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Title: Le Rhin. T. III
Author: Hugo, Victor, 1802-1885
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Le Rhin. T. III" ***


(This file was produced from images generously made
available by the Bibliothèque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le
typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée
et n'a pas été harmonisée.

Une inscription latine contient des macrons (barre horizontale) sur
certaines lettres qui sont indiquées comme ceci: [=X], où «X»
représente les lettres sur lesquelles se trouve le macron.



     LE RHIN

     III



     TYPOGRAPHIE DE CH. LAHURE
     Imprimeur du Sénat et de la Cour de Cassation
     rue de Vaugirard, 9



     VICTOR HUGO

     LE RHIN

     III

     COLLECTION HETZEL

     PARIS

     LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie

     rue Pierre-Sarrazin, No 14

     1858

     Droit de traduction réservé



LETTRE XXIII

MAYENCE.

  L'auteur définit le chemin de fer.--Particularités du chemin de
    fer de Mayence à Francfort.--Dévastations sauvages et progrès
    hideux du «bon goût.»--L'auteur compare entre elles Cologne,
    Francfort et Mayence.--La cathédrale de Mayence.--Edifice
    à double abside.--Plan géométral.--Les clochers.--Portes
    de bronze.--Fac-simile de l'inscription. Voyage attentif
    et curieux de l'auteur à travers les tombeaux des
    archevêques-électeurs.--Dénombrement.--Détails.--Rapprochements.
    --Singulière histoire de l'astrologue Mabusius.--Monsieur Louis
    Colmar, pendant de monsieur Antoine Berdolet.--Jean et Adolphe de
    Nassau, pendants d'Adolphe et Antoine de Schauenbourg.--Il y a
    quarante-trois tombeaux.--Fastrada, femme de Charlemagne.--Son
    épitaphe.--Fac-simile.--792.--Le bon vieux Suisse qui raconte ces
    histoires.--Ameublements différents des deux absides.--Magnifique
    menuiserie rococo.--Salle capitulaire.--Cloître.--Le bas-relief
    énigmatique.--Frauenlob.--La fontaine de la place du
    Marché.--Inscriptions.--Mayence du haut de la citadelle.--De
    quelle façon les femmes sont curieuses à
    Mayence.--Adlerstein.--Ce que c'est que le point noir qu'on voit
    là-bas.


     Mayence, septembre.

Mayence et Francfort, comme Versailles et Paris, ne sont plus
aujourd'hui qu'une même ville. Au moyen âge il y avait entre les deux
cités huit lieues, c'est-à-dire deux journées; aujourd'hui cinq quarts
d'heure les séparent, ou plutôt les rapprochent. Entre la ville
impériale et la ville électorale, notre civilisation a jeté ce trait
d'union qu'on appelle un chemin de fer. Chemin de fer charmant, qui
côtoie le Mein par instants, qui traverse une verte, riche et vaste
plaine, sans viaducs, sans tunnels, sans déblais ni remblais, avec de
simples assemblages de bois sous les rails; chemin de fer que les
pommiers ombragent paternellement ainsi qu'un sentier de village; qui
est livré, sans fossés ni grilles, de plain-pied, à la bonhomie
saturnienne des gamins allemands, et tout le long duquel il semble
qu'une main invisible vous présente l'un après l'autre les vergers,
les jardins et les champs cultivés, les retirant ensuite en hâte et
les enfonçant pêle-mêle au fond du paysage comme des étoffes
dédaignées par l'acheteur.

Francfort et Mayence sont, comme Liége, d'admirables villes
dévastées par le bon goût. Je ne sais quelle propriété corrosive
ont l'architecture blafarde, les colonnades de plâtre, les
églises-théâtres et les palais-guinguettes; mais il est certain que
toutes les pauvres vieilles cités fondent et se dissolvent rapidement
dans ces affreux tas de maisons blanches. J'espérais voir à Mayence le
Martinsburg, résidence féodale des électeurs-archevêques jusqu'au
dix-septième siècle; les Français en avaient fait un hôpital, les
Hessois l'ont rasé pour agrandir le port franc. Quant à l'hôtel des
marchands, bâti en 1317 par la fameuse ligue des cent villes,
splendidement décoré des statues de pierre des sept électeurs portant
leurs blasons, au-dessous desquels deux figures colossales soutenaient
l'écu de l'empire, on l'a démoli pour faire une place. Je comptais me
loger vis-à-vis, dans cette hôtellerie des Trois-Couronnes ouverte dès
1360 par la famille Cleemann, à coup sûr la plus ancienne auberge de
l'Europe; je m'attendais à une de ces hôtelleries comme en décrit le
chevalier de Gramont, avec l'immense cheminée, la grande salle à
piliers et à solives, dont le mur n'est qu'un vitrage maillé de plomb,
et au dehors la borne à monter sur mule. Je n'y suis pas même entré.
La vieille auberge Cleemann est à présent une espèce de faux hôtel
Meurice, avec des rosaces en carton pierre aux plafonds, et aux
fenêtres ce luxe de draperies et cette indigence de rideaux qui
caractérisent les hôtelleries allemandes.

Quelque jour Mayence fera de la maison de _Bona Monte_ et de la maison
_Zum Jungen_ ce que Paris a fait du vénérable logis du pilier des
halles. On détruira, pour le remplacer par quelque méchante façade
ornée d'un méchant buste, le toit natal de ce Jean Gensfleisch,
gentilhomme de la chambre de l'électeur Adolphe de Nassau, que la
postérité connaît sous le nom de _Guttemberg_, comme elle connaît sous
le nom de _Molière_ Jean-Baptiste Poquelin, valet de chambre du roi
Louis XIV.

Cependant les vieilles églises défendent encore ce qui les entoure; et
c'est autour de sa cathédrale qu'il faut chercher Mayence, comme c'est
autour de sa collégiale qu'il faut chercher Francfort.

Cologne est une cité gothique encore attardée dans l'époque romane;
Francfort et Mayence sont deux cités gothiques déjà plongées dans la
renaissance, et même, par beaucoup de côtés, dans le style rocaille et
chinois. De là, pour Mayence et Francfort, je ne sais quel air de
villes flamandes qui les distingue et les isole presque parmi les
villes du Rhin.

On sent à Cologne que les austères constructeurs du Dôme, maître
Gérard, maître Arnold et maître Jean, ont longtemps empli toute la
ville de leur souffle. Il semble que ces trois grandes ombres aient
veillé pendant quatre siècles sur Cologne, protégeant l'église de
Plectrude, l'église d'Annon, le tombeau de Théophanie et la chambre
d'or des onze mille vierges, barrant la route au faux goût, tolérant à
peine les imaginations presque classiques de la renaissance, gardant
la pureté des ogives et des archivoltes, sarclant les chicorées de
Louis XV partout où elles se hasardaient, maintenant dans toute la
vivacité de leurs profils et de leurs arêtes les pignons taillés et
les sévères hôtels du quatorzième siècle; et qu'elles ne se soient
retirées, comme le lion devant l'âne, qu'en présence de l'art bête et
abominable des architectes parisiens de l'Empire et de la
Restauration. A Mayence et à Francfort, l'architecture-Rubens, la
ligne gonflée et puissante, le riche caprice flamand, l'épaisse et
inextricable végétation des grillages de fer chargés de fleurs et
d'animaux, l'inépuisable variété des encoignures et des tourelles; la
couleur, le phénomène; le contour joufflu, pansu, opulent, ayant plus
de santé encore que de beauté; le mascaron, le triton, la naïade, le
dauphin ruisselant, toute la sculpture païenne charnue et robuste,
l'ornementation énorme, hyperbolique et exorbitante, le mauvais goût
magnifique, ont envahi la ville depuis le commencement du dix-septième
siècle, et ont empanaché et enguirlandé, selon leur poétique
fantasque, la vieille et grave maçonnerie allemande. Aussi, ce ne sont
partout que devantures historiées, ouvrées et guillochées; frontons
compliqués de pots à feu, de grenades, de pommes de pin, de cippes et
de rocailles, offrant des profils de buissons d'écrevisses; et pignons
volutés à trois marteaux comme la perruque de cérémonie de Louis XIV.

Vues à vol d'oiseau, Mayence et Francfort, ayant, l'une sur le Rhin,
l'autre sur le Mein, la même position que Cologne, ont nécessairement
la même forme. Sur la rive qui leur fait face, le pont de bateaux de
Mayence a produit Castel, et le pont de pierre de Francfort a produit
Sachshausen, comme le pont de Cologne a produit Deutz.

[Illustration]

Le dôme de Mayence, de même que les cathédrales de Worms et de Trèves,
n'a pas de façade, et se termine à ses deux extrémités par deux
chœurs. Ce sont deux absides romanes, ayant chacune son transsept,
qui se regardent et que réunit une grande nef. On dirait deux églises
soudées l'une à l'autre par leur façade. Les deux croix se touchent et
se mêlent par le pied. Cette disposition géométrale engendre en
élévation six campaniles, c'est-à-dire sur chaque abside un gros
clocher entre deux tourelles, ainsi que le prêtre entre le diacre et
le sous-diacre, symbolisme que reproduit, comme je l'ai dit ailleurs,
la grande rosace de nos cathédrales entre ses deux ogives.

Les deux absides dont la réunion compose la cathédrale de Mayence sont
de deux époques différentes, et, quoique presque identiques en dessin
géométral, aux dimensions près, présentent, comme édifices, un
contraste complet et frappant. La première et la moins grande date du
dixième siècle. Commencée en 978, elle a été terminée en 1009. La
seconde, dont le gros clocher a deux cents pieds de haut, a été
commencée peu après, mais elle a été incendiée en 1190, et depuis lors
chaque siècle y a mis sa pierre. Il y a cent ans, le goût régnant a
envahi le dôme; toute la flore de l'architecture Pompadour a mêlé ses
jets de pierre, ses falbalas et ses ramages aux dentelures byzantines,
aux losanges lombards et aux pleins cintres saxons, et aujourd'hui
cette végétation bizarre et grimaçante couvre la vieille abside. Le
gros clocher, cône large, trapu, ample à sa base, superbement chargé
de trois riches diadèmes fleuronnés dont les diamètres décroissent de
sa base à son sommet, taillé partout à roses et à facettes, semble
plutôt bâti avec des pierreries qu'avec des pierres. Sur l'autre
grosse tour, grave, simple, byzantine et gothique, qui lui fait face,
des maçons modernes ont érigé, probablement par économie, une coupole
également pointue, appuyée à sa base sur un cercle de pignons aigus
ressemblant à la couronne de fer des rois lombards, coupole en zinc,
parfaitement nue, sans dorure et sans ornement, d'un profil légèrement
renflé, qui rappelle l'ancienne coiffure pontificale des temps
primitifs. On dirait la sévère tiare de Grégoire VII regardant la
tiare splendide de Boniface VIII. Haute pensée, posée, construite et
sculptée là par le temps et le hasard, ces deux grands architectes.

Tout ce vénérable ensemble est badigeonné en rose; tout, du haut en
bas, les deux absides, la grande nef et les six clochers. La chose est
faite avec recherche et goût. On a décerné le rose pâle au clocher
byzantin, et le rose vif au clocher Pompadour.

Comme la chapelle d'Aix, la cathédrale de Mayence a ses portes de
bronze ornées de têtes de lions; celles d'Aix-la-Chapelle sont
romaines. Quand j'ai visité Aix et que j'ai vu ces portes, j'y ai,
vous vous en souvenez, vainement cherché la fêlure qu'y fit, dit-on,
et qu'y dut faire en effet le coup de pied du diable lorsqu'il s'en
alla furieux d'avoir avalé l'âme d'un loup au lieu de l'âme d'un
bourgeois ayant pignon sur rue. Aucune histoire de ce genre ne
recommande les portes du dôme de Mayence. Elles sont du onzième siècle
et ont été données par l'archevêque Willigis à l'église, aujourd'hui
démolie, de Notre-Dame, où on les a prises pour les enclaver dans un
majestueux portail roman de la cathédrale. Sur les deux battants d'en
haut sont écrits en caractères romains les priviléges accordés à la
ville en 1135 par l'archevêque Adalbert, second électeur de Cologne.
Au-dessous est gravée sur une seule ligne cette légende plus ancienne
(_sic_):

[Illustration:

  WILLIGISVS ARCHIEPSEX EX METALLI
SPECIE VALVAS EFFECERAT PRIMVS]

Si l'intérieur de Mayence rappelle les villes flamandes, l'intérieur
de sa cathédrale rappelle les églises belges. La nef, les chapelles,
les deux transsepts et les deux absides sont sans vitraux, sans
mystère, badigeonnés en blanc du pavé à la voûte, mais somptueusement
meublés. De toutes parts surgissent à l'œil les fresques, les
tableaux, les boiseries, les colonnes torses et dorées; mais les vrais
joyaux de cet immense édifice, ce sont les tombeaux des
archevêques-électeurs. L'église en est pavée, les autels en sont
faits, les piliers en sont étayés, les murs en sont couverts; ce sont
de magnifiques lames de marbre et de pierre, plus précieuses
quelquefois par la sculpture et le travail que les lames d'or du
temple de Salomon. J'ai constaté, tant dans l'église que dans la salle
capitulaire et le cloître, un tombeau du huitième siècle, deux du
treizième, six du quatorzième, six du quinzième, onze du seizième,
huit du dix-septième et neuf du dix-huitième; en tout quarante-trois
sépulcres. Dans ce nombre je ne compte ni les tombeaux-autels,
difficiles à aborder et à explorer, ni les tombeaux-pavés, sombre et
confuse mosaïque de la mort, de jour en jour plus effacée sous les
pieds de ceux qui vont et viennent.

J'omets également les quatre ou cinq tombeaux insignifiants du
dix-neuvième siècle.

Toutes ces tombes, cinq exceptées, sont des sépultures d'archevêques.
Sur ces trente-huit cénotaphes, dispersés sans ordre chronologique et
comme au hasard sous une forêt de colonnes byzantines à chapiteaux
énigmatiques, l'art de six siècles se développe, végète et croise
inextricablement ses rameaux, d'où tombent, comme un double fruit,
l'histoire de la pensée en même temps que l'histoire des faits. Là,
Liebenstein, Hompurg, Gemmingen, Heufenstein, Brandebourg, Steinburg,
Ingelheim, Dalberg, Eltz, Stadion, Weinsberg, Ostein, Leyen,
Hennenberg, Tour-et-Taxis, presque tous les grands noms de l'Allemagne
rhénane, apparaissent à travers ce sombre rayonnement que les tombeaux
répandent dans les ténèbres des églises. Toutes les fantaisies
d'époque, d'artiste et de mourant se mêlent à toutes les épitaphes.
Les mausolées du dix-huitième siècle s'entr'ouvrent et laissent
échapper leur squelette emportant dans ses longs doigts sans chair des
mitres d'archevêques et des chapeaux d'électeurs. Les archevêques
contemporains de Richelieu et de Louis XIV rêvent couchés au bas de
leurs sarcophages et appuyés sur le coude. Les arabesques de la
renaissance accrochent leurs vrilles et perchent leurs chimères dans
les délicats feuillages du quinzième siècle, et font entrevoir, sous
mille complications charmantes, des statuettes, des distiques latins
et des blasons coloriés. Des noms sévères, _Mathias Burhecg_, _Conradus
Rheingraf_ (Conrad, comte du Rhin), s'inscrivent, entre le moine
tonsuré qui figure le clergé et l'homme d'armes morionné qui figure la
noblesse, sous la pure ogive à triangle équilatéral du quatorzième
siècle; et sur la lame peinte et dorée du treizième siècle, de
gigantesques archevêques qui ont des monstres apocalyptiques sous les
pieds couronnent de leurs deux mains à la fois des rois et des
empereurs moindres qu'eux. C'est dans cette hautaine attitude que vous
regardent fixement avec leurs yeux de momie égyptienne Siegfried, qui
couronna deux empereurs: Henri de Thuringe et Wilhelm de Hollande; et
Pierre Aspeld, qui couronna deux empereurs et un roi: Louis de
Bavière, Henri VII et Jean de Bohême. Les armoiries, les manteaux
héraldiques, la mitre, la couronne, le chapeau électoral, le chapeau
cardinal, les sceptres, les épées, les crosses, abondent, s'entassent
et s'amoncellent sur ces monuments, et s'efforcent de recomposer
devant l'œil du passant cette grande et formidable figure qui
présidait les neuf électeurs de l'empire d'Allemagne et qu'on appelait
l'archevêque de Mayence. Chaos, déjà à demi submergé dans l'ombre, de
choses augustes ou illustres, d'emblèmes vénérables ou redoutables,
d'où ces puissants princes voulaient faire sortir une idée de grandeur
et d'où sort une idée de néant.

Chose remarquable et qui prouve jusqu'à quel point la Révolution
française était un fait providentiel et comme la résultante
nécessaire, et pour ainsi dire algébrique, de tout l'antique ensemble
européen, c'est que tout ce qu'elle a détruit a été détruit pour
jamais. Elle est venue à l'heure dite, comme un bûcheron pressé de
finir sa besogne, abattre en hâte et pêle-mêle tous les vieux arbres
mystérieusement marqués par le Seigneur. On sent, ainsi que je crois
l'avoir déjà indiqué quelque part, qu'elle avait en elle le _quid
divinum_. Rien de ce qu'elle a jeté bas ne s'est relevé, rien de ce
qu'elle a condamné n'a survécu, rien de ce qu'elle a défait ne s'est
recomposé. Et observons ici que la vie des États n'est pas suspendue
au même fil que celle des individus; il ne suffit pas de frapper un
empire pour le tuer; on ne tue les villes et les royaumes que
lorsqu'ils doivent mourir. La Révolution française a touché Venise, et
Venise est tombée; elle a touché l'empire d'Allemagne, et l'empire
d'Allemagne est tombé; elle a touché les électeurs, et les électeurs
se sont évanouis. La même année, la grande année-abîme, a vu
s'engloutir le roi de France, cet homme presque dieu, et l'archevêque
de Mayence, ce prêtre presque roi.

La Révolution n'a pas extirpé ni détruit Rome, parce que Rome n'a pas
de fondements, mais des racines; racines qui vont sans cesse croissant
dans l'ombre sous Rome et sous toutes les nations, qui traversent et
pénètrent le globe entier de part en part, et qu'on voit reparaître à
l'heure qu'il est en Chine et au Japon, de l'autre côté de la terre.

Le Jean de Troyes de Cologne, Guillaume de Hagen, greffier de la ville
en 1270, raconte dans sa _Petite Chronique_ manuscrite, malheureusement
lacérée pendant l'occupation française et dont il ne reste plus que
quelques feuillets dépareillés à Darmstadt, qu'en 1247 sous le règne
de ce même archevêque de Mayence Siegfried, dont le tombeau fait dans
la cathédrale une si redoutable figure, un vieux astrologue nommé
Mabusius fut condamné à la potence comme sorcier et devin, et conduit,
pour y mourir, au gibet de pierre de Lorchhausen, lequel marquait la
frontière de l'archevêque de Mayence et faisait face à un autre gibet
qui marquait la frontière du comte palatin. Arrivé là, comme
l'astrologue refusait le crucifix et s'obstinait à se dire prophète,
le moine qui l'accompagnait lui demanda en raillant en quelle année
finiraient les archevêques de Mayence. Le vieillard pria qu'on lui
déliât la main droite, ce qu'on fit; puis il ramassa un clou
patibulaire tombé à terre, et, après avoir rêvé un instant, il grava
avec ce clou sur la face du gibet qui regardait Mayence ce polygramme
singulier:

[Illustration: (IV.) (XX.) (XIII.)]

Après quoi il se livra au bourreau pendant que les assistants riaient
de sa folie et de son énigme. Aujourd'hui, en rapprochant l'un de
l'autre les trois nombres mystérieux écrits par le vieillard, on
trouve ce chiffre formidable: _quatre-vingt-treize_.

Et, ceci est à noter aussi, ce gibet menaçant, qui, dès le treizième
siècle, portait sur sa plinthe sinistre la date de la chute des
empires, portait en même temps sa condamnation à lui-même et la date
de son propre écroulement. Le gibet faisait partie de l'ancien
pouvoir. La Révolution française n'a pas plus respecté la permanence
des gibets que la permanence des dynasties. Comme rien n'est plus de
marbre, rien n'est plus de pierre. Au dix-neuvième siècle, l'échafaud
aussi a perdu sa majesté et sa grandeur; il est de sapin, comme le
trône.

Ainsi qu'Aix-la-Chapelle, Mayence a eu un évêque, un seul, nommé par
Napoléon, digne et respectable pasteur, dit-on, qui a siégé de 1802 à
1818, et qui est enterré, comme les autres, dans ce qui fut sa
cathédrale. Cependant, il faut en convenir, en présence du majestueux
néant des électeurs archiépiscopaux de Mayence, c'est un néant bien
pauvre et bien petit que celui de M. Louis Colmar, évêque du
département du Mont-Tonnerre, dans sa tombe ogive en style troubadour,
laquelle serait un admirable modèle de pendule gothique pour les
bourgeois riches de la rue Saint-Denis, si l'on y avait ajusté un
cadran au lieu d'un évêque. Du reste, ainsi que je le disais tout à
l'heure, ce chétif évêque, qui avait en lui cela de grand qu'il était
un fait révolutionnaire, a tué l'archevêque souverain. Depuis M. Louis
Colmar, il n'y a plus qu'un évêque à Mayence, aujourd'hui capitale de
la Hesse rhénane.

J'ai trouvé la aussi un couple arcadien d'archevêques frères, enterrés
vis-à-vis l'un de l'autre, après avoir régné sur le même peuple et
gouverné les mêmes âmes, l'un en 1390, et l'autre en 1419. Jean et
Adolphe de Nassau se regardent dans la nef de Mayence comme Adolphe et
Antoine de Schauenbourg dans le chœur de Cologne.

J'ai dit que l'un des quarante-trois tombeaux était du huitième
siècle. Ce monument, qui n'est pas d'un archevêque, est celui que j'ai
cherché d'abord et qui m'a arrêté le plus longtemps, car il
s'accouplait dans ma pensée au grand sépulcre d'Aix-la-Chapelle. C'est
la tombe de Fastrada, femme de Charlemagne. La tombe de Fastrada est
une simple lame de marbre blanc aujourd'hui enchâssée dans un mur.
J'ai déchiffré cette épitaphe, écrite en lettres romaines avec les
abréviations byzantines:

     FASTRADANA PIA CAROLI CONIVX VOCITATA
     CHRISTO DILECTA IACET HOC SVB MARMORE TECTA
     ANNO SEPTENGENTESIMO NONAGESIMO QVARTO.

Puis viennent ces trois vers mystérieux:

     QVEM NVMERVM METRO CLAVDERE MVSA NEGAT
     REX PIE QVEM GESSIT VIRGO LICET HIC CINERESCIT
     SPIRITVS HÆRES SIT PATRIE QVÆ TRISTIA NESCIT.

Et au-dessous le millésime en chiffres arabes:

[Illustration]

C'est en 794, en effet, que Fastrada, déposée d'abord dans l'église de
Saint-Alban, s'est endormie sous cette lame. Mille ans après, car
l'histoire mêle quelquefois aux grandes choses une effrayante
précision géométrique, en 1794, la compagne de Charlemagne s'est
réveillée. Sa vieille ville de Mayence était bombardée, son église de
Saint-Alban croulait dans l'incendie, sa tombe était ouverte. On ne
sait ce que ses ossements sont devenus à cette époque. La pierre de
son tombeau a été transportée dans la cathédrale.

Aujourd'hui un pauvre bon vieux Suisse en perruque aventurine, vêtu
d'une espèce d'uniforme d'invalide, raconte cela aux passants.

Outre les tombeaux, les châssis à statuettes, les tableaux-volets à
fond d'or, les bas-reliefs d'autels, chacune des deux absides a son
ameublement spécial. La vieille abside de 978, ornée de deux charmants
escaliers byzantins, s'arrondit autour d'une magnifique urne
baptismale en bronze du quatorzième siècle. Sur la face extérieure de
cette vaste piscine sont sculptés les douze apôtres et saint Martin,
patron de l'église. Le couvercle a été brisé pendant le bombardement.
Sous l'Empire, époque de goût, on a coiffé la vasque gothique d'une
espèce de casserole.

L'autre abside, la plus grande et la moins ancienne, est occupée et,
pour ainsi dire, encombrée par une grosse boiserie de chœur en
chêne noir où le style tourmenté et furieux du dix-huitième siècle se
déploie et s'insurge contre la ligne droite avec tant de violence,
qu'il atteint presque la beauté. Jamais on n'a mis au service du
mauvais goût un ciseau plus délicat, une fantaisie plus puissante, une
invention plus variée. Quatre statues, Crescentius, premier évêque de
Mayence en 70; Boniface, premier archevêque en 755; Willigis, premier
électeur en 1011, et Bardo, fondateur du Dôme en 1050, se tiennent
gravement debout sur le pourtour du chœur, dominé au-dessus du dais
asiatique de l'archevêque par le groupe équestre de saint Martin et du
pauvre. A l'entrée du chœur se dressent, dans toute la pompe
mystérieuse du grand prêtre hébraïque, Aaron, qui représente l'évêque
du dedans, et Melchisédech, qui figure l'évêque du dehors.

L'archevêque de Mayence, comme les princes-évêques de Worms et de
Liége, comme les archevêques de Cologne et de Trèves, comme le pape,
réunissait dans sa personne le double pontife. Il était à la fois
Aaron et Melchisédech.

C'est une sombre et superbe halle romane que la salle capitulaire qui
avoisine le chœur et qui répète avec la splendide menuiserie
Pompadour l'antithèse des deux gros clochers. Là, rien qu'un grand mur
nu, un pavé poudreux bossué par les reliefs des tombes, un reste de
vitrail à la fenêtre basse, un tympan colorié figurant saint Martin,
non en cavalier romain, mais en évêque de Tours; trois grandes
sculptures du seizième siècle, qui sont le Crucifiement, la Sortie du
tombeau et l'Ascension; autour de la salle un banc de pierre pour les
chanoines, et au fond, pour l'archevêque-président, une large sellette
aussi en pierre, qui rappelle cette sévère chaise de marbre des
premiers papes qu'on garde à Notre-Dame-des-Doms d'Avignon. Et, si
l'on soit de cette salle, on entre dans le cloître, cloître du
quatorzième siècle, qui de tout temps a été un lieu austère et qui est
aujourd'hui un lieu lugubre. Le bombardement de 94 est là écrit
partout. De grandes herbes humides, parmi lesquelles moisissent des
pierres argentées par la bave des reptiles; des arcades-ogives aux
fenestrages brisés; des tombes fêlées par les obus comme des carreaux
de vitre; des chevaliers de pierre armés de toutes pièces, souffletés
à la face par des éclats de bombe et n'ayant plus que cette balafre
pour visage; des haillons de vieille femme séchant sur une corde; des
cloisons en planches rapiéçant çà et là des murailles de granit; une
solitude morne, un accablement profond coupé par le croassement
intermittent des corbeaux; voilà aujourd'hui le cloître archiépiscopal
de Mayence. Une des assises d'un contre-fort, frappée par un boulet, a
glissé tout entière dans son alvéole sous le choc, mais n'est pas
tombée et apparaît encore là aujourd'hui comme une touche de clavecin
sur laquelle se poserait un doigt invisible. Deux ou trois statues
tristes et terribles, debout dans un coin sous la pluie et le vent,
regardent en silence cette désolation.

Il y a là, sous les galeries du cloître, un monument obscur, un
bas-relief du quatorzième siècle, dont j'ai cherché vainement à
deviner l'énigme. Ce sont, d'un côté, les hommes enchaînés dans toutes
les attitudes du désespoir; de l'autre, un empereur accompagné d'un
évêque et entouré d'une foule de personnages triomphants. Est-ce
Barberousse? Est-ce Louis de Bavière? Est-ce la révolte de 1160?
Est-ce la guerre de ceux de Mayence contre ceux de Francfort en 1332?
N'est-ce rien de tout cela?--Je ne sais. J'ai passé outre.

Comme j'allais sortir des galeries, j'ai distingué dans l'ombre une
tête de pierre sortant à demi du mur et ceinte d'une couronne à trois
fleurons d'ache comme les rois du onzième siècle. J'ai regardé.
C'était une figure douce et sévère en même temps, une de ces faces
empreintes de la beauté auguste que donne au visage de l'homme
l'habitude d'une grande pensée. Au-dessous, la main d'un passant avait
charbonné ce nom: FRAUENLOB. Je me suis souvenu de ce Tasse de
Mayence, si calomnié pendant sa vie, si vénéré après sa mort. Quand
Henri Frauenlob fut mort, en 1318, je crois, les femmes de Mayence,
qui l'avaient raillé et insulté, voulurent porter son cercueil. Ces
femmes et ce cercueil chargé de fleurs et de couronnes sont ciselés
dans la lame un peu plus bas que la tête. J'ai regardé encore cette
noble tête. Le sculpteur lui a laissé les yeux ouverts. Dans cette
église pleine de sépulcres, dans cette foule de princes et d'évêques
gisants, dans ce cloître endormi et mort, il n'y a plus que le poëte
qui soit resté debout et qui veille.

La place du Marché, qui entoure deux côtés de la cathédrale, est d'un
ensemble copieux, fleuri et divertissant. Au milieu se dresse une
jolie fontaine trigone de la Renaissance allemande; ravissant petit
poëme qui, d'un entassement d'armoiries, de mitres, de fleuves, de
naïades, de crosses épiscopales, de cornes d'abondance, d'anges, de
dauphins et de sirènes, fait un piédestal à la vierge Marie. Sur l'une
des faces on lit ce pentamètre:

     Albertus princeps, civibus ipse suis,

lequel rappelle, avec moins de bonhomie, la dédicace écrite sur la
fontaine élevée par le dernier électeur de Trèves, près de son palais,
dans la ville neuve de Coblenz: CLEMENS VINCESLAUS, ELECTOR, VICINIS
SUIS. _A ses concitoyens_ est constitutionnel. _A ses voisins_ est
charmant.

La fontaine de Mayence a été bâtie par Albert de Brandebourg, qui
régnait vers 1540 et dont je venais de lire l'épitaphe dans la
cathédrale: _Albert, cardinal-prêtre de Saint-Pierre-aux-Liens,
archichancelier du Saint-Empire, marquis de Brandebourg, duc de
Stettin et de Poméranie, électeur_. Il a érigé ou plutôt reconstruit
cette fontaine, en souvenir des prospérités de Charles-Quint et de la
captivité de François Ier, comme le constate cette inscription en
lettres d'or ravivées récemment:

     DIVO KAROLO V CÆSARE SEMP. AVG. POST VICTOR[=IA]
     GALLICAM REGE IPSO AD TICI[=NV] SVPERATO AC CAPTO
     TR[=IU]PHANTE FATALIQ. RVSTICOR[=VP]ER GER[=MN][=IA] CO[=SPI]
     RATIONE PROSTRATA ALBER. CARD. ET ARCHIEP. MOG.
     FON[=TE] HVNC VETVSTATE DILAP[=SV] AD CIV[=IV] SUORUM
     POSTERITATISQVE VSVM RESTITVI CVRAVIT.

Vue du haut de la citadelle, Mayence présente seize faîtes vers
lesquels se tournent gracieusement les canons de la confédération
germanique: les six clochers de la cathédrale, deux beaux beffrois
militaires, une aiguille du douzième siècle, quatre clochetons
flamands, plus le dôme des Carmes de la rue Cassette répété trois
fois, ce qui est beaucoup. Sur la pente de la colline que couronne la
forteresse un de ces ignobles dômes coiffe une pauvre vieille église
saxonne, la plus triste et la plus humiliée du monde, accostée d'un
charmant cloître gothique à meneaux flamboyants où les kaiserlichs
font boire leurs chevaux dans des sarcophages romans.

La beauté des riveraines du Rhin ne se dément pas à Mayence; seulement
les femmes y sont tout à la fois curieuses à la façon des Flamandes et
à la façon des Alsaciennes. Mayence est le point de jonction de
l'espion-miroir d'Anvers et de l'espion-tourelle de Strasbourg.

La ville, si blanchie qu'elle soit, a gardé en beaucoup d'endroits son
honorable aspect de cité marchande de la hanse rhénane. On lit encore
sur des portes PRO CELERI MERCATVRÆ EXPEDITIONE. Dans deux ou trois
ans on y lira _Roulage accéléré_.

Du reste, une vie profonde, qui sort du Rhin, anime cette ville. Elle
n'est pas moins hérissée de mâts, pas moins encombrée de ballots, pas
moins pleine de rumeur que Cologne. On marche, on parle, on pousse, on
traîne, on arrive, on part, on vend, on achète, on crie, on chante, on
vit enfin dans tous les quartiers, dans toutes les maisons, dans
toutes les rues.--La nuit, cet immense bourdonnement se tait; et l'on
n'entend plus dans Mayence que le murmure du Rhin et le bruit éternel
des dix-sept moulins à eau amarrés aux piles englouties du pont de
Charlemagne.

Quoi qu'aient fait les congrès, ou pour mieux dire à cause de ce
qu'ont fait les congrès, le vide laissé à Mayence par la triple
domination des Romains, des archevêques et des Français n'est pas
comblé. Personne n'y est chez soi. M. le grand-duc de Hesse n'y règne
que de nom. Sur sa forteresse de Cassel il peut lire: CURA
CONFŒDERATIONIS CONDITUM; et il peut voir un soldat blanc et un
soldat bleu, c'est-à-dire l'Autriche et la Prusse, se promener nuit et
jour, l'arme au bras, devant sa forteresse de Mayence. La Prusse ni
l'Autriche n'y sont pas non plus chez elles; elles se gênent et se
coudoient. Evidemment ceci n'est qu'un état provisoire. Il y a dans le
mur même de la citadelle une ruine à demi engagée dans le rempart
neuf,--une espèce de piédestal tronqué qu'on appelle encore maintenant
la _pierre de l'Aigle_, Adlerstein. C'est le tombeau de Drusus. Une
aigle en effet, une aigle impériale, une aigle formidable et
toute-puissante, s'est posée là pendant seize cents ans puis s'est
éclipsée. En 1804, elle a reparu; en 1814, elle s'est envolée de
nouveau.--Aujourd'hui, à l'heure même où nous sommes, Mayence aperçoit
à l'horizon, du côté de la France, un point noir qui grossit et qui
s'approche. C'est l'aigle qui revient.



LETTRE XXIV

FRANCFORT-SUR-LE-MEIN.

  Quel aspect présente une certaine rue de Francfort un certain
    jour de la semaine.--Ce qui abonde à Francfort.--Quel est le
    plus grand danger que Francfort puisse courir.--L'auteur va à
    la boucherie.--Il pousse beaucoup de cris d'enthousiasme.--Le
    massacre des innocents.--L'auteur oublie tous ses devoirs au
    point de désobéir à une petite fille de quatre ans.--La place
    publique.--Les deux fontaines.--L'auteur dit des vérités à la
    justice.--Le Rœmer.--Utilité d'une servante qui prend une
    clef à un clou dans sa cuisine.--Salle des
    électeurs.--Détails.--Salle des empereurs.--Les quarante-cinq
    niches.--Ce qui se passait dans la place quand les électeurs
    avaient élu l'empereur.--Ce qui se passait à l'église après ce
    qui s'était passé dans la place.--L'église collégiale de
    Francfort.--Ce qui pend aux murailles.--L'horloge.--Les
    tableaux.--Sainte Cécile telle qu'on l'a trouvée dans son
    tombeau.--La couronne impériale.--Saint Barthélémy.--Gunther de
    Schwarzbourg.--L'auteur monte sur le
    clocher.--Francfort-sur-le-Mein à vol d'oiseau.--Les habitants
    du haut du clocher.--Philosophie.


     Mayence, septembre.

J'étais à Francfort un samedi. Il y avait longtemps déjà que, marchant
au hasard, je cherchais mon vieux Francfort dans un labyrinthe de
maisons neuves fort laides et de jardins fort beaux, lorsque je suis
arrivé tout à coup à l'entrée d'une rue singulière. Deux longues
rangées parallèles de maisons noires, sombres, hautes, sinistres,
presque pareilles, mais ayant cependant entre elles ces légères
différences dans les choses semblables qui caractérisent les bonnes
époques d'architecture; entre ces maisons toutes contiguës et
compactes et comme serrées avec terreur les unes contre les autres,
une chaussée étroite, obscure, tirée au cordeau; rien que des portes
bâtardes surmontées d'un treillis de fer bizarrement brouillé; toutes
les portes fermées; au rez-de-chaussée rien que des fenêtres garnies
d'épais volets de fer; tous ces volets fermés; aux étages supérieurs,
des devantures de bois presque partout armées de barreaux de fer; un
silence morne, aucun chant, aucune voix, aucun souffle, par
intervalles le bruit étouffé d'un pas dans l'intérieur des maisons; à
côté des portes un judas grillé à demi entr'ouvert sur une allée
ténébreuse; partout la poussière, la cendre, les toiles d'araignées,
l'écroulement vermoulu, la misère plutôt affectée que réelle; un air
d'angoisse et de crainte répandu sur les façades des édifices; un ou
deux passants dans la rue me regardant avec je ne sais quelle défiance
effarée: aux fenêtres des premiers étages, de belles jeunes filles
parées, au teint brun, au profil busqué, apparaissant furtivement, ou
des faces de vieilles femmes au nez de hibou, coiffées d'une mode
exorbitante, immobiles et blêmes derrière la vitre trouble; dans les
allées des rez-de-chaussée, des entassements de ballots et de
marchandises; des forteresses plutôt que des maisons, des cavernes
plutôt que des forteresses, des spectres plutôt que des
passants.--J'étais dans la rue des Juifs, et j'y étais le jour du
sabbat.

A Francfort il y a encore des Juifs et des chrétiens; de vrais
chrétiens qui méprisent les juifs, de vrais juifs qui haïssent les
chrétiens. Des deux parts on s'exècre et l'on se fuit. Notre
civilisation, qui tient toutes les idées en équilibre et qui cherche
à ôter de tout la colère, ne comprend plus rien à ces regards
d'abomination qu'on se jette réciproquement entre inconnus. Les juifs
de Francfort vivent dans leurs lugubres maisons, retirés dans des
arrière-cours pour éviter l'haleine des chrétiens. Il y a douze ans,
cette rue des Juifs, rebâtie et un peu élargie en 1662, avait encore à
ses deux extrémités des portes de fer, garnies de barres et
d'armatures extérieurement et intérieurement. La nuit venue, les juifs
rentraient et les deux portes se fermaient. On les verrouillait en
dehors comme des pestiférés, et ils se barricadaient en dedans comme
des assiégés.

La rue des Juifs n'est pas une rue, c'est une ville dans la ville.

En sortant de la rue des Juifs, j'ai trouvé la vieille cité. Je venais
de faire mon entrée dans Francfort.

Francfort est la ville des cariatides. Je n'ai vu nulle part autant de
colosses portefaix qu'à Francfort. Il est impossible de faire
travailler, geindre et hurler le marbre, la pierre, le bronze et le
bois avec une invention plus riche et une cruauté plus variée. De
quelque côté qu'on se tourne, ce sont de pauvres figures de toutes les
époques, de tous les styles, de tous les sexes, de tous les âges, de
toutes les fantasmagories, qui se tordent et gémissent misérablement
sous des poids énormes. Satyres cornus, nymphes à gorges flamandes,
nains, géants, sphinx, dragons, anges, diables, tout un infortuné
peuple d'êtres surnaturels, pris par quelque magicien qui pêchait
effrontément dans toutes les mythologies à la fois, et enfermé par lui
dans des enveloppes pétrifiées, est là enchaîné sous les entablements,
les impostes et les architraves, et scellé jusqu'à mi-corps dans les
murailles. Les uns portent des balcons; les autres, des tourelles; les
plus accablés, des maisons. D'autres exhaussent sur leurs épaules
quelque insolent nègre de bronze vêtu d'une robe d'étain doré, ou un
immense empereur romain de pierre dans toute la pompe du costume de
Louis XIV, avec sa grande perruque, son ample manteau, son fauteuil,
son estrade, sa crédence où est sa couronne, son dais à pentes
découpées et à vastes draperies; colossale machine qui figure une
gravure d'Audran complétement reproduite en ronde-bosse dans un
monolithe de vingt pieds de haut. Ces prodigieux monuments sont des
enseignes d'auberges. Sous ces fardeaux titaniques les cariatides
fléchissent dans toutes les postures de la rage, de la douleur et de
la fatigue. Celles-ci courbent la tête, celles-là se retournent à
demi; quelques-unes posent sur leurs hanches leurs deux mains crispées
ou compriment leur poitrine gonflée prête à éclater; il y a des
Hercules dédaigneux qui soutiennent une maison à six étages d'une
seule épaule et montrent le poing aux gens; il y a de tristes Vulcains
bossus qui s'aident de leurs genoux, ou de malheureuses sirènes dont
la queue écaillée s'écrase affreusement entre les pierres de refend;
il y a des Chimères exaspérées qui s'entre-mordent avec fureur;
d'autres pleurent, d'autres rient d'un air amer, d'autres font aux
passants des grimaces effroyables. J'ai remarqué que beaucoup de
salles de cabaret, retentissantes du choc des verres, sont posées en
surplomb sur des cariatides. Il paraît que c'est un goût des vieux
bourgeois libres de Francfort de faire porter leurs ripailles par des
statues souffrantes.

Le plus horrible cauchemar qu'on puisse avoir à Francfort, ce n'est ni
l'invasion des Russes, ni l'irruption des Français, ni la guerre
européenne traversant le pays, ni les vieilles guerres civiles
déchirant de nouveau les quatorze quartiers de la ville, ni le typhus,
ni le choléra; c'est le réveil, le déchaînement et la vengeance des
cariatides.

Une des curiosités de Francfort, qui disparaîtra bientôt, j'en ai
peur, c'est la boucherie. Elle occupe deux anciennes rues. Il est
impossible de voir des maisons plus vieilles et plus noires se pencher
sur un plus splendide amas de chair fraîche. Je ne sais quel air de
jovialité gloutonne est empreint sur ces façades bizarrement ardoisées
et sculptées, dont le rez-de-chaussée semble dévorer, comme une gueule
profonde toute grande ouverte, d'innombrables quartiers de bœufs et
de moutons. Les bouchers sanglants et les bouchères roses causent avec
grâce sous des guirlandes de gigots. Un ruisseau rouge, dont deux
fontaines jaillissantes modifient à peine la couleur, coule et fume au
milieu de la rue. Au moment où j'y passais, elle était pleine de cris
effrayants. D'inexorables garçons tueurs, à figures hérodiennes, y
commettaient un massacre de cochons de lait. Les servantes, leur
panier au bras, riaient à travers le vacarme. Il y a des émotions
ridicules qu'il ne faut pas laisser voir; pourtant j'avoue que, si
j'avais su que faire d'un pauvre petit cochon de lait qu'un boucher
emportait devant moi par les deux pieds de derrière et qui ne criait
pas, ignorant ce qu'on lui voulait et ne comprenant rien à la chose,
je l'aurais acheté et sauvé. Une jolie petite fille de quatre ans, qui
comme moi le considérait avec compassion, semblait m'y encourager du
regard. Je n'ai pas fait ce que cet œil charmant me disait, j'ai
désobéi à ce doux regard, et je me le reproche.--Une superbe et
grandiose enseigne dorée, soutenue par une grille en potence, la plus
belle et la plus riche du monde, composée de tous les emblèmes du
corps des bouchers et surmontée de la couronne impériale, domine et
complète cette magnifique écorcherie digne de Paris au moyen âge,
devant laquelle, à coup sûr, se fussent ébahis Calatagirone au
quinzième siècle et Rabelais au seizième.

De l'écorcherie on débouche dans une place de grandeur médiocre, digne
de la Flandre et qui mériterait d'être célébrée et admirée, même après
le Vieux-Marché de Bruxelles. C'est une de ces places-trapèzes autour
desquelles tous les styles et tous les caprices de l'architecture
bourgeoise au moyen âge et à la renaissance se dressent représentés
par des maisons modèles où, selon l'époque et le goût, l'ornementation
a tout employé avec un à-propos prodigieux, l'ardoise comme la pierre,
le plomb comme le bois. Chaque devanture a sa valeur à part et
concourt en même temps à la composition et à l'harmonie générale de la
place. A Francfort comme à Bruxelles, deux ou trois maisons neuves, de
l'aspect le plus bête et qui ont l'air de deux ou trois imbéciles dans
une assemblée de gens d'esprit, gâtent l'ensemble de la place et
rehaussent la beauté des vieux édifices voisins. Une merveilleuse
masure du quinzième siècle, composée, je ne sais pour quel usage,
d'une nef d'église et d'un beffroi d'hôtel de ville, remplit de sa
superbe et élégante silhouette un des côtés du trapèze. Vers le milieu
de la place, à des endroits quelconques que n'a évidemment désignés
aucune symétrie, ont germé, comme deux buissons vivaces, deux
fontaines, l'une de la renaissance, l'autre du dix-huitième siècle.
Sur ces deux fontaines se rencontrent et s'affrontent, par un hasard
singulier, debout chacune au sommet de sa colonne, Minerve et Judith,
la virago homérique et la virago biblique, l'une avec la tête de
Méduse, l'autre avec la tête d'Holopherne.

Judith, belle, hautaine et charmante, entourée de quatre
Renommées-Sirènes qui soufflent à ses pieds dans des trompettes, est
une héroïque fille de la renaissance. Elle n'a plus la tête
d'Holopherne qu'elle élevait de la main gauche, mais elle tient encore
l'épée de sa main droite, et sa robe chassée par le vent se relève
au-dessus de son genou de marbre et découvre sa jambe fine et ferme
avec le pli le plus fier qu'on puisse voir.

Quelques explicateurs prétendent que cette statue représente la
Justice, et qu'elle tenait à la main, non la tête d'Holopherne, mais
une balance. Je n'en crois rien. Une Justice qui tiendrait la balance
de la main gauche et l'épée de la main droite serait l'Injustice.
D'ailleurs la Justice n'a le droit d'être ni si jolie ni si
retroussée.

Vis-à-vis de cette figure s'élèvent, avec leur cadran noir et leurs
cinq graves fenêtres de hauteur inégale, les trois pignons juxtaposés
du Rœmer.

C'est dans le Rœmer qu'on élisait les empereurs; c'est dans cette
place qu'on les proclamait.

C'est aussi dans cette place que se tenaient et que se tiennent encore
les deux fameuses foires de Francfort: la foire de septembre,
instituée en 1240 par lettre de haut-conduit de Frédéric II; et la
foire de Pâques, établie en 1330 par Louis de Bavière. Les foires ont
survécu aux empereurs et à l'empire.

Je suis entré dans le Rœmer.

Après avoir erré, sans rencontrer personne, dans une grande salle
basse et torte, voûtée en ogive et encombrée des baraques de la foire,
puis dans un large escalier à rampe Louis XIII, tapissé de mauvais
tableaux sans cadres, puis dans une foule de corridors et de degrés
obscurs, à force de frapper à toutes les portes, j'ai fini par trouver
une servante qui, sur ce mot: _Kaisersaal_, a pris une clef à un clou
dans sa cuisine et m'a conduit à la Salle des Empereurs.

La brave fille souriante m'a fait passer d'abord par la Salle des
Electeurs, qui sert aujourd'hui, je crois, aux séances du haut-sénat
de la ville de Francfort. C'est là que les électeurs ou leurs délégués
déclaraient entre eux l'empereur roi des Romains. Sur un fauteuil
entre les deux fenêtres, l'archevêque de Mayence présidait. Puis
venaient par ordre, assis autour d'une immense table couverte en cuir
fauve, chacun au-dessous de son blason peint au plafond, à la droite
de l'archevêque de Mayence, Trèves, Bohême et Saxe; à sa gauche,
Cologne, le Palatinat, Brandebourg; en face de lui, Brunswick et
Bavière. Le passant éprouve l'impression que produisent les choses
simples qui contiennent de grandes choses, lorsqu'il voit et qu'il
touche le cuir roux et poudreux de cette table où l'on faisait
l'empereur d'Allemagne. Du reste, à part la table qu'on a transportée
dans une salle voisine, la Salle des Electeurs est aujourd'hui dans
l'état où elle était au dix-septième siècle. Les neuf blasons au
plafond encadrant une mauvaise fresque, une tenture de damas rouge,
des appliques-candélabres en cuivre argenté figurant des Renommées,
une grande glace à baguettes contournées, en face de laquelle on a mis
pour pendant, au siècle dernier, un portrait en pied de Joseph II;
au-dessus de la porte, un trumeau, un portrait de ce dernier des
petits-fils de Charlemagne, qui mourut en 910 au moment de régner et
que les Allemands appellent l'_Enfant_. Rien de plus.--L'ensemble est
austère, sérieux, tranquille, et fait plus songer que regarder.

Après la Salle des Electeurs, j'ai vu la Salle des Empereurs.

Au quatorzième siècle, les marchands lombards qui ont laissé leur nom
au Rœmer et qui y tenaient boutique eurent idée de faire entourer
la grande salle de niches, afin d'y étaler leurs marchandises. Un
architecte, dont le nom s'est perdu, mesura le pourtour de la salle et
y construisit quarante-cinq niches. En 1564, Maximilien II fut élu à
Francfort et montré au peuple du balcon de cette salle qui, à partir
de Maximilien II, s'appela le Kaisersaal et servit à la proclamation
des empereurs. On songea alors à la décorer, et la première pensée
qui vint, ce fut d'installer dans les niches développées autour de la
halle impériale les portraits de tous les césars allemands élus et
couronnés depuis l'extinction de la race de Charlemagne, en réservant
aux césars futurs les niches vacantes. Seulement, depuis Conrad Ier,
en 911, jusqu'à Ferdinand Ier, en 1556, trente-six empereurs avaient
déjà été sacrés à Aix-la-Chapelle. En y joignant le nouveau roi des
Romains, il ne restait plus que huit niches vides pour l'avenir.
C'était bien peu. La chose fut pourtant exécutée, et l'on se promit
d'agrandir la salle quand besoin serait. Les cases se meublaient peu à
peu, à quatre empereurs environ par siècle. En 1764, quand Joseph II
monta sur le trône impérial sacro-césaréen, il ne restait plus qu'une
place vide. On songea de nouveau sérieusement à allonger le Kaisersaal
et à ajouter de nouvelles cases aux compartiments préparés cinq
siècles auparavant par l'architecte des marchands lombards. En 1794,
François II, le quarante-cinquième roi des Romains, vint occuper la
quarante-cinquième case. C'était la dernière niche, ce fut le dernier
empereur. La salle remplie, l'empire germanique s'écroula.

Cet architecte inconnu, c'était la destinée; cette salle mystérieuse
aux quarante-cinq cellules, c'est l'histoire même d'Allemagne, qui, la
race de Charlemagne éteinte, ne devait plus contenir que quarante-cinq
empereurs.

Là, en effet, dans cette salle oblongue, vaste, froide, presque
obscure, encombrée à l'un de ses angles de meubles de rebut, parmi
lesquels j'ai vu la table de cuir des électeurs; à peine éclairée à
son extrémité orientale par les cinq étroites fenêtres inégales qui
pyramident dans le sens du pignon extérieur; entre quatre hautes
murailles chargées de fresques effacées, sous une voûte en bois à
nervures jadis dorées, seuls dans une espèce de pénombre qui ressemble
au commencement de l'oubli, tous grossièrement peints et figurés en
bustes d'airain dont le piédouche porte les deux dates qui ouvrent et
ferment chaque règne, les uns coiffés de lauriers comme des césars
romains, les autres fleuronnés du diadème germanique, là,
s'entre-regardent silencieusement, chacun dans sa sombre ogive, les
trois Conrad, les sept Henri, les quatre Othon, l'unique Lothaire, les
quatre Frédéric, l'unique Philippe, les deux Rodolphe, l'unique
Adolphe, les deux Albert, l'unique Louis, les quatre Charles, l'unique
Wenceslas, l'unique Robert, l'unique Sigismond, les deux Maximilien,
les trois Ferdinand, l'unique Mathias, les deux Léopold, les deux
Joseph, les deux François, les quarante-cinq fantômes qui, pendant
neuf siècles, de 911 à 1806, ont traversé l'histoire du monde, l'épée
de saint Pierre dans une main et le globe de Charlemagne dans l'autre.

A l'extrémité opposée aux cinq fenêtres, près de la voûte, noircit et
s'écaille une peinture médiocre qui représente le Jugement de Salomon.

Quand les électeurs avaient enfin désigné l'empereur, le sénat de
Francfort se réunissait dans celle salle; les bourgeois, divisés en
quatorze sections, selon les quatorze quartiers de la ville, se
rassemblaient au dehors dans la place. Alors les cinq fenêtres du
Kaisersaal s'ouvraient faisant face au peuple. La grande fenêtre,
celle du milieu, était surmontée d'un dais et restait vide. A la
moyenne fenêtre de droite, ornée d'un balcon de fer noir où j'ai
remarqué la route de Mayence, l'empereur apparaissait, seul, en grand
costume, la couronne en tête. A sa droite il avait, réunis dans la
petite fenêtre, les trois électeurs-archevêques de Mayence, de Trêves
et de Cologne. Aux deux autres fenêtres, à gauche de la grande fenêtre
vide, se tenaient, dans la moyenne, Bohême, Bavière et le palatin du
Rhin; dans la petite, Saxe, Brunswick et Brandebourg. Dans la place,
devant la façade du Rœmer, au milieu d'un vaste carré vide entouré
de gardes, il y avait un grand monceau d'avoine, une urne pleine de
monnaies d'or et d'argent, une table portant un lavoir d'argent et un
bocal de vermeil, et une autre table chargée d'un bœuf rôti tout
entier. Au moment où paraissait l'empereur, les trompettes et les
cymbales éclataient, et l'archimaréchal du saint-empire,
l'archichancelier, l'archiéchanson, l'architrésorier et
l'architranchant entraient en cortége dans la place. Au milieu des
acclamations et des fanfares, l'archimaréchal, à cheval, montait dans
le tas d'avoine jusqu'à la sangle de la selle et y remplissait une
mesure d'argent; l'archichancelier prenait le lavoir sur la table;
l'archiéchanson remplissait de vin et d'eau le bocal de vermeil;
l'architrésorier puisait des monnaies dans l'urne et les jetait au
peuple à pleines mains; l'architranchant coupait un morceau du bœuf
rôti. En ce moment-là surgissait le grand-référendaire de l'empire,
qui proclamait à haute voix le nouveau césar et lisait la formule du
serment. Quand il avait fini, le sénat dans la salle et les bourgeois
dans la place répondaient gravement: _Oui_. Pendant la prestation du
serment, le nouvel empereur, déjà formidable, ôtait la couronne et
tenait le glaive.

De 1564 à 1794, cette place aujourd'hui ignorée, cette salle
aujourd'hui déserte, ont vu neuf fois cette cérémonie majestueuse.

Les grandes charges de l'empire, étant héréditairement acquises aux
électeurs, étaient remplies par des délégués. Au moyen âge, les
monarchies secondaires tenaient à insigne honneur et à bonne politique
d'occuper les grands offices des deux empires qui avaient remplacé
l'empire romain. Chaque prince gravitait vers le centre impérial le
plus voisin de lui. Le roi de Bohême était archiéchanson de l'empire
d'Allemagne; le doge de Venise était protospataire de l'empire
d'Orient.

Après la proclamation au Rœmer venait le couronnement à la
collégiale.

J'ai suivi le cérémonial. En sortant du Kaisersaal, je suis allé à
l'église.

L'église collégiale de Francfort, dédiée à saint Barthélémy, se
compose d'une double nef-croisée du quatorzième siècle, surmontée
d'une belle tour du quinzième, malheureusement inachevée. L'église et
la tour sont en beau grès rouge noirci et rouillé par les années.
L'intérieur seul est badigeonné.

Encore ici une église belge. Des murs blancs; pas de vitraux; un riche
mobilier d'autels sculptés, de tombes coloriées, de tableaux et de
bas-reliefs. Dans les nefs, de sévères chevaliers de marbre, des
évêques moustachus du temps de Gustave-Adolphe qui ont des têtes de
lansquenets, d'admirables clochetons de pierre évidés et fouillés par
les fées, de magnifiques luminaires de cuivre qui rappellent la lampe
de l'alchimiste Gérard Dow, un Christ au tombeau peint au quatorzième
siècle, une Vierge au lit de mort, sculptée au quinzième. Dans le
chœur, de curieuses fresques, horribles avec saint Barthélémy,
charmantes avec la Madeleine; une rude et sauvage boiserie menuisée
vers 1400; boiseries et fresques données par le chevalier d'Ingelheim,
qui s'est fait peindre à genoux dans un coin et qui portait d'or aux
chevrons de gueules. Sur les murailles, une collection complète de ces
morions fantasques et de ces cimiers effrayants propres à la
chevalerie germanique, accrochés à des clous comme les poêlons et les
écumoires d'une batterie de cuisine. Près de la porte, une de ces
énormes horloges qui sont une maison à deux étages, un livre à trois
tomes, un poëme en vingt chants, un monde. En haut, sur un large
fronton flamand, s'épanouit le cadran de la journée; en bas, au fond
d'une espèce de caverne où se meuvent pêle-mêle dans les ténèbres une
foule de gros fils qu'on prendrait pour des antennes d'insectes
monstrueux, rayonne mystérieusement le cadran de l'année. Les heures
tournent en haut, les saisons marchent en bas. Le soleil dans sa
gloire de rayons dorés, la lune blanche et noire, les étoiles sur fond
bleu, opèrent des évolutions compliquées, lesquelles déplacent à
l'autre bout de l'horloge un système de petits tableaux où des
écoliers patinent, où des vieillards se chauffent, où des paysans
coupent le blé, où des bergères cueillent des fleurs. Des maximes et
des sentences un peu dévernies reluisent dans le ciel à la clarté des
étoiles un peu dédorées. Chaque fois que l'aiguille atteint un
chiffre, des portes s'ouvrent et se ferment sur le fronton de
l'horloge, et des jaquemarts armés de marteaux, sortant ou rentrant
brusquement, frappent l'heure sur le timbre en exécutant des
pyrrhiques bizarres. Tout cela vit, palpite et gronde dans la muraille
même de l'église, avec le bruit que ferait un cachalot enfermé dans la
grosse tonne de Heidelberg.

Cette collégiale possède un admirable Crucifiement de Van Dyck. Albert
Durer et Rubens y ont chacun un tableau, un Christ sur les genoux de
la Vierge. Le sujet est le même en apparence; les deux tableaux sont
bien différents. Rubens a posé sur les genoux de la divine mère un
Jésus enfant, Albert Durer y a jeté un Christ crucifié. Rien n'égale
la grâce du premier tableau, si ce n'est l'angoisse du second. Chacun
des deux peintres a suivi son génie. Rubens a choisi la vie, Albert
Durer a choisi la mort.

Un autre tableau, où l'angoisse et la grâce sont mêlées, c'est une
précieuse peinture sur cuir, du seizième siècle, qui représente
l'intérieur du sépulcre de sainte Cécile. L'encadrement est composé de
tous les principaux instants de la vie de la sainte. Au milieu, sous
une sombre crypte, la sainte est couchée tout de son long sur la face,
dans sa robe d'or, avec l'entaille de la hache au cou, plaie rose et
délicate qui ressemble à une bouche charmante et qu'on voudrait
baiser à genoux. Il semble qu'on va entendre la voix de la sainte
musicienne sortir et chanter _por la boca de su herida_. Au-dessous du
cercueil ouvert, ceci est écrit en lettres d'or: _En tibi sanctissimæ
virginis Ceciliæ in sepulchro jacentis imaginem, prorsus eodem
corporis situ expressam_. En effet, au seizième siècle, un pape, Léon
X, je crois, fit ouvrir la tombe de sainte Cécile, et cette ravissante
peinture n'est, dit-on, qu'un portrait exact du miraculeux cadavre.

C'est au centre de la collégiale, à l'entrée du chœur, au point
d'intersection du transsept et de la nef, que, depuis Maximilien II,
on couronnait les empereurs. J'ai vu dans un coin du transsept,
enveloppée dans un sac de papier gris qui lui donne la forme d'un
bourrelet d'enfant, l'immense couronne impériale en charpente plaquée
d'or qu'on suspendait au-dessus de leur tête pendant la cérémonie, et
je me suis souvenu qu'il y a un an j'avais vu le tapis fleurdelisé du
sacre de Charles X, roulé, ficelé et oublié sur une brouette dans les
combles de la cathédrale de Reims. A la droite même de la porte du
chœur, précisément à côté de l'endroit où l'on couronnait
l'empereur, la boiserie gothique étale complaisamment cette antithèse
sculptée en chêne: saint Barthélemy écorché, portant sa peau sur son
bras, et regardant avec dédain à sa gauche le diable juché sur une
magnifique pyramide de mitres, de diadèmes, de cimiers, de tiares, de
sceptres, d'épées et de couronnes. Un peu plus loin, le nouveau césar
pouvait, sous les tapisseries dont on le cachait sans doute, entrevoir
par instants debout dans l'ombre contre le mur, comme une apparition
sinistre, le spectre de pierre de cet infortuné pseudo-empereur
Gunther de Schwarzburg, la fatalité et la haine dans les yeux, tenant
d'un bras son écu au lion rampant et de l'autre son morion impérial;
fier et terrible tombeau, qui pendant deux cent trente ans a assisté
à l'intronisation des empereurs, et dont la tristesse de granit a
survécu à toutes ces fêtes de carton peint et de bois doré.

J'ai voulu monter sur le clocher. Le glockner qui m'avait conduit dans
l'église et qui ne sait pas un mot de français m'a abandonné aux
premières marches de la vis, et je suis monté seul. Arrivé en haut,
j'ai trouvé l'escalier obstrué par une barrière à pointes de fer; j'ai
appelé, personne n'a répondu; sur quoi j'ai pris le parti d'enjamber
la barrière. L'obstacle franchi, j'étais sur la plate-forme du
Pfarthurm. Là, j'ai eu un charmant spectacle. Sur ma tête un beau
soleil, à mes pieds toute la ville; à ma gauche la place du Rœmer,
à ma droite la rue des Juifs, posée comme une longue et inflexible
arête noire parmi les maisons blanches; çà et là quelques chevets
d'antiques églises pas trop défaites, deux ou trois hauts beffrois
flanqués de tourelles, sculptés à l'aigle de Francfort et répétés,
comme par des échos, au fond de l'horizon, par les trois ou quatre
vieilles tours-vigies qui marquaient autrefois les limites du petit
Etat libre; derrière moi le Mein, nappe d'argent rayée d'or par le
sillage des bateaux; le vieux pont avec les toits de Sachshausen et
les murs rougeâtres de l'ancienne maison teutonique; autour de la
ville, une épaisse ceinture d'arbres; au delà des arbres, une grande
table ronde de plaines et de champs labourés, terminée par les croupes
bleues du Taunus. Pendant que je rêvais je ne sais quelle rêverie,
adossé au tronçon du clocher tronqué de 1509, des nuages sont venus et
se sont mis à rouler dans le ciel, chassés par le vent, couvrant et
découvrant à chaque instant de larges déchirures d'azur et laissant
tomber partout sur la terre de grandes plaques d'ombre et de lumière.
Cette ville et cet horizon étaient admirables ainsi. Le paysage n'est
jamais plus beau que quand il revêt sa peau de tigre.--Je me croyais
seul sur la tour, et j'y serais resté toute la journée. Tout à coup un
petit bruit s'est fait entendre à côté de moi; j'ai tourné ta tête:
c'était une toute jeune fille de quatorze ans environ, à demi sortie
d'une lucarne, qui me regardait avec un sourire. J'ai risqué quelques
pas, j'ai dépassé un angle du Pfarthurm que je n'avais pas encore
franchi, et je me suis trouvé au milieu des habitants du clocher. Il y
a là tout un petit monde doux et heureux. La jeune fille, qui tricote;
une vieille femme, sa mère sans doute, qui file son rouet; des
colombes qui roucoulent perchées sur les gargouilles du clocher; un
singe hospitalier qui vous tend la main du fond de sa petite cabane;
les poids de la grosse horloge qui montent et descendent avec un bruit
sourd et s'amusent à faire mouvoir des marionnettes dans l'église où
l'on a couronné des empereurs; ajoutez à cela cette paix profonde des
lieux élevés, qui se compose du murmure du vent, des rayons du soleil
et de la beauté du paysage,--n'est-ce pas que c'est un ensemble pur et
charmant?--De la cage des anciennes cloches, la jeune fille a fait sa
chambre; elle y a mis son lit dans l'ombre, et elle y chante comme
chantaient les cloches, mais d'une voix plus douce, pour elle et pour
Dieu seulement. De l'un des clochetons inachevés, la mère a fait la
cheminée du petit feu de veuve où cuit sa pauvre marmite. Voilà le
haut du clocher de Francfort. Comment et pourquoi cette colonie
est-elle là, et qu'y fait-elle? Je l'ignore; mais j'ai admiré cela.
Cette fière ville impériale, qui a soutenu tant de guerres, qui a reçu
tant de boulets, qui a intronisé tant de césars, dont les murailles
étaient comme une armure, dont l'aigle tenait dans ses deux serres les
diadèmes que l'aigle d'Autriche posait sur ses deux têtes, est
aujourd'hui dominée et couronnée par l'humble foyer d'une vieille
femme, d'où sort un peu de fumée.



LETTRE XXV

LE RHIN.

  D'où il sort.--La Suisse, le Rhin.--Aspects.--Qu'un fleuve est un
    arbre.--Le trajet de Mayence à Cologne.--Détails.--Où commence
    l'encaissement du fleuve.--Où il finit.--Tableaux.--Les
    vignes.--Les ruines.--Les hameaux.--Les villes.--Histoire et
    archéologie mêlées.--Bingen.--Oberwesel.--Saint-Goar.--Neuwied.
    --Andernach.--Linz.--Sinzig.--Boppart.--Caub.--Braubach.--Coblenz.
    --Ce qui a effrayé l'auteur à Coblenz.--Musées.--Quels sont les
    peintres que possède chaque ville.--Curiosités et
    bric-à-brac.--Paysages du Rhin.--Ce qu'a été le Rhin. Ce qu'il
    est.--Remontez-le.--Le bateau-flèche.--Le dampfschiff.--La
    barque à voile.--Le grand radeau.--Curieux détails sur
    les anciennes grandes flottaisons du Rhin.--Vingt-cinq
    bateaux à vapeur en route chaque jour.--Parallèle de
    l'ancienne navigation et de la nouvelle.--Quarante-neuf
    îles.--Souvenirs--Une jovialité de Schinderhannes rencontrant
    une bande de juifs.--Ce que firent, en 1400, dans une église de
    village, les quatre électeurs du Rhin.--Détails secrets et
    inconnus de la déposition de Wenceslas.--Le Kœnigsstühl.--L'auteur
    reconstruit le Kœnigsstühl aujourd'hui disparu.--De quelle manière
    et dans quelle forme s'y faisait l'élection des empereurs.--Ce
    que c'était que les sept électeurs du Saint-Empire.--L'élection
    dans le Rœmer de Francfort comparée avec l'élection sur le
    Kœnigsstühl.--Côtés inédits et ignorés de l'histoire.--La
    bannière impériale.--Ce qu'elle était avant Lothaire.--Ce que
    Lothaire y changea.--Ce qu'elle a été depuis.--L'aigle à deux
    têtes.--Sa première apparition.--Ce que le peuple concluait
    de la façon dont la bannière flottait.--Chute de la
    bannière.--Vue de Caub.--Etrange aspect du Pfalz.--Ce que
    c'est.--Les châteaux du Rhin.--Dénombrement.--Combien il y en
    a.--Quels sont leurs noms.--Leurs dates.--Leur histoire.--Qui
    les a bâtis.--Qui les a ruinés.--Destinée de tous.--Détail de
    chacun.--Coup d'œil sur les vallées.--Sept burgs dans le
    Wisperthal.--Une abbaye et six forteresses dans les
    Sept-Monts.--Trois citadelles dans la plaine de Mayence.--Le
    Godesberg dans la plaine de Cologne.--Hymne aux châteaux du
    Rhin.


     Mayence, 1er octobre.

Un ruisseau sort du lac de Toma, sur la pente orientale du
Saint-Gothard; un autre ruisseau sort d'un autre lac au pied du mont
Lukmanierberg; un troisième ruisseau suinte d'un glacier et descend à
travers les rochers d'une hauteur de mille toises. A quinze lieues de
leurs sources, ces ruisseaux viennent aboutir au même ravin près
Reichenau. Là, ils se mêlent. N'admirez-vous pas, mon ami, de quelle
façon puissante et simple la Providence produit les grandes choses?
Trois pâtres se rencontrent, c'est un peuple; trois ruisseaux se
rencontrent, c'est un fleuve.

Le peuple naît le 17 novembre 1307, la nuit, au bord d'un lac où trois
pasteurs viennent de s'embrasser; il se lève, il atteste le grand Dieu
qui fait les paysans et les césars, puis il court aux fléaux et aux
fourches. Géant rustique, il prend corps à corps le souverain géant,
l'empereur d'Allemagne. Il brise à Kussnacht le bailli Gessler, qui
faisait adorer son chapeau; à Sarnen le bailli Landenberg, qui crevait
les yeux aux vieillards; à Thalewyl le bailli Wolfenschiess, qui tuait
les femmes à coups de hache; à Morgarten le duc Léopold; à Morat
Charles le Téméraire. Il enterre sous la colline de Buttisholz les
trois mille Anglais d'Enguerrand de Coucy. Il tient en respect à la
fois les quatre formidables ennemis qui lui viennent des quatre points
cardinaux; il bat à Sempach le duc d'Autriche, à Granson le duc de
Bourgogne, à Chillon le duc de Savoie, à Novarre le duc de Milan; et
notons en passant qu'à Novarre, en 1513, le duc de Milan était duc par
le droit de l'épée et s'appelait Louis XII, roi de France. Il accroche
à un clou dans ses arsenaux, au-dessus de ses habits de paysan, à côté
des colliers de fer qu'on lui destinait, les splendides armures
ducales des princes vaincus; il a de grands citoyens, Guillaume Tell
d'abord, puis les trois libérateurs, puis Pierre Collin et
Gundoldingen, qui ont laissé leur sang sur la bannière de leur ville,
et Conrad Baumgarten, et Scharnachthal, et Winkelried qui se jetait
sur les piques comme Curtius dans le gouffre; il lutte à Bellinzona
pour l'inviolabilité du sol, et à Cappel pour l'inviolabilité de la
conscience; il perd Zwingli en 1531, mais il délivre Bonnivard en
1536; et depuis lors il est debout. Il accomplit sa destinée entre les
quatre colosses du continent, ferme, solide, impénétrable, nœud de
civilisation, asile de science, refuge de la pensée, obstacle aux
envahissements injustes, point d'appui aux résistances légitimes.
Depuis six cents ans, au centre de l'Europe, au milieu d'une nature
sévère, sous l'œil d'une providence bienveillante, ces grands
montagnards, dignes fils des grandes montagnes, graves, froids et
sereins comme elles, soumis à la nécessité, jaloux de leur
indépendance, en présence des monarchies absolues, des aristocraties
oisives et des démocraties envieuses, vivent de la forte vie
populaire, pratiquant à la fois le premier des droits, la liberté, et
le premier des devoirs, le travail.

Le fleuve naît entre deux murailles de granit; il fait un pas, et il
rencontre à Andeer, village roman, le souvenir de Charlemagne; à
Coire, l'ancienne Curia, le souvenir de Drusus; à Feldkirck, le
Souvenir de Masséna; puis, comme consacré pour les destinées qui
l'attendent par ce triple baptême germanique, romain et français,
laissant l'esprit indécis entre son étymologie grecque [Grec: Rheein],
et son étymologie allemande _Rinnen_, qui toutes deux signifient
_couler_, il coule en effet, franchit la forêt et la montagne, gagne
le lac de Constance, bondit à Schaffouse, longe et contourne les
arrière-croupes du Jura, côtoie les Vosges, perce la chaîne des
volcans morts du Taunus, traverse les plaines de la Frise, inonde et
noie les bas-fonds de la Hollande, et après avoir creusé dans les
rochers, les terres, les laves, les sables et les roseaux, un ravin
tortueux de deux cent soixante-dix-sept lieues, après avoir promené
dans la grande fourmilière européenne le bruit perpétuel de ses vagues
qu'on dirait composé de la querelle éternelle du nord et du midi,
après avoir reçu douze mille cours d'eau, arrosé cent quatorze villes,
séparé, ou, pour mieux dire, divisé onze nations, roulant dans son
écume et mêlant à sa rumeur l'histoire de trente siècles et de trente
peuples, il se perd dans la mer. Fleuve-Protée; ceinture des empires,
frontière des ambitions, frein des conquérants; serpent de l'énorme
caducée qu'étend sur l'Europe le dieu du Commerce; grâce et parure du
globe; longue chevelure verte des Alpes qui traîne jusque dans
l'Océan.

Ainsi trois pâtres, trois ruisseaux. La Suisse et le Rhin s'engendrent
de la même façon dans les mêmes montagnes.

Le Rhin a tous les aspects, il est tantôt large, tantôt joyeux. Il est
glauque, transparent, rapide, joyeux de cette grande joie qui est
propre à tout ce qui est puissant. Il est torrent à Schaffouse,
gouffre à Laufen, rivière à Sickingen, fleuve à Mayence, lac à
Saint-Goar, marais à Leyde.

Il se calme, dit-on, et devient lent vers le soir comme s'il
s'endormait; phénomène plutôt apparent que réel, visible sur tous les
grands cours d'eau.

Je l'ai dit quelque part, l'unité dans la variété, c'est le principe
de tout art complet. Sous ce rapport la nature est la plus grande
artiste qu'il y ait. Jamais elle n'abandonne une forme sans lui avoir
fait parcourir tous ses logarithmes. Rien ne se ressemble moins en
apparence qu'un arbre et un fleuve; au fond pourtant l'arbre et le
fleuve ont la même ligne génératrice. Examinez, l'hiver, un arbre
dépouillé de ses feuilles, et couchez-le en esprit à plat sur le sol,
vous aurez l'aspect d'un fleuve vu par un géant à vol d'oiseau. Le
tronc de l'arbre, ce sera le fleuve; les grosses branches, ce seront
les rivières; les rameaux et les ramuscules, ce seront les torrents,
les ruisseaux et les sources; l'élargissement de la racine, ce sera
l'embouchure. Tous les fleuves, vus sur une carte géographique, sont
des arbres qui portent des villes tantôt à l'extrémité des rameaux
comme des fruits, tantôt dans l'entre-deux des branches comme des
nids; et leurs confluents et leurs affluents innombrables imitent,
suivant l'inclinaison des versants et la nature des terrains, les
embranchements variés des différentes espèces végétales, qui toutes,
comme on sait, tiennent leurs jets plus ou moins écartés de la tige
selon la force spéciale de leur séve et la densité de leur bois. Il
est remarquable que, si l'on considère le Rhin de cette façon, l'idée
royale qui semble attachée à ce robuste fleuve ne l'abandonne pas. L'Y
de presque tous les affluents du Rhin, de la Murg, du Neckar, du Mein,
de la Nahe, de la Lahn, de la Moselle et de l'Aar a une ouverture
d'environ quatre-vingt-dix degrés. Bingen, Niederlahnstein, Coblenz
sont dans des angles droits. Si l'on redresse par la pensée debout sur
le sol l'immense silhouette géométrale du fleuve, le Rhin apparaît
portant toutes ses rivières à bras tendu et prend la figure d'un
chêne.

Les innombrables ruisseaux dans lesquels il se divise avant d'arriver
à l'Océan sont ses racines mises à nu.

La partie du fleuve la plus célèbre et la plus admirée, la plus riche
pour le géologue, la plus curieuse pour l'historien, la plus
importante pour le politique, la plus belle pour le poëte, c'est ce
tronçon du Rhin central qui, de Bingen à Kœnigswinter, traverse du
levant au couchant le noir chaos de collines volcaniques que les
Romains nommaient les Alpes des Cattes.

C'est là ce fameux trajet de Mayence à Cologne que presque tous les
_tourists_ font en quatorze heures dans les longues journées d'été. De
cette manière on a l'éblouissement du Rhin, et rien de plus. Lorsqu'un
fleuve est rapide, pour le bien voir il faut le remonter et non le
descendre. Quant à moi, comme vous savez, j'ai fait le trajet de
Cologne à Mayence, et j'y ai mis un mois.

De Mayence à Bingen, comme de Kœnigswinter à Cologne, il y a sept
ou huit lieues de riches plaines vertes et riantes, avec de beaux
villages heureux au bord de l'eau. Mais, ainsi que je vous le disais
tout à l'heure, le grand encaissement du Rhin commence à Bingen par le
Rupertsberg et le Niederwald, deux montagnes de schiste et d'ardoise,
et finit à Kœnigswinter, au pied des Sept-Monts.

Là tout est beau. Les escarpements sombres des deux rives se mirent
dans les larges squammes de l'eau. La roideur des pentes fait que la
vigne est cultivée sur le Rhin de la même manière que l'olivier sur
les côtes de Provence. Partout où tombe le rayon du midi, si le rocher
fait une petite saillie, le paysan y porte à bras des sacs et des
paniers de terre, et, dans cette terre, en Provence il plante un
olivier et sur le Rhin il plante un cep. Puis il contre-butte son
terrassement avec un mur de pierres sèches qui retient la terre et
laisse fuir les eaux. Ici, par surcroît de précaution, pour que les
pluies n'entraînent pas la terre, le vigneron la couvre, comme un
toit, avec les ardoises brisées de la montagne. De cette façon, au
flanc des roches les plus abruptes, la vigne du Rhin, comme l'olivier
de la Méditerranée, croît sur des espèces de consoles posées au-dessus
de la tête du passant comme le pot de fleurs d'une mansarde. Toutes
les inclinaisons douces sont hérissées de ceps.

C'est du reste un travail ingrat. Depuis dix ans les riverains du Rhin
n'ont pas fait une bonne récolte. Dans plusieurs endroits, et
notamment à Saint-Goarshausen, dans le pays de Nassau, j'ai vu des
vignobles abandonnés.

D'en bas tous ces épaulements en pierres sèches qui suivent les mille
ondulations de la pente, et auxquels les cannelures du rocher donnent
nécessairement presque toujours la forme d'un croissant, surmontés de
la frange verte des vignes, rattachés et comme accrochés aux saillies
de la montagne par leurs deux bouts qui vont s'amincissant, figurent
d'innombrables guirlandes suspendues à la muraille austère du Rhin.

L'hiver, quand la vigne et le sol sont noirs, ces terrassements d'un
gris sale ressemblent à ces grandes toiles d'araignées étagées et
superposées dans les angles des masures abandonnées, espèces de hamacs
hideux où s'est amoncelée la poussière.

A chaque tournant du fleuve se développe un groupe de maisons, cité ou
bourgade. Au-dessus de chaque groupe de maisons se dresse un donjon en
ruine. Les villes et les villages, hérissés de pignons, de tourelles
et de clochers, font de loin comme une flèche barbelée à la pointe
basse de la montagne.

Souvent les hameaux s'allongent, à la lisière de la berge, en forme de
_queue_, égayés de laveuses qui chantent et d'enfants qui jouent. Çà et
là une chèvre broute les jeunes pousses des oseraies. Les maisons du
Rhin ressemblent à de grands casques d'ardoise posés au bord du
fleuve. L'enchevêtrement exquis des solives peintes en rouge et en
bleu sur le plâtre blanc fait l'ornement de la façade. Plusieurs de
ces villages, comme ceux de Bergheim et de Mondorf près Cologne, sont
habités par des pêcheurs de saumon et des faiseurs de corbeilles. Dans
les belles journées d'été, cela compose des spectacles charmants; le
vannier tresse son panier sur le seuil de sa maison, le pêcheur
raccommode ses filets dans sa barque; au-dessus de leurs têtes le
soleil mûrit la vigne sur la colline. Tous font ce que Dieu leur donne
à faire, l'astre comme l'homme.

Les villes sont d'un aspect plus compliqué et plus tumultueux. Elles
abondent sur le Rhin. C'est Bingen, c'est Oberwesel, c'est Saint-Goar,
c'est Neuwied, c'est Andernach. C'est Linz, grosse commune à tours
carrées, qui a été assiégée par Charles le Téméraire en 1476, et qui
regarde vis-à-vis d'elle, sur l'autre bord du Rhin, Sinzig, bâtie par
Sentius pour garder l'embouchure de l'Aar. C'est Boppart, l'ancienne
Bodobriga, fort de Drusus, cense royale de rois francs, ville
impériale proclamée en même temps qu'Oberwesel, bailliage de Trèves,
vieille cité charmante qui conserve une idole dans son église,
au-dessus de laquelle deux clochers romans accouplés par un pont
ressemblent à deux grands bœufs sous un joug. J'y ai remarqué près
de la porte de la ville en amont une ravissante abside ruinée. C'est
Caub, la ville des palatins. C'est Braubach, nommée dans une charte de
933, fief des comtes d'Arnstein du Lahngau, ville impériale sous
Rodolphe en 1279, domaine des comtes de Katzenellenbogen en 1283, qui
échoit à la Hesse en 1473, à Darmstadt en 1632, et en 1802 à Nassau.

Braubach, qui communique avec les bains du Taunus, est admirablement
située au pied du haut rocher qui porte à sa cime le Markusburg. Le
vieux château de Saint-Marc est aujourd'hui une prison d'Etat. Tout
marquis veut avoir des pages. Il me paraît que M. de Nassau se donne
les airs d'avoir des prisonniers d'Etat. C'est un beau luxe.

Douze mille six cents habitants dans onze cents maisons, un pont de
trente-six bateaux construit en 1819 sur le Rhin, un pont de quatorze
arches sur la Moselle bâti en pierre de lave sur les fondations mêmes
du pont édifié vers 1311 par l'archevêque Baudoin au moyen d'une large
dépense d'indulgences; le célèbre fort Ehrenbreitstein, rendu aux
Français le 27 janvier 1799 après un blocus où les assiégés avaient
payé un chat trois francs et une livre de cheval trente sous; un puits
de cinq cent quatre-vingts pieds de profondeur, creusé par le margrave
Jean de Bade; la place de l'arsenal, où l'on voyait jadis la fameuse
coulevrine le Griffon, laquelle portait cent soixante livres et pesait
vingt milliers; un bon vieux couvent de franciscains converti en
hôpital en 1804; une Notre-Dame romane, restaurée dans le goût
pompadour et peinte en rose; une église de Saint-Florin, convertie en
magasin de fourrages par les Français, aujourd'hui église évangélique,
ce qui est pire au point de vue de l'art, et peinte en rose; une
collégiale de Saint-Castor enrichie d'un portail de 1805 et peinte en
rose; point de bibliothèque: voilà Coblenz, que les Français écrivent
_Coblentz_, par politesse pour les Allemands et que les Allemands
écrivent _Coblence_ par ménagement pour les Français. D'abord castrum
romain dans l'Altehof, puis cour royale sous les Francs, résidence
impériale jusqu'à Louis de Bavière, ville patronnée par les comtes
d'Arnstein jusqu'en 1250, et à dater d'Arnould II, par les archevêques
de Trèves, assiégée en vain en 1688 par Vauban et par Louis XIV en
personne, Coblenz a été prise par les Français en 1794 et donnée aux
Prussiens en 1815. Quant à moi, je n'y suis pas entré. Tant d'églises
roses m'ont effrayé.

Comme point militaire, Coblenz est un lieu important. Ses trois
forteresses font face de toutes parts. La Chartreuse domine la route
de Mayence, le Petersberg garde la route de Trèves et de Cologne,
l'Ehrenbreistein surveille le Rhin et la route de Nassau.

Comme paysage, Coblenz est peut-être trop vantée, surtout si on la
compare à d'autres villes du Rhin que personne ne visite et dont
personne ne parle. Ehrenbreistein, jadis belle et colossale ruine, est
maintenant une glaciale et morne citadelle qui _couronne_ platement un
magnifique rocher. Les vraies couronnes des montagnes, c'étaient les
anciennes forteresses. Chaque tour était un fleuron.

Quelques-unes de ces villes ont d'inestimables richesses d'art et
d'archéologie. Les plus vieux maîtres et les plus grands peintres
peuplent leurs musées. Le Dominiquin, les Carrache, le Guerchin,
Jordaens, Snyders, Laurent Sciarpelloni, sont à Mayence. Augustin
Braun, Guillaume de Cologne, Rubens, Albert Durer, Mesquida, sont à
Cologne. Holbein, Lucas de Leyde, Lucas Cranach, Scorel, Raphaël, la
Vénus endormie de Titien, sont à Darmstadt. Coblenz a l'œuvre
complet d'Albert Durer, à quatre feuilles près. Mayence a le psautier
de 1459. Cologne avait le fameux missel du château de Drachenfels,
colorié au douzième siècle; elle l'a laissé perdre; mais elle a
conservé et elle garde encore les précieuses lettres de Leibnitz au
jésuite de Brosse.

Ces belles villes et ces charmants villages sont mêlés à la nature la
plus sauvage. Les vapeurs rampent dans les ravins; les nuées
accrochées aux collines semblent hésiter et choisir le vent; de
sombres forêts druidiques s'enfoncent entre les montagnes dans les
lointains violets; de grands oiseaux de proie planent sous un ciel
fantasque qui tient des deux climats que le Rhin sépare, tantôt
éblouissant de rayons comme un ciel d'Italie, tantôt sali de brumes
rousses comme un ciel du Groënland. La rive est âpre, les laves sont
bleues; les basaltes sont noires; partout le mica et le quartz en
poussière; partout des cassures violentes; les rochers ont des profils
de géants camards. Des croupes d'ardoises feuilletées et fines comme
des soies brillent au soleil et figurent des dos de sangliers énormes.
L'aspect de tout le fleuve est extraordinaire.

Il est évident qu'en faisant le Rhin la nature avait prémédité un
désert; l'homme en a fait une rue.

Du temps des Romains et des barbares, c'était la rue des soldats.
Au moyen âge, comme le fleuve presque entier était bordé d'Etats
ecclésiastiques et tenu en quelque sorte, de sa source à son
embouchure, par l'abbé de Saint-Gall, le prince-évêque de
Constance, le prince-évêque de Bâle, le prince-évêque de
Strasbourg, le prince-évêque de Spire, le prince-évêque de Worms,
l'archevêque-électeur de Mayence, l'archevêque-électeur de Trèves et
l'archevêque-électeur de Cologne, on nommait le Rhin _la rue des
prêtres_. Aujourd'hui c'est la rue des marchands.

Le voyageur qui remonte le fleuve le voit, pour ainsi dire, venir à
soi, et, de cette façon, le spectacle est plus beau. A chaque instant
on rencontre une chose qui passe: tantôt un étroit bateau-flèche
effrayant à voir cheminer, tant il est chargé de paysans, surtout si
c'est le dimanche, jour où ces braves riverains catholiques possédés
par des huguenots vont quelquefois chercher leur messe bien loin;
tantôt un bateau à vapeur pavoisé; tantôt une longue embarcation à
deux voiles latines descendant le Rhin avec sa cargaison qui fait
bosse sous le grand mât, son pilote attentif et sérieux, ses matelots
affairés, quelque femme assise sur la porte de la cabine, et au
milieu des ballots le coffre des marins colorié à rosaces rouges,
vertes et bleues. Ou bien ce sont de longs attelages attachés à de
lourds navires qui remontent lentement; ou un petit cheval courageux
remorquant à lui seul une grosse barque pontée comme une fourmi qui
traîne un scarabée mort. Tout à coup le fleuve se replie, et, au
tournant qui se présente, un grand radeau de Namedy débouche
majestueusement. Trois cents matelots manœuvrent la monstrueuse
machine, les immenses avirons battent l'eau en cadence à l'arrière et
à l'avant, un bœuf tout entier ouvert et saignant pend accroché aux
bigues, un autre bœuf vivant tourne autour du poteau où il est lié
et mugit en voyant les génisses paître sur la rive, le patron monte et
descend l'escalier double de son estrade, le drapeau tricolore
horizontal flotte déployé au vent, le coque attise le feu sous la
grande chaudière, la fumée sort de trois ou quatre cabanes où vont et
viennent les matelots, tout un village vit et flotte sur ce prodigieux
plancher de sapin.

Eh bien! ces gigantesques radeaux sont aux anciennes grandes
flottaisons du Rhin ce qu'une chaloupe est à un vaisseau à trois
ponts. Le train d'autrefois, composé comme aujourd'hui de sapins
destinés à la mâture, de chênes, de madriers et de menu bois, assemblé
à ses extrémités par des chevrons nommés _bundsparren_, renoué à ses
jointures avec des harts d'osier et des crampons de fer, portait
quinze ou dix-huit maisons, dix ou douze nacelles chargées d'ancres,
de sondes et de cordages, mille rameurs, avait huit pieds de
profondeur dans l'eau, soixante-dix pieds de large et environ neuf
cents pieds de long, c'est-à-dire la longueur de dix maîtres-sapins de
la Murg, attachés bout à bout. Autour du train central et amarrés à
son bord au moyen d'un tronc d'arbre qui servait à la fois de pont et
de câble, flottaient, soit pour lui donner la direction, soit pour
amoindrir les périls de l'échouement, dix ou douze petits trains
d'environ quatre-vingts pieds de long, nommés les uns _kniee_, les
autres _anhænge_. Il y avait dans le grand radeau une rue qui
aboutissait d'un côté à une vaste tente, de l'autre à la maison du
patron, espèce de palais de bois. La cuisine fumait sans cesse. Une
grosse chaudière de cuivre y bouillait jour et nuit. Soir et matin le
pilote criait le mot d'ordre et élevait au-dessus du train un panier
suspendu à une perche; c'était le signal du repas, et les mille
travailleurs accouraient avec leurs écuelles de bois. Ces trains
consommaient en un voyage huit foudres de vin, six cents muids de
bière, quarante sacs de légumes secs, douze mille livres de fromage,
quinze cents livres de beurre, dix mille livres de viande fumée, vingt
mille livres de viande fraîche et cinquante mille livres de pain. Ils
emmenaient un troupeau et des bouchers. Chacun de ces trains
représentait sept ou huit cent mille florins, c'est-à-dire environ
deux millions de francs.

On se figure difficilement cette grande île de bois cheminant de
Namedy à Dordrecht, et traînant tortueusement son archipel d'îlots à
travers les coudes, les entonnoirs, les chutes, les tourbillons et les
serpentines du Rhin. Les naufrages étaient fréquents. Aussi disait-on
proverbialement et dit-on encore qu'un entrepreneur de train doit
avoir trois capitaux: le premier sur le Rhin, le deuxième à terre et
le troisième en poche. L'art de conduire parmi tant d'écueils ces
effrayants assemblages n'appartenait d'ordinaire qu'à un seul homme
par génération. A la fin du siècle dernier c'était le secret d'un
maître-flotteur de Rudesheim appelé le vieux Jung. Jung mort, les
grandes flottaisons ont disparu.

A l'instant où nous sommes, vingt-cinq bateaux à vapeur montent et
descendent le Rhin chaque jour. Les dix-neuf bateaux de la compagnie
de Cologne, reconnaissables à leur cheminée blanche et noire, vont de
Strasbourg à Dusseldorf; les six bateaux de la compagnie de
Dusseldorf, qui ont la cheminée tricolore, vont de Mayence à
Rotterdam. Cette immense navigation se rattache à la Suisse par le
dampfschiff de Strasbourg à Bâle, et à l'Angleterre par les steamboats
de Rotterdam à Londres.

L'ancienne navigation rhénane, que perpétuent les bateaux à voiles,
contraste avec la navigation nouvelle que représentent les bateaux à
vapeur. Les bateaux à vapeur, riants, coquets, élégants, confortables,
rapides, enrubanés et harnachés des couleurs de dix nations,
Angleterre, Prusse, Nassau, Hesse, Bade, tricolore hollandais, ont
pour invocation des noms de princes et de villes: _Ludwig II_, _Gross
herzog von Hessen_, _Kœnigin Victoria_, _Herzog von Nassau_,
_Prinzessinn Mariann_, _Gross herzog von Baden_, _Stadt Manheim_, _Stadt
Coblentz_; les bateaux à voiles passent lentement, portant à leur proue
des noms graves et doux: _Pius_, _Columbus_, _Amor_, _Sancta Maria_,
_Gratia Dei_. Les bateaux à vapeur sont vernis et dorés, les bateaux
à voiles sont goudronnés. Le bateau à vapeur c'est la spéculation;
le bateau à voiles c'est bien la vieille navigation austère et croyante.
Les uns cheminent en faisant une réclame, les autres en faisant une
prière. Les uns comptent sur les hommes, les autres sur Dieu.

Cette vivace et frappante antithèse se croise et s'affronte à chaque
instant sur le Rhin.

Dans ce contraste respire avec une singulière puissance de réalité le
double esprit de notre époque, qui est fille d'un passé religieux et
qui se croit mère d'un avenir industriel.

Quarante-neuf îles, couvertes d'une épaisse verdure, cachant des toits
qui fument dans des touffes de fleurs, abritant des barques dans des
havres charmants, se dispersent sur le Rhin de Cologne à Mayence.
Toutes ont quelque souvenir: c'est Graupenwerth, où les Hollandais
construisirent un fort qu'ils appelèrent _bonnet de prêtre_;
Pfaffenmüth, fort que les Espagnols scandalisés reprirent et
baptisèrent du nom d'_Isabelle_. C'est Graswerth, l'_île de l'herbe_, où
Jean-Philippe de Reichenberg écrivit ses _Antiquitates Saynenses_.
C'est Niederwerth, jadis si riche des dotations du margrave-archevêque
Jean II. C'est Urmitzer Insel, qui a vu César; c'est Nonnenswerth, qui
a vu Roland.

Les souvenirs des rives semblent répondre aux souvenirs des îles.
Permettez-moi d'en effleurer ici quelques-uns; je reviendrai tout à
l'heure avec plus de détail sur ce sujet intéressant. Toute ombre qui
se dresse sur un bord du fleuve en fait dresser une autre sur l'autre
bord. Le cercueil de sainte Nizza, petite fille de Louis le
Débonnaire, est à Coblenz; le tombeau de sainte Ida, cousine de
Charles Martel, est à Cologne. Sainte Hildegarde a laissé à Eubengen
l'anneau que lui donna saint Bernard, avec cette devise: _e à
souffrir_. Sigebert est le dernier roi d'Austrasie qui ait habité
Andernach. Sainte Geneviève vivait à Frauenkirch, dans les bois, près
d'une source minérale qui avoisine aujourd'hui une chapelle
commémorative. Son mari résidait à Altsimmern. Schinderhannes a désolé
la vallée de la Nahe. C'est là qu'un jour il s'amusa, le pistolet au
poing, à faire déchausser une bande de juifs; puis il les força
ensuite à se rechausser précipitamment après avoir mêlé leurs
souliers. Les juifs s'enfuirent clopin-clopant, ce qui fit rire Jean
l'Écorcheur. Avant Schinderhannes, cette douce vallée avait eu Louis
le Noir, duc des Deux-Ponts.

Quand le voyageur qui remonte a passé Coblenz et laissé derrière
lui la gracieuse île d'Oberwerth, où je ne sais quelle bâtisse
blanche a remplacé la vieille abbaye des dames nobles de
Sainte-Madeleine-sur-l'Ile, l'embouchure de la Lahn lui apparaît. Le
lieu est admirable. Au bord de l'eau, derrière un encombrement
d'embarcations amarrées, montent les deux clochers croulants du
Johanniskirch, qui rappellent vaguement Jumiéges. A droite, au-dessus
du bourg de Cappellen, sur une croupe de rochers, se dresse
Stolzenfels, la vaste et magnifique forteresse archiépiscopale où
l'électeur Werner étudiait l'Almuchabala; et à gauche, sur la Lahn, au
fond de l'horizon, les nuages et le soleil se mêlent aux sombres
ruines de Lahneck, pleines d'énigmes pour l'historien et de ténèbres
pour l'antiquaire. Des deux côtés de la Lahn deux jolies villes,
Niederlahnstein et Oberlahnstein, rattachées l'une à l'autre par une
allée d'arbres, se regardent et semblent se sourire. A quelques jets
de pierre de la porte orientale d'Oberlahnstein, qui a encore sa noire
ceinture de douves et de mâchicoulis, les arbres d'un verger laissent
voir et cachent en même temps une petite chapelle du quatorzième
siècle, recrépie et plâtrée, surmontée d'un chétif clocheton. Cette
chapelle a vu déposer l'empereur Wenceslas.

C'est dans cette église de village que, l'an du Christ 1400, les
quatre électeurs du Rhin, Jean de Nassau, archevêque de Mayence,
Frédéric de Saarwerden, archevêque de Cologne, Werner de
Kœnigstein, archevêque de Trèves, et Rupert III, comte palatin,
proclamèrent solennellement du haut du portail la déchéance de Wenzel,
empereur d'Allemagne. Wenceslas était un homme mou et méchant, ivrogne
et féroce quand il avait bu. Il faisait noyer les prêtres qui
refusaient de lui livrer le secret du confessionnal. Tout en
soupçonnant la fidélité de sa femme, il avait confiance dans son
esprit et subissait l'influence de ses idées. Or, cela inquiétait
Rome. Wenceslas avait pour femme Sophie de Bavière, qui avait pour
confesseur Jean Huss. Jean Huss, propageant Wiclef, sapait déjà le
pape; le pape frappa l'empereur. Ce fut à l'instigation du
saint-siége que les trois archevêques convoquèrent le comte palatin.
Le Rhin dès lors dominait l'Allemagne. A eux quatre ils défirent
l'empereur; puis ils nommèrent à sa place celui d'entre eux qui
n'était pas ecclésiastique, le compte Rupert. Rupert, à qui cette
récompense avait sans doute été secrètement promise, fut du reste un
digne et noble empereur. Vous voyez que, dans sa haute tutelle des
royaumes et des rois, l'action de Rome, tantôt publique, tantôt
occulte, était quelquefois bienfaisante. L'arrêt rendu contre
Wenceslas reposait sur six chefs, les quatre griefs principaux
étaient: premièrement, la dilapidation du domaine; deuxièmement, le
schisme de l'Église; troisièmement, les guerres civiles de l'empire;
quatrièmement, avoir fait coucher des chiens dans sa chambre.

Jean Huss continua et Rome aussi.--_Plutôt que de plier_, disait Jean
Huss, _j'aimerais mieux qu'on me jetât à la mer avec une meule d'âne
au cou_. Il prit l'_épée de l'esprit_, et lutta corps à corps avec
Rome. Puis, quand le concile le manda, il vint hardiment _sans
sauf-conduit_. _Venimus sine salvo conductu._ Vous savez la fin. Le
dénoûment s'accomplit le 6 juillet 1415. Les années, qui rongent tout
ce qui est chair et surface, réduisent aussi les faits à l'état de
cadavre et mettent les fibres de l'histoire à nu. Aujourd'hui, pour
qui considère, grâce à cette dénudation, la construction
providentielle des événements de celle sombre époque, la déposition de
Wenceslas est le prologue d'une tragédie dont le bûcher de Constance
est la catastrophe.

En face de cette chapelle, sur la rive opposée, au bord du fleuve, on
voyait encore il n'y a pas un demi-siècle le siége royal, cet antique
Kœnigsstühl dont je vous ai déjà parlé. Le Kœnigsstühl, pris
dans son ensemble, avait dix-sept pieds allemands d'élévation et
vingt-quatre de diamètre. Voici quelle en était la figure: sept
piliers de pierre portaient une large plate-forme octogone de pierre,
soutenue à son centre par un huitième pilier plus gros que les autres,
figurant l'empereur au milieu des sept électeurs. Sept chaises de
pierre, correspondant aux sept piliers au-dessus desquels chacune
d'elles était placée, occupaient, disposée en cercle et se regardant,
sept des pans de la plate-forme. Le huitième pan, qui regardait le
midi, était rempli par l'escalier, massif degré de pierre composé de
quatorze marches, deux marches par électeur. Tout avait un sens dans
ce grave et vénérable édifice. Derrière chaque chaise, sur la face de
chaque pan de la plate-forme octogone, étaient sculptées et peintes
les armoiries des sept électeurs: le lion de Bohême, les épées
croisées de Brandebourg; Saxe, qui portait d'argent à l'aigle de
gueules; le Palatinat, qui portait de gueules au lion d'argent;
Trèves, qui portait d'argent à la croix de gueules; Cologne, qui
portait d'argent à la croix de sable; et Mayence, qui portait de
gueules à la roue d'argent. Ces blasons, dont les émaux, les couleurs
et les dorures se rouillaient au soleil et à la pluie, étaient le seul
ornement de ce vieux trône de granit.

C'était là qu'en plein air, sous les souffles et les rayons du ciel,
assis dans ces rigides fauteuils de pierre sur lesquels
s'effeuillaient les arbres et courait l'ombre des nuages, rudes et
simples, naïfs et augustes comme des rois d'Homère, les antiques
électeurs d'Allemagne choisissaient entre eux l'empereur. Plus tard,
ces grandes mœurs s'effacèrent, une civilisation moins épique
convia autour de la table de cuir de Francfort les sept princes,
portés vers la fin du dix-septième siècle au nombre de neuf par
l'accession de Bavière et de Brunswick à l'électorat.

Les sept princes, qui s'asseyaient sur ces pierres au moyen âge
étaient puissants et considérables. Les électeurs occupaient le
sommet du Saint-Empire. Ils précédaient, dans la marche impériale, les
quatre ducs, les quatre archi-maréchaux, les quatre landgraves, les
quatre burgraves, les quatre comtes chefs de guerre, les quatre abbés,
les quatre bourgs, les quatre chevaliers, les quatre villes, les
quatre villages, les quatre rustiques, les quatre marquis, les quatre
comtes, les quatre seigneurs, les quatre montagnes, les quatre barons,
les quatre possessions, les quatre veneurs, les quatre offices de
Souabes et les quatre serviteurs. Chacun d'eux faisait porter devant
lui, par son maréchal particulier, une épée à fourreau doré. Ils
appelaient les autres princes _les têtes couronnées_, et se nommaient
_les mains couronnantes_. La bulle d'or les comparait aux sept dons du
Saint-Esprit, aux sept collines de Rome, aux sept branches du
chandelier de Salomon. Parmi eux la qualité électorale passait avant
la qualité royale; l'archevêque de Mayence marchait à la droite de
l'empereur, et le roi de Bohême à la droite de l'archevêque. Ils
étaient si grands, on les voyait de si loin en Europe, et ils
dominaient les nations de si haut, que les paysans de Wesen, en
Suisse, appelaient et appellent encore les sept aiguilles de leur lac
_Sieben Churfürsten_, les Sept-Électeurs.

Le Kœnigsstühl a disparu, les électeurs aussi. Quatre pierres
aujourd'hui marquent la place du Kœnigsstühl; rien ne marque la
place des électeurs.

Au seizième siècle, quand la mode arriva de nommer l'empereur à
Francfort, tantôt dans la salle du Rœmer, tantôt dans la
chapelle-conclave de Saint-Barthélemy, l'élection devint une cérémonie
compliquée. L'étiquette espagnole s'y refléta. Le formulaire fut
minutieux; l'appareil sévère, soupçonneux, parfois terrible. Dès le
matin du jour fixé pour l'élection, on fermait les portes de la ville,
les bourgeois prenaient les armes, les tambours de camp sonnaient, la
cloche d'alarme tintait; les électeurs, vêtus de drap d'or et revêtus
de la robe rouge doublée d'hermine, coiffés, les séculiers du bonnet
électoral, les archevêques de la mitre écarlate, recevaient
solennellement le serment du magistrat de la ville qui s'engageait à
les garantir de la _surprise l'un de l'autre_; cela fait, ils se
prêtaient eux-mêmes serment les uns aux autres entre les mains de
l'archevêque de Mayence; puis on leur disait la messe; il s'asseyaient
sur des chaires de velours noir, le maréchal du saint-empire _fermait
les huis_ et ils procédaient à l'élection. Si bien closes que fussent
les portes, les chanceliers et les notaires allaient et venaient.
Enfin les _très-révérends_ tombaient d'accord avec les _très-illustres_,
le roi des Romains était nommé, les princes se levaient de leurs
chaires, et pendant que la présentation du peuple se faisait aux
fenêtres du Rœmer, un des suffragants de Mayence chantait à
Saint-Barthélemy un _Te Deum_ Deum à trois chœurs sur les orgues de
l'église, sur les trompettes des électeurs et sur les trompettes de
l'empereur.

Le tout, au bruit _des grosses cloches sonnées sur les tours et des
gros canons qu'on laschoit de joye_, dit, dans son curieux manuscrit,
le narrateur anonyme de l'élection de Mathias II.

Sur le Kœnigsstühl, la chose se faisait plus simplement et plus
grandement, à mon sens. Les électeurs montaient processionnellement
sur la plate-forme par les quatorze degrés qui avaient chacun un pied
de haut, et prenaient place dans leurs fauteuils de pierre. Le peuple
de Rhens, contenu par les hacquebutiers, entourait le siége royal.
L'archevêque de Mayence debout disait: _Très-généreux princes, le
Saint-Empire est vacant_. Puis il entonnait l'antiphone _Veni, Sancte
Spiritus_, et les archevêques de Cologne et Trèves chantaient les
autres collectes qui en dépendent. Le chant terminé, tous les sept
prêtaient serment, les séculiers la main sur l'Évangile, les
ecclésiastiques la main sur le cœur. Distinction belle et
touchante, qui veut dire que le cœur de tout prêtre doit être un
exemplaire de l'Évangile. Après le serment, on les voyait assis en
cercle se parler à voix basse; tout à coup l'archevêque de Mayence se
levait, étendait ses mains vers le ciel, et jetait au peuple dispersé
au loin dans les haies, les broussailles et les prairies, le nom du
nouveau chef temporel de la chrétienté. Alors le maréchal de l'empire
plantait la bannière impériale au bord du Rhin, et le peuple criait:
_Vivat rex!_

Avant Lothaire II, qui fut élu le 11 septembre 1125, le même aigle,
l'aigle d'or, se déployait sur la bannière de l'empire d'Orient et sur
la bannière de l'empire d'Occident; mais le ciel vermeil de l'aurore
se reflétait dans l'une, et le ciel froid du Septentrion dans l'autre.
La bannière d'Orient était rouge; la bannière d'Occident était bleue.
Lothaire substitua à ces couleurs la couleur de sa maison, or et
sable. L'aigle d'or dans un ciel bleu fut remplacé sur la bannière
impériale par l'aigle noire dans un ciel d'or. Tant qu'il y eut deux
empires, il y eut deux aigles, et ces deux aigles n'eurent qu'une
tête. Mais, à la fin du quinzième siècle, quand l'empire grec eut
croulé, l'aigle germanique, restée seule, voulut représenter les deux
empires, regarda à la fois l'Occident et l'Orient, et prit deux têtes.

Ce n'est pas d'ailleurs la première apparition de l'aigle à deux
têtes. On la voit sculptée sur le bouclier de l'un des soldats de la
colonne Trajane, et, s'il faut en croire le moine d'Attaich et le
recueil d'Urstisius, Rodolphe de Habsbourg la portait brodée sur sa
poitrine le 26 août 1278, à la bataille de Marchefeld.

Quand la bannière était plantée au bord du Rhin en l'honneur du
nouvel empereur, le vent en agitait les plis, et de la façon dont elle
flottait, le peuple concluait des présages. En 1346, quand les
électeurs, poussés par le pape Clément VI, proclamèrent du haut du
Kœnigsstühl Charles, margrave de Moravie, roi des Romains, quoique
Louis V vécût encore, au cri de _vivat rex!_ la bannière impériale tomba
dans le Rhin et s'y perdit. Cinquante-quatre ans plus tard, en 1400,
le fatal présage s'accomplit: Wenceslas, fils de Charles, fut déposé.

Et cette chute de la bannière fut aussi la chute de la maison de
Luxembourg, qui, après Charles IV et Wenceslas, ne donna plus qu'un
empereur, Sigismond, et s'effaça à jamais devant la maison d'Autriche.

Après avoir laissé derrière soi le lieu où fut le Kœnigsstühl, jeté
bas, comme chose féodale, par la Révolution française, on monte vers
Braubach, on franchit Boppart, Welmich, Saint-Goar, Oberwesel, et tout
à coup à gauche, sur la rive droite, apparaît, semblable au toit d'une
maison de géants, un grand rocher d'ardoise surmonté d'un tour énorme
qui semble dégorger comme une cheminée colossale la froide fumée des
nuées. Au pied du rocher, le long de la rive, une jolie ville, groupée
autour d'une église romane à flèche, étale toutes ses façades au midi.
Au milieu du Rhin, devant la ville, souvent à demi voilé par les
brumes du fleuve, se dresse sur un rocher à fleur d'eau un édifice
oblong, étroit, de haut bord, dont l'avant et l'arrière coupent le
flot comme une proue et une poupe, dont les fenêtres larges et basses
imitent des écoutilles et des sabords, et sur la paroi inférieure
duquel mille crampons de fer dessinent vaguement des ancres et des
grappins. Des bossages capricieux et de petites logettes hors
d'œuvre se suspendent, ainsi que des barques et des chaloupes, aux
flancs de cette étrange construction qui livre au vent, comme les
banderoles de ses mâts, les cent girouettes de ses clochetons aigus.

Cette tour, c'est le Gutenfels; cette ville, c'est Caub; ce navire de
pierre, éternellement à flot sur le Rhin et éternellement à l'ancre
devant la ville palatine, c'est le palais, c'est le Pfalz.

Je vous ai déjà parlé du Pfalz. On n'entrait dans cette résidence
symbolique, bâtie sur un banc de marbre appelé le _Rocher des comtes
palatins_, qu'au moyen d'une échelle, laquelle aboutissait à un
pont-levis qu'on voit encore. Il y avait là des cachots pour les
prisonniers d'État, et une petite chambre où les comtesses palatines
étaient forcées d'attendre l'heure de leur accouchement, sans autre
distraction que d'aller voir dans les caves du palais un puits creusé
dans le roc plus bas que le lit du Rhin et plein d'une eau qui n'était
pas l'eau du Rhin. Aujourd'hui le Pfalz a changé de maître. M. de
Nassau possède le Louvre palatin; le palais est désert, aucun berceau
princier ne se balance sur ces dalles, aucun vagissement souverain ne
trouble ces voûtes noires. Il n'y a plus que le puits mystérieux qui
se remplit toujours. Hélas! une goutte d'eau qui filtre à travers un
rocher se tarit moins vite que les races royales.

Sur la grande étendue du fleuve, le Pfalz est voisin du
Kœnigsstühl. Le Rhin voyait, presque au même point, une femme
enfanter le comte palatin, et l'empire enfanter l'empereur.

Du Taunus aux Sept-Monts, des deux côtés du magnifique escarpement qui
encaisse le fleuve, quatorze châteaux sur la rive droite: Ehrenfels,
Fursteneck, Gutenfels, Rineck, le Chat, la Souris, Liebenstein et
Sternberg qu'on nomme les Frères, Markusburg, Philipsburg, Lahneck,
Sayn, Hammerstein et Okenfels; quinze châteaux sur la rive gauche:
Vogtsberg, Reichenstein, Rheinstein, Falkenburg, Sonneck, Heimburg,
Furstemberg, Stahleck, Schœnberg, Rheinfels, Rheinberg,
Stolzenfels, Rheineck et Rolandseck, en tout, vingt-neuf forteresses à
demi écroulées superposent le souvenir des rhingraves au souvenir des
volcans, la trace des guerres à la trace des laves, et complètent
d'une façon formidable la figure sévère des collines. Quatre de ces
châteaux ont été bâtis au onzième siècle: Ehrenfels par l'archevêque
Siegfried, Stahleck par les comtes palatins, Sayn par Frédéric,
premier comte de Sayn, vainqueur des Maures d'Espagne; Hammerstein par
Othon, comte de Vétéravie. Deux ont été construits au douzième siècle:
Gutenfels par les comtes de Nuringen, Rolandseck par l'archevêque
Arnould II, en 1149; deux au treizième; Furstemberg par les palatins,
et Rheinfels, en 1219, par Thierry III, comte de Katzenellenbogen;
quatre au quatorzième: Vogtsberg, en 1340, par un Falkenstein;
Fursteneck, en 1348, par l'archevêque Henri III; le Chat, en 1383, par
le comte de Katzenellenbogen; et la Souris, dix ans après, par un
Falkenstein. Un seulement date du seizième siècle: Philipsburg, bâti,
de 1568 à 1571, par le landgrave Philippe le Jeune. Quatre de ces
citadelles, toutes les quatre sur la rive gauche, chose remarquable,
Brichenstein, Rheinstein, Falkenburg et Sonneck, ont été détruites en
1282 par Rodolphe de Habsbourg; une, le Rolandseck, par l'empereur
Henri V; cinq par Louis XIV, en 1689, Fursteneck, Stahleck,
Schœnberg, Stolzenfels et Hammerstein; une par Napoléon, le
Rheinfels; une par un incendie, Rheineck; et une par la bande-noire,
Gutenfels. On ne sait qui a construit Reichenstein, Rheinstein,
Falkenburg, Stolzenfels, Rheineck et Markusburg, restauré en 1644 par
Jean le Batailleur, landgrave de Hesse-Darmstadt. On ne sait qui a
démoli Vogtsberg, ancienne demeure d'un seigneur voué, comme le nom
l'indique, Ehrenfels, Fursteneck, Sayn, le Chat et la Souris. Une
nuit plus profonde encore couvre six de ces manoirs: Heinburg,
Rheinberg, Liebenstein, Sternberg, Lahneck et Okenfels. Ils sont
sortis de l'ombre et ils y sont rentrés. On ne sait ni qui les a bâtis
ni qui les a détruits. Rien n'est plus étrange, au milieu de
l'histoire, que cette épaisse obscurité où l'on aperçoit confusément,
vers 1400, le fourmillement tumultueux de la hanse rhénane, guerroyant
les seigneurs, et où l'on distingue, plus loin encore, dans les
ténèbres grossissantes du douzième siècle, le fantôme formidable de
Barberousse exterminant les burgraves. Plusieurs de ces antiques
forteresses, dont l'histoire est perdue, sont à demi romaines et à
demi carlovingiennes. Des figures plus nettement éclairées
apparaissent dans les autres ruines. On peut en retrouver la chronique
éparse çà et là dans les vieux chartriers. Stahleck, qui domine
Bacharach et qu'on dit fondé par les Huns, a vu mourir Herman au
douzième siècle; les Hohenstaufen, les Guelfes et les Wittelsbach
l'ont habité, et il a été assiégé et pris huit fois de 1620 à 1640.
Schœnberg, d'où sont sorties la famille des Belmont et la légende
des Sept Sœurs, a vu naître le grand général Frédéric de
Schœnberg, dont la singulière destinée fut d'affermir les Bragance
et de précipiter les Stuart. Le Rheinfels a résisté aux villes du Rhin
en 1225, au maréchal de Tallard en 1692, et s'est rendu à la
République française en 1794. Le Stolzenfels était la résidence des
archevêques de Trèves. Rheineck a vu s'éteindre le dernier comte de
Rheineck, mort en 1544 chanoine-custode de la cathédrale de Trèves.
Hammerstein a subi la querelle des comtes de Vétéravie et des
archevêques de Mayence, le choc de l'empereur Henri II en 1017, la
fuite de l'empereur Henri IV en 1105, la guerre de trente ans, le
passage des Suédois et des Espagnols, la dévastation des Français en
1689 et la honte d'être vendu cent écus en 1823. Gutenfels, la fière
guérite de Gustave-Adolphe, le doux asile de la belle comtesse Guda et
de l'amoureux empereur Richard, quatre fois assiégé, en 1504 et en
1631 par les Messois, en 1620 et en 1642 par les impériaux, vendu en
1289 par Garnier de Munzenberg à l'électeur palatin Louis le Sévère,
moyennant deux mille cent marcs d'argent, a été dégradé en 1807 pour
un bénéfice de six cents francs. Cette longue et double série
d'édifices à la fois poétiques et militaires, qui portent sur leur
front toutes les époques du Rhin et qui en racontent toutes les
légendes, commence devant Bingen, par le château d'Ehrenfels à droite
et la tour des Rats à gauche, et finit à Kœnigswinter par le
Rolandseck à gauche et le Drachenfels à droite. Symbolisme frappant et
digne d'être noté chemin faisant, l'immense arcade couverte de lierre
du Rolandseck faisant face à la caverne du dragon qu'assomma Sigefroi
le Cornu, la tour des Rats faisant face à l'Ehrenfels, c'est la fable
et l'histoire qui se regardent.

Je n'enregistre ici que les châteaux qui se mirent dans le Rhin et que
tout voyageur aperçoit en passant. Mais pour peu qu'on pénètre dans
les vallées et dans les montagnes, on rencontre une ruine à chaque
pas. Dans la seule vallée de la Wisper, sur la rive droite, en une
promenade de quelques lieues j'en ai constaté sept: le Rheinberg,
château des comtes du Rhingau, écuyers-tranchants héréditaires du
Saint-Empire, éteints au dix-septième siècle; redoutable forteresse
qui inquiétait jadis la grosse commune de Lorch; dans les
broussailles, Waldeck; sur la montagne, à la crête d'un rocher de
schiste, près d'une source d'eau minérale qui arrose quelques chétives
cabanes, le Sauerburg, bâti en 1356 par Robert, comte palatin, et
vendu mille florins pendant la guerre de Bavière, par l'électeur
Philippe à Philippe de Kronberg, son maréchal; Heppeneff, détruit on
ne sait quand; Kammerberg, bien domanial de Mayence; Nollig, ancien
castrum dont il reste une tour; Sareck, qui s'encadre dans la forêt
vis-à-vis du couvent de Winsbach comme le chevalier vis-à-vis du
prêtre dans l'ancienne société. Aujourd'hui le château et le couvent,
le noble et le prêtre, deux ruines. La forêt seule et la société,
renouvelées chaque année, ont survécu.

Si l'on explore les Sept-Monts, on y trouve, à l'état de tronçons
enfouis sous le lierre, une abbaye, Schomberg, et six châteaux: le
Drachenfels, ruiné par Henri V; le Wolkenburg caché dans les nuées,
comme le dit son nom, ruiné par Henri V; le Lowenberg, où se sont
réfugiés Bucer et Mélanchton, où se sont enfuis après leur mariage,
qui glorifiait l'hérésie, Agnès de Mansfeld et l'archevêque Guebhard;
le Nonnenstromberg et l'Oelberg, bâtis par Valentinien en 368; et le
Hemmerich, manoir de ces hardis chevaliers de Heinsberg qui faisaient
la guerre aux électeurs de Cologne.

Dans la plaine, du côté de Mayence, c'est Frauenstein, qui date du
douzième siècle; Scharfenstein, fief archiépiscopal; Greifenklau, bâti
en 1350. Du côté de Cologne, c'est l'admirable Godesberg. D'où vient
ce nom, Godesberg? Est-ce du tribunal de canton, _Goding_, qui s'y
tenait au moyen âge? est-ce de _Wodan_, le monstre à dix mains, que les
Ubiens ont adoré là? Aucun antiquaire étymologiste n'a décidé cette
question. Quoi qu'il en soit, la nature, avant les temps historiques,
avait fait de Godesberg un volcan; l'empereur Julien, en 362, en avait
fait un camp; l'archevêque Théodoric, en 1210, un château; l'électeur
Frédéric II, en 1375, une forteresse; l'électeur de Bavière, en 1593,
une ruine; le dernier électeur de Cologne, Maximilien-François, en a
fait une vigne.

Les antiques châteaux des bords du Rhin, bornes colossales posées par
la féodalité sur son fleuve, remplissent le paysage de rêverie. Muets
témoins des temps évanouis, ils ont assisté aux actions, ils ont
encadré les scènes, ils ont écouté les paroles. Ils sont là comme les
coulisses éternelles du sombre drame qui depuis dix siècles se joue
sur le Rhin. Ils ont vu, les plus vieux du moins, entrer et sortir au
milieu des péripéties providentielles, tous ces acteurs si hauts, si
étranges ou si redoutables: Pépin, qui donnait des villes au pape;
Charlemagne vêtu d'une chemise de laine et d'une veste de loutre,
s'appuyant sur le vieux diacre Pierre de Pise, et caressant de sa
forte main l'éléphant Abulabaz; Othon le Lion secouant sa crinière
blonde; le margrave d'Italie, Azzo, portant la bannière ornée d'anges,
victorieuse à la bataille de Mersebourg; Henri le Boiteux; Conrad le
Vieux et Conrad le Jeune; Henri le Noir, qui imposa à Rome quatre
papes allemands; Rodolphe de Saxe, portant sur sa couronne l'hexamètre
papal: _Petra dedit Petro, Petrus diadema Rudolpho_; Godefroi de
Bouillon, qui enfonçait la pique du drapeau impérial dans le ventre
des ennemis de l'empire; Henri V, qui escaladait à cheval les degrés
de marbre de Saint-Pierre de Rome. Pas une grande figure de l'histoire
d'Allemagne dont le profil ne soit dessiné sur leurs vénérables
pierres; le vieux duc Welf, Albert l'Ours; saint Bernard; Barberousse,
qui se trompait de main en tenant l'étrier du pape; l'archevêque de
Cologne Rainald, qui arrachait les franges du carrocium de Milan;
Richard Cœur-de-Lion; Guillaume de Hollande; Frédéric II, le doux
empereur au visage grec, ami des poëtes comme Auguste, ami des califes
comme Charlemagne, étudiant dans sa tente-horloge, où un soleil d'or
et une lune d'argent marquaient les saisons et les heures. Ils ont
contemplé, à leur rapide apparition, le moine Christian prêchant
l'Evangile aux paysans de Prusse; Herman Salza, premier grand maître
de l'ordre teutonique, grand bâtisseur de villes; Ottocar, roi de
Bohême; Frédéric de Bade et Conradin de Souabe, décapités à seize ans;
Louis V, landgrave de Thuringe et mari de sainte Elisabeth; Frédéric
le Mordu, qui portait sur sa joue la marque du désespoir de sa mère;
et Rodolphe de Habsbourg, qui raccommodait lui-même son pourpoint
gris. Ils ont retenti de la devise d'Eberhard, comte de Wurtemberg:
_Gloire à Dieu! guerre au monde!_ Ils ont logé Sigismond, cet empereur
dont la justice pesait bien et frappait mal; Louis V, le dernier
empereur qui ait été excommunié; Frédéric III, le dernier empereur qui
ait été couronné à Rome. Ils ont écouté Pétrarque gourmandant Charles
IV pour n'être resté à Rome qu'un jour et lui criant: _Que diraient
vos aïeux les Césars s'ils vous rencontraient à cette heure dans les
Alpes, la tête baissée et le dos tourné à l'Italie?_ Ils ont regardé
passer, humiliés et furieux, l'Achille allemand, Albert de
Brandebourg, après la leçon de Nuremberg, et l'Achille bourguignon,
Charles le Téméraire, après les cinquante-six assauts de Neuss. Ils
ont regardé passer, hautains et superbes, sur leurs mules et dans
leurs litières, côtoyant le Rhin en longues files, les évêques
occidentaux allant, en 1415, au concile de Constance pour juger Jean
Huss; en 1431, au concile de Bâle pour déposer Eugène IV; et en 1519 à
la diète de Worms pour interroger Luther. Ils ont vu surnager,
remontant sinistrement le fleuve d'Oberwesel à Bacharach, sa blonde
chevelure mêlée au flot, le cadavre blanc et ruisselant de saint
Werner, pauvre petit enfant martyrisé par les juifs et jeté au Rhin en
1287. Ils ont vu rapporter de Vienne à Bruges, dans un cercueil de
velours, sous un poêle d'or, Marie de Bourgogne, morte d'une chute de
cheval à la chasse au héron. La horde hideuse des Magyares, la rumeur
des Mogols arrêtés par Henri le Pieux au treizième siècle, le cri des
Hussites qui voulaient réduire à cinq toutes les villes de la terre,
les menaces de Procope le Gros et de Procope le Petit, le bruit
tumultueux des Turcs remontant le Danube après la prise de
Constantinople, la cage de fer où la vengeance des rois promena Jean
de Leyde, enchaîné entre son chancelier Krechting et son bourreau
Knipperdolling, le jeune Charles-Quint faisant étinceler en étoiles de
diamants sur son bouclier le mot _nondum_, Wallenstein servi par
soixante pages gentilshommes, Tilly en habit de satin vert sur son
petit cheval gris, Gustave-Adolphe traversant la forêt thuringienne,
la colère de Louis XIV, la colère de Frédéric II, la colère de
Napoléon, toutes ces choses terribles qui tour à tour ébranlèrent ou
effrayèrent l'Europe, ont frappé comme des éclairs ces vieilles
murailles. Ces glorieux manoirs ont reçu le contre-coup des Suisses
détruisant l'antique cavalerie à Sempach, et du grand Condé détruisant
l'antique infanterie à Rocroy. Ils ont entendu craquer les échelles,
glapir la poix bouillante, rugir les canons. Les lansquenets, valets
de la lance, l'ordre-hérisson si fatal aux escadrons, les brusques
voies de fait de Sickingen, le grand chevalier, les savants assauts de
Burtenbach, le grand capitaine, ils ont tout vu, tout bravé, tout
subi. Aujourd'hui, mélancoliques la nuit quand la lune revêt leur
spectre d'un linceul blanc, plus mélancoliques encore en plein soleil,
remplis de gloire, de renommée, de néant et d'ennui, rongés par le
temps, sapés par les hommes, versant aux vignobles de la côte une
ombre qui va s'amoindrissant d'année en année, ils laissent tomber le
passé pierre à pierre dans le Rhin, et date à date dans l'oubli.

O nobles donjons! ô pauvres vieux géants paralytiques! ô chevaliers
affrontés! un bateau à vapeur, plein de marchands et de bourgeois,
vous jette en passant sa fumée à la face!



LETTRE XXVI

WORMS.--MANNHEIM.

  Nuit tombante.--Dissertation profonde et hautement philosophique
    sur les appellations sonores.--Le voyageur croit être un moment
    Micromégas se baissant et cherchant une ville à terre dans
    l'herbe--A quoi bon avoir été une grande chose!--Les quatorze
    églises de Worms.--Le pauvre hère et le gros
    gaillard.--Dialogues.--Un monosyllabe accompagné de son
    commentaire.--Dans quel cas un aubergiste est majestueux.--O
    inégale nature!--Le voyageur a un peu peur des fées et des
    revenants.--Il prend le parti d'adresser de plates flatteries à
    la lune.--Un spectre.--A quel genre d'exercice se livrait ce
    spectre.--Autre monosyllabe accompagné d'un autre
    commentaire.--Où le lecteur apprend dans quels endroits se
    mettent les vieux numéros d'un vieux journal.--Le spectre
    devient de plus en plus aimable et caressant.--Entrée à
    Worms.--Par malheur, le voyageur connaît si bien le Worms
    d'autrefois, qu'il ne reconnaît plus le Worms d'à présent.--Ce
    qu'on s'expose à voir quand on regarde par le trou des
    serrures.--Saint Ruprecht.--Mélancolie à propos d'un garçon
    tonnelier.--L'auberge du _Faisan_ (qui est peut-être l'auberge du
    _Cygne_, à moins que ce ne soit l'auberge du _Paon_. Lecteur,
    défiez-vous de l'auteur sur ce point.)--A quoi étaient occupés
    deux hommes dans la salle à manger, et ce que faisait un
    troisième.--Eloquence d'un sot.--Le voyageur continue à décrire
    le gîte.--La chambre à coucher.--Le tableau du chevet du
    lit.--Deux amants s'enfuyant à travers une épouvantable
    orthographe.--L'auteur se promène dans Worms.--Allocution aux
    Parisiens.--L'agonie d'une ville.--Ce que Perse et Horace ont
    dit de la Petite-Provence qui est aux Tuileries.--Conseils
    indirects aux jeunes niais qui gâtent le costume des hommes en
    France à l'heure qu'il est.--La cathédrale de Worms.--Le
    dehors.--L'intérieur.--Le temple
    luthérien.--Mannheim.--L'unique mérite de Mannheim.--Par quels
    gens Mannheim serait admiré.--Encore la figure de rhétorique
    que le bon Dieu prodigue.--Intéressante inscription recueillie
    à Mannheim.


     Bords du Neckar, octobre.

La nuit tombait. Ce je ne sais quel ennui qui saisit l'âme à la
disparition du jour se répandait sur tout l'horizon autour de nous.
Qui est triste à ces heures-là? est-ce la nature? est-ce nous-mêmes?
Un crêpe blanc montait des profondeurs de cette immense vallée des
Vosges, les roseaux du fleuve bruissaient lugubrement, le dampfschiff
battait l'eau comme un gros chien fatigué; tous les voyageurs,
appesantis ou assoupis, étaient descendus dans la cabine, encombrée de
paquets, de sacs de nuit, de tables en désordre et de gens endormis;
le pont était désert; trois étudiants allemands y étaient seuls
restés, immobiles, silencieux, fumant, sans faire un geste et sans
dire un mot, leurs pipes de faïence peinte; trois statues; je faisais
la quatrième, et je regardais vaguement dans l'étendue. Je me disais:
«Je n'aperçois rien à l'horizon. Nous ne serons pas à Worms avant la
nuit noire. C'est étrange. Je ne croyais pas que Worms fût si loin de
Mayence.--Tout à coup le dampfschiff s'arrêta.--Bon, me dis-je, l'eau
est très-basse dans cette plaine, le lit du Rhin est obstrué de bancs
de sable; nous voilà engravés.»

Le patron du bateau sortait de sa cellule. «Eh bien! capitaine, lui
dis-je,--car vous savez qu'aujourd'hui on met sur toute chose un mot
sonore: un comédien s'appelle artiste; un chanteur virtuose; un patron
s'appelle capitaine;--eh bien! capitaine, voilà un petit contretemps.
Du coup nous n'arriverons pas avant minuit.» Le patron me regarda avec
ses larges yeux bleus de Teuton stupéfait, et me dit: «Vous êtes
arrivés!» Je le regarde à mon tour, non moins stupéfait que lui. En ce
moment, nous dûmes faire admirablement les deux figures de
l'étonnement français et de l'étonnement allemand.

«Arrivés, capitaine?

--Oui, arrivés.

--Où?

--Mais à Worms!»

Je m'exclame, et je promène mes yeux autour de moi. «A Worms!
rêvais-je tout éveillé? Etais-je le jouet de quelque vision
crépusculaire? Le patron raillait-il le voyageur? L'Allemand en
donnait-il à garder au Parisien? Le Germain se gaussait-il du Gaulois?
A Worms! Mais où était donc cette haute et magnifique ceinture de
murailles flanquées de tours carrées qui venait jusqu'au bord du
fleuve prendre fièrement le Rhin pour fossé? Je ne voyais qu'une
immense plaine dont de grandes brumes me cachaient le fond, de pâles
rideaux de peupliers, une berge à peine distincte, tant elle était
mêlée aux roseaux, et sur la rive même, tout près de nous, une belle
pelouse verte où quelques femmes étendaient leur linge pour le faire
blanchir à la rosée.

Cependant le patron, le bras tendu vers l'avant du bateau, me montrait
une façon de maison neuve, carrée, plâtrée, à contrevents verts, fort
laide, espèce de gros pavé blanchâtre que je n'avais pas aperçu
d'abord.

«Monsieur, voilà Worms.

--Worms! repris-je; Worms cela! cette maison blanche! Mais c'est tout
au plus une auberge!

--C'est une auberge en effet. Vous y serez à merveille.

--Mais la ville?

--Ah! la ville! c'est la ville que vous voulez?

--Mais sans doute.

--Fort bien. Vous la trouverez là-bas, dans la plaine; mais il faut
marcher! il y a un bon bout de chemin. Ah! monsieur vient pour la
ville? En général, il est fort rare qu'on s'arrête ici; mais messieurs
les voyageurs se contentent de l'auberge. On y est très-bien. Ah!
monsieur tient à voir la ville? c'est différent. Quant à moi, je passe
ici toujours assez tard le soir, ou de très-bonne heure le matin, et
je ne l'ai jamais vue.»

Ayez donc été ville impériale! ayez eu des gaugraves, des
archevêques-souverains, des évêques-princes, une pfalz, quatre
forteresses, trois ponts sur le Rhin, trois couvents à clocher,
quatorze églises, trente mille habitants! ayez été l'une des quatre
cités maîtresses dans la formidable hanse des cent villes! soyez pour
celui qui s'éprend des traditions fantastiques, comme pour celui qui
étudie et critique les faits réels, un lieu étrange, poétique et
célèbre autant qu'aucun autre coin de l'Europe! ayez dans votre
merveilleux passé tout ce que le passé peut contenir, la fable et
l'histoire, ces deux arbres, plus semblables qu'on ne pense, dont les
racines et les rameaux sont parfois si inextricablement mêlés dans la
mémoire des hommes! soyez la ville qui a vu vaincre César, passer
Attila, rêver Brunehaut, marier Charlemagne! soyez la ville qui a vu
dans le Jardin des Roses le combat de Sigefroi le Cornu et du dragon,
et devant la façade de sa cathédrale cette contestation de Chrimhilde
d'où est sortie une épopée, et sur les bancs de la diète cette
contestation de Luther d'où est sortie une religion! soyez la Vormatia
des Vangions, le Bormitomagus de Drusus, le Wonnegau des poëtes, le
chef-lieu des héros dans les Niebelungen, la capitale des rois francs,
la cour judiciaire des empereurs! soyez Worms, en un mot, pour qu'un
rustre, ivre de tabac, qui ne sait même plus s'il est Vangion ou
Némète, dise en parlant de vous: «_Ah! Worms! cette ville! c'est
là-bas! je ne l'ai jamais vue!_»

Oui, mon ami, Worms est tout cela. Une ville illustre, comme vous le
voyez. Résidence impériale et royale, trente mille habitants, quatorze
églises, dont voici les noms, aujourd'hui complétement oubliés. C'est
pour cela que je les enregistre:

     Le Munster.
     Sancta-Cæcilia.
     Saint-Vesvin.
     Saint-André.
     Saint-Mang.
     Saint-Johann.
     Notre-Dame.
     Saint-Paul.
     Saint-Ruprecht.
     Predicatores.
     Saint-Lamprecht.
     Saint-Sixt.
     Saint-Martin.
     Saint-Amandus.

Cependant je m'étais fait descendre à terre, à la grande surprise de
mes compagnons de voyage, qui semblaient ne rien comprendre à ma
fantaisie. Le dampfschiff avait repris sa route vers Mannheim, me
laissant seul avec mon bagage dans une étroite barque que secouait
violemment le remous du fleuve, agité par les roues de la machine.
J'avais abordé le débarcadère sans trop remarquer deux hommes qui
étaient là debout pendant que la barque s'approchait et que le bateau
à vapeur s'éloignait. L'un de ces hommes, espèce d'hercule joufflu aux
manches retroussées, à l'air le plus insolent qu'on pût voir,
s'accoudait, en fumant sa pipe, sur une assez grande charrette à
bras. L'autre, maigre et chétif, se tenait, sans pipe et sans
insolence, près d'une petite brouette, la plus humble et la plus
piteuse du monde. C'était un de ces visages pales et flétris qui n'ont
pas d'âge, et qui laissent hésiter l'esprit entre un adolescent tardif
et un vieillard précoce.

Comme je venais de prendre terre, et pendant que je considérais le
pauvre diable à la brouette, je ne m'étais pas aperçu que mon sac de
nuit, laissé sur l'herbe à mes pieds par le batelier, avait subitement
disparu. Cependant un bruit de roues en mouvement me fit tourner la
tête: c'était mon sac de nuit qui s'en allait sur la charrette à bras,
gaillardement traînée par l'homme à la pipe. L'autre me regardait
tristement, sans faire un pas, sans risquer un geste, sans dire un
mot, avec un air d'opprimé qui se résigne auquel je ne comprenais rien
du tout. Je courus après mon sac de nuit.

«Hé, l'ami! criai-je à l'homme, où allez-vous comme cela?»

Le bruit de sa charrette, la fumée de sa pipe, et peut-être aussi la
conscience de son importance, l'empêchaient de m'entendre. J'arrive
essoufflé près de lui, et je répète ma question.

«Où nous allons? dit-il en français et sans s'arrêter.

--Oui, repris-je.

--Pardieu, fit-il, là!»

Et il montrait d'un hochement de tête la maison blanche, qui n'était
plus qu'à un jet de pierre.

«Hé! qu'est cela? lui dis-je.

--Hé! c'est l'hôtel.

--Ce n'est pas là que je vais.»

Il s'arrêta court. Il me regarda, comme le patron du dampfschiff, de
l'air le plus stupéfait; puis, après un moment de silence, il ajouta
avec cette fatuité propre aux aubergistes qui se sentent seuls dans
un lieu désert, et qui se donnent le luxe d'être insolents parce
qu'ils se croient indispensables:

«Monsieur couche dans les champs?»

Je ne crus pas devoir m'émouvoir.

«Non, lui dis-je; je vais à la ville.

--Où ça, la ville?

--A Worms.

--Comment, à Worms?

--A Worms!

--A Worms?

--A Worms!

--Ah!» reprit l'homme.

Que de choses il peut y avoir dans un _ah!_ Je n'oublierai jamais
celui-là. Il y avait de la surprise, de la colère, du mépris, de
l'indignation, de la raillerie, de l'ironie, de la pitié, un regret
profond et légitime de mes thalers et de mes silbergrossen, et, en
somme, une certaine nuance de haine. Ce _ah!_ voulait dire: «Qu'est-ce
que c'est que cet homme-là? Avec quel sac de nuit me suis-je fourvoyé?
Cela va à Worms! Qu'est-ce que cela va faire à Worms? Quelque
intrigant! quelque banqueroutier qui se cache! Donnez-vous donc la
peine de bâtir une auberge sur les bords du Rhin pour de pareils
voyageurs! Cet homme me frustre. Aller à Worms, c'est stupide! Il eût
bien dépensé chez moi dix francs de France; il me les doit! c'est un
voleur. Est-il bien sûr qu'il a le droit d'aller ailleurs? Mais c'est
abominable cela! Et dire que je me suis commis jusqu'à lui porter ses
effets! un mauvais sac de nuit! Voilà un beau voyageur, qui n'a qu'un
sac de nuit! Quelles guenilles y a-t-il là dedans? A-t-il une chemise
seulement? Au fait, il est visible que ce Français n'a pas le sou. Il
s'en serait probablement allé sans payer. Quels aventuriers on peut
rencontrer cependant! A quoi est-on exposé! Je devrais peut-être
offrir celui-ci à la maréchaussée. Mais, bah! il faut en avoir pitié.
Qu'il aille où il voudra, à Worms, au diable! Je fais aussi bien de le
planter là, au beau milieu de la route, avec sa sacoche!»

O mon ami, avez-vous remarqué comme il y a de grands discours qui sont
vides et des monosyllabes qui sont pleins?

Tout cela dit dans cet _ah!_ il saisit ma «sacoche» et la jeta à terre.

Puis il s'éloigna majestueusement avec sa charrette. Je crus devoir
faire quelques remontrances.

«Eh bien! lui dis-je, vous vous en allez ainsi? vous me laissez là
avec mon sac de nuit? Mais, que diable, prenez au moins la peine de le
reporter où vous l'avez pris.»

Il continuait de s'éloigner.

«Eh! rustre!» lui criai-je.

Mais il n'entendait plus le français; il poursuivit son chemin en
sifflant.

Il fallait bien en prendre mon parti. J'aurais pu courir après lui, me
fâcher, m'emporter; mais que faire d'un rustre, à moins qu'on ne
l'assomme? Et, pour tout dire, en me comparant à cet homme, je doute
que de nous deux l'assommé eût été lui. La nature, qui ne veut pas
l'égalité, ne l'avait pas voulue entre ce Teuton et moi. Evidemment,
là, au crépuscule, en plein air, sur la grande route, j'étais
l'inférieur et lui le supérieur.

O loi souveraine du coup de poing, devant laquelle tous les passants
sont parfaitement inégaux! _Dura lex, sed lex!_

Je me résignai donc.

Je ramassai mon sac de nuit et le pris sous mon bras; puis je
m'orientai. La nuit était pleinement tombée, l'horizon était noir, je
n'apercevais rien autour de moi que la masse blanchâtre et indistincte
de la maison à laquelle il m'avait plu de tourner le dos. Je
n'entendais que le bruit vague et doux du Rhin dans les roseaux.

_Vous trouverez Worms là-bas_, avait dit le capitaine du bateau en me
montrant le fond de la plaine. _Là-bas!_ rien de plus. Où aller avec ce
_là-bas_? Etait-ce à deux pas? Etait-ce à deux lieues? Worms, la ville
des légendes, que j'étais venu chercher de si loin, commençait à me
faire l'effet d'une de ces villes-fées qui reculent à mesure que le
voyageur avance.

Et ces terribles et ironiques paroles de l'homme à la charrette me
revenaient à l'esprit: _Monsieur veut coucher dans les champs?_ Il me
semblait entendre les génies familiers du Rhin, les duendes et les
gnomes me les répéter à l'oreille avec des rires goguenards. C'était
précisément l'heure où ils sortent, mêlés aux sylphes, aux masques,
aux magiciennes et aux brucolaques, et où ils vont à ces danses
mystérieuses qui laissent de grandes traces circulaires sur les
pelouses foulées, traces que les vaches, le lendemain matin, regardent
en rêvant.

La lune allait se lever.

Que faire? assister à ces danses? Cela serait curieux. Mais coucher
dans les champs, cela est dur. Revenir sur mes pas? demander
l'hospitalité à cette auberge que j'avais dédaignée? affronter un
nouveau _ah!_ du rustre à la charrette? qui sait? me faire peut-être
fermer la porte au nez et entendre derrière moi, autour de moi, dans
les roseaux, dans les brouillards, dans les feuillages agités des
trembles, redoubler les éclats de rire des gnomes à l'œil
d'escarboucle et des duendes aux faces vertes?

Etre ainsi humilié devant les fées! faire sourire d'un sourire de
pitié moqueuse le doux et lumineux visage de Titania! jamais.

Plutôt coucher à la belle étoile! plutôt marcher toute la nuit!

Après avoir tenu conseil avec moi-même, je me décidai à retourner au
débarcadère. Là, je trouverais sans doute quelque sentier qui me
mènerait à Worms.

La lune se levait.

Je lui adressai une invocation mentale où je fis un abominable mélange
de tous les poëtes qui ont parlé de la lune, depuis Virgile jusqu'à
Lemierre. Je l'appelai _pâle courrière_ et _reine des nuits_, et je la
priai de m'éclairer un peu, en lui déclarant effrontément que je
sentais que _Diane est la sœur d'Apollon_, et, me l'étant ainsi
rendue favorable suivant le rite classique, je me remis bravement à
marcher, ma sacoche au bras, dans la direction du Rhin.

J'avais à peine fait quelques pas, plongé dans une profonde rêverie,
lorsqu'un léger bruit m'en tira. Je levai la tête. On a raison
d'invoquer les déesses. La lune me permit de voir. Grâce à un rayon
horizontal qui commençait à argenter la pointe des folles avoines, je
distinguai parfaitement devant moi, à quelques pas, à côté d'un vieux
saule dont le tronc ridé faisait une horrible grimace, je distinguai,
dis-je, une figure blême et livide, un spectre qui me regardait d'un
air effaré.

Ce spectre poussait une brouette.

«Ah! fis-je, voilà une apparition.»

Puis, mes yeux tombant sur la brouette, et le second mouvement
succédant au premier:

«Tiens! dis-je, c'est un portefaix.»

Ce n'était ni un fantôme ni un portefaix; je reconnus le deuxième
témoin de mon débarquement sur cette rive jusque-là peu hospitalière,
l'homme au visage pâle.

Lui-même, en m'apercevant, avait fait un pas en arrière et paraissait
médiocrement rassuré. Je crus à propos de prendre la parole:

«Mon ami, lui dis-je, notre rencontre était évidemment prévue de toute
éternité. J'ai un sac de nuit que je trouve en ce moment beaucoup
trop plein, vous avez une brouette tout à fait vide; si je mettais mon
sac sur votre brouette? hein? qu'en dites-vous?»

Sur cette rive gauche du Rhin, tout parle et comprend le français, y
compris les fantômes.

L'apparition me répondit:

«Où va monsieur?

--Je vais à Worms.

--A Worms?

--A Worms.

--Est-ce que monsieur voudrait descendre au _Faisan_?

--Pourquoi pas?

--Comment! monsieur va à Worms?

--A Worms.

--Oh!» fit l'homme à la brouette.

Je voudrais bien éviter ici un parallélisme qui a tout l'air d'une
combinaison symétrique; mais je ne suis qu'historien, et je ne puis me
refuser à constater que ce _oh!_ était précisément la contre-partie et
le contraire du _ah!_ de l'homme à la charrette.

Ce _oh!_ exprimait l'étonnement mêlé de joie, l'orgueil satisfait,
l'extase, la tendresse, l'amour, l'admiration légitime pour ma
personne et l'enthousiasme sincère pour mes pfennings et mes
kreutzers.

Ce _oh!_ voulait dire: «Oh! que voilà un voyageur admirable et un
magnifique passant! Ce monsieur va à Worms! il descendra au _Faisan_!
Comme on reconnaît bien là un Français! Ce gentilhomme dépensera au
moins trois thalers à mon auberge! Il me donnera un bon pourboire.
C'est un généreux seigneur et à coup sûr un particulier intelligent.
Il va à Worms! il a l'esprit d'aller à Worms, celui-là! A la bonne
heure! Pourquoi les passants de cette espèce sont-ils si rares? Hélas!
c'est pourtant une situation élégiaque et intéressante que d'être
hôtelier dans cette ville de Worms, où il y a trois auberges ouvertes
tous les jours pour un voyageur qui vient tous les trois ans! Soyez le
bienvenu, illustre étranger, spirituel Français, aimable monsieur!
Comment! vous venez à Worms! il vient à Worms noblement, simplement,
la casquette sur la tête, son sac de nuit sous le bras, sans pompe,
sans fracas, sans chercher à faire de l'effet, comme quelqu'un qui est
chez lui! Cela est beau! Quelle grande nation que cette nation
française! Vive l'empereur Napoléon!»

Après ce beau monologue en une syllabe, il prit ma sacoche et la mit
sur sa brouette en me regardant avec un air aimable et un ineffable
sourire qui voulait dire: «Un sac de nuit! rien qu'un sac de nuit! que
cela est noble et élégant de n'avoir qu'un sac de nuit! On voit que ce
recommandable seigneur se sent grand par lui-même, qu'il se trouve
avec raison assez éblouissant comme il est, et qu'il ne cherche pas à
effacer le pauvre aubergiste par des semblants d'opulence, par des
étalages de paquets, par des encombrements de valises, de
portemanteaux, de cartons à chapeau et d'étuis à parapluie, et par de
fallacieuses grosses malles, qu'on laisse dans les auberges pour
répondre de la dépense, et qui ne contiennent le plus souvent que des
copeaux et des pavés, du foin et de vieux numéros du _Constitutionnel_!
Rien qu'un sac de nuit! c'est quelque prince.»

Après cette harangue et un sourire, il souleva joyeusement les bras de
sa brouette enfin chargée, et se mit en marche en me disant d'un son
de voix doux et caressant: «Monsieur, par ici!»

Chemin faisant il me parla; le bonheur l'avait fait loquace. Le pauvre
diable vient tous les jours au débarcadère attendre les voyageurs. La
plupart du temps, le bateau passe sans s'arrêter. A peine y a-t-il un
voyageur hors de l'entre-pont pour regarder la silhouette mélancolique
que font sur l'horizon splendide du couchant les quatre clochers et
les deux aubergistes de Worms. Quelquefois cependant le bateau
s'arrête, le signal se fait, le batelier du débarcadère se détache, va
au dampfschiff, et en vient avec un, deux, trois voyageurs. On en a vu
jusqu'à six à la fois! Oh! l'admirable aubaine! Les nouveaux
arrivants débarquent avec cet air ouvert, étonné et bête qui est la
joie de l'aubergiste; mais, hélas! l'aubergiste du bord de l'eau les
happe et les avale immédiatement. Qui est-ce qui va à Worms? qui
est-ce qui se doute que Worms existe? Si bien que mon pauvre homme
voit la grande charrette de l'hôtel riverain s'enfoncer sous les
arbres toute cahotante et criant sous le poids des malles et des
valises, tandis que lui, philosophe pensif, s'en retourne à la lueur
des étoiles avec sa brouette vide. De pareilles émotions l'ont maigri;
mais il n'en vient pas moins là chaque jour, avec la conscience du
devoir accompli, à ce débarcadère ironique, à cette station dérisoire,
regarder l'eau du Rhin couler, les voyageurs passer et l'auberge
voisine s'emplir. Il ne lutte pas, il ne s'irrite pas, il ne fait
aucune guerre, il ne prononce aucune parole; il se résigne, il amène
sa brouette, et il proteste, autant qu'une petite brouette peut
protester contre une grande charrette. Il a en lui et il porte sur sa
physionomie, devenue impassible à force d'humiliations subies et de
mécomptes soufferts, ce sentiment de force et de grandeur que donne au
faible et au petit la résignation mêlée à la persévérance. A côté du
superbe, et bouffi, et triomphant aubergiste du bord de l'eau, lequel
ne daigne même pas s'apercevoir qu'il existe, il a, lui, l'opprimé
obstiné, patient et tenace, cette attitude sérieuse et inexprimable de
l'eunuque devant le pacha, du pêcheur à la ligne en présence du
pêcheur à l'épervier.

Cependant nous traversions des plaines, des prairies, des luzernes;
nous avions franchi, à l'aide de je ne sais quel informe assemblage
de vieilles poutres et de vieux pilotis ornés d'un chancelant tablier
de planches à claire-voie, le petit bras du Rhin sur lequel on voyait
encore, il y a deux siècles, le beau pont de bois couvert aboutissant
à la grande et fière tour carrée ornée de tourelles à cul-de-lampe,
bâtie par Maximilien. La lune avait emporté toutes les brumes qui s'en
allaient au zénith en blanches nuées; le fond du paysage s'était
nettoyé, et le magnifique profil de la cathédrale de Worms, avec ses
tours et ses clochers, ses pignons, ses nefs et ses contre-nefs,
apparaissait à l'horizon, immense masse d'ombre qui se détachait
lugubrement sur le ciel plein de constellations et qui semblait un
grand vaisseau de la nuit à l'ancre au milieu des étoiles.

Le petit bras du Rhin passé, il nous restait à traverser le grand
bras. Nous prîmes à gauche, et j'en conclus que le beau pont de pierre
qui aboutissait à la porte-forteresse près Frauwenbruder n'existait
plus. Après quelques minutes de marche dans de charmantes verdures,
nous arrivâmes à un vieux pont délabré, probablement construit sur
l'emplacement de l'ancien pont de bois de la porte Saint-Mang. Ce pont
franchi, j'entrevis dans son développement cette superbe muraille de
Worms, laquelle dressait dix-huit tours carrées sur le seul côté de
l'enceinte qui regardait le Rhin. Hélas! qu'en restait-il? quelques
pans de murs décrépits et percés de fenêtres, quelques vieux tronçons
de tours affaissés sous le lierre ou transformés en logis bourgeois,
avec croisées à rideaux blancs, contrevents verts et tonnelles à
treilles, au lieu de créneaux et de mâchicoulis. Un débris informe de
tour ronde qui se profilait à l'extrémité orientale de la muraille me
parut devoir être la tour Nideck; mais j'eus beau chercher du regard,
je ne retrouvai à côté de cette pauvre tour Nideck ni la flèche aiguë
du Munster, ni le joli clocher bas de Sainte-Cécilia. Quant à la
Frauwenthurm, la tour carrée la plus voisine de la tour Nideck, elle
est remplacée, à ce qu'il m'a paru, par un jardin de maraîcher. Du
reste, l'antique Worms était déjà endormie; tout s'y taisait
profondément; partout le silence, pas une lumière aux vitres. Prés du
sentier que nous suivions à travers les champs de betteraves et de
tabac qui entourent la ville, une vieille femme, courbée dans les
broussailles, cherchait des herbes au clair de lune.

Nous entrâmes dans la ville: aucune chaîne ne cria, aucun pont-levis
ne tomba, aucune herse ne se leva; nous entrâmes dans la vieille cité
féodale et militaire des gaugraves et des princes-évêques par une baie
qui avait été une porte-forteresse et qui n'était plus qu'une brèche.
Deux peupliers à droite, un tas de fumier à gauche. Il y a des fermes
installées dans d'anciens châteaux qui ont de ces entrées-là.

Puis nous prîmes à droite, mon compagnon sifflant et poussant gaiement
sa brouette, moi songeant. Nous suivîmes quelque temps la vieille
muraille à l'intérieur, puis nous nous engageâmes dans un dédale de
ruelles désertes. L'aspect de la ville était toujours le même. Une
tombe plutôt qu'une ville. Pas une chandelle aux fenêtres, pas un
passant dans les rues.

Il était environ huit heures du soir.

Cependant nous parvînmes à une place assez large, à laquelle
aboutissait le tracé de ce qui, à la clarté de la lune, me parut être
une grande rue. Un des côtés de cette place était occupé par la ruine
ou pour mieux dire par le spectre d'une vieille église.

«Quelle est cette église?» dis-je à mon guide, qui s'était arrêté pour
reprendre haleine.

Il me répondit par cet expressif haussement d'épaules, qui signifie:
_Je ne sais pas._

L'église, au contraire de la ville, n'était ni déserte ni silencieuse,
un bruit en sortait, une lueur s'en échappait à travers la porte.
J'allai à cette porte. Quelle porte! Représentez-vous quelques ais
grossièrement rattachés les uns aux autres par des traverses informes
constellées de gros clous, laissant entre eux de larges espaces
inégaux par le bas, ébréchés par le haut, et barricadant, avec cette
sorte d'insolence du manant qui serait maître chez le seigneur, un
magnifique et royal portail du quatorzième siècle.

Je regardai par les claires-voies, et j'entrevis confusément
l'intérieur de l'église. Les sévères archivoltes du temps de Charles
IV s'y dégageaient péniblement dans les ténèbres au milieu d'un
inexprimable encombrement de tonnes, de fûts cerclés et de barriques
vides. Au fond, à la clarté d'une chandelle de suif posée sur une
excroissance de pierre qui avait dû être le maître-autel, un
tonnelier, à manches retroussées et en tablier de cuir, chevillait un
gros tonneau. Les douves retentissaient sous le maillet avec ce bruit
de bois creux, si lugubre pour quiconque a entendu le marteau des
fossoyeurs résonner sur un cercueil.

Qu'était-ce que cette église? Au-dessus du portail s'élevait une
puissante tour carrée qui avait dû porter une haute flèche. Nous
venions de laisser à gauche, un peu en arrière, les quatre clochers de
la cathédrale. J'apercevais à quelque distance en avant, vers le
sud-ouest, une abside qui devait être l'église des Prédicateurs, il
est vrai que je ne retrouvais pas à gauche le clocher de Saint-Paul
engagé entre ses deux tours basses; mais nous n'étions pas assez
avancés dans la ville ni assez près de la porte Saint-Martin pour que
ce fût Saint-Lamprecht; d'ailleurs je ne voyais pas la petite flèche
de Saint-Sixte, qui aurait dû être à droite, ni l'aiguille plus élevée
de Saint-Martin, qui aurait dû être à gauche. J'en conclus que cette
aiguille devait être Saint-Ruprecht.

Une fois ces conjectures fixées et cette découverte faite, je me remis
à regarder l'intérieur misérable de ce vénérable édifice, cette
chandelle luisant dans cette ombre qu'avaient étoilée les lampes
impériales des couronnements, ce tablier de cuir s'étalant où avait
flotté la pourpre, ce tonnelier seul éveillé dans la ville accablée et
endormie, martelant une futaille sur le maître-autel! et tout le passé
de l'illustre église m'apparaissait. Les réflexions se pressaient dans
mon esprit. Hélas! cette même nef de Saint-Ruprecht avait vu venir à
elle en grande pompe, par la grande rue de Worms, des entrées
solennelles de papes et d'empereurs, quelquefois tous les deux
ensemble sous le même dais, le pape à droite sur sa mule blanche,
l'empereur à gauche sur son cheval noir comme le jais, clairons et
tibicines en tête, aigles et gonfalons au vent, et tous les princes et
tous les cardinaux à cheval en avant du pape et de l'empereur, le
marquis de Montferrat tenant l'épée, le duc d'Urbin tenant le sceptre,
le comte palatin portant le globe, le duc de Savoie portant la
couronne!

Hélas! comme tout ce qui s'en va s'en va!

Un quart d'heure après, j'étais installé dans l'auberge du _Faisan_,
qui, je dois le dire, avait le meilleur aspect du monde. Je mangeais
un excellent souper dans une salle meublée d'une longue table, et de
deux hommes occupés à deux pipes. Malheureusement la salle à manger
était un peu éclairée, ce qui m'attrista. En y entrant on n'apercevait
qu'une chandelle dans un nuage. Ces deux hommes dégageaient plus de
fumée que dix héros.

Comme je commençais à souper, un troisième hôte entra. Celui-là ne
fumait pas; il parlait. Il parlait français avec un accent
d'aventurier; on ne pouvait distinguer en l'écoutant s'il était
Allemand ou Italien, ou Anglais ou Auvergnat; il était peut-être tout
cela à la fois. Du reste, un grand aplomb sur un petit esprit, et, à
ce qu'il me parut, quelques prétentions de bellâtre; trop de cravate,
trop de col de chemise; des œillades aux servantes; c'était un
homme de cinquante-huit ans mal conservé.

Il entama un dialogue à lui tout seul et le soutint; personne ne lui
répondait. Les deux Allemands fumaient, je mangeais.

«Monsieur vient de France! beau pays! noble pays! le sol classique! la
terre du goût! patrie de Racine! Par exemple, je n'aime pas votre
Bonaparte! l'empereur me gâte le général. Je suis républicain,
monsieur. Je le dis tout haut, votre Napoléon est un faux grand homme:
on en reviendra. Mais que les tragédies de Racine sont belles! (Il
prononçait _pelles_.) Voilà la vraie gloire de la France. On n'apprécie
pas Racine en Allemagne; c'est une terre barbare; on y aime Napoléon
presque autant qu'en France. Ces bons Allemands sont bien nommés les
bons Allemands. Cela fait pitié; ne le pensez-vous pas, monsieur?»

Comme la fin de mon perdreau coïncidait avec la fin de sa phrase, je
répondis en me tournant vers le garçon: _Une autre assiette_.

Cette réponse lui parut suffisante pour lier conversation, et il
continua.

«Monsieur a raison de venir à Worms. On a tort de dédaigner Worms.
Savez-vous bien, monsieur, que Worms est la quatrième ville du
grand-duché de Hesse? que Worms est chef-lieu de canton? que Worms
possède une garnison permanente, monsieur, et un gymnase, monsieur? On
y fait du tabac, du sucre de saturne; on y fait du vin, du blé, de
l'huile. Il y a dans l'église luthérienne une belle fresque de
Seekatz, ouvrage du bon temps; 1701 ou 1712. Voyez-la, monsieur,
Worms a de belles routes bien percées, la route neuve, la gaustrasse,
qui va à Mayence par Hessloch; la route du Mont-Tonnerre, par le val
de Zell. L'ancienne voie romaine qui côtoie le Rhin n'est plus qu'une
curiosité. Et quant à moi, monsieur,--êtes-vous comme moi?--je n'aime
pas les curiosités. Antiquités, niaiseries. Depuis que je suis à
Worms, je n'ai pas encore été voir ce fameux Rosengarten, leur jardin
des roses, où leur Sigefroi, à ce qu'ils disent, a tué leur dragon.
Folies! amères bêtises! Qui est-ce qui croit à ces contes de vieilles
femmes après Voltaire? invention de la prêtraille. Oh! triste
humanité! jusqu'à quand te laisseras-tu mener par des sottises? est-ce
que Sigefroi a existé? est-ce que le dragon a existé? Avez-vous de
votre vie vu un dragon, mon cher monsieur? Cuvier, le savant Cuvier,
avait-il vu des dragons? D'ailleurs, est-ce que cela est possible?
est-ce qu'une bête, voyons, parlons sérieusement, est-ce qu'une bête
peut jeter du feu par le nez et par la gueule? Le feu désorganise
tout; il commencerait par réduire en cendres, monsieur, l'infortuné
animal. Ne le pensez-vous pas? ce sont de grossières erreurs. L'esprit
n'est point ému de ce qu'il ne croit pas. Ceci est du Boileau.
Faites-y attention. C'est du Boileau! (Il prononçait _tu poilu_.) C'est
comme leur arbre de Luther! Je n'ai pas beaucoup plus de respect pour
leur arbre de Luther, qu'on voit en allant à Alzey par la
Pfalzerstrasse, l'ancienne route palatine. Luther! que me fait Luther?
un voltairien a pitié d'un luthérien. Et quant à leur église de
Notre-Dame, qui est hors de la porte de Mayence, avec son portail des
cinq vierges sages et des cinq vierges folles, je ne l'estime qu'à
cause de son vignoble, qui donne le vin liebfrauenmilch. Buvez-en,
monsieur, il y en a d'excellent dans cette auberge! Ah! Français! vous
êtes de bons vivants, vous autres! et goûtez aussi, croyez-moi, du
vin de Katterloch et du vin de Luginsland. Ma foi, rien que pour trois
verres de ces trois vins, je viendrais à Worms.»

Il s'arrêta pour respirer, et l'un des fumeurs profita de la pause
pour dire à son voisin: «Mon digne monsieur, je ne clos jamais mon
inventaire de fin d'année à moins de sept chiffres.»

Ceci répondait sans doute à une question que l'autre fumeur lui avait
faite avant mon arrivée; mais deux fumeurs, et deux fumeurs allemands,
n'ont jamais souci de presser le dialogue; la pipe les absorbe: la
conversation va à tâtons, comme elle peut, dans la fumée.

Cette fumée me servit; mon souper était fini, et, grâce au brouillard
des deux pipes, je pus disparaître sans être aperçu, laissant le
péroreur aux prises avec les fumeurs, et le dialogue continuer entre
les bouffées de paroles et les bouffées de tabac.

On m'installa dans une assez jolie chambre allemande, propre, lavée et
froide; rideaux blancs aux fenêtres, serviettes blanches au lit. Je
dis serviettes, vous savez pourquoi; ce que nous nommons une paire de
draps n'existe pas sur les bords du Rhin. Avec cela les lits sont fort
grands. Le résultat est le plus bizarre du monde; ceux qui ont
construit les matelas ont prévu des Patagons, ceux qui ont coupé le
linge ont prévu des Lapons. Occasion de philosophie. Le voyageur
médiocre et fatigué accepte le temps comme Dieu le lui donne, et le
lit comme la servante le lui fait.

Ma chambre était du reste meublée un peu au hasard, comme sont en
général les chambres d'auberges. Il y a certains voyageurs qui
emportent et d'autres voyageurs qui oublient; cela fait je ne sais
quel flux et reflux dont se ressent le mobilier des chambres
d'hôtellerie. Ainsi, entre les deux fenêtres, un canapé était remplacé
par deux coussins posés sur une grosse malle de bois évidemment
laissée là par un voyageur. D'un côté de la cheminée, à un clou, était
accroché un petit baromètre portatif en bronze; de l'autre côté il ne
restait que l'autre clou, auquel avait dû jadis figurer le _pendant_
naturel, quelque thermomètre portatif et commode, probablement emporté
par un voyageur peu scrupuleux. Sur cette même cheminée, entre deux
bouquets de fleurs artificielles sous verre, comme on en fait rue
Saint-Denis, il y avait un véritable vase antique, en terre grossière,
trouvé sans doute dans quelque fouille des environs, une sorte de
buire romaine à large panse comme on en déterre en Sologne, sur les
bords de la Sauldre; vase assez précieux d'ailleurs, quoiqu'il n'eût
ni la pâte des vases de Nola, ni la forme des vases de Bari.

Au chevet du lit, dans un cadre de bois noir, pendait une de ces
gravures troubadour, style empire, dont notre rue Saint-Jacques a
inondé toute l'Europe il y a quarante ans. Au bas de l'image était
gravée cette inscription, dont je conserve même l'orthographe: «BIANCA
ET SON AMANT FUYANT VERS FLORENCE A TRAVERS LES APENINS. La crinte
detre poursuivis leur a fait choisir un chemin peu fréquenté, où ils
s'égarent plusieurs jours. La jeune Bianca, ayant les pieds déchirés
par les ronses et les pierres, s'est fait une chaussure avec des
plantes.»

Le lendemain, je me promenai dans la ville.

Vous autres Parisiens, vous êtes tellement accoutumés au spectacle
d'une ville en crue perpétuelle, que vous avez fini par n'y plus
prendre garde. Il se fait autour de vous comme une continuelle
végétation de charpente et de pierre. La ville pousse comme une forêt.
On dirait que les fondations de vos demeures ne sont pas des
fondations, mais des racines, de vivantes racines où la séve coule. La
petite maison devient grande maison aussi naturellement, ce semble,
que le jeune chêne devient grand arbre. Vous entendez presque nuit et
jour le marteau et la scie, la grue qu'on dresse, l'échelle qu'on
porte, l'échafaud qu'on pose, la poulie et le treuil, le câble qui
crie, la pierre qui monte, le bruit de la rue qu'on pave, le bruit de
l'édifice qu'on bâtit. Chaque semaine, c'est un essai nouveau; grès
taillé, lave de Volvic, macadamisage, dallage de bitume, pavage de
bois. Vous vous absentez deux mois, à votre retour vous trouvez tout
changé. Devant votre porte il y avait un jardin; il y a une rue; une
rue toute neuve, mais complète, avec des maisons de huit étages, des
boutiques au rez-de-chaussée, des habitants du haut en bas, des femmes
aux balcons, des encombrements sur la chaussée, la foule sur les
trottoirs. Vous ne vous frottez pas les yeux, vous ne criez pas au
miracle, vous ne croyez pas rêver tout éveillés. Non, vous trouvez
cela tout simple. Eh bien, qu'est-ce que c'est? une rue nouvelle,
voilà tout. Une chose seulement vous étonne: le locataire du jardin
avait un bail, comment cela s'est-il arrangé? Un voisin vous
l'explique. Le locataire avait quinze cents francs de loyer; on lui a
donné cent mille francs pour s'en aller, il s'en est allé. Cela
redevient tout simple. Où s'arrêtera cette croissance de Paris? qui
peut le dire? Paris a déjà débordé cinq enceintes fortifiées, on parle
de lui en faire une sixième; avant un demi-siècle il l'aura emplie,
puis il passera outre. Chaque année, chaque jour, chaque heure, par
une sorte de lente et irrésistible infiltration, la ville se répand
dans les faubourgs, et les faubourgs deviennent des villes, et les
faubourgs deviennent la ville. Et, je le répète, cela ne vous
émerveille en rien, vous autres Parisiens. Mon Dieu! la population
augmente, il faut bien que la ville s'accroisse; que vous importe!
vous êtes à vos affaires. Et quelles affaires! les affaires du monde.
Avant-hier une révolution, hier une émeute, aujourd'hui le grand et
saint travail de la civilisation, de la paix et de la pensée. Que vous
importe le mouvement des pierres dans votre banlieue, à vous,
Parisiens, qui faites le mouvement des esprits dans l'Europe et dans
l'univers! Les abeilles ne regardent pas la ruche, elles regardent les
fleurs; vous ne regardez pas votre ville, vous regardez les idées.

Et vous ne songez même pas, au milieu de ce formidable et vivant
Paris, qui était la grande ville, et qui devient la ville géante,
qu'ailleurs il y a des cités qui décroissent et qui meurent.

Worms est une de ces villes.

Hélas! Rome est la première de toutes; Rome qui vous ressemble, Rome
qui vous a précédés, Rome qui a été le Paris du monde païen.

Une ville qui meurt! chose triste et solennelle! Les rues se défont.
Où il y avait une rangée de maisons, il n'y a plus qu'une muraille; où
il y avait une muraille, il n'y a plus rien. L'herbe remplace le pavé.
La vie se retire vers le centre, vers le cœur, comme dans l'homme
agonisant. Ce sont les extrémités qui meurent les premières, les
membres chez l'homme, les faubourgs dans les villes. Les endroits
déserts perdent les maisons, les endroits habités perdent les étages.
Les églises s'effondrent, se déforment et s'en vont en poussière, non
faute de croyances comme dans nos fourmilières industrielles, mais
faute de croyants. Des quartiers tout entiers tombent en désuétude. Il
est presque étrange d'y passer; des espèces de peuplades sauvages s'y
installent. Ici ce n'est plus la ville qui se répand dans la campagne,
c'est la campagne qui rentre dans la ville. On défriche la rue, on
cultive le carrefour, on laboure le seuil des maisons; l'ornière
profonde des chariots à fumier creuse et bouleverse les anciens
dallages; les pluies font des mares devant les portes; le caquetage
discordant des basses-cours remplace les rumeurs de la foule. D'une
place réservée aux cérémonies impériales on fait un carré de laitues.
L'église devient une grange, le palais devient une ferme, la tour
devient un pigeonnier, la maison devient une baraque, la boutique
devient une échope, le bassin devient un étang, le citadin devient un
paysan; la cité est morte. Partout la solitude, l'ennui, la poussière,
la ruine, l'oubli. Partout, sur les places désertes, sur les passants
enveloppés et mornes, sur les visages tristes, sur les pans de murs
écroulés, sur les maisons basses, muettes et rares, l'œil de la
pensée croit voir se projeter les longues et mélancoliques ombres d'un
soleil couchant.

Malgré tout cela, à cause de tout cela peut-être, Worms, encadrée par
le double horizon des Vosges et du Taunus, baignée par son beau
fleuve, assise parmi les innombrables îles du Rhin, entourée de son
enceinte décrépite de murailles et de sa fraîche ceinture de verdure,
Worms est une belle, curieuse et intéressante cité. J'ai vainement
cherché la partie de la ville bâtie en dehors de cette ligne de murs
et de tours carrées, qui, de la porte de Saint-Martin, allait couper
le Rhin à angle droit. Ce faubourg n'existe plus. Je n'ai trouvé aucun
vestige de la New-Thurm, qui en terminait l'extrémité orientale avec
sa flèche aiguë et ses huit tourelles. Il ne reste pas pierre sur
pierre de cette magnifique porte de Mayence, qui avoisinait la
New-Thurm, et qui, avec ses deux hauts beffrois, vue du Rhin parmi les
clochers, ressemblait à une église, et, vue de la plaine parmi les
tours, ressemblait à une forteresse. La petite nef de Saint-Amandus a
disparu; et, quant à Notre-Dame, jadis si étroitement serrée par les
maisons et les toits, elle est aujourd'hui au milieu des champs.
Devant le portail des vierges sages et des vierges folles, des jeunes
filles qui sont belles comme les sages et gaies comme les folles,
étendent sur le pré leur linge lavé au Rhin. Entre les contre-forts
extérieurs de la nef, des vieillards assis sur des ruines se chauffent
au soleil. _Aprici senes_, dit Perse; _solibus apti_, dit Horace.

Comme j'errais par les rues, un élégant du pays, passant à quelques
pas de moi, m'a ébloui tout à coup. Ce brave jeune homme portait
héroïquement un petit chapeau tromblon, bas et à longs poils, et un
pantalon large, sans sous-pieds, qui ne descendait que jusqu'à la
cheville. En revanche, le col de sa chemise, droit et empesé, lui
montait jusqu'au milieu des oreilles; et le collet de son habit,
ample, lourd et doublé de bougran, lui montait jusqu'à l'occiput. Si
j'en juge d'après cet échantillon, voilà où en est l'élégance à Worms.
Un vrai maçon endimanché, moins l'œil spirituel et satisfait, moins
la joie parfaite et naïve. Je me suis souvenu que c'était là
l'accoutrement des élégants sous la Restauration. Vous savez que je ne
dédaigne aucun détail, et que pour moi tout ce qui touche à l'homme
révèle l'homme. J'examine l'habit comme j'étudie l'édifice. Le costume
est le premier vêtement de l'homme, la maison est le second. L'élégant
de Worms, anachronisme vivant, m'a remis sous les yeux tous les
progrès que le costume a faits en France, et par conséquent en Europe,
depuis vingt ans, grâce aux femmes, aux artistes et aux poëtes.
L'habillement des femmes, si risiblement laid sous l'Empire, est
devenu tout à fait charmant. L'habillement des hommes s'est amélioré.
Le chapeau a pris une forme plus haute et des bords plus larges.
L'habit a repris les grandes basques et les collets bas, ce qui
profite aux hommes bien faits en développant les hanches et en
dégageant les épaules, et aux hommes mal faits en dissimulant la
maigreur et la ténuité des membres. On a ouvert et baissé le gilet; on
a rabattu le col de la chemise; on a rendu par le sous-pied quelque
forme au pantalon, cette chose hideuse. Tout cela est bien et pourrait
être mieux encore. Nous sommes loin, pour la grâce et pour
l'invention du vêtement, de ces exquises élégances de François Ier, de
Louis XIII, et même de Louis XV. Il nous reste à faire encore bien des
pas vers le beau et vers l'art, dont le costume fait partie; et cela
est d'autant plus chanceux, que la mode, qui est la fantaisie dans la
pensée, marche indifféremment en avant ou en arrière. Il suffit, pour
tout gâter, d'un niais riche et jeune fraîchement arrivé de Londres.
Rien ne nous dit que nous ne verrons pas reparaître les petits
chapeaux velus, les grands cols droits, les manches à gigot, les
queues de morue, les hautes cravates, les gilets courts et les
pantalons à la cheville, et que mon grotesque élégant de Worms ne
reviendra pas un élégant de Paris. _Di! talem avertite_ vestem!

La cathédrale de Worms, comme les dômes de Bonn, de Mayence et de
Spire, appartient à la famille romane des cathédrales à double abside,
magnifiques fleurs de la première architecture du moyen âge, qui sont
rares dans toute l'Europe, et qui semblent s'épanouir de préférence
aux bords du Rhin. Cette double abside engendre nécessairement quatre
clochers, supprime les portails de façade, et ne laisse subsister que
les portails latéraux. La parabole des vierges sages et des vierges
folles, déjà sculptée à Worms sur l'un des tympans de Notre-Dame, est
reproduite sur le portail méridional du dôme. Sujet charmant et
profond, souvent choisi par ces sculpteurs des époques naïves, qui
étaient tous des poëtes.

Quand on pénètre dans l'intérieur de l'église, l'impression est à la
fois variée et forte. Les fresques byzantines, les peintures
flamandes, les bas-reliefs du treizième siècle, les chapelles exquises
du gothique fleuri, les tombeaux néo-païens de la renaissance, les
consoles délicates sculptées aux retombées des arcs-doubleaux, les
armoiries coloriées et dorées, les entre-colonnements peuplés de
statuettes et de figurines, composent un de ces ensembles
extraordinaires où tous les styles, toutes les époques, toutes les
fantaisies, toutes les modes, tous les arts, vous apparaissent à la
fois. Les rocailles exagérées et violentes des derniers
princes-évêques, qui étaient en même temps archevêques de Mayence,
font dans les coins de gigantesques coquetteries. Çà et là de larges
pans de muraille, autrefois peinte et ornée, aujourd'hui nue,
attristent le regard. Ces murailles nues sont des progrès du goût.
Cela s'appelle simplicité, sobriété, que sais-je? Oh! que «le goût» a
mauvais goût! Heureusement la forêt d'arabesques et d'ornements qui
emplissait la cathédrale de Worms était trop touffue pour que le goût
ait pu la détruire entièrement. On en retrouve à chaque pas de
magnifiques restes. Dans une grande chapelle basse, qui sert, je
crois, de sacristie, j'ai admiré plusieurs merveilles du quinzième
siècle: une piscine baptismale, urne immense sur le pourtour de
laquelle est figuré Jésus entouré des apôtres, les apôtres petits
comme des enfants, Jésus grand comme un géant; plusieurs pages
sculpturales tirées des deux Testaments, vastes poëmes de pierre
composés plus encore comme des tableaux que comme des bas-reliefs;
enfin un Christ en croix presque de grandeur naturelle, œuvre qui
fait qu'on se récrie et qu'on rêve, tant la délicatesse curieuse et
parfaite des détails s'allie, sans la troubler, à la fierté sublime de
l'expression.

Dans une place étroite, assez sombre et fort laide, à quelques pas de
la cathédrale de Worms, à côté de ce merveilleux édifice qui se permet
d'avoir la hauteur, la profondeur, le mystère, la couleur et la forme,
qui revêt une pensée impérissable et éternelle de tout ce prodigieux
luxe d'images et de métaphores de granit; tout à côté, dis-je,--comme
la critique à côté de la poésie,--une pauvre petite église
luthérienne, coiffée d'un chétif dôme romain, affublée d'un méchant
fronton grec, blanche, carrée, anguleuse, nue, froide, triste, morose,
ennuyeuse, basse, envieuse,--proteste.

Je relis ces lignes que je viens d'écrire, et je serais presque tenté
de les effacer. Ne vous y méprenez pas, mon ami, et n'y voyez pas ce
que je n'ai point voulu y mettre. C'est une opinion d'artiste sur deux
ouvrages d'art, rien de plus. Gardez-vous d'y voir un jugement entre
deux religions. Toute religion m'est vénérable. Le catholicisme est
nécessaire à la société, le protestantisme est utile à la
civilisation. Et puis, insulter Luther à Worms, ce serait une double
profanation. C'est à Worms surtout que le grand homme a été grand.
Non, jamais l'ironie ne sortira de ma bouche en présence de ces
penseurs et de ces sages qui ont souffert pour ce qu'ils ont cru le
bien et le vrai, et qui ont généreusement dépensé leur génie pour
accroître, ceux-ci la foi divine, ceux-là la raison humaine. Leur
œuvre est sainte pour l'univers et sacrée pour moi. Heureux et
bénis ceux qui aiment et qui croient, soit qu'ils fassent, comme les
catholiques, de toute philosophie une religion, soit qu'ils fassent,
comme les protestants, de toute religion une philosophie.

Mannheim n'est qu'à quelques lieues de Worms, sur l'autre rive du
Rhin. Mannheim n'a guère, à mes yeux, d'autre mérite que d'être née la
même année que Corneille, en 1606. Deux cents ans, pour une ville,
c'est l'adolescence. Aussi Mannheim est-elle toute neuve. Les braves
bourgeois, qui prennent le régulier pour le beau et le monotone pour
l'harmonieux, et qui admirent de tout leur cœur la tragédie
française et le côté en pierre de la rue de Rivoli, admireraient fort
Mannheim. Cela est assommant. Il y a trente rues, et il n'y a qu'une
rue; il y a mille maisons, et il n'y a qu'une maison. Toutes les
façades sont identiquement pareilles, toutes les rues se coupent à
angle droit. Du reste, propreté, simplicité, blancheur, alignement au
cordeau: c'est cette beauté du damier dont j'ai parlé quelque part.

Vous savez que le bon Dieu est pour moi le grand faiseur d'antithèses.
Il en a fait une, et des plus complètes, en faisant Mannheim à côté de
Worms. Ici la cité qui meurt, là la ville qui naît; ici le moyen âge
avec son unité si harmonieuse et si profonde, là le goût classique
avec tout son ennui. Mannheim arrive, Worms s'en va; le passé est à
Worms, l'avenir est à Mannheim. (Ici j'ouvre une parenthèse: ne
concluez pas de ceci pourtant que l'avenir soit au goût classique.)
Worms a les restes d'une voie romaine, Mannheim est entre un pont de
bateaux et un chemin de fer. Maintenant il est inutile que je vous
dise où est ma préférence, vous ne l'ignorez pas. En fait de villes,
j'aime les vieilles.

Je n'en admire pas moins cette riche plaine où Mannheim est assise, et
qui a une largeur de dix lieues entre les montagnes du Neckar et les
collines de l'Isenach. On fait les cinq premières lieues, de
Heidelberg à Mannheim, en chemin de fer; et les cinq autres, de
Mannheim à Durckheim, en voiturin. Ici encore le passé et l'avenir se
donnent la main.

Du reste, dans Mannheim même, je n'ai rien remarqué que de magnifiques
arbres dans le parc du château, un excellent hôtel, le _Palatinat_, une
belle fontaine rococo, en bronze, sur la place, et cette inscription
en lettres d'or sur la vitre d'un coiffeur: CABINET OU L'ON COUPE LES
CHEVEUX A L'INSTAR DE MONSIEUR CHIRARD, DE PARIS.



LETTRE XXVII

SPIRE.

  Étymologie et histoire.--Le blé.--Le vin pied-d'oison.--La
    cathédrale.--Quelle pensée y saisit le voyageur.--Détail des
    empereurs enterrés à Spire.--Lueurs qui traversent les ténèbres
    de l'histoire.--1693.--1793.--SOUVIENS-TOI DE CONRAD.


     Bords du Nectar, octobre.

Que vous dirai-je de Spire, ou _Speyer_, comme la nomment les Allemands,
ou _Spira_, comme la nommaient les Romains? _Neomagus_, dit la légende.
_Augusta Nemetum_, dit l'histoire. C'est une ville illustre. César y a
campé, Drusus l'a fortifiée, Tacite en a parlé, les Huns l'ont brûlée,
Constantin l'a rebâtie, Julien l'a agrandie, Dagobert y a fait d'un
temple de Mercure un couvent de Saint-Germain, Othon Ier y a donné à
la chrétienté le premier tournoi, Conrad le Salien en a fait la
capitale de l'empire, Conrad II en a fait le sépulcre des empereurs.
Les templiers, qui y ont laissé une belle ruine, ont rempli là leur
fonction de sentinelles aux Frontières. Tous les torrents d'hommes qui
ont dévasté et fécondé l'Europe ont traversé Spire: pendant les
premiers siècles, les Vandales et les Alemans (_tous les hommes_,
hommes de toutes races, dit l'étymologie); pendant les derniers, les
Français. Durant le moyen âge, de 1125 à 1422, en trois cents ans,
Spire a essuyé onze siéges. Aussi la vieille ville carlovingienne
est-elle profondément frappée. Ses priviléges sont tombés, son sang et
sa population ont coulé de toutes parts. Elle a eu la chambre
impériale dont Wetzlar a hérité, les diètes dont le fantôme est
maintenant à Francfort. Elle a eu trente mille habitants, elle n'en a
plus que huit mille.

Qui se souvient aujourd'hui du saint évêque Rudiger? Où coule le
ruisseau Spira? Où est le village Spira? Qu'a-t-on fait de l'église
haute de Saint-Jean? Dans quel état est cette chapelle d'Olivet que
les anciens registres appellent l'_incomparable_? Qu'est devenue
l'admirable tour carrée à tourelles angulaires qui dominait la porte
de la route du Bac? Quels vestiges reste-t-il de Saint-Vildnberg? Où
est la maison de la chambre impériale? Où est l'hôtel des
assesseurs-avocats, _lesquels_, dit une vieille charte, _sont faisans et
administrans justice au nom de la majesté impériale, des électeurs et
autres princes de l'Empire, au consistoire publiq de tout l'Empire
établi par Charles-le-Quint_? de cette haute juridiction, à laquelle
toutes les autres étaient _dévolues et ressortissantes en dernier
ressort_, que reste-t-il? Rien, pas même le gibet de pierre à quatre
piliers dans la prairie qui borde le Rhin. Le soleil seul continue de
traiter Spire avec autant de magnificence que si elle était encore la
reine des villes impériales. Le blé proverbial de Spire est toujours
aussi beau et aussi doré que du temps de Charles-Quint, et l'excellent
vin rouge pied-d'oison est toujours digne d'être bu par des
princes-évêques en bas écarlates et des électeurs à chapeau d'hermine.

La cathédrale, commencée par Conrad Ier, continuée par Conrad II et
Henri III, terminée par Henri IV en 1097, est un des plus superbes
édifices qu'ait faits le onzième siècle. Conrad Ier l'avait dédiée,
disent les chartes, à la «benoîte Vierge Marie.» Elle est encore
aujourd'hui d'une majesté incomparable. Elle a résisté au temps, aux
hommes, aux guerres, aux assauts, aux incendies, aux émeutes, aux
révolutions, et même aux embellissements des princes-évêques de Spire
et Bruchsal. Je l'ai visitée; je ne vous la détaillerai pas pourtant.
Ici, comme dans la maison Ybach, je ne peux pas dire que j'aie vu
l'église, tant j'étais absorbé par la pensée qui pour moi la
remplissait. Non, je n'ai pas vu l'édifice, j'ai vu cette pensée.
Laissez-moi vous la dire. Je ne sais plus rien du reste; tout a passé
devant mes yeux comme une ombre. Cherchez, si vous le voulez, dans les
itinéraires et les monographies, la description de la cathédrale de
Spire; vous ne l'aurez pas de moi. Quelque chose de plus haut et de
plus magnifique encore m'a saisi au milieu de la contemplation de
cette sombre architecture. Jusqu'ici j'ai eu bien souvent déjà j'aurai
bien souvent encore l'occasion de vous montrer des églises; cette fois
laissez-moi vous montrer Dieu.

De 1024 à 1308, trois siècles durant, la pensée de Conrad II s'est
exécutée. Sur dix-huit empereurs qui ont régné dans cet intervalle,
neuf ont été enterrés dans la crypte qui est sous la cathédrale de
Spire. Quant aux neuf autres, Lothaire II, Frédéric Barberousse, Henri
VI, Othon IV, Frédéric II, Conrad IV, Guillaume, Richard de
Cornouailles et Alphonse de Castille, la destinée ne leur a pas
accordé cette auguste sépulture. Le vent qui souffle sur les hommes à
l'heure de leur mort les a portés ailleurs.

De ceux-là, deux seulement, qui n'étaient pas Allemands, ont eu leur
tombeau dans leur pays natal: Richard de Cornouailles en Angleterre,
Alphonse de Castille en Espagne. Les autres ont été jetés aux quatre
points cardinaux: Lothaire II au monastère de Kœnigslutter, Othon
IV à Brunswick, Guillaume à Middelbourg, Henri VI et Frédéric II à
Palerme, Conrad IV à Poggi, Barberousse au Cydnus.

Barberousse en particulier, ce grand Barberousse, où est-il? dans le
Cydnus, dit l'histoire; à Antioche, dit la chronique; dans la caverne
de Kiffhœüser, dit la légende de Wurtemberg; dans la grotte de
Kaiserslautern, dit la légende du Rhin.

Les neuf césars couchés sous les dalles de l'abside de Spire étaient
presque tous de glorieux empereurs. C'était le fondateur de la
cathédrale, le contemporain de Canut le Grand, Conrad II, celui qui
divisa la vieille Teutonie en six classes, dites Boucliers Militaires,
_Clypei Militares_, hiérarchie que bouleversa la Bulle d'Or, mais que la
Pologne adopta et refléta: si bien que, même dans ces derniers
siècles, la constitution républicaine de la Pologne, reproduisant la
vieille constitution féodale de l'Allemagne, était comme un miroir qui
garderait l'image après que l'objet aurait disparu. C'étaient Henri
III, qui proclama et maintint trois ans la paix universelle, préférant
à une guerre de peuple à peuple ce duel de roi à roi qu'il offrait à
Henri Ier de France; puis Henri IV, le vainqueur des Saxons et le
vaincu de Grégoire VII; Henri V, l'allié de Venise; Conrad III, l'ami
des diètes, qui se qualifiait _empereur des Romains_; Philippe de
Souabe, le redoutable adversaire d'Innocent III. C'était le
triomphateur d'Ottocar, l'exterminateur des burgraves, le fondateur de
dynasties, le comte père des empereurs, Rodolphe de Habsbourg. C'était
Adolphe de Nassau, le vaillant homme tué d'un coup de hache sur le
champ de bataille. C'était enfin son ennemi, son compétiteur, son
meurtrier, Albert d'Autriche, qui se faisait servir à table par le roi
de Bohême, la couronne en tête, qui supprimait les péages, et
domptait, la châtaigne de fer au poing, les quatre formidables
électeurs du Rhin; prince démesuré en tout, dans son ambition comme
dans sa puissance, auquel Boniface VIII donnait un matin le royaume de
France: si bien que, devant un pareil présent, on ne sait qui l'on
doit admirer le plus, du pape qui avait l'audace d'offrir ou de
l'empereur qui avait l'audace d'accepter.

Hélas! quoi de plus pareil à des rêves que ces grandeurs? et comme
elles se ressemblent toutes par les misères qui sont au bout! Albert
d'Autriche, à Gellheim, près Mayence, avait tué de sa main son cousin
et son empereur, Adolphe de Nassau; dix ans plus tard, Jean de
Habsbourg tue, à Vindisch-sur-la-Reuss, son oncle et son empereur,
Albert d'Autriche. Albert, qui était borgne et laid, et conseillé,
disait Boniface VIII, par une femme au sang de vipère, _sanguine
viperali_, avait été surnommé le _Régicide_; Jean fut surnommé le
_Parricide_.

Quoi qu'il en soit, tous ces princes, les bons, les médiocres et les
mauvais, enterrés côte à côte, confondaient, pour ainsi dire, la
diversité de leurs destinées dans la gloire des armes, propre à
quelques-uns, et dans la splendeur de l'empire, commune à tous, et
gisaient dans le caveau de Spire, enveloppés delà mystérieuse majesté
de la mort. Pour toute l'Allemagne, une sorte de superstition
nationale environnait ces empereurs endormis. Les peuples, qui ont
tous les instincts querelleurs et mutins des enfants, haïssent
volontiers la puissance debout et vivante, parce qu'elle est la
puissance, parce qu'elle est debout, parce qu'elle est vivante. _Ceux
de Flandres_, dit Philippe de Commines, _aiment toujours le fils de
leur prince; leur prince, jamais_. L'évêque d'Olmütz écrivait au pape
Grégoire X: _Volunt imperatorem, sed potentiam abhorrent_. Mais, dès
que la puissance est tombée, on l'aime; dès qu'elle est vaincue, on
l'admire; dès qu'elle est morte, on la respecte. Rien n'était donc
plus grand, plus auguste et plus sacré en Allemagne et en Europe que
ces neuf tombes impériales couvertes, comme d'un triple voile, de
silence, de nuit et de vénération.

Qui rompit ce silence? qui troubla cette nuit? qui profana cette
vénération? Ecoutez.

En 1693, Louis XIV envoya brusquement dans le Palatinat une armée
commandée par des hommes dont on peut lire encore les noms dans
la Gazette des entresols du Louvre: ARMÉE D'ALLEMAGNE, 11
avril.--Maréchal de Boufflers, maréchal duc de Lorges, maréchal de
Choiseul.--_Lieutenants généraux_: marquis de Chamilly, marquis de la
Feuillée, marquis d'Uxelles, mylord Mountcassel, marquis de Revel,
sieur de la Bretesche, marquis de Villars, sieur de Mélac.--_Maréchaux
de camp_: duc de la Ferté, sieur de Barbezières, comte de Bourg,
marquis d'Alègre, marquis de Vaubecourt, comte de Saint-Fremont.

La civilisation alors commençait à couvrir partout la barbarie; mais
la couche était peu épaisse encore. A la moindre secousse, à la
première guerre, elle se brisait, et la barbarie, trouvant un passage,
se répandait de toutes parts. C'est ce qui arriva dans la guerre du
Palatinat.

L'armée du grand roi entra dans Spire. Tout y était fermé, les
maisons, l'église, les tombeaux. Les soldats ouvrirent les portes des
maisons, ouvrirent les portes de l'église, et brisèrent la pierre des
tombeaux.

Ils violèrent la famille, ils violèrent la religion, ils violèrent la
mort.

Les deux premiers crimes étaient presque des crimes ordinaires. La
guerre, dans ces temps que nous admirons trop quelquefois, y
accoutumait les hommes. Le dernier était un attentat monstrueux.

La mort fut violée, et avec la mort, chose qu'on n'avait pas vue
encore, la majesté royale, et avec la majesté royale toute l'histoire
d'un grand peuple, tout le passé d'un grand empire. Les soldats
fouillèrent les cercueils, arrachèrent les suaires, volèrent à des
squelettes, majestés endormies, leurs sceptres d'or, leurs couronnes
de pierreries, leurs anneaux qui avaient scellé la paix et la guerre,
leurs bannières d'investiture, _hastas vexilliferas_. Ils vendirent à
des juifs ce que des papes avaient béni. Ils brocantèrent cette
pourpre en haillons et ces grandeurs couvertes de cendre. Ils trièrent
avec soin l'or, les diamants et les perles; et, quand il n'y eut plus
rien de précieux dans ces sépulcres, quand il n'y eut plus que de la
poussière, ils balayèrent pêle-mêle dans un trou ces ossements qui
avaient été des empereurs. Des caporaux ivres roulèrent avec le pied
dans une fosse commune les crânes de neuf césars.

Voilà ce que fit Louis XIV en 1693. Juste cent ans après, en 1793,
voici ce que fit Dieu:

Il y avait en France un tombeau royal comme il y avait un ossuaire
impérial en Allemagne. Un jour, jour fatal où toute la barbarie de dix
siècles reparut à la surface de la civilisation et la submergea, des
hordes hideuses, horribles, armées, qui apportaient la guerre, non
plus à un roi, mais à tous les rois, non plus à une cathédrale, mais à
toute religion, non plus à une ville ou à tout un Etat, mais à tout le
passé du genre humain: des hordes effrayantes, dis-je, sanglantes,
déguenillées, féroces, se ruèrent sur l'antique sépulture des rois de
France. Ces hommes, que rien n'arrêta dans leur œuvre redoutable,
venaient aussi pour briser des tombes, déchirer des linceuls et
profaner des ossements. Etranges et mystérieux ouvriers, ils venaient
mettre de la poussière en poussière. Ecoutez ceci:--le premier spectre
qu'ils éveillèrent, le premier roi qu'ils arrachèrent brutalement du
cercueil, comme on secoue un valet qui a trop longtemps dormi, le
premier squelette qu'ils saisirent dans sa robe de pourpre pour le
jeter au charnier, ce fut Louis XIV.

O représailles de la destinée! 1693, 1793! équation sinistre! admirez
cette précision formidable! Au bout d'un siècle pour nous, au bout
d'une heure pour l'Eternel, ce que Louis XIV avait fait à Spire aux
empereurs d'Allemagne, Dieu le lui rend à Saint-Denis.

Chose qu'il faut noter encore, le fondateur de la cathédrale de Spire,
le plus ancien de ces vieux princes germaniques, Conrad II, avant
d'être empereur d'Allemagne, avait été duc de la France rhénane. Ce
duc de France fut outragé par un roi de France. Châtiment! châtiment!
Si Louis XIV, dans ses campagnes d'Allemagne, avait passé à Otterberg,
où j'étais il y a un mois, il aurait vu là, comme à Spire, une
admirable cathédrale bâtie aussi par Conrad II, et cela peut-être
n'eût pas été inutile au grand roi, car sur le portail principal de la
sombre église il aurait pu lire cet avertissement mélancolique et
sévère qu'on y lit encore aujourd'hui:

     MEMENTO CONRADI.



LETTRE XXVIII

HEIDELBERG.

  L'auteur se fait des ennemis de tous les habitants de
    Mannheim.--Heidelberg.--L'auteur donne beaucoup d'explications
    sur lui-même.--La maison du chevalier de Saint-Georges.--Un
    verset de la Bible protége mieux une maison contre l'incendie
    que la plaque de fer-blanc M. A. C. L.--Détails peu connus sur
    le siége de Heidelberg par les troupes de Louis XIV. L'auteur
    dans la forêt.--Rêverie.--Enigme sculptée dans la muraille
    d'une masure.--Le _Chemin des philosophes_.--Soleil
    couchant.--Paysage.--Choses crépusculaires et mystérieuses qui
    commencent.--Nuit.--L'auteur au haut de la montagne.--Horrible
    fosse entrevue.--Aventure surnaturelle du buisson qui
    marche.--_Heidenloch!_--Traces des païens partout sur les bords
    du Rhin.--Quelques-unes des visions du soir dans ces
    vallées.--Neckarsteinach.--Les quatre châteaux.--Le
    Schwalbennest.--Légende de Bligger le Fléau.--L'auteur laisse
    éclater sa profonde admiration pour les contes de bonnes
    femmes.--Passage curieux de Buchanan sur Macbeth.--Ce que
    l'auteur écrit sur la porte Schwalbennest.--Intérieur de la
    ruine.--Magnificences que l'auteur y trouve.--Le burg sans
    nom.--L'auteur y pénètre.--Le dedans d'une grosse
    tour.--Mystères.--Ce que l'auteur y voit et y entend
    d'effrayant à la nuit tombée.--Il se hâte de sortir du burg
    sans nom.--Le Neckar au crépuscule.--Le
    Petit-Geissberg.--Paysage qui raconte l'histoire.--Regard jeté
    sur les choses et sur les ombres.--Le château de
    Heidelberg.--Ce que c'était que le comte palatin.--Sens guelfe
    et factieux des inscriptions du palais d'Othon-Henri.--Les
    électeurs palatins avaient le goût des arts et des
    lettres.--Frédéric le Victorieux.--Le château de Heidelberg à
    vol d'oiseau.--Tous les genres de beauté y sont.--Traces des
    guerres.--Ce que faisait madame la palatine afin de devenir
    homme.--L'auteur regrette de n'avoir pas été là en 1693 pour
    diriger un peu la dévastation.--La cour intérieure.--La façade
    de Frédéric IV.--La façade d'Othon-Henri.--La façade de Louis
    le Barbu.--Les colonnes de Charlemagne.--Comparaisons de ces
    façades.--Tristesse.--Une remarque singulière.--Les rois et les
    dieux.--L'auteur se figure le château à la clarté du
    bombardement.--De quelle façon chaque statue de prince et
    d'empereur a été mutilée.--Statue de Frédéric V.--Statue de
    Louis V.--La tour de Frédéric le Victorieux.--Palais
    d'Othon-Henri.--L'intérieur.--Enumération de tous les édifices
    et de tous les palais que contenait le château de
    Heidelberg.--Les tours.--Le gros tonneau.--Détails inconnus et
    curieux.--Combien le gros tonneau tient de bouteilles de
    vin.--Ce que le vin y devient.--Les petits tonneaux.--Un des
    petits tonneaux a vaincu les grenadiers français.--Ce qu'on
    aperçoit dans l'obscurité.--PERKEO.--Moralité de toutes ces
    sombres histoires.--Les fantômes et les revenants de
    Heidelberg.--Jutha.--Les deux francs-juges.--Les musiciens
    bossus.--La dame blanche.--Irrévérence de la dame blanche pour
    la signature de M. de Cobentzel.--Les deux diables que l'auteur
    voit en plein midi.--Détail des petites dévastations.--Les
    architectes.--Les invalides.--Les Anglais.--La grille du perron
    a eu ses barbares comme notre grille de la place Royale a eu
    ses vandales.--Sinistre aspect de la tour Fendue au clair de
    lune.--Visite nocturne à la ruine de Heidelberg.--Effets
    vertigineux des rayons lunaires.--Serrement de cœur dans les
    chambres désertes.--Incident.--A quel hideux fantôme l'auteur
    est contraint de songer.--L'incident se comporte d'une façon
    lugubre et inexplicable.--Colère des cariatides et des statues
    contre l'auteur.--Il s'enfuit dans la cour.--La lune sur les
    deux façades.--Retour à la ville.--POST-SCRIPTUM.--Imprécation
    contre les poêles.



LETTRE XXVIII


     Heidelberg, octobre.

Cher Louis, prenez garde à vous, je suis en humeur de vous écrire une
lettre interminable. Vous me demandez quatre pages; _je t'en veux
donner cent_, comme dit Orosmane. Ma foi! tant pis, tirez-vous-en comme
vous pourrez; les vieilles amitiés sont bavardes.

Je suis arrivé dans celle ville depuis dix jours, cher ami, et je ne
puis m'en arracher. Dans votre excursion en Allemagne, il y a douze
ans, êtes-vous venu à Heidelberg? surtout vous y êtes-vous arrêté? car
il ne faut pas passer à Heidelberg, il faut y séjourner, il faudrait y
vivre. Je ne vous en dirai certes pas autant de cette espèce de faux
Versailles badois qu'on appelle Mannheim, insipide ville, dont les
rues semblent coupées à l'équerre dans un bloc de plâtre, et dont les
clochers, comme ceux de Namur, ne sont pas des clochers, mais des
bilboquets _réussis_. En descendant du bateau à vapeur du Rhin, je suis
resté à Mannheim le temps de faire atteler ma voiture, et je me suis
enfui en hâte à Heidelberg. Faites-en autant si jamais vous venez ici.

Heidelberg, située et comme réfugiée an milieu des arbres, à l'entrée
de la vallée du Neckar, entre deux croupes boisées plus fières que des
collines et moins âpres que des montagnes, a ses admirables ruines,
ses deux églises du quinzième siècle, sa charmante maison de 1595, à
façade rouge et à statues dorées, dite l'auberge du Chevalier de
Saint-Georges, ses vieilles tours sur l'eau, son pont et surtout sa
rivière, sa rivière limpide, tranquille et sauvage, où foisonnent les
truites, où abondent les légendes, où se hérissent les rochers, où le
flot, compliqué d'écueils, n'est qu'un inextricable réseau de
tourbillons et de courants; ravissant fleuve-torrent où l'on peut être
sûr que jamais un bateau à vapeur ne viendra patauger.

Je mène ici une vie occupée, occupée un peu au hasard, il est vrai,
mais je ne perds pas un instant, je vous assure; je hante la forêt et
la bibliothèque, cette autre forêt; et le soir, rentré dans ma chambre
d'auberge, comme votre ami Benvenuto Cellini, j'écris sur des
feuilles, qui s'en iront je ne sais où, mes aventures de la journée.

     Questa mia vita travagliata io scrivo.

Seulement les travaux de Benvenuto, c'étaient des coups d'épée ou de
stylet, des évasions du château Saint-Ange, des combats à fer émoulu
pour le Rosso contre les disciples de Raphaël, des villes fortifiées,
des colosses entrepris, des insolences au pape ou à la duchesse
d'Etampes, des voyages de bohémien, avec ses deux élèves Paul et
Ascagne, l'hôtel de Nesle pris d'assaut et vidé par les fenêtres,
meubles et gens; et puis, çà et là, quelque chef-d'œuvre, _qualchè
bell' opera_, comme il le dit lui-même, une Junon, une Léda, un
Jupiter d'argent haut comme François Ier, ou une aiguière d'or pour
laquelle le roi de France donnait au cardinal de Ferrare une abbaye de
sept mille écus de rente.

Mes aventures et mes travaux, à moi, laborieux fainéant que vous
connaissez bien, cher Louis, vous les savez par cœur, vous les avez
assez longtemps partagés; c'est une promenade solitaire dans un
sentier perdu, la contemplation d'un rayon de soleil sur la mousse, la
visite d'une cathédrale ou d'une église de village, un vieux livre
feuilleté à l'ombre d'un vieux arbre, un petit paysan que je
questionne, un beau scarabée enterreur cuirassé d'or violet, qui est
tombé par malheur sur le dos, qui se débat, et que je retourne en
passant avec le bout de mon pied; des vers quelconques mêlés à tout
cela; et puis, des rêveries de plusieurs heures devant la Roche-More
sur le Rhône, le Château-Gaillard sur la Seine, le Rolandseck sur le
Rhin, devant une ruine sur un fleuve, devant ce qui tombe sur ce qui
se passe, ou, spectacle à mon sens non moins touchant, devant ce qui
fleurit sur ce qui chante, devant un myosotis penchant sa grappe bleue
sur un ruisseau d'eau vive.

Voilà ce que je fais, ou, pour mieux dire, voilà ce que je suis: car,
pour moi, _faire_ dérive fatalement et immédiatement d'_être_. Comme on
est, on fait.

Ici, à Heidelberg, dans cette ville, dans cette vallée, dans ces
décombres, la vie d'homme pensif est charmante. Je sens que je ne m'en
irais pas de ce pays si vous y étiez, cher Louis, si j'y avais tous
les miens, et si l'été durait un peu plus longtemps.

Le matin, je m'en vais, et d'abord (pardonnez-moi une expression
effrontément risquée, mais qui rend ma pensée), je passe, pour faire
déjeuner mon esprit, devant la maison du chevalier de Saint-Georges.
C'est vraiment un ravissant édifice. Figurez-vous trois étages à
croisées étroites supportant un fronton triangulaire à grosses volutes
bouclées à jour; tout au travers de ces trois étages, deux
tourelles-espions à faîtages fantasques, faisant saillie sur la rue;
enfin, toute cette façade en grès rouge, sculptée, ciselée, fouillée,
tantôt goguenarde, tantôt sévère, et couverte du haut en bas
d'arabesques, de médaillons et de bustes dorés. Quand le poëte qui
bâtissait cette maison l'eut terminée, il écrivit en lettres d'or, au
milieu du frontispice, ce verset obéissant et religieux: _Si Jehova
non ædificet domum, frustra laborant ædificantes eam_.

C'était en 1595. Vingt-cinq ans après, en 1620, la guerre de
Trente-Ans commença par la bataille du Mont-Blanc, près de Prague, et
se continua jusqu'à la paix de Westphalie, en 1648. Pendant cette
longue iliade, dont Gustave-Adolphe fut l'Achille, Heidelberg, quatre
fois assiégée, prise et reprise, deux fois bombardée, fut incendiée en
1635.

Une seule maison échappa à l'embrasement, celle de 1595.

Toutes les autres, qui avaient été bâties sans le Seigneur, brûlèrent
de fond en comble.

A la paix, l'électeur palatin, Charles-Louis, qu'on a surnommé le
Salomon de l'Allemagne, revint d'Angleterre et releva sa ville. A
Salomon succéda Héliogabale, au comte Charles-Louis, le comte Charles;
puis, à la branche palatine de Wittelsbach-Simmern, la branche
palatine de Pfalz-Neubourg, et enfin à la guerre de Trente-Ans la
guerre du Palatinat. En 1689, un homme dont le nom est utilisé
aujourd'hui à Heidelberg pour faire peur aux petits enfants, Mélac,
lieutenant général des armées du roi de France, mit à sac la ville
palatine et n'en fit qu'un tas de décombres.

Une seule maison survécut, la maison de 1595.

On se hâta de reconstruire Heidelberg. Quatre ans plus tard, en
1693[1], les Français revinrent; les soldats de Louis XIV violèrent à
Spire les sépultures impériales, et à Heidelberg les tombeaux
palatins. Le maréchal de Lorges mit le feu aux quatre coins de la
résidence électorale, l'incendie fut horrible, tout Heidelberg brûla.
Quand le tourbillon de flamme et de fumée qui enveloppait la ville
fut dissipé, on vit une maison, une seule debout, dans ce monceau de
cendres.

  [1] A l'occasion de ce siége, où la ville fut enlevée en douze
  heures de tranchée ouverte, et qui a laissé en Allemagne un fatal
  souvenir que dix siècles peut-être n'effaceront pas, il n'est pas
  sans intérêt de transcrire ici quelques détails inconnus et
  quelques pages curieuses extraites de la Gazette des entresols du
  Louvre, déjà citée dans la lettre XVII. Il va sans dire que ces
  extraits sont textuels, et que, quant aux rapprochements qu'ils
  peuvent faire naître dans l'esprit du lecteur, l'auteur de ce
  livre n'a eu l'intention ni de les chercher, ni de les éviter.

  _Gazette_ du 28 may.

  «Le sieur de Mélac, lieutenant général, occupe les hauteurs
  au-dessus du chasteau avec douze bataillons et cinquante dragons.
  Il a chassé les ennemis d'une redoute d'où l'on peut battre à
  revers les ouvrages de la place.

  «On a fait une batterie de six pièces de canon de l'autre costé du
  Nekre. La tranchée doit être ouverte ce soir par le marquis de
  Chamilly, lieutenant général: du costé du front des ouvrages de
  terre du fauxbourg, par la brigade de Picardie.»

  (Du camp devant Heidelberg, le 21 may 1693.)

  «Six cents hommes des troupes de Hesse-Cassel vinrent pour
  ravitailler la place.

  «Le sieur de Mélac les fit attaquer de la manière suivante:

  «Cent hommes du régiment de Picardie, commandez par les sieurs de
  Coste et Despic, marchèrent par les vignes dans la montagne. Ils
  estoient suivis par cent trente du régiment de la Reyne, et
  cinquante cavaliers du régiment colonel général de Mélac, et de
  Lalande, qui portoient des grenadiers en croupes. La seconde
  compagnie des grenadiers de la Reyne s'avança par un grand chemin
  entre la montagne et la rivière, avec une pièce de canon à leur
  teste, pour attaquer une traverse que les ennemis avoient faite
  dans le même chemin. Cent cinquante hommes du régiment de la Reyne
  soutenoient la compagnie de grenadiers: la cavalerie et les
  dragons soutenoient toute l'infanterie. Et on attaqua les ennemis
  de toutes parts. Ils abandonnèrent d'abord la première et la
  seconde traverse. Mais ils firent ferme à la dernière. Le sieur de
  Mélac alors fit avancer les grenadiers, qui attaquèrent les
  ennemis en flanc, en sorte qu'ils commencèrent à lascher pié. Ils
  firent encore ferme quelque temps derrière des hayes et des
  vignes: mais la cavalerie les contraignit enfin à prendre la
  füite. Les uns taschèrent à remonter le costeau par dedans les
  vignes, et les autres se sauvèrent dans le village de Vebelingen
  qui est au pié de la montagne. Néantmoins, ayant esté renforcés
  par un nombre de païsans armés, ils se mirent en devoir de revenir
  à la charge, mais les grenadiers les poussèrent si vivement,
  qu'ils les obligèrent à prendre derechef la füite après leur avoir
  tué plus de cent cinquante hommes et fait plusieurs prisonniers.
  Les François n'ont eu dans cette affaire que trois hommes
  blessés,--qui sont un grenadier du régiment de la Reyne, un soldat
  de Picardie et un cavalier du régiment de Mélac.»

  _Gazette_ du 1er juin.

  «22 au matin. Les ennemis, se voyant pressés et enveloppés par les
  batteries, voulurent abandonner le reste du fauxbourg en plein
  jour. On les poussa jusqu à la porte de la ville, qu'ils
  fermèrent; les grenadiers de Picardie l'enfoncèrent à coups de
  hache, et, nonobstant leur grand feu, les poussèrent jusqu'à la
  porte du chasteau, que les assiégés fermèrent, et laissèrent
  dehors plus de cinq cents des leurs qui furent tués ou pris.

  «... Les troupes entrèrent de toutes parts dans la ville, qu'ils
  pillèrent, sans que les officiers généraux pussent l'empescher. Le
  chasteau demanda à capituler. Le maréchal duc de Lorges ne voulut
  pas accorder de condition. Ils se rendirent à discrétion, et
  sortirent le 23, au nombre de dix-huit cents hommes. Trois cents
  soldats prisonniers qui avoient esté mis dans la grande église,
  mirent le feu aux deux clochers, qui se communiqua à la ville, et
  quoi qu'on pût faire pour l'éteindre, en brûla la grande partie.
  On a trouvé quarante milliers de poudre, quantité de grenades, de
  bombes, douze pièces de canons en fonte et dix de fer. Ou s'est
  aussi rendu maître du pont de bateaux qu'ont fait les ennemis.»

  «Paris, 30 may 1693. Le roi partit de Compiègne le 22 du mois pour
  aller coucher à Roye: le 23 il coucha à Péronne, le 24 à Cambray,
  et le 25 au Quesnoy.

  «Le roy et la reyne de la Grande-Bretagne vinrent ici le 27 voir
  Leurs Altesses Royales, et ils entendirent le salut au monastère
  des Capucines.»

  _Gazette_ du 6 juin.

  «... La ville estoit prise, les soldats, les cavaliers et les
  dragons y entrèrent de toutes parts et commencèrent à la
  piller.... Les soldats ne purent estre arrestés, quelque peine que
  se donnassent les officiers pour empescher les süites du désordre
  et l'embrasement de la ville; quoy qu'ayant esté prise d'assaut,
  elle eust pu n'être pas épargnée. Le marquis de Chamilly avoit
  fait d'abord mettre les prisonniers et plusieurs bourgeois avec
  leurs femmes et leurs enfants dans la grande église, comme en un
  lieu de seurté. Mais ces prisonniers mirent le feu aux deux
  clochers, d'où il se communiqua aux maisons de la ville et des
  fauxbourgs: où il avoit esté encore mis par hasard en quelques
  endroits, et s'estoit répandu presque partout, quelque soin qu'on
  prist pour l'éteindre. Le sieur de Heidersdorf, qui commandoit
  dans le chasteau, envoya cependant demander à capituler. Un
  capucin alla plusieurs fois de part et d'autre, accompagné d'un
  lieutenant-colonel et d'un magistrat. La capitulation fut conclue.
  On a trouvé dix milliers de plomb en saumon, sept en balles, cinq
  mille grenades chargées, cent bombes, un grand nombre d'outils.
  Les troupes ont commencé depuis à démolir les fortifications du
  chasteau.»

  _Même numéro._

     Du Quesnoy, le 2 juin 1693.

  «Le 28 du mois dernier, un courrier dépesché par le maréchal duc
  de Lorges apporta au roy la nouvelle de la prise de Heidelberg. Le
  31, le roy fit ses dévotions et toucha les malades. Sa Majesté
  nomma l'abbé de la Luzerne à l'évesché du Cahors, et l'abbé de
  Denonville à l'évesché de Comminges. Sa Majesté a donné un
  canonicat de la Sainte-Chapelle au sieur Boileau, doyen de
  l'église de Sens, et un autre au sieur Basire.»

     De Paris, le 6 may 1693.

     (_Sic._ Erreur, le 6 juin.)

  «Le premier de ce mois, on chanta en l'église de Notre-Dame, par
  l'ordre du roy, le _Te Deum_ en actions de grâces de la réduction de
  Heidelberg. Les Compagnies y assistèrent avec les cérémonies
  accoutumées, et le soir, il y eut des feux dans toutes les rues.»

  Outre le sac de la ville, cette prise de Heidelberg eut un lugubre
  résultat. En arrivant au camp des Impériaux à Heilbron, le général
  Heidersdorf, qui avait capitulé avec le maréchal de Lorges, fut
  traduit devant des juges militaires et condamné à mort. Il eut la
  tête tranchée. Un capitaine et un lieutenant furent enveloppés
  dans le procès qu'on lui fit, et partagèrent son sort.

C'était encore, c'était toujours la maison de 1595.

Aujourd'hui, la charmante façade vermeille, damasquinée d'or, toujours
vierge, intacte et fière, et seule digne de se rattacher au château
dans cet insignifiant entassement de maisons blanches qui compose à
présent Heidelberg, se dresse superbement sur la ville et fait
étinceler au soleil la triomphante inscription où je lis tous les
matins en passant que Jéhova a été l'ouvrier et que Jéhova a été le
sauveur.

Il est vrai, car il faut tout dire, et la dévotion de la renaissance
s'assaisonnait de fantaisies païennes, il est vrai que l'effet de ce
grave psaume est un peu modifié par cette ligne profane que
l'architecte a gravée au-dessus: _Præstat invicta Venus_, laquelle doit
elle-même se sentir un peu gênée par cette troisième légende dont se
couronne le fronton: _Soli. Deo. Gloria._

La miraculeuse maison saluée, je passe le pont et je m'en vais dans la
montagne.

Là, je m'enfonce, je me perds, je marche devant moi, je prends le
chemin qui se présente; je regarde, chapiteau par chapiteau, les
arbres, ces piliers de la grande cathédrale mystérieuse; et, plongé
dans la lecture de la nature, comme les vieux puritains dans la
méditation de la Bible, je cherche Dieu.

Ami, chacun a son livre, et, voyez-vous, dans l'Evangile comme dans le
paysage, la même main a écrit les mêmes choses. Quant à moi, je pense
que toutes les faces de Jéhova veulent et doivent être contemplées, et
cette idée règle et remplit toutes mes rêveries depuis vingt ans; vous
le savez, vous, Louis, qui m'aimez et que j'aime. Je pense aussi que
l'étude de la nature ne nuit en aucune façon à la pratique de la vie,
et que l'esprit qui sait être libre et ailé parmi les oiseaux, parfumé
parmi les fleurs, mobile et vibrant parmi les flots et les arbres,
haut, serein et paisible parmi les montagnes, sait aussi, quand vient
l'heure, et mieux peut-être que personne, être intelligent et éloquent
parmi les hommes. Je ne suis rien, je le sais, mais je compose mon
rien avec un petit morceau de tout.

Je vais ainsi toute la journée sans trop savoir où je suis, l'œil
le plus souvent fixé à terre, la tête courbée vers le sentier, les
bras derrière le dos, laissant tomber les heures et ramassant les
pensées quand j'en trouve. Je m'assieds dans ces excellents fauteuils
revêtus de mousse, c'est-à-dire de velours vert, que l'antique Palès
creuse au pied de tous les vieux chênes pour le voyageur fatigué; je
mets en liberté, pour ma bienvenue, comme un souverain débonnaire,
toutes les mouches et tous les papillons que je trouve pris dans des
filets auteur de moi; petite amnistie obscure, qui, comme toutes les
amnisties, ne fâche que les araignées. Et puis je regarde couler
au-dessous de mon trône, dans le ravin, quelque admirable ruisseau
semé de roches pointues où se fronce à mille plis la tunique d'argent
de la naïade; ou bien, si le mont n'a pas de torrent, si le vent, les
feuilles et l'herbe se taisent, si le lieu est bien calme, bien
désert, bien éloigné de toute ville, de toute maison, de toute cabane
même, je fais faire silence en moi-même à tout ce qui murmure sans
cesse en nous, et j'ouvre l'oreille aux chansons de quelque jeune
montagnard perdu dans les branches avec son troupeau de chèvres,
là-bas, bien loin, au-dessus ou au-dessous de moi. Rien n'est
mélancolique et doux comme la tyrolienne sauvage chantée dans l'ombre
par un pauvre petit chevrier invisible, pour la solitude qui l'écoute.
Quelquefois, dans toute une grande montagne, il n'y a que la voix d'un
enfant.

Les montagnards de ces forêts voisines de la forêt Noire ont une
espèce de chant clair-obscur qui est charmant.

Comme je me promène tous les jours, je commence à être connu et
accepté dans les villages. Les enfants qui jouent aux soldats se
dérangent pour me laisser passer; le roulier de la vallée du Neckar me
sourit sous son feutre orné de galons d'argent à franges pendantes et
de roses artificielles; les paysans me saluent gravement avec leur
grand chapeau à la Henri IV, les jeunes filles et les vieilles femmes
me considèrent comme un passant familier, et me disent: «Goodtag.» A
propos, ici, plus que partout, je me demande, chaque fois que je
traverse une rue de bourg ou de hameau, comment d'aussi jolies jeunes
filles peuvent faire d'aussi laides vieilles femmes.--Je dessine ça et
là les baraques qui ont du style. Dans ce pays dévasté par les guerres
féodales, les guerres monarchiques et les guerres révolutionnaires,
les cabanes sont construites avec des ruines de châteaux; cela fait
d'étranges édifices. L'autre jour j'ai rencontré une masure de paysan
ainsi composée: quatre murs de torchis, blanchis à la chaux, une porte
et une fenêtre sur la façade; à droite de la porte, le lion de Bavière
couronné, portant le globe et le sceptre, sculpté presque en ronde
bosse sur une large dalle de grès rouge. A gauche de la fenêtre, une
autre lame de grès rouge, grand bas-relief représentant un poing
crispé sur un billot et à demi entaillé par une hache. Au-dessus de la
hache, cette date effacée, 16..; au-dessous du billot, cette autre
date, 1731; entre les deux dates, ce mot RENOVATUM. Rien de plus
mystérieux et de plus sinistre que ce bas-relief. On ne voit pas
l'homme dont on voit le poing; on ne voit pas le bourreau dont on voit
la hache. Cette affreuse chose semble sortir d'un nuage. Les deux
bas-reliefs sont incrustés dans le mur un peu au-dessous de vieilles
lattes du toit. Le lion palatin se tourne comme irrité et furieux vers
ce poing à moitié coupé. Maintenant, qui a apporté là ce lion? que
signifie ce hideux bas-relief? quel crime y a-t-il sous ce supplice?
Quel est ce hasard singulier qui a eu le caprice de compléter une
chaumière avec ce lion rugissant et cette main sanglante? Un cep de
vigne, chargé de raisins, grimpe joyeusement à travers cette sombre
énigme.

A force de regarder, j'ai trouvé quelques caractères gravés sur le
haut du bas-relief au poing coupé; et, en dérangeant les grappes et
les feuilles, j'ai déchiffré le mot _Burg Freyheit_.

Le même jour, c'était vers le soir, j'avais quitté à midi la ville par
le chemin dit des _Philosophes_, lequel chemin s'en va je ne sais où,
comme il sied à un chemin de philosophes, et j'étais dans un vallon
quelconque. Je me mis à gravir l'escarpement d'une haute colline par
un de ces sentiers antiques qu'on trouve souvent dans ce pays,
sentiers-escaliers, pavés de grosses roches brutes, qui ont l'air d'un
mur cyclopéen posé à plat sur le sol, attribués d'ailleurs par les
ignorants aux géants et par les savants aux Romains, c'est-à-dire
toujours aux géants.

Le jour s'éteignait derrière moi dans la plaine du Rhin.

C'était un de ces sinistres soleils couchants où le soleil semble
s'abîmer pour jamais dans l'ombre, écrasé sous des nuages de granit,
informe et nageant dans une immense mare de sang.

Je montais lentement à cette lueur.

Peu à peu elle blêmit, puis s'effaça. Quand je fus à mi-côte je me
retournai.

Je n'avais plus sous les yeux qu'un de ces grands paysages
crépusculaires où les montagnes se traînent sur l'horizon comme
d'énormes colimaçons dont les rivières et les fleuves, pâles et vagues
sous la brume, semblent être la trace argentée.

Le mont devenait très-âpre, l'escalier de rochers s'allongeait
indéfiniment; mais les bruyères et les jeunes châtaigniers nains
s'agitaient autour de moi avec ce murmure amical et hospitalier qui
invite le voyageur à continuer.

Je repris donc mon ascension.

Comme j'atteignais le sommet d'un des bas-côtés du mont, la lune, la
pleine lune, ronde et éclatante, qui se lève de cuivre dans les
plaines et d'or dans les montagnes, apparut tout à coup devant moi;
et, gravissant elle-même le long de la colline voisine, se mit à
glisser à fleur de terre dans les broussailles noires comme un disque
splendide poussé par des génies invisibles. Toute cette chaîne de
sommets et de vallées, vue à cette clarté, des marches de ce sentier
des géants, avait je ne sais quelle figure surnaturelle.

Je commençais à avoir besoin d'aide. La lune éclairait ma route, ce
qui me convenait fort. En même temps mon ombre se mit à marcher à côté
de moi comme pour me tenir compagnie. Dix minutes après j'étais au
haut de la montagne. D'en bas je ne la croyais pas si haute. Soit dit
en passant, c'est un peu l'histoire de toutes les grandes choses vues
d'en bas. De là les jugements diminuants et étroits des petits hommes
sur les grands hommes.

Il n'y avait dans le ciel que la lune. Ni un nuage, ni une étoile.
C'était ce grand jour de la nuit qui arrive une fois par mois. Au
sommet du mont, vaste croupe couverte de bruyères et rasée par le
vent, ce que j'avais sous les yeux n'était pas un paysage, mais une
grande carte géographique presque circulaire, estompée par la
distance et la vapeur, comme celle que dut voir Jésus-Christ quand
Satan le transporta sur la montagne pour lui offrir les royaumes de la
terre. Par parenthèse, faire une pareille proposition à celui qui se
sait Dieu et qu'on sait Dieu, offrir les royaumes de la terre à celui
qui a les royaumes du ciel c'est là un trait de stupidité, disons-le
entre nous, que j'ai peine à comprendre de la part de cette espèce de
Voltaire antédiluvien que nous appelons le diable.

Vers le nord, la bruyère aboutissait à une forêt. Pas une chaumière,
pas une hutte de bûcheron. Une solitude profonde.

Comme je me promenais sur cette croupe, j'aperçus à quelques pas d'un
sentier à peine distinct, sous des buissons hérissés (à propos de
buissons, le mot _horridus_ manque dans notre langue: il dit moins
qu'_horrible_ et plus que _hérissé_), j'aperçus, dis-je, une espèce de
trou vers lequel je me dirigeai.

C'était une assez grande fosse carrée, profonde de dix ou douze pieds,
large de huit ou neuf, dans laquelle s'affaissaient des ronces
rougeâtres, et où les rayons de la lune entraient par les crevasses de
la broussaille. Je distinguais vaguement au fond un pavage à larges
dalles miné par les pluies, et sur les quatre parois une puissante
maçonnerie de pierres énormes, devenue informe et hideuse sous les
herbes et les mousses. Il me semblait voir sur le pavé quelques
sculptures frustes mêlées à des décombres, et parmi ces décombres un
gros bloc arrondi, grossièrement évasé, percé à son milieu d'un petit
trou carré, qui pouvait être un autel celtique ou un chapiteau du
sixième siècle.

Du reste aucun degré pour descendre dans l'excavation.

Ce n'était peut-être qu'une simple citerne, mais je vous assure que
l'heure, le lieu, la lune, les ronces et les choses confuses entrevues
au fond, donnaient je ne sais quoi de formidable et de sauvage à cette
mystérieuse chambre sans escalier, enfoncée dans la terre, avec le
ciel pour plafond.

Qu'était-ce que cette fosse singulière? Vous me connaissez: je
m'obstine, je cherche, je veux en savoir sur cette cave plus que la
lune et le désert ne m'en disent; j'écarte les ronces avec ma canne,
je m'accroche à des sarments que je prends à poignées, et je me penche
sur cette ombre.

En ce moment-là j'entends une voix grave et cassée prononcer
distinctement derrière moi ce mot: _Heidenloch_.

Dans le peu d'allemand que je sais, je sais ce mot. Il signifie: _trou
des Païens_.

Je me retourne.

Personne dans la bruyère; le vent qui souffle et la lune qui éclaire.
Rien de plus.

Seulement il me semble qu'il y a là, du côté de la forêt, à une
trentaine de pas, entre la lune et moi, une masse d'ombre, une haute
broussaille que je n'ai pas encore remarquée.

Je crois m'être trompé, et que, comme tous ceux qui se promènent dans
les solitudes, je deviens un peu visionnaire, et je me remets à
explorer le bord de la fosse.

Ici la voix s'élève une seconde fois, et j'entends de nouveau derrière
moi les trois syllabes étranges: _Heidenloch_.

Pour le coup, je me retourne vivement, et à mon tour je dis à haute
voix: _Qui est là?_

En cet instant je crois remarquer, non sans quelque frisson
involontaire, je vous l'avoue, que la haute broussaille s'est
rapprochée de quelques pas.

Je répète: _Qui est là?_ et, au moment où j'allais marcher résolûment à
elle, je la vois qui vient à moi, et j'en entends sortir pour la
troisième fois la voix décrépite qui dit: _Heidenloch_.

Dans ces lieux déserts, à ces heures bizarres de la nuit, on est
tendre aux superstitions, et je vous déclare que toutes les légendes
du Rhin et du Neckar commençaient à me revenir à l'esprit et me
montaient au cerveau comme une fumée, lorsque le buisson surnaturel se
retourna. Alors ce qui était dans l'ombre fit face à la lune, et
j'aperçus une petite vieille courbée jusqu'au menton sur un bâton à
gros nœuds, presque enfouie sous un grand tas de branchages qui la
débordait de tous côtés, balayant la terre derrière elle et se
balançant au-dessus de sa tête de la manière la plus fantastique. Elle
me regardait avec ses yeux gris en répétant: _Heidenloch! Heidenloch!_

On eût dit une vieille dryade chassée par les bûcherons, emportant son
arbre sur son dos.

C'était tout simplement une pauvre bonne femme qui revenait de couper
des broussailles dans la forêt, qui avait aperçu un étranger et qui
lui avait donné un renseignement, et qui maintenant regagnait sa
chaumière au clair de la lune, traînant son fagot par le sentier des
géants.

Je l'ai remerciée par quelques kreutzers, tout en la considérant avec
admiration. Je n'ai vu de ma vie une plus petite vieille sous un plus
énorme fagot.

Elle m'adressa, avec un grognement reconnaissant, une affreuse grimace
gracieuse, qui était il y a cinquante ans un frais et charmant
sourire. Puis elle me tourna le dos, c'est-à-dire la broussaille; et,
au bout de quelques minutes, arrivée à la pente du mont, elle
s'enfonça dans la terre, et s'évanouit comme une apparition. Son
explication, du reste, n'expliquait rien. C'était un mot lugubre
ajouté à une chose lugubre. Voilà tout.

Je vous avoue que je suis resté longtemps à cette place, regardant le
_trou des Païens_, qui est peut-être la tombe ouverte et vide d'un
géant, peut-être une chambre druidique, peut-être le puisard d'un camp
romain ou le réservoir pluvial de quelque couvent byzantin disparu, ou
la hideuse cave sépulcrale d'un gibet démoli, dont les parois
silencieuses ont peut-être été arrosées de sang humain, ou comblées de
squelettes, ou assourdies par la danse du sabbat tournant autour de
l'ossuaire; fosse pleine de ténèbres, dans laquelle la lune jette
aujourd'hui un rayon livide, et une vieille femme un mot sinistre.

Quand je redescendis de la montagne, j'aperçus dans les arbres, sur un
sommet voisin, une tour en ruine à laquelle se rattache sans doute
l'excavation dont la signification est perdue aujourd'hui.

Au reste, les païens, c'est-à-dire les Sicambres, selon les uns, et
les Romains, selon les autres, ont laissé des traces profondes dans
les traditions populaires qui se mêlent ici partout à l'histoire et
l'encombrent. A Lorch, à l'entrée du Wisperthal, il y a un autre _trou
des Païens_ aussi nommé Heidenloch. A Winkel, sur le Rhin, l'ancienne
Vinicella, il y a la _rue des Païens_, Heidengass; et à Wiesbade,
l'ancien Visibadum, il y a le _mur des Païens_, Heidenmauer.

Je ne compte pas dans ces vestiges païens une espèce d'arche dont le
tronçon, couvert de lierre, croule dans la montagne derrière Caub, à
une lieue environ de Gutenfels, et que les paysans appellent le _pont
des Païens_, Heidenbrukke, parce qu'il me paraît évident que c'est la
ruine d'un pont bâti là par les Suédois pendant la guerre de trente
ans. Au reste, la tradition ne se trompe pas beaucoup. C'est presque
un Scipion que ce Gustave-Adolphe; et ce qu'il vient faire sur le Rhin
au dix-septième siècle, c'est la grande guerre classique, la guerre
romaine. Les mêmes stratégies que Polybe raconte dans la guerre
punique, Folard les retrouve et les constate dans la guerre de trente
ans.

Voilà, cher Louis, les aventures de mes promenades, et je ne m'étonne
pas vraiment que les contes et les légendes aient germé de toutes
parts dans un pays où les buissons se promènent la nuit et adressent
la parole aux passants.

L'autre soir, au crépuscule, j'avais devant moi une haute croupe noire
et pelée, emplissant tout l'horizon et surmontée à son sommet d'une
grosse tour en ruine, isolée comme les tours maximiliennes de la
vallée de Luiz. Quatre grands créneaux, usés, ébréchés et changés en
triangles par le temps, complétaient la sombre silhouette de la tour,
et lui faisaient une couronne de fleurons aigus. Des paysans,
habitants actuels de cette masure, y avaient allumé dans l'intérieur
un immense feu de fagots dont le flamboiement apparaissait au dehors
aux trois seules ouvertures qu'eût la ruine: une porte cintrée en bas,
deux fenêtres en haut. Ainsi éclairée, ce n'était plus une tour,
c'était la tête noire et monstrueuse d'un effrayant Pluton ouvrant sa
gueule pleine de feu et regardant par-dessus la colline avec ses yeux
de braise.

A ces heures-là, quand le soleil est couché, quand la lune n'est pas
levée encore, on rencontre des vallées qui semblent encombrées
d'écroulements étranges; c'est le moment où les rochers ressemblent à
des ruines et les ruines à des rochers.

Quelquefois l'espèce de poëte qui est en moi triomphe de l'espèce
d'antiquaire qui y est aussi, et je me contente de ces visions.

Quelquefois je reviens le lendemain, au jour; j'explore la masure pas
à pas, et je tâche d'en constater l'âge par la saillie des
mâchicoulis, la forme des denticules ou l'écartement des ogives.

Il y a dans ce genre, à deux milles de Heidelberg, une ravissante
vallée, vallée d'archéologue et vallée de rêveur. Quatre vieux
châteaux sur quatre bosses de rochers comme quatre vautours qui se
regardent; entre ces quatre donjons une pauvre vieille ville semble
s'être réfugiée avec épouvante au sommet d'une montagne conique, où
elle se pelotonne dans ses murailles et d'où elle observe depuis six
cents ans l'attitude formidable des châteaux. Le Neckar semble avoir
pris fait et cause pour la ville, et il entoure la montagne des
bourgeois de son bras d'acier. De vieilles forêts, à cette heure
chamarrées de toutes les dorures de l'automne, se penchent de toutes
parts sur cette vallée comme dans l'attente d'un combat. Il y a là,
parmi les chênaies et les châtaigneraies, de ces grands bois de pins
habités par les hiboux et les écureuils. A de certaines heures cet
ensemble n'est pas un paysage, c'est une scène, et l'on attend l'heure
où les acteurs, cette ville et ces châteaux, cette fourmilière de
nains et ces quatre géants pétrifiés, vont reprendre vie et commencer.

Cet admirable lieu s'appelle Neckarsteinach.

De l'un de ces quatre donjons on a fait une métairie, d'un deuxième
une maison de plaisance. Les deux autres, qui sont complétement
ruinés, dévastés et déserts, m'ont surtout intéressé et fait revenir
plusieurs fois.

L'un s'appelait au douzième siècle et s'appelle encore aujourd'hui
_Schwalbennest_, ce qui veut dire le _nid d'hirondelle_. Il est en effet
posé en saillie et maçonné, comme par une hirondelle gigantesque, sur
une console de rocher, dans la voussure d'un énorme mont de grès
rouge.

C'était, du temps de Rodolphe de Habsbourg, le manoir d'un effroyable
gentilhomme-bandit qu'on nommait Bligger le Fléau. Toute la vallée, de
Heilbronn à Heidelberg, était la proie de cet épervier à face humaine.

Comme tous ses pareils, la diète le manda. Bligger n'y alla point.

L'empereur le mit au ban de l'empire. Bligger n'en fit que rire.

La ligue des cent villes envoya ses meilleures troupes et son meilleur
capitaine assiéger le Nid-d'Hirondelle. En trois sorties le Fléau
extermina les assiégeants.

Ce Bligger était un combattant de stature colossale et qui frappait
avec un bras de forgeron.

Enfin le pape l'excommunia, lui et tous ses adhérents.

Quand Bligger entendit lire au pied de sa muraille, par un des
bannerets du saint-empire, la sentence d'excommunication, il haussa
les épaules.

Le lendemain, à son réveil, il trouva son burg désert et la porte et
la poterne murées. Tous ses hommes d'armes avaient quitté pendant la
nuit la citadelle maudite et en avaient muré les issues.

Alors l'un d'eux, qui s'était caché dans la montagne, sur un rocher
d'où le regard plongeait dans l'intérieur du château, vit Bligger le
Fléau baisser la tête et marcher à pas lents dans sa cour. Il ne
rentra pas un instant dans le donjon, et marcha ainsi jusqu'au soir,
seul et faisant sonner les dalles sous son talon d'acier.

Au moment où le soleil se couchait derrière les collines de
Neckargemund, le formidable burgrave tomba tout de son long sur le
pavé.

Il était mort.

Son fils ne put relever sa famille de l'excommunication qu'en se
croisant et en rapportant de la terre sainte la tête du sultan,
laquelle figure encore aujourd'hui au milieu de l'écu d'un chevalier
de pierre, qui s'appelle Ulrich Landschad, fils de Bligger, et qui
dort étendu sur un tombeau dans l'église de Steinach.

Cette famille est aujourd'hui éteinte.

Est-ce que ce n'est pas une belle histoire, Louis, et qui vaut tout
aussi bien la peine d'être racontée que les grandes batailles et les
mariages des rois? Il faut pourtant ramasser cela dans la mémoire du
peuple. Les historiens dédaignent ces détails. Ils disent que c'est
petit: moi, je déclare que c'est grand. Ce sont des contes de bonnes
femmes, ajoutent-ils; mais est-ce que vous connaissez rien de plus
magnifique et de plus terrible que les contes de bonnes femmes? Quant
à moi, Homère me paraît si sublime, que je range l'_Iliade_ parmi les
contes de bonnes femmes.

A ce sujet, Buchanan, que je feuilletais ces jours-ci dans la
bibliothèque de Heidelberg, fait un aveu naïf. Voici ce qu'il écrit à
propos de Macbeth: _Multa hic fabulose affingunt; sed, quia theatris
aut fabulis milesiis sunt aptiora quam historiæ, ea omitto._ Ce que
Buchanan met ainsi entre deux parenthèses, c'est Shakspeare.

Le peuple d'ailleurs ne s'y méprend pas. Il aime le grand, et il aime
les contes. Il exagère même volontiers les personnages de ses
légendes, et les place, par le grossissement auguste des détails, au
niveau des grands hommes historiques. La chronique ne se gêne pas plus
que l'histoire pour bouleverser toute la nature quand il s'agit de
solenniser un de ses héros. Lorsque le laird écossais Dunwald
assassina, dans le château de Fores, le roi Duff, il y eut des
prodiges, et le soleil se voila comme à la mort de César.

Tant que les narrateurs de ces grandes choses s'appellent Hector Boëce
ou Hailes's, ce n'est pas de l'histoire, ce sont des contes. Le jour
où ils se nomment Homère, Virgile ou Shakspeare, c'est plus que de
l'histoire, c'est de l'épopée.

Le Schwalbennest a encore aujourd'hui une fière et sombre mine. C'est
un donjon carré dont les deux angles tournés vers la vallée
disparaissent et s'absorbent sous des tourelles rondes à mâchicoulis;
une double circonvallation couverte de lierre l'enveloppe, et tout ce
bloc pend, comme je vous l'ai dit, accroché au flanc d'une montagne
presque en surplomb sur le Neckar.

J'ai escaladé le sentier, jadis si redoutable, où ont ruisselé l'huile
bouillante, la poix allumée et le plomb fondu des mâchicoulis. Je suis
entré par cette poterne et par cette porte qui ont été murées,
aujourd'hui larges crevasses qui livrent passage au premier venu, et
avec un clou j'ai gravé ces trois lignes sur une pierre du chambranle
de la porte: _Quand la porte du tombeau s'est fermée sur une famille
pour ne plus s'ouvrir, la porte de la maison s'ouvre pour ne plus se
fermer._

L'intérieur du burg est d'un aspect lugubre. Des racines d'arbres
soulèvent çà et là ce vieux dallage du douzième siècle, où a résonné
la colossale armure de Bligger quand le burgrave tomba roide mort sur
le pavé. La montagne, pleine de sources, continue de suinter goutte à
goutte dans la citerne à demi comblée. Les fraisiers en fleurs
s'épanouissent entre les dalles. Les pierres des murs, fouettées par
la pluie et rongées par la lune, sont piquées de mille trous où des
larves de papillons-spectres filent dans l'ombre leur cocon. Aucun pas
humain dans cette demeure. Aux fenêtres inaccessibles du donjon
apparaissent des châtelaines sauvages, les fougères, qui y agitent
leur éventail, et les ciguës, qui y penchent leur parasol. La grande
salle, dont le toit et les plafonds se sont effondrés, est encore
royalement décorée par treize croisées toutes grandes ouvertes sur la
vallée. Au moment où j'y étais, le soleil couchant encadrait dans
l'une d'elles un Claude Lorrain magnifique.

L'autre donjon n'a pas de nom, n'a pas d'histoire, n'a pas de date
pour ainsi dire, n'a presque plus de forme, et est beaucoup plus
formidable encore que le Nid-d'Hirondelle.

Si l'on oublie un instant la tour carrée qui le domine encore, ce
n'est plus un donjon, ce n'est plus une ruine, ce n'est plus une
masure, ce n'est plus un édifice ayant forme humaine (car l'homme
imprime la forme à l'édifice); c'est un bloc, une masse caverneuse, un
rocher percé comme un poumon de trous et de cœcums; c'est un énorme
madrépore que pénètre et que remplit inextricablement de toutes ses
antennes, de tous ses pieds, de tous ses doigts, de tous ses cous, de
toutes ses spirales, de tous ses becs, de toutes ses trompes, de
toutes ses chevelures, la végétation, ce polype effrayant.

Je suis entre là avec beaucoup de peine, en faisant dans les
broussailles un bruit de bête fauve.

Ce burg est plus ancien de deux siècles que le Schwalbennest. La tour
carrée n'a qu'une baie, une porte du neuvième siècle, au-dessous de
laquelle sortent encore des murs, à une hauteur d'environ quarante
pieds, les deux consoles à ourlet diamanté qui soutenaient le
pont-levis. L'archivolte pleine d'ombre de cette entrée inaccessible
est aussi pure que si la pierre était coupée d'hier.

La seule chose, avec la tour carrée, qui ait encore une forme, c'est
une grosse tour ronde, aux trois quarts rasée, qui flanquait un des
angles du mur, et que j'ai aperçue en montant. Une fois engagé dans
les antres dédaléens du château écroulé, j'ai eu quelque peine à la
retrouver. Enfin j'ai avisé entre deux touffes de ronces l'embouchure
étroite d'un couloir. Je m'y suis glissé, et je suis parvenu ainsi
dans un petit carrefour singulier: c'étaient quatre cellules
oblongues, voûtées, basses, rayonnant vers quatre points différents de
la vallée, terminées chacune par une meurtrière, et partant toutes les
quatre de l'extrémité du corridor où j'étais entré. Figurez-vous le
dedans du moule où l'on aurait fondu le pied d'un aigle colossal. Ces
quatre cellules étaient des embrasures d'onagres on de fauconneaux. Du
point où j'étais, le burgrave pouvait voir à la fois, par la première
meurtrière, à sa droite, le revers de la montagne; par la seconde, en
face de lui, le Schwalbennest; par la troisième, la ville groupée sur
la colline; et, par la quatrième, à sa gauche, les deux autres
châteaux de la vallée. Cette serre d'aigle, qui avait pour ongles
quatre machines de guerre, était l'intérieur de la tour ronde.

Entre les quatre embrasures, tout était granit cimenté et maçonnerie
massive. J'ai dessiné le Schwalbennest vu par la meurtrière.

Au printemps, cette ruine, changée en un prodigieux bouquet de fleurs,
doit être charmante.

Du reste, personne ne sait rien sur le burg. Il n'a pas même sa
légende et son spectre. Les générations d'hommes qui l'ont habité y
sont entrées tour à tour comme dans une caverne sans fond, et l'ombre
d'aucun n'en est ressortie.

Comme j'y étais arrivé au coucher du soleil, la nuit est venue pendant
que j'y étais encore. Alors cette masure-broussaille s'est remplie peu
à peu d'un bruit étrange. Cher Louis, si jamais on vous parle du
silence des ruines la nuit, exceptez, je vous prie, le burg sans nom
de Neckarsteinach. Je n'ai de ma vie entendu vacarme pareil. Vous
savez cet adorable tumulte qui éclate dans une futaie, en avril, au
soleil levant; de chaque feuille jaillit une note, de chaque arbre une
mélodie; la fauvette gazouille, le ramier roucoule, le chardonneret
fredonne, le moineau, ce joyeux fifre, siffle gaiement à travers le
tutti. Le bois est un orchestre. Toutes ces voix qui ont des ailes
chantent à la fois et répandent sur les collines et les prairies la
symphonie mystérieuse du grand musicien invisible. Dans le burg sans
nom, au crépuscule, c'est la même chose, devenue horrible. Tous les
monstres de l'ombre se réveillent et commencent à fourmiller. Le
vespertilio bat de l'aile, l'araignée cogne le mur avec son marteau,
le crapaud agite sa hideuse crécelle. Je ne sais quelle vie venimeuse
et funèbre rampe entre les pierres, entre les herbes, entre les
branches. Et puis, des grondements sourds, des frappements bizarres,
des glapissements, des crépitations sous les feuilles, des soupirs
faibles qu'on entend tout près de soi, des gémissements inconnus, les
êtres difformes exhalant les bruits lugubres, ce qu'on n'entend jamais
hurlé ou murmuré par ce qu'on ne voit jamais. Par moments des cris
affreux sortent tout à coup des chambres démantelées et désertes; ce
sont les chats-huants qui se plaignent comme des mourants. Dans
d'autres instants, on croit entendre marcher dans le taillis à
quelques pas de soi; ce sont des branchages fatigués qui se déplacent
d'eux-mêmes. Deux charbons ardents, tombés on ne sait de quelle
fournaise, brillent dans l'ombre au milieu des ronces; c'est une
chouette qui vous regarde.

Je me suis hâté de m'en aller, assez mal à mon aise, ne sachant où
poser mes mains dans les ténèbres et tâtonnant à travers les pierres
du bout de ma canne. Je vous assure que j'ai eu un mouvement de joie
lorsqu'au sortir de la sombre et impénétrable voûte de végétation qui
ferme et enveloppe la ruine, le ciel bleu, vague, étoilé et splendide,
m'est apparu comme une immense vasque de lapis-lazuli pailleté d'or,
dans un écartement de montagnes.

Il me semblait que je sortais d'une tombe et que je revoyais la vie.

Le soir, après ces expéditions, je regagne la ville. Je rencontre en
chemin des groupes d'étudiants de cette grande université de
Heidelberg, nobles et graves jeunes hommes dont le visage pense déjà.
La route longe le Neckar. La cloche de l'abbaye de Neubourg tinte par
intervalles dans le lointain. Les collines jettent leurs grandes
ombres sur la rivière; l'eau étincelle au clair de lune avec le
frissonnement du paillon d'argent; de longues barques sombres passent
dans les rapides comme des flèches, ou bien il n'y a ni bateaux, ni
passants, ni maisons, la vallée est muette, la rivière est déserte, et
les rochers surgissent pêle-mêle au milieu des courants avec des
formes de crocodiles et de grenouilles géantes qui viennent respirer
le soir à fleur d'eau.

Puisque je suis en train de soleils couchants, de crépuscules et de
clairs de lune, il faut que je vous raconte ma soirée d'avant-hier.
Pour moi, vous le savez, ces grands aspects ne sont jamais la «même
chose», et je ne me crois pas dispensé de regarder le ciel aujourd'hui
parce que je l'ai vu hier. Je continue donc ma causerie.

Comme le jour déclinait, j'étais monté, par une belle châtaigneraie
qui domine le château de Heidelberg, sur une haute colline que l'on
appelle le petit Geissberg. Il y avait là, au douzième siècle, une
forteresse bâtie par Conrad de Hohenstauffen, comte du Saint-Empire,
duc des Francs et beau-frère de l'empereur Barberousse. Des débris de
cette forteresse, incendiée en 1278 en même temps que la ville de
Heidelberg, les Suédois firent en 1633 un retranchement en pierres
sèches; et, de nos jours, du retranchement de Gustave-Adolphe, un
paysan a fait la clôture de son champ de pommes de terre.

La plaine du Rhin, vue du petit Geissberg, est comme l'Océan vu de la
falaise de Boisrosé. L'horizon est immense. Mannheim, Philippsburg,
les hauts clochers de Spire, une foule de villages, des forêts, des
plaines sans fin, le Rhin, le Neckar, d'innombrables îles, au fond les
Vosges.

A droite, sur le Heiligenberg, coupe boisée qu'on appelait il y a deux
mille ans le _mont Pirus_, et il y a mille ans le _mons Abrahæ_, des
ruines qu'on aperçoit racontent la même histoire que les ruines du
donjon de Conrad sur le Geissberg. Les Romains avaient érigé là un
temple à Jupiter et un temple à Mercure; des débris de ces deux
temples, Clovis, après la bataille de Tolbiac, en 495, bâtit un palais
que les rois francs habitèrent. Quatre cents ans plus tard, sous Louis
le Germanique, Théodroch, abbé de Lorges, édifia une église avec la
démolition du palais de Clovis. En 1622, les impériaux, commandés par
le comte de Tilli, s'emparèrent du Heiligenberg, jetèrent bas l'abbaye
romane de Théodroch, et construisirent avec les décombres des
batteries et des épaulements sur la crête de la montagne. Aujourd'hui,
avec ces pierres qui ont été un temple à Jupiter, un palais des rois
francs, une église catholique, une batterie impériale, les paysans des
villages voisins font des cabanes.

Je m'étais assis au haut du Geissberg, à côté d'un chèvrefeuille
sauvage encore en fleurs, sur une pierre posée là pendant la guerre de
Trente Ans. Le soleil avait disparu. Je contemplais ce magnifique
paysage. Quelques nuées fuyaient vers l'orient. Le couchant posait sur
les Vosges violettes ses longues bandelettes peintes des couleurs du
spectre solaire. Une étoile brillait au plus clair du ciel.

Il me semblait que tous ces hommes, tous ces fantômes, toutes ces
ombres qui avaient passé depuis deux mille ans dans ces montagnes,
Attila, Clovis, Conrad, Barberousse, Frédéric le Victorieux,
Gustave-Adolphe, Turenne, Custines, s'y dressaient encore derrière moi
et regardaient comme moi ce splendide horizon. J'avais sous mes pieds
les Hohenstauffen en ruine, à ma droite les Romains en ruine;
au-dessous de moi, penchant sur le précipice, les Palatins en ruine;
au fond, dans la brume, une pauvre église bâtie par les catholiques au
quinzième siècle, envahie par les protestants au seizième, aujourd'hui
partagée par une cloison entre les protestants et les catholiques,
c'est-à-dire, aux yeux de Rome, mi-partie de paradis et d'enfer,
profanée, détruite; autour de cette église, une chétive ville quatre
fois incendiée, trois fois bombardée, saccagée, relevée, dévastée et
rebâtie; hier résidence princière, aujourd'hui université et
manufacture, école et atelier, cité de bacheliers et d'ouvriers,
c'est-à-dire fourmilière d'enfants étudiant les ténèbres et d'hommes
travaillant le néant; devant moi, dans l'espace, j'avais les fleuves
toujours de nacre, le ciel toujours de saphir, les nuages toujours de
pourpre, les astres toujours de diamant; à côté de moi les fleurs
toujours parfumées, le vent toujours joyeux, les arbres toujours
frissonnants et jeunes. En ce moment-là, j'ai senti dans toute leur
immensité la petitesse de l'homme et la grandeur de Dieu, et il m'est
venu un de ces éblouissements de la nature que doivent avoir, dans
leur contemplation profonde, ces aigles qu'on aperçoit le soir
immobiles au sommet des Alpes ou de l'Atlas.

Vous savez, Louis, sur les hauts lieux, dans les moments solennels, il
y a une marée montante d'idées qui vous envahit peu à peu et qui
submerge presque l'intelligence. Vous dire tout ce qui a passé et
repassé dans mon esprit pendant ces deux ou trois heures de rêverie
sur le Geissberg, ce serait impossible.

Il y a quatre mille ans, cette vaste campagne, qu'on voit du sommet du
Geissberg s'ouvrir comme une mer, était un lac en effet, un immense
lac qui battait tout ce grand cirque de montagnes, le mont Tonnerre,
le Taunus, le Mélibocus, le mont Pirus et les Vosges. Le Rhin, comme
le Niagara, descendait de lac en lac à l'Océan. Une ancienne tradition
raconte qu'un nécroman, pris par un roi, dessécha ce lac pour obtenir
sa liberté. Ce magicien prisonnier, c'était le Rhin captif, qui rongea
la barrière occidentale du lac afin de pouvoir s'engouffrer plus
largement entre la double chaîne de volcans éteints qui commence au
Taunus et finit aux Sept-Monts. Depuis lors, le lac s'est changé en
plaine, les hommes ont succédé aux flots et les donjons aux écueils.

Je viens de vous dire quelques-uns des grands fantômes historiques qui
ont traversé cette plaine depuis vingt siècles. César a été le
premier, Bonaparte le dernier.

Il y a des villes sur lesquelles, à de certaines époques presque
périodiques, par une sorte de fatalité locale qui est dans l'air
ambiant, par la combinaison de leur situation géographique avec leur
valeur politique, il se forme des nœuds d'événements comme il se
forme des nœuds de nuages sur les hautes montagnes.

Heidelberg est une de ces villes.

Pour ne vous parler que de son château (car il faut bien que je vienne
à vous en entretenir, et j'aurais dû commencer par là), que
d'aventures n'a-t-il pas eues! Pendant cinq cents ans il a reçu le
contre-coup de tout ce qui a ébranlé l'Europe, et il a fini par en
crouler. Cela tient, il est vrai, à ce que le château de Heidelberg,
résidence du comte palatin, lequel n'avait au-dessus de lui que les
rois, les empereurs et les papes, et, trop grand pour rester courbé
sous leurs pieds, ne pouvait relever la tête qu'en les heurtant; cela
tient, dis-je, à ce que le château de Heidelberg a toujours eu je ne
sais quelle attitude d'opposition aux puissances. Dès 1300, époque de
sa fondation, il commence par une Thébaïde; il a dans le palatin
Rodolphe et l'empereur Louis, ces deux frères dénaturés, son Etéocle
et son Polynice. Puis l'électeur va grandissant. En 1400, le palatin
Rupert II, assisté des trois électeurs du Rhin, dépose l'empereur
Wenceslas et prend sa place; cent vingt ans plus tard, en 1519, le
palatin Frédéric II fera du jeune roi Charles Ier d'Espagne l'empereur
Charles-Quint. En 1415, le comte Louis le Barbu se déclare protecteur
du concile de Constance, et emprisonne dans son château de Heidelberg
un pape, Jean XXIII, qu'il appelle, dans une lettre à l'empereur,
_votre simoniaque Balthazar Kossa_. Un siècle après, Luther se réfugie
à Mannheim, près de ce même Heidelberg, à l'ombre du palatin Frédéric.
J'omets ici à dessein, pour vous en parler plus au long dans un
instant, Frédéric le Victorieux, le grand Titan de Heidelberg. En
1619, Frédéric V, un jeune homme, saisit la couronne royale de Bohême
malgré l'empereur, et en 1687 le palatin Philippe-Guillaume, un
vieillard, prend le chapeau d'électeur malgré le roi de France. De là,
pour Heidelberg, des luttes, des secousses, des commotions sans fin,
la guerre de Trente Ans, qui est la gloire de Gustave-Adolphe; la
guerre du Palatinat, qui est la tache de Turenne. Toutes les choses
formidables ont frappé ce château. Trois empereurs, Louis de Bavière,
Adolphe de Nassau et Léopold d'Autriche, l'ont assiégé; Pie II y a
lancé l'excommunication; Louis XIV y a lancé la foudre.

On pourrait même dire que le ciel s'en est mêlé. Le 23 juin 1764, la
veille du jour où Charles-Théodore devait venir habiter le château et
y fixer sa résidence (ce qui, soit dit en passant, eût été un grand
malheur; car, si Charles-Théodore avait passé là sa trentaine
d'années, la sévère ruine que nous admirons aujourd'hui serait, sans
aucun doute, incrustée d'un affreux damasquinage pompadour); la veille
de ce jour donc, comme les meubles du prince étaient déjà déposés à la
porte, dans l'église du Saint-Esprit, le feu du ciel tomba sur la tour
octogone, incendia la toiture, et acheva de détruire en quelques
heures ce château de cinq siècles. Déjà deux cents ans auparavant, en
1537, l'ancien palais bâti par Conrad sur le Geissberg et converti par
Frédéric II en magasin à poudre avait été touché par un éclair et
avait sauté. Chose remarquable, le même dénoûment a frappé les deux
châteaux de Heidelberg, le donjon des Hohenstauffen et le manoir des
palatins. Ils ont fini l'un et l'autre comme le songe de la tragédie,
_par un coup de tonnerre_.

Cette jalousie sourde et voilée, dont je vous parlais tout à l'heure,
de l'électeur contre l'empereur, du comte souverain contre le césar,
se traduit et éclate visiblement jusque sur les façades du château.
Sur le palais d'Othon-Henri, l'artiste, plein de l'esprit du prince, a
mis des médaillons d'empereurs romains. Parmi ces césars il a étalé
Néron et glissé Brutus. Il a subordonné la composition de ses trois
étages à quatre statues posées fièrement au rez-de-chaussée. Ces
quatre statues sont des symboles; ce sont des demi-dieux et des
demi-rois. C'est Josué, c'est Samson, c'est Hercule, c'est David. Dans
David il n'a pas choisi le roi, mais le berger. Chaque statue a
au-dessous d'elle son inscription, qui achève d'expliquer la pensée
hautaine du palatin. Sous les pieds de Josué on lit:

     LE DUC JOSUÉ (HERZOG JOSHUA)
        PAR L'AIDE DE DIEU
          A FAIT PERIR
        TRENTE ET UN ROIS

Samson, dans sa légende, devient presque un électeur palatin:

          SAMSON LE FORT
     ÉTAIT LE LIEUTENANT DE DIEU
         ET GOUVERNA ISRAEL
          DURANT VINGT ANS

Hercule, c'est Frédéric II, qui dit, après avoir sauvé deux fois
l'Allemagne et battu les Turcs à la tête de l'armée de la
confédération germanique:

           JE SUIS HERCULE
           FILS DE JUPITER
     CONNU PAR MES NOBLES TRAVAUX
             BIEN CONNU

David enfin, le berger David, qui tient sa fronde d'une main et la
tête du géant de l'autre, c'est l'usurpateur légitimé par la gloire,
Frédéric le Victorieux, qui semble dire à l'empereur Adolphe:

     DAVID ÉTAIT UN JEUNE GARÇON
         COURAGEUX ET PRUDENT
         A L'INSOLENT GOLIATH
         IL A TRANCHÉ LA TÊTE

Goliath n'avait qu'à se tenir pour averti.

C'était, en effet, un grand et formidable prince que l'électeur
palatin. Il tenait parmi les électeurs-ducs le même rang que
l'archevêque de Mayence parmi les électeurs-évêques. Il portait le
globe du Saint-Empire dans les solennités germaniques. Depuis
Charles-Quint il le joignait à ses armes.

Les comtes palatins étaient volontiers lettrés, ce qui est l'ornement
et la coquetterie des vrais princes. Au quatorzième siècle Rupert
l'Ancien fondait l'Université de Heidelberg; au dix-septième le
palatin Charles était docteur de l'Université d'Oxford. Othon le
Magnanime dessinait et sculptait. Il est vrai que Othon-Henri
appartient à cet admirable seizième siècle, qui confondait dans une
vie commune le prince et l'artiste sur ses sommets éblouissants.
Charles-Quint ramassait le pinceau de Titien. François Ier, comme plus
tard Charles IX, faisait des vers, peignait et dessinait. _Molte volte_,
dit Paul Lamozzo, _si dilettava di prendere lo stilo in mano e
esercitarsi nel disegnare e dipingere_.

C'était aussi un prince lettré, grâce à son vieux maître Mathias
Kemnat, que ce Frédéric le Victorieux, qui fut, pour ainsi dire, au
quinzième siècle, le jumeau de Charles le Téméraire et dont le
vaillant duc de Bourgogne préféra l'amitié au titre de roi. L'histoire
n'a pas de figure plus fière. Il débute par l'usurpation, car son
pays avait besoin d'un homme et non d'un enfant. Il défend le
Palatinat contre l'empereur et l'archevêque de Mayence contre le pape;
il se fait excommunier trois fois; il bat la ligue des treize princes;
il prête main-forte à la hanse rhénane; il tient tête à toute
l'Allemagne; il gagne les batailles de Pfeddersheim et de Seckenheim;
il donne au margrave Charles de Bade, à l'évêque Georges de Metz, au
comte Ulrich de Wurtemberg, et aux cent vingt-trois chevaliers ses
prisonniers le fameux _repas sans pain_; il déclare la guerre aux
burgraves-bandits et en purge le Neckar comme Barberousse et Rodolphe
de Habsburg en avaient purgé le Rhin; enfin, après avoir vécu dans un
camp, il meurt dans un cloître. Vie qui sera plus tard celle du grand
Frédéric, mort qui sera plus tard celle de Charles-Quint.

Héros à double profil dans lequel la Providence ébauchait d'avance ces
deux grands hommes.

Vu à vol d'oiseau, le château de Heidelberg présente à peu près la
forme d'un F, comme si le hasard avait voulu faire du magnifique
manoir la gigantesque initiale de ce victorieux Frédéric, son plus
illustre habitant.

Le grand jambage de l'F est parallèle au Neckar et regarde la ville,
que le château domine à mi-côte. Le grand bras, qui part à angle droit
de l'extrémité supérieure du jambage, s'étend au-dessus d'un vallon
qui le sépare des montagnes de l'est. Le petit bras du milieu,
raccourci encore par les ruines qui le terminent, fermait le château à
l'ouest du côté des plaines du Rhin, et tournait vers le mont
Geissberg les tours qu'il semble tenir encore dans son poignet brisé.

Il y a de tout dans le manoir de Heidelberg. C'est un de ces édifices
où s'accumulent et se mêlent les beautés éparses ailleurs. Il y a des
tours entaillées comme à Pierrefonds, des façades-bijoux comme à Anet,
des moitiés de douves tombées d'un seul morceau dans le fossé comme
au Rheinfels, de larges bassins tristes, croulants et moussus, comme à
la villa Pamfili, des cheminées de rois pleines de ronces comme à
Meung-sur-Loire, de la grandeur comme à Tancarville, de la grâce comme
à Chambord, de la terreur comme à Chillon.

Les traces des assauts et de la guerre sont là partout. Vous ne pouvez
vous figurer avec quelle furie les Français en particulier ont ravagé
ce château de 1689 à 1693. Ils y sont revenus à trois ou quatre
reprises. Ils ont fait jouer la mine sous les terrasses et dans les
entrailles des maîtresses tours; ils ont mis le feu aux toitures; ils
ont fait éclater des bombes à travers les Dianes et les Vénus des plus
délicates façades. J'ai vu des traces de boulets dans les chambranles
de ces ravissantes fenêtres du rez-de-chaussée et de la salle des
Chevaliers par où sautait la palatine afin de tâcher de _devenir homme_.
Cette même palatine, si spirituelle, si méchante et si désespérée
d'être fille, a été plus tard la cause de la guerre. Chose bizarre, il
y a des villes qui ont été perdues par des femmes qui étaient des
merveilles de beauté; ce miracle de laideur a perdu Heidelberg.

Pourtant, quelle que soit la dévastation, lorsqu'on monte au château
par les rampes, les voûtes et les terrasses qui y conduisent, on
regrette que le grand côté tourné vers la ville, bien qu'admirablement
composé, à son extrémité ouest, d'une tour éventrée qui a été la
grosse tour; à son extrémité orientale, d'une belle tour octogone qui
a été la tour de la cloche; et, à son centre, d'un hôtel à deux
pignons, dans le style de 1600, qui a été le palais de Frédéric IV; on
regrette, dis-je, que tout ce grand côté ait quelque monotonie.
J'avoue que j'y désirerais une ou deux brèches. Si j'avais eu
l'honneur d'accompagner M. le maréchal de Lorges dans sa sauvage
exécution de 1693, je lui aurais conseillé quelques volées de canon
qui eussent donné plus de mouvement à la ligne de la grande façade.
Quand on fait une ruine, il faut la bien faire.

Vous vous rappelez cet admirable château de Blois, si stupidement
_utilisé_ en caserne, dont la cour intérieure a quatre façades qui
racontent chacune l'histoire d'une grande architecture. Eh bien,
lorsqu'on entre dans la cour intérieure des palatins, l'impression
n'est pas moins profonde ni moins compliquée. On est ébloui. On est
tenté de fermer les yeux comme on est tenté de se boucher les oreilles
devant les Noces de Paul Véronèse. Il semble qu'il y a dans cette cour
un immense rayonnement qui vient de tous les côtés à la fois. Tout
vous sollicite et vous réclame. Si l'on est tourné vers le palais de
Frédéric IV, on a devant soi les deux hauts frontons triangulaires de
cette façade touffue et sombre, à entablements largement projetés, où
se dressent, entre quatre rangs de fenêtres, taillés du ciseau le plus
fier, neuf palatins, deux rois et cinq empereurs[2]. A sa droite on a
l'exquise devanture italienne d'Othon-Henri avec ses divinités, ses
chimères et ses nymphes qui vivent et qui respirent, veloutées par de
molles ombres poudreuses, avec ses césars romains, ses demi-dieux
grecs, ses héros hébreux, et son porche qui est de l'Arioste sculpté.
A sa gauche on entrevoit le frontispice gothique du palais de Louis le
Barbu, furieusement troué et crevassé comme par les coups de cornes
d'un taureau gigantesque. Derrière soi, sous les ogives d'un porche où
s'abrite un puits à demi comblé, on a les quatre colonnes de granit
gris données par le pape au grand empereur d'Aix-la-Chapelle, qui
vinrent au huitième siècle de Ravenne aux bords du Rhin et au
quinzième des bords du Rhin aux bords du Neckar, et qui, après avoir
vu tomber le palais de Charlemagne à Ingelheim, regardent crouler le
château des palatins à Heidelberg.

  [2] Premier rang à partir du haut du palais: Charlemagne,
  empereur; Othon de Wittelsbach, palatin de Bavière; Louis, duc de
  Bavière et premier comte palatin du Rhin; Rodolphe Ier, palatin.
  Deuxième rang: Louis de Bavière, empereur; Rupert II, empereur;
  Othon, roi de Hongrie; Christophe, roi de Danemark. Troisième
  rang: Rupert l'Ancien, palatin; Frédéric le Victorieux, palatin;
  Frédéric II, palatin; Othon-Henri, palatin. Quatrième rang:
  quatre palatins: Frédéric le Pieux, Louis, Jean-Casimir, et
  Frédéric IV, constructeur du palais.

  La maison palatine remontait par les femmes à Charlemagne.

Tout le pavé de la cour est obstrué de perrons en ruine, de fontaines
taries, de vasques ébréchées. Partout la pierre se fend et l'ortie se
fait jour.

Les deux façades de la Renaissance qui donnent tant de splendeur à
cette cour sont en grès rouge et les statues qui les couvrent sont en
grès blanc, admirable combinaison qui prouve que ces grands sculpteurs
étaient aussi de grands coloristes. Avec le temps, le grès rouge s'est
rouillé et le grès blanc s'est doré. De ces deux façades, l'une, celle
de Frédéric IV, est toute sévère; l'autre, celle d'Othon-Henri, est
toute charmante. La première est historique, la seconde est fabuleuse.
Charlemagne domine l'une, Jupiter domine l'autre.

Plus on contemple ces deux palais juxtaposés, plus on pénètre dans
leurs merveilleux détails, plus la tristesse vous gagne. Etrange
destinée des chefs-d'œuvre de marbre et de pierre; un stupide
passant les défigure, un absurde boulet les anéantit; et ce ne sont
pas les artistes, ce sont les rois qui y attachent leurs noms.
Personne ne sait aujourd'hui comment s'appelaient les divins hommes
qui ont bâti et sculpté la muraille de Heidelberg. Il y a là de la
renommée pour dix grands artistes qui flotte au-dessus de cette
illustre ruine sans pouvoir se fixer sur des noms. Un Boccador
inconnu a inventé le palais de Frédéric IV, un Primatice ignoré a
composé la façade d'Othon-Henri; un César Césariano, perdu dans
l'ombre, a dessiné les pures ogives à triangle équilatéral du manoir
de Louis V. Voici des arabesques de Raphaël, voici des figurines de
Benvenuto. Les ténèbres couvrent tout cela. Bientôt ces poëmes de
marbre mourront, les poëtes sont déjà morts. Ne le pensez-vous pas,
Louis? le plus amer des dénis de justice, c'est le déni de gloire,
c'est l'oubli.

Pour qui ont-ils donc travaillé, ces admirables hommes? Hélas! pour le
vent qui souffle, pour l'herbe qui pousse, pour le lierre qui vient
comparer ses feuillages aux leurs, pour l'hirondelle qui passe, pour
la pluie qui tombe, pour la nuit qui descend.

Une chose singulière, c'est que les trois ou quatre bombardements qui
ont labouré ces deux façades ne les ont pas ravagées toutes les deux
de la même manière. Sur le frontispice d'Othon-Henri, ils n'ont guère
brisé que des corniches ou des architraves. Les olympiens immortels
qui l'habitent n'ont pas souffert. Ni Hercule, ni Minerve, ni Hébé,
n'ont été touchés. Les boulets et les pots-à-feu se sont croisés sans
les atteindre autour de ces statues invulnérables. Tout au contraire,
les seize chevaliers couronnés qui ont des têtes de lions pour
genouillères et qui font si vaillante contenance sur le palais de
Frédéric IV ont été traités par les bombes en gens de guerre. Presque
tous ont été blessés. Othon, l'empereur, a été balafré au visage;
Othon, le roi de Hongrie, a eu la jambe gauche fracassée; Othon-Henri,
le palatin, a eu la main emportée. Une balle a défiguré Frédéric le
Pieux. Un éclat de bombe a coupé en deux Frédéric II, et a cassé les
reins à Jean-Casimir. Dans ces assauts, celui qui commence en haut,
près du ciel, cette royale série de statues, Charlemagne, a perdu son
globe, et celui qui la termine en bas, Frédéric IV, a perdu son
sceptre.

Du reste, rien de plus superbe que cette légion de princes, tous
mutilés, et tous debout. La colère de Léopold Ier et de Louis XIV, le
tonnerre, cette colère du ciel, la Révolution française, cette colère
des peuples, ont eu beau les assaillir; tous sont là encore, défendant
leur façade, le point sur la hanche, la jambe tendue, le talon solide,
la tête haute. Le lion de Bavière fait sous leurs pieds sa fière
grimace de lion. Au second étage, au-dessous d'un rameau vert qui a
percé l'architrave et qui joue gracieusement avec les plumes de pierre
de son casque, Frédéric le Victorieux tire à demi son épée. Le
sculpteur a mis dans ce visage je ne sais quel air d'Ajax offrant le
combat à Jupiter, ou de Nemrod lançant sa flèche à Jehovah.

Ce dut être un merveilleux spectacle que ces deux palais d'Othon-Henri
et de Frédéric IV vus à la lueur du bombardement dans la fatale nuit
du 21 mai 1693. M. de Lorges avait posé une batterie dans la plaine,
devant le village de Neuenheim, une autre sur le Heiligenberg, une
troisième sur le chemin de Wolfsbrunn, une quatrième sur le petit
Geissberg. De ces quatre points opposés, les mortiers entourant
Heidelberg comme un cercle d'affreuses hydres, plongeaient sans
relâche et de tous les côtés à la fois leurs longs cous de flamme dans
la cour du château; les obus fouillaient le pavé de leur crâne de fer;
les boulets ramés et les boulets rouges passaient parmi des traînées
de feu, et à cette clarté se dessinaient sur la façade de Frédéric IV,
dans leur posture de combat, les colosses des palatins et des
empereurs, cuirassés comme des scarabées, l'épée à la main, tumultueux
et terribles; tandis qu'à côté d'eux, sur l'autre façade, nus, sereins
et tranquilles, vaguement éclairés par le reflet des grenades, les
dieux rayonnants et les déesses rougissantes souriaient sous cette
pluie de bombes.

Parmi ces figures royales, qui semblent être plutôt des âmes
pétrifiées que des statues, deux seulement m'ont paru avoir perdu
quelque chose de leur fierté; c'est Louis V et Frédéric V. Il est vrai
qu'ils ne font pas partie de l'éclatante constellation de princes
semée sur le palais de Frédéric IV. Ils sont adossés dans l'ombre à
cette ruine qui a été la Grosse-Tour.

Frédéric V est profondément accablé; il semble qu'il songe à la faute
qui a fait sa destinée. La couronne de Bohême, retirée par les
Bohémiens du front de Ferdinand d'Autriche, avait été proposée par eux
à l'électeur de Saxe, qui la refusa; puis à Charles-Emmanuel, duc de
Savoie, qui la refusa; puis à Christian IV, roi de Danemark, qui la
refusa; ils l'offrirent enfin au palatin Frédéric V, qui, conseillé
par sa femme, prit cette couronne des deux mains. Il se fit couronner
à Prague en 1619; puis la guerre éclata, et il alla mourir, errant et
banni par les événements qu'il avait faits, loin de son pays. Sa femme
était Elisabeth d'Angleterre, petite-fille de Marie Smart. Elle avait
apporté en dot à son mari la fatalité de sa famille. Ce n'était pas
Elisabeth qui épousait un trône, c'était Frédéric V qui épousait
l'exil.

Frédéric V, dans la niche obscure où une broussaille le cache presque
entièrement, a encore sur la tête cette couronne de Bohême, d'où la
guerre de Trente Ans est sortie; mais il n'a plus les deux mains qui
l'avaient saisie. Chose étrange, une bombe suédoise les lui a coupées.

Louis V, qui l'avoisine, n'est pas moins sombre. On dirait qu'il sait
qu'il n'y a plus de gardes dans la place d'armes, que la _tour jamais
vide_ est vide, qu'il n'y a plus de prêtres dans la chapelle, qu'il n'y
a plus de lions dans la Tour du Géant, qu'il n'y a plus d'électeurs en
Allemagne, qu'il n'y a plus de palatins à Heidelberg, et que sa
_Grosse-Tour_, qu'il avait faite, après le donjon de Bourges, la plus
haute tour de l'Europe, pend écroulée derrière lui. Il regarde
tristement le lierre qui avance peu à peu sur son visage.

Cette grosse tour avait un pendant à l'autre extrémité de ce
palais-forteresse. C'était la _Tour de Frédéric le Victorieux_.

Vers 1455, Frédéric Ier, voulant rendre son château inexpugnable, fit
élever une forte tour au-dessus du petit vallon qui le sépare des
montagnes au levant. Cette tour était haute de quatre-vingts pieds,
bâtie en granit et fermée de portes de fer. Le côté de sa muraille qui
regardait l'ennemi avait vingt pieds de large. Frédéric fit dresser
dans l'intérieur trois formidables batteries superposées, et scella
dans les voûtes, pour la manœuvre des engins, d'énormes anneaux de
fer qui y pendent encore. En 1610, son arrière petit-neveu Frédéric IV
exhaussa encore cette immense tour d'un grand étage octogone.--Quand
cette prodigieuse construction fut terminée et complète, le pouce du
roi de France irrité se posa dessus et la fit éclater comme une noix.

Aujourd'hui la _Tour de Frédéric le Victorieux_ s'appelle la _Tour
Fendue_.

Une moitié de ce colossal cylindre de maçonnerie gît dans le fossé.
D'autres blocs lézardés se détachent du sommet et auraient croulé
depuis longtemps, mais des arbres monstrueux les ont saisis dans leurs
griffes puissantes et les retiennent suspendus au-dessus de l'abîme.

A quelques pas de cette ruine effrayante, le hasard a jeté une ruine
ravissante; c'est l'intérieur de ce palais d'Othon-Henri, dont
jusqu'ici, cher Louis, je ne vous ai montré que la façade. Il y a là,
debout, ouvertes, livrées au premier venu, sous le soleil et sous la
pluie, sous la neige et sous le vent, sans voûte, sans lambris, sans
toit, percées comme au hasard dans des murs démantelés, douze portes
de la renaissance, douze joyaux d'orfévrerie, douze chefs-d'œuvre,
douze idylles de pierre, auxquelles se mêle, comme sortie des mêmes
racines, une admirable et charmante forêt de fleurs sauvages dignes
des palatins, _cousule dignæ_. Je ne saurais vous dire ce qu'il y a
d'inexprimable dans ce mélange de l'art et de la réalité; c'est à la
fois une lutte et une harmonie, La nature, qui rivalise avec
Beethoven, rivalise aussi avec Jean Goujon. Les arabesques font des
broussailles, les broussailles font des arabesques. On ne sait
laquelle choisir et laquelle admirer le plus, de la feuille vivante ou
de la feuille sculptée.

Quant à moi, cette ruine m'a paru pleine d'un ordre divin. Il me
semble que ce palais, bâti par les fées de la renaissance, est
maintenant dans son état naturel. Toutes ces merveilleuses fantaisies
de l'art libre et farouche devaient être mal à l'aise dans ces salles
quand on y signait la paix ou la guerre, quand de sombres princes y
rêvaient, quand on y mariait des reines, quand on y ébauchait des
empereurs d'Allemagne. Est-ce que ces Vertumnes, ces Pomones et ces
Ganymèdes pouvaient comprendre quelque chose aux idées qu'ils voyaient
sortir de la tête de Frédéric IV ou V, par la grâce de Dieu, comte
palatin du Rhin, vicaire du Saint-Empire romain, électeur, duc de
Haute et Basse-Bavière? Un grand seigneur couchait dans cette chambre
avec une fille de roi sous un baldaquin ducal; maintenant il n y a
plus ni seigneur, ni fille de roi, ni baldaquin, ni plafond dans cette
chambre; le liseron l'habite et la menthe sauvage la parfume. C'est
bien. C'est mieux. Ces adorables sculptures ont été faites pour être
baisées par les fleurs et regardées par les étoiles.

La nature, juste et sainte, fait fête à cette œuvre, dont les
hommes ont oublié l'ouvrier.

Outre une quantité innombrable de bassins, de grottes et de fontaines,
de pavillons et d'arcs de triomphe, outre la chapelle consacrée à
saint Udalrich, et érigée par Jules III en première chapelle de
l'Allemagne;

     Outre la grande Place d'Armes,
     Les deux arsenaux,
     Le Jeu de balle de l'électeur Charles,
     La Ménagerie des lions,
     La Volière,
     La Maison des oiseaux,
     La Maison du plumage,
     La grande Chancellerie,
     L'Hôtel des Monnaies, flanqué de quatre tourelles.

Le château de Heidelberg contenait et soudait, dans sa magnifique
unité, huit palais de huit princes et de huit époques différentes:

Un du quatorzième siècle, le palais du pfalzgraf Rodolphe Ier;

Un du quinzième siècle, le palais de l'empereur Rupert;

Trois du seizième: le palais de Louis V, le palais de Frédéric II, et
le palais d'Othon-Henri;

Trois du dix-septième: le palais de Frédéric IV, le palais de Frédéric
V, et le palais d'Elisabeth.

Sa ruine se compose aujourd'hui de toutes ces ruines.

Sans compter les tourelles, les gloriettes et les lanternes-escaliers
du dedans, il y avait neuf tours extérieures:

     La tour Charles,
     La Rondelle,
     La Grosse Tour,
     La tour de Frédéric le Victorieux,
     La tour Jamais-Vide,
     La tour de Communication,
     La tour du Géant,
     La Tour Octogone,

et cette tour de la Librairie, qui a renfermé la _Bibliothèque
palatine_ du Vatican, et dont, en 1622, les manuscrits grecs et les
missels byzantins servirent de litière, faute de paille, aux chevaux
de l'armée impériale.

Cinq de ces tours subsistent encore:

     La tour de la Librairie,
     La Tour Octogone,
     La Grosse Tour,
     La Tour Fendue,
     Et la tour du Géant, la seule qui soit carrée.

Bizarre destinée! ce prodigieux palais, qui a été le théâtre des fêtes
et des guerres, qui a été la demeure des comtes du Rhin et des ducs de
Bavière, des rois de Bohême et des empereurs d'Allemagne, n'est plus
aujourd'hui que l'enveloppe compliquée d'un tonneau.

Le souterrain de Tournus est une église, le souterrain de Saint-Denis
est un sépulcre, le souterrain de Heidelberg est une cave.

Quand on a traversé ces décombres grandioses, cet écroulement épique,
ces salles d'armes démolies, ces palais pleins de mousses, de ronces,
d'ombre et d'oubli, ces tours qui ont chancelé comme des hommes ivres
et qui sont tombées comme des hommes morts, ces vastes cours où, il y
a deux cents ans à peine, le lansquenet se tenait debout sur le
perron, la pique haute, tout ce grand édifice et toute cette grande
histoire, un homme vient à vous avec une lanterne, vous ouvre une
porte basse, vous montre un escalier sombre, et vous fait signe de
descendre. On descend, la voûte est obscure, la crypte est recueillie,
les soupiraux jettent un demi-jour religieux, on s'attend aux tombeaux
des palatins, on trouve une grosse tonne, une fantaisie
pantagruélique, un trône pour un Ramponneau colossal. Quand on
aperçoit cette chose étrange, on croit entendre dans les ténèbres de
cette ruine l'immense éclat de rire de Gargantua.

Le Gros Tonneau dans le manoir de Heidelberg, c'est Rabelais logé chez
Homère.

Le Gros Tonneau, couché sur le ventre dans la vaste cave qui l'abrite,
présente l'aspect d'un navire sous la cale. Il a vingt-quatre pieds de
diamètre et trente-trois pieds de long. Il porte à sa face antérieure
un écusson rocaille où est sculpté le chiffre de l'électeur
Charles-Théodore. Deux escaliers à deux étages serpentent à l'entour
et montent jusqu'à une plate-forme posée sur son dos. Il contient deux
cent trente-six foudres, chaque foudre contient douze cents doubles
bouteilles; d'où il suit qu'il y a dans la grosse tonne de Heidelberg
cinq cent soixante-six mille quatre cents bouteilles ordinaires. On la
remplissait par un trou percé dans la voûte au-dessus de la bonde, et
on la vidait avec une pompe qui est encore là suspendue au mur. Celte
futaille-monstre a été pleine trois fois de vin du Rhin. La première
fois qu'elle fut remplie, l'électeur dansa avec sa cour sur la
plate-forme qui la surmonte. Depuis 1770 elle est vide.

Le vin s'y améliorait.

Au reste, cette tonne n'est pas l'ancien Gros Tonneau de Heidelberg,
couvert de si curieuses sculptures et construit en 1595 par l'électeur
Jean-Casimir, pour solenniser je ne sais quelle réconciliation de
luthériens et de calvinistes. Charles-Théodore l'a fait démolir vers
1750 pour bâtir celui-ci, qui est plus grand, mais moins orné.

Outre le gros tonneau, les caveaux du château palatin, dont les
profondeurs s'ouvrent de toutes parts comme des antres, renfermaient
ce qu'on appelait les petits tonneaux. Ces petits tonneaux n'avaient
guère que la hauteur d'un premier étage. Il y en avait dix ou douze.
Il n'en reste plus qu'un, qu'on m'a montré dans sa cellule, à
quelques pas de la grande tonne. Il ne contenait que le cinquième du
Gros Tonneau. C'est un fort bel assemblage de douves en bois de chêne,
fabriqué au temps de Louis XIII, orné par les électeurs palatins de
l'écusson de Bavière et de trois têtes de lions sur chacune de ses
faces, et par les soldats français de quelques coups de hache. C'était
en 1799. Le tonneau était plein de vin du Rhin, nos soldats voulurent
l'enfoncer. Le tonneau tint bon. Ils avaient brisé les murailles de la
citadelle, ils ne purent faire brèche au tonneau.

Ce petit tonneau est vide depuis 1800.

En se promenant dans l'ombre que jette la grosse tonne, on aperçoit
tout à coup, derrière des madriers qui l'étançonnent, une singulière
statue de bois sur laquelle un soupirail jette un rayon blafard. C'est
une espèce de petit vieillard jovial, grotesquement accoutré, à côté
duquel une grossière horloge pend accrochée à un clou. Une ficelle
sort de dessous cette horloge, vous la tirez, l'horloge s'ouvre
brusquement, et laisse échapper une queue de renard qui vient vous
frapper le visage. Ce petit vieillard, c'est un bouffon de cour; cette
horloge, c'est sa bouffonnerie.

Voilà la seule chose qui palpite et remue encore dans le château de
Heidelberg, la farce d'un bouffon de roi. Là-haut, dans les décombres,
Charlemagne n'a plus de sceptre, Frédéric le Victorieux n'a plus de
tour, le roi de Bohème n'a plus de bras, Frédéric II n'a plus de tête,
le royal globe de Frédéric V a été brisé dans sa main par un boulet,
cet autre globe royal; tout est tombé, tout a fini, tout s'est éteint,
hormis ce bouffon. Il est encore là, lui, il est debout, il respire,
il dit: «Me voici!» Il a son habit bleu, son gilet extravagant, sa
perruque de fou mi-partie verte et rouge; il vous regarde, il vous
arrête, il vous tire par la manche, il vous fait sa grosse pasquinade
stupide, et il vous rit au nez. A mon sens, ce qu'il y a de plus
lugubre et de plus amer dans cette ruine de Heidelberg, ce ne sont pas
tous ces princes et tous ces rois morts, c'est ce bouffon vivant.

C'était le fou du palatin Charles-Philippe. Il s'appelait PERKEO. Il
était haut de trois pieds six pouces, comme sa statue, au-dessous de
laquelle son nom est gravé. Il buvait quinze doubles bouteilles de vin
du Rhin par jour. C'était là son talent. Il faisait beaucoup rire,
vers 1710, l'électeur palatin de Bavière et l'empereur d'Allemagne,
ces ombres qui passaient alors.

Un jour que plusieurs princes étrangers étaient chez le palatin, on
mesura Perkeo à l'un de ces grands grenadiers de Frédéric Ier, roi de
Prusse, lesquels, bottés à talons hauts et coiffés de leurs immenses
bonnets à poil, étaient obligés de descendre les escaliers des palais
à reculons. Le fou dépassait à peine la botte du grenadier. _Cela fit
très-fort rire_, dit un narrateur du temps. Pauvres princes d'une
époque décrépite, occupés de nains et de géants, et oubliant les
hommes!

Quand Perkeo n'avait pas bu ses quinze bouteilles, on le fouettait.

Au fond, dans la gaieté grimaçante de ce misérable, il y avait
nécessairement du sarcasme et du dédain. Les princes, dans leur
tourbillon, ne s'en apercevaient pas. Le rayonnement splendide de la
cour palatine couvrait les lueurs de haine qui éclairaient par
instants ce visage; mais aujourd'hui, dans l'ombre de ces ruines,
elles reparaissent; elles font lire distinctement la pensée secrète du
bouffon. La mort, qui a passé sur ce rire, en a ôté la facétie et n'y
a laissé que l'ironie.

Il semble que la statue de Perkeo raille celle de Charlemagne.

Il ne faut pas retourner voir Perkeo. La première fois il attriste,
la seconde fois il effraye. Rien de plus sinistre que le rire
immobile. Dans ce palais désert, près de ce tonneau vide, on songe à
ce pauvre fou battu par ses maîtres quand il n'était pas ivre, et ce
masque hideusement joyeux fait peur. Ce n'est même plus le rire d'un
bouffon qui se moque, c'est le ricanement d'un démon qui se venge.
Dans cette ruine pleine de fantômes, Perkeo aussi est un spectre.

Pardon, cher Louis, si je profite de la transition; mais, à propos de
fantômes, je puis bien vous parler de revenants. Il y en a, dit-on, et
beaucoup, dans le manoir de Heidelberg. Ils s'y promènent dans les
nuits de pleine lune et dans les nuits d'orage. Tantôt c'est Jutha, la
femme d'Anthyse, duc des Francs, qui s'assied, pâle et couronnée, sous
les petites ogives de la gloriette de Louis le Barbu. Tantôt ce sont
les deux francs-juges, deux chevaliers noirs qu'on voit marcher à côté
de la statue de Jupiter, sur la frise inaccessible du palais
d'Othon-Henri. Tantôt ce sont les musiciens bossus, démons familiers
qui sifflent des airs sataniques dans les combles de la chapelle.
Tantôt c'est la Dame Blanche qui passe sous les voûtes, et dont on
entend la voix. C'est cette dame blanche qui apparut, dit-on, en 1655,
dans le rittersaal d'Othon-Henri au comte Frédéric de Deux-Ponts et
lui prédit la chute du Palatinat. Du temps des palatins, elle se
montrait chaque fois qu'un des souverains du pays devait mourir. Elle
ne revient pas pour les grands-ducs de Bade. Il paraît qu'elle ne
reconnaît point le traité de Lunéville.

Voilà, cher Louis, les diables que les touristes cherchent dans ce
vieux palais. Quant à moi, je dois en convenir, je n'y ai vu d'autres
diables, et même d'autres touristes, qu'un jour, vers midi, deux de
ces immenses ramoneurs de la forêt Noire, lesquels étaient venus
visiter en artistes et en connaisseurs la phénoménale cheminée des
palatins, et s'extasiaient dessous, et qui, tout noirs, avec leurs
dents blanches, agitant de leurs deux bras ce vaste manteau qu'ils
portent en châle, avaient l'air de deux grandes chauves-souris de
l'Odéon mettant en scène Robin des Bois dans les ruines de Heidelberg.

Aucun genre de dévastation n'a manqué à ce château. Jusqu'ici je vous
ai parlé de M. de Tilli, du comte de Birkenfeld, du maréchal de
Lorges, de l'empereur d'Allemagne et du roi de France, des grands
démolisseurs. Je ne vous ai rien dit des petits. Quand on regarde la
trace des lions, on n'aperçoit pas celle des rats. Heidelberg a eu
pourtant ses rats. Les ravageurs infimes, les architectes officiels,
se sont rués sur ce monument comme s'il était en France, comme s'il
était à Paris. Des invalides qu'on y avait logés ont mutilé le vieil
édifice avec une haine de ruine à ruine. Ils ont complétement démoli
deux frontons sur quatre dans la chambre à coucher d'Othon-Henri. Des
Anglais ont brisé à coups de marteau, pour les emporter, les
cariatides-pilastres de la salle à manger. Un architecte, chargé de
construire un conduit d'eau de Heidelberg à Mannheim, a jeté bas les
voûtes de la salle des chevaliers, afin de faire avec les briques du
ciment pour ses aqueducs. Vous vous souvenez que notre grille de la
Place-Royale, monument rare et complet de la serrurerie du
dix-septième siècle, cette bonne vieille grille dont parle madame de
Sévigné, qui avait vu passer les _oiseaux des Tournelles_, qu'avaient
coudoyée Corneille allant chez Marion de Lorme et Molière allant chez
Ninon de Lenclos, a été vendue cette année, devant ma porte, _cinq
sous la livre_. Eh bien, cher Louis, les niais quelconques qui ont
fait cette bêtise ne l'ont pas même inventée. Les niais créateurs de
la chose étaient de Heidelberg; eux ne sont que les niais plagiaires.
Il y avait autour du perron d'Othon-Henri une admirable rampe de fer
de la Renaissance. Les architectes de la ville l'ont fait vendre _au
poids et à moins de six liards la livre_. Je cite le texte même du
marché. Qu'en dites-vous? Ces six liards-là valent bien nos cinq sous.

      *       *       *       *       *

Vous m'avez oublié sans doute sur la colline du petit Geissberg, où
j'étais quand je me suis mis à vous parler du château de Heidelberg;
et je m'y suis oublié moi-même, tant j'y avais été saisi d'une rêverie
profonde. La nuit était venue, des nuées s'étaient répandues sur le
ciel, la lune était montée presque au zénith, que j'étais encore assis
sur la même pierre, regardant les ténèbres que j'avais autour de moi
et les ombres que j'avais en moi. Tout à coup le clocher de la ville a
sonné l'heure sous mes pieds, c'était minuit: je me suis levé et je
suis redescendu. Le chemin qui mène à Heidelberg passe devant les
ruines. Au moment ou j'y arrivais, la lune, voilée par des nuages
diffus et entourée d'un immense halo, jetait une clarté lugubre sur ce
magnifique amas d'écroulements. Au delà du fossé, à trente pas de moi,
au milieu d'une vaste broussaille, la Tour Fendue, dont je voyais
l'intérieur, m'apparaissait comme une énorme tête de mort. Je
distinguais les fosses nasales, la voûte du palais, la double arcade
sourcilière, le creux profond et terrible des yeux éteints. Le gros
pilier central avec son chapiteau était la racine du nez. Des cloisons
déchirées faisaient les cartilages. En bas, sur la pente du ravin, les
saillies du pan de mur tombé figuraient affreusement la mâchoire. Je
n'ai de ma vie rien vu de plus mélancolique que cette grande tête de
mort posée sur ce grand néant qui s'appelle le Château des Palatins.

La ruine, toujours ouverte, est déserte à cette heure. L'idée m'a pris
d'y entrer. Les deux géants de pierre qui gardent la Tour Carrée m'ont
laissé passer. J'ai franchi le porche noir sous lequel pend encore la
vieille herse de fer, et j'ai pénétré dans la cour. La lune avait
presque disparu sous les nuées. Il ne venait du ciel qu'une clarté
blême.

Louis, rien n'est plus grand que ce qui est tombé. Cette ruine,
éclairée de cette façon, vue à cette heure, avait une tristesse, une
douceur et une majesté inexprimables. Je croyais sentir dans le
frissonnement à peine distinct des arbres et des ronces le ne sais
quoi de grave et de respectueux. Je n'entendais aucun pas, aucune
voix, aucun souffle. Il n'y avait dans la cour ni ombres ni lumières;
une sorte de demi-jour rêveur modérait tout, éclairait tout et voilait
tout. L'enchevêtrement des brèches et des crevasses laissait arriver
jusqu'aux recoins les plus obscurs de faibles rayons de lune; et dans
les profondeurs noires, sous des voûtes et des corridors
inaccessibles, je voyais des blancheurs se mouvoir lentement.

C'était l'heure où les façades des vieux édifices abandonnés ne sont
plus des façades, mais des visages.

Je m'avançais sur le pavé inégal et montueux sans oser faire de bruit,
et j'éprouvais entre les quatre murs de cette enceinte cette gêne
étrange, ce sentiment indéfinissable que les anciens appelaient
l'_horreur des bois sacrés_. Il y a une sorte de terreur insurmontable
dans le sinistre mêlé au superbe.

Cependant j'ai gravi les marches vertes et humides du vieux perron
sans rampe et je suis entré dans le vieux palais sans toit
d'Othon-Henri. Vous allez rire peut-être; mais je vous assure que
marcher la nuit dans des chambres qui ont été habitées par des
hommes, dont les portes sont décorées, dont les compartiments ont
encore leur signification distincte; se dire: «Voici la salle à
manger, voici la chambre à coucher, voici l'alcôve, voici la
cheminée,» et de sentir l'herbe sous ses pieds, et voir le ciel
au-dessus de sa tête, c'est effrayant. Une chambre qui a encore la
figure d'une chambre, et dont le plafond a été enlevé par une main
invisible comme le couvercle d'une boîte, devient une chose lugubre et
sans nom. Ce n'est plus une maison, ce n'est pas une tombe. Dans un
tombeau on sent l'âme de l'homme; dans ceci on sent son ombre.

Au moment où j'allais passer du vestibule dans la salle des
chevaliers, je me suis arrêté. Il y avait là un bruit singulier
d'autant plus distinct, qu'un silence sépulcral remplissait le reste
de la ruine. C'était une sorte de râlement faible, strident, continu,
mêlé par instants d'un petit martellement sec et rapide, qui tantôt
paraissait venir du fond des ténèbres, d'un point éloigné du taillis
ou de l'édifice, tantôt semblait sortir de dessous mes pieds, d'entre
les fentes du pavé. D'où venait ce bruit? de quel être nocturne
était-ce le cri ou le frappement? je l'ignore, mais cela ressemblait
au grincement d'un métier, et je ne pouvais m'empêcher de songer, en
l'écoutant, à ce hideux fileur de légendes qui file la nuit dans les
ruines de la corde pour les gibets.

Du reste, rien, personne, aucun être vivant. La salle était déserte
comme tout le palais. J'ai heurté le pavé de ma canne, le bruit a
cessé, puis a recommencé un moment après. J'ai heurté encore, il a
cessé, puis il a recommencé. D'ailleurs je n'ai rien vu qu'une grande
chauve-souris effrayée, que le choc de ma canne sur la dalle avait
fait sortir d'une des consoles sculptées de la muraille, et qui
promenait au-dessus de ma tête ce funèbre vol circulaire qui semble
fait pour l'intérieur des tours effondrées.

Vous dirai-je tout? pourquoi non? n'êtes-vous pas l'homme qui
comprenez tous les rêves de l'esprit? Il me semblait que je gênais
quelqu'un dans cette ruine. Qui? Je l'ignore. Mais il est certain que
je troublais un mystère. La nuit était là, seule; je l'avais dérangée.
Tons les habitants surnaturels de cette royale masure fixaient à la
fois sur moi leur prunelle vague et effarée. Les tritons, les satyres,
les sirènes à double queue, l'Amour ailé qui joue depuis trois siècles
avec une guirlande sur le seuil de la salle des chevaliers, les deux
Victoires nues que les invalides ont mutilées, les cariatides cachées
sous des arbustes de pourpre, les chimères qui tiennent des anneaux
dans leurs dents, les naïades qui écoutent tomber l'eau de pierre de
leur urne, avaient je ne sais quoi d'irrité et de triste; le rictus
des mascarons prenait une expression étrange; une lueur faisait
saillir lugubrement dans l'ombre cette sombre Isis du vestibule à
laquelle les pluies qui la rongent et l'estompent ont donné le sourire
indéfinissable des figures de Prudhon; deux sphinx casqués, à mamelles
de femme et à oreilles de faune, paraissaient chuchoter à voix basse
en me regardant, _transversa tuentes_; et je croyais entendre respirer
les lions de la cheminée sous la broussaille où ils se sont tapis
depuis que le pied du palatin pensif ne se pose plus sur leur crinière
de marbre. Quelque chose d'immobile et de terrible palpitait autour de
moi sur toutes ces murailles, et chaque fois que je m'approchais d'une
porte ténébreuse ou d'un coin brumeux, j'y voyais vivre un regard
mystérieux.

Etes-vous visionnaire comme moi? avez-vous éprouvé cela? Les statues
dorment le jour, mais la nuit elles se réveillent et deviennent
fantômes.

Je suis sorti du palais d'Othon et je suis rentré dans la cour,
toujours poursuivi par le petit bruit bizarre que faisait un veilleur
quelconque dans la salle des chevaliers.

Au moment où je venais de redescendre le perron, la lune a surgi tout
à coup pure et brillante dans une large déchirure des nuages; le
palais à double fronton de Frédéric IV m'est apparu subitement,
magnifique, éclairé comme en plein jour, avec ses seize géants pâles
et formidables; tandis qu'à ma droite la façade d'Othon, dressée toute
noire sur le ciel lumineux, laissait échapper d'éblouissants rayons de
lune par ses vingt-quatre fenêtres à la fois.

Je vous ai dit _éclairé comme en plein jour_; j'ai tort, c'était tout
ensemble plus et moins. La lune dans les ruines est mieux qu'une
lumière, c'est une harmonie. Elle ne cache aucun détail et elle
n'exagère aucune cicatrice; elle jette un voile sur les choses brisées
et ajoute je ne sais quelle auréole brumeuse à la majesté des vieux
édifices. Il vaut mieux voir un palais ou un cloître écroulé la nuit
que le jour. La dure clarté du soleil fatigue les ruines et importune
la tristesse des statues.

A leur tour, ces ombres des empereurs et des palatins m'ont regardé;
_simulacra_. Chose singulière, il m'avait semblé, l'instant
d'auparavant, que les sirènes, les nymphes et les chimères me
regardaient avec colère; il me semblait maintenant que tous ces vieux
princes redoutables attachaient sur moi, chétif passant, un œil bon
et hospitalier. Quelques-uns paraissaient encore plus grands sous le
rayonnement fantastique de la lune. L'un d'eux, qui a été atteint et à
demi renversé par une bombe, Jean-Casimir, adossé à la muraille, avec
sa face blême, son nez aquilin et sa longue barbe, avait l'air de
Henri IV exhumé.

Je suis sorti du palais par le jardin, et en redescendant je me suis
encore arrêté un instant sur une des terrasses inférieures. Derrière
moi, la ruine, cachant la lune, faisait à mi-côte un gros buisson
d'ombre d'où jaillissaient dans toutes les directions à la fois de
longues lignes sombres et lumineuses rayant le fond vague et vaporeux
du paysage. Au-dessous de moi gisait Heidelberg assoupie, étendue au
fond de la vallée le long de la montagne, toutes lumières éteintes,
toutes portes fermées; sous Heidelberg j'entendais passer le Neckar,
qui semblait parler à demi-voix à la colline et à la plaine; et les
pensées qui m'avaient rempli toute la soirée, le néant de l'homme dans
le passé, l'infirmité de l'homme dans le présent, la grandeur de la
nature et l'éternité de Dieu, me revenaient toutes ensemble, comme
représentées par une triple figure, tandis que je descendais à pas
lents dans les ténèbres, entre cette rivière toujours éveillée et
vivante, cette ville endormie et ce palais mort.


_POST-SCRIPTUM_

     Carlsrühe, novembre.

Cher Louis, voilà cette lettre interminable finie. Louez Dieu et
pardonnez-moi. Ne lisez pas l'in-folio que je vous envoie, mais venez
voir Heidelberg.

Je viens de faire une magnifique tournée dans la Berg-Strasse. J'ai eu
de la boue et de la neige, mais vous savez que je suis un peu
montagnard. J'ai seulement beaucoup souffert, non du froid, mais des
poêles. Figurez-vous que, depuis que je suis en Allemagne, je n'ai pas
encore pu réussir à me procurer un feu de cheminée, un tison allumé,
un fagot flambant. Ils n'ont que d'affreux poêles dont tes tuyaux se
tordent dans les chambres comme des serpents. Il sort de là une
vilaine chaleur traître qui vous fait bouillir la tête et vous glace
les pieds. Ici on ne se chauffe pas, on s'asphyxie.

A ce petit inconvénient près,--l'asphyxie soir et matin,--le pays est
vraiment admirable. Il pleut toute la nuit; j'entends, tout en
dormant, les averses faire rage contre mes vitres; je m'attends à
d'horribles journées mouillées; mais, je ne sais comment cela se fait,
le matin les nuées se déchirent, les brumes s'envolent, et je vois
les plus belles choses du monde.

     Nocte pluit tota, redeunt spectacula mane.

Adieu, cher ami. A bientôt. Dans quelques semaines je serrerai votre
bonne main. Aimez-moi.



1839



LETTRE XXIX

STRASBOURG.

  Ce qu'on voit d'une fenêtre de la _Maison-Rouge_.--Parallèle entre
    le postillon badois et le postillon français, où l'auteur ne se
    montre pas aveuglé par l'amour-propre national.--Une nuit
    horrible.--Nouvelle manière d'être tiré à quatre
    chevaux.--Description complète et détaillée de la ville de
    Sézanne.--Peinture approfondie et minutieuse de
    Phalsbourg.--Vitry-sur-Marne.--Bar-le-Duc.--L'auteur fait des
    platitudes aux naïades.--Tout être a l'odeur de ce qu'il
    mange.--Théorie de l'architecture et du climat.--Haute
    statistique à propos des confitures de Bar.--L'auteur songe à
    une chose qui faisait la joie d'un
    enfant.--Paysages.--Ligny.--Toul.--La cathédrale.--L'auteur dit
    son fait à la cathédrale d'Orléans.--Nancy.--Croquis galant de
    la place de l'Hôtel-de-Ville.--Théorie et apologie du
    rococo.--Réveil en malle-poste au point du jour.--Vision
    magnifique.--La côte de Saverne.--Paragraphe qui commence dans
    le ciel et qui finit dans un plat à barbe.--Les paysans.--Les
    routiers.--Wasselonne.--La route tourne.--Apparition du
    Munster.


     Strasbourg, août.

Me voilà à Strasbourg, mon ami. J'ai ma fenêtre ouverte sur la place
d'Armes. J'ai à ma droite un bouquet d'arbres, à ma gauche le Munster,
dont les cloches sonnent à toute volée en ce moment; devant moi, au
fond de la place, une maison du seizième siècle, fort belle, quoique
badigeonnée en jaune avec contrevents verts; derrière cette maison,
les hauts pignons d'une vieille nef, où est la bibliothèque de la
ville; au milieu de la place, une baraque en bois d'où sortira,
dit-on, un monument pour Kléber; tout autour, un cordon de vieux
toits assez pittoresques; à quelques pas de ma fenêtre, une
lanterne-potence, au pied de laquelle baragouinent quelques gamins
allemands, blonds et ventrus. De temps en temps, une svelte chaise de
poste anglaise, calèche ou landau, s'arrête devant la porte de la
_Maison-Rouge_,--que j'habite,--avec son postillon badois. Le postillon
badois est charmant; il a une veste jaune vif, un chapeau noir verni à
large galon d'argent, et porte en bandoulière un petit cor de chasse
avec une énorme touffe de glands rouges au milieu du dos. Nos
postillons, à nous, sont hideux; le postillon de Longjumeau est un
mythe; une vieille blouse crottée avec un affreux bonnet de coton,
voilà le postillon français. Maintenant, sur le tout, postillon
badois, chaise de poste, gamins allemands, vieilles maisons, arbres,
baraques et clocher, posez un joli ciel mêlé de bleu et de nuages, et
vous aurez une idée du tableau.

J'ai eu, du reste, peu d'aventures; j'ai passé deux nuits en
malle-poste, ce qui m'a laissé une haute idée de la solidité de notre
machine humaine. C'est une horrible chose qu'une nuit en malle-poste.
Au moment du départ, tout va bien, le postillon fait claquer son
fouet, les grelots des chevaux babillent joyeusement, on se sent dans
une situation étrange et douce, le mouvement de la voiture donne à
l'esprit de la gaieté et le crépuscule de la mélancolie. Peu à peu la
nuit tombe, la conversation des voisins languit, on sent ses paupières
s'alourdir, les lanternes de la malle s'allument, elle relaye, puis
repart comme le vent, il fait tout à fait nuit, on s'endort, c'est
précisément ce moment-là que la route choisit pour devenir affreuse;
les bosses et les fondrières s'enchevêtrent; la malle se met à danser.
Ce n'est plus une route, c'est une chaîne de montagnes avec ses lacs
et ses crêtes, qui doit faire des horizons magnifiques aux fourmis.
Alors deux mouvements contraires s'emparent de la voiture et la
secouent avec rage comme deux énormes mains qui l'auraient empoignée
en passant: un mouvement d'avant en arrière et d'arrière en avant, et
un mouvement de gauche à droite et de droite à gauche,--le tangage et
le roulis. Il résulte de cette heureuse complication que toute
secousse se multiplie par elle-même à la hauteur des essieux, et
qu'elle monte à la troisième puissance dans l'intérieur de la voiture;
si bien qu'un caillou gros comme le poing vous fait cogner huit fois
de suite la tête au même endroit, comme s'il s'agissait d'y enfoncer
un clou. C'est charmant. A dater de ce moment-là, on n'est plus dans
une voiture, on est dans un tourbillon. Il semble que la malle soit
entrée en fureur. La confortable malle inventée par M. Conte se
métamorphose en une abominable patache, le fauteuil-Voltaire n'est
plus qu'un infâme tape-cul. On saute, on danse, on rebondit, on
rejaillit contre son voisin,--tout en dormant. Car c'est là le beau de
la chose, on dort. Le sommeil vous tient d'un côté, l'infernale
voiture de l'autre. De là un cauchemar sans pareil. Rien n'est
comparable aux rêves d'un sommeil cahoté. On dort et l'on ne dort pas,
on est tout à la fois dans la réalité et dans la chimère. C'est le
rêve amphibie. De temps en temps on entr'ouvre la paupière. Tout a un
aspect difforme, surtout s'il pleut, comme il faisait l'autre nuit. Le
ciel est noir, ou plutôt il n'y a pas de ciel, il semble qu'on aille
éperdument à travers un gouffre; les lanternes de la voiture jettent
une lueur blafarde qui rend monstrueuse la croupe des chevaux; par
intervalles, de farouches tignasses d'ormeaux apparaissent
brusquement dans la clarté, et s'évanouissent; les flaques d'eau
petillent et frémissent sous la pluie comme une friture dans la poêle;
les buissons prennent des airs accroupis et hostiles; les tas de
pierres ont des tournures de cadavres gisants; on regarde vaguement;
les arbres de la plaine ne sont plus des arbres, ce sont des géants
hideux qu'on croit voir s'avancer lentement vers le bord de la route;
tout vieux mur ressemble à une énorme mâchoire édentée. Tout à coup un
spectre passe en étendant les bras. Le jour, ce serait tout bonnement
le poteau du chemin, et il vous dirait honnêtement: _Route de
Coulommiers à Sézanne._ La nuit, c'est une larve horrible qui semble
jeter une malédiction au voyageur. Et puis, je ne sais pourquoi on a
l'esprit plein d'images de serpents; c'est à croire que des couleuvres
vous rampent dans le cerveau; la ronce siffle au bord du talus comme
une poignée d'aspics; le fouet du postillon est une vipère volante qui
suit la voiture et cherche à vous mordre à travers la vitre; au loin,
dans la brume, la ligne des collines ondule comme le ventre d'un boa
qui digère, et prend dans les grossissements du sommeil la figure d'un
dragon prodigieux qui entourerait l'horizon. Le vent râle comme un
cyclope fatigué, et vous fait rêver à quelque ouvrier effrayant qui
travaille avec douleur dans les ténèbres.--Tout vit dans cette vie
affreuse que les nuits d'orage donnent aux choses.

Les villes qu'on traverse se mettent aussi à danser, les rues montent
et descendent perpendiculairement, les maisons se penchent pêle-mêle
sur la voiture, et quelques-unes y regardent avec des yeux de braise.
Ce sont celles qui ont encore des fenêtres éclairées.

Vers cinq heures du matin, on se croit brisé; le soleil se lève, on
n'y pense plus.

Voilà ce que c'est qu'une nuit en malle-poste, et je vous parle ici
des nouvelles malles, qui sont d'ailleurs d'excellentes voitures le
jour, quand la route est bonne,--ce qui est rare en France.

Vous pensez bien, cher ami, qu'il me serait difficile de vous donner
idée d'un pays parcouru de cette manière. J'ai traversé Sézanne, et
voici ce qui m'en reste: une longue rue délabrée, des maisons basses,
une place avec une fontaine, une boutique ouverte où un homme éclairé
d'une chandelle rabote une planche. J'ai traversé Phalsbourg, et voici
ce que j'en ai gardé: un bruit de chaînes et de ponts-levis, des
soldats regardant avec des lanternes, et de noires portes fortifiées
sous lesquelles s'engouffrait la voiture.

De Vitry-sur-Marne à Nancy, j'ai voyagé au jour. Je n'ai rien vu de
bien remarquable. Il est vrai que la malle-poste ne laisse rien voir.

Vitry-sur-Marne est une place de guerre rococo. Saint-Dizier est une
longue et large rue bordée çà et là de belles maisons Louis XV en
pierres de taille. Bar-le-Duc est assez pittoresque; une jolie rivière
y passe. Je suppose que c'est l'Ornain; mais je n'affirme rien en fait
de rivière, depuis qu'il m'est arrivé de soulever toute la Bretagne
pour avoir confondu la Vilaine avec le Couasnon. Les naïades sont
susceptibles, et je ne me soucie pas de me colleter avec des fleuves
aux cheveux verts. Mettez donc que je n'ai rien dit.

A propos, j'ai fait tout ce voyage accosté d'un brave notaire de
province qui a son officine dans je ne sais plus quelle petite ville
du Midi et qui va passer ses vacances à Bade, _parce que_, dit-il, _tout
le monde va à Bade_. Aucune conversation possible, bien entendu. Ce
digne tabellion sent le papier timbré comme le lapin de clapier sent
le chou.

Du reste, comme le voyage rend causeur, j'ai essayé de l'entamer de
cent façons, pour voir si je le trouverais _mangeable_, comme parle
Diderot. Je l'ai ébréché de tous les côtés, mais je n'ai rien pu
casser qui ne fût stupide. Il y a beaucoup de gens comme cela. J'étais
comme ces enfants qui veulent à toute force mordre dans un faux
bonbon; ils cherchent du sucre, ils trouvent du plâtre.

La ville de Bar est dominée par un immense coteau vignoble qui est
tout vert en août et qui, au moment où j'y passais, s'appuyait sur un
ciel tout bleu. Rien de cru dans ce bleu et dans ce vert,
qu'enveloppait chaudement un rayon de soleil. Aux environs de
Bar-le-Duc, la mode est que les maisons de quelque prétention aient,
au lieu de porte bâtarde, un petit porche en pierre de taille, à
plafond carré, élevé sur perron. C'est assez joli. Vous savez que
j'aime à noter les originalités des architectures locales, je vous ai
dit cela cent fois, quand l'architecture est naturelle et non frelatée
par les architectes. Le climat s'écrit dans l'architecture. Pointu, un
toit prouve la pluie; plat, le soleil; chargé de pierres, le vent.

Du reste, je n'ai rien remarqué à Bar-le-Duc, si ce n'est que le
courrier de la malle y a commandé quatre cents pots de confitures pour
sa vente de l'année, et qu'au moment où je sortais de la ville il y
entrait un vieux cheval éclopé, qui s'en allait sans doute chez
l'équarrisseur. Vous souvient-il de ce fameux _saval_ de notre douce
enfant, de notre chère petite D..., lequel est resté si longtemps
exposé à tous les ouragans et fondant sous toutes les pluies dans un
coin du balcon de la Place-Royale, avec un nez en papier gris, ni
oreilles ni queue, et plus rien que trois roulettes? c'est mon pauvre
cheval de Bar-le-Duc.

De Vitry à Saint-Dizier, le paysage est médiocre. Ce sont de grosses
croupes à blé, tondues, rousses, d'un aspect maussade en cette saison.
Plus de laboureurs, plus de moissonneurs, plus de glaneuses marchant
pieds nus, tête baissée, avec une maigre gerbe sous le bras. Tout est
désert. De temps en temps un chasseur et un chien d'arrêt, immobiles
au haut d'une colline, se dessinent en silhouette sur le clair du
ciel.

On ne voit pas les villages; ils sont blottis entre les collines, dans
de petites vallées vertes au fond desquelles coule presque toujours un
petit ruisseau. Par instants on aperçoit le bout d'un clocher.

Une fois ce bout de clocher m'a présenté un aspect singulier. La
colline était verte; c'était du gazon. Au-dessus de cette colline on
ne voyait absolument rien que le chapeau d'étain d'une tour d'église,
lequel semblait posé exactement sur le haut du coteau. Ce chapeau
était de forme flamande. (En Flandre, dans les églises de village, le
clocher a la forme de la cloche.) Vous voyez cela d'ici: un immense
tapis vert sur lequel on eût dit que Gargantua avait oublié sa
sonnette.

Après Saint-Dizier, la route est agréable. Une fraîche chevelure
d'arbres se répand de tous les côtés, les vallons se creusent, les
collines s'efflanquent et prennent par moments un faux air de
montagnes. Ce qui aide à l'illusion, c'est que parfois, et malgré le
joli aspect, la terre est maigre, le haut des collines est malade et
pelé. On sent que la terre n'a pas la force de pousser sa séve
jusque-là. Cela ne grandit les collines qu'en apparence, mais enfin
cela les grandit.

Une jolie ville, c'est Ligny. Trois ou quatre collines en se
rencontrant ont fait une vallée en étoile. Les maisons de Ligny sont
toutes entassées au fond de cette vallée, comme si elles avaient
glissé du haut des collines. Cela fait une petite ville ravissante à
voir; et puis il y a une jolie rivière et deux belles tours en ruine.
Ces collines sont charmantes, elles ont l'obligeance de forcer la
malle-poste à monter au pas, si bien que j'ai pu descendre, suivre la
voiture à pied et voir la ville.

J'ai des doutes à l'endroit de la cathédrale de Toul. Je la soupçonne
d'avoir quelque affinité avec la cathédrale d'Orléans, cette odieuse
église qui de loin vous fait tant de promesses, et qui de près n'en
tient aucune. Cependant j'ai moins mauvaise idée de l'église de Toul;
il est vrai que je ne l'ai pas vue de près. Toul est dans une vallée,
la malle y descend au galop, le soleil se couchait, il jetait un
admirable rayon horizontal sur la façade de la cathédrale; l'édifice a
un aspect de vétusté singulière, il a de la masse, c'était très-beau.
En approchant, j'ai cru voir qu'il y avait au moins autant de
délabrement que de vieillesse, que les tours étaient octogones, ce qui
m'a déplu, et qu'elles étaient surmontées d'une balustrade pareille au
couronnement des tours d'Orléans, ce qui m'a choqué. Cependant je ne
condamne pas la cathédrale de Toul. Vue par l'abside, elle est assez
belle. Au moment où nous passions le pont de Toul, mon compagnon de
voyage m'a demandé si la maison de Lorraine n'était pas la même chose
que la maison de Médicis.

Nancy, comme Toul, est dans une vallée, mais dans une belle, large et
opulente vallée. La ville a peu d'aspect; les clochers de la
cathédrale sont des poivrières pompadour. Cependant je me suis
réconcilié avec Nancy, d'abord parce que j'y ai dîné, et j'avais
grand'faim; ensuite parce que la place de l'Hôtel-de-Ville est une des
places rococo les plus jolies, les plus gaies et les plus complètes
que j'aie vues. C'est une décoration fort bien faite et
merveilleusement ajustée, avec toutes sortes de choses qui sont bien
ensemble et qui s'entr'aident pour l'effet: des fontaines en rocaille,
des bosquets d'arbres taillés et façonnés, des grilles de fer
épaisses, dorées et ouvragées, une statue du roi Stanislas, un arc de
triomphe d'un style tourmenté et amusant, des façades nobles,
élégantes, bien liées entre elles et disposées selon des angles
intelligents. Le pavé lui-même, fait de cailloux pointus, est à
compartiments comme une mosaïque. C'est une place marquise.

J'ai vraiment regretté que le temps me manquât pour voir en détail et
à mon aise cette ville toute dans le style de Louis XV. L'architecture
du dix-huitième siècle, quand elle est riche, finit par racheter son
mauvais goût. Sa fantaisie végète et s'épanouit au sommet des édifices
en buissons de fleurs si extravagantes et si touffues, que toute
colère s'en va et qu'on s'y acoquine. Dans les climats chauds, à
Lisbonne, par exemple, qui est aussi une ville rococo, il semble que
le soleil ait agi sur cette végétation de pierre comme sur l'autre
végétation. On dirait qu'une séve a circulé dans le granit; elle s'y
est gonflée, s'y est fait jour et jette de toutes parts de
prodigieuses branches d'arabesques qui se dressent enflées vers le
ciel. Sur les couvents, sur les palais, sur les églises, l'ornement
jaillit de partout, à tout propos, avec ou sans prétexte. Il n'y a pas
à Lisbonne un seul fronton dont la ligne soit restée tranquille.

Ce qui est remarquable, et ce qui achève d'assimiler l'architecture du
dix-huitième siècle à une végétation, j'en faisais encore
l'observation à Nancy en côtoyant la cathédrale, c'est que, de même
que le tronc des arbres est noir et triste, la partie inférieure des
édifices pompadour est nue, morose, lourde et lugubre. Le rococo a de
vilains pieds.

J'arrivais à Nancy dimanche à sept heures du soir; à huit heures la
malle repartait. Cette nuit a été moins mauvaise que la première.
Etais-je plus fatigué? la route était-elle meilleure? Le fait est que
je me suis cramponné aux brassières de la voiture et que j'ai dormi.
C'est ainsi que j'ai vu Phalsbourg.

Vers quatre heures du matin, je me suis réveillé. Un vent frais me
frappait le visage, la voiture, lancée au grand galop, penchait en
avant, nous descendions la fameuse côte de Saverne.

C'est là une des belles impressions de ma vie. La pluie avait cessé,
les brumes se dispersaient aux quatre vents, le croissant traversait
rapidement les nuées et par moments voguait librement dans un trapèze
d'azur comme une barque dans un petit lac. Une brise, qui venait du
Rhin, faisait frissonner les arbres au bord de la route. De temps en
temps ils s'écartaient et me laissaient voir un abîme vague et
éblouissant: au premier plan, une futaie sous laquelle se dérobait la
montagne; en bas, d'immenses plaines avec des méandres d'eau reluisant
comme des éclairs; au fond une ligne sombre, confuse et épaisse,--la
forêt Noire,--tout un panorama magique entrevu au clair de lune. Ces
spectacles inachevés ont peut-être plus de prestige encore que les
autres. Ce sont des rêves qu'on touche et qu'on regarde. Je savais que
j'avais sous les yeux la France, l'Allemagne et la Suisse, Strasbourg
avec sa flèche, la forêt Noire avec ses montagnes, le Rhin avec ses
détours; je cherchais tout, je supposais tout et je ne voyais rien. Je
n'ai jamais éprouvé de sensation plus extraordinaire. Mêlez à cela
l'heure, la course, les chevaux emportés par la pente, le bruit
violent des roues, le frémissement des vitres abaissées, le passage
fréquent des ombres des arbres, les souffles qui sortent le matin des
montagnes, une sorte de murmure que faisait déjà la plaine, la beauté
du ciel, et vous comprendrez ce que je sentais. Le jour, cette vallée
émerveille; la nuit, elle fascine.

La descente se fait en un quart d'heure. Elle a cinq quarts de
lieue.--Une demi-heure plus tard, c'était le crépuscule; l'aube à ma
gauche étamait le bas du ciel, un groupe de maisons blanches couvertes
de tuiles noires se découpait au sommet d'une colline, le véritable
azur du jour commençait à déborder l'horizon, quelques paysans
passaient déjà allant à leurs vignes, une lumière claire, froide et
violette luttait avec la lueur cendrée de la lune, les constellations
pâlissaient, deux des pléiades avaient disparu, les trois chevaux du
Chariot descendaient rapidement vers leur écurie aux portes bleues, il
faisait froid, j'étais gelé, il a fallu lever les vitres. Un moment
après le soleil se levait, et la première chose qu'il me montrait,
c'était un notaire de village faisant sa barbe à sa fenêtre, le nez
dans un miroir cassé, sous un rideau de calicot rouge.

Une lieue plus loin, les paysans devenaient pittoresques, les rouliers
devenaient magnifiques; j'ai compté à l'un d'eux treize mulets attelés
de chaînes largement espacées. On sentait l'approche de Strasbourg, la
vieille ville allemande.

Tout en galopant nous traversions Wasselonne, long boyau de maisons
étranglé dans la dernière gorge des Vosges du côté de Strasbourg. Là,
je n'ai pu qu'entrevoir une singulière façade d'église surmontée de
trois clochers ronds et pointus, juxtaposés, que le mouvement de la
voiture a brusquement apportée devant ma vitre et tout de suite
remportée en la cahotant comme une décoration de théâtre.

Tout à coup, à un tournant de la route, une brume s'est enlevée, et
j'ai aperçu le Munster. Il était six heures du matin. L'énorme
cathédrale, le sommet le plus haut qu'ait bâti la main de l'homme
après la grande pyramide, se dessinait nettement sur un fond de
montagnes sombres d'une forme magnifique, dans lesquelles le soleil
baignait çà et là de larges vallées. L'œuvre de Dieu faite pour
les hommes, l'œuvre des hommes faite pour Dieu, la montagne et la
cathédrale, luttaient de grandeur.

Je n'ai jamais rien vu de plus imposant.



LETTRE XXX

STRASBOURG.

  La cathédrale.--La façade.--L'abside.--L'auteur s'exprime avec
    une extrême réserve sur le compte de Son Eminence monseigneur
    le cardinal de Rohan, évêque de Strasbourg.--Les vitraux.--La
    chaire.--Les fonts baptismaux.--Deux tombeaux.--Quelques
    âneries à propos d'un Anglais.--Le bras gauche de la croix.--Le
    bras droit.--Le suisse mal venu et mal mené.--Le Munster.--Qui
    l'auteur rencontre en y montant.--L'auteur sur le
    Munster.--Strasbourg à vol d'oiseau.--Panorama.--Statues des
    deux architectes du clocher de Strasbourg.--Saint-Thomas. Le
    tombeau du maréchal de Saxe.--Autres tombeaux.--Au-dessus du
    prêtre, le curé; au-dessus du curé, l'évêque; au-dessus de
    l'évêque, le cardinal; au-dessus du cardinal, le pape;
    au-dessus du pape, le sacristain.--Le gros bedeau joufflu offre
    à l'auteur de le conduire dans une cachette.--Un comte de
    Nassau et une comtesse de Nassau sous verre.--Quelle est la
    dernière humiliation réservée à l'homme.


     Septembre.

Hier j'ai visité l'église. Le Munster est véritablement une merveille.
Les portails de l'église sont beaux, particulièrement le portail
roman; il y a sur la façade de très-superbes figures à cheval, la
rosace est noble et bien coupée, toute la face de l'église est un
poëme savamment composé. Mais le véritable triomphe de cette
cathédrale, c'est la flèche. C'est une vraie tiare de pierre avec sa
couronne et sa croix. C'est le prodige du gigantesque et du délicat.
J'ai vu Chartres, j'ai vu Anvers, il me fallait Strasbourg.

L'église n'a pas été terminée. L'abside, misérablement tronquée, a été
arrangée au goût du cardinal de Rohan, cet imbécile, l'homme du
collier. Elle est hideuse. Le vitrail qu'on y a adapté a un dessin de
tapis courant. C'est ignoble. Les autres vitraux sont beaux, excepté
quelques verrières refaites, notamment celle de la grande rose. Toute
l'église est honteusement badigeonnée; quelques parties de sculpture
ont été restaurées avec quelque goût. Cette cathédrale a été touchée
par toutes mains. La chaire est un petit édifice du quinzième siècle,
gothique fleuri, d'un dessin et d'un style ravissants. Malheureusement
on l'a dorée d'une façon stupide. Les fonts baptismaux sont de la même
époque et supérieurement restaurés. C'est un vase entouré d'une
broussaille de sculpture la plus merveilleuse du monde. A côté, dans
une chapelle sombre, il y a deux tombeaux. L'un, celui d'un évêque du
temps de Louis V, est cette pensée redoutable que l'art gothique a
exprimée sous toutes les formes: un lit sous lequel est un tombeau, le
sommeil superposé à la mort, l'homme au cadavre, la mort à l'éternité.
Le sépulcre a deux étages. L'évêque, dans ses habits pontificaux et
mitre en tête, est couché dans son lit, sous un dais; il dort.
Au-dessous, dans l'ombre, sous les pieds du lit, on entrevoit une
énorme pierre dans laquelle sont scellés deux énormes anneaux de fer;
c'est le couvercle du tombeau. On n'en voit pas davantage. Les
architectes du seizième siècle montraient le cadavre (vous vous
souvenez des tombeaux de Brou), ceux du quatorzième le cachaient;
c'est encore plus effrayant. Rien de plus sinistre que ces deux
anneaux.

Au plus profond de ma rêverie, j'ai été distrait par un Anglais qui
faisait des questions sur l'affaire du collier et sur madame de
Lamotte, croyant voir là le tombeau du cardinal de Rohan. Dans tout
autre lieu je n'aurais pu m'empêcher de rire. Après tout, j'aurais eu
tort. Qui n'a pas son coin d'ignorance grossière? Je connais et vous
connaissez comme moi un savant médecin qui dit _poudre_ DENTIFRICE, ce
qui prouve qu'il ne sait ni le latin ni le français. Je ne sais plus
quel avocat, adversaire de la propriété littéraire à la Chambre des
députés, dit: _monsieur Réaumur_, _monsieur Fahrenheit_, _monsieur
Centigrade_. Un philosophe infaillible, notre contemporain, a imaginé
le prétérit _recollexit_. Raulin, très-docte recteur de l'Université de
Paris au quinzième siècle, s'indignait que les écoliers écrivissent:
_mater tuus, pater tua_, et il disait: _Marmouseti_. Le barbarisme
faisait la morale au solécisme.

Je reviens à ma cathédrale. Le tombeau dont je viens de vous parler
est dans le bras gauche de la croix. Dans le bras droit il y a une
chapelle qu'un échafaudage m'a empêché de voir. A côté de cette
chapelle court une balustrade du quinzième siècle appliquée sur le
mur. Une figure peinte et sculptée s'appuie sur cette balustrade, et
semble admirer un pilier entouré de statues superposées qui est
vis-à-vis d'elle, et qui est d'un effet merveilleux. La tradition veut
que cette figure représente le premier architecte du Munster, Herwyn
de Steinbach.

Les statues me disent beaucoup de choses; aussi j'ai toujours la manie
de les questionner, et, quand j'en rencontre une qui me plaît, je
reste longtemps avec elle. J'étais donc tête à tête avec le grand
Herwyn et profondément pensif depuis plus d'une grosse heure,
lorsqu'un bélître est venu me déranger. C'était le suisse de l'église,
qui, pour gagner trente sous, m'offrait de m'expliquer sa cathédrale.
Figurez-vous un horrible suisse, mi-parti d'Allemand et d'Alsacien, et
me proposant ses _explications_:--_Monsir, fous afre pas fu lé
champelle?_--J'ai congédié assez durement ce marchand de baragouin.

Je n'ai pu voir l'horloge astronomique qui est dans la nef, et qui est
un charmant petit édifice fantastique du seizième siècle. On est en
train de la restaurer et elle est recouverte d'une chemise en
planches.

L'église vue, je suis monté sur le clocher. Vous connaissez mon goût
pour le voyage perpendiculaire. Je n'aurais eu garde de manquer la
plus haute flèche du monde. Le Munster de Strasbourg a près de cinq
cents pieds de haut. Il est de la famille des clochers accostés
d'escaliers à jour. C'est une chose admirable de circuler dans cette
monstrueuse masse de pierre toute pénétrée d'air et de lumière, évidée
comme un joujou de Dieppe, lanterne aussi bien que pyramide, qui vibre
et qui palpite à tous les souffles du vent. Je suis monté jusqu'au
haut des escaliers verticaux. J'ai rencontré en montant un visiteur
qui descendait tout pâle et tout tremblant, à demi porté par son
guide. Il n'y a pourtant aucun danger. Le danger pourrait commencer au
point où je me suis arrêté, à la naissance de la flèche proprement
dite. Quatre escaliers à jour en spirale, correspondant aux quatre
tourelles verticales, enroulés dans un enchevêtrement délicat de
pierre amenuisée et ouvragée, s'appuie sur la flèche, dont ils suivent
l'angle, et rampent jusqu'à ce qu'on appelle la couronne, à environ
trente pieds de distance de la lanterne surmontée d'une croix qui fait
le sommet du clocher. Les marches de ces escaliers sont très-hautes et
très-étroites, et vont se rétrécissant à mesure qu'on monte. Si bien
qu'en haut elles ont à peine la saillie du talon. Il faut gravir ainsi
une centaine de pieds, et l'on est à quatre cents pieds du pavé.
Point de garde-fous, ou si peu, qu'il n'est pas la peine d'en parler.
L'entrée de cet escalier est fermée par une grille de fer. On n'ouvre
cette grille que sur une permission spéciale du maire de Strasbourg,
et l'on ne peut monter qu'accompagné de deux ouvriers couvreurs, qui
vous nouent autour du corps une corde dont ils attachent le bout de
distance en distance, à mesure que vous montez, aux barres de fer qui
relient les meneaux. Il y a huit jours trois femmes, trois Allemandes,
une mère et ses deux filles, ont fait cette ascension. Du reste
personne, excepté les couvreurs qui ont à restaurer le clocher, ne
monte jusqu'à la lanterne. Là, il n'y a plus d'escalier, mais de
simples barres de fer disposées en échelons.

D'où j'étais, la vue est admirable. On a Strasbourg sous ses pieds,
vieille ville à pignons dentelés et à grands toits chargés de
lucarnes, coupée de tours et d'églises aussi pittoresque qu'aucune
ville de Flandre. L'Ill et le Rhône, deux jolies rivières, égayent ce
sombre amas d'édifices de leurs flaques d'eau claires et vertes. Tout
autour des murailles s'étend à perte de vue une immense campagne
pleine d'arbres et semée de villages. Le Rhin, qui s'approche à une
lieue de la ville, court dans cette campagne en se tordant sur
lui-même. En faisant le tour du clocher, on voit trois chaînes de
montagnes, les croupes de la forêt Noire au nord, les Vosges à
l'ouest, au midi les Alpes.

On est si haut que le paysage n'est plus un paysage; c'est, comme ce
que je voyais sur la montagne de Heidelberg, une carte de géographie,
mais une carte de géographie vivante, avec des brumes, des fumées, des
ombres et des lueurs, des frémissements d'eaux et de feuilles, des
nuées, des pluies et des rayons de soleil.

Le soleil fait volontiers fête à ceux qui sont sur de grands sommets.
Au moment où j'étais sur le Munster, il a tout à coup dérangé les
nuages dont le ciel avait été couvert toute la journée, et il a mis
le feu à toutes les fumées de la ville, à toutes les vapeurs de la
plaine, tout en versant une pluie d'or sur Saverne, dont je revoyais
la côte magnifique à douze lieues au fond de l'horizon à travers une
gaze resplendissante. Derrière moi un gros nuage pleuvait sur le Rhin;
à mes pieds la ville jasait doucement, et ses paroles m'arrivaient à
travers des bouffées de vent; les cloches de cent villages sonnaient;
des pucerons roux et blancs, qui étaient un troupeau de bœufs,
mugissaient dans une prairie à droite; d'autres pucerons bleus et
rouges, qui étaient des canonniers, faisaient l'exercice à feu dans le
polygone à gauche; un scarabée noir, qui était une diligence, courait
sur la route de Metz; et au nord, sur la croupe d'une colline, le
château du grand-duc de Bade brillait dans une flaque de lumière comme
une pierre précieuse. Moi, j'allais d'une tourelle à l'autre,
regardant ainsi tour à tour la France, la Suisse et l'Allemagne dans
un seul rayon de soleil.

Chaque tourelle fait face à une nation différente.

En redescendant, je me suis arrêté quelques instants à l'une des
portes hautes de la tourelle-escalier. Des deux côtés de cette porte
sont les figures en pierre des deux architectes du Munster. Ces deux
grands poëtes sont représentés accroupis, le dos et la face renversés
en arrière, comme s'ils s'émerveillaient de la hauteur de leur
œuvre. Je me suis mis à faire comme eux, et je suis resté aussi
statue qu'eux-mêmes pendant plusieurs minutes. Sur la plate-forme, on
m'a fait écrire mon nom dans un livre; après quoi je m'en suis allé.
Les cloches et l'horloge n'offrent aucun intérêt.

Du Munster je suis allé à Saint-Thomas, qui est la plus ancienne
église de la ville, et où est le tombeau du maréchal de Saxe. Ce
tombeau est à Strasbourg ce que l'Assomption de Bridan est à Chartres,
une chose fort célèbre, fort vantée et fort médiocre. C'est une
grande machine d'opéra en marbre, dans le maigre style de Pigalle, et
sur laquelle Louis XV se vante en style lapidaire d'être l'auteur et
le guide--_auctor et dux_--des victoires du maréchal de Saxe. On vous
ouvre une armoire dans laquelle il y a une tête à perruque en plâtre;
c'est le buste de Pigalle.--Heureusement il y a autre chose à voir à
Saint-Thomas: d'abord l'église elle-même, qui est romane, et dont les
clochers trapus et sombres ont un grand caractère; puis les vitraux,
qui sont beaux, quoiqu'on les ait stupidement blanchis dans leur
partie inférieure; puis les tombeaux et les sarcophages, qui abondent
dans cette église. L'un de ces tombeaux est du quatorzième siècle;
c'est une lame de pierre incrustée droite dans le mur, sur laquelle
est sculpté un chevalier allemand de la plus superbe tournure. Le
cœur du chevalier, dans une boîte en vermeil, avait été déposé dans
un petit trou carré creusé au ventre de la figure. En 93, des Brutus
locaux, par haine des chevaliers et par amour des boîtes en vermeil,
ont arraché le cœur à la statue. Il ne reste plus que le trou carré
parfaitement vide. Sur une autre lame de pierre est sculpté un colonel
polonais, casque et panache en tête, dans cette belle armure que les
gens de guerre portaient encore au dix-septième siècle. On croit que
c'est un chevalier; point, c'est un colonel. Il y a en outre deux
merveilleux sarcophages en pierre; l'un, qui est gigantesque et tout
chargé de blasons dans le style opulent du seizième siècle, est le
cercueil d'un gentilhomme danois qui dort, je ne sais pourquoi, dans
cette église; l'autre, plus curieux encore, sinon plus beau, est caché
dans une armoire, comme le buste de Pigalle. Règle générale: les
sacristains cachent tout ce qu'ils peuvent cacher parce qu'ils se font
payer pour laisser voir. De cette façon on fait suer des pièces de
cinquante centimes à de pauvres sarcophages de granit qui n'en
peuvent mais. Celui-ci est du neuvième siècle; grande rareté. C'est le
cercueil d'un évêque qui ne devait pas avoir plus de quatre pieds de
haut, à en juger par son étui. Magnifique sarcophage du reste, couvert
de sculptures byzantines, figures et fleurs, et porté par trois lions
de pierre, un sous la tête, deux sous les pieds. Comme il est dans une
armoire adossée au mur, on n'en peut voir qu'une face. Cela est
fâcheux pour l'art; il vaudrait mieux que le cercueil fût en plein air
dans une chapelle. L'église, le sarcophage et le voyageur y
gagneraient; mais que deviendrait le sacristain? Les sacristains avant
tout; c'est la règle des églises.

Il va sans dire que la nef romane de Saint-Thomas est badigeonnée en
jaune vif.

J'allais sortir, quand mon sacristain protestant, gros suisse ronge et
joufflu, d'une trentaine d'années, m'a arrêté par le bras:
«Voulez-vous voir des momies?--J'accepte.» Autre cachette, autre
serrure. J'entre dans un caveau. Ces momies n'ont rien d'égyptien.
C'est un comte de Nassau et sa fille qu'on a trouvés embaumés en
fouillant les caves de l'église, et qu'on a mis dans ce coin sous
verre. Ces deux pauvres morts dorment là au grand jour, couchés dans
leurs cercueils, dont on a enlevé le couvercle. Le cercueil du comte
de Nassau est orné d'armoiries peintes. Le vieux prince est vêtu d'un
costume simple coupé à la mode de Henri IV. Il a de grands gants de
peau jaune, des souliers noirs à hauts talons, un collet de guipure et
un bonnet de linge bordé de dentelle. Le visage est de couleur bistre.
Les yeux sont fermés. On voit encore quelques poils de la moustache.
Sa fille porte le splendide costume d'Elisabeth. La tête a perdu forme
humaine; c'est une tête de mort; il n'y a plus de cheveux; un bouquet
de rubans roses est seul resté sur le crâne nu. La morte a un collier
au cou, des bagues aux mains, des mules aux pieds, une foule de
rubans, de bijoux et de dentelles sur les manches, et une petite croix
de chanoinesse richement émaillée sur la poitrine. Elle croise ses
petites mains grises et décharnées et elle dort sur un lit de linge
comme les enfants en font pour leurs poupées. Il m'a semblé en effet
voir la hideuse poupée de la Mort. On recommande de ne pas remuer le
cercueil. Si l'on touchait à ce qui a été la princesse de Nassau, cela
tomberait en poussière.

En me retournant pour voir le comte, j'ai été frappé de je
ne sais quelle couche luisante beurrée sur son visage. Le
sacristain,--toujours le sacristain,--m'a expliqué qu'il y a huit ans,
lorsqu'on avait trouvé cette momie, on avait cru devoir la vernir. Que
dites-vous de cela? A quoi bon avoir été comte de Nassau pour être,
deux cents ans après sa mort, verni par des badigeonneurs français? La
Bible avait promis au cadavre de l'homme toutes les métamorphoses,
toutes les humiliations, toutes les destinées, excepté celle-ci. Elle
avait dit: «Les vivants te disperseront comme la poussière, te
fouleront aux pieds comme la boue, te brûleront comme le fumier;» mais
elle n'avait pas dit: _Ils finiront par te cirer comme une paire de
bottes!_



LETTRE XXXI

FREIBURG EN BRISGAW.

  Profil pittoresque d'une malle-poste badoise.--Quelle clarté les
    lanternes de cette malle jettent sur le pays de M. de
    Bade.--Encore un réveil au point du jour.--L'auteur est outré
    des insolences d'un petit nain gros comme une noix qui s'entend
    avec un écrou mal graissé pour se moquer de lui.--Ciel du
    matin.--Vénus.--Ce qui se dresse tout à coup sur le
    ciel.--Entrée à Freiburg.--Commencement d'une aventure
    étrange.--Le voyageur, n'ayant plus le sou et ne sachant que
    devenir, regarde une fontaine.--Suite de l'aventure
    étrange.--Mystères de la maison où il y avait une lanterne
    allumée.--Les spectres à table.--Le voyageur se livre à divers
    exorcismes.--Il a la bonne idée de prononcer un mot
    magique.--Effets de ce mot.--La fille pâle.--Dialogue effrayant
    et laconique du voyageur et de la fille pâle.--Dernier
    prodige.--Le voyageur sauvé miraculeusement rend témoignage à
    la grandeur de Dieu.--N'est-il pas évident que baragouiner le
    latin et estropier l'espagnol, c'est savoir
    l'allemand?--L'_hôtel de la Cour de Zæhringen_.--Ce que le
    voyageur avait fait la veille.--Histoire attendrissante de la
    jolie comédienne et des douaniers qui lui font payer dix-sept
    sous.--Le Munster de Freiburg comparé au Munster de
    Strasbourg.--Un peu d'archéologie.--La maison qui est près de
    l'église.--Parallèle sérieux et impartial au point de vue du
    goût, de l'art et de la science, entre les membres des conseils
    municipaux de France et d'Allemagne et les sauvages de la mer
    du Sud.--Quel est le badigeonnage qui réussit et qui prospère
    sur les bords du Rhin.--L'église de Freiburg.--Les
    verrières.--La chaire.--L'auteur bâtonne les architectes sur
    l'échine des marguilliers.--Tombeau du duc Bertholdus.--Si
    jamais ce duc se présente chez l'auteur, le portier a ordre de
    ne point le laisser monter.--Sarcophages.--Le chœur.--Les
    chapelles de l'abside.--Tombeaux des ducs de
    Zæhringen.--L'auteur déroge à toutes ses habitudes et ne monte
    pas au clocher.--Pourquoi.--Il monte plus haut.--Freiburg à vol
    d'oiseau.--Grand aspect de la nature.--L'autre vallée.--Quatre
    lignes qui sont d'un gourmand.


     6 septembre.

Voici mon entrée à Freiburg:--il était prés de quatre heures du matin;
j'avais roulé toute la nuit dans le coupé d'une malle-poste badoise,
armoriée d'or à la tranche de gueules, et conduite par ces beaux
postillons jaunes dont je vous ai parlé; tout en traversant une foule
de jolis villages propres, sains, heureux, semés de jardinets épanouis
autour des maisons, arrosés de petites rivières vives dont les ponts
sont ornés de statues rustiques que j'entrevoyais aux lueurs de nos
lanternes, j'avais causé jusqu'à onze heures du soir avec mon
compagnon de coupé, jeune homme fort modeste et fort intelligent,
architecte de la ville de Haguenau; puis, comme la route est bonne,
comme les postes de M. de Bade vont fort doucement, je m'étais
endormi. Donc, vers quatre heures du matin, le souffle gai et froid de
l'aube entra par la vitre abaissée et me frappa au visage; je
m'éveillai à demi, ayant déjà l'impression confuse des objets réels,
et conservant encore assez du sommeil et du rêve pour suivre de
l'œil un petit nain fantastique vêtu d'une chape d'or, coiffé d'une
perruque rouge, haut comme mon pouce, qui dansait allègrement derrière
le postillon, sur la croupe du cheval porteur, faisant force
contorsions bizarres, gambadant comme un saltimbanque, parodiant
toutes les postures du postillon, et esquivant le fouet avec des
soubresauts comiques quand par hasard il passait près de lui. De temps
en temps ce nain se retournait vers moi, et il me semblait qu'il me
saluait ironiquement avec de grands éclats de rire. Il y avait dans
l'avant-train de la voiture un écrou mal graissé qui chantait une
chanson dont le méchant petit drôle paraissait s'amuser beaucoup. Par
moments, ses espiègleries et ses insolences me mettaient presque en
colère, et j'étais tenté d'avertir le postillon. Quand il y eut plus
de jour dans l'air et moins de sommeil dans ma tête, je reconnus que
ce nain sautant dans sa chape d'or était un petit bouton de cuivre à
houppe écarlate vissé dans la croupière du cheval. Tous les mouvements
du cheval se communiquaient à la croupière en s'exagérant, et
faisaient prendre au bouton de cuivre mille folles attitudes.--Je me
réveillai tout à fait.--Il avait plu toute la nuit, mais le vent
dispersait les nuées; des brumes laineuses et diffuses salissaient çà
et là le ciel comme les épluchures d'une fourrure noire; à ma droite
s'étendait une vaste plaine brune à peine effleurée par le crépuscule;
à ma gauche, derrière une colline sombre au sommet de laquelle se
dessinaient de vives silhouettes d'arbres, l'orient bleuissait
vaguement. Dans ce bleu, au-dessus des arbres, au-dessous des nuages,
Vénus rayonnait.--Vous savez comme j'aime Vénus.--Je la regardais sans
pouvoir en détacher mes yeux, quand tout à coup, à un tournant de la
route, une immense flèche noire découpée à jour se dressa au milieu de
l'horizon. Nous étions à Freiburg.

Quelques instants après, la voiture s'arrêta dans une large rue neuve
et blanche, et déposa son contenu pêle-mêle, paquets, valises et
voyageurs, sous une grande porte cochère éclairée d'une chétive
lanterne. Mon compagnon français me salua et me quitta. Je n'étais pas
fâché d'arriver, j'étais assez fatigué. J'allais entrer bravement dans
la maison, quand un homme me prit le bras et me barra le passage avec
quelques vives paroles en allemand, parfaitement inintelligibles pour
moi. Je me récriai en bon français, et je m'adressai aux personnes qui
m'entouraient; mais il n'y avait plus là que des voyageurs prussiens,
autrichiens, badois, emportant l'un sa malle, l'autre son
portemanteau, tous fort Allemands et fort endormis. Mes réclamations
les éveillèrent pourtant un peu, et ils me répondirent. Mais pas un
mot de français chez eux, pas un mot d'allemand chez moi. Nous
baragouinions de part et d'autre à qui mieux mieux. Je finis cependant
par comprendre que cette porte cochère n'était pas un hôtel: c'était
la maison de la poste, et rien de plus. Comment faire? où aller? Ici
on ne me comprenait plus. Je les aurais bien suivis; mais la plupart
étaient des Fribourgeois qui rentraient chez eux, et ils s'en allaient
tous de différents côtés. J'eus le déboire de les voir partir ainsi
les uns après les autres jusqu'au dernier, et au bout de cinq minutes
je restais seul sous la porte cochère. La voiture était repartie. Ici,
je m'aperçus que mon sac de nuit, qui contenait non-seulement mes
hardes, mais encore mon argent, avait disparu. Cela commençait à
devenir tragique. Je reconnus que c'était là un cas providentiel; et
me trouvant ainsi tout à coup sans habits, sans argent et sans gîte,
perdu chez les Sarmates, qui plus est, je pris à droite, et je me mis
à marcher devant moi. J'étais assez rêveur. Cependant le soleil, qui
n'abandonne personne, avait continué sa route. Il faisait petit jour;
je regardais l'une après l'autre toutes les maisons, comme un homme
qui aurait bonne envie d'entrer dans une; mais elles étaient toutes
badigeonnées en jaune et en gris et parfaitement closes. Pour toute
consolation, dans mon exploration fort perplexe, je rencontrai une
exquise fontaine du quinzième siècle, qui jetait joyeusement son eau
dans un large bassin de pierre par quatre robinets de cuivre luisant.
Il y avait assez de jour pour que je pusse distinguer les trois étages
de statuettes groupées autour de la colonne centrale, et je remarquai
avec peine qu'on avait remplacé la figure en grès de Heilbron, qui
devait couronner ce charmant petit édifice, par une méchante
Renommée-girouette de fer-blanc peint. Après avoir tourné autour de la
fontaine pour bien voir toutes les figurines, je me remis en marche.

A deux ou trois maisons au delà de la fontaine, une lanterne allumée
brillait au-dessus d'une porte ouverte. Ma foi, j'entrai.

Personne sous la porte cochère.

J'appelle, on ne me répond pas.

Devant moi, un escalier; à ma gauche, une porte bâtarde.

Je pousse la porte au hasard; elle était tout contre, elle s'ouvre.
J'entre, je me trouve dans une chambre absolument noire, avec une
vague fenêtre à ma gauche.

J'appelle.

«_Hé! quelqu'un!_»

Pas de réponse.

Je tâte le mur, je trouve une porte; je la pousse, elle s'ouvre.

Ici, une autre chambre sombre, avec une lueur au fond et une porte
entre-bâillée.

Je vais à cette porte et je regarde.

Voici l'effrayant qui commence.

Dans une salle oblongue, soutenue à son milieu par deux piliers, et
très-vaste, autour d'une longue table faiblement éclairée par des
chandelles posées de distance en distance, des formes singulières
étaient assises.

C'étaient des êtres pâles, graves, assoupis.

Au haut bout de la table, le plus proche de moi, se tenait une grande
femme blême, coiffée d'un béret surmonté d'un énorme panache noir. A
côté d'elle, un jeune homme de dix-sept ans, livide et sérieux,
enveloppé d'une immense robe de chambre à ramages, avec un bonnet de
soie noire sur les yeux. A côté du jeune homme, un vieillard à visage
vert dont la tête portait trois étages de coiffures: premier étage, un
bonnet de coton; deuxième étage, un foulard; troisième étage, un
chapeau.

Puis s'échelonnaient de chaise en chaise cinq ou six casse-noisettes
de Nuremberg vivants, grotesquement accoutrés, et engloutis sous
d'immenses feutres; faces bistres avec des yeux d'émail.

Le reste de la longue table était désert, et la nappe, blanche et nue
comme un linceul, se perdait dans l'ombre, au fond de la salle.

Chacun de ces singuliers convives avait devant lui une tasse blanche
et quelques vases de forme inusitée sur un petit plateau.

Aucun d'eux ne disait mot.

De temps en temps, et dans le plus profond silence, ils portaient à
leurs lèvres la tasse blanche où fumait une liqueur noire qu'ils
buvaient gravement.

Je compris que ces spectres prenaient du café.

Toute réflexion faite, et jugeant que le moment était venu de produire
un effet quelconque, je poussai la porte entr'ouverte et j'entrai
vaillamment dans la salle.

Point; aucun effet.

La grande femme, coiffée en héraut d'armes, tourne seule la tête, me
regarde fixement, avec des yeux blancs, et se remet à boire son
philtre.

Du reste, pas une parole.

Les autres fantômes ne me regardaient même pas.

Un peu déconcerté, ma casquette à la main, je fais trois pas vers la
table, et je dis, tout en craignant fort de manquer de respect à ce
château d'Udolphe:

--Messieurs, n'est-ce pas ici une auberge?

Ici le vieillard triplement coiffé produisit une espèce de grognement
inarticulé qui tomba pesamment dans sa cravate. Les autres ne
bougèrent pas.

Je vous avoue qu'alors je perdis patience, et me voilà criant à
tue-tête:--Holà! hé! l'aubergiste! le tavernier! de par tous les
diables! l'hôtelier! le garçon! quelqu'un! _Kellner!_

J'avais saisi au vol, dans mes allées et venues sur le Rhin, ce mot:
_Kellner_, sans en savoir le sens, et je l'avais soigneusement serré
dans un coin de ma mémoire avec une vague idée qu'il pourrait m'être
bon.

En effet, à ce cri magique: _Kellner!_ une porte s'ouvrit dans la partie
ténébreuse de la caverne.

_Sésame, ouvre-toi!_ n'aurait pas mieux réussi.

Cette porte se referma après avoir donné passage à une apparition qui
vint droit à moi:

Une jeune fille, jolie, pâle, les yeux battus, vêtue de noir, portant
sur la tête une coiffure étrange, qui avait l'air d'un énorme papillon
noir posé à plat sur le front, les ailes ouvertes.

Elle avait, en outre, une large pièce de soie noire roulée autour du
cou, comme si ce gracieux spectre eût eu à cacher la ligne rouge et
circulaire de Marie Stuart et de Marie-Antoinette.

--Kellner? me dit-elle.

Je répondis avec intrépidité:--Kellner!

Elle prit un flambeau et me fit signe de la suivre.

Nous rentrâmes dans les chambres par où j'étais venu, et, au beau
milieu de la première, sur un banc de bois, elle me montra avec un
sourire un homme dormant du sommeil profond des justes, la tête sur un
sac de nuit.

Fort surpris de ce dernier prodige, je secouai l'homme; il s'éveilla;
la jeune fille et lui échangèrent quelques paroles à voix basse, et
deux minutes après nous nous retrouvions, mon sac de nuit et moi, fort
confortablement installés dans une chambre excellente, à rideaux
blancs comme neige.

Or, j'étais à l'_hôtel de la Cour de Zæhringen_.

Voici maintenant l'explication de ce conte d'Anne Radcliffe:

A la douane de Kehl, le conducteur de la malle badoise m'ayant entendu
parler latin (non sans barbarismes) avec un digne pasteur qui s'en
retournait à Zurich, et espagnol avec un colonel Duarte, qui va par la
Savoie rejoindre don Carlos, en avait conclu que je savais l'allemand,
et ne s'était plus autrement inquiété de moi. A Freiburg, le kellner,
c'est-à-dire le factotum de l'hôtel de Zæhringen, attendait la
malle-poste à son arrivée, et le courrier, en débarquant, m'avait
montré à lui à mon insu, en lui disant: _Voilà un voyageur pour vous_,
puis lui avait remis mon sac de nuit pendant que je me démenais au
milieu des Allemands. Le kellner, me croyant averti, avait pris les
devants avec mon sac et était allé m'attendre à l'hôtel, où il dormait
dans la salle basse. Vous devinez le reste.

Il y a pourtant dans l'aventure un hasard d'une grande beauté: c'est
qu'en sortant de la poste j'ai pris à droite, et non à gauche. Dieu
est grand.

Les spectres impassibles qui buvaient du café étaient tout bonnement
les voyageurs de la diligence de Francfort à Genève, qui mettaient à
profit l'heure de répit que la voiture leur accorde au point du jour;
braves gens un peu affublés à l'allemande, qui me paraissaient
étranges et auxquels je devais paraître absurde. La jeune fille,
c'était une jolie servante de l'hôtel de Zæhringen. Le grand papillon
noir, c'est la coiffure du pays. Coiffure gracieuse. De larges rubans
de soie noire ajustés en cocarde sur le front, cousus à une calotte
également noire, quelquefois brodée d'or à son sommet, derrière
laquelle les cheveux tombent sur le dos en deux longues nattes. Les
deux bouts de l'épaisse cravate noire, qui est aussi une mode locale,
tombent également derrière le dos.

Il était sept heures du soir, la veille, quand je quittais Strasbourg.
La nuit tombait quand j'ai passé le Rhin, à Kehl, sur le pont de
bateaux. En touchant l'autre rive, la malle s'est arrêtée, et les
douaniers badois ont commencé leur travail. J'ai livré mes clefs et je
suis allé regarder le Rhin au crépuscule. Cette contemplation m'a fait
passer le temps de la douane et m'a épargné le déplaisir de voir ce
que mon compagnon l'architecte m'a raconté ensuite d'une pauvre
comédienne allant à Carlsruhe; assez jolie bohémienne, que les
douaniers se sont divertis à tourmenter, lui faisant payer dix-sept
sous pour une _tournure_ en calicot non ourlée, et lui tirant de sa
valise tous ses clinquants et toutes ses perruques, à la grande
confusion de la pauvre fille.

Le munster de Freiburg, à la hauteur près, vaut le munster de
Strasbourg. C'est, avec un dessin différent, la même élégance, la même
hardiesse, la même verve, la même masse de pierre rouillée et sombre,
piquée çà et là de trous lumineux de toute forme et de toute grandeur.
L'architecte du nouveau clocher de fer à Rouen a eu, dit-on, le
clocher de Freiburg en vue. Hélas!

Il y a deux autres clochers à la cathédrale de Freiburg. Ceux-là sont
romans, petits, bas, sévères, à pleins cintres et à dentelures
byzantines, et posés, non comme d'ordinaire aux extrémités du
transsept, mais dans les angles que fait l'intersection de la petite
nef avec la grande nef. Le munster est également, en quelque sorte,
indépendant de l'église, quoiqu'il y adhère. Il est bâti à l'entrée de
la grande nef, sur un porche presque roman, plein de statues peintes
et dorées, du plus grand intérêt. Sur la place de l'église, il y a
une jolie fontaine du seizième siècle, et en avant du porche, trois
colonnes du même temps, qui portent la statue de la Vierge entre les
deux figures de saint Pierre et de saint Paul. Au pied de ces colonnes
le pavé dessine un labyrinthe.

A droite, l'ombre de l'église abrite, sur la même place, une maison du
quinzième siècle, à toit immense en tuiles de couleur, à pignons en
escaliers, flanquée de deux tourelles pointues, portée sur quatre
arcades, percée de baies charmantes, chargée de blasons coloriés, avec
balcon ouvragé au premier étage, et, entre les fenêtres-croisées de ce
balcon, quatre statues peintes et dorées, qui sont Maximilien Ier,
empereur; Philippe Ier, roi de Castille; Charles-Quint, empereur;
Ferdinand Ier, empereur. Cet admirable édifice sert à je ne sais quel
plat usage municipal et bourgeois, et on l'a badigeonné en rouge. De
ce côté-ci du Rhin, on badigeonne en rouge. Ils arrangent leurs
églises comme les sauvages de la mer du Sud arrangent leurs visages.

Le munster, par bonheur, n'est pas badigeonné. L'église est enduite
d'une couche de gris, ce qui est presque tolérable quand on songe
qu'elle aurait pu être accommodée en couleur de betterave. Les
vitraux, à peu près tous conservés, sont d'une merveilleuse beauté.
Comme la flèche occupe sur la façade la place de la grande rosace, les
bas-côtés aboutissent à deux moyennes rosaces inscrites dans des
triangles de l'effet le plus mystérieux et le plus charmant. La
chaire, gothique flamboyant, est superbe, la coiffe qu'on y a ajoutée
est misérable. Ces sortes de chaires n'avaient pas de chef. Voilà ce
que les marguilliers devraient savoir, avant de tripoter à leur
fantaisie ces beaux édifices. Toute la partie basse de l'église est
romane, ainsi que les deux portails latéraux, dont l'un, celui de
droite, est masqué par un porche de la Renaissance. Rien de plus
curieux, selon moi, que ces rencontres du style roman et du style de
la Renaissance; l'archivolte byzantine, si austère, l'archivolte
néo-romaine, si élégante, s'accostent et s'accouplent, et, comme elles
sont toutes deux fantastiques, cette base commune les met en harmonie
et fait qu'elles se touchent sans se heurter.

Un cordon d'arcades romanes engagées ourle des deux côtés le bas de la
grande nef. Chacun des chapiteaux voudrait être dessiné à part. Le
style roman est plus riche en chapiteaux que le style gothique.

Au pied de l'une de ces arcades gît un duc Bertholdus, mort en 1218,
sans postérité, et enterré sous sa statue: _sub hâc statuâ_, dit
l'épitaphe. _Hæc statua_ est un géant de pierre à long corsage, adossé
au mur, debout sur le pavé, sculpté dans la manière sinistre du
douzième siècle, qui regarde les passants d'un air formidable. Ce
serait un effrayant commandeur. Je ne me soucierais pas de l'entendre
monter un soir mon escalier.

Cette grande nef, assombrie par les vitraux, est toute pavée de
pierres tumulaires verdies de mousse; on use avec les talons les
blasons ciselés et les faces sévères des chevaliers du Brisgaw, fiers
gentilshommes qui jadis n'auraient pas enduré sur leurs visages la
main d'un prince, et qui maintenant y souffrent le pied d'un bouvier.

Avant d'entrer au chœur, il faut admirer deux portiques exquis de
la Renaissance, situés, l'un à droite, l'autre à gauche, dans les bras
de la croisée; puis, dans une chapelle grillée, au fond d'une petite
caverne dorée, on entrevoit un affreux squelette vêtu de brocart d'or
et de perles, qui est saint Alexandre, martyr; puis deux lugubres
chapelles, également grillées et qui se regardent, vous arrêtent:
l'une est pleine de statues, c'est la Cène, Jésus, tous les apôtres,
le traître Judas; l'autre ne contient qu'une figure, c'est le Christ
au tombeau; deux funèbres pages, dont l'une achève l'autre, le verso
et le recto de ce merveilleux poëme qu'on appelle la Passion. Des
soldats endormis sont sculptés sur le sarcophage du Christ.

Le sacristain s'est réservé le chœur et les chapelles de l'abside.
On entre, mais on paye. Du reste, on ne regrette pas son argent. Cette
abside, comme celles de Flandre, est un musée, et un musée varié. Il y
a de l'orfévrerie byzantine, il y a de la menuiserie flamboyante, il y
a des étoffes de Venise, il y a des tapisseries de Perse, il y a des
tableaux qui sont de Holbein, il y a de la serrurerie-bijou qui
pourrait être de Biscornette. Les tombeaux des ducs de Zæhringen, qui
sont dans le chœur, sont de très-belles lames noblement sculptées;
les deux portes romanes des petits clochers, dont l'une à dentelures,
sont fort curieuses; mais ce que j'ai admiré surtout, c'est, dans une
chapelle du fond, un Christ byzantin, d'environ cinq pieds de haut,
rapporté de Palestine par un évêque de Freiburg. Le Christ et la croix
sont en cuivre doré rehaussé de pierres brillantes. Le Christ, façonné
d'un style barbare, mais puissant, est vêtu d'une tunique richement
ouvragée. Un gros rubis non taillé figure la plate du côté. La statue
en pierre de l'évêque, adossée au mur voisin, le contemple avec
adoration. L'évêque est debout; il a une fière figure barbue, la mitre
en tête, la crosse au poing, la cuirasse sur le ventre, l'épée au
côté, l'écu au coude, les bottes de fer aux jambes et le pied posé sur
un lion. C'est très-beau.

Je ne suis pas monté au clocher. Freiburg est dominé par une grande
colline, presque montagne, plus haute que le clocher. J'ai mieux aimé
monter sur la colline. J'ai d'ailleurs été payé de ma peine par un
ravissant paysage. Au centre, à mes pieds, la noire église avec son
aiguille de deux cent cinquante pieds de haut; tout autour les pignons
taillés de la ville, les toits à girouettes, sur lesquels les tuiles
de couleur dessinent des arabesques; çà et là, parmi les maisons,
quelques vieilles tours carrées de l'ancienne enceinte; au delà de la
ville une immense plaine de velours vert frangée de haies vives sur
laquelle le soleil fait reluire les vitres des chaumières comme des
sequins d'or; des arbres, des vignes, des routes qui s'enfuient; à
gauche, une hauteur boisée dont la forme rappelle la corne du duc de
Venise; pour horizon, quinze lieues de montagnes. Il avait plu toute
la journée, mais quand j'ai été au haut de la colline, le ciel s'est
éclairci, et une immense arche de nuages s'est arrondie au-dessus de
la sombre flèche toute pénétrée des rayons du soleil.

Au moment où j'allais redescendre j'ai aperçu un sentier qui
s'enfonçait entre deux murailles de rochers à pic. J'ai suivi ce
sentier, et au bout de quelques pas je me suis trouvé brusquement
comme à la fenêtre sur une autre vallée toute différente de celle de
Freiburg. On s'en croirait à cent lieues. C'est un vallon sombre,
étroit, morose, avec quelques maisons à peine parmi les arbres,
resserré de toutes parts entre de hautes collines. Un lourd plafond de
nuées s'appuyait sur les croupes espacées des montagnes comme un toit
sur des créneaux; et, par les intervalles des collines, comme par les
lucarnes d'une tour énorme, je voyais le ciel bleu.

A propos, à Freiburg j'ai mangé des truites du Haut-Rhin, qui sont
d'excellents petits poissons,--et fort jolis, bleus, tachés de rouge.



TABLE.


     LETTRE XXIII. Mayence      1

     LETTRE XXIV. Francfort-sur-le-Mein      19

     LETTRE XXV. Le Rhin      35

     LETTRE XXVI. Worms.--Mannheim      65

     LETTRE XXVII. Spire      94

     LETTRE XXVIII. Heidelberg      102

     LETTRE XXIX. Strasbourg      163

     LETTRE XXX. Strasbourg      175

     LETTRE XXXI. Freiburg en Brisgaw      184


     Ch. Lahure, imprimeur du Sénat et de la Cour de Cassation,
     rue de Vaugirard, 9, près de l'Odéon.



     TYPOGRAPHIE DE CH. LAHURE
     Imprimeur du Sénat et de la Cour de Cassation
     rue de Vaugirard, 9





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