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Title: L'Illustration, No. 0039, 25 Novembre 1843
Author: Various
Language: French
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L'Illustration, No. 0039, 25 Novembre 1843

L'ILLUSTRATION,
JOURNAL UNIVERSEL.

N° 39. Vol. II.--SAMEDI 25 NOVEMBRE 1843.
Bureaux, rue de Seine, 33.

Ab. pour Paris.--6 mois, 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an, 30 fr.
Prix de chaque Nº. 75 c.--La collection mensuelle br., 2 fr. 75.

Ab. pour les Dép.--3 mois, 9 fr.--6 mois, 17 fr.--Un an, 32 fr.
pour l'Étranger.   --     10      --      20       --    40



SOMMAIRE

Histoire de la Semaine. _Portrait d'Isabelle II, reine d'Espagne, et de
MM. Lopez Serrano et Caballero; Médaille de la reine
Victoria_.--Courrier de Paris, _Portrait d'Émilie Leverd_.--Algérie.
Pèlerinage de la Mecque. _Embarquement dans le port d'Alger des Pèlerins
de la Mecque; traversée; Caravane des Pèlerins de la Mecque_.--Académie
des sciences. Compte-rendu des deuxième et troisième trimestres. I.
Sciences médicales. (Suite et fin)--Des Théâtres et du Droit perçu sur
leurs recettes.--La Sainte-Cécile.--Théâtres. Théâtre-Italien. _Une
scène de Maria de Rohan; portrait de Donizetti_. Académie royale de
Musique. _Une scène de Dom Sébastien_, 3e acte; _Cinq
Costumes_.--Margherita Pusterla, Roman de M. César Cantù. Chapitre XXI,
Sentence; chapitre XXII, Catastrophe, (Suite et fin.) _Vingt-une
Gravures_.--Annonces.--Une nouvelle Charge de Dantan. _Une Gravure_.
--Correspondance.--Rébus.



Histoire de la Semaine.

A Paris, la politique en ce moment est toute parisienne. Dans trois
jours, le 27, les électeurs des neuvième, dixième, onzième et douzième
arrondissements, procéderont à l'élection de douze membres du
conseil-général du département, chargés en même temps des fonctions de
conseillers municipaux de la ville. Cette double mission est si
importante, le budget de Paris, dont le vote et l'emploi sont remis à
ces élus, est un si puissant moyen d'assainir et d'embellir la ville,
d'améliorer la situation matérielle et morale de son énorme population
toujours croissante, il serait si déplorable de ne pas voir faire de ces
50 millions annuels l'emploi le mieux entendu, qu'on s'explique
facilement et l'empressement des candidats à venir solliciter les
suffrages des électeurs et la sérieuse attention que ceux-ci semblent
vouloir apporter à leurs choix. L'organisation du conseil municipal de
Paris telle que la loi l'a constituée n'est pas bonne. Le fractionnement
de l'élection par arrondissements n'est guère propre qu'à faire naître
dans les délibérations des luttes de rues et des rivalités de quartiers.
Les questions n'y sont pas toujours, par suite de ce morcellement
électoral, vues d'assez haut et envisagées dans un intérêt assez
général; plus d'un membre du conseil ne se regarde pas assez comme le
représentant de la ville entière, et, pour mieux assurer sa réélection,
se montre trop disposé à soutenir les prétentions souvent insoutenables
du quartier qui l'a élu. Si l'on voulait absolument que chaque
arrondissement nommât isolément et directement un ou plusieurs
mandataires, il fallait du moins, pour combattre et détruire, s'il était
possible, le fâcheux et étroit antagonisme qui en devait inévitablement
résulter, faire entrer complémentairement dans le conseil un certain
nombre de membres qui auraient été choisis par la liste générale des
électeurs parisiens, et qui, par conséquent, en entrant à
l'Hôtel-de-Ville, n'auraient pas cru avoir pour unique mandat
l'établissement d'une borne-fontaine sollicitée par un électeur influent
de leur quartier, ou le déplacement d'une station de fiacres demandé par
un attire. Le législateur ne l'a pas fait: c'est aux électeurs parisiens
d'y remédier en n'écoutant point l'esprit de coterie et les influences
étroites, et en ayant en vue, avant tout, les grands intérêts de la
population tout entière de la capitale.--Les dépêches extérieures nous
apportent bien souvent, depuis quelque temps, la nouvelle d'insultes
faites à nos agents ou à notre pavillon sur des points différents.
Naguère c'était à Jérusalem, peu après c'était à Taïti, hier au Sénégal,
aujourd'hui c'est à Tunis. Nous ne doutons pas que le ministère français
n'en exige et n'en obtienne la réparation. Mais nous avouons que, malgré
toutes les satisfactions, plus ou moins satisfaisantes, qui ont pu ou
qui pourront nous être accordées, nous regarderions comme bien
préférable une attitude qui préviendrait de pareils jeux de la part des
nations grandes ou petites qui se les permettent. La France doit être
vengée, est sans doute un principe qu'on est quelquefois forcé
d'appliquer; mais aussi exigeant que César à l'égard de sa femme, nous
voudrions que la France ne fût pas même dans la nécessité de le faire,
et nous croyons qu'il n'y a qu'à le vouloir fermement.--Les nouvelles
d'Algérie ont été cette semaine peu concordantes. On a répandu encore le
bruit, périodiquement répété, de la prise d'Abd-el-Kader, que des tribus
nous auraient livré. Cette nouvelle ne s'est pas confirmée; mais ce qui
est certain, c'est la défaite et la mort de son principal lieutenant,
Sidi-Embarak-ben-Allah, dont la bande, atteinte, au sud-ouest de
Tlemcen, par le général Tempoure, a eu 400 hommes tués et 500 faits
prisonniers. Trois drapeaux ont été apportés à Alger.--En Espagne, après
le premier effet produit par la tentative criminelle dirigée contre le
général Narvaez, la lutte entre les progressistes et le parti qui se dit
modéré, et que ses adversaires nomment contre-révolutionnaire, est
redevenir plus vive et plus animée que jamais. Le ministère Lopez, qui
s'était montré longtemps si complaisant pour ce dernier, lui est devenu
suspect. Il avait bien consenti, sur la demande de Narvaez, à faire
arrêter les rédacteurs des feuilles opposantes, _comme devant ne pas
être, étrangers_ à l'attentat de la rue de la Lune; mais il s'est refusé
[Illustration: Isabelle II, reine d'Espagne.]
à faire emprisonner aussi un certain nombre de députés, comme soupçonnés
également d'une pareille complicité morale et indirecte; de la grande
colère du général, qui a répondu à la démission de MM. Lopez, Caballero,
Serrano et de leurs collègues, par la remise de sa propre démission de
capitaine-général à la reine, dans cette même main qu'il lui avait fait
la veille donner à baiser à 1,700 officiers de la garnison de Madrid,
après des banquets dans les casernes. Cette enfant est donc censée avoir
à se prononcer entre les scrupules
[Illustration: Espagne.--M. Lopez, président du conseil des ministres.]
un peu tardifs de ses ministres et l'ambition toujours croissante du
général. Le but de celui-ci est, dit-on, d'être appelé à composer
lui-même un cabinet dans lequel il prendrait le portefeuille de la
guerre, et de dissoudre les cortès, où la reine Christine ne compte pas
assez d'adhérents. Voilà les complications nouvelles de la situation
espagnole, plus incertaine par les intrigues dont Madrid est le théâtre,
que par les luttes sanglantes qui, malgré la capitulation de Barcelone,
affligent encore les provinces.--Beaucoup du bruits
[Illustration: Espagne.--M. Serrano, ministre de la guerre.]
vagues ont couru sur des événements qui seraient venus troubler le calme
de la Sicile. On a dit dans quelques journaux que les troupes faisant
l'exercice à feu sur la place de Palerme (le lieu était assez
singulièrement choisi), un certain nombre de soldats se trouvaient, par
mégarde, avoir des cartouches à balle, et que cette distraction, que
d'autres expliqueront, aurait causé la mort d'un certain nombre d'hommes
du peuple. On ne sait à ce sujet rien de bien précis, rien de bien
officiel; toujours est-il que la Sicile paraît s'agiter, et que ces
troubles, rapprochés de la prétention menaçante que l'Angleterre met en
avant contre le roi de Naples à raison de la prise de possession de
l'île de Lampeduse, font naître dans la position du ce monarque des
complications dont la coïncidence peut être due au hasard, mais donnera,
à coup sûr, lieu à bien des conjectures. L'une d'elles est que
l'Angleterre veut et qu'elle obtiendra des concessions
commerciales.--Dans les États romains, le calme n'est pas rétabli, et le
gouvernement papal ne paraît pas disposé à le ramener par des
concessions que les gouvernements les moins libéraux regardent néanmoins
comme légitimes et indispensables. Il envoie dans les légations les
agents dont le nom est le plus propre à inspirer la terreur, et
sollicite de notre cabinet des mesures de rigueur contre onze réfugiés
qui ont échappé à ses poursuites. Ceux-ci viennent d'adresser à M.
Duchâtel une noble et respectueuse supplique, et il est difficile de
croire que, pour complaire à ces exigences, on ne les laissera pas
poursuivre en Corse une exploitation agricole qu'ils ont entreprise pour
n'avoir à demander à la France que son hospitalité.

[Illustration: Espagne.--M. Caballero, ministre de l'intérieur.]

La cour d'Angleterre continue à rendre à M. le duc et à madame la
duchesse de Nemours les gracieusetés qui avaient été faites au château
d'Eu à la reine Victoria, et dont on vient de consacrer le souvenir en
faisant frapper une médaille dont nous donnons aujourd'hui la
gravure.--En Irlande, comme nous l'avions bien prévu et annoncé, le
temps se passe en débats de procédure. La légalité de celle qui a été
suivie est aujourd'hui en question, et avec elle le procès lui-même. Au
point où en sont arrivés les embarras du ministère anglais, nous croyons
qu'il se trouverait fort heureux de voir O'Connell mis hors de cause
pour un vice de forme. Cela le délivrerait de la crainte de le voir plus
tard acquitté par une déclaration de jury, qui rendrait bien difficile
et bien peu probable le maintien du adouci.

[Illustration.]

Dans notre dernier numéro, nous avions eu à rapporter les affreux
désastres que la fonte de neiges prématurée avait occasionnés dans les
départements des Alpes et du Dauphiné. Aujourd'hui les journaux de
Toulouse renferment les détails des épouvantables ravages qu'une trombe
d'eau, qui a tout à coup rempli les torrents et qui en a créé de
nouveaux, est venue exercer dans plusieurs communes des Hautes-Pyrénées.
Nous ne les décrirons pas, parce que tous ces sinistres cruels se
ressemblent, et que tous se résument en deux mots: la ruine et la
mort.--Des avis du Cap-de-Bonne-Espérance, reçus à Londres, apprennent
que ces parages ont éprouvé une violente tempête dans la nuit du 26 août
et que l'on avait déjà constaté la perte, dans la baie d'Algoa, de
quatre navires anglais d'une valeur de 8 à 10 millions de francs.
Plusieurs personnes avaient péri dans ces sinistres, et l'on craignait
bien d'apprendre que la violence de la bourrasque avait encore jeté
d'autres navires à la côte.

En attendant que notre mission en Chine se détermine enfin à
s'embarquer, les journaux anglais nous apprennent que les importations
du la Grande-Bretagne dans le Céleste-Empire progressent tous les jours.
Une des plus récentes, c'est celle de la pendaison. Un soldat cipaye,
faisant partie du corps de l'armée anglaise; qui occupe l'île de Chusan,
avait été condamné à mort par une cour martiale, pour avoir tiré un coup
de fusil sur un sous-officier. Le jour fixé pour l'exécution, un gibet a
été dressé, les troupes ont été réunies en carré; trois Chinois
faisaient les fonctions d'exécuteurs. Un d'eux a décoiffé de son turban
le soldat, qui professait la religion musulmane; un autre lui a couvert
le front et les yeux avec un bonnet blanc, le troisième lui a passé la
corde au cou, et tout trois l'ont ensuite lancé dans l'éternité. Une
multitude de Chinois assistaient à ce spectacle, tout nouveau pour eux;
ils ont été fort effrayés en voyant le patient suspendu et inanimé; la
plupart ont pris la finie. Nous ne savons si l'amour-propre anglais aura
la satisfaction de voir abandonner la strangulation et la décapitation
pour ce nouveau mode de supplice.--Quant à nous, nous serions plus
fiers de voir une association, qui compte déjà de nombreux
souscripteurs, _l'Oeuvre de la sainte Enfance_, arriver à y détruire un
usage exécrable que sa barbarie a fait longtemps révoquer en doute.
Investis par leurs lois du droit de vie et de mort sur leurs enfants,
les Chinois l'exercent dans toute son horrible étendue. Des rapports
trop fidèles établissent qu'en trois ans la seule ville de Pékin a jeté
9,702 enfants à la voirie, sans compter ceux que des sages-femmes payées
étouffent dans les bains d'eau chaude au sortir du sein maternel; sans
compter ceux qui, exposée la nuit sur le pavé des rues, servent de
pâture aux chiens et aux animaux immondes; sans compter ceux que
l'avidité des marchands ramasse ou nourrit pour l'esclavage ou pour la
débauche; sans compter, enfin, ceux qu'on jette dans les eaux: masse
d'infanticides évaluée chaque année à 10,000 au moins par quelques
voyageurs, à 30,000, au dire de Dumont-d'Urville. Une association vient,
comme nous l'avons dit, de se former pour arracher à la mort cette coupe
réglée de victimes. Elle s'est assurée de la faiblesse des moyens qui
suffiraient pour conduire à un résultat si grand; tel est en Chine
l'excès de la misère, qu'un enfant se vend 50 à 60 centimes. L'oeuvre ne
demande à chaque associé que 5 centimes par mois, et, moyennant cette
faible offrande faite par un nombre d'associés tel qu'en peut fournir la
France, elle se charge de recueillir les milliers d'orphelins abandonnés
sur ces tristes plages. Plusieurs prélats viennent de publier en sa
faveur des lettres pastorales.

Un usage que les Anglais auront encore à introduire en Chine, c'est
celui des clubs. Les feuilles de Londres viennent de nous donner le
catalogue des établissements de ce genre qui prospèrent dans cette
ville. On n'en compte pas moins de vingt-cinq, non compris le fameux
club du Beef-Steak, fondé en 1736, présidé par un des plus illustres
ducs du royaume, où l'on ne mange d'autre viande que des tranches de
boeuf grillé, arrosées seulement de punch et de vin de Porto. Cette
énumération des richesses clubistiques de Londres a suggéré à un journal
anglais les réflexions suivantes: «Les clubs ne sont pas aussi dangereux
qu'on le craint ou qu'on se plaît à le répandre: 1° parce que ceux qui
les fréquentent ont déjà fait leur fortune ou sont en voie de la faire;
2º parce qu'au lieu de vider, comme chez soi ou à la taverne, deux ou
trois bouteilles d'un vin douteux, on est forcé par le décorum de n'en
boire, au club, qu'un simple carafon qui est excellent; 3º parce que, si
l'on y laisse parfois un peu de son argent, on n'y court pas du moins le
risque d'être impitoyablement rançonné par des fripons; 4º parce qu'on
n'y trouve que des gens d'un âge mur, dont toute la journée s'écoule au
club, et que pour un jeune mari, si gourmand que vous le supposiez, un
humble repas près de sa jeune femme est bien préférable à l'étiquette
inséparable d'un dîner d'apparat; 5º parce qu'en Angleterre, l'esprit de
_dicision_ marche de pair avec l'esprit d'_association_; que les partis
y sont tranchés, les opinions arrêtées d'avance, et qu'on n'y
souffrirait qu'assez impatiemment, dans un salon, qu'un interlocuteur,
si éloquent qu'il pût être, se permit de vouloir vous inculquer la
sienne.»--La bonne intelligence paraît moins facile à maintenir dans une
autre espèce de réunion que possède également en ce moment l'Angleterre:
c'est la ménagerie de M. Wombwell, à Leeds. Dans une des cages se
trouvaient deux beaux lions et deux léopards très-dociles. Ces quatre
animaux avaient été habitués à vivre ensemble, et le propriétaire de la
ménagerie se montrait au milieu d'eux à la manière de Van Amburgh ou de
Carter. Pendant les repas, les lions et les léopards étaient séparés; la
semaine dernière, ou a voulu essayer de leur faire prendre leur repas en
commun. On jeta quatre lambeaux de viande dans la cage. A peine un
léopard avait-il mis la patte sur un de ces lambeaux, qu'un des lions se
rua sur lui et l'étendit mort d'un coup de griffe. Sans l'intervention
du gardien, l'autre léopard eut été tué.

Il est aujourd'hui une question administrative dont chacun presse la
solution et l'application à Paris; c'est l'organisation pour cette
ville, devenue notre plus grand centre manufacturier, d'un conseil de
prud'hommes. On n'est pas d'accord sur les éléments qui devront
concourir à la formation de ce conseil; mais la nécessité de sa création
est trop généralement reconnue pour qu'on ne finisse pas par trouver un
terme moyen qui donne dans une certaine mesure satisfaction à tous les
droits. Paris ne peut pas demeurer plus longtemps privé d'une
institution dont les bons effets sont ressentis de tous les côtés. Nous
avons en France soixante-quatre villes de fabrique qui possèdent des
conseils de prud'hommes, ayant, comme on sait, pour mission de régler
les contestations qui s'élèvent entre les fabricants, les chefs
d'atelier, les ouvriers, compagnons et apprentis. Ces conseils ont,
comme les juges de paix, le double caractère de conciliateurs et de
juges. Ils sont institués en vertu du décret du 18 mars 1806, et régis
par le même décret et par la loi du 3 août 1810. On trouve, dans le
compte général de l'administration de la justice civile et commerciale
pendant l'année 1841, que les conseils de prud'hommes de quarante-six
villes manufacturières ont été saisis comme conciliateurs en bureau
particulier, de 11,635 affaires; ils en ont concilié près des quatre
cinquièmes. 2,029 ont été arrangées avant que le bureau particulier eût
statué, et les autres renvoyées devant le bureau général pour être
jugées. 238 de ces dernières ont été retirées avant le jugement, et 304
seulement ont été jugées. 230 des décisions intervenues étaient en
dernier ressort, et 74 en premier ressort. Il a été interjeté sept
appels. On sait que toutes ces affaires se traitent sommairement, sans
frais et sans retard. Dans les chiffres que nous avons donnés ne sont
point comprises les affaires jugées dans plusieurs grandes villes
manufacturières, telles que Marseille, Amiens, Alençon, Strasbourg,
Lyon, Tarare, Nîmes, Tours, etc. Il n'a pas été possible d'obtenir le
relevé officiel pour ces différentes cités; mais il est probable que les
dix-huit villes qui ne figurent pas dans le compte de l'administration
offrent une masse d'affaires presque aussi considérable que celle des
quarante-six villes dont on connaît les chiffres. Les quatre cinquièmes
des conflits soumis aux prud'hommes se terminent par conciliation. Sur
près de douze mille affaires, il n'y a eu que sept appels aux tribunaux
de commerce. L'utilité de cette juridiction ressort de ces deux seuls
faits. Aussi l'institution tend-t-elle à pénétrer partout où l'industrie
manufacturière prend quelque développement. C'est sans doute une des
premières questions dont le conseil municipal s'occupera après les
réélections auxquelles il va être procédé.

Chaque ministère a, depuis peu de temps, publié ou communiqué ses
documents statistiques. M. Villemain nous a dit que le nombre des
candidats qui se sont présentés à l'examen du baccalauréat ès-lettres, à
la fin de la dernière année classique, s'était élevé à 3,282; à 3,131 en
1842, et à 2,892 en 1841. Le _Moniteur_ a fait observer que la
difficulté des épreuves et la juste sévérité des examinateurs n'avaient
pas, comme on le voit, écarté les aspirants, ainsi qu'on semblait le
craindre d'abord. Le diplôme a été conféré à 1,568 aspirants; 1,711 ont
été ajournés. La proportion des réceptions est donc de 48 sur 100
candidats examinés; l'année dernière elle n'était que de 40, ce qui
constate une amélioration dans l'état des études.--M. le ministre du
commerce nous a fait connaître les progrès de notre commerce extérieur.
Il y a, dans les tableaux qu'il a publiés et dans les conclusions qu'il
en faut tirer, matière à un examen développé, qui ne pourrait trouver
place dans ce Bulletin de la Semaine.--Enfin, nous ayons été frappés de
voir dans le tableau publié par M. le ministre des finances sur le
produit des recettes pendant les trois premiers trimestres de 1843,
qu'alors que tous les impôts avaient été plus productifs qu'en 1842, il
y avait eu une diminution de 1,800,000 francs environ sur les droits du
sel acquittés pendant le même laps de temps. La consommation n'a pu
cependant diminuer, car elle avait été constamment progressive d'année
en année depuis un long temps. A quoi donc attribuer ce déficit
considérable? Les journaux de l'Est qui ont à annoncer presque tous les
mois l'adjudication d'une des salines de l'État à un même acquéreur,
agent, dit-on, de la reine Marie-Christine, et qui a déjà pris envers le
trésor pour dix millions environ d'engagements, les journaux de l'Est
veulent voir dans ce déficit, dans toutes ces ventes où il ne se
présente qu'un acquéreur, dans ces cahiers de charges dont ils
prétendent que les conditions ne sont pas remplies, dans toute cette
mutation, qui ne fait du reste que substituer le monopole d'un
particulier au monopole de l'État, au détriment de celui-ci et sans
aucun allègement pour le consommateur pauvre, un ensemble de faits et
d'actes administratifs qui doit appeler la très-attentive investigation
des Chambres.

Les établissements de bienfaisance prospèrent et se multiplient, la
colonie agricole de Mettray vient d'inaugurer une chapelle qui complète
l'ensemble de constructions que les fondateurs ont eu à faire élever
pour l'oeuvre qu'ils ont si noblement entreprise, et dans laquelle
l'humanité et la générosité publiques les ont si efficacement soutenues.
Au Petit-Quevilly, près de Rouen, un philanthrope éclairé, M. Guillaume
Lecointe, a fondé, il y a peu de temps, un établissement du même genre.
Il a eu également le bon esprit d'y annexer une société de patronage
pour le placement de ces malheureux enfants à l'expiration de leur temps
de détention. Ces excellents exemples trouveront des imitateurs, et l'on
ne peut tarder davantage à faire pour les orphelins et les enfants
indigents, ce qu'il est fort bien sans doute de faire pour les jeunes
détenus, mais ce qu'il serait dangereux et en quelque sorte immoral de
ne faire que pour eux.

L'École de Droit a vu son doyen, M. Blondeau, donner sa démission; et M.
Rossi, dans les habitudes duquel un pareil coup de tête n'entrera
jamais, a été nommé à sa place. Cette élévation au décanat d'un homme
qui compte déjà un très-grand nombre d'autres places, et qui doit la
qualité de Français et le titre de professeur, non pas à sa naissance et
à un concours, mais à une double ordonnance, a causé quelque émoi dans
les chaires et sur les bancs de l'École de Droit.--A l'École de
Médecine, à la séance de rentrée de la Faculté, a été prononcé un des
plus remarquables discours qui aient jamais été entendus dans cette
enceinte. Le professeur désigné pour cette tâche était M. Hippolyte
Royer-Collard, qui, dans un langage vif et noble, pur et élevé, a
parfaitement déterminé quels étaient les liens qui devaient unir les
sciences physiques et chimiques à la science médicale. C'est un travail
qui demeurera.--L'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres a procédé
à l'élection du successeur de M. le marquis de Fortia d'Urban. Nous
avions précédemment émis le voeu que la liste des candidats vît
s'inscrire quelque nom fait pour attirer à lui une majorité. Notre désir
a été satisfait, M. Mérimée, qui a publié plusieurs bons ouvrages
d'archéologie, et qui, comme inspecteur-général des monuments
historiques, a conjuré tant d'actes de vandalisme, s'est présente et a
été élu dès le premier tour de scrutin par 25 voix sur 38 votants. Les
13 autres suffrages ont été partagés entre MM. Ternaux-Compans, le
marquis de La Grange et Onésime Leroy. Le résultat de cette élection
sera sanctionné par le suffrage public--L'Académie des Sciences; a
procédé le 20 à la nomination d'un membre de la section d'astronomie en
remplacement de M. Bouvard. M. Mauvais a été élu.

Les arts et l'industrie se préparaient déjà à satisfaire la curiosité
publique qui trouvera largement à se repaître dans l'année 1811. Les
constructions pour l'exposition de l'industrie sont déjà commencées aux
Champs-Elysées, et sont menées avec activité. D'un autre coté, un avis
du directeur des musées royaux vient de rappeler aux artistes que les
tableaux qu'ils destinent à l'exposition du 15 mars prochain devront
être envoyés au Louvre du Ier au 20 février. Le Musée royal sera fermé,
sans aucune exception, le Ier février 1844, pour les travaux
préparatoires.. Ne serait-il donc pas possible de fair élever, aux
Champs-Elysées ou ailleurs, une construction définitive qui servirait
successivement aux expositions de nos manufacturiers et de nos artistes,
et qui permettrait aux nombreux étrangers que ces solennités attirent à
Paris, d'aller en même temps admirer les chefs-d'oeuvre des anciennes
écoles? Est-ce pour ménager l'amour-propre de Raphaël et du Poussin, de
Rubens et de Lesueur, qu'on s'arrange pour ne pas laisser voir leurs
tableaux en même temps que l'exposition annuelle?

Un jeune Hanovrien, avocat et écrivain fort distingué, M. Gans, vient de
mourir à Celle, à l'âge de trente-deux ans. Quelques journaux ont
annoncé qu'il était mort en prison. C'est un anachronisme. M. Gans avait
en, en effet, à se ressentir des bontés de S. M. le roi de Hanovre, mais
il n'était plus logé par les soins de ce monarque quand la mort est
venue le frapper. Il avait publié plusieurs ouvrages fort estimés, entre
autres: de _l'Infanticide, Projet d'un nouveau Code Pénal, Histoire du
Droit d'Hérédité_, etc.--Un de nos lieutenants-généraux, qui avait
marqué dès nos premières guerres d'Italie, le comte Ricard, vient de
terminer une carrière bien remplie.--Enfin, l'ingénieur auquel Bordeaux
doit son admirable pont, M. Deschamps, inspecteur-général des
Ponts-et-Chaussées, est mort dans cette ville.



Courrier de Paris.

Ou s'est beaucoup occupé, cette semaine, de comédies et de comédiens; il
est vrai que c'est là un texte de conversation toujours en vogue. Parler
de la pièce nouvelle, du chanteur, de l'acteur ou de la danseuse en
crédit, est un exorde commode et tout trouvé; il n'y a pas de genre
d'éloquence plus facile, si ce n'est l'éloquence sur la pluie et le beau
temps. Vous rendez une visite de digestion ou de politesse; à peine
êtes-vous arrivé au boudoir ou au salon, qu'il faut dire votre mot,
auquel on riposte aussitôt. Voici à peu près l'ordre et la marche de
cette entrée en campagne: «Comment vous portez-vous?--Quel temps
fait-il?--Ah! quel froid!--Oh! quelle chaleur!--Monsieur votre père
va-t-il mieux?--Avez-vous des nouvelles de madame votre tante?» Telle
est l'espèce de munitions qu'on épuise à la première escarmouche; après
quoi on s'arme de ce qu'on trouve, des flèches qu'on a le plus vite sous
la main. Les théâtres sont toujours là pour cette seconde fourniture.
Cette question; Avez-vous vu le dernier opéra ou la dernière comédie?
succède immédiatement à l'interrogation touchant l'état de votre santé
ou l'état de l'atmosphère. Il serait curieux de savoir, par exemple,
combien de fois par heure, par quart d'heure, par minute, Paris a
prononcé, depuis huit joins, les mois que voici: «Que pensez-vous de
_Dom Sébastien?_ Quand irez-vous entendre _Maria di Rohan?_»

Arrivés à ce point de l'oraison, il y a une foule de très-honnêtes gens
qui sont à bout du génie et ne savent plus quelle contenance tenir: ils
se frottent les mains ou respirent le flacon d'eau de Cologne placé sur
la cheminée, ou font pirouetter leur lorgnon autour de l'index, ou
tournent le dos au feu pour se donner l'importance d'un homme qui se
chauffe les talons, ou caressent la chaîne de leur montre et regardent
l'heure vingt fois.--Cela vous explique la grande importance que les
spectacles occupent dans les préoccupations de cette ville. Outre le
plaisir et la distraction que Paris trouve et achète à prix fixe dans
ces magasins de prose, de vers, de chants, d'entrechats et de tirades,
il est clair que les théâtres fournissent la nourriture aux muets et aux
bègues. La moitié de Paris ressemblerait à une succursale de l'abbé
Sicard si mademoiselle Grisi, M. Scribe, M. Donizetti, M. Duprez ne
déliaient pas les langues; et sans Carlotta,--et mademoiselle Rachel,
une foule de proches parents et de soi-disants amis intimes n'auraient
rien à se dire.

Bouffé a eu le haut bout des propos interrompus pendant ces derniers
jours; on ne s'est occupé que de Bouffé, on n'a parlé que de Bouffé. «Eh
bien! savez-vous ce qui en est? Part-il? reste-t-il? Cent mille francs!
cela est-il croyable?»

Il faut bien le croire, car cela est; tout le monde n'est pas le docteur
Morphorius de Molière, qui doute de tout, de l'évidence la plus
palpable, des coups de bâton qu'il reçoit.--Il n'est pas question de
coups de bâton dans l'affaire de Bouffé, mais de cent mille francs en
bons billets de banque ou en beaux écus comptant, que M. Nestor
Roqueplan, directeur des Variétés, a donnés à M. Delestre-Poirson,
directeur du Gymnase, pour paiement dudit Bouffé. M. Delestre-Poirson
ayant fourni à M. Roqueplan bonne et due quittance, Bouffé a quitté le
Gymnase et appartient depuis huit jours au théâtre des Variétés. Il y
débutera le 1er décembre prochain.

Le merveilleux n'est pas que Bouffé passe d'un théâtre à un autre, mais
qu'on achète un comédien si cher; dans dix-huit mois rengagement de ce
spirituel acteur avec le Gymnase expirait de plein droit; ce sont ces
dix-huit mois que M. Roqueplan a estimés 100,000 livres; c'est beaucoup
d'estime. En outre, M. Bouffé jouira d'un appointement annuel de 25,000
francs, assaisonnés de trois mois de congé. Je ne sais si le théâtre,
des Variétés a fait un bon marché, mais le théâtre du Gymnase a la
prétention de n'en avoir pas fait un mauvais. «Eh bien! disait quelqu'un
à M. Delestre-Poirson, croyez-vous que ce soit pour vous une bonne
affaire?--Mais oui, assez bonne, répliqua M. Poirson: j'ai cédé hier
pour 100,000 francs un acteur qu'avant-hier j'aurais donné pour rien.»

C'est quelque chose cependant que de perdre Bouffé; le Gymnase ajoute à
cette perte celle de madame Volnys; il parait que la désertion va
devenir à peu près générale, et que M. Delestre-Poirson est abandonné
par ses plus anciens serviteurs.

Madame Volnys a maintenant trente-quatre ans; Léontine Fay est déjà
loin, comme ou voit; qui ne se rappelle les succès précoces de cette
charmante petite fille, actuellement la très-sérieuse madame Volnys?

On raconte de certains héros qu'ils jouèrent avec une épée sur le sein
de leur nourrice; Léontine Fay dut jouer la comédie et fredonner le
vaudeville dans le ventre de sa mère; en ouvrant les yeux, elle vit le
soleil du lustre et de la rampe; le chef d'orchestre lui mit le
bourrelet, le décorateur la mena à la lisière, le machiniste la berça,
le souffleur lui donna la bouillie.--Léontine était célèbre, qu'elle
bégayait encore; le laurier poussa dans ses langes, la gloire lui arriva
au biberon.

A huit ans, elle avait parcouru les Pays-Bas et la France; à onze ans,
elle débutait au Gymnase; c'était en 1821. Quel succès! la ville géante
s'occupa d'une enfant.--Qu'y a-t-il de nouveau, Athéniens? Avons-nous
vaincu à Chéronée, ou Philippe est-il à nos portes?--Eh! quoi de plus
nouveau que Léontine mangeant des tartelettes, dans le _Mariage
Enfantin_, avec des couplets de M. Scribe, et des confitures dessus.
C'est alors que M. Fay s'écria, dans un transport d'admiration
paternelle: «Et madame Fay qui ne voulait pas faire cette enfant-la!»

Peu à peu, la petite Léontine devint mademoiselle Léontine, et M. Scribe
lui dit: «Siège à ma droite!» Puis M. Volnys passa par là un beau jour,
et en fit sa femme. Enfant, demoiselle et femme, elle est née, elle a
grandi au Gymnase; le Gymnase est son véritable père; il la berce,
l'élève et la marie; il assiste à son baptême et à ses noces. Cette
longue intimité va finir: madame Volnys entre au Théâtre-Français avec
le titre de sociétaire; l'union de madame Volnys et du Théâtre-Français
avait déjà été tentée il y a trois ou quatre ans, et rompue au bout de
quelque temps; ce second essai sera-t-il plus solide et plus durable? Il
faut l'espérer. La première fois, madame Volnys quitta le
Théâtre-Français par dévouement conjugal: elle demandait que M. Volnys
fût inscrit, comme elle, sur la liste de MM. les comédiens ordinaires du
roi; le Théâtre-Français refusa et comme il donnait pour raison que le
talent de M. Volnys n'était pas encore arrivé au point de perfection
nécessaire pour mériter un tel honneur, «C'est vrai, dit madame Volnys
avec cette naïveté qui la caractérise, mon mari n'est pas bon; il est
même mauvais, très-mauvais, détestable; mais que voulez-vous, c'est M.
Volnys!» Et elle brisa net les pourparlers. Le temps, à ce qu'il paraît,
modifie l'héroïsme conjugal le plus entêté; madame Volnys a sacrifié
cette fois son mari sur l'autel du Théâtre-Français; il n'est pas plus
question de M. Volnys dans cette affaire que s'il n'existait plus;
cependant il existe bien réellement, et se consacre quelque part à
l'emploi des pères-nobles.--Il n'y a pas longtemps que M. Volnys était
un jeune-premier; mais les jeunes-premiers et les jeunes-coquettes
deviennent si vite grands-papas et grand mères! Et puis, un beau matin,
vous lisez dans votre journal l'annonce de leur mort et de leur
enterrement.

Ainsi vient de mourir mademoiselle Émilie Leverd, une des plus piquantes
et des plus célèbres actrices de la Comédie-Française, Émilie Leverd
avait eu le talent, la jeunesse, la grâce, la beauté; peu à peu tout
cela disparut; quand la jeune et charmante Émilie est morte, elle avait
cinquante-cinq ans, et ressemblait à une bonne grosse bourgeoise de
l'île Saint-Louis ou du Marais. Acaste, Clitandre, Oronte et Alceste
n'auraient jamais pu reconnaître, dans cette excellente et respectable
créature, la belle Célimène aux traîtres veux. Voilà pourtant ce qui en
est tôt ou tard des Célimènes légères et des divines Aramintes!

Mademoiselle Émilie Leverd était née à Paris vers 1790; comme madame
Paradol, qui l'a précédée de quelques jours dans la tombe, elle entra
d'abord par l'opéra dans la vie dramatique; madame Paradol avait
commencé par chanter Gluck et Spontini avant d'arriver à Corneille et à
Racine. Avant de faire connaissance avec Molière, Regnard, Marivaux,
Destouches et Beaumarchais, Émilie Leverd dansa: son premier pas sur la
scène fut un entrechat, mais ce n'était point l'entrechat qui devait lui
créer un nom; elle réussit fort peu dans la pirouette, et n'aurait fait
qu'une jolie et médiocre danseuse; Picard se trouva là, heureusement,
pour interrompre le bal et convertir la bayadère en comédienne; il
enrôla Émilie Leverd dans la troupe du théâtre Louvois, autrement dit
théâtre de l'Impératrice, dont il était alors le général en chef. Le
joli visage, la fine taille, les dix-huit ans d'Émilie Leverd firent de
grands ravages dans le quartier Latin: on se battit aux portes du
théâtre en l'honneur de ses beaux yeux. L'Empereur lui-même, le Napoléon
de Marengo et d'Austerlitz, s'en émut, et, entre deux victoires,
mademoiselle Leverd vint jouer Roxelane et Céliméne sur le théâtre de
Saint-Cloud; le conquérant fut conquis; Émilie Leverd reçut, peu de
temps après, un ordre de début au Théâtre-Français. On était en 1808;
mademoiselle Contat avait pris récemment congé de Satan et de ses
pompes, il allait une grande coquette pour la remplacer; Émilie Leverd
se présenta hardiment, et le plus charmant succès justifia son audace.
Voici ce que Geoffroy, le grand juge de ce temps-là, dit des premiers
essais d'Émilie Leverd: «On avait répandu le bruit que la débutante ne
faisait autre chose que copier mademoiselle Contat. Dès qu'on a vu
mademoiselle Leverd, cette prévention s'est dissipée; on a trouvé
qu'elle avait une physionomie et un caractère à elle. C'est surtout dans
la Céliante du _Philosophe Marié_, que la comparaison entre ces deux
actrices est facile; car il n'y a pas longtemps que mademoiselle Contat
a cessé de jouer ce rôle; les souvenirs qu'elle y a laissés sont encore
récents. Or, rien ne se ressemble moins que la manière dont elles ont
joué l'une et l'autre: mademoiselle Contat y mettait une méchanceté, une
brusquerie, une pétulance quelquefois outrée; elle ne visait qu'à
l'effet théâtral, sans considérer l'âge, le sexe de Céliante, la
bienséance qu'exige la scène; mademoiselle Leverd, au contraire, a donné
à Céliante une douceur, une grâce, une aménité dont l'effet n'est pas
assez piquant, et qui affaiblissent le caractère. Quoique mademoiselle
Leverd ne nous ait pas représenté au naturel la véritable Céliante de
Destouches, elle nous a fait voir un enjouement si aimable, tant de
finesse et tant de grâce, qu'elle s'en fait aisément pardonner.» Et plus
loin, Geoffroy ajoute: «Quand mademoiselle Leverd doit paraître, la
salle est toujours pleine; voilà des débuts précieux pour le théâtre.
C'est dans ces occasions que l'intérêt des comédiens est souvent imposé
à leurs passions: ils craignent les débuts brillants, et ils les aiment.
De la beauté et du talent, c'est beaucoup plus qu'il n'en faut pour que
mademoiselle Émilie Leverd excite l'envie et produise de secrètes
rivalités; mais la comédie ne peut que gagner à ces débats: c'est la
source de l'émulation.»

[Illustration: Émilie Leverd, décédée le 18 novembre.]

Plus tard, ce que Geoffroy appelle la source de l'émulation dégénéra en
querelles furieuses. De 1802 à 1812, Céliante se contenta de recevoir et
de rendre de simples escarmouches; mais en 1812, à l'époque même de la
campagne de Russie, mademoiselle Leverd entra en campagne contre un
redoutable ennemi: mademoiselle Mars, depuis longtemps sans rivale dans
l'emploi des ingénues, mit le pied sur le terrain des grandes coquettes,
et aussitôt la guerre fut déclarée, et de vives batailles se livrèrent
des deux côtés. Le public, partagé en deux camps, en vint plus d'une
fois aux mains, sous les drapeaux de Leverd et de Mars. Un ordre signe
de Moscou essaya de régler cette mémorable querelle; mais le vainqueur
de l'Europe, qui venait de saisir l'empire des czars et le tenait encore
palpitant en ses puissantes mains, ne put parvenir à mettre d'accord
deux comédiennes, Mademoiselle Mars ne voulut accepter aucun traité de
partage; et mademoiselle Leverd, vaincue, malgré une courageuse
résistance, se retira fièrement. C'était un rude parti pour une actrice
charmante et adorée; aussi mademoiselle Leverd ne put-elle longtemps
bouder contre elle-même: elle sortit de sa tente après un an de rancune,
vint frapper à la porte du Théâtre-Français, et rentra en Grèce. Ce fut
par une comédie de M. Étienne, l'_Intrigante_, que l'exilée reparut,
après cette apparence de retraite. La pièce excita de telles tempêtes,
que la censure impériale intervint et mit son _véto_.

Cependant les années marchèrent, tandis que l'Empire s'écroulait, et
mademoiselle Leverd fut attaquée d'un mal qui est la ruine des jolies
femmes: du mal de l'embonpoint; il fallut bien s'y résigner, et de
Célimène qu'on était, se résoudre à devenir la femme jalouse, la mère
coupable, madame Evrard, et même madame Patin; c'en était fait de la
douceur, de la grâce et de l'aménité dont Geoffroy parlait douze ou
quinze ans auparavant. Madame Patin n'avait besoin que de la verve ronde
et de la grosse gaieté qui sont dans ses domaines... Et enfin arriva le
temps où madame Patin elle-même se décida à prendre définitivement sa
retraite, non pas par un caprice d'amour-propre et de rivalité, comme
avait fait Céliante, mais par lassitude, par raison, par nécessité... Et
c'est ainsi qu'Émilie Leverd disparut et finit.

Tout ce monde impérial, auquel elle avait appartenu, va mourir ou est
mort comme elle: les héros de cour, des champs de batailles et de
coulisse; les plus puissants, les plus habiles, les plus glorieux, comme
les plus riantes, les plus adorées et les plus belles!



Algérie.

PÈLERINAGE DE LA MECQUE.--TRANSPORT DES PÈLERINS DE L'ALGÉRIE, DE MAROC
ET DE TUNISIE A BORD DE BÂTIMENTS FRANÇAIS.

[Illustration: Embarquement dans le port d'Alger des Pèlerins de la
Mecque.]

Le pèlerinage est pour les fidèles musulmans de l'un et l'autre sexe un
acte religieux qui consiste à visiter, une fois dans sa vie, le _Kaabah_
(maison carrée tabernacle de Dieu), à la _Mecque_, au jour prescrit par
la loi, et avec différentes pratiques ordonnées par la religion. Cette
loi n'oblige que ceux à qui leur position ou des circonstances
particulières ne permettent pas de s'en dispenser, comme par exemple la
condition libre, le bon sens, l'âge de majorité, l'état de santé, l'état
d'aisance, la sûreté du voyage, la compagnie du mari ou d'un proche
parent, sous la garde duquel doit être la femme qui se destine au
pèlerinage; enfin, l'absence de tout empêchement légitime, de quelque
genre qu'il soit.

Le fidèle est tenu en son particulier à différents exercices, pour
s'acquitter convenablement de ce devoir important de l'islamisme; ces
exercices consistent à s'arrêter aux premières stations, autour de la
Mecque, à une certaine distance de la cité sainte, et sur la route même
des pèlerins qui y viennent de toutes les parties du inonde, à y faire
les purifications, à prendre l'_ihram_, espèce de voile ou manteau
pénitencier formé de deux pièces de laine blanches et neuves, sans
coutures. Finie pour se couvrir la partie inférieure, et l'autre la
partie supérieure du corps; à se parfumer avec du musc ou d'autres
aromates, à réciter des prières et à psalmodier des cantiques à haute
voix. Le pèlerin ne peut être vêtu que de son _ihram_; il peut cependant
avoir sur lui des espèces en or ou en argent, mais dans une bourse ou
dans une ceinture, être armé d'un sabre, porter son cachet au doigt, et
le saint livre du Koran dans un sac pendu à son côté. A son arrivée à la
Mecque, il doit aussitôt se rendre directement au _Kaabah_, entrer dans
le temple par la porte Schéibé, les pieds nus, et en récitant une prière
consacrée, s'approcher de la Pierre-Noire (1), la baiser
respectueusement ou bien la toucher des deux mains et les porter ensuite
à la bouche, faire, immédiatement après, les tournées autour du
sanctuaire, en partant de l'angle de la Pierre-Noire, et avançant
toujours du côté droit, pour avoir le sanctuaire à gauche, et par là
plus près de son coeur. Cette tournée autour du Kéabé se renouvelle sept
fois de suite: le pèlerin est tenu de faire les trois premières en se
balançant alternativement sur chaque pied, et secouant les épaules; les
quatre autres, au contraire, d'un pas lent et grave. Les tournées, qui
forment un des actes les plus importants du pèlerinage, doivent se faire
en trois différents temps: la première, le jour même de l'arrivée du
pèlerin à la Mecque; la seconde, appelée tournée de visite, pendant un
des quatre jours de la fête de Biram; et la troisième, tournée de congé,
le jour même de son départ de la Mecque.

[Note 1: L'hommage que l'on rend à cette pierre est pour rappeler au
fidèle l'aveu et la confirmation de l'acte de foi que toute la légion
des êtres spirituels fit à la création du monde. L'Être-Suprême les
ayant interrogés de la sorte: «Ne suis-je pas votre Dieu?» Tous
répondirent: «Oui, vous l'êtes.» Ces paroles furent déposées dans le
sein de cette pierre par l'Éternel lui-même. «Aussi la Pierre-Noire,
d'après les expressions du Koran, est un des rubis du paradis: elle sera
envoyée au dernier jour; elle verra, elle parlera, et elle rendra
témoignage de tous ceux qui l'auront touchée en vérité et dans la
sincérité de leur coeur.]

Le pèlerin doit aussi, ce dernier jour, boire de l'eau du puits de
Zemzem, dont l'origine miraculeuse est attribuée à l'ange Gabriel, et
même emporter de cette eau sainte pour en avoir chez lui et pour en
donner à ses proches et à ses amis. Enfin, au moment où il sort du
temple, il doit encore, 1º porter la main sur le voile du Kaabah; 2º
faire les prières les plus ferventes, en les accompagnant de larmes et
de soupirs; 3° toucher le mur _Multezem_ qui est entre la Pierre-Noire
et la porte du sanctuaire, en y posant d'abord la poitrine, ensuite le
ventre et la joue droite, à l'exemple de ce qu'a pratiqué le prophète
lui-même; 4º se retirer le visage constamment tourné vers le sanctuaire;
et 5º sortir par la porte El-Ouada (porte de la promesse), après en
avoir respectueusement, baisé le seuil.

[Illustration: Traversée des Pèlerins de La Mecque.]

Ces principales pratiques du pèlerinage sont entremêlées d'une foule
d'autres, d'excursions ou de processions hors de la ville, de visites à
l'Oeumré, petite chapelle située au milieu d'une plaine à deux heures au
nord de la Mecque, du jet des Sept-Pierres, de la célébration de la fête
des Sacrifices (Aid-Adha ou Kourhan-Baïram), l'une des deux grandes
fêtes religieuses de l'islamisme, etc.

C'est Mohammed (Mahomet) qui établit d'une manière invariable et
permanente le jour où tous les ans seraient célébrées la fête du
Pèlerinage et celle des Sacrifices.--Il la fixa au commencement de mars,
à l'approche du printemps, dans le double but de rendre le voyage moins
pénible aux pèlerins, et de faciliter en même temps le transport et la
vente de leurs denrées. On voit par là que le pèlerinage fut dans
l'origine une institution non moins politique que religieuse, favorisant
le commerce par la création dans le désert d'un immense marché, source
de richesses et de prospérité pour les villes pauvres où l'habile
législateur vécut longtemps obscur chamelier.

Rien n'égale le zèle et l'empressement de tous les peuples qui
professent l'islamisme à remplir ce devoir important de leur culte. Les
anciennes traditions relatives à l'origine du Kaabah, la profonde et
constante vénération des Arabes païens pour ce tabernacle, la politique
qu'eut Mohammed de consacrer ces mêmes opinions, et de présenter la
visite du sanctuaire comme un précepte divin, et l'un des principaux
articles de sa doctrine; la dévotion avec laquelle il s'en acquittait
lui-même; enfin, l'exemple de ses disciples, de ses successeurs et des
musulmans de tous les siècles, concourent à faire regarder encore
aujourd'hui comme absolue et indispensable l'obligation de visiter au
moins une fois dans sa vie le temple de la Mecque. Pour entreprendre ce
pèlerinage, les musulmans surmontent avec une constance étonnante les
hasards et les difficultés d'un voyage long et pénible. Aussi en voit-on
chaque année plus de cent mille de tout sexe, de tout âge, de toute
condition, s'acheminer des diverses contrées de l'Europe, de l'Asie et
de l'Afrique, vers le Kaabah de la Mecque. Il est des années où le
nombre des pèlerins va jusqu'à cent cinquante mille. Selon une opinion
populaire, il ne peut jamais y en avoir moins de soixante-dix mille,
parce que c'est le nombre arrêté dans les décrets du ciel, et que toutes
les fois qu'il reste inférieur les anges y suppléent d'une manière
invisible et miraculeuse.

[Illustration: Caravane de la Mecque.]

Le grand corps des pèlerins réunis à Damas marche sous l'escorte d'une
véritable armée, qui est chargée de les protéger contre les attaques des
Arabes nomades, surtout dans les déserts de la Syrie et de l'Arabie, et
qui les conduit jusqu'à la distance de trois journées de Médine. Là, ces
pèlerins se réunissent à ceux d'Afrique, qui marchent également sous la
garde d'un des premiers beys d'Égypte. La sortie de la grande caravane,
qui part du Caire dans les derniers jours du mois de décembre, et qui
met quarante jours pour arriver à la Mecque, se fait en grande pompe. Au
jour fixé, toute la foule des pèlerins, logée sous des tentes en dehors
de la porte des Victoires, se met en chemin, ayant à sa tête le chameau
mahmel portant le tapis offert chaque année à la ville du prophète. Tous
les deux ou trois ans, les sujets de l'empereur de Maroc font aussi ce
voyage en corps, sous la conduite particulière d'un officier de ce
monarque. Les mahométans de la Perse, du Japon, des Indes et du reste de
l'Orient, marchent d'ordinaire par bandes vers l'Arabie, et pourvoient
par eux-mêmes à ce qui leur est nécessaire, tant pour la sûreté que pour
la commodité du voyage. Arrivés sur les terres de l'Arabie, tous, en
général, se reposent sur la vigilance et sur les soins du chérif de la
Mecque, qui est censé répondre d'eux.

Le chérif de la Mecque reçoit le corps des pèlerins à la tête de troupes
nombreuses chargées de veiller à leur salut pendant les stations hors de
la cité, soit avant, soit après la célébration de la fête des
Sacrifiers, comme aussi de maintenir l'ordre parmi les pèlerins
eux-mêmes.

Toutes les pratiques, aussi austères que minutieuses, qui constituent le
pèlerinage, se terminent par des fêtes et des réjouissances qui durent
trois nuits du Raman, et pendant lesquelles le chérif de la Mecque, les
pachas de Damas et d'Égypte font tirer des milliers de fusées, tandis
qu'une bonne partie des pèlerins, surtout les Égyptiens et les Arabes,
s'ébattent par toutes sortes de jeux et de bouffonneries.

Tout musulman qui se destine au pèlerinage se nomme _hallal_ (débutant),
jusqu'au moment ou il prend l'ihram dans l'une des stations aux environs
de la Mecque. Couvert de ce manteau, il porte le nom de _mohrim_, auquel
succède celui de _hadj_, qui signifie pèlerin. Aussitôt qu'il a
satisfait à toutes les pratiques requises pour cet acte religieux, cette
dénomination de _hadj_, que la religion accorde à tous ceux qui ont
visité le sanctuaire, devient une espèce de surnom que les pèlerins de
tout état, de tout rang et de toute condition conservent le reste du
leurs jours. A cette prérogative qui leur concilie une espèce de
vénération publique, se joint encore celle de se laisser croître la
barbe, comme étant une pratique consacrée par la loi et par l'exemple
même du prophète.

Sous la domination turque, l'époque ordinaire du départ d'Alger pour le
pèlerinage de la Mecque était à peu près fixé au mois de novembre, afin
que les pèlerins pussent arriver assez à temps au Caire pour se joindre
à la grande caravane qui part de cette ville. Le pèlerinage était
autorisé par le bey dans une réunion du Medjlis (tribunal des ulémas)
qu'il convoquait à cet effet et où était appelé l'oukil (administrateur)
de la corporation de la Mecque et Médine. Celui-ci remettait au muphti
les sommes destinées aux pauvres de ces villes, et qui étaient fixées
invariablement pour chaque année a environ 10,800 fr. Cet argent était
ensuite confié par portions égales à chacun des pèlerins, qui en
devenait le gardien et en faisait la remise, à la Mecque, à un
beit-el-mal (trésorier), qui était regardé comme le chef de la caravane
d'Alger. Cette caravane se composait de trois à quatre cents pèlerins,
qui se réunissaient à Alger de tous les points de la régence. Les Arabes
habitant les contrées les plus voisines du désert s'adjoignaient à la
caravane de Maroc, qui traversait une partie du Sahara pour se rendre à
Alexandrie. Ces voyages se faisaient ordinairement sur un ou plusieurs
bâtiments de transports frétés par des négociants d'Alger. Chaque
pèlerin payait son passage: celui du beit-el-mal et des gens à son
service était seul gratuit.

Au moment du départ d'Alger, l'oukil de la Mecque et Médine remettait au
beit-el-mal l'oukfia, ou état nominatif des personnes de la ville sainte
qui avaient droit aux secours annuels envoyés d'Alger. La somme de
10,800 fr. versés par la corporation s'accroissait parfois des dons
faits par les hauts fonctionnaires de la régence. La caravane arrivée à
sa destination, les fonds étaient distribués par le beit-el-mal aux
personnes désignées, dans la proportion d'un tiers pour les pauvres de
la Mecque et de deux tiers pour ceux de Médine.

En cas de décès d'une de ces personnes, les héritiers avaient droit à sa
portion. Si, dans la traversée, un pèlerin venait à mourir, le
beit-el-mal s'emparait de ses effets, en faisait la vente, prélevait un
droit de dix pour cent, et rendait compte il son retour des successions
qu'il avait recueillies.

Aucun envoi de marchandises n'était expédié de la régence, dont le
commerce d'exportation était presque nul; mais les denrées produites par
l'Hedjaz, (nom de la province où est située la Mecque) étaient importées
en assez, grande quantité et donnaient un bénéfice important au commerce
algérien, tels que l'ambre, la perle, les cachemires, le café moka, le
musc, les bois d'aloès et de sandal, l'écaille, les chapelets et les
étoiles brochées de Damas.

Après la conquête d'Alger par la France, les pèlerinages ont été
interrompus, et les indigènes ont pu voir dans cette omission d'une
pratique qui leur est chère, une preuve de notre mépris ou tout au moins
de notre indifférence pour leurs moeurs et leur religion. Dès le
commencement de 1836, cependant, l'attention de l'administration
algérienne s'était portée sur l'utilité de faire revivre en Algérie les
pèlerinages, sous les auspices et avec la protection de l'autorité
française. Les circonstances difficiles dans lesquelles le pays s'est
trouvé, l'état de guerre sans cesse renaissant et de permanentes
hostilités ont, pendant plusieurs aimées, encore retardé la réalisation
de ce projet. Mais en 1842, la situation favorable de notre colonie a
permis enfin de mettre à exécution une mesure dont l'importance
politique et commerciale même ne saurait être l'objet d'aucun doute; car
en même temps que les indigènes trouveront naturellement dans
l'assistance accordée par le gouvernement à l'accomplissement de l'une
des prescriptions de l'islamisme une preuve de l'égale sollicitude avec
laquelle l'administration s'attache à protéger toutes les croyances
religieuses, sans distinction de culte et de nation, il est présumable
que nous retirerons de grands avantages pour l'influence morale de notre
domination et pour l'extension de nos relations commerciales d'une
disposition dont l'effet doit être, tôt ou lard, d'attirer dans nos
ports les caravanes qui aujourd'hui font le commerce du désert par le
Maroc.

Parti de Toulon le 13 septembre 1842, un bâtiment à vapeur de l'État,
_le Caméléon_, de 220 chevaux, commandé, par M. le capitaine de corvette
Poutier, a été expédié en Algérie pour être mis à la disposition des
pèlerins. Cent vingt-quatre indigènes, appartenant aux classes riches et
lettrées, et recueillis dans les provinces d'Alger, d'Oran et de
Constantine, ainsi que dans la régence de Tunis, ont pris place à bord
de ce navire, et ont été transportés aux frais de l'État à Alexandrie,
où ils sont arrivés le 3 octobre suivant. A leur débarquement, les
dispositions prises par les soins de notre consul-général leur ont
assuré l'aide et l'assistance qui leur étaient acquis en leur qualité de
sujets de la France, et dont ils avaient besoin pour accomplir leur
pèlerinage. Comme la plupart étaient venus sans provisions, le
gouvernement a pourvu à leur nourriture pendant la traversée, et avait
fait mettre à bord des approvisionnements consistant en moutons,
volailles, oeufs, fruits secs (raisins et figues), riz, biscuit, sucre
et café. Le pèlerinage terminé, un autre bâtiment de l'État, _le
Tancrède_ est allé rechercher les pèlerins, et les a ramenés, au mois de
juillet 1843, dans les divers ports où ils avaient été embarqués.

Dès le mois d'août 1842, l'agha El-Mezari (v. l'_Illustration_, t. Ier,
p. 349), deux de ses fils et Abd-el-Aziz, chef des Douairs de la
province d'Oran, avec une douzaine du personnes de suite avaient été
admis comme pèlerins, aux frais de l'État, sur les paquebots partant de
Marseille pour Alexandrie, d'où ils ont également été ramenés de la même
manière.

Les heureux résultats produits par ce premier essai ont déterminé le
gouvernement à le renouveler cette année. Le 4 octobre 1843, le bâtiment
à vapeur _le Cerbère_, affecté à cette mission spéciale, est arrivé à
Alger; il en est parti le 6 pour aller prendre d'abord à Tanger quelques
personnages importants qui ont sollicité cette faveur et auxquels elle a
été accordée, il a touché ensuite successivement à Mers-el-Kebir,
Cherchell, Alger, Philippeville et Rone, pour recueillir dans chacun de
ces ports les pèlerins algériens, et a continué sa marche vers
Alexandrie en touchant à Tunis, ou il avait également l'ordre de
recevoir à son bord les pèlerins de cette régence. Outre les provisions
nécessaires à leur nourriture, _le Cerbère_ a embarqué à Toulon deux
cents couvertures de campement, destinées à les garantir des rigueurs de
la saison pendant la traversée.

C'est par de semblables mesures, sagement combinées avec les résultats
des expéditions militaires et surtout avec le développement de la
colonisation, qu'il deviendra chaque jour moins difficile, il faut
l'espérer, d'assurer le succès de l'oeuvre importante que la France a
entreprise et poursuit depuis plus de treize années en Algérie.



Académie des Sciences.

COMPTE-RENDU DES SÉANCES DES DEUXIÈME ET TROISIÈME TRIMESTRES.

(Voir t. II, p. 182.)

1. Sciences médicales. (Suite.)

_Pathologie médicale_.--M. Guyon a adressé d'Alger à M. Breschet une
note sur un cas de morve précédée de farcin qui s'est développée par
contagion du cheval à l'homme, et a pu être inoculée de l'homme au
cheval. Cette observation, recueillie avec le plus grand soin et
très-détaillée, suffirait à détruire tous les doutes, s'il pouvait en
exister encore sur la propriété contagieuse pour l'homme de cette
affection terrible, et jusqu'à présent incurable dans l'espèce humaine.

M. Moreau de Jonnès a communiqué à l'Académie, dans les séances du 10
juillet et du 7 août, des données statistiques nouvelles sur le nombre
d'aliénés existant en France, et sur les causes de l'aliénation mentale.
Ce sujet avait déjà été abordé par plusieurs auteurs, mais aucun n'avait
pu réunir les éléments de calcul que M. Moreau de Jonnès a trouvés dans
une investigation officielle. Les recherches de ce savant consciencieux
portent à. 18,350, ou 1 sur environ 2,000 habitants, le nombre des
aliénés existant en France. Ce calcul est basé sur huit recensements
annuels et généraux.

3,400 à 5,800 aliénés, 1 sur 6,000 habitants, sont annuellement admis
dans les hospices; les sorties montent à 3,000, les morts sont de 1,600
à 1,969, 9 à 10 sur 100.

Selon M. Moreau de Jonnès, sur 10 aliénés, 7 doivent la perte de leur
raison à des causes physiques, 3 seulement à des causes morales. Parmi
les causes physiques, l'_idiotisme_ et l'_épilepsie_ figurent en
première ligne et presque pour la moitié des cas; l'ivrognerie,
l'_irritation excessive_, etc., viennent ensuite. Le chagrin et l'amour
sont les causes morales qui ont le plus d'action; puis viennent les
idées religieuses, etc.

M. Parchappe, médecin de l'asile des aliénés de Rouen, a lu à l'Académie
un mémoire dans lequel il rappelle que, dès 1839, il a évalué
approximativement le nombre des aliénés en France à 1 sur 2,000, chiffre
conforme à celui qu'un calcul rigoureux a donné à M. Moreau de Jonnès;
cette évaluation était fondée sur les documents publiés par M. Ferrus,
dans son important ouvrage intitule _des Aliénés_. M. Parchappe pense
aussi, comme M. Moreau de Jonnès, que la civilisation ne peut avoir
qu'une heureuse influence sur l'aliénation mentale; mais il s'attache à
démontrer que M. Moreau de Jonnès réunit à tort dans un même cadre
l'idiotisme, l'épilepsie et la folie. «On ne saurait mettre sur la même
ligne ni confondre, au point de vue de leur cause et de leur origine,
dit M. Parchappe, l'idiotisme, ou idiotie, et la folie; réunir ces deux
affections sous le nom commun d'aliénation mentale, c'est donner à cette
expression un sens trop étendu et détourné de celui que l'on s'accorde
généralement à lui reconnaître en pathologie.

«L'idiotie n'a de commun avec la folie que le trouble des facultés
intellectuelles; elle en diffère essentiellement sous beaucoup de points
de vue, mais surtout sous le rapport de l'étiologie, c'est-à-dire de
l'étude de leurs causes. L'idiotie est une maladie congénitale, ou au
moins contemporaine de la première enfance; sa cause est une
défectuosité d'organisation, mais l'idiotie elle-même n'est pas une
cause, c'est une maladie; la faire figurer parmi les causes de
l'aliénation mentale, c'est agir comme si l'on signalait parmi ces
causes la folie.

«On peut en dire autant de l'épilepsie, avec cette restriction pourtant
que l'épilepsie est quelquefois une véritable cause d'aliénation
mentale; mais habituellement, dans les cadres étiologiques, l'épilepsie
ne représente autre chose que la maladie elle-même, compliquée ou non de
folie.

«L'irritation excessive, ajoute M. Parchappe, est-elle vraiment une
cause de folie, et que signifient, à proprement parler, ces mots? Leur
sens est bien vague: irritation ne peut guère être ici synonyme que de
susceptibilité; la susceptibilité n'est pas un cause, c'est une
prédisposition, et si on la considérait comme cause, ce serait une cause
morale.

«Défalquant du total des causes l'idiotie, l'épilepsie et l'irritation
excessive, il reste: causes physiques, 2,938; causes morales, 3,147;
différence en plus pour ces dernières, 209.»

M. Moreau de Jonnès, sans profiter de plusieurs arguments qu'il pouvait,
ce nous semble, faire valoir en sa faveur, a borné sa réponse à dire
qu'il avait adopté une classification des maladies mentales différente
de celle de M. Parchappe, parce que son travail était antérieur aux
publications du médecin de Rouen, et parce que, d'ailleurs, les opinions
sur ce chapitre varient à l'infini. Après avoir attaqué la doctrine de
M. Parchappe, et avoir dit qu'il persisterait à considérer comme une
même chose l'idiotie et l'aliénation mentale, jusqu'à ce que le scalpel
lui eût démontré quelque différence entre le cerveau d'un idiot et celui
d'un fou, il a décliné toute prétention à traiter la question au point
de vue médical, et a déclaré que l'auteur de la classification adoptée
par lui était l'illustre Pinel.

M. Parchappe aurait bien des choses à répondre; car, pour s'en référer à
l'autorité qu'invoque le savant académicien, qu'aurait dit Pinel si on
lui eut interdit de classer les différents délires avant que le scalpel
démontrât leurs caractères distinctifs? Si, jusque-là, on lui eût
contesté le droit de distinguer une de ces malheureuses créatures,
ébauches grossières de l'intelligence humaine, et ce fou de génie, à qui
une hallucination faisait voir sans cesse un précipice à côté de lui.

Est-il bien certain, d'ailleurs, que l'impossibilité de distinguer
anatomiquement le crâne et le cerveau d'un idiot de ceux d'un fou soit
de règle générale; ne serait-ce pas l'exception? puisqu'on cite
Esquirol comme ayant partagé l'opinion de Pinel, ne pourrait-on pas
faire observer qu'Esquirol a le premier modifié la classification de son
maître, et fait le premier pas dans la doctrine qui sépare l'idiotie de
l'aliénation, en séparant l'idiotie de la démence, celle de toutes les
formes de l'aliénation avec laquelle on s'accorde à lui trouver le plus
d'analogie. M. Parchappe pourrait dire aussi que Georget, contemporain
d'Esquirol, et dont le nom a bien quelque poids, a considéré l'idiotie
comme devant être étudiée et classée en dehors de l'aliénation mentale,
proprement dite.

Mais en admettant, avec de très-bons esprit, la question de l'idiotie
comme non résolue, que dire de l'épilepsie? Faut-il considérer tous les
épileptiques comme aliénés? Non, sans doute, et M. Moreau de Jonnès le
dira comme nous. Cependant, un bon nombre d'épileptiques non aliénés
partagent l'asile de ceux chez qui l'aliénation se joint à l'épilepsie.
Dans beaucoup d'asiles même, et c'est un malheur, les épileptiques,
sains d'esprit ou fous, sont confondus avec les aliénés non
épileptiques. Est-ce une raison pour enregistrer tous les épileptiques
comme fous? tous les cas d'épilepsie comme cause de folie? Parce qu'un
hôpital renferme des galeux et des scrofuleux, faut-il confondre dans un
même cadre la gale et les scrofules?

«Qu'est-ce que l'irritation excessive?» demande M. Parchappe; mais ici
on l'arrête en lui opposant encore le nom de Pinel, et lui disant qu'il
est fatal de s'élever contre la parole du maître. Nous avions toujours
vécu dans la conviction que rien n'est plus fatal que de jurer sur la
parole du maître, et qu'on nous permette de l'avouer, la contre-partie
de cet aphorisme nous rappelle les proverbes que Beaumarchais s'amusait
à retourner.

M. Négrier présente une note sur un moyen d'arrêter les hèmorrhagies
nasales, qui consiste à élever un bras ou les deux à la fois, après
avoir bouché préalablement la narine ou les narines si l'écoulement a eu
lieu des deux côtés. Il s'appuie sur un assez grand nombre
d'observations qui lui sont propres, et que M. Dumas déclare avoir vu ce
moyen réussir plusieurs fois. On sait que certaines attitudes, comme la
station à genoux et l'extension des bras en croix, sans autre soutien
que la force musculaire, amènent chez quelques individus un état voisin
de la syncope ou même la syncope complète quand ces altitudes sont
maintenues un certain temps. Cela expliquerait assez bien, sous le
rapport physiologique, l'effet produit par l'élévation des bras dans
l'hémorrhagie nasale. L'expérience aura bientôt décidé de l'importance
réelle de ce moyen, que nous n'avions encore vu indiqué dans aucun
auteur, et dont il faudra savoir gré à M. Négrier, si la pratique
générale vient confirmer les observations qu'il a pu faire.

_Chirurgie_.--M. Jobert de Lamballe a présenté un mémoire sur la cure
radicale de la grenouillette par un procédé autoplastique dont il est
l'inventeur; ce procédé, fort ingénieux, a réussi déjà plusieurs fois à
M. Jobert, et on peut le considérer comme une véritable conquête
chirurgicale, puisqu'il permet de guérir sans retour un mal dont les
moyens employés jusqu'à ce jour amenaient rarement la guérison
momentanée, et n'empêchaient presque jamais la récidive.

Plusieurs mémoires ont été présentés, notamment par MM. Malgaigne et
Desmarres, sur des opérations pratiquées pour rendre à la cornée si
transparence en enlevant les couches devenues opaques, et pour remédier
par l'autoplastie aux pertes de substance on à l'enlèvement de cette
importante partie de l'oeil. Les essais n'ont encore été tentés que sur
des animaux, et demandent à être continués par de nouvelles et
nombreuses expériences, et sanctionnés par le temps avant que ces
différents procédés soient appliqués à l'homme. Nous tiendrons nos
lecteurs au courant de cette question dans le compte-rendu du prochain
trimestre.



Des Théâtres et du Droit Perçu sur leurs recettes.

On trouve dans les registres manuscrits du Parlement, à la date du 27
janvier 1541, des lettres patentes de François ler accordées aux
Confrères de la Passion et enregistrées par le Parlement, à la condition
de l'accomplissement de certaines formalités. Nous y lisons;

«Sur lettres patentes portant permission à Charles le Noyers et
consorts, maistres et entrepreneurs _Au Jeu et Mystère de l'Ancien
Testament_, faire jouer et représenter en l'année prochaine ledit jeu et
mystère, suivant lesdites lettres, leur a esté permis par la cour, à la
charge d'en user bien et duement sans y user d'aulcunes frauldes, ny
interposer choses prophanes, lascives ou ridicules; que pour l'entrée du
théâtre, ils ne prendront que deux solz de chascune personne; pour le
louage de chascune loge durant ledict mystère, que trente escus; n'y
sera procédé qu'à jours de festes non solennelles; commenceront à (une)
heure après midy, finiront à cinq; feront en sorte qu'il n'en suive
scandalle ou tumulte; et à cause que le peuple sera distraict du service
divin, et que cela diminuera les aulmônes, ils bailleront aux pauvres la
somme de mil livres, sauf à ordonner de plus grandes sommes.»

Cette stipulation d'une somme une fois payée est la plus ancienne
redevance connue imposée à un théâtre au profit des pauvres. Nous avons
le premier, dans un autre ouvrage, fait connaître cet édit. Nous n'en
avons trouvé aucun autre qui ait, sous les règnes suivants, prescrit un
prélèvement du même genre; mais si la mesure ne continua pas à être
obligatoire, les comédiens furent toujours volontairement charitables.
Sur les plus anciens registres que possède la Comédie-Française, sur les
registres de la troupe de Molière, on voit souvent figurer à la dépense
du jour des articles analogues à ceux que nous y trouvons à la date du
25 mai 1665. On avait donné _Don Japhet d'Arménie_, de Scarron; la
recette avait été de 265 livres; voici la dépense:

        Frais ordinaires                            55 liv.  13 s.
        A Craunier, pour des menus frais,            1       10
        A M. Ducroisy, pour une charité,            11        »
        Pour les Capucins,                           1        »

Ou trouve souvent, sur les registres de cette troupe, de ces mentions
de _charités_. On y voit même figurer le prix de _deux messes_; mais
c'est quelques jours après la mort de Molière, et sans aucun doute à
l'occasion de cet événement. Quant aux aumônes aux _Capucins_, elles
reviennent sans cesse pour des sommes de _dix sous à deux et trois
livres_. Jusqu'en 1696, ces dons demeurèrent variables; mais, à partir
de cette époque, les Comédiens Français consentirent à ce qu'il fût
prélevé chaque mois, sur leurs recettes, une somme à répartir entre les
plus pauvres couvents de Paris. Les Cordeliers, non compris dans le
partage, adressèrent aux Comédiens la requête suivante:

«Chers frères, les Pères Cordeliers vous supplient très-humblement
d'avoir la bonté de les mettre au nombre des pauvres religieux à qui
vous faites la charité. Il n'y a point de communauté à Paris qui en ait
un plus grand besoin, eu égard à leur nombre et à l'extrême pauvreté de
leur maison. L'honneur qu'ils ont d'être vos voisins leur fait espérer
que vous leur accorderez l'effet de leurs prières, qu'ils redoubleront
pour la prospérité, de votre chère compagnie.»

Le 25 février 1699, cet abandon, jusque-là facultatif de la part des
directeurs, devint obligatoire, et une ordonnance de cette date porte
que «le roi, voulant contribuer au soulagement des pauvres, dont
l'Hôpital général est surchargé, a cru devoir leur donner quelque part
aux profits considérables qui reviennent des opéras de musique et
comédies qui se jouent à Paris par sa permission.»

C'est de cette dernière époque que date ce qu'on appelle _le droit des
pauvres_; mais avant la Révolution, cette redevance n'était pas la seule
que les théâtres eussent à acquitter. Ils payaient également tribut, la
Comédie-Française exceptée, à l'Académie royale de Musique. Des
registres que possèdent les archives de l'Opéra nous font connaître les
noms et les chiffres des redevanciers pour l'année 1784-85:

Le Vauxhall d'Hiver, le sieur de La Salle,               liv.  s.   d.
 forfait pour l'année.                                   600   »    »
Les grands danseurs de corde, le sieur Nicolet,
 à 48 livres par représentation.                      18,048   »    »
Ambigu-Comique, le sieur Audiot, à 36 livres, par
 représentation.                                      16,048   »    »
Variétés-Amusantes, les sieurs Maltère, à 36 livres
 par représentation.                                  20,868   »    »
Redoute chinoise, le sieur Plainchêne, à 24 livres
 par représentation.                                   2,391   »    »
Les Associés, du 1er octobre, 600 livres par an.         300   »    »
Figures en cire du sieur Curtins.                        150   »    »
Spectacle du théâtre des Beaujolais.                     835   »    »
Le sieur Préjean.                                         25   »    »
Ombres Chinoises.                                        120   »    »
Optique du sieur Zaller.                                 180   »    »
Les Fantoccini italiens.                                 345   »    »
Les feux du sieur Ruggiere.                              936   »    »
Joute de la Rapée.                                       324   »    »
Joute du Gros-Caillou.                                   384   »    »
Courses de chevaux du sieur Ashley jusqu'au
 16 février 1785.                                      2,016   »    »
L'homme ventriloque.                                      24   »    »
Machine hydraulique, à 5 livres par mois.                  5   »    »
Le sieur Nicoud, pour avoir le droit de faire
 voir son singe.                                           6   »    »
Le sieur Marigny, pour avoir le droit de faire
 voir des nains.                                          36   »    »
Le sieur Second, pour avoir le droit de faire
 voir des marionnettes.                                   48   »    »
Le sieur Devains, pour un cabinet de figures en cire.     36   »    »
Le sieur Du Mesuyb, géants, pour la foire Saint-Germain.  30   »    »
Le sieur Berlin, mécanicien.                              12   »    »

                         Total.                       63,841   6    8

L'année suivante, les abonnements annuels furent plus nombreux; mais cet
arrangement fut tout dans l'intérêt de l'Opéra, qui exigea, à forfait:
de la Comédie-Italienne, 40,000 liv.; des Variétés, 40,000 liv.; des
grands danseurs de corde, 24,000 liv.; et de l'Ambigu-Comique, 30,000
liv.

La Révolution vint abolir ce vasselage comme tous les autres; mais
bientôt, le droit fixe et général du dixième de la recette brute au
profit de l'administration des hospices fut établi à Paris, sur tous les
théâtres sans exception. Cette mesure détermina la plupart d'entr'eux à
augmenter du dixième le prix de leurs places, par ce calcul que le
public ne serait point éloigné ou diminué par cette augmentation, qu'ils
regardaient comme insignifiante, et qu'ainsi ce serait uniquement lui
qui supporterait cet impôt. C'est ce qui explique le prix actuel de 44
sous pour une place de parterre à la Comédie-Française. Il n'était
antérieurement que de 40 sous.

Un document administratif, récemment publié, fait connaître les sommes
que les différents théâtres ont payées pour ce droit depuis trente-cinq
années, que l'on divise en périodes quinquennales. L'Opéra a versé, pour
sa part, 2 millions 573,000 fr.; le Théâtre-Français. 2 millions 215,000
fr.; l'Opéra-Comique, 2 millions 60,000 fr. En voici le détail:

                               Opéra.       Français.      Opéra-Comique.

        De 1807 à 1811,       293,000       351,000         334,000 fr.
        De 1812 à 1816,       305,000       385,000         337,000
        De 1817 à 1821,       282,000       344,000         323,000
        De 1822 à 1826,       314,000       348,000         306,000
        De 1827 à 1831,       309,000       234,000         243,000
        De 1832 à 1836,       498,000       251,000         215,000
        De 1837 à 1841,       572,000       303,000         302,000

Nous bornant à ces cinq dernières années pour les autres théâtres, nous
voyons que, de 1837 à 1841, en prenant, non pas le rang que leur assigne
le plus ou le moins de dignité de leurs genres respectifs, mais l'ordre
que nous indique l'importance de leur tribut, ils ont payé:

        Cirque-Olympique,                356,000 fr.
        Italiens,                        315,000
        Palais-Royal,                    277,000
        Variétés,                        238,000
        Gymnase-Dramatique,              216,000
        Gaieté,                          201,000
        Vaudeville,                      195,000
        Porte-Saint-Martin,              180,000
        Ambigu-Comique,                  162,000
        Folies-Dramatiques,              124,000

Nous avons souvent entendu et lu des réclamations contre ce prélèvement
sur les recettes des entreprises théâtrales; mais nous n'avons pas été
frappés de la force des arguments qu'on a mis en avant pour les
justifier. Pour notre part, nous ne croyons pas que l'art y gagnât plus
que l'ordre public et la morale, si la libre concurrence était permise
en spéculations de ce genre. Le législateur a donné à l'autorité le
droit de limiter le nombre des théâtres et d'accorder les privilèges
nécessaires pour les exploiter. C'est une faveur, par conséquent,
qu'elle accorde; son droit d'y imposer des conditions est donc
incontestable, et, pour notre pari, nous ne trouvons celle de remettre
un dixième des recettes aux pauvres ni injuste ni excessive.

Nous savons bien qu'on a argué contre ce droit des déconfitures
nombreuses qui se sont succédé dans les directions; nous ne pensons pas
qu'il en ait été le moins du monde la cause véritable; nous n'ignorons
pas davantage qu'en additionnant les chiffres des déficits des faillites
pendant une période dont on avait fait choix, on a trouvé que leur total
était aussi celui des paiements faits aux hospices. On en a conclu que
si les pauvres n'eussent rien reçu, les directeurs qui avaient fait de
mauvaises affaires auraient au contraire pu payer intégralement leurs
créanciers. Nous regardons ce calcul comme purement spécieux, et la
conséquence comme fort peu logique. La plus forte partie de ce total des
versements faits aux hospices a été fournie par les entreprises qui
prospéraient, et par conséquent celles qui sont tombées pour n'avoir pas
fait de recettes, à moins de se substituer aux pauvres, n'auraient
profilé en rien de ce tribut des théâtres heureux. C'est donc ailleurs
qu'il faut chercher la cause des malheurs financiers d'un grand nombre
de directeurs, et le tort de l'administration, qui, à nos yeux, n'y est
pas étrangère, mais par un tout autre fait que celui qui lui est
reproché par les adversaires du droit des hospices.

Les théâtres concourent à la prospérité de Paris en y attirant les
étrangers, et le gouvernement est le premier à reconnaître l'influence
politique qu'ils peuvent ainsi indirectement exercer; chaque année des
subventions importantes sont demandées aux Chambres et votées par elles
pour soutenir ceux des grands théâtres qui ont à faire face aux frais
les plus considérables. Ils encouragent l'art, ils activent l'industrie,
et l'on a calculé qu'en fournisseurs qu'ils alimentent et en individus
qu'ils emploient, depuis le premier ténor de l'Opéra jusqu'à l'ouvreuse
de loges des Funambules, vingt mille familles (plus d'un trentième de la
population) sont intéressées plus ou moins directement à l'existence des
théâtres. Enfin, le total annuel de leurs recettes ne s'élève pas à
moins de 10 à 12 millions. On comprend facilement dès lors la portée
désastreuse qu'ont nécessairement les malheurs financiers de ces sortes
d'entreprises.

Depuis 1830, dans une période de douze années, _vingt et un_ privilèges
en autorisation équivalant à des privilèges (non compris les cinq
théâtres royaux subventionnés) ont été exploités à Paris: la
Renaissance, le Théâtre-Nautique, le Vaudeville, le Gymnase, les
Variétés, le Palais-Royal, la Porte-Saint-Martin, la Gaieté, l'Ambigu, le
Cirque, les Folies-Dramatiques, les Délassements-Comiques, le Panthéon,
Beaumarchais, le Luxembourg, Saint-Marcel, Molière, Saint-Laurent, les
Jeunes-Élèves, le Gymnase-Enfantin et les Funambules. Eh bien! dans
cette, même période, la _Gazette Municipale_, qui s'est livrée, dans un
article très-bien pensé, à cette triste supputation, compte _dix-huit_
déconfitures!

La cause est-elle dans l'abandon du goût public? non, car aujourd'hui,
autant que jamais, la population se porte nombreuse aux théâtres qui
savent l'attirer, et le chiffre total des recettes générales est là pour
en fournir la preuve. Il a doublé depuis 1814.

Dans le nombre des théâtres? Mais leur nombre n'a pas doublé comme les
recettes, et d'ailleurs, telle entreprise qui a succombé sous une
administration réussit immédiatement après sous une autre.

Il faut donc le reconnaître, la prospérité des théâtres est tout entière
dans les entrepreneurs qui les dirigent; et, puisque la limitation du
nombre de ces entreprises, la durée et la concession des privilèges,
constituent un droit purement administratif, c'est l'administration qui
devient responsable quand elle n'a pas apporté dans ses choix toute la
sollicitude nécessaire, quand elle les a fait porter sur des hommes sans
aptitude, sans garanties. Or, nous le demandons, à coté de choix sérieux
qui semblent avoir été faits pour être la critique et la condamnation
des autres, à côté de choix d'hommes qui ont su faire la fortune de leur
théâtre, la leur et celle de leurs cointéressés, combien n'a-t-on pas vu
de nominations dont le bon sens public est encore à se rendre compte?
Trop souvent, pour se délivrer d'une obsession ou faire cesser une
attaque, on a remis à un homme un droit qui lui fournit l'infaillible
moyen de se ruiner et de ruiner les autres. Il faut des qualités
nombreuses pour faire un bon directeur de théâtre. On a vu, la plupart
du temps, prendre les hommes qui en étaient le plus dépourvus.

Nous ne craignons pas de le dire, la Banque de France, si prospère, si
opulente, si féconde pour ses actionnaires, la Banque de France
elle-même n'eût pas résisté à la direction de certains privilégiés.
Qu'on veuille donc bien voir le mal là où il est, et ne pas en aller
chercher la cause dans le droit des hospices, impôt respectable et bien
assis.



La Sainte-Cécile.

Les vieux usages s'effacent graduellement, et bientôt il ne restera plus
rien des institutions dont l'origine était antérieure à la Révolution.
Autrefois, le 22 novembre de chaque année, les musiciens de Paris
fêtaient leur patronne, sainte Cécile, par une messe du rite solennel.
Les plus habiles chanteurs et instrumentistes de nos théâtres
contribuaient en cette circonstance à l'éclat des cérémonies
liturgiques. Heureuse la paroisse qu'ils choisissaient pour s'y faire
entendre! Ce fut, tour à tour Saint-Sulpice, Saint-Eustache et
Saint-Roch, et toujours une affluence considérable se groupa autour
d'eux, dans l'église qu'ils emplissaient de pieuses harmonies. Cette
affluence-même a effrayé l'autorité ecclésiastique, elle a pensé que
l'office de sainte Cécile dégénérait en spectacle, et qu'une curiosité
profane était le principal motif de ce concours. Une défense expresse de
l'archevêque de Paris a interdit la célébration de la Sainte-Cécile.
L'association des artistes musiciens ne pourra plus consacrer ses
talents à son antique patronne, et devra se borner désormais à des
_festivals_ donnés dans la salle de l'Opéra.

Ainsi, quoique Paris soit le véritable chef-lieu du monde musical, la
Sainte-Cécile n'y a pas été chômée; quelques ménétriers des guinguettes
ont fraternisé, le soir du 22 novembre, dans les cabarets des barrières,
mais le _propre_ de la sainte n'a pas été tiré des armoires des
sacristies. Il n'en a pas été de même dans les départements; les
musiciens de presque toutes nos villes ont rendu à leur patronne leur
hommage accoutumé, avec le concours du clergé. Les sociétés
philharmoniques, les corps de musique de la garde nationale et des
régiments se sont réunis dans les églises, et le plaisir causé par leurs
accords n'a nui en aucune façon à l'édification des fidèles. En Flandre
surtout le culte de sainte Cécile est plus que jamais en vigueur. Les
nombreuses confréries musicales des villes du Nord, différenciées par
leurs costumes ou par des ornements particuliers, rivalisent de zèle
pour honorer la vierge chrétienne sous la protection de laquelle elles
se sont placées.

C'est sur la foi des anciens actes de sainte Cécile que les musiciens
l'ont adoptée pour patronne. Ses biographes racontent qu'élevée dans le
christianisme, au sein d'une famille païenne, elle s'exerçait à chanter
les louanges du Seigneur en s'accompagnant sur la harpe. Elle fut
martyrisée, selon Fortunat de Poitiers, entre l'an 176 et 180, sous les
empereurs Commode et Marc-Aurèle. Sa fête est solennisée, non-seulement
en France, mais dans toute l'Europe. Deux auteurs anglais, Pope et
Congrève, ont composé des odes à sa louange. «Que les poètes, s'écrie
Pope, cessent de nous vanter Orphée; Cécile a reçu le don d'une
puissance irrésistible. Les chants d'Orphée ramenèrent une ombre des
enfers; ceux de Cécile transportent nos âmes au ciel.»



Théâtres.

[Illustration: Théâtre-Italien.--Une Scène de _Maria di Rohan_.]

THÉÂTRE-ITALIEN.

_Maria di Rohan_, mélodrame tragique en trois parties, musique de M.
DONIZETTI.

[Illustration: M. Donizetti.]

M. Donizetti est assurément le plus fécond des compositeurs modernes. Il
lui faut moins de temps pour jeter sur le papier un _mélodrame_ tragique
ou comique, qu'à M. tel ou tel pour composer une romance. A-t-il
quarante ans? je ne sais; mais, ce que je sais bien, c'est qu'il a déjà
produit soixante-quinze opéras. Dom Sébastien est le dernier; _Maria di
Rohan_ est le soixante-quatorzième.

Qui n'a vu au Vaudeville, il y a quelque dix ou onze ans, un drame en
trois actes intitule _Un Duel sous le cardinal de Richelieu?_ Qui peut
avoir oublié combien Volnys y était terrible, combien madame Albert s'y
montrait pathétique et passionnée? C'est ce drame que M. Cammarano,
poète ordinaire de Sa Majesté Donizetti ler, a traduit en vers italiens
et intitulé _Maria di Rohan_. Maria, c'est la duchesse de Chevreuse,
infidèle à son mari et éprise du prince de Chalais, par un de ces
bizarres caprices du coeur qu'on ne peut s'expliquer; car il n'y a pas
un spectateur ni une spectatrice qui ne donnât volontiers dix princes de
Chalais pour le duc de Chevreuse.

M. Cammarano, qui a plus de sens qu'on ne le supposerait quand ou voit
jouer son _Bélisario_, a suivi, scène par scène, le drame de M. Lockroy.
Il est donc inutile que je raconte ce une tout le monde sait. La
surprise, la douleur, l'indignation du duc, quand il se voit trahi par
son meilleur ami et par la femme pour laquelle il aurait donné mille
fois sa vie, sa joie cruelle quand il est sûr de se venger, l'abattement
du prince, la terreur de l'épouse coupable, tous ces éléments de terreur
et de pitié font du dénouement de _Maria di Rohan_ l'une des scènes les
mieux conçues et les plus vigoureusement exécutées du théâtre
contemporain. Cette scène a inspiré à M. Donizetti un trio d'un effet
puissant, et qui aurait suffi au succès de son soixante-quatorzième
ouvrage. Il s'y trouve cependant bien d'autres morceaux remarquables, un
air plein d'éclat et de passion chanté par le duc de Chevreuse, quand le
terrible secret lui est révélé, deux charmantes cavatines, un duo fort
agréable, et des couplets où pétille toute la gracieuse malice et toute
la verve satirique du jeune abbé de Gondy. A tout ce mérite dramatique
du poème, à toute cette richesse mélodique de la partition, ajoutez la
supériorité de l'exécution, la finesse et la grâce de madame Brambilla,
l'habileté vocale et la mélancolie de Salvi, l'énergie dramatique de
mademoiselle Grisi, la profonde et brillante passion de Ronconi, ce
grand acteur, et vous ne vous étonnerez plus que la salle Ventadour soit
pleine jusqu'aux combles à chaque représentation de _Maria di Rohan_,
depuis tantôt quinze jours.



ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE.

_Dom Sébastien, roi de Portugal_, opéra en cinq actes, paroles de M.
SCRIBE, de l'Académie Française, musique de M. GAÉTANO DONIZETTI,
divertissements de M. ALBERT, décorations de MM. PHILASTRE et CAMBON,
SÉCHAN, DIETERLE DE DESPLÉCHIN.

Le roi dom Sébastien,--celui de l'histoire,--eut un jour, comme on sait,
la fantaisie de conquérir le Maroc. Il leva une armée de quatorze mille
hommes, ou à peu près, et s'embarqua. A son arrivée en Afrique, il
trouva devant lui soixante mille hommes au moins sous les armes,
lesquels étaient commandés par l'empereur de Maroc en personne. Cet
empereur de Maroc était un homme d'un caractère et d'un talent
remarquables. Il recula d'abord devant les Portugais, qui se mirent à sa
poursuite et s'éloignèrent ainsi de la côte. Tout à coup il fit
volte-face, étendit autour de la petite troupe de dom Sébastien les
immenses ailes de sa cavalerie, le sépara de sa flotte, l'investit
complètement, et ne livra la bataille qu'après s'être assuré de la
victoire. Dom Sébastien périt dans la mêlée, et les Portugais furent
exterminés.

Dom Sébastien fut on grand fou, on ne peut le nier; mais il fut puni par
où il avait péché, et son malheur fut assez grand pour que l'on dût
considérer sa faute comme expiée. M. Scribe n'en a pas jugé ainsi, et ne
l'en a pas tenu quitte à si bon marché.

C'est donc l'histoire du roi dom Sébastien, revue, corrigée et
considérablement augmentée par le très-spirituel auteur de _Bertrand et
Raton_ et de _la Camaraderie_, qu'il faut que je vous raconte.

--Bélier, mon ami, commence par le commencement,--Je ne connais guère de
précepte plus sage, et auquel il soit plus utile de se conformer. Au
premier acte, donc, le roi est au moment du s'embarquer. Son oncle, dom
Antonio, qui doit être, en son absence, régent du royaume, l'attend sur
le port. C'est le même que l'histoire appelle dom Henri.

Dom Antonio est en compagnie de dom Juan de Sylva, grand-inquisiteur.
Ils causent en attendant l'arrivée du roi, et dès les premiers mots,
l'on voit ce qu'ils sont et à qui l'on a affaire. Il serait difficile de
trouver un oncle et un inquisiteur moins délicats. Jugez-en;

DOM ANTONIO.

Ainsi nous l'emportons, et le destin entraîne L'imprudent Sébastien sur
la rive africaine.

JUAN DE SYLVA.

Mais, prêt à s'éloigner, votre royal parent, O dom Antonio, vous remet
la régence...

ANTONIO.

Que je dois à vos soins, vous, ministre prudent. Vous,
grand-inquisiteur... et, pendant son absence, Je pretends avec vous
partager la puissance...

JUAN, à part.

Que ta débile main ne gardera qu'un jour.

Cet hypocrite maraud de dom Juan s'est, en effet, vendu et a vendu sa
patrie au roi d'Espagne, qui n'attend que le moment favorable pour
s'emparer du Portugal.

[Illustration: Dom Sébastien.--Levasseur, dom Juan.]

[Illustration: Académie royale de Musique.--_Dom Sébastien_.--Scène du
troisième acte. Une place publique.--Dom Sébastien se présente au peuple
pour se faire reconnaître; le grand-inquisiteur le fait arrêter comme
imposteur.]

Ces deux honnêtes personnages sont interrompus,--quand ils n'ont plus
rien à se dire,--par un soldat armé d'un placet. Vous jugez comme on le
reçoit: «Arrière, vilain! hors d'ici, manant!» Mais le roi n'entend pas
qu'on traite ses soldats d'une façon si cavalière, et il arrive tout à
propos pour prouver au soldat maltraité qu'il _vaut mieux avoir affaire
à Dieu qu'à ses saints_. «Qui es-tu?» dit-il au pauvre diable.--Celui-ci
lui raconte qu'il a été matelot, soldat et poète; mais il ajoute, et à
mon sens il a grand tort, qu'il a été de l'expédition de Vasco de Gama.
Il ne faut jamais se vanter d'exploits qu'on n'a pas faits.

[Illustration: Dom Sébastien.--Duprez, dom Sébastien.]

Or, la découverte des Indes-Orientales, a eu lieu longtemps avant sa
naissance; mais quand il se vante d'être poète, on peut s'en rapporter à
lui; il s'appelle Camoens. Que demande Camoens? Deux choses; que le roi
lui donne du service dans l'armée d'Afrique;--accordé;--qu'il ne laisse
pas brûler vive une pauvre jeune fille qui est tombée dans les griffes
de l'Inquisition.

[Illustration: Dom Sébastien.--Madame Stoltz, Zaida.]

Ce second point est plus difficile, car le cas est grave. D'abord, la
condamnée s'appelle Zaida, nom fort compromettant à Lisbonne, car il ne
ressemble guère à un nom chrétien. De fait, elle est fille d'un grand
personnage du Maroc, bien quelle ne s'en vante pas. On l'a prise à
Tunis--que diable aussi était-elle allée faire à Tunis?--on l'a
convertie de force, puis on l'a mise au couvent. Elle s'est ennuyée au
couvent, et a jeté un beau jour le froc aux orties. On l'a reprise, et
on la mène au bûcher. «Pourquoi fuyais-tu? dit le roi.--Pour revoir
l'Afrique et mon vieux père.--Tu ne mourras pas.»

[Illustration: Dom Sébastien.--Barroilhet, Camoens.]

Le grand-inquisiteur réclame et défend, comme de raison, les droits de
la justice. (Cela s'appelait _justice_, en ce pays-là.) «Sire, vous êtes
tout-puissant, mais vous ne pouvez annuler les arrêts de notre saint
tribunal.--Eh bien! je puis du moins commuer la peine, et je condamne
cette jeune fille à l'exil.--En quels lieux?--_En Afrique, et près de
son vieux père_.

Comme un le voit, le roi dom Sébastien est d'humeur plaisante; mais il a
affaire à forte partie, et dom Juan de Sylva grommelle entre ses dents;
«Rira bien qui rira le dernier.»

Au second acte, la scène est en Afrique, Zaïda est de retour de ses
longs voyages et réinstallée dans le palais de son père. Le général en
chef des Marocains,--qui d'ailleurs porte un nom peu commun en Arabie,
car il s'appelle Abayaldos,--le farouche. Abayaldos est amoureux de
Zaïda, et n'a pris aucune inquiétude de ses voyages et de ses aventures.
C'est sans doute l'usage dans le Maroc que les jeunes filles fassent
toutes seules leur tour d'Europe, pour perfectionner leur éducation.
Abayaldos en est plus épris que jamais, et cette confiance héroïque ne
lui sert de rien. Zaïda est revenue d'Europe amoureuse de dom Sébastien,
ce qui est assez naturel puisqu'elle lui doit la vie. Elle l'aime avec
tant d'ardeur que, lorsqu'elle en parle, elle ne sait plus ce qu'elle
dit.

        Hélas! le doux ciel de mes pères
        N'a pu consoler mon ennui:
        Mon âme _aux rives étrangères
        Est demeurée auprès de lui_.

Elle ne peut ignorer pourtant qu'il est en Afrique, puisque c'est lui
qui l'a ramenée, et puisque le cri de pierre des Africains retentit de
tous les côtés autour d'elle. D'ailleurs, aussitôt qu'elle apprend
l'issue du combat, que fait-elle? elle vole sur le champ de bataille. Ce
qui prouve, par parenthèse, avec quelle impudence on a calomnié ces
pauvres Orientaux quand on a prétendu qu'ils enfermaient leurs femmes et
leurs filles.

Après tout, Zaïda ne pouvait mieux faire que de tenter cette incursion à
travers champs, comme vous allez voir.

Le terrible Abayaldos a taillé les chrétiens en pièces. Dom Sébastien
est blessé, et dom Henrique aussi. Dom Sébastien s'évanouit au moment
même où le sanguinaire Abayaldos arrive auprès de lui, le yatagan au
poing, et suivi de ses Marocains. «Où est le roi? dit Abayaldos--C'est
moi,» dit dom Henrique en se mourant. Quant il a dit cela, il tombe et
meurt. «Puisqu'il est mort, dit Abayaldos, vous ferez bien de profiter
de l'occasion pour l'enterrer.» Après tout, cet Abayaldos n'est pas
aussi méchant que son terrible nom le ferait croire.

[Illustration: Dom Sébastien.--Massot, Abayaldos.]

Cependant le roi dom Sébastien est resté tout seul, évanoui, et couché
sur une pierre. Abayaldos ne l'a pas vu, ou l'a cru mort. Zaida paraît
tout à coup. Zaida, qui ne va jamais sans son flacon, lui fait respirer
_des sels_ (textuel). Il se ranime, il se relève, il chante, et, sans
désemparer, se prend pour Zaïda de la passion la plus vive, ce qui
convient merveilleusement à sa situation et à sa fortune. Aussitôt
Abayaldos revient; il ne s'étonne pas le moins du monde, de trouver là
Zaïda, et ne songe pas même à lui demander ce qu'elle y fait; il est
trop habitué à la voir courir. Mais, apercevant un chrétien debout, il
vent l'abattre. Zaida le défend. «Ne le tuez pas, dit-elle; laissez-le
libre, et je vous épouserai.» Marché conclu. L'amoureux dom Sébastien ne
trouve pas le plus petit mot à dire à cet arrangement; et, demeuré seul,
il chante une romance:

        Seul sur la terre,
        Dans ma misère,
        Je n'ai plus rien.
        Amour céleste,
        Qui seul me reste,
        Est mon soutien, etc.

On ne s'explique pas trop peut-être cet _amour céleste_ pour une femme
qu'il vient de voir marier au superbe Abayaldos sans hasarder même une
observation. Mais le grand talent de M. Scribe est justement de promener
ses spectateurs dans un monde merveilleux, où rien ne se passe comme
dans le monde réel.

Vous voudriez bien savoir quel parti prend dom Sébastien après qu'il a
chanté sa romance, et s'il fait quelques tentatives pour entretenir
Zaida de cet _amour céleste, qui seul lui reste_. Mais je ne puis vous
le dire, par la raison très-plausible que je n'en sais rien.

Quoi qu'il en soit, au troisième acte, nous retrouvons dom Sébastien à
Lisbonne. Il y est arrivé tout juste pour assister à son enterrement. En
effet, le roi de Maroc a rendu au Portugais le cadavre de dom Henriqne.
Non content de ce procédé courtois, il leur offre la paix, _une paix
éternelle_, et, pour que ses propositions soient mieux accueillies, il a
choisi pour son ambassadeur l'irrésistible Abayaldos. Toute la ville est
en l'air; les cloches sonnent à toute volée; la cathédrale drapée et
pavoisée de noir est prête pour le service funèbre; bientôt le cortège
s'avance. Vous n'exigez pas sans doute que je vous fasse le compte de
tous les moines gris, blancs ou noirs du cortège: ils sont innombrables;
chacun d'eux tient un cierge allumé dans la main. Après eux viennent les
députations des villes, précédées de leurs bannières; puis les autorités
constituées du royaume, religieuses civiles et militaires; puis les
chevaux de bataille du roi, empanachés, caparaçonnés de noir et
d'argent. Il y en a six, quoique l'usage, ne fut pas d'en exhiber plus
d'un; mais l'Opéra a jugé qu'un seul cheval serait maigre et de peu
d'effet; l'Opéra est mathématicien, il a calculé que si un cheval
faisait plaisir à voir, six chevaux feraient naturellement six fois plus
de plaisir, et il n'a pas coutume de lésiner avec le public. Après les
chevaux vient le corbillard, qui est superbe. Ce spectacle n'est pas
très-réjouissant, peut-être, mais il est certainement magnifique, et
l'on n'a jamais rien vu de plus beau, même sur le boulevard du Temple,
même au Cirque-Olympique. Il nous est doux d'avoir à constater sur ce
point la supériorité de l'Opéra.

Dom Sébastien, confondu dans la foule, assiste froidement à cette
cérémonie, avec son ami Camoens, qu'il vient de retrouver là, et il est
vrai de dire qu'il prend assez philosophiquement la chose. Mais quand un
roi veut garder l'incognito, il ne doit pas prendre un poète, pour
confident. Les inquisiteurs,--vous savez qu'ils ont un vieux sujet de
rancune contre dom Sébastien,--s'avisent de faire son oraison funèbre,
et Dieu sait tout ce qu'ils se permettraient si Camoens les laissait
dire; mais il se montre, et réclame: «Je ne souffrirai pas qu'on outrage
mon roi,» s'écrie-t-il. Dom Juan, l'inquisiteur en chef, survient avec
dom Antonio, le régent, qui, sur la nouvelle de la mort de son neveu,
est devenu roi. Il ordonne qu'on arrête Camoens et dom Sébastien est
obligé de se montrer à son tour. Mais, les deux coquins n'ont garde de
le reconnaître. Il a beau se nommer et faire valoir son bon droit, les
familiers du saint-office l'entourent, le garrottent et l'entraînent
dans les cachots de l'inquisition.

Une fois arrêté, il faut bien qu'on s'en débarrasse. Le sacré tribunal
s'assemble; on l'interroge: il répond fièrement qu'il ne répondra pas.
C'est ce qu'il peut faire de mieux puisque sa perte est résolue; mais
Zaida a demandé à comparaître connue témoin. (Elle est venue à Lisbonne
avec son mari.) Elle proclame l'identité du roi. Infortunée! le farouche
Abayaldos est derrière elle, sous le costume et le sinistre voile d'un
familier de l'inquisition. Il la dément, elle insiste, et laisse percer
le secret de sa passion; il se découvre alors, et la livre aux
inquisiteurs. Les inquisiteurs, enchantés d'une pareille aubaine,
condamnent le roi et l'Africaine à périr sur le même bûcher.--Entre
nous, je suis loin de blâmer la sentence, pourvu toutefois qu'on se hâte
de l'exécuter.

On ne tarde guère. Dom Juan est aussi pressé que moi d'arriver au
dénouement. Mais le dénouement pour lui c'est l'avènement des
Espagnols.--Ils s'approchent.

                                        Dès ce soir,
        Le duc d'Albe sera sous les murs de Lisbonne!

et aucun Portugais ne s'en doute! Voilà une marche merveilleuse!

On amène Zaida devant l'inquisiteur: «Tes jours et ceux de ton complice
sont entre mes mains.

--Prends-les.

--Et si je te faisais grâce?

--Je refuserais.

--Et si je sauvais la vie de celui que tu nommes le roi?

--Le sauver! lui? Que faut-il faire?

--Presque rien. Qu'il signe cet écrit, et je vous sauverai tous les
deux. Sinon, la mort.»

Zaida fait la commission. Qu'est-ce donc que cet écrit si important?
C'est une déclaration par laquelle dom Sébastien cède au roi d'Espagne
tous ses droits sur la couronne de Portugal. Dom Sébastien refuse:
«Plutôt mourir dix fois!»--Mais voir mourir celle qu'il adore! cet
effort est au-dessus de son courage, et il signe. A peine il a signé,
qu'on entend une barcarolle.

C'est Camoens qui chante sous les fenêtres du palais de l'inquisition.
Ces fenêtres sont tout ouvertes. On se doute bien que l'Inquisition
n'aurait jamais imaginé de mettre des barreaux à ses fenêtres. Griller
les fenêtres d'une prison! allons donc! pour qui la prenez-vous? Elle
n'était pas capable de procédés aussi peu délicats! Camoens entre donc
par cette fenêtre sans le moindre obstacle, et dit au prince et à Zaida;
«Suivez moi.»

        A ce balcon une échelle attachée,
        Et du toit de la tour une barque, approchée
        Vont nous conduire à l'autre bout.

C'est fort bien; mais pour qui s'est-il amusé à canter deux couplets de
barcarolle, au lieu de monter tout de suite? On l'a entendu, comme de
raison. Vraiment, les poètes et les barytons ne devraient jamais se
mêler des affaires politiques.

Qu'arrive-t-il? Que pendant qu'ils font sur les toits un voyage fort
périlleux, dom Juan et l'implacable Abayaldos se promènent au bas de
l'édifice. Il y a, dit l'un, complot pour les sauver.--Je le sais, dit
l'autre.--Ils vont fuir.--Tant mieux!--Pourquoi?--Regardez.»

Les trois fugitifs sont sur l'extrémité d'un toit suspendu au-dessus du
Tage. Une échelle de cordes pend à ce toit. Dom Sébastien s'y place, et
commence à descendre: Zaida le suit. Alors, un coup de fusil part du
coin de l'édifice et blesse à mort Camoens; des soldats coupent
l'échelle, et Zaida ainsi que dom Sébastien disparaissent dans les
flots.

Il va peu de livrets qui renferment autant de faits et d'incidents que
celui de _Dom Sébastien_; les événements s'y succèdent avec une telle
rapidité que l'auteur a rarement le temps de les préparer, de les
expliquer, ou de les développer convenablement. Les situations y
abondent, mais les sentiments, les passions que ces situations devraient
faire naître, ne sont peut-être pas assez indiquées.

On connaît les qualités habituelles de M. Donizetti, son habileté à
manier l'orchestre et à tirer parti de la voix des chanteurs, la
facilité de ses mélodies et l'élégante clarté de son style. Ces dons
précieux que lui a prodigués la nature, et que l'étude a développés en
lui, brillent d'un vif éclat dans une partie des morceaux de _Dom
Sébastien_. Il y en a bien quelques-uns où son imagination paraît en
défaut, où il semble que l'inspiration lui manque. Dans ces morceaux
même il chante toujours; seulement sa mélodie est vulgaire et roule sur
des données trop connues pour intéresser. Le choeur d'introduction,
l'air de Camoens, les couplets où il prédit l'avenir--(de quoi se
mêle-t-il?), l'air du roi: _Entendez-vous la trompette?_ sont de ce
nombre, ainsi qu'une bonne moitié des morceaux du second acte; mais la
marche des inquisiteurs, où les timbales sont si heureusement
employées; l'air où Zaida remercie le roi, qui vient de la délivrer; au
second acte, le duo entre Zaida et Sébastien, dont l'accompagnement est
si habilement détaillé et si expressif, sont des inspirations
remarquables. L'air de Sébastien, qui termine cet acte, est plein de
grâce et de mélancolie, et je ne verrais rien à lui reprocher, si M.
Duprez le chantait juste. Mais, hélas! M. Duprez ne ressemble-t-il pas
un peu trop aujourd'hui à un excellent cavalier dont le cheval est
fourbu?

Au troisième acte, il y a deux duos. Le premier, chanté par Massot et
madame Stoltz brille par l'énergie; le second a beaucoup de charme, au
moins dans la première partie, et M. Bairoilhet y montre une grâce et
une facilité d'exécution vocale bien rares aujourd'hui. La seconde
partie serait mieux placée à l'Opéra-Comique qu'au grand Opéra. Mais
tout cela, et même la charmante romance de Camoens, est oublié quand on
entend la marche qui accompagne le cortège funèbre. Les trompettes, les
tambours amortis par le crêpe, les chants de l'église et ceux du peuple
et des guerriers, combinés avec une habileté souveraine, y produisent un
effet qu'on chercherait vainement à analyser et à décrire. Cela serre le
coeur, et remplit l'imagination d'idées funèbres et, comme dit Bossuet,
de tous les _épouvantements_ de la mort.

Le final du quatrième acte, qui termine la scène de l'inquisition, est
encore un morceau du premier ordre, et auquel il n'y a rien à comparer
dans le répertoire de l'Académie-Royale de Musique, si l'on en excepte
les morceaux d'ensemble de Rossini, et la conjuration des catholiques,
dans _les Huguenots_.

Ou trouve, au cinquième acte, un duo remarquable, une barcarolle
charmante et délicieusement chantée par Bairoilhet, et un petit trio
plein de grâce et d'esprit, et qui serait irréprochable s'il n'était,
par malheur, un peu trop léger pour la situation. Ce défaut se retrouve
plus d'une fois dans la partition de M. Donizetti, comme dans ses autres
ouvrages. Mais où donc n'y a-t-il pas de défauts? La perfection n'est pas
de ce monde. On peut du moins avoir assez de qualités pour faire oublier
ses défauts, et c'est à quoi M. Donizetti réussit à merveille.

Les décorations de Dom Sébastien sont magnifiques. On y a surtout
remarqué trois vues de Lisbonne, et une admirable toile de fond, qui
représente la plaine d'Aleazar-Kebir, après la défaite des Portugais.
C'est un tableau qui, s'il était peint à l'huile, suffirait pour rendre
un paysagiste immortel. L'auteur n'a pas signé, mais je suis bavard, et
j'aime à trahir les incognito. C'est à M. Despléchin que l'on doit ce
bel ouvrage.



MARGHERITA PUSTERLA.


CHAPITRE XXI.

SENTENCE.

Cependant on disposait tout pour le nouveau jugement. Le procès secret
intenté devant la société de justice une fois terminé, son arrêt devait,
comme la première fois, être soumis à l'assemblée générale qui
représentait ou était censée représenter le peuple milanais. La cloche
du _Broletto nuovo_, qui invitait les chefs de famille à se rassembler
pour entendre la lecture du jugement et pour donner leur avis, retentit
dans le coeur de Buonvicino comme un prélude de mort, comme le râle de
l'agonie. Abandonnant sa cellule, il entra dans l'église pour y prier.
Il alla se prosterner devant ce même tombeau près duquel il s'était
agenouillé pendant ce mémorable vendredi-saint où Dieu avait parlé à son
coeur, et, lui inspirant un pieux repentir, l'avait appelé à une vie
nouvelle. Que d'événements avaient eu lieu depuis ce jour! Marguerite
était encore le principal objet de ses pensées, mais, hélas! dans quelle
affreuse situation elle se trouvait alors!

Pendant qu'il priait pour les opprimés et pour les oppresseurs, absorbé
depuis quelques heures dans ses méditations et dans ses prières, il se
sentit toucher légèrement l'épaule. Il leva les yeux et aperçut un jeune
page, élégamment vêtu, qui se tenait à une respectueuse distance. Une
grosse vipère brodée en argent sur son justaucorps apprit à Buonvicino
que ce page était de la maison de Visconti. Le coeur palpitant de
crainte et d'espérance, il marcha à sa rencontre, et, avec un regard qui
exprimait toute l'anxiété de son âme, il lui dit:

«Quels sont les ordres du seigneur vicaire?»

[Illustration.]

Le page répondit en s'inclinant:

«L'excellentissime seigneur vicaire présente ses respects à votre
révérence. Il a envoyé de fortes aumônes pour qu'on dise des messes à
votre couvent, et il se recommande spécialement à vos prières. Puis il
lui fait savoir que ceux qui ont été jugés ce matin....

--Ils ont donc été jugés? interrompit Buonvicino, pâlissant et
rougissant tour à tour.

--Ils ont été condamnés à la mort,» répondit le page avec indifférence,

Buonvicino eut à peine la force de demander: «Tous?

--Tous, reprit le page, et le prince, en témoignage de son estime
particulière, accorde à votre révérence la faveur de les assister dans
leurs derniers moments.»

Était-ce pitié véritable? était-ce' une injure raffinée de Luchino? Le
moine ne chercha point à le deviner; mais en un instant il comprit tout
ce que devait avoir de pénible pour lui le devoir nouveau qu'il lui
restait à remplir. Il leva ses regards vers le ciel, et s'écria:

«Que le sacrifice s'accomplisse!»

Puis se tournant vers l'envoyé de Luchino:

«Rendez grâce au seigneur vicaire de ce que je reçois de lui comme une
faveur, et du ciel connue une dernière épreuve, --et la plus
redoutable.»

Le lendemain, quand midi sonna. Marguerite entendit ouvrir la porte de
son cachot. Oh! cette fois, ce n'était point pour un brutal geôlier
qu'elle s'ouvrait; cette fois, Marguerite ne rencontre pas, comme à
l'ordinaire, un regard injurieux ou indifférent. Non, elle voit, oh!
elle voit, elle reconnaît un ami, elle reconnaît Buonvicino.

[Illustration.]

«O mon père! s'écria-t-elle, quelle consolation est la mienne! je
n'eusse jamais osé la demander au Seigneur. Le ciel ne m'a donc point
oubliée, et, au milieu de ce purgatoire, il m'envoie un de ses anges
pour me relever.

--Dieu, ma fille, n'oublie rien sur la terre, pas même le vermisseau que
nous foulons en passant; comment oublierait-il les créatures qu'il a
faites à son image?»

Qui pourrait raconter ce que se dirent, dans une pareille circonstance,
ces deux coeurs animés du plus pur amour et vivifiés par la piété la
plus ardente? Lorsque Marguerite, accablée par le poids de ses
souvenirs, cachait sa tête dans ses mains et se taisait, Buonvicino
respectait ce douloureux silence. Avait-elle besoin, au contraire, de
laisser s'exhaler en paroles un désespoir si longtemps comprimé, il lui
ouvrait son âme. Ils parlaient ensemble de tout ce qu'ils avaient aimé,
de tout ce qu'ils aimaient encore et que l'échafaud allait leur ravir;
et les récompenses qu'un Dieu consolateur leur promettait dans l'autre
vie, leur apparaissant au-delà de ce sombre avenir, adoucissaient leurs
affreuses tortures. Mais lorsque le moine fut obligé de se retirer et de
laisser Marguerite à elle-même, les horreurs de la mort l'effrayèrent;
elle tomba, abattue par la douleur, sur le pavé de son cachot, et donna
des larmes amères à cette vie qu'on allait lui enlever dans sa fleur.

[Illustration.]

Plusieurs jours de suite, Buonvicino revint dans la cellule de
Marguerite l'assister de ces consolations si précieuses qui sont le
trésor des coeurs dévoués. Un jour, lorsqu'il eut salué sa pénitente
d'une voix étouffée et bien différente de la voix d'un homme oui annonce
une faveur:

«Madame, lui dit-il, on veut que je vous apprenne que les coutumes vous
concèdent la faculté de demander la grâce qui vous plaira le plus.»

Le regard éteint de Marguerite brilla d'une joyeuse espérance; son pâle
visage s'anima d'une couleur gracieuse semblable à celle que rêve
l'imagination du montagnard exilé, lorsqu'il pense à un coucher de
soleil du printemps sur les cîmes neigeuses de la patrie absente; et
sans hésiter elle s'écria;

«Qu'on me laisse voir mon mari,»

Le moine avait prévu ce voeu, et réprimant avec effort ses larmes, il
répondit:

«Dieu seul peut désormais satisfaire ce désir.

--Il est mort?» demanda-t-elle en reculant épouvantée, et en tendant ses
mains raidies.

Le silence du moine, ses soupirs, sa tête baissée, lui confirmèrent la
terrible nouvelle.

«Et mon fils? reprit-elle avec une croissante angoisse.

--Il vous attend dans le paradis.»

Comme frappée de la foudre, elle demeura sans mouvement. Elle ne pleura
point, elle ne parla point. De telles douleurs n'ont ni sanglots ni
paroles. Puis, lorsqu'elle fut revenue à elle, elle s'écria:

«Ainsi tous les liens sont rompus qui m'attachaient à cette terre.» Et
levant les yeux dans l'attitude d'une sublime offrande, elle ajouta:

«Préparons-nous à suivre tous ceux que j'aimais.»

Elle tomba à genoux devant son escabeau. Elle répéta avec des sanglots
les prières pour les morts, alternant avec le moine, qui s'était
agenouillé à côté d'elle. Elle entendit avec la résignation du désespoir
les dernières paroles d'affection et les tendres excuses que lui
adressait son Francesco. Elle entendit avec quel courage il avait, une
heure auparavant, marché au supplice, en paix avec lui-même et avec les
hommes, conduisant par la main son jeune enfant, qu'il avait espéré
guider sur le chemin d'une vie brillante et glorieuse, et qu'il avait
aidé à gravir l'échelle infâme de l'échafaud.

[Illustration.]

Les pensées de Marguerite ne pouvaient donc plus s'arrêter sur la terre.
Pour elle, le ciel n'était pas seulement le port après tant de tempêtes,
mais encore le seul lieu où elle pût désormais avoir la confiance de se
réunir aux objets de sa tendresse, unique espérance, unique voeu de son
coeur depuis tant de jours. La confession effaça les taches qui avaient
pu ternir la pureté de son âme, et avec la sécurité de celui qui a bien
vécu, elle se disposa à se présenter au tribunal d'un Dieu dont la
justice est si différente de celle des hommes.

Cependant la ville de Milan continuait à se livrer à ses travaux et à
ses plaisirs. La sécheresse de la saison, la mauvaise récolte de
l'année, la guerre qu'on avait craint, la peste qu'on craignait, le
dernier impôt établi, les soins domestiques, les divertissements
publics, étaient les thèmes usuels des conversations communes.
Quelques-uns parlaient de l'exécution qui avait eu lieu dans la matinée;
d'autres annonçaient que le jour suivant il y en aurait encore une
autre. Mais les malheurs particuliers ne troublaient point les affaires
ni les intérêts généraux. C'est là une habitude antique, et en observant
une pareille apathie, Buonvicino se souvenait que déjà, de son temps,
Isaïe disait, dans ses Lamentations, que «le juste périt et que personne
n'y pense dans son coeur.» Les membres de la société de justice, au sein
de leurs chères familles, de leurs amis assemblés, dans leurs maisons,
sous les péristyles, racontaient la marche du procès, le grand mal
qu'ils avaient eu à convaincre de leur crime des accusés qui
s'obstinaient toujours à se proclamer innocents. Ils se sentaient,
disaient-ils, délivrés d'un grand poids depuis qu'ils avaient, après un
si long temps, mené à bien une affaire si importante et si embrouillée.
Demandait-on si la sentence avait été juste, ils démontraient qu'elle
était légale.

[Illustration.]

Le seigneur Luchino, pendant cette matinée, abandonna Milan pour aller
passer quelques jouis à Belgiojoso, villa si favorable à la chasse dans
cette saison. Il emmenait avec lui madame Isabelle, qui savait prendre
son parti de l'absence du beau Galéas et s'en consoler. L'archevêque
Giovanni chevauchait de conserve avec elle, et, au soin avec, lequel ses
cheveux étaient peignés, à la manière dont il portait sa grande tunique
rouge, doublée de zibeline, à manches larges, on voyait qu'il désirait
se montrer à tous les yeux supérieur par sa beauté à tous les prélats du
monde. Derrière lui marchait une grande foule d'amis de coeur, et de
serviteurs, de chasseurs, de palfreniers. Le vulgaire courait admirer
les beaux chevaux, les meutes merveilleuses de limiers de Tartane, les
faucons de Norvège, il vantait le luxe de l'archevêque, la dissimulation
de la signora Isabelle, et la grande habileté de Luchino à tirer de
l'arc, à atteindre avec le javelot un lièvre, un cerf, un sanglier...

Ce peuple, en donnant à Luchino le droit de condamner à mort les
coupables, ne lui avait-il pas donné aussi le droit de leur faire grâce?
Un mot de lui pouvait donc les sauver, même en admettant qu'ils fussent
coupables. Or, n'est-il pas comparable à l'assassin, celui qui, pouvant
empêcher un meurtre, ne l'empêche pas? Mais ces considérations ne
venaient point à l'esprit du bon peuple milanais de cette époque; il se
serait désolé si la grêle avait ravagé ses champs, mais il aurait
regardé comme une folie de prendre, souci d'une injustice commise aux
dépens de quelques citoyens.

[Illustration.]



CHAPITRE XXII.

LA CATASTROPHE.

La veille du jour fatal, Marguerite fut tirée du cachot où elle
languissait depuis plusieurs mois, et placée dans une chambre moins
humide, moins sombre et mieux aérée, qui servait de chapelle. Une
fenêtre garnie d'un grillage de fer s'ouvrait sur la campagne; un
matelas, une petite table, un prie-Dieu et deux chaises composaient tout
le mobilier; un autel mobile avec deux chandeliers de bois, rappelait
ceux sur lesquels les premiers chrétiens persécutés immolaient l'hostie
sans tache dans les catacombes.

Ce fut là que Marguerite passa la nuit, sa dernière nuit, dans la
méditation et la prière; elle pensait à ceux qu'elle avait aimés, et
elle se consolait en songeant qu'elle les reverrait bientôt dans le
paradis; elle se rappelait son passé, non les pompes et les
magnificences de son palais, non sa beauté vantée ni ses richesses, mais
les larmes qu'elle avait essuyées, ses conseils opportuns, sa pitié
prodiguée, des injures pardonnées, des dégoûts épargnés; elle savait que
c'était là un trésor mis en réserve, dont elle jouirait bientôt.

[Illustration:]

Buonvicino ne tarda pas à entrer. «O mon père! dit Marguerite, en se
retournant au bruit de ses pas, est-il quelque espérance?» Ainsi ce
baume que la nature prépare aux malheureux, comme le lait de la nourrice
à l'enfant malade, ne manque jamais jusqu'à la dernière heure de la vie.
Le moine soupira, leva la main droite et les yeux aux ciel, et dit:
«Lahaut sont les espérances qui ne trompent point.» Buonvicino offrit
en présence de Marguerite le sacrifice de l'autel, cette commémoration
quotidienne de l'immolation un juste pour la vérité, pour la rédemption
des hommes, avec qui il avait partagé le pain et les misères. Et comme
le sentiment de ses propres souffrances n'empêchait point Marguerite de
s'apercevoir de celles d'autrui, elle reconnut à des signes trop
nombreux les mortelles angoisses de Buonvicino, et elle pria Dieu de lui
donner la force nécessaire lorsqu'il l'accompagnerait au supplice. Après
que le moine lui eut donné le pain des anges, l'infortunée se rasséréna,
et, munie de ce précieux viatique, elle demeura avec lui raisonnant du
néant des choses de ce monde, de sa réunion avec les objets de sa
tendresse dans le giron du véritable amour.

Puis, dans ce moment solennel, elle s'agenouilla aux pieds du moine pour
recevoir sa bénédiction. Lorsqu'il eut appelé sur elle, de toutes les
forces de sa prière, toutes les grâces que le ciel peut donner à l'ame
qui va quitter la terre, pensant qu'aux approches de la mort la vertu
confère aussi une sorte de sacerdoce, il tomba aux pieds de la
malheureuse Marguerite, implorant à son tour la bénédiction de
l'innocence et du malheur. Elle étendit ses blanches mains sur la tête
inclinée du moine, et conjura le Seigneur de se charger de la dette de
reconnaissance qu'elle avait contractée envers lui, et qu'elle ne
pouvait lui payer.

[Illustration.]

Cependant une grande foule était rassemblée sur la place des Marchands.
Peuple, seigneurs, femmes, vieillards, enfants, attentifs, regardaient
les valets du bourreau qui assuraient l'échelle et qui achevaient
d'établir le funèbre échafaud.

[Illustration.]

Le bourreau se tenait lui-même à côté du billot, la hache à la main,
presque nu, vêtu seulement d'un caleçon de peau collant. Il raillait
grossièrement avec ses suppôts; et les mères montrant à leurs enfants
l'appareil de mort, leur disaient: «Vois cet homme là-haut, avec sa
grande barbe si noire et sa peau si rouge: c'est celui qui mange les
petits enfants méchants en deux bouchées, c'est Croquemitaine, c'est
Satan; et si tu pleures, il t'emportera avec lui.»

[Illustration.]

L'enfant épouvanté jetait ses petits bras autour du cou de sa mère, et
se cachait le visage dans son sein.

En attendant l'arrivée de la nouvelle victime, on racontait dans la
foule le supplice dont les Milanais avaient été témoins la veille. On
parlait de la fierté courageuse du seigneur Pusterla, et surtout du
pauvre enfant à qui un avait fait payer la haine qu'on portait à son
père. On racontait ses cris, ses pleurs, ses sanglots; comment il
appelait son père et sa mère, et comment ou avait eu peine, malgré sa
faiblesse, à le contenir et à l'amener près un fatal billot. Mais le
moine, frère Buonvicino, qui se tenait à ses côté, lui dit que son père
irait avec lui dans le paradis. Alors, l'enfant le regarda avec des yeux
consolés, et lui dit; «Et ma mère?--Ta mère vous rejoindra aussi dans
peu de temps.--Alors, dit l'enfant, si je restais ici, je demeurerais
sans eux?» et comme le moine lui répondit affirmativement, il se mit à
genoux, leva au ciel deux petites mains blanches comme la cire, pendant
que le bourreau lui coupait les cheveux.

Cependant sur la pantera, qui était tendue de noir et garnie de coussins
de velours, ou vit arriver les principaux magistrats, le podestat, son
lieutenant, et le capitaine Lucio. J'ai déjà dit qu'à cette époque la
justice était atroce, mais non pas hypocrite; les juges venaient admirer
les fruits de leur travail.

[Illustration.]

Bientôt il se fit un grand bruit dans la foule. «La voici! la voici!»
cria-t-on de toutes parts. On vit paraître, rangés sur deux files, les
confrères de la _Consolation_, principalement institués pour assister
les condamnés et les ensevelir. Ils étaient vêtus d'une longue robe
blanche, avec un capuce qui n'avait d'autre ouverture que deux trous
pour laisser passage à la lumière, et une croix rouge couvrait la place
du visage. Ils chantaient la messe des trépassés, et portaient le
cercueil et la civière pour un être encore plein de vie et de santé! On
élevait en tête du cortège un étendard noir, bordé de jaune, sur lequel
étaient peints un squelette tenant une faux et un sablier; à ses côtés,
un homme la corde au cou et un autre homme portant sa propre tête dans
ses mains.

Ils arrivèrent au pied de l'échafaud, en fendant la foule, et ils y
déposèrent le lit funèbre et la civière. Il se fit un grand silence, et
on vit apparaître, sur un char traîné par deux boeufs de grande taille,
Marguerite, qui, les mains jointes sur son chapelet, semblait couver du
regard le crucifix que Buonvicino tenait sous ses yeux et portait de
temps en temps à ses lèvres.

A la suite du char, les bras liés derrière le dos, si étroitement que
les cordes lui entraient dans la chair, les cheveux en désordre, la tête
bandée avec un haillon blanc, environné de soldats et dans un misérable
costume, Alpinolo suivait à pied, en boitant et le visage désespéré. Les
blessures qu'il avait reçues la nuit de la fuite n'avaient point été
mortelles; il s'était seulement évanoui, et lorsqu'il fut revenu à lui,
les médecins travaillèrent d'un côté à lui rendre la santé, pendant que
de l'autre les juges travaillaient à lui ôter la vie.

En effet, il fut mis un jugement. Mais le procès cette fois n'atteignant
pas un homme, mais un soldat, il fut confié à l'expéditif examen de ses
chefs. On ne put réussir à le faire parler. Les tourments les plus
raffinés furent employés. Ce fut peu de lui disloquer les bras, on lui
appliqua le feu à la plante des pieds, jusqu'à ce qu'ils fussent
dépouillés de l'épiderme; on lui mit des clous sous les ongles; ou lui
apposa la poitrine sous un poids énorme; il souffrit tout sans une
contorsion, sans pousser un cri, sans proférer une syllabe. Seulement
une fois, transporté hors de lui par les souffrances, on l'entendit
prononcer ces deux mots: «Pauvre femme! et, mon père!»

Comme Marguerite passait au milieu des frères de la Consolation pour
monter sur l'échafaud, l'un d'eux, d'une voix basse, mais terrible, lui
dit: «Marguerite, rappelez-vous la nuit de la Saint-Jean.»

[Illustration.]

Marguerite, qui semblait déjà planer au-dessus des choses de la terre,
tressaillit au son de ces paroles, tourna un regard d'une noble
indignation et d'un profond effroi sur le misérable qui avait parlé, et
à travers les trous du capuce, elle vit darder sur elle un regard aigu
comme celui d'un serpent.

Elle fût tombée infailliblement, si Buonvicino ne lui eut donné la main.
Elle la saisit avec cette vigueur que la crainte nous inspire dans ces
moments où, sur le point d'être déchirés par la haine, nous sentons le
besoin de nous appuyer sur l'amitié. Et l'Umiliato, lui mettant le
crucifix sous les yeux, lui disait: «Il mourut en pardonnant à ses
ennemis.» Marguerite fixa ses regards sur la sainte image. Elle parut
plus résolue, et, rayonnante du pressentiment de l'immortalité, elle
s'approcha du billot funèbre. Un instant après, le bourreau, la
saisissant par sa noire chevelure, présenta au peuple une tête coupée et
sanglante.

[Illustration.]

Un frémissement universel rompit le silence. Ce furent des cris, des
exclamations, les prières des morts. Les plus voisins de l'échafaud
crièrent à ceux qui n'avaient pu voir; «Elle est morte!» Alors, avec
l'empressement furieux d'une meute altérée qui court à la fontaine, on
en vit quelques-uns monter sur l'échafaud, recueillir dans une écuelle
le sang qui dégouttait du tronc et pleurait de la tête, et le boire tout
fumant, C'étaient des malheureux atteints d'épilepsie; ils croyaient,
avec ce remède épouvantable, se guérir de la plus horrible des
infirmités.

Lorsque Marguerite posa le cou sur le billot, Buonvicino se mit à genoux
à côté d'elle, et tant que l'infortunée put encore l'entendre, il
murmura à ses oreilles des paroles de consolation. Puis on le vit
presser avec force le crucifix sur la poitrine et lorsque la hache
retentit, brisant cette tête, charmante qu'il avait tant aimée, il tomba
le front contre terre, comme frappé du même coup. On voulut le relever;
il était mort.

Cependant une autre scène était encore réservée à l'avidité populaire.
La foule ne s'écoulait point, parce que le drame n'était pas encore
terminé et qu'on lui devait encore une autre victime. Pendant que le
bourreau balayait la sciure de bois trempée de sang, Ramengo suivait du
regard les dernières vibrations du corps mutilé qu'on clouait dans la
bière, et s'écriait; «Maintenant je suis content.» Tout à coup Alpinolo
se trouve devant ses yeux; cette vue le frappe comme d'un pressentiment
confus. Le jeune page ôte un diamant de son doigt, le baise à plusieurs
reprises, et, s'en séparant avec une larme dans les yeux, le remet au
valet du bourreau, en lui disant: «Tiens, quand je serai mort, tu
m'enseveliras à côté de cette sainte.»

Ce diamant rappelle à Ramengo celui de Rosalie, il se précipite sur le
valet, le lui arrache des mains, en s'écriant; «donne, donne!» Puis
s'élançant vers Alpinolo; «Alpinolo, dit-il, Alpinolo, je te reconnais,»
Et il le prend dans ses bras, le presse contre son sein. Lorsque le
bourreau, revenu de l'étonnement que lui cause cette scène, veut écarter
cet importun qui l'empêche d'exercer les devoirs de sa charge, Ramengo
le repousse avec force, et élevant la voix vers l'assemblée: «Non,
s'écrie-t-il, non, il ne doit point mourir. Non, il n'est pas ce qu'on
croit; il n'est point un soldat mercenaire... il s'est déguisé; c'est le
brave écuyer Alpinolo, le même qui sauva notre seigneur à Parabiago.
Non, cela ne peut pas être; il ne doit pas être tué ainsi comme un
assassin.

--Quelles sottises me contez-vous là? reprenait maître Impicca; qu'il
soit ce qu'il voudra, mon métier est de le tuer. Croyez-vous que je ne
saurais pas aussi bien faire sauter la tête à un écuyer qu'à tout autre
homme? Il fallait dire vos raisons au seigneur vicaire.

--Oui, reprenait Ramengo avec anxiété, le seigneur vicaire le sait; il
ne l'a pas condamné, c'est une pure erreur. Il m'a donné l'impunité pour
lui. Attendez un moment, par charité, suspendez. Il ne doit pas mourir.
Qui commande à Milan, du prince on du bourreau? Il ne doit pas mourir,
non, non!

Et comme les soldats, las de ce conflit qui ne paraissait point devoir
se terminer, s'approchaient pour prêter main-forte à maître Impicca;
«Seigneurs soldats, s'écriait-il, seigneur capitaine! vous qui êtes une
race généreuse, voudriez-vous bien venir en aide au bourreau, vous faire
bourreaux vous-mêmes? ô honte! Je puis vous faire du bien; j'ai de
l'argent, beaucoup d'argent, j'en ai trop; je vous en donnerai; je vous
donnerai tout ce que vous voudrez; mais, pour Dieu, aidez-moi,
secourez-moi pour que je le délivre. Il est... Il est mon fils!»

Jusque-là, le condamné était resté stupéfait en présence de cette pitié
inattendue, et il laissa l'inconnu plaider sa cause avec cette
indifférence qu'on apporte au bord de la tombe, mais, à ce nom de fils,
toute son âme se réveilla. «Comment! s'écria-t-il, moi votre fils? vous
mon père?» et son coeur se fondit, et toute sa haine pour la vie et tout
son amour de la mort s'effacèrent en un instant. Il se prit à songer
pour la première fois à sa jeunesse, aux longs jours, au bonheur qu'elle
pouvait encore lui promettre, et il voulut vivre, il fut pris d'un désir
effréné de connaître ce que peut être l'amour d'un père. «Mon père,
sauvez-moi, criait-il; oui, je suis Alpinolo, je suis votre fils,
sauvez-moi!» Ces paroles redoublaient la rage et la vigueur du
malheureux père, qui faisait à son fils un rempart de son corps. Enfin
Sfolcada-Melik, ennuyé de ces scènes, dit aux soldats: «En avant, il ne
sera pas dit que le cours de la justice aura été interrompu par un
manant!

--Un manant, s'écria Ramengo en réponse au connétable; que parles-tu de
manant, Allemand mercenaire? Sais-tu qui je suis? Et tirant son capuce,
et se découvrant le visage: «Je suis Ramengo Casale; apprends à me
respecter.»

Dans le trouble de cette scène, et sous le masque qui le couvrait,
Alpinolo n'avait pu reconnaître à la voix celui qui se faisait son
protecteur. Mais dès qu'il eut entendu cet horrible nom, dès qu'il eut
vu ces traits exécrés, dès qu'il apprit quel père il allait retrouver,
il jeta aussitôt la masse dont il s'était saisi pour aider les efforts
de son sauveur inconnu; et courant placer sa tête sur le billot, la
hache de maître Impicca l'eut bientôt délivré de l'horrible malheur
d'être le fils d'un traître.

Bientôt après, le frère de la Consolation embrassait un cadavre, et
continuait à se répandre en cris, en gémissements, en imprécations.
Mais, qui l'aurait plaint? c'était un espion.

Les mères, les bonnes mères lombardes, dans la suite, en racontant cet
événement à leurs enfants rassemblés, les faisaient prier pour les
pauvres condamnés, et leur répétaient: «Préférez un jour d'être
Marguerite sur l'échafaud, que Luchino sur son trône.»

[Illustration.]

A la cour, le bouffon fit beaucoup rire les seigneurs en imitant les
gestes de Ramengo disputant son fils à la mort. Luchino rit plus que les
autres; mais un historien ajoute qu'il ne dormit pas cette nuit-là. Qui
peut l'avoir dit à cet historien?

A la cour comme à la ville, tout fut bientôt mis en oubli. En effet,
qu'était-il arrivé de si mémorable? Quelques innocents, déclarés
coupables, avaient été injustement condamnés et exécutés; cela
n'arrivait-il pas tous les jours? Et moi-même, je le sens bien, j'ai eu
tort de penser que le récit de souffrances si monotones, si ordinaires
pourrait intéresser longtemps le lecteur. Mais je l'ai dit et je le
répète, je n'ai écrit que pour ceux qui souffrent véritablement ou qui
ont souffert.

CONCLUSION

Peu de mots suffiront, maintenant, pour raconter ce qu'il advint des
divers personnages qui ont figuré dans ce récit à côté de Marguerite.

Le bouffon eut une mort moins gaie que sa vie, quoiqu'on puisse dire, en
un certain sens, qu'elle ait encore été une plaisanterie. Voici comment
elle arriva: Le seigneur Luchino sa délicieuse villa de Belgiojoso,
entretenait une intrigue avec une beauté champêtre. Soit qu'il désirât
réellement que cette intrigue fût inconnue, soit qu'il voulût seulement
donner à ses amours le piquant du mystère, il ne voyait jamais cette
facile beauté que lorsque la nuit avait répandu ses ombres sur les
arbres de la villa; alors il l'emmenait dans le pavillon retiré où
Alpinolo l'avait un jour surpris endormi, et où il l'eut assassiné si
des scrupules n'eussent arrêté son bras.

[Illustration.]

Quoique le seigneur Luchino fût très-brave à la guerre, il avait peur du
diable, des revenants et du moindre soldat de l'armée des esprits.
Grillincervello connaissait cette disposition secrète de son noble
maître, et n'ayant pas eu de peine à découvrir les relations de Luchino
avec la jolie villageoise, il résolut de troubler leurs amoureuses
entrevues. Un jour donc, en pénétrant, à l'heure convenue, dans le
pavillon, leur asile ordinaire, ils virent se dessiner sur la muraille,
à la faveur d'une lumière livide, des formes étranges, moitié hommes,
moitié bêtes, avec des queues interminables des cornes menaçantes, et
tout l'appareil de ce qui fait un démon. L'air autour d'eux était rempli
de sifflements et de bruits de chaînes. La jeune femme effrayée se
suspendit au bras de son amant, qui, plus effrayé qu'elle, sortit en
appelant au secours.

Les rires de Grillincervello lui firent bientôt comprendre à quelle
espèce de diable il avait eu affaire; et de cette heure le bouffon était
guéri de la faim pour toujours, si l'agilité de ses jambes ne l'eût
sauvé de la _miséricorde_ de son maître.

[Illustration.]

Mais le maître, un peu revenu de sa colère, résolut, pourtant de rendre
au moins au bouffon peur pour peur. S'étant donc entendu avec ses
courtisans, un jour que Grillincervello, revêtu d'une robe de la signora
Isabella, leur prêtait à rire par ses grimaces et ses coquetteries
féminines, il fit venir Maître Impicca, et du plus imperturbable sérieux
du monde, lui ordonna de pendre le fou à un arbre, pour le plus grand
divertissement de la cour, La corde ne devait point être attachée à la
branche, et laisserait retomber le bouffon aussitôt qu'on aurait fait le
simulacre de sa pendaison. Il retomba en effet, mais sans mouvement: la
peur l'avait suffoqué.

[Illustration.]

Pour voir plus commodément un ou plusieurs de ses amants la signora
Isabella prétexta un voeu à Saint-Marc de Venise. Dans son voyage, elle
se livra avec toute sa suite à de tels débordements que le bruit en vint
aux oreilles du seigneur Luchino, qui, pour la première fois de sa vie,
s'avisa de s'en fâcher. Il eut l'imprudence de laisser entendre qu'il en
tirerait une éclatante justice.

[Illustration.]

La signora Isabella, de retour de son pèlerinage, versa à boire à son
mari, un jour qu'il revenait fort échauffé de la chasse. Il mourut
quelques heures après dans d'affreuses convulsions, pleuré, disent les
gazettes d'alors, par sa femme inconsolable, et aussi par ses sujets,
qui versèrent d'incroyables larmes. Le capitaine de justice, Lucio,
mourut vieux et honoré, après avoir joui paisiblement de l'énorme
fortune des Pusterla, qu'il transmit à ses héritiers.

Dans un oratoire entre Revisio et Montebello, on voit encore un grand
tombeau de granit avec une épitaphe qui loue la vie et pleure la mort de
celui qui y fut renfermé.

C'est là qu'on ensevelit Lucio: c'est là qu'il attend le jugement de
Dieu.

[Illustration.]



Une nouvelle charge de Dantan.

[Illustration.]

Tout entier aux oeuvres sérieuses du son art, Dantan jeune semblait
avoir complètement abandonné la caricature, et renoncé pour toujours à
ces charges spirituelles qui ont signalé son début dans la carrière.
Dantan a parfaitement compris son époque; la charge n'a été pour lui
qu'un moyen d'attirer l'attention et de forcer la renommée à s'occuper
de son nom.

Il avait affaire à un public difficile, qui passe sans s'arrêter devant
les ouvrages les plus remarquables, quand ces ouvrages ne sont pas
signés d'un nom accrédité; public insouciant et distrait, dont il
fallait longtemps solliciter la justice indolente et capricieuse. Cette
justice, que le talent est obligé d'attendre, l'esprit pouvait l'obtenir
sans délai. Il s'agissait de captiver par une surprise ingénieuse la
foule, qui demande avant tout à être amusée, et qui se laisse prendre
très-volontiers à des bagatelles originales. Dantan s'était fait une
réputation d'atelier par ses caricatures, qu'il dessina d'abord sur les
murs de la Madeleine, où il travaillait; plus tard, en Italie, il se
délassait de ses fortes et solides études en pétrissant le plâtre,
auquel il donnait toutes sortes de formes divertissantes. Il modela
ainsi, d'une façon grotesque et piquante, ses camarades, ses maîtres,
les personnages les plus connus de Rome, les cardinaux et le pape
lui-même, qui prit très-bien la chose et fit faire ses compliments à
l'auteur.

De retour en France, après avoir essayé le terrain et payé son tribut au
découragement, qui est la préface obligée de toute carrière d'artiste,
Dantan pensa judicieusement que le côté futile de son talent, dont il
s'était fait un jeu jusque-là, pouvait lui ouvrir les avenues du la
fortune et de la célébrité. Un soir, il apporta ses deux premières
charges parisiennes dans le salon de Ciéri, qui recevait toutes les
notabilités artistiques et littéraires. Le succès de ces spirituelles
pochades fut prodigieux; on les exposa aux regards du public, et la
foule battit des mains. En quelques jours, le nom de Dantan devint
populaire; Paris lui demanda chaque matin une nouvelle caricature, et
chacun voulut avoir la sienne. Hommes de lettres, musiciens, peintres,
savants, avocats, médecins, acteurs, demandèrent à poser devant l'habile
maître; nul ne croyait sa réputation complète, s'il ne pouvait montrer
sa charge faite par Dantan. La charge était devenue le cachet de la
célébrité.

Dantan avait atteint son but: l'attention publique était éveillée autour
de lui, et il s'empressa d'aborder les régions sérieuses de l'art. Il
passa du plaisant au sévère. Après avoir modelé le plâtre, il se mit à
pétrir le marbre; il avait fait rire, on l'admira; il avait meublé
l'étalage de nos marchands à la mode, il orna nos musées, il éleva des
monuments.

Aujourd'hui les bustes de Dantan sont dans toutes les galeries, ses
statues décorent les places publiques de nos grandes villes; il achève
dans ce moment la tête de Thalberg et la statue de miss Kemble, la
célèbre tragédienne anglaise. Mais au milieu de ces grands ouvrages qui
occupent sa pensée et son ciseau, l'artiste ne doit pas se montrer
ingrat envers les frivoles et charmants ouvrages qui ont commencé sa
réputation. Ses charges, comme se oeuvres graves, portent l'empreinte
d'un talent exceptionnel; pourquoi les abandonnerait-il tout à fait?
Après lui, on a vainement essayé de continuer la vogue des caricatures
de plâtre; beaucoup de tentatives ont été faites, toutes ont échoué. Il
est bon que, de temps en temps, le maître donne une leçon aux imitateurs
impuissants, et leur montre ce qu'il faut de verve, d'esprit et
d'adresse pour réussir dans ce genre de travail.

C'est là sans doute ce que Dantan a pensé, et après un long intervalle,
voici une nouvelle caricature: la charge de Neuville,--un acteur qui
commence sa réputation, et qui fait courir tout Paris au théâtre des
Variétés. Dans un vaudeville intitulé _Jacquot_, Neuville imite tous les
acteurs comiques de nos divers théâtres; il reproduit avec un art
incroyable Odry, Vernet, Lepeintre, Alcide Tousez, Klein, Ravel, et bien
d'autres encore. Séduit par le talent et par le succès de Neuville,
Dantan a voulu donner à cette célébrité naissante le baptême de la
charge. Rien de plus fin, de plus ingénieux, que cette nouvelle
composition. La tête de Neuville est posée sur le juchoir d'un
perroquet. C'est une tête pleine de vérité et d'expression. Dans les
deux petites mangeoires placées sur le premier bâton transversal, Dantan
a mis Ravel et Alcide Tousez, tous deux d'une ressemblance frappante; ce
sont de ravissantes miniatures. Le perroquet Neuville fait sa nature de
ces deux excellents comiques. Sur les bâtons inférieurs, se trouvent le
nez de quelques acteurs, qui _en parlent_ toujours; le chapeau d'Odry,
le fameux castor de Bilboquet, vénérable couvre-chef tout rempli de
pensées philosophiques, de maximes profondes et d'aphorismes
ébouriffants; puis ce sont des bouches béantes, toutes les mâchoires,
toutes les langues dramatiques dont Neuville reproduit les sons et les
accents divers. Le juchoir est planté dans la tête énorme de Lepeintre
jeune, coiffée d'une de ces petites casquettes que portent les jockeys
de course, Lepeintre est ainsi costumé dans _Jacquot_. Les honorables
joues du gros comique, enflées par des torrents d'embonpoint, débordent
sur le piédestal de la statuette et menacent d'engloutir le rébus
inséparable de toutes les charges de Dantan.

Nous livrons ce rébus à la sagacité de nos lecteurs, qui sont habitués à
en deviner de plus difficiles.



Correspondance

_A M. Dz. de D.--Messages boiteux_. Eh! monsieur, n'en riez pas et ne
croyez pas nous faire honte. Nous avions précisément songé à emprunter à
ce bon vieux messager son titre en y ajoutant seulement l'épithète
indispensable _illustré_. pourquoi pas? Longtemps la plus grande partie
de la France n'a pas eu d'autre journal, d'autre livre. Le messager
boiteux (je crois le voir encore, une lettre à là main) était le bien
venu non pas seulement dans la ferme et dans la chaumière: ou
l'accueillait dans les châteaux. Vos aïeux, monsieur le comte, ne
dédaignaient pas, je suis sûr, de le feuilleter en janvier, pendant les
longues veillées.

En auriez-vous conservé par hasard la collection sur quelque rayon
poudreux de votre bibliothèque? veuillez le parcourir, et vous serez
étonné d'y trouver des faits utiles et curieux qui, aujourd'hui même,
auraient (pour d'autres que pour vous) l'attrait de la nouveauté.

_A M. Noug..._--Il ne nous appartient pas de donner des conseils sur une
affaire aussi délicate. Cependant nous croyons pouvoir répondre: «Ne
vous y fiez pas.»

_A M. B. r._--Les fêtes et les cérémonies, dont parle M. B. r. n'entrent
que pour une proportion assez faible dans notre fonds. Ce qui ne change
pas dans ce monde est en petite minorité; ce ne sont pas apparemment les
mêmes hommes, qui meurent tous les ans, et les hommes ne sont pas les
seuls à mourir et à naître. Beaucoup de gens reprochent à l'histoire de
notre temps d'avoir toute l'inconstance de la mode: ils trouvent qu'il
n'y a que trop d'agitation, d'intimations, d'inventions de toute sorte
dans la politique, l'industrie, les arts, les lettres, etc. A certains
égards, ils ont sans doute tort de s'effrayer; mais ils nous donnent
raison contre M. B. r. En somme, lorsque rien n'est plus changeant et
plus mobile que la vie, comment craindre l'uniformité pour une oeuvre
qui en veut être le miroir! La vérité est que chaque semaine nous avons
à regretter une foule d'omissions; notre étude la plus importante est de
les éviter, et nous espérons que les encouragements publics nous
aideront à suffire un jour complètement à notre tâche.

_A. M. Bourd_. Un jeune artiste qui ne fume pas et qui ne reste jamais
plus d'une heure étendu sur son canapé! Votre fils est un jeune homme
précieux, monsieur. Donnez-nous son adresse.

_A M. Louis Tol..._--Paix à sa mémoire. Le lendemain de son dernier
jour, nous avons hésité; aujourd'hui nous n'hésitons plus: il avait des
amis.

_A. M. Jul. de Lyon_.--Votre plainte peut être légitime. Nous ne
refuserons pas de donner à votre invention, en temps, utile, la
publicité que vous désirez. Provisoirement des deux partis devant
lesquels vous restez indécis, il en est un que nous ne pouvons
approuver. Vous connaissez ces vers de Delille:

        Malheur au citoyen ingrat à sa patrie
        Qui vend à l'étranger son avare industrie.

_A M. Ern. Milb..._--Trop long. Les allusions politiques nous en
interdiraient, d'ailleurs, l'insertion.

_A un anonyme (timbre de Corbeil)_.--Oseriez-vous exprimer ce désir
publiquement? Signez ou ne vous étonnez pas de notre silence.

_A un autre anonyme (écriture ronde et évidemment contrefaite: beaucoup
trop d'N et de ç)_.--Nous aimons mieux un succès plus lent sans aucun
scandale. Nous savons très-bien le parti qu'un esprit satirique et
virulent pourrait tirer de ce mélange de texte et de gravures; mais nous
resterons dans notre voie: l'exemple que vous citez ne nous séduit pas.
Excusez-nous donc d'être obligés de nous priver de votre collaboration,
mais ne nous plaignez pas trop; nous avons plus de sujet de nous
féliciter que vous ne le supposez.

_A. M. M........ de Toul_.--Il n'est pas possible qu'il soit aussi laid.
Veuillez nous envoyer un autre portrait.



Rébus.

EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS.
Les Troubadours célébraient par leurs chants les combats et la beauté.

[Illustration: Nouveau rébus.]





*** End of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 0039, 25 Novembre 1843" ***

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