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Title: L'Illustration, No. 3675, 2 Août 1913
Author: Various
Language: French
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L'Illustration, No. 3675, 2 Août 1913

LA REVUE COMIQUE, par Henriot.



__Supplément à L'ILLUSTRATION du 2 Août 1913.__

LE DOSSIER DES MASSACRES D'OTAGES PAR LES BULGARES

[Illustration: Mme Jean Leune et M. Georges Bourdon, du _Figaro_,
découvrent, aux environs de Livounovo, les corps de sept notables de
Serès, massacrés et mutilés.]

[Illustration: Signatures apposées sur la lettre d'envoi des documents
de cette page par les trois témoins de la découverte des corps des
notable de Serès massacrés près de Livounovo. M. Bernard Laporte du
_New-York-Herald_, ne figure pas dans la photographie ci-dessus prise
par M. Jean Leune.]

[Illustration: Deux autres des notables de Serès que les Bulgares
avaient emmenés comme otages.]

_Photographies Jean Leune.--Voir l'article à la page suivante._

[Illustration: Cadavres de victimes grecques.]

[Illustration: Un mutilé (pied coupé) parmi les victimes de Doxato.]

[Illustration: Les massacres qui ont précédé l'évacuation de Cavalla par
les Bulgares: cadavres de victimes musulmanes. _Photographies
communiquées par M. F. de Jessen._]

LE MASSACRE DES OTAGES DE SERÈS

_Le compte rendu, par M. Jean Leune, de l'horrible découverte qu'il a
faite le 21 juillet, avec deux de ses confrères, aux environs de
Livounovo, ne nous est pas encore parvenu. Mais nous avons reçu ses
photographies, et le commentaire en avait paru dès le 24 juillet dans le
récit télégraphié par M. Georges Lourdon au_ Figaro, _et que nous
reproduisons ici:_

Une horrible découverte a été faite, avant-hier soir, par quatre d'entre
nous. Je citerai leurs noms, car il importe que nul ne puisse suspecter
l'exacte relation que j'en vais faire. Ce sont M. et Mme Leune et M.
Laporte. Celui-ci, Français, représente ici le _New-York Herald_. M.
Leune, jeune homme de vingt-deux ans, licencié d'histoire et qui prépare
une thèse de doctorat, a suivi, en vue de celle-ci, toutes les
opérations de l'armée grecque depuis dix mois et il les a suivies
infatigablement dans les conditions les plus pénibles, en compagnie de
sa jeune femme, une Grecque de Constantinople. Couchés tous deux sous la
tente, dans la neige, et le sac au dos, suivant à pied le chemin de
l'armée, M. Leune, petit-fils d'un célèbre universitaire, n'a rien dit
dans les correspondances qu'il a envoyées à _L'Illustration_ ni des
fatigues que sa femme et lui ont endurées, ni de la popularité qu'elles
leur ont gagnée parmi toute l'armée, mais, pour l'avoir surprise, je ne
me retiendrai pas de porter témoignage en faveur de compatriotes.

Donc, avant-hier, sur des indications qu'on nous avait données, nous
nous dirigeâmes tous quatre à quelques kilomètres au nord de Livounovo, à
droite de la route qui suit la Strouma, en partant du lit desséché d'un
affluent de cette rivière dont les cartes ne donnent pas le nom. On nous
avait dit: «Vous trouverez dans un champ de maïs et dans les environs de
ce champ les cadavres de quelques-uns des otages de Serès.» Peut-être
vous souvenez-vous, en effet, de cette nouvelle que donnèrent les
journaux qu'en quittant Serès, sous la menace de l'armée grecque, les
Bulgares avaient emmené un certain nombre d'otages, dont on ne savait ce
qu'i's étaient devenus. Leurs cadavres, c'étaient leurs cadavres, dont
on nous indiquait la place. Nous cherchâmes longtemps; nous avions les
points de repère, la rivière desséchée, le bouquet d'arbres, le chemin,
un vallonnement entre deux monticules. Enfin, l'un de nous fit: «Nous
approchons.» Une acre odeur de putréfaction nous saisit aux narines,
cette odeur chaude, pénétrante, persistante et ignoble à faire
défaillir, de fermentation des chairs, dont j'ai déjà éprouvé, à
Casablanca, l'atroce nausée. Elle nous guide; nous découvrîmes un
cadavre, puis un autre, et quel cadavre!

Mais la nuit approchait et nous n'avions pas eu le temps de faire en
nous les réserves d'énergie nécessaires. Nous décidâmes de remettre au
lendemain matin notre sinistre recherche. C'était hier, j'ai les yeux
pleins encore de l'épouvantable vision. Nous en avons trouvé sept. Le
premier est éloigné du second de deux cents mètres, et trois cents
mètres séparent celui-ci des quatre autres, disposés presque
parallèlement à quelques mètres de distance, le dernier est juché sur un
talus, à uns quinzaine de mètres. Celui-ci a trébuché sans doute; il a
perdu sa chaussure et n'est tombé que deux mètres plus loin; cet autre,
frappé dans le dos, est tombé sur la face et tout son corps est déjà à
demi enfoncé sous ia coulée des pluies dans la terre meuble d'un champ.
Un troisième a reçu sur le crâne un terrible coup de fusil, asséné avec
une telle force que la crosse brisée a été lancée à un mètre de lui, et,
un peu plus loin, dans un buisson, nous retrouvons le fusil auquel
s'adapte exactement la crosse, et couvert de sang coagulé auquel
adhèrent les cheveux; il est encore chargé de ses cinq balles.

Près d'un autre cadavre, nous trouvons aussi une crosse brisée, mais
l'assassin, sans doute, a remporté son fusil. Un cinquième, couché en
croix sur le dos, les mains et les doigts crispés dans le sol, montre un
visage noir, une bouche ouverte qui semble hurler encore d'épouvante. Il
me rappelle ces deux cadavres pétrifié? que l'on voit à Pompéi: membres
tordus et bouches ouvertes, comme s'ils n'avaient pas cessé, à travers
les siècles, de crier sous la morsure de la lave.

Ayant souci de ménager la sensibilité de ceux qui me lisent, je
n'insisterai pas davantage sur l'horreur de ce spectacle. Je ne vous
dirai rien de la volonté qu'il nous a fallu pour poursuivre, le nez
bouché et les yeux glacés d'horreur, notre sinistre reconnaissance, mais
il était nécessaire qu'elle fût accomplie.

Nous avons photographié ces affreux débris et ces photographies seront
publiées. On saura que ce sont là, entre autres, des victimes d'une
armée régulière et non de comitadjis que l'on désavoue. Car ces notables
de Serès furent les prisonniers de l'armée, emmenés par l'armée en
retraite. Et les malheureux que nous avons devant nous n'étaient pas des
paysans de la contrée où nous les retrouvions, c'étaient des gens de la
ville, bien habillés, avec des costumes de drap ou de serge, des
bottines neuves, des chaussettes, des chapeaux, enfin des messieurs. Et
ils sont bien de Serès, car trois d'entre eux purent être reconnus et
identifiés.

La guerre est une oeuvre horrible.

GEORGES. BOURDON.

LES BLESSURES DES BALLES BULGARES

_M. Hubert Pernot, professeur de néo-grec à la Sorbonne, nous envoie de
Corfou, la lettre suivante:_

Corfou, 21 juillet 1913.

Je vous adresse ci-inclus trois clichés d'une gravité particulière.

Sur 490 blessés du combat de Kilkiz, arrivés récemment de Salonique à
Corfou et soignés actuellement dans les hôpitaux de cette ville, 7
représentent des blessures que les chirurgiens attribuent à l'emploi de
balles dont on a enlevé la partie supérieure et sur lesquelles on a fait
une incision en forme de croix pour les rendre plus meurtrières. La
balle ordinaire pénètre dans les tissus et en ressort souvent sans aucun
dommage pour le blessé. Un exemple caractéristique est celui d'un soldat
d'ici que j'ai vu et photographié: la balle lui est entrée sous
l'oreille droite; elle est ressortie sous l'oeil gauche; il a continué à
marcher durant une heure et demie; aujourd'hui il est parfaitement guéri
et voit également bien des deux yeux.

Avec les balles en question le cas est tout différent:

La photographie 1 représente l'entrée de la balle, une lésion assez
légère et qui, sur la photographie, paraît même plus grave qu'elle n'est
en réalité. La photographie 2 représente la sortie, chez le même blessé.
Il se nomme Koulouras (Anargyros), né à Hydra, 2e corps d'armée, 7e
régiment d'infanterie, 9e compagnie. Il est actuellement soigné par le
docteur Sgourdéos, de Constantinople, qui est major volontaire. Ce? deux
clichés, comme le suivant, ont été pris par moi.

La photographie 3 représente la sortie du projectile chez Arabatzi
(Apostolos), de Bouraza, province de Larissa (5e corps d'armée, 23e
régiment, 7e compagnie), blessé à Kilkiz, comme le précédent.

Il va de soi que les soldats, blessés par ces projectile? ailleurs
qu'aux membres, ont dû rester sur le terrain, et il est probable que la
proportion 7/490 est inférieure à celle des projectiles semblables
employés.

[Illustration: 1.--Entrée de la balle.]

[Illustration: 2.--Sortie de la même balle.]

[Illustration 3.--Sortie d'un autre projectile semblable.]

Blessures causées par des balles bulgares, dites _dum-dum_,
photographiées dans un hôpital de Corfou par M. H. Pernot.



Ce numéro contient:

1° LA PETITE ILLUSTRATION, Série-Théâtre n° 14: SOPHONISBE, de M. Alfred
Poizat;

2° Deux pages supplémentaires sur les MASSACRES EN MACÉDOINE;

3° UN SUPPLÉMENT ÉCONOMIQUE ET FINANCIER de deux pages.

L'ILLUSTRATION

_Prix du Numéro: Un Franc._ SAMEDI 2 AOUT 1913 _71e Année.--N° 3675._

[Illustration: CELLES QUI ONT TOUT PERDU Femmes grecques de Doxato, dont
les Bulgares ont massacré les fils et les maris, pillé et brûlé les
demeures. _Photographie René Puaux._]



LA PETITE ILLUSTRATION

_Nous commencerons dans le prochain numéro de_ La Petite Illustration
_(série roman) la publication d'une oeuvre profondément originale et
émouvante de_ M. GASTON RAGEOT: __La Voix qui s'est tue.__ _Nous
publierons ensuite le grand roman, si attendu, auquel travaille encore
le maître de la psychologie contemporaine,_ M. PAUL BOURGET: __Le Démon
de midi.__



COURRIER DE PARIS

LES OMBRES

Dieu n'a peut-être créé le rayon que pour nous donner l'ombre.

Si l'ombre est, en effet, la fille du rayon, elle est parfois--bien que
diversement--aussi belle que lui. Elle l'explique, le fait valoir, le
formule et l'achève. Elle est, par opposition, son calme et son repos.
Elle le disperse, et l'étale comme un baume.

C'est seulement en pleine nature, et l'été, sous le ciel libre et mis à
nu, hérissé de lumière, que je jouis des ombres. Elles passent pourtant
inaperçues de la plupart des hommes qui ne se doutent pas de ce que
serait le monde si tout à coup, par toute la terre, de toutes les
surfaces où, comme de grands et petits oiseaux momentanément immobiles,
elles sont éployées... les ombres s'envolaient!... Oui... Le temps de
tourner la tête, et plus d'ombres! Si nos yeux, qui ne s'occupaient pas
d'elles, étaient attirés, ramenés soudain vers la place, immense et
dévastée, qu'elles meublaient tout à l'heure, et que nous fussions, en
un éclair, terrifiés de leur disparition et aveuglés de leur absence!
Effroyable pensée qui nous disloque, et que repousse en nous tout ce qui
s'émeut! tellement l'ombre s'impose au désir des sens, à l'instinct du
coeur, à la sagesse du rêve. Elle est une nécessité, physique et idéale.

Aussi, que les ombres, me plaisent! J'aime vivre avec elles. C'est ma
compagnie.

Tout d'abord je suis heureux d'épuiser, sans songer à rien, leur charme
et leur mystère. Je les vois innombrables, jamais pareilles,
capricieuses et cependant méthodiques, montrant bien qu'elles obéissent
à des lois inconnues, à des ordonnances secrètes. Pendant des heures,
des journées, je vais de l'une à l'autre, les visitant, les franchissant
comme des gués. Je les quitte, je les compare, et je demeure émerveillé
des beautés et des joies qu'elles me déplient. Je les mesure et j'en
fais le tour. Je les observe de près et de loin, je les touche, et je
fais semblant de vouloir les capter pour leur procurer le petit plaisir,
en me glissant des doigts, d'essayer de me prouver qu'elles n'existent
pas! Comme si je ne savais pas qu'elles _existent_, autant et plus que
ces réalités dont par erreur on s'imagine qu'elles ne sont qu'une
insaisissable figure, une fausse apparence, un brouillard mensonger... A
moi, elles me représentent les objets et les êtres avec une force, une
couleur et un relief, qui me permettent de m'y borner pour être
satisfait. Ainsi l'ombre de l'arbre me le donne en entier, tel qu'il est
en dehors d'elle et s'insurge de son côté. Ainsi l'ombre du boeuf bave
et mugit pour moi dans l'ombre irritante des mouches, sans que j'aie
besoin pour le voir lui-même de le regarder. Son ombre enjouguée m'en
dispense. Dans chacune d'elles je retrouve la caractéristique et la
matière même de l'original. L'ombre du bois, du fer, de la pierre et du
marbre traduit leur dureté, tandis que celle du feuillage est le
décalque, exact et frissonnant, de sa grâce légère. Comme les choses,
les animaux ou les hommes qu'elles ont mission de doubler avec une
discrétion fidèle, les ombres sont également animées ou inanimées. Elles
constituent le fond magnifique et soutenu de l'univers. De la baleine au
puceron, pas un gigantesque animal, pas un insecte qui n'ait son ombre,
personnelle, attribuée, n'appartenant qu'à lui, chargée de le rappeler
sans cesse à sa propre attention, car sans elle, il s'oublierait. Elle
est la trace continuelle, écrite et peinte, de son existence. Elle est
son docile miroir que rien ne peut briser.

Et, dans une déconcertante variété, toutes les ombres sont belles. Si
nous avions la patience et le temps d'aller à leur rencontre ou de les
faire défiler devant nous, elles nous arracheraient à tout instant, les
unes après les autres, des cris nouveaux d'étonnement, des soupirs
d'admiration... celles de tous les arbres et de toutes les bêtes, de
toutes les tiges et de tous les rameaux, de tout ce qui pousse, s'agite,
étend des branches ou des pattes, marche, court, galope, vole, ou bien
reste fixe, inerte, avec une projection paradoxale qui seule bouge et
fait le tour de son immobilité, comme celle du pic et du phare, de la
colonne et du clocher.

J'ai dit que toutes les ombres sont belles; certaines offrent une
splendeur incomparable, unique, et nous en savons de sublimes. Celles
des nuages voudraient être chantées en vers et mériteraient un poète.
Quand par les plaines on les voit, tel un majestueux et innocent fléau,
passer sans rien renverser, sans laisser la moindre ruine, faire des
taches de dix lieues ainsi qu'une armée en campagne ou une plaie
d'Égypte, éclipser le soleil, inonder la terre, assombrir le fleuve,
mettre des Sainte-Hélène et des Gibraltar sur la mer, ou bien flotter
pareilles à des manteaux de cavaliers, ou bien glisser en s'effilant
avec des formes allongées d'archange, ou bien balayer les étendues comme
si dans le val et les bois traînait la barbe immense et enchevêtrée de
Moïse... on est emporté par elles, malgré soi, et on les accompagne à
travers champs ainsi qu'un chien tiré par son troupeau... sans chercher
où elles vont... comme on suivrait un peuple ombragé d'étendards... Que
ce soit le roc ou le gazon, le sable qui dort ou l'eau vive, partout où
elles se signalent, non seulement elles n'abîment rien, mais d'une
complaisance inouïe, elles prétendent s'adapter à la nature du sol.
Implacables et d'un tranchant métallique au torride désert, elles se
gonflent sur le lac avec des rengorgements de cygne et des roulis de
nacelle. Ombres tumultueuses, désordonnées, opaques ou diaphanes, sages
ou folles, sèches, mouillées, ombres du matin, du midi, du soir, de la
nuit,... ombres de la crinière et du moulin à vent, de la montagne et du
pot de fleurs, du _dreadnought_ et de l'épave, de la voile et du
drapeau, de la meule et des tentes, de la charrue et du canon, des croix
et de la guillotine, ombres des murs, des vieilles tours, des cheminées,
des toits, des mâts, du banc de l'hôpital et de l'arceau du cloître...
Flexible soeur du roseau, fumée noire du cyprès, chevelure coupée du
saule, ou litière de mon cheval... chères ombres ingénieuses, je ne me
lasse pas plus de vous que de respirer, et vous me semblez en effet,
aussi, quand vous palpitez, l'immatérielle respiration des corps que
vous reproduisez. Vous surtout, ombres des oiseaux, ombres instantanées
et rapides des ailes, vous êtes pour les yeux un prodige, un perpétuel
ravissement... Vous avez toujours l'air, en effleurant le sol, d'une
plume tombée. Et chacune de vous est parfaite, impeccable, qu'elle plane
au-dessous de l'aigle ou pose sur la fleur un double papillon.

Mais que dire de la plus pathétique et de la plus vivante? de la
nôtre,... de celle de l'homme?... _Notre ombre_, ce jaloux et frère de
nous-même, ce fantôme anticipé qui surgit dès que nous naissons, ce
confident triste et sans langue, ce taciturne ami, ce maître et ce
laquais, ce page insolent et délicieux, plus svelte que nous, qui nous
précède, nous flanque ou nous suit, et, dès que nous avons une canne à
la main, qui semble porter notre épée... Que veut-il? Que fait-il là?
Que signifie notre ombre? Quel est son sens et son énigme? Pourquoi
s'amuse-t-elle tantôt à nous grandir, tantôt à nous rapetisser? Pourquoi
nous mener avec brusquerie de l'orgueil à l'humiliation? être tour à
tour notre image et notre grimace? Pourquoi nous rend-elle cagneux,
bossus, titubants et courbés? Qui la pousse à dérouler avec gentillesse
devant nos pas son petit tapis de laine?... et à délimiter strictement
sur la terre le juste contour de notre fosse? Et pourquoi ne se met-elle
jamais entre nous et le danger, la tentation, la souffrance, le
mal?... même pas entre nous et la glace, pour nous cacher la vue de nos
premiers dégâts? Voilà ce qu'il est impossible de savoir exactement.
Nous ne pouvons que subir, constater. Ainsi nous observons que bien
avant que nous le quittions, ce monde-ci est véritablement «le royaume
des ombres». Centre d'un cadran solaire dont il est l'aiguille, chacun
de nous marque lui-même, sans y réfléchir, le temps précieux qu'il
reçoit et gaspille. Et sur nous, comme autour de nous, sur chaque partie
de notre pauvre corps, les ombres de toutes sortes étendent aussi et
tracent à chaque minute leur géographie mystérieuse. Ombres qui
fréquentent nos traits, notre chair, dont quelques-unes sont si
nobles,... touchantes comme celle du voile de la religieuse, ou bien
héroïques aux pommettes du soldat sous la visière du képi... ombre des
cils baissés sur la joue virginale, ombre fuyante et molle d'une épaule,
d'un bras nu replié, ombre qui se coule au creux et aux sillons d'une
face amaigrie, ombres de la vieillesse qui finissent par rester en se
durcissant, car les rides ne sont pas autre chose que des ombres, plus
accusées et plus _portées_, des ombres qui ont _pris_, peu à peu, comme
un acide ayant mordu la planche. Et tout comme du dehors nous sommes
frappés par les ombres, pareillement de l'intérieur et du fond de
nous-mêmes nous sommes forcés d'accepter et d'enregistrer celles que
nous envoient les chagrins, les soucis, la douleur, les passions. Tous
nos sentiments ont leurs ombres qui viennent nous marbrer. Chacun lance
la sienne. Rougeurs petites et soudaines, pourpres superbes du visage,
brouillards du front, vapeurs qui passez comme un furtif ouragan sur
l'horizon de la figure humaine, vous êtes l'éruption de nos volcans
jamais éteints.

Et puis, voici la fin des ombres qui s'approche, et l'on comprend
qu'elles vont bientôt cesser parce qu'elles augmentent et se
multiplient. L'agonisant ne compte plus, dans sa chambre et dans son
coeur, de ses rideaux à ses paupières, les ombres qui l'entourent,
l'envahissent, le rongent. Il en a plein le corps. Ses os semblent s'y
plaire. Il en a sur les lèvres et sous les yeux, au bénitier des tempes.
Il en a sur la mémoire et tout du long de la pensée... Il en a sur les
mains, sur les côtes, sur les genoux... On les détaille à travers le
drap qui les boit... et cette lividité sacrée qui tout à coup le
submerge et le blanchit quand il rend le souffle est l'ombre de l'âme
qui passe...

Et après? Derrière la mort?... Que devient notre ombre? Elle ne reste
pas ici. Où est-ce qu'elle va? Nous suit-elle? O mon Dieu! si vous nous
laissiez, pour prendre la place des nôtres, les ombres de nos morts
aimés? Ce serait au moins cela! Et nous pourrions, en les voyant,
oublier qu'ils ne sont plus.

HENRI LAVEDAN.

_(Reproduction et traduction réservées.)_



[Illustration: Avant l'ensevelissement des morts: la jeune femme de M.
Jean Leune, correspondant de _L'Illustration_, sur le terrain du combat
de Kilkiz.]

LA «FILLEULE» DE L'ARMÉE GRECQUE

NOTES DE VICTOIRE DE Mme JEAN LEUNE

Kilkiz, vendredi 4 juillet.

Nous quittons Baltza à 7 heures. Deux chevaux et deux soldats sont mis à
notre disposition. Une chaleur torride. Nous traversons des champs, des
villages. La route est pleine de cadavres déjà noirs, masses informes,
horribles à voir. J'ai le coeur froid,--comme tous ceux qui sont à la
guerre. Le résultat seul importe; la mort pour nous, c'est la défaite;
la vie, c'est la victoire; et nous ne voyons ni morts ni blessés, mais
des victorieux.

La phrase de l'evsone que je rencontre sur le chemin, affreusement
mutilé, résume ma pensée: «Mort ou mutilé, peu importe, pourvu que nous
soyons vainqueurs!»

Les soldats ne connaissent pas le chemin; un guide nous conduit,
spirituel et fin, un vrai paysan, curieux comme un Grec:

--Que fait ton mari?

--Il regarde comment se bat la belle et vaillante armée hellénique; il
l'écrira en Europe pour qu'elle sache la vérité!...

J'ai à peine le temps de finir; le voilà qui rit aux éclats:

--Hum! Faire connaître la vérité à l'Europe... Vous avez vu des chiens
et des chats qui se regardent? Telles la vérité et l'Europe... Il perd
son temps, ton mari. Je te dis, moi: qui aime ses intérêts ne peut
croire à la vérité!

Et puis le voilà parti à faire de la politique. L'Autriche est la cause
de tout: «Elle voulait Salonique; la guerre l'a donnée à la Grèce; ces
ours-là (ce sont les Bulgares qu'il appelle ainsi) sont si lourds qu'ils
sont arrivés en retard; ils rongeaient leur frein de rage; l'Autriche a
mis son monocle pour voir ça; un beau coup à jouer; cultiver la rage des
Bulgares et les jeter contre les Grecs...--»

Voici des munitions qu'on transporte hâtivement, fiévreusement. Les
hommes sont las. Mais, dans les cris qu'ils jettent pour pousser les
voitures, on sent la volonté d'arriver. Le canon gronde tout près,
maintenant. J'aime le canon, moi: c'est de la très grande musique. Un
officier nous arrête: «Avez-vous un permis de circuler? Surtout prenez
garde; il tombe des obus et il pleut des balles. N'avancez pas trop.»

L'artillerie est là; voici de vieilles connaissances: «Madame Leune! Ici
encore! Vite du cognac, de l'eau. Nous n'avons rien d'autre à vous
donner. Depuis trois jours on se bat; alors on ne mange pas.» Et ils
rient joyeux et les obus éclatent et les balles sifflent. C'est la
guerre qui rit avec eux en bonne camarade, et dans son rire elle cache
la mort. Devant nous, comme de petites vagues noires, les lignes de
l'infanterie grecque gagnent petit à petit du terrain. Deux de ces
petites vagues sont déjà sur les tranchées bulgares. On se bat à la
baïonnette. Des masses tombent, inertes. Au loin, la route... une grande
fumée blanche: c'est de la poussière... Une masse sombre fuit dans la
poussière: c'est la fuite des Bulgares. L'optique transmet un
télégramme: «Kilkiz, après trois jours et trois nuits de bataille, est
pris par les Grecs»--«Zito...o...o...o» crient les soldats, et ils
jettent leurs képis en l'air.--«Zito...o...o...o...» répète l'écho.

Nous allons vers Yeni-Mahalé. L'état-major du général Kalaris doit être
là... Des troupes, partout des troupes joyeuses... Voici des blessés
qu'on ramène. Ils sont pâles et défaits, fatigués, leurs vêtements en
guenilles: «Eh! bien, enfants?--Eh! bien, madame, ils ont fichu le camp,
les Bulgares! Ils vont à Sofia. Mais là aussi nous les aurons. Ah! ils
voulaient Salonique!--Tu as mal?--Je ne sens pas mon mal.--Qu'est-ce
que tu sens, alors?--La victoire, pardi!»

[Illustration: Mme Jean Leune.]

[Illustration: Femmes à la fontaine, à Demir Hissar.]

[Illustration: Une petite ville que les Bulgares, dans leur retraite,
n'ont pas eu le temps de saccager: Demir Hissar et son vieux pont.]

CE QU'ÉTAIT ENCORE LA MACÉDOINE IL Y A QUELQUES SEMAINES _Photographies
René Puaux._

[Illustration: Vue d'ensemble de la destruction de Serès.]

[Illustration: Le consul général austro-hongrois à Salonique, M. Kral,
visite, à Serès, les ruines du vice-consulat d'Autriche-Hongrie.]

CE QUE LES BULGARES EN ONT FAIT, DANS LA RAGE DE LEUR DÉFAITE _Phot. R.
Puaux et F. de Jessen._

Un blessé, sur un brancard, est porté... par des paysans turcs. Les
Turcs ont ôté leurs ceintures de flanelle rouges, vertes et jaunes.
Elles forment un petit matelas doux, sur lequel repose le corps du
soldat grec. A les voir aller si doucement, si lentement, ces braves
Turcs, pour que le blessé ne souffre pas, on est ému. Qui aurait prédit,
il y a quelques mois, que Turcs et Grecs se réconcilieraient au chevet
des nobles blessés qui les délivrent du joug bulgare? Autre brancard,
également porté par quatre Turcs robustes. Je reconnais un képi de
lieutenant; il couvre la figure; les mains sont croisées, comme pour
prier. Elles sont jaunâtres... des mains de mort: «Il est mort?--Oui,
madame.» Je descends de cheval pour lui baiser la main; les soldats le
découvrent: une figure de cire, très jeune. Les soldats ont voulu
l'accompagner jusqu'à l'ambulance du bataillon: «Il avait vingt-sept
ans, madame, il connaissait cinq ou six langues; sorti des Evelpides, il
avait achevé ses études en France. Nous l'avons vu se battre, madame,
pendant la dernière guerre, comme un héros; il a pris part à toutes les
batailles. Ce matin, il nous conduisait en chantant avec nous. La balle
l'a trouvé. Il est tombé: «_Ne vous occupez pas de moi, mes braves,
allez, je n'ai rien_», qu'il disait. Il s'est traîné jusqu'à la première
tranchée bulgare. Il a reçu là, voyez, madame (et le soldat qui parle me
montre le bas du corps traversé par la baïonnette) un coup de baïonnette
et il est tombé en souriant, tel que vous le voyez là. Nous l'avons
vengé, je vous assure. Il était si bon pour nous, ses _enfants_, comme
il nous appelait.» Et les yeux des soldats sont pleins de larmes.

UN CHAMP DE DOULEURS ET DE GLOIRE

... Un immense champ de douleurs. Ils sont tombés là par centaines, les
braves soldats de la Grèce! Ah! «cette guerre n'a pas de grandeur!» Je
viens de lire cela dans un article du _Temps_! Que ceux qui écrivent,
ignorants des choses, viennent voir!

Les braves gens sont mutilés; les fusils bulgares, très anciens, font de
très mauvaises blessures: des os brisés, des chairs qui pendent, des
têtes déformées, sanguinolentes. Ils sont là, les blessés de la bataille
de Kilkiz. Ils sont 1.500! Je l'apprends du médecin en chef,
Anagnostanas, un homme de coeur, très énergique et très capable. Il va
et vient, court, donne des ordres, les exécute lui-même, tant le
personnel est insuffisant. Tout d'un coup, on entend chanter... Les
blessés chantent. La douleur des blessures crispe leurs traits; leur âme
reste intacte; elle chante. Et leurs voix tremblent. Ils pressent des
deux mains la blessure; le corps se tend, contracté par la douleur, et
se redresse... Un cri? une plainte? Non: «_Ke s'ti Sofia_!» Je me mets à
pleurer; je ne puis plus... Douleur et héroïsme marchent la main dans la
main. Nous ne sommes pas habitués à voir cela. Nos maîtres nous ont
dépeint la guerre comme chose horrible: comment une chose si grande, si
sainte, serait-elle horrible? Je n'éprouve qu'un seul besoin:
m'agenouiller et prier. Prier pour qu'ils aillent à Sofia, pour que les
Grecs soient victorieux, pour... ne faire qu'un avec ces soldats...
Communier à la même coupe d'héroïsme et de douleur. Je vais de brancard
à brancard. Ils me sourient gentiment. «As-tu de la famille?--Oui, mais
maintenant, la famille...» Ils en parlent comme d'une chose lointaine, à
laquelle ils pensent peu. «Alors, vous êtes victorieux?» Aussitôt leurs
yeux s'allument; c'est bien la seule question qui leur va au coeur. Elle
prime tout, maintenant, la victoire ailée de la Grèce. Ces gens ne sont
plus des hommes, ils sont des héros. Ils ne pensent plus à leur famille,
ils aiment leur patrie. Et je suis bien de leur avis: il n'est pas
d'intérêts, il ne doit pas exister de sentiments que l'amour de la
patrie ne puisse absorber.

Allons vers l'état-major de la 2e division. (J'ai oublié de dire que les
1.500 blessés sont ceux de la 2e division seulement.) Nous voici sur le
champ de bataille. Des morts, des morts par centaines, tombés de ce
matin et déjà défigurés par la grande chaleur. Ah! les Grecs ont payé
cher leur victoire. Les Bulgares s'étaient fortifiés sur les hauteurs
depuis la prise de Salonique,--tant ils avaient peu l'intention
d'attaquer les Grecs! Des tranchées faites avec tout l'art militaire, où
des centaines de Grecs sont venus trouver la mort. La plupart des
cadavres sont au fond, percés de coups de baïonnette, affreusement
déchirés.

Un soldat mort, de physionomie très sympathique, serre quelque chose
dans la main: une carte postale avec sa photographie. Je lis: «Mourir
pour la patrie est une si belle chose! Peu d'instants avant ma mort. A
envoyer à ma mère, Maria Stavron en Th...» Il n'a pas eu le temps
d'achever l'adresse. La mort est venue lui fermer les yeux avec la
pensée de sa mère et de la patrie sur ses lèvres. Un autre corps
étendu... une photo par terre, celle d'une jeune fille, probablement une
fiancée; une enveloppe sale: «Pour la patrie, je te perds». L'écriture
est mal assurée, à peine lisible. Aurait-il aussi eu le temps d'écrire
cela juste avant de mourir?

[Illustration: Dans la fumée, en approchant de Kilkiz.--_Phot. Jean
Leune._]

Une fumée épaisse nous aveugle. C'est à peine si on respire. Nous sommes
à une centaine de mètres de Kilkiz. Le nid des comitadjis brûle: «Qui a
mis le feu, soldat?--La malédiction de Dieu, madame!»

On entend des détonations; des cartouches, des obus éclatent; aussi des
mines; un vrai nid à dynamite. Le feu en aura raison Toutes les maisons
brûlent; de grosses gerbes d'étincelles. Voici une maison qui vient de
prendre feu. Par les fenêtres, de grandes langues rouges sortent et
lèchent le mur. Puis, un grand fracas: le toit croule et nous voyons
l'immense brasier faire face au ciel.

On croirait des milliers d'êtres vivants, tous habillés de rouge,
exécutant les sports les plus extraordinaires. Tantôt ils se
poursuivent, s'attrapent, se renversent, se jettent pêle-mêle; tantôt
ils s'étirent immensément longs et veulent atteindre le ciel qui assiste
impassible à leurs jeux. Et, au milieu de tout cela, leur rire: le
sinistre rire du feu. La destruction contente de sa destruction propre.
Puis, par les rues chaudes, à l'atmosphère asphyxiante, les soldats
vainqueurs circulent. Ils ont l'oeil sauvage et le sourire aussi. Où
sont les troupiers doux et tranquilles avec lesquels j'ai fait campagne,
eux qui répugnaient si noblement au spectacle de Janitza brûlée par les
paysans? Ils sont noirs de fumée, noirs du désir de vengeance. La haine
contracte leurs traits. Ils sont contents des flammes, contents de voir
des morts, du sang. Une femme, une vieille bulgare, se sauve, vraie
ruine, du milieu des ruines. Sa maison vient de prendre feu. Elle lève
les mains vers le ciel, appelle la malédiction de Dieu et serre contre
sa vieille poitrine une malle d'osier... Les soldats rient... «Aide la
femme, dis-je, à sauver ses affaires, soldat.--Madame, non!... malgré le
respect que je te dois; cette femme est bulgare; elle abritait des
comitadjis qui tuaient les femmes et les enfants grecs et brûlaient les
villages.» Le soldat me toise, dur, intraitable, presque mauvais. Voyant
qu'il n'y a rien à faire, je réplique: «Fais comme tu veux, mais
n'oublie pas tes titres de noblesse. Tu es Grec, c'est-à-dire noble.» Je
reviens vers mon mari. Déjà la maison de la vieille commence à crouler;
au milieu des flammes, je vois un soldat qui aide la femme à retirer
quelques débris. C'est le soldat qui se souvient.

AU QUARTIER GENERAL DU ROI CONSTANTIN

Vendredi soir.

... Le roi, les princes André et Alexandre, le Diadoque vont et viennent
sur le quai de Kilkiz, encombré de soldats, de chevaux, de matériel de
guerre. On embarque des troupes. Elles chantent, et, quand le train
s'ébranle, les zitos deviennent frénétiques.

La nuit tombe, tout de suite, comme une chose décisive, tel le destin.
Des petites bougies circulent, faibles lumières au milieu de l'ombre
générale, tel l'effort humain dans le grand mystère qui nous enveloppe.
Des caisses d'obus à côté les unes des autres; elles forment la table du
roi. D'autres assemblées plus loin: celles de l'état-major. Des bougies
plantées dans les goulots de bouteilles singent les lampes. Les
officiers mangent et devisent gaiement. Nous aussi. Où dormirons-nous?
Une fois de plus à l'hôtel de la Belle Étoile. Notre éternelle
couverture de laine, qui s'enorgueillit déjà de la crasse de deux
campagnes, est encore à l'honneur. Comme on dort bien à ciel ouvert!

Doïran, 7 juillet.

... Ce matin, à Kilkiz, avant le départ du train royal qui nous emmène
aussi à Doïran, le roi nous aperçoit: «Bonjour, madame. Avez-vous
chaud?» La chaleur est terrible. Il rit, et s'en va vers son wagon, les
mains dans les poches, comme un autre homme. Je ne peux encore me
persuader qu'il est de chair et d'os comme nous... Sur tout le trajet,
des soldats, noirs comme des nègres, accourent. Leur roi passe; ils
veulent le saluer. Le train s'arrête. Un convoi de marchandises est en
face. Sur le toit, les marches, la machine, les soldats grimpent,
fiévreux du désir de voir le roi.

Nous avons pris quelques photographies. Ah! si j'avais pu emporter avec
moi, bien scellée, l'expression de ces gens acclamant le souverain. Les
yeux braqués sur lui, ils le dévorent. Lui se montre et salue en
souriant. Les soldats crient: «Mène-nous à Sofia, à Constantinople, où
tu voudras. Nous sommes prêts à mourir pour te suivre et servir la
patrie!» Je pleure comme un enfant. Beaucoup de soldats ont aussi des
larmes dans les yeux.

Un moufti (prêtre turc), vieux, très vieux, fend la foule des soldats:
«Le roi, je veux voir le roi!» Le roi se montre. Le moufti raconte ce
que les Turcs ont souffert sous le joug bulgare et lève les mains au
ciel pour appeler la bénédiction d'Allah sur le souverain hellène.

A Doïran, nous descendons. Un joli lac sympathique, plus joli que celui
de Janina. Sur une des collines de la rive, en face de nous, la ville
est pittoresquement bâtie. Le canon gronde. La bataille continue. Les
Bulgares, qui se sont rageusement battus à Doïran, ont reculé depuis
hier nous laissant 9 canons à tir rapide, des caissons et des vivres! De
quoi enrichir notre service d'arrière: sacs de riz, de farine, de sucre,
de haricots, par milliers. Ils sont là, entassés, formant d'épaisses
murailles à l'ombre desquelles les soldats grecs dorment paisiblement.
Nous rencontrons de vieilles connaissances. On cause de la bataille qui
se poursuit. Nous avons encore beaucoup de pertes. Les blessés arrivent
par centaines. Sur un brancard, un officier blessé. Il l'a déjà été à
deux combats, en Macédoine et en Epire. Cette fois, il tient le record:
14 blessures! Je lui serre la main et le félicite. Indifférent à mes
félicitations, il me répond par les phrases de tous les Grecs en ce
moment: «Nous allons les reconduire à Sofia, nos anciens alliés. Nous
sommes des gens polis. Nous raccompagnons toujours les gens chez eux
quand ils viennent nous faire visite. Avez-vous quelques nouvelles à
m'apprendre?--Notre armée avance toujours.--Je suis content. Et toi,
qu'est-ce que tu fais, ici?--Je traduis tout ce que vous faites à mon
mari qui est Français.--Alors, tâche de bien traduire. _Mes soldats ont
été des héros_. Traduis bien cela.»

Nous couchons au bord du lac. Une douce soirée. Comme elle est loin de
la guerre! J'aimerais tant que les choses prissent part à notre état
d'âme. Quatre télégraphes optiques sont postés là, tout près de nous.
Ils sont en train de causer avec ceux de la montagne. Curieuse confusion
toute faite de silence et de lumière: les petits points lumineux,
rapides comme l'éclair, apparaissent et disparaissent. Des yeux, de
grands yeux lumineux qui s'ouvrent tout grands pour dire la joie de
l'âme grecque, qui se ferment pour la cacher précieusement. Sur le
sable, de petits groupes d'officiers, des soldats, causent.--«Zito!»--Un
zito du télégraphe optique. Il est bien défendu à ceux du télégraphe de
répéter quoi que ce soit. Mais lorsque c'est une grande et bonne
nouvelle... Voyons, est-ce qu'on retient son âme comme ça, comme on
veut, à l'allemande? Elle vole, emportée par l'enthousiasme, et la
parole la suit, ailée comme elle et insaisissable. En un clin d'oeil
nous sommes tous debout: «Quelle nouvelle? Dites vite. Oh! mais
dépêchez-vous.» Les mains de l'officier qui lit le télégramme tremblent,
sa voix aussi: «La 4e division ayant rencontré l'ennemi lui a cassé les
reins; elle a pris 15 canons, des caisses de munitions, des vivres,
etc..» Nous nous embrassons tous de joie... On porte le télégramme au
roi. Nerveux, il se lève et fait quelques pas. Il rayonne.

[Illustration: Un des survivants des 150 notables de Demir Hissar,
Georges Tchataldjanos, blessé de sept coups de baïonnette.--_Phot. J.
Leune._]

«Zito!» Encore une fois, l'oeil, le grand oeil lumineux de l'armée s'est
ouvert: «La 2e division a pris 12 canons, fait 460 prisonniers dont 17
officiers!»

Quelques silhouettes de soldats se détachent dans l'ombre. Ils lavent
leurs pieds dans l'eau du lac... «Je lave mes pieds pour l'entrée à
Sofia!--On dirait que tu vas entrer dans un sanctuaire. Moi, pour
l'entrée à Sofia, je mangerai de l'ail, du piment, je boirai beaucoup
d'alcool...--Veux-tu te taire? De l'alcool pour un soldat
grec!--Qu'est-ce que tu veux, mon vieux? Moi j'ai le sens de l'harmonie:
je rentre propre chez les propres, sale chez les sales.» ... Et puis,
plus rien. Tout le monde dort: roi, princes, officiers, soldats, égaux
dans le sommeil comme dans les joies qu'ils viennent d'éprouver.

L'ESPRIT DU SOLDAT GREC

Gare de Doïran, samedi 12 juillet 1913.

Tous les jours nous rayonnons un peu partout pourvoir l'armée qui
avance.

Le paysage est joli. Nous rencontrons des troupeaux entiers de boeufs,
de moutons, de chèvres. Dès qu'ils sentent l'auto, ils chargent. Les
soldats bergers rient de tout coeur. Nous avons atteint un col.
Maintenant, la route descend en cascade rouge jaune, et le soleil donne
dessus comme pour éclairer une belle chose. Une ligne indéfinie de
chevaux d'artillerie, de mulets: c'est l'artillerie qui marche bon pas;
des caisses de cartouches; des ambulances; comme c'est joli! Notre auto
rejoint la ligne mouvante. Les hommes chantent...

Un pont détruit. Le génie, en six heures, a établi dans le ravin une
route provisoire. La descente en est raide et la montée plus encore. Des
hommes accourent pour aider les chevaux, les boeufs: «Hui! hé! en avant,
_s'ti Sofia_! (à Sofia!)» Et quand l'escalade a réussi, que le canon est
en haut de la pente, ils le regardent, comme des amoureux. Ah! il est là
«_leur canon_!» Ils lui parlent comme à un être humain: «Combien as-tu
mangé de Bulgares, trésor? Beaucoup, hein?--Ah! t'es un bon zig!--Va
vers Sofia.--Au revoir! à Sofia!»

Notre auto est une forte et belle machine. Elle prend plusieurs fois son
élan, ronfle, tempête, essaye de gravir la pente, roule impuissante en
arrière. Les soldats rient: «Attends, ma cocotte, suffit pas d'avoir la
rage des Puissances pour surmonter les obstacles. Tu vois, tu roules en
arrière comme elles. Il te faut des Grecs pour te remonter, comme il
faut des Grecs pour secouer la Mère (l'Europe)»...

Dix, vingt hommes s'y mettent. Ils s'emparent de la puissante auto. Ils
l'enlèvent littéralement avec nous dedans. Nous voilà en haut. Comme je
les félicite: «Nous sommes du génie, madame, et le génie triomphe de la
matière!--Bravo! _Kala ta lei_ (il parle bien)» Ses camarades sont
contents de lui!... Leur officier les contemple. Son regard est humide
d'affection, de tendresse, aussi d'admiration pour «ses enfants».

--Ils n'ont pas dormi depuis deux jours, mes gaillards, madame. Ils
marchent, ils réparent les ponts, font des routes et, s'ils rencontrent
l'ennemi, ils livrent bataille. Hier, nous avons fait prisonnière une
compagnie. Elle était là, sur la colline, en face. Nous avons commencé
la fusillade; ils ont levé le drapeau blanc. Ils iront rejoindre les
Bulgares qui font le siège... d'Athènes...

Sur une colline, 5 canons bulgares. Des cadavres les gardent... Et nous
arrivons à Strumitza, petite ville étouffée dans la vallée. Le mufti
(prêtre turc) vient à nous: «Ah! nos frères les Grecs! (Et ils disent
cela à Jean, qui est Français; pas de Grecs là, donc ils ne flattent
pas). Enfin, ils sont partis, les Bulgares! Combien nous avons souffert!
Ils ont massacré deux cents d'entre nous, parce que nous refusions de
parler bulgare. Ils ont pris aux Grecs leur église, à nous la mosquée.
Il n'est pas resté femme ni jeune fille dans la ville qui n'ait été
violée; celles qui voulaient résister ont été massacrées. Ah! comme les
Grecs sont civilisés! Avec eux nous vivrons comme des frères.»

... A travers une nuit sans étoiles, notre auto nous ramène à Doïran.

RENCONTRE DE VAINCUS

Lundi, 14 juillet.

On annonce un convoi de prisonniers bulgares, butin vivant. Nous
accourons.

Au loin, une très grande masse mouvante. Grise dans la poussière grise,
elle se confond avec elle sans en acquérir la légèreté. On dirait qu'on
pave la route, tellement la marche de ces hommes qui viennent vers nous
martèle le sol. Deux haies brillantes, de forme mince et effilée: ce
sont les baïonnettes grecques qui jouent, fins papillons d'argent, dans
un soleil aux teintes chaudes du cuivre. Une pause. Les prisonniers
bulgares, .1.400 à 2.000, sont assis, boivent de l'eau, mangent du pain.
Les soldats grecs vont de l'un à l'autre, leur portant des cigarettes et
leur sourire. Une expression de bête fauve erre sur les figures rousses
des Bulgares. Leurs officiers me regardent brutalement. Mon kodak leur
fait horreur. Et, comme je le braque sur eux: «Madame, ça ne nous fait
pas plaisir, ça! Otez votre appareil.» Et sur quel ton! J'en prends un
aussi dur: «Est-ce que je vous demande si ça vous fait plaisir?» Mon
petit appareil a fait son affaire... En route, la masse grise!...

Un grand vent nous arrive, le vent du Vardar. Il a vu la guerre tout
l'hiver: aussi sait-il faire la guerre. Le lac de Doïran montre ses
dents blanches. Autour de nous le sable de la rive vole en poussière
fine. Tentes, abris, tout est emporté; il fait même froid. Mais les
officiers qui me surnomment «_la filleule de l'armée_» me donnent
asile. Partout où je vais, chacun m'offre quelque chose: un morceau de
fromage, un biscuit, du cognac. Tous les soldats ne savent quoi faire
pour me rendre service. Ils m'appellent «camarade». Mais avec quel
respect! Je suis fière de m'entendre appeler ainsi. Camarade des héros!

En route pour le pont. Un grand pont en fer de 200 mètres que les
Bulgares ont fait sauter. Le génie le répare. Le roi et les princes s'y
rendent et nous les suivons. Le roi grimpe sur l'échelle, alerte et
souple. A le voir ainsi, je ne peux pas me mettre dans l'idée qu'il est
le roi: «Vous êtes un drôle de roi, Majesté!--Ah! je ne suis pas assez
digne, hein?--Si, vous êtes très digne!--Qu'est-ce qui me manque,
alors?--Rien: vous avez tout ce qu'il faut pour être roi, et plus qu'il
ne faut...» Il rit, avec son bon rire franc et simple, et ses oreilles
remuent; elles ont l'air d'accompagner les mouvements de sa pensée,
rapide et saccadée: «Majesté, vos oreilles remuent; elles indiquent bien
ce que vous pensez.» Il rit, puis, d'un bond, il se sauve à l'autre bout
du pont. Il est très simple, oui, mais... autant, le regard doux et
rieur, il est «le roi gamin» quand il plaisante avec vous, autant il
devient ferme et pénétrant quand iï vous dévisage pour vous connaître.
Lorsqu'il a cette attitude, aucune familiarité n'est permise. Tout à
l'heure il paraissait être mon égal. Maintenant, il est mon roi. Tant,
mieux. Je ne voudrais pas d'un roi qui serait mon égal.

LES CRIMES BULGARES DE DEMIR HISSAR ET SERÈS

Station de Hadji-Beylik, 15 juillet.

Hier une occasion s'est offerte d'aller en camion automobile à Serès.
Les Bulgares n'ont abandonné la ville qu'après l'avoir brûlée. Cent
soixante des habitants ont été massacrés. Nous avons passé par Demir
Hissar, délicieuse petite ville bâtie sur la colline, avec son pont
couché sur les rochers, et ses cyprès au rêve turc. Des femmes, des
enfants vont et viennent, des loques humaines, avec des figures de
grande douleur et de grand désespoir. Un blessé se promène par les rues.
Il a eu une aventure étrange. Avant de fuir, les Bulgares ont fait
battre le tambour, ce qui, en tout pays, annonce aux habitants une
communication importante. Ceux de Demir Hissar sortent donc en masse.
Les soldats saisissent le métropolite, les prêtres, les notables, 150
hommes en tout, et les conduisent à l'école bulgare. Dans la cour, un
immense trou, fraîchement creusé. On les fait asseoir autour. Les
pauvres gens comprennent. Le grand trou va être leur tombe. Ils sont là
qui le regardent, et ils sourient comme des martyrs. Ils vont partir
pour commencer la grande vie, celle que le Temps n'achève pas. Ils
verront de là-haut l'armée hellénique victorieuse prendre possession de
la terre qu'ils ont défendue pendant leur courte vie terrestre, qu'ils
ont conservée grecque. Et ce sera leur oeuvre.

La baïonnette bulgare fonce et s'enfonce, dans une fureur de bête fauve.
La chair frémit et se revêt de rouge. L'âme sourit et se revêt d'or. Un
coup de baïonnette enlève la barbe du métropolite, avec le menton. Un
autre fait voler les yeux qui tout à l'heure, vivants encore,
contemplaient l'humanité. Un autre arrête la vie du coeur qui sentait
déjà l'éternité. Des doigts, des bras, des pieds, sont arrachés, jetés
pêle-mêle. Elle hache, la baïonnette bulgare! Et ce hachis humain, ces
masses qui n'ont plus de forme, les Bulgares les regardent. Ils
ricanent, ils se redressent... Comme ils sont braves, les soldats du roi
Ferdinand, les «Japonais de l'Europe», les «Prussiens des Balkans»!...

Mais voici l'armée grecque!... Les cadavres restent, les assassins
s'enfuient. Et le blessé raconte: «Après la première blessure, j'ai fait
le mort. Quand ils sont partis, je me suis levé: les soldats grecs
étaient là.»

Des femmes passent: «Je n'ai plus de fils, madame, mais les Grecs sont
là... Notre petite ville devient grecque. Gloire à Dieu!» Et une autre:
«Mon père de quatre-vingt-quinze ans est mort. Mais vous avez vu son
cadavre: il souriait à la grande Grèce!»

LETTE LEUNE.

[Illustration: Quatre des quarante-deux jeunes filles de Demir Hissar
outragées par les Bulgares.--_Phot. J. Leune._]

[Illustration: Dans les ruines de Serès: ce qui était un marché.]

_Photographies René Puaux._

[Illustration: Maisons incendiées et magasin pillé à Doxato.]

[Illustration: SUR LE CHEMIN DE LA RETRAITE DE L'ARMÉE BULGARE:
HABITANTS GRECS DE DOXATO MASSACRÉS A COUPS DE CROSSE ET DE BAÏONNETTE]

_Emmenés «comme otages», le 13 juillet, par les cavaliers de
l'arrière-garde bulgare, ces malheureux furent sauvagement exécutés à
cinq cents mètres de la ville; c'est là que M. René Puaux, correspondant
du «Temps», put prendre, quatre jours après, entre autres photographies,
celle qui est reproduite ici, irrécusable et affreux témoignage d'une
barbarie sans nom._

_Voir les autres photographies publiées en supplément._

[Illustration: A LA LIMITE DES FORCES HUMAINES.--Le bivouac de la
division serbe du Danube au Golemi-Vrh (le 20 juillet); des soldats qui
sont en campagne depuis dix mois qui ont marché tous les jours
précédents et qui viennent de se battre toute la nuit. _Phot S.
Tchernof._]

UNE BATAILLE DE QUATRE JOURS

LES PHASES DE LA VICTOIRE DE NIGRITA-KILKIZ-DOÏRAN

Doïran, juillet 1913.

Lorsqu'on étudiera sans parti pris et dans le calme nécessaire les
guerres d'Orient de 1912-1913, on devra reconnaître à la bataille de
Nigrita-Kilkiz-Doïran une importance plus grande encore qu'à celle de
Lule-Bourgas.

Le total et la proportion des effectifs en présence étaient sensiblement
les mêmes dans les deux batailles.

Dans celle dont je vais résumer les phases, les Bulgares disposaient de
85.000 à 90.000 hommes et les Grecs de 100.000 à 110.000 hommes. Mais,
alors qu'à Lule-Bourgas le terrain est à peine accidenté, puisque la
cote la plus forte du champ de bataille n'atteint que 143 mètres, ici
les opérations se sont déroulées tout le temps en pays montagneux, avec
des cotes de 400, 500 et 600 mètres, fourmillant de positions naturelles
formidables. De Lule-Bourgas à Bounar-Hissar, il n'en est pas une seule
comparable à celles de Lahana ou de Kilkiz, par exemple.

D'autre part, les Turcs n'avaient pas fait là-bas des travaux de défense
comme ceux qu'avaient préparés à Kilkiz les Bulgares, avec une science à
laquelle on ne saurait trop rendre justice.

Enfin, je veux espérer que l'Europe, qui a porté aux nues le soldat
bulgare après sa fameuse victoire de Thrace, ne lui fera pas l'injure de
croire maintenant qu'il n'était pas en Macédoine un adversaire
singulièrement plus aguerri, plus solide et plus dangereux pour les
Grecs, que ne le furent jamais les Turcs pour lui.

Il faut donc reconnaître que, dans ces conditions, la victoire était
pour les Grecs infiniment plus difficile à remporter sur les Bulgares
qu'elle ne l'avait été pour ceux-ci à remporter sur les Turcs.

Et j'ajouterai encore que les spécialistes les plus pointilleux n'auront
plus cette fois à faire aux Grecs les objections qu'ils leur ont faites
pour les batailles de Sarantaporou et de Yénitza, à savoir qu'elles ne
comportaient pas, comme celle de Lule-Bourgas, toutes les phases
«réglementaires» d'une grande bataille moderne, depuis le premier combat
de rencontre entre l'avant-garde de l'armée qui se met en marche, après
une première attaque manquée de l'ennemi, et les avant-postes de
celui-ci dont elle ignore absolument les emplacements, jusqu'à la
poursuite définitive que de brillantes contre-attaques du vaincu n'ont
pu empêcher ni retarder.

Ceci dit, voyons comment s'est développée cette bataille, non dans l'un
ou l'autre de ses épisodes particuliers, mais dans son ensemble.

LES ARMÉES EN PRÉSENCE

Dans l'indiscutable intention de prendre un jour Salonique aux Grecs,
les Bulgares avaient, ces deux derniers mois, massé entre Doïran et le
Panghaion de 85 à 88 bataillons de 1.000 hommes avec 180 canons de
campagne.

Au commencement de juin, déjà, ils avaient attaqué les troupes grecques
du Panghaion, leur prenant un certain nombre de positions nullement
militaires, mais que le gouvernement grec avait tenu à faire occuper
pour cette raison politique qu'on ne voulait pas les abandonner à des
alliés dont on connaissait les intentions.

Après cette première attaque, le gouvernement grec comprit qu'en toute
sagesse il fallait désormais faire prendre à l'armée des positions
purement militaires.

[Illustration: Les bonds successifs qui ont permis à l'armée grecque de
triompher, en quatre jours, à Nigrita, à Kilkiz et à Doïran. _Croquis de
M. Jean Leune, visé par le chef d'état-major général._ Depuis, les Grecs
ont progressé bien plus au nord, par Nevrokop, Melnik, Strumitza et les
défilés de Kresna, jusque vers Djumaia et l'ancienne frontière bulgare.]

Les divisions grecques furent donc disposées comme suit:

Une division entre Orfano et le lac Bezik;

Une division entre le lac Bezik et le lac de Langada;

Cinq divisions au nord et au nord-ouest de Salonique;

Une division près de Benitza sur l'Axios-Vardar.

Sur la ligne de démarcation, établie après entente entre le colonel
Dousmanis et le général Ivanof, les Grecs laissèrent seulement de
faibles détachements, en manière de postes frontières.

Dans la nuit du 29 au 30 juin dernier, les Bulgares attaquaient par
surprise ces dits postes, au Panghaion, à Nigrita et à Karasouli, comme
ils attaquaient les Serbes près de Ghevgheli, sur l'Axios-Vardar et au
nord.

Bien entendu, les postes attaqués se retirèrent sur le gros des troupes;
celles-ci aussitôt se mirent en marche pour repousser l'assaillant.

Les directions d'attaque données aux divisions furent les suivantes:

Division d'aile droite: Nigrita, pont d'Orliako, sur la Strouma;

Division placée entre le lac Bezik et le lac de Langada
(Bissoka-Lahana);

Quatre divisions du centre: Kilkiz où l'on supposait que devait se
trouver le gros des forces ennemies;

(Une division, marchant sur la route carrossable de Salonique à Serès,
servait de liaison entre le groupe du centre et l'aile droite, en même
temps que de réserve prête à participer à l'action d'un côté ou de
l'autre.)

Enfin, division d'extrême gauche: ordre de passer l'Axios-Vardar au nord
du lac Artzan et de marcher sur Doïran.

L'attaque générale commença sur toute la ligne le 2 juillet au matin.
Tout de suite, le centre se trouva en contact avec le gros des forces
ennemies. Car les Bulgares, ayant transformé Kilkiz en une place
fortifiée de tout premier ordre, destinée, en nouveau Plevna, à protéger
leur base de ravitaillement établie à Doïran, en avaient, dans
l'intention de surprendre Salonique, fait descendre toutes leurs forces
vers le sud.

A Ambarkeui, le 2 juillet, eut lieu la première rencontre. La bataille
s'engagea avec une rage égale des deux côtés. Mais l'élan des Grecs vint
à bout de la résistance des Bulgares qui durent se replier sur Kilkiz.
Ce jour-là, des détachements grecs firent une marche de 30 kilomètres
par une chaleur épouvantable et en se battant continuellement, les
Bulgares ne lâchant le terrain que pas à pas.

Comme le télégraphia très bien le colonel Dousmanis à M. Venizelos:
«L'armée grecque avança comme un torrent!»

L'AVANCE SUR TOUTE LA LIGNE

Le lendemain, 3 juillet, les divisions du centre attaquaient Kilkiz par
le sud.

On comprend que les Bulgares aient défendu cette place avec plus que de
l'acharnement puisque sa chute devait fatalement entraîner celle de
Doïran, c'est-à-dire devait priver l'armée bulgare tout entière, celle
opérant contre les Serbes en même temps que celle opérant contre les
Grecs, de sa base de ravitaillement.

Sur la droite, la colonne partie d'Aïvati et celle partie de Langadikia,
entre les lacs de Langada et de Bezik, marchèrent vers le nord de façon
à prendre la position très forte de Lahana située sur un petit plateau à
l'altitude de 663 mètres, et commandant ainsi la route de Serès.

De ces deux colonnes, celle de gauche quitta la route de Serès à
Guiouvesna et se dirigea sur Karatsakeui.

Les Bulgares se trouvaient solidement retranchés sur les hauteurs entre
Stephania et Klèpes et à la cote 605. Leur résistance brisée le 2,
toujours par cet élan infernal qui mérite bien maintenant de devenir
aussi légendaire que la fameuse «_furia francese_», la colonne commença
d'exécuter, par le nord de Lahana, un grand mouvement tournant qui
l'amena sur les derrières des Bulgares.

Pendant ce temps, la colonne de droite était montée au nord par
Karasmerli et Zarovo (cote 525). Un détachement s'emparait de Likovani
(cote 497) où il faisait prisonniers un grand nombre de Bulgares. Puis
la colonne attaquait par le sud Lahana, attaquée au nord avec 24 canons
par l'autre colonne et défendue avec rage par 16 bataillons
d'infanterie.

Lahana, tomba le 3 juillet. L'ennemi y abandonnait 12 canons dont 6 à
tir rapide, beaucoup de caissons et de voitures ainsi qu'une grande
quantité de fusils et de munitions.

La colonne d'extrême droite, par Maslar-Saïta, monta contre Nigrita. Les
Bulgares s'étaient fortifiés sur des hauteurs à l'ouest. Ils furent
battus et se retirèrent le 3 vers la Strouma, après avoir incendié
Nigrita et y avoir massacré les femmes, les enfants et les vieillards.

Cette colonne poursuivit aussitôt les Bulgares jusqu'à la Strouma, en
trouva le pont brûlé, mais commença d'en construire un nouveau le 4
juillet.

De ce côté donc, les Bulgares étaient partout battus et refoulés, de
façon décisive.

Durant ces opérations, les colonnes du centre ayant marché parallèlement
vers le nord, par Ambarkeui et Avret Hissar, attaquaient Kilkiz.

Après une journée et demie d'un combat de géants, le 4, la ville tomba.
Ce qui découvrait complètement Doïran.

Enfin, à l'extrême gauche, deux colonnes opérèrent, la plus importante
au sud. Celle-ci, partie de Benitza, passa l'Axios-Vardar sur le pont du
chemin de fer qui se trouve au nord de Karasouli, puis s'empara de la
cote 250 qui commande le passage vers le nord, le 2 juillet. Après quoi,
le 3, par Bagalitsa et la cote 350 elle s'en fut attaquer et déloger les
Bulgares, solidement établis au sud de Matsikovo.

La deuxième colonne (un bataillon et une batterie), partie de
Karasinatsi, se dirigea sur Ghevgheli qu'elle prit le 3 juillet, passa
l'Axios-Vardar et vint inopinément tomber sur les derrières des Bulgares
de Matsikovo.

Ceux-ci, pour ne pas être pris, durent se retirer dans la direction de
Doïran. Ils essayèrent d'arrêter encore les Grecs aux défilés dits de
Kalinovo. Ce fut une fois de plus inutile. Les défilés furent forcés,
avec beaucoup de pertes, il est vrai, mais, à 6 heures du soir, les
Bulgares étaient en fuite. 21 canons étaient pris de ce côté.
Malheureusement, la fatigue extrême des troupes empêcha la poursuite
vers Kilindir.

Devant Doïran même, renforcés par les troupes battues à Kilkiz, les
Bulgares livrèrent une dernière bataille désespérée sur les hauteurs qui
défendent la ville au sud-ouest.

La division bulgare qui combattit là avait pris une part active au siège
d'Andrinople et tous les hommes portaient la croix de bravoure à eux
décernée pour leur conduite au dit siège. Pendant l'assaut, on vit les
soldats grecs arracher à l'uniforme de leurs ennemis tombés ces croix
fameuses et se les attacher sur la poitrine...

[Illustration: Canons et caissons pris aux Bulgares à Kilkiz.--_Phot.
comm. par M. F. de Jessen._]

Doïran tomba enfin le 5 juillet, après un combat des plus sanglants.

Ainsi était terminée la première grande bataille de la guerre
gréco-bulgare, elle avait duré quatre jours pleins. Sur toute la ligne
Nigrita-Doïran, les Bulgares étaient battus et chassés de leurs
positions.

L'IMPORTANCE CAPITALE DE LA PRISE DE DOÏRAN

On ne 'saurait trop insister sur l'importance considérable de ce succès
remporté par les Grecs, succès décisif, non seulement en ce qui concerne
les opérations grecques, mais encore et tout autant en ce qui concerne
les opérations serbes. Les Bulgares, en effet, avaient fait de Doïran le
centre général de ravitaillement de toute leur armée, tant au nord qu'au
sud.

Il y avait à cela des raisons excellentes. La Bulgarie elle-même, en
tant que pays, peut d'autant moins subvenir seule à tous les besoins de
son armée, que cette année a été des plus mauvaises pour elle, par suite
de l'appel sous les drapeaux de tous les hommes de dix-huit à
quarante-cinq ans, c'est-à-dire de toute la main-d'oeuvre. Il lui faut
donc tout faire venir du dehors. Pour cela, elle a deux ports
d'importation: Varna et Dédéagatch, reliés à l'intérieur du pays par
chemin de fer.

Le premier port, Varna, est beaucoup trop éloigné du théâtre des
opérations, auquel, d'ailleurs, il est insuffisamment relié pour pouvoir
être utilisé. Ce fut donc par le second, Dédéagatch, que la Bulgarie fit
entrer tout ce dont elle avait besoin en tant que vivres, fourrages et
munitions.

Mais elle prévoyait bien que, dans une guerre avec la Grèce, la flotte
grecque, à qui rien ne pouvait être opposé, viendrait bloquer Dédéagatch
et rendre ce port à son tour inutilisable. Donc, elle prit ses
précautions en prévision de ce blocus. Elle résolut d'accumuler les
vivres, pour des semaines et des mois au besoin, en un point qui soit
sur le chemin de fer de Dédéagatch et en même temps assez loin de
l'armée serbe, la seule dangereuse à son avis, pour ne pouvoir être
menacée par elle.

Doïran avait donc été choisi comme station centrale de ravitaillement.
Pendant des semaines, le chemin de fer y avait amené directement de
Dédéagatch, farine, haricots, riz, sucre, fourrages, etc. Des convois
portaient de là les vivres aux deux armées.

C'est pour protéger cette base de ravitaillement que les positions de
Kilkiz, furent si formidablement couvertes de retranchements et de
redoutes, jugées amplement suffisantes contre l'adversaire peu sérieux
que seraient les Grecs, au cas invraisemblable où ils réussiraient à
arriver jusque-là.

Ils y sont arrivés pourtant. Et, après un succès d'une telle portée, qui
donc pourrait encore mettre en doute la valeur de l'armée hellénique et
de ses chefs?

Le chiffre des pertes grecques qui, sur toute la ligne et pour quatre
jours de bataille ont atteint 10.000 hommes (beaucoup d'officiers, dont
6 colonels, hors de combat); celui des pertes bulgares qui sont
supérieures encore; c'est-à-dire un total de pertes de 20.000 à 25.000
hommes,--voilà une dernière preuve irréfutable de l'importance et de la
gravité de cette bataille....

JEAN LEUNE.

DANS LES TRANCHÉES SERBES, SUR LA FRONTIÈRE BULGARE

VERS LE FRONT, EN AVANT d'EGRI-PALANKA

Egri-Palanka, 17 juillet.

Nous venons de quitter ce matin, pour le front, le bivouac du quartier
général de la première armée, établi, depuis le 14 juillet, à
Tserni-Vrh.

Notre départ du camp du prince royal ne manquait pas de pittoresque. Aux
premières lueurs du jour, on voyait sur les pentes abruptes et sauvages
du Tserni-Vrh (Montagne Noire) quelques fiacres à l'aspect douteux, qui
jadis avaient dû servir à véhiculer les élégants d'Uskub, et qui,
maintenant, au milieu de ces scènes de guerre, haletaient péniblement en
gravissant les contreforts rocheux de la montagne, alourdis de toute la
mauvaise humeur d'étranges correspondants, aussi pesants que
germaniques.

La belle jeunesse dont, avec Reginald Kann, je m'honorais d'être,
caracolait sur quelques coursiers assez peu fringants et de taille
minuscule autour du capitaine Stoïanovitch, chargé de nous guider.

C'est au milieu d'un paysage alpestre que de Tserni-Vrh nous descendîmes
par une excellente route en lacets, aménagée par le génie serbe, sur
Kratovo d'abord, puis sur la vallée de la Kriva que nous devions
remonter jusqu'à notre gîte d'étape pour ce soir.

Kratovo, petite ville enfouie au fond du thalweg de la Kratovska,
étroitement serrée entre deux murailles grises de rocs dénudés qui la
dominent à pic, ressemble, avec ses toits de tuiles brunes et ses
minarets rouges, à un champ fraîchement labouré où seraient fichées en
terre des lances encore sanglantes. Quelques restes de ruines curieuses
appartenant à l'époque de la féodalité byzantine attestent l'antique
existence de la petite cité où plus rien ne vit, plus rien ne se meut.
La guerre avec ses horreurs est trop près, les habitants ont disparu
fuyant à l'aventure, et, dans les champs, les moissons sèchent sur pied,
oubliées, inutiles. Cependant, un peu plus loin, des femmes, la faucille
à la main, tranchent quelques épis et tentent, pendant qu'il en est
temps encore, d'amasser le maigre butin de quelques gerbes.

Notre cavalerie d'avant-garde s'arrête soudain: une nouvelle désastreuse
nous parvient, apportée par une estafette restée à l'escorte des
voitures. Deux sapins ont versé: l'un d'eux portait la précieuse
personne de Herr Professor K..., docteur de l'Université de Leipzig et
correspondant des _Leipziger Nachrichten_. Le professeur avait trois
dents cassées, mais, fait plus grave, il s'était effondré, paraît-il, au
milieu d'un panier rempli d'oeufs destinés à notre déjeuner, et tous, en
choeur, d'estimer qu'il aurait mieux valu que le professeur se fût cassé
quatre dents et qu'il n'eût point fait d'omelette. Nous volâmes
cependant à son secours et nous eûmes la double satisfaction de le
retrouver un peu meurtri, mais avec sa mâchoire intacte, tandis que par
ailleurs notre provision d'oeufs n'était pas trop compromise. Notre
estafette avait exagéré.

A hauteur des contreforts de Strazin, réduit de la position serbe, nous
rejoignons la grand'route qui de Kumanovo se dirige sur Egri-Palanka,
gravit le col du même nom, et, redescendant sur Kustendil, mène
directement à Sofia. C'est, à l'heure actuelle, la ligne de
communication de la première armée serbe entière qui a serré sur le
front Tsar-Vrh-Golemi, concentrant ses forces en vue de la bataille
probable. La route nous apparaît sur toute sa longueur dans la vallée de
la Kriva, surmontée de hautes colonnes de poussière épaisse,
qu'inlassablement y soulève le double courant des convois qui montent et
qui descendent. Nous nous plongeons dans ce brouillard opaque et nous
atteignons enfin Egri-Palanka.

[Illustration: Situation générale du 17 juillet 1913.--_Croquis par A.
de Penennrun._ Les disques grisés en traits verticaux et sans numéros
désignent les divisions serbes; les disques avec numéros, les divisions
bulgares. Depuis le 17 juillet, les Serbes sont restés stationnaires,
mais l'armée hellénique a progressé jusqu'à Djoumaïa.]

18 juillet.

L'écho de la canonnade, amplifié par les parois rocheuses de la vallée,
nous éveille de bonne heure ce matin, cependant que des nuées épaisses
se résolvent en pluie et voilent d'un épais rideau l'horizon hier soir
encore si bleu, si clair, si radieux. Nous sommes campés sur les bords
mêmes de la Kriva limoneuse et jaune, serpentant à travers la petite
cité aux éternels toits de tuiles qui, depuis Smyrne, à travers la
Thrace, et jusqu'en Macédoine, caractérisent les villages turcs. Le site
d'ailleurs est ravissant: au fond du thalweg de la rivière entourée de
hauts peupliers, de saules et de frênes, que la pluie rend encore plus
verdoyants, Egri-Palanka, avec la couleur vive de ses maisons, ses fins
minarets blancs, sa petite église grecque en torchis brunâtre, semble
reposer et dormir, paradis du rêve et de la fraîcheur, au milieu des
brutales réalités que la guerre et ses horreurs déchaînent autour
d'elle.

Malgré la bienveillance constante dont nous sommes entourés, nous ne
pouvons encore circuler seuls et courir aux positions comme l'envie
furieuse nous en prend tandis que le canon continue à faire entendre sa
voix dans la montagne. La journée se passe assez tristement sous un
déluge d'eau. La soirée s'achève dans un orage terrible; les roulements
du tonnerre se confondent bizarrement avec, ceux du canon, agrandis
formidablement par l'écho des gorges profondes de la vallée de la Kriva.

UN COMBAT VU DE PRÈS SOUS LE FEU DES BULGARES 19 juillet.

La pluie a cessé au milieu de la nuit en même temps que l'orage et,
comme si ce fût un signal, la canonnade a repris, violente, hachée, plus
proche que jamais. Nous n'y tenons plus d'impatience quand, grâce à
Dieu, l'autorisation de se rendre au front nous est accordée. Le temps
de seller nos chevaux et nous disparaissons hâtivement par la sortie
nord d'Egri-Palanka; nous remontons la Kriva en suivant la route qui en
longe les bords et qui mène au col de Deve-Bajir et à Kustendil. Au
confluent de la Kiselitza nous l'abandonnons et, par un chemin en lacets
que s'efforce d'améliorer une compagnie du génie, nous montons à
Zedilovo. En bas, sur la route, passent deux compagnies d'infanterie qui
appuient vers la droite pour renforcer la chaîne de tirailleurs; un peu
au delà, une section de télégraphistes réparent la ligne télégraphique
d'État dont: les poteaux arrachés pendent lamentablement au-dessus du
lit de la rivière. A notre gauche, trois ou quatre shrapnells fusent
au-dessus d'un coteau boisé où crépite la fusillade. Nous continuons à
monter, péniblement, car le chemin est dur et la pente fort raide. Mais
notre ardeur est stimulée par les détonations qui semblent très proches
sur l'autre revers de la hauteur que nous gravissons. Parvenus au sommet
de notre ascension, nous nous apercevons qu'un ravin très profond nous
sépare encore du sommet même de Zedilovo où nous distinguons des pièces
en batterie et quelques sections d'infanterie déployées tout autour.
Après avoir abandonné nos chevaux, nous dégringolons dans un thalweg
parsemé de caissons et, à nouveau, nous remontons vers la crête, au
milieu d'un petit bois dont, les arbres, marqués de trous ronds et
hachés par places, indiquent la, violence du combat qui s'est livré là.
Au milieu du bois, deux ou trois chaumières abandonnées achèvent de
brûler, répandant une odeur fade de cendres chaudes. Le long du chemin,
des artilleurs serbes gravissent eux aussi la pente, portant chacun deux
cartouches à obus. La longue théorie qu'ils forment ainsi relie d'une
chaîne continue les caissons du parc d'artillerie que l'on a dû laisser
en bas avec les attelages, aux pièces montées là-haut, à la bricole,
dans un terrain impossible, avec leurs caissons de premier
ravitaillement.

Nous arrivons à la batterie postée légèrement en arrière de la crête.
Les quatre pièces sont là, mais, à notre grande surprise, au lieu de
rester dans les encastrements construits avec soin pour elles et où
demeurent encore leurs caissons, elles ont été poussées en crête, à
peine au défilement de l'homme debout. La raison nous en est bientôt
donnée par le très distingué commandant de la batterie. Imperturbable,
pendant que quelques balles bulgares passent en sifflant autour de nous,
il nous explique les phases du combat qui se termine. Zedilovo forme en
avant du confluent de la Kriva et de la Kiselitza une espèce de coin qui
s'enfonce entre les deux lignes des armées adverses. Sa possession est
d'assez grosse importance, car elle permet à celui qui le tient
d'assurer sur les flancs de la position ennemie une convergence de feu
en concordance avec les éléments moins avancés de la ligne. La carte
parle d'elle-même aux yeux. En résumé, cette hauteur jouit de tous les
avantages et de tous les inconvénients d'un saillant.

[Illustration: Combat de Zedilovo (19 juillet). La croix près de la cote
1142 indique le point de stationnement du correspondant de
_L'Illustration._]

Avant-hier, 17, les Bulgares en étaient encore maîtres, quand, par une
attaque brusquée, les Serbes, profitant du défilement que donnent les
nombreux angles morts d'un pays aussi découpé, se jetèrent sur les
avant-postes bulgares au moment d'une relève et les repoussèrent sur la
ligne frontière qui constitue leur position principale de défense.
Immédiatement, de l'artillerie fut amenée sur Zedilovo, avec la plus
grosse peine, il est vrai, mais, dès le 18, elle se trouvait en mesure
d'ouvrir le feu et de gêner considérablement les éléments avancés de
l'ennemi. Celui-ci ne se tint pas pour battu, et, cette nuit, à 3 h. 1/2
du matin, il dirigea une attaque sur Zedilovo, attaque prononcée par un
régiment entier à 4 bataillons, appuyé par 3 batteries de campagne et
une batterie d'obusiers en position sur les crêtes de Sivri-Tépé. On
nous les montre d'ailleurs, et à la jumelle je distingue notamment très
bien l'une d'elles, dont les quatre pièces se silhouettent sur le revers
d'une pente descendant vers le Karakol de Deve-Bajir.

[Illustration: Shrapnell bulgare éclatant au-dessus d'une tranchée
serbe, à Deve-Bajir.--_Phot. A. de Penennrun._]

[Illustration: Funérailles du lieutenant serbe Marinkovitch, du 9e
d'infanterie, qui eut la tête broyée par un obus au combat de Zedilovo
(19 juillet). Le couvercle du cercueil est porté derrière le corps, qui
reste découvert pendant la cérémonie.--_Phot. A. de Penennrun._]

L'infanterie bulgare attaqua en deux colonnes, fortes de deux bataillons
chacune, l'une venant directement de Sivri-Tépé, l'autre de Deve-Bajir
et de la maison douanière qui, à la frontière bulgare, se trouve au haut
du col que gravit la route d'Egri-Palanka à Kustendil.

Le terrain se prête merveilleusement à une action défensive, un
véritable glacis en pente douce montant vers les tranchées serbes.
Parvenus à 500 ou 600 mètres, les fantassins bulgares furent accueillis
par un feu violent d'infanterie. C'est à ce moment que le commandant de
la batterie, qui nous raconte tout ceci, fit pousser à bras ses pièces
sur la crête où elles sont encore et fit ouvrir le feu en fauchant (1)
sur la ligne de tirailleurs ennemis. L'effet fut décisif: les Bulgares
s'arrêtèrent, puis refluèrent à quelque 300 ou 400 mètres plus en
arrière, sur une crête intermédiaire où nous apercevons maintenant leurs
tranchées.

[Note 1: On appelle tir de fauchage sur une hausse déterminée, un tir où
chaque pièce de la batterie tire trois coups en coulissant à chacun de
deux tours de manivelle sur son essieu. Cela permet de battre ainsi une
plus grande largeur de front et est par suite d'un excellent effet
contre une longue ligne d'infanterie comme est la chaîne de
tirailleurs.]

De temps à autre, partant de là-bas, quelques coups de feu à notre
adresse auxquels, d'un peu plus loin, à 100 mètres en avant de nous,
répondent les Serbes. Nous désirons vivement aller voir les fantassins
dans leurs tranchées. Nous nous y rendons, en profitant d'un moment
d'accalmie. D'ailleurs, à peine dans la tranchée, quelques
froufroutements caractéristiques qui claquent dans la terre comme des
coups de fouet, marquent que notre arrivée n'a point passé inaperçue.

Dans l'abri merveilleux que la savante ingéniosité des Serbes a
construit, c'est l'absolue sécurité. Un épais remblai, adroitement
dissimulé par des mottes de gazon, des pare-balles transversaux pour
protéger la tête des tireurs, assurent non seulement le maximum de
tranquillité mais même un bien-être relatif à l'infanterie qui s'y
trouve abritée non seulement des balles, mais encore de la pluie et du
froid. Rassemblant mes faibles connaissances de la langue serbe, je
parle avec les hommes qui causent et fument, parfaitement insouciants.
Quand quelques claquements de fouet annoncent l'arrivée des balles
bulgares, ils rient et plaisantent. Lorsqu'un peu plus tard je retourne
en arrière, tous souhaitent au Français qui s'en va un cordial au
revoir: «Sbogom! (Avec Dieu!)», me disent-ils... et je m'éloigne en
répétant: «Avec Dieu! Sbogom!», tandis que des balles bulgares
s'enfoncent dans la terre de la tranchée que je viens de quitter et
s'enfuient en jurant dans l'air calme après avoir ricoché derrière nous.

L'attaque sur la droite, venant de Deve-Bajir, n'a pas eu plus de
succès. Malgré une certaine supériorité numérique, les Bulgares ne
réussirent pas dans leur tentative, arrêtés par le feu d'infanterie et
aussi par le feu d'écharpe que les deux pièces de droite de la batterie
de Zedilovo purent exécuter contre eux en opérant un changement
d'objectif de ce côté.

Les pertes, serbes furent légères: la batterie eut un pointeur tué et un
servant blessé. Vers la droite, elle furent un peu plus sensibles:
environ une quarantaine d'hommes ont été mis hors de combat, parmi
ceux-ci un lieutenant dont la tête fut arrachée par un obus. Mais, pour
intéressant qu'il fût, ce petit combat ne présente en somme qu'une
importance médiocre. L'attaque bulgare fut à tout prendre assez peu
énergique, et je me demande quelle pouvait bien être ici l'intention de
l'ennemi.

Nous vivons dans le noir le plus absolu que seuls un commencement de
négociations ou une manoeuvre assez osée des Bulgares peuvent expliquer.
L'inactivité générale qui règne autour de nous permet toutes les
suppositions.

En même temps que les troupes de la 12e division bulgare attaquaient
ainsi Zedilovo, d'autres tentatives avaient lieu un peu partout à gauche
de la première armée vers Golemi-Vrh, à droite vers Tsar-Vrh. D'après le
communiqué de ce soir, la tentative de Golemi-Vrh n'aurait pas eu
d'importance. Il n'en serait pas de même de ce qui a dû se passer plus
au sud. Les Monténégrins ne paraissent pas avoir très bien tenu leur
ligne, et ils auraient dû reculer sur Pobyem. Mais, secourus par un
régiment serbe descendu de Tsar-Vrh et qui aurait pris l'attaque bulgare
en flanc, les régiments monténégrins auraient repoussé l'ennemi et se
seraient même avancés jusqu'à Siva-Kobila.

Quoi qu'il en soit, ces pointes de l'ennemi, ou ces reconnaissances,
comme on voudra les appeler, prouvent à mon avis qu'il n'est pas aussi
affaibli moralement qu'on l'avait d'abord pensé et qu'il est encore
susceptible d'une certaine activité.

Ce que l'on pourrait regretter ici, c'est la trop grande somme de temps
jusqu'alors dépensée par les Serbes dans leur concentration et leur
préparation à la bataille. Je sais, il est vrai, que voici la première
fois au monde que l'on exécute de la guerre de masses, de la guerre
d'armées, dans un pays de montagnes où les, sommets dépassant 2.000
mètres ne sont pas l'exception, que les voies de communications y sont
précaires, que mille raisons portent à ne rien hasarder... Mais c'est
précisément ce que j'aurais voulu voir: hasarder quelque chose,
sacrifier à l'audace et ne point laisser à l'adversaire un temps
précieux dont il ne peut que profiter.

A cette légère critique près, tout ici semble en excellente condition,
approvisionnements, munitions, moral... Le moral surtout est admirable.
Depuis le capitaine, qui, posément, nous expliquait le combat du matin,
où sa batterie venait de tirer près de 200 coups par pièce, jusqu'aux
soldats que je voyais plaisanter entre deux coups de feu dans la
tranchée tout à l'heure, tous manifestent non seulement la meilleure
bonne volonté, mais même le courage le plus ardent, l'enthousiasme le
plus pur. Pendant que nous revenons vers Egri-Palanka, nous dépassons
les blessés, qui reviennent du front: pas un cri, pas 'un geste, pas un
murmure. Ce gens-là sont de vrais soldats, ils savent souffrir et
mourir.

ALAIN DE PENENNRUN.



[Illustration: Le camp des «Eclaireurs de France» et de leurs camarades
étrangers près de la Grande-Chartreuse. _Phot._ Matin.]

[Illustration: Eclaireurs dressant leur tente.]

[Illustration: La toilette du matin à la fontaine.--_Phot. Ramtaud._]

LES «ÉCLAIREURS DE FRANCE» EN DAUPHINÉ

Sous les auspices de la section grenobloise des Eclaireurs de France et
de notre excellent confrère le _Matin_, attentif, toujours, à toutes les
manifestations où le sentiment patriotique est intéressé, se tient, en
ce moment, une première fête internationale des «Eclaireurs», dans l'une
des régions les plus parfaitement pittoresques, les plus variées, les
plus attirantes qui soient en France: en Dauphiné.

Par le _Matin_, nous sommes tenus, au jour le jour, au courant des faits
et gestes de ces enfants alertes et débrouillards, accueillis avec une
touchante sollicitude qui est allée jusqu'à prévoir le service religieux
«pour les différents cultes». Ç'a été d'abord, après la réception
officielle à Grenoble, l'installation du camp, à
Saint-Pierre-de-Chartreuse, en face de l'Alpe dominatrice, et la joie
divine d'édifier de ses mains son toit de toile; puis, dimanche, «une
fête du camp», avec les tentes parées de guirlandes et de festons, et
une visite à la Grande-Chartreuse, des excursions en montagne, et des
jeux, et des sports,--enfin, huit jours de vie d'initiative,
d'émulation, de fraternelle solidarité, de vie saine et bienfaisante
sous la tente ou «au foin!», tour à tour dans les nobles futaies, du
côté de la Chartreuse, et dans l'Oisans et l'Alpe d'Huez plus sévères.



[Illustration: Sophonisbe (Mme Bartet) et Massinissa (M. Albert
Lambert). (Acte II, Scène III.)]

[Illustration: L'entrevue de Sophonisbe (Mme Bartet) et de Syphax
prisonnier (M. Mounet-Sully), en présence de Scipion (M. Raphaël
Duflos). (Acte III, Scène V.)]

[Illustration: La mort de Sophonisbe. (Acte IV, Scène
dernière.)--_Photographies Bert, prises aux répétitions sur la scène de
l'Opéra-Comique._]

LES GRANDS TRAGÉDIENS DE LA COMÉDIE-FRANÇAISE INTERPRÉTANT «SOPHONISBE»,
DE M. ALFRED POIZAT.

_Sophonisbe_, tragédie en quatre actes, de M. Alfred Poizat, que _La
Petite Illustration_ publie d'autre part, a été remarquablement mise à
la scène par la Comédie-Française qui vient de l'inscrire à son
répertoire. Mais, avant d'offrir ce spectacle à ses abonnés, elle en
aura donné la première représentation devant le Mur d'Orange. Les trois
scènes que nous en reproduisons ont été prises au cours des répétitions
sur le «plateau» de l'Opéra-Comique où la Comédie-Française a
transporté momentanément ses pénates. C'est pendant la seconde guerre
punique, à Cirta, Sophonisbe, qui, pour des raisons politiques, dut
épouser, naguère, le vieux roi Syphax, n'a pas cessé d'aimer Massinissa,
le guerrier numide qui, par dépit, a contracté alliance avec Scipion, le
chef de l'armée romaine. Il vient d'entrer victorieux dans la ville
comme on annonce à la reine que Syphax, son époux, a succombé sur le
rempart. Retrouvant Sophonisbe, il lui exprime son amour et lui fait
jurer de l'épouser. Mais Scipion s'oppose, au nom de Rome, à ce mariage
et, comme Sophonisbe lui résiste, il commande qu'on amène Syphax qui
n'est pas mort mais seulement prisonnier des Romains. Alors, ne pouvant
se résoudre à sacrifier un de ses époux à l'autre, Sophonisbe ne voit de
solution que dans la mort. Elle boit la ciguë et expire devant
Massinissa et Scipion.



[Illustration: Le colonel Repond, commandant de la garde suisse
pontificale.]

[Illustration: La relève des sentinelles aux portes du Vatican.]

[Illustration: Le capitaine Glasson, instructeur des recrues de la
garde, démissionnaire.]

UNE MUTINERIE AU VATICAN

_Notre correspondant de Rome nous écrit:_

Rome, 26 juillet.

Un beau soleil de juillet inonde la cour de Sainte-Anne, quartier de la
garde suisse pontificale. Près des portes, dans leur pittoresque costume
noir, jaune et rouge dessiné par Raphaël, les soldats veillent. Le calme
règne sur toute chose et l'on hésiterait à penser que l'on sort à peine
d'un _pronunciamiento._

En effet, pendant sept jours la rébellion a sévi dans la troupe que
commande le colonel Repond, et dont _L'Illustration_ l'an dernier
(numéro du 8 juin 1912), à l'occasion de l'assermentation des recrues,
disait la belle tenue martiale.

Le mardi. 17 juillet, au moment de prendre la garde, 21 soldats
déclarèrent refuser de marcher tant que leur instructeur, le capitaine
Glasson, neveu du colonel Repond, ne serait pas licencié. Sur l'ordre de
leur major, ils obéirent néanmoins, après avoir reçu l'assurance que le
cardinal Merry del Val, chef suprême de l'armée pontificale, serait
informé de l'incident.

Deux heures après, le capitaine Glasson quittait le Vatican en congé
illimité.

On eût pu croire que tout était terminé, mais les mutins, conduits par
quelques jeunes recrues turbulentes, voulurent davantage. Ils firent
remettre au Saint-Père un mémoire demandant, en particulier, la
réduction des exercices--pour lesquels ils revêtent une tenue moins
somptueuse que leur uniforme de parade--la nomination des officiers
parmi les sous-officiers du corps, et enfin l'autorisation de fréquenter
les _osterie_ du Borgo, dont l'accès leur avait été interdit par le
colonel Repond.

[Illustration: Le drapeau pontifical et sa garde.]

Dimanche matin, au rapport, le colonel ayant annoncé que les rebelles
seraient punis, des scènes regrettables se produisirent, et l'on jugea
prudent de retirer aux mutins fusils et munitions.

L'anxiété fut grande au Vatican en attendant la décision papale. En
ville, les quotidiens romains, enchantés de trouver matière à articles
sensationnels, faisaient des prodiges d'imagination: on découvrait des
complots anti-italiens, les journaux ministériels annonçaient la
disparition de la garde, tandis que ceux de l'opposition prévoyaient la
création d'un corps de zouaves pontificaux. Enfin, d'un commun accord,
tous annonçaient que le colonel Repond, marié depuis six mois, était en
voyage de noce, et que la révolte interrompait une lune de miel...

C'était beaucoup de bruit pour peu de chose. En réalité, la discipline
imposée par le colonel suisse, qui commande depuis trois ans la garde
pontificale, a été respectée, puisque la révolte s'est passée sans que
jamais le service du pape en souffrît. Les sous-officiers et les vieux
soldats, de même que les jeunes mutins, avaient promis à leur chapelain,
Mgr Corragioni d'Orelli, que tout se passerait sans scandale. Ils ont
tenu parole: dimanche après-midi, quelques heures après que la scène la
plus tumultueuse de la révolte se fut déroulée dans la cour de la
caserne, la garde, _in corpore_, faisait le service d'honneur pendant
une audience que Pie X donnait aux pèlerins américains.

Il a suffi, mercredi matin, d'une lettre de Pie X, exprimant sa douleur
de voir la vieille garde, qui s'est tant de fois couverte de gloire au
cours des siècles, suivre quelques meneurs et commettre des actes graves
d'indiscipline, pour que les soldats se soumissent et acceptassent
tranquillement les sentences prononcées par leurs supérieurs.

Le capitaine Glasson, qui a traité sa troupe avec beaucoup trop de
dédain et de morgue, a été invité à donner sa démission, et trois des
chefs de la mutinerie ont été expulsés.

ROBERT VAUCHER.

[Illustration: La tenue que n'aiment pas les gardes pontificaux; celle,
qu'ils portent à l'exercice.]

[Illustration: L'uniforme qui leur plaît; celui qu'ils revêtent pour la
parade.]

_Photographies Felici._



CE QU'IL FAUT VOIR

PETIT GUIDE DE L'ÉTRANGER

Les vacances entraînent Paris hors de chez lui. Mais elles ramènent chez
lui, par milliers, les étrangers en vacances, et de ce chassé-croisé, il
résulte que l'époque de l'année où nos boulevards sont le plus encombrés
est justement celle où--théoriquement--«il n'y a plus personne à Paris».

Ces visiteurs trouveront, durant ces deux mois d'août et de septembre,
la ville un peu différente de ce qu'elle était à la fin de la _saison_,
avant que s'ouvrît la période des grands «déplacements»; différente
aussi de ce qu'elle recommencera d'être à l'automne, quand y sera
revenue l'armée indigène... c'est-à-dire ce que les courriéristes
mondains appellent «Tout Paris».

Ils n'y connaîtront ni la fièvre des premières représentations, ni les
fortes émotions sportives de l'été, ni le tapage des «grandes ventes»,
ni l'amusement des vernissages à la mode, ni le plaisir de risquer la
syncope dans les cohues des grands magasins... Mais ils jouiront d'un
_autre_ Paris; et de cette ville désertée par l'élite de ses résidants
ordinaires, ils auront une vision qui a son charme. Car Paris sans
Parisiens est aussi une chose à voir.

C'est même une chose ravissante. Avez-vous vu Nice l'été, après y avoir
subi les bousculades élégantes de l'hiver? C'est une surprise et un
enchantement. La ville est comme enveloppée de torpeur. En même temps
que la chaleur de l'été, le silence est tombé sur elle. Les hôtels se
sont vidés; les musiques se sont tues, et la gaieté des choses n'a plus
rien d'international. C'est une gaieté simple ment niçoise.

Les rues sont presque désertes; et sur les chaussées où les verdures des
platanes répandent une ombre douce, des enfants jouent; et ce sont, ô
miracle, des enfants de Nice, qui ne parlent ni anglais, ni allemand, ni
russe, ni même parisien. Au long des boutiques, sur les trottoirs, des
chaises sont posées, et sur ces chaises somnolent ou bavardent des
familles de marchands qu'aucune clientèle n'importune. On regarde tout
cela... et l'on s'aperçoit que cette ville est pleine de belles filles,
d'enfants admirables qu'on ignorait, et dont la grâce et la gaieté
s'harmonisent si joliment avec celles du décor charmant qui les encadre.
Dépouillée de ses attraits d'hiver, qui la chargeaient comme une parure
de bijoux faux, Nice se révèle délicieusement, dans la nudité de son
charme véritable.

Et c'est ainsi que va s'offrir aux foules étrangères, pendant deux mois,
notre paisible Paris d'été. Des théâtres où l'on ne s'écrase pas; des
carrefours où se croisent, à tour de roues, des auto-taxis débonnaires;
des restaurants où l'on est assuré de trouver libre la place qu'on
voulait prendre; des jardins publics, un bois de Boulogne où l'on ne
rencontre que des oiseaux, des cantonniers qui arrosent, et des amoureux
qui n'ont pas le moyen de quitter Paris; enfin, des musées pleins de
fraîcheur, où l'on a tout le loisir de rêver, sans être dérangé par
personne, devant le tableau qu'on aime. Ah! les flâneries d'été, dans
nos musées!

                                      *
                                     * *

Il faut voir celui du Petit Palais; non seulement parce qu'il est un des
plus adorable ment situés de Paris, et parce qu'il possède d'exquises
richesses (il n'est pas un musée, je crois, où Carpeaux, Dalou, Ziem,
Henner Carriès, soient plus splendidement représentés) mais parce qu'une
attraction nouvelle s'y offre à nous depuis quelques jours.

On sait qu'il existe chez nous un prodigieux musée secret: c'est le
Garde-Meuble national. Cet établissement, où ne sont admis que les
fonctionnaires chargés de l'administrer et le personnel préposé à la
surveillance et à l'entretien des objets qui y sont déposés, contient
des trésors véritables dont le public ne soupçonnerait pas l'existence
si, de temps en temps permission n'était donnée de tirer ces trésor, de
leur prison et de nous en laisser voir quelque chose.

Cette fois, c'est à l'intervention de l'actif et ingénieux conservateur
du Petit Palais, M. Henry Lapauze, que nous devons ce plaisir. M.
Lapauze a obtenu de M. le sous-secrétaire d'État aux Beaux-Arts que lui
fussent prêtées, pour être placées sous les yeux des visiteurs du Petit
Palais, quelques-unes des plus belles tapisseries que possède le
Garde-Meuble. Il s'agit de la série dite de la _Galerie de Saint-Cloud_,
et qui est la reproduction, exécutée en 1685 par les Gobelins, de
tableaux composés une dizaine d'années auparavant par Mignard pour le
château de Saint-Cloud.

Le château de Saint-Cloud venait d'être acheté, à cette époque, au
contrôleur d'Hervard pour servir de maison de campagne au duc d'Orléans,
frère du roi. Et six tableaux avaient été commandés à Pierre Mignard,
pour le plafond de la galerie principale du château: les Saisons, et
deux scènes mythologiques: _Latone_ et le _Parnasse_. Ces tableaux sont
aujourd'hui détruits. Soyons donc reconnaissants au ministre Louvois de
la bonne idée qu'il eut d'en ordonner aux Gobelins la reproduction; car
ces «copies» sont des chefs-d'oeuvre.

On les a placées dans la grande salle des Médaillons, qu'elles
emplissent de leur lumière somptueuse. Elles resteront là jusqu'à la fin
de la saison: mais c'est maintenant qu'il faut aller les admirer,--avant
que s'achève cette paix délicieuse des vacances qui, dans les musées
comme dans les promenades, ajoute une poésie à la beauté des choses.

                                      *
                                     * *

Et puis, ce qu'il faudra voir encore, dans le courant de ce mois, ce
sera le Grand Palais,--après le Petit. Cher Grand Palais! On se demande
ce que deviendraient, s'il n'existait pas, les organisateurs
d'Expositions. Il n'a même pas un mois pour se reposer! A peine la
Nationale et les Artistes Français l'avaient-ils évacué qu'une armée
toute fraîche de charpentiers et de menuisiers s'est précipitée sur sa
carcasse vide, pour y aménager une exposition nouvelle qui s'ouvre ces
jours-ci, et qui sera, paraît-il, fort amusante: l'exposition de
l'_Emballage_; une exposition internationale, qui remplira la moitié de
l'énorme édifice.

Et l'autre moitié?

Eh! mon Dieu, c'est encore uns exposition qui l'occupera, et que nous
verrons s'y installer quelques semaines plus tard: l'exposition annuelle
des petits fabricants parisiens, dite «concours Lépine», et à laquelle
sera conservé le nom de son fondateur. La caserne qui naguère lui
servait d'abri n'est plus libre, et voilà le concours Lépine obligé de
déménager. Alors, il fait comme fout le monde: il s'en va vers l'ouest!
Nous le suivrons avec plaisir dans cette direction.

UN PARISIEN.



AGENDA (2 au 9 août 1913).

CONGRÈS.--Le sixième congrès international d'aéronautique se tiendra à
Gand du _4 au 8 août._

EXPOSITIONS ARTISTIQUES.--_Paris_: Galerie Georges Petit: l'exposition
des petits maîtres de 1830 est prolongée pendant tout
l'été.--_Province_: expositions des Beaux-Arts à Vichy, Langres, Douai,
Brest.--_Étranger_: à Malines, exposition internationale des Trésors des
Gildes, du _10 au 24 août_.--Gand, exposition internationale;
expositions à Ostende, Spa, Munich.

SPORTS.--_Courses de chevaux_: le _3 août_, Vichy (Grand Prix), Caen, le
Havre; les _4, 5 et 6_, Caen; le _6_, Deauville, (prix du
Cinquantenaire); le 7, Boulogne-sur-Mer; le 8, Deauville,
Boulogne-sur-Mer; le 9, Bernay, Boulogne-sur-Mer.--_Automobile_: les _4
et 5 août_, meeting de la Sarthe; le 4, coupe internationale des
motocyclettes et motocycles; le 5, Grand Prix de France, coupe de la
Sarthe; les _9 et 10 août_, meeting du Mont-Ventoux.--_Athlétisme_: du
_9 au 24 août_, circuit pédestre de l'Ouest (300 kil. à pied), prix
Dubonnet; le _11 août_ et jours suivants, tournoi du Havre, organisé par
le Havre-Athlétic-Club.--_Cyclisme_: à la piste municipale (Vincennes),
le _3 août_: grand prix Peugeot, course de primes; le _10 août_,
championnat des transports, challenge du Bol d'air; championnat de la
Seine (amateurs)--_Lawn-tennis_: tournois du mois d'août: le _2 août_,
Pornic; le 3, Ostende, Etretat; le 4, Caux, Trouville, Lion-sur-Mer; le
10, Pornichet; le 11, Houlgate, le Havre, Saint-Moritz,
Zermatt.--_Yachting_: le _3 août_, régates de la baie de la Somme, à
Saint-Valéry-sur-Somme.--_Aviron_; le _10 août_, à Juvisy, championnats
de Paris.--_Natation_: le _3 août_, dans le bassin d'Asnières,
championnats interclubs.--_Tir aux pigeons_; à Aix-les-Bains, les _3 et
4 août_: prix de la Villa des Fleurs.



DOCUMENTS et INFORMATIONS

LE FUMIER ET LA FIÈVRE APHTEUSE.

La désinfection systématique des fumiers est une des précautions
officiellement recommandées aux éleveurs dont les troupeaux sont
atteints de fièvre aphteuse; mais c'est là une opération assez difficile
à effectuer, et dont les résultats pratiques sont incertains. Aussi le
conseil a-t-il été souvent formulé de ne jamais épandre ces fumiers
dangereux, mais de les brûler à la ferme, pour éviter qu'ils puissent
propager au loin les germes dont ils sont infestés.

Cependant un vétérinaire de Berlin. M. P. Loeffler, vient d'instituer à
ce propos toute une série d'expériences dont les conclusions sont
vraiment inattendues. Il a établi de façon certaine que l'agent
pathogène de la fièvre aphteuse ne résistant pas à une température de 50
degrés, et, d'autre part, le fumier mis en tas et abandonné à la
fermentation atteignant très vite une température de 70 degrés, il
suffit d'amasser les litières des bêtes aphteuses, de les presser, de
les recouvrir d'une couche de terre de 10 centimètres d'épaisseur, puis
de les laisser en repos pendant cinq ou six jours pour leur conférer une
véritable stérilisation. Nul doute que cette pratique ne se généralise
bientôt dans les régions où sévit la redoutable épizootie.

LA LÉGION ÉTRANGÈRE ET LE DROIT INTERNATIONAL.

Un intéressant travail sur la _Légion étrangère et le droit
international_ nous est présenté par M. Charles Poimiro sous la forme
d'une thèse de doctorat (Berger-Levrault, 5 fr.). Cette substantielle
étude qui passe au crible les critiques et les sophismes allemands doit
être signalée à notre publie qui y trouvera un utile complément
juridique à l'article que nous avons consacré à l'organisation de la
légion dans notre avant-dernier numéro.

Le thème favori des attaques allemandes est que le fait de l'existence
de notre légion étrangère constitue une inconvenante et permanente
provocation à l'égard des autres nations. M. Poimiro réfute, avec un
calme et clair bon sens, ces critiques.

La France, remarque-t-il, est le pays de l'Europe le plus hospitalier
aux étrangers qui abandonnent leurs foyers soit pour des raisons
politiques, soit par convenance personnelle, soit encore simplement pour
tenter la fortune. Ignorant notre langue et nos traditions, brusquement
déracinés de leur pays d'origine et transplantés au milieu d'un peuple
dont ils ne connaissent ni les usages, ni les moeurs, ni les coutumes,
ni le genre particulier, ils risquent, s'ils ne trouvent pas rapidement
leur voie, de constituer chez nous un élément dissolvant et
perturbateur. Il est bien évident que l'État français ne peut
s'intéresser à ces immigrants d'une façon particulière et leur accorder,
en plus du droit d'asile, l'aide et l'assistance qu'il ne peut même pas
assurer à ses nationaux.

La légion donne donc une solution à ce double problème d'humanité et
d'ordre intérieur en utilisant les éléments étrangers au mieux de leurs
intérêts, de l'intérêt français et même de l'intérêt international.

Il est puéril, en effet, de soutenir que la légion constitue une prime à
la désertion. Les déserteurs réfugiés en France ont quitté bien souvent
un pays moins exigeant quant au service militaire. Les engagements à la
légion sont souscrits pour une durée de cinq années, et le service
militaire obligatoire d'aucune nation n'astreint les jeunes gens à une
présence aussi prolongée sous les drapeaux. Et, si les légionnaires sont
traités de même manière que les Français, ils ne touchent aucune prime
d'engagement. Il serait donc difficile de pousser plus loin la
correction. On peut même se demander s'il n'y a point quelque excès dans
ce scrupule, car il serait tout à fait juste qu'on assimilât, quant à la
prime, les légionnaires aux soldats de notre infanterie coloniale.

Enfin, comme l'a fait justement remarquer M. L. Rolland, dans la _Revue
algérienne et tunisienne de législation et jurisprudence_, «les
déserteurs ne seraient sans doute ni plus ni moins nombreux si la légion
n'existait pas. Il y aurait simplement un peu plus de vagabonds et de
gens sans aveu.»

Relevons aussi, dans le livre de M. Poimiro, des chiffres intéressants
sur la composition ethnique de nos régiments étrangers:

Au 1er janvier 1913, le 2e régiment comprenait: 2.169 Français, 985
Allemands, 354 Alsaciens-Lorrains, 39 Belges, 327 Suisses, 255 Italiens,
128 Espagnols, 87 Tunisiens, Algériens, Marocains, 61 Russes, 11
Luxembourgeois, etc., sur un total de 5.133 hommes.

En janvier 1912, sur les 5.300 hommes du 1er régiment étranger, il y
avait 50% de Français, 18% d'Allemands, 7% d'Alsaciens-Lorrains, 7% de
Belges. 6% de Suisses, 3% d'Italiens.

Ces contingents sont assurés à l'aide d'enrôlements volontaires, dont le
nombre oscille chaque année autour de 2.000. En 1907, ils étaient de
1.704; en 1908, de 2.595; en 1909, de 2.397; en 1910, de 2.118. Cela
représente une moyenne de 1.200 engagements étrangers par année et nous
accordons à peu près 280 naturalisations dans le même laps de temps, ce
qui est une très jolie proportion. Ajoutons que, si les candidats à la
légion sont toujours aussi nombreux, l'autorité militaire se montre de
plus en plus difficile pour les conditions physiques exigées des futurs
légionnaires.

LA DESTRUCTION DES BALEINES SUR LA CÔTE OCCIDENTALE D'AFRIQUE.

D'après une note de M. Gruvel, communiquée à l'Académie des sciences par
M. Edmond Porrier, la pêche des baleines et des grands cétacés prend des
proportions considérables, inquiétantes même, sur les côtes de l'Afrique
occidentale et, notamment, dans les parages de notre colonie du Gabon.

En 1910, M. Gruvel signalait l'abondance des cétacés dans cette région;
les armateurs français ne firent aucun profit de l'information, mais dès
1911, une société norvégienne arrivait à Cap Lopez avec un navire usine
de 6.000 tonneaux et deux bateaux chasseurs d'environ 180 tonneaux
chacun. En même temps, des Portugais s'installaient à Mossamédès.

La dernière campagne a été si fructueuse que les bénéfices n'ont jamais
été inférieurs à 20% du capital engagé; ils ont parfois atteint 100 pour
100, et même 400 pour 100 pour une société.

Étant donné que, pour couvrir les frais d'exploitation d'un bateau
chasseur et de sa part du navire usine, il faut 80 ou 100 grand
baleinoptères, on peut se faire une idée du nombre d'animaux détruits
que représentent de tels bénéfices.

Les principaux produits sont: l'huile, dont la meilleure qualité vaut
aujourd'hui 600 francs la tonne; la poudre de viande déshuilée, qui se
vend 200 francs; les fanons, dont le prix est tombé de 35 à 12 francs le
kilo.

En apprenant ces résultats, toutes les sociétés qui travaillaient dans
la mer du Nord, dans l'Antarctique ou en Australie, se sont ruées vers
l'Afrique. Actuellement, 30 sociétés, la plupart norvégiennes, sont
parties ou en partance pour la côte africaine; elles disposent de 90
bateaux chasseurs.

Dès lors, si on ne prend pas des mesures immédiates, la destruction sera
totale dans deux ou trois ans.

L'IMMIGRATION EN ALLEMAGNE.

Au cours de ces dernières années, l'empire allemand a subi, au point de
vue démographique, une transformation aussi radicale qu'inattendue: de
pays d'émigration, il est devenu pays d'immigration.

Ce fait ressort avec évidence d'un rapport de M. Olaine, consul général
de France à Francfort.

En 1881, l'émigration allemande atteignait son maximum: 220.902
émigrants, soit 4,80% de la population totale de l'empire à cette
époque. En 1910, ce chiffre était tombé à 25.531, soit à 0,39 de la
population.

En même temps se produisait le phénomène inverse, et le nombre des
immigrants en Allemagne augmentait régulièrement, ainsi que le montre ce
tableau:

/*
        Hommes. Femmes.    Total.

1890...
        244.093 189.168   433.264
1895...
        270.908 215.282   486.190
1900...
        464.274 314.463   778.737
1905...
        599.320 429.240 1.028.560
1910...
        716.994 542.879 1.259.873
*/

Ainsi, la population de l'Allemagne augmente, non seulement du fait de
sa forte natalité, mais encore par l'apport étranger. En 1907, sur
1.342.294 résidants étrangers, on comptait 515.176 Autrichiens, 286.761
Russes, 147.034 Italiens, 100.709 Hollandais, 04.829 Suisses, 40.718
Hongrois et 35.535 Français.

En ce qui concerne la répartition par métiers, on comptait, en chiffres
ronds, 800.000 travailleurs manuels, dont 440.800 appartenant à
l'industrie et 279.940 ouvriers agricoles.

REVANCHE FÉMININE.

Il est impossible désormais de maintenir à l'actif de la femme le record
de la loquacité! Un grave statisticien de Bruxelles, M. Charles
Dubudont, établit nettement, à l'aide de chiffres qu'il a mis quarante
années à rassembler, que l'homme moderne prononce en moyenne, dans
l'espace de cinq minutes, vingt mots de plus que la femme.

Il déclare que la femme moderne est plus encline à écouter qu'à parler,
ce qui est devenu l'inverse pour l'homme.

_Jusqu'à sa dernière page, jusqu'à la feuille détachée qui contient ces
photographies que nous avons cru devoir publier à part, ce numéro est
consacré--à peu près entièrement--à la guerre des Balkans, la seconde,
la vraie, serait-on tenté de dire tant elle semble devoir, plus que la
première, transformer la carte balkanique._

_Ainsi, à l'heure où la vie heureuse remplace partout ailleurs la vie
laborieuse, en ces jours de départ joyeux pour les plages, les montagnes
et les châteaux, alors qu'il nous serait surtout agréable de donner à
nos lecteurs le sourire des actualités, aimables et reposantes, de la
mer et des champs en fête, nous sommes dans l'obligation de leur imposer
des visions de combats et de carnage, de pays dévastés, de villes
incendiées, de populations massacrées et mutilées sur la route de
troupes en débâcle et revenues, semble-t-il, à la folie sanguinaire des
hordes primitives._

_Il nous faut bien, hélas! tenir compte, avant toutes autres choses, des
grands événements humains, des terribles réalités de l'histoire, dont,
plus tard, aux dates correspondantes, on recherchera les témoignages
émouvants dans les gravures de_ L'Illustration. _Et, au moment où
s'ouvre la conférence de Bucarest, notre journal doit à son public de
lui mettre sous les yeux les documents les plus tristement
caractéristiques de cette guerre fratricide._

_Nous ferons, dans nos prochains numéros, selon nos habitudes et notre
goût, une plus large place aux actualités moins cruelles, aux scènes
jolies et douces de la vie d'été. Mais il nous a paru, cette semaine,
tant nous avions été impressionnés nous-mêmes par les courriers de nos
correspondants de Macédoine, que nous ne devions point, pour une fois,
mêler des spectacles de joie mondaine aux révélations de tant de deuil._



L'UNION LATINE EN ROUMANIE

Une manifestation de haute fraternité latine dans un pays dont les
sympathies nous sont âprement disputées par l'influence allemande, ne
saurait passer inaperçue de l'attention française. C'est à Braïla, il y
a une quinzaine de jours, qu'eut lieu cette manifestation--dont M.
Jacques Vuccino, conseiller du Commerce extérieur de la France, nous
communique la photographie reproduite ici--à l'occasion du départ des
régiments locaux et sur l'invitation que les comités de deux importantes
sociétés, l'une française (le Cercle de culture française «Voltaire»),
l'autre italienne, avaient fait afficher sur tous les murs. L'affiche,
aux couleurs françaises, italiennes et roumaines, portait en épigraphe
le célèbre quatrain d'Alexandrie: _Ginta latina_.

[Illustration: Manifestation de fraternité latine à Braïla (Roumanie).]

Et lorsque, au milieu d'une foule énorme, les régiments se rendirent à
la gare de Braïla, les drapeaux français et italiens encadraient en tête
du cortège l'étendard roumain de la société «Carpati», tandis qu'un
transparent portait cette inscription: «Vive la race latine!» C'est la
première fois, croyons-nous, que les circonstances ont permis aux
drapeaux des deux grandes nations latines de se trouver l'un à côté de
l'autre pour encadrer celui de leur soeur cadette.

LA CARTE DES AMBITIONS BULGARES

Peu à peu, nous arrivent les documents qui trahissent l'étendue des
ambitions bulgares en Thrace et en Macédoine et révèlent une
préméditation certaine dans l'offensive générale, le 30 juin, des
Bulgares contre leurs alliés balkaniques.

Un de ces témoignages est le curieux document dont un de nos
correspondants, M. de Jessen, nous adresse un exemplaire et qui vaut
bien une reproduction.

Cette carte du «Royaume de Bulgarie»--c'est l'inscription qu'elle
porte--imprimée à Sofia, fut d'abord vendue à Cavalla pour quelques
sous, puis donnée aux enfants des différentes écoles, enfin distribuée
gratuitement un peu partout. Elle donne à la Bulgarie tout ce que les
Serbes ont conquis en Vieille-Serbie et en Macédoine, et tout ce que les
Grecs ont gagné en Epire. Ses frontières ouest s'étendent au delà de
Skoplje (Uskub), jusqu'à Prizrend, Dibra et le lac Okhrida avec Monastir
(Bitvolja). Salonique et toute la péninsule chalcidique sont bulgares.
Pas de frontière Enos-Midia. Les Turcs demeurent enfermés dans leur
ligne de Tchataldja. Quant à l'archipel, si Thasos devient bulgare,
aucune des autres îles ne demeure entre les mains hellènes.

Par contre, il faut remarquer avec quelle admirable générosité le
cartographe bulgare a tracé les limites de l'Albanie. Le nouvel État ne
recevait pas seulement le district de Novibazar, pris dans le butin
serbe et monténégrin, mais il s'accroissait également d'un large
territoire au nord de la Grèce, de sorte que l'Albanie prenait accès sur
la mer Egée... L'Autriche elle-même n'aurait, certes, point osé tant
ambitionner pour la principauté naissante.

On imagine combien cette carte était de nature à blesser Grecs, Serbes,
Turcs et Roumains qui, par leur quadruple envahissement, viennent de si
terriblement réduire les frontières tracées avec quelque insolence sur
cet extraordinaire document.

[Illustration: La Carte des ambitions bulgares.--_Document communiqué
par M. F. de Jessen._ Reproduction en noir d'une carte en couleurs
imprimée à Sofia.--La Bulgarie y fait une immense tache verte, de
Tchataldja à Okhrida, du Danube à la Chalcidique et à Salonique.--Nous
avons simplement souligné les frontières qui y sont tracées, et inscrit
en caractères romains les noms des différents pays.]



_A ce numéro s'ajoute un supplément de deux pages sur LES MASSACRES EN
MACEDOINE._



[Illustration: THÉRAPEUTIQUE, par Henriot.]





*** End of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 3675, 2 Août 1913" ***

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