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Title: La coucaratcha (III/III)
Author: Sue, Eugène, 1804-1857
Language: French
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       *       *       *       *       *


ŒUVRES COMPLÈTES

DE

EUGÈNE SUE.

LA COUCARATCHA.

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR.


le Juif errant 10 vol. in-8.

Les Mystères de Paris 10 vol. in-8.

Mathilde 6 vol. in-8.

Deux Histoires 2 vol. in-8.

Le marquis de Létorière 1 vol. in-8.

Deleytar 2 vol. in-8.

Jean Cavalier 4 vol. in-8.

Le Morne au Diable 2 vol. in-8.

Therèse Dunoyer 2 vol. in-8.

Latréaumont 3 vol. in-8.

La Vigie de Koat-Ven 4 vol. in-8.

Paula Monti 2 vol. in-8.

Le Commandeur de Malte 2 vol. in-8.

Plik et Plok 2 vol. in-8.

Atar Gull 2 vol. in-8.

Arthur 4 vol. in-8.

La Coucaratcha 3 vol. in-8.

La Salamandre 2 vol. in-8.

Histoire de la Marine (gravures) 4 vol. in-8.

Sceaux,--Impr. de E. Depée.



LA

COUCARATCHA

Par EUGÈNE SUE.

TOME TROISIÈME.

[Illustration: COLOPHON]

PARIS,

CHARLES GOSSELIN, PÉTION, ÉDITEUR,

Editeur de la Bibliothèque d'élite, Libraire-Commissionnaire,

30, RUE JACOB 11, RUE DE JARDINET

1845



CHAPITRE V.


Environ six mois après que ceci eût été écrit par M. de Noirville,
Cécile adressait la lettre suivante à la baronne Sarah d'Herlmann, à
Dresde.

Noirville, 20 juin 18...

«J'ai bien tardé à vous répondre, Sarah; mais ma santé est si mauvaise,
je suis si faible, que, malgré tout mon désir, aujourd'hui seulement
j'ai eu physiquement la force d'écrire: car pour penser à vous, je ne
fais autre chose quand je ne lis pas vos lettres si affectueuses,
quoiqu'un peu sévères à l'égard de ce que vous appelez mes folies...

«Oui, mon amie, j'ai relu avec un bien triste plaisir, cette dernière
lettre où vous me rappelez notre séjour à Naples! c'était un beau temps
alors: quel bonheur profond j'éprouvais en voyant une douce intimité
s'établir entre nos deux familles, mon père apprécier le grand caractère
de votre mère, et votre mère trouver dans le cœur de la mienne un
écho pour chacune de ses nobles et pieuses pensées. Et puis comme dès la
première fois que nous nous sommes vues, nous nous sommes comprises; je
me le rappelle bien; c'était après une promenade dans le Golfe: nous
sommes tous revenus à l'ambassade; alors je vous ai emmenée chez moi, et
là je vous ai montré mes trésors: mes livres, ma musique, mes dessins
commencés; mais, vous rappelez-vous surtout, Sarah, cette singulière
circonstance? Un volume de Lamartine était resté ouvert sur ma table, et
voilà que vous me montrez que vous aviez emporté le même ouvrage dans
votre promenade! Mais ce n'est pas tout: quel est notre ravissement
quand nous nous apercevons, au signet de votre livre, qu'ainsi que moi,
la dernière méditation que vous aviez lue était aussi _la prière_! Vous
souvenez-vous combien cette découverte nous étonna délicieusement, et
quels heureux présages nous y cherchâmes pour l'avenir? car l'amitié,
comme tous les sentiments tendres et délicats, semble vouloir se
rassurer contre l'avenir par les présages, comme si le hasard prouvait
quelque chose contre l'avenir!

«Vous le voyez bien, alors notre jeune imagination n'était pas assez
riche, assez fertile, assez vive pour suffire aux plans de bonheur que
nous formions. Que de brillants songes nous avions improvisés! Mais
aussi quelque loin que nous emportassent ces rêves capricieux et dorés,
nos idées venaient toujours se rallier à l'existence de notre père et de
notre mère: nous faisions comme ces jeunes oiseaux qui essaient leurs
ailes naissantes au milieu des feuilles et des fleurs, mais sans jamais
quitter du regard le nid paternel.

«Eh bien! de toutes ces riantes visions, que m'est-il resté à moi? j'ai
perdu tous ceux par qui ma vie avait un but, je suis seule, seule, oh!
affreusement seule, Sarah!... Et deux ans sont à peine écoulés depuis ce
temps où l'avenir nous paraissait si beau!

«Mais vous me pardonnez, n'est-ce pas? chère Sarah, si je vous parle
tant de mon malheur et si peu de votre bonheur...; à vous si heureuse,
si aimée, si appréciée de tout ce qui vous entoure; à vous qui avez su
trouver le bonheur à l'aide d'une sérieuse et haute raison, à vous qui
vous sentez revivre dans un enfant adoré...; à vous enfin pour qui
l'espérance a été une réalité!

«Savez-vous bien que le malheur enlaidit l'âme: savez-vous qu'il y a des
moments où je vous envie avec amertume, où je vous hais presque de toute
la force de votre bonheur?

«Mais pardon, pardon, mon amie! C'est que je suis si malheureuse
aussi!... Car il faut enfin que je vous ouvre mon âme tout entière, bien
sûre après cela que vous aurez au moins pitié de votre pauvre _folle_,
comme vous m'appelez...

«C'est qu'aussi, tout ce que je souffre est au-dessus de toute
description. C'est que vous ne pouvez pas vous figurer l'horrible
supplice qui m'est imposé; c'est que vous ne saurez jamais ce que c'est
que vivre chaque jour, chaque heure, chaque minute avec un être qui vous
est odieusement antipathique, dont la présence vous irrite ou vous
accable, et qui est sans pitié parce qu'il ne sait pas, parce qu'il ne
peut pas savoir ni comprendre la torture affreuse qu'il vous fait subir
avec une si cruelle bonhomie.

«Car enfin une pauvre femme du peuple, que son mari brutalise et frappe,
peut espérer qu'un jour la méchanceté de cet homme aura un terme, quand
elle lui dira en pleurant:

«Voyez comme elle saigne, la blessure que vous m'avez faite? Voyez....
je suis toute meurtrie! au nom du ciel, ayez donc pitié d'une
malheureuse femme qui ne peut que souffrir!»

«Eh bien! Sarah, si cet homme n'est pas un monstre, il aura pitié, il
aura un remords ou au moins la conscience qu'il a fait le mal à cette
femme, et pour la victime résignée c'est presque une consolation que de
se dire: Mon bourreau sait que je souffre, au moins!

«Mais moi, mon amie, comment lui faire comprendre l'amertume des
douleurs toutes morales que j'endure, à lui qui ne se doute pas qu'il y
ait des douleurs morales? Comment lui faire comprendre que sa seule
présence pèse affreusement sur mon âme, quand il ignore peut-être ce que
c'est qu'une âme; quand il ne s'aperçoit seulement pas du frisson
involontaire, de l'horreur indicible que j'éprouve alors qu'il me prend
la main ou qu'il me tutoie?

«Oui, j'ai honte de l'avouer, ce _toi_...., ce mot solennel et sacré,
que le respect m'empêchait même de dire à ma mère, et qu'elle, et que
mon père ne m'ont dit qu'une fois en mourant lorsqu'ils m'ont bénie; eh
bien! ce mot, qui pour moi se rattache au plus cruel et au plus imposant
souvenir de toute ma vie..., cet homme me le dit sans cesse, et pour la
cause la plus vulgaire; il me dit _toi_ devant le monde qu'il reçoit;
il me dit _toi_ devant ses laquais!

«Oh! Sarah! l'entendre ainsi profaner ce mot sublime et mystérieux, qui,
prononcé par une voix aimée, m'eût peut-être révélé, à lui seul, tout ce
qu'il doit y avoir de passion et de bonheur dans l'amour partagé, comme
il m'avait déjà appris tout ce qu'il y avait d'angoisse et de tendresse
déchirante dans les derniers adieux d'une mère adorée! oh! mon amie!
entendre ainsi souiller ce mot à chaque instant du jour, est-ce
souffrir, dites-le?......

«Oh! oui, c'est souffrir, et bien souffrir, sans pouvoir le dire qu'à
vous seule, qui me comprendrez, n'est-ce pas.... Car puisque maintenant
vous savez toutes mes douleurs.., je suis sûre que vous me plaindrez...
et cela adoucira mes chagrins, de pouvoir pleurer avec vous, au moins;
car aux yeux de tous, aux yeux des autres est-ce que j'ai le droit de
souffrir, moi? De quoi me plaindrais-je? ne suis-je pas riche, jeune?
mon mari n'est-il pas bon, dévoué, d'une conduite irréprochable? Et
puis, voyez quel luxe, quel éclat, quelle splendeur m'environne,
aussi!--Qu'elle est _heureuse_! dit le monde... Le monde!... ce froid
égoïste, qui vous fait heureux pour n'avoir pas l'ennui de vous
plaindre, et qui ne s'arrête jamais qu'aux surfaces, parce que les plus
malheureux ont toujours une fleur à y effeuiller pour cacher leur misère
aux yeux de ce tyran si ingrat et si insatiable!

«Ou bien encore, Sarah, les gens profonds, les philosophes, les savants
dans les secrets du cœur humain, répondraient à mes douleurs avec un
insouciant mépris:--Vous souffrez?... mais la cause de votre ennui est
toute simple; c'est que vous pouvez vous passer toutes vos fantaisies;
en un mot, c'est que vous êtes _trop heureuse_!

«_Trop heureuse_! mon amie!... _trop heureuse_!...

«Et puis encore, avant ce fatal mariage, je me disais: Au moins la
solitude me sera permise, je reconstruirai à peu près ma vie
d'autrefois; que je puisse ravir seulement quelques heures à cette
existence morne et décolorée qui m'entoure comme un linceul, et je
remercierai Dieu... Mais non, si je veux lire, si je veux chercher dans
les arts un oubli passager de mes maux, une réflexion stupide ou
choquante vient m'arracher à mon extase; car _lui_ est toujours là, sans
cesse là; parce que cet homme m'aime, comme il peut aimer, et que c'est
par sa présence continuelle, assidue, obsédante, qu'il croit me prouver
cet amour. Si je souffre, il est là pour me demander ce _que j'ai_!...
si je dis que je ne souffre plus, il est encore là pour me
_distraire_... Et puis, enfin, il est là, parce qu'il a le droit d'être
là..., et que c'est son devoir d'honnête homme d'être là; car il est
honnête homme après tout, il est bon à sa manière; il m'est dévoué à sa
manière. Aussi je ne puis le haïr, et pourtant il me tue; il me fait
mourir à petit feu; c'est une torture lente et horrible, une agonie
affreuse que j'éprouve; et lui, qui ne s'en doute même pas, voit cela
d'un air souriant, tranquille, placide, intimement convaincu que j'ai
toutes les chances de bonheur possibles.

«Et se dire que si j'avais cinquante années à vivre, j'aurais cette vie
pendant cinquante ans! savez-vous que cela serait bien horrible...; mais
rassurez-vous... mon amie j'ai une espérance...

«Et puis encore ce n'est pas tout... il est un autre supplice qu'il me
faut endurer chaque jour, c'est celui de rougir de mon mari; aussi ai-je
dû rompre avec quelques amis de famille; car si vous l'aviez vu! si vous
l'aviez entendu! lorsqu'il se fut affranchi de l'espèce de gêne et de
contrainte qui le retenait avant mon mariage... C'était à en mourir de
honte.

«Et même, dans ce monde où il m'a menée, monde que je ne puis d'ailleurs
ni louer ni blâmer, parce que je ne le comprends pas, parce qu'on n'y
parle pas la même langue que j'ai parlée depuis mon enfance; mais enfin,
dans ce monde aussi, je m'apercevais bien qu'il était moqué, compté pour
rien, maintenant que son sort était fixé, et que les familles n'avaient
plus à se le disputer pour leurs filles.

«Et moi, mon amie, moi, j'avais l'air de m'être mariée bassement à la
fortune de cet homme qu'on bafouait.

«Et pourtant, vous le savez, je vous ai dit mes inquiétudes, ma
répugnance, ma peur de ce mariage, mes prévisions, que vous traitiez de
chimères, et qui se réaliseront..., vous le verrez..., mon amie. Je
vous ai dit et le chagrin que mes refus causaient à mon pauvre oncle, et
son obsession continuelle, et sa santé qui s'altérait, et mon
consentement aussi presque arraché par quelques amis de ma famille, qui,
en gens du monde, ne voyaient avant tout qu'une chose, c'était que
j'acquisse une brillante position de fortune; vous le savez, mon
consentement fut aussi décidé par vous, qui voyant plus froidement ou
plus juste que moi, croyiez mon bonheur certain, parce qu'étant
supérieure à mon mari, je pourrais, diriez-vous, lui imposer les goûts
et les habitudes de mon existence privée.

«Mais en cela, mon amie, vous vous êtes trompée. Il est de ces natures
qu'on ne change pas, qu'on ne peut pas même modifier. Je subirai donc
mon sort jusqu'à la fin: ce qui me consolera seulement, ce sera de
penser que je n'ai pas _donné raison_ au sort qui m'accable, en
devenant indigne du nom de mon père, et en manquant à mes devoirs,
quelques mortels qu'ils soient.

«Oui, mortels est le mot, Sarah..., heureusement le mot, car vous ne
reconnaîtriez plus cette Cécile que vous flattiez avec tant de cœur
et d'esprit, qu'elle croyait à vos flatteries...; ma santé est devenue
si mauvaise que je ne sors presque plus... Oh! comme j'attends
l'automne! mais, hélas! ce n'est peut-être pas vrai ce qu'on dit de la
chute des feuilles à l'automne...

«Adieu, adieu, ma seule amie; ne me laissez pas sans réponse trop
longtemps, et répondez-moi toujours comme je vous écris, en anglais,
vous devinez pourquoi.

«Dites-moi, Sarah, quoique je possède bien peu de chose, je veux faire
un testament; c'est un enfantillage; mais enfin, tout ce qui ornait le
parloir de ma mère, je l'ai conservé, sauf l'écritoire que vous
savez... eh bien! je voudrais bien que vous eussiez cela comme un
souvenir de moi.

«Mon Dieu, que je suis faible et brûlante!... Je viens de demander un
miroir, et j'ai eu peur, peur d'abord, et puis après... oh! après, cela
a été de la joie..., une joie du ciel; car vous savez qui est au ciel,
et qui m'y attend.

«Encore adieu, mon amie, car je me sens pleurer, et je veux fermer cette
lettre; ne me laissez pas trop longtemps sans réponse. Mille bons
souvenirs à ceux que vous aimez; embrassez bien votre ange d'enfant, et
joignez ses petites mains pour moi. Encore adieu.

«CÉCILE de N.»



CHAPITRE VI.

UNE SOIRÉE.


Ce jour-là, Cécile était plus triste, plus rêveuse, plus souffrante
encore que de coutume. Par hasard elle avait passé le matin devant
l'ancien hôtel d'Elmont, et cette circonstance venait de réveiller dans
son cœur tout un monde de cruels et amers souvenirs.

Plongée dans un large fauteuil, son beau front appuyé sur sa main
blanche et amaigrie..., Cécile était dans son parloir.

Depuis long-temps il faisait nuit, et la lueur incertaine et vacillante
du foyer éclairait seule la douce et mélancolique figure de la jeune
femme!

Cécile aimait cette lueur vague et capricieuse du feu qui s'éteint, se
ravive pour étinceler et mourir encore. Cette demi-obscurité lui
plaisait...., et c'est avec un triste bonheur qu'elle laissait alors
planer sa pensée sur les jours qui n'étaient plus...

C'est alors qu'évoquant le passé elle revoyait sa mère..., son père...,
c'est alors que la concentration de sa pensée sur ces objets chéris...
l'absorbait tellement qu'elle croyait les entendre, tant leurs moindres
paroles vibraient encore dans son âme....

C'est dans cette disposition d'esprit triste et amère que se trouvait
madame de Noirville, lorsque tout à coup la porte de son parloir s'ouvre
avec fracas; un torrent de lumière dissipe les ténèbres de
l'appartement, et M. de Noirville, riant aux éclats de son gros rire,
se précipite sur un divan, après avoir ordonné aux deux valets de
chambre de déposer sur la cheminée les candélabres chargés de bougies.

On ne saurait peindre l'horrible souffrance physique et morale qui fit
douloureusement tressaillir tous les nerfs de Cécile lorsque, violemment
arrachée à ses plus chères et ses plus pieuses pensées..., elle vit tout
à coup cette lumière éblouissante, et qu'elle entendit ces éclats de
rire stupides.

C'était odieux... Elle pleura...

--Ah! mon Dieu....! mon Dieu...! la bonne farce!--cria Noirville en
appuyant son front empourpré sur un des coussins du divan pour rire plus
à son aise...--Ah! mon Dieu! la bonne farce...! C'est Dumont qui va
joliment rire!

Cécile essuya une larme, et resta muette.

--Et toi aussi tu vas joliment rire,--dit Noirville, qui ne s'aperçut de
rien;--oui, tu vas joliment rire... Malgré ton petit air
sainte-n'y-touche... je te défie de ne pas rire. Voilà la chose:
figure-toi donc que nos gens d'écurie... ah! mon Dieu! mon Dieu! que
c'est donc drôle!... Figure-toi donc que nos gens d'écurie, sachant que
le concierge portait une perruque... Ah! mon Dieu!... je ne pourrai
jamais te raconter cela..., voilà le rire qui me reprend...; je ris
trop, ma parole d'honneur ça fait mal de tant rire, d'autant plus que
j'ai mangé des Dartois chez Félix comme un vrai goulu... Ah! la bonne
farce! je vais écrire à Dumont pour qu'il vienne de suite et que je la
lui raconte.

Cécile se leva pour sortir.

Mais Noirville, devinant son intention et fort en gaîté, se jeta sur la
porte, la ferma, mit la clef dans sa poche, et continua toujours en
riant aux larmes:

--Du tout, tu entendras la farce jusqu'au bout, madame _la pincée_; ça
t'égaiera; ça te vaudra mieux que tes bêtes d'idées noires que tu as par
genre, j'en suis sûr... Je te disais donc que nos gens d'écurie, sachant
que le concierge portait une perruque.... Ah! j'en crèverai, c'est
sûr...; ah! mon Dieu! c'est que c'est si drôle aussi! ah! ah! voilà
encore que ça me reprend... Non... non, je me remets... Eh bien, nos
gens d'écurie, sachant que le concierge portait une perruque, lui ont
donc mis de la poix dans son chapeau, au concierge, de façon qu'en
rentrant en tilbury avec l'alezan..., qu'est-ce que je vois... qui me
salue?... notre concierge qui avait la tête nue comme mon genou... Sa
perruque était restée collée à son chapeau... Hein! est-ce drôle!...
C'est ça une bonne farce, ah!... la bonne farce!... Comme ça fera rire
Dumont! J'ai demandé tout de suite qui avait fait le coup, on m'a dit
que c'était Pierre, et je lui ai donné dix francs pour boire. Ah!
farceur de Pierre! va... oh! oui ça va joliment amuser Dumont..., je
m'en fais une fête, ma parole d'honneur; et puis il faudra que je fasse
la même farce à M. Boitou, qui a un faux toupet... N'est-ce pas, ma
femme?

Nous n'essaierons pas de dire ce que dut éprouver Cécile tant que dura
l'accès de gaîté de monsieur de Noirville; lorsqu'il eut fini sa
narration, madame de Noirville lui dit seulement:

--Voulez-vous avoir la bonté, Monsieur, de m'ouvrir cette porte?...

--Pas de cela, Lisette...; ou bien si,... mais je ne t'ouvrirai qu'à une
condition, oui, ma petite chatte, à une condition, c'est que tu
viendras baiser ton gros geôlier,... ton Adolphe,.... ton Dodophe,....
comme dit Dumont.

--En vérité, Monsieur, je vous dis que j'ai besoin de respirer...;
j'étouffe ici; je voudrais aller dans la serre..., ouvrez-moi par pitié,
Monsieur,... encore une fois, je souffre...

A ce moment, le maître d'hôtel, qui avait en vain cherché la clé dans la
serrure, fit entendre ces mots derrière la porte du parloir:

--Madame est servie...

--Ah ciel! Monsieur, et vos gens qui me trouvent enfermée avec
vous!--s'écria Cécile en rougissant d'indignation.

--Eh bien! après?... tiens! est-ce qu'un mari... ne peut pas...

Un regard rempli de dignité, de hauteur et d'écrasant mépris... stupéfia
M. de Noirville et arrêta sur ses lèvres je ne sais quelle triviale
brutalité prête à lui échapper.

Il ouvrit la porte du parloir, offrit le bras à sa femme et l'accompagna
dans la salle à manger.

M. et madame de Noirville se mirent à table.

C'était un vendredi, et Cécile, d'une piété profonde, suivait exactement
les lois de l'Église.

M. de Noirville, lui, mettait sa vanité d'esprit fort à taquiner sa
femme sur les scrupules religieux qui l'empêchaient de faire comme lui,
qui s'acharnait à ne manger ce jour-là ni poissons ni légumes, quoiqu'il
les aimât beaucoup, préférant se gorger de viande, pour humilier les
jésuites, disait-il, et narguer les prêtres.

--Cécile, qui mangeait comme un oiseau, prit quelques cuillerées d'un
potage qu'on lui avait servi à part, et retomba dans sa rêverie.

Elle en fut tirée par un retentissant éclat de rire de M. de Noirville,
qui s'écria: Devine ce que tu viens de manger là!...

--Je ne vous comprends pas, Monsieur, répondit Cécile.

--Ah! ah! dit Noirville--en redoublant ses éclats de rires,--c'est ça...
qui prouve bien la bêtise de faire maigre; tu ne sais pas ce que j'ai
fait? je suis descendu moi même à la cuisine pour mettre dans ta soupe
maigre une grande cuillerée de bouillon gras. Eh bien! croiras-tu encore
qu'il faut faire maigre maintenant?... Te voilà bien attrapée... Ah! la
bonne farce!... tu as commis un péché,... un fameux péché,... fameux...
C'est encore ça qui fera rire Dumont!

Cécile rougit, ne répondit pas un mot, et se leva de table en disant à
son mari:

--Vous m'excuserez, Monsieur; mais je me retire chez moi..., je suis
souffrante.

Et elle disparut, malgré les supplications de Noirville, qui s'écriait
la bouche pleine:

--Mais ma femme... ma femme, ne te fâche pas, c'est une farce; on peut
bien rire un peu aussi... Puis il ajouta:--C'est égal, elle a fait gras;
son confesseur sera joliment enfoncé quand il saura qu'elle a fait gras;
car je l'ai en horreur ce vieux jésuite-là, et je recommande toujours à
mes domestiques de rire quand il passe... le tartufe qu'il est...

Monsieur de Noirville, après avoir exhalé sa haine contre les jésuites
et le _maigre_, dîna parfaitement comme toujours, puis alla dormir au
ballet de l'Opéra.

Cécile, en rentrant chez elle, trouva une lettre de Dresde: c'était la
réponse de la baronne d'Herlmann à la lettre si triste et si désolée
qu'elle lui avait écrite.

Enfin--dit Cécile--après tout ce que j'ai souffert aujourd'hui, le ciel
me devait bien cette consolation. Que deviendrais-je, mon Dieu, si je
n'avais pas au moins une amie qui comprît tous mes chagrins!...

Et brisant le cachet avec émotion, elle lut:



CHAPITRE VII.

UNE LETTRE RAISONNABLE.


«Grâce au mariage d'une de mes belles-sœurs qui s'unit à un homme
qu'elle aime depuis cinq ans, je n'ai pu, ma chère Cécile, répondre à
votre lettre, d'autant plus que je voulais le faire très longuement,
afin de vous prouver toute votre folie, toute votre mauvaise volonté à
ne pas jouir d'un bonheur réel que vous méprisez par cela peut-être que
vous le possédez.

«Oui, ma chère Cécile, je vous parais peut-être bien sévère; mais en
vérité votre dernière lettre est tellement remplie d'exagérations et
d'idées chimériques, que je suis obligée de vous gronder bien
sérieusement cette fois; car vos autres lettres n'étaient rien auprès de
celle-ci, et je me croirais réellement coupable si je vous laissais plus
longtemps accuser le ciel parce qu'il lui plaît de vous combler de ses
dons.

«En résumé, en fait, en positif, de quoi vous plaignez-vous? que vous
manque-t-il pour être heureuse? oui, que vous manque-t-il? Vous le
voyez, Cécile, je dis comme ce monde que vous accusez à tort d'égoïsme
et de cruauté, car il ne faut pas ainsi, ma chère amie, répudier la
logique et l'appréciation du monde, elle est ordinairement marquée d'un
cachet de profonde vérité.

«Si vous n'aviez pas cette admirable pureté de principes que je vous
connais, si votre conscience pouvait vous faire le moindre reproche...,
je comprendrais le chagrin vague et indéterminé que vous _croyez
ressentir_; mais vous, d'une piété sincère, d'une vertu si angélique,
pourquoi vous tourmenter ainsi quand vous savez n'avoir rien à vous
reprocher?

«Le plus grand de vos griefs, dites-vous, est de n'être pas comprise par
M. de Noirville.....; mais cela est un mot, ma chère enfant. En quoi
n'êtes-vous pas comprise? Votre mari comprend vos goûts, vos volontés,
quand vous les lui exprimez; je suis sûre que vous lui diriez demain que
votre terre de Normandie vous déplaît et que vous en voulez une en
Touraine, qu'il vous comprendrait à merveille, et qu'il ne serait fâché
que d'une chose, ce serait de n'avoir pas prévenu votre désir.

«Encore une fois, _ne pas être comprise_ c'est un mot romanesque, une
chimère, un prétexte à désespoir, et pas autre chose..... Vous vous
plaignez de ce que M. de Noirville vous tutoie devant vos gens; sans
doute il manque de savoir-vivre, mais, ma chère amie, les hommes ne sont
pas parfaits, et, selon moi, vaut encore mieux un homme comme votre
mari, bon, dévoué, aux façons un peu vulgaires, j'en conviens, qu'un
homme à la mode, charmant, rempli de tact et d'exquisitisme, qui vous
rendrait la plus malheureuse des femmes avec le meilleur air du monde et
toutes les grâces possibles.

«Voyez-vous, ma chère amie, vous vous souvenez trop de notre âge de
jeune fille. Eh! mon Dieu.. moi aussi, vous le savez, comme vous j'ai
aimé les promenades sur le golfe, la rêverie du soir et le clair de la
lune; mais, encore une fois, il y a un âge pour cela, c'est quand l'âme
et l'esprit sont vides de soins sérieux...., car, au résumé, que prouve
toute cette poésie-là pour le bonheur réel?.... C'est un rêve, et tout
rêve a son réveil... Pourquoi donc rêver quand on peut s'en passer? La
vie positive a ses charmes, et surtout depuis mon mariage, je les
conçois; le secret est seulement de savoir, ou plutôt de _vouloir se
faire heureuse_: imitez-moi donc, chère _folle_; je me suis faite
heureuse, très heureuse, parce que j'ai voulu mettre mon bonheur où il
est réellement, dans mes soins domestiques, dans mon intérieur, dans
l'affection de mon mari, qui m'aime comme je l'aime.

«Mais avant tout, il faut en finir avec vos rêveries sans but. Alors vos
devoirs de religion, vos devoirs de femme, et un jour vos devoirs de
mère, vous suffiront, et vous n'aurez plus à vous plaindre de ces
chagrins sans raisons qui vous fatiguent et vous tourmentent vous et les
vôtres.

«Vous me trouverez sévère, ma chère enfant, mais vous le méritez bien;
jusqu'ici je n'avais vu dans vos lettres que l'expression d'une
sensibilité trop vive, qui ne trouvait pas d'issue; je comprenais
parfaitement que vous deviez avoir quelque peine à vous habituer,
_vous_, aux dehors un peu vulgaires de votre mari; aussi était-ce avec
indulgence que j'accueillais le récit de _vos horribles tortures_; mais
en vérité je croyais que, ce reste de susceptibilité romanesque étant
épuisé, vous reviendriez à la raison, au bon sens, et que, votre esprit
supérieur ayant dissipé le brouillard de tous ces chagrins chimériques
qui vous cachaient le bonheur réel, vous arriveriez à la vérité,
c'est-à-dire à cette conviction _que vous êtes la plus heureuse des
femmes_.

«Au lieu de cela, je vois que cette susceptibilité exagérée augmente de
jour en jour; vos plaintes redoublent, vos prétendues souffrances
s'accroissent. Or, ma chère enfant, je croirais manquer à mon devoir
d'amie, et d'amie sincère, en ne vous disant pas avec sévérité tout ce
que je pense, tout ce que je ressens en songeant qu'avec toutes les
chances de bonheur possibles, vous finirez peut-être par vous croire la
plus malheureuse des femmes.

«En vérité, Cécile, tout ceci à l'air d'un parti pris, et, si je ne vous
connaissais pas comme je vous connais, je dirais presque _d'une
prétention_; mais non, chez vous, mon amie, c'est une habitude; car
encore une fois, que vous manque-t-il?

«Je suis sévère, cruelle, direz-vous; non, mon amie, je veux vous voir
tout simplement apprécier votre bonheur.

«Aussi, prenez-y bien garde. Si dans la première lettre que je reçois de
vous, je retrouve de ces vilaines plaintes sans but et sans raison,
j'envoie la missive à M. de Noirville, qui vous grondera fort, lui, et
aura bien raison.

«J'aurais presque envie de ne pas vous embrasser; mais j'ai tant de foi
dans votre grand caractère, que je vous pardonne encore cette fois, dans
l'espoir que vous serez plus raisonnable à l'avenir...

«Baronne HERLMANN.»



CHAPITRE VIII.

BONHEUR.


Après la lecture de cette lettre, remplie d'une raison si sèche, d'un
bon sens si glacial, Cécile ressentit cette espèce de calme
engourdissant qu'on éprouve quand on voit se briser à jamais une
dernière espérance.

La seule consolation de Cécile avait été de penser qu'au moins une âme
entendrait le cri de son âme.

Elle vit qu'elle s'était trompée, et se tut, trop fière pour parler
désormais d'une douleur qu'on lui jalousait comme une prétention.

Elle s'enveloppa donc d'une douleur muette, et attendit...

A quelque temps de là, Cécile écrivit à son amie une assez longue
lettre, dans laquelle elle la remerciait beaucoup de ses leçons, en lui
apprenant qu'elle était enfin convertie au bonheur, et qu'elle se
trouvait maintenant bien près d'être _heureuse_.

La pauvre jeune femme se mourait alors.

       *       *       *       *       *

       *       *       *       *       *



CHAPITRE IX.

M. DE NOIRVILLE A M. DUMONT, AVOCAT.


«Paris, ce.....

«Eh bien, mon cher Dumont, quand je te disais que la maigreur de ma
pauvre femme me jouerait un tour!!! depuis sept jours je suis veuf.
Hélas! oui, je suis veuf, mon pauvre Dumont; et bien certainement que si
j'avais pu prévoir cet événement-là, je ne me serais pas marié pour
avoir encore à recommencer au bout de dix-huit mois; car je ne veux pas
rester veuf, et il n'y a rien au monde de plus désagréable que les
pourparlers d'un mariage.

«Suis-je donc assez à plaindre, Dumont! Moi, qui croyais en avoir fini
pour une bonne fois, voilà que je me retrouve garçon comme il y a
dix-huit mois; et encore il faut attendre la fin de mon deuil, qui est
de six mois, ou un an; non, je crois bien que le deuil n'est que de six
mois; mais enfin c'est égal, six mois, c'est toujours très long, pour
moi surtout qui m'étais si bien habitué à ne me mêler de rien; car ma
pauvre défunte, à part ses défauts, sa pruderie, sa taciturnité, sa
bigoterie était un ange pour l'administration d'une grande maison comme
la mienne et maintenant c'est sur moi que cet ennuyant fardeau va
retomber.

«Mon Dieu! mon Dieu! que c'est donc pénible d'être veuf! aussi c'est la
faute de cet imbécile de notaire qui m'a dit un tas de sornettes sur la
parfaite santé de ma femme. Aussi pourquoi n'ai-je pas écouté mes
pressentiments qui me disaient que cette pauvre Cécile était trop
délicate pour moi; j'avais bien besoin d'aller me fier à cet animal de
notaire: car après tout qu'est-ce que ça leur fait à ces gens-là? Ce
qu'ils veulent, eux autres, c'est un contrat à faire; et parbleu! ils
vous marieraient à des mourantes tout exprès pour avoir le plaisir de
recommencer le lendemain.

«Non, tu n'as pas d'idée comme je suis triste, Dumont, et pourtant je me
suis fait une raison: que diable! me suis-je dit, que diable! il faut
être homme et savoir prendre son parti, surtout quand il n'y a plus de
remède, n'est-ce pas, Dumont? Car enfin, quand je serai là à geindre, à
gémir, à me désespérer, ça ne rendra pas ma défunte à la vie, toutes les
larmes du monde n'y feront rien... ça n'empêchera pas que ma pauvre
femme ne soit morte, et bien morte; ça ne fera donc que de me causer à
moi-même encore plus de chagrin que je n'en ai, ça ne fera que
m'attrister, et pourquoi? à qui ça servira-t-il?... à personne..., qu'à
me chagriner bien inutilement; sans compter que les arrangements de
sépulture ne m'ont pas déjà rendu très gai, et pourtant je n'avais voulu
m'en mêler que pour me distraire de mon chagrin dans les premiers jours;
car, vois-tu, Dumont, d'avoir à discuter intérêts avec ces scélérats de
croque-morts, ça occupe la douleur, tandis que, si j'étais resté sans
occupation, seul avec mon chagrin, je suis sûr que j'aurais été par trop
malheureux.

«Mais je suis là à bavarder comme une pie borgne, sans t'apprendre
comment j'ai perdu cette pauvre Cécile; car il y a déjà près de deux
mois que je ne t'ai écrit. Ainsi que je te l'avais dit dans ma dernière
lettre, la santé de ma pauvre femme allait toujours de mal en pis; ce
qu'elle éprouvait, c'était une grande faiblesse, pas d'appétit du tout,
un besoin extraordinaire de solitude et surtout d'obscurité; car le
moindre jour un peu vif lui faisait un horrible mal aux nerfs, de sorte
qu'elle restait comme ça des heures entières dans ce qu'elle appelait
son parloir, assise dans un grand fauteuil; tous les rideaux et les
persiennes fermés, si fermés que c'était un véritable casse-cou et qu'on
y voyait à peine; et, comme je te dis, elle restait là des heures
entières, toute seule, assise dans l'obscurité, sa tête dans ses mains,
s'amusant à rêvasser à je ne sais quoi.

«Quelquefois je la surprenais pleurant...; mais, comme le médecin disait
que c'était ses nerfs qu'elle avait très agacés, je ne m'en inquiétais
pas beaucoup: car, n'ayant rien à me reprocher à son égard, sachant
qu'elle était la plus heureuse des femmes, ça ne devait pas m'effrayer,
n'est-ce pas, Dumont?

«Ça n'allait donc ni pis ni mieux, lorsqu'un jour, que nous avions fait
un dîner de garçons au rocher de Cancale avec Bercourt et ce farceur de
Roublet, et qu'après ça nous avions été aux Variétés rire comme des
bossus, je m'apprêtais à entrer dans la chambre de ma femme, pour me
coucher; car, comme je te l'ai dit, nous vivions tout-à-fait à la
bourgeoise, sans lit à part, malgré les supplications de ma pauvre
femme, qui avait là-dessus des idées ridicules; car entre nous, si on se
marie, ce n'est pas pour se coucher tout seul, n'est-ce pas, Dumont?

«Or donc, ce soir-là, je trouvai la femme de chambre qui me dit que ma
femme était souffrante, et qu'elle avait ordonné qu'on me fît désormais
un lit dans ma chambre à moi. Ça ne me convint pas, j'avais la tête
montée, j'eus peut-être tort, mais enfin j'étais piqué; je voulus
entrer, la porte était fermée en dedans; je dis à ma pauvre femme que si
elle ne m'ouvrait pas, j'allais enfoncer la porte; on ne me répondit
pas, j'envoyai mon valet de chambre chercher un merlin, et en deux coups
la porte fut en dedans: une porte de bois de citron incrustée de
palissandre. Je m'apprêtais à rire ou à me fâcher, selon que ma pauvre
femme aurait pris cela, lorsqu'en m'approchant de son lit je vis qu'elle
était évanouie; nous la fîmes revenir, et elle tomba dans une horrible
attaque de nerfs.., qui se calma, et je fus coucher dans ma chambre sot
comme un panier.

«Depuis ce jour là, votre serviteur de tout mon cœur, la porte de la
chambre de ma pauvre femme me fut à jamais fermée, malgré ma résolution;
car elle me dit que si j'insistais elle se jetterait par la fenêtre,
elle me dit cela, Dumont, d'un tel ton que je pâlis, car je voyais
clair comme le jour qu'elle l'aurait fait comme elle le disait: car par
moment elle avait une résolution du diable.

«Le sacrifice fut d'ailleurs d'autant moins grand que, de ce jour, sa
santé s'affaiblit de plus en plus; elle ne se leva que peu, ses yeux se
creusèrent d'une manière effrayante, elle qui était déjà très maigre
devint comme une ombre; enfin un beau jour elle envoya chercher des
prêtres... Mais voyons, ne vas pas te moquer de moi, Dumont; je n'ai pas
de préjugés, tu le sais bien, comme toi je méprise les jésuites, j'ai lu
mon _Touquet_, et je suis philosophe; mais enfin un désir de mourant, ça
ne peut guère se refuser... Puis, que veux-tu...? c'est une faiblesse,
je l'avoue, mais enfin c'est fait ainsi n'en parlons plus: si bien que
toute la sequelle de calottins entra chez moi; mais je recommandai bien
à mes domestiques de ne pas les saluer, entends-tu bien, Dumont, voilà
qui rachètera peut-être ma faute à tes yeux. Enfin on administra ma
pauvre femme, elle fit mettre sur le pied de son lit le portrait de sa
mère et de son père me prit la main et me dit qu'elle me pardonnait
_tout le mal que je lui avais fait_..., regarda encore le portrait de
ses parens, fit un effort comme pour leur tendre les bras, ouvrit
énormément les yeux, et puis retomba sur son oreiller. J'étais veuf, mon
pauvre Dumont!

«Tu vois au moins que sa fin a été douce comme sa vie; car, _pour le mal
que je lui avais fait_, et qu'elle me pardonnait, c'était sans doute le
délire qui la faisait divaguer, car je défie de trouver une femme plus
heureuse qu'elle... Mais, entre nous, maintenant qu'elle est morte, on
peut dire cela, elle avait un de ces caractères gruincheux qui ne sont
contents de rien, et puis elle avait été très mal élevée par sa bigote
de famille, car elle était remplie de préjugés et de superstitions
ridicules; mais enfin n'en parlons plus qu'avec reconnaissance; car elle
menait supérieurement ma maison et elle ne m'a jamais donné l'ombre de
jalousie: il est vrai que je ne recevais presque personne; mais c'est
toujours très bien, et je conserverai toujours un bien bon souvenir de
ma pauvre Cécile.

«Voilà où j'en suis, mon cher Dumont; comme je te l'ai dit, j'ai pris
assez sur moi pour ne pas me laisser trop abattre, et je n'ai presque
pas changé depuis l'évènement; l'appétit se soutient, et même, dans la
crainte que le chagrin ne me dérangeât l'estomac, je me suis mis à
prendre un consommé au sagou entre mes repas, et je m'en trouve très
bien. Somme toute, je supporte assez bien ma triste position. Il n'y a
que les soirées qui me paraissent longues; car je ne puis encore aller
au spectacle à cause de mon deuil, aussi je compte voyager pour
attendre la fin, parce qu'en voyage, au moins, on ne sait ni de qui ni
depuis quand vous êtes en deuil, et ça ne fait ni bien ni mal à ceux qui
n'y sont plus que vous alliez vous distraire de votre chagrin; et
d'ailleurs le deuil est dans le cœur et non dans l'habit, n'est-ce
pas Dumont?

«Je voyagerai comme cela sept ou huit mois pour pouvoir attendre le
moment de me remarier; car je suis bien décidé à ne pas recommencer ma
vie de garçon, ainsi j'attendrai; après tout, même un an de veuvage ce
n'est pas la mer à boire, et j'aime mieux ne pas me presser, afin de
bien choisir cette fois, et n'avoir pas à recommencer de sitôt.

«J'oubliais aussi de te dire que dans mon département j'ai toutes les
chances possibles, et que je suis même certain d'être nommé député; je
n'ai pas besoin de te dire, à toi, Dumont, que je serai pour l'ordre de
choses actuel, d'autant plus que je suis commandant de la garde
nationale de chez moi, et que j'ai été très bien, mais très bien
accueilli à la cour.

«Aussi tu sens bien, mon cher Dumont, que tous les bons Français doivent
s'unir contre la république, comme me le disait un de ces messieurs du
château, très fort en politique et parfaitement instruit des menées de
ces monstres de républicains:

«_Vous ne croiriez pas, monsieur de Noirville, que vous êtes le neuvième
sur la liste des gens que la République doit faire guillotiner si elle a
le dessus: car la liste de proscription comprend dix-sept mille trois
cent quarante quatre propriétaires, dont les propriétés sont destinées à
former le domaine national que l'on partagera aux prolétaires_.

«Tu m'avoueras, Dumont, qu'il n'y a pas à reculer devant une pareille
atrocité, car ce monsieur du château est fort bien instruit; que
diable! 17,344 propriétaires! on n'invente pas un nombre comme celui-là,
n'est-ce pas, Dumont? aussi faut-il que tous les bons Français se
rallient _derrière le trône de juillet_, comme dit ce monsieur du
château; car nous ne pouvons que tomber de Charybde en Scylla. Et la
preuve que le juste-milieu est la seule route, c'est que ce même
monsieur du château me disait encore que du côté des carlistes, c'était
bien autre chose; car, le croirais-tu, Dumont, dans le cas où Henri V
reviendrait, ce même monsieur du château m'a dit que _je suis aussi sur
la liste de proscription de ces misérables-là, et que j'ai le numéro_ 19
_; car cette liste s'étend aussi à 16.235 propriétaires, dont les
propriétés doivent faire la pâture de ces infâmes tartufes sous le titre
de domaine du clergé, afin d'être partagées aux jésuites_.

«Ainsi, tu le vois, Dumont, d'un côté les républicains, de l'autre côté
les jésuites, comme disait ce monsieur du château. Il ne reste donc à un
honnête homme, à un bon Français, qu'un parti à prendre, celui qui lui
garantit ses propriétés, et lui assure des privilèges; car, ainsi que me
le disait toujours ce même monsieur du château, _il n'y a plus
maintenant qu'une aristocratie possible, celle dont vous êtes, monsieur
de Noirville, en un mot celle de la fortune, qui vous met maintenant au
faîte de l'édifice social, et qui vous place aussi haut que l'étaient
les grands seigneurs et les maréchaux de l'Empire_.

«Tu m'avoueras que voilà un système politique qui répond aux besoins du
pays, et qui classe chacun à sa place; aussi j'y suis tout dévoué
d'avance; j'attends ton retour à Paris avec impatience pour que tu me
retouches un peu ma profession de foi aux électeurs. Une fois cela
fait, je voyage et je reviens pour les élections et pour me remarier.

«Adieu, mon cher Dumont, plains bien ton malheureux ami.

«Adolphe de NOIRVILLE.»



CHAPITRE X.

CONCLUSION.


M. de Noirville s'est remarié fort richement.

Il est député, il siége au centre, il est heureux, il engraisse.

Il rit parfois des superstitions et des préjugés de sa pauvre défunte,
lorsqu'il en parle avec sa seconde femme, qui, dit-il, est au moins une
fameuse commère, une grosse réjouie, qui à coup sûr ne mourra pas de
mélancolie, celle-là!

       *       *       *       *       *



LES MONTAGNES DE LA RONDA.



CHAPITRE PREMIER.

FRAGMENT DU JOURNAL D'UN INCONNU.


..... J'avais alors seize ans, je crois, et j'étais embarqué à bord de
la frégate^{***}, comme aspirant de marine. Notre bâtiment vint
stationner à Cadix, où il resta environ huit mois. J'avais emporté de
Paris un assez bon nombre de recommandations pour les personnes les plus
distinguées de cette ville; mais, hormis la lettre qui était adressée à
un banquier chargé de me donner de l'argent, je ne remis aucune des
autres missives à sa destination.

Comme je savais que notre séjour devait être assez long dans ce port,
je m'arrangeai pour passer à terre, et le plus agréablement possible,
tout le temps que je pourrais arracher à ce service de rade, le plus
ennuyeux, le plus détestable de tous les services. Je louai donc sur le
rempart, près le quartier d'artillerie, un joli appartement, et
j'achetai un cheval andalou de cinq ans, entier, gris sanguin, à crins
noir.

J'avais voulu prendre cet animal au pré, afin de m'amuser à le dresser à
ma façon, n'ayant rien de mieux à faire pour tuer les heures qui, je
l'avoue, avaient la vie diablement dure.

Tant qu'il fut, pour ainsi dire, sous l'influence molle et réfrigérante
du pâturage, Frasco (c'était le nom de mon cheval) se montra d'un
naturel aussi aimable que conciliant, mais lorsque je l'eus dans mon
écurie, et que, contrairement à l'usage espagnol, j'eus substitué
l'avoine à l'orge, ce fut tout autre chose; Frasco devint un démon
incarné et se mit en état de rébellion ouverte.

Ayant assez l'habitude du cheval, je goûtai peu les espiègleries de
Frasco; aussi nous commençâmes à lutter de colère et d'opiniâtreté. A la
moindre faute, je le rouais de coups; alors lui de se cabrer, de ruer,
de bondir comme un chevreuil et de me prodiguer les pointes et les sauts
de mouton. Il avait beau faire, je le serrais si fort entre mes genoux
et mes cuisses que je restais comme vissé sur son dos. Or, à la fin,
voyant qu'il ne pouvait me désarçonner, il prit le parti de tâcher de
mordre; et ne pouvant y parvenir, il fit mieux, quand je le montai, il
se coucha. Les choses en vinrent à un point tel que je désespérais de le
rendre jamais traitable, ce dont j'enrageais, car c'était bien le plus
beau, le plus noble, le plus vigoureux étalon qui fût jamais sorti des
prairies de Sainte-Marie.

J'étais donc à peu près décidé à lui casser la tête à la première
incartade, lorsqu'un de mes amis, le seigneur Hasth'y, me tira
d'embarras. Ici je dois avouer que je n'avais pas, comme j'aurais pu,
choisi mes connaissances dans la meilleure compagnie de Cadix. Mon ami
Hasth'y était simplement un cavalier bohémien, grand amateur de combats
de coqs et de chiens, maquignon effréné, joueur comme les cartes,
très-adroit au tir, à l'escrime et par-dessus tout écuyer; vivant
d'ailleurs assez noblement et fort retiré du monde, sans posséder un
réal au soleil. Hasth'y avait à peu près quarante ans, était petit, sec,
nerveux; son nez, comme ceux des gens de sa caste, était mince et
recourbé en bec d'aigle, ses yeux vifs et noirs; ses cheveux
grisonnaient, et il portait d'habitude le costume national espagnol
connu sous le nom de vêtement de Majo; enfin, en homme prudent, qui
pense aux cas imprévus, Hasth'y aimait à avoir toujours sur lui un grand
couteau à deux tranchants bien émoulus, dont la lame s'emboîtait fort
proprement dans un manche d'ivoire.

Au reste, la manière dont je fis connaissance avec Hasth'y est assez
bizarre.

Un jour, je me promenais sur la jetée qui conduit de l'île de Léon à
Cadix, et je m'amusais à tirer à balle des mouettes et des goélands. Je
me servais pour cet exercice d'une excellente carabine tyrolienne dont
la portée était merveilleuse; tout-à-coup je vis venir à moi avec une
rapidité effrayante un homme qui paraissait emporté par son cheval.

Pour concevoir le péril de cet homme, il faut savoir que la jetée sur
laquelle il courait ainsi était assez étroite, sans parapets, et haute
de chaque côté d'au moins soixante pieds au-dessus du niveau de la mer,
et qu'enfin le cheval s'avançait avec une vitesse incroyable vers une
coupée d'environ quinze pieds qui divisait la jetée dans toute sa
largeur, coupée que je n'avais traversée, moi, qu'au moyen d'une planche
très-étroite placée d'un bord à l'autre, le pont-levis qui servait
ordinairement de passage étant en réparation. Je pensai que cet homme,
se voyant ainsi emporté, ne laissait prendre autant de carrière à son
cheval qu'afin de le lasser et de le dompter plus facilement après, mais
je pensai aussi que, venant sans doute de l'île de Léon, le cavalier
s'attendait peu à trouver un énorme fossé infranchissable à la place du
pont; aussi fis-je avec assez de bonheur le raisonnement qui suit.

Cet homme est infailliblement perdu; je vais donc tâcher de tirer le
cheval avant qu'il n'arrive au fossé; si par hasard je tue l'homme,
cela ne fait rien, puisqu'il est déjà comme mort; au lieu que si je tue
le cheval, je sauve l'homme. Tout cela fut fait et résolu avec la
rapidité de la pensée.

Ma carabine était armée au moment où l'homme passa près de moi, lancé
comme une flèche; calculant mon coup sur la vitesse du cheval, je
l'ajustai à l'épaule, voulant le tirer à la hanche: je fis feu et ma
balle lui cassa le fémur, net comme verre. Le pauvre animal s'enleva
encore une fois de l'avant-main, puis faiblit, et tomba sur le côté hors
montoir: je me le rappelle parfaitement.

Il n'y avait pas, je crois, deux toises de distance de l'endroit où je
l'abattis à la diable de coupée qui, du reste, était un ouvrage de
fortification fort agréable.

Je courus au cavalier, qui n'avait reçu qu'une foulure assez forte au
genou; le cavalier était Hasth'y. Voilà de quelle façon je fis sa
connaissance.

Depuis ce temps, Hasth'y et moi nous devînmes inséparables; nous
faisions des armes ensemble, nous tirions à la cible, nous ne bougions
du manège et des maisons de jeu; aux combats, nous étions de moitié dans
les paris; et, comme il était grand connaisseur, il m'apprit à connaître
les _ergots_ de la bonne espèce; aussi j'eus bientôt, grâce à lui, un
des meilleurs perchoirs de coqs de Grenade qui fût dans tout Cadix.

J'oubliais une des raisons qui contribuait encore à m'attacher à
Hasth'y; c'est que j'étais l'amant de sa fille Tintilla, qui, disait-il,
était veuve d'un contrebandier.

De dire si elle était veuve d'un ou de plusieurs contrebandiers, ce
serait fort délicat, mais, ce qui est bien vrai, c'est qu'elle était
veuve.

Mais une veuve de vingt ans au plus, une vraie Bohême, jaune comme un
citron, souple comme l'osier, lascive comme une fauvette, avec des yeux
plus grands que sa bouche et aussi noirs que ses dents étaient blanches,
que ses lèvres étaient rouges, que ses joues étaient pâles; puis, des
cheveux qui traînaient à terre, et un pied si court... qu'elle en
enfermait la longueur dans sa petite main. Seulement, ce qu'il y aurait
eu de fâcheux pour un autre, mais cela m'était fort égal à moi, c'est
que mes camarades de la frégate trouvaient que Tintilla se mettait
toujours d'une façon ridicule et extravagante: c'étaient en effet des
robes courtes et décolletées à damner un clérigo, des couleurs
horriblement tranchantes, par exemple, un monillo rouge et une jupe
bleue, ou un monillo vert et une jupe jaune; et puis, elle s'attifait
dans les cheveux un tas d'oripeaux d'or et d'argent, portait des bagues
à tous les doigts, des chaînes en profusion: enfin la mise de Tintilla
était ridicule au dernier point; mais je ne sais pas comment diable cela
se faisait, moi je la trouvais charmante ainsi.

Et son caractère!... Ah! quel caractère! têtue comme mon cheval _Frasco_
avant sa conversion, insolente, vaniteuse, gourmande, colère... et
jalouse!... si jalouse, que, me voyant une fois faire des œillades
avec une belle sénora du quartier Saint-Jean, elle tira tout
doucettement son petit couteau qu'elle cachait dans sa gorge, et, sans
me quitter le bras, me fit sournoisement une bonne entaille dans le
côté.

Encore une fois, oui, je l'avouerai, Tintilla était horriblement mal
élevée, impudente, éhontée; mais, je le répète, je la trouvais charmante
ainsi.

Et puis, il ne faut pas croire non plus que Tintilla n'eût que des
défauts, elle possédait aussi des qualités, et de précieuses
qualités.....

D'abord elle dansait la Tuanchega dans la perfection... Vive Dieu! oui,
elle la dansait, et si bien, qu'elle eût fait étinceler les yeux ternes
d'un mort;... et moi, qui n'avais que seize ans, jugez donc! Et puis
Tintilla savait encore une foule de boléros si drôles, si amoureux,
qu'elle accompagnait sur sa guitare ou avec ses castagnettes, d'une
façon tellement folle, gentille et libertine, que j'étais fou, mais fou
à lier, de _Tintilla_ la Bohême.

Et puis hardie à cheval! il fallait voir! tirant le pistolet presque
aussi bien que son père.

Et puis enfin, par-dessus tout... mais malheureusement on ne peut pas
dire ces choses là... toujours est-il que j'en étais furieusement
épris.

Si épris qu'un jour elle voulut me forcer à l'accompagner sur l'Alaneda,
par un beau dimanche de juin, quand tout Cadix était dehors, elle dans
son damné costume de Bohême de toutes les couleurs, et moi en grand
uniforme; je cédai à son caprice, et j'y gagnai trois jours d'arrêts,
que notre vieil animal de capitaine de frégate m'infligea avec la joie
la plus hargneuse, la plus maligne du monde.

Pourtant je gagnai aussi à cette liaison de devenir un des officiers les
plus assidus à leur service. Car j'avais une telle frayeur des arrêts,
et un tel appétit de la terre, que j'étonnais tout le monde par mon zèle
et mon exactitude. Je vécus ainsi trois mois, au grand scandale des
honnêtes gens et de mon banquier, qui ne cessait de me répéter: Vous ne
quittez pas les courses de taureaux, les combats de coqs, les salles
d'armes et les académies; vous vous êtes engoué d'une franche catin,
passez-moi le terme, et de monsieur son père, qui vit à vos crochets; au
lieu de fréquenter la bonne compagnie, où vous seriez si bien placé, où
vous trouveriez des plaisirs décents, etc.

A cela, moi je répondais avec une naïveté d'enfant: Je n'aime pas les
plaisirs décents; en fait de bonheur, personne n'est meilleur juge que
soi-même: je me trouve bien comme cela, et j'y reste. Le fait est que
j'étais extrêmement heureux, seulement je maigrissais à la vue, quoique
je mangeasse avec emportement.

Mais j'oubliais de dire de quelle façon mon ami Hasth'y dompta mon
cheval Frasco: les caveçons, les entraves, les coups, les mors à
bascule, à crocs, à lame, ne faisant rien sur ce caractère sauvage et
opiniâtre..., Hasth'y me conseilla de priver Frasco de sommeil.

Pour ce faire, je le faisais attacher très-court à son râtelier par une
forte chaîne de fer, et mon palefrenier se relevait avec un autre de mes
gens, pendant la nuit, pour lui faire entendre un roulement continuel de
tambour. Au bout de cinq jours de ce régime, je montai _Frasco_ et le
trouvai souple comme un gant.

Vous m'avouerez que ce sont là de ces sortes de services qu'on n'oublie
pas. Aussi mon intimité avec Hasth'y se resserra-t-elle. Je lui prêtais
de l'argent qu'il ne me rendait pas, ce dont j'étais ravi, car sans
connaître alors beaucoup les hommes, je devinais par instinct que les
obligations de ce genre, qu'il contractait avec moi, devaient le rendre
plus indulgent sur ma liaison avec sa fille.

Ce n'est pas que le digne homme fût gênant. Mon Dieu non! la chambre de
Tintilla était fort éloignée de la sienne et les fenêtres donnaient sur
le rempart; tous les soirs je sortais à dix heures par la porte et je
rentrais par la fenêtre; les convenances étaient donc parfaitement
gardées, et la réputation de la veuve du contrebandier ne courait aucun
risque.

Une seule chose m'intriguait assez dans les commencements, c'est que mon
excellent ami ne me parlait jamais de madame Hasth'y. De cela j'augurai
assez sagement que des chagrins de famille avaient dû profondément
ulcérer le cœur du père de Tintilla, qui, séparé d'une coupable
épouse, mettait toute sa joie, tout son avenir dans sa fille.

Ou bien qu'Hasth'y n'était pas plus veuf que sa fille n'était veuve et
que Tintilla était bâtarde.

Après tout, qu'est-ce que cela me faisait à moi? je n'étais ni maire, ni
curé; aussi, jamais je ne fis à ce sujet la moindre question qui eût pu
embarrasser mon ami.

Du reste, Hasth'y était fort amusant à entendre, et nous passions, ma
foi, des soirées fort pleines, sa fille et moi, en fumant et buvant de
l'agria glacée, à l'écouter parler de ses aventures; car il avait fait,
disait-il, par-ci par-là, un peu de guerre dans les guérillas, et un peu
de contrebande avec monsieur son gendre. Or cette vie de partisan ne
manque ni de poésie, ni d'étrangeté; vivre dans les montagnes au bord du
torrent; franchir des précipices en s'accrochant à une corde, tout cela
nous paraissait charmant à nous deux: aussi nous brodions sur ce thème
les plus beaux romans qu'on puisse imaginer.

J'étais donc fort heureux, point jaloux du tout, surtout depuis que
Tintilla m'avait sacrifié les assiduités d'un certain colosse appelé
Matteo Torreados, fort en vogue, qu'elle paraissait accueillir avec
assez de coquetterie; aussi rien ne semblait-il devoir troubler mon
heureuse existence. Un jour pourtant que j'entrais chez Hasth'y, je
rencontrai sous le pâtis un grand homme scrupuleusement enveloppé dans
un manteau brun, qui sortait de chez mon ami.

Quoique son chapeau fût enfoncé sur ses yeux et que sa cape fût relevée
jusqu'à son nez, je vis assez sa figure rude et brune pour être
convaincu que je ne l'avais jamais rencontré chez le père de Tintilla.

L'homme au manteau se rangea pour me laisser passer, et j'entrai avec un
cruel pressentiment, qui, je ne sais pourquoi, se rattachait à la visite
de cet inconnu. En effet, je trouvai Tintilla toute rêveuse, et Hasth'y
profondément préoccupé.--«Nous quittons Cadix pour une quinzaine,» me
dit cet excellent homme; Tintilla, elle, ne me dit rien; seulement elle
me regarda d'une certaine façon que je connaissais bien, ce qui fit que
je me promis de ne pas quitter Tintilla, quoiqu'il pût m'arriver.--«Et
où allez-vous donc, lui dis-je?--Oh! vous êtes bien curieux, seigneur
Arthur.--Je puis bien être curieux de savoir où vous allez..., lui
dis-je, puisque je veux aller avec vous.--Avec nous! répéta-t-il avec
les marques du plus profond étonnement, avec nous!... Tintilla, dit-il à
sa fille, d'un air si stupéfait qu'il en était comique.--Et pourquoi
pas? dit Tintilla.--Pourquoi pas? lui dis-je à mon tour.--Pourquoi pas?
reprit Hasth'y... Allons donc! tu es folle, enfant.--Non, je ne suis pas
folle; s'il le veut, il peut venir.» Puis elle parla assez longtemps à
l'oreille de son père, qui finit par dire: «Si tu promets cela, à la
bonne heure! Eh bien, seigneur Arthur, nous allons visiter... visiter un
de nos parents dans les montagnes de la Ronda.--Et vous y allez seul?
lui dis-je.--Seul avec Tintilla.--Pour quinze jours?--Pour quinze
jours.--Je pars avec vous.--Et votre frégate? me dit Tintilla.--Ma
frégate!... Eh bien elle m'attendra, je m'en moque, le service du roi
m'ennuie. Si à mon retour ils me donnent des arrêts pour trop longtemps,
je me fais bourgeois.»

Je fus largement payé de ce sublime dévoûment par un coup d'œil de
Tintilla. Le soir de ce jour, cet animal de capitaine de frégate que
j'ai dit, me fit appeler au moment où je me disposais à descendre à
terre.--Vous allez à terre, Monsieur?--Oui, capitaine.--J'y consens,
mais soyez ici avant la retraite.--Pourquoi cela, capitaine, avant la
retraite? Ne puis-je pas rester la nuit à terre? Mon tour de garde n'est
que dans deux jours.--Il n'y a pas d'explications à vous donner, _on
sait vos allures, Monsieur_; et puisque vous voulez à toute force
ruiner votre santé et votre bourse, il est du devoir de vos supérieurs
de mettre ordre à vos débordements.--Cela suffit, capitaine, dis-je d'un
air sournois, et riant sous cape de la figure qu'il ferait en ne me
revoyant ni le lendemain, ni le surlendemain, ni... ni... etc. J'arrivai
chez Tintilla léger comme un oiseau, et comme je n'avais emporté du bord
que du linge et de l'argent, je trouvai chez Hasth'y une surprise fort
agréable que m'avait ménagée sa fille... C'était un costume de _majo_
complet fait à ma taille. Ce costume était de couleur brune, avec des
broderies et galons de soie noire sur toutes les coutures; rien n'y
manquait, depuis le chapeau jusqu'aux grandes guêtres de cuir de Séville
brodées de soie de mille couleurs, et garnies de larges éperons d'acier
brillant qui rappelaient ceux des chevaliers du moyen-âge.

Tintilla voulut me coiffer à la bohême; elle releva mes cheveux que je
portais fort longs et les noua par derrière, ce qui faisait à peu près
une coiffure à la chinoise; puis elle m'attacha sur la tête un grand
mouchoir de soie rouge dont les bouts flottaient sur mes épaules, et me
coiffa ensuite d'un chapeau tout plat et à larges bords.

Ma veste brune était doublée de satin cerise comme l'écharpe, et ornée
de deux gros réseaux de soie noire à franges, qui faisaient des espèces
d'épaulettes; le gilet était de satin noir, et garni, ainsi que la
veste, d'une multitude de petits boutons d'or; la culotte courte de
tricot brun avait aussi une rangée de ces petits boutons d'or, qui
couraient tout le long de la cuisse sur un large galon de soie noire qui
s'arrêtait au-dessus des guêtres. Vêtu de la sorte, et monté sur Frasco,
équipé à la moresque, ayant à mon côté ma carabine et un long poignard
de marine passé dans ma ceinture, j'étais méconnaissable. Tintilla,
hardiment placée sur un fort beau cheval rouan, était habillée en femme
et avait un costume tout pareil au mien.

Enfin Hasth'y, vêtu d'un costume de même façon que le nôtre, mais de
couleur noire, maniait avec une habileté rare un petit cheval pie, qui
m'avait bien l'air de venir de Tunis.

Ce fut donc par un beau clair de lune, par le temps le plus délicieux du
monde, au bout de la mer qui mourait sur la grève, que nous sortîmes de
Cadix, Tintilla, son père et moi, bien montés, bien armés, bien
enveloppés dans nos manteaux et fumant nos cigarritos (car Tintilla
fumait aussi son petit papelito, la vraie Bohême qu'elle était!). Nos
cigarritos, dont l'odeur suave se mariait merveilleusement à la senteur
forte et aromatique que les bruyères espagnoles exhalent pendant ces
belles nuits, si douces et calmes. Nous avions pour toute suite un vieux
nègre, perché sur une grande mule blanche, qui faisait fièrement sonner
ses sonnettes.

Nous devions marcher toute la nuit pour éviter la grande chaleur du
jour, et nous arrêter seulement à Xérès, où Hasth'y _avait_, disait-il,
_une visite à faire_.



CHAPITRE II.


En arrivant à Xérès, nous allâmes loger chez le seigneur Juan Dulce,
l'hôte que Hasth'y y avait à visiter.

Juan Dulce demeurait tout au bout de la ville, près de la Chartreuse; sa
maison, isolée, paraissait vaste et commode.

Il vint à notre rencontre, et je n'oublierai jamais sa belle et
respectable figure. Comme sa haute taille était un peu voûtée par l'âge,
il s'appuyait sur un des bâtons à crosse appelés cachiporra; ses grands
cheveux blancs et brillants comme de l'argent, s'échappaient d'une
résille noire qui couvrait sa tête, et jamais gentilhomme espagnol
n'avait été plus noblement drapé sous les longs plis d'un vaste manteau
brun.

Sans même s'informer de mon nom, le bon vieillard m'accueillit avec une
cordialité expansive qui m'aurait touché jusqu'aux larmes, s'il ne
m'avait pas paru un peu ivre. Quoiqu'il en eût, il nous prévint que le
dîner nous attendait, un simple puchero, dit-il avec une feinte et
orgueilleuse modestie.

Tintilla disparut et revint bientôt vêtue de ses habits de femme.

Le dîner fut parfait. L'olla podrida, épicée à vous brûler le palais; le
guspacho, frais à vous donner le frisson; le vin de Xérès, je n'en dis
rien; quant au vin de Catalogne, il sentait la peau de bouc à ce point
de vous faire croire qu'on aspirait la vapeur d'une chévrerie; en un
mot, tout était délicieux.

Au dessert un nègre apporta un flacon de muscatelle, des cigares, un
brazero, et se retira. Alors Juan Dulce dit à mon ami Hasth'y: «Ah ça,
maintenant que nous sommes seuls, compère, parlons de notre affaire.»

A ces mots, Hasth'y fit un signe à Tintilla, qui, sans plus de
cérémonie, se leva de table, alluma un cigare, qu'elle passa de ses
lèvres aux miennes, prit un cigarrito pour elle, et me dit: «Querido,
viens-tu te promener?--Pourquoi s'en vont-ils? dit le bon vieillard en
vidant d'un air capable son grand verre rempli de muscatelle. Corps de
Christ, pourquoi s'en vont-ils, mon compère? est-ce que ta fille et son
amant ne sont pas de l'escorte?

Avant que j'aie pu entendre la réponse du père de Tintilla, elle m'avait
entraîné, sans aucune résistance de ma part, je l'avoue, dans un grand
jardin tout couvert de berceaux de vigne qui avaient pour supports des
palmiers et des orangers. Sous ces berceaux épars et presque
impénétrables aux rayons du soleil, s'étendait un gazon touffu, sur
lequel le prévoyant et sensuel Juan Dulce avait disposé plusieurs bons
carreaux bien moelleux et bon nombre de nattes de Lima, afin qu'on pût
s'asseoir à l'ombre sans craindre la fraîcheur qui pouvait résulter du
voisinage d'un grand bassin à cascades dont l'eau filtrait quelque peu
sous les hautes herbes si touffues.

C'était, pardieu, un séjour charmant que la retraite de Juan Dulce, et
ces sombres voûtes de verdure me paraissaient surtout faites exprès pour
passer mon après-dînée, couché mollement sur le dos, en fumant mon
cigare et en entendant chanter ma maîtresse. Aussi dis-je à Tintilla:
«Chante-moi quelque chose; mais avant, explique-moi donc de quelle
diable d'escorte veut parler ce vieux bonhomme qui a de si bon vin, et
qui se le prouve à lui-même avec tant de complaisance?

--«Une escorte! Querido mio... que je sois damnée si je sais ce que tu
veux dire.

--Pardieu! je le sais moi, car j'ai bien entendu Juan Dulce demander à
Hasth'y: Est-ce que ta fille et son amant ne sont pas de l'escorte? Or,
la fille d'Hasth'y, c'est toi, et ton amant, c'est à peu près moi, je
suppose.

--Tu es fou, cœur de diable, dit Tintilla en riant et en m'embrassant
comme une folle. Tiens, Querido, laisse-moi t'arranger ce carreau sous
ta tête, cet autre sous tes épaules, celui-ci sous ton bras, allons,
étendez-vous bien, mon sultan, et pendant que vous fumerez, moi je vous
chanterai, pour vous endormir, les Trois Baisers de la Bohémienne, tu
sais, Querido? Justement voici la guitare du vieux bonhomme.

--Non, non, par le diable!... ne chante pas cela si tu veux m'endormir,
entends-tu, Tintilla? m'écriai-je en me levant à demi.

Mais la damnée fille pinçait déjà les cordes de la guitare et préludait
par des cadences perlées, qu'elle laissait tomber d'une voix suave et
argentine qui faisait tout vibrer en moi.

--Encore une fois, pas cela, Tintilla! m'écriai-je d'un air suppliant.

--Tu m'entendras, me dit l'entêtée; et, se penchant sur moi, elle me
donna un long baiser qui me rendit incapable de la contredire, et je
retombai résigné sur les carreaux de Juan Dulce.

Sur ma foi, je vivrais mille ans que je me souviendrais toujours de la
figure et de la pose de Tintilla pendant qu'elle chantait, que je
n'oublierais ni les accents, ni les modulations de sa voix, ni la
senteur balsamique des palmiers, ni la façon bizarre et coquette dont la
Bohême était éclairée; le soleil, à son déclin, jetait ses chauds et
derniers rayons sur le berceau de vigne qui nous abritait; et, par un
admirable caprice de la lumière, un de ces rayons passant à travers
quelques feuilles moins serrées, tombait d'aplomb sur la figure pâle et
jaune de Tintilla, qu'il couvrait d'une clarté vermeille.

Oh! qui la peindrait ainsi ferait un ravissant tableau! Assise à la
mauresque sur un carreau, une jambe pliée sous elle et l'autre étendue,
et cette autre, chaussée d'un bas écarlate à coins noirs, relevant un
peu son jupon jaune bien drapé qui se découpait sur son corsage rouge
tout broché d'or.

Mais qui pourrait peindre ses doigts fins et longs voltigeant sur la
guitare, ses cheveux noirs tressés de rubans incarnats? Qui peindrait
cette figure si mobile et si animée, brusquement éclairée par un rayon
qui semblait la dorer, et la faisait resplendir sur le fond noir et
sombre du feuillage?

Et tout au bout du jardin, cette cascade transparente que le soleil
faisait reluire comme un globe de cristal lumineux! et cette chaleur
énervante qui rend la mollesse si voluptueuse!..... qui peindrait
cela?..... Et ce silence..... interrompu seulement par les chants de
Tintilla! et le murmure de la cascade qui voilait légèrement la voix de
la Bohémienne, et lui donnait un charme indicible et comparable à celui
que prête la vapeur à un paysage! Encore une fois, qui rendrait
dignement ce tableau?

Et moi, je voyais cela, vrai, réel, avec une imagination de feu; je
voyais cela, j'entendais cela à demi-couché, ayant encore la tête
exaltée par la chaleur et la fumée. Je me disais: j'ai seize ans, je
suis jeune, libre, riche et fort..... Cette femme est à moi..... Rien au
monde ne peut empêcher qu'elle soit à moi!--Oh! alors j'éprouvai une de
ces plénitudes de bonheur et de bien-être, une de ces dilatations de
cœur qui, plus tard, font prendre en grande pitié ces creuses
rêveries de gloire et de renommée; car il me semble que la gloire ne
peut et ne doit jamais donner une sensation plus profondément délicieuse
que celle que j'éprouvais alors.

Pour m'achever, c'est le boléro suivant que j'entendais chanter avec une
expression d'amour et de volupté irritante impossible à rendre, et qui
empruntait un nouveau charme du lieu, de la solitude, du soleil
couchant, que sais-je, moi? et puis cela chanté en andalous avec la
prononciation gutturale et sonore des Arabes; encore une fois, c'est
impossible à peindre.

Voici le boléro:

LES TROIS BAISERS DE LA BOHÉMIENNE.

«Shispa'y a vingt ans, et à vingt ans Shispa'y n'a pas d'amant; si
Shispa'y était laide, je vous dirais: Plaignez Shispa'y. Mais Shispa'y
n'est pas laide; au contraire, Shispa'y est belle, et si belle, que
lorsqu'elle se baigne dans l'Irmack avec ses compagnes, toutes la
regardent d'un air de haine et d'envie. Mais à quoi te sert ta beauté,
Shispa'y? Le Juif a aussi de beaux sequins luisants qu'il cache, qui ne
servent à personne, et dont lui-même ignore la valeur, puisqu'il s'est
refusé tous les plaisirs qu'on se procure avec la richesse.

«Le Juif est bien riche, Shispa'y, et pourtant un pauvre esclave
haletant, manquant de tout, viendrait à genoux, les mains jointes, lui
dire: Seigneur, donnez-moi une piastre, que le Juif lui donnera plutôt
un coup de kanghiar qu'une piastre; tu fais comme le Juif, Shispa'y, qui
peut tout avoir et se prive de tout parce qu'il ne connaît rien. Mais
sais-tu ce qui lui est arrivé au Juif?--Je vais te le dire, Shispa'y.

«Une nuit, des klephtes, qui lui voulaient plus de bien que de mal, sont
entrés dans sa maison pendant qu'il dormait, et l'ont doucement garrotté
avec leurs belles ceintures de soie ouvragée.

«Et puis ils ont commencé à prendre les sequins du Juif, non pour les
voler par Mahom, mais pour lui acheter du bon vin de Chiraz et du bon
miel d'Eschil, et des torches de gomme d'olivier qui sentent si bon; et
ils ont apporté tout cela dans la maison du juif; entends-tu, Shispa'y?

«Et les klephtes lui ont dit avec de grandes menaces:--Toi qui n'as
jamais bu que de l'eau froide et insipide de l'Irmack, bois ce vin de
Chiraz;

«Toi qui n'as jamais senti que l'odeur mauvaise de tes vieux murs, sens
les parfums de cette gomme embaumée;

«Toi qui n'as jamais mis sous ta dent que du maïs cuit sous la cendre,
goûte ce miel mêlé d'ambre et de raisin de Corinthe.

«Et quand le Juif a eu goûté de tout cela, les bons klephtes se sont en
allés sans emporter seulement un talek, Shispa'y.

«De sorte que le Juif trouvant le chiraz meilleur que l'eau, le miel
meilleur que le maïs, et la senteur de la gomme d'olive meilleure que
l'odeur de sa masure, employa désormais ses sequins à acheter du chiraz,
du miel et de la gomme d'olivier, et devint aussi prodigue qu'il avait
été avare.

«Voilà ce qui arriva au Juif, Shispa'y. Maintenant écoute ce qui
t'arrivera à toi, Shispa'y, écoute, car je sais l'avenir; je suis
Bohême.--Et la Bohême prit la main de Shispa'y et lui dit...»

Mais voilà que mes souvenirs m'entraînent un peu trop loin; car il faut
laisser ignorer la fin de ce boléro, qui est en vérité d'une naïveté un
peu crue et tant soit peu biblique.

Tintilla, qui n'avait pas à garder avec moi les mêmes ménagements, la
chanta jusqu'au bout; non pas tout à fait, car je l'interrompis avant la
fin du jour... pour lui demander, je crois, si les petits pois
fleurissaient en avril.

Après cette sotte et intempestive question, je m'endormis d'un profond
sommeil.

Quand je m'éveillai, il était nuit close, et je pouvais voir les étoiles
scintiller à travers les feuilles de vigne qui se balançaient sur ma
tête; j'allongeai les bras, et je m'aperçus qu'une main charitable
m'avait soigneusement couvert de mon manteau.

A ce moment, j'entendis marcher près de moi.--Qui va là?--C'est moi,
Querido, répondit Tintilla. Allons, vite à cheval! il est tard; mon père
est déjà parti. Nous le rejoindrons.

--Pourquoi diable ne nous a-t-il pas attendus? lui dis-je avec
étonnement.

--Parce qu'il a de l'argent à remettre à un escribano de la rue Ancha,
et qu'il ne veut pas te faire attendre à la porte de cet âne en robe.

La raison n'étant pas absolument mauvaise, je m'en contentai; et nous
allâmes avec Tintilla, qui avait repris ses habits d'homme, chercher nos
chevaux que le vieux nègre tenait par la bride.

--Ah! ça, dis-je à Tintilla, où sont les gens de Juan Dulce, que je
leur donne ma bienvenue?

--Ils sont couchés... partons, partons, reprit-elle avec vivacité.

--Et leur maître?...

--Aussi couché... Mais à cheval! à cheval!....

Ceci me paraissait assez bizarre; pourtant je sautai en selle, avec
l'abnégation insouciante qui alors surtout me caractérisait.

Il fallait que Tintilla fût alors bien pressée de sortir de la maison du
respectable Juan Dulce, car, au lieu d'ordonner au nègre d'ouvrir une
espèce de claire-voie de quatre pieds de haut qui servait de porte au
jardin, elle fit intrépidement franchir cette barre à son cheval. Je la
suivis, car Frasco sautait comme un cerf; et la grande mule blanche,
encouragée par cet exemple, nous imita, malgré les cris et les
injonctions contraires du vieux nègre, qui jetait des cris de paon.

Nous prîmes une ruelle qui nous conduisit sur la route où nous devions
retrouver Hasth'y. Tintilla ne me disait mot; et, comme nos chevaux
étaient lancés à fond de train, nous n'entendions que le branle sonore
et régulier du galop qui retentissait sur ce sol ferme et battu et au
loin derrière nous, les sonnettes de la grande mule blanche.

Pour la première fois, ce qui paraîtra bizarre peut-être, je me
demandais où diable j'allais ainsi. Je commençai à trouver la conduite
d'Hasth'y assez mystérieuse, et la demande de Juan Dulce à propos de
l'escorte me vint à la pensée.

Après tout, me dis-je, je suis bien armé, bien monté; y compris le
diable, je ne crains à peu près rien; voyons donc jusqu'au bout.

--Pardieu! dis-je à Tintilla, ton père n'avait pas, je le vois, dix
mille piastres à compter à l'escribano, car il a pris une furieuse
avance sur nous.--Je suis sûre qu'il nous attend à la Tienda, qui est au
bas de la montagne, dit Tintilla; nous y voici bientôt.

En effet, deux minutes après, nous aperçûmes, car la nuit était claire
et la lune pleine, nous aperçûmes les murs blancs d'une hôtellerie.
Tintilla mit son cheval au pas, et je ralentis aussi l'allure de Frasco.

--Ecoute... écoute, Querido, me dit tout à coup la Bohême en arrêtant
son cheval et prenant la rêne du mien pour l'arrêter aussi, écoute.

Nous écoutâmes, et nous entendîmes le bruit assez éloigné des clochettes
de plusieurs mulets et le roulement sourd d'une voiture.

Ce sont eux, dit vivement Tintilla en partant comme un trait.--Ah ça!
mille tonnerres, à la fin, qui, eux? criai-je avec colère à Tintilla,
en la suivant de près.

Mais elle ne m'entendit pas, ou ne voulut pas m'entendre, et j'allais
arrêter son cheval de force, lorsqu'à vingt pas, à un détour que faisait
la route, nous vîmes devant nous une voiture attelée de quatre mules; à
l'une des portières se tenait Hasth'y, qui se dandinait sur son cheval
en sifflant un air de fandango; à l'autre portière était l'homme au
manteau que j'avais rencontré chez Hasth'y le jour où il m'apprit son
départ. Je le reconnus bien.

Le cocher qui conduisait la voiture chantait aussi un de ces airs
monotones particuliers aux muletiers d'Andalousie; la voiture, dont les
stores étaient baissés, allait au pas, car la côte était longue et
rapide.

Fort étonné de tout ceci, et voulant savoir à quoi m'en tenir, je
poussai mon cheval près de celui d'Hasth'y, et je lui dis d'un air
assez sec:

--Ah ça, mon cher, voilà donc l'escorte dont ce vieil ivrogne de Juan
Dulce vous parlait tantôt, je veux savoir, et à l'instant, ce que cela
signifie, ou je m'en retourne...

--Chacun son goût, me répondit Hasth'y d'un air froid et railleur que je
ne lui connaissais pas encore. L'âge m'a calmé, mais j'étais alors d'une
violence épouvantable. Cette réponse me mit hors de moi, et, lui
saisissant le bras avec force:

--Ce n'est pas répondre, Monsieur... m'écriai-je. Pardieu je saurai à
quoi m'en tenir sur le rôle qu'on me fait jouer ici, ou vous n'avancerez
pas; et je mis mon cheval en travers du sien.

Aux premiers mots de notre dispute, l'autre homme à manteau avait dit
tranquillement à Hasth'y, entre deux bouffées de tabac: Maître, quand
il faudra debarigare el mosu (ce qui peut à peu près se traduire par ces
mots: éventrer le jeune homme), je suis là.

Tintilla vint mêler sa voix glapissante aux nôtres, et gourmanda son
père, dont le calme et le sang-froid me faisaient bouillir le sang; car
au lieu de tourner bride et de regagner Xérès comme j'aurais dû le
faire, je m'emportais, je criais avec une fureur telle que je réveillai
sans doute les gens qui étaient dans la voiture, puisque j'entendis une
voix de femme pousser un cri d'effroi, en disant en français: Ces
brigands se disputent entre eux... il vont nous assassiner....

Vous êtes une folle, avait répondu dans la même langue une voix d'oncle
ou de mari. A ce cri de femme, moi et Tintilla restâmes stupéfaits.

Par les mille plaies du Christ, il y a donc une femme là-dedans, cria la
Bohémienne avec une expression indéfinissable de colère, de crainte et
de jalousie... Pourquoi ne me l'avoir pas dit.

Et elle regardait son père et moi d'un air presque féroce.

--Parce que je n'en savais rien moi-même, dit Hasth'y; mais ne me rompez
pas la tête davantage de ceci. Il y a un moyen bien simple de terminer
tout cela; que ce gentilhomme s'en retourne à Xérès, demain au soir il
sera à Cadix, et, sur mon âme, il fera mieux que de nous suivre, et
qu'il me croie, car c'est un ami qui lui donne ce conseil.

--Et moi je lui défends de partir, reprit Tintilla d'un air arrogant.

--Et moi je reste, ajoutai-je en pensant aux dangers que pouvait courir
cette pauvre Française qui était si mal entourée.

Tintilla, voyant dans ma résolution un acquiescement à sa volonté,
voulut me prendre la main pour m'en remercier; je la repoussai: je ne
sais pourquoi dès ce moment elle me dégoûta et me devint insupportable.

Le calme se rétablit peu à peu, et je me mis à marcher seul derrière la
voiture, et l'examinai d'un œil curieux. C'était une grande berline;
sur un des panneaux il y avait une couronne de comte que surmontait un
chiffre. Ce qui me paraissait singulier, c'était de ne voir aucun
domestique sur les siéges qui paraissaient disposés pourtant pour
recevoir les gens; j'étais occupé de ces pensées, lorsque l'homme au
manteau partit au grand trot et disparut derrière le versant de la
montagne.

Fort alarmé de ce manége, j'armai silencieusement ma carabine, qui
reposait dans un porte-crosse, comme un fusil à la chasse, et
j'attendis. Dix minutes après, il revint tranquillement dire à Hasth'y:
Les ladrones (les voleurs).

Je suis dans un coupe-gorge, pensai-je; mais je vendrai cher ma vie et
celle de cette femme qui est là-dedans, mais ma première balle sera pour
Tintilla, qui m'a conduit ici.

En effet, une vingtaine d'hommes, dont quelques-uns étaient à cheval,
parurent sortir comme par enchantement de toutes les crevasses des
rochers qui bordaient la route, mais sans cris, sans désordre; tous
étaient fort calmes et fort posés. Le cocher arrêta ses mules de
lui-même, et l'homme qui paraissait commander la bande s'approcha
d'Hasth'y.

Celui qui s'était avancé à sa rencontre lui montra je ne sais en vérité
quel talisman; car à l'instant qu'il l'eut vu, le chef donna son indigne
main à Hasth'y, et lui dit: Allez avec Dieu, mon compère.

Que les saints vous protègent, messeigneurs! dit à son tour Hasth'y.

Et la voiture reprenant le trot, nous laissâmes derrière nous cette
mauvaise compagnie, dont nous venions d'être délivrés d'une si
miraculeuse façon.



CHAPITRE III.


J'avais été si fort étonné de la singulière et tranquille retraite des
voleurs, qu'au bout d'un quart-d'heure seulement, je m'approchai de
Tintilla afin de savoir le mot de cette énigme.

La Bohémienne paraissait rêveuse et absorbée, et je fus forcé de la
secouer assez rudement par le bras pour en obtenir une réponse.

Tintilla, lui dis-je, que signifie tout cela? quels sont ces hommes, et
de quelle diabolique influence peut user votre père pour les obliger à
nous laisser causer ainsi librement?

--Ce que cela signifie, reprit la Bohémienne avec exaltation... ce que
cela signifie? C'est que tout à l'heure je te disais de rester, et que
maintenant je veux que tu partes, entends-tu... je le veux.

Et sa main me serrait le poignet d'une assez vigoureuse façon.

--Quant à cela, lui répondis-je, ça ne sera pas, car je reste... Oui je
reste... Ainsi ôte ta main de dessus mon bras, car tu t'abîmes les
ongles, et voilà tout.

--Et moi je te dis que tu partiras, reprit la bohémienne; et pour t'y
décider, s'il le faut, je partirai avec toi cette nuit-même: nous
retournerons à Cadix; mon père nous joindra plus tard..... Je suis sûre
de son consentement.

--Merci, ma chère, de votre offre; mais encore une fois je resterai,
lui dis-je d'un ton ferme qui annonçait une volonté qu'elle savait bien
être inébranlable.

--Mais par Mahomet, tu ignores donc qui je suis, quel est mon père, quel
est son métier?

--Je m'en doute, et c'est pour cela que je reste.

--Ah! tu le sais, corps de Christ, tu sais que mon père est un des chefs
de la bande de los ladrones de Contrato[A], des voleurs à l'amiable qui
rançonnent les voyageurs, et leur fait payer quelquefois cher, par
Mahomet, les sauf-conduits qu'elle accorde! Sais-tu aussi que si les
gardes de ronde nous surprenaient, nous serions tués sur la place... le
sais-tu..... et par la bande de mon père? Il serait beau de voir un
officier du roi de France pendu comme complice d'une bande de voleurs et
d'assassins bohémiens. Maintenant tu sais tout..... méprise-moi,
chasse-moi comme une voleuse, je le souffrirai, mais va-t'en; emmène-moi
comme esclave, je te suivrai..., ordonne-moi de rester ici, je resterai;
mais, par Mahomet, va-t'en..... par pitié, va-t'en... Et la bohémienne,
quittant les rênes de son cheval, me prenant le bras de ses deux mains,
me suppliait avec les plus vives instances.

[A] Il existait à Cadix et à Xérès, en 1822, une singulière espèce de
compagnie d'assurance, pour ainsi dire tolérée par la police; les
voleurs à l'amiable, comme on les appelle, moyennant une prime assez
forte, donnaient des sauf-conduits pour traverser l'Andalousie jusqu'à
Séville, et mettaient ainsi les voyageurs à peu près à l'abri des
violences et des rapines de deux ou trois bandes sans doute organisées
par la compagnie, et qui rendaient alors cette route extrêmement
dangereuse. En 1823, je crois, les cortès firent arrêter et juger les
assureurs, qui furent envoyés aux galères ou pendus; mais les routes
n'en furent pas plus sûres; au contraire, car les mesures d'une police
inhabile ne donnèrent pas même aux voyageurs l'espèce de garantie que
leur offrait la compagnie des voleurs à l'amiable.

Je compris parfaitement. Ce peu de mots m'expliqua le paisible
far-niente d'Hasth'y, et le mystère de l'escorte du vénérable Juan
Dulce, qui était probablement le digne chef de la compagnie d'assurance
de Xérès. On conçoit que la nature de ces révélations augmenta encore la
résolution où j'étais de ne pas abandonner ma compatriote à la merci de
mes amis intimes, car je n'avais pas la moindre foi, je l'avoue, et
j'avais tort, dans la promesse jurée de leur aide et protection aux
voyageurs qui s'abandonnent à eux. Je répondis donc à Tintilla, qui,
sans doute, comptait beaucoup sur l'effet de cette déclaration:

J'ai là deux balles dans ma carabine que tu mériterais bien de recevoir
dans la tête, ma bien-aimée, pour t'apprendre à ne plus entraîner un
jeune homme confiant dans un piège aussi abominable. Mais tu as été
franche, et je te pardonne; seulement aie bien soin de ne pas m'adresser
la parole d'ici à Séville, où toi et ton digne père quitterez sans
doute cette voiture... car ce sera peine perdue.....

--Mais tu restes donc, fils de louve?

--Tu le vois bien.

--Ah! j'en suis bien sûre maintenant..... c'est pour faire la cour à
cette femme qui est là dedans que tu restes, dit Tintilla d'une voix
tremblante et étouffée par la colère, en montrant la voiture... Eh bien,
par ma mère, si tu as seulement le malheur de la regarder entre les
yeux, je vous tue tous les deux. Tu m'entends, et tu sais si la fille de
mon père a peur du sang.

--Et moi, je vous assure que vous ne tuerez personne des voyageurs,
fille de mon âme, car je réponds sous caution de leur vie ou de leur
argent au seigneur Juan Dulce, dit une voix. C'était Hasth'y, qui nous
suivait, et s'était approché de nous sans être entendu, grâce au ton
animé de la conversation que j'entretenais avec sa fille.

--Je vous dis, moi, que je le tuerai s'il regarde cette femme, reprit
Tintilla d'un air féroce.

--Vous me comprenez mal, fille chérie de mon cœur, reprit Hasth'y
avec un sang-froid imperturbable; j'ai garanti à ces voyageurs leur vie,
leur argent, et on ne touchera ni à un de leurs cheveux, ni à un de
leurs réaux, tant que moi et le compère au manteau noir nous pourrons
tenir un poignard ou une escopette; quant à tuer le seigneur Arthur,
vous aurez tort, fille de mon sang, car il m'a sauvé la vie; je lui ai
déjà offert de s'en aller, il n'en a rien fait... tant pis pour lui;
j'ai sa parole d'officier de ne rien divulguer de ce qu'il aura vu
pendant notre voyage; si les gardes de ronde nous surprennent, tant pis
pour lui. Quant à ce qui est de regarder ou non la femme qui est
là-dedans, c'est une dispute d'amoureux à laquelle ma gravité de père me
permet de prendre peu de part, ajouta Hasth'y, de cet air froid et
railleur qui avait la faculté de me mettre hors de moi.

--Eh bien donc, toi qui n'es pas assuré, tu paieras pour elle! s'écria
Tintilla avec un accent d'horrible méchanceté, en donnant une si
furieuse saccade au mors de mon cheval, qu'il se câbra violemment et se
renversa avec moi dans un profond ravin que je côtoyais depuis un quart
d'heure sans y faire attention.

Tout ce que je me rappelle de cet infernal accident, c'est que, lorsque
mon cheval pointa, j'étais penché en avant, de sorte que la boucle de
têtière de la bride me donna un coup si violent au front qu'il
m'étourdit et me fit heureusement tomber avant le cheval, car je me
sentis tourner deux fois sur moi-même, et un coup sourd et retentissant
qui ébranla tout en moi, jusqu'aux fibres les plus déliées, me fit
perdre tout-à-fait connaissance.

Quand je revins à moi il était grand jour, et j'étais assis sur le
devant d'une voiture qui marchait au pas; les stores étaient baissés.

Je me sentais la tête horriblement pesante; j'y portai la main, et je la
trouvai enveloppée d'un bandeau encore imbibé d'eau de Cologne.

Nous étions quatre dans cette berline. En face de moi dormait un homme
de cinquante ans; il avait une figure sèche et maigre, des cheveux gris,
assez rares, et une grande distinction dans tous les traits; il portait
un ruban de plusieurs ordres noué à la boutonnière d'une grande
redingote de voyage. A côté de moi était un grand et beau jeune homme de
trente ans au plus, d'une figure pleine de noblesse et de charmes, et
vêtu avec autant de soin et de fraîcheur que s'il n'eût pas passé la
nuit en voiture; il ne s'était pas aperçu du mouvement que j'avais fait
en m'éveillant, car il attachait un regard fixe et amoureux sur une
jeune femme endormie, placée en face de lui, à côté de l'homme aux
cheveux gris.

J'avoue qu'à la vue de cette merveilleuse créature j'oubliai et la
blessure que je me sentais à la tête et les contusions dont j'étais
moulu.

Le soleil, déjà fort élevé, frappait sur les stores de soie cramoisie,
et jetait dans l'intérieur de la voiture une teinte pourprée qui
répandait autour de nous un délicieux reflet.

Cette femme endormie paraissait avoir au plus vingt ans, et son joli
visage était d'une incarnation si délicate et si transparente, qu'on
voyait de petits réseaux de veines azurées courir sur son menton, sous
ses longues paupières fermées et sur les côtés de son front blanc et
poli comme du marbre, que de longues boucles de cheveux châtains
laissaient voir par moment.

Un nez digne d'une statue grecque, et deux sourcils bien arqués, et plus
foncés que la chevelure, donnaient un charmant caractère à cette
délicieuse physionomie.

Un tout petit chapeau de moire bleue à l'anglaise, garni en dedans d'une
ruche de dentelle, je crois, encadrait cette ravissante figure.

Quoique cette femme fût vêtue d'une longue et large blouse de couleur
sombre, comme elle était penchée sur un des côtés de la voiture, on
devinait la taille la plus gracieuse et la plus svelte.

Une de ses mains était gantée d'un gant de peau de Suède; et l'autre,
d'une blancheur, d'une délicatesse et d'une beauté merveilleuse, était
nue et aussi toute veinée de bleu.

Mon voisin tenait cette main si mignonne et si potelée dans les siennes;
sans doute que cette jolie femme l'avait oubliée en s'endormant, car ce
jeune homme la tenait avec amour et respect; sans oser changer sa
position, qui devait être horriblement gênante, car il avait le bras
presque tendu, mais il avait peur sans doute d'éveiller la belle
dormeuse par le plus léger mouvement.

Je ne saurais dire l'atroce sensation de jalousie et d'envie qui vint me
serrer le cœur à la vue de ces deux jeunes gens si beaux et si
distingués. Par instant je leur devinais un amour si délicat, si
gracieux, si plein de charme et de poésie! Je compris tout-à-coup, avec
une facilité désespérante, qu'il y avait un autre amour que l'amour
brutal et emporté que j'avais éprouvé pour Tintilla.

Expliquer comment la vue de cette femme fit sur mon âme et sur mon
corps une impression aussi rapide et aussi profonde, c'est ce que je
puis à peine comprendre, aujourd'hui que j'ai l'expérience de l'âge;
mais jamais passion plus profonde et plus subite n'a éclaté dans le
cœur d'un homme ardent.

Les yeux fixes, j'attendais avec une anxiété dévorante que cette jeune
femme ouvrît les siens, car j'éprouvais le besoin de me dissimuler une
vérité devinée malgré moi. Je cherchais à me persuader que ce jeune
homme était le frère ou le mari de cette femme, ce qui m'eût bien
consolé et donné quelque espoir.

Enfin, un léger cahot de la voiture fit un peu dévier le bras de mon
voisin, et ce mouvement éveilla sans doute la jolie dormeuse, car elle
retira d'abord sa main, puis la posa sur son front, et ouvrit
languissamment les deux plus grands yeux que j'aie vus de ma vie.

Je m'étais brusquement rejeté dans mon coin, et, grâce au capuchon de
mon manteau que j'avais rabaissé sur mon front, en feignant de dormir,
je pouvais tout voir sans être vu. Je crois encore ressentir l'angoisse
cruelle que j'éprouvai quand j'aperçus le regard long et passionné que
cette femme jeta sur son amant, car on ne peut regarder ainsi que son
amant.

Qu'il était doux, ce charmant, ce délicieux regard du réveil, qui allait
aussitôt, et comme par instinct, chercher le regard d'un ami.

Puis la jolie femme entr'ouvrit sa petite bouche, garnie de dents
admirables, et, par un léger et gracieux pincement de ses lèvres, elle
parut envoyer des baisers sans nombre à son amant. Il fallait voir aussi
comme à chaque tressaillement de ses lèvres ses beaux yeux se fermaient
à demi, et tout ce qu'ils révélaient de bonne et tendre passion!

Enfer!... enfer!... chacun de ces coups d'œil, de ces baisers feints,
m'arrivèrent au cœur aigus et acérés; j'eus en vérité un épouvantable
mouvement de rage et de jalousie; j'en vins à regretter que Tintilla
n'eût pas tué cette femme.

Et puis je me mettais tellement à haïr la Bohême que je l'aurais, je
crois, étranglée de mes propres mains et le beau jeune homme aussi.

Ma damnation commençait; mort Dieu! elle n'était pas à bout.

Bientôt le jeune homme prit cette jolie main qu'on lui avait laissée,
et, malgré une moue charmante et le jeu menaçant de deux grands yeux qui
montraient d'un air d'effroi, assez rassuré d'ailleurs, l'homme à
cheveux gris, l'amant porta cette main à sa bouche; il la baisait
délicatement depuis le bout des doigts jusqu'au poignet, et puis il la
mettait avec ivresse sur ses yeux, sur son front, sur ses cheveux, sur
sa joue, et il la baisait encore avec admiration, il la baisait comme un
avare, n'en perdant rien, ne laissant pas une fossette ni une phalange,
pas un ongle rose et poli, sans y avoir amoureusement porté ses lèvres.

Sa maîtresse, elle, lui souriait avec idolâtrie; ses joues, un peu
pâles, se coloraient légèrement, et son autre main s'appuyait sur son
sein, qui commençait à battre avec force. Non, cent fois non, les
souffrances physiques les plus aiguës ne sont rien auprès de la cuisante
et profonde angoisse morale qui me tordait le cœur, tandis que je
voyais cet amant si immensément heureux de ces légères faveurs; aussi
fis-je avec cruauté un mouvement assez brusque qui envoya bien vite la
petite main se cacher dans les plis d'un vaste cachemire.

--Prenez garde, Paul, cet homme se réveille, dit-elle bien bas d'une
voix fraîche et suave comme sa douce haleine.

--Non, ne craignez rien, Marie, répondit Paul en demandant une main
qu'on lui refusa sincèrement.

--Oh! vous avez beau faire, Marie, dit Paul, et cacher cette main
divine, il me semble que si vous éprouviez autant d'amour que moi, ces
baisers muets que je vous envoie iraient la caresser à travers les plis
de votre schall, et que vous en sentiriez l'impression brûlante.

--Que vous êtes fou, Paul! et pourtant non, vous n'êtes pas fou, dit
Marie; car je sais bien que quand tu me regardes fixément j'éprouve
comme un coup électrique, là..., dans mon cœur. Aussi, pourquoi un
baiser muet ne m'atteindrait-il pas sous ce cachemire?

--Oh! Marie, Marie, dit Paul, quel bonheur est le nôtre! et combien
cette contrainte même que les convenances nous imposent en augmente
encore le charme! Crois-tu pas, dis, mon ange aimé, qu'un regard, qu'un
serrement de main nous plongeraient dans ces extases délicieuses, si
nous étions toujours seuls?

A ma grande joie, la conversation fut interrompue par un effroyable
bâillement du monsieur à cheveux gris, qui étendit ses bras, se raidit,
se tourna, se retourna, et dit d'abord:

--Bonjour, Marie..... Puis: Mirval, quelle heure est-il?

--Mais bientôt midi, je pense, mon oncle, dit Marie.

Puis me montrant du doigt, l'oncle dit à voix basse: Est-ce qu'il dort?

--Il n'a fait qu'un mouvement depuis ce matin, dit Mirval.

--Il est néanmoins fort peu agréable d'avoir une pareille espèce dans sa
voiture, dit l'oncle; mais quand Marie veut quelque chose...

--Voyons, monsieur Mirval, je vous en fais juge, dit Marie; nous sommes
à la merci de ces horreurs de guides; un d'eux est renversé par son
cheval, cette nuit, il est grièvement blessé, pouvions-nous faire
autrement que de le recevoir dans notre voiture, par humanité d'abord,
et puis ensuite pour nous faire bien venir de ces hommes avec lesquels,
je l'avoue, je suis loin d'être en confiance?

--Et vous avez tort, Marie. Ces canailles-là ont un point d'honneur
inconcevable; c'est singulier, mais c'est cela; et aussi, escorté par
des voleurs, je dors aussi tranquillement que je le ferais escorté par
des gendarmes de notre belle patrie.

--Le fait est, dit Mirval, qu'à part le peu de gêne que nous occasionne
la présence de ce misérable, nous avons fait une action assez politique,
je crois, en le prenant avec nous.

--Pourquoi ne pas l'avoir placé sur le siége comme je le voulais,
puisque la place est libre, et que nous ne retrouverons nos gens qu'à
Séville?

--Y pensez-vous, dit Marie, sur un siége aussi élevé! ce pauvre homme
était évanoui, et ils y ont mis d'ailleurs un autre de leurs camarades,
je ne sais pourquoi.

--A la bonne heure! j'ai tort, Marie; mais voyez donc un peu la mine de
notre compagnon de voyage, dit l'oncle en relevant le capuchon de mon
manteau. Je fermai les yeux et je restai immobile.

--Ah! mon Dieu! mais ce malheureux là n'a pas dix-huit ans! s'écria
l'oncle avec horreur.

--Si jeune, et déjà infâme! et digne de la potence et des galères! dit
Paul.

--Le fait est qu'il y a bien de la fatalité sur ce visage, dit Marie
avec une expression de frayeur... C'est dommage, car il a d'assez beaux
traits.

Cette dernière réflexion me fit monter le sang au visage.

--Tiens, il rougit, dit l'oncle.

--C'est qu'il a la fièvre, dit Mirval.

--Et penser, ajouta l'oncle, qu'un pareil scélérat a peut-être déjà dix
meurtres à se reprocher!

Je passe sous silence le reste d'une communication à peu près aussi
flatteuse pour moi, et qui me fit passer les trois plus cruelles heures
de ma vie.

A Sibeyra la voiture s'arrêta.

Feignant toujours de dormir, je laissai les voyageurs descendre.

Je vis Hasth'y s'approcher de la voiture, et j'en descendis d'un saut.

--Mon cheval, lui dis-je, est-il tué ou blessé?

--Ni l'un ni l'autre.

--Faites-le seller, je pars...

--Comme vous voudrez!... ça enchantera ma fille.

--Écoutez, Hasth'y, votre damnée fille a voulu me tuer. Quoique ce soit
une femme, si je ne m'étais pas évanoui sur le coup, ma violence m'eût
peut-être entraîné au-delà des bornes de la politesse. Je retourne à
Cadix, vous avez ma parole: pas un mot de ce que j'ai vu ne sortira de
ma bouche; mais jurez-moi, si vous pouvez jurer par quelque chose, de
veiller avec dévouement au salut de cette femme qui est là; vous savez
si je suis généreux, une fois de retour à Cadix, prouvez-moi qu'elle est
arrivée sans malheur à Séville, il y a dix onces d'or pour vous.

--Je n'avais pas besoin de cet encouragement, seigneur Arthur; je vais
faire seller votre cheval. Voulez-vous voir Tintilla?

--Non, au diable! Mon cheval! mon cheval!

En attendant Frasco, je jetai un dernier regard d'amour et de regret sur
cette auberge qui renfermait la femme dont la grâce avait fait naître en
moi la première et véritable passion.

Frasco vint, je sautai en selle et partis au galop. J'étais alors d'un
tempérament de fer, aussi, malgré ma chute et ma blessure, j'arrivai
tout d'une traite à Xérès, où je ne fus pas tenté de visiter Juan Dulce.
Le surlendemain j'étais à Cadix, le jour d'après à bord, et le jour
d'ensuite au fort Sainte-Catherine, où je fus emprisonné pendant un mois
pour avoir quitté et déserté le bord.

Pendant ce mois de captivité, vingt fois je me reprochai ma faute; je me
disais: j'ai agi comme un sot, il fallait rester, peut-être que ma
bizarre aventure aurait intéressé cette femme à mon amour. Enfin, ce
furent des remords affreux pendant les premiers huit jours, puis je n'y
pensai plus, puis je l'oubliai.

Comme mon temps de prison finissait, notre frégate reçut l'ordre d'aller
à Malte, et nous partîmes le jour où j'appris par la voix publique,
qu'Hasth'y et ses associés avaient été qui pendus, qui aux galères. Mon
ami intime était, j'aime à le croire, de ces derniers. En conscience je
le regrettai un peu, car il est de ces amitiés qu'on n'oublie pas.



CHAPITRE IV.


Lorsque plus tard je vins à me rappeler cette singulière aventure, par
une bizarrerie assez étrange, le souvenir de la jeune femme si
Française, si jolie, si distinguée, s'effaça peu à peu de ma mémoire, et
je me remis à penser avec acharnement à Tintilla la Bohême!

Malgré moi je voyais toujours ses grands yeux noirs vifs et hardis, son
teint pâle, sa taille souple et lascive.

Or, ce souvenir et bien d'autres me damnaient.

Car voilà comme nous sommes, misérables créatures! Je dis nous, car qui
de nous n'a pas aimé aussi, sa Bohême, sa Manon, sa Tintilla?

Oui, on a seize ans, on aime le bien, on y croit, on est plein d'espoir
et d'amour,--on cherche _la sœur de son âme_, comme on dit alors,--et
puis on rencontre une femme facile qui a l'imagination bien corrompue,
le cœur bien ossifié!

Alors on devient amoureux à lier de cette femme! à elle, tout ce rêve
d'amour et de jeunesse! à elle, les belles illusions dorées de ces seize
ans! à elle, à elle seule, ce beau et bon cœur, bien dévoué, bien
noble et bien ardent!

De sorte qu'on use sur cette âme sèche, froide et dure, tout ce pur et
saint amour du jeune âge.

Et puis plus tard, si le hasard vous jette une femme tendre et
passionnée, qui vous aime avec idolâtrie,--vous n'avez plus pour
répondre à cet amour profond et vrai,--qu'un cœur flétri, un esprit
égoïste et des sens blasés, car vous avez prodigué et épuisé à tout
jamais, pour une femme méprisable, ces précieux trésors d'amour et de
jeunesse, qui, bien qu'on dise, ne se renouvellent plus.

Aussi croyons-nous profondément à cette vulgarité sublime.--_On n'aime
qu'une fois dans sa vie._

Pour arriver à la conclusion de cette histoire, je suis forcé de passer
sous silence un assez grand laps de temps, quelques années d'une vie
voyageuse et inoccupée, folle ou triste, vie d'opposition et de
contraste, s'il en fût, et supportable en cela qu'elle était au moins
toute imprévue.

Or, après une campagne du Levant assez longue qui suivit ma station à
Cadix, et dura, je crois, trois ans, je revins en France pour y aller
prendre les eaux dans les Pyrénées, afin de me guérir des suites d'une
blessure assez douloureuse.

Je m'arrêtai à quelques lieues de Perpignan chez un de mes amis, qui
possédait, dans une position délicieuse, une fort belle terre, où je me
décidai à rester quelque temps.

Un jour qu'il recevait quelques visites de voisines de campagne, je fus
frappé de l'air profondément chagrin d'une jeune fille qui n'était pas
jolie, mais dont la figure avait une expression ravissante de grâce et
de beauté; je demandai à la femme de mon ami qui elle était. «Ah! bon
Dieu, me dit-elle, c'est une pauvre enfant bien à plaindre, il y a six
mois qu'elle devait se marier avec un de nos voisins de terre, le fils
d'un homme fort riche. Quoique ce jeune homme fût un sot, cette ange de
douceur et d'amabilité en était éprise sans aucune arrière-pensée
d'intérêt, je vous jure, car elle est riche, et avait auparavant refusé
un parti aussi brillant comme fortune; cet imbécile s'est amouraché
d'une femme qui est à mille lieues de valoir cette charmante personne,
mais qui est, dit-on, d'une grande naissance. C'est à cette
considération qu'il a sacrifié l'affection la plus pure et la plus
désintéressée. Depuis ce temps la pauvre enfant dépérit à vue d'œil,
et inquiète vraiment beaucoup ses amis; mais si vous voulez voir le sot
en question, mon mari vous mènera chez son père, qui est assez amusant à
voir et à entendre une fois: c'est un homme qui s'est enrichi on ne sait
trop comment dans les fournitures, qui mène un train de prince et fait
le libéral à donner un mal au cœur. L'occasion est belle, car c'est,
je crois, dans trois jours que son fils se marie.»

Les moyens de distraction sont assez rares en province. J'acceptai la
proposition, et je partis avec mon ami pour assister aux noces, à
l'occasion desquelles on déployait l'hospitalité la plus large et la
plus généreuse.

Nous arrivâmes au château de M. Bardou. Mon ami me présenta, et je
m'aperçus que mon titre flattait extrêmement l'aristocratique démocratie
du fournisseur.

Il nous présenta son fils: c'était un grand et fort garçon, d'un blond
fade, rouge, commun à faire peur, avec de gros yeux bêtes en l'air,
aussi sot qu'insolent.

Ce n'est pas que j'aime assez l'impertinence; mais ce niais avait la
plate et lourde insolence d'un laquais.

Somme toute, je concevais l'engouement de cette pauvre petite fille pour
cette espèce, qui était ce qu'on appelle un bel homme de province; la
preuve de cela est qu'on le nommait le beau Bardou.

La noce était pour le surlendemain, nous nous mîmes à table. Après
dîner, les deux filles de M. Bardou se cramponnèrent l'une à un piano,
dont elle tapa, et l'autre à une guitare, dont elle gratta. C'était à
faire dresser les cheveux sur la tête.

Le beau Bardou, lui, avait disparu au dessert pour aller faire la cour,
comme me l'apprit son père.

Le père Bardou était un gros homme d'une haute taille, avec les façons
d'un crocheteur. Je causais avec mon ami: il s'approcha de nous.

--N'est-ce pas que mon dîner était bon? nous dit-il.

--Tout est parfait ici, Monsieur, lui dis-je.

Cette réponse le mit en confiance.

--Et mes filles ont un fameux talent, n'est-ce pas? Que voulez-vous?
elles ont une si bonne maîtresse! Qu'est-ce que je dis, une maîtresse!
une amie... et qui bientôt sera leur sœur... sera ma fille. Mais il
faut que je vous conte cela, monsieur, me dit-il, puisque vous voulez
bien assister à la noce; il faut bien que vous sachiez comment et
pourquoi mon Bardou se marie (c'est ainsi qu'il appelait ce grand corps
dont la figure ressemblait à un abricot entortillé dans de la filasse).
Et cet animal se mit à cheval sur une chaise, en appuyant ses deux
grosses mains rouges sur le dossier; il commença ainsi:

--D'abord, Monsieur, moi je brave le pouvoir, et je dis tout haut que je
suis libéral. J'ai fait ma fortune moi-même, et je n'entends pas que les
despotes me vilipendent. Nous ne sommes pas faits pour être les esclaves
des jésuites et de la prêtraille; aussi, j'ai acheté deux mille
exemplaires du Voltaire Touquet, que j'ai distribué à mes paysans, et
dix mille tabatières à la charte.

--Pour un ennemi du gouvernement, vous encouragez furieusement les
droits réunis, lui fis-je.

--Ah! je vais vous dire, reprit-il: c'est que j'ai quelques plants de
tabac; mais pour en revenir au mariage de mon fils, figurez-vous,
Monsieur, que j'ai demandé à ces canailles de ministres, moi qui suis
grand propriétaire, un mauvais titre de baron qu'ils m'ont refusé, comme
je m'y attendais, car, une ruse de ma part, j'avais demandé cela exprès
pour les mettre dans leur tort, et avoir le droit d'être d'une
opposition bien plus enragée; et c'est ce que j'ai fait, comme vous
allez voir. Lors de la guerre d'Espagne, il y a eu des réfugiés
politiques, tous logés chez moi, Monsieur! Les réfugiés, tous!...
défrayés de tout et entretenus à mes frais. Il fallait voir la figure
du gouverneur pendant ce temps là!... Vous concevez s'il était humilié!
Si humilié, qu'un membre du comité directeur m'a dit qu'à Montrouge, on
avait proposé de m'assassiner. Mais on a craint une révolte du
département, et voilà comme j'ai été sauvé. Mais, ce n'est pas tout;
vous allez voir jusqu'où va l'humiliation du gouvernement. Ces réfugiés
sont rentrés en Espagne pour la plupart; mais il en est resté un, et cet
un est un grand seigneur, un marquis, un général en chef, un gouverneur
d'une foule de provinces, pas plus fier que vous et moi, un digne
vieillard qui a été la victime des nobles et des prêtres de son pays,
parce qu'il parlait pour le peuple. Ah! Monsieur, quel homme! il me
fendait le cœur, en me racontant qu'on avait rasé son château, abattu
ses arbres, bouleversé ses jardins, de façon, me disait-il, que je
retournerais maintenant en Catalogne, où j'avais une terre qui me
rapportait vingt mille piastres de rentes (les piastres sont les pièces
de cent sous de leur pays) que je ne pourrais plus, disait-il,
reconnaître seulement la place de mes propriétés. Voilà pourtant où les
jésuites veulent nous mener, Monsieur! Et puis, ce saint vieillard me
conduisait sur la montagne, et là, Monsieur, il ne passait pas une
hirondelle qu'il ne lui dît des choses à fendre l'âme, sur le bonheur
qu'elle avait de retourner dans son pays natal. Tenez, il y a même une
chanson de Béranger dans ce genre-là... Et moi, je pleurais comme un
enfant, rien que de l'entendre. Mais ce n'est pas tout, ce digne
seigneur avait avec lui sa fille, une personne superbe, un peu brune,
mais si bien élevée, que c'est un charme depuis bientôt six mois qu'ils
sont venus loger à la maison du Petit-Parc; elle a donné des leçons de
guitare à mes filles... et quelles manières distinguées, Monsieur!.....
Ah! tenez, on peut avouer cela entre soi: il n'y a que les grandes
familles pour ces manières-là. Enfin, tant il y a, que mon fils, mon
Bardou, qui était presque fiancé à une petite fille de rien, est devenu
fou de la demoiselle de monsieur le marquis de la Ronda-Mayor; et, après
bien des peines, il s'est fait aimer de la belle Espagnole. Son père
veut bien la lui donner en mariage, et a l'extrême bonté de lui conférer
son titre. Aussi, après demain, Monsieur, mon Bardou sera le marquis
Bardou de la Ronda-Mayor, et le plus heureux des époux. Maintenant jugez
du camouflet que reçoit le gouvernement! Il ne voulait pas me faire
baron, et mon fils est marquis! Car j'ai là les titres de général sur
parchemin, ainsi que ses brevets de général et de gouverneur.
Maintenant, vous savez tout, Monsieur, et j'espère que vous nous
honorerez en signant au contrat.

Jusqu'au moment où cet imbécile d'homme parla de Ronda-Mayor, je n'avais
eu aucun soupçon. J'étais à mille lieues de penser que Tintilla et son
digne père, que je croyais encore aux galères, fussent pour rien dans
tout ceci. Les mots de Ronda me les rappelèrent malgré moi; et je ne
sais quel pressentiment me dit que c'était une nouvelle rouerie tramée
par le père et sa fille.

Pour m'éclaircir, je fus me promener le lendemain matin du côté du
Petit-Parc. J'entendis une voix bien connue fredonner un bolero: c'était
Tintilla.

Je m'avançai; elle ne me reconnut pas.

Elle était mise fort simplement à la Française; ses grands cheveux
étaient bouclés et retenus par un peigne d'écaille; sa robe blanche
éclaircissait son teint et dessinait sa taille, qu'elle avait toujours
voluptueuse au possible; car, il faut l'avouer, vive Dieu! elle était
toujours séduisante, et je conçois qu'un homme même moins niais que le
brave Bardou s'en soit épris au point de l'épouser.

--_Tintilla de mi carazou... Gitanissa mia_, lui dis-je.

Elle devint pâle comme la mort: elle m'avait reconnu. A ce moment parut
monsieur son père, fort agréablement décoré de cinq ou six ordres de
toutes les couleurs, vêtu d'un habit bleu tout neuf, d'une culotte et de
bas de soie noirs. Le respectable marquis de la Ronda-Mayor s'appuyait
sur une grande canne, et tenait à la main un chapeau à cornes, emplumé
et à large cocarde rouge.

--Le Français du diable! dit Tintilla à son père.

--Pour vous servir, compère, ajoutai-je en saluant Hasth'y.

Le misérable fit le mouvement qui lui était familier pour chercher son
couteau dans sa poche.

--Il n'y a pas de couteau dans ta poche, drôle que tu es, lui dis-je...
Mais rassure-toi... La dupe que toi et ta fille avez enlacée est si
stupide et si méprisable, que je vous l'abandonne.... Seulement,
Tintilla, il me faut la première nuit de tes noces, ou je parlerai; car,
quoique fait, le mariage pourrait alors avoir des suites désagréables
pour ce seigneur marquis... Mon silence est à ce prix.

--Mais songez donc, dit Hasth'y...

--C'est mon dernier mot, et je tournai les talons.

Le soir on signa le contrat en grande pompe, et je signai mon nom avec
le plus grand plaisir.

Le lendemain, à midi, Tintilla et son bouquet de fleur d'orange furent
conduits à l'autel par M. Bardou qui pleurait de joie.

Le marquis de la Ronda-Mayor, en grand uniforme d'officier-général,
donnait le bras à madame Bardou; tous deux pleuraient aussi...

Le beau Bardou suivait par derrière, les yeux encore plus saillants que
de coutume... Ils avaient l'air de vouloir sauter de sa tête; il était
rouge cramoisi et souriait d'un air radieux.

Le dîner fut splendide.

Le bal étourdissant.

Pendant l'intervalle d'une contredanse, je m'approchai de Tintilla, et
je lui dis en espagnol... Je t'attends dans la maison de ton père, songe
à ta promesse ou je parle...

Elle me dit à voix basse... Que le diable me soit en aide. On coucha les
mariés.

       *       *       *       *       *

Le lendemain matin, je me promenais d'assez bonne heure dans le Parc,
assez proche de la maison qu'habitait Hasth'y, lorsque je vis arriver
une kyrielle de violons et de musiciens, et derrière eux toute la noce,
conduite par le beau Bardou, qui avait un de ses gros yeux tout noir et
tout contus, et riait d'un air capable; des domestiques portaient des
haches et des leviers. Tout le monde était d'une gaîté folle.

--Vous ne savez donc pas, me dit M. Bardou père, qui pour sa part était
armé d'un énorme merlin, il s'en est passé de drôles cette nuit. Est-ce
que l'Espagnole n'a pas été effarouchée au point de battre mon Bardou,
de se sauver de la chambre nuptiale, et de venir comme une folle
s'enfermer chez son père, où elle a passé la nuit. Est-ce ça une vertu,
hein?

--Les Espagnoles sont toutes comme cela, lui dis-je.

--Mais nous allons faire le siège de la maison, nous enfoncerons la
porte, nous démolirons le mur, s'il le faut, mais nous l'aurons; tenez,
voilà déjà mon Bardou qui commence à démolir la muraille. Au dixième
coup de pioche, le marquis de la Ronda-Mayor parut sur le seuil tenant
Tintilla par la main, qui, toute rouge et honteuse, cachait sa tête dans
le sein du respectable vieillard...

--Victoire!... victoire!... cria Bardou.

Le beau Bardou, lui, ne cria pas victoire; mais comme il était fort
comme un bœuf, il prit Tintilla dans ses bras et courut la porter aux
pieds de madame Bardou (douairière), qui les bénit.

Hasth'y les bénit aussi.

Je retournai le lendemain chez mon ami; et, quelque temps après,
j'appris avec peine que cette pauvre créature, que ce niais avait si
sottement sacrifiée, était morte de chagrin.

       *       *       *       *       *



PHYSIOLOGIE

D'UN APPARTEMENT.



PHYSIOLOGIE D'UN APPARTEMENT.


Le style est tout l'homme.

BUFFON.

--Ainsi donc, madame la comtesse, dit M. Dossigny en comptant les
pulsations délicates du pouls de la jeune femme, ainsi vous éprouvez du
malaise, des insomnies; le moindre bruit agace cruellement vos nerfs,
une lumière trop vive blesse votre vue, la solitude vous attriste et
vous charme, et c'est à peine si vos jours de Bouffons ou d'Opéra ont le
pouvoir de vous distraire?...

--Hélas, oui, docteur... tout cela n'est que trop vrai!...

--Jusqu'à présent, les effets me sont clairement démontrés; il nous
reste à chercher les causes.

Ici la comtesse rougit singulièrement sous la vue perçante du
docteur.... qui n'était pas un docteur.

C'est-à-dire..... c'était bien un docteur si vous voulez, mais un
docteur, sauf la science de l'art médical, un docteur tel qu'il en
faudrait pour guérir ou calmer les maladies purement morales d'une
classe de gens pour qui le hideux cortége des rhumes, des fluxions de
poitrine n'est qu'un préjugé ou une tradition, le confortable et
l'espèce de leur existence les protégeant contre de pareilles misères.

Mais si _ces heureux du siècle_, comme on les appelle, sont à l'abri de
ces brutales et grossières souffrances... par compensation que de maux
plus cruels, plus poignants, plus amers, viennent les torturer!.... maux
d'autant plus affreux qu'ils ne peuvent trouver de soulagement que dans
des soins tout intellectuels.... Douleurs de l'âme, que l'âme seule peut
guérir.

Or, le docteur était justement l'homme des maladies du cœur ou de
l'esprit, car il savait tout, excepté la médecine... et s'il avait
malheureusement su la médecine, il eût, le misérable, peut-être répondu
à l'un de ces élans désespérés de notre intelligence vers un infini qui
nous échappe... par un sinapisme ou une potion calmante!

Non, non, le docteur était un homme d'une portée supérieure.... Selon
l'âge, le caractère, le génie de son malade, il ordonnait tantôt une
méditation de Lamartine, sublime et harmonieuse mélodie qui vous
entraîne vers Jehovah sur l'aile dorée des séraphins, tantôt un chant de
Byron, railleur et décevant.

Un chagrin connu vous navrait-il?... une touchante et naïve consolation
de Sainte-Beuve, douce comme la voix d'un ami d'enfance, faisait couler
ces pleurs qui vous oppressaient, ces pleurs qu'il est si bon de
pleurer...

Ou bien c'était tantôt l'éclat d'une ode de Victor Hugo, éblouissante
des feux et des couleurs de l'Orient... tantôt la ciselure délicate et
coquette, la pensée profonde d'un poëme de De Vigny ou d'Émile
Deschamps, qu'il opposait à un terne et sombre découragement.

Le système nerveux était-il irrité par la conscience de notre
corruption?... aussitôt le docteur conseillait une strophe sanglante de
Barbier, et votre douloureuse indignation s'exhalait en répétant ces
vers mordants, gonflés du fiel de Juvénal.

Enfin, si tous les trésors des poètes et des moralistes ne suffisaient
pas, à l'imitation des empiriques fameux, le docteur composait lui-même
un arcane... comme il le fit peut être pour cette jolie comtesse dont il
pressait le pouls entre ses deux doigts.

--La cause seule du malaise qui vous oppresse nous reste donc à
chercher, madame la comtesse; et cette cause... ne m'est pas inconnue,
reprit le docteur.

--Voilà qui est fort, et qui approche de la magie! dit la comtesse en
souriant...

--Bon Dieu! Madame, j'ai deviné bien d'autres secrets, j'ai pénétré le
caractère de bien des gens..... sans les voir même.

--Cher docteur, il est fort heureux que vous ne soyez pas né au moyen
âge... Vous eussiez été brûlé comme sorcier... d'abord, et puis je
n'aurais pas eu le plaisir d'entendre vos folies...

--Des folies! Madame..... des folies!..... veuillez écouter, et vous
verrez si ce sont là des folies.

Il y a environ deux mois de cela, raconta le docteur, un de mes amis me
pria d'aller voir un de ses parents qui, disait-il, avait le plus grand
besoin de mes conseils. Je me rendis donc un jour chez ce nouveau
malade, il était sorti, mais m'avait fait prier de l'attendre.

J'ai une habitude qui vous paraîtra bizarre, Madame, et qui peut-être
vous expliquera le secret de ma folie ou de ma magie; cette habitude est
de juger l'homme, non pas comme Buffon sur le style, mais sur
l'appartement, qui, à mon avis, reflète d'une façon bien plus intime et
plus probante le caractère, les goûts, je dirai presque les mœurs de
l'individu..... En un mot, à l'ensemble de l'_appartement_, je suis sûr
de deviner la manière d'être physique et morale de son possesseur.

--Voilà qui est fort singulier! dit la comtesse en s'asseyant au lieu de
rester couchée sur sa causeuse, en vérité fort singulier, et surtout
fort amusant... Je vous écoute, docteur.

--Le valet de chambre du parent de mon ami me reçut, et m'offrit
d'attendre son maître dans un petit parloir où je restai seul: il faut
l'avouer, Madame, ma science d'observation se trouva tout-à coup en
défaut. Dans ce parloir tout était négatif: une tenture ni gaie ni
triste, pas un tableau, des carreaux dépolis qui cachaient la vue, des
meubles d'une coupe commune et insignifiante.... En un mot, rien de
particulier, rien d'intime.

Comme mon malade n'arrivait pas et que, n'ayant rien à observer, je
m'ennuyais fort, je poussai une porte et j'aperçus avec bonheur une mine
féconde en inductions: c'était la salle à manger.

Je refermai silencieusement la porte du parloir, et me plaçai au centre
de cette pièce pour l'embrasser dans tous ses détails, et dans son
ensemble.

Je dois avouer, Madame, que l'ensemble me parut imposant! Cette salle à
manger de forme circulaire était revêtue de stuc blanc, rehaussé de
peintures vives et tranchées, comme celles qui se déroulent sur quelques
vases étrusques; entre chaque fenêtre un bois de cerf naturel, chargé
d'armes de chasse, de pieds de sangliers et de daims, de trompes, de
gibecières, donnait à cette pièce un cachet spécial tout-à-fait en
harmonie avec sa destination.

Mais ce qui faisait presque musée dans cette salle, c'était une suite
d'admirables tableaux de Stil et Leguis qui représentaient: ici un
chevreuil fauve et doré pendu mort à un arbre; là, un sanglier forcé par
la meute, et faisant tête aux chiens, hérissé, les yeux sanglants, la
bouche baveuse; plus loin c'était un groupe de faisans, dont les plumes
d'or, de pourpre et d'azur, étincelaient aux rayons d'un soleil
couchant. Puis, au-dessous de ces tableaux d'assez grande dimension, de
ravissantes toiles de Géricault; Horace et Carle Vernet, Pfor et Wil,
offraient les types des plus belles races de chevaux d'Europe et d'Asie.

Enfin, au milieu d'un cadre d'or merveilleusement sculpté, on voyait le
portrait d'un superbe cheval de chasse bai brun, la tête demi tournée,
les oreilles fixes, l'œil saillant, la croupe haute... paraissant
doué d'une intelligence plus qu'humaine, et au bas de ce tableau vivant
on lisait ces mots écrits en émail bleu, sur un fond noir: _A Talbot
l'incomparable, son maître reconnaissant_. J'oubliais aussi les
_portraits_ d'une honnête quantité de bouledogues, chiens courants,
d'arrêt, épagneuls ou lévriers, qui remplissant un grand cadre à
compartiments, attestaient du goût prononcé du maître pour la race
canine.

Je ne vous parle pas d'un magnifique buffet surmonté d'une armoire de
Rosewood à vitrage, et curieusement incrustée d'ornements allégoriques
en cuivre et en ivoire, à l'instar de ces meubles si précieux du
moyen-âge; cette armoire était remplie d'une admirable vaisselle plate.
Seulement, ce qui complétait parfaitement le caractère de cette salle à
manger, c'était une petite bibliothèque d'ébène à fermoirs d'argent, qui
contenait les œuvres succulentes de Brillat-Savarin, Berchoux, Grimod
de la Reynière, Fouret, Carême, et quelques autres livres ou curieux
manuscrits anciens sur l'art culinaire, tout cela relié avec un goût
exquis, et chargé de notes de la main de mon futur malade... que nous
nommerons si vous voulez l'_Inconnu_, jusqu'à ce que son véritable
caractère nous soit révélé par l'étude physiologique de son appartement.

Or, je vous avoue, Madame, que j'eus l'indiscrétion coupable de
feuilleter les livres de cette petite bibliothèque, et entre autres
réflexions en voici une que je me rappelle, et qui me paraît d'un grand
sens et tout-à-fait neuve:

_Pour juger et comprendre dans toute sa portée l'œuvre d'un
cuisinier, il faut se mettre à table sans ressentir la moindre velléité
d'appétit, car le triomphe de l'art culinaire n'est pas d'assouvir la
faim, mais de l'exciter._

Cette petite bibliothèque contenait aussi les œuvres de Rabelais et
de Verville, _dans le cas_ (disait encore une note de l'Inconnu), _dans
le cas où dînant seul, on voudrait se gaudir en joyeuse et folle
compagnie, l'habitude et la race des bouffons amusants étant
malheureusement passées de mode_.

Là aussi je feuilletai divers traités de l'art de la vénérie depuis
Charles IX jusqu'à nos jours, tous curieusement annotés. J'y lus entre
autres une assez longue dissertation dans laquelle notre Inconnu, se
trouvant opposé à l'avis de Dampierre et de Verrier de la Conterie,
soutenait opiniâtrement que le onzième des trente-un tons de chasse
devait s'appeler _Forhu_, tandis que ses adversaires le nommaient le
_Défaut_ ou le _Hourvari_. Je vous fais grâce d'une étymologie curieuse
sur la _tête Birarde_ et le _Daguet_, qui me parut fort concluante. Je
passe aussi sous silence un nouveau mode d'engrainage pour les chevaux
de chasse; mais je ne puis finir cette longue description sans vous
parler encore d'un petit Traité manuscrit de notre Inconnu _sur la
Musique appliquée à la Gastronomie_.

Dans cet ouvrage, l'auteur prétendait prouver l'analogie complète qui
existait entre le genre de menu de son dîner et le caractère de la
musique de Mozart ou de Rossini, par exemple.

Ainsi disait-il: «Si je veux approfondir le développement large et
progressif de l'ivresse ou plutôt de la _poésie_ du _Porto_, poésie
pensive, grave et triste, je dînerai seul, je ne mangerai que des
viandes noires et _sévères_, des filets de sanglier ou de cerf de
seconde tête, harmonisant ainsi les _sucs_ des solides et les _esprits_
des liquides; car si _les mets sont le corps de l'ivresse, le vin est
son âme, et il faut la plus parfaite corrélation entre ces deux
principes_. Et puis la lumière qui m'éclairera sera pâle et douteuse: et
puis la musique qu'on m'exécutera (_je n'admets pas un dîner sans
musique, sans excellente musique_) aura un caractère sombre et
imposant; ce seront, je suppose, quelques pages de _don Juan_, de ce
puissant et terrible poëme de Mozart, ou quelques chants grandioses du
_Moïse_.

«Alors mon corps, mon âme et mon esprit étant surexcités par la triple
ivresse des mets, du vin et de la musique, j'atteindrai aux plus hautes
sphères de jouissance matérielle et intellectuelle.

«Si, au contraire, je veux me laisser bercer par l'insouciante et folle
poésie du frais champagne, je sucerai les atomes de quelques oiseaux
légers et brillants, un _sot-l'y-laisse_ de faisan doré, un aileron de
bartavelle aux pattes de pourpre... Alors l'éclat de mille bougies, des
fleurs, du vermeil, des femmes, des cris d'amour et de gaîté... Alors
vienne, pour compléter mon extase, une fringante tarentelle de _la
Muette_, vienne la musique sublime du _Barbier_, musique enivrante qui
rit, étincelle et pétille comme le gaz frémissant sous la mousse
argentée!»

Mais je cesse mes citations empruntées au manuscrit de cet original pour
vous citer seulement l'heureuse innovation que cet homme sensuel avait
apportée dans sa salle à manger. Je veux parler de larges, profonds et
excellents fauteuils, dont le siége, un peu incliné, était en maroquin
et le dossier en drap[B], remplaçant ces chaises si incommodes qui
garnissent ordinairement les salles à manger les mieux entendues...

[B] Nous avons cherché consciencieusement quelle pouvait être la raison
de cette différence entre le siége et le dossier, et nous donnons la
solution suivante sans en garantir l'exactitude: Le travail de la
digestion faisant éprouver une espèce de frisson qui affecte
principalement le dos, on conçoit que l'impression fraîche produite par
un dossier de maroquin eût encore augmenté cette sensation désagréable.

Vous avouerez donc, Madame, que sans magie on peut, j'espère,
parfaitement préjuger du caractère de notre Inconnu, d'après cette
salle à manger: cet ensemble, ces détails ne disent-ils pas: Cet homme
ne vit que pour la table, le vin et la chasse; c'est un joyeux et
indolent compagnon qui résume la vie et le bonheur dans une sauce, une
meute et une écurie; qui, ne comprenant que des plaisirs physiques,
vivant d'une vie d'action, doit manquer complètement des sens délicats,
qui trouvent leurs joies et leurs peines dans des sensations toutes
intellectuelles.

Pour cet homme, les arts ne sont pas un but, mais un moyen qu'il
subordonne à ses grossiers plaisirs. S'il aime la musique, ce n'est pas
pour revêtir de ses pensées les sons qui le charment; ce n'est pas pour
se laisser emporter aux brises frémissantes de l'harmonie, dans
l'espérance d'entrevoir cet infini auquel une âme ardente aspire
toujours. Non, pour cet homme la musique n'est qu'un son plus ou moins
mélodieux qui l'endort dans ses orgies.

Dans les ravissantes peintures qu'il a sous les yeux, cet homme ne voit
qu'une couleur, qu'une représentation exacte du cheval ou du chien,
qu'il a aimé parce qu'il avait des flancs ou du jarret.

Dans ces sublimes bouffonneries de Verville et de Rabelais, qui cachent
tant de puissantes hyperboles, il ne voit, lui, que le mot cynique qui
rit à son cerveau noyé dans la vapeur du vin. Voilà tout.

Enfin, n'est-il pas vrai, Madame, que chez cet homme l'être intellectuel
manquant tout-à-fait, il n'y a en lui qu'une enveloppe grossière, et
qu'au lieu d'âme c'est un instinct brutal et sensuel qui l'anime?

--Je suis de votre avis, docteur, et je commence à vous trouver un peu
moins magicien... et un peu plus sorcier. Mais vous, que pouviez-vous
faire pour ce turbulent chasseur, qui ne devait souffrir que d'une côte
enfoncée à la chasse ou des excès d'une débauche?

--Rien au monde, Madame; car je pensais comme vous, et mon imagination
alla même plus loin: par une singulière puissance d'intuition je me
figurai son portrait physique, bien sûr de ne me tromper pas...

--Oh! cela, je le conçois si bien, s'écria la comtesse, que je puis
aussi vous faire ce portrait... Je le vois d'ici, votre chasseur, grand,
fort, hardi, l'œil brillant lorsqu'il s'accoude à table; et dans ses
traits, dans ses moindres mots, je lis l'expression du dédain le plus
prononcé pour tout ce qui n'est ni jockey, ni bouffon, ni piqueur, ni
cuisinier.

--Parfait, admirable, Madame; c'est ainsi que j'avais rêvé notre homme.
Aussi je me disposais à quitter cette salle, lorsque, me trompant de
porte, j'entrai.... Mais vous ne sauriez croire mon étonnement...

--Mais dites donc vite! s'écria la comtesse.

--Et bien, madame la comtesse, j'entrai dans une bibliothèque.

--Ah! bon Dieu... que pouvait-il donc faire d'une bibliothèque? une
bibliothèque!...

--La plus complète, la plus surprenante des bibliothèques, et
l'étonnement que j'éprouvai fut d'autant plus désagréable que _mon siége
étant fait_, je pressentis peut-être la nécessité de recommencer mes
observations sur de nouvelles bases... et puis, la transition était si
brusque, si heurtée, que j'eus besoin de me recueillir un moment...

Figurez-vous, Madame, que dans cette nouvelle salle, tout était changé,
tout avait un caractère sérieux et imposant, tout, jusqu'au jour, car,
au lieu d'être éblouissant et joyeux comme celui qui inondait la salle
à manger, le jour qui régnait dans cette bibliothèque, ne pénétrant qu'à
travers les vitraux épais et coloriés d'étroites fenêtres en ogives,
jetait dans cette longue galerie une teinte sombre et mystérieuse.

Entre ces fenêtres on voyait de nombreuses tablettes chargées de
minéraux, de coquillages, de produits d'histoire naturelle, d'ustensiles
et d'armes de tous les pays; ici, des antiquités romaines trouvées dans
les fouilles d'Herculanum: là, des ornements d'or du temple du Soleil,
recueillis au Mexique.

Plus loin, dans sa gaîne étincelante de pierreries, le kangiar oriental,
poignard somptueux comme la vie qu'il tranche au harem, contrastait avec
le féty, couteau malais à manche de corne, si effrayant dans sa féroce
nudité.

Mais une chose remarquable, Madame, c'est qu'on lisait ces mots sur
presque toutes ces raretés: _Apporté du Mexique, lors de mon voyage en
18..._--_Apporté de l'Inde, en 18... etc._

--Mais alors, c'était donc un savant, un voyageur... que notre chasseur?

--Veuillez m'écouter, Madame. Du côté opposé à ces tablettes, s'étendait
une immense bibliothèque en chêne noirci par le temps, ciselée, dentelée
par d'admirables sculptures qui rappelaient ces merveilleux enroulements
de Pujet ou de Jean Goujon: là étaient renfermés tous les trésors de
l'intelligence humaine; là des richesses inestimables; là, un choix
d'ouvrages, qui révélait le penseur et le philosophe, et la multitude de
signets et de marques dont les livres étaient hérissés prouvaient assez
que cette collection précieuse n'était pas un objet de luxe, mais
répondait à un besoin impérieux de science et d'étude.

Enfin, au milieu de cette galerie, une table immense, aussi en chêne
noir, était couverte d'in-folios jaunis par le temps, de précieux
manuscrits à enluminures, de cartes, de plans, de livres ouverts çà et
là, et jetés sans ordre avec impatience, comme si celui qui les
interrogeait leur eût en vain demandé un de ces secrets, qu'on ne lit
dans aucun livre.

Je m'approchai de cette table, presque avec émotion, et je jetai un coup
d'œil furtif sur des notes éparpillées et sans suite... Mais je ne
pus retenir un mouvement de surprise en reconnaissant sur ces feuilles
jaunies, macérées, froissées par l'ardeur de la science.... cette même
écriture fine et serrée qui annotait avec un sérieux si plaisant des
ouvrages de chasse et de gastronomie.

Oui, Madame, ce fut presque avec émotion que, pensant à cet esprit si
étrange dans ses contrastes, je suivis l'expression quelquefois
incomplète, mais toujours forte, de cette âme singulière.

Politique, morale, histoire, philosophie, métaphysique, cet homme devait
avoir tout compris, tout embrassé: dans ces lignes éparses, tout était
analysé d'une manière énergique, abstraite, incisive, qui décelait un
esprit supérieur mûri par l'expérience, lequel écartant les théories et
les systèmes, repousse tout ce qui peut lui cacher la véritable
expression de l'humanité, cette expression fût-elle désespérante.

Oh, madame! il fallait que cet homme eût bien aimé, bien haï, bien vu,
bien souffert, bien éprouvé, pour marcher ainsi calme et impassible à la
recherche d'effrayantes vérités, écrasant avec dédain les mensongères et
consolantes illusions que lui dérobaient ce but fatal.... Il fallait
avoir passé bien des années....

--Mais, docteur.... le croyez-vous donc si vieux?.... demanda la
comtesse avec un singulier intérêt.

--Moralement, oui, Madame: ses pensées n'avaient pas le caractère
poétique et confiant de la jeunesse.... c'était plutôt l'amère et
inflexible raison de l'homme mûr.... et pourtant, en pensant à cette
salle à manger qui me paraissait révéler un homme si à part, si complet,
dans son rayon, je ne savais comment faire coïncider ces deux natures si
différentes, et pourtant si identiques. Et puis, le jour douteux de
cette galerie réagissant sur mes idées, je ne sais quelles pensées
confuses de docteur Faust, d'alchimie, de secrets défendus et cherchés,
vinrent m'assaillir. C'était une impression toute d'art et de poésie, il
est vrai; mais cette impression me fit presque peur, et, voyant une
porte devant moi, je l'ouvris avec vivacité, et je respirai plus à
l'aise en me trouvant dans un atelier qui recevait d'en haut une
lumière douce et pure.

Une fois hors de cette galerie sombre je me sentis plus rassuré, content
comme un enfant qui, ayant peur des ténèbres, a revu le jour.

Alors, je l'avoue, Madame, le portrait physique du joyeux compagnon de
la salle à manger ne concordait plus avec celui du sérieux solitaire de
la galerie... Je courbai donc sa taille, je creusai et pâlis ses joues,
je découvris son front déjà sillonné de rides, j'éteignis le feu
brillant de ses prunelles, et l'enveloppant dans une longue robe, je me
le figurai assis, son doigt étendu sur une pensée de Pascal, ou de
Newton, et la tête levée vers une sphère étoilée comme pour y chercher
la solution de quelque grand problème que ces moralistes avaient soulevé
sans le résoudre.

--Mon Dieu, vous le faites bien laid! dit la comtesse; moi, je le vois
pâle aussi, mais d'une pâleur qui sied bien... son front est découvert,
mais ses cheveux sont bouclés, ses yeux ont un regard profond, mais par
cela même plein d'âme et de mélancolie; enfin, j'aime assez votre grande
robe, mais il faut qu'elle soit de velours noir, avec une ceinture de
soie argent et bleu... ou or et rouge... non, bleu... seulement bleu...
c'est plus sévère...

--J'avoue, Madame, que votre portrait est plus poétique que le mien; la
robe de velours noir surtout est d'un charmant effet, et je l'adopte.

Une fois dans cet atelier, quoique le jour commençât à baisser, je pus
encore jouir de la vue des plus magnifiques tableaux des Claude Lorrain,
des Raphaël, des Michel-Ange, des Rembrandt, surtout des Rembrandt. Mais
de l'école moderne je ne vis qu'un tableau d'Eugène Delacroix, et puis
çà et là, en désordre, des études qui paraissaient peintes d'après
nature: c'étaient des vues du Nord, le ciel gris et glauque, les lames
jaunâtres de la Baltique, ou bien le ciel bleu et les eaux caressantes
d'une île de l'Archipel... c'était encore une tête de femme, créole de
Lima, aux tons bruns et dorés, qui contrastait avec la fraîcheur
transparente d'une figure du nord: et par une incroyable souplesse de
talents ces natures si opposées étaient rendues avec une égale naïveté.

--Il était donc peintre aussi votre savant?...

--A en juger du moins par des tableaux finis ou ébauchés qui
garnissaient quelques chevalets... par une palette chargée de couleurs
encore fraîches et brusquement jetée de côté, peut-être dans un de ces
moments de désespoir sublime qui révèlent à l'artiste l'immense étendue
et l'immense impuissance de son art...

Oh! disais-je, Madame, je conçois bien maintenant qu'il souffre, celui
qui a peut-être en vain demandé le bonheur aux arts et aux sciences...
sans doute il souffre de cette douleur sublime et incurable, qui dévore
et ravit ceux qui, s'isolant dans leur retraite, fuient un monde frivole
qui ne les comprend pas!...

A ce moment, Madame, un valet de chambre, suivi d'un laquais en livrée
portant des lumières, ouvrit la porte de cet atelier où il ne faisait
presque plus jour, en me disant que son maître n'allait sans doute pas
tarder à rentrer: il me proposa d'attendre dans le salon.

Je suivis ce laquais, et après avoir traversé un petit couloir,
j'éprouvai autant d'étonnement que j'en avais ressenti en passant de
cette salle à manger si folle, dans cette galerie si sérieuse.

Car de cette bibliothèque, de cet atelier où j'avais cru voir se
concentrer tout entière la vie et les goûts de cet homme bizarre, je me
trouvai tout à coup dans un vaste et splendide salon dont on venait
d'allumer les candélabres et le lustre, qui étincelaient des feux de
mille bougies.

A quelques symptômes, seulement perceptibles pour un observateur, je
remarquai que ce salon n'était pas comme ces honnêtes salons de la
bourgeoisie qui, à de longs intervalles, ayant beau dépouiller les
housses des meubles les gazes des bronzes, n'en ont pas moins l'air
gauche d'un homme _endimanché_.

Non, ce salon au contraire, soit à de légères marques d'usure qui
altéraient à peine la délicieuse fraîcheur des meubles et des tapis,
soit à je ne sais quel caractère dont est empreinte une pièce qu'on
habite, ce brillant salon attestait assez qu'il recevait de nombreuses
et fréquentes réunions.

--Ah, mon Dieu! mais ce n'est donc plus un artiste et un savant que
notre voyageur? dit la comtesse...

--C'est bien autre chose, ma foi, dit le docteur.

Mais pour en revenir au salon de notre Inconnu, Madame, on y respirait
je ne sais quel parfum d'élégance et d'aristocratie: son architecture
était à la fois grave et simple, de grands portraits de famille
couvraient les murs, et d'épaisses draperies de soie pourpre tombaient
pesamment le long de grandes fenêtres entourées d'arabesques d'or.

Une chose que je remarquai et qui me témoigna du bon goût de notre
Inconnu, c'est qu'au lieu d'être perdu au milieu de ces bronzes lourds
et de mauvais aspect qui déparent nos appartements, le mouvement de la
pendule de ce salon se trouvait encadré dans le socle d'une ravissante
statue de Canova, et que deux admirables copies du Vase de Médicis en
marbre blanc complétaient la garniture de cette cheminée, dont la frise
et les chambranles étaient aussi merveilleusement sculptés.

On avait pris le même soin pour les lustres et les candélabres dorés,
qui offraient les lignes simples et nobles des anciennes lampes
romaines, et non cet entortillage d'affreuses volutes qui font la honte
de nos artistes.

Je m'approchai d'une urne de porphyre d'un travail exquis, placée sur
une console, et y plongeant machinalement la main, je retirai une foule
de cartes de visites et d'invitations, qui annonçaient que, malgré ou
peut-être à cause de ses goûts de chasseur, de solitaire et d'artiste,
notre Inconnu était en relation avec toutes nos supériorités de
naissance, de mérite et de fortune.

Je vous avoue, Madame, que ma surprise allait toujours croissant. A la
rigueur, j'avais fait coïncider le goût des chevaux et de la chasse, de
la table même, avec le goût des sciences et des arts.

Je concevais une vie partagée entre des études abstraites, profondes,
excentriques, et un exercice forcé qui, par sa violence, détendait le
moral pendant quelques heures, et lui rendait cette souplesse, cette
élasticité qu'un travail trop ardu et trop prolongé lui eût fait perdre.

Cette manière encore d'envisager la gastronomie comme un excitant qui
double, pour un moment, la vivacité de nos sens; cette bizarrerie de ne
voir dans l'ivresse qu'une sorte d'exaltation poétique à laquelle une
ravissante musique prête de nouveaux charmes, annonçaient encore
l'homme d'un esprit supérieur, mais qui semblait devoir vivre seul dans
le cercle qu'il s'était tracé, parce qu'il avait assez en lui pour vivre
de lui-même.

Mais que cet homme, qui paraissait donner de si larges développements à
ses facultés morales et physiques, eût encore le temps, le vouloir et le
besoin de s'égarer dans le tourbillon monotone du monde c'est ce dont je
ne pouvais me rendre compte.

--Ni moi, je vous jure, dit la comtesse toute pensive.

--Comme j'étais absorbé par ces réflexions j'entendis hogner légèrement
un chien... à une porte; j'ouvris: c'était une chambre à coucher
éclairée par un globe d'albâtre qui, perdu dans le plafond fait en dôme,
apparaissait comme un faible foyer de lumière sans rayons.

Les cris et les grattements du chien devenant plus distincts, je
m'approchai d'une porte masquée dans la tenture; je la poussai, et je
vis sortir le plus ravissant petit lévrier qu'on puisse imaginer. Il
était de cette espèce si rare qu'on ne trouve plus qu'à l'île de Candie,
tout noir avec une marque blanche sur le front.

       *       *       *       *       *

Je vous avoue, Madame, que je fus moins frappé de la gentillesse du
prisonnier que je venais de délivrer, que du singulier aspect de ce
cabinet.

       *       *       *       *       *

C'était le cabinet de toilette de notre Inconnu, et je vous avoue que
moi, qui croyais connaître à peu près tout ce que la recherche anglaise
a imaginé en ce genre, je fus atterré à la vue de l'innombrable quantité
de brosses, de limes, de pinces, de crochets, de boules, de ciseaux, de
peignes, de pierres, de grattoirs, de flacons, de fioles d'essences,
d'huiles, d'esprits, de pommades, qui composaient l'arsenal de toilette
de notre inconnu.

Là, je vis aussi une foule innombrable de cannes en ivoire, en ébène, en
corne, en baleine, en jonc, montées en argent, en or, en pierreries.
C'était encore une série de cravaches, de cannes de cheval et de
fouettes de chasse à enrichir Palmer. Enfin, figurez-vous bien que là
étaient rassemblées toutes ces inconcevables superfluités de luxe et de
toilette dont un élégant désœuvré peut seul comprendre le mérite et
l'utilité.

Et encore, je ne vous parle pas d'une multitude de bagues, de boutons,
d'épingles, de chaînes, à rendre des femmes jalouses, de ces frivolités
ruineuses dont le prix est aussi exorbitant que leur vogue est rapide.

Enfin, Madame, je refermai la porte de ce cabinet presque avec
indignation, pensant que je m'étais sans doute trompé dans mes
conjectures, car il était impossible qu'un homme si grave, si sérieux,
et d'un autre côté si insouciant et si artiste, eût, prononcés à ce
point, ces goûts de la dissipation fainéante et ennuyée.

La vue de la chambre à coucher me confirma dans ces idées: tout y était
coquet, musqué, fardé; des fleurs et des glaces partout, des cassolettes
à parfums, des ottomanes à dos brisé, une alcôve combinée, avec tous les
raffinements d'une lascivité orientale; il y avait aussi je ne sais quel
parfum dont l'odeur chaude et forte énervait, et puis des tableaux de
Boucher et de Vanloo... Quelques Carraches remplis de passion et de
volupté se reflétaient dans les glaces; et puis enfin se dressait sur un
piédestal environné des plus beaux camélias, cet admirable groupe de
Houdon, qui représente un jeune homme recevant dans ses bras le corps
de sa maîtresse pâmée sous ses baisers...

C'est impossible, me disais-je... il faut qu'ils soient ici deux frères,
deux amis; car tout cela, tous ces goûts si divers d'amour, de savoir,
de monde, de table, de chasse, d'art, tous ces goûts, encore une fois,
ne peuvent pas se trouver réunis et développés à ce point chez un seul
homme.

--C'est impossible! disais-je à haute voix.

Le pauvre petit lévrier eut probablement peur, car il s'approcha
timidement de moi en levant sa tête fine et spirituelle, où étincelaient
deux grands yeux noirs. Je me baissai pour le caresser, et vis sur son
collier... un nom.

--Quel nom...? docteur, demanda vivement la comtesse.

--Oh! quant à ce nom, Madame, reprit le docteur... ce n'est plus de la
physiologie de l'appartement... c'est plutôt de la physiologie du
mariage: et cet événement pourrait fournir un chapitre de plus à notre
tant spirituel conteur.

--Mais quel nom, docteur; dites-le donc?

--Impossible, Madame, c'est un nom trop connu... mais ce qu'il y a de
plus affreux, c'est que sur l'ottomane où je m'étais assis un instant
j'avais trouvé un mouchoir dont les initiales brodées ne se rapportaient
nullement au nom qui se lisait sur le collier vermeil du joli lévrier.

--Mais c'était un monstre que cet homme-là, docteur!... ce ne peut pas
être le même... comment! ce serait aussi un homme à bonne fortune que
votre savant, c'est-à-dire votre chasseur, votre voyageur... non...
enfin, votre Inconnu; car, en vérité, on s'y perd. C'est impossible.
Docteur, ce n'est plus le même.

--C'est ce que je pensais, Madame, et pour à m'en éclaircir, je sonnai
un valet de chambre.

--Votre maître ne revient pas?..... Voici plus d'une heure que
j'attends, lui dis-je et je m'en vais.

--Monsieur sera bien fâché, reprit-il.

--Ah çà lequel: Monsieur? car votre maître n'habite pas seul ici?

--Pardonnez-moi, Monsieur.

--Écoutez, mon ami, je suis médecin, et l'on m'a consulté pour votre
maître; je serais donc fort content d'avoir quelques notions sur ses
habitudes, son caractère qui me paraît assez inexplicable: car, à dire
vrai, je ne comprends pas comment, avec les goûts que semble annoncer sa
salle à manger, par exemple, il ait grand besoin d'une bibliothèque; de
même qu'avec une bibliothèque aussi sérieuse il ait besoin de cette
espèce de boudoir. Expliquez-moi cela?

--Je vois ce qui vous étonne, Monsieur, me répondit ce valet; plusieurs
personnes en ont été étonnées comme vous; moi-même, monsieur, quoique je
n'aie jamais quitté mon maître depuis son enfance, quoique je l'aie
suivi dans tous ses voyages, je ne le connais pas encore. Tantôt il
reste des jours enfermé seul dans la galerie, et alors personne au monde
que moi ne peut le voir. Pendant ces moments son humeur est irascible,
farouche et emportée; il mange à peine, reste cinq ou six jours avec une
barbe à faire peur, lisant, écrivant, se promenant à grands pas...
peignant un peu, et parfois aussi faisant de la musique sur sa harpe:
mais quelle musique! monsieur... triste! triste! à fendre l'âme! Et puis
un beau jour, Monsieur, qui s'était couché d'une humeur épouvantable, se
lève gai comme un pinson... je le coiffe, je le rase. Il fait venir son
piqueur. Alors il arrange des parties de chasse; alors ce sont des
chevaux à essayer, des attelages à appareiller: et puis, Monsieur reçoit
ses amis, va dans le monde. Quelquefois il dîne seul, et alors, pendant
qu'on lui joue des airs, tantôt gais, tantôt tristes, Monsieur se
grise... que c'est une bénédiction; il appelle ça _se mettre en poésie_.
D'autres fois, Monsieur ne dîne pas tout-à-fait seul, et alors, alors
comme alors, dit le valet avec un malin sourire en jetant un
coup-d'œil circulaire sur la chambre à coucher... Et puis un beau
jour le noir revient... Alors les chevaux restent à l'écurie, les chiens
au chenil, les voitures sous les remises... Tous les gens de la maison,
cochers, cuisiniers, palefreniers, valets de pied, savent ce que ça veut
dire; et malgré les ordres du maître-d'hôtel, tout ça prend sa volée, et
c'est toujours à recommencer. Seulement depuis quelque temps je remarque
que les séjours dans la bibliothèque deviennent plus fréquents et plus
longs... et c'est peut-être pour cela que Monsieur veut vous voir.

A ce moment un valet entra avec une lettre.

--C'est pour vous, Monsieur Grosbois, dit-il à mon interlocuteur.

--Je demande bien pardon à Monsieur, me dit le laquais bien élevé en
décachetant la lettre... Puis:--Mon Dieu! Monsieur... mon maître me dit
de vous faire mille excuses... Mais il est dans l'impossibilité de venir
ce soir, et m'ordonne de faire les mêmes excuses à quelques amis qui
devaient venir aussi le visiter.

Je sortis donc, Madame la comtesse, pas plus avancé qu'en entrant, et
seulement j'avais le mot d'une charade à deviner.

--C'est tout-à-fait cela, docteur, un logogriphe vivant!...

Tel fut le récit du docteur; et jamais ordonnance n'opéra de plus
heureux résultats; car cette jolie femme était, je crois, comme il y en
a beaucoup, difficile, rêveuse, ennuyée. Avant tout, le docteur avait
voulu occuper son imagination, et il l'occupa; car elle fut bien
longtemps à chercher, sans le trouver, le nom de cet homme universel...

Et ce, par une excellente raison!

       *       *       *       *       *



M. CRINET.

SCÈNES DIALOGUÉES.



PERSONNAGES.

M. CRINET, négociant.

Madame MALVINA CRINET.

RÉGULUS.

JACQUES LOPIN, ouvrier.

SUZON.

Le lecteur est prié d'évoquer la figure et le jeu de M. _Lepeintre
jeune_ dans _Crinet_, et _Arnal_ dans _Régulus_.



SCÈNE PREMIÈRE.

VINGT-HUIT JUILLET 1830.

On entend gronder le canon. La scène représente la grande cour d'un
magasin.

_Une foule d'ouvriers_.--M. CRINET, _monté sur une caisse_.


CRINET, _s'adressant aux ouvriers_.

Mes amis, le tocsin de la gloire a sonné, et de ce moment... vous n'êtes
plus des ouvriers... vous êtes Français!... Ainsi plus de distinctions
entre nous; non, plus de ces aristocratiques distinctions de maîtres à
ouvriers. Non, mes amis, non mes concitoyens, à dater d'aujourd'hui nous
sommes égaux, puisqu'à dater d'aujourd'hui je ne vous payerai plus vos
journées. Car je suis moi-même trop bon Français pour vous donner de
l'ouvrage quand les jésuites, par la voix des ordonnances, veulent vous
ôter, vous ravir votre pain; maintenant, mes concitoyens, unissons tous
nos efforts contre les vils satellites du pouvoir... mais, avant tout,
convenons bien de ce que nous voulons obtenir...

LES OUVRIERS.

Oui... oui,... puisque les maîtres nous refusent de l'ouvrage, il faut
que le gouvernement nous donne de l'ouvrage..... A bas la calotte.

CRINET.

Je me joins à vous du plus profond de mon cœur quant à la calotte,
mes concitoyens. Mais il vous faut plus que de l'ouvrage, oui, mieux que
de l'ouvrage; on donne de l'ouvrage à de vils mercenaires, à des
manœuvres, et non pas à des hommes libres... Ce qu'il nous faut....
à tous! ce sont des droits politiques.

JACQUES LOPIN, OUVRIER.

Ça donne-t-il du pain?

CRINET.

Si ça donne du pain! ça donne plus que du pain, Français! ça donne
toutes les aisances de la vie... puisque dès qu'on a les droits
politiques, on fait la loi soi-même. Alors faisant la loi soi-même, on
se fait une loi qui vous donne des douceurs infinies à vous-même...
Voilà ce que c'est que les droits politiques, qui sont l'apanage de tous
les hommes civilisés par la liberté, comme nous devrions l'être, si les
ultramontains ne nous asservissaient pas comme les derniers des
derniers!

LES OUVRIERS.

Alors, si ça nous donne du pain, nos droits politiques ou la mort!...

CRINET.

Ce n'est pas tout, mes concitoyens!... Ne souffrons pas que les vils
satellites du pouvoir enchaînent notre liberté sous le prétexte de la
force armée... Montrons que nous sommes de vrais Français; montrons-nous
les dignes fils de la colonne; demandons le rétablissement des officiers
de la garde nationale, et surtout souvenons-nous du _Constitutionnel_ et
du grand Napoléon!

LES OUVRIERS.

Oui... oui... la garde nationale ou la mort! Vive l'Empereur! à bas les
jésuites! vive la Charte!

CRINET.

Je dis comme vous, à bas les jésuites, car c'est le cri de la nature...
Mais ce n'est pas tout, à bas les courtisans, les hommes de la camarilla
qui ont condamné les sergents de La Rochelle! Jugeons-nous nous-mêmes,
et demandons le jury en matière politique ou la mort!

LES OUVRIERS.

Oui... oui...

CRINET.

Ne souffrons pas non plus que les ennemis des lumières viennent
étouffer... la civilisation dans le bonnet de la Liberté, qui veut celle
de la presse, et qu'on ne vienne pas vous empêcher de chanter la Colonne
et les Vieux grognards... qu'on vilipende dans l'honneur national de la
France en méprisant la Charte et le grand Napoléon.

JACQUES LOPIN.

Mais qu'est-ce que ça nous fait, à nous autres ouvriers, les droits
politiques...

CRINET.

Qu'est-ce que ça vous fait! Comment ce que ça vous fait? Mais tu n'es
donc pas Français alors? tu n'es donc pas bonapartiste?

LOPIN, _indigné_.

Moi, pas bonapartiste! au contraire, bonapartiste à mort... Le petit
caporal, Dieu de Dieu; moi, pas bonapartiste! Vive l'empereur!

CRINET.

Tu aimes donc les calotins? les jésuites? qui veulent avilir la Colonne
en y mettant le Saint-Sacrement tout en haut!

LOPIN, _furieux_.

Oh! les scélérats... les gueusards... Mais je les hais, les calotins.
Je voudrais pouvoir les manger tous vivants, quoi!

CRINET.

Eh bien, alors... tu vois donc bien que tu veux les droits politiques!
C'est ça qu'on appelle vouloir ses droits politiques!

LES OUVRIERS.

Oui, oui, les droits politiques ou la mort!

LOPIN, _convaincu_.

Ah! c'est différent... (_Criant plus fort que les autres_). Nos droits
politiques ou la mort!

TOUS.

Oui, oui.

CRINET.

C'est bien, mes amis; maintenant marchons à l'ennemi... et passez
devant...

TOUS.

Oui, oui, vive l'Empereur! vive la Liberté! A bas la calotte, vive la
Charte!

_Ils sortent en tumulte. Crinet ferme sa porte, se met derrière et
regarde par un guichet, en disant_:

Les voilà lancés, ils vont aller tous seuls, et si nous avons le dessus,
je serai officier de la garde nationale, et peut-être fournisseur de...
Ah ça, de qui?... Ma foi de l'autre....



SCÈNE II.

DÉCEMBRE 1830.

Un salon.

M. CRINET, _en garde national, outrageusement
frisé et infectant l'eau de lavande_.

Ah mon Dieu, mon Dieu! huit heures, et la remise qui n'arrive pas... et
madame Crinet qui n'est pas prête... Comme si on ne pouvait pas toujours
être prête quand il s'agit d'aller à la cour! A la cour; je vais aller à
la cour... nous allons à la cour... Ah! c'est là un gouvernement ami du
peuple et bien digne d'une grande nation comme la France! Et puis,
comme les Binard vont enrager! Tiens... des petites gens en boutique,
des détaillants... Il ne manquerait plus que ça; ça voudrait aussi aller
à la cour... Comme nous autres qui faisons en gros. Oui... c'est pour
eux que nous aurions fait les glorieuses... Le _plus souvent_!! Pas de
ça! Il faut maintenant que chacun garde son rang, puisque nous avons le
nôtre... Ah! mon Dieu! j'ai peine à le croire... à la cour... je vais à
la cour. Ah! certes je ne regrette pas de n'avoir eu que deux voix pour
être caporal, moi qui comptais sur l'épaulette; je compte pour rien non
plus les pertes que j'ai supportées dans les trois jours, pour la cause
de la liberté... tout ça m'est bien payé aujourd'hui, je vais à la
cour... Enfin je vais à la cour, comme un grand seigneur d'autrefois
allait à la cour!!! Et _cette_ remise qui n'arrive pas... (_Regardant à
sa montre_.) Sept heures trois quarts, nous arriverons trop tard, ça
sera fini. J'ai tout de même eu une bonne idée de faire habiller Suzon
en homme... ça fera bon effet derrière la voiture, nous qui n'avons pas
de domestique mâle... (_Appelant_.) Suzon, Suzon...

_Entre Suzon, énorme fille picarde et charnue, vêtue d'un pantalon de M.
Crinet, indécemment collant_.

SUZON.

Donnez-moi donc le temps de m'habiller aussi...

CRINET.

Voyons... voyons, mets donc ta redingote, Suzon, ou on va te
reconnaître, et surtout boutonne-toi bien... Ah! ça, tu n'auras pas peur
derrière _la_ remise.

SUZON.

Dame.., Monsieur, je ne sais pas, moi; j'y suis jamais montée, pas plus
que vous dedans.

CRINET.

C'est bon, c'est bon, et enfonce bien ton chapeau sur tes yeux...

SUZON.

C'est tout de même une fameuse farce, allez... Ah! voilà Madame Crinet.

_Entre madame Crinet.--Vingt-cinq ans.--Assez
jolie.--Brune.--Grasse.--Robe jonquille.--Bolivard vert à plumes
rouges.--Ceinture bleue.--Echarpe orange._

CRINET, _ébloui_.

Ah! saperlotte... madame Crinet, tu es joliment bien mise; tu as l'air
d'une actrice!

MADAME CRINET.

Tu trouves, monsieur Crinet; eh bien tout ça c'est du goût de monsieur
Régulus... (_Elle soupire_.)

CRINET.

Ah! ah! Régulus... voilà un original, avec son poignard et sa pipe faite
avec un os de mort.

MADAME CRINET, _soupirant encore_.

C'est un être qui me fait l'effet de devoir finir par un fameux
suicide... c'est délirant...

CRINET.

Bien obligé... Pauvre garçon, comme tu y vas... Heureusement qu'il n'en
a pas l'air... et c'est un gaillard gros et gras, qui fait ses quatre
repas, comme on dit, et n'a pas envie de mourir.

SUZON.

Monsieur Crinet, voilà le fiacre.

CRINET.

Est-elle bête, cette Suzon... le fiacre..; la remise, imbécile: elle me
coûte bien mes quinze francs... Mais voyons, boutonne-toi donc, Suzon...
donne-moi mon bonnet à poil.. Ah! mon Dieu!

MADAME CRINET.

Qu'as-tu donc, monsieur Crinet?

CRINET

Ah! mon Dieu... mon Dieu... à la cour, est-ce qu'on met son bonnet à
poil sur sa tête ou sous son bras?

MADAME CRINET.

Pour ça je n'en sais rien..

CRINET.

C'est effrayant, madame Crinet... c'est effrayant, car si le roi me
parle... de quoi aurai-je l'air?

SUZON.

Ah! quelle farce... le Roi qui parlerait à M. Crinet.

CRINET.

Mais est-elle bête, cette Suzon... veux-tu te taire.. Allons, tout bien
considéré, ma foi, je tiendrai mon bonnet sous mon bras: ce sera plus
poli. Voyons, éclaire-nous, Suzon... Prends ton cachemire Ternaux madame
Crinet, et prends garde sur le carré du troisième...

(_Ils sortent_.)



SCÈNE III.

Le même salon.

_Entrent Crinet et sa femme revenant de la
cour_


CRINET.

C'est une horreur... et cette imbécile de Suzon qui se laisse
reconnaître pour une femme...

MADAME CRINET.

Il fallait la voir se débattre au milieu de tous ces domestiques qui
sont d'une insolence...

SUZON.

Tiens... est-ce que c'est de ma faute à moi si vos habits sont trop
étroits... si...

CRINET, _furieux_.

Taisez-vous, grosse bête... et allez vous en...

(_Sort Suzon_.)

CRINET.

Je les entends encore,.. avec leurs quolibets quand nous sommes montés
en voiture... Ah! c'est une belle chose que la cour, le Roi n'a pas
seulement eu plus l'air de me connaître... que s'il ne m'avait jamais
vu... moi qui n'ai pourtant pas manqué une parade ou une revue, et qui
ai trinqué avec lui au procès des ministres... C'est ragoûtant.

MADAME CRINET.

Sans compter que ça devient très-mêlé... j'y ai vu les Binard...

CRINET.

--Et quelle dépense! quinze francs de remise, cent trente francs pour ta
toilette; cette bête de Suzon qui s'est fait déchirer ma redingote par
derrière... C'est ruineux. Ah! si on m'y reprend... à ta bête de cour.

MADAME CRINET.

--Ma bête de cour... ma bête de cour... c'est bien plutôt la tienne...

MONSIEUR CRINET.

La mienne... C'est ta coquetterie qui m'y a fait aller.

MADAME CRINET.

Ma coquetterie... il y avait de quoi... et avec qui donc que j'aurais
fait de la coquetterie... un tas d'insolents... Il y en avait surtout un
petit gros, tout brodé... qui a dit en te voyant danser et en
ricanant... tiens, tiens... _pigeon_ vole...

MONSIEUR CRINET.

Comment ça, pigeon vole?

MADAME CRINET.

Certainement M. Pigeon, la garde nationale. C'est un emblème...

MONSIEUR CRINET.

C'est une horreur; on nous fait venir là comme des baladins pour
s'amuser de nous... c'est épouvantable... Ah! c'était bien la peine
d'aller faire battre mes ouvriers pour ça, et de supporter les pertes
que la révolution m'a fait éprouver.

MADAME CRINET.

Tu n'es jamais content aussi... n'es-tu pas garde national... toi qui as
tant crié contre M. de Villèle parce qu'il t'avait supprimé.

CRINET.

Ça c'est vrai, je suis garde national et juré dans les affaires
politiques, c'est toujours très flatteur; et après tout je méprise la
cour, moi... Je suis plus que la cour... puisque c'est moi qui paie la
cour... Que diable j'ai mes droits politiques, moi... et avec ça on se
moque de tout.

MADAME CRINET, _à part_.

Ou plutôt on se moque de vous (_haut_), allons viens te coucher,
monsieur Crinet.

(_Ils sortent_.)



SCÈNE IV.

1833.


MONSIEUR CRINET, _décachetant et lisant plusieurs
lettres_.

--Allons... bien... cité au conseil de discipline, pour le 15, c'est
fort régalant... Ils me reprochent d'avoir manqué ma faction, parbleu
sans doute que l'ai manquée; j'avais un marché à signer, est-ce que je
pouvais sacrifier mes intérêts... à une bête de faction! Mon Dieu, mon
Dieu... quelle bêtise que la garde nationale; c'est bien la peine de
payer des soldats, pour être encore enrégimenté, tourmenté, emprisonné;
mais c'est un impôt odieux... ça vous prend votre argent, votre temps:
enfin!... Il faut bien supporter ce qu'on ne peut empêcher... Ah!
qu'est-ce que c'est que ça? quel vilain papier.--_Il décachète une autre
lettre_..--Ah! miséricorde! Une tête de mort avec deux poignards en
croix... et tout cela écrit à l'encre rouge... (_Il lit_:) _liberté,
égalité ou la mort! Tu es juré dans l'affaire politique appelée le_ 30
_de ce mois aux assises, tremble! car si tu oses condamner un
patriote... tes jours sont comptés_.--(_Avec effroi_.) Et pour signature
une guillotine!!! Mais c'est abominable, ces scélérats-là sont capables
de le faire comme ils le disent... Payez donc une magistrature... pour
avoir encore à vous mêler de leurs diables de procès politiques...
Est-ce qu'ils ne peuvent pas les juger eux-mêmes leurs procès
politiques... Qu'est-ce que ça me fait à moi... la politique? la
politique... c'est mes affaires... c'est ma maison... Mais enfin, c'est
une infamie cela, on n'a pas un instant à soi; c'est la garde, c'est la
revue, c'est la parade, c'est le jury, et qu'est-ce que ça rapporte, je
vous le demande? Si ce n'est des désagréments, des horreurs... et puis
au moins on paie un officier, on paie un magistrat... tandis que nous...
il faut, au contraire, que nous payions... Pour faire ce métier là,
c'est à n'y plus tenir, c'est horrible, ça ne peut pas durer; où
marchons-nous! En vérité nous sommes sur la route d'un abîme...
allons... encore une lettre... Ah! c'est de mon ami Leclerc, qui m'a
fait obtenir la fourniture de la maison du prince.--_Il lit: vous êtes
juré dans une affaire qui concerne les républicains, j'espère bien, mon
cher ami, que vous n'hésiterez pas à condamner ces ennemis de l'ordre
public, et que vous comprendrez les devoirs que vous imposent_ LES
BONTÉS DU GOUVERNEMENT... J'aime beaucoup ça, comme si je ne les avais
pas payées ces bontés là... Enfin continuons. (_Il relit_.) _Bontés qui
vous seront retirées si vous ne remplissiez pas votre devoir de bon
Français en condamnant les anarchistes et en faisant un noble usage du
plus précieux de vos droits politiques que vous avez conquis en
juillet... en l'immortel juillet. Tout à vous, etc._

CRINET, _froissant la lettre avec colère_.

Mes droits politiques... mes droits politiques... quelle bêtise. C'est
encore du fameux... ça sert à grand chose... Voilà où ça me mène...
égorgé par les républicains si je les condamne, ruiné par le
gouvernement si je les absous... Car encore une fois, ce que cet
imbécile de Leclerc appelle des bontés m'a bien coûté trente mille
francs de pot de vin que j'ai donnés pour avoir cette fourniture; mais
je vous demande un peu ce que cela signifie... Sous quel régime
vivons-nous... dans quel temps sommes-nous! C'est une tyrannie qui n'a
pas de nom... ce n'est pas pire chez les Turcs... c'est vrai ça,
j'aimerais mieux être Algérien, ma parole d'honneur!

_Entre_ MADAME CRINET, _toute souriante, apportant
le sabre et la giberne de son mari._

Eh bien, eh bien, à quoi t'amuses-tu là, monsieur Crinet, est-ce que tu
ne te souviens pas que c'est ton jour de garde, et ta barbe qui n'est
pas seulement faite... Tiens voilà déjà tes _buffleteries_.

CRINET, _stupéfait_.

Mon jour de garde, mon jour de garde! Mais je l'ai montée il y a douze
jours... ma garde.

MADAME CRINET, _avec ingénuité_.

Dame... je ne sais pas... moi; tout ce que je sais, c'est que voilà un
billet... qu'on m'a apporté hier.

CRINET _lit et le foule aux pieds avec fureur_.

Monter la garde aujourd'hui... quand j'ai trois marchés à passer...
risquer de perdre peut-être dix mille francs, si je les manque... Non,
non, je n'irai pas. On prendra ma tête si l'on veut, mais je ne monterai
pas la garde aujourd'hui. Voilà ma tête... qu'on la prenne...

MADAME CRINET.

(_A part_). Il n'ira pas... Et Régulus qui doit venir.--(_haut_). Mais,
mon Dieu, monsieur Crinet tu sais bien qu'on ne te prendra pas ta
tête... Qu'est-ce que tu veux qu'on fasse de ta tête. Ainsi ne fais pas
le crâne comme ça... puisque tu finiras toujours par y aller; voyons,
mon cœur... sois bien gentil... sois bon citoyen...

CRINET.

Mais c'est une injustice atroce, un guet-apens, un assassinat, et je
suis encore cité au conseil de discipline... pour le 15, c'est une
abomination, ça n'a pas de nom... Ma parole d'honneur, j'émigrerai à
Alger, si le gouvernement continue... Voilà ce qu'il y gagnera.

MADAME CRINET.

Ne dis donc pas de bêtises... si tu manques encore cette garde-là... tu
aggraveras ta position, puisque tu es déjà cité au conseil de
discipline. Allons, allons, mon bon Crinet, sois gentil, fais-toi aimer
de tes chefs, car si tu manques ta garde encore aujourd'hui... on te
punira très sévèrement. Tu auras peut-être huit jours de prison... vois
à quoi ça te mènera... huit jours sans voir ta Malvina.

CRINET, _avec un profond soupir_.

C'est vrai, c'est malheureusement trop vrai... Ah! si la révolution
était à refaire... suffit, suffit... Au moins avant les glorieuses...
on pouvait compter sur son temps, on n'était pas vilipendé par un
conseil de discipline. On n'était pas menacé d'être guillotiné, ruiné...
traqué, emprisonné! Ah.... si c'était à refaire...

(_Il sort_.)

MADAME CRINET, _seule_.

Est-il adroit, ce monsieur Régulus; c'est à son ami le sergent-major à
qui mon mari doit ça... Il est si bien, monsieur Régulus... Il a les
cheveux tout droits, et il porte un poignard empoisonné... Ah! c'est un
être qui me fera, j'espère, passer des bien atroces et bien cruels
moments. Quel être délicieux, il ne parle que de mort, de poison,
d'assassinat; ce qu'il regrette c'est de n'être ni poitrinaire ni
bâtard... Mais on ne peut pas tout avoir non plus... et puis il
m'appelle sa lumière, son rayon... Tandis que lui s'appelle toujours
démon, satan ou damné... comme c'est délicat... sans compter qu'il
grince des dents comme le tigre du Jardin des Plantes... Ah! cet être-là
peut se vanter de m'avoir joliment fascinée, par exemple! Tiens, voilà
son ombre fatale, sa nuit d'orage, comme il appelle ce pauvre monsieur
Crinet.

_Entre CRINET, en costume complet de chasseur de la garde
nationale_.

CRINET.

Quelle corvée, moi qui croyais rester tranquille aujourd'hui, à _vaguer_
à mes affaires.... Adieu, bobonne, adieu, ma femme, je reviendrai dîner,
envoie-moi tantôt mon garik par Suzon.

MADAME CRINET.

Oui, mon cœur. Comptes-y bien. (_A part_.) Plus souvent... monsieur
Régulus a bien promis d'empêcher qu'on ne lui donne une
permission.--_Sort Crinet_.

_Madame Crinet s'assied sur un canapé, elle est toute rêveuse. Au bout
d'un quart d'heure entre Régulus; il est gros et court, les cheveux d'un
blond ardent, les joues grasses et d'un rouge cramoisi. Régulus tâche de
donner l'air le plus satanique possible à sa bonne grosse figure dont
l'expression jubilante fait son désespoir._

RÉGULUS, _du même ton dont il dirait comment vous portez-vous!_

Encore un jour qui nous rapproche de la tombe, Malvina? encore un pas
vers le cercueil, où les vers rongeront nos cadavres!

MADAME CRINET, _tressaillant_.

Ah! c'est vous, monsieur Régulus... déjà.

RÉGULUS _commençant à grincer des dents_.

Enfer! Déjà... déjà... c'est atroce, quand j'ai la nuit dans l'âme,
quand je broye dents sur dents, comme un damné d'enfer... Malédiction.

MADAME CRINET.

Calmez-vous, monsieur Régulus, c'est que vous avez manqué de rencontrer
mon mari sur le carré.

RÉGULUS _écumant_.

Votre mari! votre mari! ne me parlez pas de cet être venimeux et
malfaisant qui empoisonne mon bonheur... de ce colimaçon qui souille ma
fleur! de cet objet vaseux qui trouble la source de mon eau limpide...
Ne m'en parlez pas, entendez-vous. Ou je me brise le crâne à vos
pieds..... Voyez-vous faible femme! ou je me déchire la mamelle gauche
à grands coups d'ongles... pour vous montrer que j'ai un cœur fort
qui bat dans ma poitrine d'homme... Car j'ai voyez-vous... de terribles
et sanglantes fantaisies à la vue de votre insolent époux, qui me crache
son bonheur à la face, voyez-vous!

MADAME CRINET.

Mon Dieu, que vous êtes violent. Ah! Régulus, Régulus... vous êtes un
Vésuve!!

RÉGULUS, _passant subitement du désespoir au sourire, s'écrie avec un
charme indéfinissable et mélancolique_.

Oh dis, Malvina... je voudrais m'étendre à tes pieds... est-ce qu'il n'y
a pas une peau de tigre ici, ça serait commode pour m'étendre...

MALVINA.

Hélas! il n'y a que le karik vert de M. Crinet...

RÉGULUS, _avec un rire de démon_.

Donnez, donnez le karik... faible femme, ce sera un outrage de plus pour
celui qui jette du plomb fondu sur mes nerfs voyez-vous... _il s'étend
avec frénésie sur le karik et s'y roule avec de sourds rugissements_.
Oh! malédiction, malédiction, c'est la robe du centaure, que ce karik
damné.

MALVINA.

Calmez-vous, monsieur Régulus.

RÉGULUS, _étendu sur le karik vert aux pieds de Malvina_.

Oui, je me calme, car voilà que tes paroles de miel descendent en rosée
sur mon âme desséchée par le vent du malheur, voilà que tu me consoles,
que tu humectes mes plaies du baume de ta tendresse... oh! toi... ma
lumière.

MADAME CRINET, _attendrie_.

Sa lumière!

RÉGULUS.

Ma boussole!

MADAME CRINET.

Sa boussole!

RÉGULUS.

Mon étoile des Mages.

MADAME CRINET.

Son étoile des Mages!

RÉGULUS.

Mon rayon d'or, ma clarté tremblante... mon bruit insaisissable que
l'aurore éveille...

MADAME CRINET.

Ah! c'en est trop... son rayon d'or... sa clarté tremblante, son bruit
insaisissable...

RÉGULUS.

Oh! toi... ma pluie d'été sur la mousse!... mon rossignol qui chantes
sous la feuille... Oh! toi je t'aime, et dire je t'aime, vois-tu, ange
de lumière, c'est dire je grince des dents, je rugis comme un tigre, je
gratte la terre avec mes ongles pour y cacher mon bonheur, comme la
hyène sa proie saignante! Malédiction!!!

MADAME CRINET.

Régulus! Ah Régulus! quel mal vous me faites!

RÉGULUS _se relevant crispé_.

Du mal... du mal... c'est le feu où je m'agite... du mal c'est l'eau ou
je nage... voyez-vous... Le mal c'est mon élément, c'est ma substance,
le mal! Voulez-vous que je m'en fasse du mal! Voulez-vous que je
m'écrase la tête contre ce mur, hein! mon adorée?

MADAME CRINET.

Quel amour!

RÉGULUS, _se hérissant_.

Voulez-vous que je me crève les yeux avec un canif! hein! mon adorée.

MADAME CRINET.

Régulus! mon Régulus!

RÉGULUS, _corrosivement_.

Malédiction! Tu as dit mon Régulus! mon Régulus! ton Régulus!... ne le
répète pas... vois-tu... ne le répète pas... non... malédiction...
damnation... enfer. Car c'est trop de bonheur, c'est trop de bleu du
ciel, pour le nuage roux foncé qui sert de linceul blanc à mes pensées
noires! damnation!

MADAME CRINET _emportée par la situation_.

Si, si, tu es mon Régulus, tant pis.

RÉGULUS... _presque en épilepsie_.

Oh! mais tais-toi, faible femme! Tais-toi, entends-tu, car le bonheur
tue, vois-tu, il broye l'âme, comme la meule le grain, damnation! Le
bonheur, vois-tu c'est la mort! Et la mort, c'est le bonheur! _avec une
ravissante expression de mélancolie douce_. Ah! tu ne sais pas, dis...
dis mon seul amour! Je voudrais me faire guillotiner à tes yeux et te
faire de mon sang un manteau rouge à toi, ange blanc de l'éther bleu!!

MADAME CRINET _avec le dernier cri de la pudeur_.

C'en est trop... je t'aime Régulus!

RÉGULUS, _hidrophobe_.

Ne dis pas cela... ou je mords!

MADAME CRINET _ne se connaissant plus_.

Si je t'aime..... si je t'aime, épouvantable scélérat.

RÉGULUS, _éclatant comme cinquante-sept damnés_.

Tu me comprends donc enfin; oui, je suis un scélérat... oui, un
monstre... oui, un satan.... oui, un démon.... Oui, je trouve une joie
satanique à jeter l'orage et la tempête dans la vie calme et paisible de
cet honnête chasseur de la garde nationale, qui, à l'heure qu'il est,
monte peut-être tranquillement sa garde à la Caisse Hypothécaire...
sans penser que sa femme est en proie à mon infernale séduction...
damnation! Et que je me roule sur son karik vert, malédiction!

MADAME CRINET.

Régulus, ayez pitié de moi.

RÉGULUS, _avec un rire moitié chacal et moitié yène_.

Ah!... ah!... ah!.... pitié.... est-ce que j'ai pitié de moi-même,
enfer! Tu seras à moi, malédiction!

MADAME CRINET.

Régulus!

RÉGULUS, _en épilepsie_.

J'ai du vitriol dans le sang, du feu dans la tête et de la poudre à
canon dans le cœur (_il rugit_), hoon... hoon...

MADAME CRINET.

Régulus... Oh! tu me rappelles les lions de M. Martin... j'ai peur.

RÉGULUS, _en catalepsie_.

Je suis maudit!!!

MADAME CRINET.

Miséricorde... monsieur Régulus...

       *       *       *       *       *

_La toile se baisse.--On laisse le champ libre à l'imagination du
lecteur pendant l'entr'acte._



SCÈNE V.

Il fait nuit.--La salle à manger de M. Crinet.


RÉGULUS, _frappant à une porte fermée_.

Malvina... Malvina!... eh bien, non... je concentrerai mon amour au fond
de moi-même comme le volcan sa lave... Oh! dis..... confie ta blonde
vertu à ma brune passion... (_Il frappe encore_.) Malvina... Malvina....
elle ne répond pas... je l'aurai effarouchée... c'est sûr...
Damnation... Malvina, si tu ne réponds pas, je me brise le crâne sur le
pavé... Malédiction.... ou bien j'arrache mes yeux de leurs orbites
saignants, et je les jette contre ta porte.... Malvina, réponds, ou je
me jette par la fenêtre... tiens, j'ouvre la fenêtre... (_Il ouvre la
fenêtre avec bruit_.) Entends-tu comme j'ouvre la fenêtre...
(_Regardant_.) Holà! quatre étages... quelle bêtise... Oh!... une
idée... il faudra bien qu'elle sorte... (_S'approchant de la porte et
d'une voix entrecoupée_.) Malvina, mon instinct psychologique, aidé de
ma puissante intention, me le révèle, c'est ma mort que tu veux... oui,
tu veux venir fouler dédaigneusement ma tombe avec ton fatal et
fantastique époux... vêtu peut-être de ce karik vert sur lequel je me
suis tortillé à tes pieds, comme le serpent écaillé d'azur s'enroule sur
un tapis champêtre de mousse verdoyante...... Oh! femme! femme!... tu
veux au milieu d'un galop étourdissant, ravissant, palpitant, enivrant,
étincelant, bondissant, délirant, échevelé, tournoyant, quand deux bras
forts d'homme étreindront ta taille lascive de femme, tu veux, n'est-ce
pas, venir ricaner affreusement ces mots. Il s'est tué pour moi... et je
danse.... oui, tu veux dire dans ta folle, insouciante et joyeuse
fantaisie de jeune femme rose et blanche... Je danse!!! et pendant ce
temps-là des vers d'un blanc roux pâturent les lambeaux putréfiés et
rougeâtres de son cadavre d'une couleur violacée et sanguinolente, comme
le matin du jour des funérailles du monde, n'est-ce pas!... Eh bien!
sois contente, ricane, galope, ris et ris encore... tu vas l'avoir, ma
mort, entends-tu.... si quand j'aurai compté trois... tu n'es pas là,
ici, près de moi, rampante, courbée à mes pieds comme l'esclave
orientale au teint cuivré... aux bracelets d'or... aux dents d'ivoire...
à la chevelure d'ébène et aux lèvres de corail... Alors... alors... je
retourne au néant dont je suis venu... entends-tu... Malvina..., car,
vois-tu, faible femme, c'est la mort d'un homme... d'un noble jeune
homme, au cœur fort parmi les jeunes hommes que tu veux.... Fais bien
attention, je prends mon élan... écoute-moi bien prendre mon élan... une
fois...

--_Silence_.

--Deux fois...

--_Silence_.

--Trois fois... c'est l'enfer, c'est la damnation éternelle, des
grincements de dents à épouvanter les damnés... des blasphêmes, des
rugissements pour l'éternité!!!

--_Silence_.

RÉGULUS.

Tu me verras dans tes rêves, Malvina, je serai ton cauchemar! adieu...
Vlan... je suis dans l'espace!

(_Il traverse la salle en courant, et se cache derrière
un rideau_.)

VOIX DE MALVINA.

Je vous vois bien, à travers la serrure, monsieur Régulus, là...
derrière le rideau... Avez-vous peu de cœur allez... poltron que vous
êtes... de dire de ces choses-là et de ne pas les faire...

RÉGULUS.

Elle m'a vu... (_Il se lève et s'approche de la porte d'un air
solennel_.) Malvina... je voulais éprouver ton amour... mais il est plus
faible que le souffle expirant de la brise du soir, et je serais bien
bête de vous sacrifier ma vie... Allez... je vous dédaigne.

VOIX DE MALVINA.

C'est ça, monsieur Régulus; ouvrez l'armoire à gauche du poêle, vous
trouverez le rat de cave pour descendre... Bonne nuit, monsieur
Régulus... (_Elle rit_.)

RÉGULUS.

Elle a ri... tu as ri... mais j'y pense! cave... ah... cave... Quelle
idée... ah! tu crois et tu veux me torturer l'âme... Arrière, faible
femme... à moi une orgie furibonde, et vive, et folle, et joyeuse... et
terrible, et fantastique, et foudroyante, et étourdissante... Une orgie
à manger les verres et les bouteilles quand je les aurai vidées... une
orgie à incendier le quartier, Paris, la France et peut-être l'Europe!
Ah, ah, ah, ah, tu crois mon cœur d'homme assez faible pour se
laisser abattre par un caprice ondoyant de femme indécise... Tu vas
voir... (_Régulus ouvre l'armoire de la salle à manger et en tire des
bouteilles et des verres_.) A moi le festin, à moi les coupes...
couronnez-moi de fleurs... justement voilà une couronne de fleurs pour
la saint Crinet de l'année passée; des immortelles! Vive-dieu,
mort-dieu, sacrebleu, pâques-dieu. (_Il décroche une vieille couronne
pendue au mur et se l'enfonce sur la tête_.) A moi le vin de Bordeaux...
à moi l'eau-de-vie... à moi le rhum. (_Il boit_). Ah! ah! les femmes...
Qu'est-ce que les femmes auprès du vin, hein... Folie, pitié que la
femme. Je vais devenir un sac à vin, un ivrogne, un épicurien dans le
genre du caveau... Arrière les femmes! j'aime mieux mon verre...
vive-dieu, mort-dieu, pâques-dieu, tonnerre et sang!

VOIX DE MALVINA.

Mais vous allez vous mettre dans des états affreux; monsieur Régulus,
c'est indélicat!

RÉGULUS _à moitié ivre et frappant sur la table_:

Tra, la, la, la... je bois le vin de M. Crinet, l'eau-de-vie de
Crinet... tra, la, la... tonnerre, arrière, vive l'orgie... Tra, la,
vive-dieu, mort-dieu! Femme... femme... je te défie... vive l'orgie!

(_Il casse son verre et les bouteilles_.)

VOIX DE MALVINA.

Mais taisez-vous donc, monsieur Régulus, quel train vous faites... Et
Suzon qui n'est pas là... Mon Dieu, que faire. Je vais d'abord
m'enfermer... Tant pis, je passerai la nuit sur une chaise.

RÉGULUS _ivre_.

La mort... la fin de tout... étant le néant... Il se peut... car... tout
est dans la... Ah ça, j'ai fameusement envie de dormir... diable de vin.

(_Il se lève en chancelant, et entre dans la chambre
à coucher des époux Crinet; il se jette
tout habillé sur le lit desdits Crinet_.)



SCÈNE VI.

La salle à manger.

_Il est minuit.--Entre Crinet en uniforme avec
un rat-de-cave. A la vue des bouteilles et des
verres il reste stupéfait._


CRINET.

Ah! saperlotte, qu'est-ce que je vois là... trois bouteilles vides...
des verres cassés... C'est ça, quand les chats sont sortis les rats
dansent... Est-ce que mon épouse par hasard aurait bu... Ah! par
exemple... voyons donc...

(_Il entre à petit bruit, et reste pétrifié à la vue
de Régulus couronné de fleurs, qui dort sur le
lit conjugal_.)

CRINET _allume une bougie et cache sa tête dans ses mains en soupirant
d'un ton plaintif_:

Oh! madame Crinet... (_Il prend la bougie et l'approche de la figure de
Régulus en s'écriant_:) C'est Régulus... ce scélérat de Régulus.

(_Il laisse tomber la bougie qui met le feu aux
favoris de Régulus, qui s'éveille flamboyant_.)

RÉGULUS.

Malédiction... suis-je donc déjà en enfer?

CRINET.

Tu mériterais d'y aller, misérable!... Qu'est-ce que tu fais ici... dans
mon lit?.... De quel droit envahis-tu aussi indécemment mon domicile?

RÉGULUS.

Et toi, de quel droit viens-tu m'incendier quand je suis là
tranquillement à dormir!

CRINET.

Ah! tu appelles ça tranquillement dormir quand tu viens déshonorer un
homme qui monte honnêtement sa garde et fait loyalement ses patrouilles!

RÉGULUS.

Je ne te connais pas, et je tiens à ne pas te connaître; voilà mon nom.
(_Il se recouche_.)

CRINET.

Mais ce malheureux-là a bu: est-ce qu'ils auraient bu tous les deux, ma
femme?

RÉGULUS.

Laissez-moi dormir.

CRINET _le prenant au collet_:

Ça ne se passera pas ainsi, non, non, entends-tu... (_Il crie_.) A la
garde, à la garde, au voleur!

(_Entrent les voisins.--On saisit Régulus,
qu'on jette à la porte après la justification et
la réhabilitation de madame Crinet_.)



SCÈNE VII.

_Les juges d'un conseil de discipline et le capitaine-rapporteur.--En
face d'eux Crinet_.


LE PRÉSIDENT.

Accusé Crinet, pourquoi, étant de garde le jeudi 20 février, avez-vous
déserté votre poste pendant la nuit?

CRINET _embarrassé et balbutiant_.

Monsieur le président... j'entre chez moi... et je vois des verres
qui...

LE PRÉSIDENT.

Mais pourquoi rentriez-vous chez vous puisque vous étiez de garde?

CRINET.

Je vais vous dire, monsieur le président, je vois en entrant des
bouteilles, et...

LE PRÉSIDENT.

Accusé, ne sortez pas de la question. Vous avouez avoir quitté votre
poste, sans permission, pendant la nuit du 20 février.

CRINET.

Oui, monsieur le président; mais en entrant je vois un drôle qui...

LE RAPPORTEUR _interrompant Crinet_.

Messieurs, le nommé Crinet ne comparaît pas devant vous pour la première
fois; c'est un de ces hommes opiniâtres qui se font un cruel plaisir de
voir leurs concitoyens supporter le faix du service, pendant qu'eux...
(_Il hésite_.) pendant qu'eux...

UNE VOIX DANS L'AUDITOIRE.

Oh, oh, pendant qu'eux...

LE RAPPORTEUR.

Faites sortir les interrupteurs. (_Il continue_.) Pendant qu'eux se
promènent les bras croisés à ne rien faire. Il faut pourtant, messieurs,
que les sicaires du désordre trouvent un frein à leurs saturnales, et
que les bons citoyens se rallient contre les principes subversifs d'un
ordre de choses que la France a choisi de tout son cœur, et qu'elle
soutiendra de toutes ses forces. En conséquence, nous requérons qu'il
plaise au conseil de condamner le nommé Jean Crinet à huit jours de
prison pour cause de récidive.

LE PRÉSIDENT.

Crinet, qu'avez-vous à dire pour votre défense?

CRINET _furieux_.

J'ai à dire que c'est une horreur... je suis meilleur citoyen que vous
tous... j'ai fait les trois jours... j'aime l'empereur... Il y avait un
homme dans mon lit... et on veut que je monte là tranquillement ma
garde... Je suis Français... et Lafayette m'a appelé son camarade; ainsi
un homme que Lafayette a appelé son camarade ne doit pas être condamné
quand il aime la charte; non messieurs, et je terminerai par ce mot cher
à tous les bons patriotes: _Vive la charte!_ et je me fie d'ailleurs à
l'impartialité de mes concitoyens.

(_Le conseil se retire, puis il rentre; et le rapporteur
lit l'arrêt suivant_.)

Ouï la défense et l'accusation, le 1er conseil de discipline dans sa
séance du..... a condamné le sieur Crinet à huit jours d'emprisonnement.

CRINET.

C'est une horreur... j'en rappelle, il y avait un homme chez moi...
c'est une infamie.

(_Des gardes municipaux font sortir Crinet de
l'audience_.)



SCÈNE VIII.

Un salon.


CRINET.

Allons... allons... je crois qu'ils m'oublient, voilà quinze jours que
cet imbécile de conseil m'a condamné à huit jours de prison, et je n'en
entends plus parler... c'est pas l'embarras, j'ai fait dire que j'étais
malade, et c'était adroit. Justement les assises où j'étais juré pour ce
procès politique ont eu lieu pendant ce temps là, et comme ça je n'ai
condamné ni les uns ni les autres, de façon que je garderai ma
fourniture et que je ne serai pas exposé aux poignards empoisonnés des
républicains, car il paraît maintenant qu'ils sont empoisonnés.

(_Entre Suzon_.)

SUZON.

Monsieur, voilà une lettre.

CRINET.

Voyons. (_Il lit_) «Puisque par votre impardonnable négligence vous avez
favorisé l'acquittement des anarchistes en ne votant pas contre eux,
puisque votre voix les eût fait condamner, je suis obligé de vous
apprendre qu'à dater de ce jour la fourniture de la maison du prince
vous est retirée... Je vous avais pourtant prévenu, mais votre caractère
opiniâtre a prévalu sur les sages conseils d'un homme qui se disait
votre ami et qui n'est plus que votre serviteur.»

Signé, LECLERC.

C'est parfait.. c'est au mieux, c'est trente mille francs de jetés à
l'eau... C'est un bénéfice de 10,000 fr. par an d'annulé, c'est
agréable, et ça parce que je n'ai pas voulu me livrer au couteau des
assassins, à cause de leur imbécile de procès... mais à quoi sert une
révolution alors, puisqu'on y perd plus qu'on y gagne... c'est une
révolution de coupe-gorge alors... Pour qu'une révolution soit bonne, il
faut qu'on y gagne... A ce compte là, les glorieuses sont un guet-apens,
une infamie... Et moi qui les ai faites les glorieuses... c'est une
horreur.

JACQUES LOPIN.

Pardon, excuse monsieur Crinet... si...

CRINET.

Allons... qu'est-ce encore, que veux-tu toi?...

LOPIN.

Monsieur Crinet, notre bon maître à tous, vos ouvriers vous chérissent
d'une manière flatteuse... mais comme dit le Lyonnais, mourir en
travaillant ou vivre en combattant.

CRINET.

Eh bien... après... qu'est-ce que ça prouve, pourquoi n'es-tu pas à ton
métier... à travailler, paresseux... fainéant...

LOPIN.

Pardon excuse, monsieur Crinet, mais comme dit le Lyonnais, vivre en
travaillant ou mourir en combattant... en combattant... et voilà.

CRINET.

Est-il bête celui-là... qu'est-ce qui te parle de vivre et de combattre,
va-t'en travailler imbécile.

LOPIN.

Monsieur Crinet, les autres m'ont dit de vous dire que nous ne voulions
plus travailler, à moins que vous nous donniez dix sous de plus par
jour.

CRINET.

En voilà bien d'une autre? mais ces gueux-là sont fous.

LOPIN.

Nous pas des gueux... nous Français, citoyens, patriotes... nous savons
nos droits... vivre en travaillant...

CRINET, _L'interrompant_.

Vos droits... vos droits... Qu'est-ce que ça veut dire vos droits? bêtes
que vous êtes?

LOPIN.

Nous pas fous... nous travailleurs et vous oisifs... et les oisifs
doivent payer les travailleurs, c'est politique.

CRINET.

Politique... politique... est-ce que des ouvriers doivent savoir ce que
c'est que la politique.

LOPIN.

Ah! pour ça, monsieur Crinet, pendant les glorieuses, vous nous avez dit
que les ouvriers devaient avoir des droits politiques... et que même
c'était eux qui feraient la chose de la loi, et que pour lors comme
c'était eux qui faisaient la loi ils la faisaient eux-mêmes, et pour se
donner les douceurs de la vie... et c'est pour la chose de vous obéir
que vos ouvriers vous font la loi à vous-même, et veulent dix sous de
plus ou sinon rien du tout, pas de travail... et comme dit le Lyonnais,
vivre en travaillant ou mourir en combattant... en combattant...

CRINET.

Ah, c'est comme ça... misérables, eh bien je vais aller chercher le
commissaire, et puisque c'est une coalition, nous allons voir...

LOPIN.

Oui, monsieur Crinet... voyez voir, voyez voir... tous les hommes sont
égaux... les oisifs et les travailleurs... Vous oisifs donner dix
sous... nous travailleurs prendre les dix sous, et comme dit l'autre,
vivre en travaillant ou mourir en combattant: vive l'Empereur...

CRINET.

Ah! je vais t'en donner du vive l'Empereur... Suzon, mon chapeau et ma
canne, et vous en allez voir de belles... Il ne me manquait plus que ça,
plus de fourniture, et augmenter les journées de mes ouvriers... c'est à
n'y pas tenir!

(_Il va pour sortir, entre Suzon égarée_.)

SUZON.

Ah! mon Dieu, les gendarmes, les gendarmes...

CRINET.

Ah, ah, messieurs les scélérats, nous allons voir... voilà les
gendarmes, voilà les soutiens de l'ordre public; nous allons voir...
Allons, Lopin, soyez raisonnable, et j'oublie tout... voyons... j'ai
pitié de toi, et je ne te fais pas empoigner comme je le devrais.

LOPIN.

Rien du tout comme dit le Lyonnais, vivre en travaillant ou mourir en
combattant. Vous oisifs, donner dix sous,--nous travailleurs prendre les
dix sous.

CRINET.

Eh bien misérable, tant pis pour toi.

(_Entrent les gendarmes_.)

CRINET _au brigadier_.

Caporal, voilà un homme que vous allez arrêter; il est le chef d'une
coalition d'ouvriers. (_Avec suffisance_.) Je suis Crinet, négociant.

LE CAPORAL.

Pardon alors, mon bourgeois... mais c'est pas lui, c'est vous que
j'arrête puisque vous êtes M. Crinet.

CRINET.

Comment ça, moi... je suis Crinet, vous dis-je... Jean Crinet,
négociant.

LE CAPORAL _montrant un papier_:

C'est bien ça, mon bourgeois... Jean Crinet, bourgeois, huit jours de
prison... condamné par la discipline... c'est pas long et on a des
égards... du feu et de la chandelle, et on fait venir du dehors pour
manger.

CRINET.

Comment, on pense encore à ça; et moi qui me croyais oublié...

LE CAPORAL.

Jamais..... oublié..... mon bourgeois, jamais.

LOPIN.

Monsieur Crinet, vos ouvriers...

CRINET.

Va-t'en,.. misérable,... je te chasse,... sors d'ici.

LOPIN _sort en disant_:

Mourir en combattant, ou vivre en travaillant.

CRINET _avec une rage concentrée_:

Et voilà ce que j'y gagne à cette belle révolution; je perds une
fourniture, je suis condamné à la prison; mes ouvriers se coalisent...
Faites donc des glorieuses. (_Au caporal avec dignité_.) Vous me
permettrez, caporal, de faire mes adieux à ma famille, et de faire un
paquet.

LE CAPORAL.

Oui, bourgeois.

CRINET.

Suzon, où est mon épouse?

SUZON _sanglotant_.

Hi, hi, hi.

CRINET _affectant le calme_.

Je vous reverrai, Suzon... je vous reverrai... Dieu ne m'abandonnera
pas... Où est mon épouse?...

SUZON _pleurant_.

Hi, hi, hi.

CRINET.

Ah ça, je te dis de ne pas te désespérer. (_Avec une amère ironie_.) Car
je ne crois pas que ce soit ma tête qu'on veuille... pourtant on y va
d'un train. Mais encore une fois où est mon épouse, Suzon?

SUZON.

Madame est au bain.

CRINET.

Mon épouse est au bain... pendant qu'on me traîne au cachot, qu'on me
charge de fers. (_D'un air imposant_.) Où sont vos chaînes, caporal.

LE CAPORAL.

Oh, il n'y a pas de chaînes, mon bourgeois; un fiacre...

CRINET.

Allons, je supporterai les tortures jusqu'au bout. Suzon, tu diras à mon
épouse de m'envoyer du linge, des gilets de flanelle, des bonnets de
coton, des serre-têtes, des couvertures, deux oreillers, et un édredon;
du café au lait le matin; à déjeûner à dix heures; à dîner à cinq, et un
consommé le soir. Adieu, Suzon, et dis à Malvina que je n'ai qu'un
regret, celui de ne l'avoir pas embrassée avant de...

     _L'émotion le suffoque; il cache sa tête dans ses mains.--Suzon se
     jette à ses pieds, inonde ses mains de larmes. Le caporal est
     attendri, les gendarmes sont attendris.--M. Crinet surmonte
     l'émotion, et dit avec un calme sublime. Caporal... marchons..._

     _Au moment où ils vont sortir, entre madame Crinet éplorée; elle se
     jette dans les bras de son mari, et s'évanouit; celui-ci s'échappe
     pour résister à cette scène attendrissante.--Suzon soutient sa
     maîtresse._

     _Apparaît Régulus à la porte; il jette un regard satanique, et un
     éclat de rire méphistophélétique sur les deux femmes._

Château de Saint-Brice, 15 août 1832.

--Une fois son œuvre terminée,--il est je crois, pour l'écrivain,
deux manières de relire son livre:--La première est de le lire avec son
esprit, à lui, la seconde de le lire avec l'esprit du public, si l'on
peut s'exprimer ainsi.

De ces deux lectures si opposées,--résultent deux critiques bien
distinctes.

La critique intime, personnelle de l'écrivain, qui est toujours, quoi
qu'on puisse penser, la plus âcre, la plus incisive, la plus désolante.

Puis la critique qu'il suppose exercée par le public,--celle-ci moins
amère, plus bienveillante, plus facile et plus juste.

Mais il arrive souvent, que ces deux critiques diffèrent essentiellement
dans leurs résultats; car la critique du public blesse ordinairement à
mort, ce qui était la joie, l'espérance, la conscience de l'écrivain.

Où il voyait, lui, un but utile et élevé, le public voit une pensée
mauvaise et dangereuse.

Cette idée m'est venue hier,--en relisant ce recueil de contes, dans
lequel la _morale_,--comme on dit, ne paraîtra sans doute pas assez
respectée.

Or,--comme il n'est pas, à mon avis,--de rôle plus abject, plus infâme,
que celui d'un homme qui spécule sur _l'immoralité_,--je dois non m'en
défendre, car je ne crois pas qu'on puisse m'attaquer sous ce
rapport,--mais bien poser _ce que j'entends par la morale_.

A mon sens,--la condition première de toute œuvre _morale_ est la
vérité.

Des critiques, gens de goût, de conviction et de haut savoir, m'ont
reproché,--de m'être attaché,--dans _la Salamandre_, à prouver que le
plus souvent il n'y avait que vice et infamie sur la terre:--et qui pis
est,--_vice heureux_ et _vertu souffrante_.--Ils m'ont encore reproché
de ne rien montrer de _consolant_,--et d'être _désespérant_.

Mais aucun n'a attaqué la _vérité_ de ce que j'avançais.

Cela ne pouvait être autrement.

Maintenant que cette vérité a été adoptée,--me permettra-t-on d'essayer
de démontrer que les conséquences que je tâche d'en tirer, en montrant
la société telle que j'ai cru la voir,--que ces conséquences sont
peut-être,--_consolantes_,--au lieu d'être _désespérantes_,--ainsi qu'on
l'a dit.

Il sera donc irrévocablement démontré... que _dans tout état social ou
barbare, la vertu est une rare et précieuse exception, une anomalie, un
phénomène, tandis que tous les hommes naissent organiquement envieux et
égoïstes_.

--Ceci est le _vrai_.

--Or, dès qu'un homme retrace avec naïveté le _vrai_--on l'accuse
d'émettre un système _désespérant_.

--Il s'est trouvé au contraire des philosophes, qui pénétrés de ce
dicton--qu'on ne doit point parler d'échafaud devant un condamné--ont
voilé cette _vérité_, et l'ont remplacée par cette _fausseté_ flagrante:

--_Dans notre état social les hommes enfin rapprochés, polis par la
civilisation, sont serviables, purs, généreux, dévoués;--le vice seul
est une rare et odieuse exception. Nous sommes régénérés_.

--Ceci est le _faux_.

--Or, on a vanté, loué les philosophes qui émettaient un système si
_consolant_.

A mon avis c'était à tort;--car ils agissaient, ce me semble, comme ces
gens qui pour chasser la peste, brûlent des parfums au lieu d'employer
des sanifiants dont l'âcreté pénétrante blesse l'odorat; mais rend
l'air pur et viable au lieu de masquer sa corruption et sa fétidité.

Et ce qui m'a toujours paru fort singulier--c'est que ces dangereuses
utopies, ces rêves de perfectionnements anti-naturels soient justement
éclos de cette école philosophique du dix-huitième siècle;--école
fausse, athée, impie, régicide, dont les adeptes joignaient aux vices
élégants de la cour les passions envieuses et brutales de la populace.

Or, ces systèmes sociaux et politiques basés sur la
_perfectibilité_,--ont je crois, opéré l'effet tout contraire à celui
qu'en attendaient les inventeurs.

Car il y a dans les sociétés qui déclinent, des instants de vertige
tels, que des rhéteurs, ne se contentant plus des systèmes faits pour
les hommes, sont nécessairement obligés d'inventer des hommes pour les
systèmes nouveaux qu'ils créent.

Oui, alors on _suppose_ l'homme perfectionné, éclairé, dépouillé de son
limon primitif, entraîné vers le bien, comme l'aiguille aimantée vers le
pôle--et l'on part de cette menteuse et déplorable théorie pour lui
donner des droits, pour élever des codes politiques destinés à régir ces
êtres _régénérés_ comme on les appelle.

Malheureusement il ne manque aux nouveaux Prométhées que le feu qui
puisse animer ces produits fantastiques de leur imagination, autrement
dit la _vérité_.

Aussi qu'arrive-t-il,--vous comptez sur des anges à conduire et pour
cela que faut-il, mon Dieu! une rêne d'or ou de soie, un sceptre
d'ivoire... à peine quelques liens fragiles... et encore cachés sous des
fleurs... et encore... doux anges pourquoi les diriger? Leurs ailes
nacrées ne tendront-elles pas à les porter vers un ciel d'azur,--leur
âme immortelle ne s'élancera-t-elle pas vers l'infini!--livrons-les donc
à la noble impulsion de leur nature; encore une fois croyez aux anges...
c'est si consolant, cela épanouit tant le cœur... il y a tant de
poésie dans cette conviction.

--Et l'on croit aux anges.

Alors comme on croit aux anges, on devient philanthrope, ami de l'homme,
bienfaiteur de l'humanité,--apôtre de la liberté et de l'égalité.

Malheureusement il se trouve que les beaux anges sont des démons hideux,
sordides, implacables, stupides qui, d'un bond, brisent rênes d'or et
chaînes de fleurs,--incendient, pillent, égorgent, et ivres de sang et
de vin, se vautrent au milieu des débris fumants d'une société tout
entière,--jusqu'à ce qu'un mors de fer et un fouet sanglant tenus par
une main rude et forte les ramènent à leur joug.

--Voilà ce qui est arrivé plus d'une fois,--et voilà ce qui m'a dégoûté
de croire aux anges;--car ainsi que tout homme d'âme généreuse, j'y ai
longtemps cru,--mais je n'y crois plus.

Au contraire, maintenant,--rien ne me semble plus pernicieux, plus
anti-social, que de faire voir l'homme en _beau_.

--Les hommes qui ont bien gouverné,--ou qui du moins ont exercé la plus
grande influence sur les hommes;--car qui peut juger du bien ou du mal
_gouverner_?--Ceux-là, dis-je, qui ont agi le plus puissamment sur les
hommes--sont ceux qui ont le mieux étudié, connu, approfondi, leur
nature,--qui se sont le plus rapprochés du vrai,--et se sont convaincus
de cette maxime que je donnerais peut-être comme juste et simple si elle
n'était pas mienne:--_que lorsqu'on gouverne des hommes, il ne faut
jamais penser qu'à leurs vices_.

Parce qu'ainsi que nous l'avons dit, l'éducation, la civilisation la
plus avancée,--ne modifieront jamais ces deux principes organiques et
vitaux de notre existence physique et morale:--_l'envie et l'égoïsme_.

--Charlemagne,--Louis XI,--Richelieu,--Mazarin,--Louis
XIV,--Bonaparte,--avaient d'abord commencé par apprendre l'algèbre des
passions,--si l'on peut s'exprimer ainsi.--Puis ayant fait la somme des
vices et des vertus,--ils avaient agi d'après le total.

Mais voici, encore, que pour justifier la pensée _morale_ de quelques
contes frivoles,--je m'égare dans des questions d'un ordre bien élevé...

Pour redescendre à mon sujet, je ramènerai la discussion dans un cadre
plus étroit,--Il ne s'agira plus de nations, mais du cercle de monde
dans lequel nous vivons chaque jour.

Figurez-vous, un homme agissant sous l'influence de la lecture d'un
livre,--ce qui n'arrive ordinairement pas;--mais enfin, je l'admets.

--Cet homme aura lu un livre _consolant_,--dans lequel l'auteur ayant
prouvé en phrases sonores que tout est parfait dans le monde, aura dit à
notre homme en manière de résumé:--

Allez, Monsieur, la probité, la chasteté, le dévoûment sont des plus
communs ici-bas.--Si une femme vous sourit,--croyez à la femme;--si un
ami vous tend la main,--croyez à l'ami.--Si un homme politique vous dit:
j'agis sans aucun intérêt passé, présent, ou futur; ce que je dis, c'est
ma conscience qui me le dicte.--Croyez à la conscience de l'homme
politique,--Monsieur.--croyez-y.--Allez, monsieur, ne vous défiez de
rien, ne redoutez rien, sortez la tête haute, souriez à tous propos,
épanouissez-vous _l'âme au soleil de la confiance_. Les hommes sont
justes, les femmes chastes.--Ne fermez pas votre caisse, Monsieur,...
Les verroux sont inventés par les pessimistes--et si vous êtes député,
Monsieur, demandez bien fort l'abolition de la peine de mort.--prenez en
main, sans rougir, la cause de tout ce qu'il y a d'infâmes, de voleurs
et de meurtriers dans le monde.--Les bagnes vous en sauront gré,
Monsieur, car vous débarrasserez ces braves gens du dernier dieu
vengeur, et de la dernière providence, auxquels ils crussent encore.--Je
veux dire le bourreau--et la guillotine.

--Allez,--encore une fois, Monsieur,--nous sommes tous frères, et si on
vous a volé votre mouchoir ou votre montre,--c'est un de vos
frères--qui, voulant avoir un souvenir de vous, son frère,--se sera
exagéré les devoirs de l'amitié, voilà tout.

De sorte que le croyant, le _consolé_, s'en ira tranquillement, promener
partout sa bonne et confiante figure, rira à chacun, comptera sur sa
maîtresse, sur son ami;--dira en parlant du peuple: ce bon, cet
excellent peuple; appellera les procureurs du Roi, des buveurs de
sang,--et se pâmera d'aise devant le flasque et mou bavardage des
avocats.

Des avocats qui dans l'intérêt de l'humanité vous prouveront--qu'un
homme arrêté, ayant encore le couteau dans la gorge de celui qu'il vient
d'assassiner,--que cet homme, dis-je,....... a bien tué si vous voulez,
mais si peu, si peu,--et puis c'était vraiment sans y penser, le brave
homme,... il n'y avait pas préméditation, je vous jure, c'était
l'occasion l'ivresse la folie;...--enfin, l'avocat termine en invoquant
l'_humanité_ à propos d'un assassin.

Je parle des avocats au criminel, qui plaident ayant la conviction
intime de la culpabilité de leur client,--qui défendent l'auteur d'un
meurtre flagrant. Je me hâte de déclarer que j'ai toujours admiré sans
la comprendre cette sublime abnégation de l'avocat.

Mais pour en revenir à notre _consolé_, voilà que le soir même du jour
où il a lu ce beau livre si _consolant_, il court avant l'heure
accoutumée chez sa maîtresse, pour lui dire combien il croit en
elle,--de sorte qu'il trouve, chez cet ange descendu des cieux, un rival
en train d'être heureux, et ce rival est un ami intime qu'il a obligé de
son crédit et soutenu de son épée...

Le lendemain son bon vieux fidèle serviteur, qui tout-à-fait né pour le
prix Montyon,--et jusque-là, vrai modèle de vertu,--parce qu'il n'avait
pas été tenté,--son fidèle serviteur s'approprie une bourse que son
maître a laissé errer négligemment, depuis qu'il a foi aux hommes.

Et puis le surlendemain, cet _excellent_ peuple, prenant notre consolé
pour un empoisonneur, parce qu'il a l'air distrait et marche rêveur,
pensant aux réalités peu consolantes, qui viennent de l'accabler, cet
_excellent_ peuple le met dans la dure alternative d'être assommé, ou
d'avaler un flacon de vinaigre anglais, trouvé sur lui, afin de prouver
en le buvant, que cet anti-cholérique n'était pas du poison destiné à
éclaircir cette estimable population.

L'homme consolé, naturellement fort perplexe se décide enfin pour le
vinaigre, et en meurt, ou peu s'en faut.

Or, s'il en revient,--il me semble qu'il commencera d'abord par maudire
l'écrivain consolant, qui l'avait ainsi lancé nu, désarmé, souriant et
crédule,--au milieu d'un monde armé de haine, de cupidité, de luxure,
d'envie et cuirassé d'égoïsme. Il me semble qu'il aura le droit de haïr
les hommes de toute la confiance qu'on lui avait inspirée à leur
égard,--et que peut-être le but _consolant_ du livre aura été manqué.

Que si au contraire, on avait dit à notre désolé _consolé_, défiez-vous
des hommes,--Monsieur,--ici-bas chacun joue pour soi,--on ne saurait
trop vous le répéter, Monsieur,--l'envie et l'égoïsme--sont les deux
grandes sources d'où découlent toutes nos passions, tous nos sentiments,
et encore, Monsieur,--il est inutile de diviser ce qui fait un
tout,--l'envie n'est que la manifestation de l'égoïsme,--car l'envie
exprime ce que l'égoïsme pense.

Ainsi, Monsieur, pénétrez-vous bien de ceci.--Ce qui vous bat dans la
poitrine,--ce qui à chaque pulsation semble vous dire:--tu vis.--C'est
l'_égoïsme_,--c'est le _moi_.--

L'_égoïsme_,--admirable Protée qui prend toutes les formes, qui joue
tous les sentiments,--semble se plier à toutes les abnégations,--parce
qu'au fond il y trouve sa pâture et sa vie--comme ces hideux vampires
qui savent revêtir les formes les plus séduisantes pour mieux pomper au
cœur de leurs victimes le plus pur d'un sang chaud et vivifiant.

Quant au bien que fait l'égoïsme, Monsieur, cela ressemble assez aux
effets salutaires de la foudre,--qui après avoir tué dix personnes,
rendra par hasard le mouvement à un paralytique.

Ceci est triste, triste je le conçois;--mais cela est.--Ne comptez donc
jamais sur un sacrifice de la part des autres,--et attendez-vous à être
sacrifié si vous tenez mal vos cartes dans cette partie ou chacun tire à
soi.--Je vous le répète, Monsieur, ceci est triste,--et nos
régénérateurs patentés n'ont obtenu aucune amélioration morale,--jusqu'à
présent,--parce que les hommes ne seront vertueux que lorsqu'on leur
prouvera qu'il est matériellement de leur _intérêt_ d'être
_vertueux_.--Or ici est la difficulté, Monsieur,--car qui dit _vertu_
dit dévoûment aux autres;--et qui dit _intérêt_,--dit dévoûment à
soi-même.

En fait d'amour et d'amitié,--de relations sociales ou politiques,--il
faut donc choisir, être dupe ou fripon,--vous voilà prévenu,
Monsieur;--maintenant mettez vos mains sur vos poches, et entrez dans le
coupe-gorge.

Alors notre homme _désespéré_, comme on dit, par cette vérité
brutale,--se hasardera dans le monde, mais avec défiance, calcul et
soupçon.--Il examinera, il craindra et il atteindra enfin ce point
culminant de la sagesse,--_le doute_.--

Une déception qu'il aura prévue,--une séduction intéressée à laquelle il
aura échappé,--une arrière pensée qu'il aura déjouée,--ne le
consoleront pas il est vrai de la dégradation humaine,--mais lui
donneront le moyen de lutter contre elle.

Chaque découverte qu'il fera dans le cœur social, ne changera pas cet
abîme noir et profond en prairie verte et riante,--mais au moins elle
donnera au _désespéré_ le moyen de se conduire à travers ses circuits
ténébreux.

Ou bien, comme après tout, l'égoïsme n'est pas toujours au vif,--comme
grâce à la civilisation, le vice a ses coudées franches, que le champ de
la corruption est vaste; comme il y a mille manières, mille espèces de
démoralisation, comme on en a fait un échange fort avantageux, comme il
existe au fond du cœur des hommes une touchante sympathie qui les
porte à s'unir pour tromper leurs semblables...

De ce que la collision des vices n'est pas inévitable; de ce que n'ayant
par hasard--marché dans le soleil de personne; de ce que les voleurs
partagent scrupuleusement entre eux, voleurs, le butin qu'ils ont
pillé;--de ce qu'ayant passé à côté du reptile sans le froisser,--le
reptile ne l'aura pas mordu.....

Notre désespéré--conclura peut-être que les serpents sont sans
venin,--et les hommes sans cupidité, sans haine, sans égoïsme.

--Alors les trouvant d'autant meilleurs qu'on les lui avait montrés plus
méchants, ne sera-t-il pas plus véritablement _consolé_ que celui qui
les trouvera envieux et cupides, croyant les trouver bons et dévoués?

Me sera-t-il enfin permis de conclure... que le système qu'on attaque
comme _désespérant_ a pourtant, ce me semble, deux avantages réels.

--Ou les faits reconnus--prouvent sa vérité,--et alors il donnent
l'avantage de pouvoir se tenir en garde contre une société qui vous est
hostile,--par cela même que vous êtes un de ses membres,--ou les
circonstances font que cette vérité ne s'aperçoit pas tout
entière;--alors on a l'avantage de pouvoir accuser la vérité
d'exagération,--on a foi aux hommes,--et la croyance est d'autant plus
douce que la méfiance a été plus amère.

Et puis d'ailleurs, pour dernière raison,--je dirai que je ne crois pas
(quant à moi) qu'un écrivain puisse adopter, à son gré, tel ou tel
système, consolant ou désespérant.

Il en est de cela comme du sentiment de la couleur chez un peintre.

--C'est un phénomène tout organique chez le peintre,--tout intime chez
le poète.

--Conformation d'optique chez l'un,--disposition d'âme chez
l'autre;--mais chez tous deux--la réaction de ces influences est
irréfragable.

Rubens voyait _blanc_ et _rose_,--le Murillo voyait
_jaune_,--Michel-Ange voyait _gris_;--et ces tons prédominent dans leurs
œuvres.

Il est inutile de dire que je cite ces grands noms comme preuves,--et
non comme points de comparaison; mais il est, je crois, une façon de
voir dominante chez tout homme intelligent--qui imprime à ses pensées, à
sa logique et à ses créations un caractère identique.

L'éducation, l'expérience, le savoir, pourront modifier ou exagérer,
mais jamais changer ce cachet,--bon ou fatal pour l'écrivain.

Encore une fois,--l'on se tromperait, en pensant que c'est de gaîté de
cœur,--par caprice d'imagination ou fantaisie d'artiste qu'on se voue
à telle croyance.

Non, non, ce n'est pas une _œuvre d'art_ comme on dit,--qu'une
conviction profonde, ardente et douloureuse qui fait corps avec vous,
qui se révèle dans vos joies et dans vos larmes,--qui vous tient sous
son implacable obsession, et colore tout de son reflet puissant...

--Non, non, ce n'est point une question de poésie, c'est une question
vitale.--Oh! si l'on pouvait se _choisir_ une conviction, j'en sais de
bien nobles, de bien poétiques, de bien consolantes, au sein desquelles
j'irais oublier un doute affligeant, et qui déployant leurs ailes d'or
m'entraîneraient avec joie dans un monde infini d'espérance et d'amour.

Mais,--je le répète, quoique jeune,--chaque pas que je fais dans
l'étude,--du monde,--de l'histoire et de moi-même,--venant ajouter à ma
conviction,--un fait,--une date--ou une preuve;--je ne fais pas de
_système_,--je dis seulement ce que je vois,--ce que je sais,--ce que
j'éprouve.

EUGÈNE SUE.

FIN.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "La coucaratcha (III/III)" ***

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