m'y oppose, car je trouve que la
coquille paternelle est déjà bien assez chargée.

--Pauvre garçon! dit Aston, le sort a été cruel envers lui, et le
malheur a éteint le peu d'intelligence qu'il possédait.

--Par le ciel! m'écriai-je, vous êtes injuste, mon cher Aston, le plus
sage des hommes aurait perdu l'esprit dans une pareille situation.
Quant au crime d'avoir tué son frère, et le mot crime est une
expression que j'emploie non pour qualifier, mais pour désigner la
faute qu'on reproche à Torra; eh bien! ce crime n'en est pas un, et
s'il avait massacré une myriade de pareils hommes, il mériterait de
magnifiques récompenses.

--Vous avez raison, Trelawnay, me répondit de Ruyter, mais il faut que
les préjugés des hommes pèsent dans les balances de la justice. Notre
équipage se révolterait si je faisais grâce à Torra. Étant l'aîné, je
vous l'ai déjà dit, son frère avait sur lui des droits patriarcaux, et
il pouvait vendre tous ses parents. L'ordre du père, quoique
illusoire, peut justifier le crime de Torra, mais, comme ce père n'est
pas ici pour témoigner de l'innocence relative de son fils, il faut
que le sang de Torra paye pour celui qu'il a versé.

--Comment, de Ruyter? Mais votre intention, je l'espère, n'est pas de
punir ce malheureux visionnaire.

--Non, mais il faut que nous fassions semblant de rendre justice.
Quand nous serons près de terre, je saisirai un moment favorable pour
sauver Torra.

La bonne intention de de Ruyter fut perdue, car deux jours après la
nuit du meurtre, Torra, enchaîné, sauta sur la proue du vaisseau,
regarda la mer en s'écriant:

--Le voilà, il m'attend!

De la proue Torra bondit dans la mer et le vaisseau passa sur son
corps. Il était inutile de faire un effort pour le sauver, le poids
des menottes précipita le pauvre nègre dans les profondeurs de
l'Océan.

Le souvenir de ce malheureux nous attrista pendant quelques jours.
Aston, qui avait une foi de marin dans les rêves et dans les présages,
prit la peine, dès notre arrivée à l'île de France, de s'informer si
les particularités de la vision relative à la soeur et à la mère de
Torra étaient vraies. Il s'adressa donc à un bureau du gouvernement,
qui tient enregistrée la mort des esclaves, et il apprit qu'en se
rendant à l'île Bourbon les trois femmes s'étaient jetées dans la mer.
Cet événement avait eu lieu la nuit même du rêve de Torra. Je n'ai pas
besoin d'ajouter que cet étrange coïncidence des faits affermit la foi
d'Aston dans les rêves, les présages, les pressentiments et les
visions.



XLVIII


Nous nous trouvions sous les vents alizés de l'ouest, et nous hâtâmes
gaiement notre course, accompagnés par la corvette. De Ruyter décida
que nous rentrerions au port Bourbon, dans l'île Maurice, sur le côté
sud-est, puisque les frégates anglaises bloquaient le port au
nord-ouest.

--Le port Bourbon, dit de Ruyter, est le meilleur port pour entrer
dans l'île, mais il est le plus difficile pour en sortir. Cependant,
c'est un havre magnifique, et nous serons obligés d'y rester jusqu'à
ce que la mousson du nord-ouest, qui va bientôt commencer, soit tout à
fait tombée. D'ailleurs, nous serons plus près de mon pays, et surtout
plus tranquilles, car il n'y a guère de vaisseaux au port Bourbon, le
commerce n'étant suivi qu'à côté, sous le vent de Port-Louis.

Plusieurs jours s'étaient écoulés depuis notre conquête de
Saint-Sébastien, et je pensai qu'il était temps de faire une visite à
ma petite captive. Malgré mon apparent abandon, je n'avais point
négligé de l'entourer de soins, car elle habitait ma propre cabine, et
j'avais ordonné au bon vieux rais de trouver, parmi les gens que nous
avions à bord du vaisseau, ceux qui étaient de la même tribu que Zéla
ou qui avaient été ses domestiques.

Privilégié par son âge et par son rang, le rais put aller voir la
jeune fille, lui parler, et l'assurer qu'elle ne manquerait de rien.
Le rais me dit que trois femmes qui avaient été avec Zéla sur le
vaisseau de son père étaient déjà auprès d'elle, et qu'il avait donné
à ces femmes toutes les choses dont elles avaient eu besoin. Par
respect pour le père de Zéla, qui avait été non-seulement un Arabe,
mais encore scheik d'une tribu dans le golfe Persique, près de sa
propre patrie, le vieux rais avait prévenu tous mes désirs.

--Il faut, me dit-il, que je traite cette jeune fille comme je
traiterais ma propre enfant, car nous sommes tous des frères.

De Ruyter, qui se trouvait auprès de moi et qui entendait notre
conversation, se tourna vers le rais.

Lorsque de Ruyter parlait au vieillard, il lui donnait le nom de père,
car c'était ainsi que tous les marins nommaient le commandeur des
Arabes. De Ruyter consultait toujours le rais dans les décisions qu'il
devait prendre lorsqu'elles étaient relatives à ses hommes; de plus,
il ne s'opposait jamais à l'accomplissement des cérémonies des
sectateurs de Mahomet. Pendant ses voyages secrets aux ports anglais,
le commandement du vaisseau était confié au vieil Arabe, et de Ruyter
prenait alors le caractère d'un marchand arménien, persan ou
américain.

--Mon père, dit de Ruyter, j'ai dit à ce garçon que la jeune fille
arabe était légitimement sa femme, et cela de la manière la plus
sacrée selon les coutumes de votre pays. N'ai-je pas dit la vérité?

Les hommes qui avaient été témoins de la mort du père de Zéla en
avaient raconté tous les détails.

--Certainement, malek, où est la personne qui pourrait en douter? La
chose cependant me paraît étrange; car, tout vieux que je suis, c'est
la première fois que j'entends dire qu'un scheik arabe, dont les
générations sont innombrables comme les grains de sable dans le grand
désert, donne sa fille et mêle le sang des ancêtres de sa race à celui
d'un infidèle d'un pays si nouvellement découvert, d'un pays que nos
pères ne connaissaient pas; le père même qui a donné sa fille ne
pouvait admettre l'existence d'un giaour (chien).

--Bah! répondit de Ruyter, le père savait que Trelawnay était un
Arabe; il est certain qu'il le savait et qu'il lui était impossible de
craindre une erreur. Ce garçon a-t-il l'air d'un chrétien? n'a-t-il
pas le Coran dans sa cabine? Allons, mon fils, récitez votre _namaz_.

--Vous êtes savant, malek, dit le rais, cela est bien vrai, il n'est
donc point extraordinaire alors que le père ait pris Trelawnay pour
un Arabe. Je suis un homme ignorant, mais si son père n'est pas Arabe
ou descendant d'un Arabe, je serai surpris, car je n'ai jamais vu
aucun homme de l'Ouest avoir le teint basané et les traits du visage
caractérisés comme ceux de ce garçon. Il est honnête et brave, il aime
notre peuple, il se bat avec nos armes, il a les mêmes habitudes que
nous, il est donc Arabe. Sa véritable nature se révélera maintenant
que, par la grâce divine de Mahomet, notre saint prophète, il possède
une femme arabe. J'espère qu'il cherchera la tribu de ses ancêtres,
qu'il s'établira au milieu d'elle en déplorant que l'auteur de ses
jours ait fait la folie d'aller loin de son pays natal habiter les
rochers blancs de la mer.

Le rais dit tout cela si sérieusement, que de Ruyter ne parvint
qu'avec peine à réprimer une violente envie de rire. Pour compléter la
comédie, il conversa si savamment sur le sujet, que je finis par avoir
des doutes sur ma propre identité.

Avec la conviction que j'étais Arabe, le rais s'appuya encore, pour
consolider mon mariage, sur les ordres donnés par le père de Zéla, qui
avait joint nos mains avant de mourir.

--Au moment suprême où s'opère la séparation de l'âme avec le corps,
dit le rais, si les objets éloignés deviennent indistincts, les choses
que le regard embrasse sont miraculeusement développées. En
conséquence, continua le rais, le père ne s'est pas trompé; il a vu
dans le passé, dans le présent et dans l'avenir, et cela d'un seul
regard par l'analyse d'une chose visible, la physionomie. Il savait
donc dans quelles mains il confiait sa fille, les espérances de sa
maison et le soin de ses enfants.

--Quels enfants? demanda Aston. A-t-il d'autres enfants?

Je commençais déjà à réfléchir à l'embarras de la situation dans
laquelle m'avait placé ma sympathie pour Zéla, une femme, des enfants,
et quoi encore...

--Des enfants, reprit le rais, oh! oui, mais pas beaucoup, car c'était
un brave et intrépide guerrier, et la moitié de sa tribu a été
exterminée dans des guerres contre des gens semblables aux Marratti,
qui ont pillé son village et tué presque tous les habitants; il lui
reste donc à peine une trentaine d'enfants.

--Trente! s'écria Aston, c'est bien assez, je vous assure.

--Je trouve aussi que c'est un joli nombre, dit de Ruyter en imitant
la manière de parler de Louis, et vous aussi, n'est-ce pas?

En écoutant cette conversation, en apparence des plus sérieuses, je
suppose que ma figure n'était pas très-animée, et peut-être était-elle
aussi triste que celle d'une des vigoureuses tortues de Louis après
qu'il lui avait coupé la gorge. Cependant, je fus un peu consolé en
découvrant que les enfants de l'Arabe, tombés pour la plupart sous le
poignard de ses ennemis, n'étaient qu'une famille fictive,
c'est-à-dire les fils de sa tribu.

De Ruyter m'assura sur son honneur et en mettant toute plaisanterie à
part que les paroles du vieux rais étaient aussi vraies que le
Coran.--Mais, ajouta-t-il, le Coran n'est rien pour vous, et la loi
arabe n'est point la vôtre.

--C'est vrai, mais la jeune fille, de Ruyter, que pensera-t-elle?

--Que, fiancée à vous par son père, elle doit vous regarder comme son
mari. Ainsi votre devoir aussi bien que votre honneur exigent que vous
preniez soin d'elle, que vous la conduisiez avec sa suite dans son
pays natal. Je sais que vous avez autant de générosité que d'honneur,
et que vous ne faillirez point à vos obligations; je n'ai jamais donné
d'officieux conseils, mon cher enfant, car pour les digérer il faut un
estomac aussi fort que celui d'une autruche. D'ailleurs vous n'êtes
pas de ceux qui s'arrogent exclusivement à eux-mêmes leur secte et
leur patrie (comme le font beaucoup de compatriotes) et toute la
beauté et toute la vertu qui existent sous le soleil. La lumière n'est
que plus brillante sur les sables de ces sauvages enfants du désert;
car elle n'est pas obscurcie par ce que l'on appelle faussement la
civilisation. Quoiqu'ils ne soient pas échauffés ou affranchis par le
même été ou par le même hiver, dit le vieux Shylock, les juifs, les
mahométans et les chrétiens sont tous des hommes; si vous les piquez
ils saignent, et ainsi de suite... Vous me comprenez?...

--Descendons, et, après avoir discuté cette grave question, discutons
celle bien moins grave d'un verre de claret.

--Quel parti allez-vous prendre relativement à Zéla? me demanda
Aston.

--Quel parti je vais prendre, mon ami? comment! vous n'avez donc pas
entendu? Mon parti est pris; tout est terminé.

--Quelle est donc la chose terminée?

--Mon mariage, sans bans ni chuchoteries. Ce n'est que pareil à la
première secousse qu'on ressent en se baignant: les timides souffrent
le plus en entrant dans l'eau peu à peu; les courageux s'y plongent la
tête la première et ne sentent pas la douloureuse sensation que fait
éprouver l'étreinte de l'eau. Je ne suis pas craintif; s'il faut que
je plonge, donnez-moi de l'eau profonde et une hauteur pour sauter
dedans.

--Mais, mon garçon, réfléchissez, dit Aston. Zéla n'est qu'une enfant,
et vous l'avez à peine vue.

--Bien. Mais quel Arabe voit une femme avant de l'avoir épousée?

--Comment pourrez-vous l'emmener en Angleterre? Votre intention n'est
pas de passer votre vie avec des Arabes?

--Pourquoi pas? Je n'ai pas de patrie, pas de foyer domestique. Le
vieux père rais dit que mon pays est ici. Je l'admets, car je l'aime.
Je préfère le soleil à la neige. Allons, Aston, ne froncez pas le
visage comme le fronce un curé dans sa chaire en exhortant ses
paroissiens à obéir à l'appel de sa cloche. Allons, allons, effacez
les rides de votre front, videz ce verre de vin de Bordeaux.
N'avez-vous pas entendu dire qu'on célébrait ce soir la confirmation
de mon mariage? Faisons-le gaiement. Je déteste les sermons et j'aime
le vin: buvons!

Nous passâmes la soirée à fumer et à vider des bouteilles. De Ruyter
et Aston me plaisantèrent, mais mon humeur était trop joyeuse pour
s'attrister d'une bagatelle aussi insignifiante qu'un mariage. Je le
traitais légèrement en ce temps-là.

Quand Louis apprit la nouvelle, il vint auprès de moi et me dit:

--Moi aussi j'ai une femme, mais elle ne vaut pas grand'chose. Quand
j'allais sur mer, elle buvait tout mon gin et je ne pouvais jamais
garder une seule goutte de bon skédam dans la maison, je n'aimais pas
cela; _l'auriez-vous?_ Tout à coup, elle devint très-grosse et tout le
monde disait: «Cette femme est enceinte.» Moi, je riais, car je savais
mieux que les commères que si ma femme avait là quelque chose, c'était
des caques de gin. Les médecins pensaient la même chose, et ils
voulurent lui faire rendre ce qu'elle avait conservé là; mais ma femme
aimait trop les liqueurs pour y consentir, elle ne leur donna que de
l'eau. Je fus saisi de surprise, de l'eau! Je ne lui en avais jamais
vu boire une seule goutte, _l'auriez-vous?_ Elle détestait l'eau,
parce que, disait-elle, l'eau enrhume l'estomac.

Fatigué de ma femme, je la laissai, et je partis sur un vaisseau; la
mer lui faisait peur, j'étais donc bien sûr d'être débarrassé d'elle.
Après mon départ, elle devint triste, chagrine, pauvre femme! et cela
parce qu'elle n'avait plus de gin, car j'avais emporté toute la cave
avec moi.



XLIX


Van Scolpvelt descendit, tenant dans ses mains la liste des malades et
des blessés. Il était toujours si occupé que nous ne l'apercevions
presque jamais, à l'exception toutefois de sa tête, qu'il avançait de
temps en temps hors de l'écoutille pour prendre l'air, absolument
comme le fait une baleine en haussant sa tête au-dessus de l'eau. Le
docteur nous expliqua la loi relative aux assassins, dont les corps,
dans tous les pays civilisés, étaient disséqués.--En faisant du bien à
la science, ajouta-t-il, les assassins sont peu coupables, et il est
vraiment dommage que de nos jours il y ait si peu de meurtres. Après
avoir émis cette belle réflexion, Van Scolpvelt nous accusa de
l'indigne pensée de vouloir paralyser l'essor de la science, les
tentatives des hommes studieux, non-seulement en mettant l'obstacle de
notre défense à l'amputation des membres, mais encore en le privant
d'une dissection après la mort.--Si vous aviez agi avec discernement,
vous auriez pendu Torra, qui était un magnifique sujet, et vous
m'auriez donné son corps. Je le croyais un honnête homme, mais je vois
aujourd'hui qu'il ressemblait aux autres; il conspirait également pour
tromper mes espérances, car il m'a trahi en se jetant aux poissons.
Ne m'appartenait-il pas légitimement?

Le docteur prit un verre, le remplit de vin, le vida avec gravité et
se rendit auprès de ses malades.

--Si je ne voyais pas le docteur boire de temps en temps, dit Louis,
je le prendrais pour un démon; mais cependant aucun homme ne peut
vivre d'un liquide seul, quelles que soient sa force et sa saveur. Ne
le pensez-vous pas?

--Cela suffirait avec l'addition d'une tortue, dis-je en riant; je
crois que je pourrais vivre avec ces deux choses. Pensez-vous, Louis,
qu'il y ait des tortues au ciel?

--Je suis sûr qu'il y en a, répondit Louis; sans cela, quelle est la
personne raisonnable qui désirerait y aller? Le désireriez-vous? Le
ciel ne serait pas un paradis sans les tortues, n'est-ce pas? Puis, il
y a beaucoup d'eau dans la lune, d'où aurions-nous la pluie, s'il n'en
était pas ainsi? De sorte qu'il faut encore qu'il y ait du gin pour
chasser l'humidité.

Je montai sur le pont pour la première faction. De Louis et de ses
tortues, mes pensées se dirigèrent vers ma petite tourterelle en cage.

Je vis alors les choses sous un aspect plus favorable à mes désirs,
tout me parut joyeux, et je me trouvai grandi au moral autant qu'au
physique. Mes pensées furent presque semblables à celles d'Alnaschar
le bavard, frère du barbier, le marchand de verres; comme la sienne,
mon imagination était étourdie. Je pris la résolution d'être d'abord
un mari doux et aimant, puis austère et bourru, puis enfin cruel et
bienveillant tour à tour. Pendant une heure entière, je me plongeai à
plaisir dans les rêveries les plus folles et les plus absurdes, sans
qu'une pensée raisonnable vînt un seul instant en obscurcir la
lumière. La cloche sonna minuit, et un autre prit ma place. Les soucis
de la vie conjugale ne troublèrent pas mon sommeil; je suis encore
étonné d'avoir dormi aussi profondément.

Je fus éveillé par le docteur, qui secouait ma jambe. Je me jetai
vivement en bas du lit, car j'eus l'horrible crainte que Van ne se fût
permis d'opérer sur ma jambe pendant mon sommeil.

--Qu'est-il donc arrivé? lui demandai-je.

--Un des prisonniers, un Arabe, est mourant, et il désire vous voir.

Je plongeai ma tête dans un seau d'eau de mer et je suivis le docteur.

Malgré Louis, qui voulut m'arrêter pour me faire déjeuner, en me
disant qu'il était dangereux d'entrer dans une chambre de malade
l'estomac vide, je me rendis en toute hâte auprès du prisonnier.

Sérieusement blessé, l'Arabe désirait me recommander d'être bon pour
l'enfant de son père, et, en même temps, obtenir la permission de voir
Zéla avant de mourir, afin de prendre le message qu'elle voulait
envoyer à son père, auprès duquel le mourant allait bientôt se
trouver.--Car, ajouta-t-il, je vois l'ange de la mort voltiger sur mon
lit, et il est impatient de s'élancer vers le ciel. Soyez un père pour
mes deux femmes et pour mes cinq enfants, continua le moribond, et
dites-leur qu'il faut, _ish Allah_ (s'il plaît à Dieu), qu'ils
continuent la guerre commencée contre les Marratti, parce que, pendant
qu'il en restera sur la terre, l'âme de leur père ne pourra pas entrer
au ciel.

La dernière prière de l'Arabe fut pour me demander qu'on respectât son
corps, qui devait être enseveli dans la mer avec toutes les cérémonies
habituelles de son pays. Il me supplia encore de ne pas permettre à
l'Indien blanc au long couteau (il désigna Van Scolpvelt) de le
scalper ou de lui fracturer les membres.--Car, ajouta l'Arabe, s'il
coupe un morceau de mon corps pour le manger, je ne serai pas capable
d'être un guerrier dans l'autre monde.

Van Scolpvelt fronça les sourcils, et sa figure exprima un mélange
d'horreur, d'étonnement et de férocité; il rugit comme une hyène en
fureur. La colère du médecin effraya le malade et hâta sa mort, car il
rendit le dernier soupir pendant que j'essayais de calmer l'irritable
Van.

Je remis le corps entre les mains des Arabes; ils l'enveloppèrent dans
de la toile et répétèrent les cérémonies que j'ai déjà racontées.
Seulement je me trouvai dans l'obligation de participer à leurs
mystères.

Voici donc un nonchalant garçon de l'Ouest, sans lien ni famille,
transformé en scheik de mer, en Arabe, en musulman, et marié. Pour
donner l'idée combien ces changements (du moins le dernier, qui
gouverne les autres) pesaient peu sur mon esprit, je n'aurais même pas
reconnu ma femme au milieu d'un groupe de jeunes filles. Tout occupé
de son père, je n'avais point remarqué ses traits. Je ne savais même
pas son nom, quoique je l'aie employé ici pour faciliter ma narration.
Je possédais un Coran, mais j'ignorais où était le pays que désormais
je devais considérer comme le mien.

La première démarche que je fis pour me rapprocher de Zéla fut, je
crois, excellente, car cette démarche tendait à obtenir des
renseignements sur la dame. En conséquence et pour bien commencer,
j'appris d'abord son nom. Ce nom, faiblement gravé dans ma mémoire à
cette époque, sera trouvé profondément imprimé sur mon coeur lorsque
j'aurai cessé de vivre. Si par hasard un Van Scolpvelt désire
disséquer mon corps, je le lui permets volontiers, plus volontiers
encore j'accorde cette faveur à l'estimable Van, s'il existe. Il verra
bien que je n'ai pas pour la science cette haine sans bornes qu'il m'a
si souvent reprochée. Il trouvera joint un codicille à mon dernier
testament, et ce codicille exprime le désir que mon corps, enseveli
dans un tonneau de vrai skédam, soit envoyé à Amsterdam (ville natale
de Van Scolpvelt): l'un sera pour le scientifique docteur, l'autre
pour la femme du bon munitionnaire, si toutefois elle a eu l'esprit de
faire passer son hydropisie.

Après avoir déjeuné et satisfait la dernière demande de l'Arabe
mourant, dont le corps fut jeté dans la mer, mes pensées s'envolèrent
vers l'asile de mon épouse vierge. J'avais appris, quoique avec peine,
la gutturale prononciation de son nom, tâche fort difficile, car
j'avais été obligé d'en répéter cent fois les deux syllabes avant que
la vieille duègne fût satisfaite de ma sifflante aspiration. Après
cette première étude, la bonne femme me dit:

--Il ne faut ni toucher le voile de lady Zéla, ni effleurer ses
vêtements; il ne faut pas beaucoup parler, et ne rester auprès d'elle
que pendant quelques minutes, car les pensées de lady Zéla conversent
avec l'âme de son père; toutes ses joies de jeune fille sont mortes
avec le bon vieillard. Ses yeux, qui autrefois étaient plus brillants
que les étoiles, sont maintenant ternes et sans regards; sa figure,
plus belle que la lune, est obscurcie par les sombres nuages de
l'affliction; ses lèvres, rouges comme du henné, sont blanches de
chagrin. Toute sa beauté est cachée sous une éclipse, car les larmes
sont sa seule nourriture. La paix et le sommeil ont abandonné la jeune
fille, depuis que l'âme de son père l'a laissée seule dans un monde
inconnu. Ô étranger, soyez bon pour elle, et le bonheur sera votre
récompense.



L


--Je vais me rendre auprès de lady Zéla, me dit la duègne, et dans une
heure elle sera préparée à recevoir visite.

L'heure demandée par la vieille femme fut suivie de tant de minutes,
que bien certainement mon ardeur se serait refroidie jusqu'à
l'indifférence si j'avais été un amoureux vif et impatient. Je dois
peut-être ajouter que la certitude d'être solidement marié aidait
beaucoup à calmer mes désirs, de plus que cette heure d'attente, étant
celle où j'avais l'habitude de fumer ma pipe en savourant avec lenteur
le nectar de mon café, fit qu'elle ne me parut ni plus longue ni plus
courte que tout autre moment de la journée. Je n'ai jamais perdu ce
vice ou plutôt cette vertu, car au moment où je parle, si je me trouve
dans l'obligation de sortir avant d'avoir pris mon café ou fumé ma
pipe, je suis aussi bourru qu'un dogue auquel on prend un os ou qu'une
femme qui voit son mari, harassé de fatigue, s'étendre nonchalamment
sur un chapeau neuf posé avec soin au milieu d'un fauteuil.

Au lieu de me perdre dans les vagues rêveries d'un amoureux, je me
perdais dans l'odorante fumée de tabac de Skiray; j'en remplissais mes
poumons, j'en savourais l'enivrante odeur, odeur aussi douce et aussi
parfumée que celle des roses de Bénarès. Tantôt mes lèvres
capricieuses retenaient la vapeur, tantôt elles la renvoyaient comme
un jet d'eau vers le ciel, tantôt encore elles la faisaient monter en
spirales pour la laisser s'empreindre des chatoyantes couleurs d'un
rayon de soleil égaré sur moi. Ce jeu amusait et absorbait tellement
mon attention, que je n'avais point vu entrer la vieille femme arabe.
Je suppose que les beautés de l'intéressante duègne s'étaient
cachées, comme celles de la lune, sous un nuage ou sous une éclipse,
car sa sombre figure me fit tressaillir, et je crus un instant que la
fumée de ma pipe s'était condensée dans une sorcière noire.

--Lady Zéla, me dit la vieille Arabe d'un ton de reproche, a attendu
jusqu'à ce que le café servi pour vous fût entièrement froid et que
les confitures fussent devenues aigres.

--Personne n'est venu m'avertir, répondis-je en me levant.

La figure de la messagère était si froide et si irritée, que bien
certainement un seul de ses regards avait dû opérer la transformation
de l'atmosphère du café et de la qualité des confitures. Cependant
elle dissimula sa colère et me répondit d'un ton plaintif:

--Je suis restée ici debout pendant un si long espace de temps, que
mes pieds y ont pris racine.

Je me mis à rire; la pauvre vieille disait vrai, et voici pourquoi: la
chaleur de ses pieds nus avait fait fondre le goudron, et comme le
vaisseau était penché de côté, l'Arabe avait toutes les peines du
monde à se maintenir en équilibre.

Après avoir cherché dans mon esprit les choses les plus aimables,
après les avoir dites à la messagère d'un ton et d'un air aussi
gracieux que possible, je la suivis dans la cabine qu'habitait Zéla.

La porte du mystérieux sanctuaire fut ouverte par une petite esclave
malaise (cette esclave était le premier cadeau que j'avais fait à
Zéla), et je pénétrai dans la chambre de ma jolie captive avec autant
de respect, d'émotion et de silence qu'en met une femme pieuse en
entrant dans le sanctuaire d'une église. La jeune fille était assise
les jambes croisées sur une petite couche, et elle était si
hermétiquement enveloppée dans une draperie blanche (deuil national de
son pays), qu'il me fut impossible de distinguer les merveilleuses
perfections vantées par l'Arabe. La pose de Zéla avait la grâce froide
et digne des statues de marbre qu'on pose aux portes des temples
égyptiens; mais un mouvement me révéla bientôt que la charmante statue
était une créature humaine. Après avoir lentement décroisé ses jambes,
la jeune fille se leva, glissa ses pieds nus dans des pantouffles
brodées, s'avança vers moi et me prit la main, que de son front elle
porta à ses lèvres.

--Asseyez-vous, je vous prie, ma chère soeur, lui dis-je, tout ému de
cette naïve caresse, de ce gracieux témoignage de sa reconnaissance.

Zéla reprit sa première position et resta immobile; ses bras
retombèrent nonchalamment le long de son corps, et ses pieds mignons
se cachèrent dans le lin du vêtement qui l'enveloppait, comme se
cachent de petits oiseaux sous l'aile de leur mère.

La seule chose visible de cet ensemble de grâces (suivant la vieille
Arabe) était les cheveux, et ces cheveux, d'un noir de jais,
couvraient Zéla tout entière. J'avais senti et savouré, avec un
inexprimable bonheur la douce pression des lèvres tremblantes de la
belle Arabe, et l'imagination, ou peut-être un léger contour que la
fantaisie me fit voir gravé sur ma main, me dépeignait la bouche de
Zéla adorablement petite (je déteste les grandes bouches); et je pense
maintenant que cette passion silencieuse forma le premier anneau de la
chaîne de diamant qui nous unit, chaîne qui n'a pu être brisée ni par
le temps ni par l'usage.

Quelques minutes s'écoulèrent en silence. J'étais plongé dans l'extase
d'un enchantement indéfinissable; mais j'avoue que je fus presque
heureux d'en être distrait quand la porte s'ouvrit pour donner passage
à la duègne, les mains chargées d'un plateau sur lequel étaient servis
du café et diverses espèces de confitures.

Zéla se leva une seconde fois. Je fis un geste pour essayer de l'en
empêcher, mais la vieille femme me pria de rester assis et silencieux.
Zéla prit une petite tasse sur un plateau d'argent et me la présenta.

J'étais si occupé à regarder, à admirer la blancheur et la délicatesse
de forme des jolis doigts de Zéla, que je renversai le café en portant
la tasse à mes lèvres, tasse que j'aurais pu avaler sans peine, car
elle n'était pas plus grande que l'aromatique coquille du macis
(enveloppe de la muscade).

Quelques jours après ma première entrevue avec Zéla, la vieille femme
me fit observer qu'elle regardait la maladresse de mon action comme
d'un très-mauvais présage pour mon bonheur à venir.

Après m'avoir offert des confitures, Zéla rendit le plateau à la
duègne, et se rassit sur sa couche.

J'ôtai de mon doigt un anneau d'or entouré de deux cercles formés avec
des poils de chameau (l'anneau donné par le père de la jeune fille),
et je l'offris à Zéla.

La pauvre enfant baissa les yeux et sanglota si amèrement que son
ample veste se soulevait sous les battements de son coeur. Je voulus
cacher l'objet dont la vue réveillait de si douloureux souvenirs; mais
la jeune fille tendit la main vers moi, saisit l'anneau, le porta à
ses lèvres et le baigna de ses larmes.

La vieille Arabe dit quelques mots à Zéla, et, sans être guidée par le
regard, la belle enfant tendit vers moi ses jolies petites mains, prit
une des miennes, et glissa doucement l'anneau à mon doigt.

Cet anneau était l'antique sceau de la tribu de son père, et, comme
tous les cachets des princes, il rendait vrai le faux, faux le vrai;
il donnait ou il reprenait, il faisait ou il défaisait les lois, selon
la capricieuse volonté de celui qui en était l'heureux possesseur.

Avant de laisser retomber ma main, Zéla la porta encore à son front et
l'effleura doucement de ses lèvres.

Je pris vivement dans ma poche une bague que j'avais choisie dans les
bijoux de de Ruyter, bague d'un grand prix, car elle était massive,
d'or pur, et fermée par un rubis de la grosseur d'un grain de raisin;
et, prenant avec tendresse la main de Zéla, qui pendait immobile entre
les plis de son grand voile, je plaçai cette bague au second doigt de
sa main droite.

La vieille femme sourit.

L'approbation tacite de ce sourire éveilla mon audace; je gardai,
pressée entre les miennes, la main de Zéla, et j'en couvris de baisers
les petits doigts tremblants.

J'outre-passais sans doute les droits que j'avais sur Zéla, car le
front de la vieille femme se rembrunit, ou, pour mieux dire, les rides
de sa figure devinrent plus profondes, changement de physionomie peu
avantageux aux agréments extérieurs de ce gardien de l'étiquette, dont
le temps et le soleil avaient donné au teint l'ineffaçable couleur du
bronze. Je laissai tomber la main de Zéla, qui alla se cacher, toute
rougissante d'effroi ou de pudeur, sous les plis de son voile blanc.

L'échange mutuel de nos bagues était la déclaration définitive de
notre mariage.

--Chère lady, dis-je à Zéla, veuillez me donner vos ordres; que
puis-je faire pour vous être agréable, pour vous rendre moins tristes
et moins longues les heures de votre isolement? J'ai mis en liberté
toutes les personnes qui appartenaient à la tribu de votre père, et
elles sont traitées par mes ordres avec la plus grande bonté. Je suis
un étranger, chère lady, j'ignore une grande partie de vos habitudes;
daignez donc, je vous en supplie, guider ma conduite par vos
bienveillants conseils. Le rais, qu'on nomme ici le père des Arabes,
vous aime avec tendresse; il sera, si vous le voulez, l'écho de vos
pensées; parlez-lui, ordonnez; entendre et obéir ne seront pour moi
qu'une seule et même chose.

Zéla ne répondit à mes supplications que par de violents sanglots.

Cette douleur m'attrista profondément; je gardai le silence, puis la
crainte de devenir importun me fit songer à la retraite.

--Ma chère soeur, dis-je en me levant, calmez-vous, je vous en prie,
et souvenez-vous de mes paroles: Je suis et je serai toujours votre
esclave le plus humble, le plus soumis et le plus dévoué.

Après avoir salué l'éplorée jeune fille, je sortis de la cabine triste
et heureux à la fois.



LI


Je rendis plusieurs visites à ma jolie captive avant que le bonheur
d'entendre sa voix musicale me fût accordé. Zéla semblait muette et
souvent aussi immobile qu'une statue de marbre. Ni supplications
ardentes ni prières murmurées tout bas n'avaient le don d'émouvoir
cette insensibilité extérieure, qui puisait peut-être son calme dans
la grande froideur de ses sentiments pour moi. Cependant, malgré
l'apparente monotonie de nos tête-à-tête, malgré la tristesse dans
laquelle ils me jetaient, j'éprouvais un véritable bonheur auprès de
Zéla, bonheur étrange, mystérieux, indéfinissable, bonheur réel
pourtant, car il occupait les heures du jour, car il remplissait de
rêves enchanteurs le sommeil de la nuit.

Après avoir soigneusement cherché à être agréable à Zéla en
l'entourant de toutes les choses qui, par leur possession, pouvaient
lui apporter un amusement, je fouillai dans l'immense butin enlevé aux
Marratti. Les vêtements, les meubles, les bijoux, enfin tout ce qui
appartenait à Zéla, tout ce qui venait de son père ou de sa tribu, fut
déposé dans la cabine de la jeune fille. Le désir de lui plaire, celui
d'attirer son regard, celui plus ardent encore d'entendre sa voix
mélodieuse, me rendaient infatigable; mais, à mon grand chagrin, Zéla
parut si froide, si indifférente, si insensible, que j'en arrivai à
croire qu'il serait infiniment plus logique d'adorer une momie des
pyramides, et bien certainement, si l'exaspération que je ressentais
n'avait pas été adoucie par les généreuses paroles de mon ami Aston,
je me serais donné l'amer plaisir d'exprimer à Zéla le vif
mécontentement que me faisait éprouver sa conduite. Dans l'excès de ma
mauvaise humeur, je me jurais à moi-même de cesser entièrement mes
visites; mais tout en jurant je consultais ma montre pour savoir
combien d'heures ou de minutes me séparaient encore de l'instant de
mon entrevue avec elle. J'aurais, je l'avoue, difficilement renoncé au
bonheur de la voir, et quoique ma visite fût un monologue ou un
silence, elle était l'oasis de ma vie, le repos de mon existence
active.

Heureusement pour moi la vieille Arabe n'était ni discrète, ni
silencieuse, ni réservée. Quand elle traversait le pont pour remplir
soit une commission de Zéla auprès du rais, soit une partie de son
service, elle s'arrêtait et me parlait de la jeune fille. Dans les
premiers jours de ses longues causeries, je maudissais souvent la
force des jambes de la vieille, car les miennes se fatiguaient à
rester ainsi stationnaires; mais ni engagement, ni prières ne
pouvaient parvenir à persuader à la duègne que je lui permettais de
s'asseoir.

--Non, me disait-elle d'une voix grave, je dois rester debout devant
mon malek, et, du reste, sa bonté me permettrait-elle de prendre un
siége qu'il me serait encore impossible d'user de cette bienveillante
autorisation. Lady Zéla attend mon retour pour prendre son café.

Je conclus de là que la jeune fille était douée d'une merveilleuse
patience, si elle attendait ainsi une douzaine de fois par jour la
rentrée de sa camériste, qui causait souvent de longues heures avec
moi.

J'avais tant de plaisir à écouter, à faire répéter à la vieille femme
que Zéla n'était pas insensible à mes soins, qu'elle disait que
j'étais bon, que je l'étais non-seulement parce qu'elle le jugeait
ainsi, mais parce que son peuple le trouvait, qu'il était bien dommage
que je ne parlasse sa langue qu'imparfaitement, bien dommage encore
que j'appartinsse à une tribu si éloignée de la sienne, qu'elle était
fâchée que la grande _Kala passée_ (mer Noire) se trouvât entre moi et
le pays de ses pères, mais que j'étais doux, bon, beau comme un zèbre,
et qu'elle aimait à entendre ma voix.

Ce délicieux poison rallumait des espérances qui commençaient à
s'éteindre; il me faisait croire à l'avenir et souffrir avec patience
les douleurs du présent. À mes yeux la bonne vieille devint un
personnage amusant, spirituel; elle s'embellit de ses paroles comme
d'un fard, et je finis par trouver sa voix dure et sèche plus
musicale que le son harmonieux d'une harpe éolienne. Mes veilles de
nuit s'abrégeaient merveilleusement, elles se remplissaient de
l'éclatante lumière des yeux de Zéla, que je n'avais cependant pas
vus.

Je ne m'explique pas encore par quelle puissance attractive et
magnétique j'ai pu si tendrement aimer Zéla, dont je n'avais pas
entendu la voix, dont je n'avais pas rencontré le regard, dont je
n'avais pas même reçu un signe de sympathie, car son premier et
bienveillant accueil n'avait été que l'accomplissement d'une coutume;
elle avait reçu son sauveur, son mari, mais le coeur n'entrait pour
rien dans le témoignage de son respect et de sa gratitude.

Mon esprit indépendant ne s'était jamais plié ni même arrêté à la
recherche de ce grand sentiment qu'on appelle l'amour, et en vérité je
ne sais pas quand et pourquoi, où et comment il a pu pénétrer et
remplir si exclusivement mon coeur.

Avant de comprendre que j'aimais ardemment Zéla, les soins dont je
l'entourais m'apparaissaient sous la forme froide de l'accomplissement
d'un devoir, devoir sacré, parce qu'il m'avait été imposé par un père
mourant, par un père dont la suprême volonté me confiait son enfant
prisonnière et orpheline. Dans la transparente pureté de la jeunesse,
les scènes touchantes se reflètent comme sur un lac d'azur, et cette
scène de deuil, d'exil, de larmes, fut la première dans laquelle le
hasard me fit jouer un rôle, la première où un appel sympathique fut
fait aux bons sentiments de mon coeur, qui alors était une fontaine
scellée, mais qui s'ouvrit bientôt à la pitié et à la tendresse, et
maintenant l'amour en coule comme un puissant torrent, il emporte tout
ce qu'il trouve devant lui.

Le pauvre petit oiseau captif bâtissait donc silencieusement son nid
sous l'abri de mon coeur, tandis que je le croyais tranquillement
encagé dans la chambre qui lui servait de prison.

Les paroles de la duègne, en ranimant le feu de mes espérances, me
conduisirent plus souvent auprès de Zéla, dont je regardais pendant
des heures entières la passive main pressée entre les miennes. L'air
qui entourait la jeune fille me semblait chargé de parfums
odoriférants, et le contact de ses insensibles cheveux, plus gracieux
que les branches pendantes d'un saule, remplissait mon âme d'amour
quand par hasard ils effleuraient ma joue. Tous mes sens me parurent
délicieusement raffinés, et un monde de nouvelles pensées, un monde
d'idées naquit dans mon coeur.

Quand enfin il me fut permis de voir la radieuse splendeur des grands
yeux noirs de Zéla, mes membres chancelèrent, mon coeur palpita
convulsivement, et, les deux mains de la jeune fille enfermées dans
les miennes, je restai pendant un quart d'heure dans l'extase d'une
adoration absolue et muette. Je ne sais pas si la jeune fille remarqua
mon agitation, si elle en fut émue ou seulement flattée; mais elle
retira vivement ses mains et couvrit ses yeux de diamant. Je les avais
assez vus: leur regard de flamme avait embrasé mon coeur, et le feu en
devint inextinguible.

D'une voix entrecoupée, Zéla murmura quelques paroles qui
bourdonnèrent à mon oreille comme le chant d'un colibri, oiseau
charmant et gazouilleur des bosquets de cannebiers. L'haleine de Zéla
fut plus odoriférante que ne le sont ces arbres. La tête me tourna, et
je crus devenir fou en contemplant le monde de délices qui s'ouvrait
devant mes yeux.

C'est ainsi que l'amour s'alluma dans mon sein, un amour pur, profond,
ardent et impérissable. Depuis le jour où je plongeai mon regard dans
le brillant miroir où se reflétait l'âme divine de Zéla, elle fut
l'étoile de ma vie, la déité à laquelle je devais offrir la virginité
de mes affections. Jamais un saint dévot ne s'est consacré à son Dieu
avec une adoration plus intense que la mienne. Je n'étais ni l'époux
ni l'amant de Zéla, j'étais son esclave; ma vie lui appartenait sans
partage, elle était tout pour moi, j'étais à elle pour elle.

Quand la triste mortalité rendra mon corps au néant, quand mon âme
s'envolera, comme une colombe longtemps captive, elle n'aura de joie
et de repos que le jour où il lui sera permis d'être réunie à celle de
Zéla. Alors ces deux âmes soeurs se confondront ensemble, et comme un
rayon de soleil elles s'élanceront brillantes dans l'éternité.



LII


Aucune circonstance digne d'être mentionnée ne marque dans mes
souvenirs l'époque de ce mémorable voyage. Nous nous trouvâmes bientôt
dans la latitude de l'île Maurice, à trente-deux lieues N.-O. de l'île
Bourbon.

En visitant l'île Maurice, en 1521, les Portugais la nommèrent l'île
des Cygnes, parce qu'elle était l'asile favori de cet oiseau. Les
lourds et avares Hollandais furent les premiers qui prirent possession
de cette île, mais vers une époque très-éloignée du passage des
Portugais, c'est-à-dire vers l'an 1600. Ces nouveaux possesseurs
changèrent le doux nom de l'île des Cygnes en celui de Maurice,
faisant, par cette dénomination, un compliment à l'amiral dont Maurice
était le prénom.

Comme je l'ai déjà dit, les Français succédèrent aux Hollandais, et
ils appelèrent l'île île de France; ils en firent leur place de
ralliement et le rendez-vous de tous leurs croiseurs. Les Français
avaient soin d'apprendre le moment du départ des flottes indiennes
appartenant à la compagnie qui rentraient dans leur patrie ou qui
partaient pour l'étranger. Dans l'un ou l'autre cas, ils envoyaient
leurs vaisseaux pour les arrêter, et les vaisseaux, secrètement armés
en guerre, avaient des lettres de marque.

Ce mode d'attaque faisait beaucoup de tort aux flottes anglaises, qui
souvent marchaient protégées par leurs propres vaisseaux de guerre.
Mais les petits croiseurs français, qui naviguaient très-vite et qui
étaient remplis d'aventuriers intrépides, s'attachaient aux flottes
anglaises comme s'attachent des Arabes vagabonds autour d'une caravane
dans le désert; tandis que les vaisseaux de guerre anglais étaient
empêchés d'agir par la crainte de perdre de vue les vaisseaux
marchands, qui pouvaient être arrêtés d'un autre côté pendant leur
absence.

Les Français s'exposaient rarement à attaquer les Anglais en plein
jour ou quand il faisait beau temps, à moins cependant qu'ils ne
fussent soutenus par une frégate, presque toujours à leur suite, dans
l'espoir de s'emparer de quelque traînard. Quand il faisait mauvais
temps et pendant les nuits obscures, les Français trompaient les
Anglais en faisant de faux signaux pour les attirer; cela avait lieu
au moment des rafales, qui sont très-fréquentes dans ces latitudes. Si
les Anglais perdaient leur convoi de vue, ce qui arrivait souvent, ils
étaient sûrs d'être attaqués par un ou par plusieurs de ces corsaires
français; mais étant tous très-bien armés, les vaisseaux réussissaient
quelquefois à se défendre non-seulement contre les vaisseaux de guerre
secrets de l'ennemi, mais encore ils parvenaient à chasser bravement
l'escadre française.

La possession de l'île Maurice était d'une très-grande importance
pour les Français, car elle les mettait à même de pouvoir harceler le
commerce de l'Angleterre et de tenir un pied dans l'Inde. Ils
n'épargnaient aucune dépense pour fortifier l'île, et, pour dire la
vérité, ils employèrent peu de temps pour obtenir le résultat d'en
rendre le sol utile et productif. Ils y introduisirent et y
cultivèrent avec succès les épices et les fruits de l'Inde. Ils y
ajoutèrent du riz et plusieurs espèces de blé: celui de Bourbon, de la
Cochinchine et de Madagascar. Mais l'île étant très-petite (elle n'a
que dix-neuf lieues de circonférence), les améliorations apportées par
les Français furent naturellement fort limitées.

Par leur négligence, les Hollandais avaient laissé le plus précieux de
leurs ports, au nord-ouest, se remplir de la boue et des pierres
envoyées par le torrent des montagnes qui s'élèvent tout auprès.

Dirigé par un gouverneur habile et entreprenant, les Français
débarrassèrent ce port, bâtirent un mur et construisirent un
magnifique bassin pour recevoir leurs vaisseaux de guerre et les
mettre à l'abri des vents, qui sont toujours, dans les tempêtes, d'une
violence épouvantable.

Nous découvrîmes bientôt la terre de Bourbon, et nous arrivâmes
bientôt en vue de l'île Maurice.

Cette île a une forme ovale, et la partie dont nous rasions le côté
nord-ouest est grande, inégale, ayant çà et là des signes de
végétation.

--Ce côté de l'île, nous dit de Ruyter, a été retourné sens dessus
dessous par l'action des volcans, et les gens instruits de cet
événement croient que l'île Maurice était autrefois liée à celle de
Bourbon, mais qu'elles ont été divisées en deux par la force d'un feu
intérieur.

Nous vîmes plusieurs énormes cavernes voûtées dans lesquelles la mer
s'écoulait avec un bruit de tonnerre; de gros morceaux de rocher gris,
rudes et calcinés, étaient entassés les uns sur les autres dans un
désordre fantastique, puis la terre s'éleva peu à peu, et nous vîmes
des roches escarpées, même au centre de l'île, s'unissant à une
montagne qui s'élève comme un dôme.

--Cette montagne, dit de Ruyter, était autrefois une plaine élevée de
treize cents pieds au-dessus de la mer, quoique, du côté où nous
sommes, elle nous paraisse d'une roideur impraticable; l'autre côté,
au Port-Louis, a l'élévation si graduelle qu'un cheval peut aller au
galop jusqu'à son sommet, qu'on nomme le _Piton du milieu_. Ce piton,
pointu comme un pain de sucre, est entouré par une plaine.

Nous découvrîmes encore sept montagnes qui ressemblaient à sept grands
géants tenant un conseil; puis plusieurs petits promontoires étendant
dans la mer leurs racines pleines de rochers, et qui formaient de
magnifiques baies, des rivages couverts de sable blanc et des vallées
étroites, entrecoupées par des ruisseaux et des rivières verdoyantes
et boisées. Ces vallées étaient remplies d'arbrisseaux et de fleurs.

Aston, de Ruyter et moi, nous étions debout sur le pont, armés de
télescopes, et nous admirions le ravissant paysage qui se déroulait
devant nos yeux.

--Que cette vallée est tranquille et belle! dis-je à mes amis; allons
y demeurer.

Puis, quand la marche du vaisseau nous montrait un site plus
enchanteur encore, nous répétions la même exclamation.

Tous les trois, nous aimions les beautés de la nature, et de Ruyter se
plaisait à nous faire admirer les changements merveilleux de ce
splendide panorama.

--Vraiment, m'écriai-je, cette île est le paradis des poëtes
orientaux. Quelle est la personne sensée qui voudra quitter cette
terre après l'avoir connue? Ô mes amis, abandonnons l'incertain océan,
abandonnons la mer capricieuse, la mer aux sourires perfides qui nous
attire vers la souffrance, vers le désappointement et vers la mort!

Aston n'était pas moins enthousiasmé que moi, et notre enchantement
était partagé par tout l'équipage. La joie illuminait toutes les
figures, chaque cause personnelle de chagrin ou de mécontentement
était oubliée; l'union et l'harmonie la plus parfaite régnaient sur le
vaisseau. Quand nous jetâmes l'ancre, les hommes montèrent aux mâts
comme des écureuils, et dans un instant les voiles furent ferlées. Des
canots rôdèrent bientôt autour du grab, presque submergés par la
grande quantité de poissons et de fruits qu'ils venaient nous offrir.

Le plaisir qui remplissait mon coeur était presque de l'ivresse, car
j'avais à mes côtés ma petite fée orientale, ma belle Zéla, qui,
cédant à mes ardentes prières, avait consenti à m'accompagner sur le
pont.

Quand le doux vent de la terre vint jouer dans les cheveux de la jeune
fille, quand il pressa contre elle ses légers vêtements de gaze, en
révélant les contours de ses formes élégantes, Aston la regarda avec
une admiration surprise, et compara la belle enfant à un jeune faon.

De Ruyter, qui parlait parfaitement la langue de Zéla, s'approcha
d'elle pour lui adresser quelques paroles d'affectueuse bienvenue. Il
prit sa main; mais, stupéfait de la merveilleuse beauté de la jeune
fille, il resta silencieux, ne pouvant que par sa muette contemplation
lui exprimer combien il la trouvait belle. Après quelques secondes de
cet éloquent silence, de Ruyter parla à la jeune Arabe d'une voix
douce et caressante comme un chant, puis, se tournant vers moi, il me
dit en anglais:

--Cette jeune fille est une fée de l'Orient; elle est trop délicate et
trop frêle pour être touchée par la main d'un homme. Je vous félicite
de tout mon coeur, mon cher Trelawnay, et il n'existe pas un homme qui
puisse rester froid et indifférent devant votre bonheur. Par le ciel!
mon ami, je croyais que votre mariage était un sacrifice; mais je
trouve que vous possédez un diamant pour lequel un roi donnerait sa
couronne. Souvenez-vous, mon garçon, que si vous ne gardez pas ce
trésor comme on garde son propre coeur, le bonheur vous abandonnera,
et la fortune sera toujours impuissante pour vous donner une femme
comparable à lady Zéla.

La jeune fille regardait autour d'elle comme une gazelle effrayée.
Surprise de se voir entourée et regardée par tant d'étrangers, elle
rougit; la pauvre enfant aurait bien voulu rentrer dans sa cabine;
mais je tenais sa main emprisonnée dans la mienne et je feignais de ne
pas comprendre la prière de son regard.

Pour retenir Zéla le plus longtemps possible auprès de moi, j'envoyai
chercher un tapis et des coussins, puis, environnée de ses femmes, la
jeune fille s'assit sur le pont.



LIII


De Ruyter se rendit à bord de la corvette pour dire à son capitaine
que les Anglais avaient levé le blocus du Port-Louis. Contraints à
cette retraite par les pertes qu'ils avaient faites de leurs hommes et
de leurs bateaux, les Anglais voulaient encore avoir le temps de
rentrer à Madras avant que le sud-ouest mousson commençât à se faire
sentir. D'ailleurs, comme la flotte qui devait regagner l'Angleterre
était censée avoir passé les latitudes des îles, le but des frégates
qui bloquaient Port-Louis se trouvait atteint.

De Ruyter convint avec la corvette qu'aussitôt qu'elle aurait
renouvelé sa provision d'eau et de vivres, elle irait au Port-Louis,
et que, par la traverse sur terre, de Ruyter la rejoindrait avant son
départ pour lui donner les dépêches destinées au général français.

Cet arrangement fait, de Ruyter remonta sur le grab et nous envoyâmes
les prisonniers et les blessés sur la corvette.

--Il faut maintenant songer à nos malades, me dit de Ruyter, lorsque
le transport des étrangers fut opéré. Je vais me mettre à la recherche
de quelques logements, et vous envoyer toutes les choses dont vous
pouvez avoir besoin.

Le lendemain, de Ruyter nous quitta encore pour se rendre au
Port-Louis; mais, avant son départ, il me donna des instructions
précises sur tout ce que je devais faire pendant son absence, et il
quitta le vaisseau en nous promettant d'être rentré dans trois ou
quatre jours.

Il avait été convenu qu'après avoir chargé le grab, nous le mettrions
dans un lieu sûr, et que nous irions passer quelque temps dans la
maison de campagne de de Ruyter, car mon ami possédait des terres
considérables dans l'intérieur de l'île.

Cette île a, relativement au climat, une particularité digne de
remarque, et je n'ai jamais trouvé dans aucune autre partie de l'Inde
l'étrange bizarrerie de sa température. Généralement les îles ont sur
les côtes une atmosphère douce et fraîche, tandis que l'intérieur des
terres est chaud, malsain, excepté toutefois les hauteurs du centre de
l'île; mais, à l'île Maurice, c'est le contraire: il fait si
horriblement chaud le long de la côte entière, l'air y est si impur,
qu'à Port-Louis et dans ses environs, personne n'ose sortir pendant
six mois de l'année, tellement on est sûr de recevoir un coup de
soleil, coup de soleil fort dangereux, car d'ordinaire il amène la
frénésie, la fièvre, le choléra-morbus ou la dyssenterie. En revanche
et à la même période de l'année, dans l'intérieur de l'île, et surtout
au côté opposé au vent, l'air est doux, suave et sain.

Depuis novembre jusqu'en avril, l'air de la ville de Saint-Louis est
si insupportablement chaud, que peu de personnes, à l'exception des
esclaves, osent y rester. Les habitants assez heureux pour avoir la
liberté de choisir le lieu de leur résidence vont s'établir dans
l'intérieur de l'île. Ajoutez à ces six mois d'étouffante chaleur une
fin d'année pluvieuse, pendant que d'horribles orages ravagent les
côtes. Toujours à la même époque, l'intérieur de l'île est calme,
doucement chauffé par le soleil. J'ai été témoin de ce fait, fait
d'autant plus étrange que l'île, nous l'avons dit, n'a que dix-neuf
lieues de circonférence.

J'exécutais avec une infatigable ardeur les ordres de de Ruyter;
l'insomnie et le travail étaient pour moi un plaisir, car mon corps
était fort et mon esprit avait des ailes. Nous eûmes bientôt construit
sur le rivage des magasins en barres de bois, en planches et en
paillassons, et toutes les choses qui n'appartenaient pas au grab
furent débarquées et envoyées dans la ville sur le dos des mulets, des
buffles et des esclaves. (Je rougis d'être obligé de dire que les
esclaves sont les principales bêtes de somme de l'île Maurice).

De Ruyter avait fait de grands efforts et de grands sacrifices afin
d'obtenir des buffles et des ânes pour remplacer les esclaves dans
l'humiliante et pénible fatigue de porter des fardeaux pendant des
journées d'une chaleur insupportable. Mais la moindre indifférence,
mais le cruel égoïsme avec lesquels les propriétaires des esclaves
accueillirent les humaines propositions de de Ruyter rendirent sa
tâche difficile.

Ces trafiquants sans coeur ne veulent ni voir ni entendre parler d'un
projet qui ne tend pas à augmenter sur-le-champ leur bénéfice. Chez
eux, les organes communs de la nature sont abrutis; leur vue des
choses est rétrécie à la circonférence qu'embrasse le regard.

Ils sont semblables à la guêpe, dont l'oeil, rond comme une lentille,
grossit dans des proportions énormes le plus petit objet qui se trouve
devant lui, mais qui ne peut pas distinguer un mur d'une fleur, s'il
est éloigné d'un mètre du centre de son regard. Ces hommes stupides
voient donc les objets aussi clairement que la guêpe. Il était inutile
de leur parler d'un gain à venir, gain que la recherche des ânes et
des buffles pouvait leur produire. Ils disaient que cette recherche
était une perte de temps, et que, les esclaves étant tout prêts, il
fallait s'en servir. Quant à la souffrance de ces malheureux, elle ne
pouvait attendrir des êtres qui n'ont pas de sentiments humains. À
toutes les réflexions généreuses que fit de Ruyter, ils opposèrent
cette étrange question:

--Est-ce la loi? Je ne puis pas la trouver: elle n'est pas dans mon
livre.

Tel est, en un mot, le résumé de leurs réponses aux avocats de
l'humanité. À chaque appel, ils restent aussi sourds que des
crocodiles, et pendant que vous leur parlez de charité chrétienne, ils
fouettent ou donnent l'ordre de fouetter le dos nu d'un pauvre esclave
succombant de fatigue sous le poids d'une trop lourde charge.

J'ai vu de ces malheureux nègres couverts d'ulcères, et dont les
plaies saignantes étaient déjà à moitié dévorées par des mouches et
par des vers. C'est alors que ces infortunés appellent de tous leurs
voeux celle que les riches craignent tant: la mort, la mort qui
devient leur seul refuge, leur seule espérance, est accueillie comme
une fée bienfaisante, et, après la suprême séparation de l'âme d'avec
le corps, ce corps, masse morte et corrompue, est jeté, sans cercueil,
dans la mer ou dans un fossé. J'ai vu le dos de ces pauvres martyrs
aussi couvert de noeuds qu'un pin, et la peau en était aussi dure et
aussi rocailleuse; de cette peau, semblable à de l'écorce d'arbre, le
sang tombait goutte à goutte comme de la gomme.

Pendant que des centaines de ces malheureux travaillaient tous les
jours dans les chantiers, à Port-Louis, sous un soleil brûlant, leurs
maîtres, abrités et protégés dans l'intérieur de leurs habitations, se
plaignaient de la chaleur en faisant de temps à autre des pas de
tortue pour donner un ordre.

La pitié et la douleur que je ressentis en voyant le déplorable état
dans lequel se trouvaient les esclaves à l'île Maurice, ne pouvaient
être comparées, dans l'énergie de leur sensation, qu'à l'ardent
souhait que je fis en suppliant le ciel d'envoyer sur la tête des
oppresseurs les plus terribles malédictions. Ces monstres seront un
jour anéantis, je l'espère, et s'ils doivent être immortels, que ce
soit dans l'éternité, mais dans une éternité de souffrance. En toute
justice, le mal qu'ils ont fait aux nègres doit leur être rendu, et je
défie l'invention la plus hardie des démons d'arriver à égaler la
cruauté de ces êtres sans âme.

Quoique ce barbare traitement des esclaves ne fût pas tout à fait
aussi rigoureux dans l'intérieur de l'île, je me hâtai, le coeur plein
de dégoût, de reconquérir, en terminant mes affaires le plus
promptement possible, le bonheur d'aller chercher quelques jours de
repos sur la colline déserte et boisée que de Ruyter m'avait indiquée
comme étant le lieu de sa résidence. Je savais que là, s'il y avait du
pouvoir, la douleur de l'oppression y était non-seulement adoucie,
mais encore à peine sensible.

De Ruyter rentra au grab le troisième jour de son départ, et, quoique
actif et énergique dans toutes ses entreprises, il fut étonné de
l'extrême promptitude que nous avions mise à opérer le débarquement.
Le vaisseau qui, avec sa carène chargée et toutes voiles déployées,
était entré dans le port quelques jours auparavant à demi submergé
sous le poids de sa cargaison, flottait maintenant sur l'eau aussi
légèrement qu'une mouette endormie. Ses voiles étaient détendues, ses
mâts et ses vergues baissés et démantelés, et le grab lui-même amarré
près du rivage.

De Ruyter apprit à Aston qu'il avait obtenu la permission de le garder
avec lui, ainsi que les quatre hommes de sa frégate, et que la parole
d'honneur du jeune lieutenant était la seule chaîne qui l'attachât au
grab.

Aston parut enchanté, et serra avec une reconnaissante affection la
main de de Ruyter.

À l'arrivée de notre commandant, je traitais avec Aston la grande
question des esclaves. De Ruyter prit la parole et nous dit:

--Il y a de cela deux jours, je me rendais vers la porte d'une église
(je ne vais jamais au delà), qui, ouverte pour la première fois à la
piété des fidèles, venait d'être consacrée. J'allais donc aux environs
de cette église pour y chercher un marchand d'esclaves avec lequel
j'avais une affaire à traiter. Cet homme, qui est un misérable fripon,
ajoute à ses vices naturels celui d'être faussement religieux et
d'affecter une grande exactitude dans l'accomplissement de ses devoirs
de chrétien; il pousse l'hypocrisie si loin, que, s'il restait sur le
globe en compagnie d'un seul homme dont les croyances différeraient de
celles qu'il a adoptées, il poignarderait ou brûlerait cet homme. Sa
foi est un fanatisme, un fanatisme aveugle, irréfléchi et intolérant.

Ne trouvant pas mon coquin, je m'approchai de la porte ouverte de
l'église. Un coup d'oeil dans l'intérieur me montra que les carreaux
blancs de la nef étaient obscurcis par une douzaine de prêtres noirs.
Une foule de monde venue pour voir la cérémonie encombrait l'église.
Rien ne m'intéressant, j'allais continuer mes recherches, car un
mélange d'encens, d'ail et de sueur formait une si horrible atmosphère
que, pour l'avoir respirée une seconde, j'avais déjà des nausées.

Au moment de mon départ, je fus presque coudoyé par un esclave
converti qui entrait dans l'église. Voyant à sa droite un bassin de
pierre rempli d'eau, le nègre crut que cette eau était mise là pour
servir aux ablutions; il y plongea vivement ses deux mains et lava
jusqu'aux coudes ses bras noirs et sales. Un dévot, qui s'aperçut de
cette action, frappa sur la tête du nègre penché avec une croix qu'il
tenait à la main. La croix de la rédemption servit à exécuter un
meurtre! Je frissonnai; je ne comprends pas ainsi la religion. Si
j'avais été Dieu, j'aurais foudroyé ce stupide enthousiaste. Le pauvre
nègre tomba baigné dans son sang, il n'eut même pas le temps d'exhaler
une plainte.

--Qu'a-t-on fait à ce misérable assassin? demanda Aston.

--Rien. La cérémonie ne fut pas interrompue, car un nègre n'est pas un
homme.

--C'est horrible! m'écriai-je; mais n'en parlons plus, de grâce, et
hâtons-nous d'aller établir nos quartiers sur la colline, loin des
oppresseurs et des esclaves.



LIV


De Ruyter laissa le rais à bord du grab en qualité de commandant, et
quand tous les préparatifs de notre départ furent terminés, nous nous
mîmes en route.

Le personnel de la caravane se composait de de Ruyter, d'Aston, de
Zéla, accompagnée de ses femmes et de quelques Arabes de sa tribu.
Notre voyage dans l'intérieur des terres se fit sur des mulets, des
petits chevaux et des ânes. Nous suivîmes le rivage de la mer, qui
était magnifiquement tessellé d'une grande variété de coquillages de
toutes les couleurs et de toutes les formes. Je marchais aux côtés de
Zéla, qui était gracieusement assise sur un petit cheval dont elle
dirigeait vaillamment la marche.

--Chère soeur, lui dis-je, regardez la sublime beauté de ce paysage,
voyez comme les nuages gris laissent à découvert le sommet des
collines, tandis que leurs bases sont encore cachées par la vapeur:
elles ressemblent à un groupe de magnifiques îles ou à une compagnie
de cygnes noirs nageant sur un lac calme et silencieux. Quelques-unes
sont couvertes d'arbres et de buissons jusqu'à la crête, tandis que
d'autres se montrent dépouillées et flétries par les feux volcaniques.

Le sang d'une race intrépide coulait dans les veines de Zéla. Elle
avait été élevée au milieu des périls de la guerre, et ne savait point
affecter des sentiments qu'elle n'éprouvait pas. Elle traversa les
ravins, marcha le long des précipices, passa à gué les ruisseaux et
les rivières, non-seulement sans nous arrêter par une représentation
de craintes imaginaires, de larmes forcées, de prières, de cris,
d'évanouissement; mais encore en ne faisant attention aux dangers
réels des passages que pour dire de sa voix douce et mélodieuse que
les endroits que nous traversions étaient charmants aux regards, ou
bien encore elle arrêtait sa monture sur les bords d'un précipice pour
cueillir quelque fleur rare ou arracher les ondoyantes branches du
plus gracieux des arbres indiens, l'impérial mimosa, dont la
délicatesse est aussi sensible que celle de l'amour vrai, car il fuit
le toucher des mains profanes.

--Mettez cette branche fleurie dans votre turban, me dit Zéla en me
tendant une de celles qu'elle venait de cueillir, car je suis sûre que
dans ces cavernes ou dans ces abîmes il y a des ogres qui nourrissent
leurs petits avec du sang humain, et ils aiment à leur donner les
hommes jeunes et beaux. Mettez donc la branche dans votre turban, mon
frère; je vous nomme ainsi parce que vous m'avez priée de ne point
vous appeler mon maître, et ne froncez jamais vos sourcils: je n'aime
pas l'expression que cet air sévère donne à votre physionomie, il nuit
à votre beauté; le sourire vous va bien, mais ne riez pas maintenant,
prenez ma branche, elle sera pour vous un préservatif contre les
charmes de la magie.

J'acceptai en souriant les fleurs du mimosa et je les plaçai dans mon
turban.

En traversant une plaine sablonneuse, Zéla tressaillit, et sans
arrêter son cheval, qui marchait lentement, elle sauta par terre et
courut comme une biche vers une colline de sable. N'ayant jamais été
le témoin d'une adresse et d'une légèreté semblables, Zéla eut le
temps de revenir avant que l'étonnement dans lequel j'étais plongé se
fût tout à fait dissipé.

--Un ogre vous a-t-il attirée par un mauvais regard? lui dis-je en
riant.

--Oh! non, s'écria-t-elle; regardez, vous qui aimez les fleurs,
dites-moi si vous en avez jamais vu une qui soit aussi radieusement
belle que celle-ci. Sentez-la, son odeur et sa beauté sont supérieures
à celles de la rose, qui perd parfum et fraîcheur par jalousie si elle
se trouve auprès de cette invincible rivale.

Je crus un instant que Zéla était ensorcelée par l'odieuse fleur dont
elle aspirait si joyeusement la prétendue suavité. Cette fleur était
une grande branche rouge, couverte de boutons bruns, de baies jaunes,
et exhalant l'horrible odeur du musc.

--En vérité, ma chère soeur, m'écriai-je, la rose aurait autant raison
d'être jalouse que vous de craindre le voisinage de la figure de
Kamalia, votre nourrice. Cette fleur ressemble à une ronce, et son
abominable odeur me rend malade.

Je fus sans doute poussé à accueillir la fleur de Zéla avec ces rudes
paroles par l'impatience et le chagrin que me firent éprouver les
caresses dont elle couvrit la branche appuyée sur ses lèvres.

Les yeux noirs de Zéla se dilatèrent; et pendant une seconde elle me
contempla avec un étonnement plein de tristesse, puis l'éclat de son
regard se ternit, et ses longues paupières se couvrirent d'une rosée
de perles; la branche aimée s'échappa des mains de la jeune fille, sa
figure pâlit, et le son de sa voix eut la navrante tristesse du
dernier adieu qu'elle fit à son père, lorsqu'elle murmura faiblement:

--Pardonnez-moi, étranger, je ne me souvenais plus que vous n'étiez
pas né dans la tribu de mes pères. Cet arbre, que j'aime, ressemble à
celui qui abritait la tente de ma famille; il nous protégeait contre
l'ardeur du soleil, quand nous dormions sous son ombre. Nos vierges
entrelacent ses fleurs en couronne pour parer leurs fronts, et si
elles meurent, on en couvre la pierre de leurs tombeaux. Pardonnez-moi
d'avoir cueilli ce souvenir du passé, je ne puis empêcher mon coeur de
préférer cette fleur à toutes les fleurs; mais puisque vous dites
qu'elle vous rend malade, eh bien!... je ne l'aimerai plus, je ne la
cueillerai plus!... Puis, ajouta la jeune fille d'une voix entrecoupée
par les sanglots, pourquoi parerais-je mes cheveux d'une couronne de
cette fleur, puisque j'appartiens à un étranger et que mon père est
mort?

Je n'ai pas besoin de dire que non-seulement je ramassai la fleur pour
la remettre entre les mains de Zéla, mais encore je lui fis comprendre
que mon ignorance était l'excuse de ma conduite. Après avoir calmé le
chagrin de la douce et sensible enfant, je courus sur la colline,
j'arrachai l'arbre garni de ses racines, et je dis à Zéla:

--Chère soeur, j'ai dédaigné cette fleur uniquement parce que vous
avez dit du mal de la rose, la plus belle parure de nos parterres,
mais en examinant de près cet arbuste chéri (et je regardai Zéla), je
me suis assuré que la rose peut en être jalouse aussi bien que mes
compatriotes pourraient l'être de vous. Je planterai cet arbre dans le
jardin de notre habitation.

--Vous êtes bon, mon frère, me dit Zéla. Eh bien, moi, je planterai un
rosier auprès de lui, et ces deux charmantes fleurs uniront leurs
parfums. Notre affection et nos soins pour ces chers arbustes les
feront grandir, prospérer et vivre ensemble, sans rivalité jalouse. On
doit aimer sans préférence exclusive tout ce qui est beau; moi, j'aime
tous les arbres, tous les fruits et toutes les fleurs.

Malgré ces paroles joyeuses et calmes, je voyais à travers les plis
vaporeux de la légère robe de Zéla son pauvre petit coeur aussi agité
qu'un oiseau mis en cage. Pour arracher ses pensées au sujet qui
l'avait attristée, je dis en lui serrant la main:

--Vous devez être fatiguée, chère Zéla; mais ne craignez rien, voici
le dernier ruisseau que nous avons à traverser, et nous serons bientôt
dans cette magnifique plaine.

--Oh! me répondit la jeune fille, Zéla n'a jamais craint que son père
quand il était en colère, car alors ceux qui osaient regarder les
éclairs qui déchirent la nue en feu ne pouvaient soutenir le regard
de leur chef. La voix de mon père était plus forte que le bruit du
tonnerre, et sa lance plus fatale que l'éclat de la foudre. Hier au
soir, en parlant à cet homme grand qui est si doux, je croyais que
vous alliez le tuer, et je voulais vous dire de ne pas le faire, parce
que j'avais lu dans ses yeux qu'il vous aime de tout son coeur; c'est
très-mal, mon frère, de se fâcher contre ceux qui nous aiment.

--Vous voulez parler d'Aston, ma chère Zéla, mais je n'étais nullement
en colère contre lui: je l'aime beaucoup, et nous sommes les meilleurs
amis du monde; la vivacité de mes paroles était puisée dans le sujet
de notre conversation, car nous parlions des horribles cruautés qui
sont exercées dans l'île Maurice sur les pauvres esclaves.

--Je voudrais bien connaître votre langue, mon frère, j'aimerais tant
à vous écouter! Si j'avais compris vos paroles, j'aurais passé une
nuit calme; car, ignorant le sujet de votre conversation, j'ai
beaucoup pleuré, j'avais tant de chagrin de vous croire fâché contre
une personne qui vous aime!

Je rassurai bien tendrement l'adorable jeune fille, et nous reprîmes
avec joie notre route. De Ruyter vint nous rejoindre, et nous nous
trouvâmes bientôt sur une plaine élevée nommée Vacois, au milieu de
l'île. Notre montée avait été très-difficile et très-rude. Devant
nous, au centre de la plaine que nous traversions, se trouve la
montagne pyramidale dont j'ai déjà parlé, et qu'on nomme le _piton du
Milieu_. Sur notre droite s'étendaient le port et la ville de
Saint-Louis. Vers le sud, nous découvrîmes de grandes et magnifiques
plaines, dont la riche végétation se mire dans une belle rivière; et
vers le nord, d'autres plaines se penchant vers la mer: elles
paraissaient les unes arides, les autres cultivées. On distinguait çà
et là des champs de cannes à sucre, d'indigo et de riz. Du sud à
l'est, le pays volcanique et montagneux est couvert de jungles et
d'anciennes forêts, mais le nord-est est presque une surface plane.
Dans la plaine où nous nous trouvions, il y a un grand nombre de mares
d'eau qui forment de jolis lacs, et à l'époque des grandes pluies, le
débordement de ces lacs rend la plaine marécageuse et la couvre de
cannes, de roseaux et d'herbes gigantesques.

Telle était la magnifique scène qui se déroulait sous nos yeux. Le
soleil, qui s'était levé à l'est au-dessus de la montagne, dispersa
les brouillards jaunes du matin et découvrit entièrement les beautés
mystérieuses de cette île, fraîche et radieuse comme une vierge
sortant du bain.

Nous mîmes pied à terre pour nous reposer sous l'ombrage d'un groupe
de bananiers qui semblaient s'être plu à dessiner un cercle enchanté
autour d'un chêne incliné vers le lac, dont l'eau, claire et limpide
comme un diamant, avait une incommensurable profondeur. Des poissons
rouges de la Chine jouaient sur la surface de l'eau, et les
mouches-dragons rouges, vertes, jaunes et bleues volaient en
bourdonnant autour de nous.

Interrompus dans leurs ablutions matinales, le chaste pigeon ramier et
la blanche colombe s'envolaient vers les bois; la perdrix grise
courait se cacher, les oiseaux aquatiques plongeaient dans l'eau,
tandis que les perroquets jaseurs caquetaient sur les arbres comme des
femmes mariées en mauvaise humeur. Pendant le bruissement harmonieux
de ses fuites, de ses gais ramages, le nonchalant babouin au ventre
rebondi mangeait avec la gloutonne voracité d'un moine: il était
inattentif à tout ce qui ne tendait pas à gorger de bananes son
insatiable panse.



LV


On nous avait dit à l'île Maurice que le lac auprès duquel nous nous
reposions possédait des crevettes aussi grosses que des homards, et
que des anguilles avaient quinze ou vingt pieds de longueur.

Les deux principales rivières de l'île prennent leur source dans cette
plaine; en marchant elles augmentent leur volume par le tribut que
leur payent une infinité de ruisseaux, jusqu'à ce qu'elles arrivent à
être fortes et puissantes. Coulant parallèlement pendant quelque
temps, elles finissent, en rivales bien apprises, à tenter de se
surpasser en largeur et en vélocité. Après cette lutte ambitieuse et
coquette, elles se séparent; l'une va forcément à droite, l'autre à
gauche, arrosent leurs districts respectifs, et finissent par payer à
leur tour un tribut au puissant océan.

Après avoir rassasié nos sens de la vue des incomparables beautés de
cette riche nature, nous fûmes obligés de penser à des choses moins
poétiques et moins délicates, car nos estomacs demandaient à grands
cris d'être promptement restaurés. Nos gens placèrent devant nous les
mets favoris des marins, c'est-à-dire du poisson, des fruits, des
légumes, nourriture simple et sans apprêt, dont nous savourâmes les
délices avec un zèle vraiment sacerdotal.

Vers la fin de ce frugal déjeuner, nous retombâmes insensiblement dans
la contemplation des sublimes merveilles que renfermait cette île. La
tiède chaleur du soleil levant faisait monter vers nous le parfum des
citrons, des oranges, des framboises, celui encore plus doux des
mangoustans sauvages et des fraises. Ces enivrantes odeurs se mêlaient
à celles des herbes et des arbrisseaux aromatiques dont la vallée
envoyait l'encens confondu avec la rosée du matin. L'air pur et frais
des premières heures du jour, en se pénétrant de toutes ces émanations
embaumées, remplissait nos coeurs et nos sens d'un indéfinissable
bien-être. Mes membres étaient si légers, si souples, si élastiques,
qu'il ne m'eût pas semblé impossible de devancer à la course les cerfs
en émoi que nous apercevions traversant les clairières pour se
précipiter dans la profondeur des couverts.

Le plaisir que je ressentais se communiqua à Zéla; elle effeuillait
des fleurs en nous montrant, sous ses beaux sourires, l'émail de ses
dents de perle.

Nous mangions pour la première fois ensemble le pain et le sel, et
quand je lui en fis l'observation, elle me dit gaiement:

--Il faut aujourd'hui, mon frère, que nous soyons bons amis, et si
vous tenez à suivre les coutumes de notre pays, vous ne devez plus
froncer les sourcils en me regardant, parce que je suis votre hôte
jusqu'à ce que le soleil se couche et se lève de nouveau.

En nous promenant ensemble, j'aidai Zéla à cueillir des fleurs, et je
l'interrogeai sur leur classification, non sur celle que leur assigne
la botanique, mais les poëtes orientaux qui ont chanté l'amour.

De Ruyter interrompit notre douce causerie en nous criant qu'il
fallait nous mettre en route.

Après avoir laissé le lac à notre droite, traversé la base du _piton
du Milieu_, sur un terrain volcanique et réduit en poudre, nous nous
dirigeâmes vers le sud et nous nous trouvâmes bientôt dans des plaines
entourées de montagnes.

Ces plaines vertes, bordées de bois sombres, se trouvaient coupées par
des marais remplis de vétyver, de fougère, de mauve, de bambous
ondoyants et de tabac sauvage. Nous aperçûmes encore des plantations
de manioc, de maïs, de patates, de cotonniers, de cannes à sucre, de
café et de clous de girofle. Après avoir traversé ces vastes champs,
nous franchîmes des canaux, dont l'eau claire et limpide coulait sans
bruit, réfléchissant dans son onde cristalline des chênes nains, des
oliviers d'un vert sombre, près desquels fleurissait le figuier au
fruit rouge comme une fraise. Plus loin le majestueux palmier, isolé
de tout entourage, élevait vers le ciel sa tête couronnée d'un unique
fruit, et quand ce roi de la végétation perd son diadème, semblable
aux monarques de la terre, il cesse de vivre en cessant de régner.

Nous pénétrâmes bientôt dans les sauvages forêts où poussent l'arbre
de bois de fer, le chêne, le cannellier noir, le pommier, l'acacia, le
tamarin et la muscade. Le chemin que nous suivions était couvert comme
une charmille par des vignes vierges, du jasmin et une multitude
infinie de plantes rampantes d'un rouge brillant. Ces plantes avaient
si épaissement entrelacé leurs vivants cordages, que ni le soleil ni
la tempête ne pouvaient les pénétrer. Si, par hasard, un rayon égaré
trouvait un passage au travers de cet épais treillis, il ne lui était
possible d'étendre sa lumineuse clarté que sur une touffe de violette
ou de fraisier. La bienfaisante chaleur de ce doux rayon réchauffait
le fruit et la fleur, qui grandissaient avec force, en regardant d'un
air de commisération les pâles et frêles enfants de l'obscurité.

Les songes les plus poétiques des rêveurs ne pourront jamais inventer
de plus radieuses, de plus admirables merveilles que celles que nous
présentait cette nature sauvage et si réellement idéale. Ces
retraites, ombragées par de grands arbres verts, ces gazons émaillés
de fleurs suaves, me semblaient la demeure d'un peuple de génies, et
je considérais notre passage comme une odieuse profanation de leurs
droits divins.

Pour la première fois de ma vie, les belles voix d'Aston et de de
Ruyter me parurent discordantes, leurs formes si magnifiquement
dessinées, leurs fronts fiers, mais hâlés, ne me paraissaient
nullement en harmonie avec le lieu dans lequel nous nous trouvions.

--Ils sont fort déplacés ici, pensais-je en moi-même, le véritable
encadrement qui puisse faire ressortir leurs martiales figures est le
pont d'un vaisseau armé en guerre.

J'avais beau chercher à les assimiler à l'entourage de féerie
qu'embrassait ma vue, il m'était impossible de les grouper, ni par la
pensée, ni par les yeux, d'une façon assez avantageuse pour les faire
contribuer à la splendeur de la scène. Le regard le plus bienveillant,
le plus favorablement disposé, ne pouvait les prendre que pour des
démons, des jungles _admee_ (hommes sauvages), des orangs-outangs ou
des centaures.

La vieille nourrice Kamalia, suivie de deux esclaves noirs, marchait
derrière nous, et je fus si certain, dans la fièvre de mon
imagination, qu'elle était ou une sibylle ou une sorcière accompagnée
de deux démons prêts à exécuter les plus horribles enchantements, que
je commençai à maudire l'obscurité de la forêt en désirant de revoir
le soleil. Zéla arrêta tout à coup son cheval, et la sorcière noire,
toujours suivie de près par les deux démons, s'approcha de la jeune
fille.

Sous l'influence de mon étrange hallucination, je me précipitai vers
Zéla, je saisis la bride de son cheval, dont j'excitai vivement la
marche. J'avais peur de voir ma petite fée se transformer en faon
blanc et s'élancer vers les bois. La suite de cette métamorphose
devait m'envelopper dans la peau d'un chien noir et me condamner à
poursuivre la fugitive dans les mystérieux sentiers de cette
ténébreuse et impénétrable forêt.

Mes craintes se dissipèrent un peu quand je vis Zéla maintenir avec
force l'impétuosité de son cheval, qui voulait s'élancer en avant, et,
penchée vers moi, me dire de sa voix musicale:

--Laissez-moi libre, mon frère, vous allez me faire tomber; marchez un
peu en avant, je désire parler à Kamalia et lui demander le nom des
belles fleurs rouges qui sont sur cet arbre. Oh! regardez, ce ne sont
point des fleurs, mais de petits oiseaux; vous les avez effrayés en
voulant arrêter ma marche. Quel malheur! ils se sont enfuis.

Revenu à moi, je communiquai en riant mes chimériques angoisses à la
jeune fille.

--Et, me demanda-t-elle, quelle figure avais-je prise dans votre
esprit avant d'être transformée en faon?

--Vous, chère, vous êtes le doux Ariel, l'esprit enchanteur de ce
bois, votre demeure, votre empire. Rien d'humain ne doit vous
entourer, car chaque chose humaine a sa faiblesse ou son défaut. Ici,
il y a des murs de fleurs pour vous cacher à tous les regards: vous
vivrez comme les abeilles, comme les brillants oiseaux que vous venez
d'admirer, de parfums, de fruits et de rosée.

--Ce bois est un séjour vraiment enchanté, mon frère, je partage votre
admiration; mais je ne voudrais pas y vivre toute seule, puis je ne
saurais être heureuse emprisonnée: fleurs ou barreaux, marbre ou
pierre, les murs sont toujours sombres, et j'aime la liberté,
l'espace, le caprice qui m'emporte où m'appelle ma fantaisie.

--Ma bien-aimée, répondis-je à Zéla, je resterai avec vous comme votre
esclave.

--Mon esclave! oh! non, non, non, pas d'esclave; vous avez dit hier
qu'il ne devait point y en avoir, je pense et je dis comme vous: la
liberté pour tous.

Le sentier que nous suivions s'élargit bientôt; son obscurité se
dissipa, et nous atteignîmes l'entrée d'une grande plaine.
L'éblouissante clarté d'un ciel limpide, brillamment inondé par les
rayons du soleil, nous rendit presque aveugles.

En traversant une rivière sur un pont rustique, je reconnus la main de
de Ruyter dans la construction forte et élégante de ce pont. Après
avoir gravi de nouveau un sentier très-irrégulier, nous montâmes, au
travers d'une longue allée d'arbres et de buissons, sur une
plate-forme élevée. Sur cette plate-forme était assise la maison de de
Ruyter.

--Aston, criai-je joyeusement au lieutenant, voici notre résidence, je
suis certain que c'est bien elle. Quel autre que de Ruyter aurait eu
l'esprit de trouver cette délicieuse, cette ravissante situation!
Toutes les beautés que nous avons admirées ne sont point comparables à
celles qui environnent ce charmant séjour. La possession de ce
paradis terrestre doit satisfaire à jamais toutes les ambitions, tous
les désirs d'un homme; car la nature y a jeté à profusion toutes ses
parures pour le rendre parfait.

--Vous dites vrai, me répondit Aston en regardant autour de lui et
dans l'immensité de l'espace; quelle magnificence! quelle grandeur! je
n'ai jamais rêvé rien d'aussi splendidement beau.

--Allons, allons, cria de Ruyter, descendez de cheval; demain, vous
aurez la journée entière pour admirer tout cela. Maintenant il faut
songer au repas; votre mari, continua de Ruyter en se tournant vers
Zéla, n'est bon à rien, si ce n'est cependant à rôder dans les
déserts; regardez, mon enfant, il a choisi la place la moins ombragée
du jardin, afin de recevoir sur sa tête toute la chaleur des rayons du
soleil. Par le ciel! je crois qu'il ôte son turban; il serait un saint
parmi les Raypaats (descendants du soleil).

Zéla accourut vers moi et me dit doucement:

--Ne restez pas au soleil, mon frère; dans ce moment-ci sa chaleur est
très-dangereuse. Voyez comme les boutons et les fleurs cherchent à
échapper à son brûlant contact, en fermant leurs corolles et en se
cachant sous l'ombre des feuilles, qui baissent également avec
tristesse leur tige fatiguée. Les oiseaux, les insectes sont tous
endormis dans les bois; il n'y a pas un animal qui ose rester sans
abri quand la chaleur est aussi étouffante. Tout dort maintenant; le
vent même est allé se cacher dans les cavernes que nous avons vues ce
matin sur le rivage. Il n'y a que la méchante mouche qui soit
éveillée; elle ramasse les vapeurs empoisonnées pour s'en faire un
venin, et la nuit elle jette son cri de guerre; puis elle perce avec
sa lance le doux et bienfaisant sommeil: la mouche est le mauvais
esprit des ténèbres et le sommeil en est le bon. Venez, mon frère, le
capitaine l'ordonne, et vous obéissez mieux à sa voix qu'à celle de
Zéla.

Je suivis la jeune fille, en pensant qu'elle avait fait une très-jolie
description de la tribu des mouches.

Tout le monde mit pied à terre sous une verandah, et nous fûmes
conduits par de Ruyter dans l'intérieur de la maison. Une double
rangée de persiennes protégeait les appartements contre les ardeurs du
soleil, et laissait l'air et le vent circuler par les ouvertures en
toute liberté. La salle d'entrée occupait le tiers de la maison: elle
était pavée en grands carreaux de marbre blanc, et un bassin d'une
forme ovale, rempli d'eau, jetait dans l'air la fraîcheur la plus
suave.

En visitant le jardin, je découvris une citerne dont l'eau, après
avoir arrosé la terre, formait une cascade et allait sauter de rocher
en rocher, jusqu'à ce qu'elle eût atteint la rivière, dont on voyait,
des hautes fenêtres de la maison, la nappe calme et argentée.

De Ruyter avait fait creuser la montagne jusqu'à la source d'une de
ces fontaines, dont il dirigeait le cours dans ses terres.

Autour de la salle dans laquelle nous étions entrés s'étendait un
large divan garni de coussins; les murs étaient ornés d'armes
indiennes et européennes pour la chasse, mêlées à des dessins et à des
gravures de prix.

Zéla et ses femmes furent conduites dans une aile de la maison, et sur
la porte d'entrée de l'appartement qui s'y trouvait était écrit ce mot
en caractères persans: _Le Zennanah_.

--Cette désignation, nous dit de Ruyter, est une fantaisie de
l'artiste qui a peint l'intérieur de la maison; car votre Zéla est la
première femme qui entre ici.

Après avoir montré à Aston la chambre qui lui était destinée, de
Ruyter se tourna vers moi et me dit:

--Je crois, mon Trelawnay, qu'une chambre entourée de murailles ne
pourrait convenir à votre esprit errant: nous vous laisserons aller çà
et là; du reste, je sais que vous le feriez sans ou avec ma
permission. Si vous avez besoin de quelque chose, frappez dans vos
mains, et si ces besoins sont des besoins réels, ils seront à
l'instant satisfaits. Quant aux choses luxueuses, j'évite ce luxe du
climat; mais il n'est pas défendu. La défense n'atteint jamais son but
et met une valeur sur des ombres. Quand la cloche sonnera une heure,
le déjeuner sera servi dans la salle.



LVI


Quand de Ruyter nous eut quittés, Aston s'écria d'un ton surpris:

--Que veut-il dire? Quel est le sens réel de sa phrase? Parle-t-il
bien sérieusement du luxe intérieur de sa maison, de ce luxe dont la
grandiose simplicité surpasse les splendeurs les plus raffinées et les
plus exquises de la civilisation?

--Je crois, répondis-je en riant, que de Ruyter se moque de nous, ou
qu'il cherche à se mettre en garde contre les excès complimenteurs de
notre juste admiration.

--Vous avez peut-être raison, mon cher Trelawnay, reprit mon ami; mais
une chose dont je suis bien certain, c'est qu'un long séjour dans
cette royale résidence du désert nous rendra fort difficiles sur le
choix d'une habitation, en les faisant toutes paraître à nos yeux plus
laides et plus sales qu'une hutte irlandaise.

Tout en causant, nous nous promenions autour de la salle, et j'allais
proposer à Aston de m'accompagner dans le jardin, lorsque la cloche
dont nous avait parlé de Ruyter annonça que le déjeuner était servi.

Nous nous mîmes à table.

--Je crains fort, mon cher Trelawnay, me dit de Ruyter en riant, que
vous ne soyez un triste convive, si la reine des abeilles ne daigne
pas abandonner en votre faveur les coutumes de son pays pour se
conformer à celles du nôtre.

Une femme fut appelée, et je lui donnai l'ordre d'aller chercher lady
Zéla. Après d'assez longues hésitations entremêlées de pourparlers, la
jeune fille se décida à se rendre à nos prières.

Une couche disposée à la hâte reçut la belle Arabe, qui ne s'était
jamais assise sur une chaise.

Les jolis petits doigts de Zéla essayèrent vainement de se servir pour
manger d'une vilaine fourchette de fer: leurs gracieux et impuissants
efforts donnaient à tous les gestes de la jeune fille une si adorable
gaucherie, qu'après avoir contemplé un instant son léger embarras, je
lui ôtai la fourchette des mains en la priant de m'apprendre à me
servir de mes doigts pour ramasser les grains de riz servis sur mon
assiette et les porter à mes lèvres; mais la leçon, rieusement donnée,
fut très-peu profitable, car l'impatience me faisait avaler ensemble
et le riz et la chair du poulet.

Zéla sortit de table avant la fin du déjeuner, et nous promit
gracieusement que sa présence charmerait notre promenade du soir.

Quand les débris du repas eurent été remplacés par le café et les
pipes, nous nous couchâmes sur les divans qui entouraient la salle, et
nos yeux, alanguis par la fatigue, se reposèrent doucement dans la
contemplation de l'eau limpide du bassin, qui ressemblait à une glace
entourée d'un cadre de marbre. Trop heureux pour analyser nos
jouissances et nous faire part mutuellement des sensations de
bien-être qui remplissaient nos coeurs, nous restions silencieux, et
cet engourdissement moral se répandit peu à peu sur la nature
physique; car nous tombâmes, sans nous en apercevoir, dans le repos
d'un profond sommeil.

       *       *       *       *       *

Deux heures après nous sortions du bain, et on nous apportait des
rafraîchissements avec une corbeille remplie de fruits et de
confitures. Quand nous eûmes savouré le jus acide de la grenade et
celui de l'orange mêlé à de l'eau glacée, nous rentrâmes dans la
salle, où du café brûlant et nos pipes nous aidèrent à attendre sans
impatience la disparition du soleil derrière les montagnes. À la chute
du jour, Zéla se rendit à notre appel, et nous visitâmes les terres
cultivées qui entouraient la maison de de Ruyter.

Un sentier sablonneux, ombragé d'arbres touffus, nous conduisit par
une montée facile dans une chambre d'été, dont la construction
extérieure, aussi bien que la couleur des murs, ressemblaient
exactement aux draperies d'une tente. Des fenêtres de cette chambre on
découvrait un panorama magnifique, car toutes les mystérieuses beautés
de l'île se montraient sans voile: d'un côté, les plaines laissaient
pleinement voir leur robe de pourpre et d'émeraude; de l'autre, la mer
et le port entier de Bourbon s'offraient aux regards.

--Je vois le vaisseau! s'écria Zéla en frappant joyeusement ses
petites mains l'une contre l'autre; regardez, mon frère, ne dirait-on
pas qu'il est tout près de nous?

Armé d'un télescope, je vis si distinctement le grab, que mon
imagination me montra aussitôt Louis-le-Grand, l'air empressé,
égorgeant des tortues sous la banne du pont.

Je sortis avec Zéla de la chambre d'été, et j'allai m'asseoir sur un
morceau de rocher, qui formait un dôme arrondi au-dessus d'un profond
abîme. Des hauteurs de ce trône improvisé je pus, sans être importun,
suivre des regards les mouvements légers et souples de Zéla, qui
voltigeait, comme une abeille, de fleurs en fleurs, d'arbres en
arbres, effleurant tout du bout de ses jolis doigts, penchant sur
chaque arbuste ou sur chaque buisson sa jolie tête et ses beaux yeux
rayonnants de plaisir.

Les mouvements gracieux et élégants du corps, l'adresse modeste et
dégagée des gestes atteignent dans l'Est une réelle perfection. Comme
si elle redoutait la rivalité de l'art, comme si elle s'en indignait,
tout en dédaignant de le combattre, la nature a jeté là ses dons les
plus rares, les plus précieux et les plus recherchés. Innés chez ce
peuple, ils sont défigurés sous la laide forme de l'affectation dans
les pays qu'on appelle civilisés; la beauté du corps, la majesté
simple et naturelle des gestes, la grâce des mouvements, cet ensemble
des qualités extérieures qui ont un charme si séduisant, a déserté les
villes populeuses pour se jeter dans les déserts et dans les
montagnes. La beauté vit là; elle joue avec les enfants, elle pare le
front des jeunes filles, elle flotte sur l'aile du pigeon ramier, elle
étincelle dans le brillant et doux regard de la sauvage gazelle.

Un enfant du désert ressemble à une vigne vierge étendant avec
profusion ses branches couvertes de feuilles. Arrêtez cette
croissance, taillez la vigne, rendez-la productive, et vous aurez un
vilain feuillage et une mesquine vendange. La vigne et l'olivier sont
les enfants des collines et des sables, ils sont nourris par les
rayons du soleil; libres de grandir, ils deviennent splendides. Le
cheval du désert et l'antilope sont les plus rapides et les plus
beaux des animaux.

Le majestueux roi des oiseaux, ce roi dont le plumage voltige sur le
diadème des souverains du monde ou se penche en triomphe sur un
corbillard royal, habite les landes sablonneuses.

Les fruits les plus riches, les fleurs les plus belles, l'air le plus
odoriférant, l'eau la plus limpide, se trouvent dans les plaines, dans
les rochers, dans les sables, et sont tous nourris dans la solitude
par le soleil de la liberté.

C'est là que l'homme parle avec son Dieu jusqu'au moment où le coeur,
rempli d'amour et d'admiration, divinise ses sentiments.

J'ai vu les vierges de l'Est (Zéla en était une) aussi ignorantes que
ses plus sauvages enfants, et dont la beauté exquise ferait tomber le
ciseau des mains des sculpteurs grecs. J'ai regardé leurs formes,
leurs traits, l'expression de leurs figures, et tout se mêlait si
harmonieusement ensemble, que je ne pouvais pas comprendre qu'il fût
possible de rester froid devant tant de beauté, en cherchant à
découvrir si les lignes étaient de la forme grecque ou romaine. Il
serait plus facile au hibou de regarder le soleil sans en être ébloui,
qu'à un homme de coeur et d'imagination de contempler avec calme
l'idéale beauté des vierges de l'Est.

La plus belle et la plus délicieuse de ces vierges était à mes yeux ma
jeune et charmante femme. Zéla venait d'atteindre sa quinzième année;
et quoique ne pouvant, même dans l'Est, être considérée comme une
femme faite, son développement précoce donnait des promesses de la
plus rare beauté. Élevée dans l'ombre, Zéla avait le teint pâle, et
cette pâleur de camellia paraissait de l'albâtre au milieu des femmes
brunes qui entouraient la jeune fille. La largeur et la profondeur du
front de Zéla, clair et poli comme de l'ivoire, étaient à moitié
cachées par une magnifique couronne de cheveux fins, abondants et
légèrement ondulés.

Ses yeux étaient expressifs, même pour une Orientale, mais ni
brillants, ni saillants; ils étaient aussi doux que ceux d'une grive,
lorsque le calme du repos ne laissait ni la joie, ni la douleur, ni la
surprise y jeter leur brillante étincelle de satisfaction ou de
souffrance. Les cils d'ébène qui ombrageaient ce beau regard étaient
extraordinairement longs, et quand la jeune fille dormait, ils se
pressaient contre ses pâles joues en y jetant le doux reflet de leur
ombre. La bouche était pleine d'harmonie et de grâce; la figure,
petite et ovale, était fièrement portée par un joli cou aux mouvements
onduleux; les membres de Zéla, longs, pleins et arrondis, avaient des
gestes vifs et légers.

Au moment où j'analysais les rares perfections de la jeune fille, elle
se tenait debout sous l'ombrage d'un arbre dont les languissantes
branches tombaient en grappes autour d'elle. Cet arbre indou cache,
dit-on, dans ses feuilles fermées, l'asile d'une fée. Je crus que
Zéla, leur reine, était descendue de sa demeure de verdure pour
folâtrer un instant sur un gazon de fleurs, et, sous la fascination de
cette idée, je descendis rapidement auprès d'elle.

--J'ai guetté votre chute, lui dis-je en la prenant dans mes bras,
chère enfant! Je vous tiens, je vous garderai auprès de moi.

--Oh! mettez-moi par terre, s'écria la jeune fille effrayée, vous me
faites mal. Je ne suis pas tombée; laissez-moi, je vous prie,
laissez-moi m'en aller.

--J'y consens, si vous voulez me promettre de ne pas fuir, de ne pas
remonter dans le feuillage de cet arbre, votre féerique habitation.

--Je ne vous comprends pas, me répondit Zéla en ouvrant de grands
yeux; laissez-moi, vous me serrez avec trop de violence.

Je posai doucement la jeune fille à terre et je lui fis part de mes
craintes; mais elle m'écouta à demi, car, à peine libre, elle courut
vers sa vieille nourrice d'un air aussi effrayé qu'un jeune levraut.

Le lecteur aurait tort s'il m'accusait d'exagération dans l'éloge que
je fais des Arabes de l'Inde. S'il doute de ma véracité, il en croira
peut-être mieux les paroles d'un savant voyageur tout à fait exempt de
préjugés. Ce voyageur dit:

«Les Arabes sont nombreux dans l'Inde; ce sont des hommes magnifiques,
au teint blanc, aux formes belles, osseuses et musculeuses; leurs
mines nobles, leurs costumes pittoresques, leurs regards intelligents,
hardis, etc, etc.»

Ceci est donc le portrait du père de Zéla. Sa mère, d'une beauté
célèbre, avait été apportée du Caucase géorgien, et le hasard de la
guerre l'avait faite deux fois captive. La naissance de Zéla fut la
mort de cette femme, et elle quitta le monde, heureuse d'y laisser sa
vivante image.

Zéla était belle, plus belle que je n'ai pu la décrire, car je ne suis
pas versé dans la science des paroles, et les paroles sont souvent
impuissantes à représenter ce que l'oeil voit, aussi bien qu'à
exprimer ce que le coeur ressent.



LVII


Quand je rejoignis Aston et de Ruyter, je les trouvai en train de
discuter sur la nécessité de faire une visite officielle au commandant
de Saint-Louis. Comme cette visite, dont ils fixèrent l'heure pour le
lendemain, ne me paraissait ni agréable à faire ni urgente à mes
intérêts personnels, je priai de Ruyter de vouloir bien m'en
dispenser. La soirée se termina très-agréablement, quoiqu'il y eût
manqué, pour l'entière satisfaction de mon coeur, la présence aimée de
la belle Arabe.

Obligés de nous lever le lendemain aux premiers rayons du soleil, nous
nous couchâmes de bonne heure, et, si Aston et de Ruyter se
reposèrent, il me fut bien impossible de trouver le sommeil. Mon
esprit inquiet me jeta bientôt hors du lit et hors de la maison.
J'errai dans les champs, je pris un bain, je tuai les heures, et je
vis arriver, sans avoir fermé les yeux un instant, les splendides
lueurs de la plus belle journée.

Quand mes deux amis parurent, nous allâmes visiter les plantes et les
arbrisseaux que de Ruyter avait apportés des différentes îles de
l'archipel des Indes. De Ruyter avait une grande passion pour le
jardinage, la construction et l'agriculture. Il aimait l'île Maurice,
non-seulement pour la douceur de son climat, mais encore pour la bonté
de son terrain, qui produisait toute chose et en profusion.

--J'ai questionné sur leur bonheur, nous dit-il, toutes sortes de
gens, même des princes, et j'ai vu que les hommes heureux, mais
heureux dans toute l'acception du mot, sont les jardiniers. Je
confesse avec franchise que si le hasard ne m'avait pas fait marin,
j'aurais été, par choix, un modeste cultivateur.

Il n'existe pas dans le monde un fruit ou une fleur qui soit resté
inconnu à de Ruyter. Il avait tout vu, tout recueilli, tout réuni dans
son jardin, et au milieu de cette quantité innombrable d'arbres et de
plantes, il y en avait au moins le quart qui m'étaient complétement
inconnus. À l'exception de la plate-forme, sur laquelle était bâtie la
maison, et qui comprenait le jardin, les terres d'alentour étaient
incultes. On avait en partie déraciné tous les arbres, en laissant çà
et là des groupes de cannelliers ou de chênes d'une hauteur
prodigieuse.

La maison n'avait qu'un seul étage. Sa façade regardait le sud, en
dominant une plaine; la mer formait l'horizon au nord-ouest, et l'est
déployait un immense rideau de bois, de précipices et de rochers. À
l'exception d'une plaine voisine de la maison, rien n'indiquait le
travail de la culture; on se serait cru dans la solitude d'un immense
désert, si, dans le clair-obscur des avenues et des sentiers qui
coupaient cette plaine, on n'eût découvert des chaumières de bois. De
Ruyter avait eu le soin de faire produire à ses terres les choses
indispensables à la vie, et de les peupler de travailleurs heureux
dans leur dépendance libre.

--Il serait, nous dit-il, plus avantageux, d'après les règles du
calcul, d'ensemencer la terre des grains, des fruits ou des végétaux
qu'elle reproduit avec le plus d'abondance, pour en échanger le
surplus inutile à la consommation de la maison contre les choses de
luxe qui y manquent: mais, outre la satisfaction que je ressens de
voir tout le monde heureux autour de moi, j'ai le plaisir de la
distraction, le bonheur de la santé et celui plus grand encore
d'améliorer la cruelle destinée de ceux qui souffrent sous les
impitoyables lois d'un système détestable, d'un système que j'abhorre,
mais auquel malheureusement il m'est impossible d'apporter des
remèdes: ce système est celui de l'esclavage.

J'ai fait pour le bien-être des noirs tout ce que j'ai pu; vous ne
trouverez pas un seul esclave dans mon domaine. Le pain que vous
mangez n'est peut-être pas le meilleur, le plus blanc, le plus exquis
des pains, mais il n'est ni aigri ni taché par le sang ou les larmes
d'un pauvre captif surchargé de travail. Une centaine d'esclaves, que
j'ai rachetés ou trouvés libres, sont devenus mes fermiers.

Je reçois d'eux une partie des fruits de la terre: un m'apporte tous
les ans du blé, un autre du café, et ainsi de tous. J'ai donc de cette
manière du riz, du sucre, des épices, du coton, du tabac, du vin, de
l'huile, enfin tout ce que la terre produit. Je dispose à ma guise du
superflu des choses que vous mangez; ici ce sont les fruits d'un
travail libre, et je crois que cette connaissance des faits vous
rendra la modeste chère que je vous fais faire infiniment plus
savoureuse.

Je ne suis point un de ces pédants et lourds moralistes qui prêchent
l'émancipation des nègres en faisant des pas de géant pour fuir
l'exécution de leurs pompeuses paroles, ni un de ces gaillards qui
examinent la doctrine d'un tailleur avant de se hasarder à porter
l'habit qu'il leur a fait, quoiqu'ils n'aient pas l'idée honnête et
juste de le lui payer. Je regarde la perfection de l'ouvrage et non la
piété de ceux qui l'ont fait, et je suis mieux servi par des gens
libres, travaillant de bonne volonté, que par des mains d'esclaves
sans coeur.

La visite que de Ruyter et Aston devaient faire au commandant de
Saint-Louis fut remise au lendemain, et nous procédâmes à nous occuper
suivant la loi de nos fantaisies. De Ruyter traça le plan d'un
pavillon qu'il voulait construire, comme un _zennanah_, pour les
femmes. Aston arracha des pommes de terre et des yams; moi, je
construisis un berceau de bambous entrelacés, et je plantai sous son
abri notre arbre mystique, le jahovnov chéri de ma chère Zéla.

Après avoir terminé mon petit travail, la fatigue d'une nuit sans
repos se fit sentir: elle affaiblit mes forces, et, n'ayant ni
l'envie ni la prudente pensée de gagner mon lit, je me couchai sous
l'ardeur d'un soleil brûlant, près du faible ombrage d'un
laurier-rose, et je m'endormis profondément.

Je fus éveillé par la chaleur intense des rayons du soleil, qui
dardaient sur moi leur fulgurante lumière. Je sentais que ma tête,
presque sans abri, allait être livrée à la flamme de cette lave
ardente, et que j'en éprouverais de vives douleurs. Mais mes forces
étaient tellement abattues, que je n'avais pas l'énergie de me
relever.

Au moment où j'allais forcer la paresse à se plier aux ordres de la
raison, j'entendis un léger frôlement. D'où pouvait-il provenir? Tout
en m'adressant cette question, je restais immobile, car j'étais étendu
sur la terre avec tant d'indolence, que je ne pouvais ni remuer ni
regarder, quoique mon ouïe fût violemment tendue dans la direction de
l'indistinct murmure qui venait de se faire entendre. Je sentais
pourtant qu'il était nécessaire de quitter la position nonchalante que
j'avais prise, car le bruit augmentait de minute en minute. «C'est
peut-être un serpent» pensai-je en moi-même. Ce rapide soupçon fut
bientôt détruit par le souvenir de l'assurance que de Ruyter m'avait
donnée qu'il n'y avait dans l'île aucun reptile venimeux. J'écoutai
encore, et, toujours immobile, je me dis: «Ce sont des lézards qui
attrapent des mouches;» au même instant, je sentis sur mon front un
toucher froid et dont la douce sensation me fit soudain ouvrir les
yeux. Zéla et Ador, la petite esclave malaise, cherchaient à me
garantir contre les rayons du soleil en plaçant sur ma tête un morceau
de feuille de palmier tallipot, car une feuille entière a quelquefois
trente pieds de circonférence.

Quand Zéla s'aperçut que j'étais éveillé, elle voulut s'enfuir, mais
je saisis avec promptitude l'ourlet de son ample pantalon brodé, et je
lui dis en souriant:

--Laissez-moi vous remercier, chère.

--Non, je ne suis pas contente de vous; pourquoi vous coucher ainsi au
soleil? Ne savez-vous pas que sa chaleur est plus dangereuse que la
morsure du _chichta_? et que, si elle tombe sur un front nu, elle est
plus fatale que le _bahr_?

--Douce Zéla, pourquoi êtes-vous venue ici?

--Pour cueillir des fruits.

--Pour quelle raison avez-vous apporté cette feuille de palmier? il
n'y en a pas de ce côté du jardin.

Les yeux de la jeune fille découvrirent l'arbre que j'avais planté; et
elle me répondit vivement:

--Pour qui pensez-vous donc que j'aie pu l'apporter? J'ignorais que
vous étiez assez imprudent pour vous coucher au soleil; ma feuille est
destinée à couvrir le jahovnov.

--Comment avez-vous appris, chère soeur, que je l'avais planté? je
n'en ai parlé à personne.

Zéla rougit, et je lus dans ses yeux charmants, dans l'expression de
ses traits, ce limpide miroir de l'âme, que je ne lui étais plus
indifférent. Je pris la main de la jeune fille, et nous regagnâmes
l'habitation le sourire aux lèvres et la joie dans le coeur.



LVIII


À la porte de la maison nous rencontrâmes de Ruyter, qui dit à Zéla:

--J'allais vous rendre une visite, chère lady, et vous demander une
tasse de ce café exquis que fait si bien la vieille Kamalia.

--Venez, je vous en prie, capitaine, répondit en souriant la jeune
fille; ma nourrice excelle, il est vrai, dans l'art de distiller les
liqueurs; elle fait non-seulement de très-bon café, mais encore des
sorbets délicieux, et son _arekec_ est excellent; de plus, la science
de Kamalia ne se borne point à cette seule connaissance; elle est
très-savante, car elle sait lire dans les vieux livres de notre pays
et dans un ciel plein d'étoiles.

--Son air antique me laisse croire, répondit de Ruyter, qu'elle a
étudié dans des papyrus, et je ne serais pas étonné si elle pouvait
découvrir le mystère des hiéroglyphes.

Nous nous rendîmes au _zennanah_, et quand la vieille gouvernante nous
eut comptés sur ses quatre maigres doigts, elle alla remplir le rite
sacré qui n'est jamais négligé dans l'Est, celui de présenter des
rafraîchissements sans la cérémonie avare et sans coeur qui est
usitée en Europe, cérémonie qui consiste à demander aux visiteurs
s'ils veulent oui ou non prendre quelque chose, puis à les regarder
d'un air féroce s'ils acceptent l'offre.

Je suivis Kamalia pour apprendre comment se fait le véritable café
oriental.

Les musulmans seuls savent faire le café, car les liqueurs fortes leur
étant défendues, leur palais est plus fin et leur goût plus exquis.

Un feu brillant de charbon de terre brûlait dans un poêle; Kamalia
prit quatre poignées de baies de moka, pas plus grandes qu'un grain
d'orge (ces baies avaient été soigneusement choisies et nettoyées),
puis elle les mit dans une casserole de fer où elles furent lestement
rôties; la vieille femme ne les retira de cette casserole qu'au moment
où elles eurent atteint une couleur d'un brun foncé; les baies trop
cuites furent enlevées et les autres mises dans un grand mortier de
bois pour y être broyées. Réduit en poudre, le café fut tamisé au
travers d'un morceau de drap en poil de chameau, et, pendant cette
opération, une cafetière qui contenait quatre tasses d'eau bouillait
sur le feu. Quand la gouvernante se fut assurée de la finesse de la
poudre de café, elle la versa dans l'eau, replaça la cafetière sur le
feu, et, au moment où ce mélange fut sur le point de bouillir, elle
ôta la cafetière, la frappa contre le poêle et la remit sur les
charbons; cette dernière opération fut répétée cinq ou six fois.

J'ai oublié de dire que Kamalia avait mis dans le café un très-petit
morceau de macis, mais pas assez cependant pour qu'il fût possible
d'en distinguer la saveur. Pour faire ainsi le café, il faut que la
cafetière soit en étain et sans couvercle, autrement il serait
impossible que l'ébullition pût former sur sa surface une épaisse
couche de crème.

Quand le café fut tout à fait ôté du feu, Kamalia le laissa reposer un
instant et le versa dans les tasses, où il garda pendant quelques
instants une onctueuse couche de crème.

Ainsi préparé, le café a non-seulement une délicieuse odeur, mais
encore le goût le plus exquis. On pourrait croire que l'opération est
ennuyeuse à faire, à en juger par mon récit; elle n'est cependant ni
longue ni difficile. Kamalia demandait deux minutes par personne, de
sorte que pour quatre tasses elle avait employé huit minutes.

Zéla nous offrit le café; la petite esclave malaise la suivait auprès
de chacun de nous, portant dans ses mains des confitures et de l'eau.
Après avoir servi le café, Zéla m'apporta une chibouque (pipe turque),
car quand une femme arabe est dans son propre appartement, elle emplit
et allume une pipe, mais seulement pour son père ou pour son mari.
Zéla ôta de ses lèvres de corail le pâle bout d'ambre de la pipe et me
l'offrit, en croisant ses mains sur son front, puis elle me quitta
pour s'occuper d'Aston et de de Ruyter.

La seule boisson admissible pour conserver la sensibilité du goût,
pendant qu'on respire la vapeur de cette exquise et inestimable
feuille qui pousse à Chiraz, sur un bras de mer, à l'est du golfe
Persique, est le café comme je l'ai dépeint, ou le jus d'un fruit
dans de l'eau glacée, ou bien encore du thé du Tonkin, cueilli pendant
que les feuilles étaient imbibées de la rosée du matin. Pour bien
faire le thé, il faut choisir les meilleures feuilles et les mettre
dans l'eau un instant avant qu'elle ne bouille, et non les étuver
comme on fait en Europe. Quand les feuilles commencent à s'ouvrir,
l'infusion est piquante et aromatique, sans être ni devenir amère ou
fade. Les fumeurs raffinés ont une antipathie prononcée pour les
liqueurs fortes, parce qu'ils trouvent qu'elles affaiblissent la
sensation délicate du palais, en détruisant la saveur de la pipe.

Le père de Zéla était profondément versé dans l'art de fumer, et il
avait initié théoriquement sa fille dans ses mystères les plus cachés,
comme étant une partie indispensable de l'éducation féminine, et de
Ruyter, qui n'était point ignorant de cette science pratique, nous
disait entre deux nuages de fumée odorante:

--Je considère les perfections des femmes européennes comme des pièges
dans lesquels les imbéciles seuls se laissent attraper. Ces femmes
n'ont généralement aucune connaissance utile; elles sont coquettes,
vaniteuses, et ressemblent beaucoup au muckarungo, au pimpant paon, ou
au geai bigarré, stupide, arrogant et bavard, et cependant elles se
moquent des filles arabes, les traitent de barbares, parce qu'elles
seules ont l'esprit d'apprécier les choses utiles.

Les femmes arabes savent fabriquer des étoffes, en faire des
vêtements, semer le blé, le broyer et en confectionner le meilleur
pain, chasser et tuer l'antilope ou l'autruche, et les faire cuire de
plusieurs manières. Fidèle au serment d'amour qui l'attache à un
homme, l'Arabe est active, vigilante, dévouée, courageuse; sa poitrine
et son amour sont le bouclier qui protége, qui sauve quelquefois leur
mari. Quant à la beauté des femmes en général, c'est une question qui
ne peut être résolue que par le goût.

À Siam et à Arracan, les grandes oreilles et les dents noires sont
trouvées charmantes, et, en Chine et en Tartarie, la beauté consiste
en de grosses lèvres. Dans d'autres parties de l'Europe, les points de
beauté sont considérés homogènes à ceux d'un cheval; il faut là
grandeur, largeur et solidité de structure. En Angleterre, il y a une
race amazone qui est arrivée à réunir en elle les perfections du
cheval, du boeuf et du chêne. Mais ceux qui aiment les formes
délicates, friandes et féminines doivent les chercher dans les pays ou
fleurissent le cerba aux belles fleurs cramoisies, la datte et
l'ondoyant bambou, car ces arbres aiment les coins les plus sauvages
de la nature, et refusent de mêler leurs beautés avec le jungle et
surtout avec les plantes cultivées.

Le lendemain matin, Aston et de Ruyter se rendirent à Port-Louis pour
faire au commandant de la ville la visite qui avait été projetée. Je
regardai partir mes deux amis, et, fort peu désireux de les
accompagner, je pris une bêche et je me rendis dans le jardin.

Zéla commençait à se plaire auprès de moi, et je n'étais réellement
heureux que pendant les heures qui nous réunissaient soit dans le
_zennanah_, soit à l'heure des repas ou des promenades.

La figure si placide et si calme de la jeune fille s'animait un peu;
la pâleur des joues avait fait place à l'incarnat du bonheur; nous
étions pourtant l'un et l'autre bien ignorants de l'amour. Malgré les
fautes que je faisais en parlant la langue arabe, nous causions assez
bien sur les sujets ordinaires, mais nous étions également novices
dans le langage du coeur. La violence de mes passions, violence qui me
rendait si impétueux, était maintenue par la plus grande sensibilité.

Je ne pouvais trouver des paroles assez tendres, assez émouvantes pour
exprimer mes nouveaux sentiments, car leur profondeur exigeait, pour
être bien comprise, la perfection de l'éloquence. Si j'essayais de
parler, les mots expiraient sur mes lèvres, et quand j'étais assis
auprès de Zéla, sous l'ombre d'un arbre, nous causions à l'aide des
antiques caractères de son pays, et ces caractères sont pour des
amoureux bien supérieurs à l'alphabet de Cadmus.

Nous dessinions sur le sol rouge et sablonneux des images d'oiseaux,
de vaisseaux, de maisons, et à ces hiéroglyphes nous ajoutions le
langage muet des fruits et des fleurs. Ces figures charmantes, nos
regards, le doux mouvement des lèvres de Zéla, le toucher de nos mains
unies me semblaient une langue éloquente, et surtout fort
intelligible. Le temps passait aussi rapidement que les petites
bouffées du vent qui agitaient la surface miroitante de la citerne ou
que celles qui courbaient, en nous effleurant, la tige des fleurs.

Après avoir longuement causé, nous nous promenions çà et là, ravageant
le jardin, le dépouillant à plaisir de ses plus beaux fruits, et nos
grandes disputes avaient pour cause la grosseur ou la maturité d'un
fruit. Zéla s'animait dans ses éloges sur la fraîcheur d'une datte,
moi je soutenais que rien ne pouvait surpasser l'ananas à la fière
crête ou le doux brugnon. Pendant l'ébat de cette joyeuse querelle,
Aston, qui s'était tout doucement approché de nous, s'écria en riant:

--Le mangoustan est le meilleur des fruits, car non-seulement il a une
saveur personnelle, mais encore celle du brugnon, de la datte et de
l'ananas.

--Eh quoi! Aston, vous êtes là? Je vous croyais parti pour la ville;
mais c'est trop tard maintenant, le soleil est chaud. Pourquoi
n'êtes-vous pas allé avec de Ruyter?

--Vous rêvez, répondit Aston. De Ruyter et moi nous sommes partis il y
a de cela six heures, et nous sommes de retour. Midi vient de sonner,
nous vous avons cherché partout; le dîner est prêt.

--Vous plaisantez, très-cher. Zéla et moi nous sommes ici depuis une
heure.

--Éveillez-vous, rêveur que vous êtes! et regardez le soleil. Ne
voyez-vous pas qu'il a passé le sud, et qu'il plane maintenant
au-dessus de votre tête? Il faut en vérité qu'il ait affecté votre
cervelle! Mais, allons, Trelawnay, levez-vous: nous qui comptons le
temps par nos appétits et les dates du calendrier, nous avons besoin
de quelque chose de plus substantiel et de plus solide que la délicate
nourriture de l'amour.

Étonnés de comprendre avec quelle rapidité le temps s'était écoulé,
nous rentrâmes à la maison, et, ignorante de tout artifice, Zéla ne
sut répondre aux railleries de de Ruyter que par cette phrase ingénue:

--Je ne savais pas qu'il était si tard, et je crains d'avoir trop
dormi.

Comme j'avais, ainsi que Zéla, mangé beaucoup de fruits, nous avions
parfaitement oublié l'heure du dîner.

--Le commandant de Port-Louis désire vous voir, me dit de Ruyter. Il
nous a tous invités à dîner, et Aston a été reçu avec la plus grande
bonté.

Quelques jours après, de Ruyter décida que le lendemain, à la pointe
du jour, nous nous rendrions à la ville. En conséquence, aux premiers
rayons de l'aurore, nous nous mîmes en route. Nous passâmes le
_Piton_, et, par un chemin assez beau, nous arrivâmes à la ville de
Port-Louis. Sur ce côté, les montagnes penchent aussi doucement vers
la mer, que de l'autre elles s'élèvent hautes et escarpées. Les
terres voisines de la ville étaient bien cultivées; des groupes de
jolies cabanes, aux verandahs vertes, étaient dispersées çà et là
dans des plantations, et ces plantations étaient séparées les unes
des autres par des avenues d'arbres. Ces arbres étaient des vacours
impénétrables, à cause de l'épaisseur et de la quantité de leurs
feuilles hérissées et pointues. Nous vîmes une grande variété de
bananiers et de champs d'ananas fermés par des haies de pêchers, de
roses persanes et par un magnifique arbrisseau indien, nommé le
_neshouly_, puis encore, pareil à un saule pleureur, le bambou qui
penchait sa tête sur la rivière d'un air amoureux de sa gracieuse
forme.



LIX


En arrivant à la ville, qui est bâtie près du port, à l'entrée d'une
charmante vallée que nous venions de franchir, et au-dessus de
laquelle était une montagne, nous passâmes devant d'assez jolies
maisons entourées de jardins remplis de fruits et de fleurs. Après
avoir traversé les faubourgs, nous franchîmes plusieurs rues sales,
étroites, dépavées, aux maisons construites avec des matériaux
mélangés de mauvaises pierres, de boue et de bois. En approchant du
havre, nous découvrîmes la maison du commandant, et les vilaines
habitations qui entouraient cette résidence lui donnaient l'apparence
extérieure d'un magnifique palais.

Le commandant nous reçut avec une politesse parfaite, avec cette
politesse française qui contraste si vivement avec les manières du
grossier et roide Anglais au pouvoir, qui, du haut de sa puissance,
regarde chaque étranger comme un importun, et lui demande d'un air
bourru:

--Que voulez-vous, monsieur?

Si, contre sa nature, ce personnage vous engage à entrer dans
l'intérieur de sa maison, et si vous trouvez sa femme, qui n'est point
préparée à recevoir votre visite, elle rougit de colère, et, après
avoir adressé à son mari quelques mots à demi prononcés, elle sort du
salon comme une furie; à moins que vous n'ayez personnellement ou par
un moyen quelconque la puissance de calmer cette femme, elle sera de
mauvaise humeur pendant toute la durée du jour, et à ses yeux vous
passerez éternellement pour un importun.

La réception que nous fit le commandant français fut tout à fait
différente, car il nous accabla de prévenances et d'amitiés.

Pendant qu'on préparait des rafraîchissements, il m'entraîna dans le
boudoir de sa femme et lui dit:

--Ma chère, je vous présente un jeune chef arabe.

Quand le commandant nous eut quittés, la dame me fit asseoir à côté
d'elle sur un canapé, et m'adressa, sans en attendre la réponse, une
foule de questions, ne mettant pas un seul instant en doute que je
n'étais pas ce que je semblais être.

--Vous êtes fort beau, me dit-elle, mais vos châles sont encore plus
magnifiques que vous. Je désirerais bien savoir s'ils sont de
véritables cachemires. Pourquoi rasez-vous votre tête? Croyez-vous à
la vierge Marie? Avez-vous jamais aimé? Voudriez-vous être baptisé?

Les mains de la dame étaient aussi vives que sa langue, et elle me
déshabillait presque pour examiner plus à l'aise chaque partie de mes
vêtements.

--Votre peau est bien douce, reprit-elle après un court silence, et
vous n'êtes pas très-noir. Les femmes arabes sont-elles belles?
Aimez-vous les Françaises? Mon intention est de rentrer bientôt en
France. Je ne puis plus supporter ni la chaleur, ni l'entourage d'un
peuple barbare, ni le manque absolu d'une société amusante; les choses
indispensables au bien-être de l'existence sont ici en profusion, mais
j'en suis lasse, car elles ne satisfont plus que des besoins
matériels.

L'arrivée de de Ruyter suspendit pendant quelques minutes le bavardage
de l'éloquente dame, et elle accueillit mon ami avec un empressement
qui prouvait la haute considération qu'elle avait pour son hôte. Pour
elle, de Ruyter était le seul gentleman de l'île; il avait passé
plusieurs années à Paris, et elle lui parlait sans cesse de cette
chère ville.

--Cher de Ruyter, ce garçon vous appartient-il? Où l'avez-vous trouvé?
Il me plaît beaucoup, et je suis positivement déterminée à l'emmener
avec moi à Paris. Pensez donc à la magique sensation qu'il y fera!
N'est-il pas surprenant que ces peuples, qui vivent dans les déserts
avec des lions et des tigres, aient un air si distingué et se
comportent d'une manière si convenable? Mon cher de Ruyter, vous
faites-vous une idée de ce que sera ce garçon quand il aura passé un
hiver à Paris, et appris à valser? La belle et chère créature!
Souvenez-vous bien que vous m'avez donné ce garçon, de Ruyter. Qu'il
met donc bien son turban! Quel est votre nom? Allons, montrez-moi
comment vous pliez vos châles; tout Paris raffolera de vous.

Madame *** bavarda ainsi jusqu'à ce que l'accès de fatigue la
contraignît à se taire, puis elle protesta qu'il lui serait impossible
de supporter que je la quittasse un instant. Elle se coucha sur le
canapé et me dit de lui donner un _punka_ et un éventail.

--Ah! s'écria-t-elle, qui voudrait vivre dans un pays où la chaleur
est si insupportable; on ne peut dire un seul mot de bienvenue à un
ami sans être près de mourir de fatigue. Je vous assure que ce mois-ci
je n'ai pas prononcé vingt paroles. Ce garçon doit être bien las
aussi. Vous connaissez notre maison, de Ruyter, et je vous prie--voilà
une chère créature!--de m'envoyer quelques-unes de mes femmes et de me
passer cette eau de Cologne.

Après un magnifique déjeuner, le commandant nous conduisit, avec le
capitaine et quelques officiers de la corvette, qui était alors à
Port-Louis, dans un cabinet de lecture que les marchands avaient
établi là; nous trouvâmes rassemblées les principales personnes
militaires, civiles et mercantiles du pays. Le commandant fut prié de
lire une lettre de remercîments, adressée par tous les habitants de
l'île au capitaine de la corvette, aux officiers, à de Ruyter, en un
mot à tout l'équipage du grab et de la corvette, pour le grand service
qu'ils avaient rendu en exterminant les pirates de Saint-Sébastien.

Le capitaine français dit que le succès de l'entreprise devait être
attribué à l'adresse et à l'intrépidité de de Ruyter.

Après cet éloge, auquel répondirent des félicitations chaleureuses, le
commandant offrit aux capitaines des vaisseaux deux belles épées, et
au premier lieutenant et à moi deux coupes d'argent avec des
inscriptions dessus.

Pour se conformer à un désir exprimé par de Ruyter, le commandant de
l'île ne fit aucune mention de la frégate anglaise.

Après avoir pris quelques rafraîchissements, feuilleté des livres et
parcouru des journaux, nous nous séparâmes.

À notre rentrée dans la maison du commandant, où un dîner public
devait se donner le soir, nous trouvâmes sa femme, qui voulait
absolument nous contraindre à dormir pendant la chaleur de la journée,
mais je pris la fuite et je me rendis sur le port.

Le magnifique schooner américain était là, et j'aurais volontiers
consacré mon séjour à Port-Louis à la contemplation de ses formes
merveilleuses, si les plaintes des esclaves chancelants sous leurs
lourds fardeaux, si leurs fronts couverts de sueur, leurs yeux
fatigués et leurs dos meurtris ne m'eussent chassé loin de ce triste
spectacle.

Je poursuivis ma promenade autour de Port-Louis. La ville a une
population de dix-sept à dix-huit mille âmes, et il y a au moins huit
cents Européens. Le reste est un mélange de toutes les nations, ce qui
fait que le nombre des esclaves y est énorme. Ces esclaves sont
presque tous natifs de Mozambique, de Madagascar ou de différentes
îles. La ville n'emploie pour le transport de ses marchandises ou de
ses denrées ni chevaux ni charrettes, et les esclaves et les buffles
sont les bêtes de somme. Je pénétrai dans les cabanes des natifs et
je causai avec eux jusqu'au moment où l'heure m'annonça qu'il était
temps de rentrer dans la maison du commandant.

À la nuit tombante, notre hôte nous conduisit jusqu'au dehors de la
ville, et nous quitta en nous engageant à aller lui rendre visite
toutes les fois que nous voudrions bien songer à lui.



LX


J'éprouvais une si ardente impatience de rentrer à la maison, que je
n'accordai aucun égard au paysage.

--Quelle opinion avez-vous de cette dame? me demanda de Ruyter.

--C'est un ange de douceur; elle a un caractère divin, des sentiments
et un courage de lionne! Quoiqu'elle soit très-silencieuse, elle est
spirituelle, parce que son silence est la timidité d'une méditation
profonde, car des yeux si beaux et une bouche si adorable ne peuvent
être sans signification.

--Arrêtez là, mon jeune ami, vous en avez assez dit. J'admets qu'elle
possède les beautés de sa nation, c'est-à-dire la jeunesse et la
toilette; quant aux charmes que vous énumérez si pompeusement, je ne
suis pas sur la voie qui peut me les faire découvrir, et je n'ai même
aucune idée de leur mystérieuse existence. J'ai vécu, Trelawnay.
Appelez-vous timidité l'air et les manières d'une courtisane? Quant à
sa profonde méditation, vous pouvez tout aussi bien appeler
contemplatifs les criards perroquets. Vous parlez encore de son
extrême silence, mais je préférerais être couché dans un gouffre avec
un ouragan sur ma tête, ou bien encore être condamné aux galères, que
de supporter l'horrible torture d'entendre parler une Française une
heure par jour dans un climat des tropiques.

--Une Française! m'écriai-je, de qui parlez-vous?

--De qui? Mais de quelle autre personne, pensez-vous que je puisse
parler, si ce n'est de la femme avec laquelle nous avons passé la
journée?

--Ah! je l'avais tout à fait oubliée; j'ai cru que vous me parliez de
Zéla.

--Ah! ah! répondit de Ruyter en riant, vous êtes le garçon qui écrivit
à son père en finissant ainsi sa lettre:

«Ma bien-aimée Zéla, je suis toujours à toi.»

Je vous croyais plus grand dans vos vues que cela, Trelawnay. Les
esprits sérieux ne doivent jamais se laisser assujettir par un ennemi
aussi rampant et aussi faible que l'amour. Vous vous nourrissez d'un
poison qui tuera les nobles sentiments de votre coeur et l'énergie de
votre nature; vous avez maintenant dans le sein un feu aussi
inextinguible que celui qui brûle dans le flanc de cette montagne.
Souvenez-vous de mes paroles, mon garçon; il vous détruira comme ce
volcan détruira cette montagne, quoiqu'elle soit de granit.

Pauvre enfant, je vous plains, car je vois que vous êtes déjà soumis
et résigné comme un esclave sans espoir, résigné et soumis à la plus
énervante des passions humaines!

Les femmes ressemblent à des plantes parasites qui jettent leurs
sauvages tendrons sur un arbre, sur deux, sur trois, jusqu'à ce que,
devenues un dur cordage, elles étranglent ceux qu'elles embrassent.

Votre front grand et ouvert indique un jugement qui, à sa maturité,
devra écraser la vile passion au premier jour de sa naissance. Des
hommes comme vous, Trelawnay, sont créés pour accomplir de nobles et
grandes choses, pour faire des actions qui les placent au-dessus de la
faiblesse du genre humain; ils ne doivent consacrer leur temps ni aux
idées étroites et intéressées, ni aux plaisirs d'un seul individu,
quelque digne qu'il en soit. Comment, vous vous livrez à l'amusement
puéril de caresser une pauvre petite babiole, une poupée d'enfant!

Me voyant silencieux et attristé, de Ruyter termina son discours par
la citation d'une phrase de son auteur favori (Shakspeare), mais,
comme tout le monde, il citait dans l'espoir de gagner sa propre
cause:

«Réveillez-vous, enfant, et le faible, le lascif Cupidon desserrera de
votre cou son étreinte amoureuse, et, comme une goutte de rosée
rejetée de la crinière d'un lion, il tombera à vos pieds.»

Pour adoucir la peine qu'il m'avait faite, de Ruyter ajouta:

--Je ne blâme pas positivement l'amour que vous avez pour Zéla: elle
est votre femme, et, de plus, digne d'être aimée; mais je blâme une
affection exclusive qui vous fait perdre votre temps et vos talents,
et ils peuvent l'un et l'autre être utilement employés.

Quand de Ruyter eut épuisé un sujet de conversation auquel mon silence
donnait des limites restreintes, il essaya de réveiller en moi
l'intérêt que j'avais autrefois pour mes devoirs particuliers.

Je répondis peu à ses bienveillantes paroles, et, pour éviter une plus
longue discussion, je donnai un coup de cravache à mon cheval, et je
laissai de Ruyter causer avec Aston.

En galopant vers la hauteur sur laquelle était située la maison, je
fus très-surpris de voir que les fenêtres et les jalousies de la salle
du milieu étaient hermétiquement fermées. La soirée était fraîche, le
soleil avait disparu derrière les collines; à l'ouest, une douce brise
venant de la mer faisait bruire les arbres et demandait l'ouverture de
toutes les croisées. Un malheur devait être arrivé, pour que la
préoccupation empêchât de prendre le soin habituel de changer l'air
des appartements. Comme Zéla occupait entièrement mes pensées, malgré
la censure que de Ruyter venait de me faire sur l'amour, je sautai à
bas de mon cheval, je brisai une jalousie, et je tombai dans la salle.

La soudaine transition de la lumière à une complète obscurité
m'empêcha de distinguer les objets.

--Qui est là? criai-je vivement.

--Fermez la fenêtre, me répondit une voix, fermez la fenêtre; elle se
sauvera; fermez vite.

En avançant, je fis un faux pas et je tombai dans le bassin.

La voix vociférait toujours:

--Fermez la fenêtre. Ah! elles se sauveront! elles se sauveront!

Je sortis du bassin, et en regardant autour de la salle, je vis une
forme longue, maigre et sombre qui s'avançait vers moi.

Je reconnus bientôt le pas flasque et le visage fantastique de Van
Scolpvelt.

D'une main le docteur tenait une lanterne, et de l'autre il
brandissait un long bambou blanc.

Il passa près de moi sans me regarder, car ses yeux, presque hors des
orbites, dévoraient le plafond.

Après avoir fermé la fenêtre, il murmura:

--Elles ne se sont pas échappées, les voilà, et l'air leur a fait du
bien; elles étaient un peu étourdies, mais elles ont repris leur
vivacité première. Eh bien! c'est vraiment merveilleux; regardez...
Ah! c'est vous, capitaine?... Je croyais que c'était un des noirs; je
suis content que vous soyez venu, car vous serez enchanté de voir les
jolies bêtes qui folâtrent dans l'air.

--Que voulez-vous dire, docteur? Je ne vois rien; je crois, en vérité,
qu'une vision diabolique occupe votre esprit; il le faut vraiment pour
que vous ayez la force de supporter l'étouffante atmosphère de cette
chambre.

--Je ne sens pas la chaleur, répondit Van Scolpvelt. N'ouvrez pas les
fenêtres, regardez-les, je vous en prie.

--Je les vois et j'entends leurs faibles cris. Que faites-vous
renfermé avec ces oiseaux? Êtes-vous en train de les ensorceler?

--Des oiseaux, hum! des oiseaux! Elles ne sont pas plus des oiseaux
que moi, elles sont vivipares et classées dans le même rang que les
animaux, et que vous-même. L'autre jour, quand je vous ai envoyé mon
Spallanzani, vous l'avez rejeté. Eh bien! si vous l'aviez lu, vous ne
seriez pas si ignorant; une chauve-souris un oiseau!

--Allons, Van, ouvrez les fenêtres, j'ai mal au coeur.

--Mal au coeur! qu'est-ce que cela fait, ne suis-je pas ici? Je désire
vous faire voir le secret de l'expérience. Ne croiriez-vous pas, en
regardant leurs mouvements, qu'elles ont l'usage de leurs orbes
visuels? Imaginez-vous qu'ils ont été brûlés!

--Brûlés?

--Oui, il y a une demi-heure.

--Quelle est la brute qui a fait cela?

J'ouvris la porte et je vis accourir Zéla, qui me dit en pleurant:

--Je suis bien contente que vous soyez revenu; cet horrible Indien
jaune a attrapé des chauves-souris et il leur a arraché les yeux avec
des aiguilles brûlantes.

Voici ce qui était arrivé. En venant rendre visite à de Ruyter, le
docteur avait trouvé des chauves-souris dans les trous d'un vieux mur
en ruine. Il en avait attrapé trois, aveuglé deux avec un fil de fer
rouge, et après avoir arraché les yeux à la troisième, il les avait
mises en liberté dans la chambre, afin de voir s'il leur était
possible de diriger leur vol avec la même rapidité et la même
précision qu'avant d'être si horriblement privées de la vue. Van
nommait cela une expérience intéressante, délicieuse, et surtout
satisfaisante.

--Spallanzani, me dit-il, a fait ce même essai sur la chauve-souris
ordinaire, mais moi j'essaye sur la classe vampire. Ce soir je
résoudrai une autre question. On dit que les chauves-souris sont de si
admirables phlébotomistes qu'elles insinuent leurs langues,--qui sont
pointues comme les plus fines lancettes,--dans les veines des
personnes endormies; elles se servent de leurs longues ailes comme
d'un éventail pour rendre le sommeil plus calme, puis elles extraient
une énorme quantité de sang. Ces vampires ailés préfèrent les veines
qui sont derrière le cou ou sur les tempes. Quelquefois la victime
meurt insensiblement, affaiblie degré à degré par la perte de son
sang.

Maintenant, capitaine, vous qui êtes jeune, échauffé, fiévreux; vous
dont les veines sont grandes et pleines, vous devez aller reposer
cette nuit à côté de ce vieux mur. Je réglerai la quantité de sang
qu'aspirera le vampire, et je m'engage à empêcher que vous saigniez
après, ce qui constitue le seul danger de cette expérience. Pensez
au bienfait dont vous doterez la science, car si le succès couronne
notre tentative, les ventouses, les sangsues, enfin tous les moyens
employés pour ôter le sang seront avantageusement remplacés par cet
inestimable phlébotomiste. Vers le matin nous ferons l'examen de la
construction physiologique de la langue du vampire, car peut-être y
découvrirons-nous un moyen pour perfectionner les lancettes dont on
se sert usuellement.

Échauffé par ses désirs, le docteur devint éloquent, et son éloquence,
que n'interrompit pas l'arrivée de de Ruyter et d'Aston, me faisait
rire aux éclats.

Comme je savais qu'il était parfaitement inutile de disputer avec Van
Scolpvelt, je me contentai de refuser nettement sa charmante
proposition en lui exprimant l'horreur que je ressentais pour tout ce
qu'il avait déjà fait.

Le docteur se tourna vers Aston et vers de Ruyter en les suppliant
l'un et l'autre, toujours au nom de la science, de se soumettre à
cette savante expérience. Mais les trouvant sourds à ses ardentes
prières, le docteur donna à ses traits la mine la plus plaintive et la
plus attendrissante, et dit à Zéla:

--Et vous, me...

La jeune fille n'en écouta pas davantage; elle se sauva avec la
rapidité d'un lièvre.

Van Scolpvelt gronda sourdement contre l'égoïsme des hommes, contre la
légèreté d'esprit des femmes, puis il dit d'un air inspiré:

--Eh bien, ce sera moi! oui, moi! Je me coucherai auprès du mur; qu'on
m'y fasse immédiatement porter une couche ou des tapis suffisants.



LXI


Aston et moi nous nous jurâmes de punir Van Scolpvelt de sa cruauté
envers les chauves-souris. Notre plan d'attaque fut arrêté, et pendant
que de Ruyter tint compagnie au docteur, je me fis suivre de deux
garçons noirs afin d'examiner sur toutes leurs faces les localités du
puits. Bâti à la façon orientale, ce puits était large, profond, et
des marches de pierre cassées, usées, conduisaient à la proximité de
l'eau. Couchées au centre d'une végétation de plantes grasses, de
fleurs gluantes, les marches étaient glissantes, et les excréments des
chauves-souris, le passage des crapauds, ne contribuaient pas
faiblement à les rendre fort dangereuses. Quand je fus parvenu, avec
une peine inouïe, à descendre ce gluant escalier, je plongeai un
bambou dans l'eau afin de me rendre compte de sa profondeur; cette
profondeur n'était que de trois pieds.

J'envoyai un garçon me chercher le hamac de de Ruyter, et nous le
plaçâmes, la tête sur les marches du puits, en passant une corde dans
les anneaux qui étaient à chaque bout; à ces deux soutiens nous
joignîmes une seconde corde mise transversalement, afin de donner de
la roideur au hamac quand le docteur y serait étendu.

Les branches d'un grand arbre ombrageaient l'ouverture du puits, nous
attachâmes une poulie à la plus forte des branches, à celle dont le
feuillage nous parut assez épais pour dissimuler le jeu de la poulie.
Ceci fait, j'instruisis les noirs de mes projets; je leur appris les
rôles qu'ils avaient à jouer, et je les emmenai à la maison, pour les
habiller suivant les exigences du devoir qu'ils devaient
consciencieusement remplir.

En entrant dans la salle pour appeler de Ruyter,--car il avait été
convenu qu'Aston resterait avec le docteur pour l'amuser jusqu'à
l'heure qui devait sonner le repas,--je fus obligé de m'arrêter pour
écouter avec une juste admiration le discours prononcé par le savant
Esculape.

--Je voudrais, criait Van Scolpvelt d'une voix stridente, je voudrais
que ma mère ne m'eût point donné la vie, ou bien encore que cette vie
m'eût été accordée par le ciel mille années avant cette époque de
ténébreuse ignorance, époque désastreuse, qui laisse lâchement dépérir
la science. Si les hommes étaient sages, sensés ou seulement
raisonnables, ils eussent fait des prodiges pour activer la marche
tortueuse de la science. Elle se serait avancée à la voix protectrice
de l'encouragement, à l'aide des protections du pouvoir; elle eût
prospéré, grandi, et son éclatante lumière serait venue dissiper les
sombres nuages qui nous enveloppent. Le chimiste et sa batterie
galvanique ne seraient pas en train de détruire, mais de créer! Ô ma
mère, si vous étiez arrivée jusqu'à cette sombre période, si vous
aviez connu une époque de faiblesse telle, qu'il soit impossible au
savant de trouver un homme assez généreux pour se coucher auprès d'un
puits! Qu'auriez-vous dit dans la stupeur de votre affliction? vous,
ma mère, qui m'aimiez, vous qui ne révériez que la science et moi,
votre unique enfant; et, en aimant ce fils de vos entrailles, vous
aimiez encore la science! la science, à laquelle j'avais consacré mes
jours et mes nuits; et vous savez, ma mère, avec quelle ardeur les Van
Scolpvelt ont poursuivi leur divine, leur sainte profession. Vous
souvient-il encore du jour où les suites d'une trop grande application
à l'étude vous donnaient une vive douleur à l'oeil? cette douleur
s'augmenta, et je vous dis:

--Ma mère, si vous ne me laissez pas arracher votre oeil, vous aurez
un cancer.

--Mon fils, ôtez-le.

Ce fut votre seule réponse. J'enlevai à l'instant votre oeil, et vous
ne laissâtes échapper ni une plainte, ni un regret, ni un soupir;
votre beau front rayonna de joie, car la main de l'opérateur avait été
calme, légère, sûre et ferme; et, ajouta Van Scolpvelt avec
exaltation, où trouveriez-vous aujourd'hui une pareille femme?

Notre réponse fut un immense éclat de rire.

Van Scolpvelt se leva furieux; il alluma, en grondant de sourdes
paroles, l'inséparable amie de ses études, son _écume de mer_, et il
se rendit au jardin en rappelant à Aston qu'il avait promis d'aller,
d'heure en heure, lui rendre visite dans sa couche aérienne.

Nous préparâmes aussitôt les noirs aux rôles qu'ils avaient à jouer.
Avec de la chaux liquide, de Ruyter dessina sur le corps nu des
jeunes garçons des lignes blanches, et dont l'éclat ressortait
vivement sur la teinte noire de leur peau; ces lignes donnaient à nos
acteurs une apparence de squelette réellement effrayante. Ce ne fut
pas tout; nous attachâmes à leur dos, en forme d'ailes, des archets
malais couverts de papier noir rayé de blanc, ensuite nous leur mîmes
entre les mains des aiguilles à coudre, liées ensemble avec du fil,
mais séparées les unes des autres comme celles dont les matelots se
servent pour tatouer leur peau.

Vers minuit, Aston et de Ruyter se placèrent au bout du cordage qui
devait être hissé au moment du signal. Sans être ni vu, ni entendu,
je me glissai sous l'arbre qui avoisinait le puits, et les garçons
spectres se cachèrent sous les buissons de chaque côté du hamac.
Les noires chauves-souris voltigeaient les unes autour du puits,
les autres au-dessus de la tête de Van Scolpvelt, qui était couché
sur le dos, et qui semblait les regarder avec une anxiété curieuse
et non effrayée. Van s'était muni d'un bandage, afin d'arrêter
l'écoulement du sang, quand, en sa qualité de médecin, il se serait
écrié:--Arrêtez! assez!...

Le plus profond silence régnait dans le jardin. Je donnai le signal de
l'entrée en scène. Aussitôt les spectres se levèrent, et leur voix
criarde jeta un hurlement aigu; ils battirent bruyamment leurs ailes,
et vinrent envelopper le docteur dans les pans du hamac. Un second
signal éleva l'amant de la science au-dessus de l'arbre, et, quand il
redescendit à la hauteur du puits, les noirs gambadèrent autour du
docteur et le piquèrent du bout de leurs aiguilles avec une rapidité
si légère et à la fois si tourmentante, que le docteur dut se croire
la proie d'un essaim de guêpes sauvages.

Après cette seconde scène, nous précipitâmes le hamac dans les
profondeurs du puits; alors le spectacle devint étrange: troublées
dans leur retraite, les chauves-souris s'élancèrent dehors en battant
confusément leurs ailes; les crapauds et les rats augmentèrent le
tapage, et ce fut la symphonie la plus horriblement discordante que
j'aie jamais entendue. Quand le hamac fut posé au fond du puits, nous
poussâmes ensemble le cri aigu des Indiens; ce cri retentissant
effraya tous les habitants du puits, qui sortirent en désordre de leur
sombre demeure.

Pour nous, qui ne faisions que regarder dans le puits, ce spectacle
était épouvantable, et pour celui qui était au centre même de
l'insurrection, il devait être horrible.

Je commençai à comprendre que mon espièglerie pouvait devenir
dangereuse, et je fis part de mes craintes à de Ruyter.

--Ne vous tourmentez pas, me répondit-il, Van Scolpvelt a le coeur
d'un stoïcien; c'est sa philosophie ou sa peur,--car ces deux
sentiments ne sont pas incompatibles, quoiqu'ils doivent l'être,--qui
l'empêche d'appeler au secours.

--Chut! dis-je tout bas, j'entends sa nageoire agiter l'eau; il se
remue, écoutez: son coassement s'élève plus haut que celui des
crapauds.

Nous entendîmes Van marmoter des plaintes en faisant des effort
inutiles pour se délivrer de sa prison. Il clapota dans l'eau quelques
instants, et resta enfin silencieux.

Nous étions assez certains de ne faire qu'une méchanceté sans
conséquence pour ne pas nous effrayer du silence de Van. Une heure
s'écoula. À la dernière minute de cette éternité (pour le docteur),
Aston se dirigea vers le puits d'un air nonchalant, parut très surpris
de ne pas trouver le docteur, et l'appela en arpentant le jardin dans
toutes les directions. J'avais suivi Aston, et nous approchâmes
doucement du puits. Van se débattait dans l'eau en maudissant le jour
de sa venue dans le monde, les chauves-souris, le puits et tous les
diables qui se trouvaient dedans. Ces malédictions étaient proférées
en hollandais, en latin et en anglais. Aston daigna enfin entendre la
voix du docteur; il s'exclama, s'attendrit, s'indigna, et nous
courûmes chercher des cordes et des lumières.

Un garçon descendit dans le puits, attacha une corde autour des reins
du docteur, et nous le hissâmes jusqu'aux dernières branches de
l'arbre avec une telle rapidité, que le pantalon et la chemise du
pauvre savant se déchirèrent par lambeaux.

Quand le docteur fut déposé par terre, il était tellement épuisé,
tellement ému, qu'il lui fut à peine possible de respirer. La
résurrection de Lazare ne donne qu'une faible idée de la figure de Van
Scolpvelt, dont la pâleur livide prenait, sous la terne lueur de nos
lanternes, des teintes cadavéreuses. La tête du docteur oscillait sur
ses épaules; ses jambes pliaient comme des bambous sous les caresses
du vent; son cou, ses mains et son front étaient couverts d'une vase
verte; ses cheveux longs et minces pendaient comme ceux d'une sirène;
les sourcils de Van se tenaient droits, et son regard effaré
paraissait aussi bourru et aussi furieux que celui d'un chacal pris
dans un piége.

Quand il se sentit en état de marcher, il nous tourna le dos et se
dirigea vers la maison sans répondre un seul mot à nos pressantes
questions.

--Eh bien, docteur, lui demandai-je, avez-vous vu les vampires? Qui
donc vous a poussé dans le puits? Avez-vous été saigné?

Van Scolpvelt me regarda d'un air féroce et ne répondit rien.

On lui prépara un verre de skédam; il le but sans mot dire, passa une
chemise et se coucha sur le divan de la salle.



LXII


Le lendemain, munis de nos lances, Aston et moi, nous grimpâmes le
côté boisé de la montagne. Après avoir rôdé pendant quelque temps,
nous suivîmes le cours d'une petite rivière qui était à moitié
consumée par l'aride chaleur d'un temps sec et sans air. Les eaux de
cette rivière serpentaient sous l'ombrage des arbres et des
arbrisseaux qui, maintenus dans leur verdure par l'humide contact de
l'eau, se penchaient amoureusement vers leur faible nourrice pour lui
payer en retour de ses bienfaits le tribut de leur ombre.

Le soleil brûlant dévorait comme un ardent incendie tout ce qui
affrontait ses rayons. Le chêne robuste, le fin pin, le palmier
gigantesque, le teck majestueux, qui s'élèvent comme des chefs
au-dessus de tous les arbres de la forêt, montraient tristement leurs
cimes brûlées, séchées, presque anéanties par l'angoisse de la soif.
Les bruyants perroquets étaient silencieux, et les singes inconstants,
à moitié endormis, se traînaient sur les branches avec une apathie si
nonchalante, qu'ils nous laissaient passer indifféremment.

Si je cherchais à attirer leur attention en leur jetant ma lance ou
une pierre, ils montaient doucement et d'un air chagrin sur une
branche plus élevée, ou bien encore ils changeaient simplement de
place. Il n'y avait pas, sous ce ciel brûlant, un autre animal
visible.

Notre vive jeunesse, notre santé de fer semblaient nous mettre à
l'épreuve du soleil, car nous marchions joyeusement, insouciants de
tous les obstacles que nous présentaient les buissons, les bambous et
les ronces. Nous débarrassions les chemins avec nos lances, et nous
nous faisions un passage aussi adroitement que les sangliers dont nous
cherchions les traces.

En traversant la rivière pour rentrer au logis (midi venait de sonner
dans nos estomacs), nous fûmes étonnés d'entendre tout près de nous
la détonation d'une arme à feu. Cette détonation, dont le silence
tripla la sonorité, fut semblable à celle d'un coup de canon, car elle
se répéta de rocher en rocher.

Dans une seconde, tout le bois fut en confusion; tous ses hôtes,
effrayés, s'agitèrent. Nous courions vers l'endroit d'où le coup de
mousquet avait dû partir, quand un sanglier, suivi par une litière de
petits, qui joignaient au cri de leur mère leur timide voix, passa
rapidement devant nous.

Nous nous jetâmes hardiment à la poursuite de cette précieuse bande.
La féroce mère se retourna et mit sa poitrine entre ses enfants et nos
armes.

Je voudrais que ma bonne mère pensât ainsi quelquefois aux siens; mais
il y a si longtemps qu'elle leur a donné le jour, qu'il est bien
possible qu'elle ne s'en souvienne plus.

Je devançai Aston, et je me précipitai au-devant du sanglier. Ma lance
se brisa, car le coup, mal dirigé, ne fit qu'effleurer la peau dure et
ridée de l'animal. La terre, sèche et glissante, me fit perdre pied,
et je tombai devant la bête. Je saisis le petit poignard que j'avais
dans ma poitrine, et, sans m'effrayer des regards féroces et des
défenses énormes de mon ennemi, j'allais l'attaquer quand Aston me
cria:

--Restez tranquille! ne bougez pas!

Je retins mon haleine, et je sentis la lance d'Aston glisser au-dessus
de moi. Elle atteignit le sanglier au coeur, et la bête, expirante,
tomba sur moi.

Une voix inconnue s'écria aussitôt et d'un ton ravi:

--Cette belle personne fera des jambons excellents. Je l'emporterai
là-bas pour la saler et la préparer.

Et au même moment quelqu'un, le propriétaire de la voix, empoigna mes
jambes.

--Que je sois pendu si vous faites cela! m'écriai-je en me levant et
en regardant le personnage, qui n'était autre que Louis, arrivé le
matin à la maison avec une provision de vivres.

--Ah! me dit-il, je ne vous avais pas vu. Le beau porc!

Et le munitionnaire riait de plaisir, se régalait en imagination sur
le cadavre encore chaud de la victime d'Aston.

Tout à coup l'attention de Louis fut attirée par les cris des
pourceaux, qui couraient éperdus en cherchant leur mère çà et là.

--Comment! cria-t-il, elle a des petits et vous ne me le dites pas?

Nous réussîmes sans peine à attraper tous les orphelins. Louis les
dorlota, les caressa; il les pressa dans ses bras en les appelant ses
jolis petits chéris.

--Ne pleurez pas, mes amours, leur dit-il; je vous donnerai des soins
aussi tendres que ceux que vous a prodigués votre mère.

En achevant cette bienveillante promesse, Louis se tourna vers nous.

--Avez-vous faim? nous demanda-t-il; si vous le voulez, je vais
allumer du feu, afin de faire cuire deux de ces petits?

--Sur quel animal avez-vous tiré un coup de fusil, Louis?

--Ah! c'est vrai. J'ai tiré, et fort adroitement. Je l'avais tout à
fait mis en oubli; mais, avant de vous montrer ma victime, laissez-moi
attacher les jambes de ces belles petites créatures. Mon fusillé n'est
pas encore mort.

Après avoir enchaîné ses jolis petits chéris, Louis nous montra un
arbre sur une branche duquel était couché un énorme babouin.

Les entrailles de la pauvre bête sortaient de son corps au milieu d'un
ruisseau de sang.

Quoique à l'agonie, il se collait à l'arbre avec ses pieds de
derrière.

À notre approche, il nous fit la grimace et se mit à caqueter.

Louis rechargea son fusil, et, quand il dirigea le canon vers l'arbre,
la pauvre bête parut désespérée; sa colère se changea en peur, elle
nous jeta un regard pitoyable et fit un dernier effort pour fuir vers
une branche moins à portée des coups de son ennemi. Ce mouvement fut
fatal au babouin, car il tomba sans vie au pied de l'arbre.

Louis sauta sur le singe, le saisit promptement par la nuque et lui
coupa la gorge.

Cette action ressemblait tellement à un homicide, que je frissonnai.

--Allons-nous-en, dis-je d'un ton impatienté; laissons-le,
laissons-le!

--Pourquoi? demanda Louis; moi je veux l'emporter, la chair du singe
est excellente: si vous ne savez pas cela, vous ne savez rien du
tout.

--En vérité, s'écria Aston, cet homme est un cannibale,
allons-nous-en.

Nous quittâmes Louis en lui promettant d'envoyer une litière et des
domestiques pour enlever le sanglier.



LXIII


Notre première rencontre fut celle de Van Scolpvelt, qui, assis sous
une haie de poiriers épineux, dévorait du regard et de la pensée les
caractères d'un grand in-folio ouvert devant lui. De temps à autre il
s'occupait attentivement à regarder, à l'aide d'un microscope, un
objet d'abord invisible à nos yeux.

Van Scolpvelt ne fit pas le moins du monde attention à notre approche.
Il continua à tenailler avec un petit couteau un malheureux hérisson.

--Regardez, dit-il à Aston d'un ton dur, regardez cet héroïque animal;
je le perce de part en part, il est vivant, il a des muscles, des
nerfs, et cependant il ne remue pas, il ne se plaint pas, il ne fait
pas le moindre bruit, il ne trouble pas inutilement, sottement, le
cours d'une savante expérience: que ce calme dévoué soit une leçon
pour vous!

En entrant dans la maison, nous trouvâmes de Ruyter occupé à
parcourir des journaux et à feuilleter des livres nouvellement
arrivés.

--Jetez un coup d'oeil sur les papiers du grab, me dit-il en me les
montrant du regard; ils sont dignes d'intérêt.

--Mon cher de Ruyter, dit Aston, je vous renouvelle devant Trelawnay
une prière que je vous ai déjà faite: celle de livrer à la publicité
les charmants récits que renferme votre journal particulier.

J'attendis avec impatience la réponse de de Ruyter, et elle frappa
vivement mon esprit.

--Si j'étais ambitieux, nous dit-il, si j'aspirais à la vaine gloire
de rendre mon nom immortel, et si pour le faire je n'avais qu'à
écrire, je n'écrirais pas. Quand la vie d'un homme est pure de toute
mauvaise action, quand elle est brillante et sans tache, il a conquis,
par l'effort seul de sa volonté, la plus appréciable des gloires,
celle de l'estime de ses concitoyens.

Il y a peu de héros grecs et romains qui aient été des auteurs, et
cependant leurs noms, illustrés par leurs actions, se sont perpétués
jusqu'à nous. Eschyle, Sophocle sont lus; mais Socrate, Timoléon,
Léonidas, Portia et Arie sont admirés et connus. Les éclatantes
actions de l'héroïsme, de la dévotion, de la générosité, les ont
préservés de l'oubli. L'immortalité qui est conquise par la conduite
est la plus honorable. Il y a des milliers de gens qui sont incapables
de comprendre les idées d'un grand auteur, mais qui s'échauffent et
qui brûlent de plaisir en écoutant le récit d'une action noble et
généreuse.

Pour en revenir à la demande que vous m'avez faite, je ne puis en
satisfaire les désirs, parce que je ne tiens qu'à une seule chose, et
cette chose est la bonne opinion, l'estime, l'amitié de ceux que
j'aime. Je tiens à la vôtre surtout, mes chers amis, et j'y attache
plus de valeur qu'à l'approbation du gouvernement français, qui m'a
écrit ici, mon cher Aston, que vous deviez être emprisonné en
attendant la possibilité d'un échange. Cet ordre n'a point de
personnalité, mais, en égoïste, je vous offre votre liberté sans
conditions, et je vous donnerai un passage dans un de vos ports,
aussitôt que la vie de ma résidence vous paraîtra fastidieuse.

--Si vous attendez cette époque pour m'embarquer, mon cher de Ruyter,
j'ai de longs jours devant moi, car bien certainement elle n'arrivera
jamais. Jusqu'à présent j'ai à peine joui d'un plaisir vrai ou
ressenti une joie qui puisse être comparée à celle qui remplit mon
coeur depuis que j'habite votre résidence. Je suis parfaitement
heureux ici, et je n'y éprouve pas un désir qui ne soit à l'instant
satisfait. Le seul nuage qui obscurcisse mon bonheur est l'incertitude
de sa durée. De sorte, mon cher de Ruyter, que je me vois obligé de
vous confesser sincèrement que mes lèvres démentiraient mon coeur si
je vous remerciais, en voulant les mettre à profit, des bonnes
intentions que vous avez pour moi en me rendant libre.

--Épargnez-vous cette inutile phraséologie, répondit de Ruyter en se
levant et en serrant la main d'Aston; vous vous plaisez ici, restez-y,
amusez-vous et laissez-moi arranger le reste. Je ménagerai le
commandant, et, d'après ce que vous m'avez dit de vos affaires, votre
séjour au milieu de nous ne peut vous faire aucun tort dans votre
profession.

--Que ma profession soit maudite! s'écria Aston lorsque de Ruyter eut
quitté la salle. Je n'étais qu'un enfant quand je suis entré au
service, et je n'ai été qu'un imbécile de persister dans cette
carrière; elle ne me laisse voir dans l'avenir ni gloire ni fortune,
et je me sais incapable aujourd'hui de remplir un emploi sérieux et
productif. Je suis dans la marine depuis l'âge de dix ans, et j'en ai
vingt-cinq. Je n'ai jamais séjourné trois mois consécutifs sur terre;
ma peau est noircie par le soleil, mes cheveux presque blanchis par
les orages; je possède des cicatrices, le rang de lieutenant, et voilà
tout ce que j'ai gagné et probablement tout ce que je gagnerai.

--Oui, ajoutai-je, et vous aurez de plus, dans vos vieux jours, une
bonne place à l'hôpital de Greenwich, une jolie petite cabine grande
de six pieds, mais toute à vous seul; des vivres, un jardin planté de
choux pour promenade, et trois sous par jour, juste assez pour acheter
votre tabac. Que peut-on désirer de plus?

Aston continua de se plaindre, de maugréer, et moi de lui donner pour
consolation la perspective de l'hôpital.

--Croyez-moi, mon cher Aston, lui dis-je en quittant le ton de la
plaisanterie, abandonnez la carrière maritime; vous la suivez sans
espoir de promotion, et elle ne vous mènera pas à la gloire. Puisque
vous n'avez point de fortune, associez-vous avec nous, et bien
certainement, au bout de quelques années, vous aurez une aisance qui
vous permettra de jouir en repos de la seule ambition de votre coeur:
celle de consacrer vos jours à la culture de la terre. Car,
continuai-je, un homme sans argent n'a point de patrie. D'ailleurs,
Aston, vous êtes Canadien, et, si vous allez en Angleterre sans
argent, vous serez obligé de vous apercevoir qu'à l'entrée des villes
il y a de laides affiches, des affiches très-désagréables à la vue,
quoique proprement peintes, et qui glissent dans l'intelligence des
arrivants pauvres de malhonnêtes insinuations; quelque chose comme
ceci: «_Les mendiants ne sont pas reçus ici_,» de sorte que
Greenwich...

Aston se leva, saisit une lance, et je me sauvai en riant par la
fenêtre.

Aston refusait d'écouter avec sérieux mes propositions, et il m'était
impossible de lui infuser mes goûts et les principes qui en
dérivaient.

Quant à de Ruyter, il ne songeait même pas à lui demander quel parti
il voulait prendre.

C'était assurément un excès de délicatesse, car Aston et lui étaient
des amis sérieux et inséparables.

Je me rendis au port, où était amarré le grab, pour donner aux hommes
une considérable portion de leur part de prise. J'en congédiai un
grand nombre, ne laissant sur le grab que les hommes nécessaires au
vaisseau. Je dis au rais que deux fois par semaine je me rendrais à
bord du grab, et qu'à son tour il viendrait nous voir à la résidence.

Quand j'eus réglé tous les comptes qui regardaient le grab, je me
dévouai de coeur, de corps et d'âme aux plaisirs de la vie rurale.

Presque tous les jours j'explorais l'île dans une nouvelle direction;
je découvrais les endroits bien fournis de gibier, les rivières et les
lacs riches en poisson; quelquefois de Ruyter était mon guide; mais
plus souvent encore je servais de cicerone à Aston.

Quand le jour était bon pour la chasse, nous allions tous ensemble,
chargés de provisions, dîner à l'ombre des bois. Dans ces occasions,
comme il n'y avait presque rien à faire sur le grab, Louis était notre
pourvoyeur. Si le temps se montrait favorable aux travaux du jardin,
nous passions la journée à planter, à bêcher, à arroser. L'orage, la
pluie ou les variations capricieuses de l'atmosphère nous trouvaient
dans la salle escrimant, lisant, écrivant ou dessinant. Nous évitions
autant que possible l'ennui d'aller à la ville, et nous répondions
assez mal aux invitations journalières qui nous étaient faites par la
femme du commandant, ainsi que par les officiers et les marchands. De
Ruyter et, pour dire la vérité, chacun de nous détestait ce qu'on
appelle le monde. En conséquence, mon ami avait, pour y construire son
habitation, choisi un endroit presque inaccessible, surtout dans la
saison des pluies. Il fermait ainsi avec finesse l'entrée de sa
solitude aux paresseux, frivoles et ennuyeux visiteurs. À ce propos,
de Ruyter citait les paroles de Morin, philosophe français, qui
disait:

«Ceux qui viennent me voir me font un honneur, mais ceux qui s'en
abstiennent me font une faveur.»

Quand quelques personnes de Port-Louis se hasardaient à venir nous
rendre une visite, leurs discours n'avaient qu'un sujet, celui des
dangers qu'ils avaient affrontés en passant à gué les rivières et les
marais. En écoutant ces lamentations, de Ruyter souriait avec malice,
et il montrait qu'on pouvait remédier au mal par quelques travaux dont
il avait déjà le plan.

--Au retour de mon prochain voyage, ajoutait-il, mes projets prendront
une forme, je ferai construire une route directe d'ici à Port-Louis.

Quand les niais visiteurs nous avaient débarrassés de leur présence,
de Ruyter s'écriait:

--Comment s'y sont-ils pris pour arriver ici avec tant de facilité? Il
faut que nous enfermions l'eau, afin d'augmenter le marécage des
prairies, la force du torrent et les vibrations du pont de bambou.
Malgré cet amour de la solitude, de Ruyter n'était pas insociable; les
hommes de coeur, de talent ou d'esprit, en un mot, les hommes
estimables étaient les bienvenus, et quand la porte de la maison
s'ouvrait devant eux, de Ruyter serrait leurs mains, et chaque trait
de son visage exprimait le plaisir. De Ruyter sentait et faisait
sentir que l'offre de son hospitalité, que l'acceptation de cette
offre étaient des deux parts une grande preuve d'amitié.

Plus le séjour de ces personnages privilégiés et dignes de l'être
était long, plus de Ruyter paraissait content. J'ai vécu dans peu de
maisons (celles des hommes mariés sont en dehors de la question) où
les convives, ainsi que leur hôte, eussent le droit de jouir d'une
liberté égale à celle qui régnait chez de Ruyter. Si les hommes qui
s'appellent gentlemen ressemblaient à de Ruyter, ils n'auraient pas
besoin de grands mots, de vernis sur leurs bottes et d'amidon à leur
chemise pour se distinguer du commun des martyrs.

Ma petite épouse, orpheline, ne connaissait point la civilisation, que
le ciel en soit béni! car sa timidité naïve et vraie était celle du
pigeon ramier et non la mine affectée d'une coquette. Pauvre chère
enfant, elle croyait que son mari seul avait le droit d'occuper ses
pensées, et elle ne s'imaginait pas qu'en Angleterre la fashion fait
de ce sentiment un crime plus odieux que celui de l'adultère.

Les circonstances de notre première rencontre, notre vie sur le
vaisseau et enfin notre séjour sous le même toit achevèrent en peu de
temps de former un lien d'intimité qui, dans d'autres circonstances,
eût demandé bien des mois.

D'ailleurs les coutumes arabes, toutes favorables au mari, le
dispensent sagement du fatigant ennui de faire la cour. Je dis
sagement, parce que, quand on offre son amour à une femme jeune et
belle, le jugement est aveuglé par la passion. En Orient, les choses
sont mieux arrangées, le procès est court; les parents, dont la raison
est formée et les passions flétries, se chargent de tous les
préliminaires nécessaires à la conclusion du mariage. L'époux et
l'épouse se voient et sont mariés dans la même heure; «car, disait le
vieux rais, et il était savant, les jeunes hommes et les jeunes
femmes ressemblent à du feu et à de la poudre; en conséquence, on doit
les séparer ou les unir.»

En Europe, les jeunes gens parlent du bonheur domestique et de
l'affection conjugale avec enthousiasme, et j'ai vu des maris écouter
ces paroles en faisant des grimaces de possédé; quelques-uns, c'est
vrai, ont la tête aussi dure que celle d'un bélier, et leur peau est à
l'épreuve des coups de leur femme et endure le joug avec magnanimité.
C'est dans l'Est que règne en triomphe l'amour conjugal; là, les gens
non mariés sont les seuls à peu près qui soient pauvres, abandonnés et
méprisés.

Quoique jeune, Zéla était sensée; la mort de son père, sans être mise
en oubli, ne laissait plus dans son souvenir que la trace d'une
affliction calme, sereine, et dont la force avait été amortie par les
sentiments d'un amour protégé par les volontés paternelles.

J'apprenais l'anglais à Zéla; elle me donnait quelques notions de la
langue arabe, et nous passions de longues heures à étudier ensemble.
Zéla était une bonne élève, et la seule punition que je me permettais
de lui infliger pour une faute de paresse ou de négligence était un
déluge de baisers sur son beau front.

Ma femme m'accompagnait dans mes promenades, et, armée d'une légère
lance, elle nous suivait dans les bois et sur les montagnes. Son corps
de fée, souple et délicat, était doué, malgré cet extérieur de
faiblesse, d'une force et d'une agilité merveilleuses. Si nous étions
arrêtés dans notre course par les eaux d'un torrent ou par la
profondeur d'un ravin, je portais Zéla dans mes bras.

Notre bonheur ne pouvait plus s'accroître, car il était parfait,
absorbant, et nous ne pensions pas plus aux autres, quand nous étions
ensemble, qu'aux événements qui pouvaient se passer dans la lune ou
dans les étoiles.

Ceux qui demeuraient avec nous occupaient la petite part de pensées et
d'affection qui pouvait, sans lui nuire, être dérobée à notre profonde
tendresse. Aston et de Ruyter sympathisaient avec nos sentiments, et
regardaient avec admiration un amour si étrange et si en dehors de
toute comparaison.



LXIV


Nous jouissions depuis quelques mois du calme bonheur d'une vie
tranquille, quand des nouvelles inattendues firent prendre à de Ruyter
la résolution de se mettre en mer. L'esprit de notre commandant ne
pouvait se permettre aucun repos quand un but à atteindre fixait son
attention. Il était donc, dans chaque circonstance et dans les
diverses occupations de sa vie, entièrement absorbé par les causes ou
par les choses qui réclamaient son expérience et ses soins.

En arrivant chez lui, de Ruyter s'était dépouillé de son costume de
marin pour revêtir celui de planteur, et, avec la blanche veste du
colon, il en avait pris le caractère. Ce vêtement seyait si bien à la
belle figure de de Ruyter, qu'un étranger aurait pu croire qu'il n'en
avait jamais porté aucun autre. Exclusivement occupé de jardinage,
d'agriculture, de tailles et de semences, de Ruyter n'allait jamais au
port; il détestait l'odeur du goudron, et nous disait avec le plus
grand sérieux:

--La vue de la mer me donne mal au coeur, et je maudis sa brise, car
elle déracine mes cannes à sucre et détruit mes jeunes plantes. Cette
haine du moment s'étendait si loin, qu'une défense expresse
interdisait dans la conversation toute phrase nautique et dans les
repas la présence des viandes salées.

Un jour, occupé dans le jardin à transplanter des fleurs, je fus tout
surpris de m'entendre appeler par de Ruyter de la manière suivante:

--Holà! mon garçon, venez à l'avant, nous avons besoin de vous.

--À l'avant! m'écriai-je en rejetant aussitôt ma bêche, et je courus
vers la maison tout disposé à gronder de Ruyter, mais je fus arrêté
dans mon projet par l'étonnement que me causa l'occupation de mon ami.

Le parquet était couvert de cartes maritimes, d'instruments nautiques,
et, agenouillé devant ces cartes, de Ruyter mesurait la longueur des
distances à l'aide d'une échelle géographique et d'un compas. La
grande et maigre forme du rais arabe était penchée sur mon ami, et il
désignait avec sa main osseuse un groupe d'îles dans le canal de
Mozambique.

De Ruyter était si attentivement occupé de son travail, qu'au premier
moment il ne s'aperçut pas de mon entrée; je me mis donc à examiner sa
mobile physionomie. Le nuage qui pendant les jours de calme couvrait
les yeux de de Ruyter s'était évaporé; ils brillaient d'un éclat
étrange et donnaient à sa physionomie un air visible de satisfaction.
De la figure de de Ruyter mon examen tomba sur celle du rais, mais les
traits en étaient aussi immobiles que la proue d'un vaisseau. Bruni
par le goudron et par les tempêtes, le visage du vieux marin
ressemblait à un antique cadran solaire dont la surface corrodée ne
marque plus les heures.

--Mon garçon, me dit de Ruyter en levant la tête, il faut que nous
nous mettions en mouvement. Donnez l'ordre de brider nos chevaux, nous
allons nous rendre au port.

Quand j'eus rempli les désirs de de Ruyter, il changea de costume et
nous nous mîmes en route.

Le cheval de de Ruyter n'allait pas assez vite au gré de l'impatience
de son fougueux cavalier.

--Laissons là ces paresseux, dit-il en mettant pied à terre, ils ne
sont bons que pour des moines. Traversons les collines à pied avec
notre boussole.

Un domestique qui nous avait accompagnés prit les chevaux, et nous
nous élançâmes en avant avec une rapidité égale à l'essor d'une grue.

Une barque nous porta sur le grab, et de Ruyter, en reprenant son
autorité, si bien mise en oubli depuis quelques mois, fit lever d'un
regard les nonchalants Arabes couchés sur le pont, mit d'un geste tout
l'équipage à ses ordres. Les nouveaux mâts, les barres et les voiles
étaient en partie terminés; le fond du vaisseau avait été caréné, sa
proue allongée, car le grab se dessinait en corvette.

Quand de Ruyter m'eut fait connaître ses intentions, quand il eut
donné ses derniers ordres, il débarqua avec le rais pour recruter dans
Port-Louis les hommes de son équipage, acheter les provisions et
terminer toutes ses affaires. Aussitôt que la population flottante de
la ville eut appris que de Ruyter avait besoin de volontaires, des
aventuriers, des matelots de toutes les nations vinrent en foule lui
offrir leurs services.

Le nom de de Ruyter était un aimant attractif pour tous ces hommes, et
celui qui avait le bonheur d'être engagé pour un voyage croyait sa
fortune faite; au lieu de fuir la rencontre de ses créanciers, il
flânait nonchalamment dans les rues, buvait et se querellait chez le
marchand de vin, promenant ensuite d'un air vainqueur la volage
maîtresse qui avait fui pendant les jours de tempête.

De Ruyter était fort difficile dans le choix de ses hommes, surtout
lorsqu'il les prenait parmi les Européens; et, pour dire la vérité, il
ne s'adressait à eux que dans les cas d'extrême urgence, car
l'expérience lui avait appris combien il est difficile de gouverner de
pareils vagabonds. Quand de Ruyter eut fait son choix, il chargea le
vieux rais de compléter le nombre voulu pour son équipage avec des
Arabes et différents natifs de l'Inde, tâche que l'encombrement des
gens oisifs et de bonne volonté rendait extrêmement facile. Pendant
ce recrutement, je travaillais ferme à bord du grab (je continuerai
toujours de désigner ainsi le vaisseau, car il subira plusieurs
transformations, et mes lecteurs pourraient se fatiguer d'un continuel
changement de nom).

Après quelques jours de travail, au lieu de ressembler à une carène
flottante, le grab eut les allures d'un vaisseau de guerre; ses côtés
étaient peints en couleurs différentes, l'un entièrement noir, l'autre
traversé par une grande raie blanche. En me faisant comprendre qu'il
irait seul en mer, de Ruyter m'avait dit:

--Je pars pour intercepter quelques vaisseaux anglais dans le canal de
Mozambique, et je ne serai absent que pendant un mois ou six semaines.
Employez ce temps à vos plaisirs, surveillez les plantations, et
faites achever les travaux que nous avons commencés. Vous semblez être
si parfaitement heureux ici, vous êtes devenu un si bon planteur, et
il y a tant de choses là-bas qui exigent la présence d'un maître,
qu'il vaut mieux, puisqu'un de nous doit rester, que ce soit vous, mon
cher Trelawnay. D'ailleurs, en admettant même que votre présence ne
soit pas indispensable au bon ordre de ma maison, une cause sérieuse
vous obligerait à y rester: il est impossible que nous abandonnions
Aston à lui-même.

À mon retour, je vous communiquerai les projets que j'ai en vue,
projets qui sont fort importants; ainsi donc, attendez-moi patiemment;
sitôt rentré, nous arrangerons le grab, nous nous embarquerons tous et
nous conduirons Aston dans une colonie anglaise.

Quand de Ruyter eut complété ses approvisionnements, nous fîmes un
festin sur le grab, et à la fin de cette apparente réjouissance, nous
nous séparâmes.

De Ruyter leva l'ancre avec le vent de la terre, et le matin de son
départ, aux premiers rayons du jour, Aston et moi nous grimpâmes sur
une hauteur pour voir le grab, dont la carène noire et les ailes
blanches effleuraient l'eau comme un albatros.

Ma vie de planteur reprit son cours; c'était une vie calme et
heureuse, embellie surtout par mon amour pour Zéla, qui n'avait point
diminué. Tous les jours je découvrais en elle une qualité nouvelle,
une qualité digne d'admiration.

Zéla était ma compagne inséparable, car je pouvais à peine supporter
qu'elle me quittât un instant, et mon amour était trop profond pour
craindre la satiété. Mon imagination n'errait loin de Zéla que pour la
comparer avantageusement à tout ce qui l'entourait.

La jeune fille s'était si bien enlacée autour de mon coeur, qu'elle
était devenue une partie de moi-même; la vivacité de nos sentiments,
si libres de s'épancher dans la solitude, s'était journellement
accrue, et nous nous aimions d'une affection dans laquelle se
rencontraient tous les intérêts de notre vie. Je ne me rendais à
Port-Louis que dans le cas d'absolue nécessité, ou quand mon devoir et
le souvenir des recommandations de de Ruyter me forçaient à aller
rendre une visite au commandant de la ville. La femme de cet aimable
Français, qui était vraiment une bonne créature, conservait sa
prédilection pour moi; elle aurait bien voulu non-seulement me garder
dans sa maison, mais encore obtenir une visite de Zéla.

--Cette jeune fille, me disait-elle, deviendrait un bijou de grand
prix si vous l'initiiez aux élégantes manières du monde.

J'étais trop profondément dégoûté des femmes polies et maniérées pour
partager l'opinion de la femme du commandant. Même dans leur extrême
jeunesse, la beauté des femmes civilisées est sinon détruite, du moins
amoindrie par les mains officieuses des maîtres de danse, de musique,
qui leur apprennent une grâce affectée, sans charme, gauche, et
quelquefois même malséante.

Quand on présente ces pauvres jeunes filles dans le monde, elles y
sont minutieusement examinées par ces êtres qu'on appelle gentlemen,
titre qu'ils ont gagné en buvant, en dansant ou jouant aux cartes. Si
la jeune fille est riche, un joueur sans argent l'épouse pour remettre
un peu d'ordre dans le dérangement de sa fortune; mais si elle est
pauvre, elle doit passer sa vie à attendre le hasard, qui, en la
sauvant des piéges tendus à sa vertu, doit lui donner une position
honorable. Je savais donc tout ce que Zéla avait à craindre du contact
des femmes et du regard des hommes, et je tenais à la laisser dans
toute la candeur de sa sauvage naïveté.



LXV


De Ruyter était absent depuis cinq semaines, quand je fus éveillé un
matin par l'arrivée d'un homme qui venait m'annoncer que le grab était
amarré dans le port de Saint-Louis.

Sans prendre le temps d'adresser au messager une seule question, je
sautai hors de mon lit, je traversai à grands pas le bois encore
obscur, et je grimpai sur le _Piton du Milieu_ avec l'agilité d'un
chevreuil.

Le jour était encore trop assombri par les vapeurs du crépuscule pour
qu'il me fût possible, d'une hauteur d'où cependant je dominais la
ville, de distinguer dans le port autre chose qu'une masse confuse de
carènes et de mâts.

Je poursuivis ma course dans la direction de Saint-Louis, et j'aperçus
bientôt le corps noir, long et bas du grab, dont les mâts s'élevaient
au-dessus de tous les autres vaisseaux. Il était amarré en dehors du
havre, sur le point de hausser son drapeau.

À la longueur d'un câble, derrière le grab, je vis le beau schooner
américain, qui flottait aussi légèrement sur la mer troublée--le vent
avait été frais pendant la nuit--qu'une mouette peut le faire. Le
schooner avait quitté l'île Maurice pour Manille et devait retourner
en Europe. J'étais donc fort étonné de le voir hisser un pavillon
français et un drapeau anglais en dessous. Que voulait dire cela?

Certainement ce vaisseau n'était pas arrivé au port en même temps que
de Ruyter. Je descendis la colline, et d'un pas rapide je gagnai le
port.

Une fois arrivé là, il me fallut perdre quelques secondes à la
recherche d'un bateau qui pût me conduire sur le grab. Mon impatience
ne me permit pas de consacrer un quart d'heure à parlementer avec un
batelier. Je saisis un canot, des rames, et je volai vers le grab avec
la légèreté d'un oiseau. La voix claire et sonore de de Ruyter frappa
mon oreille; je bondis sur le pont, et nos mains se joignirent dans
une fiévreuse étreinte.

La main gauche de mon ami était enveloppée dans une écharpe. Trop
essoufflé pour parler, je lui fis un signe qui demandait avec instance
comment il avait été blessé.

De Ruyter sourit et me montra le schooner.

--Que voulez-vous dire? m'écriai-je.

--Descendons, mon cher Trelawnay, je vous raconterai tout ce qui s'est
passé.

Après avoir croisé, pendant quelque temps sur le côté au nord du canal
de Mozambique, j'appris qu'une frégate anglaise était entrée dans Moka
pendant un orage. Pour l'éviter, je dirigeai ma course vers des îles
entourées d'un banc d'ambre.

En naviguant je voyais, ou plutôt je croyais voir, car l'obscurité de
la nuit ne laissait rien distinguer, des lumières bleues et des
roquettes à notre côté sous le vent. Croyant que c'était un jeu de la
frégate, je m'éloignai autant que possible. Vers la pointe du jour le
vent s'abaissa, et bientôt après, à ma grande surprise aussi bien qu'à
ma grande joie, j'aperçus une voile de notre côté, sous le vent, et
cette voile n'était certainement pas la frégate. Le vaisseau se
trouvait placé trop loin de moi pour reconnaître à quel pays il
appartenait. Nous déferlâmes nos voiles de perroquet, et nous nous
dirigeâmes vers l'étranger. Il nous fut facile de l'approcher, car il
était en panne, et la cime de son mât était brisée.

Quand je fus près du vaisseau, l'examen de son corps et de ses mâts me
fit découvrir que c'était notre schooner de Boston,--qui l'avait vu
une fois ne pouvait l'oublier.--Doublement empressé de lui porter
secours, je chargeai le grab de toutes ses voiles, et sa mince et
longue proue s'ensevelit dans les vagues au point de me faire croire
qu'à notre tour nous allions être démâtés. Les faibles barres du grab
pliaient comme des bambous, et les étais de ses mâts, si forts et si
élastiques, se brisaient comme du fer fondu, non parce qu'il y avait
trop de vent, mais parce qu'il n'y en avait pas assez. Dès que j'eus
montré mon drapeau, une sorte de terreur se répandit sur le schooner,
et je fus surpris de le voir, malgré sa faiblesse, mettre à la voile
et s'éloigner de nous.

Vous savez que le grab navigue mal devant la brise. Heureusement que
le schooner avait la même difficulté à surmonter. Cependant il levait
sa voile carrée, et avec sa grande voile il semblait nous tenir tête.
Au moment où, fort intrigué de la fuite du schooner, j'allais essayer
d'activer la marche du grab, un homme stationné sur le mât cria: «Une
autre voile étrangère au côté sous le vent!» Pendant que je
réfléchissais sur tout ce que cela voulait dire, le mât de misaine du
schooner se brisa en deux. Je chargeai le grab de voiles, et je me mis
à portée du canon du schooner avant qu'il eût eu le temps de se
débarrasser ou de retrancher le mât, qui bientôt après flotta auprès
de nous. Pour lui faire montrer ses couleurs, je tirai un coup de
canon; mais il ne se montra point jusqu'à ce qu'un second coup, chargé
à balles, fût tiré au-dessus de lui. Alors, hissant un pavillon
anglais, il nous laissa pénétrer le mystère de sa fuite.

Le schooner avait été pris par la frégate, dont nous apercevions de
loin les voiles, et les deux vaisseaux avaient été séparés par les
rafales de la nuit; il ne fallait donc pas perdre de temps pour s'en
emparer. Quoique très-éloignée, la frégate était sous le vent; mais la
grande distance qui nous séparait et la petite taille du grab nous
laissaient l'espérance de n'avoir pas été aperçus. Nous avions de
grandes difficultés à surmonter, car le courage des marins anglais ne
peut s'affaiblir, quelque horrible que soit la situation dans laquelle
ils se trouvent. Après s'être débarrassé des débris de son mât de
misaine, le schooner dirigea sa course vers sa compagne et commença à
faire feu sur nous avec tous les canons qu'il put décharger. Bientôt,
côte à côte de lui, je fus forcé de lui donner plusieurs volées de
canon, et, en restant entre le schooner et la frégate, nous lui ôtâmes
toute possibilité de se sauver. Alors il baissa son drapeau, et j'en
pris possession.

--Mais, de Ruyter, vous oubliez de me dire combien vous avez perdu
d'hommes, et quelle gravité a la blessure qui vous prive de l'usage de
votre bras.

--Nous avons eu un homme de tué, deux de blessés, et ma nageoire
atteinte par une balle.

--La blessure n'est pas sérieuse, j'espère?

--Non, ce n'est rien.

--Comment! s'écria notre vieil ami Van Scolpvelt, qui venait d'entrer
dans la cabine les mains chargées d'emplâtres et de ciseaux;
qu'appelez-vous rien? Moi qui exerce ma profession depuis près de
cinquante ans, je puis dire que je n'ai jamais vu une contusion aussi
dangereuse. N'y avait-il pas deux doigts lacérés et l'index tout à
fait brisé?

--Bah! répondit de Ruyter, deux doigts collés ensemble, voilà tout...

--Oui, dit le docteur en regardant d'un air joyeux la main à laquelle
il allait donner des soins.

Quand il eut enlevé les bandages, il la posa sur la table en
s'écriant:

--Si je n'avais pas coupé l'index et enlevé chaque morceau d'os
fracassé, si vous aviez eu le malheur d'être traité par un autre
médecin que moi, vous auriez non-seulement perdu un doigt, mais encore
la main entière; et maintenant vous appelez cela rien! Oui, vous avez
raison, quand je les soigne, les blessures ne sont rien; je les
guéris. J'opère si doucement!

Ici le docteur appliqua sur la blessure une compresse d'eau-forte.

--Mes patients sont plus portés à dormir qu'à se plaindre.

Voyant que de Ruyter souffrait, je dis à Van:

--C'est-à-dire que vous faites souffrir vos patients jusqu'à ce qu'ils
tombent dans l'insensibilité.

Sans me répondre, Van regarda de Ruyter.

--Je suis content de vous voir souffrir, dit-il d'un ton cruellement
calme.

--Que le diable vous emporte! s'écria de Ruyter.

--J'en suis enchanté, reprit le docteur sans faire la moindre
attention aux paroles de de Ruyter, car c'est une preuve que la
sensibilité des chairs va vous être rendue. Je vois aussi que le
muscle granule. Je vais dompter l'enflure, et votre main sera bientôt
guérie.

Le vieux Louis vint me saluer, et il me demanda avec empressement des
nouvelles d'une tortue qu'il avait donnée à Zéla.

Pendant qu'on préparait le déjeuner, je montai sur le pont afin de
serrer les mains du rais et celles de mes anciens camarades.

À la fin du déjeuner, de Ruyter continua la narration de son voyage.

--J'appris, dit-il, que les Américains appartenant au schooner, à
l'exception de cinq qui avaient la fièvre, avaient été transportés à
bord de la frégate, et que dix-sept matelots et deux jeunes officiers
anglais étaient placés sur le schooner avec l'ordre d'accompagner la
frégate; mais, comme je vous l'ai déjà dit, ils avaient été séparés
pendant la nuit par une rafale. J'envoyai ces hommes sur le grab, et
je les remplaçai par une forte partie de mes meilleurs marins. Je pris
le schooner en touage, et je commençai à le radouber avec les
matériaux que nous avions sur le grab. La frégate nous chassa et nous
garda à vue pendant deux jours; enfin je parvins à gagner un groupe
d'îles que les Anglais ne connaissent pas. Je les frustrai de leur
prétention de conquête en jetant l'ancre, pendant la nuit, près d'une
des îles opposées au vent. Je perdis bientôt la frégate de vue; alors
je plantai un mât de ressource sur le schooner, et me voici.

Maintenant, mon garçon, prenez un bateau, et allez à bord du schooner.
Tâchons d'entrer dans le port, ou... arrêtez, il vaut mieux que vous
restiez sur le grab; le vent s'abaisse, il faut que je débarque. Vous
allez amarrer les deux vaisseaux ensemble dans notre ancienne place.
Il est nécessaire que j'aille causer avec le commandant, faire des
arrangements pour débarquer nos prisonniers, et voir les marchands
auxquels le schooner était consigné.



LXVI


Quoique le schooner eût été arrêté par les Anglais, ils ne se
l'étaient pas encore tout à fait approprié quand je l'ai pris, de
sorte que je n'ai droit qu'au salvage du vaisseau et de sa cargaison;
mais le salvage sera assez lourd.

Cette formalité diminuait un peu mon plaisir; car j'avais regardé le
schooner d'un oeil de propriétaire; j'espérais en avoir le
commandement, et ce commandement était la chose que je désirais le
plus au monde; je l'aurais préféré à un duché.

Depuis notre première rencontre avec le schooner, et surtout après
l'avoir examiné pendant son amarrage au Port-Louis, je l'avais regardé
avec un oeil plein de jalousie et de convoitise. L'apparente
impossibilité de posséder ce vaisseau ne fit qu'augmenter mon désir de
l'avoir. Je n'aurais pas seulement sacrifié mon droit d'aînesse, si je
l'avais eu, mais une articulation de mes membres et tout ce que je
possédais au monde, à l'exception toutefois de ma bien-aimée Zéla.

De Ruyter s'était souvent moqué de moi à ce sujet, et maintenant que
l'objet de mon ambition était à la portée de ma main, je ne pouvais
pas comprendre la loi de salvage dont parlait de Ruyter. Il avait pris
le schooner, il devait le garder et me le donner; cet arrangement
était la seule loi que je considérasse comme juste et raisonnable.

J'attendis le retour de de Ruyter avec impatience, mais quand il me
rejoignit je ne fus point calmé, car il n'avait pu voir les marchands.
Le lendemain ce fut encore la même histoire, et ainsi de suite pendant
plusieurs jours. Je déteste les transactions tardives; j'abhorre les
calculs; ils font plus de mal que les tremblements de terre en
détruisant les édifices mal fondés; les calculs ressemblent au mors à
l'aide duquel un mameluk contient la fougue d'un cheval impatient.
Comme le cheval, cependant, je fus forcé de me soumettre.

Un temps considérable s'écoula avant que de Ruyter eût fini ses
arrangements; il paya une somme assez forte, donna des sécurités,
signa des contrats, et enfin eut l'entière possession du schooner.

Un mois après, j'étais enfin au comble de mes voeux.

Aidé par de Ruyter, je préparai le schooner à reprendre la mer.
Pendant que je fus obligé de rester à bord, Zéla, qui s'ennuyait
seule, resta auprès de moi. De temps en temps nous allions faire dans
la ville quelques dîners fins, quelques longues promenades, et le
vaisseau restait alors sous la surveillance d'Aston.

Quand le grab et le schooner furent radoubés, de Ruyter me donna ses
instructions, et nous levâmes l'ancre ensemble; fort heureusement la
main de de Ruyter était presque guérie. Les Américains qu'on avait
laissés sur le schooner et les quatre marins anglais pris avec Aston
étaient volontairement entrés à mon service sur le schooner. Mon
équipage avait été complété par de Ruyter, et il était assez bon.
J'étais armé de six caronades de douze livres et de quatre canons
longs de six livres, et nous avions de l'eau et des provisions pour
deux mois. Zéla, que la force seule eût pu retenir à la résidence,--et
je n'avais nullement l'intention de l'employer,--était auprès de moi.
Ainsi, je n'avais plus rien à désirer, et ma joie était aussi vaste,
aussi illimitée que l'élément sur lequel je flottais; de plus, je
croyais qu'étant aussi profonde, elle serait aussi éternelle. Non
seulement je n'étais pas un arithméticien, mais encore je n'avais pas
le don de la prescience, pas même pour une heure. Cette maudite
prescience, qui change la joie en douleur en calculant l'avenir! Je ne
le fis jamais, et je repris la mer aussi libre d'esprit, aussi
intrépide que le lion quand il quitte les jungles pour aller chasser
dans les plaines.

Nous naviguâmes vers le nord avec le projet de gagner d'abord les îles
de Saint-Brandon et ensuite un groupe de petites îles nommées les Six;
de là, nous devions croiser dans l'océan Indien, au nord, pour nous
trouver sur la route des vaisseaux qui passent de Madras à Bombay
pendant la mousson du sud-ouest.

Nous passâmes deux jours à faire lutter de force et de vitesse le grab
et le schooner; autrefois, le grab dépassait en vitesse tous les
vaisseaux de l'Inde, mais en faisant plusieurs expériences, nous fûmes
convaincus que le schooner était son égal.

Nous passâmes l'île de Saint-Brandon sans incident digne de remarque.
Bientôt après, je donnai la chasse à un brigantin, et je le
contraignis de s'arrêter. Ce brigantin était français, venant de l'île
de Diego-Garcia. Il voguait vers l'île Maurice. Son capitaine nous dit
qu'il faisait le commerce de poisson et de tortues fraîches, qui, les
dernières surtout, sont très-abondantes dans la vicinité de
Diego-Garcia.

--Cette île n'est point habitée, me dit le capitaine; quelques
marchands m'y ont envoyé avec des esclaves, et, pendant que
j'embarquais ma cargaison, j'ai été surpris par un vaisseau de guerre
anglais, et, quoique je sois parvenu à me sauver, les esclaves et ma
cargaison sont tombés entre les mains des Anglais.

Quand de Ruyter eut entendu cela, il me dit:

--Croyez-vous que nous ayons la possibilité de reprendre les esclaves
et la cargaison?

--Je le crois.

Aussi riche en projets qu'il était intrépide dans leur exécution, de
Ruyter trouva bientôt un stratagème que nous devions, de concert,
rendre efficace à la réalisation de nos désirs.

Après avoir conseillé au capitaine du brigantin, qui ne naviguait pas
très-vite, de se rendre au port de l'île des Six, de Ruyter et moi
nous arrangeâmes que, si par hasard le grab et le schooner étaient
séparés, ce port serait notre lieu de rendez-vous. Ceci arrêté, nous
dirigeâmes notre course, avec le vent en notre faveur, vers
Diego-Garcia. La forme de cette île est celle d'un croissant, et elle
contient dans son enceinte une toute petite île, derrière laquelle il
y a un port vaste et en dehors de tout danger.

En approchant de l'île et apercevant la frégate anglaise qui y était
amarrée, nous nous dirigeâmes vers la terre. Nous eûmes soin de
naviguer de manière à laisser la petite île entre nous et la frégate.
Cette dernière ne nous aperçut pas, et nous jetâmes l'ancre. Le
lendemain nous la levâmes ensemble, et le grab, déguisé en vaisseau
qui fait le trafic des esclaves, apparut à l'entrée du havre comme
s'il était dans l'ignorance qu'il y eût là un vaisseau.

La frégate l'aperçut, et, en virant de bord, le grab mit à la voile
comme pour fuir. Sous les mains promptes et alertes des marins
anglais, la frégate eut bientôt levé l'ancre pour se mettre à la
poursuite du grab.

Mais cette manoeuvre occupa assez de temps pour permettre à de Ruyter
de prendre largue, et à moi de me tenir caché en gagnant la partie de
l'île contre le vent.

J'avais envoyé un homme sur la petite île, et, de son poste, il
m'instruisait de tous les mouvements de la frégate. Je pris si bien
mes mesures, qu'au moment où elle barrait le port, en tournant l'angle
saillant de l'île, moi je doublais l'extrême pointe de la petite île,
j'entrais dans la baie et je débarquais sur le rivage, accompagné
d'une forte partie d'hommes. Le plan était si bien arrangé, il avait
été si lestement exécuté, que je pris à l'improviste une partie des
marins appartenant à la frégate; quelques-uns étaient occupés à garder
les esclaves pris au brigantin, d'autres à couper du bois, d'autres à
ne rien faire.

Nous transportâmes les esclaves sur le schooner, ainsi que du poisson
salé et des tortues; cette occupation prit quatre heures.

Quant à mes compatriotes, leur situation me parut si malheureuse, que
je les laissai, et avant de leur dire adieu je leur fis jurer que
j'étais le meilleur homme du monde; il faut dire que je les avais tous
enivrés de liqueurs. D'ailleurs je dois avouer, pour leur honneur, que
je les avais trompés en hissant les couleurs américaines. Sachant que
le schooner était de ce pays, ils n'avaient eu garde de fuir; loin de
là, ils avaient attendu et assisté à notre débarquement sans aucune
défiance. Ces pauvres diables étaient fort chagrins de l'abandon
momentané de la frégate qui chassait le français; ils étaient,
disaient-ils, bien certains que le grab appartenait à la France. Nous
étions si bons amis, quand nous nous séparâmes, qu'en me voyant
quitter le rivage, les Anglais me saluèrent de trois hourras, en
récompense de trois bouteilles de rhum que je leur avais données.



LXVII


Je doublai la pointe nord de l'île, et, chargé de voiles, le schooner
se hâta magnifiquement vers le port, où je devais rencontrer de
Ruyter. Je n'avais pas douté le moins du monde du succès de son
stratagème pour attirer l'attention de la frégate, afin de me donner
le temps de me sauver, et je pensais bien qu'après avoir fatigué la
frégate pendant quelque temps, le grab fuirait à son tour; l'obscurité
de la nuit favorisait cette double manoeuvre.

Le temps était couvert, et de violentes rafales de vent et de pluie,
qui étaient très-favorables à notre course, nous conduisirent dans le
canal au milieu des îles, et le grab nous y rejoignit bientôt.

Nous jetâmes l'ancre dans un port que j'ai déjà dit, hors de tout
danger, et nous y passâmes la nuit à l'abri des vents.

Le lendemain, le brigantin apparut et vint jeter l'ancre auprès de
nous. Je laissai de Ruyter régler avec le capitaine l'affaire des
esclaves, et je descendis à terre.

Je ne me rappelle rien de particulier sur les natifs des îles des Six.
Ils sont simples, hospitaliers, et se composent principalement de
pêcheurs. Nous achetâmes des chèvres, du poisson, de la volaille, des
légumes, et nous dirigeâmes notre course vers les îles Maldives, afin
de gagner la côte de Malabar avant que le nord-est mousson commençât à
se faire sentir.

Peu de temps après nous abordâmes et nous pillâmes plusieurs vaisseaux
porteurs de papiers anglais. Parmi ces vaisseaux il y en avait un qui
appartenait à une femme hollandaise, dont la taille était presque
aussi grosse que celle du vaisseau. Cette femme possédait une quantité
considérable de marchandises avec lesquelles elle trafiquait entre
Madras et Bombay. Son défunt mari avait été employé par la compagnie
anglaise, et c'était assez pour me faire considérer ce vaisseau comme
une prise légitime.

Après avoir choisi les choses les plus précieuses de la cargaison et
jeté dans la mer tout ce qui était inutile, je me rappelai que nous
avions besoin d'eau.

Il y avait sur le pont cinq ou six tonneaux qui en contenaient.

Pendant que j'attendais qu'on eût achevé de préparer la chaloupe qui
devait servir à transporter l'eau sur le schooner, le monstre
hollandais me faisait les plus beaux sourires en m'engageant d'une
voix de basse, mais qu'elle avait très-douce, à la suivre dans sa
cabine. À cette prière était jointe celle de ne point la priver de son
eau.

--Il fait diablement chaud, lui dis-je, et j'ai besoin de me
rafraîchir.

--Passez-moi un seau, dis-je à un de mes hommes en saisissant un des
tonneaux.

--Oh! celle-là n'est pas bonne à boire, me dit la huileuse
Hollandaise; garçon, allez chercher de l'eau dans ma cabine. Ne prenez
pas de celle-là, capitaine, je vais vous chercher du vin de
Constantia, du Cap lui-même.

--Allons, allons, dis-je à un homme, ôtez le bondon de ce tonneau.

L'homme essayait de l'arracher avec son couteau, quand la mégère le
supplia de tenter cet effort sur un autre.

--Je vous assure, capitaine, dit-elle, que l'eau renfermée dans ce
baril est imbuvable.

--Pourquoi alors, vieille folle que vous êtes, ce tonneau est-il en
perce? Il renferme peut-être du constantia, et je veux l'emporter sur
mon vaisseau.

Fort intrigué par les obstacles que la dame voulait mettre à mon
action, je saisis un levier de fer et j'arrachai le bondon, car je
crus que le tonneau renfermait ou du skédam ou du vin. Le bondon
enlevé, je mis un seau sous l'ouverture pendant que mon aide penchait
le tonneau de côté.

L'eau jaillit de l'ouverture, et je me mis à rire de l'entêtement de
la vieille décrépite, qui aussitôt jeta un cri perçant et aigu. À ce
cri de rage je répondis par une exclamation de surprise, en voyant
tomber dans le seau un magnifique collier de perles. La figure livide
de la vieille femme devint plus rouge qu'une cornaline.

--Ôtez le fond et videz l'eau, criai-je; voilà une prise heureuse.

La vieille s'élança sur moi.

--Ne touchez pas à ces babioles, ou je vous coupe les mains;
mettez-les toutes dans le seau.

Nous trouvâmes une grande quantité de bagues, de perles, de coraux et
de cornalines.

Les bijoux étaient la spéculation particulière de la grosse
Hollandaise, qui, pendant que nous poursuivions son vaisseau, les
avait cachés si adroitement. Je ne savais quelles justes félicitations
m'adresser à moi-même pour l'insistance que j'avais mise à vouloir
boire un verre d'eau. Cette fantaisie nous livrait une moisson de
perles.

Nous fîmes dans tout le vaisseau de minutieuses recherches; mais nous
ne trouvâmes plus rien.

À force de prières, la vieille obtint la restitution d'une bague,
qu'elle me jura être un bijou de famille. Je la passai en riant à son
doigt court et épais.

--Ne vous chagrinez pas, ma belle amie, lui dis-je, car ceci est un
contrat de mariage suivant les coutumes arabes; ainsi, vous êtes ma
femme. La prochaine fois que nous nous rencontrerons, je consommerai
le rite, mais jusque-là soignez votre douaire.

Je me rendis sur le grab pour y déposer le butin, car nous n'avions
que peu d'arrimage à bord du schooner.

Je racontai au munitionnaire ce qui s'était passé entre sa compatriote
et moi.

--C'est bien certainement votre femme, Louis, si j'en juge par la
description physique que vous m'avez faite de sa personne. Elle vous
cherche, soyez-en sûr.

Louis prit un air grave, réfléchit un instant, et me dit bientôt avec
gaieté:

--Ma femme n'a pas de bijoux, pas de bagues; elle donna un jour son
anneau de mariage pour une bouteille de skédam.

Nous rencontrâmes une flotte de vaisseaux des compagnies de Ceylan et
de Pondichéry, escortée par un brigantin de guerre. De Ruyter me fit
le signal de me mettre en panne pour examiner les vaisseaux, pendant
qu'il allait se mettre à la poursuite du croiseur de la Compagnie. Ces
vaisseaux étaient de toutes les formes: grabs, snows, padamas. Voyant
que nous étions des ennemis, les vaisseaux de la Compagnie mirent à la
voile et laissèrent les autres se tirer d'affaire au gré de leur force
ou de leur adresse.

Aussitôt que je me fus placé à la portée d'un canon, je fis feu: ils
se séparèrent comme une bande de canards sauvages, allant çà et là,
vers chaque point des directions de la boussole, pendant que je les
poursuivais comme le beneta poursuit le poisson volant. Quelques-uns
réussirent à se sauver, mais je finis par m'emparer du plus grand
nombre. Nous les abordions tour à tour; ils étaient frétés de paddy,
de bétel, de ghée, de poivre, d'arrack et de sel; cependant nous
trouvâmes quelques pièces de soierie, de mousseline, de châles, et,
avec une peine extrême, je réussis à ramasser quelques sacs de
roupies.

De Ruyter était loin de nous, mais le bruit du canon m'apprit qu'il
continuait un feu croisé avec le brigantin, qui semblait naviguer
très-vite.

J'abandonnai les petits vaisseaux, et, toutes voiles dehors, je partis
pour rejoindre le grab.

Dans la direction où allaient les deux vaisseaux, il y avait un groupe
de rochers dont le sommet s'élevait au-dessus de l'eau.

Entre ces rochers se trouvait un passage vers lequel le brigantin
semblait vouloir se diriger.

Il m'était impossible de deviner son but; mais quand il approcha des
rochers, il vit qu'il ne pouvait plus ni avancer ni reculer: il se mit
en panne et commença un engagement avec de Ruyter.

Un signal du grab me donna l'ordre de naviguer au côté des rochers
sous le vent, afin de mettre obstacle à la fuite du brigantin.

À en juger par les apparences, le grab avait trop d'avantage sur son
ennemi pour que mon concours fût de la moindre utilité.

Avant qu'il me fût possible d'obéir au signal de Ruyter, le brigantin
s'était laissé aller contre les rochers dans l'intention de s'y
briser.

Après cet effort, il baissa son pavillon. Aussitôt le grab et moi nous
fîmes sortir nos bateaux, nous abordâmes le brigantin, et nous
essayâmes de le touer hors des rochers.

C'était un beau vaisseau, orné de seize caronades de dix-huit livres,
avec quatre-vingt-dix hommes ou officiers à bord. Il ne s'était pas
battu avec le grab plus de quinze minutes, et cependant il était
fracassé. Sept morts et un blessé formaient les pertes de l'équipage
du brigantin; le grab avait trois hommes blessés et un matelot mort
par accident.

Ce matelot était dans les chaînes, en train de mettre une cartouche
dans un canon (le canon n'avait pas été épongé et le trou était
bouché) quand il fut foudroyé par l'explosion.

Le rais me dit d'un air froid et grave:

--Je regardais à bâbord, et je dis à l'homme qui chargeait le canon de
prendre garde à lui, car il me paraissait trop pressé dans ses
mouvements. L'explosion du canon l'empêcha de me répondre; je regardai
de nouveau, et je ne vis plus qu'un morceau de bonnet rouge: l'homme
avait disparu.

--C'était don Murphy. Pauvre garçon!

--Oui, répondit le rais, il ne faisait nullement attention aux ordres
de ses chefs.

Nous fîmes tous les Européens prisonniers; nous enlevâmes une partie
des armes et des provisions du brigantin, et nos malades, ainsi que
le butin que nous avions amassé, tout fut transporté sur son bord.

Après avoir réparé les avaries du brigantin,--car nous l'avions retiré
des rochers, contre lesquels il ne s'était que très-faiblement
meurtri,--nous l'envoyâmes à l'île de France.

Quelques jours après, nous plaçâmes les lascars et les matelots qui
avaient appartenu au brigantin sur un vaisseau de campagne, en leur
donnant leur liberté. Ils l'acceptèrent joyeusement, à l'exception de
huit ou dix, qui voulurent entrer au service de de Ruyter.



LXVIII


De Ruyter prit la résolution de traverser le détroit de la Sonde,
pendant que je dirigerais ma course vers la baie de Malacca, afin
d'apprendre des nouvelles des vaisseaux anglais. Avant de nous
séparer, nous fixâmes pour rendez-vous une époque assez proche et une
île qui avoisine celle de Bornéo.

De Ruyter me donna, en outre, d'amples et de minutieuses instructions,
en m'engageant à ne pas les mettre en oubli, puis il souhaita à Aston
une vie heureuse, et le contraignit à accepter des armes de prix,
pour lesquelles le jeune lieutenant avait déjà plusieurs fois
manifesté une grande admiration.

Dans ce mutuel adieu, qui séparait pour toujours, il était peu
probable qu'il en fût autrement, deux hommes qui s'aimaient, il eût
été difficile de découvrir la profonde souffrance qui leur serrait le
coeur, car ils cachaient leur mutuelle émotion sous le masque
transparent d'une indifférence et d'un calme affectés. Après cet
adieu, de Ruyter me renouvela ses recommandations, embrassa Zéla, me
pressa affectueusement les mains et remonta sur le grab.

Nous mîmes à la voile chacun de notre côté, et nous voguâmes dans des
directions différentes. Aussitôt que j'eus atteint l'entrée de la
baie, je me dirigeai vers la côte malaise, et je jetai l'ancre entre
deux îles. Là, je me mis en communication avec les natifs; et, sans
avoir de trop grandes difficultés à surmonter, j'obtins un proa d'une
vitesse remarquable. Ce mode d'embarcation me paraissait la voie la
plus sûre pour conduire Aston à Poulo-Pinang, ville qui se trouve à
l'entrée de la baie, et qui appartenait aux Anglais.

En naviguant le long de la côte malaise, dans un canot du pays, je ne
devais ni être remarqué par les natifs, ni inquiété par les Anglais.
De plus, j'avais la facilité de débarquer dans la partie de l'île
qu'il nous plairait de choisir.

Poulo-Pinang avait été achetée aux Malais par la compagnie anglaise
des Indes orientales; elle porte maintenant le nom de l'île du prince
de Galles. Cette île est petite, mais très-féconde; parallèle à la
côte malaise, qui est très-élevée, elle est entourée d'un canal qui
offre aux vaisseaux un magnifique port. Bien décidé à accompagner
Aston, j'équipai le proa avec six Arabes et deux Malais (ils devaient
cacher leurs armes). Je pris de l'eau et des provisions pour trois
jours, et nous nous embarquâmes: Aston vêtu d'une jaquette et d'un
pantalon blanc, moi d'un costume de matelot arabe.

Je laissai le schooner à la garde du premier contre-maître, un
Américain que de Ruyter m'avait instamment recommandé, et auquel je
pouvais en toute confiance livrer le soin de mon bonheur et de ma
fortune. Cet Américain était non-seulement un parfait marin, mais
encore un homme actif, courageux et intelligent. Né et élevé à
New-York, il avait, depuis sa plus tendre enfance, vécu sur la mer et
s'y était formé une santé de fer; il était aussi fort et aussi robuste
qu'un cheval de Suffolk.

Mon second contre-maître, Anglais de naissance, avait été capitaine du
gaillard d'avant à bord de la frégate d'Aston, et il avait toutes les
qualités qui distinguent d'entre tous les marins ceux qui
appartiennent aux vaisseaux de guerre; il était taciturne, brave et
froid. Ce brave garçon adorait le grog, et Aston m'avait raconté
qu'étant sur la frégate, le capitaine du fond de cale, ami intime du
capitaine du gaillard d'avant, avait mis dans un tonneau vide qui
avait contenu du rhum quatre litres d'eau afin de leur donner l'esprit
de se transformer en excellent grog. Notre capitaine du gaillard
d'avant, ayant trop bu de cette composition, manqua de respect à un
officier supérieur. Le bosseman du vaisseau, qui était jaloux des
réelles qualités de cet homme, qui était froissé de la déférence
qu'on lui témoignait habituellement, le fit punir sans pitié.

Cette disgrâce imméritée affligea si bien le pauvre garçon, qu'il
résolut de se vouer à jamais au service de mon bord.

--D'ailleurs, disait-il en appuyant sa désertion du drapeau anglais
sur un raisonnement simple et vrai, depuis vingt ans que je sers le
roi dans les Indes orientales et occidentales, tout le profit que j'en
ai retiré se résume en ceci: deux jours de congé, la fièvre jaune, des
blessures et rien de plus.

Nous montâmes dans le proa sous l'ardeur d'un soleil de feu, et nous
dirigeâmes notre course le long de la côte malaise. Vers le soir, nous
arrivâmes à Prya, ville protégée par un fort. Après avoir conversé
avec quelques Malais qui suivaient notre sillage dans une barque de
pêcheurs, nous allâmes avec eux jusqu'à la rivière de Pinang, qui se
trouve au sud de la ville de Georges, dans l'île du Prince de Galles.
Comme nous avions à faire une course de près de deux milles, nous
prîmes le temps d'avaler les délicieuses huîtres qui sont si célèbres
venant de cette côte. En traversant la rivière, je m'aperçus que notre
proa était trop grand pour gagner le rivage; j'engageai Aston à
débarquer, et je dis à mes hommes de conduire le proa dans le havre.

Nous passâmes la nuit dans une hutte de pêcheur, et le lendemain, aux
premiers rayons du jour, nous partîmes pour la ville.

Les collines élevées de ces îles étaient couvertes de magnifiques bois
et le chemin que nous suivions tout parfumé de l'odorante émanation
des fleurs et des épices. Près de la ville, et sur le rivage de la
mer, s'étendait une grande plaine, dont le sol, blanchâtre et
sablonneux, était aussi richement couvert d'ananas que peut l'être de
navets un champ de paysan en Angleterre.

Toujours affamés comme des écoliers en maraude, nous fîmes une
fabuleuse consommation d'ananas, cueillant, choisissant et en rejetant
de beaux pour en trouver de magnifiques.

Nous pénétrâmes sans obstacle dans la ville, et, pour mieux dire,
notre arrivée n'attira aucun regard.

Après nous être établis dans un hôtel où Aston fit sa toilette, il se
rendit chez le président, auquel il raconta de son histoire ce que
nous avions jugé utile de faire connaître.

Le président, qui appartenait à l'armée de terre, se montra fort
aimable: il engagea vivement son compatriote à venir demeurer chez lui
jusqu'à l'arrivée d'un vaisseau de guerre ou d'un bâtiment anglais
dans le port.

La prudence exigeait qu'Aston acceptât l'offre qui lui était faite; ce
fut donc comme une faveur qu'il demanda à rester deux ou trois jours à
l'hôtel pour y attendre l'arrivée de ses bagages.

Aston me retrouva à l'hôtel, et, avant de songer à regagner le proa,
nous nous disposâmes à passer la journée d'une manière agréable. En
conséquence, nous fîmes servir un magnifique déjeuner, tout en
commandant un somptueux repas pour le soir. Aston profita de notre
tête-à-tête pour me renouveler la prière qu'il m'avait déjà faite tant
de fois, et cela si inutilement, celle de rentrer dans la marine.

--De graves malheurs peuvent vous attendre, mon cher Trelawnay, me
dit-il, vous ne pourrez en conscience passer toute votre vie aux
ordres de de Ruyter, sous les plis d'un drapeau en guerre avec le
vôtre. Du moins, si les circonstances vous enchaînent loin de vos
compatriotes, restez neutre dans les combats et ne faites rien contre
eux.

--Quand j'aurai réalisé une petite fortune, mon cher Aston, je suivrai
l'exemple de notre ancien capitaine, je deviendrai cultivateur. Mais,
avant toute chose, il faut que je ramasse de l'argent. Je commence à
vieillir, j'ai une femme, j'aurai un jour des enfants, il faut donc
que je prévoie l'avenir, que je songe à eux. Si, comme vous, Aston,
j'avais le bonheur d'être jeune, étourdi et célibataire, ce serait
tout à fait autre chose.

--Allons donc, rieur que vous êtes, s'écria mon ami, mais votre femme,
vos futurs enfants et vous tous réunis, vous n'atteignez pas l'âge de
trente ans.

--Trente ans! Mais à trente ans, Aston, un homme est vieux, fatigué,
presque décrépit.



LXIX


Après avoir joué au billard en nous jetant la balle d'une conversation
rieuse de forme, mais très-grave dans le fond, nous allâmes, en nous
promenant, examiner les vaisseaux amarrés dans le port. Notre proa
était derrière un vaisseau arabe, près d'une descente qui conduisait à
une place où se trouvait un vaisseau de campagne nouvellement
construit.

La crainte d'attirer l'attention publique nous fit rentrer à l'hôtel,
où nous attendait un dîner de prince, dîner après lequel je me sentis
sinon ivre, du moins prêt à le devenir. Je proposai donc à mon sobre
ami de venir respirer l'air en parcourant la ville.

Nous rôdâmes pendant quelque temps dans des rues irrégulières et parmi
des huttes de boue brûlées par le soleil, puis enfin nous atteignîmes,
Aston d'un pas ferme, moi en chancelant à chaque minute, un vaste
terrain appelé place Bambou, autour duquel s'étendait une rangée de
boutiques, abritées le jour contre les ardeurs du soleil par des
bambous et des paillassons.

Un roulement de tambour et un grincement musical nous attirèrent vers
une rangée de huttes, exclusivement occupées par des filles nâch.
Aston aimait la musique et les danseuses; moi, j'avais, comme tout
homme marié doit le faire, renoncé aux illégitimes amours; de plus,
l'odeur de l'huile rance, du ghée et de l'ail n'avait pas un assez
grand attrait pour me retenir.

J'abandonnai Aston, et je continuai ma promenade jusqu'à une rangée de
boutiques nommée _le bazar des Bijoutiers_.

Ce bazar, rempli de monde, était éclairé par des lampes en papier de
diverses couleurs et qui produisaient un effet charmant. Après avoir
jeté un coup d'oeil sur l'ensemble des boutiques, je m'approchai de
celle qui me parut la plus élégante, et dont le propriétaire était un
Parsée. Occupé à vendre à une femme voilée de la tête aux pieds, le
marchand ne s'aperçut pas de ma présence, et j'eus tout le loisir
d'examiner la dame. Elle faisait achat de plusieurs anneaux pour ses
oreilles et pour son nez, et, toute exagération à part, ces anneaux
étaient, en circonférence, presque aussi grands qu'un cerceau de
collégien.

En lui montrant ces ridicules merveilles, le marchand louait d'un air
pompeux et leur simplicité et leur élégance. Quand le prix des bijoux
fut fixé, la dame enleva une partie de sa coiffure, et nous laissa
voir son nez et une moitié de son oreille: le premier était affreux;
l'autre, aussi large et aussi plate qu'une assiette, pendait comme un
morceau de chair morte. Le bijoutier passa son pouce dans la fente de
l'oreille pour la tenir ouverte, et il y suspendit l'anneau, qui
ressemblait à un candélabre. La dame n'avait pas besoin de glace pour
admirer l'effet de cette jolie parure: il lui suffit de tourner un peu
la tête sur son épaule, et d'attirer sous son regard le bout de
l'oreille si bien parée.

À la vue de ce cercle, elle ricana non-seulement de satisfaction, mais
encore pour montrer une rangée de longues dents teintes d'une couleur
bistrée.

Frappé de tant de beauté, le bijoutier s'écria:

--Quel ange!

Je me mourais de l'envie d'éclater de rire au nez de la dame et à la
barbe du marchand; mais je me retins, et je continuai de suivre du
regard la marche des emplettes de cet ange si bien nommé.

--Je désire une boîte de métal, dit l'étrangère d'une voix gutturale.

--En voici en or, madame, s'écria l'empressé marchand; aucun autre
métal ne doit être touché par vos belles mains.

Ces boîtes étaient très-bien faites, et comme la pensée de donner un
souvenir à Aston vint frapper mon esprit, je pris sur le comptoir deux
de ces boîtes. Je les examinai, et sans faire attention au prix que me
fixa le bijoutier, car je déteste de marchander, je mis les boîtes
dans les plis du châle qui entourait mes reins, et je tendis, sans les
compter, une pleine main de pièces d'or au bijoutier. Il les prit,
calcula la valeur qu'elles représentaient, et voyant que je n'étais ni
calculateur, ni même prudent, il doubla le prix de ses boîtes et me
soutint que je n'en payais qu'une.

--J'en paye deux, lui dis-je, et au delà même de leur valeur.

--Vous êtes un impudent, un escroc! cria le marchand; et en vociférant
ces injures il étendit la main vers moi, saisit le bout de mon turban,
et me l'arracha de la tête.

Je me retournai et je lui appliquai un si furieux coup de poing, qu'il
tomba comme une masse morte au milieu de ses caisses.

Un Parsée ne pardonne jamais le mal qu'on lui fait; du reste, cette
rancune est assez générale. En se relevant, le bijoutier saisit un
couteau et voulut se jeter sur moi avec l'intention évidente de me
poignarder, mais il n'eut aucun succès dans cette tentative, et elle
ne servit qu'à doubler ma colère. Mon sang coulait dans mes veines
comme une lave ardente; je bondis vers cet effronté voleur, et après
l'avoir souffleté, je lui lançai à la tête une boîte de bijoux.

Les personnes qui se trouvaient dans la boutique, ainsi que celles qui
en entouraient la porte, se mêlèrent de l'affaire et prirent fait et
cause pour le marchand. La nouvelle de la dispute courut, comme une
traînée de poudre, incendier et mettre en rumeur tous les habitants du
bazar.

Presque fou de rage, la tête et la figure ensanglantées, le bijoutier
m'appelait brigand, assassin, voleur! et il criait à ceux qui
m'entouraient:

--Conduisez-le en prison, et s'il résiste, s'il se défend, s'il vous
frappe, tuez-le!

La foule augmentait de minute en minute, et enhardies par la certitude
d'être secourues, plusieurs personnes s'avancèrent vers moi, pendant
que l'exaspéré Parsée tentait de me saisir les bras.

La vue du danger, en calmant ma colère, me rendit le sang-froid dont
j'étais si heureusement doué.

Je tirai de ma ceinture un pistolet et un poignard, excellentes armes
quand on est pressé entre les remparts d'une foule ennemie, et menaçai
mes furieux assaillants.

Les défenseurs du marchand reculèrent. Pendant la minute de trêve que
leur hésitation m'accorda, minute qui tint ma destinée par un fil
aussi mince qu'un cheveu, je jetai un coup d'oeil sur le champ de
bataille, et je vis qu'il me serait impossible de me sauver par la
porte de la boutique, car elle était encombrée de monde. J'aurais
mille fois préféré la mort à l'ignominie d'être traîné en prison par
cette foule injuste, cruelle et menaçante, et cependant j'étais sur le
point de subir l'effroyable supplice d'une arrestation.

Un profond regard, un regard qui embrassa tous les dangers contre
lesquels je voulais lutter, me montra un espoir de salut.

La querelle et les coups qui avaient fait naître un si grand désordre
avaient commencé et s'étaient donnés sur le seuil de la porte. Debout
à l'entrée de la boutique, tenant, par la vue de mes armes amorcées,
la foule à une certaine distance, il me vint à l'esprit de chercher un
refuge dans l'antre même de mon ennemi, non pas, bien entendu, dans la
pensée d'implorer son appui, que le ladre eût accordé à mes pièces
d'or, mais celle de fuir par une sortie que j'avais aperçue en face de
la porte.

Je fis donc, pour atteindre mon but de délivrance, un mouvement si
rapide, que ceux qui m'entouraient reculèrent.

Un homme tenta cependant de s'opposer à mon passage, je le frappai
d'un coup de poignard, je terrassai le bijoutier accouru à l'aide de
l'homme, qui était son frère; puis, d'une main de fer, j'arrachai les
deux bambous perpendiculaires qui soutenaient le hangar. Le toit
s'effondra entre le peuple et moi, et je disparus dans l'obscurité
d'un passage qui s'étendait derrière le bazar.

Les gutturales malédictions des Malais et les furieuses menaces du
marchand volèrent dans l'air comme des balles meurtrières; j'en
écoutai un instant le bruit sinistre, puis je m'enfonçai dans les
dédales de l'étroit passage.

La prudence me conseillait cette fuite, car non-seulement il était
fort dangereux de lutter contre l'aveugle fureur d'une populace
irritée, mais encore de laisser connaître mon nom et ma profession:
l'un et l'autre eussent été un arrêt de mort.

Si la sagesse s'était faite mon seul guide, je me serais à sa voix
promptement dirigé vers le port, où mon proa était amarré.
Malheureusement pour moi, mon coeur trouva un obstacle dans la
rapidité de ce départ, et cet obstacle était mon ami Aston. J'aurais
eu plus que de la peine d'abandonner le lieutenant sans lui dire un
dernier adieu. Je me serais senti honteux de la cause qui aurait
motivé mon abandon.

Retenu par le désir de voir Aston, je suivis en silence le passage
irrégulier et étroit dans lequel je m'étais engagé, et je m'éloignai
du bazar.

En traversant une place éclairée qui attenait aux boutiques, je fus
étonné de passer inaperçu; j'avais craint des poursuites, et en
conséquence je m'étais élancé au travers de la place d'un pas rapide,
après avoir eu la prudence de faire à mon costume quelques
changements.

Après avoir franchi un labyrinthe de rues boueuses, de sombres allées,
je parvins à gagner l'hôtel, dans lequel je pus entrer sans être
aperçu; mais notre commune chambre était vide: Aston était encore
absent.

La crainte que le lieutenant se trouvât mêlé à la dispute, ou qu'un
accident eût révélé à mes ennemis qu'il était entré le matin dans la
ville avec moi, me décida à aller à sa recherche.

J'échangeai mes vêtements arabes contre la jaquette et le pantalon
blanc d'Aston, et la transformation fut si complète, que le domestique
qui nous avait servis à dîner parut fort indécis sur la connaissance
de ma personne.

Après un court examen, auquel je fut forcé de me soumettre pendant
qu'il m'ouvrait la porte de la rue, cet homme sourit, et ce triomphant
sourire fut la première lueur de la trahison qui devait bientôt
éclater.

Je me rendis en toute hâte au bazar. La haute taille d'Aston, dont la
figure calme et la belle tête blonde dominaient la foule, fut le
premier objet qui frappa mes regards. Le peuple, furieux, entourait
encore la porte du bijoutier, ou plutôt le seuil de la porte, car elle
n'était plus qu'un espace vide; mais ce rassemblement populaire
n'était point formé par les mêmes personnes, il y avait une vingtaine
de sepays et des officiers de police. Aston et un officier écoutaient
en silence la narration de l'événement. Pâle, effaré, hagard, le
bijoutier se tenait devant eux et leur racontait ses malheurs. À ce
groupe s'étaient joints la famille et les amis du marchand, et ils
mêlaient aux plaintes du Parsée un lamentable concert d'injures et de
malédictions.

Après avoir montré d'un regard plein de larmes la place où s'élevait
sa boutique quelques heures auparavant, le Parsée se jeta sur le toit
effondré, le trépigna furieusement, fit un long et pitoyable discours;
puis, arrachant le turban de sa tête, mettant ses vêtements en
lambeaux, il jura de se venger.

Quand ce serment fut tombé de ses lèvres rougies par le sang, le
Parsée repoussa ses amis, ses parents, la foule qui voulait le
consoler, et disparut.



LXX


Pour éviter toute attention, soit inoffensive, soit dangereuse; pour
fuir toute question, je rentrai à la taverne, où Aston vint bientôt me
rejoindre.

--Une affaire très-grave vient de mettre en rumeur tout le bazar, me
dit-il en me serrant la main, et je m'y suis rendu dans la crainte que
la vivacité de votre esprit et l'emportement de votre caractère ne
vous eussent mêlé à la dispute, qui était à peu près générale.

--Que s'est-il donc passé? demandai-je d'un air et d'un ton pleins de
curieuse indifférence.

--La boutique d'un orfévre a été démolie, et je suis arrivé sur le
lieu du désastre au moment où la foule commençait à piller le
marchand, qui tentait en pure perte de défendre son bien. Tous les
vagabonds du port se trouvaient là, et je crois vraiment qu'ils
n'eussent pas laissé au pauvre homme une seule pièce d'or si je ne
lui avais porté secours. Malheureusement j'étais sans armes; mais j'ai
fait de prodigieux efforts pour arrêter le pillage. Non-seulement je
me suis donné le plaisir de terrasser quelques-uns de ces effrontés
vauriens, mais j'ai encore envoyé chercher les sepays.

--Vous ne me parlez pas, mon ami, de l'origine de la dispute.

--Tout ce bruit, tout ce scandale, tout ce malheur, ont été causés par
un Arabe. Les querelles et les vols ne sont pas chose rare ici; mais,
ce qui est plus rare, c'est l'audace et l'intrépidité qu'a montrées
cet homme. Le bazar était plein de monde, brillamment éclairé; et,
tandis que l'orfévre faisait voir à une femme des bijoux de
prix,--cette femme était sans nul doute la complice du voleur,--un
Arabe entre dans la boutique, saisit tous les objets qui tombent sous
ses mains, poignarde un homme, frappe le bijoutier, et disparaît
chargé du butin, après avoir, à l'aide d'une force herculéenne, démoli
la boutique.

--Signale-t-on particulièrement le voleur? demandai-je à Aston.

--Je ne sais pas, on dit qu'il est Arabe et rien de plus; mais on a
arrêté quelques pillards.

--Allumez votre cigare, mon cher Aston, je suis mieux instruit que
vous, et je vais vous raconter toute l'affaire.

Grande fut la surprise d'Aston quand il eut appris que j'étais celui
qu'on désignait sous le nom de voleur.

--Vous avez commis là, me dit-il, une bien coupable étourderie; elle
peut vous causer de graves embarras: le bijoutier a juré pouvoir vous
reconnaître entre mille personnes, de plus il a fait serment par sa
religion qu'il ne prendrait aucune nourriture avant de s'être vengé.

--S'il tient sa parole, son jeûne le conduira au tombeau, car je
partirai cette nuit avec le vent de terre.

Le diable se mêla de l'affaire, car toute la nuit il fit un temps si
détestable, que l'impossibilité d'un embarquement immédiat me
contraignit à attendre les événements que pouvait amener la journée du
lendemain.

Malgré la contrariété que j'éprouvais, j'étais loin de partager les
angoisses de mon ami, parce que je n'avais aucune raison qui pût me
faire croire que j'étais particulièrement soupçonné, surtout dans une
ville où les querelles sont des événements journaliers, où la mort
d'un homme est considérée comme une chose de fort peu d'importance, et
peuplée de Malais, gens qui, de toutes les nations orientales, sont
ceux qui respectent le moins la propriété, et qui de plus ne trouvent
pas que l'assassinat soit un crime; mon action ne pouvait être dans
cette ville, si souvent le théâtre de brigandages, qu'un événement
naturel. J'avais donc peu de dangers à courir; le pillage avait été le
crime, car le frère du Parsée n'était pas mort.

Le lendemain, Aston se rendit chez le président; de mon côté, je me
promenai dans la ville, après avoir eu la précaution de me coiffer
avec un bonnet d'Arrican. Du port, où je recueillis quelques
nouvelles, je visitai les boutiques, j'achetai les choses dont
j'avais besoin, et de plus je remplis plusieurs commissions
très-importantes données par de Ruyter. Ces commissions étaient de
prendre sur l'état des affaires du gouvernement quelques
renseignements sérieux, et d'envoyer des lettres dans l'intérieur de
l'Hindoustan. Un agent français, qui avait des espions dans tous les
ports de l'Inde, m'apprit ce que je désirais savoir.

Quoique fort occupé de mes affaires pendant cette matinée, je crus
m'apercevoir que j'étais suivi; je rentrai à l'hôtel sans tourner la
tête, me croyant accompagné, soit réellement, soit en imagination, par
un homme de haute taille.

En nous servant le déjeuner, le domestique de l'hôtel, celui-là même
qui avait souri en me reconnaissant vêtu en colon, fit quelques
observations sur l'événement de la nuit, et les termina en disant que
le bijoutier auquel un Arabe avait si audacieusement volé plusieurs
boîtes pleines de bijoux, avait l'habitude d'apporter ses marchandises
à l'hôtel quand il s'y trouvait des étrangers.

Nous passâmes la journée avec autant de plaisir que la précédente.
Cependant je n'étais pas tout à fait tranquille; l'affaire du
bijoutier me préoccupait peu, et ce que je redoutais le plus était le
hasard d'une découverte personnelle. Quelques-uns des vaisseaux que
j'avais pillés pouvaient entrer dans le port, et malgré les
changements que j'avais opérés dans mon costume, il était facile de me
reconnaître.

À ces inquiétudes s'était jointe la crainte d'abandonner trop
longtemps le schooner à mon contre-maître, et celle, plus grande
encore, des angoisses qui devaient tourmenter mon adorée Zéla, qui,
j'en étais certain, veillait dans le silence des nuits plus longtemps
que les étoiles, et ne prenait point de repos pendant mon absence.

Cette dernière considération l'emporta sur toutes les autres: je me
décidai à partir la nuit même, malgré le temps, qui était couvert,
variable, ainsi que cela arrive souvent dans ces latitudes.

Je ne veux pas m'arrêter sur le déchirement du coeur que me causa ma
séparation d'avec mon cher compatriote, car cet attristant souvenir
est encore plein de regret.

Mon dernier adieu se traduisit en quelques lignes, et à ces paroles
d'une tendresse de frère désolé, je joignis une centaine de louis, et
je cachai le tout dans une manche de sa jaquette.

Je n'annonçai mon départ à personne; n'étant pas embarrassé par mes
bagages, qui se composaient de mon abbah seul, je pus partir sans
aucun aide.

Je n'ai jamais compris l'habitude de se charger en voyageant de
peignes, de rasoirs, de brosses, de linge, friperie inutile,
embarrassante, et qui laisse croire qu'un homme est incapable de
dormir loin de sa maison sans être entouré par la moitié d'une
boutique de mercier.

Mes dents, aussi blanches et aussi fortes que celles d'un chien,
n'avaient pas besoin de recourir, pour conserver leur beauté, au
frottement des brosses.

Ma tête n'était plus rasée comme autrefois, mais au contraire
richement fournie d'une épaisse chevelure, et cette chevelure poussait
sans soin, semblable à un buisson de ronces, et j'avance que je ne lui
accordais pas plus d'attention qu'on n'en accorde aux rejetons
sauvages de ce rampant parasite.

Cette comparaison est puisée dans un souvenir d'enfance, car je me
rappelle que la mûre et le noisetier ont été mes ressources et mes
consolations lorsque, chassé du jardin, je ne savais avec quel fruit
remplir mes poches ou mon estomac.



LXXI


Je quittai l'hôtel à minuit, sans prévenir de mon départ ni les
domestiques ni le maître de la maison; et n'étant pas embarrassé par
mes bagages, qui se composaient uniquement de mon abbah, il me fut
facile d'effectuer silencieusement ma fuite. Afin de gagner le port
sans attirer l'attention des passants attardés ou des promeneurs
nocturnes, je me glissai le long des rues obscures et boueuses, qui,
par des voies plus longues, mais aussi plus détournées, devaient me
conduire au havre.

Après une heure de marche, marche à la fois craintive et haletante,
j'atteignis un grand emplacement désert, dans lequel se trouvait un
chantier en pleine construction, et à quelques pas de ce chantier,
dans l'eau verdâtre d'une espèce de bassin, mon proa était amarré.

Le temps, assez beau, promettait une nuit calme, et la brise de la
terre parfumait l'air des suaves senteurs des plantes aromatiques.
Clair et sombre tour à tour, le ciel couvrait la nuit de lueurs ou de
ténèbres, lueurs quand la lune se laissait voir dans sa limpidité
lumineuse, ténèbres quand de noirs nuages estompaient son disque
d'argent. Le seul bruit qui, de minute en minute, vînt attirer
l'anxieuse attention de mon oreille, étaient les voix confuses et
indistinctes de quelques hommes occupés sur le bord du rivage et le:
_Tout va bien_ des sentinelles sepays.

En me trouvant hors de la ville, l'agitation presque fiévreuse de tout
mon être se calma insensiblement, et elle se transforma en sécurité
quand mes regards plongèrent à ma droite sur l'immensité de la mer, et
à ma gauche dans les sombres et mystérieux sentiers des montagnes.

Là la vaste étendue de l'Océan, ici le protecteur refuge des jungles.
J'étais sauvé!

Le coeur plein de joie, joie bien légitime, bien naturelle après les
angoisses qui l'avaient précédée, j'atteignis un groupe de huttes
entouré d'une palissade de bois. À mon approche une sentinelle, que je
n'avais pas aperçue, s'avança en dehors de cette frêle enceinte de
bambous, et me dit:

--Qui va là? Arrêtez!

Je ne savais ni si cet homme était seul ni si le voisinage d'une garde
pouvait venir à son aide. Cette dernière crainte me fit désirer de
mettre obstacle à un cri d'alarme. En conséquence, j'obéis à son
ordre, et, pour conserver mon caractère indien, je répondis en cette
langue:

--Un ami!

Après m'avoir questionné, la sentinelle objecta à mes réponses que,
pour gagner mon proa, il me fallait un ordre.

--Je sais cela, lui dis-je, j'en ai un.

Je fouillai dans ma poche, j'en tirai un chiffon de papier, puis, d'un
air très-naïf, je m'approchai du sepays en lui disant:

--Voici mon billet de passe, monsieur.

--Ne m'approchez pas, dit la sentinelle; tendez-moi l'ordre, voilà
tout.

Au moment où, pour prendre le papier de ma main tendue, le soldat
posait son mousquet, je bondis sur lui, et, le saisissant à la gorge,
je l'empêchai de donner l'alarme.

L'irascible soldat de Bombay se débattit courageusement pour arracher
son cou à ma violente étreinte; mais il n'eut pas plus de succès que
n'en pourrait avoir un chat entre les griffes d'un mâtin. La lune se
cacha sous un manteau de nuages, et, profitant à la hâte de cette
bienheureuse obscurité, je lâchai l'homme et je me sauvai à toutes
jambes dans la direction de la ville, comme un homme qui se rejette
dans le chemin qu'il a déjà parcouru. Mais une fois assez éloigné
pour n'avoir aucune poursuite à craindre, je repris, pour revenir à
mon premier but, une direction contraire, et en m'éloignant de
l'arsenal je gagnai les abords de la mer.

Plus d'une fois, pendant cette course à travers les champs, je crus
m'apercevoir qu'un homme me suivait. Je m'arrêtai; je sondai du regard
l'obscurité de l'espace, et je ne vis rien. Je continuai ma course.
Tout à coup une ombre se réfléchit sur un mur dont je longeais les
bases; cette ombre marchait en silence dans la même direction que moi.
Fort peu effrayé, mais en revanche fort décidé à connaître la figure
de ce sombre et mystérieux compagnon, j'ôtai de son fourreau la fine
lame de mon poignard, et, retournant sur mes pas, je recherchai
l'inconnu. La capricieuse variation de la lumière que répandait la
lune, tantôt claire, tantôt ténébreuse, entrava mes recherches, et je
ne découvris rien.

--Ma foi, dis-je en moi-même, si c'est un ennemi, qu'il approche... Si
c'est un fantôme de mon imagination, je perds mon temps: c'est un
tort.

Et je repris ma course.

Quand la lune éclaira de nouveau la vaste solitude dans laquelle je
marchais, j'aperçus entre moi et la mer l'échaudoir public, et un peu
plus loin un terrain sur lequel un vaisseau avait été construit; un
demi-mille plus loin, entre le chantier et la mer, mon proa était
amarré.

Je m'arrêtai sur l'élévation que formait un monticule de sable, et de
ce promontoire mes regards plongèrent dans la direction où se trouvait
mon bateau.

Pendant ces quelques minutes d'observation, je m'appuyai le dos contre
un des murs de l'échaudoir, et dans cette position, qui permettait à
mon ombre de tracer sur le sable une silhouette gigantesque, je vis à
côté d'elle un long bras armé d'une plus longue lance, dont le
mouvement plein de fureur cherchait à m'atteindre. Je me retournai
avec vivacité, et en levant ma main gauche je m'enveloppai le bras
dans les plis de mon manteau, afin d'éviter le coup; car un homme,
armé d'un poignard, était auprès de moi. Ce mouvement de défensive
n'intimida point mon agresseur, et son arme perça de part en part,
mais sans m'atteindre, les nombreux plis de mon manteau. Je poussai un
cri de fureur, et, me rejetant en arrière, je pris dans ma ceinture un
pistolet qu'Aston m'avait donné, et je visai hardiment la figure de ce
nocturne assassin. La babiole de Birmingham n'était qu'un objet de
luxe: le coup ne partit pas. Je jetai loin de moi l'inutile jouet, et
je saisis mon poignard, dont, grâce au bon rais, je savais
parfaitement me servir. Je me trouvais placé sur un terrain plus élevé
que celui sur lequel piétinait mon ennemi, et cette position ne lui
permettait pas de renouveler facilement son attaque.

Croyant que le premier coup qu'il m'avait donné avait non-seulement
déchiqueté mon manteau, mais encore effleuré mon bras (l'arme était
empoisonnée et son attouchement mortel), l'homme essaya de se sauver.

Je m'élançai à sa poursuite; mais il était très-agile, et paraissait
parfaitement connaître les sinuosités d'un terrain contre lesquelles
je me butai plusieurs fois. Cependant je l'effrayai si bien en lui
criant à différentes reprises: «Arrêtez, ou je fais feu!» (on ne doit
pas oublier que je n'avais qu'un poignard), qu'il se précipita, pour
se soustraire à mes regards, à travers l'ouverture d'un mur; de ce mur
se détachèrent quelques pierres, et je lançai au fuyard les plus
grosses dont je pus m'emparer.

Ce mur, les entraves qui à chaque pas embarrassaient ma course, me
montrèrent que nous étions dans un chantier provisoire, entouré par
une haute palissade, et dans lequel j'étais venu plusieurs fois pour
parler à mes hommes. Un profond canal, qui avait été coupé pour faire
flotter un vaisseau, mais qui maintenant était presque vide, se
trouvait devant le chantier.

--Mon homme est pris, me dis-je.

Ma croyance était vaine, car il continua sa course, hésita un instant
et se tourna vers moi. Je crus qu'il allait m'attaquer de nouveau.

Je me remis à sa poursuite. Le ciel s'éclaircit, mais il était encore
trop obscur pour me permettre de distinguer les traits du coquin. Je
ne pouvais voir que ses yeux, dont la féroce expression révélait une
indicible rage. En le gagnant de vitesse, j'allais me précipiter sur
lui, quand, après avoir évité mon étreinte, il se rejeta en arrière et
me dit:

--Voleur et assassin, vous n'oserez pas m'approcher!

--Comment? m'écriai-je.

Je fis quelques pas en avant, et la clarté du ciel me montra le
mystère de la bravade du drôle.

Un tronc d'arbre sans écorce, et dont le bout le plus large était de
mon côté, se trouvait horizontalement placé au travers d'un abîme
voisin de l'échaudoir, et l'homme le traversait à pieds nus avec les
plus grandes précautions.

Au milieu du dangereux passage, l'inconnu s'arrêta pour me défier, et
tout surpris non-seulement de le voir presque calme au-dessus d'un
gouffre dans lequel le moindre choc pouvait le précipiter, mais encore
d'entendre sa menace insultante, je lui répondis, sans trop savoir ce
que je disais:

--Rampant esclave, qui êtes-vous, et pourquoi m'avez-vous attaqué?

La pâle figure s'anima, et une voix gutturale me répondit:

--Je suis le bijoutier que vous avez volé, je suis le frère de l'homme
que vous avez poignardé, je suis celui qui s'est vengé!

--Vous vous trompez, vous n'êtes pas vengé.

--Imbécile! s'écria le bijoutier, si mon arme n'a pas pénétré jusqu'à
votre coeur, le poison dont sa pointe est imbibée y pénétrera.

--Vraiment!

Et sans hésitation, sans réflexion surtout, j'arrachai mes souliers et
je bondis vers le tronc de l'arbre.

Le bijoutier fit sur le pont un saut d'hyène en furie, soit pour en
augmenter l'effrayante vibration, soit pour se retourner et fuir, soit
pour se jeter au-devant de moi. Je ne pus assigner une cause précise à
son mouvement.

Irrité jusqu'à la fureur, j'arrivai sur lui avec la véloce rapidité
que met un éclair à courir le long d'une barre de fer.

La violence de notre rencontre nous fit perdre l'équilibre, et, sans
avoir eu le temps de nous servir de nos poignards, nous tombâmes
ensemble. Le bijoutier, qui était sur une partie de l'arbre mince et
arrondie et sur le point de se tourner, fit l'effort surhumain de se
retenir ou de m'entraîner avec lui dans l'abîme. Sa fureur le servit
mal; il se saisit d'un pan de ma ceinture, le morceau lui resta dans
la main, et il tomba lourdement dans le gouffre.

J'étais tombé sur le tronc; mes jambes se croisèrent autour de lui,
mes bras l'enlacèrent, mais faiblement, car ma chute m'avait foulé le
poignet gauche, et, avec mille peines et une incommensurable lenteur,
je réussis à gagner la terre.



LXXII


Je ne puis me rappeler sans frémir la fatigue et les souffrances que
j'ai supportées en me traînant à plat ventre sur ce pont dangereux, si
dangereux, qu'il me semble aujourd'hui qu'il a été aussi difficile à
traverser que le pont que Mahomet nommait _Al Sirut_, lequel était
plus étroit qu'un cheveu et plus pointu que le fil d'une épée, et
avait en outre l'enfer au-dessous de lui.

Chose étrange! quand le bijoutier me saisit, quand il déchira mes
vêtements, les boîtes de métal, causes de tant de malheurs, tombèrent
de ma poitrine,--car, après ce qui était arrivé, je n'avais pas cru
prudent de les donner à Aston, et disparurent dans le gouffre avec le
malheureux bijoutier.

Je regagnai tout haletant et presque épuisé de fatigue les bords de
l'épouvantable gouffre, et je tombai presque mourant, car une vive
douleur alourdissait ma tête, et mon poignet foulé me faisait en outre
douloureusement souffrir. Quand j'eus repris l'usage de mes sens, une
invincible curiosité attira mes regards vers l'abîme, et les rayons de
la lune me le montrèrent dans toute son effrayante profondeur.

Un silence lugubre planait dans l'air; mais ce silence fut bientôt
interrompu par les gémissements sourds, par le bruit indistinct que
faisait le bijoutier en cherchant à s'arracher aux étreintes de la
mort.

Le fond du canal, dans lequel gisait le malheureux, était une mare
d'eau stagnante mélangée de sable, de boue et d'ordures envoyées par
les débouchés de l'échaudoir. Ce mastic humide ne permettait à un
homme ni de trouver un appui ferme pour son pied, ni d'atteindre le
désespéré refuge de la mort en se laissant couler au fond de l'eau.
Les efforts que faisait le Parsée pour reprendre son équilibre
augmentaient, au lieu de les amoindrir, les dangers de sa situation.
La lourdeur de la chute du malheureux lui avait creusé un lit dans le
gouffre, et ses pénibles luttes l'enfonçaient de plus en plus dans la
gluante composition de cette bourbe immonde.

Penché sur l'abîme, je suivais avec angoisse le mortel combat que
livrait ce malheureux; mais il m'était difficile de distinguer autre
chose qu'une masse sombre qui se tordait en faisant entendre le râle
sinistre d'une suprême agonie.

Ce spectacle était horrible, et, quoique d'une nature peu
impressionnable, je me trouvais incapable d'en supporter la vue sans
frissonner de la tête aux pieds.

Moralement, et presque physiquement, je souffrais autant que mon
ennemi.

Le vain espoir de porter secours au Parsée me fit jeter autour de moi
des regards d'une anxieuse interrogation; mais j'étais seul sur un
emplacement vide, et la splendide clarté de la lune, tout à fait
dégagée d'un voile de nuages, me montra l'impossibilité de mes
espérances.

Le coeur serré de ne pouvoir rien faire pour cet homme, dont les
plaintes retentissaient à mon oreille comme un sanglant reproche, je
voulus fuir le théâtre de ses souffrances; mais ma faiblesse
corporelle, ou plutôt une fascination sauvage, me retint
involontairement auprès du moribond. La pensée d'aller chercher du
secours dans le port, celle de donner l'alarme, me vinrent à l'esprit;
car, entièrement occupé du pauvre marchand, je ne songeais pas au
danger dans lequel mon dévouement pouvait m'entraîner.

Ce dévouement eût été inutile.

Les efforts du Parsée s'affaiblirent, le râle de sa voix devint plus
indistinct, et son corps s'enfonça lentement dans le linceul de boue
sur lequel il était couché.

Tout était fini... Une sueur glacée perla sur mon front; j'avais la
fièvre, et de ma vie je n'ai éprouvé une douleur semblable à celle qui
oppressa mon coeur quand la surface agitée du canal fut devenue
entièrement calme.

Tout d'un coup, au milieu de ma sombre et désolante contemplation, je
fus vivement frappé par ces mots, qui me parurent prononcés à quelques
pas de moi: _Tout va bien._

La voix d'une sentinelle lointaine, emportée par le vent, criait ces
paroles, et elles étaient si peu en harmonie avec les douloureuses
sensations qui m'oppressaient le coeur, qu'elles me parurent presque
injurieuses.

Les premières lueurs du jour éclairaient le sommet des montagnes; je
dus songer à poursuivre ma route. Mais ce ne fut pas sans un vif
chagrin que mes regards embrassèrent pour la dernière fois cette ville
d'où je fuyais en vagabond; ce gouffre qui renfermait un homme dont
j'avais si peu méchamment, mais avec tant de fatalité, anéanti
l'existence et la fortune. Qui sait encore si le malheur s'était borné
là, si le frère avait survécu, si la famille ne jetait pas sur ma tête
les malédictions les plus sombres et les plus horribles? Ô démon du
mal, pourquoi as-tu guidé ma main pour me laisser le remords, le
regret et la honte!

Quelques réflexions calmes sur cette bien triste affaire me firent
comprendre que, soupçonné ou par le garçon de l'hôtel ou par une autre
personne, le bijoutier avait été le confident intéressé de ces
soupçons. Reconnu par cet homme, il m'avait gardé à vue jusqu'au
moment de notre fatale rencontre.

Si le marchand avait eu le bon esprit de s'adresser à la justice, en
me désignant comme le chef de l'attaque qui avait ruiné son commerce,
il eût été amplement vengé. Malheureusement pour le Parsée, son
caractère vindicatif ne lui permit pas d'attendre: il préféra se
venger directement. Sa faute retomba sur lui, car il pouvait prendre
une éclatante revanche, en allant simplement déposer au palais de
justice une accusation contre moi!

Je gagnai rapidement le rivage et je me disposais à héler mon proa,
quand la crainte d'attirer l'attention des sentinelles me fit prendre
le parti, quoique blessé à la tête et le poignet en très-mauvais état,
de gagner mon proa à la nage, si je ne pouvais rencontrer de bateau.

Une exploration anxieuse me montra la nécessité de compter sur mes
forces seules. En conséquence, je serrai dans mon turban les objets
que l'eau pouvait abîmer, et je m'élançai dans la mer.



LXXIII


Je gagnai rapidement le proa, et après avoir ordonné à mes hommes de
lever silencieusement le grappin, nous nous couchâmes dans le fond du
bateau, et le courant du canal nous emporta mollement vers les canots
des pêcheurs qui sortaient du port.

Une fois confondu dans le groupe des embarcations du pays, j'élevai la
voile du mât, et nous prîmes notre course vers les côtes du Malabar.

Les capricieuses variations du vent et la lourdeur de l'atmosphère, en
me faisant pressentir l'orageuse nuit qui se préparait, me décidèrent
à aller chercher du repos et un abri dans une petite baie ouverte, où
il n'y avait pas le moindre vestige d'habitants.

Nous débarquâmes, et après avoir amarré le proa au rivage, mes hommes
s'occupèrent à préparer un repas composé de viandes froides et de
poissons tués sur les rochers. Non-seulement pour faire cuire nos
comestibles, mais encore pour nous réchauffer, car le temps était
glacial, nous allumâmes un grand feu aux pieds d'un pin gigantesque.
Ce feu, que nous crûmes éteint le jour de notre départ, se communiqua
à l'arbre, de là à une forêt, qu'il mit huit mois à consumer
entièrement. Aujourd'hui encore, il m'est impossible de songer sans
effroi à mon voyage à Poulo-Pinang, car une fatalité déplorable en a
marqué tous les incidents.

À la fin du repas, je plaçai deux sentinelles non loin de notre petit
groupe, et harassé de fatigue, les pieds étendus vers le feu, la tête
appuyée contre une pierre douce, je m'endormis si profondément que ni
le vent ni la pluie, qui tomba à torrents, ne parvinrent à me
réveiller.

J'ouvris les yeux une heure avant le jour. Mes membres étaient
tellement glacés et roidis par le froid, qu'un instant je pus me
croire paralysé.

Après une promenade de quelques minutes, j'avalai une tasse de café
brûlant, je fumai une bonne pipe, et ces deux infaillibles remèdes
dissipèrent entièrement mon malaise.

Nous mîmes le proa à l'eau, et une douce brise de terre nous aida à
faire avant midi une longue course. Vers cette heure, le temps
s'éclaircit; un resplendissant soleil illumina le ciel, et nous
arrivâmes bientôt au nord-est de l'île, où se trouvait le schooner.

Le vaisseau était si bien placé pour échapper aux regards, que je ne
l'aperçus qu'après avoir doublé un bras de mer. Un homme de
l'équipage, placé en vigie sur la rive, donna le signal de notre
approche, et en voguant avec rapidité j'atteignis promptement le
vaisseau, sur le pont duquel Zéla était en observation, un télescope à
la main.

Franchissant d'un bond le plat-bord du schooner, je tombai presque
agenouillé auprès de ma chère Zéla, et mes mains frémissantes
voulurent se croiser, comme autrefois, autour de sa taille d'abeille,
mais la belle enfant n'avait déjà plus la frêle ceinture d'une jeune
fille. Je pris donc dans mes bras mon précieux trésor, et je
l'emportai dans ma cabine.

Le contre-maître, qui attendait des questions ou des ordres, m'avait
silencieusement suivi.

--Avez-vous vu des étrangers dans la largue, Strang? lui demandai-je.

--Les bateaux du pays, et rien de plus, capitaine.

--Bien! Faites lever l'ancre, nous allons diriger notre course vers
l'est.

Le contre-maître remonta sur le pont, et, à la prière de Zéla, je
consentis à accorder un peu d'attention aux blessures que j'avais
reçues.

Les grands et nombreux plis de mon abbah, fait en drap de poil de
chameau, et les châles qui entouraient mes reins m'avaient préservé de
l'atteinte du poignard; mais mes yeux étaient noircis par le coup que
j'avais reçu sur le front, et mon poignet gauche me faisait
cruellement souffrir.

La vieille Kamalia me mit une compresse sur la tête, enveloppa
soigneusement mon poignet, et ma jeune et belle Arabe parfuma mes
tempes et frotta mes membres roidis avec de l'huile et du camphre.

Les remèdes employés pour soulager mes douleurs, remèdes qui les
guérirent et d'une manière presque radicale, furent l'huile chaude, le
magnétisme d'une main charmante, un poulet rôti, du vin de Bordeaux,
du café, une pipe et deux lèvres roses. Lequel de ces remèdes a le
mieux opéré, je l'ignore; je sais seulement qu'ils me rendirent la
santé. Mon bras seul résista au charme de ces applications externes et
internes, car je fus obligé de le garder pendant longtemps enveloppé
dans une écharpe; je crois même qu'il n'a jamais reconquis sa force
première.

En me quittant, de Ruyter m'avait dit:

--Quand j'aurai franchi les détroits de la Sonde, je m'arrêterai à
Java, dirigez-vous vers Bornéo.

Je traversai les détroits de Drion, et je ne ralentis plus la rapidité
de ma course pour aborder les vaisseaux du pays dont je faisais
journellement la rencontre.

Un matin cependant j'abordai un vaisseau d'un aspect étrange.
Singulièrement construit, encore plus singulièrement équipé, ce
vaisseau, qui, selon les apparences, était de cent tonneaux, avait
deux mâts. Ses cordages étaient faits avec une herbe d'une couleur
sombre, et ses voiles, en coton blanc mélangé de violet, ne me
révélaient, ni par leur nuance ni par leur forme, à quelle nation il
appartenait. Très-élevé hors de l'eau, le corps du navire avait une
teinte d'un gris blanchâtre aussi terne que triste; en outre, il était
si mal gouverné, qu'il allait d'un côté et de l'autre avec la plus
surprenante irrégularité.

J'envoyai un coup de mousquet à l'inconnu, dans l'intention de le
forcer à s'arrêter, car nous pouvions à peine nous tenir éloignés de
lui.

À cet ordre, il mit en panne, mais en s'y prenant d'une façon si
inhabile et si gauche, qu'il fut presque démâté.

Alors apparut à mes yeux un fantastique équipage, entièrement composé
de sauvages nus et tatoués de la tête aux pieds. Les uns, groupés sur
le pont, nous regardaient d'un air stupide; les autres, suspendus aux
agrès, semblaient attendre notre approche avec la stupeur et l'effroi.

Quand j'eus hissé un drapeau anglais, ils répondirent à cette
politesse par l'exhibition d'un morceau de drap peint et en lambeaux.
Il était impossible de deviner d'où venait ce vaisseau, à quelle
nation il appartenait, où il allait; tout cela était un mystère. En
outre de cet extérieur fabuleux, le pauvre vaisseau était si fracassé,
il avait à sa carcasse tant d'ouvertures qu'on pouvait voir du dehors
tout ce qui se passait à l'intérieur.

Ces visibles marques de décrépitude, le bizarre accoutrement des gens
qui encombraient le pont en désordre, donnaient à ce vaisseau l'air
d'avoir été construit avant le déluge, et je trouvais un véritable
miracle dans son apparition sur l'eau; comment avait-il la force de
s'y maintenir?

Le capitaine de ce vaisseau fantôme essaya de mettre à l'eau, afin de
passer à notre bord, un vieux débris de canot; mais n'ayant ni la
patience, ni le temps d'attendre la fin de la difficile opération, et,
de plus, désirant examiner l'étranger, plutôt par curiosité que dans
un espoir de conquête, je fis descendre un bateau de notre poupe, et
je me dirigeai vers lui.

Vu de près, le triste bâtiment était encore d'un aspect plus
sauvagement bizarre, et lorsque j'eus grimpé sur ses côtés saillants,
il m'apparut dans toute sa fabuleuse étrangeté.

Le pont supérieur était couvert d'un paillasson, et ses sauvages
habitants, coiffés avec des feuilles de palmier, n'avaient point
d'autres vêtements. À mon approche, un homme mince, osseux et d'une
haute taille, vint au-devant de moi.

Cet homme se distinguait de son farouche entourage par la blancheur de
sa peau et par la différence de son accoutrement. Avant de lui
adresser la parole j'examinai un instant sa figure. Je vis que des
traits saillants et réguliers, des cheveux blonds, un visage ovale
avaient fait de cet homme un être d'une beauté réelle, beauté qu'il
eût conservée si un tatouage extraordinaire et grotesque n'avait point
effacé la délicatesse du teint et grossi le modelé des formes. Ce
hideux tatouage couvrait la figure, les bras, la poitrine, et l'image
peinte d'un affreux serpent était enlacée autour de la gorge, de
manière à faire croire que, non content d'étrangler sa victime, le
reptile voulait encore se précipiter dans sa bouche, car une tête
armée d'une langue rouge et pointue était dessinée sur la lèvre
inférieure. L'oeil vert et la langue effilée du serpent étaient si
bien rendus, qu'en voyant l'homme agiter sa mâchoire il semblait que
l'affreuse bête se mît en mouvement.

Ce tatouage d'une sauvagerie inouïe faisait ressortir le front calme
et les yeux pensifs de l'étranger. Mon rapide examen avait embrassé
tous les détails dans l'ensemble, et il était achevé quand le
capitaine me demanda d'une voix douce et d'un ton aussi affable que
poli:

--Vous êtes Anglais, monsieur?

--Oui, monsieur. Et vous?

--Moi, je suis de l'île de Zaoo.

--De l'île de Zaoo? Où est-elle située? Je n'en ai jamais entendu
parler.

--Dans la direction de l'archipel de Sooloo.

--Tout cela est étrange, lui dis-je, car je ne connais ni l'île dont
vous me parlez, ni l'archipel où elle se trouve. Mais êtes-vous de ces
îles?

--Oui, monsieur.

--Natif?

--Non, monsieur.

--Et de quel pays êtes-vous?

Le capitaine hésita un instant à me répondre, puis il me dit:

--Je suis Anglais, monsieur.

--Vraiment! et comment diable se fait-il que vous vous trouviez sur un
pareil vaisseau, et arrangé d'une aussi inconcevable façon?

--Si vous voulez descendre dans ma cabine, monsieur, je vous le dirai,
mais j'ai peur de n'avoir pas de rafraîchissement à vous offrir.

En approchant des écoutilles, j'entendis les cris d'une femme.

Le capitaine s'arrêta.

--J'avais oublié, me dit-il, que nous ne pouvons pas descendre là.

--Quelqu'un est malade!

--Oui, monsieur, une de mes femmes est en couches, et, je crois, avant
terme, car les douleurs de l'enfantement ont été occasionnées par le
mal de mer; la pauvre créature souffre beaucoup.

--La nourrice de ma femme, dis-je à l'étranger, connaît un peu la
science médicale, je vais l'envoyer chercher.

Le capitaine me remercia, et la vieille Arabe fut bientôt installée
auprès de la malade. Pour ne pas gêner les femmes, nous nous
installâmes sur le pont auprès de la poupe, et l'étranger me dit:

--Il y a si longtemps que je n'ai parlé l'idiome de ma jeunesse, et
tant d'années se sont écoulées depuis l'époque où les événements que
je vais vous raconter ont eu lieu, que j'ai grand'peur, monsieur, de
ne pouvoir me faire comprendre.

--Le temps est calme, capitaine, vous n'avez pas besoin de vous
presser; faites-moi donc tranquillement le récit de vos malheurs, et
comme vous ne semblez pas très-bien fourni en provisions de bouche,
permettez-moi d'envoyer chercher des choses qui rafraîchiront votre
mémoire en dégageant votre esprit.

À ma demande, le schooner nous envoya du boeuf, du jambon, du vin de
Bordeaux et de l'eau-de-vie.

Les Anglais se détestent jusqu'à ce qu'ils aient mangé ensemble.

En mangeant, nous nous traitâmes de compatriotes, et au choc des
verres, nos coeurs s'ouvrirent avec l'abandon d'une vieille
camaraderie.

Le seul témoignage de civilisation que donnât encore cet Européen
transformé en sauvage était un goût prononcé pour le tabac, et, en
véritable gentleman, il fumait du matin au soir.

Quand le capitaine eut dégusté un dernier verre d'eau-de-vie, quand
l'odorante fumée du tabac eut tracé autour de nous un vaporeux nuage,
il commença le récit de son histoire. Mais ce récit fut fait dans un
idiome si bizarre, il le suspendit tant de fois pour l'entremêler
d'étonnantes réflexions, qu'afin d'éviter à mes lecteurs la peine que
j'ai eue à deviner le sens des mots, le fond de l'idée, l'ensemble du
tout, je vais prendre la liberté de corriger la phraséologie de ce
capricieux narrateur.



LXXIV


«J'ai quitté l'Angleterre, il y a sept ou huit ans, avec un vaisseau
de la compagnie des Indes orientales, protégé par un convoi, et qui se
rendait à Canton. Le premier officier du bord, qui avait opéré avec
mon père des transactions mercantiles, et qui lui devait pour une
livraison de marchandises considérablement d'argent, eut l'esprit de
persuader à mon père de lui fournir encore une grande quantité
d'objets. Comme mon père ne s'était point rendu aux désirs de
l'officier sans une vive et longue discussion, il fut convenu en
dernier ressort, et pour contenter les deux parties, que
j'accompagnerais l'officier à bord en qualité de midshipman.

À l'époque où ce marché eut lieu, j'étais employé comme premier commis
dans la maison de mon père, et les traités de l'affaire me parurent si
avantageux pour ma famille et pour moi, que j'y donnai de grand coeur
mon adhésion. Voici quelles étaient les clauses de ce marché: je
devais faire le voyage en passager, et recevoir pour le compte de mon
père la moitié du bénéfice des ventes qui seraient opérées par
l'officier. Si la carrière maritime me convenait, je devais la suivre;
sinon, au retour du vaisseau, je m'installais de nouveau dans la
maison de mon père.

Je n'ai pas besoin de vous exprimer, monsieur, avec quel plaisir
(j'avais quinze ans) je quittai le comptoir paternel, les livres de
facture, les livres de compte, pour aller voir un pays dont j'avais
entendu faire de merveilleuses descriptions. Au curieux désir qui
accompagne tous les voyageurs se joignait l'orgueilleuse joie de
prendre place parmi les aspirants de marine, qui étaient si fiers et
qui semblaient si heureux lorsqu'ils étaient sur terre. Je ne savais
pas à cette époque que la cause de leur joie était leur délivrance
momentanée d'un assujettissement tyrannique. Je l'ignorais, mais j'en
eusse été instruit que ma satisfaction serait restée la même, tant il
me semblait que, sous la protection d'un premier officier, mon
initiation au service devait être aussi facile qu'agréable.

Mes illusions se dissipèrent vite, et dès que nous eûmes quitté les
downs ma situation devint insupportable. Outre les fonctions serviles
et abjectes que mes camarades et moi nous étions obligés de remplir,
le premier contre-maître, mon patron, ajouta à ces ennuis le tourment
de sa haine. Un jour, étant de faction avec lui, il m'injuria, et, non
content d'une méchanceté de paroles que je n'avais point provoquée, il
m'accabla de coups. Trop faible et trop timide pour me défendre, je
fus dès lors en butte à ses moqueries et à ses mauvais traitements.
Une autre fois, et toujours sans cause, l'officier me dit:

--Votre usurier de père vous a fourré auprès de moi pour lui servir
d'espion, pour me voler mes profits. Ce vieux juif ne s'est pas
contenté de ma parole, il lui a fallu un écrit; mais je veux bien être
damné si je ne fais pas de vous un domestique, un esclave.

Ma vie devint de jour en jour plus triste et plus misérable.

Notre capitaine vivait à bord comme une espèce de demi-dieu, et je
suis bien certain qu'il se croyait supérieur à l'humanité entière. Il
ne fréquentait que deux ou trois des passagers qui appartenaient à la
noblesse, et tous ses ordres étaient transmis à l'équipage par le
premier officier.

Une nuit, nous étions à la hauteur de Madère, et le vent soufflait
avec violence, un homme placé en vigie cria:

--Une voile étrangère à notre gauche!

--Très-bien, répondis-je, je vais avertir.

Mais avant de remplir ma mission, je jetai un coup d'oeil sur la mer,
où je ne vis qu'un énorme nuage noir. Je trouvai l'officier de
faction endormi sur la glissoire d'une caronade. La vue de ce sommeil
si calme au moment de la tempête fit naître en moi le premier
sentiment de haine et de vengeance qui eût jamais entr'ouvert les
replis de mon coeur.»

--Bien! m'écriai-je en interrompant le capitaine, vous avez poignardé
le coquin et jeté sa carcasse dans la mer?

«--Non, monsieur, non. J'étais jeune, et ma rancune n'avait encore que
la malice de l'enfance. Si je rencontrais aujourd'hui cet homme sans
âme, j'agirais peut-être avec plus de vaillance que je ne l'ai fait à
cette époque. Je ne troublai point le sommeil de mon ennemi; je
descendis doucement auprès du capitaine, que je réveillai en lui
disant:

--Il y a un grand vaisseau de notre côté, sous le vent.

--Où est l'officier de quart? me demanda le capitaine en sautant hors
de son lit.

--Je l'ai inutilement cherché, monsieur.

--Il n'est pas à son poste! s'écria le capitaine en se précipitant sur
le pont.

L'officier dormait toujours; le capitaine courut jusqu'à lui et
l'appela par son nom.

En entendant la voix bien connue de son sévère commandant, l'officier
épouvanté se dressa sur ses pieds et balbutia quelques excuses.

Mais, sans lui répondre, le capitaine s'éloigna de l'échelle, car on
ne pouvait perdre le temps en paroles; un ouragan terrible se
préparait, la mer était violente, et la masse noire et remuante que
j'avais prise pour un nuage apparaissait sous la forme effrayante d'un
énorme vaisseau démâté, lancé vers nous avec une vélocité
extraordinaire.

--Abaissez le gouvernail, mettez tous les hommes à l'ouvrage! cria le
capitaine d'une voix forte.

Tout s'agita.

Une voix humaine, qui essayait de se faire entendre au milieu de la
rumeur des éléments bouleversés, nous héla, et cette voix semblait
descendre des hauteurs d'une tour, car l'énorme vaisseau, poussé par
le vent et emporté par les vagues gigantesques qui l'élevaient
au-dessus de nous, paraissait avoir des proportions énormes.

Les lumières bleues qui brûlaient sur son gaillard d'avant se
réfléchissaient dans notre voile de perroquet, bien carguée. Il
paraissait inévitable qu'au moment où l'étranger allait être replongé
dans l'auge profonde où nous étions placés, sa descente nous
écraserait ou nous couperait en deux. Nos voiles se frappaient contre
les mâts avec un bruit pareil au roulement du tonnerre, et l'équipage,
en chemise, à moitié endormi, se précipitait pêle-mêle hors des
écoutilles et jetait des cris horribles en voyant le vaisseau
s'avancer vers nous.

Paralysés par l'épouvante, nous restions inactifs, le regard et
l'esprit suspendus aux mouvements du vaisseau que la mer et le vent
faisaient tournoyer sur lui-même. Cette scène effrayait les plus
hardis; les faibles tombaient à genoux, se tordaient les bras ou se
précipitaient la tête la première dans les écoutilles. Quoique cet
affreux spectacle n'eût duré qu'un moment, cet instant d'angoisse
avait eu assez de puissance pour me transformer d'enfant en vieillard.

Une voix forte et distincte nous héla avec une trompette et nous dit:

--Tribord votre gouvernail, si vous ne voulez pas être écrasés!

Au même moment une vague nous éleva en l'air, et l'étranger nous
frappa. Ce choc fut suivi d'un craquement horrible: nos hommes
répondirent à ce fracas par de désolantes clameurs; je crus tout
perdu, et, les mains convulsivement pressées contre les haubans,
j'attendis la mort.

Mes yeux étaient fixés sur le vaisseau étranger: je crus le voir
passer au-dessus de nous et rester dans l'air comme un rocher
gigantesque. Le vent mugissait avec furie dans nos haubans, et la mer
inondait de ses lames froides le pont de notre vaisseau.

Après cette pause terrifiante, la confusion, le bruit du vent et des
vagues, le murmure des voix me rendirent la raison. L'étranger avait
atteint notre quartier, enlevé le bateau de la poupe, ainsi que notre
grand mât, mais rien de plus, et nous étions hors de danger. Après
avoir hélé une troisième fois, le vaisseau nous demanda notre nom, et
nous ordonna de rester auprès de lui toute la nuit, ajoutant à cette
demande qu'il appartenait à Sa Majesté Britannique et qu'il s'appelait
_la Victoire_.

Le capitaine n'adressa aucun reproche au premier officier, mais il fut
provisoirement mis en prison.

La frayeur causée par la fatale rencontre de ce vaisseau avait été si
grande que chacun semblait avoir l'esprit sous la domination d'un
mauvais enchantement, et notre capitaine, ainsi que les officiers,
n'accomplissaient leur devoir qu'à l'aide des fréquents signaux de _la
Victoire_, qui veillait sur elle et sur nous, tant elle avait peur de
nous voir fuir.

Le lendemain je me rendis sur le pont, et je m'aperçus que nous avions
perdu notre convoi, et que _la Victoire_ nous faisait signe qu'il
fallait la prendre en touage. Pour effectuer ce difficile travail sans
mettre un bateau à la mer, qui était très-agitée, nous jetâmes dans
l'eau un tonneau vide, ayant une corde que le vaisseau devait prendre
à son bord. Ils l'attrapèrent et attachèrent des aussières aussi
grandes que nos câbles à la corde; nous les tirâmes à bord et elles
furent attachées à un mât; puis, chargés de toutes nos voiles, nous
nous dirigeâmes vers l'île de Madère.

Cette entreprise de sauvetage rendait notre situation très-périlleuse;
car, malgré l'immense longueur des aussières avec lesquelles nous
touâmes, le poids et la grandeur de _la Victoire_, qui était à cette
époque le plus grand vaisseau du monde, nous donnaient des secousses
terribles, surtout quand nous étions élevés sur la crête des vagues et
qu'elle s'enfonçait auprès de nous dans l'abîme de la mer. Quelquefois
les cordes de touage, en dépit de leur grosseur, qui était celle d'un
corps humain, cassaient en deux comme un fil d'Écosse, et nous étions
obligés de recommencer la tâche dangereuse et difficile de l'attacher
à notre bord. Heureusement le vent diminua de violence; car s'il
avait gardé sa force première, nous eussions infailliblement échoué.

Le poids de _la Victoire_ était si lourd, qu'outre le danger
d'emporter notre mât, il avait fait entr'ouvrir les joints du
vaisseau, et la mer débordait sur nous en emportant tout ce qu'elle
rencontrait.

Notre capitaine héla _la Victoire_ et lui montra les difficultés
insurmontables de notre situation.

--Si vous coupez les cordes de touage, répondit le capitaine du
vaisseau royal, nous vous ferons couler à fond.

À bord de _la Victoire_, ils avaient allégé le poids du vaisseau en
jetant dans la mer tous les canons de son pont supérieur, et en
plaçant des voiles d'orage sur les troncs des mâts inférieurs, et par
tous les moyens qui se trouvaient en leur pouvoir.

Le lendemain le vent diminua, mais la mer fut encore très-agitée.

Nous rencontrâmes un grand vaisseau des Indes orientales faisant route
pour Madère, nous le fîmes arrêter, et il fut contraint de prendre
notre place.

Alors notre capitaine se rendit à bord du vaisseau de feu l'amiral
Nelson, et son commandant, après avoir grondé le nôtre pour sa
négligence, lui pardonna sa faute en considération du service qu'il
avait rendu à la Grande-Bretagne en sauvant le plus précieux de tous
les vaisseaux anglais, celui qui portait le corps de Nelson et son
triomphant drapeau.

Le commandant de _la Victoire_ donna à notre capitaine un certificat
sur lequel étaient détaillés tous les incidents de sa belle conduite.
Ce témoignage de satisfaction calma un peu notre fier commandant, dont
la colère contre le coupable officier avait disparu avec le danger.

Cette indulgence était naturelle; un lien de parenté unissait les deux
hommes, et ils portaient l'un et l'autre le nom de Patterson. Vous
savez, monsieur, que les Écossais ont des clans, et qu'il leur importe
fort peu que tout le monde soit détruit si leur propre clan est sauvé,
ou s'il gagne par la perte générale. Mais je vous demande pardon,
monsieur, peut-être y a-t-il parmi eux des hommes très-dignes,
très-honnêtes et très-bons.»



LXXV


«--Le premier officier, reprit le capitaine après une pause de
quelques secondes, connut bientôt l'auteur de la disgrâce qu'il avait
encourue, et je crois fort inutile de vous dire, monsieur, que cette
découverte n'adoucit pas à mon égard les cruels procédés de mon chef.
J'étais déjà fort misérable, je le devins plus encore; et souvent,
bien souvent, je me suis surpris à envier l'existence orageuse du
vagabond, et celle du mendiant, sans pain et sans asile. L'un et
l'autre n'étaient-ils pas mille fois plus heureux que moi? Mais
pardon, monsieur, tout cela est fort peu intéressant pour vous, et
cette narration, que votre courtoisie daigne écouter, vous paraît bien
insipide et bien longue.»

--Non, non, mon cher capitaine, votre histoire n'est ni dépourvue
d'intérêt, ni trop étendue; je l'écoute avec plaisir et avec
attention. Continuez-en donc le récit; je suis tout à vous.

Et mes paroles étaient vraies, car chaque mot de ce pauvre homme
faisait vibrer en moi un tendre souvenir, souvenir triste et qui
mettait devant mes yeux la pâle et mélancolique figure de mon ami
Walter. N'existait-il pas en effet entre ce narrateur à demi sauvage
et mon pauvre compagnon d'infortune une similitude étrange?

Tous deux, forcément jetés dans une carrière antipathique à leurs
goûts, avaient été les victimes d'une haine brutale sans cause, et
partant sans excuse. Ce rapport, si poignant pour moi et qui
remplissait mon coeur d'une douloureuse compassion, m'attira vers le
capitaine.

Sa parole lente, sa voix douce, son regard pensif, me firent oublier
les affreuses caricatures qui souillaient son corps, et je ne vis plus
ses traits qu'au travers de mes souvenirs ou, pour mieux dire, que
dans la beauté de son âme.

«--Enfin, reprit le conteur en me remerciant de mon attention par un
bienveillant sourire, nous entrâmes dans la mer de la Chine.

Une nuit le vaisseau était amarré près d'une île (j'ai oublié pour
quelle raison), on m'ordonna d'aller me coucher dans le bateau qui
était derrière le bâtiment, afin de le garder. J'obéis avec joie, car
en entendant cet ordre, l'idée que je pouvais saisir cette occasion
pour me sauver me traversa l'esprit. Sans craindre ni même réfléchir
sur les dangereux hasards d'une pareille entreprise, je m'abandonnai à
l'impulsion rapide qui se faisait la maîtresse de ma conduite.

Je trouvai dans le bateau un mât, une voile et un petit baril d'eau,
car la veille on s'en était servi pour aller explorer l'île. La
trouvaille inattendue de ces différents objets me persuada que la
Providence, après m'avoir inspiré, veillait encore sur moi; ma
détermination fut dès lors complétement arrêtée.

Pauvre insensé que j'étais! il ne me vint pas même à l'esprit qu'il me
manquait les choses les plus indispensables, et surtout la première de
toutes: du pain.

Mon repas du soir était dans ma poche, et il se composait de biscuit
et d'un morceau de boeuf. Quant au lendemain, Dieu y pourvoirait, ou,
pour mieux dire, je ne songeais ni à mes besoins futurs ni aux
difficultés inouïes que j'allais avoir à surmonter.

La nuit était sombre; une brise fraîche soufflait hors du golfe, et la
nuit était assez calme.

Quand tout fut tranquille sur le pont, je dénouai le câble qui
attachait le bateau, et, après quelques minutes d'anxieuse attente,
j'élevai le mât; je virai, et ma légère embarcation se trouva bientôt
loin du vaisseau.

Une heure s'écoula, et cette heure eut pour mon coeur palpitant la
durée d'un siècle. J'avais si grand'peur d'être vu et par conséquent
arrêté dans ma fuite! Les hommes de quart découvrirent l'enlèvement du
bateau, car une lanterne fut hissée et je vis distinctement une
lumière bleue.

Ce signal m'épouvanta, et je me dirigeai vers l'île de manière à
gagner son côté opposé au vent, pour m'y cacher jusqu'à l'entière
disparition du vaisseau.

Grâce à mon penchant pour les voyages sur mer, grâce encore à
l'intérêt d'enfant et de jeune homme que j'avais pris à examiner les
bateaux dans les chantiers du port de Londres, je savais très-bien en
gouverner la marche.

Veuillez, monsieur, réfléchir pendant quelques secondes sur l'étrange
métamorphose non-seulement de mon esprit, mais encore de mes vues
et de mon caractère. Né au milieu du confort d'une existence heureuse,
j'avais été, dans l'espace de quelques mois, de fils de famille
aimé et libre dans la maison paternelle, transformé en misérable,
en domestique, en esclave, et à ce changement déplorable en
succédait un peut-être plus déplorable encore, mais dont mon esprit
n'approfondissait pas les inévitables douleurs.

Le lendemain de ma fuite, j'entrevis l'abandon réel de ma position, et
j'eus peur en me voyant seul, sans vivres, sans carte, sans boussole,
sur un petit bateau, frêle planche de salut, pour m'aider à franchir
cet abîme immense qu'on appelle l'Océan. Je vous avoue franchement que
j'aurais été heureux de reprendre ma chaîne sur le vaisseau. Je
pleurai amèrement, et mes mains défaillantes abandonnèrent le
gouvernail.

La vie me devint odieuse, et mes yeux aveuglés suivirent d'un regard
morne la marche du bateau, qui voguait à la grâce du vent et des
flots.

Les cruels tiraillements de la faim m'empêchèrent de dormir. Cependant
le besoin de repos est si impérieux pour un corps jeune, qu'après
avoir bu quelques gouttes d'eau mes yeux se fermèrent et une
somnolence agitée m'étendit, faible et sans courage, dans le fond de
ma barque.

Je dormis, et quand je m'éveillai, le jour était resplendissant. Je
tendis ma voile au souffle de la brise, et je naviguai avec le vent en
cherchant à découvrir dans quelle latitude je me trouvais.

À en juger par la direction du vent et par la position de l'étoile du
Nord, je marchais vers les îles de l'archipel de Sooloo, et la terre
élevée que j'avais aperçue en m'éveillant était Bornéo. Je naviguai
vers le sud, pensant que l'île de Paraguai, près de laquelle j'avais
laissé le vaisseau, se trouvait derrière moi.

La brise se maintint douce et fraîche. Nul vaisseau n'apparaissait sur
la nappe d'azur de l'Océan, et ma barque volait sur l'eau comme une
mouette effrayée.

Je voulais gagner Bornéo, mais le vent changea, et je fus contraint,
ne pouvant lutter avec lui, de continuer ma course au gré de son
caprice.

La crainte de mourir de faim me donnait d'affreux tiraillements
d'estomac. Je surmontai cette douleur, plutôt morale que réelle, et je
m'occupai de la course de mon léger bâtiment. Le vent doublait de
force, et j'étais sûr d'arriver bientôt à une des nombreuses îles
dont je voyais les formes devant moi, et j'étais bien déterminé à
descendre sur le premier rivage qui s'offrirait à mes regards.

Je passai la journée dans les spasmes de l'agonie; j'avais
horriblement faim, et je me sentais aussi malade que désespéré.

J'atteignis le soir sans découvrir aucune terre, et je perdis de vue
celles qui étaient derrière moi. Ces alternatives d'espoir et de
mécomptes accablèrent mon esprit, et j'accusai le ciel de m'avoir
abandonné sans commisération à mon inexpérience et à ma faiblesse. La
nuit était aussi claire que le jour; mais cette clarté, propice si
j'avais eu une boussole pour guide, ne m'était d'aucun secours.
Triste, fiévreux et maussade, je tenais d'une main faible le
gouvernail, lorsqu'un bruit indistinct me fit tressaillir; quelque
chose venait de franchir les bords de mon bateau; je me traînai vers
cet objet inconnu, et une joie bien naturelle remplit mon coeur,
lorsque je découvris un poisson aux écailles argentées et pesant près
d'une livre. Mais ma joie fut de courte durée, car je n'avais ni feu
pour faire cuire mon imprudent visiteur, ni couteau pour lui enlever
son épaisse écaille. J'étais entièrement dépourvu de tout.

Je rejetai le poisson au fond du bateau, et je repris avec désespoir
mon poste au gouvernail.

Quelques minutes après, je fus encore arraché à mes sombres réflexions
par la vue de quelque chose de noir qui flottait à la surface de
l'eau.

Je manoeuvrai du côté de cet objet, et je saisis une tortue. Ces deux
enfants de la mer, envoyés par cette divine protectrice des malheureux
que nous nommons la Providence, en m'ôtant la crainte de mourir de
faim, tranquillisèrent mon esprit. Je remerciai le ciel, et après
avoir attaché le gouvernail, je m'endormis presque calme.

Malheureusement je fus éveillé par le froid de l'eau qui se
précipitait sur moi par-dessus le plat-bord du bateau, penché de côté
et tout près de couler à fond. Je sautai sur la voile, dont je défis
lestement les noeuds, et, quoique pleine d'eau, la barque se releva.

J'employai tout mon courage et toutes mes forces à vider avec ma
casquette ce dangereux réservoir d'eau, et quand j'eus achevé cette
pénible besogne, le vent souffla avec violence, la mer s'agita et la
lourdeur de l'air me fit pressentir un orage. Je remis la voile à sa
place, et le bateau glissa sur la mer avec une rapidité si grande,
qu'elle me donna la certitude de pouvoir approcher de la terre avant
le lever du soleil.

Les tiraillements d'estomac dont je souffrais depuis quarante-huit
heures devinrent si violents, que j'y cherchai un remède dans la
repoussante nourriture de mon poisson cru. Je mordis donc sa queue,
et, grâce à ma faim, la goût du poisson m'en parut si délicieux que,
tout surpris de la rafraîchissante saveur de sa chair rosée, je me
demandai comment il était possible qu'on eût adopté la maladroite
coutume de faire cuire le poisson. Malgré le vif plaisir que je
ressentais en dégustant mon frugal repas, j'eus assez de prudence et
d'empire sur moi-même pour en réserver une partie; mais celle que
j'avais mangée, au lieu de satisfaire mon appétit, en augmenta
l'importunité, et mes souffrances redoublèrent.

Mes regards avides cherchèrent la tortue. Je la vis se débattre
convulsivement au fond du bateau, et comme elle avait été sur le point
de fuir quand l'eau avait inondé mon frêle esquif, je l'attachai par
ses nageoires, et je passai le reste de la nuit à me demander par
quels moyens il me serait possible d'arriver à sa chair.

--Quelle imprévoyance, me disais-je en contemplant avec désespoir la
forte carapace du crustacé, quelle imprévoyance de m'être hasardé seul
sur l'immensité de l'Océan sans couteau, sans vivres et sans boussole!
Car il me semblait que la possession de ces trois choses m'aurait
facilité et même rendu agréable une navigation de dix ans tout autour
du globe.»



LXXVI


«Dès que les premières lueurs du jour eurent fait disparaître les
étoiles qui diamantaient le ciel, je cherchai d'un regard inquiet à
découvrir la terre. Mais je ne vis rien, et je tombai anéanti dans la
morne stupeur d'un profond désespoir. La mer était si houleuse, que
ses vagues agitées remplissaient à chaque instant mon pauvre bateau,
et j'étais dans l'obligation, malgré mon excessive faiblesse, de vider
l'eau goutte à goutte, car ma casquette n'offrait pas, pour cette
opération, une ressource bien grande.

Je me sentais mourir, et de minute en minute mon désespoir prenait une
nouvelle énergie, énergie sombre, et qui me disait de hâter sans
hésitation l'heure dernière de ma misérable vie.

Je ne saurais vous dépeindre, monsieur, le profond découragement qui
s'empara de moi lorsque je m'aperçus que, pendant l'obscurité de la
nuit, j'avais rasé le rivage de plusieurs îles, et que je n'avais plus
devant moi que l'immensité de la mer, mer isolée, sublime de grandeur,
mais sans horizon.

Je fis de vains efforts pour virer afin de regagner les îles que je
laissais derrière moi, mais la violence du vent et l'agitation de la
mer entravèrent si complétement le succès de mes tentatives, que je
fus obligé de mettre le bateau sous vent afin de ne pas couler à fond.

Quelques heures s'écoulèrent ainsi, car je me pliais forcément aux
variations de la brise. Rendu presque fou par la douleur, je faisais
de vains efforts pour maintenir mes regards sur les brumes de
l'horizon, espérant y voir poindre l'unique espérance qui me retenait
à la vie, un morceau de terre pour diriger vers elle ma fiévreuse
course. Mais la faim dévorante qui rongeait mon estomac attirait
involontairement toute mon attention sur la tortue.

J'essayais vainement de porter mes pensées loin d'elle, mes yeux s'y
trouvaient si invinciblement attachés, que je fus forcé de comprendre
qu'il eût été presque aussi logique de secouer une boussole que d'en
éloigner mon attention. Comme l'aiguille magnétique, ma prunelle se
tournait toujours vers le même point.

Après avoir longuement réfléchi sur les moyens à employer pour enlever
la carapace du crustacé, je lui détachai les pattes et je l'apportai à
l'avant du bateau.

Quand j'eus bien examiné les lignes confuses et coloriées peintes sur
son dos, examen presque aussi attentif que celui auquel on se livre
sur une carte maritime la veille d'un grand voyage sur mer, je compris
avec désespoir qu'il me serait impossible de briser, avec le seul
secours de mes faibles mains, ce granit d'écaille.

Je n'avais de ma vie vu une chose aussi bien claquemurée, à
l'exception toutefois de la caisse en fer du bureau de mon père, et il
me semblait que le fer seul avait la puissance de se rendre maître de
l'une ou de l'autre.

Malgré l'inutilité de mes observations, je ne renonçai pas à la
conquête de ce pauvre mais bien nécessaire repas. En conséquence, je
mis tous mes soins à chercher dans le bateau la possibilité
d'extraire, sans danger de destruction, un fort clou, une pointe ou un
morceau de fer qui pût remplir l'office de couteau; malheureusement
mes recherches furent inutiles et je ne découvris absolument rien.

Les extrémités du corps de la tortue étaient bien en mon pouvoir,
mais ces extrémités se trouvaient sous la dure protection de sa tête
calleuse et de ses nageoires, dont la peau était plus coriace que la
semelle de mon soulier. Sans nul doute, un pressentiment secret
avertissait la tortue du mal que je voulais lui faire, car elle ne se
hasardait pas à sortir sa tête en dehors de la carapace.

La colère de l'insuccès faisait bouillir mon sang, et, dans le
transport d'une irritation bien excusable chez un malheureux affamé,
je frappai la tortue contre le plat-bord du bateau, dans l'espoir,
sinon de la briser en mille pièces, du moins de fendre ou d'écailler
sa dure carapace; mais je crois vraiment que j'aurais plutôt fracassé
ma barque qu'entamé, même légèrement, cette espèce de pierre. Après
une lutte acharnée, lutte de violence, d'adresse et de ruse, je
parvins à saisir la tête de la tortue, je l'attachai fortement avec
une corde, et à l'aide de ce dernier moyen je la tuai.»

--Je ne m'explique pas de quelle manière, dis-je au capitaine.

«En rongeant la peau de sa gorge, malgré la défense vigoureuse qu'elle
m'opposa, car je fus presque aveuglé par ses nageoires. Quand la
tortue se trouva sans vie, j'enfonçai mes doigts dans sa poitrine et
j'arrachai ses nageoires; mais mon empressement ou mon ignorance me
fit répandre le fiel, car, malgré les soins que j'avais de laver les
chairs, le goût m'en parut très-amer. Le corps de la tortue était
rempli de petits oeufs d'une excessive délicatesse, et l'absorption de
ces oeufs calma tout à fait mes douleurs d'estomac.

Une fois bien rassasié, je mis toute mon attention à la découverte de
la terre, et bientôt un cri de joie s'échappa de mes lèvres: elle se
montrait à ma gauche.»

En me faisant le récit de l'égorgement de la tortue, les gestes et les
regards du capitaine étaient devenus si féroces et si véhéments que je
poussai devant lui les restes du jambon qui se trouvaient encore sur
la table, et, par excès de prudence, je tins ma gorge à une distance
respectable de ses mains, dont les lignes noires et tatouées
ressemblaient à des griffes de vautour.

«--À la vue de la terre, reprit le capitaine, mes défaillantes
espérances se relevèrent radieuses; mais la brise augmenta, et, dans
la crainte terrible de voir éclater en orage les sombres nues qui
couraient dans le ciel, je mis toutes mes forces à diriger ma barque
vers l'île qui se montrait devant mes yeux. Malgré la rapidité de ma
barque, qui volait sur l'eau en m'inondant de l'écume des vagues, je
croyais, dans la fièvre de mon impatience, que je flottais sur l'eau
avec autant de lenteur et de nonchalance qu'une bûche de bois mort. Le
soleil était couché quand je me trouvai assez près de la terre pour
distinguer le ressac qui se jetait sur les rochers. Mon ardent désir
de gagner la terre me fit commettre l'imprudence de laisser marcher
mon bateau sans le diriger le long du rivage, ainsi que j'aurais dû le
faire, afin de chercher une descente ou une berge, et d'éviter, par
cette précaution, les rochers ou les bancs de sable.

Je continuai donc étourdiment ma course, et j'atteignis un endroit où
le ressac était d'une prodigieuse hauteur. Tout d'un coup je me
trouvai encaissé entre des rochers au-dessus desquels les vagues se
précipitaient avec violence et sans trêve. Dans mon empressement à
fuir les dangers de la mer, je me jetai entre des rochers où je
pouvais trouver une mort plus douloureuse encore.

Les mouettes volaient au-dessus de moi en jetant de hauts cris, et ma
petite barque, presque ensevelie dans l'écume, était jetée, tournée de
tous les côtés, et si pleine d'eau, que je ne savais plus si j'étais
dans le bateau ou dans la mer.

Bientôt ma barque fut emportée par une haute lame contre un des
rochers; je me vis perdu, mais la lame ne se brisa pas, elle rebondit
en arrière en me ballottant comme un jouet. Le cri des mouettes, le
bruit des vents, le sonore murmure des vagues, faisaient entendre un
si étourdissant concert, que ma tête vacillait, étourdie, sur mes
épaules inondées par l'écume des vagues. L'espace qui me séparait du
rivage était aussi blanc et aussi écumeux que du lait en ébullition.
Ce rivage était proche, et je n'avais cependant aucun espoir de
l'atteindre. Tout d'un coup, une lame furieuse balaya devant elle mon
frêle esquif.

Nageur intrépide, je me dirigeai rapidement vers la terre, mais les
vagues me prirent, et je me trouvai porté par elles si près des
rochers, qu'il m'eût été facile de les toucher avec les mains. De là,
je fus emporté plus loin; comme les démons du mal, ces lames furieuses
semblaient se jouer de mes suprêmes efforts. Enfin, épuisé de fatigue,
ensanglanté par les blessures que j'avais reçues en me heurtant
contre les rochers, je sentis que je coulais à fond.

Je dois vous dire, monsieur, que la mort par la submersion n'est point
aussi douloureuse qu'on veut bien le dire; il faut peut-être attribuer
mes paroles et le sentiment qui me remplit alors le coeur plutôt de
joie que de tristesse à l'ennui mortel qui m'accablait depuis quelques
jours, à la désolante perspective d'une vie d'abandon et
d'insupportable misère. Toujours est-il qu'une ineffable sensation de
bien-être inonda mon corps quand l'eau l'enveloppa comme un linceul
mortuaire. Je me souviens cependant que je me débattis mécaniquement
ou convulsivement; que je recommandai mon âme à Dieu, puis que
j'éprouvai une sensation d'angoisse comme si mon coeur eut éclaté dans
ma poitrine; puis, enfin, je perdis entièrement connaissance.»



LXXVII


L'étranger suspendit pendant quelques instants le cours de sa
narration, puis, lorsqu'il eut achevé d'utiliser ce laps de temps en
vidant le contenu de son verre et en remplissant le bassin de sa pipe,
il me dit d'un air moitié grave, moitié souriant:

«--Je n'étais pas mort, monsieur, mais je n'avais ni plus de force ni
plus de connaissance qu'un cadavre. Combien de temps suis-je resté
dans la mer, ballotté à droite et à gauche par les vagues
bondissantes, je l'ignore.

La première sensation que je ressentis, et dont je me rappelle
très-faiblement la douleur, car elle prend dans mon esprit la forme
d'un rêve, fut une suffocation. Il me semblait--car j'étais incapable
de me rendre compte de ce qui se passait en moi et autour de
moi--qu'on essayait malgré ma résistance, résistance morale et partant
imaginaire, qu'on essayait, dis-je, de comprimer les élans de mes
derniers efforts, et cela en enveloppant toute ma personne dans
l'avalanche des eaux torrentielles qui tombaient des rochers. Le froid
glacial de l'eau, le bruit sonore par lequel elle étouffait mes cris,
me jetaient dans le désespoir d'une impuissance complète.

Quand je repris un peu la connaissance des choses, j'aperçus autour de
moi des personnages aux physionomies bizarres, à l'accoutrement plus
bizarre encore. Plus surpris qu'effrayé, je les contemplai un instant;
mais la faiblesse de mon corps dompta cette curiosité, et je refermai
machinalement les yeux. Je souffrais, j'étais étourdi, malade et tout
tremblant de froid. Les gens qui m'entouraient m'accablaient de
pressantes questions, à en juger par la volubilité des paroles et par
l'intérêt qu'exprimait la voix; mais le langage qui traduisait leurs
sentiments m'était parfaitement inconnu. J'augurais bien de mes
sauveurs, car les soins les plus attentifs m'étaient prodigués pour
me rappeler à la vie.

Je m'oublie, monsieur, en arrêtant mon récit et votre attention si
bienveillante sur ces infimes détails, et qui n'avancent point la
narration de mon histoire, puisqu'ils ne font que vous révéler les
impressions d'un homme qui, par un miracle providentiel, a eu le
bonheur d'échapper aux tourments d'une misérable mort.

En ouvrant les yeux pour la seconde fois, je me vis couché sur des
nattes et couvert d'étoffes de coton. Trois femmes presque nues,--mon
premier regard les avaient vues habillées, et les bonnes créatures
s'étaient dépouillées de leurs vêtements pour m'en couvrir,--me
considéraient avec l'anxieuse attention de l'espoir.

La figure, le cou et les bras de ces femmes étaient couverts de lignes
noires, et des anneaux d'or, des cercles du même métal entouraient
leurs poignets ainsi que le bas de leurs jambes.

Jeunes et presque blanches, ces femmes eussent été très-belles, si le
tatouage étrange qui rayait leur peau n'en eût pas voilé l'éclat et la
fraîcheur.

Après avoir essayé de me soulever, j'adressai à mon tour quelques
questions aux jeunes sauvages; le son de ma voix et le langage qu'elle
exprimait leur firent jeter des cris de surprise ou d'effroi.

La parole étant inutile entre nous, j'eus recours aux signes, et leur
fis comprendre, non sans peine, que je mourais de faim.

Toutes les trois coururent à la recherche d'un aliment réparateur, et
bientôt leurs mains mignonnes mirent entre les miennes une abondante
moisson de fruits et de racines. Je dévorais tout, et les pauvres
filles ouvrirent de grands yeux effrayés en considérant la voracité
avec laquelle je faisais disparaître le frugal repas.

Quand la faim qui me dévorait les entrailles fut entièrement
satisfaite, je songeai non à découvrir par quels moyens j'avais
échappé à la mort, chose impossible par l'interrogation, mais à savoir
dans quel endroit je me trouvais.

La natte qui me servait de lit était posée sur le bord d'une petite
rivière calme et transparente; mais, à côté du calme enchanteur de
cette eau limpide, se faisait entendre le bruit du ressac, et ce bruit
sinistre me fit vivement tressaillir. Je ne pouvais voir cependant
l'endroit où il se produisait, car de hauts rochers se trouvaient
placés entre la mer et moi.

J'appris plus tard de quelle manière j'avais échappé à la fureur des
vagues. Un fort tournant m'avait emporté dans ses innombrables détours
jusqu'à l'embouchure de cette petite rivière, qui, aussi calme qu'un
lac et protégée contre les vents par un rempart de rochers, n'était
pas visible sur la mer, quoiqu'elle y versât ses eaux, dont elle
prenait la source dans des jungles.

Trois jeunes filles qui traversaient cette rivière en canot, pour y
faire une pêche de poissons, avaient aperçu mon corps à la surface de
l'eau.

Courageuses et bonnes, les pauvres enfants, quoique effrayées et
surprises, avaient réuni toutes leurs forces pour me traîner jusqu'au
rivage.

Pendant quelques heures les pêcheuses m'avaient cru mort; néanmoins,
après avoir allumé du feu, elles m'avaient frictionné et enfin rendu à
la vie.

Maintenant, monsieur, je vais vous parler du lendemain de ce mémorable
jour, car toute la nuit je restai sans force, couché sur ma natte, et
attentivement veillé par mes jeunes protectrices.

Le lendemain donc, assez fort pour me lever, je pus m'établir dans le
canot. J'avoue qu'une vive répugnance me fit reculer de quelques pas
lorsque mes compagnes me montrèrent la rivière. J'obéis cependant à
leurs désirs, et, comme je l'ai déjà dit, je m'établis au fond de la
petite barque.

Quand nous eûmes quitté le lac formé par la rivière et entouré de
rochers, de cocotiers et de mousse jaune, nous suivîmes le cours de
l'eau en remontant vers la source.

Cette rivière, semblable à un miroir limpide, glissait entre deux
rives si épaissement fournies de bambous et d'arbres fruitiers, que
par moments l'enchevêtrement des branches formait sur nos têtes un
dôme impénétrable même pour les rayons du soleil. Sur quelques-uns de
ces arbres, si luxurieusement développés, pendaient en grappes et
comme des fruits animés de petits singes noirs pas plus gros qu'une
pomme.

L'odeur aromatique des arbres et des fleurs, les bienveillants et doux
regards des jeunes filles qui m'accompagnaient, furent de si puissants
remèdes, que les dernières traces de mon mal s'effacèrent
non-seulement de mon corps, mais encore de mon souvenir. La rivière
faisait, de droite à gauche et de gauche à droite, une infinité de
détours, et par moments elle devenait tellement étroite, que deux
barques de front eussent été incapables de marcher.

Dans plusieurs endroits, l'eau avait franchi le rivage, s'y était
divisée en petits cours d'eau, et cet arrosement naturel se révélait
au regard par la fraîcheur des arbres, au feuillage d'un vert
d'émeraude, et par la croissance extraordinaire de la végétation.

Après deux heures de promenade, car la lenteur de notre marche
ressemblait fort peu à un voyage, nous atteignîmes un large filet
d'eau. Mes compagnes dirigèrent leur barque dans ce ruisseau, presque
aussi profond que la rivière, et m'engagèrent à débarquer. J'obéis
avec empressement; mais la végétation était si épaisse, l'herbe qui
couvrait la terre paraissait tellement vierge de tout contact, que je
n'y pus découvrir aucun sentier.

Mon embarras fit rire mes protectrices, et d'un signe elles
m'invitèrent à les suivre.

Après avoir suivi pendant quelques minutes la partie la moins profonde
du ruisseau, nous arrivâmes à un sentier qui en côtoyait les bords.

Au bout de ce sentier, et au milieu d'un bouquet de grands arbres tout
à fait débarrassés de taillis, je vis une multitude de petites huttes
construites en bois et couvertes en feuilles. Trois de ces huttes
étaient réunies dans un même espace et semblaient appartenir à un seul
propriétaire.

Ce fut vers ce groupe que mes conductrices me conduisirent. Quand
elles m'eurent fait entrer dans la plus grande de ces cabines,
entourées d'une haie de poiriers épineux, elles frappèrent leurs mains
l'une contre l'autre.

À cet appel répondit une apparition de vieilles femmes, de jeunes
filles et d'enfants demi-nus; tout ce monde fit entendre des cris de
joie, des acclamations de surprise, questionna mes amies, m'examina
curieusement, et finit enfin par toucher mes cheveux, mes mains, mes
pieds, en demandant le récit de mon histoire. Averties par la rumeur,
les matrones du village accoururent avec un empressement qui donnait à
leur marche pesante une sorte de légèreté; elles m'entourèrent et me
considérèrent en jetant des cris de ravissement.

La curiosité bien satisfaite me laissa enfin un peu de liberté, et mes
hôtesses profitèrent de ce repos pour placer devant moi des viandes
rôties, des fruits, du maïs et du riz.

Une chose qui m'étonna singulièrement le jour de mon installation au
milieu de cette peuplade fut l'absence des hommes. Je n'en vis pas un
seul, à l'exception de trois ou quatre vieillards.

--La nuit s'avance, me dit tout à coup le capitaine; j'abuse de votre
bonté, monsieur, et je dois autant que possible abréger le récit d'une
vie qui me paraît avoir eu hier son premier jour, tant elle est vide
d'accidents.--Je trouvai donc un asile dans le domaine des êtres les
plus bienveillants et les plus naïfs du monde, et j'appris plus tard
que j'étais arrivé dans le pays quelques jours après le départ du roi
et de ses sujets, qui faisaient ensemble une grande chasse autour de
l'île. Ces chasses avaient lieu deux fois par an.

Les jeunes femmes à la bonté desquelles je devais la vie étaient les
filles du roi.

À la nuit tombante, je fis comprendre à mes hôtesses que je désirais
dormir. La jeune fille à laquelle j'adressai la demande d'un lit de
repos disposa promptement dans un coin de la hutte un tapis de roseaux
et de nattes, causa pendant quelques minutes avec ses soeurs, et,
lorsqu'elles m'eurent conduit toutes les trois vers ma couche, je fus
tout surpris de voir que l'aînée venait prendre place auprès de moi.»

--Ah! ah! m'écriai-je en riant; mais mon intempestive gaieté ne plut
pas au Zaoo anglais, car il dit d'un ton froid:

--Monsieur, mon hôtesse accomplissait la loi de ses pères: la fille
aînée d'une maison partage, si elle n'est pas mariée, la couche de
l'étranger recueilli.

--Continuez, mon cher capitaine, je trouve cette habitude charmante,
et mon hilarité n'exprime que ma joie; en vérité, je désire de tout
mon coeur que cette admirable coutume devienne universelle.

«--Le lendemain, reprit le narrateur, cette jeune fille fut déclarée
ma femme.»

--Diable! pensai-je, c'est autre chose, et je pris un air grave.

«--Quand le roi reparut dans ses domaines, accompagné de sa suite, il
fut joyeusement surpris, et me traita en fils bien-aimé.

Je m'habituai peu à peu aux moeurs douces et naïves de ce peuple
primitif. J'appris à parler la langue qui lui était familière, et je
fus, en peu de temps, aussi aimé et aussi respecté que le roi
lui-même.

Porté par mes goûts, dès ma plus tendre enfance, vers tout ce qui a
rapport à la construction des navires, il me fut très-agréable
d'utiliser mon savoir en le mettant au service du chef de ce petit
État.

Le bon vieillard conçut alors pour moi une amitié si tendre, une
reconnaissance si profonde, qu'à la prière de ses deux filles, mes
belles-soeurs, il consentit à me les donner pour femmes. À ce don il
ajouta une hutte spacieuse, dans laquelle je pus m'établir avec ma
nouvelle famille; mais le roi supportait mal cette apparente
séparation, et m'appelait auprès de lui à chaque heure du jour.

Comme vous le voyez, monsieur, j'ai perdu tout vestige de
civilisation, ou, pour mieux dire, je suis véritablement un natif de
l'île.»

--Vous oubliez de me dire, capitaine, pour quel port vous êtes
destiné.

--Votre remarque est fort juste, monsieur, et je ne connais aucune
raison qui puisse m'empêcher de vous le dire. Depuis deux ou trois
ans, plusieurs vaisseaux appartenant aux Espagnols et aux Hollandais
ont touché à notre île, et, non contents de ravager, de piller nos
côtes, ils ont saisi, pour en faire des esclaves, plusieurs peuples
sans défense.

Ces vaisseaux sont venus des îles Philippines. Je vais donc, monsieur,
solliciter l'assistance du gouvernement anglais, acheter des armes et
des munitions pour soutenir l'assaut s'ils reviennent.

--Mon cher capitaine, l'achat des armes et des munitions est
très-utile, mais la pensée et le fait d'adresser à la Compagnie une
pétition pour lui demander un secours personnel sont choses absurdes
et infaisables. Qu'avez-vous fait pour intéresser la Compagnie au sort
de ces peuplades? ou plutôt que pouvez-vous lui donner? L'intérêt seul
guide ses démarches, et, dans celui de l'humanité, elle ne fera
absolument rien.

--Je puis enrichir la Compagnie, monsieur; je connais un banc de
perles d'une incommensurable valeur, et nulle personne au monde,
excepté moi, ne sait dans quel coin de la mer gît ce trésor.

--Taisez-vous! m'écriai-je en posant ma main sur les lèvres du
capitaine, ne parlez de ce secret à personne, si vous ne voulez pas
perdre votre île, et la perdre à tout jamais. Écoutez le bon conseil
d'un ami, d'un frère, d'un compatriote. Ramassez vos perles en
cachette, échangez-les pour des armes, ou, si ce mode de commerce ne
vous sourit pas, laissez ces grains précieux où ils se trouvent.

Je ne sais si le brave Anglais a gardé le silence, mais je sais bien
que je n'ai pas trahi son admirable confiance.

--Cependant, reprit le capitaine, il faut que j'aille à Calcutta; j'ai
l'espoir d'y apprendre quelques nouvelles de ma famille, et je désire
l'informer de mon sort, et lui faire savoir qu'en tout point il est
parfaitement heureux. Je ne rentrerai jamais en Europe, non-seulement
parce que j'ai des femmes et des enfants, mais parce que je suis si
aimé de ce pauvre peuple, que mon départ serait le témoignage de la
plus odieuse ingratitude; outre cela, il est impossible que je
reparaisse dans ma patrie tatoué comme un sauvage, et tout à fait
sauvage par mes goûts, mes moeurs, mes habitudes.

Ces signes, qui vous paraissent si étranges, monsieur, servent ici à
me faire respecter, car ils montrent que je suis fils de roi. À
Londres, ils seraient la risée du peuple, le bonheur des gamins, et je
serais suivi et pourchassé, dans ma ville natale, comme une bête fauve
échappée de sa cage.



LXXVIII


--Mais, au nom du vieux Neptune! mon cher capitaine, dites-moi, de
grâce, où vous avez trouvé cet antique vaisseau; ou bien encore,
est-ce le banc d'huîtres remplies de perles que vous avez mis à flot?

--Je vais vous le dire, monsieur. Il y a dix-huit mois, je fis un
voyage autour de la partie de l'île au sud-est, et ce fut pendant ce
voyage que je trouvai ce vaisseau sans mâts, poussé vers la terre par
la seule force du vent. Je l'approchai, et, ne voyant personne sur le
pont, j'en franchis les bords.

En ouvrant les écoutilles pour descendre dans l'intérieur du vaisseau,
je sentis l'horrible exhalaison qui se répand hors des corps
putréfiés, et nous en trouvâmes un grand nombre jetés pêle-mêle les
uns sur les autres, et dans un désordre difficile à décrire. Quelques
vestiges de vêtements en lambeaux, de coiffures à demi pourries, nous
firent supposer que les corps étaient ceux d'un équipage arabe ou
lascar, et peut-être un mélange de ces deux nations. Un énorme chat et
quelques rats d'eau d'une monstrueuse grosseur déchiraient et
mangeaient les corps, dont l'odeur était renversante.

Mes gens me dirent,--et je crus en leurs paroles,--que ce bâtiment
était un vaisseau du pays, attaqué par des pirates, qui, non contents
de piller le pauvre navire, en avaient massacré l'équipage.

Nous touâmes le vaisseau dans le petit port de l'île, après l'avoir
nettoyé et arrangé autant qu'il nous fût possible de le faire. J'ai
travaillé pendant toute une année pour réparer les nombreuses avaries
de ce pauvre naufragé, et vous voyez, monsieur, que mes soins et ma
bonne volonté ont produit peu de chose. Mais je n'avais ni outils
convenables, ni fer, ni cordages, ni goudron, et je manquais encore de
canevas, d'ancre et de câbles.

Je suis donc maintenant fort embarrassé, monsieur, car je ne sais si
je dois continuer ma course ou obéir à la voix de la raison, qui me
dit de regagner mon île; votre bienveillance m'encourage et m'enhardit
à vous demander un conseil. Monsieur, que dois-je faire? Quel parti
dois-je prendre?

Je pressai affectueusement les mains du capitaine, et je lui dis d'un
ton amical:

--Je ne puis vous donner de conseils, mon ami; mais quelque parti que
vous preniez, je ferai tout ce qui dépendra de moi pour qu'il soit le
plus utile et le plus favorable à vos intérêts. Nous causerons de cela
demain, car la nuit s'avance, et il faut que je retourne au schooner.

Dès que le jour parut, je me fis conduire sur le vaisseau de mon
compatriote, accompagné, dans cette seconde visite, par un charpentier
et par le bosseman; ils devaient m'aider à examiner le vaisseau, afin
de savoir s'il était possible de le mettre en mer.

Le résultat de nos observations ne fut pas tout à fait défavorable au
vaisseau. Le prince de Zaoo m'expliqua une fois encore les obligations
qui le contraignaient à visiter un port européen pour y faire achat
d'armes, de munitions et d'une quantité d'articles différents dont il
avait besoin.

Le vaisseau pouvait marcher. Je conseillai donc à Son Altesse de
diriger sa course, avec les brises de la terre, le long de la côte de
Malabar et de toucher à Poulo Pinang, où son vaisseau serait réparé et
mis en état de tenir la mer; de là, je l'engageai à se rendre au
Bengale pour y acheter les objets dont il avait besoin.

L'itinéraire de ce petit voyage une fois arrêté, nous prîmes un verre
de grog, et le capitaine répondit aux questions que je lui adressai
sur la position, la beauté et la grandeur de son île.

--Très-petite et très-basse, me dit-il, cette île est coupée en deux
par une montagne, et les natifs prétendent que, si on doit en croire
la tradition, cette montagne était autrefois toujours enflammée, ce
qui ferait supposer, ajouta le prince, que l'île était un volcan sorti
du fond de la mer, et élargi par du corail vivant; et vous connaissez,
monsieur, la rapidité merveilleuse de la végétation de ce climat. Les
natifs ajoutent que le village où demeure le roi était entouré par les
eaux de la mer et par les coquillages qu'on trouve en creusant la
terre. On peut croire à cette opinion, car elle est presque fondée sur
des preuves.

L'île entière est maintenant couverte de bois touffus et de forêts
impénétrables, à l'exception toutefois du sommet de la montagne et de
certaines places qui avoisinent les rivières et les golfes, mais cela
parce qu'elles ont été éclaircies par les naturels, qui désiraient y
construire leurs habitations. Nous avons dans l'île des sangliers, des
chèvres, des daims, des singes, de la volaille. On y trouve aussi des
racines bonnes à manger, et une grande variété d'herbes potagères, des
mangoustans, des plantins, des noix de coco, et bien d'autres fruits.
Ajoutez à cela que les côtes de la mer nous fournissent des
coquillages et du poisson. La Providence est si généreuse en notre
faveur, que la prodigalité de ces dons nous laisse peu d'inquiétude
pour nos besoins matériels. La pêche et la chasse sont nos uniques
travaux.

Assez sages pour se contenter de ce qu'ils ont, les habitants de l'île
n'usent pas leurs forces pour acquérir un superflu inutile. L'excès de
travail rend amer au goût le fruit forcément arraché à la terre, aussi
ne lui demandent-ils que les choses qu'elle veut bien donner.

Les femmes veillent avec soin à l'intérieur de leurs maisons.

Notre peuple, répandu dans l'île, habite de petits villages, gouvernés
par leurs propres lois, qui sont simples, justes et concises. Un grand
conseil est tenu deux fois par an, les rois y assistent, entendent les
plaintes, et jugent les différends.

Les femmes sont entièrement libres. Chacune d'elles peut épouser
l'homme de son choix et rentrer dans sa famille si, maltraitée par son
mari, elle désire s'en séparer.

Avant le mariage, le commerce entre personnes de différents sexes est
toléré; mais, quand on est marié, une telle liberté attirerait sur les
deux parties le déshonneur, et, de plus, le mépris de la société. La
polygamie est permise, quoique les chefs seuls aient la permission
d'avoir plus de deux femmes.

Comme chaque femme est obligée de faire l'ouvrage de sa maison, non
seulement elle est contente que son mari prenne une autre femme, mais
généralement elle la lui procure elle-même, soit une soeur favorite,
soit une amie, car il n'y a parmi elles ni servantes, ni esclaves.

Les femmes sont bien faites, agréables et très-attachées à leurs
familles; propres en leur personne, elles sont vêtues d'habits faits
de l'écorce d'un arbre, et cette écorce, qui est douce et durable, se
teint très-facilement et de toutes les couleurs.

Nos maisons sont élevées sur un étage de bambous, et la partie
inférieure sert de magasin de provisions. Le tabac que vous fumez
croît dans l'île; tout le peuple s'en sert. Les natifs fabriquent
leurs pipes de bois avec une sorte de jasmin rampant, et cela en
forçant la moelle à sortir de la tige, lorsque celle-ci est verte; le
bassin de la pipe se fait avec un bois brûlé extrêmement dur. Ils font
eux-mêmes leurs éperons et leurs couteaux, et les manches de ces
derniers sont ornés de sculptures.

Il y a une remarquable diversité dans les traits et dans le teint du
peuple.

Il y a eu autrefois quelques relations commerciales par échanges (car
la monnaie est inconnue) avec de petits vaisseaux de Bornéo, qui
apportaient du fer, des haches, du fil de métal, de solides vêtements,
de l'airain et de vieux mousquets, et qui recevaient en échange une
variété de gommes, de résines, de noix de coco, de l'huile et du bois
de sandal; mais les abords de l'île sont dangereux à cause des
courants et des immenses récifs de corail sur lesquels la mer se brise
constamment. Il n'y a qu'un port, encore est-il très-petit et très-peu
sûr.

--Avez-vous une religion, capitaine, et en quoi consiste-t-elle?

--Nous avons nos superstitions, monsieur; mais nous n'avons pas de
prêtres. Nos chefs président les cérémonies particulières, chantent
les prières et offrent des sacrifices aux mauvais esprits.

--Mais, mon cher prince, quelle est leur foi?

--Oh! elle est fondée sur le même principe que la vôtre, une croyance
dans le bon esprit qui est sur la terre, et dans le mauvais esprit qui
est dessous.

Le prince de Zaoo avait approvisionné son vaisseau de viande de daim
et de chèvre coupée en tranches de l'épaisseur d'une côtelette, de
poissons trempés dans l'eau salée et séchés au soleil, et, de plus,
d'un grand nombre de noix de coco, d'une réserve d'arrack fait de la
séve fermentée de l'arbre, avec melons, citrons, oignons, et une
extraordinaire quantité de tabac en feuilles menues, mais d'un
excellent parfum.

Le capitaine me donna une charge de tabac et une de ses pipes. J'ai
conservé et je conserve encore cette dernière comme un précieux
souvenir de cet être étrange. Des figures grotesques et sauvages
d'animaux inconnus sont profondément ciselées sur cette pipe.

Pendant la journée, une de ses femmes accoucha d'un prince, et, à ma
grande surprise, elle parut sur le pont, avec l'intention de prendre
un bain dans la mer.

Ayant déjà employé plus de temps qu'il ne m'était possible à tenir
compagnie au capitaine, je songeai à quitter définitivement son bord;
je lui fis cadeau d'une carte marine, d'une boussole, de quelques
bouteilles d'eau-de-vie et d'un sac de biscuit.

Le bon capitaine m'accabla de remercîments et me contraignit à
accepter une petite bourse de perles. Je lui promis de visiter son île
à mon premier loisir, et, après nous être cordialement embrassés, nous
fîmes voile chacun de notre côté.



LXXIX


Constamment à la recherche de quelque découverte, je ne laissais
passer ni à la portée de mon regard ni à celle de ma voix les
vaisseaux ou les embarcations du pays qui traversaient la mer. Je les
arrêtais tous, les abordant lorsqu'ils en valaient la peine, ou les
laissant continuer leur course si leur chargement ne tentait ni mes
goûts, ni l'ambition de mon équipage.

Un matin j'aperçus à notre droite, sous le vent, une jonque chinoise
chassée hors de son chemin, à son retour de Bornéo. Cette jonque
glissait et flottait si légèrement sur l'eau, qu'elle ressemblait tout
à fait à une caisse de thé. Elle avait le fond de sa carène et les
côtés du haut bord peints de décorations représentant des dragons
verts et jaunes. Les mâts, au nombre de six, étaient de bambou. Une
double galerie, ornée de la proue à la poupe, haute comme un grand mât
de hune, portait six cents tonneaux. L'intérieur de cette galerie
était un véritable bazar, et une grande foule l'encombrait. Chaque
individu avait en sa possession une petite part de la galerie, et les
parts étaient métamorphosées, là en magasins, ici en boutiques, plus
loin en tentes.

L'aspect général de cette jonque était tellement étrange, que je
ressentis le plus vif désir de l'examiner dans ses détails.

Tous les métiers y étaient pratiqués comme au milieu de la ville la
plus active, depuis la forge du fer, jusqu'à la fabrication de la
paille de riz. On s'y occupait encore de la sculpture des éventails
d'ivoire, des broderies d'or sur mousseline, et même de la préparation
des porcs gras, que l'on portait sur des bambous pour être vendus.
Dans une cabine, un Tartare voluptueux et un Chinois au ventre arrondi
se préparaient ensemble, et à l'aide d'un mélange de leurs provisions
personnelles, à faire le plus grand des festins.

Devant un brasier ardent rôtissait un superbe chien farci de curcuma,
de riz, de gousses d'ail, et lardé avec des tranches de porc. À ce
rôti, d'un choix si bizarre pour un Européen, était joint le
délectable et célèbre colimaçon de mer ou nid d'hirondelle marine, les
nageoires d'un requin cuites à l'étouffée dans une gelée d'oeufs. Un
immense bol chinois, plein de punch, était au centre de la table, et
un jeune garçon était chargé d'agiter, avec une cuiller, le contenu de
ce bol.

De ma vie je n'avais vu de pareils gourmands, et ils maniaient leurs
fourchettes avec la même dextérité qu'apporte un jongleur à faire
passer d'une main dans l'autre les objets à l'aide desquels il donne
les preuves de son adresse.

Les petits yeux noirs du Chinois étincelaient de plaisir, et le
Tartare, qui avait une bouche aussi grande que l'écoutille d'un
vaisseau, paraissait avoir tout autant d'arrimage.

Quand j'eus appris que les deux gloutons étaient les principaux
marchands du bord, et partant les personnages les plus remarquables,
je me fis annoncer auprès d'eux. Mais, pareils aux immondes pourceaux
qui s'absorbent entièrement dans la dégustation de la nourriture
étalée devant eux, ils refusèrent de m'écouter, ne voulant pas même,
par une seconde d'attention, détourner leur regard et leur esprit de
la table à laquelle ils étaient presque cramponnés.

Par mon ordre, un matelot m'introduisit dans la cabine, et dit au
propriétaire tartare que je désirais lui parler.

Le Tartare grogna une incompréhensible réponse, et sa main, salie par
la graisse, plaça une poignée de riz sur un coin de la table,
l'étendit avec ses doigts, et, après avoir ajouté au riz quelques
morceaux de lard et cinq ou six oeufs, il me fit signe de m'asseoir et
de manger.

Cette offre dégoûtante me souleva le coeur; je fis un signe de refus,
et, laissant ces brutes malpropres à leur trivial plaisir, je me
rendis dans la cabine du capitaine, cabine bâtie près du gouvernail.

Étendu sur une natte, le capitaine fumait de l'opium à travers un
roseau, et, en regardant attentivement la carte et la boussole, il
chantait d'une voix traînante:

--_Hié! Hooé! Hié! Chée!_»

J'adressai vainement à ce personnage une foule de questions, et je fus
enfin forcé de comprendre que pour obtenir une réponse, il serait
aussi raisonnable d'interroger le timon.

D'un côté, un rêveur abruti; de l'autre, deux hommes stupéfiés par la
double ivresse de la bonne chère et du punch. Nullité complète d'un
côté aussi bien que de l'autre.

Je pris vivement la résolution de me servir moi-même. En conséquence,
je hélai le schooner en lui donnant l'ordre de m'envoyer une bonne
partie de l'équipage.

Mes gens arrivés, nous commençâmes une perquisition générale. Chaque
cabine fut visitée, et tout à coup, au milieu de mes recherches, mes
oreilles furent frappées par un bruit, par un caquetage tellement
assourdissant, que, de mémoire d'homme, il ne s'en était jamais
entendu un pareil. Ajoutez à cela les mille évolutions, les allées et
venues, les tours d'adresse des singes, des perroquets, des kakatoës,
des canards, des cochons et de divers autres bêtes et oiseaux qu'on
voyait par centaines dans cette arche de Mackow.

La consternation et la terreur répandues parmi la foule bigarrée de
l'équipage ne peuvent se décrire: elles étaient délirantes. On
n'aurait jamais pu croire qu'un vaisseau placé sous le pavillon sacré
de l'empereur de l'univers, le roi des rois, le soleil de Dieu qui
éclaire le monde, le père et la mère des hommes, pût, et dans ses
propres mers, être aussi mal gouverné.

Le premier instant de stupeur passé, l'équipage s'écria:

--Qui êtes vous? Depuis quand êtes-vous là? Que faites-vous ici?

Toutes ces questions étaient faites sans qu'un regard daignât
apercevoir le schooner, dont les bords bas et noirs, tandis qu'il
était en travers de la poupe de la jonque, semblaient appartenir à un
simple bac ou à un serpent d'eau. Quand les Chinois découvrirent mon
vaisseau, ils parurent fort surpris qu'une troupe si nombreuse et si
bien armée fût sortie d'un bâtiment à l'apparence tellement
insignifiante, que sa carène sortait à peine des eaux.

En voyant transporter ses ballots de soieries dans nos bateaux, un
marchand de Hong nous offrit des foulards, en protestant contre la
confiscation de ses marchandises, et cela sous le prétexte que nous ne
saurions trouver de place pour les arrimer.

Plus irrités que ce marchand, quelques Chinois se montrèrent
réfractaires et appelèrent au secours pour défendre leur propriété. À
cet appel répondirent des soldats tartares, et leur petite troupe,
bien serrée, s'abritait sous la corpulence du gras et gourmand
propriétaire, qui, la main armée de la carcasse du chien et suivi du
Chinois, s'avançait à ma rencontre en soufflant et en crachant.

Je saisis le Tartare par ses moustaches, et cela me fut facile, car
elles pendaient jusqu'à ses genoux; de son côté, mon adversaire fit
mine de me casser un mousquet sur la figure; mais son action ne fut
qu'un insultant défi et non une véritable atteinte, car je lui fermai
pour toujours la mâchoire d'un coup de pistolet. La balle entra dans
la bouche du gros personnage. Comment aurait-elle pu faire autrement,
cette bouche étant fendue d'une oreille à l'autre?

L'homme tomba avec moins de grâce que César, mais comme un boeuf
frappé à la tête par un coup de massue.

Les Chinois ont autant d'antipathie pour le salpêtre (excepté dans les
feux d'artifice) que les boeufs de Hotspur et les seigneurs bien
vêtus, et leur empereur, la lumière de l'univers, punit aussi
sévèrement celui qui tue ses sujets qu'un propriétaire celui qui tue
ses oiseaux.

Un comte anglais me disait l'autre jour qu'il ne voyait pas de
différence entre le meurtre d'un lièvre et le meurtre d'un homme, car
il réclamait la même punition pour les deux cas. Cependant j'ai tué
bien des lièvres sur les propriétés du Comte, et bien des hommes dans
le temps de mes excursions au travers du globe.

Mais revenons à la jonque.

Une escarmouche fut livrée sur le pont, mais elle ne dura qu'une ou
deux minutes; quelques flèches furent tirées et deux hommes tombèrent.

Irrité de l'opposition que les Chinois tentaient de mettre à la
réalisation de mes desseins, je ne ramassai point les objets de prix
que j'avais convoités, je refusai l'argent qu'ils m'offrirent pour
racheter leur cargaison, et je m'emparai de la jonque comme d'une
proie légitime.

Nous commençâmes alors un pillage régulier, et l'intérieur des
magasins et des cabines fut entièrement dévalisé. Tout fut fouillé:
coins obscurs, réduits discrets, coffres, boîtes, malles, et les
ballots ouverts tombèrent sur le pont.

La partie massive de la cargaison, qui consistait en camphre, bois de
teinture, drogues, épices, fer, étain, fut abandonnée, mais les soies,
le cuivre, une quantité considérable d'or en lingots, quelques
diamants et des peaux de tigre devinrent notre propriété.

En mémoire du vieux Louis, je mis de côté plusieurs sacs remplis de
colimaçons de mer, car j'avais trouvé une prodigieuse quantité de ces
précieux animaux dans la cabine du marchand tartare. Je n'oubliai pas
de m'emparer des oeufs salés qui, avec du riz et de la graisse de
porc, formait la première partie de l'approvisionnement de la jonque.
Quelques milliers de ces oeufs me donnaient pour mes hommes une
excellente et agréable nourriture.

Les Chinois conservent les oeufs en les faisant simplement bouillir
dans l'eau salée jusqu'à ce qu'ils soient durs: le sel pénètre à
travers la coquille, et ils peuvent être gardés ainsi pendant de
longues années.

Le capitaine philosophe, dont la mission était de veiller à la
navigation et au pilotage de la jonque, n'ayant rien à faire avec les
hommes et la cargaison, continuait à aspirer paisiblement sa drogue
narcotique.

Son regard appesanti était encore fixé sur la boussole, et sa voix
psalmodiait:

--_Hié! Hooé! Hié! Chée!_

Quoique je lui eusse demandé à plusieurs reprises et sur tous les tons
s'il était attaché à sa natte, je n'avais pu obtenir pour toute
réponse que cet éternel refrain:

--_Hié! Hooé! Hié! Chée!_

Voyant l'inutilité de mes demandes, je dirigeai mon couteau sur la
poitrine du capitaine; mais mon geste passa inaperçu, car les yeux du
dormeur éveillé restèrent fixés sur la boussole. Je cassai le
réservoir de sa pipe, et il continua à aspirer par le tuyau, en
répétant:

--_Hié! Hooé! Hié! Chée!_

Je poussai le capitaine hors de sa cabine, et, passant à la poupe, je
coupai les cordes du timon; la jonque glissa au gré des flots; mais
j'entendis encore le capitaine chanter sur le même ton de calme
indifférence:

--_Hié! Hooé! Hié! Chée!_

Nous avions fait une bonne capture; tout notre vaisseau était rempli
de marchandises; nos hommes échangèrent leurs guenilles contre des
chemises et des pantalons de soie aux couleurs variées, et cet
accoutrement leur donnait plus de ressemblance avec des jockeys
qu'avec des matelots.

Quelques jours après, je fis sortir d'un ballot de pourpre, dans
lequel elle s'était nichée, une nonchalante et belle truie chinoise,
qui pensait peut-être que ce lit royal lui était acquis parce qu'il
faisait partie de l'équipage, ou parce qu'il avait servi à la
transporter à bord.

J'eus aussi quelques armes curieuses, entre autres le mousquet qui,
s'il avait obéi à la bienveillante intention de son maître, eût
terminé ma carrière. Le canon, la platine et les montures de ce
mousquet étaient profondément ciselés, des roses et des figurines d'or
massif les couvraient. Je conserve ce mousquet, parce que sa vue me
rappelle la circonstance qui l'a mis en ma possession. Sans l'intérêt
du souvenir que j'y attache, il aurait, comme tant d'autres objets,
été éloigné de moi, et par le temps, dont l'immensité absorbe tout, et
par la préoccupation de plus graves événements.



LXXX


Je me trouvai bientôt au sud-est de l'île de Bornéo; le moment de
rencontrer de Ruyter était proche; je songeai donc à me diriger en
toute hâte vers le lieu de notre rendez-vous, qui était un petit
groupe d'îles situé tout près de Bornéo. Mais, au moment de gagner la
vue de la terre, le vent s'abaissa tout à fait, et nous restâmes
stationnaires pendant trois ou quatre jours. Cet arrêt me fut
doublement fatal, car il retarda mon arrivée auprès de de Ruyter, et
me fit perdre un de mes meilleurs hommes. Attaché par des cordes et
suspendu au-dessus de la proue, sur laquelle il clouait un morceau de
cuivre, cet homme jeta tout à coup un cri terrible. J'étais sur le
pont: je courus vers la proue, et je vis un énorme requin dont la
mâchoire monstrueuse s'était saisie de la jambe du matelot. Le monstre
fouettait la mer à l'aide de sa longue queue, et il tiraillait sa
victime en cherchant à l'entraîner avec lui. Une forte corde était
attachée sous les aisselles de l'homme, qui se cramponnait aux
chaînes en faisant de violents efforts pour échapper à la cruelle mort
qui le menaçait. Quand il m'eut aperçu, il s'écria d'un ton
lamentable:

--Ô capitaine, capitaine, sauvez-moi!

Je dis aux hommes accourus à l'appel désespéré de leur malheureux
camarade d'apporter des harpons, des piques d'abordage, et de mettre à
l'eau le bateau de poupe.

Avec la promptitude des matelots, qui ne craignent rien quand ils
voient un de leurs amis en danger, ils attaquèrent le monstre. Un
frère du malheureux sauta dans la mer, armé d'un poignard. L'écume
était rougie par le sang, car le vorace et cruel démon de la mer avait
été blessé et harponné avant d'avoir lâché sa proie. Malheureusement
la corde du harpon ne put résister au double effort de la lutte du
requin et de la persistance des hommes: elle se brisa, et notre proie
disparut dans la profondeur de la mer.

Évanoui de douleur et d'épouvante, le pauvre matelot fut doucement
posé sur le pont; sa jambe était mutilée d'une manière horrible, la
chair du mollet était arrachée; elle pendait comme un bas, en laissant
les os entièrement à découvert.

J'avais, à bord du schooner, une espèce de chirurgien que Van
Scolpvelt avait ramassé à l'île de France. C'était un paresseux, un
ivrogne, mais il connaissait parfaitement son métier. Malgré les soins
habiles du docteur, le blessé mourut. Cette perte était inévitable,
car la gravité de la blessure dépassait l'art de la chirurgie.

À bord d'un vaisseau, une mort inattendue produit toujours de
profondes et douloureuses sensations; tous les hommes de l'équipage en
souffrent. Ces sensations se traduisent chez les uns par un abattement
moral qui vient de la crainte d'un pareil sort; chez les autres, par
une sorte de superstition craintive. Les matelots sont aussi ignorants
et ont aussi peu de rapport avec les gens instruits que les Arabes
emprisonnés dans l'immensité du désert.

Le matelot n'étudie que la mer, l'Arabe ne voit que ses landes
sablonneuses, les vents et les étoiles. Semblable aux livres de magie,
le caractère des éléments ne peut être déchiffré, et qui pourrait
contempler les puissances mystérieuses du ciel et de la mer sans
devenir superstitieux? Certainement ce n'est ni l'Arabe rêveur ni le
matelot craintif, car la croyance de ces deux hommes dans la vérité
des signes et des présages est aussi vieille que le sable et la mer.
Cette superstition est donc générale; elle a été partagée par les
marins de toutes les nations et de tous les cultes, depuis le grand
Nelson, depuis même le capitan-pacha, commandant de la marine
ottomane, jusqu'au corsaire mainotte et au rais arabe, qui assurent
que c'est un terrible présage de malheur de commencer un voyage le
vendredi. Cependant ce jour est celui du sabbat, du mosleum et de plus
encore celui du crucifiement du Sauveur des hommes.

J'avais commencé mon dernier voyage et quitté l'île de Poulo-Pinang
pendant la matinée d'un de ces jours néfastes; et une chose digne de
remarque, c'est que trois hommes de mon bord, et trois des meilleurs
marins et des plus estimables par la grandeur de leur caractère,
s'étaient montrés vivement peinés lorsque j'avais donné l'ordre de
lever l'ancre. La moquerie insouciante avec laquelle j'accueillis
l'expression de leurs superstitieuses craintes m'attira cette
prophétique réponse:

--Vous verrez, monsieur, vous verrez; nous ne sommes pas encore
rentrés au port.

Le malheureux dont j'avais à déplorer la perte était un de ces trois
hommes, et le frère de cet infortuné mourut peu de temps après, et
d'une manière aussi bizarre.

Un jour que je me trouvais en panne à la hauteur de Bornéo, je quittai
le schooner dans un bateau pour aller voir une petite baie située à
l'embouchure d'une rivière. Quand j'eus visité la baie, nous suivîmes
le courant de la rivière et nous jetâmes le grappin afin de dîner en
repos. À la chute du jour, mes hommes se baignèrent. Le frère du mort,
nageur de première force, engagea un Malais à lutter avec lui de
vigueur et d'adresse; ils se jetèrent ensemble au milieu du courant et
disparurent bientôt à nos regards. Cette disparition me parut si
longue, que je commençai à m'en effrayer. Tout à coup, la noire tête
de l'Indien se montra à la surface de l'eau.

--Sur mon âme, s'écria-t-il en aspirant l'air à pleins poumons, cet
homme est le diable en personne, car il m'a vaincu.

Le noir regagna le bateau, mais le marin ne revint pas. Notre anxiété
fut terrible: tous les regards étaient tournés vers l'eau comme s'ils
avaient eu la puissance d'en pénétrer le profond courant; mais le
malheureux plongeur ne se montrait pas. Nous sondâmes la rivière, et
j'employai à cette malheureuse recherche tous les moyens dont il
m'était possible de disposer. Ils furent infructueux.

La nuit nous obligea à regagner le schooner. La mort bizarre de ces
deux frères produisit sur l'équipage une douloureuse impression. Quel
obstacle avait arrêté ce pauvre garçon dans son retour vers nous?
Était-ce la végétation touffue qui rampait dans le fond de la rivière,
ou bien encore les branches d'un arbre l'avaient-elles entouré de
leurs réseaux de mort? Je m'adressai vainement toutes ces questions,
questions insolubles et dont le secret était entre les mains de Dieu.
Quelques-uns de mes hommes pensèrent que le chagrin avait porté le
pauvre matelot à chercher un refuge dans une mort volontaire.

La fatale destinée de ces deux hommes nous attrista horriblement, et
leur souvenir couvrit le schooner d'un voile de deuil.

Nous reprîmes notre course en nous avançant avec lenteur le long de la
côte du sud-est pour gagner le port où avait été fixé le rendez-vous
avec de Ruyter. Le temps, extraordinairement clair et beau, était
rafraîchi par de calmes et douces brises.

Un soir, quelques minutes avant le coucher du soleil, de légères et
diaphanes vapeurs commencèrent à envelopper les montagnes du côté de
l'ouest. Au moment où le soleil disparut derrière ce voile de gaze,
une barre de flamme s'élança le long du sommet des montagnes,
s'entrelaça autour du sombre dôme de la cime la plus élevée et y resta
pendant dix minutes, étincelante comme une couronne de rubis. La lune
était d'un rouge sombre, la mer changea de couleur et devint
extraordinairement calme et transparente. Je tressaillis en voyant les
rochers, les poissons et les coquillages qu'elle renfermait dans son
sein. Nous sondâmes, il y avait douze brasses d'eau. L'atmosphère
était brûlante et lourde, et la flamme d'une chandelle allumée sur le
pont s'élevait aussi claire que si elle avait été dans une caverne.

Je donnai l'ordre de ferler les voiles, de laisser tomber l'ancre en
attendant, pour la lever, le premier souffle du vent.

--Mon brave, dis-je au second contre-maître, qui, avec les deux
frères, s'était montré soucieux quand j'avais choisi un vendredi pour
le jour de mon départ, maintenant que nous sommes amarrés, le charme
fatal est détruit, n'est-ce pas?

--Nous ne sommes pas encore dans le port, monsieur, me répondit le
marin d'un ton et d'un air pleins d'humeur.



LXXXI


Le rivage qui se trouvait auprès de nous était excessivement bas: il
ressemblait à un immense marais couvert de prodigieux roseaux qu'on
voyait onduler çà et là sans que le moindre souffle du vent en agitât
les hautes tiges. Ce marais était la demeure des sauvages éléphants,
des tigres, des boas, et l'air pestilentiel qui s'en exhalait en
rendait l'abord et même le voisinage extrêmement dangereux.

Au milieu du profond silence de la nuit, nous crûmes entendre le
rugissement des tigres; ces voix graves et sonores nous faisaient
frissonner d'épouvante. J'attendais avec une anxieuse impatience le
premier souffle de brise, tellement je souffrais d'exposer mon
équipage aux réels dangers de ce sombre rivage. Évidemment le pays
était inhabité et inhabitable pour des hommes, et cependant
l'obscurité de la nuit nous laissa voir des lumières semblables à
celles dont se servent les pêcheurs, et qui vacillaient çà et là;
d'autres nous paraissaient stationnaires, comme si elles provenaient
des huttes d'un village.

Le ciel n'avait ni étoiles, ni nuages; il était pur, et son calme
menaçant fut enfin troublé par le rayonnement des éclairs qui
illuminèrent les montagnes.

J'étais assis sur le pont avec Zéla, et nous regardions ces signes
extraordinaires et qui nous pénétraient insensiblement d'une profonde
mélancolie. Zéla me racontait, de sa voix douce et musicale, les
effrayantes tempêtes qu'avaient vues ses premières années. Elle me
parlait de ces feux étranges, des simouns, des orages, passage du vent
dans les brûlants déserts de son pays natal. Tout à coup, un bruit
étrange, bruit plus fort que celui que fait le tonnerre en se
précipitant dans l'espace, fit retentir l'air d'une sinistre clameur.

--Chut! m'écriai-je en laissant tomber la main de Zéla. Que s'est-il
passé?

Je bondis sur le pont; mais le coup était porté avant qu'il me fût
possible d'appeler mes hommes endormis sur le tillac.

Nous étions complétement démâtés.

Je regardai en haut, et la clarté des éclairs me montra deux longues
perches nues. Les barres de bois, les vergues, les agrès, tout avait
été emporté par le vent. La mer, qui était blanche d'écume, nous
couvrait comme si nous avions été placés sous une cataracte.

Nos sabords et une grande partie des passages avaient été emportés,
les fers des canons enlevés, et les canons eux-mêmes détachés à leur
place. Notre petit vaisseau plongeait follement dans la mer, et
pendant une seconde, nous nous trouvâmes entièrement submergés. D'une
main je saisis Zéla, de l'autre les haubans, mais c'était avec une
peine inouïe que je résistais à l'entraînement de l'eau. Si le câble
attaché à l'ancre ne s'était pas brisé, nous eussions infailliblement
coulé à fond.

Enfin, je repris un peu d'espoir en voyant la proue du schooner
reparaître au-dessus de l'eau.

Je hélai mes hommes, mais personne ne répondit à mon appel.

--Mon Dieu! m'écriai-je, la mer a-t-elle englouti tout l'équipage?

Quelques matelots, pâles, muets, haletants, se traînèrent vers moi.

--Y a-t-il des hommes hors du navire? leur demandai-je avec angoisse.

Et, en faisant cette question, je regardai à la proue.

--Oh! capitaine! s'écria une voix venant de la mer, à l'aide, par
grâce, à l'aide!

Les éclairs qui sillonnaient la nue resplendissaient comme des rayons
de soleil sur la blancheur immaculée de la mer, et dans cette nappe
d'argent je pus distinguer plusieurs têtes noires qui luttaient
faiblement contre la violence des vagues.

La voix qui m'avait appelé était celle d'un garçon suédois que
j'aimais beaucoup, et mon imagination me montra aussitôt le pauvre
marin dans le désespoir d'une horrible agonie.

Le fatal simoun était passé. Je détachai Zéla, qui s'était suspendue à
mon bras par une étreinte convulsive, et, après l'avoir mise en
sûreté, j'ordonnai à mon contre-maître américain de tenir le
gouvernail. Cela fait, je me précipitai vers un petit bateau qui était
sur la poupe, car celui de la proue avait été emporté, et, voyant avec
joie qu'il avait échappé à la violence des vagues, je criai aux hommes
de venir m'aider à sauver leurs camarades. Ils hésitèrent un instant,
car les pauvres diables savaient à peine s'ils étaient sauvés
eux-mêmes. Ils se mirent néanmoins à ma disposition, et, pour exciter
le courage de mes compatriotes, je les appelai par leurs noms en leur
disant:

--Voyons, mes garçons, faut-il que nos camarades périssent faute d'un
bateau et d'une corde? Bon courage! venez, mettez vite le bateau à
l'eau. Où est Stang? Par le ciel, il est dans la mer, car je n'aurais
pas eu besoin de l'appeler... Vite, mes garçons, poussez le bateau...
bien; maintenant, prenez garde, il peut vous échapper ou couler à
fond... La, la, il est à flot; maintenant, que quatre des meilleurs
hommes du bord entrent dedans. Je vais avec vous; je sais où ils sont;
et vous, criai-je au contre-maître, gardez le vaisseau sous le vent,
hissez des lumières et préparez des cordes.

Nous quittâmes le vaisseau; le vent s'était soudainement abaissé;
mais la mer était aussi agitée et aussi tumultueuse que l'est une
rivière à l'endroit où elle se jette dans la mer. Les éclairs avaient
disparu, et la nuit était profondément obscure.

Aussitôt que nous fûmes derrière le schooner, nous ramassâmes deux
hommes qui s'étaient sauvés en s'attachant aux morceaux de bois qui
flottaient auprès du vaisseau. Je fis ramer dans toutes les
directions, en appelant mon second contre-maître et le garçon suédois
qui s'étaient perdus. Nos recherches furent vaines, et la crainte de
périr nous-mêmes m'obligea à faire diriger notre marche sur le
vaisseau.

Le vent et la pluie nous fouettaient la figure; la nuit était
horrible; ce fut avec une peine inouïe que nous arrivâmes à gagner le
côté droit du vaisseau, que le vent poussait avec violence vers la
mer.

Au moment où les naufragés essayèrent de grimper à bord du schooner,
un roulis frappa le bateau, qui coula à fond, me laissant avec six
hommes flotter sur la surface de l'eau.

Je m'éloignai rapidement de mes compagnons, dans la crainte d'être
saisi par la main convulsive d'un mourant, car j'entendais aussi
confusément que dans un rêve leurs cris de désespoir.

En entrant dans le sillage du vaisseau, qui s'éloignait rapidement, je
vis les hommes du bord se précipiter à l'arrière pour nous jeter des
cordes; aucune ne nous atteignit. Alors on nous cria de saisir les
barres de bois qui flottaient autour du vaisseau; mais ces barres
étaient trop loin de la portée de nos mains.

--Une corde, ou nous sommes perdus! criai-je d'une voix distincte, car
je savais que le seul bateau qui restait sur le schooner ne pouvait
pas être mis à l'eau.

Je crus que ma dernière heure était arrivée. Tout à coup, quelque
chose de blanc parut sur le pont du schooner, et une voix divine, une
voix céleste, une voix qui pénétra mon coeur, qui domina le bruit de
la tempête et les cris des malheureux, cria:

--Voici une corde, mon Dieu! portez-la jusqu'à lui ou faites-moi
mourir!

L'extrême bout d'une petite corde blanche vint tomber presque dans ma
main. Bien sûrs étaient les yeux qui l'avaient dirigée, bien ferme la
main qui l'avait tendue. Cette main était la tienne, Zéla; ton petit
bras et tes doigts mignons possédèrent en ce moment suprême plus de
force que ceux des plus vigoureux marins; ils sauvèrent cinq hommes
qui n'avaient plus devant eux pour tout avenir qu'une minute
d'existence!

Je puis à peine voir le papier sur lequel j'écris, car les longues
années qui se sont écoulées depuis ce jour heureux et néfaste n'en ont
point amorti le souvenir.

Ô mon ange adoré, ne m'avez-vous pas, du haut du ciel, pris sous la
sainte égide de votre protection, en me préservant de la mort dans les
batailles où je la cherchais avec désespoir? N'avez-vous pas, esprit
gardien, détourné le coup de l'assassin prêt à frapper un coeur dévoué
à vous seul? N'avez-vous pas guéri les blessures qui étaient trop
graves pour se cicatriser à l'aide des remèdes humains, et ouvert les
mains de la mort quand j'ai senti ses doigts glacés se presser sur ma
poitrine? Ne m'avez-vous pas rendu la santé par les moyens les plus
miraculeux?



LXXXII


Mais, esclave de mes devoirs, je suis forcé de reprendre le cours de
ma narration. Zéla, qui n'avait pas quitté le pont (elle ne le
quittait jamais à moins d'y être forcée par mes prières), avait été
présente à toute la calamité. Comme je l'ai déjà dit, Zéla appartenait
à une race énergique, et sa forme fragile possédait un caractère et
une âme d'une incroyable énergie. Elle avait montré aux matelots à
bord du schooner--les yeux de l'amour percent les ténèbres de la plus
sombre nuit--où il fallait jeter les cordes; mais, n'ayant pas
confiance en l'adresse des matelots, elle avait saisi la sonde de la
mer sur laquelle, heureusement, il n'y avait pas de plomb, et, après
avoir démêlé un grand rouleau, elle courut sur les cordes du pied du
grand mât. L'homme qui me fit la narration de ce qui s'était passé me
dit que Zéla courait comme un esprit de l'air.

Quand Zéla fut sur l'extrême bout, elle entendit ma voix, et, dirigée
par le son, elle jeta le rouleau de corde. Dans la crainte de mal
viser son but, la pauvre enfant avait attaché l'autre bout avec
l'intention de se jeter dans la mer pour me l'apporter. Quatre des
hommes qui étaient avec moi saisirent la corde, qui n'était pas
beaucoup plus grosse qu'une corde à fouet, et il est vraiment
merveilleux qu'elle ait pu nous supporter.

Le schooner nous jeta un autre appui, et nous nous trouvâmes bientôt
en sûreté.

Deux hommes qui, ne sachant pas nager, s'étaient entortillés dans les
cordages du bateau, disparurent avec lui, car il est bon de remarquer
que les marins sont généralement très-mauvais nageurs.

Dès que j'eus franchi le bord du schooner, Zéla se jeta dans mes bras.
Ses lèvres étaient aussi froides que de la glace, et son visage, d'une
pâleur livide, paraissait couvert des ombres de la mort. Je plaçai
Zéla sur l'écoutille, à côté de la jeune fille malaise, et, en voyant
son corps inanimé soutenu par la petite esclave, je m'écriai avec
angoisse:

--Mon Dieu! mon Dieu! va-t-elle donc mourir?

La vieille Kamalia, qui était couchée dans la cabine, s'écria
aussitôt:

--Non, malek, il est vrai que la Mort est venue, mais ce n'est pas
encore pour ma jeune maîtresse; quand elle viendra de nouveau, la
sombre fille de la nuit, la noble race de Bani Bedar Kurcish, qui est
contemporaine avec les sables, sera éteinte pour toujours. Quand la
vague salée et destructive touche la racine des dattiers du désert,
ils meurent; ceci est écrit dans le livre du prophète. Je rachète par
ma mort la vie de lady Zéla, et je jurai, le jour où la Mort prit sa
mère, qu'au moment où cette déesse des ténèbres prendrait une âme de
notre maison, cette âme serait celle de la vieille Kamalia. Démon
bleu! le prophète m'a entendu, il faut que tu lui obéisses.

Ces paroles furent suivies d'un râle étouffant, et je crus que la
pauvre nourrice se noyait.

Je savais que la cabine avait été remplie par l'eau de la mer, je
demandai une lanterne, et j'ordonnai à la jeune fille malaise et à
deux hommes de porter la pauvre femme sur le pont.

Il n'y avait pas un seul vêtement sec sur le vaisseau, et tous les
soins que je pouvais donner à ma chère Zéla se réduisaient à des
caresses. Je pressais convulsivement contre mon sein le corps glacé de
la pauvre enfant; je soufflais sur ses yeux, et après mille peines,
j'eus le bonheur de voir monter sur ses joues pâlies une légère
rougeur.

Les hommes que j'avais chargés d'enlever la vieille Kamalia de la
cabine envahie par l'eau me crièrent qu'elle était morte, roide et
froide comme une pierre.

Lorsque la cabine fut mise en état de recevoir ma femme, je l'y
transportai, aidé par la jeune fille malaise, qui me promit de veiller
sur elle; et, le coeur plus tranquille, je me rendis sur le pont.

Le soin de débarrasser le vaisseau des débris qui l'encombraient
occupa trop mon esprit pour me donner le loisir de faire l'énumération
des pertes d'hommes que nous avions faites. Tout à coup, mes oreilles
furent frappées par des cris perçants poussés par la jeune Malaise. Je
me précipitai vers la cabine, et je trouvai Zéla dans les convulsions
de l'agonie. La pauvre chère était saisie avant terme par les douleurs
de l'enfantement, et elle mit au monde un petit être sans vie. Quand
les douleurs de Zéla se furent calmées, je la contraignis à boire un
verre de grog très-fort. Cette brûlante composition réchauffa son
sang, et elle tomba bientôt dans le calme d'un profond sommeil.

Sous la bienfaisante influence de cet heureux repos, le visage de Zéla
reprit son expression de douceur divine, et elle me parut si
parfaitement belle, que je la regardais avec autant de plaisir et de
surprise que si mon regard ne s'était jamais fixé sur sa délicieuse
figure.

Dans la crainte que le souvenir de la vieille Kamalia ne vînt, au
réveil, frapper l'esprit de Zéla, je défendis à la Malaise de parler
de la mort de la pauvre femme, et je me disposai à faire disparaître
son corps.

Une lanterne à la main, je m'approchai de l'endroit où son cadavre
avait été déposé. La figure de Kamalia n'avait subi aucun changement;
elle ressemblait à une momie que j'avais vue à l'île de France, et
qui, datant de l'époque de Cléopâtre, avait été enterrée près de deux
mille ans.

La momie dont je parle avait autant d'apparence de vie que les restes
livides et flétris de la nourrice. Les vers étaient bien fraudés de
leur proie, car la peau, d'un bleu livide, ne couvrait que des os. Une
raie, d'un cramoisi terne, tachait une veine des tempes, et sur cette
veine descendaient quelques mèches de cheveux gris semblables à de la
mousse sur un arbre mort. Les bras de Kamalia pendaient roides, et
toute la pose de ce corps avait une expression de rigidité sauvage. Je
cachai le cadavre de la fidèle servante dans une cabine isolée, et je
remontai sur le pont.

--Des battures à l'avant!... cria un homme en vigie.

Malgré son état fracassé, le schooner, qui avait quelques voiles,
passa les battures, et nous vîmes le ressac qui se brisait sur les
rochers enfoncés dans l'eau. Au point du jour, le temps reprit sa
tranquillité, le soleil se leva dans toute sa splendeur, et un voile
de brouillard vaporeux se suspendit au-dessus du rivage d'où l'ouragan
nous avait éloignés.

Le vaste et sombre marais dont nous avions rasé les bords couvre une
immense étendue de terre; il est exactement placé au-dessous de
l'équateur. Je bénis encore le ciel que sa fureur nous ait chassés des
rives dangereuses de cet impur terrain, dont la vapeur pestilentielle
nous eût évidemment été mortelle.

Le constructeur du schooner n'aurait pas reconnu le pauvre vaisseau,
et bien certainement le prince Zaoo se serait refusé à faire un
échange entre mon bâtiment et la vieille carcasse pourrie sur laquelle
il naviguait. Fracassé, démâté et brisé, le schooner était livré à la
merci des vagues et du vent. Outre cela, notre butin et nos provisions
étaient entièrement gâtés.

Après avoir donné mes ordres, je laissai le pont à la charge du
contre-maître. Je fis la revue de mes hommes, et je me retirai dans ma
cabine.

Nous avions perdu le contre-maître, le munitionnaire, le garçon
suédois et sept matelots.

Je trouvai Zéla endormie, et, pour ne pas réveiller la chère créature,
je plaçai des chaises à côté de sa couche; mes bras enveloppèrent le
cou de Zéla, et dans cette position, je m'endormis profondément.

Mais mon sommeil fut horrible; je rêvai qu'on me faisait subir
d'effroyables supplices, que j'étais déchiré en mille morceaux par des
requins et des tigres, que ma tête était écrasée comme une noisette
entre les énormes mâchoires d'un crocodile. Dans l'effervescence des
prodigieux efforts que je tentais pour me sauver, je renversai les
chaises et je tombai en entraînant Zéla dans ma chute.

--Qu'avez-vous, mon ami? s'écria Zéla tout épouvantée.

Je ne pus répondre; la sueur coulait de mon front, et j'étais sans
haleine.

--Très-cher, dit Zéla en m'embrassant, vous venez de faire un mauvais
rêve; ne vous effrayez pas ainsi, le temps est calme et nous sommes
ensemble.

Quelques minutes s'écoulèrent avant qu'il me fût possible de me
ressouvenir de tout ce qui s'était passé. Quand je repris mes sens,
mon coeur bondit de joie; mon adorée Zéla était appuyée sur lui, et
son beau visage était souriant.

Retardés par la faiblesse du vent, par le manque de toile, nous mîmes
cinq jours à gagner notre port de destination.

En retrouvant de Ruyter, toutes nos souffrances furent oubliées, et
nous nous arrêtâmes sous la proue du grab en chantant et en poussant
des cris de joie, comme si nous avions fait un voyage des plus
propices. Tant il est vrai qu'un rayon de joie fait oublier les
souffrances les plus longues et les plus terribles!

De Ruyter monta sur notre bord; il était stupéfait de nous voir si
fracassés par la tempête.

--Holà! mes garçons, nous dit-il, avez-vous fait un voyage au pôle
arctique? Avez-vous été environnés par des remparts de glace pendant
un demi-siècle?

--Non, lui répondis-je; seulement nous avons transformé le schooner en
une cloche à plongeur ou en une torpille, afin de croiser en dessous
de l'eau.

--Mais que vous est-il donc arrivé? et ses yeux perçants parcoururent
le vaisseau: vous êtes-vous battus avec le simoun? Il n'y a pas de
machines humaines capables d'opérer une pareille dévastation. Ah! ah!
tous vos hommes ne sont pas ici, il manque plusieurs figures bien
familières.

De Ruyter possédait le don si rare de ne pas oublier une figure sur
laquelle il avait arrêté son regard.

Quand j'eus raconté à de Ruyter notre funeste histoire, il me dit en
souriant:

--Fort bien; vous avez été sauvés par un miracle. Le mal n'avait point
de remède. Il faut que nous nous occupions de réparer le désastre.
J'espère que le corps du vaisseau n'est pas endommagé. Nous avons ici
assez de barres de bois, et je vous fournirai des cordages et de la
toile. Quant à moi, j'ai eu plus de succès en attaquant un convoi de
vaisseaux en course dans les détroits de la Sonde. Nous avons démâté
un fainéant croiseur de la Compagnie, pris deux vaisseaux chargés,
l'un de munitions navales et militaires, l'autre de provisions. Je les
ai conduits à Java, et j'ai vendu fort avantageusement les vaisseaux
et leurs cargaisons.

En revenant de Java, nous avons ramassé deux vaisseaux marchands
particuliers, dont un, destiné pour Macao, était chargé de caisses
d'opium, ce qui vaut mieux que les dollars, car l'opium est très-cher
dans ce moment-ci. L'autre bâtiment était chargé d'huile, de café, de
sucre candi et de plusieurs autre choses; du reste, vous les verrez
tous deux, ils sont là dans le port. Outre cela, j'ai rendu de grands
services au peuple de ces parages, peuple que les Maures nomment des
Beajus ou hommes sauvages, et pour ces services ils m'ont fait roi de
leur île. Me voici donc un roi prospère, avec mille Calibans pour mes
sujets. Regardez, ils m'apportent du bois, de l'eau, et ils m'ont fait
voir et apprécier toutes les qualités de leur territoire.

--Quels services avez-vous donc rendus à ce peuple? demandai-je à de
Ruyter.

--Voici. Près des îles de Tamboc, qui ne sont point habitées, je fus
tout surpris de découvrir une flotte de proas. Les prenant pour des
pirates, je passai au beau milieu de leur flotte. Comme ils étaient
amarrés auprès du rivage, plusieurs se sauvèrent. Quelques-uns
levèrent l'ancre et tentèrent de fuir; mais, à l'exception de deux ou
trois, je m'emparai de tous. Quand j'eus abordé les bateaux, je
découvris qu'ils appartenaient à des pirates malais et mauresques. Ces
pirates avaient visité la côte au sud-est de Bornéo, surpris les
habitants, qui, par la raison que leur pays est inondé d'eau pendant
la saison des pluies, vivent dans des maisons flottantes attachées à
des arbres. Les malheureux ne purent se sauver, car les corsaires
arrivaient auprès d'eux avec leurs chaloupes et prenaient
indistinctement les hommes, les femmes et les enfants. Après cet
exploit, les ravisseurs se mirent en mer, et ils avaient touché aux
îles de Tamboc pour prendre des provisions et de l'eau, quand, fort
heureusement pour les prisonniers, je les surpris à mon tour. Je
trouvai près de deux cents captifs dans les différents proas; je les
mis tous en liberté, et, leur faisant cadeau des chaloupes, je les
amenai ici, près de leur pays natal.

Je dois faire observer au lecteur que nous étions amarrés dans un port
au sud de l'île de Bornéo. Ce port était dans une baie formée par
trois petites îles, qui n'étaient point habitées ni même habitables,
car la plus grande n'avait pas un mille de circonférence. Le canal
entre nous et la plus grande des îles avait à peine un mille de
largeur, et le passage en était fermé par un banc de sable sur lequel
la mer se jetait sans cesse. Le grab se trouvait tout à fait environné
de terre, et j'avais eu une grande peine, malgré les descriptions de
de Ruyter, à découvrir le lieu de notre rendez-vous.

Pour ajouter un malheur de plus aux calamités qui avaient accablé le
schooner, mes hommes furent soudainement saisis d'une fièvre putride
et de la dyssenterie. Nous attribuâmes ce fléau à l'atmosphère
pestilentielle qui s'était exhalée du fatal rivage marécageux auprès
duquel nous nous étions arrêtés. Quelques malades moururent; et à
peine leurs âmes se furent-elles séparées de leurs corps que nous
fûmes obligés de les jeter dans la mer, tant l'odeur qu'ils
répandaient était insupportable. Et tous ces malheurs étaient
attribués à la néfaste journée du vendredi.



LXXXIII


On croit que les Beajus sont une partie des aborigènes de la grande
île de Bornéo, chassés dans l'intérieur du pays, qui se compose de
collines et d'énormes montagnes sombres, escarpées et pleines de
précipices. Une chaîne de ces montagnes avoisine la partie de l'île à
laquelle nous étions amarrés, et les bases de ces montagnes, en
s'étendant dans la mer, rendent en certains endroits l'approche de
l'île fort dangereuse. Si les petites îles ne nous avaient pas
protégés, nous n'aurions pu trouver un ancrage, même à la distance de
plusieurs lieues. La mer, environne les deux côtés du pays, pendant
que l'énorme marais forme une barrière dans l'intérieur; de sorte qu'à
l'exception de quelques maraudeurs qui viennent dans leurs proas de
temps en temps pour ravager les villages dispersés çà et là, sur une
plaine qui se trouve aux limites du marais, les Beajus vivent en paix,
grâce à l'impôt qu'ils payent à une colonie malaise située sur la côte
ouest.

Libres d'être gouvernés par leurs propres chefs, les Beajus vivent
avec une simplicité patriarcale. La chasse et la pêche sont leurs
principales occupations, et ils ont une quantité suffisante de riz, de
maïs et d'autres grains, ainsi que des fruits, des racines et des
herbes.

La saison pluvieuse commence en avril; elle dure une moitié de
l'année, et ne cesse de tomber avec des ouragans épouvantables
au-dessus de l'immense marais. Les bêtes sauvages osent seules errer
quelquefois dans cette affreuse solitude.

Ce marais a été nommé l'île de la Puissance destructive; on le dit
peuplé de démons qui préparent là toutes les souffrances humaines pour
les disperser sur le monde au gré de leurs caprices.

Afin d'adoucir la colère de ces démons, les Beajus leur offraient des
sacrifices; mais ils n'en offraient pas, malgré leur croyance en elle,
à la puissance bonne et suprême, disant: «Comme cette puissance ne
fait que du bien, nous ne devons ni essayer de la corrompre par des
sacrifices ni implorer sa clémence.»

Les chefs des Beajus étaient élus par des vieillards. Chaque chef de
famille devait répondre de ceux qui lui appartenaient. Ils n'étaient
cités devant une grande assemblée que pour de grands crimes, et
l'adultère, étant considéré comme le plus atroce, était puni de mort.

Le bon service que de Ruyter avait rendu à ce peuple ne fut ni oublié
ni méconnu, car leur reconnaissance fut sans bornes. Les deux cents
personnes qu'il avait libérées se firent les esclaves de leur sauveur;
elles nous rendirent toutes sortes de services et refusèrent d'en
recevoir le payement. Les plus riches se tenaient constamment côte à
côte à bord de nos vaisseaux pour nous donner des fruits, des
volailles, du poisson, des chèvres et toutes les choses que produisait
leur pays. Ils bâtirent des huttes très-commodes sur la plus grande
des îles pour recevoir nos malades et nos blessés, qui étaient
nombreux sur les deux vaisseaux. Ces huttes furent placées sous la
surveillance de Van Scolpvelt, qui avait toujours soin d'être bien
fourni de médicaments. D'ailleurs, herboriste lui-même, il consacrait
ses heures de loisir à chercher des herbes et des plantes pour les
distiller et en faire des décoctions et des onguents. Le docteur avait
à ses ordres un des canots des Beajus, et, à l'aide de ce canot, il
faisait sur la côte des excursions journalières.

Pendant quelques jours je fus exclusivement occupé à réparer le
schooner, et, pour lui rendre toute sa force première, je cherchai
dans les forêts les planches de bois dont j'avais besoin.

Malgré tous mes soins, j'avais à surmonter de grandes difficultés pour
trouver un bois qui possédât les qualités nécessaires. Quant à un bois
de charpente, il y en avait assez pour bâtir des flottes.

Un jour, étant allé bien loin le long de la côte, je débarquai dans
une petite baie dont l'approche était inaccessible du côté de la
terre, car elle se trouvait gardée par une montagne couverte de
jungles. Les buissons et les cannes de ces jungles, entrelacés
ensemble par d'énormes plantes rampantes, laissaient croire qu'un rat
seul avait la possibilité d'en franchir les sinueux détours. La vue de
quelques sapins me détermina cependant à tenter l'approche de cet
impénétrable fourré. En conséquence, après avoir fait aborder Zéla sur
le rivage, j'envoyai mon bateau au schooner avec l'ordre de ramener
les charpentiers. Nous étions cependant à une distance considérable du
vaisseau; mais ma petite barque naviguait admirablement bien, et,
comme le vent était bon, je calculai que les ouvriers pouvaient se
rendre à mes ordres dans l'espace de quelques heures.

En attendant le retour de mes envoyés, nous examinâmes la place, afin
de trouver un chemin praticable; mais nos recherches furent
complétement inutiles. En désespoir de cause, nous nous promenâmes çà
et là sur le bord de la mer, et nous ramassâmes des huîtres et des
moules, car de hauts rochers qui s'avançaient au-dessus de nous en
étaient couverts.

Pendant que Zéla s'occupait à préparer du café, je fis ma sieste,
étendu sur un fragment de rocher, et bientôt le bruit monotone des
vagues, le chant du coq des jungles et la voix éloignée du faon, voix
aiguë et plaintive, m'endormirent profondément. Tous ceux qui ont joué
un rôle dans les actives scènes de la vie maritime ou militaire ont
trouvé un bonheur exquis dans les douceurs du repos, soit qu'on le
goûtât dans l'isolement, soit qu'il fût partagé avec une compagne
jeune, belle et chérie. Dans cette solitude enchanteresse, on peut
décharger les fardeaux qui pèsent sur le coeur, se confier
mutuellement ses joies ou ses angoisses, être libre enfin, échapper à
la dédaigneuse pitié des amis dont les paroles banales sont plutôt un
ennui qu'une consolation. Les amis sont généralement des prophètes
officieux qui prévoient les malheurs et qui avertissent d'éviter ce
qui est inévitable; puis, quand le mal est sans remède, ils justifient
leur conscience par ces mots:

--Il n'a pas voulu écouter mes conseils; c'est une faute dont il subit
les conséquences!...

Quand le café fut prêt, Zéla mit sa tête sur mon épaule et me montra
une tache blanche sur les eaux en me disant:

--C'est un canot du pays, très-cher; cachons-nous!

--C'est notre bateau, mon amour, il n'y a aucun danger à craindre.

--Parions, dit Zéla.

--Parions, répétai-je d'un ton joyeux.

Mais afin qu'on ne m'accuse pas d'avoir de si bonne heure le goût du
jeu, il faut que je dise que le gain de nos paris n'était que des
baisers. De sorte que, bateau ou canot, je gagnais toujours, car
c'était donner au lieu de recevoir, ce qui est aussi agréable l'un que
l'autre. Quand j'eus persuadé à Zéla que la tache blanche était notre
bateau, je lui demandai un baiser. La chère enfant me le donna; mais
je fus obligé de le lui rendre. Le sujet de notre joyeux pari était le
canot du docteur. Tout à coup un petit bruit sourd se fit entendre
dans les jungles. Cachés par une saillie du rocher, il nous fut facile
de nous mettre sans être vus en état de défense; j'armai
silencieusement ma carabine.

Un taoo parut au-dessus de nos têtes.

--Soyez prudent, mon ami, me dit Zéla: un tigre s'approche, car cet
oiseau le précède toujours de quelques pas.



LXXXIV


J'ajoutai une balle de plomb à ma carabine, dont j'appuyai la crosse
sur le rocher, décidé à ne faire feu qu'en cas d'attaque, et je
calculai rapidement qu'il nous serait possible de fuir et de gagner le
bateau à la nage si notre ennemi n'était pas atteint par ma balle.
Après avoir ôté ma casquette, je jetai un coup d'oeil au-dessus du
rocher; le bruit ne cessait pas. Tout à coup, et à ma grande surprise,
j'aperçus un vieillard gris et couvert de poils. Il écarta les
buissons, et après un long examen de son entourage, il se baissa et
sortit de l'ouverture de la petite baie. Au geste que je fis pour
m'élancer vers l'inconnu, Zéla tressaillit, et me prit la main en
murmurant à voix basse:

--Cachez-vous et ne bougez pas.

L'étranger avait la plus étonnante figure du monde, et cette figure ne
ressemblait à aucune de celles que j'avais vues chez les différents
peuples de la mer des Indes. Ses membres étaient remarquablement
longs, et la seule arme qu'il portât était une énorme massue,
pareille, du reste, à celles dont se servent les insulaires du Sud. La
figure de cet homme était noire, couverte de poils gris et
profondément ridée; sa taille semblait courbée par l'âge et par les
infirmités, mais néanmoins il marchait à grands pas sur le terrain
inégal. Les yeux de cet étrange personnage avaient une expression de
malignité qui les faisait ressembler à ceux d'un démon.

Quand il fut arrivé sur les bords de la mer, mais dans une direction
opposée à celle où nous nous trouvions, il s'assit sur un rocher, et,
à l'aide d'une pierre pointue qu'il avait ramassée, il arracha des
moules qu'il dévora d'un air horriblement avide. Après avoir terminé
son repas, le sauvage cueillit une grande feuille, y mit des huîtres
et des moules, puis il serra sa pêche avec soin. Avant de s'éloigner,
l'homme examina pendant quelques minutes le canot de Van, qui voguait
rapidement vers nous, hocha la tête, et d'un pas alerte il reprit le
chemin des jungles et disparut.

--Je veux le suivre, dis-je à Zéla, et je me levai vivement.

Zéla voulut me retenir.

--C'est un _Jungle-Admée_, me dit-elle; on assure qu'ils sont plus
rusés, plus cruels et plus féroces que les tigres et les lions.

--Il est seul, mon amie, et bien certainement j'ai assez de force et
d'énergie pour lui tenir tête; d'ailleurs, en le suivant, je trouverai
un chemin qui me sera utile.

Je mis aussitôt mon idée à exécution, et, après m'être traîné sous un
massif de kantak, je découvris un étroit et tortueux sentier que le
vieillard suivait à pas lents; je me glissai sur ses traces,
accompagné de l'intrépide Zéla.

Après un quart d'heure de marche, le vieillard dirigea sa promenade
vers le marais, traversa le lit d'un ruisseau de la montagne, grimpa
sur un rocher d'une quinzaine de pieds de haut, et de là sur un vieux
pin couvert de mousse.

Quand le sauvage eut gravi le tronc de l'arbre, il se trouva plus
élevé que le rocher; alors il s'attacha par les bras à une branche
horizontale, et, semblable à un matelot qui traverse les étais d'un
mât et change continuellement la position de ses membres, l'étranger
gagna le sommet du rocher. Une fois là, il soutint son corps avec ses
mains, et, se laissant doucement tomber de l'autre côté, il continua
sa marche. Nous le suivîmes en évitant avec soin de faire le moindre
bruit.

L'inconnu franchit plusieurs rochers, dans les crevasses desquels
poussaient les pins dont j'avais besoin.

Arrivé là, le vieillard suspendit sa marche pour considérer un énorme
pin qui, tombé de vieillesse, produisait encore une infinité de
vigoureux rejetons. Le sauvage arracha quatre jeunes pins, qu'il
dépouilla de leurs branches pour les placer commodément sur son épaule
gauche. Cela fait, il se dirigea vers un petit espace de terrain sur
lequel se trouvaient des mangoustans sauvages et des bananes. Après
avoir cueilli quelques fruits bien mûrs, le sauvage fit plusieurs
détours et arriva sur un petit emplacement ombragé par un arbre
couvert de grandes fleurs blanches. Sous la merveilleuse épaisseur des
branches de cet arbre, nous aperçûmes une jolie petite hutte
construite avec des cannes entrelacées ensemble.

Ce fut avec une véritable admiration que mes regards parcoururent le
délicieux entourage de la pittoresque habitation du solitaire, car un
goût parfait avait présidé au choix de l'emplacement et à
l'harmonieuse disposition des objets extérieurs. À droite de la hutte
se trouvait un banc de rochers couvert de tamarins et de muscades
sauvages; à la base de ce banc, on voyait une excavation à moitié
ombragée par trois grands arbres de bétal, qui, avec leurs troncs
droits, à l'écorce d'un blanc argenté, étaient d'une beauté tellement
resplendissante, qu'ils semblaient être les Grâces de la forêt.
Derrière l'ermitage s'étendait à perte de vue un jungle impénétrable,
dans lequel je distinguai le tamarin, la muscade, le cactus, l'acacia
et le sombre feuillage du bambou.

Après avoir déposé le paquet de jeunes pins à la porte de sa demeure,
le vieux sauvage entra à quatre pattes dans la hutte, dont la porte
était très-basse, car le toit, couvert de feuilles de palmier, n'était
élevé que de deux pieds au-dessus de la terre.

Pendant que j'examinais attentivement la hutte, un bruit sourd dans le
buisson sous lequel j'étais caché me fit tourner la tête, et je vis
avec un indicible effroi la tête noire et l'oeil brillant d'un
cobradi-capello. L'horrible bête dirigeait sa marche vers Zéla, qui,
muette de terreur, semblait fascinée par les yeux du reptile.

Le danger de ma femme étouffa ma prudence. Je courus à elle en
poussant un cri formidable. Le serpent ne parut point alarmé; il se
retira doucement dans un buisson et disparut.

--Oh! le Jungle-Admée, s'écria Zéla.

Je me retournai vivement.

Le vieillard s'avançait vers nous en tenant fermement serrée dans ses
deux mains la massue, qu'il faisait voltiger au-dessus de sa tête
comme un bâton à deux bouts.

À en juger par la férocité du regard du vieux scélérat décharné, par
le grincement de ses dents, par la fureur qu'exprimaient tous ses
gestes, il était bien certain qu'il se préparait au combat.

J'avais à la main ma carabine armée; mais, avant d'avoir eu la
possibilité de la diriger contre mon agresseur, je fus obligé de
reculer vivement en arrière pour éviter un coup de massue. Éloigné du
sauvage par ces quelques pas, je visai sa poitrine, et tout le contenu
de mon arme fut logé dans son corps. Le vieillard bondit sur ses pieds
et vint lourdement tomber sur moi. Le choc me fit trébucher, et, me
croyant perdu, je criai à Zéla de courir au bateau, afin de se sauver.
Mais, au lieu de fuir, l'héroïque enfant enfonça une lance de sanglier
dans le dos du sauvage, en me disant d'une voix calme:

--Il est tout à fait mort, mon ami; levez-vous.

J'eus quelque peine à me débarrasser de l'étreinte du sauvage, et, en
me relevant, je vis que la balle, en traversant le coeur, était la
cause de l'élan convulsif qui avait failli causer ma perte.

Bien certain de la mort du Jungle-Admée, nous pénétrâmes dans sa
maison. L'intérieur différait fort peu de celui des habitations de
tous les hommes de l'île, seulement cet intérieur était plus propre,
et surtout plus commode.

À un bout de la chambre s'élevait un mur mitoyen, sorte de défense
opposée à l'invasion des voleurs pendant l'absence du maître. Sur une
table grossièrement construite était soigneusement étalée une
provision de racines et de fruits. En vérité, on eût dit que la
chambre de cet homme était la demeure d'un philosophe écossais.

En entendant la détonation des mousquets et le son des voix qui nous
appelaient, je fus tout surpris de m'apercevoir que nous étions tout
près de la mer.

Nous nous hâtâmes de regagner le rivage, où stationnait Van dans son
canot.

L'endroit où nous nous étions arrêtés avait été désigné au docteur par
les hommes de notre bateau; la détonation de ma carabine avait si fort
épouvanté notre Esculape, qu'il avait donné l'ordre à ses compagnons
de tirer, en forme d'appel, plusieurs coups de mousquet.

--Bonne nouvelle, Van! lui dis-je; j'ai trouvé pour vous ici un
magnifique sujet.

Et je racontai au docteur mon aventure avec l'homme sauvage.

--Où est-il? s'écria Van.

Brûlant de curiosité, le docteur me suivit sur le lieu du combat.

--Comment! c'est cela? Mais cet être n'appartient pas à la classe
_bimana_, à la classe _genus homo_ ou homme; il appartient à la
seconde classe des _quadrumana_, êtres de la race _simii_, qui se
compose de singes, de guenons et de babouins: le _pelvis_ étroit, le
_falx_ allongé, les bras longs, les pouces courts et les côtes plates.

»Celui-ci, continua Van en tournant le corps, est un orang-outang. En
vérité, je n'en ai jamais vu un aussi grand: il ressemble beaucoup au
_genus homo_; mais touchez-le, il a treize côtes, et il n'y a guère de
différence entre votre conformation et la sienne. Buffon dit que les
orangs-outangs n'ont aucun sentiment de religion, et quel sentiment en
avez-vous? Ils sont aussi braves et aussi féroces que vous; de plus,
ils sont très-ingénieux, et vous ne l'êtes pas. D'ailleurs, autre
supériorité, c'est une race réfléchissante, sensée, et ils ont le
meilleur gouvernement du monde; ils divisent un pays en départements;
ils ne se rendent jamais coupables d'une invasion et ne détruisent
point les biens des autres.

»Ils sont gouvernés par des chefs et vivent bien sous la douceur d'une
loi juste et protectrice. Celui-ci a été méchant, séditieux, et sans
nul doute banni de la communauté de ses semblables.

»Je conserverai son squelette pour en faire hommage au collége de
chimie d'Amsterdam, car c'est une espèce rare.»

Nous laissâmes Van travailler sur l'orang-outang pour aller examiner
les bois de charpente et tracer un chemin jusqu'au rivage.

Vers le soir, nous regagnâmes nos bateaux, car les natifs nous
assurèrent que l'île était infestée par des tigres et par des
serpents.



LXXXV


J'ai remarqué que les individus qui possèdent des qualités réelles
sont détestés et maltraités. La masse du peuple s'occupe généralement
à s'aimer elle-même, à penser à son bien-être personnel et à dire du
mal des autres, et cela pendant qu'elle essaye de leur enlever une
portion de leurs richesses. Il faut que tous ceux qui ambitionnent son
estime mentent, se plient à ses caprices et lui rendent hommage.

Le mérite, la vaillance, la sagesse et la vertu sont presque toujours
sans pain et sans vêtements.

Les Malais, dispersés sur les bords de la mer des Indes et sur ses
plus belles îles, sont déclarés, d'après l'opinion publique, féroces,
perfides, ignorants et rebelles à toute tentative de civilisation, et
même incapables d'aucun sentiment de bonté, par la raison qu'ils sont
capables de commettre tous les crimes.

De Ruyter, qui n'ajoutait aucune foi dans les clameurs du monde, qui
n'était jamais guidé par l'opinion des autres quand il avait la
possibilité de juger par lui-même, me donna bientôt sur le caractère
des Malais de véritables renseignements. En disant que ce peuple était
généreux, esclave de sa parole, doué d'un courage invincible, de
Ruyter lui rendait justice.

Tous les efforts tentés par les Européens pour arriver à vaincre ce
peuple ont été sans succès. Si une partie de leur pays est prise par
une force supérieure à leurs moyens de défense, ils abandonnent la
lutte, mais avec le courage qui cède sans plier, mais avec leur
profond amour de la liberté, qu'ils acquièrent par les conquêtes de
leurs victorieuses batailles. Sur la côte du Malabar et dans les trois
grandes îles de la Sonde, les Malais sont fort nombreux et sont encore
le seul peuple de l'Inde qui ait conservé un caractère national et le
libre arbitre de leur sort.

Les Malais ont peu de besoins, et sont hardis, braves et aventureux,
et il n'y a guère de pays dans le monde où une pareille race ne puisse
trouver les moyens de vivre. Semblables au coco, ils ne sont jamais
loin de la mer, et, comme les Arabes, ils s'approprient sans scrupule
le superflu des riches étrangers: mais quelle est la créature pauvre
qui ne désire pas un peu une partie du bien des riches?...

Les lâches mendient, les rusés volent, et l'homme brave prend à l'aide
de sa force.

Les richesses de l'Inde et celles de l'Asie, obtenues par la force et
par la ruse, sont journellement transportées le long des côtes
malaises en voguant vers l'Europe, et les Malais seraient de
véritables barbares s'ils n'en prenaient pour eux une petite portion.
Donc, ils s'emparent de tout ce qui tombe sous leurs mains; et,
quoique leur pays ait été ravagé, quoiqu'on les ait massacrés en
grande partie, ils n'ont perdu ni leur force ni leur courage.

Les Malais possèdent plusieurs colonies sur la côte à l'est de Bornéo,
et la situation de cette côte leur permet d'exercer sur le commerce
chinois un constant maraudage.

Les Portugais, les Hollandais, les Anglais, ainsi que plusieurs autres
nations, ont de temps en temps formé des colonies sur diverses parties
de l'île, protégés dans leur installation par le roi de Bornéo. Mais
cette protection eut une grande ressemblance avec celle qu'un fermier
accorde à l'industrieuse abeille. Ainsi, quand les colons eurent
établi des usines, quand ils eurent encaissé les trésors produits par
leur travail, on les chassa, et leurs biens furent confisqués.

Le roi moresque, qui demeure à Bornéo, la capitale de l'île, n'a ni
influence ni pouvoir en dehors de sa province, et, de plus, fort peu
d'autorité sur les Chinois, qui ont accaparé tout le commerce de l'île
et qui vivent à Bornéo dans une complète indépendance.

Mais revenons à nos amis les Malais.

Sur la partie de la côte où nos vaisseaux étaient amarrés se trouvait
une colonie malaise; nous nous liâmes bientôt avec les principaux
habitants, afin de nous débarrasser des Beajus, qui sont le peuple le
meilleur, mais aussi le plus stupide de la terre.

Un matin, de Ruyter exprima au chef de cette colonie le vif désir que
nous avions de faire une chasse au tigre.

--Je suis tout à fait à vos ordres, nous répondit le Malais, et demain
nous organiserons cette partie. Je vous servirai de guide, quoique le
plaisir que vous vous promettez me soit entièrement inconnu, car ici
nous n'attaquons le tigre qu'en cas de légitime défense ou pour
protéger nos propriétés contre ses dangereuses invasions.

Je ne dois pas oublier de dire que, pendant la durée de notre
amarrage, de Ruyter fit de temps en temps lever l'ancre du grab, afin
d'aller voir si la mer était traversée dans nos parages par quelque
vaisseau de la Compagnie. Pendant l'excursion de notre commandant, je
veillais sur le schooner, dont les réparations marchaient à grands
pas, car, grâce à l'orang-outang, nous avions trouvé du bois
convenable.

Nous faisions souvent des parties de chasse sur la terre pour tuer des
daims, des sangliers, des chèvres et quelquefois des buffles, afin
d'approvisionner nos vaisseaux de viandes fraîches et d'épargner nos
provisions pour la mer.

L'intention de de Ruyter était d'attendre, pour s'en emparer, le
passage d'une flotte chinoise qui faisait voile pour la France.

Ce temps d'arrêt nous permit de visiter l'île, et les natifs nous
parlèrent des ruines d'une ancienne ville, située sur les bords du
grand marais, en ajoutant que ces ruines étaient la demeure des tigres
et d'une infinité d'autres bêtes sauvages. Nous nous décidâmes bientôt
à aller les visiter.

Nos vaisseaux étaient toujours en ordre, et aucun soin n'était mis en
oubli pour les préserver d'une attaque soit par terre, soit par mer.
Nous avions monté deux canons et élevé une batterie pour protéger le
schooner et les malades débarqués sur l'île, et trois de nos hommes
étaient constamment placés en sentinelle à la porte des huttes et en
face du vaisseau.

Nous nous occupâmes enfin des préparatifs qu'exigeait notre chasse aux
tigres. Le chef malais nous servait de guide; de Ruyter prit avec lui
une vingtaine d'hommes, je me fis suivre de plusieurs marins du
schooner, et nous partîmes joyeusement.



LXXXVI


Les Malais ont le caractère vraiment chevaleresque. Ils adorent la
guerre et son inséparable accompagnement de bruit et de danger. La
chasse au faucon, les combats de coqs, l'amour, sont les exercices
récréatifs qui plaisent le plus à cette nation et surtout à notre
chef malais.

Une des plus grandes particularités de son caractère était
l'observation scrupuleuse du code qui dit: Dent pour dent, oeil pour
oeil, mal pour mal. Je doute fort, en vérité, qu'il soit possible
d'établir une comparaison entre les chevaliers de la Croix-Rouge et
notre Hotspur de l'Est: il leur était trop supérieur en énergique
cruauté.

Pendant un voyage, ce terrible chef s'arrêta à Batavia pour y vendre
la cargaison d'un vaisseau dont il avait fait la conquête. Batavia
était gouvernée par des Hollandais. Les Hollandais sont aussi
scrupuleux et minutieux pour la propreté de leur maison qu'un laird
écossais. En revanche, ils n'ont aucun soin de leur propre personne et
aucune recherche de confort dans leurs habitudes. Un Hollandais bien
carrément assis dans un fauteuil, la pipe aux lèvres, une bouteille de
skédam à la portée de sa main, ressent tous les plaisirs qu'il rêve
dans les délices du paradis. En fumant, il regarde par sa fenêtre ce
qui se passe dans la rue, et pour éviter de salir sa maison, il jette
sa salive au dehors. Un malheureux débit de cette espèce, venant de la
croisée d'une maison hollandaise, tomba un beau jour sur le front du
chef malais. Après avoir vainement cherché l'auteur de cet affront, le
Malais, ivre de colère, tira son poignard du fourreau, en courant
comme un fou dans toutes les rues de la ville; il massacra sans pitié
les inoffensives personnes qui se rencontrèrent sur sa route. Les
Hollandais se ruèrent sur l'intrépide chef; toute la garnison le
poursuivit de ses coups et de ses clameurs; il ne tomba pas. Sa
vengeance accomplie, quinze ou seize personnes étaient mortes; il se
précipita et gagna son bateau à la nage.

Une autre fois, et peu de temps après cet événement, un vaisseau de
Bombay ayant jeté l'ancre à la hauteur de la côte où son père était
chef, fit avec le vieillard l'échange de plusieurs armes, telles que
mousquets de Birmingham, haches, doloires, contre des produits du
pays. Le propriétaire du vaisseau avait certifié au vieux chef que les
armes étaient toutes en bon état. Confiant en ses paroles, le Malais
se servit du mousquet pour chasser des oiseaux. Le mousquet éclata
entre les mains du chef, et un morceau du canon, entré dans sa
cervelle, le tua. Le fils de la victime fit assembler tous les gens de
la maison de son père, aborda le vaisseau pendant la nuit, s'en rendit
maître, et, de sa propre main, massacra tout l'équipage. Après cette
horrible revanche, il fit élever un bûcher sur le vaisseau même, plaça
sur ce bûcher le corps de son père, et y mit le feu après avoir
entouré le mort de trente cadavres.

Cependant, la première journée de notre chasse, je fus témoin d'un
exploit de cet être irascible.

Un Tiroon, qui remplissait le rôle de mahout (conducteur) auprès du
petit éléphant sur lequel Zéla était assise, fit signe à
l'intelligente bête de tuer un pauvre malheureux qui sortait, pour
mendier un secours, des ruines d'une citerne.

L'éléphant obéit au mahout.

Je causais avec le chef lorsque la voix de Zéla me fit tourner la
tête. Ma femme me montrait du regard un sale lépreux dont le corps
était tellement couvert d'ulcères, que le malheureux n'avait plus de
ressemblance avec un être humain.

Le Tiroon mahout appartenait à une race qui se plaît à verser le sang,
car ils font journellement des sacrifices à leurs dieux et à la femme
qu'il aiment. Un Tiroon ne peut se marier qu'après avoir présenté à sa
fiancée une tête sanglante; peu importe de quelle manière il l'a
conquise: ruse, force, adresse, lâcheté, tout moyen est bon; le
résultat le justifie. Il faut donc que le cadeau de noce soit une vie
humaine, et l'amoureux qui présente à la femme de son choix un bouquet
de têtes voit toujours sa demande parfaitement accueillie. Aussitôt
que le chef malais se fut aperçu de l'odieuse conduite du mahout, il
saisit un bâton et bondit sur lui en le frappant avec une extrême
violence. Le Tiroon prit à sa ceinture une flèche empoisonnée, dont il
essaya de se faire une arme; mais le chef la lui arracha des mains,
jeta le mahout contre un arbre et l'y maintint à l'aide de ses pieds.
Livré sans défense à la fureur de son maître, le Tiroon tomba pour ne
plus se relever. Il est impossible de se faire une idée de la furieuse
exaspération du Malais. Ses yeux brillaient comme des diamants, tout
son corps frémissait de rage: il ressemblait tout à fait à un démon
vengeur.

--Je vais préparer ma carabine, dis-je à de Ruyter; cet homme est
ivre de colère, bien certainement il va tout à l'heure s'attaquer à
nous.

Quand le chef se fut assuré de la mort du Tiroon, il jeta son corps
auprès de celui du lépreux, puis regarda le ciel.

--Les voici! hurla-t-il d'un ton de triomphe sauvage, en montrant,
avec sa main rougie par le sang, un faucon aux longues ailes occupé à
se battre avec un corbeau, que l'odeur du sang avait attiré près nous.

Le chef nous déclara positivement que le faucon était l'âme du
lépreux, et le corbeau celle du Tiroon.

Les deux oiseaux se battaient avec acharnement; d'abord ils dirigèrent
leur vol oblique vers la terre, puis il gagnèrent le sommet des
arbres, puis enfin ils montèrent dans l'espace et furent pour nos
regards aussi peu visibles que les atomes perdus dans un rayon de
soleil; mais les yeux d'aigle du chef suivaient les combattants, ils
ne perdaient aucune des péripéties de cette lutte aérienne.

--Le lépreux triomphe! s'écria le Malais; il descend sur l'âme de son
noir assassin.

En effet, le faucon tomba comme la foudre sur sa victime, l'enveloppa
de ses ailes, et tous deux tombèrent à terre.

Le chef se frotta joyeusement les mains et courut à l'endroit où
étaient tombés les deux oiseaux. Ce fut avec une sorte de cri sauvage
que le Malais nous apprit le résultat de la victoire. Le corbeau était
bien mort; quant au faucon, triomphalement perché sur la branche d'un
arbre, il parut attendre notre départ pour commencer son repas.

C'était donc sous la protection de ce fougueux personnage que nous
étions placés; mais je dois dire qu'à part les rages insensées dont il
se sentait quelquefois invinciblement atteint, c'était un brave et bon
compagnon. Doué d'une très-grande sagacité, le chef était un excellent
guide et nous faisait prendre toutes les précautions possibles afin
d'éviter la rencontre des peuplades dont nous traversions les
districts.

Un constant exercice avait rendu les sens du Malais excessivement
fins; il pouvait distinguer les objets, leur forme et leur couleur,
avant même que nous les eussions aperçus, et son ouïe était plus vive
que celle d'un chien.

Nous marchions malgré nous avec une désespérante lenteur, et les
éléphants étaient obligés de nous creuser des chemins à travers les
jungles. Rien ne révélait dans ces solitudes profondes le voisinage
des hommes, car il n'y avait ni blé ni culture, et quoique le paysage
fût toujours le même, nous rencontrions à chaque instant des animaux
inconnus et des oiseaux étrangers à nos souvenirs et à nos regards.



LXXXVII


Pendant la chaleur de la journée et le soir, nous nous exercions à
tirer avec une seule balle sur les daims, les sangliers et les paons
sauvages, car ces derniers voltigeaient par milliers au-dessus de nos
têtes pour aller chercher leurs juchoirs dans les bois. Autant que
possible, nous avions soin de chercher du repos loin des arbres, et
surtout à une assez grande distance des jungles. Si la nécessité nous
mettait dans l'obligation de coucher près des savanes, le chef malais
en faisait incendier une partie, afin de chasser les bêtes venimeuses
et de purifier l'air.

Quand nous quittâmes les bois, ce fut pour traverser une grande
étendue de plaine, couverte d'énormes roseaux, entremêlés de cannes
aussi hautes que de jeunes sapins. Si les éléphants sauvages ne
s'étaient pas créé un chemin que nous suivions sur leurs traces, il
nous eût été impossible de traverser ce sauvage désert.

En face de nous s'élevaient des montagnes dont toute la hauteur était
ombragée par des arbres d'une prodigieuse force; à notre gauche
s'étendait un massif de rochers, et du centre de ces rochers on voyait
surgir une élévation de terre semblable à une île entourée de récifs.
Les Malais nous dirent que sur cette élévation de terre se trouvaient
les ruines d'une grande ville moresque, nommée autrefois la Ville des
Rois.

Le soir du cinquième jour de notre marche, nous approchâmes du lieu de
la chasse, sur la côte, au sud-est de l'île. L'atmosphère était
chargée de miasmes si impurs, que nous étions obligés, par précaution,
de fumer sans cesse. Zéla imitait mon exemple, et le mahout, assis sur
le cou de mon dromadaire, portait devant lui un pot de charbon de
terre allumé et un grand sac de tabac. Le tabac me préserva de la
fièvre, car tous ceux qui, malgré mes conseils, dédaignèrent de s'en
servir, eurent le vertige, des maux de coeur et crachèrent le sang.

Nous arrivâmes enfin au massif de rochers au bas duquel s'étendait
vers le nord, et beaucoup plus bas que la plaine que nous venions de
traverser, un immense et fétide marais. Nous avions encore une journée
de marche à faire pour arriver à la colline verte et boisée vers
laquelle nous nous dirigions. Une terrible et profonde obscurité
couvrait le marais, sur la surface duquel ondoyaient les noires et
soyeuses touffes des roseaux, et cependant l'air était tellement calme
que les feuilles des arbres restaient dans la plus complète
immobilité. Quand la nuit fut venue, quand le vent de la terre passa
sur le marais, des éclairs faibles et d'un bleu pâle illuminèrent ce
noir séjour du mal. Ce spectacle me donna le frisson, car il me fit
songer au malheur qui avait failli m'atteindre lorsque la tempête
m'avait jeté sur ces bords.

Après avoir disloqué ma mâchoire dans l'infructueuse tentative de
manger un paon sauvage à moitié cuit, je me couchai dans ma tente, sur
une peau de tigre, en mettant ma carabine sur ma tête. Zéla vint se
nicher auprès de moi, et nous nous couvrîmes avec une peau d'élan
tannée. Au milieu de la nuit, je fus réveillé par Zéla. La vie sauvage
et dangereuse que la jeune fille avait menée depuis son enfance était
cause qu'elle se réveillait au moindre bruit. Je lui ai vu
très-souvent ouvrir les yeux au léger bourdonnement que faisait
entendre un moustique en voltigeant au-dessus de nous.

Zéla venait donc d'être réveillée par un petit bruit sourd; en se
levant pour en chercher la cause autour d'elle, la jeune femme aperçut
un grand serpent venimeux qui rampait tranquillement sur mes jambes
nues.

Le profond sommeil dans lequel j'étais plongé immobilisait tellement
mon corps, que je ressemblais plutôt à un cadavre qu'à un être vivant.

Avec un admirable sang-froid, la jeune fille suivit, à la lueur du feu
qui brûlait devant la tente, tous les mouvements du reptile, qui,
attiré par la chaleur, se glissa doucement vers le feu. Si j'eusse
fait le moindre mouvement, ou si Zéla eût donné l'alarme, le serpent
m'aurait mortellement blessé.

Quand il fut tout à fait en dehors de la tente, Zéla me réveilla. Je
sautai aussitôt hors du lit pour courir vers mes compagnons, qui
dormaient à quelques pas de nous, et, avant de les réveiller, je
suivis le serpent, qui marchait lentement vers le feu.

Mon approche fit lever la crête du reptile, et il tourna la tête pour
me regarder. Ce mouvement me donna l'idée de décharger sur lui ma
carabine, remplie de balles de plomb. Un homme endormi près du feu se
leva vivement et retomba bientôt sur la terre: je crus l'avoir tué.

Le chef malais donna l'alarme et s'élança vers moi suivi de tous ses
gens; je lui montrai le monstre qui se débattait au milieu des
charbons.

--Vous tirez un coup de carabine contre un chichta, me dit le chef
d'un air presque courroucé; vous avez tort, monsieur, d'user votre
poudre et de troubler pour si peu de chose le sommeil de vos hommes.
Il y a ici des milliers de ces vers ennuyeux, et voici comment on les
tue.

En achevant ces mots, le chef perça la tête du serpent avec sa lance
et le maintint dans la braise.

Le serpent entortilla son corps autour de la lance jusqu'à ce que sa
queue atteignît la main du chef.

--Si vous voulez le faire rôtir, me dit le Malais, vous trouverez que
sa chair est aussi bonne que celle du meilleur poisson.

Quand le serpent fut tout à fait mort, le chef le jeta dans le feu, le
couvrit avec des cendres, et me dit encore:

--Nous le mangerons au réveil; bonsoir, je vais essayer de me
rendormir.

Peu désireux d'être encore interrompu par des êtres si désagréables,
j'engageai Zéla et de Ruyter à finir la nuit avec moi auprès du foyer.

Notre conversation tomba bientôt sur la chasse aux tigres, et de
Ruyter, qui avait non-seulement une passion très-vive pour ce plaisir,
mais qui s'était rendu célèbre par ses exploits dans les provinces
supérieures de l'Inde, nous dit en terminant:

--La chasse aux tigres, de la manière dont on la fait dans l'Inde, est
moins dangereuse que celle qui a pour but la destruction des renards.
Pour chasser le tigre, une vingtaine d'hommes se réunissent et
s'entourent d'une prodigieuse quantité d'éléphants. Enfermés dans les
houdahs avec une douzaine de mousquets, qui sont vite rechargés par
des domestiques, les chasseurs sont dans une position aussi sûre qu'un
homme perché sur un arbre et tirant sur un daim. Il arrive quelquefois
qu'un mahout est égratigné, car il court un peu plus de danger que son
maître; mais le héros du combat, c'est le noble éléphant: il fait face
au tigre, et tout le succès dépend de son courage, de sa vaillance et
de sa fermeté. Si l'éléphant ne veut pas rester, s'il a peur, s'il se
sauve, la vie du chasseur est en péril; car un boeuf enragé, ou notre
Malais en colère, ne sont rien en comparaison d'un éléphant en
révolte.

Le plus admirable spectacle du monde, reprit de Ruyter, est celui
qu'offrent les lions en chassant les animaux dont ils font leur
principale nourriture. Bien différents des lâches et cruels tigres,
les lions ne se cachent pas pour surprendre leur proie. Pendant les
heures silencieuses de la nuit, ils dorment, mais ils se lèvent avec
l'aurore, et donnent la chasse aux premiers animaux qu'ils
rencontrent, en faisant trembler la forêt au bruit de leur voix de
tonnerre.

Un jour, il y a longtemps de cela, étant allé à la rencontre d'un
prince de la famille de Bolmar-Singh, près de Rhatuk, dans le
voisinage duquel j'avais été retenu pour quelques jours, je dirigeai
ma marche vers Ramoon, pays des montagnes Himalaya, et habité par une
race sauvage qu'on nomme Silks. J'avais à ma suite un très-petit
nombre de domestiques, et une demi-douzaine d'éléphants des montagnes.

Nous traversâmes par des chemins secrets et détournés une grande
étendue de terrain couverte d'arbres et de jungles. Je n'ai jamais
passé tant de jours sans voir le soleil depuis l'époque où j'ai
traversé les sombres chemins de ce pays d'ombrages. Ni le soleil ni le
vent n'avaient pu pénétrer le mystère de ces charmilles vierges.

Dans la solitude de ces éternelles ténèbres gambadaient d'énormes
hiboux et des chauves-souris vampires, et les rares animaux que nous
rencontrions avaient la couleur terne des plantes moussues et moisies.

Le poil des lièvres, celui des renards et des chacals était d'un gris
terne, et il y avait dans le fourré des champignons qui, par leur
couleur et par leur force, ressemblaient à des lionnes reposant avec
leurs petits. Cette ressemblance était si frappante, que, sachant la
forêt peuplée de bêtes féroces, nous fîmes à cette vue des préparatifs
de défense.

De pauvres plantes rampantes, qui, comme moi sans doute, désiraient un
peu d'air, avaient plongé si profondément leurs racines dans la terre,
que leur tronc avait atteint la grandeur d'un teah (arbre). Sur ce
tronc, elles avaient grimpé de jour en jour pour étaler au soleil
leurs fleurs cramoisies.



LXXXVIII


Je ressentis un véritable plaisir quand je pus m'échapper de ce séjour
de mort, quand je vis resplendir au-dessus de ma tête l'éblouissant
rayonnement du soleil. La scène ressemblait à un lac entouré de
forêts; vers l'est, les montagnes s'élevaient à une hauteur étonnante;
elles bordent l'empire chinois.

Après avoir traversé un ruisseau, nous arrivâmes à la source d'un
torrent des montagnes. Le torrent, rendu aride par l'extrême chaleur,
se divisait en petits lacs d'eau saumâtre, et, au milieu d'une couche
de gravelle, entremêlée de fragments de rochers, se trouvait une
petite île, couverte de mousse, de fleurs et d'arbrisseaux.

La beauté du lieu, la sécurité de la position, nous engagèrent à le
choisir pour y prendre quelques heures de repos.

À cette époque, mon cher Trelawnay, j'étais aussi jeune et aussi
romanesque que vous; il ne vous sera donc pas difficile de comprendre
que le lendemain, au réveil, je songeai, en fumant ma pipe, à ne
jamais abandonner la solitude de ce magnifique désert. La transition
de la nuit au jour s'opéra si doucement, que j'y fis à peine
attention.

Vers le matin, un troupeau de buffles sauvages vint paître à quelques
pas de nous. Pendant que j'examinais leur forme surnaturelle, un bruit
confus, qui ressemblait au sourd grondement de l'orage, se fit
entendre dans la forêt.

Les chacals, les renards et les daims marquetés s'élancèrent hors du
bois, et le troupeau de buffles noirs cessa de paître et se tourna
vers la place d'où venait le bruit. Une foule de brillants paons
voltigea au-dessus de nos têtes en jetant de grands cris, et un
pélican, qui venait de prendre une couleuvre, laissa tomber sa proie
et s'envola lourdement. Nos petits éléphants, qui mangeaient les
arbrisseaux autour de nous, s'effrayèrent tellement, qu'ils firent la
tentative d'échapper à leurs gardiens pour grimper sur les rochers.

Tout à coup, un mohr de la race des élans sortit de la forêt: sa
taille dépassait celle qui est ordinaire à ces animaux, et ses cornes
entortillées étaient aussi longues que la lance d'un Malais. Après
l'apparition du mohr, un rugissement clair, sonore, terrible comme un
éclat de tonnerre, annonça le lion chasseur suivi de quatre lionceaux;
il se creusa un chemin à travers les buissons et les ronces. En
entrant dans la plaine, le lion chercha la piste en posant son nez
pointu sur la terre. Quand il l'eut trouvée, il poussa un second
rugissement, et ce cri de triomphe fut répété par sa royale escorte.
Le lion se remit à la poursuite du cerf, suivi de sa bande; cette
bande formait une ligne, et je fis la remarque qu'il n'était point
permis de devancer le roi, car au premier mouvement d'insubordination,
il s'arrêtait court, et sa voix se faisait entendre plus sonore et
plus tonnante.

Avec la vitesse d'un aigle, l'élan se dirigeait vers le lac. Mais, en
essayant de franchir d'un bond un morceau de rocher, il tomba dans
l'eau; promptement relevé, il suspendit un instant sa course haletante
et parut écouter la voix rugissante de son ennemi. Après ce court
instant de repos, le cerf gravit le talus et se glissa dans le lit du
torrent.

J'ai oublié de vous dire, mon cher Trelawnay, que le troupeau de
buffles, en s'écartant pour livrer passage aux lions, n'en parut
nullement effrayé. Mes guides m'assurèrent que ces animaux sont plus
forts que le lion, et qu'ils peuvent se rendre facilement maîtres de
plusieurs tigres. Quand le lion traversa la ligne formée par ces
énormes boeufs, sa crinière droite et terrible, sa queue raboteuse
ondoyèrent au-dessus d'eux. Évidemment le lion chassait par l'odeur et
non par la vue, car, au lieu de traverser la rivière dans la plus
proche direction de l'endroit où le cerf était tombé, il suivit le
cours de l'eau, grimpa sur le talus, et, toujours sur la piste de sa
proie, il traversa la source du torrent.

Selon toute probabilité, le pauvre cerf avait été blessé dans sa
chute, car la vitesse de sa fuite diminua de rapidité, tandis que
celle du lion augmentait de minute en minute. Suivi de près par les
lions, le cerf avait rasé la base du rocher sur lequel j'étais debout.
De mon poste, je pus parfaitement distinguer tous les acteurs de ce
drame: le premier lion était vieux, décharné, sa peau noire luisait à
travers ses poils minces, étoilés et rougeâtres; sa queue était nue,
sale, et les poils de sa crinière étaient en mottes; la longue et
énorme mâchoire de ce vieux roi des forêts était abaissée et sa langue
pendait en dehors comme celle d'un chien fatigué. Le cerf fit des
efforts terribles pour monter le banc, il semblait vouloir gagner les
jungles; mais la terre n'était pas solide et il perdait pied à chaque
instant. Quand la pauvre bête eut franchi les trois quarts de
l'élévation escarpée, elle tomba et fut incapable de se relever; les
rugissements du lion étaient magnifiques lorsqu'il sauta sur le cerf à
l'aide d'un puissant élan. Alors, une patte posée sur le corps du
vaincu, il gronda les lionceaux qui voulaient approcher, et fit, avec
lenteur, les préparatifs de son festin. La famille dut se contenter
des membres du cerf et des os que le vieux lion jetait royalement
derrière lui.

Mais voilà notre sauvage chef, finissez de boire votre café,
Trelawnay, et partons pour la Ville des Rois; j'entends, en
imagination, un concert de rugissements.



LXXXIX


Le terrain qui avoisinait la colline était rougeâtre, et les jungles
parsemés çà et là couvraient le sol d'un tapis de baies jaunes et
rouges. Une quantité prodigieuse de poules d'Inde sauvages, de hérons,
de grues et d'oiseaux de mer voltigeaient dans l'air, et nous étions
surpris à chaque instant par l'apparition inattendue d'une bande de
chacals, d'une troupe de renards et de beaucoup d'autres animaux que
je n'avais jamais vus. De temps en temps un coup d'oeil jeté en
arrière nous faisait apercevoir des troupeaux d'éléphants sauvages et
de buffles qui paissaient sur la plaine que nous venions de traverser.
À midi, nous fûmes arrêtés par une rivière large, boueuse, peu
profonde, mais qui, sans doute, inondait le haut de la plaine pendant
la saison pluvieuse, c'est-à-dire sept ou huit mois de l'année, et se
faisait ensuite un passage jusqu'au marais. Après une longue
hésitation, les éléphants se décidèrent à traverser le gué de la
rivière; une fois sur l'autre bord nous nous reposâmes. Le lendemain
il fallut gravir la colline hantée par les esprits. Cette colline
inspire aux natifs une superstition si respectueuse, qu'ils n'osent
troubler par leur présence ce lieu consacré aux géants et aux esprits,
qui, disent-ils d'un air convaincu, veillent nuit et jour sur leur
sauvage propriété. La crédulité de ce peuple primitif avait un appui
sur les restes d'une ville quelconque, et de Ruyter nous dit que les
ruines qui parsemaient la plaine étaient moresques. Nous trouvâmes
d'énormes masses de pierre, des citernes bouchées, des puits que la
végétation couvrait de mauvaises herbes, de plantes rampantes et d'une
infinité d'arbrisseaux.

Nous dressâmes nos tentes sur la partie de la colline la plus couverte
de rochers et la moins voisine des jungles. Après avoir allumé des
feux et mangé un jeune cerf, nous fîmes les arrangements nécessaires à
la journée du lendemain, et nous nous endormîmes. Le chef malais fut
debout avant l'aurore; il réveilla ses gens, fit préparer nos montures
et disposa tout pour le départ. Zéla, qui voulait absolument nous
accompagner, fut assise sur un petit éléphant, et enfermée dans le
seul houdah que nous eussions.

Après de longues recherches, nous découvrîmes plusieurs traces de
tigres dans les lieux couverts et sur le bord des étangs, mais les
hautes herbes et l'épaisseur des buissons nous empêchèrent de suivre
leurs traces jusque dans leurs retraites. En revanche, nous trouvions
à chaque pas des daims, des sangliers, et une grande variété
d'oiseaux.

Quand de Ruyter eut soigneusement examiné le voisinage, il nous assura
que trois tigres habitaient le jungle, car il avait découvert les os
d'un élan récemment tombé sous leurs griffes.

Cette nouvelle nous combla de joie, et, bien préparés pour l'attaque,
nous nous dirigeâmes vers la retraite de nos ennemis. Guidés par de
Ruyter, il nous fut facile d'atteindre sans de longs détours le lieu
où se trouvaient les restes du cerf. Ces restes étaient entourés d'une
terre humide qui conservait jusqu'au jungle les traces du passage des
tigres.

Avant de commencer la chasse, de Ruyter, qui voulait bloquer toutes
les sorties, divisa notre troupe. La plupart de mes hommes étaient à
pied, et ils semblaient aussi tranquilles et aussi rassurés qu'à
l'approche de l'attaque d'un nid de belettes. Je laissai Zéla à
l'entrée du bois, sous la garde de quatre Arabes, et je descendis de
cheval pour aider de Ruyter à débarrasser le passage. Les Malais
furent divisés en deux groupes, et nous recommandâmes aux matelots
d'agir avec une extrême prudence en faisant usage de leurs armes à
feu, car les accidents étaient plus à craindre que la férocité des
tigres.

--J'ai grand'peur, dit de Ruyter, que nos éléphants ne soient pas de
force à faire face aux tigres. Mais cependant il est nécessaire, avant
de renoncer à nous en servir, que nous les mettions à l'épreuve.

En approchant des buissons, nous mîmes en déroute des daims, des
lièvres et des chats sauvages.

De Ruyter me montra les ruines d'un palais moresque, en me disant que
la sagacité de nos éléphants nous ferait éviter les masses brisées des
édifices, les abîmes et les puits couverts de verdure humide.
L'endroit où nous nous trouvions était d'une sauvagerie surnaturelle;
elle impressionna tellement nos matelots, que leur joie orageuse fut
changée en une sorte de tristesse rêveuse. Les furieux trépignements
de pieds de nos éléphants nous apprirent que l'antre des tigres était
proche. Une ruine voûtée s'étendait devant nous, et un bruit
indistinct agitait les buissons.

--Tenez-vous fermes, mes garçons! cria tout à coup de Ruyter.

Au même instant un tigre monstrueux s'élança sur nous.

Nous fîmes feu tous ensemble, mais pendant les premières minutes qui
suivirent cette terrible décharge, je ne pus en connaître le résultat,
car, enragés de terreur, nos éléphants désertaient.

Mon mahout se jeta par terre et une branche d'arbre me fit tomber.

J'entendis un effroyable cri de guerre, et on fit une seconde fois un
feu bien nourri.

L'éléphant de de Ruyter bondit en arrière et tomba dans un puits à
moitié caché sous une couche d'herbe; l'intrépide chasseur se dégagea
lestement, et nous laissâmes nos montures agir à leur guise.

--Il y a encore des tigres sous la voûte de ces ruines, me dit de
Ruyter; forçons-les à sortir.

Nous réunîmes quelques-uns de nos hommes, et, d'un pas ferme, guidés
par l'abominable odeur qu'exhalent ces bêtes fauves, nous gagnâmes le
lieu de leur retraite. Bientôt des rugissements sonores et des
grognements aigus nous donnèrent l'assurance d'un prochain succès.

--Attention! dit de Ruyter, l'antre renferme une tigresse avec ses
petits; prenez garde à vous, mes garçons: ne tirez que sur elle, et
tirez bas.

Un jeune tigre sortit le premier pour nous attaquer.

--La mère va sortir, me dit tout bas de Ruyter, ne tirez pas encore.

Effrayé de notre position hostile, le tigre courut se cacher sous un
épais buisson; il y resta en grognant; une seconde après, deux autres
petits sortirent à leur tour et se cachèrent avec autant d'effroi et
de promptitude qu'en avait montré le premier.

Le rugissement de la mère devint terrible, et un coup de fusil tiré
par de Ruyter sur un des jeunes tigres la fit apparaître à l'ouverture
de la voûte, les yeux en feu, et écumant de rage. La tigresse se
précipita violemment sur nous. Je fis feu des deux canons de mon
fusil, et nous reculâmes de quelques pas.

Atteinte par mon arme, la tigresse frissonna, et, toute chancelante,
elle voulut attaquer de Ruyter; mais, trop faible pour l'atteindre,
elle ploya sur ses jarrets. Un coup de lance l'étendit sans vie à nos
pieds.

Pendant que je rechargeais mon fusil, un jeune tigre s'élança sur moi.
L'attaque fut si brusque, si inattendue, qu'elle me renversa. Avant de
pouvoir me relever, je vis de Ruyter mettre tranquillement son fusil
dans l'oreille de la bête déjà blessée, et lui faire sauter la
cervelle en l'air. Pendant cette lutte partielle avec la mère et le
premier tigre, les matelots continuaient à faire feu, et les balles
volaient au-dessus de nos têtes; quelques-unes blessèrent les jeunes
tigres, mais sans les tuer, car ils se sauvèrent.

--Plaçons-nous derrière ce rocher, me dit de Ruyter; les matelots se
servent d'un mousquet comme ils se servent d'un cheval: ils emportent
tout ce qui se trouve sur leur passage.

Des Malais, envoyés en éclaireurs par le chef, vinrent nous dire que
le jungle était vivant de tigres, qu'ils en avaient déjà tué deux, et
qu'un de leurs hommes était mort.

Une heure après cette première victoire, il y avait autant de bruit et
de confusion dans le jungle que pendant une bataille navale ou qu'au
saccagement d'une ville. Je remarquai cependant que les tigres ne sont
point aussi formidables qu'on veut bien le dire. Ils se couchaient en
rampant dans les longues herbes, et nous avions de grandes peines à
prendre avant de pouvoir les en faire sortir. Pour arriver à ce but,
nous étions obligés de leur envoyer une balle, et bien des fois, au
lieu de se jeter sur nous, ils essayaient de fuir sous le couvert, et
c'était seulement en face des passages bloqués que, poussés par le
désespoir, ils se précipitaient aveuglément sur nous.

Deux hommes courageux et bien armés peuvent aller sans crainte
jusqu'aux approches de l'antre d'un tigre et le forcer à quitter sa
retraite pour venir tomber sous leurs coups.

Un grand nombre de tigres se sauva vers la plaine, et il nous était
impossible de diriger notre chasse de ce côté-là. Plusieurs de nos
hommes étaient blessés, soit par les tigres, soit par des chutes dans
les décombres, et un Malais eut l'échine dorsale si fracassée,
qu'après une heure d'agonie il expira.



XC


Quand la chasse fut désorganisée, je songeai à Zéla, qui, bien
certainement, devait s'effrayer des bruits du combat et de ma longue
absence. Je me dirigeai donc seul,--car tous nos gens étaient
dispersés çà et là,--vers la partie du jungle où quatre Arabes
devaient faire la garde autour d'elle.

En approchant de l'endroit où la jeune femme devait attendre mon
retour, j'entendis un bruit affreux, un bruit entremêlé de cris
perçants, de rugissements de tigres et de trépignements de pieds. Je
hâtai ma course, autant que purent me le permettre les épais buissons
et l'inégalité du terrain; car, à chaque pas que je faisais en avant,
j'entendais, plus féroces, plus sonores et plus distincts, les
effroyables rugissements du fauve habitant des jungles.

Arrivé à quelques mètres de l'endroit où devait se trouver Zéla,
j'aperçus un énorme tigre suspendu par les pattes aux flancs de
l'éléphant de ma pauvre abandonnée. Zéla n'était pas visible, et le
tigre portait sa tête, en écumant de rage, jusqu'au houdah.

--La malheureuse enfant a été dévorée! m'écriai-je en me frappant le
front. Oh! fou, fou que je suis!

Un frisson mortel arrêta dans mes veines la circulation du sang, puis
il fit place à une flamme brûlante dont la vapeur me monta au cerveau.

Ma carabine n'était pas chargée: je la rejetai loin de moi, et, sans
aucune autre arme qu'un poignard malais, je me précipitai, furieux et
sans crainte, au secours de Zéla. À quelques pas du groupe formé par
l'éléphant et son sauvage antagoniste, un petit tigre déchirait à
belles dents un objet que je ne pris point le temps d'examiner.

L'éléphant de Zéla trépignait, criait, se débattait avec désespoir
pour se débarrasser du tigre. L'affreuse bête tomba, mais en emportant
dans sa chute une victime humaine, enveloppée dans un vêtement blanc.
Je bondis sur le tigre, qui gronda sourdement, et dont la patte,
appuyée sur sa victime, n'oscilla même pas. Il attendait mon attaque.

Je frappai l'animal d'un coup de poignard, et lorsque, près d'être
atteint par le blessé, je cherchais autour de moi un moyen de défense
plus sûr que mon poignard, j'entendis murmurer cette douce invocation:

--Saint prophète, protégez-le!

Comme pour exaucer la prière de cette douce voix, l'éléphant frappa le
tigre avec son pied de derrière. Le coup fut bien porté, car mon
ennemi roula sur les flancs, et je pus lui enfoncer dans le coeur mon
poignard jusqu'à la garde.

Un cri terrible, cri dont la bruyante clameur étouffa le rugissement
du tigre, vint tout à coup frapper mon oreille; je me retournai
vivement: c'était le chef malais. Son arrivée était d'un admirable
à-propos, car le tigre se relevait, et son jeune compagnon courait sur
moi. Le Malais perça le jeune tigre avec sa lance, et enfonça vingt
fois son poignard dans le corps du vieux.

--Quel plaisir! me dit-il en brandissant sa lance, je suis fou de
bonheur. Allons encore dans les jungles, il y a un monde de tigres:
nous les tuerons tous.

Le chef disait ces paroles en rugissant comme un lion. Voyant que je
n'y prêtais pas une bien grande attention, il secoua sa lance et
disparut dans le bois.

Heureusement pour moi, mes regards éperdus tombèrent sur la douce
figure de Zéla, qui s'était prosternée à mes pieds. Je fis vainement
la tentative de la relever, je n'avais plus de force, je chancelais,
je me sentais sur le point de devenir fou. Quand les deux bras de la
jeune femme eurent entouré ma tête, je repris mes sens, et je couvris
son visage adoré des plus tendres caresses.

Zéla était hors de danger; les corps des deux tigres gisaient à nos
pieds: tout était calme autour de nous.

En apercevant la victime du tigre, je dis à Zéla, car je ne pouvais en
distinguer ni les traits ni la forme:

--Qui a donc succombé sous les coups de cette horrible bête?

--Le pauvre mahout, très-cher, et j'ai grand'peur qu'il ne soit mort.

--Heureusement, ce n'est que lui, chérie; je craignais tant que ce ne
fût vous! Je craignais tant que vous ne fussiez devenue un esprit, mon
bon esprit; car, vous le savez, la foi arabe me permet deux guides
spirituels: un bon et un mauvais.

Ma colère tomba bientôt sur les Arabes auxquels j'avais confié Zéla,
et, à mon appel, ils sortirent d'un fourré où, me dirent-ils d'une
voix tremblante, ils avaient trouvé le petit d'un léopard tué par de
Ruyter.

J'étais tellement furieux contre ces hommes, qu'avec l'intention d'en
tuer un, j'armai mon pistolet.

L'arme était dirigée sur la poitrine de l'Arabe le plus proche de moi;
j'allais lâcher la détente quand une main retint mon bras.

Je me retournai brusquement: les yeux de Zéla rencontrèrent les
miens, son regard pénétra mon coeur, regard charmant et qui eût
apporté le calme dans l'esprit irrité d'un fou.

--Il est notre frère, me dit la jeune femme d'une voix vibrante et
mélodieuse. Ne nous détruisons pas les uns les autres. Remercions le
prophète, dont la miséricorde vous a fait le sauveur du dernier enfant
de notre père. Le mauvais esprit qui a poursuivi mon père jusqu'au
jour de sa mort est-il donc descendu sur vous? Sa main cruelle est
dans ce moment-ci posée sur votre coeur. Prenez garde, mon ami, car
l'ombre du mauvais esprit plane sur vous comme l'ombre sur le soleil;
elle vous fait paraître, même à mes yeux, féroce et inexorable.

--Vous êtes le faucon de notre Malais, chère, mais l'aile du noir
corbeau a disparu; le soleil ne s'est point obscurci; l'oiseau de
mauvais augure m'a quitté. Allons, la paix est faite, n'est-ce pas? Il
faut que je rentre dans le jungle; montez sur votre éléphant; je
préfère vous confier à sa sagacité qu'à un millier d'Arabes. C'est une
noble et courageuse bête.

Je flattai l'éléphant avec la main, et je donnai à Zéla du pain et des
fruits pour les faire manger à notre sauveur.

L'éléphant semblait être plongé dans une triste contemplation, et il
regardait avec un sentiment de pitié sympathique le corps prosterné du
mahout mourant. Il ne fit pas attention à nous, et quand ses yeux
tombèrent sur le tigre mort, il trépigna, prit un air féroce et fit
entendre un cri de sauvage triomphe.

Puis, mécontent de lui-même pour n'avoir fait que venger le mahout,
qu'il eût voulu sauver, il baissa sa trompe et ses oreilles vers la
terre, et, quoique blessé et sanglant, il paraissait ne songer ni à
lui ni à nous, mais à son ami mort. Les yeux humides et rêveurs de
l'éléphant montraient que toutes ses pensées étaient absorbées par la
perte qu'il venait de faire. Son regard pensif était fixé sur les
Arabes occupés à faire une sorte de claie pour emporter le moribond,
car sa poitrine était lacérée par les coups de griffe.

La noble bête, tout à son chagrin, refusa de manger, et, lorsque je
plaçai l'échelle de bambou pour faire monter Zéla dans le houdah, elle
tourna sa trompe, me regarda, et, voyant que c'était encore la jeune
femme qu'elle allait porter, elle reprit sa première position en
continuant à pousser de sourds gémissements.

L'homme que pleurait l'éléphant avait été longtemps le pourvoyeur de
ses besoins, et depuis la mort du Tiroon, tué par le chef, cet homme
avait pris la place de mahout. L'éléphant n'avait point paru attristé
à la mort de son premier conducteur, qui avait été, sans nul doute, un
maître méchant et cruel. S'il m'eût été possible de garder l'éléphant,
je m'en serais fait un devoir et un plaisir; car quand nous le
quittâmes, Zéla l'embrassa en pleurant, et coupa, près de ses
oreilles, quelques-uns de ses poils. J'ai conservé et je conserve
encore ce souvenir du sauveur de Zéla; il remplit le chaton d'une
bague sur laquelle est gravé, comme dans mon coeur, le nom de cette
chère moitié de moi-même.

Mais j'éloigne mon esprit du sujet qui m'occupe en cet instant; c'est
une faute involontaire, car, malgré moi, je suis entraîné à faire le
récit des puérils événements qui me rendent Zéla pleine de vie!
Aujourd'hui, ma cervelle ressemble à un griffonnage confus encore,
croisé en tous les sens et illisible pour tout autre que moi.



FIN DE LA DEUXIÈME SÉRIE



Paris.--Imprimerie de ÉDOUARD BLOT, rue Saint-Louis, 46, au Marais.


       *       *       *       *       *


Notes de transcription

Les coquilles ont été corrigées et les majuscules accentuées.
La graphie ancienne (pantouffles, dyssenterie, camellia, etc.)
a été conservée. Nous croyons également que:

  à la page 7, «cet» dans la phrase «Je n'ai pas besoin d'ajouter
  que cet étrange coïncidence des faits affermit la foi d'Aston dans
  les rêves...» devrait se lire «cette»;

  à la page 126, «ambre» dans la phrase «Pour l'éviter, je dirigeai
  ma course vers des îles entourées d'un banc d'ambre.» devrait se
  lire «ombre»;

  à la page 192, le second «nuit» dans la phrase «La nuit était
  sombre; une brise fraîche soufflait hors du golfe, et la nuit
  était assez calme.» devrait se lire «mer»;

  à la page 248, le second «autre» dans la phrase «L'autre bâtiment
  était chargé d'huile, de café, de sucre candi et de plusieurs
  autre choses;» devrait se lire «autres»;

  à la page 271, «il» dans la phrase «Le Tiroon mahout appartenait à
  une race qui se plaît à verser le sang, car ils font journellement
  des sacrifices à leurs dieux et à la femme qu'il aiment» devrait
  se lire «ils»;

  à la page 272 «de» devrait être ajouté à la phrase ...«un faucon
  aux longues ailes occupé à se battre avec un corbeau, que l'odeur
  du sang avait attiré près (de) nous.».





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Un Cadet de Famille, Volume 2 (of 3)" ***

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