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Title: Les quatre cavaliers de l'apocalypse
Author: Blasco Ibáñez, Vicente, 1867-1928
Language: French
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LES QUATRE CAVALIERS

DE

L'APOCALYPSE

CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS


DU MÊME AUTEUR

Format in-18.

ARÈNES SANGLANTES             1 Vol.

FLEUR DE MAI                  1 --

DANS L'OMBRE DE LA CATHÉDRALE 1 --

TERRES MAUDITES               1 --

LA HORDE                      1 --

Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays y
compris la Russie.

Copyright, 1917, by CALMANN-LÉVY.

671-17.--Coulommiers. Imp. PAUL BRODARD.--7-18



V. BLASCO-IBÁÑEZ

LES

QUATRE CAVALIERS

DE

L'APOCALYPSE

ROMAN TRADUIT DE L'ESPAGNOL

PAR

G. HÉRELLE

PARIS CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS 3, RUE AUBER, 3

_Il a été liré de cet ouvrage_

VINGT-CINQ EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE

_tous numérotés._



LES QUATRE CAVALIERS DE L'APOCALYPSE[A]



I

DE BUENOS-AIRES A PARIS


Le 7 juillet 1914, Jules Desnoyers, le jeune «peintre d'âmes», comme on
l'appelait dans les salons cosmopolites du quartier de
l'Étoile,--beaucoup plus célèbre toutefois pour la grâce avec laquelle
il dansait le _tango_ que pour la sûreté de son dessin et pour la
richesse de sa palette,--s'embarqua à Buenos-Aires sur le _Kœnig
Frederic-August_, paquebot de Hambourg, afin de rentrer à Paris.

Lorsque le paquebot s'éloigna de la terre, le monde était parfaitement
tranquille. Au Mexique, il est vrai, les blancs et les métis
s'exterminaient entre eux, pour empêcher les gens de s'imaginer que
l'homme est un animal dont la paix détruit les instincts combatifs. Mais
sur tout le reste de la planète les peuples montraient une sagesse
exemplaire. Dans le transatlantique même, les passagers, de nationalités
très diverses, formaient un petit monde qui avait l'air d'être un
fragment de la civilisation future offert comme échantillon à l'époque
présente, une ébauche de cette société idéale où il n'y aurait plus ni
frontières, ni antagonismes de races.

Un matin, la musique du bord, qui, chaque dimanche, faisait entendre le
_choral_ de Luther, éveilla les dormeurs des cabines de première classe
par la plus inattendue des aubades. Jules Desnoyers se frotta les yeux,
croyant vivre encore dans les hallucinations du rêve. Les cuivres
allemands mugissaient la _Marseillaise_ dans les couloirs et sur les
ponts. Le garçon de cabine, souriant de la surprise du jeune homme, lui
expliqua cette étrange chose. C'était le 14 juillet, et les paquebots
allemands avaient coutume de célébrer comme des fêtes allemandes les
grandes fêtes de toutes les nations qui fournissaient du fret et des
passagers. La république la plus insignifiante voyait le navire pavoisé
en son honneur. Les capitaines mettaient un soin scrupuleux à accomplir
les rites de cette religion du pavillon et de la commémoration
historique. Au surplus, c'était une distraction qui aidait les
passagers à tromper l'ennui de la traversée et qui servait à la
propagande germanique.

Tandis que les musiciens promenaient aux divers étages du navire une
_Marseillaise_ galopante, suante et mal peignée, les groupes les plus
matineux commentaient l'événement.

--Quelle délicate attention, disaient les dames sud-américaines. Ces
Allemands ne sont pas aussi vulgaires qu'ils le paraissent. Et il y a
des gens qui croient que l'Allemagne et la France vont se battre!

Ce jour-là, les Français peu nombreux qui se trouvaient sur le paquebot
grandirent démesurément dans la considération des autres voyageurs. Ils
n'étaient que trois: un vieux joaillier qui revenait de visiter ses
succursales d'Amérique, et deux demoiselles qui faisaient la commission
pour des magasins de la rue de la Paix, vestales aux yeux gais et au nez
retroussé, qui se tenaient à distance et qui ne se permettaient jamais
la moindre familiarité avec les autres passagers, beaucoup moins bien
élevés qu'elles. Le soir, il y eut un dîner de gala. Au fond de la salle
à manger, le drapeau français et celui de l'empire formaient une
magnifique et absurde décoration. Tous les Allemands avaient endossé le
frac, et les femmes exhibaient la blancheur de leurs épaules. Les
livrées des domestiques étaient celles des grandes fêtes. Au dessert, un
couteau carillonna sur un verre, et il se fit un profond silence: le
commandant allait parler. Ce brave marin, qui joignait à ses fonctions
nautiques l'obligation de prononcer des harangues aux banquets et
d'ouvrir les bals avec la dame la plus respectable du bord, se mit à
débiter un chapelet de paroles qui ressemblaient à des grincements de
portes. Jules, qui savait un peu d'allemand, saisit au vol quelques
bribes de ce discours. L'orateur répétait à chaque instant les mots
«paix» et «amis». Un Allemand courtier de commerce, assis à table près
du peintre, s'offrit à celui-ci comme interprète, avec l'obséquiosité
habituelle des gens qui vivent de réclame, et il donna à son voisin des
explications plus précises.

--Le commandant demande à Dieu de maintenir la paix entre l'Allemagne et
la France, et il espère que les relations des deux peuples deviendront
de plus en plus amicales.

Un autre orateur se leva, toujours à la table que présidait le marin.
C'était le plus considérable des passagers allemands, un riche
industriel de Dusseldorff, nommé Erckmann, qui faisait de grosses
affaires avec la République Argentine. Jamais on ne l'appelait par son
nom. Il avait le titre de «Conseiller de Commerce», et, pour ses
compatriotes, il était _Herr Commerzienrath,_ comme son épouse était
_Frau Rath._ Mais ses intimes l'appelaient aussi «le Capitaine»: car il
commandait une compagnie de _landsturm._ Erckmann se montrait beaucoup
plus fier encore du second titre que du premier, et, dès le début de la
traversée, il avait eu soin d'en informer tout le monde. Tandis qu'il
parlait, le peintre examinait cette petite tête et cette robuste
poitrine qui donnaient au Conseiller de Commerce quelque ressemblance
avec un dogue de combat; il imaginait le haut col d'uniforme comprimant
cette nuque rouge et faisant saillir un double bourrelet de graisse; il
souriait de ces moustaches cirées dont les pointes se dressaient d'un
air menaçant. Le Conseiller avait une voix sèche et tranchante qui
semblait asséner les paroles: c'était sans doute de ce ton que
l'empereur débitait ses harangues. Par instinctive imitation des
traîneurs de sabre, ce bourgeois belliqueux ramenait son bras droit vers
sa hanche, comme pour appuyer sa main sur la garde d'une épée invisible.

Aux premières paroles, malgré la fière attitude et le ton impératif de
l'orateur, tous les Allemands éclatèrent de rire, en hommes qui savent
apprécier la condescendance d'un _Herr Commerzienrath_ lorsqu'il daigne
divertir par des plaisanteries les personnes auxquelles il s'adresse.

--Il dit des choses très amusantes, expliqua encore l'interprète à voix
basse. Toutefois, ces choses n'ont rien de blessant pour les Français.

Mais bientôt les auditeurs tudesques cessèrent de rire: le
_Commerzienrath_ avait abandonné la grandiose et lourde ironie de son
exorde et développait la partie sérieuse de son discours. Selon lui, les
Français étaient de grands enfants, gais, spirituels, incapables de
prévoyance. Ah! s'ils finissaient par s'entendre avec l'Allemagne! si,
au bord de la Seine, on consentait à oublier les rancunes du passé!...

Et le discours devint de plus en plus grave, prit un caractère
politique.

--Il dit, monsieur, chuchota de nouveau l'interprète à l'oreille de
Jules, qu'il souhaite que la France soit très grande et qu'un jour les
Allemands et les Français marchent ensemble contre un ennemi commun...
contre un ennemi commun...

Après la péroraison, le conseiller-capitaine leva son verre en l'honneur
de la France.

--_Hoch!_ s'écria-t-il, comme s'il commandait une évolution à ses
soldats de la réserve.

Il poussa ce cri à trois reprises, et toute la masse germanique, debout,
répondit par un _Hoch!_ qui ressemblait à un rugissement, tandis que la
musique, installée dans le vestibule de la salle à manger, attaquait la
_Marseillaise_.

Jules était de nationalité argentine[B], mais il portait un nom
français, avait du sang français dans les veines. Il fut donc ému; un
frisson d'enthousiasme lui monta dans le dos, ses yeux se mouillèrent,
et, lorsqu'il but son champagne, il lui sembla qu'il buvait en même
temps quelques larmes. Oui, ce que faisaient ces gens qui, d'ordinaire,
lui paraissaient si ridicules et si plats, méritait d'être approuvé. Les
sujets du kaiser fêtant la grande date de la Révolution! Il se persuada
qu'il assistait à un mémorable événement historique.

--C'est très bien, très bien! dit-il à d'autres Sud-Américains qui
étaient ses voisins de table. Il faut reconnaître qu'aujourd'hui
l'Allemagne a été vraiment courtoise.

Le jeune homme passa le reste de la soirée au fumoir, où l'attirait la
présence de madame la Conseillère. Le capitaine de _landsturm_ jouait un
poker avec quelques compatriotes qui lui étaient inférieurs dans la
hiérarchie des dignités et des richesses. Son épouse se tenait auprès de
lui, suivant de l'œil le va-et-vient des domestiques chargés de bocks,
mais sans oser prendre sa part dans cette énorme consommation de bière:
elle avait des prétentions à l'élégance et elle craignait beaucoup
d'engraisser. C'était une Allemande à la moderne, qui ne reconnaissait à
son pays d'autre défaut que la lourdeur des femmes et qui combattait en
sa propre personne ce danger national par toute sorte de régimes
alimentaires. Les repas étaient pour elle un supplice. Sa maigreur,
obtenue et maintenue à force de volonté, rendait plus apparente la
robustesse de sa constitution, la grosseur de son ossature, ses
mâchoires puissantes, ses dents larges, saines, splendides: des dents
qui suggéraient au peintre l'irrévérencieuse tentation de la comparer
mentalement à la silhouette sèche et dégingandée d'une jument de course.
«Elle est mince, se disait-il en l'observant du coin de l'œil, et
cependant elle est énorme.» Le mari, lui, admirait l'élégance de sa
Bertha, toujours vêtue d'étoffes dont les couleurs indéfinissables
faisaient penser à l'art persan et aux miniatures des manuscrits
médiévaux; mais il déplorait qu'elle ne lui eût pas donné d'enfants, et
il regardait presque cette stérilité comme un crime de haute trahison.
La patrie allemande était fière de la fécondité de ses femmes, et le
kaiser, avec ses hyperboles d'artiste, avait posé en principe que la
véritable beauté allemande doit avoir un mètre cinquante centimètres de
ceinture.

Madame la Conseillère réservait volontiers à Jules Desnoyers un siège
auprès du sien: car elle le tenait pour l'homme le plus «distingué» de
tous les passagers. Le peintre était de taille moyenne, et son front
brun se dessinait comme un triangle sous deux bandeaux de cheveux noirs,
lisses, lustrés comme des planches de laque: précisément le contraire
des hommes qui entouraient madame la Conseillère. Au surplus, il
habitait Paris, la ville qu'elle n'avait pas vue encore, quoiqu'elle
eût fait maints voyages dans les deux hémisphères.

--Ah! Paris, Paris! soupirait-elle en ouvrant de grands yeux et en
allongeant les lèvres. Comme j'aimerais à y passer une saison!

Et, pour qu'il lui racontât la vie de Paris, elle se permettait
certaines confidences sur les plaisirs de Berlin, mais avec une modestie
rougissante, en admettant d'avance qu'il y a beaucoup mieux dans le
monde et qu'elle avait grande envie de connaître ce mieux-là.

_Herr Commerzienrath_ continuait entre amis son speech du dessert, et
ses auditeurs ôtaient de leurs lèvres des cigares colossaux pour lancer
des grognements d'approbation. La présence de Jules les avait mis tous
d'aimable humeur; ils savaient que son père était Français, et cela
suffisait pour qu'ils l'accueillissent comme s'il arrivait directement
du Quai d'Orsay et représentait la plus haute diplomatie de la
République. Pour eux, c'était la France qui venait fraterniser avec
l'Allemagne.

--Quant à nous, déclara le _Commerzienrath_ en regardant fixement le
peintre comme s'il attendait de lui une déclaration solennelle, nous
désirons vivre en parfaite amitié avec la France.

Jules approuva. Par le fait, il jugeait bon que les nations fussent
amies les unes des autres, et il ne voyait aucun inconvénient à ce
qu'elles affirmassent cette amitié, chaque fois que l'occasion s'en
présentait.

--Malheureusement, reprit l'industriel sur un ton plaintif, la France se
montre hargneuse avec nous. Il y a des années que notre empereur lui
tend la main avec une noble loyauté, et elle feint de ne pas s'en
apercevoir. Vous reconnaîtrez que cela n'est pas correct.

Jules ne s'occupait jamais de politique, et cette conversation trop
austère commençait à l'ennuyer. Pour y mettre un peu de piquant, il eut
la fantaisie de répondre:

--Avant de prétendre à l'amitié des Français, peut-être feriez-vous bien
de leur rendre ce que vous leur avez pris.

A ces mots il se fit un silence de stupéfaction, comme si l'on eût sonné
sur le transatlantique la cloche d'alarme. Plusieurs, qui portaient le
cigare à leurs lèvres, demeurèrent la main immobile à deux doigts de la
bouche, les yeux démesurément ouverts. Ce fut le capitaine de
_landsturm_ qui se chargea de donner une forme verbale à cette muette
protestation.

--Rendre! s'écria-t-il, d'une voix qui semblait assourdie par le soudain
rehaussement de son col. Nous n'avons rien à rendre, pour la bonne
raison que nous n'avons rien pris. Ce que nous possédons, nous l'avons
gagné par notre héroïsme.

Devant toute affirmation faite sur un ton altier, Jules sentait
renaître en lui l'héréditaire instinct de contradiction, et il répliqua
froidement:

--C'est comme si je vous avais volé votre montre, et qu'ensuite je vous
proposasse d'être bons amis et d'oublier le passé. Même si vous étiez
enclin au pardon, encore faudrait-il qu'auparavant je vous rendisse
votre montre.

Le capitaine voulut répondre tant de choses à la fois qu'il balbutia,
sautant avec incohérence d'une idée à une autre. Comparer la reconquête
de l'Alsace à un vol!... Une terre allemande!... La race!... La
langue!... L'histoire!...

--Mais qu'est-ce qui prouve que l'Alsace a la volonté d'être allemande?
interrogea le jeune homme sans se départir de son calme. Quand lui
avez-vous demandé son opinion?

Le capitaine demeura incertain, comme s'il hésitait entre deux partis à
prendre: tomber à coups de poing sur l'insolent, ou l'écraser de son
mépris.

--Jeune homme, proféra-t-il enfin avec majesté, vous ne savez ce que
vous dites. Vous êtes Argentin et vous n'entendez rien aux affaires de
l'Europe.

Tous les assistants approuvèrent, dépouillant subitement Jules de la
nationalité qu'ils lui attribuaient tout à l'heure. Quant au capitaine
Erckmann, il lui tourna le dos avec une rudesse militaire, ramassa sur
le tapis qu'il avait devant lui un jeu de cartes, et se mit à faire
silencieusement une «réussite».

Si pareille scène se fût passée à terre, Jules aurait cessé toute
relation avec ces malotrus; mais l'inévitable promiscuité de la vie sur
un transatlantique oblige à l'indulgence. Il se montra donc bon enfant,
lorsque, le lendemain, le _Commerzienrath_ et ses amis vinrent à lui et,
pour effacer tout fâcheux souvenir, lui prodiguèrent les politesses.
C'était un jeune homme qui appartenait à une famille riche, et par
conséquent il fallait le ménager. Toutefois ils eurent soin de ne plus
faire allusion à son origine française. Pour eux, désormais, il était
Argentin; et cela fit que, tous en chœur, ils s'intéressèrent à la
prospérité de l'Argentine et de tous les États de l'Amérique du Sud. Ils
attribuaient à chacun de ces pays une importance excessive, commentaient
avec gravité les faits et gestes de leurs hommes politiques, donnaient à
entendre qu'il n'y avait personne en Allemagne qui ne se préoccupât de
leur avenir, prédisaient à chacun d'eux une gloire future, reflet de la
gloire impériale, pourvu qu'ils acceptassent de demeurer sous
l'influence allemande.

Le peintre eut la faiblesse de revenir au fumoir, de préférence à
l'heure où la partie était terminée et où une débauche de bière et de
gros cigares de Hambourg fêtait la chance des gagnants. C'était l'heure
des expansions germaniques, de l'intimité entre hommes, des lents et
lourds badinages, des contes montés en couleur. Le _Commerzienrath_
présidait, sans se départir de sa prééminence, à ces ébats de ses
compatriotes, sages négociants des ports hanséatiques, qui jouissaient
de larges crédits à la _Deutsche Bank_, ou riches boutiquiers installés
dans les républiques de la Plata avec leurs innombrables familles. Lui,
il était un capitaine, un guerrier, et, à chaque bon mot qu'il
accueillait par un rire dont son épaisse nuque était secouée, il se
croyait au bivouac avec des compagnons d'armes. Jules admirait
l'hilarité facile dont tous ces hommes étaient doués; pour rire avec
fracas, ils se rejetaient en arrière sur leurs sièges; et, s'il advenait
que l'auditoire ne partageât par cette gaîté violente, le conteur avait
un moyen infaillible de remédier au manque de succès:

--On a conté cela au kaiser, disait-il, et le kaiser en a beaucoup ri.

Cela suffisait pour que tout le monde rît à gorge déployée.

Lorsque le paquebot approcha de l'Europe, un flot de nouvelles
l'assaillit. Les employés de la télégraphie sans fil travaillaient
continuellement. Un soir, Jules, en entrant au fumoir, vit les Allemands
gesticuler avec animation. Au lieu de boire de la bière, ils avaient
fait apporter du Champagne des bords du Rhin. Le capitaine Erckmann
offrit une coupe au jeune homme.

--C'est la guerre! dit-il avec enthousiasme. Enfin c'est la guerre! Il
était temps...

Jules fit un geste de surprise.

--La guerre? Quelle guerre?

Il avait lu comme tout le monde, sur le tableau du vestibule, un
radiotélégramme annonçant que le gouvernement autrichien venait
d'envoyer un ultimatum à la Serbie; mais cela ne lui avait pas donné la
moindre émotion. Il méprisait les affaires des Balkans: c'étaient des
querelles de pouilleux, qui accaparaient mal à propos l'attention du
monde et qui le distrayaient de choses plus sérieuses. En quoi cet
événement pouvait-il intéresser le belliqueux conseiller? Les deux
nations finiraient bien par s'entendre. La diplomatie sert parfois à
quelque chose.

--Non! déclara rudement le capitaine. C'est la guerre, la guerre bénie.
La Russie soutiendra la Serbie, et nous, nous appuierons notre alliée.
Que fera la France? Savez-vous ce que fera la France?

Jules haussa les épaules, d'un air qui signifiait à la fois son
incompétence et son indifférence.

--C'est la guerre, vous dis-je, répéta l'autre, la guerre préventive
dont nous avons besoin. La Russie grandit trop vite, et c'est contre
nous qu'elle se prépare. Encore quatre ans de paix, et elle aura terminé
la construction de ses chemins de fer stratégiques. Alors sa force
militaire, jointe à celle de ses alliés, vaudra la nôtre. Le mieux est
donc de lui porter dès maintenant un coup décisif. Il faut savoir
profiter de l'occasion... Ah! la guerre! la guerre préventive! Ce sera
le salut de l'industrie allemande.

Ses compatriotes l'écoutaient en silence. Il semblait que quelques-uns
ne partageassent pas son enthousiasme. Leur imagination de négociants
voyait les affaires paralysées, les succursales en faillite, les crédits
coupés par les banques, bref, une catastrophe plus effrayante pour eux
que les batailles et les massacres. Néanmoins ils approuvaient par des
grognements et par des hochements de tête les féroces déclamations du
capitaine de _landsturm_. Jules crut que le conseiller et ses
admirateurs étaient ivres.

--Prenez garde, capitaine, répondit-il d'un ton conciliant. Ce que vous
dites manque peut-être de logique. Comment une guerre favoriserait-elle
l'industrie allemande? D'un jour à l'autre l'Allemagne élargit davantage
son action économique; elle conquiert chaque mois un marché nouveau;
chaque année, son bilan commercial augmente dans des proportions
incroyables. Il y a un demi-siècle, elle était réduite à donner pour
matelots à ses quelques navires les cochers de Berlin punis par la
police; aujourd'hui ses flottes de commerce et de guerre sillonnent tous
les océans, et il n'est aucun port où la marchandise allemande n'occupe
sur les quais la place la plus considérable. Donc, ce qu'il faut à
l'Allemagne, c'est continuer à vivre ainsi et se préserver des aventures
guerrières. Encore vingt ans de paix, et les Allemands seront les
maîtres de tous les marchés du monde, triompheront de l'Angleterre, leur
maîtresse et leur rivale, dans cette lutte où il n'y a pas de sang
répandu. Voulez-vous, comme un homme qui risque sur une carte sa fortune
entière, exposer de gaîté de cœur toute cette prospérité dans une lutte
qui, en somme, pourrait vous être défavorable?

--Ce qu'il nous faut, répliqua rageusement Erckmann, c'est la guerre, la
guerre préventive! Nous vivons entourés d'ennemis, et cela ne peut pas
durer. Qu'on en finisse une bonne fois! Eux ou nous! L'Allemagne se sent
assez forte pour défier le monde. Notre devoir est de mettre fin à la
menace russe. Et si la France ne se tient pas tranquille, tant pis pour
elle! Et si quelque autre peuple ose intervenir contre nous, tant pis
pour lui! Quand je monte dans mes ateliers une machine nouvelle, c'est
pour qu'elle produise, non pour qu'elle demeure au repos. Puisque nous
possédons la première armée du monde, servons nous-en; sinon, elle
risquerait de se rouiller. Oui, oui! on veut nous étouffer dans un
cercle de fer; mais l'Allemagne a la poitrine robuste, et, en se
raidissant elle brisera le corset mortel. Réveillons-nous avant qu'on ne
nous enchaîne dans notre sommeil! Malheur à ceux que rencontrera notre
épée!

Jules se crut obligé de répondre à cette déclaration arrogante. Il
n'avait jamais vu le cercle de fer dont se plaignaient les Allemands.
Tout ce que faisaient les nations voisines, c'était de prendre leurs
précautions et de ne pas continuer à vivre dans une inerte confiance en
présence de l'ambition démesurée des Germains; elles se préparaient tout
simplement à se défendre contre une agression presque certaine; elles
voulaient se mettre en état de soutenir leur dignité menacée par les
prétentions les plus inouïes.

--Les autres peuples, conclut-il, ont bien le droit de se prémunir
contre vous. N'est-ce pas vous qui représentez un péril pour le monde?

Le paquebot n'étant plus dans les mers américaines, le _Commerzienrath_
mit dans sa riposte la hauteur d'un maître de maison qui relève une
incongruité.

--J'ai déjà eu l'honneur de vous faire observer, jeune homme, dit-il en
imitant le flegme des diplomates, que vous n'êtes qu'un Sud-Américain et
que vous n'entendez rien à ces questions.

Ainsi se terminèrent les relations de Jules avec le conseiller et son
clan. A mesure que les passagers allemands se rapprochaient de leur
patrie, ils se dépouillaient du servile désir de plaire qui les
accompagnait dans leurs voyages au nouveau monde, et aucun d'eux
n'essaya de réconcilier le peintre et le capitaine.

Cependant le service télégraphique fonctionnait sans répit, et le
commandant conférait très souvent dans sa cabine avec le
_Commerzienrath_, parce que celui-ci était le plus important personnage
du groupe allemand. Les autres cherchaient les lieux isolés pour
s'entretenir à voix basse. Tous les jours, sur le tableau du vestibule,
apparaissaient des nouvelles de plus en plus alarmantes, reçues par les
appareils radiotélégraphiques.

Dans la matinée du jour qui devait être pour Jules Desnoyers le dernier
du voyage, le garçon de cabine l'appela.

--_Herr,_ montez donc sur le pont: c'est joli à voir.

La mer était voilée de brume; mais à travers les vapeurs flottantes se
dessinaient des silhouettes semblables à des îles, avec de robustes
tours et des minarets pointus. Ces îles s'avançaient sur l'eau huileuse,
lentement et majestueusement, d'une pesante allure. Jules en compta
dix-huit, qui semblaient emplir l'Océan. C'était l'escadre de la Manche
qui, par ordre du gouvernement britannique, venait de quitter les côtes
anglaises, sans autre objet que de faire constater sa force. Pour la
première fois, en contemplant dans le brouillard ce défilé de
_dreadnoughts_ qui donnaient l'idée d'un troupeau de monstres marins
préhistoriques, le peintre se rendit compte de la puissance de
l'Angleterre. Lorsque le paquebot allemand passa entre les navires de
guerre, il fut comme rapetissé, comme humilié, et Jules s'aperçut qu'il
accélérait sa marche. «On dirait, pensa le jeune homme, que notre bateau
a la conscience inquiète et qu'il veut se mettre en sûreté.»

Un peu après midi, le _Kœnig Frederic-August_ entra dans la rade de
Southampton, mais pour en sortir le plus rapidement possible. Quoique
l'on eût à embarquer une énorme quantité de personnes et de bagages, les
opérations de l'escale se firent avec une diligence prodigieuse. Deux
vapeurs pleins abordèrent le transatlantique, et une avalanche
d'Allemands établis en Angleterre envahit les ponts. Puis le paquebot
reprit sa route dans le canal avec une vitesse insolite dans des parages
si fréquentés.

Ce jour-là, on faisait sur ce boulevard maritime des rencontres
extraordinaires. Des fumées vues à l'horizon décelèrent l'escadre
française qui ramenait de Russie le président Poincaré. Puis ce furent
de nombreux vaisseaux anglais, qui montaient la garde devant les côtes
comme des dogues vigilants. Deux cuirassés de l'Amérique du Nord se
reconnurent à leurs mâts en forme de corbeilles. Un vaisseau russe,
blanc et brillant depuis les hunes jusqu'à la ligne de flottaison, passa
à toute vapeur, se dirigeant vers la Baltique. Les passagers du
paquebot, accoudés au bordage, commentaient ces rencontres.

--Ça va mal, disaient-ils, ça va mal! Cette fois-ci, l'affaire est
sérieuse.

Et ils regardaient avec inquiétude les côtes voisines, à droite et à
gauche. Ces côtes avaient leur aspect habituel; mais on devinait que
dans l'arrière-pays se préparait un grand événement.

Le paquebot devait arriver à Boulogne vers minuit et séjourner en rade
jusqu'à l'aube pour permettre aux voyageurs un débarquement plus
commode. Or il arriva à dix heures, jeta l'ancre loin du port, et le
commandant donna des ordres pour que le débarquement se fît à l'instant
même. Il fallait repartir le plus tôt possible: les appareils
radiographiques ne fonctionnaient pas pour rien.

A la lumière des feux bleus qui répandaient sur la mer une clarté
livide, commença le transbordement des passagers et des bagages à
destination de Paris. Les matelots bousculaient les dames qui
s'attardaient à compter leurs malles; les garçons de service emportaient
les enfants comme des paquets. La précipitation générale abolissait
l'excessive obséquiosité germanique.

Jules, descendu sur un remorqueur que les ondulations de la mer
faisaient danser, se trouva en bas du transatlantique dont le flanc noir
et immobile ressemblait à un mur criblé de trous lumineux, mur au-dessus
duquel s'allongeaient comme d'immenses balcons les garde-fous des ponts
chargés de gens qui saluaient avec leurs mouchoirs. Puis la distance
s'élargit entre le transatlantique qui partait et les remorqueurs qui se
dirigeaient vers la terre. Et tout à coup une voix de stentor, celle du
capitaine Erckmann, cria du bateau, dans un accompagnement d'éclats de
rire:

--Au revoir, messieurs les Français! Nous nous reverrons bientôt à
Paris!

Le paquebot se perdit dans l'ombre avec la précipitation de la fuite et
l'insolence d'une vengeance prochaine. C'était le dernier paquebot
allemand qui, cette année-là, devait toucher la côte française.

A Boulogne, Jules Desnoyers dut attendre trois heures le train spécial
qui amènerait à Paris les voyageurs d'Amérique, et il profita de ce
retard pour entrer dans un café et pour écrire à madame Marguerite
Laurier une longue lettre où il l'avertissait de son retour et la priait
de lui donner le plus tôt possible un rendez-vous.

Quand il arriva à Paris, vers quatre heures du matin, il fut reçu à la
gare du Nord par son camarade Pepe Argensola, qui remplissait auprès de
lui les fonctions multiples d'ami, d'intendant et de parasite. Chez lui,
rue de la Pompe, il fit un bon somme qui le reposa des fatigues du
voyage, et il ne se leva que pour déjeuner. Pendant qu'il était à table,
Argensola lui remit un petit bleu par lequel Marguerite lui assignait un
rendez-vous pour le jour même, à cinq heures de l'après-midi, dans le
jardin de la Chapelle expiatoire.

Après déjeuner, il alla voir ses parents, avenue Victor-Hugo. Sa mère
Luisa lui jeta les bras autour du cou aussi passionnément que si elle
l'avait cru perdu pour toujours; sa sœur Luisita, dite Chichi,
l'accueillit avec une tendresse mêlée de curiosité sympathique à l'égard
de ce frère chéri qu'elle savait être un mauvais sujet; et il eut même
la surprise de trouver aussi à la maison sa tante Héléna, qui avait
laissé en Allemagne son mari Karl von Hartrott et ses innombrables
enfants pour venir passer deux ou trois mois chez les Desnoyers; mais il
ne put voir son père Marcel, déjà sorti pour aller prendre au cercle des
nouvelles de cette guerre invraisemblable dont l'idée hantait tous les
esprits.

A quatre heures et demie, il pénétra dans le jardin de la Chapelle
expiatoire. C'était une demi-heure trop tôt; mais son impatience
d'amoureux lui donnait l'illusion d'avancer l'heure de la rencontre en
avançant sa propre arrivée au lieu convenu.

Marguerite Laurier était une jeune dame élégante, un peu légère, encore
honnête, qu'il avait connue dans le salon du sénateur Lacour. Elle était
mariée à un ingénieur qui avait dans les environs de Paris une fabrique
de moteurs pour automobiles. Laurier était un homme de trente-cinq ans,
grand, un peu lourd, taciturne, et dont le regard lent et triste
semblait vouloir pénétrer jusqu'au fond des hommes et des choses. Sa
femme, moins âgée que lui de dix ans, avait d'abord accepté avec une
souriante condescendance l'adoration silencieuse et grave de son époux;
mais elle s'en était bientôt lassée, et, lorsque Jules, le peintre
fashionable, était apparu dans sa vie, elle l'avait accueilli comme un
rayon de soleil. Ils se plurent l'un à l'autre. Elle avait été flattée
de l'attention que l'artiste lui prêtait, et l'artiste l'avait trouvée
moins banale que ses admiratrices ordinaires. Ils eurent donc des
entrevues dans les jardins publics et dans les squares; ils se
promenèrent amoureusement aux Buttes-Chaumont, au Luxembourg, au parc
Montsouris. Elle frissonnait délicieusement de terreur à la pensée
d'être surprise par Laurier, lequel, très occupé de sa fabrique, n'avait
pas encore le moindre soupçon. D'ailleurs elle entendait bien ne pas se
donner à Jules avec la même facilité que tant d'autres: cet amour à la
fois innocent et coupable était sa première faute, et elle voulait que
ce fût la dernière. La situation paraissait sans issue, et Jules
commençait à s'impatienter de ces relations trop chastes et même un peu
puériles, dont les plus grandes licences consistaient à prendre quelques
baisers à la dérobée.

Fut-ce une amie de Marguerite qui devina l'intrigue et qui la fit
connaître au mari par une lettre anonyme? Fut-ce Marguerite qui se
trahit elle-même par ses rentrées tardives, par ses gaîtés
inexplicables, par l'aversion qu'elle témoigna inopinément à l'ingénieur
dans l'intimité conjugale? Le fait est que Laurier se mit à épier sa
femme et n'eut aucune peine à constater les rendez-vous qu'elle avait
avec Jules. Comme il aimait Marguerite d'une passion profonde et se
croyait trahi beaucoup plus irréparablement qu'il ne l'était en
réalité, des idées violentes et contradictoires se heurtèrent dans son
esprit. Il songea à la tuer; il songea à tuer Desnoyers; il songea à se
tuer lui-même. Finalement il ne tua personne, et, par bonté pour cette
femme qui le traitait si mal, il accepta sa disgrâce. En somme, c'était
sa faute, s'il n'avait pas su se faire aimer. Mais il était homme
d'honneur et ne pouvait accepter le rôle de mari complaisant. Il eut
donc avec Marguerite une brève explication qui se termina par cet arrêt:

--Désormais nous ne pouvons plus vivre ensemble. Retourne chez ta mère
et demande le divorce. Je n'y ferai aucune opposition et je faciliterai
le jugement qui sera rendu en ta faveur. Adieu.

Après cette rupture, le peintre était parti pour l'Amérique afin de
prendre des arrangements avec les fermiers des biens qu'il y possédait
en propre, de vendre quelques pièces de terre, et de réunir la grosse
somme dont il avait besoin pour son mariage et pour l'organisation de sa
maison.

Lorsque Jules eut franchi la grille par où l'on entre du boulevard
Haussmann dans le jardin de la Chapelle expiatoire, il y trouva les
allées pleines d'enfants qui couraient et piaillaient. Il reçut dans les
jambes un cerceau poussé par un bambin; il fit un faux pas contre un
ballon. Autour des châtaigniers fourmillait le public ordinaire des
jours de chaleur. C'étaient des servantes des maisons voisines, qui
cousaient ou qui babillaient, tout en suivant d'un regard distrait les
jeux des petits confiés à leur garde; c'étaient des bourgeois du
quartier, venus là pour lire leur journal avec l'illusion d'y jouir de
la paix d'un bocage. Tous les bancs étaient occupés. Les chaises de fer,
sièges payants, servaient d'asile à des femmes chargées de paquets, à
des bourgeoises des environs de Paris qui attendaient des personnes de
leur famille pour prendre le train à la gare Saint-Lazare.

Après trois semaines de traversée pendant lesquelles Jules avait évolué
sur la piste ovale d'un pont de navire avec l'automatisme d'un cheval de
manège, il avait plaisir à se mouvoir librement sur cette terre ferme où
ses chaussures faisaient grincer le sable. Ses pieds, habitués à un sol
instable, gardaient encore une sensation de déséquilibrement. Il se
promenait de long en large; mais ses allées et venues n'attiraient
l'attention de personne. Une préoccupation commune semblait s'être
emparée de tout le monde, hommes et femmes; les gens échangeaient à
haute voix leurs impressions; ceux qui tenaient un journal à la main
voyaient leurs voisins s'approcher avec un sourire interrogatif. Il n'y
avait plus trace de la méfiance et de la crainte instinctives qui
portent les habitants des grandes villes à s'ignorer mutuellement ou à
se dévisager comme des ennemis.

«Ils parlent de la guerre, pensa Jules. A cette heure, la possibilité
de la guerre est pour les Parisiens l'unique sujet de conversation.»

Hors du jardin, même anxiété et même tendance à une sympathie
fraternelle. Lorsque les vendeurs de journaux passaient en criant les
éditions du soir, ils étaient arrêtés dans leur course par les mains
avides des passants qui se disputaient les feuilles. Tout lecteur était
aussitôt entouré d'un groupe de gens qui lui demandaient des nouvelles
ou qui essayaient de déchiffrer par-dessus ses épaules les manchettes
imprimées en caractères gras. De l'autre côté du square, dans la rue des
Mathurins, sous la tente d'un débit de vin, des ouvriers écoutaient les
commentaires d'un camarade qui, avec des gestes oratoires, montrait le
texte d'une dépêche. La circulation dans les rues, le mouvement général
de la cité étaient les mêmes que les autres jours; mais il semblait que
les voitures marchaient plus vite, qu'il y avait dans l'air comme un
frisson de fièvre, que l'on discourait et que l'on souriait d'une façon
différente. Tout le monde paraissait connaître tout le monde. Les femmes
du jardin regardaient Jules comme si elles l'avaient déjà vu cent fois.
Il aurait pu s'approcher d'elles et engager la conversation sans
qu'elles en éprouvassent la moindre surprise.

«Ils parlent de la guerre», se répéta-t-il, mais avec la commisération
d'un esprit supérieur qui connaît l'avenir et qui s'élève au-dessus des
opinions communes.

L'inquiétude publique n'était, selon lui, que la surexcitation nerveuse
d'un peuple qui, accoutumé à une vie paisible, s'alarme dès qu'il
entrevoit un danger pour son bien-être. On avait parlé si souvent d'une
guerre imminente à propos de conflits qui, à la dernière minute,
s'étaient résolus pacifiquement! Au surplus, l'homme est enclin à
considérer comme logique et raisonnable tout ce qui flatte son égoïsme,
et il répugnait à Jules que la guerre éclatât, parce qu'elle aurait
dérangé ses plans de vie.

«Mais non, il n'y aura pas de guerre! s'affirma-t-il encore à lui-même.
Ces gens sont fous. Il n'est pas possible qu'on fasse la guerre à une
époque comme la nôtre.»

Et il regarda sa montre. Cinq heures. Marguerite arriverait d'un moment
à l'autre. Il crut la reconnaître de loin dans une dame qui entrait au
jardin par la rue Pasquier; mais, quand il eut fait quelques pas vers
elle, il constata son erreur. Déçu, il reprit sa promenade. La mauvaise
humeur lui fit voir beaucoup plus laid qu'il ne l'est en réalité le
monument dont la Restauration a orné l'ancien cimetière de la Madeleine.
Le temps passait, et elle n'arrivait pas. Il surveillait de ses yeux
impatients toutes les entrées du jardin. Et il advint ce qui advenait à
presque tous leurs rendez-vous: elle se présenta devant lui à
l'improviste, comme si elle tombait du ciel ou surgissait de la terre,
telle une apparition.

--Marguerite! Oh! Marguerite!

Il hésitait presque à la reconnaître. Il éprouvait une sorte
d'étonnement à revoir ce visage qui avait occupé son imagination pendant
les trois mois du voyage, mais qui, d'un jour à l'autre, s'était pour
ainsi dire spiritualisé par le vague idéalisme de l'absence. Puis, tout
à coup, il lui sembla qu'au contraire le temps et l'espace étaient
abolis, qu'il n'avait fait aucun voyage et que quelques heures seulement
s'étaient écoulées depuis leur dernière entrevue.

Ils allèrent s'asseoir sur des chaises de fer, à l'abri d'un massif
d'arbustes. Mais, à peine assise, elle se leva. L'endroit était
dangereux: les gens qui passaient sur le boulevard n'avaient qu'à
tourner les yeux pour les découvrir, et elle avait beaucoup d'amies qui,
à cette heure, sortaient peut-être des grands magasins du quartier. Ils
cherchèrent donc un meilleur refuge dans un coin du monument; mais ce
n'était pas encore la solitude. A quelques pas d'eux, un gros monsieur
myope lisait son journal; un peu plus loin, des femmes bavardaient, leur
ouvrage sur les genoux.

--Tu es bruni, lui dit-elle; tu as l'air d'un marin. Et moi, comment me
trouves-tu?

Jules ne l'avait jamais trouvée si belle. Marguerite était un peu plus
grande que lui, svelte et harmonieuse. Sa démarche avait un rythme aisé,
gracieux, presque folâtre. Les traits de son visage n'étaient pas fort
réguliers, mais avaient une grâce piquante.

--As-tu pensé beaucoup à moi? reprit-elle. Ne m'as-tu pas trompée?
Dis-moi la vérité: tu sais que, quand tu mens, je m'en aperçois tout de
suite.

--Je n'ai pas cessé un instant de penser à toi! répondit-il en mettant
sa main sur son cœur, comme s'il prêtait serment devant un juge
d'instruction. Et toi, qu'as-tu fait pendant que j'étais en Amérique?

Ce disant, il lui prit une main qu'il caressa; puis il essaya doucement
d'introduire un doigt entre le gant et la peau satinée. En dépit de la
discrétion de ce geste, le monsieur qui lisait son journal remarqua le
manège et jeta vers eux des regards indignés. Faire des niaiseries
amoureuses dans un jardin public, alors que l'Europe était menacée d'une
pareille catastrophe!

Marguerite repoussa la main trop audacieuse et parla de ce qu'elle avait
fait en l'absence de Jules. Elle s'était ennuyée beaucoup; elle avait
tâché de tuer le temps; elle était allée au théâtre avec son frère; elle
avait eu plusieurs conférences avec son avocat, qui l'avait renseignée
sur la marche à suivre pour le divorce.

--Et ton mari? demanda Jules.

--Ne parlons pas de lui, veux-tu? Le pauvre homme me fait pitié. Il est
si bon, si correct! Mon avocat m'assure qu'il consent à tout, qu'il ne
veut susciter aucune difficulté. Tu sais que je lui ai apporté une dot
de trois cent mille francs et qu'il a mis cette somme dans ses
affaires. Eh bien, il veut me rendre les trois cent mille francs, et
même, quoique cela doive le gêner beaucoup, il veut me les rendre
aussitôt après le divorce. Par moments, j'ai comme un remords du mal que
je lui ai fait. Il est si bon, si honnête!

--Mais moi? interrompit Jules, vexé de cette délicatesse inopportune.

--Oh! toi, tu es mon bonheur! s'écria-t-elle avec un transport d'amour.
Il y a des situations cruelles; mais qu'y faire? Chacun doit vivre sa
vie, sans s'inquiéter des ennuis qui peuvent en résulter pour les
autres. Être égoïste, c'est le secret du bonheur.

Elle garda un instant le silence; puis, comme si ces pensées lui étaient
pénibles, elle sauta brusquement à un autre sujet.

--Toi qui es si bien instruit de toutes choses, crois-tu à la guerre?
Tout le monde en parle; mais j'imagine que cela finira par s'arranger.

Jules la confirma dans cet optimisme. Lui non plus, il ne croyait pas à
la guerre.

--Notre temps, reprit Marguerite, ne permet plus ces sauvageries. J'ai
connu des Allemands bien élevés qui, sans aucun doute, pensent comme toi
et moi. Un vieux professeur qui fréquente chez nous expliquait hier à ma
mère qu'à notre époque de progrès les guerres ne sont plus possibles. Au
bout de deux mois à peine on manquerait d'hommes; au bout de trois
mois, il n'y aurait plus d'argent pour continuer la lutte. Je ne me
rappelle pas bien comment il expliquait cela; mais il l'expliquait avec
tant d'évidence que c'était plaisir de l'entendre.

Elle réfléchit un peu, tâchant de retrouver ses souvenirs: puis,
effrayée de l'effort qu'il lui faudrait faire, elle se contenta
d'ajouter en son propre nom:

--Figure-toi un peu ce que serait une guerre. Quelle horreur! La vie
sociale serait abolie. Il n'y aurait plus ni réunions, ni toilettes, ni
théâtres. Il serait même impossible d'inventer des modes. Toutes les
femmes porteraient le deuil. Conçois-tu pareille chose? Et Paris devenu
un désert! Paris qui me semblait si joli tout à l'heure, en venant au
rendez-vous! Non, non, cela n'est pas possible.... Tu sais que le mois
prochain nous allons à Vichy? Ma mère a besoin de prendre les eaux. Et
ensuite nous irons à Biarritz. Après Biarritz, je suis invitée dans un
château de la Loire. Au surplus, il y a mon divorce: j'espère que notre
mariage pourra se célébrer l'été prochain. Et une guerre viendrait
déranger tous ces projets? Non, je te répète que cela n'est pas
possible. Mon frère et ses amis rêvent, quand ils parlent du péril
allemand. Peut-être mon mari est-il aussi de ceux qui croient la guerre
prochaine et qui s'y préparent; mais c'est une sottise. Dis comme moi
que c'est une sottise. Dis, je le veux!

Il dit donc que c'était une sottise; et elle, tranquillisée par cette
affirmation, passa à autre chose, Comme elle venait de parler de son
divorce, elle pensa à l'objet du voyage que Jules venait de faire.

--Le plaisir de te voir, reprit-elle, m'a fait oublier le plus
important. As-tu réussi à te procurer l'argent dont tu as besoin?

Il prit l'air d'un d'homme d'affaires pour parler de ses finances. Il
rapportait moins qu'il ne l'espérait. Il avait trouvé le pays dans une
de ces crises économiques qui le tourmentent périodiquement. Malgré
cela, il avait réussi à se procurer quatre cent mille francs représentés
par un chèque. En outre, on lui ferait un peu plus tard de nouveaux
envois: un propriétaire terrien, avec qui il avait quelques liens de
parenté, s'occuperait de ces négociations.

Elle parut satisfaite de la réponse et prit à son tour un air de femme
sérieuse.

--L'argent est l'argent, déclara-t-elle sentencieusement, et, sans
argent, il n'y a pas de bonheur sûr. Tes quatre cent mille francs et ce
que j'ai moi-même nous permettront de vivre.

Ils se turent, les yeux dans les yeux. Ils s'étaient dit l'essentiel, ce
qui intéressait leur avenir. Maintenant une préoccupation nouvelle
obsédait leur âme. Ils n'osaient pas se parler en amants. D'une minute à
l'autre les témoins devenaient plus nombreux autour d'eux. Les petites
modistes, au sortir de l'atelier, les dames, au sortir des magasins,
coupaient à travers le jardin pour raccourcir leur route. L'allée se
transformait en rue, et tous les passants jetaient un regard curieux sur
cette dame élégante et sur son compagnon, blottis derrière les arbustes
comme des gens qui cherchent à se cacher. Quelques-uns les dévisageaient
avec réprobation; d'autres, encore plus agaçants, souriaient d'un air de
complicité protectrice.

--Quel ennui! soupira Marguerite. On va nous surprendre.

Une jeune fille la regarda fixement, et Marguerite crut reconnaître une
employée d'un couturier fameux.

--Allons-nous-en vite! dit-elle. Si on nous voyait ensemble!...

Jules protesta. Pourquoi s'en aller? Ils couraient partout le même
risque d'être reconnus. D'ailleurs c'était sa faute, à elle. Puisqu'elle
avait si peur de la curiosité des gens, pourquoi n'acceptait-elle de
rendez-vous que dans des lieux publics? Il y avait un endroit où elle
serait à l'abri de toute surprise; mais elle s'était toujours refusée à
y venir.

--Oui, oui, je sais: ton atelier. Je t'ai déjà dit cent fois que non.

--Mais puisque nos affaires sont presque réglées? Puisque nous serons
mariés dans quelques mois?

--N'insiste pas. Je veux que tu épouses une femme honnête.

Il eut beau plaider avec une éloquence passionnée, elle resta ferme dans
sa résolution. Il se résigna donc à faire signe à un taxi, où elle
monta pour rentrer chez sa mère. Mais, au moment où il prenait congé
d'elle, elle le retint par la main et lui demanda:

--Ainsi, tu ne crois pas à la guerre?... Répète-le. Je veux l'entendre
encore de ta bouche. Cela me rassure.



II

LA FAMILLE DESNOYERS


Marcel Desnoyers, père de Jules, appartenait à une famille ouvrière
établie dans un faubourg de Paris. Devenu orphelin à quatorze ans, il
avait été mis en apprentissage par sa mère dans l'atelier d'un sculpteur
ornemaniste. Le patron, content de son travail et de ses progrès, put
bientôt l'employer, malgré son jeune âge, dans les travaux qu'il
exécutait alors en province.

En 1870, Marcel avait dix-neuf ans. Les premières nouvelles de la guerre
le surprirent à Marseille, où il était occupé à la décoration d'un
théâtre.

Comme tous les jeunes gens de sa génération, il était hostile à
l'Empire, et, chez lui, cette hostilité était encore accrue par
l'influence de quelques vieux camarades qui avaient joué un rôle dans la
République de 1848 et qui gardaient le vif souvenir du coup d'État du 2
décembre. Un jour, il avait assisté dans les rues de Marseille à une
manifestation populaire en faveur de la paix, manifestation qui avait
surtout pour objet de protester contre le gouvernement. Les républicains
en lutte implacable contre l'empereur, les membres de l'Internationale
qui venait de s'organiser, un grand nombre d'Espagnols et d'Italiens qui
s'étaient enfuis de leur pays à la suite d'insurrections récentes,
composaient le cortège. Un étudiant chevelu et phtisique portait le
drapeau. «C'est la paix que nous voulons, chantaient les manifestants.
Une paix qui unisse tous les hommes!» Mais sur cette terre les plus
nobles intentions sont rarement comprises, et, lorsque les amis de la
paix arrivèrent à la Cannebière avec leur drapeau et leur profession de
foi, ce fut la guerre qui leur barra le passage. La veille, quelques
bataillons de zouaves qui allaient renforcer l'armée à la frontière,
avaient débarqué sur les quais de la Joliette, et ces vétérans, habitués
à la vie coloniale qui rend les gens peu scrupuleux en matière de
horions, crurent devoir intervenir, les uns avec leurs baïonnettes, les
autres avec leurs ceinturons dégrafés. «Vive la guerre!» Et une averse
de coups tomba sur les pacifistes. Marcel vit le candide étudiant rouler
avec son drapeau sous les pieds des zouaves; mais il n'en vit pas
davantage, parce que, ayant attrapé quelques anguillades et une légère
blessure à l'épaule, il dut se sauver comme les autres.

Ce jour-là, pour la première fois, se révéla son caractère tenace et
orgueilleux, qui s'irritait de la contradiction et devenait alors
susceptible d'adopter des résolutions extrêmes. Le souvenir des coups
reçus l'exaspéra comme un outrage qui réclamait vengeance. Il se refusa
donc absolument à faire la guerre, et, puisqu'il n'avait pas d'autre
moyen pour éviter d'y prendre part, il résolut d'abandonner son pays.
L'empereur n'avait pas à compter sur lui pour le règlement de ses
affaires: le jeune ouvrier, qui devait tirer au sort dans quelques mois,
renonçait à l'honneur de le servir. D'ailleurs, rien ne retenait Marcel
en France: car sa mère était morte l'année précédente. Qui sait si la
richesse n'attendait pas l'émigrant dans les pays d'outre-mer! Adieu,
France, adieu!

Comme il avait quelques économies, il put acheter la complaisance d'un
courtier du port qui consentit à l'embarquer sans papiers. Ce courtier
lui offrit même le choix entre trois navires dont l'un était en partance
pour l'Égypte, l'autre pour l'Australie, le troisième pour Montevideo et
Buenos-Aires. Marcel, qui n'avait aucune préférence, choisit tout
simplement le bateau qui partait le premier, et ce fut ainsi qu'un beau
matin il se trouva en route pour l'Amérique du Sud, sur un petit vapeur
qui, au moindre coup de mer, faisait un horrible bruit de ferraille et
grinçait dans toutes ses jointures.

La traversée dura quarante-trois jours, et, lorsque Marcel débarqua à
Montevideo, il y apprit les revers de sa patrie et la chute de l'Empire.
Il éprouva quelque honte d'avoir pris la fuite, quand il sut que la
nation se gouvernait elle-même et se défendait courageusement derrière
les murailles de Paris. Mais, quelques mois plus tard, les événements de
la Commune le consolèrent de son escapade. S'il était demeuré là-bas, la
colère que lui auraient causée les désastres publics, ses relations de
compagnonnage, le milieu même où il vivait, tout l'aurait poussé à la
révolte. A cette heure, il serait fusillé ou il vivrait dans un bagne
colonial avec quantité de ses anciens camarades. Il se félicita donc de
son émigration et cessa de penser aux choses de sa patrie. La difficulté
de gagner sa vie dans un pays étranger fit qu'il ne s'inquiéta plus que
de sa propre personne, et bientôt il se sentit une audace et un aplomb
qu'il n'avait jamais eus dans le vieux monde.

Il travailla d'abord de son métier à Buenos-Aires. La ville commençait à
s'accroître, et, pendant plusieurs années, il y décora des façades et
des salons. Puis il se fatigua de ce travail, qui ne lui procurerait
jamais qu'une fortune médiocre. Il voulait que le nouveau monde
l'enrichît vite. A vingt-six ans, il se lança de nouveau en pleine
aventure, abandonna les villes, entreprit d'arracher la richesse aux
entrailles d'une nature vierge. Il tenta des cultures dans les forêts
du Nord; mais les sauterelles les lui dévastèrent en quelques heures.
Il fut marchand de bétail, poussant devant lui, avec deux bouviers, des
troupeaux de bouvillons et de mules qu'il faisait passer au Chili ou en
Bolivie, à travers les solitudes neigeuses des Andes. A vivre ainsi,
dans ces pérégrinations qui duraient des mois sur des plateaux sans fin,
il perdit l'exacte notion du temps et de l'espace. Puis, quand il se
croyait sur le point d'arriver à la fortune, une spéculation malheureuse
le dépossédait de tout ce qu'il avait si péniblement gagné. Ce fut dans
une de ces crises de découragement,--il venait alors d'atteindre la
trentaine,--qu'il entra au service d'un grand propriétaire nommé Julio
Madariaga. Il avait fait la connaissance de ce millionnaire rustique à
l'occasion de ses achats de bétail.

Madariaga était un Espagnol venu jeune en Argentine et qui, s'étant plié
aux mœurs du pays et vivant comme un _gaucho_, avait fini par acquérir
d'énormes _estancias_[C]. Ses terres étaient aussi vastes que telle ou
telle principauté européenne, et son infatigable vigueur de centaure
avait beaucoup contribué à la prospérité de ses affaires. Il galopait
des journées entières sur les immenses prairies où il avait été l'un des
premiers à planter l'alfalfa, et, grâce à l'abondance de ce fourrage, il
pouvait, au temps de la sécheresse, acheter presque pour rien le bétail
qui mourait de faim chez ses voisins et qui s'engraissait tout de suite
chez lui. Il lui suffisait de regarder quelques minutes une bande d'un
millier de bêtes pour en savoir au juste le nombre, et, quand il faisait
le tour d'un troupeau, il distinguait au premier coup d'œil les animaux
malades. Avec un acheteur comme Madariaga, les roueries et les artifices
des vendeurs étaient peine perdue.

--Mon garçon, lui avait dit Madariaga, un jour qu'il était de bonne
humeur, vous êtes dans la débine. L'impécuniosité se sent de loin.
Pourquoi continuez-vous cette chienne de vie? Si vous m'en croyez,
restez chez moi. Je me fais vieux et j'ai besoin d'un homme.

Quand l'arrangement fut conclu, les voisins de Madariaga, c'est-à-dire
les propriétaires établis à quinze ou vingt lieues de distance,
arrêtèrent sur le chemin le nouvel employé pour lui prédire toute sorte
de déboires. Cela ne durerait pas longtemps: personne ne pouvait vivre
avec Madariaga. On ne se rappelait plus le nombre des intendants qui
avaient passé chez lui. Marcel ne tarda pas à constater qu'en effet le
caractère de Madariaga était insupportable; mais il constata aussi que
son patron, en vertu d'une sympathie spéciale et inexplicable,
s'abstenait de le molester.

--Ce garçon est une perle, répétait volontiers Madariaga, comme pour
excuser la considération qu'il témoignait au Français. Je l'aime parce
qu'il est sérieux. Il n'y a que les gens sérieux qui me plaisent.

Ni Marcel, ni sans doute Madariaga lui-même ne savaient au juste en quoi
pouvait bien consister le «sérieux» que ce dernier attribuait à son
homme de confiance; mais Marcel n'en était pas moins flatté de voir que
_l'estanciero_, agressif avec tout le monde, même avec les personnes de
sa famille, abandonnait pour causer avec lui le ton rude du maître et
prenait un accent quasi paternel.

La famille de Madariaga se composait de sa femme, _Misiá_ Petrona, qu'il
appelait la _Chinoise_, et de deux filles adultes, Luisa et Héléna, qui,
revenues au domaine après avoir passé quelques années en pension, à
Buenos-Aires, avaient bientôt recouvré une bonne partie de leur
rusticité primitive.

_Misiá_ Petrona se levait en pleine nuit pour surveiller le déjeuner des
ouvriers, la distribution du biscuit, la préparation du café ou du maté;
elle gourmandait les servantes bavardes et paresseuses, qui
s'attardaient volontiers dans les bosquets voisins de la maison; elle
exerçait à la cuisine une autorité souveraine. Mais, dès que la voix de
son mari se faisait entendre, elle se recroquevillait sur elle-même dans
un silence craintif et respectueux; à table, elle le contemplait de ses
yeux ronds et fixes, et lui témoignait une soumission religieuse.

Quant aux filles, le père leur avait richement meublé un salon dont
elles prenaient grand soin, mais où, malgré leurs protestations, il
apportait à chaque instant le désordre de ses rudes habitudes. Les
opulents tapis s'attristaient des vestiges de boue imprimés par les
bottes du centaure; la cravache traînait sur une console dorée; les
échantillons de maïs éparpillaient leurs grains sur la soie d'un divan
où ces demoiselles osaient à peine s'asseoir. Dans le vestibule, près de
la porte, il y avait une bascule; et, un jour qu'elles lui avaient
demandé de la faire transporter dans les dépendances, il entra presque
en fureur. Il serait donc obligé de faire un voyage toutes les fois
qu'il voudrait vérifier le poids d'une peau crue?

Luisa, l'aînée, qu'on appelait _Chicha_, à la mode américaine, était la
préférée de son père.

--C'est ma pauvre _Chinoise_ toute crachée, disait-il. Aussi bonne et
aussi travailleuse que sa mère, mais beaucoup plus dame.

Marcel n'avait pas la moindre velléité de contredire cet éloge, qu'il
aurait plutôt trouvé insuffisant; mais il avait de la peine à admettre
que cette belle fille pâle, modeste, aux grands yeux noirs et au sourire
d'une malice enfantine, eût la moindre ressemblance physique avec
l'estimable matrone qui lui avait donné le jour.

Héléna, la cadette, était d'un tout autre caractère. Elle n'avait aucun
goût pour les travaux du ménage et passait au piano des journées
entières à tapoter des exercices avec une conscience désespérante.

--Grand Dieu! s'écriait le père exaspéré par cette rafale de notes. Si
au moins elle jouait la _jota_ et le _pericón_[D]!

Et, à l'heure de la sieste, il s'en allait dormir sur son hamac, au
milieu des eucalyptus, pour échapper à ces interminables séries de
gammes ascendantes et descendantes. Il l'avait surnommée «la
romantique», et elle était continuellement l'objet de ses algarades ou
de ses moqueries. Où avait-elle pris des goûts que n'avaient jamais eus
son père ni sa mère? Pourquoi encombrait-elle le coin du salon avec
cette bibliothèque où il n'y avait que des romans et des poésies? Sa
bibliothèque, à lui, était bien plus utile et bien plus instructive:
elle se composait des registres où était consignée l'histoire de toutes
les bêtes fameuses qu'il avait achetées pour la reproduction ou qui
étaient nées chez lui de parents illustres. N'avait-il pas possédé
Diamond III, petit-fils de Diamond I qui appartint au roi d'Angleterre,
et fils de Diamond II qui fut vainqueur dans tous les concours!

Marcel était depuis cinq ans dans la maison lorsque, un beau matin, il
entra brusquement au bureau de Madariaga.

--Don Julio, je m'en vais. Ayez l'obligeance de me régler mon compte.

Madariaga le regarda en dessous.

--Tu t'en vas? Et le motif?

--Oui, je m'en vais.... Il faut que je m'en aille....

--Ah! brigand! Je le sais bien, moi, pourquoi tu veux t'en aller!
T'imagines-tu que le vieux Madariaga n'a pas surpris les œillades de
mouche morte que tu échanges avec sa fille? Tu n'as pas mal réussi, mon
garçon! Te voilà maître de la moitié de mes _pesos_[E], et tu peux dire
que tu as «refait» l'Amérique.

Tout en parlant, Madariaga avait empoigné sa cravache et en donnait de
petits coups dans la poitrine de son intendant, avec une insistance dont
celui-ci ne discernait pas encore si elle était bienveillante ou
hostile.

--C'est précisément pour cela que je viens prendre congé de vous,
répliqua Marcel avec hauteur. Je sais que mon amour est absurde, et je
pars.

--Vraiment? hurla le patron. Monsieur part? Monsieur croit qu'il est
maître de faire ce qui lui plaît?... Le seul qui commande ici, c'est le
vieux Madariaga, et je t'ordonne de rester.... Ah! les femmes! Elles ne
servent qu'à mettre la mésintelligence entre les hommes. Quel malheur
que nous ne puissions pas vivre sans elles!

Bref, Marcel Desnoyers épousa _Chicha_, et désormais son beau-père
s'occupa beaucoup moins des affaires du domaine. Tout le poids de
l'administration retomba sur le gendre.

Madariaga, plein d'attentions délicates pour le mari de sa fille
préférée, lui fit un jour une surprise: il lui ramena de Buenos-Aires un
jeune Allemand, Karl Hartrott, qui aiderait Marcel pour la comptabilité.
Au dire de Madariaga, cet Allemand était un trésor; il savait tout,
pouvait s'acquitter de toutes les besognes.

Par le fait, après une courte épreuve, Marcel fut très satisfait de son
aide-comptable. Sans doute celui-ci appartenait à une nation ennemie de
la France; mais peu importait, en somme: il y a partout d'honnêtes gens,
et Karl était un serviteur modèle. Il se tenait à distance de ses égaux
et se montrait inflexible avec ses inférieurs. Il paraissait employer
toutes ses facultés à bien remplir ses fonctions et à admirer ses
maîtres. Dès que Madariaga ouvrait la bouche ou prononçait quelque bon
mot, Karl approuvait de la tête, éclatait de rire. Lorsque Marcel
entrait au bureau, il se levait de son siège, le saluait avec une
raideur militaire. Il causait peu, s'appliquait beaucoup à son travail,
faisait sans observation tout ce qu'on lui commandait de faire. En
outre,--et cela n'était pas ce qui plaisait le plus à Desnoyers,--il
espionnait le personnel pour son propre compte et venait dénoncer
toutes les négligences, tous les manquements. Madariaga ne se lassait
pas de se féliciter de cette acquisition.

--Ce Karl fait merveilleusement notre affaire, disait-il. Les Allemands
sont si souples, si disciplinés! Et puis, ils ont si peu d'amour-propre!
A Buenos-Aires, quand ils sont commis, ils balaient le magasin, tiennent
la comptabilité, s'occupent de la vente, dactylographient, font la
correspondance en quatre ou cinq langues, et par-dessus le marché, le
cas échéant, ils accompagnent en ville la maîtresse du patron, comme si
c'était une grande dame et qu'ils fussent ses valets de pied. Tout cela,
pour vingt-cinq _pesos_ par mois. Pas possible de rivaliser contre de
pareilles gens....

Mais, après ce lyrique éloge, le vieux réfléchissait une minute et
ajoutait:

--Au fond, peut-être ne sont-ils pas aussi bons qu'ils le paraissent.
Lorsqu'ils sourient en recevant un coup de pied au cul, peut-être se
disent-ils intérieurement: «Attends que ce soit mon tour et je t'en
rendrai vingt.»

Madariaga n'en introduisit pas moins Karl Hartrott, comme autrefois
Marcel, dans son intérieur, mais pour une raison très différente. Marcel
avait été accueilli par estime; Karl n'entra au salon que pour donner
des leçons de piano à Héléna. Aussitôt que l'employé avait terminé son
travail de bureau, il venait s'asseoir sur un tabouret à côté de la
«romantique», lui faisait jouer des morceaux de musique allemande, puis,
avant de se retirer, chantait lui-même, en s'accompagnant, un morceau de
Wagner qui endormait tout de suite le patron dans son fauteuil.

Un soir, au dîner, Héléna ne put s'empêcher d'annoncer à ses parents une
découverte qu'elle venait de faire.

--Papa, dit-elle en rougissant un peu, j'ai appris quelque chose. Karl
est noble: il appartient à une grande famille....

--Allons donc! repartit Madariaga en haussant les épaules. Tous les
Allemands qui viennent en Amérique sont des meurt-de-faim. S'il avait
des parchemins, il ne serait pas à nos gages. A-t-il donc commis un
crime dans son pays, pour être obligé de venir chez nous trimer comme il
fait?

Ni le père ni la fille n'avaient tort. Karl Hartrott était réellement
fils du général von Hartrott, l'un des héros secondaires de la guerre de
1870, que l'empereur avait récompensé en l'anoblissant; et Karl lui-même
avait été officier dans l'armée allemande; mais, n'ayant d'autres
ressources que sa solde, vaniteux, libertin et indélicat, il s'était
laissé aller à commettre des détournements et des faux. Par
considération pour la mémoire du général, il n'avait pas été l'objet de
poursuites judiciaires; mais ses camarades l'avaient fait passer devant
un jury d'honneur qui l'avait expulsé de l'armée. Ses frères et ses amis
avaient alors conseillé à cet homme flétri de se faire sauter la
cervelle; mais il aimait trop la vie et il avait préféré fuir en
Amérique, avec l'espoir d'y acquérir une fortune qui effacerait les
taches de son passé.

Or, un certain jour, Madariaga surprit derrière un bouquet de bois, près
de la maison, «la romantique» pâmée dans les bras de son maître de
piano. Il y eut une scène terrible, et le père, qui avait déjà son
couteau à la main, aurait indubitablement tué Karl, si celui-ci, plus
jeune et plus rapide, n'avait pris la fuite. Après cette tragique
aventure, Héléna, redoutant la colère paternelle, s'enferma dans une
chambre haute et y passa une semaine entière sans se montrer. Puis elle
s'enfuit de la maison et alla rejoindre son beau chevalier Tristan.

Madariaga fut au désespoir; mais, contrairement aux prévisions de
Marcel, ce désespoir ne se manifesta ni par des violences ni par des
vociférations. La robustesse et la vivacité du vieux centaure avaient
cédé sous le coup, et souvent, chose extraordinaire, ses yeux se
mouillaient de larmes.

--Il me l'a enlevée! Il me l'a enlevée! répétait-il d'un ton désolé.

Grâce à cette faiblesse inattendue, Marcel finit par obtenir un
accommodement. Il n'y arriva pas de prime abord, et sept ou huit mois
se passèrent avant que Madariaga consentît à entendre raison. Mais, un
matin, Marcel dit au vieillard:

--Héléna vient d'accoucher. Elle a un garçon qu'ils ont nommé Julio,
comme vous.

--Et toi, grand propre à rien, brailla Madariaga, peut-être pour cacher
un attendrissement involontaire, est-ce que tu m'as donné un petit-fils?
Paresseux comme un Français! Ce bandit a déjà un enfant, et toi, après
quatre ans de mariage, tu n'as rien su faire encore! Ah! les Allemands
n'auront pas de peine à venir à bout de vous!

Sur ces entrefaites, la pauvre _Misiá_ Petrona mourut. Héléna, avertie
par Marcel, se présenta au domaine pour voir une dernière fois sa mère
dans le cercueil; et Marcel, profitant de l'occasion, réussit enfin à
vaincre l'obstination du vieux. Après une longue résistance, Madariaga
se laissa fléchir.

--Eh bien, je leur pardonne. Je le fais pour la pauvre défunte et pour
toi. Qu'Héléna reste à la maison, et que son vilain Allemand la
rejoigne.

D'ailleurs le vieux fut intraitable sur la question des arrangements
domestiques. Il se refusa absolument à considérer Hartrott comme un
membre de la famille: celui-ci ne serait qu'un employé placé sous les
ordres de Marcel, et il logerait avec ses enfants dans un des bâtiments
de l'administration, comme un étranger. Karl accepta tout cela et
beaucoup d'autres choses encore. Madariaga ne lui adressait jamais la
parole, et, lorsque Héléna saisissait quelque prétexte pour amener au
grand-père le petit Julio:

--Le marmot de ton chanteur! disait-il avec mépris.

Il semblait que le qualificatif de «chanteur» signifiât pour lui le
comble de l'ignominie.

Le temps s'écoula sans apporter beaucoup de changement à la situation.
Marcel, à qui Madariaga avait entièrement abandonné le soin du domaine,
aidait sous main son beau-frère et sa belle-sœur, et Hartrott lui en
montrait une humble gratitude. Mais le vieux s'obstinait à affecter
vis-à-vis de «la romantique» et de son mari une dédaigneuse
indifférence.

Après six ans de mariage, la femme de Marcel mit au monde un garçon
qu'on appela Jules. A cette époque, sa sœur Héléna avait déjà trois
enfants. Six ans plus tard, Luisa eut encore une fille, qui fut nommée
Luisa comme sa mère, mais que l'on surnomma Chichi. Les Hartrott, eux,
avaient alors cinq enfants.

Le vieux Madariaga, qui baissait beaucoup, avait étendu à ces deux
lignées la partialité qu'il ne perdait aucune occasion de témoigner aux
parents. Tandis qu'il gâtait de la façon la plus déraisonnable Jules et
Chichi, les emmenait avec lui dans le domaine, leur donnait de l'argent
à poignées, il était aussi revêche que possible pour les rejetons de
Karl et il les chassait comme des mendiants, dès qu'il les apercevait.
Marcel et Luisa prenaient la défense de leurs neveux, accusaient le
grand-père d'injustice.

--C'est possible, répondait le vieux; mais comment voulez-vous que je
les aime? Ils sont tout le portrait de leur père: blancs comme des
chevreaux écorchés, avec des tignasses queue de vache; et le plus grand
porte déjà des lunettes!

En 1903, Karl Hartrott fit part d'un projet à Marcel Desnoyers. Il
désirait envoyer ses deux aînés dans un gymnase d'Allemagne; mais cela
coûterait cher, et, comme Desnoyers tenait les cordons de la bourse, il
était nécessaire d'obtenir son assentiment. La requête parut raisonnable
à Marcel, qui avait maintenant la disposition absolue de la fortune de
Madariaga; il promit donc de demander au vieillard pour Hartrott
l'autorisation de conduire ces enfants en Europe, et de sa propre
initiative, il se chargea de fournir à son beau-frère les fonds du
voyage.

--Qu'il s'en aille à tous les diables, lui et les siens! répondit le
vieux. Et puissent-ils ne jamais revenir!

Karl, qui fut absent pendant trois mois, envoya force lettres à sa femme
et à Desnoyers, leur parla avec orgueil de ses nobles parents, leur
déclara qu'en comparaison de l'Allemagne tous les autres peuples étaient
de la gnognote; ce qui n'empêcha point qu'au retour il continua de se
montrer aussi humble, aussi soumis, aussi obséquieux qu'auparavant.

Quant à Jules et à Chichi, leurs parents, pour les soustraire aux
gâteries séniles de Madariaga, les avaient mis, le premier dans un
collège, la seconde dans un pensionnat religieux de Buenos-Aires. Ni
l'un ni l'autre n'y travaillèrent beaucoup: habitués à la liberté des
espaces immenses, ils s'y ennuyaient comme dans une geôle. Ce n'était
pas que Jules manquât d'intelligence ni de curiosité; il lisait quantité
de livres, n'importe lesquels, sauf ceux qui lui auraient été utiles
pour ses études; et, les jours de congé, avec l'argent que son
grand-père lui prodiguait en cachette, il faisait l'apprentissage
prématuré de la vie d'étudiant. Chichi, elle non plus, ne s'appliquait
guère à ses études; vive et capricieuse, elle s'intéressait beaucoup
plus à la toilette et aux élégances citadines qu'aux mystères de la
géographie et de l'arithmétique; mais elle avait le meilleur caractère
du monde, gai, primesautier, affectueux.

Madariaga, privé de la présence de ces enfants, était comme une âme en
peine. Plus qu'octogénaire, ayant l'oreille dure et la vue affaiblie, il
s'obstinait encore à chevaucher, malgré les supplications de Luisa et de
Marcel qui redoutaient un accident; bien plus, il prétendait faire seul
ses tournées, se mettait en fureur si on lui offrait de le faire
accompagner par un domestique. Il partait donc sur une jument bien
docile, dressée exprès pour lui, et il errait de _rancho_ en
_rancho_[F]. Lorsqu'il arrivait, une métisse mettait vite sur le feu la
bouillotte du maté, une fillette lui offrait la petite calebasse, avec
la paille pour boire le liquide amer. Et parfois il restait là tout
l'après-midi, immobile et muet, au milieu des gens qui le contemplaient
avec une admiration mêlée de crainte.

Un soir, la jument revint sans son cavalier. Aussitôt on se mit en quête
du vieillard, qui fut trouvé mort à deux lieues de la maison, sur le
bord d'un chemin. Le centaure, terrassé par la congestion, avait encore
au poignet cette cravache qu'il avait si souvent brandie sur les bêtes
et sur les gens.

Madariaga avait déposé son testament chez un notaire espagnol de
Buenos-Aires. Ce testament était si volumineux que Karl Hartrott et sa
femme eurent un frisson de peur en le voyant. Quelles dispositions
terribles le défunt avait-il pu prendre? Mais la lecture des premières
pages suffit à les rassurer. Madariaga, il est vrai, avait beaucoup
avantagé sa fille Luisa; mais il n'en restait pas moins une part énorme
pour «la romantique» et les siens. Ce qui rendait si long l'instrument
testamentaire, c'était une centaine de legs au profit d'une infinité de
gens établis sur le domaine. Ces legs représentaient plus d'un million
de _pesos_: car le maître bourru ne laissait pas d'être généreux pour
ceux de ses serviteurs qu'il avait pris en amitié. A la fin, un dernier
legs, le plus gros, attribuait en propre à Jules Desnoyers une vaste
_estancia_, avec cette mention spéciale: le grand-père faisait don de ce
domaine à son petit-fils pour que celui-ci pût en appliquer le revenu à
ses dépenses personnelles, dans le cas où sa famille ne lui fournirait
pas assez d'argent de poche pour vivre comme il convenait à un jeune
homme de sa condition.

--Mais l'_estancia_ vaut des centaines de mille _pesos_! protesta Karl,
devenu plus exigeant depuis qu'il était sûr que sa femme n'avait pas été
oubliée.

Marcel, bienveillant et ami de la paix, avait son plan. Expert à
l'administration de ces biens énormes, il n'ignorait pas qu'un partage
entre héritiers doublerait les frais sans augmenter les profits. En
outre, il calculait les complications et les débours qu'amènerait la
liquidation d'une succession qui se composait de neuf _estancias_
considérables, de plusieurs centaines de mille têtes de bétail, de gros
dépôts placés dans des banques, de maisons sises à la ville et de
créances à recouvrer. Ne valait-il pas mieux laisser les choses en
l'état et continuer l'exploitation comme auparavant, sans procéder à un
partage? Mais, lorsque l'Allemand entendit cette proposition, il se
redressa avec orgueil.

--Non, non! A chacun sa part. Quant à moi, j'ai l'intention de rentrer
dans ma sphère, c'est-à-dire de regagner l'Europe, et par conséquent je
veux disposer de mes biens.

Marcel le regarda en face et vit un Karl qu'il ne connaissait pas
encore, un Karl dont il ne soupçonnait pas même l'existence.

--Fort bien, répondit-il. A chacun sa part. Cela me paraît juste.

Karl Hartrott s'empressa de vendre toutes les terres qui lui
appartenaient, pour employer ses capitaux en Allemagne; puis, avec sa
femme et ses enfants, il repassa l'Atlantique et vint s'établir à
Berlin.

Marcel continua quelques années encore à administrer sa propre fortune;
mais il le faisait maintenant avec peu de goût. Le rayon de son autorité
s'était considérablement rétréci par le partage, et il enrageait d'avoir
pour voisins des étrangers, presque tous Allemands, devenus
propriétaires des terrains achetés à Karl. D'ailleurs il vieillissait et
sa fortune était faite: l'héritage recueilli par sa femme représentait
environ vingt millions de _pesos_. Qu'avait-il besoin d'en amasser
davantage?

Bref, il se décida à affermer une partie de ses terres, confia
l'administration du reste à quelques-uns des légataires du vieux
Madariaga, hommes de confiance qu'il considérait un peu comme de la
famille, et se transporta à Buenos-Aires où il voulait surveiller son
fils qui, sorti du collège, menait une vie endiablée sous prétexte de
se préparer à la profession d'ingénieur. D'ailleurs Chichi, très forte
pour son âge, était presque une femme, et sa mère ne trouvait pas à
propos de la garder plus longtemps à la campagne: avec la fortune que la
jeune fille aurait, il ne fallait pas qu'elle fût élevée en paysanne.

Cependant les nouvelles les plus extraordinaires arrivaient de Berlin.
Héléna écrivait à sa sœur d'interminables lettres où il n'était question
que de bals, de festins, de chasses, de titres de noblesse et de hauts
grades militaires: «notre frère le colonel», «notre cousin le baron»,
«notre oncle le conseiller intime», «notre cousin germain le conseiller
vraiment intime». Toutes les extravagances de l'organisation sociale
allemande, qui invente sans cesse des distinctions bizarres pour
satisfaire la vanité d'un peuple divisé en castes, étaient énumérées
avec délices par «la romantique». Elle parlait même du secrétaire de son
mari, secrétaire qui n'était pas le premier venu, puisqu'il avait gagné
comme rédacteur dans les bureaux d'une administration publique le titre
de _Rechnungsrath_, conseiller de calcul! Et elle mentionnait avec
fierté l'_Oberpedell_, c'est-à-dire le «concierge supérieur» qu'elle
avait dans sa maison. Les nouvelles qu'elle donnait de ses fils
n'étaient pas moins flatteuses. L'aîné était le savant de la famille: il
se consacrait à la philologie et aux sciences historiques; mais
malheureusement il avait les yeux fatigués par les continuelles
lectures. Il ne tarderait pas à être docteur, et peut-être réussirait-il
à devenir _Herr Professer_ avant sa trentième année. La mère aurait
mieux aimé qu'il fût officier; mais elle se consolait en pensant qu'un
professeur célèbre peut, avec le temps, acquérir autant de considération
sociale qu'un colonel. Quant à ses quatre autres fils, ils se
destinaient à l'armée, et leur père préparait déjà le terrain pour les
faire entrer dans la garde ou au moins dans quelque régiment
aristocratique. Les deux filles, lorsqu'elles seraient en âge de se
marier, ne manqueraient pas d'épouser des militaires, autant que
possible des officiers de hussards, dont le nom serait précédé de la
particule.

Hartrott aussi écrivait quelquefois à Marcel, pour lui expliquer
l'emploi qu'il faisait de ses capitaux. Toutefois, ce n'était point
qu'il eût l'intention de recourir aux lumières de son beau-frère et de
lui demander conseil; c'était uniquement par orgueil et pour faire
sentir au chef d'autrefois que désormais l'ancien subordonné n'avait
plus besoin de protection. Il avait placé une partie de ses millions
dans les entreprises industrielles de la moderne Allemagne; il était
actionnaire de fabriques d'armement grandes comme des villes, de
compagnies de navigation qui lançaient tous les six mois un nouveau
navire. L'empereur s'intéressait à ces affaires et voyait d'un bon œil
ceux qui les soutenaient de leur argent. En outre, Karl avait acheté
des terrains. A première vue, il semblait que ce fût une sottise d'avoir
vendu les fertiles domaines de l'héritage pour acquérir des landes
prussiennes qui ne produisaient qu'à force d'engrais; mais Karl, en tant
que propriétaire terrien, avait place dans le «parti agraire», dans le
groupe aristocratique et conservateur par excellence. Grâce à cette
combinaison, il appartenait à deux mondes opposés, quoique également
puissants et honorables: à celui des grands industriels, amis de
l'empereur, et à celui des _junkers_, des gentilshommes campagnards,
fidèles gardiens de la tradition et fournisseurs d'officiers pour les
armées du roi de Prusse.

L'enthousiasme que respiraient les lettres venues d'Allemagne finit par
créer dans la famille de Marcel une atmosphère de curiosité un peu
jalouse. Chichi fut la première qui osa dire:

--Pourquoi n'irions-nous pas aussi en Europe?

Toutes ses amies y étaient allées, tandis qu'elle, fille de Français,
n'avait pas encore vu Paris. Luisa appuya sa fille. Puisqu'ils étaient
plus riches qu'Héléna, ils feraient aussi bonne figure qu'elle dans le
vieux monde. Et Jules déclara gravement que, pour ses études, l'ancien
continent valait beaucoup mieux que le nouveau: l'Amérique n'était pas
le pays de la science.

Le père lui-même finit par se demander s'il ne ferait pas bien de
revenir dans sa patrie. Après avoir été quarante ans dans les affaires,
il avait le droit de prendre une retraite définitive. Il approchait de
la soixantaine, et la rude vie de grand propriétaire rural l'avait
beaucoup fatigué. Il s'imagina que le retour en Europe le rajeunirait et
qu'il retrouverait là-bas ses vingt ans. Rien ne s'opposait à ce retour:
car il y avait eu plusieurs amnisties pour les déserteurs. Au surplus,
son cas personnel était couvert par la prescription. Il s'accoutuma donc
insensiblement à l'idée de rentrer en France. Bref, en 1910, il loua sur
un paquebot du Havre des cabines de grand luxe, traversa la mer avec les
siens et s'installa à Paris dans une somptueuse maison de l'avenue
Victor-Hugo.

       *       *       *       *       *

A Paris, Marcel se sentit tout désorienté. Il n'y reconnaissait plus
rien, se sentait étranger dans son propre pays, avait même quelque
difficulté à en parler la langue. Il avait passé des années entières en
Amérique sans prononcer un mot de français, et il s'était habitué à
penser en espagnol. D'ailleurs il n'avait pas un seul ami français, et,
lorsqu'il sortait, il se dirigeait machinalement vers les lieux où se
réunissaient les Argentins. C'étaient les journaux argentins qu'il
lisait de préférence, et, lorsqu'il rentrait chez lui, il ne pensait
qu'à la hausse du prix des terrains dans la _pampa_, à l'abondance de la
prochaine récolte et au cours des bestiaux. Cet homme dont la vie
entière avait été si laborieuse, souffrait de son inaction et ne savait
que faire de ses journées.

La coquetterie de Chichi le sauva. Le luxe ultra-moderne de
l'appartement qu'ils occupaient parut froid et glacial à la jeune fille,
qui engagea son père à y mettre un peu de variété. Le hasard les amena à
l'Hôtel Drouot, où Marcel trouva l'occasion d'acheter à bon compte
quelques jolis meubles. Ce premier succès l'allécha, et, comme il
s'ennuyait à ne rien faire, il prit l'habitude d'assister à toutes les
grandes ventes annoncées par les journaux. Bientôt sa fille et sa femme
se plaignirent de l'inondation d'objets fastueux, mais inutiles, qui
envahissaient le logis. Des tapis magnifiques, des tentures précieuses
couvrirent les parquets et les murs; des tableaux de toutes les écoles,
dans des cadres étourdissants, s'alignèrent sur les lambris des salons;
des statues de bronze, de marbre, de bois sculpté, encombrèrent tous les
coins; les nombreuses vitrines s'emplirent d'une infinité de bibelots
coûteux, mais disparates; peu à peu l'appartement prit l'aspect d'un
magasin d'antiquaire; il y eut des ferronneries d'art et des
chefs-d'œuvre de cuivre repoussé jusque dans la cuisine. Comment Marcel
aurait-il tué le temps, s'il avait renoncé à fréquenter l'Hôtel Drouot?
Il savait bien que toutes ses emplettes ne servaient à rien, sinon à lui
donner le vague plaisir de faire presque quotidiennement quelque
découverte et d'acquérir à bon marché une chose chère qui lui devenait
indifférente dès le lendemain. Il n'était ni assez connaisseur ni assez
érudit pour s'intéresser vraiment et de façon durable à ses collections
plus ou moins artistiques, et cette passion d'acheter toujours n'était
chez lui que l'innocente manie d'un homme riche et désœuvré.

Au bout d'un an ou deux, l'appartement, tout vaste qu'il était, ne
suffit plus pour contenir ce musée hétéroclite, formé au hasard des
«bonnes occasions». Mais ce fut encore une ce «bonne occasion» qui vint
en aide au millionnaire. Un marchand de biens, de ceux qui sont à
l'affût des étrangers opulents, lui offrit le remède à cette situation
gênante. Pourquoi n'achetait-il pas un château? L'idée plut à toute la
famille: un château historique, le plus historique possible,
compléterait heureusement leur installation. Chichi en pâlit d'orgueil:
plusieurs de ses amies avaient des châteaux dont elles parlaient avec
complaisance. Luisa sourit à la pensée des mois passés à la campagne, où
elle retrouverait quelque chose de la vie simple et rustique de sa
jeunesse. Jules montra moins d'enthousiasme: il appréhendait un peu les
«saisons de villégiature» où son père l'obligerait à quitter Paris;
mais, en somme, ce serait un prétexte pour y faire de fréquents retours
en automobile, et il y aurait là une compensation.

Quand le marchand de biens vit que Marcel mordait à l'hameçon, il lui
offrit des châteaux historiques par douzaines. Celui pour lequel Marcel
se décida fut celui de Villeblanche-sur-Marne, édifié au temps des
guerres de religion, moitié palais et moitié forteresse, avec une façade
italienne de la Renaissance, des tours coiffées de bonnets pointus, des
fossés où nageaient des cygnes. Les pièces de l'habitation étaient
immenses et vides. Comme ce serait commode pour y déverser le trop-plein
du mobilier entassé dans l'appartement de l'avenue Victor-Hugo et y
loger les nouveaux achats! De plus, ce milieu seigneurial ferait valoir
les objets anciens qu'on y mettrait. Il est vrai que les bâtiments
exigeraient des réparations d'un prix exorbitant, et ce n'était pas pour
rien que plusieurs propriétaires successifs s'étaient hâtés de revendre
le château historique. Mais Marcel était assez riche pour s'offrir le
luxe d'une restauration complète; sans compter qu'il nourrissait dans le
secret de son cœur un regret tacite de ses exploitations argentines et
qu'il se promettait à lui-même de faire un peu d'élevage dans son parc
de deux cents hectares.

L'acquisition de ce château lui procura une flatteuse amitié. Il entra
en relations avec un de ses nouveaux voisins, le sénateur Lacour, qui
avait été deux fois ministre et qui végétait maintenant au Sénat, muet
dans la salle des séances, remuant et loquace dans les couloirs. C'était
un magnat de la noblesse républicaine, un aristocrate du régime
démocratique. Il s'enorgueillissait d'un lignage remontant aux troubles
de la grande Révolution, comme la noblesse à parchemins s'enorgueillit
de faire remonter le sien aux croisades. Son aïeul avait été
conventionnel, et son père avait joué un rôle dans la république de
1848. Lui-même, en sa qualité de fils de proscrit mort en exil, s'était
attaché très jeune encore à Gambetta, et il parlait sans cesse de la
gloire du maître, espérant qu'un rayon de cette gloire se refléterait
sur le disciple. Lacour avait un fils, René, alors élève de l'École
centrale. Ce fils trouvait son père «vieux jeu», souriait du
républicanisme romantique et humanitaire de ce politicien attardé; mais
il n'en comptait pas moins sur la protection officielle que lui vaudrait
le zèle républicain des trois générations de Lacour, lorsqu'il aurait en
poche son diplôme. Marcel se sentit très honoré des attentions que lui
témoigna le «grand homme»; et le «grand homme», qui ne dédaignait pas la
richesse, accueillit avec plaisir dans son intimité ce millionnaire qui
possédait, de l'autre côté de l'Atlantique, des pâturages immenses et
des troupeaux innombrables.

L'aménagement du château historique et l'amitié du sénateur auraient
rendu Marcel parfaitement heureux, si ce bonheur n'eût été un peu
troublé par la conduite de Jules. En arrivant à Paris, Jules avait
changé tout à coup de vocation; il ne voulait plus être ingénieur, il
voulait être peintre. D'abord le père avait résisté à cette fantaisie
qui l'étonnait et l'inquiétait; mais, en somme, l'important était que
le jeune homme eût une profession. Marcel lui-même n'avait-il pas été
sculpteur? Peut-être le talent artistique, étouffé chez le père par la
pauvreté, se réveillait-il aujourd'hui chez le fils. Qui sait si ce
garçon un peu paresseux, mais vif d'esprit, ne deviendrait pas un grand
peintre? Marcel avait donc cédé au caprice de Jules qui, quoiqu'il n'en
fût encore qu'à ses premiers essais de dessin et de couleur, lui demanda
une installation à part, afin de travailler avec plus de liberté, et il
avait consenti à l'installer rue de la Pompe, dans un atelier qui avait
appartenu à un peintre étranger d'une certaine réputation. Cet atelier,
avec ses annexes, était beaucoup trop grand pour un peintre en herbe;
mais la rue de la Pompe était près de l'avenue Victor-Hugo, et, au
surplus, cela aussi était une excellente «occasion»: les héritiers du
peintre étranger offraient à Marcel de lui céder en bloc, à un prix
doux, l'ameublement et l'outillage professionnel.

Si Jules avait conçu l'idée de conquérir la renommée par le pinceau,
c'était parce que cette entreprise lui semblait assez facile pour un
jeune homme de sa condition. Avec de l'argent et un bel atelier,
pourquoi ne réussirait-il pas, alors que tant d'autres réussissent sans
avoir ni l'un ni l'autre? Il se mit donc à peindre avec une sereine
audace. Il aimait la peinture mièvre, élégante, léchée:--une peinture
molle comme une romance et qui s'appliquait uniquement à reproduire les
formes féminines.--Il entreprit d'esquisser un tableau qu'il intitula la
_Danse des Heures_: c'était un prétexte pour faire venir chez lui toute
une série de jolis modèles. Il dessinait avec une rapidité frénétique,
puis remplissait l'intérieur des contours avec des masses de couleur.
Jusque-là tout allait bien. Mais ensuite il hésitait, restait les bras
ballants devant la toile; et finalement, dans l'attente d'une meilleure
inspiration, il la reléguait dans un coin, tournée contre le mur. Il
esquissa aussi plusieurs études de têtes féminines; mais il ne put en
achever aucune.

Ce fut en ce temps-là qu'un rapin espagnol de ses amis, nommé Argensola,
lequel lui devait déjà quelques centaines de francs et projetait de lui
faire bientôt un nouvel emprunt, déclara, après avoir longuement
contemplé ces figures floues et pâles, aux énormes yeux ronds et au
menton pointu:

--Toi, tu es un peintre d'âmes!

Jules, qui n'était pas un sot, sentit fort bien la secrète ironie de cet
éloge; mais le titre qui venait de lui être décerné ne laissa pas de lui
plaire. A la rigueur, puisque les âmes n'ont ni lignes ni couleurs un
peintre d'âmes n'est pas tenu de peindre, et, dans le secret de sa
conscience, le «peintre d'âmes» était bien obligé de s'avouer à lui-même
qu'il commençait à se dégoûter de la peinture. Ce qu'il tenait beaucoup
à conserver, c'était seulement ce nom de peintre qui lui fournissait
des prétextes de haute esthétique pour amener chez lui des femmes du
monde enclines à s'intéresser aux jeunes artistes. Voilà pourquoi, au
lieu de se fâcher contre l'Espagnol, il lui sut gré de cette malice
discrète et lia même avec lui des relations plus étroites qu'auparavant.

Depuis longtemps Argensola avait renoncé pour son propre compte à manier
le pinceau, et il vivait en bohème, aux crochets de quelques camarades
riches qui toléraient son parasitisme à cause de son bon caractère et de
la complaisance avec laquelle il rendait toute sorte de services à ses
amis. Désormais Jules eut le privilège d'être le protecteur attitré
d'Argensola. Celui-ci prit l'habitude de venir tous les jours à
l'atelier, où il trouvait en abondance des sandwichs, des gâteaux secs,
des vins fins, des liqueurs et de gros cigares. Finalement, un certain
soir où, expulsé de sa chambre garnie par un propriétaire inflexible, il
était sans gîte, Jules l'invita à passer la nuit sur un divan. Cette
nuit-là fut suivie de beaucoup d'autres, et le rapin élut domicile à
l'atelier.

Le bohème était en somme un agréable compagnon qui ne manquait ni
d'esprit ni même de savoir. Pour occuper ses interminables loisirs, il
lisait force livres, amassait dans sa mémoire une prodigieuse quantité
de connaissances diverses, et pouvait disserter sur les sujets les plus
imprévus avec un intarissable bagout. Jules se servit d'abord de lui
comme de secrétaire: pour s'épargner la peine de lire les romans
nouveaux, les pièces de théâtre à la mode, les ouvrages de littérature,
de science ou de politique dont s'occupaient les snobs, les articles
sensationnels des revues de «jeunes» et le _Zarathustra_ de Nietzsche,
il faisait lire tout cela par Argensola, qui lui en donnait de vive voix
le compte rendu et qui ajoutait même au compte rendu ses propres
observations, souvent fines et ingénieuses. Ainsi le «peintre d'âmes»
pouvait étonner à peu de frais son père, sa mère, leurs invités et les
femmes esthètes des salons qu'il fréquentait, par l'étendue de son
instruction et par la subtilité ou la profondeur de ses jugements
personnels.

--C'est un garçon un peu léger, disait-on dans le monde; mais il sait
tant de choses et il a tant d'esprit!

Lorsque Jules eut à peu près renoncé à peindre, sa vie devint de moins
en moins édifiante. Presque toujours escorté d'Argensola qu'en la
circonstance il dénommait, non plus son «secrétaire», mais son «écuyer»,
il passait les après-midi dans les salles d'escrime et les nuits dans
les cabarets de Montmartre. Il était champion de plusieurs armes,
boxait, possédait même les coups favoris des paladins qui rôdent, la
nuit, le long des fortifications. L'abus du champagne le rendait
querelleur; il avait le soufflet facile et allait volontiers sur le
terrain. Avec le frac ou le smoking, qu'il jugeait indispensable
d'endosser dès six heures du soir, il implantait à Paris les mœurs
violentes de la _pampa_. Son père n'ignorait point cette conduite, et il
en était navré; toutefois, en vertu du proverbe qui veut que les jeunes
gens jettent leur gourme, cet homme sage et un peu désabusé ne laissait
pas d'être indulgent, et même, dans son for intérieur, il éprouvait un
certain orgueil animal à penser que ce hardi luron était son fils.

Sur ces entrefaites, les parents de Berlin vinrent voir les Desnoyers.
Ceux-ci les reçurent dans leur château de Villeblanche, où les Hartrott
passèrent deux mois. Karl apprécia avec une bienveillante supériorité
l'installation de son beau-frère. Ce n'était pas mal; le château ne
manquait pas de cachet et pourrait servir à mettre en valeur un titre
nobiliaire. Mais l'Allemagne! Mais les commodités de Berlin! Il insista
beaucoup pour qu'à leur tour les Desnoyers lui rendissent sa visite et
pussent ainsi admirer le luxe de son train de maison et les nobles
relations qui embellissaient son opulence. Marcel se laissa convaincre:
il espérait que ce voyage arracherait Jules à ses mauvaises
camaraderies; que l'exemple des fils d'Hartrott, tous laborieux et se
poussant activement dans une carrière, pourrait inspirer de l'émulation
à ce libertin; que l'influence de Paris était corruptrice pour le jeune
homme, tandis qu'en Allemagne il n'aurait sous les yeux que la pureté
des mœurs patriarcales. Les châtelains de Villeblanche partirent donc
pour Berlin, et ils y demeurèrent trois mois, afin de donner à Jules le
temps de perdre ses déplorables habitudes.

Pourtant le pauvre Marcel ne se plaisait guère dans la capitale
prussienne. Quinze jours après son arrivée, il avait déjà une terrible
envie de prendre la fuite. Non, jamais il ne s'entendrait avec ces
gens-là! Très aimables, d'une amabilité gluante et visiblement désireuse
de plaire, mais si extraordinairement dépourvue de tact qu'elle choquait
à chaque instant. Les amis des Hartrott protestaient de leur amour pour
la France; mais c'était l'amour compatissant qu'inspire un bébé
capricieux et faible, et ils ajoutaient à ce sentiment de commisération
mille souvenirs fâcheux des guerres où les Français avaient été vaincus.
Au contraire, tout ce qui était allemand,--un édifice, une station de
chemin de fer, un simple meuble de salle à manger,--donnait lieu à
d'orgueilleuses comparaisons:

--En France vous n'avez pas cela... En Amérique vous n'avez jamais rien
vu de pareil...

Marcel rongeait son frein; mais, pour ne pas blesser ses hôtes, il les
laissait dire. Quant à Luisa et à Chichi, elles ne pouvaient se résigner
à admettre que l'élégance berlinoise fût supérieure à l'élégance
parisienne; et Chichi scandalisa même ses cousines en leur déclarant
tout net qu'elle ne pouvait souffrir ces petits officiers qui avaient
la taille serrée par un corset, qui portaient à l'œil un monocle
inamovible, qui s'inclinaient devant les jeunes filles avec une raideur
automatique et qui assaisonnaient leurs lourdes galanteries d'une
grimace de supériorité.

Jules, sous la direction de ses cousins, explora la vertueuse société de
Berlin. L'aîné, le savant, fut laissé à l'écart: ce malheureux, toujours
absorbé dans ses livres, avait peu de rapports avec ses frères. Ceux-ci,
sous-lieutenants ou élèves-officiers, montrèrent avec orgueil à Jules
les progrès de la haute noce germanique. Il connut les restaurants de
nuit, qui étaient une imitation de ceux de Paris, mais beaucoup plus
vastes. Les femmes qui, à Paris, se rencontraient par douzaines, se
rencontraient là par centaines. La soûlerie scandaleuse y était, non un
accident, mais un fait expressément voulu et considéré comme
indispensable au plaisir. Les viveurs s'amusaient par pelotons, le
public s'enivrait par compagnies, les vendeuses d'amour formaient des
régiments. Jules n'éprouva qu'une sensation de dégoût en présence de ces
femelles serviles et craintives qui, accoutumées à être battues, ne
dissimulaient pas l'avidité impudente avec laquelle elles tâchaient de
se rattraper des mécomptes, des préjudices et des torgnoles qu'elles
avaient à souffrir dans leur commerce; et il trouva répugnant ce
libertinage brutal qui s'étalait, vociférait, faisait parade de ses
prodigalités absurdes.

--Vous n'avez point cela à Paris, lui disaient ses cousins en montrant
les salons énormes où s'entassaient par milliers les buveurs et les
buveuses.

--Non, nous n'avons point cela à Paris, répondait-il avec un
imperceptible sourire.

Lorsque les Desnoyers rentrèrent en France, ils poussèrent un soupir de
soulagement. Toutefois Marcel rapporta d'Allemagne une vague
appréhension: les Allemands avaient fait beaucoup de progrès. Il n'était
pas un patriote aveugle, et il devait se rendre à l'évidence.
L'industrie germanique était devenue très puissante et constituait un
réel danger pour les peuples voisins. Mais, naturellement optimiste, il
se rassurait en se disant: «Ils vont être très riches, et, quand on est
riche, on n'éprouve pas le besoin de se battre. Somme toute, la guerre
que redoutent quelques toqués est fort improbable!»

Jules, sans se casser la tête à méditer sur de si graves questions,
reprit tout simplement son existence d'avant le voyage, mais avec
quelques louables variantes. Il avait pris à Berlin du dégoût pour la
débauche incongrue, et il s'amusa beaucoup moins que jadis dans les
restaurants de Montmartre. Ce qui lui plaisait maintenant, c'étaient les
salons fréquentés par les artistes et par leurs protectrices. Or, la
gloire vint l'y trouver à l'improviste. Ni la peinture des âmes, ni les
amours coûteuses et les duels variés ne l'avaient mis en vedette: ce fut
par les pieds qu'il triompha.

Un nouveau divertissement, le _tango_, venait d'être importé en France
pour le plus grand bonheur des humains. Cet hiver-là, les gens se
demandaient d'un air mystérieux: «Savez-vous tanguer?» Cette danse des
nègres de Cuba, introduite dans l'Amérique du Sud par les équipages des
navires qui importent aux Antilles les viandes de conserve, avait
conquis la faveur en quelques mois. Elle se propageait victorieusement
de nation en nation, pénétrait jusque dans les cours les plus
cérémonieuses, culbutait les traditions de la décence et de l'étiquette:
c'était la révolution de la frivolité. Le pape lui-même, scandalisé de
voir le monde chrétien s'unir sans distinction de sectes dans le commun
désir d'agiter les jambes avec une frénésie aussi infatigable que celle
des possédés du moyen âge, croyait devoir se convertir en maître de
ballet et prenait l'initiative de recommander la _furlana_ comme plus
décente et plus gracieuse que le _tango_.

Or, ce _tango_ que Jules voyait s'imposer en souverain au Tout-Paris, il
le connaissait de vieille date et l'avait beaucoup pratiqué à
Buenos-Aires, après sa sortie du collège, sans se douter que, lorsqu'il
fréquentait les bals les plus abjects des faubourgs, il faisait ainsi
l'apprentissage de la gloire. Il s'y adonna donc avec l'ardeur de celui
qui se sent admiré, et il fut vite regardé comme un maître. «Il tient si
bien la ligne!», disaient les dames qui appréciaient l'élégance
vigoureuse de son corps svelte et bien musclé. Lui, dans sa jaquette
bombée à la poitrine et pincée à la taille, les pieds serrés dans des
escarpins vernis, il dansait gravement, sans prononcer un mot, d'un air
presque hiératique, tandis que les lampes électriques bleuissaient les
deux ailes de sa chevelure noire et luisante. Après quoi, les femmes
sollicitaient l'honneur de lui être présentées, avec la douce espérance
de rendre leurs amies jalouses lorsque celles-ci les verraient au bras
de l'illustre tangueur. Les invitations pleuvaient chez lui; les salons
les plus inaccessibles lui étaient ouverts; chaque soir, il gagnait une
bonne douzaine d'amitiés, et on se disputait la faveur de recevoir de
lui des leçons. Le «peintre d'âmes» offrait volontiers aux plus jolies
solliciteuses de les leur donner dans son atelier, de sorte que
d'innombrables élèves affluaient à la rue de la Pompe.

--Tu danses trop, lui disait Argensola; tu te rendras malade.

Ce n'était pas seulement à cause de la santé de son protecteur que le
secrétaire-écuyer s'inquiétait de l'excessive fréquence de ces visites;
il les trouvait fort gênantes pour lui-même. Car, chaque après-midi,
juste au moment où il se délectait dans une paisible lecture auprès du
poêle bien chaud, Jules lui disait à brûle-pourpoint:

--Il faut que tu t'en ailles. J'attends une leçon nouvelle.

Et Argensola s'en allait, non sans donner à tous les diables, _in
petto_, les belles tangueuses.

Au printemps de 1914, il y eut une grande nouvelle: les Desnoyers
s'alliaient aux Lacour. René, fils unique du sénateur, avait fini par
inspirer à Chichi une sympathie qui était presque de l'amour. Bien
entendu, le sénateur n'avait fait aucune opposition à un projet de
mariage qui, plus tard, vaudrait à son fils un nombre respectable de
millions. Au surplus, il était veuf et il aimait à donner chez lui des
soupers et des bals; sa bru ferait les honneurs de la maison, et
l'excellente table où il recevrait plus somptueusement que jamais ses
collègues et tous les personnages notoires de passage à Paris, lui
permettrait de regagner un peu du prestige qu'il commençait à perdre au
palais du Luxembourg.



III

LE COUSIN DE BERLIN


Pendant le voyage fait par Jules en Argentine, Argensola, investi des
fonctions de gardien de l'atelier, avait vécu bien tranquille: il
n'avait plus auprès de lui le «peintre d'âmes» pour le déranger au
milieu de ses lectures, et il pouvait absorber en paix une quantité
d'ouvrages écrits sur les sujets les plus disparates. Il lui resta même
assez de temps pour lier connaissance avec un voisin bizarre, logé dans
un petit appartement de deux pièces, au même étage que l'atelier, mais
où l'on n'accédait que par un escalier de service, et qui prenait jour
sur une cour intérieure.

Ce voisin, nommé Tchernoff, était un Russe qu'Argensola avait vu souvent
rentrer avec des paquets de vieux livres, et qui passait de longues
heures à écrire près de la fenêtre de sa chambre. L'Espagnol, dont
l'imagination était romanesque, avait d'abord pris Tchernoff pour un
homme mystérieux et extraordinaire: avec cette barbe en désordre, avec
cette crinière huileuse, avec ces lunettes chevauchant sur de vastes
narines qui semblaient déformées par un coup de poing, le Russe
l'impressionnait. Ensuite, lorsque le hasard d'une rencontre les eut mis
en rapport, Argensola, en entrant pour la première fois chez Tchernoff,
sentit croître sa sympathie: ami des livres, il voyait des livres
partout, d'innombrables livres, les uns alignés sur des rayons, d'autres
empilés dans les coins, d'autres éparpillés sur le plancher, d'autres
amoncelés sur des chaises boiteuses, sur de vieilles tables et même sur
un lit que l'on ne refaisait pas tous les jours. Mais il éprouva une
sorte de désillusion, lorsqu'il apprit qu'en somme il n'y avait rien
d'étrange et d'occulte dans l'existence de son nouvel ami. Ce que
Tchernoff écrivait près de la fenêtre, c'était tout simplement des
traductions exécutées, soit sur commande et moyennant finances, soit
gratuitement pour des journaux socialistes. La seule chose étonnante,
c'était le nombre des langues que Tchernoff possédait. Comme les hommes
de sa race, il avait une merveilleuse facilité à s'approprier les
vivantes et les mortes, et cela expliquait l'incroyable diversité des
idiomes dans lesquels étaient écrits les volumes qui encombraient son
appartement. La plupart étaient des ouvrages d'occasion, qu'il avait
achetés à bas prix sur les quais, dans les caisses des bouquinistes; et
il semblait qu'une atmosphère de mysticisme, d'initiations surhumaines,
d'arcanes clandestinement transmis à travers les siècles, émanât de ces
bouquins poudreux dont quelques-uns étaient à demi rongés par les rats.
Mais, confondus avec ces vieux livres, il y en avait beaucoup de
nouveaux, qui attiraient l'œil par leurs couvertures d'un rouge
flamboyant; et il y avait aussi des libelles de propagande socialiste,
des brochures rédigées dans toutes les langues de l'Europe, des
journaux, une infinité de journaux dont tous les titres évoquaient
l'idée de révolution.

D'abord Tchernoff avait témoigné à l'Espagnol peu de goût pour les
visites et pour la causerie. Il souriait énigmatiquement dans sa barbe
d'ogre et se montrait avare de paroles, comme s'il voulait abréger la
conversation. Mais Argensola trouva le moyen d'apprivoiser ce sauvage:
il l'amena dans l'atelier de Jules, où les bons vins et les fines
liqueurs eurent vite fait de rendre le Russe plus communicatif.
Argensola apprit alors que Tchernoff avait fait en Sibérie une longue
quoique peu agréable villégiature, et que, réfugié depuis quelques
années à Paris, il y avait trouvé un accueil bienveillant dans la
rédaction des journaux avancés.

       *       *       *       *       *

Le lendemain du jour où Jules était rentré à Paris, Argensola, qui
causait avec Tchernoff sur le palier de l'escalier de service, entendit
qu'on sonnait à la porte de l'atelier. Le secrétaire-écuyer, qui ne
s'offensait pas de joindre encore à ces fonctions celles de valet de
chambre, accourut pour introduire le visiteur chez le «peintre d'âmes».
Ce visiteur parlait correctement le français, mais avec un fort accent
allemand; et, par le fait, c'était l'aîné des cousins de Berlin, le
docteur Julius von Hartrott, qui, après un court séjour à Paris et au
moment de retourner en Allemagne, venait prendre congé de Jules.

Les deux cousins se regardèrent avec une curiosité où il y avait un peu
de méfiance. Ils avaient beau être liés par une étroite parenté, ils ne
se connaissaient guère, mais assez cependant pour sentir qu'il existait
entre eux une complète divergence d'opinions et de goûts.

Jules, pour éviter que son cousin se trompât sur la condition sociale de
l'introducteur, présenta celui-ci en ces termes:

--Mon ami l'artiste espagnol Argensola, non moins remarquable par ses
vastes lectures que par son magistral talent de peintre.

--J'ai maintes fois entendu parler de lui, répondit imperturbablement le
docteur, avec la suffisance d'un homme qui se pique de tout savoir.

Puis, comme Argensola faisait mine de se retirer:

--Vous ne serez pas de trop dans notre entretien, monsieur, lui dit-il
sur le ton ambigu d'un supérieur qui veut montrer de la condescendance à
un inférieur et d'un conférencier qui, infatué de lui-même, n'est pas
fâché d'avoir un auditeur de plus pour les belles choses qu'il va dire.

Argensola s'assit donc avec les deux autres, mais un peu à l'écart, de
sorte qu'il pouvait considérer à son aise l'accoutrement d'Hartrott.
L'Allemand avait l'aspect d'un officier habillé en civil. Toute sa
personne exprimait manifestement le désir de ressembler aux hommes
d'épée, lorsqu'il leur arrive de quitter l'uniforme. Son pantalon était
collant comme s'il était destiné à entrer dans des bottes à l'écuyère.
Sa jaquette, garnie de deux rangées de boutons sur le devant et serrée à
la taille, avait de longues et larges basques et des revers très
montants, ce qui lui donnait une vague ressemblance avec une tunique
militaire. Ses moustaches roussâtres, plantées sur une forte mâchoire,
et ses cheveux coupés en brosse complétaient la martiale similitude.
Mais ses yeux,--des yeux d'homme d'étude, grands, myopes et un peu
troubles,--s'abritaient derrière des lunettes aux verres épais et
donnaient malgré tout à leur propriétaire l'apparence d'un homme
pacifique. Cet Hartrott, après avoir conquis le diplôme de docteur en
philosophie, venait d'être nommé professeur auxiliaire dans une
université, sans doute parce qu'il avait déjà publié trois ou quatre
volumes gros et lourds comme des pavés; et, au surplus, il était membre
d'un «séminaire historique», c'est-à-dire d'une société savante qui se
consacrait à la recherche des documents inédits et qui avait pour
président un historien fameux. Le jeune professeur portait à la
boutonnière la rosette d'un ordre étranger.

Le respect de Jules pour le savant de la famille n'allait pas sans
quelque mélange de dédain: c'était sa façon de se venger de ce pédant
qu'on lui proposait sans cesse pour modèle. Selon lui, un homme qui ne
connaissait la vie que par les livres et qui passait son existence à
vérifier ce qu'avaient fait les hommes d'autrefois, n'avait aucun droit
au titre de sage, alors surtout que de telles études ne tendaient qu'à
confirmer les Allemands dans leurs préjugés et dans leur outrecuidance.
En somme, que fallait-il pour écrire sur un minime fait historique un
livre énorme et illisible? La patience de végéter dans les
bibliothèques, de classer des milliers de fiches et de les recopier plus
ou moins confusément. Dans l'opinion du peintre, son cousin Julius
n'était qu'une manière de «rond-de-cuir», c'est-à-dire un de ces
individus que désigne plus pittoresquement encore le terme populaire
d'outre-Rhin: _Sitzfleisch haben_. La première qualité de ces
savants-là, c'est d'être assez bien rembourrés pour qu'il leur soit
possible de passer des journées entières le derrière sur une chaise.

Le docteur expliqua l'objet de sa visite. Venu à Paris pour une mission
importante dont les autorités universitaires allemandes l'avaient
chargé, il avait beaucoup regretté l'absence de Jules et il aurait été
très fâché de repartir sans l'avoir vu. Mais, hier soir, sa mère Héléna
lui avait appris que le peintre était de retour, et il s'était empressé
d'accourir à l'atelier. Il devait quitter Paris le soir même: car les
circonstances étaient graves.

--Tu crois donc à la guerre? lui demanda Jules.

--Oui. La guerre sera déclarée demain ou après-demain. Elle est
inévitable. C'est une crise nécessaire pour le salut de l'humanité.

Jules et Argensola, ébahis, regardèrent celui qui venait d'énoncer
gravement cette belliqueuse et paradoxale proposition, et ils comprirent
aussitôt qu'Hartrott était venu tout exprès pour leur parler de ce
sujet.

--Toi, continua Hartrott, tu n'es pas Français, puisque tu es né en
Argentine. On peut donc te dire la vérité tout entière.

--Mais toi, répliqua Jules en riant, où donc es-tu né?

Hartrott eut un geste instinctif de protestation, comme si son cousin
lui avait adressé une injure, et il repartit d'un ton sec:

--Moi, je suis Allemand. En quelque endroit que naisse un Allemand, il
est toujours fils de l'Allemagne.

Puis, se tournant vers Argensola:

--Vous aussi, monsieur, vous êtes un étranger, et, puisque vous avez
beaucoup lu, vous n'ignorez pas que l'Espagne, votre patrie, doit aux
Germains ses qualités les meilleures. C'est de nous que lui sont venus
le culte de l'honneur et l'esprit chevaleresque, par l'intermédiaire des
Goths, des Visigoths et des Vandales, qui l'ont conquise.

Argensola se contenta de sourire imperceptiblement, et Hartrott, flatté
d'un silence qui lui parut approbatif, poursuivit son discours.

--Nous allons assister, soyez-en certains, à de grands événements, et
nous devons nous estimer heureux d'être nés à l'époque présente, la plus
intéressante de toute l'histoire. En ce moment l'axe de l'humanité se
déplace et la véritable civilisation va commencer.

A son avis, la guerre prochaine serait extraordinairement courte.
L'Allemagne avait tout préparé pour que cet événement pût s'accomplir
sans que la vie économique du monde souffrît d'une trop profonde
perturbation. Un mois lui suffirait pour écraser la France, le plus
redoutable de ses adversaires. Ensuite elle se retournerait contre la
Russie qui, lente dans ses mouvements, ne serait pas capable d'opposer à
cette offensive une défense immédiate. Enfin elle attaquerait
l'orgueilleuse Angleterre, l'isolerait dans son archipel, lui
interdirait de faire dorénavant obstacle à la prépondérance allemande.
Ces coups rapides et ces victoires décisives n'exigeraient que le cours
d'un été, et, à l'automne, la chute des feuilles saluerait le triomphe
définitif de l'Allemagne.

Ensuite, avec l'assurance d'un professeur qui, parlant du haut de la
chaire, n'a pas à craindre d'être réfuté par ceux qui l'écoutent, il
expliqua la supériorité de la race germanique. Les hommes se divisaient
en deux groupes, les dolichocéphales et les brachycéphales. Les
dolichocéphales représentaient la pureté de la race et la mentalité
supérieure, tandis que les brachycéphales n'étaient que des métis, avec
tous les stigmates de la dégénérescence. Les Germains, dolichocéphales
par excellence, étaient les uniques héritiers des Aryens primitifs, et
les autres peuples, spécialement les Latins du Sud de l'Europe,
n'étaient que des Celtes brachycéphales, représentants abâtardis d'une
race inférieure. Les Celtes, incorrigibles individualistes, n'avaient
jamais été que d'ingouvernables révolutionnaires, épris d'un
égalitarisme et d'un humanitarisme qui avaient beaucoup retardé la
marche de la civilisation. Au contraire les Germains, dont l'âme est
autoritaire, mettaient au-dessus de tout l'ordre et la force. Élus par
la nature pour commander aux autres peuples, ils possédaient toutes les
vertus qui distinguent les chefs-nés. La Révolution française n'avait
été qu'un conflit entre les Celtes et les Germains. La noblesse
française descendait des guerriers germains installés dans les Gaules
après l'invasion dite des Barbares, tandis que la bourgeoisie et le
tiers-état représentaient l'élément gallo-celtique. La race inférieure,
en l'emportant sur la supérieure, avait désorganisé le pays et perturbé
le monde. Ce que le celtisme avait inventé, c'était la démocratie, le
socialisme, l'anarchisme. Mais l'heure de la revanche germanique avait
sonné enfin, et la race du Nord allait se charger de rétablir l'ordre,
puisque Dieu lui avait fait la faveur de lui conserver son indiscutable
supériorité.

--Un peuple, conclut-il, ne peut aspirer à de grands destins que s'il
est foncièrement germanique. Nous sommes l'aristocratie de l'humanité,
«le sel de la terre», comme a dit notre empereur.

Et, tandis que Jules, stupéfait de cette insolente philosophie de
l'histoire, gardait le silence, et qu'Argensola continuait de sourire
imperceptiblement, Hartrott entama le second point de sa dissertation.

--Jusqu'à présent, expliqua-t-il, on n'a fait la guerre qu'avec des
soldats; mais celle-ci, on la fera avec des savants et avec des
professeurs. L'Université n'a pas eu moins de part à sa préparation que
l'État-Major. La science germanique, la première de toutes, est unie
pour jamais à ce que les révolutionnaires latins appellent
dédaigneusement le militarisme. La force, reine du monde, est ce qui
crée le droit, et c'est elle qui imposera partout notre civilisation.
Nos armées représentent notre culture, et quelques semaines leur
suffiront pour délivrer de la décadence celtique les peuples qui, grâce
à elles, recouvreront bientôt une seconde jeunesse.

Le prodigieux avenir de sa race lui inspirait un enthousiasme lyrique.
Guillaume Ier, Bismarck, tous les héros des victoires antérieures lui
paraissaient vénérables; mais il parlait d'eux comme de dieux moribonds,
dont l'heure était passée. Ces glorieux ancêtres n'avaient fait
qu'élargir les frontières et réaliser l'unité de l'empire; mais ensuite,
avec une prudence de vieillards valétudinaires, ils s'étaient opposés à
toutes les hardiesses de la génération nouvelle, et leurs ambitions
n'allaient pas plus loin que l'établissement d'une hégémonie
continentale. Aujourd'hui c'était le tour de Guillaume II, le grand
homme complexe dont la patrie avait besoin. Ainsi que l'avait dit
Lamprecht, maître de Julius von Hartrott, l'empereur représentait à la
fois la tradition et l'avenir, la méthode et l'audace; comme son aïeul,
il était convaincu qu'il régnait par la grâce de Dieu; mais son
intelligence vive et brillante n'en reconnaissait et n'en acceptait pas
moins les nouveautés modernes; s'il était romantique et féodal, s'il
soutenait les conservateurs agrariens, il était en même temps un homme
du jour, cherchait les solutions pratiques, faisait preuve d'un esprit
utilitaire à l'américaine. En lui s'équilibraient l'instinct et la
raison. C'était grâce à lui que l'Allemagne avait su grouper ses forces
et reconnaître sa véritable voie. Les universités l'acclamaient avec
autant d'enthousiasme que les armées: car la germanisation mondiale dont
Guillaume serait l'auteur, allait procurer à tous les peuples d'immenses
bienfaits.

--_Gott mit uns!_ s'écria-t-il en matière de péroraison. Oui, Dieu est
avec nous! Il existe, n'en doutez pas, un Dieu chrétien germanique qui
est notre Grand Allié et qui se manifeste à nos ennemis comme une
divinité puissante et jalouse.

Cette fois, le sourire d'Argensola devint un petit rire ouvertement
sarcastique. Mais le docteur était trop enivré de ses propres paroles
pour y prendre garde.

--Ce qu'il nous faut, ajouta-t-il, c'est que l'Allemagne entre enfin en
possession de toutes les contrées où il y a du sang germain et qui ont
été civilisées par nos aïeux.

Et il énuméra ces contrées. La Hollande et la Belgique étaient
allemandes. La France l'était par les Francs, à qui elle devait un tiers
de son sang. L'Italie presque entière avait bénéficié de l'invasion des
Lombards. L'Espagne et le Portugal avaient été dominés et peuplés par
des conquérants de race teutonne. Mais le docteur ne s'en tenait point
là. Comme la plupart des nations de l'Amérique étaient d'origine
espagnole ou portugaise, le docteur les comprenait dans ses
revendications. Quant à l'Amérique du Nord, sa puissance et sa richesse
étaient l'œuvre des millions d'Allemands qui y avaient émigré.
D'ailleurs Hartrott reconnaissait que le moment n'était pas encore venu
de penser à tout cela et que, pour aujourd'hui, il ne s'agissait que du
continent européen.

--Ne nous faisons pas d'illusions, poursuivit-il sur un ton de tristesse
hautaine. A cette heure, le monde n'est ni assez clairvoyant ni assez
sincère pour comprendre et apprécier nos bienfaits. J'avoue que nous
avons peu d'amis. Comme nous sommes les plus intelligents, les plus
actifs, les plus capables d'imposer aux autres notre culture, tous les
peuples nous considèrent avec une hostilité envieuse. Mais nous n'avons
pas le droit de faillir à nos destins, et c'est pourquoi nous imposerons
à coups de canon cette culture que l'humanité, si elle était plus sage,
devrait recevoir de nous comme un don céleste.

Jusqu'ici Jules, impressionné par l'autorité doctorale avec laquelle
Hartrott formulait ses affirmations, n'avait presque rien dit.
D'ailleurs, l'ex-professeur de _tango_ était mal préparé à soutenir une
discussion sur de tels sujets avec le savant professeur tudesque. Mais,
agacé de l'assurance avec laquelle son cousin raisonnait sur cette
guerre encore problématique, il ne put s'empêcher de dire:

--En somme, pourquoi parler de la guerre comme si elle était déjà
déclarée? En ce moment, des négociations diplomatiques sont en cours et
peut-être tout finira-t-il par s'arranger.

Le docteur eut un geste d'impatience méprisante.

--C'est la guerre, te dis-je! Lorsque j'ai quitté l'Allemagne, il y a
huit jours, je savais que la guerre était certaine.

--Mais alors, demanda Jules, pourquoi ces négociations? Et pourquoi le
gouvernement allemand fait-il semblant de s'entremettre dans le conflit
qui a éclaté entre l'Autriche et la Serbie? Ne serait-il pas plus simple
de déclarer la guerre tout de suite?

--Notre gouvernement, reprit Hartrott avec franchise, préfère que ce
soient les autres qui la déclarent. Le rôle d'attaqué obtient toujours
plus de sympathie que celui d'agresseur, et il justifie les résolutions
finales, quelque dures qu'elles puissent être. Au surplus, nous avons
chez nous beaucoup de gens qui vivent à leur aise et qui ne désirent pas
la guerre; il convient donc de leur faire croire que ce sont nos ennemis
qui nous l'imposent, pour que ces gens sentent la nécessité de se
défendre. Il n'est donné qu'aux esprits supérieurs de comprendre que le
seul moyen de réaliser les grands progrès, c'est l'épée, et que, selon
le mot de notre illustre Treitschke, la guerre est la forme la plus
haute du progrès.

Selon Hartrott, la morale avait sa raison d'être dans les rapports des
individus entre eux, parce qu'elle sert à rendre les individus plus
soumis et plus disciplinés; mais elle ne fait qu'embarrasser les
gouvernements, pour qui elle est une gêne sans profit. Un État ne doit
s'inquiéter ni de vérité ni de mensonge; la seule chose qui lui
importe, c'est la convenance et l'utilité des mesures prises. Le
glorieux Bismarck, afin d'obtenir la guerre qu'il voulait contre la
France, n'avait pas hésité à altérer un télégramme, et Hans Delbruck
avait eu raison d'écrire à ce sujet: «Bénie soit la main qui a falsifié
la dépêche d'Ems!» En ce qui concernait la guerre prochaine, il était
urgent qu'elle se fît sans retard: aucun des ennemis de l'Allemagne
n'était prêt, de sorte que les Allemands qui, eux, se préparaient depuis
quarante ans, étaient sûrs de la victoire. Qu'était-il besoin de se
préoccuper du droit et des traités? L'Allemagne avait la force, et la
force crée des lois nouvelles. L'histoire ne demande pas de comptes aux
vainqueurs, et les prêtres de tous les cultes finissent toujours par
bénir dans leurs hymnes les auteurs des guerres heureuses. Ceux qui
triomphent sont les amis de Dieu.

--Nous autres, continua-t-il, nous ne sommes pas des sentimentaux; nous
ne faisons la guerre ni pour châtier les Serbes régicides, ni pour
délivrer les Polonais opprimés par la Russie. Nous la faisons parce que
nous sommes le premier peuple du monde et que nous voulons étendre notre
activité sur toute la planète. La vieille Rome, mortellement malade,
appela barbares les Germains qui ouvrirent sa fosse. Le monde
d'aujourd'hui a, lui aussi, une odeur de mort, et il ne manquera pas non
plus de nous appeler barbares. Soit! Lorsque Tanger et Toulon, Anvers
et Calais seront allemands, nous aurons le loisir de disserter sur la
barbarie germanique; mais, pour l'instant, nous possédons la force et
nous ne sommes pas d'humeur à discuter. La force est la meilleure des
raisons.

--Êtes-vous donc si certains de vaincre? objecta Jules. Le destin ménage
parfois aux hommes de terribles surprises. Il suscite des forces
occultes avec lesquelles on n'a pas compté et qui peuvent réduire à
néant les plans les mieux établis.

Hartrott haussa les épaules. Qu'est-ce que l'Allemagne aurait devant
elle? Le plus à craindre de ses ennemis, ce serait la France; mais la
France n'était pas capable de résister aux influences morales
énervantes, aux labeurs, aux privations et aux souffrances de la guerre:
un peuple affaibli physiquement, infecté de l'esprit révolutionnaire,
désaccoutumé de l'usage des armes par l'amour excessif du bien-être.
Ensuite il y avait la Russie; mais les masses amorphes de son immense
population étaient longues à réunir, difficiles à mouvoir, travaillées
par l'anarchisme et par les grèves. L'état-major de Berlin avait disposé
toutes choses de telle façon qu'il était certain d'écraser la France en
un mois; cela fait, il transporterait les irrésistibles forces
germaniques contre l'empire russe avant même que celui-ci ait eu le
temps d'entrer en action.

--Quant aux Anglais, poursuivit Hartrott, il est douteux que, malgré
l'entente cordiale, ils prennent part à la lutte. C'est un peuple de
rentiers et de sportsmen dont l'égoïsme est sans limites. Admettons
toutefois qu'ils veuillent défendre contre nous l'hégémonie continentale
qui leur a été octroyée par le Congrès de Vienne, après la chute de
Napoléon. Que vaut l'effort qu'ils tenteront de faire? Leur petite armée
n'est composée que du rebut de la nation, et elle est totalement
dépourvue d'esprit guerrier. Lorsqu'ils réclameront l'assistance de
leurs colonies, celles-ci, qui ont tant à se plaindre d'eux, se feront
une joie de les lâcher. L'Inde profitera de l'occasion pour se soulever
contre ses exploiteurs, et l'Égypte s'affranchira du despotisme de ses
tyrans....

Il y eut un silence, et Hartrott parut s'absorber dans ses réflexions,
dont il traduisit le résultat par cette nouvelle tirade:

--Par le fait, il y a beau temps que notre victoire a commencé. Nos
ennemis nous abhorrent, et néanmoins ils nous imitent. Tout ce qui porte
la marque allemande est recherché dans le monde entier. Les pays mêmes
qui ont la prétention de résister à nos armées, copient nos méthodes
dans leurs écoles et admirent nos théories, y compris celles qui n'ont
obtenu en Allemagne qu'un médiocre succès. Souvent nous rions entre
nous, comme les augures romains, à constater le servilisme avec lequel
les peuples étrangers se soumettent à notre influence. Et ce sont ces
gens-là qui ensuite refusent de reconnaître notre supériorité!

Pour la première fois Argensola fit un geste approbatif, que ne suivit
d'ailleurs aucun commentaire. Hartrott, qui avait surpris ce geste, lui
attribua la valeur d'un assentiment complet, et cela l'induisit à
reprendre:

--Mais notre supériorité est évidente, et, pour en avoir la preuve, nous
n'avons qu'à écouter ce que disent nos ennemis. Les Latins eux-mêmes
n'ont-ils pas proclamé maintes fois que les sociétés latines sont à
l'agonie, qu'il n'y a pas de place pour elles dans l'organisation
future, et que l'Allemagne seule conserve latentes les forces
civilisatrices? Les Français, en particulier, ne répètent-ils pas à qui
veut les entendre que la France est en pleine décomposition et qu'elle
marche d'un pas rapide à une catastrophe? Eh bien, des peuples qui se
jugent ainsi ont assurément la mort dans les entrailles. En outre, les
faits confirment chaque jour l'opinion qu'ils ont de leur propre
décadence. Il est impossible de douter qu'une révolution éclate à Paris
aussitôt après la déclaration de guerre. Tu n'étais pas ici, toi, pour
voir l'agitation des boulevards à l'occasion du procès Caillaux. Mais,
moi, j'ai constaté de mes yeux comment réactionnaires et
révolutionnaires se menaçaient, se frappaient en pleine rue. Ils s'y
sont insultés jusqu'à ces derniers jours. Lorsque nos troupes
franchiront la frontière, la division des opinions s'accentuera encore;
militaristes et antimilitaristes se disputeront furieusement, et en
moins d'une semaine ce sera la guerre civile. Ce pays a été gâté
jusqu'au cœur par la démocratie et par l'aveugle amour de toutes les
libertés. L'unique nation de la terre qui soit vraiment libre, c'est la
nation allemande, parce qu'elle sait obéir.

Ce paradoxe bizarre amusa Jules qui dit en riant:

--Vrai, tu crois que l'Allemagne est le seul pays libre?

--J'en suis sûr! déclara le professeur avec une énergie croissante. Nous
avons les libertés qui conviennent à un grand peuple: la liberté
économique et la liberté intellectuelle.

--Mais la liberté politique?

--Seuls les peuples décadents et ingouvernables, les races inférieures
entichées d'égalité et de démocratie, s'inquiètent de la liberté
politique. Les Allemands n'en éprouvent pas le besoin. Nés pour être les
maîtres, ils reconnaissent la nécessité des hiérarchies et consentent à
être gouvernés par une classe dirigeante qui doit ce privilège à
l'aristocratie du sang ou du talent. Nous avons, nous, le génie de
l'organisation.

Et les deux amis entendirent avec un étonnement effaré la description du
monde futur, tel que le façonnerait le génie germanique. Chaque peuple
serait organisé de telle sorte que l'homme y donnât à la société le
maximum de rendement; tous les individus seraient enrégimentés pour
toutes les fonctions sociales, obéiraient comme des machines à une
direction supérieure, fourniraient la plus grande quantité possible de
travail sous la surveillance des chefs; et cela, ce serait l'État
parfait.

Sur ce, Hartrott regarda sa montre et changea brusquement de sujet de
conversation.

--Excuse-moi, dit-il, il faut que je te quitte. Les Allemands résidant à
Paris sont déjà partis en grand nombre, et je serais parti moi-même, si
l'affection familiale que je te porte ne m'avait fait un devoir de te
donner un bon conseil. Puisque tu es étranger et que rien ne t'oblige à
rester en France, viens chez nous à Berlin. La guerre sera dure, très
dure, et, si Paris essaie de se défendre, il se passera des choses
terribles. Nos moyens offensifs sont beaucoup plus redoutables qu'ils ne
l'étaient en 1870.

Jules fit un geste d'indifférence. Il ne croyait pas à un danger
prochain, et d'ailleurs il n'était pas si poltron que son cousin
paraissait le croire.

--Tu es comme ton père, s'écria le professeur. Depuis deux jours,
j'essaie inutilement de le convaincre qu'il devrait passer en Allemagne
avec les siens; mais il ne veut rien entendre. Il admet volontiers que,
si la guerre éclate, les Allemands seront victorieux; mais il s'obstine
à croire que la guerre n'éclatera pas. Ce qui est encore plus
incompréhensible, c'est que ma mère elle-même hésitait à repartir avec
moi pour Berlin. Grâce à Dieu, j'ai fini par la convaincre et peut-être,
à cette heure, est-elle déjà en route. Il a été convenu entre elle et
moi que, si elle était prête à temps, elle prendrait le train de
l'après-midi, pour voyager en compagnie d'une de ses amies, femme d'un
conseiller de notre ambassade, et que, si elle manquait ce train, elle
me rejoindrait à celui du soir. Mais j'ai eu toutes les peines du monde
à la décider; elle s'entêtait à me répéter que la guerre ne lui faisait
pas peur, que les Allemands étaient de très braves gens, et que, quand
ils entreraient à Paris, ils ne feraient de mal à personne.

Cette opinion favorable semblait contrarier beaucoup le docteur.

--Ni ma mère ni ton père, expliqua-t-il, ne se rendent compte de ce
qu'est la guerre moderne. Que les Allemands soient de braves gens, je
suis le premier à le reconnaître; mais ils sont obligés d'appliquer à la
guerre les méthodes scientifiques. Or, de l'avis des généraux les plus
compétents, la terreur est l'unique moyen de réussir vite, parce qu'elle
trouble l'intelligence de l'ennemi, paralyse son action, brise sa
résistance. Plus la guerre sera dure, plus elle sera courte. L'Allemagne
va donc être cruelle, très cruelle pour empêcher que la lutte se
prolonge. Et il ne faudra pas en conclure que l'Allemagne soit devenue
méchante: tout au contraire, sa prétendue cruauté sera de la bonté:
l'ennemi terrorisé se rendra plus vite, et le monde souffrira moins.
Voilà ce que ton père ne veut pas comprendre; mais tu seras plus
raisonnable que lui. Te décides-tu à partir avec moi?

--Non, répondit Jules. Si je partais, j'aurais honte de moi-même. Fuir
devant un danger qui n'est peut-être qu'imaginaire!

--Comme il te plaira, riposta l'autre d'un ton cassant. L'heure me
presse: je dois aller encore à notre ambassade, où l'on me remettra des
documents confidentiels destinés aux autorités allemandes. Je suis
obligé de te quitter.

Et il se leva, prit sa canne et son chapeau. Puis, sur le seuil, en
disant adieu à son cousin:

--Je te répète une dernière fois ce que je t'ai déjà dit, insista-t-il.
Si les Parisiens, comprenant l'inutilité de la résistance, ont la
sagesse de nous ouvrir leurs portes, il est possible que tout se passe
en douceur; mais, dans le cas contraire... Bref, sois sûr que, de toute
façon, nous nous reverrons bientôt. Il ne me déplaira pas de revenir à
Paris, lorsque le drapeau allemand flottera sur la Tour Eiffel. Cinq ou
six semaines suffiront pour cela. Donc, au revoir jusqu'en septembre. Et
crois bien qu'après le triomphe germanique Paris n'en sera pas moins
agréable. Si la France disparaît en tant que grande puissance, les
Français, eux, resteront, et ils auront même plus de loisirs
qu'auparavant pour cultiver ce qu'il y a d'aimable dans leur caractère.
Ils continueront à inventer des modes, s'organiseront sous notre
direction pour rendre la vie plaisante aux étrangers, formeront quantité
de jolies actrices, écriront des romans amusants et des comédies
piquantes. N'est-ce point assez pour eux?

Quand la porte fut refermée, Argensola éclata de rire et dit à Jules:

--Il nous la baille bonne, ton dolichocéphale de cousin! Mais pourquoi
n'as-tu rien répondu à sa docte conférence?

--C'est ta faute plus que la mienne, repartit Jules en plaisantant. La
métaphysique de l'anthropologie et de la sociologie n'est pas
précisément mon affaire. Si tu m'avais analysé un plus grand nombre de
bouquins ennuyeux sur la philosophie de l'histoire, peut-être aurais-je
eu des arguments topiques à lui opposer.

--Mais il n'est pas nécessaire d'avoir lu des bibliothèques pour
s'apercevoir que ces théories sont des billevesées de lunatiques. Les
races! Les brachycéphales et les dolichocéphales! La pureté du sang! Y
a-t-il encore aujourd'hui un homme d'instruction moyenne qui croie à ces
antiquailles? Comment existerait-il un peuple de race pure, puisqu'il
n'est point d'homme au monde dont le sang n'ait subi une infinité de
mélanges dans le cours des siècles? Si les Germains se sont mis de
telles sottises dans la tête, c'est qu'ils sont aveuglés par l'orgueil.
Les systèmes scientifiques qu'ils inventent ne visent qu'à justifier
leur absurde prétention de devenir les maîtres du monde. Ils sont
atteints de la folie de l'impérialisme.

--Mais, interrompit Jules, tous les peuples forts n'ont-ils pas eu leurs
ambitions impérialistes?

--J'en conviens, reprit Argensola, et j'ajoute que cet orgueil a
toujours été pour eux un mauvais conseiller; mais encore est-il
équitable de reconnaître que la qualité de l'impérialisme varie beaucoup
d'un peuple à l'autre et que, chez les nations généreuses, cette fièvre
n'exclut pas les nobles desseins. Les Grecs ont aspiré à l'hégémonie,
parce qu'ils croyaient être les plus aptes à donner aux autres hommes la
science et les arts. Les Romains, lorsqu'ils étendaient leur domination
sur tout le monde connu, apportaient aux régions conquises le droit et
les formes de la justice. Les Français de la Révolution et de l'Empire
justifiaient leur ardeur conquérante par le désir de procurer la liberté
à leurs semblables et de semer dans l'univers les idées nouvelles. Il
n'est pas jusqu'aux Espagnols du XVIe siècle qui, en bataillant
contre la moitié de l'Europe pour exterminer l'hérésie et pour créer
l'unité religieuse, n'aient travaillé à réaliser un idéal qui peut-être
était nébuleux et faux, mais qui n'en était pas moins désintéressé. Tous
ces peuples ont agi dans l'histoire en vue d'un but qui n'était pas
uniquement l'accroissement brutal de leur propre puissance, et, en
dernière analyse, ce à quoi ils visaient, c'était le bien de l'humanité.
Seule l'Allemagne de ton Hartrott prétend s'imposer au monde en vertu de
je ne sais quel droit divin qu'elle tiendrait de la supériorité de sa
race, supériorité que d'ailleurs personne ne lui reconnaît et qu'elle
s'attribue gratuitement à elle-même.

--Ici je t'arrête, dit Jules. N'as-tu pas approuvé tout à l'heure mon
cousin Otto, lorsqu'il disait que les ennemis mêmes de l'Allemagne
l'admirent et se soumettent à son influence?

--Ce que j'ai approuvé, c'est la qualification de servilisme qu'il
appliquait lui-même à cette stupide manie d'admirer et d'imiter
l'Allemagne. Il est trop vrai que, depuis bientôt un demi-siècle, les
autres peuples ont eu la niaiserie de tomber dans le panneau. Par
couardise intellectuelle, par crainte de la force, par insouciante
paresse, ils ont prôné sans le moindre discernement tout ce qui venait
d'outre-Rhin, le bon et le mauvais, l'or et le talc; et la vanité
germanique a été confirmée dans ses prétentions absurdes par la
superstitieuse complaisance avec laquelle ses rivaux lui donnaient
raison. Voilà pourquoi un pays qui a compté tant de philosophes et de
penseurs, tant de génies contemplatifs et de théoriciens profonds, un
pays qui peut s'enorgueillir légitimement de Kant le pacifique, de
Gœthe l'olympien, du divin Beethoven, est devenu un pays où l'on ne
croit plus qu'aux résultats matériels de l'activité sociale, où l'on
rêve de faire de l'homme une machine productive, où l'on ne voit dans la
science qu'un auxiliaire de l'industrie.

--Mais cela n'a pas mal réussi aux Allemands, fit observer Jules,
puisque avec leur science appliquée ils concurrencent et menacent de
supplanter bientôt l'Angleterre sur les marchés de l'ancien et du
nouveau monde.

--S'ensuit-il, repartit Argensola, qu'ils possèdent une réelle et
durable supériorité sur l'Angleterre et sur les autres pays de haute
civilisation? La science, même poussée loin, n'exclut pas nécessairement
la barbarie. La culture véritable, comme l'a dit ce Nietzsche dont je
t'ai analysé le _Zarathustra_, c'est «l'unité de style dans toutes les
manifestations de la vie». Si donc un savant s'est cantonné dans ses
études spéciales avec la seule intention d'en tirer des avantages
matériels, ce savant peut très bien avoir fait d'importantes
découvertes, il n'en reste pas moins un barbare. «Les Français, disait
encore Nietzsche, sont le seul peuple d'Europe qui possède une culture
authentique et féconde, et il n'est personne en Allemagne qui ne leur
ait fait de larges emprunts.» Nietzsche voyait clair; mais ton cousin
est fou, archi-fou.

--Tes paroles me tranquillisent, répondit Jules. Je t'avoue que
l'assurance de ce grandiloquent docteur m'avait un peu déprimé. J'ai
beau n'être pas de nationalité française; en ces heures tragiques, je
sens malgré moi que j'aime la France. Je n'ai jamais pris part aux
luttes des partis; mais, d'instinct, je suis républicain. Dans mon for
intérieur, je serais humilié du triomphe de l'Allemagne et je gémirais
de voir son joug despotique s'appesantir sur les nations libres où le
peuple se gouverne lui-même. C'est un danger qui, hélas! me paraît très
menaçant.

--Qui sait? reprit Argensola pour le réconforter. La France est un pays
à surprises. Il faut voir le Français à l'œuvre, quand il travaille à
réparer son imprévoyance. Hartrott a beau dire: en ce moment, il y a de
l'ordre à Paris, de la résolution, de l'enthousiasme. J'imagine que,
dans les jours qui ont précédé Valmy, la situation était pire que celle
d'à présent: tout était désorganisé; on n'avait pour se défendre que des
bataillons d'ouvriers et de laboureurs qui n'avaient jamais tenu un
fusil; et cela n'a pas empêché que, pendant vingt ans, les vieilles
monarchies de l'Europe n'ont pu venir à bout de ces soldats improvisés.

Cette nuit-là, Jules eut le sommeil agité par des rêves où, avec une
brusque incohérence d'images projetées sur l'écran d'un cinématographe,
se succédaient des scènes d'amour, de batailles furieuses,
d'universités allemandes, de bals parisiens, de paquebots
transatlantiques et de déluge universel.

A la même heure, son cousin Otto von Hartrott, confortablement installé
dans un _sleeping car_, roulait seul vers les rives de la Sprée. Il
n'avait pas trouvé sa mère à la gare; mais cela ne lui avait donné
aucune inquiétude, et il était convaincu qu'Héléna, partie avec son amie
la conseillère d'ambassade, arriverait à Berlin avant lui. En réalité,
Héléna était encore chez sa sœur, avenue Victor-Hugo. Voici les
contretemps qui l'avaient empêchée de tenir la promesse de départ faite
à son fils.

Depuis qu'elle était arrivée à Paris, elle avait, comme de juste, couru
les grands magasins et fait une multitude d'emplettes. Or, le jour où
elle aurait dû partir, nombre de choses qu'il lui paraissait
spécialement nécessaire de rapporter en Allemagne, n'avaient pas été
livrées par les fournisseurs. Elle avait donc passé toute la matinée à
téléphoner aux quatre coins de Paris; mais, en raison du désarroi
général, plusieurs commandes manquaient encore à l'appel, quand vint
l'heure de monter en automobile pour le train de l'après-midi. Elle
avait donc décidé de ne partir que par le train du soir, avec son fils.
Mais, le soir, elle avait une telle montagne de bagages,--malles,
valises, caisses, cartons à chapeaux, sacs de nuit, paquets de toute
sorte,--que jamais il n'avait été possible de préparer et de charger
tout cela en temps opportun. Lorsqu'il avait été bien constaté que le
train du soir n'était pas moins irrémédiablement perdu que celui de
l'après-midi, elle s'était résignée sans trop de peine à rester. En
somme, elle n'était pas fâchée des fatalités imprévues qui l'excusaient
d'avoir manqué à sa parole. Qui sait même si elle n'avait pas mis un peu
de complaisance à aider le veto du destin? D'une part, malgré les
emphatiques discours de son fils, elle n'était pas du tout persuadée
qu'il fût urgent de quitter Paris. Et d'autre part,--les cervelles
féminines ne répugnent point à admettre des arguments contraires,--la
tendre, inconséquente et un peu sotte «romantique» pensait sans doute
que, le jour où les armées allemandes entreraient à Paris, la présence
d'Héléna von Hartrott serait utile aux Desnoyers pour les protéger
contre les taquineries des vainqueurs.



IV

OU APPARAISSENT LES QUATRE CAVALIERS


Les jours qui suivirent, Jules et Argensola vécurent d'une vie enfiévrée
par la rapidité avec laquelle se succédaient les événements. Chaque
heure apportait une nouvelle, et ces nouvelles, presque toujours
fausses, remuaient rudement l'opinion en sens contraires. Tantôt le
péril de la guerre semblait conjuré; tantôt le bruit courait que la
mobilisation serait ordonnée dans quelques minutes. Un seul jour
représentait les inquiétudes, les anxiétés, l'usure nerveuse d'une année
ordinaire.

On apprit coup sur coup que l'Autriche déclarait la guerre à la Serbie;
que la Russie mobilisait une partie de son armée; que l'Allemagne
décrétait «l'état de menace de guerre»; que les Austro-Hongrois, sans
tenir compte des négociations en cours, commençaient le bombardement de
Belgrade; que Guillaume II, pour forcer le cours des événements et pour
empêcher les négociations d'aboutir, faisait à son tour à la Russie une
déclaration de guerre.

La France assistait à cette avalanche d'événements graves avec un
recueillement sobre de paroles et de manifestations. Une résolution
froide et solennelle animait tous les cœurs. Personne ne désirait la
guerre, mais tout le monde l'acceptait avec le ferme propos d'accomplir
son devoir. Pendant la journée, Paris se taisait, absorbé dans ses
préoccupations. Seules quelques bandes de patriotes exaltés traversaient
la place de la Concorde en acclamant la statue de Strasbourg. Dans les
rues, les gens s'abordaient d'un air amical: il semblait qu'ils se
connussent sans s'être jamais vus. Les yeux attiraient les yeux, les
sourires se répondaient avec la sympathie d'une pensée commune. Les
femmes étaient tristes; mais, pour dissimuler leur émotion, elles
parlaient plus fort. Le soir, dans le long crépuscule d'été, les
boulevards s'emplissaient de monde; les habitants des quartiers
lointains affluaient vers le centre, comme aux jours des révolutions
d'autrefois, et les groupes se réunissaient, formaient une foule immense
d'où s'élevaient des cris et des chants. Ces multitudes se portaient
jusqu'au cœur de Paris, où les lampes électriques venaient de s'allumer,
et le défilé se prolongeait jusqu'à une heure avancée, avec le drapeau
national flottant au-dessus des têtes parmi d'autres drapeaux qui lui
faisaient escorte.

Dans une de ces nuits de sincère exaltation, les deux amis apprirent une
nouvelle inattendue, incompréhensible, absurde: on venait d'assassiner
Jaurès. Cette nouvelle, on la répétait dans les groupes avec un
étonnement qui était plus grand encore que la douleur. «On a assassiné
Jaurès? Et pourquoi?» Le bon sens populaire qui, par instinct, cherche
une explication à tous les attentats, demeurait perplexe. Les hommes
d'ordre redoutaient une révolution. Jules Desnoyers craignit un moment
que les sinistres prédictions de son cousin Otto ne fussent sur le point
de s'accomplir; cet assassinat allait provoquer des représailles et
aboutirait à une guerre civile. Mais les masses populaires, quoique
cruellement affligées de la mort de leur héros favori, gardaient un
tragique silence. Il n'était personne qui, par delà ce cadavre,
n'aperçût l'image auguste de la patrie.

Le matin suivant, le danger s'était évanoui. Les ouvriers parlaient de
généraux et de guerre, se montraient les uns aux autres leurs livrets de
soldats, annonçaient la date à laquelle ils partiraient, lorsque l'ordre
de mobilisation aurait été publié.

Les événements continuaient à se succéder avec une rapidité qui n'était
que trop significative. Les Allemands envahissaient le Luxembourg et
s'avançaient jusque sur la frontière française, alors que leur
ambassadeur était encore à Paris et y faisait des promesses de paix.

Le 1er août, dans l'après-midi, furent apposées précipitamment, ça et
là, quelques petites affiches manuscrites auxquelles succédèrent bientôt
de grandes affiches imprimées qui portaient en tête deux drapeaux
croisés. C'était l'ordre de la mobilisation générale. La France entière
allait courir aux armes.

--Cette fois, c'est fait! dirent les gens arrêtés devant ces affiches.

Et les poitrines se dilatèrent, poussèrent un soupir de soulagement. Le
cauchemar était fini; la réalité cruelle était préférable à
l'incertitude, à l'attente, à l'appréhension d'un obscur péril qui
rendait les jours longs comme des semaines.

La mobilisation commençait à minuit. Dès le crépuscule, il se produisit
dans tout Paris un mouvement extraordinaire. On aurait dit que les
tramways, les automobiles et les voitures marchaient à une allure folle.
Jamais on n'avait vu tant de fiacres, et pourtant les bourgeois qui
auraient voulu en prendre un, faisaient de vains appels aux cochers:
aucun cocher ne voulait travailler pour les civils. Tous les moyens de
transport étaient pour les militaires, toutes les courses aboutissaient
aux gares. Les lourds camions de l'intendance, pleins de sacs, étaient
salués au passage par l'enthousiasme général, et les soldats habillés en
mécaniciens qui manœuvraient ces pyramides roulantes, répondaient aux
acclamations en agitant les bras et en poussant des cris joyeux. La
foule se pressait, se bousculait, mais n'en gardait pas moins une
insolite courtoisie. Lorsque deux véhicules s'accrochaient et que, par
la force de l'habitude, les conducteurs allaient échanger des injures,
le public s'interposait et les obligeait à se serrer la main. Les
passants qui avaient failli être écrasés par une automobile riaient en
criant au chauffeur: «Tuer un Français qui regagne son régiment!» Et le
chauffeur répondait: «Moi aussi, je pars demain. C'est ma dernière
course.»

Vers une heure du matin, Jules et Argensola entrèrent dans un café des
boulevards. Ils étaient fatigués l'un et l'autre par les émotions de la
journée. Dans une atmosphère brûlante et chargée de fumée de tabac, les
consommateurs chantaient la _Marseillaise_ en agitant de petits
drapeaux. Ce public un peu cosmopolite passait en revue les nations de
l'Europe et les saluait par des rugissements d'allégresse: toutes ces
nations, toutes sans exception, allaient se mettre du côté de la France.
Un vieux ménage de rentiers à l'existence ordonnée et médiocre, qui
peut-être n'avaient pas souvenir d'avoir jamais été hors de chez eux à
une heure aussi tardive, étaient assis à une table près du peintre et
de son ami. Entraînés par le flot de l'enthousiasme général, ils étaient
descendus jusqu'aux boulevards «afin de voir la guerre de plus près». La
langue étrangère que parlaient entre eux ces voisins de table donna au
mari une haute idée de leur importance.

--Croyez-vous, messieurs, leur demanda-t-il, que l'Angleterre marche
avec nous?

Argensola, qui n'en savait pas plus que son interlocuteur, répondit avec
assurance:

--Sans aucun doute. C'est chose décidée.

--Vive l'Angleterre! s'écria le petit vieux en se mettant debout.

Et, sous les regards admiratifs de sa femme, il entonna une vieille
chanson patriotique, en marquant par des mouvements de bras le rythme du
refrain.

Jules et Argensola revinrent pédestrement à la rue de la Pompe. Au
milieu des Champs-Élysées, ils rejoignirent un homme coiffé d'un chapeau
à larges bords, qui marchait lentement dans la même direction qu'eux, et
qui, quoique seul, discourait à voix presque haute. Argensola reconnut
Tchernoff et lui souhaita le bonsoir. Alors, sans y être invité, le
Russe régla son pas sur celui des deux autres et remonta vers l'Arc de
Triomphe en leur compagnie. C'était à peine si Jules avait eu
précédemment l'occasion d'échanger avec l'ami d'Argensola quelques
coups de chapeau sous le porche; mais l'émotion dispose les âmes à la
sympathie. Quant à Tchernoff, qui n'était jamais gêné avec personne, il
eut vis-à-vis de Jules absolument la même attitude que s'il l'avait
connu depuis sa naissance. Il reprit donc le cours des raisonnements
qu'il adressait tout à l'heure aux masses de noire végétation, aux bancs
solitaires, à l'ombre verte trouée ça et là par la lueur tremblante des
becs de gaz, et il les reprit à l'endroit même où il les avait
interrompus, sans prendre la peine de donner à ses nouveaux auditeurs la
moindre explication.

--En ce moment, grommela le Russe, _ils_ crient avec la même fièvre que
ceux d'ici; _ils_ croient de bonne foi qu'ils vont défendre leur patrie
attaquée; ils veulent mourir pour leurs familles et pour leurs foyers,
que personne ne menace...

--De qui parlez-vous, Tchernoff? interrogea Argensola.

--D'_eux_! répondit le Russe en regardant fixement son interlocuteur,
comme si la question l'eût étonné. J'ai vécu dix ans en Allemagne, j'ai
été correspondant d'un journal de Berlin, et je connais à fond ces
gens-là. Eh bien, ce qui se passe à cette heure sur les bords de la
Seine se passe aussi sur les bords de la Sprée: des chants, des
rugissements de patriotisme, des drapeaux qu'on agite. En apparence
c'est la même chose; mais, au fond, quelle différence! La France, elle,
ne veut pas de conquêtes: ce soir, la foule a malmené quelques
braillards qui hurlaient «A Berlin!». Tout ce que la République demande,
c'est qu'on la respecte et qu'on la laisse vivre en paix. La République
n'est pas la perfection, je le sais; mais encore vaut-elle mieux que le
despotisme d'un monarque irresponsable et qui se vante de régner par la
grâce de Dieu.

Tchernoff se tut quelques instants, comme pour considérer en lui-même un
spectacle qui s'offrait à son imagination.

--Oui, à cette heure, continua-t-il, les masses populaires de là-bas, se
consolant de leurs humiliations par un grossier matérialisme,
vocifèrent: «A Paris! A Paris! Nous y boirons du Champagne gratis!» La
bourgeoisie piétiste, qui est capable de tout pour obtenir une dignité
nouvelle, et l'aristocratie, qui a donné au monde les plus grands
scandales des dernières années, vocifèrent aussi: «A Paris! A Paris!»,
parce que c'est la Babylone du péché, la ville du Moulin-Rouge et des
restaurants de Montmartre, seules choses que ces gens en connaissent.
Quant à mes camarades de la Social-Démocratie, ils ne vocifèrent pas
moins que les autres, mais le cri qu'on leur a enseigné est différent:
«A Moscou! A Saint-Pétersbourg! Écrasons la tyrannie russe, qui est un
danger pour la civilisation.»

Et, dans le silence de la nuit, Tchernoff eut un éclat de rire qui
résonna comme un cliquetis de castagnettes. Après quoi, il poursuivit:

--Mais la Russie est bien plus civilisée que l'Allemagne! La vraie
civilisation ne consiste pas seulement à posséder une grande industrie,
des flottes, des armées, des universités où l'on n'enseigne que la
science. Cela, c'est une civilisation toute matérielle. Il y en a une
autre, beaucoup meilleure, qui élève l'âme et qui fait que la dignité
humaine réclame ses droits. Un citoyen suisse qui, dans son chalet de
bois, s'estime l'égal de tous les hommes de son pays, est plus civilisé
que le _Herr Professor_ qui cède le pas à un lieutenant ou que le
millionnaire de Hambourg qui se courbe comme un laquais devant quiconque
porte un nom à particule. Je ne nie pas que les Russes aient eu à
souffrir d'une tyrannie odieuse; j'en sais personnellement quelque
chose; je connais la faim et le froid des cachots; j'ai vécu en Sibérie.
Mais d'une part, il faut prendre garde que, chez nous, la tyrannie est
principalement d'origine germanique; la moitié de l'aristocratie russe
est allemande; les généraux qui se distinguent le plus en faisant
massacrer les ouvriers grévistes et les populations annexées sont
allemands; les hauts fonctionnaires qui soutiennent le despotisme et qui
conseillent la répression sanglante, sont allemands. Et d'autre part, en
Russie, la tyrannie a toujours vu se dresser devant elle une
protestation révolutionnaire. Si une partie de notre peuple est encore
à demi barbare, le reste a une mentalité supérieure, un esprit de haute
morale qui lui fait affronter les sacrifices et les périls par amour de
la liberté. En Allemagne, au contraire, qui a jamais protesté pour
défendre les droits de l'homme? Où sont les intellectuels ennemis du
tsarisme prussien? Les intellectuels se taisent ou prodiguent leurs
adulations à l'oint du Seigneur. En deux siècles d'histoire, la Prusse
n'a pas su faire une seule révolution contre ses indignes maîtres; et,
aujourd'hui que l'empereur allemand, musicien et comédien comme Néron,
afflige le monde de la plus effroyable des calamités, parce qu'il aspire
à prendre dans l'histoire un rôle théâtral de grand acteur, son peuple
entier se soumet à cette folie d'histrion et ses savants ont l'ignominie
de l'appeler «les délices du genre humain». Non, il ne faut pas dire que
la tyrannie qui pèse sur mon pays soit essentiellement propre à la
Russie: les plus mauvais tsars furent ceux qui voulurent imiter les rois
de Prusse. Le Slave réactionnaire est brutal, mais il se repent de sa
brutalité, et parfois même il en pleure. On a vu des officiers russes se
suicider pour ne point commander le feu contre le peuple ou par remords
d'avoir pris part à des tueries. Le tsar actuellement régnant a caressé,
dans un rêve humanitaire, la généreuse utopie de la paix universelle et
organisé les conférences de la Haye. Le kaiser de la _Kultur_, lui, a
travaillé des années et des années à construire et à graisser une
effroyable machine de destruction pour écraser l'Europe. Le Russe est un
chrétien humble, démocrate, altéré de justice; l'Allemand fait montre de
christianisme, mais il n'est qu'un idolâtre comme les Germains
d'autrefois.

Ici Tchernoff s'arrêta une seconde, comme pour préparer ses auditeurs à
entendre une déclaration extraordinaire.

--Moi, reprit-il, je suis chrétien.

Argensola, qui connaissait les idées et l'histoire du Russe, fit un
geste d'étonnement. Tchernoff surprit ce geste et crut devoir donner des
explications.

--Il est vrai, dit-il, que je ne m'occupe guère de Dieu et que je ne
crois pas aux dogmes; mais mon âme est chrétienne comme celle de tous
les révolutionnaires. La philosophie de la démocratie moderne est un
christianisme laïc. Nous les socialistes, nous aimons les humbles, les
besogneux, les faibles; nous défendons leur droit à la vie et au
bien-être, comme l'ont fait les grands exaltés de la religion qui dans
tout malheureux voyaient un frère. Il n'y a qu'une différence: c'est au
nom de la justice que nous réclamons le respect pour le pauvre, tandis
que les chrétiens réclament ce respect au nom de la pitié. Mais
d'ailleurs, les uns comme les autres, nous tâchons de faire que les
hommes s'entendent afin d'arriver à une vie meilleure, que le fort fasse
des sacrifices pour le faible, le riche pour le nécessiteux, et que
finalement la fraternité règne dans le monde. Le christianisme, religion
des humbles, a reconnu à tous les hommes le droit naturel d'être
heureux; mais il a placé le bonheur dans le ciel, loin de notre «vallée
de larmes». La révolution, et les socialistes qui sont ses héritiers,
ont placé le bonheur dans les réalités terrestres et veulent que tous
les hommes puissent obtenir ici-bas leur part légitime. Or, où
trouve-t-on le christianisme dans l'Allemagne d'aujourd'hui? Elle s'est
fabriqué un Dieu à sa ressemblance, et, quand elle croit adorer ce Dieu,
c'est devant sa propre image qu'elle est en adoration. Le Dieu allemand
n'est que le reflet de l'État allemand, pour lequel la guerre est la
première fonction d'un peuple et la plus profitable des industries.
Lorsque d'autres peuples chrétiens veulent faire la guerre, ils sentent
la contradiction qui existe entre leur dessein et les enseignements de
l'Évangile, et ils s'excusent en alléguant la cruelle nécessité de se
défendre. L'Allemagne, elle, proclame que la guerre est agréable à Dieu.
Pour tous les Allemands, quelles que soient d'ailleurs les différences
de leurs confessions religieuses, il n'y a qu'un Dieu, qui est celui de
l'État allemand, et c'est ce Dieu qu'à cette heure Guillaume appelle
«son puissant Allié». La Prusse, en créant pour son usage un Jéhovah
ambitieux, vindicatif, hostile au reste du genre humain, a rétrogradé
vers les plus grossières superstitions du paganisme. En effet, le grand
progrès réalisé par la religion chrétienne fut de concevoir un Dieu
unique et de tendre à créer par là une certaine unité morale, un certain
esprit d'union et de paix entre tous les hommes. Le Dieu des chrétiens a
dit: «Tu ne tueras pas!», et son fils a dit: «Bienheureux les
pacifiques!» Au contraire, le Dieu de Berlin porte le casque et les
bottes à l'écuyère, et il est mobilisé par son empereur avec Otto, Franz
ou Wilhelm, qu'il les aide à battre, à voler et à massacrer les ennemis
du peuple élu. Pourquoi cette différence? Parce que les Allemands ne
sont que des chrétiens d'hier. Leur christianisme date à peine de six
siècles, tandis que celui des autres peuples européens date de dix, de
quinze, de dix-huit siècles. A l'époque des dernières croisades, les
Prussiens vivaient encore dans l'idolâtrie. Chez eux, l'orgueil de race
et les instincts guerriers font renaître en ce moment le souvenir des
vieilles divinités mortes et prêtent au Dieu bénin de l'Évangile
l'aspect rébarbatif d'un sanguinaire habitant du Walhalla.

Dans le silence de la majestueuse avenue, le Russe évoqua les figures
des anciennes divinités germaniques dont ce Dieu prussien était
l'héritier et le continuateur. Réveillés par l'agréable bruit des armes
et par l'aigre odeur du sang, ces divinités, qu'on croyait défuntes,
allaient reparaître au milieu des hommes. Déjà Thor, le dieu brutal, à
la tête petite, s'étirait les bras et empoignait le marteau qui lui
sert à écraser les villes; Wotan affilait sa lance, qui a pour lame
l'éclair et pour pommeau le tonnerre; Odin à l'œil unique bâillait de
malefaim en attendant les morts qui s'amoncelleraient autour de son
trône; les Walkyries, vierges échevelées, suantes et malodorantes,
galopaient de nuage en nuage, excitant les hommes par des clameurs
farouches et se préparant à emporter les cadavres jetés comme des
bissacs sur la croupe de leurs chevaux ailés.

Argensola interrompit cette tirade pour faire observer que l'orgueil
allemand ne s'appuyait pas seulement sur cet inconscient paganisme, mais
qu'il croyait avoir aussi pour lui le prestige de la science.

--Je sais, je sais! répondit Tchernoff sans laisser à l'autre le temps
de développer sa pensée. Les Allemands sont pour la science de laborieux
manœuvres. Confinés chacun dans sa spécialité, ils ont la vue courte,
mais le labeur tenace; ils ne possèdent pas le génie créateur, mais ils
savent tirer parti des découvertes d'autrui et s'enrichir par
l'application industrielle des principes qu'eux-mêmes étaient incapables
de mettre en lumière. Chez eux l'industrie l'emporte de beaucoup sur la
science pure, l'âpre amour du gain sur la pure curiosité intellectuelle;
et c'est même la raison pour laquelle ils commettent si souvent de
lourdes méprises et mêlent tant de charlatanisme à leur science. En
Allemagne les grands noms deviennent des réclames commerciales, sont
exploités comme des marques de fabrique. Les savants illustres se font
hôteliers de sanatorium. Un _Herr Professor_ annonce à l'univers qu'il
vient de découvrir le traitement de la tuberculose, et cela n'empêche
pas les tuberculeux de mourir comme auparavant. Un autre désigne par un
chiffre le remède qui, assure-t-il, triomphe de la plus inavouable des
maladies, et il n'y a pas un avarié de moins dans le monde. Mais ces
lourdes erreurs représentent des fortunes considérables; ces fausses
panacées valent des millions à leur inventeur et à la société
industrielle qui exploite le brevet, qui lance le produit sur le marché;
car ce produit se vend très cher, et il n'y a guère que les riches qui
puissent en faire usage. Comme tout cela est loin du beau
désintéressement d'un Pasteur et de tant d'autres savants qui, au lieu
de se réserver le monopole de leurs découvertes, en ont fait largesse à
l'humanité! Pour ce qui concerne la science spéculative, les Allemands
ne vivent guère que d'emprunts; mais ils trouvent encore le moyen d'en
tirer du bénéfice pour eux-mêmes. C'est Gobineau et Chamberlain,
c'est-à-dire un Français et un Anglais, qui leur ont fourni les
arguments théoriques par lesquels ils prétendent établir la supériorité
de leur race; c'est avec les résidus de la philosophie de Darwin et de
Spencer que leur vieil Haeckel a confectionné le monisme, cette
doctrine qui, appliquée à la politique, tend à consacrer
scientifiquement l'orgueil allemand, et qui attribue aux Teutons le
droit de dominer le monde parce qu'ils sont les plus forts.

--Il me paraît bien que vous avez raison, interrompit de nouveau
Argensola. Mais pourtant la science moderne n'admet-elle pas, sous le
nom de lutte pour la vie, ce droit de la force?

--Non, mille fois non, lorsqu'il s'agit des sociétés humaines! La lutte
pour la vie et les cruautés qui lui font cortège sont peut-être,--et
encore n'en suis-je pas bien sûr,--la loi d'évolution qui régit les
espèces inférieures; mais indubitablement ce n'est point la loi de
l'espèce humaine. L'homme est un être de raison et de progrès, et son
intelligence le rend capable de s'affranchir des fatalités du milieu, de
substituer à la férocité de la concurrence vitale les principes de la
justice et de la fraternité. Tout homme, riche ou pauvre, robuste ou
débile, a le droit de vivre; toute nation, vieille ou jeune, grande ou
petite, a le droit d'exister et d'être libre. Mais la _Kultur_ n'est que
l'absolutisme oppressif d'un État qui organise et machinise les
individus et les collectivités pour en faire les instruments de la
mission de despotisme universel qu'il s'attribue sans autre titre que
l'infatuation de son orgueil.

Ils étaient arrivés à la place de l'Étoile. L'Arc de Triomphe détachait
sa masse sombre sur le ciel étoilé. Les avenues qui rayonnent autour du
monument allongeaient à perte de vue leurs doubles files de lumières.
Les becs de gaz voisins illuminaient les bases du gigantesque édifice et
la partie inférieure de ses groupes sculptés; mais, plus haut, les
ombres épaissies faisaient la pierre toute noire.

--C'est très beau, dit Tchernoff. Toute une civilisation qui aime la
paix et la douceur de la vie, a passé par là.

Quoique étranger, il n'en subissait pas moins l'attraction de ce
monument vénérable, qui garde la gloire des ancêtres. Il ne voulait pas
savoir qui l'avait édifié. Les hommes construisent, croyant concréter
dans la pierre une idée particulière, qui flatte leur orgueil; mais
ensuite la postérité, dont les vues sont plus larges, change la
signification de l'édifice, le dépouille de l'égoïsme primitif et en
grandit le symbolisme. Les statues grecques, qui n'ont été à l'origine
que de saintes images données aux sanctuaires par les dévôts de ce
temps-là, sont devenues des modèles d'éternelle beauté. Le Colisée,
énorme cirque construit pour des jeux sanguinaires, et les arcs élevés à
la gloire de Césars ineptes, représentent aujourd'hui pour nous la
grandeur romaine.

--L'Arc de Triomphe, reprit Tchernoff, a deux significations. Par les
noms des batailles et des généraux gravés sur les surfaces intérieures
de ses pilastres et de ses voûtes, il n'est que français et il prête à
la critique. Mais extérieurement il ne porte aucun nom; il a été élevé
à la mémoire de la Grande Armée, et cette Grande Armée fut le peuple
même, le peuple qui fit la plus juste des révolutions et qui la répandit
par les armes dans l'Europe entière. Les guerriers de Rude qui entonnent
la _Marseillaise_ ne sont pas des soldats professionnels; ce sont des
citoyens armés qui partent pour un sublime et violent apostolat. Il y a
là quelque chose de plus que la gloire étroite d'une seule nation. Voilà
pourquoi je ne puis penser sans horreur au jour néfaste où a été
profanée la majesté d'un tel monument. A l'endroit où nous sommes, des
milliers de casques à pointe ont étincelé au soleil, des milliers de
grosses bottes ont frappé le sol avec une régularité mécanique, des
trompettes courtes, des fifres criards, des tambours plats ont troublé
le silence de cet édifice; la marche guerrière de _Lohengrin_ a retenti
dans l'avenue déserte, devant les maisons fermées. Ah! s'ils revenaient,
quel désastre! L'autre fois, ils se sont contentés de cinq milliards et
de deux provinces; aujourd'hui, ce serait une calamité beaucoup plus
terrible, non seulement pour les Français, mais pour tout ce qu'il y a
de nations honnêtes dans le monde.

Ils traversèrent la place. Arrivés sous la voûte de l'Arc, ils se
retournèrent pour regarder les Champs-Élysées. Ils ne voyaient qu'un
large fleuve d'obscurité sur lequel flottaient des chapelets de petits
feux rouges ou blancs, entre de hautes berges formées par les maisons
construites en bordure. Mais, familiarisés avec le panorama, il leur
semblait qu'ils voyaient, malgré les ténèbres, la pente majestueuse de
l'avenue, la double rangée des palais qui la bordent, la place de la
Concorde avec son obélisque, et, dans le fond, les arbres du jardin des
Tuileries: toute la Voie triomphale.

Tchernoff, Argensola et Jules prirent par l'avenue Victor-Hugo pour
rentrer chez eux. Sous le porche, le Russe, qui devait remonter chez lui
par l'escalier de service, souhaita le bonsoir à ses compagnons; mais
Jules avait pris goût à l'éloquence un peu fantasque de cet homme, et il
le pria de venir à l'atelier pour y poursuivre l'entretien. Argensola
n'eut pas de peine à lui faire accepter cette invitation en parlant de
déboucher une certaine bouteille de vin fin qu'il gardait dans le buffet
de la cuisine. Ils montèrent donc tous les trois à l'atelier par
l'ascenseur et s'installèrent autour d'une petite table, près du balcon
aux fenêtres grandes ouvertes. Ils étaient dans la pénombre, le dos
tourné à l'intérieur de la pièce, et un énorme rectangle de bleu sombre,
criblé d'astres, surmontait les toits des maisons qu'ils avaient devant
eux; mais, dans la partie basse de ce rectangle, les lumières de la
ville donnaient au ciel des teintes sanglantes.

Tchernoff but coup sur coup deux verres de vin, en témoignant par des
claquements de langue son estime pour le cru. Pendant quelques minutes,
la majesté de la nuit tint les trois hommes silencieux; leurs regards,
sautant d'étoile en étoile, joignaient ces points lumineux par des
lignes idéales qui en faisaient des triangles, des quadrilatères,
diverses figures géométriques d'une capricieuse irrégularité. Parfois la
subite scintillation d'un astre accrochait leurs yeux et retenait leurs
regards dans une fixité hypnotique. Enfin le Russe, sans sortir de sa
contemplation, se versa un troisième verre de vin et dit:

--Que pense-t-on là-haut des terriens? Les habitants de ces astres
savent-ils qu'il a existé un Bismarck? Connaissent-ils la mission divine
de la race germanique?

Et il se mit à rire. Puis, après avoir considéré encore pendant quelques
instants cette sorte de brume rougeâtre qui s'étendait au-dessus des
toits:

--Dans quelques heures, ajouta-t-il sans la moindre transition, lorsque
le soleil se lèvera, on verra galoper à travers le monde les quatre
cavaliers ennemis des hommes. Déjà les chevaux malfaisants piaffent,
impatients de prendre leur course; déjà les sinistres maîtres se
concertent avant de sauter en selle.

--Et qui sont ces cavaliers? demanda Jules.

--Ceux qui précèdent la Bête.

Cette réponse n'était pas plus intelligible que les paroles qui
l'avaient précédée, et Jules pensa: «Il est gris.» Mais, par curiosité,
il interrogea de nouveau:

--Et quelle est cette Bête?

Le Russe parut surpris de la question. Il n'avait exprimé à haute voix
que la fin de ses rêvasseries, et il croyait les avoir communiquées à
ses compagnons depuis le début.

--C'est la Bête de l'Apocalypse, répondit-il.

Et d'abord il éprouva le besoin d'exprimer verbalement l'admiration que
lui inspirait l'halluciné de Pathmos. A deux mille ans d'intervalle, le
poète des visions grandioses et obscures exerçait encore de l'influence
sur le révolutionnaire mystique, niché au plus haut étage d'une maison
de Paris. Selon Tchernoff, il n'était rien que Jean n'eût pressenti, et
ses délires, inintelligibles au vulgaire, contenaient la prophétique
intuition de tous les grands événements humains.

Puis le Russe décrivit la Bête apocalyptique surgissant des profondeurs
de la mer. Elle ressemblait à un léopard; ses pieds étaient comme ceux
d'un ours et sa gueule comme celle d'un lion; elle avait sept têtes et
dix cornes, et sur les cornes dix diadèmes, et sur chacune des sept
têtes le nom d'un blasphème était écrit. L'évangéliste n'avait pas dit
ces noms, peut-être parce qu'ils variaient selon les époques et
changeaient à chaque millénaire, lorsque la Bête faisait une apparition
nouvelle; mais Tchernoff lisait sans peine ceux qui flamboyaient
aujourd'hui sur les têtes du monstre: c'étaient des blasphèmes contre
l'humanité, contre la justice, contre tout ce qui rend la vie tolérable
et douce. C'étaient, par exemple, des maximes comme celle-ci:

«La force prime le droit.»

«Le faible n'a pas droit à l'existence.»

«Pour être grand il faut être dur.»

--Mais les quatre cavaliers? interrompit Jules qui craignait de voir
Tchernoff s'égarer dans de nouvelles digressions.

--Vous ne vous rappelez pas ce que représentent les cavaliers? demanda
le Russe.

Et, cette fois, il daigna rafraîchir la mémoire de ses auditeurs.

Un grand trône était dressé, et celui qui y était assis paraissait de
jaspe, et un arc-en-ciel formait derrière sa tête comme un dais
d'émeraude. Autour du trône, il y avait vingt-quatre autres trônes
disposés en demi-cercle, et sur ces trônes vingt-quatre vieillards vêtus
d'habillements blancs et couronnés de couronnes d'or. Quatre animaux
énormes, couverts d'yeux et pourvus chacun de six ailes, gardaient le
grand trône.

Et les sceaux du livre du mystère étaient rompus par l'agneau en
présence de celui qui y était assis. Les trompettes sonnaient pour
saluer la rupture du premier sceau; l'un des animaux criait d'une voix
tonnante au poète visionnaire: «Regarde!» Et le premier cavalier
apparaissait sur un cheval blanc, et ce cavalier tenait à la main un
arc, et il avait sur la tête une couronne. Selon les uns c'était la
Conquête, selon d'autres c'était la Peste, et rien n'empêchait que ce
fût à la fois l'une et l'autre.

Au second sceau: «Regarde!», criait le second animal en roulant ses yeux
innombrables. Et du sceau rompu jaillissait un cheval roux, et le
cavalier qui le montait brandissait au-dessus de sa tête une grande
épée: c'était la Guerre. Devant son galop furieux la paix était bannie
du monde et les hommes commençaient à s'exterminer.

Au troisième sceau: «Regarde!», criait le troisième des animaux ailés.
Et c'était un cheval noir qui s'élançait, et celui qui le montait tenait
une balance à la main, pour peser les aliments des hommes: c'était la
Famine.

Au quatrième sceau: «Regarde!», criait le quatrième animal. Et c'était
un cheval de couleur blême qui bondissait, et celui qui était monté
dessus se nommait la Mort.

Et le pouvoir leur fut donné de faire périr les hommes par l'épée, par
la faim, par la peste et par les bêtes sauvages.

Tchernoff décrivait ces quatre fléaux comme s'il les avait vus de ses
yeux. Le cavalier du cheval blanc était vêtu d'un costume fastueux et
barbare; sa face d'Oriental se contractait atrocement, comme s'il se
délectait à renifler l'odeur des victimes. Tandis que son cheval
galopait, il tendait son arc pour décocher le fléau. Sur son épaule
sautait un carquois de bronze plein de flèches empoisonnées par les
germes de toutes les maladies.

Le cavalier du cheval roux brandissait son énorme espadon au-dessus de
sa chevelure ébouriffée par la violence de la course; il était jeune,
mais ses sourcils contractés et sa bouche serrée lui donnaient une
expression de férocité implacable. Ses vêtements, agités par
l'impétuosité du galop, laissaient apercevoir une musculature
athlétique.

Vieux, chauve et horriblement maigre, le troisième cavalier, à
califourchon sur la coupante échine du cheval noir, pressait de ses
cuisses décharnées les flancs maigres de l'animal et montrait
l'instrument qui symbolise la nourriture devenue rare et achetée au
poids de l'or.

Les genoux du quatrième cavalier, aigus comme des éperons, piquaient les
flancs du cheval blême; sa peau parcheminée laissait voir les saillies
et les creux du squelette; sa face de cadavre avait le rire sardonique
de la destruction; ses bras, minces comme des roseaux, maniaient une
faux gigantesque; à ses épaules anguleuses pendait un lambeau de suaire.

Et les quatre cavaliers entreprenaient une course folle, et leur funeste
chevauchée passait comme un ouragan sur l'immense foule des humains. Le
ciel obscurci prenait une lividité d'orage; des monstres horribles et
difformes volaient en spirales au-dessus de l'effroyable _fantasia_ et
lui faisaient une répugnante escorte. Hommes et femmes, jeunes et vieux
fuyaient, se bousculaient, tombaient par terre dans toutes les attitudes
de la peur, de l'étonnement, du désespoir; et les quatre coursiers
foulaient implacablement cette jonchée humaine sous les fers de leurs
sabots.

--Mais vous allez voir, dit Tchernoff. J'ai un livre précieux où tout
cela est figuré.

Et il se leva, sortit de l'atelier par une petite porte qui communiquait
avec l'escalier de service, revint au bout de quelques minutes avec le
livre. Ce volume, imprimé en 1511, avait pour titre: _Apocalypsis cum
figuris_, et le texte latin était accompagné de gravures. Ces gravures
étaient une œuvre de jeunesse exécutée par Albert Dürer, lorsqu'il
n'avait que vingt-six ans. Et, à la clarté d'une lampe apportée par
Argensola, ils contemplèrent l'estampe admirable qui représentait la
course furieuse des quatre cavaliers de l'Apocalypse.



V

PERPLEXITÉS ET DÉSARROI


Lorsque Marcel Desnoyers dut se convaincre que la guerre était
inévitable, son premier mouvement fut de stupeur. L'humanité était donc
devenue folle? Comment une guerre était-elle possible avec tant de
chemins de fer, tant de bateaux marchands, tant de machines
industrielles, tant d'activité déployée à la surface et dans les
entrailles de la terre? Les nations allaient se ruiner pour toujours. Le
capital était le maître du monde, et la guerre le tuerait; mais
elle-même ne tarderait pas à mourir, faute d'argent. L'âme de cet homme
d'affaires s'indignait à penser qu'une absurde aventure dissiperait des
centaines de milliards en fumée et en massacres.

D'ailleurs la guerre ne signifiait pour lui qu'un désastre à brève
échéance. Il n'avait pas foi en son pays d'origine: la France avait
fait son temps. Ceux qui triomphaient aujourd'hui, c'étaient les peuples
du Nord, surtout cette Allemagne qu'il avait vue de près et dont il
avait admiré la discipline et la rude organisation. Que pouvait faire
une république corrompue et désorganisée contre l'empire le plus solide
et le plus fort de la terre? «Nous allons à la mort, pensait-il. Ce sera
pis qu'en 1870.»

L'ordre et l'entrain avec lequel les Français accouraient aux armes et
se convertissaient en soldats, l'étonnèrent prodigieusement et
diminuèrent un peu son pessimisme. La masse de la population était bonne
encore; le peuple avait conservé sa valeur d'autrefois; quarante-quatre
ans de soucis et d'alarmes avaient fait refleurir les anciennes vertus.
Mais les chefs? Où étaient les chefs qui conduiraient les soldats à la
victoire?

Cette question, tout le monde se la posait. L'anonymat du régime
démocratique et l'inaction de la paix avaient tenu le pays dans une
complète ignorance des généraux qui commanderaient les armées. On voyait
bien ces armées se former d'heure en heure, mais on ne savait à peu près
rien du commandement. Puis un nom commença à courir de bouche en bouche:
«Joffre... Joffre....» Mais ce nom nouveau ne représentait rien pour
ceux qui le prononçaient. Les premiers portraits du généralissime qui
parurent aux vitrines des boutiques, attirèrent une foule curieuse.
Marcel contempla longuement un de ces portraits et finit par se dire à
lui-même: «Il a l'air d'un brave homme.»

Cependant les événements se précipitaient et, peu à peu, Marcel subit la
contagion de l'enthousiasme populaire. Il vécut, lui aussi, dans la rue,
attiré par le spectacle de la foule des civils saluant la foule des
militaires qui se rendaient à leur poste.

Le soir, sur les boulevards, il assistait au passage des manifestations.
Le drapeau tricolore ondulait à la lumière des lampes électriques; sur
la chaussée, la masse des gens s'ouvrait devant lui, en applaudissant et
en poussant des vivats. Toute l'Europe, à l'exception des deux empires
centraux, défilait à travers Paris; toute l'Europe saluait spontanément
de ses acclamations la France en péril. Les drapeaux des diverses
nations déployaient dans l'air toutes les couleurs de l'arc-en-ciel,
suivis par des Russes aux yeux clairs et mystiques, par des Anglais qui,
tête découverte, entonnaient des chants d'une religieuse gravité, par
des Grecs et des Roumains au profil aquilin, par des Scandinaves blancs
et roses, par des Américains du Nord enflammés d'un enthousiasme un peu
puéril, par des Juifs sans patrie, amis du pays des révolutions
égalitaires, par des Italiens fiers comme un chœur de ténors héroïques,
par des Espagnols et des Sud-Américains infatigables à crier bravo. Ces
manifestants étrangers étaient, soit des étudiants et des ouvriers venus
en France pour s'instruire dans les écoles et dans les fabriques, soit
des fugitifs à qui Paris donnait l'hospitalité après qu'une guerre ou
une révolution les avait chassés de chez eux. Les cris qu'ils poussaient
n'avaient aucune signification officielle; chacun de ces hommes agissait
par élan personnel, par désir de témoigner son amour à la République. A
ce spectacle le vieux Marcel éprouvait une irrésistible émotion et se
disait que la France était donc encore quelque chose dans le monde,
puisqu'elle continuait à exercer sur les autres peuples une influence
morale et que ses joies ou ses douleurs intéressaient l'humanité tout
entière.

Dans la journée, Marcel allait à la gare de l'Est. La foule des curieux
se pressait contre les grilles, débordait et s'allongeait jusque dans
les rues adjacentes. Cette gare, en passe d'acquérir l'importance d'un
lieu historique, ressemblait un peu à un tunnel trop étroit où un fleuve
aurait essayé de s'engouffrer avec de grands heurts et de grands remous.
C'était de là qu'une partie de la France armée s'élançait vers les
champs de bataille de la frontière. Par les diverses portes entraient
des milliers et des milliers de cavaliers à la poitrine bardée de fer et
à la tête casquée, rappelant les paladins du moyen âge; d'énormes
caisses qui servaient de cages aux condors de l'aéronautique; des files
de canons longs et minces, peints en gris, protégés par des plaques
d'acier, plus semblables à des instruments astronomiques qu'à des outils
de mort; des multitudes et des multitudes de képis rouges, qui se
mouvaient au rythme de la marche; d'interminables rangées de fusils, les
uns noirs et donnant l'idée de lugubres cannaies, les autres surmontés
de claires baïonnettes et pareils à des champs d'épis radieux. Sur ces
moissons d'acier les drapeaux des régiments palpitaient comme des
oiseaux au plumage multicolore: le corps blanc, une aile bleue, une aile
rouge, et la pique de la hampe pour bec de bronze.

Le matin du quatrième jour de la mobilisation, Marcel eut l'idée d'aller
voir son menuisier Robert. C'était un robuste garçon qui, disait-il,
«s'était émancipé de la tyrannie patronale» et qui travaillait chez lui.
Une pièce en sous-sol lui servait à la fois de logis et d'atelier. Sa
compagne, qu'il appelait «son associée», s'occupait du ménage et élevait
un bambin sans cesse pendu à ses jupes. Marcel avait pris en amitié cet
ouvrier habile, qui était venu souvent mettre en place, dans
l'appartement de l'avenue Victor-Hugo, les nouvelles acquisitions faites
à l'Hôtel des Ventes, et qui, pour l'arrangement des meubles, se prêtait
de bonne grâce aux goûts changeants et aux caprices parfois un peu
bizarres du millionnaire.

Dans le petit atelier, Marcel trouva son menuisier vêtu d'un veston et
de larges pantalons de panne, chaussé de souliers à clous, et portant
plusieurs petits drapeaux et cocardes piqués aux revers de son veston.
Robert avait la casquette sur l'oreille et semblait prêt à partir.

--Vous venez trop tard, patron, dit l'ouvrier au visiteur. On va fermer
la boutique. Le maître de ces lieux a été mobilisé, et dans quelques
heures il sera incorporé à son régiment.

Ce disant, il montrait du doigt un papier manuscrit collé sur la porte,
à l'instar des affiches imprimées mises aux devantures de nombreux
établissements parisiens, pour annoncer que le patron et les employés
avaient obéi à l'ordre de mobilisation.

Jamais il n'était venu à l'esprit de Marcel que son menuisier pût se
transformer en soldat. Cet homme était rebelle à toute autorité; il
haïssait les _flics_, c'est-à-dire les policiers de Paris, et, dans
toutes les émeutes, il avait échangé avec eux des coups de poing et des
coups de canne. Le militarisme était sa bête noire; dans les meetings
tenus pour protester contre la servitude de la caserne, il avait figuré
parmi les manifestants les plus tapageurs. Et c'était ce révolutionnaire
qui partait pour la guerre avec la meilleure volonté du monde, sans
qu'il lui en coûtât le moindre effort!

A la stupéfaction de Marcel, Robert parla du régiment avec enthousiasme.

--Je crois en mes idées comme auparavant, patron; mais la guerre est la
guerre et elle enseigne beaucoup de choses, entre autres celle-ci: que
la liberté a besoin d'ordre et de commandement. Il est indispensable que
quelqu'un dirige et que les autres obéissent; qu'ils obéissent par
volonté libre, par consentement réfléchi, mais qu'ils obéissent. Quand
la guerre éclate, on voit les choses autrement que lorsqu'on est
tranquille chez soi et qu'on vit à sa guise.

La nuit où Jaurès fut assassiné, il avait rugi de colère, déclarant que
la matinée du lendemain vengerait cette mort. Il était allé trouver les
membres de sa section, pour savoir ce qu'ils projetaient de faire contre
les bourgeois. Mais la guerre était imminente et il y avait dans l'air
quelque chose qui s'opposait aux luttes civiles, qui reléguait dans
l'oubli les griefs particuliers, qui réconciliait toutes les âmes dans
une aspiration commune. Aucun mouvement séditieux ne s'était produit.

--La semaine dernière, reprit-il, j'étais antimilitariste. Comme ça me
paraît loin! Certes je continue à aimer la paix, à exécrer la guerre, et
tous les camarades pensent comme moi. Mais les Français n'ont provoqué
personne, et on les menace, on veut les asservir. Devenons donc des
bêtes féroces, puisqu'on nous y oblige, et, pour nous défendre,
demeurons tous dans le rang, soumettons-nous tous à la consigne. La
discipline n'est pas brouillée avec la Révolution. Souvenez-vous des
armées de la première République: tous citoyens, les généraux comme les
soldats; et pourtant Hoche, Kléber et les autres étaient de rudes
compères qui savaient commander et imposer l'obéissance. Nous allons
faire la guerre à la guerre; nous allons nous battre pour qu'ensuite on
ne se batte plus.

Puis, comme si cette affirmation ne lui paraissait pas assez claire:

--Nous nous battrons pour l'avenir, insista-t-il, nous mourrons pour que
nos petits-enfants ne connaissent plus une telle calamité. Si nos
ennemis triomphaient, ce qui triompherait avec eux, ce serait le
militarisme et l'esprit de conquête. Ils s'empareraient d'abord de
l'Europe, puis du reste du monde. Plus tard, ceux qu'ils auraient
dépouillés se soulèveraient contre eux, et ce seraient des guerres à
n'en plus finir. Nous autres, nous ne songeons point à des conquêtes; si
nous désirons récupérer l'Alsace et la Lorraine, c'est parce qu'elles
nous ont appartenu jadis et que leurs habitants veulent redevenir
Français. Voilà tout. Nous n'imiterons pas nos ennemis; nous
n'essayerons pas de nous approprier des territoires; nous ne
compromettrons pas par nos convoitises la tranquillité du monde.
L'expérience que nous avons faite avec Napoléon nous suffit, et nous
n'avons aucune envie de recommencer l'aventure. Nous nous battrons pour
notre sécurité et pour celle du monde, pour la sauvegarde des peuples
faibles. S'il s'agissait d'une guerre d'agression, d'orgueil, de
conquête, nous nous souviendrions de notre antimilitarisme; mais il
s'agit de nous défendre, et nos gouvernants sont innocents de ce qui se
passe. On nous attaque; notre devoir à tous est de marcher unis.

Robert, qui était anticlérical, montrait une tolérance, une largeur
d'idées qui embrassait l'humanité tout entière. La veille, il avait
rencontré à la mairie de son quartier un réserviste qui, incorporé dans
le même régiment, allait partir avec lui, et un coup d'œil lui avait
suffi pour reconnaître que c'était un curé.

--Moi, lui avait-il dit, je suis menuisier de mon état. Et vous,
camarade... vous travaillez dans les églises?

Il avait employé cet euphémisme pour que le prêtre ne pût attribuer à
son interlocuteur quelque intention blessante. Et les deux hommes
s'étaient serré la main.

--Je ne suis pas pour la calotte, expliqua Robert à Marcel Desnoyers.
Depuis longtemps nous sommes en froid, Dieu et moi. Mais il y a de
braves gens partout, et, dans un moment comme celui-ci, les braves gens
doivent s'entendre. N'est-ce pas votre avis, patron?

Ces propos rendirent Marcel pensif. Un homme comme cet ouvrier, qui
n'avait aucun bien matériel à défendre et qui était l'adversaire des
institutions existantes, allait gaillardement affronter la mort pour un
idéal généreux et lointain; et cet homme, en faisant cela, n'hésitait
pas à sacrifier ses idées les plus chères, les convictions que
jusqu'alors il avait caressées avec amour; tandis que lui, le
millionnaire, qui était un des privilégiés de la fortune et qui avait à
défendre tant de biens précieux, ne savait que s'abandonner au doute et
à la critique!...

Dans l'après-midi, Marcel rencontra son menuisier près de l'Arc de
Triomphe. Robert faisait partie d'un groupe d'ouvriers qui semblaient
être du même métier que lui, et ce groupe partait en compagnie de
beaucoup d'autres qui représentaient à peu près toutes les classes de la
société: des bourgeois bien vêtus, des jeunes gens fins et anémiques,
des plumitifs à la face pâle et aux grosses lunettes, des prêtres jeunes
qui souriaient avec une légère malice, comme s'ils se trouvaient
compromis dans une escapade. A la tête de ce troupeau humain marchait un
sergent; à l'arrière-garde, plusieurs soldats, le fusil sur l'épaule. Un
rugissement musical, une mélopée grave et menaçante s'élevait de cette
phalange aux bras ballants, aux jambes qui s'ouvraient et se fermaient
comme des compas. En avant les réservistes!

Robert entonnait avec énergie le refrain guerrier. En dépit de son
vêtement de panne et de sa musette de toile, il avait le même aspect
grandiose que les figures de Rude dans le bas-relief du Départ. Son
«associée» et son petit garçon trottaient à côté de lui, pour lui faire
la conduite jusqu'à la gare. Le châtelain suivit d'un œil respectueux
cet homme qui lui paraissait extraordinairement grandi par le seul fait
d'appartenir à ce torrent humain; mais dans ce respect il y avait aussi
quelque malaise, et, en regardant son menuisier, il éprouvait une sorte
d'humiliation.

Marcel voyait tout son passé se dresser devant lui avec une netteté
étrange, comme si une brise soudaine eût dissipé les brouillards qui
jusqu'alors l'enveloppaient d'ombre. Cette terre de France, aujourd'hui
menacée, était son pays natal. Quinze siècles d'histoire avaient
travaillé pour son bien à lui, pour qu'en arrivant au monde il y jouît
de commodités et de progrès que n'avaient point connus ses ancêtres.
Maintes générations de Desnoyers avaient préparé l'avènenement de Marcel
Desnoyers à l'existence en bataillant sur cette terre, en la défendant
contre les ennemis; et c'était à cela qu'il devait le bonheur d'être né
dans une patrie libre, d'appartenir à un peuple maître de ses destinées,
à une famille affranchie de la servitude. Et, quand son tour était venu
de continuer cet effort, quand ç'avait été à lui de procurer le même
bien aux générations à venir, il s'était dérobé comme un débiteur qui
refuse de payer sa dette. Tout homme qui naît a des obligations envers
son pays, envers le groupe humain au milieu duquel il est né, et, le cas
échéant, il a le devoir précis de s'acquitter de ces obligations avec
ses bras et même par le sacrifice de sa personne. Or, en 1870, Marcel,
au lieu de remplir son devoir de débiteur, avait pris la fuite, avait
trahi sa nation et ses pères. Cela lui avait réussi, puisqu'il avait
acquis des millions à l'étranger; mais n'importe: il y a des fautes que
les millions n'effacent pas, et l'inquiétude de sa conscience lui en
donnait aujourd'hui la preuve. A la vue de tous ces Français qui se
levaient en masse pour défendre leur patrie, il se sentait pris de
honte; devant les vétérans de 1870 qui montraient fièrement à leur
boutonnière le ruban vert et noir et qui avaient sans doute participé
aux privations du siège de Paris et aux défaites héroïques, il
pâlissait. En vain cherchait-il des raisons pour apaiser son tourment
intérieur; en vain se disait-il que les deux époques étaient bien
différentes, qu'en 1870 l'Empire était impopulaire, qu'alors la nation
était divisée, que tout était perdu. Le souvenir d'un mot célèbre se
représentait malgré lui à sa mémoire comme une obsession: «Il restait la
France!»

Un moment, l'idée lui vint de s'engager en qualité de volontaire et de
partir comme son menuisier, la musette au flanc, mêlé à un peloton de
futurs soldats. Mais quels services pourrait-il rendre? Il avait beau
être robuste encore; il avait dépassé la soixantaine, et, pour être
soldat, il faut être jeune. Tout le monde est capable de tirer un coup
de fusil, et le courage ne lui manquait pas pour se battre; mais le
combat n'est qu'un incident de la lutte. Ce qu'il y a de pénible et
d'accablant, ce sont les opérations qui précèdent le combat, les marches
interminables, les rigueurs de la température, les nuits passées à la
belle étoile, le labeur de remuer la terre, d'ouvrir les tranchées, de
charger les chariots, de supporter la faim et la soif. Non, il était
trop tard pour qu'il pût s'acquitter de sa dette de cette manière-là.

Et il n'avait pas même la douloureuse, mais noble satisfaction qu'ont
les autres pères, trop vieux pour offrir leurs services personnels à la
patrie, de lui donner leurs fils comme défenseurs. Son fils, à lui,
n'était pas Français et n'avait pas à répondre de la dette paternelle.
Marcel, ayant eu le tort de fonder sa famille à l'étranger, n'avait pas
le droit, dans les présentes circonstances, de demander à Jules de faire
ce que lui-même n'avait pas fait jadis. L'une des conséquences les plus
pénibles de la faute ancienne était que le père et le fils fussent de
nationalités différentes. Cela ne constituait-il pas en quelque sorte
une seconde trahison et une récidive d'apostasie?

Voilà pourquoi, les jours suivants, beaucoup de mobilisés pauvrement
vêtus, qui se rendaient seuls aux gares, rencontrèrent un vieux monsieur
qui les arrêtait avec timidité, qui leur glissait dans la main un
billet de vingt francs et qui s'éloignait aussitôt, tandis qu'ils le
regardaient avec des yeux ébahis. Des ouvrières en larmes, qui venaient
de dire adieu à leurs hommes, virent le même vieux monsieur sourire aux
petits enfants qui marchaient à côté d'elles, caresser les joues des
bambins, puis s'en aller très vite en laissant dans la menotte d'un des
marmots une pièce de cent sous.

Marcel, qui n'avait jamais fumé, se mit à fréquenter les débits de
tabac. Il en sortait les mains et les poches pleines, pour combler de
cigarettes et de cigares le premier soldat qu'il rencontrait.
Quelquefois le favorisé souriait courtoisement, remerciait par une
phrase qui dénotait l'éducation supérieure, et repassait le cadeau à un
camarade dont la capote était aussi grossière et aussi mal coupée que la
sienne. Le service obligatoire était cause de ces petites erreurs.

Pour se donner l'amère volupté d'aviver son remords, Marcel continuait à
venir souvent rôder aux alentours de la gare de l'Est. Comme le gros des
troupes opérait maintenant sur la frontière, ce n'étaient plus des
bataillons entiers qui s'y embarquaient; mais pourtant l'animation y
était encore grande. Jour et nuit, quantité de soldats affluaient, soit
isolément, soit par groupes: réservistes sans uniformes qui rejoignaient
leurs régiments, officiers occupés jusqu'alors à l'organisation de
l'arrière, compagnies armées qui allaient remplir les vides déjà
ouverts par la mort.

Une fois, Marcel suivit longtemps des yeux un sous-lieutenant de réserve
qui arrivait accompagné de son père. Les deux hommes s'arrêtèrent au
barrage d'agents qui empêchait les civils d'entrer dans la gare. Le père
avait à la boutonnière le ruban vert et noir, cette décoration que le
millionnaire n'avait pas le droit de porter. C'était un vieillard grand,
maigre, qui se tenait très droit et qui affectait la froideur
impassible. Il dit seulement à son fils:

--Adieu, mon enfant. Porte-toi bien.

--Adieu, mon père.

Le jeune homme souriait comme un automate, et le vieillard évitait de le
regarder. Après cet échange de mots insignifiants, le père tourna le
dos; puis, chancelant comme un homme ivre, il se réfugia au coin le plus
obscur de la terrasse d'un petit café, où il cacha sa face dans ses
mains pour dissimuler sa douleur. Et Marcel Desnoyers envia cette
douleur.

Une autre fois, il vit une bande d'ouvriers mobilisés qui arrivaient en
chantant, en se poussant, en montrant par l'exubérance de leur gaîté
qu'ils avaient fait de trop fréquentes stations chez les marchands de
vin. L'un d'eux tenait par la main une petite vieille qui marchait à
côté de lui, sereine, les yeux secs, avec un visible effort pour
paraître gaie. Mais, lorsqu'elle eut embrassé son garçon sans verser
une larme, lorsqu'elle l'eut suivi des yeux à travers la vaste cour et
vu disparaître avec les autres par les immenses portes vitrées de la
gare, soudain sa physionomie changea comme si un masque eût été enlevé
de son visage, une sauvage douleur succéda à la gaîté factice, et la
malheureuse femme, se tournant du côté où elle croyait qu'était
l'Allemagne, s'écria, les poings serrés, avec une fureur homicide:

--Ah! brigand!... brigand!...

L'imprécation maternelle s'adressait au personnage dont elle avait vu le
portrait dans les journaux illustrés: moustaches aux pointes insolentes,
bouche à la denture de loup, sourire tel que dut l'avoir l'homme des
cavernes préhistoriques. Et Marcel Desnoyers envia cette colère.

Depuis le rendez-vous donné à la Chapelle expiatoire, Jules n'avait pas
revu Marguerite. Celle-ci lui avait écrit qu'elle ne pouvait abandonner
sa mère un seul instant. La pauvre femme avait eu le cœur déchiré à
l'idée du prochain départ de son fils, officier d'artillerie de réserve,
qui devait rejoindre sa batterie d'un moment à l'autre. D'abord, lorsque
la guerre était encore douteuse, elle avait beaucoup pleuré; mais, une
fois la catastrophe devenue certaine, elle avait séché ses pleurs, avait
voulu, malgré le mauvais état de sa santé, préparer elle-même la
cantine de son fils; et, au moment de la séparation, elle s'était
contentée de lui dire: «Adieu, mon enfant. Sois prudent, mais accomplis
ton devoir.» Pas une larme, pas une défaillance. Marguerite avait
accompagné son frère à la gare, et, lorsqu'elle était rentrée à la
maison, elle avait trouvé la vieille mère assise dans son fauteuil,
blême, farouche, évitant de parler de son propre fils, mais s'apitoyant
sur ses amies dont les fils étaient partis à l'armée, comme si celles-là
seulement connaissaient la torture du départ. Dans un post-scriptum,
Marguerite promettait à Jules de lui donner un nouveau rendez-vous la
semaine suivante.

En attendant, Jules fut d'une humeur détestable. A l'ennui de ne pas
voir Marguerite s'ajoutait l'ennui de ne pouvoir, à cause du
_moratorium_, toucher le chèque de quatre cent mille francs qu'il avait
rapporté de l'Argentine. Possesseur de cette somme considérable, il
était presque à court d'argent, puisque les banques refusaient de la lui
payer. Quant à Argensola, il ne s'embarrassait guère de cette pénurie et
savait trouver tout ce qu'il fallait pour les besoins du ménage. Son
centre d'inépuisable ravitaillement était à l'avenue Victor-Hugo. La
mère de Jules,--comme beaucoup d'autres maîtresses de maison, qui, en
prévision d'un siège possible, dévalisaient les magasins de comestibles
afin de se prémunir contre la disette future,--avait accumulé les
approvisionnements pour des mois et des mois. C'était chez elle que le
bohème allait se fournir de vivres: grandes boîtes de viande de
conserve, pyramides de pots débordant de mangeaille, sacs gonflés de
légumes secs. A chacune de ses visites, Argensola rapportait d'amples
provisions de bouche et ne négligeait pas non plus de faire d'abondants
emprunts à la cave de Marcel. Puis, quand il avait étalé sur une table
de l'atelier les boîtes de viande, les pyramides de pots, les sacs de
légumes qui constituaient la partie solide de son butin:

--_Ils_ peuvent venir! disait-il à Jules en lui faisant passer la revue
de ces munitions de guerre. Nous sommes prêts à _les_ recevoir.

Le soin d'augmenter le stock de vivres et la chasse aux nouvelles
étaient les deux fonctions qui absorbaient tout le temps de l'aimable
parasite. Chaque jour, il achetait dix, douze, quinze journaux: les uns,
parce qu'ils étaient réactionnaires et que c'était un plaisir de voir
enfin tous les Français unis; les autres, parce qu'ils étaient radicaux
et qu'à ce titre ils devaient être mieux informés des faits parvenus à
la connaissance du Gouvernement. Ces feuilles paraissaient le matin, à
midi, à trois heures, à cinq heures du soir. Une demi-heure de retard
dans la publication inspirait de grandes espérances au public, qui
s'imaginait alors trouver en «dernière heure» de stupéfiantes nouvelles.
On s'arrachait les suppléments. Il n'était personne qui n'eût les
poches bourrées de papiers et qui n'attendît avec impatience l'occasion
de les emplir encore davantage. Et pourtant toutes ces feuilles disaient
à peu près la même chose.

Argensola eut la sensation d'une âme neuve qui se formait en lui: âme
simple, enthousiaste et crédule, capable d'admettre les bruits les plus
invraisemblables; et il devinait l'existence de cette même âme chez tous
ceux qui l'entouraient. Par moments, son ancien esprit critique faisait
mine de se cabrer; mais le doute était repoussé aussitôt comme quelque
chose de honteux. Il vivait dans un monde nouveau, et il lui semblait
naturel qu'il y arrivât des prodiges. Il commentait avec une puérile
allégresse les récits fantastiques des journaux: combats d'un peloton de
Français ou de Belges contre des régiments entiers qui prenaient la
fuite; miracles accomplis par le canon de 75, un vrai joyau; charges à
la baïonnette, qui faisaient courir les Allemands comme des lièvres dès
que les clairons avaient sonné; inefficacité de l'artillerie ennemie,
dont les obus n'éclataient pas. Il trouvait naturel et rationnel que la
petite Belgique triomphât de la colossale Allemagne: c'était la
répétition de la lutte de David et de Goliath, lutte rappelée par lui
avec toutes les images et toutes les métaphores qui, depuis trente
siècles, ont servi à décrire cette rencontre inégale. Il avait la
mentalité d'un lecteur de romans de chevalerie, qui éprouve une
déception lorsque le héros du livre ne pourfend pas cent ennemis d'un
seul coup d'épée.

L'intervention de l'Angleterre lui fit imaginer un blocus qui réduirait
soudain les empires du centre à une famine effroyable. La flotte tenait
à peine la mer depuis dix jours, et déjà il se représentait l'Allemagne
comme un groupe de naufragés mourant de faim sur un radeau. La France
l'enthousiasmait, et cependant il avait plus de confiance encore dans la
Russie. «Ah! les cosaques!» Il parlait d'eux comme d'amis intimes; il
décrivait le galop vertigineux de ces cavaliers non moins insaisissables
que des fantômes, et si terribles que l'ennemi ne pouvait les regarder
en face. Chez le concierge de la maison et dans plusieurs boutiques de
la rue, on l'écoutait avec tout le respect dû à un étranger qui, en
cette qualité, doit connaître mieux qu'un autre les choses étrangères.

--Les cosaques régleront les comptes de ces bandits, déclarait-il avec
une imperturbable assurance. Avant un mois ils seront à Berlin.

Et les auditeurs, pour la plupart femmes, mères ou épouses de soldats
partis à la guerre, approuvaient modestement, mus par l'irrésistible
désir, commun à tous les hommes, de mettre leur espérance en quelque
chose de lointain et de mystérieux. Les Français défendraient leur pays,
reconquerraient même les territoires perdus; mais ce seraient les
cosaques qui porteraient aux ennemis le coup de grâce, ces cosaques dont
tout le monde s'entretenait et que personne n'avait jamais vus.

Quant à Jules, il attendait toujours le rendez-vous promis par
Marguerite. Elle le lui donna enfin au jardin du Trocadéro. Ce qui
frappa l'amoureux, après les premières paroles échangées, ce fut de voir
à Marguerite une sorte de distraction persistante. Elle parlait avec
lenteur et s'arrêtait quelquefois au milieu d'une phrase, comme si son
esprit était préoccupé d'autre chose que de ce qu'elle disait. Pressée
par les questions de Jules, qui s'étonnait et s'irritait même un peu de
ces absences passagères, elle se décida enfin à répondre:

--C'est plus fort que moi. Depuis que j'ai reconduit mon frère à la
gare, un souvenir me hante. Je m'étais bien promis de ne pas t'ennuyer
avec cette histoire; mais il m'est impossible de la chasser de mon
esprit. Plus je m'efforce de n'y point penser, plus j'y pense.

Sur l'invitation de Jules, qui, à vrai dire, aurait mieux aimé causer
d'autre chose, mais qui pourtant comprenait et excusait cette obsession,
elle lui fit le récit du départ de l'officier d'artillerie. Elle avait
accompagné son frère jusqu'à la gare de l'Est, et elle avait été obligée
de prendre congé de lui à la porte extérieure, parce que les sentinelles
interdisaient au public d'aller plus loin. Là, elle avait eu le cœur
serré d'une extraordinaire angoisse, mais aussi d'un noble orgueil.
Jamais elle n'aurait cru qu'elle aimât tant son frère.

--Il était si beau dans son uniforme de lieutenant! ajouta-t-elle.
J'étais si fière de l'accompagner, si fière de lui donner le bras. Il me
paraissait un héros.

Cela dit, elle se tut, de l'air de quelqu'un qui aurait encore quelque
chose à dire, mais qui craindrait de parler; et finalement elle se
décida à continuer son récit. Au moment où elle donnait à son frère un
dernier baiser, elle avait eu une grande surprise et une grande émotion.
Elle avait aperçu son mari Laurier, habillé, lui aussi, en officier
d'artillerie, qui arrivait avec un homme de peine portant sa valise.

--Laurier soldat? interrompit Jules d'une voix sarcastique. Le pauvre
diable! Quel aspect ridicule il devait avoir!

Cette ironie avait quelque chose de lâche, dont il sentit lui-même
l'inconvenance à l'égard d'un homme qui accomplissait son devoir de
citoyen; mais il était irrité de ce que Marguerite parlait de son mari
sans aigreur. Elle hésita une seconde à répondre; puis l'instinct de
sincérité fut le plus fort, et elle dit:

--Non, il n'avait pas mauvaise apparence.... Il n'était plus le même, et
d'abord je ne le reconnaissais point.... Il fit quelques pas vers mon
frère pour le saluer; mais, quand il me vit, il continua son chemin en
détournant les yeux.... Il est parti seul, sans qu'une main amie ait
serré la sienne.... Je ne puis m'empêcher d'avoir pitié de lui....

Son instinct féminin l'avertit sans doute qu'elle avait trop parlé, et
elle changea brusquement de conversation.

--Quel bonheur, ajouta-t-elle, que tu sois étranger! Toi, tu n'es pas
obligé d'aller à la guerre. La seule idée de te perdre me donne le
frisson....

Elle avait dit cela sincèrement, sans prendre garde que, tout à l'heure,
elle exprimait une tendre admiration pour son frère devenu soldat. Jules
fut blessé de cette contradiction et accueillit avec mauvaise humeur ce
témoignage d'amour. Elle le considérait donc comme un être délicat et
fragile, qui n'était bon qu'à être adoré par les femmes? Il sentit
qu'entre Marguerite et lui s'était interposé quelque chose qui les
séparait l'un de l'autre et qui deviendrait vite un obstacle
insurmontable. Tous deux éprouvèrent une gêne, et spontanément, sans
protestation et sans regret, ils abrégèrent l'entrevue.

A un autre rendez-vous, elle lui fit part d'une nouvelle assez étrange.
Désormais, ils ne pourraient plus se voir que le dimanche, parce qu'en
semaine elle serait obligée d'assister à ses cours.

--A tes cours? lui demanda Jules, étonné. Quelles savantes études as-tu
donc entreprises?

Ce ton moqueur agaça la jeune femme qui répondit vivement:

--J'étudie pour être infirmière. J'ai commencé lundi dernier. On a
organisé un enseignement pour les dames et les jeunes filles. Je
souffrais d'être inutile; j'ai voulu devenir bonne à quelque chose....
Permets-tu que je te dise toute ma pensée? Eh bien, jusqu'à présent,
j'ai mené une vie qui ne servait à rien, ni aux autres ni à moi-même. La
guerre a changé mes sentiments. Il me semble que c'est un devoir pour
chacun de se rendre utile à ses semblables et que, surtout dans des
circonstances comme celles-ci, on n'a plus le droit de songer à ses
propres jouissances.

Jules regarda Marguerite avec stupeur. Quel travail mystérieux avait
bien pu s'accomplir dans cette petite tête qui jusqu'alors ne s'était
occupée que d'élégances et de plaisirs? D'ailleurs, la gravité de la
situation n'avait pas détruit l'aimable coquetterie chez la jeune femme,
qui ajouta en riant:

--Et puis, tu sais, le costume des infirmières est délicieux: la robe
toute blanche, le bonnet qui laisse voir les boucles de la chevelure, la
cape bleue qui contraste gentiment avec la blancheur de la robe. Un
costume qui tient à la fois de la religieuse et de la grande dame. Tu
verras comme je serai jolie!

Mais, après ce bref retour de frivolité mondaine, elle exprima de
nouveau les idées généreuses qui avaient fleuri dans son âme légère et
charmante. Elle éprouvait un besoin de sacrifice; elle avait hâte de
connaître de près les souffrances des humbles, de prendre sa part de
toutes les misères de la chair malade. La seule chose dont elle avait
peur, c'était que le sang-froid vînt à lui manquer, lorsqu'elle aurait à
mettre en pratique ses connaissances d'infirmière. La vue du sang, la
mauvaise odeur des blessures, le pus des plaies ouvertes ne lui
soulèveraient-ils pas le cœur? Mais non! Le temps était passé d'avoir
des répugnances de femmelette; aujourd'hui le courage s'imposait à tout
le monde. Elle serait un soldat en jupons; elle oserait regarder la
douleur en face; elle mettrait son bonheur et son honneur à défendre
contre la mort les pauvres victimes de la guerre. S'il le fallait, elle
irait jusque sur les champs de bataille, et elle aurait la force d'y
charger un blessé sur ses épaules pour le rapporter à l'ambulance.

Jules ne la reconnaissait plus. Était-ce vraiment Marguerite qui parlait
ainsi? Cette femme qui jusqu'alors avait eu en horreur d'accomplir le
moindre effort physique, se préparait maintenant avec une frémissante
ardeur aux besognes les plus rudes, se croyait assez forte pour vaincre
tous les dégoûts qu'inspirent inévitablement les pestilences des
hôpitaux, ne s'effrayait pas à l'idée d'aller aux premières lignes avec
les combattants et d'y affronter la mort.

A un troisième rendez-vous, elle lut à Jules une lettre que son frère
lui avait envoyée des Vosges. Il y parlait de Laurier plus que de
lui-même. Les deux officiers appartenaient à des batteries différentes;
mais ces batteries étaient de la même division, et ils avaient pris part
ensemble à plusieurs combats. Le frère de Marguerite ne cachait pas
l'admiration qu'il ressentait pour son beau-frère. Cet ingénieur
tranquille et taciturne avait vraiment l'étoffe d'un héros; tous les
officiers qui avaient vu Laurier à l'œuvre avaient de lui la même
opinion. Cet homme affrontait la mort avec autant de calme que s'il eût
été à diriger encore sa fabrique des environs de Paris; il réclamait
toujours le poste le plus dangereux, celui d'observateur, et il se
glissait le plus près possible des positions ennemies, afin de
surveiller et de rectifier l'exactitude du tir. Jeudi dernier, un obus
allemand avait démoli la maison sous le toit de laquelle il se cachait;
sorti indemne d'entre les décombres, il avait aussitôt rajusté son
téléphone et s'était installé tranquillement dans les branches d'un
arbre, pour continuer son service. Sa batterie, découverte par les
aéroplanes ennemis au cours d'un combat défavorable, avait reçu les feux
concentrés de l'artillerie adverse, et un quart d'heure avait suffi pour
que la plus grande partie du personnel fût mise hors de combat: le
capitaine et plusieurs servants tués, les autres officiers et presque
tous les hommes blessés. Alors Laurier, prenant le commandement sous
une pluie de mitraille, avait continué le feu avec quelques artilleurs
encore valides et avait réussi à couvrir la retraite d'un bataillon.
Deux fois déjà il avait été cité à l'ordre du jour, et il obtiendrait
bientôt la croix de la légion d'honneur.

Ce chaleureux éloge de Laurier ne fut pas du goût de Jules, qui
pourtant, cette fois, eut le bon goût de s'abstenir de toute
protestation, mais qui fit involontairement la grimace. Marguerite
surprit cette expression fugitive de mécontentement et crut devoir
réparer son imprudence.

--Tu n'es pas fâché que je t'aie lu cette lettre? demanda-t-elle. Si je
te l'ai lue, c'est parce que je ne veux rien te cacher. Je ne comprends
pas ta mine jalouse. Tu sais bien que je n'aime pas, que je n'ai jamais
aimé mon mari. Est-ce une raison pour ne point lui rendre justice? Je me
réjouis de ses prouesses comme si c'étaient celles d'un ami de ma
famille, d'un monsieur que j'aurais connu dans le monde. Tu te fais tort
à toi-même, si tu supposes qu'une femme peut hésiter entre lui et toi.
Toi, tu es ma vie, mon bonheur, et je rends grâces à Dieu de n'avoir pas
à craindre de te perdre. Quelle joie de penser que la guerre ne
t'enlèvera pas à mon amour!

Elle lui avait déjà dit cela à un rendez-vous précédent, et, chaque fois
qu'elle le lui disait, il en ressentait une secrète atteinte.
Puisqu'elle admirait ouvertement le courage de son frère et de son
mari, puisqu'elle-même était résolue à prendre en femme vaillante sa
part des fatigues et des dangers de la guerre, n'y avait-il pas une
nuance de mépris inconscient dans cet amour qui se félicitait de
l'oisive sécurité de l'aimé?

Le lendemain, il dit à Argensola, qui n'ignorait rien de sa liaison avec
Marguerite:

--Il me semble que nous sommes dans une situation fausse, sans que je
discerne clairement la raison de notre mésintelligence. A-t-elle
recommencé à aimer son mari sans le savoir elle-même? Peut-être. Mais ce
qui est certain, c'est qu'elle ne m'aime plus comme auparavant.

Cependant la guerre avait allongé ses tentacules jusqu'à l'avenue
Victor-Hugo.

--J'ai l'Allemagne à la maison! grommelait Marcel Desnoyers, d'un air
morose.

L'Allemagne, c'était sa belle-sœur Héléna von Hartrott. Pourquoi
n'était-elle pas retournée à Berlin avec son fils, le pédant professeur
Julius? A présent les frontières étaient fermées, et il n'y avait plus
moyen de se débarrasser d'elle.

L'une des raisons qui rendaient pénible à Marcel la présence d'Héléna,
c'était la nationalité de cette femme. Sans doute elle était argentine
de naissance; mais elle était devenue allemande par son mariage. Or le
patriotisme français, surexcité par les événements, faisait la chasse
aux espions avec une ardeur infatigable; et, quoique la dolente et
crédule «romantique» ne pût en aucune façon être soupçonnée
d'espionnage, Marcel craignait beaucoup de la voir enfermée par
l'autorité militaire dans un camp de concentration et d'être accusé
lui-même de donner asile à des sujets ennemis.

Héléna semblait ne pas comprendre très bien la fausseté de sa situation
et les sentiments de son beau-frère. Dans les premiers jours, alors que
Marcel était encore pessimiste, elle avait pu faire ouvertement devant
lui l'éloge de l'Allemagne sans qu'il s'en offusquât, puisqu'il était à
peu près du même avis qu'elle. Mais, lorsque la contagion de
l'enthousiasme public eut réveillé en lui l'amour de la France et le
remords de la faute ancienne, l'attitude d'Héléna lui devint
insupportable.

Au déjeuner ou au dîner, après avoir décrit avec une éloquence lyrique
le départ des troupes et les scènes émouvantes dont il avait été le
témoin, il s'écriait en agitant sa serviette:

--Ce n'est plus comme en 1870! Les troupes françaises sont déjà entrées
victorieusement en Alsace. L'heure approche où les hordes teutonnes
seront rejetées sur l'autre rive du Rhin.

Alors Héléna prenait une mine boudeuse, pinçait les lèvres et levait les
yeux au plafond, pour protester silencieusement contre de si grossières
erreurs. Puis, sans mot dire, elle se retirait dans sa chambre où la
bonne Luisa la suivait, pour la consoler de l'ennui qu'elle venait
d'avoir. Mais Héléna ne se croyait pas tenue d'observer avec sa sœur la
même réserve qu'avec Marcel, et elle se dédommageait du mutisme qu'elle
s'était imposé à table en pérorant sur les forces colossales de
l'Allemagne, sur les millions d'hommes et les milliers de canons que les
Empires centraux emploieraient contre l'Entente, sur les mortiers gros
comme des tours, qui auraient vite fait de réduire en poussière les
fortifications de Paris.

--Les Français, concluait-elle, ignorent ce qu'ils ont devant eux. Il
suffira aux Allemands de quelques semaines pour les anéantir.

Lorsque les armées allemandes eurent envahi la Belgique, ce crime
arracha au vieux Desnoyers des cris d'indignation. Selon lui, c'était la
trahison la plus inouïe qui eût été enregistrée par l'histoire. Quand il
se souvenait que, dans les premiers jours, il avait rejeté sur les
patriotes exaltés de son propre pays la responsabilité de la guerre, il
avait honte de son injuste erreur. Ah! quelle perfidie méthodiquement
préparée pendant des années! Les récits de pillages, d'incendies, de
massacres le faisaient frémir et grincer des dents. Toutes ces horreurs
d'une guerre d'épouvante appelaient vengeance, et il affirmait avec
force que la vengeance ne manquerait pas. L'atrocité même des
événements lui inspirait un étrange optimisme, fondé sur la foi
instinctive en la justice. Il n'était pas possible que de telles
horreurs demeurassent impunies.

--L'invasion de la Belgique est une abominable félonie, disait-il, et
toujours une félonie a disqualifié son auteur.

Il disait cela avec conviction, comme si la guerre était un duel où le
traître, mis au ban des honnêtes gens, se voit dans l'impossibilité de
continuer ses forfaits.

L'héroïque résistance des Belges le confirma dans ses chimères et lui
inspira de vaines espérances. Les Belges lui parurent des hommes
surnaturels, destinés aux plus merveilleuses prouesses. Pendant quelques
jours, Liège fut pour lui une ville sainte contre les remparts de
laquelle se briserait toute la puissance germanique. Puis, quand Liège
eut succombé, sa foi inébranlable s'accrocha à une autre illusion: il y
avait dans l'intérieur du pays beaucoup de Lièges; les Allemands
pouvaient avancer; la difficulté serait pour eux de sortir. La reddition
de Bruxelles ne lui donna aucune inquiétude: c'était une ville ouverte
dont l'abandon était prévu, et les Belges n'en défendraient que mieux
Anvers. L'avance des Allemands vers la frontière française ne l'alarma
pas davantage: l'envahisseur trouverait bientôt à qui parler. Les armées
françaises étaient dans l'Est, c'est-à-dire à l'endroit où elles
devaient être, sur la véritable frontière, à la porte de la maison.
Mais cet ennemi lâche et perfide, au lieu d'attaquer de face, avait
attaqué par derrière en escaladant les murs comme un voleur. Infâme
traîtrise qui ne lui servirait à rien: car Joffre saurait lui barrer le
passage. Déjà quelques troupes avaient été envoyées au secours de la
Belgique, et elles auraient vite fait de régler le compte des Allemands.
On les écraserait, ces bandits, pour qu'il ne leur fût plus possible de
troubler la paix du monde, et leur empereur aux moustaches en pointe, on
l'exposerait dans une cage sur la place de la Concorde.

Chichi, encouragée par les propos paternels, renchérissait encore sur
cet optimisme puéril. Une ardeur belliqueuse s'était emparée d'elle. Ah!
si les femmes pouvaient aller à la guerre! Elle se voyait dans un
régiment de dragons, chargeant l'ennemi en compagnie d'autres amazones
aussi hardies et aussi belles qu'elle-même. Ou encore elle se figurait
être un de ces chasseurs alpins qui, la carabine en bandoulière et
l'alpenstock au poing, glissaient sur leurs longs skis dans les neiges
des Vosges. Mais ensuite elle ne voulait plus être ni dragon, ni
chasseur alpin; elle voulait être une de ces femmes héroïques qui ont
tué pour accomplir une œuvre de salut. Elle rêvait qu'elle rencontrait
le Kaiser seul à seule, qu'elle lui plantait dans la poitrine une petite
dague à poignée d'argent et à fourreau ciselé, cadeau de son
grand-père; et, cela fait, il lui semblait qu'elle entendait l'énorme
soupir des millions de femmes délivrées par elle de cet abominable
cauchemar. Sa furie vengeresse ne s'arrêtait pas en si beau chemin; elle
poignardait aussi le Kronprinz; elle poignardait les généraux et les
amiraux; elle aurait volontiers poignardé ses cousins les Hartrott: car
ils étaient du côté des agresseurs, et, à ce titre, ils ne méritaient
aucune pitié.

--Tais-toi donc! lui disait sa mère. Tu es folle. Comment une jeune
fille bien élevée peut-elle dire de pareilles sottises?

Lorsque le fiancé de Chichi, René Lacour, se présenta pour la première
fois devant elle en uniforme, le lendemain du jour où il avait été
mobilisé, elle lui fit un accueil enthousiaste, l'appela «son petit
soldat de sucre»; et, les jours suivants, elle fut fière de sortir dans
la rue en compagnie de ce guerrier dont l'aspect était pourtant assez
peu martial. Grand et blond, doux et souriant, René avait dans toute sa
personne une délicatesse quasi féminine, à laquelle l'habit militaire
donnait un faux air de travesti. Par le fait, il n'était soldat qu'à
moitié: car son illustre père, craignant que la guerre n'éteignît à
jamais la dynastie des Lacour, si précieuse pour l'État, l'avait fait
verser dans les services auxiliaires. En sa qualité d'élève de l'École
centrale, René aurait pu être nommé sous-lieutenant; mais alors il
aurait été obligé d'aller au front. Comme auxiliaire, il ne pouvait
prétendre qu'au modeste titre de simple soldat et n'avait à s'acquitter
que de vulgaires besognes d'intendance, par exemple de compter des pains
ou de mettre en paquet des capotes; mais il ne sortirait pas de Paris.

Un jour, Marcel Desnoyers put apprécier à Paris même les horreurs de la
guerre. Trois mille fugitifs belges étaient logés provisoirement dans un
cirque, en attendant qu'on les envoyât dans les départements. Il alla
les voir.

Le vestibule était encore tapissé des affiches des dernières
représentations données avant la guerre; mais, dès que Marcel eut
franchi la porte, il fut pris aux narines par un miasme de foule malade
et misérable: à peu près l'odeur infecte que l'on respire dans un bagne
ou dans un hôpital pauvre. Les gens qu'il trouva là semblaient affolés
ou hébétés par la souffrance. L'affreux spectacle de l'invasion
persistait dans leur mémoire, l'occupait tout entière, n'y laissait
aucune place pour les événements qui avaient suivi. Ils croyaient voir
encore l'irruption des hommes casqués dans leurs villages paisibles, les
maisons flambant tout à coup, la soldatesque tirant sur les fuyards, les
enfants aux poignets coupés, les femmes agonisant sous la brutalité des
outrages, les nourrissons déchiquetés à coups de sabre dans leurs
berceaux, les mères aux entrailles ouvertes, tous les sadismes de la
bête humaine excitée par l'alcool et sûre de l'impunité. Quelques
octogénaires racontaient, les larmes aux yeux, comment les soldats d'un
peuple qui se prétend civilisé coupaient les seins des femmes pour les
clouer aux portes, promenaient en guise de trophée un nouveau-né
embroché à une baïonnette, fusillaient les vieux dans le fauteuil où
leur vieillesse impotente les retenait immobiles, après les avoir
torturés par de burlesques supplices.

Ils s'étaient sauvés sans savoir où ils allaient, poursuivis par
l'incendie et la mitraille, fous de terreur, de la même manière qu'au
moyen âge les populations fuyaient devant les hordes des Huns et des
Mongols; et cet exode lamentable, ils l'avaient accompli au milieu de la
nature en fête, dans le mois le plus riant de l'année, alors que la
terre était dorée d'épis, alors que le ciel d'août resplendissait de
joyeuse lumière et que les oiseaux célébraient par l'allégresse de leurs
chants l'opulence des moissons. L'aspect des fugitifs entassés dans ce
cirque portait témoignage contre l'atrocité du crime commis. Les bébés
gémissaient comme des agneaux qui bêlent; les hommes regardaient autour
d'eux d'un air égaré; quelques femmes hurlaient comme des démentes. Dans
la confusion de la fuite, les familles s'étaient dispersées. Une mère de
cinq petits n'en avait plus qu'un. Des pères, demeurés seuls, pensaient
avec angoisse à leur femme et à leurs enfants disparus. Les
retrouveraient-ils jamais? Ces malheureux n'étaient-ils pas morts de
fatigue et de faim?

Ce soir-là, Marcel, encore tout ému de ce qu'il venait de voir, ne put
s'empêcher de prononcer contre l'empereur Guillaume des paroles
véhémentes qui, à la grande surprise de tout le monde, firent sortir
Héléna de son mutisme.

--L'Empereur est un homme excellent et chevaleresque, déclara-t-elle. Il
n'est coupable de rien, lui. Ce sont ses ennemis qui l'ont provoqué.

Alors Marcel s'emporta, maudit l'hypocrite Kaiser, souhaita
l'extermination de tous les bandits qui venaient d'incendier Louvain, de
martyriser des vieillards, des femmes et des enfants. Sur quoi, Héléna
fondit en larmes.

--Tu oublies donc, gémit-elle d'une voix entrecoupée par les sanglots,
tu oublies donc que je suis mère et que mes fils sont du nombre de ceux
sur qui tu appelles la mort!

Ces mots firent mesurer soudain à Marcel la largeur de l'abîme qui le
séparait de cette femme, et, dans son for intérieur, il pesta contre la
destinée qui l'obligeait à la garder sous son toit. Mais comme, au fond,
il avait bon cœur et ne trouvait aucun plaisir à molester inutilement
les personnes de son entourage:

--C'est bien, répondit-il. Je croyais les victimes plus dignes de pitié
que les bourreaux. Mais ne parlons plus de cela. Nous n'arriverons
jamais à nous entendre.

Et désormais il se fit une règle de ne rien dire de la guerre en
présence de sa belle-sœur.

Cependant la guerre avait réveillé le sentiment religieux chez nombre de
personnes qui depuis longtemps n'avaient pas mis les pieds dans une
église, et elle exaltait surtout la dévotion des femmes. Luisa ne se
contentait plus d'entrer chaque matin, comme d'habitude, à Saint-Honoré
d'Eylau, sa paroisse. Avant même de lire dans les journaux les dépêches
du front, elle y cherchait un autre renseignement: Où irait aujourd'hui
Monseigneur Amette? Et elle s'en allait jusqu'à la Madeleine, jusqu'à
Notre-Dame, jusqu'au lointain Sacré-Cœur, en haut de la butte
Montmartre; puis, sous les voûtes du temple honoré de la visite de
l'archevêque, elle unissait sa voix au chœur qui implorait une
intervention divine: «Seigneur, sauvez la France!»

Sur le maître-autel de toutes les églises figuraient, assemblés en
faisceaux, les drapeaux de la France et des nations alliées. Les nefs
étaient pleines de fidèles, et la foule pieuse ne se composait pas
uniquement de femmes: il y avait aussi des hommes d'âge, debout, graves,
qui remuaient les lèvres et fixaient sur le tabernacle des yeux humides
où se reflétaient, pareilles à des étoiles perdues, les flammes des
cierges. C'étaient des pères qui, en pensant à leurs fils envoyés sur le
front, se rappelaient les prières de leur enfance. Jusqu'alors la
plupart d'entre eux avaient été indifférents en matière religieuse;
mais, dans ces conjonctures tragiques, il leur avait semblé tout à coup
que la foi, qu'ils ne possédaient point, était un bien et une force, et
ils balbutiaient de vagues oraisons, dont les paroles étaient
incohérentes et presque dépourvues de sens, à l'intention des êtres
chers qui luttaient pour l'éternelle justice. Les cérémonies religieuses
devenaient aussi passionnées que des assemblées populaires; les
prédicateurs étaient des tribuns, et parfois l'enthousiasme patriotique
coupait d'applaudissements les sermons. Quand Luisa revenait de
l'office, elle était palpitante de foi et espérait du ciel un miracle
semblable à celui par lequel sainte Geneviève avait chassé loin de Paris
les hordes d'Attila.

Dans les grandes circonstances, lorsque Luisa insistait pour emmener sa
sœur dans ces dévotes excursions, Héléna courait avec elle aux quatre
coins de Paris. Mais, si aucun office extraordinaire n'était annoncé, la
«romantique», plus terre-à-terre en cela que l'autre, préférait aller
tout simplement à Saint-Honoré d'Eylau. Là, elle rencontrait parmi les
habitués beaucoup de personnes originaires des diverses républiques du
Nouveau Monde, gens riches qui, après fortune faite, étaient venus
manger leurs rentes à Paris et s'étaient installés dans le quartier de
l'Étoile, cher aux cosmopolites. Elle avait lié connaissance avec
plusieurs de ces personnes, ce qui lui procurait le vif plaisir
d'échanger force saluts lorsqu'elle arrivait, et, à la sortie, d'engager
sur le parvis de longues conversations où elle recueillait une infinité
de nouvelles vraies ou fausses sur la guerre et sur cent autres choses.

Bientôt des jours vinrent où, à en juger d'après les apparences, il ne
se passait plus rien d'extraordinaire. On ne trouvait dans les journaux
que des anecdotes destinées à entretenir la confiance du public, et
aucun renseignement positif n'y était publié. Les communiqués du
Gouvernement n'étaient que de la rhétorique vague et sonore.

Ce manque de nouvelles coïncida avec une subite agitation de la
belle-sœur. Héléna s'absentait chaque après-midi, quelquefois même dans
la matinée, et elle ne manquait jamais de rapporter à la maison des
nouvelles alarmantes qu'elle semblait se faire un malin plaisir de
communiquer sournoisement à ses hôtes, non comme des vérités certaines,
mais comme des bruits répandus. _On disait_ que les Français avaient été
défaits simultanément en Lorraine et en Belgique; _on disait_ qu'un
corps de l'armée française s'était débandé; _on disait_ que les
Allemands avaient fait beaucoup de prisonniers et enlevé beaucoup de
canons. Quoique Marcel eût entendu lui-même dire quelque chose
d'approchant, il affectait de n'en rien croire, protestait qu'à tout le
moins il y avait dans ces bruits beaucoup d'exagération.

--C'est possible, répliquait doucement l'agaçante Héléna. Mais je vous
répète ce que m'ont dit des personnes que je crois bien informées.

Au fond, Marcel commençait à être très inquiet, et son instinct d'homme
pratique lui faisait deviner un péril. «Il y a quelque chose qui ne
marche pas,» pensait-il, soucieux.

La chute du ministère et la constitution d'un Gouvernement de défense
nationale lui démontra la gravité de la situation. Alors il alla voir le
sénateur Lacour. Celui-ci connaissait tous les ministres, et personne
n'était mieux renseigné que lui.

--Oui, mon ami, répondit le personnage aux questions anxieuses de
Marcel, nous avons subi de gros échecs à Morhange et à Charleroi,
c'est-à-dire à l'Est et au Nord. Les Allemands vont envahir le
territoire de la France. Mais notre armée est intacte et se retire en
bon ordre. La fortune peut changer encore. C'est un grand malheur;
néanmoins tout n'est pas perdu.

On poussait activement--un peu tard!--les préparatifs de la défense de
Paris. Les forts s'armaient de nouveaux canons; dans la zone de tir, les
pioches des démolisseurs faisaient disparaître les maisonnettes élevées
durant les années de paix; les ormes des avenues extérieures tombaient
sous la hache, pour élargir l'horizon; des barricades de sacs de terre
et de troncs d'arbres obstruaient les portes des remparts. Beaucoup de
curieux allaient dans la banlieue admirer les tranchées récemment
ouvertes et les barrages de fils de fer barbelés. Le Bois de Boulogne
s'emplissait de troupeaux, et, autour des montagnes de fourrage sec,
bœufs et brebis se groupaient sur les prairies de fin gazon. Le souci
d'avoir des approvisionnements suffisants inquiétait une population qui
gardait vif encore le souvenir des misères souffertes en 1870. D'une
nuit à l'autre, l'éclairage des rues diminuait; mais, en compensation,
le ciel était continuellement rayé par les jets lumineux des
réflecteurs. La crainte d'une agression aérienne augmentait encore
l'anxiété publique; les gens peureux parlaient des _zeppelins_, et,
comme on exagère toujours les dangers inconnus, on attribuait à ces
engins de guerre une puissance formidable.

Luisa, naturellement timide, était affolée par les entretiens
particuliers qu'elle avait avec sa sœur, et elle étourdissait de ses
émois son mari qui ne réussissait pas à l'apaiser.

--Tout est perdu! lui disait-elle en pleurant. Héléna est la seule qui
connaît la vérité.

Si Luisa avait une grande confiance dans les affirmations d'Héléna, il y
avait pourtant un point sur lequel il lui était impossible de croire sa
sœur aveuglément. Les atrocités commises en Belgique sur les femmes et
sur les jeunes filles démentaient trop positivement ce qu'Héléna
racontait de la haute courtoisie des officiers et de la sévère moralité
des soldats allemands.

--_Ils_ vont venir, Marcel, _ils_ vont venir. Je ne vis plus... Notre
fille... notre fille...

Mais Chichi riait des alarmes de sa mère, et, avec la belle audace de la
jeunesse:

--Qu'ils viennent donc, ces coquins! s'écriait-elle. Je ne serais pas
fâchée de les voir en face!

Et elle faisait le geste de frapper, comme si elle avait tenu dans sa
main le poignard vengeur.

Marcel finit par se lasser de cette situation et résolut d'envoyer sa
femme, sa fille et sa belle-sœur à Biarritz, où beaucoup de
Sud-Américains s'étaient déjà rendus. Quant à lui, il avait décidé de
rester à Paris, pour une raison dont il n'avait d'ailleurs qu'une
conscience un peu confuse. Il s'imaginait n'y être retenu que par la
curiosité; mais, au fond, il avait une honte inavouée de fuir une
seconde fois devant l'ennemi. Sa femme essaya bien de l'emmener avec
elle: depuis bientôt trente ans de mariage, ils ne s'étaient pas séparés
une seule fois! Mais il déclara sa volonté sur un ton qui n'admettait
pas de réplique.

Jules, pour demeurer près de Marguerite, s'obstina aussi à demeurer dans
la capitale.

Bref, un beau matin, Luisa, Héléna et Chichi s'embarquèrent dans une
grande automobile à destination de la Côte d'Argent: la première, navrée
de laisser à Paris son mari et son fils; la seconde, bien aise, en
somme, de n'être pas là quand les troupes de son cher empereur
entreraient dans Paris; la troisième, toute réjouie de voyager dans un
pays nouveau pour elle et de visiter une des plages les plus à la mode.



VI

EN RETRAITE


Après ce départ, Marcel fut d'abord un peu désorienté par sa solitude.
Les salles désertes de son appartement lui semblaient énormes et pleines
d'un silence d'autant plus profond que tous les autres appartements du
luxueux immeuble étaient vides comme le sien. Ces appartements avaient
pour locataires, soit des étrangers qui s'étaient discrètement éloignés
de Paris, soit des Français qui, surpris par la guerre, étaient demeurés
dans leurs domaines ruraux.

D'ailleurs il était satisfait de la résolution qu'il avait prise.
L'absence des siens, en le rassurant, lui avait rendu presque tout son
optimisme. «Non, _ils_ ne viendront pas à Paris», se répétait-il vingt
fois par jour. Et il ajoutait mentalement: «Au surplus, s'ils y
viennent, je n'ai pas peur: je suis encore bon pour faire le coup de feu
dans une tranchée.» Il lui semblait que cette velléité de faire le coup
de feu réparait dans quelque mesure la honte de la fuite en Amérique.

Dans ses promenades à travers Paris, il rencontrait des bandes de
réfugiés. C'étaient des habitants du Nord et de l'Est qui avaient fui
devant l'invasion. Cette multitude douloureuse ne savait où aller,
n'avait d'autre ressource que la charité publique; et elle racontait
mille horreurs commises par les Allemands dans les pays envahis:
fusillements, assassinats, vols autorisés par les chefs, pillages
exécutés par ordre supérieur, maisons et villages incendiés. Ces récits
lui remuaient le cœur et faisaient naître peu à peu dans son esprit une
idée naïve, mais généreuse. Le devoir des riches, des propriétaires qui
possédaient de grands biens dans les provinces menacées, n'était-il pas
d'être présents sur leurs terres pour soutenir le moral des populations,
pour les aider de leurs conseils et de leur argent, pour tâcher de les
protéger, lorsque l'ennemi arriverait? Or ce devoir s'imposait à
lui-même d'une façon d'autant plus impérieuse qu'il lui semblait avoir
moins de danger personnel à courir: devenu quasi Argentin, il serait
considéré par les officiers allemands comme un neutre; à ce titre il
pourrait faire respecter son château, où, le cas échéant, les paysans du
village et des alentours trouveraient un refuge. Dès lors, le projet de
se rendre à Villeblanche hanta son esprit.

Cependant chaque jour apportait un flot de mauvaises nouvelles. Les
journaux ne disaient pas grand'chose; le Gouvernement ne parlait qu'en
termes obscurs, qui inquiétaient sans renseigner. Néanmoins la triste
vérité s'ébruitait, répandue sourdement par les alarmistes et par les
espions demeurés dans Paris. On se communiquait à l'oreille des bruits
sinistres: «Ils ont passé la frontière... Ils sont à Lille...» Et le
fait est que les Allemands avançaient avec une effrayante rapidité.

Anglais et Français reculaient devant le mouvement enveloppant des
envahisseurs. Quelques-uns s'attendaient à un nouveau Sedan. Pour se
rendre compte de l'avance de l'ennemi, il suffisait d'aller à la gare du
Nord: toute les vingt-quatre heures, on y constatait le rétrécissement
du rayon dans lequel circulaient les trains. Des avis annonçaient qu'on
ne délivrait plus de billets pour telles et telles localités du réseau,
et cela signifiait que ces localités étaient tombées au pouvoir de
l'ennemi. Le rapetissement du territoire national s'accomplissait avec
une régularité mathématique, à raison d'une quarantaine de kilomètres
par jour, de sorte que, montre en main, on pouvait prédire l'heure à
laquelle les premiers uhlans salueraient de leurs lances l'apparition de
la Tour Eiffel.

Ce fut à ce moment d'universelle angoisse que Marcel retourna chez son
ami Lacour pour lui adresser la plus extraordinaire des requêtes: il
voulait aller tout de suite à son château de Villeblanche, et il priait
le sénateur de lui obtenir les papiers nécessaires.

--Vous êtes fou! s'écria le personnage, qui ne pouvait en croire ses
oreilles. Sortir de Paris, oui, mais pour aller vers le sud et non vers
l'est! Je vous le dis sous le sceau du secret: d'un instant à l'autre
tout le monde partira, président de la République, ministres, Chambres.
Nous nous installerons à Bordeaux, comme en 1870. Nous savons mal ce qui
se passe, mais toutes les nouvelles sont mauvaises. L'armée reste
solide, mais elle se retire, abandonne continuellement du terrain.
Croyez-moi: ce que vous avez de mieux à faire, c'est de quitter Paris
avec nous. Gallieni défendra la capitale; mais la défense sera
difficile. D'ailleurs, même si Paris succombe, la France ne succombera
point pour cela. S'il est nécessaire, nous continuerons la guerre
jusqu'à la frontière d'Espagne. Ah! tout cela est triste, bien triste!

Marcel hocha la tête. Ce qu'il voulait, c'était se rendre à son château
de Villeblanche.

--Mais on vous fera prisonnier! objecta Lacour. On vous tuera peut-être!

L'obstination de Marcel triompha des résistances de son ami. Ce n'était
point le moment des longues discussions, et chacun devait songer à son
propre sort. Le sénateur finit donc par céder au désir de Marcel et lui
obtint l'autorisation de partir le soir même, par un train militaire
qui se dirigeait vers la Champagne.

       *       *       *       *       *

Ce voyage permit à Marcel de voir le trafic extraordinaire que la guerre
avait développé sur les voies ferrées. Son train mit quatorze heures
pour franchir une distance qui, en temps normal, n'exigeait que deux
heures. Aux stations de quelque importance, toutes les voies étaient
occupées par des rames de wagons. Les machines sous pression sifflaient,
impatientes de partir. Les soldats hésitaient devant les différents
trains, se trompaient, descendaient d'un wagon pour remonter dans un
autre. Les employés, calmes, mais visiblement fatigués, allaient de côté
et d'autre pour renseigner les hommes, pour leur donner des
explications, pour faire charger des montagnes de colis.

Dans le train qui portait Marcel, les territoriaux d'escorte dormaient,
accoutumés à la monotonie de ce service. Les soldats chargés des chevaux
ouvraient les portes à coulisse et s'asseyaient sur le plancher du
wagon, les jambes pendantes. La nuit, le train marchait avec lenteur à
travers les campagnes obscures, s'arrêtait devant les signaux rouges et
avertissait de sa présence par de longs sifflets. Dans quelques
stations, il y avait des jeunes filles vêtues de blanc, avec des
cocardes et de petits drapeaux épinglés sur la poitrine. Jour et nuit
elles étaient là, se remplaçant à tour de rôle, de sorte qu'aucun train
ne passait sans recevoir leur visite. Dans des corbeilles ou sur des
plateaux, elles offraient aux soldats du pain, du chocolat, des fruits.
Beaucoup d'entre eux, rassasiés, refusaient en remerciant; mais les
jeunes filles se montraient si tristes de ce refus qu'ils finissaient
par céder à leurs instances.

Marcel, casé dans un compartiment de seconde classe avec le lieutenant
qui commandait l'escorte et avec quelques officiers qui s'en allaient
rejoindre leur corps, passa la plus grande partie de la nuit à causer
avec ses compagnons de voyage. Les officiers n'avaient que des
renseignements vagues sur le lieu où ils pourraient retrouver leur
régiment. D'un jour à l'autre, les opérations de la guerre modifiaient
la position des troupes. Mais, fidèles à leur devoir, ils se portaient
vers le front, avec le désir d'arriver assez tôt pour le combat décisif.
Le chef de l'escorte, qui avait déjà fait plusieurs voyages, était le
seul qui se rendît bien compte de la retraite: à chaque nouveau voyage,
le parcours se raccourcissait. Tout le monde était déconcerté. Pourquoi
se retirait-on? Quoique l'armée eût éprouvé des revers, elle était
intacte, et, selon l'opinion commune, elle aurait dû chercher sa
revanche dans les lieux mêmes où elle avait eu le dessous. La retraite
laissait à l'ennemi le chemin libre. Quinze jours auparavant, ces
hommes discutaient dans leurs garnisons sur la région de la Belgique où
l'ennemi recevrait le coup mortel et sur le point de la frontière par où
les Français victorieux envahiraient l'Allemagne.

Toutefois la déception n'engendrait aucun découragement. Une espérance
confuse, mais ferme, dominait les incertitudes. Le généralissime était
le seul qui possédât le secret des opérations. Ce chef grave et
tranquille finirait par tout arranger. Personne n'avait le droit de
douter de la fortune. Joffre était de ceux qui disent toujours le
dernier mot.

Marcel descendit du train à l'aube.

--Bonne chance, messieurs!

Il serra la main de ces braves gens qui allaient peut-être à la mort. Le
train se remit en marche et Marcel se trouva seul dans la gare, à
l'embranchement de la ligne d'intérêt local qui desservait Villeblanche;
mais, faute de personnel, le service était suspendu sur cette petite
ligne dont les employés avaient été affectés aux grandes lignes pour les
transports de guerre. De cette gare à Villeblanche il y avait encore
quinze kilomètres. Malgré les offres les plus généreuses, le
millionnaire ne put trouver une simple charrette pour achever son
voyage: la mobilisation s'était approprié la plupart des véhicules et
des bêtes de trait, et le reste avait été emmené par les fugitifs. Force
lui fut donc d'entreprendre le trajet à pied, et, malgré son âge, il se
mit en route.

Le chemin blanc, droit, poudreux, traversait une plaine qui semblait
s'étendre à l'infini. Quelques bouquets d'arbres, quelques haies vives,
les toits de quelques fermes rompaient à peine la monotonie du paysage.
Les champs étaient couverts des chaumes de la moisson récemment fauchée.
Les meules bossuaient le sol de leurs cônes roux, qui commençaient à
prendre un ton d'or bruni. Les oiseaux voletaient dans les buissons
emperlés par la rosée.

Marcel chemina toute la matinée. La route était tachetée de points
mouvants qui, de loin, ressemblaient à des files de fourmis. C'étaient
des gens qui allaient tous dans la direction contraire à la sienne: ils
fuyaient vers le sud, et, lorsqu'ils croisaient ce citadin bien chaussé,
qui marchait la canne à la main et le chapeau de paille sur la tête, ils
faisaient un geste de surprise et s'imaginaient que c'était quelque
fonctionnaire, quelque envoyé du Gouvernement venu pour inspecter le
pays d'où la terreur les poussait à fuir.

Vers midi, dans une auberge située au bord de la route, Marcel put
trouver un morceau de pain, du fromage et une bouteille de vin blanc.
L'aubergiste était parti à la guerre, et sa femme, malade et alitée,
gémissait de souffrance. Sur le pas de la porte, une vieille presque
sourde, la grand'mère entourée de ses petits-enfants, regardait ce
défilé de fugitifs qui durait depuis trois jours.

--Pourquoi fuient-ils, monsieur? dit-elle au voyageur. La guerre ne
concerne que les soldats. Nous autres paysans, nous ne faisons de mal à
personne et nous n'avons rien à craindre.

Quatre heures plus tard, à la descente de l'une des collines boisées qui
bordent la vallée de la Marne, Marcel aperçut enfin les toits de
Villeblanche groupés autour de l'église et, un peu à l'écart, surgissant
d'entre les arbres, les capuchons d'ardoise qui coiffaient les tours de
son château.

Les rues du village étaient désertes. Une moitié de la population
s'était enfuie; l'autre moitié était restée, par routine casanière et
par aveugle optimisme. Si les Prussiens venaient, que pourraient-ils
leur faire? Les habitants se soumettraient à leurs ordres, ne
tenteraient aucune résistance. On ne châtie pas des gens qui obéissent.
Les maisons du village avaient été construites par leurs pères, par
leurs ancêtres, et tout valait mieux que d'abandonner ces demeures d'où
eux-mêmes n'étaient jamais sortis. Quelques femmes se tenaient assises
autour de la place, comme dans les paisibles après-midi des étés
précédents. Ces femmes regardèrent l'arrivant avec surprise.

Sur la place, Marcel vit un groupe formé du maire et des notables. Eux
aussi, ils regardèrent avec surprise le propriétaire du château. C'était
pour eux la plus inattendue des apparitions. Un sourire bienveillant, un
regard sympathique accueillirent ce Parisien qui venait les rejoindre
et partager leur sort. Depuis longtemps Marcel vivait en assez mauvais
termes avec les habitants du village: car il défendait ses droits avec
âpreté, ne tolérait ni la maraude dans ses champs ni le pâtis dans ses
bois. A plusieurs reprises, il avait menacé de procès et de prison
quelques douzaines de délinquants. Ses ennemis, soutenus par la
municipalité, avaient répondu à ces menaces en laissant le bétail
envahir les cultures du château, en tuant le gibier, en adressant au
préfet et au député de la circonscription des plaintes contre le
châtelain. Ses démêlés avec la commune l'avaient rapproché du curé, qui
vivait en hostilité ouverte avec le maire; mais l'Église ne lui avait
pas été beaucoup plus profitable que l'État. Le curé, ventru et
débonnaire, ne perdait aucune occasion de soutirer à Marcel de grosses
aumônes pour les pauvres; mais, le cas échéant, il avait la charitable
audace de lui parler en faveur de ses ouailles, d'excuser les
braconniers, de trouver même des circonstances atténuantes aux
maraudeurs qui, en hiver, volaient le bois du parc et, en été, les
fruits du jardin. Or Marcel eut la stupéfaction de voir le curé, qui
sortait du presbytère, saluer le maire au passage avec un sourire
amical. Ces deux hommes s'étaient rencontrés, le 1er août, au pied du
clocher dont la cloche sonnait le tocsin pour annoncer la mobilisation
aux hommes qui étaient dans les champs; et, par instinct, sans trop
savoir pourquoi, ces vieux ennemis s'étaient serré la main avec
cordialité. Il n'y avait plus que des Français.

Arrivé au château, Marcel eut le sentiment de n'avoir pas perdu sa
peine. Jamais son parc ne lui avait semblé si beau, si majestueux qu'en
cet après-midi d'été; jamais les cygnes n'avaient promené avec tant de
grâce sur le miroir d'eau leur image double; jamais l'édifice lui-même,
dans son enceinte de fossés, n'avait eu un aspect aussi seigneurial.
Mais la mobilisation avait fait d'énormes vides dans les écuries, dans
les étables, et presque tout le personnel manquait. Le régisseur et la
plupart des domestiques étaient à l'armée; il ne restait que le
concierge, homme d'une cinquantaine d'années, malade de la poitrine,
avec sa femme et sa fille qui prenaient soin des quelques vaches
demeurées à la ferme.

       *       *       *       *       *

Après une nuit de bon sommeil qui lui fit oublier la fatigue de la
veille, le châtelain passa la matinée à visiter les prairies
artificielles qu'il avait créées dans son parc, derrière un rideau
d'arbres. Il eut le regret de voir que ces prairies manquaient d'eau, et
il essaya d'ouvrir une vanne pour arroser la luzerne qui commençait à
sécher. Puis il fit un tour dans les vignes, qui déployaient les masses
de leurs pampres sur les rangées d'échalas et montraient entre les
feuilles le violet encore pâle de leurs grappes mûrissantes. Tout était
si tranquille que Marcel sentait son optimisme renaître et oubliait
presque les horreurs de la guerre.

Mais, dans l'après-dîner, un mouvement soudain se produisit au village,
et Georgette, la fille du concierge, vint dire qu'il passait dans la
grande rue beaucoup de soldats français et d'automobiles militaires.
C'étaient des camions réquisitionnés, qui conservaient sous une couche
de poussière et de boue durcie les adresses des commerçants auxquels ils
avaient appartenu; et, mêlés à ces véhicules industriels, il y avait
aussi d'autres voitures provenant d'un service public: les grands
autobus de Paris, qui portaient encore l'indication des trajets auxquels
ils avaient été affectés, _Madeleine-Bastille_, _Passy-Bourse_, etc.
Marcel les regarda comme on regarde de vieux amis aperçus au milieu
d'une foule. Peut-être avait-il voyagé maintes fois dans telle ou telle
de ces voitures déteintes, vieillies par vingt jours de service
incessant, aux tôles gondolées, aux ferrures tordues, qui grinçaient de
toutes leur carcasse disjointe et qui étaient trouées comme des cribles.

Certains véhicules avaient pour marques distinctives des cercles blancs
marqués d'une croix rouge au centre; sur d'autres, on lisait des lettres
et des chiffres qu'il était impossible de comprendre, quand on n'était
pas initié aux secrets de l'administration militaire. Et tous ces
véhicules, dont les moteurs seuls étaient en bon état, transportaient
des soldats, quantité de soldats qui avaient des bandages à la tête ou
aux jambes:--blessés aux visages pâles que la barbe poussée rendait
encore plus tragiques, aux yeux de fièvre qui regardaient fixement, aux
bouches que semblait tenir ouvertes la plainte immobilisée de la
douleur.--Des médecins et des infirmiers occupaient plusieurs voitures
de ce convoi, et quelques pelotons de cavaliers l'escortaient. Les
voitures n'avançaient que très lentement, et, dans les intervalles qui
les séparaient les unes des autres, des bandes de soldats, la capote
déboutonnée ou jetée sur l'épaule comme une capa, faisaient route
pédestrement. Eux aussi étaient des blessés; mais, assez valides pour
marcher, ils plaisantaient et chantaient, les uns avec un bras en
écharpe, d'autres avec le front ou la nuque enveloppés de linges sur
lesquels le suintement du sang mettait des taches rougeâtres.

Marcel voulut faire quelque chose pour ces pauvres gens. Mais à peine
avait-il commencé à leur distribuer des pains et des bouteilles de vin,
un major accourut et lui reprocha cette libéralité comme un crime: cela
pouvait être fatal aux blessés. Il resta donc sur le bord de la route,
impuissant et triste, à suivre des yeux ce défilé de nobles souffrances.

A la nuit tombante, ce furent des centaines de camions qui passèrent,
les uns fermés hermétiquement, avec la prudence qui s'impose pour les
matières explosives, les autres chargés de ballots et de caisses qui
exhalaient une fade odeur de nourriture. Puis ce furent de grands
troupeaux de bœufs, qui s'arrêtaient avec des remous aux endroits où le
chemin se rétrécissait, et qui se décidaient enfin à passer sous le
bâton et aux cris des pâtres coiffés de képis.

Marcel, tourmenté par ses pensées, ne ferma pas l'œil de la nuit. Ce
qu'il venait de voir, c'était la retraite dont on parlait à Paris, mais
à laquelle beaucoup de gens refusaient de croire: la retraite déjà
poussée si loin et qui continuait plus loin encore son mouvement
rétrograde, sans que personne pût dire l'endroit où elle s'arrêterait.

A l'aube, il s'endormit de fatigue et ne se réveilla que très tard dans
la matinée. Son premier regard fut pour la route. Il la vit encombrée
d'hommes et de chevaux; mais, cette fois, les hommes armés de fusils
formaient des bataillons, et ce que les chevaux traînaient, c'était de
l'artillerie.

Hélas! ces troupes étaient de celles qu'il avait vues naguère partir de
Paris, mais combien changées! Les capotes bleues s'étaient converties en
nippes loqueteuses et jaunâtres; les pantalons rouges avaient pris une
teinte délavée de brique mal cuite; les chaussures étaient des mottes de
boue. Les visages avaient une expression farouche sous les ruisseaux de
poussière et de sueur qui en accusaient toutes les rides et toutes les
cavités, avec ces barbes hirsutes dont des poils étaient raides comme
des épingles, avec cet air de lassitude qui révélait l'immense désir de
faire halte, de s'arrêter là définitivement, d'y tuer ou d'y mourir sur
place. Et pourtant ces soldats marchaient, marchaient toujours.
Certaines étapes avaient duré trente heures. L'ennemi suivait pas à pas,
et l'ordre était de se retirer sans repos ni trêve, de se dérober par la
rapidité des pieds au mouvement enveloppant que tentait l'envahisseur.
Les chefs devinaient l'état d'âme de leurs hommes; ils pouvaient exiger
d'eux le sacrifice de la vie; mais il était bien plus dur de leur
ordonner de marcher jour et nuit dans une fuite interminable, alors que
ces hommes ne se considéraient pas comme battus, alors qu'ils sentaient
gronder en eux la colère furieuse, mère de l'héroïsme. Les regards
désespérés des soldats cherchaient l'officier le plus voisin, le
lieutenant, le capitaine. On n'en pouvait plus! Une marche énorme,
exténuante, en si peu de jours! Et pourquoi? Les supérieurs n'en
savaient pas plus que les inférieurs; mais leurs yeux semblaient
répondre: «Courage! Encore un effort! Cela va bientôt finir.»

Les bêtes, vigoureuses mais dépourvues d'imagination, étaient moins
résistantes que les hommes. Leur aspect faisait pitié. Était-il possible
que ce fussent les mêmes chevaux musclés et lustrés que Marcel avait vus
à Paris dans les premiers jours du mois d'août? Une campagne de trois
semaines les avait vieillis et fourbus. Leurs regards troubles
semblaient implorer la compassion. Ils étaient si maigres que les arêtes
de leurs os ressortaient et que leurs yeux en paraissaient plus gros.
Les harnais, en se déplaçant dans la marche, laissaient voir sur la peau
des places dénudées et des plaies saignantes. Quelques animaux, à bout
de forces, s'écroulaient tout à coup, morts de fatigue. Alors les
artilleurs les dépouillaient rapidement de leurs harnais et les
roulaient sur le bord du chemin, pour que les cadavres ne gênassent pas
la circulation; et les pauvres bêtes restaient là dans leur nudité
squelettique, les pattes rigides, semblant épier de leurs yeux vitreux
et fixes les premières mouches qu'attirerait la triste charogne.

Les canons peints en gris, les affûts, les caissons, Marcel avait vu
tout cela propre et luisant, grâce aux soins que, depuis les âges les
plus reculés, l'homme a toujours pris de ses armes, soins plus minutieux
encore que ceux que la femme prend des objets domestiques. Mais à
présent, par l'usure qui résulte d'un emploi excessif, par la
dégradation que produit une inévitable négligence, tout cela était sale
et flétri: les roues déformées extérieurement par la fange, le métal
obscurci par les vapeurs des détonations, la peinture souillée d'ordures
ou éraflée par des accrocs.

Dans les espaces qui parfois restaient libres entre une batterie et un
régiment, des paysans se hâtaient, hordes misérables que l'invasion
chassait devant elle, villages entiers qui s'étaient mis en route pour
suivre l'armée dans sa retraite. L'arrivée d'un nouveau régiment ou
d'une nouvelle batterie les obligeait à quitter le chemin et à continuer
leur pérégrination dans les champs. Mais, dès qu'un intervalle se
reproduisait dans le défilé des troupes, ils encombraient de nouveau la
chaussée blanche et unie. Il y avait des hommes qui poussaient de
petites charrettes sur lesquelles étaient entassées des montagnes de
meubles; des femmes qui portaient de jeunes enfants; des grands-pères
qui avaient sur leurs épaules des bébés; des vieux endoloris qui ne
pouvaient se traîner qu'avec un bâton; des vieilles qui remorquaient des
grappes de mioches accrochés à leurs jupes; d'autres vieilles, ridées et
immobiles comme des momies, que l'on charriait sur des voitures à bras.

Désormais personne ne s'opposa plus à la libéralité du châtelain, dont
la cave déborda sur la route. Aux tonneaux de la dernière vendange,
roulés devant la grille, les soldats emplissaient sous le jet rouge la
tasse de métal décrochée de leur ceinture. Marcel contemplait avec
satisfaction les effets de sa munificence: le sourire reparaissait sur
les visages, la plaisanterie française courait de rang en rang. Lorsque
les soldats s'éloignaient, ils entonnaient une chanson.

A mesure que le soir approchait, les troupes avaient l'air de plus en
plus épuisé. Ce qui défilait maintenant, c'étaient les traînards, dont
les pieds étaient à vif dans les brodequins. Quelques-uns s'étaient
débarrassés de cette gaine torturante et marchaient pieds nus, avec
leurs lourdes chaussures pendues à l'épaule. Mais tous, malgré la
fatigue mortelle, conservaient leurs armes et leurs cartouches, en
pensant à l'ennemi qui les suivait.

La seconde nuit que le millionnaire passa dans son lit de parade à
colonnes et à panaches, un lit qui, selon la déclaration des vendeurs,
avait appartenu à Henri IV, fut encore une mauvaise nuit. Obsédé par les
images de l'incompréhensible retraite, il croyait voir et entendre
toujours le torrent des soldats, des canons, des équipages. Mais, par le
fait, le passage des troupes avait presque cessé. De temps à autre
défilaient bien encore un bataillon, une batterie, un peloton de
cavaliers: mais c'étaient les derniers éléments de l'arrière-garde qui,
après avoir pris position près du village pour couvrir la retraite,
commençaient à se retirer.

Le lendemain matin, lorsque Marcel descendit à Villeblanche, ce fut à
peine s'il y vit des soldats. Il ne restait qu'un escadron de dragons
qui battaient les bois à droite et à gauche de la route et qui
ramassaient les retardataires. Le châtelain alla jusqu'à l'entrée du
village, où il trouva une barricade faite de voitures et de meubles,
qui obstruait la chaussée. Quelques dragons la gardaient, pied à terre
et carabine au poing, surveillant le ruban blanc de la route qui montait
entre deux collines couvertes d'arbres. Par instants résonnaient des
coups de fusil isolés, semblables à des coups de fouet. «Ce sont les
nôtres», disaient les dragons. La cavalerie avait ordre de conserver le
contact avec l'ennemi, de lui opposer une résistance continuelle, de
repousser les détachements allemands qui cherchaient à s'infiltrer le
long des colonnes et de tirailler sans cesse contre les reconnaissances
de uhlans.

Marcel considéra avec une profonde pitié les éclopés qui trimaient
encore sur la route. Ils ne marchaient pas, ils se traînaient, avec la
ferme volonté d'avancer, mais trahis par leurs jambes molles, par leurs
pieds en sang. Ils s'asseyaient une minute au bord du chemin, harassés,
agonisant de lassitude, pour respirer un peu sans avoir la poitrine
écrasée par le poids du sac, pour délivrer un instant leurs pieds de
l'étau des brodequins; et, quand ils voulaient repartir, il leur était
impossible de se remettre debout: la courbature leur ankylosait tout le
corps, les mettait dans un état semblable à la catalepsie. Les dragons,
revolver en main, étaient obligés de recourir à la menace pour les tirer
de cette mortelle torpeur. Seule la certitude de l'approche de l'ennemi
avait le pouvoir de rendre momentanément un peu de force à ces
malheureux, qui réussissaient enfin à se dresser sur leurs jambes
flageolantes et qui se remettaient à marcher en s'appuyant sur leur
fusil comme sur un bâton.

Villeblanche était devenu de plus en plus désert. La nuit précédente,
beaucoup d'habitants avaient encore pris la fuite; mais le maire et le
curé étaient demeurés à leur poste. Le fonctionnaire municipal,
réconcilié avec le châtelain, s'approcha de celui-ci afin de lui donner
un avis. Le génie minait le pont de la Marne, à la sortie du village;
mais on attendait, pour le faire sauter, que les dragons se fussent
retirés sur l'autre rive. Dans le cas où M. Desnoyers aurait l'intention
de partir, il en avait encore le temps. Marcel remercia le maire, mais
déclara qu'il était décidé à rester.

Les derniers pelotons de dragons, sortis de divers points du bois,
arrivaient par la route. Ils avaient mis leurs chevaux au pas, comme
s'ils reculaient à regret. Ils regardaient souvent en arrière, prêts à
faire halte et à tirer. Ceux qui gardaient la barricade étaient déjà en
selle. L'escadron se reforma, les commandements des officiers
retentirent, et un trot vif, accompagné d'un cliquetis métallique,
emporta rapidement ces hommes vers le gros de la colonne.

Marcel, près de la barricade, se trouva dans une solitude et dans un
silence aussi profonds que si le monde s'était soudain dépeuplé. Deux
chiens, abandonnés par leurs maîtres dont ils ne pouvaient suivre la
piste sur ce sol piétiné et bouleversé par le passage de milliers
d'hommes et de voitures, rôdaient et flairaient autour de lui, comme
pour implorer sa protection. Un chat famélique épiait les moineaux qui
recommençaient à s'ébattre et à picorer le crottin laissé sur la route
par les chevaux des dragons. Une poule sans propriétaire, qui
jusqu'alors s'était tenue cachée sous un auvent, vint à son tour
disputer ce festin à la marmaille aérienne. Le silence faisait renaître
le murmure de la feuillée, le bourdonnement des insectes, la respiration
du sol brûlé par le soleil, tous les bruits de la nature qui s'étaient
assoupis craintivement au passage des gens de guerre.

Tout à coup Marcel remarqua quelque chose qui remuait à l'extrémité de
la route, sur le haut de la colline, à l'endroit où le ruban blanc
touchait l'azur du ciel. C'étaient deux hommes à cheval, si petits
qu'ils avaient l'apparence de soldats de plomb échappés d'une boîte de
jouets. Avec les jumelles qu'il avait apportées dans sa poche, il vit
que ces cavaliers, vêtus de gris verdâtre, étaient armés de lances, et
que leurs casques étaient surmontés d'une sorte de plateau horizontal.
C'était _eux_! Impossible de douter: le châtelain avait devant lui les
premiers uhlans.

Pendant quelques minutes, les deux cavaliers se tinrent immobiles, comme
pour explorer l'horizon. Puis d'autres sortirent encore des sombres
masses de verdure qui garnissaient les bords du chemin, se joignirent
aux premiers et formèrent un groupe qui se mit en marche sur la route
blanche. Ils avançaient avec lenteur, craignant des embuscades et
observant tout ce qui les entourait.

Marcel comprit qu'il était temps de se retirer et qu'il y aurait du
danger pour lui à être surpris près de la barricade. Mais, au moment où
ses yeux se détachaient de ce spectacle lointain, une vision inattendue
s'offrit à lui, toute voisine. Une bande de soldats français, à demi
dissimulée par des rideaux d'arbres, s'approchait de la barricade.
C'étaient des traînards à l'aspect lamentable, dans une pittoresque
variété d'uniformes: fantassins, zouaves, dragons sans chevaux; et,
pêle-mêle avec eux, des gardes forestiers, des gendarmes appartenant à
des communes qui avaient été avisées tardivement de la retraite. En
tout, une cinquantaine d'hommes. Il y en avait de frais et de vigoureux,
et il y en avait qui ne tenaient debout que par un effort surhumain.
Aucun de ces hommes n'avait jeté ses armes.

Ils marchaient en se retournant sans cesse, pour surveiller la lente
avance des uhlans. A la tête de cette troupe hétéroclite était un
officier de gendarmerie vieux et obèse, à la moustache hirsute, et dont
les yeux, quoique voilés par de lourdes paupières, brillaient d'un éclat
homicide. Comme ces gens passaient à côté de la barricade sans faire
attention au quidam qui les regardait curieusement, une énorme
détonation retentit, qui fit courir un frisson sur la campagne et dont
les maisons tremblèrent.

--Qu'est-ce? demanda l'officier à Marcel.

Celui-ci expliqua qu'on venait de faire sauter le pont. Un juron du chef
accueillit ce renseignement; mais la troupe qu'il commandait demeura
indifférente, comme si elle avait perdu tout contact avec la réalité.

--Autant mourir ici qu'ailleurs! murmura l'officier. Défendons la
barricade.

La plupart des hommes se mirent en devoir d'exécuter avec une prompte
obéissance cette décision qui les délivrait du supplice de la marche.
Machinalement ils se postèrent aux endroits les mieux protégés.
L'officier allait d'un groupe à l'autre, donnait des ordres. On ne
ferait feu qu'au commandement.

Marcel, immobile de surprise, assistait à ces préparatifs sans plus
penser au péril de sa propre situation, et, lorsque l'officier lui cria
rudement de fuir, il demeura en place, comme s'il n'avait pas entendu.

Les uhlans, persuadés que le village était abandonné, avaient pris le
galop.

--Feu!

L'escadron s'arrêta net. Plusieurs uhlans roulèrent sur le sol;
quelques-uns se relevèrent et, se courbant pour offrir aux balles une
moindre cible, essayèrent de sortir du chemin; d'autres restèrent
étendus sur le dos ou sur le ventre, les bras en avant. Les chevaux
sans cavalier partirent à travers champs dans une course folle, les
rênes traînantes, les flancs battus par les étriers. Les survivants,
après une brusque volte-face commandée par la surprise et par la mort,
disparurent résorbés dans le sous-bois.



VII

PRÈS DE LA GROTTE SACRÉE


Tous les soirs, de quatre à cinq, avec la ponctualité d'une personne
bien élevée qui ne se fait pas attendre, un aéroplane allemand venait
survoler Paris et jeter des bombes. Cela ne produisait aucune terreur,
et les Parisiens acceptaient cette visite comme un spectacle
extraordinaire et plein d'intérêt. Les aviateurs allemands avaient beau
laisser tomber sur la ville des drapeaux ennemis accompagnés de messages
ironiques où ils rendaient compte des échecs de l'armée française et des
revers de l'offensive russe; pour les Parisiens tout cela n'était que
mensonges. Ils avaient beau lancer des obus qui brisaient des mansardes,
tuaient ou blessaient des vieillards, des femmes, des enfants. «Ah! les
bandits!» criait la foule en menaçant du poing le moucheron malfaisant,
presque invisible à deux mille mètres de hauteur; puis elle courait de
rue en rue pour le suivre des yeux, ou s'immobilisait sur les places
d'où elle observait à loisir ses évolutions.

Argensola était un habitué de ce spectacle. Dès quatre heures il
arrivait sur la place de la Concorde, le nez en l'air et les regards
fixés vers le ciel, en compagnie de plusieurs badauds avec lesquels une
curiosité commune l'avait mis en relations, à peu près comme les abonnés
d'un théâtre qui, à force de se voir, finissent par se lier d'amitié.
«Viendra-t-il? Ne viendra-t-il pas?» Les femmes étaient les plus
impatientes, et quelques-unes avaient la face rouge et la respiration
oppressée pour être accourues trop vite. Tout à coup éclatait un immense
cri: «Le voilà!» Et mille mains indiquaient un point vague à l'horizon.
Les marchands ambulants offraient aux spectateurs des instruments
d'optique, et les jumelles, les longues-vues se braquaient dans la
direction signalée.

Pendant une heure l'attaque aérienne se poursuivait, aussi acharnée
qu'inutile. L'insecte ailé cherchait à s'approcher de la Tour Eiffel;
mais aussitôt des détonations éclataient à la base, et les diverses
plates-formes crachaient les furibondes crépitations de leurs
mitrailleuses. Alors il virait au-dessus de la ville, et soudain la
fusillade retentissait sur les toits et dans les rues. Chacun tirait:
les locataires des étages supérieurs, les hommes de garde, les soldats
anglais et belges qui se trouvaient de passage à Paris. On savait bien
que ces coups de fusil ne servaient à rien; mais on tirait tout de même,
pour le plaisir de faire acte d'hostilité contre l'ennemi, ne fût-ce
qu'en intention, et avec l'espérance qu'un caprice du hasard réaliserait
peut-être un miracle. Le seul miracle était que les tireurs ne se
tuassent pas les uns les autres et que les passants ne fussent pas
blessés par des balles de provenance inconnue. Enfin le _taube_, fatigué
d'évoluer, disparaissait.

--Bon voyage! grommelait Argensola. Celui de demain sera peut-être plus
intéressant.

Une autre distraction de l'Espagnol, aux heures de liberté que lui
laissaient les visites des avions, c'était de rôder au quai d'Orsay et
d'y regarder la foule des voyageurs qui sortaient de Paris. La
révélation soudaine de la vérité après les illusions créées par
l'optimisme du Gouvernement, la certitude de l'approche des armées
allemandes que, la semaine précédente, beaucoup de gens croyaient en
pleine déroute, ces _taubes_ qui volaient sur la capitale, la
mystérieuse menace des _zeppelins_, affolaient une partie de la
population. Les gares, occupées militairement, ne recevaient que ceux
qui avaient pris d'avance un billet, et maintes personnes attendaient
pendant des jours entiers leur tour de départ. Les plus pressés de
partir commençaient le voyage à pied ou en voiture, et les chemins
étaient noirs de gens, de charrettes, de landaus et d'automobiles.

Argensola considérait cette fugue avec sérénité. Lui, il était de ceux
qui restaient. Il avait admiré certaines personnes parce qu'elles
avaient été présentes au siège de Paris, en 1870, et il était heureux de
la bonne fortune qui lui procurait la chance d'assister à un nouveau
drame plus curieux encore. La seule chose qui le contrariait, c'était
l'air distrait de ceux auxquels il faisait part de ses observations et
de ses informations. Il rentrait à l'atelier avec une abondante récolte
de nouvelles qu'il communiquait à Jules avec un empressement fébrile, et
celui-ci l'écoutait à peine. Le bohème s'étonnait de cette indifférence
et reprochait mentalement au «peintre d'âmes» de n'avoir pas le sens des
grands drames historiques.

Jules avait alors des soucis personnels qui l'empêchaient de se
passionner pour l'histoire des nations. Il avait reçu de Marguerite
quelques lignes tracées à la hâte, et ces lignes lui avaient apporté la
plus désagréable des surprises. Elle était obligée de partir. Elle
quittait Paris à l'instant même, en compagnie de sa mère. Elle lui
disait adieu. C'était tout. Un tel laconisme avait beaucoup inquiété
Jules. Pourquoi ne l'informait-elle pas du lieu où elle se retirait? Il
est vrai que la panique fait oublier bien des choses; mais il n'en était
pas moins étrange qu'elle eût négligé de lui donner son adresse.

Pour tirer la situation au clair, Jules n'hésita pas à accomplir une
démarche qu'elle lui avait toujours interdite: il alla chez elle. La
concierge, dont la loquacité naturelle avait été mise à une rude épreuve
par le départ de tous les locataires, ne se fit pas prier pour dire à
l'amoureux tout ce qu'elle savait; mais d'ailleurs elle savait peu de
chose. Marguerite et sa mère étaient parties la veille par la gare
d'Orléans; elles avaient dû fuir vers le Midi, comme la plupart des gens
riches; mais elles n'avaient pas dit l'endroit où elles allaient. La
concierge avait cru comprendre aussi que quelqu'un de la famille avait
été blessé, mais elle ignorait qui: c'était peut-être le fils de la
vieille dame.

Ces renseignements, quoique vagues, suffirent pour inspirer à Jules une
résolution. Elle n'avait pas voulu lui donner son adresse? Eh bien,
c'était une raison de plus pour qu'il voulût connaître le véritable
motif de ce départ quasi clandestin. Il irait donc chercher Marguerite
dans le Midi, où il n'aurait probablement pas grand'peine à la
découvrir: car les villes où se réfugiaient les gens riches n'étaient
pas nombreuses, et il y rencontrerait des amis qui pourraient lui
fournir des renseignements.

Outre cette raison principale, Jules en avait une autre pour quitter
Paris. Depuis le départ de sa famille, le séjour dans la capitale lui
était à charge, lui inspirait même des sentiments qui ressemblaient un
peu à du remords. Il ne pouvait plus se promener aux Champs-Élysées ou
sur les boulevards sans que des regards significatifs lui donnassent à
entendre qu'on s'étonnait de voir encore là un jeune homme bien portant
et robuste comme lui. Un soir, dans un wagon du Métro, la police lui
avait demandé à voir ses papiers, pour s'assurer qu'il n'était pas un
déserteur. Enfin, dans l'après-midi du jour où il avait causé avec la
concierge de Marguerite, il avait croisé sur le boulevard un homme d'un
certain âge, membre de son cercle d'escrime, et il avait eu par lui des
nouvelles de leurs camarades.

--Qu'est devenu un tel?

--Il a été blessé en Lorraine; il est dans un hôpital, à Toulouse.

--Et un tel?

--Il a été tué dans les Vosges.

--Et un tel?

--Il a disparu à Charleroi.

Ce dénombrement de victimes héroïques avait été long. Ceux qui vivaient
encore continuaient à réaliser des prouesses. Plusieurs étrangers
membres du cercle, des Polonais, des Anglais résidant à Paris, des
Américains des Républiques du Sud, venaient de s'enrôler comme
volontaires.

--Le cercle, lui avait dit son collègue, peut être fier de ces jeunes
gens qu'il a exercés pendant la paix à la pratique des armes. Tous sont
sur le front et y exposent leur vie.

Ces paroles avaient gêné Jules, lui avaient fait détourner les yeux,
par crainte de rencontrer sur le visage de son interlocuteur une
expression sévère ou ironique. Pourquoi n'allait-il pas, lui aussi,
défendre la terre qui lui donnait asile?

Le lendemain matin, Argensola se chargea de prendre pour Jules un billet
de chemin de fer à destination de Bordeaux. Ce n'était pas chose facile,
à raison du grand nombre de ceux qui voulaient partir et qui souvent
étaient obligés d'attendre plusieurs jours; mais cinquante francs
glissés à propos opérèrent le miracle de lui faire obtenir le petit
morceau de carton dont le numéro permettrait au «peintre d'âmes» de
partir dans la soirée.

Jules, muni pour tout bagage d'une simple valise, parce que les trains
n'admettaient que les colis portés à la main, prit place dans un
compartiment de première classe et s'étonna du bon ordre avec lequel la
compagnie avait réglé les départs: chaque voyageur avait sa place, et il
ne se produisait aucun encombrement. Mais à la gare d'Austerlitz ce fut
une autre affaire: une avalanche humaine assaillit le train. Les
portières étaient ouvertes avec une violence qui menaçait de les rompre;
les paquets et même les enfants faisaient irruption par les fenêtres
comme des projectiles; les gens se poussaient avec la brutalité d'une
foule qui fuit d'un théâtre incendié. Dans l'espace destiné à huit
personnes il s'en installait douze ou quatorze; les couloirs
s'obstruaient irrémédiablement d'innombrables colis qui servaient de
sièges aux nouveaux voyageurs. Les distances sociales avaient disparu;
les gens du peuple envahissaient de préférence les wagons de luxe,
croyant y trouver plus de place; et ceux qui avaient un billet de
première classe cherchaient au contraire les wagons des classes
inférieures, dans la vaine espérance d'y voyager plus à l'aise. Mais si
les assaillants se bousculaient, ils ne s'en montraient pas moins
tolérants les uns à l'égard des autres et se pardonnaient en frères. «A
la guerre comme à la guerre!», disaient-ils en manière de suprême
excuse. Et chacun poussait son voisin pour lui prendre quelques pouces
de banquette, pour introduire son maigre bagage entre les paquets qui
surplombaient déjà les têtes dans le plus menaçant équilibre.

Sur les voies de garage, il y avait d'immenses trains qui attendaient
depuis vingt-quatre heures le signal du départ. Ces trains étaient
composés en partie de wagons à bestiaux, en partie de wagons de
marchandises pleins de gens assis à même sur le plancher ou sur des
chaises apportées du logis. Chacun de ces trains ressemblait à un
campement prêt à se mettre en marche, et, depuis le temps qu'il
restaient immobiles, une couche de papiers gras et de pelures de fruits
s'était formée le long des demeures roulantes.

Jules éprouvait une profonde pitié pour ses nouveaux compagnons de
voyage. Les femmes gémissaient de fatigue, debout dans le couloir,
considérant avec une envie féroce ceux qui avaient la chance d'avoir une
place sur la banquette. Les petits pleuraient avec des bêlements de
chèvre affamée. Aussi le peintre renonça-t-il bientôt à ses avantages de
premier occupant: il céda sa place à une vieille dame; puis il partagea
entre les imprévoyants et les nécessiteux l'abondante provision de
comestibles dont Argensola avait eu soin de le munir.

Il passa la nuit dans le couloir, assis sur une valise, tantôt regardant
à travers la glace les voyageurs qui dormaient dans l'abrutissement de
la fatigue et de l'émotion, tantôt regardant au dehors les trains
militaires qui passaient à côté du sien, dans une direction opposée. A
chaque station on voyait quantité de soldats venus du Midi, qui
attendaient le moment de continuer leur route vers la capitale. Ces
soldats se montraient gais et désireux d'arriver vite aux champs de
bataille; beaucoup d'entre eux se tourmentaient parce qu'ils avaient
peur d'être en retard. Jules, penché à une fenêtre, saisit quelques
propos échangés par ces hommes qui témoignaient une inébranlable
confiance.

--Les Boches? Ils sont nombreux, ils ont de gros canons et beaucoup de
mitrailleuses. Mais n'importe: on les aura.

La foi de ceux qui allaient au-devant de la mort contrastait avec la
panique et les appréhensions de ceux qui s'enfuyaient de Paris. Un vieux
monsieur décoré, type du fonctionnaire en retraite, demandait
anxieusement à ses voisins:

--Croyez-vous qu'_ils_ viendront jusqu'à Tours?... Croyez-vous qu'_ils_
viendront jusqu'à Poitiers?...

Et, dans son désir de ne pas s'arrêter avant d'avoir trouvé pour sa
famille et pour lui-même un refuge absolument sûr, il accueillait comme
un oracle la vaine réponse qu'on lui adressait.

A l'aube, Jules put distinguer, le long de la ligne, les territoriaux
qui gardaient les voies. Ils étaient armés de vieux fusils et portaient
pour unique insigne militaire un képi rouge.

A la gare de Bordeaux, la foule des civils, en bataillant pour descendre
des wagons ou pour y monter, se mêlait à la multitude des militaires. A
chaque instant les trompettes sonnaient, et les soldats qui s'étaient
écartés un instant pour aller chercher de l'eau ou pour se dégourdir les
jambes, accouraient à l'appel. Parmi ces soldats il y avait beaucoup
d'hommes de couleur: c'étaient des tirailleurs algériens ou marocains
aux amples culottes grises, aux bonnets rouges coiffant des faces noires
ou bronzées. Et les bataillons armés se mettaient à rouler vers le Nord
dans un assourdissant bruit de fer.

Jules vit aussi arriver un train de blessés qui revenaient des combats
de Flandre et de Lorraine. Ces hommes aux bouches livides et aux yeux
fébriles saluaient d'un sourire les premières terres du Midi aperçues à
travers la brume matinale, terres égayées de soleil, royalement parées
de leurs pampres; et, tendant les mains vers les fruits que leur
offraient des femmes, ils picoraient avec délices les raisins sucrés de
la Gironde.

Bordeaux, ville de province convertie soudain en capitale, était
enfiévrée par une agitation qui la rendait méconnaissable. Le président
de la République était logé à la préfecture; les ministères s'étaient
installés dans des écoles et dans des musées; deux théâtres étaient
aménagés pour les séances du Sénat et de la Chambre. Tous les hôtels
étaient pleins, et d'importants personnages devaient se contenter d'une
chambre de domestique.

Jules réussit à se loger dans un hôtel sordide, au fond d'une ruelle. Un
petit Amour ornait la porte vitrée; dans la chambre qu'on lui donna, la
glace portait des noms de femmes gravés avec le diamant d'une bague, des
phrases qui commémoraient des séjours d'une heure. Et pourtant des dames
de Paris, en quête d'un logement, lui enviaient la chance d'avoir trouvé
celui-là.

Il essaya de se renseigner sur Marguerite auprès de quelques Parisiens
de ses amis qu'il rencontra dans la cohue des fugitifs. Mais ils ne
savaient rien de ce qui intéressait Jules. D'ailleurs ils ne
s'occupaient guère que de leur propre sort, ne parlaient que des
incidents de leur propre installation. Seule une de ses anciennes élèves
de _tango_ put lui donner une indication utile:

--La petite madame Laurier? Mais oui, elle doit être dans la région,
probablement à Biarritz.

Cela suffit pour que, dès le lendemain, Jules poussât jusqu'à la Côte
d'Argent.

En arrivant à Biarritz, la première personne qu'il rencontra dans la rue
fut Chichi.

--Un pays inhabitable! déclara-t-elle à son frère dès les premiers mots.
Les riches Espagnols qui sont ici en villégiature me donnent sur les
nerfs. Tous _boches_! Je passe mes journées à me quereller avec eux. Si
cela continue, je devrai bientôt me résigner à vivre seule.

Sur la plage, où Chichi conduisit Jules, Luisa jeta les bras au cou de
son fils et voulut l'emmener tout de suite à l'hôtel. Il y trouva dans
un salon sa tante Héléna au milieu d'une nombreuse compagnie. La
«romantique» était enchantée du pays et des étrangers qui y passaient la
saison. Avec eux elle pouvait discourir à son aise sur la décadence de
la France. Ces fiers hidalgos attendaient tous, d'un moment à l'autre,
la nouvelle de l'entrée du Kaiser à Paris. Des hommes graves qui dans
toute leur existence n'avaient jamais fait quoi que ce soit,
critiquaient aigrement l'incurie de la République et vantaient
l'Allemagne comme le modèle de la prévoyance laborieuse et de la bonne
organisation des forces sociales. Des jeunes gens d'un _chic_ suprême
éclataient en véhémentes apostrophes contre la corruption de Paris,
corruption qu'ils avaient étudiée avec zèle dans les vertueuses écoles
de Montmartre, et déclaraient avec une emphase de prédicateurs que la
moderne Babylone avait un urgent besoin d'être châtiée. Tous, jeunes et
vieux, adoraient cette lointaine Germanie où la plupart d'entre eux
n'étaient jamais allés et que les autres, dans un rapide voyage, avaient
vue seulement comme une succession d'images cinématographiques.

--Pourquoi ne vont-ils pas raconter cela chez eux, de l'autre côté des
Pyrénées? protestait Chichi exaspérée. Mais non, c'est en France qu'ils
viennent débiter leurs sornettes calomnieuses. Et dire qu'ils se croient
des gens de bonne éducation!

Jules, qui n'était pas venu à Biarritz pour y vivre en famille, employa
l'après-dîner à chercher des renseignements sur Marguerite. Il eut la
chance d'apprendre d'un ami que la mère de madame Laurier était
descendue à l'hôtel de l'Atalaye avec sa fille. Il courut donc à l'hôtel
de l'Atalaye; mais le concierge lui dit que la mère y était seule et
que la jeune dame était partie depuis trois ou quatre jours pour un
hôpital de Pau, auquel elle avait été attachée en qualité d'infirmière.

Le soir même, Jules reprit le train pour se rendre à Pau.

Là, il explora sans succès plusieurs ambulances: personne n'y
connaissait madame Marguerite Laurier. Enfin une religieuse, croyant
qu'il cherchait une parente, fit un effort de mémoire et lui fournit un
renseignement précieux. Madame Laurier n'avait fait que passer à Pau, et
elle s'en était allée avec un blessé. Il y avait à Lourdes beaucoup de
blessés et beaucoup d'infirmières laïques: c'était dans cette ville
qu'il avait chance de retrouver cette dame, à moins qu'on ne l'eût
encore une fois changée de service.

Jules arriva à Lourdes par le premier train. Il ne connaissait pas
encore la pieuse localité dont sa mère répétait si fréquemment le nom.
Pour Luisa, Lourdes était le cœur de la France, et l'excellente femme en
tirait même un argument contre les germanophiles qui soutenaient que la
France devait être exterminée à cause de son impiété.

--De nos jours, disait-elle, lorsque la Vierge a daigné faire une
apparition, c'est la ville française qu'elle a choisie pour y accomplir
ce miracle. Cela ne prouve-t-il pas que la France est moins mauvaise
qu'on ne le prétend? Je ne sache pas que la Vierge ait jamais fait
d'apparition à Berlin...

A peine installé dans un hôtel, près de la rivière, Jules courut à la
Grande Hôtellerie transformée en hôpital. Il y apprit qu'il ne pourrait
parler au directeur que dans l'après-midi. Afin de tromper son
impatience, il alla se promener du côté de la Basilique.

La rue principale qui y conduit était bordée de baraquements et de
magasins où l'on vendait des images et des souvenirs pieux, de sorte
qu'elle ressemblait à un immense bazar. Dans les jardins qui entourent
l'église, le voyageur ne vit que des blessés en convalescence, dont les
uniformes gardaient les traces de la guerre. En dépit des coups de
brosse répétés, les capotes étaient malpropres; la boue, le sang, la
pluie y avaient laissé des taches ineffaçables, avaient donné à l'étoffe
une rigidité de carton. Quelques hommes en avaient arraché les manches
pour épargner à leurs bras meurtris un frottement pénible. D'autres
avaient encore à leurs pantalons les trous faits par des éclats d'obus.
C'étaient des combattants de toutes armes et de races diverses:
fantassins, cavaliers, artilleurs; soldats de la métropole et des
colonies; faces blondes de Champenois, faces brunes de Musulmans, faces
noires de Sénégalais aux lèvres bleuâtres; corps d'aspect bonasse, avec
l'obésité du bourgeois sédentaire inopinément métamorphosé en guerrier;
corps secs et nerveux, nés pour la bataille et déjà exercés dans les
campagnes coloniales.

La ville où une espérance surnaturelle attire les malades du monde
catholique, était envahie maintenant par une foule non moins
douloureuse, mais dont les costumes multicolores ne laissaient pas
d'offrir un bariolage quelque peu carnavalesque. Cette foule héroïque,
avec ses longues capotes ornées de décorations, avec ses burnous qui
ressemblaient à des costumes de théâtre, avec ses képis rouges et ses
chéchias africaines, avait un air lamentable. Rares étaient les blessés
qui conservaient l'attitude droite, orgueil de la supériorité humaine.
La plupart marchaient courbés, boitant, se traînant, s'appuyant sur une
canne ou sur des béquilles. D'autres étaient roulés dans les petites
voitures qui, naguère encore, servaient à transporter vers la grotte de
la Vierge les pieux malades. Les éclats d'obus, ajoutant à la violence
destructive une sorte de raillerie féroce, avaient grotesquement
défiguré beaucoup d'individus. Certains de ces hommes n'étaient plus que
d'effrayantes caricatures, des haillons humains disputés à la tombe par
l'audace de la science chirurgicale: êtres sans bras ni jambes, qui
reposaient au fond d'une voiturette comme des morceaux de sculpture ou
comme des pièces anatomiques; crânes incomplets, dont le cerveau était
protégé par un couvercle artificiel; visages sans nez, qui, comme les
têtes de mort, montraient les noires cavités de leurs fosses nasales.
Et ces pauvres débris qui s'obstinaient à vivre et qui promenaient au
soleil leurs énergies renaissantes, causaient, fumaient, riaient,
contents de voir encore le ciel bleu, de sentir encore la caresse du
soleil, de jouir encore de la vie. En somme, ils étaient du nombre des
heureux; car, après avoir vu la mort de si près, ils avaient échappé à
son étreinte, tandis que des milliers et des milliers de camarades
gisaient dans des lits d'où ils ne se relèveraient plus, tandis que des
milliers et des milliers d'autres dormaient à jamais sous la terre
arrosée de leur sang, terre fatale qui, ensemencée de projectiles,
donnait pour récolte des moissons de croix.

Ce spectacle fit sur Jules une impression si forte qu'il en oublia un
moment le but de son voyage. Ah! si ceux qui provoquent la guerre du
fond de leurs cabinets diplomatiques ou autour de la table d'un
état-major, pouvaient la voir, non sur les champs de bataille où
l'ivresse de l'enthousiasme trouble les idées, mais froidement, telle
qu'elle se montre dans les hôpitaux et dans les cimetières! A la vue de
ces tristes épaves des combats, le jeune homme se représenta en
imagination le globe terrestre comme un énorme navire voguant sur un
océan infini. Les pauvres humains qui en formaient l'équipage ne
savaient pas même ce qui existait sous leurs pieds, dans les
profondeurs; mais chaque groupe prétendait occuper sur le pont la
meilleure place. Des hommes considérés comme supérieurs excitaient les
groupes à se haïr, afin d'obtenir eux-mêmes le commandement, de saisir
la barre et de donner au navire la direction qui leur plaisait; mais ces
prétendus hommes supérieurs en savaient tout juste autant que les
autres, c'est-à-dire qu'ils ne savaient absolument rien. Aucun d'eux ne
pouvait dire avec certitude ce qu'il y avait au delà de l'horizon
visible, ni vers quel port se dirigeait le navire. La sourde hostilité
du mystère les enveloppait tous; leur vie était précaire, avait besoin
de soins incessants pour se conserver; et néanmoins, depuis des siècles
et des siècles, l'équipage n'avait pas eu un seul instant de bon accord,
de travail concerté, de raison claire; il était divisé en partis ennemis
qui s'entretuaient pour s'asservir les uns les autres, qui luttaient
pour se jeter les uns les autres par-dessus bord, et le sillage se
couvrait de cadavres. Au milieu de cette sanguinaire démence, on
entendait parfois de sinistres sophistes déclarer que cela était
parfait, qu'il convenait de continuer ainsi éternellement, et que
c'était un mauvais rêve de souhaiter que ces marins, se regardant comme
des frères, poursuivissent en commun une même destinée et s'entendissent
pour surveiller autour d'eux les embûches des ondes hostiles.

Jules erra longtemps aux alentours de la basilique. Dans les jardins et
sur l'esplanade, il fut distrait de ses sombres réflexions par la gaîté
puérile que montraient quelques petits groupes de convalescents.
C'étaient des Musulmans, tirailleurs algériens ou marocains, auxquels
des civils, par attendrissement patriotique, offraient des cigares et
des friandises. En se voyant si bien fêtés et régalés par la race qui
tenait leur pays sous sa domination, ils s'enorgueillissaient,
devenaient hardis comme des enfants gâtés. Heureuse guerre qui leur
permettait d'approcher de ces femmes si blanches, si parfumées, et
d'être accueillis par elles avec des sourires! Il leur semblait avoir
devant eux les houris du paradis de Mahomet, promises aux braves. Leur
plus grand plaisir était de se faire donner la main. «Madame!...
Madame!...» Et ils tendaient leur longue patte noire. La dame, amusée,
un peu effrayée aussi, hésitait un instant, donnait une rapide poignée
de main; et les bénéficiaires de cette faveur s'éloignaient satisfaits.

Un peu plus loin, sous les arbres, les voiturettes des blessés
stationnaient en files. Officiers et soldats restaient de longues heures
dans l'ombre bleue, à regarder passer des camarades qui pouvaient se
servir encore de leurs jambes. La grotte miraculeuse resplendissait de
centaines de cierges allumés. Une foule pieuse, agenouillée en plein
air, fixait sur les roches sacrées des yeux suppliants, tandis que les
esprits s'envolaient au loin vers les champs de bataille avec cette
confiance en Dieu qu'inspire toujours l'anxiété. Dans cette foule en
prières il y avait des soldats à la tête enveloppée de linges, qui
tenaient leurs képis à la main et qui avaient les paupières mouillées de
larmes.

Comme Jules se promenait dans une allée, près de la rivière, il aperçut
un officier dont les yeux étaient bandés et qui se tenait assis sur un
banc. A côté de lui, blanche comme un ange gardien, se tenait une
infirmière. Jules allait passer son chemin, lorsque l'infirmière fit un
mouvement brusque et détourna la tête, comme si elle craignait d'être
vue. Ce mouvement attira l'attention du jeune homme qui reconnut
Marguerite, encore qu'elle fût extraordinairement changée. Ce visage
pâle et grave ne gardait rien de la frivolité d'autrefois, et ces yeux
un peu las semblaient plus larges, plus profonds.

L'un et l'autre, hypnotisés par la surprise, se considérèrent un
instant. Puis, comme Jules faisait un pas vers elle, Marguerite montra
une vive inquiétude, protesta silencieusement des yeux, des mains, de
tout le corps; et soudain elle prit une résolution, dit quelques mots à
l'officier, se leva et marcha droit vers Jules, mais en lui faisant
signe de prendre une allée latérale d'où elle pourrait surveiller
l'aveugle sans que celui-ci entendit les paroles qu'ils échangeraient.

Dans l'allée, face à face, ils restèrent quelques instants sans rien
dire. Jules était si ému qu'il ne trouvait pas de mots pour exprimer
ses reproches, ses supplications, son amour. Ce qui lui vint enfin aux
lèvres, ce fut une question acerbe et brutale:

--Qui est cet homme?

L'accent rageur, la voix rude avec lesquels il avait parlé, le
surprirent lui-même. Mais Marguerite n'en fut point déconcertée. Elle
fixa sur le jeune homme des yeux limpides, sereins, qui semblaient
affranchis pour toujours des effarements de la passion et de la peur, et
elle répondit:

--C'est mon mari.

Laurier! Était-il possible que ce fût Laurier, cet aveugle immobile sur
ce banc comme un symbole de la douleur héroïque? Il avait la peau
tannée, avec des rides qui convergeaient comme des rayons autour des
cavités de son visage. Ses cheveux commençaient à blanchir aux tempes et
des poils gris se montraient dans la barbe qui croissait sur ses joues.
En un mois il avait vieilli de vingt ans. Et, par une inexplicable
contradiction, il paraissait plus jeune, d'une jeunesse qui semblait
jaillir du fond de son être, comme si son âme vigoureuse, après avoir
été soumise aux émotions les plus violentes, ne pouvait plus désormais
connaître la crainte et se reposait dans la satisfaction ferme et
superbe du devoir accompli. A contempler Laurier, Jules éprouva tout à
la fois de l'admiration et de l'envie. Il eut honte du sentiment de
haine que venait de lui inspirer cet homme si cruellement frappé par le
malheur: cette haine était une lâcheté. Mais, quoique il eût la claire
conscience d'être lâche, il ne put s'empêcher de dire encore à
Marguerite:

--C'est donc pour cela que tu es partie sans me donner ton adresse? Tu
m'as quitté pour le rejoindre. Pourquoi es-tu venue? Pourquoi m'as-tu
quitté?

--Parce que je le devais, répondit-elle.

Et elle lui expliqua sa conduite. Elle avait reçu la nouvelle de la
blessure de Laurier au moment où elle se disposait à quitter Paris avec
sa mère. Elle n'avait pas hésité une seconde: son devoir était
d'accourir auprès de son mari. Depuis le début de la guerre elle avait
beaucoup réfléchi, et la vie lui était apparue sous un aspect nouveau.
Elle avait maintenant le besoin de travailler pour son pays, de
supporter sa part de la douleur commune, de se rendre utile comme les
autres femmes. Disposée à donner tous ses soins à des inconnus,
n'était-il pas naturel qu'elle préférât se dévouer à cet homme qu'elle
avait tant fait souffrir? La pitié qu'elle éprouvait déjà spontanément
pour lui s'était accrue, lorsqu'elle avait connu les circonstances de
son infortune. Un obus, éclatant près de sa batterie, avait tué tous
ceux qui l'entouraient; il avait reçu lui-même plusieurs blessures; mais
une seule, celle du visage, était grave: il avait un œil
irrémédiablement perdu. Quant à l'autre, les médecins ne désespéraient
pas de le lui conserver; mais Marguerite avait des doutes à cet égard.

Elle dit tout cela d'une voix un peu sourde, mais sans larmes. Les
larmes, comme beaucoup d'autres choses d'avant la guerre, étaient
devenues inutiles en raison de l'immensité de la souffrance universelle.

--Comme tu l'aimes! s'écria Jules.

Elle parut se troubler un peu, baissa la tête, hésita une seconde; puis,
avec un visible effort:

--Oui, je l'aime, déclara-t-elle, mais autrement que je ne t'aimais.

--Ah! Marguerite...

La franche réponse qu'il venait d'entendre lui avait donné un coup en
plein cœur; mais, par un effet étrange, elle avait aussi apaisé
brusquement sa colère: il s'était senti en présence d'une situation
tragique où les jalousies et les récriminations ordinaires des amants
n'étaient plus de mise. Au lieu de lui adresser des reproches, il lui
demanda simplement:

--Ton mari accepte-t-il tes soins et ta tendresse?

--Il ignore encore qui je suis. Il croit que je suis une infirmière
quelconque, et que, si je le soigne avec zèle, c'est seulement parce que
j'ai compassion de son état et de sa solitude: car personne ne lui écrit
ni ne le visite... Je lui ai raconté que je suis une dame belge qui a
perdu les siens, qui n'a plus personne au monde. Lui, il ne m'a dit que
quelques mots de sa vie antérieure, comme s'il redoutait d'insister sur
un passé odieux; mais je n'ai entendu de sa bouche aucune parole sévère
contre la femme qui l'a trahi... Je souhaite ardemment que les médecins
réussissent à sauver un de ses yeux, et en même temps cela me fait peur.
Que dira-t-il, quand il saura qui je suis?... Mais qu'importe? Ce que je
veux, c'est qu'il recouvre la vue. Advienne ensuite que pourra!...

Elle se tut un instant; puis elle reprit:

--Ah! la guerre! Que de bouleversements elle a causés dans notre
existence!... Depuis une semaine que je suis à ses côtés, je déguise ma
voix autant que je peux, j'évite toute parole révélatrice. Je crains
tant qu'il me reconnaisse et qu'il s'éloigne de moi! Mais, malgré tout,
je désire être reconnue et être pardonnée... Hélas! par moments, je me
demande s'il ne soupçonne pas la vérité, je m'imagine même qu'il m'a
reconnue dès la première heure et que, s'il feint l'ignorance, c'est
parce qu'il me méprise. J'ai été si mauvaise avec lui! Je lui ai fait
tant de mal!...

--Il n'est pas le seul, repartit sèchement Jules. Tu m'as fait du mal, à
moi aussi.

Elle le regarda avec des yeux étonnés, comme s'il venait de dire une
parole imprévue et malséante; puis, avec la résolution de la femme qui a
pris définitivement son parti:

--Toi, reprit-elle, tu souffriras un moment, mais bientôt tu
rencontreras une autre femme qui me remplacera dans ton cœur. Moi, au
contraire, j'ai assumé pour toute ma vie une charge très lourde et
néanmoins très douce: jamais plus je ne me séparerai de cet homme que
j'ai si cruellement offensé, qui maintenant est seul au monde et qui
aura peut-être besoin jusqu'à son dernier jour d'être soigné et servi
comme un enfant. Séparons-nous donc et suivons chacun notre chemin; le
mien, c'est celui du sacrifice et du repentir; le tien, c'est celui de
la joie et de l'honneur. Ni toi ni moi, nous ne voudrions outrager cet
homme au noble cœur, que la cécité rend incapable de se défendre. Notre
amour serait une vilenie.

Jules baissait les yeux, perplexe, vaincu.

--Écoute, Marguerite, déclara-t-il enfin. Je lis dans ton âme. Tu aimes
ton mari et tu as raison: il vaut mieux que moi. Avec toute ma jeunesse
et toute ma force, je n'ai été jusqu'ici qu'un inutile; mais je puis
réparer le temps perdu. La France est le pays de mon père et le tien: je
me battrai pour elle. Je suis las de ma paresse et de mon oisiveté, à
une époque où les héros se comptent par millions. Si le sort me
favorise, tu entendras parler de moi.

Ils avaient tout dit. A quoi bon prolonger cette entrevue pénible?

--Adieu, prononça-t-elle, plus résolue que lui, mais tout à coup devenue
pâle. Il faut que je retourne auprès de mon blessé.

--Adieu, répondit-il en lui tendant une main qu'elle prit et serra sans
hésitation, d'une étreinte virile.

Et il s'éloigna sans regarder en arrière, tandis qu'elle revenait vers
le banc.

Il semblait à Jules que sa personnalité s'était dédoublée et qu'il se
considérait lui-même avec des yeux de juge. La vanité, la stérilité, la
malfaisance de sa vie passée lui apparaissaient nettement, à la lumière
des paroles qu'elle lui avait dites. Alors que l'humanité tout entière
pensait à de grandes choses, il n'avait connu que les désirs égoïstes et
mesquins. L'étroitesse et la vulgarité de ses aspirations l'irritaient
contre lui-même. Un miracle s'accomplissait en lui, et il n'hésitait
plus sur la route à suivre.

Il se rendit à la gare, consulta l'indicateur, prit le premier train à
destination de Paris.



VIII

L'INVASION


Comme Marcel fuyait pour se réfugier au château, il rencontra le maire
de Villeblanche. Lorsque celui-ci, que le bruit de la décharge avait
fait accourir vers la barricade, fut informé de la présence des
traînards, il leva les bras désespérément.

--Ces gens sont fous!... Leur résistance va être fatale au village!

Et il reprit sa course pour tâcher d'obtenir des soldats qu'ils
cessassent le feu.

Un long temps se passa sans que rien vînt troubler le silence de la
matinée. Marcel était monté sur l'une des tours du château, et il
explorait la campagne avec ses jumelles. Il ne pouvait voir la route:
les bordures d'arbres la lui masquaient. Toutefois son imagination
devinait sous le feuillage une activité occulte, des masses d'hommes
qui faisaient halte, des troupes qui se préparaient pour l'attaque. La
résistance inattendue des traînards avait dérangé la marche de
l'invasion.

Ensuite Marcel, ayant retourné ses jumelles vers les abords du village,
y aperçut des képis dont les taches rouges, semblables à des
coquelicots, glissaient sur le vert des prés. C'étaient les traînards
qui se retiraient, convaincus de l'inutilité de la résistance. Sans
doute le maire leur avait indiqué un gué ou une barque oubliée qui leur
permettrait de passer la Marne, et ils continuaient leur retraite le
long de la rivière.

Soudain le bois vomit quelque chose de bruyant et de léger, une bulle de
vapeur qu'accompagna une sourde explosion, et quelque chose passa dans
l'air en décrivant une courbe sifflante. Après quoi, un toit du village
s'ouvrit comme un cratère et vomit des solives, des pans de murs, des
meubles rompus. Tout l'intérieur de l'habitation s'échappait dans un jet
de fumée, de poussière et de débris. C'étaient les Allemands qui
bombardaient Villeblanche avant l'attaque: ils craignaient sans doute de
rencontrer dans les rues une défense opiniâtre.

De nouveaux projectiles tombèrent. Quelques-uns, passant par-dessus les
maisons, vinrent éclater entre le village et le château, dont les tours
commençaient à attirer le pointage des artilleurs. Marcel se disait
qu'il était temps d'abandonner son périlleux observatoire, lorsqu'il vit
flotter sur le clocher quelque chose de blanc, qui paraissait être une
nappe ou un drap de lit. Les habitants, pour éviter le bombardement,
avaient hissé ce signal de paix.

Tandis que Marcel, descendu dans son parc, regardait le concierge
enterrer au pied d'un arbre tous les fusils de chasse qui existaient au
château, il entendit le silence matinal se lacérer avec un déchirement
de toile rude.

--Des coups de fusil, dit le concierge. Un feu de peloton. C'est
probablement sur la place.

Ils se dirigèrent vers la grille. Les ennemis ne tarderaient pas à
arriver, et il fallait être là pour les recevoir.

Quelques minutes après, une femme du village accourut vers eux, une
vieille aux membres décharnés et noirâtres, qui haletait par la
précipitation de la course et qui jetait autour d'elle des regards
affolés. Ils écoutèrent avec stupéfaction son récit entrecoupé par des
hoquets de terreur.

Les Allemands étaient à Villeblanche. D'abord était venue une automobile
blindée qui avait traversé le village d'un bout à l'autre, à toute
vitesse. Sa mitrailleuse tirait au hasard contre les maisons fermées et
contre les portes ouvertes, abattant toutes les personnes qui se
montraient. Des morts! Des blessés! Du sang! Puis d'autres automobiles
blindées avaient pris position sur la place, bientôt rejointes par des
pelotons de cavaliers, des bataillons de fantassins, d'autres et
d'autres soldats qui arrivaient sans cesse. Ces hommes paraissaient
furibonds: ils accusaient les habitants d'avoir tiré sur eux. Sur la
place, ils avaient brutalisé le maire et plusieurs notables. Le curé,
penché sur des agonisants, avait été bousculé, lui aussi. Les Allemands
les avaient déclarés prisonniers et parlaient de les fusiller.

Les paroles de la vieille furent interrompues par le bruit de plusieurs
voitures qui s'approchaient.

--Ouvrez la grille, ordonna Marcel au concierge.

La grille fut ouverte, et elle ne se referma plus. Désormais c'en était
fait du droit de propriété.

Une automobile énorme, couverte de poussière et pleine d'hommes,
s'arrêta à la porte; derrière elle résonnaient les trompes d'autres
voitures, qui s'arrêtèrent aussi par un brusque serrement des freins.
Des soldats mirent pied à terre, tous vêtus de gris verdâtre et coiffés
d'un casque à pointe que recouvrait une gaine de même couleur. Un
lieutenant, qui marchait le premier, braqua le canon de son revolver sur
la poitrine de Marcel et lui demanda:

--Où sont les francs-tireurs?

Il était pâle, d'une pâleur de colère, de vengeance et de peur, et cette
triple émotion lui mettait aux joues un tremblement. Marcel répondit
qu'il n'avait pas vu de francs-tireurs; le château n'était habité que
par le concierge, par sa famille et par lui-même, qui en était le
propriétaire.

Le lieutenant considéra l'édifice, puis toisa Marcel avec une visible
surprise, comme s'il lui trouvait l'aspect trop modeste pour un
châtelain: il l'avait sans doute pris pour un simple domestique. Par
respect pour les hiérarchies sociales, il abaissa son revolver; mais il
n'en garda pas moins ses manières impérieuses. Il ordonna à Marcel de
lui servir de guide, et quarante soldats se rangèrent pour leur faire
escorte. Disposés sur deux files, ces soldats s'avançaient à l'abri des
arbres qui bordaient l'avenue, le fusil prêt à faire feu, regardant avec
inquiétude aux fenêtres du château comme s'ils s'attendaient à recevoir
de là une décharge. Le châtelain marchait tranquillement au milieu du
chemin, et l'officier, qui d'abord avait imité la prudence de ses
hommes, finit par se joindre à Marcel, au moment de traverser le
pont-levis.

Les soldats se répandirent dans les appartements, à la recherche
d'ennemis cachés. Ils donnaient des coups de baïonnette sous les lits et
sous les divans. Quelques-uns, par instinct destructeur, s'amusaient à
percer les tapisseries et les riches courtepointes. Marcel protesta.
Pourquoi ces dégâts inutiles? En homme d'ordre, il souffrait de voir les
lourdes bottes tacher de boue les tapis mœlleux, d'entendre les crosses
des fusils heurter les meubles fragiles et renverser les bibelots
rares. L'officier considéra avec étonnement ce propriétaire qui
protestait pour de si futiles motifs; mais il ne laissa pas de donner un
ordre qui fit que les soldats cessèrent leurs violentes explorations.
Puis, comme pour justifier de si extraordinaires égards:

--Je crois que vous aurez l'honneur de loger le commandant de notre
corps d'armée, ajouta-t-il en français.

Lorsqu'il se fut assuré que le château ne recelait aucun ennemi, il
devint plus aimable avec Marcel; mais il n'en persista pas moins à
soutenir que des francs-tireurs avaient fait feu sur les uhlans
d'avant-garde. Marcel crut devoir le détromper. Non, ce n'étaient pas
des francs-tireurs; c'étaient des soldats retardataires dont il avait
très bien reconnu les uniformes.

--Eh quoi? Vous aussi, vous vous obstinez à nier? repartit l'officier
d'un ton rogue. Même s'ils portaient l'uniforme, ils n'en étaient pas
moins des francs-tireurs. Le Gouvernement français a distribué des armes
et des effets militaires aux paysans, pour qu'ils nous assassinent. On a
déjà fait cela en Belgique. Mais nous connaissons cette ruse et nous
saurons la punir. Les cadavres allemands couchés près de la barricade
seront bien vengés. Les coupables paieront cher leur crime.

Dans son indignation il lui semblait que la mort de ces uhlans fût une
chose inouïe et monstrueuse, comme si les seuls ennemis de l'Allemagne
devaient périr à la guerre et que les Allemands eussent tous le droit
d'y avoir la vie sauve.

Ils étaient alors au plus haut étage du château, et Marcel, en regardant
par une fenêtre, vit onduler au-dessus des arbres, du côté du village,
une sombre nuée dont le soleil rougissait les contours. De l'endroit où
il se trouvait, il ne pouvait apercevoir que la pointe du clocher.
Autour du coq de fer voltigeaient des vapeurs qui ressemblaient à une
fine gaze, à des toiles d'araignée soulevées par le vent. Une odeur de
bois brûlé arriva jusqu'à ses narines. L'officier salua ce spectacle par
un rire cruel: c'était le commencement de la vengeance.

Quand ils furent redescendus dans le parc, le lieutenant prit Marcel
avec lui dans une automobile, et, tandis que les soldats s'installaient
au château, il emmena le châtelain vers une destination inconnue.

A la sortie du parc, Marcel eut comme la brusque vision d'un monde
nouveau. Sur le village s'étendait un dais sinistre de fumée,
d'étincelles, de flammèches brasillantes; le clocher flambait comme une
énorme torche; la toiture de l'église, en s'effondrant, faisait jaillir
des tourbillons noirâtres. Dans l'affolement du désespoir, des femmes et
des enfants fuyaient à travers la campagne avec des cris aigus. Les
bêtes, chassées par le feu, s'étaient évadées des étables et se
dispersaient dans une course folle. Les vaches et les chevaux de labour
traînaient leur licol rompu par les violents efforts de l'épouvante, et
leurs flancs fumeux exhalaient une odeur de poil roussi. Les porcs, les
brebis, les poules se sauvaient pêle-mêle avec les chats et les chiens.

Les Allemands, des multitudes d'Allemands affluaient de toutes parts.
C'était comme un peuple de fourmis grises qui défilaient, défilaient
vers le Sud. Cela sortait des bois, emplissait les chemins, inondait les
champs. La verdure de la végétation s'effaçait sous le piétinement; les
clôtures tombaient, renversées; la poussière s'élevait en spirales
derrière le roulement sourd des canons et le trot cadencé des milliers
de chevaux. Sur les bords de la route avaient fait halte plusieurs
bataillons, avec leur suite de voitures et de bêtes de trait.

Marcel avait vu cette armée aux parades de Berlin; mais il lui sembla
que ce n'était plus la même. Il ne restait à ces troupes que bien peu de
leur lustre sévère, de leur raideur muette et arrogante. La guerre, avec
ses ignobles réalités, avait aboli l'apprêt théâtral de ce formidable
organisme de mort. Les régiments d'infanterie qui naguère, à Berlin,
reflétaient la lumière du soleil sur les métaux et les courroies vernies
de leur équipement; les hussards de la mort, somptueux et sinistres; les
cuirassiers blancs, semblables à des paladins du Saint-Graal; les
artilleurs à la poitrine rayée de bandes blanches; tous ces hommes qui,
pendant les défilés, arrachaient des soupirs d'admiration aux Hartrott,
étaient maintenant unifiés et assimilés dans la monotonie d'une même
couleur vert pisseux et ressemblaient à des lézards qui, à force de
frétiller dans la poussière, finissent par se confondre avec elle.

Les soldats étaient exténués et sordides. Une exhalaison de chair
blanche, grasse et suante, mêlée à l'odeur aigre du cuir, flottait sur
les régiments. Il n'était personne qui n'eût l'air affamé. Depuis des
jours et des jours ils marchaient sans trêve, à la poursuite d'un ennemi
qui réussissait toujours à leur échapper. Dans cette chasse forcenée,
les vivres de l'intendance arrivaient tard aux cantonnements, et les
hommes ne pouvaient compter que sur ce qu'ils avaient dans leurs sacs.
Marcel les vit alignés au bord du chemin, dévorant des morceaux de pain
noir et des saucisses moisies. Quelques-uns d'entre eux se répandaient
dans les champs pour y arracher des betteraves et d'autres tubercules
dont ils mâchaient la pulpe dure, encore salie d'une terre sablonneuse
qui craquait sous la dent.

Ils compensaient l'insuffisance de la nourriture par les produits d'une
terre riche en vignobles. Le pillage des maisons leur fournissait peu de
vivres; mais ils ne manquaient jamais de trouver une cave bien garnie.
L'Allemand d'humble condition, abreuvé de bière et accoutumé à
considérer le vin comme une boisson dont les riches avaient le
privilège, pouvait défoncer les tonneaux à coups de crosse et se baigner
les pieds dans les flots du précieux liquide. Chaque bataillon laissait
comme trace de son passage un sillage de bouteilles vides. Les fourgons,
ne pouvant renouveler leurs provisions de vivres, se chargeaient de
futailles lorsqu'ils passaient dans les villages. Dépourvu de pain, le
soldat recevait de l'alcool.

Lorsque l'automobile entra dans Villeblanche, elle dut ralentir sa
marche. Des murs calcinés s'étaient abattus sur la route, des poutres à
demi carbonisées obstruaient la chaussée, et la voiture était obligée de
virer entre les décombres fumants. Les maisons des notables brûlaient
comme des fournaises, parmi d'autres maisons qui se tenaient encore
debout, saccagées, éventrées, mais épargnées par l'incendie. Dans ces
brasiers de poutres crépitantes on apercevait des chaises, des
couchettes, des machines à coudre, des fourneaux de cuisine, tous les
meubles du confort paysan, qui se consumaient ou qui se tordaient.
Marcel crut même voir un bras qui émergeait des ruines et qui commençait
à brûler comme un cierge. Un relent de graisse chaude se mêlait à une
puanteur de fumerolles et de débris carbonisés.

Tout à coup l'automobile s'arrêta. Des cadavres barraient le chemin:
deux hommes et une femme. Non loin de ces cadavres, des soldats
mangeaient, assis par terre. Le chauffeur leur cria de débarrasser la
route; et alors, avec leurs fusils et avec leurs pieds, ils poussèrent
les morts encore tièdes, qui, à chaque tour qu'ils faisaient sur
eux-mêmes, répandaient une traînée de sang. Dès qu'il y eut assez de
place, l'automobile démarra. Marcel entendit un craquement, une petite
secousse: les roues de derrière avaient écrasé un obstacle fragile.
Saisi d'horreur, il ferma les yeux.

Quand il les rouvrit, il était sur la place. La mairie brûlait; l'église
n'était plus qu'une carcasse de pierres hérissées de langues de feu. Là,
Marcel put se rendre compte de la façon dont l'incendie était
méthodiquement propagé par une troupe de soldats qui s'acquittaient de
cette sinistre besogne comme d'une corvée ordinaire. Ils portaient des
caisses et des cylindres de métal; un chef marchait devant eux, leur
désignait les édifices condamnés; et, après qu'ils avaient lancé par les
fenêtres brisées des pastilles et des jets de liquide, l'embrasement se
produisait avec une rapidité foudroyante.

De la dernière maison que ces soldats venaient de livrer aux flammes, le
châtelain vit sortir deux fantassins français qui, surpris par le feu et
à demi asphyxiés, traînaient derrière eux des bandages défaits, tandis
que le sang ruisselait de leurs blessures mises à nu. Epuisés de
fatigue, ils n'avaient pu suivre la retraite de leur régiment. Dès
qu'ils parurent, cinq ou six Allemands s'élancèrent sur eux, les
criblèrent de coups de baïonnette et les repoussèrent dans le brasier.

Près du pont, le lieutenant et Marcel descendirent d'automobile et
s'avancèrent vers un groupe d'officiers vêtus de gris, coiffés du casque
à pointe, semblables à tous les officiers. Néanmoins le lieutenant se
planta, rigide, une main à la visière, pour parler à celui qui se tenait
un peu en avant des autres. Marcel regarda cet homme qui, de son côté,
l'examinait avec de petits yeux bleus et durs. Le regard insolent et
scrutateur parcourut le châtelain de la tête aux pieds, et Marcel
comprit que sa vie dépendait de cet examen. Mais le chef haussa les
épaules, prononça quelques mots, d'un air dédaigneux, puis s'éloigna
avec deux de ses officiers, tandis que le reste du groupe se dispersait.

--Son Excellence est très bonne, dit alors le lieutenant à Marcel. C'est
le commandant du corps d'armée, celui qui doit loger dans votre château.
Il pouvait vous faire fusiller; mais il vous pardonne, parce qu'il sera
votre hôte. Il a ordonné toutefois que vous assistiez au châtiment de
ceux qui n'ont pas su prévenir l'assassinat de nos uhlans. Cela, pour
votre gouverne: vous n'en comprendrez que mieux votre devoir et la bonté
de Son Excellence. Voici le peloton d'exécution.

En effet, un peloton d'infanterie s'avançait, conduit par un
sous-officier. Quand les files s'ouvrirent, Marcel aperçut au milieu des
uniformes gris plusieurs personnes que l'on brutalisait. Tandis que ces
personnes allaient s'aligner le long d'un mur, à vingt mètres du
peloton, il les reconnut: le maire, le curé, le garde forestier, trois
ou quatre propriétaires du village. Le maire avait sur le front une
longue estafilade, et un haillon tricolore pendait sur sa poitrine,
lambeau de l'écharpe municipale qu'il avait ceinte pour recevoir les
envahisseurs. Le curé, redressant son corps petit et rond, s'efforçait
d'embrasser dans un pieux regard les victimes et les bourreaux, le ciel
et la terre. Il paraissait grossi; sa ceinture noire, arrachée par la
brutalité des soldats, laissait son ventre libre et sa soutane
flottante; ses cheveux blancs ruisselaient de sang, et les gouttes
rouges tombaient sur son rabat. Aucun des prisonniers ne parlait: ils
avaient épuisé leurs voix en protestations inutiles. Toute leur vie se
concentrait dans leurs yeux, qui exprimaient une sorte de stupeur.
Était-il possible qu'on les tuât froidement, en dépit de leur complète
innocence? Mais la certitude de mourir donnait une noble sérénité à leur
résignation.

Quand le prêtre, d'un pas que l'obésité rendait vacillant, alla prendre
sa place pour l'exécution, des éclats de rire troublèrent le silence.
C'étaient des soldats sans armes qui, accourus pour assister au
supplice, saluaient le vieillard par cet outrage: «A mort le curé!» Dans
cette clameur de haine vibrait le fanatisme des guerres religieuses. La
plupart des spectateurs étaient, soit de dévots catholiques, soit de
fervents protestants; mais les uns et les autres ne croyaient qu'aux
prêtres de leur pays. Pour eux, hors de l'Allemagne tout était sans
valeur, même la religion.

Le maire et le curé changèrent de place dans le rang pour se rapprocher,
et, avec une courtoisie solennelle, ils s'offrirent l'un à l'autre la
place d'honneur au centre du groupe.

--Ici, monsieur le maire. C'est la place qui vous appartient.

--Non, monsieur le curé. C'est la vôtre.

Ils discutaient pour la dernière fois; mais, en ce moment tragique,
c'était pour se rendre un mutuel hommage et se témoigner une déférence
réciproque.

Quand les fusils s'abaissèrent, ils éprouvèrent tous deux le besoin de
dire quelques paroles, de couronner leur vie par une affirmation
suprême.

--Vive la République! cria le maire.

--Vive la France! cria le curé.

Et il sembla au châtelain qu'ils avaient poussé le même cri.

Puis deux bras se dressèrent, celui du prêtre qui traça en l'air le
signe de la croix, celui du chef du peloton, dont l'épée nue jeta un
éclair sinistre. Une décharge retentit, suivie de quelques détonations
tardives.

Marcel fut saisi de compassion pour la pauvre humanité, à voir les
formes ridicules qu'elle prenait dans les affres de la mort. Parmi les
victimes, les unes s'affaissèrent comme des sacs à moitié vides;
d'autres rebondirent sur le sol comme des pelotes; d'autres
s'allongèrent sur le dos ou sur le ventre dans une attitude de nageurs.
Et ce fut à terre une palpitation de membres grouillants, de bras et de
jambes que tordaient les spasmes de l'agonie, tandis qu'une main débile,
sortant de l'abatis humain, s'efforçait de répéter encore le signe
sacré. Mais plusieurs soldats s'avancèrent comme des chasseurs qui vont
ramasser leurs pièces, et quelques coups de fusil, quelques coups de
crosse eurent vite fait d'immobiliser le tas sanglant. Le lieutenant
avait allumé un cigare.

--Quand vous voudrez, dit-il à Marcel avec une dérisoire politesse.

Et ils revinrent en automobile au château.

       *       *       *       *       *

Le château était défiguré par l'invasion. En l'absence du maître, on y
avait établi une garde nombreuse. Tout un régiment d'infanterie campait
dans le parc. Des milliers d'hommes, installés sous les arbres,
préparaient leur repas dans les cuisines roulantes. Les plates-bandes et
les corbeilles du jardin, les plantes exotiques, les avenues
soigneusement sablées et ratissées, tout était piétiné, brisé, sali par
l'irruption des hommes, des bêtes et des voitures. Un chef qui portait
sur la manche le brassard de l'intendance, donnait des ordres comme s'il
eût été le propriétaire occupé à surveiller le déménagement de sa
maison. Déjà les étables étaient vides. Marcel vit sortir ses dernières
vaches conduites à coups de bâton par les pâtres casqués. Les plus
coûteux reproducteurs, égorgés comme de simples bêtes de boucherie,
pendaient en quartiers à des arbres de l'avenue. Dans les poulaillers et
les colombiers il ne restait pas un oiseau. Les écuries étaient remplies
de chevaux maigres qui se gavaient devant les râteliers combles, et
l'avoine des greniers, répandue par incurie dans les cours, se perdait
en grande quantité avant d'arriver aux mangeoires. Les montures de
plusieurs escadrons erraient à travers les prairies, détruisant sous
leurs sabots les rigoles d'irrigation, les berges des digues, l'égalité
du sol, tout le travail de longs mois. Les piles de bois de chauffage
brûlaient inutilement dans le parc: par négligence ou par méchanceté,
quelqu'un y avait mis le feu. L'écorce des arbres voisins craquait sous
les langues de la flamme.

Au château même, une foule d'hommes, sous les ordres de l'officier
d'intendance, s'agitaient dans un perpétuel va-et-vient. Le commandant
du corps d'armée, après avoir inspecté les travaux que les pontonniers
exécutaient sur la rive de la Marne pour le passage des troupes, devait
s'y installer d'un moment à l'autre avec son état-major. Ah! le pauvre
château historique!

Marcel, écœuré, se retira dans le pavillon de la conciergerie et s'y
affala sur une chaise de la cuisine, les yeux fixés à terre. La femme du
concierge le considérait avec étonnement.

--Ah! monsieur! Mon pauvre monsieur!

Le châtelain appréciait beaucoup la fidélité de ces bons serviteurs, et
il fut touché par l'intérêt que lui témoignait la femme. Quant au mari,
faible et malade, il avait sur le front la trace noire d'un coup que lui
avaient donné les soldats, alors qu'il essayait de s'opposer à la
spoliation du château en l'absence de son maître. La présence même de
leur fille Georgette évoqua dans la mémoire de Marcel l'image de Chichi,
et il reporta sur elle quelque chose de la tendresse qu'il éprouvait
pour sa propre fille. Georgette n'avait que quatorze ans; mais depuis
quelques mois elle commençait à être femme, et la croissance lui avait
donné les premières grâces de son sexe. Sa mère, par crainte de la
soldatesque, ne lui permettait pas de sortir du pavillon.

Cependant le millionnaire, qui n'avait rien pris depuis le matin, sentit
avec une sorte de honte qu'en dépit de la situation tragique on estomac
criait famine, et la concierge lui servit sur le coin d'une table un
morceau de pain et un morceau de fromage, tout ce qu'elle avait pu
trouver dans son buffet.

L'après-midi, le concierge alla voir ce qui se passait au château, et il
revint dire à Marcel que le général en avait pris possession avec sa
suite. Pas une porte ne restait close: elles avaient toutes été
enfoncées à coups de crosse et à coups de hache. Beaucoup de meubles
avaient disparu, ou cassés, ou enlevés par les soldats. L'officier
d'intendance rôdait de pièce en pièce, y examinait chaque objet, dictait
des instructions en allemand. Le commandant du corps d'armée et son
entourage se tenaient dans la salle à manger, où ils buvaient en
consultant de grandes cartes étalées sur le parquet. Ils avaient obligé
le concierge à descendre dans les caves pour leur en rapporter les
meilleurs vins.

Dans la soirée, la marée humaine qui couvrait la campagne reprit son
mouvement de flux. Plusieurs ponts avaient été jetés sur la Marne et
l'invasion poursuivait sa marche. Certains régiments s'ébranlaient au
cri de: _Nach Paris!_ D'autres, qui devaient rester là jusqu'au
lendemain, se préparaient un gîte, soit dans les maisons encore debout,
soit en plein air. Marcel entendit chanter des cantiques. Sous la
scintillation des premières étoiles, les soldats se groupaient comme des
orphéonistes, et leurs voix formaient un chœur solennel et doux, d'une
religieuse gravité. Au-dessus des arbres du parc flottait une nébulosité
sinistre dont la rougeur était rendue plus intense par les ombres de la
nuit: c'étaient les reflets du village qui brûlait encore. Au loin,
d'autres incendies de granges et de fermes répandaient dans les ténèbres
des lueurs sanglantes.

       *       *       *       *       *

Marcel, couché dans la chambre de ses concierges, dormit du sommeil
lourd de la fatigue, sans sursauts et sans rêves. Au réveil, il
s'imagina qu'il n'avait sommeillé que quelques minutes. Le soleil
colorait de teintes orangées les rideaux blancs de la fenêtre, et, sur
un arbre voisin, des oiseaux se poursuivaient en piaillant. C'était une
fraîche et joyeuse matinée d'été.

Lorsqu'il descendit à la cuisine, le concierge lui donna des nouvelles.
Les Allemands s'en allaient. Le régiment campé dans le parc était parti
dès le point du jour, et bientôt les autres l'avaient suivi. Il ne
demeurait au village qu'un bataillon. Le commandant du corps d'armée
avait plié bagage avec son état-major; mais un général de brigade, que
son entourage appelait «monsieur le comte», l'avait déjà remplacé au
château.

En sortant du pavillon, Marcel vit près du pont-levis cinq camions
arrêtés le long des fossés. Des soldats y apportaient sur leurs épaules
les plus beaux meubles des salons. Le châtelain eut la surprise de
rester presque indifférent à ce spectacle. Qu'était la perte de quelques
meubles en comparaison de tant de choses effroyables dont il avait été
témoin?

Sur ces entrefaites, le concierge lui annonça qu'un officier allemand,
arrivé depuis une heure en automobile, demandait à le voir.

C'était un capitaine pareil à tous les autres, coiffé du casque à
pointe, vêtu de l'uniforme grisâtre, chaussé de bottes de cuir rouge,
armé d'un sabre et d'un revolver, portant des jumelles et une carte
géographique dans un étui suspendu à son ceinturon. Il paraissait jeune
et avait au bras gauche l'insigne de l'état-major. Il demanda à Marcel
en espagnol:

--Me reconnaissez-vous?

Marcel écarquilla les yeux devant cet inconnu.

--Vraiment vous ne me reconnaissez pas? Je suis Otto, le capitaine Otto
von Hartrott.

Marcel ne l'avait pas vu depuis plusieurs années; mais ce nom lui
remémora soudain ses neveux d'Amérique:--d'abord les moutards relégués
par le vieux Madariaga dans les dépendances du domaine; puis le jeune
lieutenant aperçu à Berlin, pendant la visite faite aux Hartrott, et
dont les parents répétaient à satiété «qu'il serait peut-être un autre
de Moltke».--Cet enfant lourdaud, cet officier imberbe était devenu le
capitaine vigoureux et altier qui pouvait, d'un mot, faire fusiller le
châtelain de Villeblanche.

Cependant Otto expliquait sa présence à son oncle. Il n'appartenait pas
à la division logée au village; mais son général l'avait chargé de
maintenir la liaison avec cette division, de sorte qu'il était venu
près du château historique et qu'il avait eu le désir de le revoir. Il
n'avait pas oublié les jours passés à Villeblanche, lorsque les Hartrott
y étaient venus en villégiature chez leurs parents de France. Les
officiers qui occupaient les appartements l'avaient retenu à déjeuner,
et, dans la conversation, l'un d'eux avait mentionné par hasard la
présence du maître du logis. Cela avait été une agréable surprise pour
le capitaine, qui n'avait pas voulu repartir sans saluer son oncle; mais
il regrettait de le rencontrer à la conciergerie.

--Vous ne pouvez rester là, ajouta-t-il avec morgue. Rentrez au château,
comme cela convient à votre qualité. Mes camarades auront grand plaisir
à vous connaître. Ce sont des hommes du meilleur monde.

D'ailleurs il loua beaucoup Marcel de n'avoir pas quitté son domaine.
Les troupes avaient ordre de sévir avec une rigueur particulière contre
les biens des absents. L'Allemagne tenait à ce que les habitants
demeurassent chez eux comme s'il ne se passait rien d'extraordinaire.

Le châtelain protesta:

--Les envahisseurs brûlent les maisons et fusillent les innocents!

Mais son neveu lui coupa la parole.

--Vous faites allusion, prononça-t-il avec des lèvres tremblantes de
colère, à l'exécution du maire et des notables. On vient de me raconter
la chose. J'estime, moi, que le châtiment a été mou: il fallait raser
le village, tuer les femmes et les enfants. Notre devoir est d'en finir
avec les francs-tireurs. Je ne nie pas que cela soit horrible. Mais que
voulez-vous? C'est la guerre.

Puis, sans transition, le capitaine demanda des nouvelles de sa mère
Héléna, de sa tante Luisa, de Chichi, de son cousin Jules, et il se
félicita d'apprendre qu'ils étaient en sûreté dans le midi de la France.
Ensuite, croyant sans doute que Marcel attendait avec impatience des
nouvelles de la parenté germanique, il se mit à parler de sa propre
famille.

Tous les Hartrott étaient dans une magnifique situation. Son illustre
père, à qui l'âge ne permettait plus de faire campagne, était président
de plusieurs sociétés patriotiques, ce qui ne l'empêchait pas
d'organiser aussi de futures entreprises industrielles pour exploiter
les pays conquis. Son frère le savant faisait sur les buts de la guerre
des conférences où il déterminait théoriquement les pays que devrait
s'annexer l'empire victorieux, tonnait contre les mauvais patriotes qui
se montraient faibles et mesquins dans leurs prétentions. Ses deux
sœurs, un peu attristées par l'absence de leurs fiancés, lieutenants de
hussards, visitaient les hôpitaux et demandaient à Dieu le châtiment de
la perfide Angleterre.

Tout en causant, le capitaine ramenait son oncle vers le château. Les
soldats, qui jusqu'alors avaient ignoré l'existence de Marcel,
l'observaient avec des yeux attentifs et presque respectueux, depuis
qu'ils le voyaient en conversation familière avec un capitaine
d'état-major.

Lorsque l'oncle et le neveu entrèrent dans les appartements, Marcel eut
un serrement de cœur. Il voyait partout sur les murs des taches
rectangulaires de couleur plus foncée, qui trahissaient l'emplacement de
meubles et de tableaux disparus. Mais pourquoi ces déchirures aux
rideaux de soie, ces tapis maculés, ces porcelaines et ces cristaux
brisés? Otto devina la pensée du châtelain et répéta l'éternelle excuse:

--Que voulez-vous? C'est la guerre.

--Non, repartit Marcel avec une vivacité qu'il se crut permise en
parlant à un neveu. Non! ce n'est pas la guerre, c'est le brigandage.
Tes camarades sont des cambrioleurs.

Le capitaine se dressa par un violent sursaut, fixa sur son vieil oncle
des yeux flamboyants de colère, et prononça à voix basse quelques
paroles qui sifflaient.

--Prenez garde à vous! Heureusement vous vous êtes exprimé en espagnol
et les personnes voisines n'ont pu vous comprendre. Si vous vous
permettiez encore de telles appréciations, vous risqueriez de recevoir
pour toute réponse une balle dans la tête. Les officiers de l'empereur
ne se laissent pas insulter.

Et tout, dans l'attitude d'Hartrott, démontrait la facilité avec
laquelle il aurait oublié la parenté, s'il avait reçu l'ordre de sévir
contre son oncle. Celui-ci baissa la tête.

Mais, l'instant d'après, le capitaine parut oublier ce qu'il venait de
dire et affecta de reprendre un ton aimable. Il se faisait un plaisir de
présenter Marcel à Son Excellence le général comte de Meinbourg, qui, en
considération de ce que Desnoyers était allié aux Hartrott, voulait bien
faire à celui-ci l'honneur de l'admettre à sa table.

Invité dans sa propre maison, le châtelain entra dans la salle à manger
où se trouvaient déjà une vingtaine d'hommes vêtus de drap grisâtre et
chaussés de hautes bottes. Là rien n'avait été brisé: rideaux, tentures,
meubles étaient intacts. Toutefois les buffets monumentaux présentaient
de larges vides, et, au premier coup d'œil, Marcel constata que deux
riches services de vaisselle plate et un précieux service de porcelaine
ancienne manquaient sur les tablettes. Le propriétaire n'en dut pas
moins répondre par des saluts cérémonieux à l'accueil que lui firent les
auteurs de ces rapines, et serrer la main que le comte lui tendit avec
une aristocratique condescendance, tandis que les autres officiers
allemands considéraient ce bourgeois avec une curiosité bienveillante et
même avec une sorte d'admiration: car ils savaient déjà que c'était un
millionnaire revenu du continent lointain où les hommes s'enrichissent
vite.

--Vous allez déjeuner avec les barbares, lui dit le comte en le faisant
asseoir à sa droite. Vous n'avez pas peur qu'ils vous dévorent tout
vivant?

Les officiers rirent aux éclats de l'esprit de Son Excellence et firent
d'évidents efforts pour montrer par leurs paroles et par leurs manières
combien on avait tort de les accuser de barbarie.

Assis comme un étranger à sa propre table, Marcel y mangea dans les
assiettes qui lui appartenaient, servi par des ennemis dont l'uniforme
restait visible sous le tablier rayé. Ce qu'il mangeait était à lui; le
vin venait de sa cave; la viande était celle de ses bœufs; les fruits
étaient ceux de son verger; et pourtant il lui semblait qu'il était là
pour la première fois, et il éprouvait le malaise de l'homme qui tout à
coup se voit seul au milieu d'un attroupement hostile. Il considérait
avec étonnement ces intrus assis aux places où il avait vu sa femme, ses
enfants, les Lacour. Les convives parlaient allemand entre eux; mais
ceux qui savaient le français se servaient souvent de cette langue pour
s'entretenir avec l'invité, et ceux qui n'en baragouinaient que quelques
mots les répétaient avec d'aimables sourires. Chez tous le désir était
visible de plaire au châtelain.

Marcel les examina l'un après l'autre. Les uns étaient grands, sveltes,
d'une beauté anguleuse; d'autres étaient carrés et membrus, avec le cou
gros et la tête enfoncée entre les épaules. Tous avaient les cheveux
coupés ras, ce qui faisait autour de la table une luisante couronne de
boîtes crâniennes roses ou brunes, avec des oreilles qui ressortaient
grotesquement, avec des mâchoires amaigries qui accusaient leur relief
osseux. Quelques-uns avaient sur les lèvres des crocs relevés en pointe,
à la mode impériale; mais la plupart étaient rasés ou n'avaient que de
courtes moustaches aux poils raides. Les fatigues de la guerre et des
marches forcées étaient apparentes chez tous, mais plus encore chez les
corpulents. Un mois de campagne avait fait perdre à ces derniers leur
embonpoint, et la peau de leurs joues et de leur menton pendait, flasque
et ridée.

Le comte était le plus âgé de tous, le seul qui eût conservé longs ses
cheveux d'un blond fauve, déjà mêlés de poils gris, peignés avec soin et
luisants de pommade. Sec, anguleux et robuste, il gardait encore, aux
approches de la cinquantaine, une vigueur juvénile entretenue par les
exercices physiques; mais il dissimulait sa rudesse d'homme combatif
sous une nonchalance molle et féminine. Au poignet de la main qu'il
abandonnait négligemment sur la table, il avait un bracelet d'or; et sa
tête, sa moustache, toute sa personne exhalaient une forte odeur de
parfums.

Les officiers le traitaient avec un grand respect. Otto avait parlé de
lui à son oncle comme d'un remarquable artiste, à la fois musicien et
poète. Avant la guerre, certains bruits fâcheux, relatifs à sa vie
privée, l'avaient éloigné de la cour; mais, au dire du capitaine, ce
n'était que des calomnies de journaux socialistes. Malgré tout,
l'empereur, dont le comte avait été le condisciple, lui gardait en
secret toute son amitié. Nul n'avait oublié le ballet des _Caprices de
Shéhérazade_, représenté avec un grand faste à Berlin sur la
recommandation du puissant camarade.

Le comte crut que, si Marcel gardait le silence, c'était par
intimidation, et, afin de le mettre à son aise, il lui adressa le
premier la parole. Quand Marcel eut expliqué qu'il n'avait quitté Paris
que depuis trois jours, les assistants s'animèrent, voulurent avoir des
nouvelles.

--Avez-vous vu les émeutes?...

--La troupe a-t-elle tué beaucoup de manifestants?...

--De quelle manière a été assassiné le président Poincaré?...

Toutes ces questions lui furent adressées à la fois. Marcel, déconcerté
par leur invraisemblance, ne sut d'abord quoi répondre et pensa un
instant qu'il était dans une maison d'aliénés. Des émeutes? L'assassinat
du président? Il ne savait rien de tout cela. D'ailleurs, qui auraient
été les émeutiers? Quelle révolution pouvait éclater à Paris, puisque le
gouvernement n'était pas réactionnaire?

A cette réponse, les uns considérèrent d'un air de pitié ce pauvre
benêt; d'autres prirent une mine soupçonneuse à l'égard de ce sournois
qui feignait d'ignorer des événements dont il avait nécessairement
entendu parler. Le capitaine Otto intervint d'une voix impérative, comme
pour couper court à tout faux-fuyant:

--Les journaux allemands, dit-il, ont longuement parlé de ces faits. Il
y a quinze jours, le peuple de Paris s'est soulevé contre le
gouvernement, a assailli l'Élysée et massacré Poincaré. L'armée a dû
employer les mitrailleuses pour rétablir l'ordre. Tout le monde sait
cela. Au reste, ce sont les grands journaux d'Allemagne qui ont publié
ces nouvelles, et l'Allemagne ne ment jamais.

L'oncle persista à affirmer que, quant à lui, il ne savait rien, n'avait
rien vu, rien entendu dire. Puis, comme ses déclarations étaient
accueillies par des gestes de doute ironique, il garda le silence. Alors
le comte, esprit supérieur, incapable de tomber dans la crédulité
vulgaire, intervint d'un ton conciliant:

--En ce qui concerne l'assassinat le doute est permis: car les journaux
allemands peuvent avoir exagéré sans qu'il y ait lieu de les accuser de
mauvaise foi. Par le fait, il y a quelques heures, le grand état-major
m'a annoncé la retraite du gouvernement français à Bordeaux. Mais le
soulèvement des Parisiens et leur conflit avec la troupe sont des faits
indéniables. Sans aucun doute notre hôte en est instruit, mais il ne
veut pas l'avouer.

Marcel osa contredire le personnage; mais on ne l'écouta point. Paris!
Ce nom avait fait briller tous les yeux, excité la loquacité de toutes
les bouches. Paris! de grands magasins qui regorgeaient de richesses!
des restaurants célèbres, des femmes, du Champagne et de l'argent!
Chacun aspirait à voir le plus tôt possible la Tour Eiffel et à entrer
en vainqueur dans la capitale, pour se dédommager des privations et des
fatigues d'une si rude campagne. Quoique ces hommes fussent des
adorateurs de la gloire militaire et qu'ils considérassent la guerre
comme indispensable à la vie humaine, ils ne laissaient pas de se
plaindre des souffrances que la guerre leur causait.

Le comte, lui, exprima une plainte d'artiste:

--Cette guerre m'a été très préjudiciable, dit-il d'un ton dolent.
L'hiver prochain, on devait donner à Paris un nouveau ballet de moi.

Tout le monde prit part à ce noble ennui; mais quelqu'un fit remarquer
que, après le triomphe, la représentation du ballet aurait lieu par
ordre et que les Parisiens seraient bien obligés de l'applaudir.

--Ce ne sera pas la même chose, soupira le comte.

Et il eut un instant de méditation silencieuse.

--Je vous confesse, reprit-il ensuite, que j'aime Paris. Quel malheur
que les Français n'aient jamais voulu s'entendre avec nous!

Et il s'absorba de nouveau dans une mélancolie de profond penseur.

Un des officiers parla des richesses de Paris avec des yeux de
convoitise, et Marcel le reconnut au brassard qu'il avait sur la manche:
c'était cet homme qui avait mis au pillage les appartements du château.
L'intendant devina sans doute les pensées du châtelain: car il crut bon
de donner, d'un air poli, quelques explications sur l'étrange
déménagement auquel il avait procédé.

--Que voulez-vous, monsieur? C'est la guerre. Il faut que les frais de
la guerre se paient sur les biens des vaincus. Tel est le système
allemand. Grâce à cette méthode, on brise les résistances de l'ennemi et
la paix est plus vite faite. Mais ne vous attristez pas de vos pertes:
après la guerre, vous pourrez adresser une réclamation au gouvernement
français, qui vous indemnisera du tort que vous aurez subi. Vos parents
de Berlin ne manqueront pas d'appuyer cette demande.

Marcel entendit avec stupeur cet incroyable conseil. Quelle était donc
la mentalité de ces gens-là? Étaient-ils fous, ou voulaient-ils se
moquer de lui?

Le déjeuner fini, plusieurs officiers se levèrent, ceignirent leurs
sabres et s'en allèrent à leur service. Quant au capitaine Hartrott, il
devait retourner près de son général. Marcel l'accompagna jusqu'à
l'automobile. Lorsqu'ils furent arrivés à la porte du parc, le
capitaine donna des ordres à un soldat, qui courut chercher un morceau
de la craie dont on se servait pour marquer les logements militaires.
Otto, qui voulait protéger son oncle, traça sur le mur cette
inscription:

    _Bitte, nicht plündern_
    _Es sind freundliche Leute[G]._

Et il expliqua à Marcel le sens des mots qu'il venait d'écrire. Mais
celui-ci se récria:

--Non, non, je refuse une protection ainsi motivée. Je n'éprouve aucune
bienveillance pour les envahisseurs. Si je me suis tu, c'est parce que
je ne pouvais pas faire autrement.

Alors le neveu, sans rien dire, effaça la seconde ligne de
l'inscription; puis, d'un ton de pitié sarcastique:

--Adieu, mon oncle, ricana-t-il. Nous nous reverrons bientôt avenue
Victor-Hugo.

En retournant au château, Marcel aperçut à l'ombre d'un bouquet d'arbres
le comte qui, en compagnie de ses deux officiers d'ordonnance et d'un
chef de bataillon, dégustait le café en plein air. Le comte obligea le
châtelain à prendre une chaise et à s'asseoir, et ces messieurs, tout en
causant, firent une grande consommation des liqueurs provenant des
caves du château. Par les bruits qui arrivaient jusqu'à lui, Marcel
devinait qu'il y avait hors du parc un grand mouvement de troupes. En
effet, un autre corps d'armée passait avec une sourde rumeur; mais les
rideaux d'arbres cachaient ce défilé, qui se dirigeait toujours vers le
sud.

Tout à coup, un phénomène inexplicable troubla le calme de l'après-midi.
C'était un roulement de tonnerre lointain, comme si un orage invisible
se fût déchaîné par delà l'horizon. Le comte interrompit la conversation
qu'il tenait en allemand avec ses officiers, pour dire à Marcel:

--Vous entendez? C'est le canon. Une bataille est engagée. Nous ne
tarderons pas à entrer dans la danse.

Et il se leva pour retourner au château. Les officiers d'ordonnance
partirent vers le village, et Marcel resta seul avec le chef de
bataillon, qui continua de savourer les liqueurs en se pourléchant les
babines.

--Triste guerre, monsieur! dit le buveur en français, après avoir fait
connaître au châtelain qu'il commandait le bataillon cantonné à
Villeblanche et qu'il s'appelait Blumhardt.

Ces paroles firent que Marcel éprouva une subite sympathie pour le
_Bataillons-Kommandeur_. «C'est un Allemand, pensa-t-il, mais il a l'air
d'un honnête homme. A première vue, les Allemands trompent par la
rudesse de leur extérieur et par la férocité de la discipline qui les
oblige à commettre sans scrupule les actions les plus atroces; mais,
quand on vit avec eux dans l'intimité, on retrouve la bonne nature sous
les dehors du barbare.» En temps de paix, Blumhardt avait sans doute été
obèse; mais il avait aujourd'hui l'apparence mollasse et détendue d'un
organisme qui vient de subir une perte de volume. Il n'était pas
difficile de reconnaître que c'était un bourgeois arraché par la guerre
à une tranquille et sensuelle existence.

--Quelle vie! continua Blumhardt. Puisse Dieu châtier ceux qui ont
provoqué une pareille catastrophe!

Cette fois, Marcel fut conquis. Il crut voir devant lui l'Allemagne
qu'il avait imaginée souvent: une Allemagne douce, paisible, un peu
lente et lourde, mais qui rachetait sa rudesse originelle par un
sentimentalisme innocent et poétique. Ce chef de bataillon était
assurément un bon père de famille, et le châtelain se le représenta
tournant en rond avec sa femme et ses enfants sous les tilleuls de
quelque ville de province, autour du kiosque où des musiciens militaires
jouaient des sonates de Beethoven; puis à la _Bierbraurei_, où, devant
des piles de soucoupes, entre deux conversations d'affaires, il
discutait avec ses amis sur des problèmes métaphysiques. C'était l'homme
de la vieille Allemagne, un personnage d'_Hermann et Dorothée_. Sans
doute il était possible que les gloires de l'empire eussent un peu
modifié le genre de vie de ce bourgeois d'autrefois et que, par exemple,
au lieu d'aller à la brasserie, il fréquentât le cercle des officiers et
partageât dans quelque mesure l'orgueil de la caste militaire; mais
pourtant c'était toujours l'Allemand de mœurs patriarcales, au cœur
délicat et tendre, prêt à verser des larmes pour une touchante scène de
famille ou pour un morceau de belle musique.

Le commandant Blumhardt parla des siens, qui habitaient Cassel.

--Huit enfants, monsieur! dit-il avec un visible effort pour contenir
son émotion. De mes trois garçons, les deux aînés se destinent à être
officiers. Le cadet ne va que depuis six mois à l'école: il est grand
comme ça...

Et il indiqua avec la main la hauteur de ses bottes. En parlant de ce
petit, il avait le cœur gros et ses lèvres souriaient avec un
tremblement d'amour. Puis il fit l'éloge de sa femme: une excellente
maîtresse de maison, une mère qui se sacrifiait pour le bonheur de son
mari et de ses enfants. Ah! cette bonne Augusta! Ils étaient mariés
depuis vingt ans, et il l'adorait comme au premier jour. Il gardait dans
une poche intérieure de sa tunique toutes les lettres qu'elle lui avait
écrites depuis le commencement de la campagne.

--Au surplus, monsieur, voici son portrait et celui de mes enfants.

Il tira de sa poitrine un médaillon d'argent décoré à la mode munichoise
et pressa un ressort qui fit s'ouvrir en éventail plusieurs petits
cercles dont chacun contenait une photographie: la _Frau Kommandeur_,
d'une beauté austère et rigide, imitant l'attitude et la coiffure de
l'impératrice; les _Fräuleine Kommandeur_, toutes les cinq vêtues de
blanc, les yeux levés au ciel comme si elles chantaient une romance; les
trois garçons en uniformes d'écoles militaires ou d'écoles privées. Et
penser qu'un simple petit éclat d'obus pouvait le séparer à jamais de
ces êtres chéris!

--Ah! oui, reprit-il en soupirant, c'est une triste guerre! Puisse Dieu
châtier les Anglais!

Marcel n'avait pas encore eu le temps de se remettre de l'ébahissement
que lui avait causé ce souhait imprévu, lorsqu'un sous-officier vint
dire au chef de bataillon que M. le comte le demandait à l'instant même.
Blumhardt se leva donc, non sans avoir caressé d'un regard de tendre
regret les bouteilles de liqueur, et il s'éloigna vers le château.

Le sous-officier resta avec Marcel. C'était un jeune docteur en droit,
qui remplissait auprès du général les fonctions de secrétaire. Il ne
manquait aucune occasion de parler français, pour se perfectionner dans
la pratique de cette langue, et il engagea tout de suite la
conversation avec le châtelain. Il expliqua d'abord qu'il n'était qu'un
universitaire métamorphosé en soldat: l'ordre de mobilisation l'avait
surpris alors qu'il était professeur dans un collège et à la veille de
contracter mariage. Cette guerre avait dérangé tous ses plans.

--Quelle calamité, monsieur! Quel bouleversement pour le monde! Nombreux
étaient ceux qui voyaient venir la catastrophe, et il était inévitable
qu'elle se produisît un jour ou l'autre. La faute en est au capital, au
maudit capital.

Le sous-officier était socialiste. Il ne dissimulait point la part qu'il
avait prise à quelques actes un peu hardis de son parti, et cela lui
avait valu des persécutions et des retards dans son avancement. Mais la
Social-Démocratie était acceptée maintenant par l'empereur et flattée
par les _junkers_ les plus réactionnaires. L'union s'était faite
partout. Les députés avancés formaient au Reichstag le groupe le plus
docile de tous. Quant à lui, il ne gardait de son passé qu'une certaine
ardeur à anathématiser le capitalisme coupable de la guerre.

Marcel se risqua à discuter avec cet ennemi qui semblait d'un caractère
doux et tolérant.

--Le vrai coupable ne serait-il pas le militarisme prussien? N'est-ce
pas le parti militariste qui a cherché et préparé le conflit, qui a
empêché tout accommodement par son arrogance?

Mais le socialiste nia résolument. Les députés de son parti étaient
favorables à la guerre, et sans aucun doute ils avaient leurs raisons
pour cela. Le Français eut beau répéter des arguments et des faits; ses
paroles rebondirent sur la tête dure de ce révolutionnaire qui,
accoutumé à l'aveugle discipline germanique, laissait à ses chefs le
soin de penser pour lui.

--Qui sait? finit par dire le socialiste. Il se peut que nous nous
soyons trompés; mais à l'heure actuelle tout cela est obscur, et nous
manquons des éléments qui nous permettraient de nous former une opinion
sûre. Lorsque le conflit aura pris fin, nous connaîtrons les vrais
coupables, et, s'ils sont des nôtres, nous ferons peser sur eux les
justes responsabilités.

Marcel eut envie de rire en présence d'une telle candeur. Attendre la
fin de la guerre pour savoir qui en était responsable? Mais, si l'empire
était victorieux, comment serait-il possible qu'en plein triomphe on fît
peser sur les militaristes les responsabilités d'une guerre heureuse?

--Dans tous les cas, ajouta le sous-officier en s'acheminant avec Marcel
vers le château, cette guerre est triste. Que de morts! Nous serons
vainqueurs; mais un nombre immense des nôtres succombera avant la
bataille décisive.

Et, songeur, il s'arrêta sur le pont-levis et se mit à jeter des
morceaux de pain aux cygnes qui évoluaient sur les eaux du fossé. On
continuait à entendre gronder au loin la tempête invisible, qui
devenait de plus en plus violente.

--Peut-être la livre-t-on en ce moment, cette bataille décisive, reprit
le sous-officier. Ah! puisse notre prochaine entrée à Paris mettre un
terme à ces massacres et donner au monde le bienfait de la paix!

       *       *       *       *       *

Le crépuscule tombait, lorsque Marcel aperçut un grand rassemblement à
l'entrée du château. C'étaient des paysans, hommes et femmes, qui
entouraient un piquet de soldats. Il s'approcha du groupe et vit le
commandant Blumhardt à la tête du détachement. Parmi les fantassins en
armes s'avançait un garçon du village, entre deux hommes qui lui
tenaient sur la poitrine la pointe de leurs baïonnettes. Son visage,
marqué de taches de rousseur et déparé par un nez de travers, était
d'une lividité de cire; sa chemise, sale de suie, était déchirée, et on
y voyait les marques des grosses mains qui l'avaient mise en lambeaux; à
l'une de ses tempes, le sang coulait d'une large blessure. Derrière lui
marchait une femme échevelée, qu'entouraient quatre gamines et un
bambin, tous maculés de noir comme s'ils sortaient d'un dépôt de
charbon. La femme gesticulait avec violence et entrecoupait de sanglots
les paroles qu'elle adressait aux soldats et que ceux-ci ne pouvaient
comprendre.

Ce garçon était son fils. La veille, la mère s'était réfugiée avec ses
enfants dans la cave de leur maison incendiée; mais la faim les avait
obligés d'en sortir. Quand les Allemands avaient vu le jeune homme, ils
l'avaient pris et maltraité. Ils croyaient que ce garçon avait vingt
ans, le considéraient comme d'âge à être soldat, et voulaient le
fusiller séance tenante, pour qu'il ne s'enrôlât point dans l'armée
française.

--Mais ce n'est pas vrai! protestait la femme. Il n'a pas plus de
dix-huit ans... Il n'a même pas dix-huit ans: il n'a que dix-sept ans et
demi!...

Et elle se tournait vers les autres femmes pour invoquer leur
témoignage: de lamentables femmes aussi sales qu'elle-même et dont les
vêtements lacérés exhalaient une odeur de suie, de misère et de mort.
Toutes confirmaient les paroles de la mère et joignaient leurs
lamentations aux siennes; quelques-unes, contre toute vraisemblance,
n'attribuaient même au prisonnier que seize ans, que quinze ans. Les
petits contemplaient leur frère avec des yeux dilatés par la terreur et
mêlaient leurs cris aigus au chœur des femmes vociférantes.

Lorsque la mère reconnut M. Desnoyers, elle s'approcha de lui et se
rasséréna soudain, comme si elle était sûre que le maître du château
pouvait sauver son fils. Devant ce désespoir qui l'appelait à l'aide,
Marcel, persuadé que Blumhardt, après le courtois entretien qu'ils
avaient eu ensemble, l'écouterait volontiers, se fit un devoir
d'intervenir. Il dit donc au commandant qu'il connaissait ce
garçon,--par le fait, il ne se souvenait pas de l'avoir jamais vu,--et
qu'il le croyait à peine âgé de dix-neuf ans.

--Mais, repartit Blumhardt, le secrétaire de la mairie vient d'avouer
qu'il a vingt ans!

--Mensonge! hurla la mère. Le secrétaire a fait erreur! Il est vrai que
mon fils est robuste pour son âge, mais il n'a pas vingt ans. Monsieur
Desnoyers vous l'atteste!

--Au surplus, ajouta Marcel, même s'il les avait, serait-ce une raison
pour le fusiller?

Blumhardt haussa les épaules sans répondre. Maintenant qu'il exerçait
ses fonctions de chef, il n'attachait plus aucune importance à ce que
lui disait le châtelain.

--Avoir vingt ans n'est pas un crime, insista Marcel.

--Assez! interrompit rudement Blumhardt. Ce n'est ni votre affaire ni la
mienne. Je suis homme de conscience, et, puisqu'il y a doute, je vais
consulter le général. C'est lui qui décidera.

Ils ne prononcèrent plus un mot. Devant le pont-levis, l'escorte
s'arrêta avec son prisonnier. De l'un des appartements sortaient les
accords d'un piano, et cela parut de bon augure à Marcel: c'était sans
doute le comte qui touchait de cet instrument, et un artiste ne pouvait
être inutilement cruel. Introduits au salon, ils trouvèrent en effet le
général assis devant un magnifique piano à queue, dont l'intendant
aurait bien voulu s'emparer, mais que le compositeur avait donné l'ordre
de laisser en place pour son propre usage. Blumhardt exposa brièvement
l'affaire, tandis que l'autre, d'un air ennuyé, faisait courir ses
doigts sur les touches.

--Où est le prisonnier? demanda enfin le général.

--En bas, près du pont-levis.

Le général se leva, s'approcha d'une fenêtre, fit signe aux soldats
d'amener le prisonnier devant lui. Il regarda le garçon pendant une
demi-minute, tout en fumant la cigarette turque qu'il venait d'allumer,
puis marmotta entre ses dents: «Tant pis pour lui: il est trop laid!»
Et, se retournant vers le chef de bataillon:

--Cet homme a vingt ans passés, prononça-t-il. Faites votre devoir.

Marcel, confondu, sortit avec Blumhardt. Comme ils traversaient le
vestibule, ils rencontrèrent le concierge qui, en compagnie de sa fille
Georgette, apportait du pavillon un matelas et des draps. Le châtelain,
qui ne voulait pas embarrasser ces braves gens de sa personne une
seconde nuit, mais qui, malgré l'invitation du comte, ne voulait pas non
plus se réinstaller dans les appartements à côté de l'intrus, avait
commandé qu'on lui préparât un lit dans une mansarde, sous les combles.
Or, depuis que les concierges voyaient leur maître en bonnes relations
avec les Allemands, ils ne craignaient plus autant les envahisseurs et
vaquaient sans crainte à leurs besognes, persuadés qu'au moins en plein
jour et dans le château ils ne couraient aucun risque.

A la vue de Georgette, le chef de bataillon, malgré la raideur qu'il
affectait dans le service, s'humanisa et dit au père:

--Elle est gentille, votre petite.

Elle se tenait devant lui, droite, timide, les yeux baissés, un peu
tremblante comme si elle pressentait un péril obscur; mais elle n'en
faisait pas moins effort pour sourire. Blumhardt crut sans doute que ce
sourire était de sympathie; car il devint plus familier, et, de sa
grosse patte, il caressa les joues et pinça le menton de la jouvencelle.
A ce désagréable contact les yeux de Georgette s'emplirent de larmes.
Ceux du commandant brillaient de plaisir. Marcel, qui l'observait,
demeura perplexe. Comment était-il possible que cet homme, qui allait
faire fusiller sans pitié un innocent, pût être en même temps un bon
père de famille qui, parmi les horreurs de la guerre, s'attendrissait à
regarder une fillette, sans doute parce qu'elle lui rappelait les cinq
enfants qu'il avait laissés à Cassel? Décidément l'âme humaine était un
étrange tissu de contradictions.

--Au revoir, dit Blumhardt à Georgette. Tu vois bien que je ne suis pas
méchant. Veux-tu m'embrasser?

Et il se pencha vers elle. Mais elle eut un mouvement si violent de
répulsion qu'il ne put se méprendre sur les sentiments de la jeune
fille, et lui dit en ricanant, avec un regard qui n'avait plus rien de
paternel:

--Tu as beau faire la vilaine avec moi; ça ne m'empêche pas de te
trouver jolie.

       *       *       *       *       *

Pendant les quatre jours qui suivirent, Marcel mena une vie absurde,
coupée d'horribles visions. Pour ne plus avoir de rapports avec les
occupants du château, il ne quittait guère sa mansarde, où il restait
étendu sur son lit toute la matinée à se désoler et à rêvasser.

Au cours de ces heures d'oisiveté anxieuse, il se rappela certains
bas-reliefs assyriens du British Museum, dont il avait vu les
photographies chez un de ses amis, quelques mois auparavant. Ces
monuments de l'antique brutalité humaine lui avaient paru terribles. Les
guerriers incendiaient les villes; les prisonniers décapités
s'entassaient par monceaux; les paysans pacifiques, réduits en
esclavage, s'en allaient en longues files, la chaîne au cou. Et il
s'était félicité de vivre dans une époque où de telles horreurs étaient
devenues impossibles. Mais non: en dépit des siècles écoulés, la guerre
était toujours la même. Aujourd'hui encore, sous le casque à pointe, les
soldats procédaient comme avaient procédé jadis les satrapes à la mitre
bleue et à la barbe annelée. On fusillait l'adversaire, encore qu'il
n'eût pas pris les armes; on assassinait les blessés et les prisonniers;
on acheminait vers l'Allemagne le troupeau des populations civiles,
asservies comme les captifs d'autrefois. A quoi donc avait servi ce que
les modernes appellent orgueilleusement le progrès? Qu'étaient devenues
ces lois de la guerre qui se vantaient de soumettre la force elle-même
au respect du droit et qui prétendaient obliger les hommes à se battre
en se faisant les uns aux autres le moins de mal possible? La
civilisation n'était-elle qu'un trompe-l'œil et une duperie?...

Chaque matin, vers midi, la femme du concierge montait à la mansarde
pour avertir son maître qu'elle lui avait préparé à déjeuner; mais il
répondait qu'il n'avait pas faim, qu'il ne voulait pas descendre. Alors
elle insistait, lui offrait d'apporter dans la mansarde le maigre menu.
Il finissait par consentir, et, tout en mangeant, il causait avec elle.

Elle lui racontait ce qui se passait au château. Ah! quelle vie menait
cette soldatesque! Comme ils buvaient, chantaient, hurlaient! Après une
furieuse ripaille, ils avaient brisé tous les meubles de la salle à
manger; puis ils s'étaient mis à danser, quelques-uns à demi nus,
imitant les dandinements et les grimaces féminines. Le comte lui-même
était ivre comme une bourrique, et, vautré sur les coussins d'un divan,
il contemplait avec délices ce hideux spectacle.

--Et dire que nous sommes obligés de servir ces brutes! gémissait la
pauvre femme. Ils ne sont plus les mêmes qu'à leur arrivée. Les soldats
annoncent que leur régiment part demain pour une grande bataille; c'est
cela qui les rend fous. Ils me font peur, ils me font peur!

Ce qu'elle ne disait pas, mais ce qui lui torturait l'âme, c'était
qu'elle avait peur surtout pour Georgette. La veille, elle avait vu
quelques-uns de ces hommes rôder autour de la conciergerie, et elle
avait eu aussitôt l'idée de cacher sa fille. La chose n'était pas facile
dans une propriété envahie par des centaines de soldats, dans un château
dont toutes les serrures avaient été méthodiquement brisées à tous les
étages. Mais elle se souvint qu'à côté de la mansarde occupée par le
châtelain il y avait, dans l'angle des combles, un petit réduit dont ces
sauvages avaient négligé d'abattre la porte; et, comme les soldats ne
faisaient jamais l'inutile ascension du grenier, elle pensa que ce
serait pour sa fille une bonne cachette, d'autant mieux que la présence
du châtelain dans la mansarde contiguë serait, le cas échéant, une
protection pour la fillette. Marcel approuva les précautions prises,
promit de veiller sur sa jeune voisine et fit recommander à l'enfant de
se tenir tranquille et silencieuse.

La nuit suivante, vers trois heures, le châtelain fut brusquement
réveillé par le bruit d'une porte qui d'abord grinça sous une forte
poussée, puis fut jetée bas d'un coup d'épaule. Et aussitôt après
retentirent des cris féminins, des supplications, des sanglots
désespérés. C'était Georgette qui appelait au secours, tout en se
défendant contre l'ignoble outrage. Mais soudain une autre voix tonna
dans le couloir:

--Ah! brigand!...

Une lutte d'un instant s'engagea au seuil du réduit et se termina par un
coup de revolver. Tout cela s'était fait si vite que Marcel avait eu à
peine le temps de sauter à bas de son lit et de commencer à se vêtir.
Lorsqu'il sortit de sa mansarde, un bougeoir à la main, il se heurta
contre un corps qui agonisait: c'était le concierge dont les yeux
vitreux étaient démesurément ouverts et dont les lèvres se couvraient
d'une écume sanglante, tandis qu'à côté de sa main droite luisait un
long couteau de cuisine. Et Marcel reconnut aussi le meurtrier: c'était
le commandant Blumhardt, qui tenait encore son revolver à la main: un
Blumhardt nouveau, à la face livide, aux yeux lubriques, avec une
bestiale expression d'arrogance féroce. A l'autre bout du corridor,
plusieurs soldats, attirés par la détonation, montaient bruyamment
l'escalier.

En somme, le mari d'Augusta n'était pas fier d'être surpris au milieu
d'une telle aventure. Quand les soldats, dont les uns portaient des
lumières et dont les autres étaient armés de sabres et de fusils,
furent arrivés près du chef de bataillon, celui-ci chercha
instinctivement les mots qui expliqueraient sa présence en ces lieux et
le drame sanglant qui venait de s'accomplir. Une soudaine sonnerie de
clairon, éclatant dans la cour du château, lui vint en aide. C'était le
signal du réveil pour le régiment qui devait quitter le château. Alors
Blumhardt, dispensé de longues explications, dit aux soldats, en
montrant le cadavre du concierge:

--Je me suis défendu contre ce lâche qui m'a traîtreusement attaqué:
voyez le couteau. Justice est faite. Vous entendez le clairon qui nous
appelle. Demi-tour, et tous en bas!

Sur quoi, le tapage des gros souliers à clous s'éloigna dans le couloir,
dévala l'escalier, s'affaiblit, se perdit. Le ciel commençait à
s'éclairer des premières lueurs du jour. On entendait au loin le
grondement continu du canon. Dans le parc du château et dans le village,
des roulements de tambour, des notes aiguës de fifre, des coups de
sifflet indiquaient que les troupes allemandes partaient pour la
bataille.



IX

LA RECULADE


Dans la matinée, lorsque le châtelain sortit du parc, il vit la vallée
blonde et verte sourire au soleil. Tout était dans un profond repos;
aucun objet ne se mouvait, aucune figure humaine ne se dessinait dans le
paysage. Marcel eut l'impression d'être plus seul qu'au temps où,
chassant devant lui un troupeau de bétail, il franchissait les déserts
des Andes sous un ciel traversé de temps à autre par des condors.

Il se dirigea vers le village, qui n'était plus guère qu'un amas de murs
en ruines. De ces ruines émergeaient çà et là quelques maisonnettes
intactes. Le clocher incendié, dont la charpente était dépouillée de ses
ardoises et noircie par le feu, portait encore sa croix tordue. Dans les
rues parsemées de bouteilles, de poutres réduites en tisons, de débris
de toute sorte, il n'y avait pas une âme. Les cadavres avaient disparu;
mais une horrible puanteur de graisse brûlée et de chair décomposée
prenait Marcel aux narines.

Arrivé sur la place, il s'approcha des maisons restées debout, appela à
plusieurs reprises. Personne ne lui répondit. Toute la population avait
donc abandonné Villeblanche? Après avoir attendu plusieurs minutes, il
aperçut un vieillard qui s'avançait vers lui avec précaution, parmi les
décombres. Quelques femmes et quelques enfants suivirent le vieillard et
se rassemblèrent autour de Marcel. Depuis quatre jours ces gens vivaient
cachés dans les caves, sous leurs logis effondrés. La crainte leur avait
fait oublier la faim; mais, depuis que l'ennemi n'était plus là, ils
ressentaient cruellement les besoins physiques étouffés par la terreur.

--Du pain, monsieur! Mes petits se meurent!

--Du pain!... Du pain!...

Machinalement, le châtelain mit la main à la poche et en tira des pièces
d'or. A l'aspect de ce métal les yeux brillèrent, mais ils s'éteignirent
aussitôt. Ce qu'il fallait, ce n'était pas de l'or, c'était du pain, et
il n'y avait plus dans le village ni boulangerie, ni boucherie, ni
épicerie. Les Allemands s'étaient emparés de tous les comestibles, et le
blé même avait péri avec les greniers et les granges. Que pouvait le
millionnaire pour remédier à cette détresse? Quoiqu'il se rendît compte
de son impuissance, il n'en distribua pas moins à ces malheureux des
louis qu'ils recevaient avec gratitude, mais qu'ensuite ils
considéraient dans leur main noire avec découragement. A quoi cela
pouvait-il leur servir?

Comme Marcel s'en retournait, désespéré, vers le château, il eut la
surprise d'entendre derrière lui le bruit métallique d'une automobile
allemande qui revenait du sud, roulant sur la route dans la direction
qu'il suivait. Quelques minutes plus tard, ce fut tout un convoi de
grandes automobiles qui apparurent sur le chemin, escortées par des
pelotons de cavalerie. Lorsqu'il rentra dans son parc, des soldats
étaient déjà occupés à y tendre les fils d'une ligne téléphonique, et le
convoi d'automobiles y pénétra en en même temps que lui.

Les automobiles, comme aussi les fourgons qui les accompagnaient,
portaient tous la croix rouge peinte sur fond blanc. C'était une
ambulance qui venait s'établir au château. Les médecins, vêtus de drap
verdâtre et armés comme les officiers, imitaient la hauteur tranchante
et la raideur insolente de ceux-ci. On tira des fourgons des centaines
de lits pliants, qui furent répartis dans les différentes pièces. Tout
cela se faisait avec une promptitude mécanique, sur des ordres brefs et
péremptoires. Une odeur de pharmacie, de drogues concentrées, se
répandit dans les appartements et s'y mêla à la forte odeur des
antiseptiques dont on avait arrosé les parquets et les murs, pour
rendre inoffensifs les résidus de l'orgie nocturne. Un peu plus tard, il
arriva aussi des femmes vêtues de blanc, viragos aux yeux bleus et aux
cheveux en filasse. D'aspect grave, dur, austère, ces infirmières
avaient l'aspect de religieuses; mais elles portaient le revolver sous
leurs vêtements.

A midi, de nouvelles automobiles affluèrent en grand nombre vers
l'énorme drapeau blanc, chargé d'une croix rouge, qui avait été hissé
sur la plus haute tour du château. Ces voitures arrivaient toujours du
côté de la Marne; leur métal était bosselé par les projectiles, leurs
glaces étoilées de trous. De l'intérieur sortaient des hommes et des
hommes, les uns encore capables de marcher, les autres portés sur des
brancards: faces pâles ou rubicondes, profils aquilins ou camus, têtes
blondes ou enveloppées de bandages sanglants, bouches qui riaient avec
un rire de bravade ou dont les lèvres bleuies laissaient échapper des
plaintes, mâchoires soutenues par des ligatures de toile, corps qui, en
apparence, étaient indemnes et qui pourtant agonisaient, capotes
déboutonnées où l'on constatait le vide de membres absents. Ce flot de
souffrance inonda le château; il n'y resta plus un seul lit inoccupé, et
les derniers brancards durent attendre dehors, à l'ombre des arbres.

Le téléphone fonctionnait incessamment. Les opérateurs, revêtus de
tabliers, allaient de côté et d'autre, travaillant le plus vite
possible. Ceux qui mouraient de l'opération laissaient un lit
disponible pour les nouveaux venus. Les membres coupés, les os cassés,
les lambeaux de chair s'entassaient dans des paniers, et, lorsque les
paniers étaient pleins, des soldats les enlevaient tout dégouttants de
sang, et allaient enfouir le contenu au fond du parc. D'autres soldats,
par couples, emportaient de longues choses enveloppées dans des draps de
lit: c'étaient des morts. Le parc se convertissait en cimetière et des
tombes s'ouvraient partout. Les Allemands, armés de pioches et de
pelles, se faisaient aider dans leur funèbre travail par une douzaine de
paysans prisonniers, qui creusaient la terre et qui prêtaient main forte
pour descendre les corps dans les fosses. Bientôt il y eut tant de
cadavres qu'on les amena sur une charrette et que, pour faire plus vite,
on les déchargea directement dans les trous, comme des matériaux de
démolition.

Marcel, qui n'avait mangé depuis le matin qu'un des morceaux de pain
trouvés par la concierge dans la salle à manger, après le départ des
Allemands, et qui avait laissé les autres morceaux pour cette femme et
pour sa fille, commença à sentir le tourment de la faim. Poussé par la
nécessité, il s'approcha de quelques médecins qui parlaient le français;
mais il dédaignèrent de répondre à sa demande, et, lorsqu'il voulut
insister, ils le chassèrent par une injurieuse bourrade. Eh quoi? Lui
faudrait-il donc mourir de faim dans son propre château? Pourtant ces
gens mangeaient; les robustes infirmières s'étaient même installées
dans la cuisine et s'y empiffraient de victuailles. Il alla les
solliciter; mais elles ne lui furent pas plus pitoyables que les
médecins.

Il errait, le ventre creux, dans les allées de son fastueux domaine,
lorsqu'il aperçut un infirmier à grande barbe rousse, qui, adossé au
tronc d'un arbre, se taillait lentement des bouchées dans une grosse
miche de pain, puis mordait à même dans un long morceau de saucisse aux
pois, de l'air d'un homme déjà repu. Le millionnaire famélique
s'approcha, fit comprendre par gestes qu'il était à jeun, montra une
pièce d'or. Les yeux de l'infirmier brillèrent et un sourire dilata sa
bouche d'une oreille à l'autre.

--_Ia_, _ia_, dit-il, comprenant fort bien la mimique de Marcel.

Et il prit la pièce, donna en échange au châtelain le reste de la miche
et de la saucisse. Le châtelain les saisit et courut jusqu'au pavillon,
où il partagea ces aliments avec la veuve et l'orpheline.

La nuit suivante, Marcel fut tenu éveillé, non seulement par l'horreur
des visions de la journée, mais aussi par le bruit de la canonnade qui
se rapprochait. Les automobiles continuaient à arriver du front, à
déposer leur chargement de chair lacérée, puis à repartir. Et dire que,
de l'un et de l'autre côté de la ligne de combat, sur plus de cent
kilomètres peut-être, il y avait une quantité d'ambulances semblables
où les hommes moribonds affluaient de toutes parts, et qu'en outre il
restait sur le champ de bataille des milliers de blessés non recueillis,
qui hurlaient en vain sur la glèbe, qui traînaient dans la poussière et
dans la boue leurs plaies béantes, et qui expiraient en se roulant dans
les mares de leur propre sang!

Le lendemain matin, Marcel retrouva dans son parc l'infirmier qui
l'attendait au même endroit, avec une serviette pleine de provisions. Il
crut que cet homme était venu là par bonté, et il lui offrit de nouveau
une pièce d'or.

--_Nein_! fit l'autre en éloignant son paquet de la main qui
s'allongeait pour le prendre.

Marcel, étonné et vexé de s'être mépris sur les sentiments de ce teuton,
lui offrit une seconde pièce d'or.

--_Nein_! répéta l'infirmier avec le même geste de refus.

«Ah! le voleur! pensa Marcel. Comme il abuse de la situation!»

Mais nécessité fait loi, et le châtelain dut donner cinq louis pour
obtenir les vivres.

Cependant la canonnade s'était rapprochée encore, et le châtelain
comprit qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire. Les automobiles
arrivaient et repartirent de plus en plus vite et le personnel de
l'ambulance avait l'air effaré. Bientôt un bruit de foule se fit
entendre hors du parc et les chemins s'encombrèrent. C'était une
nouvelle invasion, mais à rebours. Pendant des heures entières, il y eut
un défilé de camions poudreux dont les moteurs haletaient. Puis ce
furent des régiments d'infanterie, des escadrons de cavalerie, des
batteries d'artillerie. Tout cela marchait lentement, et Marcel
demeurait perplexe. Était-ce une déroute? Était-ce un simple changement
de position? Ce qui, dans tous les cas, lui faisait plaisir, c'était le
sombre mutisme des officiers, l'air abruti et morne des hommes.

A la nuit, le passage des troupes continuait et la canonnade se
rapprochait toujours. Quelques décharges étaient même si voisines que
les vitres des fenêtres en tremblaient. Un paysan, qui était venu se
réfugier au château, put donner quelques nouvelles. Les Allemands se
retiraient; mais ils avaient disposé plusieurs de leurs batteries sur la
rive droite de la Marne, pour tenter une dernière résistance. On allait
donc se battre dans le village.

En attendant, le désordre croissait à l'ambulance et la régularité
automatique de la discipline y était visiblement compromise. Médecins et
infirmiers avaient reçu l'ordre d'évacuer le château; c'était pour cela
que, chaque fois qu'arrivait une automobile chargée de blessés, ils
criaient, juraient, ordonnaient au chauffeur de pousser plus loin vers
l'arrière.

En dépit de cet ordre, l'une des automobiles déchargea ses blessés:
l'état de ces hommes était si grave que les médecins les acceptèrent,
jugeant sans doute inutile que les malheureux poursuivissent leur
voyage. Ces blessés demeurèrent à l'abandon dans le jardin, sur les
brancards de toile qui avaient servi à les apporter.

A la lueur des lanternes, Marcel reconnut un de ces moribonds: c'était
le secrétaire du comte, le professeur socialiste avec lequel il avait
causé de l'attitude du parti ouvrier à l'égard de la guerre. Cet homme
était blême, avait les joues tirées, les yeux comme obscurcis de brume;
on ne lui voyait pas de blessure apparente; mais, sous la capote qui le
recouvrait, ses entrailles, labourées par une épouvantable déchirure,
exhalaient une puanteur d'abattoir. En apercevant Marcel debout devant
lui, il se rendit compte du lieu où il se trouvait. Parmi tout ce monde
qui s'agitait dans le voisinage, le châtelain était la seule personne
qu'il connût, et, d'une voix faible, il lui adressa la parole comme à un
ami. Sa brigade n'avait pas eu de chance; elle était arrivée sur le
front à un moment difficile, et elle avait été lancée tout de suite en
avant pour soutenir des troupes qui fléchissaient; mais elle n'avait pas
réussi à rétablir la situation, et presque tous les officiers logés la
veille au château avaient été tués. Dès le premier engagement, le
capitaine Blumhardt avait eu la poitrine trouée par une balle. Le comte
avait la mâchoire fracassée par un éclat d'obus. Quant au professeur
lui-même, il était resté un jour et demi sur le champ de bataille avant
qu'on le relevât.

--Triste guerre, monsieur! conclut-il.

Et, avec l'obstination du sectaire entiché de ses idées jusqu'à la mort:

--Qui est coupable de l'avoir voulue? ajouta-t-il. Nous ne possédons pas
les éléments d'appréciation nécessaires pour en juger avec certitude.
Mais, quand la guerre aura pris fin....

La parole expira sur ses lèvres et il s'évanouit, épuisé par l'effort.
Le pauvre diable! Avec ses habitudes de raisonneur obtus, lourd et
discipliné, il s'obstinait encore à renvoyer après la guerre la
condamnation du crime qui lui coûtait la vie.

La canonnade et la fusillade étaient devenues très voisines, et le son
des détonations permettait de distinguer celles de l'artillerie
allemande et celles de l'artillerie française. Déjà quelques projectiles
français passaient par-dessus la Marne et venaient éclater aux abords du
parc.

Vers minuit, l'ambulance fit ses préparatifs pour évacuer le château. A
l'aube, les blessés, les infirmiers et les médecins partirent dans un
grand vacarme d'automobiles qui grinçaient, de chevaux qui piaffaient,
d'officiers qui vociféraient. Au jour, le château et le parc étaient
déserts, quoique le drapeau de la croix rouge continuât à flotter au
sommet de la tour.

Cette solitude ne dura pas longtemps. Un bataillon d'infanterie
allemande fit irruption dans le parc avec ses fourgons, ses chevaux de
trait et de selle, et se déploya le long des murs de clôture. Des
soldats armés de pics y ouvrirent des créneaux, et, dès que les créneaux
furent ouverts, d'autres soldats, déposant leurs sacs pour être plus à
l'aise, vinrent s'agenouiller près des ouvertures. Interrompu depuis
quelques heures, le combat reprenait de plus belle, et, dans les
intervalles de la fusillade et de la canonnade, on entendait comme des
claquements de fouet, des bouillonnements de friture, des grincements de
moulin à café: c'était la crépitation incessante des fusils et des
mitrailleuses. La fraîcheur du matin couvrait les hommes et les choses
d'un embu d'humidité; sur la campagne flottaient des traînées de
brouillard qui donnaient aux objets les contours incertains de l'irréel;
le soleil n'était qu'une tache pâle s'élevant entre des rideaux de
brume; les arbres pleuraient par toutes les rugosités de leurs branches.

Un coup de foudre déchira l'air, si proche et si assourdissant qu'il
paraissait avoir éclaté dans le château même. Marcel chancela comme s'il
avait reçu un choc dans la poitrine. Un canon venait de tirer à
quelques pas de lui. Ce fut alors seulement qu'il remarqua que des
batteries prenaient position dans son parc. Plusieurs pièces déjà
installées se dissimulaient sous des abris de feuillage, et des rebords
de terre d'environ 30 centimètres s'élevaient autour de chaque pièce, de
manière à défendre les pieds des servants, tandis que leurs corps
étaient protégés par des blindages qui formaient écran à droite et à
gauche du canon.

Marcel finit par s'accoutumer à ces décharges dont chacune semblait
faire le vide à l'intérieur de son crâne. Il grinçait les dents, serrait
les poings; mais il restait immobile, sans désir de s'en aller, admirant
le calme des chefs qui donnaient froidement leurs ordres et
l'intrépidité des soldats qui s'empressaient comme d'humbles serviteurs
autour des monstres tonnants.

Au loin, de l'autre côté de la Marne, l'artillerie française tirait
aussi, et son activité se manifestait par de petits nuages jaunes qui
s'attardaient en l'air et par des colonnes de famée qui s'élevaient en
divers points du paysage. Mais les obus français respectaient le
château, qui semblait entouré d'une atmosphère de protection. Cela parut
étrange à Marcel, qui regarda le haut des tours. Le drapeau blanc à
croix rouge continuait à y flotter.

Les vapeurs matinales se dissipèrent; les collines et les bois
émergèrent du brouillard. Quand toute la vallée fut découverte, Marcel,
du lieu où il était, eut la surprise de voir la rivière de Marne, hier
encore masquée en cet endroit par les arbres: pendant la nuit, le canon
avait ouvert de grandes fenêtres dans la muraille de verdure. Mais ce
qui l'étonna davantage encore, ce fut de n'apercevoir personne,
absolument personne, dans ce vaste paysage bouleversé par les rafales
d'obus. Plus de cent mille hommes devaient être blottis dans les plis du
terrain que ses regards embrassaient, et pas un seul n'était visible.
Les engins meurtriers accomplissaient leur tâche sans trahir leur
présence par d'autres signes perceptibles que la fumée des détonations
et les spirales noires surgissant à l'endroit où les gros projectiles
éclataient sur le sol. Ces spirales s'élevaient de tous les côtés,
entouraient le château comme un cercle de toupies gigantesques; mais
aucune d'elles n'était voisine de l'édifice. Marcel regarda de nouveau
le drapeau blanc à croix rouge et pensa: «Quelle lâcheté! Quelle
infamie!»

Le bataillon allemand avait fini de s'installer le long du mur, face à
la rivière. Les soldats avaient appuyé leurs fusils aux créneaux. Tous
ces hommes avaient un peu l'air de dormir les yeux ouverts; quelques-uns
s'affaissaient sur leurs talons ou s'affalaient contre le mur. Les
officiers, debout derrière eux, observaient la plaine avec leurs
jumelles de campagne ou discutaient en petits groupes. Les uns
semblaient découragés, d'autres exaspérés par le recul accompli depuis
la veille; mais la plupart, avec la passivité de la discipline,
demeuraient confiants. Le front de bataille n'était-il pas immense? Qui
pouvait prévoir le résultat final? Ici on battait en retraite; ailleurs
on réalisait peut-être une avance décisive. Tout ce qu'il y avait à
regretter, c'était qu'on s'éloignât de Paris.

Soudain ils se mirent tous à regarder en l'air, et Marcel les imita. En
contractant les paupières pour mieux voir, il finit par distinguer, au
bord d'un nuage, une sorte de libellule qui brillait au soleil. Dans les
brefs intervalles de silence qui se produisaient parfois au milieu du
tintamarre de l'artillerie, ses oreilles percevaient un bourdonnement
faible qui paraissait venir de ce brillant insecte. Les officiers
hochèrent la tête: «_Franzosen!_» On ne pouvait distinguer les anneaux
tricolores, analogues à ceux qui ornent les robes des pavillons; mais la
visible inquiétude des Allemands ne laissait aucun doute à Marcel:
c'était un avion français qui survolait le château, sans prendre garde
aux obus dont les bulles blanches éclataient autour de lui. Puis l'avion
vira lentement et s'éloigna vers le sud.

«Il les a repérés, pensa Marcel; il sait maintenant ce qu'il y a ici.»
Et aussitôt tout ce qui s'était passé depuis l'aube parut sans
importance au châtelain; il comprit que l'heure vraiment tragique était
venue, et il éprouva tout à la fois une peur insurmontable et une
fiévreuse curiosité.

Un quart d'heure après, une explosion stridente résonna hors du parc,
mais à proximité du mur. Ce fut comme un coup de hache gigantesque, qui
fit voler des têtes d'arbres, fendit des troncs en deux, souleva de
noires masses de terre avec leurs chevelures d'herbe. Quelques pierres
tombèrent du mur. Les Allemands baissèrent un peu la tête, mais sans
émoi visible. Depuis qu'ils avaient aperçu l'aéroplane, ils savaient que
cela était inévitable: le drapeau de la croix rouge ne pouvait plus
tromper les artilleurs français.

Avant que Marcel eût eu le temps de revenir de sa surprise, une seconde
explosion se produisit, tout près du mur; puis une troisième, à
l'intérieur du parc. Une odeur d'acides lui rendit la respiration
difficile, lui fit monter aux veux la cuisson des larmes; mais, en
compensation, il cessa d'entendre les bruits effroyables qui
l'entouraient; il les devinait encore à la houle de l'air, aux
bourrasques de vent qui secouaient les branches; mais ses oreilles ne
percevaient plus rien: il était devenu sourd.

Par instinct de conservation, il eut l'idée de se réfugier dans le
pavillon du concierge, et, les jambes vacillantes, il s'engagea dans
l'allée qui y conduisait. Mais à mi-chemin un prodige l'arrêta: une main
invisible venait d'arracher sous ses yeux la toiture du pavillon et de
jeter bas un pan de muraille. Par l'ouverture béante, l'intérieur des
chambres apparaissait comme un décor de théâtre.

Il revint en courant vers le château, pour se réfugier dans les profonds
souterrains qui servaient de caves, et, lorsqu'il fut sous leurs sombres
voûtes, il poussa un soupir de soulagement. Peu à peu, le silence de
cette retraite lui rendit la faculté de l'ouïe. En haut la tempête
continuait; mais en bas le tonnerre des artilleries adverses ne
parvenait que comme un écho amorti.

Toutefois, à un certain moment, les caves elles-mêmes tremblèrent,
s'emplirent d'un énorme fracas. Une partie du corps de logis, atteinte
par un gros obus, s'était effondrée. Les voûtes résistèrent à la chute
des étages; mais Marcel eut peur d'être enseveli dans son refuge par une
autre explosion, et il remonta vite l'escalier des souterrains.
Lorsqu'il fut au rez-de-chaussée, il aperçut le ciel à travers les toits
crevés; il ne subsistait des appartements que des lambeaux de plancher
accrochés aux murs, des meubles restés en suspens, des poutres qui se
balançaient dans le vide; mais il y avait dans le _hall_ un énorme
entassement de solives, de fers tordus, d'armoires, de sièges, de
tables, de bois de lit qui étaient venus s'écraser là.

Un anxieux désir de lumière et d'air libre le fit sortir de l'édifice
croulant. Le soleil était haut sur l'horizon et les cadavres devenaient
de plus en plus nombreux dans le parc. Les blessés geignaient, appuyés
contre les troncs, ou demeuraient étendus par terre dans le mutisme de
la souffrance. Quelques-uns avaient ouvert leur sac pour y prendre le
paquet de pansement et soignaient leurs chairs lacérées. Le nombre des
défenseurs du parc s'était beaucoup accru et l'infanterie faisait de
continuelles décharges. De nouveaux pelotons arrivaient à chaque
instant: c'étaient des hommes qui, chassés de la rivière, se repliaient
sur la seconde ligne de défense. Les mitrailleuses joignaient leur
tic-tac à la crépitation de la fusillade.

Il semblait à Marcel que l'espace était plein du bourdonnement continu
d'un essaim et que des milliers de frelons invisibles voltigeaient
autour de lui. Les écorces des arbres sautaient, comme arrachées par des
griffes qu'on ne voyait pas; les feuilles pleuvaient; les branches
étaient agitées en sens divers; des pierres jaillissaient du sol, comme
poussées par un pied mystérieux. Les casques des soldats, les pièces
métalliques des équipements, les caissons de l'artillerie carillonnaient
sous une grêle magique. De grandes brèches s'étaient ouvertes dans le
mur d'enceinte, et, par l'une d'elles, Marcel reconnut, au pied de la
côte sur laquelle était construit le château, plusieurs colonnes
françaises qui avaient franchi la Marne. Les assaillants, retenus par le
feu nourri de l'ennemi, ne pouvaient avancer que par bonds, en
s'abritant derrière les moindres plis du terrain, pour laisser passer
les rafales de projectiles.

Soudain une trombe s'engouffra entre le mur d'enceinte et le château. La
mort soufflait donc dans une nouvelle direction? Jusqu'alors elle était
venue du côté de la rivière, battant de front la ligne allemande
protégée par le mur. Et voilà qu'avec la brusquerie d'une saute de vent
elle se ruait d'un autre côté et prenait le mur en enfilade. Un habile
mouvement avait permis aux Français d'établir leurs batteries dans une
position plus favorable et d'attaquer de flanc les défenseurs du
château.

Marcel qui, heureusement pour lui, s'était attardé un instant près du
pont-levis, dans un lieu que la masse de l'édifice abritait contre cette
trombe, fut le témoin indemne d'une sorte de cataclysme: arbres abattus,
canons démolis, caissons sautant avec des déflagrations volcaniques,
chevaux éventrés, hommes dépecés dont le corps volait en morceaux. Par
places, les obus avaient creusé des trous profonds dans le sol et rejeté
hors des fosses les cadavres enterrés les jours précédents.

Ce qui restait d'Allemands valides pour la défense du mur se leva. Les
uns, pâles, les dents serrées, avec des lueurs de démence dans les yeux,
mirent la baïonnette au canon; d'autres tournèrent le dos et se
précipitèrent vers la porte du parc, sans prendre garde aux cris des
officiers et aux coups de revolver que ceux-ci déchargeaient contre les
fuyards.

Cependant, de l'autre côté du mur, Marcel entendait comme un bruit
confus de marée montante, et il lui semblait reconnaître dans ce bruit
quelques notes de la _Marseillaise_. Les mitrailleuses fonctionnaient
avec une célérité de machine à coudre. Les Allemands, fous de rage,
tiraient, tiraient sans répit. Cette fureur n'arrêta pas le progrès de
l'attaque, et tout à coup, dans une brèche, des képis rouges apparurent
sur les décombres. Une bordée de shrapnells balaya une fois, deux fois
cette apparition. Finalement les Français entrèrent par la brèche ou
escaladèrent le mur. C'étaient de petits soldats bien pris, agiles,
ruisselants de sueur sous leur capote déboutonnée; et, pêle-mêle avec
eux dans le désordre de la charge, il y avait aussi des turcos aux yeux
endiablés, des zouaves aux culottes flottantes, des chasseurs d'Afrique
aux vestes bleues.

Les officiers allemands combattaient à mort. Après avoir épuisé les
cartouches de leurs revolvers, ils s'élançaient, le sabre haut, contre
les assaillants, suivis par ceux des soldats qui leur obéissaient
encore. Il y eut un corps à corps, une mêlée: baïonnettes perçant des
ventres de part en part, crosses tombant comme des marteaux sur des
crânes qui se fendaient, couples embrassés qui roulaient par terre en
cherchant à s'étrangler, à se mordre. Enfin les uniformes gris
déguerpirent en se faufilant à travers les arbres; mais ils ne
réussirent pas tous à s'échapper, et les balles des vainqueurs
arrêtèrent pour jamais beaucoup de fugitifs.

Presque aussitôt après, un gros de cavalerie française passa sur le
chemin. C'étaient des dragons qui venaient achever la poursuite; mais
leurs chevaux étaient exténués de fatigue, et seule la fièvre de la
victoire, qui semblait se propager des hommes aux bêtes, leur rendait
encore possible un trot forcé et douloureux. Un de ces dragons fit halte
à l'entrée du parc, et sa monture se mit à dévorer avidement quelques
pousses feuillues, tandis que l'homme, courbé sur l'arçon, paraissait
dormir. Quand Marcel le secoua pour le réveiller, l'homme tomba par
terre: il était mort.

L'avance française continua. Des bataillons, des escadrons remontaient
du bord de la Marne, harassés, sales, couverts de poussière et de boue,
mais animés d'une ardeur qui galvanisait leurs forces défaillantes.

Quelques pelotons de fantassins explorèrent le château et le parc, pour
les nettoyer des Allemands qui s'y cachaient encore. D'entre les débris
des appartements, de la profondeur des caves, des bosquets ravagés, des
étables et des garages incendiés surgissaient des individus verdâtres,
coiffés du casque à pointe, et ils levaient les bras en montrant leurs
mains ouvertes et en criant «_Kamarades!... Kamarades!... Non kaput!_»
Ils tremblaient d'être massacrés sur place. Loin de leurs officiers et
affranchis de la discipline, ils avaient perdu subitement toute leur
fierté. L'un d'eux se réfugia à côté de Marcel, se colla presque contre
lui; c'était l'infirmier barbu qui lui avait fait payer si cher quelques
morceaux de pain.

--_Franzosen!_... Moi ami des _Franzosen!_ répétait-il, pour se faire
protéger par la victime de son impudente extorsion.

Après une mauvaise nuit passée dans les ruines de son château, Marcel se
décida à partir. Il n'avait plus rien à faire au milieu de ces
décombres. D'ailleurs la présence de tant de morts le gênait. Il y en
avait des centaines et des milliers. Les soldats et les paysans
travaillaient à enfouir les cadavres sur le lieu même où ils les
trouvaient. Il y avait des fosses dans toutes les avenues du parc, dans
les plates-bandes des jardins, dans les cours des dépendances, sous les
fenêtres de ce qui avait été les salons. La vie n'était plus possible
dans un pareil charnier.

Il reprit donc le chemin de Paris, où il était résolu d'arriver
n'importe comment.

Au sortir du parc, ce furent encore des cadavres qu'il rencontra; mais
malheureusement ils n'étaient point vêtus de la capote verdâtre.
L'offensive libératrice avait coûté la vie à beaucoup de Français. Des
pantalons rouges, des képis, des chéchias, des casques à crinière, des
sabres tordus, des baïonnettes brisées jonchaient la campagne. Çà et là
on apercevait des tas de cendres et de matières carbonisées: c'étaient
les résidus des hommes et des chevaux que les Allemands avaient brûlés
pêle-mêle, pendant la nuit qui avait précédé leur recul.

Malgré ces incinérations barbares, les cadavres restés sans sépulture
étaient innombrables, et, à mesure que Marcel s'éloignait du village, la
puanteur des chairs décomposées devenait plus insupportable. D'abord il
avait passé au milieu des tués de la veille, encore frais; ensuite, de
l'autre côté de la rivière, il avait trouvé ceux de l'avant-veille; plus
loin, c'étaient ceux de trois ou quatre jours. A son approche, des vols
de corbeaux s'élevaient avec de lourds battements d'ailes; puis, gorgés,
mais non rassasiés, ils se posaient de nouveau sur les sillons funèbres.

--Jamais on ne pourra enterrer toute cette pourriture, pensa Marcel.
Nous allons mourir de la peste après la victoire!

Les villages, les maisons isolées, tout était dévasté. Les habitations,
les granges ne formaient plus que des monceaux de débris. Par endroits,
de hautes armatures de fer dressaient sur la plaine leurs silhouettes
bizarres, qui faisaient penser à des squelettes de gigantesques animaux
préhistoriques: c'étaient les restes d'usines détruites par l'incendie.
Des cheminées de brique étaient coupées presque à ras du sol; d'autres,
décapitées de la partie supérieure, montraient dans leurs moignons
subsistants des trous faits par les obus.

De temps à autre, Marcel rencontrait des escouades de cavaliers, des
gendarmes, des zouaves, des chasseurs. Ils bivouaquaient autour des
ruines des fermes, chargés d'explorer le terrain et de donner la chasse
aux traînards ennemis. Le châtelain dut leur expliquer son histoire,
leur montrer le passeport qui lui avait permis de faire le voyage dans
le train militaire. Ces soldats, dont quelques-uns étaient blessés
légèrement, avaient la joyeuse exaltation de la victoire. Ils riaient,
contaient leurs prouesses, s'écriaient avec assurance:

--Nous allons les reconduire à coups de pied jusqu'à la frontière.

Après plusieurs heures de marche, il reconnut au bord de la route une
maison en ruines. C'était le cabaret où il avait déjeuné en se rendant à
son château. Il pénétra entre les murs noircis, où une myriade de
mouches vint aussitôt bourdonner autour de sa tête. Une odeur de chairs
putréfiées le saisit aux narines. Une jambe, qui avait l'air d'être de
carton roussi, sortait d'entre les plâtras. Il crut revoir la bonne
vieille qui, avec ses petits-enfants accrochés à ses jupes, lui disait:
«Pourquoi ces gens fuient-ils? La guerre est l'affaire des soldats.
Nous autres, nous ne faisons de mal à personne et nous n'avons rien à
craindre.»

Un peu plus loin, au bas d'une côte, il fit la plus inattendue des
rencontres. Il aperçut une automobile de louage, une automobile
parisienne avec son taximètre fixé au siège du cocher. Le chauffeur se
promenait tranquillement près du véhicule, comme s'il eût été à sa
station. Cet homme avait amené là des journalistes qui voulaient voir le
champ de bataille, et il les attendait pour le retour. Marcel engagea la
conversation avec lui.

--Deux cents francs pour vous, dit-il, si vous me ramenez à Paris.

L'autre protesta, du ton d'un homme consciencieux qui veut être fidèle à
ses promesses. Ce qui donnait tant de force à sa fidélité, c'était
peut-être que l'offre de dix louis était faite par un quidam qui, avec
ses vêtements en loques et la tache livide d'un coup reçu au visage,
avait l'aspect d'un vagabond.

--Eh bien, cinq cents francs! reprit Marcel en tirant de son gousset une
poignée d'or.

Pour toute réponse le chauffeur donna un tour à la manivelle et ouvrit
la portière. Les journalistes pouvaient attendre jusqu'au lendemain
matin: ils n'en auraient que mieux observé le champ de bataille.

Lorsque Marcel rentra à Paris, les rues presque vides lui parurent
pleines de monde. Jamais il n'avait trouvé la capitale si belle. En
revoyant l'Opéra et la place de la Concorde, il lui sembla qu'il rêvait:
le contraste était trop fort entre ce qu'il avait sous les yeux et les
spectacles d'horreur qu'il laissait derrière lui à si peu de distance.

A la porte de son hôtel, son majestueux portier, ébahi de lui voir ce
sordide aspect, le salua par des cris de stupéfaction:

--Ah! monsieur!... Qu'est-il arrivé à Monsieur?... D'où Monsieur peut-il
bien venir?

--De l'enfer! répondit le châtelain.

Deux jours après, dans la matinée, Marcel reçut une visite inattendue.
Un soldat d'infanterie de ligne s'avançait vers lui d'un air gaillard.

--Tu ne me reconnais pas?

--Oh!... Jules!

Et le père ouvrit les bras à son fils, le serra convulsivement sur sa
poitrine. Le nouveau fantassin était coiffé d'un képi dont le rouge
n'avait pas l'éclat du neuf; sa capote trop longue était usée, rapiécée;
ses gros souliers exhalaient une odeur de cuir et de graisse; mais
jamais Marcel n'avait trouvé Jules si beau que sous cette défroque tirée
de quelque fond de magasin militaire.

--Te voilà donc soldat? reprit-il d'une voix qui tremblait un peu. Tu as
voulu défendre mon pays, qui n'est pas le tien[H]. Cela m'effraie pour
toi, et cependant j'en suis heureux. Ah! si je n'avais que cinquante
ans, tu ne partirais pas seul!

Et ses yeux se mouillèrent de larmes, tandis qu'une expression de haine
donnait à son visage quelque chose de farouche.

--Va donc, prononça-t-il avec une sourde énergie. Tu ne sais pas ce
qu'est cette guerre; mais moi, je le sais. Ce n'est pas une guerre comme
les autres, une guerre où l'on se bat contre des adversaires loyaux;
c'est une chasse à la bête féroce. Tire dans le tas: chaque Allemand qui
tombe délivre l'humanité d'un péril....

Ici Marcel eut comme un mouvement d'hésitation; puis, d'un ton décidé:

--Et si tu rencontres devant toi des visages connus, ajouta-t-il, que
cela ne t'arrête point. Il y a dans les rangs ennemis des hommes de ta
famille, mais ils ne valent pas mieux que les autres. A l'occasion,
tue-les, tue-les sans scrupule!



X

APRÈS LA MARNE


A la fin d'octobre, Luisa, Héléna et Chichi revinrent de Biarritz.
Héléna eut beau leur dire que ce retour n'était pas prudent, que
l'affaire de la Marne n'avait été pour les Français qu'un succès
passager, que le cours de la guerre pouvait changer d'un moment à
l'autre et que, par le fait, le gouvernement ne songeait pas encore à
quitter Bordeaux. Mais les suggestions de la «romantique» demeurèrent
sans résultat: Luisa ne pouvait se résigner à vivre plus longtemps loin
de son mari, et Chichi avait hâte de revoir son «petit soldat de sucre».
Les trois femmes réintégrèrent donc l'hôtel de l'avenue Victor-Hugo.

Les deux millions de Parisiens qui, au lieu de se laisser entraîner par
la panique, étaient restés chez eux, avaient accueilli la victoire avec
une sérénité grave. Personne ne s'expliquait clairement le cours de
cette bataille, dont on n'avait eu connaissance que lorsqu'elle était
déjà gagnée. Un dimanche, à l'heure où les habitants profitaient du bel
après-midi pour faire leur promenade, ils avaient appris tout d'un coup
par les journaux le grand succès des Alliés et le danger qu'ils venaient
de courir. Ils se réjouirent, mais ils ne se départirent point de leur
calme: six semaines de guerre avaient changé radicalement le caractère
de cette population si turbulente et si impressionnable. Il fallut du
temps pour que la capitale reprît son aspect d'autrefois. Mais enfin des
rues naguère désertes se repeuplèrent de passants, des magasins fermés
se rouvrirent, des appartements silencieux retrouvèrent de l'animation.

Marcel ne parla guère aux siens de son voyage de Villeblanche. Pourquoi
les attrister par le récit de tant d'horreurs? Il se contenta de dire à
Luisa que le château avait beaucoup souffert du bombardement, que les
obus avaient endommagé une partie de la toiture, et qu'après la paix
plusieurs mois de travail seraient nécessaires pour rendre le logis
habitable.

Le plaisir qu'éprouvait Marcel à se retrouver en famille fut vite gâté
par la présence de sa belle-sœur. Depuis les derniers événements, Héléna
avait dans les yeux une vague expression de surprise, comme si le recul
des armées impériales eût été un phénomène qui dérogeât d'une façon
extraordinaire aux lois les mieux établies de la nature, et le problème
de la bataille de la Marne lui tenait si fort à cœur qu'elle ne pouvait
plus retenir sa langue. Elle se mit donc à contester la victoire
française. A l'en croire, ce qu'on appelait la victoire de la Marne
n'était qu'une invention des Alliés; la vérité, c'était que, pour de
savantes raisons stratégiques, les généraux allemands avaient jugé à
propos de reporter leurs lignes en arrière. Pendant son séjour à
Biarritz, elle s'était longuement entretenue de ce sujet avec diverses
personnes de la plus haute compétence, notamment avec des officiers
supérieurs des pays neutres, et aucun d'eux ne croyait à une réelle
victoire des Français. Les troupes allemandes ne continuaient-elles pas
à occuper de vastes territoires dans le nord et dans l'est de la France?
A quoi donc avait servi cette prétendue victoire, si les vainqueurs
étaient impuissants à chasser de chez eux les vaincus? Marcel,
interloqué par ces déclarations catégoriques, pâlissait de stupeur et de
colère: il l'avait vue, lui, vue de ses yeux, la victoire de la Marne,
et les milliers d'Allemands enterrés dans le jardin et dans le parc de
Villeblanche attestaient que les Français avaient remporté une grande
victoire. Mais il avait beau rembarrer sa belle-sœur et se fâcher tout
rouge: il était bien obligé de s'avouer à lui-même qu'il y avait quelque
chose de spécieux dans les objections d'Héléna, et son âme en était
profondément troublée.

Luisa non plus n'était pas tranquille; depuis que Jules s'était engagé,
elle vivait dans les transes. Et bientôt Chichi elle-même eut à
s'inquiéter aussi au sujet de son fiancé. En revenant de Biarritz, elle
s'était fait raconter par son «petit soldat» tous les périls auxquels
elle imaginait que celui-ci avait été exposé, et le jeune guerrier lui
avait décrit les poignantes angoisses éprouvées au bureau, durant les
jours interminables où les troupes se battaient aux environs de Paris.
On entendait de si près la canonnade que le sénateur aurait voulu faire
partir son fils pour Bordeaux; mais celui-ci avait été beaucoup mieux
inspiré. Le jour du grand effort, lorsque le gouverneur de la place
avait lancé en automobile tous les hommes valides, le patriotisme
l'avait emporté chez René sur tout autre sentiment: il avait pris un
fusil sans que personne le lui commandât, et il était monté dans une
voiture avec d'autres employés du service auxiliaire. Arrivé sur le
champ de bataille, il était resté plusieurs heures couché dans un fossé,
au bord d'un chemin, tirant sans distinguer sur quoi. Il n'avait vu que
de la fumée, des maisons incendiées, des blessés, des morts. A
l'exception d'un groupe de uhlans prisonniers, il n'avait pas aperçu un
seul Allemand.

D'abord cela suffit pour rendre Chichi fière d'être la promise d'un
héros de la Marne; mais ensuite elle changea de sentiment. Quand elle
était dans la rue avec René, elle regrettait qu'il ne fût que simple
soldat et qu'il n'appartînt qu'aux milices de l'arrière. Pis encore: les
femmes du peuple, exaltées par le souvenir de leurs hommes qui
combattaient sur le front ou aigries par la mort d'un être cher, étaient
d'une insolence agressive, de sorte qu'elle entendait souvent au passage
de grossières paroles contre les «embusqués». Au surplus, elle ne
pouvait s'empêcher de se dire à elle-même que son frère, qui n'était
qu'un Argentin, se battait sur le front, tandis que son fiancé, qui
était un Français, se tenait à l'abri des coups. Ces réflexions pénibles
la rendaient triste.

René remarqua d'autant plus aisément la tristesse de Chichi qu'elle ne
l'avait pas habitué à une mine morose, et il devina sans peine la raison
de cette mauvaise humeur. Dès lors sa résolution fut prise. Pendant
trois jours il s'abstint de venir avenue Victor-Hugo; mais, le quatrième
jour, il s'y présenta dans un uniforme flambant neuf, de cette couleur
bleu horizon que l'armée française avait adoptée récemment; la
mentonnière de son képi était dorée et les manches de sa vareuse
portaient un petit galon d'or. Il était officier. Grâce à son père, et
en se prévalant de sa qualité d'élève de l'École centrale, il avait
obtenu d'être nommé sous-lieutenant dans l'artillerie de réserve, et il
avait aussitôt demandé à être envoyé en première ligne. Il partirait
dans deux jours.

--Tu as fait cela! s'écria Chichi enthousiasmée. Tu as fait cela!

Elle le regardait, pâle, avec des yeux agrandis qui semblaient le
dévorer d'admiration. Puis, sans se soucier de la présence de sa mère:

--Viens, mon petit soldat! Viens! Tu mérites une récompense!

Et elle lui jeta les bras autour du cou, lui plaqua sur les joues deux
baisers sonores, fut prise d'une sorte de défaillance et éclata en
sanglots.

Après la bataille de la Marne, Luisa et Héléna eurent un redoublement de
zèle religieux: les deux mères étaient dévorées de soucis au sujet de
leurs fils, qui combattaient pour des causes contraires sur le front de
France. Et Chichi elle-même, lorsque René eut été envoyé dans la zone
des armées, éprouva une crise de dévotion.

Maintenant Luisa ne courait plus tout Paris pour visiter un grand nombre
de sanctuaires, comme si la multiplicité des lieux d'oraison devait
augmenter l'efficacité des prières; elle se contentait d'aller avec
Chichi et Héléna, soit à l'église Saint-Honoré d'Eylau, soit à la
chapelle espagnole de l'avenue Friedland; et elle avait même pour la
chapelle espagnole une préférence, parce qu'elle y entendait souvent des
dévotes chuchoter à côté d'elle dans la langue de sa jeunesse, et ces
voix lui donnaient l'illusion d'être là comme chez elle, près d'un dieu
qui l'écoutait plus volontiers.

Lorsque les trois femmes priaient, agenouillées côte à côte, Luisa
jetait de temps à autre sur Chichi un regard où il y avait un grain de
mauvaise humeur. La jeune fille était pâle, songeuse, et tantôt elle
fixait longuement sur l'autel des yeux estompés de bleu, tantôt elle
courbait la tête comme sous le poids de pensées graves qui ne lui
étaient point habituelles. Cette langueur ardente offusquait un peu la
mère: ce n'était probablement pas pour Jules que Chichi priait avec
cette ferveur passionnée.

Quant aux deux sœurs, elles ne demandaient ni l'une ni l'autre à Dieu le
salut des millions d'hommes aux prises sur les champs de bataille: leurs
prières plus égoïstes ne s'inspiraient que du seul amour maternel,
n'avaient pour objet que le salut de leurs fils, exposés peut-être en
cet instant même à un péril mortel. Mais, quand Luisa implorait le salut
de Jules, ce qu'elle voyait mentalement, c'était le soldat que
représentait une pâle photographie reçue des tranchées: la tête coiffée
d'un vieux képi, le corps enveloppé d'une capote boueuse, les jambes
serrées par des bandes de drap, la main armée d'un fusil, le menton
assombri par une barbe mal rasée. Et, quand Héléna implorait le salut
d'Otto et d'Hermann, l'image qu'elle avait dans l'esprit était celle de
jeunes officiers coiffés du casque à pointe, vêtus de l'uniforme
verdâtre, la poitrine barrée par les courroies qui soutenaient le
revolver, les jumelles, l'étui pour les cartes, la taille serrée par le
ceinturon auquel était suspendu le sabre. Si donc, en apparence, les
vœux de l'une et de l'autre s'harmonisaient dans un même élan de piété
maternelle, il n'en était pas moins vrai qu'au fond ces vœux étaient
opposés les uns aux autres et qu'il y avait entre les prières des deux
mères le même conflit qu'entre les armées ennemies. Ni Luisa ni Héléna
ne s'apercevaient de cette contradiction. Mais, un jour que Marcel vit
sa femme et sa belle-sœur sortir ensemble de l'église, il ne put
s'empêcher de grommeler entre ses dents:

--C'est indécent! C'est se moquer de Dieu!

Eh quoi? Dans le sanctuaire où Luisa et tant d'autres mères françaises
imploraient la protection divine pour leurs fils, qui luttaient contre
l'invasion des Barbares et qui défendaient héroïquement la cause de la
civilisation et de l'humanité, Héléna osait solliciter du ciel la
détestable réussite de son mari l'Allemand qui employait toutes ses
facultés d'énergumène à préparer l'écrasement de la France, et le
criminel succès de ses fils qui, le revolver en main, envahissaient les
villages, assassinaient les habitants paisibles et ne laissaient
derrière eux que l'incendie et la mort! Oui, les prières de cette femme
étaient impies et ses invocations iniques offensaient la justice de
Dieu. Et Marcel, avec la puérile superstition qu'éveille parfois dans
les esprits les plus positifs la crainte du danger, allait jusqu'à
s'imaginer que la sacrilège dévotion d'Héléna pouvait causer à Jules un
dommage. Qui sait? Dieu, fatigué des demandes contradictoires qui lui
arrivaient de ces mères inconsciemment hostiles, finirait sans doute par
se boucher les oreilles et n'écouterait plus personne.

A partir de ce jour, Marcel ne put s'empêcher de témoigner sans cesse à
sa belle-sœur une sourde antipathie. La «romantique» s'offensa de cette
animosité croissante qui, selon les circonstances, s'exprimait par des
sarcasmes ou par des rebuffades. Elle résolut donc de quitter une maison
où il était manifeste qu'on la considérait désormais comme une intruse.
Sans parler à personne de son dessein, elle fit d'actives démarches;
elle réussit à obtenir un passeport pour la Suisse, d'où il lui serait
facile de rentrer en Allemagne; et, un beau soir, elle annonça aux
Desnoyers qu'elle partait le lendemain. La bonne Luisa, peinée de cette
fugue subite, ne laissa pas de comprendre qu'en somme cela valait mieux
pour tout le monde, et Marcel fut si content qu'il ne put s'empêcher de
dire à sa belle-sœur avec une ironie agressive:

--Bon voyage, et bien des compliments à Karl. Si le savant recul
stratégique de vos généraux lui ôte toute espérance de venir
prochainement nous voir à Paris, il n'est pas impossible que la non
moins savante avance stratégique des nôtres nous procure un de ces jours
le plaisir d'aller vous faire une petite visite à Berlin.

Ce qui tenait lieu à Marcel des longues stations dans les églises,
c'étaient les fréquentes visites qu'il faisait à l'atelier de son fils
pour avoir le plaisir d'y causer de Jules avec Argensola, lequel avait
été promu à la fonction de conservateur de ce maigre musée en l'absence
du «peintre d'âmes».

La première fois qu'Argensola reçut la visite de Marcel, il dut
entrecouper bizarrement ses paroles de bienvenue par des gestes qui
tendaient à faire disparaître subrepticement un peignoir de femme oublié
sur un fauteuil et un chapeau à fleurs qui coiffait un mannequin. Marcel
ne fut pas dupe de cette gesticulation significative; mais il avait
l'âme disposée à toutes les indulgences. Rien qu'à entendre la voix
d'Argensola, le pauvre père avait pour ainsi dire la sensation de se
trouver près de son fils; et ce qui lui facilitait encore une si douce
illusion, c'était ce milieu familier où tous les objets avaient été
mêlés à la vie de l'absent.

Ils parlaient d'abord du soldat, se communiquaient l'un à l'autre les
dernières nouvelles reçues du front. Marcel redisait par cœur des
phrases entières des lettres de Jules, faisait même lire ces lettres au
secrétaire intime; mais Argensola ne montrait jamais celles qui lui
étaient adressées, s'abstenait même d'en rapporter des citations
textuelles: car le peintre y employait volontiers un style épistolaire
qui différait trop de celui que les fils ont coutume d'employer quand
ils écrivent à leurs parents.

Après deux mois de campagne, Jules, déjà préparé au métier des armes par
la pratique de l'épée et protégé par le capitaine de sa compagnie, qui
avait été son collègue au cercle d'escrime, venait d'être nommé sergent.

--Quelle carrière! s'écriait Argensola, flatté de cette nomination comme
si elle l'eût personnellement couvert de gloire. Ah! votre fils est de
ceux qui arrivent jeunes aux plus hauts grades, comme les généraux de la
Révolution!

Et il célébrait avec une éloquence dithyrambique les prouesses de son
ami, non sans les embellir de quelques détails imaginaires. Jules, peu
bavard comme la plupart des braves qui vivent dans un continuel danger,
lui avait raconté en quelques phrases pittoresques divers épisodes de
guerre auxquels il avait pris part. Par exemple, le peintre-soldat avait
porté un ordre sous un violent bombardement; il était entré le premier
dans une tranchée prise d'assaut; il s'était offert pour une mission
considérée comme très périlleuse. Ces faits honorables, qui lui avaient
valu une citation, mais qui, somme toute, n'avaient rien
d'extraordinaire, prenaient des couleurs merveilleuses dans la bouche du
bohème qui les glorifiait comme les événements les plus insignes de la
guerre mondiale. A entendre ces récits épiques, le père tremblait de
peur, de plaisir et d'orgueil.

Après que les deux hommes s'étaient longuement entretenus de Jules,
Marcel se croyait obligé de témoigner aussi quelque intérêt au
panégyriste de son fils, et il interrogeait le secrétaire sur ce que
celui-ci avait fait dans les derniers temps.

--J'ai fait mon devoir! répondait Argensola avec une évidente
satisfaction d'amour-propre. J'ai assisté au siège de Paris!

A vrai dire, dans son for intérieur, il soupçonnait bien l'inexactitude
de ce terme: car Paris n'avait pas été assiégé. Mais les souvenirs de la
guerre de 1870 l'emportaient sur le souci de la précision du langage, et
il se plaisait à nommer «siège de Paris» les opérations militaires
accomplies autour de la capitale pendant la bataille de la Marne. Au
surplus, il avait pris ses précautions pour que la postérité n'ignorât
pas le rôle qu'il avait joué en ces mémorables circonstances. On vendait
alors dans les rues une affiche en forme de diplôme, dont le texte,
entouré d'un encadrement d'or et rehaussé d'un drapeau tricolore, était
un certificat de séjour dans la capitale pendant la semaine périlleuse.
Argensola avait rempli les blancs d'un de ces diplômes en y inscrivant
de sa plus belle écriture ses noms et qualités; puis il avait fait
apposer au bas de la pièce les signatures de deux habitants de la rue de
la Pompe: un ami de la concierge et un cabaretier du voisinage; et enfin
il avait demandé au commissaire de police du quartier de garantir par
son paraphe et par son sceau la respectabilité de ces honorables
témoins. De cette manière, personne ne pouvait révoquer en doute
qu'Argensola eût assisté au «siège de Paris».

L'«assiégé» racontait donc à Marcel ce qu'il avait vu dans les rues de
la capitale en l'absence du châtelain, et il avait vu des choses
vraiment extraordinaires. Il avait vu en plein jour des troupeaux de
bœufs et de brebis stationner sur le boulevard, près des grilles de la
Madeleine. Il avait vu l'avant-garde des Marocains traverser la capitale
au pas gymnastique, depuis la porte d'Orléans jusqu'à la gare de l'Est,
où ils avaient pris les trains qui les attendaient pour les mener à la
grande bataille. Il avait vu des escadrons de spahis drapés dans des
manteaux rouges et montés sur de petits chevaux nerveux et légers; des
tirailleurs mauritaniens coiffés de turbans jaunes; des tirailleurs
sénégalais à la face noire et à la chéchia rouge; des artilleurs
coloniaux; des chasseurs d'Afrique; tous combattants de profession, aux
profils énergiques, aux visages bronzés, aux yeux d'oiseaux de proie.
Le long défilé de ces troupes s'immobilisait parfois des heures
entières, pour laisser à celles qui les précédaient le temps de
s'entasser dans les wagons.

--Ils sont arrivés à temps, disait Argensola avec autant de fierté que
s'il avait commandé lui-même le rapide et heureux mouvement de ces
troupes, ils sont arrivés à temps pour attaquer von Kluck sur les bords
de l'Ourcq, pour le menacer d'enveloppement et pour le contraindre à
déguerpir.

Quelques jours plus tard, il avait vu un autre spectacle beaucoup plus
étrange encore. Toutes les automobiles de louage, environ deux mille
voitures, avaient chargé des bataillons de zouaves, à raison de huit
hommes par voiture; et cette multitude de chars de guerre était partie à
toute vitesse, formant sur les boulevards un torrent qui, avec la
scintillation des fusils et le flamboiement des bonnets rouges, donnait
l'idée d'un cortège pittoresque, d'une sorte de noce interminable. Ce
n'était pas tout: au moment suprême, alors que le succès demeurait
incertain et que le moindre accroissement de pression pouvait le
décider, Galliéni avait lancé contre l'extrême droite de l'ennemi tout
ce qui savait à peu près manier une arme, commis des bureaux militaires,
ordonnances des officiers, agents de police, gendarmes, pour donner la
dernière poussée qui avait sauvé la France.

Enfin, le dimanche, dans la soirée, tandis qu'Argensola se promenait au
bois de Boulogne avec une de ses compagnes de «siège» (mais il ne fit
point part de cette particularité à Marcel), il avait appris par les
éditions spéciales des journaux que la bataille s'était livrée tout près
de la ville et que cette bataille était une grande victoire.

--Ah! monsieur Desnoyers, j'ai beaucoup vu et je puis raconter de
grandes choses!

Le père de Jules était si content de ces conversations qu'il conçut pour
le bohème une bienveillance bientôt traduite par des offres de service.
Les temps étaient durs, et Argensola, contraint par les circonstances à
vivre loin de sa patrie, avait peut-être besoin d'argent. Si tel était
le cas, Marcel se ferait un plaisir de lui venir en aide et mettrait des
fonds à sa disposition. Il le ferait d'autant plus volontiers que
toujours il avait beaucoup aimé l'Espagne: un noble pays qu'il
regrettait de ne pas bien connaître, mais qu'il visiterait avec le plus
grand intérêt après la guerre.

Pour la première fois de sa vie, Argensola répondit à une telle offre
par un refus où il mit non moins de dignité que de gratitude. Il
remercia vivement M. Desnoyers de la délicate attention et de l'offre
généreuse; mais heureusement il n'était pas dans la nécessité d'accepter
ce service. En effet, Jules l'avait nommé son administrateur, et comme,
en vertu des nouveaux décrets concernant le _moratorium_, la Banque
avait consenti enfin à verser mensuellement un tant pour cent sur le
chèque d'Amérique, son ami pouvait lui fournir tout ce qui lui était
nécessaire pour les besoins de la maison.

Quand la terrible crise fut passée, il sembla que la population
parisienne s'accoutumait insensiblement à la situation. Un calme résigné
succéda à l'excitation des premières semaines, alors que l'on espérait
des interventions extraordinaires et miraculeuses. Argensola lui-même
n'avait plus les poches pleines de journaux, comme au début des
hostilités. D'ailleurs tous les journaux disaient la même chose, et il
suffisait de lire le communiqué officiel, document que l'on attendait
désormais sans impatience: car on prévoyait qu'il ne ferait guère que
répéter le communiqué précédent. Les gens de l'arrière reprenaient peu à
peu leurs occupations habituelles. «Il faut bien vivre», disaient-ils.
Et la nécessité de continuer à vivre imposait à tous ses exigences. Ceux
qui avaient sous les drapeaux des êtres chers ne les oubliaient pas;
mais ils finissaient par s'accoutumer à leur absence comme à un
inconvénient normal. L'argent recommençait à circuler, les théâtres à
s'ouvrir, les Parisiens à rire; et, si l'on parlait de la guerre,
c'était pour l'accepter comme un mal inévitable, auquel on ne devait
opposer qu'un courage persévérant et une muette endurance.

Dans les visites que Marcel faisait à Argensola, il eut plusieurs fois
l'occasion de rencontrer Tchernoff. En temps ordinaire, il aurait tenu
cet homme à distance: le millionnaire était du parti de l'ordre et avait
en horreur les fauteurs de révolutions. Le socialisme du Russe et sa
nationalité même lui auraient forcément suggéré deux séries d'images
déplaisantes: d'un côté, des bombes et des coups de poignard; de l'autre
côté, des pendaisons et des exils en Sibérie. Mais, depuis la guerre,
les idées de Marcel s'étaient modifiées sur bien des points: la terreur
allemande, les exploits des sous-marins qui coulaient à pic des milliers
de voyageurs inoffensifs, les hauts faits des zeppelins qui, presque
invisibles au zénith, jetaient des tonnes d'explosifs sur de petites
maisons bourgeoises, sur des femmes et sur des enfants, avaient beaucoup
diminué à ses yeux la gravité des attentats qui, quelques années
auparavant, lui avaient rendu odieux le terrorisme russe. D'ailleurs
Marcel savait que Tchernoff avait été en relations, sinon intimes, du
moins familières avec Jules, et cela suffisait pour qu'il fît bon visage
à cet étranger, qui d'ailleurs appartenait à une nation alliée de la
France.

Marcel et Tchernoff parlaient de la guerre. La douceur de Tchernoff, ses
idées originales, ses incohérences de penseur sautant brusquement de la
réflexion à la parole, séduisirent bientôt le père de Jules, qui ne
regretta pas certaines bouteilles provenant manifestement des caves de
l'avenue Victor-Hugo, bouteilles dont Argensola arrosait avec largesse
l'éloquence de son voisin. Ce que Marcel admirait le plus dans le Russe,
c'était la facilité avec laquelle celui-ci exprimait par des images les
choses qu'il voulait faire comprendre. Dans les discours de ce
visionnaire, la bataille de la Marne, les combats subséquents et
l'effort des deux armées ennemies pour atteindre la mer devenaient des
faits très simples et très intelligibles. Ah! si les Français n'avaient
pas été harassés après leur victoire!

--Mais les forces humaines ont une limite, disait le Russe, et les
Français, en dépit de leur vaillance, sont des hommes comme les autres.
En trois semaines, il y a eu la marche forcée de l'est au nord, pour
faire front à l'invasion par la Belgique; puis une série de combats
ininterrompus, à Charleroi et ailleurs; puis une rapide retraite, afin
de ne pas être enveloppé par l'ennemi; et finalement cette bataille de
sept jours où les Allemands ont été arrêtés et refoulés. Comment
s'étonner qu'après cela les jambes aient manqué aux vainqueurs pour se
porter en avant, et que la cavalerie ait été impuissante à donner la
chasse aux fuyards? Voilà pourquoi les Allemands, poursuivis avec peu de
vigueur, ont eu le temps de s'arrêter, de se creuser des trous, de se
tapir dans des abris presque inaccessibles. Les Français à leur tour ont
dû faire de même, pour ne pas perdre ce qu'ils avaient récupéré de
terrain, et ainsi a commencé l'interminable guerre de tranchées. Ensuite
chacune des deux lignes, dans le but d'envelopper la ligne ennemie, est
allée se prolongeant vers le nord-ouest, et de ces prolongements
successifs a résulté «la course à la mer» dont la conséquence a été la
formation du front de combat le plus grand que l'histoire connaisse.

Optimiste malgré tout, Marcel, contrairement à l'opinion générale,
espérait que la guerre ne serait plus très longue et que, dès le
printemps prochain ou au plus tard vers le milieu de l'été, la paix
serait conclue. Mais Tchernoff hochait la tête.

--Non, répondait-il. Ce sera long, très long. Cette guerre est une
guerre nouvelle, la véritable guerre moderne. Les Allemands ont commencé
les hostilités selon les anciennes méthodes: mouvements enveloppants,
batailles en rase campagne, plans stratégiques combinés par de Moltke à
l'imitation de Napoléon. Ils désiraient finir vite et se croyaient sûrs
du triomphe. Dès lors, à quoi bon faire usage de procédés nouveaux? Mais
ce qui s'est produit sur la Marne a bouleversé leurs projets: de
l'offensive ils ont été obligés de passer à la défensive, et leur
état-major a mis en œuvre tout ce que lui avaient appris les récentes
campagnes des Japonais et des Russes. La puissance de l'armement moderne
et la rapidité du tir font de la lutte souterraine une nécessité
inéluctable. La conquête d'un kilomètre de terrain représente
aujourd'hui plus d'efforts que n'en exigeait, il y a un siècle, la prise
d'assaut d'une forteresse, de ses bastions et de ses courtines. Par
conséquent, ni l'une ni l'autre des deux armées affrontées n'avancera
vite. Cela va être lent et monotone, comme la lutte de deux athlètes
dont les forces sont égales.

--Mais pourtant il faudra bien qu'un jour cela finisse!

--Sans doute, mais il est impossible de savoir quand. Ce qu'il est dès
maintenant permis de considérer comme indubitable, c'est que l'Allemagne
sera vaincue. De quelle manière? Je l'ignore; mais la logique veut
qu'elle succombe. En septembre, elle a joué tous ses atouts et elle a
perdu la partie. Cela donne aux Alliés le temps de réparer leur
imprévoyance et d'organiser les forces énormes dont ils disposent. La
défaite des empires centraux se produira fatalement; mais on se
tromperait si l'on s'imaginait qu'elle est prochaine.

D'ailleurs, pour Tchernoff, cette immanquable déroute des nations de
proie ne signifiait ni la destruction de l'Allemagne ni l'anéantissement
des peuples germaniques. Le révolutionnaire n'avait pas de sympathie
pour les patriotismes excessifs, n'approuvait ni l'intransigeance des
chauvins de Paris, qui voulaient effacer l'Allemagne de la carte
d'Europe, ni l'intransigeance des pangermanistes de Berlin, qui
voulaient étendre au monde entier la domination teutonne.

--L'essentiel, c'est de jeter bas l'empire allemand et de briser la
redoutable machine de guerre qui, pendant près d'un demi-siècle, a
menacé la paix des nations.

Ce qui irritait le plus Tchernoff, c'était l'immoralité des idées qui,
depuis 1870, étaient nées de cette perpétuelle menace et qui
contaminaient aujourd'hui un si grand nombre d'esprits dans le monde
entier: glorification de la force, triomphe du matérialisme,
sanctification du succès, respect aveugle du fait accompli, dérision des
plus nobles sentiments comme s'ils n'étaient que des phrases creuses,
philosophie de bandits qui prétendait être le dernier mot du progrès et
qui n'était que le retour au despotisme, à la violence et à la barbarie
des époques primitives.

--Ce qu'il faut, déclarait-il, c'est la suppression de ceux qui
représentent cette abominable tendance à revenir en arrière. Mais cela
ne signifie pas qu'il faille exterminer aussi le peuple allemand. Ce
peuple a des qualités réelles, trop souvent gâtées par les défauts qu'un
passé malheureux lui a laissés en héritage. Il possède l'instinct de
l'organisation, le goût du travail, et il peut rendre des services à la
cause du progrès. Mais auparavant il a besoin qu'on lui administre une
douche: la douche de la catastrophe. Quand la défaite aura rabattu
l'orgueil des Allemands et dissipé leurs illusions d'hégémonie
mondiale, quand ils se seront résignés à n'être qu'un groupe humain ni
supérieur ni inférieur aux autres, ils deviendront d'utiles
collaborateurs pour la tâche commune de civilisation qui incombe à
l'humanité entière. D'ailleurs cela ne doit pas nous faire oublier que,
à l'heure actuelle, ils sont pour toutes les autres sociétés humaines un
grave danger. Ce «peuple de maîtres», comme il s'appelle lui-même, est
de tous les peuples celui qui a le moins le sentiment de la dignité
personnelle. Sa constitution politique a fait de lui une horde guerrière
où tout est soumis à une discipline mécanique et humiliante. En
Allemagne, il n'est personne qui ne reçoive des coups de pied au cul et
qui ne désire les rendre à ses subordonnés. Le coup de pied donné par
l'empereur se transmet d'échine en échine jusqu'aux dernières couches
sociales. Le kaiser cogne sur ses rejetons, l'officier cogne sur ses
soldats, le père cogne sur ses enfants et sur sa femme, l'instituteur
cogne sur ses élèves. C'est précisément pour cela que l'Allemand désire
si passionnément se répandre dans le monde. Dès qu'il est hors de chez
lui, il se dédommage de sa servilité domestique en devenant le plus
arrogant et le plus féroce des tyrans.



XI

LA GUERRE


Le sénateur Lacour, un soir qu'il dînait chez Marcel Desnoyers, dit à
son ami:

--Ne vous plairait-il pas d'aller voir votre fils au front?

Le personnage était très tourmenté de ce que son héritier, rompant le
réseau protecteur des recommandations dont l'avait enveloppé la prudence
paternelle, servait maintenant dans l'armée active et, qui pis est, sur
la première ligne; et il s'était mis en tête de rendre visite au nouveau
sous-lieutenant, ne fût-ce que pour inspirer aux chefs plus de
considération à l'égard d'un jeune homme dont le père avait la puissance
d'obtenir une autorisation si rarement accordée. Or, comme Jules
appartenait au même corps d'armée que René, Lacour avait pensé à faire
profiter Marcel de l'occasion: Marcel accompagnerait Lacour en qualité
de secrétaire. Même si les deux jeunes gens étaient dans des secteurs
éloignés l'un de l'autre, cela ne serait pas un empêchement: en
automobile, on parcourt vite de longues distances. Le prétexte officiel
du voyage était une mission donnée au sénateur pour se rendre compte du
fonctionnement de l'artillerie et de l'organisation des tranchées.

Il va de soi que Marcel accepta avec joie la proposition de son illustre
ami, et, quelques jours plus tard, malgré la mauvaise volonté du
ministre de la Guerre qui se souciait peu d'admettre des curieux sur le
front, Lacour obtint le double permis.

Le lendemain, dans la matinée, le sénateur et le millionnaire
gravissaient péniblement une montagne boisée. Marcel avait les jambes
protégées par des guêtres, la tête abritée sous un feutre à larges
bords, les épaules couvertes d'une ample pèlerine. Lacour le suivait,
chaussé de hautes bottes et coiffé d'un chapeau mou; mais il n'en avait
pas moins endossé une redingote aux basques solennelles, afin de garder
quelque chose du majestueux costume parlementaire, et, quoiqu'il haletât
de fatigue et suât à grosses gouttes, il faisait un visible effort pour
ne point se départir de la dignité sénatoriale. A côté d'eux marchait un
capitaine qui, par ordre, leur servait de guide.

Le bois où ils cheminaient présentait une tragique désolation. Il s'y
était pour ainsi dire figé une tempête qui tenait le paysage immobile
dans des aspects violents et bizarres. Pas un arbre n'avait gardé sa
tige intacte et son abondante ramure du temps de paix. Les pins
faisaient penser aux colonnades de temples en ruines; les uns dressaient
encore leurs troncs entiers, mais, décapités de la cime, ils étaient
comme des fûts qui auraient perdu leurs chapiteaux; d'autres, coupés à
mi-hauteur par une section oblique en bec de flûte, ressemblaient à des
stèles brisées par la foudre; quelques-uns laissaient pendre autour de
leur moignon déchiqueté les fibres d'un bois déjà mort. Mais c'était
surtout dans les hêtres, les rouvres et les chênes séculaires que se
révélait la formidable puissance de l'agent destructeur. Il y en avait
dont les énormes troncs avaient été tranchés presque à ras de terre par
une entaille nette comme celle qu'aurait pu produire un gigantesque coup
de hache, tandis qu'autour de leurs racines déterrées on voyait les
pierres extraites des entrailles du sol par l'explosion et éparpillées à
la surface. Çà et là, des mares profondes, toutes pareilles, d'une
régularité quasi géométrique, étendaient leurs nappes circulaires.
C'était de l'eau de pluie verdâtre et croupissante, sur laquelle
flottait une croûte de végétation habitée par des myriades d'insectes.
Ces mares étaient les entonnoirs creusés par les «marmites» dans un sol
calcaire et imperméable, qui conservait le trop-plein des irrigations
pluviales.

Les voyageurs avaient laissé leur automobile au bas du versant, et ils
grimpaient vers les crêtes où étaient dissimulés d'innombrables canons,
sur une ligne de plusieurs kilomètres. Ils étaient obligés de faire
cette ascension à pied, parce qu'ils étaient à portée de l'ennemi: une
voiture aurait attiré sur eux l'attention et servi de cible aux obus.

--La montée est un peu fatigante, monsieur le sénateur, dit le
capitaine. Mais courage! Nous approchons.

Ils commençaient à rencontrer sur le chemin beaucoup d'artilleurs. La
plupart n'avaient de militaire que le képi; sauf cette coiffure, ils
avaient l'air d'ouvriers de fabrique, de fondeurs ou d'ajusteurs. Avec
leurs pantalons et leurs gilets de panne, ils étaient en manches de
chemise, et quelques-uns d'entre eux, pour marcher dans la boue avec
moins d'inconvénient, étaient chaussés de sabots. C'étaient de vieux
métallurgistes incorporés par la mobilisation à l'artillerie de réserve;
leurs sergents avaient été des contre-maîtres, et beaucoup de leurs
officiers étaient des ingénieurs et des patrons d'usines.

On pouvait arriver jusqu'aux canons sans les voir. A peine émergeait-il
d'entre les branches feuillues ou de dessous les troncs entassés quelque
chose qui ressemblait à une poutre grise. Mais, quand on passait
derrière cet amas informe, on trouvait une petite place nette, occupée
par des hommes qui vivaient, dormaient et travaillaient autour d'un
engin de mort. En divers endroits de la montagne il y avait, soit des
pièces de 75, agiles et gaillardes, soit des pièces lourdes qui se
déplaçaient péniblement sur des roues renforcées de patins, comme celles
des locomobiles agricoles dont les grands propriétaires se servent dans
l'Argentine pour labourer la terre.

Lacour et Desnoyers rencontrèrent dans une dépression du terrain
plusieurs batteries de 75, tapies sous le bois comme des chiens à
l'attache qui aboieraient en allongeant le museau. Ces batteries
tiraient sur des troupes de relève, aperçues depuis quelques minutes
dans la vallée. La meute d'acier hurlait rageusement, et ses abois
furibonds ressemblaient au bruit d'une toile sans fin qui se
déchirerait.

Les chefs, grisés par le vacarme, se promenaient à côté de leurs pièces
en criant des ordres. Les canons, glissant sur les affûts immobiles,
avançaient et reculaient comme des pistolets automatiques. La culasse
rejetait la douille de l'obus, et aussitôt un nouveau projectile était
introduit dans la chambre fumante.

En arrière des batteries, l'air était agité de violents remous. A chaque
salve, Lacour et Desnoyers recevaient un coup dans la poitrine; pendant
un centième de seconde, entre l'onde aérienne balayée et la nouvelle
onde qui s'avançait, ils éprouvaient au creux de l'estomac l'angoisse du
vide. L'air s'échauffait d'odeurs âcres, piquantes, enivrantes. Les
miasmes des explosifs arrivaient jusqu'au cerveau par la bouche, les
oreilles et les yeux. Près des canons, les douilles vides formaient des
tas. Feu!... Feu!... Toujours feu!

--Arrosez bien! répétaient les chefs.

Et les 75 inondaient de projectiles le terrain sur lequel les Boches
essayaient de passer.

Le capitaine, conformément aux ordres reçus, expliqua au sénateur la
manœuvre de ces pièces. Mais, comme le véritable but du voyage était
pour Lacour de voir son fils René, et comme René était attaché au
service de la grosse artillerie, l'examen des 75 ne se prolongea pas
longtemps et les visiteurs se remirent en route sous la conduite de leur
guide. Par un petit chemin qu'abritait une arête de la montagne, ils
arrivèrent en trois quarts d'heure sur une croupe où plusieurs pièces
lourdes étaient en position, mais distantes les unes des autres; et le
capitaine recommença de donner au sénateur les explications officielles.

Les projectiles de ces pièces étaient de grands cylindres ogivaux,
emmagasinés dans des souterrains. Les souterrains, nommés «abris»,
consistaient en terriers profonds, sortes de puits obliques que
protégeaient en outre des sacs de pierre et des troncs d'arbre. Ces
abris servaient aussi de refuge aux hommes qui n'étaient pas de service.

Un artilleur montra à Lacour deux grandes bourses de toile blanche,
unies l'une à l'autre et bien pleines, qui ressemblaient à une double
saucisse: c'était la charge d'une de ces pièces. La bourse que l'on
ouvrit laissa voir des paquets de feuilles couleur de rose, et le
sénateur et son compagnon s'étonnèrent que cette pâte, qui avait
l'aspect d'un article de toilette, fût un terrible explosif de la guerre
moderne.

Un peu plus loin, au point culminant de la croupe, il y avait une tour à
moitié démolie. C'était le poste le plus périlleux de tous, celui de
l'observateur. Un officier s'y plaçait pour surveiller la ligne ennemie,
constater les effets du tir et donner les indications qui permettaient
de le rectifier.

Près de la tour, mais en contre-bas, était situé le poste de
commandement. On y pénétrait par un couloir qui conduisait à plusieurs
salles souterraines. Ce poste avait pour façade un pan de montagne
taillé à pic et percé d'étroites fenêtres qui donnaient de l'air et de
la lumière à l'intérieur. Comme Lacour et Desnoyers descendaient par le
couloir obscur, un vieux commandant chargé du secteur vint à leur
rencontre. Les manières de ce commandant étaient exquises; sa voix était
douce et caressante comme s'il avait causé avec des dames dans un salon
de Paris. Soldat à la moustache grise et aux lunettes de myope, il
gardait en pleine guerre la politesse cérémonieuse du temps de paix.
Mais il avait aux poignets des pansements: un éclat d'obus lui avait
fait cette double blessure, et il n'en continuait par moins son
service. «Ce diable d'homme, pensa Marcel, est d'une urbanité
terriblement mielleuse; mais n'importe, c'est un brave.»

Le poste du commandant était une vaste pièce qui recevait la lumière par
une baie horizontale longue de quatre mètres et haute seulement d'un
pied et demi, de sorte qu'elle ressemblait un peu à l'espace ouvert
entre deux lames de persiennes. Au-dessous de cette baie était placée
une grande table de bois blanc chargée de papiers. En s'asseyant sur une
chaise près de cette table, on embrassait du regard toute la plaine. Les
murs étaient garnis d'appareils électriques, de cadres de distribution,
de téléphones, de très nombreux téléphones pourvus de leurs récepteurs.

Le commandant offrit des sièges à ses visiteurs avec un geste courtois
d'homme du monde. Puis il étendit sur la table un vaste plan qui
reproduisait tous les accidents de la plaine, chemins, villages,
cultures, hauteurs et dépressions. Sur cette carte était tracé un
faisceau triangulaire de lignes rouges, en forme d'éventail; le sommet
du triangle était le lieu même où ils étaient assis, et le côté opposé
était la limite de l'horizon réel qu'ils avaient sous les yeux.

--Nous allons bombarder ce bois, dit le commandant en montrant du doigt
l'un des points extrêmes de la carte.

Puis, désignant à l'horizon une petite ligne sombre:

--C'est le bois que vous voyez là-bas, ajouta-t-il. Veuillez prendre mes
jumelles et vous distinguerez nettement l'objectif.

Il déploya ensuite une photographie énorme, un peu floue, sur laquelle
était tracé un éventail de lignes rouges pareil à celui de la carte.

--Nos aviateurs, continua-t-il, ont pris ce matin quelques vues des
positions ennemies. Ceci est un agrandissement exécuté par notre atelier
photographique. D'après les renseignements fournis, deux régiments
allemands sont campés dans le bois. Vous plaît-il que nous commencions
le tir tout de suite, monsieur le sénateur?

Et, sans attendre la réponse du personnage, le commandant envoya un
signal télégraphique. Presque aussitôt résonnèrent dans le poste une
quantité de timbres dont les uns répondaient, les autres appelaient.
L'aimable chef ne s'occupait plus ni de Lacour ni de Desnoyers; il était
à un téléphone et il s'entretenait avec des officiers éloignés peut-être
de plusieurs kilomètres. Finalement il donna l'ordre d'ouvrir le feu, et
il en fit part au personnage.

Le sénateur était un peu inquiet: il n'avait jamais assisté à un tir
d'artillerie lourde. Les canons se trouvaient presque au-dessus de sa
tête, et sans doute la voûte de l'abri allait trembler comme le pont
d'un vaisseau qui lâche une bordée. Quel fracas assourdissant cela
ferait!... Huit ou dix secondes s'écoulèrent, qui parurent très longues
à Lacour; puis il entendit comme un tonnerre lointain qui paraissait
venir des nuées. Les nombreux mètres de terre qu'il avait au-dessus de
sa tête amortissaient les détonations: c'était comme un coup de bâton
donné sur un matelas. «Ce n'est que cela?» pensa le sénateur, désormais
rassuré.

Plus impressionnant fut le bruit du projectile qui fendait l'air à une
grande hauteur, mais avec tant de violence que les ondes descendaient
jusqu'à la baie du poste. Ce bruit déchirant s'affaiblit peu à peu,
cessa d'être perceptible. Comme aucun effet ne se manifestait, Lacour et
Marcel crurent que l'obus, perdu dans l'espace, n'avait pas éclaté. Mais
enfin, sur l'horizon, exactement à l'endroit indiqué tout à l'heure par
le commandant, surgit au-dessus de la tache sombre du bois une énorme
colonne de fumée dont les étranges remous avaient un mouvement
giratoire, et une explosion se produisit pareille à celle d'un volcan.

Quelques minutes plus tard, toutes les pièces françaises avaient ouvert
le feu, et néanmoins l'artillerie allemande ne donnait pas encore signe
de vie.

--Ils vont répondre, dit Lacour.

--Cela me paraît certain, acquiesça Desnoyers.

Au même instant, le capitaine s'approcha du sénateur et lui dit:

--Vous plairait-il de remonter là-haut? Vous verriez de plus près le
travail de nos pièces. Cela en vaut la peine.

Remonter alors que l'ennemi allait ouvrir le feu? La proposition aurait
paru intempestive au sénateur si le capitaine n'avait ajouté que le
sous-lieutenant Lacour, averti par téléphone, arriverait d'une minute à
l'autre. Au surplus, le personnage se souvint que les militaires étaient
déjà peu disposés à faire grand cas des hommes politiques, et il ne
voulut pas leur fournir l'occasion de rire sous cape de la couardise
d'un parlementaire. Il rajusta donc gravement sa redingote et sortit du
souterrain avec Marcel.

A peine avaient-ils fait quelques pas, l'atmosphère se bouleversa en
ondes tumultueuses. Ils chancelèrent l'un et l'autre, tandis que leurs
oreilles bourdonnaient et qu'ils avaient la sensation d'un coup asséné
sur la nuque. L'idée leur vint que les Allemands avaient commencé à
répondre. Mais non, c'était encore une des pièces françaises qui venait
de lancer son formidable obus.

Cependant, du côté de la tour d'observation, un sous-lieutenant
accourait vers eux et traversait l'espace découvert en agitant son képi.
Lacour, en reconnaissant René, trembla de peur: l'imprudent, pour
s'épargner un détour, risquait de se faire tuer et s'offrait lui-même
comme cible au tir de l'ennemi!

Après les premiers embrassements, le père eut la surprise de trouver
son fils transformé. Les mains qu'il venait de serrer étaient fortes et
nerveuses; le visage qu'il contemplait avec tendresse avait les traits
accentués, le teint bruni par le grand air. Six mois de vie intense
avaient fait de René un autre homme. Sa poitrine s'était élargie, les
muscles de ses bras s'étaient gonflés, une physionomie mâle avait
remplacé la physionomie féminine de naguère. Tout dans la personne du
jeune officier respirait la résolution et la confiance en ses propres
forces.

René ne fit pas moins bon accueil à Desnoyers qu'à son père, et il lui
demanda avec un tendre empressement des nouvelles de sa fiancée. Quoique
Chichi écrivît souvent à son futur, il était heureux d'entendre encore
parler d'elle, et les détails familiers que Marcel donnait sur la vie de
la jeune fille apportaient pour ainsi dire à l'amoureux le parfum de
l'aimée.

Ils s'étaient retirés tous les trois un peu à l'écart, derrière un
rideau d'arbres où le vacarme était moins violent. Après chaque tir, les
pièces lourdes laissaient échapper par la culasse un petit nuage de
fumée qui faisait penser à celle d'une pipe. Les sergents dictaient des
chiffres communiqués par un artilleur qui tenait à son oreille le
récepteur d'un téléphone. Les servants, exécutant l'ordre sans mot dire,
touchaient une petite roue, et le monstre levait son mufle gris, le
portait à droite ou à gauche avec une docilité intelligente. Le tireur
se tenait debout près de la pièce, prêt à faire feu. Cet homme devait
être sourd: pour lui, la vie n'était qu'une série de saccades et de
coups de tonnerre. Mais sa face abrutie ne laissait pas d'avoir une
certaine expression d'autorité: il connaissait son importance; il était
le serviteur de l'ouragan; c'était lui qui déchaînait la foudre.

--Les Allemands tirent, dit l'artilleur qui était au téléphone, près de
la pièce la plus rapprochée du sénateur et de son compagnon.

L'observateur placé dans la tour venait d'en donner avis. Aussitôt le
capitaine chargé de servir de guide au personnage avertit celui-ci qu'il
convenait de se mettre en sûreté. Lacour, obéissant à l'instinct de la
conservation et poussé aussi par son fils qui lui faisait hâter le pas,
se réfugia avec Marcel à l'entrée d'un abri; mais il ne voulut pas
descendre au fond du refuge souterrain: désormais la curiosité
l'emportait chez lui sur la crainte.

En dépit du tintamarre que faisaient les canons français, Lacour et
Desnoyers perçurent l'arrivée de l'invisible obus allemand. Le passage
du projectile dans l'atmosphère dominait tous les autres bruits, même
les plus voisins et les plus forts. Ce fut d'abord une sorte de
gémissement dont l'intensité croissait et semblait envahir l'espace avec
une rapidité prodigieuse. Puis ce ne fut plus un gémissement; ce fut un
vacarme qui semblait formé de mille grincements, de mille chocs, et que
l'on pouvait comparer à la descente d'un tramway électrique dans une rue
en pente, au passage d'un train rapide franchissant une station sans s'y
arrêter. Ensuite l'obus apparut comme un flocon de vapeur qui
grandissait de seconde en seconde et qui avait l'air d'arriver tout
droit sur la batterie. Enfin une épouvantable explosion fit trembler
l'abri, mais mollement, comme s'il eût été de caoutchouc. Cette première
explosion fut suivie de plusieurs autres, moins fortes, moins sèches,
qui avaient des modulations sifflantes comme un ricanement sardonique.

Lacour et Desnoyers crurent que le projectile avait éclaté près d'eux,
et, lorsqu'ils sortirent de l'abri, ils s'attendaient à voir une
sanglante jonchée de cadavres. Ce qu'ils virent, ce fut René qui
allumait tranquillement une cigarette, et, un peu plus loin, les
artilleurs qui travaillaient à recharger leur pièce lourde.

--La «marmite» a dû tomber à trois ou quatre cents mètres, dit René à
son père.

Toutefois le capitaine, à qui son général avait recommandé de bien
veiller à la sécurité du personnage, jugea le moment venu de lui
rappeler qu'ils avaient encore un long trajet à parcourir et qu'il était
temps de se remettre en route. Lacour, qui maintenant se sentait
courageux, aurait voulu rester encore; mais René, à cause du duel
d'artillerie qui s'engageait, était obligé de rejoindre son poste sans
retard. Le père n'insista point pour prolonger l'entrevue; il serra son
fils dans ses bras, lui souhaita bonne chance, et, sous la conduite du
capitaine, redescendit la montagne en compagnie de Desnoyers.

L'automobile roula tout l'après-midi sur des chemins encombrés de
convois qui la forçaient souvent à faire halte. Elle passait entre des
champs incultes sur lesquels on voyait des squelettes de fermes; elle
traversait des villages incendiés qui n'étaient plus qu'une double
rangée de façades noires, avec des trous ouverts sur le vide.

A la tombée du jour, ils croisèrent des groupes de fantassins aux
longues barbes et aux uniformes bleus déteints par les intempéries. Ces
soldats revenaient des tranchées, portant sur leurs sacs des pelles, des
pioches et d'autres outils faits pour remuer la terre: car les outils de
terrassement avaient pris une importance d'armes de combat. Couverts de
boue de la tête aux pieds, tous paraissaient vieux, quoique en pleine
jeunesse. Leur joie de revenir au cantonnement après une semaine de
travail en première ligne, s'exprimait par des chansons qu'accompagnait
le bruit sourd de leurs sabots à clous.

--Ce sont les soldats de la Révolution! disait le sénateur avec emphase.
C'est la France de 1792!

Les deux amis passèrent la nuit dans un village à demi ruiné, où s'était
établi le commandement d'une division. Le capitaine qui les avait
accompagnés jusqu'alors, prit congé d'eux. Ce serait un autre officier
qui, le lendemain, leur servirait de guide.

Ils se logèrent à l'Hôtel de la Sirène, vieille bâtisse dont le pignon
avait été endommagé par un obus. La chambre occupée par Desnoyers était
contiguë à celle où avait pénétré le projectile, et le patron voulut
faire voir les dégâts à ses hôtes, avant que ceux-ci se missent au lit.
Tout était déchiqueté, plancher, plafond, murailles; des meubles brisés
gisaient dans les coins; des lambeaux de papier fleuri pendaient sur les
murs; un trou énorme laissait apercevoir le ciel et entrer le froid de
la nuit. Le patron raconta que ce ravage avait été causé, non par un
obus allemand, mais par un obus français, au moment où l'ennemi avait
été chassé hors du village, et, en disant cela, il souriait avec un
orgueil patriotique:

--Oui, c'est l'œuvre des nôtres. Vous voyez la besogne que fait le 75!
Que pensez-vous d'un pareil travail?

Le lendemain, de bonne heure, ils repartirent en automobile. Ils
laissèrent derrière eux des dépôts de munitions, passèrent les
troisièmes positions, puis les secondes. Des milliers et des milliers de
soldats s'étaient installés en pleins champs. Ce fourmillement d'hommes
rappelait par la variété des costumes et des races les grandes invasions
historiques. Et pourtant ce n'était pas un peuple en marche: car l'exode
d'un peuple traîne derrière lui une multitude de femmes et d'enfants. Il
n'y avait ici que des hommes, rien que des hommes.

Toutes les espèces d'habitations inventées par l'humanité depuis
l'époque des cavernes, étaient utilisées dans ces campements. Les
grottes et les carrières servaient de quartiers; certaines cabanes
rappelaient le _rancho_ américain; d'autres, coniques et allongées,
imitaient le _gourbi_ arabe. Comme beaucoup de soldats venaient des
colonies et que quelques-uns avaient fait du négoce dans les contrées du
nouveau monde, ces gens, quand ils s'étaient vus dans la nécessité
d'improviser une demeure plus stable que la tente de toile, avaient fait
appel à leurs souvenirs, et ils avaient copié l'architecture des tribus
avec lesquelles ils s'étaient trouvés en contact. Au surplus, dans cette
masse de combattants, il y avait des tirailleurs marocains, des nègres,
des Asiatiques; et, loin des villes, ces primitifs semblaient grandir en
importance, acquérir une supériorité qui faisait d'eux les maîtres des
civilisés.

Le long des ruisseaux s'étalaient des linges blancs mis à sécher par les
soldats. Malgré la fraîcheur du matin, des files d'hommes dépoitraillés
s'inclinaient sur l'eau pour de bruyantes ablutions, suivies
d'ébrouements énergiques. Sur un pont, un soldat écrivait une lettre en
se servant du parapet comme d'une table. Les cuisiniers s'agitaient
autour des chaudrons fumants. Un léger arôme de soupe matinale se mêlait
au parfum résineux des arbres et à l'odeur de la terre mouillée.

Les bêtes et le matériel de la cavalerie et de l'artillerie étaient
logés dans de longs baraquements de bois et de zinc. Les soldats
étrillaient et ferraient en plein air les chevaux au poil luisant, que
la guerre de tranchée maintenait dans un état de paisible embonpoint.

--Ah! s'ils avaient été à la bataille de la Marne! dit Desnoyers à
Lacour.

Depuis longtemps ces montures jouissaient d'un repos ininterrompu. Les
cavaliers combattaient à pied, faisant le coup de feu avec les
fantassins, de sorte que leurs chevaux s'engraissaient dans une
tranquillité conventuelle et qu'il était même nécessaire de les mener à
la promenade pour les empêcher de devenir malades d'inaction devant le
râtelier comble.

Plusieurs aéroplanes prêts à prendre leur vol étaient posés sur la
plaine comme des libellules grises, et beaucoup d'hommes se groupaient à
l'entour. Les campagnards convertis en soldats considéraient avec
admiration les camarades chargés du maniement de ces appareils et leur
attribuaient un pouvoir un peu semblable à celui des sorciers des
légendes populaires, à la fois vénérés et redoutés par les paysans.

L'automobile s'arrêta près de quelques maisons noircies par l'incendie.

--Vous allez être obligés de descendre, leur dit le nouvel officier qui
les guidait. On ne peut faire qu'à pied le petit trajet qui nous reste à
faire.

Lacour et Desnoyers se mirent donc à marcher sur la route; mais
l'officier les rappela.

--Non, non, leur dit-il en riant. Le chemin que vous prenez serait
dangereux pour la santé. Mais voici un petit chemin où nous n'aurons pas
à craindre les courants d'air.

Et il leur expliqua que les Allemands avaient des retranchements et des
batteries sur la hauteur, à l'extrémité de la route. Jusqu'au point où
les voyageurs étaient parvenus, le brouillard du matin les avait
protégés contre le tir de l'ennemi; mais, un jour de soleil,
l'apparition de l'automobile aurait été saluée par un obus.

Ils avaient devant eux une immense plaine où l'on ne voyait âme qui
vive, et cette plaine présentait l'aspect qu'en temps ordinaire elle
devait avoir le dimanche, lorsque les laboureurs se tenaient chez eux.
Çà et là gisaient sur le sol des objets abandonnés, aux formes
indistinctes, et on aurait pu les prendre pour des instruments agricoles
laissés sur les guérets, un jour de fête; mais c'étaient des affûts et
des caissons démolis par les projectiles ou par l'explosion de leur
propre chargement.

Après avoir donné ordre à deux soldats de se charger des paquets que
Desnoyers avait retirés de l'automobile, l'officier guida les visiteurs
par une sorte d'étroit sentier où ils étaient obligés de marcher à la
file. Ce sentier, qui commençait derrière un mur de brique, allait
s'abaissant dans le sol en pente douce, de sorte qu'ils s'y enfoncèrent
d'abord jusqu'aux genoux, puis jusqu'à la taille, puis jusqu'aux
épaules; et finalement, absorbés tout entiers, ils n'eurent plus
au-dessus de leurs têtes qu'un ruban de ciel.

Ils avançaient dans le boyau d'une façon étrange, jamais en ligne
droite, toujours en zigzags, en courbes, en angles. D'autres boyaux non
moins compliqués s'embranchaient sur le leur, qui était l'artère
centrale de toute une ville souterraine. Un quart d'heure se passa, une
demi-heure, une heure entière, sans qu'ils eussent fait cinquante pas de
suite dans la même direction. L'officier, qui ouvrait la marche,
disparaissait à chaque instant dans un détour, et ceux qui venaient
derrière lui étaient obligés de se hâter pour ne point le perdre. Le sol
était glissant, et, en certains endroits, il y avait une boue presque
liquide, blanche et corrosive comme celle qui découle des échafaudages
d'une maison en construction.

L'écho de leurs pas, le frôlement de leurs épaules contre les parois de
terre, détachaient des mottes et des cailloux. Quelquefois le fond du
sentier s'exhaussait et les visiteurs s'exhaussaient avec lui. Alors un
petit effort suffisait pour qu'ils pussent voir par-dessus les crêtes,
et ce qu'ils voyaient, c'étaient des champs incultes, des réseaux de
fils de fer entrecroisés. Mais la curiosité pouvait coûter cher à celui
qui levait la tête, et l'officier ne permettait pas qu'ils s'arrêtassent
à regarder.

Desnoyers et Lacour tombaient de fatigue. Étourdis par ces perpétuels
zigzags, ils ne savaient plus s'ils avançaient ou s'ils reculaient, et
le changement continuel de direction leur donnait presque le vertige.

--Arriverons-nous bientôt? demanda le sénateur.

L'officier leur montra un clocher mutilé, dont la pointe se montrait
par-dessus le rebord de terre et qui était à peu près tout ce qui
restait d'un village pris et repris maintes fois.

--C'est là-bas, répondit-il.

S'ils eussent fait le même trajet en ligne droite, une demi-heure leur
aurait suffi; mais, continuellement retardés par les crochets et les
lacets de cette venelle profonde, ils avaient en outre à subir les
obstacles de la fortification de campagne: souterrains barrés par des
grilles, cages de fils de fer tenues en suspens, qui obstrueraient le
passage quand on les ferait choir, tout en permettant aux défenseurs de
tirer à travers le treillis.

Ils rencontraient des soldats qui portaient des sacs, des seaux d'eau,
et qui disparaissaient soudain dans les tortuosités des ruelles
transversales. Quelques-uns, assis sur des tas de bois, souriaient en
lisant un petit journal rédigé dans les tranchées. Ces hommes
s'effaçaient pour laisser passer les visiteurs, et une expression de
curiosité se peignait sur leurs faces barbues. Dans le lointain
crépitaient des coups secs, comme s'il y avait eu au bout de la voie
tortueuse un polygone de tir ou qu'une société de chasseurs s'y exerçât
à abattre des pigeons.

Lorsqu'ils furent parvenus aux tranchées du front, leur guide les
présenta au lieutenant-colonel qui commandait le secteur. Celui-ci leur
montra les lignes dont il avait la garde, comme un officier de marine
montre les batteries et les tourelles de son cuirassé.

Ils visitèrent d'abord les tranchées de seconde ligne, les plus
anciennes: sombres galeries où les meurtrières et les baies
longitudinales ménagées pour les mitrailleuses ne laissaient pénétrer
que des filets de jour. Cette ligne de défense ressemblait à un tunnel
coupé par de courts espaces découverts. On y passait alternativement de
la lumière à l'obscurité et de l'obscurité à la lumière, avec une
brusquerie qui fatiguait les yeux. Dans les espaces découverts le sol
était plus haut, et des banquettes de planches, fixées contre les
parois, permettaient aux observateurs de sortir la tête ou d'examiner le
paysage au moyen du périscope. Les espaces protégés par des toitures
servaient à la fois de batteries et de dortoirs.

Ces sortes de casernements avaient été d'abord des tranchées
découvertes, comme celles de première ligne. Mais, à mesure que l'on
avait gagné du terrain sur l'ennemi, les combattants, obligés de vivre
là tout un hiver, s'étaient ingéniés à s'y installer avec le plus de
commodité possible. Sur les fossés creusés à l'air libre ils avaient mis
en travers les poutres des maisons ruinées; puis sur les poutres, des
madriers, des portes, des contrevents; puis sur tout ce boisage,
plusieurs rangées de sacs de terre; et enfin, sur les sacs de terre, une
épaisse couche d'humus où l'herbe poussait, donnant au dos de la
tranchée un paisible aspect de prairie verdoyante. Ces voûtes de fortune
résistaient à la chute des obus, qui s'y enterraient sans causer de
grands dégâts. Quand une explosion les disloquait trop, les habitants
troglodytes en sortaient la nuit, comme des fourmis inquiétées dans leur
fourmilière, et reconstruisaient vivement le «toit» de leur logis.

Ces réduits se ressemblaient tous pour ce qui était de la construction.
La face extérieure était toujours la même, c'est-à-dire percée de
meurtrières où des fusils étaient braqués contre l'ennemi, et de baies
horizontales pour le tir des mitrailleuses. Les vigies, debout près de
ces ouvertures, surveillaient la campagne déserte comme les marins de
quart surveillent la mer de dessus le pont. Sur les faces intérieures
étaient les râteliers d'armes et les lits de camp: trois files de
bancasses faites avec des planches et pareilles aux couchettes des
navires. Mais il y avait au contraire beaucoup de variété dans
l'ornementation de chaque réduit, et le besoin qu'éprouvent les âmes
simples d'embellir leur demeure s'y manifestait de mille manières.
Chaque soldat avait son musée fait d'illustrations de journaux et de
cartes postales en couleur. Des portraits de comédiennes et de danseuses
souriaient de leur bouche peinte sur le papier glacé et mettaient une
note gaie dans la chaste atmosphère du poste.

Tout était propre, de cette propreté rude et un peu gauche que les
hommes réduits à leurs seuls moyens peuvent entretenir sans assistance
féminine. Les réduits avaient quelque chose du cloître d'un monastère,
du préau d'un bagne, de l'entrepont d'un cuirassé. Le sol y était plus
bas de cinquante centimètres que celui des espaces découverts qui les
faisaient communiquer les unes avec les autres. Pour que les officiers
pussent passer sans monter ni descendre, de grandes planches formaient
passerelle d'une porte à l'autre. Lorsque les soldats voyaient entrer le
chef du secteur, ils s'alignaient, et leurs têtes se trouvaient à la
hauteur de la ceinture de l'officier qui était sur la passerelle.

Il y avait aussi des pièces souterraines qui servaient de cabinets de
toilette et de sentines pour les immondices; des salles de bain d'une
installation primitive; une cave qui portait pour enseigne: _Café de la
Victoire_; une autre garnie d'un écriteau où on lisait: _Théâtre_.
C'était la gaîté française qui riait et chantait en face du danger.

Cependant Marcel était impatient de voir son fils. Le sénateur dit donc
un mot au lieutenant-colonel qui, après un effort de mémoire, finit par
se rappeler les prouesses du sergent Jules Desnoyers.

--C'est un excellent soldat, certifia-t-il au père. En ce moment il doit
être de service à la tranchée de première ligne. Je vais le faire
appeler.

Marcel demanda s'il ne leur serait pas possible d'aller jusqu'à
l'endroit où se trouvait son fils; mais le lieutenant-colonel sourit.
Non, les civils ne pouvaient visiter ces fossés en contact presque
immédiat avec l'ennemi et sans autre défense que des barrages de fils de
fer et des sacs de terre; la boue y avait parfois un pied d'épaisseur,
et l'on n'y avançait qu'en se courbant, pour éviter de recevoir une
balle. Le danger y était continuel, parce que l'ennemi tiraillait sans
cesse.

Effectivement les visiteurs entendirent au loin des coups de fusil,
auxquels, jusqu'alors, ils n'avaient pas fait attention.

Tandis que Marcel attendait Jules, il lui semblait que le temps
s'écoulait avec une lenteur désespérante. Cependant le lieutenant-colonel
avait fait arrêter ses visiteurs près de l'embrasure d'une mitrailleuse,
en leur recommandant de se tenir de chaque côté de la baie, de bien
effacer leur corps, d'avancer prudemment la tête et de regarder d'un
seul œil. Ils aperçurent une excavation profonde dont ils avaient devant
eux le bord opposé. A courte distance, plusieurs files de pieux,
disposés en croix et réunis par des fils de fer barbelés, formaient un
large réseau. A cent mètres plus loin, il y avait un autre réseau de
fils de fer.

--Les Boches sont là, chuchota le lieutenant-colonel.

--Où? demanda le sénateur.

--Au second réseau. C'est celui de la tranchée allemande. Mais il n'y a
rien à craindre: depuis quelque temps ils ont cessé d'attaquer de ce
côté-ci.

Lacour et Desnoyers éprouvèrent une certaine émotion à penser que les
ennemis étaient si près d'eux, derrière cette levée de terre, dans une
mystérieuse invisibilité qui les rendait plus redoutables. S'ils
allaient bondir hors de leurs tanières, la baïonnette au bout du fusil,
la grenade à la main, ou armés de leurs liquides incendiaires et de
leurs bombes asphyxiantes?

De cet endroit, le sénateur et son ami percevaient plus nettement que
tout à l'heure la tiraillerie de la première ligne. Les coups de feu
semblaient se rapprocher. Aussi le lieutenant-colonel les fit-il partir
brusquement de leur observatoire: il craignait que la fusillade ne se
généralisât et n'arrivât jusqu'au lieu où ils étaient. Les soldats, avec
la prestesse que donne l'habitude, et avant même d'en avoir reçu
l'ordre, s'étaient rapprochés de leurs fusils braqués aux meurtrières.

Les visiteurs se remirent en marche. Ils descendirent dans des cryptes
qui étaient d'anciennes caves de maisons démolies. Des officiers s'y
étaient installés en utilisant les débris trouvés dans les décombres. Un
battant de porte posé sur deux chevalets de bois brut formait une table.
Les plafonds et les murs étaient tapissés avec de la cretonne envoyée
des magasins de Paris. Des photographies de femmes et d'enfants ornaient
les parois, dans les intervalles que laissait libres le métal nickelé
des appareils télégraphiques et téléphoniques. Marcel vit sur une porte
un Christ d'ivoire jauni par les années, peut-être par les siècles,
sainte image transmise de génération en génération et qui devait avoir
assisté à maintes agonies. Sur une autre porte, il vit un fer à cheval
percé de sept trous. Les croyances religieuses flottaient partout dans
cette atmosphère de péril et de mort, et en même temps les superstitions
les plus ridicules y reprenaient une force nouvelle sans que personne
osât s'en moquer.

En sortant d'une de ces cavernes, Marcel rencontra celui qu'il
attendait. Jules s'avançait vers lui en souriant, les mains tendues.
Sans ce geste, le père aurait eu de la peine à reconnaître son fils
dans ce sergent dont les pieds étaient deux boules de terre et dont la
capote effilochée était couverte de boue jusqu'aux épaules. Après les
premiers embrassements, il considéra le soldat qu'il avait devant lui.
La pâleur olivâtre du peintre avait pris un ton bronzé; sa barbe noire
et frisée était longue; il avait l'air fatigué, mais résolu. Sous ces
vêtements malpropres et avec ce visage las, Marcel trouva Jules plus
beau et plus intéressant qu'à l'époque où celui-ci était dans toute sa
gloire mondaine.

--Que te faut-il?... Que désires-tu?... As-tu besoin d'argent?...

Le père avait apporté une forte somme pour la donner à son fils. Mais
Jules ne répondit à cette offre que par un geste d'indifférence. Dans la
tranchée l'argent ne lui servirait à rien.

--Envoie-moi plutôt des cigares, dit-il. Je les partagerai avec mes
camarades.

Tout ce que sa mère lui expédiait,--de gros colis pleins d'exquises
victuailles, de tabac et de vêtements,--il le distribuait à ses
camarades, qui pour la plupart appartenaient à des familles pauvres et
dont quelques-uns étaient seuls au monde. Peu à peu, sa munificence
s'était étendue de son peloton à sa compagnie, de sa compagnie à son
bataillon tout entier. Aussi Marcel eut-il le plaisir de surprendre dans
les regards et dans les sourires des soldats qui passaient à côté d'eux
les indices de la popularité dont jouissait son fils.

--J'ai prévu ton désir, répondit Marcel.

Et il indiqua les paquets apportés de l'automobile.

Marcel ne se lassait pas de contempler ce héros, dont Argensola lui
avait raconté les prouesses avec plus d'éloquence que d'exactitude.

--Tu ne te repens pas de ta décision? Tu es content?

--Oui, mon père, je suis content.

Et Jules, avec simplicité, sans jactance, expliqua les raisons de son
contentement. Sa vie était dure, mais semblable à celle de plusieurs
millions d'hommes. Dans sa section, qui ne se composait que de quelques
douzaines de soldats, il y en avait de supérieurs à lui par
l'intelligence, par l'instruction, par le caractère, et ils supportaient
tous valeureusement la rude épreuve, récompensés de leurs peines par la
satisfaction du devoir accompli. Quant à lui-même, jamais, en temps de
paix, il n'avait su comme à présent ce que c'est que la camaraderie.
Pour la première fois il goûtait la satisfaction de se considérer comme
un être utile, de servir effectivement à quelque chose, de pouvoir se
dire que son passage dans le monde n'aurait pas été vain. Il était un
peu honteux de ce qu'il avait été autrefois, lorsqu'il ne savait comment
remplir le vide de son existence et qu'il dissipait ses jours dans une
oisiveté frivole. Maintenant il avait des obligations qui absorbaient
toutes ses forces, il collaborait à préparer pour l'humanité un heureux
avenir, il était vraiment un homme.

--Lorsque la guerre sera finie, conclut-il, les hommes seront meilleurs,
plus généreux. Le danger affronté en commun a le pouvoir de développer
les plus nobles vertus. Ceux qui ne seront pas tombés sur les champs de
bataille, pourront faire de grandes choses.... Oui, oui, je suis
content.

Il demanda des nouvelles de sa mère et de Chichi. Il recevait d'elles
des lettres presque quotidiennes; mais cela ne suffisait pas encore à sa
curiosité. Il rit en apprenant la vie large et confortable que menait
Argensola. Ces petits détails l'amusaient comme des anecdotes
plaisantes, venues d'un autre monde.

A un certain moment, le père crut remarquer que Jules devenait moins
attentif à la conversation. Les sens du jeune homme, affinés par de
perpétuelles alertes, semblaient mis en éveil par quelque phénomène
auquel Marcel n'avait prêté encore aucune attention. C'était la
fusillade qui s'étendait de proche en proche et devenait plus nourrie.
Jules reprit le fusil qu'il avait appuyé contre la paroi de la tranchée.
Dans le même instant, un peu de poussière sauta par-dessus la tête de
Marcel et un petit trou se creusa dans la terre.

--Partez, partez! dit Jules en poussant son père et Marcel.

Ils se firent de brefs adieux dans un réduit, et le sergent courut
rejoindre ses hommes.

La fusillade s'était généralisée sur toute la ligne. Les soldats
tiraient tranquillement, comme s'ils accomplissaient une besogne
ordinaire. Ce combat se reproduisait chaque jour, sans que l'on pût dire
avec certitude de quel côté il avait commencé; il était la conséquence
naturelle du contact de deux forces ennemies.

Le lieutenant-colonel, craignant une attaque allemande, congédia ses
visiteurs, et l'officier qui les accompagnait les ramena à leur
automobile.



XII

GLORIEUSES VICTIMES


Quatre mois plus tard, Marcel Desnoyers eut une cruelle angoisse: Jules
était blessé. Mais la lettre qui en avisait le père avait subi un retard
considérable, de sorte que la mauvaise nouvelle fut aussitôt adoucie par
une information heureuse. Non seulement Jules était presque guéri, mais
il ne tarderait pas à venir dans sa famille avec une permission de
quinze jours de convalescence, et il y apporterait les galons de
sous-lieutenant, prix d'une belle citation à l'ordre du jour.

--Votre fils est un héros, déclara le sénateur, qui avait obtenu ces
renseignements au ministère de la Guerre. On m'a fait lire le rapport de
ses chefs, et j'en suis encore ému. Avec son seul peloton, il a attaqué
toute une compagnie allemande, et c'est lui qui, de sa propre main, a
tué le capitaine. En récompense de ces prouesses, on lui a donné la
croix de guerre et on l'a nommé officier.

Lorsque Jules débarqua à l'avenue Victor-Hugo, il y fut accueilli par
des cris de joie et de délirantes embrassades. La pauvre Luisa, pendue à
son cou, sanglotait de tendresse; Chichi le dévorait des yeux, tout en
pensant à un autre combattant; Marcel admirait le petit bout de galon
d'or sur la manche de la capote bleu horizon et le casque d'acier à
bords plats que les Français portaient maintenant dans les tranchées:
car le képi traditionnel avait été remplacé par une sorte de cabasset
qui rappelait celui des arquebusiers du XVIe siècle.

Les quinze jours de la permission furent pour les Desnoyers des jours de
bonheur et de gloire. Ils ne recevaient pas une visite sans que Marcel,
dès les premiers mots, dît à son fils:

--Raconte-nous comment tu as été blessé. Explique-nous comment tu as tué
le capitaine.

Mais Jules, ennuyé de répéter pour la dixième fois sa propre histoire,
s'excusait de faire ce récit; et alors c'était Marcel qui se chargeait
de la narration.

L'ordre était de s'emparer des ruines d'une raffinerie de sucre située
en face de la tranchée. Les Boches en avaient été chassés par
l'artillerie; mais il fallait qu'une reconnaissance, conduite par un
homme sûr, allât vérifier si l'évacuation était complète, et les chefs
avaient désigné pour cette mission périlleuse le sergent Desnoyers. La
reconnaissance, partie à l'aube, s'était avancée sans obstacle jusqu'aux
ruines; mais, au détour d'un mur à demi écroulé, elle s'était heurtée à
une demi-compagnie ennemie qui avait aussitôt ouvert le feu. Plusieurs
Français étaient tombés, ce qui n'avait pas empêché le sergent de bondir
sur le capitaine et de lui planter sa baïonnette dans la poitrine. Alors
les Allemands s'étaient retirés en désordre vers leurs lignes; mais
ensuite la compagnie tout entière avait essayé de reprendre pied dans la
fabrique. Jules, avec ce qui lui restait de soldats valides, avait
soutenu cette attaque assez longtemps pour permettre aux renforts
d'arriver. Pendant ce dur combat, il avait reçu une balle dans l'épaule;
mais le terrain était resté définitivement à nos «poilus», qui avaient
même ramené une vingtaine de prisonniers.

Ce que Marcel ne racontait point, parce que son fils s'était abstenu de
le lui dire, c'est que le capitaine allemand était pour Jules une
vieille connaissance. Lorsque le jeune homme s'était trouvé face à face
avec cet adversaire, il avait eu la soudaine impression d'être en
présence d'une figure déjà vue; mais, comme ce n'était pas le moment de
faire appel à de lointains souvenirs, il s'était hâté de tuer, pour
n'être pas tué lui-même. Plus tard, après avoir fait panser son épaule,
dont la blessure était légère, il avait eu la curiosité d'aller revoir
le cadavre du capitaine, et il avait eu la surprise de reconnaître cet
Erckmann avec lequel il était revenu de Buenos-Aires sur le paquebot de
Hambourg. Aussitôt son imagination avait revu la mer, le fumoir, la
_Frau Rath_, le corpulent personnage qui, dans ses discours belliqueux,
imitait le style et les gestes de son empereur, et il avait murmuré en
guise d'oraison funèbre:

--Ce n'était pas ici, mon pauvre _Kommerzienrath_, que tu m'avais donné
rendez-vous. Repose à jamais sur cette terre de France où tu m'annonçais
si fièrement ta prochaine visite.

Marcel, très fier de son fils, ne manquait aucune occasion de sortir
avec lui pour se montrer dans la rue aux côtés du sous-lieutenant.
Chaque fois qu'il voyait Jules prendre son casque, il se hâtait de
prendre lui-même sa canne et son chapeau.

--Tu permets, disait-il, que je t'accompagne? Cela ne te dérange pas?

Il le disait avec tant d'humble supplication que Jules n'osait pas
répondre par un refus; et le vieux père, un peu soufflant, mais épanoui
de joie, trottait sur les boulevards à côté de l'élégant et robuste
officier dont la capote d'un bleu terni était ornée de la croix de
guerre. Il acceptait comme un hommage rendu à son fils et à lui-même les
regards sympathiques dont les passants saluaient cette décoration, assez
rare encore, et sa première idée était de considérer comme des
embusqués tous les militaires qu'il croisait dans la rue, même lorsque
ces militaires avaient une rangée de croix sur la poitrine et une
multitude de galons sur les manches. Quant aux blessés qu'il voyait
descendre de voiture en s'appuyant sur des cannes ou sur des béquilles,
il éprouvait à leur égard une pitié un peu dédaigneuse: ces malheureux
n'étaient pas aussi chanceux que son fils. Ah! son fils, à lui, était né
sous une bonne étoile! Il se tirait heureusement des plus grands
dangers, et si, par hasard, il recevait quelque blessure, ni sa force ni
sa beauté n'avaient à en souffrir. Chose étrange: cette blessure légère
qui n'avait eu pour Jules d'autre conséquence que l'honneur d'une
décoration, inspirait à Marcel une aveugle confiance. Puisque le jeune
homme n'avait pas succombé dans une aventure si terrible, c'était que,
protégé par le sort, il devait sortir indemne de tous les périls et
qu'une prédestination mystérieuse lui assurait le salut.

Quelquefois pourtant, Jules réussit à sortir seul en se sauvant par
l'escalier de service comme un collégien. S'il était heureux de se
trouver dans sa famille, il n'était pas fâché non plus de revivre un peu
sa vie de garçon en compagnie d'Argensola. Mais d'ailleurs il semblait
que la guerre lui eût rendu quelque chose d'une ingénuité depuis
longtemps perdue. Le don Juan qui avait eu tant d'amoureux triomphes
dans les salons du Paris cosmopolite, se faisait à présent un innocent
plaisir d'aller avec son «secrétaire» passer la soirée au _music-hall_
ou au cinématographe; et, pour ce qui était des aventures galantes, il
se contentait de refaire un brin de cour à une ou deux «honnestes dames»
auxquelles il avait jadis donné des leçons de _tango_.

Un après-midi, comme les deux amis remontaient les Champs-Élysées, ils
firent une rencontre particulièrement intéressante. Ce fut Argensola qui
aperçut le premier, à quelque distance, monsieur et madame Laurier
venant en sens inverse sur le même trottoir. L'ingénieur, rétabli de ses
blessures, n'avait perdu qu'un œil, et il avait été renvoyé du front à
son usine, réquisitionnée par le gouvernement pour la fabrication des
obus. Il portait les galons de capitaine et avait sur la poitrine la
croix de la Légion d'honneur. Argensola, qui n'avait rien ignoré des
amours de Jules, craignit pour celui-ci l'émotion de cette rencontre
inattendue, et il essaya de détourner l'attention de son compagnon, de
l'écarter du chemin que suivait le couple. Mais Jules, qui venait de
reconnaître les Laurier, comprit l'intention d'Argensola et lui dit avec
un sourire devenu tout à coup sérieux et même un peu triste:

--Tu ne veux pas que je la voie? Rassure-toi: nous sommes l'un et
l'autre en état de nous rencontrer sans danger et sans honte.

Lorsque les Laurier passèrent à côté de lui, Jules leur fit le salut
militaire. Laurier répondit correctement par le salut militaire, tandis
que madame Laurier inclinait légèrement la tête, sans cesser de regarder
droit devant elle. Puis, après quelques minutes de silence, Jules reprit
d'une voix un peu rauque, mais ferme:

--J'ai beaucoup aimé cette femme et je l'aime encore. Je fais plus que
de l'aimer: je l'admire. Son mari est un héros, et elle a raison de le
préférer à moi. Je ne me pardonnerais pas d'avoir volé à cette noble
victime de la guerre celle qu'il adorait et dont il méritait d'être
adoré.

Peu après que Jules fut reparti pour le front, Luisa reçut de sa sœur
Héléna une lettre arrivée clandestinement de Berlin par l'intermédiaire
d'un consulat sud-américain établi en Suisse.

Pauvre Héléna von Hartrott! La lettre, parvenue à destination avec un
mois de retard, ne contenait que des nouvelles funèbres et des paroles
de désespérance. Deux de ses fils avaient été tués. L'un, Hermann, tout
jeune encore, avait succombé en territoire occupé par les Allemands; sa
mère avait donc au moins la consolation de le savoir enterré au milieu
de ses compagnons d'armes, et, après la guerre, elle pourrait le ramener
à Berlin et pleurer sur la tombe de cet enfant chéri. Mais l'autre, le
capitaine Otto, avait péri sur le territoire tenu par les Français, et
personne ne savait où; il serait donc impossible de retrouver ses restes
confondus parmi des milliers de cadavres, et la malheureuse mère
ignorerait éternellement l'endroit où se consumerait ce corps sorti de
ses entrailles. Un troisième fils avait été grièvement blessé en
Pologne. Les deux filles avaient perdu leurs fiancés. Quant à Karl, il
continuait à présider des sociétés pangermanistes et à faire des projets
d'entreprises colossales pour le temps qui suivrait la prochaine
victoire; mais il avait beaucoup vieilli. Le savant de la famille,
Julius, était plus solide que jamais et travaillait fiévreusement à un
livre qui le couvrirait de gloire: c'était un traité où il établissait
théoriquement et pratiquement le compte des centaines de milliards que
l'Allemagne devrait exiger de l'Europe après la victoire décisive, et où
il dressait la carte des régions sur lesquelles il serait nécessaire
d'étendre la domination ou au moins l'influence germanique dans les cinq
parties du monde. La lettre d'Héléna se terminait par ce cri désolé: «Tu
comprendras mon désespoir, ma chère sœur. Nous étions si heureux! Que
Dieu châtie ceux qui ont déchaîné sur le monde tant de fléaux! Notre
empereur est innocent de ce crime. Ses ennemis seuls sont coupables de
tout.»

De l'avenue Victor-Hugo, la bonne Luisa crut voir les pleurs versés à
Berlin par la triste Héléna, et elle associa naïvement ses larmes à
celles de sa sœur. D'abord Marcel, un peu choqué d'une compassion si
complaisante, ne dit rien: en dépit de la guerre, les deuils sur
lesquels s'attendrissait sa femme étaient des deuils de famille, et il
admettait que les affections domestiques restassent dans une certaine
mesure étrangères aux haines nationales. Mais Luisa qui, faute de
finesse, outrait parfois l'expression des plus naturels émois de son
âme, finit par agacer si fort les nerfs de son époux qu'il se regimba
contre cette excessive sentimentalité.

--Somme toute, dit-il un peu rudement, la guerre est la guerre, et, quoi
que prétende ta sœur, ce sont les Allemands qui ont commencé. Quant à
moi, je m'intéresse beaucoup plus à Jules et à ses compagnons d'armes
qu'aux Hartrott, aux incendiaires de Louvain et aux bombardeurs de
Reims. Si les fils d'Héléna ont été tués, tant pis pour eux.

--Comme tu es dur! Comme tu manques de pitié pour ceux qui succombent à
cet abominable carnage!

--Non, j'ai de la pitié plein le cœur; mais je ne la répands point à
l'aveugle sur les innocents et sur les coupables. Le capitaine Otto et
ses frères appartenaient à cette caste militaire qui, durant
quarante-quatre ans, avec une obstination muette et infatigable, a
préparé le plus énorme forfait qui ait jamais ensanglanté l'humanité.
Et tu voudrais que je m'apitoyasse sur eux parce qu'ils ont subi le
destin qu'ils préméditaient de faire subir aux autres?

--Mais n'y a-t-il pas dans l'armée allemande, et même parmi les
officiers, une multitude de jeunes gens qui ne se destinaient point à la
carrière des armes, d'étudiants et de professeurs qui travaillaient en
paix dans les bibliothèques et dans les laboratoires, et qu'aujourd'hui
la guerre fauche par milliers! Refuseras-tu à ceux-là aussi toute
compassion?

--Ah! oui, les universitaires! s'écria Marcel, se souvenant de quelques
conversations qu'il avait eues sur ce sujet avec Tchernoff. Des soldats
qui portent des livres dans leur sac et qui, après avoir fusillé un lot
de villageois ou saccagé une ferme, lisent des poètes et des philosophes
à la lueur des incendies! Enflés de science comme un crapaud de venin,
orgueilleux de leur prétendue intellectualité, ils se croient capables
de faire prévaloir les plus exécrables erreurs par une dialectique aussi
lourde et aussi tortueuse que celle du moyen âge. Thèse, antithèse et
synthèse! En jonglant avec ces trois mots, ils se font forts de
démontrer qu'un fait accompli devient sacré par la seule raison du
succès, que la liberté et la justice sont de romantiques illusions, que
le vrai bonheur pour les hommes est de vivre enrégimentés à la
prussienne, que l'Allemagne a le droit d'être la maîtresse du monde,
_Deutschland über alles!_ et que la Belgique est coupable de sa propre
ruine parce qu'elle s'est défendue contre les malandrins qui la
violaient. Ces belliqueux sophistes ont contribué plus que n'importe qui
à empoisonner l'âme allemande. Le _Herr Professor_ s'est employé par
tous les moyens à réveiller dans l'âme teutonne les mauvais instincts
assoupis, et peut-être sa responsabilité est-elle plus grave que celle
du _Herr Lieutenant_. Lorsque celui-ci poussait à la guerre, il ne
faisait qu'obéir à ses instincts professionnels. L'autre, en vertu même
de son éducation, de son instruction et de sa mission, aurait dû se
faire l'apôtre de la justice et de l'humanité, et au contraire il n'a
prêché que la barbarie. Je lui préfère les Marocains féroces, les
farouches Hindoustaniques, les nègres à la mentalité enfantine. Ce n'est
point pour le _Herr Professor_ que Jésus a dit: «Pardonnez-leur, mon
Dieu: car ils ne savent pas ce qu'ils font.»

--Mais, chez les Allemands comme chez nous, il y a aussi de pauvres gens
qui ne demandaient qu'à vivre en paix, à cultiver leur champ, à
travailler dans leur atelier, à élever honnêtement leur famille.

--Je ne le nie pas et j'accorde volontiers ma commisération à ces
soldats obscurs, à ces simples d'esprit et de cœur. Mais ne t'imagine
pas que, même dans la classe des paysans, des ouvriers de fabrique et
des commis de magasin tous les Boches méritent l'indulgence. Cette race
gloutonne, aux intestins démesurément longs, fut toujours encline à
voir dans la guerre un moyen de satisfaire ses appétits et à l'exercer
comme une industrie plus profitable que les autres. L'histoire des
Germains n'est qu'une série d'incursions dans les pays du Sud,
incursions qui n'avaient pas d'autre objet que de voler les biens des
populations établies sur les rives tempérées de la Méditerranée. Le
peuple germanique n'a que trop bien conservé ces traditions de
brigandage, et les Boches d'aujourd'hui ne sont ni moins cruels, ni
moins avides, ni moins pillards que les Boches d'autrefois. Si le
kronprinz, les princes et les généraux dévalisent les musées, les
collections, les salons artistiques, l'homme du peuple, lui, fracture
les armoires des fermes, y agrippe l'argent et le linge de corps pour
les envoyer à sa femme et à ses mioches. Quand j'étais à Villeblanche,
on m'a lu des lettres trouvées dans les poches de prisonniers et de
morts allemands: c'était un hideux mélange de cruauté sauvage et de
brutale convoitise. «N'aie pas de pitié pour les pantalons rouges,
écrivaient les Gretchen à leurs Wilhelm. Tue tout, même les petits
enfants... Nous te remercions pour les souliers; mais notre fillette ne
peut pas les mettre: ils sont trop étroits... Tâche d'attraper une bonne
montre: cela me dispensera d'en acheter une à notre aîné... Notre voisin
le capitaine a donné comme souvenir de la guerre à son épouse un collier
de perles; mais toi, tu ne nous envoies que des choses insignifiantes.»

Et la bonne Luisa, ahurie par ce débordement soudain d'éloquence et de
textes justificatifs, se contenta de répondre à son mari par une
nouvelle crise de larmes.

       *       *       *       *       *

Au commencement de l'automne, l'inquiétude fut grande chez Lacour et
chez les Desnoyers: pendant quinze jours, ni le père ni la fiancée ne
reçurent de René le moindre bout de lettre. Le sénateur errait d'un
bureau à l'autre dans les couloirs du ministère de la Guerre, pour
tâcher d'obtenir des renseignements. Lorsque enfin il put en avoir,
l'inquiétude se changea en consternation. Le sous-lieutenant
d'artillerie avait été grièvement blessé en Champagne; un projectile,
éclatant sur sa batterie, avait tué plusieurs hommes et mutilé
l'officier qui les commandait.

Le malheureux père, cessant de poser pour le grand homme et de radoter
sur ses glorieux ancêtres, versa sans vergogne des larmes sincères.
Quant à Chichi, blême, tremblante, affolée, elle répétait avec une
douloureuse obstination qu'elle voulait partir tout de suite, tout de
suite, pour aller voir son «petit soldat», et Marcel eut beaucoup de
peine à lui faire comprendre que cette visite était absolument
impossible, puisqu'on ne savait pas encore à quelle ambulance était le
blessé.

Les actives démarches du sénateur firent que, quelques jours plus tard,
René fut ramené dans un hôpital de Paris. Quel triste spectacle pour
ceux qui l'aimaient! Le sous-lieutenant était dans un état lamentable;
enveloppé de bandages comme une momie égyptienne, il avait des blessures
à la tête, au buste, aux jambes, et l'une de ses mains avait été
emportée par un éclat d'obus. Cela ne l'empêcha pas de sourire à sa
mère, à son père, à Chichi, à Desnoyers, et de leur dire, d'une voix
faible, qu'aucune de ces blessures ne paraissait mortelle et qu'il était
content d'avoir bien servi sa patrie.

Au bout de six semaines, René entra en convalescence. Mais, lorsque
Marcel et Chichi le virent pour la première fois debout et débarrassé de
ses bandages, ils éprouvèrent moins de joie que de compassion. Marcel
avait peine à reconnaître en lui le garçon d'une beauté délicate et même
un peu féminine auquel il avait promis sa fille; ce qu'il voyait,
c'était un visage sillonné d'une demi-douzaine de cicatrices violacées,
une manche où l'avant-bras manquait, une jambe encore raide qui tardait
à recouvrer sa flexibilité et qui ne permettait au convalescent de
marcher qu'avec l'aide d'une béquille. Mais Chichi, après un sursaut de
surprise qu'elle n'avait point réussi à réprimer, eut assez de force sur
elle-même pour ne montrer que de l'allégresse. Avec la générosité de sa
nature primesautière, elle avait pris soudain le bon parti,
c'est-à-dire le parti de l'amour fidèle et du noble dévouement. Si son
«petit soldat» avait été maltraité par la guerre, c'était une raison de
plus pour qu'elle l'entourât d'une tendresse consolatrice et
protectrice.

Dès que René fut autorisé à sortir de l'hôpital, Chichi voulut
l'accompagner avec sa mère à la promenade. Si, quand ils traversaient
une rue, un chauffeur ou un cocher ne retenaient pas leur voiture pour
laisser passer l'infirme, elle leur jetait un regard furibond et les
traitait mentalement «d'embusqués». Elle palpitait de satisfaction et
d'orgueil lorsqu'elle échangeait un salut avec des amies, et ses yeux
leur disaient: «Oui, c'est mon fiancé, un héros!» Elle ne pouvait
s'empêcher de jeter de temps à autre un coup d'œil oblique sur la croix
de guerre et sur l'uniforme de son compagnon. Elle tenait
essentiellement à ce que cet uniforme, défraîchi et taché par le service
du front, ne fût remplacé par un autre que le plus tard possible: car le
vieil uniforme était un certificat de valeur guerrière, tandis que
l'uniforme neuf aurait pu suggérer aux passants l'idée d'un emploi dans
les bureaux. Non, non; cette croix-là, son «petit soldat» ne l'avait pas
gagnée au ministère de la Guerre!

--Appuie-toi sur moi! répétait-elle à tout moment.

René se servait encore d'une canne, mais il commençait à marcher sans
difficulté. Elle n'en exigeait pas moins qu'il lui donnât le bras. Elle
avait un perpétuel besoin de le soigner, de l'aider comme un enfant, et
elle était presque fâchée de le voir se rétablir si vite.

Lorsqu'il n'eut plus besoin de canne pour marcher, Desnoyers et le
sénateur jugèrent que le moment était venu de donner à ce gracieux roman
le dénouement naturel. Pourquoi retarder plus longtemps les noces? La
guerre n'était pas un obstacle, et il semblait même qu'elle rendît les
mariages plus nombreux.

Eu égard aux circonstances, les cérémonies nuptiales s'accomplirent dans
l'intimité, en présence d'une douzaine de parents et d'amis. Ce n'était
pas précisément ce que Marcel avait rêvé pour sa fille; il aurait
préféré des noces magnifiques, dont les journaux auraient longuement
parlé; mais, en somme, il n'avait pas lieu de se plaindre. Chichi était
heureuse; elle avait pour mari un homme de cœur et pour beau-père un
personnage influent qui saurait assurer l'avenir de ses enfants et de
ses petits-enfants. Au surplus, les affaires allaient à merveille et
jamais les produits argentins ne s'étaient vendus à un prix aussi élevé
que depuis la guerre. Il n'y avait donc aucune raison pour se plaindre,
et le millionnaire avait retrouvé presque tout son optimisme.

Marcel venait de passer l'après-midi à l'atelier, où il avait eu le
plaisir de causer avec Argensola des bonnes nouvelles que les journaux
publiaient depuis plusieurs jours. Les Français avaient commencé en
Champagne une offensive qui leur avait valu une forte avance et beaucoup
de prisonniers. Sans doute ces succès avaient dû coûter de lourdes
pertes en hommes; mais cela ne donnait aucun souci à Marcel, parce qu'il
était persuadé que Jules ne se trouvait pas sur cette partie du front.
La veille, il avait reçu de son fils une lettre rassurante écrite huit
ou dix jours auparavant; car presque toutes les lettres arrivaient alors
avec un long retard. Le sous-lieutenant s'y montrait de bonne et
vaillante humeur; il était déjà proposé pour les deux galons d'or, et
son nom figurait au tableau de la Légion d'honneur.

--Je vous l'avais bien dit! répétait Argensola. Vous serez le père d'un
général de vingt-cinq ans, comme au temps de la Révolution.

Lorsqu'il rentra chez lui, un domestique lui dit que, en l'absence de
Luisa, M. Lacour et M. René l'attendaient seuls au salon. Dès le premier
coup d'œil, l'attitude solennelle et la mine lugubre des visiteurs
l'avertirent qu'ils étaient venus pour une communication pénible.

--Eh bien? leur demanda-t-il d'une voix subitement altérée par
l'angoisse.

--Mon pauvre ami...

Ce mot suffit pour que le père devinât le cruel message qu'ils lui
apportaient.

--O mon fils!... balbutia-t-il en s'affaissant dans un fauteuil.

Le sénateur venait d'apprendre la funeste nouvelle au ministère de la
Guerre. Jules avait été tué dès le début de l'offensive, près d'un
village dont le rapport officiel donnait le nom; et ce rapport
spécifiait que le sous-lieutenant avait été enterré par ses camarades
dans un de ces cimetières improvisés qui se forment sur les champs de
bataille.

La mort de Jules fut un coup terrible pour les Desnoyers. Le sénateur
usa de tout son crédit pour leur procurer au moins la triste consolation
de rechercher la tombe de leur fils et de pleurer sur la terre qui
recouvrait la chère dépouille. Avant d'obtenir du grand état-major
l'autorisation nécessaire, il dut multiplier les démarches, forcer de
nombreux obstacles; mais il insista avec tant d'opiniâtreté et mit en
mouvement de si puissantes influences qu'il finit par atteindre son but.
Le ministre donna ordre de mettre à la disposition de la famille
Desnoyers une automobile militaire et de la faire accompagner par un
sous-officier qui, ayant appartenu à la compagnie de Jules et ayant
assisté au combat où celui-ci avait été tué, réussirait probablement à
retrouver la tombe. Lacour, retenu à Paris par ses devoirs d'homme
politique,--il ne pouvait se dispenser d'assister à une importante
séance où l'on craignait que le ministère fût mis en minorité,--eut le
regret de ne pas accompagner ses amis dans leur triste pèlerinage.

L'automobile avançait lentement, sous le ciel livide d'une matinée
d'hiver. De tous côtés, dans le lointain de la campagne grise, on
apercevait des palpitations de choses blanches réunies par grands ou par
petits groupes, et qui auraient évoqué l'idée d'énormes papillons
voletant par bandes sur la campagne, si la rigueur de la saison n'avait
rendu cette hypothèse impossible. A mesure que l'on approchait, ces
palpitations blanches semblaient se colorer de teintes nouvelles, se
tacher de rouge et de bleu. C'étaient de petits drapeaux qui, par
centaines, par milliers, frémissaient au souffle du vent glacial. La
pluie en avait délavé les couleurs; l'humidité en avait rongé les bords;
de quelques-uns il ne restait que la hampe, à laquelle pendillait un
lambeau d'étoffe. Chaque drapeau abritait une petite croix de bois,
tantôt peinte en noir, tantôt brute, tantôt formée simplement de deux
bâtons.

--Que de morts! soupira Marcel en promenant ses regards sur la sinistre
nécropole.

Marcel, Luisa et Chichi étaient en grand deuil. René, qui accompagnait
sa femme, portait encore l'uniforme de l'armée active; malgré ses
blessures, il n'avait pas voulu quitter le service, et il avait été
attaché à une fabrique de munitions jusqu'à la fin de la guerre.

René avait sur ses genoux la carte du champ de bataille et posait des
questions au sous-officier. Celui-ci ne reconnaissait pas bien les lieux
où s'était livré le combat: il avait vu ce terrain bouleversé par des
rafales d'obus et couvert d'hommes; la solitude et le silence le
désorientaient.

L'automobile avança entre les groupes épars des sépultures, d'abord par
le grand chemin uni et jaunâtre, puis par des chemins transversaux qui
n'étaient que de tortueuses fondrières, des bourbiers aux ornières
profondes, où la voiture sautait rudement sur ses ressorts.

--Que de morts! répéta Chichi en considérant la multitude des croix qui
défilaient à droite et à gauche.

Luisa, les yeux baissés, égrenait son chapelet et murmurait
machinalement:

--Ayez pitié d'eux, Seigneur! Ayez pitié d'eux, Seigneur!

Ils étaient arrivés à l'endroit où avait eu lieu le plus terrible de la
bataille, la lutte à la mode antique, le corps à corps hors des
tranchées, la mêlée farouche où l'on se bat avec la baïonnette, avec la
crosse du fusil, avec le couteau, avec les poings, avec les dents. Le
guide commençait à se reconnaître, indiquait différents points de
l'horizon. Là-bas étaient les tirailleurs africains; un peu plus loin,
les chasseurs; l'infanterie de ligne avait chargé des deux côtés du
chemin, et toutes ces fosses étaient les siennes. L'automobile fit
halte, et René descendit pour lire les inscriptions des croix.

La plupart des sépultures contenaient plusieurs morts, dont les képis ou
les casques étaient accrochés aux bras de la croix, et ces effets
militaires commençaient à se pourrir ou à se rouiller. Sur quelques-unes
des sépultures, des couronnes, mises là par piété, noircissaient et se
défaisaient. Presque partout le nombre des corps inhumés avait été
indiqué par un chiffre sur le bois de la croix, et tantôt ce chiffre
apparaissait nettement, tantôt il était déjà peu lisible, quelquefois il
était tout à fait effacé. De tous ces hommes disparus en pleine jeunesse
rien ne survivrait, pas même un nom sur un tombeau. La seule chose qui
resterait d'eux, ce serait le souvenir qui, le soir, ferait soupirer
quelque vieille paysanne conduisant sa vache sur un chemin de France, ou
celui d'une pauvre veuve qui, à l'heure où ses petits enfants
reviendraient de l'école, vêtus de blouses noires, n'aurait à leur
donner qu'un morceau de pain sec et penserait au père dont ils auraient
peut-être oublié déjà le visage.

--Ayez pitié d'eux, Seigneur! continuait à murmurer Luisa. Ayez pitié de
leurs mères, de leurs femmes veuves, de leurs enfants orphelins!

Il y avait aussi, reléguées un peu à l'écart, de longues, très longues
fosses sans drapeaux et sans couronnes, avec une simple croix qui
portait un écriteau. Elles étaient entourées d'une clôture de piquets,
et la terre du monticule était blanchie par la chaux qui s'y était
mélangée. On lisait sur l'écriteau des chiffres d'un effrayant
laconisme: 200... 300... 400... Ces chiffres déconcertaient
l'imagination qui répugnait à se représenter les files superposées des
cadavres couchés par centaines dans l'énorme trou, avec leurs vêtements
en lambeaux, leurs courroies rompues, leurs casques bosselés, leurs
bottes terreuses: horrible masse de chairs liquéfiées par la
décomposition cadavérique, et où les yeux vitreux, les bouches
grimaçantes, les cœurs éteints se fondaient dans une même fange. Et
pourtant, à cette idée, Marcel ne put s'empêcher d'éprouver une sorte de
joie féroce: son fils était mort, mais il avait été bien vengé!

Sur les indications du guide, l'automobile avança encore un peu et prit
à travers champs pour gagner un certain groupe de tombes. Sans aucun
doute, c'était là que le régiment de Jules s'était battu. Les
pneumatiques s'enfonçaient dans la glèbe et aplatissaient les sillons
ouverts par la charrue; car le travail de l'homme avait recommencé sur
ces charniers où les labours s'étendaient à côté des fosses et où la
végétation naissante annonçait le printemps prochain. Déjà les herbes et
les broussailles se couvraient de boutons gonflés de sève, et, sous les
premières caresses du soleil, les pointes vertes des blés annonçaient
qu'en dépit des haines et des massacres la nature nourricière continuait
à élaborer pour les hommes les inépuisables ressources de la vie.

--Nous y sommes, dit le guide.

Alors Marcel, Luisa et Chichi mirent aussi pied à terre, et la promenade
funèbre commença entre les tombes. René et le sous-officier allaient
devant, déchiffraient les inscriptions, s'arrêtaient un moment devant
celles qui étaient difficiles à lire, puis continuaient leurs
recherches. Chichi marchait à quelques pas derrière eux, taciturne et
sombre. Marcel et Luisa les suivaient de loin, péniblement, les pieds
lourds de terre molle, les jambes flageolantes, le cœur serré.

Une demi-heure s'écoula sans que l'on trouvât rien. Toujours des noms
inconnus, des croix anonymes, des inscriptions qui indiquaient les
chiffres d'autres régiments. Les deux vieillards ne tenaient plus debout
et commençaient à désespérer de retrouver la tombe de leur fils. Ce fut
Chichi qui tout à coup poussa un cri:

--La voilà!

Ils se réunirent devant un monceau de terre qui avait vaguement la forme
d'un cercueil et qui commençait à se couvrir d'herbe. Il y avait au
chevet une croix sur laquelle un compagnon d'armes avait gravé avec la
pointe de son couteau le nom de «Desnoyers», puis, en abrégé, le grade,
le régiment et la compagnie.

Luisa et Chichi s'étaient agenouillées sur le sol humide et
sanglotaient. Le père regardait fixement, avec une sorte de stupeur, la
croix et le monceau de terre. René et le sous-officier se taisaient, la
tête basse. Ils avaient tous l'esprit hanté de questions sinistres, en
songeant à ce cadavre que la glèbe recouvrait de son mystère. Jules
était-il tombé foudroyé? Avait-il rendu l'âme dans la sérénité de
l'inconscience? Avait-il au contraire enduré la torture du blessé qui
meurt lentement de soif, de faim et de froid, et qui, dans une agonie
lucide, sent la mort gagner peu à peu sa tête et son cœur? Le coup fatal
avait-il respecté la beauté de ce jeune corps, et la balle meurtrière
n'y avait-elle fait qu'un trou presque imperceptible, au front, à la
poitrine? Ou le projectile avait-il horriblement ravagé ces chairs
saines et mis en lambeaux cet organisme vigoureux? Questions qui
resteraient éternellement sans réponse. Jamais ceux qui l'avaient aimé
n'auraient la douloureuse consolation de connaître les circonstances de
sa mort.

Chichi se releva, s'en alla sans rien dire vers l'automobile, revint
avec une couronne et une gerbe de fleurs. Elle suspendit la couronne à
la croix, mit un bouquet au chevet de la tombe, sema à la surface du
tertre les pétales des roses qu'elle effeuillait gravement,
solennellement, comme si elle accomplissait un rite religieux.

Cela fait, Marcel et Luisa, précédés par le sous-officier, s'en
retournèrent silencieusement vers l'automobile, tandis que Chichi et
René s'attardaient encore quelques minutes près de la tombe.

Les vieux époux, accablés, marchaient au flanc l'un de l'autre; mais
leurs pensées muettes suivaient des voies différentes.

Luisa, mue par la bonté naturelle de son cœur et par les mystiques
enseignements de la charité chrétienne, se détachait peu à peu de la
contemplation de sa propre douleur pour compatir à la douleur d'autrui.
Elle s'imaginait voir par delà les lignes ennemies sa sœur Héléna
cheminant aussi parmi des tombes, déchiffrant sur l'une d'elles le nom
d'un fils chéri, et sanglotant plus désespérément encore à l'idée d'un
autre fils dont elle ne connaîtrait jamais la sépulture. Partout, hélas!
les douleurs humaines étaient les mêmes, et la cruelle égalité dans la
souffrance donnait à tous un droit égal au pardon.

Marcel, au contraire, en homme d'action à qui la vie a enseigné que
chacun porte ici-bas la responsabilité de ses fautes, songeait à
l'inévitable châtiment des criminels qui avaient ramené dans le monde la
Bête apocalyptique et ouvert la carrière aux horribles cavaliers par
lesquels Tchernoff se plaisait à symboliser les fléaux de la guerre. Ce
châtiment, Marcel était trop âgé peut-être pour avoir la profonde
satisfaction d'en être témoin; la mort de son fils avait brusquement
fait de lui un vieillard, et il pressentait qu'il n'avait plus que
quelques mois à vivre; mais il n'en était pas moins convaincu que tôt ou
tard justice serait faite, et faite sans miséricorde. L'indulgence à
l'égard de ceux qui ont voulu délibérément le mal est une complicité.
Celui qui pardonne à l'assassin trahit la victime. Il est bon que la
guerre dévore ses enfants, et, quand on a tiré l'épée, on doit périr par
l'épée.

En arrière, pendant que René attachait à la croix le bouquet et la
couronne, Chichi était montée sur un tas de terre qui renfermait
peut-être des cadavres, et, debout, les sourcils froncés, en comprimant
de ses deux mains l'envolée de ses jupes agitées par la bise, elle
contemplait la vaste nécropole. Le souvenir de son frère Jules avait
passé au second plan dans sa mémoire, et l'aspect de ce champ de mort la
faisait surtout penser aux vivants. Ses yeux se fixèrent sur René.
Peut-être songeait-elle que son mari n'avait pas été exposé à un moindre
péril que son frère, et que c'était pour elle un bonheur quasi
miraculeux de l'avoir encore sauf et robuste malgré les cicatrices et
les mutilations.

--Et dire, mon pauvre petit, prononça-t-elle enfin à haute voix, qu'en
ce moment tu pourrais être sous terre, comme tant d'autres malheureux!

René la regarda, sourit mélancoliquement. Oui, ce qu'elle venait de dire
était vrai; mais la destinée s'était montrée clémente pour lui,
puisqu'elle l'avait conservé à la tendresse d'une jeune femme généreuse
qui était fière du mari mutilé et qui le trouvait plus beau avec ses
cicatrices.

--Viens! ajouta Chichi impérieusement. J'ai quelque chose à te dire.

Il monta près d'elle sur le tas de terre. Et alors, comme si, au milieu
de ce champ funèbre, elle sentait mieux la joie triomphante de la vie,
elle lui jeta les bras autour du cou, l'étreignit contre son sein qui
exhalait un chaud parfum d'amour, lui imprima sur la bouche un baiser
qui mordait. Et ses jupes, libres au vent, moulèrent la courbe superbe
de sa taille où se dessinaient déjà les rondeurs de la maternité.

FIN



TABLE


I.--DE BUENOS-AIRES A PARIS                   1

II.--LA FAMILLE DESNOYERS                    35

III.--LE COUSIN DE BERLIN                    75

IV.--OU APPARAISSENT LES QUATRE CAVALIERS   104

V.--PERPLEXITÉS ET DÉSARROI                 129

VI.--EN RETRAITE                            172

VII.--PRÈS DE LA GROTTE SACRÉE              196

VIII.--L'INVASION                           222

IX.--LA RECULADE                            269

X.--APRÈS LA MARNE                          295

XI.--LA GUERRE                              317

XII.--GLORIEUSES VICTIMES                   348

       *       *       *       *       *

671-17.--Coulommiers. Imp. PAUL BRODARD.--7-18.

7157-9-17.

       *       *       *       *       *

NOTES:

[A] _Los cuatro jinetes del Apocalipsis, novela,_ par Vicente Blasco
Ibáñez; Prometeo, Sociedad editorial, Germanias, Valencia, [1916].--La
présente traduction est plus courte que l'original. Les coupures et les
remaniements ont été approuvés par l'auteur.--G. H.

[B] En vertu de la législation argentine, Jules Desnoyers, né en
Argentine de Marcel Desnoyers, colon français, était Argentin par le
seul fait de sa naissance.--G. H.

[C] Nom qu'on donne dans l'Amérique du Sud aux domaines ruraux.--G. H.

[D] Airs de danse.--G. H.

[E] Pièce de monnaie qui vaut cinq francs.--G. H.

[F] Ferme où l'on fait l'élevage.--G. H.

[G] Prière de ne pas piller. Ce sont des personnes bienveillantes.

[H] Quoique de nationalité argentine, Jules a pu s'engager dans un
régiment français en raison de la nationalité française de son père.--G.
H.





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