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Title: Diane de Poitiers
Author: Capefigue, Jean-Baptiste
Language: French
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produced from images generously made available by The
Internet Archive)



Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le
typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée.

Selon la note 338, la date de naissance de Brantôme serait 1537, bien
que cette information soit presqu'illisible sur l'original. Cette date
serait 1535 selon certaines sources et vers 1540 selon d'autres.



    DIANE

    DE POITIERS



Coulommiers.--Imprimerie de A. MOUSSIN.



    DIANE

    DE POITIERS

    PAR

    M. CAPEFIGUE

    [Illustration]

    PARIS

    AMYOT, ÉDITEUR, 8, RUE DE LA PAIX

    MDCCCLX



Le privilége de Diane de Poitiers, comme celui de la marquise de
Pompadour, fut d'avoir présidé à une époque de grandeur et de
rénovation dans les arts. Toutes les gloires passent, le souvenir de
la douce protection accordée aux artistes survit à toutes; les noms de
Léonard de Vinci, del Rosso, du Primatice, de Benvenuto Cellini, se
mêlent à la mémoire de Diane de Poitiers.

Aujourd'hui encore, sur les frontispices des monuments de la
Renaissance, sur les colonnes cannelées d'Anet, aux portes façonnées
d'Amboise, sur les cheminées artistiques de Chambord, à Fontainebleau
ou au Louvre, on voit le chiffre de Diane de Poitiers entrelacé à
l'initiale de Henri II; car c'est surtout pendant le règne si rapide
de Henri II que domine Diane de Poitiers; sous François Ier, sa
puissance a été presqu'aussitôt effacée par la beauté froide et
capricieuse de la duchesse d'Étampes, plus jeune qu'elle de vingt ans.

Sous le roi Henri II, Diane de Poitiers presqu'à quarante ans,
gouverne par ses prestiges un jeune et chevaleresque roi; la Diane
chasseresse, telle que l'a reproduite le Primatice dans ses bosquets
mystérieux, le carquois sur l'épaule, les lévriers en laisse, peut
vous donner une idée de la beauté merveilleuse de Diane de Poitiers.

La véritable Renaissance, avec son caractère ferme, dessiné, ne s'est
produite en France que sous le règne de Henri II, et c'est à tort
qu'on l'a exclusivement attribuée à François Ier. Catherine de
Médicis[1] et Diane de Poitiers furent les grandes protections des
artistes, et c'est à ces deux intelligences, l'une toute florentine,
l'autre toute française, que nous devons les plus beaux monuments de
l'art; elles protégèrent Germain Pilon, Philibert Delorme; elles
tendirent la main à ce pauvre et brillant potier de terre, à ce
merveilleux artiste, Bernard Palissy, dont les oeuvres si
recherchées éblouissent nos yeux par leur dessin et leur couleur.

  [1] Voir ma _Catherine de Médicis_.

Ce livre sur Diane de Poitiers devra trouver moins de contradicteurs
que mon étude sur madame de Pompadour, et cette différence s'explique.
Le nom de Diane de Poitiers ne s'est jamais mêlé à nos passions
politiques contemporaines; si quelques maussades érudits ont porté
leurs mains brutales sur les marbres ciselés de la Renaissance, nul
n'avait intérêt à briser les statues de la Diane du château d'Anet. Il
n'en a pas été ainsi de madame de Pompadour, et encore plus de la
comtesse Du Barry; il fallait flétrir le règne de Louis XV pour
exalter la révolution française; il fallait démolir la vieille
monarchie en couvrant de boue les châteaux d'Étioles et le pavillon de
Luciennes. Diane de Poitiers fut une ombre charmante comme la
marquise de Pompadour et la comtesse Du Barry, mais on n'avait pas
besoin d'ameuter contre elle les enfants des chastes déesses de la
liberté et des pudiques vierges des salons du Directoire.

Je me suis donc trouvé à l'aise avec Diane de Poitiers et dans ces
descriptions des oeeuvres de la Renaissance. Ce livre n'est pas une
simple biographie; il m'a fallu embrasser tout le siècle de François
Ier, ses brillantes campagnes d'Italie, d'où il rapporta le beau
trophée des arts. Profondément pénétré des grandeurs de la
Renaissance, je n'ai point abdiqué mes admirations pour le moyen-âge;
il fut aussi une grande civilisation qui eut son art, sa foi, ses
poëmes épiques, ses historiens, ses héros; et il y a cela même de
particulier, c'est que toutes les fois qu'un peuple est appelé à de
grandes choses, il imite le moyen-âge; quelle différence faites-vous
entre ces nobles soldats qui meurent pour la patrie et les chevaliers
de la croisade? Vos blasons ne sont-ils pas les émaux des vieux
siècles, vos glorieux drapeaux un souvenir de l'oriflamme de
Saint-Denis. Respectez donc le moyen-âge, c'est le temps des légendes
de l'honneur, elles sont bonnes à quelque chose dans l'histoire des
nations!

    Paris, avril 1860.



DIANE DE POITIERS



I

LES ROMANS DE CHEVALERIE.

XVe SIÈCLE.


Le règne de François Ier fut le dernier reflet de la chevalerie.
L'influence des écrits sur les moeurs, est un des faits les plus
considérables dans l'histoire: quand les livres ont une certaine
tendance, les habitudes s'y conforment bientôt comme à une nécessité
qui vient de l'esprit. Après les héroïques récits des chroniqueurs sur
les paladins de Charlemagne, était survenu un temps de batailles et de
croisades[2]. Après les légendes saintes, avait commencé la vie des
tours isolées, de l'ermitage au désert, des légendes de la mort et de
la pénitence; tel fut le caractère des XIe et XIIe siècles, au milieu
des ténèbres que dissipaient par intervalles les récits des
chroniques de Saint-Bertin, de Saint-Martin de Tours ou de
Saint-Denis.

  [2] J'ai peint cette époque avec ses vives couleurs dans mon
  travail sur _Philippe-Auguste_.

Au XVe siècle, s'était fait tout à coup, un réveil, au son des
trompettes de la chevalerie; presque toutes les vieilles épopées du
moyen-âge furent traduites et mises en prose, non point fidèlement,
telles qu'elles étaient lues au temps de Philippe-Auguste et de saint
Louis, mais avec des épisodes d'amour, de gracieuses aventures, des
combats courtois ou à outrance[3]: indépendamment des grands romans
d'_Amadis de Gaule_, de _Lancelot du Lac_, de _Garin le Lorrain_, les
dames, les chevaliers, les varlets, dans les longues soirées d'hiver
lisaient avec avidité les charmants épisodes de _Gérard de Nevers_, de
_Pierre de Provence et de la belle Maguelonne_ ou _de Jehan de
Saintré_, les poésies d'Eustache Deschamps et le plus grand de tous,
Froissard en ses chroniques, avec Monstrelet son continuateur. La
chevalerie s'accoutumait aux plus hauts faits d'armes, aux aventures
les plus fabuleuses; on étouffait dans le cercle des événements de la
vie réelle; tout ce qui n'était pas extraordinaire ne comptait pas
dans l'existence d'un chevalier: il lui fallait de grands coups de
lances, des prodiges accomplis dans des expéditions fabuleuses. Passes
d'armes, tournois, rencontres, tout était marqué d'un caractère de
fantaisie, d'honneur et de loyauté. Quel noble enseignement d'amour et
de respect pour les dames! quel mépris de la crainte, quel dédain du
danger sur le champ de bataille; quelle école d'honneur et de
soumission que celle des pages, des varlets, des écuyers, dans cette
vie consacrée à un devoir, à un amour! Les belles miniatures de la
chronique de Froissard reproduisent les scènes animées de la vie du
paladin; on voit partout des épées et des lances croisées, en présence
des vieux chevaliers experts aux faits des joutes. Les manuscrits si
précieux des _tournois du roi Réné_[4], si bien enluminés, nous
donnent la mesure du soin que l'on mettait à régler toutes les
conditions de ces joutes; le digne et bon roi avait lui-même dessiné
les _festes et divertissements_ de la procession de la Fête-Dieu à
Aix, où toutes les règles de la chevalerie étaient observées, même
_la passade_ qui précédait les tournois[5].

  [3] Presque toutes les épopées en vers des XIIe et XIIIe siècles,
  furent traduites en prose de 1480 à 1520. Ces traductions ont été
  parmi les premiers livres imprimés in-folio. La Bibliothèque
  impériale en possède une belle collection.

  [4] Le manuscrit des _Tournois du roi Réné_ est un précieux
  monument de l'art. Le cabinet des manuscrits de la Bibliothèque
  Impériale en possède un magnifique exemplaire.

  [5] _La description de la Fête-Dieu d'Aix_ du roi Réné a été
  plusieurs fois imprimée; l'édition la plus exacte est celle d'Aix
  (1610).

Jamais d'oisiveté dans cette vie; quand on n'était pas en guerre, aux
tournois, on allait à la chasse; les cités étaient trop étroites, les
châteaux trop enserrés de tourelles et de murs! Autour de ces
châteaux, étaient d'immenses bois, des forêts séculaires, taillis
épais, où s'abritaient le loup, le sanglier, le cerf; la chasse était
devenue une science, sur laquelle plus d'un preux chevalier écrivait
des livres. La meute, le courre, les toiles, tout était un sujet
d'études pour le châtelain; l'art de venaison s'appelait le _déduit de
la chasse_: «Comme il suit qu'il n'y ait en ce monde plus louable
exercice que celui de la chasse, vénerie et faulconnerie, en faisant
lequel exercice santé corporelle est corroborée, plaisirs vénériens
oubliés[6].» «Bestes sauvages et oiseaux qui phaonent dans l'air, par
le droit des gens sont à ceux qui peuvent les prendre»[7] (les lois
rigoureuses contre les braconniers ne datent que de Henri IV).
L'habituelle division des livres de chasse était entre la vénerie et
la fauconnerie; l'une accomplie par les chiens, l'autre par les
oiseaux, et parmi tous les nobles oiseaux, il faut compter le faucon:
élevé avec grand soin dans les châteaux, il ne craignait la lutte avec
aucun oiseau de proie, pas même avec l'aigle, le roi de l'air, qu'il
attaquait avec intrépidité, image de l'audace des chevaliers, qui ne
comptaient ni la force, ni le nombre des adversaires. Ceux qui veulent
se faire une juste idée des grandeurs de la chasse sous le système
féodal, peuvent lire le beau livre de Gaston de Foix: «_Le miroir de
Phoebus du déduit de la chasse des bestes sauvages et des oiseaux de
proie._» Les dames chassaient souvent au faucon blanc, dont la
renommée s'étendait de l'occident à l'orient, à ce point, que pour la
rançon des barons de France à la croisade, on faisait entrer de six à
douze faucons blancs[8]. Les Sarrasins nous enviaient ces faucons,
ainsi que ces beaux chiens, race perdue, que Charlemagne envoyait au
calife Aroun-al-Rechyd, pour lutter contre les lions du désert. L'art
d'élever les meutes entrait dans la vie du chevalier.

  [6] Préface _du déduit de la chasse au cerf_.

  [7] Bouteillier, _Somme rurale_, un des livres de jurisprudence
  le plus remarquable du moyen-âge. Bouteillier était conseiller au
  Parlement de Paris au milieu du XVe siècle.

  [8] Charles VI envoya à Bajazet des vautours et des faucons; il
  les accompagna de gants bordés de perles destinas au sultan pour
  les porter en chasse. Les deux frères Ste-Palaye ont donné de
  bien curieux renseignements sur lâchasse au moyen-âge dans leurs
  admirables _Mémoires sur la Chevalerie_.

Il est facile de comprendre sous quelles idées, d'après quelles
impressions allait s'ouvrir l'époque de François Ier. La chevalerie
était dans les livres, dans les moeurs, dans les habitudes; pour
conduire cette société, il fallait un roi un peu romanesque dans ses
idées, grand lecteur de ces _chansons de geste_, imitateur de Roland,
d'Olivier le Danois, de Renaud de Montauban. Les siècles suivants ont
pu trouver ce caractère ridicule, mais la, splendeur et les fautes de
François Ier vinrent des lois de la chevalerie qui commandaient de ne
jamais compter les périls et de courir les aventures; il prit pour
modèle _Amadis de Gaule_, noble type de courage, de désintéressement,
de haute loyauté, que les siècles égoistes sont trop portés à tourner
en raillerie, et que l'on trouve encore dans nos camps!



II

CHARLES VIII ET LOUIS XII EN ITALIE.

1480-1514.


Après le règne politique et sombre de Louis XI, il s'était fait une
réaction de jeunesse, de joie et de liberté, à l'avènement de Charles
VIII; il était impossible de tenir longtemps les têtes ardentes des
gentilshommes sous la calotte de plomb de Notre-Dame, ou d'abriter
leur coursier dans les tourelles du Plessis; on voulait respirer l'air
au loin et reprendre un peu la vie ardente et joyeuse des croisades.
La régence de la dame de Beaujeu fut signalée par une prise d'armes de
la chevalerie: la guerre de Bretagne suivit la mort de Louis XI,
expédition remplie d'épisodes et presque de féeries dans ce pays de
périlleuses aventures. Les romans de la table ronde étaient d'origine
bretonne: la fée Morgane, le roi Arthur, Tristan le Léonais, la belle
Iseult appartenaient à la Bretagne[9].

  [9] Sur cette guerre, on peut consulter les savantes recherches
  de Foncemagne, tomes XVI et XVII de l'_Académie des
  Inscriptions_.

Ce qui marqua plus encore le caractère jeune et aventureux du nouveau
règne, ce fut le désir, la volonté d'une expédition en Italie, que
Charles VIII accomplit à 21 ans. Le cauteleux Louis XI avait été plus
d'une fois appelé, en vertu du droit héréditaire de la maison d'Anjou,
à prendre possession du royaume de Naples, du duché de Milan; les
Génois eux-mêmes s'étaient offerts à Louis XI et à sa suzeraineté. Le
vieux roi qui connaissait le caractère des Italiens, l'inconstance de
leur soumission, les avait donnés à Sforza, ou, comme il le disait, au
diable[10]. Louis XI avait bien d'autres choses à faire qu'à conquérir
des royaumes lointains; il assurait son autorité en France dans sa
lutte patiente contre les ducs de Bourgogne; il n'avait emprunté à
l'Italie qu'un corps d'hommes d'armes Lombards, que Ludovic Sforza,
son bon ami, lui envoyait, avec le conseil d'enfermer ses ennemis dans
de petites cages de fer au château de Loches, précaution italienne;
c'était la mort sans le sang versé, une manière d'étouffer les
victimes sans les faire crier.

  [10] Philippe de Comines, livre VIII. Les Génois avaient dit dans
  une supplique: «Nous nous donnons à vous.» Louis XI impatienté
  répondit: «Et moi je vous donne au diable!»

Charles VIII recueillit avec enthousiasme les droits héréditaires de
la maison d'Anjou sur l'Italie. Cette conquête sous un beau ciel
allait à ses goûts, à son caractère; il y ajouta un projet plus
grandiose dans les idées de ce siècle d'aventures. Après la dynastie
éphémère des empereurs francs et latins[11], l'empire byzantin était
revenu aux Paléologues, cette famille de princes aux couleurs pâles,
aux bras efféminés couverts de chapes de pourpre, semblables aux
figures de saints sur fond d'or, qui, les yeux larges et fixes, vous
regardent du haut du choeur de l'église de Saint-Marc à Venise.
Bientôt les Turcs, race forte et tartare, avaient brisé les dernières
barrières qui défendaient Constantinople; la cité des empereurs était
foulée aux pieds par ces cavaliers intrépides qui menaçaient la Grèce
et l'Italie, portant pour étendard la queue de leurs chevaux.

  [11] Le beau travail de Ducange ne laisse rien à désirer sur la
  domination des Empereurs francs à Constantinople, Paris
  1642.--Cette grande famille de Ducange a laissé des monuments
  impérissables sur lesquels vivent les érudits modernes qui refont
  les lexiques et les glossaires.

Nul événement ne produisit une plus profonde impression sur la
chrétienté. Toute la chevalerie s'en émut, et Charles VIII se plaçant à
la tête de cette nouvelle croisade, se fit céder par un diplôme tous
les droits de la famille Paléologue au trône de Constantinople[12]. Le
roi de France n'avait que dix mille lances; son passage en Italie fut
prodigieux, nul obstacle ne s'opposa à la consécration de ses droits, et
le pape Clément VII put dire: «les Français semblent être venus en
Italie la craie à la main pour marquer leur logement.»

  [12] Ce diplôme est donné dans le travail de Foncemagne:
  _Éclaircissements sur le voyage de Charles VIII en Italie_, t.
  XVII, Académie des Inscriptions.

Ces chevaliers en effet conquirent le Milanais, la Toscane, Rome, sans
bataille; et, arrivé à Naples, Charles VIII fit cette fastueuse
entrée, dont il est tant parlé dans les chroniques, couvert du manteau
impérial, tandis que les héros d'armes proclamaient la grandeur et la
magnificence du nouvel Auguste, Charles VIII eut achevé son
entreprise, si les Anglais et les Espagnols n'avaient simultanément
attaqué le royaume de France durant l'absence du Roi. Rappelé par le
péril de sa monarchie, Charles VIII traversa de nouveau l'Italie, en
refoulant la coalition des États italiens qui s'était formée contre
lui; la chevalerie de France dispersa l'armée des confédérés:
vénitiens, romains, toscan, milanais, réunis pour lui fermer le
passage près le lac de Trasimène, si célèbre sous la vieille Rome. Ce
fut merveille de voir ce que pouvait le courage et la force des
chevaliers de France contre ces Italiens groupés, plutôt que réunis,
dans une ligue sans unité, avec du courage individuel sans âme de
nation.

Après la mort de Charles VIII, Louis XII reprit l'œuvre de la
conquête de l'Italie; jeune alors, il n'avait pas encore cet esprit de
paix et de repos qui domina la fin de son règne; le roi de France
suivit l'impulsion de sa brave chevalerie, de ses chefs de
gens-d'armes, dont la plus belle expression se trouve dans la Palisse
et Bayard. Louis XII fit son entrée à Milan revêtu des habits du
duc[13], et confia le gouvernement du Milanais au maréchal de
Trivulce, d'une grande famille italienne: A son aide, Sforza appela
les Suisses, qui, depuis Louis XI, commençaient à jouer un rôle
politique dans l'histoire. Ces rudes montagnards rétablirent Sforza
dans la souveraineté de Milan; jamais il n'y eût tant d'inconstance
dans les populations lombardes, tant de bravoure dans la chevalerie
française: trois fois le Milanais fut conquis, abandonné, puis
repris. Sforza et les Suisses étaient préférés à la noblesse de France
par ces peuples versatiles qui n'osaient pas se gouverner eux-mêmes.
Qu'étaient les Sforza? des aventuriers qui avaient usurpé le pouvoir:
sous leur robe ducale, on voyait encore la grossière armure des
condottieri[14]! Les peuples supportent plutôt le despotisme que la
raillerie; ils aiment mieux l'oppression que le ridicule.

  [13] Les premières gravures de la Renaissance reproduisent
  l'entrée de Louis XII à Milan et à Gênes (Bibliothèque
  Impériale). On peut y voir quelles étaient les armures de la
  chevalerie, le casque et l'armet.

  [14] Guicchardini est fort intéressant sur les événements de
  l'Italie; mais il est passionné contre les Français. C'est un
  véritable Italien. _Historia d'Italia_, t. 1er. J'ai la curieuse
  édition _princeps_ de Florence sans date. Guicchardini a beaucoup
  de Tacite.



III

LES CAPITAINES DES GENS-D'ARMES SOUS LOUIS XII.--LE COMTE DE
SAINT-VALLIER.--ORIGINE DE DIANE DE POITIERS.

1488-1514.


Le vieux Dunois, du règne de Charles VII, n'était plus: si le bâtard
d'Orléans n'avait pas toujours été fidèle à une même cause, si on
l'avait vu plus d'une fois à la tête des ligues du bien public, il
avait toujours été digne de sa bonne épée, _tranche-haubert_, et de
son blason à trois fleurs de lys, sur champ d'azur, avec la barre de
bâtardise; son image était peinte même sur les cartes enluminées qui
avaient servi à distraire la folie de Charles VI[15]. Dunois avait eu
de dignes successeurs et des capitaines expérimentés, qui s'étaient
formés dans les guerres d'Italie sous Charles VIII et Louis XII.

  [15] Lahire (le valet de cœur) a été seul conservé
  jusqu'aujourd'hui. Il a été fait beaucoup de dissertations sur
  les cartes à jouer. (Voyez un travail spécial dans mon _Agnès
  Sorel_.) Dunois était mort sous le règne de Louis XI en 1468.

Le plus ancien était La Trémouille, brave chevalier du Poitou, vicomte
de Thouart, prince de Talmont, déjà très-illustre dans les guerres de
Bretagne et chef de l'artillerie dans l'expédition d'Italie; il avait
partout brillamment combattu: à Naples, en Lombardie. Redouté des
Allemands et des Italiens, il mérita le titre de chevalier sans
pareil[16].

  [16] La Trémouille avait épousé Gabrielle de Bourbon (Histoire
  monumentale de la maison La Trémouille par Fauché).

Presque son égal en naissance et son rival de gloire, Chabannes,
seigneur de la Palisse, dont le nom devint le type de la guerre et le
sujet des chansons militaires[17] dans les siècles suivants:
«Chabanne, le grand capitaine de beaucoup de batailles et de beaucoup
de victoires, (_el gran capitano de muchas guerras y vittoria_)»[18],
comme le disaient les Espagnols, Chabannes qui, à la tête de trente
chevaliers, osa défier toute l'armée de Castille.

  [17] C'est en abusant de cette tradition que La Monnaie au XVIIIe
  siècle fit la fameuse chanson de _Monsieur de la Palisse est
  mort_.

  [18] Brantôme _Vie des Capitaines français_.

Voici enfin Pierre du Terrail, seigneur de Bayard, de noble et
ancienne maison du Dauphiné[19]; né en 1476, il avait été page du duc
de Savoie; à treize ans, il passa au service de Charles VIII qu'il
suivit en Italie; presque enfant, il avait brillé dans les tournois. A
dix-huit ans, il avait pris une enseigne à la bataille de Fornoue, et
tué l'orgueilleux Santo-Mayor dans un de ces beaux combats corps à
corps, en présence de l'armée. Seul, appuyé sur un pont comme les
héros de l'antiquité, Bayard s'était si bien défendu, que les
Espagnols doutaient si ce fut un homme ou un diable. Partout on ne
parlait que du chevalier Bayard, aux siéges de Milan, de Brescia, dans
le Roussillon, la Picardie aux batailles, aux assauts, présent aux
périls, aux coups de balles et de couleuvrines.

  [19] La vie de Bayard a été écrite par un de ses écuyers qui
  s'intitule _loyal serviteur_.--Paris 1515, in-4º.

A toutes les époques, il se révèle des types d'honneur, que l'on
exalte comme un exemple, un étendard pour toute une chevalerie; Bayard
fut l'objet des légendes, on l'appela le chevalier _sans peur et sans
reproche_; et il y en avait très-peu sans reproches à une époque où
les hommes de vaillance ne gardaient pas toujours le respect des
choses et d'eux-mêmes!

Plus jeune encore que Bayard, Gaston de Foix, de l'illustre maison des
comtes de Narbonne, neveu du roi Louis XII, la foudre d'Italie, comme
on aimait à le nommer, combattait les Espagnols, les Vénitiens, les
Lombards, avec une vaillance que la mort devait couronner à la
bataille de Ravennes. «Après avoir refréné et rembarré les Suisses,
Gaston tourna ses enseignes de l'autre côté du Pô, et, cheminant par
la Romagne, il vint du côté de Ravennes; là fut donnée une bataille,
la plus renommée que de longtemps fut donnée en Italie.» La victoire
obtenue, Gaston de Foix se précipita avec un petit nombre de ses
Gascons sur les Espagnols, qui, ayant déchargé leurs arquebuses et
baissé leurs piques, entourèrent la troupe de France: «Gaston,
combattant avec héroïsme, eut son cheval tué sous lui, et il fut
blessé d'autant de coups, que, depuis le menton jusqu'au front, il en
avait quatorze»[20].

  [20] Brantôme (_Vie des grands Capitaines_).

Lautrec, cousin de Gaston de Foix, avait une bravoure indomptable; il
tomba blessé à Ravennes. Anne de Montmorency, le filleul de la reine,
Anne de Bretagne, femme de Louis XII, tout jeune encore, combattait
comme page à côté de Bayard et de Gaston de Foix. Ce nom de
Montmorency portait un glorieux apanage aux barons, maréchaux,
connétables.

Que reste-t-il maintenant de ces grandes lignées? quel souvenir est
demeuré debout? la vieille tour, origine des Buchard, nid d'aigle
qu'assiégea Louis VI, est même démolie; et seul peut-être, au milieu
d'une multitude bruyante et en fête, je contemple la vieille église,
dont les vitraux en ruine, décorés des ailerons blasonnés, ont salué
le sire de Montmorency[21].

Le plus remarquable entre tous, celui que les gens d'armes comparaient
à Roland pour la vaillance, et les hardies conceptions, était le
connétable de Bourbon, le véritable vainqueur de la bataille de
Marignan; sa science de guerre était supérieure à celle de tous ses
contemporains, même à l'habileté de Prosper Colonne et de Peschiera.

Il était fils de Gilbert, comte de Montpensier[22], et par conséquent
l'héritier des riches domaines de la maison de Bourbon. Autour de lui
se groupaient de nombreux vassaux, et le plus fidèle de tous, son
cousin, Jean de Poitiers, seigneur de Saint-Vallier en Dauphiné, brave
et hardi capitaine de cent hommes d'armes[23]; son château s'élevait
sur le Rhône, dans ces montagnes abruptes des côtes du Vivarais, où se
voit encore aujourd'hui la roche taillée.

  [21] L'église de Montmorency contient la tombe de quelques nobles
  Polonais morts en exil après la révolution de 1830. Le peuple de
  St-Casimir toujours pieux, était digne de s'abriter dans l'église
  des Montmorency.

  [22] La mère du connétable était Claire de Gonzague. Il était né
  en 1489. Sa vie a été écrite par son écuyer Gilbert de Marillac,
  baron de Puissac.

  [23] On ne peut bien connaître l'origine et le caractère du comte
  de Saint-Vallier que par les pièces du grand procès poursuivi
  contre le connétable et que le savant Du Puy a publiées en 1665.

Le sire de Saint-Vallier avait une jeune fille d'une beauté
remarquable, auquel il avait donné le nom de Diane. A six ans à peine,
elle montait à cheval, allait en chasse avec son père; elle savait
élever le faucon et l'esmerillon d'une manière merveilleuse[24]. A
l'âge de dix ans, elle fut promise à Louis de Brézé, comte de
Maulevrier. Louis de Brézé, grand-sénéchal de Normandie, descendait
par bâtardise du roi Charles VII: sa mère était la fille des amours
d'Agnès Sorel. Il avait reçu de la gentille Agnès le nom de
Maulevrier, à cause de son rude amour pour la chasse; enfant, il était
déjà terrible au gibier; il aimait Diane reproduite sous les traits de
la déesse des forêts. Les Brézé étaient d'une grande race de Normandie
(qu'il ne faut pas confondre avec les Dreux, sortis des maîtres de
requêtes, qui reçurent le nom de Brézé)[25]. Le mariage de Diane de
Poitiers avec Louis de Brézé fut célébré presqu'en guerre; le comte de
Saint-Vallier ne quittait pas le connétable de Bourbon, à la tête des
gens d'armes et son plus fidèle conseiller; compagnon des batailles de
Bayard, de Gaston de Foix et de la Palisse, il avait fait les guerres
d'Italie avec la Trémouille et Lautrec, brave chevalerie qui après
avoir suivi Louis XII, allait entourer l'avènement de François Ier,
comme les paladins groupés autour de Charlemagne. Génération pleine de
merveilles et des grandes choses de la guerre, que François Ier devait
satisfaire par des victoires et des conquêtes lointaines!

  [24] Diane de Poitiers était née le 3 septembre 1499. C'est à
  tort que Bayle a placé sa naissance au 14 mars 1500.

  [25] La famille actuelle des Dreux-Brézé vient des Dreux, maîtres
  des requêtes.



IV

LA CHRONIQUE DE L'ARCHEVÊQUE TURPIN.--LE MONDE ENCHANTÉ.

1200-1510.


Cette impulsion vers les actions héroïques, toute la génération la
recevait d'un livre populaire, d'une légende, _la chronique de
l'archevêque[26] Turpin_, épopée traditionnelle sur Charlemagne. Ce ne
sont, en général, qu'avec les glorieux mensonges, que les peuples sont
conduits à l'héroïsme; les réalités n'ont jamais enfanté que la vie
matérielle: les Grecs et les Romains eurent leurs fables des dieux et
des demi-dieux, d'Hercule et de Mars, leurs temps qu'on appela
héroïques; et les époques modernes, malgré leur prétention au
réalisme, ont été conduites aux grandes actions par les épopées de
leurs chroniques sur la Révolution et l'Empire. L'archevêque Turpin,
_il buon Turpino_, tant invoqué par l'Arioste, avait écrit une légende
sur Charlemagne, ses douze pairs, ses barons, ses paladins: on ne
voyait partout que géants, nains, enchanteurs, nécromanciens et des
exploits à faire croire qu'il existait alors une génération d'une
nature particulière, invulnérable aux coups, qui ne mourait que d'une
façon fabuleuse, qui ne tombait qu'en fendant les rochers à coups
d'épée comme Roland à Roncevaux.

  [26] L'archevêque Turpin, ou Tulpin, n'est pas un nom imaginaire,
  comme on l'a cru jusqu'ici; les savants bénédictins l'ont placé
  le 29e dans la chronologie des archevêques de Rheims; ils le font
  mourir de 810 à 811. Le livre, qui lui est attribué, porte le
  titre de: _Vita Caroli Magni et Rolandi_: on l'a rejeté parmi les
  fables, je crois que c'est à tort; il y a des manuscrits du XIe
  siècle qui en constatent l'authenticité. Jamais livre ne fut plus
  populaire. Lacurne Ste-Palaye, le grand érudit, en comptait 13
  exemplaires à la Bibliothèque du Roi seulement. Dante invoque
  souvent la chronique de Turpin; le roi Charles V fit faire deux
  bas-reliefs sur des coupes d'or qui représentent les exploits de
  Charlemagne, d'après la chronique de Turpin. Un savant de
  Florence, M. Ciampi, a publié une édition magnifique de la
  chronique de Turpin (1823) à la suite du roman de Philomena _de
  gesta Caroli Magna_.

Ce n'étaient pas les paladins seuls qui avaient le privilége de
l'épopée mais encore leurs chevaux de bataille, leurs armes
enchantées; chaque chevalier d'une certaine renommée avait son
coursier bien-aimé, d'une intelligence égale à celle de l'homme, doué
de sens et de passions comme lui; la généalogie des chevaux, leur
histoire était aussi connue que celle des héros. Chaque chevalier
avait son coursier doté d'intelligence, d'une double vue; il
s'arrêtait tout d'un coup, quand un danger menaçait son maître, il
dressait les oreilles, soulevait la poussière, quand il approchait
d'une embûche dressée par un enchanteur malfaisant, et les nobles
chevaux de Roland, d'Otger le Danois, de Renaud de Montauban couraient
à toute bride à travers les sentiers, les taillis sombres des forêts,
pour les conduire à leurs maîtresses, Angélique, Bradamante, Marphise,
qu'ils saluaient en s'agenouillant devant elles comme de doux
agneaux[27].

  [27] Ariosto qui s'était nourri pour son _Orlando furioso_ de la
  lecture attentive des romans de chevalerie, donne à tous ses
  chevaux une intelligence féerique; l'hypogriphe de Roger est un
  emprunt à l'antiquité.

Chaque pièce de l'armure d'un chevalier avait aussi sa tradition, son
histoire: le cor enchanté qui retentissait à travers la campagne, la
lance merveilleuse dont le simple contact renversait un cavalier; les
paladins faisaient tant de prodiges qu'on pouvait croire qu'il y avait
une âme dans chaque épée; toutes avaient leur nom, _la Bonne Joyeuse_,
_Durandal_[28], _Flamberge_, qui pourfendaient des géants
invulnérables, ou qui faisaient brèche dans la montagne, comme dans
une molle argile. L'armure d'un paladin était sa gloire et son
orgueil; son casque, sa cuirasse, son brassart le couvraient tout
entier. On ne savait son nom, son origine, que par le blason qu'il
portait: aux fleurs de lis, aux merlettes, aux ailerons, aux
tourteaux, on savait sa famille; par les émaux et les barres, on
savait aussi s'il était aîné, cadet, et même bâtard, à quelle maison
il s'était allié. Chaque pièce de son écu était un souvenir de
bataille ou d'action héroïque, et s'il était permis d'employer une
expression moderne, le blason était comme le certificat de civisme au
moyen-âge pour les grandes actions, ou bien une flétrissure pour la
félonie; il était la garantie de la société féodale pour la défendre
et la protéger[29].

  [28] Je renvoie aux admirables _Mémoires_ de Ste-Palaye sur
  l'ancienne chevalerie. Pure et belle vie que celle des deux
  frères Ste-Palaye, tout entière consacrée à l'étude des monuments
  de notre ancienne France.

  [29] Rien de plus curieux que le travail du père Ménétrier _sur
  les armoiries_; la science du blason est si attrayante: on y a
  commis tant d'erreurs aux temps modernes!

Ce monde d'enchantement embrassait tout de ses créations
merveilleuses: on était entouré de féeries, ces illusions charmantes
qui trompent et amusent encore nos sociétés blasées. Les blessures
même des chevaliers se guérissaient par des baumes enchantés; l'art de
guérir les plaies profondes, les coups d'épées et de lances, entrait
dans l'éducation des châtelaines, toutes si empressées auprès des
chevaliers blessés[30]. On doit croire qu'il existait alors des
secrets inconnus de nos jours, car tout se guérissait par des simples
cueillis dans la campagne, ou par des baumes préparés dans chaque
château, quand on ne recourait pas à l'art de quelque nécromancien ou
enchanteur, tel que Maugis, le cousin des quatre fils Aymond, avec les
bons tours qu'il joue à Charlemagne, ou Merlin, des légendes
bretonnes. Quel que soit le jugement que l'on porte sur ce monde
merveilleux, il est impossible de nier qu'il avait créé ce peuple de
héros, cette belle lignée de chevaliers qui précéda le règne de
François Ier. La _chanson de Roland_, entonnée par le hérault d'armes
avant la bataille, depuis Guillaume-le-Conquérant[31] n'était-elle pas
le résumé de l'épopée chevaleresque? et si les paladins faisaient de
si grandes prouesses, c'est qu'ils avaient la pensée que leurs aïeux
en avaient fait de plus grandes encore. Chaque génération, qui se
propose de glorieux exploits, a sa légende, ses chansons de Roland; la
démocratie a les siennes, aussi fières, aussi hardies que celle que
récitait la chevalerie au moyen-âge.

  [30] Les romans de _Lancelot du Lac_, _d'Amadis de Gaules_, les
  vrais miroirs des coutumes du temps, en contiennent mille
  exemples. La Colombière les a recueillis dans son beau livre:
  _Théâtre d'honneur et de chevalerie_.

  [31] Roman de Rou ou de Rollon, duc de Normandie.

Aussi, faut-il en vouloir à tous ces mauvais esprits qui raillent les
nobles illusions, ou si l'on veut, les mensonges illustres des
peuples: à travers ces belles banderolles de tournois, ces faisceaux
d'épées et de lances, ces palais enchantés, on aperçoit la méchante
figure de Rabelais, aux joues saillantes, aux yeux ronds, à
l'expression ignoble; rien de bas, de commun, comme cette figure de
Rabelais[32], telle que la peinture nous l'a conservée[33]; sa vie
bouffonne et crapuleuse, il la consacre à détruire les croyances
dorées, à se moquer des chevaliers loyaux: les illusions glorieuses
pour le devoir, pour la patrie, il les place dans son île des
lanternes; érudit, farci de grec et de latin, à la grosse panse, aux
lèvres épaisses, aux yeux égrillards, avec ses doigts sales et
crochus, il gratte les blasons, souille les étendards; les soldats ne
sont plus que les moutons de Panurge, et dans sa langue
inintelligible, il détruit les grandes causes d'orgueil pour les
nations. Les époques modernes ne sont pas exemptes de leur Rabelais,
natures mauvaises et égoïstes, qui tuent les poëmes épiques des
peuples.

  [32] Musée de Versailles (Galerie de portraits).

  [33] Rabelais qui a été presque l'objet d'un culte pour toute une
  école universitaire, était né en 1483 à Chinon en Tourraine. Le
  pape Clément VII fut plein de bonté et d'indulgence pour ce
  mauvais esprit: Les philosophes ont beaucoup exalté Rabelais
  parce qu'ils ont tué aussi la poésie de l'héroïsme.



V

NAISSANCE, ÉDUCATION ET MARIAGE DE FRANÇOIS Ier.

1494-1514.


L'arbre généalogique de François Ier est difficile à retrouver, car il
n'était qu'une frêle branche sur le tronc verdoyant des Valois, comme
le dit Clément Marot. Le roi Charles V avait plusieurs fils; le cadet,
duc d'Orléans, épousa Valentine Visconti, fille du seigneur de Milan,
mariage qui le fit riche en écus d'or: origine des droits de la France
sur le Milanais. Le duc d'Orléans fut ce prince galant, léger, frappé
au cœur par les ordres jaloux de Jean, duc de Bourgogne, au coin de
la rue Barbette[34].

  [34] Le 23 novembre 1407 (Juvénal des Ursins: _Histoire de
  Charles VI_). L'hôtel de la rue Barbette existe encore selon la
  tradition hasardée. La maison que l'on voit aujourd'hui ne date
  pas au delà du XVIIe siècle. Les chroniques de Monstrelet entrent
  dans de grands détails, t. I, p. 36.

Il laissa trois fils; l'aîné monta sur le trône sous le nom de Louis
XII; le second, comte des Vertus, ne laissa pas de postérité légitime;
le troisième, Jean, fut créé duc d'Angoulême[35]. Le Roi avait eu
également un bâtard, le vaillant comte de Dunois[36], tige de la
maison de Longueville. Jean, comte d'Angoulême, captif pendant
vingt-six ans, comme gage et rançon, en Angleterre, y épousa
Marguerite de Rohan; il en eut un fils, Charles, comme lui, duc
d'Angoulême, marié à Louise de Savoie; son fils aîné reçut en baptême
le nom de François, comte d'Angoulême (il fut depuis le roi François
Ier).

  [35] La vie du comte d'Angoulême a été écrite par Papyrus, Masson
  et Jean Du Port. On trouve des détails exacts dans l'_Art de
  vérifier les dates_, par les bénédictins.

  [36] Le comte Dunois était fils de Louis XII et de Mariette
  d'Enghien.

Rien de plus attrayant, que le journal de Louise de Savoie, écrit sur
l'enfance de François Ier, celui qu'elle nomme son roi, son seigneur,
son César et son fils; c'est une tendre mère qui suit toutes les
pulsations du cœur de son enfant; elle recueille les premières
larmes que François versa à trois ans[37], quand il perdit son petit
chien Hapagon «qui était de bon amour et loyal à son maître»[38].
Louise de Savoie avait d'abord résidé à Cognac, dépendance de son
apanage; quand Louis XII monta sur le trône, elle vint résider au
château d'Amboise, la demeure royale. Un jour que l'enfant montait
avec imprudence une haquenée, que le maréchal De Gyé, son gouverneur,
lui avait donnée, il fut emporté à travers la forêt; on craignit pour
sa vie: «mais Dieu, continue le journal de Louise de Savoie, ne me
voulut m'abandonner, connaissant que si cas fortuit m'eût si
soudainement privée de mon amour, j'eusse été trop infortunée»[39].

  [37] Né le 14 novembre 1494.

  [38] Le _Journal_ de Louise de Savoie embrasse l'histoire depuis
  1501 jusqu'en 1522. Il a été publié en outre par Guichenon,
  _Histoire généalogique de la maison de Savoie_.

  [39] Brantôme dit de Louise de Savoie: «Elle était très-belle de
  visage et de taille, et à grand peine voyait-on à la cour de plus
  riche que celle-là.»

A treize ans, rien n'était plus impétueux et plus brave que François,
à qui son royal cousin Louis XII donnait le comté de Valois. Le
premier à tous les exercices de chevalerie, à la lutte, aux joutes, il
reçut dans un de ces combats, une pierre au front, lancée avec tant de
violence par une fronde, qu'on le crut mort; on lui rasa la tête,
jamais depuis il ne porta de cheveux, comme on peut le voir dans tous
ses portraits de la renaissance. Louis XII, pour retenir ce caractère
violent, le mit aux mains d'un chevalier prudent et sage, Arthur de
Gouffier de Boissy[40], qui, pour exprimer son devoir de surveillance
tendre et attentive auprès d'un élève de cette trempe de feu, donna
pour devise à François, la salamandre avec cette légende, _nutrisco et
extinguo_, (je le nourris et je l'éteins), c'est-à-dire, je l'instruis
et je le contiens[41]; explication naturelle d'une devise interprêtée
de mille manières étranges par les érudits. Cette salamandre et cette
devise effacées pour d'autres grandeurs plus modernes, sont restées
sur quelques vieilles portes en ruine du château de Fontainebleau[42];
plus respectées au château de Blois, la salamandre brille sur les
fenêtres ornées de la renaissance, comme le chiffre de Diane de
Poitiers et d'Henri II sur le vieux Louvre.

  [40] Les Gouffier étaient de la noblesse de Poitou.

  [41] C'était alors le temps des devises et des symboles comme on
  peut le voir dans les monuments contemporains. J'ai trouvé sur
  une médaille qui porte la Salamandre de François Ier cette
  devise:

    Discutit hæc flammam Franciscus robore mentis
    Omnia pervicit, rerum immersabilis undis.


  [42] Il est triste de voir l'abandon des souvenirs de François
  Ier à Fontainebleau.

François était alors un gros garçon d'une stature élevée, à la figure
épanouie, l'œil ardent, le nez long, un peu descendant sur ses
lèvres amincies, fort aimé de Louis XII, qui cherchait à le marier,
car le roi de France avait perdu ses deux fils et ses héritiers en
bas-âge; il ne lui restait qu'une fille, madame Claude[43], un
peu disgracieuse de sa personne, mais d'un excellent cœur, d'une
nature élevée; un moment promise au prince d'Espagne, depuis
Charles-Quint, elle s'éprit de François, comte de Valois, et le
mariage se fit avec solennité le vingt-deux mai 1506; nouveau lien qui
le rapprochait de la couronne. Désormais, François d'Angoulême comte
de Valois et Gaston de Foix, devinrent les bien-aimés du roi Louis
XII. Le brillant Gaston mourut les armes à la main, comme on l'a vu,
devant Ravennes, inspirant à tous de vifs regrets. François reçut le
commandement des chevaliers qui marchaient en Navarre contre les
Espagnols; il s'y couvrit de gloire dans une rapide expédition des
montagnes. Les Anglais ayant envahi la Picardie, le comte de Valois
courut encore pour les combattre; au milieu de la bataille et sous la
tente, mourut Louis XII, en laissant son héritage royal à son
cousin[44], au mari de sa fille bien-aimée, qui prit le nom et le
titre de François Ier, avec le blason fleurdelisé des Valois.

  [43] Madame Claude, fille de Louis XII, portait pour devise la
  lune éclatante et cette légende: _candida candidis_.

  [44] 15 janvier 1515. On peut voir son admirable tombeau, sur
  lequel il est placé à côté de la reine Anne de Bretagne, dans
  l'église de St-Denis. Je m'y suis souvent arrêté, tandis que la
  foule allait visiter les tombeaux replâtrés. Quand
  abandonnera-t-on cette horrible manie de mettre du plâtre sur
  toutes les statues du moyen-âge?

Ce n'était donc pas un prince inconnu que la naissance élevait au
trône: François Ier avait vécu si longtemps à la cour de Louis XII,
qu'on savait ses défauts et ses qualités; il s'était fait d'ardents
amis: Brion, Montmorency, Montchenu[45]. L'un fut amiral l'autre
connétable après le duc de Bourbon, Montchenu fut maître de l'hôtel,
c'étaient les trois plus braves épées parmi les gentilshommes, et le
nouveau roi les avait à son service pour son règne.

  [45] Brantôme se plaint un peu de la faveur exclusive des amis de
  François Ier:

    «Sire, si vous donnez pour tous
    A trois ou quatre,
    Il faut donc que pour tous,
    Vous les fassiez combattre.»

François Ier fut sacré à Reims par l'archevêque Robert de
Lenancour[46]; on remarqua ses libéralités, sa mine martiale, son
adresse et son intrépidité dans le tournois qui eut lieu à Paris, dans
la rue Saint-Antoine près des Tournelles; sa haute stature frappait
tout le monde. Les bouillants gentilshommes secouaient avec plaisir le
règne calme et justicier de Louis XII, trop avare de grandeurs, de
dissipations et de belles fêtes; ils espéraient le retour d'une époque
chevaleresque, que tout semblait favoriser. Le moyen-âge ne pouvait
pas tout-à-coup s'effacer. Avant qu'une civilisation nouvelle
triomphe, il se fait une recrudescence de la civilisation vieillie et
brillante qui s'en va; le règne de François Ier eut ce caractère de
transition; les épopées carlovingiennes, reparaissant dans tout leur
éclat, devenaient la lecture populaire; c'était sans doute un feu
passager, mais il devait allumer ces nobles cœurs. Le règne de
François Ier fut le réveil de l'époque de Charlemagne; seulement, ce
n'était plus la même génération; il passa donc comme le roman d'Amadis
de Gaule, dont il était le reflet. On ne peut pas retenir les siècles
qui s'écoulent: ce qui fut l'histoire devient le roman du pays[47].

  [46] 25 janvier 1515.

  [47] Belcarius _Comment. rerum Gallic._, liv. année 1515.



VI

PREMIÈRE CAMPAGNE DE FRANÇOIS Ier EN ITALIE.

VICTOIRE DE MARIGNAN.

1515-1516.


Il fallait occuper l'imagination et le bras de toute cette chevalerie,
exaltée par la contemplation des siècles de Charlemagne. Dans les
premiers temps d'un règne, au reste, il se réveille toujours une
énergie, une puissance d'activité, un besoin d'aventures, qu'il faut
seconder, si l'on ne veut que le torrent ne prenne une autre direction
(souvent la guerre civile). Les batailles étaient trop dans le
caractère de François Ier, pour qu'il s'opposât à l'esprit général de
ses paladins. Le champ de bataille était d'ailleurs tout trouvé:
l'Italie! Charles VIII et Louis XII y avaient laissé des droits
d'héritage et des souvenirs de gloire; le nouveau Roi devait
revendiquer les uns et les autres. Cette terre d'Italie réchauffait
d'ardents désirs: la chevalerie avait vu les cités riches, splendides;
elle avait foulé ces campagnes émaillées de fleurs sous un ciel
rayonnant de soleil: quand les chevaliers se souvenaient que Charles
VIII, avec dix mille lances seulement, avait parcouru toute l'Italie,
depuis les Alpes jusqu'au golfe de Naples, ils souhaitaient les mêmes
conquêtes, les mêmes aventures. Le nouveau Roi n'hésita pas à
revendiquer les droits de ses prédécesseurs sur le Milanais et Gênes.
Milan était au pouvoir d'un duc de race d'aventuriers, Ludovic
Sforza[48], chef de grandes compagnies, fort aimé de Louis XI, mais
qui aspirait à son indépendance et ne voulait pas céder ses droits
populaires au roi de France[49] sur toute la Lombardie. Mais les
véritables maîtres du Milanais, c'étaient les Suisses, soldats
énergiques, têtus, et qui formaient la meilleure infanterie au XVIe
siècle; ces rudes montagnards espéraient non-seulement dominer la
Lombardie, mais encore envahir la Bourgogne[50], et qui sait même,
dans leurs rêves, imposer tribut à la France; leurs guerres
contre les anciens ducs de Bourgogne avaient grandi leur orgueil: ils
voulaient se substituer à la domination allemande sur l'Italie, car
c'était une fatalité de cette belle terre, d'être toujours sous une
puissance étrangère, et de ne jamais être assez forte pour être libre;
la république de Venise seule était assez considérable pour aspirer à
la nationalité[51]. Le nom du César germanique exerçait toujours un
indicible prestige, car le pape et l'Empereur étaient les grandes
puissances du moyen-âge que Venise avait espéré un moment remplacer.

  [48] L'aïeul des Sforza, chef de leur maison, était Giacomuzo
  Sforza, dont le père était simple cultivateur et qui fut soldat,
  chef de condottieri. Le surnom de Sforza venait de _force_. Le
  premier duc de Milan qui reçut l'investiture des empereurs
  Germains fut son fils François-Alexandre Sforza (1415).

  [49] Sur les guerres d'Italie, il faut consulter Guichardini;
  quoique fort dessiné contre la France, il est exact et précieux.

  [50] Les Suisses s'étaient d'abord alliés à la France sous Louis
  XI par le traité de 1454 conclu avec le dauphin depuis roi; ils
  secondèrent Charles VIII et Louis XII au commencement de son
  règne; ils se séparèrent ensuite de la France sur des questions
  de positions et d'argent (Comparez Simler _Respublica Helvetica_
  et Philippe de Comines fort détaillé sur les négociations avec
  les Suisses).

  [51] Venise avait traité séparément avec Louis XII et voulait
  renouveler ce traité avec François Ier. Guichardini, livre XII.

Ce fut donc pour combattre les Suisses et conquérir le Milanais, que
François Ier résolut la guerre d'Italie, et convoqua sa chevalerie;
quand le passage des Alpes fut décidé, il se fit une joie immense au
milieu des paladins et gens d'armes de France. L'esprit des croisades
vivait encore, et les romans, les chroniques disaient, comment de
simples chevaliers normands s'étaient faits de grands États, à
Naples, en Sicile, même en Grèce. Dans ce temps d'aventures
extraordinaires, rien ne paraissait impossible; on espérait tout
conquérir à coups de lances et d'épées, on croyait à toutes les
merveilles des romans de chevalerie et les croyances préparent la
victoire!

Cependant les bons compères les Suisses, avec leur ténacité
habituelle, avaient envahi la Savoie, pour s'emparer de toutes les
issues des Alpes, et principalement _du Pas de Suze_, où les routes
alors tracées venaient aboutir. De cette manière, ils ne pouvaient
être attaqués de front. Les ducs de Savoie n'avaient jamais eu une
opinion fixe et des affections arrêtées; placés au pied des Alpes,
tantôt alliés des empereurs d'Allemagne auxquels ils faisaient hommage
et auxquels ils devaient leur fortune, tantôt prêtant la main aux rois
de France pour les délaisser ensuite, ils ne visaient qu'à une seule
chose, leur agrandissement, et ce résultat était pour eux d'autant
plus difficile à réaliser, que les ducs de Savoie n'étaient pas
considérés comme membres de la nationalité italienne[52]. La duchesse
de Savoie régente de France, avait assuré l'alliance des ducs à
François Ier qui néanmoins connaissait leur foi incertaine et leur
politique mobile.

  [52] L'origine de la maison de Savoie est des plus anciennes;
  elle remonte à Humbert Ier, duc de Savoie en 1020; il était
  Saxon. Comparez le livre de Guichenon, _Histoire généalogique de
  la maison de Savoie_ et l'ouvrage de M. Costa de Beauregard.
  Turin 1806, 3 vol. in-8º. Les ducs de Savoie, étaient classés
  parmi les feudataires de l'Empire. Ce fut Amédée IV, duc en 1234,
  qui plaça le siége de son gouvernement à Turin.

La direction de l'armée fut confiée au connétable de Bourbon, l'esprit
de grande tactique du XVIe siècle, le seul qui put être comparé au duc
d'Albe; le connétable avait du sang italien dans les veines, car sa
mère était Claire de Gonzague, une des filles du marquis de
Mantoue[53]. D'un seul coup d'œil, le connétable traça son plan de
campagne: un corps d'arbalétriers, sous Aymar de Prie, leur
grand-maître, dut s'embarquer à Marseille pour s'emparer de Gênes, et,
de là, se portant sur le Pô, ce corps devait prendre les Suisses en
flanc, _au Pas de Suze_. Une avant-garde des plus hardis chevaliers,
sous Lautrec et la Palisse, devait marcher jusques aux Basses-Alpes,
s'y frayer un passage nouveau à travers les rochers et les torrents,
vers les sources de la Durance. Un berger piémontais avait indiqué
une route possible[54]. Ce corps de hardis chevaliers se fit
précéder de trois mille pionniers qui jetaient des ponts, coupaient
les rochers, comme autrefois avaient fait Annibal et Charlemagne. Ce
travail fut si hardiment accompli, que bientôt le sommet des Alpes fut
couronné d'artillerie portée à bras et à dos de mulet, sans que les
Suisses en eussent la moindre connaissance, car, par une ruse de
guerre, un corps de bataille de lances françaises, pour masquer la
véritable attaque par les Basses-Alpes du midi, se dirigeait par les
routes ordinaires du Mont-Cenis, et du Mont-Genèvre, sur le Pas de
Suze, comme s'il voulait attaquer les Suisses de front.

  [53] Le connétable était fils de Gilbert de Bourbon, comte de
  Montpensier; né le 27 février 1489, il avait alors vingt-six ans.

  [54] Guichardini, livre XII; Paul Jove, livre XV.

Pendant ce temps, l'armée italienne confédérée, conduite par Prosper
Colonnia[55], de grande race romaine, un des habiles généraux du
temps, marchait pour appuyer les Suisses et défendre le Milanais. Les
confédérés italiens paraissaient si assurés de la victoire, qu'ils
disaient tout haut qu'ils allaient prendre les Français dans les
défilés des Alpes _come gli pipioni nella gabbia_ (comme des
oiseaux en cage). Les Italiens virent qu'ils n'avaient pas affaire à
des papillons, mais à des diables, comme dit Brantôme; car, tout à
coup surpris par les deux corps français partis de Gênes et de
Briançon, ils furent dispersés, et Prosper Colonnia tomba lui-même au
pouvoir du maréchal de Chabanne[56]. Les fuyards seuls apprirent aux
Suisses que les Français entrés en Italie tournaient leur position.
Alors, avec leur grande habitude de guerre, les Suisses piroitèrent
sur leur flanc pour se porter sur le Pô, menacé par les corps du
maréchal de La Palisse et de Lautrec.

  [55] Prosper Colonnia qui avait été d'abord au service de la
  France, était un élève de Gonzalve de Cordoue; les Colonnia
  étaient les grands ennemis des Orsini.

  [56] L'armée des confédérés italiens contre les Français se
  composait de Lombards, de Romains, de Florentins, de Parmesans et
  de Bolonais. Paul Jovi, livre XV.

Ce mouvement des Suisses, le connétable de Bourbon l'avait pressenti,
en réunissant une armée de réserve à Lyon, destinée à franchir le
centre des Alpes. Ce corps principal aborda de front le mont Cenis,
tandis que les ailes attaquaient les flancs. La forte chevalerie, sous
la conduite du Roi en personne, prit la route du Piémont; François Ier
devait recevoir à Turin les hommages du duc de Savoie, toujours un peu
incertain dans son alliance et qu'il fallait raffermir. Le Roi
s'empara de Novare et vint camper à Marignan, où il fut joint par
les lansquenets des bandes noires, braves aventuriers des bords du
Rhin[57], pleins de bravoure et d'indiscipline: toujours vêtus de
noir, sévères dans leur visage, ce fut parmi les lansquenets,
qu'Albert Durer prit son type du _chevalier de la mort_, que les
oiseaux de la tombe couvrent de leurs ailes fantastiques. Il y avait
dans ces corps d'aventuriers une bravoure, une intrépidité
incomparables; ils ne craignaient ni les couleuvrines des Italiens, ni
les piques des Suisses.

  [57] C'étaient six mille aventuriers qui avaient servi le duc de
  Gueldre contre l'empereur d'Allemagne: leur drapeau était noir.
  (Belcarius livre XV, Guichardini livre XII.)

L'armée se formait à peine à Marignan, que partout on signala les
corps pressés des Suisses, qui s'avançaient en colonnes très-drues et
silencieuses comme des moines. Ils voulaient surprendre les Français;
mais la poussière que leurs pieds soulevaient jusqu'aux cieux
annonçait une attaque soudaine, et le connétable de Bourbon se prépara
à les recevoir. Les Suisses s'avançaient par carrés hérissés de piques
et de lances, précédés de leurs arquebusiers[58]; leur but était de
s'emparer de l'artillerie des Français pour la tourner ensuite
contre la chevalerie et l'abîmer sous son feu.

  [58] C'est ainsi qu'on les voit dans les bas-reliefs du tombeau
  de François Ier à Saint-Denis.

Le connétable de Bourbon confia l'artillerie à la garde des
lansquenets, qui la défendirent avec acharnement, tandis que, par une
manœuvre habile, les gens d'armes du Roi, leurs capitaines en tête,
enveloppaient les Suisses par leurs deux ailes[59] comme dans des
tenailles d'acier.

  [59] Paul Jovi, _Histor. sui tempor._

L'attaque, comme la résistance, fut héroïque; la bataille de Marignan
dura deux jours et deux nuits; les Suisses tombaient par groupes au
milieu des carrés qu'ils avaient formés, sans abandonner leur rang:
quinze mille de ces montagnards mordirent la poussière; six mille
Français furent tués dans la mêlée. Il s'y fit d'héroïques exploits
que les chroniques ont racontés, en y mêlant les noms de François Ier,
de Bayard, de La Trémouille, du sire de Genouillac[60], qui dirigea
l'artillerie. Le véritable vainqueur de Marignan, ce fut le connétable
de Bourbon, qui ne s'épargnait pas plus qu'un sanglier échauffé[61].
L'infanterie suisse y perdit la renommée d'invincible qu'elle avait
gardée jusqu'alors; les montagnards en pleurèrent de douleur, en
jurant de se venger. Dans le récit que fait François Ier de la
bataille de Marignan (dans une lettre écrite à sa mère, régente), il
parle de ce combat de géants qui laissa une longue traînée de gloire,
au milieu des grands deuils de la chevalerie: «Ma mère, vous vous
moquerez un peu de MM. de Lautrec et de Lescun, qui ne se sont point
trouvés à la bataille et se sont amusés à l'appointement des Suisses
qui se sont moqués d'eux[62].»

  [60] Le duc de Savoie s'y comporta avec une grande vaillance
  ainsi que le duc de Lorraine et de Gueldre.

  [61] Paul Jove est le seul qui ne rende pas au connétable la
  justice qu'il mérite. _Historia sui tempor._ livre XV.

  [62] J'ai donné cette lettre en entier dans mon _François Ier et
  la Renaissance_.

La victoire de Marignan donna le Milanais à la France; le Roi et ses
chevaliers firent leur entrée solennelle dans la cité capitale,
accablés sous les fleurs. Milan, si fière de son antiquité, devint un
peu la Capoue des gentilshommes français; les belles patriciennes de
Gênes avaient déjà retenu dans leurs liens François Ier. Les
gentilshommes, enlacés de roses, emportèrent de l'Italie de funestes
présents, et, si l'on en croit Brantôme, surtout ce mal de Naples, qui
donna tant de soucis et de labeurs au jeune chirurgien Ambroise Paré,
la lumière de la science.



VII

LÉONARD DE VINCI.--LA BELLE FERRONNIÈRE.

1515-1518.


Parmi les splendides conquêtes de François Ier en Italie, on doit
compter la passion des arts qu'il y puisa comme à une source
abondante, et le souvenir des merveilles de la Renaissance qu'il
réunit autour de lui: à Rome, à Florence, à Milan, tout se réveillait
alors au bruit des écoles de sculpture, de peinture, et François Ier
s'enthousiasma pour les artistes surtout, qui souvent en Italie
réunissaient les plus nobles instincts au génie.

Dans le rayonnement de la renaissance, apparaît une grande figure,
celle de maître Léonard de Vinci, vieillard déjà; il était né dans une
de ces villa qui entourent Florence[63], et Dieu l'avait doué d'une
belle figure, d'une taille élevée et d'une force de corps si
prodigieuse, qu'il ployait de ses doigts le fer d'un cheval aussi
facilement qu'une lanière de cuir. A ces dons naturels, il
joignait les soins de l'éducation la plus haute, la plus variée: la
physique, les mathématiques, l'éloquence[64]. Il fut placé dans
l'atelier du peintre André Verocchio, qu'il étonna et surpassa bientôt
par ses progrès. A l'art du peintre, Léonard de Vinci joignait une
pratique étonnante dans la fonte des métaux, la sculpture
colossale[65] et même l'art de l'ingénieur qui construit les ponts,
trace et creuse les canaux. Ludovic Sforza avait appelé à Milan pour
décorer ses fêtes, ses spectacles, maître Léonard de Vinci, qui se
révéla tout d'un coup comme un habile mécanicien: des planètes
roulaient dans un ciel d'or, des lyres d'argent rendaient un son
harmonieux par le seul effet de son art créateur, et le bruit s'en
était répandu dans toute l'Italie.

  [63] Au château de Vinci, en 1452.

  [64] Il était fils naturel de Giacoppo de Vinci (de noble
  maison).

  [65] La statue équestre de Ludovico Sforza _et tanto grande la
  commencio, che condur non si pote mai_.

A l'entrée de Louis XII à Milan, Léonard de Vinci avait construit un
lion automate qui marchait seul, et, s'arrêtant devant le Roi, se dressa
sur ses pattes pour lui offrir l'écusson fleurdelisé de France; et,
quand le pape Léon X voyageait, maître Léonard avait façonné en bois,
des petits oiseaux qui volaient et chantaient merveilleusement pour
amuser et distraire le pontife. Mais l'œuvre admirable de Léonard de
Vinci fut le tableau de la Cène qu'il entreprit pour le réfectoire des
Dominicains, à la prière du grand duc Ludovic Sforza, suite de portraits
de ses amis et de ses ennemis; la tête de Judas fut même une
vengeance[66]. La tradition veut que maître Léonard ait laissé la tête
du Christ inachevée, parce qu'il s'était épuisé dans le dessin de celles
des apôtres, et qu'il n'avait pu atteindre un assez haut degré de
perfection pour peindre le divin maître[67].

  [66] Voyez le remarquable opuscule de l'abbé Aimé Guillon, sous
  ce titre: _Le cénacle de Léonard de Vinci, essai historique et
  psychologique_. Milan 1811, in-8º.

  [67] Léonard de Vinci était aussi poëte, et rien de joli comme ce
  sonnet mélancolique à la manière du Tasse:

    Chi non può quel che vuol, quel che può voglia
    Che quel che non si può folle e volere.
    Adunque saggio e l'huomo da tenere
    Che da quel che non può suo volere toglia.

Cet artiste extraordinaire, François Ier se le fit présenter après la
victoire de Marignan; il le prit en grande amitié, car maître Léonard
était un charmant esprit, d'une éducation particulière, gracieux poëte
dans la langue italienne. Quand Milan et Florence étaient si agités,
la peinture devait s'exiler, et le roi de France avait alors de
grands projets pour la construction de ses châteaux, l'embellissement
de ses jardins, l'achèvement des canaux autour de la Loire. Il faut
donc placer à la fin de cette année 1515 le départ de maître Léonard
de Vinci pour Fontainebleau[68], où le Roi lui fit un grand accueil;
il lui donna un appartement splendide au château d'Amboise. Léonard de
Vinci s'occupa, comme ingénieur, à tracer le canal de Romorentin[69],
à jeter ses idées sur les embellissements des demeures royales. C'est
durant un de ses voyages à Paris, que Léonard composa le portrait un
peu mystérieux, de la Joconde (Lisa del Giocondo), chef-d'œuvre
tracé par l'ordre de François Ier. On dit que, pour distraire l'ennui
que les longues séances pouvaient donner au modèle, Léonard de Vinci
l'avait entourée de chanteurs, de joueurs d'instruments,
d'improvisateurs et de poëtes, et c'est ainsi qu'il parvint à la
perfection ravissante du portrait, à ce regard d'une joyeuse enfant
qui se reflète dans le regard de la _Lisa del Giocondo_.

  [68] Telle est l'opinion de Mariette, de Vasari et de Monzi,
  éditeur du _Traité della pitture_, par Léonard de Vinci.

  [69] Venturi a publié en 1797 un excellent mémoire sur _Léonard
  de Vinci_.

Nul n'a pu dire quelle a été la femme aimée de François Ier, qui a
servi de modèle au portrait de la Joconde[70], et à ce sujet quelques
conjectures me seront permises. Si l'on compare ce portrait à celui
qui nous est resté de la belle Ferronnière, du même Léonard, on y
trouve une certaine ressemblance dans les traits, malgré la différence
des manières et des ornements de la chevelure. Il ne serait donc pas
étonnant que le même type eût servi à deux portraits, et que _Lisa del
Giocondo_ ne fut que l'idéalisme de la belle Ferronnière. Je ne nie
pas que, pour admettre cette hypothèse, il faudrait bouleverser toutes
les histoires racontées sur les amours du roi François Ier et de la
belle Ferronnière. Ces histoires d'abord portent avec elles un grand
anachronisme: Léonard de Vinci était mort le 2 mai 1519[71], et elles
reportent l'amour du Roi pour la belle Ferronnière à la fin de la vie
de François Ier, c'est-à-dire à plus de vingt ans plus tard! Ils
la font femme d'un bourgeois drapier, une sorte de baladine qui
dansait et chantait dans les rues de Paris, puis avait épousé un
marchand de la rue de la Ferronnerie. Or, la date des amours du Roi
pour la belle Ferronnière est fixée par le portrait même, une des
belles œuvres de Léonard de Vinci, mort en 1519: la _Lisa del
Jocondo_ était donc la femme aimée du roi à cette époque de jeunesse
et de victoire. Maintenant le doute est de savoir si c'était la belle
Ferronnière.

  [70] Le portrait est au Louvre.

  [71] On sait que Léonard de Vinci mourut dans les bras de
  François Ier, ainsi que le dit son épitaphe:

            Leonardus Vincii, quid plura?
                  Divinum ingenium
                    Divina manus
            E mori in sinu regio meruêre
    Virtus et fortuna hoc monumentum contingere
          Gravissimis impensis curaverunt.

  Elle était un chef-d'œuvre de grâce, de douceur et de joie
  expansive; cette figure de jeune fille désespère l'art par la
  perfection de ses traits: nul ornement, un front pur, un nez
  divin, des yeux admirables d'expression, et la bouche animée par
  un léger sourire. Je crois donc que la belle Ferronnière, comme
  semble d'ailleurs l'indiquer son nom _Ferronari_, _Ferrieri_,
  était une de ces belles milanaises ou génoises éprises du roi de
  France ou de ses chevaliers, après la victoire de Marignan, et qui
  le suivirent à Paris, doux trophée d'un retour glorieux. Quand il
  s'agit de peindre Lisa, le Roi s'adressa directement à Léonard de
  Vinci, et, comme la Joconde, fille rieuse, aurait pu s'ennuyer,
  comme un moment de fatigue sur ce beau front aurait pu le
  ternir, Léonard de Vinci, plaçant la Joconde sur une espèce de
  trône, l'avait entourée, comme nous l'avons déjà dit, de musiciens
  et de baladins pour la distraire[72]. François Ier assistait
  lui-même à ces longues séances, et quand le portrait fut achevé,
  il le paya 4,000 écus d'or (ce qui fait aujourd'hui 200,000
  francs).

  [72] Cette scène a été plusieurs fois reproduite par la peinture.

Le beau côté de François Ier fut de n'avoir jamais marchandé avec le
talent, qui a sa couronne au front. Avec Léonard de Vinci, il agissait
plutôt en ami qu'en roi; on voyait partout ce beau vieillard à la
barbe blanche, dans les royales pompes d'Amboise, de Fontainebleau et
de Saint-Germain, les trois résidences du Roi; nulle tête plus belle,
nulle humeur plus enjouée, nulle philosophie plus douce[73], avec
cette universalité de talent qui le rendait partout précieux et
nécessaire; mécanicien pour le théâtre et les fêtes, ingénieur pour le
tracé des canaux, architecte pour les bâtiments, peintre admirable de
la nature et de l'art. Léonard de Vinci était néanmoins susceptible,
inquiet, fier de lui-même, comme tout génie supérieur qui craint de ne
pas être suffisamment apprécié, mais toujours d'une grave et douce
philosophie. L'universalité était le caractère de son génie, et la
même main qui peignait la Cène, traçait les remparts et les glacis des
places-fortes. Tantôt on le trouvait dans un atelier disséquant le
corps humain, comme l'anatomiste le plus exact, tantôt écrivant le
_Traité de la Peinture_, objet de tant d'éloges de Poussin, et dont
Annibal Carrachio disait: «Quel dommage que je ne l'aie pas connu
plutôt; il m'aurait évité vingt ans d'études.» François Ier fit de
Léonard de Vinci presqu'un peintre français, car il mourut à Amboise
dans le sentiment d'une extrême piété, et fut enterré dans l'Église de
Saint-Florentin; le Roi assista debout à ses funérailles, disant à
tous: «qu'il pouvait faire un noble, que Dieu seul faisait les grands
artistes!»

  [73] Ces vers d'un de ses sonnets expriment encore sa philosophie
  toujours de bon conseil.

    A dunque tu, lettor di queste note
    S'a te vuoi esser buenoe, e agl'altri caro,
    Vogli semper poter quel che tu debbe.



VIII

MADAME DE CHATEAUBRIAND.--GOUVERNEMENT DU MARÉCHAL DE LAUTREC DANS
LE MILANAIS.

1518-1520.


Un des plus beaux noms, dans les fastes de la chevalerie, était celui
de la noble famille de Foix, liée par son origine aux maisons de
France et de Navarre. Ce nom remontait à la croisade de
Philippe-Auguste, pendant laquelle Roger Raymond, comte de Foix, se
signala au siége d'Ascalon[74]. Mais le plus poétique de tous fut
Gaston de Foix, vicomte de Béarn, qui reçut le nom de Phébus, à cause
de la beauté de ses traits et de sa blonde chevelure qui descendait en
boucles ondoyantes sur ses épaules; ce fut ce grand chasseur aux huit
cents chiens en meute, qui écrivit le livre si précieux: _Du déduist
de la chasse, des bêtes sauvages et oiseaux de proie_[75]. De cette
illustre tige, était issu Gaston de Foix, fils de Jean de Foix,
vicomte de Narbonne et de Marie d'Orléans, sœur du roi Louis XII,
créé duc de Nemours, et tué vaillamment à la bataille de Ravennes. Sa
mort causa une douleur si profonde au roi de France, qu'il s'écria:
«Je voudrais ne plus posséder un seul pouce de terrain en Italie, et
pouvoir à ce prix faire revivre mon neveu Gaston de Foix et tous les
autres braves qui ont péri avec lui. Dieu nous garde de remporter
souvent de telles victoires.» Ces regrets étaient ceux de l'armée
entière; elle gardait un bon souvenir de ce courageux jeune homme, qui
s'était élancé sur les Espagnols en poussant ce noble cri: «Qui
m'aimera si me suive!» et tous l'avaient suivi, parce que tous
l'aimaient, et la gloire avec lui.

  [74] Dans la croisade de 1190 (Voir mon _Philippe-Auguste_). Il
  avait épousé Marie, fille du roi d'Aragon.

  [75] Il a été aussi publié sous ce titre: _Le Myroir de Phœbus
  avec l'art de faulconnerie et la cure des bestes et oyseaux à
  cela propice_. Imprimé par Philippe Lenoir 1515-1520.

Gaston de Foix avait pour sœur, Françoise de Foix, mariée
très-jeune avec Jean de Laval-Montmorency, seigneur de Châteaubriand,
en Bretagne. Elle y vivait fort retirée, lorsque François Ier fit
publier par tout son royaume ce bel adage: «qu'une cour sans dames
était comme un printemps sans roses,» devise charmante d'Alain
Chartier. Le Roi appela donc toutes les belles châtelaines à
Fontainebleau, où il ne fut plus question que de galanteries, passes
d'armes et tournois. Madame de Châteaubriand, belle entre toutes, y
fut mandée par un message de la reine, et la chronique dit que le
seigneur de Châteaubriand, fort jaloux, inquiet de cette renommée
galante de la cour de François Ier, fit promettre à sa femme qu'elle
ne viendrait point à la cour, à moins de recevoir un anneau d'or,
celui que le sire de Châteaubriand portait à son doigt, marqué au scel
de ses armes. François Ier en fut informé; par surprise il fit enlever
ou imiter la bague du sire inquiet et jaloux, et, par cette
supercherie, il attira madame de Châteaubriand dans le piége[76].

  [76] Les détails un peu romanesques de la vie de madame de
  Châteaubriand sont tirés d'un pamphlet hollandais sous ce titre:
  _Histoire amoureuse de François Ier_. Amsterdam, 1695.

On ne peut dire si cette légende n'est pas empruntée aux _Cent
nouvelles nouvelles_ du roi Louis XI, si elle n'était pas un de ces
contes imités de Boccace alors fort goûtés; mais un fait incontesté,
c'est que, dès cette année, on voit madame de Châteaubriand régner en
souveraine, et disposer des commandements les plus élevés en faveur de
sa famille, illustre au reste, et si brave! Gaston de Foix, son frère,
était mort glorieusement à la bataille de Ravennes; le second,
Odet de Foix, sire, puis maréchal de Lautrec, avait bravement servi en
Italie et était resté à Milan après le départ du roi et du connétable,
chargé du commandement de l'armée.

La bataille de Marignan avait détruit à la fois la puissance des
Sforza et des Suisses, et placé dans la main de la France la
souveraineté du Milanais. Il restait une question très-sérieuse: aux
mains de qui ce beau duché serait-il confié? Le laisserait-t-on à une
de ces grandes familles lombardes et nationales, qui resterait ainsi
italienne, ou le placerait-on sous le gouvernement d'un Français? Il
eut été plus habile de constituer une apparence de nationalité
italienne: sous la tente du Roi, servait le vieux et prudent maréchal
de Trivulce[77], de la grande famille d'Antonio Trivulzio, qui s'était
vouée au service de France depuis le roi Louis XI. Trivulce était lié
par le sang aux Visconti, si aimés des Milanais; il aurait pu présider
en quelque sorte, à un gouvernement national composé de Lombards, sous
la suzeraineté du roi de France. Cette politique habile aurait
maintenu la rivalité entre les Visconti et les Sforza, et préparé la
domination de la France. Mais la chevalerie française ne pouvait
comprendre, ni supporter que l'on confiât aux Italiens un pays conquis
par ses armes: Trivulce, après le siége de Brescia, fut rappelé en
France avec une certaine méfiance de sa destinée, et, sous l'influence
de la comtesse de Châteaubriand, le maréchal de Lautrec obtint le
gouvernement du Milanais.

  [77] Jacobo Trivulzio était né en 1447: il a été sévèrement jugé
  par les historiens français; il mourut en 1518. Son épitaphe est
  curieuse:

    Hic quiescit qui nunquam quierit.

Si la victoire de Marignan avait donné une force aux Français en
Italie, si les Vénitiens avaient député quatre de leurs plus fiers
sénateurs pour saluer le Roi, si le pape Léon X[78] lui-même, le
dictateur de l'Italie, avait signé le concordat, il n'était pas moins
vrai que les Italiens n'aimaient pas les Français; ce caractère léger
auprès des dames et railleur pour les hommes, leur était antipathique.
A Milan, on eût appelé et secondé le pouvoir du maréchal Trivulce,
parce qu'il appartenait à la race italienne, mais le maréchal de
Lautrec de la maison de Foix était trop français; il faisait trop
sentir la domination étrangère. Le maréchal, méfiant pour les
Italiens, avait confié le gouvernement des places de la Lombardie:
Crémone, Bergame, à des Français, et les Milanais murmuraient
hautement de cet oubli de leur nationalité. Sforza était de leur race;
s'il faisait hommage aux empereurs allemands, lui au moins restait
Milanais, et comme un vieux chef des grandes compagnies, il était prêt
à les seconder dans leur indépendance. Un an s'était à peine écoulé
depuis la bataille de Marignan, qu'on vit descendre des montagnes du
Tyrol seize mille Suisses, vingt mille lansquenets, qui accouraient
reprendre leur position de bataille et de guerre, et répondre à
l'appel des Italiens[79].

  [78] Pour les détails, lisez mon livre sur _François Ier et la
  Renaissance_.

  [79] Guichardini, livre XII.--Belcarius livre XV et Paul Jovi
  _hist. sui temporis_, livre XVIII. Paul Jovi a écrit une vie de
  Léon X.

Le maréchal de Lautrec, en ce moment, assiégeait Brescia, de concert
avec les Vénitiens, fidèles alliés de la France; les Suisses et les
lansquenets débordant ses deux ailes, le maréchal fut obligé de se
retirer en toute hâte vers Milan, où le connétable de Bourbon vint le
soutenir avec toutes ses forces. Cette invasion subite fut repoussée,
mais l'Italie, toujours inconstante, murmurait; comme un malade qui
change de côté et souffre toujours, elle appelait tantôt l'appui
des Allemands, tantôt l'appui des Français, elle ne pouvait rester
elle-même. Elle possédait pourtant deux grands centres d'unité: Rome
et Venise. Léon X ne s'était lié qu'un moment à la France, et pour la
question religieuse; il aspirait à la liberté et à l'unité italienne;
Florentin d'origine, il savait bien que les grands jours de Florence
étaient passés; il ne voyait donc plus que Rome qui fût capable de
lutter contre l'empire allemand. Les papes avaient leur armée toute
romaine, ils prenaient pour auxiliaires les cantons catholiques de la
Suisse[80]. Mais le double fait de la réformation de Luther et de
l'invasion des Turcs, rendait très-difficile la souveraineté de
l'Italie, à laquelle les papes aspiraient.

  [80] Le cardinal de Sion, un des esprits remarquables du temps,
  était l'intermédiaire entre le Pape et les Suisses, auxquels Rome
  avait envoyé des étendards bénis.

Venise, le second centre d'unité, était à son plus haut degré de
gloire et de splendeur. Si l'invasion des Turcs avait un peu contenu
sa puissance en Italie, si la ligue de Cambrai avait comprimé ses
prétentions à la monarchie universelle, elle s'était étendue sur la
terre ferme: maîtresse de la Croatie et de la Dalmatie, elle
avait porté ses frontières de l'autre côté jusque dans la Lombardie.
Venise pouvait mettre sur pied de guerre trente ou quarante mille
Esclavons, bonne troupe, et elle avait un capitaine de premier ordre,
l'Alviane, qui pouvait être comparé au connétable de Bourbon. Ce fut
une remarque à faire, l'Italie fournit alors trois capitaines de
premier ordre: Prosper Colonnia, Sforza, l'Alviane[81], et cependant
elle ne put ni vaincre ni se rendre indépendante. C'est que de tristes
divisions la partageaient toujours: Venise ne pouvait supporter la
puissance du Pape; les Lombards détestaient les Vénitiens, et
n'auraient jamais subi la domination du Lion de Saint Marc.

  [81] Bartholomeo Alviani, vénitien, avait servi d'abord sous les
  ordres de Borgia; cette illustre et grande famille des Borgia,
  tant calomniée, voulait rendre l'Italie la reine du monde. Tous
  les mélodrames et les belles histoires qu'on a faits sur les
  Borgia ne sont que des légendes atroces inventées par leurs
  ennemis. Les Borgia étaient des patriotes italiens avec des âmes
  mâles et romaines qui voulaient délivrer leur patrie du joug des
  nations étrangères; en désespoir de cause, ils se jetèrent dans
  les mains de la France; ils sont l'origine des ducs de
  Valentinois.

De ces divisions, résultaient une extrême faiblesse, un incessant
besoin de recourir à l'étranger; comme les Lombards et les Romains,
les Florentins ne voulaient pas reconnaître la souveraineté des
Vénitiens; ceux-ci abandonnèrent leur cause. L'alliance intime de
Venise se fit donc avec la France, et l'Alviane, le patricien, à la
tête des troupes de la sérénissime République, avait secondé les
opérations des Français dans la Lombardie; à leur tour, les Français
appuyaient les Vénitiens contre les troupes allemandes, qui
descendaient incessamment du Tyrol, et Lautrec accourut au siége de
Brescia pour s'unir aux Vénitiens. Mais Lautrec, impétueux dans ses
opérations, n'eut pas un grand succès: la situation des Français en
Italie était encore une fois compromise. Madame de Châteaubriand
protégeait sa famille, et le maréchal ne fut pas rappelé. Les
préoccupations du roi François Ier se portaient vers d'autres
intérêts; quand une fois l'ambition éclate, elle n'a plus ni bornes ni
but limité. Elle va toujours en avant jusqu'aux grandes leçons que
Dieu lui réserve.



IX

LE CAMP DU DRAP-D'OR.

1519.


Les annales de la chevalerie ont gardé une longue mémoire de ce qui a
été appelé le camp du Drap-d'Or: l'entrevue de François Ier et de
Henri VIII d'Angleterre, le 18 juin 1519, dans un champ devenu célèbre
entre Arras et Guines. Les miniatures des manuscrits, les premières
gravures de la Renaissance[82] ont reproduit les somptueuses scènes du
camp du Drap-d'Or: les joutes, les tournois, les combats à outrance,
les _gorgiales festes_, les mille jeux de lance, d'épée et de bague en
présence des dames et damoiselles. Cette entrevue, qui aboutit à peu
de résultats, avait néanmoins un but considérable: l'alliance de la
France et de l'Angleterre contre la politique envahissante de
Charles-Quint, qui tentait de se faire élire et proclamer empereur
d'Allemagne.

  [82] Bibliothèque Impériale (collection des estampes).

Les progrès toujours croissants des Turcs en Europe avaient donné une
vie nouvelle à la grande idée des papes: «la fusion de toutes les
puissances chrétiennes dans une croisade pour éviter les conquêtes des
Ottomans.»

Cette magnifique tentative de résistance, les papes l'avaient
poursuivie depuis le moyen-âge, deux obstacles s'y étaient opposés: le
schisme grec qui avait absorbé, divisé la chrétienté, et, en ce
moment, la réformation de Luther qui jetait de nouveaux troubles dans
l'Europe[83]. Il avait été beau de voir l'empereur Maximilien adopter
les idées pontificales et suspendre toute rivalité pour s'occuper
d'une croisade contre le turc! L'Empereur mourut au milieu de ces
préparatifs de guerre et la couronne d'or fut un nouveau sujet de
rivalité.

  [83] Voyez mon travail sur _Catherine de Médicis_.

Trois compétiteurs se présentèrent pour revendiquer la couronne
impériale: François Ier, roi de France, Henri VIII, roi d'Angleterre
et Charles, roi d'Espagne[84]; l'idée de l'empire était si élevée
encore aux yeux du monde! les souvenirs d'Auguste et de César avaient
traversé le moyen-âge avec leurs splendeurs et leurs prestiges!
Quand l'empire fut vacant, les trois compétiteurs négocièrent avec les
électeurs d'Allemagne: l'habileté de Charles d'Espagne triompha.
François Ier et Henri VIII en conçurent un profond dépit; le roi de
France surtout qui s'était appuyé sur la partie militaire et un peu
sauvage des Teutons, des bandes noires et des lansquenets: Sickingen,
ce type des Burgraves des sept montagnes, si redoutable aux bords du
Rhin, le comte de la Marck, le descendant du _sanglier des Ardennes_,
célèbre sous Louis XI.

  [84] Il existe une savante dissertation du professeur Bohm, sous
  ce titre: de _Henrico Octavo angliæ rege, imperium romanum post
  obitum Maximiliam primi affectante. Leipsick 1765._

L'idée qui avait triomphé avec l'empire de Charles-Quint, vaste,
universelle, c'était une pensée de résistance à la conquête des Turcs;
l'Allemagne, la chrétienté entière, avaient besoin de la monarchie
universelle pour se liguer contre les hordes asiatiques; la papauté si
élevée de pensée n'était plus assez forte matériellement;
Charles-Quint prenait son rôle militaire. Toutes les questions
capitales se décidant en Asie, l'Empereur voulait par une croisade,
porter la guerre en Orient, comme les Césars de Rome, comme
Philippe-Auguste, saint Louis, Frédéric Barberousse, Conrad: l'Orient
troublait l'Occident par sa force et sa faiblesse. Tous les grands
esprits ont toujours jeté leur regard sur Constantinople, l'Égypte,
la Syrie; l'avenir appartenait à ces riches contrées, et
Charles-Quint, déjà maître du Nouveau-Monde, aspirait à la puissance
des empereurs romains.

C'était contre cette vaste idée, que François Ier et Henri VIII
cherchaient à se liguer: il fallait qu'à leurs yeux elle fût bien
redoutable, puisqu'elle avait fait taire les anciennes rivalités. Un
siècle s'était à peine écoulé depuis que le roi anglais Henri VI
régnait à Paris, et les angelots, monnaie courante en France,
portaient encore l'écusson d'Angleterre: tous ces différents devaient
s'oublier, et les deux rois étaient convenus de se visiter sur une
partie neutre de leur territoire[85], pour conférer sur leurs intérêts
respectifs[86]. C'étaient bien les caractères les plus opposés et les
natures les plus différentes! François Ier, grand et beau garçon,
excellant à tous les arts des tournois, faiseur de vers et de
galanteries, rieur et tout plein d'esprit; Henri VIII, ramassé sur
lui-même, gros et savant universitaire, parlant latin comme un
docteur, rustre, dur et passionné auprès des femmes. Les deux
noblesses, également braves, mais jalouses l'une de l'autre: ici
Buckingham, Talbot, Russel[87]; là Bayard, La Trémouille, Montmorency.
Ces deux noblesses, au lieu d'une lice courtoise et à fer émoulu,
auraient préféré se rencontrer sur un champ de bataille et se heurter
l'une contre l'autre, hommes et chevaux. Il y a des antipathies qu'il
est impossible de vaincre; la politique ne peut éteindre les inimitiés
de race; la lutte est vieille entre la raillerie et le sentiment
excessif et froid de la supériorité.

  [85] Cette entrevue ne fut pas un fait spontané; elle avait été
  résolue entre François Ier et Henri VIII.

  [86] Reymer Federa XIII pages 719 à 724.

  [87] Le cardinal de Wolsey était alors le conseiller intime de
  Henri VIII.

Cependant le lieu de l'entrevue fut fixé dans une belle plaine entre
Guine et Ardre en Flandre.[88] Les deux rois devaient y amener leurs
cours, les reines et leurs belles maîtresses, leurs pages, leurs
meutes de chasse, leurs équipages de paix. Mille ouvriers habiles,
comme l'étaient les corporations flamandes, travaillèrent nuit et jour
à élever un palais en charpentes circulaire de 437 pieds anglais, pour
servir d'habitation au roi d'Angleterre, il était couvert de
tapisseries de Gand et de Bruges. A son exemple, François Ier fit
élever également un pavillon d'une même étendue, tout couvert
d'étoffe ou de tissu d'une richesse féerique rapporté d'Italie. Ces
étoffes d'or étaient travaillées à Constantinople par les habiles
ouvriers grecs, telles qu'on les voyait à Venise, à Rome, à Florence
dans les palais et les églises. Le camp du Drap-d'Or a eu son
historien, témoin occulaire, le brave Fleurange[89]. Les gentilshommes
de France y déployèrent un luxe immense, et, comme le dit Martin du
Belay, plusieurs y portèrent leurs moulins, leurs prés, leurs terres
sur leurs épaules. Il fut à honneur parmi les gentilshommes de France
d'éclipser les Anglais par le luxe des armes, la beauté des chevaux,
les vêtements de velours et d'or. François Ier aimait le faste et les
arts, autant que Henri VIII excellait dans les dissertations et les
thèses d'université. Les dames étaient de part et d'autre si bien
accoutrées, que, selon l'expression encore de Fleurange: «On eut dit
des fleurs épanouies sous le premier soleil du matin.» Les parures de
France semblèrent si gracieuses, si élégantes aux dames anglaises[90],
qu'elles s'en firent faire de semblables au grand dépit des
chevaliers et barons d'Angleterre, qui trouvaient ces modes trop peu
voilées et sans décence: «elles n'avaient ni guimpe ni linon jusque
presque au-dessous des bras.»

  [88] Consultez sur le camp du Drap-d'Or, Belcarius livre XVI no
  14. Sleidan comment. livre XIX et Paul Jove _Historia sui
  tempor._, lib. XIX.

  [89] Fleurange fort connu sous le nom du _Jeune aventureux_, a
  écrit _l'histoire des choses advenues en son temps_ depuis 1499
  jusqu'en 1521.

  [90] Mémoires de Fleurange, 1520.

Au camp du Drap-d'Or, le caractère si différent de François Ier et de
Henri VIII se révéla tout entier: le roi de France, jovial, spirituel,
bon garçon; le roi d'Angleterre, méfiant, triste et compassé[91]. Un
matin, François Ier alla surprendre Henri jusque dans son lit en lui
disant: «Mon frère vous êtes mon prisonnier[92].» Une autre fois, il
courut sur lui la lance en arrêt comme pour le désarçonner, et
s'arrêta tout d'un coup, en le saluant de la pointe.

  [91] Du Bellay, livre Ier.

  [92] François Ier ensuite voulut servir d'écuyer au roi
  d'Angleterre pour l'habiller et le vestir. Ce que Fleurange
  trouve très-indigne du Roi. François Ier répondit: «Je n'ai pris
  conseil de personne, parce que personne ne m'aurait donné le
  conseil de la résolution que j'ai prise.»

Il y eut même une lutte entre les deux rois, ou, comme disaient les
Anglais dans leur langue gutturale saxonne, une boxe[93] corps à corps
à coups de poing, et à chaque épreuve François Ier, un des plus forts
et des plus adroits lutteurs, sortait victorieux aux applaudissements
de la chevalerie: ne se rappelait-on pas qu'il avait reçu en
jouant, tout enfant à Romorantin, un coup de fronde ou de gaule, dont
les cicatrices profondes lui restèrent toute la vie? Dans la joute et
les tournois, le prix fut dignement disputé entre les gentilshommes
Français et les Anglais; tous déployèrent adresse et courage en
présence des dames juges du combat, placées sur des échafauds,
couverts de soie jaune, blanche, verte et bleue, comme dans les
hypodromes bysantins. Ce goût des tournois allait jusqu'à la frénésie
dans les mœurs des nobles dames et damoiselles. Elles s'y
animaient, s'y agitaient jusqu'à oublier les lois de la décence, à
jeter leurs atours et leurs vêtements aux chevaliers qui luttaient et
triomphaient. «A la fin, (dit le roman de Perceforet, dans la
traduction en prose faite sous François Ier,)[94] les dames étaient si
dénuées de leurs atours, qu'elles restaient en pur chef (tête nue) et
qu'elles s'en allaient les cheveux sur leurs épaules plus jaunes que
fin or, leur cotte sans manche, car toutes avaient donné aux
chevaliers pour les parer, guimpes, chaperons, manteaux et camises;
mais quant elles se virent en tel point, elles en furent ainsi comme
toute honteuses; mais sitôt qu'elles virent que toutes étaient de
même, elles se prirent à rire de leur aventure, car elles avaient
donné leurs habits et leurs joyaux toutes de si grand cœur aux
chevaliers, qu'elles ne s'apercevaient pas de leur dénûment et
devestement.»

  [93] Ce mot boxe est dans la chronique, _the box one_ signifie
  donner un coup de poing.

  [94] Roman de Perceforet, vol. Ier fo 155.

C'était l'honneur de la chevalerie que la présence des dames aux
tournois; elles en faisaient l'orgueil, comme leur doux regard en
était la récompense, ainsi que le disent les ballades d'Eustache
Deschamps au XVe siècle:

    Armes, amour, déduit, joye et plaisance
    Espoir, désir, souvenir, hardement,
    Jeunesse aussi, manière et contenance
    Humble regard, trait amoureusement.
    Gens corps, jolis, parés très-richement
    Advisez bien ceste saison nouvelle,
    Ce jour de mai, cette grande feste et belle
    Qui par le Roi se fait à St-Denis
    A bien jouter gardez vostre querelle,
    Et vous serez honorés et chéris[95].

    Car là sera la grand beauté de France,
    Vingt chevaliers, vingt dames ensement[96],
    Qui les mettront armés par ordonnance
    Sur la place, toute d'un parement
    Le premier jour et puis secondement,
    Vingt écuyers, chacun sa damoiselle,
    Doux paremens, joye se renouvelle,
    Et là feront les héraults plusieurs cris
    Aux bien joustant tenez fort votre selle,
    Et vous serez honorés et chéris.

    ....... amour qui ne chancelle
    L'enflammera d'amoureuse étincelle
    Honneur donra[97] aux mieux faisans le prix,
    Advisez tous cette doulce nouvelle,
    Et vous serez honorés et chéris.
    Servans d'amour, regardez doulcement,
    Aux eschaffaux anges du Paradis,
    Lors jouterez fort et joyeusement,
    Et vous serez honorés et chéris.

  [95] Poésie d'Eustache Deschamps: Eustache Deschamps, charmant
  poëte vivait au XVe siècle.

  [96] Ce vieux mot signifiait _aussi_.

  [97] Donnera.

Ces fêtes et tournois maintenaient l'honneur chevaleresque et la
galanterie, ils formèrent le caractère national; et ce fut en gardant
ces nobles mœurs, que la France fit de si grandes choses.



X

DÉFECTION DU CONNÉTABLE DE BOURBON.--COMPLICITÉ DU COMTE DE
SAINT-VALLIER.--DIANE DE POITIERS.

1520-1522.


L'entrevue du camp _du Drap-d'Or_, si magnifique comme fête de
chevalerie, n'eut pour résultat qu'une manifestation d'antipathie
politique entre les Français et les Anglais. Il y a dans l'esprit des
nations, je le répète, certains caractères qu'il est impossible de
détruire, et les symptômes s'étaient produits avec une telle énergie,
que François Ier rapporta du camp du Drap-d'Or la conviction profonde,
que la neutralité de l'Angleterre serait à peine gardée dans la lutte
violente, qui allait s'engager avec Charles-Quint[98]. Il y avait à la
fois quelque chose de fier et d'imprudent dans le caractère de
François Ier, il ne doutait jamais de lui-même et de sa
chevalerie; c'était bien le vigoureux paladin de la _vieille chanson
des Gestes_ de Roland, cette chanson que plus tard le loyal et savant
Lacurne Sainte-Palaye traduisait par ce vers si connu:

    Combien sont-ils? Combien sont-ils?
    . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Et ne comptez vos ennemis
    Qu'étendus morts sur la poussière.

  [98] Le Roi savait aussi que Charles-Quint et Henri VIII avaient
  eu des entrevues secrètes et qu'il était même question d'une
  alliance intime: _Sleidan commentar_ lib. XIX, et Paul Jove
  _Hist. sui tempor._, liv. IX.

Le Roi savait quelle était la puissance de Charles-Quint, mais avec sa
tête chevaleresque, il n'avait jamais lu qu'Amadis de Gaule ou Tristan
le Leonais eussent fait de telles réflexions, lorsqu'ils avaient à
combattre des adversaires plus nombreux et formidables. Les politiques
froids et réfléchis peuvent blâmer ces caractères imprudents même dans
la gloire, mais donnez-les à juger à ces soldats d'honneur qui savent
mourir sur un champ de bataille, ils en admireront la grandeur et la
beauté; plus Charles-Quint était puissant, plus François Ier mettait
d'orgueil à le vaincre. Rabelais, le cynique philosophe de Meudon,
seul pouvait tourner en ridicule cette glorieuse audace de François
Ier[99], et la comparer à Panurge dans l'île des Lanternes.

  [99] Le caractère de Panurge dans l'île des Lanternes était une
  allusion critique à l'esprit aventureux et plein d'illusions de
  François Ier.

Le Roi confia de nouveau le gouvernement du royaume à sa mère, la
duchesse d'Angoulême, régente pendant sa minorité, princesse remplie
d'affection pour son fils, avec certaines passions, certaines
antipathies, désireuse avant tout de joindre provinces sur provinces
autour de la couronne de France. En vertu de cette idée, la duchesse
d'Angoulême poursuivait un procès féodal contre le connétable de
Bourbon sur la possession et l'héritage de plusieurs grands
fiefs[100], le Bourbonnais, l'Auvergne, la Marche, le Forez, le
Beaujolais, procès qui était une faute, au moment où la guerre avec
Charles-Quint appelait le concours de toutes les forces des vassaux.
On a dit que la duchesse d'Angoulême se vengeait d'un amour méconnu et
rétrospectif; les faiseurs de chroniques ont développé ce petit roman,
sans remarquer que la duchesse d'Angoulême avait alors plus de
cinquante-cinq ans, que le connétable de Bourbon en avait à peine
trente, et que Louise de Savoie, duchesse d'Angoulême était absorbée
dans son amour maternel. La véritable cause du procès féodal, intenté
au connétable de Bourbon, était le désir d'agrandir le royaume de
France par de belles provinces, qui dans l'opinion des jurisconsultes,
devaient revenir au domaine[101]. Le connétable de Bourbon, fier et
impétueux caractère, devait vivement s'impressionner d'une
confiscation qui lui arrachait la plus riche partie de ses apanages:
de là ses premières négociations avec Charles-Quint.

  [100] Pasquier a très-bien analysé le procès au Parlement contre
  le connétable. _Recherches sur la France_, livre VI, chapitre 4.

  [101] Le chancelier Duprat fut la main persévérante et inflexible
  qui fit prévaloir dans le Parlement le principe de la réversion à
  la couronne des apanages du connétable. L'arrêt est du 11
  novembre 1522.

Le connétable de Bourbon, après les grands services rendus au Roi et à
la France à la bataille de Marignan, devait espérer une autre
destinée[102]. Quand la guerre était prête à éclater, on l'humiliait
encore en donnant toute confiance à la maison de Foix, qui, sous
l'influence de la comtesse de Châteaubriand, grandissait au-dessus de
la maison de Bourbon; le maréchal de Lautrec gardait le commandement
de l'armée d'Italie malgré ses fautes. La comtesse de Châteaubriand
avait une famille de soldats à protéger: Lautrec, Bonnivet, capitaines
aussi braves, aussi impétueux aux batailles, mais moins capables que
le connétable de Bourbon de diriger une expédition militaire, de
conduire à bonne fin les batailles et d'administrer surtout une armée,
composée de compagnons hardis, de reitres, de lansquenets
insubordonnés, qu'il fallait maintenir dans une discipline indulgente.
Cette situation injuste qu'on avait faite au fier connétable était
difficile; le procès en parlement avait reçu une solennelle
application, et tout le monde savait le mécontentement du duc de
Bourbon, qui s'exprimait hautement et avec aigreur sur la
reine-régente et François Ier.

  [102] Le séquestre fut mis sur tous les biens de la maison de
  Bourbon. (Mémoires de Du Bellay, livre II).

Aucune de ces circonstances n'avait échappé à la sagacité politique de
Charles-Quint: il avait compris tout le parti qu'il pouvait tirer de
la science militaire du connétable, et quand le roi de France
l'humiliait, le persécutait, l'Empereur offrait de le grandir et
l'élever. Le plan de Charles-Quint était vaste, réfléchi, profondément
hostile à la France; il faisait rétrograder la monarchie jusqu'au
règne de Charles VI avec ses infirmités et ses faiblesses. Il
s'agissait de reconstituer le système des grands fiefs qui enlaçaient
la couronne de France au XIVe siècle: les liens féodaux entre la
maison de France et la maison de Bourbon n'étant pas très-bien
définis, l'Empereur se proposait de constituer en faveur du connétable
un royaume indépendant qui eût embrassé toutes les terres depuis
le Bourbonnais jusqu'aux Pyrénées, depuis l'Auvergne jusqu'aux Alpes,
de manière à morceller, à briser l'écu blasonné de la maison de
Valois: ce royaume nouveau eût été donné au connétable[103]. Ainsi, le
roi de France n'aurait plus été qu'un prince de second ordre, enserré
d'un côté par les duchés de Bourgogne, dont les droits étaient passés
à Charles-Quint comme légitime héritier; d'un autre côté par le roi
d'Angleterre, qui devait reprendre une fraction de la Normandie, et
enfin par le nouveau royaume institué au profit de la maison de
Bourbon, qui agglomérait encore la Provence avec la promesse du
Dauphiné. Ce projet se rattachait au système de monarchie universelle,
auquel aspirait Charles-Quint, et qui ne pouvait admettre aucun roi
puissant autour de son empire.

  [103] Le connétable devait épouser Éléonore, sœur de
  Charles-Quint, veuve du roi du Portugal avec une dot de 400,000
  écus d'or. Pour tous les détails, on peut consulter _le procès en
  original du connétable_. (Manuscrits de la bibliothèque
  impériale). Voyez surtout la déposition de l'évêque d'Autun, 9
  novembre 1523.

A l'effet de conduire cette négociation secrète et considérable avec le
connétable, l'Empereur députa le comte de Beaurein[104], un de ses plus
habiles conseillers, qui devait apporter les bulles d'institution du
royaume de Provence; le négociateur trouva le connétable de Bourbon si
profondément irrité contre la duchesse d'Angoulême, qu'il ne fut pas
difficile de le convaincre et de l'entraîner. En acceptant ce traité
hardi et secret dans cette circonstance particulière, le connétable ne
commettait pas précisément une trahison envers la couronne de France: la
maison de Bourbon ne possédait que l'Auvergne comme terre féodale du roi
de France, et précisément le parlement venait de la confisquer; le
connétable n'était plus qu'un chevalier sans terre, sans état, libre
d'accepter toutes les conditions qu'on lui proposait, et celles que lui
présentait Charles-Quint étaient magnifiques. Il ne signa rien: mais il
engagea sa parole, et résolut de s'enfuir pour rester libre de sa
personne et de sa dignité. Le connétable fit connaître son projet à
quelques membres de sa famille, à quelques vassaux sur lesquels il
pouvait compter, et parmi eux à son cousin le sire de Poitiers, comte de
Saint-Vallier[105]; tous jurèrent sur le bois de la vraie croix qu'ils
n'en diraient mot à âme qui vive. Dans sa déposition au grand procès, le
comte de Saint-Vallier dit bien «qu'il avait cherché à détourner son
cousin de cette funeste résolution[106]» ce qui n'est pas probable, car
il entra complétement dans le complot. Ce qui avait été convenu fut
exécuté, le connétable prit la fuite avec une hardiesse incomparable
pour aller joindre l'empereur Charles-Quint[107]. Le comte de
Saint-Vallier moins heureux, arrêté et traduit devant une commission du
parlement, se défendit avec habileté, en protestant de son ignorance
absolue des projets réels du connétable, en invoquant surtout la
fidélité que, par la loi féodale, il devait à son seigneur immédiat le
connétable, et le serment qu'il avait fait sur la vraie croix. Il fut
flétri d'une sentence de félonie, on dressa un échafaud couvert d'un
drap noir, la hache du bourreau était levée pour le frapper, quand un
ordre du Roi vint tout à coup suspendre l'exécution.

  [104] Adrien de Croy, seigneur de Beaurein, fils du comte de
  Rœux.

  [105] Le comte de St-Vallier était chevalier de l'ordre,
  capitaine de cent hommes d'armes.

  [106] Déposition de Saint-Vallier (procès du connétable).

  [107] On peut voir toutes les ruses qu'employa le connétable pour
  cacher sa fuite dans la déposition de Grossone, 4 octobre 1523
  (procès du connétable).

De romanesques récits ont été faits sur la cause réelle qui détermina
le Roi à cette clémence, et le plus accepté de ces récits est
celui-ci: «Diane de Poitiers, jeune fille, sacrifia son honneur au
Roi pour sauver la vie de son père.» Ce drame un peu honteux est
inexact, faux, et l'on peut s'en convaincre par le rapprochement des
dates et l'examen des pièces[108]. Le procès du connétable de Bourbon
est de l'année 1523, ainsi que cela résulte de l'interrogatoire du
comte de Saint-Vallier, encore existant (12 octobre 1523); Diane de
Poitiers, née en 1499, avait été mariée le 6 novembre 1518, à Louis de
Brézé, grand-sénéchal de Normandie; ainsi, en 1523, elle n'était ni
jeune fille, ni sous la dépendance de son père; elle ne fut veuve que
six ans après[109] et montra un grand désespoir à la mort de son mari,
auquel elle éleva un monument funèbre où se lisait encore le nom de
«Louis de Brézé, comte de Maulevrier.»

  [108] Le grave de Thou, au reste, le plus passionné, le plus
  inexact des historiens a rappelé toutes ces fables; Bayle les a
  acceptées (Diction. historique).

  [109] D'après les généalogistes, la mère du comte de Maulevrier
  était fille naturelle de Charles VII et d'Agnès Sorel; le comte
  de Maulevrier mourut le 23 juillet 1531.

Diane de Poitiers était donc femme du sire de Maulevrier, quand elle
fut aimée de François Ier. Était-ce avant ou après le grand procès,
suivi contre les complices du connétable? Ici les faits manquent.
L'origine d'un sentiment d'amour est presque toujours caché, et la
publicité n'arrive que lorsque la faveur est venue à son apogée.
Il faut remarquer qu'à la suite de la conjuration du connétable de
Bourbon, il n'y eut aucune exécution à mort, tout fut transformé en
prison perpétuelle, plusieurs des complices obtinrent même leur grâce
absolue. Toutes les rigueurs se réunirent contre le comte de
Saint-Vallier jusqu'au pied de l'échafaud: ce fut là seulement qu'il y
eut commutation de peine; et encore quelle grâce! une transformation
de la mort en une captivité perpétuelle[110]. On pourrait douter même
de l'influence de Diane de Poitiers à cette époque, puisque, dit-on,
très-aimée du Roi, elle ne put obtenir la liberté absolue de son père.

  [110] Voir le procès du connétable (manuscrits de la Bibliothèque
  Impériale).

Peut-être François Ier avait-il compris toute la profondeur de cette
conjuration et toutes ses conséquences politiques. Le connétable avait
quitté la France pour se mettre à la tête des armées de Charles-Quint.
La face de la guerre allait changer. Il y avait sans doute dans la
chevalerie de François Ier de braves cœurs, de rudes bras, des
courages indomptables; mais il n'y avait aucun chef d'expérience et de
guerre qui pût être à la hauteur du connétable pour la direction
et la tactique d'une armée. Bourbon avait été le véritable vainqueur
de Marignan; il savait ranger une armée, la conduire avec
intelligence. Si le maréchal de Lautrec, si les Bayard, les La
Trémouille menaient vaillamment une troupe de chevalerie, de gens
d'armes et même de reitres ou de lansquenets, là se bornait leur
science militaire. Le connétable manquait donc à l'armée du Roi dans
les circonstances périlleuses où se trouvait la France; le vide qu'il
faisait dans les rangs était immense, et malgré son dépit, sa colère,
le Roi le savait bien.

Cette époque de la défection du connétable marque non pas la période
de triomphe et de faveur de Diane de Poitiers, mais celle de la
toute-puissance de la reine-mère, Louise de Savoie, régente; elle
seule gouverne, car le Roi est absorbé par la coalition qui, de tout
côté, menace la France d'une invasion redoutable. Les lettres-patentes
en faveur de la reine-mère sont des plus étendues; le Roi l'institue
régente «à cause de son sens, vertu, prudence et intégrité pour régir
et administrer jusqu'à ce qu'il soit de retour[111].»

  [111] Ces lettres-patentes du 12 avril 1523, sont enregistrées au
  Parlement de Paris, le 7 septembre, et se trouvent au _Mémorial
  de la Chambre des Comptes, c. c._ fo 246.



XI

LA CHEVALERIE FRANÇAISE DANS LE MILANAIS.--LES ESPAGNOLS EN
PROVENCE.--LES DAMES DE MARSEILLE.

1523-1524.


L'alliance politique conclue entre l'empereur Charles-Quint et Henri
VIII d'Angleterre, après la défection du connétable de Bourbon, était
une véritable coalition militaire, que le roi François Ier ne pouvait
repousser que par le développement de toutes les forces nationales. Il
y eut dans toute la France un grand élan de chevalerie, qui se
manifesta par une prise d'armes du ban et de l'arrière-ban et par des
dons gratuits d'impôts.

Toutes les frontières allaient être envahies à la fois, et dans ces
temps de sacrifice, les dames exerçaient un prestige de gloire, une
puissance de générosité; elles firent vœu de n'aimer, de ne choisir
pour leur servant d'amour, que les chevaliers qui partiraient, haut
leur lance, dans les périls de la patrie pour combattre Charles-Quint
avec ses Espagnols, ses Flamands, et Henri VIII avec ses
Anglais[112]. Madame de Châteaubriand et Diane de Poitiers
instituèrent un nouvel ordre de chevalerie, de courage et de
galanterie.

  [112] Paul Jove _Hist. sui tempor._ lib. X.

Le premier théâtre de la guerre devait être encore l'Italie; les
Français occupaient le Milanais, le protégeant contre les Suisses et
les reitres, sans jamais obtenir les sympathies des Italiens, toujours
les mêmes, impatients de tout joug et pourtant incapables de s'en
délivrer[113]. La cause en était peut-être au mauvais gouvernement du
maréchal de Lautrec, qui avait les pleins-pouvoirs de François Ier.
Chaque brave capitaine, Bayard, La Palisse, Montmorency, combattant de
droite, de gauche, faisaient des prodiges de valeur à Milan, Crémone,
Brescia, sans obtenir ces résultats décisifs que la bataille de
Marignan avait donnés aux Français. Le Roi avait confié le
gouvernement suprême du Milanais à Guillaume Gouffier de Boissy,
seigneur de Bonnivet, amiral de France, qui devait prendre la
direction de l'expédition militaire résolue contre une ligue
italienne, qui se formait encore une fois contre la domination
des Français[114].

  [113] Guichardini, _lib. XV_, il est très-dessiné pour la ligue
  italienne.

  [114] Bonnivet devait remplacer Lautrec au gouvernement de la
  Guyenne.

A chaque époque de son histoire, l'Italie, composée de populations
hostiles les unes aux autres, avait cherché à se réorganiser en un
seul corps de nation par une ligue politique et militaire
momentanément formée, quelquefois dissoute par des antipathies ou des
haines avant même qu'elle eût produit des résultats de délivrance et
encore moins de nationalité. Cette fois, les Lombards, les Florentins,
les Romains, les Modénais, les Napolitains, s'étaient formés en ligue,
sous la protection de l'empereur Charles-Quint, pour marcher contre
les Français et les expulser de la Lombardie. Les chefs militaires de
cette ligue étaient Prosper Colonnia et François Sforza[115], tous
deux Italiens et profondément hostiles à la France. Les troupes
devaient se joindre aux Espagnols, aux Flamands, aux reitres et aux
lansquenets placés sous l'épée du connétable de Bourbon, qui en avait
reçu le commandement suprême des mains de l'Empereur. Tous marchaient
également contre la chevalerie de France, qui opposait la bravoure la
plus brillante, mais aussi la plus désordonnée à la ruse, à la
finesse des Italiens, dont l'historien Guichardini nous fait le
tableau si animé: Guichardini, chaud patriote, qui espérait restaurer
la nationalité italienne! De là, ses déclamations contre les Français
qu'il considérait comme des obstacles à la délivrance de la patrie.
Mais n'étaient-ils pas des étrangers aussi, ces Suisses, ces reitres
et lansquenets, la plupart huguenots et mécréans, que l'Italie
appelait à son secours? Le caractère du connétable plaisait à ces
troupes d'aventuriers, qui avaient pleine confiance dans la hardiesse
de ses projets, dans la fougue de son caractère et la force de son
bras.

  [115] Le Pape s'était déclaré le chef de la Ligue italienne.
  Guichardini, lib. XV, Belcarius, lib. XVII, no 55.

La guerre d'Italie n'était qu'un point dans le vaste dessein de
l'Empereur, qui voulait ramener la France à l'état d'abjection et
d'abaissement, où elle se trouvait sous Charles VI. D'après son traité
particulier avec le connétable, la Provence entrait dans le lot
assigné au chef de la maison du Bourbon; le connétable, impatient de
prendre possession de la terre promise, dirigea son corps de troupes
vers le Var, par Gênes et Nice; la Provence n'était-elle pas le plus
beau fleuron ajouté à ses domaines[116]? L'Empereur devait
joindre une flotte et un corps de débarquement espagnol, pour seconder
l'expédition du connétable. Le vieux Peschiera la commandait; plein de
raillerie et de jalousie, le général espagnol n'obéissait que malgré
lui au connétable; il avait reçu l'ordre secret de l'Empereur de
s'emparer du littoral de la Provence: car il y avait longtemps que
Marseille, république si riche, si commerçante, était convoitée par
l'Espagne: n'y parlait-on pas la langue de l'Aragon et de la
Catalogne? son pavillon était illustré en Orient et par toutes les
mers; ses navires faisaient des escales en Egypte, et tant l'intimité
était grande entre les Catalans et les Provençaux, qu'une colonie de
pêcheurs était venue s'établir dans les rochers, vers une anse
favorable de la côte qui gardait le nom des Catalans[117].

  [116] L'historien de Thou entre dans beaucoup de détails sur la
  campagne du connétable en Provence. Comparez avec Belcarius,
  livre XVIII, et Papon, _Histoire de Provence_, livre VIII.

  [117] Pour s'opposer à la marche des Espagnols, François Ier,
  venait de signer un traité d'alliance avec Henri, roi de Navarre
  (27 septembre 1525).

Traversant le bas Piémont au pas de course, après avoir franchi le
Var, le connétable de Bourbon et ses lansquenets, auxquels s'étaient
jointes quelques bandes ou régiments espagnols, pénétrèrent dans la
Provence, dégarnie de troupes: l'ennemi s'empara de Grasse, Antibes,
Toulon (qui alors n'étaient pas fortifiées), et d'Aix, la capitale du
roi Réné, naguère si plaisante et si gaie, ravageant tout, les riches
campagnes, les terres en fleurs; puis, le connétable marcha sur la
ville de Marseille, objet de convoitise pour l'empereur Charles-Quint,
car Marseille liait la Catalogne à Gênes; ces côtes devaient former
une ligne déports jusqu'en Italie. Aussi, à l'expédition du
connétable, s'étaient jointes des troupes venues d'Espagne, sur la
flotte que commandait Peschiera; caractère prudent et tout à fait
opposé à l'impétuosité du connétable, le marquis de Peschiera
connaissait les Marseillais de vieille date, il les savait
très-décidés à défendre leur ville, ou comme ils l'appelaient, leur
république municipale, leurs lois et leurs franchises.

C'était au contraire avec une sorte de dédain que le connétable
parlait de la résistance de Marseille: «Les bourgeois et marchands
devaient venir la corde au cou implorer sa clémence et demander son
commandement.» C'était mal juger l'esprit et la situation de Marseille
et de sa corporation municipale; on ne peut lire sans émotion dans le
vieux historien Ruffi, la chronique de notre belle époque civique;
Ruffi[118] la source de toute érudition en Provence, vieux
conseiller municipal qui, assis sur sa chaise curule ou sous l'ombrage
des pins de sa bastide, secouée par le mistral, écrivait avec un
patriotisme érudit les faits de notre ville: que sommes-nous à côté de
ces fidèles chroniqueurs du XVIIe siècle?

  [118] Antoine de Ruffi conseiller de la Sénéchaussée était né à
  Marseille en 1607. Son fils Louis-Antoine continua son
  œuvre d'érudition. _Histoire de la ville de Marseille_, 1643.

Marseille alors s'élevait sur le flanc de la colline, abritant son port
creusé dans l'anse qui sépare la montagne de la Vierge-de-la-Garde et la
Colline-des-Moulins, situation admirable qui la garait du vent
impétueux, du mistral et de la tempête des sables du Rhône; les champs
de Canèbe ou Chanvre[119] véritables marais, n'étaient pas bâtis encore;
la population armée des corporations, porte-faix, forgerons, ouvriers
constructeurs, s'était accrue de quelques compagnies corses et
gênoises[120] au service de la république municipale. Les murailles
comptaient huit tours, parmi lesquelles la tour de Sainte-Paule, la plus
haute, protégeait la porte de la Joliette, (Paule et Jules-César, deux
noms de la vieille Rome, la sœur de Marseille[121] dans les médailles
votives). L'armée du connétable, venue d'Aix, s'établit sur les hauteurs
de la ville, en face même des murailles et de la porte de Jules-César;
quand les batteries furent établies, les couleuvrines commencèrent à
jouer, et l'on vit, comme aux temps héroïques, un beau spectacle; tandis
que les hommes combattaient fièrement sur les remparts, les femmes
apportaient des matériaux pour réparer les brèches, les projectiles de
guerre pour lancer à l'ennemi. Ces femmes de Marseille, de race
hellénique et gauloise, étaient fières et glorieuses de la cité; à cette
époque, les romans de chevalerie mêlaient les femmes à tous les
dévouements: elles avaient leurs Marphises, leurs Bradamantes, leurs
Clarisses, transformation des Amazones de l'antiquité.

  [119] Depuis la Canebière.

  [120] Notre famille sort de quelques-uns de ces capitaines de
  compagnies génoises.

  [121] _Romæ soror_ dans les inscriptions lapidaires.

Marseille, malgré sa belle défense, eut inévitablement succombé,
sans quelques circonstances qu'il faut noter: 1º la victoire de
l'amiral André Doria[122] qui, à la tête des flottes gênoises et
marseillaises[123], dispersa la flotille espagnole; 2º la jalousie
invincible du marquis de Peschiera, commandant les Espagnols contre le
connétable de Bourbon; ils ne pouvaient se supporter l'un l'autre;
l'espagnol savait que la Provence était un lot qui revenait au
connétable comme fief de son nouveau royaume, il le servait mal et
mollement. Peschiera raillait même les efforts de Bourbon contre
Marseille, et plusieurs fois il fit remarquer combien les Marseillais
pointaient bien en envoyant leurs boulets jusque dans la tente du
connétable, et il lui disait: «ce sont les timides bourgeois qui
viennent la corde au cou et les clefs à la main se jeter à vos
pieds»[124].

  [122] Guichardini, lib. XV, Mémoires du Bellay livre II.

  [123] François Ier y avait ses galères commandées par un amiral
  du nom de Lafayette.

  [124] Je ne pourrai rien dire de plus que Ruffi sur ces souvenirs
  du siége de Marseille, livre VI.

Mais ce qui sauva la Provence, ce qui délivra Marseille, ce fut la
marche rapide d'un corps de gendarmerie de France, qui s'avança
jusqu'au delà d'Avignon[125], sous la conduite du roi François Ier
lui-même. Les Espagnols et les lansquenets, ainsi pris par les flancs,
resserrés entre les Gênois, les Marseillais et les Provençaux insurgés
levèrent le siége de Marseille en toute hâte: ce fut presqu'une fuite.
François Ier et sa brillante cour séjournèrent quelque temps à Aix, le
Roi y fit célébrer les jeux du roi Réné, comme comte de Provence et il
visita la Sainte-Baume, grotte antique où s'abrita Madeleine la
pécheresse; le nom du roi de France fut longtemps incrusté sur ces
rochers abruptes, couronnés d'une forêt séculaire, où le druidisme
antique s'était abrité avec son caractère sombre et sanglant.

  [125] Du Bellay, livre II.

Que reste-t-il de ces vieux souvenirs, de cette grande mémoire de la
défense de Marseille par ses citoyens et ses illustres dames? les murs
ont été détruits, la tour Sainte-Paule, la porte de Jules-César ont
été renversées par les embellisseurs des cités. Le sol a été nivelé
pour laisser place au vent du mistral, et à ce sable du Rhône, à la
poussière de la Crau et d'Arenc. La civilisation moderne respecte peu
les traditions du passé, elle sera dévorée à son tour par ses fils
comme châtiment! Il est triste de voir Marseille si grande dans
l'histoire, si antique dans ses souvenirs, renverser ses derniers
monuments du passé: la vieillesse glorieuse a tort, on brise ses durs
ossements; on la découronne de ses vestiges; l'industrie est
impitoyable dans ses ravages et matérialise toutes les idées. Si la
peinture n'avait crayonné le souvenir de l'héroïsme des dames
marseillaises, si elle n'avait reproduit les murailles antiques, les
tours, la cathédrale de la Major, l'esplanade de la Tourette, la place
de Linche, les moulins et les sources abondantes qui tombaient
des Accoules, sous les beaux jardins ombragés de Platanes, il ne
resterait aucune trace de l'ancien Marseille, de cette ville
aujourd'hui entrepôt de passage plutôt que cité, où les caravanes de
la civilisation posent un instant leurs tentes de voyage vers
l'Orient.



XII

LES POÈTES D'AMOUR ET DE GUERRE.--JEAN ET CLÉMENT MAROT.--DIANE DE
POITIERS.

1524-1530.


Tandis que l'ennemi envahissait le territoire, les grands tournois,
les héroïsmes de la guerre, les sentiments exaltés de l'amour, avaient
leurs chanteurs et leurs poëtes. A cette époque de la renaissance, on
ne saurait assez dire combien l'exaltation produite par la lecture des
beaux romans de chevalerie produisit de fabuleux exploits: la guerre
est si triste dans ses réalités, qu'il est besoin d'une poésie idéale
pour exalter les âmes. Si l'on n'avait eu, je le répète, que le vieux
sybarite de Meudon, comparant François Ier à Panurge et ses soldats à
des moutons, l'ennemi aurait paisiblement envahi le territoire, et
Charles-Quint serait resté maître de la Provence. Heureusement les
imaginations chevaleresques rêvaient un monde de gloire que le
pourceau de Touraine ne comprenait pas: Rabelais garnissait sa panse,
tandis que Bayard, Lautrec, La Trémouille, Montmorency, couraient
défendre la patrie.

Les lectures favorites de François Ier et de ses paladins, de Diane de
Poitiers, de madame de Châteaubriand, étaient le _Roman de la Rose_,
commencé par Guillaume Lorris[126] et terminé par Jean de Meung.
Malgré quelques méchancetés contre les dames, quelques mystiques
histoires, le _Roman de la Rose_ exaltait les âmes et créait les
nobles actions. Le monde des réalités est si peu de chose, qu'il
resserre l'œuvre de l'homme dans un cercle rétréci et matériel; il
faut s'enivrer du fantastique pour courir à tous les héroïsmes. Qu'on
me pardonne cette admiration pour Amadis de Gaule, pour Tristan le
Léonnais, pour les quatre fils Aymond: j'aime à vivre avec ces
épopées, ces contes et ces fables, la joie de nos aïeux.[127]
Lorsqu'on veut s'expliquer l'héroïsme de Bayard ou de Gaston de
Foix, il faut ouvrir un de ces grands romans du moyen-âge, où tout est
en dehors du possible: il n'y a que la vie usuelle qui ne soit pas
comprise et racontée; le chevalier a le privilége de passer au milieu
des prodiges pour arriver à un but fabuleux: amour ou gloire. C'est ce
qui le faisait l'ami des poëtes et des chanteurs de fables.

  [126] Guillaume Lorris était mort en 1240. _Le roman de la Rose_
  exerça une immense influence sur toute la société du XIVe et du
  XVe siècle. Voyez sur ce sujet le beau travail de M. Méon,
  vieillard respectable qui passa sa vie à publier un texte pur et
  complet du _Roman de la Rose_. Je l'ai connu, étant élève de
  l'école des Chartes à la Bibliothèque Impériale; lui et l'abbé de
  Lépine appartenaient encore à la vieille érudition.

  [127] Je me suis souvent enivré de la poussière de ces vieilles
  éditions des romans de chevalerie. La Bibliothèque impériale en
  possède une magnifique collection rare et premières œuvres de
  l'Imprimerie. La traduction _princeps_ en prose d'Amadis de Gaule
  fut dédiée à François Ier.

On les voit ces chanteurs à la suite de toutes les batailles aux
époques les plus reculées, lors de la conquête de l'Angleterre par les
Normands, et Robert Wace le Trouvère en a gardé mémoire. Les deux
Marots, les poëtes de Louis XII et de François Ier, suivirent ces Rois
dans leur guerre. Jean Marot, le père de Clément, aussi remarquable
que lui, né de race normande, était devenu le secrétaire et le poëte
de la reine Anne de Bretagne, femme de Louis XII; il accompagna le Roi
dans son expédition en Italie, à Gênes, à Milan, à Venise, riches
cités qu'il célébra dans ses poésies. Il aimait les batailles et
écrivait au milieu des hasards de la guerre. A la mort de Louis XII,
devenu le poëte en titre de François Ier, il le servit également dans
sa politique et dans sa gloire[128]: voulant associer les trois
États aux succès de la guerre, il composa son dialogue _entre clergé,
noblesse et labour_, qui tous offraient leurs bras et leurs deniers
pour la gloire de la France. N'était-ce pas le devoir de tous de
relever la patrie, que les sceptiques abaissaient, en détruisant le
prestige des belles actions? Quand le Roi fut vainqueur à Marignan,
Jean Marot composa _une Epître galante des dames de Paris au roi
François Ier étant au delà des monts_; puis une autre _aux courtisans
de France étant pour lors en Italie_[129]. Parmi de hardies
comparaisons qu'on ne peut toujours suivre dans leur licence, Jean
Marot place bien au-dessus des Italiennes, les dames de France, pour
les grâces, le maintien et les mille trésors de leur beauté
ravissante. Aussi, après les avoir louées à l'extrême, il veut les
enseigner dans leur conduite, et c'est pourquoi il écrit son
_Doctrinal des Princesses et nobles Dames_, livre d'enseignements pour
le maintien, l'esprit et les beaux habits qu'elles doivent porter.
Poëte soldat, il chantait au milieu des camps; son Manuel, son
Doctrinal, son Bréviaire, c'était le _Roman de la Rose_, d'une si
fabuleuse popularité jusqu'au XVIe siècle, où les ennuyeuses
controverses et la guerre civile vinrent détrôner les doux passe-temps
des châteaux.

  [128] Jean Marot était né à Caen en 1463; il avait commencé par
  publier son _Voyage à Gênes_, ou _Voyage à Venise_.

  [129] Les œuvres de Jean Marot ont été recueillies pour la
  première fois, Paris, 1563.

Clément, son fils, entra comme page dans la maison des
Neuville-Villeroy, déjà grande à son origine; puis, il passa comme
valet de chambre dans le service de Marguerite de Valois, duchesse
d'Alençon, sœur de François Ier, ce ravissant esprit, qui adorait
l'art de faire les vers; à cette cour, il connut Diane de Poitiers,
qui devint un moment sa protectrice, et à laquelle il adressait ses
rondeaux et ballades. Il se montra ardent, passionné pour la divinité
de ses rêves, passion de poëte, idéale, vaniteuse; on a dit qu'il fut
aimé de Diane de Poitiers et de Marguerite de Valois; l'amour-propre
des poëtes a supposé tant de choses! S'il avait été aimé de
Marguerite, s'il avait eu puissance sur des cœurs si élevés, eût-il
tendu la main dans ses poésies pour demander une gratification, et son
traitement arriéré de valet de chambre[130]. Les poëtes ne marchandent
pas leurs expressions d'amour et d'enthousiasme; grelottant de froid,
souvent ils chantent les feux du soleil, et mourant de faim ils
décrivent les banquets somptueux. Il ne faut jamais prendre dans leur
sens moderne les expressions galantes et d'une douce familiarité de la
langue naïve du moyen-âge, l'amour n'y est pas voilé, les grâces
restent nues; les savants en galanteries expriment leurs passions pour
des dames quelquefois inconnues, et jettent des baisers qui passent à
travers les crénaux pour arriver jusqu'aux tourelles[131]. Clément
Marot garda ces traditions dans ses ballades; noble cœur, plein de
courage, servant d'armes très-brave, comme son père, il suivit
François Ier dans son expédition de Flandre et se battit bien, en
brave gentilhomme.[132] Inquiet de sa nature, frondeur de caractère,
il n'épargnait personne dans ses vers pour l'éloge et le blâme. Ainsi
que les trouvères et les troubadours du moyen-âge, il fit une rude
guerre au clergé ou papelards; on le soupçonna même d'une certaine
tendance pour les opinions nouvelles: n'était-il pas de mode parmi les
universitaires et les lettrés de déclamer contre l'Église? Les poëtes
du XVIe siècle rappelaient les hardiesses des troubadours
albigeois au XIIIe siècle; l'esprit ne peut se passer de certaines
allures frondeuses, et Clément Marot les gardait avec une grande
liberté: gourmand de son ventre, il n'observait aucune des abstinences
de l'Église, ce qui le faisait soupçonner d'être huguenot ou mangeur
de la vache à Colas; il paraît qu'il fut dénoncé pour s'être affranchi
des abstinences du vendredi.

    Un jour j'écrivis à ma mie
    Son inconstance seulement
    Mais elle ne mie fut endormie
    A me le rendre chaudement,
    Car dès lors elle tint parlement
    Avec je ne sais quel papelard
    Elle lui dit tout bellement:
    Prenez-le, il a mangé du lard[133].

  [130] Ballade VIII. C'est Langlet Dufresnoy, le dernier des
  éditeurs de Clément Marot qui a émis l'opinion des amours de
  Clément Marot avec Diane de Poitiers (1745). L'abbé Goujet a
  discuté cette opinion avec une judicieuse critique.

  [131] J'ai parlé des troubadours dans mon travail sur
  _Philippe-Auguste_.

  [132] Clément Marot avait suivi François Ier à l'entrevue du
  _Camp du Drap-d'Or_ et au camp d'Attigné, 1520.

  [133] Ballade VIII. Voyez l'édition Elzevir qui est la plus
  exacte et la plus correcte; celle de Niort, in-16, 1595, est
  aussi très-recherchée.

Or, manger du lard, ce n'était plus garder l'abstinence, c'était le
signe qui vous faisait reconnaître huguenot. Dans l'opinion du peuple,
le huguenot était un maudit, il mangeait de la vache à Colas, dicton
des multitudes qui avaient leur instinct dans ces jugements. Les
jeûnes, les abstinences avaient été institués par l'Église,
non-seulement pour imposer la pénitence, mais encore pour
signaler aux riches ce que le pauvre souffrait de privations: le jeûne
que l'opulent faisait à certaine période, le pauvre ne le
supportait-il pas toujours? Et il était bon de le rappeler aux heureux
qui faisaient un dieu de leur ventre.

Des commentateurs ont supposé que la _Mie_ de Marot, dont il est
question dans ces mauvais vers et qui le dénonça, fut Diane de
Poitiers. Il faut vraiment manquer de toute critique pour croire que
madame de Châteaubriand, où Diane de Poitiers se fussent abaissées à
dénoncer un poëte, valet de chambre spécialement protégé par
Marguerite de Valois! Si Clément Marot fut poursuivi, c'est qu'il
avait par ses écrits attaqué la foi de l'Église; s'il fut mis au
Châtelet, ce fut par ordre ou mandement des officiers de justice et
par le parlement.

    Lors, six pendards ne faisant mie,
    A me surprendre finement,
    Et de jour pour plus d'infamie
    Firent mon emprisonnement.
    Ils vinrent à mon logement
    Lors, il va dire aux gros pendards:
    Par là, morbleu! voilà Clément,
    Prenez-le, il a mangé du lard.

Marot, batailleur, plein de fantaisie, se faisait sans cesse arrêter
sur la voie publique par les sergens. Aussi c'était surtout
contre les gens de justice que Marot déclamait; n'est-ce pas la
plainte ordinaire de tous ceux que la justice poursuit? Marot parlait
du Châtelet en termes durs et amers:

    Là, les plus grands, les plus petits détruisent
    Là, les petits peu ou point aux grands nuisent,
    Là, trouve-t-on façon de prolonger
    Ce qui se doit ou se peut abréger,
    Là, sans argent, pauvreté n'a raison,
    Là, se détruit mainte bonne maison etc.[134].

  [134] C'est dans la pièce intitulée _l'Enfer_, que Clément Marot
  se livre à ces déclamations: _L'Enfer_, c'est le Châtelet. Au
  point de vue de la versification et de l'idée, je n'ai jamais
  beaucoup admiré Clément Marot, je n'ai même jamais compris que
  Boileau ait appelé _un élégant badinage_ ces vers, la plupart
  fort ennuyeux, lourds et inintelligibles. Mais Clément Marot
  était mort hérétique, de là la renommée qu'on lui a fait.

Ces déclamations toujours les mêmes, à toutes les époques,
s'adressaient au Châtelet. Pourquoi y mêler Diane de Poitiers et
madame de Châteaubriand, nobles esprits qui inspiraient à François Ier
les belles résolutions de lutter contre la coalition des Espagnols,
des Allemands, des Italiens et des Anglais, qui menaçaient la
monarchie. Les gens de littérature sont ainsi faits, quand on ne leur
laisse pas dire et faire tout ce qu'ils veulent, ils se disent
persécutés. François Ier qui comprenait mieux les généreux
dévouements, savait tout ce qu'à d'autres époques les femmes avaient
rendu de services à la France; n'est-ce pas lui qui à Fontainebleau
écrivit ces vers charmants sur Agnès Sorel:

    Gentille Agnès plus d'honneur en mérite
    La cause étant de France recouvrer
    Que ce que peut en un cloître ouvrer
    Close nonain ou bien dévôt ermite.

Oui, telle était Diane de Poitiers, amoureuse de toutes les gloires,
poussant le Roi comme Agnès Sorel «_à France recouvrer_», elle le
jetait en nouvel Amadis de Gaule, partout où il y avait péril et
honneur. Diane, fidèle à la loi catholique, voulait maintenir la force
d'impulsion que la foi donnait à la chevalerie, mais dénoncer un
pauvre diable de poëte, tel que Clément Marot, un valet de garde-robe,
parce qu'il avait mangé du lard et qu'il était parpaillot, c'est ce
qui ne peut être supposé! Les érudits ont bien souvent des petites
idées et des sentiments même au-dessous de leurs idées[135].

  [135] J'ai choisi la version la plus commune; une autre peu
  différente a été donnée dans le _Recueil des poésies de François
  Ier_ dont je parlerai plus tard.



XIII

L'ARMÉE FRANÇAISE EN ITALIE.--LA BATAILLE DE PAVIE.

1521-1525.


Si nulle chevalerie n'était plus brave, plus noblement courageuse que
les gens d'armes de France, nulle aussi n'était plus imprudente, plus
aventureuse, s'exposant à des dangers volontaires par le sentiment
excessif de sa propre valeur: en France ce caractère ne peut se
changer, il fait notre gloire et notre orgueil; sentiment tellement
extrême qu'il inspire un vrai mépris pour la valeur retenue et
réfléchie. Le paladin modèle ne devait rien trouver d'impossible, ce
qui avait eu souvent de tristes résultats militaires. Ainsi, les deux
beaux types de la chevalerie française, Gaston de Foix[136] et
Bayard[137], chaque fois qu'ils avaient été chargés de commander des
expéditions lointaines, avaient exposé leurs gens d'armes à des
périls et souvent même à d'inévitables défaites. Ils se battaient en
Roland, en Renaud de Montauban, les héros qu'avait choisis l'Arioste
dans le poëme qu'il venait de publier, sous le titre d'_Orlando
furioso_[138], qui exerça une grande influence sur cette génération.
Ce caractère d'imprudence glorieuse, les généraux italiens et
espagnols le connaissaient parfaitement, et ils en profitaient avec
leur habileté et leur expérience accoutumées, pour entraîner les
Français dans les piéges, où les poussait la fougue de leur glorieux
caractère.

  [136] Gaston avait été tué à la bataille de Ravennes.

  [137] Blessé dix-sept fois dans sa carrière de soldat (Voyez sa
  vie écrite par son écuyer).

  [138] Le poëme d'_Orlando furioso_ fut commencé à imprimer en
  1515, et achevé en 1516. L'édition de Ferrare est très-rare;
  celle des Aldes, 1545, est aussi fort recherchée.

Le commandement de l'armée d'Italie avait été laissé à l'amiral
Bonnivet, brave capitaine, qui avait du sang de Montmorency dans les
veines, et comme dit Brantôme: «gentil esprit fort bien disant, fort
beau et agréable»[139], qui avait remplacé le maréchal de Lautrec dans
le Milanais: plus brave qu'expérimenté, l'amiral Bonnivet assiégeait
Milan, sans prêter une grande attention à l'armée centrale italienne,
que commandait le marquis de Peschiera; et cependant, cette armée
composée de toutes les races italiennes, milanaises, gênoises,
lombardes, romaines, comptait de bons soldats. Les Napolitains surtout
(et c'est une remarque à faire que cette grande renommée alors des
régiments napolitains) formaient les meilleures troupes de
Charles-Quint[140]; on les citait pour leur excellente discipline et
leur patiente valeur,--la race normande semblait y avoir laissé son
empreinte depuis le Xe siècle. L'amiral Bonnivet, repoussé en
plusieurs rencontres, un peu découragé, remit le commandement de
l'armée à Bayard, le chevalier sans peur et sans reproche, capitaine
d'une médiocre capacité; pour la vaillance et la loyauté, rien de plus
digne d'éloge que Bayard, il se battait à outrance comme un digne
preux des meilleurs temps. Mais, c'était un bien pauvre chef d'armée,
presque partout il était battu. Il le fut à Rebec, près Milan, où il
soutint mal le choc des Espagnols si disciplinés: le capitaine Bayard
se faisait vieux, il devenait grognard, discoureur. A Biagrasso, où il
prit le commandement de la retraite, il reçut encore un échec; dans la
confusion d'une marche en arrière rapide, Bayard, qui se battait
partout comme un lion, fut frappé d'un coup d'arquebuse à croc dans
les reins[141]; blessé à mort, il prononça quelques humbles prières à
Dieu, regardant sa longue épée en croix comme un héros du temps des
croisades. Le connétable de Bourbon, qui poussait sa victoire avec
vigueur, vint jusqu'à lui et lui dit quelques mots de courtoisie et de
regrets sur sa blessure, et de touchants éloges de sa vaillance.

  [139] Vie des grands capitaines.

  [140] Les régiments napolitains sous la Ligue occupèrent Paris.
  Voir mon travail _sur la Ligue_.

  [141] Le 24 avril 1524; il était né en 1476.

La chronique prête à Bayard des reproches amers adressés au connétable
sur sa trahison envers le Roi, reproches que l'on ne trouve que dans
la vie de Bayard[142]. Je ne crois pas à ces paroles; en vertu des
idées féodales, le connétable de Bourbon, dégagé de tous liens par la
confiscation de ses fiefs, n'était plus qu'un aventurier sans
patrimoine et sans terre, qui combattait selon sa fantaisie; il n'y
avait pas alors de sujets du roi, mais des vassaux du suzerain: les
idées de la nationalité étaient très-imparfaites, et le connétable de
Bourbon n'était pas plus déloyal que le duc de Bourgogne combattant
Charles VII ou Louis XI. Le connétable poursuivit sa victoire en
dispersant les gens d'armes de Bayard qui faisaient leur retraite sur
le Piémont. Le connétable se hâta de marcher sur Turin, espérant par
un coup de main hardi se saisir du passage des Alpes, s'assurer
l'alliance[143] du duc de Savoie, et rattacher à sa cause cette maison
toujours disposée pour le vainqueur.

  [142] Vie de Bayard écrite par un loyal serviteur, Paris, 1527
  in-4º.

  [143] Guichardini, Hist. Ital., livre XV, toujours très-ennemi de
  la puissance française en Italie.

Quand ces désastres frappaient l'armée d'Italie, François Ier était à
Lyon au retour de son expédition de Provence, que les Espagnols
venaient d'évacuer. Le Roi résolut donc de passer encore une fois les
Alpes, soit pour appuyer la retraite de ses gens d'armes, soit pour
prendre l'initiative contre le connétable de Bourbon, car il avait ici
une injure personnelle à venger. François Ier, que nul n'égalait en
bravoure, voulait se mesurer avec le connétable et le vaincre en
bataille rangée, comme le plus brave et le meilleur capitaine. Le Roi
traversa rapidement les Alpes[144], le _Pas de Suze_ était encore
libre, hâtant ainsi sa marche sur Milan, qui était le but de la
campagne. Nulle résistance ne lui fut d'abord opposée; Milan
était alors ravagé par la peste; le peuple mourait par milliers, et
les convois funèbres remplaçaient les fêtes de fleurs et de ballets,
qui avaient accueilli la première entrée des Français en
Lombardie[145]; on eût dit Florence à ce temps de désolation, de la
peste noire, quand Boccace composait ses contes aux sons funèbres des
cloches des campaniles. Le Roi fut donc obligé de disperser son armée
dans les plaines du Milanais, afin de la préserver de ces émanations
funestes, de ces vents empestés; il put d'abord manœuvrer sans
obstacles, car le connétable de Bourbon, alors préoccupé de
réorganiser son armée, s'était rendu dans la basse Allemagne pour
recruter les reitres et les lansquenets, qui avaient en lui bonne
confiance pour le butin et la victoire. A l'imagination de ces
lansquenets de la Souabe et du Rhin, s'offrait une expédition jusqu'au
centre de l'Italie, contre Rome surtout et le Pape: les prédications
de Luther encore récentes travaillaient l'Allemagne de vives haines
contre l'église; le connétable de Bourbon, avec son caractère de
hardiesse, avait promis une riche proie, sans respect pour les
sanctuaires[146]; il parcourait l'Allemagne en faisant ainsi un
appel à tous les aventuriers, reitres, lansquenets hérétiques. En
quelques mois, le connétable en groupa plus de dix mille autour de
lui, tous braves, déterminés, gens de sac et de corde, héros de
courage ou gibier de potence, selon les temps et les circonstances,
mécréants excommunies qui passèrent les Alpes Lombardes sous un chef
étrange, digne du crayon d'Albert Durer. Il avait nom Fronsperg ou
Fronsberg[147]; d'origine de Souabe, d'une haute stature, d'une force
de corps extraordinaire, mécréant de toutes manières, gros buveur de
vin du Rhin, d'une corpulence épaisse, d'un ventre proéminant, il
avait fait faire une chaîne d'or pour étrangler le pape[148]. Les
lansquenets firent leur jonction avec les Espagnols, que commandait
Antonio de Lève; et ces troupes se placèrent sous les ordres du
connétable de Bourbon, en qui tous plaçaient leur confiance, comme au
plus habile capitaine de son temps et au chef le plus sans
scrupule sur les résultats de la victoire.

  [144] Il ne fut pas même arrêté par la nouvelle de la mort de
  Madame (Claude de France), sa femme, _Sanctissima fæmina_, 25
  juillet 1524, Belcarius, livre XVIII.

  [145] Guichardini, lib. XV.

  [146] Le duc de Savoie qui avait passé à l'alliance de
  Charles-Quint avait fourni des subsides au connétable de Bourbon
  pour la levée des reitres (Guichenon, _Histoire de la maison de
  Savoie_, 1524).

  [147] Brantôme a consacré un article à _Fronsberg_ (Voyez
  _Capitaines étrangers_).

  [148] Elle était d'or parce que, disait-il: _A tout seigneur tout
  honneur_.

La situation de François Ier dans le Milanais, entouré par tous les
points, cerné par les Alpes, n'était longtemps tenable et possible
qu'en conservant une libre communication avec le port de Gênes, d'où
les renforts pouvaient arriver. Les Gênois avaient promis de seconder
l'armée du roi de France, leur ancien seigneur, par un ou deux corps
d'arbalétriers et bombardiers[149]: tiendraient-ils leur parole? Or,
pour conserver ces libres communications, il fallait nécessairement
aux Français la possession de Pavie. Un corps considérable de l'armée
s'y était porté sous les ordres du maréchal de Montmorency. Ce siége
fut long et meurtrier, parce que la défense fut belle et confiée à don
Antonio de Lève, qui espérait l'arrivée prompte du connétable. Durant
le long siége de Pavie, l'armée de François Ier s'était dispersée en
petits corps pour suivre des expéditions différentes, et un mouvement
de concentration commandé par le Roi, fut mal exécuté[150]. Le
connétable manœuvra avec tant d'habileté qu'il se plaça entre
la ville assiégée et l'armée des assiégeants: ainsi le camp retranché
qu'avaient construit les Français pour s'y protéger en cas de revers,
se trouva tout à coup entouré par les Allemands du connétable, les
Espagnols du marquis de Peschiera, les Italiens et les Napolitains du
vice-roi de Lannoy, et, derrière l'armée, Pavie, dont la garnison
pleine d'espérance redoublait ses efforts. L'armée de France se
trouvait pressée dans un cercle de fer qui se resserrait chaque jour
davantage.

  [149] Belcarius, livre XVIII, no 17. L'armée de François Ier
  occupait Varregio et Savonne.

  [150] Les Français comptaient 1,800 lances et 26,000 hommes
  d'infanterie (Paul Jove, livre X).

Fallait-il attendre l'ennemi dans le camp retranché? alors on
s'exposait à manquer de toutes choses, à voir Pavie ravitaillée, et à
se trouver ainsi soi-même assiégé! Devait-on prendre l'initiative
d'une bataille? la victoire pouvait seule sauver l'armée! et c'est à
ce dernier parti que s'arrêta le roi François Ier[151].

  [151] Sur la bataille de Pavie on peut comparer Guichardin, lib.
  XV. Les mémoires de du Bellay, livre II et surtout Brantôme,
  articles _La Palisse_, _Bonnivet_. Brantôme avait connu plusieurs
  des capitaines qui assistèrent à la bataille de Pavie.

Pour répondre à tant d'ennemis à la fois, les Français durent
considérablement étendre leurs ailes et affaiblir leur centre. Le
connétable, avec son expérience de guerre, vit l'imprudence et la
faute de ce mouvement, et sans étendre ses lignes, il groupa ses
troupes en forts carrés de lances pour couper les corps les plus
faibles, et les séparer du centre de bataille en les entourant. Quand
les trompettes eurent sonné, le corps intrépide des aventuriers
allemands se précipita, en poussant des cris sauvages, sur l'aile
gauche que commandait le duc de Suffolk, à la tête des Écossais; ces
braves alliés de la France se défendirent vaillamment, formés en
carrés profonds, mais, écrasés par le nombre, ils roulèrent les uns
sur les autres sans quitter leurs rangs. En même temps, les Espagnols
et les Napolitains, coupant l'aile droite du corps de bataille,
faisaient contre cette aile une attaque aussi vigoureuse que celle des
reitres; ainsi, les deux envergures de l'immense oiseau de proie,
comme le dit Guichardin, étaient arrachées du corps qui restait seul
en butte à l'attaque du connétable[152].

  [152] Guichardin, l'ennemi de la France, raconte la bataille de
  Pavie avec une joie mal dissimulée, lib. XV.

Au milieu de ce corps de bataille, se trouvait François Ier, à la tête
de sa plus brave gendarmerie; le Roi ne cherchait ni à se déguiser ni
à se confondre: monté sur son grand cheval de bataille, couvert de son
armure brillante, de son haubert à fil d'argent, de son casque
orné de plumes blanches flottant jusque sur le dos, on le voyait de
tous les points de la bataille; sa stature élevée l'exposait à tous
les regards: comme le Roland de l'Arioste, il portait des coups
valeureux de droite et gauche, ne craignant pas les combats
singuliers. Autour de lui les plus braves gentilshommes tombaient en
faisant des trouées profondes, et peut-être ce combat de géants eût-il
rétabli la bataille, si le marquis de Lève n'eût fait avancer un corps
tout nouvellement formé, c'étaient les arquebusiers basques, petits
hommes légers, habitués à courir dans la montagne comme des chamois,
instruits au tir de l'arquebuse, à ce point qu'ils ne manquaient
jamais leur homme, et quand l'arquebuse n'atteignait pas son coup, ils
se glissaient comme des serpents, et avec de longs coutelas qu'ils
arrangeaient au bout de leur arquebuse en guise de lance, ils
atteignaient le poitrail des chevaux, qu'ils éventraient lestement
(ces coutelas forgés à Bayonne prirent depuis le nom de baïonnettes).

Oh! que de braves chevaliers furent ainsi frappés! que de dignes
compagnons du Roi mordirent la poussière, Chabanne, La Palisse[153],
La Trémouille qui eut le cœur et la tête percés (deux nobles
blessures)[154]; ils tombèrent aux pieds du Roi. François Ier venait
d'avoir son cheval tué d'un coup de glaive tranchant. Debout comme un
héros de l'_Iliade_, il frappait d'estoc et de taille avec une force
et une dextérité sans égale, tenant son épée des deux mains, qu'un
homme fort peut à peine soulever aujourd'hui. Comme le Roi était
reconnu, on ne cherchait pas à le tuer, mais à le prendre comme à un
jeu d'échec; déjà blessé au front dans sa lutte héroïque, il reçut un
nouveau coup d'épée à la jambe, et, un genou en terre, il combattait
encore, entouré de Basques qui voulaient le saisir avec des espèces de
lacets, lorsqu'un gentilhomme français, du nom de Lemperant, écuyer du
duc de Bourbon, se faisant jour dans la foule, arriva auprès du Roi,
se prosterna devant lui le suppliant de se rendre au connétable.
Politiquement le Roi eût bien fait; avec le connétable il pouvait
espérer un traité favorable, comme d'un vassal à son suzerain, mais
le sentiment de l'honneur et de l'indignation était trop vif, trop
énergique contre Bourbon qui l'avait trahi. François Ier préféra
rendre son épée au lieutenant de Charles-Quint, de Lannoy, vice-roi de
Naples. Il espérait en la puissance et la générosité de son
ennemi[155]: traiter avec Charles-Quint pouvait être un malheur,
jamais une honte! de Lannoy, appelé sur le champ de bataille, mit le
genou en terre, et reçut avec le plus grand respect l'épée de François
Ier accablé de la double douleur de ses blessures et de sa défaite.

  [153] La Palisse fut tué d'un coup d'arquebuse; il avait assisté
  à dix-sept batailles. Un Guise fut également tué, il portait le
  titre de comte de Lambesc.

  [154] Ce fut deux coups d'arquebuse des Basques. Brantôme est
  plein d'un froid intérêt en racontant la mort de ces braves
  capitaines.

  [155] Le père Daniel est celui des historiens du XVIIe siècle qui
  a le mieux résumé la bataille de Pavie; on a trop dédaigné le
  père Daniel et on l'a jugé sur quelques lazzis de Voltaire; le
  père Daniel s'occupait surtout des opérations militaires. Dans
  l'ordre des jésuites, chacun avait sa spécialité. J'ai entendu
  dire par le plus éminent des écrivains militaires que le père
  Daniel était l'historien qui avait le mieux raconté les
  opérations de guerre dans l'histoire de France.

A ce moment, se passait une scène de grande chevalerie; le connétable
de Bourbon et l'amiral de Bonnivet se cherchaient des yeux dans toute
la bataille pour engager un combat singulier. Guillaume de Gouffier de
Boissy, sire de Bonnivet[156], tout dévoué à la reine-mère, avait
conseillé le procès de confiscation contre le connétable, et
préparé ainsi sa défection. Ils s'en voulaient donc l'un et l'autre à
mort et espéraient croiser le fer. La bataille était perdue pour la
France, Bonnivet courait en fou pour atteindre corps à corps le
connétable, lorsqu'il fut entouré par les Basques; en vain le
connétable voulut traverser les aventuriers pour engager un combat
personnel, les archers n'obéirent pas; ils voulaient faire prisonnier
Bonnivet, qui, avec un beau dédain de la vie, se précipita au plus
fort de la mêlée, et tomba percé de coups de pique; quand le
connétable le vit ainsi étendu tout sanglant, il versa des larmes
abondantes: «Malheureux, tu es cause de la perte de la France et de la
tristesse qui m'accable même dans ma victoire!»

  [156] Brantôme, toujours un peu conteur, dit que l'amiral
  Bonnivet était l'amant heureux de la comtesse de Châteaubriand.



XIV

CAPTIVITÉ DE FRANÇOIS Ier A MADRID.

1524-1525.


Tous ces respects, qui entouraient le roi de France captif, n'étaient
que de la chevalerie: un roi, dans les idées féodales et religieuses,
était l'objet d'un culte profond et antique, et nul n'eût osé effacer
l'empreinte de l'huile sainte du couronnement et du sacre. Mais tous
ces respects ne détournaient pas les projets de politique générale de
Charles-Quint, et François put bientôt reconnaître la faute qu'il
avait commise en ne remettant pas son épée à Lemperant, l'officier
chargé des ordres du connétable[157]. D'après le droit public de cette
époque, tout captif devait sa rançon; il était évident que
Charles-Quint l'imposerait dure, impérative et surtout en rapport avec
ses intérêts politiques. Héritier des ducs de Bourgogne, ces grands
vassaux hautains, représentant de la maison d'Anjou et de
Provence, Charles-Quint devait reprendre sur François Ier tout ce que
Louis XI avait réuni à la couronne de France, et essayer de
reconstruire les liens de cette féodalité des temps de Charles VI et
de Charles VII, qui enlaçait le trône de France sous des étreintes si
dures.

  [157] Les regimentos espagnols prétendaient s'être emparés de
  François Ier. On joua longtemps à Madrid un drame ou (saynete)
  dans lequel un Espagnol était représenté terrassant François Ier
  sous ses genoux.

François Ier fut d'abord envoyé à la citadelle de Pizzitone, sous
prétexte de le guérir de ses blessures[158]: Le conseil de Castille,
réuni à la hâte, avait décidé, sur l'avis inflexible du duc d'Albe,
que le roi de France serait conduit à Madrid, et qu'une fois en
Espagne, il serait pris à l'égard du roi de France toutes les
résolutions que les intérêts du royaume pourraient commander.
Charles-Quint, qui avait inspiré les avis de son conseil, fit semblant
de les subir; et comme s'il voulait se mettre à l'abri de toute
influence particulière et chevaleresque, il s'absenta de Madrid, au
moment même où François Ier y arrivait. Le roi fut traité avec toute
sorte de respect, mais gardé à vue; l'aspect de cette ville toute
monacale, la caractère grave, compassé de la grandesse espagnole,
était en opposition complète avec les façons galantes et ouvertes de
François Ier; il en conçut un grand ennui, une douleur si profonde,
qu'il en tomba malade. En vain, plusieurs fois, il avait demandé une
entrevue personnelle avec Charles-Quint, qui l'éludait toujours, afin
d'abandonner à son conseil le soin d'imposer un traité inflexible.

  [158] Brantôme dit qu'il alla faire sa prière dans l'église des
  Chartreux de Pavie et la première chose qui le frappa ce fut ce
  passage du psaume: _Bonum mihi quia humiliaste me et discam
  justificationes tuas_. La Chartreuse de Pavie est une des
  merveilles de la Renaissance; elle est en beau marbre de diverses
  couleurs et ressemble à un bijou d'ivoire incrusté d'ébène.

A la cour de France, la nouvelle de la captivité du Roi avait excité
un sentiment de tristesse désolée. Sa mère, la duchesse d'Angoulême,
prit la régence, et, avec l'autorité politique, la tutelle de ses fils
si jeunes encore, le Dauphin et Henri, duc d'Orléans. Depuis le roi
Jean, jamais la situation du royaume n'avait été plus triste, il n'y
avait ni paix publique ni unité. Il fallait lever des impôts pour
préparer la rançon du Roi; on devait craindre l'opposition des
parlements, qui en général profitaient des pénuries du pays pour
renouveler leurs remontrances. Les prédications de Luther et de Calvin
avaient soulevé partout des espèces de jacqueries; les châteaux
étaient pillés[159] par des bandes armées, et les paysans étaient
soulevés en Lorraine, en Champagne, et jusque dans le Parisis. Sur un
seul point, en Alsace, douze mille reitres tudesques, à l'aspect rude,
à la parole gutturale, s'étaient rués sur les propriétés, en
proclamant une sorte d'égalité et de fraternité sombre et menaçante.
La régente, pour ramener un peu d'ordre, dut prendre quelques mesures
contre la propagation des idées de Luther[160]. Il y eut moins de
persécutions religieuses que de précautions de sureté publique à cette
époque.

  [159] Il existe un édit (25 septembre 1523) qui ordonne de courir
  sur ces aventuriers pillards et _mangeurs_ de peuple (Recueil
  Fontanon 115, 166).

  [160] Lettres patentes de la Régente relatives aux poursuites à
  exercer contre les luthériens (10 juin 1525).

Ici se manifestent des faits historiques considérables: le commencement
de la puissance des Guise et leur union politique avec Diane de
Poitiers. Le premier de ces braves princes lorrains venait de disperser
comme des loups enragés les paysans luthériens soulevés, dans plusieurs
sanglantes rencontres, et ses services grandissaient son pouvoir. Sous
l'influence de ses victoires, par le concours de Diane de Poitiers, le
comté de Guise fut érigé en duché-pairie. Il y avait une grande
conformité d'opinions entre Diane de Poitiers et les Guise, pour
réprimer ces nouveautés religieuses qui se reproduisaient comme une
grande jacquerie et menaçaient d'une guerre civile en préparant le
retour des grandes compagnies.

Il n'en avait pas été ainsi de madame de Châteaubriand, qui par sa
famille, appartenait essentiellement au tiers parti, à la modération, à
la tolérance. Amie de Marguerite de Valois, la sœur de François Ier,
noble cœur, mais liée avec le poëte Marot, avec les érudits, Bèze,
Erasme, Bude, et même avec Calvin, madame de Châteaubriand n'avait pas
les opinions fermes et tenaces de Diane de Poitiers; elle n'aimait pas
les Guise et se plaçait avec les Montmorency, pour lutter contre leur
influence. Clément Marot, qu'elle protégeait, s'était montré brave
pendant la guerre d'Italie, et à Pavie il avait été blessé à côté du
Roi: revenu en France, toujours un peu brouillon, il avait été mis
encore au Châtelet, d'où il avait écrit au Roi pour déplorer ses
malheurs, en implorant la générosité de Charles-Quint[161]. Il ne
put uivre Marguerite de Valois, mais il applaudit au projet qu'elle
venait e former, de se rendre à Madrid afin de consoler son frère
captif, lors très-souffrant et surtout plongé dans une profonde
mélancolie[162]. Marguerite avait obtenu un sauf-conduit de
Charles-Quint, limité pour le temps, et, sans hésiter, la princesse
était partie avec quelques-unes de ses dames, parmi lesquelles était la
comtesse de Châteaubriand, car Marguerite n'aimait pas Diane de
Poitiers, trop liée aux Guises pour approuver la tolérance de Marguerite
de Valois envers les huguenots.

  [161] La régente insistait auprès du Châtelet pour qu'il suivît
  une procédure contre Marot.

  [162] Mémoires du Bellay, livre III.

Quand cette cour de nobles dames vint à Madrid, elle trouva le roi
François Ier alité, les larmes aux yeux, le désespoir au cœur;
Charles-Quint ne l'avait visité qu'une fois, sous prétexte qu'un
traité sérieux devenait impossible, dans des relations trop intimes,
car à ses yeux, disait-il, il n'y avait pas de Roi captif, mais un
frère malheureux[163]; simple prétexte pour laisser toute liberté aux
exigences impératives du conseil de Castille. Si même Charles-Quint
avait donné un sauf-conduit à Marguerite, c'est qu'il craignait pour
la vie de son prisonnier, sa seule garantie: Peut-on croire néanmoins
aux sentiments si bas qu'on prête à ce grand esprit, Charles-Quint, et
qu'on pourrait ainsi résumer: ce François Ier mort, plus de gage pour
imposer à la France une paix inflexible.» En repoussant même ce côté
odieux de la négociation, il eût été déplorable pour sa renommée de
chrétien et de Roi, qu'un prince tel que François Ier, mourût d'ennui
et de douleur dans le triste _retiro_ de Madrid. Aussi le sauf-conduit
fut accordé avec facilité à Marguerite de Valois et à ses dames qui,
partout sur leur route, furent accueillies avec honneur et
distinction, et furent conduites jusqu'à Madrid[164] par les officiers
de l'Empereur.

  [163] La conversation fut courte. «_François Ier_: Votre Majesté
  veut donc voir mourir son prisonnier?

  «_Charles_: Vous n'êtes point mon prisonnier, mais mon frère et
  mon ami.» Arnold Ferron, _de rerum Gallicæ_, lib. VIII.

  [164] Paul Jove, histor. lib. III.

Dire quelle fut pour François Ier la tendresse de cette sœur
bien-aimée, ce serait le récit d'une vie toute de dévouement: rieuse
de caractère, spirituelle de propos, la princesse était entourée de
jeunes femmes gracieuses comme elle, et la _marguerite_, comme dit
Marot, brillait au milieu d'une corbeille de fleurs. Dans les longues
soirées de la captivité de Madrid, elle improvisa et lut à son frère
ses contes un peu hardis à la manière de Boccace, ces libres
compositions qui ont survécu comme les _cent nouvelles_ de Louis
XI, un de ses passe-temps favoris[165]. _L'Heptameron_, qui prit plus
tard le nom de la reine de Navarre, est une suite de petites
nouvelles, très-attrayantes sur tous les sujets d'amour et de
galanterie. François Ier aimait les petits scandales de propos; il
provoquait les confidences d'amour, les indiscrétions de ses
compagnons de chevalerie. A travers les voiles transparents, les
historiettes de Marguerite de Valois, sa sœur chérie, lui faisaient
des révélations sur les mœurs de sa cour, sur les dames qu'il avait
connues et aimées: Brantôme a été plus libre et plus osé dans ses
portraits, sans épargner même la reine Marguerite; «bien disante des
choses d'amour et qui en savait plus que son pain quotidien en matière
de galanteries.»

  [165] Les contes de la reine de Navarre furent recueillis par
  Claude Gruget, un des valets de chambre de Marguerite et dédiés à
  Jeanne d'Albret. 1 vol. in-4º, 7 avril 1559.



XV

NÉGOCIATIONS POUR LE TRAITÉ DE MADRID.

1525.


C'était comme un doux rêve pour François Ier que le séjour de
Marguerite de Valois et de ses gracieuses dames à Madrid. Ce temps
heureux devait bientôt s'effacer; le Roi une fois rétabli et le
sauf-conduit expiré, Charles-Quint pressait le départ de cette petite
cour de France qui était venue s'abattre comme un chœur joyeux
d'oiseaux gazouillant. La gravité espagnole s'inquiétait de ces joies
qui pouvaient cacher quelques projets d'évasion. Le conseil de
Castille, le duc d'Albe son chef, avait même prévenu Charles-Quint,
«qu'il se tramait quelque chose d'héroïque, d'inattendu, entre
François Ier et sa sœur, une résolution qui pouvait tout à coup
changer la situation politique si glorieuse pour l'Espagne, qu'avait
créée la bataille de Pavie. Le désespoir du Roi ne pouvait-il pas le
porter à des extrémités fatales?»

François Ier avait demandé loyalement à l'Empereur, quelle condition
il imposait à sa délivrance. Le conseil de Castille, après de
longs retards, avait enfin répondu en envoyant un projet de traité
d'une inflexibilité rigoureuse pour le captif. Ces conditions étaient
celles-ci: 1º la renonciation absolue à tous les droits du roi de
France sur le Milanais, Gênes, le royaume de Naples, et à toute
influence sur l'Italie centrale; 2º la cession ou ce que Charles-Quint
appelait la restitution[166] de la Bourgogne à l'héritier de ses
anciens ducs, c'est-à-dire à lui, Charles, le petit-fils de Marie de
Bourgogne; 3º la constitution au profit du connétable de Bourbon d'un
royaume indépendant qui se composerait de la Provence, du Dauphiné, du
Bourbonnais, du Forêt, du Lyonnais,[167] de manière à ce que le
royaume de France fût réduit à l'état où il se trouvait sous Charles
VI et Charles VII; en un mot le retour de la monarchie française
jusqu'au XVº siècle.

  [166] Le mot de _restitution_ se trouve dans la note. En effet,
  Charles-Quint était fils de Philippe, archiduc d'Autriche,
  lui-même fils de Maximilien et de Marie de Bourgogne.

  [167] Ces deux provinces étaient déjà dans l'apanage du duc de
  Bourbon. Il devait recevoir en plus la Provence et le Dauphiné.

On s'expliquait très-bien comment François Ier avait d'abord rejeté
ces dures et malheureuses conditions; il avait donc pris tout à
coup dans ses conversations avec Marguerite de Valois sa sœur, une
résolution que le conseil de Castille avait pressentie et pénétrée. En
France le Roi ne mourait jamais, si donc François Ier abdiquait, le
dauphin devenait Roi sous la régence de sa mère sans intervalle, sans
interruption d'un règne à un autre, et il ne resterait plus à Madrid
dans les mains des Espagnols, qu'un prince captif sans royaume et sans
terre qui serait délivré quand Dieu voudrait[168]. Cette abdication
signée du roi, Marguerite de Valois la portait dans les plis de sa
robe et le conseil de Castille avait soupçonné cette ruse ou ce qu'il
appelait le vol moral du prisonnier; mais au moment où il en était
informé, la princesse passait la frontière et arrivait en Navarre
évitant ainsi toute investigation.

  [168] Paul Jove, lib. III. Le Roi avait désigné le maréchal de
  Montmorency et Brion pour diriger le Dauphin par leurs conseils.

Hélas! la résolution qu'avait pris François Ier était au dessus de ses
forces et l'ennui jetait ses pavots sur sa volonté engourdie; il
s'était cru assez résigné pour supporter une longue captivité, il ne
le pouvait pas. La mélancolie l'avait ressaisi: plus de sommeil, plus
d'appétit, plus de banquet; son œil morne et consterné se
tournait vers la France. Les bibliothèques possèdent un recueil de
poésies bien tristes, bien navrantes écrites par le roi François Ier,
captif à Madrid. La langue n'en est pas pure, la versification
incorrecte et obscure exprime des plaintes lamentables comme si la
mort approchait[169]: quelques-unes de ces poésies sont adressées à
Marguerite, sa sœur; d'autres à une amie inconnue, est-ce à Diane
de Poitiers, est-ce à madame de Châteaubriand?

    O triste départie
    De mon tant regretté
    Deuil ne sera osté
    Qui mon cœur fait parlé
    Sur moi laisse le fait
    Je t'en supplie, amie,
    Car mort j'aurai pour vie
    Si autrement ne fait.

  [169] Ces poésies et ces lettres ont été imprimées et publiées
  in-4º dans la _Collection de l'Histoire de France_; elles sont
  difficiles à lire et à comprendre dans leurs incorrections.

En vain, le Roi cherche-t-il à s'illusionner lui-même, à se donner un
peu de repos et de tranquillité en consolant cette amie inconnue qui
le réchauffe de son amour et de ses souvenirs. Le Roi lui conseille de
se consoler, de vivre contente avec sa mémoire.

    Vivant contente ayant la souvenance
    De mon amour sans nulle défiance,
    Car au monde, mon cœur te laisse et donne
    Après ma mort mon esprit te l'ordonne;
    Les immortels tout entier m'ont demi,
    Témoin en est la main de ton ami.

Ainsi de tristes et fatales images dominent dans ces poésies; François
Ier parle de sa langueur, de sa mort, des souvenirs qui resteront
après lui; le Roi n'a plus son calme ni son courage; cette main, qu'il
offre à son amie, était bien flétrie, bien souffrante.

    La cire fond au feu sans peu d'attente,
    La fange aussi en chaleur véhémente.

La solitude du château de Madrid ne pouvait se peupler de ses amis, de
ses compagnons d'armes, et quand, pour la seconde fois, Charles-Quint
lui proposa de finir cette captivité par un traité, il y consentit
enfin et demanda à sa mère et à sa sœur que des plénipotentiaires
fussent envoyés à Madrid. On trouve dans le même recueil quelques
lettres de Marguerite de Valois, et de Diane de Poitiers un peu graves
et obscures; je n'ai remarqué qu'une seule phrase d'un sentiment
exalté dans une lettre de Diane de Poitiers: «La main dont tout le
corps est votre» et François Ier lui répond: «Vous dites, amye, qu'à
tout le moins vous croyez avoir un seul et affectionné amy, c'est
vrai; si je vous perdais je ne chercherais d'autre remède que de me
perdre.» Il serait difficile de bien fixer la date précise de ces
lettres, la plupart difficiles à comprendre et se ressentant pour le
style de cette époque de transition entre le moyen-âge et les temps
modernes: un mélange de latinisme et même de grécisisme[170].

  [170] Le collecteur de ce recueil aurait dû accompagner ces
  lettres de quelques annotations; il s'en est presque toujours
  abstenu ce qui rend presque impossible la lecture des lettres de
  François Ier.

La régente, profondément affectée de la situation d'esprit de François
Ier, désigna enfin des plénipotentiaires pour discuter et arrêter les
conditions définitives du traité: ces plénipotentiaires étaient Jean
de Selves, premier président du parlement de Paris, Gabriel Gramont,
évêque de Tarbes, et François de Tournon, évêque d'Embrun[171], tous
esprits fort sérieux, très-aptes à discuter avec les membres du
conseil de Castille. Le débat se prolongea tout l'automne de l'année
1525; Charles-Quint, qui ne parut jamais dans l'assemblée des
plénipotentiaires, savait bien le caractère impatient, découragé, de
François Ier et qu'à la fin, dans son désespoir, il accepterait les
conditions du conseil de Castille. En effet, un traité fut signé à
Madrid, le 15 janvier 1526, une des plus tristes nécessités du
désastre de Pavie: le texte de ce traité a été recueilli
officiellement[172]; il est signé (pour l'Espagne) par Charles de
Lannoy, vice-roi de Naples, et par don Hugues de Moncade; et au nom de
la France par les plénipotentiaires que j'ai déjà indiqués: le roi de
France _rend et restitue_ la duché de Bourgogne, ensemble le
Charolais, la vicomté d'Auxonne dépendant de la Franche-Comté, et
ladite restitution sera faite en six semaines: Il est convenu que le
même jour et heure, que le roi de France sortira des terres d'Espagne,
y entreront pour ôtages, les deux fils aînés dudit seigneur roi: à
savoir, monseigneur le Dauphin et monseigneur le duc d'Orléans, ou le
Dauphin seul avec le duc de Vendôme, messeigneurs d'Albanie, de
Saint-Paul, de Guise, Lautrec, Laval de Bretagne, le marquis de
Saluce, de Rieux, le grand sénéchal de Normandie, le maréchal de
Montmorency, MM. de Brion et d'Aubigné au choix de la régente[173].
Le roi, de plus, renonce à tous ses droits sur le royaume de Naples,
les États de Milan, la ville de Gênes, aux comtés de Flandre et
d'Artois; il renonce encore à toutes ses prétentions sur la
chatellenie et sur les châteaux de Péronne, Montdidier, comté de
Boulogne, Guise et Ponthieu[174]. Avec ces renonciations déjà si
capitales, François Ier déclarait qu'il agirait de tout son pouvoir
pour empêcher Henri d'Albret de prendre le titre de roi de Navarre, et
que jamais il n'aiderait les ducs de Gueldre et de Wurtemberg dans
leur guerre contre l'Empereur. Enfin, on arrivait à la condition
difficile, douloureuse, à celle qui concernait le connétable de
Bourbon: le traité était sur ce point fort curieux dans ses termes:
«Comme à l'occasion de l'absence dudit connétable ont été saisis et
confisqués, les duchés de Bourbonnais, Auvergne, Clermont en
Beauvoisis, Forêt, Montpensier, la Marche haute et basse, Beaujolais,
Rouanais, Annonay, baronnie de Mercœur, seigneurie de Marignane en
Provence, pays de Dombes etc., toutes ces terres devaient être
restituées au connétable de Bourbon dans les six semaines du
traité avec une amnistie générale en faveur des amis du duc de
Bourbon, parmi lesquels est spécialement désigné le comte de
Saint-Vallier, le père même de Diane de Poitiers. (Ce qui dément tout
à fait l'histoire scandaleuse de sa grâce.)

  [171] Les deux évêques plénipotentiaires furent faits depuis
  cardinaux. 1530.

  [172] Recueil de Traités, II, 112.

  [173] C'étaient les meilleurs hommes de guerre de François Ier,
  la fleur de la noblesse.

  [174] La réunion de ces comtés avait été faite à la France sous
  le règne de Louis XI.

On pouvait toutefois remarquer à l'égard du connétable de Bourbon
qu'il ne s'agissait plus de lui créer un royaume indépendant ou
souveraineté particulière[175], mais de lui restituer de simples biens
confisqués par la couronne de France. L'Empereur avait beaucoup plus
promis au connétable qu'il ne tenait; mais à la première époque de la
guerre, il avait besoin de l'épée du duc de Bourbon, et depuis la
bataille de Pavie, l'Empereur se croyait maître absolu de la position
politique, et l'épée du connétable ne lui était plus indispensable.
Désormais il lui fallait des serviteurs, plutôt que des alliés[176] et
il le faisait sentir au duc de Bourbon en modifiant les conditions du
traité.

  [175] L'engagement en avait été pris lors de la défection du
  connétable par Charles-Quint qui l'oubliait dans le traité de
  Madrid.

  [176] Le connétable de Bourbon avait alors quitté l'Espagne, il
  se trouvait dans le Milanais.

Afin de colorer la violence par une pensée religieuse, Charles-Quint
demanda à François Ier de le seconder de toute sa flotte dans
l'expédition qu'il méditait contre les Turcs, dont les forces
menaçaient l'Italie: «Car, par cette paix particulière, l'intention du
seigneur Empereur et Roi très-chrétien est de se liguer dans une
entreprise contre le Turc et autres infidèles et hérétiques de notre
sainte mère l'Église.» De cette manière l'Empereur impunément pouvait
se montrer inflexible, rigoureux; car l'alliance qu'il formait avec le
roi de France, le traité qu'il lui imposait, n'avait qu'un but:
grouper et réunir les forces de la chrétienté contre les infidèles et
les hérétiques[177], et faire cesser les guerres particulières.

  [177] Pour rendre cette alliance encore plus intime, François
  Ier, veuf de la reine Claude, s'obligeait à épouser Éléonore de
  Portugal, veuve aussi et sœur de Charles-Quint, et le Dauphin,
  Marie, Infante du Portugal (Articles 15 à 19 du traité).

Le texte public du traité ne faisait aucune mention d'un subside
d'argent, mais par des articles secrets il était dit: «Que la rançon
de la personne du Roi serait fixée à deux millions d'écus d'or.» Dans
le droit public de l'Europe au moyen-âge, tout captif devait sa
rançon; en outre, le roi de France s'engageait à payer au roi
d'Angleterre les 500 mille écus d'or que l'Empereur avait empruntés
audit roi, afin de compenser les dépenses que l'expédition de François
Ier, en Italie, avait occasionnées au trésor de Castille. Il n'existe
pas dans les archives historiques, d'acte plus minutieusement rédigé
que le traité de Madrid; il y respire l'esprit des universités
espagnoles, ce mélange de science et d'habileté qui les caractérisait.
C'était la grande époque des Castilles; Charles-Quint commandait aux
deux mondes, il aspirait à la monarchie universelle; mais ces sortes
de projets trop vastes ont toujours un côté faible; ils périssent par
l'imprévu.



XVI

DÉLIVRANCE DU ROI.--SON AMOUR POUR MADEMOISELLE D'HEILLY, CRÉÉE
DUCHESSE D'ÉTAMPES.--DISGRACE DE MADAME DE CHATEAUBRIAND.

1526.


Dès que le traité eut été signé à Madrid, quelque fatal qu'il pût être
dans ses conditions, tout s'embellit autour du Roi; tout prit un
sourire et une gaîté pour lui incomparable, car il allait revoir la
France. Charles-Quint, jusque-là si renfermé en lui-même, si peu
expansif de sa nature, vint joyeusement visiter celui qu'il traitait
naguère gravement, tristement, comme un prisonnier d'État. Les deux
princes se montrèrent dans les rues de Madrid, en se donnant les
témoignages d'une mutuelle confiance.

Toutefois, l'Empereur n'avait pas une foi absolue dans la fidèle
exécution du traité; châtiment de tous ceux qui imposent des
conditions trop dures dans la victoire; un prince, une nation ne
s'abaissent pas longtemps devant les abus de la force: de son côté
François Ier avait quelque crainte que Charles-Quint ne lui rendît
pas cette liberté tant désirée, après une captivité qui lui
pesait si durement. Aussi la joie fut indicible de part et d'autre,
lorsqu'on apprit que la duchesse d'Angoulême, la reine-mère, était
arrivée à Bayonne avec les princes, ses petits-enfants, destinés comme
ôtages. Aussitôt François Ier quitta Madrid[178], accompagné d'une
escorte d'honneur et de surveillance, chargée de l'entourer jusqu'à la
Bidassoa. Les historiens espagnols[179] disent que Charles-Quint vint
avec le roi jusqu'à Vittoria, et que sur la route, plein de crainte
sur la fidèle exécution du traité, l'Empereur lui dit: «Mon frère,
vous voilà libre maintenant; jusqu'ici nous n'avons traité qu'en roi,
agissons aujourd'hui en gentilshommes; me promettez-vous d'exécuter
toutes vos promesses? répondez avec franchise.» François Ier s'y
engagea solennellement et prit à témoin les croix qui bordaient la
route, selon la coutume espagnole. Ces précautions, ces craintes
n'étaient pas tout à fait imaginaires, et ce qui se passait à Paris
pouvait les justifier.

  [178] 18 mars 1526. Comparez Sleidanus, Comment., lib. VI et
  Belcarius, livre XVIII.

  [179] Ant. de Vera. Hist. Carl. V.

Dès que le parlement avait eu connaissance du traité de Madrid, il
avait examiné en secret une question de haute jurisprudence: Un traité
signé par un roi captif, sans liberté d'action et de volonté, était-il
obligatoire dans le droit public[180]? Ces délibérations qui n'avaient
reçu aucune publicité, étaient pressenties par l'empereur
Charles-Quint, et la cour de madame d'Angoulême était partie de Paris
dans la conviction que tôt ou tard le traité serait déclaré nul. Dans
cet itinéraire vers la Bidassoa, à travers toute la France, il se
manifestait quelque chose de triste et d'affligé autour du royal
cortége; on voyait deux jeunes princes, dont l'aîné avait à peine dix
ans, s'acheminant vers la captivité, livrés en ôtage aux étrangers,
aux ennemis, comme au temps des croisades de Philippe-Auguste et de
saint Louis.

La duchesse d'Angoulême, attentive à tout ce qui pouvait distraire son
fils bien-aimé et lui rappeler la France, avait conduit avec elle[181]
une charmante cour de dames et de demoiselles qui devaient
assister aux fiançailles de François Ier avec la sœur de
Charles-Quint, la reine de Portugal, une des conditions du traité. «Il
ne pouvait y avoir de noces sans ballet, et de fêtes sans dames.»
Éléonore de Portugal avait ce caractère triste et compassé des
princesses de la maison d'Autriche qui commençaient leur vie dans les
couvents, et la finissaient dans des palais plus tristes encore. Le
roi venait d'assister à une cruelle séparation sur la Bidassoa; ses
deux enfants aimés étaient remis aux commissaires espagnols[182] au
moment où le Roi traversait la rivière à cheval; libre enfin, et
heureux de se trouver sur les terres de France, il avait fait d'une
seule course le trajet de Fontarabie jusqu'à Bayonne, où la cour de
madame d'Angoulême, sa mère, était arrivée apportant les joies et les
plaisirs de la paix.

  [180] Quoique le premier président de Selves eût été un des
  signataires du traité, le Procureur Général avait fait des
  réquisitoires contre le traité, 15 février 1526.

  [181] La duchesse d'Angoulême s'arrêta à Bayonne (10 mars 1526).

  [182] Les commissaires espagnols pour l'échange étaient de
  Lannoy, vice-roi de Naples et le capitaine d'Alarcon; le
  commissaire français qui accompagnait les princes était le
  maréchal de Lautrec. L'échange se fit au milieu de la rivière
  dans des barques. Belcarius, liv. XVIII.

Parmi les filles qui accompagnaient madame d'Angoulême, il en était
une distinguée entre toutes par sa vivacité, sa jeunesse et sa grâce
particulière; on la nommait Anne de Pisseleu ou mademoiselle
d'Heilly, fille d'Antoine, seigneur de Meudon, née en 1508; elle avait
donc dix-huit ans lors du voyage de Bayonne[183], ses traits ont été
conservés par deux œuvres immortelles; le Primatice a reproduit
Anne de Pisseleu par la peinture, et Jean Goujon a ciselé son buste;
elle n'était pas précisément jolie, un front trop avancé pour être
intelligent, les yeux d'un bleu opaque, sans grande expression, un nez
long, une charmante bouche un peu effacée par la proéminence des joues
jeunes et rebondies[184], mais, par dessus tout, un grand éclat de
fraîcheur comme ces jeunes filles gracieuses et robustes, élevées dans
les châteaux du moyen-âge avec la vie active de la chasse, à cheval,
un pieu à la main, un faucon sur le poing[185]. Telle était
mademoiselle d'Heilly, lorsqu'elle fut présentée au roi François Ier,
au retour de sa captivité de Madrid. Le Roi, alors dans la maturité de
l'âge, impétueux encore dans ses sentiments, s'éprit d'une folle
passion pour mademoiselle d'Heilly, de manière à tout oublier pour
elle, à effacer les durs sacrifices du traité de Madrid, sacrifices
immenses même dans la famille de François Ier: n'imposait-il pas une
triste séparation? Il paraissait cruel à tous de voir s'éloigner comme
ôtages les enfants du roi, si jeunes, si beaux, et tout en pleurs de
quitter la cour de France. Ces deux enfants, le premier, François,
dauphin de France, alors à dix ans, l'autre à huit ans, du nom de
Henri, duc d'Orléans, d'une figure charmante[186], tous deux, on les
livrait au roi d'Espagne, sans savoir la destinée qui leur serait
réservée, car dans la pensée du conseil et du parlement, le traité de
Madrid, contracté sans volonté libre, par un roi captif, était nul
dans le fond et la forme; ce traité, on ne voulait donc pas
l'exécuter? En ce cas, quelle résolution prendrait Charles-Quint dans
sa colère contre les jeunes et royaux ôtages qu'on mettait dans ses
mains? Le conseil de Castille était inflexible comme tous les pouvoirs
absolus qui ont le sentiment de leur droit et de leur prérogative;
les mœurs des Espagnes tenaient un peu aux habitudes d'une
sévérité austère, impitoyable, contractée dans les guerres avec les
Arabes; on pouvait donc être justement inquiet sur le sort qui serait
réservé aux enfants de France, le jour où le parlement déclarerait
publiquement nul le traité de Madrid.

  [183] 1526. Elle était demoiselle d'honneur de la reine-mère.

  [184] Il a été fait bien des portraits de fantaisie de la
  duchesse d'Étampes. (Voyez la collection des gravures,
  bibliothèque impériale.)

  [185] Sur la chasse au faucon, lisez toujours le charmant et
  admirable ouvrage de Ste-Palaye sur la chevalerie et la chasse.
  T. II. Ste-Palaye entre dans les plus précieux détails sur la vie
  des chasseurs au moyen-âge. J'ai également décrit les
  distractions de la féodalité dans mon _Philippe-Auguste_.

  [186] Ce fut ensuite le roi Henri II. Le maréchal Anne de
  Montmorency accompagnait les enfants de France à Madrid.

Et cependant le roi François Ier, oubliant tout ce qu'il y avait de
triste, de fatal dans cette situation, ne semblait préoccupé que de
son fol amour pour mademoiselle d'Heilly, amour si public, si brusque,
si impétueux, qu'il entraîna une rupture avec madame de Châteaubriand;
on parla plus tard avec mystère, de tout un drame qui suivit cette
rupture[187]: On dit que Jean de Laval-Montmorency, sire de
Châteaubriand, avait attendu la disgrâce de sa femme, pour la
renfermer dans une chambre tendue de noir en un de ses vieux manoirs
de Bretagne, et qu'après quelques jours de repentir et de deuil, il
lui fit ouvrir les veines. Sauval, l'historien anecdotique de la ville
de Paris, affirme que le sire de Châteaubriand tua sa femme pour
se livrer à de nouvelles amours. La légende veut même qu'il ait servi
de type au populaire conte de Barbe-Bleue, recueilli par Perrault sur
les légendes du moyen-âge.

  [187] Beaucoup de romans ont été écrits sur la comtesse de
  Châteaubriand. Lescouvel l'a racontée dans son _Histoire
  amoureuse de François Ier_. Un anonyme a publié l'_Histoire
  tragique de la comtesse de Châteaubriand_. Amsterdam 1675, in-12.
  Comparez Bayle, Moreri, _Dict. hist._ qui se perdent en
  conjectures.

Des témoignages incontestables refutent toutes ces absurdités. Madame
de Châteaubriand parut encore à la cour après la faveur de
mademoiselle d'Heilly: il existe dans le recueil des lettres de
François Ier, une réponse de madame de Châteaubriand, pour remercier
le roi d'une riche broderie qu'il lui envoyait[188]. Brantôme donne
quelques détails sur les accidents de cette rupture. Le Roi ayant fait
demander à madame de Châteaubriand les joyaux qu'il lui avait donnés,
sur lesquels on lisait quelques devises amoureuses composées par la
reine de Navarre, madame de Châteaubriand eut le temps de faire fondre
ces bijoux, et répondit au gentilhomme messager, en lui remettant des
lingots: «Portez cela au roi, et dites lui que, puisqu'il lui a plu me
révoquer ce qu'il m'a donné si libéralement, je le lui renvoie en
lingots; quant aux devises, je les ai si bien empreintes et colloquées
en ma mémoire, et les y tient si chères, que je n'ai pas souffert
que personne en disposât, en jouît et en eût de plaisir que
moi-même[189].»

  [188] Recueil in-4º déjà cité.

  [189] Brantôme, _Mme de Châteaubriand_.

Madame de Châteaubriand, loin de mourir de mort violente et jalouse,
ne trépassa que longtemps après, et Clément Marot écrivit même son
épitaphe en vers d'une haute pensée philosophique:

    Sous ce tombeau où gît Françoise de Foix
    De qui tout bien, chacun soulait dire
    Et le disant, onc une seule voix
    Ne s'avança de vouloir contredire.
    De grand' beauté, de grâce qui attire
    De bon savoir, d'intelligence prompte,
    De biens, d'honneur et mieux qu'on ne racompte
    Dieu esternel richement l'estoffa.
    O Viateur pour t'abréger le compte
    Ci-gist un rien là où tout triompha[190].

  [190] Poésie de Marot, lib. III.

Cette haute réflexion de philosophie si bien exprimée par le poëte,
n'indique ni mort soudaine, ni violente. Madame de Châteaubriand
vivait retirée de la cour pendant la faveur de mademoiselle d'Heilly,
créée par lettres-patentes, duchesse d'Estampes; celle-ci, qui
jouissait alors de toute la puissance royale, se faisait la
protectrice des savants, des érudits de toute cette école
demi-huguenote qui bourdonnait autour du Roi: elle donna asile à
Rabelais dans les terres de son père, seigneur de Meudon[191], et
Rabelais fut nommé curé de la paroisse où il écrivait ses étranges et
fastidieuses bouffonneries.

  [191] Le cardinal du Bellay avait donné à Rabelais une prébende
  dans l'église collégiale de Saint-Mandé-les-Fossés.

Aussi n'est-il sorte de flatterie que les poëtes n'adressent à la
duchesse d'Étampes, et Marot en tête lui prodigue l'encens à pleines
mains. Mademoiselle d'Heilly, duchesse d'Étampes, un peu fatiguée d'un
long voyage, avait perdu de sa fraîcheur, Marot lui adresse ce petit
rondeau flatteur:

    Vous reprendrez, je l'affirme
        Par la vie,
    Ce teint que vous a osté
    La déesse Beauté
        Par envie[192].

  [192] _OEuvres de Marot_, lib. III.

Quand tout l'encens des poëtes, des érudits s'élevait au pied de la
duchesse d'Étampes, pour l'entraîner aux opinions nouvelles, Diane de
Poitiers se rattachait de plus en plus au parti des Guises, aux
fervents catholiques que menaçait l'élévation de la duchesse
d'Étampes, favorable aux opinions de Calvin. C'est par ordre de la
duchesse que Calvin traduisait les psaumes; c'est par son
intermédiaire qu'il adressait au Roi des dédicaces, et afin de servir
ses penchants, le Roi fit épouser à la duchesse, un gentilhomme
très-enclin aux idées de la réformation, Jean de Brosses[193];
néanmoins mademoiselle d'Heilly garda le titre et le nom qu'elle
devait au roi, celui de duchesse d'Étampes, avec cinquante mille
livres de pension. Diane de Poitiers n'eut besoin d'aucune influence
pour rentrer dans le patrimoine de son père, le comte de
Saint-Vallier, que lui restituait une des stipulations du traité de
Madrid. La duchesse d'Étampes, fière de sa jeunesse, bravait avec une
certaine hauteur Diane de Potiers, alors appelée madame la grande
sénéchale, et qu'une fortune singulière attendait plus tard avec le
règne du dauphin, depuis Henri II.

  [193] Jean de Brosses appartenait à une famille bretonne, dont
  les biens avaient été confisqués sous Louis XI.



XVII

LE CONNÉTABLE DE BOURBON EN ITALIE.--SAC DE ROME PAR LES
HUGUENOTS.--CALVIN ET LA DUCHESSE D'ÉTAMPES.

1526-1527.


Aucune popularité ne fut comparable à celle du connétable de Bourbon
parmi les gens d'armes, les aventureux de toutes nations et les
soldats de tous camps, malgré le discrédit qu'on avait voulu jeter sur
sa personne par sa défection: la gloire qu'il avait acquise à Pavie
n'était pas la seule cause de cette popularité, il la devait encore à
ce caractère hardi, batailleur, un peu sans foi ni loi, qui plaisait
tant aux soudards et compagnons de guerre au moyen-âge: les Espagnols
eux-mêmes chantaient sous la tente le connétable de Bourbon:

    Calla, calla, Julio Cesar, Annibal, Scipion,
              Viva la fama de Borbon[194].

  [194]

    «Ne parlez plus de César, d'Annibal, de Scipion,
        Vive la renommée de Bourbon.»

  La chanson des gens d'armes sur le duc de Bourbon
  retentissait dans les batailles, comme celle de Rolland parmi les
  preux:

    Louange à Dieu qui donne la victoire
    Belle à César[195] par le duc de Bourbon;
    Noble Bourbon, puis mil ans telle gloire
    Ne acquit quelqu'un que ton bruit et renom
    Par tel façon a érigé ton nom
    A toujours, mais, n'est besoin en douter,
    Tu as dompté superbe nation
    Qui prétendait le monde surmonter[196].

  [195] Charles-Quint.

  [196] Pièce conservée à la Bibliothèque de l'Arsenal, et publiée
  dans le _Bulletin des Bibliophiles_, 1853-1858, p. 732.

Ce chant faisait allusion à la bataille de Pavie et à la gloire que le
duc de Bourbon y avait acquise; on put bien faire des légendes en
France sur les dédains dont le connétable fut entouré en Espagne: nul
grand de Castille ne lui tourna le dos, nul ne brûla sa maison après
que le connétable l'avait habitée; nobles fables pour réchauffer le
dévoûment des gentilshommes au roi de France. La renommée de Bourbon
pouvait inspirer jalousie, jamais un tel dédain; sa place, au reste,
était au milieu des reîtres et des lansquenets que lui amenait
d'Allemagne, Fronsberg, plus mécréant encore que Bourbon, et à son
côté le prince d'Orange, tout épris de la gloire des aventuriers.

A la tête de cette armée moitié allemande et flamande, moitié
aragonaise, le corps espagnol surtout était mécontent, car il n'était
pas payé; les soldats disaient dans leur rodomontades: _que si no les
pagavan, revolverian todo el mondo: y por mostrar en la obro sus
intenciones sacquevavan y robovan todo_[197]. Le connétable, avec une
merveilleuse activité pour les satisfaire, faisait des emprunts,
imposait les populations et mettait ainsi au courant leur solde. Il
leur promettait surtout le pillage de l'Italie: de belles villes à
dépouiller, les trésors des églises, les sous d'or de la bourgeoise
commerçante[198]; «et tous ces braves gens comme dit Brantôme en
étaient ravis de joie.» Si les Espagnols pouvaient se faire quelques
scrupules sur une expédition contre le pape et les églises, il n'en
était pas ainsi des reîtres et des lansquenets qui pratiquaient les
enseignements de Luther. La réformation en Allemagne était restée bien
peu de temps dans l'état de simple doctrine; elle s'était
transformée en agitation et en guerre violente. C'est le côté par
lequel on n'a pas assez étudié la réformation, quand on veut
s'expliquer les mesures sévères qui furent prises pour la contenir et
la réprimer. Le premier droit d'un gouvernement et d'une société est
de se défendre, et le luthéranisme jetait au milieu du monde la guerre
sociale des paysans et des grandes compagnies glorieusement comprimés
par les Guises.

  [197] «Que si on ne les payait, ils retourneraient tout le monde,
  et pour montrer leur intention par leurs œuvres, ils
  saccageaient et volaient tout.»

  [198] Brantôme, dans l'article _M. de Bourbon_, est fort curieux
  à consulter: _La Vie des grands Capitaines_, t. Ier. Ou les
  mœurs militaires de cette époque étaient étranges et sans
  merci, ou bien Brantôme n'a pas le sens moral.

Le sentiment le plus profond, le plus vivace, j'ai presque dit le plus
brute, au cœur des reîtres, c'était la haine contre le pape et
Rome; cette haine, Luther l'avait suscitée avec une telle persévérance
et une telle rudesse[199] qu'elle était passée dans le corps et dans
les os de tous ces soldats de la réformation, parmi les féodaux
surtout qui considéraient les abbayes et les terres monacales comme
une proie facile offerte à leur avidité: la guerre éternelle entre la
force matérielle et la puissance morale se renouvelait avec une
nouvelle énergie au XVIe siècle.

  [199] Voyez mon travail _sur la Réforme et la Ligue_, t. II.

Le type de ces féodaux était toujours Fronsberg, le baron de la
Souabe, qui avait franchement accepté la supériorité militaire du
connétable. Tout glorieux de son passé, Bourbon promettait à
toutes ces bandes noires et grises le sac de Rome, la chute du pape,
la dispersion des cardinaux; il s'engageait à donner à chaque chef de
bons établissements en Italie. L'occasion était toute trouvée;
Charles-Quint lui-même avait des griefs contre le pape, car avec cette
inconstance qui le caractérise, le peuple italien était passé d'un
système à un autre; l'Italie devait son indépendance à l'Empereur et
par son épée elle s'était délivrée des Français et des Suisses; mais
cette épée protectrice, l'Italie capricieuse voulait la briser pour
agir et s'organiser seule, ce qui fut toujours sa pensée, d'autres
diraient son rêve.

Les Vénitiens, le pape, les Florentins, en concluant une alliance bien
fragile contre Charles-Quint, mettaient sur pied une armée _de la
Ligue italienne_[200]. C'était aussi la prétention de ces
souverainetés de s'armer entre elles pour un but commun qu'elles ne
pouvaient atteindre, l'esprit d'unité leur manquant. Ils voulaient
former une armée italienne, se grouper par des ligues nationales;
presque aussitôt la faiblesse des moyens, la division des chefs
amenaient la dissolution de cette armée.

  [200] Guicchardin, liv. XVI et XVII. L'historien Guicchardin
  commandait comme capitaine dans l'armée de la _Ligue italienne_,
  dont cependant il reconnaît la faiblesse.

Cette ligue italienne, le connétable s'était chargé de la combattre et
de la vaincre; à cet effet, il avait lancé ses Allemands et ses
Espagnols sur le centre même de l'Italie; ses lieutenants,
Fronsberg[201] et le prince d'Orange[202], tous deux braves
aventuriers, le secondaient de tous leurs moyens: La ligue italienne
fut bientôt dispersée; le connétable et ses deux lieutenants
envahirent les légations romaines, Ferrare se rendit aux lansquenets.
Là, mourut le gros capitaine Fronsberg dans une orgie huguenote, en
avalant une grande coupe de vin dans un calice: c'était pourtant un
rude homme, à la taille haute, aux larges épaules, à la figure épaisse
et enluminée; nul ne connaissait mieux le langage de guerre qui
convenait à ses soudarts; le connétable donna de grands regrets à
Fronsberg; puis il dit aux lansquenets, «ne suis-je pas un pauvre sire
comme lui, sans bien ni terre, et ne me faut-il pas gagner ville et
état?»

  [201] La vie du capitaine Fronsberg a été publiée en latin, par
  Adam Reissner, Francfort, 1568, in-fo, et traduite en allemand,
  1595, in-fo; le capitaine laissa un fils, Gaspard Fronsberg, qui
  fut aussi chef d'un corps de lansquenets.

  [202] Brantôme a consacré un article au _prince d'Orange_.

Rome se levait devant les aventuriers avec ses richesses infinies: il
y avait alors une opinion répandue, c'est que Rome avait hérité des
trésors du vieux monde, opinion qu'on voit se répandre dès le Ve
siècle chez les Goths, les Vandales et après la chute de
Constantinople, ces richesses avaient dû s'accroître. On disait que
des tonnes d'or étaient enfouies dans les caveaux des basiliques; tout
était riche à Rome: reliquaires, vases sacrés, chandeliers, ornements
des autels, chappes et tiares; les mécréants se faisaient joie de ces
profanations, et ils saluèrent Rome de leur chant de guerre, de leurs
clameurs de victoire[203].

  [203] «Laissez faire, compagnons, je vous mène en un lieu où vous
  serez tous riches.» (Paroles du Connétable.)

Presqu'aussitôt, l'assaut fut donné par les deux côtés des vastes
murailles, qui s'étendaient sur un espace de près de cinq lieues,
assaut terrible, bravement soutenu et fortement accompli. Un coup
d'arquebuse frappa le connétable en pleine poitrine, et il tomba,
blessé à mort. S'il faut en croire l'artiste un peu hableur, Benvenuto
Cellini,[204] ce fut lui qui lança ce grand coup: il ne faut pas en
vouloir aux artistes fantasques de ces petits mensonges, de ces
vanteries fréquentes; leur imagination travaille ardemment; elle
charpente avec naïveté un roman dont ils se croient les héros et qui
devient pour eux de bonne foi, la vérité absolue. La mort glorieuse du
connétable de Bourbon fit une impression profonde de tristesse et de
colère parmi les bandes d'aventuriers; en langue espagnole ou
allemande ils poussaient ces cris sauvages: «Il faut venger Bourbon
par la chair et le sang»[205].

  [204] _Mémoires de Benvenuto Cellini_, liv. III.

  [205] _Carne! carne! Sangre! sangre! Cierra! cierra! Bourbon!
  Bourbon!_ Ils ajoutaient ces mots sauvages dans leur mauvais
  idiome d'espagnol-flamand: _Hasta a non hartaze_: Il faut tuer
  sans être jamais rassasiés.

Un chant de geste et de guerre demeura longtemps parmi les
aventuriers, en souvenir de la mort du connétable, leur chef
bien-aimé.

    Quand le bon prince d'Orange
    Vist Bourbon qui était mort,
    Criant: Saint Nicolas!
    Il est mort, saincte Barbe!
    Jamais plus ne dist mot,
    A Dieu rendit son ame.
    Sonnez, sonnez, trompette.
    Sonnez tous à l'assaut,
    Approchez vos engins,
    Abbattez les murailles
    Tous les biens des Romains
    Je vous donne au pillage[206].

  [206] Ce chant a été conservé dans la _Collection Fontanieu_. Le
  prince d'Orange dont il est tant parlé par Brantôme, était
  Philibert de Chalons, né en 1502; il mourut au siége de Florence,
  en 1530.

Cet ordre fut cruellement exécuté. La description que fait Brantôme du
sac de Rome par les lansquenets et les volontaires espagnols, soulève
de tristes réflexions sur les mœurs des gens de guerre de cette
époque, que plus tard Callot a dessinés. Il y a sans doute un peu
d'exagération dans le récit du sire de Bourdeille qui n'était pas
témoin oculaire des faits qu'il raconte par ouï dire: Brantôme n'était
pas au siége de Rome; mais il avait écouté, entendu ce récit de la
bouche même de quelques-uns de ces soudards, compagnons d'armes de sa
jeunesse; le souvenir en était resté en sa mémoire: «Rome vaincue, dit
Brantôme, ils se mirent à tuer, desrober, tuer et violer femmes sans
tenir aucun respect ni à l'âge ni à dignité, sans respecter les
saintes reliques des temples, ni les vierges, ni les moniales, jusques
là que leur cruauté ne s'estendit pas seulement sur les personnes,
mais encore sur les marbres et antiques statues: les lansquenets qui
étaient imbus de la nouvelle religion, s'habillaient en cardinaux, en
evêsques en leurs habits pontificaux et se promenaient ainsi parmi la
ville, au lieu d'estaffier, fesaient ainsi marcher ces pauvres
éclesiastiques, à côté ou en devant en habits de laquais, les uns les
assommaient de coups, les autres se contentaient de leur donner des
horions, les autres se moquaient d'eux et en tiraient des risées en
les habillant en bouffons et maltassins; les uns leur levaient les
queues de leur chappes en fesant leur procession par la ville et
disant les litanies; bref ce fut un vilain scandale.»

Brantôme ajoute comme un souvenir: «Les huguenots en nos guerres en
ont bien fait autant et mesme à la prise de Cahors, car, tant que dura
leur séjour, les palefreniers tous les matins et soirs qui allaient
abreuver leurs chevaux, s'habillaient de chapes des églises qu'ils
avaient prises et montés sur leurs chevaux, allaient en l'abreuvoir et
entournaient ainsi vestus en chantant les litanies et un qui avait
trouvé la mitre allait derrière fesant l'office de l'évêque.[207]» Je
rapporte ce passage de Brantôme, pour expliquer et justifier les
réactions populaires contre les calvinistes.

  [207] Brantôme, _Grands Capitaines_, article _M. de Bourbon_.

Il serait impossible de suivre plus loin les récits trop naïfs du sire
de Bourdeille, dans la description du sac de Rome par les lansquenets
et les compagnies d'aventuriers espagnols; Brantôme ne s'épargne
pas la licence des tableaux et la franchise des expressions. L'opinion
qu'il a des dames romaines (comtesses, marquises, baronesses), est un
peu conforme à sa manière de conter les galanteries des dames à la
cour de Henri II et de Charles IX. Il faut prendre Brantôme comme un
charmant hableur, une espèce de Boccace français qui lance un peu au
hasard des noms propres à côté des récits de galanterie souvent
inventés; il les conte si bien, avec tant de naturel, qu'on ne
distingue pas ses imaginations de la vérité, et qu'on se laisse
doucement bercer par ses agréables aventures.

Pendant le sac de Rome, la dévastation des basiliques, le saccagement
de la tombe des Apôtres[208], par les reitres plus cruels que les Huns
et les Alains, le pape et les cardinaux s'étaient réfugiés au château
Saint-Ange, où ils subirent un siége régulier; du haut de cette vaste
tour (le Môle d'Adrien), ils purent contempler ces processions
moqueuses, dans lesquelles les Huguenots, montés sur des ânes,
transportaient les reliques et même le pain consacré. Les
prédications de Luther avaient préparé ces excès de la soldatesque
allemande.

  [208] Aussi les soldats espagnols, qui ne conservaient rien de
  toutes ces richesses, disaient que: _el diablo les avia dado el
  diablo les avia il evado_.

L'empereur Charles-Quint, tout en désavouant le sac de Rome, n'en
faisait pas moins assiéger le souverain pontife dans le château
Saint-Ange, et le forçait à se rendre prisonnier en l'environnant de
respect, et en s'agenouillant devant lui; l'empereur aimait les grands
captifs. Il mêlait un respect affecté à sa politique d'invasion et de
conquête; c'était sa seule hypocrisie.

Pour rester juste et impartial, il faut dire que les opinions de la
Réforme s'étaient produites, en majorité jusqu'ici en France, dans des
conditions plus calmes, plus modérées que les jacqueries luthériennes
de l'Allemagne. Ces opinions purent mériter la protection de
mademoiselle d'Heilly (la duchesse d'Étampes), comme elles avaient
trouvé des partisans dans les classes scientifiques et universitaires.
Le calvinisme, quoique plus hardi, plus dessiné comme doctrine, avait
quelque chose de plus doux dans la parole et dans l'expression.
Calvin, né à Noyon, loin de lutter contre la puissance royale,
s'adressait à elle dans les formes les plus obséquieuses, pour
demander sa protection; il dédiait à François Ier ses livres et
ses œuvres[209]. Calvin avait pour protectrice avouée Marguerite de
Valois (depuis duchesse d'Alençon), cette tendre sœur du roi, puis
madame Marie de France, duchesse de Ferrare[210] et enfin la duchesse
d'Étampes, toute puissante à la cour de François Ier.

Ce fut sur les instances de la maîtresse bien-aimée de François Ier,
que Clément Marot traduisit les psaumes en français, que le soir on
récitait dans le Pré-au-Clerc, ce beau rendez-vous de la cour[211].
Qu'on se représente au delà de la Seine, les prés fleuris en face du
Louvre, ombragés de grands arbres et s'étendant jusqu'au village de
Grenelle. L'université avait là ses jardins, ses allées, ses vergers
en espaliers, sa fruiterie, et ses beaux treillis de vigne. Le soir,
le Pré-au-Clerc retentissait d'une douce musique qui accompagnait les
psaumes de David: chacun y mettait son air favori, et la popularité de
l'œuvre de Marot fut si grande, que le roi en accepta enfin la
dédicace:

    Puisque voulez que je poursuive, ô Sire,
    L'œuvre royale du psautier commencé,
    Et que tous ceux aimant Dieu le désire,
    D'y besogner m'y tient tout disposé;
    S'en sente donc qui voudra offensé;
    Car ceux à qui un tel bien ne peut plaire
    Doivent penser, si jà ne l'ont pensé,
    Qu'en vous plaisant me plaît de leur déplaire[212].

  [209] Le livre capital de Calvin, _L'Institution chrétienne_, est
  dédié à François Ier.

  [210] Sœur de Louis XII.

  [211] Les catholiques attaquant ces psaumes en vers, les
  appelaient des _chansons_. Voyez le petit livre: _Contrepoison
  des cinquante-deux chansons de Clément Marot, faussement
  intitulées par lui Psaumes de David_, Paris, 1560.

  [212] La traduction des psaumes de David par Clément Marot,
  complétée par Théodore de Bèze, fut le texte chanté dans les
  églises calvinistes pendant le XVIe siècle; Conrard en a donné
  une version plus moderne, que plusieurs églises calvinistes
  chantent encore aujourd'hui.

Ainsi le Roi lui-même commandait cette traduction des psaumes que
l'Église condamnait: ce fut par la duchesse d'Étampes, que Clément
Marot obtint toutes les grâces de la cour; esprit fantasque, exigeant,
tapageur, plus d'une fois le poëte avait eu des démêlés avec la
justice; ses vers sur le Châtelet le constatent.

Les ennemis, que Marot dénonçait dans ses jeux de mots versifiés,
étaient les catholiques ardents, les docteurs de la Sorbonne, les
magistrats des cours de justice qui maintenaient les principes de la
vieille société. Ce parti avait pour expression Diane de Poitiers,
unie intimement aux Guise, la rivale de la duchesse d'Étampes, esprit
politique qui voulait défendre les lois antiques de la chevalerie et
de la société du moyen-âge.

On était, en effet, à une époque de transition scientifique; le
moyen-âge s'affaiblissait, l'esprit de la chevalerie était son dernier
souffle jeté sur le siècle de François Ier: sa guerre civile, les
dissentions universitaires allaient se substituer aux belles joutes et
aux tournois; et la preuve que ce vieil esprit s'en allait, ce fut la
façon presque ridicule, dont se termina le grand cartel envoyé par
Charles-Quint à François Ier!



XVIII

CARTEL DE CHARLES-QUINT A FRANÇOIS Ier.

1526-1527.


Un des épisodes les plus étranges dans l'histoire sérieuse, ce fut de
voir le grave et politique Charles-Quint, oubliant les lois générales
de son système habituellement plein de calme et de réflexion (comme
l'esprit monacal de l'Espagne), pour se jeter dans les aventures d'un
cartel de chevalerie. Le sang des ducs de Bourgogne lui était-il monté
au cerveau? la colère d'avoir été trompé, joué par François Ier, lui
faisait-elle oublier les lois de la prudence générale? Vainqueur
partout au moyen de ses armées, comment se jetait-il en chevalier
errant dans les hasards d'un combat singulier? C'est que lorsqu'une
forte déception arrive, lorsqu'on a travaillé à l'accomplissement d'un
système et que le but échappe, on ne raisonne plus, on agit avec sa
colère et non point avec la réflexion. L'Empereur venait d'apprendre
que le parlement de Paris avait déclaré nul l'acte scellé des
armes royales de France, en vertu de ce principe du droit romain, qui
exigeait la liberté, la spontanéité dans tous les actes légaux de la
vie de l'homme; or, François Ier captif n'avait pu agir
librement[213].

  [213] Le Roi vint tenir un lit de justice au parlement, le 12
  décembre 1527. Le traité de Madrid fut solennellement déclaré nul
  (Mss de Colbert, _Pièces sur le Parlement_, t. Ier.). Antonio de
  Vera, _Histoire de Charles-Quint_, juge très-sévèrement cet arrêt
  et la conduite de François Ier.

L'Empereur considérait cette façon de raisonner comme une grande
déloyauté. Ce n'était pas le roi de France qui avait négocié et
préparé le traité, mais des plénipotentiaires librement choisis par
lui; il n'avait fait que ratifier leur œuvre discutée, réfléchie;
et, d'ailleurs, n'avait-il pas engagé sa parole de gentilhomme et de
chevalier, d'exécuter fidèlement les clauses du traité de Madrid?
Cheminant tout à côté de l'Empereur depuis Burgos jusqu'à la Bidassoa,
François Ier n'avait-il pas pris à témoin l'image de la croix, et ne
se parjurait-il pas comme un félon en oubliant cette promesse? Comme
il avait manqué à sa foi de chevalier, Charles-Quint le provoquait en
cartel. Peut-être aussi, par un de ces caprices qui arrivent
quelquefois aux esprits politiques, Charles-Quint voulait-il se jeter
dans les aventures pour montrer son courage personnel et enlever à son
rival, l'autorité et le prestige de roi chevalier.

Après la signature du traité de Madrid, François Ier avait envoyé pour
le représenter auprès de Charles-Quint un ambassadeur; c'était un
chevalier très en avant dans la confiance de la duchesse d'Angoulême,
Henri de Calvimont, et plusieurs fois en sa présence, l'Empereur
s'était exprimé en paroles aigres et colères sur la conduite du roi de
France, jusqu'à la provocation. Les instructions de l'ambassadeur lui
recommandaient beaucoup de calme, la nécessité de prolonger et
d'attendre: en ce moment, François Ier négociait avec le roi
d'Angleterre, et l'on était à la veille de la signature d'un traité
offensif et défensif. Le traité avait pour but de forcer Charles-Quint
à rendre les deux jeunes princes, fils de François Ier, moyennant une
juste rançon, ce qui était dans le droit chrétien.

Le pape invitait tous les peuples à une croisade, et il fallait pour
cela un durable système de conciliation[214].

  [214] Pour tout ce qui concerne le cartel de Charles-Quint à
  François Ier, on peut consulter un récit contemporain conservé
  dans les Mss Bethune, _Biblioth. imp._ nos 8471, 8472.

L'empereur Charles-Quint était instruit de ces négociations et de ces
actes[215]; impatienté des délais et de ces paroles évasives ou de
cette mauvaise volonté, il s'écria tout haut en présence de
l'ambassadeur de France, Calvimont: «Le roi, votre maître, a manqué
déloyalement à la foi de chevalier qu'il m'avait donnée, et s'il osait
le nier, je le soutiendrais seul à seul avec lui les armes à la main!»
Dans les lois de la chevalerie c'était un véritable défi d'armes. Une
dépêche de Calvimont informa François Ier de cet appel à un combat
singulier: l'ambassadeur, n'exprimant aucune opinion, racontait les
faits tels qu'ils s'étaient passés dans l'audience de l'Empereur.

  [215] Le traité conclu entre François Ier et Henri d'Angleterre
  fut signé le 14 septembre 1527. Ces deux rois dénoncèrent ensuite
  la guerre à Charles-Quint par des hérauts-d'armes.

A l'époque toute de négociation et de diplomatie où l'on se trouvait,
François Ier avait tout à gagner en retardant une réponse. Le conseil
était d'avis qu'en poursuivant la guerre en Italie, l'empereur
Charles-Quint avait brisé lui-même le traité de Madrid, et qu'il n'y
avait plus d'engagement de la part du roi de France, puisque la
paix n'était pas observée, opinion partagée par le roi Henri VIII. Les
deux conseils de France et d'Angleterre résolurent donc d'envoyer des
hérauts-d'armes à Charles-Quint, pour lui déclarer solennellement la
guerre. Ce n'était point ici un défi de chevalerie, la provocation
d'un cartel, pour un combat corps à corps, les hérauts d'armes
représentaient le suzerain, chef de la nation; ce qu'ils dénonçaient,
c'était la guerre et non pas un combat de chevalerie[216] en
champ-clos.

  [216] Comparez _Belcarius_, liv. 19, no 46, et Sleidan, _Comm._,
  lib. VI.

Le défi de Charles-Quint, au contraire, était une provocation
individuelle, à laquelle tout chevalier devait répondre. Le
héraut-d'armes de France s'appelait Guyenne, celui d'Angleterre
Clarence; tous deux partirent donc couverts d'armures avec le blazon
de leur maître sur la poitrine et le gonfanon à la main, précédés de
deux trompettes également aux armes royales, s'acheminant à travers
les terres de France et d'Espagne[217]; ils trouvèrent l'empereur
Charles-Quint qui tenait sa cour plénière à Burgos. Ils
s'annoncèrent comme messagers d'armes de France et d'Angleterre
portant les paroles des rois leurs seigneurs; après trois appels au
son de trompe, Guyenne, le héraut-d'armes de France, s'écria: «A toi,
empereur Charles le cinquième, nous déclarons au nom des rois de
France et d'Angleterre, que tu as forfait à l'honneur en retenant
notre Saint-Père le pape captif au château de Saint-Ange, en gardant
comme des serfs les enfants du roi de France qui n'étaient qu'otages,
en refusant de payer à Henri, roi d'Angleterre, les sommes dont tu lui
es débiteur[218].»

  [217] Sur les fonctions de hérauts-d'armes, consultez le beau
  livre de Sainte-Palaye _Sur la chevalerie_, liv. IV. Les
  miniatures de manuscrits reproduisent également les
  hérauts-d'armes.

  [218] Mss Bethune, nos 8471, 8472 (Biblioth. imp.) Cette demande
  était habile de la part de François Ier; elle indiquait
  l'alliance intime de la France et de l'Angleterre.

En entendant ces paroles hardies du héros-d'armes, l'empereur
Charles-Quint, tout rouge de colère, répliqua d'une voix terrible: «En
vérité, Guyenne, ton maître en a menti par la gorge, François de
Valois, quoique libre, n'a pas cessé d'être mon prisonnier; il a violé
sa parole de chevalier, car n'avait-il pas promis de venir se remettre
en mes mains, si le traité de Madrid n'était pas exécuté, et il ne l'a
pas été. Ton maître, ayant forfait à l'honneur, n'a plus qu'à répondre
au défi d'un combat singulier que je lui porte à la lance, à
l'épée, à la hache d'armes, ainsi que je lui ai envoyé dire par
l'ambassadeur Calvimont. A présent pars, je te donne congé.»

Les hérauts-d'armes, remettant leur casque et haulme sur leur chef,
s'acheminèrent donc à travers l'Espagne et la France vers la cour de
Fontainebleau, où ils trouvèrent le roi François Ier au milieu des
fêtes et des plaisirs de ses nouvelles amours pour la duchesse
d'Étampes: Guyenne répéta mot à mot les paroles fières et dédaigneuses
de Charles-Quint. François, le visage en feu, dicta le cartel suivant:
«A toi, élu empereur d'Allemagne, tu en as menti par la gorge, quand
tu soutiens que j'ai manqué à ma foi de gentilhomme; j'accepte ton
défi, assigne un lieu de combat, promets-moi la sûreté du camp et
terminons par l'épée ce qui s'est trop continué par l'écriture[219].»

  [219] Ces sortes de défi se retrouvaient souvent dans les romans
  de chevalerie au moyen-âge; voyez aussi Favin _Théâtre
  d'honneur_. François Ier avait pris pour modèle _Amadis de
  Gaule_, et il le suivait en toutes ses fabuleuses actions.

Dans la loi de la chevalerie, assurer le camp, c'était donner un
sauf-conduit solennel, de manière qu'en aucun cas il pût y avoir
saisie de corps de l'un des deux combattants, car François Ier
craignait toujours quelque piége tendu par Charles-Quint, et de
voir ainsi recommencer sa captivité. Le héraut-d'armes Guyenne
s'achemina une seconde fois pour les terres d'Espagne, portant le
royal cartel dans une aumonière de soie. Charles-Quint tenait alors sa
cour à Monco en Aragon: quand le héraut-d'armes eut achevé son défi et
sonné ses trois coups de trompette, l'Empereur lui dit: «Rapporte au
roi ton maître que j'accepte le cartel, le lieu fixé pour le combat
sera l'île de la Bidassoa, la place même où François Ier m'a donné sa
foi de gentilhomme d'exécuter le traité, et où il me remit ses enfants
en otages; ce lieu placé entre les deux États, n'est-il pas sûr? nous
enverrons de part et d'autre un prud'homme en chevalerie pour procurer
la sûreté du camp et décider le choix des armes que je prétends
m'appartenir, car je suis l'insulté[220].»

  [220] J'ai donné toute la correspondance et les pièces relatives
  à ce cartel, dans mon _François Ier et la Renaissance_, t. II.

Charles-Quint prenait ce cartel si parfaitement au sérieux qu'il avait
fait choix du chevalier qui devait l'accompagner comme témoin et
second dans le duel, c'était don Baltazar Castiglionne, le plus loyal
des paladins dans la grandesse d'Espagne, l'auteur du beau livre
chevaleresque _la Cortezia_ (la Courtoisie), parfait miroir
d'honneur et de bravoure; ce choix ainsi fait, Bourgogne, le
héraut-d'armes de Charles-Quint, s'achemina portant le défi en règle;
il espérait trouver à la frontière un sauf-conduit tout préparé pour
voyager en France, mais, par un concours de circonstances que l'on ne
peut expliquer, ce sauf-conduit se fit attendre jusqu'au 18 août[221].
Voilà donc Bourgogne, voyageant à travers la France précédé de son
écuyer, le blason d'Autriche sur la poitrine; il arriva à
Fontainebleau le 6 septembre et se fit annoncer à son de trompe comme
le messager de l'Empereur: le héraut Guyenne vint au devant de lui:

--Que demandes-tu, chevalier?

--Le roi, ton maître.

--Il est impossible que tu le voies aujourd'hui, il est à Lonjumeau à
courre le cerf et j'ai ordre de t'y conduire.

  [221] Le héraut Bourgogne a lui-même rédigé un procès-verbal
  presque notarié, de toutes les circonstances de son message. (Mss
  Bethune, nos 8471, 8472). Les hérauts-d'armes portaient en général
  le nom d'une province, et le blason du prince.

Le héraut d'armes Bourgogne se mit en marche accompagné de Guyenne
pour atteindre François Ier à la chasse dans la forêt; quand ils
virent les tours de Lonjumeau, Guyenne ayant distancé Bourgogne
revint bientôt en disant: «Le roi est encore à la chasse avec la
duchesse d'Étampes et je n'ai pu les rejoindre.» Après bien des allées
et des venues, le roi de France enfin fit dire qu'il recevrait le
message de Charles-Quint dans le château des Tournelles à Paris, et
Bourgogne se hâta de s'y rendre conduit par le grand-maître de
Montmorency, montrant partout une vive impatience de remplir son
office.

Dès que le Roi l'aperçut, il s'écria:

--Héraut Bourgogne m'apportes-tu l'assurance du camp[222]?

  [222] Toutes les paroles de François Ier portent la trace d'une
  vive et profonde irritation; on avait déjà eu l'exemple de ces
  cartels envoyés de rois à rois: Louis _le Gros_ défia Henri Ier,
  roi d'Angleterre, Edouard III défia Philippe-de-Valois, et le roi
  Jean, etc. etc.

--Permettez, sire, que je fasse mon office et que je lise le cartel
que l'Empereur mon maître m'a chargé de porter à votre majesté.

--Héraut Bourgogne, je te le répète, m'apportes-tu la sûreté du camp?

Le héraut Bourgogne, au lieu de répondre, se mit en mesure de lire le
cartel dans son entier. Le Roi l'interrompit:

--Assez, Bourgogne! donne-moi d'abord la patente de sûreté du
champ-clos, et tu harangueras ensuite tant que tu voudras.

--J'ai ordre de lire à votre majesté le cartel et de vous le remettre
en main.

--Je ne le permettrai pas; ton maître voudrait-il donner des lois dans
mon royaume?

--Sire, je ne puis remplir mon office ainsi qu'il m'a été donné:
constatez votre refus par écrit et donnez-moi un sauf-conduit pour le
retour.

--Montmorency, qu'on le lui donne donc, dit le Roi impatienté.

Le héraut Bourgogne répéta à deux fois au grand-maître Montmorency:

--Monseigneur, vous voyez bien qu'on n'a pas voulu m'entendre, et
cependant je dois vous dire que le cartel contenait la sûreté du camp.

Alors le héraut fit encore sonner trois fois de la trompette, provoqua
le roi de France au nom de son maître en combat singulier et reprit la
route d'Espagne à travers l'Orléanais, la Guyenne et la Gascogne[223].

  [223] «Procès-verbal du héraut-d'armes Bourgogne.» Cette pièce
  est fort curieuse pour l'histoire des cartels de chevalerie.



XIX

LA PAIX DE CAMBRAI OU DES DAMES[224].

1528.


Quand on lit le procès-verbal minutieux du héraut-d'armes Bourgogne,
tout en faisant même une grande part à sa passion personnelle pour
l'empereur Charles-Quint, son maître, on serait tenté de croire à un
manque de cœur et de courage du côté de François Ier. Il semble en
résulter, en effet, que Charles-Quint cherchait très-sérieusement un
duel corps à corps, même à outrance, à la lance, à l'épée, au
poignard, et que François Ier l'éluda par des prétextes et des délais
qui tinrent évidemment à des causes particulières qu'on expliquerait
difficilement au point de vue de la chevalerie.

  [224] Je conserve ce mot de _Paix des Dames_, qui est dans
  Brantôme; les véritables négociateurs furent des clercs et des
  parlementaires sous la médiation du légat.

On ne peut croire néanmoins que François Ier, si brave, si déterminé,
le vainqueur de Marignan, le héros de Pavie, qui, seul,
combattait à pied, l'épée brisée, une multitude d'ennemis, eût cherché
un prétexte pour éviter le champ-clos, si exalté par _les chansons de
gestes_ du moyen-âge; les romans de chevalerie fournissaient des
exemples d'empereurs et de rois rompant une lance au carrefour d'une
forêt avec une intrépidité incomparable contre un chevalier inconnu,
et Charlemagne lui-même, le grand empereur, n'avait pas dédaigné de se
mesurer avec Sacripan et Ferragus, comme on le lisait dans le poëme de
l'_Orlando furioso_[225].

  [225] L'_Orlando furioso_ d'Arioste avait été publié en 1515, et
  la première édition était très-répandue en Italie et en France;
  François Ier en commanda la traduction.

Il eût été difficile de croire à un piége de la part de Charles-Quint:
on devait se battre en terre neutre sur l'extrême frontière, et il
était si aisé de prendre ses précautions! Il faut donc penser que ce
refus ou ces délais tenaient à une cause générale et politique: la
question d'honneur et de courage restait en dehors. Le conseil de
François Ier avait jugé que tout ce qui s'était fait à Madrid était
nul et que Charles-Quint lui-même avait brisé le traité par des
entreprises nouvelles qui en modifiaient singulièrement l'esprit
et la tendance. Selon le conseil du roi de France la conséquence
immédiate du traité de Madrid, devait être la paix absolue; François
Ier avait tant cédé pour apaiser l'ambition de Charles-Quint! Comment
arrivait-il donc que la guerre continuât en Italie et que l'Empereur
combattît encore les Florentins, les Milanais et notre saint-père le
Pape lui-même? Toutes les conditions étaient donc changées; la
domination suprême de l'Italie était convoitée par Charles-Quint en
violation manifeste du traité. Il est vrai que cette Italie méritait
peu d'intérêt de la part de la France: les Milanais secouaient tout
gouvernement régulier dans la guerre civile, sous les Sforza et les
Visconti. Les Florentins, capricieusement, exilaient ou rappelaient
les Médicis; les Romains s'agenouillaient devant les papes ou les
chassaient: Bologne, Ferrare, étaient en pleine révolution, et les
Vénitiens, naguère si puissants, s'affaiblissaient dans l'excès de
leur propre ambition conquérante[226] dans l'Orient.

  [226] Guichardin, quoique profondément italien, constate ces
  tristes agitations des peuples.

Au milieu de ces agitations intestines, se révélait le caractère
ambitieux de la maison de Savoie. Au passage de François Ier, avant la
triste bataille de Pavie, le duc Charles III, lié à la France,
avait reçu du roi des subsides et des promesses d'agrandissement
depuis le Piémont jusqu'à la frontière de Gênes; après les malheurs de
la France, le duc brisait presque avec éclat cette alliance, sans
s'arrêter même à la question de famille: car la régente, mère du roi
de France, était la tante du duc Charles III[227]. L'empereur eut
désormais la clef des Alpes et le concours des forces des ducs de
Savoie.

  [227] Charles était le successeur de Philibert II, duc de Savoie;
  son règne fut très-long, il ne mourut qu'en 1558.

La république de Gênes elle-même avait abandonné la cause de la France
en péril; la désertion éclatante d'André Doria, le célèbre marin,
mettait le sceau à cette politique d'oubli et d'abandon.

Le conseil de François Ier soutenait donc qu'il y avait rupture ou
modification dans le traité de Madrid, et par conséquent liberté pour le
roi de s'en affranchir ou de prendre tous les moyens pour le rendre
moins lourd. L'habile diplomatie de la France d'ailleurs avait déjà
obtenu quelques résultats d'alliance et de concours efficaces: durant
même la captivité de François Ier à Madrid, la régente, Madame de
Savoie, avait ouvert des négociations avec Henri VIII d'Angleterre,
inquiet lui-même des empiétements de Charles-Quint; elles avaient abouti
à des stipulations secrètes[228], et le cardinal Wolsey, après la
délivrance du roi de France, était venu négocier sur le continent: un
traité de mariage fut conclu entre le second fils du roi de France et
Marie, princesse d'Angleterre. Cette alliance assurait le concours de
Henri VIII dans une guerre, si Charles-Quint persistait à garder les
deux fils de François Ier en captivité et à persécuter notre Saint-Père.
Dans les caprices de sa puissance, Charles-Quint s'agenouillait devant
le pape et le gardait captif; l'Empereur respectait la papauté, mais il
voulait avoir son pape. On rencontre souvent de ces esprits dans
l'histoire qui ménagent les institutions pourvu qu'elles se ployent à
leur caprice.

  [228] Traité du 7 août 1526, avec l'Angleterre.

Dans l'état où se trouvait l'Europe menacée par les Turcs, il était
difficile qu'une longue guerre pût se renouveler entre les princes
chrétiens, sous un simple prétexte d'ambition et de querelles
personnelles; les esprits étaient tournés vers la croisade en Orient.
Tout ce qui avait un cœur élevé songeait donc à combattre le
Turc; et, sous l'influence de Diane de Poitiers, il s'était formé un
ordre de chevalerie, dont le premier vœu était de combattre les
infidèles avec les braves chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem. Il
fallait donc assurer une paix définitive et sans esprit de retour
entre Charles-Quint et François Ier: comme il était difficile de les
rapprocher personnellement après tant d'irritation et d'injures, deux
femmes encore se chargèrent de ménager la réconciliation des princes.
En France, ce fut la prudente et active duchesse d'Angoulême[229], la
mère de François Ier; elle avait négocié avec l'Angleterre et se
croyait assez puissante pour conclure une seconde paix avec
Charles-Quint. Pour l'Empereur, la femme choisie pour négocier fut
Marguerite, archiduchesse d'Autriche, gouvernante des Pays-Bas,
princesse d'une intelligence supérieure, la fille de l'empereur
Maximilien et de Marie de Bourgogne; enfant, elle avait été fiancée à
Charles VIII, roi de France, puis à l'infant d'Espagne, mort avant son
mariage[230], enfin veuve presqu'aussitôt de Philibert-le-Beau,
duc de Savoie; elle vit à peine son mari qu'elle pleura toute sa vie.
Dès ce moment, Marguerite se consacra au gouvernement des Pays-Bas;
une des héritières de la maison de Bourgogne, elle en avait gardé la
hardiesse, la fierté; elle protégeait les lettres et les arts, et son
gouvernement fut aimé et admiré: l'industrie des villes de Bruges, de
Gand, de Malines, grandit sous ses lois: il n'y eut pas de révolte
mais des libertés. Du gouvernement de Marguerite, datent la plupart de
ces hôtels-de-ville à horloge, à clochetons qui couvrent les Flandres:
les corporations libres et heureuses purent bâtir leur maison commune,
se grouper dans la salle des festins, processionner an son des cloches
à carillon. Les Flandres sont aujourd'hui encore les gardiennes de
l'esprit de corporation au moyen-âge; c'est ce qui fait leur joie,
leur liberté et leur grandeur!

  [229] Comparez Belcarius, liv. XX, Sleidan, _Comment._ lib. VI,
  avec Guichardin, liv. XIX. Guichardin est fort irrité contre
  cette négociation, qui selon lui sacrifiait l'Italie.

  [230] Marguerite d'Autriche était née à Gand, en 1430; elle avait
  été fiancée à l'infant en 1497. Ce fut alors qu'elle composa
  l'épitaphe si connue:

    Ci gît Margot, la gente damoiselle,
    Eut deux maris et si mourut pucelle.

La protection artistique de Marguerite d'Autriche s'étendit sur les
domaines de Savoie, la patrie de l'époux pleuré; elle y fit
construire la charmante église de Brou qui fait encore l'admiration
des artistes. Maîtresse de toute la confiance de Charles-Quint, ce fut
à elle que le pape s'adressa pour obtenir son intervention: il
s'agissait d'une grande trève pour tourner les armes chrétiennes
contre les Turcs. Ainsi, deux femmes allaient présider à des
négociations délicates que la colère des princes avaient rendu
impossibles; elles allaient donner à l'esprit chevaleresque une autre
direction, celle de la croisade contre les Turcs. A Cambrai, furent
réunies toutes les dames de la cour de Fontainebleau, de Gand, de
Malines et de Bruxelles. Diane de Poitiers, la duchesse d'Étampes,
suivirent la reine régente, comme attachées à sa personne, et pour
présider aux fêtes de la chevalerie.

Les premières gravures de la Renaissance nous donnent, comme pour le
camp du Drap-d'Or, la reproduction des solennités qui accompagnent les
négociations de Cambrai: une surtout témoignait du mélange de l'esprit
français et de la grande piété flamande. Dans une haute tour, est dame
l'Église vêtue de blanc, toute en pleurs, assiégée par des mécréans
tout noirs, Sarrasins et Turcs; elle implore le secours des chevaliers
qui accourent de toute part, la croix sur la poitrine. Dans une
miniature, on voit Constantinople et Jérusalem: les règles de la
perspective n'y sont nullement gardées, les maisons semblent se
refouler sur les maisons, les cités sont pleines de Sarrasins, mais
sur l'horizon apparaît un ange à l'épée flamboyante qui montre aux
chrétiens les cités captives.

L'esprit des croisades suffirait-il pour apaiser les colères
politiques de Charles-Quint et de François Ier? Néanmoins les deux
négociatrices en profitèrent pour signer la paix de Cambrai[231], que
Brantôme, le premier, appelle la _paix des dames_. Ce traité modifiait
sous quelques points de vue l'inflexible convention de Madrid:
moyennant le mariage accompli de François Ier et d'Éléonore de
Portugal, le roi de France gardait le duché de Bourgogne, sous la
condition expresse qu'il serait donné en apanage à un des fils du roi,
sous un simple hommage; le dauphin devait épouser une infante, car
l'empereur Charles-Quint semblait mettre un grand prix à reconstituer
l'illustre maison de Bourgogne, dont il était l'héritier et le
représentant. La Flandre, l'Artois avec Tournai étaient réunis
aux Pays-Bas sous le gouvernement de Marguerite d'Autriche. Le roi de
France rendait aux héritiers du connétable de Bourbon, tous les fiefs
confisqués, pour les tenir sous simple hommage, sans qu'on pût
invoquer les arrêts prononcés par le parlement. La principauté
d'Orange était reconstituée au profit de Philibert de Châlons[232], le
compagnon si brave du connétable de Bourbon au siége de Rome, vaillant
chevalier resté fidèle à la cause de Charles-Quint. La principauté
d'Orange était enclavée dans les terres pontificales du comtat
d'Avignon; plus tard elle passa dans la famille protestante des ducs
de Nassau qui prirent le titre, depuis si glorieux, de prince
d'Orange. Charles-Quint voulait ainsi entourer le royaume de France de
principautés indépendantes et libres, afin d'en empêcher le
développement territorial.

  [231] Les deux princesses logeaient dans deux maisons contigues,
  afin de se voir facilement. Consulter Belcarius, liv. XX, no 24,
  25, et Sleidan, _Comment._, lib. VI.

  [232] Philibert de Chalons, prince d'Orange, était fils de Jean
  de Chalons, baron d'Aulay, et de Philiberte de Luxembourg; il
  avait dû épouser Catherine de Medicis, pour se faire un grand
  État en Italie. La négociation fut brusquement rompue. Philibert
  de Chalons, prince d'Orange, étant mort sans enfants, ses biens
  et ses armoiries passèrent à Réné de Nassau, fils de sa sœur,
  qui institua pour héritier Guillaume de Nassau, le fondateur de
  la république hollandaise.

L'article de ce traité qui dut coûter durement à François Ier, ce fut
la renonciation absolue à tous les droits, à toutes prétentions
sur l'Italie, cette terre pour lui toute de prédilection. Le roi
donnait sa parole sous la garantie du pape, de ne jamais plus
revendiquer ses héritages du Milanais, de Naples et de Gênes, ces
terres qu'il avait tant aimées. L'histoire des premiers Valois révèle
l'amour immense de ces rois pour l'Italie; tous l'avaient traversée,
les armes à la main, en la revendiquant comme leur patrimoine; il en
fut ainsi jusqu'à la réformation qui annula l'action diplomatique de
la France pendant un siècle.



XX

DÉLIVRANCE DES ENFANTS DE FRANCE.--TOURNOI DE LA RUE
SAINT-ANTOINE.--DIANE DE POITIERS.--LA DUCHESSE D'ÉTAMPES.

1529-1530.


La signature du traité de Cambrai faisait cesser la bien triste
captivité des pauvres enfants du Roi, donnés comme otage pour
l'exécution du traité de Madrid; ils avaient passé de cruels jours et
subi bien des dures épreuves en Espagne! L'empereur Charles-Quint dans
sa colère avait reporté sur eux ses ressentiments. Les enfants de
France, exilés de Madrid, furent relégués dans un couvent de moines à
Valadolid; là, gardant leur fierté et leur honneur, ils ne se
plaignirent jamais; ils ne firent aucune démarche pour appeler le roi
leur père aux sacrifices de sa couronne et de son pouvoir.

Une fois le traité de Cambrai conclu, les otages devenaient libres
moyennant rançon, selon l'usage; elle fut fixée à deux millions d'écus
d'or que la régente recueillit avec des peines infinies par un
système d'économie, d'emprunt et d'impôt: ces sacs d'écus furent
chargés sur des mulets[233] et conduits jusqu'à la Bidassoa. Comme le
chancelier Duprat qui les conduisait était fort retord et que les
Espagnols le savaient très-habile pour l'alliage des monnaies, ils
envoyèrent des commissaires avec charge de vérifier le poids et l'aloi
des écus, opération qui dura quatre mois; on reconnut un déficit dans
le poids, il fallut ajouter quarante mille écus dans les balances pour
le complément de la somme promise; les caisses chargées sur des mules
pimpantes prirent la route de la frontière. En ce moment on vit
paraître sur les rives de la Bidassoa un royal cortége[234]: en tête
dix alcades, leurs bâtons blancs à la main; à la suite, le connétable
de Castille, Fernandès Velasco, suivi de la reine douairière de
Portugal, grave de contenance, suivie de ses duègnes et de ses filles
d'honneur; à ses côtés et faisant disparate à sa gravité, les deux
enfants de France, le Dauphin et le duc d'Orléans, alertes et forts
contents de s'en revenir: les mœurs espagnoles étaient si
différentes des coutumes vives et légères de la nation française!
Le connétable de Montmorency conduisait à la fois la reine de Portugal
et les princes: François Ier se porta à leur rencontre jusqu'à
Bayonne; il accueillit ses enfants avec des transports de tendresse et
de joie; l'un et l'autre s'étaient conduits avec tant de dignité dans
leur malheur!

  [233] Il y avait 80 caisses de 25,000 écus chacune. Voyez
  Belcarius, lib. XX, no 31, qui entre dans de grands détails.

  [234] Sleidan, _Comment._, liv. VII, détaille toute cette
  cérémonie de la Bidassoa.

Le royal cortége se dirigea sur Bordeaux, qui salua la nouvelle reine
par des fêtes, des festins, comédies, ballets et passes d'armes: les
Espagnols récitèrent quelques joyeuses saynètes à l'occasion des noces
qui furent accomplies par l'archevêque d'Embrun[235]; on suivit la
route de la Guyenne, du Languedoc, lentement, entouré de peuples et de
fêtes; chaque cité était en joie, et l'on vit bientôt se dessiner les
tours et le vaste bâtiment du château d'Amboise. Dans cette royale
demeure, les deux époux devaient attendre les préparatifs du
couronnement de la nouvelle reine à Saint-Denis[236]. L'empereur
Charles-Quint avait exigé cette cérémonie royale, afin qu'en aucun cas
il put y avoir séparation ou divorce. La vieille abbaye se para de
toutes ses reliques et du chef ou tête de Charlemagne enchâssé
dans son reliquaire d'or. A l'occasion de ce couronnement de la reine
Eléonore, un tournoi fut indiqué dans la rue Saint-Antoine, le lieu
habituel de ces passes-d'armes: depuis deux mois, les messagers,
écuyers, hérauts, varlets suivant l'usage, s'étaient dirigés vers tous
les châteaux de France pour annoncer à son de trompe, la belle et
joyeuse fête; on devait combattre à la lance, à l'épée (fer émoulu), à
la masse d'armes, à la joûte et à la lutte, et ce fut une grande joie
dans toutes les châtellenies. Quel chevalier pouvait manquer à l'appel
de François Ier?

  [235] Depuis créé cardinal de Tournon.

  [236] Au mois de mars 1530.

A l'extrémité, vers la porte Saint-Antoine, se trouvait la Bastille
dont les jardins et les fossés s'étendaient jusqu'à la rivière[237]:
un espace couvert de verdure et de prairies séparait la Bastille du
château des Tournelles entouré de ses vergers, treillis[238] et d'un
petit bois de cerisiers s'étendant jusqu'au bastillon et à la petite
colline de Montreuil; entre ces jardins et la Seine, était la
large rue Saint-Antoine se développant jusqu'au couvent des Célestins.
C'était entre l'hôtel Saint-Paul et la ménagerie des Lyons que se
donnaient les tournois.

  [237] On peut voir (Biblioth. imper.) le plan de Paris sous
  François Ier (Cabinet des cartes). Ce cabinet est fort pauvre sur
  le vieux Paris.

  [238] Les rues environnantes ont encore conservé aujourd'hui ces
  dénominations de la Cerisaye, du Beau-Treillis, du
  Lyon-Saint-Paul.

Il devait être splendide ce tournoi donné par le roi François Ier à
l'occasion de son mariage avec la reine de Portugal!

Au jour indiqué par les prudhommes et experts en chevalerie, on
prépara de grandes lices sablées et bien arrosées d'eaux de senteur
entre les échafaudages parés de couleurs brillantes, destinés aux
dames et aux juges des tournois. La veille, à la passe d'armes, les
champions suspendirent à des piquets dorés leurs gonfanons et leurs
écus ornés de leurs armoiries, afin que les juges d'armes pussent
apprécier et décider la loyauté et l'origine des tenants du tournois,
car il ne fallait pas qu'un félon et discourtois chevalier pût se
mêler dans les rangs de cette fleur des paladins de France[1]. Le
chroniqueur Belleforest[2] a décrit le tournoi de la rue Saint-Antoine
avec de longs et heureux détails; historien d'imagination, d'une
naïveté charmante, Belleforest n'est pas, comme le fut après lui De
Thou, un esprit fort, un parlementaire sérieux et chagrin, subissant
le joug de l'idée politique et passionné pour son parti. Belleforest,
gardant les traditions du moyen-âge, se complaît à la description des
fêtes de chevalerie; il réfléchit peu, il raconte!

Belleforest a donc décrit ce tournoi de la rue Saint-Antoine avec des
couleurs vives, comme celle d'une miniature de manuscrits[239]. Il
raconte les lances brisées en l'honneur des dames et les carrières
fournies. Après les honneurs rendus à la reine Éléonore, la lice fut
ouverte pour disputer le prix de la beauté; les deux héroïnes furent
la duchesse d'Étampes et Diane de Poitiers, déjà rivales de grâces et
de pouvoir: des chevaliers croisèrent l'épée pour elles et vinrent
leur offrir le gage de bataille. Le roi était alors sous la puissance
de la jeunesse et de la grâce; la duchesse d'Étampes l'exerçait avec
un charme si en dehors même des formules de respect que, dans sa
correspondance, elle donne à François Ier le simple titre de
_Monsieur_; enfant gâtée, elle semble compter sur l'amour qu'elle
inspire à un roi déjà avancé dans la vie; elle lui commande avec grâce
ses moindres caprices. Autour d'elle, se groupait le parti huguenot;
Jean Calvin la choisit pour sa protectrice; Clément Marot lui
adressait ses psaumes versifiés et ses plus jolis rondeaux. A une
époque de parti, les opinions ardentes ne discutent pas le genre, la
nature et même la moralité des protections qu'ils invoquent, pourvu
que ces protections les servent et les fassent triompher.

  [239] Son livre porte ce titre: _Annales ou Histoire générale de
  France_, 2 vol. in-fo. Belleforest avait encore écrit un livre
  d'histoire sous ce titre: _Histoire de neuf rois de France qui
  ont porté le nom de Charles_.

A la cour de François Ier, sous la toute-puissance de la duchesse
d'Étampes, on vit le duc d'Orléans, le second fils du roi, à treize
ans, s'éprendre aussi comme un jeune et fou chevalier de Diane de
Poitiers qui comptait déjà trente ans. Si on en croit Brantôme et les
traditions qu'il avait recueillies sur Diane de Poitiers à cet âge,
elle était la belle parmi les belles; et plus elle prenait des années,
plus cette beauté jetait de l'éclat, si bien qu'on croyait qu'elle
avait recours à la magie[240]. Cette magie était le résultat
d'une vie active, du soin qu'elle prenait d'elle-même. Debout à cinq
heures du matin, elle se trempait dans un bain d'eau froide, puis à
cheval, elle s'élançait dans les forêts comme la Diane de la
mythologie, la divinité dont elle avait pris le nom; elle chassait
deux ou trois heures au _courre_, à la pique, le cerf, le sanglier,
puis elle revenait se coucher sur son lit de repos, où elle passait la
matinée à lire des romans de chevalerie, des livres d'astrologie et
d'histoire, jusqu'à ses repas qu'elle prenait substantiels et légers.

  [240] Théodore de Bèze, fort hostile à Diane de Poitiers,
  attribue à la magie, ce charme qu'elle exerçait autour d'elle; le
  grave Pasquier n'est pas éloigné de cette opinion populaire, t.
  II, p. 5 de ses _Recherches_.

L'amour un peu étrange qu'elle inspirait à un jeune homme de quatorze
ans avait sans doute sa source dans les bontés que Diane avait
témoignées aux jeunes princes captifs lors de leur triste départ pour
l'Espagne; à Bayonne, lors de leur retour, Diane de Poitiers avait
élevé Henri sur ses genoux et dans ses bras, elle l'avait caressé avec
une affection de mère; aussi, quand Henri fit son gracieux début
d'armes au tournoi de la rue Saint-Antoine, son premier coup de lance
fut pour Diane de Poitiers; il ne la quittait plus dans ses courses
des bois, à la chasse; on disait même que le petit amour que le
Primatice avait placé à côté de Diane dans son admirable portrait
n'était autre que Henri, duc d'Orléans. Il se rattachait peut-être à
cette affection une idée de parti. Diane de Poitiers était rapprochée
des Guise[241] et des Montmorency[242] (la maison de Lorraine toute
dévouée aux catholiques et les Montmorency expression de la haute
féodalité); ces deux maisons supportaient impatiemment l'influence de
la duchesse d'Étampes, et Diane de Poitiers était sa rivale.

  [241] La maison de Lorraine était représentée par Claude, duc de
  Guise, qui avait épousé Antoinette de Bourbon.

  [242] La maison de Montmorency était représentée par le maréchal
  Anne de Montmorency, depuis le connétable.

Après les fêtes des tournois vinrent les deuils: par une circonstance
curieusement triste, les deux princesses, qui avaient signé le traité
de Cambrai, _la paix des dames_, moururent à la distance à peine d'une
année l'une de l'autre. La duchesse d'Angoulême, mère de François Ier,
qui suivit Marguerite d'Autriche dans la tombe, avait exercé une
influence de bien et de mal sur le règne de François Ier;
généreusement dévouée, elle avait servi son fils avec amour, mais en
même temps très-passionnée, elle avait été un obstacle à l'apaisement
des partis; elle avait blessé, heurté bien des caractères, et on
pouvait lui attribuer la défection du connétable de Bourbon[243].
Marguerite d'Autriche[244], tête à la fois politique et doucement
chevaleresque, dévouée aux lettres, avait agi avec une grande prudence
dans le gouvernement des Pays-Bas, en même temps qu'elle passait les
plus tendres loisirs de sa vie à pleurer son dernier mari, Philibert
de Savoie, qu'elle avait tant aimé; elle légua son corps à l'église de
Brou, où l'on voyait son tombeau au milieu des merveilles de la
Renaissance qui alors se réveillait au palais de Fontainebleau avec
les chefs-d'œuvre de l'art.

  [243] Louise de Savoie, duchesse d'Angoulême, mourut le 29
  septembre 1532, à l'âge de 54 ans; son _Journal_ comprend les
  annales de 1501 à 1522.

  [244] Marguerite d'Autriche mourut à Bruxelles, le 1er décembre
  1531, elle a laissé des poëmes et des chansons qui existent
  encore à la Bibliothèque Impériale.



XXI

LA RENAISSANCE DE L'ART.--DEL ROSSO.--PRIMATICE.--BENVENUTO
CELLINI.--BERNARD PALISSY.

1520-1540.


Les loisirs que la paix de Cambrai allaient laisser au roi François
Ier lui permettraient désormais de satisfaire son irrésistible
penchant pour les arts, ce goût des bâtiments qu'il avait pris durant
son expédition d'Italie, et l'on a vu qu'à son retour, après la
victoire de Marignan, le Roi avait fait un digne accueil à maître
Léonard de Vinci. Cette Italie, si féconde, si riche en artistes,
alors tout entière livrée à la guerre civile, aux misères[245] qu'elle
entraîne, offrait peu de ressources à l'art, elle créait des
infortunes et peu de travail; il se fit donc une émigration naturelle
vers la France, où régnait un prince passionné pour les bâtiments,
pour leur splendeur et leur ornementation.

  [245] Guichardin, quoique profondément Italien, fait un triste
  tableau de sa patrie à cette époque, liv. VII.

Presque tous les châteaux jusqu'au XVIe siècle, même les résidences
royales, avaient gardé les formes du moyen-âge. Il ne faut jamais être
exclusif dans les admirations, et cependant il faut rester juste:
l'architecture du XIIe au XVe siècle avait bien sa grâce particulière,
son originalité nationale: ces tourelles élancées et couronnées de
crénaux, ces ponts-levis, ces escaliers qui s'entrelaçaient comme un
serpent au flanc des murailles, ces oratoires, ces églises à ogives,
ces formes de bâtiments à la fois sveltes et solides avaient leur
charme et leur diversité[246]. Les bâtiments du moyen-âge apparaissent
de loin, comme les châteaux des fées dans les légendes bretonnes. Mais
tout allait changer avec les mœurs et les habitudes: les châteaux
féodaux étaient faits pour ces temps de morcellement et de partage du
pouvoir suzerain, où l'abbé Suger, avec toutes les forces de la
monarchie de Louis-le-Gros, assiégeait le château de Montmorency.

La perfection du style à ogives s'était produite sous le règne de
saint Louis, et la Sainte-Chapelle à Paris était une œuvre
admirable.

  [246] J'ai traité avec quelque étendue la vie de château au
  moyen-âge dans mon _Philippe-Auguste_.

Lorsque la domination des Anglais força les rois de France à
porter leur cour plénière dans la Touraine, ce fut encore les
châteaux féodaux qui abritèrent le Dauphin, depuis Charles VII. Les
débris du Plessis-les-Tours peuvent donner l'idée d'un château
royal à cette époque de luttes entre la royauté, les féodaux et les
Anglais; les types varient peu: les murailles, les tours, les
machicoulis, les ponts-levis, les fossés sont du même style[247].

  [247] La Bibliothèque Impériale possède des gravures presque
  contemporaines qui reproduisent le château de Plessis-les-Tours,
  la résidence de Louis XI, moins terrible qu'on ne la fait
  (Cabinet des estampes).

Ce fut donc à l'art de l'Italie qu'on dut la transformation des
châteaux royaux en vastes bâtiments avec jardins bien dessinés, des
pavillons larges et carrés, de longues galeries ornées de peintures,
de sculptures, des jardins peuplés de statues. De loin on distingue
encore et l'on reconnaît les bâtiments de la Renaissance avec leurs
fenêtres longues et sculptées, leurs colonnes à torsades criblées de
niches remplies de gracieuses statues: dans chaque salle, de hautes
cheminées qui sont elles-mêmes des monuments, des plafonds
mythologiques où étaient reproduits Jupiter, Vénus, Ulysse et ses
aventures fabuleuses, l'histoire, traduite en poëme épique sur la
pierre et le marbre. Dans les jardins, les beaux treillis, les
fruiteries succédaient aux grands massifs d'arbres verts et
séculaires: plus la forêt était profonde, plus le hallali se faisait
entendre à cette époque où la chasse était un grand art; dans chaque
bosquet étaient des statues en bronze ou en marbre. Les fontaines
elles-mêmes, ornées de fantastiques compositions, des sirènes, des
faunes, des salamandres; de petits châteaux en bronze d'où
s'élançaient, en cascade bouillante, les eaux écumeuses roulant dans
un bassin plein de vieilles carpes aux colliers d'or.

Le premier des artistes qui vint en France après maître Léonard de
Vinci, pour réaliser cette transformation, fut Del Rosso[248], connu
plus généralement sous le nom de maître Roux; né à Florence sous le
gouvernement des Médicis. Comme Léonard de Vinci, aucun art ne lui
était inconnu: l'architecture, la peinture, la poésie, la musique.
C'était le type de l'artiste italien que cette universalité dans une
seule imagination; par dessus tout, maître Rosso possédait un
faire original, un coloris brillant: l'église de l'_Annonciada_, à
Florence, possédait son tableau de la transfiguration[249], où le
peintre avait placé une troupe de Bohémiens sur le premier plan du
tableau, au devant même des Apôtres. Durant le siége de Rome par le
connétable, où tous les artistes se battirent pour le pape, en
témoignage de la protection qu'il leur accordait, maître Rosso fut
fait prisonnier par les Allemands; racheté par François Ier, il vint
en France, où le roi lui confia, avec le titre de surintendant, la
direction des bâtiments de Fontainebleau: maître Rosso construisit la
principale galerie qu'il orna de belles peintures, aujourd'hui
détruites par le temps et par l'humidité: elles représentaient _les
actions les plus mémorables_ du règne de François Ier; dans la galerie
dorée on remarquait _Vénus_ et _Bacchus nus_, _Vénus et l'amour_ et la
sybille _Tiburtine_ annonçant la naissance du Messie. Chacune de ces
figures reproduisait les portraits de François Ier et de Diane de
Poitiers ou de la duchesse d'Étampes. Maître Rosso règna en maître à
Fontainebleau jusqu'à l'arrivée du Primatice.

  [248] Maître Roux était né en 1496, et avait beaucoup étudié
  Michel-Ange.

  [249] Le musée du Louvre a un seul tableau del Rosso; il
  représente la Vierge qui reçoit les _hommages de sainte
  Élisabeth_.

François Primatice, né à Bologne, l'élève chéri de Jules Romain[250],
le peintre des vastes scènes de l'histoire antique, fut appelé en
France un peu après Rosso[251], et à peine à côté l'un de l'autre les
deux artistes conçurent une jalousie mutuelle qui se traduisit en
combats singuliers; ces rivalités d'artistes s'expliquent et peuvent
même se justifier; quand on a la passion de l'art, on se fait souvent
de ses propres œuvres une idée exagérée, parce qu'on y a mis toute
sa personnalité, sa force et sa vie; on se bat pour son œuvre,
comme pour sa chair et son sang.

  [250] En 1490; il resta six ans dans les ateliers de Jules
  Romain.

  [251] Un an après l'arrivée del Rosso à Fontainebleau.

L'irritation en vint à ce point chez Rosso, que le Roi fut obligé de
donner au Primatice une mission d'art pour recueillir les plus belles
statues antiques de l'Italie: le modèle de Laocoon, de la Vénus de
Médicis, de l'Ariane, bientôt coulés en bronze et destinés à orner les
jardins de Fontainebleau. Primatice revint en France, et après la mort
violente de Rosso[252], il reçut du roi la même charge, la même
dignité d'intendant des bâtiments et châteaux; ce fut alors, qu'avec
une ardeur extrême, il composa les plafonds de la _galerie d'Ulysse_ à
Fontainebleau, vaste sujet de mythologie et d'histoire, dont il ne
reste plus que quelques débris: heureusement la gravure, plus
respectée[253] que les ouvrages de l'art, a recueilli l'œuvre du
Primatice; les générations futures portent si peu de respect au passé!
Cette histoire d'Ulysse, si merveilleuse, qui prêtait tant à l'art,
était d'un fini parfait et d'un brillant coloris; il reste du
Primatice les deux figures de Diane de Poitiers et de la duchesse
d'Étampes; Diane, surtout, la déesse des forêts, est splendide de
fierté et de grâce; à demi cachée, elle semble attendre ses compagnes
pour s'élancer ensuite dans la forêt à la poursuite du cerf et du
sanglier: Primatice modifia tout le plan de maître Roux, pour
l'achèvement de Fontainebleau; on dit que ce fut encore par jalousie
et pour détruire ses œuvres.

  [252] Il prit du poison à la suite d'une aventure tragique, en
  1541.

  [253] La galerie du château de Fontainebleau a été gravée par
  Théodore Van Thualden, 58 pièces in-fo.

Le plus étrange, le plus singulier de ces artistes au milieu de la
Renaissance, ce fut Benvenuto Cellini, orfèvre-ciseleur, qui a écrit
lui-même sa vie avec l'histoire de ses œuvres. J'aime les mémoires
de Benvenuto Cellini, personnels, exagérés parce qu'ils sont
précisément l'expression naïve du sentiment excessif de
l'artiste; chez lui, pas de fausse modestie, de front humble et
hypocrite, pour mendier un compliment: Benvenuto Cellini a tout fait;
brave comme Roland, il a été excellent musicien grand poëte; il le dit
du moins[254]; né au commencement du XVIe siècle, à l'époque de l'art
de Nieler (la gravure sur cuivre, or ou argent), Benvenuto Cellini, se
consacra à la ciselure, à la fonte des métaux, science nouvelle et
florentine: il arriva à ce point de perfection qu'il put reproduire
les modèles antiques, et composer lui-même d'admirables œuvres en
bronze, en marbre, en or, en argent, d'une perfection à laquelle n'ont
pu atteindre les artistes modernes. Appelé par le roi François Ier,
après les troubles civils de Rome, Benvenuto Cellini, vint au château
de Fontainebleau, où, par l'ordre du Roi et avec ses encouragements,
il façonna des coupes[255], des vases, des statues. Dans ses mémoires
il dit que le Roi lui commanda douze figures d'argent, de la hauteur
de 5 pieds huit pouces, représentant six dieux et six déesses
pour orner la table des royaux festins; quelques jours après, François
Ier lui commanda une salière du poids de mille écus d'or: les deux
statues de Jupiter et de Junon furent bientôt achevées, et le Roi vint
les visiter dans l'atelier de Benvenuto; il était accompagné de la
duchesse d'Étampes, à laquelle l'artiste galant offrit un beau vase
ciselé de sa main[256]: il reçut alors la commande d'un dessus de
porte en argent et d'une fontaine architecturale, pour orner la cour
d'honneur du château. Benvenuto Cellini a laissé la description
détaillée de cette fontaine: elle devait être en bronze, haute de 5
pieds, et former un carré parfait, enlacé de petits escaliers pour
monter sur une tour d'argent, d'où s'élançait une statue armée d'une
lance, qui représentait le dieu Mars, dont le Roi était la vivante
image: quatre statuettes formaient l'encoignure de la tour, la
peinture, la sculpture, l'architecture, la musique «dont le Roi était
le protecteur.» Il cisela, par les ordres de François Ier, la statue
d'Hébé, l'expression la plus pure, la plus suave, de la beauté
antique; l'amphore qu'elle tenait de ses mains, d'une pureté de
contours admirable, était incrustée de pierres précieuses. François
Ier, charmé de ces chefs-d'œuvre, témoigna sa joie, sa
reconnaissance; mais la duchesse d'Étampes, qui protégeait trop
ouvertement le Primatice, blessa profondément l'amour-propre de
Benvenuto Cellini, qui voulut quitter Fontainebleau; le Roi lui
déclara qu'il n'en ferait rien: «Je vous étoufferai dans l'or, et vous
vous en irez après si vous voulez[257].» La fierté de l'artiste fut
au-dessus de l'amour de l'or. Tandis que le Primatice reproduisait
sans cesse la duchesse d'Étampes dans ses décorations de galeries,
Benvenuto Cellini, qui détestait la duchesse, avait choisi pour son
modèle de prédilection, Diane de Poitiers, sous les traits de Diane
chasseresse. Il trouvait dans ce corps quelque chose de parfait, un
symbole de l'absolu dans le beau qui ravit les grands artistes: la
duchesse d'Étampes, jalouse de Diane, blessa profondément Benvenuto
Cellini, qui vint continuer son noble art à Florence[258].

  [254] Benvenuto Cellini naquit en 1501. Les mémoires de Benvenuto
  Cellini ont été plusieurs fois imprimés; il a fait aussi un
  _Trattato del arti delle oreficeria_, Florence 1568.

  [255] Les coupes de Benvenuto Cellini sont très-précieusement
  recherchées; une d'elles fut payée 1,600 guinées en 1774.

  [256] Mémoires de Benvenuto Cellini, liv. Ier.

  [257] Le roi François Ier avait pour habitude de donner le revenu
  des abbayes aux grands artistes; l'art put louer cette
  générosité, mais elle altéra les biens sacrés des églises. Voir
  mon _Eglise au moyen-âge_.

  [258] On lui attribue le Persée qui coupe la tête de Médée, dans
  le palais Pitti.

Diane de Poitiers fut spécialement la protectrice, durant toute sa vie
d'un art presque perdu, les belles poteries, et d'un artiste dont
le nom glorieux doit survivre à tous les oublis, Bernard Palissy, qui
eut à lutter contre la misère, la douleur et la jalousie[259]; ses
poteries furent des chefs-d'œuvre d'un fini aussi parfait que les
plus beaux vitraux du moyen-âge.

  [259] Bernard Palissy était né dans le diocèse d'Agen, en 1501.
  Sa descendance existe encore inconnue dans un petit village sur
  les limites du Perigord. Les grandes œuvres de Bernard Palissy
  appartiennent surtout à l'époque de Catherine de Médicis et au
  règne de Henri II; elles sont d'une grande beauté. La si
  remarquable collection de poteries et d'émaux de M. le baron
  Seillière, au château de Mello, possède deux assiettes admirables
  marquées des chiffres de Catherine de Médicis et de Henri II.

Lorsqu'on parcourt aujourd'hui les riches et très-rares galeries des
amateurs de la Renaissance, on est frappé de l'art merveilleux de ces
peintures sur émail qui reproduisent les sujets les plus divers de
l'histoire, de la fable et de l'Écriture-Sainte, avec des couleurs si
belles, si variées qu'on retrouve difficilement; le vert glauque de la
mer, le rose tendre, le bleu céleste, teintes charmantes inaltérables,
qui paraissent aussi brillantes après quatre siècles, que lorsqu'elles
furent placées sur l'émail et l'argile. Ces poteries étaient-elles
destinées au service de la table ou bien servaient-elles de simple
ornement sur des étagères? Elles avaient l'un et l'autre emplois
aux châteaux: on voit dans les tableaux de la Renaissance les
dressoirs et armoires tout remplis de ces poteries rangées autour de
la salle des festins; les plats, les assiettes, les vases sont étalés
comme ornements. Aux jours des grandes solennités, ils servaient pour
l'usage des convives; les varlets portaient sur ces poteries le
faisan, le paon, la hure de sanglier, et dans les Paul Veronèse, les
levriers lèchent des plats émaillés de mille couleurs[260]. L'aspect
d'un festin royal de la Renaissance était magnifique: une large table
couverte de statues d'argent, de vases et de coupes ciselés par
Benvenuto Cellini; les mets servis sur les poteries d'émail de Bernard
Palissy, égayées par les verreries de mille couleurs que les artistes
vénitiens et bohémiens façonnaient en coupes, en amphores.

  [260] Collect. du Louvre.

Les huguenots attaquaient déjà ce luxe, cette magnificence que
protégeait Diane de Poitiers; avec leur haine des images, avec leur
austérité de vêtements, ils ne pouvaient souffrir ces joies, ces
brillantes expressions de l'art. Avec le triomphe de la réforme,
jamais la Renaissance n'aurait donné au monde ses éclatants produits.
Diane de Poitiers soulevait la haine du parti protestant, par ce
luxe de la vie, cette grâce païenne d'ornementation. D'après les
calvinistes, tout l'art devait consister dans des maisons blanches et
propres, sans tableaux ni sculptures, où, assis sur des bancs de bois,
ils auraient assisté à la lecture de la Bible; un artiste pour eux
était un païen, un débauché, amoureux de la forme. Si déjà les
huguenots brisaient les statues des saints ou de la Vierge dans les
cathédrales, à plus forte raison ils jetaient leur malédiction sur les
artistes, qui peignaient dans leurs tableaux passionnés les figures de
Diane, de Vénus ou d'Hébé. On s'explique ainsi très-bien la répugnance
des artistes pour le calvinisme; un ou deux seulement adoptèrent la
réforme: froids sculpteurs, architectes corrects, ils firent des
portiques, des escaliers, dessinèrent des allégories; mais la chaleur
de la vie païenne leur manquait[261]: leurs œuvres ne parlent
jamais aux passions ardentes qui sont l'art.

  [261] Sous Henri II, nous parlerons de Jean Goujon.



XXII

LA RENAISSANCE DANS LES LETTRES.--INFLUENCE DE DIANE DE POITIERS ET DE
LA DUCHESSE D'ÉTAMPES.

1530-1545.


Si dans la transformation de l'art du moyen-âge par la Renaissance, le
paganisme grec imprima la beauté et la grandeur de la forme à la
peinture, à la sculpture, à l'orfévrerie, à l'architecture, en fut-il
de même pour ce qu'on a appelé la Renaissance des lettres, dont la
gloire est attribuée à François Ier? Cette question est grave, et, à
mon sens, ce qu'on a appelé la Renaissance dans les lettres ne fut, à
quelque point de vue, qu'une invasion des idées, des formes de
l'antiquité dans la langue et la littérature nationales; car ce serait
une erreur de croire que le moyen-âge n'avait pas sa littérature, ses
poëtes, ses versificateurs, ses historiens. La Renaissance du XVIe
siècle ne fit que substituer un chaos d'érudition à la simplicité de
la langue nationale[262], vivante et belle. Elle fut une époque
de bizarrerie, une invasion étrangère dans la tradition française.

  [262] Je suis entré dans de grands détails sur la littérature du
  moyen-âge dans mon _Philippe-Auguste_.

Au XVe siècle, les poëmes de chevalerie vivaient encore dans leur
grâce et leur fécondité: ils racontaient des aventures merveilleuses,
des féeries, des prouesses extraordinaires. La génération alors les
lisait avec avidité; elle y trouvait son plaisir, sa distraction, ses
mœurs, son histoire. Les poésies d'Alain Chartier, de Charles
d'Orléans, d'Eustache Deschamps[263] respirent une fraîcheur, une
naïveté d'image et d'expression claire et simple. Le pur moyen-âge,
l'époque qui produisit les trouvères et les troubadours, le _Roman de
la rose_, fut aussi littéraire qu'aucun autre temps; et, quant à
l'histoire, quand elle ne compterait que Froissard, Monstrelet et
leurs chroniques sérieuses et charmantes, ce serait suffisant pour
grandir et glorifier un siècle: Froissard, tout à la fois ami du vrai
et du merveilleux, qui promenait sa riche imagination et son enquête
exacte sur les plus grands événements, en France, en Angleterre, en
Flandre et en Espagne[264]!

  [263] Ces trois poëtes vécurent dans le XIVe siècle, sous Charles
  VI. La plupart de leurs poésies sont encore inédites ou mal
  éditées; le manuscrit, no 7219 Biblioth. Impériale, contient les
  ballades d'Eustache Deschamps.

  [264] La chronique de Froissard n'a besoin ni d'explication ni de
  commentaires; je connais un érudit qui a fait sa renommée en
  promettant depuis 30 ans une édition commentée des grandes
  chroniques.

Dira-t-on qu'il y a trop de crédulité dans ces épopées historiques,
trop de détails minutieux? mais le merveilleux n'est-il pas ce qui
fait vivre l'homme, ce qui fait épanouir son cœur, ce qui enchante
son existence. La langue que parle Froissard est simple, facile,
intelligible à tous: aucune obscurité dans les mots primitifs et
clairs qui expriment les sentiments de l'âme, ou qui racontent les
épisodes, les événements avec une ravissante fantaisie.

A toutes ces beautés, qui ont leur origine dans la nationalité
française, que substitua la Renaissance? Pour la langue, un jargon
inintelligible, un mélange de grec et de latin obscur, pédant, un
bariolage autour de la primitive langue[265], des mots composés
introduits dans la grammaire de ce temps qui exigent des commentaires,
et qu'on ne peut lire sans le secours d'un vocabulaire spécial
que les érudits enthousiastes sont forcés de placer à la fin de leur
édition. Rabelais fut l'expression la plus vraie de ce langage
transformé. Attiré par quelques sommaires de chapitres piquants, le
lecteur pénètre dans son livre, et il est bientôt enveloppé de
ténèbres et d'allusions grossières; son texte est plus difficile à
retenir que la pure langue d'Horace et de Virgile; chaque mot exige
une explication dont le sens obscur et enclavé dans le grec et le
latin, se développe d'une façon lourde et fastidieuse.

  [265] On a depuis appelé ce jargon inintelligible le
  Rabelaisnisme; il a eu des imitateurs modernes, et
  particulièrement M. de Balzac; je n'ai pas à juger ses œuvres
  d'une cruelle et fatale analyse qui a tué toutes les nobles et
  saintes illusions.

A l'esprit de gracieuse fantaisie ou de vérité naïve du moyen-âge, la
Renaissance substitua l'école critique et d'examen qui n'est pas la
certitude et la trouble souvent; on eut des commentateurs à l'infini,
on voulut tout expliquer par de subtiles interprétations: Scaliger,
Vatable, Ramus, Agrippa, Erasme, Oécolampade, cette pléiade de noirs
docteurs qu'ont-ils enseigné, qu'ont-ils distrait? Une épopée
chevaleresque vous menait dans un monde inconnu, une chronique
rapportait les faits à travers les mœurs de la génération; mais que
vous révélait un érudit du XVIe siècle dans cette dispute sur les
textes qu'avait enfantés la réformation? Alors furent abandonnés les
lectures attrayantes: les _Quatre fils Aymon_, le _Roman de
Pierre de Provence_ et de _la Belle Maguelone_, _Jehan de Saintré_ et
la _Dame des belles cousines_, pour les livres fastidieux de Casaubon
ou les dissertations de Vatable. Froissard, Monstrelet furent
dédaignés; on eut les froides histoires; on se passionna pour les
textes de l'antiquité, on pensa moins à la vieille France qu'à la
Grèce, à l'Assyrie, à Rome.

L'origine de cette invasion étrangère fut dans l'émigration
bysantine[266] qui suivit la prise de Constantinople par les Turcs. A
cette époque de faiblesse et de décadence, Constantinople était
remplie de rhéteurs et de grammairiens qui, par Venise, inondèrent
l'Italie. Si la ville de Constantin[267] était encore grande au XVe
siècle par son luxe et son industrie, son génie d'invention dans les
arts de la mécanique, elle tombait au bruit des disputes scholastiques
dans ses écoles pleines de sophistes et de discoureurs. Venise
recueillit les arts, les ouvriers en soie, en tapis, en verre de
couleur, elle abandonna les savants à l'Italie. La République s'occupa
même très-peu des manuscrits des bibliothèques, qu'elle abandonna à
quelques protes d'imprimerie, les Manuccio. Il n'en fut pas de même de
l'Italie qui s'abreuva de grec, de latin, d'hébreu et de syriaque. On
s'enthousiasma pour Lascaris, le chef de cette émigration
scientifique, et le moyen-âge fut délaissé. On traita de folie
l'_Orlando furioso_, et, plus tard, le Tasse fut jeté dans une maison
d'aliénés. On eut alors les textes d'Aristote, de Platon, des
philosophes de l'école d'Alexandre; on se perdit en subtilités sur la
plus inutile des sciences, la philosophie résumée en aphorisme
d'enseignement. Ce fut la Renaissance qui créa cette classe d'érudits
qui vécurent sur les textes comme les vieilles chenilles sur les
feuilles, rongeant les pensions du roi, tandis que les poëtes, les
écrivains qui immortalisaient le pays, étaient dans toutes les
privations de la vie. Oui, il fallait accueillir les ouvriers
bysantins qui portaient l'art de tisser la soie et l'or, le secret du
feu grégeois et des machines hydrauliques; mais ces rêveurs de
scholastiques à quoi pouvaient-ils servir? Grandir les subtilités d'un
peuple, c'est avancer sa ruine morale, et les Grecs de Bysance
eux-mêmes en avaient donné l'exemple. Ce furent des explications de
textes qui, multipliées à l'infini, se transformèrent en disputes
d'école; et ces disputes, à leur tour, produisirent la guerre civile
du XVIe siècle. Le heurtement des doctrines aboutit tôt ou tard aux
batailles sanglantes, et l'esprit de critique eut son couronnement
dans la guerre civile. Nul ne pouvait nier la beauté des œuvres
antiques; mais ces beautés exclusivement grecques, transportées sur
une terre étrangère, devaient altérer l'essor du génie national, comme
une invasion étrangère opprime un pays. Il n'est pas vrai que la
France alors fut barbare: elle avait sa langue, son génie, sa
littérature; ce qu'on appelle la Renaissance fut l'oppression de ce
génie même par la scholastique bysantine.

  [266] La grande émigration des savants grecs se fit par Venise:
  ils vinrent la plupart s'abriter à Rome sous la protection des
  papes. (Voir Muratori, _Annales_, ann. 1470.)

  [267] Constantinople était riche de toute industrie au XVe
  siècle; il faut regretter que Gibbon n'ait pas traité ce sujet;
  Ducange en a dit à peine un mot dans son admirable livre:
  _Histoire de Constantinople_.

Le merveilleux, qui ne meurt jamais chez un peuple, subit même une
triste transformation: comparez les charmantes féeries des romans et
des épopées du moyen-âge avec _les centuries_ de Nostradamus. Le
savant est crédule aussi; mais il est obscur, ennuyeux. Ce qu'on
appelle les érudits disputeurs ne grandirent pas la vérité, seulement
ils la rendirent invisible par la pesanteur de leur forme; ils
changèrent la féerie en devination et le merveilleux en crédulité
pedante[268].

  [268] _Les Centuries_ de Nostradamus. Aix, 1580; ils ont eu 20
  éditions au XVIe siècle.

Aussi le temps a fait justice de ces scholastiques: que reste-t-il, je
le répète, de Casaubon, de Vatable, de Oécolampade, de Scaliger,
est-il possible de les lire tous sans un immense ennui et le sentiment
de leur inutilité? Tandis que Froissard, Philippe de Commines,
Monstrelet se lisent et se liront toujours avec un charme particulier
tant que vivra la langue française. Combien donc eut raison Diane de
Poitiers d'aimer, de protéger la littérature du moyen-âge, les
chevaleresques débris de ces temps poétiques. Au contraire, la
duchesse d'Étampes, dominée par les érudits de la Renaissance, engagea
le roi à fonder cette institution qui fut depuis appelée le _Collége
de France_[269], d'abord simple collége de langue, d'enseignement de
l'hébreu, du grec, du syriaque, pour lesquels on instituait des
chaires spéciales. Il y avait ici un but d'utilité; le mal fut de
donner trop d'importance à ces travaux d'érudition sur des textes qui
changèrent l'esprit et les tendances de la littérature du moyen-âge.
La Renaissance eut pour résultat définitif de créer le doute dans
l'explication des livres saints, de remplacer l'autorité par
l'incertitude, la simplicité, la naïveté historiques par des travaux
où un docte esprit de parti remplaça la vérité des chroniques. De Thou
détrôna Froissard, la poésie quitta les habits des trouvères et des
troubadours pour des robes d'emprunt grecques et romaines.

  [269] Le Collége de France fut fondé après la paix de Cambrai.

Tandis que Diane de Poitiers protégeait plus spécialement la
réimpression des romans de chevalerie, image de l'ancien caractère
français, et qu'elle faisait accepter par le roi la dédicace d'_Amadis
des gaules_[270], la duchesse d'Étampes laissait mettre son nom à la
tête des psaumes de Luther et de Calvin. Diane voulait une France
revêtue d'armures brillantes, le casque à plumes flottantes, la cotte
de mailles d'argent; la duchesse d'Étampes la plaçait sous la calotte
doctorale. L'une la faisait assister aux tournois, aux belles fêtes de
la chevalerie; l'autre la faisait asseoir sur les bancs de l'école,
avide de la parole des docteurs. Et cependant plus que jamais la
France avait besoin de son attitude guerrière!

  [270] La Biblioth. Impér. possède un bel exemplaire de l'_Amadis
  des Gaules_, avec une dédicace au roi François Ier. (Fonds
  réservés.)



XXIII

MODIFICATION DE LA DIPLOMATIE DU MOYEN-AGE.--ALLIANCE POLITIQUE DE
FRANÇOIS Ier AVEC LA PORTE OTTOMANE ET LES LUTHÉRIENS.

1540-1547.


Le traité de Cambrai, bien qu'il eût modifié sous quelques points de
vue les conditions inflexibles de la convention de Madrid, était
encore trop dur pour les forces relatives qu'il laissait à la France;
il était donc dans la nature des choses que François Ier cherchât tous
les moyens de secouer cette situation humiliante pour un pays si
robuste encore, soit par une nouvelle guerre, soit par des alliances
politiques qui lui feraient regagner le terrain perdu. L'influence de
la duchesse d'Étampes, en détournant le roi des idées et des
conditions du moyen-âge, l'avait rendu plus facile sur les moyens de
trouver des alliés au dehors et des forces nouvelles dans sa
politique.

Depuis la croisade jusqu'au XVe siècle, l'union des princes chrétiens
contre les infidèles dominait les alliances politiques, et la
chrétienté tout entière s'était ébranlée pour se jeter sur
l'Orient[271]. Sous François Ier, cette opinion s'altérant, le roi de
France osa appeler à son aide la puissance ottomane, chose étrange et
nouvelle. On n'avait pas d'exemple d'une telle hardiesse, et les
chroniques de la croisade parlent avec indignation des tentatives de
l'empereur Frédéric II pour essayer un traité d'alliance avec les
soudans et les émirs de l'Égypte et de la Syrie[272].

  [271] Voir mon _Philippe-Auguste_, sur la croisade en Orient.

  [272] La vie de Frédéric Barberousse, qui régna de 1185 à 1191, a
  été recueillie dans la chronique d'Othon de Fresingue.

Dans la situation difficile où se trouvait François Ier, sous cette
étreinte de traités inflexibles, il tourna les yeux vers la puissance
conquérante des Ottomans, qui avait pour grand ennemi Charles-Quint.
Et comme si ce n'était pas assez, le Roi tendit également la main aux
princes luthériens d'Allemagne, résolution au moins aussi hardie dans
les idées du temps. Qui ne sait l'indignation qu'inspirait l'hérésie à
l'époque croyante? Les chroniques rappelaient la cruelle guerre des
Albigeois[273]: une croisade s'était formée contre eux, et l'on avait
vu les féodaux du Parisis, de la Normandie, de la Brie et de la
Champagne s'élancer sur les belles terres du Midi, et s'emparer des
fiefs de Toulouse, Montpellier, Alby et Carcassonne. L'Eglise
pardonnait beaucoup aux féodaux: la joie des festins, les mœurs
faciles avec les châtelaines du Midi; mais un pacte avec les infidèles
ou les hérétiques était une acte en dehors de la civilisation et des
mœurs de la société.

  [273] Sur la guerre des Albigeois, on peut consulter la chronique
  de Pierre de Vaulxcernai, ad. ann. 1220.

La politique hardie de François Ier changea toutes ces idées[274];
tandis que les armées ottomanes menaçaient la Hongrie, il signait une
alliance avec la sublime Porte, afin de lutter, aidé de ces forces
immenses, contre son ennemi le plus acharné. Le Roi ne vit dans les
Turcs que des auxiliaires pour seconder sa résistance à la monarchie
universelle de Charles-Quint: cette alliance avec Soliman, le roi de
France n'osa point d'abord l'avouer; elle fut tenue secrète, car elle
aurait suscité mille indignations dans la chrétienté menacée.

  [274] François Ier sentait si bien la hardiesse de sa démarche,
  qu'il s'en justifia personnellement dans une lettre particulière.
  _Litt. Francisc. I. apud Freher_, t. III, _Rerum Germanii_.

Ce qui fit la grandeur de Charles-Quint, ce fut l'universalité de sa
pensée; il n'en dévia jamais: il avait compris que, pour reconstituer
l'empire de Charlemagne, le premier gage qu'il devait donner à la
politique, c'était l'expulsion des Turcs de l'Europe. Il voulut donc
s'assimiler toutes les forces, apaiser cette sorte de guerre civile
que les opinions nouvelles suscitaient dans la chrétienté, et à l'aide
de cette fraternité de tous les peuples chrétiens, arriver à la
reconstitution de l'Empire.

Il y avait au fond du cœur de Charles-Quint sans doute une pensée
d'ambition et de grandeur personnelle, et la couronne de Charlemagne
était son but; mais toute pensée universelle est par cela même un
progrès dans l'histoire de l'humanité. François Ier, au contraire,
soit par nécessité, soit par les tendances même de son caractère,
divisa les opinions, les intérêts de l'Europe autant qu'il le put; il
traita directement avec les Turcs, que Charles-Quint voulait expulser
de l'Europe; il les appela pour ainsi dire dans le cœur de
l'Allemagne, sur les côtes de la Méditerranée, en Italie; il tendit la
main aux pirates, aux barbaresques sur les côtes d'Afrique, d'où ils
menaçaient l'Espagne et la Provence; il ne recula pas devant un
système de subsides et de tribut payés aux barbares. Charles-Quint
suivit une politique contraire; après ses victoires d'Afrique, il
signa un traité de délivrance pour tous les esclaves chrétiens qui
allèrent proclamer la splendeur de son nom en Europe.

Le roi François Ier agit avec hardiesse auprès des électeurs
protestants de l'Allemagne: il signa la ligue de Smalkalde contre
l'empereur Charles-Quint, origine du morcellement de l'Allemagne, et
qui la rendit impuissante pendant un siècle[275]; la ligue de
Smalkalde créait cette anarchie qui se transforma plus tard en
fédération, toujours indécise, si lourde à se mouvoir; les luthériens
firent bien quelques démonstrations insignifiantes contre l'invasion
des Turcs dans la Hongrie et l'Autriche, mais l'Allemagne fut absorbée
dans sa propre guerre civile d'États à États.

  [275] La ligue de Smalkalde fut signée le 5 février 1531. Voyez
  Sleidan, _Comment._ lib. VII. Le principal instigateur avait été
  Jean-Frédéric, électeur de Saxe. Les catholiques signèrent la
  ligue d'Augsbourg.

Cette politique de François Ier fut dénoncée à l'Europe chrétienne par
Charles-Quint; c'était une belle époque pour l'Empereur; il venait de
signer son traité avec Muley-Assan. Le roi maure de Tunis, en se
déclarant le vassal de l'Espagne, délivrait vingt mille esclaves
chrétiens que Charles-Quint fit revêtir de riches habits avant de les
rendre à leur patrie. François Ier prenait parti, au contraire,
pour les Turcs et les luthériens?

Ce fut alors que, pour se justifier, le roi de France crut essentiel
de laisser le cours de la justice s'accomplir à l'égard des opinions
nouvelles qui pénétraient dans les écoles et les universités[276].
Pour s'expliquer le système de répression des calvinistes par le
Parlement et le Châtelet, il faut se rappeler qu'en France
l'inquisition n'avait pas été admise comme elle l'était en Espagne:
l'inquisition, sorte de jury, constatait l'hérésie, et la main
séculière ensuite appliquait la peine prononcée par les vieux édits de
Ferdinand et d'Isabelle.

En France, la Sorbonne jugeait la doctrine, constatait l'hérésie; le
Châtelet, pouvoir de police, faisait l'enquête, et le Parlement
prononçait l'arrêt. Le roi intervenait rarement dans ces sortes de
procès, et il fut presque toujours enclin à faire grâce, témoin les
vers si pleins de reconnaissance de Clément Marot, adressés à la
duchesse d'Étampes, la protectrice des Huguenots. Et pour les esprits
sérieux et politiques, j'oserai examiner une question grave, à savoir
si le refus d'admettre l'inquisition en France ne fut pas une
faute considérable de la part des rois. Il faut prendre les opinions
d'un siècle dans les conditions qu'elles se produisent: le
catholicisme alors était la doctrine gouvernementale, il constituait
l'unité: admettre une autre doctrine, c'était briser cette unité qui
est la force des pouvoirs, et la preuve en est qu'un siècle de guerre
civile fut légué à la France et à l'Allemagne par la réformation.

  [276] J'en ai recueilli et publié les preuves dans mon _Histoire
  de la Réforme_.

Au contraire, l'Espagne du XVIe siècle grandit dans sa magnificence,
grâce à l'unité des doctrines que protégeait l'inquisition; au milieu
des périls que créait la présence des maures, des juifs, des faux
chrétiens, l'Espagne ne développait ses forces que par la surveillance
attentive et les moyens répressifs; tous les pouvoirs forts et menacés
qui veulent sauver un pays ont besoin de ces deux forces: la police et
la répression. Les deux comités de _salut public_ et de _sûreté
générale_ sous la Convention nationale ne furent que les formes de
l'inquisition appliquée à la politique; or, au moyen-âge, le
catholicisme c'était le gouvernement; si bien que, jusqu'à ce qu'un
droit public nouveau se fût formé au XVIIIe siècle, la guerre
européenne et civile eut pour principe le catholicisme et la
réforme. La vieille Espagne découvrait un nouveau monde, arrêtait les
conquêtes des Turcs à Lépante, jetait à flots d'or sa poésie, ses
drames, ses artistes en vertu de sa force, de son unité, de son repos
maintenus, par l'inquisition[277].

L'attitude même prise par François Ier, la protection accordée au
parti luthérien par Marguerite sa sœur, amena en France
l'organisation plus serrée du parti catholique, et dès ce moment il
entoura fortement la haute famille des Guise. Si la duchesse d'Étampes
protégeait le prêche, les poëtes tels que Marot, les universitaires
commentateurs de la Bible; les Guises avec Diane de Poitiers
adoptèrent le parti contraire, et alors se développa le jeune amour du
duc d'Orléans, presque enfant, pour Diane de Poitiers; le second fils
du roi, en adopta publiquement les couleurs; le chiffre de Diane fut
brodé sur ses armures: il devint presque chef de parti, et il fut
question pour la première fois de son mariage avec Catherine de
Médicis.

  [277] Calderon, Lopèz de Vega, Cervantes, Murillo, s'honoraient
  du titre de familiers de l'Inquisition.



XXIV

LA JEUNE CATHERINE DE MÉDICIS.--LA COUR DE FRANÇOIS Ier.

1530-1535.


L'Italie était définitivement perdue pour la France en vertu de deux
traités solennels, et il semblait que tout espoir fut enlevé au roi
François Ier de recouvrer jamais cette terre de sa prédilection;
toutefois ce droit qu'il ne pouvait plus réclamer directement, il
cherchait à l'obtenir par des alliances intimes et des mariages
politiques. François Ier avait secondé de tous ses efforts le pape
Clément VII (de la famille des Médicis), et le souverain Pontife avait
caressé la pensée d'un projet de mariage entre sa propre nièce
Catherine de Médicis et un des fils du roi de France, le jeune duc
d'Orléans, le chevalier courtois de Diane de Poitiers[278].

  [278] Correspondance des cardinaux Grammont et de Tournon,
  négociateurs du mariage, 21 janvier 1533.

Les Médicis étaient d'une puissante race, d'une illustration,
toute personnelle, petits-fils de simples marchands de laines et de
soie. Or, s'allier au roi de France était pour eux un grand honneur.
François Ier, à son tour, trouvait dans ce mariage un principe
d'influences personnelles en Italie. Indépendamment de sa dot en
ducats d'or, Catherine de Médicis apportait comme héritage le duché
d'Urbino, et comme éventualité, même le grand-duché de Toscane; et, ce
qui était plus considérable encore pour le roi de France, ses
prétentions sur Reggio, Modène, Pise, Livourne, Parme et Plaisance. Le
chroniqueur Martin du Bellay, en récapitulant ainsi les avantages
considérables qu'apportait la princesse italienne, raconte que,
lorsque les trésoriers de France se plaignirent au maréchal Strozzi de
l'exiguïté de la dot, le maréchal répondit: «Oui, la dot est petite,
l'argent est d'un poids léger; mais vous oubliez que madame Catherine
apporte en plus, trois bagues d'un prix inestimable, la seigneurie de
Gênes, le duché de Milan, le royaume de Naples.» Paroles qui ne
peuvent être prises que dans un sens figuré et comme une espérance,
car Catherine de Médicis n'avait aucun droit légal, sérieux sur ces
seigneuries; seulement le maréchal voulait dire que, par cette
alliance avec le pape et les Médicis, François Ier reprenait
moralement sa situation en Italie, et qu'il y retrouvait toutes les
prétentions des Valois[279].

  [279] Le pape et François Ier s'étaient vus à Marseille. Comparez
  Dubellay, liv. IV, et Belcarius, liv. XV, no 48: j'ai donné
  beaucoup de détails dans mon livre sur _Catherine de Médicis_.

Aussi Charles-Quint, profondément affecté de ce mariage, fit tous ses
efforts pour l'empêcher; puis, il voulut opposer les Sforza aux
Médicis, et donna lui-même une de ses nièces à ce vigoureux
condottieri du Milanais: François Sforza appartenait à une famille
également issue de sa propre fortune. L'Empereur se tourna vers le duc
de Savoie, ce gardien des Alpes, et lui offrit aussi une alliance de
famille: Charles-Quint voyait bien que François Ier n'avait pas
abandonné ses belles illusions sur l'Italie, et que le dernier mariage
tendait à les réaliser[280]. Il voulut donc y mettre obstacle.

  [280] Sur la politique de Charles-Quint en Italie, Guichardin est
  fort curieux, liv. XX.

Catherine de Médicis à Fontainebleau, c'était comme l'Italie tendant
les bras à la France; le pape devenait l'allié du roi, comme on voit
sur la grande mosaïque de Rome le pape Adrien tendant la main à
Charlemagne. François Ier souriait à l'Italie comme à un souvenir
de ses belles et premières années. Toutefois, la situation personnelle
de Catherine de Médicis à cette nouvelle cour devenait d'une extrême
délicatesse. La jeune Florentine trouvait le duc d'Orléans en plein
amour avec Diane de Poitiers, et, chose étrange, Catherine de Médicis,
qui avait dix-huit ans à peine, se trouvait en rivalité avec une
maîtresse de plus de trente-cinq ans, si belle pourtant, qu'on
croyait, je le répète, que la magie seule avait pu conserver ces
traits inaltérables, cette fraîcheur de jeunesse qui faisait
l'admiration de maître El Rosso et du Primatice.

Avec une habileté qui tenait de sa nature italienne, Catherine de
Médicis ne heurta nullement cette situation; elle ne manifesta ni
dépit ni colère, elle avait subi à Florence d'autres spectacles; elle
s'était habituée à ces doubles amours, à ces sentiments partagés.
Étrangère en France, jetée au milieu d'un monde inconnu, son but fut
de plaire à chacun, de s'associer aux plaisirs d'une cour charmante,
d'y créer des distractions nouvelles à l'italienne, de se faire aimer
surtout de François Ier, déjà maladif, et qu'une vieillesse prématurée
menaçait autant dans son ambition que dans ses plaisirs; le Roi
partageait sa vie entre Fontainebleau, Amboise et Saint-Germain.
Catherine de Médicis le suivait partout, sans se prononcer dans ses
préférences entre Diane de Poitiers et la duchesse d'Étampes, se
contentant de leur sourire à toutes deux, de se faire à elle-même une
cour particulière dans cette cour générale, où chacun devait avoir sa
dame et son amour. Brantôme, plein des souvenirs de cette époque,
raconte dans son naïf langage que le Roi «voulait fort que tous les
gentilshommes se fissent des maîtresses, et s'ils ne s'en faisaient,
il les estimait mal et sot, et bien souvent aux uns et aux autres, il
leur en demandait les noms et promettait de leur dire du bien et de
les servir[281].»

  [281] Brantôme, _Les Dames galantes_.

Telle était, au reste, la loi de la chevalerie, les dames étaient les
pensées, la préoccupation de tous les gentilshommes; seulement à
l'époque de François Ier, les idées payennes et artistiques s'étaient
introduites à la cour; il ne n'agissait plus toujours de la fidélité
inaltérable, du culte religieux du chevalier pour sa dame, comme dans
le roman d'Amadis. Ces dames elles-mêmes passaient d'un amour à un
autre, et selon Brantôme encore, «la duchesse d'Étampes ne gardait
pas grande fidélité au Roi, ainsi qu'est le naturel des dames, qui ont
fait autrefois profession d'amour.» Le Roi semblait s'y résigner, et
tout jeune homme n'avait-il pas écrit ces vers sur un vitrail.

    Souvent femme varie,
    Et bien fol qui s'y fie.

Brantôme cite un nom ou deux parmi les amants de la duchesse
d'Étampes, mais Brantôme est une de ces charmantes mauvaises langues
qu'on écoute plaisamment sans les croire toujours[282]. Le parler
d'ailleurs à cette époque était plus libre que les mœurs n'étaient
mauvaises; il ne gardait ni voile ni draperie; le nu conserve sa
chasteté, témoin la Vénus antique. A cette cour qui parlait la langue
de Boccace, il y avait respect pour les dames à côté des récits
d'amour. «Le Roi, continue Brantôme, faisait bien mieux de recevoir
une si honnête troupe de dames et de demoiselles dans sa cour que de
suivre les errements des anciens rois du temps passé, qui se faisaient
accompagner par des femmes de mauvaise vie[283].» Brantôme se
sert d'une expression plus hardie et plus naïve qu'il serait difficile
de rapporter.

  [282] J'aime Brantôme, mais il est impossible de se fier à ses
  récits; il parle toujours par des ouï dire, et les aventures
  scandaleuses ont besoin d'autres témoignages pour passer dans
  l'histoire.

  [283] Je n'ai trouvé qu'un seul document (sous Charles VII), qui
  constate la présence de femmes impudiques auprès des rois; mais
  c'était à la guerre et peut-être dans le désordre des camps.
  Brantôme parle encore par _ouï-dire_.

Catherine de Médicis sut ardemment plaire à la cour, avide de plaisirs
nouveaux: à cheval dans les bois, toujours en selle aux chasses du
Roi, elle inventa des étriers d'une forme élégante, qui laissaient
voir la plus jolie jambe du monde; placée entre Diane de Poitiers et
la duchesse d'Étampes, elle leur donnait l'exemple du courage sur des
haquenées fougueuses; chaque rendez-vous de chasse offrit une fête à
la florentine, ou une soirée à la vénitienne; doux souvenir de
l'Italie. Il y eut des représentations scéniques, des spectacles, où
les feux se mélèrent à l'eau; des chanteurs à la voix douce,
ravissaient la cour. Catherine, fort liée avec le Primatice et
Benvenuto Cellini, attira après eux tout ce que l'Italie avait
d'artistes pour embellir les fêtes: les jardins furent ornés comme des
décors de théâtre; on enlaça des chiffres d'amour dans la Salamandre,
symbole de François Ier. On trouve quelques-unes de ces Salamandres
parsemées sur les châteaux d'Amboise et de Blois; une seule,
pauvre délaissée, est encore aux flancs d'une pierre rongée sous une
porte basse dans la cour de Fontainebleau[284]; nul ne la remarque
dans cette royale demeure, dans ces jardins solitaires que le
Primatice a dessinés.

  [284] La Salamandre se trouve sur l'aile des bâtiments de la
  troisième cour à gauche; la porte est presqu'en ruine.



XXV

LA FRANCE ENVAHIE UNE SECONDE FOIS PAR CHARLES-QUINT.

LA TRÈVE DE DIX ANS.

1533-1538.


L'irritation profonde que l'empereur Charles-Quint manifestait dans
toutes les occasions contre la déloyauté du Roi de France, devait à la
fin éclater par la guerre sérieuse sur une grande échelle; le
territoire de la monarchie fut bientôt envahi par ses extrémités: la
Provence et la Picardie, car l'immense empire de Charles-Quint,
enlaçait toutes les terres de France, comme dans de fortes tenailles,
par l'Espagne, les Flandres et la Franche-Comté, tandis que la
défection du duc de Savoie lui livrait les Alpes. Charles-Quint
paraissait si sûr de la victoire et de la conquête, qu'il avait dit à
son historien Paul Jove[285], «de le suivre sous sa tente, et de
tailler sa plume parce qu'il aurait bientôt de la grande besogne.»
Etrange historien que Paul Jove, faisant et defaisant les renommées au
milieu de sa villa splendide du lac de Como, bâtie sur les ruines du
palais de Pline, entouré de portraits des hommes illustres dont il
écrivait la vie avec l'histoire de son temps; on l'accusait de
corruption, il acceptait des présents de toutes mains, il vivait
grandement, dans les banquets parmi les courtisanes, recevant des
chaînes d'or, des sacs de ducats de tous ceux dont il faisait l'éloge.
Triste coutume alors admise que cette corruption! témoin l'Arétin, le
cynique entre tous, qui fit même sur Paul Jove plus d'une
épigramme[286].

  [285] Paolo Giovo; il était né le 19 avril 1483; son livre,
  très-remarquable, porte le titre: _Historiarum sui temporis ab
  ann. 1494 ad ann. 1544_, libri XLV. L'édition princeps est de
  Florence, 2 vol. in-fo, 1550.

  [286] La plus dure épigramme de l'Arétin sur Paolo Giovo, est son
  épitaphe:

    _Qui giace Paolo Giovo ermafrodito
    Quel vuol dire in vulgar moglie et marito._

Ce fut un triste temps pour la Provence, que celui de l'invasion des
Allemands et des Espagnols sous Charles-Quint; toutes ces terres aimées
du soleil, depuis Nice jusqu'à Toulon furent couvertes de reîtres, de
lansquenets, de bandes italiennes et savoyardes, qui dévastèrent les
grandes cités: Aix, la capitale du roi Réné, Arles et Tarascon.
Marseille résista une fois encore; le capitaine de ses galères du nom
de Paulin ou Paul, arma tous ses habitants, plaça ses canons sur les
murailles et refusa de capituler. Cette résistance donna le temps à
l'armée de François Ier de s'avancer jusqu'à Avignon. Le Roi avait vu
que le péril était en Provence; il avait appelé à son aide les forces
turques, et déjà les galères au pavillon ottoman arrivaient dans le port
de Marseille. La défense de la Picardie fut confiée au duc de Guise; le
danger s'accroissait, car des corps de cavalerie flamande s'étaient
avancés jusqu'à Compiègne. Le duc de Guise, si grand capitaine, préserva
Paris d'une invasion[287].

  [287] Sur cette campagne de 1536, voyez le _Mémoire de_ LANGEY,
  lib. VI, et Paul Jove lui-même très-favorable à l'empereur
  Charles-Quint.

L'armée que conduisait le Roi depuis Lyon jusqu'à Avignon[288], était
bien l'image de la vive cour de François Ier; pleine d'ardeur et de
courage, elle gardait néanmoins cette légèreté de caractère, cet
esprit de folle galanterie qui ne l'abandonna jamais, et dont le Roi
donnait l'exemple: c'est ce qui faisait dire au maréchal de
Tavannes: «Charles-Quint voit les femmes quand il n'a plus d'affaires,
le Roi voit les affaires quand il n'a plus de femmes.» François Ier,
en effet, conduisait avec lui la duchesse d'Étampes; le dauphin jouait
à la paume avec sa belle maîtresse, la marquise de l'Estrange, et le
duc d'Orléans, le second fils du Roi, avait sous sa tente Diane de
Poitiers: il résultait de cette vie licencieuse, un certain désordre
dans la marche des troupes; nul ne pouvait contester le courage de
cette chevalerie, mais l'indiscipline était partout. En pleine route,
on jouait, on ballait, on donnait des tournois, des passes d'armes
avec la joie la plus franche, la plus folle; on répétait les grandes
actions des héros de chevalerie, si bien que Lanoue dit: «Si quelqu'un
eut voulu blâmer les Amadis, je crois qu'on lui aurait craché au
visage.»

  [288] Un premier camp retranché avait été établi entre Valence et
  Avignon (Voyez Belcarius, liv. XXI, no 48): le connétable de
  Montmorency le commandait.

Tout à coup une triste nouvelle se répandit dans le camp! le dauphin
tomba malade avec la rapidité de la foudre, il mourut le jour même
dans les bras de son père. Quelle fut la cause de cette mort subite,
de ce trépassement d'un tout jeune homme? Il fut dit bien des
suppositions: on parla d'un empoisonnement, par quelle main? Il fut
fait un procès criminel; Montécuculi condamné à mort pour cet affreux
événement, était-il coupable? le dauphin trempé de sueur avait
pris un verre d'eau glacée, puisé au ruisseau de la fontaine de
Vaucluse, il s'était alité pour ne plus se relever! La crudité de
cette eau des Alpes n'avait-elle pas produit l'effet d'un poison?
était-il besoin des trames de l'Espagne[289] pour amener les tristes
effets d'une pleurésie? Le dauphin était fort aimé: le maréchal de
Montmorency écrivait de lui «ne vistes oncque, homme à qui le harnais
fut plus séant que à lui.» Il fut pleuré longtemps après sa mort, et
Malherbe, dans une triste élégie, rappelle le souvenir de cette
mort[290].

    François, quand la Castille, inégale à ses armes,
          Lui vola son dauphin,
    Semblait d'un si grand coup devoir jeter des larmes
          Qui n'eussent jamais fin;
    Il les sécha pourtant, et comme un autre Alcide,
          Contre fortune instruit,
    Fit qu'à ses ennemis, d'un acte si perfide
          La honte fut le fruit.
    Leur camp que la Durance avait presque tarie
          De bataillons épais,
    Entendant sa constance, eut peur de sa furie
          Et demanda la paix.

  [289] Sleidan, _Commentaires_, liv. X.

  [290] Malherbe, _Stances à Du Perrier_, strophe 77.

Le poëte Malherbe ne parlait que par la tradition, il n'avait vu ni
les hommes ni les événements du règne de François Ier: le procès
poursuivi contre Montécuculi, jugé et condamné pour l'empoisonnement
du dauphin[291], comme agent de l'Empereur, ne constatait qu'un
résultat, la volonté de jeter un grand odieux sur la personne de
Charles-Quint, et de l'accuser d'un crime, au milieu de ses
conquêtes...

  [291] Montecuculi fut écartelé à Lyon. L'arrêt s'appuie sur
  l'empoisonnement. (Voyez les mémoires de Du Bellay, liv. VIII,
  comparez avec Sleidan, liv. X.)

A ce moment la politique de François Ier, soulevait une irritation
profonde dans toute la chrétienté menacée par les sultans;
non-seulement le Roi avait fait une alliance secrète avec le Turc,
mais encore il avait attiré, secondé ses entreprises, en Italie, en
Allemagne, afin d'amener un contre-poids à la domination universelle
de Charles-Quint. Dans le droit public de l'école moderne, une telle
politique eut été habile, justifiée; mais au sortir du moyen-âge, elle
était comme un sacrilége: ainsi il était avéré que dans l'expédition
de Provence, c'était moins le camp d'Avignon, la marche des Français
sur le bord du Rhône, qui avaient déterminé la retraite des flottes et
des troupes de Charles-Quint que la nouvelle reçue par l'Empereur, que
les Turcs et les Arabes d'Afrique se préparaient à débarquer sur
les côtes de Gibraltar et à soulever les maures si nombreux encore en
Espagne: Charles-Quint, à l'exemple de Ferdinand et d'Isabelle, avait
été d'une indulgence extrême pour les Maures qui restaient maîtres,
par le commerce et leurs richesses, des grandes cités de l'Andalousie:
Cordoue, Séville, Grenade, et des magnifiques huertas du royaume de
Valence. Pour contenir les Maures et sauver l'Espagne d'un
soulèvement, il fallut plus tard la politique sévère de Philippe II et
l'inflexible justice de l'inquisition. François Ier, en s'alliant avec
le sultan, mettait en péril la sûreté de l'Espagne et de
l'Italie[292].

  [292] Khair Eddyn Barberousse avait débarqué dans le royaume de
  Naples, et Soliman envahissait la Hongrie (1537).

Dans ces circonstances difficiles le pape Paul III voulut préserver la
chrétienté, en apaisant la haine profonde qui séparait Charles-Quint
de François Ier. La situation s'était un peu modifiée depuis la mort
du dauphin; le second fils du roi, Henri, sous l'influence de Diane de
Poitiers, était plus favorable à l'unité catholique, et dauphin de
France à son tour, il devait exercer une plus forte action sur la
politique du roi. Si le pape n'espérait pas une paix définitive, il
pouvait obtenir une trève suffisante pour repousser l'invasion
des sultans. Paul III proposait donc les conditions suivantes[293]: 1º
mariage du troisième fils du roi (devenu duc d'Orléans, depuis que le
duc d'Orléans était dauphin) avec Marguerite, nièce de Charles-Quint,
fille du roi des Romains (elle apporterait en dot le Milanais sous
l'hommage à l'empire); 2º confirmation du traité de Madrid et de
Cambrai; 3º engagement souscrit par François Ier, sur sa parole de
chevalier, de réunir toutes ses forces pour une croisade contre le
Turc; 4º renonciation loyale du roi de France à toutes les brigues et
ligues conclues et suivies avec les princes luthériens de l'Allemagne.
Moyennant ces conditions acceptées, on signait, non pas une paix
définitive, mais une trève de dix ans[294].

  [293] Sur ces négociations, voyez les mémoires de Du Bellay, liv.
  VIII.

  [294] Cette négociation fut protégée par la reine Eléonore, la
  propre femme de François Ier, et la sœur de Charles-Quint,
  (dépêche du mois de janvier, 1538).

Par ce traité ou trève, le troisième fils du roi, duc d'Orléans,
devenait duc de Milan. Pour s'expliquer cette faveur subite qui
entourait le duc d'Orléans, on doit dire qu'un parti dirigé par la
duchesse d'Étampes, entourait ce jeune prince pour l'opposer au
dauphin, lié à la politique des Guises et de Diane de Poitiers:
le duc d'Orléans devenait ainsi neveu de l'empereur, vassal du
saint-empire, et avec cette protection, il pouvait lutter contre la
domination du dauphin et la prépondérance de Diane. On laissait dans
l'indécision les droits de Catherine de Médicis; et c'était une
singulière position qu'on avait faite à cette jeune femme, qui devait
exercer plus tard une si grande action sur les affaires. En ce moment,
elle s'annulait comme influence politique: Devenue dauphine de France,
héritière de la couronne, elle laissait toute sa puissance à Diane de
Poitiers; il semblait qu'avec sa prescience italienne, elle devinait
que le temps n'était pas arrivé pour elle, et qu'il fallait cacher
sous l'amour des plaisirs et des distractions, des projets de
domination dans l'avenir. Ces sortes de caractères se rencontrent dans
l'histoire; il ne faut pas toujours croire que la légèreté des formes
soit une abdication absolue de l'ambition individuelle; dans les
mascarades chacun avait son déguisement, et Catherine cachait le
sceptre sous les grelots de la folie[295].

  [295] Voir ma _Catherine de Médicis_.

Le pape Paul III qui mettait un si haut intérêt à régler les
conditions de la trève, se rendit de Rome à Nice pour se placer dans
une sorte de pays neutre, d'où il pourrait négocier librement. Comme
il craignait que l'entrevue personnelle entre deux princes, si
profondément irrités, ne leur fît encore porter une fois la main sur
la garde de leur épée et n'aboutît qu'à un nouveau cartel, le pape
exigea que François Ier se tint du côté de la France dans le petit
village de Villanova à une lieue de Nice, tandis que Charles-Quint
résiderait du côté du Piémont, à Villa-Franca: le souverain pontife,
quoique accablé par les années, se rendait d'un village à l'autre,
portant des paroles de conciliation aux deux princes, afin d'aboutir à
l'apaisement de leurs griefs, œuvre difficile. Ce fut ainsi que par
sa douceur et sa patience, le pape Paul III amena la trève de dix ans,
si désirée: il fit taire les irritations violentes dans le cœur de
deux princes qui avaient juré de se venger; il leur révéla les
puissants intérêts de la chrétienté menacés par les invasions des
Turcs et par les prédications du luthéranisme, les deux faits
subversifs qui ébranlaient tout le droit public du moyen-âge[296].

  [296] Le traité pour la trève est du 18 juin 1538.



XXVI

CHARLES-QUINT A PARIS.--LA DUCHESSE D'ÉTAMPES.--LES FOUS TRIBOULET ET
BRUSQUET.

1538-1540.


La trève à peine signée, François Ier vint résider au château de
Compiègne, demeure royale située au nord de ses domaines, vieille
forêt des rois francs Mérovingiens. Durant sa dernière campagne, le
Roi souffrant et maladif avait été obligé de s'aliter: Quelques récits
de Brantôme ont donné lieu à d'autres légendes, elles disent: «que le
roi fut atteint du mal de Naples, et qu'un mari trompé se vengea
cruellement[297];» on a même supposé dans cette légende scandaleuse,
que ce mari était celui de la belle Féronnière. J'ai prouvé que cet
amour du Roi pour la Féronnière, se rattachait à la première période
du règne, à l'époque artistique de Léonard de Vinci. Ainsi, la légende
scandaleuse se modifierait singulièrement: pourquoi supposer une
cause libertine à une maladie qui put être le résultat des fatigues,
des tristesses et des déceptions: faut-il croire toujours Brantôme,
vieux conteur de scandales?

  [297] Je dois dire que Du Bellay le rapporte, _Mémoires_, liv.
  II.

Dans le château de Compiègne, à peine relevé de ses souffrances,
François Ier reçut la nouvelle d'une demande inattendue qui vint
surprendre et embarrasser son conseil; l'empereur Charles-Quint
annonçait que les Gantois, ces hardis flamands venaient de se
révolter, qu'il était à craindre que la plupart des villes de Flandres
ne suivissent cet exemple: l'Empereur demandait donc à son frère un
sauf-conduit pour traverser la France, afin de plus facilement
réprimer la révolte des cités. François Ier était informé de cette
révolte, car les Gantois s'étaient adressés à lui pour demander
concours et appui, comme ils avaient fait autrefois sous Louis XI (le
vieux rusé s'était bien donné garde de refuser, quand il s'agissait
d'abaisser l'orgueil de son puissant vassal le duc de Bourgogne),
François Ier, qui venait de signer la trève de dix ans, ne voulait pas
suivre l'exemple de cette politique; toutefois la lettre de
Charles-Quint embarrassa singulièrement le conseil. Ce sauf-conduit,
il fallait l'accorder sans condition, n'était-il pas à craindre que
Charles-Quint n'en abusât pour renouveler quelques intrigues avec
les mécontents, alors que les divisions étaient profondes entre le
Dauphin et le duc d'Orléans, entre Diane de Poitiers et la duchesse
d'Étampes[298]?

  [298] Le message de Charles-Quint, du mois d'avril 1538, portait
  la promesse que l'Empereur donnerait l'investiture du duché de
  Milan au second fils de François Ier, le duc d'Orléans, en vertu
  du traité de trève.

Le parti le plus généreux l'emporta; le sauf-conduit fut accordé, les
deux fils du roi, le Dauphin et le duc d'Orléans, furent envoyés
au-devant de l'Empereur comme compagnons de route jusqu'aux Pyrénées,
où Charles-Quint fut accueilli avec tous les honneurs souverains; le
connétable de France portait devant lui l'épée nue et droite comme
devant le Roi; dans chaque ville de son itinéraire il délivrait les
prisonniers, prérogative qui n'appartenait qu'aux souverains du pays
(droit régalien); on lâchait des oiseaux, image de son pouvoir de
grâce. François Ier vint lui-même recevoir l'Empereur à Chateleroux,
des fêtes somptueuses, des tournois, des assauts d'armes, des festins
magnifiques marquèrent son séjour aux châteaux d'Amboise, de Blois et
d'Orléans.[299] A Paris, le corps des bourgeois, le Parlement vinrent
au-devant de l'Empereur à deux lieues des portes de la ville;
l'Université lui fit une belle harangue, et le connétable marchait
toujours devant lui l'épée nue, honneur grand et souverain.

  [299] Comparez Sleidan, _Comment._, liv. XII, et Martin Du
  Bellay, liv. VIII, sur l'itinéraire de Charles-Quint.

Charles-Quint visita les royales abbayes, Saint-Denis en France, la
dernière demeure des rois, et son œil mélancolique, sous ces voûtes
antiques, suivait les traces de la puissance tombée. Ces spectacles de
la mort dans les débris de ce qui fut grand et superbe, plaisaient à
Charles-Quint; naguère il s'était arrêté plus de deux heures sur la
tombe de Charlemagne, à Aix-la-Chapelle, comme pour méditer sur les
causes de grandeur et de décadence des empires: il n'est pas rare de
voir les hautes intelligences méditer sur les ruines. Dans ce séjour
de Paris, Charles-Quint n'était pas parfaitement rassuré sur sa propre
situation à la cour de François Ier; à chaque incident, à chaque
épisode de ce voyage, il semblait craindre qu'on ne profitât de sa
présence à Paris pour lui imposer de dures lois, ou même pour le
retenir captif[300]. Il n'avait pas une grande confiance dans la
parole de François Ier depuis la violation du traité de Madrid; en
plusieurs circonstances, il le manifesta: un frisson traversa son
corps, lorsque, suivant une familiarité des jeux chevaleresques, le
jeune duc d'Orléans, le fils du roi, sautant en croupe derrière lui
sur son cheval s'écria: «Sire, vous êtes mon prisonnier.» L'Empereur
sourit d'une manière très-expressive, lorsqu'il vit que ce n'était
qu'un jeu. Dans un jour d'abandon et de gaieté confiante, François Ier
dit à Charles-Quint en lui montrant la duchesse d'Étampes, qu'on
supposait hostile: «Savez-vous bien le conseil que me donne cette
belle dame, c'est de vous retenir prisonnier jusqu'à la pleine
exécution de nos traités.» Et sans paraître s'émouvoir, l'Empereur
répondit: «Si le conseil est bon il faut le suivre.» Il savait bien à
qui ces paroles s'adressaient, et le soir même, à Fontainebleau,
lorsque la duchesse d'Étampes lui présenta l'aiguière pour se laver,
l'Empereur laissa tomber de son doigt comme par mégarde, un diamant
d'un prix incomparable, et se baissant pour le ramasser, il l'offrit
galamment à la belle duchesse, en la priant de le garder en souvenir
de lui. Charles-Quint, du reste, promit alors de favoriser la
politique de la duchesse d'Étampes, qui était d'élever et de grandir
le duc d'Orléans au delà et au-dessus du dauphin Henri, afin de créer
la rivalité d'un grand vassal à côté d'un nouveau roi après la
mort de François Ier. La santé du roi de France s'altérait tous les
jours, la souffrance s'emparait de son corps, il s'alitait souvent;
autour de lui, il ne tolérait plus que quelques poëtes ou quelques
bouffons pour le distraire, et, parmi eux, Brusquet[301] le fou du
roi, qui venait de succéder à Triboulet[302]. On a attribué à
Triboulet un jeu d'esprit qui se rattache au séjour de Charles-Quint à
Paris; le fou gardait un livre barriolé de mille couleurs, comme son
vêtement, et sur lequel il inscrivait tous les fous ses amis et ses
confrères. Quand Charles-Quint prit la résolution de traverser la
France en se confiant au roi, Triboulet l'inscrivit tout au long sur
son livre, et quand on le laissa sortir, il y mit François Ier en plus
gros caractère et presque comme un fou à lier. Si cette anecdote est
vraie, il faut l'attribuer à Brusquet et non à Triboulet, mort depuis
plusieurs années. C'était un homme étrange, une sorte de Diogène
spirituel, contrefait de corps, qui jetait çà et là de triviales
vérités avec une hardiesse qui dégénérait en cynisme. Triboulet
était vieux déjà au commencement du règne de François Ier: fou à titre
du roi Louis XII, il l'avait suivi dans sa campagne d'Italie; il eut
tellement peur au siége de Peschiera du bruit de l'artillerie, qu'il
se cacha sous un lit comme un chien de basse cour. (Il est rare que
les railleurs et les cyniques aient du courage). Jean Marot fait
allusion à cette circonstance dans les vers que voici:

    Et croy qu'encore y fu qui ne l'en eut tiré
    C'est de merveilles pour les sages craignant coups
    Qui font telles tremeurs aux innocents et foulx[303]

  [300] Mémoires de Du Bellay, liv. VIII.

  [301] Brusquet était provençal; il se fit connaître au roi lors
  du camp d'Avignon, en 1536, où il devint médecin des Suisses et
  des lansquenets.

  [302] Triboulet était blaisois, né vers la fin du XVe siècle; il
  avait été longtemps le jouet des pages et des officiers de Louis
  XII.

  [303] Jean Marot, le père de Clément (poëme sur le siége de
  Peschiera).

Le poëte se complait à décrire la grotesque figure de Triboulet dans
la paix comme dans la guerre:

                              De la tête énorme
    Aussi large à trente ans que le jour qui fut né,
    Petit front et gros yeux, nez grand, taille avoste,
    Estomac plat et long, hault dos à porter hotte,
    Chacun contrefaisant, chanta, dansa, prêcha,
    Et de tout si plaisant qu'onc homme ne fascha.

Après la mort de Louis XII, François Ier avait pris Triboulet à son
service, et il le réjouissait par ses facéties, ses mots, et ses
libres jugements sur chacun[304]. Après sa mort, le Roi adopta un
autre fou contrefait, plus instruit que lui, médecin de profession, du
nom de Brusquet, pauvre médecin selon Brantôme: «qui envoyait les
lansquenets _ad patres_, drus comme mouche.» C'est donc à Brusquet
qu'il faudrait attribuer l'anecdote du calendrier des fous et la
substitution de François Ier à Charles-Quint dans leur légende; fort
dévoué à Diane de Poitiers, Brusquet était son hôte journalier et
l'amusait par son esprit et son érudition; à son accent provençal, il
joignait la connaissance des langues italienne, espagnole, avec de
l'esprit par dessus tout, dans cette société étrange peut-être, mais
mobile et variée comme un jeu de cartes et de tarots: chevaliers,
barons, écuyers, dames de coupe, valet de carreaux, fous, bohémiens,
chevaliers de deniers et mallemort. Cette société ne connaissait pas
l'uniformité triste et désenchantée: «c'étaient toujours festes et
mascarades dans un long carnaval.»

  [304] Dans un drame de l'École déjà vieillie, à peine née (1830),
  on fait jouer à Triboulet un rôle d'indignation qu'il n'eut
  jamais: _le roi pouvait s'amuser_, mais en aucun cas Triboulet
  n'eût lancé ces déclamations que le poëte lui prête; les
  chevaliers l'eussent renvoyé parmi les varlets et les gardeurs
  d'écurie pour n'en sortir jamais.



XXVII

LES DERNIERS JOURS DE FRANÇOIS Ier.

1530-1545.


S'il y avait encore dans le roi François Ier des volontés et des
impatiences de guerre, si l'esprit de ses gentilshommes et de ses
familiers l'y entraînait, son corps souffreteux et maladif ne s'y
prêtait plus guère. Ce qui lui restait d'activité, il le donnait aux
arts, aux constructions, aux magnificences des châteaux; l'influence
de Catherine de Médicis n'avait fait que redoubler cette ardeur.
Florence, Rome, Pise ne s'oublient jamais, on les porte avec soi comme
son cœur et son imagination d'artiste.

Fontainebleau était toujours le lieu de prédilection du Roi; la chasse
qui est comme le mensonge de la guerre pour les bras vieillis et
fatigués, était devenue sa passion dominante; François Ier après
quelques heures de repos était toujours en chasse au milieu des
forêts, suivi de sa cour de dames, de ses gentilshommes favoris;
les jappements d'une meute, le son du cor, la poursuite d'un cerf,
d'un sanglier, d'une troupe de loups était son plus doux délassement:
le Roi passait au moins cinq mois de l'année à Fontainebleau, que ses
artistes embellissaient avec une infatigable ardeur[305].

  [305] Les premières gravures de la Renaissance reproduisent les
  chasses monumentales du roi François Ier.

Le Primatice dirigeait toujours les travaux; sa jalousie contre Rosso
(Maître Roux) lui avait un peu fait changer l'ordonnance primitive des
galeries, il les ornait avec un soin particulier, ainsi que les
jardins, les bosquets, les parterres. Le talent du Primatice avait
deux genres particuliers: la grande peinture historique et
mythologique qu'il tenait de Jules Romain, puis l'ornementation qu'il
poussait jusqu'à une excellence exquise; ses fontaines, ses dieux
termes, ses masques de satyre étaient des fantaisies, admirables
souvenirs de l'antiquité; il les entrelaçait de fleurs, d'adorables
arabesques[306], il excellait dans l'art d'orner les cheminées
monumentales, ce qui ne l'empêchait pas de continuer la grande
peinture de son odyssée (les aventures d'Ulysse). Dans ses figures de
dieux, de Vénus ou de Diane, il semble toujours apercevoir les
modèles de Diane de Poitiers et de la duchesse d'Étampes. Il était
fort naturel qu'un artiste courtisan se fût servi de ces modèles de
perfection et de beauté; nulle n'égalait Diane de Poitiers, et quand
Brantôme la vit pour la première fois elle avait 60 ans, il fut frappé
de cette beauté de marbre de Paros, de cette grâce, de cette
perfection de formes[307].

  [306] Voyez les œuvres du Primatice (Biblioth. Imp.).

  [307] Brantôme, _Dames galantes_.

Autour de Primatice s'était formée toute une école française, deux
hommes jeunes encore qui devaient déployer un immense talent sous les
successeurs de François Ier, pour la construction et la décoration de
son palais: 1º Germain Pilon, normand d'origine,[308] le sculpteur qui
comprit le mieux, peut-être, les détails d'ornementation et les
groupes de statues; 2º Jean Goujon[309], appelé le restaurateur de la
sculpture française, né à Paris, où il exerça spécialement son art; le
roi avait ordonné la transformation du Louvre. Si l'on examine un plan
de Paris à la fin du XIVe siècle, on peut voir sur les bords de la
Seine, en face de l'hôtel de Nesle, un véritable château féodal,
avec ses hautes murailles, ses créneaux, son pont-levis jeté près des
vastes jardins de l'église de Saint-Germain-l'Auxerrois. Le Louvre
flanqué de quatre tours, protégeait le côté ouest de la Seine, comme
l'hôtel Saint-Paul et la Bastille défendaient celui de l'est. C'est ce
château féodal que François Ier voulut transformer: le moyen-âge peu à
peu disparaissait pour faire place à la Renaissance romaine et
florentine; le Louvre cessait d'être un château pour devenir un
palais. Cette transformation, peut-être heureuse pour tout ce qui
touchait aux demeures royales, aux jardins, à l'ornementation des
hôtels, l'était-elle également pour les églises et les tombeaux?

  [308] Né près du Mans, il ne vint à Paris qu'en 1540.

  [309] On n'a jamais pu savoir le nom du maître qui l'enseigna;
  c'était sans doute, un de ces artistes italiens, venus à la suite
  de Catherine de Medicis, et auquel on attribue le beau tombeau de
  François Ier encore à Saint-Denis.

Le moyen-âge avec ses formes ogivales, avec ses églises nues et
pourtant ornées de ses statues de saints, de ses abbés mitrés où
partout se montrait l'image de la mort et de la résurrection,
n'était-il pas préférable pour l'exaltation de la pensée religieuse, à
ces églises de la Renaissance, à ces tombes ornées de statues froides
et correctes qui rappelaient l'école païenne d'Athènes ou de Rome? La
belle tombe de Louis XII, à Saint-Denis, avec ses bas-reliefs
admirablement ciselés, élevée comme un monument, inspire-t-elle
l'idée de la prière et de la résurrection[310]! Le prince couché sur
la tombe à côté de sa royale compagne, n'inspire aucune idée de la
mort chrétienne. On regarde, on admire, mais l'on n'est point pénétré
du sentiment religieux, comme devant ces ossements en croix, ces
crânes dénudés, aux yeux creusés par les vers du sépulcre: ces statues
du tombeau de Louis XII iraient aussi bien en groupes autour d'une
fontaine, dans l'escalier d'un palais que dans une basilique
chrétienne.

  [310] Le tombeau est dû sans doute encore à quelques artistes
  florentins. Les bas-reliefs sont admirables.

Ce même goût de l'art antique se trouve dans Philibert Delorme, né à
Lyon[311], et qui avait passé sa jeunesse dans les ateliers de
Florence et de Rome; quand il revint dans sa ville natale, son premier
ouvrage fut le portail de Saint-Nizier: il fut ensuite appelé à Paris
pour les embellissements que le roi faisait faire à Fontainebleau; il
dessina l'escalier à fer à cheval, construction svelte et hardie. Mais
les œuvres capitales et nouvelles de ce maître, appartiennent
surtout au règne de Henri II, époque artistique par excellence,
sous la double protection de Catherine de Médicis et de Diane de
Poitiers.

  [311] 1508. Philibert Delorme avait étudié à Florence; il fut
  attiré à Paris par le cardinal Du Bellay.

La dernière partie du règne de François Ier est déjà dominée par les
questions religieuses. Or la tendance des opinions est de s'emparer du
pouvoir, lorsqu'on les laisse à leur propre énergie; c'est pourquoi la
liberté des idées conduit droit à la guerre civile. Le système de
François Ier, à l'exception de quelques répressions passagères
dirigées par les parlements et le Châtelet, avait été celui de la
tolérance; le Roi avait arrêté plus d'une fois les poursuites contre
les luthériens[312]; entouré de savants, aux opinions mixtes et
incertaines, ses philosophes, ses poëtes, étaient accusés des
nouvelles hérésies. De ses deux sœurs, l'une professait ouvertement
le calvinisme, l'autre restait indifférente. La duchesse d'Étampes
allait secrètement aux prêches, et méritait les éloges des docteurs et
des ministres, qui disaient d'elle qu'elle était la plus savante des
belles et la plus belle des savantes[313]. Fortifié par ces
protections diverses, le calvinisme, obscur d'abord, s'était
constitué en opinion, et comme le luthéranisme dans l'Allemagne, il
était prêt à sonner la guerre civile, car les paysans des montagnes
s'armaient aussi contre les riches et les États. La dernière partie du
règne de François Ier fût dominée par cette situation nouvelle; il
fallait un chef, un roi au parti huguenot, et ce parti entourait le
duc d'Orléans, le frère cadet du dauphin. Les huguenots savaient
qu'ils n'avaient rien à espérer de Henri, le dauphin, l'héritier
présomptif de la couronne, toujours sous l'influence de Diane de
Poitiers, leur profonde ennemie; le duc d'Orléans s'était engagé avec
eux, et ils voulaient le faire roi après la mort de François Ier. Ce
prince, sous le charme de la duchesse d'Étampes, se laissait aller à
cette idée de changement, et son principal motif c'était la liaison du
dauphin avec les Guises.

  [312] La duchesse d'Étampes prit sous sa protection La Renaudie,
  qui devint ensuite le chef de la conjuration d'Amboise. Voir ma
  _Catherine de Médicis_.

  [313] Cependant Théodore de Bèze ne nomme pas la duchesse
  d'Étampes dans la liste qu'il donne des femmes qui ont protégé le
  calvinisme; peut-être la sévérité du prêche désavouait cette
  protection.

Cette puissante et noble famille, adorée des catholiques, grandissait
toujours; François Ier pressentait sa fortune et s'en faisait des
craintes sérieuses jusqu'à ce point que plus tard on fit ce quatrain:

    Le feu roi devina ce point
    Que ceux de la maison de Guise
    Mettraient ses fils en pourpoint
    Et son pauvre peuple en chemise[314].

  [314] Ces vers sont attribués à Charles IX, alors tout dévoué au
  parti huguenot.

Rien n'était plus mensonger que ce quatrain huguenot, car les Guise et
les Montmorency étaient les seuls vigoureux défenseurs du territoire
dans la guerre, que, cette fois encore, François Ier engageait contre
Charles-Quint; devenu maladif, capricieux, le roi, vieilli avant
l'âge, s'était jeté un peu en fou dans cette guerre, aidé de
l'alliance des Turcs et des luthériens d'Allemagne, et cette fois
l'alliance ne consistait plus en un assentiment moral et en des
traités éventuels: la guerre se faisait de concert et ouvertement; les
flottes ottomanes, sous l'émir Barberousse, venaient s'abriter au port
de Marseille, et réunies à celles du roi de France, elles assiégeaient
Nice[315], ravageaient les côtes d'Italie et d'Espagne: François Ier
recevait des secours des reîtres et des lansquenets luthériens
d'Allemagne.

  [315] Les flottes ne purent réussir devant Nice, et il existe une
  médaille curieuse qui constate l'alliance des Turcs et des
  Français: _Nicæa à Turcis et Gallis obsessa_.

Dans les voies de cette politique étrange, si on la compare à la
situation religieuse des esprits, le roi avait dû changer son conseil;
la duchesse d'Étampes désormais gouvernait tout, et la guerre fut pour
ainsi dire dans ses mains. Cette guerre ne fut pas heureuse, les
armées de Charles-Quint envahirent la France par toutes ses
frontières: il y eut bien de folles entreprises jusqu'à la mort du duc
d'Orléans, qui vint une fois encore arrêter les espérances du parti
huguenot et de la duchesse d'Étampes, maîtresse absolue des destinées
de la France. Le dauphin était en disgrâce; Diane de Poitiers s'était
retirée au château d'Anet, dont les embellissements faisaient sa
préoccupation unique. Les Guise avaient des commandements en Italie;
Catherine de Médicis seule gardait à la cour de Fontainebleau une
situation mixte et mesurée; femme du dauphin, un peu négligée par son
mari, elle était fort aimée de François Ier, par son goût de plaisir,
ses hardiesses de chasse que le Roi se plaisait à raconter dans ses
entretiens du soir[316].

  [316] Brantôme constate le charmant esprit de François Ier dans
  sa causerie, souvent un peu licencieuse.

Après la paix de Crespi, la santé de François Ier déclina
sensiblement; à peine à 52 ans, il portait déjà toutes les marques de
la décrépitude et de la vieillesse; un seul goût lui restait, la
chasse, et il s'y livrait avec une activité fébrile, une fureur qui
tenait sans doute au besoin de changer sans cesse de résidence, de
gîte, pour distraire ses douleurs: Catherine de Médicis seule semblait
avoir compris cette nouvelle situation de François Ier; attentive
auprès du Roi, elle caressait ses faiblesses et tenait un habile
milieu entre la duchesse d'Étampes et Diane de Poitiers[317]: «la vie
du Roi ne pouvait longtemps se prolonger; à sa mort elle devenait
reine; le pouvoir de la duchesse d'Étampes devait cesser.» Mais
Catherine ne pouvait espérer la domination avec la puissance
qu'exerçait Diane de Poitiers sur l'esprit et les volontés du dauphin
Henri, et quelle continuerait d'exercer sur ce prince devenu Roi. La
rivalité entre la duchesse d'Étampes et Diane avait pris les
proportions d'aigreur et de proscriptions violentes. Diane de
Poitiers, était reléguée par la duchesse d'Étampes, qui faisait plus
encore. «Disant, selon le récit de Brantôme, qu'elle était née
précisément le jour où Diane de Poitiers s'était mariée.» Les femmes
ne pardonnent pas ces sortes d'outrages, et c'était en tremblant
que la duchesse d'Étampes devait voir s'avancer les derniers jours de
François Ier.

  [317] Voir ma _Catherine de Médicis_.

Le prince semblait fuir la mort qui, montant en croupe, le suivait
partout, dans ses excursions saccadées, maladives, de château en
château, de forêts en forêts, sans trève, sans repos, comme s'il était
poursuivi par le cor fantastique qui appelle les trépassés! il courait
de Saint-Germain à la Muette, à Dampierre, à Loche. Puis il revint à
Rambouillet, toujours triste, préoccupé, chassant comme le fantôme des
légendes, il s'arrêta dans le château pour ne plus se relever, et le
glas funèbre sonna le 5 mars 1547, la mort du Roi de France[318].

  [318] Sur la mort de François Ier, comparez Mémoires de Du
  Bellay, lib. X, et Belcarius, liv. XXV, no 1.



XXVII

AVÈNEMENT DE HENRI II.--TOUTE-PUISSANCE DE DIANE DE POITIERS.

1547.--1548.


Les funérailles de François Ier étaient à peine accomplies, que Diane
de Poitiers arrivait à la cour de Saint-Germain, et son premier acte
fut un ordre d'exil pour la duchesse d'Étampes, qui se retira dans son
château de Saint-Bris. La toute-puissance de Diane de Poitiers effaça
toutes les rivalités et les oppositions, et ce fut une véritable
merveille que de la voir à l'âge de quarante-sept ans, régner en
maîtresse favorite sur l'esprit et le cœur de Henri II; on put
croire alors à la prédiction de la bohémienne, dont parlent quelques
mémoires. Enfant, elle avait sauvé un vieux mécréant prêt à être pendu
par le prévôt, et la fille du mécréant reconnaissante, lui avait donné
un filtre, qui lui conservait une éternelle jeunesse[319]. Ce qu'il y
a de certain, c'est que le portrait de Diane de Poitiers, fait à
cette époque par le Primatice, sous les traits de Diane chasseresse,
et son buste par Jean Goujon, constatent une éternelle jeunesse, une
grâce charmante et naïve de la première époque de la vie d'une femme.

  [319] Voyez ce que disent à ce sujet des auteurs fort graves du
  XVIe siècle: Théodore de Bèze et Pasquier lui-même dans ses
  _Recherches sur la France_.

Presque aussitôt des lettres-patentes créèrent Diane de Poitiers,
duchesse de Valentinois, un des beaux domaines de la couronne[320]: en
même temps la reine Catherine de Médicis recevait pour son revenu,
l'administration du comté d'Auvergne; des lettres-patentes rendaient
au sire de Montmorency son titre de connétable, et son cousin
Rochepot, était élevé à la lieutenance générale de la ville de Paris.
Tout le conseil du Roi était changé, car un système nouveau de
fermeté, de résolution allait s'inaugurer sous la main des Guise,
hommes forts et populaires. Le duc de Guise était bien le plus fier,
le plus hardi des féodaux qui oncque fut jamais.

  [320] Après le sacre de Reims, 25 juillet 1547.

    A quel Dieu semblait-il? ou si, comme il me semble,
    Il ressemblait lui seul à trois dieux tous ensemble
    Or, ne ressemblait-il pas de la tête et des yeux
    Le tonnerre foudroyant et le père de dieux,
    Au fier esbranle-terre, au dieu de la marine?

Ce changement absolu dans le conseil venait de la nécessité
surtout d'arrêter les progrès des opinions que la duchesse d'Étampes
avait tant favorisées; ces opinions pénétraient partout, et Calvin
lui-même écrivait: «La reine de Navarre a bien affermi notre religion
en Béarn; les papistes ont été chassés entièrement; en Languedoc, ont
été réunies maintes assemblées sur notre croyance. Avec le temps
partout seront ouies les louanges de l'Eternel[321].»

  [321] Lettre originale de Calvin.

Ainsi s'exprimait Calvin, et ses espérances se réalisaient: presque
partout le calvinisme s'organisait comme une réformation et une
résistance dans l'Etat, témoin la révolte déjà de la Guyenne et de La
Rochelle. Des assemblées se formaient, et, le soir, les huguenots se
réunissaient dans le Pré aux Clercs pour chanter les psaumes de Bèze
ou de Marot en français. A la cour même, les nouvelles opinions
faisaient des progrès; Dandelot, colonel de l'infanterie française,
était déjà fortement soupçonné d'hérésie. Quand le roi Henri II
l'interrogea sur ce point: «Est-il vrai, seriez-vous huguenot?»
Dandelot répondit: «Mon corps et ma vie sont au pouvoir de Votre
Majesté, mais mon âme appartient à Dieu seul; j'aimerais mieux mourir
que d'aller à la messe[322].» Cette hardie réponse indiquait le
péril que l'Etat courait par l'invasion des nouvelle doctrines, et
Diane de Poitiers ne fut pas la dernière à conseiller au Roi un
système répressif sous la main des Guise. Il ne faut jamais séparer un
temps de ses nécessités, de ses idées; le mot _intolérance_ ne doit
jamais être pris d'une façon absolue; chaque époque a ses
intolérances; quand la religion domine, l'intolérance est dans la
religion; quand la politique domine, elle est dans la politique; les
mots changent seuls. La messe était encore la foi générale de la
société; se révolter contre la formule religieuse était aussi
dangereux pour l'État que dans les temps modernes se révolter contre
la formule politique; et cela était si vrai, que partout la
réformation était suivie d'une insurrection hardie de nobles et de
paysans. L'Allemagne voyait son antique constitution renversée;
l'Angleterre était en pleine guerre civile, tandis que l'Espagne, qui,
à l'aide de l'inquisition, avait su se préserver des nouvelles
opinions, portant son énergie sur elle-même, découvrait un nouveau
monde et gagnait la bataille de Lépante. A toutes les époques,
l'unité est une force, et l'opposition une cause de faiblesse et de
décadence.

  [322] Voir les pièces textuelles dans mon travail sur la Réforme,
  t. Ier.

Diane de Poitiers, sous l'influence des Guise, contribua puissamment à
cette tendance ferme et unitaire de la monarchie sous Henri II;
partout l'ordre fut rétabli et la révolte réprimée d'une manière
inflexible, nécessité d'un gouvernement qui voulait éviter la guerre
civile[323]: les temps modernes en montrent plus d'un exemple. Certes,
le connétable Anne de Montmorency était un esprit de modération avec
une certaine tendance vers la réforme, et cependant Brantôme dit de
lui[324]: «Tous les matins, il ne faillait de dire et entretenir ses
patenôtres, soit qu'il ne bougeât du logis ou qu'il montât à cheval,
et on disait qu'il fallait se garder des patenôtres de M. le
connétable, car en les disant et marmottant, lorsque les occasions se
présentaient, il s'écriait: «Allez-moi pendre un tel, attachez
celui-là à un arbre, faites passer celui-là par les piques, tout à
cette heure; taillez-moi en pièce, mettez-moi le feu partout, et tels
ou semblables mots de police ou de guerre[325].» Ainsi étaient
les mœurs dans ce siècle de violence et de guerre civile, et
cependant Anne de Montmorency était un esprit de tempérance et de
modération!

  [323] _Recueil des ordonnances de Henri II_, publié par Decreusi.

  [324] Brantôme, _Le connétable de Montmorency_.

  [325] Brantôme, article _M. le connétable de Montmorency_.



XXVIII

LE COMBAT SINGULIER DE LA CHATAIGNERAIE ET JARNAC.

1547.


La toute-puissance de Diane de Poitiers, le retour vers les vieilles
mœurs, furent marqués par une lice ardente et chevaleresque entre
deux nobles champions à qui le champ fut assigné selon l'antique
formule des combats singuliers: ils s'appelaient La Chataigneraie et
Jarnac. Diane de Poitiers passionnée pour les usages des paladins eut
toujours applaudi des deux mains à ces rencontres à l'épée; mais à ce
duel retentissant, qui a laissé une longue traînée de souvenirs, se
mêlaient des idées et des passions particulières, la rivalité de Diane
de Poitiers, désormais duchesse de Valentinois, avec la duchesse
d'Étampes.

François de Vivonne, seigneur de La Chataigneraie, était fils d'André
de Vivonne, grand sénéchal de Poitou[326], et de tout temps lié à la
famille de Saint-Vallier. François Ier avait été son parrain, et
il l'attacha à sa personne comme page et enfant d'honneur. A dix-huit
ans, La Chataigneraie, que le Roi aimait tendrement, qu'il appelait
son filleul, excellait dans tous les exercices du corps, à la lutte, à
l'escrime, à la chasse, avec une telle vigueur, qu'il saisissait un
taureau par les cornes et le renversait sans effort; on l'avait vu
lutter avec deux athlètes à la fois et leur faire toucher la terre du
front. Dans les tournois, en pleine course, sur son cheval, il jetait
deux ou trois fois sa lance, la reprenait de ses mains gantées avant
de la mettre en arrêt contre son adversaire. Aussi, un peu orgueilleux
de sa vaillance et de son adresse, La Chataigneraie aimait à dire:
«Nous sommes quatre gentilshommes de la Guyenne, Fezensac, Sensac,
Essé et moi qui courons à tous venants.» François Ier avait composé
ces deux vers pour lui:

    Chataigneraye, Vieilleville et Bourdillon
    Sont les trois hardis compagnons.

  [326] Il était né en 1520.

Partout la Chataigneraie s'était distingué aux batailles; plusieurs
fois aussi le Dauphin, depuis Henri II, lui confia son gonfanon aux
siéges de Landrecis et de Thérouanne; Diane de Poitiers exaltait
La Chataigneraie comme le plus brave paladin[327].

  [327] Brantôme dit de lui: «Il n'avait que cela de mauvais qu'il
  était trop haut de la main et trop querelleux.»

Non moins illustre était le comte de Jarnac, de l'illustre famille des
Chabot, beau-frère de la duchesse d'Étampes, un peu coureur d'amour,
comme le dit Brantôme: «Jarnac, petit dameret, qui faisait plus grande
profession de curieusement se vestir que des armes de guerre[328],»
avait fait certaines confidences un peu équivoques sur ses amours avec
certaine dame; il s'en était fait grand bruit, Jarnac les démentit; on
voulut remonter à la source jusqu'au Dauphin, profondément hostile à
la duchesse d'Étampes. La Chataigneraie intervint loyalement pour son
seigneur et déclara que Jarnac lui en avait fait confidence à
lui-même, et sans hésiter, offrit le combat pour le soutenir.
Toutefois, il ne fut pas approuvé de tous. «S'il m'avait voulu croire,
dit Montluc, et cinq ou six de mes amis, il eût desmêlé sa furie
contre le sire de Jarnac d'autre sorte[329].»

  [328] Paroles de La Vieuville, dans ses _Mémoires_.

  [329] Mémoires de Montluc, chap. V.

Ce défi était jeté à la fin du règne de François Ier, à une époque de
faiblesse et de maladie; le roi n'avait pas accordé le champ,
c'est-à-dire qu'il avait refusé la permission de la lice et du combat;
mais à l'avènement de Henri II, au moment de la disgrâce de la
duchesse d'Étampes, Jarnac alla demander le champ-clos contre La
Chataigneraie, et le nouveau roi, tout chevaleresque, l'accorda
d'après les principes des romans de chevalerie. La lice fut indiquée
dans le parc du château de Saint-Germain: comme dans les combats
judiciaires du moyen-âge, les armes avaient été bénies à Saint-Denis;
le Roi, toute sa cour, les dames, Diane de Poitiers elle-même, durent
assister à cette grande lice. Le champ-clos fut orné comme pour un
tournoi, et jouste à fer très-moulu.

La renommée de La Chataigneraie était si bien établie sous le rapport
de la vaillance, de l'adresse, de la force, que nul ne doutait qu'il
ne sortît vainqueur; lui-même avait commandé pour le soir un joyeux
festin destiné à célébrer sa victoire. Le combat commença au soleil
couchant, dans une chaude journée[330]. La Chataigneraie fondit sur
son adversaire avec la fière assurance d'un vainqueur; Jarnac esquiva
le coup, et avec une adresse non pareille, il lui répondit par la
feinte de quarte, que depuis on a appelé le coup de Jarnac. Quel était
ce coup qui a fait l'objet de tant de recherches? Les uns disent que
c'était un coup de pointe donné avec l'habileté d'un chirurgien dans
les tendons de la cuisse et de la jambe, de manière à renverser son
adversaire sur la poussière; les autres, qu'il lui fendit le mollet
par un estoc terrible de haut en bas[331]. Tant il y a que La
Chataigneraie toucha la terre, humiliation qu'il n'avait jamais subie.
Jarnac, étonné de sa victoire, courut vers lui, le suppliant de garder
sa vie, pourvu qu'il rendît l'honneur à la dame par une déclaration
publique qu'il s'était trompé. La Chataigneraie refusa; alors Jarnac,
selon les coutumes du combat singulier, s'agenouilla devant le Roi
pour lui dire «qu'il lui donnait La Chataigneraie pour en faire son
plaisir.» Le Roi répondit à Jarnac: «Vous avez combattu comme César et
vous parlez comme Cicéron; j'accepte La Chataigneraie.» Le fier
chevalier blessé déclara «qu'il voulait mourir.» En vain transporté au
château du duc de Guise, son parent, on pansa sa blessure; il en
déchira les appareils et ne fit aucune concession. Il mourut donc
fièrement avec l'orgueil de sa renommée. «Il y en eut force qui ne le
regrettèrent guère, car ils le craignaient plus qu'ils ne l'aimaient;
il était trop haut de la main, querelleux: comme il était des parents
et commensaux des Guise, Monseigneur d'Aumale lui fit élever un grand
mausolée avec cette inscription: «Aux mânes fières de François de
Vivonne, chevalier français très-valeureux[332].»

  [330] «Il estait au soleil couché, premier qu'ils entrassent en
  duel.» (Mém. de Montluc.)

  [331] Ce coup n'était pas loyal.

  [332] Comparez Mémoires de Montluc, Brantôme et La Vieuville
  (Mémoires). On dit que la dame sur laquelle Chataigneraie avait
  tenu les vilains propos, était la duchesse d'Étampes et qu'en
  cette occasion il servit Diane de Poitiers qui fit autoriser le
  combat.



XXIX

LE CURÉ DE MEUDON.--MONTAIGNE.--BRANTOME.--NOSTRADAMUS.

1549-1560.


Le duel sanglant entre La Châtaignerai et Jarnac fut le dernier combat
judiciaire autorisé comme il l'était au moyen-âge chevaleresque,
véritable appel au jugement de Dieu. Cet esprit s'affaiblissait chaque
jour: l'honneur et la chevalerie étaient raillés hautement comme une
folie des temps écoulés. Alors mourait dans la petite maison, rue du
Jardin et Saint-Paul[333] cet esprit méchant et tout matérialiste dont
j'ai parlé, Rabelais, que l'indulgence de François Ier avait trop
ménagé comme un pédant échiqueté d'universitaire et de fou royal: «_La
vie inestimable du grand Gargantua, père de Pantagruel, jadis composée
par l'abstracteur et quintessence, livre plein de Pantagrualisme_»
avait paru à Lyon sous le règne encore de François Ier[334], et
la protection du Roi avait couvert ce fatras d'histoires drolatiques
écrites dans une langue inintelligible; mais le recueil contenait de
grossières déclamations contre le pape, les moines, les papelards, et
même contre les dogmes chrétiens et à cette époque, où les calvinistes
et les luthériens attaquaient l'Église, les livres de Rabelais
obtinrent une grande renommée: on entrait dans l'époque matérialiste.
Ce qu'on exaltait, c'était la chair, le ventre, le sensualisme aux
dépens des idées de chevalerie et de dévouement. Le parlement avait
été d'une indulgence extrême pour ce curé qui mourait dans l'opulence
en profitant des bénéfices de cette Église qu'il maudissait: et
c'était une grande faute du concordat signé par François Ier et Léon
X, que l'autorité laissée au Roi de disposer des bénéfices
ecclésiastiques qu'il distribuait libéralement entre les artistes, les
courtisans et quelquefois parmi les universitaires ennemis de
l'Église; le Primatice, Benvenuto Cellini eurent des abbayes comme
s'ils avaient appartenu aux ordres sacrés.

  [333] En 1553; il était toujours curé de Meudon, et avait une
  prébende dans l'église collégiale de Saint-Maur-les-Fossés.

  [334] L'édition _princeps_ est de Lyon, Frédéric Juste, 1536.
  L'édition Elzevir est de Leyde, 1663.

François Rabelais fut sans doute un grand railleur de choses
saintes, mais on lui prêta plus encore qu'il n'avait dit et fait; les
faiseurs d'historiettes lui ont attribué mille bouffonneries impies et
des paroles plus que déplorables au moment si grave de son agonie;
quand le cardinal du Bellay fit demander des nouvelles de sa santé par
un page, Rabelais répondit de sa voix mourante: «Dis à monseigneur
l'état où tu me vois, je m'en vais chercher un grand peut-être; il est
au nid de la pie, dis-lui qu'il s'y tienne, et pour toi tu ne seras
jamais qu'un fou; tire le rideau, la farce est jouée.» Toutes ces
inventions furent faites après coup par de mauvais esprits qui
voulurent trouver dans Rabelais un précurseur des idées du XVIIIe
siècle, tandis qu'il ne fut que le successeur de ces médisans de
l'Église, les Albigeois et Vaudois qui troublèrent l'ordre religieux
du XIIIe siècle. Ses livres sont écrits presque en patois mêlé de
grécisisme, tous ses personnages sont des paysans, des moines, mais il
n'y a dans Rabelais ni système, ni pensée arrêtée, ni intention
saisissante: on lui ferait trop d'honneur de trouver en lui autre
chose qu'un bouffon[335].

  [335] Les philosophes, médiocres commentateurs de Rabelais, ont
  cherché en vain à relever cette physionomie jusqu'à en faire un
  penseur; chaque époque a sa manie: aujourd'hui on est penseur par
  état.


Si Rabelais avait été le protégé de la duchesse d'Étampes, Michel
Montaigne fut celui de Diane de Poitiers; et cependant son esprit
dissertateur, les livres qu'il avait publiés entraînaient avec
eux-mêmes la destruction de l'esprit chevaleresque, objet d'un culte
profondément ébranlé par la réformation. Michel Montaigne enfant fut
envoyé auprès de François Ier[336], et plus tard Diane de Poitiers
l'attacha au service de Henri II, non pas comme un de ses braves
chevaliers qui allaient avec lui aux batailles, mais comme un jeune
page qui pouvait le distraire et l'enseigner. Ainsi se formait le
scepticisme en face de cet édifice de croyance qui composait le
moyen-âge. Peu de chose appartenait à l'esprit de Montaigne dans ses
œuvres; il empruntait tout à Cicéron, à Senèque et même à Lucrèce.
L'antiquité réagit sur toute cette littérature comme le latin et le
grec sur la langue française; Montaigne enfant eut toute la faveur de
Diane de Poitiers, parce que tout en philosophant et méditant, il ne
fut jamais soupçonné de huguenoterie; il restait dans la région
élevée de la pensée sans ébranler publiquement le dogme[337].

  [336] Il était né le 22 février 1533.

  [337] Ce ne fut que plus tard qu'il publia ses livres; l'édition
  _princeps_ est de 1585.

A tous ces écrivains d'une littérature empruntée aux anciens, combien
Brantôme était préférable, non point qu'on doive croire tout ce qu'il
rapporte: «J'ai ouï dire, j'ai entendu conter» n'est-ce pas sa
formule? Brantôme a écouté partout les mille chroniques de guerre et
de galanterie; quand il vint à la cour, Diane de Poitiers était
vieille déjà[338]; pourtant il fut frappé de cette éclatante beauté
qui se conservait à travers les années; Périgourdin un peu vantard, il
se disait issu par son père de la très-noble et antique race de
Bourdeilles, déjà renommée sous l'empereur Charlemagne: «Comme les
histoires anciennes et vieux romans français, italiens, espagnols le
témoignent de père en fils, et du côté de sa mère, issue de l'illustre
race des Vivonne[339].» Brantôme recueillait jour par jour les
anecdotes dans un grand volume couvert de velours vert pour les dames
et de velours noir pour les rodomontades. Brantôme fut par la
naïveté de son langage, la tradition de la chronique du moyen-âge, en
y ajoutant cette petite médisance de récit qui était l'apanage du
Valois. Chez Brantôme, seigneur de Bourdeilles, le sentiment de la
morale n'a pas un rigide écho; expression de la cour de Charles IX et
de Catherine de Médicis, il conte avec une grande crudité les actions
que d'autres siècles et d'autres mœurs ont flétries; chaque époque
a sa morale particulière trop souvent, hélas! en dehors des lois
suprêmes et éternelles.

  [338] Brantôme était né en 1537.

  [339] Cette longue énumération se trouve dans le testament ou
  épitaphe de Brantôme.

Bien plus puissant sur les imaginations et les esprits, avait paru à
cette époque un écrivain étrange, tireur d'horoscope, dont les
_Centuries_ faisaient grand bruit à la cour; c'était Michel Nostradame
ou Nostradamus, natif de Salon en Provence. Jamais les superstitions
et les fables n'abandonnent le cœur de l'homme; elles se
transforment et ne disparaissent sous un type que pour se produire
sous un autre; l'horoscope fut une dégénération de cette magie, des
épopées du moyen-âge, dans les romans de Lancelot du Lac, de Roland et
des quatre fils d'Aymon où la magie se montre sous des couleurs
brillantes comme le ressort divin d'un poëme. L'horoscope plus sombre
s'attachait à la vie de l'homme, à deviner son histoire individuelle,
sa destinée, tel était le but des _centuries_ que maître
Nostradamus publiait à Lyon. Quelle était l'origine de ce triste
prophète? Il se disait d'une famille de juifs convertie. A Rome,
Juvénal avait déjà flétri les juifs vendeurs et interprètes des
songes; médecin d'abord, il avait publié un _almanach pronosticant
toutes les saisons_[340], puis un traité _des fardements_[341], l'art
de se farder que l'Italie avait donné à la France; les singulières
recettes pour entretenir le corps (et Diane de Poitiers n'était-elle
pas une merveille entre toutes). Mais les livres qui firent sa
renommée, ce furent les _centuries_[342] qui prédisaient en termes
fort obscurs les horoscopes de chacun et que toute la génération
lisait avec avidité; qui ne désire pénétrer le secret de sa destinée?
Les centuries écrites en vers étaient feuilletées par Catherine de
Médicis, Diane de Poitiers, la duchesse d'Étampes, et on citait avec
effroi la prédiction suivante qu'on appliqua plus tard au malheureux
tournoi où périt Henri II:

    Le lion jeune, le vieux surmontera
    Au champ bellique par singulier duel.
    Dans cage d'or les yeux lui crevera,
    Deux plaies ont fait mourir, mort cruelle!

  [340] Le 14 décembre 1563, ainsi que le constate Papon (_Hist. de
  Provence_).

  [341] _Traité des Fardements_, édition _princeps_ très-rare,
  1552.

  [342] Édition rare, Lyon, 1568.

Cette prédiction semblait annoncer qu'un grand péril menaçait le Roi
(le lion), qu'un vieux (Montgomery) le blesserait en duel au champ
belliqueux; la cage d'or, c'était le casque; le Roi serait frappé
entre les deux yeux, et de quelle blessure, juste ciel? une blessure à
mort. Ces prédictions obscures étaient d'un grand effet sur les
imaginations; on ne se dirigeait que par son astrologue. Au milieu des
fêtes, des plaisirs, des distractions, la prédiction apparaissait
comme une fatale menace!



XXX

LES ARTS SOUS HENRI II.--LES DEMEURES
ROYALES.--CHAMBORD.--CHENONCEAUX.--ANET.--LES ARTISTES.

1545-1557.


Si l'on veut exactement parler, la belle Renaissance n'appartient pas
à François Ier, mais à Henri II; c'est sous ce règne que se développe
l'art dans sa perfection, ces bâtiments sveltes à colonnes canelées
qui se couronnent par des ornements de fantaisie d'une belle
ordonnance, et ces mille statues parsemées dans les niches et qui
diffèrent si essentiellement des œuvres du moyen-âge: meubles,
armures, coffrets, boiseries, orfèvrerie, tout est marqué d'un
splendide cachet; le marbre est ciselé avec un fini dont on trouve des
modèles dans les deux tombeaux de Louis XII et de François Ier à
Saint-Denis.

Quels maîtres accomplirent ces œuvres? la plupart sont inconnus;
ils venaient presque tous d'Italie, et Catherine de Médicis les avait
entraînés à sa suite. Quand aujourd'hui on parcourt même les
provinces, on trouve dans certaines églises des boiseries, des
sculptures, des œuvres d'art d'une grande perfection évidemment de
l'école italienne, et en feuilletant les registres on voit que des
artistes, sorte de pèlerins de la Renaissance, allaient de villes en
villes offrir leurs ciseaux, leurs pinceaux aux églises, aux
monastères; Catherine de Médicis n'était-elle pas la reine des
artistes? elle leur donnait l'impulsion, et l'art français se
ressentit de cette protection, comme l'école italienne.

On en trouve un exemple considérable dans l'ineffable amitié qu'elle
porta à maître Bernard Palissy, ce merveilleux potier de terre dont
les œuvres devinrent pour Diane de Poitiers et Catherine de Médicis
ce que la manufacture de Sèvres fut plus tard sous la marquise de
Pompadour. La seconde manière de maître Bernard Palissy est la plus
perfectionnée; celle-là seule est splendide et incontestablement les
modèles étaient fournis par l'école de Florence et de Rome; la reine
Catherine de Médicis faisait exécuter sur les grands dessins ses
plats, ses assiettes dont le prix est aujourd'hui illimité[343].

La demeure habituelle de Henri II ce fut le château de
Saint-Germain. Presque tous ses actes d'autorité royale sont sortis de
cette résidence élevée au temps de Charles VII; la vaste forêt qui
s'étendait d'un côté jusqu'à Pontoise, de l'autre jusqu'à Écouen,
était aussi sombre et séculaire que celle de Fontainebleau; la chasse
y était belle et plantureuse, et le point de vue unique. Un certain
nombre de châteaux commencés par François Ier étaient en construction,
aucun n'était achevé, le bizarre Chenonceaux avec ses ponts, ses
canaux, ses formes irrégulières; Chambord, construit sur les dessins
du Primatice étaient loin d'être à leur fin. Philibert Delorme, par
les ordres de Diane de Poitiers, semait de riches ornements la
résidence d'Anet. Les galeries du Louvre, celles qui donnaient sur la
rivière, ne s'élevaient qu'au premier étage[344].

  [343] Les deux assiettes (collection du château de Mello)
  marquées aux chiffres de Henri II et de Catherine de Médicis, ont
  été payées douze mille francs.

  [344] On a pourtant écrit que Charles IX tirait sur les huguenots
  des fenêtres du Louvre, qui ne fut achevé que sous Henri III.

Presque dans tous ces bâtiments, à côté de la Salamandre de François
Ier, on voyait s'incruster le chiffre entrelacé de Diane de Poitiers
et de Henri II, et la plus singulière des remarques c'est que ce
témoignage public d'un amour un peu étrange était donné en présence de
Catherine de Médicis, la femme légitime de Henri II. La reine
féconde[345] et heureuse de ses artistes paraissait très-peu s'occuper
de ces manifestations publiques; elle préparait sa domination
politique au milieu des plaisirs et des fêtes. Sous l'emblême de ces
chiffres amoureux, on ne vit partout que l'histoire de Diane dans
l'Olympe restauré de tant de dieux, par la Renaissance; Vénus n'a
qu'une très-petite place dans ces créations d'artiste; Hébé, symbole
de la jeunesse et de la grâce, avait été plusieurs fois sculptée
durant la puissance de la duchesse d'Étampes, et Benvenuto avait conçu
et exécuté dans une pensée flatteuse son Hébé, chef-d'œuvre
d'orfévrerie. Sous Henri II, Vénus, Hébé cessent de régner, les
artistes y substituent des scènes de chasse où Diane apparaît dans
tous ses attributs; autour d'elle sont groupées ses nymphes qui
reflètent souvent le portrait des dames qui accompagnaient Diane de
Poitiers: parmi elles on trouve une autre Diane, moins célèbre et
néanmoins aussi belle, aussi spirituelle.

  [345] Elle avait trois enfants déjà à la mort de François Ier.

C'était une fille d'amour de Henri II qu'il avait eue dauphin dans son
expédition des Alpes, d'une dame piémontaise nommée Philippe
Duc[346]. La petite princesse prit le nom de Diane de France, et fut
élevée avec un soin extrême sur les genoux pour ainsi dire de la
duchesse de Valentinois. «Je pense, dit Brantôme, que jamais dame eût
été mieux à cheval, et elle était très-belle de visage et de taille:
elle parlait l'italien, l'espagnol, et à treize ans elle avait épousé
Horace de Farnèze, duc de Castro, deuxième fils de Louis, duc de Parme
et de Plaisance, tué tout jeune devant Hesdin[347].» Diane de France,
restée veuve sous la garde de Diane de Poitiers, fut destinée à
François de Montmorency, fils du connétable, le protégé particulier de
Diane de Poitiers, alors en toute sa faveur: on dit même qu'elle était
la mère de cette jeune Diane que les lettres de légitimation
supposaient fille d'une dame piémontaise.

  [346] Diane était née en 1538. Voyez ce qui est dit d'elle dans
  les _Confessions_ de Sancy, chap. VI, et dans d'Aubigné, liv. II,
  chap. IV.

  [347] Le Roi avait négocié ce mariage avec le pape Paul III.

L'amour de Henri II pour Diane de Poitiers (duchesse de Valentinois)
ne faisait que s'accroître; le roi portait publiquement ses couleurs,
la devise de _donec totum implicit orbem_[348] sous un croissant placé
sur les monnaies s'appliquait à Diane de Poitiers, qui elle-même
avait pris pour devise le chiffre de Henri; dans quelques médailles on
voit Diane foulant au pied un amour avec cette légende: _omnium
victorem vici_ (j'ai vaincu le vainqueur de tous). A la fin de l'année
1556, le château d'Anet fut achevé par Philibert Delorme, charmante
demeure entre les deux forêts d'Yves et de Dreux. Diane devait aimer
les bois; son parc s'étendait sur l'Eure jusqu'au village d'Yvry,
célèbre depuis par la victoire de Henri IV. Anet devint désormais la
demeure de prédilection de Diane de Poitiers: elle-même l'avait meublé
de belles tapisseries qui racontaient ses amours avec le Roi de France
qu'elle aimait de toute sa passion; le premier acte de la prise de
possession du château d'Anet fut la fondation d'un hospice ou
maladrerie pour les pauvres[349].

  [348] Plusieurs des monnaies de Henri II portent cette légende.

  [349] Sa fondation la plus charitable fut un hospice pour quinze
  pauvres veuves.

Le château d'Anet se distinguait surtout par la richesse de son
ameublement, cet art porté à son point extrême de sévère élégance sous
les Valois: les meubles étaient d'ébène et d'ivoire, les tentures en
cuir damasquiné jaune, les buffets et coffrets en bois sculpté
reproduisaient les scènes de chasse relevées en or; les tapis de
l'Orient, les glaces de Venise sans reflet, ornaient les salles; dans
quelques galeries, des peintures, des poteries jaune glauque ou bien
sur émail; les cheminées avaient cette perfection de grandeur qui en
faisait des monuments: n'était-ce pas autour de la cheminée qu'après
la chasse on se réunissait pour deviser sur les faits et gestes de la
journée? Diane de Poitiers connaissait peu la vie sédentaire: le son
du cor la réveillait le matin, et véritable déesse, elle courait dans
la forêt le pieu en main, suivie de sa meute. La forêt d'Evreux a
conservé plusieurs rendez-vous de chasse de la dame suzeraine d'Anet.



XXXI

ALLIANCE DE DIANE DE POITIERS AVEC LES GUISE.--MARIE STUART.--LA VIE
DE CHATEAU.

1558.


Le roi Henri II, à son avènement à la couronne, avait trouvé une
politique toute faite, des traités existants qu'il fallait exécuter;
François de Guise, qui avait expulsé les Anglais de Boulogne et de
Calais, était envoyé en Italie, dans un commandement militaire, sorte
d'exil, tandis que les gentilshommes huguenots, ou tiers-parti, sous
l'amiral Coligni, marchaient contre les Espagnols en Flandre. A
Saint-Quentin, le corps de chevalerie de Coligni éprouva une telle
défaite, que Charles-Quint, du fond de son monastère, demanda à son
fils Philippe II si les Espagnols étaient entrés à Paris, et le roi
catholique, dans l'exaltation de sa victoire, fit vœu d'élever, à
Saint-Laurent, ce fantastique monastère de l'Escurial qui fait encore
l'admiration du monde[350]. Il fallut rappeler en toute hâte le duc
de Guise de son commandement d'Italie et lui confier la défense
publique avec le titre de lieutenant-général: le peuple avait une
telle confiance en lui, qu'il réunit toutes les forces de la
monarchie, comme si elles n'attendaient que lui pour marcher. Les
Espagnols furent contraints à la retraite; le duc de Guise s'empara de
la place de Guine. La conséquence fut la signature du traité de
Cateau-Cambresis[351] et la paix générale avec l'Angleterre et
l'Espagne.

  [350] L'Escurial coûta six millions de ducats d'or (soixante
  millions de francs).

  [351] La paix de Cateau-Cambresis fut signée le 13 avril 1559.

La puissance de la maison de Guise s'accrut encore par les fiançailles
de François, dauphin de France, avec Marie Stuart, fille de Jacques V,
roi d'Ecosse[352], et de Marie de Lorraine, duchesse de Longueville:
son enfance avait commencé triste et solitaire, au milieu des lacs.
Entourée de quatre jeunes filles de son âge (7 ans), des premières
familles d'Ecosse, Marie arrivait en France[353] pour s'accoutumer aux
mœurs, aux habitudes de la cour si polie des Valois; elle fut
comblée de caresses par Henri II, et placée avec ses jeunes
compagnes dans un couvent à Saint-Germain; Marie s'y fit admirer par
ses progrès dans les langues, la poésie et les lettres. A onze ans,
elle parlait si bien le latin, qu'elle soutint une thèse devant les
plus grands érudits pour prouver: «que les femmes doivent s'occuper de
littérature aussi bien que les hommes, et que le savoir leur sied à
merveille[354].» Ce n'était pas seulement à Brantôme que Marie Stuart
inspirait de l'admiration, mais encore au grave chancelier l'Hospital,
à Du Bellay, à tout ce qui s'occupait alors de science et des lettres
à la cour de Henri II.

  [352] Marie avait été couronnée reine d'Ecosse à 9 mois
  (septembre 1543).

  [353] Elle avait été confiée au comte de Brézé, ambassadeur de
  France.

  [354] Cette thèse fut soutenue en présence de Catherine de
  Médicis, dans une salle du Louvre.

Quelle charmante réunion d'esprit et de grâce que la cour des Valois!
des femmes poëtes, artistes, pratiquant tous les travaux de l'esprit;
Diane de Poitiers appelant Ronsard à Anet, que le poëte célébrait sous
le nom de _Dianet_; Marie Stuart cultivant la poésie depuis son
enfance, et Diane de France, duchesse de Montmorency, érudite à vingt
ans comme le Parnasse tout entier. La mythologie semblait insuffisante
à Ronsard pour célébrer tant de beauté et de grâces, et Marie Stuart
appelait Ronsard «l'Apollon de la source des Muses.»

Puis enfin Catherine de Médicis, l'artiste par excellence, l'amie du
Primatice, de Benvenuto-Cellini, dessinant elle-même les châteaux, le
jardin des Tuileries et partageant sa vie entre les fêtes, les
joyeuses mascarades et la patiente étude des partis; elle savait qu'il
y avait plus de charme spirituel que de réalités sensuelles dans
l'amour de Henri II pour Diane de Poitiers et le roi semblaient le
prouver, puisque dix enfants étaient nés de son union avec Catherine
dans les dix années, garçons et filles, charmante famille élevée dans
les arts, la poésie, les plaisirs et les fêtes; l'aîné des fils, je
l'ai dit, épousait Marie Stuart; l'aînée des filles, l'Infant
d'Espagne, fils de Philippe II. Si la réformation n'était pas venue
jeter son érudition disputeuse et la guerre civile à travers la
renaissance et les progrès de la France, la patrie serait passé à un
degré de splendeur merveilleux.

Et toute cette cour si brillante, si courtoise, vivait dans les plus
belles résidences du monde. François Ier et Henri II, dans leur amour
des arts, avaient mis la main à toutes les œuvres: tel est le
caractère indélébile de cette architecture; on la reconnaît à la
simple vue dans cette admirable galerie de vieux manoirs qui s'étend
de Blois à Amboise: vus de loin, ils ressemblent à des châteaux
fantastiques. Amboise fut un peu la transition de l'architecture du
moyen-âge à celle de la Renaissance; Chenonceaux fut bâti comme par un
enchantement capricieux sur pilotis, avec ses ponts, ses vives eaux;
il semble voir encore sur des élégantes barques, comme à Venise, toute
cette cour de Henri II naviguant au milieu des cygnes au cou élancé et
des carpes au collier d'or. On trouve encore à Chenonceaux une salle
tout entière conservée avec ces belles cheminées soutenues par des
cariatides; et comme toujours, dominé par la pensée de Diane de
Poitiers, l'artiste a reproduit Diane entièrement nue (et pourtant
chaste), tenant dans ses bras un cerf qu'elle semble caresser[355].

  [355] Si l'on veut se faire une idée exacte de ces châteaux à
  chaque époque, il faut parcourir la collection de gravures
  (Biblioth. Imp.). Malheureusement le désir de trop compléter, a
  fait donner place dans cette collection à de mauvaises estampes
  vendues aux foires comme l'histoire du _Juif Errant_.

Chambord, entouré d'un parc de sept lieues, était à lui seul une
création splendide; on voyait bien que le crayon du Primatice avait
dirigé ces dessins; tout se ressentait de l'Italie, de Florence, même
ces lanternes de pierre qu'on dirait des campanilles, comme à
Pise, et cet ajustement des tuyaux de cheminées, ces escaliers en
spirales d'un effet audacieux et charmant, ces pavillons carrés que
Catherine de Médicis mit partout à la mode, témoins les Tuileries,
avant qu'elles n'eussent été alourdies par les grosses galeries et les
pavillons de Henri IV et de Louis XIV[356].

  [356] Les Tuileries de Catherine de Médicis se composaient du
  pavillon du centre avec deux ailes que terminaient deux petits
  pavillons florentins, surmontés de galeries à colonnades: il n'y
  avait pas ces noires et grosses mansardes, chapeaux de plomb, sur
  le monument.

Déjà dans les bâtiments de Chambord on employait le mœllon rouge; ce
mélange de pierre et de marbre de toute couleur enlevait aux monuments
la monotonie de la pierre toujours blanche ou grise. Ces bâtiments
étaient immenses, et néanmoins, vus à certaine distance, ils
paraissaient légers, fluets, comme si le vent qui se jouait dans les
campanilles allait les emporter par ses caprices. A Chambord, la
salamandre de François Ier brille partout; on ne trouve pas les
chiffres amoureux de Diane de Poitiers et de Henri II, comme si l'on
avait voulu conserver entière l'empreinte de son créateur.

Mais la grande merveille fut achevée aux dernières années de
Henri II, ce fut le château dont j'ai parlé, la demeure chérie de
Diane de Poitiers. Tel qu'il sortit des mains de Philibert Delorme,
Anet consistait en un portique de la plus belle époque de la
Renaissance, surmonté de la figure d'un beau cerf six cors, que deux
levriers au repos regardent avec une sorte de respect. Sur l'autre
face du portique est encore Diane nue qui tient un cerf dans les bras
et le caresse de ses yeux; après le portique, vient une cour entourée
de galeries à colonnes sveltes; une élégante fontaine, œuvre de
Jean Goujon, avec les attributs de Diane, s'élevait au milieu[357]; un
second portique conduisait à une nouvelle cour également ornée de
bâtiments, et au fond la chapelle. Diane de Poitiers n'avait pas
oublié la mort, et son tombeau l'attendait pieusement sous les
armoiries de la duchesse de Valentinois: Benvenuto-Cellini avait
ciselé les galeries et les rampes en fer; Jean Goujon avait orné les
chambranles, les cheminées, les portes, les fenêtres, avec un soin qui
respirait l'amour, l'admiration envers la grande protectrice des
arts.

  [357] Quelques débris du château d'Anet ont été conservés; le
  plus beau morceau est à l'École des Beaux-Arts, où il fait encore
  l'admiration des visiteurs: on a placé encore quelques débris
  d'Anet, les médaillons, dans un petit édifice situé dans le
  quartier de François Ier aux Champs-Élysées.

C'est dans ces vastes demeures aux champs que vivaient les cours de
François Ier et de Henri II; les séjours des rois, des gentilshommes
dans les villes étaient alors une exception, les capitales
n'absorbaient pas toutes les grandeurs; le château, le monastère
recueillaient le cultivateur enfant et le nourrissaient vieillard.
Dans quelques miniatures du moyen-âge, celles surtout qui ornent les
manuscrits de Froissard, on peut voir quels étaient les travaux des
champs: le paysan à la figure riante, porte des vêtements commodes,
même élégants; il foule le raisin dans la cuve, il s'abrite sous les
pommiers chargés de fruits, il dort sous la treille; le soir venu,
autour du feu de l'âtre il écoute les contes, les légendes, et des
brocs circulent autour des tables chargées de fruits; la vieille est
au rouet, la jeune fille à la toile de lin, et le jeune homme boit le
vin qui fait attendre l'amour et les fiançailles.



XXXII

LE DERNIER TOURNOIS[358].--MORT DE HENRI II.--DESTINÉES DE DIANE DE
POITIERS ET DE LA DUCHESSE D'ÉTAMPES.

1557-1578.


C'était un des nobles penchants de la chevalerie que la passion des
tournois et des passes d'armes. Oui, il devait y avoir dans ce bruit
de fer et d'acier, dans ce caracollement des chevaux, dans ce
croisement des lances un charme indicible; chacun portait son armure
brillante, son casque aux plumes de mille couleurs; on se disputait
comme un prix, un regard, un gage d'honneur et d'amour. Au son des
trompettes la lice était ouverte; il fallait une adresse infinie pour
conduire ces chevaux caparaçonnés, braves compagnons de batailles; il
fallait esquiver les coups, en porter de puissants et de redoutables
aux applaudissements d'une foule avide de ces jeux. A toutes les
époques les luttes, les jeux d'armes furent une vive passion;
Rome antique avait ses gladiateurs, Bysance ses courses dans les
hippodromes. Au moyen-âge chevaleresque, on se passionnait pour les
tournois, dont la renommée retentissait dans le plus lointain pays.

  [358] Il serait inexact de dire que le tournois de la rue
  Saint-Antoine fut le dernier. Charles IX fut blessé par le duc de
  Guise dans un tournoi donné en 1571, à Clermont-la-Marche.

Les mariages d'Elisabeth de France et de Philippe II, roi d'Espagne,
et de Marguerite, sœur de Henri II, avec le duc de Savoie, venaient
de s'accomplir[359]. A l'occasion de ces mariages, un tournois avait
été annoncé par des messagers, selon l'antique usage, dans toutes les
cours d'Espagne, d'Angleterre, d'Ecosse, d'Italie.

  [359] Mai 1559.

Le lieu fixé pour la lice fut encore la rue Saint-Antoine, entre les
Tournelles et la Bastille. Il y eut multitude de dames et de preux
chevaliers. Après cent lances brisées, le roi voulut lui-même courir
contre un capitaine de la garde écossaise du nom de Montgomery.
Brantôme rapporte qu'avant le tournoi Henri II s'était fait tirer son
horoscope en présence du connétable Anne de Montmorency, et qu'on lui
avait annoncé qu'il serait tué en duel; alors le roi se tournant vers
le connétable lui dit: «Voyez, mon compère, quelle mort m'est
présagée.--«Comment, sire, lui répondit le fier connétable, vous,
vous pouvez croire à ces marauds qui sont menteurs et bavards;
faites-moi jeter cela au feu.--«N'importe, compère, je la garde, mais
j'aime autant mourir de cette manière-là, pourvu que ce soit de la
main d'un chevalier brave et noble[360].» Paroles loyales dignes d'un
Valois.

  [360] Brantôme, _Henri II_.

L'horoscope n'avait donc point arrêté ce roi qui entra fièrement dans
la lice; Henri mit donc la lance hautement en arrêt contre Montgomery
qui, fort colère de voir sa propre lance brisée dans le choc,
atteignit durement le roi du tronçon à la visière au-dessous de
l'œil, et lui fit une plaie profonde. On crut d'abord la blessure
peu dangereuse; bientôt elle s'empira et le roi fut en danger de mort:
Ce fut un grand deuil autour de ce lit de douleur: déjà les ambitions
s'agitèrent. Avec la vie et le pouvoir de Henri II devait s'effacer et
disparaître l'influence de Diane de Poitiers, et Catherine de Médicis,
si longtemps reléguée dans les plaisirs et les arts, devenait reine et
régente[361].

  [361] Henri II mourut le 10 juillet 1559, il avait régné 13 ans.

Aussi fit-elle donner avis à la duchesse de Valentinois qu'elle eût à
se retirer de la cour; Diane, avec beaucoup de dignité, demanda
si le roi était mort; «Non, madame, mais il ne passera pas la
journée.--«Je n'ai donc point encore de maître; que mes ennemis
sachent que je ne les crains point; quand le roi ne sera plus, je
serai trop occupée de la douleur de sa perte pour que je puisse être
sensible aux chagrins qu'on voudra me donner.» Diane avait toujours eu
un langage plein de dignité et de fierté, même envers Henri II. Quand
le roi voulut légitimer sa fille, Diane lui dit: «J'étais née pour
avoir des enfants légitimes de vous; je vous ai appartenue parce que
je vous aimais, je ne souffrirai pas qu'un arrêt du parlement me
déclare votre concubine.»

Après la mort de Henri II, Diane de Poitiers se retira au château
d'Anet, où elle vécut dans le deuil et la solitude la plus absolue,
conservant auprès d'elle ses amis les plus intimes, les Montmorency et
les Guise, ces grandes races. Le gouvernement était passé aux mains et
aux idées de Catherine de Médicis, esprit de tempérance et de
modération qui espérait tenir le milieu entre les catholiques et les
huguenots. Vaine tentative; quand les partis sont en armes, rien ne
peut les empêcher d'arriver à leur fin[362].

  [362] Voir ma _Catherine de Médicis_.

On le vit bientôt dans la conjuration d'Amboise, un des plus
audacieux projets du parti protestant qui ne tendait à rien moins
qu'à créer une république huguenote sous le protectorat du prince
de Condé. Catherine de Médicis fut obligée d'appeler les Guise en
aide à la royauté et avec eux Diane de Poitiers reprit quelque
pouvoir jusqu'à sa mort, arrivée le 22 avril 1665, à l'âge de 66
ans; c'était six ans auparavant que Brantôme, seigneur de
Bourdeille, l'avait vue encore si belle qu'il en fut ébloui.

Avant sa mort, Diane de Poitiers avait fondé un Hôtel-Dieu à Anet pour
nourrir et recueillir six pauvres veuves; sa rivale, Anne de Pisseleu
duchesse d'Étampes, la protectrice du parti huguenot, se jeta
ouvertement dans la réformation; elle embrassa le protestantisme à
Genève, devint l'amie de Bèze et de Calvin; elle mourut dans une telle
obscurité, dit son biographe, qu'on ne peut dire l'époque de sa
mort[363].

  [363] Voir sa biographie dans Michaud.

Le château d'Anet passa dans les mains des légitimés de Henri IV (les
Vendôme), qui l'embellirent encore en respectant tous les symboles,
tous les souvenirs de Diane de Poitiers et son tombeau surtout,
l'œuvre réunie de Jean Goujon et de Philibert Delorme. Anet
fut ravagé par la révolution française: toutes ces belles œuvres
eussent péri s'il ne se fût trouvé un savant collecteur. M. Lenoir, le
fondateur du musée des Augustins, qui l'an VIII de la république
proposa au ministre de l'Intérieur[364] de recueillir tous les débris
du château d'Anet pour en orner l'École des Beaux-Arts. On y voit
encore quelques portiques, des cariathides, et ces inimitables
ornements que Philibert Delorme et Jean Goujon jetaient partout avec
une abondance de détails qu'on ne connaît plus aujourd'hui.

  [364] La pétition existe encore, elle est recueillie (Biblioth.
  Impériale, cabinet des estampes, château d'Anet).

J'ai visité naguère les ruines abandonnées du château d'Anet; je
m'arrêtai d'abord à Ivry, l'hermitage de Diane de Poitiers, près d'un
moulin à eau dont le bruit monotone prêtait à la méditation et à la
solitude. A Anet, le pont élégant qui précédait le pavillon du centre
était frangé par le temps, comme le beau corps de Diane est dévoré par
les vers du sépulcre; le pavillon que surmontaient la Diane, les
chiens, le cerf, était en ruine; la chambre que Henri II aimait de
prédilection était alors transformée en une espèce de buanderie
remplie de cornues et de baquets: une bonne et vieille femme agitait
son rouet devant une belle cheminée de la Renaissance dont l'âtre
était démoli. Ainsi est la destinée des choses du passé; notre orgueil
se propose toujours des œuvres impérissables, et quelques années
suffisent pour faire disparaître et nos œuvres et notre souvenir!


FIN.



           TABLE


                                                                  Pages.

       I.--Les romans de chevalerie. XVe siècle                        1

      II.--Charles VIII et Louis XII en Italie. 1480-1514              7

     III.--Les capitaines des gens d'armes sous
           Louis XII.--Le comte de Saint-Vallier.--Origine
           de Diane de Poitiers. 1488-1514                            13

      IV.--La chronique de l'archevêque Turpin.--Le
           monde enchanté. 1200-1510                                  20

       V.--Naissance, éducation et mariage de François
           Ier. 1494-1514                                             27

      VI.--Première campagne de François Ier en
           Italie.--Victoire de Marignan. 1515-1516                   34

     VII.--Léonard de Vinci.--La belle Ferronnière.
           1515-1518                                                  44

    VIII.--Madame de Châteaubriand.--Gouvernement
           du maréchal de Lautrec dans le
           Milanais. 1518-1520                                        52

      IX.--Le camp du Drap-d'Or. 1519                                 61

       X.--Défection du connétable de Bourbon.--Complicité
           du comte de Saint-Vallier.--Diane
           de Poitiers. 1520-1522                                     71

      XI.--La chevalerie française dans le Milanais.--Les
           Espagnols en Provence.--Les dames de Marseille.
           1523-1524                                                  82

     XII.--Les poëtes d'amour et de guerre.--Jean
           et Clément Marot--Diane de Poitiers. 1524-1530             93

    XIII.--L'armée Française en Italie.--La bataille
           de Pavie. 1521-1525                                       103

     XIV.--Captivité de François Ier à Madrid. 1524-1525             117

      XV.--Négociations pour le traité de Madrid. 1625               125

     XVI.--Délivrance du roi.--Son amour pour mademoiselle
           d'Heilly, créée duchesse d'Étampes.--Disgrâce
           de madame de Châteaubriand. 1526                          136

    XVII.--Le connétable de Bourbon en Italie.--Sac
           de Rome par les huguenots.--Calvin
           et la duchesse d'Étampes. 1526-1527                       147

   XVIII.--Cartel de Charles-Quint à François Ier. 1526-1527         162

     XIX.--La paix de Cambrai ou des Dames. 1528                     173

      XX.--Délivrance des enfants de France.--Tournoi
           de la rue Saint-Antoine.--Diane de Poitiers.--La
           duchesse d'Étampes 1529-1530                              184

     XXI.--La renaissance de l'art.--Del
           Rosso.--Primatice.--Benvenuto Cellini.--Bernard
           Palissy. 1520-1540                                        194

    XXII.--La renaissance dans les lettres.--Influence
           de Diane de Poitiers et de la duchesse d'Étampes.
           1530-1545                                                 207

   XXIII.--Modification de la diplomatie du moyen-âge.--Alliance
           politique de François Ier avec la Porte Ottomane
           et les luthériens.--1540-1547                             216

    XXIV.--La jeune Catherine de Médicis.--La cour de
           François Ier. 1530-1535                                   224

     XXV.--La France envahie une seconde fois par
           Charles-Quint.--La trève de dix ans. 1533-1538            232

    XXVI.--Charles-Quint à Paris.--La duchesse d'Étampes.--Les
           fous Triboulet et Brusquet. 1538-1540                     242

   XXVII.--Les derniers jours de François Ier. 1530-1545             250

           Avènement de Henri II.--Toute puissance
           de Diane de Poitiers. 1547-1548                           261

  XXVIII.--Le combat singulier de La Chataigneraie
           et Jarnac. 1547                                           267

    XXIX.--Le curé de Meudon.--Montaigne.--Brantôme.--
           Nostradamus. 1549-1560                                    273

     XXX.--Les arts sous Henri II.--Les demeures
           royales.--Chambord.--Chenonceaux.
           Anet.--Les artistes.--1545-1557                           284

    XXXI.--Alliance de Diane de Poitiers avec les
           Guise.--Marie Stuart.--La vie de château. 1558            288

   XXXII.--Le dernier tournoi.--Mort de Henri II.--Destinées
           de Diane de Poitiers et de
           la duchesse d'Étampes. 1557-1578                          296


Coulommiers.--Imprimerie de A. MOUSSIN.





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