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Title: Les fiançailles - Féerie en cinq actes et onze tableaux Author: Maeterlinck, Maurice, 1862-1949 Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "Les fiançailles - Féerie en cinq actes et onze tableaux" *** http://www.freeliterature.org (Images generously made LES FIANÇAILLES FÉERIE EN CINQ ACTES ET ONZE TABLEAUX par MAURICE MAETERLINCK _Représentée pour la première fois, sous le titre_ «THE BETROTHAL», _à New-York, le 18 novembre 1918, sur la scène du «Schubert Theatre»._ PARIS EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR 1922 A RENÉE DAHON-MAETERLINCK 1919 M.M. TABLEAUX 1er TABLEAU _La Cabane du Bûcheron._ 2e TABLEAU _Devant une porte._ 3e TABLEAU _La Cave de l'Avare._ 4e TABLEAU _Un Cabinet dans le Palais de la Fée._ 5e TABLEAU _Une Salle de bal dans le Palais de la Fée._ 6e TABLEAU _Devant le rideau qui représente de grands rochers._ 7e TABLEAU _Le Séjour des Ancêtres._ 8e TABLEAU _Devant le rideau qui représente la Voie Lactée._ 9e TABLEAU _Le Séjour des Enfants._ 10e TABLEAU _Devant le rideau qui représente la lisière d'une forêt._ 11e TABLEAU _Le Réveil_ PERSONNAGES (DANS L'ORDRE DE LEUR ENTRÉE EN SCÈNE) TYLTYL. LA FÉE. MILETTE, la fille du Bûcheron. BELLINE, la fille du Boucher. ROSELLE, la fille de l'Aubergiste. AIMETTE, la fille du Meunier. JANILLE, la fille du Mendiant. ROSARELLE, la fille du Maire. MAJOIE, la fille voilée ou le Fantôme. LE DESTIN. L'AVARE. LA LUMIÈRE. QUELQUES PENSÉES HABITUELLES. GRAND'MAMAN TYL. GRAND-PAPA TYL. LE GRAND ANCÊTRE. LE GRAND PAUVRE. LE GRAND PAYSAN. L'ANCÊTRE RICHE. L'ANCÊTRE MALADE. L'ANCÊTRE IVROGNE. L'ANCÊTRE ASSASSIN. AUTRES ANCÊTRES. QUELQUES «MOI» DE TYLTYL. DIVERS ENFANTS DU SÉJOUR DES ENFANTS. LES CINQ PETITS. LE PLUS PETIT. LA MÈRE TYL. MYTYL. LE PÈRE TYL. LA VOISINE. ACTE PREMIER PREMIER TABLEAU LA CABANE DU BÛCHERON C'est la chaumière de l'Oiseau Bleu, l'intérieur d'une cabane de bûcheron, simple, rustique, mais non point misérable. Cheminée à manteau où s'assoupit un feu de bûches, ustensiles de cuisine, armoire, huche, horloge à poids, rouet, fontaine, etc. Un chien et une chatte endormis. Un grand pain de sucre blanc et bleu. Accrochée au plafond, une cage ronde renfermant un oiseau bleu. Au fond, deux fenêtres dont les volets sont fermés. A gauche, la porte d'entrée de la maison, munie d'un gros loquet. Échelle menant au grenier. Mais il n'y a plus qu'un seul lit, celui de Tyltyl qui maintenant a seize ans. Il fait nuit; la scène n'est éclairée que par quelques rayons de lune qui filtrent à travers les volets. Tyltyl dort profondément. On frappe à la porte. * * * * * TYLTYL, s'éveillant en sursaut. Qui est là?... (On frappe encore.) Attendez que je passe ma culotte, le verrou est tiré, je vais ouvrir.... LA FÉE, derrière la porte. Ce n'est pas la peine, ce n'est pas la peine.... Bonjour!... C'est encore moi!... La porte s'est ouverte d'elle-même. Entre la Fée Bérylune, sous la forme d'une vieille femme, comme au premier tableau de l'Oiseau Bleu. En même temps pénètre dans la chambre, une étrange clarté qui ne disparaît pas lorsque la porte se referme. TYLTYL, stupéfait. Qui êtes-vous?... LA FÉE Tu ne me reconnais pas? Voyons, Tyltyl, il n'y a pas sept ans que nous nous sommes quittés.... TYLTYL, ahuri et bouleversant vainement sa mémoire. Oui, oui, je me rappelle et je vois ce que c'est.... LA FÉE Oui, mais tu ne vois pas qui je suis et tu ne te rappelles rien du tout.... Je vois, moi, que tu n'as pas changé.... Toujours le même petit garçon oublieux, ingrat et distrait.... Mais que tu as grandi et forci, mon enfant, et que te voilà beau!... Si je n'étais pas fée, je ne t'aurais pas reconnu!... Mon Dieu que tu es beau!... Mais le sais-tu, au moins, tu n'as pas l'air de t'en douter?... TYLTYL Il n'y avait dans la maison qu'un tout petit miroir, pas plus grand que la main; c'est Mytyl qui l'a pris et le garde dans sa chambre.... LA FÉE Ah! Mytyl a une chambre à présent?... TYLTYL Oui, elle couche à côté, sous l'escalier; et moi je dors ici, dans la cuisine.... Voulez-vous que je la réveille?... LA FÉE, se fâchant subitement et sans raison, comme autrefois. C'est absolument inutile!... Je n'ai pas à m'occuper d'elle; son heure n'est pas venue, et quand elle sonnera, je saurai bien la retrouver sans qu'on me guide comme une aveugle.... En attendant, je n'ai besoin des conseils de personne.... TYLTYL, consterné. Mais madame, je ne savais pas.... LA FÉE Il suffit. (Se radoucissant non moins subitement qu'elle s'était courroucée.) A propos, quel âge as-tu?... TYLTYL J'aurai seize ans quinze jours après l'Épiphanie. LA FÉE, se fâchant encore. Quinze jours après l'Épiphanie!... Qu'est-ce que cette manière de compter?... Et moi qui justement n'ai pas mon almanach que j'ai laissé chez le Destin, à la dernière visite que je lui fis, il y a cinquante ans.... Je ne sais plus où j'en suis.... Enfin, tant pis; quand nous le reverrons, je ferai le calcul, car il faut que ce soit très exact.... Et qu'as-tu fait durant ces sept années que nous ne nous sommes vus?... TYLTYL J'ai travaillé dans la forêt avec papa.... LA FÉE C'est-à-dire que tu l'as aidé à abattre des arbres.... Je n'aime pas beaucoup ça.... Tu appelles ça travailler!... Enfin, puisqu'il paraît que les hommes ne peuvent plus vivre sans saccager les dernières beautés de la terre.... Parlons donc d'autre chose.... (Mystérieusement.) On ne peut pas nous entendre?... TYLTYL Je ne crois pas... LA FÉE, se fâchant encore. Il ne s'agit pas de ne point croire, il s'agit d'être sûr... Ce que j'ai à te dire est extrêmement important et tout à fait confidentiel.... Approche-toi, que je te parle à l'oreille.... Qui aimes-tu?... TYLTYL, ahuri. Qui j'aime?... LA FÉE, toujours irascible et oubliant complètement qu'il importe de parler à voix basse. Mais oui, ce n'est pas du latin, je suppose.... Je te demande si tu aimes quelqu'un?... TYLTYL Mais oui, j'aime tout le monde, mes parents, mes amis, ma sœur, mes voisins, tous ceux que je connais.... LA FÉE Ne fais pas l'idiot, n'est-ce pas?... Tu sais bien ce que je veux dire.... Je te demande si tu aimes particulièrement l'une ou l'autre jeune fille, parmi celles que tu as rencontrées?... TYLTYL, rougissant et se renfermant en lui-même. Je ne sais pas.... LA FÉE, se fâchant plus fort que jamais. Comment, tu ne sais pas!... Mais qui le sait alors?... A ton âge on ne doit plus penser qu'à ça, sinon on est un niquedouille, un Niçaise et un pas grand'chose.... Il n'y a pas de quoi rougir; c'est quand on n'aime pas qu'il faut rentrer sous terre.... Nous ne sommes plus ici dans le mensonge des paroles, mais dans la vérité de la pensée et c'est tout le contraire.... Voyons, parmi toutes celles que tu as rencontrées.... TYLTYL, timidement. Je n'en rencontre pas beaucoup.... LA FÉE Ce n'est pas une raison; il n'est pas nécessaire d'en rencontrer des tas.... Il suffit bien souvent de n'en découvrir qu'une; quand on n'en a pas d'autres on aime celle-là, et l'on n'est pas à plaindre.... Mais voyons, parmi celles qui sont autour de toi.... TYLTYL Il n'y en a pas autour de moi.... LA FÉE Il y en a chez les voisins.... TYLTYL Il n'y a presque pas de voisins.... LA FÉE Il y en a au village, à la ville, au fond de la forêt, dans toutes les maisons.... On en trouve partout lorsque le cœur s'éveille.... Laquelle est la plus belle?... TYLTYL Mais toutes sont très belles.... LA FÉE Combien en connais-tu?... TYLTYL Quatre dans le village, une dans la forêt et une près du pont.... LA FÉE Hé! hé!... Ce n'est déjà pas mal!... TYLTYL Vous savez, ici, on ne voit pas grand monde.... LA FÉE Tu es plus dégourdi qu'on ne croirait.... Mais dis-moi, confidentiellement, est-ce qu'elles t'aiment aussi?... TYLTYL Elles ne me l'ont pas dit; elles ne savent pas que je les aime.... LA FÉE Mais on n'a pas besoin de savoir ni de dire ces choses-là!... On voit ça tout de suite quand on vit dans le vrai.... Il suffit d'un regard, on ne s'y trompe point; et les mots qu'on prononce ne servent qu'à masquer ce que le cœur a dit.... Voyons, je suis pressée, veux-tu que je les fasse venir ici?... TYLTYL, effrayé. Les faire venir ici?... Mais elles ne voudront pas... Elles me connaissent à peine.... Elles savent que je suis pauvre.... Elles ignorent où j'habite, surtout celles du village, elles ne viennent jamais par ici.... Il y a une heure de marche de l'église jusqu'à la maison, les chemins sont mauvais, difficiles, il fait nuit.... LA FÉE Quoi? quoi? et quoi encore?... Ne parlons pas de ça.... Nous sommes de l'autre côté du mensonge.... Elles viendront à l'instant, quand je leur ferai signe.... TYLTYL Mais je ne sais même pas si elles m'ont remarqué.... LA FÉE Les as-tu regardées?... TYLTYL Oui, des fois.... LA FÉE Et elles t'ont rendu ton regard?... TYLTYL Oui, des fois.... LA FÉE Eh bien, cela suffit et c'est là que se trouve la seule vérité. C'est ainsi qu'on se donne dans la réalité où je vais te conduire.... Le reste est inutile.... Elles ne s'y trompent point. Tu verras comme elles savent tout ce qu'il faut savoir, quand nous sommes entre nous; car ce qu'on voit n'est rien, c'est ce qu'on ne voit pas qui mène le monde entier.... Maintenant, attention!... C'est encore le petit bonnet vert que j'extrais de mon sac!... Le reconnais-tu?... TYLTYL Oui, mais il est plus grand.... LA FÉE, se fâchant. Naturellement! Il a grandi en même temps que ta tête.... Toujours des observations inutiles.... TYLTYL Et le diamant a changé de couleur.... On dirait qu'il est bleu.... LA FÉE Mais ce n'est plus le diamant!... Il s'agit cette fois de tout autre chose que de l'âme du pain, du sucre et de quelques objets simples et sans importance.... Il s'agit de choisir le grand et le seul amour de ta vie; car chaque homme n'en a qu'un.... S'il le manque, il s'en va comme un malheureux sur la terre.... Il cherche jusqu'à la mort, sans avoir rempli le grand devoir envers tous ceux qui sont en lui.... Mais d'habitude, il ne s'en doute pas.... Il marche les yeux fermés, il saisit au hasard une femme dans la nuit, et la montre à ses frères, comme s'il avait conquis l'entrée du paradis. Il se croit seul au monde et s'imagine que tout commence et finit dans son cœr.... Tout cela est absurde.... Mais en voilà assez.... Voyons, tout est-il prêt?... Mets ton bonnet et tourne le Saphir; elles vont entrer.... TYLTYL, effaré. Mais je ne suis pas habillé!... Attendez, attendez!... Qu'est-ce que je vais mettre?... Veine!... Voilà justement sur la chaise mes habits du dimanche, ma culotte presque neuve et ma chemise propre.... Il s'habille en toute hâte. LA FÉE Voyons, finissons-en.... Tout cela n'a aucune importance; elles ne s'occuperont pas de ta toilette.... Tu n'auras pas affaire à de petites dindes.... Elles sont peut-être telles dans l'autre vie; mais pas dans celle-ci qui est la seule qui compte; et c'est leur vérité qui sortira de l'ombre.... TYLTYL, fort inquiet. Elles viendront en même temps?... Il y en a six, au moins.... Je ne me rappelle plus.... Si elles allaient se quereller et s'arracher les yeux?... LA FÉE Serais-tu un peu fat, par hasard?... TYLTYL Non, mais je crains le bruit, à cause de papa.... LA FÉE Mais puisque je te dis que nous ne sommes plus dans le monde d'en-bas!... Tu ne sens donc pas que l'air est bien plus pur et la clarté tout autre?... Les hommes et les femmes ne se querellent plus, ne se veulent plus de mal, dans la sphère où nous sommes.... Tout cela n'était qu'apparences et n'existe pas, au fond.... S'il en est qui s'attristent en voyant que tu hésites dans ton choix, elles espéreront jusqu'au bout et puis elles savent bien qu'il n'est pas possible d'éviter la tristesse dans l'amour.... TYLTYL Par où entreront-elles?... LA FÉE Ma foi, je n'en sais rien.... Chacune d'elles agira selon son idée; l'une prendra la fenêtre, l'autre le toit, le mur, la cave ou la cheminée.... Il en est même qui entreront par la porte; mais ce sont les moins intéressantes, elles n'ont pas d'imagination.... Du reste, nous verrons bien.... Assez bavardé, le temps presse, tourne donc le Saphir.... TYLTYL, cherchant à gagner du temps, pour dissimuler sa frayeur. De quel côté faut-il tourner?... LA FÉE Toujours de droite à gauche, comme pour le diamant.... (Regardant Tyltyl.) Dieu que te voilà pâle!... Qu'est-ce qui te prend?... Tu n'as pas peur au moins?... TYLTYL Pas du tout.... Au contraire.... Je suis toujours comme ça.... LA FÉE Il n'y a pas de honte à l'avouer; c'est un moment très grave et si les hommes savaient toutes les conséquences, en cette vie et dans toutes les autres, d'un choix qui n'est pas bon, ils n'oseraient plus aimer.... Mais tu es trop heureux de différer l'instant terrible, et moi je suis trop bête de t'écouter... Tourne donc le Saphir!... Tyltyl tourne le Saphir; aussitôt la chaumière s'emplit d'une lumière surnaturelle qui revêt toutes choses de beauté, de pureté et d'allégresse nuptiales. Une fenêtre s'ouvre sans bruit, et une jeune fille, vêtue comme un bûcheronne et tenant à la main une hâchette, descend dans la chambre et court embrasser Tyltyl. LA JEUNE FILLE Bonjour, Tyltyl!... Tu m'appelles, me voici!... TYLTYL Tiens, tiens, tiens! c'est Milette!... (A la Fée.) C'est Milette, la fille du bûcheron Hachefer.... Nous nous voyons parfois, dans la forêt.... (A Milette.) Tu m'aimais donc?... Tu ne me l'avais jamais dit.... MILETTE Est-ce qu'on dit ces choses-là dans la vie où tout est défendu?... Est-ce qu'on a besoin de les dire?... Mais j'ai su tout de suite, et dès le premier jour, que tu m'aimais; et moi, en même temps, je t'aimais pour toujours.... C'était un soir que tu passais avec ton père en portant un fagot de lauriers.... Tu ne savais pas encore mon nom; et tu me dis bonsoir en me regardant dans les yeux... Je répondis: «Bonne nuit», en baissant les miens, et j'avais ton regard dans mon cœr; et depuis, sans quitter ma maison, je venais ici bien souvent; mais tu n'avais pas l'air de t'en douter.... TYLTYL Mais non, mais non, c'est moi qui allais chez toi tous les soirs après le coucher du soleil.... Je n'étais plus jamais à la maison.... Maman me disait: «A quoi penses-tu, Tyltyl?» Et papa répondait: «Le voilà encore dans la lune.» Je n'étais pas du tout dans la lune, mais chez toi; mais tu n'y faisais pas attention; tu t'occupais du feu, de la soupe, des lapins; tu taillais des bûchettes ou liais des fagots, comme si personne n'était entré dans ta chaumière.... MILETTE Mais non, j'étais ici et je t'embrassais tout le temps; mais tu ne me rendais aucun de mes baisers.... TYLTYL Je te dis que c'est moi qui t'embrassais toujours; je te dis que c'est toi qui n'étais jamais là.... MILETTE C'est curieux comme on est bête et comme on ne voit rien, quand on n'y voit pas encore.... Mais maintenant qu'on sait, mais maintenant qu'on voit, on va s'embrasser tant qu'on peut.... TYLTYL, embrassant ardemment Milette. Oui, oui, embrassons-nous encore, encore et tant qu'on aura des baisers sur les lèvres!... Dieu que c'est bon, que c'est bon, que c'est bon! Je n'avais jamais embrassé personne jusqu'ici; et je ne savais pas du tout ce que c'était!... Dieu que c'est bon, que c'est bon, que c'est bon!... Je n'en aurai jamais assez!... Nous n'allons plus faire autre chose!... MILETTE Moi aussi, moi aussi!... Moi non plus, moi non plus!... Je n'avais embrassé que papa et maman; ce n'est pas du tout la même chose.... Mais c'est bien vrai que tu m'aimes, mon Tyltyl, et que tu n'aimes que moi?... Qui entre là?... Entre, en ouvrant le mur qui se referme derrière elle, une jeune fille vêtue d'un corsage et d'un cotillon rouge sang. A sa ceinture pendent un fusil et un couteau à dépecer. Elle s'élance vers Tyltyl et l'embrasse en s'écriant: «Me voici, mon Tyltyl, me voici...?» TYLTYL, à la Fée. C'est Belline, ma cousine, la fille du boucher.... Qu'as-tu donc, te voilà tout en eau et tout essouflée, ma Belline?... BELLINE Je crois bien!... Il y a loin du village à chez toi!.... Je n'ai pas pris le temps de me laver les mains.... J'aidais papa à dépecer un veau; dès que ta pensée m'a fait signe, j'ai lâché mon couteau, j'ai tout quitté pour accourir plus vite.... Il paraît même que là-bas je me suis fait au doigt une profonde entaille; mais ici ça ne se voit plus.... Papa n'y comprend rien, il doit être furieux. (Apercevant Milette.) Bonjour, Milette!... MILETTE Bonjour, Belline.... Tu l'aimes aussi?... BELLINE Mais oui, je l'aime aussi.... Tu ne m'en voudras pas?... MILETTE Pas du tout, au contraire.... On l'aimera toutes deux... BELLINE Que tu es jolie ce soir, ma Milette.... MILETTE Mais non, c'est toi, Belline, tu n'as jamais été plus belle.... TYLTYL, à la Fée. Elles prennent fort bien la chose.... LA FÉE Naturellement, elles savent qu'il n'y a pas de ta faute.... Ici l'âtre s'illumine, s'entr'ouvre et livre passage à une troisième jeune fille, vêtue comme une servante d'auberge, serrant sous le bras gauche un plateau d'étain et sous le bras droit une bouteille. LA JEUNE FILLE, exubérante et se précipitant sur Tyltyl. Voilà, voilà! c'est moi!... Bonsoir à tous, à toutes, et d'abord mes baisers à Tyltyl!... TYLTYL Tiens! toi aussi, Roselle!... (A la Fée.) C'est Roselle, la fille de l'auberge du Soleil-d'Or. Il n'y avait donc personne à l'auberge ce soir, que tu aies pu venir?... ROSELLE Au contraire!... Il y a un monde fou!... Tu comprends, un soir de Noël.... Il y a des buveurs jusque sur le comptoir et sur le seuil de toutes les fenêtres.... J'ai laissé tomber un plateau chargé de douze verres quand tu m'as appelée.... Tiens, j'ai encore un plateau sous ce bras et une bouteille de fil-en-six sous celui-ci.... Elle me gêne pour t'embrasser.... Ils sont encore là-bas, à crier après moi, comme si j'avais mis le feu à la maison.... Ils doivent se demander si je suis folle.... Mais ça m'est bien égal.... J'étais bien trop heureuse de sentir tout à coup que tu pensais à moi.... Il m'a pris tout à coup un éblouissement.... Eh, bonsoir, mon Tyltyl!... Embrasse-moi encore!... Ça va bien?... Tu es encore plus beau que la dernière fois que je t'ai vu.... TYLTYL, l'embrassant. Toi aussi, ma Roselle, tu es bien plus belle qu'autrefois, et que tes joues sont douces et sont fraîches ce soir!... Je n'avais pas encore osé t'embrasser jusqu'ici.... Quand d'autres t'embrassaient, je me disais toujours «comme ils doivent être heureux!»... ROSELLE Ça ne se compare pas, les autres ne comptent pas.... Mais je voyais bien que tu n'osais pas.... Je n'osais pas non plus, mais j'en mourrais d'envie.... Te rappelles-tu la première fois que tu vins à l'auberge, il y a six semaines?... C'était un dimanche matin, après la grand'messe; tu n'osais regarder personne; mais devant moi, tout à coup, tu as ouvert les yeux, comme en extase.... TYLTYL Et toi aussi, tu as ouvert les tiens, comme s'ils allaient te manger le visage.... ROSELLE Qu'est-ce qu'ils ont fait, nos yeux, qu'est-ce qui s'est passé?... Moi, depuis ce jour-là, je ne pense plus qu'à toi, je ne travaille plus, je suis toujours ici; mais toi, tu ne venais pas souvent.... Ici, descendant l'échelle du grenier, paraît une quatrième jeune fille dont les vêtements rustiques sont tout blancs de farine. TYLTYL, se retournant. Qui est là?... Toi, Aimette?... (A la Fée.) C'est Aimette, encore une cousine, la fille du meunier.... LA FÉE Va toujours, va toujours, tu vas bien.... AIMETTE, un peu intimidée. Je suis venue telle que j'étais dans le moulin.... Je n'ai pas eu le temps de me brosser.... TYLTYL Ça n'a pas d'importance.... Embrasse-moi tout de même... Que tu es jeune et rose sous ta poudre!... AIMETTE Je n'oserai jamais.... Je vais te couvrir de farine.... A peine ont-ils eu le temps de prononcer ces mots, qu'entre par l'autre fenêtre une cinquième jeune fille, elle est nu-pieds, nu-tête, en haillons et tient à la main une sébile dans laquelle tintent quelques sous. Elle n'ose pas s'avancer. TYLTYL Encore une!... (A la Fée.) C'est Janille, la petite mendiante du pont de l'Ermitage.... LA FÉE Ça va bien, ça va bien.... Mais je vais réveiller ton père afin qu'il fasse agrandir la maison.... TYLTYL Mais ce n'est pas ma faute.... Je ne l' ai pas fait exprès.... On ne peut pas s'empêcher de les aimer.... Comment vas-tu, Janille?... Qu'as-tu fait de ton vieux père aveugle et cul-de-jatte?... JANILLE Je l'ai laissé au coin du pont.... TYLTYL Quoi?... Tout seul dans la nuit?... Mais c'est très imprudent.... JANILLE, près de pleurer. Oui, je sais que c'est mal.... C'est très mal, c'est très mal.... Je ne le ferai plus.... Mais que veux-tu, Tyltyl, c'était plus fort que moi. Quand tu m'as appelée, je n'ai pas pu rester.... TYLTYL, l'embrassant. Voyons, ne pleure pas.... Je t'aiderai à le rentrer.... Tu te rappelles que je l'ai fait un soir, en passant sur le pont, et que je t'ai donné le dernier petit sou que j'avais dans ma poche?... JANILLE Je l'ai toujours, Tyltyl.... Je l'ai mis dans une boîte.... Je ne le perdrai pas.... TYLTYL, l'embrassant encore. Mon Dieu! que tu sens bon la verveine et le thym!... Ici la porte s'ouvre lentement. Entre une sixième jeune fille. Elle est en toilette de soirée, sous un manteau de fourrure entr'ouvert et tient un éventail à la main. TYLTYL Qu'est-ce encore?... LA FÉE Mais d'où sortent-elles donc?... A ton âge!... Je n'aurais jamais cru.... TYLTYL Mais je ne savais pas.... (A la Fée.) Mon Dieu! c'est Rosarelle!... C'est la fille du maire!... Vous savez, la grande, grande ferme, avec ses trois tours rondes, à l'entrée du pays?... Qu'est-ce que je vais faire?... Elle qui est si fière!... LA FÉE Mais non, mais non, elle ne sera pas plus fière que les autres. Parle-lui, tu verras.... TYLTYL Je n'oserai jamais.... Qu'est-ce que je vais lui dire?... ROSARELLE, s'avançant. Eh bien, Tyltyl, tu ne me reconnais pas?... TYLTYL Mais si, Mademoiselle, mais je ne croyais pas.... ROSARELLE Mademoiselle?... Qu'est-ce que ça veut dire?... Je ne connais pas ce nom-là... Je m'appelle Rosarelle, tu sais bien... Il y avait un grand dîner chez mon père, à cause de la Noël... Ta pensée est venue me chercher au dessert... Je me suis levée tout de suite, en renversant une coupe de Champagne... On était très inquiet, on s'empressait autour de moi, on croyait que j'étais souffrante... J'ai eu du mal à m'échapper, mais enfin me voici, et l'on peut s'embrasser... Te rappelles-tu comme on se regardait quand tu venais apporter des fagots dans la cour?... TYLTYL Oh! oui, tu étais belle et je n'osais pas remuer.... Mais tu es encore bien plus belle aujourd'hui.... ROSARELLE Mais tout a commencé et je n'ai bien compris ce qui m'arrivait que le jour où tu m'as donné les trois petits bouvreuils que tu avais trouvés dans la forêt.... TYLTYL Oui, oui, je me rappelle.... Moi aussi j'ai compris.... Est-ce qu'ils vivent encore?... ROSARELLE Deux des petits sont morts, mais le troisième est magnifique.... Je l'ai mis dans une cage dorée, au coin de ma fenêtre, et chaque fois qu'il chante.... LA FÉE Voyons, voyons, c'est très intéressant, ces petites confidences, mais nous n'avons pas de temps à perdre... Il faut que tout soit terminé cette nuit, car de telles occasions ne se représentent point et chaque homme dans sa vie n'en a qu'une de ce genre... Malheur à ceux qui ne la saisissent point!... Il s'agit à présent de s'entendre, de s'organiser et de faire le grand choix qui décide du bonheur, tout d'abord de deux êtres, et de beaucoup d'autres ensuite.... TYLTYL, très troublé. Faudra-t-il choisir tout de suite, et ne pourrai-je en choisir qu'une?... LA FÉE Ne te tourmente point, ce n'est pas ton affaire, ce n'est pas toi qui choisiras.... TYLTYL, stupéfait. Ce n'est pas moi qui choisirai?... LA FÉE Mais non, ça ne te regarde pas.... TYLTYL, de plus en plus suffoqué. Ça ne me regarde pas?... LA FÉE Mais non, je te l'ai déjà dit, ce n'est pas ton affaire.... TYLTYL, n'y comprenant plus rien. Alors, je ne peux pas aimer qui je veux?... LA FÉE Mais non, personne n'aime qui il veut ni ne fait ce qu'il veut dans la vie.... Avant tout, il faut apprendre à connaître ce que veulent tous ceux dont tu dépens. TYLTYL Tous ceux dont je dépens?... LA FÉE Mais oui, tes ancêtres d'abord.... TYLTYL Mes ancêtres?... LA FÉE Tous ceux qui sont morts avant toi.... TYLTYL De quoi se mêlent-ils puisqu'ils sont morts?... Je ne les connais pas. LA FÉE Oui, mais eux te connaissent.... Et puis tous tes enfants.... TYLTYL Mes enfants?... Quels enfants?... Je n'en ai jamais eu!... LA FÉE Mais si, mais si, tu en as des milliers qui ne sont pas encore nés et attendent la mère que tu vas leur donner.... TYLTYL Alors c'est eux qui choisiront ma fiancée?... LA FÉE Mais naturellement; c'est toujours ainsi que ça se passe.... Mais assez discuté; il nous faut faire quelques préparatifs en vue du grand voyage, car il sera fort long et assez fatigant.... Et d'abord, il importe de se procurer de l'argent.... Je n'en ai plus chez moi. La baguette qui m'en fournissait est en réparation au centre de la terre.... Je ne vois pas trop où trouver la somme indispensable.... Les frais sont assez élevés.... (S'adressant aux jeunes filles.) L'une de vous a-t-elle quelques milliers de francs sur elle?... JANILLE Je n'ai que treize sous dans ma sébile, puis le sou de Tyltyl que je ne peux donner.... ROSELLE Moi j'ai sept francs cinquante, la recette de ce soir.... MILETTE Moi je n'ai rien du tout.... ROSARELLE Moi je n'ai rien sur moi, mais grand-père est très riche.... LA FÉE C'est bien, c'est tout ce qu'il nous faut; il pourra nous prêter.... ROSARELLE Oui, mais il est avare!... LA FÉE Mais non; c'est une erreur, il n'y a pas d'avares.... Grâce au Saphir qui découvre le fond des choses, vous verrez qu'il n'est pas plus avare que vous ou moi, et qu'il nous donnera tout ce que nous demanderons. C'est la première course que nous ayons à faire.... Voyons, tout est-il prêt?... Par où sortirons-nous?... Ici s'ouvre une trappe, au milieu de la scène; et il s'en élève lentement, semblable à une tour, une gigantesque forme deux fois plus haute qu'un homme. Elle est carrée, énorme, imposante, écrasante et donne l'impression d'une masse de granit et d'une puissance aveugle et inflexible. On ne voit pas son visage. Elle est vêtue de draperies grisâtres et rigides comme des arêtes de rocher. La Fée nous dira tout à l'heure que c'est le Destin. LE DESTIN C'est moi.... On m'avait oublié, comme toujours.... TYLTYL, assez effrayé. Qu'est-ce que ce Monsieur?... LA FÉE Il a raison, je l'avais oublié.... Ce n'est rien, c'est le Destin.... Je n'avais pas prévu que le Saphir le rendrait visible, lui aussi.... Il faut qu'il t'accompagne; on ne peut pas l'en empêcher, c'est son droit.... Donne-lui la main.... TYLTYL C'est lui qui nous conduira?... LA FÉE C'est à voir.... Nous verrons ce que dira la Lumière; c'est à elle de s'entendre avec lui.... TYLTYL Mais c'est vrai, la Lumière?... Où est-elle?... Elle ne nous accompagne pas?... LA FÉE Si, si; mais elle a fort à faire en ce moment.... Elle n'était pas libre ce soir.... Nous la retrouverons chez moi, où nous nous rendrons tout de suite après ta visite à l'Avare.... TYLTYL Que je serai heureux de la revoir!... Elle était si gentille, si douce, si belle, si affectueuse et si bonne!... LA FÉE Voyons, donne la main au Destin, nous partons.... Tyltyl tend le bras vers le monstre qui saisit la menotte de l'enfant dans son énorme main couleur de bronze. TYLTYL Voilà, Monsieur.... (Poussant un cri.) Aïe!... Ce n'est pas une main, c'est une pince d'acier!... LA FÉE Ce n'est rien, on s'y fait.... Voyons, tout est-il en règle, à la fin?... Plus rien n'est oublié?... Une, deux, trois, nous sortons.... On frappe à la porte. LA FÉE, irritée. Qui vient encore nous déranger?... Nous ne sortirons donc jamais de cette masure?... On frappe encore. TYLTYL Entrez!... On frappe une troisième fois. Qui est là?... Mais entrez donc!... La porte s'ouvre lentement, et l'on voit se dresser sur le seuil une forme de femme enveloppée de longs voiles blancs, comme une statue antique. Le visage, les mains, la bouche, les yeux, les cheveux et les sourcils, sont d'une blancheur de marbre et dénués de vie. Elle demeure immobile sur le seuil. Qu'est-ce que c'est?... LA FÉE Ma foi, je n'en sais rien.... Ce doit être une de celles que tu as oubliées.... TYLTYL, fouillant en vain dans sa mémoire. Moi?... Je n'ai oublié personne.... Je ne l'ai jamais vue... Je ne me rappelle pas.... (Rapprochant de la forme voilée.) Qui êtes-vous?.... (La forme voilée ne répond pas.) LA FÉE Inutile de l'interroger.... Elle ne peut rien te dire, elle ne peut pas revivre, tant que ton souvenir ne l'a pas ranimée.... TYLTYL Mais je n'ai plus de souvenir.... J'ai beau chercher, j'ai beau creuser, je ne trouve rien du tout.... LA FÉE Bon, bon, c'est bon; nous verrons ça plus tard quand tout s'éclaircira.... Puisqu'elle barre la porte, nous sortirons par la fenêtre.... En avant, par ici, le sort en est jeté et la fête commence.... LE DESTIN Permettez, permettez, c'est moi qui suis le Sort, et c'est moi qui commence et c'est moi qui commande.... Je passe le premier, car c'est moi qui mène tout et je suis le seul maître!... Les fenêtres s'ouvrent jusqu'à ras du sol et tous sortent dans la nuit étoilée, précédés du Destin qui entraîne Tyltyl par la main. La forme blanche les suit lentement, à distance. RIDEAU ACTE DEUXIÈME DEUXIÈME TABLEAU DEVANT UNE PORTE Devant le rideau qui représente une grande porte à deux vantaux qui ferme une voûte surbaissée. La porte est énorme, épaisse, massive, antique, inébranlable, bardée de fer et hérissée de clous. Au milieu de la porte, une serrure impressionnante. * * * * * Entrent la Fée et Tyltyl, qui porte sur l'épaule une besace vide. LA FÉE Voici la porte de l'Avare.... TYLTYL Où sont mes petites amies?... LA FÉE Chez moi, dans mon palais; elles y sont en sûreté et t'attendent.... Fais vite et reviens tôt.... TYLTYL Et le Destin?... Je croyais qu'il ne devait plus me quitter.... LA FÉE En effet, c'est bizarre.... Mais nous n'avons pas à lui courir après; et puis c'est son affaire, il n'est rien de moins qu'indispensable.... TYLTYL Vous m'accompagnerez chez l'Avare?... LA FÉE Non, il est préférable que tu sois seul en sa présence.... Je suppose que tu n'as pas peur?... TYLTYL Pas le moins du monde, mais je ne sais trop; comment m'y prendre.... LA FÉE C'est pourtant bien simple: quand tu seras entré, tu tourneras le Saphir et il te donnera tout ce que tu voudras.... TYLTYL Il ne fera pas le méchant?... C'est que je n'ai pas d'armes.... LA FÉE Au contraire, il sera ravi de te rendre service.... TYLTYL Comment faire pour entrer?... Il n'y a pas de sonnette, pas de marteau.... Faut-il frapper?... LA FÉE Garde-t'en bien!... Ce serait lui donner l'éveil et il deviendrait intraitable.... Mais c'est encore bien simple.... Je vais, de ma baguette, toucher la grosse serrure, les vantaux glisseront à droite et à gauche, et tu seras tout à coup de l'autre côté de la porte, c'est-à-dire au dedans même de sa caverne, sans qu'il s'en soit seulement douté. Une fois là, tu te tiendras tranquillement dans ton coin, à l'observer un moment, au milieu de son or, si ça t'amuse; et ça t'amusera, car c'est assez curieux, puis, quand tu l'auras suffisamment contemplé, tu tourneras le Saphir... Mets-toi là, à gauche, contre le mur de la voûte de manière à te glisser tout de suite et sans bruit dans son antre.... Attention!... La porte va disparaître. Quant à moi, je me sauve par ici.... TROISIÈME TABLEAU LA CAVE DE L'AVARE De sa baguette la Fée louche l'imposante serrure; aussitôt les lourds vantaux s'écartent par le milieu, glissent à droite et à gauche et disparaissent dans les coulisses, découvrant entièrement l'antre de l'Avare, vaste cave aux voûtes écrasées où sont entassés de gros sacs que crève de la monnaie de cuivre, d'or et d'argent. La scène n'est éclairée que par une chétive et fumeuse chandelle. Tyltyl se dissimule de son mieux dans un coin sombre. L'Avare, vieillard au nez crochu, à la barbe blanche et sale, aux cheveux longs et rares, est vêtu d'une sorte de robe de chambre sordide et rapiécée. Sur le sol est étendu un vieux tapis au coin duquel se trouvent trois sacs gonflés d'or. * * * * * L'AVARE Aujourd'hui, je vais recompter le contenu de ces trois sacs. J'ai dû faire une erreur dans mon dernier calcul.... Il y manque trois louis.... Trois louis, c'est-à-dire soixante francs, sur une somme de six cent mille francs, c'est considérable.... Je n'ai pas fermé l'œil cette nuit.... Chacun de ces trois sacs doit renfermer deux cent mille francs, les deux premiers en louis de vingt francs et le troisième en demi-louis.... Je vais les vider sur ce tapis pour voir d'abord le joli tas que ça fera.... (Il verse sur le tapis le contenu du premier sac.) Ça ruisselle! Ça ruisselle!... Il y en a!... il y en a!... On ne croirait jamais qu'un sac en contienne tant, quand l'or s'étale ainsi!... Ajoutons-en un autre.... Ceci, c'est le sac des petits louis.... Ils sont aussi jolis que les grands.... Ils sont plus jeunes, voilà tout, et ils sont plus nombreux.... Voyons à présent ce que donne le troisième.... (Il vide le troisième sac; quelques pièces d'or roulent à côté du tapis. Il se jette à plat ventre pour les rattraper.) Ah! mais non! Ah! mais non! mes petites!... Ça ne se fait pas!... On ne s'en va pas comme ça!... Rien ne sort de cette cave!... On voudrait se cacher, je vous demande un peu, pour aller où?... Où peut-on être mieux?... On veut fuir son vieux père! Vraiment, ce n'est pas bien!... Par ici, mes petites, par ici, mes chéries, par ici, mes toutes belles!... On revient au gros tas, on rentre tout de suite au bercail; c'est là qu'on est heureux!... (il ramasse une pièce d'or qui a roulé plus loin que les autres.) Toi, je te reconnais, tu es toujours partie, tu es une petite peste et tu donnes le mauvais exemple.... Demande-moi pardon, sinon je te punis.... Je te dépenserai la première, si un jour je m'achète quelque chose!... Je te donnerai à un pauvre, entends-tu?... (L'embrassant.) Non, non, ce n'est pas vrai.... Va, va, ne pleure pas.... C'était pour te faire peur.... Je t'aime bien tout de même, mais ne recommence pas!... Là, là, là! elles sont là, devant moi et tout autour de moi.... J'en ai bien pour quinze jours à les recompter toutes et puis à les peser au trébuchet.... Il y en a! Il y en a!... Elles sont belles! elles sont belles!... Je les reconnais toutes, je pourrais les appeler par leur nom.... Il faudrait quarante mille noms différents et chacun de ces noms représente un trésor!... (Il se vautre sur le lapis couvert d'or.) J'aime bien les voir de près!... Dieu! qu'il est bon, ce lit, qu'on est bien au milieu de ses filles!... Car ce sont bien mes filles, je les ai mises au monde, je les ai élevées, préservées du malheur, caressées et choyées, je connais leur histoire, les soins qu'elles m'ont coûtés; mais tout est oublié, elles m'aiment, je les aime et l'on ne se quitte plus!... Que c'est bon, le bonheur!... (il remue l'or à pleines mains, le fait ruisseler sur son cœur, sur son front, dans sa barbe et pousse de petits grognements de plaisir qui se transforment peu à peu en véritables rugissements de volupté. Tout à coup il tressaille, sursaute et se redresse. Il croit avoir entendu quelque bruit.) Qu'est-ce que c'est?... Qui est là?... (Se rassurant.) Non, non, ce n'est rien, personne n'oserait.... (Il aperçoit Tyltyl et pousse un cri terrible.) Un voleur!... Un voleur!... Un voleur!... Vous ici!... Vous ici!... (Les mains crispées comme des griffes, effrayé, effrayant, il se précipite sur Tyltyl qui fait un saut en arrière et tourne prestement le Saphir. Le vieillard s'arrête brusquement. Après une lutte intérieure qui semble violente et dure quelques secondes, ses mains retombent, son visage se détend et s'éclaire. Il semble s'éveiller d'un mauvais rêve qu'il écarte de son front. Il regarde avec étonnement l'or répandu sur le tapis, le tâte et le pousse du pied, n'a pas l'air de le reconnaître, puis s'adresse à Tyltyl, d'une voix très calme et très douce.) L'AVARE On dirait que tu m'as réveillé.... Comment es-tu ici?... Pourquoi es-tu venu?... TYLTYL Je suis venu vous demander de me prêter un peu d'argent.... Il paraît que j'en ai besoin afin de découvrir ma fiancée.... L'AVARE As-tu quelque chose où le mettre?... TYLTYL J'ai apporté cette besace.... L'AVARE Je ne demande pas mieux que de te la remplir, mais je te préviens que l'or est très lourd et que tu ne pourras pas l'emporter.... TYLTYL Vous n'y mettrez que ce que vous voudrez.... L'AVARE, versant l'or à pleines mains dans la besace. Aide-moi.... Nous allons la remplir jusqu'aux bords.... Nous verrons bien ce que ça donnera.... Après, si c'est trop lourd, il ne sera pas difficile de l'alléger.... TYLTYL Oh! vous m'en donnez trop, et je n'ai que faire de tout ça.... Mais vous n'êtes donc pas avare, comme on me l'avait dit?... L'AVARE Moi?... Pas du tout.... Pourquoi serais-je avare?... Je n'ai plus que quelques semaines à vivre, et je n'ai plus besoin de rien.... Je ne mange presque plus et ne bois que de l'eau.... TYLTYL Pourtant, lorsque je suis entré, vous étiez couché sur votre or, vous l'embrassiez, vous lui donniez des petits noms, vous aviez l'air de l'adorer.... L'AVARE Oui, il paraît que ça m'amuse.... Que veux-tu, quand on devient vieux, on s'amuse comme on peut.... Mais ce n'est pas moi qui fais ça.... Tout cela n'est qu'une sorte de rêve.... Moi, je pense à tout autre chose.... Tous les hommes sont ainsi, à tout âge.... Ils ne sont pas souvent où on les voit; ils ne font pas souvent ce qu'ils ont l'air de faire; chacun vit ainsi dans un songe qui n'a aucun rapport avec sa vie réelle.... Mais ce n'est pas le moment de t'expliquer ces choses.... Là, voilà, ta besace est remplie.... Peux-tu la soulever?... TYLTYL, s'évertuant. Non, vraiment, c'est trop lourd.... Otons-en quelque chose.... L'AVARE, vidant une partie de la besace. Voilà qui ira déjà mieux.... TYLTYL Eh mais! vous enlevez tout!... Il n'en restera plus assez.... Je vais en rajouter un peu.... L'AVARE Deviendrais-tu avare à ton tour, par hasard?... TYLTYL Non, mais je ne sais pas si j'aurai l'occasion de revenir.... Aidez-moi seulement à charger la besace sur mes épaules.... L'AVARE, l'aidant à soulever le sac. Voilà!... TYLTYL, chancelant sous le faix. Dieu que ça pèse, l'or!... L'AVARE A qui le dis-tu!... As-tu loin à aller?... TYLTYL Ma foi, je n'en sais rien.... L'AVARE Quel temps fait-il dehors?... TYLTYL Il y avait un beau soleil.... L'AVARE On ne s'en douterait pas ici.... Dire que voilà des années que je n'ai plus regardé le ciel et la verdure!... Mais tu étouffes sous ton sac, mon pauvre petit.... Allons, embrassons-nous, on ne sait pas si l'on se reverra.... Merci du bon moment que tu m'as donné et surtout de m'avoir réveillé.... Je vais profiter de mes derniers jours.... TYLTYL Par où sort-on?... L'AVARE C'est par là, je présume.... Tyltyl s'avance sous la voûte; aussitôt les vantaux glissent et se referment derrière lui et il se retrouve seul, dans la nuit, devant la grande porte close. TYLTYL Il fait nuit.... Me voilà seul.... Où suis-je?... Où aller?... LE DESTIN, surgissant de l'ombre. Par ici! TYLTYL Tiens!... Vous voilà, vous!... Je croyais que vous m'aviez abandonné.... LE DESTIN, lui saisissant la main. J'étais ici. Je ne te perds jamais de vue.... TYLTYL Oui, mais en attendant, ne marchez pas si vite!... Mon sac est terriblement lourd.... Vous seriez bien gentil si vous m'aidiez un peu à le porter, au lieu de m'en traîner ainsi au pas de course.... LE DESTIN Je ne suis pas au service des hommes.... En avant, en avant, en avant!... Ils sortent. QUATRIÈME TABLEAU UN CABINET DANS LE PALAIS DE LA FÉE Un cabinet dans le palais de la Fée, sorte d'antichambre ou de débarras où l'on a remisé les principaux accessoires des contes de la Mère l'Oye: la citrouille et la pantoufle de Cendrillon, le pot et la galette du Chaperon Rouge, les cailloux du Petit Poucet, les couronnes d'or des Filles de l'Ogre, la quenouille, les fuseaux et la cuve aux vipères de la Belle-au-Bois-Dormant, les bottes de l'Ogre, la clef de Barbe-Bleue, l'Oiseau Bleu dans sa cage d'argent, et, accrochées au mur, les robes couleur de temps, de lune et de soleil de Peau d'Ane, etc. Tout cela, sous une lumière grise et ingrate, a l'air assez miteux. Les sept petites amies de Tyltyl sont enfermées dans ce cabinet. Sous le même jour défavorable, elles semblent bien moins jolies qu'à leur entrée dans la chaumière et paraissent assez fatiguées, mécontentes et rechignées, exceptée la fille aux voiles blancs qui demeure à l'écart, immobile, impassible et impénétrable. * * * * * BELLINE, la fille du boucher. Où nous a-t-on fait entrer?... ROSARELLE, la fille du maire. Je n'en sais rien; mais je constate que c'est un lieu peu convenable pour y faire attendre des jeunes filles bien élevées.... BELLINE En effet, on dirait un décrochez-moi ça où l'on a entassé tous les débris et tous les rogatons de la maison.... ROSARELLE, touchant les objets avec dégoût. Qu'est-ce ceci?... Une quenouille!... Pourquoi faire, ma mère-grand?... Une citrouille, une galette, un vieux pot, quoi encore?... Une cuve et des anguilles mortes!... Dieu que ça sent mauvais!... C'est une cuisine bien mal tenue.... Et puis de vieilles robes ornées de verre filé et brodées par les mites!... Ah! quelle horreur, ma chère!... Nous sommes chez un maraîcher, une revendeuse à la toilette, une receleuse, une marchande de bric-à-brac, une tailleuse pour récidivistes ou une modiste pour négresses de Madagascar.... BELLINE Il y a un peu de tout.... Il n'y manque qu'un balai et un plumeau.... ROSARELLE Ils auraient trop à faire.... BELLINE Et comme sièges, un vieux banc de bois.... ROSARELLE Oui, mais il est sculpté, ma chère!... BELLINE En effet, il est sculpté à même la poussière.... ROSARELLE Passe-moi donc une de ces affreuses nippes, que je la débarbouille un peu.... BELLINE, empressée et obséquieuse. Attendez, je ferai ça, mademoiselle.... (Elle prend la robe couleur de lune pour essuyer le banc.) Là, ça va un peu mieux; voilà du moins un coin à peu près propre où l'on pourra s'asseoir.... ROSARELLE, s'asseyant. Je n'en peux plus!... BELLINE, s'asseyant à côté d'elle. Moi non plus, les jambes me rentrent dans le corps.... ROSARELLE, regardant autour d'elle à travers son face-à-main. Mais enfin, où sommes-nous, dans quel guêpier sommes-nous tombées, ma pauvre amie?... BELLINE Il est certain que comme société, c'est un peu mêlé.... Il y a la meunière, il y a l'aubergiste, il y a la bûcheronne.... ROSARELLE Ou plutôt la voleuse de bois, pour être plus exactes.... Il y a même la petite mendiante du pont de l'Ermitage, à qui j'ai refusé deux sous, l'autre dimanche.... Ma chère, elle me les demandait avec une insolence!... BELLINE Et qu'est-ce que ce fantôme tout blanc qui se tient debout dans le coin, qui ne bouge pas, qui ne parle jamais et qui nous suit partout?... ROSARELLE Cette grande bringue de plâtre, cette statue d'amidon, cette Immaculée Conception à la manque?... BELLINE Elle a l'air bien malade.... ROSARELLE C'est peut-être la lèpre juive, la peste de Zanzibar ou le choléra de Bombay.... En tout cas méfions-nous, ça s'attrape, ces choses-là.... AIMETTE, la fille du meunier, s'approchant timidement du banc. Je voudrais bien m'asseoir aussi, je suis bien fatiguée.... ROSARELLE Faites attention, mademoiselle... C'est bien assez de la poussière, je ne tiens pas à avoir la farine par-dessus le marché... ROSELLE, la fille de l'aubergiste. Qu'est-ce que c'est, qu'est-ce que c'est?... On méprise la farine, à présent?... ROSARELLE Je ne vous ai pas adressé la parole, mademoiselle... ROSELLE Non, mais moi je vous parle.... Quel pain mangeriez-vous si vous n'aviez pas de farine?... ROSARELLE Vous feriez mieux de dire à votre père qu'il paie ses trois termes en retard.... ROSELLE Il les paiera quand votre horrible avare de grand-père aura fait fait les réparations qu'on lui réclame depuis trois ans.... BELLINE C'est aussi ces réparations qui empêchent ton père de payer ce qu'il doit au boucher?... ROSELLE Il doit quelque chose chez vous?... BELLINE Voilà six mois qu'on n'a pas vu la couleur de ses écus.... ROSELLE Il attend qu'à l'auberge on voie la couleur des vôtres.... BELLINE Des miens?... Vous attendrez longtemps avant que je mette les pieds dans votre malpropre cambuse.... ROSELLE Oui, mais votre papa ne fait pas tant le dégoûté quand il vient le dimanche s'y soûler à tel point qu'on est oblige de le mettre à la porte ivre-mort.... ROSARELLE, à Belline. Ne réponds pas, ma chère, nous n'avons pas l'habitude de ces querelles de cabaret.... ROSELLE Quant à vous, Mademoiselle la fille du maire, qui faites tant la renchérie, allez donc demander à Monsieur votre père, qui a fait à la caisse municipale certains trous dont les rats ne sont pas responsables.... ROSARELLE, se dressant, furibonde. Certains trous dont les rats ne sont pas responsables?... Qu'entendez-vous par là?... ROSELLE Eh mais! ce que tout le monde entend au village.... ROSARELLE Prenez garde à ce que vous dites, et répétez un peu pour voir si vous osez.... ROSELLE Non, mais que feriez-vous si je le répétais?... Vos grands airs ne me font pas peur.... ROSARELLE Ce ne seront peut-être pas mes grands airs; mais vous verrez ce que ce sera.... ROSELLE Eh Lien! voilà, je le répète!... ROSARELLE, lui donnant une gifle. Eh bien! voilà, je vous réponds!... Tumulte, cris perçants, mêlée générale. Roselle et Aimette se jettent sur Belline et Rosarelle, tandis que Milette et Janille s'efforcent vainement de séparer les belligérantes. Seule la fille aux voiles blancs demeure immobile et comme absente, dans son coin. Les autres s'entre-griffent le visage, s'entre-arrachent les cheveux et finissent par pousser des clameurs et des glapissements si aigus que Tyltyl, qui revient de chez l'Avare, les entend du fond du palais et accourt, effaré, effrayé. Il est nu-pieds, nu-tête, à moitié dévêtu et d'abord ne comprend pas ce qui se passe. TYLTYL Qu'est-ce que c'est?... Qu'y a-t-il?... Qu'est-il arrivé?... Un accident?... Vous êtes blessées?... Qu'avez-vous fait?... LES FEMMES, parlant toutes en même temps. C'est elle!... Non, non, c'est Rosarelle qui a commencé!... Je vous dis que c'est elle!... Elle m'a insultée!... Elle m'a giflée!... Elle a osé s'attaquer à mon père!... Elle a dit du mal de ma mère!... Elle ment, elle ment!... Elle m'a presque arraché une oreille!... Elle m'a enfoncé une épingle à cheveux dans la joue!... Entre la Fée. LA FÉE Eh bien! qu'est-ce que c'est?... TYLTYL, consterné. Je ne sais pas, madame.... Je crois qu'elles sont folles.... Elles étaient si gentilles quand je les ai quittées.... Je ne les reconnais plus du tout.... Regardez, regardez, elles ne sont plus les mêmes!... Rosarelle et Belline ont des yeux de furies, Aimette a l'air sournois et Roselle effronté, Janille n'est pas débarbouillée et Milette est rouquine.... (Fondant en larmes et l'avant-bras sur les yeux, à la manière des enfants qui pleurent.) Je n'en veux plus, je n'en veux plus, je n'en veux plus!... LA FÉE Mais, petit imbécile, c'est de ta faute!... TYLTYL Comment, c'est encore de ma faute?... LA FÉE Mais oui, c'est de ta faute.... Et d'abord d'où viens-tu?... Qu'as-tu fait de ta veste et de ton bonnet vert?... TYLTYL Mais, madame la Fée, j'étais en train de m'habiller; je passais la petite culotte de soie et la veste brodée de perles que vous m'avez données pour aller visiter les Ancêtres.... J'entends des cris, je lâche tout, j'accours et je vois qu'elles se battent et s'arrachent les cheveux et les yeux.... LA FÉE C'est bien fait!... Ça t'apprendra à les fréquenter quand tu n'as pas ton talisman qui révèle la vérité.... C'est tout à fait inconvenant et déplacé.... Tu vois bien qu'à présent tu ne les vois pas comme elles sont.... TYLTYL Je ne les vois pas comme elles sont?... Comment les vois-je alors?... LA FÉE Mais justement comme elles ne sont pas, c'est-à-dire comme il ne faut jamais les voir.... Et d'abord, c'est bien simple, tout ce qui est laid n'est pas vrai, ne l'a jamais été, ne le sera jamais.... TYLTYL C'est facile à dire; mais enfin quand on voit ce qu'on voit.... LA FÉE Quand on voit ce qu'on voit, on ne voit rien du tout.... Je te l'ai déjà dit, c'est ce qu'on ne voit pas qui mène le monde entier.... Tout ceci ne compte pas; ce n'est qu'un peu d'écume à la surface de la mer.... Mais cours vite chercher le Saphir et nous retrouverons le fond des âmes, la vérité des cœurs et la source de la vie.... Attends, ce n'est pas la peine, je vois s'avancer la Lumière qui te rapporte ton bonne!... Entre La Lumière. LA LUMIÈRE Bonjour, Tyltyl!... TYLTYL, se jetant passionnément dans ses bras. Oh! la Lumière! la Lumière!... C'est la bonne Lumière!... Où étais-tu?... Qu'as-tu fait tout ce temps que je ne t'ai pas vue?... Je t'ai tant regrettée et si souvent cherchée!... LA LUMIÈRE Mon bon petit Tyltyl!... je ne te perdais pas de vue.... Je t'ai guidé, conseillé, embrassé bien souvent, sans que tu t'en sois jamais douté.... Mais nous reparlerons de tout cela plus tard; aujourd'hui, nous n'avons pas le temps, je n'ai qu'une nuit à te donner et il faut faire beaucoup de choses.... Entre le Destin. LE DESTIN Où est Tyltyl?... TYLTYL Ici.... Je ne cherche pas à me cacher. LE DESTIN Et tu fais bien, ce serait inutile, on ne m'échappe point.... TYLTYL, le considérant avec étonnement. Mais qu'est-ce que vous avez?... Que vous est-il arrivé?... On dirait que vous êtes moins grand.... Vous semblez moins haut et moins large.... Vous n'êtes pas souffrant?... LE DESTIN, assez sensiblement diminué en effet. Moi?... Je ne change pas, je suis toujours le même; je suis impassible, insensible, invulnérable, immuable, inévitable, inexorable, inéluctable, irrésistible, invincible, inflexible, et irrévocable!... TYLTYL Bien, bien, ce que j'en disais, c'était simplement pour faire remarquer que.... LA FÉE, bas à Tyltyl. N'insiste pas, tu le désobligerais et il deviendrait intraitable.... C'est probablement le voisinage de la Lumière qui ne lui est pas salutaire; ils n'ont jamais pu s'accorder.... (Haut.) Allons, mes enfants, il est temps... Mets ton bonnet, Tyltyl, et tourne le Saphir, nous verrons ce que ça donnera; tantôt il agit sur les cœurs, tantôt sur les esprits, tantôt sur les objets et souvent sur les trois; on n'en sait rien d'avance.... Il fait ce qu'elle ordonne. Aussitôt le cabinet s'éclaire d'une lumière bleuâtre et surnaturelle qui embellit d anime toutes choses. Les accessoires de la Mère l'Oye semblent se réveiller; le rouet tourne vertigineusement et dévide des fils d'or et de cristal, la citrouille grossit, se dandine et s'illumine, l'Oiseau Bleu s'égosille, la cuve aux vipères de Peau-d'Ane bouillonne et dégorge des fleurs et des fruits, les robes couleur de lune et de soleil s'agitent et fulgurent, les colonnes et les arcades scintillent de pierreries; mais c'est surtout dans le groupe des jeunes filles que la transformation est radicale et merveilleuse: les traits se détendent, les yeux s'agrandissent, les sourires s'épanouissent, les vêtements resplendissent, l'innocence, l'allégresse, la bonté, la beauté refleurissent; et Tyltyl extasié, battant des mains, ivre de joie, se jette au milieu d'elles, embrassant, embrassé et ne sachant à qui entendre. TYLTYL Les voilà! les voilà! les voilà revenues!... Elles sont belles! elles sont belles!... Janille et ma Milette, Aimette et ma Belline, Rosarelle et Roselle!... Je les reconnais toutes et je les aime toutes!... Embrassons-nous encore, encore, encore!... Embrassons-nous toujours!... A ce moment, la fille aux voiles blancs, qui n'a pas pris part à la transfiguration et à la joie générales, chancelle dans son coin, et sans pousser un cri tombe d'un coup, d'un seul bloc, comme une statue et demeure étendue, immobile, sur le sol. Silence, effroi, consternation, puis cris, tumulte, les femmes se précipitent à son secours et s'empressent autour d'elle. ROSELLE, la soulevant. Venez, venez, aidez-moi.... ROSARELLE Elle n'est pas blessée?... BELLINE, l'examinant avec sollicitude. Non, non, je ne vois rien.... AIMETTE, lui caressant le front. Elle respire, elle soupire.... ROSARELLE, l'embrassant. Ce n'est qu'une syncope.... Dis-nous ce que tu as?... Tu ne souffres pas, ma petite?... MILETTE Elle ne répond pas... JANILLE, lui prenant une main qu'elle caresse. Elle a peut-être faim?... MILETTE, caressant l'autre main. Mais non, tu vois bien, elle a froid.... JANILLE Veux-tu mon capuchon?... ROSELLE Mais non, mais non, ce n'est pas ça.... Il lui faudrait un petit verre de quelque chose.... Je n'ai plus ma bouteille.... Et puis ne vous empressez pas toutes autour d'elle, elle étouffe, vous l'empêchez de respirer.... ROSARELLE, lui soutenant la tête. Avez-vous un peu d'eau?... Il faudrait chercher un médecin.... BELLINE Elle est blanche comme un marbre.... On dirait une morte.... ROSARELLE Mais non, mais non, elle revient à elle.... J'entends battre son cœur.... LA FÉE, intervenant. Voyons, voyons, ce n'est rien.... Je pratique la médecine depuis plus longtemps que les hommes et je m'y connais un peu mieux.... Ne vous inquiétez pas, il n'y a rien à craindre; je me charge de la remettre sur pied.... Mais nous perdons un temps précieux, la nuit s'écoule et rien ne sera fait.... (Aux jeunes filles.) Allez, allez, mes toutes belles, allez vous habiller, vos vêtements vous attendent et tout est préparé.... Suivez toutes la Lumière qui vous conseillera.... On se retrouvera dans la grande salle de bal du palais.... (Sortent les jeunes filles précédées de la Lumière. Au Destin.) Vous aussi, le Destin, suivez donc la Lumière, il vous faut un autre costume.... Vous ne pouvez pas sortir en cet état.... Il ne faut pas se faire remarquer, surtout en ce moment.... (Le Destin obéit en rechignant.) Je ne sais trop comment l'habiller, celui-là.... Enfin, la Lumière avisera, elle a plus d'imagination que moi.... Occupons-nous de là petite malade. Ça va mieux. (Elle lui aide à se lever.) Là, voilà.... Assieds-toi sur ce banc.... Non? Tu préfères rester debout?... Comme tu voudras, en ce cas, appuie-toi à la colonne, car les murs vont disparaître.... Maintenant que nous sommes seuls, mon Tyltyl, me diras-tu enfin, entre nous, quelle est cette jeune fille?... TYLTYL Mais, madame, je ne sais pas du tout.... LA FÉE Il faut faire un effort.... Elle ne pourra pas vivre si tu ne te rappelles pas qui elle est.... C'est une grande responsabilité.... TYLTYL Mais ce n'est pas ma faute.... Je fais ce que je peux et je n'y comprends rien.... LA FÉE Ma foi, tant pis!... Je n'y comprends rien non plus.... Allons, habille-toi.... Voilà la petite veste que la Lumière t'a apportée.... Et maintenant, d'un seul coup de baguette, nous allons entrer dans la salle de bal et nous verrons comment se sont parées tes petites amies.... CINQUIÈME TABLEAU UNE SALLE DE BAL DANS LE PALAIS DE LA FÉE Elle frappe de sa baguette les panneaux du cabinet qui disparaissent. Il ne reste debout que les colonnes et les arcades qui forment le portique d'une immense salle lumineuse qu'on dirait taillée et ciselée à même une montagne d'ambre. Sous les arceaux éblouissants évoluent les six jeunes filles vêtues de magnifiques robes souples et flottantes, chaussées de sandales dorées, les cheveux dénoués et les mains pleines de fleurs. Elles appellent joyeusement Tyltyl, qui d'abord abasourdi, se précipite et se mêle à leurs jeux et à leurs danses. Seule, la vierge aux voiles blancs demeure à l'écart, appuyée à la colonne. * * * * * LA FÉE, remarquant le Destin, drapé d'une ample cape noire et coiffé d'un large sombrero espagnol. Tiens, voilà le Destin.... Elle l'a habillé comme un traître de mélodrame.... (Frappant dans ses mains.) Allons, mes enfants, il est temps de se mettre en route.... Tout ceci ne compte pas, c'est maintenant que le travail commence.... RIDEAU ACTE TROISIÈME SIXIÈME TABLEAU DEVANT LE RIDEAU QUI REPRÉSENTE DE GRANDS ROCHERS * * * * * Entrent Tyltyl et la Lumière. TYLTYL, essoufflé, se laissant tomber sur un quartier de roc. Ils habitent haut, les Ancêtres!... Tu n'es pas fatiguée?... LA LUMIÈRE Non, je suis née dans la montagne.... TYLTYL, se penchant sur une crevasse. Ce n'est pas comme le Destin qui n'en peut plus.... Il est encore au fond de la dernière gorge, avec mes petites amies.... Il trébuche à chaque pas et traîne déjà la jambe.... Ils ne seront pas ici avant quelques minutes, et, en les attendant, je suis bien heureux d'être seul, un moment, avec toi, car j'ai beaucoup de choses à te demander.... LA LUMIÈRE Demande-moi tout ce que tu voudras, mon enfant, je te répondrai de mon mieux.... TYLTYL Que penses-tu de mes petites amies?... S'il te fallait choisir, laquelle prendrais-tu?... LA LUMIÈRE Elles sont toutes très gentilles, mais ce n'est pas à moi de choisir; toi seul peux savoir celle que tu aimes le mieux.... TYLTYL Eh! ce n'est pas facile.... C'est que je les aime toutes.... Ainsi j'aime bien la petite Janille, la fille du mendiant; elle est si douce, si fraîche, si attendrissante.... LA LUMIÈRE En effet, clic est très séduisante, et c'est une jolie petite âme, très simple, très claire et très pure.... TYLTYL Mais j'aime aussi Rosarelle, la fille du maire... Elle est vraiment très belle, pas fière et bien plus instruite que les autres.... Et puis, pense donc à ce qu'elle a fait pour moi, elle a tout quitté pour me suivre.... LA LUMIÈRE En effet, elle t'a donné la preuve d'un véritable amour.... TYLTYL Mais j'aime aussi Roselle, la fille de l'aubergiste, qui est vraiment une jolie fille, saine, forte, franche, courageuse, réjouie, amusante et plus sensible, plus affectueuse qu'on ne croirait.... LA LUMIÈRE En effet, elle a des qualités, et elle m'est, à moi aussi, très sympathique.... TYLTYL Mais j'aime aussi Milette, la fille du bûcheron... Elle a de si beaux yeux et de si beaux cheveux!... Elle paraît d'abord un peu renfermée, un peu sournoise; mais quand on la connaît, c'est tout autre chose, elle est au contraire très rieuse, très joueuse... Et puis, as-tu remarqué ses lèvres et ses dents?... LA LUMIÈRE En effet, je les ai remarquées... TYLTYL Mais j'aime aussi Belline, la fille du boucher... D'abord c'est ma cousine, et on aime toujours ses cousines... Et puis, elle a une beauté sombre qui me fait un peu peur... J'adore ça... Mais elle n'est pas méchante, pas du tout... As-tu remarqué son sourire?... On ne sait pas au juste ce qu'il veut dire... LA LUMIÈRE En effet, elle a un sourire assez étrange... TYLTYL Mais j'aime aussi Aimette, la fille du meunier.... D'abord c'est également ma cousine.... Elle tient les yeux baissés sous de longs cils qui se recourbent, elle rougit quand on la regarde et pleure quand on lui parle.... Elle a l'air assez insignifiant; eh Bien, ce n'est pas vrai.... Elle est tout autre quand on la connaît un peu.... Elle est caressante, enjouée, et vous dit à voix basse des choses si gentilles et si tendres qu'on a tout de suite envie de l'embrasser.... LA LUMIÈRE Je vois qu'en effet le choix ne sera pas facile.... TYLTYL Laquelle crois-tu la meilleure?... LA LUMIÈRE Il n'y a pas de meilleures ou de pires; toutes se valent, au fond, et toutes sont très bonnes quand elles souffrent ou qu'elles aiment.... TYLTYL Ce qui est embêtant, c'est qu'on n'en puisse aimer qu'une, paraît-il. Et d'abord, est-ce vrai, ou bien est-ce encore une de ces choses que l'on fait croire aux enfants pour qu'ils se taisent et se tiennent tranquilles?... LA LUMIÈRE Non, c'est vrai; tant qu'on en aime plusieurs, cela prouve simplement que l'on n'a pas encore trouvé celle que l'on doit aimer.... TYLTYL Mais enfin, toi qui sais tout, toi qui vois tout, tu devrais savoir mieux que moi et pouvoir me dire ce qu'il faut que je fasse.... LA LUMIÈRE Non, mon enfant, mes rayons ne vont pas jusque là.... C'est pourquoi nous allons consulter ceux qui savent, qui d'ailleurs ne sont pas loin de nous, puisqu'ils demeurent en toi.... Nous avons l'air de faire un grand voyage, ce n'est qu'une illusion; nous ne sortons pas de toi-même, et toutes nos aventures ne se passent qu'en toi.... Mais j'entends tes petites amies.... Où est ton bonnet vert?... TYLTYL Ici, je l'ai oté, parce que j'avais trop chaud.... LA LUMIÈRE Remets-le tout de suite, afin d'éviter de nouveaux malentendus, et tourne le Saphir.... Il fait ce qu'elle ordonne; aussitôt, de tous côtés, sortent de terre et d'entre les rochers toutes sortes de monstres aux formes plus ou moins humaines ou animales, aux visages grotesques, abrutis ou répugnants, qui bousculent Tyltyl, s'amassent et dansent autour de lui. TYLTYL, ahuri. Qu'est-ce que c'est, qu'est-ce que c'est?... LA LUMIÈRE Rien, rien.... Tu auras tourné de gauche à droite.... TYLTYL En effet, je crois que je me suis trompé.... Mais que me veulent-ils? Ils me bousculent et grimpent après mes jambes.... LA LUMIÈRE Ils ne te feront pas grand mal; ce sont tout simplement tes pensées habituelles et plus ou moins secrètes que tu as libérées et qui se montrent un instant telles qu'elles sont.... TYLTYL Comment!... Mes pensées sont aussi vilaines que ça?... Je n'aurais jamais cru.... LA LUMIÈRE Ne te frappe pas.... Elles ne sont pas des plus laides, parce que tu es encore innocent et très jeune... Si tu voyais celles des autres hommes!... Du reste, tu en as de plus belles, mais elles sortent moins facilement.... Mais je vois s'avancer les jeunes filles.... Tourne donc de droite à gauche, pour balayer cette racaille qu'elles ne doivent pas voir.... Il fait ce qu'elle ordonne: les monstres rentrent sous terre. Entrent les six jeunes filles, précédées du Destin et suivies à distance du fantôme blanc qui se tient à l'écart. Elles entourent Tyltyl, l'accablent de caresses et parlent toutes en même temps. LES JEUNES FILLES Bonjour, Tyltyl! Le voilà retrouvé!... Nous étions bien inquiètes!... Nous ne pouvions te suivre.... Tu n'es pas fatigué?... Est-ce qu'on peut l'embrasser?... C'est le Destin qui nous a retardées.... J'aurais voulu courir.... il nous empêchait de passer.... Tu n'as pas trop chaud?... Prends garde de le refroidir.... Embrasse-moi aussi! Moi aussi! Moi aussi!... TYLTYL, embrassant à la ronde. Mes petites amies!... Que vous êtes gentilles et que je suis heureux!... Je ne vous ai pas fait marcher trop vite?... Je vous demande pardon, je suis un peu pressé.... Ma petite Janille, tu n'as pas mal au pied?... Et toi, ma Rosarelle, tu n'as pas l'habitude de grimper aux rochers.... Aimette a les mains froides et Roselle a bien chaud.... LA LUMIÈRE Voyons, on parlera de tout cela plus tard.... Pour l'instant, il nous faut entrer tout de suite chez les Ancêtres qui nous attendent et qui seraient très mécontents si nous arrivions en retard.... LE DESTIN, qui a encore diminué et n'est guère plus grand qu'un homme de taille moyenne, paraît très fatigué et s'écroule sur un quartier de roc. On n'ira pas plus loin!... TYLTYL Tiens! vous avez encore rapetissé! LE DESTIN Moi?... Je n'ai pas bougé.... Je suis toujours le même, je suis.... TYLTYL Je sais, je sais.... C'est probablement un effet de lumière.... LE DESTIN, très vexé. La lumière et moi, n'avons rien de commun.... En tout cas, je suis le seul maître et j'ordonne une halte.... LA LUMIÈRE C'est parfait, nous n'avons pas à aller plus loin. Nous sommes arrivés, et sans nous déplacer, nous voici au séjour des Ancêtres.... Le rideau de rochers se sépare et s'ouvre sur le septième tableau. SEPTIÈME TABLEAU LE SÉJOUR DES ANCÊTRES Une vaste place publique, sous une lumière élyséenne qui donne à toutes choses un air de félicité permanente et légère et d'allégresse stable. Le fond et les deux côtés de la place sont formés d'habitations de diverses époques, tantôt riches, tantôt pauvres, mais toujours riantes et un peu irréelles. Au premier plan, à droite, par exemple, se trouve l'entrée de la chaumière des grands parents de Tyltyl, puis le pignon d'une ferme plus ancienne, la façade d'une petite boutique du XVIIIe siècle, et ainsi successivement, en remontant de droite à gauche et en passant par le fond: une maison bourgeoise du XVe, une prison, un hôpital, une auberge du XVIe, un hôtel du XVe, des masures du XIII, une église du XIIe, une ferme et une villa gallo-romaine, etc. Coupant le fond par le milieu, une rue en perspective se perdant dans l'infini et bordée des maisons les plus anciennes, pour mener jusqu'aux huttes et aux cavernes de l'humanité primitive. Au premier plan, sous de beaux arbres, lauriers, platanes ou cyprès, quelques bancs de pierre. S'avancent Tyltyl, la Lumière, le Destin et les six jeunes filles, toujours suivis à distance par le fantôme blanc qui se tient à l'écart comme de coutume. A peine ont-ils fait quelques pas que grand-père et grand'mère Tyl sortent précipitamment de leur chaumine et, parmi de joyeuses exclamations, jettent dans les bras de Tyltyl. * * * * * GRAND'MAMAN TYL Tyltyl! Tyltyl!... Comment! c'est encore toi!... Mais cette fois ce n'est plus une surprise!... On attendait ton arrivée, elle est annoncée depuis trois jours.... C'est égal, on est si heureux de se revoir qu'on n'y croit pas tout de suite.... Mais tu as encore grandi et forci, mon petit!... Je ne t'aurais pas reconnu tant tu es beau!... Dieu! que ça fait plaisir de s'embrasser ainsi de temps en temps!... GRAND-PAPA TYL Tu n'as pas amené Mytyl, cette fois?... GRAND'MAMAN TYL Mais non, tu sais bien que ce n'est pas son tour.... Car nous savons déjà pourquoi tu es ici.... Ce n'est pas pour nous voir.... Tu n'as pas besoin de rougir.... Petit vaurien, petit coureur!... Tu as bien raison, va, il faut s'y prendre à temps.... Alors, ce sont là les jeunes personnes parmi lesquelles ils auront à choisir?... TYLTYL Mais oui, bonne maman, il paraît.... GRAND-PAPA TYL, les lorgnant en amateur. Eh! eh!... Elles sont ma foi très bien!... Tu n'as pas mauvais goût.... Mes félicitations!... Tu n'as pas tes yeux dans ta poche.... (Désignant Roselle.) Moi, à ta place, je choisirais celle-là; c'est la plus belle et la plus grasse.... GRAND'MAMAN TYL Tais-toi donc, on ne te demande pas ton avis, tu sais bien que tu n'as pas voix au chapitre.... Nous sommes encore trop jeunes; nous sommes à peine refroidis et n'avons pas encore eu le temps de nous mettre au courant.... Il faut beaucoup de temps; on apprend tant de choses!... Mais les autres, surtout les plus vieux qui sont à présent les plus jeunes, savent tout.... TYLTYL Comment? les plus vieux sont les plus jeunes dans ce pays?... GRAND'MAMAN TYL Mais oui; il paraît qu'ici l'on rajeunit en vieillissant.... Je commence d'ailleurs à m'en apercevoir.... TYLTYL C'est curieux.... Mais où diable sont-ils?... Je ne vois personne.... GRAND-PAPA TYL Ils ne tarderont pas à venir.... Je suis même étonné qu'ils ne soient pas encore ici.... TYLTYL Il y en a beaucoup?... GRAND'MAMAN TYL Tu penses bien!... Tous tes ancêtres depuis le commencement du monde!... Il y en aurait tant qu'on ne saurait où les mettre.... Mais nous n'en verrons que quelques-uns.... Beaucoup sont en voyage, dans d'autres mondes, surtout parmi les plus anciens qui sont toujours partis.... Mais ceux qui sont sur place choisissent au nom de tous.... Ils sont toujours d'accord et se trompent rarement, paraît-il.... Mais justement en voilà un qui sort de sa maison.... Tu vois le petit homme qui ferme sa boutique?... On voit en effet sortir de la boutique du XVIIe siècle, un petit homme propret. TYLTYL Qui est-ce?... GRAND'MAMAN TYL C'est le grand-père de ton grand-père; il était épicier à Versailles sous Louis XV.... TYLTYL Il est drôlement habillé.... GRAND'MAMAN TYL Il a remis le costume qu'il avait autrefois dans sa boutique.... Ici, en général, il fait si doux, l'air est si tiède et si léger, qu'on n'a pas besoin de s'habiller; mais tu ne nous verrais pas si nous n'avions pas de vêtements; alors, en ton honneur, nous avons repris ceux que nous portions quand nous étions sur terre.... Tu verras, c'est assez amusant; il y en a de toutes les époques.... Regarde, en voilà d'autres qui sortent de leurs demeures.... On voit en effet sortir de la maison bourgeoise, un bourgeois du temps de Louis XIV, de la prison du XVIe siècle, un prisonnier qui porte encore aux pieds et aux mains des chaînes et des fers qui maintenant semblent légers et ne le gênent nullement. Il attire l'attention de Tyltyl, qui interroge.... TYLTYL Qu'est-ce que celui-là?... Il était enchaîné.... GRAND'MAMAN TYL Oui, c'est un de tes ancêtres qui a passé presque toute sa vie en prison.... TYLTYL Il n'y a pas de quoi se vanter; il ferait mieux de rester chez lui.... GRAND'MAMAN TYL Il n'a rien fait de mal.... Il avait simplement l'habitude de voler du pain ou de petites choses qui se mangent quand lui ou les siens avaient faim.... Il a beaucoup souffert; il est très considéré parmi nous.... Les Ancêtres continuent de sortir de leurs maisons. Sur le seuil de l'hôtel du XVe siècle, paraît un homme imposant et nettement vêtu. TYLTYL, le désignant. Et celui-là?... GRAND-PAPA TYL Celui-là, c'est le plus riche.... Il paraît que nous avons été très riches, mais ça n'a pas duré.... Ici, du reste, ça n'a pas d'importance; c'est ce qu'on a fait ou pensé qui compte seul, paraît-il.... Ainsi, tu vois ces mendiants qui sortent de l'église?... On voit en effet sortir de l'église du XIIe siècle quatre ou cinq mendiants couverts de guenilles lamentables mais idéalisées par l'atmosphère de féerie. TYLTYL En effet, il y en a pas mal.... GRAND-PAPA TYL Oui, il paraît que nous avons mendié pendant plusieurs générations.... Nous nous succédions de père en fils, sous le portail de l'église, toujours dans le même coin.... Ça nous a fait beaucoup de bien, dit-on.... Nous y avons acquis la patience, la résignation, l'endurance, la sobriété et le don de ne pas s'enrhumer.... Mais vois-tu le plus vieux qui a l'air le plus pauvre?... TYLTYL Celui qui a une belle barbe blanche?... GRAND-PAPA TYL Justement.... Eh bien! c'est le Grand-Pauvre, celui qu'on respecte le plus parmi nous, d'abord parce qu'il a une santé de fer; ensuite, parce qu'il a, paraît-il, beaucoup réfléchi dans son coin, sous le portail.... On dit que c'est celui qui a le plus développé notre cerveau.... TYLTYL Mais je ne vois pas de femmes dans tout ça.... Où sont-elles?... Ils n'étaient donc pas mariés?... GRAND'MAMAN TYL Mais si, mais si; mais aujourd'hui ce n'est pas notre affaire.... Les hommes choisissent les femmes et les femmes les hommes.... Lorsque viendra Mytyl, ce sera notre tour.... TYLTYL Tiens! en voilà encore trois.... On voit en effet sortir de l'hôpital un homme qui a l'air malade, île l'auberge un autre homme qui porte une bouteille et a l'air un peu ivre, et enfin de la prison un troisième personnage hirsute et farouche, qui brandit un coutelas ensanglanté. GRAND-PAPA TYL, consterné. Je n'aime pas beaucoup ça.... C'est bien ennuyeux qu'on les ait prévenus.... TYLTYL Pourquoi, qu'est-ce que c'est?... GRAND-PAPA TYL Un très mauvais trio; c'est le malade, l'ivrogne et l'assassin.... Ils nous ont fait beaucoup de mal.... TYLTYL Il y a donc eu un assassin dans la famille?... GRAND-PAPA TYL Naturellement, comme dans toutes les familles.... Heureusement qu'ils n'ont pas tous trois grande influence dans la nôtre.... Tu vois, ils sont petits, malingres, ils dépérissent de siècle en siècle et se portent moins bien que les autres.... Mais il ne faut pas qu'ils se mêlent de ton choix.... Si le Grand-Paysan, le Grand-Pauvre et le Grand-Ancêtre sont là, tout ira bien; ils n'oseront souffler mot, sinon, ils voudront imposer leurs préférences et ce sera tant pis pour toi et l'avenir de toute la famille.... On voit sortir de la ferme ancienne un grand paysan, vêtu comme au Moyen âge; il referme sa porte avec soin et s'avance en taillant une gaule. GRAND-PAPA TYL Voilà le Grand-Paysan! Excellent, excellent!... TYLTYL Ce grand maigre?... GRAND-PAPA TYL C'est vrai, il n'est pas gras; mais il jouit d'une grande autorité.... C'est un des bons appuis de la famille.... Un voit ensuite sortir de la villa un ou deux gallo-romains; puis, du fond de la rue, parmi d'autres hommes de l'Age de pierre, s'avance un vieillard de très haute taille, vêtu de peaux de bêtes et s'appuyant sur une lourde massue. TYLTYL Bon! voilà les sauvages, à présent.... GRAND-PAPA TYL C'est lui!... TYLTYL Qui?... GRAND-PAPA TYL Le Grand-Ancêtre!... TYLTYL Qui?... Ce singe avec son gros bâton?... GRAND-PAPA TYL Tais-toi donc!... Ne lui manque pas de respect!... C'est une grande faveur qu'il te fait; il ne sort pas souvent.... C'est le plus important, c'est le plus grand de notre race et le plus écouté.... Tout s'annonce bien; il est probable que c'est lui, le Grand-Paysan et le Grand-Pauvre qui se mettront d'accord pour te choisir ta fiancée.... TYLTYL, indigné. Mais je ne veux pas, moi!... Ça ne les regarde pas.... Ils ne s'y connaissent pas!... Un paysan, un sauvage et un pauvre, pensez-vous!... GRAND-PAPA TYL Mais tais-toi donc!... Je te dis qu'ils représentent tout ce qu'il y a de mieux en toi et dans toute la famille.... Si tu leur obéis, si tu subis leur influence, tu seras sauvé et heureux.... Attention!... Ils s'approchent.... Pendant qu'ils parlent ainsi, les Ancêtres se sont peu à peu réunis au fond de la place. Ils se saluent, s'abordent, se serrent les mains, se congratulent. Tous témoignent au Grand-Paysan, au Grand-Pauvre et surtout au Grand-Ancêtre, un respect affectueux, se pressent autour d'eux et les écoutent avec déférence, tandis qu'on laisse à l'écart le malade, l'ivrogne et l'assassin qui forment piteusement l'arrière-garde. Maintenant le groupe se dirige vers les bancs du premier plan où se trouvent Tyltyl et ceux qui l'accompagnent. LE GRAND-ANCÊTRE, s'avançant. Bonjour, Tyltyl!... TYLTYL Bonjour.... Monsieur!... LE GRAND-ANCÊTRE Embrasse-moi d'alord.... N'aie pas peur.... J'ai l'air un pou sauvage; ce n'est qu'une apparence qu'il a bien fallu prendre pour se rendre visible à tes yeux. Je n'en avais pas d'autre à ma disposition.... Je suis très propre au fond et ne sens pas mauvais.... TYLTYL Mais je n'ai jamais dit que vous sentiez mauvais.... LE GRAND-ANCÊTRE Non, mais à voir ta grimace, on aurait cru que tu te méfiais.... (S'asseyant sur le banc du milieu.) Je vais m'asseoir ici, le Grand-Pauvre prendra place à ma droite, et le Grand-Paysan, à ma gauche.... Ils ne sentent pas mauvais non plus.... (Le Grand-Pauvre et le Grand-Paysan font ce qu'il leur demande; les autres Ancêtres restent debout derrière lui.) Et toi, je te prendrai sur mes genoux.... Je suis heureux de le tenir un instant dans mes bras.... Il y a si longtemps que nous nous connaissons!... TYLTYL Mais je ne me rappelle pas vous avoir jamais vu.... LE GRAND-ANCÊTRE Cependant nous avons toujours vécu l'un en l'autre; car tu vivais déjà en moi lorsque j'étais sur terre, et maintenant je vis en toi pendant que tu es encore sur cette même terre que nous semblons avoir quittée.... Mais comment trouves-tu notre séjour?... Laisse-moi le plaisir de te faire les honneurs de chez toi.... TYLTYL Les honneurs de chez moi?... LE GRAND-ANCÊTRE Assurément.... Tu es ici chez toi.... On est très bien chez toi.... Tout ce que tu vois là, cette place, cette prison, cette église, ces maisons, nous qui les habitons, tout cela ne se trouve qu'en toi.... On ne le voit pas d'habitude, on ne s'en doute même pas, mais c'est la vérité.... TYLTYL Je n'aurais jamais cru qu'il y eût tant de place en moi et que ce fut si grand.... LE GRAND-ANCÊTRE C'est bien plus grand encore que tout ce que tu vois.... Mais ce n'est pas cela qui nous intéresse aujourd'hui; venons directement au fait, à la grande question qui t'amène.... Nous allons donc choisir celle que tu dois aimer.... TYLTYL Puisque vous êtes si bon, je voudrais bien vous demander une petite explication.... LE GRAND-ANCÊTRE Tout ce que tu voudras.... TYLTYL Comment se fait-il que je n'aie pas, comme les autres hommes, le droit de choisir celle que j'aime?... LE GRAND-ANCÊTRE Mais tu as le droit de choisir, puisque tu n'es ici que pour faire ce choix.... TYLTYL Mais non, ils me disent tous que c'est vous et les autres qui le ferez.... LE GRAND-ANCÊTRE Mais les autres et moi, ce n'est jamais que toi.... Toi c'est nous, nous c'est toi et c'est la même chose.... TYLTYL Pas pour moi.... On me dit tout le temps de me taire, que ce n'est pas mon affaire, que ça ne me regarde pas.... Tout le monde paraît avoir le droit de s'en mêler, excepté moi.... J'en ai assez, c'est insupportable à la fin!... De quoi donc ai-je l'air, et qu'est-ce que je fais dans toute cette histoire?... LE GRAND-ANCÊTRE Tu y fais simplement ce que font tous les hommes quand ils croient faire ce qu'ils veulent.... TYLTYL Mais enfin, pourquoi vous occupez-vous de tout ça...? Je comprends, à la rigueur, que les enfants que j'aurai peut-être un jour, aient plus ou moins le droit de choisir leur mère; mais vous autres, ici, qu'est-ce que ça peut bien vous faire?... LE GRAND-ANCÊTRE Mais c'est la même chose: ceux qui ont vécu vivent en toi autant que ceux qui vont y vivre.... Il n'y a pas de différence, tout se tient, et c'est toujours la même famille.... TYLTYL Enfin, soit, je n'y comprends rien du tout.... Mais si je refuse d'obéir, si j'aime pour mon compte, si j'en prends une autre que celle qu'on voudrait m'imposer, qu'est-ce qu'on me fera, qu'est-ce qui m'arrivera?... LE GRAND-ANCÊTRE Simplement que le choix que tu auras fait pour ton compte, sans notre approbation, ne sera pas un véritable choix; c'est-à-dire que tu n'aimeras pas celle que tu croyais aimer.... Tu te seras trompé, tu seras malheureux et tu nous rendras tous, ceux d'hier et ceux de demain, malheureux en même temps.... TYLTYL Ça arrive quelquefois?... LE GRAND-ANCÊTRE Très souvent, trop souvent; c'est pourquoi l'on voit tant de malheureux sur la terre.... TYLTYL Enfin, que faut-il faire?... LE GRAND-ANCÊTRE Où sont tes petites amies?... Voulez-vous bien vous rapprocher un peu, mes toutes belles?... (Considérant attentivement les six jeunes filles qui s'avancent et s'arrêtent devant eux.) Bien, bien, tu nous a préparé la besogne; mais elle n'en sera que plus difficile, car comment choisir entre tant de beautés qui s'égalent?... LE GRAND-PAUVRE Elles sont vraiment très belles.... LE GRAND-PAYSAN Et elles semblent très robustes, très dociles et très travailleuses.... LE GRAND-ANCÊTRE Reconnaissez-vous, parmi elles, celle que nous attendons?... LE GRAND-PAUVRE Pas encore.... LE GRAND-ANCÊTRE Moi non plus.... C'est étrange.... (S'adressant au Grand-Paysan.) Et vous?... LE GRAND-PAYSAN Je ne dis pas non; mais je ne peux pas dire oui.... LE GRAND-ANCÊTRE C'est étrange, bien étrange.... Nous savons cependant que celle qui fera notre bonheur est arrivée ici et se trouve parmi nous; d'habitude nous la reconnaissons au premier coup d'œil.... LE GRAND-PAUVRE Je n'y comprends rien.... L'ANCÊTRE RICHE, debout, derrière le banc, désignant Rosarelle. Ne serait-ce pas celle-là?... Comment t'appelles-tu, mon enfant?... ROSARELLE Rosarelle.... L'ANCÊTRE RICHE Qui es-tu?... ROSARELLE La fille du maire.... L'ANCÊTRE RICHE Tu es riche?... ROSARELLE On dit que mon père a du bien.... L'ANCÊTRE RICHE Vous voyez.... Il n'y a pas de doute. L'ANCÊTRE MALADE, désignant Aimette. Moi je vous dis que c'est celle-là.... L'ANCÊTRE IVROGNE, s'emparant de Roselle. C'est celle-ci que je veux.... L'ANCÊTRE ASSASSIN, sautant par-dessus le banc et s'emparant de Belline. Et moi je prends celle-ci!... LE GRAND-ANCÊTRE, se dressant avec autorité. Taisez-vous, et retirez-vous!... (Avec un geste impérieux.) Éloignez-vous!... Vous savez bien qu'en ma présence, vous n'avez plus le droit d'élever la voix.... Les quatre Ancêtres dissidents, ainsi interpellés, s'éloignent assez piteusement. LES AUTRES ANCÊTRES, groupés derrière le banc, applaudissant. Bravo!... bravo!... C'est bien fait!... Ils n'ont que ce qu'ils méritent! Ils se sont trompés trop souvent!... Ils ont fait trop de mal!... Ils finiraient par perdre la famille!... JANILLE, s'approchant du Grand-Pauvre, dont elle embrasse les genoux. C'est peut-être moi.... Je l'aime tant!... MILETTE, s'approchant du Grand-Paysan, dont elle embrasse les genoux. Si vous voulez savoir combien je l'aime, regardez mes yeux, vous verrez.... AIMETTE, s'approchant du Grand-Ancêtre, dont elle embrasse les genoux. Ne voyez-vous pas que je l'aime depuis plus longtemps que les autres?... Je l'aime depuis que je l'ai vu.... Je n'ai jamais osé le dire, mais je sens que je ne vivrai pas si vous en choisissez une autre.... LE GRAND-ANCÊTRE Mes pauvres petites, c'est bien triste, mais je ne fais pas ce que je veux.... Vous pleurerez peut-être quelques heures; mais si nous choisissions l'une d'entre vous, elle pleurerait toute sa vie; car je ne vois pas parmi vous celle que nous attendons.... Tyltyl!... TYLTYL Que désirez-vous?... LE GRAND-ANCÊTRE Tu n'en as pas amené d'autres que celles que nous voyons ici?... TYLTYL Mais non, personne.... LE GRAND-PAUVRE Qu'est-ce que celle ombre blanche que je vois là-bas, contre un arbre? TYLTYL Ma foi, je n'en sais rien.... Elle nous suit tout le temps, elle se glisse partout, personne ne la connaît et l'on ne parvient pas à s'en débarrasser.... LE GRAND-ANCÊTRE Va la chercher.... Tyltyl va chercher le fantôme blanc qu'il ramène en la tenant par la main. LE GRAND-ANCÊTRE Qui es-tu?... TYLTYL Inutile de l'interroger.... Elle ne répond jamais, elle ne peut pas parler.... LE GRAND-ANCÊTRE, au fantôme. Approche-toi, mon enfant, et permets-moi de soulever le voile qui couvre ton visage.... (il soulève le voile; et le visage de la statue apparaît absolument blanc, sans traits, sans expression humaine.) Elle n'a pas de visage.... (Aux autres Ancêtres qui les entourent.) La reconnaissez-vous?... LE GRAND-PAYSAN Elle n'a pas de physionomie.... LE GRAND-PAUVRE Elle n'a pas de traits.... On dirait une statue inachevée.... LE GRAND-ANCÊTRE Qu'allons-nous faire?.... Il faut que ce soit elle.... Mais qui est-elle? Elle n'est pas morte, nous le saurions.... Voyons, Tyltyl, fais un effort, car tout dépend de toi.... Tu dois te rappeler.... TYLTYL J'ai déjà essayé.... J'ai beau faire, je ne me rappelle rien du tout.... LE GRAND-ANCÊTRE Écoute, le cas est grave.... Si nous ne parvenons pas à la reconnaître, toute ta vie, tout ton bonheur sur terre ne seront qu'un fantôme comme elle.... Il n'y a qu'un moyen, il n'y a qu'un espoir, c'est que les enfants qui doivent naître de toi découvrent qui elle est et qu'elle sera leur mère.... Ils voient beaucoup plus loin et plus profond que nous.... Mais il n'y a pas de temps à perdre; car cette attente et cette vie suspendue sont très dangereuses pour elle.... C'est pourquoi hâtons-nous sans nous attendrir.... Va, mon petit Tyltyl, tu as été bien gentil, bien patient, bien docile et fidèle à la race en toute cette épreuve.... Je te donne le baiser d'adieu.... Vous aussi, mes petites, je vous donne le baiser du départ.... Ne vous attristez pas, un autre bonheur vous attend.... Il y en a plus d'un sur cette pauvre terre à laquelle on ne rend pas justice.... Vous avez mérité tous ceux qu'elle peut donner.... Adieu, adieu, mon fils, adieu, mes petites filles, et nous nous reverrons quand vous le voudrez bien; vous savez où nous sommes et nous vous attendrons.... La scène s'obscurcit et s'efface, le rideau de rochers se reforme, et Tyltyl, ses compagnes, la Lumière et le Destin se retrouvent seuls parmi les pierres. LE DESTIN, saisissant la main de Tyltyl. Par ici, par ici.... Grâce à moi, ça s'est très bien passé.... Sans en avoir l'air, j'ai tout prévu, tout dirigé et l'on n'a fait que ce que j'ai dicté.... Ils sortent tous. RIDEAU ACTE QUATRIÈME HUITIÈME TABLEAU. DEVANT LE RIDEAU QUI REPRÉSENTE LA VOIE LACTÉE * * * * * Entrent Tyltyl et la Lumière. TYLTYL Où sommes-nous?... LA LUMIÈRE Tout près des étoiles, et toujours en toi-même.... C'est le grand voile de la Voie Lactée.... Derrière lui s'étend la région que d'habitude on ne voit pas, où tes enfants qui ne sont pas encore nés attendent ta venue pour te montrer la mère qu'ils ont choisie.... TYLTYL C'est un peu comme le «Pays de l'Avenir» dans _l'Oiseau Bleu_.... LA LUMIÈRE Si tu veux; mais ce n'est pas tout à fait la même chose. Là-bas, c'était tout le royaume et les enfants de tout le monde; ici, ce n'est qu'une province et l'on n'y trouve d'autres enfants que les tiens.... TYLTYL J'en ai beaucoup?... LA LUMIÈRE Autant que d'Ancêtres; c'est-à-dire qu'ils sont innombrables, c'est le même infini.... Mais de même que pour les Ancêtres, nous ne verrons que ceux que l'affaire concerne le plus directement, notamment les plus jeunes et les plus petits.... TYLTYL Pourquoi les plus petits?... LA LUMIÈRE Parce qu'ils sont le plus près de naître. Plus ils approchent de leur naissance, plus ils rajeunissent et rapetissent, au point que les plus jeunes, c'est-à-dire les premiers à naître, peuvent à peine marcher et se tenir debout.... TYLTYL Et les autres?... Il y en a de grands?... LA LUMIÈRE Il y en a de toutes tailles; mais je ne sais si nous verrons les plus grands, c'est-à-dire ceux qui naîtront dans des centaines ou des milliers d'années.... On n'aura pas eu le temps de les prévenir; ils ne se tiennent pas près des portes, comme les tout petits, mais ils errent au loin, en attendant leur heure.... TYLTYL Ils doivent bien s'ennuyer en attendant ainsi.... LA LUMIÈRE Mais non; on ne s'ennuie jamais dans l'infini.... Ils ont du reste à y apprendre tout ce qu'ils oublieront quand ils seront sur terre.... TYLTYL Ce n'est pas la peine de se donner du mal.... LA LUMIÈRE Mais si, mais si, il en reste toujours quelque chose où ils trouveront tout ce qui fera le bonheur profond de leur vie.... TYLTYL Enfin, tant mieux pour eux.... Quant à moi, je saurai bientôt à quoi m'en tenir.... J'espère que tout sera terminé aujourd'hui, car tu comprends que j'ai hâte d'en finir.... Mais où diable s'attardent-elles avec le Destin?... (Regardant, à droite, au-dessous de soi.) Elles pataugent dans la neige, les pauvres petites.... C'est encore plus haut et plus fatigant que pour aller chez les Ancêtres.... LA LUMIÈRE, regardant à son tour. Elles ne sont plus bien loin.... Mais tu as encore ôté ton bonnet; c'est décidément une mauvaise habitude.... Remets-le vite, avant qu'elles ne soient là, et ne le trompe pas cette fois, car nous aurions encore de désagréables surprises.... Tyltyl remet son bonnet et tourne le Saphir; aussitôt surgissent de terre et de tous côtés, de petits êtres de tailles différentes, habillés comme lui et presque en tout semblable à lui-même, qui l'entourent, le pressent, le bousculent, veulent l'entraîner les uns a droite, les autres à gauche, et au milieu desquels il se débat, sans savoir auquel entendre. TYLTYL, affolé. Qu'est-ce que c'est, qu'est-ce que c'est encore?... La vie n'est plus possible avec ce machin-là!... LA LUMIÈRE Ce n'est rien.... Tu auras encore maladroitement tourné ton Saphir.... Comment as-tu fait?... TYLTYL Est-ce que je sais, moi?... Je m'y perds à la fin!... C'est trop compliqué.... Je crois bien qu'au lieu de tourner, j'ai appuyé de bas en haut.... LA LUMIÈRE C'est bien ce que je pensais.... Tu as simplement libéré quelques-uns de tes autres «moi».... TYLTYL, ahuri. Quelques-uns de mes autres «moi»?... LA LUMIÈRE Oui, je veux dire que tu n'es pas seul en toi et que.... TYLTYL, de plus en plus ahuri. Je ne suis pas seul en moi?... LA LUMIÈRE Mais non, il s'y trouve un grand nombre de personnages qui te ressemblent plus ou moins et qui luttent sans cesse pour avoir le dessus.... TYLTYL Non, mais qu'y a-t-il encore en moi?... C'est donc une ménagerie ou l'arche de Noé?... Ça n'en finit pas.... LA LUMIÈRE Il est vrai que ça n'en finirait jamais si nous avions le temps de nous en occuper.... Mais rabats donc le Saphir, tout rentrera dans l'ordre.... (il fait ce qu'elle lui dit, et tous les «Doubles» disparaissent.) TYLTYL Ah! on respire!... C'est égal, ils me ressemblent un peu; mais il y en a de bien laids.... Il y en avait un surtout, un gros noir, plus haut que moi, qui me donnait des crocs-en-jambe et a failli me terrasser.... LA LUMIÈRE Évidemment, il y a un peu de tout, comme en tout homme.... Il faut savoir choisir les meilleurs et écarter les pires.... Mais voici tes petites amies.... Entre d'abord le Fantôme blanc. TYLTYL, stupéfait. Tiens!... qu'est-ce qui lui prend?... Aujourd'hui elle a l'air bien pressée et marche comme un ange.... Entrent ensuite quatre des jeunes filles, puis le Destin que soutiennent Aimette et Janille. Le Destin, qui a maintenant une tête de moins que Tyltyl et porte toujours le même costume tragique, paraît très fatigué et se laisse tomber sur un tas de neige. TYLTYL, s'approchant de lui avec une certaine sollicitude. Tu es souffrant?... LE DESTIN Moi?... Pas du tout, je suis toujours le même, je suis inébranlable.... Mais quand on est seul responsable de tout, quand il faut tout mener, tout diriger et tout prévoir (Regardant la Lumière d'un œil agressif), quand personne ne vous aide, on a le droit de se reposer un instant.... J'ordonne donc une halte. C'est irrévocablement décidé, aujourd'hui nous n'irons pas plus loin. LA LUMIÈRE Cela tombe à merveille; nous sommes arrivés, et si le Destin le permet, sans faire un pas de plus, nous allons nous trouver au milieu des enfants qui nous attendent.... Le rideau s'ouvre sur le neuvième tableau. NEUVIÈME TABLEAU LE SÉJOUR DES ENFANTS Ce sont les salles immenses, les hautes voûtes, les colonnades et les arcades en enfilades infinies du Royaume do l'Avenir, dans _l'Oiseau Bleu_; mais cette fois, l'heure étant nuptiale, tout y est d'un blanc moelleux, laiteux, léger, ardent, transparent et heureux. Tout y est caressé de clartés ambrées, tout y frissonne de sourires lumineux; l'horizon semble s'étendre dans la nébuleuse de la Voie Lactée et l'air est saturé d'une poussière d'étoiles indécises.... Quand le rideau s'ouvre, Tyltyl, la Lumière, le Destin et les six jeunes filles se trouvent au premier plan, à droite, au pied d'une des colonnes d'albâtre qui soutiennent la voûte d'entrée. Ils s'avancent de quelques pas dans l'immense salle déserte, tandis que le Fantôme blanc, intimidé, se dissimule derrière la colonne. * * * * * TYLTYL, assez désappointe. Il n'y a personne!... LA LUMIÈRE Je vois ce que c'est.... Il y a plusieurs portes; comme vous étiez tous assez fatigués, j'ai pris la plus proche.... Il est probable qu'ils nous attendent à l'entrée principale.... TYLTYL Comment faire pour les prévenir?... LA LUMIÈRE L'atmosphère s'en chargera; ici tout se sait à l'instant, et tout événement se répand partout en même temps.... TYLTYL C'est très beau par ici; c'est très grand, toutes ces salles, c'est très haut de plafond, il y a de l'air, de la lumière.... LA LUMIÈRE Et c'est toujours chez toi.... TYLTYL Comment, c'est encore chez moi?... LA LUMIÈRE Mais oui; il n'y a pas moyen d'en sortir.... TYLTYL Enfin, tant mieux.... Je vous y reçois avec plaisir.... Asseyez-vous donc, en attendant.... LA LUMIÈRE Nous n'aurons pas à attendre longtemps, car je crois qu'on nous a aperçus.... En effet, une tète d'enfant paraît un instant entre deux colonnes, puis se retire vivement en s'écriant: «Par ici, par ici! elles sont là!» Peu après, sept ou huit enfants d'une douzaine d'années, en courtes et souples tuniques blanches, jambes, pieds et bras nus, accourent du fond de la salle et s'arrêtent devant les visiteurs. Le plus grand tend la main à Tyltyl, en lui disant: «Bonjour, bon-papa!» TYLTYL Bon-papa?... Qui ça?... Où est-il?... L'ENFANT, éclatant de rire. Mais c'est toi!... TYLTYL, ahuri. Moi?... Je suis déjà bon-papa?... L'ENFANT Mais oui, vingt-quatre fois.... Nous sommes l'avant-garde, les autres vont venir.... (Aux autres enfants.) Il n'a pas l'air d'y croire!... UN AUTRE ENFANT Tu pourrais bien nous embrasser?... TYLTYL, les embrassant tous. Je ne demande pas mieux.... Mais comment se fait-il que je sois grand-papa?... L'ENFANT C'est cependant bien simple: tu seras notre bon-papa, puisque nous serons tes petits-fils et tes petites-filles.... TYLTYL Évidemment, c'est clair.... Alors vous existez déjà?... L'ENFANT Naturellement, puisque tu existes.... Dis donc, ce sont là les bonnes-mamans que tu nous amènes?... TYLTYL Mais oui; il paraît que c'est à vous de choisir celle qui sera la meilleure.... UN AUTRE ENFANT, battant des mains et dansant de joie. Oh! Qu'elles sont jolies!... (Se jetant dans les bras de Janille.) Moi je prends celle-ci, parce qu'elle est si douce!... UN AUTRE ENFANT, se jetant au cou d'Aimette. Moi je prends celle-ci, parce qu'elle est si triste.... UN AUTRE ENFANT, embrassant Roselle. Moi je choisis celle-ci parce qu'elle rit toujours!... LES AUTRES ENFANTS, prenant chacun une des jeunes filles qu'ils embrassent et caressent en riant et en sautant de joie. Moi celle-ci, parce qu'elle sent si bon!... Moi celle-ci!... LE PREMIER ENFANT, intervenant. Un instant, un instant, s'il vous plaît.... Ce n'est pas notre affaire, nous aurons notre tour.... Vous savez bien que les plus petits seuls ont le droit de choisir celle qui sera leur mère.... Nous n'avons, nous, qu'à les aider de nos conseils et à les guider s'ils se trompent.... Ça ne leur est du reste jamais arrivé.... Ils étaient assez loin d'ici, à l'entrée principale, mais ne sauraient tarder.... TYLTYL En voilà de plus grands!... Entre en effet un nouveau groupe d'enfants qui semblent âgés d'une quinzaine d'années. L'aîné s'avance vers Tyltyl et lui serre la main. L'AINÉ Bonjour, trisaïeul!... TYLTYL Qui ça?... Moi?... Je suis trisaïeul à présent?... L'AINÉ Assurément.... Je suis très heureux de vous voir un instant, car nous n'aurons probablement pas le plaisir de nous rencontrer sur la terre.... Alors, il paraît que ça n'a pas marché, chez les Ancêtres?... TYLTYL C'est-à-dire, il paraît qu'ils n'étaient pas bien sûrs.... Mais comment savez-vous déjà ce qui s'est passé chez eux?... L'AINÉ Nous sommes naturellement au courant de tout ce qui se passe en toi, puisque nous y sommes.... Du reste, les Ancêtres et nous, c'est tout près, nous nous touchons par les extrêmes, et nous avons les mêmes intérêts. LE PREMIER ENFANT Attention! voici les petits!... J'en vois cinq qui s'approchent.... Il n'en manque plus qu'un, le plus jeune.... On voit s'avancer, du fond des salles, cinq petits enfants qui se tiennent par la main. TYLTYL Qui sont-ils, ces cinq petits-là?... Ils sont bien gentils.... LE PREMIER ENFANT Mais tes enfants à toi; deux garçons et trois filles.... TYLTYL Moi?... J'aurai cinq enfants?... LE PREMIER ENFANT Six, tu en auras six; car le petit dernier n'est pas encore ici.... Ma foi, ce n'est pas trop pour repeupler le monde après ce qu'on a fait.... TYLTYL Mais je n'aurai jamais de quoi nourrir tout ça!... Les cinq petits, se tenant toujours par la main, se sont arrêtés en face des six jeunes filles qu'ils regardent gravement, sans rien dire. Peu à peu, les salles se sont peuplées d'une foule d'autres enfants de toutes tailles qui entourent, attentifs, le groupe des cinq petits. Enfin, le silence devenant assez gênant, pour le rompre, Tyltyl s'écrie: Eh bien! les petits, on n'embrasse pas son papa?... LE PLUS JEUNE DES PETITS, lui imposant silence d'un geste grave. Maman d'abord.... Où est-elle?... TYLTYL Mais elle doit être ici; c'est l'une de celles-ci.... Tu n'as plus qu'à choisir.... LE PLUS JEUNE, consultant son voisin. La vois-tu, toi?... L'AUTRE, secouant tristement la tête. Non. LES TROIS AUTRES, successivement. Moi non plus.... Moi non plus.... Moi non plus.... JANILLE, s'élançant et s'emparant d'un des petits qu'elle embrasse. Mais ce n'est pas possible.... Voyons, regarde-moi.... Tu ne vois donc pas que je t'aimerai bien?... LE PETIT Si.... Mais ce n'est pas loi.... ROSELLE, prenant, un autre petit sur ses genoux. Et moi?... Tu ne veux pas de moi pour maman?... LE PETIT Non, non, tu n'es pas elle.... ROSARELLE, s'emparant d'un autre petit. Et moi?... Tu ne m'aimes pas?... Tu verras, on sera si heureux!... Nous aurons une belle maison pleine de jouets et je te donnerai tout ce que tu voudras.... LE PETIT, essayant vainement de retenir ses larmes. Non, non, je ne veux pas.... BELLINE, s'emparant du plus jeune. Toi, tu es le plus sage.... Tu ne me reconnais pas?... Aimes-tu les bonbons?... LE PLUS JEUNE, se débattant jusqu'à ce qu'on le lâche et pleurant franchement. Je veux m'en aller! je veux m'en aller!... TYLTYL Bon! le voilà qui pleure!... Et l'autre aussi!... Mais qu'est-ce qu'il leur faut?... Ils sont bien difficiles?... Le plus jeune, s'essuyant les yeux, prenant son voisin par la main, et les quatre autres en faisant respectivement autant, dit alors avec autorité. LE PLUS JEUNE Venez!... Ils s'éloignent, dignement, posément, et sortent à gauche. TYLTYL, consterné. Qu'est-ce qu'ils ont?... Où vont-ils?... UN DES GRANDS ENFANTS Ils vont à l'autre porte.... UN AUTRE Ils vont chercher le plus petit.... UN AUTRE Plus ils sont petits, plus ils savent.... LE PREMIER Mais où donc est-il, le plus petit?... Vous ne l'avez pas vu?... UN AUTRE Non, personne ne l'a vu depuis ce matin.... C'est étonnant, il est toujours avec ses petites sœurs.... TYLTYL, regardant la foule d'enfants qui peuple les salles. Comme il y a du monde!... UN DES GRANDS ENFANTS Et ce n'est qu'une partie de la famille.... UN ENFANT, qui a suivi des yeux, au loin, la marché des cinq petits. Ils s'arrêtent à la troisième porte!... TYLTYL Qui?... L'ENFANT Les cinq petits.... UN AUTRE ENFANT Ils ont l'air de chercher quelque chose.... LE PREMIER ENFANT Allons voir ce qu'ils font.... Ils savent ce qu'ils savent.... D'AUTRES ENFANTS Oui, oui, allons-y tous.... Ils savent, eux, ils savent!... Grands remous dans la foule des enfants. Ils se précipitent tous du même côté et sortent par la gauche. En un instant la salle est vide, et Tyltyl y demeure seul avec la Lumière, les six jeunes filles et le Destin. TYLTYL Suivons-les aussi!... Il sort, suivi de la Lumière, des six jeunes filles et du Destin qui ferme la marche. Il n'y a plus en scène que le Fantôme voilé, que tout le inonde a oublié et qui n'a pas quitté la colonne de droite, contre laquelle il s'appuie. La scène reste vide un instant, puis on voit s'avancer du fond des salles, un enfant encore plus petit que le plus jeune des cinq petits. Il marche résolument; arrivé aux colonnes du premier plan, il s'oriente un moment, semble chercher à droite et à gauche, puis, tout d'un coup, d'un pas délibéré, va directement au Fantôme voilé, devant lequel il s'arrête, se campe et qu'il considère longuement, gravement, en silence, un doigt dans la bouche. Enfin, il avance une main et saisit le Fantôme par le bas de la robe. LE PETIT C'est toi, dis?... LE FANTÔME, qui parle pour la première fois, d'une voix qui se cherche, vient de très loin et a peine à sortir de la gorge. Oui.... LE PETIT Je savais.... Viens.... LE FANTÔME Où veux-tu?... LE PETIT Par ici.... Je vais dire aux autres.... LE FANTÔME Pas encore.... Je ne peux pas encore.... LE PETIT, le tirant toujours par la robe, vers un banc de marbre qui se trouve entre les colonnes, au premier plan. Viens.... (Il le fait asseoir et l'installe sur le banc, le caresse et l'embrasse.) Viens.... C'est toi.... Je savais.... Je t'embrasse.... Tu ne sais pas encore embrasser?... (Le Fantôme fait signe que non.) Non?... Comme ça.... Je t'apprendrai.... (Il l'embrasse et le caresse longuement.) Tu n'as plus froid?... LE FANTÔME, parvenant déjà à sourire. Non.... LE PETIT, l'embrassant toujours. Tu vois, c'est déjà mieux.... En effet, sous les caresses et les baisers de l'enfant, la statue s'anime peu à peu, les yeux s'ouvrent, les lèvres palpitent, le visage se colore, le corps perd sa rigidité effrayante, les bras s'assouplissent et s'arrondissent autour du cou de l'enfant. LE PETIT, se blotissant contre elle. Ça va mieux, dis?... Tu ne dors plus?... On est bien tous les deux.... Ils te cherchent encore, dis?... Et moi je t'ai trouvée!... Je savais, je savais.... LE FANTÔME Moi aussi, je savais, je savais.... J'attendais.... LE PETIT C'est heureux, dis?... (Se blotissant plus étroitement.) Oh! que c'est amusant!... Tu t'amuses aussi, dis?... LE FANTÔME Oui.... oui, je suis heureuse.... LE PETIT Pourquoi tu ne ris pas?... LE FANTÔME Je suis trop heureuse.... LE PETIT Moi aussi, moi aussi!... Ne fais pas attention, je vais pleurer un peu, mais ça ne compte pas.... LE FANTÔME, commençant à lui rendre ses baisers et ses caresses. Je vais pleurer aussi.... LE PETIT, enivré, ébloui. Tu m'embrasses.... Maman!... C'est donc vrai, c'est donc vrai, c'est maman!... Encore, encore!... Maintenant, c'est assez; maintenant, je ne peux plus!... Ils ne le croiront pas, ils ne pourront pas croire!... LE FANTÔME Appelle-les, il est temps.... LE PETIT Ne cache pas ton visage, ils ne te verraient pas.... Ils ne me croiraient pas.... (Écartant le voile.) Oh! maman, tu es belle, tu es belle!... (La chevelure s'épanouit sur les épaules.) Oh! maman, tes cheveux!... Tu en as, tu en as!... Là, c'est bien mieux ainsi, je t'embrasse bien mieux.... (Écoulant.) Attention, ils reviennent!... Ils sont là!... En effet, les cinq petits accourent à toutes jambes dans la salle. LES CINQ PETITS Où est-elle?... Où est-elle?... Où est-elle?... LE PETIT, se dressant sur le banc, à côté de sa mère et la montrant aux autres en trépignant de joie. Ici! ici!... Elle est ici, elle est ici!... C'est moi qui l'ai trouvée!... La mère veut se lever pour les embrasser, mais ils ne lui en laissent pas le temps, se jettent sur elle, l'accablent de caresses et de baisers, la forcent à se rasseoir, grimpent sur ses genoux, s'agitent et grouillent sur elle et parlent tous en même temps. LES CINQ PETITS C'est elle!... C'est bien elle!... C'est maman!... Où était-elle?... Tu la reconnais, toi?... Je crois bien! Je crois bien!... Toi aussi?... Moi aussi! Moi aussi!... Tu prends toute la place!... Tu l'embrasses tout le temps!... C'est pas juste, c'est mon tour!... C'est ma maman aussi!... Nous t'avons tant cherchée!... Nous avons attendu, attendu!... Elle est belle, n'est-ce pas?... La plus belle de toutes!... Il n'y on a pas d'autre!... Dis-nous, dis-nous!... Quoi Je t'aime!... Nous aimes-tu?... On s'embrasse! On s'embrasse!... Que c'est bon, les mamans!... Que c'est bon d'embrasser!... Dire qu'on ne savait pas!... Tout pour nous, tout pour nous!... Il n'y a qu'un bonheur!... Tout pour toi!... Je t'aime trop!... Dis, me reconnais-tu?... Je serai le deuxième... Et puis moi, le troisième... Et c'est moi le dernier; embrasse-moi d'abord, j'ai le plus longtemps à attendre!... Elle rit.... Elle est heureuse aussi!... Réponds-nous, réponds-nous!... Ton bras, je veux ton bras tout autour de mon cou!... Moi aussi! Moi aussi!... Ne t'en vas pas surtout!... On ne sait plus que faire.... On est fou de bonheur.... On ne peut plus attendre!... Pendant qu'ils parlent et s'embrassent ainsi, les autres enfants, plus grands, ceux des générations futures, rentrent peu à peu dans les salles qui se repeuplent. Les premiers arrivés s'arrêtent derrière le groupe formé par la mère et les six petits; et bientôt, dans la foule qui s'accroît, on entend murmurer: «Ils l'ont trouvée!... Ils l'ont trouvée!... C'est elle!... Ils sont heureux!... Elle est belle!... Elle est bonne!... Pouvons-nous l'embrasser?... Attendez, attendez, c'est à eux!... Nous aurons notre tour!...» Maintenant, Tyltyl, suivi de la Lumière, des six jeunes filles et du Destin, rentre également dans la salle. Mouvement parmi les enfants qui s'écartent pour le laisser passer. Le plus petit des six petits l'aperçoit d'abord, va au-devant de lui, et le prenant par la main, le conduit à la mère en disant gravement: LE PLUS PETIT C'est elle.... Je l'ai trouvée.... La mère se lève et se dresse devant Tyltyl. UN AUTRE PETIT La reconnais-tu?... Tyltyl hésite, se passe la main sur le front, cherche en vain dans ses souvenirs. TYLTYL Pas encore.... Elle est belle!... UN AUTRE PETIT Embrasse la, c'est elle.... UN AUTRE PETIT Il n'y en a pas d'autre.... LE PLUS PETIT Nous n'en voulons pas d'autre.... TYLTYL, prenant la main de la Mère. D'où viens-tu?... Qui es-tu?... Où t'ai-je déjà vue?... Je ne me rappelle pas.... La Mère ne répond pas. Les couleurs pâlissent et se raniment, les yeux s'ouvrent et se referment, la vie revient et se retire, selon les palpitations d'un souvenir qui ne peut pas ressusciter.... LE PLUS PETIT Attention, tu lui fais du mal!... Les autres petits se rangent devant elle, comme pour la défendre. UN PETIT Va-t'en!... UN AUTRE PETIT Va-t'en!... Tu ne l'auras pas tant que tu ne sauras pas!... UN AUTRE PETIT Tu n'en auras pas d'autre!... UN AUTRE PETIT Va-t'en!... Elle reste avec nous jusqu'à ce que tu saches!... UN AUTRE PETIT Va-t'en!... Nous t'attendrons, nous serons tous là-bas!... LE PREMIER PETIT Va-t'en, va-t'en!... Tu lui fais trop de mal!... LE PLUS PETIT, enlaçant sa mère. Viens, maman, viens nous-en!... Il ne sait pas encore!... Tous entourent, enveloppent leur mère, la pressent, l'entraînent, en faisant à Tyltyl des signes d'adieu: «A bientôt! A bientôt!... Là-bas! là-bas! là-bas!... A bientôt!...» La mère se retourne et regarde Tyltyl fixement; puis la vision de la salle s'obscurcit, se décolore, s'efface, se dissout et disparaît. Tyltyl, la Lumière, le Destin et les six jeunes filles se retrouvent seuls devant le rideau de la Voie Lactée. TYLTYL Eh bien, me voilà bien!... Qu'est-ce que je vais faire?... Est-ce que c'est ma faute si je ne peux pas me rappeler?... LA LUMIÈRE Ne crains rien.... Ils savent ce qu'ils disent... Tu la retrouveras.... Hâtons-nous de rentrer.... Je suis sure qu'elle t'attend où tu ne l'attends pas.... TYLTYL, rêveur. C'est égal, elle est belle!... Je crois qu'ils ont raison.... Je crois bien que c'est elle.... Ils sortent tous. RIDEAU ACTE CINQUIÈME DIXIÈME TABLEAU DEVANT LE RIDEAU QUI REPRÉSENTE LA LISIÈRE D'UNE FORÊT * * * * * Entrent Tyltyl et la Lumière. LA LUMIÈRE Enfin, nous y voici.... TYLTYL Où donc?... LA LUMIÈRE Mais près de ta maison.... Tu ne reconnais pas ta forêt?... TYLTYL Ma forêt, ma forêt.... (Regardant autour de soi.) Mais c'est vrai!... J'ai déjà vu ces hêtres quelque part.... LA LUMIÈRE C'est assez probable, puisqu'ils entourent la maison où tu es né.... TYLTYL En tout cas, ce n'est pas trop tôt.... Je n'en peux plus.... LA LUMIÈRE En effet, le voyage a été fatigant, mais fructueux.... TYLTYL Fructueux, fructueux?... Je ne vois pas en quoi.... Au départ, j'aimais six femmes; au retour, je n'en aime plus qu'une et c'est la seule qui ne me suive pas.... Mais au fait, où sont-elles, les six autres, et ce pauvre petit Destin qui m'a l'air bien malade?... LA LUMIÈRE Les voici!... Entrent les six jeunes filles. La dernière, Janille, porte le Destin, qui, toujours enveloppé de sa cape et coiffé du sombrero, n'a plus que la taille d'un tout petit enfant et paraît très fatigué. JANILLE, passant le Destin à Milette. Veux-tu t'en charger un instant?... Il n'est pas bien grand mais bien lourd.... MILETTE, le prenant des bras de Janille. Viens ici, mon petit Tintin, viens ici, ne pleure pas, ne pleure pas.... LE DESTIN, d'une voix larmoyante et zézayante. Moi?... Ze ne pleure zamais!... Ze suis touzours le même.... Ze suis inébranlable, inamovible, infatigable, implacable et inexorable.... MILETTE Oui, oui; c'est entendu, mon petit Tintin, tu es bien Sage.... (Le Destin s'endort dans ses bras.) Il dort!... JANILLE, l'emmitouflant maternellement dans sa cape. Il est bien gentil, bien tranquille et bien obéissant, mais il paraît bien fatigué.... LA LUMIÈRE Pauvre petit Destin; il n'a pas eu de chance!... Mais nous nous en occuperons tout à l'heure.... En attendant, mes enfants, il faut songer à la séparation et aux derniers adieux.... JANILLE Aux derniers adieux?... LA LUMIÈRE Mais oui; nous n'allons pas voyager toute notre vie.... Vous êtes d'ailleurs près de vos demeures, puisque, vous habitez tous les alentours de cette forêt. Notre but est atteint; nous savons à présent ce que nous avions intérêt à savoir: l'homme n'a droit qu'à un unique amour; tous les autres ne sont que de douloureuses erreurs qui font le malheur d'un nombre infini d'existences. Nous avons appris que le choix de cet unique amour ne dépend pas de nous, mais de ceux qui nous précèdent et qui nous suivent. Vous alliez vous tromper; et malgré la tristesse de toute séparation, il y a lieu de vous réjouir, far découvrir qu'on allait commettre une erreur dangereuse et irréparable, est aussi avantageux que de trouver une grande et belle vérité. J'ai du reste, au nom de la Fée, à vous faire part d'une heureuse nouvelle: c'est que l'unique amour que vous avez cherché avec nous attend au coin du feu, dans chacune de vos maisons, chacune d'entre vous; ou, tout au moins, ne tardera pas à l'y attendre.... Ne tardez pas non plus à l'y rejoindre.... L'heure s'avance, le coq va chanter, les oiseaux se réveillent; que les adieux soient brefs, sans regrets, sans arrière-pensées et sans larmes.... MILETTE, passant le Destin à Aimette. Veux-tu me le prendre un instant, pendant que j'embrasse Tyltyl?... (Embrassant Tyltyl.) Adieu, mon petit Tyltyl.... Il faut que je parte la première; papa se lève de bonne heure, et s'il ne me trouvait pas à la maison, ce serait effroyable.... Adieu, Tyltyl, je t'embrasse tendrement. Ne me garde pas rancune, quand nous nous reverrons.... J'habite ici près et nous aurons à passer toute la vie dans la même forêt.... TYLTYL, l'embrassant tendrement. Te garder rancune, ma Milette, et de quoi?... Je sais bien, tu sais bien que ce n'est pas ta faute ni la mienne.... MILETTE Adieu, adieu!.... Il faut que je me sauve.... Elle sort en courant. AIMETTE, passant le Destin à Janille. Veux-tu prendre un instant le petit?... (Embrassant Tyltyl.) Adieu, Tyltyl.... Ne nous oublions pas.... J'en aimerai peut-être un autre; mais je ne l'aimerai jamais comme je croyais t'aimer.... LA LUMIÈRE Voyons, voyons, abrégeons.... Nous n'en finirons pas si nous continuons sur ce ton.... Si le coq chante avant votre retour, vos parents sauront tout et vous aurez des scènes assez désagréables.... Un simple baiser fraternel, c'est tout ce que je peux vous permettre aujourd'hui.... Vous n'allez pas bien loin, et vous vous reverrez plus d'une fois dans la vie, où, vous connaissant mieux, vous vous aimerez davantage.... Rosarelle et Belline embrassent Tyltyl en silence et sortent. Roselle se mouche bruyamment en épongeant ses larmes et en balbutiant: «Mon petit Tyltyl, mon petit Tyltyl!... Il était si gentil!... On se reverra, n'est-ce pas, on se reverra.... Tu auras tout ce qu'il y a de meilleur à l'auberge!...» Puis elle sort vivement, au pas du course. Seule Janille s'attarde, portant le Destin dans ses bras. LA LUMIÈRE Eh bien! Janille, que fais-tu là?... JANILLE, tout en larmes. Je ne peux pas, je ne peux pas m'en aller tout de suite comme les autres.... LA LUMIÈRE Il le faut cependant, ma Janille; ce n'est pas le destin, comme disent les hommes, mais la volonté de ceux qui savent tout et ne meurent jamais.... Adieu, ma petite Janille, tu as été bien douce, bien aimante et bien tendre et j'ai cru un instant que tu serais choisie.... Ne pleure pas, mon enfant, donne-moi ce pauvre Destin, j'en aurai soin, et embrassez-vous plus longuement.... JANILLE, passant le Destin à la Lumière et embrassant longuement Tyltyl. Adieu, Tyltyl!... TYLTYL Adieu, Janille!... Janille s'éloigne à pas lents. LA LUMIÈRE Et maintenant que nous sommes seuls, embrassons-nous aussi.... Nous nous reverrons avant peu pour entreprendre un autre et long voyage.... TYLTYL Un autre et long voyage?... LA LUMIÈRE Le dernier, le plus heureux et le plus beau.... Mais il ne m'est pas encore permis d'en parler.... Adieu, Tyltyl.... Rappelle-toi, mon enfant, que tu n'es pas seul en ce monde et que tout ce que tu y vois n'a ni commencement ni fin. Si tu gardes cette pensée dans ton cœur, si elle grandit en toi en même temps que toi-même, tu sauras toujours, en toutes circonstances, ce qu'il faut dire, ce qu'il faut faire, ce qu'il faut espérer.... Et toi, Tintin, ne pleure pas ainsi.... Nous finirons par nous entendre.... LE DESTIN, dans un sommeil larmoyant et bafouillant. Moi?... Ze ne pleure zamais!... Moi z'ordonne qu'on s'arrête!... En avant! en avant! en avant!... La Lumière sort à gauche emportant le Destin dans ses bras. Tyltyl la suit en lui faisant des signes d'adieu et le rideau s'ouvre sur le onzième tableau. ONZIÈME TABLEAU LE RÉVEIL Le même intérieur qu'au premier acte. Tyltyl est profondément endormi dans son lit. La lumière du jour filtre gaîment par toutes les fentes des volets clos. L'Oiseau Bleu s'égosille dans sa cage. On frappe à la porte. * * * * * TYLTYL, s'éveillant en sursaut. Qui est là?... LA MÈRE TYL, derrière la porte. C'est moi!... Ouvre vite!... Nous attendons une visite.... TYLTYL Attends, attends, que je passe ma culotte.... (Se levant et constatant avec stupéfaction qu'il est habillé.) Tiens, je me suis couché tout habillé.... Comment ça se fait-il?... Il ouvre la porte. Entre la Mère Tyl, agitée, empressée et portant un fagot. LA MÈRE TYL Vite, vite.... Aide-moi à rallumer le feu et à ranger la chambre.... Va réveiller Mytyl.... Elles seront ici dans un instant.... TYLTYL, tout en l'aidant de son mieux. Qui ça, elles?... LA MÈRE TYL C'est vrai, tu ne sais pas.... Papa Tyl les a rencontrées hier soir, mais tu étais déjà couché.... Ouvre donc les volets, on n'y voit pas.... (Tyltyl fait ce qu'elle ordonne et la lumière du jour inonde toute la pièce.) Et appelle Mytyl, qu'elle m'aide un peu à ranger tout ça.... Il y a ici un désordre, une poussière!... Je ne veux pas qu'elles voient ma maison dans cet état.... Entre Mytyl. TYLTYL Tiens, la voilà, Mytyl.... Mais tu ne me dis pas.... LA MÈRE TYL, à Mytyl. Le feu prend.... Prépare le café, pendant que je mets tout en ordre.... Qu'est-ce que c'est?... Encore des épluchures de choux qui traînent sous la fontaine?... MYTYL Ce n'est pas ma faute.... C'est Tyltyl qui m'avait promis.... LA MÈRE TYL Eh bien! c'était du propre!... Heureusement que je me suis méfiée.... Prends le balai, Tyltyl; moi je donnerai un coup de serviette aux casserolles et à la vaisselle qui n'a pas été rangée.... TYLTYL Non, mais c'est donc le Shah de Perse ou l'Empéreur du Japon que nous attendons?... LA MÈRE TYL C'est bien mieux. Tu ne devineras jamais ce que c'est.... Te rappelles-tu notre voisine?... TYLTYL Quelle voisine?... LA MÈRE TYL Nous n'en avons pas tant.... Celle qui avait la jolie petite maison rose, au bord de la route, avec un jardinet plein de soleils et de pieds d'alouette?... TYLTYL Ah oui!... Celle qui avait une petite fille à qui j'ai donné ma tourterelle?... LA MÈRE TYL Justement.... TYLTYL Il y a longtemps qu'elles sont parties.... LA MÈRE TYL Il y a quatre ou cinq ans tout au plus.... Elles étaient allées à la ville, chez un oncle à la petite, un boucher qui était veuf et sans enfants.... Il est mort en leur laissant sa boutique et tout ce qu'il y a dedans.... Elles reviennent pour toujours au pays, qu'elles ont dit au père Tyl.... Elles reprendraient leur jolie maison qui appartenait à l'oncle de la petite Majoie.... TYLTYL La petite Majoie?... LA MÈRE TYL Mais oui, la fillette, tu sais bien, c'est son nom.... On l'appelait Jojotte, quand elle était petite; mais son nom, c'est Majoie.... Papa Tyl qui l'a rencontrée hier soir, m'a dit que c'est à ne pas croire.... Il dit qu'elle est plus grande que toi et qu'il n'a jamais rien vu d'aussi beau.... Il paraît qu'elle a des cheveux, des cheveux tout en or.... Tout ça, c'est à considérer; c'est pourquoi, je veux que la maison soit propre afin qu'on n'ait pas l'air de saltimbanques.... On ne sait pas ce qui peut arriver.... Nous sommes de bonne famille aussi.... Le père de ton grand-père était charcutier.... TYLTYL C'est curieux, je ne l'ai pas rencontré.... LA MÈRE TYL Qui?... TYLTYL Le père de mon grand-père.... LA MÈRE TYL Ce n'est pas étonnant, voilà cinquante-sept ans qu'il est mort.... TYLTYL, tout en balayant énergiquement. Je ferais peut-être bien de mettre mes habits du dimanche?... LA MÈRE TYL Ce n'est pas la peine, tu es très propre ainsi.... Nous mettrons simplement la nappe blanche.... Du reste il n'est plus temps; les voici, je les entends marcher dans le sentier.... On frappe à la porte que la Mère Tyl va ouvrir. Entrent la voisine et Majoie, suivies du Père Tyl, la hache sur l'épaule, qui s'écrie dès le seuil: «Les voilai les voilà!...» LA VOISINE Mais oui, c'est nous, c'est nous, Madame Tyl.... Bonjour, bonne fête et bonne santé à tous, comme disait défunt mon mari quand il était encore en vie.... Alors, ça va toujours, à ce que je vois?... Et c'est là les enfants?... C'est la petite Mytyl, cette grande et belle fille; et c'est Tyltyl, ce beau petit jeune homme qui a l'air d'un monsieur?... LA MÈRE TYL Mais oui, mais oui, madame Berlingot, tout ça pousse, tout ça pousse à vous manger les oreilles.... Tyltyl n'a pas beaucoup grandi, pas autant que sa sœur; mais il est plus solide.... Il n'y a pas plus fort dans le pays.... Mais c'est votre demoiselle qui a profité!... On dirait la Sainte-Vierge!... (Remarquant Tyltyl, immobile, en extase et les yeux arrondis.) Mais voyons, Tyltyl, que fais-tu?... Tu ne reconnais pas ta petite amie?... Sois donc poli, dis-lui bonjour, donne-lui la main et une chaise.... LE PÈRE TYL Avant de vous asseoir, voulez-vous voir les vaches?... LA VOISINE Comment, vous avez des vaches, à présent?... LE PÈRE TYL Mais oui; nous avons profité, nous aussi.... Deux petites vaches et un veau.... C'est meilleur que les grandes et ça mange moitié moins... Il y en a une, la rouquine, qui n'a pas peur de nous donner ses vingt litres par jour.... LA VOISINE Vous avez donc ajouté une étable?... Il n'y en avait pas dans le temps.... LE PÈRE TYL Mais oui; j'ai bricolé ça moi-même, avec Tyltyl.... (L'entraînant à gauche, vers la porte.) Venez donc par ici; c'est bien fait et ça vaut la peine d'être vu.... LA VOISINE Bien sûr, bien sûr, je veux voir ça tout de suite.... Ils sortent tous, exceptés Tyltyl et Majoie qui restent seuls, face à face. Dès qu'ils sont sortis, Tyltyl s'approche de Majoie et lui prend la main. TYLTYL C'était toi, dis?... MAJOIE Mais oui, c'est moi.... TYLTYL Je t'ai reconnue tout de suite.... MAJOIE Moi aussi.... TYLTYL Tu es encore plus belle que là-bas.... MAJOIE Toi aussi.... TYLTYL C'est curieux, dis, je ne pouvais pas me rappeler.... MAJOIE Moi, je n'avais pas oublié.... TYLTYL Oh! que tu es gentille!... Laisse-moi t'embrasser.... MAJOIE Je veux bien.... Ils s'embrassent gauchement, tendrement. TYLTYL Ils ne s'en doutent pas du tout.... MAJOIE Crois-tu?... TYLTYL J'en suis sûr.... Ils ne savent pas ce que nous savons.... Mais les petits savaient.... MAJOIE Quels petits?... TYLTYL Les petits de là-bas!... Ils étaient bien gentils.... Ils t'ont reconnue tout de suite.... Tu n'étais pas trop triste?... MAJOIE Pourquoi?... TYLTYL Parce que je ne pouvais pas me rappeler.... MAJOIE Ce n'était pas ta faute.... TYLTYL Je sais bien, mais c'était vexant.... Et tu étais pâle, tu étais pâle et tu ne disais rien.... Depuis quand m'aimais-tu?... MAJOIE Depuis que je t'ai vu; quand tu m'as donné l'oiseau bleu.... TYLTYL Moi aussi, moi aussi; mais je ne savais plus.... C'est égal, ce qu'on va être heureux, puisque tous sont d'accord et puisque tous le veulent!... MAJOIE Crois-tu qu'ils l'aient fait exprès?... TYLTYL J'en suis sûr; il n'y a pas de doute.... Tout le monde le voulait, mais surtout les petits, tous les six!... MAJOIE Ah?... TYLTYL Car nous en aurons six!... Hein, crois-tu?... MAJOIE Six quoi?... TYLTYL Mais six enfants, pardi!... MAJOIE Oh! Tyltyl!... TYLTYL Je sais que c'est beaucoup, mais on s'arrangera.... Il n'y a rien à craindre.... Mais quel rêve, hein?... MAJOIE Ou.... TYLTYL Je n'en ai jamais eu d'aussi beau, et toi?... MAJOIE Moi non plus.... TYLTYL Je te voyais comme tu es là, tout à fait la même chose.... Mais ici tu es tout de même plus vivante et plus belle.... Ah tiens! il faut que je t'embrasse encore!... Ils s'embrassent longuement. A ce moment, le Père Tyl, qui précède les autres, ouvre la porte. LE PÈRE TYL, qui les a surpris. Eh bien, eh bien!... Vous allez bien!... Vous ne perdez pas votre temps! LA VOISINE, rentrant avec la Mère Tyl et Mytyl. Qu'est-ce que c'est?... LE PÈRE TYL Qu'est-ce que je disais en montrant les lapins?... Ils sont faits l'un pour l'autre.... Ils s'embrassent déjà comme du pain.... LA VOISINE Majoie!... Tu n'as pas honte?... MAJOIE Mais, maman.... LE PÈRE TYL Voyons, voyons, il n'y a pas grand mal.... Nous en avons fait tout autant, la maman Tyl et moi, lorsque nous étions jeunes; n'est-ce pas, maman Tyl?... LA MÈRE TYL Bien sûr, bien sûr.... Ils sont si gentils tous les deux.... LA VOISINE Je ne dis pas non; mais Majoie est encore bien jeune, et je demande à réfléchir.... LE PÈRE TYL C'est juste, c'est juste.... Il est bien jeune aussi, mais vous ne trouverez pas mieux dans le pays.... C'est fort, c'est sain, c'est frais, c'est poli, ça travaille déjà comme un nègre.... On réfléchira tant qu'on voudra; mais en attendant, puisque c'est jour de fête, on peut bien les laisser s'embrasser un peu devant nous; ça ne fait de mal à personne et c'est autant de pris.... Allez-y, les enfants, encore un baiser, c'est permis.... (Voyant que Tyltyl et Majoie ne bougent pas, il les rapproche de force.) Eh bien quoi?... Voilà qu'ils ne veulent plus, à présent.... TYLTYL, à voix basse, à Majoie, en l'embrassant. C'était meilleur quand on était tout seuls, dis?... MAJOIE, de même. Bien sûr.... TYLTYL Ils avaient raison, dis?... MAJOIE Qui?... TYLTYL Les autres.... MAJOIE Oui.... TYLTYL N'en dis rien à personne; c'est notre secret à tous deux.... RIDEAU *** End of this LibraryBlog Digital Book "Les fiançailles - Féerie en cinq actes et onze tableaux" *** Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.