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Title: Observations d'un sourd et muèt sur un cours élémentaire d'éducation des sourds et muèts publié en 1779 par M. l'Abbé Deshamps, Chapelain de l'Église d'Orléans
Author: Desloges, Pierre, 1747-0
Language: French
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produced from images generously made available by the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)



OBSERVATIONS

_D'UN_

SOURD ET MUÈT,

_SUR_

UN COURS ÉLÉMENTAIRE

_D'ÉDUCATION_

DES SOURDS ET MUÈTS,

_Publié en 1779 par M. l'Abbé DESCHAMPS,
Chapelain de l'Église d'Orléans._

[Illustration: colophon]

A AMSTERDAM;
_& se trouve_
A PARIS,
Chez B. MORIN, Imprimeur-Libraire,
rue Saint-Jacques, à la Vérité,

M. DCC. LXXIX.



AVERTISSEMENT
_DE L'ÉDITEUR_.


Plusieurs Écrivains ont souvent doné à leurs Ouvrages des titres
imaginaires, soit pour dérouter les Lecteurs, soit pour anoncer leurs
productions d'une manière plus piquante, soit enfin par d'autres motifs
particuliers. Le petit Écrit qu'on présente au Public, n'est nulement
dans ce cas-là; il a vraiment été composé par un jeune home sourd &
muèt, dont j'ai fait la conoissance chez Mr. l'Abbé de l'Épée avec qui
j'ai l'avantage d'être lié d'une amitié sincère.

Ce jeune home n'est point un élève de ce célèbre Instituteur: mais ayant
fait cet Écrit pour défendre la méthode de Mr. l'Abbé de l'Épée, il a
cru devoir lui en faire homage: il vouloit même l'engager à revoir son
Ouvrage, & à le mètre en état de paroître. Les grandes ocupations de ce
vertueux Écclésiastique, & peut-être plus encore sa modestie, ne lui ont
pas permis de prendre ce soin. L'Auteur s'est adressé à moi, & je me
suis chargé avec grand plaisir de lui rendre ce petit service.

Voici, dans l'exacte vérité, tout ce que j'y ai mis du mien. J'ai
rectifié l'ortographe de ce jeune home, laquelle est assez défectueuse.
J'ai suprimé quelques répétitions & adouci quelques termes qui auroient
pu paroître ofensans. A ces légères corrections près, l'Ouvrage est en
entier de notre Auteur sourd & muèt. Ce sont ses pensées, son stile &
ses raisonemens.

J'ai senti que le principal intérèt de cet Ouvrage viendroit de son
Auteur; que come c'étoit peut-être la première fois qu'un sourd & muèt
avoit mérité les honeurs de l'impression; un semblable phénomène devoit,
autant qu'il étoit possible, être présenté au Public dans toute son
intégrité. Je me suis donc seulement réservé la liberté d'ajouter au
texte quelques notes, dans les endroits qui m'en ont paru susceptibles.

Pour satisfaire davantage la curiosité du Public, j'ai engagé l'Auteur à
doner quelques éclaircissemens sur sa persone, sur les causes de son
infirmité, sur les idées qu'il peut avoir des sons & du langage, &c. On
va le voir s'expliquer lui-même sur tous ces objets dans la petite
Préface qui suit.



PRÉFACE
_DE L'AUTEUR_.


La plupart des Auteurs ont coutume de mètre une Préface ou un
Avertissement à la tête de leurs Ouvrages, pour solliciter l'indulgence
du Public, & pour doner les raisons bones ou mauvaises qui les ont
engagés à prendre la plume: quant à moi, voici les motifs qui m'ont
déterminé à composer ce petit Écrit.

Le genre de mon travail journalier[A] m'oblige d'aler dans beaucoup de
maisons: on ne manque jamais de m'y faire des questions sur les sourds &
muèts. Mais le plus souvent ces questions sont aussi absurdes que
ridicules: elles prouvent seulement que presque tout le monde s'est
formé les idées les plus fausses sur notre compte; que très-peu de
personnes ont une juste notion de notre état, des ressources qui nous
restent, & des moyens que nous avons de comuniquer entre nous par le
langage des signes.

Pour mètre le comble aux erreurs du Public, voici qu'un nouvel
Instituteur des sourds & muèts (Mr. l'Abbé Deschamps), publie un Livre
dans lequel, non-content de condamner & de rejeter le langage des signes
come moyen d'institution pour ceux qu'il instruit, il avance les
paradoxes les plus étranges, les assertions les plus erronées contre ce
même langage.

Semblable à un François qui verroit décrier sa langue par un Alemand,
lequel en sauroit tout au plus quelques mots, je me suis cru obligé de
venger la miène des fausses imputations dont la charge cet Auteur, & de
justifier en même tems la méthode de Mr. l'Abbé de l'Épée, laquelle est
toute fondée sur l'usage des signes. J'éssaye en outre de doner une idée
plus juste qu'on ne l'a comunément, du langage de mes compagnons sourds
& muèts de naissance, qui ne savent ni lire, ni écrire, & qui n'ont
jamais reçu d'autres leçons que celles du bon-sens & de la
fréquentation de leurs semblables. Voilà en deux mots tout le but du
petit Ouvrage qu'on va lire.

Mais come je n'ai pour subsister que mon travail journalier, & pour
écrire que le tems que je dérobe à mon someil, j'ai été forcé d'être
très-succinct: ainsi il y a beaucoup de choses dans l'Ouvrage de Mr.
l'Abbé Deschamps que je n'ai point relevées, quoique je ne les aprouve
pas plus que ce que j'ai critiqué. Par la même raison, je me suis borné
à présenter une simple esquisse de notre langage, sans prétendre en
expliquer à fond le mécanisme. Ce seroit là une entreprise immense & qui
demanderoit plusieurs volumes. En effet, tel signe qui s'exécute en un
clin d'œil, exigeroit quelquefois des pages entières, pour en faire
la description complète. J'ai craint d'ailleurs que ces détails ne
devinssent ennuyeux pour des oreilles délicates, acoutumées aux sons
flateurs & agréables de la parole: j'ai craint que ce langage, qui a
tant de force & d'énergie dans l'exécution, ne s'afoiblît sous ma plume
novice.

J'en ai cependant dit assez pour mètre sur la voie les lecteurs qui
pensent & qui réfléchissent: sauf à y revenir, & à doner des
descriptions plus détaillées des moyens que nous avons de rendre
sensibles les idées que nous voulons soumètre à la représentation
oculaire, si ce foible éssai avoit le bonheur d'être goûté du Public.

       *       *       *       *       *

ON a jugé qu'un Auteur aussi étrange que je le suis, pouvoit se
permètre de parler un peu de lui-même. Je me suis rendu à cet avis & je
vais terminer cette Préface par quelques détails qui me sont personèls.

Je suis devenu sourd & muèt à la suite d'une petite vérole afreuse que
j'ai éssuyée vers l'âge de sept ans. Les deux accidens de la surdité &
du _mutisme_ me sont survenus en même-tems &, pour ainsi dire, sans que
je m'en sois aperçu. Pendant le cours de ma maladie, qui a duré près de
deux ans, mes lèvres se sont tèlement relâchées, que je ne puis les
fermer sans un grand éfort, ou qu'en y mètant la main. J'ai d'ailleurs
perdu presque toutes mes dents: c'est principalement à ces deux causes
que j'atribue mon _mutisme_. Il arive delà que quand je veux parler,
l'air s'échape de toutes parts, & ne rend qu'un son informe. Je ne puis
articuler les mots un peu longs qu'avec beaucoup de peine, en réspirant
sans cèsse un nouvel air qui, s'échapant encore, rend ma prononciation
inintelligible pour ceux qui n'y sont pas très-acoutumés. En éssayant de
parler la bouche ouverte, c'est-à-dire, sans joindre les lèvres ni les
dents, on aura une image assez exacte de mon langage[B].

On m'a demandé un million de fois s'il me restoit quelque idée des sons,
& nomément de ceux du langage vocal: voici tout ce que je puis répondre
là-dessus.

Premièrement, j'entends à plus de quinze ou vingt pas tous les bruits
qui sont un peu éclatans, non pas par les oreilles, car elles sont
entièrement bouchées; mais par une simple commotion: quand je suis dans
ma chambre, je sais distinguer le roulement d'un carosse d'avec le jeu
d'un tambour.

Si je mèts la main sur un violon, sur une flûte, &c. & qu'on viène à les
metre en jeu, je les entendrai[C] quoique confusément, même en fermant
les yeux. Je distinguerai aisément le son du violon de celui de la
flûte; mais je n'entendrai absolument rien, si je n'ai la main dessus.

Il en est de même de la parole: je ne l'entends jamais à moins que je ne
mète la main sur le gosier ou sur la nuque du cou de la persone qui
parle. Je l'entends encore les yeux fermés, lors qu'une persone parle
dans une boîte de carton vide que je tiendrai dans mes mains; mais de
toute autre manière, il m'est impossible d'entendre. Je distingue encore
aisément les sons de la voix humaine d'avec tout autre son. J'ai même
essayé de voir si je ne parviendrois pas à me former une idée assez
distincte des diverses articulations des persones de ma conoissance,
pour pouvoir les reconoître dans les ténèbres en mètant la main sur leur
gosier ou sur la nuque de leur cou: je n'ai pu encore y parvenir; mais
cela ne me paroît pas impossible.

Au reste, ces différentes idées que j'ai des sons, me sont comunes avec
mes compagnons, dont quelques-uns entendent beaucoup mieux que moi. Je
ne déciderai point si c'est par les oreilles, ou par une simple
commotion: car plusieurs n'ont pas les oreilles bouchées comme moi[D].

Dans les comencemens de mon infirmité, & tant que je n'ai pas vécu avec
des sourds & muèts, je n'avois d'autre ressource pour me faire entendre,
que l'écriture ou ma mauvaise prononciation. J'ai ignoré long-tems le
langage des signes. Je ne me servois que de signes épars, isolés, sans
suite & sans liaison. Je ne conoissois point l'art de les réunir, pour
en former des tableaux distincts, au moyen desquels on peut représenter
ses diférentes idées, les transmètre à ses semblables, converser avec
eux en discours suivis & avec ordre. Le premier qui m'a enseigné cet art
si utile, est un sourd & muèt de naissance, Italien de nation, qui ne
sait ni lire, ni écrire; il étoit domestique chez un Acteur de la
Comédie Italiéne. Il a servi ensuite en plusieurs grandes maisons, &
notament chez Mr. le Prince de Nassau. J'ai conu cet home à l'âge de
vingt-sept ans, & huit ans après que j'eus fixé ma demeure à Paris.....

Je pense que c'est assez parler de moi, & qu'un plus long discours sur
un aussi mince sujèt, poûroit lasser à la fin la patience de mes
Lecteurs.

[Illustration]



OBSERVATIONS

     _Sur un Cours élémentaire d'éducation des Sourds & Muèts, par Mr.
     l'Abbé DESCHAMPS_, &c.


Tout Paris, l'Europe entière, retentissoient des éloges justement dûs à
Mr. l'Abbé de l'Épée & à sa méthode aussi simple qu'ingénieuse,
d'instruire les sourds & muèts par le moyen du langage des signes. Ce
respectable Instituteur done ses leçons publiquement: ainsi une foule de
témoins pouvoit déposer de l'exèlence de cette méthode, qui conduit ses
élèves avec une promptitude & une facilité incroyables à la lecture, à
l'écriture & à la conoissance de plusieurs langues, ensuite à la
prononciation de vive voix & à l'intelligence du langage par
l'inspection des mouvemens des organes de la parole. Plusieurs
Souverains avoient daigné vérifier par eux-mêmes les merveilles que la
Renomée publioit de cette méthode. Un des premiers & des plus augustes
Potentats de l'Europe avoit voulu entrer dans les plus petits détails à
cet égard. Il s'étoit retiré de chez Mr. l'Abbé de l'Épée pénétré
d'admiration, & en disant que de tout ce qu'il avoit vu dans ses
nombreux voyages, rien ne l'avoit touché & satisfait autant que le
spectacle qu'il venoit de voir. De retour dans ses États, il s'étoit
ocupé des moyens d'y introduire un établissement semblable, & avoit
envoyé à notre célèbre Instituteur, un Ecclésiastique, home de mérite,
pour prendre de ses leçons, & se metre au fait de sa méthode.

Notre auguste Monarque, qui marche si glorieusement sur les traces du
bon & grand Henri, n'a pas non plus regardé avec indiférence un art
aussi précieux à l'Humanité: sur le compte qu'il s'en est fait rendre,
il a pris cet établissement sous sa protection royale, lui a déja
assigné des fonds certains, & a pris des mesures pour fonder, en faveur
des sourds & muèts, une Maison d'éducation selon la méthode de Mr.
l'Abbé de l'Épée.....

C'est dans ce moment que paroît un Cours élémentaire d'éducation pour
les sourds & muèts, dans lequel l'Auteur rejète ouvertement cette
méthode, & prétend qu'on doit lui en substituer une autre qui consiste à
rendre les sourds & muèts atentifs aux mouvemens divers des organes de
la parole, & à leur aprendre à les imiter; c'est-à-dire, qu'on doit dans
cette méthode, comencer avant tout, par aprendre au sourd & muèt, à
proférer les diférens sons des langues, en l'habituant à exécuter le
diférent mécanisme de ces sons: ensorte qu'il parle réèlement pour ceux
qui entendent, & qu'il lise les sons des langues dans les divers
mouvemens des organes de ceux qui lui parlent, comme s'il les lisoit
dans un Livre. L'Auteur veut qu'on passe ensuite à la lecture & à
l'écriture proprement dite; & de-là enfin à l'intelligence de la langue
quelconque qu'on a choisie pour base de l'instruction. Voilà du moins
l'idée la plus nète que j'aie pu me former de son sistème & de sa
marche.

Voyons d'abord ce que l'Auteur pense lui-même de sa méthode: «Le
plaisir, dit-il page 4 de son INTRODUCTION, n'acompagne pas nos leçons:
loin de-là, elles semblent avoir pour apanage l'ennui & le dégoût; elles
sont nuisibles à la santé..... A ces désagrémens, ajoutez le dégoût
naturel que cette éducation entraîne nécessairement après elle.......
L'impatience réciproque du Maître & des Elèves, en voyant le peu de
progrès que produisent les efforts multipliés, l'atention la plus
exacte, la meilleure volonté.»

Il dit ailleurs, page 155: «La répugnance que les sourds & muèts ont à
soufrir que nous mètions nos doigts dans leur bouche, & à consentir de
mètre les leurs dans la nôtre, ne peut se vaincre qu'avec beaucoup de
peine, d'aplication & de patience..... On doit y travailler avec
d'autant plus de courage, qu'il est impossible de leur rendre autrement
l'usage de la parole.» L'Auteur peint ensuite très-naïvement l'embaras
extrème qu'on éprouve à leur persuader de se prêter à ces mouvemens, qui
doivent leur paroître fort bisares, & auxquels ils ne peuvent absolument
rien comprendre.

Enfin, il a la bone foi de représenter par-tout sa méthode come
infiniment rebutante, tant pour le Maître que pour les Élèves. Il
termine par ces mots sa Lètre préliminaire, page 31: «Ainsi peu à peu
j'acoutume mes Élèves à parler & à écrire..... Pour parvenir à ce degré
de perfection, il faut trouver dans les Élèves un grand désir
d'aprendre, de l'esprit, de la mémoire, du jugement; & dans le Maître,
une douceur, une complaisance extrèmes... Il est impossible de doner une
idée de la patience nécessaire dans les comencemens de l'instruction.»

Je doute qu'une méthode aussi rebutante, de l'aveu de son Auteur; qu'une
méthode où l'on renverse visiblement l'ordre naturèl de l'instruction,
puisqu'on comence par ce qu'il y a de plus dificile, & que les Élèves
travaillent très-long-tems sans pouvoir rien comprendre à tout ce qu'on
exige d'eux; qu'une méthode enfin, qui demande pour son succès des
qualités extrèmement rares & dans les Maîtres & dans les Disciples, soit
faite pour avoir beaucoup de partisans. Je ne suis donc pas surpris de
voir l'Auteur désirer, page 4, «que la publication de son Ouvrage
_puisse procurer une autre méthode plus courte & plus facile_».

Coment a-t-il pu s'aveugler au point de ne pas reconoître que cette
méthode étoit toute trouvée: que c'étoit celle que Mr. l'Abbé de l'Épée
pratique depuis long-tems avec tant de succès?

En effet, cet habile Instituteur ayant conçu le généreux projèt de se
consacrer à l'instruction des sourds & muèts, a sagement observé qu'ils
avoient une langue naturèle, au moyen de laquelle ils comuniquoient
entr'eux: cette langue n'étant autre que le langage des signes, il a
senti que s'il parvenoit à conoître ce langage, rien ne lui seroit plus
facile que de réussir dans son entreprise. Le succès a justifié une
réfléxion aussi judicieuse. Ce n'est donc pas Mr. l'Abbé De l'Épée qui a
créé & inventé ce langage: tout au contraire, il l'a apris des sourds &
muèts; il a seulement rectifié ce qu'il a trouvé de défectueux dans ce
langage; il l'a étendu, & lui a doné des règles méthodiques.

Ce savant Instituteur s'est considéré come un home transplanté
tout-à-coup au milieu d'une Nation étrangère, à qui il auroit voulu
aprendre sa propre langue: il a jugé que le moyen le plus sûr pour y
parvenir, seroit d'aprendre lui-même la langue du Pays, afin de faire
comprendre aisément les instructions qu'il voudroit doner.

Je le demande à Mr. l'Abbé Deschamps lui-même: s'il avoit dessein
d'aprendre l'Anglois ou quelqu'autre langue qu'il ignorât; coment s'y
prendroit-il? Comenceroit-il par prendre une gramaire toute Angloise,
dont il ne comprendroit pas un seul mot? Non, assurément: il choisiroit
une gramaire Angloise écrite en François; & à l'aide de sa langue
maternèle, il aprendroit aisément la langue qui lui est inconue.

C'est précisément la route qu'a pris Mr. l'Abbé De l'Épée. Pouvoit-il
rien faire de plus sensé & de plus conséquent? Il ne lui a pas falu,
come le croit Mr. l'Abbé Deschamps (page 37) beaucoup de tems, beaucoup
de peine & de travaux, pour former son système d'éducation par le
secours des signes naturèls. De l'ordre dans les idées, de la justèsse
dans les observations, de l'atention à suivre en tout la nature pour
guide; voilà les moyens dont il a fait usage, voilà toute la magie de
son art.

       *       *       *       *       *

JE n'ai pas moins que Mr. l'Abbé Deschamps, de vénération pour le
langage de la parole, & je conçois parfaitement l'avantage dont il doit
être pour les sourds & muèts: c'est pour cela même que je lui reproche
de condamner & de proscrire le langage des signes; parce que je suis
persuadé que c'est là le moyen le plus sûr & le plus naturèl de les
conduire à l'intelligence des langues; la nature leur ayant doné ce
langage, pour leur tenir lieu des autres dont ils sont privés.

Mais est il bien certain que le langage des signes soit naturèl aux
sourds & muèts?

L'Auteur que je combats, entasse sur cette question les contradictions
les plus révoltantes: il dit positivement le oui & le non.
«Non-seulement, dit-il page première, un _penchant comun_ porte les
sourds & muets à faire des signes; mais tous les hommes en font usage
_naturellement_: notre _inclination_ à nous-mêmes nous détermine à nous
en servir, sans que nous nous en appercevions, nous qui jouïssons de la
parole & de l'ouïe». Deux pages plus bas on lit: «_les signes sont
naturels à l'homme: personne n'en disconviendra_».

Après une décision aussi formèle; à la page suivante (page 4) il demande
sérieusement si les signes sont l'_ouvrage de la nature_, ou celui de
l'éducation. Il répète la même question, p. 8; & enfin, p. 12, il la
résout gravement par ces mots: «ainsi donc ce penchant _n'est que
l'effet de l'éducation & non de la nature_».

Le Lecteur a donc à choisir entre ces deux opinions contradictoires: _le
langage des signes est naturèl aux sourds & muèts: le langage des signes
n'est pas naturèl aux sourds & muèts_. Quelque sentiment qu'il embrasse,
il est sûr d'être de l'avis, ou de Mr. l'Abbé Deschamps à la page 3, ou
de Mr. l'Abbé Deschamps à la page 12.

       *       *       *       *       *

CET AUTEUR exagère beaucoup (p. 32 & suiv.) les dificultés de la langue
des signes. S'il avoit plus réfléchi sur la nature de ce langage, il
auroit vu que tous les homes en possédent le fond; puis qu'il n'y a
persone qui ne puisse, quand il le voudra bien, peindre par le geste de
manière à se faire comprendre, les idées, les afections qui l'ocupent &
qu'il désire comuniquer aux autres. Ce n'est que le peu d'habitude qu'on
a d'exercer ce langage, qui peut faire croire qu'il est dificile.

Aussi qu'arive-t-il chez Mr. l'Abbé de l'Épée, lorsqu'il explique les
principes de ce langage? Tous ceux qui assistent à ses leçons,
conviènent généralement que rien n'est si simple & si facile, & qu'il
n'est persone qui ne pût en faire autant.

Six semaines au plus sufisent pour se mètre très-passablement au fait de
ce langage. Or, quelle est la langue que le génie le plus heureux pût
répondre d'aprendre en six semaines? L'Auteur voulant se destiner à
l'instruction des sourds & muèts, auroit peut-être dû comencer par venir
s'instruire lui-même pendant un tems aussi court chez Mr. l'Abbé De
l'Épée. Cet Instituteur, singulièrement honête & comunicatif, lui auroit
fait part de ses lumières avec le plus grand plaisir. Mr. l'Abbé
Deschamps, connoissant mieux le langage des signes, en auroit parlé avec
plus de justèsse, qu'il ne le fait dans son Livre.

       *       *       *       *       *

IL se trompe beaucoup, quand il avance (pag. 12, 18, 34) que ce langage
est borné pour les sourds & muèts aux choses physiques & aux besoins
corporèls.

Cela est vrai, quant à ceux qui sont privés de la société d'autres
sourds & muèts, ou qui sont abandonés dans des Hopitaux, ou isolés dans
le coin d'une Province. Cela prouve en même tems sans réplique, que ce
n'est pas des persones qui entendent & qui parlent, que nous aprenons
comunément le langage des signes. Mais il en est tout autrement des
sourds & muèts, qui vivent en société dans une grande Ville, dans Paris,
par exemple, qu'on peut apeler avec raison l'abrégé des merveilles de
l'Univers. Sur un pareil théatre, nos idées se dévelopent & s'étendent,
par les ocasions que nous avons de voir & d'observer sans cèsse des
objèts nouveaux & intéressans.

Lors donc qu'un sourd & muèt, ainsi que je l'ai éprouvé moi-même
(Préface page 11), vient à rencontrer d'autres sourds & muèts plus
instruits que lui, il aprend à combiner & à perfectioner ses signes, qui
jusque là étoient sans ordre & sans liaison. Il aquiert promptement dans
le comerce de ses camarades, l'art prétendu si dificile de peindre &
d'exprimer toutes ses pensées même les plus indépendantes des sens, par
le moyen des signes naturèls, avec autant d'ordre & de précision, que
s'il avoit la conoissance des règles de la gramaire. Encore une fois,
j'en dois être cru; puisque je me suis trouvé dans ce cas-là, & que je
ne parle que d'après mon expérience.

Il y a de ces sourds & muèts de naissance, ouvriers à Paris, qui ne
savent ni lire ni écrire, & qui n'ont jamais assisté aux leçons de Mr.
l'Abbé De l'Épée, lesquels ont été trouvés si bien instruits de leur
religion par la seule voie des signes, qu'on les a jugé dignes d'être
admis aux Sacremens de l'Église, même à ceux de l'Eucharistie & du
Mariage. Il ne se passe aucun événement à Paris, en France & dans les
quatre parties du Monde, qui ne fasse la matière de nos entretiens. Nous
nous exprimons sur tous les sujèts avec autant d'ordre, de précision &
de célérité, que si nous jouïssions de la faculté de parler &
d'entendre.

Ce seroit donc une erreur grossière, que de nous regarder come des
espèces d'automates destinés à végéter dans le monde. La Nature n'a pas
été aussi marâtre à notre égard qu'on le juge ordinairement: elle suplée
toujours dans l'un des sens, à ce qui manque aux autres. La privation de
l'ouïe nous rend en général moins distraits. Nos idées concentrées, pour
ainsi dire, en nous-mêmes, nous portent nécessairement à la méditation &
à la réfléxion. Le langage dont nous nous servons entre nous, n'étant
autre chose qu'une image fidèle des objèts que nous voulons exprimer,
est singulièrement propre à nous doner de la justèsse dans les
idées[E], à étendre notre entendement par l'habitude où il nous mèt
d'observer & d'analyser sans cèsse. Ce langage est vif: le sentiment s'y
peint; l'imagination s'y dévelope. Nul autre n'est plus propre à porter
dans l'ame de grandes & de fortes émotions.

       *       *       *       *       *

M. L'ABBÉ DESCHAMPS semble désirer (pag. 33) qu'il existât un
Dictionaire des signes pour en faciliter la langue. Un pareil Ouvrage
seroit en effet très-propre à aider l'imagination: il pouroit devenir le
germe d'un langage universèl pour tous les peuples du Monde; puisque
tous les objèts se peignent en tous Pays par les mêmes traits. Il est
étonant que les savans qui s'exercent sur tant d'objèts divers &
souvent sur des futilités, ne se soient pas encore avisés de ce travail.
Mais en atendant que nous jouïssions de ce Dictionaire, convenons qu'il
subsiste de lui-même; puisqu'il n'y a rien dans la nature, absolument
rien qui ne porte son signe avec soi. On trouve dans ce langage les
verbes, les noms, les pronoms de toute espèce, les articles, les genres,
les cas, les tems, les modes, les adverbes, les prépositions, les
conjonctions, les interjections, &c. Enfin, il n'y a rien dans toutes
les parties du discours par la parole, qui ne puisse s'exprimer par le
langage des signes[F].

       *       *       *       *       *

M. L'ABBÉ DESCHAMPS restraignant toujours le langage des signes aux
seules choses physiques & matérièles, aparament pour l'assortir à ses
idées; prétend (p. 18.) que si l'on admèt ce langage pour exprimer le
moral, le passé & l'avenir, il faudra, pour l'expression d'une seule
parole, recourir à des périphrases, à des circonlocutions perpétuèles de
signes.

Il ne pouvoit plus mal choisir son éxemple, pour établir cette
assertion. Si nous voulons, dit-il (p. 19.), exprimer l'idée de _Dieu_
dans le langage des signes, nous montrerons le Ciel, lieu que le
Tout-puissant habite. Nous décrirons que tout ce que nous voyons sort de
ses mains. Qui peut assurer que le Sourd & Muèt ne prendra pas le
Firmament pour Dieu même, _&c._

Ce sera moi qui l'assurerai; parce que, quand je voudrai désigner l'Être
Suprème, en montrant les Cieux, qui sont sa demeure, ou plutôt son
marchepied; j'acompagnerai mon geste d'un air d'adoration & de respect,
qui rendra mon intention très-sensible. Mr. l'Abbé Deschamps lui-même
ne pouroit s'y méprendre. Mais au contraire si je veux parler des
_cieux_, du _firmament_, je ferai le même geste sans l'acompagner
d'aucun des accessoires que je viens d'expliquer. Il est donc facile de
voir que dans ces deux expressions, _Dieu_, le _Firmament_, il n'y aura
ni équivoque, ni circonlocution.

Il n'y en aura pas davantage dans l'expression des idées du _passé_ & de
l'_avenir_: souvent même notre expression sera plus courte que celle de
la parole: par exemple, il ne nous faut que deux signes pour rendre ce
que vous dites en trois mots: _la semaine prochaine_, _le mois passé_,
_l'année dernière_. Cette expression, _le mois qui vient_, contient
quatre mots; cependant je n'y emploie que deux signes, un pour le _mois_
& un pour le _futur_; parce que le signe de l'article _le_ & celui du
pronom relatif _qui_, y seroient surabondans: mais ils sont quelquefois
nécéssaires en d'autres occasions. Au reste tous ces signes sont
exécutés avec autant de promptitude au moins que la parole.

       *       *       *       *       *

ON peut assurer avec vérité que tout est inconséquence & contradiction,
dans ce que notre Auteur dit du langage des signes. Après toutes les
déclamations qu'il a faites en vingt endroits de son livre contre ce
langage; après avoir dit & répété sans cèsse qu'il étoit extrèmement
borné dans son usage, & que hors de la sphère étroite des besoins
naturèls & des idées sensibles, ce langage n'avoit plus rien que
d'équivoque, d'arbitraire, de dificile & de compliqué, &c. Voici le
juste éloge qu'il fait de ce même langage (p. 38), à l'ocasion de M.
l'Abbé De l'Épée; «par cette langue des signes, il a trouvé l'art de
peindre toutes les idées, toutes les pensées, toutes les sensations. Il
les a rendu susceptibles d'autant de combinaisons & de variations que
les langues, dont nous nous servons habituellement pour peindre toutes
les choses, soit dans le moral, soit dans le physique. Les idées
abstraites, come celles que nous formons par le secours des sens, tout
est du ressort du langage des signes.... Ce langage des signes peut
suppléer à l'usage de la parole. Il est prompt dans son exécution, clair
dans ses principes, sans trop de dificulté dans son exécution».

Qui ne croiroit après une aussi belle tirade, que M. l'Abbé Deschamps a
abjuré toutes ses erreurs sur le langage des signes? Détrompez-vous,
Lecteur, voici la conclusion qui suit immédiatement l'éloge que vous
venez de lire.

«Quelque belle que soit cette méthode, nous ne la suivons cependant
pas».

On ne s'atend pas à une pareille chute: elle est digne de celui qui a pu
avancer, «que le penchant naturel que les sourds & muets ont à
s'exprimer par signes, ne prouve pas que cette voie soit la meilleure
pour leur éducation» p. 11: «que pour les Sourds & Muets, le sens des
choses n'est pas plus dificile à acquérir par la parole que par les
signes: (p. 21.) _&c. &c. &c._»

Ce seroit perdre le tems que de réfuter de semblables assertions: il
sufit de les exposer, pour en faire sentir toute la fausseté. Au reste
il y a quelque chose de comode avec M. l'Abbé Deschamps: c'est que pour
le réfuter, il sufit, come on l'a déjà vu bien des fois, de l'oposer à
lui-même.

       *       *       *       *       *

UNE des plus fortes objections de cet Auteur contre l'usage des signes,
c'est que dans l'obscurité ils deviènent inutiles pour comuniquer ses
pensées. (p. 163.).

Cette dificulté paroît spécieuse au premier coup-d'œil: elle est
cependant tout aussi frivole que les autres. Qu'on me mète avec un de
mes camarades sourd & muèt, dans une chambre obscure; je lui dirai par
signes d'aller faire telle ou telle comission, soit à Paris, soit dans
les environs: je l'informerai de tel événement qu'on voudra, &c., sans
qu'il soit besoin pour cela d'un plus grand nombre de signes qu'au grand
jour. L'opération sera seulement un peu plus longue; mais elle sera cent
fois plus prompte & plus facile que les deux moyens que notre Auteur a
imaginés (p. 163.); lesquels consistent à toucher les lèvres de celui
qui parle, ou à écrire avec le doigt dans la paume de la main du sourd &
muèt, ce qu'on veut lui faire comprendre.

Pour démontrer la longueur de ces opérations, prenons quelques mots des
plus ordinaires dans la conversation, tels que _aplaudissement_,
_aplatissement_, _assoupissement_, _&c._ Ces trois seuls mots contiènent
au moins 41 lètres de l'alphabet, qu'il faudra lire une à une sur les
lèvres par le moyen du toucher, ou se sentir écrire dans la paume de la
main par le second moyen; pour en avoir l'intelligence. Quelle sagacité,
quelle mémoire, quelle finesse de tact, combien de temps ne faudra-t-il
pas, pour exprimer & pour retenir sans confusion un aussi grand nombre
de signes?

Dans la plus profonde obscurité, par le langage des signes, quatre ou
cinq me sufiront pour rendre ces mêmes mots: & ces signes seront aussi
expressifs que la parole, aussi prompts que le vent. Voici tout le
secrèt de cette opération. Lorsque je suis dans l'obscurité, & que je
veux parler à un sourd & muèt, je prends ses mains & fais avec elles les
signes que je ferais avec les miènes, si j'étois au grand jour. Quand il
veut me répondre, il prend à son tour mes mains & fait avec elles les
signes qu'il feroit avec les siènes, si nous voyons clair.

       *       *       *       *       *

MALGRÉ l'éloignement peu réfléchi que l'Auteur paroît avoir pour les
signes, il en fait cependant lui-même un fréquent usage dans son système
d'éducation par la parole.

En expliquant dans sa Préface ou Lètre préliminaire, la manière dont il
aprend à ses Sourds & Muèts le nom des choses, il dit (p. XXX.): «Je ne
manque jamais à leur faire joindre _le signe de la chose_, à
l'expression pour la leur faire comprendre, lors qu'elle n'est pas de sa
nature assez palpable». Il continue ainsi: «La conjugaison des verbes
nous présente une foule de choses à expliquer; les personnes, les
nombres, les tems, _&c._... il est vrai que pour cela _j'ai recours aux
signes_, pour me faire entendre».

Il expose, p. 67, coment il explique & dévelope à ses Élèves l'idée de
_Dieu_, & ajoute: «On sent à merveille que _les signes aident beaucoup_
dans cet éxercice». Il dit encore, p. 69, «après leur avoir fait lire
ces détails plusieurs fois, les leur avoir expliqués _par des signes
naturels_, _&c_». Voyez aussi page 125, un long détail où l'Auteur
raconte coment il explique les pronoms à ses Élèves, toujours par le
moyen des signes naturèls, _&c. &c._

La pratique de l'Auteur dépose donc encore ici contre ses principes: &
en effet quel autre moyen pouroit-il employer que l'usage des signes,
pour doner à ses Élèves l'intelligence des mots, & pour s'assurer qu'ils
les comprènent? Je le dis hautement; si l'on suprime les signes de
l'éducation des sourds & muèts, il est impossible d'en faire autre chose
que des machines parlantes.

Ces petits bouts de fil que l'Auteur emploie (Préf. p. XXV.) pour faire
comprendre à ses Élèves qu'il faut joindre ensemble les syllabes des
mots, sont encore des signes; mais des signes de son invention: il étoit
facile d'en trouver de plus simples & de moins embarassans. L'Auteur
paroît avoir une grande stérilité de signes: il se sert peut-être aussi
de petits bouts de fil, pour expliquer dans sa classe, le mystère de la
très-sainte Trinité.

D'après la pratique même de M. l'Abbé Deschamps, il faut donc conclure
que le langage des signes doit entrer come moyen principal dans
l'institution des Sourds & Muèts; & que, bon gré malgré, on en revient
toujours à cette méthode: par la grande raison que ce langage leur est
naturèl, & que c'est le seul qu'ils puissent comprendre, jusqu'à ce que
par son secours, on leur en ait apris un autre. C'étoit donc bien la
peine de faire tant de bruit contre ce pauvre langage des signes!

       *       *       *       *       *

M. L'ABBÉ DESCHAMPS oublie trop souvent que le but de M. l'Abbé De
l'Épée n'est pas précisément d'aprendre à ses Élèves le langage des
signes. Ce langage est le moyen, & non la fin de ses instructions. Ce
sage Instituteur ne néglige aucune des parties de la sorte d'éducation
dont ils sont susceptibles. Ainsi outre la Religion, la première des
siences, qu'il leur aprend à fond, outre la lecture, l'écriture & les
élémens du calcul, outre trois ou quatre langues dont il done une
teinture à ceux de ses Élèves qui montrent le plus d'intelligence; il
s'atache aussi à les faire parler; il les acoutume, tout aussi bien que
M. l'Abbé Deschamps, à deviner ou à lire[G] au mouvement des lèvres,
les paroles qu'on leur adrèsse. Mais il les prépare à ces deux derniers
éxercices, par la lecture, l'écriture & l'intelligence des mots. Or qui
ne conçoit que les sourds & muèts comprenant parfaitement la
signification des mots, auront beaucoup de facilité pour passer de la
lecture à la prononciation; ou que, pour mieux dire; ils aprendront
sans peine l'une & l'autre en même temps?

L'Auteur fait un grand mystère de cet art, qu'il prétend si merveilleux,
d'entendre par les yeux, c'est-à-dire, de comprendre au mouvement des
lèvres, de la langue & des joues, les paroles qu'on prononce. Tous ceux
qui me conoissent, n'ignorent pas que les persones avec lesquelles je
vis habituèlement, ne me parlent guères autrement, sans qu'il soit
besoin de rendre aucun son; pourvu que l'articulation soit nète &
distincte. Je n'ai cependant reçu à cet égard aucune instruction: la
Nature seule a été mon guide. Ce moyen est si simple, qu'il n'y aura pas
de sourd & muèt qui n'aprène cet art de lui-même, lorsqu'une fois il
saura la signification des mots du langage ordinaire. Il faudra
seulement que les persones qui voudront lui parler ainsi, prononcent
leurs paroles posément & bien distinctement; qu'elles ouvrent assez la
bouche pour que le sourd & muèt puisse observer le mécanisme du
langage; enfin qu'elles apuient un peu fort sur chaque syllabe qui
compose les mots, & qu'elles fassent une petite pause à la fin de chaque
mot.

Je croisen avoir dit assez jusqu'ici pour réconcilier M. l'Abbé
Deschamps avec le langage des signes. Cependant pour jeter encore plus
de lumières sur ce langage, je vais, selon que je m'y suis engagé (Préf.
p. 3.), expliquer en peu de mots, l'usage que mes camarades en font,
sans avoir reçu à ce sujèt d'autres leçons que celles de la Nature.

Au reste je déclare bien sincèrement, avant d'aler plus loin, que je
n'ai nulle intention de déprimer l'Auteur que je prends la liberté de
critiquer: je loue & respecte son zèle pour un genre de travail qui ne
sauroit être trop encouragé. Il pense trop bien pour être ofensé de mes
remarques; & s'il les considère sans prévention, il reconoîtra
facilement que je n'ai pas eu dessein de lui nuire. D'ailleurs il avoue
(p. iv) qu'il n'a fait que quelques pas dans cette pénible carière, il
est donc tems encore de le redrèsser[H] & de lui faire prendre une idée
plus juste d'un langage qu'il ne paroît pas avoir assez aprofondi: c'est
le principal objèt des nouvèles observations qu'on va lire & qui
termineront cet Ouvrage.

       *       *       *       *       *

M. L'ABBÉ DESCHAMPS n'est pas le seul qui s'imagine (p. 37) que M.
l'Abbé De l'Épée a créé & inventé le langage des signes: mais cette
opinion ne peut se soutenir; puis que j'ai déjà prouvé (p. 14.) que mes
camarades qui ne savent ni lire ni écrire, & qui ne fréquentent point
l'école de cet habile Instituteur, font un usage très-étendu de ce
langage; qu'ils ont l'art, par son moyen, de peindre aux yeux toutes
leurs pensées, & leurs idées même les plus indépendantes des sens.

Voici quelques détails qui feront comprendre plus particulièrement le
mécanisme admirable, mais simple & naturèl de ce langage, tel qu'il se
pratique parmi nous.

I. Lors que nous voulons parler de quelqu'un de notre conoissance & que
nous voyons fréquament, il ne nous faut que deux ou trois signes pour le
désigner. Le premier, qui est un signe général, se fait en mètant la
main au chapeau ou sur le sein, pour anoncer le sèxe de la persone:
nous faisons ensuite un signe particulier, le plus propre à caractériser
cette même persone. Mais il en faut un plus grand nombre pour nomer &
désigner ceux que nous voyons peu, & dont nous n'avons qu'une idée
imparfaite, ou enfin que nous ne conoissons que de réputation.
Premièrement nous désignons le sexe de la persone, ce signe doit
toujours marcher le premier: ensuite nous faisons le signe relatif à la
classe générale dans laquelle la naissance & la fortune ont placé cette
persone: puis nous la distinguons individuèlement par des signes pris de
son emploi, de sa profession, de sa demeure, &c. Cette opération ne
demande pas plus de temps qu'il n'en faudroit pour prononcer, je supose,
_M. de Lorme Marchand de drap, rue Saint-Denis_.

On pense bien que dans la suite de la conversation, nous ne répérons
plus un aussi grand nombre de signes, pour désigner la même personne. En
effet cela seroit aussi ridicule que si, en parlant de quelqu'un, on
répétoit à toute ocasion son nom, son surnom & toutes ses qualités.

II. Nous avons deux signes diférens pour désigner la noblesse;
c'est-à-dire que nous la distinguons en deux classes, la haute & la
petite. Pour anoncer la haute noblesse, nous mètons le plat de la main
gauche à l'épaule droite & nous la tirons jusqu'à la hanche gauche: puis
sur le champ nous écartons les doigts de la main & la posons sur le
cœur. Nous désignons la noblesse inférieure, en traçant avec le bout
du doigt une petite bande & une croix sur la boutonière de l'habit. Pour
faire conoître ensuite la persone de l'une de ces classes, dont il
s'agit, nous employons des signes tirés de son emploi, de ses armoiries,
de sa livrée, &c., ou enfin le signe le plus naturèl qui la caractérise.

III. Si je voulois désigner quelque persone de notre conoissance qui
portât le nom d'un objèt conu, tel que _L'enfant Du bois_, _La rivière_,
_&c._, je me garderois bien de faire le signe qui dénote un _enfant_, le
_bois_, une _rivière_, _&c._, je serois bien sûr de n'être pas entendu
de mes camarades, qui ne vèroient aucun raport d'un home avec une
_rivière_, _&c._ & qui me riroient au nez. Mais sachant que notre
langage peint la propre idée des choses & nulement les noms arbitraires
qu'on leur done dans la langue parlée, je désignerois ces persones par
leurs qualités propres, come je viens de l'expliquer tout-à-l'heure.

De même si je voulois exprimer un _Prince du Sang_, après avoir fait le
signe relatif à un grand Seigneur, je ne m'aviserois pas de faire le
signe qui exprime _le sang qui coule dans nos veines_: ce ne seroit-là
qu'un signe de mot. Je prendrais mes signes, dans le degré de parenté
qui aproche le Prince du Monarque.

IV. Le signe relatif à la classe générale des Marchands, n'est pas le
même que celui qui désigne les Fabriquans qui vendent leurs propres
ouvrages; parce que les sourds & muèts ont le bon sens de ne pas
confondre ces deux états. Ils ne regardent come vrais Marchands que ceux
qui achètent une matière quelconque pour la revendre telle qu'ils l'ont
achetée, sans y rien changer. Le signe général que nous employons pour
les désigner, en done l'idée au naturèl. Nous prenons avec le pouce &
l'index, un bout de nos vêtemens ou de tout autre objet que nous
présentons, come un marchand qui ofre sa marchandise: nous faisons
ensuite l'action de compter de l'argent dans notre main; & sur le champ
nous croisons les bras come quelqu'un qui se repose. Ces trois signes
réunis dénotent la classe générale des Marchands proprement dits.

L'action de _travailler_ est le signe comun de la classe des Fabriquans,
Artisans & Ouvriers. On doit penser qu'il faut un signe de plus pour
faire conoître s'il s'agit d'un Maître. Alors nous levons l'index & le
baissons d'un ton de comandement: c'est le signe comun à tous les
Maîtres. Nous l'employons également quand nous parlons d'un Marchand qui
tient boutique, pour le distinguer des petits Marchands qui vendent aux
coins des rues. Voulons-nous faire conoître directement la persone de
l'une de ces classes; il ne faut plus que désigner l'espèce de trafic
que fait le Marchand, ou l'ouvrage du Fabriquant, ensuite leur demeure,
ou le signe le plus convenable pour les caractériser.

Ainsi, lors que la nécessité le requièrt ou que la clarté de
l'expression le demande, nous anonçons toujours par des signes généraux
la classe de la persone, dont nous parlons, ou que nous voulons faire
conoître.

On conçoit que ce moyen aussi simple que naturèl, épargne beaucoup
d'embarras & de travail à l'imagination: on la conduit ainsi come par
degrés, vers l'objèt qu'on veut lui représenter. Cette marche mèt de
l'ordre dans nos idées, & nous procure la facilité de comprendre de
quelle persone on parle, avec moins de signes qu'il ne faudroit de
paroles, pour nomer cette persone par ses nom, surnom & qualités.

C'est par de semblables procédés que dans une famille où il y aura une
dixaine d'enfans, nous n'aurons besoin que de deux ou trois signes, pour
désigner l'un de ces enfans.

V. Mais voici quelque chose de plus fort que je m'engage à prouver.
Paris est une ville si étendue, qu'on est obligé d'avoir par écrit
l'adrèsse des persones chez lesquelles on va pour la première fois: &
malgré cette précaution, on a souvent bien de la peine à trouver la
demeure des gens à qui l'on a afaire. Il n'y a cependant aucun logement
dans Paris, soit boutique, soit hôtel, soit chambre à un premier ou à un
cinquième étage, où je n'envoie, sans qu'il s'y trompe, un de mes
camarades sourd & muèt ne sachant ni lire ni écrire; pourvu que j'aie vu
une seule fois le local. Je lui donerois l'adrèsse de la persone avec
beaucoup moins de signes, que je n'emploierois de mots en l'écrivant.

VI. Ce que j'ai dit des signes généraux relatifs à chaque classe de la
société, s'étend également à tous les objets que nous voulons faire
conoître individuèlement, lorsque l'idée en est éloignée, ou que le
signe naturèl ne s'ofre pas sur le champ, ou enfin lorsqu'il n'est pas
par lui-même assez expressif. En ce cas là, nous faisons le signe
général relatif à cet objèt. Par exemple, si je parle de quelque piéce
de pâtisserie dont le signe pouroit également convenir à un autre objèt,
je le ferai précéder par le signe général relatif à cette classe. Alors
il sera impossible que le Muèt se trompe sur le signe qui exprime
l'espèce de pâtisserie dont je parle; puis que son imagination se
trouvera apliquée à la seule classe particulière qui m'ocupe.

Je me rapèle à cette ocasion que me trouvant avec une persone jouïssant
de la faculté de parler & d'entendre, laquelle avoit une petite cane
noire à la main, je lui demandai par signes, de quelle matière étoit
cette cane. La persone me répondit de vive voix, _de baleine_. Mais ne
la comprenant pas, je la priai de m'expliquer la chose par signes. Elle
fit plusieurs gestes ridicules qui pouvoient convenir à un grand nombre
d'animaux. Come cette persone s'aperçut que je ne l'entendois point;
elle me demanda un crayon, pour écrire le mot. Un de mes compagnons
sourd & muèt, qui étoit présent & qui conoissoit cette matière; ayant
compris ce que je voulois savoir, fit sur le champ avec la main l'action
d'un poisson qui nage, & ensuite le geste d'un animal monstrueux. Ces
deux signes ont été sufisans pour me faire entendre que cette cane étoit
_de baleine_; parce que le premier geste avoit désigné la classe
générale des poissons.

Tels sont les signes généraux & particuliers que nous employons dans
notre langage.

ON peut réduire à trois classes générales, tous les signes de ce
langage: c'est en les unissant & en les combinant les uns avec les
autres, qu'on parvient à exprimer toutes les idées possibles.

I. Les signes que j'apèle _ordinaires_ ou _primitifs_: ce sont les
signes naturèls que toutes les Nations du monde emploient fréquament
dans la conversation, pour une multitude d'idées dont le signe est plus
prompt & plus expressif que la parole. On les trouve généralement dans
toutes les parties du discours ordinaire; & plus particulièrement dans
les pronoms & les interjections. Ces signes, come je l'ai dit, sont
naturèls à tous les homes: mais ceux qui entendent & qui parlent, les
font sans réfléxion & sans y penser; au lieu que les sourds & muèts les
emploient toujours en conoissance de cause, c'est-à-dire, pour
manifester leurs idées & les rendre sensibles.

Je ne prétends pas dire par-là que mes compagnons sachent précisément
ce que c'est qu'un pronom, un article, un verbe &c.; ils ignorent aussi
parfaitement tout cela, que les trois quarts de ceux qui parlent. Mais
cependant si on leur demandoit raison des trois signes qu'ils font pour
exprimer cette phrase, _je le veux_, ils ne seroient point embarassés de
répondre que, 1º. ils posent leur index sur leur poitrine, pour désigner
que c'est _d'eux_ & _d'eux seuls_ dont il s'agit: 2º. qu'ils lèvent &
baissent le même index avec un air de comandement, pour marquer leur
_vouloir_: 3º. qu'ils dirigent ce même index vers la chose qu'ils ont en
vue, pour anoncer _l'objèt_ ou _le terme_ de leur vouloir.

II. Les signes que j'apèle _réfléchis_: ces signes représentent des
objèts qui, bien qu'ils aient, absolument parlant, leur signe naturèl,
exigent cependant un peu de réfléxion pour être combinés & entendus.
J'ai doné plusieurs exemples de ces signes, en parlant des signes
généraux & particuliers.

III. Les signes _analytiques_: c'est-à-dire, ceux qui sont rendus
naturèls par l'analyse. Ces signes sont destinés à représenter des idées
qui n'ayant point, à proprement parler, de signe naturèl, sont ramenées
à l'expression du langage des signes par le moyen de l'analyse. Ce sont
ces signes sur-tout, & ceux de la classe précédante que M. l'Abbé De
l'Épée a assujetis à des règles méthodiques, pour faciliter
l'instruction de ses Élèves.

Voici come je m'explique à moi-même les fondemens de cette analyse. Je
n'ai aucune conoissance de la Métaphysique, ni de la Gramaire, ni des
siences qui s'aquièrent par une étude suivie: mais le bon-sens & la
raison me dictent que si je considère seule & isolée l'idée d'un objèt
absolument indépendant des sens, il me paroîtra d'abord impossible de
soumètre cette idée à la représentation oculaire: si au contraire
j'envisage les idées accessoires qui acompagnent cette première idée,
je trouve une foule de signes naturèls que je combine les uns avec les
autres en un clin-d'œil, & qui rendent très-nètement cette idée. J'en
ai doné précédament un exemple (p. 21.) à l'ocasion du mot _Dieu_.

Il en est de même pour des idées moins abstraites, mais dont
l'expression ne peut néamoins se trouver que par le secours de
l'analyse. Par exemple, si je veux parler d'un _Ambassadeur_, je ne peux
découvrir sur le champ un signe naturèl pour cette idée; mais en
remontant aux accessoires de cette idée, je fais les signes relatifs à
_un Roi qui envoie un Seigneur vers un autre Roi, pour traiter d'afaires
importantes_[I]. Alors un sourd & muèt de Pékin comprendra aussi
facilement qu'un sourd & muèt François, l'objèt que je veux exprimer.

M. l'Abbé De l'Épée explique très-bien (_INSTITUTION des Sourds &
Muèts_[J] p. 144.) les signes nécéssaires pour rendre l'idée
_dégénérer_: ce sont les mêmes que ceux que mes camarades emploient.
C'est donc toujours en analysant les idées accessoires à l'idée
principale, qu'on trouvera des signes pour exprimer cette dernière idée.

Je ne puis comprendre qu'une langue come celle des signes, la plus
riche en expressions, la plus énergique, qui a l'avantage inestimable
d'être par elle-même intelligible à tous les homes, soit cependant si
fort négligée, & qu'il n'y ait, pour ainsi dire, que les sourds & muèts
qui la parlent. Voilà, je l'avoue, une de ces inconséquences de l'esprit
humain, dont je ne saurois me rendre raison.

Plusieurs Savans illustres se sont vainement fatigués à chercher les
élémens d'une langue universèle qui devînt un centre de réunion pour
tous les peuples de l'univers. Coment n'ont-ils pas aperçu que la
découverte étoit toute faite, que cette langue existoit naturèlement
dans le langage des signes; qu'il ne s'agissoit que de perfectioner ce
langage & de le ramener à une marche méthodique, come l'a exécuté si
heureusement M. l'Abbé De l'Épée[K]?

Au reste, qu'on ne regarde pas come l'effet d'un zèle plus ardent que
réfléchi, tout ce que j'ai dit dans cet écrit, & en faveur d'une langue
que mon infirmité me rend nécéssaire, & à l'avantage de la méthode de M.
l'Abbé De l'Épée, fondée entièrement sur l'usage de cette langue. Je
vais faire voir que des Savans, qui ont aprofondi plus que persone
l'origine & les principes des langues, ont pensé tout aussi
favorablement que moi sur ces deux objèts.

L'un est M. Court de Gébelin, Auteur d'une _Gramaire universèle_,
imprimée chez Ruault en 1774: l'autre est l'Auteur d'un _Éssai
Synthétique sur l'origine & la formation des langues_, imprimé la même
année, chez le même Libraire: le troisième M. l'Abbé de Condillac,
Auteur d'un _Cours d'Éducation_, imprimé en 1776, & qui se trouve chez
Monory. Je ne puis mieux finir que par les citations de ces trois
Écrivains.

LE PREMIER s'exprime ainsi au ch. IX: _Des diverses manières de peindre
les idées._ p. 16. «Les sourds & muèts auxquels on aprend actuèlement,
d'une manière aussi belle que simple, à entendre & à composer en quelque
langue que ce soit, & dont on ne peut voir les exercices sans
atendrissement, n'ont pas eu d'autres instructions. Non seulement on
leur a apris à exprimer leurs idées par des gestes & par l'écriture en
diverses langues; mais on les a élevés jusqu'aux principes qui
constituent la Gramaire universelle, & qui pris dans la nature & dans
l'ordre des choses, sont invariables, & donent la raison de toutes les
formes dont la peinture des idées se revêt chez chaque peuple & dans
chaque méthode diférente».

Dans un autre endroit du même Ouvrage, il dit encore, (p. XXII «On peut
former du geste un langage assujetti aux mêmes principes, à la même
marche, aux mêmes règles que le langage ordinaire; puis qu'il peut
peindre les mêmes objèts, les mêmes idées, les mêmes sentimens & les
mêmes passions».

       *       *       *       *       *

LE SECOND se propose dans son Ouvrage, la solution de l'importante
question de savoir _coment les Homes parviendroient d'eux-mêmes à se
former une langue_. Il observe, p. 21, qu'un des premiers langages
qu'ils emploieroient entr'eux seroit celui des signes; parce que ce
langage indépendant, en grande partie, de toute convention, représente
ou rapèle l'idée des choses par des signes non point arbitraires, mais
_naturèls_.»Ce langage, dit ce savant Auteur, est une sorte de peinture
qui, au moyen des gestes, des atitudes, des diférentes postures, des
mouvemens & actions du corps, mèt, pour ainsi dire, les objèts sous les
yeux. Ce langage est si naturèl à l'home que malgré les secours que nous
tirons de nos langues parlées pour exprimer nos pensées & toutes les
nuances de nos pensées, nous l'employons encore très-fréquament,
sur-tout lors-qu'animés par quelque passion, nous sortons du ton froid &
compassé que nous préscrivent nos _Institutions_, pour nous raprocher de
celui de la Nature».

»Ce langage est aussi très-ordinaire aux enfans: il est le seul dont les
Muèts puissent faire usage entr'eux, & c'est un fait constant que par
son moyen, ils portent assez loin la comunication de leurs pensées».

Au passage que nous venons de transcrire, l'Auteur ajoute la Note
suivante, p. 22. «Quant à la perfection dont est susceptible le langage
des signes, on sait les choses surprenantes qu'on raporte de celui des
muèts du Grand-Seigneur. Si on avoit le moindre doute sur la possibilité
du fait; qu'on se transporte chez Mr. l'Abbé De l'Épée les jours qu'il
tient son école: on verra avec une admiration mêlée d'atendrissement, ce
vertueux citoyen entouré d'une foule de Muèts qu'il instruit avec autant
de zèle que de désintérèssement. Son principal moyen d'instruction, est
un langage _mimique_ ou _par signes_, qu'il a porté à un si grand degré
de perfection, que toute idée a son signe distinct & toujours pris dans
la nature, ou le plus près de la nature qu'il est possible. Les idées
analogues sont représentées par des signes analogues & propres à faire
sentir d'une manière palpable les liaisons & les raports qu'elles ont
entre elles. Au moyen de ces signes, ses Élèves comprènent & rendent
avec beaucoup de précision l'analyse la plus subtile de la métaphysique
des langues, & en général les idées les plus abstraites. C'est une sorte
de langage hiéroglyphique simplifié & perfectioné qui embrasse tout, &
qui peint par le _geste_, ce que celui des Chinois peint par des
_traits_».

M. L'ABBÉ DE CONDILLAC à l'ocasion du langage d'action qu'il distingue
en deux sortes, l'un naturèl, dont les signes sont donés par la
conformation des organes; & l'autre artificièl, dont les signes sont
donés par analogie; fait cette remarque au bas de la _page 11, Tom. 1_:
«M. l'Abbé De l'Épée, qui instruit les sourds & muèts avec une sagacité
singulière, a fait du langage d'action, un art méthodique aussi simple
que facile avec lequel il done à ses Élèves des idées de toute espèce; &
j'ose dire des idées plus exactes & plus précises que celles qu'on
acquiert comunément avec le secours de l'ouïe. Come dans notre enfance
nous somes réduits à juger de la signification des mots par les
circonstances où nous les entendons prononcer, il nous arive souvent de
ne la saisir qu'à peu-près, & nous nous contentons de cet _à peu-près_
toute notre vie. Il n'en est pas de même des sourds & muèts qu'instruit
M. l'Abbé De l'Épée: il n'a qu'un moyen pour leur doner les idées qui ne
tombent pas sous les sens; c'est de les analyser & de les faire analyser
avec lui. Il les conduit donc des idées sensibles aux idées abstraites,
par des analyses simples & méthodiques; & on peut juger combien son
langage d'action a d'avantages sur les sons articulés de nos
gouvernantes & de nos précepteurs.»

»M. l'Abbé De l'Épée enseigne à ses Élèves le François, le Latin,
l'Italien & l'Espagnol, & il leur dicte dans ces quatre langues, avec le
même langage d'action. Mais pourquoi tant de langues? C'est afin de
mètre les étrangers en état de juger de sa méthode, & il se flate que
peut-être[L] il se trouvera une Puissance qui formera un établissement
pour l'instruction des sourds & muèts. Il en a formé un lui-même, auquel
il sacrifie une partie de sa fortune. J'ai cru devoir saisir l'ocasion
de rendre justice aux talens de ce Citoyen généreux, dont je ne crois
pas être conu; quoique j'aie été chez lui, que j'aie vu ses Élèves &
qu'il m'ait mis au fait de sa méthode».

N. B. Le _Cours Élémentaire d'éducation des Sourds & Muèts_, de M.
l'Abbé des Champs, se vend à Paris, chez les FRÈRES DE BURE, quai des
Augustins.

_FIN._

       *       *       *       *       *


NOTES:

[A] L'Auteur, qui se nome Pierre Desloges, est né en 1747 au
Grand-Préssigny près la Haye, diocèse de Tours: il est Relieur de son
métier, & coleur de papier pour meubles: il demeure au petit-hôtel de
Chartres, rue des mauvais garçons, Faubourg Saint-Germain, à Paris.

[B] A la description que l'Auteur done ici de son état, relativement au
langage qui lui est resté (description étonante par son exactitude & sa
précision), j'ajouterai ce que sa surdité le mèt dans l'impossibilité de
conoître. C'est que sa voix est extrèmement foible: ce n'est qu'un petit
murmure assez confus, où les articulations dentales sont prodigieusement
multipliées, & tiènent lieu de la plupart de celles qu'exigeroit une
prononciation régulière. En vain je l'ai excité à doner plus de son &
d'éclat à sa voix, il m'a toujours fait entendre que la chose lui étoit
impossible: si cela est, il faut que les organes propres de la voix,
ainsi que ceux de l'ouïe, aient été afectés par la cruèle maladie qu'il
a essuyée dans son enfance.

Je comprends qu'avec beaucoup d'habitude & d'aplication, je serois
parvenu, come il le dit, à démêler les sons informes de son langage; je
l'ai trop peu vu pour avoir essayé de le faire. La façon la plus comode,
est de s'entretenir avec lui la plume à la main: c'est le moyen que j'ai
toujours employé. Heureusement qu'il a su conserver les principes de
lecture & d'écriture, joints à l'intelligence de la langue, qu'il avoit
aquis dans sa première enfance. L'exercice de la lecture a entretenu &
fortifié la conoissance qu'il avoit de la langue écrite: sa réflexion &
ses talens naturèls ont fait le reste.

[C] Ces expériences démontrent ce que c'est qu'_entendre_ pour notre
Auteur & pour tous ceux qui ont le malheur de lui ressembler; c'est
avoir la perception ou par le tact, ou par la commotion de l'air
ambiant, de certains ébranlemens qui s'opèrent dans les corps à portée
d'eux. L'audition n'est pour eux que l'exercice & l'effet du tact
proprement dit. Je suis très-persuadé que notre Auteur, tout intelligent
qu'il est, n'a pas conservé le moindre vestige de l'idée précise que
nous atachons au mot _entendre_. Ses explications, qui d'ailleurs
paroîtront infiniment précieuses aux Lecteurs philosophes, le prouvent
de reste.

[D] Selon l'estimation de Mr. Peyreire & de Mr. l'Abbé de l'Épée, plus
de la moitié des sourds & muèts qui leur ont passé par les mains,
n'étoient pas entièrement sourds, c'est-à-dire, que leurs oreilles
pouvoient être afectées, come les nôtres, d'une véritable _audition_,
par des bruits très-forts & très-éclatans. Mais ces sortes de muèts n'en
sont pas plus avances. Il sufit que l'oreille d'un enfant soit obstruée
au point de ne pas entendre distinctement les sons de notre langage,
pour qu'il éprouve tous les malheurs d'une surdité complète. Ignorant
les sons conventionèls de nos langues & les idées que nous y atachons,
il devient nécessairement muèt. Pour notre Auteur, il paroît totalement
sourd: le siflèt le plus aigu ne fait nulle impression sur ses oreilles.

[E] C'est sans contredit le grand avantage de la langue des signes ou du
langage mimique, que la clarté & la justèsse: c'est par-là qu'il
l'emporte en quelque façon sur les langues parlées. Celles-ci ne peuvent
peindre les idées que par l'intermède des sons; l'autre les peint
immédiatement. Nos langues sont donc, si l'on peut parler ainsi, plus
loin des objèts que la langue des signes: elles ne peuvent nous
représenter les choses qu'à travers un voile qu'il faut toujours percer,
pour ariver à l'intelligence de la chose exprimée par le mot.

On me parle dans une langue quelconque de l'Europe: il faut que j'aie
nécéssairement deux perceptions consécutives & très-indépendantes l'une
de l'autre; 1º. la perception des sons ou des mots de cette langue; 2º.
la perception des idées qu'il convient d'atacher à ces mots. Et parce
que ces deux perceptions sont, come je viens de le dire,
très-indépendantes à cause du raport purement arbitraire des mots aux
idées; de ce qu'une persone me parle dans une langue quelconque, je vois
bien qu'elle sait, comme moi, les mots de cette langue: mais je ne suis
pas positivement certain qu'elle y atache les mêmes idées que moi. Cela
est sur-tout vrai pour les enfans: ils se servent long-tems du langage,
sans atacher une idée bien nète aux mots qui le composent. Eh! combien
d'homes sont enfans sur ce point!

Au contraire, dans la langue des signes ou langage mimique, je vais
immédiatement & nécéssairement de la perception du signe à la perception
de l'idée, de même qu'en voyant la figure d'un arbre; d'une maison, &c.
je ne puis m'empêcher d'avoir l'idée de cet arbre, de cette maison, &c.
Quand donc on me peint par le geste un objèt quelconque, il en résulte
deux grands avantages qui démontrent l'excélence de la langue des
signes: 1º, la certitude où je suis que la persone qui fait le geste,
conçoit très-nètement l'objèt qu'elle me représente, parce qu'il est
impossible de peindre, soit avec le crayon, soit par le geste, ce qu'on
ne conçoit pas de cette manière: 2º. la certitude que j'ai qu'en lui
peignant ainsi mes idées, je les lui transmètrai précisément telles que
je les conçois; parce qu'elle ne peut les voir que come je les lui
représente, & que je ne puis les lui représenter que come je les
conçois.

Je suis si persuadé des grands avantages de la langue des signes, que si
j'avois à instruire un enfant doué de tous ses sens, j'en ferois un
fréquent usage avec lui. Je l'acoutumerois à traduire dans cette langue,
les phrases de la siène; afin de m'assurer qu'il y atache un sens nèt &
précis. Cet exercice, amusant pour l'enfance, seroit extrèmement utile à
mon Élève; & j'aurois par ce moyen la preuve que je ne formerois pas un
pèroquèt.

[F] On ne peut certainement qu'aplaudir aux vœux de Mr. l'Abbé
Deschamps & à ceux de notre Auteur sourd & muèt, sur la rédaction d'un
Dictionaire des signes: j'ai même pressé plusieurs fois Mr. l'Abbé De
l'Épée de s'en ocuper; mais il m'a toujours paru persuadé que ces signes
_lus_ feroient beaucoup moins d'impression que s'ils étoient _vus_.

Je suis entiérement de son avis. L'étude des signes dans un Dictionaire,
seroit aussi longue que rebutante; au lieu que c'est exactement un jeu
de les aprendre en les voyant exécuter. D'ailleurs, on les sauroit fort
mal, en ne les étudiant que dans un livre. L'éxercice & la pratique
seroient toujours d'une nécessité indispensable. Deviendroit-on jamais
Peintre, en se contentant d'étudier des livres sur la théorie du dessein
& de la peinture? Ne faut-il pas tenir sans cèsse les crayons & les
pinceaux? Le langage des signes n'étant autre chose que la peinture
naturèle des idées; on doit, pour s'y perfectioner, se conduire
absolument de la même manière que pour aquérir le talent du dessein & de
la peinture, avec la diférence que pour excéler dans ces arts; il faut
plusieurs années d'étude assidue; au lieu que quelques semaines sufisent
pour entendre & pour parler très-passablement la langue des signes.

Mr. l'Abbé De l'Épée dirige actuèlement l'éxécution d'un Dictionaire des
signes.

[G] Disons le vrai: ces deux exercices sont plus spécieux, plus faits
pour atirer l'admiration par la surprise qu'ils causent, qu'ils ne sont
réèlement utiles aux sourds & muèts. On sait que Mr. Peyreire s'atache
sur-tout à faire parler ses Élèves. Il a certainement toute la patience
& tous les talens qu'il faut pour réussir; mais je ne peux dissimuler
que les sourds & muèts de son école, qui parlent le mieux, parlent
encore très-mal. C'est une articulation forte, lente, désunie, & qui
fait peine à entendre par les éforts qu'on sent qu'elle doit coûter à
l'infortuné qui l'exécute. Mr. l'Abbé De l'Épée, à cet égard, ne fait
pas mieux. Ce n'est nulement la faute de ces Maîtres habiles. Ils font
tout ce qu'il est humainement possible de faire. Mais il n'y a que
l'ouïe qui puisse guider convenablement la voix: rien n'y peut supléer
que très-imparfaitement. Aussi les muèts les plus instruits ne font-ils
pas grand usage de la parole. Je conois & j'ai vu plusieurs fois l'Élève
qui fait le plus d'honeur à Mr. Peyreire. Ce jeune home est très-savant:
il réunit un grand nombre de conoissances, & est sur-tout fort versé
dans les langues. Lui-même est convenu avec moi de tout ce que je viens
de dire ici. Il ne veut converser que la plume à la main. Tous les
autres muèts témoignent en général la même répugnance à parler: plus ils
sont éclairés, mieux ils devinent aparament l'imperfection de leur
prononciation.

Quant à l'art d'entendre au mouvement des lèvres, il peut sans doute
être aussi de quelque utilité; ainsi on ne doit pas le négliger dans
l'éducation des Muèts: mais il seroit imprudent de trop compter sur
cette ressource. Il faut avoir une très-grande habitude avec un sourd &
muèt, pour pouvoir se faire entendre de lui par ce moyen: encore la
chose n'est-elle praticable que pour des phrases courtes & usuèles; car
pour des discours un peu longs & prononcés rapidement, je n'ai encore
rencontré aucun sourd & muèt qui pût les suivre & les entendre.

Nous avons dans la Chaire & dans le Bareau, des Orateurs dont la
prononciation est très-distincte & très-articulée: je doute fort qu'on
mète jamais un sourd & muèt en état de les comprendre, à l'inspection du
mouvement des lèvres. L'art, si je ne me trompe, n'ira jamais
jusques-là. La moitié des articulations de la parole s'exécutent dans
l'intérieur de la bouche: il est donc impossible au sourd & muèt de les
voir, quand on prononce d'une manière ordinaire. Et même en articulant
avec beaucoup de force & de lenteur, en rendant visible, autant qu'il
est possible, le mécanisme de la parole; la chose n'est pas encore
aisée, & demande de la part du muèt le plus intelligent, une longue
fréquentation des persones qui veulent lui parler ainsi. Je l'ai
sensiblement éprouvé avec l'Auteur du présent Ouvrage. Quelque peine que
je me sois donée pour articuler de mon mieux, il n'a jamais pu
comprendre que quelques mots de mon langage, & nous avons été obligés de
nous en tenir à la plume & au crayon.

La partie solide de l'instruction des sourds & muèts, est donc la
lecture & l'écriture, jointes à l'intelligence de la langue dans
laquelle on les instruit. Avec ces conoissances, ils peuvent aler
à-peu-près aussi loin que les autres homes dans la carière des siences,
quand ils ont des talens & du génie.

La manière la plus sûre de comuniquer avec eux, est sans contredit
l'écriture & le langage des signes. On ne peut guères vivre avec un muèt
& s'intéresser à lui, qu'on ne prène très-promptement l'habitude de lui
parler & de l'entendre dans ce dernier langage. Tout le monde en porte,
pour ainsi dire, le germe avec soi: les circonstances le dévelopent avec
une très-grande facilité, & l'on va fort loin dans cette langue sans
Maître & sans méthode.

[H] C'est sur-tout dans la pratique d'un art aussi utile & aussi
intéressant que celui de l'instruction des sourds & muèts, qu'il est
dangereux de se méprendre & de poser des principes qui peuvent écarter
de la bone route: les sages observations de notre sourd & muèt me
paroissent très-propres à y ramener M. l'Abbé Deschamps, & à fixer les
idées du Public sur les véritables élémens d'un art qui ne fait que de
naître, & qu'on est fort excusable de n'avoir pas encore assez
aprofondi.

Le véritable point de la question entre Mr. l'Abbé Deschamps & son
Adversaire, se réduit à ceci: doit-on établir pour moyen principal de
l'instruction des sourds & muèts, ou l'_inspection des mouvemens
qu'éxige l'articulation de la parole_, ou l'_usage des signes naturèls &
méthodiques_.

Il faut voir d'abord ce en quoi les deux Adversaires s'acordent: cette
discution préliminaire va jeter un très-grand jour sur la question, &
mètre tout le monde à portée de la juger.

1º. Mr. l'Abbé Deschamps convient par-tout de l'utilité des signes ou du
langage mimique: lui-même en fait un très-fréquent usage dans ses
leçons.

2º. D'un autre côté, son Adversaire acorde que l'inspection du mouvement
des organes de la parole, est un éxercice utile & qui doit entrer dans
l'éducation des sourds & muèts.

Ces deux Auteurs sont donc bien moins éloignés de sentimens qu'ils ne le
paroissent, & qu'ils ne le pensent sans doute eux-mêmes. Car toute leur
contestation se réduit à savoir lequel de deux moyens qu'ils regardent
come bons, sera la base de l'institution des sourds & muèts. Il n'y a
donc plus à décider entr'eux, qu'une véritable question de primauté
entre ces deux moyens qu'ils adoptent.

Voici une réfléxion que je crois propre à trancher irrévocablement toute
la dificulté.

Il est tèlement certain que les signes sont le seul & unique moyen de
comuniquer avec les sourds & muèts, qu'il est même impossible d'en
imaginer un autre. Dans la lecture soit sur les livres soit sur la
bouche soit par le tact, dans l'écriture; ils ne voient que des signes,
ils ne peuvent voir que des signes: jamais on ne leur fera rien
comprendre que par des signes. «Pour les autres», dit très-bien Mr.
l'Abbé Deschamps (Lètre prélimin. page 21) «les paroles sont des sons
articulés, sont des mots, images de nos pensées: pour eux ce sont des
signes muèts qu'ils exécutent par les divers mouvemens des organes de la
parole, & c'est à ces mouvemens qu'ils atachent leurs idées.»

Donc dans les principes de cet Auteur, principes qui sont
incontestables, le sourd & muèt, quand nous lui parlons, quand il nous
parle, ne voit réèlement, n'exécute réèlement que des signes, des signes
au pied de la lètre.

Mais quelle diférence entre ces sortes de signes & ceux du langage
mimique ou signes proprement dits! Les premiers sont pour le sourd &
muèt, de l'aveu même de l'Auteur, extrèmement dificiles à saisir & à
exécuter: de plus, ils sont tous absolument arbitraires. Ceux du langage
mimique sont toujours au contraire très-faciles à comprendre; parce
qu'ils ne sont qu'une image & une peinture par le geste, de la chose
signifiée. Le muèt les exécute avec une extrème facilité: il en fait de
lui-même un usage perpétuèl; c'est là véritablement sa langue. Ces
signes d'ailleurs ne sont nulement arbitraires: ils donent
nécéssairement & par eux-mêmes, l'idée de la chose dont ils sont l'image
& la représentation. Pour faire mieux sentir tout ceci, prenons un
exemple. Je supose qu'il s'agisse d'exciter dans un sourd & muèt, l'idée
que nous exprimons en françois par le mot _chapeau_. Mr. l'Abbé
Deschamps peut-il douter que je n'y arive, & plus promptement & plus
facilement, en faisant le signe naturèl qui exprime l'idée de _chapeau_,
qu'en faisant remarquer au sourd & muèt le jeu des organes de la parole,
quand je prononce _chapeau_?

Par le premier moyen, je lui donne subitement & sans aucune explication,
l'idée de _chapeau_.

Par le second, je ne lui donne, à proprement parler, aucune idée. Il
voit que je fais certains mouvemens de la bouche, & voilà tout. Il faut
donc 1º. que je lui aprène à distinguer ces mouvemens de tous les autres
que je puis faire avec les mêmes organes: 2º. que je lui en done une
idée vive & nète par de très-fréquentes répétitions. 3º. Jusques-là le
sourd & muèt ne sait encore rien, si par une dernière instruction je ne
lui aprends de plus, à force de répétitions, la liaison de cette suite
de mouvemens de mes organes, avec l'idée de _chapeau_: liaison dont
assurément il ne se seroit jamais douté. 4º. Autre travail encore plus
dificile, pour lui faire exécuter les mêmes mouvemens, & pour l'amener à
prononcer lui-même _chapeau_.

Que de longueurs! que de dificultés rebutantes, & pour le Maître & pour
le Disciple! Signes pour signes, ne vaut-il pas mieux préférer, sur-tout
dans les comencemens, les plus simples & les plus faciles?

C'est un principe reçu dans tous les arts & dans tous les genres
d'instruction, qu'il faut aler du conu à l'inconu, & que les premiers
élémens ne sauroient être trop simplifiés. Je pense donc que tous ceux
qui voudront y réfléchir un instant, jugeront que l'institution des
sourds & muèts doit comencer par la lecture, l'écriture & l'intelligence
d'une langue quelconque, à l'aide des signes naturèls. Ces signes sont
vraiment pour le sourd & muèt, l'instrument primitif de toutes les
conoissances qu'il peut aquérir. Ce n'est que quand il est avancé dans
ces premiers exercices, qu'on doit s'ocuper sérieusement de la partie de
la prononciation, sur laquelle encore il ne faut pas faire plus de fond
qu'il ne convient, ainsi qu'il a été observé dans la Note 7e ci-dessus,
page 31.

Mais dans ce système, objecte Mr. l'Abbé Deschamps (page 32), vous
imposez à l'Instituteur une peine de plus: celle d'aprendre la langue
des signes.

Quand cette peine seroit aussi réèle que l'Auteur le supose, je doute
que ceux qui auront assez de courage pour se dévouer à une fonction
aussi pénible que celle de l'instruction des sourds & muèts, puissent
être arètés par cet obstacle. La porte de Mr. l'Abbé De l'Épée est
toujours ouverte, & il a déja enseigné la langue des signes à un assez
grand nombre de persones, pour qu'il ne soit pas fort dificile de s'y
perfectioner, ou par son secours, ou par celui de ceux qu'il a
instruits.

D'ailleurs ce langage, come l'observe très-bien notre Auteur sourd &
muèt, n'a rien de fort épineux. Un instituteur un peu intelligent en
saura toujours assez naturèlement, pour comencer ses leçons. L'habitude
d'user sans cèsse de ce langage, l'y rendra bientôt très-habile.

Enfin, je suis intimement persuadé que sans y avoir assez réfléchi &
sans le croire, Mr. l'Abbé Deschamps fait de ce langage, la base de ses
instructions. L'éloignement qu'il paroît avoir pour l'usage des signes,
n'est donc réèlement qu'un mal-entendu. Je lui supose assez de droiture
& de franchise pour en convenir, & pour se rendre sincèrement à la force
des raisons qu'il trouvera dans les observations de son Adversaire.

[I] On voit sensiblement par cet exemple, que le langage des signes est
une définition perpétuèle des idées qu'on y exprime: mais définition
nécéssairement claire & sans équivoque, parce qu'elle est toute en
images. Celui qui se sert de ce langage, peut sans doute se tromper:
mais on voit dans chaque expression, come à travers une glace
transparente, l'idée précise qu'il se fait des objèts. Ce langage, s'il
s'acréditoit parmi les homes, seroit d'un grand secours dans la
recherche de la vérité. On s'entendroit du moins, & il n'y auroit plus
matière à ce qu'on apèle _disputes de mots_. Il seroit come impossible
qu'on pût jamais y substituer des _disputes de signes_.

[J] _Vol. in-12. A Paris, chez Nyon, 1776._

[K] Il est en effet surprenant que tout ce que Mr. l'Abbé De l'Épée a
démontré sur l'utilité de ce langage, destiné par la Nature elle-même à
devenir une langue universèle, un lien de comunication pour tous les
homes, n'ait encore engagé presque persone à l'aprendre. On pâlit sur
les livres pour aquérir une conoissance imparfaite des langues mortes &
étrangères; & l'on refuse de doner quelques semaines à l'intelligence
d'une langue aussi simple que facile, qui pouroit devenir le suplément
de toutes les autres.

[L] On a vu ci-dessus, pages 2, 3, que ces espérances s'étoient déja
réalisées.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Observations d'un sourd et muèt sur un cours élémentaire d'éducation des sourds et muèts publié en 1779 par M. l'Abbé Deshamps, Chapelain de l'Église d'Orléans" ***

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