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Title: Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume 1 / 7)
Author: Thureau-Dangin, Paul, 1837-1913
Language: French
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generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



[Notes au lecteur de ce fichier numérique:

Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
corrigées. L'orthographe de l'auteur a été conservée.

La note 501 manque dans l'original.]



  HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET

  PAR PAUL THUREAU-DANGIN


  OUVRAGE COURONNÉ DEUX FOIS PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE
  GRAND PRIX GOBERT, 1885 ET 1886


  DEUXIÈME ÉDITION

  TOME PREMIER



  PARIS
  LIBRAIRIE PLON
  E. PLON, NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
  RUE GARANCIÈRE, 10

  1888

  _Tous droits réservés_



HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET



L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction
et de reproduction à l'étranger.

Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la
librairie) en avril 1884.



DU MÊME AUTEUR:

  =Royalistes et Républicains=, Essais historiques sur des questions de
   politique contemporaine:
    I. _La Question de Monarchie ou de République du 9 thermidor au 18
       brumaire_;
   II. _L'Extrême Droite et les Royalistes sous la Restauration_;
  III. _Paris capitale sous la Révolution française_. Un volume in-8º.
                                                    Prix      6 fr. "

  =Le Parti libéral sous la Restauration=. Un vol. in-8º.
                                                    Prix      7 fr. 50

  =L'Église et l'État sous la Monarchie de Juillet=.
   Un vol. in-8º.
                                                    Prix      4 fr. 50



PARIS.--TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.



AVANT-PROPOS


La seconde édition aujourd'hui offerte au public n'est pas une simple
réimpression. Lors de ses premières recherches, l'auteur avait déjà eu
communication d'importants documents, entre autres des papiers du feu
duc de Broglie et du journal inédit de M. le baron de Viel-Castel.
Depuis lors, d'autres sources non moins précieuses lui ont été
ouvertes; il a eu notamment à sa disposition le recueil des lettres
reçues par le comte Molé; les Mémoires du comte de Sainte-Aulaire,
successivement ambassadeur à Rome, à Vienne et à Londres; les dépêches
et les lettres écrites ou reçues par le baron de Barante, ambassadeur
à Turin et à Saint-Pétersbourg; la correspondance politique du comte
de Bresson, ministre à Bruxelles, à Berlin, et ambassadeur à Madrid;
les notes écrites par M. Duvergier de Hauranne à l'issue de chaque
session, etc. Ces documents inédits, dont il a pu déjà faire usage
pour la suite de cette histoire, contenaient aussi d'utiles
renseignements sur les faits exposés dans les deux premiers volumes.
De là, les modifications et les additions considérables apportées,
dans cette seconde édition, au texte primitif. Certaines parties, par
exemple, le récit des affaires alors si importantes de Belgique et
d'Italie, ont été absolument refaites sur un plan nouveau et beaucoup
plus développé. L'auteur renouvelle ici ses remercîments à toutes les
personnes qui, par ces bienveillantes communications, ont aidé ses
travaux et lui ont permis de mieux saisir cette vérité historique,
parfois d'autant plus difficile à découvrir que l'époque est plus
rapprochée de nous.

  Octobre 1887.



PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION


Pour qui place un peu haut son idéal politique, la France, depuis
quatre-vingts ans, n'offre pas d'époque plus intéressante à étudier que
celle où elle a été en possession de la monarchie constitutionnelle. La
première partie de cette époque, celle qui s'étend de 1814 à 1830, a
été, depuis quelque temps, l'objet de nombreux et importants travaux.
Pleine lumière a été faite sur ces belles et jeunes années qui ont été
vraiment le printemps de ce siècle. La Restauration y a gagné que sa
mémoire est entrée dans la région apaisée de l'histoire; à son égard,
les passions d'autrefois, les thèses d'opposition, les arguments de
journaux, les préventions de parti n'ont plus cours; quand on parle
d'elle, c'est vraiment la postérité qui porte son jugement, jugement
définitif, presque unanime et généralement favorable. Ne convient-il pas
maintenant de porter plus loin cet effort d'exploration et de
redressement, de dire ce que fut la France sous le règne de
Louis-Philippe? Alors, sans doute, le siècle, en vieillissant, a déjà
perdu de son charme, de sa fraîcheur et de ses illusions. Néanmoins,
c'est encore le bon temps. Si les Ordonnances et la révolution de
Juillet ont malheureusement troublé l'épreuve que notre pays faisait du
gouvernement libre, si elles en ont rendu les conditions plus
difficiles, elles n'y ont pas cependant mis fin; les dix-huit années
qui ont suivi 1830 ne doivent pas être séparées des seize qui avaient
précédé: elles continuent et complètent cette période, honorable et
bienfaisante entre toutes, de liberté réglée, de paix et de dignité
extérieures, de fécondité intellectuelle et de prospérité économique, où
la royauté a si rapidement réparé les effroyables ruines que lui avait
léguées le passé, et si largement accumulé les forces dont l'avenir
devait user et abuser.

Il semble cependant que les historiens aient, jusqu'ici, négligé ou
évité cette seconde partie des annales monarchiques. Rien, sur ce
sujet, qui soit l'analogue des ouvrages considérables et décisifs
publiés sur la Restauration, par MM. de Viel-Castel, Nettement,
Duvergier de Hauranne[1]. Ce dernier, qui avait annoncé la volonté de
conduire son travail jusqu'en 1848, s'est arrêté en 1830, comme s'il
était gêné pour aller plus loin. L'heure est venue de faire cesser une
différence que rien ne peut plus justifier. De redoutables événements,
des révolutions nombreuses et profondes, des malheurs nouveaux ont
creusé, entre cette époque et la nôtre, un abîme qui équivaut à un
siècle d'éloignement. Et d'heureuses réconciliations n'ont-elles pas
dissipé bien des préventions? n'ont-elles pas rendu la justice plus
facile à faire et à accepter? L'ère historique, ère d'apaisement, de
lumière et d'équité, peut donc s'ouvrir pour la monarchie de Juillet,
comme elle s'est ouverte pour la Restauration; pour Louis-Philippe,
comme pour Louis XVIII et Charles X; pour Casimir Périer, le duc de
Broglie, M. Guizot, M. Thiers et le comte Molé, comme pour le duc de
Richelieu, le comte de Serre, M. de Villèle et M. de Martignac.

[Note 1: Signalons, cependant, comme un symptôme nouveau dont il
convient de se féliciter, l'intéressante _Histoire de la monarchie de
Juillet_, qu'un jeune écrivain, M. du Bled, a naguère fait paraître.
Il y a plus de vingt ans, M. de Nouvion avait commencé une importante
_Histoire du règne de Louis-Philippe_; la mort ne lui a
malheureusement pas permis de la terminer.]

Cette impartialité est facile aux hommes de ma génération. Arrivés
trop tard à la vie publique pour avoir été acteurs de ces événements,
réduits à les étudier après coup, en interrogeant les souvenirs des
anciens et en dépouillant des documents parfois d'autant plus
incomplets que l'époque est plus récente, ils ont du moins l'avantage
d'être étrangers aux susceptibilités et aux partis pris de la
politique d'alors. À interroger leur conscience, ils n'éprouvent
aucune gêne pour tenter, sur la monarchie de Juillet, une oeuvre
d'historien non moins libre et sincère que sur la Restauration, sans
souci des thèses toutes faites d'apologie et d'opposition, aussi
résolus à répudier les attaques inspirées par la rancune qu'à écarter
les voiles de complaisance, et ne ressentant, à la vue de tant de
dissensions refroidies, qu'une passion, celle d'unir, dans la justice
à rendre au passé, ceux qui s'y étaient trouvés si malheureusement
séparés. Osera-t-on demander à tous ceux qui voudront bien lire ce
travail, de le faire dans le même esprit qu'il aura été écrit,
dussent-ils, pour cela, dépouiller quelque peu le vieil homme, se
dégager des préventions qu'ils auraient gardées d'autrefois,
recueillies dans l'héritage de leurs pères ou trouvées dans le bagage
commun de leur parti?

Si l'auteur est demeuré étranger aux ressentiments de la politique
ancienne, il n'a pas moins tenu à se dégager des préoccupations de la
politique actuelle. Son ambition a été d'écrire, non un livre de
circonstance, encore moins de polémique, mais un livre d'histoire. Il
a voulu raconter les événements avec vérité, les juger avec justice,
sans jamais les altérer ou les voiler par souci des conclusions qu'on
en pourrait tirer dans les querelles du moment. Toutefois, il n'a pu
empêcher qu'un grave événement, survenu bien après qu'il avait
commencé ce travail, ne soit venu y donner une nouvelle et
particulière opportunité. Aujourd'hui que, par un décret de la
Providence, le droit royal héréditaire repose sur la tête du
petit-fils de Louis-Philippe, il pourra paraître plus important encore
de connaître ce que fut le gouvernement de son aïeul. Non qu'à notre
avis ce passé doive être aveuglément copié. La monarchie de demain,
comparée à celle d'hier, aura une faiblesse en moins et une difficulté
en plus. Elle ne souffrira pas d'une origine révolutionnaire et de la
division des forces conservatrices, mais elle rencontrera,
singulièrement aggravé et compliqué, le problème de cette démocratie
dont la brutalité d'allures, la mobilité ignorante et violente
semblent fausser tous les rouages, pervertir toutes les doctrines du
gouvernement libre.

On dit volontiers, depuis quelque temps, que le régime parlementaire
est impossible avec notre démocratie. Peut-être. À condition cependant
qu'on n'en conclue pas que le césarisme lui convient: car la seule
comparaison de 1871 avec 1848 suffirait à montrer ce que devient
l'esprit du peuple à ce dernier régime. Mais, aujourd'hui, je le sais,
le «parlementarisme»--c'est le nom dont on se sert quand on en veut
médire--n'est guère en faveur. Tout ce que lui avait fait gagner, dans
l'opinion, la vue des désastres où nous avait conduits le régime sans
contrôle du second empire, il semble que l'anarchie à la fois
impuissante et destructrice de notre république le lui ait fait
perdre. Pour que ce revirement fût pleinement justifié, il faudrait
d'abord établir que le gouvernement actuel est vraiment parlementaire.
Cette Chambre à la fois servile et usurpatrice; ce Sénat qui approuve
ce qu'il blâme au fond, applaudit ceux qu'il méprise; ces majorités
aussi instables qu'oppressives; ces subdivisions et ces compétitions
de coteries sans consistance et sans doctrine, non sans appétits;
cette violation cynique des droits de la minorité; cette impuissance
du droit, de la raison, de l'éloquence, devant la brutalité muette des
votes; ces ministres, endurcis à toutes les mortifications des
scrutins hostiles, qui font par décret ce pour quoi on leur refuse des
lois, et lancent le pays dans de périlleuses aventures, sans l'aveu et
à l'insu de ses représentants; ce chef du pouvoir exécutif qui
s'annule dans une indolence inerte et indifférente aux plus grands
intérêts du pays; cette domination électorale d'une petite bande de
politiciens sans considération, sans moralité et sans valeur, étrange
oligarchie qui n'a rien de l'aristocratie et qui aboutit partout au
règne d'une médiocrité chaque jour plus abaissée,--tout cela, est-ce
donc ce qu'on a connu, aimé, désiré, regretté, sous le nom de
gouvernement parlementaire? Qu'on médise du «parlementarisme» autant
qu'on le voudra,--il a eu ses malheurs et ses torts, il peut avoir ses
périls,--mais qu'on ne mette pas à sa charge la honte et la misère
d'un régime qui n'a rien de commun avec lui. Ceci dit pour redresser,
en passant, une idée fausse, aujourd'hui trop répandue, je
n'insisterai pas sur des considérations qui risqueraient de s'écarter
du véritable et unique point de vue de mon livre. Ce livre a en effet
pour objet le récit du passé, non l'apologie d'une forme particulière
des libertés publiques. Conviendra-t-il, dans l'avenir, de modifier
les anciennes conditions de la monarchie constitutionnelle, pour les
mieux adapter à la démocratie? dans quelle mesure faudra-t-il, par
exemple, augmenter l'initiative et l'action directe du pouvoir royal,
que déjà autrefois on a pu regretter d'avoir trop réduites? Ce sont
des problèmes qu'il appartient à la politique, non à l'histoire, de
poser et de résoudre.

Si l'histoire ne doit ni se laisser envahir par la politique, ni se
substituer à elle, ce n'est pas à dire qu'elle ne puisse l'aider.
Elle le fait en lui donnant l'exacte connaissance du passé: elle est
même ainsi le préliminaire et le fondement nécessaire des résolutions
que les hommes d'État auront à prendre. Pour remplir un tel office,
elle doit être avant tout sincère. Sans doute j'ai trop le sentiment
de ce que le gouvernement libre a eu d'honorable et d'avantageux pour
mon pays, de l'élan qu'il a donné et de l'emploi qu'il a offert aux
plus brillantes et aux plus nobles facultés de l'esprit humain, pour
ne pas en parler avec une émotion sympathique, reconnaissante et
respectueuse. Mais je sais aussi qu'il y a eu des fautes à blâmer, des
malheurs à déplorer; je sais enfin que la monarchie de 1830, comme
celle de la Restauration, a abouti, en 1848, à un de ces échecs qui
semblent, dans notre siècle, le terme fatal des plus généreux efforts.
Loin de voiler ces fautes, ces malheurs et cet échec, le premier
devoir de l'historien est d'y insister, d'en scruter les causes, d'en
mesurer les conséquences. Il ne s'arrête pas à la pensée que la
sincérité même de cette sorte d'examen de conscience puisse décourager
certains amis, ou fournir aux adversaires des arguments contre le
gouvernement libre lui-même. D'abord tout autre sera la conclusion des
esprits de bonne foi qui voudront réfléchir ou seulement comparer: car
après tout, de notre temps, quel est le régime,--république ou
empire,--qui ait apporté à la France autant de prospérité et
d'honneur, ou même qui ait autant duré que les trente-quatre années de
la monarchie constitutionnelle? Et puis, qu'est-ce qui importe le
plus, aujourd'hui: dissimuler aux autres ce qu'il a pu se mêler de
faiblesses aux bienfaits de la monarchie, ou bien armer notre propre
expérience contre des rechutes possibles? Le second parti est le plus
viril et le plus profitable. Tout indique que Dieu réserve à la France
la chance inestimable de recommencer l'épreuve, malheureusement
troublée en 1830, violemment interrompue en 1848. Eh bien, sera-t-il
alors inutile, pour ne pas se briser aux mêmes écueils, d'avoir la
carte exacte des précédentes navigations et des premiers naufrages?
D'ailleurs, plus on aura constaté de fautes commises, plus, en
chargeant les hommes, on aura déchargé les institutions. Aussi, à ceux
qui croiraient trouver dans le souvenir des échecs passés un prétexte
pour leur découragement et leur défaillance, serait-on tenté
d'adresser, sauf à atténuer l'exagération un peu oratoire du reproche,
cette apostrophe de Démosthène que M. Saint-Marc Girardin rappelait
déjà en une circonstance analogue: «Athéniens, si vous aviez toujours
fait ce qu'il y avait de mieux à faire, et si pourtant vous aviez été
vaincus, je désespérerais de la chose publique; mais comme, au
contraire, vous n'avez rien fait de ce qu'il fallait faire, j'ai bon
espoir, persuadé que, si vous faites tout l'opposé de ce que vous avez
fait jusqu'ici, les événements tourneront aussi d'une manière toute
différente; que vous réussirez, là où vous avez échoué; que vous
vaincrez, là où vous avez été vaincus. Ne vous en prenez donc pas de
votre défaite ni aux dieux, ni à vos institutions: prenez-vous-en à
vous-mêmes, réparez vos fautes, et vous réparerez du même coup votre
malheur.»

  Avril 1884.



HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET



LIVRE PREMIER

LE LENDEMAIN D'UNE RÉVOLUTION

(JUILLET 1830--13 MARS 1831)



CHAPITRE PREMIER

L'ÉTABLISSEMENT DE LA MONARCHIE NOUVELLE

(29 juillet--14 août 1830).

     I. Pourquoi nous ne racontons pas les Journées de Juillet.
     La situation dans la soirée du 29 juillet. Les députés et
     l'Hôtel de ville. La Fayette.--II. Pendant la nuit du 29 au
     30 juillet, proclamations posant la candidature du duc
     d'Orléans. Accueil favorable des députés. Colère de l'Hôtel
     de ville. Les députés, réunis le 30, invitent le duc
     d'Orléans à exercer les fonctions de lieutenant général.
     Acceptation du prince.--III. Dans la matinée du 31,
     agitation croissante à l'Hôtel de ville contre le duc
     d'Orléans. Les deux partis se disputent La Fayette.--IV. Le
     lieutenant général, accompagné des députés, se rend à
     l'Hôtel de ville, dans l'après-midi du 31. Son cortége.
     Accueil d'abord douteux et menaçant. Le duc et La Fayette au
     balcon. Ovation. La Fayette tente vainement d'imposer, après
     coup, un programme au futur roi. Succès de la visite à
     l'Hôtel de ville, mais compromissions et périls qui en
     résultent.--V. Le lieutenant général prend en main le
     gouvernement. Il rompt chaque jour davantage avec Charles X.
     Expédition de Rambouillet.--VI. Réunion des Chambres le 3
     août. La question des «garanties» préalables. Proposition
     de M. Bérard. La Commission dépose son rapport, le 6 août au
     soir. Caractère de son oeuvre. Comment est résolu le
     problème de l'origine de la monarchie nouvelle.
     Modifications apportées à la Charte. Question de la pairie.
     Débat hâtif, en séance, le 7. Adhésion de la Chambre des
     pairs. Détails réglés dans la journée du 8. Séance
     solennelle du 9 août et proclamation de la royauté nouvelle.
     Physionomie du Palais-Royal. Joie et illusions du public.


I

Notre dessein n'est pas de raconter ici comment, dans les «Journées»
de Juillet, fut renversée la vieille monarchie: l'émeute suscitée, le
26, par les Ordonnances, devenue, en quelques jours, une révolution
victorieuse; l'armée royale trop faible, encore diminuée par les
défections, mal commandée, obligée dès le 29 d'évacuer Paris; le
gouvernement aveuglé, téméraire et faible, s'obstinant quand une
concession eût pu tout sauver, cédant quand il n'était plus temps; le
drapeau tricolore arboré, on ne sait par qui, sur les tours de
Notre-Dame, volant de clocher en clocher et devançant presque les
malles-poste qui portaient, par toute la France, la nouvelle de
l'explosion populaire. Ce récit nous paraît plutôt appartenir à
l'histoire de la Restauration dont il est le tragique dénoûment, et il
a été fait d'une façon si complète par les auteurs éminents qui ont
écrit cette histoire, qu'il serait inutile et malséant de le
recommencer après eux. Par les mêmes raisons, nous ne croyons pas que
ce soit le lieu d'apprécier ce que fut, pour la stabilité et la
liberté de nos institutions, le malheur, aujourd'hui mieux aperçu, de
la rupture avec la royauté légitime, d'examiner dans quelle mesure la
responsabilité doit en être partagée entre le gouvernement et
l'opposition, entre les royalistes et les libéraux[2]. Un autre sujet
nous sollicite: l'établissement d'une monarchie nouvelle. Aussi bien
l'historien, pressé, poussé par les événements, doit-il aller de
l'avant, n'abandonnant pas sans doute, devant les violences du fait,
les droits de la vérité et de la justice, mais ne s'attardant pas à
gémir ou à récriminer sans cesse sur les mêmes malheurs; il lui faut
résister à la tentation, trop naturelle, de rêver à ce qui serait
advenu si telles fautes avaient été évitées, de rebâtir en imagination
ce que la réalité a détruit. Détournons donc les yeux de ces ruines
douloureuses, disons adieu à ce passé, par tant de côtés digne de
regrets, et partons des événements accomplis. Dans la révolution de
Juillet, dans les incidents confus et précipités de ces jours
d'émeute, nous rechercherons seulement ce qui nous aidera à découvrir
l'origine et la condition du nouveau gouvernement, à marquer sa
situation en face du mouvement violent dont il émanait, et dont
cependant, pour vivre, il devait se dégager.

[Note 2: J'ai eu plusieurs fois occasion de toucher à ces diverses
questions dans mes études sur le _Parti libéral sous la Restauration_
et sur l'_Extrême Droite et les royalistes_.]

Le 29 juillet au soir, moins de quatre jours après les Ordonnances, la
bataille était terminée dans Paris, et le gouvernement était
manifestement vaincu. Mais qui était vainqueur, et quel usage
allait-on faire de la victoire? Les députés de l'opposition libérale,
les fameux 221, encore au plus vif de leur popularité, semblaient
personnifier la cause que le coup d'État avait voulu frapper et que le
soulèvement populaire prétendait venger. Dès le commencement de la
crise, ceux d'entre eux qui étaient présents à Paris, avaient pris
l'habitude de se réunir, tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre, et la
foule avait paru d'abord attendre d'eux le mot d'ordre et la
direction. Étaient-ils en position et en volonté de les donner?
Irrités des Ordonnances, désirant y résister, mais sans sortir de la
légalité, ils avaient été surpris par une émeute anonyme, qui avait
éclaté sans eux et malgré eux, et qu'ils s'étaient attendus à voir
aussitôt écrasée; plus effrayés que triomphants de ses premiers
progrès, moins empressés à user de leur nouveau pouvoir qu'embarrassés
de leur responsabilité, ils n'osaient se mettre ni à la tête ni en
travers d'un mouvement chaque jour grandissant, et se bornaient à le
suivre d'un pas incertain et timide. Que ce fût chez les uns méfiance
du succès, chez les autres scrupule de légalité et clairvoyance du mal
révolutionnaire, presque tous, au début, n'avaient d'autre prétention
que de traiter avec le Roi, en lui imposant une politique plus
libérale. Ainsi pensaient et parlaient MM. Casimir Périer, Guizot,
Sébastiani, Dupin, Villemain. Sans doute, plus la lutte se prolongeait
au détriment de la cause royale, plus un accord devenait difficile. Et
cependant, même après la pleine victoire de l'insurrection, beaucoup
des députés n'étaient pas décidés à une rupture. Quand, dans la soirée
du 29, leur réunion, qui se tenait chez M. Laffitte, fut informée que
le Roi se résignait à retirer les Ordonnances, chargeait le duc de
Mortemart de former un cabinet, et laissait offrir des portefeuilles à
M. Périer et au général Gérard, le premier mouvement fut de se
déclarer satisfaits. M. Laffitte, plus hostile que ses collègues, ne
put que faire ajourner la décision au lendemain matin.

Les députés n'étaient pas seuls à représenter la force alors
victorieuse. Dès les premiers succès de l'insurrection, les plus
ardents des agitateurs, obéissant à l'instinct et à la tradition
révolutionnaires, s'étaient portés à l'Hôtel de ville. Là, plus encore
que vers les salons de M. Laffitte ou de M. Casimir Périer, se
tournaient les regards de ce populaire qui, depuis les journées de
prairial, ne s'était pas montré en armes dans les rues, mais que la
provocation maladroite du gouvernement et l'imprévoyant encouragement
de la bourgeoisie libérale venaient d'y faire redescendre. Dans les
appartements souillés du palais municipal, au milieu des tentures en
lambeaux, des bustes brisés, des tableaux crevés, l'insurrection avait
improvisé son bivouac et ses conseils: grotesque et sinistre spectacle
qui s'est reproduit du reste à toutes les révolutions; pêle-mêle
d'ouvriers aux bras nus et de polytechniciens en uniforme, de
combattants ensanglantés et de déclamateurs de clubs, de jeunes
patriotes échappés des sociétés secrètes et d'affamés en quête de
places. Dans ce tumulte, au premier abord, aucun personnage marquant;
et l'on put voir, un moment, le premier rôle laissé à un aventurier
inconnu qui, pour jouer au gouvernement provisoire, s'était affublé
d'un uniforme ramassé parmi les défroques d'un théâtre. Mais, dans la
journée du 29, La Fayette, sortant de la réserve où il était d'abord
demeuré par défiance du succès, se décida à réclamer pour lui ce
principat de l'Hôtel de ville et ce commandement de la garde nationale
que, plus de quarante ans auparavant, une révolution lui avait déjà
conférés. Toutefois, hommage significatif rendu au prestige des
députés, il leur demanda l'investiture, et ceux-ci lui adjoignirent
une commission municipale composée de cinq d'entre eux, MM. Casimir
Périer, le général comte de Lobau, de Schonen, Audry de Puyraveau et
Mauguin. Alors seulement La Fayette revêtit son vieil uniforme de
1789, symbole des illusions demeurées maîtresses de son esprit, et il
se rendit au palais de la place de Grève, s'enivrant des ovations de
la foule, littéralement couvert des rubans tricolores qu'on lui jetait
des fenêtres, et pressant sur son coeur les blessés dont, suivant
l'expression de son historiographe officiel, «le peuple lui faisait
hommage[3]».

[Note 3: SARRANS, _La Fayette et la révolution de 1830_, t. Ier, p.
239.]

Avec lui, l'Hôtel de ville devint plus agité encore et plus important:
là arrivaient les nouvelles, les pétitions, les députations; de là
partaient les proclamations et les mots d'ordre. La Fayette était le
centre de ce mouvement; il lui donnait un nom, mais non une direction.
N'était-il pas dans la destinée constante de cet homme, dont le
caractère et le cerveau s'étaient encore affaiblis depuis les
premières années de la Restauration[4], d'être plutôt poussé que suivi
par ceux à la tête desquels il se plaçait? Tout entier à savourer ce
qu'il avait appelé lui-même autrefois «la délicieuse sensation du
sourire de la multitude», il s'était livré à peu près sans défense aux
violents et aux intrigants qui se remuaient autour de lui,
l'excitaient en l'acclamant, le surveillaient sous prétexte de lui
faire cortége, et écrivaient des ordres qu'il contre-signait avec son
imperturbable laisser-aller. Qui avait un fusil ou une blouse pouvait
circuler dans le palais et prendre part aux délibérations; trouvait-on
une porte fermée, on l'enfonçait à coups de crosse; le premier venu
décernait des mandats d'arrêt contre les députés suspects de
modérantisme, fussent-ils membres de la commission municipale comme M.
Casimir Périer; un élève de l'École polytechnique menaçait de faire
fusiller un autre membre de la commission, le général de Lobau, et à
ceux qui s'en étonnaient: «J'ordonnerais à mes hommes, disait-il, de
fusiller le bon Dieu, qu'ils le feraient.»

[Note 4: Voy. sur La Fayette, dans les années qui suivirent 1815, mon
étude sur le _Parti libéral sous la Restauration_, p. 41 et suiv.]

Dans un pareil milieu, les idées, les vues, les aspirations ne
pouvaient être les mêmes que dans la réunion des députés. Allait-on
jusqu'à vouloir proclamer immédiatement la république? Sans doute
plusieurs des agitateurs de l'Hôtel de ville étaient républicains, ou
du moins le seront plus tard; mais ils n'osaient encore faire trop
haut leur profession de foi. Ce qu'ils voulaient surtout, c'était
développer et prolonger la révolution; ils avaient pris goût à ce
règne de la place publique et n'admettaient pas qu'on cherchât à y
mettre un terme. «Une révolution»,--disaient-ils, en reprenant le
programme que La Fayette avait fait adopter, quelques années
auparavant, dans les conspirations de la charbonnerie,--«une
révolution a pour résultat de restituer à la nation sa souveraineté,
son droit de régler elle-même la nature et la forme de son
gouvernement; il faut donc convoquer les assemblées primaires, faire
élire une assemblée constituante, et jusque-là conserver des autorités
provisoires et anonymes.»

Ainsi, chez les députés, désir de limiter et de clore la révolution,
sans parti pris de rupture avec Charles X; à l'Hôtel de ville, volonté
de traîner la révolution en longueur et de la pousser à l'extrême,
avec tendance vers la république: telle est la contradiction qui
apparaît manifeste, le 29 juillet au soir. Elle n'est pas faite pour
surprendre ceux qui se rappellent de quels éléments disparates, les
uns sincèrement dynastiques, les autres perfidement destructeurs, se
composait, sous la Restauration, cette «union des gauches» que les
avances de M. de Martignac n'avaient pu rompre, et que les
provocations de M. de Polignac avaient rendue plus intime encore. Le
jour où finissait le rôle relativement commode de frondeur et de
critique, où la coalition avait charge, non plus d'attaquer, mais de
fonder un gouvernement, devait naturellement aussi être celui où les
divergences et les incompatibilités éclateraient entre les coalisés,
où les modérés commenceraient à sentir le péril et à payer le prix des
alliances révolutionnaires.


II

À ce moment, pendant la nuit du 29 au 30 juillet, se produisit une de
ces initiatives qui, dans le désarroi de semblables crises, suffisent
parfois à déterminer des courants d'opinion et à précipiter les
solutions. Parmi les députés et autour d'eux, étaient des hommes qui,
tout en repoussant la république, gardaient, contre la branche aînée
des Bourbons, trop de ressentiments et de méfiances, pour ne pas
désirer un changement de dynastie. Le soulèvement provoqué par les
Ordonnances n'était-il pas l'occasion, cherchée et attendue par eux,
de faire une sorte de 1688 français, dans lequel le duc d'Orléans
paraissait indiqué pour tenir le rôle du prince d'Orange? L'idée
n'était pas nouvelle, et l'on n'a pas oublié quelle place elle avait
prise, à la fin de la Restauration, dans les polémiques des opposants;
c'est pour la lancer et y préparer l'opinion, que M. Thiers avait
fondé le _National_, de concert avec MM. Mignet et Carrel[5]. Parmi
les chefs parlementaires, quelques-uns s'étaient habitués à envisager
cette éventualité avec complaisance, M. Laffitte entre autres.
Béranger lui-même, oubliant son républicanisme, poussait alors à cette
solution, y voyant le procédé le plus sûr pour chasser des princes
qu'il détestait; d'ailleurs, si le chansonnier jugeait parfois utile
de parler de la république, il ne fut jamais pressé de la posséder[6].

[Note 5: Voy. le _Parti libéral sous la Restauration_, p. 460 à 478.]

[Note 6: Béranger écrivait à un de ses amis le 19 août 1838: «Quoique
républicain et l'un des chefs de ce parti, j'ai poussé tant que j'ai
pu au duc d'Orléans. Cela m'a même mis en froid avec quelques amis...
Laffitte ayant vanté beaucoup le peu que j'ai pu faire, au duc
d'Orléans, il a exprimé le désir de me voir et de me recevoir; mais
j'ai cru nécessaire de me tenir à l'écart... Tu me crois peut-être
heureux dans la position que les derniers événements m'ont faite. Tu
te trompes, je ne suis pas né pour être du parti vainqueur; les
persécutions me vont mieux que le triomphe... J'ai dit sur-le-champ
qu'en détrônant Charles X, on me détrônait.» En 1848, Chateaubriand
disait un jour à Béranger: «Eh bien! votre république, vous
l'avez.--Oui, je l'ai, répondait le chansonnier, mais j'aimerais mieux
la rêver que la voir.»]

Néanmoins, aux premiers jours de la révolution, on ne voit pas qu'il
ait été publiquement et sérieusement question de ce changement de
dynastie. Pendant les combats populaires, le duc d'Orléans s'était
tenu à l'écart, hors de Paris, ne donnant pas signe de vie,
s'appliquant à n'être à la portée ni du gouvernement ni de
l'insurrection. Fait plus significatif encore, les personnages connus
pour être les familiers du Palais-Royal, par exemple le général
Sébastiani et M. Dupin, se montraient les plus préoccupés de ne pas
sortir de la légalité, les plus désireux de traiter avec Charles X.
«Ces propositions sont superbes»,--s'écriait le général Sébastiani,
dans la réunion du 29 au soir, après avoir pris connaissance des
offres du Roi;--«il faut accepter cela!» Aussi, après cette réunion,
M. Laffitte lui-même renonçait au dessein qu'il caressait; la
réconciliation lui apparaissait inévitable. «J'aurais désiré autre
chose, dit-il à M. de Laborde; que voulez-vous? tout semble décidé.»

Un homme, cependant, n'abandonne pas la partie: c'est le jeune
rédacteur du _National_, M. Thiers. Sa prompte intelligence comprend
que pour entraîner les députés et le prince lui-même, il faut les
mettre en présence de faits accomplis. Dans la nuit du 29 au 30, il
rédige, avec M. Mignet, de courtes et vives proclamations où, sans
avoir consulté le prince qu'il n'a jamais vu, il met en avant sa
candidature au trône et, par une audacieuse initiative, annonce son
acceptation. Ces proclamations sans signature sont affichées, et,
dans la matinée du 30, le nom du duc d'Orléans, que presque personne
ne prononçait la veille, est dans toutes les bouches.

À cette idée si hardiment lancée par un simple journaliste, l'accueil
est fort différent à l'Hôtel de ville et dans la réunion des députés.
Chez ces derniers, l'effet est considérable. Ceux même qui, la veille
au soir, paraissaient le plus disposés à écouter les propositions de
Charles X, sont frappés de la faveur avec laquelle la partie de
l'opinion parisienne, d'ordinaire en accord avec eux, accepte
l'éventualité d'une dynastie nouvelle. Tout est employé pour vaincre
leurs hésitations et leurs scrupules: «Il n'est, leur dit-on, ni
possible ni prudent de refuser toute satisfaction aux passions
soulevées et victorieuses. Changer le souverain, sans détruire la
monarchie, ne serait-ce pas un terme moyen entre la révolution
complète que vous redoutez et la résistance que vous sentez au-dessus
de votre force et de votre courage? Les concessions royales ne
sont-elles pas tardives? sont-elles sérieuses et sincères? Peut-on
espérer que la vieille dynastie acquière jamais l'intelligence de son
temps, qu'elle se rallie de coeur et pour longtemps à la Charte? Ne
vaudrait-il pas mieux en finir tout de suite et profiter de l'occasion
qui s'offre de porter sur le trône un prince qu'aucune incompatibilité
d'opinion, d'affection et d'habitudes ne sépare de la France moderne
et libérale, et que l'origine même de son pouvoir obligera plus encore
à reconnaître la prééminence parlementaire?» Une longue opposition a
laissé, d'ailleurs, à ces députés, contre la branche aînée des
Bourbons, des animosités et des méfiances qui les rendent facilement
accessibles à la tentation d'une rupture; de plus, le souvenir,
l'illusion de 1688, si souvent rappelés depuis quelque temps, leur
voilent le péril de l'atteinte irréparable qui va être ainsi portée au
principe monarchique[7]. Peut-être y aurait-il une dernière chance de
les retenir, si les représentants de Charles X agissaient avec quelque
vigueur. Mais, de ce côté, tout est mollesse et indécision. M. de
Mortemart, malade, découragé par la mauvaise grâce du Roi autant que
par les difficultés de la situation, se sentant inégal à une tâche
qu'il a acceptée à contre-coeur et à laquelle il n'était pas préparé,
ne fait rien ou presque rien, dans ces heures où il eût fallu des
merveilles d'activité, de promptitude et de décision. Dès lors il est
visible que les députés finiront par se rallier au duc d'Orléans.
Réunis le matin chez M. Laffitte, ils ne prennent pas encore parti,
mais ils conviennent de siéger dans la journée au Palais-Bourbon, ce
que jusqu'à ce moment ils n'avaient pas osé faire.

[Note 7: «Nous avions, dit M. Guizot, l'esprit plein de la révolution
de 1688, de son succès, du beau et libre gouvernement qu'elle a
fondé.»]

À l'Hôtel de ville, au contraire, la candidature du duc d'Orléans est
accueillie avec colère. «S'il en est ainsi, dit-on, la bataille est à
recommencer, et nous allons refondre les balles.» Des orateurs de
carrefour dénoncent au «peuple» ceux qui veulent, par une «intrigue»,
lui enlever «le fruit de sa victoire»; et la foule leur répond, en
criant: «Plus de Bourbons!» Partout des placards menaçants. Le fils
aîné du duc d'Orléans est arrêté à Montrouge, menacé d'être fusillé,
et ses amis n'obtiennent qu'à grand'peine de La Fayette un ordre
d'élargissement. Les plus ardents des révolutionnaires se réunissent
au restaurant Lointier; là sont des hommes qu'on retrouvera bientôt
dans les émeutes et les sociétés secrètes: Guinard, Bastide, Poubelle,
Hingray, Ch. Teste, Trélat, Hubert. On délibère le fusil à la main; un
orateur, partisan du duc d'Orléans, est couché en joue; Béranger
lui-même est grossièrement apostrophé. Le club signifie à La Fayette
que rien ne doit être fait avant qu'une assemblée constituante ait
déterminé la forme du gouvernement, et il l'invite impérieusement à
proclamer sa dictature. Le général, craignant autant de résister à ces
sommations que d'y obéir, tâche d'échapper à l'embarras d'une réponse
trop précise; il flatte les clubistes, en les traitant comme ses
meilleurs amis; puis, avec un mélange de finesse et de radotage, il
leur raconte longuement des anecdotes de 1789. Obligé, cependant, de
leur donner une satisfaction plus réelle, il adresse aux députés un
message où il leur reproche «la précipitation avec laquelle ils
paraissent vouloir disposer de la couronne», les engage à porter
d'abord leur attention sur «les garanties qu'il convient de stipuler
en faveur de la nation», et proteste, «au nom de la garde nationale»,
contre tout acte par lequel on ferait un roi avant que ces garanties
fussent pleinement assurées.

Les partisans du duc d'Orléans n'ont donc qu'une ressource: agir par
les députés, sans l'Hôtel de ville ou malgré lui, et surtout le
devancer. Mais avant de rien tenter, au moins faut-il obtenir
l'assentiment et le concours du prince qu'on vient de mettre en avant
sans l'avoir consulté. C'est encore M. Thiers qui s'en charge. Il part
pour Neuilly, dans la matinée du 30, n'y rencontre pas le duc
d'Orléans qui s'est retiré au Raincy, voit la duchesse qui ne
dissimule ni ses scrupules ni ses répugnances, s'adresse enfin à
Madame Adélaïde qui se laisse convaincre et prend même sur elle de
garantir l'acceptation de son frère.

Munis de cette acceptation indirecte, M. Thiers et ses amis pressent
les députés, réunis, à midi, dans la salle du Palais-Bourbon. Ils
trouvent là, du reste, de puissants auxiliaires; des hommes
considérables, M. Guizot, M. Dupin, le général Sébastiani, Benjamin
Constant, se sont définitivement ralliés à la monarchie orléaniste.
Cette idée a fait son chemin dans la bourgeoisie parisienne, et des
manifestations dans ce sens se produisent autour de la Chambre. Il est
vrai que de l'Hôtel de ville arrivent des injonctions absolument
contraires et d'apparence plus redoutable. M. Odilon Barrot apporte la
lettre par laquelle La Fayette fait connaître ses remontrances et ses
exigences; on invite le messager à monter à la tribune, et on
l'écoute, avec une déférence craintive, lire et commenter ce document
qu'il déclare avoir été «écrit, pour ainsi dire, sous la dictée du
peuple». Les députés oseront-ils braver cet impérieux _veto_?
Assemblés sans convocation régulière, fort peu nombreux[8], n'osant
eux-mêmes s'intituler que «la réunion des députés actuellement
présents à Paris», on conçoit qu'ils éprouvent quelque embarras à
s'ériger en constituants. Mais les partisans du duc d'Orléans
invoquent la nécessité et le péril: bien loin de dissimuler les
menaces de l'Hôtel de ville, ils les grossissent plutôt, se servant,
pour le succès de leur thèse, et de la gravité du danger, et de
l'effroi des conservateurs. Ne vaut-il pas mieux, demandent-ils, faire
à la hâte un gouvernement que de se laisser aller à l'anarchie,
prendre l'initiative d'une demi-révolution que d'en subir une entière,
refaire un 1688 que de retomber dans 1792 ou 1793? Quant à l'ancienne
royauté, ajoutent-ils, comment songer à l'imposer à des passions ainsi
déchaînées? Ils s'arrangent d'ailleurs pour écarter les communications
officielles de M. de Mortemart, toujours personnellement invisible; et
il ne leur est pas bien difficile de faire considérer comme n'existant
plus un gouvernement qui donne si peu signe de vie. Ils affirment
même,--ce qui n'est pas,--que les pairs se sont prononcés pour le duc
d'Orléans. Du reste, que demandent-ils aux députés? Est-ce de décréter
la déchéance d'un roi et d'en nommer un autre? Nullement: au besoin
même, ils s'en défendraient[9]; ils se bornent à proposer,--M. de
Rémusat, dit-on, a eu l'idée de cette transition,--de nommer le duc
d'Orléans lieutenant général du royaume, sans spécifier s'il exercera
ses fonctions pour ou contre le roi légitime. Au fond, sans doute,
c'est un pas décisif vers un changement de dynastie; nul n'en ignore;
mais cela n'est pas dit expressément, et ce vague, cette équivoque,
qui ne trompent personne, font illusion aux consciences, rassurent les
timidités. Aussi, après une séance laborieuse, la réunion finit-elle
par voter une déclaration invitant le duc d'Orléans à exercer les
fonctions de lieutenant général.

[Note 8: La Chambre comptait environ 430 membres, sur lesquels 274
appartenaient aux diverses nuances de l'opposition. Or la déclaration
par laquelle les députés vont, dans la journée du 30, appeler le duc
d'Orléans à la lieutenance générale, ne réunira que 40 signatures. La
proclamation du lendemain en réunira 91.]

[Note 9: Le général Sébastiani disait à ce propos: «La question d'un
changement de dynastie est entièrement étrangère à l'acte que la
réunion vient d'accomplir. Les commissaires ne l'ont pas soulevée, et
il n'y a pas lieu, quant à présent, de la traiter.»]

Cependant, où est le prince? Il faut savoir enfin, d'une façon
positive, si l'on peut compter sur son acceptation. Personne n'est
parvenu encore à s'aboucher directement avec lui. Sa persistance à
demeurer hors de Paris trahit au moins de grandes incertitudes, des
angoisses dont le secret n'a jamais été pleinement révélé, mais où se
mêlaient sans doute et se heurtaient les scrupules de la conscience et
les tentations de l'ambition, les calculs de la prudence personnelle
et le souci du péril public. C'est seulement fort tard dans la soirée,
sous la pression de messages répétés, peut-être aussi, s'il faut en
croire certains bruits, sur le conseil décisif de M. de Talleyrand,
que le duc d'Orléans se résout à venir au Palais-Royal. Dès lors, ses
hésitations ne peuvent plus être de longue durée. Auprès de lui,
d'ailleurs, comme tout à l'heure auprès de la Chambre, on fait valoir
l'urgence du péril, les menaces de l'Hôtel de ville, l'éventualité de
la république. Le 31, au matin, le prince déclare son acceptation, et
fait aussitôt une proclamation aux habitants de Paris. Après avoir
rappelé l'invitation que lui avaient adressée «les députés de la
France, en ce moment présents à Paris»: «Je n'ai pas balancé, dit-il,
à venir partager vos dangers, à me placer au milieu de votre héroïque
population.» Il termine ainsi: «Les Chambres vont se réunir et
aviseront aux moyens d'assurer le règne des lois et le maintien des
droits de la nation. La Charte sera désormais une vérité.» Les
députés, de leur côté, adressent aussi au «peuple français» une
proclamation rédigée par M. Guizot. Ils annoncent qu'en attendant
«l'intervention régulière des Chambres» pour constituer «un
gouvernement qui garantisse à la nation ses droits», ils ont «invité»
le duc d'Orléans à exercer les fonctions de lieutenant général.
«C'est, disent-ils, le plus sûr moyen d'accomplir promptement par la
paix le succès de la plus légitime défense... Il respectera nos
droits, car il tiendra de nous les siens.» Puis énumérant toutes les
lois de «garanties» à faire, les députés ajoutent: «Nous donnerons
enfin à nos institutions, de concert avec le chef de l'État, les
développements dont elles ont besoin.» Nul ne peut plus dès lors se
dissimuler,--les termes même des proclamations ne le permettent
pas,--qu'en nommant un lieutenant général, on a fait un roi.


III

L'entreprise dont M. Thiers avait eu, vingt-quatre heures auparavant,
la première initiative, semblait donc réussir. Tout avait été enlevé
avec une promptitude, une précipitation même, où il entrait peut-être
autant d'inquiétude que de hardiesse. Les hésitations, les scrupules
des législateurs, comme ceux du prince, avaient été surmontés. Et
cependant une partie seule de la besogne était faite. Restait l'Hôtel
de ville qu'on avait pu gagner de vitesse, mais non séduire ou
dompter, et qui, dans la matinée du 31, grondait, plus menaçant, plus
irrité que jamais. On y criait à la trahison; les placards favorables
au duc d'Orléans étaient lacérés, ses proclamations sifflées; les
clubs en permanence engageaient la population à ne pas déposer les
armes; les projets les plus violents, enlèvement du prince, massacre
des députés, traversaient les cerveaux en ébullition. Telle était
l'excitation dans ces régions, qu'elle gagnait la commission
municipale; bien que d'origine et de composition parlementaires, cette
commission, impuissante dans ses bons éléments, était complice de la
révolution par ses mauvais, notamment par M. Mauguin, dont l'ambition
s'exaltait à la pensée de faire partie d'un gouvernement provisoire,
et dont la faconde sans scrupule était «très-propre, dans ces jours de
perturbation générale, à échauffer les fous, à intimider les faibles
et à entraîner les badauds[10]». Conduite ainsi à publier une
proclamation très-violente que M. Périer refusait de signer et où il
n'était même pas question du duc d'Orléans, la commission municipale
refusait de promulguer la déclaration par laquelle les députés avaient
appelé, la veille, le duc d'Orléans à la lieutenance générale. Cette
fois encore, M. Odilon Barrot fut chargé de porter au Palais-Bourbon
les remontrances de l'Hôtel de ville. M. Laffitte, président, les
reçut non sans humilité: il convint que la déclaration était «servile,
qu'elle blessait la dignité nationale», et il s'engagea d'honneur à la
détruire. Ainsi cet acte, pourtant capital, n'a jamais été inséré au
_Moniteur_; bien plus, l'original, après avoir été remis au duc
d'Orléans, fut soustrait sur son bureau.

[Note 10: Expression de M. Guizot.]

Serait-il possible de surmonter ou de déjouer cette résistance de
l'Hôtel de ville? Tout dépendait de La Fayette. Les agitateurs,
inconnus en dehors du cercle étroit et fermé des sociétés secrètes,
sentaient que le nom du général leur était indispensable pour faire
échec aux députés. Aussi, pendant ces heures rapides, décisives et
troublées, quelle lutte d'influences se livrait autour de ce
vieillard! Les républicains s'efforçaient de l'entraîner, de le
compromettre, de le piquer d'honneur, le menaçaient de rallumer la
guerre civile, lui montraient, dans le «complot orléaniste», la
négation de ses principes, la contradiction des règles de conduite
qu'il avait posées dans la Charbonnerie. Les amis du lieutenant
général n'étaient pas, de leur côté, sans avoir quelques intelligences
à l'Hôtel de ville; activement et adroitement secondés par M. de
Rémusat qui, costumé en officier d'état-major, sabre au côté, plumes
flottantes au chapeau, s'était, dès le premier jour, improvisé aide de
camp du commandant de la garde nationale, ils pouvaient aussi compter,
en ce cas spécial, sur M. Odilon Barrot, déjà aussi sincère à
proclamer ses convictions monarchistes, qu'ardent à ébranler tout ce
qui pouvait rendre la monarchie durable et respectée. De nombreux
émissaires arrivaient du Palais-Royal pour gagner La Fayette à la
solution orléaniste, entre autres ses vieux amis, les généraux Gérard
et Mathieu Dumas. Il n'était pas jusqu'à M. Rives, envoyé des
États-Unis, qui n'assurât à l'ancien ami de Washington que son
adhésion à la royauté nouvelle serait comprise et approuvée dans la
république américaine.

Entre ces conseils et ces instances si contraires, La Fayette
demeurait fort troublé. Déjà, quarante ans auparavant, Mirabeau
l'avait appelé «l'homme aux indécisions». L'âge n'avait pas diminué ce
défaut. Un de ses amis nous le dépeint alors «assis dans un vaste
fauteuil, l'oeil fixe, le corps immobile, et comme frappé de stupeur».
Il ne se dérobait aux poussées trop véhémentes que grâce à son aisance
supérieure de conversation et de manières, à une sorte de dextérité
gracieuse, vieux restes de ces dons de grand seigneur que sa
démocratie d'emprunt n'avait pu détruire entièrement. Ne dissimulant
d'ailleurs ni son embarras ni son effroi: «Ma foi,--disait-il
naïvement à M. Bazard qui venait lui apporter la recette
saint-simonienne,--si vous m'aidez à me tirer de là, vous me rendrez
un grand service[11].» Cette faiblesse, par tant de côtés périlleuse,
était dans le cas particulier une garantie: elle devait détourner La
Fayette de toute entreprise exigeant une initiative et une résolution
énergiques. M. de Rémusat connaissait bien son chef, quand, le plaçant
en présence des deux solutions, la république avec sa présidence ou la
monarchie du duc d'Orléans, il le pressait de cette question:
«Prenez-vous la responsabilité de la république?» La responsabilité,
c'était ce que La Fayette redoutait le plus, malgré son goût à jouer
les rôles en vue dans les révolutions. D'ailleurs, s'il lui plaisait
pour sa popularité de se dire, en théorie, partisan de la république,
il n'était nullement pressé d'en avoir la réalité pratique et surtout
la charge: il pensait un peu sur ce point comme Béranger. Aussi put-on
bientôt prévoir qu'il ne s'opposerait pas à l'élévation du duc
d'Orléans. Plus soucieux de traiter au nom du peuple que d'assumer
l'embarras de le gouverner, il se réservait d'obtenir des «garanties»
pour prix de son adhésion, et sa vanité devait se trouver satisfaite,
s'il apparaissait bien à tous que la monarchie ne s'établissait que
par sa permission, sous son patronage, et en subissant ses conditions.

[Note 11: _OEuvres de Saint-Simon et d'Enfantin_, t. II, p. 197.]

On était à l'une de ces heures où la fortune veut être brusquée. Dans
l'après-midi du 31, les monarchistes, informés des dispositions de La
Fayette, jugèrent possible et opportun de tenter une démarche hardie
et décisive. L'idée première venait-elle du Palais-Bourbon ou du
Palais-Royal? On ne le voit pas clairement, et il importe peu[12]. Il
fut résolu que le lieutenant général, accompagné des députés, se
rendrait aussitôt à l'Hôtel de ville. Visite fameuse, sur laquelle il
convient de s'arrêter un moment, car, mieux que tout autre incident de
ces jours troublés, elle met en lumière les conditions dans lesquelles
s'établissait la royauté nouvelle.

[Note 12: Dans un entretien avec M. de Metternich, à la date du 30
août 1830, le général Belliard, envoyé de Louis-Philippe, a attribué à
ce prince l'idée première de la visite à l'Hôtel de ville. «Au moment,
disait-il, où le duc d'Orléans avait été proclamé par la Chambre
lieutenant général du royaume, il écrivit au général La Fayette, qui
organisait à l'Hôtel de ville une commune à l'instar de celles de
républicaine mémoire. Le général ne lui fit pas de réponse. Le duc
informa les députés de ce qui venait d'arriver, et leur fit part de sa
détermination de se rendre en personne et seul à l'Hôtel de ville. Ce
ne fut que sur l'insistance des députés qu'il consentit à être
accompagné par eux.» (_Mémoires de Metternich_, t. V, p. 22.) D'autres
témoignages font honneur de l'initiative aux députés. Ceux-ci
cependant ne paraissent s'être décidés qu'après beaucoup
d'hésitations.]


IV

C'est un étrange cortége que celui qui, vers deux heures du soir, dans
cette même journée du 31 juillet, sortait du Palais-Royal ou, comme on
disait alors, du «palais Égalité». D'abord un tambour écloppé, battant
aux champs sur une caisse à demi crevée; les huissiers de la Chambre
en surtout noir, «les mieux vêtus de la bande[13]»; puis le duc
d'Orléans, sur un cheval blanc, en uniforme d'officier général, avec
un immense ruban tricolore à son chapeau, accompagné d'un seul aide de
camp; derrière lui, le groupe des députés, au nombre de quatre-vingts
environ, sans uniforme, en habits de voyage; en tête, M. Laffitte,
boiteux d'une entorse récente, porté dans une chaise par deux
Savoyards; à la queue, Benjamin Constant, infirme de plus vieille
date, également dans une chaise. Pas la moindre escorte; le tout noyé
dans la masse populaire qui se presse «sans violence, mais sans
respect», comme se sentant souveraine dans ces rues où elle vient de
combattre et de vaincre. D'ordinaire, les rois prennent possession de
leur couronne avec un plus pompeux cérémonial et en plus fier
équipage: on conçoit que des amis, comme le feu duc de Broglie, aient
pu dire que «l'appareil triomphal ne payait pas de mine», et qu'un
ennemi, tel que Chateaubriand, ait trouvé là de quoi exercer sa verve
railleuse et méprisante. La foule grossit au débouché de chaque rue,
foule de toute nature où domine l'homme du peuple, portant sur
l'épaule l'arme de hasard dont il s'est muni pour l'émeute. Des cris
et des questions partent de cette cohue: «--Qui est ce monsieur à
cheval? Est-ce un général? Est-ce un prince?--J'espère, répond la
femme qui donne le bras au questionneur, que ce n'est pas encore un
Bourbon.» Plusieurs pressent la main que le prince leur tend, te le
font peut-être moins par sympathie que par le plaisir d'abaisser la
royauté jusqu'à eux dans cette familiarité si nouvelle. D'autre fois,
le duc s'arrête pour attendre M. Laffitte dont les porteurs avancent
difficilement; se retournant, la main appuyée sur la croupe de son
cheval, il lui parle avec une intimité démonstrative, comme pour se
faire un titre auprès du public de ses bons rapports avec le banquier
populaire: «Eh bien! cela ne va pas trop mal, dit ce dernier d'un ton
qu'il veut rendre encourageant.--Mais oui», répond le prince. Par
moments, les députés sont à ce point pressés que, pour se défendre,
ils doivent se tenir fortement les mains et former des haies
mouvantes. Sur les quais, on se heurte à de nombreuses barricades;
force est d'y faire brèche où l'on peut; la foule se précipite, chacun
pour son compte, criant, se bousculant, braillant la _Marseillaise_,
tirant de çà et de là des coups de fusil que les députés tâchent
d'interpréter comme des signes de réjouissance, mais qui ne laissent
pas de leur inspirer plus d'une inquiétude.

[Note 13: Expression d'un témoin. (_Documents inédits._)]

À mesure qu'on s'éloigne du Palais-Royal pour pénétrer dans les
quartiers populaires, les physionomies deviennent plus renfrognées,
les cris plus équivoques, ou même ouvertement hostiles. Au lieu de:
«Vivent nos députés! Vive le duc d'Orléans!» on entend: «Plus de
Bourbons!» Vainement le prince, qui conserve son sang-froid, redouble
de coquetteries et multiplie ses poignées de main, à chaque pas
l'aspect s'assombrit davantage. Grande angoisse dans le cortége, où
l'on n'ignore pas que des projets d'assassinat ont été agités par
certains fanatiques[14]. Aussi l'un des acteurs, qui avait le plus
poussé à la démarche, M. Bérard, a-t-il écrit plus tard: «Le coeur ne
cessa de me battre qu'à notre entrée dans l'Hôtel de ville.» Encore,
tout n'est pas alors fini. Le palais municipal déborde: figures plus
sinistres que dans la rue. «Messieurs,--dit en entrant le prince pour
se faire bien venir,--c'est un ancien garde national qui fait visite à
son ancien général.» Les rares vivat sont aussitôt brutalement
étouffés par des murmures ou par les cris de: «Vive La Fayette! Plus
de Bourbons!» Pressé d'une façon parfois menaçante, le duc d'Orléans
pâle, mais toujours maître de soi, avance, résolu à pousser l'aventure
jusqu'au bout. Arrivé dans la grande salle, les quelques mots qu'il
prononce et la déclaration des députés sont accueillis par un silence
glacial: beaucoup de visages portent l'empreinte d'une rage
concentrée. On ne sait comment le drame va tourner, quand le duc
d'Orléans et La Fayette saisissent un drapeau tricolore, se donnent le
bras et se dirigent vivement vers une des fenêtres[15]. À la vue du
prince et du général qui s'embrassent, à demi enveloppés dans les plis
du drapeau, la foule, toujours mobile, pousse des acclamations
unanimes: «Vive La Fayette! Vive le duc d'Orléans!» Il n'en fallait
pas plus: du coup, la partie, naguère incertaine, est gagnée, et le
retour au Palais-Royal est un triomphe.

[Note 14: M. Laffitte a raconté plus tard que vingt jeunes gens
s'étaient embusqués au coin d'une petite rue, pour fusiller le prince,
mais qu'on les avait fait renoncer à leur dessein avec ce seul mot:
«Vous tuerez en même temps Laffitte, Pajol, Gérard et Benjamin
Constant.» (SARRANS, _Louis-Philippe et la contre-révolution_, t. Ier,
p. 202.)]

[Note 15: D'après les Mémoires de M. O. Barrot, c'est La Fayette qui a
pris le bras du prince et l'a entraîné. D'autres témoignages
attribuent l'initiative au duc d'Orléans.]

À peine le prince parti, La Fayette fut assailli des plaintes et des
reproches de ses jeunes amis; on lui fit voir, un peu tard, qu'il
avait contribué à créer un roi, sans lui avoir imposé aucune
condition. Comment essayer après coup de réparer cette omission? Une
sorte de programme fut aussitôt rédigé, et le général l'emporta au
Palais-Royal, avec le dessein de le présenter au nom du peuple et d'en
exiger l'acceptation[16]. Mais l'occasion était passée; il fut facile
au duc d'Orléans de se débarrasser de son visiteur par quelques belles
paroles. Celui-ci se disant républicain, le prince déclara qu'il ne
l'était pas moins. La Fayette ayant repris «qu'il voulait un trône
populaire entouré d'institutions républicaines:--C'est bien ainsi que
je l'entends», répondit le futur roi. Le général, qui cherchait
probablement un prétexte pour se déclarer satisfait, ne parla pas
davantage du programme qu'il avait en poche, et revint vers ses amis
en leur disant: «Il est républicain, républicain comme moi.» Quelques
heures après, le duc d'Orléans se tirait aussi aisément d'une entrevue
avec les meneurs de la jeunesse démocratique, MM. Godefroy Cavaignac,
Boinvilliers, Bastide, Guinard, Thomas et Chevallon, que M. Thiers lui
avait amenés. Il se montra, comme à son habitude, causeur facile et
abondant, parla un peu de tout, sans s'engager à rien. «C'est un
bonhomme», dit en sortant M. Bastide.--«Il n'est pas sincère»,
répondit M. Cavaignac. Mais, contents ou non, ces jeunes gens ne
pouvaient plus rien.

[Note 16: Point de pairie héréditaire, renouvellement de tous les
magistrats, élection des juges de paix, liberté illimitée de la
presse, jury d'accusation, la constitution soumise à la sanction de la
nation, tels étaient quelques-uns des articles de ce programme.]

Le lendemain matin, 1er août, tous les journaux «libéraux», depuis le
_Journal des Débats_ jusqu'au _National_, les timides comme les
ardents, se prononcèrent pour la monarchie d'Orléans. Seule, la
_Tribune_ commençait à jouer les irréconciliables. La province, qui
avait suivi la capitale pour se soulever contre Charles X, la suivait
également pour accepter le lieutenant général. Nulle part, la
nouvelle de son élévation ne provoqua d'opposition sérieuse. Dans
beaucoup de villes, elle fut accueillie avec faveur. Paris cessa
aussitôt d'avoir une physionomie de champ de bataille. C'était un
dimanche: les églises et les boutiques, fermées depuis plusieurs
jours, se rouvraient; la population, remise de ses excitations ou de
ses alarmes, se promenait dans les rues débarrassées de leurs
barricades. Chacun avait l'impression qu'on rentrait dans l'ère des
gouvernements réguliers, et que l'anarchie venait de subir une
première défaite.

Une révolution où le Palais-Bourbon l'emportait sur l'Hôtel de ville
était, en effet, chose pour le moins extraordinaire et qui ne devait
pas se revoir. La peinture et la sculpture officielles reçurent ordre
de reproduire la scène de la visite, et il y eut, entre tous ceux qui
se félicitaient d'avoir échappé à un péril imminent, comme une
émulation à célébrer ce qu'on appelait un «acte habile et courageux».
On ne saurait contester en effet ni le courage avec lequel le duc
d'Orléans s'est exposé, sans autre défense que son sang-froid, aux
violences révolutionnaires, ni l'habileté avec laquelle les promoteurs
de la royauté nouvelle ont si lestement surpris, annihilé et devancé
les fauteurs de république. Mais, s'il était loisible de refaire après
coup les événements, avec la clairvoyance que donne l'expérience
acquise et à l'abri des entraînements que les meilleurs subissent dans
le trouble de pareilles crises, ne pourrait-on pas supposer un emploi
plus utile encore de ce courage très-réel? ne pourrait-on rêver une
habileté à plus longue vue, qui ne se bornât pas à esquiver le péril
du jour, en préparant celui du lendemain? Un mois après, comme le
général Belliard faisait valoir à M. de Metternich l'heureuse présence
d'esprit dont avait fait preuve le lieutenant général en cette
périlleuse occurrence: «Le fait, répondit le chancelier, prouve en
faveur de la contenance du duc d'Orléans. Un baiser est un léger
effort pour étouffer une république; croyez-vous toutefois pouvoir
accorder un même pouvoir à tous les baisers dans l'avenir? Leur
accordez-vous la valeur de garanties[17]?» C'était beaucoup de
substituer la monarchie du premier prince du sang à l'anarchie
révolutionnaire dont on avait craint un moment que le triomphe de
l'Hôtel de ville ne fît le régime de la France; mais une monarchie
pouvait-elle, sans fausser et abaisser son caractère, sans perdre de
la dignité et de l'autorité morale qui lui sont nécessaires, être
réduite à offrir des poignées de main au populaire, à recevoir, en
place de Grève, l'accolade de La Fayette, à solliciter le
laisser-passer de la révolution? Ne saisit-on pas là, dès l'origine,
ce mal que Casimir Périer devait, quelques mois plus tard, appeler,
avec colère, «l'avilissement des camaraderies révolutionnaires et les
prostitutions de la royauté devant les républicains»? Les plus
éclairés, parmi les fondateurs du nouveau gouvernement, avaient le
sentiment du tort qu'il se faisait ainsi. Tout en accompagnant le duc
d'Orléans à l'Hôtel de ville, M. Guizot ne se dissimulait pas que «cet
empressement du pouvoir naissant à aller chercher une investiture plus
populaire était une démarche peu fortifiante», et il pressentait dès
lors les périls en face desquels allait se trouver la royauté[18].
Pour dissiper ces alarmes, il ne suffit pas d'entendre M. Odilon
Barrot saluer, comme une nouveauté heureuse, ce qu'on appelait alors
«le voyage de Reims de la monarchie de 1830», et déclarer béatement
que «ce couronnement en valait bien un autre».

[Note 17: _Mémoires de Metternich_, t. V, p. 23.]

[Note 18: GUIZOT, _Mémoires_, t. II, p. 29.]

D'ailleurs, si l'on admettait que la révolution avait ainsi «sacré» le
Roi, ne fallait-il pas s'attendre qu'elle revendiquât, comme autrefois
l'Église, le droit d'examiner dans quelle mesure auraient été tenues
les promesses du sacre? Durant plusieurs années, que de bruit, dans
les journaux de la gauche, autour de ce fameux «programme de l'Hôtel
de ville», sorte de contrat que Louis-Philippe, prétendait-on, avait
souscrit, le 31 juillet 1830, et dont la violation rendait son titre
caduc! L'opposition cherchera là le prétexte et comme la justification
des polémiques factieuses, même des émeutes. Tout reposait sans doute
sur un fait matériellement faux; et, un jour de légitime impatience,
le Roi sera fondé à s'écrier que «ce programme de l'Hôtel de ville
n'était qu'un infâme mensonge»; La Fayette, en effet, ne lui avait
soumis ni fait accepter aucun programme; cependant, si le prince, tout
en parlant beaucoup et en caressant tout le monde, avait eu assez
d'adresse et de présence d'esprit pour ne pas se laisser arracher
d'engagement précis, il avait été conduit, pour désarmer le parti
révolutionnaire, à faire naître ou du moins à ne pas décourager des
espérances qui n'auraient pu être réalisées sans détruire la monarchie
elle-même. Ainsi y avait-il eu, au début du régime, un germe
d'équivoque, une sorte de malentendu qui, pour avoir été voulu et
momentanément utile, ne risquait pas moins de fournir plus tard
prétexte à des controverses périlleuses.

Les conséquences de ces défauts originaires devaient si vite se
manifester, peser si lourdement et si longtemps sur la royauté, qu'on
est tenté de se demander s'il n'eût pas été sage de s'exposer à un
danger immédiat pour écarter de l'avenir un mal grave et difficilement
guérissable; s'il n'eût pas mieux valu, au prix peut-être d'une lutte
violente et incertaine, tenter de faire tout de suite la monarchie
sans et même contre le parti révolutionnaire, que de la faire avec son
agrément, habilement surpris, à la vérité, mais singulièrement
compromettant. L'oeuvre était-elle impossible? Les députés étaient
après tout les plus forts; ils avaient le prestige des 221; seuls, ils
apportaient un gouvernement tout fait, rassurant les intérêts en
satisfaisant quelques-unes des passions victorieuses. Les agitateurs
de l'Hôtel de ville n'étaient au contraire qu'une poignée; eux-mêmes
confessaient leur impuissance[19]. Oui, mais n'oublions pas que les
députés, eux aussi, ne pouvaient avoir grande confiance, sinon dans
leur force, du moins dans leur droit à en user. En cette même journée
du 30 juillet où, par préoccupation conservatrice, ils avaient jeté la
candidature d'un prince du sang en travers des velléités républicaines
et des passions anarchiques, ils avaient en même temps rompu avec
l'hérédité royale et le droit monarchique. À l'heure même où ils
votaient la lieutenance générale, ils refusaient d'entrer en relation
avec le duc de Mortemart, repoussaient les transactions et les
concessions tardives de Charles X. Sortis ainsi eux-mêmes de la
légalité, entrés dans la voie révolutionnaire, quelle raison
pouvaient-ils invoquer pour obliger les autres à s'arrêter sur cette
voie, ici ou là? quel titre pour lutter de front et par la force
contre ceux qui voulaient aller plus loin? Ils se sentaient réduits à
user d'habileté, de caresse et de ruse. C'est le péril et le châtiment
de la révolution: si peu qu'on s'y engage, on n'a plus aucun point
d'appui pour la contenir; la force matérielle et morale de la
résistance est détruite; tout est livré à l'aventure, à l'audace plus
ou moins heureuse de telle ou telle initiative; et, lors même qu'on
échappe aux plus graves des périls, ce n'est jamais sans laisser
quelque chose de sa sécurité et de son honneur.

[Note 19: Godefroy Cavaignac répondait alors à M. Duvergier de
Hauranne qui félicitait les jeunes républicains d'avoir sacrifié leur
idéal à l'intérêt de la France: «Vous avez tort de nous remercier;
nous n'avons cédé que parce que nous n'étions pas en force. Il était
trop difficile de faire comprendre au peuple qui avait combattu au cri
de: «Vive la Charte!» que son premier acte, après la victoire, devait
être de s'armer pour la détruire. Plus tard ce sera différent.»
(DUVERGIER DE HAURANNE, _Histoire du gouvernement parlementaire_, t.
X, p. 652.)--Le général Pajol demandait à un des combattants de
Juillet, dont il connaissait les opinions très-avancées: «Vous meniez
au combat des hommes déterminés; pouviez-vous compter sur leur
zèle?--Sans doute.--Assez pour leur donner l'ordre d'arrêter les
députés?--Oh! pour cela, je n'oserais en répondre.--Dans ce cas, la
révolution est avortée.» (Louis BLANC, _Histoire de dix ans_, t. Ier,
p. 292.)--Un républicain, apologiste officiel de La Fayette, M.
Sarrans, reconnaissait, dans des écrits publiés en 1832 et 1834,
«l'ascendant moral des 221 et l'impossibilité dans laquelle se
trouvait La Fayette de s'opposer par la force à l'élévation du duc
d'Orléans»; il montrait «la presque généralité des citoyens, entraînés
par l'exemple de la Chambre et par la crainte des tempêtes que la peur
voyait poindre et s'amonceler de tous côtés, se ralliant à cette
combinaison et à cet homme comme à une nécessité». (Cf. _passim_, _La
Fayette et la révolution de 1830_, et _Louis-Philippe et la
contre-révolution_.)]

Dans les débuts de cette monarchie nouvelle, comme dans la ruine de
l'ancienne, quelle leçon de modestie pour l'esprit humain! D'une part,
ces libéraux naguère si fiers, si exigeants en face d'une antique
dynastie, contraints, dès le lendemain de leur triomphe, à courtiser,
dans les salons saccagés du palais municipal, des maîtres avinés et
en haillons; se félicitant de ce que La Fayette octroyait une couronne
au prince de leur choix, après s'être tant plaints d'avoir eu une
charte «octroyée» par Louis XVIII; subissant le sacre de l'Hôtel de
ville après avoir été si offusqués du sacre de Reims. D'autre part,
ces royalistes d'extrême droite, qui s'étaient crus seuls capables de
sauver la royauté et qui venaient de la perdre; ces prétendus hommes
d'action, railleurs dédaigneux de l'impuissance parlementaire, et qui,
à l'épreuve, étaient apparus plus incapables encore que téméraires,
aussi inertes que provoquants, ne sachant rien faire pour soutenir le
coup d'État follement entrepris; ces hommes de principes absolus et de
résistance orgueilleuse, qui, après s'être montrés aveuglément
obstinés, quand il eût été possible de transiger avec dignité et
profit, avaient fini, quand il n'était plus temps de rien préserver,
par tout abandonner devant l'insurrection, les Ordonnances, les
ministres, le vieux roi lui-même, et par offrir vainement aux partis
conjurés le triste appât d'une minorité et d'une régence! Et, dans les
deux cas, la France payant chèrement ces fautes, d'une part de son
repos, de son honneur et de sa liberté! Faut-il maintenant que chaque
parti se donne le triste plaisir de récriminer contre ses adversaires?
Convient-il que nous-mêmes, nous plaçant au-dessus des uns et des
autres, nous adressions à tous, du haut de notre expérience,
aujourd'hui facile, de superbes et irritantes remontrances?
Humilions-nous plutôt devant ces erreurs que nous n'eussions sans
doute pas mieux évitées, et qui, par leur généralité, chargent la
mémoire de tous les partis. La connaissance plus complète de la
conduite des pères ne peut et ne doit avoir qu'un effet: éclairer les
enfants, les rapprocher dans le regret des occasions perdues, dans la
tristesse de leur malheur commun, et dans l'espoir d'une revanche où
cette fois, du moins, ils ne seront plus divisés.


V

Dès le 1er août, le duc d'Orléans prit en main ce qui restait de
gouvernement: c'était, à la vérité, peu de chose; il n'avait guère
d'autre moyen d'action que sa popularité. La commission municipale,
qui avait de plus en plus tendu à se transformer en gouvernement
provisoire et qui, la veille, avait essayé de constituer une sorte de
cabinet[20], fut, en dépit de M. Mauguin, contrainte de remettre ses
pouvoirs au lieutenant général. Celui-ci nomma aux divers départements
ministériels des commissaires provisoires, à peu près les mêmes
d'ailleurs que ceux de la commission municipale: M. Dupont de l'Eure,
à la Justice; le général Gérard, à la Guerre; M. Guizot, à
l'Intérieur; le baron Louis, aux Finances; le maréchal Jourdan, aux
Affaires étrangères; M. Bignon, à l'Instruction publique. Il se
réservait de consulter sur les affaires importantes de l'État un
conseil intime, composé de MM. Casimir Périer, Dupin, Laffitte,
Sébastiani, de Broglie et Molé. Il confirma La Fayette dans son
commandement général des gardes nationales, appela M. Pasquier à la
présidence de la Chambre des pairs, pourvut aux hauts postes
administratifs, proclama le rétablissement de la cocarde et du drapeau
tricolores, et enfin convoqua les Chambres pour le 3 août[21].

[Note 20: Elle avait désigné commissaires provisoires: à la Justice,
M. Dupont de l'Eure; aux Finances, le baron Louis; à la Guerre, le
général Gérard; à la Marine, l'amiral de Rigny; aux Affaires
étrangères, M. Bignon; à l'Instruction publique, M. Guizot; à
l'Intérieur et aux Travaux publics, le duc de Broglie.]

[Note 21: Toutes ces mesures furent prises entre le 1er et le 3 août.]

En même temps et à mesure qu'il saisissait plus complétement le
pouvoir et gravissait les marches du trône, le duc d'Orléans dénouait
ou brisait, l'un après l'autre, les derniers liens qui l'unissaient à
la branche aînée de sa maison. Le 30 juillet au soir, quand, à la
nouvelle de sa nomination au poste de lieutenant général et sur la
pression de ses amis, il s'était décidé à venir à Paris, il ne savait
pas encore bien ce qu'il pouvait, devait et voulait. L'un de ses
premiers soins, avant même d'accepter l'offre des députés, avait été
de faire venir le duc de Mortemart; s'excusant, par la contrainte des
événements, des résolutions qu'il pouvait être amené à prendre ou
plutôt à subir, il avait demandé au ministre nominal de Charles X si
ses pouvoirs étaient suffisants pour le reconnaître en qualité de
lieutenant général, et il lui avait remis une lettre destinée au Roi.
Le texte de cette lettre, objet de nombreuses controverses, n'a jamais
été connu; mais tout donne à supposer qu'elle avait été faite moins
pour consommer une rupture que pour réserver une chance d'accord.
Seulement quelques heures plus tard, dans l'après-midi du 31 juillet,
avait eu lieu la visite à l'Hôtel de ville, les événements s'étaient
précipités, et le duc d'Orléans faisait redemander sa lettre au duc de
Mortemart, qui ne l'avait pas encore transmise.

Quant à Charles X, alors retiré à Rambouillet, il donnait ce
spectacle, habituel dans les révolutions, d'un pouvoir aux abois qui
cède toujours trop tard. Il offrait d'abord (31 juillet), conférait
ensuite (1er août) la lieutenance générale au duc d'Orléans, qui se
refusait à la recevoir de sa main et déclarait la tenir des députés.
Le vieux roi finissait même, le 2 août, par adresser à «son cousin»
une lettre où, lui annonçant son abdication et la renonciation du duc
d'Angoulême, il le chargeait de proclamer le duc de Bordeaux, sous le
nom de Henri V; le lieutenant général déclina cette mission, et
s'offrit seulement comme intermédiaire pour transmettre cet acte aux
Chambres, qui jugeraient quelle suite devrait y être donnée.

Ce ne fut pas tout. À Paris, on se préoccupait de voir Charles X
demeurer à Rambouillet, entouré des régiments qui lui étaient demeurés
fidèles. Les révolutionnaires s'agitaient et menaçaient de se porter à
quelque violence. Dans la matinée du 3 août, quelques heures après la
réception de l'acte d'abdication, le gouvernement se décida à
provoquer lui-même une manifestation qui forçât le Roi à s'éloigner.
Le rappel fut battu. Une armée se réunit, à la fois grotesque et
hideuse, «la plus singulière et la plus intéressante qu'on pût voir»,
disait La Fayette qui avait présidé à sa formation. Elle pouvait lui
rappeler celle qui, le 5 octobre 1789, s'était portée sur Versailles
pour en arracher Louis XVI. Le général Pajol reçut la pénible mission
de la conduire. Dès le soir, elle arrivait aux portes de Rambouillet,
et Charles X, trompé sur la force réelle de cette foule désordonnée
qu'un seul de ses régiments eût suffi à balayer, accablé d'ailleurs
par les événements, abandonné des hommes, se résigna à partir, et se
mit en marche vers Cherbourg, où il devait s'embarquer.


VI

L'heure était venue pour les Chambres de se réunir (3 août) et de
consommer, avec des formes un peu plus régulières, l'oeuvre
tumultuairement ébauchée dans les jours d'insurrection. Elles étaient
cependant loin d'être au complet; plus de la moitié des députés et des
pairs étaient absents[22]. Dans le discours par lequel il ouvrit la
session, le lieutenant général rappela les événements de Juillet, la
«Charte violée», loua le «courage héroïque» de Paris, «déplora des
infortunes qu'il eût voulu prévenir», mentionna «l'invitation» que lui
avaient adressée ses «concitoyens», et se déclara «fermement résolu à
se dévouer à tout ce que les circonstances exigeraient de lui». «C'est
aux Chambres qu'il appartient de me guider, ajouta-t-il; tous les
droits doivent être solidement garantis... Attaché de coeur et de
conviction aux principes d'un gouvernement libre, j'en accepte
d'avance toutes les conséquences.»

[Note 22: 252 députés seulement, sur environ 430, ont pris part, le 7
août, au vote sur la révision de la Charte: 219 pour, 33 contre. Dans
la Chambre haute, qui se composait avant 1830 de 364 pairs, il n'y
eut, au vote sur la révision, que 114 présents.]

Le futur roi posait donc lui-même la question des «garanties»
préalables. Il s'y était cru obligé par l'état des esprits. Déroutés,
non désarmés par le succès de la visite à l'Hôtel de ville, les
meneurs du parti avancé avaient seulement modifié leur tactique; ils
subissaient la monarchie, mais s'efforçaient de lui imposer des
conditions contradictoires à son principe, de la réduire à l'état
d'une magistrature nominale, contractuelle, élective, en butte à une
sorte de défiance injurieuse, entourée et faussée par des institutions
républicaines et démocratiques. À défaut de 1792, ils évoquaient 1791.
Ainsi, bien qu'ils n'osassent plus insister pour la convocation d'une
assemblée constituante, ils n'en prétendaient pas moins qu'avant de
proclamer un roi, on fît de toutes pièces une constitution nouvelle.
De l'ancienne Charte, ils ne voulaient plus entendre parler[23]. «Une
fois violée, disait le _National_, elle n'existe plus... La nation
française a trouvé son Guillaume III; elle dictera le bill des
droits[24].» La réorganisation devait être générale. «Quand vous
réorganisez, disait alors M. Mauguin, partez du principe que la
révolution, venue du sommet, doit redescendre jusqu'à la base.» La
Fayette, s'emparant d'un rôle qui ne semble guère celui d'un
commandant de la garde nationale, adressait aux «citoyens de Paris»
une proclamation où il marquait impérativement «les garanties dues aux
libertés populaires».

[Note 23: Les hommes de l'Hôtel de ville avaient profité du désordre
général pour publier un texte modifié de la première proclamation du
duc d'Orléans; ils lui faisaient dire, au lieu de: «_La_ Charte sera
désormais une vérité», cette phrase bizarre, mais dont on devine la
portée: «_Une_ charte sera désormais une vérité.»]

[Note 24: Le _National_, dans le même article, raillait ceux qui
prenaient «pour un simple _accident_ ce qui était une révolution». Il
est vrai que ce journal avait dit, quelques semaines auparavant, quand
il avait voulu rassurer l'opinion sur la portée de ses attaques contre
la Restauration: «Il n'y a plus de révolution possible en France; la
révolution est finie; il n'y a plus qu'un _accident_. Qu'est-ce qu'un
accident? Changer les personnes sans les choses.» La contradiction de
langage est assez piquante, mais elle n'a pas lieu de surprendre. De
tout temps, le parti révolutionnaire a été coutumier de ces
dissimulations, de ces changements de masque: c'est ce qu'on
appellerait, dans le jargon d'aujourd'hui, de l'«opportunisme».]

N'eût-il pas mieux valu repousser absolument ces prétentions par une
sorte de question préalable, et refuser de laisser même discuter la
Charte? Ceux qui venaient de condamner la vieille monarchie pour
atteinte au pacte constitutionnel, ne semblaient-ils pas engagés
d'honneur et de logique à le respecter? Cette Charte avait été le
drapeau de leur résistance; voulaient-ils eux-mêmes le déchirer? Et
puis, à quel titre une Chambre, élue sous Charles X, pour exercer dans
le gouvernement d'alors une partie du pouvoir législatif, et qui
n'était pas seulement au complet, pouvait-elle, en dehors des mesures
de nécessité prises au cours de la révolution, s'attribuer un mandat
constituant? Sur aucun point, une modification n'était indispensable.
La Charte, suivant l'expression de M. Guizot, «avait suffi pendant
seize ans à la défense des droits de la liberté, des intérêts du
pays». Seize ans d'âge ne sont pas la caducité pour une charte. Le bon
sens indiquait que c'était déjà bien assez d'avoir à faire un roi,
sans se mettre encore sur les bras la charge et la responsabilité
d'une constitution. La pratique Angleterre l'avait compris, à l'époque
de cette révolution de 1688 qu'on se piquait d'imiter; combien de
précautions et même de fictions subtiles pour que le régime alors
fondé eût le moins possible l'air nouveau, pour que la royauté élue
parût avoir continué et non pas renversé la royauté héréditaire! Ceux
des fondateurs de la monarchie de 1830 qui avaient le plus l'esprit de
gouvernement eussent volontiers copié ce modèle. Le duc de Broglie
s'élevait vivement contre les hommes qui «entendaient rompre
ouvertement avec le passé, ériger une dynastie toute nouvelle,
modifier nos institutions d'après des principes _a priori_ et même
changer à un certain degré l'état des moeurs de la société»; il
«estimait tout au contraire que la France, en 1830, devait suivre
sagement l'exemple qu'elle avait reçu de l'Angleterre, en 1688;
n'accepter l'idée d'une révolution que sous le coup d'une nécessité
réelle et pressante; n'admettre de la révolution que le strict
nécessaire; greffer autant qu'il se pouvait le nouvel ordre de choses
sur l'ancien; n'introduire, en fait d'innovations, que ce qu'exigerait
impérieusement l'état des choses et des esprits. En révolution,
ajoutait-il, sitôt qu'on s'écarte du strict nécessaire, sitôt qu'on
accorde quelque chose à la réaction, à l'animosité, à la fantaisie, on
ne tient plus rien, on est hors de voie, on appartient au vent qui
souffle[25].»

[Note 25: _Souvenirs_ du feu duc de Broglie.]

Voir le mal ne suffisait pas: il eût fallu avoir la force de s'y
opposer. «La complète fixité de la Charte, a écrit depuis M. Guizot
qui occupait alors le ministère de l'intérieur, eût certainement
beaucoup mieux valu; mais personne n'eût osé la proposer.» On se
sentait dans une situation trop fausse pour essayer une telle
résistance. Que répondre, en effet, au _National_, quand il disait aux
amis de M. Guizot: «Si vous jugez tellement nécessaire le maintien des
institutions préexistantes, que ne commencez-vous par respecter
l'hérédité monarchique?» Le gouvernement ne venait-il pas de repousser
les transactions offertes _in extremis_ par Charles X, notamment son
abdication en faveur du duc de Bordeaux? Bien plus, n'avait-il pas
fait appel au parti de l'Hôtel de ville pour débusquer le vieux roi de
Rambouillet? Ceux dont on avait ainsi demandé, une fois de plus, le
concours, on était mal venu à les éconduire quand ils prétendaient
dire leur mot sur la constitution de la monarchie nouvelle.
D'ailleurs, parmi les hommes qui avaient le plus vivement combattu la
république, et jusque dans le sein du ministère provisoire, plusieurs
étaient disposés à faire cause commune avec les révolutionnaires, dès
qu'il s'agissait, non plus de supprimer, mais d'amoindrir et
d'abaisser la royauté, de faire largesse de ses droits aux mauvais
instincts populaires: fruit de cette envie démocratique qui se mêle
parfois, dans la bourgeoisie, à la peur de la démocratie toute nue. En
1830, M. Jourdain ne jouait plus le bourgeois gentilhomme, mais bien
le bourgeois démocrate. Et puis, ne les connaissons-nous pas, ces
fiers politiques qui, dans les crises périlleuses, sont toujours prêts
à proclamer que la seule manière d'empêcher la démagogie de tout
briser est de lui livrer tout sans combat? Nous la connaissons aussi,
cette maladie de l'esprit français, déjà observée en 1789, cet orgueil
qui se plaît, dans chaque révolution, à faire oeuvre de création
universelle, cet aveuglement qui conduit à traiter la société
politique comme une matière inerte qu'on peut remanier à son gré, sans
souci du passé. Ajoutons enfin que le futur roi, qui eût été
particulièrement intéressé à conserver autour de sa royauté le plus
d'éléments anciens et immuables, n'aurait peut-être pas eu bien bonne
grâce à restreindre l'innovation à ce qui lui profitait
personnellement, c'est-à-dire au changement de dynastie. Aussi,
parfois, semblait-il mettre une sorte de point d'honneur à aller
au-devant des exigences populaires, à abonder dans le sens des députés
qui voulaient le plus remanier la Charte, et disait-il à l'un d'eux
qui lui parlait des «garanties» réclamées par l'opinion: «Ah! on ne
m'en demandera jamais autant que je suis disposé à en donner.»

Dans ces conditions, on avait jugé tout de suite impossible de faire
prévaloir cette immutabilité de la Charte qu'eussent au fond désirée
les amis les plus éclairés de la monarchie de Juillet. Ceux-ci
bornèrent leur ambition à obtenir que cette Charte fût seulement
revisée, non refaite, ce qui écartait l'idée de trop grands
bouleversements. Sur ce terrain s'était placé le lieutenant général
dans son discours d'ouverture; sans repousser quelques innovations
constitutionnelles, bien plus, en semblant les conseiller et les
offrir, il avait néanmoins déclaré qu'il s'agissait «d'assurer à
jamais le pouvoir de cette Charte, dont le nom, invoqué pendant le
combat, l'était encore après la victoire». Restait à déterminer
jusqu'où devait s'étendre la révision. C'est le problème qui se posait
devant les Chambres.

Chacun comprenait la nécessité de se presser. Il n'était besoin
d'ailleurs que d'entendre, pendant ces journées, le grondement sourd
et continuel de l'émeute, de voir ses premiers essais de violence
contre le parlement, pour être assuré que le moindre retard, la
moindre hésitation, eussent fourni occasion à l'Hôtel de ville de
prendre sa revanche. La Chambre des députés procéda donc en toute hâte
à la vérification des pouvoirs de ses membres et à la constitution de
son bureau: en deux jours, le 4 et le 5 août, ce préliminaire fut
fini. Dès le 4, un simple député, M. Bérard, s'emparant d'une
initiative qui eût dû appartenir au gouvernement, mais que la
composition hétérogène du ministère provisoire lui rendait peut-être
difficile, proposa les modifications à apporter à la Charte et une
déclaration élevant au trône le duc d'Orléans. Le prince, inquiet de
ce que cette proposition avait d'incohérent et aussi de
révolutionnaire, la fit remanier par M. Guizot et le duc de Broglie.
Elle revint, ainsi modifiée, à la Chambre, qui la soumit à l'examen
d'une commission. Celle-ci y apporta de nouveaux changements et déposa
son rapport dans la soirée du 6 août.

Quel était le caractère de la proposition qui, après ces travaux
préalables, se trouva soumise aux députés? Qui l'emportait, nous ne
dirons pas des deux partis,--il n'y avait pas encore de partis
organisés,--mais des deux tendances contradictoires qui s'étaient
manifestées chez les vainqueurs de Juillet? Il serait difficile de
faire une réponse précise. On avait abouti à une sorte de compromis,
dans lequel personne ne triomphait pleinement; c'était plus qu'on
n'eût désiré à droite, moins qu'on ne demandait à gauche.

Tout d'abord le préambule, où l'on constatait la «vacance du trône» et
la nécessité d'y pourvoir, et la conclusion, où l'on «appelait au trône»
Louis-Philippe d'Orléans et sa descendance, soulevaient une question
délicate, celle de l'origine de la nouvelle monarchie. Sur ce point, les
hommes de 1830 étaient loin d'être d'accord. Les uns voyaient dans le
nouveau roi une sorte de magistrat élu qui tenait ses pouvoirs de la
seule volonté nationale, sans avoir par lui-même aucun droit propre et
antérieur[26]. Les autres considéraient son élévation moins comme une
négation que comme une modification de l'hérédité royale, modification
imposée par les circonstances; à leurs yeux, il ne s'agissait pas de
créer une dynastie par suffrage populaire, mais de passer un contrat
avec le prince qu'on trouvait à côté du trône, devenu vacant, et qui y
était appelé par une sorte de nécessité supérieure: c'est ce qu'on a
appelé la théorie de la «quasi-légitimité[27]». Il serait malaisé de
dire à laquelle des deux thèses la commission s'était ralliée. Sans
doute, sa rédaction semblait écarter ou tout au moins atténuer le
caractère électif: elle insistait sur ce que les Chambres «prenaient en
considération l'impérieuse nécessité qui résultait des événements des
26, 27, 28 et 29 juillet»; elle motivait la «vacance du trône» par ce
fait que le «roi» Charles X et les membres de la branche aînée de la
«race royale» sortaient du territoire français; elle arguait de ce qu'il
était «indispensable de pourvoir à cette vacance»; enfin elle «déclarait
que l'intérêt universel et pressant du peuple français appelait au trône
S. A. R. Louis-Philippe d'Orléans[28]». Mais, en même temps, dans le
rapport fait au nom de la commission, M. Dupin insistait sur le
caractère électif et contractuel de la monarchie ou, pour parler son
langage, de l'«établissement» nouveau: «nouveau, disait-il, quant à la
personne appelée, et surtout quant au mode de vocation; ici la loi
constitutionnelle n'est pas un octroi du pouvoir qui croit se dessaisir;
c'est tout le contraire: c'est une nation en pleine possession de ses
droits, qui dit, avec autant de dignité que d'indépendance, au noble
prince auquel il s'agit de déférer la couronne: À ces conditions,
écrites dans la loi, voulez-vous régner sur nous?»

[Note 26: Déjà M. Thiers disait dans les placards qu'il avait répandus
pendant la nuit du 29 au 30: «C'est du peuple français qu'il tiendra
sa couronne.» La proclamation du 31, rédigée cependant par M. Guizot,
portait: «Il respectera nos droits, car il tiendra de nous les
siens.»]

[Note 27: Ce mot a été attribué à M. Guizot, qui s'est défendu de
l'avoir jamais prononcé. Cf. son discours du 3 janvier 1834.]

[Note 28: Ces formules avaient été, pour la plupart, imaginées par le
duc de Broglie.]

Dans la Charte elle-même, la commission supprimait le préambule où il
était question de Charte «octroyée»; elle supprimait également la
partie de l'article 14 qui donnait au Roi le droit de faire les
«ordonnances nécessaires pour la sûreté de l'État», et sur laquelle
Charles X avait fondé les ordonnances de Juillet; elle substituait,
pour la religion catholique, la qualification de «religion professée
par la majorité des Français» à celle de «religion de l'État».
D'autres articles interdisaient le rétablissement de la censure,
donnaient le droit d'initiative aux deux Chambres, accordaient à la
Chambre des députés le pouvoir de nommer son président, consacraient
la publicité de la Chambre des pairs et supprimaient certaines
restrictions au droit d'amendement. L'âge nécessaire pour être député
était abaissé de quarante à trente ans. La fixation du cens
d'éligibilité et du cens d'électorat, qui étaient de mille et de trois
cents francs dans la Charte de 1814, était renvoyée à des lois
spéciales, avec l'intention évidente qu'ils fussent abaissés. Des lois
libérales étaient promises sur le jury, la garde nationale,
l'organisation départementale et municipale, la liberté de
l'enseignement, l'état des officiers, etc. Quant à l'article par
lequel «la Charte et tous les droits qu'elle consacrait demeuraient
confiés au patriotisme et au courage des gardes nationales», les
journées de février 1848 devaient y ajouter un commentaire qui suffit
à en montrer la valeur et l'utilité.

Tous ces points avaient été réglés sans grande difficulté. Il n'en fut
pas de même de la question de la pairie, qui alors passionnait
singulièrement l'opinion. Les agitateurs de l'Hôtel de ville
trouvaient déjà fort déplaisant d'avoir été réduits à accepter
l'hérédité au sommet du pouvoir exécutif; du moins n'en voulaient-ils
plus dans le pouvoir législatif. Nulle destruction ne leur tenait plus
à coeur; en supprimant toute pairie héréditaire, ils espéraient priver
l'autorité monarchique de l'unique contre-poids qu'elle pût opposer à
la démocratie, l'esprit de tradition de sa dernière garantie contre la
mobilité élective. Rien ne leur paraissait d'ailleurs plus naturel que
de recourir à l'émeute pour faire prévaloir ces exigences, et la
question fut débattue, moins dans la commission parlementaire que dans
la rue. Dès le 4 août, un premier coup avait été préparé avec
l'assentiment de La Fayette: on devait, le lendemain, se porter sur le
palais du Luxembourg, jeter les pairs par les fenêtres et saccager le
palais; façon sommaire et décisive de résoudre le problème de la
pairie. Ce ne fut pas sans peine que, pendant la nuit, on détermina La
Fayette à donner contre-ordre. N'était-ce que partie remise? Dans la
soirée du 6, au moment où la commission allait déposer son rapport, la
Chambre des députés vit ses délibérations interrompues par la clameur
confuse et menaçante de l'émeute qui battait ses murs et assiégeait
ses portes: la bande était composée en grande partie de la «jeunesse
des écoles», et dirigée par un personnage qui devait acquérir une
certaine notoriété, M. Flocon. L'émoi fut grand dans l'assemblée. La
Fayette, pour qui la manifestation n'était pas une surprise, sortit de
la salle afin de haranguer «ses amis», ses «chers amis», les suppliant
de renoncer, «par affection pour lui», à pousser plus loin leur
entreprise, mais se portant fort que leur voeu pour l'abolition de
l'hérédité de la pairie serait pris en considération. Les agitateurs
se retirèrent, déclarant qu'ils reviendraient plus nombreux le
lendemain, si cette promesse n'était pas tenue.

Quelle était l'attitude du pouvoir en face de ces menaces? Il avait
fait une première concession aux ennemis de la Chambre haute, en
proposant d'annuler toutes les nominations de pairs faites par Charles
X; c'était d'un seul coup mutiler gravement cette assemblée[29]. Quant
à l'hérédité, le gouvernement avait d'abord essayé de la défendre.
Mais cette résistance ne dura pas longtemps. Sa fermeté n'était pas
alors à l'épreuve des pressions populaires. Et pourtant, à y regarder
de près, il se fût aperçu que cette agitation était peut-être plus
bruyante que vraiment redoutable. La question intéressait peu le
peuple qui commençait à rentrer dans ses ateliers. Les hommes de
l'Hôtel de ville n'avaient guère à leur disposition que la «jeunesse
des écoles»: était-ce assez pour «jeter la Chambre à la Seine», comme
ils aimaient alors à dire? Dans la journée du 6 août, un jeune
républicain, M. Boinvilliers, était venu au Palais-Bourbon, demandant
à parler aussitôt à M. Guizot qu'il avait connu avant la révolution
dans la société _Aide-toi, le ciel t'aidera_. «Nous ne voulons pas
absolument de l'hérédité, signifia-t-il impérieusement au commissaire
provisoire, et si la Chambre veut la maintenir, on se battra
demain.»--«C'est un enragé», dit, après ce colloque, M. Guizot à M.
Duvergier de Hauranne. Celui-ci rejoignit alors M. Boinvilliers pour
tâcher de le raisonner et de lui faire comprendre que recommencer la
bataille des rues et la diriger contre la Chambre, serait perdre la
révolution en province. «Je suis de votre avis, répondit M.
Boinvilliers en serrant la main de M. Duvergier de Hauranne, et nous
en sommes tous. Non, nous ne nous battrons pas pour l'hérédité de la
pairie. Mais il faut essayer de leur faire peur.» Et il ajoutait un
peu naïvement cette recommandation dont son interlocuteur ne se crut
sans doute pas obligé de tenir compte: «Au moins, ne me trahissez
point et ne dites pas cela à M. Guizot[30]». Le lendemain, M. de
Rémusat et M. Duvergier de Hauranne, toujours inquiets des bruits
d'émeute, venaient de bonne heure à l'Hôtel de ville afin de savoir à
quoi s'en tenir. Usant de ses priviléges d'aide de camp, M. de Rémusat
entra tout droit dans le cabinet de La Fayette; il le trouva en
conférence avec MM. Bastide, Joubert et autres républicains. «Je les
ai un peu gênés, racontait en sortant de là M. de Rémusat à M.
Duvergier de Hauranne, et l'on ne s'est pas expliqué catégoriquement;
mais il m'est démontré que le gouvernement et la Chambre peuvent faire
tout ce qu'ils veulent, et que rien de sérieux ne sera tenté. Déjà
Boinvilliers et d'autres courent pour empêcher le rendez-vous en armes
donné aux jeunes gens des écoles. Ils sentent qu'ils n'ont pas le
peuple pour eux et qu'ils succomberaient[31].» Les agitateurs se
bornaient donc à «essayer de faire peur» au gouvernement. Ce n'était
alors que trop facile. Dans ces jours de trouble, le pouvoir était peu
en état d'apprécier avec sang-froid et mesure la valeur des menaces
qui lui étaient faites. D'ailleurs, s'il s'exagérait la force de ses
adversaires, il ne s'exagérait malheureusement pas sa propre
faiblesse. En quittant l'Hôtel de ville, M. de Rémusat et M. Duvergier
de Hauranne s'empressèrent de faire parvenir à M. Guizot, alors en
conseil chez le lieutenant général, les constatations qu'ils venaient
de faire. Leur lettre arriva précisément au moment où l'on débattait
s'il fallait ou non risquer la bataille pour cette hérédité que
presque tout le conseil eût désiré maintenir. M. Guizot lut la lettre.
Porté à la résistance ainsi que le duc de Broglie, il posa cette
question: «Si une émeute avait lieu à ce propos, le lieutenant général
serait-il résolu à la dissiper par les armes?--Non», répondit le
prince. Cette réponse tranchait la question. Ce n'était pas seulement,
de la part du futur roi, défaut de confiance dans les forces dont il
pouvait alors disposer; au fond, il ne tenait pas beaucoup à
l'hérédité de la pairie; en causant avec lui, M. Pasquier avait pu
s'apercevoir, non sans déplaisir, qu'une sorte de Sénat nommé par la
couronne lui paraissait un instrument plus commode qu'une Chambre des
pairs indépendante et _sui juris_.

[Note 29: Tant de ce chef que pour refus de serment, sur les 364
membres qui composaient la Chambre des pairs avant la révolution, 175
furent écartés.]

[Note 30: _Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne._--Aussi, M.
Duvergier de Hauranne ajoute-t-il: «Pour moi, d'après ce que j'ai vu
pendant cette semaine, et j'ai beaucoup vu, je suis intimement
convaincu que si le gouvernement et les Chambres se fussent hâtés, ils
pouvaient, sans résistance, proclamer Louis-Philippe et maintenir, à
très-peu de chose près, la Charte de 1814, l'hérédité de la pairie
comprise.» Le témoignage est d'autant plus significatif que,
personnellement, M. Duvergier de Hauranne tenait peu à cette hérédité.
Parmi ceux qui eussent voulu alors tout risquer pour sauver la pairie,
M. Duvergier de Hauranne nomme M. Thiers.]

[Note 31: _Ibid._]

Pour dissimuler sa capitulation, le gouvernement crut être habile en
recourant à l'expédient d'un ajournement: on résolut de proposer que
l'article relatif à la nomination des pairs serait soumis à un nouvel
examen dans la session de 1831. C'était en réalité tout abandonner; il
était bien évident qu'à l'échéance fixée, l'hérédité de la pairie
succomberait. Partisans et adversaires le comprenaient ainsi. Avec
quelle joie Carrel constatait que le «système anglais» était dès lors
détruit, et que «l'un des trois pouvoirs, le pouvoir conservateur,
était mis comme aux arrêts par une révolution qui le tenait pour
suspect»! Puis il s'écriait, triomphant: «N'est-il pas évident qu'une
pairie mise en question n'est pas une pairie[32]?» Le duc de Broglie,
«profondément triste et humilié», ne se dissimulait pas que «c'en
était fait de la Chambre des pairs», que celle-ci «ne serait plus
qu'un _instrumentum regni_, associé au gouvernement, sans entrer en
partage du pouvoir; en état de lui rendre de bons services, mais hors
d'état de lui résister ni de le défendre»; il en concluait que «le
gouvernement parlementaire était faussé sans retour dans l'un de ses
trois ressorts». La monarchie recevait une atteinte dont le même homme
d'État indiquait la portée, avec sa sagacité profonde: «Dans un pays
comme le nôtre, disait-il, dans un pays d'égalité légale et presque
sociale, abolir, coûte que coûte, le peu qui restait d'hérédité,
c'était démonétiser d'avance toutes les distinctions concevables et
laisser la royauté, seule de son espèce, livrée, dans la nudité de son
isolement, au flot montant de la démocratie[33].»

[Note 32: La Fayette disait également à cette époque: «L'hérédité a
reçu une atteinte dont elle ne pourra pas se relever.»]

[Note 33: _Souvenirs_ du feu duc de Broglie.]

Le rapport, avons-nous dit, avait été déposé dans la soirée du 6. Dés
le lendemain, la discussion s'engagea. Elle fut singulièrement hâtive
et écourtée. La Chambre sentait que tout débat prolongé risquerait de
faire ressortir davantage les faiblesses de la situation, et surtout
donnerait à l'émeute le temps d'intervenir. Aussi, inquiète, nerveuse,
pressait-elle les orateurs, enlevait-elle les votes, plus impatiente
encore d'arriver promptement à un résultat que soucieuse de le
raisonner et de le justifier. Au début, il lui fallut entendre les
rares députés royalistes qui n'avaient pas renoncé à siéger; ceux-ci,
trop troublés et accablés par leur récente défaite pour essayer une
résistance sérieuse, se bornèrent à dégager leur honneur et leur
conscience par des protestations attristées, plus âpres parfois contre
M. de Polignac et ses collègues que contre les hommes de 1830[34], ou
même subissant, en fait, la nécessité des événements dont ils se
refusaient à reconnaître, en droit, la légitimité[35]. Quant aux
articles, la Chambre adopta, presque sans modification et sans débat,
tout ce que proposait la commission. Un point seulement souleva une
vive contestation. M. Mauguin et M. de Brigode avaient demandé qu'on
soumît la magistrature à une institution nouvelle: à les entendre, la
suspension de l'inamovibilité était une conséquence logique du
changement de gouvernement; leur amendement, fortement et brillamment
combattu par M. Dupin et M. Villemain, fut repoussé à une grande
majorité. Dans l'état d'excitation, de trouble et de défaillance où
étaient alors les esprits, cette décision fait honneur aux hommes de
1830. Au vote sur l'ensemble, on compta deux cent cinquante votants:
deux cent dix-neuf pour, et trente-trois contre. La Chambre porta
aussitôt sa résolution au lieutenant général et en adressa une copie à
la Chambre des pairs.

[Note 34: M. Hyde de Neuville appelait les derniers ministres de
Charles X «de faux amis, des insensés, des êtres bien perfides, bien
coupables». M. de Martignac les traitait de «conseillers perfides»,
contre lesquels il «partageait la juste indignation de la Chambre»: il
parlait des «infâmes ordonnances» et de la «résistance héroïque» de
Paris. M. de Lézardières disait: «Les indignes conseillers de la
couronne ont, le 25 juillet, légitimé peut-être les événements qui ont
suivi cette journée.»]

[Note 35: M. Hyde de Neuville disait: «Je n'ai pas reçu du ciel le
pouvoir d'arrêter la foudre; je ne puis rien contre un torrent qui
déborde; je n'opposerai donc à ces actes, que je ne puis seconder ni
approuver, que mon silence et ma douleur.» M. de Martignac: «Je ne me
dissimule pas tout ce qu'il y a d'impérieux au delà de toute idée, de
toute expression, dans la situation où nous sommes.»]

Dans cette dernière assemblée, la discussion, engagée le soir même (7
août), fut plus sommaire encore: l'événement fut le discours de
Chateaubriand en faveur du duc de Bordeaux, sorte de pamphlet
oratoire, où l'orateur maltraitait plus encore la vieille monarchie à
laquelle il demeurait fidèle, que la nouvelle à laquelle il refusait
son adhésion. La Chambre des pairs accepta en bloc la résolution des
députés, avec cette seule réserve qu'elle déclarait ne pouvoir
délibérer sur la disposition annulant les nominations de pairs faites
par Charles X, et «s'en rapportait entièrement, sur ce sujet, à la
haute prudence du lieutenant général». Au vote, il y eut
quatre-vingt-neuf voix pour, dix contre, et quatorze bulletins blancs.
Une députation fut chargée de remettre cette résolution au lieutenant
général[36].

[Note 36: Pendant que les Chambres travaillaient ainsi à établir la
monarchie nouvelle et que le roi déchu se dirigeait lentement vers
Cherbourg, un incident singulier s'était produit, incident demeuré
longtemps secret. Un soir, peu après la nomination du duc d'Orléans en
qualité de lieutenant général, l'ambassadeur anglais, lord Stuart,
vint trouver son attaché militaire qui était le colonel Caradoc,
depuis lord Howden. Il lui raconta qu'il venait d'appeler l'attention
du duc d'Orléans sur l'utilité qu'il y aurait à faire reconnaître les
droits du duc de Bordeaux, et que son ouverture avait été bien
accueillie. Lord Stuart proposait au colonel Caradoc de partir tout de
suite, de rejoindre Charles X sur le chemin de Cherbourg, de lui
demander le duc de Bordeaux et de ramener celui-ci à Paris, où ses
droits seraient proclamés. La démarche devait être faite au nom du
lieutenant général et de l'ambassadeur d'Angleterre, mais sans qu'il y
eût rien d'écrit et en se cachant des trois commissaires qui
surveillaient, au nom du gouvernement nouveau, la retraite du vieux
roi. Le soir même, avant de se mettre en route, le colonel Caradoc vit
au Palais-Royal le duc d'Orléans, qui lui confirma ce qu'avait dit
lord Stuart et exprima le désir que cette mission réussît. Le colonel
partit pendant la nuit, parvint, non sans difficulté, à franchir la
barrière, et, après mille péripéties, rejoignit, au milieu de la nuit
suivante, le cortége royal dans un village au delà de Laigle. Charles
X, qui était couché, lui donna cependant audience et écouta sa
communication. Bien que peu disposé à accepter une telle proposition,
il ne voulut pas répondre sans prendre l'avis de la mère du jeune
prince. La duchesse de Berry, immédiatement appelée, n'eut pas plutôt
entendu l'offre qui était faite, qu'elle éclata en paroles violentes
contre la famille d'Orléans et déclara qu'elle ne lui confierait
jamais son fils. Le colonel Caradoc rapporta cette réponse au
lieutenant général, qui lui dit alors en anglais: «Maintenant, j'ai
fait mon devoir, que la volonté de Dieu s'accomplisse!»--Il est
question de cet incident dans une lettre de Donoso Cortès qui le
tenait de la bouche même de lord Howden. (_Deux diplomates: le comte
Raczynski et Donoso Cortès_, par le comte Adhémar d'Antioche, p. 251 à
253.) Lord Howden a laissé, d'ailleurs, de cet épisode un récit
détaillé, dramatique, écrit de sa main et jusqu'à présent inédit. Le
fait ne paraît donc pas contestable. Quelle en est l'explication? Il
semble peu en harmonie avec ce qu'au même moment le duc d'Orléans
faisait ou laissait faire à Paris. Faut-il croire qu'il s'attendait à
la réponse qui lui fut rapportée? On n'a pas besoin de faire cette
supposition. N'a-t-on pas pu déjà entrevoir que, dans cette crise à la
fois si redoutable et si rapide, l'esprit et la conscience du prince
étaient partagés par des sentiments très-complexes et presque
contradictoires?]

La journée du 8 août, qui était un dimanche, fut employée par le
gouvernement à résoudre diverses questions complémentaires. Il fut
décidé que le Roi s'appellerait «roi des Français», et non plus «roi
de France». On répudia ces formules antiques: «par la grâce de Dieu,
l'an de grâce, de notre pleine puissance, etc., etc.» Il avait paru
d'abord naturel que le duc d'Orléans prît le nom de Philippe VII; mais
cette façon de se rattacher à la longue lignée de nos rois offensait
les susceptibilités bourgeoises de M. Dupin et l'infatuation
démocratique de La Fayette; ce dernier «s'opposa à cette dénomination,
indigne d'une monarchie républicaine qui ne devait avoir rien de
commun avec les prétentions et les oripeaux des anciens rois de
France[37]». Alors fut imaginé le nom de Louis-Philippe, et le prince
écrivit lui-même à La Fayette, en lui annonçant cette décision: «_You
have gained your point._» Ainsi, jusque dans les détails les plus
inoffensifs, on semblait s'appliquer à marquer une solution de
continuité avec le gouvernement précédent. Singuliers monarchistes qui
oubliaient qu'une monarchie trouve force et honneur à remonter dans
les siècles écoulés, et qu'une royauté sans passé est bien près d'être
une royauté sans racine! D'ailleurs, plus on insistait sur le
caractère électif du nouveau gouvernement, plus on provoquait les
adversaires à discuter les conditions de l'élection et l'autorité des
électeurs. Les objections sur ce point paraissaient même si faciles,
que quelques personnes s'étaient demandé s'il ne conviendrait pas de
provoquer une ratification plébiscitaire dont le succès eût alors été
certain. Cet expédient fut écarté par une sorte de probité fière,
comme n'étant, suivant la parole du duc de Broglie, que «méchante
farce, ridicule simagrée, jonglerie méprisable[38]».

[Note 37: SARRANS, _La Fayette et la Révolution_, t. Ier, p. 298.]

[Note 38: _Souvenirs_ du feu duc de Broglie.]

Tout était prêt pour la proclamation de la royauté nouvelle. Elle eut
lieu au Palais-Bourbon, le 9 août, devant les deux Chambres réunies.
Le duc d'Orléans s'y rendit, accompagné de la duchesse, de ses fils et
de ses filles, de Madame Adélaïde, et d'un brillant état-major. Le duc
de Bourbon, dernier survivant de la branche de Condé, s'était excusé
sur l'état de sa santé, mais avait fait adhésion sans réserve à la
monarchie nouvelle[39]. Le lieutenant général ne prit place sur le
trône qu'après avoir entendu lecture des déclarations de la Chambre
des députés et de la Chambre des pairs, y avoir adhéré et avoir prêté
serment à la Charte modifiée. Tout le cérémonial semblait combiné pour
marquer le caractère contractuel de la monarchie nouvelle[40]. Il
n'était pas jusqu'à la forme peu respectueuse des témoignages de
dévouement et d'enthousiasme, aux poignées de main que le prince dut,
en quittant la séance, subir de la part des députés et même des gardes
nationaux, qui ne fissent sentir l'atteinte portée à la dignité
royale.

[Note 39: C'est ce même prince que, peu de temps après, le 27 août, on
trouva pendu à l'espagnolette de sa fenêtre. Mort tragique, dont les
haines politiques cherchèrent à exploiter le mystère. L'instruction
judiciaire conclut à un suicide que l'esprit troublé et les moeurs
dissolues du vieux duc ne rendaient pas invraisemblable. Une partie du
public s'obstina à voir là un assassinat qu'on imputait à la baronne
de Feuchères, maîtresse du prince et sa légataire pour une somme
considérable. Des ennemis sans scrupules essayèrent même, par des
insinuations calomnieuses, de faire remonter la complicité de ce crime
jusqu'à Louis-Philippe qui, à les entendre, aurait craint de voir le
duc de Bourbon modifier, après la révolution, le testament fait
auparavant en faveur du duc d'Aumale. Il nous semble, en tout cas, que
la gloire de la maison de Condé n'a pas eu à souffrir de l'héritier
que s'était choisi son triste et dernier représentant.]

[Note 40: «Ce fut un beau spectacle, écrivait un ami de La Fayette, M.
Sarrans, que cette intronisation d'un roi sorti des mains du peuple,
entrant dans le sanctuaire des lois, au bruit des choeurs populaires
de 1792, mariés aux inspirations patriotiques de 1830; attendant, sur
un modeste tabouret, que les mandataires de la nation lui eussent
permis de s'asseoir dans le fauteuil du trône. Qui l'oubliera jamais?
Le peuple était encore là dans toute la dignité de sa puissance, et
jamais les rapports de la créature au créateur n'avaient été plus
religieusement observés: des cris de: Vive le duc d'Orléans! et non
pas de: Vive le Roi! retentissant sur les bancs et dans les tribunes;
le président de la Chambre (c'était M. Casimir Périer) lisant la
nouvelle charte au duc d'Orléans; le prince déclarant qu'il
l'acceptait; l'intègre Dupont de l'Eure la lui présentant à signer et
recevant son serment; un roi debout parlant au peuple assis, et le roi
autorisé enfin à se placer sur le trône où, pour la première fois, il
est salué du titre de monarque.»]

N'eût-il pas suffi pour s'en rendre compte de considérer la
physionomie du palais où Louis-Philippe rentrait aux acclamations
populaires? Aux postes, des volontaires déguenillés, les bras nus;
leurs camarades assis ou vautrés dans les salles et sur les escaliers,
y recevant leurs amis, buvant et jouant, ressemblant moins à une garde
qu'aux gens contre lesquels on se fait garder[41]. Plutôt surveillants
que défenseurs, nul ne savait qui les avait placés là, ni surtout
comment on les ferait sortir[42]. À l'intérieur du palais, aucune
police, aucune livrée; entrait qui voulait; la salle du conseil était
ouverte à tous les conseillers; la table royale en quelque sorte
accessible à tous les convives. Le prince, avec sa noble et brillante
famille, passait au milieu de cet étrange chaos, le sourire aux
lèvres, la main tendue, et ne paraissait avoir, en place des honneurs
ordinairement rendus aux souverains, que l'obligation d'obéir aux
caprices de la foule et d'en subir les familiarités, toujours
insolentes, alors même qu'elles n'étaient pas hostiles.

[Note 41: M. Quinet exprimait son admiration pour le spectacle
qu'offrait «le palais du Roi, écorché par la mitraille et gardé par
des chapeaux ronds». (Lettre d'août 1830.) Carrel écrira, quelques
mois plus tard: «Jamais monarque ne s'entourera d'une garde plus
martiale et plus imposante que cette bande déguenillée qui fournissait
les factionnaires du Palais-Royal, dans les premiers jours d'août, et
que tant de poignées de main historiques accablèrent.» (_National_, 18
juin 1831.)]

[Note 42: L'évacuation ne devait pas, en effet, être une petite
affaire. Il fallut trouver des missions, des emplois, des épaulettes à
distribuer entre ces protecteurs obstinés.]

Un tel spectacle eût pu être matière à bien des réflexions; il
permettait notamment de mesurer tout ce qui restait encore à faire avant
de considérer la monarchie comme fondée; mais, sauf le duc de Broglie et
quelques autres, bien peu alors s'arrêtent à de telles pensées. La foule
chante et danse dans la rue; les maisons se pavoisent et s'illuminent.
On est dans cet état d'illusion et d'effusion qui se produit à certaine
phase des crises révolutionnaires; sorte de fête étrange qui suit
nécessairement les jours d'angoisse et de combat, quand les uns se
réjouissent d'avoir triomphé, les autres de n'avoir plus peur, et que,
dans le soulagement de se sentir échappés aux périls de la veille, tous
se refusent à regarder le péril du lendemain. Par l'effet d'une sorte de
mirage, les divisions les plus profondes, et tout à l'heure si visibles,
semblent avoir disparu. C'est à croire que l'Hôtel de ville, hier encore
menaçant jusqu'à l'émeute, s'est réconcilié, dans le succès commun, avec
le Palais-Royal. N'a-t-on pas vu, le soir même où la nouvelle Charte a
été apportée au lieutenant général, celui-ci se montrer sur le balcon,
donnant le bras d'un côté à M. Laffitte, de l'autre à La Fayette, et
n'a-t-on pas entendu le commandant de la garde nationale s'écrier, aux
acclamations de la foule, en lui montrant le futur roi: «C'est la
meilleure des républiques[43]!»

[Note 43: Quatre ans plus tard, La Fayette a voulu contester ce
propos; mais les témoignages contemporains ne permettent guère de
tenir compte de ce démenti.]



CHAPITRE II

LE PREMIER MINISTÈRE ET LA QUESTION EXTÉRIEURE

(11 août--2 novembre 1830).

     I. Le ministère du 11 août. Le péril extérieur, suite de la
     révolution. La Sainte-Alliance, dissoute à la fin de la
     Restauration, se reforme à la nouvelle des événements de
     Juillet. Attitude belliqueuse des révolutionnaires français.
     Leurs illusions. La guerre eût été un désastre. Sagesse et
     décision pacifiques de Louis-Philippe.--II. La monarchie
     nouvelle cherche à se faire reconnaître. Façon dont elle se
     présente à l'Europe. L'Angleterre consent à la
     reconnaissance. Disposition du Czar Nicolas, de M. de
     Metternich et du roi Frédéric Guillaume III. L'Autriche et
     la Prusse se décident à la reconnaissance. Dans quelles
     conditions le Czar et les autres puissances suivent
     l'exemple donné.--III. Révolution belge. Intérêts contraires
     de la France et des puissances continentales. Péril de
     guerre. Comment l'éviter, sans sacrifier l'intérêt français?
     Le principe de non-intervention, l'entente avec l'Angleterre
     et la solution remise à la conférence de Londres. La France,
     renonçant à toute annexion, se borne à poursuivre
     l'indépendance et la neutralité de la Belgique. Premiers
     succès de cette politique. Si l'on ne peut faire davantage,
     la faute en est à la révolution.


I

L'oeuvre constitutionnelle est terminée. Si la monarchie y a perdu
quelque chose de son autorité et de son prestige, du moins elle occupe
la place, et le pays a échappé à l'anarchie républicaine. Mais tout
n'est pas fini. Une nouvelle tâche incombe maintenant aux vainqueurs
de Juillet: il leur faut gouverner. Le 11 août, le _Moniteur_ fait
connaître la composition du ministère. Il comprend à peu près les
mêmes personnages qui, sous le nom de commissaires provisoires ou de
conseillers intimes, viennent, pendant quelques jours, de diriger les
affaires avec le lieutenant général; sitôt après la révolution, le
nouveau roi n'a pas osé faire un choix entre ceux qui avaient
concouru à lui donner sa couronne, écarter les uns pour se confier
exclusivement aux autres. M. Dupont, de l'Eure, reçoit le ministère de
la Justice; le comte Molé, les Affaires étrangères; M. Guizot,
l'Intérieur; le duc de Broglie, l'Instruction publique, les Cultes et
la présidence du Conseil d'état; le baron Louis, les Finances; le
général Gérard, la Guerre; le général Sébastiani, la Marine; MM.
Laffitte, Casimir Périer, Dupin et Bignon sont ministres sans
portefeuille.

Il suffit de lire ces noms pour se convaincre que le ministère n'a
rien de l'homogénéité qui était regardée jusqu'alors comme la
condition première de tout cabinet. Jamais on n'a vu réunies des
opinions plus opposées, des natures plus disparates et plus
inconciliables. Impossible, par suite, d'avoir un président du
conseil; le Roi s'en réserve à dessein les fonctions. Quant aux quatre
ministres sans portefeuille, leur situation est si peu définie, que
deux d'entre eux, M. Périer d'abord, M. Laffitte ensuite, cumulent,
avec leur titre de ministres, les fonctions de président de la
Chambre. Enfin, dans le jeu de la responsabilité ministérielle, quelle
peut-être la place de cette connétablie civile et militaire dont
continue à être investi La Fayette, en sa qualité de commandant
général des gardes nationales: autorité supérieure à celle des
ministres, rivale de la couronne, conférée par le «peuple» et
seulement confirmée par le gouvernement? Les plus éclairés des hommes
de 1830 ne se font pas illusion sur tant d'incorrections; mais ils les
croient imposées par les circonstances. Cette combinaison étrange
n'est à leurs yeux qu'un expédient approprié au désordre du moment.
Pendant que Louis-Philippe s'occupait de former le ministère, le duc
de Broglie lui disait: «Le Roi a trop d'expérience des hommes et des
affaires pour se flatter d'installer, au lendemain d'une révolution,
un ministère sérieux, solide et durable. La révolution va survivre à
la victoire; l'état révolutionnaire durera plus que sa cause et son
prétexte, j'entends par là cet état où tous les esprits sont aux
champs, où tout le monde croit toutes choses possibles et tout de
suite, où chacun a sa lubie, sa marotte, sa fantaisie à se passer et
son inimitié à satisfaire. Tout ministère, quel qu'il soit, s'use vite
dans cette mêlée et se compromet bientôt à l'ingrat métier de dire
non.» M. de Broglie concluait en conseillant au Roi «de ne pas se
presser de jouer en règle au gouvernement parlementaire[44]».
Peut-être avait-il raison; mais n'est-il pas piquant que le premier
effet d'une révolution faite pour maintenir le gouvernement
parlementaire, soit, comme toujours, de le fausser et d'en suspendre
momentanément l'application?

[Note 44: _Souvenirs_ du feu duc de Broglie.]

Avant toute autre, une question s'imposait alors, redoutable et
pressante, sur laquelle on n'avait pas, pour ainsi dire, le temps
d'hésiter ni de se tromper, où des erreurs, si courtes fussent-elles,
où de simples retards eussent pu devenir mortels pour la France
elle-même: c'était la question étrangère. Impossible de renvoyer au
lendemain la décision à prendre, de laisser les événements dégager la
solution, d'attendre que la réaction naquît de l'excès du mal. Dès le
premier jour, le nouveau gouvernement était obligé de prendre parti et
d'agir.

Pour qui réfléchissait, le péril extérieur était la suite prévue de la
révolution. Au plus vif de la lutte contre le ministère Polignac, le
_Journal des Débats_, qui appartenait à l'opposition, avait adressé à
ses alliés de gauche ce grave avertissement: «Une révolution
replacerait la France dans la situation où elle s'était trouvée
pendant les Cent-Jours.» Quand, le 30 juillet 1830, M. Thiers s'était
rendu à Neuilly, pour obtenir le concours du duc d'Orléans, quelle
avait été la principale, l'unique objection de madame Adélaïde, dont
l'affection fraternelle était cependant si hardiment ambitieuse? Elle
avait exprimé la crainte que ce changement ne mît de nouveau la France
en face d'une coalition européenne; il n'avait pas fallu moins que
toutes les ressources de M. Thiers, aidées encore par les secrètes
complaisances de la princesse, pour déterminer celle-ci à passer
outre.

Nul n'ignore comment la coalition des divers États de l'Europe contre
la France révolutionnaire et conquérante, plusieurs fois ébauchée
depuis 1792, avait été définitivement scellée, en 1814, par le traité
de Chaumont. Le gouvernement de la Restauration était déjà parvenu à
dissoudre cette coalition au congrès de Vienne, quand la criminelle
folie des Cent-Jours la reforma, plus étroite et plus irritée que
jamais. Et cependant, même après Waterloo, dans ces traités de 1815,
alors si détestés, regrettés aujourd'hui, à côté des sacrifices rendus
nécessaires par l'étendue de notre défaite et aussi par l'abus de nos
victoires, que de pertes évitées, grâce au crédit de la royauté
légitime! Les plus avides et les plus haineux de nos vainqueurs, les
Prussiens, se voyaient, à leur grande colère, déçus dans leurs rêves
de spoliation. La constitution nouvelle de l'Europe centrale nous
apportait des garanties inattendues, et, à considérer notamment
l'organisation de la Confédération germanique, on pouvait croire que
la victoire avait surtout été remportée contre cette Allemagne
unitaire, dont les ambitions redoutables, éveillées en 1813, un moment
sur le point d'être réalisées, se trouvaient ainsi ajournées à un
demi-siècle[45]. Le gouvernement de Louis XVIII sut tirer parti de
cette situation, avec une dignité patriotique et une heureuse habileté
qui ne sauraient être trop louées. Bientôt le duc de Richelieu
obtenait, de l'estime et de la confiance de l'Europe, la libération
anticipée du territoire. Quelques années plus tard, la guerre
d'Espagne montrait à ceux qui en doutaient au dehors et même au dedans
que la France avait retrouvé une armée. Dès lors, au lieu d'être des
vaincus et des suspects, en face d'adversaires unis par le
ressentiment et l'inquiétude, nous avions repris notre place au milieu
des puissances de nouveau divisées. «À partir de 1826, a écrit plus
tard M. de Metternich, la Sainte-Alliance ne fut plus, à vrai dire,
qu'un vain mot[46].» Libres de choisir nos alliances entre des
propositions diverses, nous n'étions à la merci de personne. Les
autres monarchies avaient pris plus ou moins philosophiquement leur
parti de voir la maison de France suivre au dehors sa politique
traditionnelle, politique qui tendait sans doute à développer notre
influence, et même à reculer nos frontières, mais qui du moins ne
révolutionnait pas tout l'ordre européen, et ne menaçait pas les
principes mêmes sur lesquels reposaient l'équilibre des puissances et
leur organisation intérieure. Il nous était donc permis de songer sans
témérité à un agrandissement territorial. La Russie, alors en froid
avec l'Autriche, nous y engageait[47]. Ce n'eût pas été vers le Rhin:
de ce côté, nous nous serions heurtés à l'intérêt contraire de la
Prusse, qui devait être associée à notre plan et sans laquelle rien
n'était possible; mais le même obstacle n'eût pas empêché l'annexion
de la Belgique catholique et libérale, impatiente du joug hollandais,
et non encore préparée à se déclarer indépendante. Une occasion
s'était présentée, en 1828 et 1829, lors de la guerre de la Russie
contre la Turquie: si nos crises intérieures ne nous avaient pas
permis d'en profiter, le fond des choses demeurait, et cette occasion
devait revenir tôt ou tard. M. de Polignac en avait l'instinct; dans
ses rêves de remaniement européen, pastiche peu sérieux du «grand
dessein» de Henri IV, il avait une intuition plus ou moins confuse des
entreprises qu'un homme d'État français eût pu alors tenter au dehors.
Situation incomparable que, depuis cette époque, notre pays n'a plus
connue, sauf peut-être en 1856, après la guerre de Crimée!

[Note 45: Aujourd'hui, les écrivains sérieux sont bien revenus des
vieilles déclamations contre les traités de 1815. Signalons sur ce
point l'étude si décisive d'un de nos historiens diplomatiques les
plus compétents, M. Albert Sorel: _le Traité de Paris du 20 novembre
1815_.]

[Note 46: _Mémoires de Metternich_, t. V, p. 195.]

[Note 47: Ce fait est constaté notamment dans la correspondance de
lord Palmerston, qui était venu à Paris en 1829. (_Life of
Palmerston_, par BULWER.)]

Du jour au lendemain, avec la révolution de 1830, tous ces avantages
disparaissent; à la place, renaissent, chez les puissances, les
ressentiments et les défiances que la Restauration avait travaillé et
réussi à effacer[48]. Faut-il en être surpris? Si les petites
insurrections de 1820, en Italie ou en Espagne, avaient suffi pour
ranimer la Sainte-Alliance, que ne doit-on pas attendre d'une
révolution bien autrement profonde, menaçante, et dont la force
contagieuse se révèle, dès le premier jour, sur tous les points de
l'Europe, par tant de tressaillements et de contre-coups[49]?
Gouvernements et peuples interprètent les événements de Paris comme
une reprise du mouvement révolutionnaire et conquérant, arrêté en 1815
par la coalition. Aussitôt on voit les puissances continentales se
concerter et se préparer. La Russie, qui depuis plusieurs années
s'était éloignée de l'Autriche, se rapproche d'elle. Le 27 juillet, à
l'heure même où la révolution commençait à Paris, M. de Metternich,
qui n'en savait encore rien, s'était rencontré à Carlsbad avec son ami
le comte de Nesselrode, ministre des affaires étrangères de Russie; il
ne l'avait pas vu depuis 1823. Le chancelier d'Autriche avait saisi
cette occasion de récriminer contre la conduite du gouvernement de
Saint-Pétersbourg, de se plaindre qu'il n'y eût plus, même «en
apparence, le moindre point de contact, en ce qui concerne l'attitude
respective des deux cours». Récriminations et plaintes n'avaient eu
aucun succès[50]. Peu de jours après, arrive la nouvelle des
événements de Paris. M. de Metternich retourne aussitôt, le 6 août,
auprès du ministre russe, qu'il trouve tout changé et disposé à entrer
dans ses vues[51]. Il en profite pour fixer sur un morceau de papier
les bases de l'entente à rétablir entre les grandes puissances, et les
précautions à prendre en commun contre la France. Cette ébauche de
convention, à laquelle la Prusse adhéra quelques jours après, devait
s'appeler, dans le monde diplomatique, le «chiffon de Carlsbad»[52].
Au premier moment, presque tous les hommes d'État étrangers, qu'ils
désirent ou redoutent la guerre, la croient inévitable. Telle est, en
Allemagne surtout, la préoccupation universelle. Bunsen et son ami le
prince royal de Prusse échangent leurs sombres prévisions; Niebuhr
ressent une telle émotion que sa fin en est hâtée[53]. Aussi, deux ans
plus tard, le danger passé, M. Guizot confessera-t-il, à la tribune de
la Chambre, «que la révolution de Juillet avait paru d'abord confirmer
le fait redoutable de la Sainte-Alliance, resserrer tous les liens de
la coalition européenne contre la France», et le duc de Broglie, ayant
occasion, en 1835, de rappeler les événements de 1830, écrira à M.
Bresson: «L'effroi avait coalisé tous les cabinets;... la ligue
s'était formée tacitement, involontairement, spontanément, dès le
premier jour, par le seul fait de l'identité des intérêts et de la
communauté des appréhensions[54].»

[Note 48: Le duc de Richelieu avait dit, en 1815, à son pays, dans un
langage plus patriotique que les déclamations belliqueuses de ceux qui
se disaient «patriotes»: «Le plus grand de nos maux est d'être encore,
malgré nos disgrâces, un objet de défiance et de crainte.» Il
rappelait à la France qu'elle avait «provoqué des vengeances, allumé
des ressentiments que le temps, qu'une grande modération, qu'une
persévérante et invariable prudence, pouvaient seuls parvenir à
calmer». Ce sont ces craintes et ces ressentiments que la révolution
de 1830 avait aussitôt ranimés.]

[Note 49: M. de Metternich écrivait le 6 octobre 1830: «L'influence
extraordinaire que la révolution de Juillet a exercée sur les esprits,
bien au delà des frontières de France, est démontrée par des faits
journaliers. Cette influence est, par plus d'une raison, bien
autrement décisive que ne le fut celle de la révolution de 1789.» Plus
tard, il disait que cette révolution avait «produit sur l'Europe
l'effet de la rupture d'une digue». (_Mémoires de Metternich_, t. V,
p. 52 et 195.)]

[Note 50: M. de Metternich lui-même déclarait avoir quitté le comte de
Nesselrode avec le sentiment de «l'avoir plutôt battu que convaincu».
Il ajoutait que les «questions sur lesquelles il l'avait trouvé encore
livré à de funestes préjugés étaient celles relatives à la France.»
(_Mémoires de Metternich_, t. V, p. 62.)]

[Note 51: M. de Metternich a dit lui-même, en parlant de son
interlocuteur: «Je le trouvai dans un état de surprise difficile à
dépeindre... Tiré par l'événement même d'un long sommeil de méfiance
et d'une quiétude fortement empreinte de nuances libérales, il ne m'a
pas paru difficile de lui faire adopter, sans beaucoup d'efforts,
plusieurs de mes jugements. Le plein se déverse facilement dans le
vide.» (_Mémoires de Metternich_, t. V, p. 63.)]

[Note 52: Sur les rapports de M. de Metternich et de M. de Nesselrode
en juillet et août 1830, voyez les _Mémoires de Metternich_, t. V, p.
7-17, et p. 62 à 63.]

[Note 53: Voy., pour connaître cet état des esprits, les études de M.
Saint-René Taillandier sur l'Allemagne, notamment celles sur
_Frédéric-Guillaume IV et le baron de Bunsen_.]

[Note 54: Dépêche confidentielle adressée, le 12 octobre 1835, par M.
le duc de Broglie, ministre des affaires étrangères, à M. Bresson,
ambassadeur à Berlin. (_Documents inédits._)]

En face de l'Europe déjà si alarmée et si menaçante, quand, à la seule
nouvelle de la révolution, la coalition se reforme, rassemble ses
armées et tire à demi son épée du fourreau, que font en France les
hommes du «mouvement», ceux qui ont alors le verbe le plus haut et
prétendent avoir seuls qualité pour parler au nom du régime nouveau?
Ils choisissent ce moment pour crier bien fort que le soulèvement de
1830 est en effet dirigé contre les traités de 1815 autant que contre
les ordonnances de Juillet, que le drapeau tricolore signifie avant
tout revanche de Waterloo, et qu'il y a connexité, en quelque sorte
synonymie, entre révolution au dedans et guerre au dehors. Chaque
peuple leur apparaît comme un esclave qu'il est de leur devoir d'aller
délivrer. Dans l'entrevue que Godefroy Cavaignac et ses amis ont avec
le duc d'Orléans, le soir du 31 juillet, quel est le premier mot de
celui qui parle en leur nom, de M. Boinvilliers? «En supposant que
vous deveniez roi, dit-il au prince, quelle est votre opinion sur les
traités de 1815? Ce n'est pas une révolution libérale, prenez-y garde,
que celle qui s'est faite dans la rue, c'est une révolution nationale.
La vue du drapeau tricolore, voilà ce qui a soulevé le peuple, et il
serait certainement plus facile de pousser Paris vers le Rhin que sur
Saint-Cloud.» Peu de jours après, M. Duvergier de Hauranne
rencontrait, dans l'antichambre de M. Guizot, un des rédacteurs du
_National_, M. Viardot. «--Que venez-vous demander, lui dit-il, une
préfecture?--Non, je ne viens rien demander; je viens offrir.--Offrir,
quoi donc?--La couronne d'Espagne au duc de Nemours.--Et de quelle
part?--De la part de l'Espagne, représentée par les réfugiés
espagnols[55].» C'est encore M. Guizot qui, à la même époque, recevait
d'un des agitateurs ce programme impérieusement formulé: «Qu'on marche
hardiment vers le Rhin; qu'on y porte la frontière et qu'on y continue
la guerre par le mouvement national; qu'on l'entretienne par ce qui
l'a provoqué. Ce sera parler à l'Europe, l'avertir, l'entraîner.» Ces
folies provocantes se débitaient ouvertement dans la presse ou dans le
parlement, sans souci de l'effet détestable qu'elles produisaient au
dehors. Un an plus tard, M. Thiers, rappelant ces imprudences,
écrivait: «Les puissances ne nous aimaient pas, car, en vérité, il
faut le dire, nous n'avons pas débuté avec elles de façon à nous faire
aimer; le langage de nos journaux et de notre tribune n'était pas de
nature à nous les concilier[56].»

[Note 55: _Notes inédites de Duvergier de Hauranne._]

[Note 56: _La Monarchie de 1830_, p. 93 (1831).]

Sur ce point, comme sur tant d'autres, les hommes de gauche
subissaient les conséquences des fautes qu'ils avaient commises dans
l'opposition, avant 1830. La question étrangère avait tenu alors une
grande place dans leurs polémiques. Ils s'étaient piqués de pousser à
l'extrême les susceptibilités et les exigences nationales, plus jaloux
encore de se dire «patriotes» que de se proclamer «libéraux». Nul
n'avait ressenti ou feint de ressentir plus douloureusement les
humiliations de 1814 et de 1815; nul n'avait eu plus présente cette
amertume de la défaite, que ravivaient sans cesse les souvenirs
soigneusement entretenus de la légende impériale et révolutionnaire;
nul n'avait davantage parlé de revanche et soupiré plus passionnément
après le jour où la France sortirait du «sépulcre de Waterloo», où
elle déchirerait le «linceul» du drapeau blanc, où elle romprait cette
«paix honteuse» que le général Lamarque avait appelée une «halte dans
la boue», et où elle retrouverait «ses frontières[57]». Toute cette
émotion, sincère ou calculée, s'était tournée en haine implacable
contre le gouvernement que les «patriotes» prétendaient avoir été
rétabli et imposé par l'étranger, et dont, à les entendre, la
complicité perfide ou lâche nous avait seule condamnés à subir la
honte des traités de 1815. Dès lors, le jour où ils renversaient ce
gouvernement et où ils s'emparaient du pouvoir, n'étaient-ils pas
tenus à faire passer dans la réalité toutes ces déclamations
d'opposition, à prendre la revanche dont ils avaient tant parlé, à
effacer l'humiliation proclamée naguère si intolérable? Comment
comprendre et surtout avouer que le premier résultat de la chute des
Bourbons était de rendre au dehors l'humiliation plus réelle et la
revanche impossible?

[Note 57: Lord Palmerston, de passage à Paris, écrivait de cette
ville, le 9 décembre 1829: «C'est étonnant de voir combien chaque
Français déraisonne au sujet de ce qu'il appelle «nos frontières»;
chacun d'eux déclare qu'il couperait volontiers ses deux mains pour
obtenir la frontière du Rhin.» (BULWER, _Life of Palmerston_, t. I, p.
324.)]

D'ailleurs, le coup de théâtre de la révolution de 1830 avait réveillé
en France ce besoin d'événements soudains, immenses, extraordinaires,
sorte de maladie morale dont l'origine remontait à la république et à
l'empire. Le sens exact des difficultés se perdait dans le trouble et
l'ivresse de ces journées. Plus d'un «combattant de Juillet» se
figurait volontiers que, sur les barricades, il avait vaincu l'Europe
en même temps que les soldats de Charles X. Trois jours, disait-on,
avaient suffi pour donner une secousse dont tout le vieux monde
s'était ressenti: encore un effort, et il s'écroulerait. On voyait
déjà la nation sortant par toutes ses frontières, envahissant les pays
voisins, au chant de la _Marseillaise_, et aussitôt, comme par
enchantement, l'«Europe-peuple» tendant les mains à son libérateur
pour devenir son «camarade de combat[58]». Ne se flattait-on pas que
cette «Europe-peuple» pleurait le temps où elle avait été soumise à
notre administration républicaine ou impériale? Des résistances
possibles, nul souci. Il était de langage courant, chez tous les
déclamateurs de presse et de tribune, qu'on pouvait mettre en ligne
quinze cent mille gardes nationaux, que des armées improvisées de
patriotes auraient facilement raison des «hordes prétoriennes», que
l'«énergie» d'un gouvernement révolutionnaire était invincible, et que
notre pays, à lui seul, était capable de tenir tête au monde, du
moment où il ne serait plus «trahi», comme en 1814 et en 1815! Étrange
état d'esprit, où se mêlaient la légende des volontaires de 92, les
ressentiments du grognard de 1815 et la gloriole du garde national de
1830[59].

[Note 58: M. Quinet écrivait à sa mère, en août 1830, au sujet des
populations de la Prusse rhénane: «On est enivré de joie, et tout le
peuple des bords du Rhin n'attend qu'un signal pour se réunir à la
France.»]

[Note 59: M. Quinet écrivait en 1831: «Il est visible que le bruit de
guerre universelle, qui éclate depuis un an, n'est que l'écho des
marches de la Convention et de l'Empire dans le génie de notre
époque.» (_L'Allemagne et la Révolution._)]

La vérité était qu'alors, par l'effet même de la révolution, la France
était moins que jamais en état de faire la guerre. Le trésor était
vide, le crédit national gravement atteint; les impôts, qui rentraient
mal, ne suffisaient pas aux dépenses courantes[60]. De l'armée peu
considérable entretenue par la Restauration, la meilleure part, en
hommes et matériel, était absorbée par l'occupation de la Morée et
surtout par l'expédition d'Alger: le reste était affaibli par le
changement en masse de presque tous les généraux et même des colonels,
diminué par les très-nombreuses démissions d'officiers, par le
licenciement de la garde royale et des régiments suisses[61]. D'après
le général Bugeaud, on n'aurait pas pu mettre en ligne quarante mille
hommes[62]. «Savez-vous combien nous avions de troupes en 1830?
disait, deux ans plus tard, Louis-Philippe, dans une conversation avec
MM. Odilon Barrot, Arago et Laffitte; nous avions alors
soixante-dix-huit mille hommes, en comptant l'armée d'Alger;
soixante-dix-huit mille hommes, pas davantage[63].» La révolution
avait porté à la consistance morale de cette armée si réduite, une
atteinte bien plus grave encore, en sollicitant sa défection, en
punissant sa fidélité, en l'humiliant devant les triomphateurs des
barricades, en la traitant comme une vaincue et une suspecte, en
encourageant les inférieurs à dénoncer leurs chefs, en fomentant dans
les régiments l'esprit d'indiscipline et de révolte[64]. On avait vu
les soldats élire eux-mêmes des officiers en remplacement des
démissionnaires, et le ministre de la guerre avait été assez faible
pour ratifier ces choix. En un mot, au lendemain des journées de
Juillet, la France n'avait plus ni finances ni armée.

[Note 60: Sur plusieurs points, les droits de douane et les
contributions indirectes, notamment celles sur les boissons, cessaient
d'être payés.]

[Note 61: La garde comptait vingt-cinq mille hommes; les régiments
suisses, huit mille.]

[Note 62: Lettre du 23 mars 1831. (_Le Maréchal Bugeaud_, par M.
D'IDEVILLE.)]

[Note 63: _Mémoires d'Odilon Barrot_, t. I, p. 606.--M. Casimir
Périer, se reportant à l'époque de 1830, disait, le 7 mars 1832:
«Qu'aurait pu faire un parti de la guerre, dans la situation où la
France se trouvait militairement, par suite de la dissolution de la
garde royale, du renvoi des Suisses, des distractions de nos forces à
Alger et en Grèce, enfin de la désertion organisée par l'esprit de
parti et de l'emploi extraordinaire des troupes dans l'Ouest et le
Midi?»]

[Note 64: M. Dupin disait, quelques mois plus tard, à la tribune, en
s'adressant aux belliqueux de la gauche: «Certains régiments de ligne
étaient en insurrection contre leurs officiers; certes, ce n'est pas
avec une armée sans discipline que l'on pouvait entrer en
campagne.»--M. Thiers montrait «le trouble s'introduisant dans
l'armée, grâce à plusieurs exemples fâcheux qui avaient averti les
sous-officiers qu'ils pouvaient devenir officiers en dénonçant leurs
chefs». (_La Monarchie de 1830_, p. 126.)--Enfin, le 14 septembre
1830, Carrel, dans le _National_, indiquait, comme une des principales
causes d'inquiétude, «les actes d'insubordination qui ont révélé dans
l'armée un esprit et des prétentions jusqu'alors étouffés».]

Quant à l'explosion révolutionnaire sur laquelle les patriotes
paraissaient compter pour suppléer à tout, elle se fût certainement
produite, mais notre pays eût été le premier à en subir les
conséquences. Tout aurait été de nouveau bouleversé, perverti,
ensanglanté, dans cette malheureuse France, sans même qu'elle y gagnât
quelque chose de cette énergie sauvage qui animait contre l'étranger
les hommes de 1792. En 1830, les cris de guerre, si bruyants qu'ils
fussent, n'étaient qu'un tapage superficiel et restreint. On l'eût
bien vu, s'il avait fallu passer des phrases aux actes. À mesure
qu'elle s'enrichissait, la nation était plus pacifique, moins portée
aux chimères généreuses. Ce paysan devenu propriétaire par le
morcellement des héritages, cet artisan devenu capitaliste grâce au
développement du commerce et de l'industrie, on n'aurait pas pu,
suivant la fine observation du prince Albert de Broglie, les décider
«à partir de nouveau, pieds nus et le sac au dos, pour faire le tour
du monde». C'était folie de jeunesse qui ne convenait plus à leur
situation et à leur âge! Vainement leur eût-on réédité toutes les
déclamations du patriotisme révolutionnaire, ils se seraient «reculés
d'un air froid, répondant, avec le bon sens et le langage un peu cru,
ordinaires aux honnêtes gens qui ont fait fortune: Chacun pour soi,
chacun chez soi.»

Est-il besoin de dire que les «patriotes» de gauche ne se faisaient pas
moins illusion sur l'état des esprits hors de nos frontières? Les
peuples, plus sensibles à nos menaces de conquête qu'à nos promesses
d'affranchissement, eussent secondé leurs gouvernements avec la même
passion qu'autrefois; surtout en Allemagne, où fermentaient encore, à
l'insu de notre frivolité bienveillante, les vieilles haines de 1813. Il
fallait cette ignorance présomptueuse, habituelle au journaliste
parisien dans les questions étrangères, pour compter, comme le National,
«la sympathie secrète ou avouée de l'Allemagne» parmi les forces sur
lesquelles pouvait s'appuyer la France révolutionnaire[65]. Tout
belliqueux qu'il fût alors, M. Quinet était plus clairvoyant, quand il
montrait, derrière les agitations populaires d'outre-Rhin, les rancunes
et les appétits qui voulaient consommer «le meurtre du vieux royaume de
France[66]».

[Note 65: Le soir du 4 septembre 1870, un des personnages importants
du parti républicain disait à un de ses amis: «Qui sait si, à cette
heure, la république n'est pas proclamée à Berlin?»]

[Note 66: «Sachons, ajoutait M. Quinet, que la plaie du traité de
Westphalie et la cession des provinces d'Alsace et de Lorraine
saignent encore au coeur de l'Allemagne, autant que les traités de
1815, au coeur de la France. Chez un peuple qui rumine si longtemps
les souvenirs, on trouve cette blessure au fond de tous les projets et
de toutes les rancunes. Longtemps, un des griefs du parti populaire
contre les gouvernements du Nord a été de n'avoir point arraché ce
territoire à la France, en 1815, et, comme il le dit lui-même, de
n'avoir point gardé le renard, quand on le tenait dans ses filets.
Mais ce que l'on n'avait pas osé en 1815, est devenu plus tard le lieu
commun de l'ambition nationale.» (_L'Allemagne et la Révolution_,
1831.)]

Il était donc bien vrai que, suivant la parole de M. Casimir Périer,
nous aurions «retrouvé les peuples et les gouvernements d'accord pour
repousser, en 1830, ainsi qu'en 1813, la propagande comme la
conquête». Dès lors, n'était-ce pas sûrement, pour la France, la
défaite au dehors venant se joindre à la révolution du dedans? Ce
n'est pas à la génération actuelle qu'il est besoin de rappeler ce que
peuvent coûter à notre pays de pareilles coïncidences. Quelques mois
plus tard, le plus vigoureux de nos officiers généraux écrivait, en
parlant des «imprudents bavards» qui avaient tout fait pour nous
brouiller avec les puissances: «Qu'ils rendent grâce au gouvernement
de ne les avoir pas écoutés; à l'heure qu'il est, ils ne bavarderaient
plus: les armées d'Allemagne seraient à Paris; on n'arrête pas quatre
ou cinq cent mille hommes de bonnes troupes avec des rassemblements
tumultueux; plus ceux-ci sont nombreux, et mieux ils sont battus[67].»

[Note 67: Lettre du 23 mars 1831. Un peu plus loin, dans cette lettre,
le général Bugeaud ajoutait: «Certes, je n'ai qu'à gagner à la guerre;
ou je serai tué, ou j'avancerai. Et cependant je ne la désire pas,
parce que je crains surtout la guerre civile et l'anarchie
républicaine.»]

Rarement la nation avait couru un si grand danger. Que, dans le
trouble et l'exaltation de ces premiers jours, le gouvernement se
laissât aller un moment à l'éblouissement du drapeau tricolore, à
l'étourdissement de la _Marseillaise_, et tout était perdu. La France
éprouva alors de quel avantage il était pour elle de posséder une
monarchie, même altérée et diminuée par l'effet d'une révolution
encore toute récente. Le ministère, de lui-même, se fût sans doute
montré, sur cette question, aussi faible et incohérent que nous le
verrons dans la politique intérieure; et, toutes choses allant à la
dérive, la guerre n'eût pu être évitée. Mais le Roi était là. Par
bonheur on était tombé sur un prince qui, avec beaucoup des vertus de
l'homme privé, possédait à un degré éminent plusieurs des qualités du
politique: esprit abondant et fin; clairvoyance naturelle encore
accrue par l'expérience d'une vie souvent difficile et par le
maniement des hommes de toute classe; patiente souplesse; modération
adroite; courage froid et réfléchi, et, par-dessus tout, cette
connaissance de l'Europe, plus naturelle aux personnages de naissance
et d'éducation royales qu'aux parvenus des couches démocratiques.
Aussi Louis-Philippe avait-il tout de suite discerné l'effroyable
péril de la coalition. Il jugea que c'était à lui d'intervenir pour
épargner de tels désastres à son pays, et il le fit avec habileté et
décision.

Il devait à son éducation un sentiment élevé et profond des maux de la
guerre et du bienfait de la paix. Il y apportait même, comme en tout
ce qui touchait au respect de la vie humaine, une sorte de
«sensibilité», qui était la marque du dix-huitième siècle, et
rappelait parfois l'élève de madame de Genlis[68]. Cette prédilection
pour la paix, née dans les illusions philanthropiques de sa jeunesse,
n'avait pu qu'être confirmée encore par la prudence un peu désabusée
et sceptique de sa vieillesse. Froidement courageux en ce qui le
touchait personnellement, ce prince était, comme chef d'État, moins
sujet que personne à la tentation des aventures téméraires et des
folies héroïques. Quelques-uns l'ont accusé, à ce propos, d'être trop
timide et terre à terre. Par une contradiction étrange, les mêmes qui
voulaient à l'intérieur un roi bourgeois, se plaignaient de n'avoir
pas au dehors un roi chevalier. Quoi qu'il en fût, il était alors
plus difficile de résister que de céder au mouvement belliqueux; il
fallait plus de courage et de hardiesse à une monarchie encore mal
assise, pour se mettre en travers des préjugés et des entraînements du
patriotisme égaré, que pour jouer son va-tout sur les champs de
bataille. Aussi ne peut-on trop louer Louis-Philippe de sa décision
pacifique, au milieu de la France agitée et en face de l'Europe
inquiète. Il était encore lieutenant général, qu'ouvrant, le 3 août,
la session des Chambres, il formulait ainsi le programme extérieur du
nouveau gouvernement: «La France montrera à l'Europe qu'uniquement
occupée de sa prospérité intérieure, elle chérit la paix aussi bien
que les libertés, et ne veut que le bonheur et le repos de ses
voisins.»

[Note 68: Quand il fallut, pour la première fois, signer l'ordre
d'exécution d'un condamné à mort, le Roi passa par des angoisses qui
durèrent plusieurs jours et plusieurs nuits.]


II

Une première tâche s'imposait tout d'abord à la diplomatie du
gouvernement de 1830: celui-ci, suivant l'expression d'un de ses amis,
ne pouvait pas «rester au coeur de l'Europe comme une aventure à la
Mazaniello»; il devait se faire agréer et «reconnaître» par les autres
puissances. Aussi, dès le début, s'efforça-t-il de les y disposer par
les assurances les plus pacifiques. Avec quel soin, répudiant les
préjugés qui régnaient autour de lui, il tâchait de dissimuler au
dehors cette face populaire qu'il se croyait obligé de montrer au
dedans! Ce qui s'appelait une «heureuse et glorieuse révolution» dans
les proclamations destinées aux Français, devenait, dans les lettres
aux souverains étrangers, une «catastrophe qu'on aurait voulu
prévenir[69]». La nouvelle monarchie se présentait à l'Europe, moins
comme le produit et le complément que comme le frein et le correctif
de cette révolution, comme une garantie contre les périls qui
pouvaient en résulter; ce qui faisait dire au _National_, fort irrité:
«On ne notifie pas aux cabinets étrangers l'avénement de
Louis-Philippe», mais «on se met à genoux» devant eux, et «on leur
demande grâce pour la liberté grande que la France a prise de renvoyer
ses princes légitimes». À l'heure où il était réduit à subir, dans son
palais, une garde composée d'ouvriers en carmagnole, à chanter la
_Marseillaise_ sur son balcon, à embrasser La Fayette et à prendre M.
Dupont de l'Eure pour garde des sceaux, le Roi se préoccupait, à
l'extérieur, de donner des gages de bonne tenue, de faire figure de
gouvernement bien né; il confiait la direction des affaires étrangères
à un homme de grand nom, ancien ministre de la Restauration, nullement
engagé dans le mouvement démocratique, au comte Molé; par une
initiative toute personnelle[70] et plus significative encore, il
envoyait comme ambassadeur à Londres le prince de Talleyrand, ce
personnage étrange, ce grand seigneur et cet évêque d'ancien régime
qui, après avoir successivement joué les premiers rôles de la
révolution, de l'empire et de la Restauration, venait, à
soixante-seize ans, présenter à l'Europe la monarchie qu'il avait
contribué à faire sortir d'une insurrection victorieuse. Charger ainsi
l'ancien plénipotentiaire de Louis XVIII au congrès de Vienne de
personnifier en quelque sorte le gouvernement de 1830 auprès des
chancelleries d'Europe, n'était pas sans quelque hardiesse, au moment
où les esprits étaient si montés contre les traités de 1815. Certains
ministres n'acceptèrent ce choix qu'avec peine: «C'était beaucoup, dit
le duc de Broglie, pour la fatuité populaire de M. Laffitte, pour la
rusticité gourmée de M. Dupont de l'Eure, pour les souliers ferrés de
M. Dupin, beaucoup pour la plèbe arrogante et vulgaire qui croyait
disposer de nous et n'avait pas tout à fait tort[71].» Ces mécontents
pouvaient d'ailleurs facilement s'apercevoir que l'autorité de
l'ambassadeur était bien supérieure à son titre; que, depuis le
premier jour, il dirigeait en réalité toute la diplomatie du nouveau
règne, et que si on l'avait envoyé à Londres au lieu de le mettre au
ministère des Affaires étrangères, c'était seulement pour qu'il ne fût
pas à portée de certaines attaques. M. Molé lui-même ne se voyait pas
sans quelque ombrage un collaborateur si considérable et si
indépendant. Mais le Roi, par sa fermeté adroite, triompha de toutes
les préventions, et le bon effet produit en Europe par ce choix,
notamment la satisfaction des «papiers anglais» qu'il lisait plus
attentivement que les journaux de Paris, lui prouvèrent qu'il ne
s'était pas trompé.

[Note 69: Telle est la lettre de Louis-Philippe au czar Nicolas,
lettre dont la publication indiscrète souleva de vives colères dans
les journaux de gauche. Les mêmes expressions se retrouvent dans la
lettre à l'empereur d'Autriche. (_Mémoires de Metternich_, t. V, p.
26.) Voir aussi le compte rendu des trois entretiens que le général
Belliard, envoyé de Louis-Philippe, eut avec M. de Metternich, le 27,
le 30 août et le 8 septembre, (_Ibid._, t. V, p. 17 à 26.)]

[Note 70: Le Roi dressa lui-même, de sa main, la liste de ses
ambassadeurs.]

[Note 71: _Souvenirs_ du feu duc de Broglie.]

Il importait d'autant plus de contenter l'Angleterre, qu'alors son
attitude était de nature à diminuer les difficultés que rencontrait la
reconnaissance du gouvernement français en Europe. Sans doute, le
ministère tory avait été, au premier moment, quelque peu offusqué des
événements de Paris: le duc de Wellington, interrogé sur le parti
qu'il prendrait: «D'abord un long silence, avait-il répondu; puis nous
nous concerterons avec nos alliés pour parler.» Mais la révolution
était applaudie par l'opinion populaire de Londres et des grandes
villes: l'éloge des vainqueurs de Juillet était à l'ordre du jour dans
les meetings; la _Revue d'Édimbourg_, organe des whigs, publiait un
article enthousiaste où elle proclamait que «la liberté anglaise avait
triomphé sur le champ de bataille de Paris». Le cabinet, ébranlé par
le mouvement de la réforme parlementaire, était obligé de tenir compte
de ces dispositions de l'esprit public. De plus, si le renversement de
Charles X blessait les tories dans leurs principes, il flattait les
ressentiments qu'avait éveillés chez eux la politique extérieure de la
Restauration. L'Angleterre ne s'était-elle pas sentie naguère menacée
d'isolement, par le rapprochement de la France avec les puissances
continentales? N'avait-elle pas été surtout indisposée et effrayée par
les projets d'alliance franco-russe? Tout récemment, l'expédition
d'Alger ne venait-elle pas de raviver ces vieilles jalousies
britanniques que déjà, plusieurs années auparavant, la guerre
d'Espagne avait irritées? Les hommes d'État d'outre-Manche en
voulaient même particulièrement à M. de Polignac, sur lequel, pendant
son ambassade à Londres, ils s'étaient imaginé avoir mis la main. La
révolution, si déplaisante qu'elle leur parût à d'autres égards, leur
offrait donc cette compensation qu'elle frappait un gouvernement dont
ils croyaient avoir à se plaindre, et qu'elle empêchait la France de
reprendre, au moins avant longtemps, la politique qui les avait
inquiétés. Par ces raisons, le cabinet anglais, sans se séparer de la
Sainte-Alliance, tacitement et spontanément reformée[72], se trouvait
préparé à accueillir les ouvertures qui lui étaient faites de Paris,
et à donner aux autres puissances le signal de reconnaître
Louis-Philippe. Le duc de Wellington constatait sans doute que la
révolution de Juillet était une violation des traités de Vienne et
«ouvrait un _casus foederis_», mais il ajoutait que Charles X «s'était
exposé à son malheur, et que ce serait une folie de prendre les armes
pour le remettre sur le trône[73]». Dès le 20 août, lord Aberdeen
avertissait M. de Metternich qu'il garderait la neutralité aussi
longtemps que le nouveau gouvernement serait sage[74]. Le langage tenu
alors à la France par le ministère anglais pouvait se résumer ainsi:
«Nous ne vous aimons pas, cependant nous ne vous ferons pas la guerre;
nous vous reconnaîtrons, mais nous vous observerons[75].» Le 31 août,
l'ambassadeur britannique, lord Stuart de Rothsau, remettait ses
lettres de créance, et, le 20 septembre, M. de Talleyrand pouvait
s'embarquer pour Londres.

[Note 72: Dans la dépêche confidentielle que nous avons déjà citée et
que le duc de Broglie adressait à M. Bresson, le 12 octobre 1835, nous
lisons ce qui suit sur l'attitude de l'Angleterre, lors de la
révolution de 1830: «L'effroi a coalisé tous les cabinets. Je n'en
excepte point le cabinet de Londres. La ligue s'est formée, ce cabinet
y compris. Si le ministère de lord Wellington se fût maintenu au
pouvoir, l'Angleterre aurait fait partie de l'alliance défensive
contre la France; elle en a fait partie pendant quelques mois. La
France serait demeurée entièrement isolée. L'Angleterre aurait
contribué à modérer, à contenir les confédérés, mais elle se serait
bornée à prendre vis-à-vis d'eux le rôle que la Prusse et l'Autriche
exercent en ce moment vis-à-vis de la Russie.» (_Documents inédits._)]

[Note 73: _Geschichte Frankreichs, 1830-1870_, par K. HILLEBRAND, t.
I, p. 20.]

[Note 74: _Eod. loco._]

[Note 75: _Histoire de la politique extérieure du gouvernement
français (1830-1848)_, par le comte D'HAUSSONVILLE. Publié en 1850,
dans la _Revue des Deux Mondes_, pour défendre la monarchie qui venait
d'être renversée, cet écrit de circonstance s'est trouvé être une
histoire définitive qui depuis lors n'a pas été dépassée.]

Les dispositions étaient moins favorables chez les trois grandes
puissances continentales. Aucune d'elles ne voulut répondre à la
demande de reconnaissance sans s'être concertée avec les deux autres,
marquant ainsi que la Sainte-Alliance s'était reconstituée en face de
la France, redevenue suspecte. Le czar Nicolas tenait alors une place
considérable en Europe. Offensé dans le rôle qu'il s'était attribué de
protecteur suprême des principes d'autorité et de légitimité, blessé
dans son attachement personnel à la branche aînée des Bourbons,
troublé dans les calculs d'une politique qui avait cru pouvoir compter
sur l'alliance française, tout était de nature à lui faire considérer
avec un ressentiment indigné la révolution de Juillet, avec une
dédaigneuse animosité la royauté bourgeoise et parlementaire qui en
était issue. À entendre les premières paroles qu'il avait prononcées,
non sans un fracas voulu, on avait pu le croire résolu à ne jamais
reconnaître Louis-Philippe et à peser sur ses alliés de Vienne et de
Berlin pour qu'ils imitassent son refus. Un moment même, il parut sur
le point de donner le signal d'une sorte de croisade contre la France.
Mais, dans les cours d'Autriche et de Prusse, avec les mêmes principes
et les mêmes répugnances, il y avait plus de prudence et moins de
passion.

M. de Metternich, qui depuis longues années gouvernait l'Autriche, ou
du moins la diplomatie autrichienne, était aussi dévoué que Nicolas
aux principes de la Sainte-Alliance, plus dévoué même, car avant 1830
il avait souvent eu occasion de reprocher à la Russie ses infidélités,
et c'est lui qui, à la nouvelle des événements de Juillet, avait parlé
le premier de revenir à l'action commune des puissances continentales.
Sa répulsion pour l'esprit de propagande et de conquête, auquel la
coalition avait voulu faire obstacle, était celle d'un témoin
épouvanté de la révolution française et d'un vaincu de Napoléon; de
cette répulsion, il s'était fait un dogme absolu: c'était sa raison
d'être. Il avait trouvé la Restauration trop libérale[76], à plus
forte raison la monarchie de Juillet; il ressentait d'ailleurs pour
nos gouvernements improvisés et précaires, pour leurs agents, parvenus
éphémères d'une politique si mobile, la méfiance et le dédain d'un
ministre qui comptait déjà plus de vingt années de pouvoir
continu[77]. Mettant son amour-propre à ne pas être dupe de ce qu'il
appelait les sophismes démocratiques et les chimères libérales, d'une
confiance en soi qui allait jusqu'à la naïveté[78], se plaisant à
afficher, avec une sérénité supérieure aux entraînements du jour, le
goût de l'immobilité, il prenait volontiers le rôle d'une sorte de
Cassandre, chargée de dénoncer aux gouvernements les progrès de la
révolution. Assez découragé, du reste, au fond, sur le résultat
dernier de la lutte qu'il avait ainsi entreprise. «Ma pensée la plus
secrète, disait-il à M. de Nesselrode, le 1er septembre 1830, est que
la vieille Europe est au commencement de la fin. Décidé à périr avec
elle, je saurai faire mon devoir, et ce mot n'est pas seulement le
mien, c'est également celui de l'Empereur. La nouvelle Europe n'est,
d'un autre côté, pas encore à son commencement: entre la fin et le
commencement, se trouvera un chaos[79].» C'est le sentiment du péril
que cette révolution faisait courir à l'Europe et en particulier à
l'édifice, par certains côtés, fragile et mal lié, de la monarchie
autrichienne, qui lui faisait tant désirer, malgré des divergences
politiques, une union étroite avec la Russie. Toutefois, s'il avait
une haute idée des forces du Czar, il se méfiait de ses incartades;
et s'il était décidé à ne jamais se séparer de lui, il ne renonçait
pas à le contenir. Esprit sagace, bien que souvent un peu fermé,
devenu supérieur par la longue pratique des grandes affaires de
l'Europe; beaucoup moins absolu dans sa conduite que dans ses
programmes; ne se refusant pas, en dépit de ses thèses orgueilleuses,
à démêler ce qui était possible; ayant vu passer trop d'hommes et trop
d'événements pour être facilement effaré, se piquant d'assister à tout
avec un sang-froid et même une impassibilité qui en imposaient et
n'étaient pas la moindre raison de son prestige; mettant parfois une
sorte de coquetterie à démentir la réputation qu'on lui faisait, à
faire montre d'un esprit calme, impartial et libre, plein de bonne
grâce, et à paraître capable de comprendre, d'admettre, s'il était
nécessaire, les changements qu'il regrettait[80]; par-dessus tout,
prudent, timide même, volontiers temporisateur quand il fallait agir,
M. de Metternich n'était pas disposé à se jeter tête baissée et les
yeux fermés dans l'aventure où voulait l'entraîner la colère du Czar.
D'ailleurs, cette révolution de 1830, qui répugnait à ses principes,
aidait du moins par un côté sa politique. Plus peut-être encore que le
gouvernement anglais, il avait redouté, sous la Restauration,
l'alliance franco-russe. Les journées de Juillet l'avaient sur ce
point pleinement rassuré. De là, avec beaucoup de méfiance et quelque
dédain, une sorte de complaisance pour cette monarchie nouvelle qu'un
abîme séparait de la Russie, qui était contrainte à ménager
l'Autriche, et dont la seule apparition avait raffermi entre
Saint-Pétersbourg et Vienne l'alliance de 1813, naguère en péril.

[Note 76: Il reprochait à Louis XVIII d'avoir «élevé un trône entouré
d'institutions républicaines», et tout en blâmant M. de Polignac pour
son incapacité, il louait les doctrines des Ordonnances et y
retrouvait ses propres principes. (_Mémoires de Metternich_, _passim_;
cf. notamment t. V, p. 12 et 83.)]

[Note 77: Quelques années plus tard, causant avec un Américain, M. de
Metternich lui faisait remarquer que, ministre d'Autriche depuis
vingt-sept ans, il avait eu à traiter avec vingt-huit ministres des
affaires étrangères en France. Dans la même conversation, il se
plaisait à répéter: «Je travaille pour demain, c'est avec le lendemain
que mon esprit lutte.» (_Life, letters and journals of G. Ticknor_,
Boston, 1876, p. 15.)]

[Note 78: Dans ses _Mémoires_, M. de Metternich se proclame «étranger
aux aberrations de son temps». En 1848, rencontrant M. Guizot à
Londres, il lui disait: «L'erreur n'a jamais approché de mon
esprit.--J'ai été plus heureux, lui répondait finement M. Guizot; je
me suis aperçu plus d'une fois que je m'étais trompé.»]

[Note 79: _Mémoires de Metternich_, t. V, p. 23.]

[Note 80: Dans cette même conversation avec M. Ticknor, dont nous
parlions tout à l'heure, M. de Metternich disait: «Je suis modéré en
toutes choses, et je m'efforce de devenir encore plus modéré; j'ai
l'esprit calme, très-calme; je ne suis passionné pour rien; aussi je
n'ai pas de sottise à me reprocher; mais je suis souvent mal compris.
On me croit absolu en politique: je ne le suis pas.»]

Le vieux roi de Prusse, Frédéric-Guillaume III, était, lui aussi,
attaché aux principes de la monarchie absolue et aux traditions de la
Sainte-Alliance; il ne refusait jamais son concours à M. de
Metternich, quand il s'agissait de conjurer, en Allemagne et au
dehors, «l'esprit subversif de nouveautés[81]». N'est-ce pas lui qui
devait par son testament recommander à son successeur de ne jamais
rompre avec le Czar ou avec l'empereur d'Autriche? Mais, sensé,
honnête, répugnant aux violences, las des longues et rudes épreuves de
sa vie, après avoir connu Iéna et Waterloo, après avoir vu Napoléon à
Berlin et s'être vu lui-même à Paris, il désirait surtout le repos. Il
n'écoutait pas les hobereaux ou les officiers qui brûlaient de
reprendre la croisade de 1813, et il se sentait plus porté à suivre
les conseils de modération que lui donnaient les hommes éminents de la
Prusse, Niebuhr, Stein et Humboldt. Aussi est-ce peut-être sur ce
point du continent que la monarchie de Juillet rencontra alors les
dispositions les moins hostiles.

[Note 81: Au moment de la révolution de Juillet, M. de Metternich se
félicitait de trouver le roi de Prusse «dans les dispositions
invariablement correctes qu'il lui connaissait depuis nombre d'années,
dispositions que les événements d'Orient et l'aspect des dangers
croissants en France n'avaient pu que raffermir». (_Mémoires de
Metternich_, t. V, p. 62.)]

Les gouvernements d'Autriche et de Prusse empêchèrent tout d'abord que
rien ne fût brusqué. C'était beaucoup pour le maintien de la paix. Ce
répit permit à Louis-Philippe d'atténuer les préventions dont il était
l'objet. Ses protestations si nettement pacifiques et conservatrices,
celles que faisaient ses envoyés, ne pouvaient pas ne pas produire
quelque impression sur les cours de Vienne et de Berlin[82].
L'inquiétude n'y disparaissait pas complétement: M. de Metternich et
Frédéric-Guillaume III doutaient, sinon de la sincérité du Roi, du
moins de sa force; mais, pour le moment, ils lui tenaient compte de
ses bonnes intentions; et tout en déclarant bien haut que la moindre
prétention de toucher aux traités de 1815, que la moindre tentative de
propagande révolutionnaire amèneraient aussitôt la guerre, ils ne se
refusèrent pas à suivre l'exemple de l'Angleterre et à reconnaître la
monarchie nouvelle[83]. Ils le firent en termes à peu près identiques,
et presque simultanément. À cette occasion, M. de Metternich exposa
très-nettement à l'envoyé du roi des Français, le général Belliard,
les sentiments dans lesquels son gouvernement consentait à faire cette
reconnaissance. «L'Empereur, disait-il, abhorrait ce qui venait de se
passer en France»; «les épithètes de fausse et de périlleuse» ne lui
paraissaient «caractériser qu'imparfaitement la situation de la
monarchie nouvelle»; il estimait que «l'ordre de choses actuel ne
pouvait pas durer»; mais, en même temps, il comptait que l'instinct de
conservation amènerait le Roi et ses ministres à «se placer sur une
ligne d'action qui leur deviendrait commune avec tous les
gouvernements de l'Europe». «C'est cette conviction, ajoutait le
chancelier, qui, aux yeux de l'Empereur, peut uniquement excuser le
parti qu'il vient de prendre. Il est des temps et des circonstances où
le bien réel est impossible; alors la sagesse veut que les
gouvernements, comme les hommes, s'attachent à ce qui est le moindre
des maux. L'Empereur, en prenant le parti que vous le voyez suivre, a
consulté cette règle; il ne voit, derrière le fantôme d'un
gouvernement en France, que l'anarchie la plus caractérisée. Sa
Majesté Impériale n'a pas voulu avoir à se reprocher d'avoir favorisé
l'anarchie. Que votre gouvernement se soutienne; qu'il avance sur une
ligne pratique, nous ne demandons pas mieux. Ce que nous avons pu
faire pour lui, nous l'avons fait; nous n'avons plus d'autre devoir à
remplir envers nous-mêmes et envers l'Europe, que celui de surveiller
les écarts auxquels il aurait le malheur, ou de se livrer, ou de se
laisser entraîner. Jamais nous ne souffrirons d'empiètements de sa
part. Il nous trouvera, nous et l'Europe, partout où il exercerait un
système de propagande.» Le général Belliard accepta toutes ces
déclarations. C'est ainsi, déclara-t-il, que le gouvernement français
avait compris, dès le premier jour, l'«attitude morale» de l'Autriche:
«Dites-vous bien, ajoutait-il, qu'il ne veut autre chose que se
conserver, et que, pour cela, il devra prendre une assiette que, dès
sa naissance, il n'a pas pu avoir. Il triomphera des obstacles, car il
les connaît... Fiez-vous à nos efforts, ils seront tous dirigés contre
l'anarchie. Nous ne la voulons pas pour nous, et tout aussi peu dans
d'autres pays; cette anarchie nous écraserait, en nous livrant à la
merci de nos ennemis de l'intérieur.»--«Je ne doute pas de la volonté
de votre gouvernement, répliqua M. de Metternich; je doute de ses
facultés[84].» Aussi, au moment même où l'Empereur reconnaissait
Louis-Philippe, le chancelier d'Autriche multipliait ses démarches
pour affermir et resserrer, entre les trois puissances continentales,
l'alliance de 1813, pour établir leur «solidarité» dans les
précautions à prendre et au besoin dans la lutte à soutenir contre la
France, regardée comme le «foyer central de tous les maux». C'est ce
qu'il fit notamment dans les conférences qu'il eut à Presbourg, au
commencement d'octobre, avec le prince Orloff, envoyé extraordinaire
du Czar[85].

[Note 82: On voit bien la trace de cette impression dans le compte
rendu, déjà mentionné, des entretiens du général Belliard avec M. de
Metternich. (_Mémoires de Metternich_, t. V, p. 17 à 26.)]

[Note 83: Ces sentiments se manifestaient dès le milieu d'août.
(_Geschichte Frankreichs, 1830-1870_, par K. HILLEBRAND, t. Ier, p.
22-23.) La reconnaissance toutefois n'eut lieu que dans les premiers
jours de septembre.]

[Note 84: _Mémoires de Metternich_, t. V, p. 25 et 26.]

[Note 85: _Ibid._, p. 51 à 69.]

Devant l'attitude de l'Autriche et de la Prusse, Nicolas, plus superbe
dans l'attitude que hardi dans l'action, avait dû renoncer à
précipiter les événements. Il se borna à masser des corps d'armée sur
la frontière occidentale. Il se résigna même, lui aussi, à reconnaître
le gouvernement français: sa seule consolation fut de mettre, dans la
forme, beaucoup de mauvaise grâce, de bouderie et même de procédés
personnellement blessants pour Louis-Philippe. Mais, à Paris, on
n'était ni en goût ni en mesure de se montrer trop susceptible; on
avait l'essentiel: il fallait s'en contenter, sans paraître voir le
reste.

L'exemple que donnaient les grandes puissances fut suivi par les autres.
Le roi d'Espagne, Ferdinand VII, ayant manifesté un moment quelque
mauvaise volonté, le gouvernement français fit mine de laisser le champ
libre aux nombreux réfugiés espagnols, alors en France. Le gouvernement
de Madrid prit peur et envoya aussitôt sa reconnaissance. À la fin
d'octobre, la monarchie de 1830 était acceptée par tous les États. Seul,
le duc de Modène se tenait à l'écart; on pouvait se passer de lui.


III

Un premier pas était heureusement franchi: mais la monarchie de
Juillet n'était pas, pour cela, délivrée des difficultés et des périls
extérieurs. Avant même que la question de la reconnaissance fût vidée,
éclatait la révolution belge. Réunie à la Hollande, par les traités de
Vienne, pour former le royaume des Pays-Bas, la Belgique supportait
impatiemment le gouvernement maladroit et vexatoire de la maison de
Nassau. Elle se sentait blessée dans sa liberté religieuse et dans les
droits de sa nationalité. Depuis 1828 surtout, l'opposition était
devenue plus vive, l'agitation plus menaçante. Les événements de
Juillet précipitèrent l'explosion[86]. Le 25 août 1830, Bruxelles
donna le signal de l'insurrection, au cri de: «Imitons les Parisiens!»
La lutte s'étendit dans les provinces. Après quelques semaines,
l'armée hollandaise était partout repoussée. Les Belges constituaient
un gouvernement provisoire et proclamaient leur indépendance; quant au
roi des Pays-Bas, Guillaume Ier, il ne paraissait plus avoir d'autre
ressource que le secours armé de l'Europe, secours auquel, du reste,
il croyait avoir droit, en vertu de la garantie réciproque stipulée
par les traités de Vienne.

[Note 86: Des émissaires avaient été envoyés dans les villes flamandes
par les sociétés révolutionnaires de Paris. «Sans la dernière
catastrophe arrivée en France, a dit M. de Metternich, et sans
l'activité des agents de la faction révolutionnaire dans ce pays, les
événements en Belgique n'auraient jamais pris le caractère séditieux
d'une insurrection. (_Mémoires de M. de Metternich_, t. V, p. 39.)]

Impossible au gouvernement du roi Louis-Philippe de se désintéresser
de ces événements. Ils produisaient une trop vive émotion en France,
surtout chez les Parisiens, qui saluaient avec vanité, dans
l'insurrection de Bruxelles, l'enfant premier-né de leur propre
révolution. D'ailleurs, le royaume des Pays-Bas avait été constitué
comme nous en 1815, «vaste tête de pont qui tenait libre, pour la
coalition, la route de Paris[87]»; du moment qu'il était à demi
détruit, nous étions intéressés à ne pas le laisser reformer par une
exécution militaire qui amènerait les forces de la Sainte-Alliance sur
nos frontières, à quelques journées de marche de notre capitale. Sous
le ministère de M. de Polignac, il avait été déjà question, en
prévision d'une insurrection belge, de l'intervention d'une armée
prussienne, sollicitée par le gouvernement de la Haye: notre envoyé
avait reçu ordre d'annoncer notre _veto_, et résolution avait été
prise de faire entrer des troupes françaises en Belgique, le jour même
où un soldat prussien y mettrait les pieds[88].

[Note 87: Expression du général Lamarque.]

[Note 88: Voir, sur cet incident, les renseignements donnés par M. de
Viel-Castel dans le tome XX de son _Histoire de la Restauration_.]

De leur côté, les autres puissances pouvaient-elles, sans
inconséquence, sans désaveu de leurs traditions, refuser à Guillaume
Ier ce secours qui avait été accordé, quelques années auparavant, dans
des circonstances analogues, au roi d'Espagne ou aux petits souverains
de la péninsule italienne? Le congrès de Vienne avait attribué et
garanti à la maison de Nassau la possession de la Belgique, comme une
compensation de l'abandon fait à l'Angleterre des colonies
hollandaises du Cap et de Ceylan. Des liens de famille unissaient le
roi des Pays-Bas aux cours de Saint-Pétersbourg, de Berlin et de
Londres. Ce n'était pas d'ailleurs au lendemain de la révolution de
Juillet que les gouvernements devaient juger moins important et moins
urgent de réprimer une insurrection qui était à la fois une brèche
considérable aux traités de Vienne, et l'exemple, alors
particulièrement dangereux, d'un souverain tenu en échec par un
soulèvement populaire. Ne fallait-il pas surtout empêcher que la
France, en se déclarant protectrice de cette insurrection,
n'encourageât et ne propageât de semblables mouvements ailleurs? À
peine informé des événements de Bruxelles, le czar Nicolas déclarait
qu'il y avait lieu d'intervenir par les armes, et offrait soixante
mille hommes[89]. Le roi de Prusse, plus calme, n'en paraissait pas
moins promettre son concours, si le gouvernement de la Haye ne
parvenait pas à réprimer l'insurrection par ses seules forces, et il
massait un corps d'armée dans les provinces du Rhin[90]. Quant au
gouvernement autrichien, il engageait ses alliés à se concerter «pour
arrêter les progrès de l'esprit révolutionnaire dans un pays aussi
exposé à l'influence du parti dominant en France, et pour ne point
affaiblir le système de défense établi au prix de tant de sacrifices
entre le Rhin et la mer du Nord»; «avant tout, disait-il, il faut
détacher et rendre indépendante de l'influence française toute
innovation qu'il paraîtrait inévitable de faire[91]». M. de Metternich
désirait d'autant plus arrêter ce soulèvement, qu'il en craignait la
répétition en Italie: de ce dernier côté était sa principale
préoccupation depuis la révolution de Juillet[92].

[Note 89: Ce fait est rapporté par le baron de Stockmar, le médecin et
l'ami du roi Léopold et du prince Albert.]

[Note 90: _Geschichte Frankreichs_, par K. HILLEBRAND, 1830-1870, t.
Ier, p. 143.]

[Note 91: Dépêche de Metternich en date du 3 octobre 1830.
(_Mémoires_, t. V, p. 38, 39.)]

[Note 92: _Ibid._, p. 15, 39, 44, 60.]

Les vues étaient si contraires entre la France et les puissances, le
conflit éclatait à un moment si critique et si troublé, les passions
étaient si excitées d'une part et les méfiances si éveillées de
l'autre, que les observateurs les mieux placés crurent alors la guerre
imminente. Rien ne semblait pouvoir empêcher le choc violent et
sanglant de la vieille politique et de la nouvelle, de la
Sainte-Alliance et de la révolution, sur cette terre de Belgique,
habituée depuis longtemps à être le champ de bataille de l'Europe.
Cette appréhension apparaît dans tous les documents de cette époque,
notamment dans les correspondances où l'on s'exprimait à coeur ouvert:
«Sans voir trop noir dans l'avenir, écrivait de Londres la princesse
de Lieven, à la date du 1er octobre, on peut se dire qu'une guerre
générale sera la conséquence inévitable de cet état de choses; et par
qui et comment finira-t-elle?» Éviter cette guerre qui nous eût mis en
face de la coalition, sans cependant sacrifier l'intérêt français si
gravement engagé, c'était un problème singulièrement ardu. Le
gouvernement français, affaibli par le désordre intérieur et par la
suspicion extérieure, eût bien voulu n'avoir pas à le résoudre en un
pareil moment. Cette affaire lui fit, selon le mot du duc de Broglie,
l'effet d'une «tuile» qui lui tombait sur la tête[93]. Néanmoins, sans
perdre un instant, il aborda la difficulté avec un sang-froid et une
justesse de vues qu'après bien des péripéties le succès devait
couronner.

[Note 93: _Souvenirs_ du feu duc de Broglie.--Le 7 mars 1832, M.
Casimir Périer avouait, à la tribune, que le gouvernement français
avait vu d'abord dans la révolution de Belgique «un embarras».--Vers
la fin de 1830, quand les choses étaient déjà en meilleure voie, M. de
Talleyrand écrivait à un de ses amis: «Si nous réussissons, nous nous
rappellerons avec plaisir la peur que la Belgique nous aura donnée.»]

Tout d'abord, pendant que l'insurrection belge se développait avec un
succès chaque jour plus marqué, il importait d'empêcher que quelque
puissance étrangère ne vînt rétablir les affaires du roi Guillaume.
C'était le point capital, urgent. Notre gouvernement paya d'audace et
n'hésita pas à lancer des menaces que, dans l'état de son armée, il
eût été alors quelque peu embarrassé d'exécuter. Il s'adressa en
premier lieu à la Prusse, qui, en raison même du voisinage, pouvait
être la plus tentée d'agir et dont les concentrations de troupes
paraissaient inquiétantes. Dès le 31 août, quelques jours seulement
après le premier soulèvement de Bruxelles, M. Molé informa
courtoisement, mais nettement, M. de Werther, représentant du
gouvernement de Berlin à Paris[94], que la France n'avait pas
l'intention d'intervenir en faveur des Belges, mais qu'elle ne pouvait
admettre l'intervention des autres puissances en faveur des
Hollandais; que cette intervention ferait naître un danger de guerre,
et que si les troupes prussiennes franchissaient la frontière belge,
les troupes françaises aussitôt en feraient autant de leur côté. Pour
justifier cette espèce de _veto_, le ministre invoqua le «principe de
non-intervention», et se livra même sur ce point à une sorte de
«dispute académique[95]». Avait-il beaucoup médité sur le fondement
et sur la portée de ce principe? Avait-il prévu, par exemple, quels
embarras pourraient en résulter pour nous en Italie? Cela n'est pas
probable. M. le duc de Broglie, alors collègue de M. Molé, avoue que
ce principe avait été proclamé «un peu au hasard». Obligé à
l'improviste de faire obstacle à l'action des puissances en Belgique,
le gouvernement français avait cherché une formule qui eût une
tournure de droit des gens, une sorte de décence diplomatique, et qui
effarouchât moins l'Europe que toute évocation même voilée de la
solidarité révolutionnaire. M. de Werther protesta contre le nouveau
principe et le discuta longuement; mais M. Molé maintint son
avertissement, et invita le diplomate prussien à le porter à la
connaissance de sa cour. Il ne s'en tint pas à cette première
conversation; un peu après, causant avec l'ambassadeur de Russie, M.
Pozzo di Borgo, il déclara que si des insurrections éclataient dans
les États voisins, et «si d'autres puissances voulaient s'en mêler,
elles auraient la guerre avec la France». Quelques semaines plus tard,
le Roi, haussant encore le ton, disait au même diplomate russe: «Si
les Prussiens entrent en Belgique, c'est la guerre; car nous ne le
souffrirons pas[96].» Ce langage était hardi, presque téméraire; il
réussit. Le gouvernement de Berlin fut étonné, irrité; il se récria;
mais enfin, ses soldats restèrent immobiles, et les Belges purent
continuer leur révolution en tête-à-tête avec les seuls Hollandais.

[Note 94: L'entretien eut lieu, non au ministère des affaires
étrangères, mais dans la demeure personnelle de M. Molé; la cour de
Berlin n'avait pas encore reconnu le roi Louis-Philippe, et M. de
Werther ne se considérait pas comme étant autorisé à avoir des
relations officielles avec le ministre français.]

[Note 95: Expression de M. de Werther dans la dépêche où il rendait
compte de cet entretien.]

[Note 96: Dépêches de M. de Werther, en date du Ier et du 24 septembre
1830. (HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs, 1830-1870_, t. I, p. 144 à
146.) Le comte d'Haussonville, dans son _Histoire de la politique
extérieure du gouvernement français, 1830-1848_ (t. I, p. 21), a donné
une forme plus vive, plus dramatique, à la conversation de M. Molé et
de M. de Werther. «La guerre, aurait dit le ministre français sur un
ton presque napoléonien, est au bout de mes paroles; sachez-le et
mandez-le à votre cour.» L'historien prussien, M. Hillebrand, conteste
l'exactitude du récit de M. d'Haussonville. D'abord il fait
observer,--et, sur ce point, il paraît avoir raison,--que l'entretien
a eu lieu le 31 août, et non pas «à la fin de septembre ou dans les
premiers jours d'octobre», comme dit M. d'Haussonville. En second
lieu, se fondant sur la dépêche même où M. de Werther a rendu compte
de la conversation, il nie que M. Molé se soit exprimé dans les termes
agressifs, menaçants, que lui prête M. d'Haussonville. Celui-ci
n'ayant pas indiqué d'où il avait tiré son récit, il est difficile de
se prononcer entre les deux versions. D'ailleurs, la contestation
paraît porter moins sur le fond des idées que sur la forme, et elle a
d'autant moins d'intérêt que, d'après M. de Werther lui-même, le
ministre et le Roi ont fait, peu après, à l'ambassadeur de Russie les
menaces formelles que M. Hillebrand s'applique à écarter de la
première conversation avec l'ambassadeur de Prusse.]

Si la cour de Prusse n'était pas alors de tempérament à affronter
seule une guerre avec la France, ne pouvait-on pas craindre que le
courage ne lui revînt au cas où elle trouverait d'autres puissances
disposées à agir avec elle? Or, divers symptômes donnaient à penser
que cette action collective se préparait. Notre gouvernement avait
même été formellement averti. Quand Louis-Philippe avait dit hardiment
à l'ambassadeur de Russie que «si les Prussiens entraient en Belgique,
ce serait la guerre», M. Pozzo, rendant menace pour menace, avait
aussitôt répondu que si l'intervention avait lieu, elle serait
l'oeuvre non de la Prusse seule, mais de toute l'Europe. On ne pouvait
pas, d'ailleurs, se dissimuler à Paris que la proclamation du principe
de non-intervention contredisait la doctrine tant de fois formulée et
appliquée par la Sainte-Alliance, sous la Restauration. Elle devait
faire aux cabinets demeurés fidèles aux idées de cette Sainte-Alliance
l'effet d'une sorte de défi, de provocation, et ceux-ci pouvaient être
tentés de saisir avec empressement la première occasion de revendiquer
et d'appliquer leur doctrine, à la face de la France isolée. Pour
écarter cet autre danger, il ne suffisait plus à notre gouvernement de
mettre la main sur la garde de son épée. Il fallait imaginer autre
chose.

M. de Talleyrand eut, en cette circonstance, un rôle décisif. Avec un
rare et prompt coup d'oeil, il comprit qu'il y avait un seul moyen,
mais un moyen sûr, de rendre toute coalition impossible ou du moins
impuissante, c'était de se rapprocher de l'Angleterre, de la gagner au
principe de non-intervention et de marcher d'accord avec elle dans les
affaires belges. Au Roi, aux ministres, aux hommes politiques, il
déclara que le noeud de la question était de l'autre côté du détroit.
«Ce n'est pas à Paris, c'est à Londres qu'on a besoin de moi»,
répétait-il avec énergie. Louis-Philippe entra dans les idées du vieux
diplomate et pressa sa nomination à l'ambassade de Londres, qui fut
publiée le 5 septembre. Aussitôt M. de Talleyrand, tout en hâtant ses
préparatifs de départ, engagea des pourparlers fort actifs avec lord
Granville, représentant du gouvernement britannique à Paris.

Y avait-il donc chance que le cabinet tory, alors au pouvoir, se
prêtât à l'entente désirée à Paris? Il avait été très-désagréablement
surpris par les événements de Bruxelles. «Diablement mauvaise
affaire!» s'était écrié le chef du cabinet, lord Wellington. En effet,
les hommes d'État anglais ne devaient pas être empressés à détruire un
royaume dont la création avait été regardée, quinze ans auparavant,
comme «un de leurs triomphes[97]»; ils ne pouvaient voir avec grande
sympathie l'insurrection d'une nation catholique contre une dynastie
protestante, leur cliente depuis des siècles; il leur paraissait que
la révolution belge était une imitation, un accessoire de la
révolution de Juillet, et que la soutenir serait «subordonner leur
politique à celle de la France[98]»; ajoutez cette méfiance jalouse
qui est le premier sentiment de l'Angleterre, aussitôt qu'une chance
est offerte à son ancienne rivale de recueillir un avantage
particulier, méfiance d'autant plus éveillée à ce moment qu'il ne
semblait tout d'abord y avoir que deux solutions, ou le rétablissement
de la domination hollandaise dans les provinces insurgées, ou leur
annexion à la France. Toutefois, comme on venait de le voir dans
l'affaire de la reconnaissance, la pression de l'opinion libérale,
alors puissante en Angleterre, obligeait les ministres à ménager la
France de Juillet, et devait les faire hésiter à repousser une
alliance présentée hautement comme destinée à servir la «cause de la
civilisation et de la liberté». En lui-même, d'ailleurs, le principe
de non-intervention ne les effarouchait pas et s'adaptait assez bien à
certaines traditions et à certains intérêts de la diplomatie anglaise.
Enfin, pour être tories, lord Wellington et ses collègues n'en étaient
pas moins des Anglais pratiques; ils se rendaient compte de
l'impossibilité de rétablir purement et simplement le royaume des
Pays-Bas, et craignaient, s'ils le tentaient, de jeter les Belges
désespérés dans les bras de la France.

[Note 97: Expression de M. Bulwer, _Life of Palmerston_, t. II, p.
23.]

[Note 98: _Ibid._]

Aucune de ces dispositions en sens divers n'échappa à M. de
Talleyrand. Il en conclut que l'accord était possible, mais malaisé,
que l'Angleterre n'était pas résolue à refuser son concours, mais
qu'elle ne l'accorderait pas gratuitement, et que la France, pour
l'obtenir, aurait, de ce côté, des susceptibilités à désarmer, des
exigences à satisfaire. Puisque ce concours était indispensable,
puisque seul il permettait d'agir sans se heurter à une coalition,
force n'était-il pas de le payer du prix qu'il fallait? D'ailleurs,
pas une minute à perdre; l'entente devait être conclue avant que les
puissances se fussent engagées par une réponse solennelle et concertée
à la demande du gouvernement de la Haye. M. de Talleyrand, approuvé et
soutenu par le Roi, n'hésita pas: sans s'inquiéter des passions qui
grondaient en France, des incertitudes ou des répugnances qui se
manifestaient jusque dans le ministère, se portant fort au besoin pour
son pays, il prit son parti des sacrifices à consentir afin de
satisfaire l'Angleterre. Il déclara que la France répudiait toute
pensée de s'incorporer la Belgique, renonçait même à y établir un
prince français, et il prit sincèrement la résolution de poursuivre
seulement la constitution d'un État neutre et indépendant.
Louis-Philippe, avec son grand sens politique, avait tout de suite
compris la nécessité et l'avantage de limiter ainsi son ambition. «Les
Pays-Bas, disait-il à M. Guizot, ont toujours été la pierre
d'achoppement de la paix en Europe; aucune des grandes puissances ne
peut, sans inquiétude et sans jalousie, les voir aux mains d'un autre.
Qu'ils soient, du consentement général, un État indépendant et neutre;
cet État deviendra la clef de voûte de l'ordre européen.» Ce ne fut
pas la seule garantie offerte par M. de Talleyrand: il annonça en
outre que la France n'entendait pas prononcer seule sur le mode de
reconstitution de la Belgique, et il reconnut à l'Europe le droit de
régler diplomatiquement cette question, ayant du reste à part lui la
conviction qu'une fois unis à l'Angleterre, nous n'aurions rien à
craindre d'une délibération commune avec les autres puissances[99].

[Note 99: Divers indices tendent à faire croire que, dans son désir de
satisfaire à tout prix l'Angleterre, M. de Talleyrand eût été prêt à
concéder plus encore. Il ne se fût pas refusé à promettre l'abandon
d'Alger. Mais, à Paris, bien que la nouvelle conquête africaine fût
alors peu populaire et parût plus un embarras qu'une force, on fut
retenu par un sentiment d'honneur national. M. Molé déclara qu'il ne
s'associerait pas à un tel abandon, et le Roi voulut tout au moins
qu'on s'abstînt de toute promesse. M. de Talleyrand reçut donc pour
instructions de ne faire sur ce sujet que des réponses dilatoires et
de ne rien ajouter aux engagements pris par la Restauration.]

Ces déclarations, que M. de Talleyrand avait d'abord faites à lord
Granville, il les confirma à Londres, où il arriva le 25 septembre. Il
y obtint un grand succès personnel, succès de curiosité déférente:
devenu le _great attraction_ des salons de Londres, on faisait cercle
autour de lui quand il causait ou racontait quelque anecdote avec
cette aisance, ce tour piquant qui étaient demeurés chez lui, à
travers tant de déguisements divers, la marque ineffaçable d'un grand
seigneur du dix-huitième siècle[100]. Il n'était pas jusqu'à la
recherche de sa table et au talent de son cuisinier qui ne
contribuassent à augmenter la faveur dont il était l'objet[101]. Ce
n'était pas, du reste, seulement un succès mondain; l'autorité du
représentant de la France fut tout de suite très-grande auprès des
ministres britanniques et des ambassadeurs étrangers. Ainsi que l'a
justement remarqué M. Guizot, le monde de la diplomatie
internationale, à cette époque, formait encore une société distincte
dans la grande société européenne, sorte de haute franc-maçonnerie,
dont les membres avaient vécu ensemble dans les diverses capitales,
et, pour avoir représenté des politiques opposées et variables,
n'avaient jamais rompu leurs relations; M. de Talleyrand y tenait l'un
des premiers rangs. On eût même dit que, pour agir sur l'Europe, pour
y trouver les alliances dont la France avait besoin, l'ancien ministre
du Directoire et de Napoléon, l'ancien plénipotentiaire de Louis
XVIII au congrès de Vienne, comptât plus sur son crédit personnel que
sur celui de la monarchie encore précaire, mobile, entachée de
révolution, dont il était l'ambassadeur. Il affectait volontiers de
parler en son nom et de son chef, caution plutôt que mandataire de son
pays[102].

[Note 100: Tous les témoignages anglais constatent ce succès. Le
_Morning Post_, dans un article publié à la mort de Talleyrand, dit à
propos des débuts de son ambassade à Londres: «Il avait ici tout le
monde à ses pieds; toute la noblesse d'Angleterre recherchait sa
société avec ardeur; les diplomates de tous pays pliaient devant
lui.»--Voir aussi le journal de Ch. Greville.]

[Note 101: Madame de Dino, nièce de l'ambassadeur, et qui faisait
auprès de lui office de maîtresse de maison, écrivait, le 27 octobre
1830: «Nos dîners ont du succès ici; ils font époque dans la
gastronomie de Londres; mais c'est ruineux, et M. de Talleyrand est
effrayé de la dépense.»]

[Note 102: Dès l'origine, M. de Talleyrand avait pris, à l'égard du
gouvernement nouveau, cette attitude de protecteur quelque peu
indépendant. Pendant les journées de Juillet, il avait envoyé un agent
officieux à M. de Metternich et lui avait fait dire: «Nous deux
réunis, nous maintiendrons la paix contre les anarchistes en France et
contre les perturbateurs à l'étranger. Vous lui direz de ma part que
je me porte personnellement garant envers lui des intentions toutes
pacifiques du duc d'Orléans et de la nouvelle monarchie qui se
prépare». (_Mémoires de M. de Klindworth_, _Revue de France_ du 1er
septembre 1880.)]

Il fut bientôt visible que les garanties apportées par M. de
Talleyrand étaient jugées satisfaisantes par le gouvernement anglais,
et qu'à de telles conditions celui-ci ne refusait pas de marcher avec
la France. Le cabinet de Saint-James ayant proposé de déférer la
question belge à la conférence alors réunie à Londres pour les
affaires de Grèce et composée des représentants des cinq grandes
puissances, notre ambassadeur s'empressa d'adhérer à cette
proposition, sans avoir égard au désir, d'ailleurs peu raisonnable,
qu'avaient certains membres de son gouvernement, entre autres M. Molé,
de porter cette délibération à Paris. Le succès de notre diplomatie
fut si rapide que, dès le 6 octobre, avant que le roi des Pays-Bas eût
pu obtenir réponse à sa demande de secours, M. de Talleyrand,
présentant ses lettres de créance au roi Guillaume IV, put parler du
principe nouveau de non-intervention, comme d'un principe qui allait
de soi et qui était commun à la France et à l'Angleterre. Dans ce
dernier pays, aucune voix ne s'éleva pour réclamer. Ce n'était pas que
le cabinet tory eût pris d'ores et déjà son parti d'une séparation
politique entre la Belgique et la Hollande, et surtout de la
dépossession de la maison de Nassau. Il se flattait qu'on pourrait
s'en tenir à une séparation administrative, ou que du moins, si la
constitution d'un royaume distinct était inévitable, elle se ferait au
profit du fils du roi de Hollande, le prince d'Orange, qui cherchait
à distinguer sa cause de celle de son père. Le langage officiel du
gouvernement britannique demeurait toujours sévère pour la révolution
belge[103]. M. de Talleyrand se garda de brusquer ses nouveaux alliés:
il lui suffisait de les avoir placés sur une pente où les événements
se chargeraient ensuite de les pousser. «Nous avons ici à conduire des
gens timides, écrivait-il alors de Londres à un de ses amis de la
diplomatie étrangère; ils arrivent un peu lentement peut-être, mais
enfin ils arrivent.»

[Note 103: Témoin le discours prononcé par le Roi, le 2 novembre, à
l'ouverture du Parlement.]

Devant l'accord de l'Angleterre avec la France pour condamner toute
intervention, les trois cours continentales sentirent qu'elles
n'avaient plus qu'à se soumettre et à tâcher de ne pas faire trop
piteuse figure à un si mauvais jeu. Elles consentirent à soumettre la
question à la conférence de Londres, accomplissant ainsi un premier
pas vers l'acceptation du fait accompli. Tout au plus purent-elles se
donner la consolation de contredire théoriquement le nouveau principe
inauguré par la diplomatie française. Le ministre des affaires
étrangères de Prusse disait, le 11 octobre, au baron Mortier, chargé
d'affaires de France à Berlin: «Les puissances ne pourraient, sans
manquer à leur dignité, supporter la prétention que vous mettez en
avant de les empêcher par la force des armes, s'il ne leur reste plus
que ce moyen, de rétablir la tranquillité en Belgique et l'obéissance
à la maison d'Orange, à de certaines conditions. Autrement, vous
déclareriez hautement le principe que, ne tenant aucun compte des
traités, votre gouvernement est disposé à soutenir moralement les
insurrections des peuples contre les gouvernements, partout où elles
éclateront. Or, c'est ce que les souverains étrangers ne pourront
jamais tolérer, parce qu'il y va de la stabilité de leurs États et du
repos de l'Europe[104].» De Vienne, M. de Metternich adressait, le 21
octobre, à son ambassadeur à Londres, des dépêches où il déclarait
très-vivement repousser le principe de non-intervention, «subversif
de tout ordre social». «Ce sont, disait-il, les brigands qui récusent
la gendarmerie, et les incendiaires qui protestent contre les
pompiers.» Il revendiquait «le droit de se rendre à l'appel fait par
une autorité légale pour sa défense, tout comme il se reconnaissait le
droit d'aller éteindre le feu dans la maison du voisin de peur qu'elle
ne gagnât la sienne». Il proclamait même «la solidarité des puissances
dans les secours que l'une ou l'autre serait appelée à porter à un
État en proie à l'anarchie révolutionnaire[105]». Mais en fait, malgré
ces protestations, il n'était plus question pour personne de donner au
roi de Hollande le concours armé qu'il réclamait. Le roi de Prusse
déclara avec dépit que «puisque l'Angleterre ne voulait rien faire, il
n'entreprendrait pas seul la guerre pour des intérêts qui étaient
beaucoup plus ceux de l'Angleterre que ceux de ses propres
États[106]». À Vienne, M. de Metternich avouait que «la cause des
Pays-Bas était entièrement perdue»; il se sentait si peu en mesure de
répondre à la demande de secours du roi de Hollande, qu'il la traitait
de demande «irréfléchie». L'empereur d'Autriche, répondant à ce
prince, motiva son refus par son éloignement géographique, et il
ajouta: «C'est aux puissances, les seules à portée de prêter à Votre
Majesté un secours matériel, à peser et la position dans laquelle se
trouvent placées les choses, et leurs propres facultés[107].» On était
du reste de fort méchante humeur à Vienne, comprenant quel coup venait
d'être porté à la vieille politique, quel avantage était obtenu, dès
ses premiers pas, par le gouvernement de Juillet. On se lamentait
hautement de voir «l'Europe accorder si lâchement par son silence le
principe que la France avait établi avec tant de hauteur». La faute en
est, disait-on, au manque d'«énergie morale» de la Prusse et à la
«trahison» de lord Wellington[108].

[Note 104: Dépêche du baron Mortier à M. Molé, en date du 11 octobre
1830.]

[Note 105: _Mémoires de M. de Metternich_, t. V, p. 44 et 46.]

[Note 106: Ce propos était rapporté, quelques semaines plus tard, par
un diplomate sarde qui en affirmait l'authenticité. (HILLEBRAND,
_Geschichte Frankreichs, 1830-1870_, t. I, p. 148.)]

[Note 107: _Mémoires de M. de Metternich_, t. V, p. 42.]

[Note 108: Dépêches de l'envoyé sarde à Vienne. (HILLEBRAND,
_Geschichte Frankreichs, 1830-1870_, t. I, p. 147 et 148.)]

Tels étaient la situation prise et les résultats acquis par la
diplomatie française au commencement de novembre, au moment où, à
Londres, la conférence allait tenir sa première séance, et où, à
Paris, par suite d'événements que nous raconterons plus tard, le
ministère de l'avénement était réduit à se dissoudre. Assurément, les
négociations où l'on s'engageait devaient entraîner des complications
et des lenteurs auxquelles les impatients et les violents avaient beau
jeu d'opposer la simplicité tranchante des moyens révolutionnaires.
Assurément aussi, à ne vouloir regarder que la Belgique et les
sympathies qui s'y manifestaient alors pour la France, il semblait que
celle-ci eût pu chercher des avantages, sinon plus considérables, du
moins plus directs et plus apparents. L'opposition ne laissa pas
échapper cette occasion d'attaque. Dans la presse, que d'éclats
d'indignation contre ce gouvernement qui reconnaissait les traités de
1815, en faisant décider par les puissances signataires quels
changements pouvaient être apportés à l'état territorial fixé par ces
traités; qui livrait la Belgique, en la mettant sous le joug de la
diplomatie; qui trahissait la France, en refusant les annexions
offertes[109], par ménagement pour l'Angleterre ou par crainte des
autres États! Mais ces déclamations ne pèsent guère quand on les met
en balance avec l'effroyable et trop réel péril d'une coalition.
Comment ne pas louer au contraire le gouvernement, particulièrement le
Roi et M. de Talleyrand, d'avoir trouvé moyen de sauver l'intérêt
français, en évitant une guerre qui eût été un désastre? Dès le
premier jour, au milieu même du trouble et des embarras de la
révolution, ils ont discerné, avec prudence et résolution, avec
précision et clairvoyance, l'étendue des avantages qu'il y avait
chance d'arracher à l'Europe. On verra par quelles vicissitudes
passera cette entreprise diplomatique avant d'arriver au but; mais, à
l'origine, ce but avait été bien fixé et la direction heureusement
donnée. S'il y a eu des timidités et des sacrifices, il ne faut pas
les attribuer au défaut de courage ou de patriotisme du gouvernement;
ils sont imputables au malheur de la révolution. Celle-ci, en effet, a
pu précipiter entre la Belgique et la Hollande une rupture qui était
conforme à nos intérêts, mais elle nous a rendu plus difficile d'en
profiter. Avant 1830, il eût été facile d'annexer la Belgique à la
France, avec l'accord de la Russie et de la Prusse. Après, il fallait
beaucoup d'habileté et de bonheur pour arriver, avec le concours de
l'Angleterre, à constituer seulement un État indépendant et neutre.

[Note 109: Il y aurait bien des réserves à faire sur l'assertion tant
de fois répétée que l'annexion à la France était alors désirée en
Belgique. Un peu plus tard, le 27 janvier 1831, M. Mauguin ayant
affirmé à la tribune du Palais-Bourbon que «la Belgique voulait se
réunir à la France», le général Sébastiani, ministre des affaires
étrangères, répondit que «la Belgique ne s'était jamais offerte». Sans
doute, ajoutait-il, les Belges qui avaient exprimé le désir de cette
union «étaient les interprètes d'un grand nombre de leurs
compatriotes, mais ils n'étaient pas les organes de la nation; la
Belgique, qu'on vous présente comme unanime, est, sur cette question,
comme sur beaucoup d'autres, divisée en plusieurs partis». Quelques
jours après, dans le congrès belge, des protestations très-vives
s'élevèrent contre l'idée qu'on paraissait se faire en France d'une
Belgique «s'offrant» à sa puissante voisine. On y fit remarquer que
presque tous les journaux belges avaient combattu l'union, et qu'à
peine deux ou trois orateurs l'avaient soutenue dans la représentation
nationale. Tel était l'état d'esprit dans le congrès que ceux mêmes
qui, comme M. Gendebien, passaient pour être le plus amis de la
France, crurent devoir se défendre d'avoir jamais pensé à l'annexion
et se firent au contraire honneur d'avoir combattu les prétentions qui
s'étaient manifestées à Paris. Quant à M. de Gerlache, le chef du
parti catholique, il s'écria: «Si nous voulons être stigmatisés aux
yeux de l'Europe entière, réunissons-nous à la France!» (Cf. sur cette
discussion du congrès belge l'ouvrage de M. Juste, _le Congrès
national de Belgique_, t. I, p. 242 à 244.)]

Contrastes singuliers et non moins singulières analogies! La
Restauration et la monarchie de Juillet ont eu toutes deux comme une
fatalité qui, venant de leur origine, a pesé lourdement et longtemps
sur elles. Pour la Restauration, c'était la coïncidence, fort
injustement exploitée, qui avait paru l'associer à l'invasion
étrangère et à l'humiliation nationale. Le malheur de la monarchie de
Juillet était d'apparaître comme une revanche de 1815, revanche dont
elle éveillait le désir en France, la crainte au dehors, sans avoir
d'ailleurs le pouvoir ni la volonté de l'accomplir, s'exposant à un
désastre si elle avait la folie de la tenter, accusée de trahir sa
mission si elle avait la sagesse de s'abstenir. L'une paraissait trop
liée, l'autre trop suspecte à la vieille Europe; l'une trop la
conséquence, l'autre trop la représaille de Waterloo. On sait que la
Restauration, après avoir beaucoup souffert de ce mal, avait peu à
peu réagi par la force de son principe et la valeur de ses hommes
d'État; on sait quelle belle place elle avait fait reprendre à la
France en Europe, et comment, à la veille de sa chute, elle eût été en
mesure, avec un ministre habile, d'accomplir de grandes choses et de
réparer ces malheurs de 1814 et 1815, dont on prétendait, avec si peu
de raison, la rendre responsable. Quant à la monarchie de Juillet, ce
qui était le mal aigu, le péril imminent de ses débuts, deviendra pour
elle la cause d'une faiblesse chronique, cruellement exploitée par une
opposition qui lui imputera à lâcheté la réserve et la modestie
nécessaires de sa politique extérieure. Et cependant, après dix-huit
années de sagesse, cette monarchie finira, elle aussi, comme la
Restauration, par réagir contre le malheur de son origine; à la veille
de 1848, elle aura replacé la France dans une situation presque
analogue à celle d'avant 1830; libre enfin de choisir ses alliances et
par suite de se les faire payer; au lieu de les payer elle-même, elle
sera, à son tour, capable de jouer un grand rôle en Europe, sans
crainte de provoquer une révolution au dedans et une coalition au
dehors. C'est alors que, par une chute nouvelle, dont la répétition
fatale rappelle la fable de Sisyphe, tout s'écroulera encore une fois
dans une révolution. Ainsi, depuis quatre-vingts ans, nos crises
intestines entravent toujours, parfois ruinent notre action nationale
à l'extérieur. Si l'on se plaçait à ce point de vue, qui est, après
tout, le plus patriotique, comme on apprendrait à détester, à maudire
ces révolutions, dont il n'est pas une, parût-elle même excusable à la
regarder de l'intérieur, qui n'ait été une diminution et un recul de
la France en Europe!



CHAPITRE III

LE PREMIER MINISTÈRE ET LA CRISE INTÉRIEURE

(11 août--2 novembre 1830)

     I. Deux politiques en présence. La «Résistance» et le
     «Mouvement». Personne alors ne songe à choisir nettement
     entre ces politiques. État d'esprit de Louis-Philippe. Les
     deux tendances représentées et comme mêlées dans le
     ministère. Leur force comparée.--II. Charles X s'embarque à
     Cherbourg. Le parti royaliste semble anéanti. Le partage des
     places et l'insurrection des solliciteurs. L'administration
     mal défendue par les ministres. Même faiblesse dans les
     autres questions. Le pouvoir se croit obligé à courtiser
     l'esprit de désordre et de révolte.--III. L'état de la
     presse. Les clubs. Les manifestations séditieuses.
     Impuissance de la répression.--IV. La royauté abaissée et
     faussée. Le roi-citoyen. Louis-Philippe et Henri IV.--V.
     Détresse des affaires et malaise général. Velléité de
     réaction dans le public et dans une partie du ministère.
     Discussion sur les clubs à la Chambre. La population
     disperse elle-même le club des Amis du peuple.--VI. La
     Chambre, ses incertitudes, son impopularité et sa
     lassitude.--VII. Mise en accusation des ministres de Charles
     X. Passions excitées. Adresse de la Chambre, invitant le Roi
     à supprimer la peine de mort. Colère des révolutionnaires.
     Émeutes des 17 et 18 octobre. Attitude pitoyable des
     ministres.--VIII. Discrédit du ministère. M. Guizot et le
     duc de Broglie veulent s'en dégager. Ils conseillent de
     faire l'épreuve de la politique de laisser-aller.
     Dissolution du cabinet.


I

Dès le premier jour, le gouvernement de 1830 a eu, à l'extérieur, une
conduite décidée, habile. En est-il de même à l'intérieur? Si les
barricades sont enlevées, on est loin d'en avoir fini avec la
révolution. Le peuple est dans la rue, les esprits hors de voie, les
imaginations à la fois troublées et excitées, les passions et les
convoitises déchaînées. Ce qui, dans l'organisation sociale et
politique, n'a pas été jeté à terre durant les trois jours est
ébranlé et pour ainsi dire déraciné; il semble que chacun se croie le
droit de tout détruire et s'attende à voir tout remplacer. Le péril
est grand. Comme naguère, quand il s'est agi de reviser la Charte,
deux politiques sont en présence, qui se dégagent plus ou moins
nettement dans la confusion du moment: l'une, désireuse de saisir ce
point d'arrêt si difficile à trouver sur la descente révolutionnaire,
et préoccupée d'abord de contenir les forces désordonnées qui ont été
mises en mouvement; l'autre, empressée ou résignée à leur laisser le
champ libre, même à leur donner un nouvel élan, et, sous prétexte de
vouloir «toutes les conséquences de Juillet», ne tendant qu'à
développer la révolution au dedans et à la propager au dehors.
Doit-on, suivant la parole de M. de Rémusat, «regarder la révolution
comme faite et ne viser qu'à la durée du résultat, ou la prendre comme
un commencement et perpétuer l'état révolutionnaire? En un mot,
doit-on s'établir dans ses conquêtes, ou conquérir l'inconnu?»
Politiques fort opposées et qui vont se résumer en deux mots, la
«résistance» et le «mouvement».

Parmi les hommes politiques, parmi les meneurs parlementaires qui ont
assumé ou reçu des événements la conduite de la révolution et qui,
après avoir fait la monarchie nouvelle, semblent ses tuteurs et ses
régents, nul alors ne se pose aussi nettement la question, nul surtout
n'est en goût et en mesure d'y répondre. S'ils le tentaient, leur
désaccord apparaîtrait, et il s'ensuivrait une séparation dont aucun
d'eux n'ose prendre l'initiative. On ne veut pas encore s'avouer ni
avouer au public que les 221 n'étaient qu'une coalition hétérogène,
unie momentanément pour une campagne d'opposition. Vainement donc
chercherait-on de ce côté une direction précise et une puissante
impulsion.

La couronne va-t-elle suppléer à ce qui manque dans l'action
parlementaire? Trouverons-nous là une volonté résolue à choisir entre
les routes opposées qui se présentent au sortir du carrefour
révolutionnaire? Le Roi va-t-il faire preuve, à l'intérieur, de la
résolution habile qu'il montre, à ce moment même, dans les affaires
étrangères? Avant peu, en effet, la politique de Louis-Philippe se
manifestera au dedans, non moins décidée, non moins «résistante» qu'au
dehors; elle lui sera à ce point personnelle qu'il l'appellera _son
système_, et il l'appliquera jusqu'au bout avec une persévérance que
quelques-uns qualifieront d'obstination. Mais, à l'heure où nous
sommes,--soit que le prince n'ait pas encore son opinion faite, soit
qu'il juge inutile ou imprudent de la manifester,--il paraît disposé à
garder, à l'intérieur, entre les tendances contraires, une réserve et
une sorte de neutralité calculées. Louvoyer, gagner du temps, ne pas
prendre d'initiative; s'abstenir dans le doute[110],--et sa
clairvoyance à discerner les côtés faibles ou périlleux de toute
décision lui donne sans cesse une raison nouvelle de douter; lâcher
beaucoup au besoin, sauf à reprendre plus tard; laisser l'expérience
révolutionnaire se continuer, dans l'espoir que le mal s'usera de
lui-même; attendre, pour se mettre à la tête de la réaction, que le
pays en ait compris à ses dépens la nécessité; jusque-là ménager tout
le monde, chercher à satisfaire les partis les plus opposés, éviter ou
ajourner tous les conflits, fût-ce au prix d'inconséquences et de
capitulations: telle est la tactique que Louis-Philippe semble alors
vouloir suivre. Il regarderait comme une folie inutilement périlleuse
d'engager tout de suite une lutte ouverte contre l'opinion avancée.
Les journées de Juillet, la scène récente de l'Hôtel de ville, lui ont
laissé une impression singulièrement vive et présente de la faiblesse
du gouvernement et de la puissance de la révolution. Celle-ci lui
apparaît comme une force dominante, irrésistible, qu'on ne saurait
heurter de front sans se faire briser, qu'on peut tout au plus éviter
par adresse, endormir en la cajolant et désintéresser en lui faisant
sa part. Il n'est pas d'ailleurs dans son tempérament de rien
brusquer, non que la décision ou le courage lui manquent, mais il se
défie volontiers de ses forces. Peu porté aux illusions, tout au plus
espère-t-il tourner la difficulté du moment; il ruse avec elle plutôt
qu'il ne l'aborde en face, et estime qu'en un pareil temps, c'est déjà
beaucoup de durer au moyen d'expédients successifs[111].

[Note 110: «Je dis toujours: Dans le doute, abstiens-toi», écrivait
alors le Roi à M. Guizot, dans une lettre intime.]

[Note 111: M. Guizot a dit plus tard de Louis-Philippe, en causant
avec M. Senior: «Plein de bravoure personnelle, il était timide en
politique; il préférait l'adresse à la force, et cherchait toujours à
tourner les obstacles, au lieu de les attaquer de front.»]

Ainsi que l'a finement observé M. Guizot, l'expérience acquise par
Louis-Philippe contribuait à le rendre plus hésitant devant la
révolution. Comme chez tous les hommes de sa génération, les souvenirs
qui demeuraient en lui les plus vivants, qui obsédaient le plus son
imagination et agissaient le plus sur sa volonté, étaient ceux qui se
rapportaient aux dernières années du siècle précédent. Adolescent et
tout frais sorti d'une éducation à la Jean-Jacques, il s'était associé
avec ardeur aux événements comme aux idées de 1789, et en avait reçu
une empreinte ineffaçable. Il n'avait pas ressenti moins vivement les
déceptions qui avaient suivi; le crime et bientôt la mort de son père,
la proscription qui l'avait lui-même frappé, lui avaient fait jouer,
dans cette effroyable tragédie, un rôle qui n'était pas de nature à
diminuer la vivacité et la profondeur de ses impressions. Sous
l'action de ces souvenirs contradictoires, les uns entraînants, les
autres pesants, il était à la fois très-imbu de certaines idées
révolutionnaires et très-soucieux des périls qui en résultaient, en
somme assez perplexe et quelque peu désabusé sur le résultat final.
Mais son sentiment dominant était celui de la force supérieure et
presque fatale de ce mouvement, aussi bien dans les réformes
généreuses auxquelles, jeune prince, il avait applaudi, que dans les
violences destructives dont il avait été victime. On conçoit quel
devait être l'effet d'une telle disposition d'esprit, au lendemain des
journées de Juillet, en face du réveil et du nouveau triomphe de la
révolution. De là, ce laisser-aller qui révélait à la fois un vieux
reste de sympathie et une timidité mélangée d'effroi et de
découragement. Il faudra plusieurs mois de douloureuse et périlleuse
épreuve avant que Louis-Philippe domine cette séduction et cette
défaillance. Encore le fera-t-il jamais bien complétement? Si, en
février 1848, il n'a pas su se défendre, c'est que, cette fois encore,
il a été paralysé par la même impression fataliste, et presque
superstitieuse, de la force révolutionnaire[112].

[Note 112: Dans ses dernières années, cependant, Louis-Philippe avait
perdu beaucoup de ses illusions sur 89; il écrivait en parlant de
cette époque: «Nous avons fait tant de sacrifices, tant d'abandons,
tant de destructions, que nous avons rendu la monarchie impossible,
sans rendre la république possible.» (Cité dans une lettre écrite par
le duc Pasquier, en 1857.)]

Cette impuissance générale à prendre parti pour une politique
déterminée, s'était manifestée, on l'a vu, dès le premier jour, dans
la composition même du ministère. Il semblait que, loin d'être pressé
de faire un choix entre les deux politiques, on eût voulu en quelque
sorte les fondre, faire marcher ensemble les hommes qui représentaient
l'une et l'autre, et continuer au pouvoir la coalition qui s'était
nouée dans l'opposition. Ainsi avait-on mis côte à côte et, en quelque
sorte, pêle-mêle dans ce cabinet, les hommes du «mouvement» et ceux de
la «résistance», d'une part M. Laffitte, M. Dupont de l'Eure, M.
Bignon, le général Gérard, de l'autre le duc de Broglie, M. Guizot, M.
Casimir Périer, M. Dupin, le comte Molé, le baron Louis, le général
Sébastiani. S'était-on flatté d'atteindre à la fois deux buts opposés,
de donner des gages aux révolutionnaires et de rassurer les
conservateurs: tel ministre servant à dire aux premiers: «Ne bougez
pas, je suis là»; tel autre aux seconds: «N'ayez peur, j'y suis.»

À compter les têtes, les conservateurs avaient la majorité dans le
cabinet. Sept contre quatre, ils occupaient les ministères les plus
considérables; l'Intérieur, avec M. Guizot; les Affaires étrangères,
avec M. Molé; les Finances, avec le baron Louis. Leur supériorité de
talent était incontestable. Mais tous ces avantages étaient compensés,
et au delà, par la popularité que les circonstances assuraient aux
représentants de l'autre politique. M. Laffitte, alors à l'apogée de
sa vaniteuse importance, avait une situation à part auprès du roi
qu'il se flattait d'avoir «fait». M. Dupont de l'Eure passait pour
nécessaire: sa démission, qu'il était toujours prêt à offrir avec une
sorte d'indépendance bourrue, eût dénoncé avec éclat la royauté
nouvelle aux colères de ce parti révolutionnaire qu'on ne se croyait
pas la force de braver. Tous deux, d'ailleurs, se savaient soutenus et
protégés par La Fayette, dont le préfet de la Seine, M. Odilon Barrot,
était l'agent dévoué. Le Roi lui-même affectait d'accorder aux hommes
du «mouvement», sinon la réalité de sa confiance, du moins les
démonstrations les plus apparentes de sa sympathie. Réservé, presque
froid avec M. Guizot, avec le duc de Broglie et surtout avec M.
Casimir Périer, il témoignait à M. Laffitte une affectueuse
familiarité. Il permettait tout à l'humeur chagrine de M. Dupont de
l'Eure et subissait ses boutades avec une sorte de déférence. Pour La
Fayette, surtout, quelle dépense de caresses! On eût dit que
Louis-Philippe estimait nécessaire de prolonger l'embrassade commencée
le 31 juillet, sur le balcon de l'Hôtel de ville. «Il vaut mieux,
répondait-il à un diplomate, que vous me soyez présenté par le général
que par tous mes ministres ensemble: c'est mon ami et mon
protecteur[113].» D'ailleurs, ne fussent-ils pas prépondérants, la
seule présence des hommes de gauche dans le ministère avait de
redoutables conséquences. Ce n'est pas sans péril qu'on laisse les
révolutionnaires,--en la personne de leurs représentants ou seulement
de leurs protecteurs et de leurs complaisants,--prendre une part
quelconque au gouvernement. La satisfaction donnée ainsi à ce parti
peut un moment le détourner des attaques ouvertes; mais elle lui
fournit l'occasion d'exercer, au cour même du pouvoir et des forces
sociales, une action dissolvante plus funeste que toutes les attaques.

[Note 113: SARRANS, _Louis-Philippe et la contre-révolution_, t. Ier,
p. 218.]

De leur côté, les conservateurs du cabinet n'étaient guère en état
d'agir avec ensemble et énergie: il y avait entre eux divergence de
vues et contradiction de caractère. Quelques-uns étaient résolus à se
renfermer dans leurs attributions spéciales. D'autres se réservaient
par timidité ou par calcul, d'autant moins disposés à se compromettre
qu'avec leurs collègues de gauche ils ne pouvaient compter sur cette
discrétion vulgaire qui garantit la liberté intérieure du
gouvernement. «Nous étions percés à jour, a raconté plus tard l'un des
membres du cabinet; la chambre à coucher de M. Dupont de l'Eure était
ouverte, dès le matin, à tous les suppôts de la basoche, et, le soir,
le salon, où M. Laffitte faisait son éternel piquet, l'était à tout le
tripot de la Bourse: c'étaient deux clubs où les curieux venaient aux
nouvelles, pour en faire tel usage que de raison ou de déraison[114].»
Les plus décidés parmi les ministres, M. Guizot et le duc de Broglie
par exemple, ne se sentaient pas les hommes du moment; il leur
semblait que la loyauté constitutionnelle de leur conduite sous la
Restauration était, aux yeux mêmes de leurs amis, un souvenir
compromettant: les titres révolutionnaires comptaient seuls[115]. Du
reste, ni l'un ni l'autre n'avait alors sur la politique de résistance
les idées nettes et les volontés arrêtées qui ont apparu plus tard,
dans leur langage et leur conduite; ils ne croyaient pas surtout
l'heure venue de pratiquer cette politique et de lui donner un
caractère offensif. «Tout ce qu'on peut espérer du meilleur ministère
possible, disait alors le duc de Broglie, c'est qu'il tienne pour le
moment la position, qu'il ne laisse pas trop entamer ni les données
essentielles de la monarchie ni les conditions vitales du pouvoir, et
qu'il ménage au bon sens public le temps de reprendre le haut du
pavé.» Plus tard, rappelant les souvenirs de cette époque, le même
homme d'État écrivait: «Amortir les premiers coups d'une réaction
inévitable, sauver ce qui reste debout du principe monarchique, gagner
du temps en parant au plus pressé, préparer enfin la réaction de la
réaction, c'était notre tâche, à peu près notre plan et tout au plus
notre espérance[116].» Si modeste que fût la tâche, on comprend la
timidité et l'incertitude de l'espérance. De l'aveu d'un de ses
membres, M. Guizot, le cabinet était, par sa composition même, «hors
d'état d'échapper à la confusion des idées, des prétentions, des
chances, qui s'agitaient autour de lui», et il apparaissait «plus
propre à accroître qu'à dissiper cette fermentation confuse[117]». Il
n'était pas d'ailleurs appelé à une longue existence, et trois mois ne
se seront pas écoulés que nous le verrons réduit à se dissoudre
lui-même.

[Note 114: Cf. les _Souvenirs_ du feu duc de Broglie.--Un jour, M.
Dupin révélait au conseil qu'un personnage, proposé pour un haut
poste, avait subi un procès scandaleux en cour d'assises; peu après,
le candidat évincé, mis au courant de ce qui s'était passé, venait
demander raison au ministre qui avait révélé ses antécédents.
(_Mémoires de M. Dupin._)]

[Note 115: M. Guizot s'étant un jour risqué à mal parler de certains
agitateurs, M. Salverte lui répondit: «Les hommes dont vous parlez
peuvent avoir des opinions exaltées... Gardez-vous pour cela de les
traiter comme des ennemis... _Souvenez-vous que ces hommes ont
combattu avant nous._»]

[Note 116: _Souvenirs_ du feu duc de Broglie.]

[Note 117: _Mémoires de M. Guizot_, t. II, p. 40 et 41.]


II

Au moment où le ministère entrait en fonction, le 11 août, Charles X
était encore sur le sol de France. S'il s'était résigné à quitter
Rambouillet devant l'expédition populacière du 3 août, il n'avait pas
consenti à s'enfuir. Il s'acheminait lentement vers Cherbourg, entouré
d'une partie de sa maison, imposant le respect par la dignité de son
malheur; jamais il ne s'était montré plus roi qu'au jour où il perdait
sa couronne. Spectacle émouvant et extraordinaire qui ne devait jamais
se revoir dans nos révolutions! Les progrès de la démocratie se
manifesteront jusque dans la façon dont les souverains descendront ou
plutôt tomberont du trône. Des commissaires[118], envoyés par le
gouvernement nouveau, accompagnaient Charles X, chargés à la fois de
le surveiller et de le protéger: mission pénible et délicate qui fut
du reste remplie avec convenance. Les ministres suivaient, d'une
pensée anxieuse, la marche lente du cortége. Ils redoutaient moins un
retour offensif de la vieille royauté, que quelque désordre populaire,
quelque horrible catastrophe qui eût ensanglanté et déshonoré leur
gouvernement. Aussi fut-ce pour eux un singulier soulagement, quand
ils apprirent, le 17 août, que la veille, Charles X s'était embarqué à
Cherbourg, sur un paquebot américain qui le transportait en
Angleterre.

[Note 118: Le maréchal Maison, MM. Odilon Barrot et de Schonen.]

Ne semblait-il pas dès lors qu'on en avait fini avec le gouvernement
tombé? Le drapeau blanc ne flottait plus nulle part, pas même en
Vendée ou en Bretagne. Les «carlistes» étaient comme écrasés par leur
défaite, et plus encore par l'impopularité du ministère qui venait de
tout risquer et de tout perdre dans sa malheureuse tentative de coup
d'État. Ceux d'entre eux qui faisaient partie des Chambres se
taisaient ou se bornaient à des protestations émues, qui semblaient le
testament ou l'oraison funèbre de leur parti; plusieurs se retiraient
pour ne pas prêter serment. Parmi ceux qui étaient fonctionnaires,
magistrats surtout, beaucoup renonçaient noblement et tristement à
leur carrière, se condamnant à une inaction pénible, et laissant, dans
les services publics, un vide dont on devait longtemps souffrir. Les
journaux de droite n'étaient prêts sans doute ni à capituler ni à se
rallier; mais, dans ces premiers temps, ils semblaient moins pressés
d'arborer leur propre drapeau et de faire campagne pour leur compte,
que de seconder les attaques et les exigences de la presse
révolutionnaire; ils prétendaient contraindre la monarchie nouvelle à
aller jusqu'au bout de ses principes, dans l'espérance qu'elle en
mourrait. Quant aux salons, qui sont l'une des forces principales des
royalistes, ils n'avaient guère alors d'autre vengeance que de
persifler dédaigneusement les vulgarités bourgeoises ou démocratiques
de leurs vainqueurs, ou bien ils se consolaient avec des prédictions
annonçant, pour février 1831, la chute de Louis-Philippe et le
«brûlement de Paris[119]». Mais nulle part une résistance active et
efficace à l'établissement du régime nouveau. On eût dit que le parti
qui, la veille, était maître du pouvoir, avait tout d'un coup disparu,
et qu'il avait quitté la France avec son vieux roi. La reine
Marie-Amélie disait alors à Benjamin Constant, assis un soir à côté
d'elle à table: «Je vous en prie, monsieur Constant, ayez pitié de nos
royalistes et protégez-les.--Les royalistes? Madame, répondit en
souriant le député libéral, je ne demande pas mieux; mais tous ces
jours-ci, je n'en ai pas vu[120].» Sorte de trompe-l'oeil qui se
produit souvent à la suite de nos révolutions, et dont sont dupes
aussi bien les vaincus dans leur désespérance que les vainqueurs dans
leur orgueilleuse illusion. Les partis, pour disparaître sous le
premier coup de la défaite, ne sont pas anéantis. Le gouvernement de
Louis-Philippe s'apercevra trop tôt qu'il y avait encore des
légitimistes. L'opposition de ces derniers, en rétrécissant le terrain
sur lequel pourra s'établir le parti conservateur, sera l'une des
principales faiblesses du régime de 1830. Mais ce péril, dont toute la
gravité ne sera reconnue qu'après la catastrophe de 1848, n'était pas
vu au lendemain de la révolution de Juillet. Charles X embarqué, les
royalistes résignés ou désespérés, il semblait que le ministère n'eût
plus à s'inquiéter du gouvernement déchu ni du parti vaincu, mais
seulement à faire marcher le gouvernement nouveau et à s'entendre avec
les vainqueurs. De ce côté, venaient alors ses embarras.

[Note 119: Lamennais, encore catholique, se plaint, dans une lettre
d'octobre 1830, du trouble jeté dans les esprits par ces prédictions.]

[Note 120: _Réminiscences_, par COULMANN, t. II.]

Le moindre n'était pas le partage du butin. À peine entré en
possession de son administration particulière, chaque ministre vit
tout d'abord se poser devant lui la question du personnel. Rien de
surprenant sans doute qu'on destituât beaucoup de fonctionnaires et
que leurs places fussent distribuées entre les opposants de la veille.
Quand ceux-ci s'appelaient Villemain, Vitet, Mignet, Thierry,
Lenormant, de Barante, Dupin, Barthe, etc., la chose publique s'en
trouvait bien. Mais les rancunes et surtout les convoitises ne se
contentaient pas de ces changements raisonnables. «Il y a des hommes,
écrivait alors M. Thiers, qui, pour croire à une révolution, auraient
besoin de ne plus voir les mêmes édifices, quelques-uns de ne plus
rencontrer vivants les mêmes hommes, _d'autres, et c'est le plus
grand nombre, de se trouver en place_[121].» Quel assaut autour de
chaque fonction! La révolution avait tourné toutes les têtes; pas un
désir, pas une prétention qui ne se sentissent en quelque sorte
provoqués et qui n'attendissent du gouvernement une satisfaction
immédiate; pas un rêve d'intérêt ou de vanité qu'on ne regardât comme
facilement réalisable. Aucune des barrières élevées par les règles ou
par l'usage n'était demeurée debout. Quiconque avait joué un rôle dans
les trois journées se croyait un titre à une récompense, et cette
récompense était une place. Du coup, on prétendait arriver au premier
rang, sans souci des gradations hiérarchiques. Voyez tous ces
solliciteurs ou plutôt ces réclamants impérieux se précipiter sur la
capitale, à peine débarrassée de ses barricades! «Il y a dans Paris,
disait un plaisant observateur, quarante mille solliciteurs, et la
Gascogne n'a pas encore donné.» Les plus démocrates n'étaient pas les
moins avides; c'est ce qu'ils appelaient poursuivre «les conséquences
de Juillet»: témoin ce farouche républicain, arrêté lors d'une émeute
et dans la poche duquel on trouvait une supplique pour demander une
préfecture[122]. La Fayette était le patron complaisant de cette
clientèle, et l'on n'évaluait pas à moins de soixante-dix mille le
nombre des demandes apostillées par lui[123]. Toute sollicitation
était doublée d'une dénonciation contre les fonctionnaires en place.
Les plus humbles comme les plus hauts ne trouvaient pas grâce devant
le rigorisme des patriotes qui aspiraient à les remplacer. L'un des
limiers de cette meute affamée s'étant écrié un jour: «Savez-vous,
messieurs les ministres, ce que c'est qu'un carliste?» une voix
railleuse lui riposta: «Un carliste, c'est un homme qui occupe un
poste dont un autre homme a envie.» Cette fois, les rieurs furent du
bon côté; mais les assaillants ne se démontaient pas pour si peu.
Vainement le bon sens indigné et aiguisé de certains écrivains
dénonçait-il l'odieux et le ridicule de cette «insurrection des
solliciteurs[124]»; vainement le vaudeville les faisait-il figurer en
posture grotesque sur la scène des théâtres parisiens[125]; vainement,
dans l'âpre colère de ses _Iambes_, Barbier flétrissait-il la
«curée»[126]: rien n'arrêtait ce débordement de convoitises et de
délations. C'est le propre d'ailleurs de semblables appétits, qu'une
fois éveillés, ils ne sont jamais rassasiés. Et puis, pour un
satisfait, combien de mécontents! Ceux-ci passaient aussitôt à
l'opposition: opposition de principes, disaient-ils; quelques
personnes ont pu supposer, par exemple, que si Carrel s'était montré
bientôt le plus vif adversaire de la monarchie qu'il avait contribué à
fonder, c'était parce qu'on lui avait offert seulement la préfecture
du Cantal.

[Note 121: _La Monarchie de 1830_, p. 54.]

[Note 122: Cité par M. Dupin à la tribune, le 30 septembre 1830.]

[Note 123: _Seize mois, ou la Révolution et les révolutionnaires_, par
M. DE SALVANDY.]

[Note 124: M. Saint-Marc Girardin écrivait, le 16 août 1830:
«Aujourd'hui, c'est une tout autre insurrection: c'est l'insurrection
des solliciteurs; c'est la levée en masse de tous les chercheurs de
places; ils courent aux antichambres avec la même ardeur que le peuple
courait au feu. Dès sept heures du matin, des bataillons d'habits
noirs s'élancent de tous les quartiers de la capitale; le
rassemblement grossit de rue en rue. À pied, en fiacre, en cabriolet,
suant, haletant, la cocarde au chapeau et le ruban tricolore à la
boutonnière, vous voyez toute cette foule se grouper vers les hôtels
des ministres!... Le mouvement de l'insurrection se répand de proche
en proche, d'un bout de la France à l'autre. Chaque département envoie
ses recrues... Les victimes abondent; il y en a de toutes les époques.
Les héros aussi pullulent... Ceux qui ne sont pas battus ont aussi
leurs titres. L'Intimé aujourd'hui ne dirait plus:

  Monsieur, je suis bâtard de votre apothicaire.

Il serait bâtard d'un des vainqueurs de la Bastille et oncle d'un des
braves du pont de la Grève. À ce titre, l'Intimé demanderait une place
de procureur général. L'armée ordinaire de l'insurrection intrigante,
c'est la délation. Personne n'est bon citoyen s'il a une place;
personne n'aime la patrie que les solliciteurs. Voici un receveur
général qui gagne 100,000 francs par an, c'est un Jésuite! Un préfet
qui en gagne 25,000, c'est un homme dévoué à l'ancien ordre de choses.
Avec tout cela l'inquiétude se répand dans les provinces, en même
temps que l'esprit d'intrigue et de cupidité.»]

[Note 125: Le 25 septembre, on représentait au Vaudeville la _Foire
aux places_, de Bayard. Au lever du rideau, les solliciteurs, réunis
dans l'antichambre du ministère, chantaient en choeur:

  Qu'on nous place
  Et que justice se fasse.
  Qu'on nous place
  Tous en masse.
  Que les placés
  Soient chassés!]

[Note 126: La _Curée_, publiée le 22 septembre 1830, fut le premier,
et peut-être le plus retentissant des _Iambes_ de Barbier. Paris,
disait le poëte, n'est plus qu'une sentine impure,

  Un taudis regorgeant de faquins sans courage,
      D'effrontés coureurs de salons,
  Qui vont de porte en porte, et d'étage en étage,
      Gueusant quelques bouts de galons,
  Une halle cynique, aux clameurs insolentes,
      Où chacun cherche à déchirer
  Un misérable coin des guenilles sanglantes
      Du pouvoir qui vient d'expirer.]

Un jour qu'il était assailli par une foule de solliciteurs, le baron
Louis ouvrit brusquement la porte de son cabinet: «Que me voulez-vous?
leur dit-il. Vos conseils? je n'en ai que faire. Des dénonciations? je
ne les écoute pas. Des places? je n'en ai qu'une à votre service;
c'est la mienne; prenez-la, si vous la voulez.» Puis il referma sa
porte. Mais il n'était pas beaucoup d'autres ministres capables d'une
telle résistance. Parmi eux, quelques-uns, comme M. Dupont de l'Eure,
n'en avaient même pas la volonté: ils étaient, on l'a vu, dans
l'intérieur de la place, complices de ceux qui voulaient l'envahir;
par eux, plus d'une fonction, notamment dans les parquets, était
livrée à des incapables et à des indignes, sans autre titre qu'un
certificat de civisme révolutionnaire[127]. D'autres membres du
cabinet eussent désiré défendre leur personnel: s'ils y parvenaient
parfois dans les parties les moins en vue de leurs administrations, ce
n'était pas sans faire sur d'autres points de bien regrettables
concessions. M. Guizot surtout était assailli de demandes et
d'exigences pour les postes dépendant de son ministère de l'intérieur.
Quand il pouvait garder ou reprendre sa liberté, il en profitait pour
nommer quelques fonctionnaires habiles et énergiques. Mais combien il
était surveillé et empêché! Il lui fallait recevoir presque
journellement ses anciens collègues de la société _Aide-toi, le ciel
t'aidera_, qui tendait à devenir un centre d'action purement
révolutionnaire, et souvent il croyait devoir prendre leur avis sur
les nominations de préfets. Du reste, quoiqu'il cédât, il accordait
beaucoup moins qu'on ne lui demandait: de là des plaintes, des
récriminations d'une amertume croissante, dans lesquelles de grandes
phrases sur l'intérêt et les droits de la révolution voilaient mal les
égoïsmes impatients et les ambitions déçues. Le ministre en était
réduit, pour se justifier, à publier un exposé où il énumérait toutes
les destitutions prononcées[128]. Sous la pression qu'il subissait, il
avait parfois la main malheureuse: «Je suis fâché, lui écrivait le
Roi, le 17 août 1830, d'avoir à vous avertir que deux de nos nouveaux
sous-préfets sont venus hier au Palais-Royal complétement ivres, et
qu'ils y ont été bafoués par la garde nationale. Mes aides de camp
vous diront leurs noms que j'oublie et que vous tairez par égard pour
leurs protecteurs. Nous ne nous vanterons pas de ces choix-là et nous
les remplacerons.» Si les ivrognes étaient rares, ne l'étaient pas
toujours assez les intrigants sans scrupule; ne l'étaient pas surtout
les brouillons pervertis par les habitudes et les sophismes
d'opposition, n'ayant d'autre éducation politique et professionnelle
que d'avoir appris par coeur et répété quelques phrases de journaux.
De plus, des fonctionnaires, arrivés ainsi par droit de conquête
révolutionnaire, se croyaient plutôt au service de la révolution que
de la monarchie; ils ne cherchaient pas tant à plaire à leurs chefs
hiérarchiques qu'au parti qui les avait poussés. Cette sorte
d'indépendance des agents inférieurs n'était pas le moindre embarras
ni la moindre faiblesse du gouvernement, et nous verrons plus tard
combien Casimir Périer devra dépenser d'efforts et d'énergie pour
remédier à l'anarchie administrative.

[Note 127: Au moment où l'on formait le ministère, le duc de Broglie
avait dit au Roi: «Si M. Dupont demeure quelques mois où il est,
attendez-vous à voir ce personnel de la magistrature qu'on a sauvé à
grand'peine dans la révision de la Charte, empoisonné de choix
détestables, vu le nombre et la diversité des vacances; plus de
rigoureuses conditions, plus de temps d'arrêt dans les tribunaux.»
(_Souvenirs_ du feu duc de Broglie.)]

[Note 128: 13 septembre 1830.]

Dans toutes les autres questions qui se posèrent à cette première
heure de la monarchie nouvelle, le ministère se montra tel que nous
venons de le voir, manifestant des velléités contradictoires suivant
les jours et surtout suivant les ministres, incapable de donner une
direction nette et ferme à l'opinion, et finissant presque toujours
par pencher vers la faiblesse. Certaines lois furent présentées et
votées qui étaient des satisfactions prévues à l'opinion libérale:
telles les lois rétablissant le jury pour les délits de presse,
soumettant à la réélection les députés promus à des fonctions
publiques, ou abrogeant la loi du sacrilége. Quelques actes, le
maintien du Conseil d'État défendu par le duc de Broglie, la
modération dont ce dernier, chargé du ministère des cultes, fit preuve
dans ses rapports avec les évêques, l'ordre que le baron Louis chercha
à rétablir dans l'administration des finances, révélèrent le désir de
résister aux préjugés et aux excitations révolutionnaires[129]. Mais
en peut-on dire autant du décret par lequel le Panthéon était enlevé
au culte, et de tant d'autres mesures qui n'avaient d'autre but que de
courtiser l'esprit de désordre et de révolte? En face de ceux qui
chantaient alors un dithyrambe à l'honneur des combattants des «trois
glorieuses», qui célébraient la beauté et la grandeur des barricades,
l'héroïsme, la vertu, la magnanimité des insurgés, qui racontaient
leurs propos, dessinaient leurs hauts faits, et créaient ainsi la
dangereuse légende du champ de bataille populaire, les ministres
n'eurent qu'une crainte, celle de n'être pas trouvés assez empressés
et assez enthousiastes. Que La Fayette se complût à proclamer la
«gloire» de cette «noble population des barricades», placée par «sa
conduite sublime au premier rang de la société française», il n'y a
pas lieu d'en être surpris. Mais M. Guizot lui-même se crut obligé de
lui faire écho; dans ses discours ou dans ses écrits officiels, il se
«félicita» que la «révolution» eût été une «oeuvre populaire»,
attribuant à cela «sa grandeur et sa simplicité»; il déclara que les
rues de Paris avaient été «le plus beau des champs de bataille», où
avait combattu une «population de héros», et le _National_ le loua
d'avoir parlé «le plus pur langage révolutionnaire[130]». Les
ministres ne paraissaient pas se rendre compte qu'ils faussaient ainsi
la conscience publique, qu'ils exaltaient et encourageaient des
passions et des violences qui rendaient tout gouvernement impossible,
et contre lesquelles il leur faudrait combattre à leur tour[131].

[Note 129: Bien que la politique suivie dans les affaires étrangères
fût surtout l'oeuvre du Roi, il est juste d'en faire aussi
partiellement honneur au ministère.]

[Note 130: C'est à l'occasion du préambule de la loi destinée à
accorder des récompenses nationales aux victimes de la révolution de
Juillet, que le _National_ a adressé ce compliment à M. Guizot.]

[Note 131: Les ministres ne tarderont pas à sentir l'inconvénient
d'une telle conduite. Peu de mois après la révolution, le 12 novembre
1830, madame Swetchine écrira: «On est honteux aujourd'hui, surtout
embarrassé, d'avoir si ridiculement exalté l'instrument dont on
s'était servi; on voudrait bien le briser; mais la peur domine, et
aussi cette conviction qu'on s'est ôté le droit de sévir.»]

Chaque jour, d'ailleurs, fournissait au pouvoir une occasion nouvelle
de montrer combien il s'inquiétait peu d'ébranler le respect de la
légalité, en glorifiant ceux qui l'avaient méconnue. Il s'était formé
une société de «condamnés politiques» qui demandaient, selon les
termes de leur pétition, «la part du banquet national» due aux
«avant-gardes des héros de Juillet». La Fayette, qui les avait pris
naturellement sous sa protection, voulut les présenter au Roi, pour
obtenir, a dit un de ses apologistes, non-seulement «une satisfaction
de justice», mais «une nouvelle consécration du principe de la
résistance à l'oppression». Le Roi ne crut pas pouvoir s'y refuser. Un
jour du mois d'octobre, «au grand scandale de la domesticité
doctrinaire[132]», dans les salons du Palais-Royal où se pressaient
les députations venues de toutes les parties de la France, l'aide de
camp de service appela à haute voix: «Messieurs les condamnés pour
délits politiques.» La Fayette s'avançant à leur tête: «Voilà, dit-il
au Roi, les condamnés politiques; ils vous sont présentés par un
complice.» Et le prince les accueillait avec une affabilité
expansive[133]. Plusieurs de ces condamnés reçurent des pensions; de
ce nombre fut Fieschi, qui s'était fabriqué de faux certificats[134].
On alla plus loin encore dans cet hommage rendu au passé
révolutionnaire: une loi prononça, avec un empressement et une
solennité qui pouvaient être pris pour une réhabilitation, le rappel
des régicides exilés. En Angleterre, après 1688, un des juges de
Charles Ier crut qu'il lui était permis de remettre le pied sur le
territoire britannique: le Roi et le Parlement furent d'accord pour le
repousser; ils ne lui firent grâce que de la vie. Qui sait si, en
agissant autrement, les hommes de 1830 n'ont pas affaibli, dans la
conscience publique, l'idée de l'inviolabilité de la personne royale,
et quelque peu contribué à créer les sophismes d'où sortiront bientôt
tant de tentatives meurtrières contre Louis-Philippe?

[Note 132: Expression de M. Sarrans.]

[Note 133: SARRANS, _La Fayette et la Révolution_, t. I, p.
310.--_Mémoires de La Fayette_, t. VI, p. 440.]

[Note 134: DE LA HODDE, _Histoire des Sociétés secrètes_, p. 32.]


III

Cette défaillance du gouvernement prolongeait dans la nation l'état
révolutionnaire. La plus fâcheuse conséquence des événements de
Juillet n'est peut-être pas d'avoir soulevé tant de passions
subversives; c'est d'avoir désarmé, troublé, et, pour ainsi dire,
faussé les pouvoirs publics. Comme l'observe, à cette époque, une
femme d'un sens élevé et fin, «l'anarchie est moins dans les esprits
que dans les pouvoirs; il y a encore des gens qui savent ce qu'ils
veulent; mais, à la lettre, personne ne sait ce qu'il peut[135]».
Partout, en ces mois d'août, de septembre et d'octobre, une
fermentation confuse, une constante agitation, une irritabilité
maladive, le goût du bouleversement et de la violence, la rupture de
toutes les barrières, la voie ouverte à toutes les chimères, à toutes
les ambitions et à tous les orgueils, la précipitation et la déviation
de tous les mouvements de l'esprit humain jusque dans la littérature
et la philosophie, dans les questions économiques, sociales et
religieuses[136].

[Note 135: Madame Swetchine, lettre du 12 novembre 1830.]

[Note 136: Nous reviendrons plus tard sur cette dernière partie des
conséquences révolutionnaires.]

Pour nous en tenir à l'ordre politique, la presse, enivrée de la part
qu'elle a prise à la victoire de Juillet et de tout ce qui a été
débité à ce propos sur sa puissance, n'a plus aucun sentiment des
limites de son action et de ses droits, des respects qu'elle doit
garder, des répressions qui peuvent la frapper. Elle croit à son
omnipotence et compte sur son impunité. Il n'est si mince écrivain qui
n'estime être, au-dessus du gouvernement et des lois, l'incarnation de
la souveraineté nationale. Le mal apparaît surtout dans les journaux
créés depuis la révolution[137], dans les pamphlets, placards,
caricatures qui pullulent alors. C'est une débauche et une enchère de
violence, de scandale, parfois d'immoralité. On s'acharne à renverser
tout ce qui est debout, à avilir tout ce qui est respectable. À ce
spectacle, M. Augustin Thierry, naguère encore fort engagé dans le
mouvement, s'écrie avec une tristesse étonnée et un peu naïve: «Cette
presse parisienne, qui a tout sauvé dans la dernière crise, semble
aujourd'hui n'avoir d'autre but que de tout perdre. Je n'y comprends
rien, et j'étais loin de m'y attendre.» Aussi en est-il déjà à
invoquer «le bon sens des provinces», pour «faire justice de la
turbulence de Paris».

[Note 137: Aussi pouvait-on dire à la tribune, le 8 novembre 1830, des
journaux fondés depuis la révolution, qu'ils étaient «pleins de
doctrines anarchiques, d'appels à la force, de menaces adressées à
toutes les existences établies».]

Il est une forme plus menaçante encore du désordre révolutionnaire:
les sociétés secrètes se sont transformées en clubs, «unissant ainsi,
comme l'a dit M. Guizot, les restes d'une discipline silencieuse aux
emportements de la parole déchaînée». Chaque soir, ces clubs tiennent
des séances dignes des Jacobins et des Cordeliers de 1793. Y assistent
non-seulement les affiliés, mais des jeunes gens, des ouvriers, des
passants, qui sortent de là, l'esprit perverti et les passions
enflammées. On ne recule pas devant les motions les plus factieuses:
tel jour, par exemple, la _Société des Amis du peuple_ prend et publie
une délibération invitant la garde nationale et les ouvriers à
«renverser» la Chambre des députés. Tel autre jour, on décide
d'assaillir l'un des ministres, M. Dupin, dans son domicile, et de le
«tonsurer»; il était alors traité de «jésuite».

Avec les excitations de la presse et des clubs, l'ordre matériel et la
sécurité ne peuvent se rétablir. Soit désoeuvrement, soit goût
d'agitation, une partie de la population est restée dans la rue où
elle était descendue, le 28 juillet. Elle prétend y continuer une
sorte de règne tumultueux et dominer ainsi les pouvoirs publics. C'est
à ses yeux le corollaire logique de ces barricades qu'on l'a louée
d'avoir élevées, c'est l'application et la prolongation du même droit.
Elle est poussée d'ailleurs par la misère. La crise de 1830 se
trouvait être encore plus désastreuse pour le commerce et l'industrie
que ne l'avait été celle de 1814, et que ne le sera celle de 1848.
«Chaque coup de fusil tiré pendant les trois jours, a écrit un
admirateur de la révolution, avait préparé une faillite[138].» Les
riches ont fui de Paris: on n'évalue pas à moins de cent cinquante
mille le nombre des départs. De là le chômage, et les souffrances qui
en sont l'accompagnement ordinaire. Les ateliers nationaux, où l'État
fait remuer nonchalamment la terre du Champs de Mars, ne sont qu'un
remède bien insuffisant. L'ouvrier se demande alors si telle est la
récompense de cet «héroïsme» tant exalté, le profit de ce pouvoir dont
on lui dit qu'il s'est emparé. Vers la fin d'août, des attroupements à
physionomie sombre se forment et témoignent de l'étonnement irrité de
ce peuple qui se sent mourir de faim, au moment où l'on proclame le
plus bruyamment sa souveraineté. Parfois, ils se mettent en branle à
travers la ville; des milliers d'ouvriers défilent, rangés par corps
de métier, suppliants et menaçants, montrant leur misère et réclamant
leurs «droits». D'autres jours, ces bandes prétendent imposer par
violence des solutions économiques au moins sommaires, comme le bris
des machines et l'expulsion des ouvriers étrangers: c'est ainsi que,
le 3 septembre, le _Journal des Débats_ ne put paraître; ses presses
avaient été détruites.

[Note 138: L. BLANC, _Histoire de dix ans_, t. I, p. 447.]

Passe-t-il dans la tête d'agitateurs populaires ou seulement
d'écoliers d'exercer une contrainte sur le gouvernement ou de faire
échec à une loi; veulent-ils décerner, de leur propre autorité, les
honneurs du Panthéon à l'un de leurs favoris[139], encourager les
conspirations futures en rendant hommage aux conspirateurs
passés[140], protester contre quelque acte, formuler quelque exigence,
intimider un parti, chasser un fonctionnaire, ou seulement, sans un
but déterminé, montrer leur puissance et satisfaire leur goût de
désordre, aussitôt les rues se remplissent d'une foule qui pousse des
cris, hurle la _Marseillaise_ ou la _Parisienne_. Pendant que les
faubourgs démocratiques s'agitent, les quartiers bourgeois prennent
peur, les boutiques se ferment sur le passage de ces bandes; mais tout
le monde laisse faire. Des détachements de la garde nationale, pour
témoigner leur sympathie et leur déférence, sortent de leurs postes,
portent les armes et battent aux champs. La manifestation se dirige
ensuite, menaçante, contre les hôtels des ministres ou contre le
Palais-Royal, et le tout se termine par l'ovation accoutumée à La
Fayette. Véritable armée de l'émeute! si elle n'en vient pas aux
coups, c'est uniquement parce qu'elle ne rencontre aucune résistance à
combattre[141]. De Paris, ces désordres gagnent la province. On a dit
au peuple qu'il était roi; dès lors se vérifie partout la parole de
Rivarol: «Quand le peuple est roi, la populace est reine.»

[Note 139: Ce désordre se reproduisit plusieurs fois, dans les
derniers jours d'août et les premiers de septembre, à l'occasion des
bustes du général Foy, de Manuel et du maréchal Ney.]

[Note 140: Telle fut la grande manifestation du 21 septembre,
anniversaire de l'exécution des sergents de la Rochelle.]

[Note 141: Le _Journal des Débats_ disait, le 23 octobre 1830: «Il
s'est trouvé une certaine quantité de gens qui ont adopté pour
argument une menace d'émeute.--Faites élire le Roi par les assemblées
primaires, ou nous vous faisons une émeute.--Il nous faut encore deux
articles de la Charte, ou bien une émeute.--Changez le cens électoral,
donnez-nous des places de juge, ou bien une émeute.--De telle sorte
que les émeutes sont tombées à l'usage commun des solliciteurs; on la
produisait par supplément aux apostilles des députés.»]

Le gouvernement n'ose à présent user de répression: les moyens
matériels lui manquent. Le commandant des gardes nationales, le préfet
de la Seine, le préfet de police, ne paraissent connaître d'autre
ressource que des proclamations obséquieuses où, au milieu de
compliments adressés aux perturbateurs, ils hasardent à peine une
invitation timide à ne pas violer trop de lois et à ne pas trop
humilier la monarchie. L'armée, devenue suspecte aux autres et
défiante d'elle-même depuis qu'elle a été vaincue sur les barricades,
est tenue à l'écart. Le Roi écrit à M. Guizot, le lendemain d'une
émeute demeurée impunie: «Il est urgent d'avoir une troupe faisant ce
service; mais, ajouta-t-il aussitôt, c'est difficile et délicat.» M.
Odilon Barrot a dit, deux ans après, en se reportant à cette époque:
«Il n'y avait plus possibilité de montrer un gendarme dans les rues;
on fut obligé de déguiser la gendarmerie de Paris sous un autre nom et
un autre uniforme, et même, pour la gendarmerie départementale, nous
nous vîmes forcés de remplacer son shako par des bonnets à poil.
Lorsqu'on se hasardait à faire sortir des patrouilles de troupes de
ligne, c'était en les mettant à la suite d'un piquet de garde
nationale[142].» Quant à cette garde nationale, seule en situation de
maintenir l'ordre, elle ne le faisait qu'à ses heures, suivant ses
caprices ou ses intérêts, jamais sous la direction du gouvernement.
Celui-ci en était réduit à attendre humblement ce que seraient les
impressions et les volontés de la milice citoyenne.

[Note 142: SARRANS, _Louis-Philippe et la contre-révolution_, t. II,
p. 25.]


IV

Une telle atmosphère ne convenait guère à l'affermissement d'une
monarchie naissante, et l'on ne comprendrait pas que celle-ci acquît à
ce régime grande force morale et matérielle. Dans ces premiers mois, il
n'y avait pas encore, à vrai dire, de parti républicain en révolte
ouverte contre le principe du gouvernement; les mécontents ménageaient
la personne de Louis-Philippe, affectaient de croire à ses bonnes
intentions et de ne s'en prendre qu'à son entourage. Mais, pour n'être
pas attaquée de front, la royauté ne courait pas moins un péril
très-grave. Il semblait que presque tous eussent à tâche de la dénaturer
et de l'abaisser, quelques-uns par tactique perfide, le plus grand
nombre par sottise démocratique. On s'efforçait de diminuer la distance
qui doit séparer le souverain de ses sujets: un «roi citoyen», c'était
le mot dont se payaient les badauds du temps, oubliant que le propre du
roi est de n'être pas citoyen. De là, cette foule plus impérieuse que
dévouée, plus irrespectueuse qu'enthousiaste, qui forçait Louis-Philippe
à se montrer sur le balcon de son palais et à y chanter la
_Marseillaise_. De là, ces bourgeois prenant plaisir à coudoyer leur
prince dans la rue, quand celui-ci, fidèle, par politique autant que par
goût, à ses habitudes d'autrefois, se promenait à pied, à travers la
ville, avec son chapeau gris et ce que Henri Heine appelait «son grand
parapluie sentimental». De là, ces ouvriers qui, dans leur familiarité à
la fois naïve et orgueilleuse, arrêtaient le Roi pour lui faire boire un
verre de vin. De là, ces simples gardes nationaux qui, tout grisés
d'être traités de «camarades» par leur souverain, sortaient des rangs,
au milieu d'une revue, pour aller lui serrer la main aux
applaudissements de la foule. De là, jusque dans la nouvelle cour, une
sorte de sans façon systématique, à ce point que M. de Sémonville,
entrant un soir dans les appartements royaux, et y apercevant des
toilettes d'un négligé tout démocratique: «Je prie Votre Majesté de
m'excuser, disait-il avec une malicieuse bonhomie, si je me présente
sans être crotté[143].»

[Note 143: Les prétentions démocratiques n'étaient pas alors moins
ridicules qu'ont pu l'être, à d'autres époques, les prétentions
aristocratiques. Quand, le 30 juillet, la future reine avait dû, avec
sa famille, rejoindre son mari à Paris, on n'avait pu, dans la
confusion de ces jours, trouver d'autre véhicule qu'un vulgaire
omnibus. Il eût été, certes, bien puéril d'y chercher un sujet de
raillerie contre la nouvelle dynastie: mais que penser de ceux qui
croyaient y voir un titre d'honneur et qui s'attendrissaient, avec M.
Jules Janin, sur ce que la famille royale avait fait son entrée à
Paris dans «une de ces longues voitures à bon marché faites pour le
peuple»? Les légitimistes, ennemis acharnés de la nouvelle royauté, se
réjouissaient de tout ce qui pouvait diminuer son prestige: ils y
aidaient de leur mieux. Dans les salons du parti, c'était à qui se
vanterait d'avoir fait chanter le plus de _Marseillaises_ au Roi. Les
poignées de main royales étaient aussi, dans la société carliste, un
sujet perpétuel de gausserie: on y jouait une sorte de farce satirique
où Fipp Ier, roi des épiciers, donnait à son fils Grand-Poulot des
leçons de science politique, et lui expliquait comment toute la
science du gouvernement consistait à serrer la main du premier
va-nu-pieds; il lui enseignait les différentes manières de donner des
poignées de main, dans toutes les positions, à pied, à cheval, en
voiture, quand on galope dans les rangs, quand on voit le défilé,
etc.]

Avec les idées que nous lui connaissons, Louis-Philippe était mal
préparé à se défendre sur ce terrain. Persuadé de la force
irrésistible de la révolution, il ne songeait pas à lui marchander des
concessions de forme et d'étiquette, trop heureux si, à ce prix, il
parvenait à éluder quelques-unes des exigences de fond. Bien loin de
s'attendre qu'on lui fît la cour, il se croyait obligé de la faire
lui-même à la puissance du moment. Que de flatteries, par exemple, à
l'adresse de cette garde nationale, en laquelle se résumaient alors
les prétentions et la gloriole des petits bourgeois de 1830! Après la
revue du 29 août, où avaient défilé soixante mille gardes nationaux,
le Roi s'écriait, en se jetant dans les bras de La Fayette: «Cela vaut
mieux pour moi que le sacre de Reims!» Dans l'abondance naturelle de
ses conversations ou de ses allocutions, il faisait montre de
sentiments populaires, rappelait avec complaisance la part qu'il avait
prise à la révolution de 1789, et se déclarait en théorie presque
républicain[144]. Cette attitude et ce langage lui paraissaient alors
nécessaires pour désarmer de redoutables préventions, et se faire
pardonner par la vanité démocratique d'avoir rétabli la monarchie.

[Note 144: Ainsi faisait le Roi dans ses conversations avec La
Fayette, Dupont de l'Eure, Laffitte. Quel était le secret de ces
professions de foi, un peu étranges dans la bouche de celui qui venait
de monter sur le trône? Après 1848, M. Guizot, causant avec un
Anglais, M. Senior, lui disait, non sans finesse: «Louis-Philippe
avait pour la république les sentiments que certains peuples de l'Asie
ont pour le démon; il la considérait un peu comme un être malfaisant
qu'il faut flatter et se rendre favorable, mais qu'il ne faut pas
combattre.»]

Il n'était pas jusqu'à la simplicité fort honorable de ses moeurs et
de ses goûts qui ne rendît Louis-Philippe moins apte à se protéger
contre la familiarité démocratique. «Que parlez-vous de cour!
disait-il à M. Dupont de l'Eure; est-ce que je veux une cour?» À
l'apparat du pouvoir, il préférait sincèrement l'intimité et la
liberté de cette belle famille, dont on a pu dire que toutes les
filles étaient chastes et tous les fils vaillants, et qui, pendant
près de vingt ans, devait donner le spectacle, si rare sur le trône et
si sain pour la nation, du bonheur intérieur le plus vrai et le plus
pur. Mais était-ce uniquement l'apparat inutile qui se trouvait
sacrifié? n'était-ce pas quelquefois la dignité nécessaire?
Louis-Philippe avait dans les veines le sang d'une race noble et fière
entre toutes, et l'on s'en apercevait à bien des traits. Seulement,
dans les longues épreuves de sa jeunesse,--dans les périls et les
humiliations de la révolution, comme dans l'inaction forcée et la
retraite presque bourgeoise de son exil,--il avait pris des habitudes
de conduite et d'esprit toutes différentes de celles que contractent
d'ordinaire les fils de maison royale; de là, des mérites rares qui ne
se forment pas toujours dans les cours, la science plus vraie de la
vie, la connaissance plus intime des choses et des hommes, une
clairvoyance aiguisée, le détachement des vanités extérieures, une
sensibilité sincère et profonde mêlée à une expérience un peu
désabusée et railleuse, une sorte de philosophie patiente et souple,
un courage froid et résigné; mais peut-être Louis-Philippe avait-il
trop appris à se passer des conditions extérieures de la vie royale,
et avait-il ainsi acquis les vertus et les goûts de l'homme privé, aux
dépens de quelques-unes des qualités et des exigences qu'on a coutume
et besoin de trouver chez un souverain.

Cependant, même à l'heure des plus grandes familiarités, la noblesse
native, l'exquise distinction de la famille royale ne laissaient pas
d'imposer à tous ceux qui l'approchaient. En quelque situation que les
événements les placent, des Bourbons ne sont pas de ces parvenus qu'on
ne sent princes que s'ils sont entourés d'une certaine étiquette. Même
citoyens ou soldats d'une république, ils n'en gardent pas moins aux
yeux de tous, fût-ce des démocrates, ce je ne sais quoi qu'on ne
trouve pas ailleurs et qui fait d'eux les princes de la maison de
France. La reine Marie-Amélie, notamment, avait conservé, dans ces
jours de 1830 où tant de choses étaient abaissées, un air de naturelle
grandeur qui commandait le respect aux plus réfractaires. «Moi,
disait un général d'opinions assez avancées, avec le Roi, je n'éprouve
pas du tout d'embarras; je lui parle comme s'il était mon égal. Mais
avec la Reine, c'est autre chose; quand il faut lui répondre, je ne
sais que dire, et je suis devant elle comme un imbécile[145].»
Louis-Philippe, qui se prêtait plus facilement au personnage d'un roi
bourgeois et populaire, et qui le jouait même avec une sorte de
naturel et de belle humeur, laissait percer, à l'endroit de son rôle,
un scepticisme quelque peu railleur qui scandalisait parfois la
niaiserie prudhommesque de M. Dupont de l'Eure. Il était visible que
sa condescendance aux engouements démocratiques n'aurait qu'un temps.
«On est admis sans façon, disait-on à Béranger pour l'attirer alors au
Palais-Royal; on y va avec des bottes.--Bien, bien, répondait le
chansonnier; des bottes aujourd'hui, et des bas de soie dans quinze
jours.»

[Note 145: A. TROGNON, _Vie de Marie-Amélie_, p. 197.]

Si courte qu'elle dût être, cette attitude avait son péril. Le Roi y
gagnait sans doute une sorte de popularité qui, dans le moment,
pouvait aider à surmonter quelques difficultés, mais ce n'était pas
sans altérer la physionomie de sa royauté nouvelle, sans diminuer son
prestige, sans ôter du «sérieux» que, suivant la Bruyère, «le
caractère du Français demande dans le souverain». Si l'on n'attaquait
pas encore le prince, on s'habituait déjà à le peu respecter. Pour ne
se manifester que par la familiarité des témoignages de sympathie,
cette irrévérence permettait néanmoins d'augurer ce que seraient les
attaques au jour prochain et prévu où éclaterait la rupture. Et quand
bientôt on verra Louis-Philippe accablé d'outrages grossiers que Louis
XVIII et Charles X n'avaient jamais connus, ne faudra-t-il pas
attribuer, en partie, ce désordre si funeste à ce qu'au lendemain de
1830, la royauté s'était placée d'elle-même presque de plain-pied avec
la foule?

S'il est facile aujourd'hui de constater le mal, il l'était beaucoup
moins alors de l'éviter. Tous les princes qui n'ont pas reçu leur
royauté toute faite et qui ont dû l'établir eux-mêmes,--et
Louis-Philippe n'était pas le premier,--ont été condamnés à commencer
par bien des ménagements, par bien des compromis; il leur a fallu
briguer la popularité, courtiser les parties influentes de la nation,
que ce fût, suivant les époques, la noblesse, le tiers état ou la
démocratie. Entre beaucoup, il suffirait de rappeler le modèle de nos
rois, Henri IV. Que n'avait-il pas consenti à faire pour «gaigner des
amis», comme il le disait, traitant avec ses sujets, subissant au
besoin leurs exigences, achetant les uns, séduisant les autres,
pénétrant presque de ruse dans sa capitale, si bien qu'il pouvait dire
plus tard à propos des Jésuites: «Ils entrent comme ils peuvent: ainsy
font bien les autres. Et je suis moy-mesme entré comme j'ay peu.» Son
biographe nous le montre dépouillant l'appareil royal pour flatter les
petits, «s'arrêtant pour parler au peuple, s'informant des passants
d'où ils venoient, où ils alloient, quelle denrée ils portoient, quel
estoit le prix de chaque chose et autres particularitez», ou, tel
autre jour, disant aux bourgeois de Dieppe qu'il voulait attirer à sa
cause: «Mes enfants, point de cérémonie; je ne veux que vos amitiés,
bon pain, bon vin, et bon visage d'hôte.» S'il eût prétendu se
renfermer dans son droit, dans sa dignité et dans son étiquette, comme
a pu le faire plus tard un Louis XIV, il fût demeuré en Navarre, loué
peut-être par quelques-uns,--surtout par les rivaux dont il eût fait
l'affaire,--pour sa fierté impassible et désintéressée; mais, à notre
grand malheur, il n'eût certainement pas mis la main sur la couronne
de France. Pourquoi donc les coquetteries populaires du Béarnais
n'ont-elles pas eu, pour la royauté, les inconvénients que devaient
avoir celles de son descendant, en 1830? Les raisons de cette
différence sont complexes, et ce n'est pas le lieu de les exposer
toutes: disons seulement qu'il en est, et non des moindres, qui
tiennent au changement des temps. À la fin du seizième siècle, si
troublés que fussent les esprits, si ébranlées que fussent les
institutions, la révolution n'avait pas encore renversé tous les
principes et toutes les traditions, l'idée royaliste subsistait
entière, l'orgueil républicain n'avait pas remplacé le sentiment de
respect qui est la condition nécessaire de toute monarchie. Si les
bourgeois, ligueurs de la veille, étaient alors heureux de voir le Roi
les aborder dans la rue, c'était reconnaissance d'être momentanément
et gracieusement élevés jusqu'à lui, ce n'était pas satisfaction
envieuse de l'abaisser jusqu'à eux. Quand le prince tendait la main à
la foule, on la prenait pour la baiser, au lieu de la serrer avec une
affectation d'impertinente égalité, ainsi qu'on en usera avec
Louis-Philippe. Aussi Henri IV a-t-il pu être loué par ses
contemporains d'avoir «fait, comme tous les sages princes, qu'on
receust la familiarité, mais non pas qu'on la prist». Aurait-il mérité
au même degré cet éloge, s'il eût dû s'élever sur le trône au
lendemain de la révolution de Juillet et quarante ans après celle de
1789? Alors, par le malheur de l'époque, par l'état général des
esprits, un nouveau roi avait plus de peine à gagner la popularité
nécessaire, et les moyens employés d'ordinaire pour capter la foule
étaient devenus autrement compromettants et périlleux.


V

Plusieurs semaines s'étaient écoulées depuis la révolution: le
désordre persistait, et le gouvernement semblait toujours incapable
d'y mettre un terme. Il en résultait un état croissant de malaise, de
défiance et d'insécurité, dont souffrait le moral de la nation comme
ses intérêts matériels. Point d'affaires. Ni l'industrie ni le
commerce ne se relevaient du coup terrible qui les avait frappés en
Juillet. Si les boutiques s'étaient rouvertes, les clients n'y
revenaient point. Les ouvriers n'avaient pas d'ouvrage[146]. Les
faillites se multipliaient et atteignaient les maisons les plus
honorables. L'impression fut singulièrement pénible dans la Chambre,
le jour où son président lui lut la lettre de démission d'un de ses
membres, banquier considérable de Paris, qui venait d'être mis en
faillite et qui signalait à ses collègues la crise affreuse dont il
était victime[147]. C'était en vain que le gouvernement cherchait à
atténuer le mal par des lois diverses, notamment par celle qui
autorisait à faire des avances à l'industrie et au commerce jusqu'à
concurrence de trente millions. D'ailleurs, le trésor public était
lui-même en souffrance: par l'effet de la misère générale, ses revenus
rentraient mal; au moment où le prestige de la légalité était si
ébranlé, les lois d'impôts n'étaient pas naturellement les dernières
auxquelles le peuple devait être tenté de marchander son obéissance;
sur plusieurs points, on refusait de payer les contributions
indirectes.

[Note 146: M. Louis Blanc raconte qu'une imprimerie qui, au moment de
la révolution, employait deux cents ouvriers, six mois après, n'en
employait encore que vingt-cinq, gagnant 25 ou 30 sous, au lieu de 5 à
6 francs. Encore l'imprimerie était-elle une des industries qui
avaient le moins souffert.]

[Note 147: Séance du 5 octobre 1830.]

Tous les journaux constataient le malaise. «Voyez l'état du commerce,
disait le _Journal des Débats_, il est affreux.» Le _Constitutionnel_
ajoutait: «Il est impossible de le cacher, le commerce est dans la
détresse; on annonce à chaque instant de nouvelles faillites, les unes
à Paris, un plus grand nombre dans la province.» Un autre jour, la
même feuille parlait de «l'imminence d'une grande catastrophe
commerciale[148]». Le mal était tel que les journaux les plus engagés
dans la révolution ne pouvaient le dissimuler. Le _National_ tâchait
bien de faire prendre patience à ses amis, en leur rappelant «qu'on ne
mène pas à fin une révolution, sans tuer des hommes et sans qu'un
grand nombre d'affaires soient en souffrance»; mais en attendant, il
avouait, avec une confusion mal dissimulée, «l'inconfiance absolue qui
tuait les affaires». «Il y a de l'inquiétude dans les départements,
disait-il encore; on craint Paris; on croit tout ce qui a été débité
d'absurde et de faux sur les clubs, sur les émeutes, sur l'esprit
républicain.» Puis il dépeignait ainsi l'état de l'opinion: «Ne
craignons pas d'avouer ce qui fait en ce moment la joie et l'espoir
des ennemis de la révolution de Juillet: oui, il y a un malaise
général, une inquiétude vague, sans objet précis comme sans bornes,
un défaut de confiance qui ne se connaît et ne se définit pas bien
lui-même... On voudrait se livrer, comme par le passé, à la sécurité,
aux affaires, aux distractions, et l'on sent qu'on ne peut pas; on
reste en suspens, attendant encore quelque chose: du bien ou du mal?
On ne sait quoi; mais l'on attend[149].»

[Note 148: _Journal des Débats_ du 11 septembre, du 15 et du 19
octobre: _Constitutionnel_ du 14 et du 18 octobre.]

[Note 149: _National_ du 8 septembre, des 16, 18 et 29 octobre.]

L'excès même du malaise commençait cependant à provoquer dans
l'opinion quelques velléités de réaction. Au lendemain des journées de
Juillet, les révolutionnaires avaient eu seuls le verbe haut.
Entraînés ou intimidés, les niais et les poltrons--n'est-ce pas la
majorité?--les avaient suivis docilement. Ceux qui souffraient ou
s'inquiétaient se croyaient trop isolés pour risquer une
contradiction. Mais la crise persistant et s'aggravant, les doutes
s'élevèrent, les mécontentements se multiplièrent et s'enhardirent. Ce
désordre permanent, ce règne de la populace, ces clubs, ces émeutes,
firent apparaître aux yeux de la bourgeoisie le fantôme, alors
détesté, de 1793. De là, des alarmes, des colères d'abord sourdes,
qui, dans les cercles de la classe moyenne, dans les postes de la
garde nationale et surtout dans les boutiques, succédèrent peu à peu à
l'enthousiasme des premiers jours. On commençait à demander au
gouvernement d'agir et de réprimer. Grand embarras pour celui-ci.
Comme le disait alors avec amertume et non sans naïveté le _National_,
était-il donc si aisé «de gouverner la France, avec une armée qui se
révolte, des ouvriers qui se coalisent, des milliers d'intrigants
acharnés à vouloir des places[150]»?

[Note 150: _Ibid._ du 8 septembre.]

Le premier obstacle était dans le gouvernement lui-même. Les clubs et
les émeutes y avaient des complices, ou tout au moins des complaisants
et des protecteurs. Le garde des sceaux et le procureur général
déclaraient qu'ils donneraient leur démission plutôt que d'appliquer
l'article 291 du code pénal aux associations révolutionnaires. Comme
le Roi disait à ce propos: «Il faut pourtant que le gouvernement se
défende.--Il faut, répondait avec une solennité bourrue M. Dupont de
l'Eure, il faut que le gouvernement marche dans la voie de Juillet,
qu'il veuille ce qu'a voulu la révolution, et il n'aura nul besoin de
se défendre.» Ne sait-on pas combien les vues des ministres
conservateurs eux-mêmes étaient alors incertaines et timides?
Cependant, à mesure que le mécontentement grandissait dans le public,
ils s'enhardissaient à manifester davantage sinon leurs volontés, du
moins leurs désirs. Dans un débat soulevé, le 25 septembre, par des
députés qui se plaignaient du tort fait au commerce par les clubs, ils
trouvaient même l'occasion d'ébaucher, pour la première fois, à la
tribune, un programme de résistance. «La France a fait une révolution,
disait M. Guizot, mais elle n'a pas entendu se mettre dans un état
révolutionnaire permanent», et il déclarait plus ou moins nettement
que le gouvernement devait se servir, contre les sociétés populaires,
de l'article 291 du code pénal. M. Dupin attaquait avec vigueur les
agitateurs: «Voyez la capitale, s'écriait-il, croyez-vous qu'elle ne
s'inquiète pas, quand vous remplissez les rues, quand vos longues
colonnes y coulent à pleins bords! Chacun se range et se détourne
comme au passage d'un torrent, et personne ne songe à entrer chez les
marchands dont les magasins restent déserts.» Et plus loin: «Il y a
une France de trente-deux millions d'hommes qui ne demande pas une
agitation perpétuelle; mais elle veut un gouvernement fort; elle veut
être gouvernée par le Roi et les Chambres, non par des clubs.»
Quelques jours plus tard, le 29 septembre, M. Casimir Périer, provoqué
par M. Mauguin, proclamait que «tout ce qui devait être détruit
l'avait été dans les trois jours»; puis, faisant une sorte de
confession publique, il ajoutait que si les ministres méritaient un
reproche, c'était «de n'avoir peut-être pas saisi assez tôt, avec
assez de résolution, l'autorité nécessaire pour prévenir des
incertitudes, des doutes, des hésitations». «Toutefois, disait-il, il
en est résulté un bien, c'est que le besoin de cette autorité
tutélaire s'est fait sentir à tout le monde; et le pouvoir que nous
n'avions pas pris est venu se donner lui-même.» La majorité entendait
avec quelque étonnement ce langage nouveau pour elle; si elle n'y
apportait pas une adhésion bien active, elle était loin de le
désapprouver, en dépit des déclamateurs qui niaient le péril et
garantissaient les «intentions pures» des «généreux citoyens» des
clubs. Mais les ministres, qui avaient pris sur eux de faire ces
déclarations, étaient si peu sûrs de la Chambre, si peu sûrs de leurs
propres collègues et peut-être d'eux-mêmes, qu'ils ne tentèrent aucun
effort pour tirer du débat une conclusion pratique, pour provoquer un
vote qui eût mis en demeure les députés, et d'abord les membres du
cabinet de se prononcer dans un sens ou dans l'autre. Ce qu'ils
avaient voulu, c'était moins s'engager immédiatement et résolument
dans une politique nouvelle, et surtout y engager les pouvoirs
publics, que soulager leur conscience, dégager leur responsabilité,
prendre position pour l'avenir, et s'offrir d'avance à la réaction
qu'ils voyaient poindre.

La partie de la population qui désirait la fin du désordre trouvait
donc, dans une partie du ministère, plutôt un encouragement platonique
qu'une assistance effective. Elle tenta alors de faire elle-même ce
que le gouvernement n'osait ou ne pouvait entreprendre. Le principal
club, celui de la _Société des Amis du peuple_, se réunissait dans le
manége Pellier, rue Montmartre, au centre du Paris commerçant. Poussés
à bout par la ruine, les habitants du quartier envahirent un soir la
salle du club, et en dispersèrent de force les membres, avec
accompagnement de sifflets, de huées, presque de voies de fait[151].
Peu s'en fallut qu'ils n'imitassent la jeunesse dorée enfonçant, après
le 8 thermidor, les portes des Jacobins, fouettant les tricoteuses et
bâtonnant les sans-culottes. Ainsi par l'abdication du pouvoir, tout,
même l'action des conservateurs, prenait une forme révolutionnaire,
et, suivant la remarque du _Journal des Débats_, «il avait fallu
presque une petite insurrection pour rétablir l'ordre». Cette
exécution fut mortelle, non aux sociétés révolutionnaires qui
persistèrent plus redoutables que jamais, mais aux clubs proprement
dits.

[Note 151: Cette exécution s'accomplit le 25 septembre, le soir même
du jour où avait eu lieu à la Chambre le premier débat sur les clubs.]

Les meneurs n'avaient pas pour cela la tête plus basse. Quelques
jours après, les principaux membres de cette _Société des Amis du
peuple_ comparaissaient, pour d'autres faits, devant le tribunal
correctionnel. S'ils étaient frappés de condamnations peu importantes,
ce n'était pas sans que le principal accusé, nommé Hubert, ne se fût
donné le plaisir d'insulter ses juges. «Messieurs, avait-il dit à la
face du président qui n'avait pas songé à l'interrompre, c'est un
étrange spectacle que de voir citer devant vous, deux mois après la
révolution de Juillet, des hommes qui n'ont pas été étrangers aux
succès de nos grandes journées... Je n'aurai pas l'inexcusable
faiblesse de vous accepter pour juges et de me défendre devant vous...
Juges de Charles X, récusez-vous: le peuple vous a dépouillés de la
toge, en rendant la liberté à vos victimes, et vous-mêmes avez
sanctionné sa sentence en fuyant lorsqu'il se battait... Comment
osez-vous affronter sur vos siéges, dont les fleurs de lys ont été
arrachées, ceux qui ont chassé l'idole à laquelle ont été sacrifiés
tant de proscrits?» Si habitué qu'on fut alors à voir toutes les
autorités outragées, le monde judiciaire s'émut de la longanimité avec
laquelle avait été tolérée cette violence. Le magistrat qui présidait
le tribunal fut déféré disciplinairement à la cour royale. Celle-ci,
tout en exprimant le regret que «le tribunal n'eût pas arrêté et puni
un pareil scandale», ne prononça aucune peine, par cette raison «que
les motifs donnés par le président de la Chambre pouvaient excuser son
silence et son inaction». Quels étaient ces «motifs»? Peut-être le
magistrat incriminé avait-il fait valoir qu'il avait suivi l'exemple
de laisser-aller donné en toutes circonstances par le gouvernement et
spécialement par le chef même de la magistrature, M. Dupont de l'Eure.


VI

Dans la discussion sur les clubs, la Chambre avait laissé voir ses
tendances conservatrices, en faisant bon accueil aux discours de MM.
Guizot, Dupin, Périer, et aussi sa faiblesse, en n'osant donner aucune
conclusion pratique au débat. À les considérer individuellement, les
députés étaient, pour le plus grand nombre, d'opinion modérée; mais,
sortis d'un mouvement puissant d'opposition, il leur paraissait
difficile, alors qu'ils étaient encore dans leur premier élan, de se
retourner pour ainsi dire, d'oublier leurs thèses de libéralisme à
outrance, leurs luttes contre le principe d'autorité, leurs défiances
contre les instruments et les alliés naturels du pouvoir, et de se
retrouver tout d'un coup majorité de gouvernement. La part que ces
députés venaient de prendre à une révolution, les doctrines qu'ils
avaient dès lors dû admettre, les alliances qu'ils avaient contractées
avec les forces populaires, les sophismes, les déclamations, les
passions auxquels ils s'étaient laissés aller, n'étaient pas de nature
à rendre cette transformation plus aisée. En tout cas, le jour où l'on
eût voulu former dans cette Chambre un parti de résistance, il aurait
fallu rompre l'union de ces 221, qui tous, constitutionnels ou
révolutionnaires, avaient fait jusqu'ici campagne ensemble, confondus
à l'ombre du même drapeau. Or nul n'osait alors prendre l'initiative
de cette rupture: les ministres moins que tous autres; ils n'eussent
pu le faire sans dissoudre le cabinet lui-même. Les plus conservateurs
d'entre eux se sentaient si faibles, qu'ils aimaient mieux renoncer à
s'entourer de leurs partisans que de provoquer leurs adversaires à se
grouper. Vainement donc eût-on cherché, dans cette Chambre, des partis
classés et organisés: «Personne, a dit M. Guizot, ne se formait soit à
exercer régulièrement le pouvoir, soit à le rechercher par une
opposition intelligente et légale.» En réalité, il n'y avait pas plus
de majorité que de ministère: nouveau signe de cette incorrection
parlementaire qui semblait être la première conséquence de la
révolution.

La Chambre des députés n'avait pas alors une influence en rapport avec
le rôle prépondérant qu'elle venait de jouer. On l'eût dite épuisée
par l'effort qu'elle avait fait en s'emparant du droit de créer un roi
et de modifier la constitution. Bien loin d'y avoir trouvé une force,
il en était résulté pour elle une sorte de fatigue, une responsabilité
qui la gênait de son poids trop lourd. Cela explique la stérilité
législative de cette première session. D'ailleurs, il ne restait plus
grand'chose de la popularité, tout à l'heure retentissante, des
221[152]. C'est à la Chambre que les ardents s'en prenaient de toutes
leurs déceptions. Ainsi faisait notamment l'organe le plus important
de la gauche, le _National_, qui n'avait pas encore cependant déclaré
la guerre au gouvernement de Juillet. Il opposait la royauté nouvelle
à la Chambre, le premier de ces pouvoirs, «seul né de la révolution,
n'ayant pas peur des barricades», tandis que le second continue à
ressentir, «au seul nom de peuple et de liberté, ces terreurs qui ont
marqué toute l'époque de la Restauration». La Chambre, ajoutait-il,
«représente la France d'il y a six mois; c'est presque comme si l'on
disait la France d'il y a quinze ans[153]». Il se déclarait fatigué
d'entendre parler de ces «éternels 221»,--leur éternité était vieille
de trois mois,--et il célébrait avec ironie la «reconnaissance» due
«aux braves députés qui ont, douloureusement et tout à fait contre
leur coeur, refusé leur concours à l'excellent monarque Charles
X[154]». D'autres écrivains leur signifiaient «qu'appropriés aux
besoins de l'opposition sous le règne de la légitimité, ils ne
pouvaient plus exprimer ni les intérêts de la révolution, ni l'état
intellectuel du pays, après cette immense transformation politique».
«Énergie usée, capacité flétrie», Chambre «décrépite et illégitime»,
telles étaient les aménités réservées désormais aux triomphateurs de
la veille[155]. Toute la gauche, y compris le préfet de la Seine,
était unanime à demander la dissolution et des élections générales,
pour avoir une Chambre «suivant l'esprit de la révolution et issue
d'elle». Jusque dans le sein de l'assemblée et du haut de sa propre
tribune, on contestait son droit et l'on réclamait sa dispersion[156].
Quelques-uns, dans leur impatience, pressaient le gouvernement de
faire à lui seul et par ordonnance la législation électorale, oubliant
probablement qu'un acte semblable leur avait paru justifier la
déchéance de Charles X.

[Note 152: Le chiffre lui-même avait été populaire. Macaulay raconte
que, venu peu de temps après la révolution à Paris, il avait pris un
fiacre et avait demandé au cocher son numéro. «Ah! monsieur, répondit
le cocher, c'est un beau numéro, c'est un brave numéro, c'est 221.»
(_Life and letters of lord Macaulay_, par M. TREVELYAN.)]

[Note 153: M. Victor Hugo écrivait à la même époque: «Une révolution
de vingt-cinq ans, un parlement de soixante, que peut-il résulter de
l'accouplement?»]

[Note 154: _National_, _passim_, août et septembre 1830.]

[Note 155: SARRANS, _Louis-Philippe et la contre-révolution_,
_passim_.]

[Note 156: Débat du 30 août 1830, à propos du projet de loi tendant à
remplacer les députés démissionnaires. Voir notamment le discours de
M. Mauguin.]

Tant d'attaques provoquaient-elles les députés à faire enfin acte
d'énergie, à tenir tête à cette excitation révolutionnaire qui les
menaçait les premiers, à inaugurer une politique de résistance à
laquelle eût dû les déterminer le seul instinct de la conservation?
Non, ces attaques produisaient plutôt dans la Chambre cette sorte
d'intimidation qui était alors l'état d'esprit de tous les «suspects».
D'ailleurs, quand elle entendait contester sa «légitimité»,
l'assemblée devait s'avouer à elle-même qu'elle avait, en effet, été
élue pour faire partie d'un gouvernement qui n'était plus, et en vertu
d'une législation électorale que la Charte nouvelle avait
condamnée[157]. Aussi était-elle chaque jour plus hésitante, lasse,
incertaine de la volonté nationale et de son propre droit, sans force
et sans courage pour fournir une direction à l'opinion et réagir
contre le mouvement qui emportait toutes choses. Elle était réduite
d'un quart de ses membres par les annulations d'élections et par les
démissions des royalistes, et la conscience de cette mutilation la
rendait plus timide encore. Elle ne céda point jusqu'à se dissoudre,
comme on l'en sommait impérieusement; le 4 octobre, elle décida, sur
la motion d'un de ses membres, M. Jacques Lefèvre, qu'elle suspendrait
ses travaux le 10 et ne les reprendrait qu'après avoir vu ses vides
remplis par des élections complémentaires. Ces élections, en comptant
les réélections de députés nommés fonctionnaires, ne portaient pas sur
moins de cent treize siéges. C'était donc toute une infusion de sang
nouveau sur laquelle la Chambre comptait pour se rajeunir et se
vivifier[158].

[Note 157: «Quel mandat avions-nous donc reçu? s'écriait M. Mauguin
dans la séance du 30 août. N'était-ce pas de concourir avec une
Chambre de pairs maintenant mutilée, avec une Chambre émanée d'un roi
maintenant renversé? Ne devions-nous pas, en un mot, faire partie d'un
gouvernement qui formait un tout indivisible et qui maintenant
n'existe plus? Et la partie subsistera-t-elle quand le tout est
détruit? Non, non, ne nous abusons pas; notre mandat est mort avec le
gouvernement près duquel il devait s'exercer.» Certes, en pure
logique, il était malaisé de réfuter cette argumentation. Toutefois,
elle avait un point faible, une fissure qui n'échappa point aux
contradicteurs. M. Mauguin avait commencé par reconnaître la
légitimité des actes faits par la Chambre pour choisir un roi et
reviser la Charte. Comment! répondirent MM. de Rambuteau et Dupin,
nous aurions eu le droit de faire de si grandes choses, et nous ne
pourrions pas voter de modestes lois! Le dernier de ces orateurs
rappelait d'ailleurs un souvenir historique qui fit un grand effet.
«Serons-nous condamnés, dit-il, à passer encore par les mêmes fautes
pour arriver aux mêmes résultats? Imiterons-nous l'Assemblée
constituante, qui ne sut pas achever son propre ouvrage?»]

[Note 158: Quand la Chambre ainsi complétée reprendra ses travaux, le
ministère du 11 août aura déjà disparu.]


VII

Avant de se séparer, la Chambre devait s'occuper encore d'une affaire
singulièrement redoutable pour sa faiblesse et pour celle du pouvoir.
Elle venait de voter, quelques jours auparavant, le 27 septembre, la
mise en accusation des anciens ministres de Charles X. L'initiative de
ces poursuites n'était pas venue du gouvernement. C'était le peuple
qui, au lendemain de sa victoire, avait arrêté en province les
ministres fugitifs. «Capture malencontreuse!» s'était écrié alors
Carrel, tant ceux même qui étaient le plus animés contre le régime
déchu pressentaient les embarras et les périls d'un procès de ce
genre. C'était ensuite un simple député, esprit absolu et violent, M.
Salverte, qui avait, dès le 13 août, proposé la mise en
accusation[159]. Une fois saisie, la Chambre n'avait pas cru pouvoir
refuser cette satisfaction à l'irritation populaire. Mais irait-on
jusqu'à livrer les têtes de M. de Polignac et de ses collègues? On y
comptait en bas lieu. À peine la question s'était-elle trouvée posée
qu'avaient commencé à fermenter les instincts de férocité vindicative
si faciles à éveiller dans les foules. Les démagogues n'étaient pas
les seuls à entretenir et à aviver cette soif de sang. Dans une région
moins basse, on rencontrait des «esprits étroits et raides» qui, par
argumentation juridique et par dogmatisme révolutionnaire,
prétendaient établir que la peine capitale était le châtiment légitime
et nécessaire d'une tentative de coup d'État. Telle était la
conclusion d'un article du _Times_ que les feuilles de gauche
s'empressaient de reproduire, et la _Revue d'Édimbourg_, alors dans
tout son éclat, disait, en parlant des ministres accusés: «S'ils
échappent au châtiment qu'ils ont trop mérité, cette indulgence ne
sera qu'une prime offerte à la trahison, un encouragement à qui voudra
s'armer contre les libertés populaires; les défenseurs de ces
libertés, si le sort les trahit, n'échappent ni à la rigueur de la loi
ni à la hache du bourreau.»

[Note 159: Cette proposition, faite le 13 août, avait donné lieu à un
premier débat, le 20 août. Un vote avait alors investi la commission
des pouvoirs de juge d'instruction. Le 23 septembre, M. Bérenger avait
lu le rapport concluant à la mise en accusation: celle-ci fut votée,
après discussion, le 27 septembre.]

Épreuve décisive pour la monarchie naissante! Si sévèrement qu'on
jugeât la révolution de Juillet, il fallait reconnaître qu'elle
s'était montrée, dans la victoire, tolérante et clémente. Sauf
certaines atteintes à la liberté religieuse dont il sera parlé plus
tard, peu ou point de ces représailles trop fréquentes en pareil cas,
et surtout, en dehors du combat, pas de sang versé. Charles X avait pu
gagner lentement et publiquement le port de Cherbourg, sans être
victime d'aucune violence. Louis-Philippe ressentait quelque fierté
d'une modération qui était, en effet, pour beaucoup, son oeuvre
personnelle. «Ne serait-il pas possible, écrivait-il à M. Guizot, le
13 septembre, d'indiquer dans votre exposé que, tandis que le
gouvernement fait aussi largement la part des destitutions réclamées
par le voeu public, cependant aucune persécution n'a lieu; que la
liberté individuelle existe pour tous, dans la plus grande étendue,
ainsi que la circulation des voyageurs de toutes les classes, de
toutes les opinions, de tous les partis; que les cabinets noirs
n'existent plus, que le secret des lettres est scrupuleusement et
consciencieusement respecté; que nul n'est inquiété pour ses opinions,
quelles qu'elles aient été, quelles qu'elles puissent être encore? Je
ne prétends pas à l'encens des compliments, mais cependant je crois
qu'on peut dire à ceux qui méconnaissent ma conduite et ses motifs:
«En auriez-vous fait autant envers nous[160]?»

[Note 160: _Mémoires de M. Guizot_, t. II, p. 50-51.]

Laisser ensuite verser le sang des ministres de Charles X, ce serait
perdre le bénéfice et l'honneur de cette modération première; ce
serait altérer complétement le caractère du nouveau régime. Les
conséquences ne se feraient pas attendre, terribles au dedans et au
dehors. Au dedans, une fois que le fauve populaire aurait trempé ses
lèvres dans le sang, n'était-il pas à craindre que, comme toujours, il
ne voulût s'en gorger, que l'ivresse du carnage ne lui montât au
cerveau? et alors où s'arrêterait-il? N'aurait-on pas ouvert la porte
à de hideuses passions dont la monarchie elle-même serait d'abord
victime? Au dehors, on ranimerait, plus irritées et plus menaçantes,
ces défiances dont la prudente sagesse de Louis-Philippe avait eu tant
de peine à prévenir le dangereux éclat. Aussi, quand les rêveurs de
bouleversement démagogique et de guerre universelle réclamaient si
âprement la mort de M. de Polignac et de ses collègues, ils le
faisaient moins par ressentiment contre ces derniers, que par
intuition de ce qui en résulterait pour la monarchie de Juillet. Après
avoir donné un tel gage à la révolution, cette monarchie lui serait
irrévocablement liée et subordonnée; en même temps, elle romprait à
tout jamais avec les gouvernements réguliers, par un défi sanglant,
analogue à celui de la Convention jetant aux royautés européennes la
tête coupée de Louis XVI.

Le Roi avait vu ce péril dès le premier jour; la majorité de la
Chambre, de même; c'est pourquoi elle avait scrupule de se séparer, en
ne laissant, sur ce point, d'autre indication à l'opinion publique que
le vote de mise en accusation. Accuser quelqu'un de haute trahison,
n'était-ce pas le vouer à une condamnation à mort? Que faire pour
écarter cette conséquence? D'accord avec les ministres, la majorité
usa d'un détour. Dans les dernières séances de la session, le 6 et le
8 octobre, elle entendit le rapport et précipita la discussion sur une
proposition de M. de Tracy, tendant à la suppression de la peine de
mort. Il lui parut impossible d'improviser une réforme aussi grave,
mais elle adopta une adresse qui invitait le Roi à proposer cette
suppression, notamment en matière politique. En même temps, on faisait
signer «aux blessés de Juillet» une pétition dans laquelle ils
disaient que «les mânes de leurs frères n'avaient pas besoin de sang
pour être apaisés». Le Roi reçut aussitôt l'adresse des députés, en
approuvant chaleureusement les idées qui y étaient exprimées. Cette
démonstration sentimentale, dans laquelle tous avaient eu leur rôle,
paraissait avoir pleinement réussi. Au Palais-Royal, dans le monde
parlementaire, dans les salons ministériels, chacun crut la difficulté
sinon surmontée, du moins tournée; on était tout à la joie d'une
habileté heureuse et à l'émotion, très-sincère du reste, de la
générosité dont on venait de faire preuve, et lorsque, deux jours plus
tard, le 10 octobre, les députés suspendirent leurs séances, leur
conscience était rassurée sur les dangers de la mise en accusation.

Ils oubliaient cette foule révolutionnaire qui, depuis Juillet,
semblait être l'un des grands pouvoirs publics. Quelle colère quand
elle s'aperçoit qu'on lui dérobe ses victimes! Un cri de fureur
sauvage éclate dans les clubs, les journaux, les placards; on dénonce
au peuple la trahison dont il est menacé; appel est fait aux plus
sanglants appétits, dans un langage digne de 1793. Le soulèvement est
tel, que les journaux modérés renoncent à justifier l'adresse, et le
_Constitutionnel_ blâme, comme «étrange et inopportun», le «drame
philanthropique que la Chambre a voulu improviser en vingt-quatre
heures». Cette Chambre n'est plus là pour se défendre: en eût-elle eu
d'ailleurs le courage? Quant au ministère son complice, ahuri,
intimidé de ce tapage, il ne sait imprimer aucune direction, opposer
aucune résistance; les journaux se demandent en raillant s'il existe:
«Il y a un gouvernement, dit le _National_; on entend à peine parler
de lui;... on ne le voit plus; on ignore presque où il est. Pressé de
questions, il ne s'explique point; attaqué, calomnié peut-être, il ne
répond point. Où est-il? Que fait-il? Que pense-t-il[161]?»

[Note 161: _National_ du 16 octobre 1830.]

Ainsi violemment excitées et mollement combattues, les passions
mauvaises grondent chaque jour plus menaçantes. Des attroupements
sinistres se forment sur les places publiques. Le 17 octobre, la
populace se porte sur le Palais-Royal, demandant la mort des anciens
ministres. Elle revient le lendemain, et, dans la soirée, envahit les
cours et les jardins; c'est avec peine que la garde parvient à la
refouler et à fermer les grilles. À Vincennes! crie-t-on alors; et la
hideuse cohue, qu'on a pu comparer à une bande de septembriseurs en
quête de «travail», se précipite, armée de fusils, de sabres, de
piques, pour arracher les ministres de leur prison. Des torches
éclairent sa marche. Sur son passage, les boutiques se ferment;
partout l'effroi et le dégoût; du reste aucun obstacle, aucune
répression. Le château de Vincennes a heureusement pour commandant le
général Daumesnil. Ce vieux soldat, dont l'énergie console un peu de
la faiblesse qui règne partout ailleurs, fait ouvrir les portes de la
forteresse et se présente seul à la horde des assaillants: «Que
voulez-vous? leur demande-t-il.--Nous voulons les ministres.--Vous ne
les aurez pas; ils n'appartiennent qu'à la loi; je ferai sauter le
magasin à poudre plutôt que de vous les livrer.» La foule, un instant
hésitante, mais bientôt dominée, s'éloigne en criant: «Vive la jambe
de bois!» Elle revient à Paris: il est deux heures du matin; ivre de
passion, de cris et de vin, elle se porte de nouveau sur le
Palais-Royal et, avec d'atroces clameurs, demande à voir le Roi. On
n'a même pas eu la précaution vulgaire d'augmenter la garde après
l'attaque du matin; le poste va être forcé, déjà les plus hardis
montent le grand escalier, quand arrivent quelques compagnies de garde
nationale, réunies à la hâte. Il s'en faut de peu que le Roi ne
subisse l'outrage d'un autre 20 juin. Alors, seulement, vaincue par
sa propre lassitude, l'émeute se disperse.

Pendant ces quarante-huit heures d'angoisse et de honte, on eût
vainement cherché trace à Paris d'un commandement sûr de lui-même et
capable de se faire partout obéir: pas d'autre résistance que celle
qu'il a plu aux gardes nationaux d'opposer par moment et par place. On
a fait quelques arrestations: deux seulement seront maintenues et
aboutiront à des condamnations à six mois ou un mois de prison. Dans
la journée du 18, les ministres se sont rassemblés chez le Roi:
inertes par faiblesse et par division, embarrassés les uns des autres,
s'en voulant mutuellement d'être, ceux-ci trop lâches, ou ceux-là trop
impopulaires, plus effrayés encore par l'impuissance de la défense que
par la force de l'attaque, ils ont adressé aux généraux moins des
ordres de répression que des adjurations vagues de mettre fin au
désordre, et surtout ils ont tâché de désarmer les émeutiers par
quelque concession. Dans ce dessein, ils ont préparé, pour le
_Moniteur_ du lendemain, une note où, désavouant à demi le vote de la
Chambre et leur propre conduite dans l'affaire de l'adresse, ils
déclaraient que le gouvernement ne croyait pas possible «l'abolition
universelle et immédiate de la peine de mort», et que, même pour
restreindre ce châtiment aux seuls cas nécessaires, «il fallait du
temps et un long travail». Fait significatif, c'était M. Guizot qui
avait rédigé cette note sur la table du conseil[162].

[Note 162: Quelques jours après, M. Guizot, sorti du pouvoir, avouait
noblement à la tribune qu'il avait commis une faute grave, en
consentant à cet article du _Moniteur_. (Discours du 9 novembre
1830.)]

Le 19 au matin, le Roi, en remerciant les gardes nationaux qui
l'avaient sauvé pendant la nuit, leur disait avec fermeté: «Ce que je
veux, ce que nous voulons tous, c'est que l'ordre public cesse d'être
troublé par les ennemis de cette liberté réelle, de ces institutions
que la France a conquises, et qui peuvent seules nous préserver de
l'anarchie et de tous les maux qu'elle entraîne à sa suite.» Mais
quelle portée pouvait avoir ce langage, quand, en même temps, le
_Moniteur_ publiait la note rédigée la veille? Tout était du reste à
la faiblesse et à la capitulation. Les journaux de la gauche modérée
et dynastique glissaient à peine quelques timides conseils de paix, ou
plutôt quelques supplications, au milieu d'éloges hyperboliques
prodigués aux «hommes de Paris, race de braves, peuple d'élite, fait
pour la gloire, pour les nobles élans du coeur[163]». La Fayette, plus
spécialement chargé du maintien de l'ordre en sa qualité de commandant
de la garde nationale, adressait aux émeutiers des proclamations
pleines d'une effusion confiante et caressante; il leur parlait de
«leur gloire si pure», et les conjurait humblement de ne pas lui
causer le chagrin de ternir cette gloire. M. Odilon Barrot fit mieux
encore; il traita cette sédition honteuse et détestable entre toutes,
«d'émotion populaire» qu'il s'efforçait d'excuser et d'attribuer à un
«malentendu»; il discuta avec elle comme avec une sorte de pouvoir; il
osa même qualifier l'adresse de la Chambre de «démarche inopportune»,
donnant ainsi le spectacle d'un fonctionnaire qui blâmait le
parlement, les ministres, le Roi, et le faisait pour satisfaire une
émeute. Si habitué qu'on fût à l'anarchie administrative, le scandale
parut cette fois difficile à supporter. M. Guizot et ses amis
parlèrent de la démission ou de la destitution du préfet de la Seine.
Mais M. Dupont de l'Eure et le général La Fayette menacèrent de leur
retraite si l'on touchait à M. O. Barrot. Celui-ci demeura donc, et
les journaux de gauche mirent en lumière la façon dont le préfet
l'avait emporté sur les ministres. L'autorité de ces derniers n'en
était pas accrue. Après chaque capitulation, ils ne gagnaient rien en
popularité, mais ils perdaient en considération. La même foule qui
avait acclamé le vieux général Daumesnil, quand celui-ci lui avait
résisté, répondait aux concessions du gouvernement, en criant plus
fort qu'auparavant: À bas les ministres!

[Note 163: _National_ du 7 octobre.--Seul, le _Journal des Débats_,
dégoûté et indigné, osait rappeler le souvenir de cette démagogie qui,
pendant trois ans, «avait léché le sang de la guillotine».]


VIII

Le ministère du 11 août est arrivé à ce résultat que tout le monde
l'attaque et que personne ne le défend: les conservateurs, parce qu'il
ne résiste pas; les révolutionnaires, parce qu'il ne suit pas le
mouvement d'assez bonne grâce; les uns et les autres enfin, parce
qu'il a cette figure assez piteuse et généralement peu respectée d'un
gouvernement qui ne sait pas, ne peut pas ou n'ose pas vouloir. Lors
de son avénement, le cabinet, à raison même de sa composition un peu
disparate, avait été bien accueilli partout, à gauche par le
_National_, au centre gauche par le _Constitutionnel_, à droite par le
_Journal des Débats_. Deux mois se sont écoulés, et, entre tous les
journaux, c'est à qui lui donnera plus rudement et plus
dédaigneusement congé. Armand Carrel écrit dans le _National_: «Devant
ce fait d'une volonté populaire exprimée d'une manière malheureusement
trop claire, volonté de vengeance et de sang, nous le disons avec
peine, la situation n'est plus tenable pour un ministère qui a tenté
l'impuissante combinaison du salut des ministres par l'abolition
préalable de la peine de mort. Il faut laisser la place à des hommes,
ou assez populaires pour pouvoir obtenir grâce et forcer les passions
à renoncer à un argument terrible, ou assez déterminés pour accepter
la solidarité d'un acte de vengeance qu'il serait impossible
d'empêcher.» Le _National_ ajoute quelques jours plus tard: «Que le
ministère ait commis toutes les fautes qui pouvaient démontrer son
incompatibilité avec la France de 1830, il n'y a qu'un avis
là-dessus.» Il lui reproche «d'avoir peur d'une révolution accomplie,
de ne pas la connaître, d'aimer mieux la calomnier que se familiariser
avec elle et, si ce n'est la conduire, la suivre au moins d'un pas
égal[164]». D'autre part, on lit dans le _Constitutionnel_: «Les
émeutes qui n'ont trouvé de répression et pour ainsi dire de
gouvernement que dans la garde nationale, ne laissent aucun doute sur
la nécessité d'un pouvoir qui le soit autrement que de nom[165].» Le
_Journal des Débats_ exprime des plaintes analogues: «Le pouvoir
public ne prend plus l'initiative d'aucune mesure; il attend que la
garde nationale veuille et agisse; alors il se met à suivre;...
l'administration s'efface et se cache derrière le peuple.» La
conclusion est naturellement peu favorable au maintien du cabinet: «Il
ne faut pas croire que nous tenions beaucoup au ministère en lui-même;
par son inaction, par sa faiblesse, il donne prise aux troubles...
S'il ne se défend pas mieux, et surtout s'il ne défend pas mieux
l'ordre public qu'il n'a fait, il tombera, et sans laisser de regret!
Il tombera, non parce qu'il est modéré..., mais parce qu'on finira par
voir trop clairement que sa modération n'est que l'impuissance, et
qu'en laissant aller, il perd tout.» Dans le même journal, M.
Saint-Marc Girardin s'écrie, avec l'indignation de son honnête et fin
bon sens: «Avoir un gouvernement qui ne gouverne pas, mais qui prie
humblement d'obéir, demandant pardon de la liberté grande qu'il prend,
c'est n'être pas dans l'état social ni dans l'état barbare; c'est être
dans l'anarchie et le chaos. La société est une bonne chose; mais
cette décadence de la société, ce radotage impuissant des institutions
sociales, c'est une pauvre et pitoyable chose[166].» Aussi le
_National_, après avoir constaté cette unanimité d'attaques, après
avoir déclaré que le ministère «n'a pas un journal à lui», qu'il est
«plus dépourvu du côté de la presse que ne l'a été aucun des cabinets
depuis la Restauration», est autorisé à prononcer cette condamnation
sommaire: «Le ministère ne convient à personne[167].»

[Note 164: _National_ du 18 et du 24 octobre.]

[Note 165: _Constitutionnel_ du 26 octobre.]

[Note 166: _Journal des Débats_ des 16, 21 et 24 octobre.]

[Note 167: _National_ du 24 octobre.]

Cette poussée de la presse devait rencontrer peu de résistance au
moins chez une partie des ministres. Ceux d'entre eux qui
représentaient l'élément conservateur ressentaient déjà depuis quelque
temps la lassitude, le dégoût, on dirait presque le remords de la
besogne qu'il leur fallait faire et surtout laisser faire, troublés
moins encore des attaques dont ils étaient poursuivis que du jugement
qu'ils portaient eux-mêmes sur leur oeuvre[168]. On se rappelle dans
quel esprit ils avaient consenti à faire partie du premier cabinet de
la monarchie, et notamment avec quelle modestie défiante M. de Broglie
avait alors défini le rôle tout provisoire et expectant de ce
ministère. Les événements n'avaient pas rendu le noble duc plus
confiant et plus hardi. «Il s'agit, disait-il un jour à son collègue,
M. Molé, de tenir la position le temps suffisant; nous ne sommes qu'un
sac à terre, comme disent les sapeurs, nous ne faisons que boucher un
trou qui, sans nous, resterait béant et par où tout passerait. Nous
faisons tant bien que mal le lit de nos successeurs, et puissent-ils
l'occuper bientôt[169]!» Dernier souhait bien sincère et exprimé
chaque jour avec une vivacité plus impatiente et plus inquiète! Le peu
de bien qu'ils avaient espéré faire, le peu de mal qu'ils s'étaient
proposé d'empêcher, M. de Broglie et ses amis s'en sentaient
incapables, dans la compagnie ministérielle qu'ils avaient acceptée;
ils se voyaient condamnés à une politique de laisser-aller et de
compromissions, à ce que M. Molé appelait, avec une amertume
dédaigneuse, «les concessions aux journaux et à la clameur d'un
parti». Aussi avaient-ils de moins en moins de goût à prolonger une
épreuve d'où ils risquaient de sortir usés, discrédités et mécontents
d'eux-mêmes. Que sont devenues leurs illusions, si longtemps
persistantes, sur les avantages et la légitimité de l'union de toutes
les gauches? Il leur a suffi de quelques semaines de pouvoir pour
comprendre le mensonge et le péril de ces thèses d'opposition, et pour
désirer faire le départ des éléments contraires qu'on avait d'abord
mêlés dans le ministère.

[Note 168: Quelques jours après être sorti du ministère, M. Guizot,
qui pourtant n'aimait pas les confessions publiques, disait à la
tribune: «Je l'avoue, dans mon ministère, je n'ai pas fait tout ce que
j'aurais voulu faire; j'ai fait des choses que je voudrais aujourd'hui
n'avoir pas faites.» (Discours du 9 novembre 1830.)]

[Note 169: _Souvenirs_ du feu duc de Broglie.]

Les ministres adversaires de la politique de laisser-aller avaient
trop petite idée de leurs forces pour songer à garder le pouvoir, en
excluant M. Laffitte, M. Dupont de l'Eure et leurs amis. Peut-être
même, à scruter le fond de leur âme, n'y eût-on trouvé alors qu'une
assez débile espérance dans le succès final de l'entreprise
monarchique à laquelle ils étaient associés. Ils voyaient bien
d'ailleurs que, s'ils voulaient rester, les points d'appui leur
feraient défaut. Le Roi, toujours insuffisamment convaincu de la
nécessité et surtout de la possibilité d'une résistance dans la
politique intérieure, croyait indispensable de manoeuvrer entre les
deux partis, en les ménageant et les caressant tous deux. La Chambre
se complétait alors par les élections partielles, mais rien
n'indiquait qu'il en sortirait une majorité mieux constituée et plus
résolue. Dans le pays, s'il y avait anxiété, malaise et souffrance,
l'esprit public n'était pas pour cela guéri des exaltations et des
sophismes révolutionnaires, et surtout ceux qui se sentaient suspects
aux vainqueurs du jour n'avaient pu encore dominer l'intimidation qui
les paralysait. La dissolution du cabinet devait donc avoir pour
conséquence immédiate de livrer le pouvoir sans partage aux hommes de
gauche, complices ou complaisants du parti révolutionnaire. Des
conservateurs pouvaient-ils prendre sans trouble une pareille
responsabilité? Ils se rassuraient par ces considérations que le duc
de Broglie exposait un jour en causant avec le Roi: «Il vous faut
nécessairement, disait-il, en passer plus tôt ou plus tard, mais pour
un temps plus ou moins court, par le parti du mouvement. Le plus tôt
est le mieux, car vous avez encore par vous-même un fond de popularité
de bon aloi, pour résister à la fausse popularité du moment, et une
majorité saine dans la Chambre des députés qui contiendra le mauvais
parti. Si vous le laissez arriver peu à peu, à la sourdine, sous
l'apparence d'une approbation officielle, vous lui préparez un long
avenir; endormant la résistance, vous ne pourrez lui faire appel
qu'après de longues souffrances et quelques désastres; si vous
compromettez vos bons serviteurs en fausse voie, ils perdront tout
crédit auprès des gens sensés et, le moment venu, n'inspireront à
personne ni courage ni confiance. Dans l'état présent des affaires,
je ne donne pas deux mois à M. Laffitte et à M. Dupont de l'Eure pour
gouverner comme ils l'entendent et pour donner eux-mêmes leur langue
aux chiens. Le Roi aura alors sous la main des hommes qui auront
soutenu leur drapeau, et derrière lesquels les gens de bon sens se
rallieront avec zèle. Si vous leur demandez de mettre leur drapeau
dans leur poche et de faire chorus avec les braillards, qui vous
viendra en aide au moment du danger, et à quoi vous seront-ils
bons[170]?» Le _Journal des Débats_ obéissait à une inspiration
analogue, quand il disait alors à ses amis du cabinet: «Si vous voulez
quelque chose que vous ne pouvez pas, retirez-vous et ménagez-vous
pour des temps meilleurs. Aussi bien, si nous devons passer par un
ministère ultra-libéral, si la démocratie doit avoir son 1815 comme la
Restauration, fasse le ciel que ce soit plus tôt que plus tard. Nous
mesurerons enfin, une fois pour toutes, tant de géants populaires que
nous soupçonnons fort de n'être que des nabots... C'est une expérience
à faire, elle sera courte et décisive. M. de Villèle a fait en grande
partie notre éducation en fait de liberté. Le ministère démocratique
fera notre éducation en fait d'ordre public, et il la fera vite,
soyez-en sûrs[171].» Si ingénieuses, si fortes même que soient ces
considérations, nous convainquent-elles absolument qu'avec plus
d'énergie de la part de tous, l'effort de résistance, accompli bientôt
par Casimir Périer, n'aurait pu être tenté quelques mois plus tôt? En
tout cas, elles ne nous rassurent pas sur l'effroyable risque d'une
épreuve qui consiste à laisser tout faire au parti révolutionnaire
dans l'espoir qu'il s'usera lui-même. Mais, alors, les meilleurs des
conservateurs croyaient nécessaire d'en passer par là, et cette
nécessité,--s'il faut l'admettre comme eux,--est une preuve de plus du
triste état où nous avait mis la révolution.

[Note 170: _Souvenirs_ du feu duc de Broglie.]

[Note 171: _Journal des Débats_ du 21 octobre.]

Les désordres du 17 et du 18 octobre, et surtout les humiliations qui
les avaient accompagnés, eurent cet effet, chez M. Guizot et ses amis,
de transformer en résolution définitive leurs désirs de retraite.
Leur conscience comme leur courage recula devant la pensée d'aborder
la terrible épreuve du procès des ministres de Charles X, dans les
conditions de faiblesse qui venaient, dès la première difficulté, de
les condamner à une telle capitulation. Ce n'était pas trop tôt pour
se dégager. Ils savaient du reste que, dans cette question
particulière du procès, leurs collègues les plus avancés, et La
Fayette lui-même désiraient écarter toute issue sanglante: demeurés
seuls au pouvoir, ceux-ci ne seraient-ils pas plus obligés de sauver
la tête de M. de Polignac et moins gênés pour y réussir? Afin de
dissoudre la combinaison hétérogène du 11 août, il suffisait de poser,
en conseil des ministres, la question même de la direction à donner à
la politique intérieure. C'est ce que fit M. le duc de Broglie, dans
les derniers jours d'octobre. «Il s'agit de savoir, dit-il, quelle
conduite on se propose de tenir, si l'on entend désormais continuer à
résister, avec modération et fermeté, au mouvement qui nous entraîne
après nous avoir placés à sa tête, ou bien se placer à sa queue et le
suivre en l'amadouant par des concessions et des compliments, par des
promesses et par des caresses. Il est possible que ce dernier parti
soit le meilleur, peut-être même le seul praticable, et dès lors on ne
saurait mieux faire que de placer à la tête du ministère un chef qui
le professe; mais il faut que ce chef soit secondé par des collègues
qui l'assistent et ne contrarient ni ses actes ni ses desseins. Si ce
chef doit être M. Laffitte, j'y consens, pourvu qu'il soit chargé de
choisir lui-même ses collègues, et je préviens d'avance que, ne
partageant pas son opinion, je ne saurais lui promettre de lui prêter
mon concours.» Le débat ainsi soulevé, il était clair qu'on ne pouvait
s'entendre. M. Laffitte reçut mission de former un nouveau cabinet;
MM. de Broglie et Guizot furent suivis dans leur retraite par MM.
Périer, Dupin, Molé et le baron Louis. On croit volontiers à la
sincérité de M. Guizot quand il écrit dans ses Mémoires: «Nous
sortîmes des affaires, le duc de Broglie et moi, avec un sentiment de
délivrance presque joyeux dont je garde encore un vif souvenir.»



CHAPITRE IV

LE MINISTÈRE LAFFITTE ET LE PROCÈS DES MINISTRES

(Novembre 1830--Janvier 1831)

     I. Composition du cabinet. M. Laffitte. La politique du
     laisser aller. Les autres ministres. Importance dangereuse
     de La Fayette. M. Odilon Barrot. Confiance de M. Laffitte.
     Accueil fait par l'opinion au nouveau ministère.--II. Le
     procès des ministres. Agitation croissante. Faiblesse de La
     Fayette et d'Odilon Barrot. La cour des pairs. Menaces et
     inquiétudes. Les ministres enlevés par M. de Montalivet.
     L'émeute trompée. L'intervention des «Écoles».--III.
     Exigences du parti révolutionnaire. Démission de La Fayette
     et de M. Dupont de l'Eure. Impuissance et discrédit du
     ministère.


I

Le nouveau ministère, constitué par ordonnance du 2 novembre, fut
ainsi composé: MM. Laffitte, président du conseil, ministre des
finances; le maréchal Maison, ministre des affaires étrangères; Dupont
de l'Eure, garde des sceaux; le comte de Montalivet, ministre de
l'intérieur; Mérilhou, ministre de l'instruction publique et des
cultes; le maréchal Gérard, ministre de la guerre; le général
Sébastiani, ministre de la marine. Quelques jours plus tard, le 17
novembre, les maréchaux Maison et Gérard furent remplacés, l'un, par
le général Sébastiani; l'autre, par le maréchal Soult; le comte
d'Argout reçut alors le portefeuille de la marine.

M. Laffitte n'est pas un nouveau venu: on l'a vu, sous la
Restauration, se jeter dans une opposition assez ardente, moins par
passion doctrinale que par jalousie de banquier opulent contre
l'aristocratie de naissance, par soif de popularité et désir
d'augmenter la clientèle politique dont il aimait à être suivi[172].
Parvenu, dans les journées de Juillet, à l'apogée de son rôle, ce
Warwick bourgeois s'était trouvé, lui aussi, un «faiseur de roi»; sur
les balcons révolutionnaires, il avait presque partagé avec La Fayette
les accolades du duc d'Orléans, les acclamations de la foule, et la
satisfaction de «protéger» une monarchie naissante. Aussi n'était-il
pas de caresses dont ne crût devoir l'entourer Louis-Philippe, devenu
roi. «Saint Jacques et saint Philippe, disait le prince en faisant
allusion à son prénom et à celui du banquier, ne sont pas moins
irrévocablement unis sur la terre que dans le ciel.» Et encore: «Tant
que Philippe sera roi, Jacques sera son ministre.» M. Laffitte buvait
ces flatteries royales, jouissait de cette importance avec une sorte
d'indolence satisfaite et imprévoyante, sans comprendre que le pouvoir
pût être autre chose que cette jouissance. Son épicurisme frivole,
mobile et bon vivant redoutait ce qui était travail ou lutte.
D'ailleurs, dans cette nature aimable et parfois brillante, rien des
qualités sérieuses et surtout de cette puissance d'effort et de lutte
qui peuvent seules transformer une importance momentanée en une action
durable et efficace. D'instruction fort médiocre, son bagage
politique, intellectuel et moral, aurait pu tenir dans une chanson de
Béranger. Imbu des vanités et des badauderies nationales, étourdi par
les fumées de Juillet, il croyait suffire à tout par une sorte de foi,
naïvement ignorante, dans le progrès indéfini du libéralisme, dans la
bienfaisante omnipotence de la révolution, dans l'infaillibilité et
l'impeccabilité du peuple. Ce banquier heureux n'était même pas un
financier compétent. Ce causeur agréable n'avait à la tribune aucun
des dons de force, de chaleur et d'autorité, qui font de la parole un
moyen de gouvernement. Il était aussi paresseux pour le travail de
cabinet que dénué de volonté et d'influence dans le maniement des
hommes. S'il ne savait pas commander, sa bienveillance facile, son
affabilité superficielle, son besoin de plaire, sa faiblesse de
caractère, son habitude de courtiser l'opinion, son manque de
convictions sérieuses et de doctrines réfléchies, lui rendaient plus
impossible encore de résister, surtout à ceux qui lui paraissaient
disposer de la popularité. Son incapacité de gouvernement n'était
égalée que par sa légèreté présomptueuse et son vaniteux optimisme.

[Note 172: Sur M. Laffitte avant 1830, je me permets de renvoyer à ce
que j'en ai dit dans le _Parti libéral sous la Restauration_, p. 51 et
suiv.]

On ne pouvait dire que M. Laffitte personnifiât la «politique du
mouvement», celle qui se serait avancée hardiment dans la voie
révolutionnaire, se dirigeant vers un but certain et voulu; il n'avait
par lui-même aucune opinion violente, aucune obstination de doctrine
extrême; bien plus, il aimait à se dire du «parti modéré», parlait
volontiers avec quelque dédain de La Fayette, de ses «chimères», des
«écervelés qui l'entouraient», et se piquait de n'être séparé que par
des nuances du duc de Broglie et de M. Guizot. Cet état d'esprit
apparut dans un débat soulevé peu de jours après la formation du
cabinet[173]. M. Guizot avait saisi l'occasion d'une discussion sur la
presse pour marquer en quoi il se séparait de M. Laffitte; il avait
opposé ceux qui voulaient «resserrer la révolution dans les plus
étroites limites» et «la présenter à l'Europe sous la forme la plus
raisonnable», à ceux qui la «faisaient dévier», la «dénaturaient», la
«pervertissaient», et derrière lesquels s'agitaient «les passions
exclusives du parti républicain». M. Odilon Barrot accepta aussitôt la
question telle que la posait M. Guizot, lui fit tête sur ce terrain,
et retourna contre lui le reproche d'avoir méconnu le principe et la
portée de la révolution. Mais, dès le lendemain, M. Laffitte, qui
avait pris peur d'une contradiction si nette, essaya d'établir, par
des déclarations équivoques et câlines, qu'«aucune dissidence
fondamentale» ne le séparait des «membres de l'ancien cabinet», et
que, «d'accord sur le fond des choses, la différence ne consistait que
dans la disposition plus ou moins confiante des uns et des autres».
Pour un ministère nouveau, c'était une entrée peu fière. «Homélie
pateline», disait le duc de Broglie, en haussant dédaigneusement les
épaules, et, dans un autre parti, le _National_, désappointé, se
plaignait de cette timidité à se distinguer de ceux qu'on remplaçait.
La seule politique qu'on découvrît en M. Laffitte,--si toutefois on
peut appeler cela une politique,--était celle du «laisser-aller», sans
plan et sans volonté, que Carrel devait qualifier, d'un mot heureux,
«le gouvernement par abandon[174]». Cette politique faisait consister
le libéralisme dans l'abdication du pouvoir, avait pour principe de ne
pas contrarier ceux dont l'irritation pouvait être gênante, livrait
les Chambres ou les rues à qui voulait s'en emparer, et aboutissait à
une misérable impuissance, sans cesser cependant d'être toujours
souriante et satisfaite d'elle-même. Rien de plus périlleux en temps
de révolution. Alors, en effet, ceux-là seuls sont en mesure de
diriger les événements qui savent ce qu'ils veulent et ce qu'ils
peuvent: autrement tout est à la merci du souffle de tempête qui a été
déchaîné, et jamais on ne va si loin, dans de pareilles crises, que
quand on ignore où l'on va.

[Note 173: Séances du 9 et 10 novembre 1830.]

[Note 174: Carrel a dit en effet dans le _National_, au moment de la
chute du cabinet (11 mars 1831): «M. Laffitte a fait l'essai, non pas
d'un système, mais de l'absence de tout système, du gouvernement par
abandon.»]

Si M. Laffitte était le chef officiel et le personnage le plus en vue
du cabinet, s'il lui a donné son nom dans l'histoire, il ne faudrait
pas croire cependant que cette administration fût beaucoup plus
homogène que la précédente. Le Roi avait vu avec regret dissoudre la
combinaison du 11 août. S'il ne croyait pas encore possible de faire
un ministère de résistance, la perspective de se trouver seul en
tête-à-tête avec un conseil de gauche pure lui déplaisait pour
lui-même et l'effrayait pour le pays. Il avait donc cherché quelque
nouvel expédient qui n'exclût pas complétement l'élément conservateur.
N'était-il pas allé jusqu'à presser M. Casimir Périer, avec une
insistance qui étonne, mais avec un insuccès qui se comprend,
d'accepter, sous la présidence de M. Laffitte, le portefeuille de
l'intérieur? À défaut de M. Périer, il avait obtenu ce poste pour un
jeune pair de vingt-neuf ans, auquel personne ne songeait, que rien ne
semblait désigner, ni l'éclat des services rendus, ni la notoriété du
talent, ni l'importance de la situation, ni l'appui d'un parti:
c'était le comte de Montalivet. Ses qualités réelles de courage et
d'intelligence étaient encore ignorées; engagé dans la société
libérale, non dans le parti révolutionnaire, il n'avait guère aux yeux
du public que ce double titre, qui n'était pas alors, il est vrai,
sans quelque valeur, d'être fils d'un ministre de l'empire et colonel
de la garde nationale; mais il offrait à Louis-Philippe cette garantie
de lui être personnellement très-dévoué et d'être avant tout, à raison
même de l'imprévu de sa faveur, l'homme du Roi. Le général Sébastiani,
ministre des affaires étrangères, était aussi depuis longtemps le
familier du Palais-Royal; membre du cabinet précédent, il n'avait pas
suivi dans leur retraite MM. Guizot, de Broglie et Molé, dont il
partageait cependant les sentiments; il était resté, afin de pouvoir,
dans cette phase nouvelle, servir le Roi qui trouvait en lui un
confident sûr et un instrument fidèle.

Les deux ministères les plus importants semblaient ainsi soustraits au
parti avancé. On en pouvait dire autant du portefeuille de la guerre,
dès qu'il fut confié au maréchal Soult, et de celui de la marine passé
aux mains de M. d'Argout, naguère encore porte-parole de Charles X
dans ses dernières tentatives de transaction. Mais, quelque nombreux
que fussent, autour de M. Laffitte, ces ministres à physionomie plus
ou moins conservatrice, ils n'étaient pas en mesure de redresser la
politique du ministère. Si le Roi avait profité de l'insouciance peu
vigilante du président du conseil pour les introduire dans la place,
c'était moins comme contradicteurs que comme surveillants, avec
l'espoir peut-être de contenir un peu les éléments révolutionnaires du
cabinet, non de les dominer, encore moins de les expulser.

D'autres ministres, au contraire, étaient plus à gauche que M.
Laffitte; tels M. Mérilhou et surtout M. Dupont de l'Eure. Esprit
obstiné et court, orgueilleux de sa fidélité aux principes et aux
préjugés de 1792, M. Dupont de l'Eure jouait déjà depuis longtemps,
dans la démocratie, ce rôle de vénérable qu'il devait tenir
jusqu'après 1848 avec une solennité prudhommesque. On avait insisté,
dès le début, pour lui faire accepter un portefeuille, estimant qu'il
était, pour la monarchie naissante, une caution indispensable auprès
des révolutionnaires. Mais il faisait payer cher ce service qu'il
avait rendu à contre-coeur, se croyant d'autant plus indépendant qu'il
était plus incommode et plus bourru, mettant sa dignité à faire le
paysan du Danube au milieu de la cour, sa conscience à se proclamer
républicain en étant au service d'un roi, et à se poser en nouveau
Roland dans les conseils d'un autre Louis XVI. Chaque matin, il
offrait sa démission et allait pleurer dans le sein de Béranger sur le
malheur d'être ministre malgré soi. Aux caresses dont Louis-Philippe
croyait nécessaire de l'envelopper, il répondait par des coups de
boutoir[175]. Aussi docile et complaisant envers la clique criarde
dont il était entouré, que grognon et intraitable avec le prince ou
ses collègues, il était une sorte de mannequin débile et servile aux
mains de cette basoche révolutionnaire qui le maniait et le poussait à
sa guise, en affectant de le vénérer, qui pénétrait par lui tous les
secrets du conseil, qui y faisait parvenir toutes ses exigences, de
telle sorte que le gouvernement était comme ouvert et livré au premier
venu. Ne trouvant pas d'ailleurs, dans l'exercice du pouvoir,
l'occasion d'élargir ses idées, il s'entêtait, avec une sorte de
vanité obtuse, dans les méfiances et les sophismes de la démocratie la
plus vulgaire, et un homme de son parti a pu dire de lui qu'«il
n'avait guère, en fait de vues politiques, que sa mauvaise humeur et
son éternelle austérité[176]».

[Note 175: Veut-on un spécimen des rapports de M. Dupont de l'Eure et
du Roi? Un jour, en plein conseil, M. Dupont s'écrie: «Maudite
galère!--Ah! oui, parlons-en, répond le Roi, maudite galère, à temps
pour vous, à perpétuité pour moi.--À perpétuité? reprit le ministre;
ma foi, je n'en sais trop rien, du train dont cela va. Dans tous les
cas, Sire, cela vous amuse; mais moi, je ne m'en arrange pas du
tout.»--Un autre jour, M. Dupont, donnant un démenti au Roi et
menaçant de le rendre public, osait dire: «Prenez garde à qui on
croira de vous ou de moi.» (SARRANS, _Louis-Philippe et la
contre-révolution_, t. II, p. 77, 81.)]

[Note 176: M. LANFREY.]

M. Dupont de l'Eure était, du reste, moins le ministre du Roi que
celui de La Fayette, dont le changement ministériel avait encore accru
l'importance. Le commandant des gardes nationales était alors entouré
d'une véritable cour, bien autrement empressée, adulatrice, que celle
du Palais-Royal. À ses jours d'audience, la foule se pressait si
nombreuse, qu'elle remplissait non-seulement la maison, mais débordait
dans la rue[177]. Toutes les députations de province venaient lui
rendre hommage, quelquefois même avant d'aller chez le Roi. À ses
réceptions du mardi soir, les appartements étaient trop étroits.
«C'est un salon public, écrit à cette époque un témoin[178], où les
amis amènent leurs amis, les fils leurs pères, les voyageurs leurs
camarades... Toutes les illustrations politiques, scientifiques,
littéraires, populaires, battent pêle-mêle le parquet bruyant, en
bottes crottées, en bas de soie, en uniforme, en redingote boutonnée,
en habit à revers... Là, toute la France, toute l'Europe, toute
l'Amérique, ont envoyé leurs députations.» Cependant, si admirateur
qu'il soit, ce témoin est obligé de confesser que la composition de ce
salon est singulièrement mélangée; il y voit «tourbillonner cette nuée
de jeunes gens à moustache, républicains d'estaminets, avocats sans
procès et médecins sans malades, qui font de la révolution par
désoeuvrement»; il y aperçoit aussi «des intrigants de tous ordres...
des figures ternes, louches, dégoûtantes à voir; hideux repoussoir sur
ce noble tableau, elles s'agitent autour du bon vieillard qui leur
sourit, inoffensif et confiant». Celui-ci en effet, tout entier à la
joie «de l'enthousiasme qu'il inspire», se promène au milieu des
groupes, la tête couverte, non pas de cheveux blancs ainsi que le
chante l'hymne de Juillet, mais d'une courte perruque fauve, «la face
terreuse et comme ternie de la poussière des révolutions qu'il a
traversées[179]», le corps cassé par l'âge, le regard un peu éteint,
la parole engourdie, corrigeant ces signes de décrépitude par une
bonne grâce qui trahit le marquis du dix-huitième siècle sous le
démocrate du dix-neuvième. Il est le centre de toute cette foule; «au
milieu, dit toujours le même témoin, est un groupe serré; ceux qui le
composent s'amincissent et s'allongent, les bras collés au corps; tout
autour, on se hausse sur la pointe des pieds, et les mots: C'est lui!
circulent».

[Note 177: Lettre de Macaulay alors en voyage à Paris. (_Life and
letters of lord Macaulay_, par M. TREVELYAN.)]

[Note 178: M. LUCHET, dans le _Livre des Cent un_, t. II.]

[Note 179: Expression de M. Napoléon Peyrat.]

À moins de lire les écrits du temps, on ne saurait imaginer à quel
diapason d'adulation on était monté, dans le monde démocratique, au
sujet de La Fayette[180]. Il était l'idole du boutiquier garde
national, qui voyait en lui un «Napoléon pacifique», à son usage et à
sa mesure. Assistait-il à l'Opéra, le parterre exigeait que Nourrit,
en costume de Moïse, chantât la _Parisienne_, et au couplet sur le
vieux général tout le monde se tenait debout. Paraissait-il à la
Chambre, les députés se levaient. Aux flatteries de la foule
s'ajoutaient les caresses du Roi. Tant d'hommages étaient savourés,
dans une sorte d'ivresse béate, par cet homme chez lequel Jefferson
avait déjà signalé, quarante ans auparavant, une «faim canine de
popularité». Il croyait sincèrement que ses concitoyens n'étaient
occupés que de lui, que s'ils venaient de faire une nouvelle
révolution, c'était, par une attention de délicatesse filiale, pour
rappeler au vieillard les souvenirs de sa jeunesse et lui préparer une
fin de carrière en harmonie avec son début. Aussi n'était-il pas une
de ses proclamations où il ne parlât de soi, des événements de sa vie,
comme si celle-ci était le résumé, le point culminant et le grand
enseignement de notre histoire contemporaine.

[Note 180: Dans l'écrit que j'ai déjà cité, M. Luchet écrivait de La
Fayette: «Son image, le soir, vient me visiter; je m'en empare, je
l'embrasse, je la caresse! Je l'appelle honneur, patrie, liberté,
gloire! Je la vois incarnée, faite homme, majestueuse, au front
serein, calme et belle, semblant me bénir... Attendrissante
bénédiction, que je croyais être celle de Dieu, un jour que je la
reçus en effet, et que, se penchant sur moi, il me dit d'une voix
altérée: «Au revoir, mon ami!»--On disait couramment alors qu'il n'y
avait que deux noms dans l'histoire du siècle: La Fayette et Napoléon.
Que d'attendrissement sur les «vertus de La Fayette!» Un écrivain de
la gauche, aide de camp du général, s'écriait en s'adressant aux
réactionnaires: «Vous qui avez supporté tant de vices et de crimes, ne
pouvez-vous donc supporter encore quelques jours les vertus de La
Fayette?»]

Autour de La Fayette, on traitait le Roi en personnage d'importance
secondaire; on l'appelait, avec une familiarité dédaigneuse, «le
citoyen que nous avons fait roi», et l'on s'étonnait qu'il ne se
rendît pas mieux compte de sa propre vassalité. Une caricature du
temps représentait Louis-Philippe, sa couronne à la main, et La
Fayette lui disant: «Sire, couvrez-vous.» Le mot de maire du palais
venait sur toutes les lèvres, et l'on opposait le «citoyen roi» au
«roi citoyen». Dans un banquet donné à l'Hôtel de ville en l'honneur
du général, le toast au Roi était reçu avec une froideur glaciale,
pendant que le général était acclamé, et le choeur, qui chantait la
_Parisienne_, omettait les couplets relatifs au duc d'Orléans.
Personnellement, La Fayette montrait sans doute envers Louis-Philippe
plus de courtoisie que ses amis; le gentilhomme démocrate n'avait pas
la brutalité vulgaire d'un Dupont de l'Eure; il n'était même pas au
fond sans quelque affection pour le prince. Toutefois, au besoin, il
ne se gênait pas pour pousser fort loin son droit de remontrance
protectrice envers celui qu'il croyait avoir sacré par son
accolade[181].

[Note 181: «Continuez, disait un jour La Fayette au Roi, continuez à
répudier le principe de votre origine, et je vous garantis que la
république, et peut-être la démagogie, ne sauraient désirer un
meilleur auxiliaire que Votre Majesté.» (SARRANS, _La Fayette et la
contre-révolution_, t. II, p. 2.)]

Comme les émigrés royalistes, La Fayette n'avait rien appris ni rien
oublié; il s'en tenait obstinément aux idées de la constitution de
1791, en les mélangeant de réminiscences américaines, et il eût désiré
ne pas aller au delà. Par ses opinions propres, il n'était pas un
jacobin; seulement, moins que personne, il savait dire non, et, de ce
chef, il méritait d'être au premier rang des politiques du
«laisser-aller». Était-il conduit parfois à envisager une éventualité
de résistance, il se hâtait de l'ajourner indéfiniment. «Il y a,
disait-il, entre M. Casimir Périer et moi, cette distinction qu'il
voudra tirer sur le peuple plutôt que je voudrais le faire.» Pour le
moment, bien loin de «tirer» sur l'émeute, il ne savait que lui
adresser des proclamations élogieuses, attendries, la suppliant de
consentir, par amitié pour lui, à ne pas pousser les choses trop loin.
Si le désordre avait un caractère particulièrement hideux, il ne
risquait un mot de blâme qu'après avoir feint d'y voir l'oeuvre de la
«contre-révolution». C'est qu'il mettait son point d'honneur et
croyait sa popularité engagée à ne jamais se séparer de ses «amis»,
tâchant d'ailleurs de se persuader qu'il les contenait, quand il ne
faisait que les suivre. «Il ressemble, disait spirituellement Henri
Heine, à ce gouverneur de ma connaissance qui accompagnait son élève
dans les mauvais lieux, pour qu'il ne s'y enivrât pas, puis au
cabaret, pour qu'au moins il ne perdît pas son argent au jeu, et le
suivait enfin dans les maisons de jeu, pour prévenir les duels qui
pourraient s'ensuivre; mais si le duel arrivait inévitable, le bon
vieillard lui-même servait alors de second[182].» Les jeunes meneurs
du parti révolutionnaire connaissaient et exploitaient la faiblesse du
général; ils se servaient de lui, l'exaltaient d'autant plus qu'il
était, entre leurs mains, un instrument plus docile, le faisaient
parler ou parlaient en son nom, l'obligeaient à porter au gouvernement
leurs plans, leurs utopies, leurs griefs et leurs exigences, parfois
même prétendaient engager la monarchie, malgré elle, jusque dans les
questions extérieures. Il y avait ainsi, en dehors du pouvoir
régulier, un autre pouvoir, souvent plus puissant, surtout plus agité
et plus bruyant que l'autre. M. de Salvandy, faisant allusion à la
coterie d'_ultras_ qui, après 1815, s'était groupée autour du comte
d'Artois et avait essayé d'établir un gouvernement occulte à côté de
celui de Louis XVIII, écrivait que la demeure de La Fayette était
devenue «le pavillon de Marsan du parti révolutionnaire». Singulière
humiliation et péril grave pour la royauté nouvelle! Aussi M. de
Metternich, peu après les journées de Juillet, avait-il dit à l'envoyé
de Louis-Philippe, le général Belliard: «Il y a deux nobles entêtés
dont vous et nous devons également nous défier, bien qu'ils soient
gens d'honneur et nobles gentilshommes: le roi Charles X et le marquis
de La Fayette. Vos journées de Juillet ont abattu la folle dictature
du vieux roi; il vous faudra bientôt attaquer la royauté de M. de La
Fayette; il y faudra d'autres journées, et c'est alors seulement que
le prince lieutenant général sera vraiment roi de France.» L'envoyé de
Louis-Philippe ne pensait pas d'ailleurs autrement: dans une autre
conversation avec le chancelier, il avait dit du commandant des gardes
nationales: «À la vérité, cet homme est un fléau, et il faudra
l'abattre[183].» L'heure de cette délivrance sonnera dans quelque
temps, mais pour le moment on ne l'entrevoyait même pas, et jamais la
«royauté de M. de La Fayette» n'avait paru plus forte.

[Note 182: _De la France_, p. 215.]

[Note 183: _Mémoires de M. de Metternich_, t. V, p. 26.]

La galerie des principaux personnages de la politique de laisser-aller
ne serait pas complète, si l'on n'y faisait figurer le préfet de la
Seine, M. Odilon Barrot. L'importance de ce dernier était supérieure à
son rang administratif, et il se trouvait d'autant plus en vue que sa
proclamation, lors des émeutes du 18 octobre, venait d'être l'une des
causes de la crise ministérielle. Le rôle qu'il jouait à l'Hôtel de
ville paraît alors avoir éveillé, chez les conservateurs, l'idée d'un
rapprochement peu flatteur avec le maire de Paris de 1791 et de 1792,
avec Pétion. On sait le mot terrible prêté à Royer-Collard; comme M.
Odilon Barrot se faisait présenter à lui, peu après le sac de
l'archevêché: «Ah! monsieur, lui dit-il, c'est inutile; il y a
quarante ans que je vous connais; alors vous vous nommiez Pétion.» On
raconte aussi que, pendant les désordres d'octobre, le Roi se
promenait, avec le préfet de la Seine, sur la terrasse du
Palais-Royal: «Vive Barrot!» criait-on de la place. Alors le Roi, se
retournant vers le préfet: «Autrefois, dit-il, j'ai aussi entendu
crier: Vive Pétion[194]!» Le rapprochement n'était pas juste; il y
avait chez Pétion un côté bas, malsain et pervers, qu'on eût cherché
vainement dans la nature, après tout honnête, relativement
désintéressée, bonne et même un peu candide de M. Barrot. S'il fallait
à tout prix lui chercher un ancêtre parmi ceux qui, pendant la
première révolution, l'avaient devancé à l'Hôtel de ville, ce serait
plutôt, malgré les différences de caractère et de physionomie, Bailly,
dupe de 1789 et victime de 1793.

[Note 184: LOUIS BLANC, _Histoire de dix ans_, t. II, p. 122.]

M. Odilon Barrot n'avait pas été des premiers rôles sous la
Restauration. Fils d'un conventionnel, ami et protégé d'un régicide,
il s'était posé en «libéral» au barreau de la Cour de cassation, et
avait plaidé avec quelque éclat certaines causes politiques. Les
journées de Juillet le trouvèrent lieutenant de La Fayette à l'Hôtel
de ville. Choisi comme l'un des commissaires chargés d'accompagner, de
surveiller et de protéger Charles X, dans sa lente retraite, il
remplit avec convenance cette délicate et pénible mission. Aussitôt de
retour, il fut nommé à la préfecture de la Seine. Ne lui demandez pas
de se renfermer dans sa subordination administrative; il se piquait de
représenter une politique fort différente de son ministre d'alors, M.
Guizot. Il se disait de ceux qui «reconnaissaient dans l'événement de
Juillet tous les éléments d'une grande révolution nationale, changeant
complétement le principe et la condition du gouvernement de la
France». «On ne devait pas, ajoutait-il, craindre d'en étendre les
effets, d'en élargir les bases, de lui faire plonger ses racines
constitutives aussi avant que possible dans les masses; il ne
s'agissait plus de continuer la Restauration, mais de s'en séparer
radicalement.» Il reprochait au gouvernement «d'avoir peur» de la
révolution; à l'entendre, on eût dû commencer par dissoudre la Chambre
et convoquer les assemblées primaires de 1791. Dans chaque question,
il était d'avis de céder au parti avancé. Ce personnage que l'histoire
ou du moins la chronique se plaît à représenter avec une tenue
imposante, secouant comme un lion sa tête sans crinière ou la
renversant avec des airs de commandement, le sourcil olympien, la main
droite invariablement passée entre deux boutons de sa redingote
fermée, affectant, dans sa parole emphatique et martelée, des
tournures d'oracle, était au fond le plus solennel des indécis, le
plus méditatif des irréfléchis, le plus peureux des ambitieux, le plus
austère des courtisans de la foule. Son laisser-aller ne se
distinguait de celui de M. Laffitte qu'en ce qu'il était dogmatique
et doctrinaire, au lieu d'être frivole et indolent. Il établissait,
par principe et en formule, qu'on devait s'abandonner à la révolution,
que la seule manière de prévenir ses excès était de la satisfaire en
tout et de supprimer ainsi tous ses griefs[185]: politique d'une
simplicité merveilleuse où l'on n'avait à s'inquiéter que des
résistances et des défiances conservatrices. Optimiste autant que le
président du conseil, M. Odilon Barrot l'était avec une candeur qui
lui était propre. Son oeil bleu et placide exprimait la confiance
superbe et sereine qui ne se troublait de rien, surtout des fautes
commises, la satisfaction d'un esprit trop court pour s'alarmer, la
paix d'une conscience à laquelle il suffisait de contempler avec
émotion sa propre bonne foi. Puissant pour le mal qu'il ne voyait pas,
impuissant pour le bien dont il n'avait jamais que l'illusion, il
apportait, dans une oeuvre néfaste et au milieu d'alliés détestables,
une sorte de bonhomie un peu niaise qui faisait dire à un vieux
carliste: «C'est Jocrisse, chef de brigands.» L'aveuglement de son
optimisme était encore facilité par la nature de son talent, par son
goût pour les généralisations et les abstractions oratoires; il
négligeait, comme des détails sans importance, les faits qui eussent
pu le gêner et l'éclairer, et se trompait lui-même par la sonorité
vague de sa parole.

[Note 185: Dès le lendemain de la formation du cabinet, répondant à M.
Guizot, M. O. Barrot déclarait qu'il fallait «désintéresser» le parti
républicain, dont les conservateurs effarés «se faisaient un monstre»,
en lui accordant tout ce qu'il demandait. «Ne vous inquiétez donc pas,
concluait-il, de ces dangers, qui ne sont qu'imaginaires.» (9 novembre
1830.)]

Et quelle inconséquence! Quand La Fayette ou M. Dupont de l'Eure
demandaient «une monarchie entourée d'institutions républicaines»,
c'étaient après tout des républicains cherchant à se rattraper sur les
choses du sacrifice qu'ils avaient fait, de plus ou moins bon gré,
avec plus ou moins de sincérité, sur le mot. Mais quand M. Barrot
prenait la même devise, quand il voulait imposer à la royauté des
institutions qui en eussent été la négation et une politique qui l'eût
conduite à sa perte, il se croyait cependant et se disait sincèrement
monarchiste. Dans les journées de Juillet, nul n'avait plus contribué
à détourner La Fayette de la république. Depuis lors, il n'évitait pas
une occasion de se distinguer du parti républicain, tout en le
secondant dans presque toutes ses campagnes. Tel il continuera d'être
jusqu'au bout; et, en 1846, peu avant de commencer cette campagne des
banquets, prélude de la révolution et de la république de 1848, il
s'écriera avec conviction: «Je suis dynastique quand même.» M. Barrot
a constamment joué le rôle du _républicain sans le savoir_, disait M.
d'Alton-Shée. N'a-t-il pas été aussi un «démocrate sans le savoir», ce
bourgeois qui, après avoir proclamé sans cesse que le gouvernement
devait «s'appuyer sur la classe moyenne», parce que celle-ci
«constituait vraiment la nation», poussait le pays dans une voie qui
aboutissait au suffrage universel? À parler juste, ne devait-il pas
tout être et tout faire «sans le savoir»? Par manque absolu de
clairvoyance, il n'avait aucun sentiment de la responsabilité de ses
actes et de ses paroles. Non-seulement il ne prévoyait pas l'avenir,
mais, après coup, même sous la leçon des plus formidables expériences,
à la lueur des catastrophes les plus éclatantes, il n'a su rien voir
du passé. Il a pu être surpris, jamais averti ni désabusé. Après 1848,
transporté par la violence du choc dans un autre camp et devenu
conservateur, il n'a pas eu un moment l'idée qu'il s'était trompé sous
la monarchie de Juillet; il a étalé dans ses Mémoires, et sur les
hommes et sur les choses de cette époque, la naïveté décourageante de
son obstination sereine et de son béat aveuglement; c'était, à ses
yeux, la marque d'une constance politique dont sa vanité et sa
droiture étaient également flattées[186].

[Note 186: Louis-Philippe disait de M. O. Barrot, le 24 février:
«C'est un niais, mais il est bon homme.» (Conversation de M. Thiers
avec M. Senior, rapportée par ce dernier.)]

Tels sont les hommes qui vont présider à l'épreuve de la politique de
laisser-aller. Certes, M. de Montalivet et M. Dupont de l'Eure, le
général Sébastiani et le général La Fayette, M. d'Argout et M. Odilon
Barrot, forment un ensemble quelque peu disparate. Dès le lendemain
de la formation du cabinet, M. Dupont de l'Eure votait pour la
suppression du timbre et des cautionnements des journaux, suppression
appuyée par La Fayette et M. Barrot, mais combattue par le président
du conseil au nom du ministère. D'autres eussent été troublés de
prendre en main le gouvernement avec des éléments aussi incohérents.
M. Laffitte ne s'embarrassait pas pour si peu. C'était une des formes
de son présomptueux optimisme, de croire que la seule grâce de son
esprit et la séduction de sa personne suffiraient à concilier les
esprits les plus opposés et à désintéresser les plus exigeants. Après
avoir causé avec quelqu'un, il s'imaginait toujours que son
interlocuteur pensait comme lui. Il prétendait à la fois être du même
avis que M. Casimir Périer et que La Fayette. La perspective des
contradictions ne le démontait pas. «Je me fais fort, disait-il à un
ambassadeur, de ramener à la raison mes propres amis, républicains et
libéraux chimériques. Au fond, nous sommes du même avis.» Vainement
lui mettait-on sous les yeux les périls les plus proches et les plus
graves: «Bah! disait-il, laissez là vos défiances incurables et vos
rigueurs mathématiques; l'affaire s'arrangera[187].»

[Note 187: _Mémoires de M. Guizot_, t. I, p. 141 et 156.]

À considérer l'état de l'opinion, au moment où la direction des
affaires tombait ainsi aux mains de M. Laffitte, celui-ci était seul à
envisager l'avenir avec une telle sécurité. Le pays qui avait vu sans
regret partir le ministère précédent, accueillait sans confiance ses
successeurs. Ces derniers n'obtenaient même pas le bénéfice de cette
sorte de lune de miel, de ces quelques jours de crédit qui sont
d'ordinaire accordés à tout pouvoir nouveau. Dès le lendemain de son
avénement, les journaux amis étaient contraints d'avouer l'anxiété et
le malaise de l'esprit public[188], et Béranger lui-même, qui avait
été, pendant la révolution, l'inspirateur de M. Laffitte, écrivait
dans une lettre intime: «Nos ministres ne savent où ils vont; les
hommes et les capacités manquent; les banquiers et les industriels
culbutent les uns sur les autres; les carlistes se frottent les
mains.» Il concluait que «tout allait mal», et que ses amis au
gouvernement étaient en train de «perdre leur popularité[189]». Si,
avant d'avoir agi, les nouveaux ministres n'inspiraient qu'une
défiance presque méprisante, ce n'était pas que personne, surtout à
droite, contestât leur avènement et pensât à leur disputer le poste
dont ils s'étaient emparés. Les membres conservateurs de l'ancien
cabinet leur avaient cédé volontairement la place. M. Guizot se
préparait sans doute à arborer au premier jour le drapeau de la
politique de résistance, mais sans intention immédiatement offensive.
La majorité de la Chambre témoignait de ses tendances et de ses
préférences conservatrices, en nommant M. Casimir Périer, par 180 voix
contre 60, à la présidence jusque-là occupée par M. Laffitte; mais
elle ne songeait pas pour cela à s'organiser en parti d'opposition.
Dans la presse, le _Journal des Débats_, pourtant fort prononcé contre
le parti révolutionnaire, déclarait se poser, à l'égard du ministère,
en «surveillant», non en «opposant». Dans cette réserve générale de la
première heure, il y avait un peu de faiblesse et un peu de tactique.
Les conservateurs ne s'étaient pas encore soustraits à l'intimidation
qui, au lendemain de la révolution, les avait en quelque sorte
annulés. Et puis, si méfiant qu'on fût de ce côté envers les hommes du
laisser-aller, on les subissait comme une nécessité, on estimait utile
qu'ils fussent mis à l'épreuve, et surtout on croyait avoir besoin de
leur présence au pouvoir pour franchir le défilé redoutable du procès
des ministres. En somme, jamais on ne vit un cabinet, à son avénement,
à la fois plus impuissant et plus incontesté, ayant moins de crédit et
moins de concurrents.

[Note 188: Six jours après la formation du cabinet, le _National_ du 8
novembre dénonçait une «inquiétude» générale, et il ajoutait: «La
France manque plutôt de confiance que de calme. Son mal le plus grand
est l'incertitude. L'impatience d'arriver à une situation définitive,
ou du moins nette et précise, se fait remarquer sur tous les points du
territoire... Sur un mot, l'inquiétude augmente; sur un bruit de
ville, la frayeur se répand.»]

[Note 189: _Correspondance de Béranger_, lettre du 23 novembre.]


II

Au moment où M. Laffitte prenait le pouvoir, la grande, on pourrait
presque dire l'unique question de la politique intérieure était le
procès des ministres de Charles X. L'agitation commencée à ce sujet
sous la précédente administration, et qui avait été la cause ou tout
au moins l'occasion de sa chute, continuait en s'aggravant:
attroupements tumultueux, placards meurtriers, prédications ouvertes
de révolte et de massacre, scènes journalières de désordre dans les
théâtres ou les écoles; par suite, stagnation plus grande encore du
commerce et de l'industrie. Les ouvriers promenaient dans les rues la
plus menaçante des misères, et les meneurs du parti anarchique
s'apprêtaient à profiter de cette émotion pour accomplir leurs
desseins de renversement. L'exemple de Carrel permet de juger quelles
étaient alors et la force des passions soulevées et la faiblesse des
hommes de gauche, même de ceux qu'on croyait les plus fiers et les
plus vaillants. Encore monarchiste et relativement modéré, Carrel
estimait injuste et impolitique de verser le sang de M. de Polignac et
de ses collègues. Pouvait-il oublier d'ailleurs qu'il avait été
épargné par la Restauration, après avoir été pris en Espagne,
combattant contre l'armée française? Eh bien! au bout de peu de temps,
il n'ose plus tenir tête à l'opinion violente; il se sent gagner par
l'ivresse des haines qui fermentent au-dessous de lui; il en vient à
railler ceux qui veulent «rendre la révolution niaise, afin que, dans
l'avenir, elle puisse être vantée comme pure de sang et de vengeance»;
il déclare «démontré qu'il n'y a pas moyen de sauver les anciens
ministres»; dans ces hideuses passions, il voit «l'expression de la
volonté populaire», devant laquelle il s'incline «avec douleur», mais
«sans hésitation»; du moment, dit-il, où l'on ne peut «obtenir grâce»,
il faut être «assez déterminé» pour «s'associer à la solidarité de cet
acte de vengeance[190]».

[Note 190: Le _National, passim_, en novembre et décembre 1830.]

Devant cet échauffement et cette perversion croissante des esprits, le
gouvernement voyait, non sans anxiété, approcher l'heure décisive où
les accusés comparaîtraient devant la Cour des pairs. Sincèrement, il
désirait écarter toute conclusion sanglante. Mais quelles étaient ses
ressources pour résister aux passions, pour prévenir ou réprimer
l'émeute encore dans tout le prestige que lui avait donné l'apothéose
officielle des barricades de Juillet? De police, il n'y en avait plus.
Quant aux troupes, suivant l'expression de M. Thiers, «ébranlées par
le souvenir de la révolution, elles craignaient de se commettre avec
le peuple[191]». Restait seulement la garde nationale, incertaine,
troublée, tout à fait mauvaise dans certaines de ses parties, par
exemple l'artillerie[192], et, dans ses meilleurs éléments, habituée
non à obéir au gouvernement, mais à agir de son chef, suivant les
inspirations du moment: on était réduit, en cas de trouble, à lui
laisser une sorte de dictature[193]. Du reste, le commandant de cette
milice, La Fayette, tout en souhaitant de sauver les ministres, ne
consentait à employer que des moyens moraux et des démonstrations
sentimentales.

[Note 191: _La Monarchie de 1830_, p. 126.]

[Note 192: O. Barrot a écrit, deux ans plus tard: «Il faut le dire, la
garde nationale était au moins partagée sur la conduite qu'il y avait
à tenir dans cette circonstance; la très-grande majorité, ou du moins
la partie énergique et active de cette garde, demandait que le sang
versé en juillet fût expié par du sang.» (Lettre écrite en 1832,
_Mémoires_, t. I, p. 194.)]

[Note 193: Carrel, revenant après coup sur ces événements, a écrit que
le ministère, «impuissant», avait été «obligé de livrer à la garde
nationale une dictature de quelques jours». (_National_ du 20 février
1831.)]

Enfin le jour du procès arrive. Le 15 décembre s'ouvrent, devant la
Chambre haute, ces débats qui doivent durer une semaine. Semaine
redoutable entre toutes! Au dehors, l'émeute vient battre chaque jour
les murs du Luxembourg, comme pour reprendre, contre la prison de ce
palais, le sauvage assaut qui, un mois auparavant, avait été vainement
tenté contre le donjon de Vincennes. Mais où apparaît plus encore le
désordre, c'est dans l'attitude des autorités chargées de le réprimer.
Pendant que la force armée demeure inactive, La Fayette et M. Odilon
Barrot engagent publiquement des pourparlers avec les agitateurs, leur
demandent poliment «s'ils se sentent assez forts, assez stoïques, pour
promener l'échafaud dans toute la France[194]», affectent de partager
leurs désirs, de reconnaître la légitimité de leurs griefs, et ne les
détournent des insurrections qu'en leur montrant un procédé plus sûr
pour atteindre leur but; ils leur promettent, s'ils daignent être
sages, qu'on les récompensera en suivant une politique plus
révolutionnaire, et réservent la sévérité de leurs proclamations
officielles ou de leurs ordres du jour pour le gouvernement dont ils
sont les agents; moins occupés de flétrir ou de dominer l'émeute que
de s'en servir pour entraîner la monarchie plus à gauche, en lui
arrachant des concessions, ou en la compromettant par leurs
déclarations et leurs engagements[195]. Lorsqu'ils sont absolument
contraints de blâmer le désordre, ils affectent de croire qu'il est
l'oeuvre perfide des légitimistes. Enfin, quand le péril accru
contraint de faire appel à la garde nationale, recommandation lui est
faite de ne pas riposter en cas d'attaque, et, afin d'être plus sûr de
son inaction, on lui refuse des cartouches; M. Odilon Barrot s'est
vanté plus tard d'avoir pris cette précaution. Il avait imaginé à la
vérité, pour le moment suprême, un moyen dont le succès lui paraissait
immanquable: tous les blessés de Juillet, réunis à l'Hôtel de ville,
devaient, à la suite du préfet, se jeter sans armes entre les
combattants[196]. L'émeute ainsi ménagée, on pourrait dire encouragée,
devenait plus arrogante, et dédaignait même d'écouter patiemment ceux
qui la traitaient avec tant de déférence. «Nous sommes de la même
opinion», disait M. Arago à une bande d'exaltés qu'il espérait ainsi
calmer.--«Ceux-là, répondait une voix, ne sont pas de la même opinion,
dont l'habit n'est pas de la même étoffe.» Et, la foule s'échauffant,
M. Arago recevait un coup violent dans la poitrine. Sur un autre
point, l'émeute ayant déjà à moitié forcé les grilles du Luxembourg,
La Fayette se présente pour adresser à «ses amis» quelque harangue
caressante; mais l'effet en est usé; des gamins saisissent le général
par les jambes, le hissent en l'air et se le passent de main en main,
en criant avec des modulations indescriptibles: «Voilà le général La
Fayette! qui en veut?» Il faut qu'un détachement de ligne fasse une
trouée pour le dégager. «Je ne reconnais pas ici, dit le général, les
combattants des barricades.--Qu'y a-t-il d'étonnant? lui
rétorque-t-on, vous n'étiez pas avec eux[197]!»

[Note 194: Expression de M. O. Barrot, dans un discours prononcé à la
Chambre, le 20 décembre.]

[Note 195: M. O. Barrot disait, par exemple: «Sorti de vos rangs, en
parfaite sympathie d'opinion et de sentiments avec vous, ce que vous
éprouvez, je l'éprouve. Je ne suis étranger ni à votre impatience de
voir réaliser au milieu de nous des institutions promises, ni à vos
justes ressentiments.» La Fayette parla à cette époque, pour la
première fois, de ce prétendu «programme de l'Hôtel de ville» auquel
il mettait le Roi en demeure de se conformer.]

[Note 196: Odilon BARROT, _Mémoires_, t. I, p. 194, 196.]

[Note 197: M. Victor Hugo assista à cet incident, qui est rapporté
dans l'ouvrage intitulé: _Victor Hugo raconté par un témoin de sa
vie._]

Dans l'intérieur du Luxembourg, grâce à Dieu, le spectacle est tout
autre: les juges sur leurs siéges, calmes, le plus souvent
inaccessibles aux menaces de l'émeute dont la rumeur parvient jusqu'à
eux à travers les portes closes[198]; les débats se poursuivant avec
une gravité digne et une impassible régularité, sous la présidence
impartiale et sagace de M. Pasquier; l'éloquence généreuse des
défenseurs faisant contraste avec l'âpre boursouflure des députés
chargés de soutenir l'accusation; les adieux de M. de Martignac, déjà
penché sur sa tombe, et dépensant, avant de mourir, ses dernières
forces pour sauver la tête du ministre qui l'avait naguère supplanté;
le brillant début de M. Sauzet, inconnu la veille, célèbre le
lendemain dans l'Europe entière, succès d'applaudissements et de
larmes; la belle tenue des accusés, la bonne grâce sereine et
chevaleresque de M. de Polignac, la hauteur de dédain, la fierté
indomptée et l'émouvante parole de M. de Peyronnet, qui arrache un cri
d'admiration à ses plus farouches adversaires; scène grandiose et
pathétique, dont le premier résultat, comme il arrive toujours dans
les représailles tentées contre les vaincus, est de ramener l'intérêt
sur ces accusés, tout à l'heure encore si impopulaires et si justement
accablés sous le poids de leur téméraire incapacité!

[Note 198: Par moments, cependant, certains esprits avaient quelque
peine à garder possession d'eux-mêmes. Le duc de Broglie a écrit à ce
propos dans ses _Notes biographiques inédites_: «L'ébranlement des
esprits devint tel, dans les deux ou trois derniers jours, qu'il monta
rapidement de bas en haut, qu'on parla plus ou moins de compromis,
qu'il fut question de faire de M. de Polignac un bouc émissaire, et de
livrer sa tête pour sauver celle des autres; proposition que j'ai
entendue moi-même sortir de bouches que je ne veux pas même désigner
indirectement.»]

Dans la soirée du 20 décembre,--c'est le sixième jour du procès,--le
péril devient si pressant, le président reçoit du dehors des nouvelles
si alarmantes, qu'il interrompt la réplique du commissaire de la
Chambre des députés. «Je suis informé par le chef de la force armée,
dit-il d'une voix grave et émue, qu'il n'y a plus de sûreté pour nos
délibérations; la séance est levée.» Les pairs se retirent, non sans
que plusieurs ne soient outragés et menacés. Soirée et nuit pleines
d'angoisses. Chacun sait que la sentence doit être rendue le
lendemain. La circulation des voitures est interrompue. La garde
nationale bivouaque dans les rues, autour de grands feux. La ville est
illuminée, par crainte que quelque coup ne soit tenté à la faveur des
ténèbres. Les bruits les plus sinistres se répandent; il semble à tous
que l'imminence d'une effroyable catastrophe pèse sur la cité; une
sorte de panique s'est emparée de beaucoup d'esprits, et, à lire les
témoignages contemporains, il est visible que plusieurs désespèrent
alors de sortir heureusement de cette lutte engagée contre l'anarchie
sanguinaire. Le trouble est grand au sein du gouvernement, qui reçoit
de ses agents des rapports d'heure en heure plus assombris. On
commence du moins à comprendre, de ce côté, que, pour se sauver, il
faut d'autres procédés que ceux de La Fayette, et qu'il est temps pour
les ministres de ne plus s'effacer derrière ce personnage. Inquiet des
dispositions de la garde nationale, le jeune ministre de l'intérieur,
M. de Montalivet, insiste pour que le lendemain le jardin du
Luxembourg soit uniquement occupé par la troupe de ligne. La Fayette
cède, non sans objection, à une exigence qui lui paraît une injure à
la générosité de la nation. «Vous employez trop d'armée et pas assez
de peuple», dit cet incurable que le «peuple» venait cependant de
maltraiter si irrévérencieusement quelques heures auparavant[199].

[Note 199: Voyez l'étude de M. Ernest DAUDET sur le _Procès des
ministres_.]

Le 21 au matin, dernière et décisive journée, l'émeute gronde plus
menaçante que jamais. Cependant le gouvernement et M. Pasquier se
fiaient aux mesures arrêtées la veille au soir, quand ils apprennent
que La Fayette, infidèle aux engagements pris, incapable de résister à
ceux qu'il est chargé de commander, a laissé entrer dans le jardin des
bataillons de gardes nationaux dont l'attitude et les cris ne sont
rien moins que rassurants. «Les gardes nationaux, répond-il aux
plaintes de M. de Montalivet, ont demandé à être chargés de veiller à
la sécurité des accusés; j'ai cru devoir faire droit à leur
patriotique réclamation; on ne pouvait leur refuser une place
d'honneur.» La perplexité du jeune ministre est grande; toutefois il
ne perd pas la tête. Les débats sont à peine terminés, et l'arrêt
n'est pas encore rendu, qu'il s'empare des accusés, les enferme dans
une voiture bien attelée, entoure celle-ci d'un escadron de chasseurs,
monte lui-même sur le cheval d'un sous-officier, et enlève le tout au
galop, avant que personne se doute de ce coup de main accompli avec
une si heureuse hardiesse. Au bout de peu de temps, le canon de
Vincennes annonce au Roi anxieux que son ministre est arrivé sans
encombre dans les murs de la vieille forteresse. L'enlèvement connu de
la foule, on entend comme le rugissement du fauve auquel on a arraché
sa proie. Est-ce la bataille qui éclate? À ce moment, la nouvelle se
répand, on ne sait comment, que les ministres ont été condamnés à
mort. La foule, ainsi trompée, s'arrête. En réalité, l'arrêt n'est pas
encore rendu, et les pairs continuent à délibérer, calmes au milieu de
ce trouble; chaque juge exprime à haute voix son opinion sur toutes
les questions posées; il y a grande majorité à la fois pour admettre
le crime de trahison et pour repousser la peine capitale. Après ces
formalités qui prennent de longues heures, la Cour rentre en séance;
il est dix heures du soir; les accusés sont absents; leurs défenseurs
seuls sont présents. D'une voix grave, M. Pasquier lit l'arrêt qui
condamne les anciens ministres à la prison perpétuelle, avec
l'aggravation de la mort civile pour M. de Polignac. La nouvelle
parvient aussitôt dans la rue. Quand ceux qui y sont encore apprennent
qu'ils s'étaient abusés en croyant à une condamnation à mort, il est
trop tard pour rien tenter: beaucoup d'ouvriers sont rentrés chez eux,
et tout est renvoyé au jour suivant.

Le lendemain, l'émeute se trouve de nouveau sur pied, plus irritée que
jamais. Des meneurs lisent l'arrêt dans les carrefours, en provoquant
ouvertement à la révolte; le drapeau noir est arboré au Panthéon; le
buste de La Fayette est lapidé; mais, au moment où il semble que le
sang va couler, un incident se produit qui n'est pas l'un des signes
les moins curieux ni les moins instructifs de cette époque d'anarchie.
Depuis que les «écoles» avaient été exaltées pour avoir combattu sur
les barricades de Juillet, depuis qu'elles avaient été courtisées par
les hommes d'État et qualifiées de «glorieuse jeunesse» par
Louis-Philippe, elles se considéraient comme une sorte de pouvoir
public, ayant mission pour intervenir dans les affaires de l'État et
pour imposer sa volonté au gouvernement. Plus d'une fois, au cours des
récentes émeutes, La Fayette et M. O. Barrot avaient traité avec ce
pouvoir, en lui promettant une modification de la politique
ministérielle. Cette fois encore, en face d'un conflit imminent, ils
croient habile d'obtenir, avec des promesses analogues, que les
écoliers veuillent bien prendre la cause de l'ordre sous leur haute
protection. Ceux-ci ne s'y refusent pas, mais, pour bien marquer à
quelle condition, ils affichent sur tous les murs, avec l'approbation
du préfet de la Seine, une proclamation où l'on lit: «Le Roi, notre
élu, La Fayette, Dupont de l'Eure, Odilon Barrot, nos amis et les
vôtres, se sont engagés sur l'honneur à l'organisation complète de la
liberté qu'on nous marchande et qu'en juillet nous avons payée
comptant.» Ils menacent de rappeler le peuple aux armes, si ces
engagements ne sont pas tenus, si l'on «ne donne pas une base plus
républicaine aux institutions». Puis, après s'être ainsi posés en
arbitres entre le gouvernement et l'émeute, les étudiants et les
élèves de l'École polytechnique se promènent dans les rues, portant
sur leurs chapeaux les mots: _Ordre public_. Grâce à la mobilité des
foules, ils entraînent à leur suite ceux qui, quelques heures
auparavant, voulaient se battre. Avant de rentrer chez eux, ils
imposent leur visite au Roi, qui se croit obligé de les féliciter de
leur «bon esprit».


III

On avait esquivé tant bien que mal le désordre matériel, la bataille
dans la rue: au prix de quelles équivoques, de quels abaissements, de
quel désordre moral, c'est ce dont les ministres n'étaient pas hommes
à avoir grand souci. Néanmoins une question s'imposait tout de suite à
eux. La Fayette et M. O. Barrot s'étaient portés fort pour le
gouvernement et avaient pris des engagements envers l'émeute;
maintenant, eux et leurs amis réclamaient publiquement la ratification
et l'accomplissement de ces engagements, du ton de gens qui
n'admettaient même pas qu'on pût leur résister; c'était au nom de la
garde nationale, alors seule dépositaire de la force publique, qu'ils
prétendaient poser des conditions à la monarchie nouvelle[200]; et à
entendre les prédictions effarées des uns comme les impérieuses
menaces des autres, il semblait que l'insurrection dût être la
conséquence immédiate du moindre refus. Par lui-même, M. Laffitte
n'eût pas été disposé à faire longue résistance; seulement il lui
fallait tenir compte du Roi; celui-ci comprenait qu'autant vaudrait
déposer immédiatement sa couronne que de céder à de telles exigences.
Pour satisfaire Louis-Philippe, le ministre déclarait dans le
_Moniteur_ que «le gouvernement n'avait pris aucun engagement», et en
même temps il se flattait de consoler les révolutionnaires en
obtenant, de la faiblesse complaisante des députés, des remercîments
pour «la jeunesse des écoles». Mais celle-ci ne voulut pas se laisser
payer en phrases; par trois protestations distinctes qui rivalisaient
d'insolence factieuse, les élèves de l'École polytechnique, les
étudiants en droit et les étudiants en médecine repoussèrent ces
remercîments, et, devant cette rebuffade, l'infortuné ministre fut
réduit à balbutier de piteuses explications, où sa dignité et sa
sincérité avaient également à souffrir.

[Note 200: Le _National_ disait: «La garde nationale mesure, nous n'en
doutons pas, toute l'importance du service qu'elle a rendu; elle en
veut trouver le prix dans une marche plus franche, plus décidée, plus
nationale, et nous croyons qu'elle n'attendra pas qu'on s'endorme
encore, pour faire connaître à quelles conditions on peut compter à
l'avenir sur ses services.»]

Plus le désaccord s'accentuait entre le gouvernement et les
révolutionnaires, plus La Fayette sentait sa situation devenir
embarrassante et fausse. Il saisit la première occasion d'en sortir
par un éclat. La Chambre discutait alors la loi organique de la garde
nationale. Conduite à se demander si, dans un régime normal, il y
avait place pour un commandant général de toutes les gardes nationales
du royaume, elle supprima en principe cette fonction, couvrant, du
reste, de fleurs La Fayette, et le laissant provisoirement en
possession[201]. Celui-ci se sentit atteint, et offrit sa démission.
Grisé d'encens, infatué de soi, mal éclairé sur le changement des
esprits, ne comprenant pas qu'il commençait à fatiguer et à inquiéter,
il s'attendait à voir capituler aussitôt la Chambre et le
gouvernement, épouvantés à la seule idée de sa retraite. L'émotion
fut, en effet, très-vive dans le cabinet, et le premier mouvement fut
de tout employer pour faire renoncer le général à son dessein. M.
Laffitte croyait, comme toujours, qu'il était aisé de «tout arranger»,
et il se faisait fort de dissiper, par quelques minutes d'entretien,
ce regrettable malentendu. À l'épreuve, il rencontra plus de
difficultés qu'il n'en prévoyait. D'une part, La Fayette, qui, dans
son outrecuidance, s'imaginait tenir le gouvernement à sa merci,
formulait des exigences inacceptables même pour M. Laffitte:
changement de ministère, suppression immédiate de la Chambre des
pairs, convocation d'une assemblée nouvelle chargée seulement de
faire une loi électorale et d'établir un suffrage presque universel.
D'autre part, si le Roi partageait ou du moins jugeait utile de
paraître partager la tristesse et le trouble de ses ministres, il
devait cependant au fond se consoler d'être débarrassé d'un tel
protecteur; peut-être n'avait-il pas été sous main étranger à
l'incident parlementaire qui avait amené la démission, et il n'était
pas disposé à payer de sa propre abdication le retrait de cette
démission; aussi, tout en affectant avec M. Laffitte de ne chercher
qu'un raccommodement, tout en multipliant à cet effet les
démonstrations et les démarches, veillait-il, avec une sagesse habile
et clairvoyante qui commençait à être plus libre de se montrer et
d'agir, à ce que le ministre ne consentît pas une capitulation
humiliante et désastreuse. Dès lors, la rupture était inévitable, et
le cabinet, acculé malgré lui à faire acte de force, se décida à
accepter la démission de La Fayette et à le remplacer par le général
comte de Lobau[202]. Tout tremblant de son involontaire hardiesse, il
attendait avec angoisse quel effet elle produirait dans l'opinion.
Mais vainement La Fayette chercha-t-il à émouvoir ses «frères
d'armes», se posant en victime; vainement les journaux de gauche
éclatèrent-ils en emportements indignés[203]; vainement les
«patriotes» colportèrent-ils des protestations contre la «scandaleuse
ingratitude» de la monarchie; vainement M. Dupont de l'Eure
donna-t-il, lui aussi, cette démission dont il avait si souvent
menacé[204]: personne ne bougea; la masse demeura calme, presque
indifférente; le Roi, passant en revue, avec le nouveau commandant,
les diverses légions de la garde nationale, fut partout
chaleureusement accueilli; M. Mérilhou remplaça sans scrupule son ami
M. Dupont de l'Eure au ministère de la justice[205]; M. Odilon Barrot
lui-même resta à son poste, après avoir provoqué de M. Laffitte une
explication où celui-ci lui déclara--ce qui ne lui coûtait
jamais--qu'il était parfaitement d'accord avec lui[206]. Rude
châtiment pour la vanité de La Fayette; leçon aussi pour la timidité
du gouvernement qui avait trop douté de sa force; il apparaissait dès
lors que sa faiblesse tenait non-seulement à la situation, mais aussi
à son défaut de confiance et de courage.

[Note 201: Séance du 24 décembre 1830.]

[Note 202: 27 décembre 1830.]

[Note 203: Voici, comme spécimen de ces violences, quelques fragments
d'un article de Carrel, qui cependant, nous l'avons dit, n'avait pas
encore rompu avec la monarchie: «La Fayette était au-dessus de toute
récompense; mais on le croyait aussi au-dessus des indignités d'un
Parlement Croupion... Allons, vous qui avez bassement trahi la branche
aînée des Bourbons, vous qui rampiez depuis cinq mois, en flatteurs
avilis, sous la souveraineté nationale que vous détestiez, travaillez
à réédifier la légitimité; mais nous vous démasquerons, nous
troublerons vos joies, nous vous ferons passer de mauvaises nuits,
jusqu'à ce que vous succombiez, et votre règne ne sera pas long.»]

[Note 204: Au lendemain des journées de Juillet, comme le duc de
Broglie exposait au Roi tous les embarras que lui causerait la
présence de M. Dupont de l'Eure dans son ministère: «Que faire donc?
avait dit Louis-Philippe.--S'en défaire, avait répondu le duc de
Broglie, et le plus tôt possible; mais pour cela, il faut guetter le
moment. Notre homme a cela de bon qu'il met son point d honneur à
faire fi du pouvoir et des avantages qui en dépendent, à se poser en
Cincinnatus. Il vous offrira sa démission trois ou quatre fois la
semaine; le tout est de bien choisir l'occasion.--J'y penserai», avait
dit le Roi. Louis-Philippe, en acceptant cette fois la démission de
son garde des sceaux, suivait donc, un peu tardivement, le conseil que
lui avait donné le duc de Broglie.]

[Note 205: M. Mérilhou était remplacé à l'instruction publique par M.
Barthe.]

[Note 206: SARRANS, _Louis-Philippe et la contre-révolution_, t. II,
p. 34.]

M. Laffitte n'était capable d'écouter ni de comprendre aucune leçon.
Plus que jamais il était satisfait de tout et principalement de
lui-même. L'ambassadeur étranger auquel il avait déjà témoigné sa
sérénité confiante, au début de son ministère, ayant eu l'occasion de
causer de nouveau avec lui, dans les premiers jours de janvier,
racontait, non sans une surprise légèrement railleuse, qu'il l'avait
retrouvé «plus content et plus assuré encore qu'au mois de novembre,
en plein optimisme, et regardant toutes les circonstances comme
favorables[207]». Le président du Conseil était sincèrement et
naïvement convaincu que, de ces événements dont il n'avait cependant
dirigé aucun, il sortait grandi, avec plus de crédit auprès des
conservateurs, et plus d'autorité sur les révolutionnaires. Le
contraire était la vérité. À gauche, les ardents ne lui pardonnaient
pas la retraite de La Fayette et de Dupont de l'Eure. Bientôt le
licenciement de l'artillerie de la garde nationale leur fournit un
nouveau grief[208]. Sans doute, de ce côté, on ménageait encore
personnellement M. Laffitte; on regrettait son défaut d'énergie ou de
puissance, sans contester ses bonnes intentions; mais on ne se
déclarait plus ministériel, et le _National_ poussait vivement ses
amis à se constituer en opposition, avec La Fayette pour chef. À
droite, on n'ignorait pas que M. Laffitte n'était pas changé: on le
voyait continuer, comme par le passé, à chercher, dans le monde
révolutionnaire, les familiers auxquels il se livrait et livrait le
gouvernement avec tant d'indiscrétion et de complaisance. Pourquoi lui
eût-on tenu compte de l'éloignement de La Fayette, qui était l'oeuvre
de la Chambre--et peut-être du Roi,--mais non la sienne? Quant au
procès des ministres, si l'on se félicitait de son issue, la conduite
qu'y avait suivie le cabinet ne paraissait de nature à lui mériter ni
grande admiration pour le passé ni grande confiance pour l'avenir.
D'ailleurs, ce procès une fois terminé, disparaissait l'une des
principales raisons qui avaient déterminé les conservateurs à accepter
M. Laffitte; si l'on ne croyait pas encore le moment venu de prendre
l'offensive contre le cabinet et de précipiter sa chute, on était
moins empressé que jamais à le soutenir: à peine consentait-on à le
tolérer. M. Guizot, chaque jour plus ferme, mieux dégagé des
compromissions du premier moment, se faisait applaudir de la majorité,
en parlant le langage qu'elle eût attendu du ministère, opposait les
principes de gouvernement aux sophismes révolutionnaires, protestait
contre le «pouvoir extérieur» que l'émeute prétendait s'attribuer, et
soulageait la conscience publique en flétrissant les violences ou les
lâchetés du parti qui se disait «propriétaire exclusif de la
révolution de 1830», de «ce parti inquiétant et faible, à la fois
cause des troubles et impuissant à les réprimer»; il n'attaquait pas
directement le cabinet, mais indiquait qu'il comptait moins sur lui
que sur la «société française» elle-même, pour faire l'oeuvre de
défense et de salut[209].

[Note 207: _Mémoires de M. Guizot_, t. II, p. 160.]

[Note 208: 31 décembre 1830.]

[Note 209: «Si le gouvernement se manquait à lui-même, j'ai confiance
dans la société française et actuelle; j'ai la confiance qu'elle se
sauverait elle-même du désordre, comme elle s'est sauvée de la
tyrannie.» (Discours du 29 décembre 1830. Voir aussi celui du 27
janvier 1831.)]

Ne trouvant d'appui ni à droite ni à gauche, le ministère était hors
d'état de gouverner: il semblait d'ailleurs n'en avoir ni le désir ni
même l'idée. Il n'exerçait aucune direction sur la Chambre, qui
agissait comme si elle ignorait à peu près son existence. Les partis
se battaient par-dessus sa tête. La majorité proposait et votait, en
dehors de lui, les lois les plus importantes, ou remaniait les projets
qu'il avait présentés, sans s'inquiéter autrement des échecs qu'elle
pouvait ainsi lui infliger. C'est ce qui se produisit notamment pour
les lois sur la garde nationale, sur l'organisation municipale, sur le
jury, sur l'amortissement, sur l'impôt direct.

Cette absence de gouvernement n'était pas moins sentie dans le pays
que dans le parlement, et nul ne se gênait pour témoigner aux
ministres un mépris, pour leur faire des affronts, dont on chercherait
vainement l'analogue à d'autres époques. En veut-on un exemple? Pour
remédier au désordre croissant des écoles, le ministre avait cru
devoir invoquer une ordonnance de 1820, interdisant aux élèves «d'agir
ou d'écrire en nom collectif comme s'ils formaient une corporation».
Des étudiants ayant protesté et ayant été cités de ce chef devant le
conseil académique, la «jeunesse des écoles» envahit et saccagea la
salle où se tenait le conseil, hua le ministre et le procureur
général, leur jeta des pierres, des oeufs et de la boue, et les
obligea à s'enfuir, le tout sans que l'autorité prît aucune mesure de
répression[210].

[Note 210: 22 janvier 1831.]

Situation pitoyable, dont les journaux de gauche eux-mêmes renonçaient
à dissimuler la misère. Le _National_ montrait de toutes parts des
«embarras de gouvernement»; il dénonçait la «suspension forcée de
toute activité sociale au milieu des incertitudes de la politique,...
tout le monde mécontent de n'être pas gouverné ou de l'être
ridiculement»; il rappelait les désastres du «commerce, qui s'était
promis merveille de la révolution, et que la révolution semblait
achever»; puis il ajoutait: «La voix de la nation entière n'est qu'une
plainte, comme disait un poëte romantique. Il n'est personne qui ne
soit mécontent de tout le monde[211].»

[Note 211: _National_ du 15 janvier 1831.]



CHAPITRE V

LA QUESTION EXTÉRIEURE SOUS M. LAFFITTE.

(2 novembre 1830--13 mars 1831)

     I. Déclarations pacifiques et armements. Le péril extérieur
     s'aggrave. Heureuse action du Roi. Les affaires belges. Les
     whigs au pouvoir. Lord Palmerston. Il s'oppose à tout
     agrandissement de la France. Les premières décisions de la
     Conférence de Londres. Accueil qui leur est fait en Hollande
     et en Belgique. Les Belges à la recherche d'un roi. Le
     gouvernement français et la candidature du duc de Nemours.
     Dispositions du gouvernement anglais. Le duc de
     Leuchtenberg. Élection du duc de Nemours. Louis-Philippe
     refuse la couronne pour son fils. La Belgique proteste
     contre les décisions des puissances. Le ministère français
     refuse d'adhérer aux protocoles de la Conférence.
     Refroidissement entre la France et l'Angleterre. M. de
     Talleyrand n'exécute pas les instructions de son
     ministre.--II. La Pologne. Sa popularité en France.
     Impuissance de l'action diplomatique tentée en sa
     faveur.--III. Le contre-coup de la révolution de Juillet en
     Italie. L'Autriche annonce qu'elle ne tiendra pas compte du
     principe de non-intervention. Louis-Philippe tend à limiter
     l'application de ce principe. Déclarations absolues faites à
     la tribune par M. Laffitte et ses collègues. Les
     insurrections éclatent dans l'Italie centrale. Le
     gouvernement de Vienne annonce l'intention d'intervenir.
     Embarras du gouvernement français. Le Roi et ses ministres.
     Tout en renonçant à empêcher l'intervention par les armes,
     ils tâchent de la limiter. Proposition d'une Conférence à
     Rome. M. de Sainte-Aulaire est nommé ambassadeur près le
     Saint-Siége.--IV. Exaltation croissante en France du parti
     patriote et révolutionnaire. Ses illusions, ses attaques
     contre la politique pacifique du gouvernement. Armand
     Carrel. Le général Lamarque et M. Mauguin. La propagande
     insurrectionnelle. Inconséquence de La Fayette. Son
     entourage cosmopolite. Ménagements du ministère pour le
     parti belliqueux. Défiance des cabinets étrangers. Pour
     éviter la guerre, il faut un ministère qui ose rompre avec
     les révolutionnaires.


I

Le cabinet formé le 2 novembre 1830 s'était annoncé comme voulant la
paix. Dès le 13 novembre, le ministre des affaires étrangères, qui fut
pendant quelques jours le maréchal Maison, faisait cette déclaration:
«Tout nous confirme dans la confiance que l'Europe pourra conserver le
plus grand des bienfaits, la paix;... la paix que la voix d'un soldat
ne craint pas d'appeler quelque chose de préférable même à la
victoire. La France peut se glorifier d'un aussi rare exemple de
modération et de désintéressement... Elle a pensé que le principe
moral de la non-intervention valait mieux que la tentation des
souvenirs.» Et peu après, le général Sébastiani, qui avait remplacé le
maréchal Maison, disait de même: «Nos voeux, nos efforts sont pour le
maintien de la paix. Nous n'aurons recours aux armes que pour la
défense de notre territoire, et pour venger l'honneur national
outragé.» Toutefois cette paix était une paix armée. Le gouvernement
estimait, non sans raison, que l'état de la France et de l'Europe, les
armements des autres puissances, de l'Autriche, de la Russie, de la
Prusse et même de la Confédération germanique, exigeaient une
augmentation immédiate de nos forces militaires. Ce fut la tâche du
maréchal Soult, appelé au ministère de la guerre. L'armée, qui ne
comptait à la fin de la Restauration que 231,000 hommes, et qui avait
été diminuée encore de 33,000 hommes par le licenciement de la maison
militaire du Roi, de la garde et des Suisses, fut portée à 434,000
hommes, par des appels faits sur la classe de 1830 et sur les classes
antérieures. Telle était l'excellence de l'organisation due au
maréchal Gouvion-Saint-Cyr que cette énorme augmentation put se faire
sans création de nouveaux cadres. Des travaux considérables furent
entrepris pour mettre en état nos fortifications et pour remplir nos
arsenaux. Enfin, par une mesure moins efficace, mais qui répondait aux
illusions du temps, les gardes nationales furent partout organisées,
et 860,000 fusils leur furent distribués, au risque de faire un vide
dangereux dans nos magasins. Le ministère ne cachait pas ces
armements; il entrait même dans sa politique d'en faire quelque
étalage à la tribune, pour satisfaire l'opinion du dedans et avertir
celle du dehors. «Nous continuerons à négocier, disait M. Laffitte le
1er décembre, et tout nous fait espérer que ces négociations seront
heureuses; mais, en négociant, nous armerons;... nous négocierons
appuyés de 500,000 soldats et d'un million de gardes nationaux.» Le 28
décembre, il rappelait encore comment, en présence des mesures
militaires prises par les autres puissances, la France armait «pour
être prête à tout». «Elle n'interrompra ses armements, ajoutait-il,
que lorsqu'elle aura reçu l'assurance et la preuve qu'ils ont cessé
partout.»

En tout temps, c'est chose délicate et qui exige beaucoup de mesure,
de prudence et de fermeté, que de conserver la paix en armant avec
fracas. Ces armements prennent plus ou moins le caractère d'une
provocation à l'égard des autres puissances; ils sont surtout une
excitation pour la nation qui les fait. Le danger était rendu plus
grand encore par l'état de fièvre et d'inquiétude où les suites de la
révolution de Juillet avaient mis la France et l'Europe. Ajoutez qu'à
ce même moment, une sorte de fatalité semblait précipiter au dehors
les événements les plus propres à exciter les alarmes défiantes des
gouvernements étrangers et les téméraires ardeurs des patriotes
français. Partout se soulevaient à la fois des questions, dont une
seule eût suffi, même à une époque moins troublée, pour mettre en jeu
la paix du monde. Ce n'était plus seulement la Belgique qui prenait
feu aux étincelles parties de Paris, et imposait à notre diplomatie un
problème redoutable, périlleux, dont on était loin d'avoir trouvé la
solution. À l'autre extrémité de l'Europe, dans la nuit du 29 novembre
1830, Varsovie brisait ses fers; tout le royaume de Pologne suivait
son exemple; les régiments polonais passaient à l'insurrection, et,
entre l'opprimé et l'oppresseur, s'engageait cette lutte tragique où à
tant d'héroïsme devait se mêler si peu de prudence politique, au plus
pur patriotisme bien des passions révolutionnaires. Deux mois après,
des insurrections éclataient dans l'Italie centrale. De la France
paraissait toujours être parti le signal; vers la France se tournaient
tous les peuples en armes. C'était son nom, son exemple, ses idées,
son appui qu'ils invoquaient.

Que serait-il arrivé, si, pour se guider au milieu de telles
difficultés et échapper à de tels périls, on n'avait eu que
l'indolence complaisante et présomptueuse de M. Laffitte et sa
tactique de «laisser-aller»? Mais le Roi était là, vigilant, résolu à
faire prévaloir les idées pacifiques qui avaient dès son avénement
inspiré sa conduite. Il profitait même de l'insouciance et de la
légèreté du premier ministre pour mettre de plus en plus la main sur
la direction de la politique extérieure. Ainsi avait-il pu, au bout de
peu de jours, faire passer sans bruit au ministère des affaires
étrangères le général Sébastiani, esprit sagace, modéré en dépit de
quelques vivacités méridionales et de quelques réminiscences
napoléoniennes, et surtout très-dévoué au souverain, dont il subissait
l'influence. En pareille matière, Louis-Philippe n'avait aucune
confiance dans les autres ministres, et les tenait le plus possible à
l'écart. Parfois, de graves décisions, prises par lui avec le seul
concours du général Sébastiani ou de M. de Talleyrand, furent
volontairement celées au président du conseil, dont on redoutait tout
au moins la faiblesse et l'indiscrétion. Les chancelleries étrangères
étaient au courant de cette situation; en certains cas, elles
envoyaient à leurs ambassadeurs à Paris double dépêche, l'une
ostensible, l'autre uniquement destinée au Roi et au général
Sébastiani[212]. Que ces procédés fussent d'une parfaite correction
constitutionnelle, nul ne saurait le prétendre. Mais n'étaient-ils pas
justifiés par le péril? Suffisaient-ils même à l'écarter complétement?

[Note 212: _Geschichte Frankreichs (1830-1870)_, par HILLEBRAND, t.
Ier, p. 204.]

Les affaires belges furent les premières dont le Roi eut à
s'occuper[213]. Il s'efforça de maintenir la politique dont les
grandes lignes avaient été arrêtées dès le début: empêcher la
reconstitution du royaume des Pays-Bas; défendre, dans l'indépendance
de la Belgique, les droits d'un peuple ami et un intérêt français de
premier ordre; mais, afin d'éviter l'isolement de la France et la
coalition de l'Europe, obtenir le concours de l'Angleterre, en lui
donnant, de notre désintéressement, les garanties qui seraient jugées
nécessaires; rassurer enfin les monarchies qu'eût effarouchées une
procédure révolutionnaire, en remettant la solution de la question à
l'aréopage diplomatique de la conférence de Londres. M. de
Talleyrand, premier inspirateur de cette politique, avait, comme
ambassadeur de France en Angleterre, une part prépondérante dans son
exécution. Les ministres tories, avec lesquels il avait commencé la
négociation, durent, le 15 novembre 1830, peu de jours après
l'avénement de M. Laffitte, céder la place aux whigs; lord Grey
remplaça lord Wellington. Il semblait qu'un tel changement ne pût que
nous être favorable. Naguère, à l'ouverture de la session, lorsque le
ministère tory avait mis dans la bouche du Roi un langage sévère sur
la révolution de Bruxelles, lord Grey et ses amis avaient blâmé ce
discours, comme inopportun, injuste, contraire au principe de
non-intervention qu'ils déclaraient commandé par les plus chers
intérêts de l'Angleterre. Et puis l'alliance française n'était-elle
pas depuis longtemps une tradition des whigs? Ceux-ci pouvaient-ils
songer à la répudier, au moment où le mouvement libéral qui venait de
les porter au pouvoir était dû en grande partie à l'influence de la
révolution de Juillet? Tout cependant n'était pas avantage dans ce
changement. Le nouveau chef du _Foreign Office_ se trouvait être un
homme d'un esprit sagace, actif, vigoureux, mais âpre, passionné,
poussant à ce point l'arrogance, la jalousie, l'égoïsme du patriotisme
anglais, qu'il en devenait l'ennemi de la France et surtout de la
monarchie de 1830: on a nommé lord Palmerston. À cette époque, son
animosité était moins vive et surtout plus voilée qu'elle ne le sera
plus tard; ostensiblement il paraissait rechercher avec le cabinet de
Paris l'accord qui était désiré par ses collègues; c'est même dans sa
correspondance de cette époque que se trouve pour la première fois
l'expression d'«entente cordiale», plus tard si fameuse[214]. Le
principe de «non-intervention» avait été l'un des principaux articles
de son programme. Cependant il était visible que, tout en se résignant
à la dislocation du royaume des Pays-Bas, sa principale préoccupation
était que la France n'en tirât pas d'avantages. Il déclarait bien haut
qu'elle ne devait rien y gagner, fût-ce «un champ de choux». Les
hommes de 1830 s'imaginaient alors, avec une naïveté toute française,
que les nations libérales les aideraient, pour le seul amour et la
plus grande gloire du libéralisme, et que l'Angleterre, surtout
l'Angleterre des whigs, devait s'intéresser au succès du nouveau
Guillaume III. Il faut voir de quel ton lord Palmerston rabroue ces
illusions: «Les Français, écrivait-il à l'un de ses amis, viennent
continuellement à nous avec cet argument: Voyez donc toutes nos
difficultés et comme on nous presse de tous côtés!--Eh! pourquoi
est-ce que nous désirerions vous maintenir[215]?» Au moindre de nos
mouvements dans cette affaire belge, il croyait toujours voir
reparaître les «usurpations françaises», le «vieil et détestable
esprit d'agression», ce qu'il appelait le «pied fourchu sous un
nouveau déguisement[216]»; et d'après les précautions soupçonneuses,
souvent injurieuses, qu'il prenait dans ses négociations, on eût dit
qu'il traitait avec les pires des ambitieux et des fourbes.

[Note 213: Voir, sur le commencement des affaires de Belgique, ch. II,
§ III.]

[Note 214: Lettre du 31 mai 1831. (BULWER, _Life of Palmerston_.)]

[Note 215: Lettre du 13 avril 1831. (_Life of Palmerston._)]

[Note 216: Lettre du 22 avril 1831. (_Ibid._)]

Plus que jamais donc, il nous fallait, pour maintenir l'entente avec
l'Angleterre, renoncer à tout avantage direct. M. de Talleyrand en
avait été convaincu dès le premier jour. Il semble cependant qu'à
plusieurs reprises, il ait alors sondé le terrain pour voir s'il
serait possible d'être moins absolument désintéressé. Un jour, s'il
faut en croire le témoignage, suspect, il est vrai, de lord
Palmerston, il lançait cette idée hardie de mettre le roi de Saxe à
Bruxelles, de donner la Saxe à la Prusse et les provinces rhénanes à
la France; d'autres fois, il se contentait de demander pour son pays
soit Luxembourg, soit une partie des provinces wallonnes, ou de
revendiquer les «petites frontières», celles de 1790 et de 1814, qui
nous eussent fait rentrer en possession de Marienbourg et de
Philippeville[217]. Mais qu'il réclamât peu ou beaucoup, il ne pouvait
tromper la vigilance hargneuse de lord Palmerston, et se heurtait,
chez ce dernier, à un refus net et roide. «Vous devez faire entendre
à toute occasion, écrivait le ministre anglais à son ambassadeur à
Paris, que, si désireux que nous soyons d'être dans la meilleure
entente avec la France et dans les termes de l'amitié la plus intime,
ce n'est cependant que sous la condition qu'elle se contente de
posséder le plus beau territoire de l'Europe et ne songe plus à ouvrir
un nouveau chapitre d'empiétements et de conquêtes[218].» Il est à
supposer que M. de Talleyrand était le dernier à s'étonner de
l'insuccès de ses ouvertures; mais on le pressait de Paris; les
ministres eussent voulu donner satisfaction au désir, alors plus vif
et plus répandu que jamais en France, d'un certain accroissement de
territoire, d'un pas fait vers la reprise de ce qu'on appelait les
«frontières naturelles[219]». Peut-être aussi le vieux diplomate, fort
expert dans tous les tours de son métier, ne feignait-il de demander
ce qu'il savait bien devoir lui être refusé, que pour détourner, pour
user en quelque sorte sur ce sujet la résistance des autres
puissances, et être plus sûr d'obtenir ensuite les avantages vraiment
essentiels[220].

[Note 217: Voy. BULWER, _Life of Palmerston_; HILLEBRAND, _Geschichte
Frankreichs_. Palmerston prenait prétexte de ces ouvertures, pour
mettre en doute la loyauté du gouvernement français.]

[Note 218: Lettre du 7 janvier 1831. (BULWER, _Life of Palmerston_.)]

[Note 219: Déjà en 1829, lord Palmerston, voyageant en France, était
étonné de la vivacité avec laquelle les Français désiraient cet
agrandissement. (Cf. BULWER.) Ce sentiment était bien plus exalté
encore depuis la révolution de Juillet. Louis-Philippe lui-même
croyait devoir en tenir compte, et il donnait à M. de Mortemart, son
ambassadeur à Saint-Pétersbourg, mission de faire valoir auprès du
Czar l'idée que la France devrait obtenir quelque territoire en
Belgique. (Dépêche de Scholer, envoyé prussien à Saint-Pétersbourg, du
13-25 février 1831, citée par HILLEBRAND.)]

[Note 220: Palmerston lui-même semble parfois deviner que telle
pourrait bien être la tactique de M. de Talleyrand. (Lettre du 21
janvier 1831, BULWER, _Life of Palmerston_.)]

Quoi qu'il en soit, notre ambassadeur se gardait d'insister sur les
demandes qui risquaient d'éloigner l'Angleterre de la France; au
besoin même, il ne tenait pas compte des instructions contraires du
cabinet français[221]. Il avait aussi peu de rapports que possible
avec des ministres dont les idées et l'entourage lui étaient suspects,
correspondait avec le Roi par l'entremise de Madame Adélaïde, agissait
même parfois de son chef et sous sa propre responsabilité. «Je n'en
parle pas à Paris, écrivait-il un jour à madame de Dino, parce qu'on
me donnerait des instructions, et que je veux agir sans en avoir.»
Tout l'effort de sa diplomatie s'employait à maintenir, à affermir
l'accord des deux puissances occidentales, accord avec lequel on
pouvait alors tout imposer à l'Europe, et sans lequel on n'eût rien
obtenu. Les diplomates étrangers voyaient son travail et ne pouvaient
s'empêcher d'admirer son succès. «L'ambassadeur de France, écrivait
l'envoyé sarde le 27 novembre, seconde à merveille la disposition du
nouveau cabinet anglais à se rapprocher du gouvernement français et à
s'entendre avec lui; il étonne par son activité, par la présence et la
clarté de son esprit à un âge si avancé.» Quelques semaines plus tard,
le 30 décembre, le même témoin constatait qu'entre les deux cabinets
de Londres et de Paris, il y avait «une union et une cordialité telles
qu'on n'en avait pas vu depuis le temps de Robert Walpole et du
cardinal Fleury[222]». Cette entente en imposa aux autres puissances,
et la Conférence de Londres se laissa tout de suite engager dans la
voie qui devait la conduire à cette Belgique indépendante et neutre
désirée par la politique française.

[Note 221: Dépêche de M. de Werther, du 12 janvier 1831. (HILLEBRAND,
_Geschichte Frankreichs, 1830-1870_, t. I, p. 176.)]

[Note 222: HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_, t. I, p. 125 et 154.]

En effet, le premier acte de cette Conférence (protocole du 4 novembre
1830) fut d'inviter les deux parties belligérantes à une suspension
des hostilités, en assignant pour ligne de démarcation les frontières
des Provinces-Unies, telles qu'elles existaient avant le traité du 30
mai 1814. Si soigneux que l'on fût de déclarer dans ce protocole que
l'armistice ne préjugeait en rien les questions «dont les cinq cours
auraient à faciliter la solution», ce n'en était pas moins un pas
considérable fait par l'Europe vers la séparation de la Belgique et de
la Hollande. Les Belges profitèrent du temps qui leur était ainsi
assuré pour mettre les puissances en présence de faits accomplis. Le
congrès national, réuni à Bruxelles, le 10 novembre, proclama, le 18,
l'indépendance de la Belgique, adopta, le 22, comme forme de
gouvernement, la monarchie constitutionnelle, et enfin, le 24, malgré
les avis comminatoires des puissances et les conseils amis de la
France, prononça la déchéance de la maison d'Orange-Nassau, et son
exclusion perpétuelle de tout pouvoir en Belgique[223]. Ce dernier
défi était peut-être de nature à donner aux armées prussiennes et
russes le prétexte qu'elles semblaient attendre pour agir. Qui sait ce
qui serait arrivé si, à ce moment précis, l'attention et les forces du
Czar ne s'étaient trouvées subitement détournées et absorbées par la
formidable insurrection de Pologne? Grâce à cette diversion, la
Conférence put continuer tranquillement son oeuvre, et la diplomatie
française en profita pour obtenir d'elle un acte décisif: un
protocole, en date du 20 décembre 1830, déclara que «l'amalgame
parfait et complet que les puissances avaient voulu opérer entre la
Belgique et la Hollande, n'ayant pas été obtenu et étant désormais
impossible, il était devenu indispensable de recourir à d'autres
arrangements pour accomplir les intentions à l'exécution desquelles
cette union devait servir de moyen»; le gouvernement provisoire de
Bruxelles était invité à envoyer des commissaires à Londres qui
seraient «consultés et entendus»; le protocole stipulait toutefois que
«ces arrangements ne pourraient affecter en rien les droits que le roi
des Pays-Bas et la Confédération germanique exerçaient sur le
grand-duché de Luxembourg». La Conférence prononçait donc en principe
la dissolution du royaume des Pays-Bas. Aussi, le 28 décembre, M.
Laffitte annonça-t-il triomphant, à la Chambre des députés, que «les
cinq puissances venaient de reconnaître et avaient signé en commun
l'indépendance de la Belgique», et il ajouta: «Cette grande question,
de laquelle on pouvait craindre une occasion de guerre, la voilà donc
résolue dans son point essentiel!»

[Note 223: Le général Sébastiani écrivait, le 2 décembre 1830, dans
une circulaire à ses agents diplomatiques: «Le Roi, tout en
considérant comme un fait accompli la séparation de la Belgique et de
la Hollande, n'a cessé de faire des voeux pour que la souveraineté du
premier de ces deux pays fût déférée à l'un des princes de la maison
de Nassau. Sa Majesté n'a donc pu qu'être sincèrement affligée de la
résolution par laquelle le congrès de Bruxelles a déclaré cette maison
déchue.» (_Documents inédits._)]

À peine le roi de Hollande connut-il le protocole du 20 décembre
qu'il poussa un cri de douleur et de colère: il le dénonça comme une
oeuvre d'iniquité, comme un acte qui sanctionnait les résultats d'une
révolte injuste et compromettait la stabilité de tous les trônes; il
n'admettait pas que la Conférence, «convoquée pour coopérer au
rétablissement de l'ordre dans les Pays-Bas», aboutît «au démembrement
du royaume». Ne semblait-il pas, par contre, qu'on dût être satisfait
à Bruxelles? Il n'en fut rien. Les Belges, tout exaltés par leur
révolution, n'admettaient pas qu'on prétendît leur imposer des
obligations au nom de l'équilibre européen; ils s'indignaient qu'on
refusât de leur attribuer le Luxembourg et le Limbourg, qui avaient
fait cause commune avec eux dans l'insurrection et certains autres
territoires, tels que la rive gauche de l'Escaut, qu'ils prétendaient,
par certaines raisons historiques ou géographiques, devoir leur
appartenir; aussi protestèrent-ils contre le protocole, et en même
temps le gouvernement provisoire déclara, dans une proclamation
solennelle aux habitants du Luxembourg, que «leurs frères des autres
provinces ne les abandonneraient jamais et ne reculeraient devant
aucun sacrifice pour les conserver dans la famille belge».

La Conférence, sans se fâcher, refusa d'accepter les protestations des
deux parties, et, statuant comme arbitre, détermina dans son protocole
du 10 janvier 1831 les «bases de séparation» de la Belgique et de la
Hollande. La Hollande, d'après ce protocole, devait comprendre tous
les territoires qui appartenaient, en 1790, à la ci-devant république
des provinces unies des Pays-Bas. La Belgique serait formée de tout le
reste des territoires qui avaient reçu la dénomination de royaume des
Pays-Bas dans le traité de 1815, «sauf le grand-duché de Luxembourg,
qui, possédé à un titre différent par les princes de la maison de
Nassau, continuerait à faire partie de la Confédération germanique».
Suivait une déclaration par laquelle les cinq puissances
garantissaient à la Belgique sa neutralité perpétuelle et
l'inviolabilité de son territoire, la Belgique s'engageant de son côté
à observer cette même neutralité. La diplomatie française eût désiré
sans doute faire comprendre le Luxembourg dans le nouvel État. M. de
Talleyrand avait «lutté comme un dragon[224]» pour l'obtenir,
prolongeant les discussions pendant sept heures de suite; mais il
avait cédé à la fin, «secrètement enchanté, écrivait le lendemain lord
Palmerston, d'avoir fait établir la neutralité de la Belgique[225]».
Cette neutralité vivement combattue par la Prusse[226] était en effet
un avantage capital pour la France, dont elle mettait à couvert l'une
des frontières les plus exposées. Un autre protocole du 27 janvier
compléta le précédent, en réglant le partage des dettes du royaume du
Pays-Pas, entre la Hollande et la Belgique. Cette fois encore la
Conférence, au lieu des remercîments des Belges, reçut leurs
protestations indignées et presque injurieuses.

[Note 224: Expression de lord Palmerston. (Lettre du 21 janvier 1831,
BULWER, _Life of Palmerston_.)]

[Note 225: _Ibid._]

[Note 226: Un ami de M. Guizot lui écrivait alors de Londres: «Nos
journaux parlent en ignorants... Nous verrons ce qu'ils dirent de la
neutralité si péniblement obtenue et si combattue par la Prusse. Les
hommes d'État ici, à quelque parti qu'ils appartiennent, la regardent
comme ce qui doit le plus satisfaire la France raisonnable.»]

Pendant que la Conférence prenait ces diverses décisions; le congrès
de Bruxelles, de son côté, poursuivait une oeuvre qui intéressait
toutes les puissances: il s'occupait de choisir le roi qui devait être
placé à la tête du nouvel État. Spectacle singulier, en vérité, que
celui de cette assemblée souveraine de deux cents membres, occupée,
pendant tout un mois, à chercher en Europe un souverain, discutant
publiquement les titres des candidats, recevant à la tribune les
communications des cabinets étrangers, le tout en présence d'une
population encore échauffée de sa dernière révolution! En Belgique,
les hommes politiques comme la nation eussent désiré le jeune duc de
Nemours, second fils de Louis-Philippe[227]; mais le gouvernement
français s'était rendu compte que, pour avoir le concours de
l'Angleterre, il fallait se refuser à cette candidature, autant qu'à
l'annexion pure et simple. Si tentant que pût être cette sorte
d'essaimage de notre famille royale, il ne valait certes pas le risque
d'une guerre contre l'Europe coalisée. Ainsi que l'écrivait, l'année
suivante, M. Thiers, «nous ne pouvions pas donner le duc de Nemours,
car ce n'était pas la réunion pour nous, et c'était autant que la
réunion pour les puissances; c'était, par conséquent, la guerre pour
un simple intérêt de famille». Le Roi avait pris tout de suite son
parti, et il ne s'en était caché ni à l'Europe, ni aux Belges. Dès le
mois d'octobre 1830, aux premières ouvertures qu'on lui avait fait
faire à ce sujet de Bruxelles, il avait répondu d'une façon peu
encourageante[228]. Plus les Belges insistaient, plus son refus
devenait net. «Il serait doux pour mon coeur et flatteur pour un père,
dit, le 2 janvier, Louis-Philippe à l'envoyé de Bruxelles, de voir un
de mes fils appelé au trône de la Belgique... Mais une guerre générale
en serait la suite inévitable. Aucune considération ne pourrait me
décider à me faire accuser d'avoir allumé une conflagration générale
par mon ambition, pour placer mon fils sur un trône. D'ailleurs, la
liberté sort rarement victorieuse de la guerre; vous avez, comme nous,
intérêt à conserver la paix. Mais si votre indépendance était
attaquée, je n'hésiterais pas, je ne consulterais que les devoirs que
m'imposeraient l'humanité et les vives sympathies que j'éprouve, ainsi
que toute la France, pour votre cause. Je suis persuadé que je serais
secondé par la nation tout entière.» Pendant les jours qui suivirent,
les envoyés belges renouvelèrent plusieurs fois leurs instances; le
langage du gouvernement français fut invariable. «Si la Belgique
venait s'offrir à nous, ou bien nous demander un de nos princes pour
roi, disait, le 6 janvier, le général Sébastiani, quelque douloureux
qu'il fût pour nous de prononcer un refus, il le serait pourtant. Rien
ne peut faire départir le gouvernement de cette résolution.» Et ces
réponses n'étaient pas faites à huis clos; elles étaient aussitôt
portées à la tribune du congrès de Bruxelles. Le gouvernement français
conseilla aux Belges déporter leur choix sur le prince Othon,
deuxième fils du roi de Bavière, ou sur le prince Charles de Capoue,
frère de Ferdinand II, roi des Deux-Siciles; ce second prince, Bourbon
et neveu de la reine des Français, était même le candidat préféré du
Palais-Royal. Mais aucun des deux ne plaisait aux Belges, qui
voulaient un roi leur apportant en dot la protection d'une grande
puissance; ils objectaient d'ailleurs que tous deux étaient mineurs;
le Bavarois avait quinze ans, le Napolitain dix-neuf. Lord Palmerston,
sans opposer ouvertement son _veto_, insistait avec complaisance sur
cette objection tirée de l'âge. «Un pays qui sort du chaos d'une
révolution et où il faut rétablir l'ordre, disait-il, a besoin pour
roi d'un homme dans la plénitude de l'âge, et un garçon de dix-neuf
ans n'est pas ce qu'il lui faut[229].»

[Note 227: Né le 25 octobre 1814, le duc de Nemours avait alors seize
ans.]

[Note 228: Ce fait et beaucoup de ceux qui sont suivre sont empruntés
à l'ouvrage de M. Th. JUSTE sur le _Congrès national de Belgique_
(Bruxelles, 1880). M. Juste a eu communication des papiers des hommes
politiques belges qui ont joué un rôle dans les négociations de cette
époque.]

[Note 229: Lettre du 27 janvier 1831. (BULWER, _Life of Palmerston_.)]

Quel était le candidat du gouvernement anglais? Au fond, ses
préférences eussent été pour le prince d'Orange, alors installé à
Londres. Lord Palmerston ne s'en cachait pas, sans vouloir cependant
sur ce point violenter les Belges. Subsidiairement, il avait mis en
avant le nom de Léopold de Saxe-Cobourg[230], en indiquant qu'il
pourrait être marié à une fille de Louis-Philippe. Léopold avait alors
quarante ans: veuf de la princesse Charlotte, fille unique de Georges
IV, il avait gardé son rang dans la famille royale de Grande-Bretagne;
une de ses soeurs avait épousé, en 1818, le duc de Kent, et était mère
de la princesse Victoria qui devait un jour s'asseoir sur le trône
britannique. Il était donc devenu presque un prince anglais. Est-ce
pour cette raison que le gouvernement français se montra d'abord
disposé à l'exclure, comme le cabinet de Londres excluait le duc de
Nemours? Le général Sébastiani, dans une conversation qu'il eut, le 8
janvier 1831, avec un envoyé belge, s'exprima même, sur ce sujet, avec
une vivacité probablement peu réfléchie. «En fin de compte, disait
l'envoyé belge, qu'est-ce donc que vous nous conseillez? Le prince
Othon de Bavière, le prince de Naples, c'est-à-dire deux enfants...
Il n'y a que deux candidatures sérieuses, celle du duc de Nemours et
celle du prince de Saxe-Cobourg-Gotha. Vous les repoussez toutes les
deux, quand il s'agit pour nous de vie ou de mort. Que faire? Dans le
péril où vous nous jetez, il ne nous reste plus qu'une ressource:
aller à Londres proposer le prince Léopold avec alliance française. Si
le roi Louis-Philippe persiste à nous refuser sa fille, nous passerons
outre; nous prendrons le prince Léopold sans princesse française.» À
ces mots, le général Sébastiani ne put contenir sa colère: «Si
Saxe-Cobourg, dit-il en se levant, met un pied en Belgique, nous lui
tirerons des coups de canon.--Des coups de canon! répondit aussitôt
l'envoyé belge, nous prierons l'Angleterre d'y répondre.--Ce sera donc
la guerre générale.--Soit, mieux vaut pour nous une guerre générale
qu'une restauration hollandaise, une humiliation permanente et sans
issue.» Le roi Louis-Philippe avait eu bien garde de s'exprimer avec
un tel emportement; interrogé par l'envoyé belge sur l'accueil qu'il
ferait à la candidature du prince de Cobourg et à un projet de mariage
de ce prince avec une de ses filles; «Je connais depuis longtemps le
prince, répondit-il; c'est un beau cavalier, un parfait gentilhomme,
très-instruit, très-bien élevé; la Reine le connaît aussi et apprécie
les avantages de sa personne. Mais... il y a un mais qui n'a rien de
désobligeant pour la personne et les qualités du prince, il y a des
répugnances de famille, des préjugés peut-être, qui s'opposent à
l'union projetée.» Le refus du gouvernement français empêcha qu'on ne
donnât suite à cette candidature sur laquelle, d'ailleurs, le cabinet
anglais n'insista pas. Chose singulière, on n'avait pas alors, même en
Angleterre[231], grande idée de la capacité du prince de Cobourg, que
M. de Talleyrand traitait de «pauvre sire». Et puis, lord Palmerston
donnait pour instruction, au moins apparente, à ses agents, de ne
prendre parti pour aucun candidat; ou plutôt il ne leur avait donné
qu'une instruction: empêcher la prépondérance française en Belgique;
sur les moyens d'y arriver, il n'avait pas d'idée arrêtée.

[Note 230: Au commencement de 1830, les puissances avaient manifesté
le désir de placer Léopold sur le trône de Grèce; mais ce prince,
après avoir un moment accepté, se ravisa quand il apprit l'opposition
de la nation hellène.]

[Note 231: Cf. le _Journal de Ch. Greville_, à la date du 5 août
1831.]

Pendant que les deux grandes puissances ne faisaient guère que se
neutraliser mutuellement, une candidature avait surgi qui, tout de
suite, rencontra quelque faveur en Belgique; c'était celle du duc de
Leuchtenberg, fils aîné d'Eugène de Beauharnais et de la princesse
Amélie de Bavière: âgé de vingt ans, il servait dans l'armée
bavaroise[232]. Son nom avait été mis en avant par M. de Bassano,
l'ancien ministre de Napoléon. Le gouvernement français,
consulté[233], ne dissimula pas son opposition à une candidature dont
le succès aurait fait de la Belgique un foyer de manoeuvres
bonapartistes[234]. «Ce serait se tromper, disait à ce propos le
général Sébastiani, de croire que le parti bonapartiste n'a plus de
racines en France; au contraire, il est aujourd'hui très-redoutable.»
Louis-Philippe, tout en protestant ne pas vouloir gêner la liberté des
Belges, déclara que «s'ils voulaient conserver la France pour amie»,
ils devaient écarter le fils de Beauharnais, que jamais la France ne
le reconnaîtrait, que jamais la main d'une princesse française ne lui
serait accordée. «De toutes les combinaisons possibles, ajouta-t-il,
c'est la plus désagréable à la France, la moins favorable au repos et
à l'indépendance des Belges.» Cependant, en dépit de cette opposition,
la candidature du duc de Leuchtenberg gagnait du terrain, tandis que
celles du prince Othon de Bavière et du prince Charles de Naples ne
rencontraient aucune faveur. Les journaux de Bruxelles, les orateurs
du congrès reprochaient à la France de leur refuser la liberté dont
elle avait usé en 1830; ils «dénonçaient à la nation française» la
conduite de son gouvernement; quelques-uns nous accusaient même de
prolonger volontairement le provisoire, dans le dessein machiavélique
de provoquer l'anarchie, d'allumer la guerre civile et de fondre
ensuite sur la Belgique épuisée comme sur une proie facile.

[Note 232: Le duc de Leuchtenberg ne devait pas fournir une longue
carrière. Il est mort en 1835, quelques jours après avoir épousé la
reine de Portugal.]

[Note 233: 11 janvier 1831.]

[Note 234: M. de Metternich comprenait notre opposition. Il écrivait,
le 18 janvier: «Le gouvernement français reste-t-il ferme dans sa
décision de ne pas vouloir pour voisin un Bonaparte? Je crois qu'il
aurait raison, car, sans cela, gare à la dynastie d'Orléans!»
(_Mémoires de Metternich_, t. V, p. 120.)]

Ces difficultés et l'espèce d'obstruction qui en résultait rendaient
quelque espoir aux orangistes: ceux-ci s'agitaient; de Londres, le
prince d'Orange lançait des manifestes et entretenait des
intelligences en Belgique. Pour mettre fin à une incertitude qui
devenait périlleuse, le congrès décida, le 19 janvier, que la
discussion définitive concernant le choix du souverain commencerait le
28. Grandes étaient l'anxiété et l'animation des esprits. Le
gouvernement français, désireux d'écarter loyalement toute équivoque,
renouvela ses précédentes déclarations. Une lettre du général
Sébastiani à M. Bresson, représentant de la France à Bruxelles, lettre
qui fut lue, le 13 janvier, à la tribune du congrès, s'exprimait
ainsi: «La situation de la Belgique a fixé de nouveau l'attention du
Roi et de son conseil. Après un mûr examen de toutes les questions qui
s'y rattachent, j'ai été chargé de vous faire connaître, d'une manière
nette et précise, les intentions du gouvernement du Roi. Il ne
consentira pas à la réunion de la Belgique à la France, il n'acceptera
point la couronne pour le duc de Nemours, alors même qu'elle lui
serait offerte par le congrès. Le gouvernement verrait dans le choix
du duc de Leuchtenberg une combinaison de nature à troubler la
tranquillité de la France. Nous n'avons pas le projet de porter la
plus légère atteinte à la liberté des Belges dans l'élection de leur
souverain, mais nous usons aussi de notre droit en déclarant de la
manière la plus formelle que nous ne reconnaîtrons point l'élection de
M. le duc de Leuchtenberg.» Dans une autre lettre écrite quelques
jours après, le ministre donnait l'ordre au représentant de la France,
dans le cas où cette élection serait faite, de quitter aussitôt
Bruxelles.

Mais plus on approchait de l'heure décisive, plus il était visible que
les seules candidatures entre lesquelles se partageraient les voix du
congrès étaient les deux que nous repoussions, par des motifs, il est
vrai, fort différents. Celle de Leuchtenberg devenait de plus en plus
populaire; si notre opposition décidée avait détaché d'elle certains
esprits, beaucoup d'autres s'en montraient blessés. Les amis de la
France ne trouvèrent d'autre moyen de faire échec à cette candidature,
que de proposer ouvertement celle du duc de Nemours. Malgré tout,
Leuchtenberg gagnait toujours. Un des orateurs influents du congrès,
M. Lebeau, soutenait sa cause avec une ardeur passionnée. Le buste du
prince était promené dans les rues, couronné au théâtre, son portrait
suspendu aux arbres de la liberté. Le peuple chantait des couplets en
son honneur. L'Angleterre était représentée à Bruxelles par lord
Ponsonby, au moins aussi animé que son chef, lord Palmerston, contre
l'influence française[235]. Lord Ponsonby, très-porté pour le prince
d'Orange et se faisant illusion sur ses chances, avait d'abord
travaillé pour lui, et avait paru combattre le duc de Leuchtenberg.
«Les puissances ne le reconnaîtront pas», disait-il. Mais il dut
bientôt s'avouer que son candidat ne rencontrait aucun appui. «Il n'y
a rien à faire pour le prince d'Orange, lui dit un député partisan du
Beauharnais; la lutte sera entre le duc de Leuchtenberg et le duc de
Nemours.» Poussé à bout, lord Ponsonby s'écria alors: «Nommez plutôt
le diable que le duc de Nemours[236].»

[Note 235: Nous retrouverons plus tard lord Ponsonby ambassadeur à
Constantinople; il sera, dans la crise de 1840, l'un des adversaires
les plus acharnés de la France.]

[Note 236: Cette conversation, qui ne laisse pas d'éclairer les
dessous de la politique anglaise, est rapportée par M. Th. Juste, t.
I, p. 228, 229.]

Tous ces faits n'échappaient pas à la vigilance du jeune diplomate qui
représentait la France à Bruxelles: M. Bresson, homme d'initiative et
d'énergie, n'était pas d'humeur à laisser jouer ou mortifier la France
sous ses yeux, sans tenter de l'empêcher. Ce qu'il apprenait des
dispositions des membres du congrès et surtout de l'action de l'envoyé
anglais le persuadèrent que la nomination du duc de Leuchtenberg était
certaine, si on ne lui opposait formellement un fils de
Louis-Philippe. Telle était aussi la conviction du colonel de
Lawoestine qu'on venait d'adjoindre à M. Bresson, à cause de ses
relations avec la société belge. Mais comment faire, après les
déclarations si nettes, si réitérées, du gouvernement français? M.
Bresson partit en toute hâte pour Paris, brûla les étapes, et le 29
janvier, au point du jour[237], il avait audience du Roi en présence
du ministre des affaires étrangères. Il exposa le péril imminent et la
nécessité de poser la candidature du duc de Nemours, si l'on voulait
écarter un choix qui, dans les circonstances présentes, serait un
échec grave pour la France. Ses instances ne purent cependant arracher
au Roi ou au ministre le moindre mot qui retirât les déclarations
antérieures et donnât instruction de faire élire le prince français.
Au fond, en effet, Louis-Philippe était toujours résolu à refuser la
couronne. Mais, par ce qu'il ne dit pas, plus encore que par ce qu'il
dit, il parut attendre ou tout au moins permettre que son envoyé fît,
sans autorisation, de son propre chef, et au risque d'être désavoué,
ce qu'on ne voulait pas lui ordonner de faire. M. Bresson était trop
fin pour ne pas comprendre, trop hardi pour reculer devant la
responsabilité. Revenu bride abattue à Bruxelles, il y prit une
attitude, tint un langage, qui, sans donner à nos amis belges aucune
assurance officielle, leur firent ou tout au moins les laissèrent
croire qu'ils pourraient forcer la main au gouvernement français, et
que celui-ci, une fois le vote émis, ne refuserait pas la couronne; le
colonel Lawoestine s'associa à ce jeu; des lettres officieuses venues
de Paris tendirent à répandre la même conviction[238]. Cette
manoeuvre hardie releva les intérêts français tout à l'heure si
compromis et contre-balança les avantages qu'apportait à la
candidature du duc de Leuchtenberg l'appui souterrain de lord
Ponsonby.

[Note 237: Cette date du 29 janvier est celle qu'indique M. Bresson
dans une lettre écrite treize ans plus tard et que nous citons plus
loin. D'autres indices tendraient à faire croire que cet entretien a
eu lieu plutôt le 27 janvier.]

[Note 238: L'année suivante, le 1er juin 1831, M. Van de Weyer,
président du comité diplomatique et l'un de ceux qui avaient le plus
poussé à la candidature du duc de Nemours, se justifiait ainsi à la
tribune du congrès belge: «Lors de l'élection de M. le duc de Nemours,
c'est moi qui ai reçu les lettres confidentielles, c'est moi qui les
ai communiquées; et ce n'est pas sur la foi seule de ces lettres que
l'élection a été faite, c'est sur la déclaration des deux envoyés de
France que M. le duc de Nemours accepterait. J'ai eu foi dans les
assurances de M. le marquis de Lawoestine.»--Toutefois c'est à tort
que l'historien belge, M. Th. Juste, affirme que M. Bresson «rapporta
de Paris l'autorisation de promettre que la couronne serait acceptée»
(t. I, p. 229). Ni le Roi ni son ministère ne donnèrent aucune
autorisation; on a sur ce point un témoignage irrécusable, celui de M.
Bresson lui-même. Plus tard, ce diplomate, représentant la France à
Madrid, se demanda, à l'occasion du mariage de la jeune reine
Isabelle, s'il ne devait pas prendre une initiative analogue à celle
qu'il avait prise, en 1831, à Bruxelles. Il écrivit alors à M. Guizot,
le 4 septembre 1844: «En 1831, quand la question s'est posée en
Belgique entre le duc de Leuchtenberg et le duc de Nemours, je me suis
trouvé dans une position identique. Je ne rappellerai pas à Sa Majesté
cette conversation que je suis venu chercher à toute bride de
Bruxelles et que j'ai eue avec elle, le maréchal Sébastiani en tiers,
le 29 janvier, au point du jour. Les circonstances étaient imminentes,
au dedans et au dehors; tout bon serviteur devait payer de sa
personne; j'ai pris sur moi une immense responsabilité; _j'ai fait
élire M. le duc de Nemours, et je n'hésite pas à reconnaître que je
l'ai fait sans l'assentiment du Roi et de son ministre_. C'était
très-grave pour ma carrière, pour ma réputation même; j'ai touché à ma
ruine; toute la conférence de Londres, M. de Talleyrand y compris,
lord Palmerston avec fureur, s'était liguée contre moi. Le Roi et le
maréchal Sébastiani m'ont soutenu; ils m'ont porté sur un autre
théâtre, et je me suis relevé à Berlin, non sans peine, du bord de ce
précipice. Mais je ne pourrais repasser par ce chemin, ni courir de
pareils risques; je ne serais plus, aux yeux de tous, qu'un brûlot de
duperie et de tromperie; on m'accuserait avec raison d'avoir joué deux
peuples amis.»--À la même époque, en 1844, M. Bresson disait à la
reine Christine: «_Quand lord Ponsonby, il y a treize ans, a essayé de
pousser au trône de Belgique le duc de Leuchtenberg, j'ai fait élire
en quarante-huit heures le duc de Nemours._» (GUIZOT, _Mémoires_, t.
VIII, p. 206 et 218.)]

Pendant ce temps, le débat décisif s'était ouvert, le 28 janvier, dans
le congrès belge; il se prolongea jusqu'au 3 février, dramatique,
passionné, remuant toutes les questions qui mettaient en jeu
l'existence de la Belgique, et aussi la paix de l'Europe. Les
partisans du duc de Nemours firent valoir les avantages de l'intimité
avec la France. Mais la couronne serait-elle acceptée? «Toutes nos
lettres venant de Paris, disait M. Gendebien, nos relations avec de
hauts personnages en France, la voix patriotique et persuasive de La
Fayette, le voeu de la France entière, nous sont un sûr garant que les
sentiments paternels de Louis-Philippe, d'accord avec les intérêts et
la politique de la France, ne lui permettront pas d'hésiter un seul
instant.» M. Van de Weyer ajoutait: «Je n'ai pas dit que j'étais
certain de l'acceptation; car, pour tenir un pareil langage, il aurait
fallu que j'en eusse la preuve officielle, et, dans ce cas, j'aurais
cru pouvoir et devoir trancher la question. En mettant sous vos yeux
la pièce probante, je vous aurais dit: Messieurs, je viens de recevoir
la preuve de l'acceptation du duc de Nemours; je puis donc annoncer au
congrès que son choix ne sera pas fait en vain. Il m'est impossible
de parler ainsi, mais je n'en ai pas moins la conviction que la
couronne sera acceptée par le duc de Nemours. Les éléments de cette
conviction, je les puise ailleurs que dans les communications
officielles.» M. Lehon était plus affirmatif encore: «Je suis de ceux
qui sont convaincus que si le duc de Nemours est nommé, il acceptera
la couronne.» Les partisans du duc de Leuchtenberg opposèrent les
déclarations réitérées et non désavouées du gouvernement français; ils
s'efforcèrent aussi d'éveiller les susceptibilités du patriotisme
belge. «Si nous voulons conserver l'estime et la sympathie de la
France, dit M. Devaux, ne nous humilions pas devant elle. Ne nous
obstinons pas à nous livrer à ses princes, quand eux-mêmes nous
refusent... Ah! messieurs, ne soyons une source d'embarras pour
personne; ne nous ravalons pas à être une misérable _petite
Navarre_[239]; restons la belle, la noble Belgique! Depuis longtemps,
le mot de patrie ne résonnait qu'imparfaitement dans nos coeurs.
Depuis des siècles, nous n'avons fait que passer d'un joug à l'autre,
tour à tour Espagnols, Autrichiens, Français, Hollandais; depuis
quatre mois seulement, nous sommes Belges, et nous avons retrouvé une
patrie... Cette patrie, que nous avons ressaisie au prix du sang
belge, faut-il déjà l'humilier aux pieds d'une puissance étrangère?»

[Note 239: Allusion aux paroles suivantes, que M. Dupin venait de
prononcer à la Chambre française: «Je ne pense pas qu'il s'agisse
d'amener à la France une espèce de province capitulée avec des lois
particulières, une petite Navarre qui ne serait pour la France qu'une
source d'embarras et de difficultés.»]

Vient enfin le moment du vote: l'anxiété est grande. Sur 191 membres
présents, 89 se prononcent pour le duc de Nemours, 67 pour le duc de
Leuchtenberg, 35 pour l'archiduc Charles d'Autriche. Il faut procéder
à un second tour: le duc de Nemours obtient alors 97 voix--c'est la
majorité absolue,--le duc de Leuchtenberg 74, l'archiduc Charles 21.
Le duc de Nemours est proclamé. Le cri de: Vive le Roi! poussé par
l'assemblée, gagne la foule qui assiége le palais; l'enthousiasme est
général, et les partisans du duc de Leuchtenberg sont les premiers à
se rapprocher des vainqueurs; il n'y a plus qu'un sentiment: inaugurer
sans retard le nouveau règne pour sortir du provisoire. Une députation
est chargée de porter au roi des Français la nomination de son fils.
Personne alors ne doute ou ne veut douter de l'acceptation.

Mieux informés, les Belges auraient su pourtant que Louis-Philippe
persistait toujours dans sa volonté de refus. S'il avait laissé agir
M. Bresson, c'était uniquement pour écarter une candidature dangereuse
et contrecarrer une manoeuvre de la diplomatie anglaise; mais il ne
voyait là qu'un expédient destiné à gagner du temps et n'avait pas eu
un moment d'hésitation sur sa décision finale. Quelques-uns de ses
ministres,--ceux qui désiraient le plus plaire à la gauche,--avaient
sans doute une sagesse moins résolue, et, devant la tournure que
prenaient les choses à Bruxelles, ils se demandaient s'il ne serait
pas possible d'imposer à l'Europe le fait accompli. C'est sans doute
pour répondre à cette velléité, ou plutôt pour dissiper cette
illusion, qu'après le voyage de M. Bresson, mais avant le vote final
du congrès, le 1er février, M. de Talleyrand sonda lord Palmerston sur
la question de savoir s'il agréerait la nomination du duc de Nemours.
La réponse du ministre anglais fut sans ménagement. «Ce sera pour
nous, dit-il, absolument la même chose qu'une union avec la France, et
c'est à la France à mesurer toutes les conséquences auxquelles
l'exposerait une telle méconnaissance de ses promesses. Je ne crois
pas, ajouta-t-il, que la masse de la nation française désire la
Belgique au prix d'une guerre générale.» Il ne s'en tint pas là: une
dépêche officielle fut envoyée à Paris pour réclamer du gouvernement
français le plein accomplissement de l'engagement qu'il avait pris de
refuser la couronne. Le chef du _Foreign-Office_ pensait sans doute
qu'il n'y aurait pas lieu de recourir à la guerre, mais, s'il fallait
la faire, «l'occasion» lui paraissait «légitime». «Nous ne pouvons
accepter l'élévation du duc de Nemours, écrivait-il, le 2 février, à
son ambassadeur à Paris, sans mettre en danger la sûreté de la nation
et sans porter atteinte à son honneur[240].» Le gouvernement anglais
n'avait pas de peine d'ailleurs à associer les autres puissances à son
opposition. Dès le 1er février, il proposa à la Conférence de décider
que, dans le cas où la souveraineté de la Belgique serait offerte à un
prince appartenant aux familles régnantes des cinq puissances, une
telle offre serait absolument repoussée: les plénipotentiaires
d'Autriche, de Prusse et de Russie adhérèrent aussitôt à cette
proposition, M. de Talleyrand la prit _ad referendum_, disant qu'il
attendait avant peu les instructions de son gouvernement.

[Note 240: BULWER, _Life of Palmerston_; lettres de lord Palmerston à
lord Granville, en date du 1er et du 2 février 1831.]

Quand, quelques jours après, on sut, à Londres, l'élection de
Bruxelles, l'émotion fut vive; lord Palmerston était furieux.
Toutefois, on ne resta pas longtemps dans le doute sur les intentions
du gouvernement français. Le vote avait eu lieu le 3 février; dès le
4, aussitôt la nouvelle parvenue à Paris, le général Sébastiani vint
annoncer à l'ambassadeur anglais que le Roi était décidé à refuser la
couronne offerte et qu'il désirait marcher d'accord avec les autres
puissances, surtout avec l'Angleterre[241]. En même temps, M. de
Talleyrand fut chargé de faire une déclaration analogue à la
Conférence: cette déclaration fut consignée dans le protocole du 7
février, mais en même temps, par déférence pour la France, la
Conférence décida que si le duc de Leuchtenberg était élu, il ne
serait reconnu par aucune des cinq cours. Sur ce point, la diplomatie
française était donc arrivée à son but; elle avait obtenu l'exclusion
du candidat bonapartiste à la fois à Bruxelles et à Londres, dans le
congrès belge et dans la conférence européenne.

[Note 241: BULWER, _Life of Palmerston_; lettre de lord Granville à
lord Palmerston, en date du 4 février 1831.]

Tandis que ces déclarations s'échangeaient entre les chancelleries, la
députation du congrès belge était arrivée à Paris, le 6 février,
toujours pleine d'espoir. Logée dans un hôtel appartenant à Madame
Adélaïde, elle y fut traitée avec une hospitalité somptueuse, comme si
l'on cherchait par ces bons procédés à atténuer le déplaisir du refus
qu'on se préparait à lui faire[242]. Ce refus, tout en le laissant
pressentir dans les conversations officieuses, on en retarda, toujours
par le même dessein de ménagement, la manifestation officielle. Enfin,
le 17 février, la députation fut reçue en grand apparat au
Palais-Royal. Après avoir entendu de la bouche du président l'offre
faite à son fils, le Roi répondit d'une voix émue: «Si je n'écoutais
que le penchant de mon coeur et ma disposition si sincère de déférer
au voeu d'un peuple dont la paix et la prospérité sont également
chères et importantes à la France, je m'y rendrais avec empressement.
Mais quels que soient mes regrets, quelle que soit l'amertume que
j'éprouve à vous refuser mon fils, la rigidité des devoirs que j'ai à
remplir m'en impose la pénible obligation, et je dois déclarer que je
n'accepte pas pour lui la couronne que vous êtes chargés de lui
offrir. Mon premier devoir est de consulter avant tout les intérêts de
la France, et, par conséquent, de ne point compromettre cette paix que
j'espère conserver pour son bonheur, pour celui de la Belgique, et
pour celui de tous les États de l'Europe, auxquels elle est si
précieuse et si nécessaire. Exempt moi-même de toute ambition, mes
voeux personnels s'accordent avec mes devoirs. Ce ne sera jamais la
soif des conquêtes ou l'honneur de voir une couronne placée sur la
tête de mon fils, qui m'entraîneront à exposer mon pays au
renouvellement des maux que la guerre amène à sa suite, et que les
avantages que nous pourrions en retirer ne sauraient compenser,
quelque grands qu'ils fussent d'ailleurs. Les exemples de Louis XIV et
de Napoléon suffiraient pour me préserver de la funeste tentation
d'ériger des trônes pour mes fils, et pour me faire préférer le
bonheur d'avoir maintenu la paix à tout l'éclat des victoires que,
dans la guerre, la valeur française ne manquerait pas d'assurer de
nouveau à nos glorieux drapeaux.» Puis s'adressant à la Belgique:
«Qu'elle soit libre et heureuse! s'écria le Roi. Qu'elle n'oublie pas
que c'est au concert de la France avec les grandes puissances de
l'Europe qu'elle a dû la prompte reconnaissance de son indépendance
nationale! Et qu'elle compte toujours avec confiance sur son appui
pour la préserver de toute attaque extérieure ou de toute intervention
étrangère!» Suivaient des conseils presque paternels, donnés à la
jeune nation. La scène était imposante. L'émotion de Louis-Philippe
gagnait ses auditeurs, et les larmes coulaient sur plus d'un
visage[243]. C'est que, suivant le témoignage de M. Guizot présent à
cette audience, on sentait dans la parole du Roi, «non pas les
hésitations, car il n'avait pas hésité, mais toutes les velléités,
tous les sentiments qui avaient agité son esprit: l'amour-propre
satisfait du souverain à qui le voeu d'un peuple déférait une nouvelle
couronne; le regret étouffé du père qui la refusait pour son fils; le
judicieux instinct des vrais intérêts de la France, soutenu par le
secret plaisir de comparer son refus aux efforts de ses plus illustres
devanciers, de Louis XIV et de Napoléon, pour conquérir les provinces
qui venaient d'elles-mêmes s'offrir à lui; une bienveillance expansive
envers la Belgique, à qui il promettait de garantir son indépendance
après avoir refusé son trône; et au-dessus de ces pensées diverses, de
ces agitations intérieures, la sincère et profonde conviction que le
devoir comme la prudence, le patriotisme comme l'affection paternelle,
lui prescrivaient la conduite qu'il tenait et déclarait
solennellement.» L'acte eut un grand retentissement en Europe. C'était
un gage éclatant donné aux alliés comme aux adversaires de la nouvelle
monarchie de sa modération et de sa prudence. C'était surtout la
preuve, alors non superflue, que, derrière et au-dessus de l'agitation
révolutionnaire, il y avait en France un pouvoir royal ayant une
volonté ferme, persévérante, et en état de la faire prévaloir.

[Note 242: Pendant son séjour à Paris, la députation belge fut témoin,
le 13 et le 14 février, d'odieux désordres que nous aurons
prochainement à raconter, le sac de Saint-Germain l'Auxerrois et de
l'archevêché. L'un de ses membres, l'abbé Boucquau de Villeraie,
passant dans la rue du Bac, revêtu du costume ecclésiastique que les
prêtres français n'osaient alors porter dans Paris, fut insulté par la
populace, et celle-ci allait lui faire un mauvais parti, quand il
s'écria qu'il était Belge et montra sa cocarde. Cet incident, aussitôt
connu en Belgique, ne devait pas augmenter les sympathies pour la
France, dans une population en majorité catholique.]

[Note 243: Témoignage d'un historien belge, M. Th. JUSTE, t. I, p.
272.]

Si l'Europe avait lieu d'être satisfaite, les Belges par contre
étaient cruellement désappointés. Dans leur embarras, ils nommèrent
un régent qui fut M. Surlet de Chokier. La place du Roi était occupée:
son rôle n'était pas rempli. Le régent, vieillard respectable, ne se
sentait aucunement en position de diriger ou de contenir l'opinion
publique. Celle-ci était plus que jamais en révolte contre les
décisions de la Conférence, à laquelle elle reprochait d'avoir changé
sa médiation en arbitrage tyrannique. Cette résistance faisait
d'autant plus mauvais effet à Londres que le roi des Pays-Bas,
changeant au contraire d'attitude, venait, le 18 février, d'adhérer
pleinement aux protocoles du 20 et du 27 janvier, fixant les «bases de
séparation» entre la Belgique et la Hollande. Dès le lendemain, les
plénipotentiaires se réunirent, prirent acte de cette adhésion et
établirent non sans solennité, à l'encontre des protestations belges,
«le droit de l'Europe»;--il y avait alors encore une Europe. «Chaque
nation, disait le protocole, a ses droits particuliers; mais l'Europe
aussi a son droit: c'est l'ordre social qui le lui a donné. Les
traités qui régissent l'Europe, la Belgique indépendante les trouvait
faits et en vigueur; elle devait donc les respecter et ne pouvait pas
les enfreindre... Les puissances devaient faire prévaloir la salutaire
maxime que les événements qui font naître un État nouveau ne lui
donnent pas plus le droit d'altérer un système général dans lequel il
entre, que les changements survenus dans la condition d'un État ancien
ne l'autorisent à se croire délié de ses engagements antérieurs.» Le
protocole déclarait que les «arrangements» des protocoles du 20 et du
27 janvier étaient «fondamentaux et irrévocables», et que
l'indépendance de la Belgique ne serait reconnue qu'aux conditions qui
résultaient de ces arrangements. Il constatait le droit des autres
États de prendre telles mesures qu'ils jugeraient nécessaires pour
faire respecter ou pour rétablir leur autorité légitime dans tous les
pays à eux appartenant et sur lesquels les Belges élevaient des
prétentions;--c'était reconnaître à la Confédération germanique le
droit d'agir militairement contre le Luxembourg;--enfin la Conférence
ajoutait que le roi des Pays-Bas ayant adhéré sans restriction aux
arrangements relatifs à la séparation de la Belgique d'avec la
Hollande, toute entreprise des autorités belges sur le territoire
déclaré hollandais serait envisagée comme un renouvellement de la
lutte à laquelle les cinq puissances avaient résolu de mettre un
terme. L'avertissement, loin d'intimider les Belges, ne fit que les
exciter encore davantage. Au congrès, dans les journaux, on ne parla
plus que de reprendre immédiatement les hostilités contre les
Hollandais; et le régent, s'adressant dans une proclamation solennelle
aux habitants du Luxembourg, leur promit «au nom de la Belgique» que
«leurs frères ne les abandonneraient pas». «Nous avons commencé notre
révolution, disait-il, malgré les traités de 1815, nous la finirons
malgré les protocoles de Londres.» La diplomatie européenne était
ouvertement bravée: le scandale fut grand dans la Conférence[244].

[Note 244: Peu après, un envoyé belge, arrivant à Londres, recevait de
M. de Bacourt, secrétaire de M. de Talleyrand, l'avis que la
proclamation aux Luxembourgeois avait fait dans le monde diplomatique
«un effet _épouvantable_». (JUSTE, t. II, p. 50.)]

Un fait contribuait à encourager la Belgique dans une résistance si
téméraire: le ministère français, pour donner des gages aux
«patriotes» qui lui reprochaient trop de déférence envers l'Europe, et
pour se faire bien voir des Belges au moment où ceux-ci était en
recherche d'un souverain, avait refusé de ratifier les protocoles du
20 et du 27 janvier fixant les «bases de séparation». Le général
Sébastiani avait même fait connaître à Bruxelles cette opposition par
une lettre à M. Bresson en date du 1er février, lettre qui fut lue et
applaudie en plein congrès et qui paraissait reproduire la thèse même
des Belges. «Dans la question des dettes, comme dans celle de la
fixation de l'étendue et des limites des territoires, disait le
ministre, nous avons toujours entendu que le concours et le
consentement libre des deux États étaient nécessaires; la Conférence
de Londres est une médiation; et l'intention du gouvernement du Roi
est qu'elle n'en perde jamais le caractère.» De plus, ordre était
donné à M. de Talleyrand de déclarer expressément à la Conférence la
non-adhésion du gouvernement français.

Était-ce donc que nous renoncions à la politique de concert européen,
primitivement adoptée? Dans les chancelleries étrangères, des bruits
inquiétants circulaient sur nos desseins; on notait l'impulsion plus
active que jamais donnée à nos armements; à Berlin, on racontait que
nous faisions des ouvertures, sans grand succès il est vrai, aux
petites puissances allemandes, pour les attirer, en cas de guerre,
dans l'orbite de la France et établir avec elles un lien semblable à
celui qui, sous Napoléon, unissait la Confédération du Rhin à l'Empire
français[245]. En Italie, comme nous le verrons tout à l'heure, un
conflit paraissait imminent entre la France et l'Autriche. Il y avait
pis encore que l'alarme jetée dans les cours du continent, c'était le
mécontentement de l'Angleterre. Celle-ci s'en prenait à nous, beaucoup
plus qu'aux Belges, des insolentes bravades de ces derniers[246]. On
pouvait se demander si, dans son irritation, lord Palmerston n'allait
pas rompre l'entente des deux puissances occidentales si habilement
établie par notre diplomatie au lendemain de la révolution, et y
substituer l'alliance des quatre anciens coalisés de 1814 contre la
France isolée. Précisément, vers cette époque, M. de Flahaut avait été
envoyé à Londres avec mission de proposer une alliance secrète
offensive; lord Palmerston déclina formellement l'ouverture, déclarant
qu'il préférait se placer comme une sorte de médiateur entre les trois
puissances et la France, résolu à se prononcer contre celle des deux
parties qui romprait la paix; il ajouta que, pour le moment, la France
ne lui paraissait pas menacée, et que «s'il y avait danger, il venait
plutôt de la France elle-même». Plus notre résistance aux décisions de
la Conférence se dessinait, plus les dispositions naturellement
soupçonneuses du ministre britannique trouvaient occasion de se
manifester; il ne voyait de notre côté que double jeu, manoeuvres
souterraines, complots, arrière-pensées de guerre et conquêtes. Comme
il l'a dit lui-même peu après, en rappelant les souvenirs de cette
époque, «la politique du ministère Laffitte tendait à écarter
l'Angleterre de l'alliance française, et à lui faire comprendre à quel
point son intérêt lui commandait de se rapprocher de plus en plus des
trois grandes puissances de l'Est[247]».

[Note 245: Cf. diverses dépêches citées par HILLEBRAND, _Geschichte
Frankreichs, 1830-1870_, t. I, p. 195.]

[Note 246: Cf. BULWER, _Life of Palmerston_, t. II, p. 55 et 57.]

[Note 247: Lettres à lord Granville du 8, du 15 février et du 31 mai
1831. (BULWER, _Life of Palmerston_, p. 41, 43 et 79.)]

M. de Talleyrand ne se faisait pas à l'idée devoir ainsi compromettre
non-seulement les résultats obtenus déjà en Belgique, mais la sécurité
même de la France en Europe, en un mot de voir ruiner toute son oeuvre
diplomatique. Aussi, usant d'une liberté que rendaient seuls possible
et sa situation personnelle et le relâchement des liens hiérarchiques,
il résolut de ne tenir aucun compte des instructions de son ministre.
Non-seulement il ne souffla pas mot à la Conférence de la déclaration
de non-adhésion que son gouvernement l'avait chargé de faire, mais il
signa le protocole du 19 février qui déclarait «irrévocables» les
«bases de séparation» fixées antérieurement, affirmait le «droit de
l'Europe» et repoussait de haut les protestations belges. L'irritation
fut vive à Paris: on parla de rappeler un ambassadeur si hardiment
désobéissant; mais on n'osa. D'ailleurs, les hommes en position de
deviner le dessous des cartes soupçonnèrent alors que la hardiesse de
M. de Talleyrand venait de ce qu'il se savait au fond d'accord avec la
pensée du Roi; non que celui-ci crût alors possible de l'exprimer tout
haut; il feignait même de partager le mécontentement de son
cabinet[248]; mais les moyens ne lui manquaient pas pour correspondre
directement avec l'ambassade de Londres, par-dessus la tête et à
l'insu de ses ministres.

[Note 248: Lettres de lord Granville à lord Palmerston, en date du 25
février 1831. (_Ibid._, p. 47.)]

En cette circonstance, l'indiscipline de l'ambassadeur et le double
jeu du Roi servirent le véritable intérêt de la France. Toutefois, de
tels moyens pouvaient-ils être longtemps efficaces, et suffisaient-ils
à écarter des difficultés chaque jour plus graves? Étaient-ils du
reste en eux-mêmes de nature à mériter pour la politique française la
confiance et la considération de l'Europe? Nul n'eût osé le dire, et
il était évident qu'une telle situation ne pouvait se prolonger sans
mettre en péril et la Belgique et la France.


II

On se ferait difficilement une idée de l'émotion produite à Paris,
dans les premiers jours de décembre, par la nouvelle du soulèvement de
Varsovie. Sans doute le mouvement belge s'était produit trop près de
nous, intéressait trop directement notre politique, pour n'avoir pas
inspiré de vives sympathies. La cause de l'indépendance italienne
avait aussi pour l'imagination française un charme plein de poésie.
Mais tout cela n'était rien à côté de l'effet produit par les
événements de Pologne. On ne parlait pas d'autre chose à Paris. Chacun
chantait la _Varsovienne_ de M. Delavigne, avec non moins de passion
que la _Parisienne_[249]. La Fayette pouvait s'écrie: «Toute la France
est polonaise», et il mettait en demeure le «gouvernement français» de
montrer que lui aussi était «polonais». «Nous vivions surtout en
Pologne», a écrit plus tard M. Louis Blanc. Au service de cette cause,
les catholiques n'étaient pas moins enflammés que les démocrates, et
le jeune comte de Montalembert faisait écho, dans l'_Avenir_, aux
explosions d'Armand Carrel dans le _National_. Tout était réuni
d'ailleurs pour expliquer et justifier ces sympathies: admiration pour
ces combattants dont la vaillance voilait ce que certains bas-fonds de
l'insurrection avaient de moins noble et de moins pur; souvenir
indigné de ce meurtre d'une nation, meurtre qui avait été, à la fin
du dernier siècle, un crime odieux à la charge de l'Europe et pour
notre pays un irréparable malheur; vieille tendresse pour ces Français
du Nord, encore réchauffée dans l'héroïque fraternité des guerres
impériales; enfin le sentiment que, par sa révolte de novembre 1830,
la Pologne venait d'arrêter et de détourner sur elle les armées que le
Czar réunissait pour les jeter sur la France et sur la Belgique[250].
Et puis, n'y avait-il pas là de quoi flatter et satisfaire ce goût et
ce besoin de dramatique qui sont, pour l'esprit français, l'une des
premières conséquences de l'excitation révolutionnaire[251]? Au lieu
des émeutes bourgeoises de Bruxelles ou des conspirations à huis clos
du carbonarisme italien, c'étaient de formidables batailles où
s'entre-choquaient, dans les boues et les neiges de Pologne, des
armées de cent mille hommes. Dans l'incertitude poignante de
l'éloignement, la rumeur d'une victoire, acclamée un jour avec des
larmes d'enthousiasme, se trouvait le lendemain cruellement démentie,
et les journaux passaient brusquement des dithyrambes de l'illusion
aux imprécations du désespoir. Il n'était pas jusqu'à ce fantôme
meurtrier et alors nouveau du choléra, qui, s'avançant à la suite des
armées russes, ne donnât à ce tableau une couleur plus sinistre
encore.

[Note 249: Dans ce chant, les Polonais s'écriaient: «À nous,
Français!» Puis rappelant toutes les batailles de l'empire où ils
avaient combattu pour nous, ils ajoutaient:

  . . . . . . . . . . Pour de vieux frères d'armes,
                N'aurez-vous que des larmes?
  Frères, c'était du sang que nous versions pour vous.]

[Note 250: C'est ce qu'exprimait La Fayette, quand il disait: «La
guerre était préparée contre nous; la Pologne devait former
l'avant-garde; l'avant-garde s'est retournée contre le corps de
bataille.» M. de Metternich gémissait de son côté sur ce que la
«déplorable révolution polonaise» avait «empêché que l'entente, si
nécessaire entre les trois cours, eût pu s'établir dans un sens
vraiment utile». (_Mémoires_, t. V, p. 166, 167.)]

[Note 251: Un des amis de M. Guizot lui écrivait à cette époque: «La
Pologne est bien plus populaire que la Belgique. Pourquoi? parce que
c'est plus dramatique. La France est pour le moment dans le genre
sentimental, bien plus que dans le genre rationnel.» (_Mémoires de M.
Guizot_, t. II, p. 285.)]

Mais que faire pour répondre au cri parti des rives de la Vistule? La
guerre? la guerre à six cents lieues, à travers tout le continent,
cette guerre où avait échoué Napoléon dans sa puissance? Il y avait
longtemps que le proverbe polonais disait: «Dieu est trop haut, et la
France est trop loin.» D'ailleurs, sur ce terrain plus encore que sur
tout autre, on était assuré de rencontrer la coalition. Outre la
Russie, pour laquelle la conservation de la Pologne était
non-seulement un intérêt politique et un calcul de gouvernement, mais
une passion nationale et populaire, on se heurtait aux deux autres
partageants, l'Autriche et la Prusse. Quant à l'Angleterre, le refus
qu'elle allait faire bientôt de s'associer à nous pour une simple
démarche diplomatique, montrait dans quel isolement elle nous eût
laissés en cas de guerre.

Convaincu de son impuissance, le Roi voulut du moins rendre à la
Pologne le service de dissiper, dès le premier jour, avec une netteté
loyale et humaine, toutes les illusions qui auraient pu lui faire
attendre un secours armé de la France, illusions malheureusement
créées et entretenues par le langage des hommes politiques de gauche,
par les polémiques des journaux, et par les démarches de certains
émissaires aussitôt partis de la France pour la Pologne. Peu de jours
après la rébellion, notre consul à Varsovie signifia formellement aux
insurgés qu'il n'y avait rien à attendre de la France; Sébastiani fit
une déclaration analogue à l'envoyé polonais, Wolicki; enfin, des
instructions dans le même sens furent données par le Roi à M. de
Mortemart, nommé, en janvier 1831, ambassadeur à Saint-Pétersbourg. Le
gouvernement français était bien résolu à s'en tenir à l'action
diplomatique: encore était-il le premier à se rendre compte que dans
les conditions de l'Europe, cette action ne pouvait guère être
efficace, et l'entreprit-il avec plus de bonne volonté que d'espoir.

Il chercha surtout à émouvoir le gouvernement autrichien. Le prince de
Metternich était sans passion personnelle contre les Polonais.
«Croit-on, disait-il à notre ambassadeur, que, comme homme, je puisse
être insensible à la vue de tant de courage? Et pense-t-on que, comme
ministre, je n'aimerais pas mieux avoir pour voisine une Pologne
toujours bienveillante et toujours amie, qu'une Russie toujours
envieuse et toujours envahissante[252]?» Une autre fois, causant avec
le jeune comte André Zamoyski, le chancelier autrichien reconnaissait
les inconvénients du partage, disait qu'il désirait le rétablissement
du royaume, et ajoutait que, s'il avait la certitude d'y parvenir dans
les vingt-quatre heures, il le signerait à l'instant, ne dissimulant
pas du reste que, pendant ces vingt-quatre heures, il aurait une
grande peur. Mais les liens qui l'unissaient au Czar, la répugnance,
la crainte que lui inspirait, surtout au lendemain de la révolution de
Juillet, toute extension du droit et du fait insurrectionnel, furent
plus forts que les sympathies, les regrets, on pourrait presque dire
les remords, dont il faisait l'aveu. Aussi, loin de s'unir à nos
démarches, seconda-t-il sur les frontières de Galicie les mesures
répressives du gouvernement russe, et proclama-t-il «évidente» la
«justice de la cause» défendue par le Czar. Nous eûmes moins de succès
encore auprès du gouvernement prussien: malgré les remontrances de la
France, il fournissait à l'armée moscovite, coupée de ses
communications, des munitions et des vivres, mettait la main sur la
réserve considérable déposée à la banque de Berlin par le gouvernement
polonais, et confisquait les biens de ses sujets qui prenaient part à
l'insurrection. À Londres, lord Palmerston nous refusa tout concours;
en chargeant l'ambassadeur anglais à Saint-Pétersbourg de surveiller
les événements, il lui recommanda «de ne faire aucune démarche qui pût
amener des discussions peu amicales entre lui et le gouvernement russe
avec lequel le gouvernement de Sa Majesté était plus que jamais
désireux, dans les circonstances actuelles, de conserver les rapports
les plus étroits d'amitié[253]».

[Note 252: Dépêche du 25 décembre 1830. (_Mémoires de M. de
Metternich_, t. V, p. 77.)]

[Note 253: Dépêche du 22 mars 1831.--Niemcewitz demandait à lord
Palmerston: Pourquoi ne feriez-vous pas pour nous ce que vous avez
fait pour la Grèce?--Avec vous, répondit le ministre, c'est autre
chose; la Grèce a lutté pendant cinq ans..., _notre commerce souffrait
beaucoup des corsaires_.»--Lord Grey était plus net encore: «Eh bien,
lui disait le porte-parole des Polonais, ferez-vous quelque chose pour
nous?--Rien.»]

Les Polonais eux-mêmes rendirent notre action diplomatique plus
difficile encore: ils lui enlevèrent en quelque sorte son point
d'appui juridique, le jour où, contrairement à l'avis de leurs chefs
les plus courageux et les plus éclairés, obéissant aux clubs de
Varsovie, ils ne se bornèrent plus à réclamer les avantages stipulés
dans les traités de Vienne pour le royaume de Pologne, mais
proclamèrent la déchéance des Romanow et l'indépendance absolue de
toute l'ancienne Pologne. En janvier 1831, le duc de Mortemart se
rendait à Saint-Pétersbourg où il venait d'être nommé ambassadeur. Un
peu au delà de Berlin, la nuit, par un froid glacial, il rencontra, au
milieu d'une forêt, les agents du gouvernement insurrectionnel de
Varsovie, qui s'étaient portés sur son passage, pour l'interroger sur
les dispositions de la France. La conférence commencée dans la neige
s'acheva dans la voiture de l'ambassadeur. Celui-ci, loyalement
soucieux de ne laisser aux Polonais aucune illusion sur ce que nous
pouvions pour eux, les pressa de retourner à Varsovie pour y
déconseiller toute résolution violente et notamment la déchéance de
Romanow. Mais les envoyés, loin de se rendre à ces observations,
paraissaient avoir des raisons de n'y attacher aucun crédit. «La
démocratie française, disaient-ils, sera maîtresse des événements; et
la démocratie française soutiendra la Pologne. Votre Roi et vos
Chambres seront forcés par l'opinion publique de nous venir en aide.»
Et ils prononcèrent le nom de La Fayette, comme étant l'origine de
leurs informations et le fondement de toutes leurs espérances. M. de
Mortemart essaya vainement de les désabuser, et ce tragique dialogue
se termina ainsi: «Le sort en est jeté, dirent les envoyés, ce sera
tout ou rien.--Eh bien, reprit M. de Mortemart, je vous le dis avec
douleur, mais avec une profonde conviction: ce sera rien.» La voiture
de l'ambassadeur continua son chemin, pendant que les envoyés
disparaissaient dans l'ombre de la forêt[254].

[Note 254: NOUVION, _Histoire du règne de Louis-Philippe_, t. II, p.
190.]

Par la situation de l'Europe, par le fait de notre révolution, par les
fautes des Polonais, nous étions donc absolument impuissants, et M.
Thiers a pu écrire, quelques mois plus tard, quand tout était fini:
«La Pologne est restée comme une grande douleur pour nous, et elle ne
pouvait être autre chose.»


III

L'Italie, mécontente de ses gouvernements rétrogrades et malhabiles,
blessée dans sa nationalité par la domination de l'Autriche sur une
partie de la Péninsule et par sa suprématie sur le reste, se souvenant
d'avoir été déjà une première fois associée aux destinées d'une
révolution française, devait nécessairement ressentir le contre-coup
des événements de Juillet. Dès le premier jour, de nombreux réfugiés
avaient, de France, dirigé sur leur patrie un travail ardent de
propagande et même de conspiration; heureux quand ils ne préparaient
pas sur notre sol des expéditions de flibustiers comme celles qui
furent tentées, sans succès, à la vérité, contre le gouvernement
sarde. Ces réfugiés avaient été sous la Restauration en relations
étroites avec l'opposition d'alors; non-seulement ses protégés, mais
encore ses instructeurs, ils lui avaient un moment donné des leçons de
carbonarisme. L'opposition devenue maîtresse de la France, ils
croyaient pouvoir compter sur son appui. Ils trouvèrent en effet
sympathie dans l'opinion régnante. Par une coïncidence singulière, le
jour même où éclatait la révolution de Juillet, l'empereur d'Autriche
avait ordonné l'élargissement de Silvio Pellico et des autres jeunes
Italiens, détenus depuis plus de huit ans dans les cachots du
Spielberg; la plupart étaient venus aussitôt à Paris; leurs
récits[255], la vue du corps épuisé et mutilé de l'un d'eux,
l'infortuné Maroncelli, avivèrent les sympathies pour les champions de
l'indépendance et de la liberté italiennes; on s'attendrissait sur les
victimes; on s'indignait contre les bourreaux[256]. Ces sympathies ne
demeurèrent pas inactives. Ceux qui travaillaient à révolutionner la
Péninsule rencontrèrent des approbateurs et des complices jusque chez
des hommes qui touchaient de très-près au gouvernement ou qui en
faisaient partie comme La Fayette. Ne se targuaient-ils même pas
d'avoir la faveur du jeune prince royal? En Italie, des agents
consulaires français croyaient remplir leurs instructions ou tout au
moins deviner les intentions de leur gouvernement en secondant les
conspirateurs[257].

[Note 255: Silvio Pellico n'a publié ses _Prisons_ que plus tard, en
1833.]

[Note 256: Après une conversation avec Maroncelli, Carrel écrivait, le
1er mars 1831, dans le _National_, un article d'une éloquence indignée
et brûlante.]

[Note 257: De ce nombre était notre consul à Gênes. En mars 1831,
quand M. de Sainte-Aulaire, nommé ambassadeur à Rome, traversa cette
ville, le consul vint le trouver; fort étonné que l'ambassadeur n'eût
été chargé de lui apporter aucune instruction particulière, il lui
apprit en confidence «qu'il avait lié des rapports sur tous les points
de l'Italie avec les chefs de l'insurrection». Il annonça que le Pape
allait être chassé de Rome, les Autrichiens de Milan. «Quant aux
troupes sardes, ajouta-t-il, j'en fais mon affaire; j'ai déjà pratiqué
le commandant de la citadelle de Gênes, qui en ouvrira les portes au
premier signal; on n'attend plus que des ordres précis du gouvernement
français, et quelque argent nécessaire pour décider les consciences
irrésolues.» M. de Sainte-Aulaire, stupéfait, eut beaucoup de peine à
faire entendre au consul que sa conduite violait le droit des gens et
contredisait la politique du gouvernement français. (_Mémoires inédits
de M. de Sainte-Aulaire._) On comprend dès lors que M. de Metternich
pût dénoncer dans tous les mouvements italiens l'action de la
propagande française. (_Mémoires de M. de Metternich_, t. V, p. 126,
127, 153, 154.)]

Cette agitation n'échappait pas à l'Autriche, trop directement
intéressée pour n'être pas attentive. Le 4 août 1830, à la nouvelle de
la révolution de Juillet, M. de Metternich avait écrit à son
souverain: «Un côté vers lequel il faut que, sans tarder, nous
dirigions nos regards, c'est le côté italien; c'est l'Italie que les
menées révolutionnaires chercheront certainement à gagner[258].» Le
chancelier autrichien songeait à cette contrée, et il ne s'en cachait
pas, quand il avait tout de suite protesté si vivement contre le
principe de non-intervention. Dès novembre 1830, aux premières menaces
de trouble dans les États sardes, il fit savoir à notre ambassadeur à
Vienne «qu'une révolution dans le Piémont devant avoir pour suite
inévitable un soulèvement dans la Lombardie, il se croirait obligé de
prendre, à tout prix, les mesures les plus propres à étouffer dès le
principe une tentative de cette nature». Il ajouta d'une façon plus
générale que «toute insurrection voisine des provinces lombardes lui
créait un danger sur lequel il ne pouvait transiger», et que, «si le
principe de non-intervention lui était opposé, il protestait à
l'avance de l'impossibilité de le reconnaître, quelles que pussent
être d'ailleurs les conséquences de la détermination que lui dictait
l'intérêt de la monarchie». Plus tard, en janvier 1831, ramené au même
sujet par la fermentation croissante de l'Italie centrale, M. de
Metternich affirma d'abord le droit de l'Autriche de veiller à la
sûreté des pays que des conditions de réversibilité attachaient à la
couronne impériale, tels que les duchés de Parme et de Modène. Pour le
reste de la Péninsule, il n'admettait à son action d'autres limites
que celles de l'intérêt autrichien. Il déclarait «que, pour établir le
droit d'intervention des gouvernements, il était prêt à s'exposer à
l'intervention des peuples, parce qu'alors la question nettement posée
deviendrait une question de force; qu'il aimait mieux périr par le fer
que par le poison, car, les armes à la main, il avait du moins une
chance que le poison ne lui laissait pas; qu'en un mot, si
l'intervention de l'Autriche en Italie devait amener la guerre, il
était prêt à l'accepter. Péril pour péril, il préférait un champ de
bataille à une révolution[259].»

[Note 258: _Mémoires de M. de Metternich_, t. V, p. 15. Voir aussi sa
lettre du 3 octobre. (_Ibid._, p. 39.) Le 13 octobre, il écrivait:
«L'Italie est encore tranquille, mais il serait dangereux de se
laisser tromper par un calme plus apparent que réel.» (_Ibid._, p.
60.)]

[Note 259: Dépêches de l'ambassadeur de France à Vienne, novembre 1830
et janvier 1831.]

Le gouvernement français était donc averti; mais il avait alors tant
de difficultés sur les bras qu'il négligeait volontiers celles qui
n'étaient encore qu'en expectative. Le Roi cependant, plus prévoyant
que ses ministres, comprit tout de suite qu'il importait de limiter le
principe de non-intervention, un peu légèrement improvisé et proclamé
à l'occasion de la Belgique. Il s'empressa donc de déclarer qu'il ne
se croyait pas tenu de prendre les armes pour faire respecter ce
principe partout et toujours. «Il faut, ajoutait-il, peser les
intérêts et mesurer les distances.» Tel était aussi le langage que,
sous son inspiration, le général Sébastiani tenait aux ambassadeurs
étrangers. «Le principe de non-intervention, leur disait-il, n'a été
prononcé dans sa généralité que pour ne pas spécialiser le cas de la
Belgique; mais la France ne compte pas pousser ce principe au delà
d'un certain rayon dans lequel elle ne peut pas voir avec indifférence
un mouvement de troupes étrangères[260].» Quel était ce rayon? Le
gouvernement français donnait à entendre tout d'abord qu'en aucun cas
il ne tolérerait l'intervention dans les États limitrophes: la
Belgique, la Suisse, les États sardes[261]. Pour les autres États de
l'Italie, ses résolutions étaient plus difficiles à saisir: peut-être
étaient-elles encore incertaines, ou jugeait-il politique de laisser
planer sur celles-ci un certain vague. Il apparaissait seulement qu'à
ses yeux ces divers États ne devaient pas être placés sur la même
ligne. M. Laffitte lui-même, bien que fort engagé en paroles pour le
principe de non-intervention, admettait ce système de gradations et de
tempéraments, et l'on citait de lui ce propos: «Il y a _possibilité_
de guerre si l'on occupe Modène, _probabilité_ si l'on entre dans les
États romains, _certitude_ si l'on envahit le Piémont[262].»

[Note 260: Dépêche de M. de Werther, du 1er décembre 1830, citée par
HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs, 1830-1870_, t. I, p. 150.]

[Note 261: Le bruit se répandit dans les chancelleries que, pour les
États sardes, nous faisions une distinction entre la Savoie et le
Piémont, ne posant de _casus belli_ que pour la première: on racontait
que le général Sébastiani avait fait une déclaration dans ce sens au
comte Apponyi. Mais peut-être celui-ci avait-il essayé de mal
entendre. En tout cas, le ministre français démentit le propos qui lui
était attribué aussitôt qu'il en fut informé par M. de Barante, notre
ambassadeur à Turin. (Cf. la correspondance diplomatique du général
Sébastiani et de M. de Barante; _Documents inédits_.)--Le gouvernement
français chercha, à cette époque, à faire étendre au Piémont la
neutralité qui venait d'être établie pour la Belgique. Sa proposition
n'eut pas de succès. On voit mal l'intérêt qu'aurait pu avoir la
France à se fermer ainsi la porte de l'Italie, tandis que l'Autriche y
conservait une entrée libre.]

[Note 262: Plus tard, Casimir Périer, dans une discussion de la
Chambre des députés, le 13 août 1831, rappela à M. Laffitte le propos
qu'il avait tenu étant ministre.]

Ces réserves, que le Roi faisait introduire peu à peu, dans les
conversations diplomatiques, étaient prudentes et prévoyantes. Mais
l'effet ne s'en trouvait-il pas détruit par le langage qu'au même moment
les ministres tenaient à la tribune? Alors en effet, ceux-ci, ne
songeant qu'à faire leur cour à l'opinion avancée, n'osaient plus
indiquer aucune distinction; ils paraissaient poser un principe absolu.
«La France, s'écriait M. Laffitte, le 1er décembre 1830, aux
applaudissements de la gauche, ne permettra pas que le principe de
non-intervention soit violé.» Et, pour mieux souligner le caractère
comminatoire de cette déclaration, il ajoutait, mettant en quelque sorte
la main sur l'épée de la France: «Sous très-peu de temps, Messieurs,
nous aurons, outre nos places fortes, approvisionnées et défendues, cinq
cent mille hommes en bataille, bien armés; un million de gardes
nationaux les appuieront, et le Roi, s'il en était besoin, se mettrait à
la tête de la nation. Nous marcherions serrés, forts de notre droit et
de la puissance de nos principes. Si les tempêtes éclataient à la vue
des trois couleurs et se faisaient nos auxiliaires, tant pis pour ceux
qui les auraient appelées, nous n'en serions pas comptables à
l'univers!» Le président du conseil disait encore le 31 décembre: «Nous
avons déclaré établi par nous le principe de la non-intervention; ce
principe a déjà triomphé en Belgique; la France saura le faire triompher
toujours et partout.» Il n'était pas jusqu'au général Sébastiani qui ne
se laissât entraîner à dire, le 27 janvier 1831: «La Sainte-Alliance
reposait sur le principe de l'intervention, destructeur de
l'indépendance des États secondaires. Le principe contraire, que nous
saurons faire respecter, assure l'indépendance et la liberté de tous les
peuples.» Les ambassadeurs étrangers s'étonnèrent plus d'une fois d'un
langage public qui paraissait en contradiction avec celui qui leur était
tenu au Palais-Royal ou dans le cabinet du ministre des affaires
étrangères; ils demandèrent des explications qu'on avait peine à leur
donner satisfaisantes. Après le discours de M. Laffitte du 1er décembre,
que nous citons plus haut, le général Sébastiani jugeait nécessaire
d'envoyer aussitôt des courriers à Vienne, Berlin et Saint-Pétersbourg,
pour y porter des déclarations rassurantes. Nul ne déplorait plus que le
Roi ces fanfaronnades de tribune, mais il croyait impossible de les
empêcher, et, aux diplomates étrangers qui se plaignaient à lui, il
s'excusait en leur confiant qu'il avait eu beaucoup de peine à empêcher
ses ministres de dire de bien autres sottises[263].

[Note 263: Dépêches de l'envoyé sarde, citées par HILLEBRAND,
_Geschichte Frankreichs, 1830-1870_, t. I, p. 151.]

Cependant la fermentation augmentait chaque jour en Italie,
principalement au centre de la Péninsule, dans les petits duchés et
dans les États de l'Église. Ceux-ci présentaient alors un terrain
singulièrement favorable aux conspirations. Pie VIII était mort le 30
novembre 1830, et l'interrègne qui en résulta se prolongea pendant
deux mois. Quand le nouveau pontife Grégoire XVI fut enfin élu, le 2
février, l'insurrection était mûre, et, deux jours après, elle
éclatait à Modène et à Bologne. De Modène elle gagna Parme. De Bologne
elle descendit dans la Romagne et les Marches, et favorisée par
l'hostilité de ces populations contre le gouvernement ecclésiastique,
elle s'étendit, sans rencontrer l'ombre d'une résistance, jusqu'à
Ancône, Pérouse, Spolète et Terni. On put craindre un moment pour
Rome, mais le peuple de cette ville était favorable au Pape, le
mouvement qu'y tentèrent les conspirateurs échoua piteusement. Les
souverains de Modène et de Parme avaient immédiatement demandé le
secours des Autrichiens. Grégoire XVI, bien que sans armée, hésita
quelques jours avant de faire appel à des protecteurs aussi
impopulaires et aussi incommodes. Sa première démarche fut même de
demander au chargé d'affaires qui suppléait l'ambassadeur de France
non encore désigné, de se porter médiateur entre lui et les insurgés:
mais, par malheur, cet agent secondaire, laissé sans instructions, ne
se crut pas autorisé à assumer une telle tâche[264]. Le Pape adressa
alors directement un appel paternel à ses sujets, protestant de sa
bonne volonté réformatrice. C'était bien de réformes qu'il s'agissait!
on poursuivait une révolution. La convention, élue par les provinces
insurgées, répondit en votant, le 26 février, la déchéance de
l'autorité pontificale et en nommant un gouvernement provisoire.
«L'hydre romaine, disait une proclamation du chef de ce gouvernement,
se débat dans les convulsions de l'agonie... Il ne lui reste plus qu'à
tourner ses dents venimeuses contre ses propres entrailles et à mourir
enragée. Si elle osait lancer contre nous le reste de sa bave
empoisonnée, nous saurions l'écraser sous nos pieds.» Devant de tels
outrages, le Pape crut n'avoir plus rien à ménager, et il sollicita le
secours de l'Autriche.

[Note 264: _Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire._]

À Vienne, on avait prévu ces appels des gouvernements italiens et l'on
était résolu à y répondre. M. de Metternich ne le cacha pas à notre
ambassadeur. «Si cette intervention doit amener la guerre, lui dit-il,
eh bien! vienne la guerre! nous aimons mieux en courir les chances que
d'être exposés à périr au milieu des émeutes.» Cette guerre,
cependant, le chancelier était loin de la désirer; bien plus, il la
redoutait fort, et, pour tâcher d'en éloigner la chance, il protestait
de son désintéressement, répudiait solennellement toute vue
«d'agrandissement territorial ou d'influence politique», se montrait
fort désireux de nous être agréable et ajoutait en _post-scriptum_ à
une de ses lettres au comte Apponyi: «Vous pouvez dire à Sébastiani
que si, à Paris, on se conduit bien, nous voterons avec ferveur contre
toute chance du duc de Leuchtenberg d'arriver au trône de
Belgique[265].»

[Note 265: Dépêches de l'ambassadeur de France à Vienne, et _Mémoires
de M. de Metternich_, t. V, p. 121 et 156.]

La question se posait urgente, inévitable devant le gouvernement
français, question de paix ou de guerre; son embarras était grand.
Tout d'abord, à ne voir que les déclarations si légèrement apportées à
la tribune depuis trois mois, les seules que connût le public en
France et hors de France, déclarations encore accentuées par la
presse, ne semblions-nous pas obligés à empêcher par les armes toute
intervention? N'avions-nous pas pris envers les autres et envers
nous-mêmes l'engagement formel de faire respecter partout notre
nouveau principe? N'était-ce pas sur la foi de ces déclarations
réitérées et après s'être assurés qu'elles les couvraient contre toute
attaque de l'Autriche, que les révolutionnaires italiens s'étaient
lancés[266]? Ne pas bouger, après avoir parlé si haut et si fort, ne
serait-ce pas se faire maudire par l'Italie libérale et moquer par
l'Europe conservatrice[267]? Les esprits les plus sages, les plus
pacifiques, en venaient à douter de la possibilité d'échapper à la
guerre. Ambassadeur à Turin et bien placé pour observer, M. de Barante
écrivait, le 5 mars 1831, à son ministre: «Dans les diverses
révolutions de Bologne, de Modène et de Parme, on a remarqué plus
d'unanimité que d'énergie; peu de dispositions à faire des sacrifices
et des efforts; peu de moyens de défense et d'armement... Mais la
circonstance générale et qu'il nous importe le plus de remarquer,
c'est que le fondement unique de ces révolutions, leur seul mobile est
le principe de non-intervention proclamé par la France, d'une manière
absolue; du moins on l'a entendu ainsi. D'où Votre Excellence conclura
facilement ce que la France perdra dans l'opinion des peuples, s'ils
ne trouvent pas en elle cette protection dont ils se sont flattés. Ce
sera en même temps un triomphe pour les opinions qui sont hostiles à
nous et à notre révolution. Elles y verront non pas de la modération,
non pas même un calcul de nos vrais intérêts, mais l'impuissance
d'accomplir des menaces jetées en avant et restées sans effet. Je ne
dis point que ces considérations doivent décider le gouvernement à
préciter la France dans une guerre terrible: ce n'est point lorsqu'on
ne voit les questions que sous un point de vue restreint et
particulier qu'on peut avoir une opinion complète. Mais il est de mon
devoir que Votre Excellence n'ignore pas ce résultat infaillible de
l'intervention autrichienne[268].» En même temps, dans une lettre
intime, le même M. de Barante écrivait, le 5 mars, à M. Pasquier:
«Nous opposerons-nous à l'intervention de l'Autriche? C'est la guerre
générale, européenne, guerre entre des principes ennemis, entre des
opinions exaltées: c'est la reprise de 1792. Souffrons-nous
l'intervention? C'est la plus complète humiliation. Nous l'avons pris
de si haut et d'une façon si absolue, qu'il n'y a pas une couleur
possible pour reculer; ce sera pris comme preuve de faiblesse et
d'impuissance... Pesez ces deux hypothèses dans votre sagesse[269].»

[Note 266: Quelques mois plus tard, le 15 août 1831, dans un débat
rétrospectif à la Chambre française, un député de la gauche, M. Cabet,
ajoutait, après avoir rappelé que les réfugiés avaient compris la
proclamation du principe de non-intervention comme une garantie du
secours de la France contre l'Autriche: «Les Italiens n'ont rien
négligé pour bien s'assurer que tel était le sens de ce principe; il
s'en trouvait un grand nombre à Paris; ils ont donc consulté les
notabilités libérales, et toutes les explications qu'ils ont demandées
ont eu pour résultat cette assurance donnée unanimement, que, dans le
cas d'une insurrection à Parme, à Modène et dans la Romagne, la France
viendrait à leur secours si l'Autriche intervenait.»--De son côté, M.
de Metternich répétait sans cesse: «C'est le seul mot de
non-intervention qui a donné aux révolutionnaires italiens le courage
de se soulever.» (Cf., entre autres, les lettres du 9 et du 12 mars
1831, _Mémoires de M. de Metternich_, t. V, p. 123 et 125.)]

[Note 267: M. de Metternich n'était pas disposé à laisser dans l'ombre
le démenti qui serait ainsi donné à la parole de la France; il
écrivait, le 12 mars 1831: «Les révolutionnaires italiens seront
détrompés sur le compte de la valeur que le gouvernement français
accorde au dogme émis par lui.» (_Mémoires_, t. V, p. 125.)]

[Note 268: Correspondance inédite de M. de Barante. (_Documents
inédits._)]

[Note 269: _Documents inédits._]

S'il était mortifiant de ne rien faire, n'était-il pas périlleux
d'agir? L'Autriche, tout en ne désirant pas la guerre, s'apprêtait à
la soutenir à outrance, car il s'agissait pour elle d'un intérêt
vital. «Nous armons jusqu'aux dents, écrivait, le 15 février 1831, M.
de Metternich à son ambassadeur à Paris, et je vous prie d'être
tranquille sur nos mesures[270].» Il se montrait résolu à user de
toutes les armes, et menaçait la nouvelle royauté, encore mal
affermie, de lui jeter dans les jambes le duc de Reichstadt, menace
qui, assure-t-on, ne laissa pas de produire quelque effet à
Paris[271]. Encore, si tout devait se résumer en un duel avec
l'Autriche, la France pouvait l'affronter sans témérité. Mais, comme
le disait M. de Barante, la guerre deviendrait tout de suite cette
guerre révolutionnaire et générale que, depuis les événements de
Juillet, les esprits sages, le Roi en tête, travaillaient
courageusement à écarter, la jugeant, dans l'état de la France et de
l'Europe, mortelle à la monarchie et à la patrie. Guerre
révolutionnaire, car, ayant contre nous tous les gouvernements
italiens, y compris celui du Piémont, plus effrayé de la contagion
française que séduit par les agrandissements que nous lui faisions
entrevoir[272], nous n'avions plus d'autre ressource que de nous faire
fauteurs de révolte dans toute la Péninsule. Guerre générale, car,
nous attaquant à l'une des dispositions fondamentales des traités de
1815, nous fournissions à l'Autriche occasion de réclamer le concours
de ses anciens alliés. Ne devait-elle pas compter sur ce concours?
Sans doute la Russie était aux prises avec la Pologne, et la Prusse
paraissait avoir presque toute son attention occupée à surveiller
Varsovie à l'est, Bruxelles à l'ouest; mais, malgré tout, à
Saint-Pétersbourg, on était au moins disposé à toutes les
démonstrations, et, de Berlin, on envoyait à Vienne un général chargé
de régler les conditions éventuelles d'une coopération militaire[273].
Les petits États de l'Allemagne, en dépit de nos avances, se
montraient inquiets et malveillants[274], et la Confédération prenait
des mesures pour porter son armée à trois cent mille hommes. De
l'Angleterre, le mieux que nous pussions attendre était une neutralité
également désapprobative pour les deux parties[275]: le bruit courait
dans les chancelleries que le cabinet de Londres opposerait son
_veto_, à toute tentative de la France d'envahir le Piémont pour
atteindre l'Autriche[276]. D'ailleurs, à ce moment, par une
coïncidence malheureuse, notre ministère venait lui-même de relâcher
les liens qui avaient d'abord uni, dans la conférence de Londres, les
deux puissances occidentales. Enfin, tels étaient alors les rapports
de la Belgique et de la Hollande, qu'une guerre sur le Pô serait
aussitôt le signal d'une guerre sur l'Escaut, guerre dans laquelle la
Prusse et l'Allemagne seraient forcément amenées à s'engager.

[Note 270: _Mémoires de M. de Metternich_, t. V, p. 121.]

[Note 271: _Ibid._, p. 120, 158 et 159.--Cf. aussi HILLEBRAND,
_Geschichte Frankreichs, 1830-1870_, t. I, p. 204.]

[Note 272: M. de Barante, dans sa correspondance diplomatique,
répétait sans cesse que le gouvernement sarde serait, en cas de
guerre, l'allié de l'Autriche. (_Documents inédits._) Peut-être même y
avait-il traité secret entre les deux puissances. (HILLEBRAND,
_Geschichte Frankreichs, 1830-1870_, t. I, p. 34.)]

[Note 273: HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs, 1830-1870_, t. I, p.
217.]

[Note 274: _Ibid._]

[Note 275: BULWER, _Life of Palmerston_, t. II, p. 48 à 52.]

[Note 276: HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs, 1830-1870_, t. I, p.
217.]

Cette lutte gigantesque, nous n'avions pas voulu l'entreprendre quand
elle avait pour enjeu une large extension de nos frontières, la
conquête de la Belgique ou de la rive gauche du Rhin. Y avait-il donc
cette fois chance d'un avantage plus considérable encore? Lequel?
L'affranchissement de l'Italie? On sait aujourd'hui ce qu'y peut
gagner notre politique. Et même, sans devancer les leçons que devaient
nous apporter les événements, en se plaçant au point de vue des
sympathies généreuses qui régnaient alors en France pour la patrie de
Silvio Pellico, n'était-il pas manifeste que la cause vraiment
française au delà des Alpes n'était pas celle des insurrections
mi-partie républicaines et bonapartistes qui venaient d'éclater en
Romagne et dans les petits duchés? Il entrait dans notre tradition de
combattre l'influence autrichienne en Italie, mais en nous appuyant
sur une partie des gouvernements locaux, notamment sur ceux du
Piémont, des Deux-Siciles, des États pontificaux, en les habituant à
compter sur notre protection et à accepter notre patronage; non pas en
secondant un parti révolutionnaire qui s'attaquait pêle-mêle à tous
les gouvernements de la Péninsule, aussi bien aux clients naturels de
la France qu'à ceux de l'Autriche. La révolution de Juillet n'avait
déjà que trop éveillé contre nous les défiances et par suite diminué
notre crédit auprès des divers États ultramontains. M. de Barante
écrivait de Turin à M. Guizot: «Notre considération et notre influence
sont mises en quarantaine.» Et encore: «Les gouvernements italiens qui
se défendaient un peu, avant notre révolution, de la suzeraineté
autrichienne, aujourd'hui ne demandent pas mieux et cherchent là leur
sauvegarde[277].» Avions-nous intérêt à précipiter cette défection de
notre clientèle historique? Ajoutez que le gouvernement le plus
immédiatement menacé était celui du Souverain Pontife; or, bien que
l'opinion dominante alors en France fût loin d'être dévote et
«cléricale», on n'avait pas encore découvert que notre politique fût
intéressée à déposséder le Pape; au contraire, parmi les hommes d'État
de cette époque, en dehors du parti ouvertement révolutionnaire, pas
un seul n'eût voulu abandonner cette protection séculaire du
Saint-Siége, qui était l'une des forces principales de la France en
Italie et dans le monde chrétien. Toutes les raisons de prudence
actuelle et de politique traditionnelle se réunissaient donc pour
détourner la France de prendre les armes au service des insurrections
ultramontaines. Louis-Philippe le comprenait, et son parti était pris
pour la paix. Tel était aussi au fond le sentiment des ministres; ils
n'eussent pas voulu avoir la responsabilité d'une pareille guerre:
mais il leur en coûtait de dire tout haut qu'ils ne l'entreprendraient
pas. C'est pourtant ce qu'il eût été nécessaire de faire, ne fût-ce
que pour dissiper les équivoques nées de leur langage antérieur. Le 26
février, La Fayette, consulté par ses amis de Bologne sur les
dispositions du gouvernement français, leur répondait: «Je ne peux que
vous référer à ce que le gouvernement a proclamé lui-même à la tribune
nationale, et à l'assentiment que trois fois il a donné dans cette
Chambre en ne réclamant pas contre mes définitions du système français
de non-intervention. J'ajouterai que j'ai eu connaissance de lettres
officielles qui étaient d'accord avec ces principes[278].» Quelles
étaient ces «lettres officielles»? Un peu plus tard, dans la séance du
18 mars, alors que le général Sébastiani était devenu le collègue de
Casimir Périer, La Fayette, voulant lui opposer le langage qu'il avait
tenu pendant l'administration précédente, lui demanda «s'il était vrai
ou s'il n'était pas vrai qu'il eût déclaré officiellement que le
gouvernement français ne consentirait jamais à l'entrée des
Autrichiens dans les pays actuellement insurgés de l'Italie». Le
général Sébastiani répondit: «Entre ne pas consentir et faire la
guerre, il y a une grande différence.» Cette réponse permet
d'entrevoir à quelles équivoques des ministres timides avaient recours
pour ne pas heurter de front le parti belliqueux.

[Note 277: GUIZOT, _Mémoires_, t. II, p. 300, 310 et 311.]

[Note 278: _Mémoires de La Fayette_, t. VI.]

Quand l'homme de confiance du Roi avait si peu le courage de ses
résolutions pacifiques, que ne pouvait-on pas craindre de la faiblesse
habituelle de M. Laffitte? Aussi Louis-Philippe n'hésitait-il pas à
prendre contre lui des précautions qui jettent un jour curieux sur
l'état intérieur du gouvernement. Notre ambassadeur à Vienne, le
maréchal Maison, avait pris feu en entendant M. de Metternich annoncer
l'intervention de l'Autriche en Italie, et il avait aussitôt envoyé à
Paris une dépêche belliqueuse pressant le gouvernement français de
prendre les devants et de jeter une armée en Piémont. Le Roi, tout en
donnant l'ordre au général Sébastiani de verser un peu d'eau froide
sur l'imagination trop échauffée de l'ambassadeur, jugea prudent de
cacher sa dépêche au président du conseil; il craignait que celui-ci
n'en fût ébranlé dans ses dispositions pacifiques, ou qu'il ne la
livrât à sa clientèle démocratique qui s'en serait fait une arme
contre le gouvernement. Vaine précaution du reste; dans ce régime de
laisser-aller, l'indiscrétion était partout; au bout de quelques
jours, le _National_ faisait allusion à la dépêche; M. Laffitte apprit
ainsi, non sans froissement, et l'existence du document et le mystère
qu'on lui en avait fait[279].

[Note 279: Cet incident devait avoir une suite. En même temps qu'il
avait envoyé sa dépêche belliqueuse à Paris, le maréchal Maison avait
écrit dans le même sens à son collègue, le général Guilleminot,
ambassadeur de France à Constantinople. Celui-ci, persuadé que la
guerre allait éclater, remit à la Porte une note la pressant d'armer
pour agir de concert avec la France contre l'Autriche et le Russie.
Cette démarche, bientôt connue, fit grand scandale dans toutes les
chancelleries: M. Périer était alors au pouvoir; l'ambassadeur fut
immédiatement rappelé. De telles démarches trahissent sans doute
l'indiscipline qui avait, après la révolution, gagné tous les rangs de
la hiérarchie; mais il faut aussi reconnaître que les déclarations de
tribune avaient pu induire en erreur nos représentants à l'étranger
sur la politique réelle du gouvernement. C'est ainsi que, vers la même
époque, nous voyons M. de Barante obligé de rappeler à l'ordre notre
agent à Bologne, qui renvoyait les insurgés aux discours des ministres
sur la non-intervention, pour les engager à avoir foi dans l'appui de
la France. (Dépêche de M. de Barante au général Sébastiani, en date du
9 mars 1831. _Documents inédits._)]

Si cet incident montre combien peu sûr était le ministère, il montre
également à quel point le Roi était décidé pour la paix. Cela ne
l'empêchait pas, il est vrai, d'user de diplomatie pour limiter
l'intervention. Il avait pris assez vite son parti de l'occupation de
Modène et de Parme par laquelle les Autrichiens se disposaient à
commencer; le droit de réversibilité établi au profit de la cour de
Vienne lui paraissait placer ces deux duchés dans une condition
spéciale. Mais il eût vivement désiré que cette occupation ne
s'étendît pas aux États de l'Église. Il fit alors proposer à la cour
de Vienne, comme un remède plus efficace et moins dangereux qu'une
intervention armée, l'ouverture à Rome d'une conférence dans laquelle
les représentants de l'Autriche et de la France examineraient les
griefs des Légations et réuniraient leurs efforts pour obtenir du Pape
les réformes nécessaires à la pacification du pays. L'idée n'était pas
mauvaise; elle avait le tort de venir trop tard. En même temps, sans
s'engager par des menaces trop précises, notre gouvernement cherchait
à inquiéter l'Autriche sur les résolutions auxquelles nous obligerait
l'entrée de ses troupes dans les États romains. «Si nous pouvons
admettre, écrivait le général Sébastiani, qu'à l'égard de Modène et de
Parme des circonstances particulières modifient jusqu'à un certain
point l'application des principes généraux, il n'en est pas ainsi en
ce qui concerne les États de l'Église. La dignité et les intérêts de
la France seraient également blessés par une intervention d'une
puissance étrangère dans cette partie de l'Italie, et le gouvernement
du Roi se verrait réduit, tant par le sentiment de ses devoirs que par
l'irrésistible impulsion de l'opinion nationale, à chercher dans des
combinaisons nouvelles des garanties pour l'honneur et la sécurité de
la France.» Puis il ajoutait en _post-scriptum_: «L'entrée des troupes
autrichiennes dans les États de l'Église compromettrait sérieusement
la paix de l'Europe. J'aime à croire que M. le prince de Metternich
examinera avec sa prudence accoutumée les conséquences d'une pareille
entreprise[280].» Dans ses conversations avec les ambassadeurs
étrangers, le ministre s'exprimait plus vivement encore, toujours dans
l'espoir de produire un effet d'intimidation. Enfin, pour appuyer ce
langage, une ordonnance royale du 10 mars appela à l'activité 80,000
conscrits de la classe de 1830. L'Autriche, cependant, était trop
avancée pour reculer. Elle accepta avec empressement la proposition
d'une conférence sur les réformes à apporter dans l'administration
pontificale; mais elle était bien décidée, quoiqu'elle eût soin de ne
pas le dire tout haut, à ne pas retarder pour cela d'un jour ses
mesures militaires[281]. Le gouvernement français, au contraire, tâcha
de se persuader que la réponse favorable de l'Autriche impliquait
ajournement de l'intervention, et, pour être en mesure de prendre part
à la délibération commune qui allait s'ouvrir auprès du Saint-Siége,
il se hâta de pourvoir à l'ambassade de Rome, qui, par une négligence
singulière dans une telle crise, n'avait pas eu de titulaire depuis la
révolution de Juillet.

[Note 280: Sur toute cette négociation, cf. les dépêches adressées par
le général Sébastiani à M. de Barante (_Documents inédits_), et les
_Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire_.]

[Note 281: _Mémoires de M. de Metternich_, t. V.]

Ce poste, devenu si important, fut offert au comte de Sainte-Aulaire.
Ce choix était significatif. Gentilhomme accompli, lettré distingué,
M. de Sainte-Aulaire s'était trouvé fort engagé dans l'opposition
libérale sous la Restauration; mais il était de ceux qui avaient vu
avec regret cette opposition aboutir à un renversement de la vieille
monarchie. Fort dégoûté de quelques-unes des suites de la révolution
de Juillet, et ne se gênant pas pour dire «qu'elle ne pouvait être
utilement servie que par ceux qui la détestaient», ses principes
politiques comme ses répugnances d'homme du monde ne le disposaient
aucunement à se faire le complaisant des révolutionnaires
cosmopolites. De plus, ses sentiments religieux ne lui eussent pas
permis d'être l'instrument d'une politique hostile au Saint-Siége. À
sa première question sur ce qu'on voulait lui donner à faire en
Italie, le général Sébastiani lui répondit: «Vous aurez à défendre
l'autorité spirituelle et temporelle du Pape.»--«À ces conditions, je
partirai quand vous voudrez», reprit M. de Sainte-Aulaire. Avant de se
mettre en route, le nouvel ambassadeur eut plusieurs entretiens avec
le Roi, avec le président du conseil et avec le ministre des affaires
étrangères. On lui donnait mission d'appuyer les négociations déjà
ouvertes à Vienne, en vue de substituer à l'intervention armée une
sorte de médiation diplomatique des deux grandes puissances
catholiques entre les populations des Légations et leur souverain; il
devait chercher par quelles transactions, par quelles réformes on
pouvait pour le présent pacifier ces contrées, pour l'avenir
raffermir l'autorité du Pape.--Mais, demanda-t-il, que faire si
l'entrée des Autrichiens dans la Romagne précède mon arrivée à
Rome?--Il vit tout de suite que sa question était indiscrète,
importune; le gouvernement cherchait à se convaincre que cette
hypothèse ne se présenterait pas; en tout cas, il lui déplaisait
d'avouer d'avance que, même dans cette hypothèse, il ne ferait pas la
guerre. Force était donc pour l'ambassadeur de deviner ce qu'on ne
voulait pas lui dire explicitement. Cela ne lui fut pas bien
difficile. Il se rendit compte que la partie de ses instructions qui
semblait indiquer la résolution de faire respecter à tout prix en
Italie le principe de non-intervention, ne devait pas être prise à la
lettre, et que si l'intervention s'étendait au territoire pontifical,
ce ne serait encore là qu'une question diplomatique à traiter avec
fermeté, mais avec mesure. Le danger d'une rupture commencerait
seulement au cas, alors nullement à prévoir, où les Autrichiens
entreraient en Piémont. «La guerre serait notre ruine, lui déclara le
général Sébastiani; nous ne sommes pas en état de la soutenir.» Il
n'était pas jusqu'à M. Laffitte qui ne lui dit: «Ne vous préoccupez
pas des apparences belliqueuses, et tenez pour certain, quoi qu'il
arrive, que tant que le Roi sera roi et aura Sébastiani et moi pour
ministres, la paix de l'Europe ne sera pas troublée[282].»

[Note 282: _Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire._]

À vrai dire, les garanties offertes ainsi par le président du conseil
étaient fort inégales. On pouvait compter sur la volonté du Roi; mais
chacun savait par expérience ce que valait celle de M. Laffitte, et sa
présence au ministère, loin d'être rassurante, apparaissait au
contraire comme le grand danger de la situation. Les étrangers en
jugeaient ainsi; sachant la complaisance du ministre français pour
toutes les opinions violentes, augurant de ses dispositions réelles
par ses fanfaronnades de tribune et par les menaces plus ou moins
voilées de ses communications diplomatiques, ils ne lui croyaient ni
la volonté, ni surtout la force de résister au cri de guerre que
soulèverait dans la gauche la nouvelle, attendue d'un jour à l'autre,
de l'entrée des troupes autrichiennes dans la Romagne.


IV

Pendant que la sagesse royale s'efforçait ainsi partout: en Belgique,
en Pologne, en Italie, d'écarter l'une après l'autre toutes les
tentatives d'aventure téméraire, le parti patriote et belliqueux
devenait, dans la presse et dans le Parlement, plus bruyant et plus
exigeant que jamais. Son exaltation n'avait pas été seulement l'effet
passager du soleil de Juillet; elle se prolongeait en s'aggravant.
Chacune des insurrections qui éclataient presque simultanément sur
tous les points de l'Europe était une excitation nouvelle et semblait
justifier les assertions de ceux qui avaient répété que la France de
1830, en promenant seulement le drapeau tricolore, soulèverait tous
les peuples et bouleverserait le vieux monde. Et puis, disait-on, il
ne s'agissait plus de prendre l'initiative de ce bouleversement, mais
de secourir des insurrections déjà faites, de profiter de l'occasion
qui venait à nous, d'accepter les concours, les annexions qui
s'offraient. Il faut croire cependant qu'une politique d'action
n'était pas si aisée, puisque, dix-huit ans plus tard, en 1848, ces
mêmes démocrates, parvenus à leur tour au pouvoir, se sont empressés
d'assurer l'Europe de leur fidélité aux traités de 1815, et ont été
plus sourds encore que la monarchie de Juillet aux appels de l'Italie
et de la Pologne de nouveau soulevées. Mais, en 1830 et en 1831,
n'ayant pas encore la responsabilité du gouvernement, ils se livraient
à tous les entraînements d'un patriotisme facile pour eux, s'il était
périlleux pour leur pays.

À entendre ces diplomates et ces stratégistes tout imbus des souvenirs
de la Convention et de l'Empire, rien de plus simple ni de plus
légitime que de mettre la main sur la Belgique. Aussi quel cri de
colère, quand le Roi n'ose même pas accepter la couronne offerte au
duc de Nemours! Il a peur de l'Angleterre, dit-on, et alors les
journaux attaquent cette nation, la seule qui soit à peu près notre
alliée, avec la plus âpre violence, comme pour être bien sûrs qu'elle
ne manquera pas à la coalition qu'on se plaît à provoquer. Du reste, à
quoi bon se gêner avec l'Angleterre? Les écrivains «patriotes» ne
décrètent-ils pas qu'en proie aux difficultés inextricables de la
question irlandaise, de la réforme électorale et du paupérisme
industriel, sans le sou, à la veille d'une révolution, elle est
frappée désormais d'une impuissance radicale? Aucune invective
méprisante n'est épargnée à la conférence de Londres, à ces
«représentants d'une civilisation caduque», à ces «soutiens des
spoliations de 1814 et de 1815», devant lesquels la fierté
clairvoyante des journalistes rougit de voir M. de Talleyrand
«ramper», subalterne et incapable. Pour compléter cette intelligente
besogne, on s'applique à exciter les Belges eux-mêmes contre les
«lâchetés» et les «trahisons» de la diplomatie française. Dans la
question italienne, les accusations ne sont pas moins véhémentes: en
n'empêchant pas, à main armée, l'Autriche de réprimer certaines
insurrections, le gouvernement viole à la fois, et les vieilles
traditions de la politique française dans la Péninsule, et son propre
principe de non-intervention; on interprète ce principe comme un
engagement solennellement pris par la France de soutenir, envers et
contre tous, les nations auxquelles il plairait de se soulever, et, au
nom des insurgés de Modène ou des Légations, on prétend nous reprocher
un manque de parole. «Trois fois, s'écrie-t-on, avant que le coq
chante, le gouvernement français a renié le grand principe qu'il a
proclamé bien haut!» Pour la Pologne, on ne prend même pas le temps de
discuter et de réfléchir; tout est au sentiment: «Appui à nos frères
de Varsovie!» tel semble être le cri général. Demandez-vous à ces
exaltés si c'est par ballons qu'ils comptent transporter une armée de
secours? il leur paraît tout simple de répondre en réclamant la
reconnaissance de l'indépendance de la Pologne, l'envoi de généraux,
de volontaires et d'armes, ou bien encore le blocus de la Baltique et
un débarquement sur quelque point du duché de Posen. À croire même un
écrivain révolutionnaire, il eût suffi d'expédier des commis voyageurs
en démagogie, avec mission d'appuyer, au nom de la France, les clubs
de Varsovie, dans la guerre qu'ils avaient déclarée aux chefs
politiques et surtout aux généraux de l'insurrection; une fois le
régime de 93 établi là-bas, la Pologne eût été sauvée par la
toute-puissance de la révolution.

Ainsi guerre contre la Prusse, la Hollande et l'Angleterre en
Belgique, contre l'Autriche en Italie, contre la Russie en Pologne;
et, afin de mieux exciter contre nous non-seulement les gouvernements
effrayés de la révolution, mais les peuples jaloux de leur
indépendance, on dévoilait des desseins de conquêtes, on parlait
couramment de «rentrer dans nos frontières», en reprenant la rive
gauche du Rhin. La _Gazette d'État_ de Berlin répondait «que les
frontières naturelles de la France étaient les Vosges et les
Ardennes», opposant ainsi à une déclamation vaniteuse et passagère le
cri d'une haine réfléchie et d'une tenace convoitise. Où s'arrêterait
d'ailleurs l'imagination diplomatique et guerrière des hommes d'État
du parti révolutionnaire? En un tour de main ou plutôt en un tour de
phrase, ils bouleversaient tout, disposaient de tout. Les
circonstances, a dit un des leurs, «permettaient aux Français une
ambition sans limites». Cet écrivain croyait voir «la Russie engagée
dans des projets trop vastes pour ses ressources, la Prusse en lutte
avec les provinces rhénanes, l'Autriche menacée par l'esprit
d'indépendance en Italie, l'Angleterre incertaine, inquiète et
impuissante, l'Europe entière surprise et éblouie par la révolution de
1830». Dès lors, aucun obstacle à notre action. Rien de plus aisé que
de dominer à Constantinople et, «par l'empire des sultans raffermis,
de sauver la Pologne». En Italie, «l'uniforme de nos soldats, brillant
sur le sommet des Alpes, suffisait pour l'indépendance de la
Péninsule». Aux Belges, «nous offririons, pour prix d'une fraternelle
union, la substitution du drapeau tricolore à l'odieux drapeau de la
maison d'Orange». Cela même n'était pas assez: nous intervenions à
Lisbonne, pour y détruire la «domination déshonorée de l'Angleterre»;
nous nous «emparions moralement de l'Espagne», en poussant seulement
les réfugiés espagnols entre les deux factions monarchiques, ardentes
à s'entre-détruire. Puis, après s'être repu de ces chimères, on
promettait à cette France, mal guérie des ivresses napoléoniennes,
«qu'encore une fois, elle allait gouverner le monde[283]».

[Note 283: M. Louis BLANC, _Histoire de dix ans_, t. II, p. 166.]

Ces extravagances téméraires n'étaient pas seulement le fait
d'irréguliers sans importance. Il était un écrivain qui occupait le
premier rang dans la presse de gauche et qu'on ne pouvait, à cette
époque, accuser d'animosité contre la monarchie: cet homme nous est
connu; déjà sa fière, âpre et fine figure nous est apparue dans les
dernières années de la Restauration, à l'avant-garde de l'opposition,
entre M. Thiers et M. Mignet, et nous avons alors tâché de
l'esquisser[284]: c'est Armand Carrel. Il n'est pas de témoin plus
considérable et moins suspect pour nous faire connaître les idées qui
régnaient alors dans la partie supérieure de l'opinion libérale et
révolutionnaire: témoin facile à interroger d'ailleurs, puisque,
presque chaque matin, il exprimait sa pensée dans un journal qui
exerçait une réelle action sur l'esprit public. Aussi bien, quelque
déraisonnables que soient les explosions belliqueuses de Carrel, elles
sont moins déplaisantes que les déclamations des rhéteurs alors si
nombreux dans la gauche; il y a chez lui quelque chose de plus
sérieux, de plus profond, un accent plus vibrant: la langue de
l'écrivain naturellement froide, sèche, amère, tendue, a, quand il
aborde ces sujets, l'élan entraînant, la chaleur communicative et
l'éclat presque joyeux d'un clairon de bataille. On sent que, pour
être aveuglé, son patriotisme est vrai, que ce n'est pas seulement un
motif à phrase, que son épée n'est pas une arme de théâtre, et que,
s'il veut follement verser le sang de la France, du moins il ne
ménagerait pas le sien propre. Né avec le siècle, il appartenait à
cette génération trop jeune pour avoir éprouvé, vers la fin de
l'Empire, la souffrance et la lassitude de la guerre, assez âgée pour
avoir compris et ressenti la douleur de l'invasion. Il était obsédé
par ce qu'il appelait le «poignant souvenir de Waterloo[285]». Plus
qu'aucun de ses contemporains, il avait été atteint de ce mal, alors
si répandu, qu'on a appelé la «maladie de 1815»: sorte d'hallucination
enivrante et douloureuse dans laquelle on évoquait sans cesse les
victoires et les défaites passées; plaie toujours vive de
l'humiliation nationale; inconsolable regret de la gloire perdue; soif
insatiable de la revanche; impression d'ailleurs singulièrement
complexe, où le culte de Napoléon se mêlait à des prétentions
libérales, surtout à des passions révolutionnaires, et qui aboutissait
presque à proclamer une contradiction entre l'idée de paix et
l'honneur français.

[Note 284: Voyez le _Parti libéral sous la Restauration_, p. 466 et
suiv.]

[Note 285: _National_, article du 17 janvier 1831.]

Ouvrons donc le _National_ de cette époque. Combien peu Carrel cherche à
dissimuler ou à tempérer la véhémence belliqueuse de la politique
extérieure qu'il prétend imposer à la monarchie nouvelle! «La
révolution, dit-il, doit être l'affranchissement-de la France, au dedans
et au dehors.» Il déclare que la «patrie n'est pas heureuse quand elle
n'est pas suffisamment glorieuse»; or, «elle n'est pas suffisamment
glorieuse, quand elle porte la trace des mutilations que lui font subir
des traités humiliants, quand les uhlans font encore l'exercice à six
marches de Paris, et que le qui-vive de la Sainte-Alliance retentit
contre nous, derrière les Pyrénées, derrière les Alpes, et des montagnes
de la Suisse à l'embouchure du Rhin». Il professe que «le droit public
de l'Europe ne peut plus dater de Waterloo, mais de nos journées de
Juillet», et que «vouloir la paix aux conditions du traité de Vienne,
c'est vouloir la guerre». Contre ces «infâmes» traités de 1815, acceptés
par la «lâcheté des Bourbons», il n'a pas assez d'invectives; la France,
affirme-t-il, «en est déliée» et a le droit d'en exiger la «révision
immédiate[286]». À peine une insurrection éclate-t-elle quelque part,
il prend son parti avec emportement, et proclame que la France est
obligée à lui porter secours[287]. Pas une puissance à laquelle il ne
jette le gant. Son amertume éclate surtout contre l'Angleterre: est-ce
un ressentiment d'origine napoléonienne? Il lui reproche de «ne placer
son honneur que dans le déshonneur de la France». Puis, afin que le
patriotisme allemand ne se sente pas moins froissé que l'amour-propre
britannique, il ne craint pas d'affirmer qu'entre MM. les Prussiens et
la révolution de Juillet, il ne sera signé de paix que quand il n'y aura
plus un soldat prussien sur la rive gauche du Rhin, et que les conseils
de la France auront repris, parmi les États de la rive droite,
l'ascendant qui leur appartient; «le gouvernement, ajoute-t-il, ne peut,
sans trahir les intérêts de la France, et les trahir de la manière la
plus coupable, la plus lâche, la plus infâme, permettre que la rive
gauche du Rhin appartienne à d'autres qu'à lui ou à une nation tout à
fait en communauté d'intérêts avec lui[288]». Il ne dissimule pas les
conséquences de la politique qu'il conseille: «Que cela ressemble
furieusement à la guerre générale, c'est possible; l'opposition ne le
nie pas; mais elle se moque de la guerre générale en 1831, qui n'est
plus 1793 ni 1815.» Impatient d'entendre le «canon des victoires
nationales», il s'écrie: «Faites cette guerre, faites-la au plus vite...
Oui, vienne cette lutte que nous appelons de tous nos voeux, et qui peut
seule vider la querelle entre la vieille et la nouvelle Europe!» Il
repousse dédaigneusement la diplomatie: «À la guerre seule, il
appartient de rétablir l'équilibre[289].» Ce baptême de sang lui paraît
nécessaire à la jeune monarchie; et rappelant ce qui s'est passé en
Angleterre, lors de la révolution de 1688: «C'est par la guerre, dit-il,
que cette révolution s'est établie, comme toutes les révolutions[290].»
Il n'est pas jusqu'à la misère publique qui ne lui serve d'argument:
«Quand la confiance publique est perdue; quand il n'y a plus ni crédit
ni commerce possibles; quand la détresse, le désespoir, la passion ont
mis les armes à la main de la classe qui vit de son travail dans les
temps de sécurité fondée, il faut la guerre[291]...» Du résultat, il ne
s'inquiète pas un moment: le succès est certain. «Si nous sommes en état
de vaincre une nouvelle coalition, nous en doutons aujourd'hui moins que
jamais[292].» Cet ancien officier qui autrefois avait fait preuve dans
les choses militaires d'un esprit net, froid, peu enclin aux chimères,
en est aux phrases de la rhétorique révolutionnaire sur les volontaires
de 92 et sur les deux millions de gardes nationaux. La France de Juillet
lui apparaît à la fois si séduisante pour les peuples, si terrifiante
pour les gouvernements, que l'Europe s'empresserait «de lui accorder,
presque sans examen, tout ce qu'elle demanderait[293]». Puis il ajoute
ces fanfaronnades qu'il est aujourd'hui si singulièrement pénible de
relire: «Ceux qui n'ont pas craint, dans les rues de Paris, l'élite des
troupes royales, n'auront pas peur des régiments prussiens... Vienne le
moment où se rencontreront en champ clos une avant-garde prussienne et
une poignée de volontaires français, le souvenir des glorieuses luttes
de Bruxelles et de Paris sera là pour glacer l'automate dressé à la
_schlague_ et imprimer aux coups du soldat citoyen une puissance
inconnue depuis les beaux jours de l'armée d'Italie[294].» À ceux que
ces promesses de facile victoire laissent encore indécis, il dit
qu'après tout la guerre est inévitable, que l'Europe est résolue à nous
la déclarer, et «qu'il vaut mieux faire la guerre un peu plus tôt sur le
Rhin qu'un peu plus tard aux portes de Paris[295]». Aussi quels ne sont
pas la déception, la colère, le dégoût chaque jour grandissant de
Carrel, quand il voit au contraire le gouvernement persister dans une
politique modeste, prudente et obstinément pacifique! On dirait que le
journaliste cherche à piquer et irriter l'amour-propre de la monarchie
nouvelle, qu'il veut, à force d'injures, la contraindre à se battre. Il
accable de sarcasmes ceux qui «se mettent à genoux devant l'Europe»; il
dénonce avec indignation ceux qui «perdent la France et la livrent à
l'étranger», qui «payent sa confiance en déshonneur», qui, «en fait de
lâcheté, vont du plus bas à quelque chose qui est plus bas encore». Le
mot de «trahison» revient sans cesse sous sa plume. «Honte, mille fois
honte, dit-il, à l'impertinent et lâche système qui veut proclamer
l'égoïsme politique de la France!» Et il s'écrie, dans l'exaspération de
son mépris: «Il y avait plus de fierté sous le jupon de la
Pompadour[296]!»

[Note 286: _National_, articles des 5 novembre, 1er et 4 décembre
1830, des 17 janvier et 22 mars 1831.]

[Note 287: Carrel ne se dissimule pas cependant que «soutenir des
révolutions accomplies, c'est offrir une prime d'encouragement à
toutes les révolutions à naître». (Article du 21 septembre 1831.)]

[Note 288: _National_, articles du 2 février et du 17 avril 1831.]

[Note 289: _Ibid._, 30 novembre, 11 décembre 1830; 9 janvier, 13 avril
1831.]

[Note 290: _Ibid._, 17 janvier 1831.]

[Note 291: _National_, 11 décembre 1830.]

[Note 292: _Ibid._, 9 mars 1831.]

[Note 293: _Ibid._, février 1831.]

[Note 294: _Ibid._, 30 novembre 1830.]

[Note 295: _Ibid._, 30 novembre 1830, 13 mars 1831.]

[Note 296: _National_, 5 novembre, 11 et 13 décembre 1830; 5 et 16
mars, 1er, 7 et 29 avril, 25 septembre 1831.]

La parole faisait écho à la presse. C'était sur les affaires
étrangères que se livraient alors les combats les plus retentissants
de la tribune parlementaire, et, à voir l'acharnement des partis,
l'émotion passionnée du public, il était manifeste que cette question
de paix ou de guerre, déjà si redoutable et si tragique par elle-même,
comprenait et résumait toutes les autres; que sur ce champ de
bataille, avait lieu la rencontre décisive de la monarchie et de la
révolution. Deux hommes étaient alors les principaux orateurs de la
politique belliqueuse, «un soldat déclamateur et un avocat sophiste»,
le général Lamarque et M. Mauguin. Regardez-les, à la tribune, mettre
sur la sellette toutes les chancelleries, faire manoeuvrer toutes les
armées, contracter des alliances, dénoncer les traités, livrer des
batailles, parcourir l'Europe sans fatigue pour leur activité, sans
embarras pour leur génie, pénétrer jusqu'en Asie, répéter et dépasser
les prodiges de Bonaparte, de César et d'Alexandre, mettre en demeure
la royauté de 1830 d'entreprendre, sous peine d'être convaincue de
déshonneur et de trahison, la grande croisade révolutionnaire contre
toutes les anciennes monarchies. «Lorsqu'un gouvernement nouveau,
s'écriait M. Mauguin, s'introduit au milieu des vieilles dynasties de
l'Europe, il faut qu'il fasse comme un officier nouveau qui entre
dans un régiment, qu'il fasse ses preuves.» Et défiant les soldats de
l'étranger: «Qu'ils viennent, et ils verront si nous avons posé les
armes, s'ils sont tous morts, les héros d'Austerlitz et d'Iéna!» Le
général Lamarque déclarait la guerre si nécessaire, qu'il eût fallu la
faire presque «sans motif[297]»; puis, après avoir dépeint et flétri
l'égoïsme lâche et subalterne du gouvernement, après l'avoir montré
s'abaissant devant l'Europe et tremblant de mécontenter l'Angleterre,
il s'écriait, aux applaudissements de ces bourgeois qui s'imaginaient
avoir vaincu l'Europe, en délogeant les gardes suisses des Tuileries:
«Mais pourtant le beffroi de Notre-Dame a tonné le 29 juillet! mais le
canon de Paris a fait taire celui de Waterloo!»

[Note 297: «La gloire, disait le général Lamarque, est un ciment si
puissant, elle fait pousser des racines si profondes à une dynastie
nouvelle, qu'il serait peut-être politique de la chercher sans
motif.»]

Officier distingué des armées impériales, fort engagé dans les
Cent-Jours, le général Lamarque avait été, sous la Restauration, l'un
des types de cette opposition qui se disait libérale, en étant surtout
bonapartiste[298]. Au lendemain de la révolution de Juillet, il se
trouva tout à coup en possession d'une de ces renommées passagères que
l'histoire ne ratifie pas, et qui sont d'autant moins durables
qu'elles sont plus exagérées. On le mettait alors couramment au niveau
ou même au-dessus du général Foy. À entendre la voix publique, c'était
un «orateur de l'antiquité», un «héros classique», un «grand homme de
Plutarque dont on ne savait si les blessures avaient été reçues à
Waterloo ou aux Thermopyles». Quand il apparaissait à la tribune, les
joues creuses et pâles, le front sillonné de cicatrices, la voix
sépulcrale, récitant un discours écrit avec un certain don de la
phrase, la foule croyait voir la figure, entendre la parole du
patriotisme souffrant et indigné. C'étaient parfois des explosions
d'enthousiasme, difficiles à comprendre pour quiconque relit
aujourd'hui ces lieux communs ampoulés. Tel jour, par exemple, une
jeune femme, placée dans une des tribunes de la Chambre, lançait au
général un bouquet de fleurs. Après tout, n'était-il pas juste de le
traiter comme un acteur au théâtre? Non pas, sans doute, qu'il ne fût
sincère: ses imprécations contre les traités de 1815 n'étaient pas
seulement phrases de rhéteurs; il croyait réellement la France
déshonorée, tant qu'elle n'aurait pas rétabli sa domination militaire
sur le monde, comme au lendemain d'Austerlitz, et il se sentait
personnellement humilié, tant qu'il serait gouverné par des bourgeois.

[Note 298: En 1815, cependant, il avait publié une brochure où il
annonçait la résolution de «s'envelopper dans le drapeau blanc» qui,
disait-il, lui servirait de «linceul». (_Mémoires de M. Dupin_, t. II,
p. 197.)]

C'était pourtant un bourgeois, cet avocat qui rivalisait avec le
général Lamarque d'audace diplomatique et d'intrépidité belliqueuse.
Parole diserte, abondante, incisive, dirigée avec un art qui allait
jusqu'à l'apprêt, sûre d'elle-même à ce point de manquer de saillie et
d'imprévu; voix mélodieuse qui eût enchanté, si l'on n'eût senti que
derrière ce merveilleux instrument, l'âme était absente; manières
aimables, facilement doucereuses; figure régulière, souriante sans
gaieté, avec une fatuité déplaisante qui en gâtait tout le charme: tel
était M. Mauguin. Indocile et hardi, ambitieux et mobile, avant tout
vaniteux, il avait cru d'abord que, d'un seul coup, les journées de
Juillet allaient le porter au pinacle; il s'était flatté de
transformer en gouvernement provisoire la commission municipale dont
il faisait partie. Ce rêve fut de courte durée; il ne pardonna pas à
ceux qui l'avaient fait évanouir, et sortit de là froidement résolu à
pousser l'opposition plus loin que tout autre. Les affaires étrangères
lui parurent fournir le thème le plus favorable; ses prétentions
d'homme d'État y trouvaient leur compte. Au bout de quelques semaines,
il se crut le plus compétent des diplomates et même un peu
stratégiste. Ne parlez plus à cet avocat de problèmes juridiques et
législatifs. Fi donc, il n'est pas fait pour ces misères de procureur;
il dispose du monde entier à la tribune, et fût-il seul à croire à son
importance, il s'y complaît. Alors le public ne voyait pas, comme il
le verra bientôt, le vide de cette rhétorique[299], le faux de ces
sophismes, le ridicule de cette infatuation; si déjà M. Mauguin était
isolé, sans empire réel sur les autres, du moins il jouait un rôle
brillant et bruyant; on l'écoutait et on l'applaudissait.

[Note 299: Jacquemont a écrit dans une de ses lettres: «Mauguin
s'annonce de loin comme un orage et passe comme un nuage creux de
paroles.»]

Le parti belliqueux ne se contentait pas de presser le gouvernement
français de faire partout en Europe la croisade révolutionnaire, il
appelait, suscitait partout la révolte des peuples contre leurs
souverains, violation flagrante de la neutralité dans laquelle il
importait tant à la loyauté, à la sécurité de la France de se
maintenir. «Ce parti, a dit un peu plus tard M. Guizot, appelait à
grands cris la guerre, la guerre générale, la guerre de principe...
Quand la guerre lui a manqué, qu'est-ce qu'il a fait? Il l'a faite,
cette guerre, mais il l'a faite sous main, il l'a faite sous terre,
par la propagande, par les provocations à l'insurrection, au
renversement des gouvernements établis. C'est une guerre, cela,
messieurs. Il n'est pas loyal d'appeler cela la paix; c'est la guerre
non déclarée, déloyale, injuste... Nous avons vu ouvrir des
souscriptions en faveur de je ne sais quels projets de révolution qui
n'ont pas même eu l'honneur d'avorter; nous avons vu des sociétés
anonymes se former pour provoquer au dehors de semblables projets.» On
ne s'en cachait pas d'ailleurs; s'adressant aux puissances
elles-mêmes, Carrel osait écrire: «Nous chercherons, nous, à soulever
les peuples contre les rois pour la liberté du monde; nous le ferons
au grand jour par la presse, partout où pénètrent nos feuilles; nous
le ferons en secret par nos intelligences, là où il n'est pas plus
permis d'imprimer que de penser et d'écrire; c'est notre droit, c'est
notre rôle.» Sans doute, le journaliste et ses amis s'inquiétaient peu
de contrecarrer ainsi directement l'action de notre diplomatie, de
rendre sa tâche plus difficile, plus pénible et plus périlleuse,
d'éveiller des espérances qu'elle ne pouvait réaliser, d'encourager
des exigences qu'elle devait ensuite combattre, de l'exposer à se
faire accuser de manque de parole par les peuples déçus; mais était-ce
rendre service aux révoltés eux-mêmes, que les exciter, sans être
capable ensuite de les seconder? Qui donc alors devenait vraiment
responsable de tant de douloureux avortements? Sur qui devait retomber
le sang répandu en vain? M. Guizot était fondé à dire de cette
conduite tenue à l'égard des révolutions étrangères: «On a fait comme
ces malheureux qui mettent au monde des enfants, sans s'inquiéter de
savoir s'ils sont en état de les nourrir et de les élever.»

La Fayette, demeuré pendant toute la première partie du ministère
Laffitte l'un des premiers personnages du gouvernement, était le
centre de cette diplomatie révolutionnaire. Tous les conspirateurs et
insurgés d'Europe avaient des agents accrédités auprès de lui. Sa
correspondance le montre occupé à les encourager, et il est assez dans
la confidence de leurs projets pour pouvoir souvent annoncer d'avance
leurs soulèvements; genre de prophétie qui n'était pas de nature à
diminuer les méfiances et les griefs des puissances intéressées. Il
abusait de sa situation pour engager le gouvernement français de la
façon la plus indiscrète et la plus téméraire. Les agitateurs polonais
ou italiens, depuis longtemps en relations étroites avec lui,
agissaient d'après ses conseils et ses encouragements. La Fayette,
cependant, moins franc ou moins conséquent que le général Lamarque ou
M. Mauguin, se défendait de désirer la guerre, de vouloir «cette
attaque soudaine, spontanée, impétueuse comme la révolution elle-même,
qui, disait-il, était demandée par tant de patriotes»; mais, par
niaiserie, plus que par perfidie, il faisait et disait tout ce qui
pouvait compromettre le maintien de la paix. Il ne dénonçait pas les
traités, mais se plaisait à les maudire et parlait avec mépris et
dédain des conférences diplomatiques. Il ne voulait pas rompre avec la
vieille Europe, mais conseillait au gouvernement de «prendre avec elle
le ton un peu hautain[300]», la dénonçait comme étant imbue de
«principes rétrogrades», en lutte inévitable avec «nos contagieuses
libertés», traitait, à la tribune, les souverains étrangers de
«tyrans», et se vantait d'être pour eux «un épouvantail». On ne voit
guère ce que gagnaient à un tel langage la sécurité et la dignité de
la France. Tout en se disant d'accord avec le gouvernement sur les
principes de sa politique extérieure, c'est-à-dire sur la
non-intervention, il l'accusait, comme M. Mauguin ou le général
Lamarque, d'avoir «fait descendre la France de la hauteur où la
révolution de Juillet l'avait élevée». Il était de ceux que nous avons
déjà signalés et qui déclaraient la France obligée, au nom de ce
principe de non-intervention, de protéger toutes les insurrections. Ne
prétendait-il pas que nous devions empêcher les années russes d'entrer
en Pologne, sous prétexte qu'il y avait là deux nations, deux
gouvernements distincts, bien que réunis sur la tête d'un seul prince,
et que le Czar n'avait pas le droit de porter secours au roi de
Pologne? Il ne semblait pas s'apercevoir que ce principe ainsi
interprété ne nous laissait plus qu'un rôle passif, qu'il livrait en
réalité la direction de notre diplomatie et la disposition de nos
armées aux révolutionnaires de tous pays. C'était le dernier mot de la
tactique du «laisser-aller».

[Note 300: «Quand, disait La Fayette, je pris la liberté de proposer
au ministère, dès les premiers temps de la révolution, de _prendre le
ton un peu hautain_ qui pouvait nous convenir avec les puissances
étrangères, l'idée ne m'est pas venue de leur déclarer la guerre.»]

Dans cette question, comme dans les autres, La Fayette était dominé
par son entourage. Auprès de lui, s'agitaient des réfugiés de diverses
provenances, aventuriers, hâbleurs, déclassés, quelquefois même
chevaliers d'industrie, mêlés à des citoyens généreux qui s'étaient
sacrifiés pour leur pays et à de touchants exilés qui pleuraient Sion
sur le fleuve de Babylone; les meilleurs, en proie à ce trouble
d'esprit, à cette illusion impatiente de tout risquer, qui est le
propre des émigrés; tous se croyant d'ailleurs le droit de chercher
uniquement l'avantage de leur propre patrie, sans s'inquiéter de ce
qu'il pourrait en coûter à la France. Nul n'a poussé plus loin que La
Fayette et n'a goûté davantage le cosmopolitisme. En Amérique comme en
Europe, il avait acquis, auprès des patriotes de chaque nation, une
sorte de naturalisation universelle. Citoyen de tous les pays et
surtout garde national de toutes les cités, il s'amusait, au moment où
la Pologne versait à flots son sang, à se proclamer «le premier
grenadier de la garde nationale de Varsovie». Combien il était heureux
de pouvoir écrire: «On vous aura raconté notre dîner allemand et
cosmopolite; j'ai été fort touché d'entendre les _vivat_ à mon égard,
répétés en sept langues différentes, dont une hongroise[301].» Plus
fier encore, quand il apprenait qu'une révolte avait éclaté en quelque
pays, au cri de: Vive La Fayette! Le plus négligé et le plus
compromis, dans ce patriotisme universel, était l'intérêt de la
France; une telle politique nous eût jetés aussi vite dans les
aventures que les agressions plus franches, conseillées par Carrel,
par M. Mauguin ou par le général Lamarque; c'était, sinon la guerre
sans le dire, ce qui eût été le plus perfide, du moins la guerre sans
le vouloir, ce qui était certainement le plus dangereux et le plus
sot.

[Note 301: Lettre du 30 mai 1832.]

Si la politique belliqueuse, avouée ou non avouée, n'avait été que
celle d'une opposition en lutte contre un gouvernement nettement
pacifique, le conflit déjà n'eût pas été sans péril; il eût été à
craindre que l'opinion, troublée, intimidée par le tapage des
violents, ne se laissât aller à la dérive, sans que la sagesse du Roi
parvînt à la retenir. La situation était plus dangereuse encore: les
partisans de la guerre, au lieu d'être en hostilité avec le
gouvernement et par suite séparés de lui, se trouvaient en quelque
sorte mêlés dans les rangs de l'armée ministérielle. M. Laffitte
aimait sans doute à déclarer aux diplomates et aux conservateurs que,
«lui aussi, il voulait la paix et la bonne intelligence avec les
puissances étrangères»; il condamnait la «propagande» faite pour
exciter «des révolutions dans toute l'Europe», et désavouait «ses amis
républicains»; mais s'il était pacifique, il ne l'était qu'avec sa
légèreté, sa faiblesse et son inconséquence habituelles. Parmi les
«patriotes», il avait beaucoup de ses amis, de ses fonctionnaires, de
ses familiers, de ceux à la passion desquels il résistait rarement, à
la curiosité desquels il se livrait toujours. C'est pour leur plaire
qu'il tenait parfois à la Chambre un langage ou même entraînait le
cabinet à des démarches peu en harmonie avec la politique que de son
côté le Roi tâchait de faire prévaloir. On a vu quelles complications
fâcheuses en étaient résultées notamment dans les affaires de Belgique
et d'Italie. Plus le danger approchait, moins le président du conseil
paraissait en état de le parer. Loin d'oser enfin rompre avec la
gauche belliqueuse, il se montrait d'autant plus timide et caressant
qu'elle était plus violente, ne semblant avoir qu'une résolution
ferme, celle, quoi qu'il arrivât, de ne jamais se l'aliéner. Si cette
gauche n'était pas dès lors tout à fait la maîtresse, elle devait
évidemment l'être le lendemain, pour peu que l'on continuât dans la
voie où l'on s'était engagé.

Une telle situation ne contribuait pas peu à entretenir et à aggraver
les défiances des chancelleries étrangères. Comment ces chancelleries
pouvaient-elles accorder grande foi aux assurances diplomatiques,
quand le langage de la tribune semblait parfois si différent? De quel
poids pouvaient être à leurs yeux les intentions sincèrement
pacifiques du Roi, en face des violences belliqueuses d'hommes qu'ils
ne parvenaient pas à distinguer des gouvernants ou auxquels ceux-ci ne
paraissaient avoir ni la volonté ni la force de résister? Dès le
lendemain des journées de Juillet, les cabinets européens avaient été
conduits à supposer qu'en France le pouvoir réel était autre que
l'autorité nominale. En août 1830, M. de Humboldt, chargé par la
Prusse, et aussi, disait-il, «par quelques autres cabinets
prépondérants», de s'informer des intentions du gouvernement français,
était allé tout droit trouver La Fayette; et, comme celui-ci faisait
mine de le renvoyer au ministre des affaires étrangères, M. de
Humboldt avait insisté, et déclaré qu'il avait mission de s'adresser
au général; alors, sans se faire prier davantage, celui-ci s'était mis
à développer l'interprétation singulièrement compromettante qu'il
donnait au principe de non-intervention. À tout instant, les efforts
diplomatiques du Roi et des ambassadeurs se heurtaient aux alarmes,
aux irritations qu'excitaient, chez les puissances, les agressions
guerrières de Carrel, de Mauguin, de Lamarque, ou les incartades
cosmopolites de La Fayette. Louis-Philippe, par exemple, devait plus
d'une fois rassurer lui-même le gouvernement de Vienne sur les projets
italiens de La Fayette, et il se trouvait réduit à indiquer, comme
motif de sécurité, que le général était trop occupé de la Pologne pour
rien tenter de sérieux au delà des Alpes. M. de Barante, rendant
compte de ses conversations avec le ministre sarde et avec les
diplomates étrangers, écrivait, le 5 mars 1831: «Les discours de M. de
La Fayette, son action, son influence sont le principal thème de
toutes les conversations: on ne me dit pas, mais je comprends fort
bien que tout ce que notre gouvernement fait de raisonnable, de
pacifique, d'amical pour les autres puissances, paraît non pas la
suite d'un plan fortement arrêté, mais le résultat d'une oscillation
alternative entre une opinion qui se fait craindre et une politique
sage et éclairée dont, à regret, l'administration française se voit
souvent forcée de s'écarter[302].» Chaque imprudence de nos patriotes
et surtout chaque faiblesse du pouvoir avaient aussitôt leur
contre-coup dans la conférence de Londres, et risquaient de faire
rompre cette délibération, suprême et unique ressource de la paix
européenne. Il ne fallait pas moins de tout le sang-froid de
Talleyrand, de son autorité personnelle et même de l'indépendance
quelque peu impertinente qu'il affichait à l'égard de son
gouvernement, pour écarter les difficultés qui renaissaient sans cesse
et faisaient douter du succès. Les hideux désordres qui marquèrent la
fin de l'administration de M. Laffitte et que nous raconterons tout à
l'heure, n'étaient pas faits pour diminuer les défiances des cabinets
étrangers. À Londres même, dans un milieu libéral, la duchesse de Dino
constatait que «notre Révolution de Juillet était fort dépopularisée
par la série des émeutes et des gâchis de Paris[303]». De Turin, M. de
Barante, dont nous avons déjà cité le clairvoyant témoignage, écrivait
à son ministre, le 25 février: «Je commence à voir plus manifestement
l'effet de nos troubles de Paris: il est complet et affligeant. Votre
Excellence n'a nul besoin que je le décrive, il est assez facile à
deviner. Il donne de la force aux opinions qui nous sont contraires,
intimide les hommes sensés qui nous sont favorables, et, ce qui est le
plus triste, nuit à notre considération. Je puis déjà entrevoir un
changement dans le ton du comte de Latour (le ministre sarde). À ses
yeux je ne représente plus qu'un pouvoir variable et incertain. Ce
qu'il importe surtout de savoir, c'est qu'on nous craindra d'autant
moins qu'on nous supposera livrés à des opinions plus absolues et plus
ardentes.» Il ajoutait, le 9 mars: «La tribune, les journaux, les
lettres arrivées de Paris apprennent trop bien aux gens les moins
clairvoyants tout ce qui est remis en problème. Je dois le dire à
Votre Excellence, à aucun moment depuis le premier mois qui s'est
écoulé après la révolution de Juillet, le péril de la France n'a été
jugé plus grand. La solennité des paroles officielles qui nieraient
l'évidence serait de peu d'effet[304].»

[Note 302: _Documents inédits._]

[Note 303: Lettre à M. de Barante, en date du 31 mars 1831.
(_Documents inédits._)]

[Note 304: _Documents inédits._]

À ce régime, l'inquiétude allait chaque jour croissant en Europe. Dans
toutes les chancelleries, on déclarait la guerre imminente. C'était,
dans les premiers jours de mars, le propos courant des diplomates
étrangers[305], et nos ambassadeurs en recueillaient partout l'écho.
De Turin, M. de Barante écrivait: «Ici l'on est fort convaincu de la
guerre.» Et M. Molé lui répondait de Paris: «Plus que jamais, la
guerre me paraît inévitable[306].» Ce n'était pas qu'à l'étranger on
désirât cette guerre, ni même qu'on soupçonnât seulement les ministres
français de la vouloir; c'est qu'on croyait ces ministres de plus en
plus débordés par les violents, de moins en moins capables de leur
résister. Là était le danger. Pour rendre confiance aux autres
puissances, pour dissiper les illusions des agitateurs cosmopolites,
pour dégager notre responsabilité comme notre honneur, pour sauver la
paix, il eût fallu prouver clairement au monde que les hommes de
gauche n'étaient plus les inspirateurs et les confidents du
gouvernement, qu'ils n'étaient plus ses maîtres ou du moins ses
coadjuteurs avec succession future et prochaine; il eût fallu un
ministère qui non-seulement laissât le Roi vouloir la paix, mais qui
la voulût fermement lui-même et surtout osât traiter en adversaires
ceux qui ne la voulaient pas. C'est en cela que la question étrangère
se trouvait étroitement liée à la question intérieure, et qu'une
politique de laisser-aller au dedans mettait en péril au dehors la
sécurité de la France.

[Note 305: HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_, t. I, p. 202 et 214.]

[Note 306: _Documents inédits._]



CHAPITRE VI.

LA CHUTE DE M. LAFFITTE

(14 février--13 mars 1831)

     I. Le sac de Saint-Germain-l'Auxerrois et la destruction de
     l'archevêché. Inaction honteuse du gouvernement. Ses
     proclamations. Il ratifie l'oeuvre de l'émeute. Suppression
     des fleurs de lys.--II. Scandale produit dans l'opinion.
     Débat à la Chambre sur ces désordres. Attitude de M.
     Laffitte. Il n'y a plus de gouvernement. Malaise et
     anarchie.--III. Il faut en finir. Les regards se tournent
     vers Casimir Périer. M. Laffitte abandonné par le Parlement,
     par ses collègues et par le Roi. Difficulté de lui faire
     comprendre qu'il doit se retirer. Son irritation. Profondeur
     de sa chute.


I

On peut s'étonner que le pays supportât la honte, la misère et le
péril du régime auquel le condamnait le ministère de M. Laffitte; mais
c'est l'effet d'un gouvernement de laisser-aller, surtout aux époques
troublées et lasses, de déterminer dans l'esprit public une sorte
d'abandon. Quoique mécontente et mal à l'aise, l'opinion ne songe pas
à réagir. On la dirait gagnée, si ce n'est par l'optimisme des hommes
au pouvoir, du moins par leur indifférence incertaine, sceptique et
inerte. Tant que la descente se continue progressivement et sans
soubresaut, cet état peut durer. Parfois cependant le mal, par son
développement naturel, aboutit à quelque immense scandale, à quelque
désordre grossier, dont la secousse salutaire réveille les esprits et
les intérêts de leur torpeur mortelle; alors il semble que le pays
entrevoit pour la première fois, comme à la lueur d'un éclair,
jusqu'à quel bas-fond il se laissait entraîner, et de toutes parts
s'élève,--Dieu veuille que ce ne soit pas trop tard!--le cri de
dégoût, d'effroi et d'indignation d'un peuple qui maudit l'anarchie et
implore un gouvernement. Tel est le phénomène qui va se produire à la
suite des hideuses émeutes du 14 et du 15 février 1831.

Le prétexte de ces émeutes fut un service célébré à
Saint-Germain-l'Auxerrois, pour l'anniversaire du duc de Berry, et la
démonstration légitimiste, peut-être imprudente, mais en tout cas fort
inoffensive, qui l'accompagna. Aussitôt la foule envahit l'église et
le presbytère, brise les autels, les statues, les vitraux, foule aux
pieds les crucifix, profane les ornements sacerdotaux dans de
sacriléges mascarades, et ne laisse, au bout de quelques heures, que
des murs dénudés et des monceaux de débris jonchant le sol. Le
lendemain, elle se précipite sur l'archevêché, qu'elle détruit de fond
en comble; ne respectant même pas la bibliothèque, la plus riche
collection d'ouvrages ecclésiastiques qui fût en France, elle jette
pêle-mêle à la Seine les livres rares et précieux. Les croix sont
violemment arrachées de presque toutes les églises de Paris[307]. Tout
cela, pendant que des masques promènent à travers la ville les
burlesques licences du lundi et du mardi gras. Cette sédition a un
aspect particulier; aux fureurs sauvages, se mêle je ne sais quoi de
railleur qui semble le ricanement de Voltaire dans cette orgie de
destruction et d'impiété; parmi les dévastateurs, à côté des acteurs
habituels de tous les désordres, beaucoup de bourgeois[308]; beaucoup
aussi parmi les curieux, dont l'indifférence souriante et moqueuse a
frappé plus d'un témoin[309]. Le mal s'étend hors de Paris: à
Conflans, on pille la maison de campagne de l'archevêque de Paris et
le petit séminaire qui y est annexé; à Lille, à Dijon, à Arles, à
Nîmes, à Perpignan, à Angoulême, on saccage les séminaires ou les
palais épiscopaux.

[Note 307: Notamment à Saint-Louis, Saint-Gervais, Saint-Paul,
Saint-Louis, Sainte-Marguerite, Saint-Laurent, Notre-Dame de
Bonne-Nouvelle, Saint-Nicolas des Champs, Saint-Merri, Saint-Roch,
Saint-Nicolas du Chardonnet. (_Vie de Mgr de Quélen_, par M.
D'EXAUVILLEZ, t. II, p. 64.)]

[Note 308: Parmi les émeutiers, dit la relation d'un garde national,
publiée à cette époque, «il n'y avait pas que des ouvriers en veste,
mais des habits et des chapeaux fins». M. Duvergier de Hauranne,
quelques jours plus tard, pouvait affirmer à la tribune que «les
ouvriers de Paris n'avaient pris aucune part aux journées de Février»;
et il indiquait les jeunes gens des Écoles comme les principaux
coupables.]

[Note 309: M. Guizot a constaté «l'indifférence moqueuse de la foule
des spectateurs», et parlant en termes élevés de «cette révolte, la
pire de toutes, qui est celle des âmes contre Dieu», il ajoute: «Je ne
sais, en vérité, quels sont les plus insensés, de ceux qui s'y livrent
avec fureur ou de ceux qui sourient en les regardant.»]

Cette émeute est bien laide, mais il est une chose plus laide encore,
c'est la conduite du pouvoir ou plutôt son inaction. «Pendant deux
jours, a dit peu après M. Duvergier de Hauranne à la tribune, on a pu
croire que la France n'avait pas de gouvernement.» Bien que prévenue du
projet des légitimistes et de la contre-manifestation qui se préparait,
l'autorité n'a pris aucune précaution. Quand l'émeute envahit
Saint-Germain-l'Auxerrois, pas la moindre répression. Le préfet de la
Seine et le préfet de police paraissent un moment sur les lieux,
prononcent quelques vaines paroles, mais ne font rien. C'est le maire de
l'arrondissement, M. Cadet-Gassicourt, qui, pour obéir à la foule,
ordonne d'abattre la croix fleurdelysée surmontant l'église, et cette
croix, ainsi administrativement condamnée, s'abat avec un horrible
fracas sur l'orgue qu'elle écrase en partie. À la fin de la première
journée, les émeutiers se sont donné publiquement rendez-vous, pour le
lendemain, à l'archevêché; il n'est que temps d'agir, pour prévenir la
répétition de ce qui vient de se passer à Saint-Germain-l'Auxerrois. Le
gouvernement se décide en effet à lancer des mandats d'amener: sans
doute contre les chefs des dévastateurs? non, contre l'archevêque de
Paris, le curé de Saint-Germain-l'Auxerrois, et quelques royalistes
notables. Aussi, le second jour comme le premier, l'émeute trouve-t-elle
le champ libre. Les quelques gardes nationaux placés à l'archevêché sous
le commandement de M. Arago ne sont là que pour assister au sac,
impuissants ou indifférents; ils finissent même par se servir des livres
qui n'ont pas été jetés à la Seine, pour exécuter, au milieu des
ruines, une parodie du combat du Lutrin. Pas plus de répression en
province. À Conflans, les pillards sont si peu gênés qu'ils prennent
leur temps; ils emploient trois jours à faire leur sinistre besogne,
sans que le maire puisse obtenir de Paris les secours qu'il réclame.

Si inerte qu'il soit pendant les troubles, le gouvernement ne peut
garder le silence; mais écoutez-le à la tribune, lisez ses
proclamations ou ses journaux officiels; il affecte toujours de ne
s'en prendre qu'aux «carlistes», réserve pour eux seuls ses invectives
et paraît se vanter des rigueurs qu'il annonce contre eux comme d'un
titre à la faveur des passions déchaînées; en même temps, il excuse
les démolisseurs et les pillards, qui ont, selon lui, agi sous
l'empire d'une «indignation légitime» et «malheureusement trop
motivée»; s'il cherche à leur insinuer qu'ils feraient peut-être mieux
de ne plus saccager d'églises et de ne plus détruire de palais
épiscopaux, c'est bien timidement, avec force ménagements, au moyen de
détours hypocrites et lâches; témoin cette proclamation ministérielle
qui feint de ne voir là qu'une question d'architecture et n'ose parler
que du «respect dû aux monuments publics[310]». Carrel lui-même est
dégoûté de ce qu'il appelle ces «bassesses». «Qu'on lise, écrit-il, le
16 février, dans le _National_, les proclamations publiées... C'est au
peuple qu'on rend compte des arrestations carlistes. Pour calmer
l'émeute, on s'humilie devant elle; on lui jure qu'on est gouverné par
elle, qu'on obéit à ses inspirations.»

[Note 310: Interrogé, le 15 février, à la Chambre, pendant qu'on démolit
l'archevêché, le ministère, par l'organe de M. Barthe, n'a pas un mot de
blâme ou de menace contre les émeutiers; c'est contre les «carlistes»
qu'il se montre résolu à user de rigueur. «L'administration,
déclare-t-il solennellement, éprouve le besoin de vous dire que le parti
vaincu en Juillet s'agite.» Le ministre de l'intérieur, dans sa
proclamation du 15 février au soir, celle qui commence par ces mots:
«Respect aux monuments publics!» annonce au peuple, pour désarmer sa
colère, que «le gouvernement a saisi et mis sous la main de la justice
plusieurs des principaux acteurs de la cérémonie factieuse de
Saint-Germain-l'Auxerrois». Dans une autre proclamation du 16 février au
matin, il parle du «mouvement d'indignation malheureusement trop motivé»
qui «a produit des désordres affligeants». La proclamation du préfet de
police est plus vive encore contre le parti légitimiste: «Ce parti,
dit-il, a pris notre longanimité pour de l'hésitation... Hier il s'est
démasqué, à Saint-Germain-l'Auxerrois, par une provocation insensée à la
guerre civile.» Puis il ajoute: «Souvenons-nous que, depuis un siècle,
le mot d'ordre du jésuitisme est: Haine à la famille d'Orléans.» Le
_Moniteur_ du 16 février débute ainsi: «Des _pensées_ coupables en
faveur de la dynastie parjure que la France a repoussée de son sein _ont
dû_ exciter une indignation générale»; et il ne voit dans les auteurs de
ces hideux désordres que des hommes par une indignation _légitime_». Du
reste, les esprits sont à ce point dévoyés, que le _Journal des Débats_
lui-même, alors conservateur, ne trouve aussi à s'en prendre, le 16
février, après le sac de l'archevêché, qu'«au complot de sacristie»; et
s'adressant aux catholiques et aux royalistes, il leur crie: «Vous
n'êtes pas seulement coupables de votre folie, vous êtes coupables de la
folie des autres.»]

Quand la sédition, satisfaite de sa victoire, se retire de la place
publique, le ministère ne reprend pas courage et ne se relève pas de
sa posture abaissée. Réparer les ruines de l'église profanée et la
remettre en état de servir au culte, il n'y songe pas: ce serait
manquer de déférence envers la volonté populaire; il fait clouer sur
la porte fermée de Saint-Germain-l'Auxerrois un écriteau portant ces
mots: _Mairie du IVe arrondissement_, semblant ainsi séculariser le
monument et ratifier la désaffectation sacrilége accomplie par
l'émeute. Dans la journée du 15, une bande de dévastateurs avait
tenté, sans succès, d'arracher de l'arc de triomphe du Carrousel les
bas-reliefs représentant les épisodes de la guerre d'Espagne, et, dans
le tumulte, le colonel Jaqueminot avait été renversé de cheval et fort
maltraité; peu de jours après, l'administration, docile, faisait
enlever elle-même ces bas-reliefs. Vainement s'agit-il de l'honneur
même du Roi, les ministres ne reculent devant aucune humiliation.
L'émeute ayant laissé voir que les fleurs de lys de la Maison de
France lui déplaisaient presque autant que les croix des églises, M.
Laffitte, dès le 16 février, présente à la signature du Roi une
ordonnance supprimant ces fleurs de lys dans l'écusson royal et dans
le sceau de l'État; Louis-Philippe se refuse d'abord à mutiler son
propre blason; mais, trop porté alors à considérer toute résistance
comme impossible, il finit par céder aux instances de son ministre; le
jour même, les voitures du Roi sortent du palais avec leurs panneaux
grattés. Quel autre homme que M. Laffitte aurait eu assez peu le sens
de la dignité pour imposer à la royauté nouvelle un pareil sacrifice,
et le lui imposer au lendemain d'une sédition? Carrel n'en eût pas
fait autant; il raillait, avec une amertume méprisante, ce
gouvernement qui disait à la sédition: «Ne brisez pas vous-même les
attributs de l'ancienne royauté et du jésuitisme; c'est nous qui
allons briser les croix, effacer les écussons, puisque vous l'exigez»;
et il se demandait quelle était «cette étrange monarchie» qui
«s'arrangeait de ces déplorables scènes». La Fayette lui-même, fort
disposé cependant à approuver toutes les concessions, trouvait cette
fois le moment mal choisi et disait au Roi qui se plaignait de
l'exigence de M. Laffitte: «Vous savez que j'ai toujours souhaité
qu'on effaçât ces signes de Coblentz et de la Restauration; je
l'aurais fait tous les jours avant et tous les jours après celui où
vous l'avez fait.» Pendant ce temps, la Reine écrivait en italien, sur
son journal intime, ces admirables paroles: «En sortant sur la
terrasse, j'eus la douleur de voir abattre les fleurs de lys qui
décoraient les balcons. Peut-être un premier mouvement d'orgueil
m'a-t-il rendue trop sensible à cette destruction du blason de ma
famille, mais il m'était pénible de voir qu'on cédât ainsi à toutes
les volontés populaires. Quand la croix était abattue, tout autre
sentiment aurait dû se taire[311].»

[Note 311: A. TROGNON, _Vie de Marie-Amélie_, p. 208.]

La lâcheté des ministres, en face des émeutes du 14 et du 15 février,
est tellement étrange, tellement inouïe, que quelques esprits n'ont pu
la croire involontaire. On a prétendu que des politiques peu
scrupuleux avaient été bien aises de donner une «leçon» et d'inspirer
une «peur salutaire» au clergé et aux «carlistes»; on a dit aussi que,
s'attendant à une explosion des passions révolutionnaires, ils les
avaient laissées s'attaquer aux églises et aux séminaires, pour les
détourner des boutiques de la bourgeoisie et du palais du
souverain[312]. C'eût été un pauvre calcul et un égoïsme à bien courte
vue. L'émeute ne mêlait-elle pas à ses imprécations contre les
carlistes et les prêtres les cris de: «À bas la Chambre des députés!
Vive la république!» Ne profitait-elle pas de la liberté qu'on lui
accordait, pour se porter contre l'hôtel de M. Dupin, toute prête, si
cette fois elle n'avait été arrêtée, à le traiter comme le palais de
Mgr de Quélen? En réalité, la victoire qu'on lui laissait remporter
sans combat était gagnée autant contre la monarchie dont les armes
étaient mutilées, que contre la religion dont les croix étaient
arrachées. Qu'est-il besoin, d'ailleurs, pour expliquer la conduite du
gouvernement, de lui supposer tant de machiavélisme? Cette conduite
était tout simplement l'application naturelle, le développement
logique, la conclusion prévue de la politique de laisser-aller.

[Note 312: À l'appui de cette interprétation, on a cité le rôle au
moins bizarre joué, dans la journée du 15 février, par M. Thiers,
alors sous-secrétaire d'État de M. Laffitte. M. Arago a raconté
lui-même, le 13 août 1831, à la tribune de la Chambre, qu'il allait
pénétrer dans l'archevêché avec ses gardes nationaux, pour arrêter la
dévastation, quand M. Thiers, déclinant sa qualité, intervint
très-vivement pour détourner la garde nationale «de se commettre avec
le peuple, dans ces circonstances». «Ses paroles, ajoutait M. Arago,
firent impression; on crut y voir la pensée de l'autorité supérieure,
et notre mouvement se trouva ajourné.» M. Thiers, pour se justifier, a
prétendu que l'incident était sans importance, que le mal était déjà
fait lors de son intervention, et qu'il avait voulu seulement empêcher
une collision. Des témoins sûrs m'ont en outre rapporté que, le soir
du 15 février, dans les salons, M. Thiers parlait de ce qui s'était
passé avec une sorte de frivolité satisfaite.]


II

Le scandale fut immense. D'après les témoignages contemporains, «ces
affreuses journées jetèrent une terreur dans les esprits, une
indignation dans les coeurs, qui ne pouvaient se comparer à rien de ce
qu'on avait ressenti jusqu'alors[313]». De ce jour, le ministère fut
condamné, et s'il dura encore près d'un mois, ce fut un mois de
misérable agonie.

[Note 313: Lettre de madame Swetchine.]

Le 17 février, l'un des membres de la Chambre, M. Delessert, dénonça
l'incurie, l'inaction du cabinet[314]; puis élargissant la question,
aux applaudissements d'une majorité qui commençait à avoir honte de sa
tolérance et conscience de son pouvoir: «Pourquoi, dit-il, les
souffrances du commerce augmentent-elles journellement? Pourquoi la
confiance est-elle anéantie? Cela ne tient-il pas à la faiblesse du
gouvernement?» Le ministre de l'intérieur essaya une apologie fort
gênée de sa conduite, s'excusa par «les difficultés inévitables au
lendemain d'une révolution qui avait laissé tant de problèmes sociaux
à résoudre», et n'aboutit qu'à donner une nouvelle preuve de sa
faiblesse, par son affectation à rejeter toute la responsabilité sur
les royalistes, et à voiler de métaphores complaisantes la hideuse
brutalité de l'émeute[315]; on sentait du moins, à l'honneur du jeune
ministre, qu'il était mal à l'aise dans le rôle auquel il se croyait
condamné et pour lequel il n'était pas fait. La politique de
laisser-aller avait des interprètes plus convaincus et moins
embarrassés; tels furent, dans ce débat, le préfet de police, M.
Baude, et le préfet de la Seine, M. Odilon Barrot. Bien loin de
trouver dans ce qui s'était passé un grief contre le parti
révolutionnaire, ils n'y voyaient qu'un signe du mécontentement
produit par la mauvaise politique du gouvernement et par
l'impopularité de la Chambre. L'émeute devenait, à les entendre, une
sorte de «pétition» populaire, à laquelle il fallait se hâter de
donner satisfaction. «Ce que la dévastation a d'odieux et de barbare,
disait le préfet de police, semble atténué par la leçon qu'elle donne
au gouvernement.» Pour ne pas aller à l'encontre de cette leçon, il
fallait que le ministère inclinât plus à gauche; il fallait surtout
dissoudre immédiatement la Chambre, comme on avait déjà brisé les
croix ou gratté les écussons. Seul, «ce témoignage de confiance»
pouvait «apaiser le peuple». Ainsi d'accusée qu'elle était, l'émeute
osait se poser en accusatrice, et de plus, dans cette étrange
anarchie, elle accusait le pouvoir par la bouche du préfet de la Seine
et du préfet de police. Enfin, pour que la figure de ce gouvernement
fût plus piteuse encore, les ministres et leurs fonctionnaires, comme
il arrive d'ordinaire aux prévenus, se renvoyaient mutuellement une
responsabilité dont ils commençaient à sentir le poids écrasant, et
qui, en réalité, leur incombait à tous; le procureur général se
plaignait de l'inertie du préfet de la Seine; celui-ci se rejetait sur
les ordres ou plutôt sur l'absence d'ordres du ministre de
l'intérieur; ce dernier, enfin, était réduit, pour se défendre, à
engager avec son subordonné une altercation publique. M. Guizot ne
laissa pas échapper l'occasion de tirer la morale de cette discussion:
«Le ministère, dit-il, ne réunit pas les conditions nécessaires pour
défendre la société dans la crise qu'elle traverse; la France demande
à être gouvernée et sent qu'elle ne l'est pas.» Il terminait par cette
déclaration qui semblait conseiller et même annoncer une attitude
nouvelle de la majorité: «Je ne crois pas qu'il soit possible de
rester dans cette position.» Ainsi pressé, M. Laffitte balbutia
quelques excuses, parla d'une «situation plus forte que les hommes»,
demanda naïvement à ses contradicteurs s'ils «connaissaient un moyen
d'empêcher une émeute d'éclater»; puis, prenant l'offensive, il sembla
se venger de ses humiliations sur la Chambre et lui annoncer une
prochaine dissolution: «J'aurai l'honneur, disait-il en terminant, de
vous faire connaître demain les ordres du Roi.»

[Note 314: Ce débat, commencé le 17 février, se prolongea plusieurs
jours.]

[Note 315: «Nous apprîmes en même temps, disait le ministre, l'offense
à la révolution de Juillet et les effets de l'indignation populaire:
la foudre était déjà tombée sur Saint-Germain-l'Auxerrois.»]

Était-ce donc que le ministère fût résolu à se ranger du parti de
l'émeute contre la Chambre? Ce serait lui supposer une netteté et une
décision qu'il n'avait pas, même pour le mal. Le lendemain, on
attendit vainement que M. Laffitte vînt «faire connaître à la Chambre
les ordres du Roi». Bien au contraire, comme pour donner des gages
d'un autre côté, il annonça, dans le _Moniteur_, le remplacement de M.
Odilon Barrot et de M. Baude par M. de Bondy et M. Vivien, et les
nombreux projets de loi qu'il présenta semblaient révéler le désir,
non de brusquer, mais de retarder la dissolution. Indécision et
incohérence qui n'aboutissaient qu'à augmenter le discrédit du
cabinet!

D'ailleurs, ne suffisait-il pas alors de regarder le gouvernement et le
pays, pour apprécier ce qu'en avaient fait quelques mois de ce régime de
laisser-aller? Triste spectacle, en vérité! Partout la désorganisation
politique et administrative; un ministère impuissant et méprisé, ne
sachant plus dissimuler ses divisions intestines, ni obtenir de ses
subordonnés l'obéissance même apparente; les municipalités des grandes
villes ne se gênant pas pour signifier au ministre de l'intérieur que
«le gouvernement, qui devait tout au peuple, avait renié son origine»,
et qu'«en s'appuyant sur une Chambre sans pouvoirs et objet de
l'animadversion générale, il devait faire rejaillir sur lui la haine et
le mépris dont cette Chambre était entourée»; les fonctionnaires
s'affiliant à l'«Association nationale», sorte de gouvernement
extralégal, par lequel le parti révolutionnaire prétendait surveiller,
dominer, suppléer le gouvernement nominal jusque dans la politique
étrangère; une presse factieuse contre laquelle on n'osait aucune
répression judiciaire; la sédition presque quotidienne à Paris et en
province, si bien que M. Duvergier de Hauranne pouvait dire à la
tribune[316]: «Les émeutes ont succédé aux émeutes; on dirait qu'elles
sont devenues l'état habituel de notre ordre social»; la détresse
croissante de l'industrie et du commerce, les faillites multipliées dans
des proportions inouïes, et la presse de gauche demandant avec angoisse
ce qui pourrait «arrêter, sur le penchant de leur ruine, des milliers de
fortunes qui croulent tous les jours[317]»; les classes ouvrières en
proie aux souffrances comme aux tentations du chômage, et, certaine nuit
de bal à la cour, une bande de prolétaires assaillant le Palais-Royal et
venant mêler aux mélodies de l'orchestre ce hurlement sinistre: «Du
travail ou du pain!» le crédit public de plus en plus gravement
atteint[318], la résistance à l'impôt devenue générale, le déficit
mensuel s'élevant à plusieurs millions, le Trésor à la veille de cesser
ses payements[319], en un moment où la nécessité de soulager les misères
intérieures et de parer aux difficultés extérieures obligeait à des
dépenses extraordinaires; le trouble des âmes et des intelligences
venant s'ajouter à celui des institutions, des partis et des intérêts;
le danger du dehors peut-être plus redoutable encore; les puissances
étrangères, sous le coup des événements du 14 et du 15 février, se
refusant plus que jamais à faire fond sur la fermeté ou la puissance du
gouvernement[320], et se préparant à une guerre qui leur paraissait
proche et inévitable; le parti révolutionnaire se plaisant d'ailleurs à
bien montrer à l'Europe qu'elle était la première menacée par les
désordres intérieurs, témoin cette émeute qui, à la nouvelle d'une
défaite des Polonais, jetait des pierres et tirait des coups de feu
contre les fenêtres de l'ambassade russe, et, après ce bel exploit
diplomatique, «échangeait de patriotiques politesses» avec le général La
Fayette[321]; aussi partout, en France et au dehors, un sentiment de
malaise, d'angoisse, de dégoût et d'effroi, et comme l'impression,
chaque jour plus présente, d'un péril immense et immédiat.

[Note 316: Séance du 10 mars 1831.]

[Note 317: _National_ du 13 mars 1831.]

[Note 318: La rente 5 pour 100 s'offrait à 82 fr. 50, sans trouver
acquéreur; et le 3 pour 100, à 52 fr. 70. Baisse d'autant plus
remarquée que l'état financier était des plus prospères dans les
derniers temps de la Restauration.]

[Note 319: «Savez-vous, disait alors M. Casimir Périer à M. Dupin, qui
le pressait de prendre le pouvoir, savez-vous que le Trésor est à la
veille de cesser ses payements?» (_Mémoires de M. Dupin_, t. II, p.
301.)]

[Note 320: 9 mars 1831.]

[Note 321: Le 10 mars 1831, M. Duvergier de Hauranne dénonçait à la
Chambre «l'anarchie qui des esprits a passé et se propage dans les
choses».]

Écoutez les aveux et les plaintes des contemporains. Un mot s'impose à
eux qui résume exactement ce qu'ils ont sous les yeux, celui
d'anarchie; ce mot, M. Duvergier de Hauranne le prononçait alors à la
tribune[322]; longtemps après, il revenait sans cesse sous la plume de
M. de Montalivet, recueillant les souvenirs de cette époque, et
l'ancien collègue de M. Laffitte concluait avec une conviction
désolée: «C'était bien l'anarchie, hélas[322]! M. Molé écrivait à M.
de Barante, le 7 mars: «L'esprit public a subi une détérioration
profonde depuis les hideuses journées de février. Toutes les nuances
d'opinion sont à peu près également mécontentes, toutes également
inquiètes de ce qui succédera... Je n'ai vu d'analogue que la fin du
Directoire, le temps qui précéda le 18 brumaire. Mais le génie et
l'épée qui firent le 18 brumaire n'y sont pas[323].» Les jeunes hommes
qui avaient nourri les plus orgueilleuses illusions, qui avaient
salué dans la révolution de Juillet «le rajeunissement de l'humanité»,
reconnaissaient que «tout allait bien mal[324].» Symptôme grave entre
tous, ce n'était pas seulement le ministère dont on était mécontent,
c'était le Roi lui-même dont on doutait: ce doute se trahit dans les
correspondances intimes des contemporains, et la duchesse de Broglie
ne faisait qu'exprimer le sentiment régnant autour d'elle, quand elle
écrivait, le 3 mars, à M. de Barante: «L'idée de la faiblesse du Roi
se répand beaucoup, peut-être plus qu'il n'est juste; je crois qu'il
cherche trop à ménager et ne prend son parti de renoncer à
personne[325].» M. de Salvandy montrait «toute la nation inquiète et
malade, comme à la veille des grandes catastrophes qui troublent à la
fois la terre, les eaux, le ciel», et il ajoutait que «l'ordre social
tremblait sur ses fondements[326]». Le sentiment général semblait être
que l'édifice construit en Juillet allait s'écrouler. Les ennemis,
républicains, légitimistes ou bonapartistes, s'agitaient pour occuper
la place qu'ils s'attendaient, à voir bientôt vacante. Les amis
eux-mêmes n'avaient plus confiance: l'un des personnages les plus
engagés dans la fondation de la dynastie, M. Thiers, avouait, quelques
mois plus tard, le doute poignant qui avait saisi alors les plus
optimistes: «C'était une question, écrivait-il, et une question
effrayante, de savoir si, au milieu de cette tourmente épouvantable,
la monarchie pourrait subsister.» Et après avoir dépeint cette
anarchie dans un tableau rapide, il reprenait: «Tout cela étant, il
était bien naturel de se demander si la nouvelle monarchie pourrait
subsister; les gens honnêtes se désespéraient, ils entrevoyaient de
nouveaux bouleversements.» Enfin, M. Thiers ajoutait ce dernier trait,
qui n'était pas le moins alarmant: «L'Europe inquiète songeait à se
prémunir contre l'incendie[327].»

[Note 322: Étude de M. le comte de Montalivet, sur la _Politique
conservatrice de Casimir Périer_. (_Revue des Deux Mondes_, 15 mai
1874.)]

[Note 323: _Documents inédits._]

[Note 324: _Passim_, dans la correspondance de Victor Jacquemont.]

[Note 325: _Documents inédits._]

[Note 326: _Seize mois, ou la Révolution et les révolutionnaires_, par
M. DE SALVANDY.]

[Note 327: _La Monarchie de 1830_, p. 125 à 127.]


III

De toutes parts, s'élevait le cri qu'il fallait en finir avec une
telle politique[328]. Le besoin d'ordre, de sécurité, de gouvernement,
était tel, qu'on a pu comparer cet état de l'opinion à celui qui avait
précédé le 18 brumaire: seulement, point de Bonaparte revenant
vainqueur d'Égypte. À défaut d'un général, tous les regards des gens
d'ordre se fixaient sur un vétéran des luttes parlementaires, alors
président de la Chambre, M. Casimir Périer. Stimulés et soutenus par
cette disposition de l'esprit public, les conservateurs de l'Assemblée
sortaient peu à peu de leur réserve intimidée et indécise, de leur
tolérance attristée; ils envisageaient désormais comme possible la
formation d'un ministère de résistance dont le chef leur était désigné
par l'opinion, et ils se décidaient à manifester plus nettement leur
défiance contre M. Laffitte. L'hostilité du Parlement devint même à ce
point visible, que pour obtenir le vote d'un projet financier
nécessaire aux besoins de l'État, le président du conseil fut réduit à
déclarer, avec une humilité sans précédent, qu'il demandait ce vote
non pour lui, mais pour ses successeurs[329]. La gauche, à un point de
vue opposé, n'était pas moins impatiente de voir remplacer le cabinet;
Carrel déclarait que le «malaise profond de la France» était dû à
l'«inconséquence» de ceux qui occupaient le pouvoir, et il demandait
à avoir enfin des ministres qui apportassent des «affirmations[330]».
Tous les partis approuvaient, au moins tout bas, M. Berryer, quand il
s'écriait en parlant des ministres: «Funestes aux étrangers, funestes
à nos concitoyens, impuissants pour la paix, impuissants pour la
guerre, ces hommes ont aussi mal gouverné nos affaires au dehors qu'au
dedans; ils ont également compromis et la fortune, et le repos, et
l'honneur de la France[331].» Dans le sein même du cabinet, se
produisaient des signes de dissolution; M. Mérilhou avait donné sa
démission[332], pour se dégager d'une administration moribonde et dans
l'espoir que sa retraite serait un titre à la faveur de la gauche; par
contre, un autre ministre, M. de Montalivet, faisait des démarches
actives pour amener la formation d'un cabinet conservateur sous la
présidence de M. Périer, déclarant au général de Ségur, qui l'aidait
dans ces démarches, que s'il ne se retirait pas tout de suite, c'était
seulement «pour disputer à M. Laffitte le Roi et la France».

[Note 328: Un sous-lieutenant qui devait devenir maréchal de France,
le jeune de Saint-Arnaud, écrivait alors de Brest: «En général, en
province, on est bien mécontent des troubles de Paris. Il n'y a qu'une
voix pour dire qu'il faut en finir. Si cela se répétait, je ne serais
pas surpris de voir les provinces marcher sur Paris. Voilà le résultat
de ce que j'ai entendu partout sur la route.»]

[Note 329: Séance du 11 mars 1831.--Voici, du reste, les propres
paroles de M. Laffitte: «Messieurs, il serait pénible pour les
ministres de demander une confiance que vous pourriez leur refuser.
Cette confiance, je ne la demande pas, moi, comme ministre; je la
demande comme citoyen, parce que l'intérêt de l'État l'exige; et ce
n'est probablement pas pour moi que je la demande.»]

[Note 330: _National_ du 13 mars 1831.]

[Note 331: Discours du 10 mars 1831.]

[Note 332: 8 mars 1831.]

Cette conduite de M. de Montalivet avait une importance particulière;
étant donné ses relations avec le Roi, il ne pouvait agir ainsi que
par son ordre ou en tout cas avec son assentiment. Ce n'était pas sans
hésitation que Louis-Philippe en était venu là. La retraite de La
Fayette et de M. Dupont de l'Eure, en le débarrassant d'un protecteur
humiliant et d'un conseiller gênant et discourtois, lui avait laissé
seulement M. Laffitte, pour lequel il avait une sympathie
reconnaissante, dont il goûtait, sinon les opinions, du moins le
caractère, et qui, par son insouciance même, lui paraissait «un
ministre commode»: le mot est de M. de Montalivet. Très-jaloux de
gouverner lui-même, le Roi avait profité de la légèreté facile du chef
du cabinet pour mettre complétement la main sur les affaires
étrangères. Il se flattait d'arriver peu à peu à un résultat pareil
pour les affaires intérieures. N'avait-il pas fait un premier pas
dans ce sens, le jour[333] où, recevant une députation, il avait tenté
de donner la formule de sa politique personnelle, de «son système»,
comme il dira plus tard, et avait employé, pour la première fois,
cette expression de «juste milieu» qui, aussitôt vivement commentée,
relevée par l'opposition, devait servir de sobriquet pour désigner le
Roi lui-même? M. Casimir Périer lui semblait, non sans raison, devoir
être un ministre bien moins «commode», aussi jaloux de faire sentir
son autorité à la couronne qui ne le désirait pas, qu'au pays qui en
avait besoin. D'ailleurs, par sa disposition à s'exagérer la force de
la révolution et la faiblesse de sa monarchie, Louis-Philippe
redoutait le moment d'une rupture ouverte avec les partis avancés; il
tâchait de le retarder, en usant d'expédients: il eût souhaité au
moins attendre le résultat des élections générales, se flattant, pour
excuser cette défaillance, que prolonger l'épreuve du laisser-aller
serait préparer pour l'avenir une réaction plus forte. Ne semblait-il
pas même résigné à prendre un ministère plus à gauche, à «avaler
Salverte et Dupont tout crus», comme il le disait dans la familiarité
un peu intempérante de ses conversations? Ces hésitations et ces
timidités ne purent cependant tenir longtemps devant le mouvement
chaque jour plus prononcé de l'opinion, qui indiquait si nettement et
la politique à suivre et l'homme de cette politique. Le Roi était trop
clairvoyant pour ne pas comprendre où était, en dehors et au-dessus
des petites questions d'agrément personnel, le véritable et grand
intérêt de la monarchie et du pays. Dans les premiers jours de mars,
il prit son parti, non sans regret, ni sans terreur, mais sans
hésitation. «Je ne puis plus garder Laffitte, dit-il à M. Dupin; il
ménage le parti qui cause tous nos embarras et auquel il est bien
temps de résister. D'ailleurs, on me dit que le Trésor est aux
abois[334].»

[Note 333: 29 janvier 1831.]

[Note 334: _Mémoires de M. Dupin_, t. II, p. 300.]

Ainsi, après avoir été condamné par l'opinion, aussi bien par celle de
gauche que par celle de droite, après avoir été délaissé par ses
propres collègues, M. Laffitte était abandonné par le Roi. Bien plus,
par une coïncidence du reste fort explicable, la déconfiture de
l'homme d'affaires s'ajouta à la déroute du ministre, et il fut réduit
à mettre en liquidation sa maison de banque. Pour cet homme, naguère
au comble des richesses, de la popularité et du pouvoir, c'était un
écroulement complet: réalisation de cette prophétie faite, plus de dix
ans auparavant, par le duc de Richelieu: «Ce banquier ambitieux se
croit le roi des Halles, et ce n'est qu'un écervelé ne sachant ni ce
qu'il veut, ni ce qu'il fait, capable de ruiner la France et de se
ruiner lui-même par vanité.»

Seul, M. Laffitte semblait ne pas s'apercevoir que son règne était
fini. Rien n'atteignait son vaniteux optimisme. Il se cramponnait à ce
pouvoir dont pourtant il usait si peu. Dans l'importance que lui avait
donné son rôle en Juillet, il s'était imaginé que l'ordre de choses
nouveau ne pourrait subsister sans qu'il fût à la tête des affaires.
Vainement avait-il raillé parfois la présomption de La Fayette, la
chute de ce dernier ne lui avait rien appris. Il ne faisait pas
difficulté d'admettre que le ministère pouvait être usé, mais la seule
conclusion qu'il en tirait était qu'il aurait à grouper autour de lui
d'autres collègues; dans ce dessein, il faisait engager des
pourparlers avec les chefs de la gauche, si bien que, jusqu'à la
dernière heure, le _National_ crut que le résultat de la crise serait
de remplacer des «hommes du milieu» par des personnages d'opinion plus
avancée. Les avertissements ne manquèrent cependant pas à M. Laffitte:
on en vint à le faire prévenir, par son propre sous-secrétaire d'État,
M. Thiers, qu'aux yeux du Roi le ministère du 3 novembre avait
accompli sa tâche. M. Laffitte, obstinément fermé aux nouvelles
déplaisantes, se montra incrédule et alla trouver Louis-Philippe.
Doit-on croire que celui-ci, gêné d'avoir à détruire des illusions si
confiantes, s'expliqua peu clairement? Toujours est-il que le ministre
le quitta plus rempli que jamais d'espérance, plus sûr d'avoir
l'avenir à lui. Il fallut bien enfin que la vérité brutale se fît
jour: le 11 mars, après des pourparlers dont on racontera plus tard
les dramatiques vicissitudes, M. Casimir Périer reçut et accepta la
mission de former un cabinet[335]. Déception d'autant plus amère pour
M. Laffitte, qu'il s'y attendait moins. Les démonstrations
affectueuses du Roi furent impuissantes à l'adoucir. Le ministre déchu
ne vit rien des causes qui, en réalité, l'avaient déjà fait tomber du
pouvoir, bien avant que Louis-Philippe se décidât tardivement à le
congédier; il se crut et se proclama une victime de l'ingratitude
royale.

[Note 335: Les ordonnances, portant nomination des nouveaux ministres,
furent signées le 13 mars.]

Ainsi finit M. Laffitte. Il finit, de l'aveu des écrivains qui lui
étaient le plus favorables, «sans honneur, impuissant et
déconsidéré[336]». Au lendemain même de cette chute, que reste-t-il de
cet homme qui a occupé tant de place depuis huit mois? Il disparaît,
en quelque sorte, sans laisser de vide: disparition si subite, si
complète et si définitive, qu'on en chercherait vainement une pareille
dans l'histoire des partis. Pendant que de hauts esprits et de grands
caractères s'épuisent à réparer le mal qu'il a fait et laissé faire,
ruiné financièrement et politiquement, dépouillé de sa popularité
comme de son opulence, ayant perdu dans l'aigreur de sa disgrâce
jusqu'à l'aménité heureuse de son humeur, désespéré, humilié, oublié
de tous, n'étant estimé de personne, M. Laffitte descend de jour en
jour plus bas sur la pente démagogique; il maudit son ouvre et ses
amis, demande, du haut de la tribune, en juin 1836, «pardon à Dieu et
à ses concitoyens» d'avoir fait la monarchie de Juillet, et écrit, le
11 mars 1837, à «son cher» Béranger: «Quelle canaille que la plupart
de nos amis de quinze ans[337]!» Toutefois, si la postérité le frappe
d'une note particulièrement sévère, ce n'est pas à cause de cette fin
qui, dans l'obscurité et le discrédit où il est tombé, n'a guère fait
de tort qu'à lui-même; c'est pour avoir été, au jour de la fortune et
du pouvoir, la personnification de la politique de laisser-aller, de
défaillance, de lâcheté, en face de la révolution. Leçon qu'on ne
saurait trop recommander aux réflexions des hommes d'État! Tandis que
tant d'autres ministres, proclamés impopulaires de leur vivant, parce
qu'ils résistaient, grandissent chaque jour davantage dans l'histoire,
aucun n'a laissé une mémoire plus universellement condamnée que celle
de M. Laffitte, et ce nom seul appliqué à une politique est devenu un
terme de mépris.

[Note 336: CARREL, dans le _National_ du 12 mars 1831.]

[Note 337: Allusion à l'«Opposition de quinze ans», sous la
Restauration.]



CHAPITRE VII

LA RÉACTION ANTIRELIGIEUSE APRÈS 1830

     I. Trouble et excitation des esprits. Violences
     antireligieuses pendant les journées de Juillet. Ces
     violences continuent après le combat fini. L'irréligion dans
     la presse, dans la caricature et au théâtre. L'impiété est
     plus bourgeoise encore que populaire.--II. Attitude du
     gouvernement dans la question religieuse. Bonnes intentions
     et défaillances. Vexations nombreuses contre le clergé. Le
     pouvoir ne veut pas se compromettre pour le clergé.
     L'irréligion officielle. On prédit la chute prochaine du
     catholicisme.--III. Par quoi remplacer le catholicisme?
     Éclosion de religions nouvelles, provoquée par la
     révolution. L'Église française de l'abbé Chatel.


I

On aurait une idée fort incomplète des conséquences de la révolution
de 1830, si l'on ne les observait que dans la politique proprement
dite. Aussi bien, n'est-ce peut-être pas dans les chartes et les lois,
mais dans les idées et les moeurs, que la secousse a été le plus forte
et le changement le plus radical. Rarement l'esprit humain a subi un
tel ébranlement. Il semble que tous les cerveaux aient alors reçu le
coup du soleil de Juillet. De là, à la fois, un trouble et une
excitation extraordinaires. Ceux qui, en quelques jours, venaient de
renverser une dynastie vieille de plusieurs siècles et d'en improviser
une autre, étaient comme étourdis par le vertige de cette ruine et
grisés par l'orgueil de cette création. Tout leur paraissait avoir été
détruit et remplacé, ou devoir l'être. Aucune nouveauté n'était jugée
impossible. On eût dit une immense chaudière où les idées de toute
sorte, les chimères, les sophismes, les croyances, les passions,
étaient jetés pêle-mêle, bouillonnaient et fermentaient; et chacun se
flattait d'en voir sortir, non plus seulement une charte revisée, mais
un monde intellectuel et moral, purifié, rajeuni, transformé, dont
l'ère daterait des barricades de 1830.

Cette prétention de tout détruire et de tout remplacer apparaissait
d'abord dans l'ordre religieux. On sait comment, sous la Restauration,
par l'imprudence des uns et par la perfidie des autres, le
catholicisme avait paru solidaire du parti royaliste; comment
l'opposition libérale avait été infectée d'impiété voltairienne, ou
tout au moins, sous couleur de gallicanisme, imbue de prévention
contre le «parti prêtre[338]». Dans les journées de Juillet, l'Église
sembla donc vaincue au même titre que la vieille royauté, l'irréligion
victorieuse au même titre que le libéralisme, et victorieuse avec
cette excitation troublante, avec cette présomption aveuglée, qui
étaient la suite et la marque de la révolution. En même temps que le
peuple de Paris s'emparait des Tuileries, il dévastait une première
fois l'archevêché, profanait les sacristies de Notre-Dame avec mille
grossièretés sacriléges, saccageait la maison des missionnaires dans
la rue d'Enfer, celle des Jésuites à Montrouge, détruisait le calvaire
du mont Valérien. Il fallait fermer toutes les églises de Paris; à
peine osait-on les rouvrir pour les offices du dimanche 1er août. À
Reims, Nancy, Châlons, Chartres, Orléans, Bourges, Nevers, Niort,
Narbonne, Toulouse, le triomphe de l'insurrection se manifestait par
les mêmes accès d'impiété dévastatrice. En beaucoup d'endroits, les
croix étaient publiquement, presque officiellement, renversées[339].
La violence n'épargnait pas le clergé lui-même: l'archevêque de Paris,
Mgr de Quélen, était obligé de se cacher[340]; à Reims et à Nancy, le
cardinal de Latil et Mgr de Forbin-Janson, chassés par l'émeute, se
réfugiaient, l'un en Angleterre, l'autre en Amérique. Dans plus d'une
petite paroisse, les curés étaient insultés, maltraités, expulsés de
leur presbytère.

[Note 338: On nous permettra de renvoyer, pour ce qui regarde ce
caractère particulier des luttes politiques de 1815 à 1830, à ce que
nous avons dit dans _Royalistes et Républicains_, et dans le _Parti
libéral sous la Restauration_. Voy. notamment, dans ce dernier volume,
p. 319 à 392.]

[Note 339: Parfois cependant les croix étaient sauvées par la présence
d'esprit du curé. Dans un village des environs de Paris, les esprits
forts se précipitaient vers l'église avec des échelles et des marteaux
pour abattre la croix qui était au sommet du clocher. Le curé paraît:
«Que faites-vous? vous voulez abattre cette croix? J'en sais d'autres
qui sont plus faciles à faire disparaître et par lesquelles vous
devriez commencer.--Où sont-elles? hurle la foule.--Suivez-moi!» Le
curé les mène au cimetière, et il leur montre les croix noires qui
ombragent les tombes de leurs parents et de leurs amis. L'effet fut
prodigieux; ces malheureux baissèrent la tête et s'éloignèrent sans
rien dire.]

[Note 340: Il commençait à sortir de sa cachette vers janvier 1831,
quand l'émeute du 14 et du 15 février l'obligea de nouveau à se
dérober. Le choléra seul lui permettra, en 1832, de se montrer dans
des conditions à peu près normales.]

Quand le combat fut fini et le nouveau gouvernement installé, la
religion ne trouva pas pour cela paix et sécurité. «À cette époque,
écrit le feu duc de Broglie, commençait la chasse aux robes noires et
aux chapeaux clabauds, aux Jésuites, aux Capucins, aux Frères de la
Doctrine et jusqu'aux pauvres Soeurs de la Charité; les processions
étaient poursuivies à coups de pierres, les croix de mission culbutées
et traînées dans la boue; il ne faisait pas trop bon à un évêque de
sortir de sa cathédrale[341].» Pas un prêtre n'eût osé se montrer dans
la rue en soutane; les journaux racontaient, en raillant, que les
revendeurs n'avaient pas assez de vieux habits pour satisfaire cette
clientèle imprévue d'ecclésiastiques obligés de se travestir. Il
suffisait parfois qu'un passant eût une redingote de couleur sombre
pour être insulté; s'il se plaignait: «Ah! pardon, lui répondait
l'insulteur, je vous prenais pour un prêtre.» L'inconnu contre lequel
un gamin jetait le cri terrible: «Au Jésuite!» risquait fort d'être
saisi et jeté à l'eau. Les saint-simoniens ne se plaignaient-ils pas
qu'à Versailles on eût provoqué contre eux une sorte d'émeute, en les
qualifiant de Jésuites[342]? Suspectés dans leurs moindres démarches,
à la merci des dénonciations les plus niaises, des perquisitions les
plus arbitraires, les curés étaient trop souvent poursuivis, arrêtés
sans raison. Ils ne pouvaient visiter un de leurs collègues sans être
prévenus de nouer quelque conspiration. Le principal organe de
l'Église de France déclarait que le clergé était frappé «d'une sorte
de mort civile[343]». Plusieurs séminaires avaient été envahis par
l'émeute et demeuraient fermés, au risque d'arrêter entièrement le
recrutement du clergé. Des églises étaient de même enlevées au culte.
Le plus absurde soupçon suffisait à la foule ou à la garde nationale
pour venir troubler violemment les exercices religieux dans
l'intérieur même des temples. Que d'édifices, que de maisons, forcés
et pillés sous prétexte d'y chercher les armes que les Jésuites y
auraient cachées! D'ailleurs, pour voir combien, plusieurs mois après
la révolution de Juillet, les passions étaient demeurées vivaces et
terribles, il n'est besoin que de rappeler la hideuse émeute du 14 et
du 15 février 1831, le sac de Saint-Germain-l'Auxerrois et la
destruction de l'archevêché. La situation était telle que, dans plus
d'un diocèse, les curés effrayés et découragés songeaient à quitter
leurs paroisses, et que leurs évêques devaient les en détourner[344].

[Note 341: _Souvenirs_ du feu duc de Broglie.]

[Note 342: Voici comment des placards affichés dans la ville avaient
dénoncé la réunion saint-simonienne: «Un rassemblement de Jésuites
doit avoir lieu vendredi soir, 18 février 1831, au Gymnase, avenue de
Saint-Cloud. J'engage les bons patriotes de cette ville à vouloir bien
se munir d'armes à feu et à se transporter au lieu de la conspiration,
afin de détruire toute cette canaille-là; ce qui servira de bon
purgatif à Versailles, car il en est empoisonné. On craint très-fort
la peste. À bas les Jésuites!» (_OEuvres de Saint-Simon et
d'Enfantin_, t. III, p. 97.)]

[Note 343: _Ami de la religion_, 2 juillet 1831.]

[Note 344: Tel est notamment l'objet d'une lettre pastorale écrite
alors par l'évêque d'Orléans.]

Les moyens les plus divers étaient employés pour tenir en éveil les
haines irréligieuses. Des brochures pullulaient, dont les titres
suffiraient à faire apprécier l'ignominie[345]. Tout était prétexte
aux journaux pour ameuter les esprits contre le clergé. Pas un
désordre, pas une émeute dont ils ne l'accusassent d'être
l'instigateur; peu importe qu'il en eût été la victime; c'était de sa
part une dissimulation et une perfidie de plus. On ne reculait devant
aucune calomnie, si absurde fût-elle. «Les prêtres, disait-on,
trament des complots, donnent de l'argent pour les armées étrangères,
s'exercent eux-mêmes aux manoeuvres militaires, remplissent leurs
presbytères et leurs églises d'armes, de munitions et de
soldats[346].» L'_Ami du peuple_ révélait que le clergé avait
prémédité une immense Saint-Barthélemy. «Des milliers de poignards
empoisonnés, racontait-il gravement, ont été trouvés dans les mains
des Frères Ignorantins, dans les séminaires et jusque dans le palais
de notre premier prélat. Les prêtres les plus fanatiques de nos
campagnes avaient été invités à se rendre à Paris, le 30 août, pour
l'exécution de cet infernal projet.» Ce journal ajoutait que les
massacreurs en soutane devaient être aidés par des forts de la halle,
des charbonniers et «autres congréganistes salariés». Dans les rues de
Paris, on criait et l'on affichait un placard ainsi conçu: «Peuple, la
commission chargée de réparer les désastres causés dans les journées
de Juillet accorde une indemnité de 200,000 francs à M. l'archevêque
de Paris. Le pauvre homme! C'est sans doute pour le dédommager de la
perte des poignards et des barils de poudre trouvés dans son
palais[347].» La caricature était à l'avenant; à cette époque, elle
n'avait pas encore dirigé son crayon meurtrier contre Louis-Philippe;
elle se bornait, avec sa vaillance et sa chevalerie accoutumées, à
traîner dans la boue les vaincus du moment, principalement le clergé.
Froidement haineuse, elle cherchait à glisser une calomnie dans chacun
de ses éclats de rire: tel ce dessin qui représentait un patriote
découvrant, dans l'archevêché, un corset de femme au milieu des
ornements sacerdotaux, et s'écriant: «L'archevêque a toujours été un
farceur!» Plusieurs de ces caricatures sont tellement ignobles qu'on
ne peut les décrire.

[Note 345: Voici quelques-uns de ces titres: _Histoire scandaleuse,
politique, anecdotique et bigote du clergé de France._--_Infamie des
prêtres dévoilée._--_La Chemise de femme et correspondance galante
trouvée dans l'oratoire de l'archevêque de Paris_, par un «séminariste
qui a jeté le froc aux orties».--_L'archevêque de Paris accusé
d'assassinat sur la personne de Soeur Véronique, pharmacienne de
Saint-Cyr._--_La Religion dévoilée, la France sauvée, les prêtres
tombés._--_Infamies des prêtres, ou Correspondance des évêques sur les
événements de Juillet_, etc., etc.]

[Note 346: Mgr Devie, évêque de Belley, a fait mention de ces
accusations dans une circulaire épiscopale écrite au commencement de
1831. (_Vie de Mgr Devie_, par M. l'abbé COGNAT, t. II, p. 3 et 19.)]

[Note 347: _Vie de Mgr de Quélen_, par M. D'EXAUVILLEZ, t. II, p. 49.]

Et le théâtre! À la Gaîté, on joue le _Jésuite_; au Vaudeville, le
_Congréganiste_; à l'Ambigu, les _Dragons et les Bénédictines_, de
Pigault-Lebrun; à la Porte-Saint-Martin, les _Victimes cloîtrées_,
exhumées de 1793; ailleurs, le _Dominicain_, l'_Abbesse des Ursulines_,
la _Papesse Jeanne_, avec accompagnement de couplets obscènes et impies;
_Frà Ambrosio_, qui dégoûte tellement le public que celui-ci fait baisser
la toile. Chaque théâtre a dû ajouter à son magasin de costumes et
d'accessoires un assortiment complet de robes de cardinaux, de rochets,
de soutanes, de surplis, de frocs, de croix, de bannières d'église. On
fait parader, sur les tréteaux d'une scène bouffonne, les saints, les
anges, la cour céleste tout entière, traitant à peu près les vérités
chrétiennes comme, de notre temps, les auteurs d'opérettes ont parodié
les légendes de la mythologie. Une pièce avait été préparée, avant les
journées de Juillet, au théâtre des Nouveautés, sous ce titre: _la
Contre-lettre_; il s'agissait d'une affaire d'héritage dans laquelle
intervenait un parent fourbe et cupide; la révolution éclate: aussitôt
les auteurs revêtent expéditivement ce personnage d'une soutane; ils en
font un abbé Serinet, doucereux, mielleux et perfide, sous les traits de
Bouffé. D'autres vont chercher au bagne, où il subit sa peine, un
misérable prêtre qui, après avoir tenté de violer une femme, l'avait
assassinée, puis coupée par morceaux; de ces crimes d'hier, ils font,
pour le théâtre du Cirque Olympique, le drame du _Curé Mingrat_; le
rideau se baisse tout juste au moment où le crime va se consommer.
L'_Incendiaire, ou la Cure et l'Archevêché_, joué à la Porte-Saint-Martin,
le 24 mars 1831, quelques semaines après le sac du palais épiscopal,
prétend donner l'explication des incendies mystérieux qui avaient désolé
certaines provinces, à la fin de la Restauration, et où les imaginations
troublées avaient cru entrevoir une manoeuvre de parti. Dans un
département innomé règne un archevêque débauché, ambitieux, auquel sont
subordonnées toutes les autorités; en face de lui, un curé libéral,
abonné au _Constitutionnel_. L'archevêque, recevant en pleine scène la
confession d'une jeune fille qui s'accuse d'un péché d'amour, met à
l'absolution cette condition que la pénitente ira incendier la ferme d'un
cultivateur «libéral»; il compte ainsi enlever à ce dernier ses droits
électoraux. Après des incidents divers où l'archevêque apparaît de plus
en plus odieux, la jeune fille, affolée de remords, finit par se tuer.
Et ce drame aussi calomnieux que misérable est joué par des acteurs
d'élite: Provost, Bocage, Laferrière, madame Dorval.

L'irréligion avait alors ce caractère d'être plus bourgeoise encore que
populaire; elle dominait dans les «classes dirigeantes». Au dire des
contemporains, rien n'était plus rare qu'un homme du monde s'avouant
chrétien. La rencontre d'un jeune homme dans une église, a dit M. de
Montalembert, «produisait presque autant de surprise et de curiosité que
la visite d'un voyageur chrétien dans une mosquée d'Orient».--«Dans la
ville que j'habitais, raconte un autre témoin, il y avait sans doute
d'honnêtes gens; il n'y avait pas un homme à ma connaissance, pas un! ni
fonctionnaire, ni professeur, ni magistrat, ni vieux, ni jeune, qui
remplît ses devoirs religieux[348].» N'a-t-on pas constaté combien il y
avait de bourgeois, de «messieurs bien mis», parmi les dévastateurs
sacriléges de Saint-Germain-l'Auxerrois, et parmi ceux qui assistaient
souriants et satisfaits à cette profanation? Jules Janin, qui n'était
cependant pas un révolutionnaire, qui faisait même alors une campagne
courageuse contre les scandales du théâtre, ne croyait choquer personne
en racontant les scènes hideuses du 14 et du 15 février, du ton dont
Boileau avait chanté le combat du Lutrin. D'autres trouvaient tout
naturel de proposer la fondation d'une imprimerie officielle, qui eût
été une sorte d'atelier national ouvert aux ouvriers sans travail, et où
l'on se fût attaché à réimprimer les écrits du dix-huitième siècle,
Voltaire, Rousseau, les encyclopédistes. Le gouvernement refusa, par ce
motif curieux, «que de pareils livres n'auraient point d'écoulement,
puisqu'ils étaient des armes dont les libéraux n'avaient plus besoin
après la bataille[349]». Aucun signe qu'on fût dans une société
chrétienne; partout une impiété pratique telle, qu'elle étonnait presque
le plus hardi sceptique de ce temps, Henri Heine, qui écrivait à un
journal allemand: «Ce peuple vraisemblablement ne croit même plus à la
mort[350].»

[Note 348: Louis VEUILLOT, _Rome et Lorette_, t. I, p. 39.]

[Note 349: Louis BLANC, _Histoire de dix ans_, t. I, p. 452.]

[Note 350: H. HEINE, _De la France_, p. 210.]


II

Pour n'être pas plus dévote que la nation, la monarchie nouvelle
n'avait cependant aucun parti pris d'agression ni de persécution
contre la religion; si, par faiblesse, elle laissait trop souvent le
champ libre ou même obéissait aux passions impies, du moins, alors,
rien de pareil à ce qu'on verra plus tard sous un autre régime, où le
signal de la guerre à Dieu sera donné par le pouvoir. Quelques-uns
même, parmi les hommes de 1830, avaient en ces matières des vues
hautes et justes. Dans une circulaire aux préfets, M. Guizot se
défendait d'avoir prescrit la destruction des croix de mission. «La
liberté des cultes, disait-il, doit être entière, et sa première
condition, c'est qu'aucun culte ne soit insulté. Il ne faut fournir à
nos ennemis aucun prétexte de nous taxer d'indécence et de tyrannie.
Je ne souffrirais pas que mon administration donnât lieu à un tel
reproche.» Le duc de Broglie, chargé, dans le premier ministère, du
portefeuille de l'instruction publique et des cultes, évitait, par sa
prudente modération, l'embarras et le péril de plusieurs conflits, où
l'impatience de quelques-uns de ses collègues aurait voulu jeter la
monarchie naissante. Il détournait le Roi de «s'enferrer dans
quelques-unes de ces querelles théologiques, où, disait-il, on ne
tarde pas à voir contre soi toutes les bonnes âmes, pour soi tous les
vauriens».--«Vous avez bien raison, interrompait Louis-Philippe; il ne
faut jamais mettre le doigt dans les affaires de l'Église, car on ne
l'en retire pas: il y reste[351].» Mais ces clairvoyants étaient
rares, et d'ailleurs, en ce temps troublé, les meilleurs sacrifiaient
aux passions du jour. M. Guizot contre-signait l'ordonnance qui
enlevait le Panthéon au culte chrétien, faiblesse qu'il devait du
reste, plus tard, noblement confesser et regretter. Les Chambres
retiraient aux cardinaux l'allocation qui leur avait été jusqu'alors
accordée, et diminuaient le traitement des évêques; les préfets
supprimaient arbitrairement celui des curés ou desservants suspects
d'hostilité politique. Parmi les nouveaux fonctionnaires, plusieurs
étaient imbus de préjugés haineux contre le clergé et profitaient de
l'anarchie pour les satisfaire: de là plus d'une vexation locale; ceux
qui eussent été mieux disposés croyaient devoir cacher leurs
sentiments et n'osaient même rendre visite à quelqu'un portant
soutane. Les délateurs du clergé étaient à peu près assurés d'être
toujours écoutés, et sur plus d'un point les prêtres se voyaient
placés comme des criminels sous la surveillance permanente de la
gendarmerie. On allait jusqu'à supprimer l'antique messe du
Saint-Esprit, à la rentrée des tribunaux, et à arracher les crucifix
des salles d'audience, où ils ne devaient être rétablis que huit ans
après.

[Note 351: _Souvenirs_ du feu duc de Broglie.]

Ces défaillances sont-elles faites pour surprendre? Si les gouvernants
ne savaient pas résister dans les questions politiques qui leur
tenaient à coeur, à plus forte raison ne songeaient-ils pas à le faire
dans les questions religieuses qui leur étaient pour le moins
indifférentes. S'ils n'osaient se défendre eux-mêmes, comment
s'attendre qu'ils se compromissent pour protéger ce clergé, chez
lequel ils voyaient un ennemi vaincu? Jusqu'où pouvait conduire cette
faiblesse, on s'en rendit compte pendant et après les émeutes du 14 et
du 15 février, quand les autorités, non contentes d'avoir laissé
saccager l'église et l'archevêché, s'empressèrent, pour ainsi dire, de
sanctionner et de ratifier la dévastation. Certains politiques
s'imaginaient qu'en dirigeant les passions révolutionnaires contre la
religion, ils les écartaient du gouvernement, pareils à ces censeurs
qui, jugeant prudent de supprimer dans un drame ces mots: «damné
ministre», croyaient faire une habile diversion, en les remplaçant par
ceux-ci: «damné cardinal». D'ailleurs, on était alors persuadé que,
pour ne pas tomber comme Charles X, il fallait suivre dans les
questions religieuses une conduite diamétralement opposée. Si le
nouveau gouvernement n'osait même pas assurer au clergé protection et
justice contre ses ennemis, c'était pour ne pas être accusé de
s'appuyer sur le «parti prêtre». Par réaction contre un souverain qui
avait été blâmé de suivre les processions dans la rue, un cierge à la
main, le nouveau Roi s'attachait à ne faire aucune manifestation
extérieure de christianisme[352]. Dans la solennité du couronnement,
contrairement à l'usage universel, aucune part n'avait été faite à la
religion. «Cela convient, disait le _Globe_, à un pouvoir qui n'a plus
rien de mystique.» C'est un «couronnement protestant», écrivait M. de
Vigny, dans son journal intime: expression peu juste, car, en pays
protestant, la religion n'est pas exclue de pareilles cérémonies. Les
contemporains notaient, dans les allocutions officielles, une
affectation de ne plus prononcer comme autrefois les mots de
«Providence», de «religion[353]», et l'on se félicitait publiquement
d'avoir enfin «un gouvernement qui ne faisait pas le signe de la
croix[354]». Comme l'écrivait M. de Salvandy, «il y a quelques mois,
on mettait partout le prêtre; aujourd'hui, on ne met Dieu nulle part».
Et M. de Montalembert ajoutait que «jamais on n'avait vu une nation
aussi officiellement irréligieuse».

[Note 352: L'ambassadeur de Sardaigne, suspect, du reste, de quelque
malveillance, écrivait à son gouvernement: «Le Roi affecte de n'avoir
pas de religion, de ne pas assister aux cérémonies de l'Église, de
faire travailler le dimanche dans son palais.» (_Geschichte
Frankreichs, 1830-1870_, par HILLEBRAND, t. I, p. 50.) Louis-Philippe
cependant assistait chaque dimanche à la messe dans une chapelle
intérieure de son palais, mais sans bruit et sans cérémonial.]

[Note 353: LESUR, _Annuaire_ pour 1831, p. 3.--Un peu plus tard,
Louis-Philippe ayant placé dans un discours aux Chambres le nom de la
«Providence», le _Constitutionnel_ accusa «le gouvernement de Juillet
de tendre au mysticisme».]

[Note 354: «C'est un gouvernement philosophique», disait aussi M.
Dupin, qui eût été probablement embarrassé de donner de cette formule
une explication raisonnable.]

Aussi chacun disait alors que la révolution de Juillet marquait la fin
de la vieille religion: les témoins les plus divers venaient déposer
de cette universelle conviction. M. Dubois, visitant, comme inspecteur
général de l'Université, le collége de Rennes, rendait au catholicisme
un hommage plein d'une bienveillance hautaine et dédaigneuse, puis il
ajoutait: «Messieurs, nous marchons vers une grande époque, et
peut-être assisterons-nous aux funérailles d'un grand culte[355].» M.
Jules Janin, sans passion personnelle, simple écho du monde
littéraire, déclarait qu'on était à «un instant misérable de
décomposition religieuse, morne, éteint, flasque, sans poésie, sans
style, sans couleur, sans énergie»; le catholicisme est à son avis une
«religion qui ne va plus»; et il ajoutait: «Depuis la grande secousse
de 89, cette religion était bien malade; la révolution de Juillet l'a
tuée tout à fait[356].» Rappelant ses souvenirs de cette époque, M.
Louis Veuillot a dit plus tard: «Je lisais et je croyais
très-volontiers que le christianisme était mort; rien autour de moi ne
me disait qu'il vécût[357].» Et Henri Heine, rendant compte, peu après
1830, de l'état psychologique de la France, écrivait à une gazette
d'outre-Rhin: «La vieille religion est radicalement morte, elle est
déjà tombée en dissolution; la «majorité des Français» ne veut plus
entendre parler de ce cadavre, et se tient le mouchoir devant le nez,
quand il est question de l'Église[358].»

[Note 355: _Ami de la religion_, 4 août 1831.]

[Note 356: _Livre des Cent un._]

[Note 357: _Rome et Lorette_, t. I, p. 39.]

[Note 358: _De la France_, p. 210.]


III

Après avoir constaté la défaite, le délaissement, la mort du
catholicisme, les hommes de 1830 se trouvaient en face de cette
question redoutable: Par quoi le remplacer? C'est l'interrogation
désolée du poète, dans _Rolla_:

  Qui de nous, qui de nous va devenir un Dieu?

«Était-il possible, disait un écrivain révolutionnaire[359], que le
gouvernement de l'esprit restât vacant, sans que la marche de
l'humanité fût suspendue? Un vide immense venait de se faire dans le
monde: ce vide, il le fallait remplir. Mais comment? Par qui et sur
quelles bases reconstituer le pouvoir spirituel?» Coïncidence
curieuse! en même temps que l'intelligence humaine paraît arrivée au
paroxysme de l'impiété rebelle et destructive, elle a tellement besoin
de religion, que, pour se satisfaire, elle ne recule pas devant la
fondation de cultes nouveaux. «Le sentiment religieux, écrivait vers
ce temps M. Saint-Marc Girardin, semble aujourd'hui errer dans la
société comme un exilé qui va frapper à toutes les portes. La
philosophie du dix-huitième siècle l'avait chassé des églises; mais
elle n'a pu l'anéantir, et nous le voyons qui cherche maintenant où se
prendre, où s'abriter, où se repaître, demandant partout un asile.» Un
autre observateur, non moins clairvoyant, M. Sainte-Beuve, disait
alors: «L'humanité attend, elle se sent mal»; puis il signalait comme
«un des traits les plus caractéristiques de l'état social en France»,
ces essais de religion nouvelle, cette «quantité de systèmes généraux
et de plans de réforme universelle qui apparaissent de toutes parts et
qui promettent chacun leur remède aux souffrances de la société».

[Note 359: M. Louis Blanc.]

De tout temps, sans doute, il y a eu des utopies et des chimères de ce
genre. On avait vu, par exemple, à la fin du dix-huitième siècle, les
théophilanthropes ou les illuminés. Mais, en 1830, les tentatives sont
autrement nombreuses et éclatantes; elles se produisent avec un succès
relatif, une hardiesse, une publicité et surtout avec une absence de
respect humain qui révèlent un état d'esprit tout particulier. Ce ne
sont plus des initiations de sociétés secrètes, des prédications dans
le huis clos d'une petite école. Ne dirait-on pas que les apôtres sont
redescendus sur la place publique, comme aux jours de saint Paul?
L'explication d'un phénomène si étrange, où la chercher, si ce n'est
dans la révolution de Juillet? C'est la révolution qui, par sa
secousse même, par la rapidité, l'étendue et, pour ainsi parler, par
la matérialité des ruines qu'elle a faites, donne à l'esprit humain,
avec le sentiment effrayé et douloureux du vide produit, le désir
inquiet de le remplir par une doctrine, un culte, une foi quelconque.
C'est la révolution qui porte le trouble, la témérité, et surtout
l'orgueil de certaines intelligences au degré nécessaire pour leur
faire oser la fondation d'une religion nouvelle[360]. C'est la
révolution qui a préparé à ces prédicateurs de chimères un public
approprié, enfiévré, affolé, altéré de nouveau et d'extraordinaire,
ayant pris l'habitude de la révolte même contre le bon sens et le bon
goût, disposé par suite à écouter, à accompagner et à croire ceux
devant lesquels, en d'autres temps, il eût passé en levant les
épaules.

[Note 360: Madame Swetchine écrivait alors: «Nous assistons à la
grande crise de l'orgueil humain.»]

On nous dispensera de mentionner les divers messies qui surgirent
alors, les dieux en chambre qui relèvent plutôt de la chronique que de
l'histoire. L'«Église française» de l'abbé Chatel ne mérite guère
davantage de nous arrêter, bien qu'elle ait fait un moment quelque
bruit. Dans une époque moins étrangement troublée, on n'eût pas pris
un seul moment au sérieux ce prêtre obscur, de petite valeur morale,
d'intelligence médiocre, et son schisme sans raison, sans doctrine,
dont le principal attrait était de supprimer la confession pour les
laïques et le célibat pour les clercs; on n'eût pas trouvé des fidèles
pour remplir ces hangars ou ces salles de bal transformés en temples,
où étaient inscrits dans un cartouche, comme les noms des trois plus
grands hommes de l'humanité: Confucius, Parmentier, Laffitte; le
fondateur du nouveau culte n'eût pas eu assez de succès pour établir
plusieurs succursales dans la ville ou la banlieue, et n'eût pu
recruter, pour les desservir, des déclassés du sacerdoce; il n'eût pas
obtenu de Casimir Delavigne qu'il composât exprès un cantique pour ces
cérémonies sacriléges et ridicules, et de Nourrit qu'il vînt le
chanter; personne n'eût consenti à écouter jusqu'au bout ces prétendus
sermons, où, quand on ne dénonçait pas les crimes des papes et les
vices du clergé, on dissertait sur l'histoire profane et même sur la
politique du jour. Daumier pensait évidemment à l'abbé Chatel,
lorsqu'il montrait, dans une de ses caricatures, Robert Macaire disant
un matin à Bertrand: «Le temps de la commandite est passé,
occupons-nous de ce qui est éternel. Si nous faisions une
religion?--Une religion, ce n'est pas facile, répond Bertrand.--On se
fait pape, on loue une boutique, on emprunte des chaises, on fait des
sermons sur Napoléon, sur Voltaire, sur la découverte de l'Amérique,
sur n'importe quoi. Voilà une religion, ce n'est pas plus difficile
que cela.»

Le parti républicain et révolutionnaire semblait avoir pour l'«Église
française» une bienveillance qu'il refusait au catholicisme; il faisait
au culte nouveau l'honneur peu enviable de se servir de lui pour ses
manifestations. Il commandait des messes dans les temples de l'abbé
Chatel, tantôt pour la Pologne, tantôt à l'occasion du décès du duc de
Reichstadt ou pour l'anniversaire de la mort de Napoléon, tantôt aux
dates illustrées par quelque récente émeute. Quelques années plus tard,
les deux complices de Fieschi, Morey et Pépin, assistaient, la veille de
leur attentat, à un service de l'«Église française» en l'honneur des
«martyrs des trois journées». On voulut célébrer, dans la même église,
l'anniversaire de l'exécution de ces deux criminels; les lettres de
convocation étaient ainsi rédigées: «Vous êtes invité à assister au
service des citoyens Pépin et Morey, décapités par les thermidoriens,
l'an XLIV de la république.» À cette époque,--cinq ou six ans après la
révolution de Juillet,--le schisme était déjà aux abois. Il succomba
bientôt, de la façon la plus piteuse, sous les poursuites des
créanciers. L'abbé Chatel disparut, jusqu'à ce que le trouble de 1848 le
fît, un moment seulement, remonter à la surface. Rien ne resta de cette
tentative qui avait été pourtant un signe du temps. Inutile donc de s'y
arrêter davantage: aussi bien, peut-on observer alors un essai de
religion plus curieux, plus significatif, et dont le retentissement
comme les conséquences furent autrement considérables: nous voulons
parler du saint-simonisme[361].

[Note 361: Il pourrait aussi être question des écoles de Fourier ou de
Buchez, qui se ressentirent de l'excitation de 1830. Mais elles
n'eurent que plus tard un rôle vraiment actif et public. Nous
attendrons donc pour en parler. Au lendemain de la révolution, le
saint-simonisme tient seul le haut du pavé.]



CHAPITRE VIII

LE SAINT-SIMONISME

     I. Saint-Simon. Les saint-simoniens avant 1830. Effet
     produit sur eux par la révolution. Ils s'organisent. Bazard
     et Enfantin. Leurs moyens de propagande. Ils sont en
     contradiction avec les idées dominantes. Leur succès.
     Raisons de ce succès.--II. La «réhabilitation de la chair».
     Scandale et déchirement dans la nouvelle Église. La religion
     du plaisir. Défections et décadence. La retraite à
     Ménilmontant.--III. Procès des saint-simoniens. Leur
     dispersion. Enfantin en Égypte. Il finit par se séculariser
     à son tour. Que reste-t-il de ce mouvement? Part du
     saint-simonisme dans nos maladies sociales.


I

Quand éclata la révolution de 1830, il y avait cinq ans qu'était mort
ce personnage étrange dont les disciples ont osé écrire: «Le monde
attendait un sauveur... Saint-Simon a paru; il a résumé Moïse et
Jésus-Christ.» Descendant de cette race qui avait donné à la France un
écrivain de génie, et fils d'une mère folle, le comte de Saint-Simon
avait l'esprit actif, hardi, brillant, mais si mal équilibré, qu'on
avait souvent lieu de douter de sa raison. Fou surtout d'orgueil et de
présomption[362], il se croyait appelé à jouer les premiers rôles, et
avait ordonné à son valet de le réveiller chaque matin par ces mots:
«Levez-vous, monsieur le comte, vous avez de grandes choses à faire.»
Ces «grandes choses», il ne les avait pas cherchées, du premier coup,
dans l'organisation d'une société et d'une religion nouvelles. Sa vie
avait été d'abord celle d'un aventurier en quête d'argent et de
gloire, rêvant en Amérique le percement de l'isthme de Panama, se
livrant en France à des agiotages suspects sur les biens nationaux,
menant de front les plaisirs et les affaires. Sous prétexte même de
tout connaître et «d'arriver à la plus haute vertu par le chemin du
vice», chemin au moins très-détourné, il s'était jeté dans les
débauches et les orgies les plus extravagantes; il en était sorti
ruiné de toutes façons, réduit à une telle misère morale et
matérielle, que, dans une heure de désespoir, il se tira un coup de
pistolet dans la tête. La mort n'ayant pas voulu de lui, il eut alors,
pour la première fois, l'idée de faire des livres, de recruter des
disciples et de se poser en fondateur de système. Écrivain médiocre,
d'une instruction superficielle et incomplète, il avait cependant, de
temps à autre, comme des regards de voyant, et il était doué d'une
réelle puissance d'impulsion et de prosélytisme. Ses idées, pratiques
ou chimériques, il les jetait pêle-mêle, les modifiait souvent, si
bien qu'elles sont assez malaisées à définir. Saint-Simon partait de
ce point, que la vieille société «chrétienne et féodale» était
définitivement détruite, et qu'il fallait en reconstruire une autre:
après l'époque critique, l'époque organique. Dans la société nouvelle,
le pouvoir temporel devait appartenir aux industriels; le spirituel,
aux savants. Du reste, chez le réformateur, aucun indice de révolte
contre la royauté ou le capital; il demandait au roi Louis XVIII et
aux riches banquiers de se mettre à la tête de cette reconstruction
sociale, aimant mieux, disait-il, la voir accomplir par la dictature
que par la révolution. Ses idées n'étaient guère au début qu'une
spéculation économique, une rêverie de théoricien; avec le temps, il
affecta de leur donner un caractère de propagande philanthropique et
d'apostolat populaire. Bientôt même, dans ses derniers écrits,
notamment dans son _Nouveau Christianisme_, sans vouloir formuler un
dogme et encore moins organiser un culte et un sacerdoce, il laissa
entrevoir la prétention de faire de sa doctrine toute une religion.
Après une vie agitée et stérile, où l'on ne sait pas trop comment
faire la part du charlatanisme et de l'illuminisme, de la rouerie et
de la générosité, de la droiture et de la corruption, il mourut en
1825; sa disparition ne laissa pas de vide et ne fit pas grand bruit;
mais, jouant son rôle jusqu'au bout, il avait dit aux disciples réunis
autour de son lit: «La poire est mûre, vous pouvez la cueillir.»

[Note 362: Saint-Simon alla faire un jour visite à madame de Staël, à
Coppet; à peine entré: «Madame, dit-il, vous êtes la femme la plus
extraordinaire du monde, comme j'en suis l'homme le plus
extraordinaire: à nous deux, nous ferions sans doute un enfant plus
extraordinaire encore.» Madame de Staël prit le parti de rire.]

Il se trompait, l'heure de la récolte n'était pas encore venue, et
dans les années qui suivirent la mort du maître, le saint-simonisme ne
sortit pas de sa demi-obscurité. Son organe, le _Producteur_,
succombait dès décembre 1826, et plusieurs de ceux qui avaient paru
mordre à la nouvelle doctrine, en collaborant à cette feuille, se
dispersaient dans des directions différentes: tels Auguste Comte,
Augustin Thierry, Charles Comte, Dunoyer, Adolphe Garnier, Armand
Carrel. L'influence croissante que prirent alors, dans la nouvelle
école, Bazard et surtout Enfantin, leur prétention, chaque jour plus
visible, de transformer en une sorte de secte le groupe, jusqu'alors
peu délimité, des amis de Saint-Simon, étaient faites d'ailleurs pour
éloigner les esprits indépendants. L'_Organisateur_ vint bientôt
remplir le vide laissé par le _Producteur_, et, en 1828, dans une
salle de la rue Taranne où se réunissaient aussi d'autres sociétés,
Enfantin et Bazard commencèrent un enseignement oral de la «doctrine».
Celle-ci s'était peu à peu précisée. À côté de vues nouvelles, bien
que déjà téméraires, sur le rôle de l'industrie et de la science dans
la société moderne, ou sur le jeu des emprunts d'État, apparaissaient
des idées qui devaient se retrouver dans toutes les écoles
socialistes. La concurrence était dénoncée comme la cause de tout le
désordre économique. Jusqu'alors, disait-on, la loi de l'humanité
avait été l'«exploitation de l'homme par l'homme», exploitation qui
avait eu trois phases: l'esclavage, le servage, et enfin le
prolétariat, servage déguisé où l'ouvrier était exploité par le
bourgeois propriétaire ou capitaliste; il fallait désormais y
substituer l'«exploitation de la nature par l'homme associé à
l'homme». Pour atteindre ce but, on n'hésitait pas à s'attaquer au
capital et à la propriété: on refusait à l'oisif tout droit au revenu
de son bien; l'héritage, moyen d'acquérir sans labeur, était condamné;
à la mort du propriétaire, les fonds de terre et les capitaux devaient
revenir à l'État, qui, n'y voyant que des instruments de travail, les
répartirait comme il fait des fonctions publiques: donc, dans la
société transformée, plus de propriétaires, mais une immense
hiérarchie de fonctionnaires, tous ouvriers ou employés au service de
l'État, seul industriel et commerçant. En attendant l'heure où ces
principes seraient pleinement appliqués, on proposait, comme moyens
transitoires, la limitation des successions collatérales,
l'augmentation des droits de mutation, la mobilisation de la propriété
foncière. Une autre face de la doctrine saint-simonienne était la
réhabilitation de la chair et de la matière, la légitimation des
passions et des appétits sensuels, la sanctification du plaisir, le
bonheur cherché uniquement sur terre: résurrection d'une sorte de
paganisme qu'on prétendait opposer à la thèse chrétienne sur le
renoncement et la mortification. La vie future était passée sous
silence ou réduite à une vie idéale qui ne se perpétuait que dans la
pensée et l'amour des hommes. De ces principes, on commençait à
déduire, pour le mariage et la famille, des conséquences encore mal
définies, mais déjà fort suspectes: émancipation de la femme, divorce,
tendance vers l'amour libre et la polygamie successive, si ce n'est
même simultanée.

Les dernières années de la Restauration étaient une époque curieuse,
où toute nouveauté éveillait l'attention; une époque féconde, où tout
germe fructifiait; une époque sonore, où toute parole avait de l'écho;
aussi le nouvel enseignement trouvait-il des auditeurs, même des
adhérents. La plupart venaient des écoles savantes. «L'École
polytechnique donne à force», écrivait Enfantin, en 1829. La secte
était cependant encore bien peu nombreuse et ne parvenait pas à faire
grand bruit. Elle en faisait d'autant moins, qu'elle était en dehors
du mouvement libéral alors dominant, et affectait un certain dédain
pour ce qu'elle appelait les «petits combats politiques». Ce défaut de
retentissement trompait l'espoir des jeunes apôtres; aussi, quelle
qu'eût été leur première ardeur, ressentaient-ils parfois une
tentation de défaillance et de découragement; l'un des ouvriers de la
première heure. Rodrigues, écrivait à Enfantin, le 11 septembre 1829:
«Un sommeil léthargique s'étend sur nos paupières.»

C'est dans cet état que les saint-simoniens sont surpris par les
événements de Juillet. Chez eux, l'effet est considérable; plus que
tous les autres, ils sont préparés à subir la contagion de
l'exaltation générale. Du «sommeil léthargique» ils passent subitement
à l'agitation fébrile. Le succès, que naguère ils voyaient si lent et
si lointain, leur apparaît certain et immédiat. Ne sont-ils pas
persuadés que la révolution a été faite pour eux, qu'elle a été la
destruction nécessaire, le déblayement providentiel, qui devaient
précéder leur grande reconstruction? Voyez-les sortir aussitôt de leur
étroit cénacle et parler à la foule qui remplit les rues. Dès le 29
juillet, leurs chefs, Bazard et Enfantin, adressent, au nom du
saint-simonisme, une proclamation au peuple de Paris. Un moment même,
ils espèrent, en se mêlant au mouvement révolutionnaire de l'Hôtel de
ville, le détourner à leur profit et le faire aboutir à la
transformation sociale qu'ils rêvent. Dans ce dessein, les plus jeunes
d'entre eux se répandent dans les clubs républicains, et Bazard va
trouver La Fayette qu'il avait connu autrefois dans les sociétés
secrètes, pour le pousser à prendre la dictature et à la mettre au
service de la doctrine nouvelle. Mais ils s'aperçoivent bien vite que,
de ce côté, on ne les écoute ni ne les comprend; ils constatent, avec
une sorte de dédain amer, que, cette fois encore, «les bourgeois
peuvent dormir en paix», que le peuple se contentera «de belles
paroles et de belles parades libérales», et s'en tiendra «au pur
sentiment de la révolution de 1789». Du reste, s'il leur faut renoncer
au coup de théâtre qui eût fait sortir des barricades de Juillet la
papauté saint-simonienne au lieu de la monarchie orléaniste, ils n'en
demeurent pas moins convaincus que ces événements ont été pour eux
décisifs, et qu'ils leur ont ouvert une ère absolument nouvelle. En
présence de la ruine des vieilles idées et de la banqueroute des
nouvelles, de l'ancien régime détruit, de la royauté et de l'Église
vaincues, du libéralisme embarrassé dans sa victoire, impuissant à
sortir de la critique et de la négation, ils prétendent être seuls à
apporter une affirmation, seuls capables de donner la formule de la
société nouvelle. Laissant les partis politiques qui n'ont pas voulu
les écouter, ils s'adressent directement aux prolétaires; ils engagent
ceux-ci à répudier les «chimères libérales», pour s'occuper du seul
sujet fait pour les intéresser, la création d'institutions humaines
leur assurant ce pain quotidien qu'ils n'auront plus besoin de
demander à Dieu. Ils se plaisent à montrer le contraste irritant «des
classes nombreuses qui produisent tout et ne possèdent rien, et de la
minorité privilégiée qui ne produit rien et qui jouit de tout». Ce
sont là, disent-ils, les deux grands partis dont la lutte doit
remplacer les vaines controverses de la politique. Ces appels aux
prolétaires ont parfois un accent si échauffé et si menaçant, qu'on
dirait presque le préambule d'une guerre sociale; mais c'est pur effet
de rhétorique; les saint-simoniens se défendent sincèrement de tout
recours à la force et se piquent de ne rien attendre que du progrès
pacifique.

L'occasion offerte par la révolution leur paraît si favorable que,
pour la saisir, ils précipitent leur organisation, jusque-là fort
imparfaitement ébauchée. Ils ne veulent plus être seulement une école,
mais une «famille» qui pratique la vie en commun, une «église» qui se
constitue avec ses divers «degrés» d'initiation, ses dignitaires, ses
«pères», ses «mères», son «collége», et son «père suprême» ou «pape»,
objet d'une sorte de vénération dévote et exaltée. Ils cherchent à
établir un culte, avec prédications, fêtes diverses, baptêmes,
confessions publiques ou privées, communions spirituelles[363]. Tout
est réglé, jusqu'au costume qui doit être bleu: bleu clair pour le
père suprême, et plus foncé, jusqu'au bleu de roi, à mesure qu'on
descend dans la hiérarchie. Les membres de cette hiérarchie prétendent
si bien former un clergé, qu'ils refusent, à ce titre, le service de
la garde nationale; cela leur vaut, il est vrai, des poursuites devant
le conseil de discipline, et les martyrs du nouveau christianisme se
voient impitoyablement condamnés, par les proconsuls du moderne
Dioclétien, à faire un séjour de vingt-quatre heures dans la joyeuse
prison, tant de fois chantée par les réfractaires de la milice
citoyenne[364]. Cette église doit être aussi, dans leur pensée, un
gouvernement temporel. Le dernier mot du saint-simonisme est de
remettre la direction universelle des âmes comme des corps, de la
religion comme de la politique, du culte comme de l'industrie et du
commerce, entre les mains du «père suprême»: théocratie d'autant plus
formidable, que ce pape gouvernera non d'après des lois écrites, mais
d'après la «loi vivante de sa volonté et de son amour».

[Note 363: _OEuvres de Saint-Simon et d'Enfantin_, t. III, p. 176 et
_passim_.]

[Note 364: _OEuvres de Saint-Simon et d'Enfantin_, t. IV, p. 39 et
suiv.]

Pour le moment, leur pape est en deux personnes, Bazard et
Enfantin[365]: dualité bizarre, qui affecte de parler et d'agir comme
un seul homme et qui signe «le Père». Ce sont pourtant deux natures
bien différentes et, on le verra prochainement, tout à fait
inconciliables. Bazard, ancien carbonaro, fort mêlé aux conspirations
sous la Restauration, est demeuré homme d'action et d'organisation
pratique, plus enclin et plus propre à former un parti qu'une église,
d'un fanatisme ardent, contenu cependant par l'habitude que la
politique lui a fait prendre de compter avec l'opinion. Enfantin n'a
rien du tribun; il pose pour l'apôtre, presque pour le thaumaturge,
trompant les autres et se trompant à demi lui-même. Son orgueil et sa
vanité sont poussés à ce point extrême où le respect humain disparaît
avec le sentiment du ridicule. À son ambition sans mesure, il ne
suffit pas d'être empereur ou pape; il lui faut être les deux à la
fois: bien plus, ne rêve-t-il pas d'être Dieu? Descendant d'une
famille de finance, entré dans une maison de banque au sortir de
l'École polytechnique, son instruction est étroite et limitée; ni
écrivain, ni orateur, ni philosophe, d'autant plus audacieux dans ses
théories qu'il est plus ignorant, il remplit ses discours et ses
écrits d'idées obscures ou bizarres, odieuses ou absurdes, exprimées
dans un jargon aussi ennuyeux que prétentieux. Et cependant,--est-ce
une leçon d'humilité à l'adresse de la raison humaine?--des esprits
très-distingués ont accepté d'être ses disciples; il avait même sur
eux une action étrange, qui semblait tenir moins de la prépondérance
intellectuelle que d'une sorte de magnétisme sensuel, s'exerçant par
la voix, par le regard, par la beauté et le calme extatique du visage:
de là parfois, chez ses jeunes disciples, des phénomènes d'exaltation
qui relèvent presque autant de la physiologie que de la psychologie. À
défaut d'intelligence supérieure, Enfantin possédait une volonté
obstinée, dominatrice, et aussi cet égoïsme immense et impassible qui
est parfois une façon de provoquer les dévouements les plus
passionnés. Le je ne sais quoi de tortueux et de retors, l'habitude du
mensonge conscient et inconscient, qui se mêlaient bizarrement à cette
audacieuse exaltation, la sensualité malsaine qui apparaissait trop
souvent derrière la sérénité mystique, le masque câlin et cafard dont
le tout était recouvert, faisaient de ce personnage l'une des figures
les plus déplaisantes que l'on pût rencontrer dans la longue galerie
des charlatans et des sophistes.

[Note 365: Bazard avait trente-neuf ans; Enfantin, trente-cinq.]

Si l'église nouvelle cherchait à se constituer, c'était pour agir au
dehors. Dès le lendemain de la révolution, la propagande se faisait
avec un éclat et un retentissement tout nouveaux. Les saint-simoniens
s'emparaient du _Globe_, menacé de périr dans la victoire même de
l'école dont il avait été le brillant organe; à partir du 18 janvier
1831, ils y ajoutaient ce sous-titre: _Journal de la Doctrine de
Saint-Simon._ Michel Chevalier, disciple favori du maître, était
rédacteur en chef, sous l'inspiration supérieure d'Enfantin et de
Bazard. Le journal avait peu d'abonnés, cinq cents au plus; mais on en
distribuait gratuitement chaque jour deux ou trois mille exemplaires.
Des publications de toutes sortes venaient s'y joindre. On a calculé
que de 1830 à 1832, les saint-simoniens avaient publié près de
dix-huit millions de pages. Un moyen plus puissant encore était la
parole publique. Des enseignements permanents se donnaient au Prado,
à l'Athénée, à la salle de la Redoute. Une sorte d'office était
célébré tous les dimanches, rue Taitbout, dans une salle de spectacle;
on y faisait des «prédications», c'était le mot employé; la foule se
pressait, curieuse, pour entendre Laurent, Charton, Transon, et
surtout Barrault, le plus éloquent, le plus enflammé de tous. Souvent
les auditeurs, froids, ironiques au début, peu à peu échauffés par
cette parole de feu, se prenaient à applaudir avec enthousiasme,
bientôt même éclataient en sanglots, ou s'embrassaient avec transport,
donnant aux jeunes apôtres l'illusion qu'ils venaient de conquérir des
âmes[366]. D'autres membres de la «famille» partaient en «mission»,
chargés de prêcher au loin le nouvel évangile et de «fonder des
églises», dans la province ou à l'étranger: en 1831, il y en avait
déjà cinq.

[Note 366: Veut-on connaître un spécimen de ces prédications? Qu'on
lise ce fragment d'un discours de Barrault (10 juillet 1831): «...Ah!
je vous ai dit naïvement qui j'étais, qui je suis, qui je veux être...
À mon tour je vous demanderai qui vous êtes. Hélas! le savez-vous?
Êtes-vous des chrétiens, aveugles adorateurs de la croix solitaire?
Êtes-vous des philosophes, dévots d'incrédulité? Êtes-vous des
partisans obstinés de toutes les légitimités surannées? Êtes-vous des
libéraux, révoltés à la seule pensée d'une hiérarchie, et rêvant les
chimériques douceurs de l'individualisme? Êtes-vous enfin de ces
hommes qui s'épouvantent de toute idée nouvelle, et ont sans cesse le
frisson du progrès? Non! si vous professiez sincèrement l'une de ces
diverses opinions, ne serait-ce pas folie à vous de venir, avec une
religieuse attention, nous écouter? Qui êtes-vous donc? Des gens qui
ne croyez plus fermement à rien de ce que l'on croit encore
aujourd'hui, et qui venez ici nous apporter votre scepticisme, vos
dégoûts, votre ennui, votre indifférence, votre incertitude: gens
malades qui vous traînez auprès de la piscine salutaire, et, comme le
paralytique, n'avez pas même la force de vous y plonger. Hélas!
qu'attendez-vous? Est-ce le révélateur nouveau? Déjà, déjà vous avez
entendu sa voix; mais, et c'est là un des symptômes de votre maladie,
vous dissertez, vous discutez, vous approfondissez tout, et jamais
vous n'agissez. Quoi donc! pendant que votre raison pèse avec une
orgueilleuse lenteur, scrute avec une minutieuse complaisance les
moindres détails de l'ordre social que nous apportons, n'entendez-vous
pas les cris de douleur ou de rage, les gémissements, les soupirs
étouffés et le râle de tant d'infortunés qui souffrent, se désolent,
languissent, expirent? Écoutez, écoutez, enfin! Chez les Hébreux,
lorsque, sur le bord de la route, était trouvé un cadavre, les
habitants de la cité voisine, la main étendue sur le corps inanimé,
juraient qu'ils n'avaient point trempé dans cet homicide. Eh bien! je
vous adjure ici de m'entendre. À la vue de ce peuple entier, que vous
voyez dans la fange de vos rues et de vos places, sur de misérables
grabats, au milieu de l'air fétide des caves et des greniers, dans des
hôpitaux encombrés, dans des bagnes hideux, se mouvoir, pâle de faim
et de privations, exténué par un rude travail, à moitié couvert de
haillons, livré à des agitations convulsives, dégoûtant d'immoralité,
meurtri de chaînes, vivant à peine, je vous adjure tous, enfants des
classes privilégiées, levez-vous, et la main appuyée sur ces plaies
putrides et saignantes, enfants des classes privilégiées, qui vous
engraissez de la sueur de cette classe misérable, exploitée à votre
profit, jurez que vous n'avez aucune part à ses souffrances, à ses
douleurs, à ses agonies. Jurez!... Vous ne l'oseriez pas!» Enfantin,
rendant compte de cette séance à un de ses disciples, écrivait le
lendemain: «Hier, effet prodigieux de Barrault sur le public,
applaudissements à tout rompre quand il a dit de jurer. Sanglots,
larmes, embrassements, tout le monde en émoi!»]

À ce siècle qui semblait arrivé au dernier période de l'irréligion ou
tout au moins de l'indifférence sceptique, le saint-simonisme se
présentait hardiment avec ses dogmes, ses prêtres, son culte. Bien
éloigné de ces idées qu'on appelle aujourd'hui «laïques», il
proclamait la religion nécessaire, lui subordonnait l'ordre social, se
refusait à en séparer non-seulement la morale, mais la politique, et
réclamait pour son clergé une autorité qui allait jusqu'à la
théocratie. Sur tous les points, d'ailleurs, il prenait le contre-pied
de l'opinion victorieuse. Aux entraînements belliqueux du moment, le
_Globe_ opposait l'alliance pacifique de toutes les nations pour le
développement de l'industrie. Le «libéralisme» était à son apogée: les
saint-simoniens s'en déclaraient l'ennemi, et prétendaient, dans son
triomphe même, le convaincre de caducité. «Plus que jamais, disait
l'un d'eux, à la salle Monsigny, le 22 août 1830, le libéralisme
éprouve, au milieu de ses succès, le vide et l'impuissance organique
de ses doctrines. Douter, soupçonner, craindre, accuser, gémir, c'est
à peu près tout ce qu'il sait faire, depuis qu'il a remporté la plus
mémorable des victoires[367].» «Égoïstes», «bourgeois» ou «libéraux»
étaient, dans la langue saint-simonienne, des synonymes également
méprisants. Les nouveaux apôtres ne se gênaient point pour soutenir
que les libertés de la tribune, de la presse, et surtout la liberté de
conscience, étaient bonnes seulement dans la période provisoire de la
critique et de la destruction nécessaire, mais qu'elles devaient
disparaître dans la période organique. Pleins de dédain pour le
«représentatif, vieille machine usée qui craque et qui va se briser»,
ils annonçaient que «la France, lasse de désordres et avide de
bien-être, aurait besoin de se jeter dans les bras d'un sauveur»; et
cette perspective ne leur déplaisait pas, pourvu que le sauveur
consentit à appliquer leurs idées[368].

[Note 367: Sur ce point, il n'y avait jamais eu d'hésitation. Dès le
29 juillet 1830, en pleine révolution, Enfantin déclarait que «le
saint-simonisme se perdrait en se faisant niaisement libéral».]

[Note 368: Dans le _Globe_, M. Michel Chevalier demandait, en ces
termes, «un coup d'État industriel»: «Il faut des mesures
extraordinaires qui frappent le peuple, l'exaltent et l'emplissent
d'espérance; il faut que des actes, d'une haute portée, soient
produits. Mais comment la chose se ferait-elle sans détermination
extra-légale, c'est-à-dire sans coup d'État? car les Chambres sont à
la débandade, et on est obligé d'agir sans elles. D'ailleurs, les
Chambres, surtout celle des députés, n'ont pas le sens de ce qui est
grand et opportun. Il faut un coup d'État, un coup d'État industriel.
Au théâtre, on berne les médecins, qui se consolent d'avoir tué leurs
malades, parce qu'ils les ont tués selon les règles de l'art; ceux qui
tiendraient obstinément aujourd'hui aux règles de la légalité seraient
aussi ridicules que ces médecins. Le système parlementaire a été
institué pour entraver l'action du gouvernement, parce que le
gouvernement était supposé mauvais _à priori_; et, en effet, les
gouvernements modernes prêtent à cette supposition; d'où il résulte
qu'un gouvernement qui se renferme dans les bornes du système
parlementaire s'interdit toute action étendue; or, il faut au pouvoir,
dans la circonstance présente, une action très-étendue.»]

Et cependant, malgré tant de contradictions aux idées régnantes,
l'effet produit était considérable. Le peuple, sans doute, ne venait
pas, bien qu'on lui fît directement et particulièrement appel. Mais
des hommes distingués, banquiers, littérateurs, artistes, surtout
ingénieurs, embrassaient la doctrine, foulant au pied le respect
humain, bravant les railleries de la petite presse, et confessant
courageusement leur foi nouvelle. Combien d'autres, sans se livrer
définitivement, se rapprochaient plus ou moins du saint-simonisme, par
désarroi d'âme, curiosité intellectuelle, ou généreux entraînement!
Tels étaient, pour ne nommer que les notables, Lherminier,
Sainte-Beuve[369], Lamoricière[370]. Plus de 300,000 francs étaient
apportés par les adhérents, pour subvenir aux frais de la vie commune
et de la propagande. On évaluait à plus de quarante mille le nombre de
ces adhérents. Les journaux de toute nuance, si absorbés qu'ils
fussent alors par les agitations de la politique, s'occupaient de
l'apparition et des progrès de cette doctrine comme de l'un des
événements marquants de l'époque. Le public se pressait, chaque jour
plus nombreux, aux «prédications» de la salle Taitbout. Sans doute,
son émotion, si vive qu'elle fût, demeurait souvent superficielle; les
nerfs étaient plus excités que les âmes n'étaient remuées, et Enfantin
lui-même écrivait à un de ses disciples, après l'un des grands succès
oratoires de Barrault: «Qu'en sort-il souvent? Jusqu'ici du
vent[371]!» Cependant ce mouvement n'en avait pas moins un
retentissement et un éclat qui contrastaient singulièrement avec
l'obscurité silencieuse du saint-simonisme avant les journées de
Juillet. Le changement avait été subit, car, dès la fin d'août 1830,
Enfantin disait: «Le bruit que fait la doctrine est prodigieux; on en
parle partout»; et en septembre: «Nous marchons avec une rapidité qui
nous paraît à nous-mêmes extraordinaire.»

[Note 369: Les saint-simoniens ont cru, un moment, avoir fait la
conquête de M. Sainte-Beuve: il est vrai qu'à la même époque les
catholiques de l'_Avenir_ avaient une illusion analogue. Enfantin
écrivait «qu'on pouvait déjà tout à fait compter sur lui». Plus tard,
M. Sainte-Beuve a désavoué cette faiblesse passagère. «J'ai pu
m'approcher du lard, a-t-il écrit, mais je ne me suis pas pris à la
ratière.»]

[Note 370: Lamoricière, alors en Afrique, paraît avoir été séduit de
loin. (_OEuvres de Saint-Simon et d'Enfantin_, t. V, p. 61.)]

[Note 371: Lettre du 11 juillet 1831. (_OEuvres de Saint-Simon et
d'Enfantin_, t. III, p. 229.)]

Quelles étaient les causes d'un succès si rapide et si nouveau? Déjà
nous les avons fait entrevoir. Elles étaient multiples, presque
contradictoires, mais toutes venaient plus ou moins de la révolution
de 1830: orgueil de l'esprit humain, qui se sentait enhardi à
remplacer la vieille religion par la facilité avec laquelle il avait
remplacé la vieille monarchie, et qui souriait à l'idée de se faire un
dieu comme il s'était fait un roi, mais aussi souffrance de la
déception, effroi de la ruine, angoisse du vide, faisant subitement
comprendre la nécessité d'une religion dont on avait cru pouvoir se
passer aux jours tranquilles; instinct de révolte contre toutes les
traditions, désir de compléter la révolution politique par une
révolution sociale, mais aussi besoin tel d'autorité, qu'on acceptait
la plus étrange des théocraties; effervescence des appétits sensuels,
vilainement caressés par certains côtés de la doctrine, convoitises
matérialistes, auxquels les apôtres faisaient un appel trop facilement
entendu, quand ils proclamaient «la réhabilitation et la
sanctification de la Bourse», et faisaient miroiter, aux yeux du
public, les merveilles industrielles et financières de leur société
idéale[372], mais aussi soif de croyance, d'amour et de sacrifice,
attrait d'un mysticisme exalté en réaction contre le prosaïsme
bourgeois, désir de se dévouer aux petits et aux souffrants, hardiesse
joyeuse à rompre avec la frivolité et l'égoïsme mondains, à confesser
sa foi, à souffrir pour elle, et à goûter ainsi cette jouissance
surhumaine que des âmes généreuses et troublées cherchent parfois et
trouvent momentanément jusque dans l'erreur. Ce côté religieux du
saint-simonisme frappait les catholiques eux-mêmes, et le jeune
Charles de Montalembert écrivait alors dans l'_Avenir_: «N'est-ce pas
la foi, incomplète, incertaine, égarée, mais toujours elle, qui
reparaît dans ce groupe d'hommes nouveaux, parmi ces saint-simoniens,
qui, tout bafoués qu'ils sont, et quelque répugnance qu'ils nous
inspirent, méritent au moins notre étonnement, puisqu'ils viennent
parler au monde de foi, et qu'ils se disent prêts à affronter le
martyre, oui, le martyre, le cuisant et impitoyable martyre de notre
siècle, le ridicule[373]?»

[Note 372: Voy. notamment certains articles du _Globe_, qui sont comme
l'Apocalypse du chemin de fer et de la banque. Plusieurs de ces
articles sont de M. Michel Chevalier.]

[Note 373: _Avenir_ du 3 août 1831.]


II

Une révolution morale et religieuse allait-elle donc s'accomplir? Le
monde assistait-il, comme on l'affirmait avec une si folle
présomption, à l'éclosion d'un «nouveau christianisme»? Si
quelques-uns ont pu le croire, trompés par un succès passager et
superficiel, leur illusion fut courte. Le vice propre de la doctrine
ne tarda pas à se manifester, avec une laideur qui est une leçon
mortifiante et salutaire pour l'orgueil de la raison. Sur ce corps qui
se prétendait divin, apparut, comme la marque hideuse d'une bassesse
tout humaine, le chancre de l'impureté.

Même au jour de sa plus grande vogue, Enfantin s'était souvent plaint
que les femmes ne fussent pas attirées au saint-simonisme. Celles-ci,
avec la délicatesse clairvoyante de leur pudeur, pressentaient-elles
ce que cachait la thèse sur la réhabilitation de la chair? Ce côté de
la doctrine avait été d'abord prudemment laissé dans l'ombre; mais
Enfantin ne pouvait longtemps se prêter à dissimuler celui des dogmes
nouveaux qui lui tenait le plus à coeur, et, vers le mois d'août 1831,
il commença à exposer quelles étaient, dans les rapports de l'homme et
de la femme, les conséquences pratiques du principe saint-simonien. Il
distinguait deux sortes de caractères, «les uns à affections durables,
les autres à affections changeantes». En vertu de la réhabilitation de
la chair, tous les tempéraments devaient trouver leur satisfaction;
dès lors il fallait admettre «deux formes de la religion de l'amour»,
le mariage perpétuel et le mariage changeant ou polygamie successive:
c'était la régularisation de l'amour libre. Il y avait d'autres
conséquences qu'on éprouve quelque embarras à indiquer décemment: nous
voulons parler du rôle attribué au couple pontifical dans cette
religion de l'amour, de cette étrange mission, qui sera confiée au
prêtre ou à la prêtresse, d'exercer sur chacun des mariés,
non-seulement une direction spirituelle, mais «une influence
charnelle»; on nous dispensera de pénétrer davantage dans les mystères
de cette sorte de prostitution sacerdotale. Enfantin y revenait sans
cesse. Tartufe courtisant Elmire n'approche pas de la sensualité
mystique, de la dévote obscénité, avec lesquelles le grand prêtre du
saint-simonisme se plaisait à disserter sur cette partie de la
doctrine.

Le scandale fut grand dans le sein de la nouvelle église. Quelques-uns
s'élevèrent contre ce qu'ils ne craignaient pas d'appeler la
«réhabilitation du vice», la «réalisation d'un monde de boue»; ils
accusèrent Enfantin de «prendre sa propre immoralité comme théorie». À
la tête des protestants était Bazard, l'autre moitié du pape; il était
marié, et sa femme le retenait. Ce fut une crise terrible,
singulièrement poignante pour les âmes sincères qui s'étaient flattées
de trouver la vérité et la paix dans la nouvelle église, et que
surprenait cette explosion si prompte de corruption et d'anarchie. La
lutte, qui éclata d'abord entre les deux «Pères», s'étendit dans le
«collége», et jusque dans la «famille»; elle dura plusieurs mois, dans
des conditions étranges d'exaltation morale et de surexcitation
nerveuse: discussions se prolongeant pendant des nuits entières, avec
des scènes dignes des convulsionnaires; imprécations désespérées des
uns et larmes de tendresse chez les autres; celui-ci tombant sans
connaissance, à demi mort de fatigue et d'émotion, tandis que
celui-là, en proie à l'extase ou au délire, se mettait à prophétiser;
et, dans ce trouble si douloureux, Enfantin conservant le calme de son
égoïsme souverain, indifférent aux angoisses et aux déchirements dont
il était l'auteur, obstiné dans sa volonté impure. Bazard fut vaincu:
épuisé physiquement et moralement, il se retira en novembre 1831,
maudissant son rival, et l'accusant de «fonder son gouvernement sur la
corruption, la séduction et la fraude»; il devait mourir peu après.
D'autres s'éloignèrent aussi. Enfantin réalisa son dessein d'être seul
maître; mais il fut maître d'une église mutilée, déchirée, et dont
l'ignominie était dénoncée par une partie même de ses anciens fidèles.
Il n'en affecta pas moins la même sérénité orgueilleuse et confiante,
prenant plus que jamais le ton révélateur et hiératique, se proclamant
l'homme de l'avenir, l'interprète de Dieu, la «loi vivante», s'égalant
à Jésus ou tout au moins à Mahomet, et rencontrant d'ailleurs, chez
les disciples demeurés fidèles, une soumission attendrie qui, de plus
en plus, devenait une sorte d'adoration publique[374].

[Note 374: Parmi ceux qui restèrent alors fidèles à Enfantin,
signalons MM. Michel Chevalier, Barrault, Duveyrier, G. d'Eichthal, H.
Fournel, Isaac Pereire, Flachat, Lambert, Lemonnier, Guéroult,
Félicien David, etc.]

Dès lors la décadence fut rapide. Le saint-simonisme se vit envahir
par un sensualisme qui ne se contenta plus d'être théorique. L'hiver
de 1832 fut, pour la «famille» installée rue Monsigny, une longue et
brillante fête, suite de festins, de concerts, de bals, de
réjouissances variées, auxquels tout Paris était invité. La fumée du
punch s'élevait comme le sacrifice du culte nouveau; la voluptueuse
mélodie des valses était son chant liturgique; les prêtres comme les
néophytes, revêtus de leur élégant costume, paraissaient célébrer,
avec une dévotion singulièrement ardente, les rites de cette religion
du plaisir. Ne fallait-il pas faire passer de la spéculation dans la
pratique le principe qui déclarait saints tous les appétits? Ne
fallait-il pas aussi attirer et découvrir «la femme», celle dont on
laissait la place vacante à côté du Père suprême, dont la présence
était nécessaire pour former le couple sacerdotal, et qui devait seule
rendre définitive et parfaite la révélation nouvelle? Cette recherche
de «la femme» devenait en effet la grande affaire du saint-simonisme.
Le _Globe_ prenait ce sous-titre: _Appel aux femmes._ Il ne paraissait
pas que cet appel fût entendu; les fêtes de la rue Monsigny attirèrent
des femmes élégantes, frivoles, avides de gaieté et de plaisir,
dansant pour danser, qui ne semblaient pas se douter qu'elles
accomplissaient ainsi une fonction religieuse et une révolution
philosophique; mais «la femme» ne vint pas. Son absence laissait la
religion boiteuse. Enfantin, du reste, trouvait là une réponse à
certains reproches. Quelques incidents trop peu austères
risquaient-ils de scandaliser un public encore peu habitué à toutes
les conséquences de la réhabilitation de la chair, il répondait que
«la femme» seule pourrait donner le code de la délicatesse et de la
pudeur. Était-il trop pressé d'objections sur les absurdités ou les
monstruosités de sa doctrine, il échappait en déclarant que, jusqu'à
l'avénement de «la femme», la doctrine n'était pas définitive et
absolue, surtout «dans les choses de l'amour».

Cependant ces vulgarités malsaines décourageaient et rebutaient la
curiosité élevée et généreuse qui avait, un moment, poussé tant
d'esprits vers le saint-simonisme. Les défections se multipliaient,
souvent accompagnées de polémiques et de récriminations qui
n'augmentaient pas le crédit de la doctrine. À ce moment, sous
l'action vigoureuse de Casimir Périer, le gouvernement avait arrêté la
descente révolutionnaire et faisait peu à peu remonter la société vers
un régime régulier; par cela même, les extravagances intellectuelles
et morales paraissaient plus choquantes et devenaient d'une contagion
moins facile. Ajoutez des embarras et des misères d'un autre genre:
les saint-simoniens avaient voulu sortir de l'enseignement théorique
et résoudre en fait la question sociale, en établissant des ateliers
d'ouvriers d'après leurs nouveaux principes; c'était la première
tentative de l'«organisation du travail», formule qui devait se
retrouver dans toutes les écoles socialistes, mais qui était d'origine
saint-simonienne; l'échec fut prompt, complet et ruineux; il acheva de
vider la caisse, déjà fort entamée par l'impression du _Globe_ et par
les fêtes de la rue Monsigny. La source des dons volontaires était
tarie. Une tentative d'emprunt, hypothéqué sur l'avenir
saint-simonien, avorta ridiculement. Les dettes devenaient criardes.
Comme un dissident l'écrivait durement à Enfantin, la situation se
résumait en un mot: «Banqueroute: banqueroute d'hommes et d'argent.»

À bout d'expédients, le pontife voulut au moins colorer une retraite
nécessaire. Le vendredi saint 20 avril 1832, le _Globe_ publia un
manifeste plus messianique que jamais, qui commençait ainsi: «Au
monde, Moi, Père de la famille nouvelle.» Enfantin faisait connaître
la suppression du _Globe_; il déclarait ne cesser de «parler» que pour
«agir»; seulement, obligé de «se reposer» pendant un temps, il
annonçait «sa retraite avec ses enfants». «Ce jour où je parle,
s'écriait-il, est grand depuis dix-huit siècles dans le monde; en ce
jour est mort le DIVIN LIBÉRATEUR DES ESCLAVES. Pour en consacrer
l'anniversaire, que notre sainte retraite commence; et que du milieu
de nous, la dernière trace du SERVAGE, la DOMESTICITÉ, disparaisse.»
Pour parler plus clair, cette «retraite», si solennellement annoncée
«au monde», consistait à chercher, pour la «famille» mutilée et
ruinée, un refuge à Ménilmontant, dans une propriété appartenant à
Enfantin. Dès lors, l'histoire du saint-simonisme semble relever
plutôt de la caricature que de l'histoire. Les quarante jeunes hommes
qui avaient suivi le Père dans cette dernière étape revêtirent
solennellement, avec des cérémonies symboliques, un costume spécial:
toque rouge, justaucorps bleu, pantalon blanc, ceinture de cuir
verni, cou nu, cheveux longs et barbe à l'orientale. Leur existence
était, comme l'écrivait un dissident[375], «un appareil factice de la
vie ouvrière»; on eût dit aussi une contrefaçon ridicule et stérile de
ces monastères qui avaient défriché jadis l'Europe barbare. Divisés en
pelleteurs, brouetteurs et remblayeurs, ils remuaient en cadence, avec
des mouvements combinés d'avance, au son des hymnes composés par leur
frère Félicien David, la terre de leur petit jardin. Le public
assistait railleur et indifférent à cette parade.

[Note 375: Jean Reynaud.]


III

Le saint-simonisme en était à ce point qu'il ne savait plus comment
finir. Le gouvernement lui rendit le service de brusquer son agonie.
Dès janvier 1832, au moment où les doctrines d'Enfantin sur l'amour et
le mariage éclataient avec scandale, des poursuites judiciaires
avaient été commencées; au mois d'août, Enfantin, Michel Chevalier,
Duveyrier, Rodrigues et Barrault furent cités en cour d'assises, sous
l'accusation d'outrage à la morale publique. Ils se rendirent
processionnellement au Palais de justice, revêtus de leur costume
d'opéra-comique; Enfantin portait sur sa poitrine un écriteau où on
lisait ces mots: «le Père.» Usant d'un procédé alors général, ils
voulurent transformer leur sellette d'accusé en une tribune, d'où ils
se porteraient à leur tour accusateurs contre la société, en une
chaire qui leur servirait à proclamer leur doctrine. Mal leur en prit.
Leur pathos inintelligible, l'attitude pontificale d'Enfantin,
répondant: «Oui, monsieur», au président qui lui demandait s'il était
le «père de l'humanité» et la «loi vivante», ses longues pauses entre
chaque phrase, pour essayer, disait-il, sur les magistrats la
«puissance de son regard» et leur donner un commentaire pratique de
sa doctrine sur l'influence de la chair, tout cela fit l'effet d'une
bouffonnerie prétentieuse et ridicule; le public s'en alla en haussant
les épaules. La condamnation à un an de prison qui frappa trois des
accusés n'eut pas même le résultat accoutumé de les faire regarder
avec plus de sérieux et de faveur. D'ailleurs, au lendemain des
émeutes de juin 1832, l'opinion avait besoin de repos, et elle était
peu sympathique à une excentricité doctrinale où elle voyait trop
clairement une conséquence et une forme du désordre révolutionnaire.
Le procès n'avait pas tué le saint-simonisme: jamais un procès ne tue
une doctrine; mais le saint-simonisme était déjà auparavant si
mortellement atteint, que le procès n'avait pu le ranimer, et la
condamnation, en dispersant matériellement ces cénobites embarrassés
de leur propre entreprise, avait fait disparaître la dernière trace de
la nouvelle église. Vainement Enfantin tâchait-il de jouer au martyre
et avait-il l'impudence sacrilége de se comparer au Christ, un de ses
anciens fidèles, Jean Reynaud, qui, pour l'avoir quitté, n'était pas
cependant revenu au christianisme, lui écrivait: «Je respecte trop la
Passion de Jésus-Christ, pour ne point éprouver du dégoût et de la
douleur aux parodies et aux plagiats que vous en essayez[376].»

[Note 376: _OEuvres de Saint-Simon et d'Enfantin_, t. IX, p. 15.]

Les apôtres dispersés se sécularisèrent. Le plus ardent de tous,
Michel Chevalier, faisait ainsi ses adieux à son maître: «Paris est
endormi, qu'il sommeille en paix; mieux vaut dormir que souffrir! Dieu
donne le sommeil au travailleur pour réparer ses forces. Qu'il
sommeille, ce grand Paris, sur sa couche de fange et de marbre,
recouvert de paille infecte et de tissus d'or; qu'il sommeille, épuisé
de fatigue, ivre de prostitution. Vous le réveillerez un jour, du
bruit de votre char de triomphe où vous ne serez pas SEUL.» En
attendant ce réveil, le futur sénateur de l'empire jugeait prudent de
rentrer dans la société maudite, pour y faire son chemin et y
conquérir le rang et la fortune auxquels sa capacité, d'ailleurs, lui
donnait droit; bientôt il pouvait se vanter «d'avoir pied dans
beaucoup de journaux», et jouait un rôle actif dans le monde des
grandes affaires. Plusieurs autres suivaient son exemple, avec même
succès d'ambition et d'argent, employant à leur bien-être personnel le
zèle qu'ils n'avaient pu faire servir au bien-être de tous.
Quelques-uns, trop échauffés pour revenir aussi vite à la vie
pratique, partirent pour l'Orient, à la suite de M. Barrault, avec
mission d'y prêcher le nouvel évangile et de chercher, jusque derrière
les grilles du sérail, la femme attendue. «Tu peux _M'annoncer_ à
l'Orient, écrivait Enfantin à Barrault, et y _appeler_ la MÈRE.»
Vainement les missionnaires poussèrent-ils jusqu'à l'Himalaya,
personne ne répondit à leur appel, et le plus clair de leur campagne
fut la conversion de Garibaldi, rencontré par hasard sur un navire.
Peu après, Enfantin, ne sachant pas quelle figure faire en France,
crut trouver dans l'Égypte de Méhémet-Ali un terrain favorable à sa
doctrine religieuse et aux entreprises industrielles qu'il y mêlait si
étrangement. Installé aux bords du Nil, il appela auprès de lui
plusieurs de ses disciples; mais il échoua misérablement, et dans son
apostolat, et dans ses spéculations. Isolé, réduit à l'impuissance et
au dénûment, il rentra en France, si dépourvu de toutes ressources,
qu'on dut recueillir, parmi les anciens fidèles, le «denier de
Saint-Simon», pour faire une «liste civile» au pontife en déconfiture.
Une idée bizarre traversa alors son cerveau: il essaya de convertir le
duc d'Orléans et d'en faire le César démocratique et théocratique
qu'il rêvait d'avoir à son service; mais le prince répondit à celui
qui se croyait l'émule de Moïse et de Jésus, par l'offre quelque peu
mortifiante d'une place de sous-préfet.

Une seule chose demeurait intacte, au milieu de ces échecs successifs
et chaque jour plus complets: l'orgueil du prophète. Était-il acculé
dans quelque impasse, il se retournait, annonçait un nouveau
programme, parlait de «montrer une autre de ses faces au monde».
«Lorsqu'un de mes désirs ne se réalise pas, écrivait-il alors, vous
savez bien que cela m'indique tout de suite que c'est un nouveau désir
que je dois former; ma vie a toujours été ainsi; mes insuccès ne m'ont
jamais dérouté.» Et il ajoutait cette déclaration mémorable: «Pour
faire ce que j'ai fait jusqu'ici, il a fallu que ma foi en Dieu se
manifestât surtout par ma foi en moi.» Il méritait vraiment qu'un de
ses plus dévots disciples lui écrivît naïvement: «D'autres vous
reprochent de vouloir toujours poser; je suis de votre avis, en
pensant, avec vous, que c'est votre nature, votre mission, votre
capacité[377].» Mais l'indifférence croissante du public, la fatigue
et le délaissement de ses derniers fidèles, ne lui permettaient pas de
soutenir indéfiniment un tel rôle. Il fallut bien que le pontife prît,
à son tour, le parti de rentrer dans le monde. On le vit, en 1839,
solliciter et obtenir du gouvernement d'être attaché à une mission en
Algérie; ce ne fut qu'un début, et bientôt il sut se faire une place
lucrative dans les entreprises industrielles et financières: fin peu
héroïque de ce nouveau Messie, qui devait écrire plus tard à un de ses
amis, en évoquant son temps d'apostolat: «J'en ai tant avalé de toutes
les couleurs, des embêtements, des insultes, des huées! C'est à faire
trembler. Adieu, mon vieux camarade; nous rirons bien... un
jour[378].»

[Note 377: _OEuvres de Saint-Simon et d'Enfantin_, passim.]

[Note 378: Lettre de 1859. (_OEuvres de Saint-Simon et d'Enfantin_, t.
XIII, p. 47.)]

Que restait-il donc de tout ce mouvement qui, sous l'impulsion factice
et éphémère de la révolution de Juillet, avait un moment fait
illusion? L'église était dissoute, dispersée, et ses pontifes
sécularisés n'officiaient plus que dans les sanctuaires de la finance.
Devait-on, du moins, au saint-simonisme un progrès de l'esprit humain,
une vérité nouvelle, un accroissement de vertu, une leçon de sainteté
ou de dévouement? Non: partout la banqueroute intellectuelle, en dépit
de la capacité de quelques-uns des adhérents; l'impuissance morale
révélée, dès le début, par ce seul fait qu'on n'avait pu attirer,
fût-ce un jour, les femmes et les pauvres; la stérilité, qui est la
marque de toutes les oeuvres révolutionnaires. Enfantin et ses amis se
sont vantés d'avoir été les précurseurs des grandes innovations
économiques, les initiateurs des chemins de fer, du canal de Suez et
de la rue de Rivoli. Mais, même sur ce terrain inférieur, ont-ils
fait vraiment oeuvre créatrice? L'Angleterre, qui n'a pas entendu ces
apôtres, nous a devancés dans les chemins de fer. S'il fallait
chercher l'action propre et réelle du saint-simonisme, on la
trouverait dans cette sorte de matérialisation de l'idée
civilisatrice, dans cette tendance à faire de la spéculation
industrielle et financière, de la recherche du bien-être et de la
richesse, l'occupation principale, unique, la fin dernière de
l'humanité: véritable résurrection de la religion du veau d'or, avec
la Bourse pour temple. Stérile pour le bien, le saint-simonisme ne l'a
pas été en effet pour le mal; il a laissé un virus malsain, qui n'a
pénétré que trop profondément dans les veines de la nation.

Combien de fois, depuis lors, on a pu retrouver dans nos maladies
sociales la part de cette infection première! Il est deux époques,
entre autres, où elle est apparue clairement. Qu'est-ce que ce
socialisme qui a commencé à fermenter en 1840, et a fait explosion en
1848, sinon un enfant posthume du saint-simonisme? Remplacer le
renoncement chrétien et l'attente des compensations de la vie future
par l'impatiente convoitise du bien-être immédiat et par l'idée que le
bonheur ne doit être cherché et ne peut être trouvé qu'ici-bas;
allumer, chez les victimes, chaque jour plus nombreuses, du
prolétariat industriel, la soif irritée de la jouissance; proclamer
que les inégalités et les souffrances sont imputables à un vice du
mécanisme social, que pour les faire disparaître, il suffit que le
gouvernement remanie ce mécanisme, qu'il peut, dans ce dessein,
disposer des individus, de leurs idées, de leurs droits, de leurs
biens, prononcer sur leurs aptitudes et leurs vocations, répartir
entre eux les fruits du travail et les revenus du capital, n'était-ce
pas à la fois la doctrine d'Enfantin et le fond commun de toutes les
sectes socialistes? Un peu plus tard, sous le second empire, cette
prétention d'un César, s'appuyant sur les classes ouvrières, en leur
faisant espérer le bien-être par l'action d'un pouvoir à la fois
despotique et socialiste; ce mépris de la liberté politique et du
régime parlementaire; cet effort pour détourner l'esprit public vers
les spéculations industrielles et financières; cette témérité
impatiente dans les emprunts d'État, les travaux publics et les
réformes économiques; cette politique chimérique, à laquelle il ne
suffisait pas de rêver le remaniement de la carte de l'Europe, mais
qui s'égarait, indécise et périlleuse, jusque dans le Nouveau Monde,
tout cela avait par plus d'un côté une origine saint-simonienne. Il
eût été, d'ailleurs, facile de découvrir alors, parmi les conseillers
ou les favorisés du pouvoir, les anciens chefs de la doctrine: ne
seraient-ce que M. Michel Chevalier, avec les traités de commerce; MM.
Péreire, avec le Crédit mobilier; M. Guéroult, avec la thèse des
nationalités. Aussi Enfantin saluait-il dans l'Empereur l'auxiliaire,
presque le patron qu'il avait vainement cherché parmi les princes
d'Orléans. Il ne dissimulait pas sa préférence et sa sympathie: «Bien
des gens, écrivait-il en 1861, ont cru que nos deux Napoléon, au lieu
de faire des 18 brumaire ou des 2 décembre, auraient dû donner à la
France toutes les libertés imaginables... Ce n'est pas de _liberté_
que nous avons le plus besoin aujourd'hui, c'est d'_autorité
intelligente, sachant l'avenir_.» Est-ce à dire qu'aujourd'hui les
saint-simoniens ne se trouveraient pas en sympathie et en affinité
avec ce qu'on nous donne sous le nom de république scientifique? Non
certes. Ils n'auraient pas sujet de reprocher à cette république de
relever l'âme de la nation et de la ramener vers les chimères
spiritualistes; en tout cas, ils lui sauraient gré de la façon dont
elle traite la liberté qu'ils ont toujours méprisée, et le
christianisme auquel ils en voulaient d'autant plus qu'ils avaient été
plus ridiculement impuissants à le remplacer.



CHAPITRE IX

LE JOURNAL _L'AVENIR_

     I. L'_Avenir_. Lamennais, Lacordaire et Montalembert. Les
     autres rédacteurs.--II. Devise du nouveau journal: Dieu et
     la liberté. Le parti catholique. L'union désirée des
     catholiques et des libéraux.--III. Exagérations qui se
     mêlent aux idées justes. Rupture trop violente avec les
     légitimistes. Attaques sans mesure contre le gouvernement de
     Juillet. Libéralisme hardi, généreux, mais excessif.
     L'_Avenir_ et les insurrections de Belgique, de Pologne et
     d'Italie. Rêve d'une grande révolution catholique.
     Ultramontanisme théocratique. Rupture du Concordat et
     renonciation au budget des cultes.--IV. L'_Agence pour la
     défense de la liberté religieuse_. Lamennais et Lacordaire
     en cour d'assises. Le procès de l'école libre. Sympathies
     ardentes éveillées par l'_Avenir_.--V. Le nouveau journal se
     heurte à l'opposition des évêques. Il suspend sa
     publication.--VI. Lamennais, Lacordaire et Montalembert se
     rendent à Rome. Dispositions du Pape. Attitude différente de
     Lamennais et de Lacordaire. Lamennais oblige le Pape à
     parler. Encyclique _Mirari vos_. Suppression de
     l'_Avenir_.--VII. Chute de Lamennais. C'est la révolte
     politique qui le conduit à la révolte religieuse. Ce que
     deviennent les autres rédacteurs.


I

Pendant qu'au lendemain des journées de Juillet, la raison humaine
dévoyée s'épuisait vainement à remplacer le catholicisme qu'elle
croyait mort, celui-ci donnait un signe inattendu de sa vitalité et de
sa fécondité. Le 15 octobre 1830, paraissait le premier numéro d'un
journal religieux dont le titre seul était une nouveauté significative
en un temps où les croyants semblaient plus habitués à regarder en
arrière qu'en avant: il s'appelait l'_Avenir_. Ce ne fut pas l'un des
épisodes les moins extraordinaires et les moins intéressants de cette
époque agitée. À voir l'attitude des chrétiens en face de la
révolution victorieuse, on eût cru d'abord que tous se laissaient
entraîner passifs dans la déroute de la vieille monarchie; ils
n'osaient ni se grouper, ni se montrer; «mesurant la force de la
religion sur la faiblesse de la royauté, ils étaient tombés dans un
abattement qui eût convenu tout au plus à des moutons en présence du
boucher[379]»; les évêques eux-mêmes, intimidés et comme accablés,
«demeuraient cois[380]», recommandant à leurs prêtres de s'effacer et
de se taire: «On veut se passer de nous, messieurs, leur disaient-ils;
eh bien! tenons-nous calmes, dans cette espèce de nullité[381].» C'est
à ce moment que surgissent tout à coup, du milieu des catholiques, des
hommes impatients de déployer hardiment leur drapeau; qui, loin de se
résigner à demeurer parmi les vaincus, veulent s'en dégager avec
éclat; qui n'implorent pas des vainqueurs une sorte de pardon ou de
pitié pour la religion, mais revendiquent, au nom des principes
nouveaux qu'ils acceptent, une part du droit commun et des libertés
générales; qui enfin prétendent ainsi non quêter, mais conquérir pour
leur foi une popularité bien autrement fructueuse que la faveur royale
dont on venait d'éprouver l'impuissance et le péril. Tentative
remarquable! On y reconnaît cette sorte de souplesse dont l'Église a
donné tant de preuves depuis la chute de l'empire romain, et qui lui a
permis, sans rien abandonner de son immutabilité divine, de s'adapter,
lors de chaque grande révolution, aux états nouveaux de la société
politique; mais on ne tardera pas aussi à y discerner ce je ne sais
quoi d'excessif et de troublé, marque du mal révolutionnaire qui, en
1830, envahit tout, gâte tout, fait tout avorter.

[Note 379: Expression de l'_Avenir_, 23 octobre 1830.]

[Note 380: Louis VEUILLOT, _Rome et Lorette_, t. I, p. 39.]

[Note 381: Lettre de l'évêque de Belley, au printemps de 1831. (_Vie
de Mgr Devie_, par l'abbé COGNAT, t. II, p. 19.)--L'évêque de
Saint-Dié écrivait, de son côté, en décembre 1830: «Gardez, sur les
objets politiques, un silence absolu dans vos instructions et la
réserve la plus sévère dans tous vos discours; n'essayez même pas,
dans ce moment, d'apologie qui tendrait à vous montrer favorables aux
idées de vos antagonistes; car la prévention de certains hommes est si
forte, et ils sont si résolus à vous faire paraître coupables, qu'ils
vous accuseraient d'hypocrisie, plutôt que de rendre justice à vos
sentiments. Laissez donc au temps à dissiper les nuages, et vous qui
avez vu nos premières épreuves, souvenez-vous de celui qu'il a fallu
pour nous rendre la confiance.» L'évêque d'Orléans écrivait, dès le 18
août 1830: «Prenez soin de ne rien dire qui ait du rapport avec
l'ordre présent des affaires publiques. Portez cette attention même
dans vos entretiens avec vos amis... Le silence, si profitable en
toutes rencontres, est un devoir dans le temps présent.» Les
archevêques de Tours, de Sens, les évêques d'Angers, de Strasbourg, de
Troyes, tenaient un langage analogue.]

À la tête de ce mouvement était le personnage le plus illustre alors
du clergé français, Lamennais[382]. Beaucoup furent surpris de l'y
voir. Il apparaissait toujours au public tel qu'il s'était montré à
ses débuts, royaliste d'extrême droite, contempteur des nouveautés
libérales, dogmatisant sur l'union du trône et de l'autel, rêvant le
pouvoir à la fois absolu et paternel d'une monarchie chrétienne que
limiterait seulement la prééminence du Pape[383]. Cependant, à bien
lire ses récents ouvrages, notamment le dernier, public en 1829, sur
les _Progrès de la révolution et de la guerre contre l'Église_, on eût
pu déjà noter une modification de ses idées premières. Si son idéal et
son but étaient toujours la théocratie, il cherchait désormais à y
arriver par les peuples, non par les rois; parlait, avec une confiance
hardie, des libertés publiques où il voyait, sinon un terme, du moins
un instrument; blâmait amèrement les membres du clergé qui
identifiaient la cause religieuse avec celle du parti alors régnant;
les poussait à se dégager au contraire de la royauté compromise, pour
s'unir à la démocratie et tâter de la popularité libérale; saluait
enfin, dans la révolution, le préliminaire indispensable et
providentiel d'un nouvel état social qui serait le triomphe de
l'Église. Quel avait été le secret de cette révolution? La royauté,
peu disposée à accepter le rôle que lui offrait Lamennais, lui avait
répondu en faisant censurer un de ses ouvrages par les évêques encore
gallicans, et même en le déférant aux tribunaux correctionnels. Le
dépit qu'en avait ressenti l'âme si irritable et si impérieuse du
fougueux polémiste, l'avait aidé à prendre son parti de la chute des
Bourbons, qu'il prévoyait et prédisait avec une singulière précision,
et à reconnaître la puissance des idées libérales qu'il déclarait
vouloir «catholiciser». En rêvant d'une alliance entre la religion et
la liberté, il n'était pas d'ailleurs aussi novateur qu'on pouvait le
croire. Cette alliance ne venait-elle pas de se produire en Irlande,
où O'Connell arrachait à l'Angleterre l'émancipation des «papistes»;
en Belgique, où se fondait, pour combattre l'oppression hollandaise,
l'«Union» nouvelle et féconde des catholiques et des libéraux? Ces
événements, mal connus alors ou peu compris en France, avaient frappé
Lamennais et n'avaient pas peu contribué à modifier ses idées. Les
journées de Juillet n'étaient pas faites pour arrêter cette conversion
libérale et démocratique: elles la précipitèrent au contraire. Dans
ces redoutables événements, Lamennais vit avec orgueil la réalisation
de ses prophéties, et, au milieu des foudres du Sinaï révolutionnaire,
il crut entendre une voix divine qui le confirmait dans ses doctrines
nouvelles, l'échauffait, l'exaltait. Tel était son état d'esprit,
quand, en septembre 1830, quelques catholiques lui offrirent de
prendre la direction de l'_Avenir_.

[Note 382: Lamennais avait quarante-huit ans en 1830.]

[Note 383: Sur le rôle de Lamennais sous la Restauration, voir
_Royalistes et républicains_, p. 255 et suiv.]

Il trouva, pour le seconder, deux jeunes gens, inconnus alors, bien
qu'appelés à une très-prochaine illustration; venus de régions fort
opposées, l'un plébéien et enfant du siècle, l'autre gentilhomme et
fils d'émigré, le premier prêtre, le second homme du monde; étrangers
jusqu'ici l'un à l'autre, mais se rencontrant dans l'amour commun de
l'Église et de la liberté, et destinés à nouer, dans les bureaux du
nouveau journal, les liens d'une amitié immortelle: chacun a nommé
Henri Lacordaire et Charles de Montalembert. Ce dernier, recueillant
plus tard ses souvenirs, a dit comment lui était apparu le jeune
Lacordaire, à l'âge de vingt-huit ans, la taille élancée, les traits
fins, l'oeil noir et étincelant, le port souverain de la tête, la
démarche fière, élégante, en même temps que modeste, la voix vibrante;
révélant, par tout son être, ce que son âme avait de virginal et de
viril, de doux et de franc, d'austère et de charmant, d'ardent et de
tendre; amoureux de tout ce qui était grand et bon, saint et généreux;
homme de pénitence et d'enthousiasme, de piété et de courage, de
liberté et d'honneur, vraiment né pour combattre et pour aimer. Il
n'avait pas trouvé jusqu'alors l'emploi de sa vie. Sorti du collége,
incrédule et libéral, l'impuissance du monde à remplir une âme haute
et large l'avait conduit au christianisme, et aussitôt au sacerdoce.
Prêtre, il était demeuré libéral, aimant son temps, ouvert et attaché
à toutes ses idées nobles. De là, au milieu du clergé de la
Restauration, une sorte d'isolement, chaque jour plus douloureux, si
bien qu'à la veille de 1830, il était sur le point de partir pour
l'Amérique. Il avait peu vu Lamennais, ressentait même pour l'homme,
pour ses doctrines, pour son entourage, plus de répugnance que
d'attrait, et n'avait consenti à la fin à se rapprocher de lui que par
souffrance de sa solitude, par besoin de trouver un peu d'appui, ou
tout au moins de voisinage. La révolution ne l'avait pas d'abord
détourné de son projet d'émigration. Mais, quand l'abbé Gerbet vint
lui offrir de combattre, dans l'_Avenir_, pour l'affranchissement de
la religion par la liberté, pour le rapprochement du catholicisme et
de la France moderne, cette tâche le séduisit aussitôt; il accueillit
cette proposition «avec une sorte d'enivrement», a-t-il écrit
lui-même; oubliant momentanément ses méfiances contre Lamennais, il se
persuada qu'il l'avait mal jugé, et ne voulut voir en lui que
l'O'Connell des catholiques français.

Fils d'un pair de France et d'une mère anglaise, Charles de
Montalembert n'avait alors que vingt ans. Ce fut en Irlande, où il
était allé voir de près le grand agitateur catholique, qu'il lut les
premiers numéros de l'_Avenir_. Il n'avait eu auparavant aucun rapport
avec Lamennais. Attaché à l'Église, non-seulement par une foi tendre
et pieuse[384] qui n'avait jamais défailli et qui avait gardé la
pureté de son adolescence, mais aussi par le besoin chevaleresque de
se dévouer aux grandes causes vaincues; aimant la liberté d'un amour
fier, qui s'inspirait autant de ses traditions d'indépendance
aristocratique que des idées nouvelles auxquelles sa jeune âme s'était
ouverte; plein de cette fougue généreuse, de ce goût des initiatives
hardies qu'il conservera jusqu'à son dernier soupir, il ressentit
aussitôt un impatient désir de s'enrôler dans la petite armée de
l'_Avenir_. Il avait déjà publié quelques articles dans le
_Correspondant_[385], mais la sagesse prudente de ce recueil, qu'il
trouvait «trop vieux», gênait son ardeur. Il écrivit à Lamennais pour
solliciter l'honneur de combattre sous ses ordres, et peu de jours
après, il arrivait dans les bureaux du nouveau journal, brillant de
grâce et de distinction, portant sur son front élevé ce je ne sais
quoi d'intrépide, d'héroïque et de pur qui donne à la jeunesse un
irrésistible charme et une beauté supérieure.

[Note 384: Il avait une «piété d'ange», écrivait de lui Lamennais.]

[Note 385: Fondé, en mars 1829, par MM. de Carné, Cazalès, Foisset,
d'Eckstein, de Champagny, Dubois, Augustin de Meaux, Gouraud, Wilson,
etc., le _Correspondant_, feuille semi-hebdomadaire, sorte de _Globe_
catholique, avait pris pour épigraphe le mot de Canning: «Liberté
civile et religieuse par tout l'univers.» Il voulait dissiper les
préventions qui séparaient le catholicisme et les idées modernes. En
cela, il avait devancé l'_Avenir_, avec plus de sagesse, mais avec
moins d'éclat. Lamennais n'aimait pas le _Correspondant_. Il
reprochait à ces jeunes gens leur mesure et leur modération, où son
esprit violent voyait tiédeur, pâleur et timidité; il leur reprochait
aussi de tenir pour ces idées tempérées du libéralisme parlementaire,
les seules peut-être qu'il n'ait jamais traversées, dans ses
nombreuses pérégrinations intellectuelles. Le _Correspondant_ subsista
un moment, à côté de l'_Avenir_, mais bientôt, à la fois compromis et
éclipsé, il dut suspendre sa publication: c'est plus tard, en 1843,
qu'il reparut sous forme de revue.]

La rédaction était peu nombreuse: elle comprenait, avec les
personnages déjà nommés, l'abbé Gerbet, l'abbé de Salinis et l'abbé
Rohrbacher, tous trois attachés depuis quelques années à Lamennais; le
premier mourra évêque de Perpignan, le second, archevêque d'Auch;
ajoutez M. Harel du Tancrel qui avait eu la première idée du journal,
MM. de Coux, d'Eckstein, Bartels, Daguerre, d'Ault-Dumesnil, d'Ortigue
et Waille. Bien petite armée, en vérité, pour en imposer à la fois aux
libéraux alors tous voltairiens, et aux catholiques dont presque aucun
ne songeait à se dégager du parti vaincu ou du moins ne le croyait
possible. Ces quelques hommes, tous inconnus à l'exception de
Lamennais, prétendaient non suivre un mouvement d'opinion, mais le
créer. Comment seulement faire entendre leur voix, dans le tumulte de
ces jours troublés, au milieu de ces bruits d'émeutes et de ces
menaces de guerre? Ils osèrent cependant l'entreprendre. Après tout,
nul journal ne réunissait alors des écrivains d'un tel talent: c'était
Lamennais, avec cette langue qui faisait de lui presque l'égal de M.
de Chateaubriand et de M. de Maistre, avec cette véhémence sombre,
terrible, qui tenait à la fois du tribun populaire et du prophète
biblique, inflexible dans sa dialectique, amer et dédaigneux dans son
ironie, manquant souvent de mesure et de goût, mais n'en demeurant pas
moins, l'un des rhéteurs les plus éclatants et l'un des plus
redoutables polémistes de ce temps; Lacordaire, plus sympathique,
parfois sans doute emporté, déclamatoire, mais si plein de fraîcheur
et de verve, d'un accent si vrai et si généreux, ayant, dans tout ce
qu'il écrivait, je ne sais quoi de vibrant comme le timbre de sa voix,
avec une originalité inattendue, une désinvolture hardie et gracieuse
qui surprend, parfois même inquiète, mais saisit, attache, et finit
par séduire; Montalembert, le plus jeune de tous, qui ne pouvait
posséder, à vingt ans, la plénitude de son talent, mais en offrait
déjà les brillantes prémices, d'un enthousiasme facilement excessif,
entraînant tous les coeurs par sa chevaleresque et juvénile vaillance;
l'abbé Gerbet, moins original et moins nouveau, qui se plaisait à
exposer, dans un langage noble et élevé, d'éloquentes généralités; les
autres rédacteurs, reflet plus ou moins effacé de leurs brillants
compagnons; chez tous, un entrain, une vie, une chaleur tels, qu'après
un demi-siècle ces articles ne semblent pas refroidis. Aussi, malgré
des exagérations aujourd'hui plus visibles et une rhétorique parfois
un peu démodée, ne saurait-on parcourir sans émotion et sans
frémissement ces feuilles jaunies par le temps[386].

[Note 386: L'_Avenir_ paraissait tous les jours. Son format était
celui des journaux du temps, environ 43 centimètres de hauteur sur 30
de largeur. La plupart des articles n'étaient pas signés, sauf ceux de
Lamennais; quelques-uns étaient suivis d'initiales.]


II

Dieu et la liberté! telle est la noble devise de l'_Avenir_ et le
résumé de son programme. Dieu d'abord! En face de cette société
hostile ou indifférente aux idées religieuses, ces écrivains se
plaisent à confesser leur foi, d'autant plus tendres envers leur
Église qu'elle est plus outragée, d'autant plus fiers qu'on prétend
davantage l'abaisser. Avec quelle vénération émue ils baisent
publiquement les croix de toutes parts renversées et profanées! «Nous
ramassons avec amour, s'écrie Montalembert au lendemain du sac de
Saint-Germain-l'Auxerrois, les débris de la croix, pour lui jurer un
culte éternel. On l'a brisée sur nos temples; nous la mettrons dans le
sanctuaire de nos coeurs; et là, nous ne l'oublierons jamais. De la
terre où on l'a détruite, nous la replaçons dans le ciel; et là, nous
lisons encore une fois autour d'elle la parole divine: _In hoc signo
vinces_[387].» Nous en avons dit assez de l'état religieux de la
France de 1830, pour qu'on puisse comprendre la nouveauté courageuse
d'un tel langage, tenu pour ainsi dire en pleine place publique.
L'_Avenir_ n'admet pas que le _Globe_, organe des saint-simoniens,
parle de la «décadence» du catholicisme. Il répond fièrement, en
signalant les faits qui révèlent au contraire les progrès de la vraie
religion par tout l'univers: «Nous marcherons, dit Lacordaire, devant
ceux qui nient notre mouvement, et, puisque nous sommes jeunes les uns
et les autres, nous donnons rendez-vous au _Globe_, à la cinquantième
année du siècle dont nous sommes les enfants[388].» Lacordaire se
retrouvera à ce rendez-vous donné avec une foi prophétique: en l'année
même qu'il a fixée vingt ans à l'avance, il verra une assemblée
républicaine voter la loi sur la liberté de l'enseignement, le plus
grand succès des catholiques dans ce siècle; il entendra les anciens
libéraux de 1830, détrônés à leur tour, confesser l'erreur de leur
irréligion et le besoin qu'ils ont du christianisme pour sauver la
société en péril.

[Note 387: _Avenir_ du 21 février 1831.--C'est dans cet article que se
trouvait ce morceau, plusieurs fois cité: «S'il nous eût été donné de
vivre au temps où Jésus vint sur la terre, et de ne le voir qu'un
moment, nous eussions choisi celui où il marchait couronné d'épines et
tombant de fatigue vers le Calvaire; de même nous remercions Dieu de
ce qu'il a placé le court instant de notre vie mortelle à une époque
où sa sainte religion est tombée dans le malheur et l'abaissement,
afin que nous puissions la chérir dans notre humilité, afin que nous
puissions lui sacrifier plus complétement notre existence, l'aimer
plus tendrement, l'adorer de plus près.»--Voir aussi un article sur la
Foi dans l'_Avenir_ du 3 août 1831.]

[Note 388: _Ibid._ du 7 janvier 1831.]

Après Dieu, la liberté! Mot qui avait alors une merveilleuse sonorité,
mais qu'on était désaccoutumé de voir rapproché du nom de Dieu! C'est
dans la liberté seule que l'_Avenir_ engage les catholiques, vaincus,
déçus, désorientés, à mettre désormais leur amour et leur confiance.
«Catholiques, dit-il, comprenons le bien, nous avons à sauver notre
foi, et nous la sauverons par la liberté... Il n'y a de vie désormais
que dans la liberté, dans la liberté entière pour tous, égale pour
tous.» Il veut apprendre aux catholiques à se servir virilement de ces
armes nouvelles: «Quand on veut être libre, leur dit-il, on se lève un
jour, on y réfléchit un quart d'heure, on se met à genoux en présence
de Dieu qui créa l'homme libre, puis on s'en va tout droit devant soi,
mangeant son pain comme la Providence l'envoie... La liberté ne se
donne pas, elle se prend[389].»

[Note 389: _Avenir_ des 15, 18, 31 octobre 1830.]

Le premier, l'_Avenir_ parle du «parti catholique» dont il formule la
tactique électorale: «Il est, dit-il, une vénalité permise; que les
électeurs catholiques se mettent partout et publiquement à l'enchère,
et qu'ils se livrent à quiconque les payera le plus cher en
_libertés_[390].» Dans les luttes pour la religion, le nouveau journal
est à l'avant-garde, mais avec la préoccupation, alors nouvelle chez
les défenseurs du catholicisme, de parler au siècle son propre
langage, invoquant, non des doctrines théologiques que l'ignorance du
temps n'eût pas comprises ou qui même eussent effarouché ses préjugés,
mais ces principes de liberté générale pour lesquels les vainqueurs du
jour prétendaient avoir combattu, et dont ils se piquaient d'avoir
assuré le plein triomphe. L'union des catholiques et des vrais
libéraux est l'ardent désir de l'_Avenir_[391]. Il se flatte de voir
ébranler, de part et d'autre, les préjugés qui s'y opposaient. «À
force de combattre, dit-il, on a quelquefois presque l'air de haïr, et
cette pensée seule nous est amère. Aussi éprouvons-nous un
inexprimable besoin de semer autour de nous des paroles de paix et de
fraternité, comme un germe de la réconciliation future. Les héros
d'Homère suspendaient leurs coups pour échanger des outrages. Nos
pères nous ont légué un autre exemple, la trêve de Dieu... Parmi ceux
qui se croient nos ennemis, combien qui n'ont besoin que de nous
connaître pour être à nous ou du moins avec nous! Il y a entre nous et
eux non pas un mur, mais seulement un voile[392].»

[Note 390: _Ibid._ du 6 juin 1831.]

[Note 391: _Ibid._ du 26 novembre 1830.]

[Note 392: _Avenir_ du 15 janvier 1831.]

C'est ainsi qu'au milieu des luttes de chaque jour, des fatigues, des
périls, des déceptions même, l'âme des rédacteurs de l'_Avenir_
s'exaltait et s'attendrissait au double nom de Dieu et de la liberté,
et M. de Montalembert s'écriait, avec une chaleur un peu jeune, une
confiance un peu naïve, mais avec une émouvante sincérité: «Dans un
temps où nul ne sait que faire de sa vie, où nulle cause ne réclame ni
ne mérite ce dévouement qui retombait naguère comme un poids écrasant
sur nos coeurs vides, nous avons enfin trouvé une cause qui ne vit que
de dévouement et de foi. Quand notre poussière sera mêlée à celle de
nos pères, le monde adorera ce que nous adorons déjà, le monde se
prosternera devant ce que nous portons déjà avec amour dans nos âmes,
devant cette beauté qui a tout le prestige de l'antiquité et tout le
charme de la jeunesse, cette puissance qui, après avoir fondé le passé
de l'homme, fécondera tous les siècles futurs, cette consolation qui
peut seule réconcilier l'homme à la vie, la terre au ciel, cette
double et sublime destinée: le monde régénéré par la liberté, et la
liberté régénérée par Dieu[393].»

[Note 393: _Ibid._ du 6 mars 1831.]


III

Les idées étaient neuves, généreuses et fécondes. Pourquoi faut-il
qu'il s'y mêle aussitôt de compromettantes exagérations? C'est, nous
l'avons déjà dit, une forme nouvelle de cette exaltation
révolutionnaire qu'on retrouve partout à cette époque, et à laquelle
devaient difficilement échapper des têtes jeunes et chaudes, comme
celles de la plupart des rédacteurs de l'_Avenir_. Il eût appartenu à
l'âge et à l'expérience de Lamennais de retenir ses collaborateurs.
Mais comment attendre une influence modératrice et pacifiante de cet
esprit absolu qui naturellement poussait tout à l'extrême et
ressentait comme un «dégoût». de la modération; de ce coeur malade qui
apportait d'autant plus d'âpreté dans la guerre faite aux autres qu'il
n'avait jamais pu trouver pour lui-même la paix intérieure; de cette
âme d'orgueil et de colère qui avait toujours employé, au service de
ses convictions aussi impérieuses que changeantes, le mépris,
l'outrage et la malédiction? Par son tempérament moral et même
physique, il était fait pour ressentir plus fort que tout autre la
fièvre de Juillet. Aussi, bien loin de calmer ses jeunes amis, les
excitait-il encore, et surtout donnait-il aux excès de doctrines je ne
sais quoi de triste, d'aigri et d'irritant, qu'on n'eût jamais
rencontré dans les plus grands emportements de Lacordaire et de
Montalembert.

Sur presque toutes les questions, apparaît, dans l'_Avenir_, cette
exagération qui fausse les idées les plus justes, compromet les
entreprises les plus utiles. Ainsi ce journal a raison de vouloir
dégager la religion de la solidarité qui la confondait presque avec le
parti royaliste; dans cet ordre d'idées, bien des imprudences avaient
été commises, contre lesquelles il importait de réagir, bien des
maladresses qu'il fallait réparer; mais l'habileté comme la justice
conseillaient d'accomplir cette séparation d'une main légère et
bienveillante, avec force ménagements pour des hommes respectables
dont le concours était précieux et qu'il s'agissait de convertir; non
d'excommunier. L'_Avenir_ manque gravement à cette justice et à cette
habileté, quand il adjure les catholiques de rompre pour toujours avec
un parti qui «sacrifie Dieu à son roi»; quand il flétrit «le régime
absurde et bâtard qu'avait organisé la Charte en 1814»; quand il
montre, sous ce régime, la religion «opprimée, avilie» et condamnée à
une mort dont l'a seule sauvée la révolution de Juillet; quand il
qualifie la royauté déchue de «tyrannie sans échafauds»,
d'«absolutisme sans volonté», de «misérable compromis entre le pouvoir
matériel et la justice»; quand il ajoute enfin ces imprécations
vraiment extravagantes, où l'on reconnaît la rhétorique habituelle de
Lamennais: «Qui n'a pas été meurtri par ses fers? Qui ne s'est pas
plaint de son oppression? Oppression stupide, qui ne profitait qu'à
quelques hommes vendus... Dans l'enfer légal qu'on nous avait fait,
nous ressemblions à ces malheureux que Dante a peints se traînant et
haletant sous des chapes de plomb, et, comme eux, nous n'apercevions
devant nous que cette éternité[394].»

[Note 394: _Avenir_ des 16 octobre, 9 novembre 1830, 27 janvier, 12
février et 28 juin 1831.]

Ce n'est plus seulement à la justice, c'est à la générosité que manque
l'_Avenir_, quand, au lendemain du sac de Saint-Germain-l'Auxerrois,
faisant écho aux proclamations officielles et aux dénonciations des
feuilles libérales, il impute avec colère aux provocations des
«carlistes» l'attentat dont la religion vient d'être victime.

M. de Montalembert n'avait pas été royaliste comme Lamennais; mais le
seul sentiment de l'honneur suffisait à lui faire réprouver ces
outrages jetés à un parti vaincu. Il essaye d'en corriger l'effet,
dans un article intitulé: _À ceux qui aiment ce qui fut_; sans rien
abandonner du fond de la thèse, il parle aux légitimistes un langage
plus respectueux, plus tendre, plus digne d'eux et de lui-même: «Nous
vous le disons dans notre simplicité et dans notre bonne foi: si vous
saviez combien nous respectons les affections malheureuses,... combien
surtout la foi qui nous est commune avec vous excite notre sympathie,
vous regretteriez les dissentiments qui nous séparent, vous
reconnaîtriez en nous les enfants d'un même père... Catholiques de
tous les partis, ce que nous vous demandons, nous l'avons fait. Il y a
longtemps que nous luttons devant Dieu, pour sacrifier les intérêts du
temps à une cause éternelle et céleste. Aujourd'hui, la lutte est
finie, le sacrifice est consommé. Comme vous, nous avons gémi, nous
avons pleuré sur les ruines de nos affections, sur de légitimes
ambitions cruellement déçues, sur de bien chères espérances
indignement trompées. Mais aujourd'hui, réunis au pied des autels qui
nous restent, nous reprenons courage, et nous nous réjouissons de la
sainte joie qui faisait tressaillir nos pères, avant de marcher aux
combats de la foi[395].» Il était trop tard; le mal était déjà
accompli. La blessure faite par les âpres violences de Lamennais avait
pénétré trop avant dans les coeurs royalistes, pour que le baume versé
par M. de Montalembert pût la cicatriser. Cette blessure devait rester
longtemps saignante. De là, des ressentiments qui persisteront contre
les hommes de l'_Avenir_, et qui poursuivront Lacordaire jusque dans
la chaire de Notre-Dame.

[Note 395: _Avenir_ du 6 mars 1831.]

L'_Avenir_ sait-il mieux demeurer dans la mesure de la justice, quand
il s'agit des vainqueurs de Juillet? Sans doute, il n'a que trop
souvent raison, lorsqu'il dénonce la conduite du nouveau gouvernement
envers les catholiques, lorsqu'il l'accuse de refuser à la religion,
par hostilité ou par faiblesse, la protection, la liberté et la
justice auxquelles elle avait droit, ou même de prendre contre elle
des mesures agressives et vexatoires. Il le fait avec un courage, un
entrain, une fierté d'accent, propres, sinon à en imposer aux
gouvernants, du moins à ranimer les catholiques abattus,
intimidés[396]. Mais ne dépasse-t-il pas toute mesure, quand, à propos
d'un grief, d'ailleurs fondé, il dit des ministres qui occupent le
pouvoir avec Casimir Périer, que ce sont des «lâches» qui se «baignent
le front dans la boue[397]»?

[Note 396: Un jour, par exemple, il s'agit d'un sous-préfet qui a
ouvert de force une église, pour y faire des funérailles religieuses à
la dépouille d'un homme mort en dehors de la communion de l'Église; de
tels incidents étaient alors assez fréquents: les libres penseurs se
montraient aussi passionnés à exiger le concours du clergé aux
enterrements, qu'ils le sont aujourd'hui à l'écarter, et
l'administration se croyait le droit de contraindre le clergé à ce
prétendu service public; Lacordaire s'écrie: «Catholiques, un de vos
frères a refusé à un homme mort les paroles et les prières de l'adieu
suprême des chrétiens. Il a laissé le soin d'honorer des cendres
étrangères à ceux qui pouvaient leur dire: «Vous nous avez aimés
pendant la vie, aimez-nous encore au delà.» Votre frère a bien fait;
il s'est conduit en homme libre, en prêtre du Seigneur... Sommes-nous
les fossoyeurs du genre humain? Avons-nous fait un pacte pour flatter
ses dépouilles, plus malheureux que les courtisans à qui la mort du
prince rend le droit de le traiter comme le méritait sa vie? Votre
frère a bien fait. Mais une ombre de proconsul a cru que tant
d'indépendance ne convenait pas à un citoyen si vil qu'un prêtre
catholique. Il a ordonné que le cadavre serait présenté devant les
autels, fallût-il employer la violence pour l'y conduire et crocheter
les portes de l'asile où repose, sous la protection des lois de la
patrie, sous la garde de la liberté, le Dieu de tous les hommes et du
plus grand nombre des Français. Sa volonté a été accomplie; la force
et la mort ont violé le domicile de Dieu... Un simple sous-préfet, un
salarié amovible, du sein de sa maison, a envoyé dans la maison de
Dieu un cadavre! Il a fait cela, devant la loi qui déclare que les
cultes sont libres; et qu'est-ce qu'un culte libre si son temple ne
l'est pas, si son autel ne l'est pas, si l'on peut y apporter de la
boue, les armes à la main? Il a fait cela à la moitié des Français,
lui, ce sous-préfet!»]

[Note 397: _Avenir_ des 26 et 29 novembre 1830, 1er et 12 juillet
1831.]

L'_Avenir_ aime ardemment la liberté. En cette matière, il est souvent
en avance sur son temps. Il réclame la liberté départementale et
communale à une époque où le vieux libéralisme est encore imbu des
idées centralisatrices de la Convention et de l'empire, et où la loi
commence à peine à rendre électifs les conseils généraux et les
conseils municipaux[398]. Avant Tocqueville, il dénonce dans
l'individualisme l'un des périls d'un État démocratique: «Une société,
dit-il, qui se réduit à une collection d'individualités n'est que
l'égoïsme humain s'exprimant sous des formes infiniment multipliées.»
Comme remède à ce mal, il propose cette liberté d'association que
notre législation repoussait et qu'aujourd'hui même on n'ose pas
établir[399]. Enfin, l'un des premiers du côté catholique[400], il
pousse le cri de la liberté d'enseignement, ayant ainsi l'honneur
d'ouvrir une campagne qui devait être si glorieuse et si
profitable[401].

[Note 398: _Ibid._ du 7 décembre 1830, des 3 janvier, 7 février, 29
mai 1831.]

[Note 399: _Ibid._ des 17 octobre, 7 décembre 1830 et 21 mars 1831.]

[Note 400: Rappelons toutefois que l'_Avenir_ avait été devancé, sur
ce point comme sur beaucoup d'autres, par le _Correspondant_.]

[Note 401: _Avenir_ des 17, 18, 25 octobre 1830.]

Dans cette revendication de toutes les libertés, il apporte une
hardiesse dont la confiance extrême et presque naïve fait parfois un
peu sourire notre expérience plus sceptique, mais aussi une sincérité
généreuse et passionnée, qui donne à son langage un accent
particulier. Écoutez, par exemple, Lacordaire, parlant de la liberté
de la presse: «Catholiques, croyez-moi, laissons à ceux qui n'ont foi
qu'aux princes de la terre les espérances de la servitude.
Laissons-les dire que tout est perdu si la presse parle... Ce sont des
enfants d'un jour qui n'ont pas encore vu d'éclipse, et qui se tordent
les mains en invoquant je ne sais quels dieux. Pour nous, voyageurs
depuis longtemps sur cette terre, ne nous troublons pas de si peu, et,
notre crucifix sur la poitrine, prions et combattons. Les jours ne
tuent pas les siècles, et la liberté ne tue pas Dieu[402].» Nobles
paroles, mais où l'on peut déjà entrevoir cette exagération, cette
manie de l'absolu, qui devaient faire condamner le libéralisme de
l'_Avenir_. Celui-ci n'en venait-il pas à déclarer que le régime de la
presse, en 1830, ce régime dont les auteurs des lois de septembre
estimeront bientôt nécessaire de restreindre la licence, était une
insupportable tyrannie? «Nous voulons la licence de la presse[403]»,
disait l'_Avenir_. Mêmes excès pour toutes les autres libertés. La
décentralisation, au point où la pousse ce journal, serait la pure
anarchie. Traite-t-il de la liberté de conscience, au lieu de s'en
tenir aux nécessités incontestables de son temps et de son pays, il se
lance dans des théories, au moins inutiles et imprudentes, sur le
droit de coercition. Quelles que soient les questions politiques qui
se soulèvent, l'_Avenir_ met son point d'honneur à adopter les idées
qui règnent alors dans la démocratie la plus avancée; il réclame,
comme étant le corollaire de la révolution de Juillet, la suppression
des armées permanentes, de la pairie héréditaire et même de toute
Chambre haute, l'établissement du suffrage universel, tempéré, il est
vrai, par l'élection à plusieurs degrés. En théorie du moins, il se
proclame républicain; Lamennais déclare «qu'un seul genre de
gouvernement peut exister aujourd'hui en France: la république»; on
n'a le choix, ajoute-t-il, «qu'entre deux régimes: celui du sabre ou
celui de l'opinion, le despotisme militaire ou la république». Il veut
bien, cependant, comme La Fayette et ses amis, conserver une royauté
nominale; tant que le Roi, dit-il, «ne sera que ce qu'il doit être,
l'exécuteur des ordres souverains de la nation réellement représentée,
son hérédité, loin d'être à craindre, ne sera qu'une garantie de plus
pour la durée de la liberté; point de cour, une liste civile modeste,
et il ne nous restera rien à désirer de ce côté[404]».

[Note 402: _Avenir_ du 7 décembre 1830, des 21 mars, 12 et 17 juin
1831.]

[Note 403: L'_Avenir_ ajoutait: «Nous n'entendons pas dire que ce
genre d'abus n'est pas un très-grand crime. Seulement, nous croyons
que ce crime est, comme beaucoup d'autres, spécialement du ressort de
la loi divine. Il en est, suivant nous, du libelliste comme du
parjure, que le législateur ne peut utilement atteindre que dans de
rares occasions.»]

[Note 404: _Avenir_ du 17 octobre 1830, des 27 janvier et 9 mars
1831.]

À l'extérieur, l'_Avenir_ se passionne pour toutes les causes
généreuses qui font alors battre le coeur de la France libérale. Nul
ne suit d'un coeur plus vraiment ému l'Irlande, la Belgique ou la
Pologne. C'est un des sujets les plus fréquemment traités par les
rédacteurs. Que d'angoisses aux heures critiques ou obscures! Que de
cris de joie pour saluer les succès! Que de larmes de douleur et de
colère versées sur les défaites! Dieu nous garde de disputer, avec ces
esprits jeunes et chauds, sur la mesure de leur enthousiasme ou de
leur douleur! Condamnés aujourd'hui, par patriotisme, à plus de
froideur et d'égoïsme, respectons du moins, envions même les
sympathies peut-être trop expansives d'une génération plus heureuse.
Mais où notre critique commence, c'est quand, à la suite de Carrel, de
Mauguin, de Lamarque, l'_Avenir_ vient combattre et flétrir la
politique pacifique et prudente du gouvernement, la qualifie de
«honteuse suite de bassesses et de lâchetés qui auraient à jamais
déshonoré la France au dehors, si la France en était complice»; quand
il pousse au renversement de «l'oeuvre impie des traités de Vienne»,
et entrevoit, avec complaisance, «la purification» de la patrie «au
feu d'une effroyable guerre». À l'entendre, nous devrions le secours
de nos armes à tous les peuples insurgés. «Pouvions-nous, dit-il,
faire ce que nous avons fait, sans que la liberté comptât partout sur
notre concours?» Il n'a que raillerie et mépris pour notre diplomatie
dans l'affaire belge, pour ce qu'il appelle «les infâmes intrigues et
la révoltante duplicité» de nos ministres. Ne va-t-il pas jusqu'à
affirmer que ces ministres ne veulent pas d'une Belgique libre,
catholique et indépendante, par crainte de la comparaison; que leur
dessein secret est de la rendre à la Hollande, et n'engage-t-il pas
les Belges à se défier et à se débarrasser de notre «protection»! En
face de la Pologne non secourue dans sa défaite, l'_Avenir_ n'a pas
assez d'imprécations contre ces gouvernants, «devenus comme ces
statues de bronze que les peuples arrosaient de sang pour les
attendrir, mais qui n'avaient point de coeur et qui ne rendaient
d'oracles qu'en faveur de la victoire»; il flétrit ceux qui ont
«abandonné nos vieux frères d'armes» et se sont ainsi «rendus
coupables du sang des enfants de la Pologne, sang qui retombera sur
eux et les marquera d'un signe d'opprobre et de malédiction». Les
sympathies de l'_Avenir_ sont d'autant plus ardentes que, par une
singulière coïncidence, plusieurs des mouvements populaires qui
agitent alors l'Europe, ont un caractère plus catholique que les
gouvernements de cette époque: ainsi en Irlande, avec O'Connell; ainsi
en Belgique, avec Félix de Mérode; ainsi en Pologne, où les armées
chantent des hymnes à la Vierge, où les curés marchent au combat, en
tête de leurs paroissiens, où les religieux revêtent les vieilles
armures trouvées dans leur couvent, et forment des compagnies de
cavalerie. Dans d'autres pays, sans doute, en Allemagne, en Espagne,
en Italie, les agitateurs en veulent autant à l'Église qu'au pouvoir
civil; l'_Avenir_, sympathique à leur cause politique, mais rebuté par
leur irréligion, est visiblement embarrassé. «Tant que ceux qui
conspirent pour la liberté de l'Espagne et de l'Italie, dit-il,
regarderont la foi catholique comme leur principal obstacle, nous ne
pourrons applaudir à leurs efforts; nous reconnaîtrons ce qu'il y a de
juste dans leurs plaintes, de sacré dans l'espérance des peuples; mais
nous nous souviendrons qu'il appartient à des âmes plus pures de poser
les fondements de la liberté d'un pays.» Aussi détourne-t-il bientôt
ses regards de ces contrées «où la liberté est ennemie de Dieu», pour
les fixer au contraire, avec complaisance, sur ces terres d'Irlande,
de Belgique et de Pologne, où il croit voir l'application de ses idées
et l'exemple proposé aux autres nations[405].

[Note 405: _Avenir_ des 17 décembre 1830, 1er, 5, 18, 29 janvier, 1er,
10 mars, 16, 17, 23 avril, 10 mai, 9, 13 juin, 1er et 20 juillet
1831.]

Dans la fascination troublante d'une telle contemplation, ces
insurrections partielles apparaissent à l'_Avenir_ comme le prologue
d'un immense bouleversement, nécessaire à la régénération de la
société. Cette vision obsédait depuis longtemps l'imagination de
Lamennais, et c'est sur ce sujet que s'était exercée le plus
volontiers sa verve prophétique. À force de prévoir, d'attendre cet
universel soulèvement, l'_Avenir_ semble l'appeler, le provoquer, le
désirer. Est-ce pour le justifier d'avance qu'il rappelle aux peuples
la doctrine des théologiens du moyen âge sur le droit de sédition et
examine soigneusement le cas de conscience de l'émeute? Trompé par ce
qu'il voit à Dublin, à Bruxelles, à Varsovie, il se flatte que partout
les peuples placeront la croix sur le drapeau de leur révolte, et
cette illusion met à l'aise sa conscience, quand il lance contre les
rois des invectives qui semblent parfois presque renouvelées des
rhéteurs de la Convention[406]. Cette révolution attendue «part de
Dieu», dit l'_Avenir_; elle est «une oeuvre divine»; dans le
catholicisme est le principe de ce mouvement. «N'est-ce pas en effet,
demande Lamennais, partout les peuples catholiques qui s'émeuvent,
comme si les premiers ils eussent eu la vision des destinées futures
réservées au genre humain? Quelque chose les attire, de doux comme
l'espérance; quelque chose les presse, de puissant comme Dieu.» Et le
nouveau prophète ajoute: «Je vous le dis, le Christ est là.» Ce serait
un crime et une folie de lutter contre une aussi sainte et aussi
inévitable révolution; ce serait résister «à ce que Dieu même a rendu
nécessaire; et le mal en soi, le mal essentiel n'est que cette
opposition à Dieu». Sorte de fatalisme, familier à Lamennais, et dont
on voit tout de suite le péril et l'immoralité. Bien loin de s'opposer
à ces mouvements populaires, le clergé et la papauté doivent se mettre
à leur tête, afin de les régler et les purifier. Rompre avec les rois
pour faire alliance avec la démocratie, abandonner les débris
terrestres d'une grandeur ruinée, reprendre la houlette du pasteur et,
s'il le faut, la chaîne du martyr, accepter toutes les chances de la
guerre déclarée entre les peuples et les souverains, braver
l'hostilité ou les persécutions de ces derniers, dans l'espérance que
la liberté religieuse sortira de la liberté générale, tel est, de
l'aveu même de Lamennais[407], le programme que l'_Avenir_ prétend
imposer à l'Église. De telle sorte qu'après avoir conseillé fort
sagement au clergé de rompre la solidarité qui paraissait l'unir à la
royauté, on le poussait à contracter avec la révolution une alliance
bien autrement périlleuse et injustifiable[408].

[Note 406: «Nous n'attendons rien des rois; mais nous attendons
beaucoup des peuples, qui nous semblent être les instruments choisis
de Dieu, pour rétablir son règne sur la terre.» (Lamennais.)--«Les
rois ont été bien coupables, et chaque jour ils ajoutent à leur faute
contre la religion et la liberté des fautes qui font pressentir que
leur réprobation s'accomplira peut-être jusqu'au bout, et que la
tribune de France aura prophétisé quand elle disait: Les rois s'en
vont... Que les rois descendent en paix dans leur tombe; leur sort est
accompli... Nous voulons séparer notre cause de la leur.»
(Lacordaire.)--«Rois de l'Europe, rois sans foi, sans amour, rois qui
avez oublié Dieu, tous vous serez atteints; tous vous connaîtrez la
faiblesse de ces trônes où vous avez cru vous asseoir sans lui.»
(Montalembert.)]

[Note 407: Voir _Affaires de Rome_, par LAMENNAIS, p. 27.]

[Note 408: _Avenir_ des 27 octobre, 17 décembre 1830, 12 février, 21
avril, 29 mai, 9, 28, 29 juin, 1er juillet 1831.]

Ainsi, sur presque toutes les questions intérieures et extérieures,
l'_Avenir_, sans s'inféoder au parti de l'Hôtel de ville, en arrive
cependant à soutenir les mêmes thèses. Il souscrit pour aider la
_Tribune_ à payer ses amendes. Il est devenu l'adversaire des hommes
de «la résistance», qu'il qualifie de «je ne sais quels échappés de
tous les despotismes qui ont tour à tour écrasé la France»; leur
politique lui paraît «un système inepte, contraire à notre honneur au
dehors, à nos droits au dedans». Peu à peu, son langage change
complétement à l'égard de la monarchie, qu'il avait d'abord bien
accueillie. Avec tous les journaux d'extrême gauche, il reproche au
gouvernement de Juillet de méconnaître la révolution de 1830, qui doit
être tout autre chose qu'une simple substitution de roi. «En disputant
à l'opinion, dit-il, ses plus nobles et ses plus belles conquêtes, en
l'irritant par ses lenteurs, en l'effrayant par ce qu'il laisse
soupçonner de ses desseins, le pouvoir expose non-seulement sa
considération, mais son existence même.» «La société ne recule pas,
s'écrie encore l'_Avenir_, ne tentez pas ce qui en a perdu déjà
d'autres; votre force, c'est obéir au voeu national; vous n'avez que
celle-là.» Il se plaît à rappeler que la monarchie repose sur un
contrat synallagmatique, dont il menace de faire prononcer la nullité
pour inexécution des conditions. De jour en jour, le ton devient plus
agressif, plus injurieux[409].

[Note 409: _Avenir_ des 17 octobre, 29 novembre 1830, 27 janvier, 12
février, 7 avril, 28 mai, 9 juin, 28 juin, 1er juillet 1831.--Dans
l'âme violente et malade de Lamennais, l'hostilité et le mépris contre
le gouvernement de juillet dépassent bientôt toutes les bornes. Lisez
ce qu'il écrivait dans ses lettres intimes, vers la fin de l'_Avenir_:
«Lâcheté au dehors, tyrannie au dedans, voilà pour le gouvernement,
parjure à toutes ses promesses, ne concevant rien que le despotisme.»
(Lettre du 8 novembre 1831.) «Le gouvernement se jette à corps perdu
dans le despotisme; il appelle cela «faire du pouvoir» et se croit
fort quand il a juré. Il me semble voir un Vitellius faisant atteler
six chevaux à son char, pour arriver plus vite aux Gémonies. Nos gens
s'y rendent au grand galop, et je leur souhaite bon voyage.» (Lettre
du 9 novembre 1831.) Or, ne l'oublions pas, à cette époque, le pouvoir
était aux mains de M. Casimir Périer. Lamennais était parvenu à faire
partager son trouble et sa colère à son jeune ami M. de Montalembert.
Celui-ci, dans une sorte d'égarement douloureux, causé par l'abandon
de la Pologne, écrivait, sous forme de préface au _Livre des pèlerins
polonais_ par Mickiewicz, une diatribe d'une véhémence inouïe contre
les «lâches» et les «despotes» qui gouvernaient et «déshonoraient» la
France; il montrait celle-ci «livrée à d'effrontés jongleurs,
exploitée par une horde d'administrateurs éclos du despotisme
impérial, par une magistrature qui semble commissionnée pour tuer la
loi dans l'estime des hommes, par des parquets tenant à la fois de la
nature du laquais et de celle du bourreau... On dirait que des
eunuques ont été chargés de lui faire subir l'antique supplice de la
femme adultère: ils l'étouffent dans la boue.» Ajoutons d'ailleurs
que, plus tard, M. de Montalembert a noblement répudié ce péché de
jeunesse, et qu'en publiant ses oeuvres complètes, il en a
volontairement exclu ce morceau.]

Même intempérance dans les questions plus exclusivement religieuses.
L'_Avenir_ répudie le vieux gallicanisme, auquel il reproche, non sans
raison, d'être à la fois trop indépendant à l'égard du Pape et trop
dépendant à l'égard du pouvoir civil; mais pourquoi le faire avec une
colère outrageante? «Nous repoussons avec dégoût, dit-il, les opinions
qu'on appelle gallicanes.» Et il accable de sarcasmes «la religion de
Louis XIV et de Bossuet, tuée, le 28 juillet 1830, à la cent
quarante-huitième année de son âge[410]». Il prétend y substituer un
ultramontanisme excessif, provoquant, qui n'est nullement conforme aux
doctrines ni surtout aux procédés de l'Église romaine. Par moments
même, quand Lamennais tient la plume, l'_Avenir_ semble aller jusqu'à
la théocratie et rêver pour le Souverain Pontife une sorte de
prééminence politique; tel lui paraît être le terme de la révolution
universelle tant annoncée, et déjà l'impatient journal salue le
nouveau Grégoire VII, dont la parole et la volonté changeront la
constitution du monde et «fonderont la dernière époque de la société
humaine ici-bas[411]».

[Note 410: «Elle naquit à Paris, dit l'_Avenir_, le 19 mars 1682.
Bossuet la porta, dans son berceau, à Louis XIV, qui la trouva bien et
le dit à madame de Maintenon. Madame de Maintenon fut de son avis.
C'était naître sous d'heureux auspices, et le sourire du plus grand
roi d'Europe valait bien le souffle du Saint-Esprit. Tout le monde le
crut, excepté le Pape: vieillard opiniâtre, qui s'imaginait qu'une
religion ne pouvait pas venir au monde sans qu'il en sût quelque
chose...» L'article continue sur ce ton.]

[Note 411: _Avenir_ des 16, 18 octobre, 9 novembre, 27 décembre 1830.]

Dans sa réaction contre la dépendance civile qui était une des
faiblesses du clergé gallican, l'_Avenir_ ne se contente pas de
vouloir l'Église indépendante; il la veut séparée complétement de
l'État. Avec cette logique absolue et aveugle qui est une des formes
de l'esprit révolutionnaire, il dénonce le Concordat et supprime le
budget des cultes; cette suppression est même une des thèses que le
journal développe avec le plus de persistance et d'éclat. «Quiconque
est payé, dit-il, dépend de qui le paye... Le morceau de pain qu'on
jette au clergé est le titre de son oppression... Un jour viendra
qu'un prêtre se présentant au Trésor, le dernier employé lui fera
baisser les yeux, et j'ose dire que la chose arrive déjà.» Le clergé
doit non-seulement renoncer au traitement qui est la représentation de
ses biens confisqués, mais évacuer les vieilles églises qu'il a
bâties depuis des siècles[412]. Quant aux difficultés pratiques,
l'_Avenir_ croit qu'il suffit, pour les résoudre, d'un éclat de
rhétorique généreuse. Comment l'Église vivra-t-elle sans sa dotation?
Et quand je l'ignorerais, répond-il, j'ignore bien davantage comment
elle vivra sans liberté. «La pauvre Irlande ne nourrit-elle pas ses
prêtres? n'a-t-elle pas refusé l'argent offert par l'Angleterre,
craignant que ce ne fût le prix de sa liberté? Le clergé sera dans
l'indigence, mais il a les promesses de l'Évangile; or nous ne savons
du lendemain qu'une chose, c'est que la Providence se lèvera plus
matin que le soleil.» L'_Avenir_ ajoute: «Vous serez comme le
prolétaire, avec Dieu de plus pour patrimoine, avec l'espérance qui ne
trompe pas, avec des millions d'âmes qui vous aiment. Votre maître
n'en avait pas tant, et il a vécu. Ne pouvez-vous conquérir une
seconde fois le monde, et si vous ne le pouvez pas, pourquoi
voulez-vous que le monde entretienne à grands frais une ombre décédée?
Votre tombeau lui coûte trop cher, si la vie n'y est pas[413].»

[Note 412: Un jour qu'une de ces églises venait d'être violée par
ordre administratif, Lacordaire s'écriait, dans un langage singulier
où l'éloquence se mêle à la déclamation: «Maintenant que ferez-vous,
catholiques? Que dirai-je de votre part à vos oppresseurs? Pour moi,
je ne puis me défendre d'une réflexion, c'est que si vous mettiez vos
autels dans une grange qui fût à vous, au lieu de les mettre dans un
édifice qui appartient à l'État de près ou de loin, vous seriez libres
à jamais de ces orgies du pouvoir. Quelques bottes de paille vous
défendraient mieux que les colonnes et les marbres qu'on vous a volés,
pour avoir le droit de vous donner une hospitalité sans regret et sans
compassion. Qu'y a-t-il dans ces murailles qui vous attache si fort?
Vos pères les ont bâties; mais vos pères n'y sont plus; on n'y a pas
même laissé leur poussière. Monuments magnifiques et vides, une chose
restait qui aurait pu les rendre sacrés et dignes de Dieu, une chose
qui est partout sur le sol de France, la liberté. Eh bien, la liberté
n'est plus au coin de l'autel; ou vient d'y accorder un droit d'asile
éternel à la servitude. Fermons donc les portes, et que la servitude y
dorme en paix sous la garde des sous-préfets. Un jour, quand les âges
et la solitude auront noirci nos dômes, fait pencher nos flèches,
brisé nos vitraux, abattu à demi nos croix; quand la lumière des
nuits, faisant tomber peu à peu nos pierres bénies, éclairera les
ruines du sanctuaire à travers les voûtes; un jour, les peuples
passant à côté, leurs enfants à la main, ceux-ci leur diront:
Qu'est-ce que ces vieilles tours et ces pans qui s'en vont? Les pères
regarderont; ils prendront leurs petits, et les élevant jusqu'à la
fenêtre pour qu'ils voient, ils leur diront: C'est qu'il y eut là
autrefois des hommes qui priaient Dieu, et qui s'en allèrent parce
qu'on en chassa la liberté.»]

[Note 413: _Avenir_ des 18, 27, 30 octobre, 2, 29 novembre 1830, 6
janvier, 27 avril 1831.]

De toutes les témérités de l'_Avenir_, nulle ne fut plus
déraisonnable, nulle ne porta davantage la marque du trouble alors
régnant que celle qui lui faisait faire ainsi table rase de tout
l'établissement de l'Église, pour la ramener en quelque sorte aux
catacombes et la jeter dans l'inconnu et le péril d'une conquête
nouvelle. Nulle n'eut alors plus de retentissement et ne causa plus
d'émotion, de scandale, surtout parmi les autorités ecclésiastiques,
justement surprises et irritées de voir de simples prêtres ou même des
laïques, faire ainsi, en leur nom, un abandon qu'elles ne leur
avaient pas donné mandat de faire.

Tel fut l'_Avenir_, singulier mélange d'éloquence et de déclamation,
de générosité enthousiaste et de passion parfois sans justice comme
sans justesse, de vues nouvelles et de chimères téméraires, de
fécondes prévisions et d'erreurs stérilisantes!


IV

Les fondateurs de l'_Avenir_ ne se contentaient pas d'agir par la
presse. Ils instituèrent à Paris une _Agence générale pour la défense
de la liberté religieuse_, à laquelle se rattachaient des comités
locaux. Cette agence réunit, en six mois, 31,513 francs. Sous son
impulsion, plusieurs journaux se fondèrent en province, à Nantes, à
Strasbourg, à Nancy; des pétitions, revêtues de quinze mille
signatures, furent adressées aux Chambres, pour réclamer la liberté
d'enseignement; une souscription pour l'Irlande affamée produisit
70,000 francs. L'_Agence_ avait surtout en vue la résistance légale et
judiciaire aux mesures oppressives; elle soutint plusieurs procès: il
s'agissait tantôt d'un modeste citoyen ou d'un curé, poursuivis pour
avoir ouvert une école; tantôt d'une communauté religieuse, inquiétée
dans son existence. Elle engagea une triple instance à l'occasion de
l'expulsion des Trappistes de la Meilleraye. Lacordaire avait
particulièrement le goût de ces luttes à la barre des tribunaux; il
estimait que, dans les pays libres, les grandes causes se traduisent,
comme à Rome et en Angleterre, en procès débattus au grand jour de la
publicité judiciaire. Plusieurs fois, jusqu'à ce qu'il en fût empêché
par une décision du conseil de discipline, le jeune abbé plaida, comme
avocat, à l'audience de la police correctionnelle, dans des
contestations qui avaient pour objet l'émancipation du prêtre et du
citoyen catholiques. «Je me rappelle, a écrit plus tard M. de
Montalembert, la surprise d'un président de Chambre, découvrant un
jour, sous la robe d'avocat, ce prêtre dont le nom commençait à
poindre. En fouillant dans les journaux du temps, on trouverait bien
quelques rayons de cette parole, déjà si virile, qui semait le trouble
dans les rangs des substituts et qui électrisait l'auditoire. Un jour,
en répondant à un avocat du Roi qui s'était hasardé à lui dire que les
prêtres étaient les ministres d'un pouvoir étranger, Lacordaire
s'était écrié: Nous sommes les ministres de quelqu'un qui n'est
étranger nulle part, de Dieu! Sur quoi l'auditoire, rempli de ce
peuple de Juillet si hostile au clergé, se mit à applaudir. On lui
criait: Mon prêtre, mon curé, comment vous nommez-vous? Vous êtes un
brave homme[414]!» Une autre fois, d'une voix frémissante, il jetait
au tribunal l'appel de saint Paul, _Cæsarem appello_, qu'il traduisait
hardiment, aux applaudissements passionnés de l'auditoire: J'en
appelle à la Charte.

[Note 414: _Le Père Lacordaire_, par M. DE MONTALEMBERT.]

Le gouvernement fournit lui-même l'occasion d'un débat judiciaire plus
éclatant encore, en déférant à la cour d'assises deux articles de
l'_Avenir_, l'un de Lamennais, l'autre de Lacordaire. Les deux prêtres
comparurent, le 31 janvier 1831, entourés de leurs amis. Le public
vint, nombreux, généralement sympathique. Lamennais était assisté par
un avocat non catholique, mais libéral, M. Janvier. Lacordaire se
défendit lui-même: de touchants retours sur sa jeunesse, la hardiesse
et l'originalité de ses idées, son talent intéressèrent et émurent
l'auditoire. «Mon devoir est accompli, dit-il en terminant; le vôtre,
messieurs, est de me renvoyer absous de cette accusation. Ce n'est pas
pour moi que je vous le demande; il n'y a que deux choses qui donnent
du génie, Dieu et un cachot; je ne dois donc pas craindre l'un plus
que l'autre. Mais je vous demande mon acquittement comme un pas vers
l'alliance de la foi et de la liberté, comme un gage de paix et de
réconciliation... Je vous le demande encore, afin que ces despotes
subalternes, ressuscités de l'Empire, apprennent, au fond de leurs
provinces, qu'il y a aussi une justice en France pour les catholiques,
et qu'on ne peut plus les sacrifier à de vieilles préventions, à des
haines d'une secte désormais finie. Voilà donc, messieurs: je vous
propose d'acquitter Jean-Baptiste-Henri Lacordaire, attendu qu'il n'a
point failli, qu'il s'est conduit en bon citoyen, qu'il a défendu son
Dieu et sa liberté; et je le ferai toute ma vie, messieurs.» Des
applaudissements accueillirent cette péroraison. L'audience durait
depuis près de douze heures, et l'agitation de l'auditoire allait
croissant. Enfin, à minuit, le jury rentra dans la salle, apportant un
verdict d'acquittement. Les disciples de Lamennais le couvrirent
d'embrassements; le public prenait part à leur joie et à leur
triomphe. Lacordaire revint seul avec Montalembert. «Sur le seuil de
sa porte, raconte ce dernier, je saluai en lui l'orateur de l'avenir:
il n'était ni enivré, ni accablé de son triomphe. Je vis que pour lui,
ces petites vanités du succès étaient moins que rien, de la poussière
dans la nuit. Mais je le vis avide de répandre la contagion du
dévouement et du courage, et ravi par ces témoignages échangés de
tendresse désintéressée et de foi mutuelle, qui valent mieux, dans les
coeurs jeunes et chrétiens, que toutes les victoires.»

Ce succès encourageait les rédacteurs de l'_Avenir_ à porter la lutte
sur le terrain judiciaire. Ainsi leur vint l'idée de ce qu'on a appelé
le «procès de l'école libre». La Charte avait promis la liberté
d'enseignement, mais l'Université n'en maintenait pas moins toutes les
rigueurs de son monopole. Le recteur de Lyon ne venait-il pas
d'enjoindre aux curés de cette ville de renvoyer les enfants de choeur
auxquels ils donnaient gratuitement des leçons? Les directeurs de
l'_Agence_ estimèrent qu'en telle matière, des articles de journaux et
des pétitions ne suffisaient pas, qu'il fallait saisir plus vivement
le pays de cette question. Le 29 avril 1831, ils annoncent que trois
d'entre eux, MM. Lacordaire, de Montalembert et de Coux, vont ouvrir à
Paris une école libre gratuite. «La liberté se prend et ne se donne
pas, disent-ils dans leur manifeste... L'Université poursuit la
liberté de l'enseignement jusque dans les enfants de choeur; eh bien,
nous la mettrons aux prises avec des hommes.» Un local est loué, rue
des Beaux-Arts; le commissaire de police est prévenu, et, le 7 mai
1831, l'école s'ouvre. Les élèves sont neuf enfants appartenant aux
familles pauvres du voisinage. Des hommes de lettres, des personnages
politiques appartenant à l'opinion libérale assistent à cette
inauguration. Lacordaire débute par un discours très-vif contre
l'Université; puis les classes commencent. Survient la police qui
déclare l'école fermée et ordonne aux enfants de sortir; Lacordaire,
au nom de l'autorité paternelle, les somme de rester; et ces écoliers,
sans avoir probablement une parfaite intelligence de la grande cause
pour laquelle ils combattent, s'écrient à plusieurs reprises: «Nous
resterons!» Les maîtres prolongent la résistance dans la mesure
nécessaire pour établir qu'ils cèdent seulement à la force. Peu de
temps après, les instituteurs improvisés sont cités en police
correctionnelle: c'est le procès qu'ils attendaient et désiraient. Ils
demandent à être traduits devant le jury. Pendant ces débats
préliminaires, le jeune Montalembert est appelé à la pairie, par le
décès de son père, en vertu du principe mourant de l'hérédité;
aussitôt il revendique, pour lui et ses coaccusés, la juridiction des
pairs. Les trois prévenus comparaissent devant la haute Chambre, en
septembre 1831. Heureux d'avoir une telle tribune pour proclamer leurs
idées, ils se défendent eux-mêmes avec l'audace de leur jeunesse et de
leur conviction; leurs discours sont moins un plaidoyer qu'un appel à
l'opinion et une éclatante profession de leur foi religieuse et
libérale; ce langage si nouveau est écouté par les pairs avec une
surprise qui n'est pas sans bienveillance. La loi était formelle; les
accusés sont condamnés, mais seulement à cent francs d'amende.

L'âme vaillante des jeunes amis de Lamennais jouissait singulièrement
de ces nobles combats pour «Dieu et la liberté». Le 29 octobre 1831,
Lacordaire écrivait à son plus cher compagnon d'armes: «Si court que
soit le temps, il n'ôtera rien aux délices de l'année qui vient de
passer; elle sera éternellement dans mon coeur comme une vierge qui
vient de mourir.» Bien longtemps après, le souvenir de cette époque
demeurait tout brûlant chez ceux qui avaient vécu d'une telle vie:
«Jours à la fois heureux et tristes, disait encore Lacordaire peu
avant de mourir, jours comme on n'en voit qu'une fois dans sa vie!» Et
M. de Montalembert s'écriait, au seul rappel de ces lettres: «Quelle
vie dans les âmes! Quelle ardeur dans les intelligences! Quel culte
désintéressé de son drapeau, de sa cause! Que de sillons profonds et
féconds, creusés dans les jeunes coeurs d'alors, par une idée, par un
dévouement, par un grand exemple, par un acte de foi ou de courage!...
Pour savoir ce qu'il éclata alors d'enthousiasme pur et désintéressé,
dans les presbytères du jeune clergé et dans certains groupes de
francs et nobles jeunes gens, il faut avoir vécu dans ce temps, lu
dans leurs yeux, écouté leurs confidences, serré leurs mains
frémissantes, contracté, dans la chaleur du combat, des liens que la
mort seule a pu briser[415].»

[Note 415: _Le Père Lacordaire_, par M. DE MONTALEMBERT.]

La petite armée de l'_Avenir_ rencontrait en effet d'ardentes
sympathies, surtout dans le jeune clergé[416]. Les abonnés du journal
n'atteignirent jamais trois mille; mais, à cette époque, ce chiffre
était relativement plus considérable qu'aujourd'hui. Les rédacteurs
recevaient des lettres flatteuses de tous les pays: c'était tantôt un
séminaire bavarois, tantôt un couvent de femmes, qui leur envoyait des
adresses de félicitations. Les catholiques belges, encore frémissants
de leur révolution, les acclamaient. Une souscription ouverte pour
payer les frais d'un de leurs procès produisait, en quelques jours,
plus de 20,000 francs, bien que la majorité des donateurs ne
figurassent que pour cinq centimes: des paroisses entières avaient
souscrit, leurs curés en tête. En mai 1831, l'_Avenir_, ayant annoncé
ses embarras financiers, recevait immédiatement, de France et de
Belgique, 70,000 francs. Au mois d'octobre suivant, M. de
Montalembert, qui faisait, entre Lyon et Marseille, un voyage de
propagande, rencontrait partout un accueil enthousiaste. En dehors
des catholiques, parmi les libéraux jeunes et sincères, l'impression
était celle d'un étonnement sympathique. Pendant que la robe d'un
prêtre ne pouvait se montrer dans la rue sans être insultée,
Lacordaire la faisait applaudir à la barre des tribunaux, et ceux-là
même qui venaient peut-être de crier: À bas les Jésuites! demandaient
aux journalistes catholiques de leur faire des cours sur les diverses
branches des sciences politiques et religieuses. Sans doute, on était
encore loin de l'union rêvée par l'_Avenir_, entre les libéraux et les
catholiques; toutefois un premier pas était fait, et l'espérance
semblait permise.

[Note 416: L'abbé Dupanloup, fort animé contre l'_Avenir_, écrivait au
cardinal de Rohan: «Le jeune clergé est terriblement accessible à ces
doctrines de schisme, d'orgueil et de liberté effrénée.» Et encore:
«M. de La Mennais est l'idole des jeunes prêtres qu'il entraîne dans
l'indépendance politique et la rébellion religieuse.» (_Vie de Mgr
Dupanloup_, par l'abbé LAGRANGE, t. I, p. 130, 132.)]


V

Malgré ce succès en apparence si brillant, l'_Avenir_ se heurtait à un
obstacle sur lequel il devait se briser. Nous ne parlons pas du
mécontentement du pouvoir, mécontentement naturel, mais, somme toute,
assez inoffensif, et n'ayant abouti jusqu'ici qu'à fournir à Lamennais
et à Lacordaire l'occasion d'un petit triomphe judiciaire. Nous ne
parlons même pas de l'hostilité, plus grave cependant, des
légitimistes, qui formaient alors une partie considérable des
catholiques. L'obstacle était surtout dans l'Église elle-même, dans
l'autorité ecclésiastique. Les évêques, nommés presque tous sous la
Restauration, généralement royalistes et de tendance gallicane, plus
préparés à monter l'escalier des rois qu'à descendre sur la place
publique, à solliciter discrètement l'appui des gouvernements qu'à
faire bruyamment appel à l'opinion, auraient eu déjà grand'peine à
accepter les doctrines et les procédés de l'_Avenir_, même si celui-ci
avait évité toute exagération. Que devait-ce donc être en présence
d'excès de fond et de forme, bien faits non-seulement pour effaroucher
leurs habitudes et leurs préjugés, mais aussi pour inquiéter leur
sagesse! Pouvaient-ils approuver ou seulement tolérer qu'on demandât,
en leur nom, la suppression du Concordat et du budget des cultes? La
presse religieuse était alors une nouveauté. Les évêques n'étaient pas
accoutumés à s'entendre donner des conseils ou des leçons par des
écrivains qui n'avaient pas leur place dans la hiérarchie; il ne
pouvait leur plaire qu'un journal prétendît diriger chaque matin leur
clergé par-dessus leurs têtes et disposer, en dehors d'eux, de
l'attitude et des destinées de l'Église. Le nom de Lamennais n'était
pas fait d'ailleurs pour atténuer leurs défiances. Aucun sentiment
n'avait paru jusqu'alors plus étranger à ce prêtre que le respect de
l'autorité épiscopale. Déjà, à plusieurs reprises, dans ses polémiques
sous la Restauration, il l'avait maltraitée publiquement, avec une
audace méprisante. Il la ménageait encore moins dans sa conversation
et sa correspondance; les prélats ne l'ignoraient pas, et l'on conçoit
que plusieurs fussent disposés à voir dans ce langage une menace de
faction et de révolte. Faute grave de la part de Lamennais, faute
non-seulement contre la loi chrétienne, mais contre l'humaine
prudence. Que sa passion et son orgueil lui fissent dédaigner ces
évêques dont les idées pouvaient être un peu vieillies, il n'en
restait pas moins que, sans eux, rien ne pouvait être fait, dans
l'ordre religieux, de sérieux, de normal et de durable. C'est leur
concours qui, plus tard, de 1841 à 1850, fera la force et le succès de
la campagne, reprise par M. de Montalembert, pour la liberté
d'enseignement. Mis de côté ou bravés par Lamennais, avec un sans gêne
qui n'était pas le moindre signe de ce qu'il y avait de
révolutionnaire dans son entreprise, les évêques ne dissimulaient pas
leur mécontentement ou leur opposition. Non-seulement leur organe,
l'_Ami de la religion_, était en polémique ouverte avec l'_Avenir_,
mais plusieurs d'entre eux interdisaient la lecture du nouveau journal
à leurs prêtres, le blâmaient dans leurs mandements. À en croire
Lamennais, des ecclésiastiques étaient disgraciés, des jeunes gens
éloignés des ordres sacrés, parce qu'ils étaient connus pour être ses
partisans. Enfin, démarche plus grave, treize prélats, à la tête
desquels était Mgr de Clermont-Tonnerre, archevêque de Toulouse,
rédigèrent secrètement une censure des doctrines de l'_Avenir_ et
l'envoyèrent à Rome. Ceux même qui avaient le plus d'amitié pour
Lamennais s'inquiétaient de ses témérités; l'archevêque d'Amasie,
administrateur du diocèse de Lyon, le suppliait, dans les termes les
plus affectueux, de ne pas se mettre en lutte avec tout l'épiscopat:
«Comment, lui disait-il, ne pas être épouvanté, mon cher ami, de ce
_Væ soli!_ des divines Écritures qui retentirait à vos oreilles, porté
par les voix si imposantes des évêques de l'Église de France et du
Saint-Siége[417]?»

[Note 417: Plus tard, en 1841, quand cette prédiction se sera
réalisée, Lamennais, le coeur débordant de tristesse et d'amertume,
donnera lui-même le commentaire poignant de cette malédiction: «Il a
dit: _Væ soli!_ et cela est vrai en plus d'un sens. La solitude
devient pesante, surtout à mesure que l'on vieillit. Jeune, on porte
en soi tout un monde; mais ce monde s'évanouit bientôt. L'âme alors
s'en va, errant sur des ruines qui peu à peu s'effacent elles-mêmes,
vaine poussière que disperse le souffle du temps. Plus d'illusions, de
douces chimères, d'espérances lointaines, plus même de désirs. La vie
est une terre sans horizon. On s'assied là, sur la roche aride, au
pied d'un vieil arbre creux et dépouillé, et, en regardant le nuage
qui passe, on voudrait passer avec lui, être emporté comme lui, dans
ces régions où le pousse la tempête; on voudrait se perdre dans les
abimes inconnus des mers, avec l'eau du torrent qui gronde et gémit au
fond de la vallée stérile.» (_Discussions critiques et pensées
diverses_, CCLXXV.)]

Cette opposition croissante et venant de si haut rendait la situation
de l'_Avenir_ chaque jour plus difficile. Le nombre des abonnés
diminuait, les ressources financières s'épuisaient, le crédit moral
surtout était gravement atteint. Les rédacteurs eux-mêmes, si
vaillants, si passionnés qu'ils fussent, comprenaient l'impossibilité
de continuer. «Hélas! écrivait alors Lamennais, ce n'est pas le
courage que je perds, c'est la voix; je prévois que bientôt elle nous
manquera. Aucun moyen de résister à l'oppression épiscopale... À
chaque trimestre, de nombreux abonnés nous quittent en pleurant, pour
ne pas être obligés de quitter, qui son professorat, qui sa
cure[418].» Plus tard, Lacordaire, rappelant ses souvenirs, a mieux
résumé la situation: «Ce mouvement n'avait pas une base assez étendue,
il avait été trop subit et trop ardent, pour se soutenir pendant une
longue durée... Nous apparaissions au clergé, au gouvernement, aux
partis, comme une troupe d'enfants perdus sans aïeux et sans
postérité. C'était la tempête venant du désert, ce n'était pas la
pluie féconde qui rafraîchit l'air et bénit les champs. Il fallut
donc, après treize mois d'un combat de chaque jour, songer à la
retraite. Les fonds étaient épuisés, les courages chancelants, les
forces diminuées par l'exagération même de leur emploi[419].» Le 15
novembre 1831, l'_Avenir_ annonça qu'il suspendait sa publication.

[Note 418: Lettre du 9 novembre 1831.]

[Note 419: _Testament du Père Lacordaire_, p. 58.]


VI

Si Lamennais s'en fût tenu là, il n'y eût eu que demi-mal. Ce que les
idées de l'_Avenir_ avaient de bon, de fécond, eût germé peu à peu dans
les esprits; les exagérations eussent été oubliées, comme l'excentricité
passagère d'une heure de révolution; et, plus tard, assagis, mûris, les
promoteurs du mouvement auraient pu en reprendre la direction. Mais,
tout en faisant connaître que sa publication était interrompue,
l'_Avenir_ annonça, dans un langage où une exaltation alarmante se
mêlait aux promesses de soumission, que ses trois principaux rédacteurs,
Lamennais, Lacordaire et Montalembert, se rendaient à Rome, pour
soumettre leur oeuvre au jugement du Pape. «Si nous nous retirons un
moment, disait-il, ce n'est point par lassitude, encore moins par
découragement, c'est pour aller, comme autrefois les soldats d'Israël,
consulter le Seigneur en Silo.» Les motifs qui avaient déterminé les
rédacteurs de l'_Avenir_ étaient complexes: chez quelques-uns,
peut-être, le besoin de couvrir leur retraite, d'éviter le ridicule d'un
échec banal, et, en langage vulgaire, de faire une fin; chez les plus
pieux, chez Lacordaire certainement, le désir de protester de leur
orthodoxie, de rassurer leur conscience et de consoler leur coeur, en se
jetant dans les bras de leur père; chez Lamennais, la prétention de
continuer de plus près cette sommation dont il fatiguait le Pape, depuis
tant d'années, au nom de doctrines si changeantes, et l'orgueilleuse
confiance que l'autorité pontificale, ainsi pressée, ne pourrait lui
résister. «Mais si nous étions condamnés, demanda un jour Montalembert,
que ferions-nous?--Nous ne pouvons être condamnés», se contenta de
répondre Lamennais[420].

[Note 420: En 1829, alors que les gallicans demandaient au Pape de
censurer le livre des _Progrès de la révolution_, Lamennais ajoutait,
après avoir exprimé la certitude où il était de n'être pas condamné:
«Il y a des choses qui ne peuvent avoir lieu, _sans quoi les promesses
manqueraient_.» Donc, s'il y a contradiction entre ses doctrines et
l'infaillibilité, c'est l'infaillibilité qui doit succomber. Voilà
tout l'homme. S'il repoussait alors toute idée de révolte, ce n'était
pas qu'il fût prêt à se soumettre, c'est qu'il ne croyait pas à la
possibilité d'une censure.]

L'Église n'a jamais permis, même à de grands génies, de lui dicter une
politique. Elle se méfie des systèmes et ne veut pas s'enfermer dans
les étroites limites d'un parti, elle qui doit durer toujours et
s'étendre partout, l'_Avenir_,--d'ailleurs eût-il même été mieux
dégagé qu'il ne l'était de toute exagération et de toute
erreur,--n'était guère fait pour plaire à la Rome de 1831. Grégoire
XVI et ses ministres étaient peu portés vers les nouveautés libérales
et démocratiques: celles-ci ne leur apparaissaient guère que sous la
forme des insurrections qui venaient d'éclater dans les Légations. Le
Pape se sentait menacé par la révolution à laquelle on prétendait lui
faire tendre la main, et se soutenait avec l'appui des gouvernements
qu'on lui ordonnait de maudire. Ces gouvernements réclamaient la
condamnation du nouveau journal dans leurs notes diplomatiques, et les
légitimistes, qui avaient des intelligences à la cour romaine,
agissaient dans le même sens. Tout concourait donc à faire échouer les
rédacteurs de l'_Avenir_, les permanentes exigences de la vérité comme
les intérêts passagers de la politique, la sagesse supérieure de
l'Église comme les opinions particulières des hommes qui la
représentaient en ce moment. Tels étaient les obstacles dont
s'imaginaient triompher facilement trois voyageurs qui arrivaient à
Rome, précédés par les dénonciations des puissances et par les
censures des évêques.

Le Pape ne demandait qu'à se taire. Malgré les sollicitations des
adversaires de l'_Avenir_, il avait jusqu'ici refusé de se prononcer
contre lui. Il répugnait à infliger un blâme à des esprits que
l'excitation révolutionnaire avait momentanément troublés, mais qu'il
savait généreux, vaillants et dévoués à l'Église. Avec cette patience
romaine qui connaît la force du temps, il comptait sur la discussion
et l'expérience pour tempérer ce qu'il y avait d'excessif, et corriger
ce qu'il y avait de faux dans cette oeuvre. N'est-il pas étrange que
ceux-là même qui étaient le plus intéressés à lui voir garder cette
sorte de neutralité, le missent en demeure d'en sortir? Grégoire XVI y
persista cependant, à la fois réservé pour dissiper les illusions des
trois pèlerins, et bienveillant pour prévenir leur révolte; évitant
soigneusement tout acte public qui eût pu les mortifier, sans leur
laisser ignorer qu'au fond il ne les approuvait pas; les détournant
d'insister pour une décision qui ne pouvait être favorable, en tâchant
de leur faire comprendre qu'on «laisserait le temps couvrir de ses
plis leurs personnes et leurs actes[421]»; résolu, en un mot, à
n'épargner aucun ménagement pour sauver ces téméraires. Plusieurs mois
s'écoulèrent ainsi, sans lasser la temporisation silencieuse et la
paternelle inaction du Pape.

[Note 421: _Testament du Père Lacordaire_, p. 64.]

Lamennais ne comprit pas ou ne voulut pas comprendre. «On ne peut pas
me condamner», répétait-il dans ses lettres; il croyait que, forcé de
parler, le Saint-Siége n'oserait blâmer l'_Avenir_. D'ailleurs, son
orgueil trouvait peut-être plus humiliant d'accepter que de subir une
défaite. Après un départ si solennel, comment revenir piteusement,
sans avoir pu même arracher une parole au pontife? Depuis longtemps,
Lamennais attendait impatiemment que la papauté obéît à ses impérieux
conseils; las, irrité de cette attente, dût-il échouer, il voulait en
finir. Son âme était plus aigrie que jamais; il ne voyait Rome qu'à
travers ses tristesses et ses amertumes, ne fréquentait que les
détracteurs de l'autorité pontificale, et aspirait à «sortir de ce
grand tombeau où l'on ne trouve plus que des vers et des ossements...
de ces vieilles ruines sur lesquelles rampent, comme d'immondes
reptiles, dans l'ombre et le silence, les plus viles passions
humaines[422]». D'ailleurs, dans le trouble de cet esprit malade, la
foi elle-même commençait à être gravement atteinte[423].

[Note 422: Lettre du 10 février 1832.--Quelques mois plus tard, le 1er
novembre 1832, Lamennais écrivait: «Je suis allé à Rome, et j'ai vu là
le plus infâme cloaque qui ait jamais souillé des regards humains.
L'égout gigantesque de Tarquin serait trop étroit pour donner passage
à tant d'immondices. Là, nul autre dieu que l'intérêt. On y vendrait
les peuples; on y vendrait les trois personnes de la sainte Trinité,
l'une après l'autre ou toutes ensemble, pour un coin de terre ou pour
quelques piastres. J'ai vu cela, et je me suis dit: Le mal est
au-dessus de la puissance de l'homme; et j'ai détourné les yeux avec
dégoût et avec effroi.» «M. de Lamennais a blasphémé Rome malheureuse,
écrivait alors Lacordaire à son ami Montalembert; c'est le crime de
Cham, le crime qui a été puni sur la terre, de la manière la plus
visible et la plus durable, après le déicide.» (Décembre 1832.)]

[Note 423: Voy. la lettre précitée du 10 février 1832 et celle du 1er
mai suivant.]

Tout autre fut l'effet du séjour à Rome sur Lacordaire: il avait été,
dans l'excitation de la lutte, l'un des plus exaltés, des plus
téméraires, des plus compromis; mais grâce au calme religieux de la
ville pontificale, il se fit en lui une grande paix et une grande
lumière. «Dans cette patrie des souvenirs, a dit éloquemment le prince
Albert de Broglie, l'image de l'Église lui apparaissait, assise sur le
sépulcre des sociétés disparues et regardant couler à ses pieds le
fleuve des institutions humaines; et il quittait le dessein téméraire
de troubler, par des questions de politique éphémère, ce calme où des
yeux aveugles voient l'engourdissement de la mort, mais qui n'est que
la patience de l'éternité[424].» Une claire vision du devoir illumina
cette âme droite qui ne connaissait pas les aveuglements volontaires,
cette âme pure que n'obscurcissait aucune passion mauvaise. L'ardent
combattant de la veille comprit ce qu'il y avait de miséricorde et de
sagesse dans le silence du Pape. Il déclara, sans hésitation, qu'il
fallait s'incliner et retourner en France. Mais vainement chercha-t-il
à vaincre l'obstination de Lamennais. Ce lui fut une douleur plus
grande encore de ne pouvoir persuader le jeune Montalembert, alors
dominé et fasciné par celui qu'il appelait son «maître» et son «père».
Lacordaire dut partir pour Paris, seul, le coeur déchiré.

[Note 424: Discours de réception à l'Académie française.]

Cependant, Lamennais, demeuré à Rome ou dans les environs, persistait
à sommer le Pape de parler. Celui-ci se taisait toujours. Il y avait
plus de six mois que cette situation se prolongeait. Enfin, en juillet
1832, Lamennais quitte Rome. «Puisque l'on ne veut pas me juger,
dit-il, je me tiens pour acquitté.» Et il annonce son intention de
reprendre la publication de l'_Avenir_. Lacordaire, alors à Paris,
apprend avec terreur cette résolution. «Agité, torturé, n'ayant plus
de route, sentant sur sa tête la destinée d'un autre homme, qu'il ne
peut conjurer et qui va le briser quoi qu'il fasse, il s'enfuit en
Allemagne, afin de n'être pas là quand la foudre tombera sur ce
Prométhée[425].» Le 30 août, il se trouve à Munich; à son grand
étonnement, il y rencontre Lamennais et Montalembert arrivant
d'Italie. La Providence les rassemblait pour les soumettre tous trois
à une redoutable épreuve. L'encyclique _Mirari vos_, datée de Rome le
12 août, leur parvenait le jour même de cette réunion fortuite.

[Note 425: Expressions de Lacordaire, dans une lettre adressée à
madame Swetchine, le 15 septembre 1835.]

Obligé, par les menaces de Lamennais, à rompre le silence qu'il eût
désiré garder, Grégoire XVI, par un dernier ménagement, avait évité,
dans l'encyclique, de nommer aucun écrivain et de désigner aucun
écrit[426]. La condamnation ne frappait que certaines doctrines sur la
liberté de conscience, la liberté de la presse, les rapports de
l'Église et de l'État, les obligations des peuples vis-à-vis des
souverains; elle le faisait, il est vrai, avec une véhémence toute
biblique, et, ce qui était plus grave, les esprits superficiels, peu
habitués à analyser, avec une précision théologique, les formules un
peu oratoires de la chancellerie pontificale, pouvaient croire que la
condamnation atteignait toutes les libertés modernes. Combien, depuis
lors, parmi les catholiques absolutistes ou parmi les libéraux
irréligieux, ont ainsi interprété cette fameuse encyclique! C'était un
contre-sens, volontaire ou non. À y regarder de plus près, le Pape ne
blâmait que les exagérations évidentes de l'_Avenir_, le caractère
trop absolu de ses thèses, sa revendication de libertés «immodérées»,
«sans bornes», ses excitations révolutionnaires adressées aux peuples
au nom du catholicisme, et sa prétention de poursuivre, sous le mot de
«séparation», la désunion de l'Église et de l'État. Mais, en dehors de
ces excès déraisonnables que le bon sens réprouve autant que la
théologie, il ne condamnait pas les libertés elles-mêmes, sainement,
raisonnablement et pratiquement entendues. Grégoire XVI,
personnellement, pouvait n'être pas un libéral et ne pas goûter les
libéraux, mais il n'interdisait point aux catholiques de notre temps
et de notre pays d'accepter, s'il leur convenait, et de pratiquer
loyalement les «libertés modernes». Cette explication a été donnée par
des interprètes trop autorisés pour qu'il soit besoin d'y insister
davantage[427].

[Note 426: Le cardinal Pacca écrivait à Lamennais, en lui adressant
l'encyclique: «Le Saint-Père, en remplissant un devoir sacré de son
ministère apostolique, n'a cependant pas voulu oublier les égards
qu'il aime à avoir pour votre personne, tant à cause de vos grands
talents que de vos anciens mérites envers la religion. L'encyclique
vous apprendra, Monsieur l'abbé, que votre nom et les titres mêmes de
vos écrits, d'où l'on a tiré les principes réprouvés, ont été tout à
fait supprimés.»]

[Note 427: Nous pourrions citer beaucoup de ces commentaires.
Bornons-nous à indiquer celui que Mgr Parisis a donné, quelques années
plus tard, dans les divers écrits qu'il a publiés précisément pour
établir que l'Église n'était nullement l'ennemie des libertés
modernes, et notamment dans ses _Cas de conscience à propos des
libertés exercées ou réclamées par les catholiques, ou Accord de la
doctrine catholique avec la forme des gouvernements modernes_.]

Quoi qu'il en soit de ces distinctions sur lesquelles la pleine
lumière ne devait se faire qu'avec le temps, l'_Avenir_ ne pouvait
résister à un pareil coup. Dès le 10 septembre 1832, Lamennais,
Lacordaire, Montalembert, l'abbé Gerbet et M. de Coux adressèrent aux
journaux une déclaration dans laquelle ils annoncèrent leur
soumission, ainsi que la suppression définitive de l'_Avenir_ et de
l'_Agence religieuse_.


VII

Être parti avec une si superbe confiance, et revenir désavoué et
condamné, avoir longtemps dirigé le combat, aux applaudissements de
la foule, et n'être plus qu'un soldat désarmé et flétri par le général
sur le champ de bataille, c'est une dure épreuve. Amers ressentiments
de l'orgueil blessé, incertitudes de l'esprit frappé dans ses
convictions, défaillances du coeur trompé dans ses plus chers espoirs,
tout se réunit pour troubler et obscurcir la conscience. C'est l'heure
de la grande tentation, tentation du découragement et de la révolte.
Lamennais devait finir par y succomber. La perte d'une âme viendra
assombrir davantage encore le dénoûment de cette entreprise si
brillamment et si allègrement commencée. Raconter les phases de cette
chute navrante, en scruter les causes complexes, y marquer ce qui
tenait au vice originaire d'une nature physiquement et moralement
maladive, à l'angoisse désespérée d'un prêtre sans vocation véritable,
à l'excitation troublante d'une vie si batailleuse, au dépit ulcéré
d'un esprit hautain, violent, impatient de toute résistance et de tout
échec, c'est l'histoire particulière d'une âme, ce n'est plus
l'histoire générale dont seule il convient de s'occuper ici.

Toutefois, parmi les causes diverses de cette apostasie sacerdotale,
il en est une qu'il peut être intéressant de noter, car elle rentre
dans notre sujet: c'est l'exaltation révolutionnaire née de 1830.
Cette exaltation, bien loin de s'apaiser chez Lamennais, à mesure que
le calme et l'ordre se rétablissent autour de lui, s'enflamme et
s'aigrit chaque jour davantage. Il ne se contente plus d'être
républicain, il devient démagogue, maudit tous les rois, toutes les
autorités sociales, toute «la hiérarchie». La répression, cruelle en
effet, des insurrections de Pologne ou d'Italie, a fait passer devant
ses yeux une vision de prisons, de supplices, de rois opprimant et
massacrant les peuples; c'est ce qu'il dénonce comme «le 93 des
princes». Pas d'exception: il croit voir «une mare de sang qui s'étend
de Cadix à Saint-Pétersbourg». En France, Louis-Philippe est un
«despote»; ses ministres sont «infâmes parmi les infâmes»; M. Guizot
et le duc de Broglie n'ont plus qu'à «cuver le sang qu'ils ont bu»;
les odieuses et stupides émeutes qui éclatent alors à Paris ou à Lyon
sont les soubresauts héroïques d'un peuple tyrannisé; le plus
inoffensif gendarme devient un sbire cruel; notre état politique est
un mélange infect de «boue» et de «sang». À lire les imprécations
quotidiennes de la correspondance de Lamennais, on se demande dans
quel temps il a vécu, ou plutôt quelle couleur étrange les événements
prenaient dans son imagination troublée. Comme conclusion, il attend à
bref délai, il appelle de ses voeux impatients une guerre générale, un
immense bouleversement, et enfin «un ordre nouveau qui s'établira sur
les ruines du monde ancien, après d'effroyables calamités». On conçoit
qu'avec de telles idées, il doive se trouver moins que jamais d'accord
avec l'auteur de l'encyclique de 1832. Par là surtout, il tend à se
séparer du chef de l'Église, à lui refuser son obéissance et son
adhésion. Il lui reproche de faire cause commune avec les rois
bourreaux contre les peuples victimes, et s'il commence à comprendre
la papauté dans ses malédictions, c'est qu'il voit en elle la complice
des gouvernements. «La vieille hiérarchie politique et ecclésiastique,
écrit-il alors, s'en vont ensemble; ce ne sont déjà plus que deux
spectres qui s'embrassent dans un tombeau.» La révolte purement
religieuse, si elle se présentait à lui tout d'abord, l'effrayerait
probablement et le ferait reculer; mais il y glisse par la pente de la
révolte politique, et c'est la passion démagogique qui le conduit
bientôt à renier sa foi et son Église[428].

[Note 428: Il faudrait lire toute la correspondance de Lamennais, à
cette époque, pour bien connaître cet état d'esprit. Voir notamment
les lettres des 15 septembre, 9 octobre, 15 décembre 1832, 5 février,
25 mars, 29 juillet et 4 décembre 1833.]

Tels sont les sentiments tumultueux qui font explosion dans les
_Paroles d'un croyant_: oeuvre bizarre, mélange de pastiche
déclamatoire et de saisissante éloquence, hymnes de douleur et de
haine, prophéties menaçantes, sombres paraboles, visions lugubres qui
se succèdent comme le cauchemar d'une nuit de fièvre, _ægri somnia_;
puis, à côté de cette rhétorique qui se surmène pour peindre
d'horribles banquets où rois et pontifes couronnés boivent du sang
dans des crânes humains, des morceaux pleins de tendresse et de
charme, des chants de mansuétude et d'amour, «îles fortunées, semées
dans un océan de colère[429]»; mais ce n'est qu'un repos d'un instant:
bientôt l'effroyable sabbat recommence, et ce qui sort de ces pages
enflammées est un anathème contre les rois, contre les riches et
contre l'Église, leur complice. L'autorité, sous toutes ses formes,
étant ministre de Satan, cet étrange prophète appelle contre elle la
révolte du peuple-Christ.

[Note 429: Expression employée par M. Renan, dans son étude sur
Lamennais.]

Depuis lors, Lamennais ne fait plus que descendre. Ce qui lui reste de
foi chrétienne s'évanouit bientôt complétement. Mais c'est toujours la
révolte politique qui semble précéder, dominer, entraîner la révolte
religieuse. Il dépense et abaisse son talent dans des pamphlets
démagogiques, où son principal effort paraît être de trouver
l'expression la plus violente, la métaphore la plus lugubre[430]. Il
pousse les peuples à briser «cette double chaîne spirituelle et
temporelle qui fait craquer les os populaires». De la révolution
seule, il attend désormais ce qu'il avait si longtemps demandé à
l'Église, un coup de théâtre qui transforme la société; il prédit
cette transformation, croit par moments l'entrevoir, montre, d'un
geste fatidique, la lueur d'une douteuse aurore; puis, trompé dans son
impérieuse impatience, il maudit avec plus de colère encore le vieux
monde qui tarde trop à s'écrouler et à disparaître. Mais on se lasse
de cette violence sans mesure et sans variété. Le parti même, qui a un
moment flatté le prêtre démocrate, pour encourager sa révolte, le
délaisse bientôt. «Que dites-vous de Lamennais, journaliste politique?
écrivait Béranger, dès le 28 février 1837. Ce n'est pas de ma faute,
mais le brave homme a perdu la boussole... C'est un enfant dont les
intrigants et les fous se font un moyen, et qu'ils abandonneront,
après l'avoir usé.» Chaque jour, plus amer, plus triste, plus seul, le
prêtre rebelle a perdu sa gloire, en même temps que sa foi.

[Note 430: Les ratures de ses manuscrits, observées par Hippolyte
Rigaud, révèlent cet effort pour charger son style. Tel jour, par
exemple, il avait écrit des rois: «Ils font couler des _ruisseaux_ de
sang»; il efface _ruisseaux_, pour mettre d'abord _rivières_ et
ensuite _torrents_. Voici, du reste, un spécimen de ces pamphlets:
«Jamais les peuples ne furent broyés sous une meule plus dure: biens,
corps, âmes, elle écrase tout, elle réduit tout en je ne sais quelle
poussière, qui, pétrie avec des larmes et du sang, et bénie par le
prêtre, sert à faire le pain des rois. Ce pain est doux à leur palais,
ils s'en gorgent, ils on ont faim et toujours faim. Mangez, ô rois,
engloutissez; faites vite, point de repos; la terre vous en conjure,
car ce qui descend dans vos entrailles, avec cette nourriture
exécrable, ce n'est pas la vie, c'est la mort.»]

Il n'a du moins entraîné personne dans son apostasie. Lacordaire le
premier s'était séparé de lui, avec une droiture héroïque.
Montalembert, tiraillé quelque temps entre les angoisses de sa
conscience et les tendresses de son coeur, n'a pas hésité quand la
révolte s'est montrée à nu. De même, tous les autres disciples. Mais
en quel état gisaient-ils, sur le champ de bataille, meurtris,
découragés d'eux-mêmes et suspects aux autres? «Tout croulait autour
de moi, a dit Lacordaire, et j'avais besoin de ramasser les restes
d'une secrète énergie naturelle, pour me sauver du désespoir.»
Montalembert déclarait que «tout était fini pour lui», que «sa vie
était à la fois manquée et brisée». Les idées que ces jeunes hommes
avaient aimées et pour lesquelles ils avaient combattu, semblaient
avoir été enveloppées dans ce désastre, les bonnes aussi bien que les
mauvaises, les généreuses comme les chimériques. Sans doute, le mal
n'était pas aussi étendu et irréparable, l'effort n'avait pas été
aussi vain et stérile qu'on se l'imaginait alors, dans l'émotion de
cette ruine. Ne seront-ils donc pas pour beaucoup dans la renaissance
religieuse qui va bientôt se manifester avec un éclat si inattendu,
ces catholiques qui les premiers, en face d'adversaires victorieux et
méprisants, avaient essayé de tuer le respect humain par la hardiesse
de leur foi, de désarmer les préjugés par la largeur de leur
libéralisme? Lacordaire, du haut de cette chaire de Notre-Dame où il
montera dans quelques années, n'aura-t-il pas l'honneur mérité de
donner le signal de cette renaissance? Bien plus, lui et Montalembert,
recueillant la récompense de leur fidélité, pourront reprendre un
jour, avec plus de sagesse et de succès, l'oeuvre de liberté dans
laquelle le trouble et l'excitation d'un lendemain de révolution les
avaient fait échouer. Toutefois, qui pourrait dire qu'ils n'aient pas
souffert, jusqu'au dernier jour, du faux départ de 1830; que les
difficultés, les malentendus, les défiances, qui en étaient résultés,
n'aient pas longtemps entravé, n'entravent pas encore, même
aujourd'hui, ce rapprochement, généreusement rêvé par l'_Avenir_,
entre la liberté et la foi, entre la société moderne et le
catholicisme?



CHAPITRE X

LA RÉVOLUTION DE 1830 ET LA LITTÉRATURE

     I. Stérilité littéraire de la révolution de 1830. Les
     _Iambes_ de Barbier. Ce que devient, sous le coup des
     événements de Juillet, le mouvement intellectuel, commencé
     sous la Restauration. Leur action sur l'école
     romantique.--II. Lamartine. Sa décadence après 1830. Il
     abandonne la poésie pour la politique. Regrets exprimés par
     les critiques du temps.--III. Victor Hugo. Changement
     fâcheux qui se produit en lui par l'effet de la révolution.
     Esprit de révolte dans ses oeuvres. Ses drames et leur
     échec. Déception constatée par les contemporains.--IV. Le
     théâtre après la révolution. Sophismes, violences et
     impureté. Son influence perverse.--V. Le roman. George Sand.
     Révolte morale et sociale qui fermente dans ses oeuvres. En
     quoi l'auteur a subi l'influence de 1830 et préparé
     1848.--VI. Balzac. Par la forme et par le fond, il est un
     révolutionnaire. Sa désillusion cynique. Son influence
     pernicieuse sur les lettres et sur les moeurs privées ou
     publiques. Balzac et la Commune.--VII. Après la fièvre de
     1830, désenchantement visible chez tous les écrivains, chez
     Lamartine, Mérimée, Alfred de Vigny, Alfred de Musset. Effet
     produit par la révolution sur le poëte à ses débuts. Révolte
     sans frein, puis désespérance sans consolation, et enfin
     stérilité.--VIII. Le scepticisme et la désillusion gagnent
     la foule. Popularité de Robert Macaire.--IX. Comparé à
     l'époque actuelle, l'état des lettres était encore fort
     brillant; mais décadence évidente si l'on se reporte aux
     espérances de la Restauration. Cette sorte de faillite
     constatée par les contemporains et attribuée par eux à la
     révolution de Juillet.--X. Autres conséquences fâcheuses de
     cette révolution. Aveu de M. Prévost-Paradol. Conclusion.


I

«Après 1830,--a dit M. de Rémusat, en parlant des écrits de cette
époque,--il ne s'est guère développé que les semences jetées en terre,
durant la Restauration.» Dans les lettres, en effet, la révolution de
Juillet n'a, par elle-même, rien créé. Parmi les cent soixante-dix-huit
oeuvres poétiques que la statistique relève comme ayant été publiées à
l'occasion des «trois journées», en est-il qui méritent seulement d'être
nommées? On ne nous demandera pas de faire exception pour la
_Parisienne_, de Casimir Delavigne, sorte de cantate, faite, sur
commande, par un poëte plus souple qu'inspiré; tout le monde la chantait
alors; personne aujourd'hui ne s'en souvient, ni ne songerait à la
relire. Encore moins faudrait-il aller ramasser, dans les ruisseaux du
temps, tant d'ignominieux pamphlets, productions souvent plus
mercantiles que politiques, en tout cas nullement littéraires. M. Jules
Janin en connaissait bien les auteurs, quand il les appelait alors, avec
colère et dégoût, «ces bandits de la parole écrite ou parlée, ces
mécréants de la grammaire et de la morale publique, ces assassins de la
plume et du paradoxe, à demi éclos dans le bourbier de l'émeute». Une
seule oeuvre, vraiment née de la révolution, vaut la peine qu'on la
signale: ce sont les _Iambes_ de Barbier, dont le premier, _la Curée_,
publié le 22 septembre 1830, eut un retentissement violent. Chez ce
nouveau satirique, énergie exorbitante et tapageuse, brutalité voulue,
profusion de mots grossiers, d'images éhontées; «le cynisme des moeurs
doit salir la parole», dit-il dans son prologue. L'originalité est
peut-être plus apparente que réelle, les procédés un peu factices, mais
le mouvement est parfois puissant, la verve furieuse; le rhythme, copié
d'André Chénier, est saisissant. C'est le poëme des barricades:

  Il est beau, ce colosse, à la mâle carrure,
      Ce vigoureux porte-haillons,
  Ce maçon qui, d'un coup, vous démolit des trônes,
      Et qui, par un ciel étouffant,
  Sur les larges pavés, fait bondir les couronnes,
      Comme le cerceau d'un enfant!

Cette émeute, que l'auteur semble vouloir montrer si héroïque, il la
compare cependant ailleurs à «une femme soûle». Il se pique de chanter

  La grande populace et la sainte canaille.

Et quand il veut personnifier la liberté, il imagine une sorte de
tricoteuse de la Terreur ou de pétroleuse de la Commune, une «forte
femme» à «la voix rauque»,

  Qui ne prend ses amants que dans la populace,
  . . . . . . . et qui veut qu'on l'embrasse
      Avec des mains rouges de sang.

Quel était le dessein de Barbier? Voulait-il inspirer, pour la
démagogie, une sorte d'admiration mêlée d'épouvante? Ou bien, comme
certains satiriques, montrait-il le mal sans voile, pour soulever le
dégoût? Eût-il pu lui-même préciser sa pensée, et cherchait-il autre
chose que l'effet littéraire? Quoi qu'il en fût de ses intentions, ce
qui passait dans ses vers, c'était bien le souffle de la révolution,
l'exaltation de la barricade, le mugissement de l'émeute. Chose
étrange, ce poëte, de nature plutôt un peu chétive, de goûts plus
aristocratiques que populaires, avait jusqu'alors tâtonné sans trouver
sa voie, et, après cette explosion, il s'est tu ou n'a laissé échapper
que des vers hésitants, pâles, qui ne firent aucun bruit; quand, sous
le second Empire, le souvenir des _Iambes_ fit prononcer le nom de
leur auteur pour l'Académie française, quelques-uns des Quarante
demandèrent s'il n'était pas mort. Barbier avait eu, pendant un
moment, son coup de soleil de Juillet et, pour parler sa langue, son
jour de «sublime ribote».

En dehors de cette inspiration isolée et éphémère, on chercherait
vainement quelles oeuvres remarquables, quelles écoles nouvelles sont
issues de la révolution de 1830. Celle-ci n'en a pas moins marqué une
date importante dans l'histoire intellectuelle de ce siècle; elle a eu
une influence plus considérable qu'heureuse sur le mouvement
littéraire commencé avant elle, pendant la Restauration. Déterminer le
caractère et l'étendue de cette influence, tel est notre dessein.

On sait quel avait été l'éclat, l'ardeur, l'élan de cette génération
de 1820, si pleine à la fois d'orgueil et de générosité, qui se
précipitait dans toutes les directions de l'esprit humain, qui
prétendait tout renouveler, l'art et la poésie par le romantisme, la
philosophie, l'histoire, la critique et la politique par les idées du
_Globe_[431]. Période éclatante entre toutes, admirablement riche en
longues et enthousiastes espérances. En 1830, ce mouvement était,
comme a dit M. Sainte-Beuve, «au plus plein de son développement et au
plus brillant de son zèle»; et quelques semaines avant la révolution,
M. de Lamartine pouvait s'écrier en pleine Académie: «Que si mon
regard se porte sur la génération qui s'avance, je le dirai avec une
intime et puissante conviction, dussé-je être accusé d'exagérer
l'espérance et de flatter l'avenir heureux de ceux qui viennent après
nous: tout annonce pour eux un grand siècle, une des époques
caractéristiques de l'humanité. Le fleuve a franchi sa cataracte, le
flot s'apaise, le bruit s'éloigne; l'esprit humain coule dans un lit
plus large; il coule libre et fort...»

[Note 431: Voyez, sur ce mouvement des esprits, le _Parti libéral sous
la Restauration_, p. 197 et suiv.]

C'est alors qu'éclatèrent les événements de Juillet. Leur premier
effet fut d'affaiblir et, pour ainsi dire, de débander l'armée
littéraire, en poussant vers la politique beaucoup d'écrivains et non
des moindres; d'abord les membres de l'illustre triumvirat, MM.
Guizot, Cousin, Villemain; à leur suite et dans des mesures variées,
presque tous les rédacteurs du _Globe_, MM. Jouffroy, de Rémusat,
Dubois, Duchâtel, Vitet, Duvergier de Hauranne; à côté d'eux, M.
Thiers et son ami M. Mignet, qui ne se laissa cependant entraîner qu'à
demi dans cette région nouvelle[432]. Sans doute, ces hommes, jeunes
encore et dans la force de leur talent, ne renonçaient pas pour
toujours aux lettres, mais la plupart cessaient d'y voir l'objet
principal de leur vie; ce n'était désormais qu'une distraction
secondaire, ou la consolation d'une retraite momentanée; il ne fallait
plus compter sur eux pour former ou diriger une école. Vide
considérable, qui ne pouvait se produire, surtout si brusquement,
sans dommage pour l'équilibre intellectuel. Les rares esprits
demeurés fidèles aux lettres, comme M. Augustin Thierry, déploraient
la perte qu'elles avaient faite. Plus tard, en 1837, M. Sainte-Beuve
définissait l'effet qu'avait produit, après 1830, la «brusque
retraite» de tant d'écrivains: elle «a fait lacune», disait-il, et,
«par cet entier déplacement de forces, il y a eu, on peut l'affirmer,
solution de continuité, en littérature plus qu'en politique, entre le
régime d'après Juillet et le régime d'auparavant; les talents nouveaux
et les jeunes esprits n'ont plus trouvé de groupe déjà formé et
expérimenté auquel ils se pussent rallier; chacun a cherché fortune et
a frayé sa voie au hasard[433]».

[Note 432: La monarchie de Juillet est sans contredit le régime où
l'on vit le plus d'hommes de lettres ministres. Citons MM. Guizot,
Thiers, Villemain, Cousin, de Salvandy, Duchâtel.]

[Note 433: _Portraits contemporains_, t. II, p. 452.]

Si les lettres perdaient à cet exode des littérateurs vers la
politique, celle-ci n'y gagnait pas toujours, et l'on sait la part
qu'auront l'imagination et la vanité d'un poëte dans la révolution de
1848. D'ailleurs, la rapide et souvent légitime fortune parlementaire
de certains écrivains risquait de tourner bien des têtes. Il n'était
pas un homme de lettres qui ne se crût l'étoffe et ne se sentît
l'ambition d'un homme d'État. Jusqu'à ce grand enfant d'Alexandre
Dumas qui rêva de jouer son rôle. On le vit tout à coup, après 1830,
se poser en démocrate et en républicain, exalter Robespierre et la
Terreur, et quitter avec fracas, en février 1831, une petite place
qu'il avait obtenue, sous la Restauration, dans l'administration des
forêts du duc d'Orléans. «Sire», écrivait-il à Louis-Philippe, avec ce
ridicule où la vanité fait parfois trébucher les gens d'esprit, «il y
a longtemps que j'ai écrit et imprimé que, chez moi, l'homme
littéraire n'était que la préface de l'homme politique... J'ai la
presque certitude, le jour où j'aurai trente ans, d'être nommé député;
j'en ai vingt-huit, Sire.» Il est vrai que, quelques années plus tard,
Alexandre Dumas n'était pas député, mais qu'il était le familier
libéralement subventionné des fils du Roi. Ce mal de la politique
devint si visible, que bientôt une réaction se produisit. Dans une
partie de la jeune école, il devint de bon ton de dédaigner ou de
maudire la politique, et l'on érigea en système une sorte
d'indifférence épicurienne pour la chose publique. C'était Théophile
Gautier, chantant:

  Les poëtes rêveurs et les musiciens
  Qui s'inquiètent peu d'être bons citoyens,
  Qui vivent au hasard et n'ont d'autre maxime,
  Sinon que tout est bien; pourvu qu'on ait la rime,
  Et que les oiseaux bleus, penchant leurs cols pensifs,
  Écoutent le récit de leurs amours naïfs.
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Qu'importent à ceux-là les affaires du temps,
  Et le grave souci des choses politiques?

Ou Alfred de Musset:

  La politique, hélas! voilà notre misère.
  Mes meilleurs ennemis me conseillent d'en faire.
  Être rouge ce soir, blanc demain, ma foi, non.
  Je veux, quand on m'a lu, qu'on puisse me relire.
  Si deux noms, par hasard, s'embrouillent sur ma lyre,
  Ce ne sera jamais que Ninette ou Ninon.

La révolution de Juillet eut un effet plus fâcheux encore: elle mit
l'anarchie--le mot est de M. Sainte-Beuve--dans le monde intellectuel,
ainsi qu'elle avait fait dans la société politique. Dans la république
des lettres, comme dans les autres, la liberté ne suffit pas; il faut
une règle et un frein. L'histoire dit assez haut que les grands
siècles littéraires sont ceux où des autorités, soit individuelles,
soit collectives, dirigent, rallient, contiennent les inspirations et
les fantaisies particulières. Sous la Restauration, ces autorités
n'avaient pas pleinement disparu; il y avait des juges d'élite dont la
compétence et le prestige étaient reconnus; tels étaient, dans le
monde royaliste, M. de Chateaubriand; dans le monde libéral, les trois
grands professeurs de la Sorbonne, ou le groupe du _Globe_; tels
étaient, agissant sur des milieux divers, un certain nombre de salons,
les uns, débris de l'ancien régime, les autres, création du nouveau.
«Jamais, a dit M. Sainte-Beuve, les grands talents qui se sont égarés
depuis ne se seraient permis de telles licences, s'ils étaient restés
en vue de ce monde-là.» «Sous la Restauration», a écrit ailleurs le
même critique, en comparant cette époque avec celle qui a suivi, «il
y avait plus de régularité et de prudence, même dans l'audace; ce qui
faisait scandale était encore relativement décent; entre les cercles
littéraires, c'étaient des batailles à peu près rangées[434].» Après
les journées de Juillet, quel changement! Devant la confusion et le
désordre qui se produisent aussitôt, un critique, nullement ennemi de
la monarchie nouvelle, M. Jules Janin, écrit: «À l'heure même où
l'émeutier, de sa main violente, arrache à la constitution de ce pays
les pages qui lui déplaisent, l'écrivain, mettant à profit les ruines
d'alentour, s'affranchit aussitôt des règles communes, brise le joug
qui lui pèse, et, dans son petit domaine de prose ou de vers, de
comédie ou de roman, de philosophie et d'histoire, accomplit
obscurément, à son usage, sa petite révolution de Juillet[435].» Il
semble que les trois journées marquent la date d'une émancipation
littéraire. «L'art est libre», s'écrie-t-on avec le sentiment d'un
opprimé qui brise ses fers; c'est-à-dire plus de règle, plus de frein,
plus de royauté littéraire ni d'aristocratie intellectuelle! Le champ
est ouvert au caprice, à l'orgueil et souvent à l'extravagance
individuels. Non-seulement la révolte gagne tous les esprits, mais les
autorités qui eussent pu la contenir se sont comme dissoutes
d'elles-mêmes. M. de Chateaubriand, vieilli, découragé, morose, se
sent le survivant d'une époque finie; il se renferme en lui-même, et
quand il en sort, il paraît moins vouloir redresser l'esprit nouveau,
en lui parlant en maître, qu'essayer de lui faire sa cour. On a vu
comment les fonctions publiques ou parlementaires avaient absorbé les
grands noms de la littérature libérale, comment avait été dispersée
l'école du _Globe_. Rien non plus désormais qui ressemble à ces
salons, où des invités choisis s'occupaient des choses de
l'intelligence et dirigeaient le goût; une politique violente,
exclusive, a tout envahi et faussé; la cohue démocratique a tout
rabaissé. Depuis lors, n'avons-nous pas vu ce mal s'aggraver encore,
si bien qu'aujourd'hui on peut dire qu'il n'y a jamais eu tant
d'écrivains, mais jamais aussi une telle absence de suprématie et de
direction intellectuelles, soit dans la société, soit dans les lettres
elles-mêmes?

[Note 434: SAINTE-BEUVE, _Lundis_, t. I, p. 43, 44; _Portraits
littéraires_, t. III, p. 87, 88.]

[Note 435: Jules JANIN, _Littérature dramatique_, t. I, p. 154.]

D'ailleurs, quoi de moins favorable à la littérature qu'un état
révolutionnaire, comme celui qui s'est prolongé quelque temps après
les événements de Juillet? Toutes les délicatesses de l'idéal ne
risquent-elles pas de s'altérer dans cette atmosphère troublée? Pour
un Barbier que l'émeute met en verve, combien de muses craintives et
charmantes que le hurlement de la _Marseillaise_ avinée et que le
crépitement de la fusillade suffisent à faire envoler[436]! À quels
effets violents ne faut-il pas avoir recours, pour être seulement
entendu dans ce tapage? Qu'inventer pour intéresser la curiosité,
quand l'anxiété réelle du drame de la rue surpasse, en émotion
poignante, toutes les créations de l'imagination? Devant de tels
spectacles, le sens moral lui-même n'est-il pas trop souvent atteint
et faussé chez les hommes de lettres? L'apothéose de la force, le
respect devenu une vieillerie ridicule, le mépris des traditions et
des principes, un mélange de fatalisme et de matérialisme, le souci de
la gloire lointaine et durable faisant place à l'impatience des succès
rapides et des jouissances immédiates, l'égoïsme des convoitises
substitué aux aspirations généreuses et désintéressées de la
génération précédente, la recherche de l'idéal disparaissant devant ce
que M. Sainte-Beuve appelait «la littérature industrielle», tous ces
vices qu'on relève alors chez trop d'écrivains, ne sont-ce pas, dans
une certaine mesure, les fruits de la révolution[437]?

[Note 436: «Cette époque est dure pour les poëtes, disait un critique
pourtant assez engagé alors dans le mouvement politique de 1830; ce
temps-ci est peu propre aux poésies consciencieuses, au culte de l'art
du dix-septième siècle. Nous trouvons que l'atmosphère en est lourde,
qu'on respire mal dans cette poussière d'opinions et de croyances...»
(NISARD, _Victor Hugo en 1836_. Ce morceau a été inséré dans les
_Portraits et Études d'histoire littéraire_.)]

[Note 437: George Sand écrivait en 1833: «Les ambitions ont pris un
caractère d'intensité fébrile; les âmes surexcitées par d'immenses
travaux ont été éprouvées tout à coup par de grandes fatigues et de
cuisantes angoisses. Tous les ressorts de l'intérêt personnel, toutes
les puissances de l'égoïsme, tendus et développés outre mesure, ont
donné naissance à des maux inconnus auxquels la psychologie n'avait
pas encore assigné de place dans ses annales.»]

Une partie du monde littéraire se trouvait plus préparée que toute
autre à ressentir les effets fâcheux de cette perturbation: c'était
l'école romantique. Par elle-même, elle n'était déjà que trop agitée,
trop émancipée, trop déréglée. Son origine avait été plutôt royaliste
et chrétienne; elle était apparue tout d'abord comme la revanche du
moyen âge, de la cathédrale gothique, de l'art chrétien, contre le
néo-paganisme du dix-huitième siècle, de la Révolution et de l'Empire;
elle avait même été soutenue un moment par la _Quotidienne_, contre la
colère et les sarcasmes des Arnault, des Jay, des Étienne, et autres
coryphées de la presse libérale; mais, dans cet effort pour se
soustraire aux lois alors régnantes, pour répudier les autorités
reconnues, elle avait pris des habitudes, des goûts qui, par bien des
côtés, paraissaient révolutionnaires et qui, en tout cas, pouvaient
facilement le devenir. On conçoit l'effet des journées de Juillet sur
de tels esprits. Aussitôt le romantisme ne se proclame plus seulement
«le libéralisme», mais «la révolution en littérature». Ses qualités
réelles et brillantes s'obscurcissent, et il se voit poussé, comme par
un vent violent, sur la pente de ses vices. La liberté si grande qu'il
a déjà prise avec toutes les convenances, avec toutes les autorités,
dégénère en une licence sans mesure. Partout l'excitation, nulle part
le frein. Ceux qui ont débuté sous la Restauration perdent bientôt ce
que leur inspiration avait d'abord de catholique et de monarchique;
les nouveaux venus n'ont, sous ce rapport, rien à perdre. À chaque
bande qui accourt prendre sa part dans cette sorte d'assaut contre la
tradition et le bon sens, c'est une enchère d'extravagance tapageuse.
Il n'y a progrès que dans les défauts. Jamais on n'a vu le talent à ce
point gaspillé. Aussi, après quelques heures d'éclat et de verve,
cette effervescence ambitieuse n'aboutit trop souvent qu'à l'agitation
dans le vide, à l'exaltation dans l'impuissance. Stérilité précoce,
décrépitude au sortir de la jeunesse, épuisement sans avoir rien
produit. Il semble même parfois qu'un vent de folie passe dans les
cerveaux, phénomène physiologique habituel, du reste, après les
grandes commotions politiques[438]. Plus d'un de ces hommes de lettres
finit dans une maison de santé. D'autres, désespérés de leur
impuissance, se réfugient dans la mort. Les Chatterton se tuent
ailleurs que sur la scène. Ne voit-on pas alors le suicide d'enfants
de vingt ans qui, comme Escousse et Lebras, au lendemain d'une pièce
sifflée, se disent las de la vie, désabusés de la gloire, victimes de
la société, et ne paraissent préoccupés, même en face de leur réchaud,
que de poser devant le public, et de faire, morts, le bruit qu'ils
n'ont pu faire, vivants? Voilà donc ce qu'est devenue, en quelques
années, cette génération si brillante et si fière à ses débuts.
Peut-être déjà, avant 1830, avait-elle en soi de quoi se perdre; mais
il n'en est pas moins certain que la fièvre de Juillet aggrava,
précipita sa déviation et sa chute, qu'elle la fit plus promptement
échouer dans cette faillite qui est le terme fatal de tout mouvement
révolutionnaire[439].

[Note 438: M. Esquirol dit quelque part: «L'influence de nos troubles
politiques a été si profonde, que je pourrais donner l'histoire de
notre révolution, depuis la prise de la Bastille jusqu'à la dernière
apparition de Bonaparte, par celles de quelques aliénés dont la folie
se rattache aux événements qui ont signalé cette période de notre
histoire.»]

[Note 439: Un critique distingué de l'école démocratique et libre
penseuse, M. Schérer, a écrit à ce propos: «Le romantisme a été une
révolution, et l'on peut demander de lui, comme de la plupart des
révolutions, s'il a fait ses frais. Comme la plupart des révolutions,
il a détruit plus qu'il n'a édifié. Il a été un 92 littéraire, 92
suivi d'un 93, et 93 suivi d'un Directoire. Il a eu son Mirabeau, ses
girondins, ses terroristes et enfin ses muscadins.»--S'il fallait en
croire certains esprits, ce ne serait pas seulement en littérature que
le romantisme aurait été un 93. M. John Lemoinne, dans son discours de
réception à l'Académie, a raconté l'anecdote suivante: «Je me rappelle
qu'un matin, dans les plus mauvais jours de 1871, M. Thiers, que
j'étais allé voir à Versailles, m'ayant demandé des nouvelles de M. de
Sacy, je lui répondis qu'il continuait à être amoureux de ses vieux
livres et à ne pas connaître les romantiques. Et M. Thiers me dit,
avec cette vivacité dont vous avez le souvenir: Ah! il a bien raison,
Sacy; les romantiques, c'est la Commune!»]


II

La maladie qui, venue de la révolution, sévissait sur la littérature,
n'empêchait pas sans doute que celle-ci ne comptât alors beaucoup de
renommées éclatantes, étoiles anciennes qui continuaient à briller,
étoiles nouvelles qui montaient étincelantes à l'horizon. Ce n'est
certes pas nous qui, dans notre pauvreté actuelle, pourrions ne pas
faire cas de tant de richesses. Pour ne parler que de la poésie, cette
forme supérieure et presque divine de l'art, ce don le plus rare et le
plus éminent du génie humain, quel temps que celui où l'on conservait
Lamartine et Victor Hugo, et où l'on voyait s'élever Alfred de Musset,
sans compter tant d'autres talents alors secondaires, et qui
aujourd'hui se trouveraient au premier rang! Seulement, chez presque
tous, même chez les plus illustres, on pouvait observer après 1830,
dans une mesure plus ou moins grande, mais toujours visible, un
changement, une déviation, un trouble, dont la révolution est, sinon
la cause unique, du moins l'une des causes importantes. À ce point de
vue particulier, il peut n'être pas sans intérêt de considérer un
moment quelques-uns de ces écrivains. Toutefois qu'on nous permette
une observation préalable. Quand nous parlons ainsi de la révolution
de Juillet, nous n'entendons pas parler uniquement de la substitution
de la branche cadette des Bourbons à la branche aînée, changement qui
en lui-même n'aurait eu qu'une influence restreinte sur la
littérature. On a vu qu'en 1830, il y eut une crise bien autrement
profonde et générale; la société fut plus atteinte encore que l'État,
l'ordre moral plus que l'ordre politique; les troubles de la rue
avaient gagné les intelligences; les traditions, les respects, les
croyances semblaient avoir été déracinés en même temps qu'une antique
dynastie. Telle est la révolution qui a pu agir sur la littérature, et
dont il y a lieu de rechercher le contre-coup sur les principaux
écrivains de ce temps.

Lamartine était le premier astre qui se fût levé, en cette époque
unique de 1820, au ciel de la poésie nouvelle. Jamais on n'avait vu
aurore plus radieuse, plus pure et plus charmante. Journées
incomparables, où le poëte de trente ans lisait, de sa voix
harmonieuse, dans quelque salon privilégié, ses _Méditations_, et
trouvait «des soupirs pour écho, des larmes pour applaudissements»;
où M. Villemain, ne pouvant se contenir, s'élançait vers ce lecteur,
inconnu la veille, et le saisissant au collet avec un enthousiasme qui
ressemblait presque à de la colère: «Jeune homme, lui criait-il, qui
êtes-vous? D'où venez-vous, vous qui nous apportez de pareils vers?»
Tout avait souri à Lamartine. Ayant reçu, en naissant, la beauté, la
noblesse, la fortune et, à profusion, tous les dons du plus facile
génie, entouré de tendresses vigilantes qui avaient laissé ignorer à
son enfance «ce qu'était une amertume de coeur, une gêne d'esprit, une
sévérité du visage humain[440]», il était entré dans la gloire d'un
seul coup, sans effort; et, à voir le caractère de l'admiration qu'il
avait éveillée dans les jeunes générations, surtout chez les femmes,
on eût presque dit que c'était de l'amour. La société de la
Restauration formait un cadre merveilleusement approprié à ce poëte
gentilhomme, d'inspiration religieuse et royaliste; il s'y
épanouissait, tout en restant étranger aux exagérations de l'esprit de
parti et aux amertumes des querelles politiques. Aussi, en dépit de la
mélancolie littéraire de certaines de ses poésies, pouvait-on le
saluer comme l'incarnation du génie heureux. En 1830, aux derniers
jours de l'ancienne royauté, il avait quarante ans, était dans la
plénitude de son talent, publiait ses _Harmonies religieuses_ et
recevait, en entrant à l'Académie, les hommages de la vieille
littérature, vaincue par sa jeune gloire.

[Note 440: Expressions de Lamartine.]

C'est alors que les événements de Juillet renversèrent ces princes
qu'il aimait, découronnèrent cette société à laquelle il avait cherché
à plaire, fermèrent ces salons où il avait trouvé une tribune. Il en
fut comme désorienté. De lui surtout était vrai ce que Béranger
disait, en janvier 1832, à M. Napoléon Peyrat: «Tous ces poëtes de la
vieille monarchie et du catholicisme, Chateaubriand, Lamennais,
Lamartine, Hugo, Vigny, sont comme des oiseaux dont l'arbre est tombé
et qui ne savent plus où percher.» Cette âme délicate et faible devait
souffrir plus qu'une autre de perdre son abri; cet esprit mobile et
flottant n'était pas impunément exposé au grand vent de la
révolution. Tout ouvert aux impressions du dehors, avide
d'applaudissements, la dispersion de l'élite qui l'avait jusqu'ici
flatté, entouré, protégé, le livrait aux excitations d'en bas et aux
tentations des popularités subalternes. D'autre part, l'isolement où
il se trouvait, dans l'universelle dissolution, le poussait davantage
à cette contemplation et à cette admiration de soi qui laissent
l'écrivain sans clairvoyance et sans résistance en face de ses propres
défauts.

Le mal qui va grandir chez Lamartine existait déjà en germe dans ses
premières oeuvres. Un observateur attentif eût pu discerner, dans les
_Harmonies_, à côté d'inspirations sublimes et chrétiennes, quelques
symptômes d'une religiosité équivoque qui tournait au panthéisme; à
côté des plus beaux vers que le poëte ait écrits, des passages où la
pensée vague et molle, la forme facile et hâtive, trahissaient déjà la
fatigue et la négligence. Après 1830, ce double mal se développa
rapidement. À lire le _Voyage d'Orient_ (1835), où l'auteur affectait
d'embrasser toutes les religions du monde dans une sorte de synthèse
indécise, aboutissant en réalité à l'indifférence, où il tendait à
remplacer le christianisme positif par le rêve d'une démocratie
humanitaire; à lire ensuite, dans _Jocelyn_ (1836), l'histoire de ce
prêtre chez lequel un catholicisme énervé, plus ou moins renouvelé du
Vicaire savoyard, était par moment si étrangement mêlé de rêveries
panthéistes et terni par la malsaine vapeur d'une passion tout
humaine; à lire enfin ce poëme de la _Chute d'un ange_ (1838), où le
rationalisme, le panthéisme et le sensualisme, définitivement
vainqueurs dans l'âme du poëte, s'étalaient en quelque sorte sans
voile, on pouvait constater, chez Lamartine, l'affaiblissement, la
déviation et bientôt la ruine de la foi première; on pouvait aussi
mesurer ce que, par suite, la pensée perdait de sa netteté, de sa
vigueur et de sa pureté. Chaque année, on le voyait payer un tribut
plus large aux maladies du temps. Au seul point de vue littéraire, la
déchéance était incontestable. Dans le _Voyage en Orient_, dans
_Jocelyn_, il y avait encore de très-belles parties, mais la musique
des mots, l'abus des images impropres, l'étendue disproportionnée des
épisodes ou des amplifications parasites, cachaient mal l'incertitude
et le vide de l'idée, le relâchement ou l'impuissance de l'écrivain.
Avec la _Chute d'un ange_, la décadence fut si marquée, que le public
appliqua à l'auteur lui-même le titre de l'ouvrage. «Fond et forme,
écrivait alors Béranger, tout m'y semble détestable et ennuyeux.» Et
M. Doudan ajoutait: «La chute de son ange est déplorable; cet ange
tombe dans le vide.» Lamartine lui-même ne paraissait pas se faire
grande illusion: «C'est détestable», écrivait-il de son propre livre,
au moment où il était publié. En bien peu d'années, quelle descente
depuis les grandes oeuvres d'avant la révolution, depuis les
_Méditations_ et les _Harmonies_!

Cette décadence venait en partie de ce que Lamartine, après 1830,
s'était jeté dans la politique. Déjà, à la fin de la Restauration, il
avait paru plus ou moins sourdement travaillé du désir de l'action
publique, à ce point que M. Cuvier, en le recevant à l'Académie, avait
cru devoir le mettre en garde contre cette tentation. Les événements
de Juillet le poussèrent violemment du côté où il penchait. Seulement,
il ne s'agissait plus pour lui, comme naguère, de solliciter une
ambassade de second ordre. Dans cette France politique, où l'on venait
de faire table rase; il lui paraissait que des routes sans barrière et
un horizon sans bornes s'ouvraient à son ambition, et le poëte s'y
élançait avec toute la puissance d'une imagination qui lui avait été
donnée pour autre chose. L'isolement même où l'avait mis la
révolution, contribuait à l'émanciper: détaché de tout, quitte envers
le passé qu'il saluait avec une politesse émue, libre avec le présent
qu'il subissait par raison sans livrer son coeur, aucune affection,
aucune tradition, aucune convenance de société, aucun lien de parti,
aucun point d'honneur ne l'obligeait à se contenir ni ne l'aidait à se
diriger. Ce que sera cette vie politique, quel orbite imprévu décrira
cette brillante comète, par quel singulier mélange de sensibilité
excessive aux impressions du dehors et d'imagination égoïste, de rêves
généreux et d'insatiable ambition, de rancunes vaniteuses et
d'imprévoyance superbe, de recherche de l'effet littéraire et
dramatique, d'ivresse d'improvisateur, de susceptibilité d'acteur et
d'infatuation d'artiste, l'ancien royaliste deviendra l'historien des
_Girondins_, criant: Hosanna! à la révolution du passé et: En avant! à
la révolution du lendemain, c'est ce qu'il conviendra de raconter
ailleurs. Pour le moment, il s'agit moins de prévoir le mal trop réel
que le poëte fera bientôt à la politique, que de mesurer le tort
causé, dès maintenant, par la politique au poëte.

Ce tort fut grand: la poésie fut dédaignée, négligée, bientôt même
écartée par Lamartine, comme une distraction frivole qui avait pu être
l'accident de sa jeunesse, mais qui n'avait plus de place dans sa vie
d'homme. La gloire des _Méditations_ ou des _Harmonies_ lui était même
une gêne; dès les premières élections après la révolution, en 1831, il
avait posé sans succès sa candidature; il attribua son échec à la
mauvaise note que lui donnait auprès des électeurs son renom de poëte,
et il se prit à «maudire la malheureuse notoriété des vers qu'il avait
écrits dans l'oisiveté de sa jeunesse[441]». Lisez sa correspondance
de 1830 à 1848[442]: vous le verrez à peu près uniquement occupé de
son rôle et de ses rêves politiques, de discours, d'articles de
journaux, de l'effet qu'il croit produire sur les partis. Où trouver,
dans une telle obsession, place pour la poésie? «Je ne puis écrire de
vers par trop plein des idées politiques», écrit-il le 15 février
1832. D'ailleurs, les succès bruyants, immédiats, mais éphémères,
d'une improvisation oratoire, l'importance qu'il acquérait ainsi dans
le monde parlementaire, flattaient sa vanité, amusaient son
imagination, tout en exigeant peu d'efforts de son indolente facilité.
«Adieu les vers, disait-il en août 1837; j'aime mieux parler; cela
m'anime, m'échauffe, me dramatise davantage, et puis les paroles
crachées coûtent moins que les stances fondues en bronze.» Cet adieu
ne fut malheureusement pas une vaine parole. La _Chute d'un ange_
(1838) et les _Recueillements_ (1839) marquèrent le terme de sa
carrière poétique. Depuis lors, il n'a plus publié de vers. Le
politique avait tué en lui le poëte, et l'oeuvre de l'un n'est pas
faite pour nous consoler de la mort de l'autre.

[Note 441: Voyez la _Préface_ que Lamartine a mise en tête de ses
_Discours_ (1849).]

[Note 442: _Correspondance de Lamartine_, t. IV, V, VI.]

Cette décadence n'échappait pas aux contemporains, et, peu d'années
après 1830, les esprits indépendants la constataient déjà. «Que
restera-t-il de M. de Lamartine?» demandait M. Nisard, dans la _Revue
de Paris_, en 1837, avant même la publication de la _Chute d'un ange_.
«Il restera le souvenir de grandes facultés poétiques, supérieures à
ce qui en sera sorti; il restera le nom harmonieux et sonore d'un
poëte auquel son siècle aura été trop doux et la gloire trop facile,
et en qui ses contemporains auront trop aimé leurs propres défauts.»
Et le critique se désolait de voir «retenu, dans la région inférieure
des talents de second ordre, un poète doué assez pour s'élever
jusqu'au rang des hommes de génie[443]». Deux ans plus tard, au
lendemain des _Recueillements poétiques_, M. Sainte-Beuve, comparant
le Lamartine d'avant et d'après 1830, notait un changement «analogue à
celui qui, à la même époque, s'était opéré chez Lamennais»; puis,
cherchant la cause et la date de ce changement: «La révolution de
Juillet, disait-il, ne l'avait pas désarçonné comme tant d'autres;
mais, en ne le désarçonnant pas visiblement, au moment du saut du
relais imprévu, elle l'avait pris, pour ainsi dire, et porté du bond,
sans qu'il eût le temps de s'en douter et sans qu'il y parût, sur un
cheval nouveau.» Lamartine s'était alors remis à courir, mais «dans
une direction différente»; de là cette décadence que, depuis lors, on
remarquait à chaque oeuvre nouvelle; le dernier volume, celui des
_Recueillements poétiques_, ajoutait M. Sainte-Beuve, «affiche de plus
en plus les dissipations d'un beau génie; il est temps de le dire; au
troisième chant du coq, on a droit de s'écrier et d'avertir le poëte
le plus aimé qu'il renie sa gloire»; et il concluait par cette
réflexion plus générale et d'un accent singulièrement triste: «En
acceptant ce pénible rôle de noter les arrêts, les chutes et les
déclins avant terme de tant d'esprits que nous admirons, nous voulons
qu'on sache bien qu'aucun sentiment en nous ne peut s'en applaudir.
Hélas! leur ruine (si ruine il y a) n'est-elle pas la nôtre, comme
leur triomphe, tant de fois prédit, eût fait notre orgueil et notre
joie? Le meilleur de nos fonds était embarqué à bord de leurs
renommées, et l'on se sent périr pour sa grande part dans leur
naufrage[444].»

[Note 443: _M. de Lamartine en 1837_, par M. NISARD, étude publiée par
la _Revue de Paris_, et reproduite depuis dans les _Portraits et
Études d'histoire littéraire_.]

[Note 444: Article sur les _Recueillements poétiques_ (1839), inséré
dans les _Portraits contemporains_, t. I, p. 349.]


III

Victor Hugo moins que tout autre était capable de se roidir contre le
souffle de 1830. Avec son imagination flottant à tous les vents, se
teignant tour à tour de tous les reflets, il était à la merci des
impressions changeantes du dehors, constamment à la suite de ce qui
réussissait, empressé à flatter la popularité régnante, rarement
créateur d'une idée originale, plutôt héraut des idées des autres,
décorant et colorant richement les lieux communs du jour, «écho
sonore», comme il s'est défini lui-même, de ce qui faisait du bruit
autour de lui[445]. Sous la Restauration, quand le royalisme était
dans son éclat et sa puissance, Victor Hugo avait été royaliste; il
avait senti couler dans ses veines le sang vendéen, et chantait avec
enthousiasme le trône et l'autel. Lorsqu'un peu plus tard, dans les
dernières années de Charles X, le royalisme devint impopulaire, et que
la vogue fut au libéralisme plus ou moins mélangé d'idées
napoléoniennes, Victor Hugo se rappela à propos qu'il était le fils
d'un soldat de la République et de l'Empire, fit des vers magnifiques
sur Napoléon et la colonne Vendôme, proclama solennellement que «le
romantisme était le libéralisme en littérature», et, par un autre
emprunt au langage politique, appela les classiques des «ultras».
D'ailleurs il avait alors contre la royauté, un de ces griefs
personnels qui décidaient souvent de ses opinions: la censure, en
1829, avait interdit la représentation de _Marion Delorme_; elle avait
eu beau laisser jouer _Hernani_, au commencement de l'année suivante,
et fournir ainsi, aux tribus chevelues du jeune romantisme, groupées,
en rangs serrés, au parterre du Théâtre-Français, l'occasion d'un
combat légendaire contre les «bourgeois» des loges, elle n'avait pu
faire oublier et pardonner l'injure de la première interdiction.
Survint la révolution de Juillet; Victor Hugo n'eut aussitôt qu'une
préoccupation: apporter ses hommages à la démocratie victorieuse. Un
biographe intime, qui a écrit sous ses yeux et probablement sous sa
dictée, a dit à ce propos: «Les grandes commotions retentissent
profondément dans les intelligences. M. Victor Hugo, qui venait de
faire son insurrection et ses barricades au théâtre, comprit que tous
les progrès se tiennent, et qu'à moins d'être inconséquent, il devait
accepter en politique ce qu'il voulait en littérature[446].» Pour
faire oublier ses poésies royalistes, il s'empressa de chanter «la
Jeune France» et les morts de Juillet. Par moments même, on eût dit
qu'il allait jusqu'à la république. Dans ce _Journal d'un
révolutionnaire de 1830_[447], où il notait, au jour le jour, ses
idées et ses impressions, il définissait ainsi l'état de sa mue
politique: «J'admire encore la Rochejaquelein, Lescure, Cathelineau,
Charette même; je ne les aime plus. J'admire toujours Mirabeau et
Napoléon; je ne les hais plus.» Du reste, que la monarchie nouvelle se
permette, à son tour, en 1832, d'interdire la représentation du _Roi
s'amuse_: aussitôt le poëte irrité sent s'aviver ses convictions et
ses ardeurs démocratiques; il menace le gouvernement de son
opposition, avec une arrogance plus ridicule qu'inquiétante[448]. Ce
qui ne l'empêchera pas, plus tard, quand il croira cette monarchie
bien assise, d'accepter la pairie des mains de Louis-Philippe.

[Note 445: N'est-ce pas Victor Hugo qui disait, précisément en 1830,
dans la pièce qui sert de préface aux _Feuilles d'automne_:

  C'est que l'amour, la tombe, et la gloire et la vie,
  L'onde qui fuit, par l'onde incessamment suivie,
  Tout souffle, tout rayon, ou propice ou fatal,
  Fait reluire et vibrer mon âme de cristal,
  Mon âme aux mille voix, que le Dieu que j'adore
  Mit au centre de tout comme un écho sonore.]

[Note 446: _Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie._]

[Note 447: Ce _Journal_ fut publié en 1834.]

[Note 448: Ce n'est pas que les avances de Victor Hugo aient été alors
aimablement accueillies par le parti républicain. Celui-ci se méfiait
politiquement; et, littérairement, les journaux de gauche, notamment
le _National_ et la _Tribune_, tenaient pour l'école classique. Quand
Victor Hugo publia, en 1832, la préface dans laquelle il menaçait le
gouvernement, à raison de l'interdiction du _Roi s'amuse_, la
_Tribune_ lui déclara assez sèchement «qu'il s'exagérait l'importance
de son oeuvre et la sympathie qu'elle excitait, en pensant qu'il
pourrait y avoir là sujet d'émeute».--Henri Heine écrivait, à la même
époque, en parlant de Victor Hugo: «Les républicains suspectent son
amour pour la cause populaire; ils éventent, dans chaque phrase, une
secrète prédilection pour l'aristocratie et le catholicisme.» (_De la
France_, p. 295.)]

Quoi qu'il en soit des variations de l'homme politique, il est certain
qu'après 1830, il se produit dans les idées, et bientôt même dans le
talent de l'écrivain, un changement analogue à celui que nous avons
déjà noté chez Lamartine. Tout ce qui a fait l'inspiration haute,
saine, fortifiante, de ses premières poésies, s'écroule ou au moins
s'ébranle. La foi religieuse s'évanouit, et avec elle la netteté et
l'élévation morales qui en sont la conséquence: à la place, une sorte
de panthéisme qui ne se définit pas lui-même et se berce de mots et
d'images. Dès 1831, appréciant une des publications récentes du poëte,
M. Sainte-Beuve constatait ainsi ce résultat: «De progrès en croyance
religieuse, en certitude philosophique, en résultats moraux, le
dirai-je? il n'y en a pas. C'est là un mémorable exemple de l'énergie
dissolvante du siècle et de son triomphe à la longue sur les
convictions individuelles les plus hardies. On les croit
indestructibles, on les laisse sommeiller en soi comme suffisamment
assises, et, un matin, on se réveille, les cherchant en vain dans son
âme; elles s'y sont affaissées comme une île volcanique sous l'Océan.»
Victor Hugo écrivait lui-même, dans son _Journal d'un révolutionnaire
de 1830_: «Mon ancienne conviction royaliste catholique de 1820 s'est
écroulée pièce à pièce, depuis dix ans, devant l'âge et l'expérience.
Il en reste pourtant encore quelque chose dans mon esprit, mais ce
n'est qu'une religieuse et poétique ruine. Je me détourne quelquefois
pour la considérer avec respect, mais je n'y viens plus prier.»

Sans doute, le talent est encore bien grand; il suffit de rappeler
que les _Feuilles d'automne_ sont de cette époque. Mais les _Chants du
crépuscule_ vont suivre, marquant un déclin et, suivant l'expression
d'un critique contemporain, «désespérant les amis de M. Victor Hugo».
Les défauts, qu'on y voit, sinon naître, du moins se développer, sont
le plus souvent la conséquence de l'ébranlement moral qui s'est
produit dans l'âme du poëte, et le signe manifeste d'une littérature
en décadence, alors même qu'elle demeure encore brillante: poésie en
quelque sorte toute matérielle; prédominance du son, du décor, de
l'image physique; profusion descriptive, vague déclamation,
répétitions essoufflées, révélant le vide de l'idée et l'impuissance
de celle-ci à se préciser et à se renouveler; absence de goût et de
mesure, grossissements disproportionnés et monstrueux, erreurs d'un
esprit où le trouble intérieur et extérieur a détruit tout frein et
tout équilibre; épuisement et stérilité précoces d'un art qui n'est
qu'imagination et sensation, au lieu d'être fondé sur la raison;
par-dessus tout, incertitude et malaise de la pensée, confessés par
l'auteur lui-même, quand il écrit, à cette époque, dans la préface des
_Chants du crépuscule_: «La société attend que ce qui est à l'horizon
s'allume tout à fait ou s'éteigne complétement. Il n'y a rien de plus
à dire. Ce qui est peut-être exprimé dans ce recueil, c'est cet
étrange état crépusculaire de l'âme et de la société, dans le siècle
où nous vivons. De là, dans ce livre, ces cris d'espoir mêlés
d'hésitation, ces troubles intérieurs... cette crainte que tout
n'aille s'obscurcissant...»

Le mal de 1830 est marqué d'une façon plus particulière encore par
l'esprit de révolte qui domine alors dans toutes les oeuvres de Victor
Hugo. Se fondant, à défaut de faits, sur des hypothèses qui n'ont pas
même de vraisemblance artistique, il poursuit la revanche de ce qui
est bas contre ce qui est élevé, de ce qui est méprisé contre ce qu'on
respectait, de la laideur contre la beauté, de ce qui est misérable
contre toute puissance et toute autorité; antithèse monstrueuse, d'où
il ressort que la hiérarchie sociale est au rebours de la hiérarchie
morale; sorte de socialisme plus ou moins conscient, où la pitié même
devient malfaisante et où la philanthropie se tourne en menace. Il
s'agit de prouver, dit quelque part le poëte, que «le fait social est
absurde» et, par suite, responsable des fautes des hommes. N'est-ce
pas là l'inspiration principale de cette _Notre-Dame de Paris_, que
Victor Hugo commence précisément à écrire au bruit des fusillades de
Juillet, et où il réserve le beau rôle à la bohémienne et au monstre,
le vilain au prêtre et au gentilhomme? En même temps, il plaide, en
vers éloquents, pour les malheureuses qui rôdent le soir autour de la
place de Grève, contre les femmes en grande toilette qui vont danser
au bal donné par la Ville au nouveau roi. À cette époque également,
non content de rééditer le _Dernier Jour d'un condamné_, il publie
_Claude Gueux_, où, prenant en main la cause d'un prisonnier qui a
assassiné d'un coup de ciseau le directeur de la prison, il donne tort
à la justice publique et à la loi pénale; tel est son parti pris de
sophisme que, pour arriver à sa conclusion, il altère audacieusement
un fait notoire, un épisode récent de cour d'assises: première
apparition de cette gageure antisociale qui aboutira au Jean Valjean
des _Misérables_.

C'est pis encore dans ses drames. Déjà, avant 1830, _Hernani_ avait
montré une sorte de bandit tenant tête à Charles-Quint; dans _Marion
Delorme_, Louis XIII, Richelieu, la magistrature, étaient abaissés
devant une courtisane; mais l'auteur laissait encore à la royauté
quelque grandeur. Après 1830, ce reste de respect pour la vérité
historique et morale disparaît. Voyez _Le Roi s'amuse_, _Lucrèce
Borgia_, _Marie Tudor_, _Angélo_, _Ruy-Blas_, qui se succèdent en
quelques années: plus de mesure dans le déshonneur, le crime, la honte
des rois et de tous ceux qui personnifient l'autorité ou la tradition;
par contre, les héros sont des bouffons pourvoyeurs des plaisirs
royaux, des laquais, des courtisanes surtout, comme pour humilier
davantage les grandeurs sociales par l'abjection et l'infamie de ce
qu'on leur oppose. Ce n'est pas seulement fantaisie de dramaturge en
quête d'antithèses littéraires; l'auteur se vante de connaître la
force de propagande du théâtre et prétend faire oeuvre d'apôtre et de
réformateur. «Le drame, écrit-il, doit donner à la foule une
philosophie, aux idées une formule... à chacun un conseil, à tous une
loi!» Présomption fastueuse qui cache mal la faiblesse de cet homme;
la vérité est qu'il cherche à plaire aux passions régnantes, à flatter
ces instincts de révolte, d'envie, d'orgueil, que la révolution a
éveillés et fait fermenter, non-seulement dans le peuple, mais même
dans une partie de la bourgeoisie; il tente au théâtre ce que d'autres
courtisans de la foule font, au même moment, dans la presse ou à la
tribune. Ne se pique-t-il pas d'ailleurs de se mettre par là en
harmonie avec le mouvement politique? «Il faut, dit-il, marcher avec
son siècle et ses institutions; ainsi le théâtre, de nos jours, doit
être démocratique.»--«Je voudrais au moins, répondait M. Briffaut,
qu'il ne fût pas sans-culotte.»

L'art gagnait-il à cette évolution «démocratique» du théâtre? On sait
aujourd'hui que penser de ce genre faux et court dans sa violence
surmenée, où tout est énorme et où rien n'est grand; de ces
compositions dramatiques, où les caractères ne sont trop souvent que
des costumes, les passions des instincts, les émotions des convulsions
physiques affectant le système nerveux plutôt que l'âme, où les
vicissitudes et les dénoûments paraissent naître, non de la liberté
humaine ou des desseins justifiés de la Providence, mais des accidents
du hasard et de la fantaisie de l'écrivain; de cette prétendue vérité
du langage, qui cache mal une afféterie déclamatoire; de ces effets de
style qui sont surtout des cliquetis de mots bruyants ou sinistres; de
ces jeux de scène qui répètent les procédés les plus usés du vieux
mélodrame, ficelles mal dissimulées qui font mouvoir de lugubres
marionnettes. Du reste, dès cette époque, l'échec était visible. En
dépit du talent des acteurs, en dépit des efforts de la jeune bohème
qui se portait aux premières représentations comme à une émeute, en
chantant la _Marseillaise_ et la _Carmagnole_, plus on allait, moins
les applaudissements étaient vifs et plus les sifflets l'emportaient;
seule, _Lucrèce Borgia_ eut un certain succès. Cette campagne devait
aboutir, en 1843, à la déroute définitive des _Burgraves_, qui, malgré
de belles parties poétiques, succombèrent à la scène, moins devant la
passion des adversaires que devant l'ennui des indifférents. À cette
même époque, M. Sainte-Beuve, qui avait été, en 1830, l'un des hérauts
du drame romantique, n'hésitait pas à en confesser la banqueroute; il
écrivait dans une revue suisse, où, sous le voile de l'anonyme, la
sincérité complète lui était plus facile: «Le théâtre, ce côté le plus
invoqué de l'art moderne, est celui aussi qui, chez nous, a le moins
produit et a fait mentir toutes les espérances.» Voulait-il résumer
l'impression définitive du public, il ne trouvait que ces mots: «un
lourd assommement». «On est las», ajoutait-il. Se rappelant ce qu'il
avait fait, avec d'autres critiques, pour préparer la voie au nouveau
drame, il se déclarait presque «honteux de voir pour qui il avait
travaillé», et il concluait: «Le faux historique, l'absence d'étude
dans les sujets, le gigantesque et le forcené dans les sentiments et
les passions, voilà ce qui a éclaté et débordé; on avait cru frayer le
chemin et ouvrir le passage à une armée chevaleresque, audacieuse,
mais civilisée, et ce fut une invasion de barbares. Après douze ou
quinze ans d'excès et de catastrophes de tous genres, le public en est
venu à ne plus aspirer qu'à quelque chose d'un peu noble, d'un peu
raisonnable et de suffisamment poétique[449].» C'est cet état d'esprit
qui fit alors le succès si retentissant et quelque peu exagéré de la
_Lucrèce_ de M. Ponsard, succès d'autant plus remarqué qu'il
coïncidait avec la chute des _Burgraves_[450]. À la fin de la
monarchie de Juillet, il semble donc que le principal résultat de
cette révolution théâtrale, si orgueilleusement entreprise, ait été de
préparer, par le dégoût et la réaction même qu'elle a provoqués, le
triomphe passager du semi-classicisme de l'«école du bon sens» et du
«juste milieu poétique». Notons aussi, comme signes du même temps, la
vogue de la vieille tragédie ressuscitée par le talent de Rachel, et
les applaudissements donnés, en Sorbonne, par la jeunesse des écoles,
à la critique sensée, froide et fine, de M. Saint-Marc Girardin contre
le drame moderne. Quand on voulut alors reprendre _Marion Delorme_,
l'échec fut complet, et un homme d'esprit put dire, en comparant cette
pièce à _Athalie_: «Marion Delorme est bien plus vieille que si elle
avait deux cents ans; elle en a quinze.»

[Note 449: SAINTE-BEUVE, _Chroniques parisiennes_, p. 23, 24, 31, 317
à 320.]

[Note 450: Victor Hugo, fort mortifié de ce succès, disait
jalousement, en parlant de _Lucrèce_: «_La chose_ que l'on joue à
l'Odéon.» (SAINTE-BEUVE, _Chron. par._, p. 49.)]

Donc, qu'il s'agisse du poëte lyrique, du romancier, du dramaturge, il
semble que ce soient plutôt les défauts que les qualités qui ont
grandi. La critique contemporaine, en dépit de ses premiers
éblouissements ou de ses partis pris de coterie, ne pouvait pas ne pas
s'en apercevoir. On vient de voir ce que disait M. Sainte-Beuve du
théâtre. Dès 1836, dans un article remarqué de la _Revue de Paris_, M.
Nisard, se plaçant à un point de vue plus général, prononçait le mot
de «décadence». Admirateur des débuts du poëte, il ne pouvait cacher
la surprise inquiète que lui causaient ses oeuvres plus récentes, et
il posait, non sans douleur, cette question: «Le jeune homme encore
vigoureux, qui est né avec ce siècle, qui a donné tant d'espérances,
qui a été admiré par ceux mêmes qui ne l'aimaient point, en serait-il
arrivé au radotage des vieillards? Cette poésie exténuée, où la pensée
est si rare et les mots si abondants, où M. Victor Hugo semble n'être
plus, en vérité, que le compilateur et le regrattier de ses premières
poésies, serait-elle le dernier mot du poëte?... C'est une chose
triste pour tout le monde qu'une décadence prématurée, qu'une chute
dans l'âge des succès, qu'une mort au plus beau moment de la vie.»
Puis, après avoir analysé les défauts des oeuvres publiées par M.
Victor Hugo, depuis 1830, M. Nisard concluait: «Ce que nous
paraissions craindre, au commencement de cet article, comme une chose
possible, est peut-être une chose prochaine et inévitable: c'est à
savoir, la mort littéraire de M. Victor Hugo. Il y a deux manières de
finir pour l'écrivain: il y a la manière commune, qui est lorsque
l'esprit et le corps finissent ensemble et que l'écrivain subit le
sort de tous; il y a ensuite la manière morale, qui est lorsque
l'esprit finit avant le corps, soit par une stérilité soudaine, soit
par une fécondité sans progrès, où l'auteur perd de sa gloire en
proportion de ce qu'il ajoute à son bagage. Ce serait là, nous
voudrions bien nous tromper, l'espèce de fin réservée à M. Victor
Hugo. On remarque dans sa carrière littéraire un symptôme particulier
qui inquiète même ses plus aveugles amis; c'est que, dans la prose
comme dans la poésie, ses premiers écrits valent mieux que les
derniers, sauf quelques parties d'ouvrage où le dernier rompt la loi
ordinaire en n'étant que l'égal du premier... On dirait que M. Victor
Hugo a été condamné à n'être, en effet, qu'un _enfant de génie_, comme
l'appelait M. de Chateaubriand. Les oeuvres de l'homme font honte aux
oeuvres de l'enfant... Pourquoi donc n'avons-nous pas un Prytanée pour
nourrir les _enfants de génie_, ces vieillards de trente ans, qui ont
gagné leurs invalides à l'âge où ceux qui doivent être des hommes de
génie ne sont encore que des jeunes gens qui promettent[451]?»

[Note 451: _Victor Hugo en 1836._ Cet article a été reproduit, il y a
quelques années, par M. Nisard, dans un volume de _Portraits et Études
d'histoire littéraire_. Cette opinion n'était pas isolée: deux ans
plus tard, dans la _Revue des Deux Mondes_ du 15 mars 1838, M. Gustave
Planche s'exprimait ainsi: «M. Victor Hugo touche à une heure
décisive: il a maintenant trente-six ans, et voici que l'autorité de
son nom s'affaiblit de plus en plus.»]

Depuis lors le temps a marché; Victor Hugo a beaucoup produit et il a
été encore plus applaudi. Il est sans doute, dans ses oeuvres, plus
d'une page remarquable où le génie natif a triomphé des déviations du
goût et des perversions de l'intelligence. Mais on y retrouve aussi le
développement presque monstrueux des défauts signalés au lendemain de
1830. Ces défauts n'obligent-ils pas déjà le bon sens et le bon goût
de la vraie postérité à réagir contre les apothéoses que l'esprit de
parti avait prodiguées à la vieillesse du poëte ou plutôt du
démagogue?


IV

Ce que nous avons dit des drames de Victor Hugo a pu donner une idée
de ce que devint le théâtre, dans le trouble et l'excitation de 1830.
La suppression de la censure, conséquence immédiate de la révolution,
avait eu pour effet, non d'assurer à l'art dramatique une féconde
liberté, mais d'ouvrir la porte à toutes les licences. On a vu déjà
comment, au lendemain des journées de Juillet, la religion fut traitée
sur la scène, les prêtres livrés à toutes les calomnies, à tous les
outrages, à tous les sarcasmes, les croyances flétries et menacées,
les choses saintes vilipendées dans les plus indécentes bouffonneries.
Les autres autorités ne furent pas plus respectées. Alexandre Dumas
lui-même ne se contentait plus d'amuser le public dans ses drames
superficiels et puissants, où l'intérêt de l'intrigue et un mouvement
endiablé faisaient oublier l'absence de caractères et d'idées; il y
soutenait des thèses antisociales et flattait les haines
révolutionnaires. Ainsi _Antony_, qui fit alors grand bruit, était le
bâtard, en état de révolte légitime, de vengeance justifiée contre la
société, foulant aux pieds, du droit de ses souffrances ou de ses
passions, les lois divines ou humaines, blasphémant la Providence,
niant la morale, bafouant ou flétrissant toutes les institutions,
grisé de sophismes, en proie au délire des appétits brutaux, se
faisant un jeu de l'adultère, du viol, de l'assassinat, et cependant
demeurant le héros pour lequel on sollicitait la sympathie, presque
l'admiration du public. Vers la même époque, Dumas fit jouer le drame
de la _Tour de Nesle_, où il traitait l'histoire avec plus de sans
gêne et la royauté avec moins de respect encore que l'auteur du _Roi
s'amuse_; là, au milieu des tirades faites pour courtiser la mauvaise
démocratie, figurait une reine qui noyait chaque matin ses amants de
la nuit, assassinait son père et ne reculait pas devant le plus
monstrueux inceste. Le gouvernement britannique donna une leçon
mortifiante à notre patriotisme, quand il interdit la représentation
de ce drame, regardé par lui comme outrageant pour la France alliée de
l'Angleterre. Alexandre Dumas poussa si loin ses audaces, qu'il lassa
la faveur du public, éveilla son dégoût, et les sifflets qui
accueillirent telle de ses pièces, le _Fils de l'émigré_, par exemple,
l'avertirent de s'arrêter.

Telle était la force contagieuse du mal, que les esprits délicats ou
timides en étaient atteints. Alfred de Vigny donnait alors au
Théâtre-Français _Chatterton_[452], oeuvre maladive, qui, sous des
formes moins grossières, était encore une condamnation de la société
au nom de l'orgueil individuel. Scribe lui-même, dans une pièce
intitulée: _Dix ans de la vie d'une femme_, faisait descendre à une
grande dame tous les degrés du vice jusqu'à la prostitution, et cela
avec un cynisme à faire rougir un Rétif de la Bretonne. Quand les
modérés en étaient là, on peut deviner ce que se permettaient les
violents. Dans le drame d'_Ango_, François Ier était représenté comme
un misérable et un lâche; un bourgeois de Dieppe, dont il avait
odieusement outragé la femme, le faisait s'évanouir en lui montrant
seulement son épée, et criait aux courtisans: «Ramassez votre roi, il
a tout perdu, même l'honneur.» L'écrivain qui débutait ainsi devait
acquérir une hideuse notoriété: il s'appelait Félix Pyat[453]. En même
temps que la royauté et les classes qu'on appelait alors dirigeantes
étaient traînées dans la boue, des drames faisaient revivre et
exaltaient Camille Desmoulins, Marat, Saint-Just, Fouquier-Tinville et
autres sinistres personnages de la Terreur; au lendemain de 1830,
Robespierre paraissait sur la scène presque aussi souvent que
Napoléon, et ce n'est pas peu dire. Il n'était pas jusqu'au
Théâtre-Français qui ne s'ouvrît alors à ces réhabilitations de 1793.
Dans telle de ces pièces, on poussa le réalisme révolutionnaire
jusqu'à faire figurer, au dénoûment, un échafaud sur la scène, si bien
que le parterre, dégoûté, cria: «Ôtez l'échafaud!»

[Note 452: La première représentation de _Chatterton_ eut lieu le 12
février 1835. Ce fut le plus grand succès de M. de Vigny.]

[Note 453: Ce n'est pas la seule pièce de M. Pyat qui ait fait quelque
bruit. Cet écrivain devait donner, en 1847, le drame du _Chiffonnier
de Paris_, abominable et absurde intrigue, où un chiffonnier héroïque
et philosophe protégeait l'innocence populaire contre le vice
aristocratique. Le public applaudissait. Il est vrai que quelques mois
plus tard, au lendemain du 24 février 1848, la même pièce était
froidement reçue: on avait vu à l'oeuvre les chiffonniers de M. Pyat.]

Les auteurs ne savaient, du reste, qu'imaginer, dans cette enchère
d'émotions violentes, de sensations brutales et atroces, où l'art
n'avait plus aucune part. Le drame marchait chaque jour plus avant
dans la boue et le sang, parlant l'argot et blasphémant, trichant au
jeu, volant à main armée, assassinant. L'enfance même n'était pas
respectée; on la montrait corrompue, cynique et fourbe. Tel
vaudevilliste trouvait piquant de représenter le dortoir où
paraissaient, en chemise, les jeunes filles de la maison de la Légion
d'honneur à Saint-Denis. L'impureté, cynique ou raffinée, compagne
ordinaire du désordre révolutionnaire, régnait en maîtresse sur la
scène, et le respect de nos lecteurs nous empêche d'indiquer, même
d'une façon voilée, quelles furent alors ses audaces. On était sur la
voie qui avait conduit les Romains à brûler un esclave et à violer une
femme sur la scène, et un Tertullien eût pu s'écrier de nouveau:
_Tragoediæ... scelerum et libidinum actrices cruentæ et lascivæ._

Aussi les honnêtes gens du temps poussaient-ils un cri d'alarme et de
dégoût. «Jusqu'à quand, écrivait M. Jules Janin en février 1831,
veut-on nous promener à travers ces tortures, et n'avons-nous pas
assisté, depuis six mois, à ces drames d'échafaud et de sang, où le
bourreau joue le grand rôle, où Danton, Robespierre, Marat, Saint-Just
apparaissent sur la scène, avec les grandes phrases de leur temps!...
Vraiment, sommes-nous bien encouragés, par ce qui se traîne
aujourd'hui dans nos rues, à soulever les poussières des mauvais
jours? Hélas! vous le voyez déjà, ces passions retombent sur nous,
cendres brûlantes d'un volcan que nous pensions refroidi.» Dans cette
même année, M. de Salvandy se demandait ce qu'avaient produit, au
théâtre, la suppression de la censure et ce qu'on appelait
l'inspiration révolutionnaire. «Ôtez, disait-il, le petit chapeau, la
redingote grise[454], les soutanes, des gravelures et le bourreau, que
reste-t-il de l'expérience que nous venons de tenter? Il reste, dans
Paris, dix ateliers de corruption, dix places de guerre dont le feu
bat, chaque soir, l'ordre, le goût et la morale[455].» En 1833, M.
Nisard faisait son «manifeste» contre le théâtre de cette époque, et,
après en avoir dénoncé les misères, les «hontes», les «orgies», il
demandait qui pouvait avoir plaisir à y «aller se donner des
cauchemars de faux scélérats et de filles-mères, et à s'indigérer
(qu'on me passe le mot) de mauvaises moeurs et de mauvais
langage[456]». Le poëte de la révolution, Barbier, avait consacré un
de ses Iambes, _Melpomène_, à flageller cette corruption:

  Les théâtres partout sont d'infâmes repaires,
  Des temples de débauche, où le vice éhonté
  Donne, pour tous les prix, leçon d'impureté.

Et Musset, qui n'était pourtant pas timoré en ces matières, faisait
écho, quatre ans plus tard, à l'invective de Barbier:

  Oui, c'est la vérité, le théâtre et la presse
  Étalent aujourd'hui des spectacles hideux,
  Et c'est, en pleine rue, à se boucher les yeux.

[Note 454: Allusion aux pièces innombrables où figurait Napoléon.]

[Note 455: _Seize Mois, ou la Révolution et les révolutionnaires_, par
M. DE SALVANDY.]

[Note 456: _Manifeste contre la littérature facile_, et _Un amendement
à la définition de la littérature facile_. (_Revue de Paris_, décembre
1833 et février 1834.)]

Aussi, en 1835, le duc de Broglie pouvait dire, à la tribune de la
Chambre: «Qu'est-ce maintenant que le théâtre en France? Qui est-ce
qui ose entrer dans une salle de spectacle, quand il ne connaît la
pièce que de nom? Notre théâtre est devenu non-seulement le témoignage
éclatant de tout le dévergondage et de toute la démence auxquels
l'esprit humain peut se livrer lorsqu'il est abandonné sans aucun
frein, mais il est devenu encore une école de débauche, une école de
crimes[457].» Les étrangers étaient frappés et scandalisés d'un tel
désordre. «En somme, écrivait l'Américain Ticknor, je ne sais rien qui
mérite plus le reproche d'être immoral et démoralisateur que les
théâtres de Paris[458].»

[Note 457: _Écrits et Discours du duc de Broglie_, t. II, p. 470.]

[Note 458: _Life, Letters and Journal_ de G. TICKNOR, t. II, p. 140.]

L'action délétère de ce théâtre sur les moeurs du temps n'a été, en
effet, que trop visible. Certains drames ont peut-être alors plus
contribué que ne le feront bientôt les dissertations de Proudhon et de
M. Louis Blanc à préparer la prochaine explosion du socialisme. Que de
sophismes jetés dans les cerveaux déjà troublés! Après la
représentation de _Chatterton_, par exemple, que de jeunes génies
incompris, rêvant de suicide! M. Thiers, ministre de l'intérieur,
recevait tous les jours lettres sur lettres des Chatterton en herbe
qui lui écrivaient: «Du secours, ou je me tue!» «Il me faudrait
renvoyer tout cela à M. de Vigny», disait le jeune ministre. Un jour,
un chirurgien de marine assassinait sa maîtresse, femme mariée, mère
de plusieurs enfants, et cherchait ensuite à se tuer, scène qui
paraissait copiée de quelque drame ou de quelque roman. Il fut traduit
en cour d'assises. Pour excuser son client, l'avocat ne trouva rien de
mieux que de dénoncer «le romantisme, les livres antisociaux, les
représentations dramatiques», et il s'écria: «Tout cela ne tend-il pas
à entretenir dans les esprits le feu, la fièvre qui les dévorent? Eh
bien! vous, organe de la société, vous, ministère public, que ne
brûlez-vous tous ces livres, que ne demandez-vous le renversement de
cet édifice, où les scènes les plus effrayantes sont représentées?
Avez-vous le droit de punir le mal né du mal même que vous laissez
faire? Oh! vous ne pouvez pas demander à la victime les réparations du
mal qui est votre ouvrage!» Le jury trouva sans doute que l'avocat
avait raison, car il acquitta l'accusé[459]. Quelques années plus
tard, la cour d'assises de la Seine jugeait à huis clos un hideux
procès, dit _de la Tour de Nesle_: il s'agissait de femmes entraînées,
de force ou par ruse, dans un misérable appartement du faubourg
Saint-Marceau, où de jeunes ouvriers, qui s'étaient distribué les noms
du fameux drame d'Alexandre Dumas, leur faisaient subir les plus
infâmes violences; sur neuf accusés, quatre furent condamnés pour
viol. Le duc de Broglie ne se trompait donc pas, dans le discours que
nous citions tout à l'heure, lorsque, après avoir qualifié le théâtre
«d'école de débauches et de crimes», il ajoutait: «École qui fait des
disciples que l'on revoit ensuite, sur les bancs des cours d'assises,
attester par leur langage, après l'avoir prouvé par leurs actions, et
la profonde dégradation de leur intelligence, et la profonde
dépravation de leur âme.»

[Note 459: Procès Saint-Bancal, juillet 1835.]


V

Le théâtre n'était pas le seul grand coupable. Précisément à cette
époque, il est un genre qui commence à prendre, dans notre
littérature, une importance dont l'exagération est peut-être à elle
seule un signe de décadence: c'est le roman. Pour n'être pas tout de
suite tombé aussi bas que nous le voyons aujourd'hui, le roman subit
cependant, en 1830, une première déchéance, et, dès le lendemain de la
révolution, il apparaît bien plus déréglé, bien plus audacieusement
immoral qu'il n'aurait osé se montrer auparavant. Là, comme dans le
drame, il semble qu'il y ait encouragement à toutes les licences; on
ne sait bientôt plus qu'imaginer pour piquer la curiosité blasée et
corrompue; les auteurs ont, pour ainsi dire, usé toutes les inventions
malsaines et cyniques. En 1834, dans ce «manifeste» déjà cité, M.
Nisard peut écrire: «Le roman est simplement une industrie à bout qui
a commencé par la fin, c'est-à-dire par les grands coups, par les
passions furieuses, par les situations folles, et qui, ayant fait
hurler ses héros dans tous les sens, tourné et retourné de cent façons
le thème banal des préliminaires de la séduction,... demande qu'on lui
permette de dire les choses qui ne doivent pas être dites, _tacenda_,
sous peine de mourir d'inanition[460].» Laissons même les oeuvres
inférieures, éphémères, souvent ignominieuses, de la littérature
courante; le mal n'y est que trop manifeste. Ne nous attachons qu'aux
deux romanciers qui, à cette époque même, font leur entrée avec tant
d'éclat, et qui depuis lors ont gardé une importance et une influence
parfois néfastes, mais en tout cas incontestées: nous voulons parler
de George Sand et de Balzac.

[Note 460: _Manifeste contre la littérature facile._ (_Revue de
Paris_, janvier 1834.)]

Ceux qui étaient jeunes au lendemain de 1830 n'ont pas oublié
l'impression si vive, à la fois charmante et troublante, qu'ils
ressentirent, quand, en 1832, leur tomba sous la main un volume que
rien n'avait annoncé; sur la couverture, ce titre bizarre: _Indiana_,
et pour signature le nom, alors absolument inconnu, de George Sand.
Dans un article publié à cette époque même, Sainte-Beuve raconte qu'on
s'abordait en se disant: «Avez-vous lu _Indiana_? Lisez donc
_Indiana_.» De l'auteur, on sut bientôt que c'était une jeune femme,
en rupture de ban matrimonial, aux allures excentriques, qui demeurait
dans une maison du quai Saint-Michel, s'habillait souvent en homme,
fréquentait les cabinets de lecture et les cafés du quartier latin. De
nouveaux romans succédèrent rapidement au premier, _Valentine_,
_Lelia_, _Leone Leoni_, _Jacques_, _André_, _Lavinia_, etc., tous
écrits dans une langue harmonieuse et éloquente, où chantait la poésie
de la passion et de la nature[461]. Le succès fut grand. Ces volumes
se répandirent en province comme à Paris, pénétrèrent dans les
ateliers comme dans les salons, portant partout leur charme, mais
aussi leur poison.

[Note 461: Rappelons à ceux qui voudraient étudier de plus près
l'oeuvre de George Sand, la brillante et fine étude que M. le vicomte
Othenin d'Haussonville a publiée, en 1878, dans la _Revue des Deux
Mondes_.]

C'est qu'en effet, derrière cette poésie, fermente la révolte morale
et sociale que nous avons signalée tant de fois comme le mal propre de
cette époque troublée par une révolution. Dans ces romans, non moins
que dans les drames de Victor Hugo, le parti est pris de donner le
rôle abaissé et odieux à toutes les suprématies sociales, au rang, à
la noblesse, à la fortune, et de leur opposer les roturiers, les
bâtards, les révoltés, les _outlaws_ de la société et de la morale.
Lois humaines et divines, devoir et conscience, y sont niés au nom du
caprice, de l'orgueil et de la passion. Partout, ce que Chateaubriand
a appelé, dans ses Mémoires, «l'insulte à la rectitude de la vie».
L'intérêt du drame, le prestige des tableaux, le jeu pathétique des
passions, tout cela ne sert qu'à encadrer, à faire vivre une thèse
subversive et corruptrice, sorte de vêtement et d'ornement qui
l'aident à pénétrer là où elle ne serait pas reçue toute nue. Un
esprit délicat, peu porté aux exagérations, M. Doudan, écrivait à ce
propos: «C'est une tentative de créer la poésie du mal, et cela a
pour devise: Le diable n'est pas si noir que vous croyez! Et toutes
les séductions de la nature sont employées à démontrer ou à déguiser
cette thèse. Les fleurs de la vallée,--les rochers des Alpes,--les
chamois qui effleurent la neige de leur course légère,--les
magnificences de la nuit et sa mélancolie,--le grand silence des
bois,--la tristesse mystérieuse des ruines,--Venise et la Jungfrau,
tout est appelé en témoignage. Au fond, c'est l'entreprise du temps
présent de rechercher si le mal ne serait point par hasard le bien, et
d'essayer de parer cette figure un peu repoussante du mal de tout ce
qu'il y a dans l'écrin étincelant de l'imagination[462].» Par
eux-mêmes, les sophismes eussent été souvent trop visiblement
insoutenables pour trouver grand crédit; mais ce qui était plus
dangereux, c'était l'atmosphère malsaine où ces romans emportaient les
imaginations; ce parfum capiteux, énervant, égarant, qui irritait les
sens en même temps qu'il endormait les consciences; cette sorte de
rêve, où le vice se colorait de poésie, de mysticisme et presque de
vertu.

[Note 462: _Lettres de X. Doudan_, t. I, p. 298.]

Madame Sand s'attaque surtout au mariage; elle le fait avec une
persistance et une amertume qui dénotent une rancune personnelle. À la
place, elle prétend mettre les droits de l'amour ou plutôt les
entraînements d'un sensualisme grossier. L'adultère est légitimé,
l'amour libre érigé en théorie, et ce que l'auteur appelle «la
religion du plaisir» substitué au dévouement et au sacrifice,
fondements de la famille. «Il n'y a pas de crime là où il y a de
l'amour sincère;--nos femmes sont aussi libres envers nous que nos
amantes»: telles sont les maximes qu'on trouve dans _Jacques_ ou
_Consuelo_. Et toutes les lois que la passion révoltée rencontre
quelque obstacle dans les moeurs, dans les lois, dans les faits,
l'auteur s'en prend à la société elle-même, prononce contre elle une
condamnation doctrinale ou lui jette une haineuse imprécation. Il
écrit de deux amants, héros de l'un de ses romans: «L'un était
nécessaire à l'autre;... mais la société se trouvait là, entre eux,
qui rendait ce choix mutuel absurde, coupable, impie. La Providence a
fait l'ordre admirable de la nature, les hommes l'ont détruit. Faut-il
que, pour respecter la solidité de nos murs de glace, tout rayon de
soleil se retire de nous?» Ailleurs, dans _Indiana_: «Toute votre
morale, tous vos principes, ce sont les intérêts de votre société que
vous avez érigés en lois et que vous prétendez faire émaner de Dieu
même, comme vos prêtres ont institué les rites du culte pour établir
leur puissance et leurs richesses sur les nations; mais tout cela est
mensonge et impiété.» Dans _Valentine_: «Société, institutions, haine
à vous! haine à mort! Et toi, Dieu, qui livres le faible à tant de
despotisme et d'abjection, je te maudis.» Ne nous reprochez pas
d'attribuer à tort au romancier lui-même les pensées que la fiction le
conduisait à mettre dans la bouche de ses personnages. Madame Sand
n'écrivait-elle pas, dès 1833, dans une lettre intime à M.
Sainte-Beuve: «Vous êtes moral, vous, mon ami. Le suis-je aussi, ou ne
le suis-je pas? Je ne sais pas ce que c'est. Je crois qu'être moral,
c'est espérer: moi, je n'espère pas. J'ai blasphémé la nature et Dieu,
peut-être, dans _Lélia_. Dieu, qui n'est pas méchant et qui n'a que
faire de se venger de nous, m'a fermé la bouche, en me rendant la
jeunesse du coeur et en me forçant d'avouer qu'il a mis en nous des
joies sublimes. Mais la société, c'est autre chose: je la crois
perdue, je la trouve odieuse, et il ne me sera jamais possible de dire
autrement. Avec cela, je ne ferai jamais que des livres qu'on
appellera méchants et dangereux, et qui le seront peut-être. Comment
faire, dites-moi[463]?»

[Note 463: SAINTE-BEUVE, _Portraits contemporains_, nouvelle édition,
t. I, p. 517.]

L'effet de ces romans fut considérable. Les quelques protestations qui
dénonçaient le scandale étaient étouffées par l'enthousiasme des
admirateurs. Il n'était pas jusqu'à M. Jouffroy, le grave et
mélancolique philosophe, qui ne fût séduit; et le plus revêche des
critiques, Gustave Planche, se battait en duel pour la cause du
romancier. Madame de Girardin opposait, d'ailleurs, une fin de
non-recevoir aux reproches d'immoralité: «Un poëte, écrivait-elle,
n'est poëte que parce qu'il chante ce qu'il éprouve, et il n'est pas
responsable de ses impressions... S'il gémit, s'il blasphème, s'il
attaque la société, c'est que l'heure est venue où la société a abusé
de toutes choses.» Chacun voulait lire ces romans. Leur mérite
littéraire servait même parfois à dissiper quelques scrupules, et
plusieurs se flattaient de ne rechercher qu'un plaisir intellectuel,
qui souvent cédaient à des attraits beaucoup moins délicats. La
sensualité, qui imprégnait pour ainsi dire toutes les pages du livre,
était assez voilée pour tromper les répugnances, endormir les pudeurs,
assez réelle pour piquer les curiosités malsaines, exciter les bas
appétits. Jeunes hommes à peine échappés du collége, jeunes femmes
émancipées par le mariage, tous s'empressaient à dévorer ces livres, à
s'enivrer du venin subtil et délétère qui se dégageait de ces fleurs
si brillantes et si parfumées. Propagande redoutable et perfide, qui
se glissait jusqu'au plus intime du foyer, ébranlant par ses sophismes
les fondements mêmes de la famille, légitimant, surtout poétisant les
chutes les plus vulgaires, et transportant, plus d'une fois, dans la
vie de chaque jour, les désordres et les révoltes imaginés par le
romancier[464].

[Note 464: Sur le côté malsain et corrupteur des romans de George
Sand, nous connaissons peu d'études plus vigoureuses et plus sévères
que celle qui a été publiée par M. de Mazade, dans la _Revue des Deux
Mondes_ du 15 mai 1857. La chose est d'autant plus piquante que la
plupart de ces romans, et non les moins dangereux, avaient été insérés
dans cette revue. Mais, en 1857, il y avait brouille momentanée entre
M. Buloz et madame Sand. De là, la liberté laissée au critique.]

Madame Sand ne se rattachait pas à l'école romantique: à chercher sa
filiation littéraire, il faudrait plutôt remonter à Jean-Jacques
Rousseau. Si, par là, elle est isolée au milieu de ses contemporains,
sous un autre rapport elle est bien de son temps, et, plus que
personne, elle porte la marque de 1830, de cette époque où toutes les
audaces semblent encouragées, toutes les révoltes légitimes, toutes
les destructions prochaines, toutes les chimères réalisables. En aucun
temps, sans doute, madame Sand n'eût eu un esprit juste et une
imagination pure. Il s'était produit en elle une déviation
indépendante des événements politiques. Mais, sans l'excitation de
1830, elle n'aurait probablement pas eu, au même degré, la hardiesse
de battre en brèche la société et la morale, ni la prétention de les
refaire; en tout cas, elle n'eût pas autant rencontré la faveur et la
complicité d'un public troublé lui-même, ayant pris le goût et
l'habitude du renversement. Combien il eût été heureux pour elle que
ses révoltes intimes fussent contenues, au lieu d'être excitées par
les influences extérieures! L'art même y eût gagné. Au seul point de
vue littéraire, c'était un mal que cet envahissement du roman par la
thèse, par le sophisme déclamatoire; le récit en était alourdi, les
caractères et les situations faussés. Encore, au commencement, madame
Sand essayait-elle de résister quelque peu à la tentation. «L'art seul
est simple et grand, écrivait-elle; restons artistes et ne faisons pas
de politique.» Mais plus elle ira, moins elle saura tenir cette
résolution. Elle laissera, chaque jour davantage, l'esprit de système
et de parti obscurcir et dévoyer son talent. Tel de ses romans en
deviendra à peu près illisible. Nous la retrouverons plus tard enrôlée
dans la bande socialiste, en compagnie d'Eugène Suë, et après l'avoir
vue, à ses débuts, subissant les conséquences de la révolution de
1830, il faudra la montrer contribuant à préparer celle de 1848,
toujours au grand péril de l'ordre social et au grand détriment de son
art.


VI

«Balzac est né depuis la Restauration», a écrit M. Sainte-Beuve en
1840. Les nombreux romans qu'il avait publiés avant 1830, et qui, du
reste, pour la plupart, n'étaient pas signés de son nom, l'avaient
laissé à peu près inconnu; il n'avait pas encore trouvé sa voie et son
public. Arrive la secousse de Juillet, et presque aussitôt, avec la
_Peau de chagrin_ (1831), il devient célèbre. Il n'est d'aucune école;
plus encore que George Sand, il est un isolé, et un isolé grondeur,
hargneux, en querelle avec les autres hommes de lettres, notamment
avec les romantiques; son orgueil touche à la folie[465]. Mais, en
dépit de son méchant caractère et de l'hostilité des coteries
régnantes, sa popularité augmente rapidement, et, dès 1834, M.
Sainte-Beuve l'appelle «le plus en vogue des romanciers contemporains,
le romancier du moment par excellence». La révolution n'est pas
étrangère à ce succès si subit et si étendu. Balzac a beau affecter
des opinions royalistes, absolutistes surtout, regretter publiquement
que Charles X n'ait pas réussi dans son coup d'État; il a beau se
poser parfois en catholique, même en théocrate; il a beau dire, dans
la préface de la _Comédie humaine_: «J'écris à la lueur de deux
vérités éternelles, la religion et la monarchie»: il n'en est pas
moins, par son talent comme par ses idées, un révolutionnaire.

[Note 465: Il avait dans son cabinet une statuette de Napoléon. On
lisait sur le fourreau de l'épée de l'Empereur: «Ce qu'il n'a pu
achever par l'épée, je l'accomplirai par la plume. _Signé_: Honoré DE
BALZAC.»]

Et d'abord cet art puissant, mais brutal, excessif, inégal, cynique,
ce je ne sais quoi de surchauffé, de démesuré, d'intempérant et de
monstrueux; ce monde étrange et faux auquel l'imagination de l'auteur
a donné une vie à la fois si intense et si factice, ces situations
forcées, ces caractères poussés à outrance, ces figures trop souvent
grimaçantes dont les traits sont plus marqués, les expressions plus
violentes que dans la nature, et qui s'agitent dans une sorte de
cauchemar douloureux; ce manque de sobriété et de proportion qui
laisse envahir les parties supérieures de l'ouvre par le fouillis du
détail matériel, fait dégénérer les portraits en photographies ou même
en dissections anatomiques, les descriptions en inventaires de
commissaires-priseurs ou, pour emprunter un mot créé par Balzac, en
«bricabraquologie»; cette confusion et cette incohérence morales où se
mêlent si étrangement le scepticisme et l'illuminisme, le mysticisme
précieux et le matérialisme grossier, le paradoxe autoritaire et la
haine subversive, ne sont-ce pas là les signes et les fruits d'une
époque où l'équilibre et la discipline des intelligences et des
consciences ont été dérangés par une grande secousse, où il y a comme
une licence de tout oser, et dans laquelle ne règnent plus ce bon goût
et ce bon sens, qualités maîtresses des temps bien ordonnés? De là,
notamment, tant de hardiesses impudiques; le romancier, disait M.
Sainte-Beuve, «a saisi à nu la société, dans un quart d'heure de
déshabillé galant et de surprise: les troubles de la rue avaient fait
entr'ouvrir l'alcôve, il s'y est glissé». Sous la Restauration,
subsistait encore une certaine loi des convenances, et l'écrivain qui
la violait se trouvait mis au ban de la bonne société littéraire. Si
cette loi n'eût été emportée, avec tant d'autres, par la bourrasque de
1830, Balzac se serait-il vanté, comme il l'a fait, «de fouiller, avec
l'avide scalpel du dix-neuvième siècle, les coins du coeur que la
pudeur des siècles précédents avait respectés»? aurait-il pu, avec un
tel sans gêne, faire brusquement entrer dans le roman toutes les
réalités hideuses et basses, toutes les mauvaises compagnies, et ce
que M. Taine a appelé la «vermine sale d'insectes humains», née dans
la pourriture des grandes villes? Envahissement pareil à ce que serait
celui d'un salon par toute une bande de bohèmes, d'usuriers,
d'escrocs, de forçats, de filles et d'entremetteuses. Nous avons
connu, depuis, un tel «réalisme» et un tel «naturalisme», que nous ne
comprenons peut-être pas, sans quelque peine, quel a été alors le
scandale des innovations de Balzac. Les contemporains s'en rendaient
mieux compte, et, devant les premières audaces de ces romans, M.
Sainte-Beuve écrivait: «Il y a eu évidemment, sous le coup de juillet
1830, quelque chose, en fait d'étiquette, qui s'est brisé et a
disparu.» Le critique ajoutait, avec une grande vérité d'observation,
que ce changement s'était manifesté surtout «dans la condition de la
femme». Là, en effet, est la pierre de touche; et si l'on veut mesurer
le chemin parcouru, ou, pour mieux dire, le saut fait, il suffit de
comparer aux femmes de Balzac les héroïnes où s'était complu la
littérature de l'époque précédente, l'Atala et la Velléda de
Chateaubriand, la Corinne de madame de Staël, l'Elvire de Lamartine.

Par le fond de ses idées et par l'enseignement qui ressort de ses
ouvrages, Balzac porte également la marque de son temps. Qu'importe
qu'il n'affiche pas, comme George Sand, des thèses contre le mariage
et la morale, si, en fait, ses récits et ses peintures apprennent à
les mépriser, excitent la révolte contre leurs lois? Est-il un livre
qui outrage et salisse davantage l'union conjugale que la prétendue
_Physiologie du mariage_, avec son pédantisme libertin, son
sensualisme médical et sa honteuse casuistique? «Ce n'est plus, a-t-on
écrit, le poëte dérobant les fins mystères; c'est le docteur indiscret
des secrètes maladies.» Dans la plupart de ces romans, l'adultère se
montre à visage découvert, sans pudeur, sans lutte, sans remords;
presque pas une de ses femmes du monde qui n'ait un amant et ne lui
sacrifie sa fortune, son mari, jusqu'à ses enfants. Des épouses
d'hier, qui n'ont pas encore eu le temps de manquer à leur foi,
dénoncent le mariage comme une odieuse tyrannie, et s'écrivent l'une à
l'autre: «Il y a cela d'admirable que le plaisir n'a pas besoin de
religion, d'appareil ni de grands mots; il est tout par lui-même,
tandis que pour justifier les atroces combinaisons de notre esclavage
et de notre vassalité, les hommes ont accumulé les théories et les
maximes.» Peut-être est-ce pis encore, quand, par exception, ces
femmes mettent l'amour dans le mariage; elles n'y voient alors qu'une
volupté qui, pour être légale, n'en est pas moins impure, et elles en
dissertent entre elles avec d'étranges raffinements. La main brutale
et salement curieuse du romancier va jusqu'à déchirer les rideaux qui
couvrent les premières amours des «jeunes mariées»; et, grand Dieu!
que deviennent-elles sous sa plume! C'est à regretter qu'il ait, pour
un moment, cessé de nous peindre des passions illégitimes. La chasteté
même, chez lui, est corrompue, et ses «amours séraphiques», comme
celui de madame de Mortsauf, l'héroïne du _Lys dans la vallée_,
cachent mal la réalité toujours présente d'un sensualisme lascif. On
dirait d'un de ces voiles transparents qui sont plus provocants et
plus indécents que la nudité brutale. Balzac est à peu près incapable
de créer un type pur de femme et surtout de jeune fille; ses essais
dans ce genre sont rares et toujours imparfaits; les plus vertueuses
ont, avec lui, de vilaines taches, et, à ses foyers les plus honnêtes,
on sent trop souvent comme une odeur de mauvais lieu. N'a-t-il pas
trouvé moyen de sensualiser et, par suite, de dégrader jusqu'à l'amour
paternel, dans ce _Père Goriot_ qu'il ose appeler le «Christ de la
paternité»? Quelque sujet qu'il traite, tout respire la concupiscence
d'un tempérament grossier, ayant besoin parfois de pousser l'obscénité
à des audaces que depuis on n'a guère dépassées. Il semble que sa
morale aboutisse à mettre le dernier mot du bonheur, non plus
seulement dans le plaisir, mais dans l'orgie. Le dégoût et comme une
nausée, voilà souvent ce qu'on éprouve au sortir de telles lectures.
«C'est drôle, disait M. Ampère, quand j'ai lu ces choses-là, il me
semble toujours que j'ai besoin de me laver les mains et de brosser
mes habits.»

Balzac n'a pas, comme George Sand ou Victor Hugo, un parti pris
d'humilier les classes supérieures. Bien au contraire, il s'est donné
à lui-même la particule en 1830,--quelques-uns disent sans droit,--et
il aime à placer ses héros dans le grand monde. Ceux de ses
personnages qui sont empruntés à la petite bourgeoisie, alors
régnante, sont le plus souvent peints avec une singulière puissance de
satire et de mépris. Et cependant, pour la noblesse, mieux vaudrait
être attaquée qu'être ainsi défigurée. Ces gentilshommes de la
_Comédie humaine_, types préférés du romancier, les Rastignac, les
Rubempré, les de Trailles, les Marsay, que sont-ils, sinon des
dépravés sans honnêteté et même sans honneur, souvent de purs
chevaliers d'industrie, quelquefois pis encore? Le baron de Nucingen,
incarnation de la haute finance, est un misérable digne des galères.
Camusot, qui paraît personnifier la magistrature, ne représente que la
prévarication. Et que dire des femmes, ces prétendues grandes dames,
duchesses de Langeais, de Maufrigneuse, de Chaulieu, vicomtesse de
Beausséant, marquise d'Espard, êtres faux, malfaisants, venimeux,
courtisanes déguisées, dont on a pu dire qu'elles avaient pris leurs
blasons à la préfecture de police? Pour avoir imaginé et peint tous
ces personnages, sans haine systématique et peut-être sans se douter
à quel point ils étaient odieux, Balzac n'en est pas moins
inconsciemment l'un des plus grands diffamateurs des vieilles classes
dirigeantes. D'ailleurs, cédant à la manie régnante, en même temps
qu'il avilissait ce qui était en haut, lui aussi, il prétendait
relever ce qui était en bas. Comme Victor Hugo, il tentait la
réhabilitation de la fille publique; longtemps avant les _Misérables_
et Jean Valjean, il créait, couvait, choyait avec une prédilection
particulière ce type de Vautrin, le forçat incompris, vicieux et fort,
cynique et héroïque, le seul à peu près de ses personnages qui ait du
coeur, tenant entre ses mains tous les secrets et toutes les intrigues
du grand monde, étrange intermédiaire entre le bagne et le faubourg
Saint-Germain, planant, dans ces diverses «incarnations», au-dessus de
la société, luttant contre elle, la narguant, la jugeant au nom des
faibles, des pauvres, des déclassés, et la dominant de toute la
hauteur de son mépris, de toute la supériorité de son caractère.

Cette société, Balzac n'annonce pas solennellement, comme d'autres, le
dessein de la détruire, mais il la peint si laide, qu'il donne raison
à ses plus mortels ennemis. À le croire, c'est un assemblage de
bassesses, de fraudes, d'hypocrisies, de violences, un «enfer», le mot
est de lui; pas d'autre loi que l'égoïsme, d'autre habileté que la
ruse, d'autre morale que le succès, d'autre mal que la pauvreté,
d'autre autorité que la force, d'autre providence que la police,
d'autre but que la satisfaction des appétits et surtout la possession
de cet argent dont la vision a été l'obsession et le supplice
perpétuel de ce romancier à la fois affamé de richesse et écrasé de
dettes. Ceux qu'il nous invite, sinon à approuver, du moins à regarder
et admirer, ceux qu'il se plaît à mettre en scène, à analyser, à faire
parler, à grandir outre mesure comme pour les faire échapper à la
laideur par la jouissance, ce sont ces «hommes forts», insensibles à
la pitié, indifférents à la justice, qui considèrent la faiblesse et
la misère comme une maladresse, la vertu et le sacrifice comme une
sottise; ces héros frelatés, qui arrivent _per fas et nefas_, en
vendant leur honneur, en exploitant des filles ou en se livrant à des
galériens, qui se piquent de dompter la société au lieu d'obéir à ses
lois, qui l'obligent, à force d'impudeur et d'impudence, à leur livrer
le pouvoir, l'opulence et les plaisirs. Ce sont eux qui, raisonnant ou
maximant leur conduite, disent, avec Rastignac ou tel autre de ses
pareils: «Il faut égoïser adroitement. Les imbéciles nomment cela
_intrigue_; les gens à morale le proscrivent sous le nom de vie
dissipée... La dissipation est un système politique.--La société vit
d'or et de moquerie. Mort aux faibles!--Les lois et la morale sont
impuissantes chez les riches; la fortune est l'_ultima ratio
mundi_.--Il faut entrer dans le monde comme un boulet de canon ou s'y
glisser comme une peste. L'honnêteté ne sert à rien... Aussi l'honnête
homme est-il l'ennemi commun. Je ne vous parle pas de ces pauvres
ilotes qui partout font la besogne, sans être jamais récompensés de
leurs travaux, et que je nomme la sainte confrérie des savates du bon
Dieu. Certes, là est la vertu, dans toute la fleur de sa bêtise; mais
là est la misère... Voilà la vie telle qu'elle est; ça n'est pas plus
beau que la cuisine, ça pue autant, et il faut se salir les mains pour
fricoter. Sachez seulement vous bien débarbouiller: voilà toute la
morale de notre époque.--Quelque mal que l'on te dise du monde,
crois-le. Il n'y a pas de Juvénal qui puisse en peindre l'horreur
couverte d'or et de pierreries.» Ce que ces tristes héros professent
au milieu des verres cassés de leurs orgies, c'est la philosophie du
dégoût. Comme l'a dit fortement M. Taine: «Ils jugent la vie laide et
sale, et ils jettent de la boue, avec colère et avec plaisir, contre
l'essaim brillant des beaux songes qui viennent bourdonner et voltiger
au seuil de la jeunesse.» C'est une raillerie immense, brutale et
sinistre. Quand Balzac a voulu choisir un titre général pour toute une
série de ses romans, ne l'a-t-il pas appelée la _Comédie humaine_?
triste comédie, en vérité, dont le ricanement est sans gaieté et dont
le dernier mot est une désillusion amère, haineuse, méprisante. On
cherche vainement quelle imprécation ouvertement et dogmatiquement
socialiste eût pu être plus irritante et plus dangereuse. En 1850, M.
Victor Hugo prononçait, sur la tombe du romancier, une oraison funèbre
emphatique, où il exaltait son oeuvre, «livre merveilleux qui dépasse
Tacite et va jusqu'à Suétone, qui traverse Beaumarchais et va jusqu'à
Rabelais»; au moins ne se trompait-il pas, quand il ajoutait ce qui
alors, dans sa bouche, était devenu un éloge: «À son insu, qu'il le
veuille ou non, qu'il y consente ou non, Balzac est de la forte race
des écrivains révolutionnaires. Il va droit au but. Il saisit corps à
corps la société moderne; il arrache à tous quelque chose, aux uns
l'illusion, aux autres l'espérance.»

Sous la monarchie de Juillet, bien qu'ils s'aveuglassent volontiers
sur les dangers qui n'avaient pas une forme matérielle, les
gouvernants eurent, par moments, l'instinct du péril contenu dans
l'oeuvre de Balzac. C'est ainsi qu'en 1840 fut interdite la
représentation du drame de _Vautrin_; l'auteur de cette mesure était
cependant un esprit assez peu timide pour ne pas s'alarmer à la
légère, et en même temps trop irrésolu pour prendre facilement son
parti d'une répression: c'était M. de Rémusat. Les événements ont
donné raison à ses inquiétudes; l'influence exercée par Balzac, plus
considérable encore et surtout plus étendue que celle de George Sand,
a témoigné de la malfaisance autant que de la puissance de son talent.
Né lui-même de la décadence littéraire, il l'a précipitée. Par
l'action desséchante de ses mépris, de son scepticisme et de son
matérialisme, il a contribué à tarir la source des vraies et grandes
inspirations, de celles qui jaillissaient si abondantes au
commencement du siècle, et où les âmes s'abreuvaient d'enthousiasme,
de foi et d'idéal. Il suffit d'ailleurs de considérer combien
d'écrivains le revendiquent comme leur ancêtre, leur modèle, leur
inspirateur, et quels sont ces écrivains. Sans parler des bohèmes de
la basse littérature, dont il n'est presque pas un, depuis quarante
ans, qui n'ait eu la prétention de se rattacher à l'auteur de la
_Comédie humaine_, n'est-ce pas de lui que descend, avec une
dégénérescence visible, mais par une filiation incontestable, toute
cette école réaliste qui, en passant par M. Gustave Flaubert, a abouti
à M. Zola? L'action de Balzac sur les moeurs n'a été ni moins évidente
ni moins funeste. Que de jeunes gens, de femmes, dont la santé morale
n'a pas résisté au mauvais air qui se dégageait de ses livres! Il y a
eu certainement de nos jours, a dit un écrivain de la _Revue des Deux
Mondes_, des romans qui ont fait plus de scandale que ceux de M. de
Balzac, il n'en est peut-être pas qui aient fait plus de mal, un mal
plus profond et plus durable aux âmes[466].» «Un magistrat m'a
raconté, dit quelque part M. Sainte-Beuve, qu'ayant dû faire arrêter
une femme mariée qui s'enfuyait avec son amant, il n'en avait rien pu
tirer, à l'interrogatoire, que des pages de Balzac qu'elle lui
récitait tout entières[467].» Plus d'une «cause célèbre», jugée en
cour d'assises, a pu paraître une sorte de traduction réelle des
fictions du roman.

[Note 466: Article de M. Eugène POITOU, _Revue des Deux Mondes_ du 15
décembre 1856.]

[Note 467: _Portraits contemporains_, t. III.]

D'ailleurs, ceux que l'écrivain a perdus n'ont-ils pas élevé la voix
pour l'accuser? Lisez les _Réfractaires_ de M. Jules Vallès, livre
étrange et maladif, tout imprégné de misère envieuse et révoltée en
même temps que de soif d'argent, de paresse impuissante et de féroce
orgueil, où la déclamation prend parfois un accent si singulièrement
poignant et sinistre; ce n'est pas l'observation plus ou moins exacte
d'un curieux qui, des hauteurs heureuses et saines de la société,
regarde l'abîme, c'est le témoignage de l'homme qui vit au milieu du
mal, le cri de détresse et de douleur de celui qui en souffre, on
dirait presque la malédiction d'un des naufragés de la vie, la
confession désespérée d'un suicidé. M. Vallès se demande d'où vient la
grande armée des «réfractaires» en rupture de ban social, «armée qui
compte dans ses rangs moins de fils du peuple que d'enfants de la
bourgeoisie». Ce sont tous des «victimes du livre», répond-il;
«cherchez la femme, disait un juge; c'est le volume que je cherche,
moi, le chapitre, la page, le mot». Et parmi ces livres meurtriers,
ceux peut-être qui ont fait le plus de victimes, M. Vallès nous le
dit, sont les romans de Balzac. «Ah! sous les pas de ce géant,
écrit-il, que de consciences écrasées! que de boue! que de sang! Comme
il a fait _travailler_ les juges et pleurer les mères! Combien se sont
perdus, ont _coulé_, qui agitaient, au-dessus du bourbier où ils
allaient mourir, une page arrachée à quelque volume de la _Comédie
humaine_!... On ne parle que par millions et par ambassades là
dedans... La patrie tient entre les mains de quelque farceurs,
canailles à faire plaisir, spirituels à faire peur, qui allument des
volcans avec le feu de leur cigare, écrasent vertu, justice, honneur,
sous la semelle de leurs bottes vernies... Il s'est trouvé des
gens,--des conscrits,--pour prendre le roman à la lettre, qui ont cru
qu'il y avait comme cela, de par le monde, un autre monde où les
duchesses vous sautaient au cou, les rubans rouges à la boutonnière,
où des millions tombaient tout ficelés et les grandeurs toutes rôties,
et qu'il suffisait de ne croire à rien pour arriver à tout..... Le
sermon de Vautrin, coupé par le célèbre jet de salive! Et les pauvres
garçons d'en faire un évangile, crachant comme lui, en homme supérieur
(voyez la page), au nez de la société qui les a laissés s'embarrasser
dans leurs ficelles et tomber--de ces chutes dont quelquefois on porte
la marque sur l'épaule... _Les grands hommes de province à Paris!_
J'ai vu s'en aller un à un, fil à fil, leurs cheveux et leurs
espérances, et le chagrin venir, quelquefois même le châtiment, en
voiture jaune, au galop des gendarmes. Qu'on en a reconduit de brigade
en brigade, de ces _illusions perdues_! Les plus heureux jouent au _la
Palférine_ dans les escaliers de ministères, les antichambres de
financiers, les cafés de gens de lettres, et font des mots, n'ayant pu
faire autre chose! Ils attendent l'heure de l'absinthe, après avoir
passé celle du succès.»

Un tel mal n'atteignait pas seulement les moeurs privées; la citation
même que nous venons de faire laisse entrevoir à quel point les moeurs
publiques devaient s'en ressentir. Il y aurait toute une histoire à
faire de l'influence sociale et politique de Balzac. On pourrait
suivre sa trace, sous nos régimes successifs, aussi bien parmi les
césariens que parmi les jacobins. Ne portent-ils pas sa marque, ces
«faiseurs» et ces «jouisseurs», dont l'égoïsme positif et blasé tend
de plus en plus à remplacer les illusions naïvement généreuses de 1789
ou de 1820, et qui, sous des étiquettes différentes, mais avec les
mêmes appétits et la même perversion, ont exploité le second Empire
ou exploitent maintenant la troisième République; ces politiciens et
ces boursiers, si étrangement mêlés depuis trente ans, adorant, de
quelque côté qu'ils les trouvent, la force et l'argent, raillant les
scrupules, opposant les «résultats» aux principes, méprisant le peuple
qu'ils flattent et dont ils se servent, fondant leur succès sur la
corruption et traitant de «vieilles guitares» tous ces grands mots de
liberté, de droit, de justice, qui faisaient battre le coeur de nos
pères; faciles à se consoler même de la ruine de leur patrie s'ils
peuvent se rendre cette justice qu'ils «se sont bien amusés» pendant
quelques années? À les regarder, ne dirait-on pas qu'ils jouent la
_Comédie humaine_ sur la scène de la vie réelle, et ne semble-t-il pas
parfois qu'on voit passer au milieu d'eux, avec un costume rajeuni,
Rubempré, Rastignac ou Marsay? Toutefois ils sont bien peu nombreux,
ceux qui ont ainsi réalisé leur rêve de convoitise et d'ambition. Que
sont devenus les autres, ceux précisément dont nous parlait M. Vallès?
Nous les retrouvons dans nos différentes révolutions, «prêts, comme
l'a dit M. de Pontmartin[468], à s'enrôler au service de toute idée
perverse ou de toute action mauvaise qui leur promette d'étouffer leur
ignominie et leur mécompte dans le désordre et le désastre
universels». Au lendemain de la Commune, à la vue du rôle considérable
qu'y avaient joué des hommes de lettres, orgueilleux, avides et
impuissants, révoltés par envie, impatients de la misère et de la
nullité auxquelles les avaient condamnés leur paresse, leur désordre
ou leur incapacité, bouleversant la société non pour la refaire, mais
pour y jouir un moment, un moraliste éminent, M. Caro, s'est demandé
d'où venait cette forme nouvelle de la barbarie, la «barbarie
lettrée», et il a posé alors la question de la responsabilité de
Balzac, ce «puissant agitateur des convoitises contemporaines». Le
livre que nous citions tout à l'heure lui a fourni une réponse. Ces
«réfractaires», ces «victimes» de Balzac, ces «coulés» de la _Comédie
humaine_, dont M. Jules Vallès faisait sous l'Empire la sinistre
physiologie, ne sont-ce donc pas ceux qu'on revoit ensuite formant la
«barbarie lettrée» de 1871? M. Vallès lui-même n'est-il pas devenu
l'un des dignitaires de la Commune? Doit-on s'en étonner? Il nous
avait prévenus; après avoir montré d'où venait cette grande armée des
«réfractaires», il s'était écrié d'un ton de prophétique menace: «Les
voyez-vous forcer sur nous, pâles, muets, amaigris, battant la charge
avec les os de leurs martyrs sur le tambour des révoltés, et agitant,
comme un étendard, au bout d'un glaive, la chemise teinte de sang du
dernier de leurs suicidés? Dieu sait où les conduirait leur folie!»

[Note 468: Je ne puis rencontrer le nom de M. de Pontmartin sans
signaler les très-remarquables et très-vigoureux articles où, l'un des
premiers, il a eu le courage de dénoncer les côtés malsains et
périlleux de l'oeuvre de Balzac.]

Ainsi deux romanciers étaient éclos dans la fermentation de 1830,
George Sand et Balzac. On a retrouvé la trace du premier dans les
rêveries socialistes de 1848; et voici que nous découvrons l'action du
second sur les lettrés hideux et sanguinaires de la Commune: sorte de
lien littéraire, rattachant les unes aux autres les dates de nos
révolutions politiques.


VII

Le désenchantement que nous avons noté dans Balzac gagnait alors une
grande partie de la littérature. C'était la suite et comme la réaction
naturelle de la fièvre de 1830, la seconde phase de la maladie
révolutionnaire, phase plus dangereuse encore que la première, car
elle devait tôt ou tard produire la stérilité. Cette maladie était si
universelle, l'atmosphère en était à ce point imprégnée, que les
jeunes gens n'y échappaient pas. L'un d'eux[469] a rappelé récemment,
en racontant ses souvenirs, cette «sorte de défaillance générale qui
rendait le coeur triste et assombrissait la pensée». La génération
arrivée à la vie littéraire, peu après la révolution de 1830, bien
différente, en cela, de celle qui l'avait précédée, «a eu, dit encore
le même témoin, une jeunesse d'une tristesse lamentable; tristesse
sans cause comme sans objet, tristesse abstraite, inhérente à l'être
ou à l'époque... Il n'était permis que d'avoir une âme incomprise;
c'était l'usage, on s'y conformait. On était fatal et maudit. Sans
même avoir goûté de l'existence, on roulait au fond du gouffre de la
désillusion.» Des enfants de dix-huit ans, répétant une phrase
ramassée dans je ne sais quel roman, disaient: «J'ai le coeur usé
comme l'escalier d'une fille de joie.» L'un des lettrés de cette
génération, Gustave Flaubert, écrivait, à dix-neuf ans: «Il n'y a pas
plus de printemps dans mon coeur que sur la grande route où le hâle
fatigue les yeux, où la poussière se lève en tourbillonnant.» Il se
vantait «d'être né avec peu de foi au bonheur», d'avoir eu, «tout
jeune, un pressentiment complet de la vie»; et il ajoutait: «On n'a
pas besoin d'en avoir mangé pour savoir qu'elle est à faire
vomir[470].»

[Note 469: Maxime DU CAMP, _Souvenirs littéraires_, (_Revue des Deux
Mondes_ du 1er août 1881.)]

[Note 470: Cité par M. Maxime DU CAMP, dans ses _Souvenirs
littéraires_. (_Revue des Deux Mondes_, 1er octobre 1881.)]

En observant la plupart des écrivains considérables de ce temps, il
serait facile d'y découvrir quelque trace de ce désenchantement.
Lamartine, par exemple, dans une lettre écrite, le 6 février 1841, à
son fidèle ami M. de Virieu, parlait de ses «dégoûts», puis il
ajoutait: «Ma situation politique est de premier ordre à présent; ma
situation au Parlement, très importante aussi; ma situation d'orateur,
presque unique; ma situation de poëte, ce que tu sais; ma situation
d'honnête homme, avérée; et, au milieu de tous ces rayonnements de
gloriole et de force imaginaire, je suis le point noir et triste où
tout s'éteint en convergeant: _tristis est anima mea_. La vie est
courte, vide, n'a pas de lendemain, pas d'intérêt; on voudrait ce
qu'on n'a pas, on sent le poids de ce qu'on a ramassé par terre[471].»

[Note 471: _Correspondance de Lamartine_, t. V, p. 526.]

M. de Vigny, poëte et soldat, était apparu, sous la Restauration,
comme une sorte de «chevalier trouvère», enthousiaste, fidèle à son
Dieu et à son roi, jaloux de l'hermine de sa muse. À le voir après
1830, ce n'est plus le même homme; c'est un analyste méfiant, triste,
boudeur, amer, revenu de tous ses rêves de jeunesse, ayant perdu ses
croyances religieuses comme ses affections politiques, sans que rien
les ait remplacées; ne conservant que la foi à l'honneur, seul point
solide qu'il s'efforce de maintenir au-dessus de ce déluge de
scepticisme: «rocher nu, à pic, dit à ce propos M. Sainte-Beuve, bon
pour quelques-uns, mais stérile et de peu de refuge dans la submersion
universelle». En dépit d'une vanité fière qui se livre difficilement,
M. de Vigny trahit l'état de son âme dans ses oeuvres de ce temps,
dans _Stello_, dans _Chatterton_ et même un peu dans _Servitude et
grandeur militaires_; mais surtout il se montre à nu dans ce _Journal
d'un poëte_ qu'une amitié indiscrète a publié après sa mort; c'est là
que nous le surprenons, écrivant ces aphorismes désolés: «La seule fin
vraie à laquelle l'esprit arrive sur-le-champ, en pénétrant au fond de
chaque perspective, c'est le néant de tout; gloire, amour, bonheur,
rien de cela n'est complétement... L'ennui est la grande maladie de la
vie; on ne cesse de maudire sa brièveté, et toujours elle est trop
longue, puisqu'on ne sait qu'en faire... Il est bon et salutaire de
n'avoir aucune espérance. L'espérance est la plus grande de nos
folies... Il faut surtout anéantir l'espérance dans le coeur de
l'homme. Un désespoir paisible, sans convulsions de colère et sans
reproches au ciel, est la sagesse même.» Encore le poëte ne se
prive-t-il pas de ces «reproches au ciel», et se complaît-il à
dénoncer les «injustices de la création» ou à railler les prétendues
miséricordes d'un Dieu qui n'est pour lui qu'un «geôlier».

De M. Mérimée, on ne peut vraiment dire qu'il ait perdu ses illusions;
il n'en avait jamais eu; l'ironie sceptique est, chez lui, de la
première heure, moins souffrante que chez M. de Vigny, moins violente
et brutale que chez Balzac, mais plus dédaigneuse, plus desséchée et
plus implacable. Par réaction contre le ridicule et l'exagération de
la sensibilité romantique, M. Mérimée répudiait tout enthousiasme,
toute générosité, tout attendrissement. Jusque dans ses négations les
plus impies, dans ses immoralités les plus audacieuses, il se
défendait de la passion qui eût pu être son excuse. Son plaisir était
de raconter les choses les plus hideuses avec un sourire railleur et
froid; on voyait qu'il avait sans cesse présent à l'esprit la maxime
de son maître Stendhal: «Faisons tous nos efforts pour être secs.» Il
ne croyait à rien et méprisait tout le monde, craignait surtout de
paraître dupe et mettait une étrange coquetterie à ne pas être
soupçonné de prendre au sérieux les sentiments qu'il exprimait dans
ses livres et les passions qu'il y faisait agir.

De ce désenchantement envahissant alors toutes les âmes, il est une
victime illustre entre toutes et digne de nous arrêter davantage. Quel
homme a donc le plus souffert de ce mal, a trouvé pour l'exprimer les
accents les plus éloquents et les plus poignants, si ce n'est ce poëte
merveilleux qui avait dix-neuf ans en 1830, dont la gloire, alors à
peine naissante, appartient vraiment aux années de la monarchie de
Juillet et les illumine, le plus aimé et le mieux compris par les
jeunes gens de ce temps, le dernier venu et non le moindre de cette
génération poétique que notre vieillesse stérile envie au printemps de
ce siècle,--Alfred de Musset? Il s'est tenu toujours si soigneusement
éloigné de la politique qu'on est peu tenté, au premier abord, de
chercher dans une révolution les influences qui ont agi sur son talent
et sur son âme. N'est-ce pas lui qui a dit:

  Je ne me suis pas fait écrivain politique,
  N'étant pas amoureux de la place publique.
  D'ailleurs, il n'entre pas dans mes prétentions
  D'être l'homme du siècle et de ses passions.

Les crises qui l'ont troublé et fait souffrir, ne sont-ce pas avant
tout celles qui venaient de ses caprices et de ses déboires amoureux?
Cette «Elle» qui tient tant de place dans sa vie et dans ses vers, sur
laquelle, même depuis sa mort, on discute encore, personne n'a jamais
supposé que ce fût la révolution de 1830. À nul autre on ne pourrait
mieux appliquer ce propos de juge d'instruction: Cherchez d'abord la
femme! Nous ne nions certes pas l'action de ces accidents intimes; et
qui voudrait faire une étude complète sur Alfred de Musset devrait en
tenir compte. Mais le poëte n'a pas été pour cela soustrait au
contre-coup des événements publics, il n'a pas échappé aux troubles
intellectuels, aux maladies morales, nés de ces événements. On n'en
voudrait d'autres preuves que les aveux, les plaintes, les cris de
douleur ou de colère, qui lui ont si souvent échappé. Quand, dans les
pages célèbres qui précèdent sa «Confession», cet «enfant du siècle» a
cherché l'origine de la «maladie morale abominable» dont il se disait
atteint avec toute sa génération, ne l'a-t-il pas montrée dans nos
commotions politiques[472]?

[Note 472: Voir le début de la _Confession d'un enfant du siècle_.]

À la veille de la révolution de Juillet, Musset avait publié ses
_Contes d'Espagne et d'Italie_, oeuvre d'un adolescent qui, à peine
sorti du collége, se révélait grand poëte; de cette extrême jeunesse
il avait la verve superbe, mais aussi l'insolence gamine et
licencieuse, se moquait de tout, des règles de la prosodie comme de
celles de la morale, s'amusait à scandaliser le bourgeois, brisait
toutes les vitres, par plaisir du tapage et pour faire retourner les
gens; gardant, du reste, jusqu'au milieu de ce désordre et de cette
orgie, je ne sais quoi de pimpant, de cavalier, d'élégant; portant,
dans cette sorte d'insurrection intellectuelle, plus d'insouciance que
de haine; ayant toute l'effronterie d'un page d'autrefois, non les
passions envieuses d'un émeutier d'aujourd'hui. Le succès fut vif,
mais limité; le scandale plus vif encore. La critique protesta. La
société de la Restauration, même ébranlée par les approches de la
révolution, ne tolérait que difficilement de telles audaces.

N'était-ce qu'un péché de première jeunesse, l'exubérance passagère
d'un enfant qui jette sa gourme avant de «se ranger»? En tout temps,
sans doute, le tempérament de Musset eût eu peine à se soumettre à la
commune règle des vertus et des convenances. Néanmoins, c'eût été pour
lui un frein et une correction salutaires d'avoir à faire son chemin
dans une société bien assise, où il se fût senti enveloppé, contenu
par une discipline universellement respectée, où il eût rencontré
au-dessus de lui des principes reconnus et des autorités obéies. Au
lieu de cela, il était encore dans l'effervescence tapageuse de ses
_Contes_, quand survint le coup de vent de Juillet, qui déracina tout
autour de lui, et fit passer dans les cerveaux même les plus calmes un
souffle de révolte et de folie. Peu importe que, politiquement, Musset
n'ait guère donné dans le mouvement de 1830, qu'il ait été, sous le
nouveau régime, un conservateur dynastique, camarade de collége du
prince héritier, prêt à chanter, avec une inspiration un peu froide,
les joies ou les douleurs de la famille royale, et qu'à la différence
de Victor Hugo, par exemple, il ait été plus disposé à railler qu'à
partager les entraînements et les ridicules des partis avancés; il
n'en a pas moins subi, dans l'ordre intellectuel et moral, l'influence
de cette révolution. Au moment où il aurait eu besoin d'être retenu,
il se trouva poussé sur la pente de ses défauts. _Namouna_[473], avec
un incomparable brio de poésie, continuait et exagérait, s'il était
possible, l'insolence des _Contes d'Espagne et d'Italie_, persiflant,
insultant la morale comme les convenances, l'espérance comme
l'illusion, la foi comme les préjugés, le ciel comme la terre,
renversant toutes les idoles et blasphémant tous les dieux. Contraste
absolu avec la poésie lyrique des belles années de la Restauration,
avec la sentimentalité attendrie de Lamartine, avec la solennité
héroïque de Victor Hugo; on eût dit qu'il y avait un abîme entre ces
deux époques pourtant si proches. Gouailleuse dans _Namouna_, la
révolte apparaissait tragique dans Franck, le héros de la _Coupe et
les lèvres_[474]; et si le sarcasme s'y montrait, c'est celui dont le
poëte dit lui-même:

  Tu railles tristement et misérablement.

La malédiction dominait:

              Malheur aux nouveau-nés!
  Maudit soit le travail, maudite l'espérance!
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Maudits soient les liens du sang et de la vie!
  Maudites la famille et la société!
  Malheur à la maison, malheur à la cité!
  Et malédiction sur la mère patrie!

[Note 473: Publié, au commencement de 1833, dans le volume ayant pour
titre: _Un spectacle dans un fauteuil._]

[Note 474: Publié en même temps que _Namouna_.]

Ce n'était pas la révolte triomphante; elle aboutissait au contraire à
la ruine et à l'impuissance. Tout ce qui avait pu remuer autrefois le
coeur de l'homme, gloire, patrie, courage, amitié, religion, était
trouvé vide et menteur. À peine le poëte voulait-il faire exception
pour l'amour, et encore le nous montrait-il échouant dans la débauche
et dans la mort. Ce qu'il blasphémait le plus, c'était l'espérance.
Voilà où en était déjà celui qu'on venait de saluer comme le chantre
de la folle jeunesse. Aussi M. Sainte-Beuve, étudiant ce poëme au
moment de sa publication, «s'effrayait» de voir se produire avec tant
de force, «dans un si jeune poëte, l'esprit de l'époque en ce qu'elle
a de brisé et de blasé, de chaud et de puissant en pure perte,
d'inégal, de contradictoire et de désespérant».

Désespérant! c'est bien le mot. Chaque jour, on voit davantage
apparaître, derrière les fantaisies licencieuses et les fausses
gaietés, ce fond de désespoir. Au scepticisme fanfaron et insolent,
succèdent des gémissements d'une vérité poignante; l'éclat de rire ou
le chant d'orgie se termine en sanglots. Tel est le caractère de
_Rolla_[475]. Et remarquez-le, ce que Musset pleure, ce n'est pas un
accident de sa vie privée, c'est le mal de son siècle. Il souffre de
la lassitude de tant de secousses, du vide qu'ont fait tant de
destructions, de la stérilité de cette terre dévastée sur laquelle
rien ne peut plus repousser. Les ruines, au milieu desquelles il
passait naguère en sifflant et en faisant sonner cavalièrement ses
éperons, le désolent et l'épouvantent. Comme la cavale égarée dont il
peint, en si beaux vers, la mort dans le sable aride du désert, il a
soif; altéré d'idéal et de foi, il n'en trouve plus: autour de lui,
tout est desséché. Plus rien de la rébellion agressive qui avait
marqué ses débuts; la douleur l'a rendu humble et parfois même lui
arrache des aveux inattendus. À une époque où la réaction ne semble
pas avoir encore commencé contre l'irréligion victorieuse en 1830, ce
poëte, qui naguère jouait avec les blasphèmes, dénonce la disparition
des croyances chrétiennes comme la cause principale du mal dont il
souffre et dont meurt son siècle. Déjà dans la _Coupe et les lèvres_,
au milieu de tant de révoltes impies, Franck invectivait les
«persévérants sophistes» qui avaient «tari tous les puits du désert».
Dans _Rolla_, presque à chaque page, entre deux tableaux impurs,
l'auteur laisse échapper des invocations au Christ, des apostrophes
irritées contre Voltaire, des imprécations contre les «démolisseurs
stupides», des pleurs sur la foi perdue et sur les cloîtres détruits,
cris les plus profonds, les plus douloureux et les plus éloquents de
la poésie contemporaine. Ce n'est pas, chez Musset, la fantaisie
passagère d'une heure de mélancolie. Sauf les intermèdes où il
courtise la muse rieuse, leste et pimpante des _Proverbes_, cette
inspiration désolée se retrouve dans presque toutes les poésies qu'il
publie à cette époque, notamment dans les _Nuits_[476], lamentations
immortelles de l'âme humaine sur les ruines qu'elle a faites,
admirable gémissement d'une époque qui connaît son mal, mais qui se
sent impuissante à le guérir.

[Note 475: _Rolla_ fut publié par la _Revue des Deux Mondes_, le 1er
août 1833, quelques mois après le volume intitulé: _Un spectacle dans
un fauteuil._]

[Note 476: La première des _Nuits_ est de mai 1836; la dernière,
d'octobre 1837.]

En effet, si Musset reconnaît qu'il s'est égaré, avec les hommes de
son temps, dans un désert stérile, il n'a ni la force ni la volonté de
revenir sur ses pas; il professe que ce siècle est trop vieux pour
retrouver jamais la foi et l'espérance des époques plus jeunes, et
que, mourant de son Dieu perdu, il ne pourra jamais le retrouver. Un
mal personnel venait d'ailleurs aggraver en lui le mal du siècle, un
mal dont le spectre l'a poursuivi et obsédé dans presque toutes ses
oeuvres, et qui remplit l'une des plus importantes, la _Confession
d'un enfant du siècle_, contemporaine des _Nuits_[477]: c'est la
débauche, «première conclusion des principes de mort», la terrible
débauche qu'il connaissait déjà, quand il s'était écrié, dans la
_Coupe et les lèvres_:

  Ah! malheur à celui qui laisse la débauche
  Planter le premier clou sous sa mamelle gauche!

[Note 477: La _Confession d'un enfant du siècle_ fut publiée au
commencement de 1836.]

Nul, sans doute, n'a déploré plus éloquemment que ne le fait
l'«Enfant du siècle» au début de sa «Confession» cette «dénégation de
toutes choses du ciel et de la terre, qu'on peut nommer
désenchantement, ou, si l'on veut, désespérance..., l'affreuse
désespérance qui, pareille à la peste asiatique, marche à grands pas
sur la terre». Comme dans _Rolla_, il s'en prend à Voltaire et à ceux
qui ont détruit la foi chrétienne. On se demande s'il est sur le
chemin qui le ramènera à la lumière et à l'espoir. Mais tournez la
page; tout s'est éteint dans l'impureté, tout a été ramené violemment
en bas par le plus grossier sensualisme. «Vous sentirez, dit-il
quelque part dans cette _Confession_, que la raison humaine peut
guérir les illusions, mais non pas guérir les souffrances... Vous
chercherez autour de vous quelque chose comme une espérance. Vous irez
secouer les portes des églises, pour voir si elles branlent encore,
mais les trouverez murées; vous penserez à vous faire trappistes, et
la destinée qui vous raille vous répondra par une bouteille de vin du
peuple et une courtisane.» Voilà tout le livre; voilà, hélas! toute la
vie de l'auteur.

Le désenchantement qui succédait à la révolte avait pour conséquence
la stérilité: c'étaient, nous l'avons dit, les trois phases de la
maladie qui sévissait sur les intelligences de ce temps. Même aux
époques les plus laborieuses et les plus productives de sa vie
littéraire, de 1832 à 1837 par exemple, entre le _Spectacle dans un
fauteuil_ et les _Nuits_, Musset avait toujours eu l'haleine un peu
courte; il était incapable de composer une oeuvre considérable et
complète. Tous ses poëmes, même ceux qu'il a étendus par des
digressions, sont des tableaux de genre, et plus le cadre est petit,
plus l'auteur est à l'aise. Ses belles pages ne sont que des préludes
et des fragments, admirables sans doute, mais inachevés. Impuissance
commune à tous les poëtes de ce siècle, mais plus marquée chez lui que
chez les autres. Encore, parfois, semblait-il las d'une fécondité si
imparfaite. Dès le lendemain de 1830, dans la fatigue, le dégoût et
l'espèce d'étourdissement que lui causait la prolongation du tapage
révolutionnaire, il s'était arrêté un moment et avait songé à laisser
l'art pour se faire soldat. Ce poëte de vingt ans ne disait-il pas
alors:

  Je suis jeune, j'arrive: à moitié de ma route,
  Déjà las de marcher, je me suis retourné[478].

Il avait triomphé de cette première tentation; mais, après 1837,
nouveaux symptômes d'épuisement: il ne produit plus que des morceaux
isolés, dont quelques-uns, il est vrai, sont incomparables. Enfin, en
1840, le mal s'aggrave, les oeuvres sont plus rares encore, et le
talent lui-même se voile. Si le poëte sort de son mutisme, c'est
d'ordinaire pour nous livrer le triste secret de sa prostration et de
son désespoir. «Plus ne m'est rien, rien ne m'est plus», telle est sa
devise. Il termine sa carrière à l'âge où plusieurs poëtes du grand
siècle avaient commencé la leur, justifiant la parole méchante que
disait alors de lui Henri Heine: «C'est un jeune homme d'un bien beau
passé.»

[Note 478: _Les Voeux stériles_, pièce de vers publiée en 1834.--Voyez
aussi la conversation que le poëte a eue, à la même époque, avec son
frère Paul, et que celui-ci a racontée dans sa _Biographie d'Alfred de
Musset_.]

Un vieillard de trente ans, triste, épuisé, silencieux, dégoûté de
tout, principalement de soi, voilà donc ce qu'est devenu, après
quelques années, le brillant cavalier qui, en 1829, était entré dans
la gloire avec une audace si tapageuse.


VIII

Le désenchantement et le scepticisme n'étaient pas seulement la
maladie de quelques esprits raffinés; ils avaient envahi l'âme de la
foule et se trahissaient alors par une ironie singulièrement violente
et grossière. Ce n'est pas l'un des signes les moins caractéristiques
des années qui suivirent 1830, que la popularité du type de Robert
Macaire: incarnation cynique du crime facétieux, chez qui le blasphème
se termine en quolibet, le vol se pique d'être spirituel et le meurtre
jovial; persiflant tout ce qui inspirait jusque-là respect ou crainte,
la vertu aussi bien que l'échafaud; faisant rire aux dépens du Dieu
qu'il outrage, de la société dont il viole les lois, de la victime
qu'il dépouille ou égorge. Le vice railleur et impudent s'appelait
autrefois Don Juan; Robert Macaire en est une sorte de dégénérescence
démocratique; seulement l'odeur du bagne s'est substituée aux parfums
de boudoir, les haillons de la misère corrompue aux habits de soie du
libertinage élégant; et surtout la statue du commandeur et le coup de
tonnerre de la fin ont fait place à l'apothéose du coquin, ayant
jusqu'au bout raison du gendarme et de la Providence, également
ridicules et bernés. Ce type n'avait pas été créé par un écrivain,
imposant à la foule la fantaisie de son imagination; il était l'oeuvre
d'un acteur, habitué au contraire, par état, à traduire la pensée des
autres, et, dans ce cas, traduisant celle du public plus que celle
d'un auteur. Nous voulons parler de ce Frédérick Lemaître que, sur sa
tombe, Victor Hugo saluait naguère comme la personnification du
théâtre démocratique, et qui a été en effet, sur la scène, par
tempérament de bohème plus encore que par esprit de parti, un puissant
flatteur des passions révolutionnaires. Presque pas un révolté et un
déclassé du drame moderne dont il n'ait porté le masque, depuis _Ruy
Blas_ jusqu'au _Chiffonnier_ de Félix Pyat. Mais avant tout, il fut
Robert Macaire. Un jour, ayant à jouer un rôle de coquin dans un
mélodrame vulgaire, l'_Auberge des Adrets_, il eut l'idée, qui n'avait
pas été celle des auteurs, de donner à son personnage une physionomie
de bouffonnerie cynique. La métamorphose ne se fit pas du premier coup
et tout d'une pièce, comme l'acteur s'en est vanté depuis. L'_Auberge
des Adrets_ remontait à 1823; à cette époque, elle était demeurée dans
son ensemble, et surtout par son dénoûment, un drame du genre
larmoyant; Frédérick Lemaître n'avait tenté que partiellement de
tourner son rôle au grotesque, et cette tentative, qui avait été, du
reste, à peine remarquée, ne dépassait pas les libertés que prenaient
les acteurs de drame. Ce n'est que plus tard, quand cette pièce fut
reprise en 1832, dans une atmosphère beaucoup plus troublée, que les
types de Robert Macaire et de Bertrand apparurent et se précisèrent
avec toute leur insolente laideur, et que la complicité d'un public
mieux préparé à ce scandale leur fit un si brillant succès. Aussi
Théophile Gautier, parlant de la fortune théâtrale de ces tristes
héros, l'appelait-il «le grand triomphe de l'art révolutionnaire qui
succéda à la révolution de Juillet, l'oeuvre capitale de cette
littérature de hasard, éclose alors des instincts du peuple». La pièce
jouée en 1832 était quelque peu différente du mélodrame primitif; elle
avait été modifiée dans les parties qui se fussent plus difficilement
prêtées à ce caractère nouveau; on avait supprimé notamment le
troisième acte avec ses péripéties pathétiques, on l'avait remplacé
par une charge sinistre, où Robert Macaire, poursuivi, jusque dans
l'orchestre et les loges, par les gendarmes, en tuait un, le jetait
sur la scène, et concluait, aux applaudissements de la foule, par
cette maxime qui s'était gravée dans la mémoire et peut-être aussi
dans la conscience populaires:

  Tuer les mouchards et les gendarmes,
  Ça n'empêche pas les sentiments.

La vogue fut telle, qu'on eut l'idée de faire une suite: _Robert
Macaire_, pièce en quatre actes et six tableaux, qui fut représentée
aux _Folies Dramatiques_, en 1834. Plus que jamais, les deux coquins,
auxquels Frédérick Lemaître et son camarade Serres donnaient une si
hideuse et si vivante originalité, devinrent les favoris du parterre.
Enhardis par le succès que leur faisait la curiosité malsaine des
badauds, les acteurs ajoutaient tous les soirs quelque bouffonnerie
plus cynique, insultaient quelque chose de plus respectable. «C'est
leur fête de chaque jour, disait M. Jules Janin, de s'en aller tête
baissée, à travers les établissements de cette nation, de faucher, à
la façon de quelque Tarquin déguenillé, les hautes pensées, les fermes
croyances, et de semer, chemin faisant, l'oubli du remords, le sans
gêne du crime, l'ironie du repentir.» Plus les acteurs étaient
audacieux, plus le public riait aux larmes. Chaque théâtre voulait
avoir son Robert Macaire; l'un donna la _Fille de Robert Macaire_;
l'autre, le _Fils de Robert Macaire_; un troisième, le _Cousin de
Robert Macaire_. On jouait aux Funambules _Une émeute au Paradis, ou
le Voyage de Robert Macaire_: celui-ci grisait saint Pierre, lui
volait les clefs du ciel, mettait le paradis en goguette, débauchait
les saints et les anges; le diable venait pour le prendre; mais Robert
tirait contre lui la savate et le terrassait, demeurant ainsi le plus
fort et le plus heureux, dans l'autre monde comme sur terre; le tout
assaisonné de lazzi sacriléges, où l'on parodiait jusqu'aux paroles du
Christ, et où l'on débitait une nouvelle oraison dominicale qui
commençait ainsi: «Notre père, qui êtes dans la lune.» Le gouvernement
finit cependant par comprendre que le spectacle triomphant du crime
gouailleur et bel esprit n'était pas sans danger pour un peuple qui, à
cette époque, voyait éclore, dans ses bas-fonds, des Fieschi et des
Lacenaire. Il sortit de son indifférence, et le théâtre fut interdit à
Robert Macaire; il fallut, à la vérité, pour décider la censure à
cette rigueur, qu'elle vît apparaître chez l'audacieux acteur des
velléités de parodies qui s'attaquaient, non plus seulement à la
morale et à la religion, mais à la royauté.

Proscrit du théâtre, Robert Macaire se réfugia dans la littérature, et
surtout dans la caricature. Sous cette forme, son règne fut peut-être
plus étendu encore et plus populaire. Daumier, aidé de Philipon qui
imaginait les légendes à mettre au bas de chaque dessin, publia les
_Cent et un Robert Macaire_, sorte de galerie satirique, où le héros
de la raillerie cynique et du vice insolent se montrait dans ses
multiples incarnations, successivement avocat, philanthrope,
journaliste, avoué, médecin, escompteur, inventeur, fondateur de
société, agent de change, candidat, ministre, etc. C'était à faire
croire qu'il n'y avait partout que des Robert Macaire, et que ce type
personnifiait la société contemporaine. Les mécontents d'alors
prétendaient, en effet, y montrer le portrait fidèle ou, du moins, la
caricature justifiée de la bourgeoisie régnante. Un témoin raconte
qu'assistant, peu avant 1848, à l'enterrement d'un ministre, il avait
entendu l'un des spectateurs s'écrier d'un ton d'indicible mépris, à
la vue de tous les fonctionnaires, de tous les représentants du monde
officiel, qui défilaient à la suite du char funèbre: «Que de Robert
Macaire!» Et la foule, qui ne s'était même pas découverte,
applaudissait en riant et en enchérissant, sans être un moment arrêtée
par le respect de la mort. La vérité n'était pas que les classes
dirigeantes fussent alors plus pleines qu'à d'autres époques de Robert
Macaire; mais la nation entière avait pris un goût maladif à ce que
Henri Heine appelait le «Robert-Macairianisme», à cette affectation de
tout bafouer, de ne pas croire à la vertu, de rire du vice, et de ne
plus voir, dans l'idéal, dans les sentiments grands et généreux, que
ce qu'on nommait, dans une langue appropriée, «une blague». Maladie
d'esprit et de coeur bien autrement dangereuse, signe de décadence
beaucoup plus certain que les illusions les plus folles, les
exaltations les plus troublées, les plus violentes révoltes.

Pour le vulgaire, la gouaillerie cynique de Vautrin ou de Robert
Macaire; pour les raffinés, le dégoût désespéré de Rolla, est-ce donc
là qu'est arrivée, en quelques années, cette génération que nous
avions vue, à la fin de là Restauration, si riche d'espérance, si
confiante dans son orgueil, et qui avait cru trouver, dans la
révolution de 1830, le signal de sa pleine victoire? Après ce départ
d'une allure si joyeuse et si conquérante, cet arrêt plein de
lassitude, de malaise et d'impuissance; après des dithyrambes et des
affirmations si hautaines, un ricanement si grossier ou un sanglot si
navrant; après avoir si sincèrement et si fastueusement proclamé
l'amour de l'humanité et prédit son progrès indéfini, une misanthropie
si désolée ou si méprisante; tant de scepticisme ironique ou
découragé, violent ou mélancolique, après ce que M. Guizot a appelé
«l'excessive confiance dans l'intelligence humaine»; tant de
désillusion, de sécheresse ou de rouerie, après tant de vaniteuse et
généreuse candeur; tant d'avortements et de stérilité, après tant de
promesses et d'espoirs de fécondité! Quel contraste et quelle leçon!


IX

Si nous avions eu la prétention de faire un tableau complet des
lettres sous la monarchie de Juillet, on pourrait nous reprocher
d'avoir passé sous silence certains écrivains et même certains genres,
de n'avoir envisagé qu'à un point de vue particulier ceux dont nous
nous sommes occupés. Mais, on le sait, et nous avons tenu à le bien
marquer dès le début, notre dessein, plus limité, était seulement de
rechercher quel avait été, sur la littérature de ce temps, le
contre-coup des événements politiques, et spécialement de la
révolution de 1830. Ce dessein, nous croyons l'avoir exécuté[479].
Nous avons montré comment se sont produits dans le monde littéraire,
d'abord l'exaltation, la révolte, le désordre, ensuite le
désenchantement et l'impuissance. Toutefois, sur le point de conclure,
un doute nous saisit. Comment juger si sévèrement l'état littéraire de
la France de Juillet, quand il n'est pas un de nous qui ne s'estimât
trop heureux d'y revenir? Si nous appliquons à cette époque le mot de
décadence, de quel terme nous servirons-nous pour qualifier le temps
actuel? Pour être inférieures aux précédentes, les poésies alors
publiées par Lamartine ou Victor Hugo n'étaient-elles pas des
événements littéraires comme nous n'en connaissons plus? Quels que
fussent l'erreur et le désordre du drame romantique, il y avait là
cependant un mouvement; où en trouver un dans notre théâtre actuel?
Les romans de madame Sand étaient immoraux; encore l'immoralité
devait-elle s'y revêtir de poésie et d'idéal pour avoir accès dans les
âmes; aujourd'hui, elle n'a plus besoin de se mettre tant en frais.
N'est-il pas jusqu'à Balzac qu'on ne puisse trouver délicat, quand on
est condamné à M. Zola? Pour tristes que fussent le scepticisme, le
désenchantement et même l'épuisement des âmes, ils arrachaient du
moins à un Musset des plaintes mélodieuses, d'éloquents gémissements;
aujourd'hui, le mal est à ce point profond qu'il a tué toute poésie,
et nous n'avons même plus la consolation d'entendre chanter en beaux
vers nos misères et nos désillusions. Vraiment, si l'on pouvait
prendre l'histoire à rebours, l'époque littéraire qui s'est étendue de
1830 à 1848 semblerait en singulier progrès sur la nôtre.

[Note 479: Pour compléter le tableau du trouble jeté dans la
littérature, il nous faudrait dire ce qu'est devenue, sous cette
influence, une partie de l'école historique, dont M. Michelet est le
type. Mais l'étude des histoires révolutionnaires et de leurs
conséquences se rattache à la fin de la monarchie de Juillet, dont
elles ont préparé la chute; nous en reparlerons à ce propos.]

Mais pour bien apprécier une époque, pour en mesurer les mérites et
les responsabilités, ne convient-il pas de la comparer, moins à ce qui
l'a suivie qu'à ce qui l'a précédée? N'est-on pas autorisé à lui
demander compte de l'héritage qu'elle a reçu, de l'espoir qu'on avait
fondé sur elle et qu'elle avait mission de réaliser? Il est naturel
que le sentiment de notre misère présente nous gêne dans un tel
examen, que nous nous sentions aujourd'hui peu de droit à relever les
faiblesses d'un temps si supérieur au nôtre, et que ce temps, après
tout, nous paraisse plus digne d'envie que de blâme. Laissons donc une
fois de plus la parole aux contemporains. Déjà nous avons recueilli,
dans leur sincérité première, les cris de surprise, d'alarme et
d'humiliation que leur avait arrachés la déchéance de certains
écrivains. Complétons leur témoignage en notant ce qu'ils pensaient
non plus seulement de telle ouvre particulière, mais de l'état général
de la littérature, du changement qui s'y était produit après 1830. Si
leur plainte nous semble parfois exagérée, n'oublions pas qu'ils
avaient connu et partagé les grandes espérances de la jeunesse du
siècle, et qu'ils ne devaient pas se consoler aisément de les voir
trompées.

Dès 1831, M. de Salvandy écrivait: «Si la littérature est l'expression
de la société, il faudrait désespérer de la France»; et, cherchant la
cause de ce désordre, il la montrait dans «l'esprit révolutionnaire,
évoqué du chaos sanglant de notre première anarchie, au bruit de la
rapide victoire du peuple sur la royauté, esprit funeste qui pèse sur
les destins de la France de 1830, comme son mauvais ange[480]». Dans
le camp opposé, M. Quinet s'écriait à la même époque: «Aujourd'hui,
qui nous dira des nouvelles de notre jeunesse, un moment si courtisée,
si enviée sous la Restauration, et que l'on salua de si hautes
promesses pour son âge viril?... Si quelqu'un le sait, par hasard,
qu'il nous dise où sont nos projets commencés, nos études
enthousiastes, notre spiritualisme hautain et notre avenir politique
dont nous étions si fiers! N'en parlons plus, de grâce. Notre jeunesse
est devenue vieillesse en quelques mois, et c'est de nous qu'il faut
dire que nos cheveux ont blanchi en une nuit. L'espérance manque en
nos âmes[481]...»

[Note 480: SALVANDY, _Seize Mois, ou la Révolution et les
révolutionnaires_ (1831).]

[Note 481: QUINET, _Avertissement à la Monarchie de 1830_ (1831).]

M. Sainte-Beuve avait été l'un des porte-parole de cette génération
qui s'était cru la mission et le pouvoir de renouveler le monde
intellectuel et moral. Écoutez ce qu'il dit, dans les années qui
suivent 1830, à la vue de ce qui se passe sous ses yeux[482]. Avec une
mélancolie mêlée d'ironie, il rappelle cette persuasion où l'on était,
à la fin de la Restauration, «qu'il y avait, pour bien des années,
dans le corps social, une plénitude de séve, une provision, une
infusion d'ardeurs et de doctrines, une matière enfin plus que
suffisante aux prises de l'esprit». La révolution, dit-il, «a comme
brisé et licencié le mouvement littéraire,... rompu la série d'études
et d'idées qui étaient en plein développement». Il y a eu «des coups
de vent dans toutes les bannières». De là «une première et longue
anarchie». «Au moment où la Restauration a croulé, les idées morales
qui, avant 1830, donnaient même aux oeuvres secondaires une sorte de
noblesse, se sont, chez la plupart, subitement abattues.» Le mal a
atteint les plus hautes têtes; «les grands talents donnent le pire
signal et manquent à leur vocation première; ils gauchissent à
plaisir dans des systèmes monstrueux ou creux, en tout cas
infertiles». Plus de direction, partout le «relâchement et la
confusion», la «dissolution des écoles»: tel est le «signe de la
nouvelle période littéraire». M. Sainte-Beuve ajoute: «Pour ce que
nous savons et voyons directement, nous avons bien le droit de dire
que le caractère de notre littérature actuelle est avant tout
l'anarchie la plus organique, chaque oeuvre démentant celle du voisin,
un choc, un conflit et, comme c'est le mot, un _gâchis_ immense.» Au
moins le mal diminue-t-il, quand, dans la politique, un peu de calme
succède au désordre révolutionnaire? Non. «À mesure, dit M.
Sainte-Beuve, que les causes extérieures de perturbation ont cessé,
les symptômes extérieurs de désorganisation profonde se sont mieux
laissé voir.» Le rétablissement de l'ordre matériel «n'a
littérairement rien enfanté et n'a fait que mettre à nu le peu de
courant». Il proclame chaque jour avec plus d'effroi que «le niveau du
mauvais gagne et monte», et il ne craint pas d'ajouter que «c'est un
vaste naufrage». Aussi n'est-on pas étonné de l'entendre signaler,
comme un caractère général de cette époque, le «désabusement», et, ce
qui en est la triste conséquence, la stérilité et l'impuissance. Dès
1833, il confesse que ce n'est pas «cette génération si pleine de
promesses et si flattée par elle-même» qui «arrivera»; et,
ajoute-t-il, «non-seulement elle n'arrivera pas à ce grand but social
qu'elle présageait et qu'elle parut longtemps mériter d'atteindre;
maison reconnaît même que la plupart, détournés ou découragés depuis
lors, ne donneront pas tout ce qu'ils pourraient du moins d'oeuvres
individuelles». Quant aux générations qui surviennent, elles ne sont
plus, «comme d'ordinaire, enthousiastes de quelques nouvelles et
grandes chimères, en quête d'un héroïque fantôme»; mais elles «entrent
bonnement dans la file, à l'endroit le plus proche, sans s'informer;
sans tradition ni suite, elles se prennent à je ne sais quelles
vieilles cocardes reblanchies... Tandis que la partie positive du
siècle suit résolûment, tête baissée, sa marche dans l'industrie et le
progrès matériel, la partie dite spirituelle se dissipe en frivolités
et ne sait faire à l'autre ni contre-poids; ni accompagnement.» Alors,
se rappelant avec amertume ses espérances d'avant 1830, M.
Sainte-Beuve s'écrie: «Un semblable résultat aurait trop de quoi
surprendre et déjouer. Il ressemblerait à une attrape. Ce ne peut pas
être, ce semble, pour un tel avortement que tant d'efforts, tant
d'idées enfin, ont été dépensés depuis plus de cinquante ans, et que,
sans remonter plus haut, les hommes consciencieux et laborieux ont
semé une foule de germes, aux saisons dernières de la Restauration, en
ces années de combat et de culture.» Et ailleurs: «N'aura-t-on eu
décidément que de beaux commencements, un entrain rapide et bientôt à
jamais intercepté?... Ne sera-t-on en masse, et à le prendre au mieux,
qu'une belle déroute, un sauve qui peut de talents?» Ainsi gémissait
M. Sainte-Beuve, dans les articles que publiaient, de 1830 à 1843,
quelques journaux et surtout la _Revue des Deux Mondes_. Il
s'épanchait plus librement encore dans la chronique anonyme qu'il
envoyait à la _Revue suisse_: «Passé un bon moment de jeunesse,
écrivait-il, tous, plus ou moins, nous sommes sur les dents, sur le
flanc.» Et il terminait par ce cri, qui révèle la date, l'origine et
la cause du mal: «Décidément, l'esprit humain est plutôt stérile
qu'autre chose, surtout depuis juillet 1830.»

[Note 482: Voyez notamment les écrits suivants de M. SAINTE-BEUVE: _De
la littérature de ce temps-ci_ (1833); _M. Jouffroy_ (1833); _De la
littérature industrielle_ (1839); _Dix ans après en littérature_
(1840); _Quelques vérités sur la situation en littérature_ (1843);
_Chroniques parisiennes_ (1843). C'est à ces écrits que sont
empruntées toutes les citations qui vont être faites.]

Nous avons cité, avec quelque étendue, le témoignage de M.
Sainte-Beuve, qui, par situation et par nature d'esprit, pouvait,
mieux que personne, voir et juger. Mais il n'était pas le seul à
s'exprimer ainsi. Voici M. de Rémusat, naguère l'un des princes de la
jeunesse de 1820, et non le moins imprégné des idées de 1830. Vers la
fin de la monarchie de Juillet, considérant ce qu'est devenue la
littérature, il avoue que le résultat «l'inquiète». «À la suite de la
révolution», il n'a constaté d'abord qu'un «premier déchaînement
d'idées et de passions qui ne pouvaient rien produire de bon ni de
vrai, et dont le résultat naturel devait être une période
d'humiliations pour la raison humaine». Mais ce qui est venu ensuite
n'a pas mieux valu: c'est, dit-il, «une réaction enfantée par la peur
et le dégoût, réaction de défiance, d'incrédulité, d'aversion pour
tout ce qui peut à la fois ennoblir et égarer l'humanité»; c'est «la
déroute d'une société intimidée, qui fuit devant les fantômes de
l'esprit humain, pour essayer de se retrancher derrière ses intérêts»;
c'est «la dispersion funeste des forces morales de la société[483]».
Un autre écrivain de la même génération, l'un des plus purs et des
plus vaillants, et qui devait perdre seulement en 1848 ses illusions
de 1830, Augustin Thierry, dénonçait autour de lui, en 1834, «l'espèce
d'affaissement moral qui est la maladie de la génération nouvelle»; il
gémissait à la vue de ces «âmes énervées qui se plaignent de manquer
de foi, qui ne savent où se prendre, et vont cherchant partout, sans
le rencontrer nulle part, un objet de culte et de dévouement[484]». M.
Nisard, alors ami de Carrel, et politiquement favorable à la
révolution de Juillet, dénonçait, en 1833 et 1834, dans la _Revue de
Paris_, les misères morales et intellectuelles de la littérature,
particulièrement du roman et du théâtre: «Que dirai-je, ajoute-t-il,
des effets de cette littérature sur les âmes? D'où viennent ces goûts
frivoles, cet égoïsme dans l'âge de la générosité et de l'abandon, ce
scepticisme desséchant dans l'âge de la foi, cette rouerie avant
l'expérience, ces désenchantements avant les illusions, cet amour de
l'argent, sans esprit d'avenir, comme celui des courtisanes?... D'où
viennent ces amours-propres monstrueux, ce désintéressement contre
nature de toute opinion politique, cette guerre contre toute morale,
cette exaltation de la chair et des sens, cette révolte de la
prétendue liberté humaine contre le devoir? D'où viennent tous ces
désordres de l'esprit et de l'âme, sinon de cette littérature, qui ne
vit que de cela, et qui doit périr par là[485]?»

[Note 483: M. DE RÉMUSAT, _Passé et Présent_, t. I.]

[Note 484: Augustin THIERRY, préface de _Dix Ans d'études
historiques_.]

[Note 485: M. Désiré NISARD, _Manifeste contre la littérature facile_
(décembre 1833); _Lettre au directeur de la Revue de Paris_ (janvier
1834); _Un amendement à la définition de la littérature facile_
(février 1834).]

Les critiques d'une génération plus récente ne jugeaient pas autrement
que leurs devanciers. Vers la fin de la monarchie de Juillet, M.
Saint-René Taillandier jetait, dans la _Revue des Deux Mondes_, un
regard en arrière sur la littérature de cette époque. Il se demandait
«où était la jeune armée du dix-neuvième siècle qui s'était avancée
avec tant d'enthousiasme et avait convoité des conquêtes si belles».
Il rappelait «ce premier départ de nos volontaires, cette rapide et
aventureuse entrée en campagne. La foule était confuse et
indisciplinée; mais quelle vie! quel mouvement! Je ne sais si l'on
avait un drapeau, ou si ce drapeau représentait quelque chose de bien
défini; mais comme on s'élançait avec joie! comme on s'imaginait
poursuivre un but et croire à une cause bien comprise! Quel entrain!
quelle impatience d'arriver! Jactance superbe et naïve bonne foi,
étourderie et résolution.» Eh bien! cette armée est «en désordre et
dispersée». Les plus confiants ont été contraints de reconnaître leur
échec. «Non, a-t-on dû se dire, le champ n'a pas été béni, la moisson
n'est pas venue. La foi charmante des jeunes années est morte au fond
des âmes, comme un feu sans aliment. Il n'y a plus de croyance, il n'y
a plus d'idéal. Le talent, l'habileté, ne manquent pas; ils ont, au
contraire, acquis des ressources inattendues, mais ce sont des
ressources coupables...» Quelle est la cause de cet avortement, de
cette «stérilité maladive»? Le critique la montre dans l'«infatuation»
de cette littérature qui, «après avoir débuté avec enthousiasme,
s'était arrêtée tout à coup, dès le commencement de sa tâche, et
s'était adorée avec une confiance inouïe», et aussi dans le
«désordre», dans les «excitations néfastes» qui avaient été la suite
de la révolution de 1830[486].

[Note 486: SAINT-RENÉ TAILLANDIER, _la Littérature et les écrivains en
France depuis dix ans_. (_Revue des Deux Mondes_, 15 juin 1847.)]

Après ces jugements publics, faut-il noter les cris d'indignation ou
de découragement qui échappaient aux contemporains, dans l'intimité de
leurs correspondances? On pourrait en trouver beaucoup. Bornons-nous à
citer M. Doudan, témoignant, le 6 août 1839, du «dégoût» croissant que
lui inspire la littérature de son temps. «En y regardant bien,
écrit-il, je ne puis pas méconnaître que je m'irrite à bon droit de ce
ton vide et déclamatoire, de ces fanfaronnades d'idées qui ne reculent
devant rien, de ce mépris de toute distinction entre le bien et le
mal, de tous ces sentiments impossibles qu'on fait semblant
d'éprouver, de toutes ces passions contradictoires qu'on suppose dans
le même être, de cette langue pédante, forcenée, de ces couleurs et de
ces images si vives pour traduire des pensées si froides, de ce manque
de mesure, d'harmonie, de bon sens, de convenance en tout genre qui
rayonne dans la littérature. Toutes ces accusations sont fondées sur
une évidence irrésistible; et si l'on était pendu pour tous ces
crimes, bien des écrivains devraient se préparer.» Dans une autre
lettre, écrite quelques années plus tard[487], M. Doudan ajoutait: «Il
est certain que le grand soleil de la liberté de penser a dévoré les
idées; ce ne sont plus que des feuilles mortes, avec lesquelles joue
le premier souffle d'air qui s'élève. L'intelligence, affranchie de
toute entrave, est devenue comme le Juif errant, marchant toujours et
n'ayant jamais plus de cinq sous dans sa poche; ne pouvant s'arrêter
nulle part, elle ne s'attache à rien, _velut umbra, sicut nubes_. Il
ne restera bientôt plus, dans ce temps, en fait de talent, que le
talent de critique; celui-là gagne à l'impartialité et à l'étendue de
l'esprit; mais cette impartialité aussi va tourner, en s'exagérant, à
l'indifférence; cette étendue, en s'accroissant démesurément, ne sera
plus que le vide; et, à force de n'être que des spectateurs, de
n'éprouver rien pour notre compte et de tout juger sans rien croire,
nous perdons la règle même de nos jugements.»

[Note 487: Lettre du 19 septembre 1848.]

N'est-il pas prouvé, par les aveux publics ou intimes des
contemporains les plus compétents ou les moins suspects, que chacun
avait alors comme le sentiment d'une décadence, on dirait presque
d'une banqueroute intellectuelle? La cause, ils ne l'indiquent pas
tous avec une suffisante netteté; pour cela, il leur eût fallu souvent
se condamner eux-mêmes. Plusieurs, cependant,--on a pu s'en rendre
compte par les citations que nous avons faites,--laissent entrevoir
cette cause; quelques-uns la dénoncent avec une loyale clairvoyance.
Vers la fin de la monarchie de Juillet, M. Guizot s'écriait à la
tribune de la Chambre: «L'excessive confiance dans l'intelligence
humaine, l'orgueil humain, l'orgueil de l'esprit, permettez-moi
d'appeler les choses par leur nom, a été la maladie de notre temps, la
cause d'une grande partie de nos erreurs et de nos maux[488].» Sans
doute, si l'on veut rechercher la genèse de cet «orgueil de l'esprit»,
on reconnaîtra que le principe en existait déjà avant 1830. C'était le
point faible, le côté inquiétant du mouvement intellectuel qui avait
marqué la fin de la Restauration, le germe de mort qui se mêlait à
tant de fécondes promesses, aussi bien dans l'école du _Globe_ que
dans le «cénacle» du romantisme. En cela, il est vrai de dire que la
révolution de Juillet n'a pas été la cause unique de cet avortement
final. Mais n'est-il pas manifeste qu'elle a excité, enivré cet
orgueil, qu'elle l'a précipité dans tous les excès et, par suite, dans
toutes les chutes? Pas d'ambitions, pas d'audaces, pas de révoltes,
qui n'aient paru encouragées et justifiées par le succès de
l'insurrection politique. C'est encore M. Guizot qui disait, en 1836,
à ses contemporains, en parlant de la révolution: «Un tel acte est
pendant longtemps, pour le peuple qui l'a accompli, une source féconde
d'aveuglement et d'orgueil. La pensée de l'homme ne résiste pas à un
tel entraînement; elle en reste longtemps troublée et enivrée...
Regardez autour de vous, regardez l'état général des esprits,
indépendamment des opinions politiques; vous les verrez, et en grand
nombre, atteints comme de folie, par le seul fait qu'ils ont vu une
grande révolution s'accomplir sous leurs yeux, et qu'il leur plairait
qu'on en recommençât une autre dans leur sens.» Puis, après avoir
montré «le degré d'égarement», et même «le degré d'abaissement» auquel
trop d'intelligences étaient arrivées, il ajoutait: «Est-ce que vous
ne reconnaissez pas dans de tels faits cette puissance d'une
révolution de la veille qui pèse encore sur toutes les têtes, qui
trouble et égare la raison de l'homme[489]?»

[Note 488: Discours du 26 mars 1847.]

[Note 489: Discours du 24 mars 1836.]


X

Ainsi, que nous ayons considéré la politique intérieure ou extérieure,
l'état matériel ou moral de la nation, la religion ou la littérature,
partout et toujours, il a fallu constater le mal produit par la
révolution de 1830. Il serait facile de prolonger encore cette sorte
d'inventaire des pertes subies et des périls créés. Ne pourrait-on pas
noter, par exemple, après cette date, une altération des relations
sociales, une sorte de diminution dans la dignité, la politesse et
l'agrément de la vie? Dès 1833, M. Sainte-Beuve déclarait que «le bon
ton rangé et le vernis moral de la Restauration avaient disparu». Cet
effet se produisait dans toutes les classes. En bas, on remarquait,
dans le langage, le plaisir et même le costume populaires, quelque
chose de plus débraillé, de plus grossier, comme si l'on était entré
dans un milieu où l'on avait moins besoin de se respecter. Il y avait
en haut un changement analogue; «le monde, a dit M. Guizot, n'offrait
plus à moi ni à personne le même attrait; ses salons n'étaient plus le
foyer de la vie sociale; on n'y retrouvait plus cette variété et cette
aménité de relations, ce mouvement vif et pourtant contenu, ces
conversations intéressantes sans but et animées sans combat, qui ont
fait si longtemps le caractère original et l'agrément de la société
française; les partis se déployaient dans toute leur rudesse; les
coteries se resserraient dans leurs limites[490]». Un voyageur
américain, qui revoyait la France en 1837, après y être venu une
première fois en 1817, s'étonnait et s'attristait du changement
produit dans les relations, les idées, les arts, la littérature, les
modes; il y découvrait quelque chose de plus vulgaire, de plus
violent, de plus divisé, et il en concluait que «rien n'était assis
sur une base solide[491]». Le même voyageur revint vingt ans plus
tard, sous le second Empire: il constata une ruine morale et
intellectuelle plus complète encore; et alors, se rappelant toute
cette fleur de société élégante et polie, qui l'avait charmé sous la
Restauration et dont il avait encore retrouvé quelques vestiges trop
altérés sous la monarchie de Juillet, il s'écriait mélancoliquement:
«Qu'est devenu tout cela?» Qu'eût-il donc dit s'il avait pu
entreprendre un quatrième voyage, après une nouvelle période de vingt
années, et s'il eût visité la France de nos jours?

[Note 490: _Mémoires de M. Guizot._]

[Note 491: _Life, Letters and Journal_ de Georges TICKNOR.]

Sur cette sorte d'abaissement général et, si nous osons dire,
d'enlaidissement, qui résultait de la révolution de 1830, M.
Prévost-Paradol a écrit une page remarquable, dans son livre de la
_France nouvelle_. Nous ne pouvons mieux faire que de céder la parole
à un observateur si éminent et si peu suspect de malveillance:
«Plusieurs personnes éclairées, dit-il, qui ont vu, sans intérêt
personnel et sans passion, le passage du gouvernement de la
Restauration au gouvernement de Juillet, m'ont souvent répété qu'il
s'était opéré alors, dans l'état moral et social de la France, une
sorte de changement subit, analogue à ces modifications brusques de la
température que produit le coucher du soleil, sous le ciel du Midi;
non pas que le coeur de la France fût déjà refroidi, comme de nos
jours; au contraire, on remarquait plutôt alors un développement et
une surexcitation des esprits; ce qui avait diminué sensiblement et
sans retour, c'était le sentiment de la sécurité générale et je ne
sais quelle dignité grave qui régnait encore dans les luttes de la
politique, dans les débats de la presse et dans les relations
sociales. Les institutions avaient peu changé; les fonctions et les
noms des fonctions étaient restés les mêmes; il y avait toujours un
roi, des magistrats, des pairs, des députés; mais on sentait, sans
qu'on eût besoin de se le dire, que ces divers noms ne recouvraient
plus exactement les mêmes choses, comme si le rang et la dignité de
tous s'étaient trouvés abaissés d'un degré par un mouvement
d'ensemble. Il n'y avait, dans ce mouvement général, de la faute de
personne, et les hommes ne valaient sans doute pas moins que la
veille; ils valaient même davantage, si l'on tient compte de
l'habileté pratique, de la jeunesse d'esprit, du désir patriotique de
bien faire, de l'ardeur au travail; mais le sol, tremblant de nouveau,
avait tout ébranlé, la révolution avait repris son cours, et la
démocratie, de plus en plus voisine, achevait de dessécher, de son
souffle puissant, les dernières fleurs que le tronc si souvent
foudroyé de l'ancienne France produisait encore.»

Toujours le mal de la révolution! Dès 1835, parlant à la France de
Juillet, encore tout exaltée de ses barricades victorieuses, tout
engouée de cette superstition révolutionnaire qui a si longtemps
possédé non-seulement le peuple, mais la bourgeoisie, M. Guizot avait
osé dire: «C'est un grand mal, dans tous les cas, qu'une révolution;
une révolution coûte fort cher, financièrement, politiquement,
moralement, de mille manières[492].» Nous n'avons fait que développer
cette parole. La conclusion,--y a-t-il besoin de l'indiquer?--est
qu'il faut en général détester l'esprit révolutionnaire, qu'il faut en
particulier regretter la révolution de 1840. Mais ce serait nous avoir
bien mal compris que de s'emparer de cette conclusion pour en faire
une arme contre un parti ou un régime. On pourrait disputer longtemps,
et sans profit, pour savoir qui est le plus responsable de cette
révolution, de ceux qui l'ont provoquée, ou de ceux qui l'ont faite.
Voyons-y donc moins la faute de tel ou tel parti que le malheur commun
de la France: malheur qu'il faut déplorer, mais qu'il faut surtout
travailler virilement à réparer. C'est cette dernière oeuvre que
devait entreprendre la monarchie issue de 1830; une fois débarrassée
du ministère de M. Laffitte, elle allait employer tous ses efforts à
se guérir et à guérir la France du mal de cette origine. Commencée
tout d'abord, avec une énergie héroïque, par M. Casimir Périer,
continuée, pendant dix-sept années, avec des vicissitudes diverses,
cette oeuvre fait l'intérêt et l'honneur du règne de Louis-Philippe.

[Note 492: Discours du 9 août 1834.]



LIVRE II

LA POLITIQUE DE RÉSISTANCE

(13 MARS 1831--22 FÉVRIER 1836)



CHAPITRE PREMIER

L'AVÉNEMENT DE CASIMIR PÉRIER

(Mars--août 1831)

     I. Pendant le déclin du ministère Laffitte, tous les regards
     s'étaient tournés vers Casimir Périer. Rôle de Périer sous
     la Restauration et depuis la révolution de Juillet. Ses
     hésitations et ses répugnances à prendre le pouvoir. Il se
     décide enfin. Composition du cabinet.--II. Résolution de
     Périer. Homme d'une crise plutôt que d'un système. Son
     programme au dedans et au dehors. Grand effet produit
     aussitôt en France et chez les gouvernements
     étrangers.--III. Périer veut restaurer le gouvernement. Il
     assure son indépendance à l'égard du Roi et son autorité sur
     les ministres. Il rétablit la discipline et l'obéissance
     parmi les fonctionnaires. Il fait avorter l'Association
     nationale.--IV. Efforts de Périer pour former une majorité.
     Dissolution et élections de juillet 1831. Importance
     fâcheuse de la question de la pairie dans la lutte
     électorale. Incertitude du résultat. Après l'élection du
     président, Périer donne sa démission. Il la retire à la
     nouvelle des événements de Belgique. Son succès dans la
     discussion de l'Adresse. Il est enfin parvenu à former une
     majorité.


I

Au déclin du ministère Laffitte, à cette époque de honte,
d'impuissance et d'angoisses, où la monarchie nouvelle et la société
française semblaient sur le point de s'abîmer dans l'anarchie
intérieure et la guerre extérieure, un homme du moins se rencontrait,
vers lequel étaient tournés tous les regards et que chacun, en France
et à l'étranger, paraissait invoquer: c'était Casimir Périer. À mesure
que s'abaissait et s'effaçait la figure mobile, incertaine, efféminée,
superficiellement gracieuse, du ministre qui avait personnifié la
politique du laisser-aller, on eût dit que, dans tous les esprits, se
dressait plus haute, plus nette, plus lumineuse, cette autre figure
d'une beauté noble, mâle, triste et imposante, au front découvert,
déjà ridé par la souffrance et la colère, au regard de feu, aux yeux
profonds cachés sous d'épais sourcils, aux lèvres amincies et
contractées, avec sa parole impérative, sa brusque démarche, et sa
grande stature un peu voûtée. Seul, cet homme apparaissait de taille à
entreprendre la résistance dont les bourgeois menacés dans leurs
intérêts sentaient enfin la nécessité.

Quelle était la raison de cette désignation et de cette confiance? Ne
semble-t-il pas que l'opinion, illuminée par le péril, ait deviné
d'elle-même ce qu'il y aurait de qualités de commandement chez Périer.
Celui-ci, dans le rôle d'opposition qui avait fait sa bruyante
notoriété sous la Restauration, n'avait guère eu l'occasion de
manifester de telles qualités; ses amis, comme l'a avoué plus tard M.
Royer-Collard[493], les ignoraient. Déjà cependant, avant 1830,
certains symptômes avaient révélé qu'il n'était pas homme à se
renfermer toujours dans une négation violente et subversive. Même au
plus fort de sa guerre contre M. de Serre ou M. de Villèle, un
observateur attentif eût noté plus de colère batailleuse et
d'impétuosité de tempérament que de parti pris hostile. Surtout à
partir de 1828, on avait pu suivre, chez ce véhément chef d'attaque,
un travail de silencieuse transformation, produit par le dégoût des
alliances révolutionnaires, par la vue plus claire des desseins de
renversement qu'il avait involontairement secondés, par l'instinct de
gouvernement qui se dégageait en lui et se trouvait mal à l'aise dans
l'opposition[494]. S'écartant de la gauche, il s'était rapproché de la
royauté, au risque de faire murmurer, par ses alliés de la veille, le
mot de défection. Il écoutait sans peine prononcer son nom autour du
trône, comme celui d'un ministre possible, s'attendait et se
préparait, non sans une émotion impatiente, à reprendre, lui qui
venait de la gauche, l'oeuvre monarchique et libérale qu'avait essayée
M. de Martignac, venu de la droite, et se flattait de réussir, par la
violence de sa volonté, là où avait échoué la séduction élégante et
attendrie du ministre de 1828[495]. Tel était le rêve que caressaient
à la fois son ambition et son patriotisme, quand éclatèrent les
événements de Juillet. Il en fut désolé. «Vous nous faites perdre une
position superbe!» criait-il d'abord à ceux qui voulaient pousser la
résistance hors des limites légales. Quand, quelques heures plus tard,
il se crut, lui aussi, obligé de rompre avec la vieille dynastie, il
ne le fit qu'à contre-coeur: si bien qu'un député, fort engagé dans
l'insurrection, lui a reproché d'avoir employé tous ses efforts à
entraver le mouvement révolutionnaire, et a ajouté: «Il l'aurait tout
à fait arrêté, si cela avait été en son pouvoir[496].» La seule vue de
l'émeute victorieuse lui répugnait. Ce n'est pas lui qui, comme tant
de ses amis, se fût épanché en déclamations satisfaites sur l'héroïque
grandeur des barricades, sur la sublimité de l'ouvrier aux bras nus et
au fusil noirci de poudre. À quelqu'un qui lui disait alors, sur le
balcon de l'Hôtel de ville: «Qu'il est beau d'avoir fait sortir ce
peuple de chez lui!» il répondit d'un mot qui le révélait déjà tout
entier: «Il sera bien plus beau de l'y faire rentrer.»

[Note 493: Discours sur la tombe de M. Casimir Périer.]

[Note 494: Aussi Carrel écrivait-il plus tard, le jour même de la mort
de Périer: «M. Périer n'était pas fait pour l'opposition, prise dans
l'acception populaire du mot. Ses instincts, d'autres diront peut-être
son génie, le conduisaient à sympathiser plutôt avec les idées
d'ordre, de stabilité, de gouvernement, qu'avec les principes de
liberté, de réforme, de progrès. Il avait le goût du pouvoir.»]

[Note 495: Sur le rôle de Casimir Périer avant 1830, on me permettra
de renvoyer à ce que j'ai dit dans mon étude sur le _Parti libéral
sous la Restauration_, p. 129 à 132, et p. 424 à 430.]

[Note 496: _Souvenirs de M. Bérard._]

Le lendemain de la révolution, ce lendemain si plein d'orgueilleuses
illusions pour beaucoup des hommes de 1830, n'éveilla dans l'esprit de
Casimir Périer qu'une tristesse mêlée d'effroi. Ministre sans
portefeuille dans le premier cabinet du 11 août, il s'effaça
volontairement. À peine parut-il une fois à la tribune, le 29
septembre 1830, dans la discussion sur les clubs, pour s'opposer à
ceux qui voulaient prolonger la révolution et pour confesser que le
ministère avait été jusqu'alors trop faible et trop incertain. Un
autre jour, il poussait M. Dupin à prendre la même attitude et lui
criait avec colère, en lui montrant les hommes de la gauche: «Répondez
à ces b...-là, et faites-le avec toute votre énergie[497].»--«Le
malheur de ce pays, disait-il, vers la même époque, à M. Odilon
Barrot, est qu'il y a beaucoup d'hommes qui, comme vous, s'imaginent
qu'il y a eu une révolution en France. Non, monsieur, il n'y a pas eu
de révolution; il n'y a eu qu'un simple changement dans la personne du
chef de l'État[498].» Lors de la dissolution du premier cabinet, en
novembre 1830, il se retira fort «dégoûté»--le mot est de lui--de la
besogne qu'il avait vu faire et à laquelle il avait été plus ou moins
associé. Aussi fut-il peu disposé à accepter l'offre assez étrange que
le Roi lui fit de prendre le portefeuille de l'intérieur dans le
ministère de M. Laffitte. Il préféra remplacer ce dernier à la
présidence de la Chambre. Que son jour dût venir, il en avait le
pressentiment, mais il était résolu à n'accepter le pouvoir que quand
il pourrait l'exercer sans les compromissions et les défaillances dont
il venait d'être le témoin. À ceux qui le pressaient de se mettre en
avant: «Il n'est pas temps, répondait-il; c'est trop tôt; sachez
attendre.» Pendant que les deux politiques de la résistance et du
mouvement commençaient à s'entre-choquer dans le Parlement, immobile à
son fauteuil, il observait les événements et les hommes avec une
attention anxieuse, et l'on voyait, dit un contemporain, «se
réfléchir, sur ce front pâle et triste, toutes les émotions de la
lutte et passer comme l'ombre de l'orage qui grondait au-dessous de
lui». Cependant le désordre augmentait, et, chaque jour, Périer devait
se demander, avec plus d'angoisse, si son heure n'allait pas sonner.
Cette question était l'obsession de ses jours et de ses nuits; il y
revenait avec persistance dans ses épanchements intimes, et la
débattait avec une sorte de terreur d'être obligé de prendre un parti.
«Je l'ai vu, raconte M. de Rémusat, refuser la parole à des députés,
ses amis, sur des choses insignifiantes, dans la crainte de les voir
amener prématurément à la tribune la question décisive.» Après les
émeutes de février 1831, en face du dégoût, de l'indignation et de
l'épouvante soulevés par l'impuissance et la lâcheté du ministère,
Périer dut reconnaître l'impossibilité de prolonger une telle
expérience. Mais, tout en entendant l'appel d'une nation en détresse,
tout en comprenant qu'il devait à son pays et à sa gloire d'y
répondre, il n'en ressentait pas moins une répulsion et un effroi
douloureux qui s'augmentaient à mesure qu'il approchait davantage du
pouvoir; on eût presque dit ces angoisses, ces déchirements intimes,
par lesquels Dieu fait parfois payer aux âmes la grâce et l'honneur
d'une vocation religieuse.

[Note 497: _Mémoires de M. Dupin_, t. II, p. 218.]

[Note 498: _Mémoires de M. Odilon Barrot_, t. I, p. 215.]

Elle n'était ni aisée ni douce, la tâche de ceux qui s'entremirent
alors patriotiquement pour pousser Casimir Périer à la place de M.
Laffitte. Il leur fallut d'abord persuader le Roi, peu disposé, on le
sait, à renvoyer un ministre «commode» et à en prendre un qui ne le
serait certainement pas. Un personnage fort mêlé à ces négociations
nous montre Louis-Philippe «contrarié, consterné même jusqu'aux larmes
et presque malade de la nécessité de se soumettre aux vives et
impérieuses exigences du nouveau ministre[499]». Toutefois ce prince
était trop politique et trop patriote pour ne pas faire bientôt céder
ses hésitations et ses répugnances devant l'évidence du péril public.
Ce fut de l'autre côté que les négociateurs rencontrèrent, jusqu'au
dernier jour, le plus de difficultés. Si le Roi redoutait Périer,
celui-ci se méfiait du Roi; le jugeant par les compromissions de la
première heure, il le croyait trop engagé dans la politique de
laisser-aller, pour qu'on pût espérer son concours fidèle et ferme à
l'oeuvre de résistance: méfiance dont l'événement devait prouver
l'erreur et l'injustice. Dès le 28 février, le général de Ségur était
venu trouver Périer de la part de M. de Montalivet, qui, bien que
collègue de M. Laffitte, comprenait de quelle urgence était un
changement de ministère et de politique; Périer se montra triste,
hésitant, et finit même par refuser. Le lendemain, le général revint à
la charge; comme il prononçait le nom du Roi, son interlocuteur
éclata: «Oui, oui! vous me répondez de tout, je n'ai plus qu'à
accepter, me voilà ministre! Mais alors, vous et Montalivet, me
répondez-vous de tous les faux-fuyants qu'on prendra, de toutes les
portes de derrière qu'on se gardera et qu'on tiendra ouvertes à nos
adversaires? De là, pourtant, ma marche entravée, mille obstacles
entre moi et mon but, toutes mes résolutions dénaturées, avortées ou
changées en demi-mesures! Me répondrez-vous aussi de l'abandon de
cette politique étroite qui pense gouverner par des dîners donnés
alternativement aux chefs des partis les plus contraires, et par les
articles des journaux qui les racontent? Renoncera-t-on à ces
prostitutions de la royauté devant les républicains et les
anarchistes, à l'avilissement de ces camaraderies révolutionnaires, à
ces scandaleuses déclamations contre l'hérédité qu'on prête à
l'héritier même de la couronne? Croyez-moi: quand ce ne serait que par
ce côté ou par ***, le pouvoir m'échapperait; je serais trahi sans
cesse!... Il fallait m'écouter, il y a trois mois, quand le dégoût me
força de quitter le ministère! J'ai prédit alors qu'on me
rappellerait, mais trop tard, comme Charles X! Eh bien, en effet, nous
y voilà, et pour celui-ci comme pour l'autre, le mardi et le mercredi
sont passés, et nous en sommes au jeudi! Il est bien temps d'appeler
le médecin, quand la mort vous frappe! et quelle mort! Voyez l'émeute
de l'archevêché! Voyez les armes du Roi! Lui laisser imposer une telle
honte! On ne les a pas plus défendues que celles du ciel! Quoi! vous
vous dites mes amis, et quand le pouvoir est tombé dans la boue des
rues, lorsqu'on ne peut plus y toucher sans se salir, vous voulez que
je le ramasse!...» Et Périer continua ainsi pendant plus d'une heure,
frappant du poing la table, ses genoux, ceux du général, ou lui
saisissant le bras avec violence. Ce fut seulement quand il se trouva
à bout de force et de colère, surpris lui-même d'avoir passé toutes
les bornes, que son patient et adroit interlocuteur parvint à lui
faire convenir qu'il avait exagéré, et profita de cet aveu pour lui
arracher un demi-assentiment[500].

[Note 499: _Mémoires du général de Ségur_, t. VII.]

[Note 500: _Mémoires du général de Ségur_, t. VII, p. 390 et
suiv.--«Je ne veux pas, disait encore Périer à cette époque, jouer le
rôle de Strafford et me mettre sur la brèche pour un Charles Ier qui
signerait ensuite lâchement ma sentence. Non, non, il faut, si
Strafford monte à l'échafaud, que Charles Ier l'y suive.» (_Notes
inédites de M. Duvergier de Hauranne._)]

La partie était loin d'être définitivement gagnée. Plus d'une fois
encore, dans les jours suivants, les intermédiaires purent croire les
pourparlers rompus, toujours par le fait du futur ministre. C'étaient
sans cesse quelques nouvelles objections à lever, quelques nouvelles
exigences à transmettre au Roi, qui ne s'en rebutait pas et consentait
à tout. La famille de Casimir Périer, justement soucieuse de l'état de
sa santé, le détournait d'ailleurs d'accepter le pouvoir. Il ne
rentrait pas chez lui, après ces conférences, encore bouleversé de ses
orageuses indécisions, sans que madame Périer inquiète ne lui rappelât
l'arrêt des médecins qui lui ordonnaient le repos. Pour le disputer à
ces affectueuses influences, il fallait lui rappeler le péril public,
chaque jour plus pressant. Cependant le temps s'écoulait, et parfois
c'était à se demander si l'on était plus avancé qu'à la première
heure. Le 11 mars, dans la soirée, M. de Montalivet, M. d'Argout, M.
Dupin, qui avaient été successivement envoyés par le Roi, trouvèrent
Périer absolument découragé. «Que puis-je, disait-il, et qui me
secondera? Qui remettra de l'ordre dans nos finances? Savez-vous que
le Trésor est aux abois et à la veille de cesser ses payements[501]?»
Le nom du baron Louis fut alors prononcé; Périer déclara qu'avec son
concours seul, il pourrait tenter ce qu'on lui demandait. Aussitôt
l'un des négociateurs courut chez l'éminent financier: celui-ci tout
d'abord se défendit vivement d'accepter une succession aussi
compromise que celle de M. Laffitte; mais, devant de nouvelles
instances, sa résistance céda. À onze heures et demie du soir, son
acceptation était rapportée à Périer, qui autorisa alors M. de
Montalivet à déclarer au Roi qu'il se chargeait du ministère.

[Note 501: Note manquante ans l'original.]

Deux jours plus tard, le 13 mars, alors qu'on croyait tout conclu, le
général de Ségur fut informé que de nouvelles difficultés avaient
surgi. Il se rendit chez Casimir Périer, qu'il trouva couché dans une
chambre basse et resserrée; un canapé étroit, au fond d'une sorte
d'alcôve en boiserie, lui servait de lit. Ce petit cadre contrastait
avec la haute taille du personnage et le faisait paraître un colosse.
Périer était sur son séant, en chemise, les bras croisés et les mains
crispées. «Ses yeux, rapporte le général, semblaient lui sortir de la
tête pour me repousser.»--«Comment, lui dit son visiteur, vous hésitez
encore! votre ministère n'est point formé!--Non, je n'hésite plus,
cria-t-il d'une voix qui fit explosion. Je ne veux plus de votre
infâme présidence! Dans quelle caverne m'avez-vous poussé? Personne,
hors des traîtres, ne veut m'y suivre... Sur quoi m'appuierai-je? La
garde nationale? Mais arrive-t-elle jamais à temps? La majorité? Les
avez-vous vus hier, à la Chambre, avec leur attitude timide et
irrésolue? Ils s'étonnaient de ce qu'ils appelaient l'essai hasardeux
que j'osais tenter! Voilà comme ils m'ont soutenu!» Le général tâcha
de le calmer et de relever son courage; puis, le voyant toujours
rebelle à ses instances: «Enfin, dit-il, vous mériteriez le reproche
qu'hier le _Courrier_ vous adressait.--Quoi! quel reproche? demanda
vivement Périer.--Celui d'un caractère où l'incertitude l'emporte sur
les nobles inspirations; qui n'ose point exécuter ce qu'il conseille;
à qui le pouvoir fait peur et qui, dans l'occasion, disparaît.» Le
général vit que l'argument avait porté: il pressa encore. Enfin,
Périer s'élança de son lit et s'écria: «Vous le voulez, vous m'y
forcez; eh bien, j'accepte!» Puis, la main sur son côté droit: «Mais
sachez-le bien, vous me tuez! c'est un meurtre! c'est ma vie que vous
exigez de moi! vous ignorez tout ce que je souffre, combien le repos
m'est indispensable, et que je vais mourir à la peine. Oui, avant un
an, vous le verrez, j'aurai succombé[502].» Ne dirait-on pas que, dans
ce ministère, tout devait avoir une sorte de grandeur tragique,
jusqu'à ces préliminaires où, d'ordinaire, n'apparaissent que
l'égoïsme des ambitions et le conflit de mesquines intrigues?

[Note 502: _Mémoires du général de Ségur_, t. VII, p. 397 et suiv.--Ce
pressentiment funèbre obsédait alors l'esprit de Périer, et le général
de Ségur n'est pas le seul auquel il l'a exprimé. Il a répété
plusieurs fois à M. de Montalivet et aux autres personnes qui le
pressaient: «Vous le voulez, mais rappelez-vous que si j'entre au
ministère, j'en sortirai les pieds les premiers.»]

Cette fois, du moins, Périer ne se dédit plus. Dans la soirée, les
décrets étaient signés, et le lendemain, 14 mars, le _Moniteur_ les
publiait. Le cabinet fut ainsi composé: M. Casimir Périer, président
du conseil, ministre de l'intérieur; M. Barthe, garde des sceaux; le
général Sébastiani, ministre des affaires étrangères; le baron Louis,
ministre des finances; le maréchal Soult, ministre de la guerre;
l'amiral de Rigny, ministre de la marine; le comte de Montalivet,
ministre de l'instruction publique et des cultes; le comte d'Argout,
ministre du commerce et des travaux publics. Sauf deux, le baron Louis
et l'amiral de Rigny, tous les collègues choisis par Périer faisaient,
la veille, partie du ministère Laffitte. Quelques-uns avaient
seulement changé de portefeuille: M. de Montalivet était passé de
l'intérieur à l'instruction publique; M. Barthe, de l'instruction
publique à la justice; M. d'Argout, de la marine au commerce. Ce fait
seul montre à quel point tout était alors troublé et faussé dans notre
régime parlementaire. D'ailleurs, le public n'en avait pas moins le
sentiment qu'il était en présence d'un ministère tout nouveau, créé
pour suivre une politique absolument opposée à celle du cabinet
précédent. Le nom de Casimir Périer, qui absorbait et effaçait tous
les autres, suffisait à marquer la différence et l'opposition.


II

Ce pas franchi, le nouveau ministre ne regarda plus en arrière. Il
avait beaucoup hésité à entreprendre l'oeuvre; il n'hésita pas dans
l'exécution. Non qu'il se fît illusion sur les difficultés: par la
nature un peu chagrine de son esprit, il était plutôt disposé à se les
exagérer. Il avait vu de trop près ses anciens amis de la gauche, pour
partager le niais optimisme qui contestait le péril révolutionnaire:
«C'est que je les connais, disait-il au duc de Broglie; ils sont
capables de tout[503].» Seulement la vue du danger ne troublait pas sa
volonté, n'intimidait pas son courage. S'il doutait du succès, il ne
doutait ni de sa mission, ni de la nécessité de sa politique; se fiant
peu aux autres, mais ayant confiance en lui-même; voyant la mort
devant soi, mais sûr de son devoir et de sa gloire.

[Note 503: _Correspondance inédite du duc de Broglie._--M. Thiers, en
1871, disait aussi à un personnage politique du parti conservateur, en
parlant des hommes de la gauche: «C'est que je les connais; ils sont
méchants, très-méchants.» Le langage est le même. Périer en concluait
qu'il fallait combattre; M. Thiers, qu'il fallait capituler.]

Casimir Périer était bien l'homme qu'il fallait. À l'heure où tout
s'abaissait, il avait l'âme haute, parfois hautaine, «dominant avec
mépris, a dit un homme assez fier lui-même pour le bien comprendre,
les misères d'une popularité de vanités et de criailleries», tellement
que «la simple idée de fléchir devant un caprice populaire lui faisait
monter le sang au visage[504]». À l'heure où, par l'effet d'une sorte
d'intimidation, les honnêtes gens, inertes et passifs, se laissaient
imposer tous les compromis et toutes les capitulations, il était
l'action personnifiée; aussi énergique dans la résistance qu'il
l'avait été autrefois dans l'attaque, il y apportait même fougue,
parfois même colère, même intrépidité héroïque; ayant, du reste, les
attributs physiques de ses qualités morales: «Comment, disait-il en
souriant, veut-on que je cède, avec la taille que j'ai?» À l'heure où
tout se perdait par l'irrésolution et le laisser-aller des
gouvernants, il savait vouloir et commander; on lui reconnaissait «je
ne sais quel don de faire obéir ses amis et reculer ses
adversaires[505]»; il en imposait aux uns comme aux autres, par la
promptitude et l'autorité de sa démarche, de son geste, de son
regard, de son accent, et même, quelquefois, par un silence qui
révélait une décision inébranlable.

[Note 504: _Souvenirs_ du feu duc de Broglie.]

[Note 505: Expression de M. Vitet.]

Homme d'une crise plutôt que d'un système, plus apte à l'action qu'à
l'étude et à la méditation, d'une instruction incomplète, mais à
laquelle il suppléait par un esprit rapide, pénétrant et sensé, il
voulait raffermir l'État ébranlé, sans se piquer d'apporter aucune
doctrine nouvelle; il ne se préoccupait pas, comme M. Guizot, de
rendre à la société des principes politiques qui pussent remplacer
ceux qui avaient été détruits, et de reprendre en sous-oeuvre la
monarchie nouvelle, pour lui donner une base théorique qui ne fût plus
seulement le fait révolutionnaire. Lui-même, il confessait sur ce
point son incompétence, avec une modestie à laquelle se mêlait un
certain dédain pour les «rêveurs» et les «chimériques». Sa conception
de l'ordre était évidemment un peu terre à terre et matérialiste; le
dégoût qu'il éprouvait pour l'anarchie était moins celui d'un
philosophe que celui d'un homme d'affaires, et il se montrait plus
soucieux d'assurer la paix de la rue, la sécurité du commerce, le
fonctionnement régulier de la machine administrative, que de restaurer
dans les âmes l'ordre moral si gravement troublé. Après tout, il
répondait ainsi au besoin premier du moment, à celui du moins que
ressentait le plus et que comprenait le mieux une bourgeoisie plus
occupée d'intérêts que de principes, plus accessible à la peur qu'à la
foi. N'y a-t-il pas une part de vérité dans cette boutade attribuée à
M. Royer-Collard: «M. Casimir Périer eut un grand bonheur; il vint au
moment où ses défauts les plus saillants se transformèrent en
précieuses qualités: il était ignorant et brutal; ces deux vertus ont
sauvé la France.» Entre ses mains, d'ailleurs, la politique empirique
grandissait singulièrement. Ces qualités natives, qui ne cherchaient
pas à se raisonner et à s'analyser, qui s'ignoraient même jusqu'au
jour où elles apparurent dans l'action et se développèrent dans le
péril, n'étaient-ce pas des dons rares entre tous, plus rares que
l'instruction, que l'esprit, que la philosophie? n'était-ce pas le
génie du pouvoir et ce que le même Royer-Collard, sur la tombe de
Périer, appellera magnifiquement «ces instincts merveilleux, qui sont
comme la partie divine de l'art de gouverner»?

Dès le début, pas un tâtonnement. Le nouveau président du conseil
saisit la première occasion de définir son programme[506]: «Au dedans,
l'ordre, sans sacrifice pour la liberté; au dehors, la paix, sans
qu'il en coûte rien à l'honneur.» Il annonce fièrement que son
«ambition» est de rétablir «la confiance, sans laquelle rien n'est
possible, avec laquelle tout est facile»: confiance des citoyens dans
le gouvernement, dans sa volonté et dans sa puissance de leur assurer
«l'ordre loyal et le pouvoir dont la société a, avant tout, besoin»;
confiance de l'Europe dans la France et de la France dans l'Europe. Le
mal, des deux côtés, vient de la révolution; Périer ne peut, sans
doute, la désavouer, mais il s'efforce, fût-ce un peu aux dépens de la
pure logique, de la restreindre et surtout de l'arrêter. Il «adjure
tous les bons citoyens de ne pas s'abandonner eux-mêmes», en leur
promettant que «le gouvernement ne les abandonnera pas et n'hésitera
jamais à se mettre à leur tête». Il s'engage à résister à la double
prétention révolutionnaire et belliqueuse des partis avancés:
«L'exigence bruyante des factions, dit-il, ne saurait dicter nos
déterminations: nous ne reconnaissons pas plus aux émeutes le droit de
nous forcer à la guerre que le droit de nous pousser dans la voie des
innovations politiques.»

[Note 506: Discours du 18 mars 1831.]

On n'était plus habitué à ce langage si net, si ferme, où semblait
passer un souffle de commandement, à cette politique si sûre de ses
moyens et de son but. L'effet fut tout de suite considérable. Dans une
nation qui se voyait aller à la dérive, il y eut comme la sensation
matérielle qu'une main vigoureuse venait de saisir le gouvernail.
«Voici enfin un homme politique, disait Lamartine, dans une lettre
intime, le 24 mars 1831; je ne m'y attendais guère. Casimir Périer
vient de poser le doigt sur le vif. Son discours, comme discours ou
_verbe_ politique, est, à mon avis, ce qui a été dit de plus juste et
de mieux articulé depuis la Restauration. Si les éléments du
gouvernement ne crèvent pas dans la main de cet homme, il pourra
gouverner[507].» «La charrette est retournée du bon côté, écrivait M.
Guizot, voilà le fait. Depuis quelques jours même, elle commence à
marcher et l'effet en est déjà visible... Amis ou ennemis, tous
prennent Périer au sérieux. C'est beaucoup, c'est plus de la
moitié[508].» L'impression ne fut ni moins vive ni moins prompte à
l'étranger. «Quel bonheur que Casimir Périer soit nommé! disait lord
Palmerston dans une lettre du 15 mars adressée à lord Granville; avec
lui, nous pouvons espérer la paix à l'intérieur et à l'extérieur de la
France. Je vous invite à le cultiver et à lui faire comprendre que le
gouvernement anglais met toute sa confiance en lui, et considère sa
nomination comme le gage le plus solide et la meilleure garantie de la
paix[509].» M. de Werther, ambassadeur de Prusse, écrivait à son
gouvernement, le 13 mars: «J'avoue que, pour la première fois depuis
la révolution, je trouve une lueur de paix dans la formation du
nouveau ministère[510].» Le 20 mars, aussitôt après avoir appris la
formation du nouveau cabinet, l'homme qui personnifiait, avec le plus
d'autorité, les défiances et les inquiétudes de la vieille Europe à
l'égard de la France de 1830, M. de Metternich, s'exprimait ainsi dans
une lettre à l'ambassadeur d'Autriche à Paris: «Avec la connaissance
parfaite que vous avez de nos vues et des voeux que nous formons, vous
ne serez pas surpris de la satisfaction que nous fait éprouver la
recomposition du ministère français. Il est chargé d'une lourde tâche,
mais les voeux de tous les hommes de bien doivent lui rester acquis.
Les puissances trouveront facilement moyen de s'entendre avec un
cabinet dont la pensée est définie... Nous tendons, dans un intérêt
commun, la main au cabinet du Palais-Royal; qu'il nous tende la
sienne. Vous ne sauriez trop insister dans ce sens[511].» Un autre
hommage, plus significatif encore, ne manqua pas à ce début de Casimir
Périer, ce fut le cri de rage du parti anarchique, dont tous les
journaux sonnèrent aussitôt le tocsin de la révolution en danger.

[Note 507: _Correspondance de Lamartine_, t. VI.]

[Note 508: _Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis_, p. 107.]

[Note 509: BULWER, _Life of Palmerston_, t. II, p. 52.]

[Note 510: HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs, 1830-1870_.]

[Note 511: _Mémoires du prince de Metternich_, t. V, p. 128.]


III

Peu après avoir pris la direction des affaires, Casimir Périer disait,
à la tribune de la Chambre des députés: «Pour garder la paix au
dehors, comme pour la conserver au dedans, il ne faut peut-être qu'une
chose, c'est que la France soit gouvernée[512].» Elle ne l'était plus
depuis la révolution, qui, selon la parole de Louis-Philippe, «avait
brisé les ressorts du pouvoir[513]». Comme le disait encore le
président du conseil, le mal était moins dans la force de
l'opposition, après tout, peu considérable, que dans l'impuissance de
l'autorité. Restaurer cette dernière était l'oeuvre préalable,
nécessaire, sans laquelle le nouveau cabinet ne pouvait exécuter son
programme, soit à l'intérieur, soit à l'extérieur. Cette autorité
devait même être d'autant plus solidement assise, que tout, autour
d'elle, était plus troublé. Aussi Périer, réagissant contre la sotte
méfiance qui est la suite ordinaire des révolutions et qui tend à
désarmer le pouvoir, proclamait-il hautement qu'il voulait un
gouvernement fort[514].

[Note 512: Séance du 13 avril 1831.]

[Note 513: Discours de clôture de la session, 20 avril 1831.]

[Note 514: Il faisait dire au Roi, dans le discours du trône du 23
juillet 1831: «La France a voulu que la royauté fût nationale; elle
n'a pas voulu que la royauté fût impuissante; un gouvernement sans
force ne saurait convenir à une grande nation.»]

Dans ce dessein, il commence par s'assurer qu'il ne rencontrera à côté
de lui ni trahison, ni défaillance, ni tiraillements; qu'il sera, ce
qu'on n'a pas encore vu depuis la monarchie nouvelle, un véritable
premier ministre, ayant tout le gouvernement dans sa main. Comme il
assume la pleine responsabilité, il se croit autorisé à revendiquer
le plein pouvoir, et «affiche courageusement, dit Carrel, la volonté
d'attirer tout à lui, les affaires comme les haines». Il ne le fait
pas sans manifester parfois des exigences impérieuses et cassantes qui
sont dans sa nature, et que justifie, ou tout au moins excuse, un de
ces états violents et périlleux pour lesquels le sénat romain eût
nommé un dictateur. C'est d'abord contre le Roi qu'il croit avoir à se
mettre en garde, redoutant, et ses complaisances pour la révolution,
et son désir de gouverner par lui-même. D'avance, il a imposé les
conditions qui lui paraissent non-seulement garantir, mais manifester,
aux yeux de tous son absolue indépendance de premier ministre
responsable; et, au début de son administration, il tient rudement la
main à ce que ces conditions soient observées; assemblant
habituellement le conseil des ministres chez lui, hors la présence du
Roi, et le faisant annoncer chaque fois dans le _Moniteur_; refusant,
même quand le conseil se réunit au château, d'y admettre le duc
d'Orléans; prescrivant que toutes les dépêches lui soient remises
avant d'être envoyées au Roi, et que rien, venu de ce dernier, ne soit
inséré au _Moniteur_, sans l'assentiment du président du conseil. Dans
ces précautions, il y a souvent quelque exagération; dans ces
méfiances, quelque injustice; la roideur impatiente avec laquelle il
impose les unes et témoigne les autres, parfois publiquement, montre
que si l'ancien opposant a senti la nécessité de défendre la
monarchie, il n'a pas aussi bien appris à la respecter. Et pourtant,
n'était-ce pas ce respect qui manquait le plus à la stabilité de la
royauté nouvelle? Quand, dès les premiers jours, Périer exigeait que
Louis-Philippe quittât le Palais-Royal pour venir s'établir aux
Tuileries, il se préoccupait de restaurer l'ancien prestige de la
couronne; il se fût montré plus logique en ne contrariant pas lui-même
cette restauration difficile par des procédés qui parfois ne
manifestaient l'autorité ministérielle qu'aux dépens de la dignité
royale. Louis-Philippe souffrait souvent d'être ainsi traité; il en
souffrait même d'autant plus que, par ses défauts comme par ses
qualités, sa nature était absolument différente de celle de Périer;
mais il cédait à l'ascendant de cet homme. D'ailleurs, dans l'esprit
si politique du souverain, le souci du péril public effaçait tout le
reste, et même quand il trouvait son ministre le moins agréable, il
n'oubliait jamais que le pays avait besoin de le conserver. Doit-on
croire, du reste, que le Roi, avec son adresse froide et souple, finit
par acquérir sur le véhément président du conseil une influence que
celui-ci subit sans s'en douter? On sait la parole que Louis-Philippe
eut la prudence de ne pas prononcer avant la mort de celui auquel elle
s'appliquait, et où, avec une part de vérité, il y avait peut-être
quelque illusion de l'amour-propre royal: «Périer m'a donné du mal,
mais j'avais fini par le bien équiter.»

Dans la cour et dans la famille royale, on ne voyait pas sans
déplaisir l'arrivée d'un ministre qui annonçait devoir traiter le
souverain si rudement. Le duc d'Orléans était fort mécontent d'être
exclu du conseil. Quand Périer se montra pour la première fois au
Palais-Royal, il crut s'apercevoir que les courtisans, le prince
royal, Madame Adélaïde et la Reine elle-même, à ce moment fort
prévenue, l'accueillaient très-froidement. Le Roi seul, bien qu'il eût
l'air un peu contraint, lui faisait bon visage. De son oeil perçant,
le président du conseil parcourut tous les groupes, puis s'adressant
au Roi: «Sire, je désirerais entretenir Votre Majesté en particulier.»
Quand ils furent seuls: «Sire, je croyais hier pouvoir servir
utilement Votre Majesté, et j'ai accepté ce portefeuille. Je vois que
je m'étais trompé et je prie Votre Majesté de le reprendre.» Le Roi,
surpris, inquiet, demanda l'explication d'une aussi brusque
résolution. «Sire, répondit Périer, en prenant la présidence du
conseil, je savais que j'avais à lutter contre deux factions décidées
à renverser le gouvernement, mais j'ignorais que j'eusse à lutter
contre votre maison, le dirai-je même, contre votre famille. Cela
change entièrement la question et ne me permet plus une tentative
au-dessus de mes forces.»--Protestation du Roi.--«Sire, mes yeux me
trompent rarement, et j'ai vu.»--«Vous vous trompez, et je vais vous
le prouver.» Louis-Philippe fit aussitôt venir la Reine: «Monsieur
Périer, dit-il alors, voici la Reine qui désire vous témoigner
elle-même combien elle a d'estime pour votre caractère et quel fonds
elle fait sur vos services.» Même cérémonie pour Madame Adélaïde et
pour le duc d'Orléans[515]. L'épreuve fut décisive et eut raison de
toutes les résistances. D'ailleurs, la Reine, mieux éclairée, ne tarda
pas à prendre en grand goût le premier ministre, et devint son alliée
la plus dévouée.

[Note 515: _Notes inédites de Duvergier de Hauranne._]

Périer ne se contente pas de prendre ses précautions contre le Roi et
contre la cour, il veut aussi assurer son autorité sur les membres du
cabinet. Il a vu les divisions et l'incohérence des précédents
ministères; il ne constitue le sien qu'après avoir demandé à tous ceux
qu'il y appelait une adhésion soumise et dévouée à sa politique; il
veut même que cette adhésion soit publique, et, le jour où il apporte
son programme à la Chambre, les autres ministres doivent lui succéder
à la tribune pour confirmer ses déclarations. Cette prépondérance
qu'il établit ainsi dès la première heure, il devait, jusqu'à la fin,
la maintenir avec fermeté, parfois presque avec brutalité: témoin ce
jour où, en pleine Chambre, il criait impatiemment à M. d'Argout, qui
se disposait à parler à contre-temps: «Ici, d'Argout!» Et celui-ci
revenait à sa place, non sans humeur, mais sans révolte. Le maréchal
Soult lui-même, malgré sa grande position, n'était guère mieux traité.
Périer, à tort ou à raison, le soupçonnait de ne lui être pas
très-fidèle. Quand quelque acte du ministre de la guerre pouvant
confirmer ce soupçon lui était dénoncé, il entrait dans des colères
terribles et lui écrivait des lettres comme celle-ci: «Ne vous
permettez plus de ces choses-là, ou je vous brise comme verre.» Le
maréchal alors filait doux. Par contre, l'un de ses ministres était-il
aux prises avec quelque embarras, avait-il prêté le flanc à quelque
violente attaque, Casimir Périer ne songeait pas un moment à
l'abandonner pour s'épargner à lui-même un ennui; lui rendant en
protection ce qu'il exigeait en fidélité et soumission, il venait
ouvertement à son secours et le couvrait de sa propre responsabilité.
Du reste, le public ne voyait que lui. Ses collègues ne comptaient
pas. «Ce qui se fait, écrivait M. de Rémusat le 2 avril 1831, émane
uniquement de la volonté du président du conseil[516].»

[Note 516: _Documents inédits._]

Tout cela n'est, en quelque sorte, que le préambule d'une réforme plus
étendue. Sous un gouvernement qui ne sait plus commander, les
fonctionnaires ont perdu toute habitude d'obéir. Beaucoup, nommés sur la
recommandation de La Fayette ou de ses amis, sont de coeur ou de fait
avec les hommes de désordre; les ambitieux, du reste, ont trouvé,
jusque-là, plus d'avantages à courtiser la popularité d'en bas qu'à
suivre les instructions de leurs chefs. Faire disparaître cette anarchie
administrative est une des premières préoccupations du nouveau ministre.
Sans doute, comme l'écrit un de ses collaborateurs[517], il est
«impropre aux détails de l'administration», procède par à-coups, ne suit
pas les affaires et ne les embrasse pas toutes à la fois; mais il est
admirablement propre à imposer une volonté, à donner une impulsion et,
comme le dit le même observateur, à «remettre la main sur les préfets et
par eux sur la France». Sous toutes les formes, circulaires, discours,
articles dans le _Moniteur_, il rappelle publiquement et solennellement
à ses fonctionnaires cette vérité qui, en temps normal, serait d'une
banalité naïve, mais qui est alors presque une nouveauté hardie, que «le
gouvernement veut être obéi». Il menace ceux qui «complaisent aux
passions factieuses ou pactisent avec la violence», et promet, au
contraire, son «appui» et sa «protection» à ceux «qui feront exécuter
avec fermeté les lois du pays et qui ne trahiront point, par
complaisance ou par faiblesse, la confiance du pouvoir et les intérêts
de la société[518]. Bientôt même, il laisse voir qu'il ne se contente
pas de cette soumission, qui eût été pourtant déjà un grand progrès; il
veut un concours dévoué, ardent. «Ce ne sont pas des agents qu'il me
faut, dit-il un jour, ce sont des complices.» Dès la première heure, une
occasion s'est offerte de faire comprendre aux fonctionnaires le nouveau
régime auquel ils sont soumis. On sait que, dans les derniers jours du
ministère Laffitte, les «patriotes» avaient fondé l'Association dite
_nationale_; ceux qui en faisaient partie s'obligeaient, «sur la vie et
sur l'honneur», à combattre par tous les sacrifices personnels et
pécuniaires, l'étranger et les Bourbons. À peine le ministère Périer
est-il constitué, que les journaux de gauche répondent en publiant, avec
grand fracas, les statuts de l'Association et en pressant les citoyens
d'y entrer; ils ne dissimulent pas le caractère de défiance injurieuse
contre le gouvernement, que prend de plus en plus ce mouvement, sorte de
nouvelle Ligue, dont La Fayette est le duc de Guise, et qui, comme la
première, prétend se substituer à une royauté suspecte. Tel est alors le
trouble des esprits, que plusieurs fonctionnaires, et non des moindres,
des conseillers d'État, des magistrats, des officiers attachés à la
personne du Roi, s'affilient publiquement à cette association, à côté
des membres les plus en vue du parti de l'Hôtel de ville. Périer
n'hésite pas un instant. Des circulaires de tous les ministres
interdisent aussitôt à leurs subordonnés cette affiliation[519]. Grands
cris des meneurs de la gauche, qui, La Fayette en tête, soulèvent à ce
propos un débat dans la Chambre[520]. Le ministre tient bon, et, la
discussion finie à son avantage, il révoque MM. Delaborde, aide de camp
du Roi et conseiller d'État, Odilon Barrot, conseiller d'État, le
général Lamarque, commandant supérieur des départements de l'Ouest,
Duboys-Aymé, directeur des domaines à Paris, et quelques autres qui
avaient donné l'exemple de la désobéissance[521]. Cet acte de vigueur a
un effet décisif. L'Association nationale avorte, et, surtout, il n'est
plus un fonctionnaire, grand ou petit, qui ne comprenne la nécessité
d'obéir. Aussi, à la suite de ces mesures, le _Journal des Débats_
peut-il écrire: «Une question était posée: Y avait-il un gouvernement en
France, ou bien la révolution de Juillet n'avait-elle compris la liberté
que comme le renversement de tout pouvoir parmi nous, comme le règne
arbitraire des factions, comme la confiscation, à leur profit, de cette
force active et souveraine qui est préposée à la garde de tous les
intérêts d'un peuple, à la garde de ses lois et de ses frontières? Cette
question vient d'être résolue: la France sera gouvernée[522].» Peu
après, le Roi, dans l'un de ses voyages, est conduit à Metz, ville
«libérale» et «patriote», où avait pris naissance l'Association
nationale. Comme le maire, dans son discours, prétend donner des leçons
de politique générale pour les affaires intérieures et même étrangères,
Louis-Philippe lui répond, avec beaucoup de fermeté et de présence
d'esprit, que ces affaires ne regardent pas les municipalités; le même
sujet étant repris par l'orateur de la garde nationale, le prince
l'interrompt brusquement: «La force armée ne délibère pas, dit-il; vous
n'êtes plus l'organe de la garde nationale, je ne dois pas en entendre
davantage.» Par de tels incidents, Louis-Philippe aidait son ministre à
rétablir l'autorité du gouvernement et la discipline de
l'administration.

[Note 517: Cette observation est de M. de Rémusat, qui était, sans
titre bien déterminé, le lieutenant de Casimir Périer au ministère de
l'intérieur. Il écrivait à M. de Barante, le 2 avril 1831: «Je me sens
disposé à seconder le nouveau ministre; on me l'a tant conseillé, on
m'y a tant pressé, que me voilà à peu près ministre de l'intérieur, au
moins pour les détails.» Le voisinage de Périer produisait, du reste,
un effet singulier sur la nature sceptique et indolente de son
collaborateur. «M. de Rémusat est ressuscité d'une manière
merveilleuse, écrivait la duchesse de Broglie le 3 avril 1831; il
travaille, il est animé, et ne dit presque plus de mal de ce qu'il
fait.» (_Documents inédits._)]

[Note 518: Dans sa circulaire aux préfets, Casimir Périer disait: «La
société troublée ne se calme pas en un jour. Les passions s'animent,
menacent l'ordre public et semblent constituer un pouvoir nouveau. La
liberté de la France est hors de péril; elle repose sous la sauvegarde
de la nation: garantie par la constitution de l'État, elle ne l'est
pas moins par la volonté du prince, par l'origine de sa puissance. Le
premier devoir du gouvernement est donc, en laissant la liberté
entière, de rétablir l'ordre, et, pour y parvenir, de rendre à
l'autorité toute sa force et toute sa dignité. Telle est l'ambition,
telle est la mission du ministère actuel.» Et plus loin: «En irritant
les défiances populaires, l'esprit de faction a su provoquer sur
quelques points du royaume des désordres graves, des réactions
odieuses. L'autorité s'est trouvée souvent trop faible pour lui
résister. Il est temps que cet état de choses ait un terme. Si
l'administration ne se montrait forte et décidée, si les tentatives de
désordre se renouvelaient encore, elles compromettraient la prospérité
publique, elles aggraveraient les souffrances de l'industrie et du
commerce et altéreraient, aux yeux des peuples de l'Europe, le beau
caractère de notre révolution.»]

[Note 519: 22 mars 1831.]

[Note 520: Ce fut à propos d'une loi sur les attroupements, séances
des 29, 30 et 31 mars.]

[Note 521: Ces mesures furent publiées dans le _Moniteur_ du 2 avril
1831.]

[Note 522: _Journal des Débats_ du 4 avril 1831.]


IV

Le président du conseil était parvenu à mettre dans sa main les
fonctionnaires, les ministres, on pourrait presque dire le Roi; ce
n'était pas tout. Il avait conçu cette idée originale et généreuse, de
résister à la révolution sans toucher à la liberté, et de trouver dans
l'action parlementaire la force que les gouvernements sont plus
souvent tentés de demander à l'administration et à l'armée. Il lui
fallait donc le concours des Chambres; il lui fallait surtout ce qu'on
ne connaissait plus depuis la révolution, ce qu'aucun des ministères
précédents, pas plus celui du 11 août que celui de M. Laffitte,
n'avait été en état ou en volonté de former: une majorité; il lui
fallait opérer le classement et le départ de ces députés d'opinions si
diverses, qui, par calcul, par timidité, ou souvent par ignorance de
leurs propres volontés, étaient demeurés jusqu'ici confondus. Aussi,
dès le premier jour, afin de forcer les adversaires à se déclarer et
les amis à se compromettre, il faisait, pour tous ses projets, ce que
ses prédécesseurs n'avaient pas osé risquer même pour les lois les
plus importantes: il demandait un vote de confiance et posait la
question de cabinet. Voyez-le, défiant la gauche, éperonnant les
conservateurs, leur mettant le marché à la main, ménageant encore
moins ses partisans que ses ennemis; prêt à risquer son honneur et sa
vie dans la bataille, mais à la condition, nettement posée, d'être
suivi et obéi; ne tolérant pas qu'il se formât de groupes
indépendants, de tiers parti; exigeant que tous marchassent derrière
lui, si l'on ne voulait pas qu'il s'en allât. Il poussait loin ses
exigences en fait de discipline; on connaît la boutade irritée par
laquelle il répondait un jour à des députés de la majorité, venant lui
apporter des objections contre je ne sais quelle mesure, et faisant
pressentir leur abandon: «Je me moque bien de mes amis, s'écria-t-il,
quand j'ai raison; c'est quand j'ai tort qu'il faut qu'ils me
soutiennent[523].» Dans ce maniement des députés, il apportait une
rudesse, une colère parfois presque méprisante, qui n'étaient pas des
modèles imitables par tous et en tout temps, mais qu'excusaient, que
nécessitaient peut-être, et le mal contre lequel il fallait réagir, et
le péril dont il fallait se garer; on ne demande pas la politesse au
capitaine pendant le combat; il lui est permis de jurer et de malmener
ses hommes, surtout quand il les trouve débandés, démontés, presque
mêlés à l'ennemi, déshabitués d'obéir et même de se battre. Ne
l'oublions pas d'ailleurs, Périer obtenait beaucoup des conservateurs,
non-seulement parce qu'il les intimidait et les violentait, mais parce
qu'il leur inspirait confiance, ce qui valait mieux encore.

[Note 523: Dans un article publié, le 1er janvier 1848, par la _Revue
des Deux Mondes_, M. de Morny donne cette autre version: «Eh! le beau
mérite, monsieur, de voter pour moi, lorsque vous m'approuvez! Mes
ennemis cessent-ils de me combattre quand j'ai raison? Soutenez-moi
donc quand j'ai tort.»]

L'oeuvre était laborieuse et demandait du temps. Elle en demanda
d'autant plus qu'à peine parvenu à grouper une majorité, Casimir
Périer, dut tout recommencer sur un terrain nouveau. L'une des charges
qu'il n'avait pu répudier, dans l'héritage du ministère Laffitte,
était l'engagement de dissoudre la Chambre; celle-ci datait de la
Restauration, et le mode de suffrage suivant lequel elle avait été
nommée avait été changé et quelque peu élargi depuis la révolution. La
session fut close le 20 avril 1831, la dissolution prononcée le 31
mai, et les élections fixées au 5 juillet. Périer marqua fermement et
loyalement la conduite qu'il suivrait dans ces élections, répudiant
les pressions abusives et les séductions malhonnêtes, mais déclarant
que le gouvernement ne serait pas «neutre» et que l'administration ne
devait pas l'être plus que lui[524]. Le but qu'il poursuivait était
toujours le même: former, dans la Chambre nouvelle, la majorité dont
il avait besoin, écarter les équivoques, les incertitudes et les
compromissions qui avaient jusqu'alors empêché la formation de cette
majorité. Pour cela, il eût voulu que la lutte s'engageât nettement
entre sa politique et celle de l'opposition, chaque candidat se
prononçant pour l'une ou pour l'autre, et devant, par suite, une fois
élu, siéger à droite ou à gauche. Mais une question s'éleva, qui vint
à la fois tout dominer et tout brouiller.

[Note 524: Les circulaires envoyées par Casimir Périer, en cette
occasion, ont été souvent citées; il écrivait dans celle du 3 mai: «Je
vous dirai sans détour l'intention générale du gouvernement; _il ne sera
pas neutre dans les élections; il ne veut pas que l'administration le
soit plus que lui_. Sans doute sa volonté est avant tout que les lois
soient exécutées avec une rigoureuse impartialité, avec une loyauté
irréprochable. Aucun intérêt public ne doit être sacrifié à un calcul
électoral, aucune décision administrative ne doit être puisée dans
d'autres motifs que le vrai, le juste, le bien commun; les opinions ne
doivent être jamais prises pour des droits; enfin l'indépendance des
consciences doit être scrupuleusement respectée. Le secret des votes est
sacré, et aucun fonctionnaire ne saurait être responsable du sien devant
l'autorité. Mais entre l'impartialité administrative et l'indifférence
pour toutes les opinions, la distance est infinie. Le gouvernement est
convaincu que ses principes sont conformes à l'intérêt national; il doit
donc désirer que les colléges électoraux élisent des citoyens qui
partagent ses opinions et ses intentions. Il n'en fait pas mystère, et
vous devez, ainsi que lui, le déclarer hautement. Le gouvernement a plus
d'une fois exposé ses principes de politique intérieure et extérieure;
le discours du Roi, dans la séance de clôture, les a résumés de nouveau;
nous désirons que la dissolution ramène une Chambre dont la majorité les
adopte et les soutienne... Cette règle doit déterminer la préférence de
l'administration entre les divers candidats.»--Il disait dans une autre
circulaire du 20 juin: «...Ce n'est pas qu'il s'agisse de contester
jamais à une opposition constitutionnelle, légale, une influence avouée
dans son but et franche dans ses moyens, pas plus que de renoncer à la
juste influence que l'administration elle-même doit exercer par des
moyens dignes de son origine, dignes du pouvoir de Juillet. Mais plus il
importe à tous les intérêts que les élections soient une affaire de
conscience, plus il convient que les consciences soient éclairées; et si
elles sont à l'abri des injonctions du pouvoir, elles doivent être
préservées également des déceptions des partis qui se disputeraient le
triste avantage de les égarer par de fausses alarmes, de les inquiéter
par des bruits trompeurs, de les intimider, s'il est possible, par de
vaines menaces.»]

On n'a pas oublié comment, lors de la révision de la Charte, le parti
de l'Hôtel de ville avait réclamé l'abolition de la pairie
héréditaire, et comment, par un expédient qui dissimulait mal une
capitulation, le gouvernement avait fait décider que l'article réglant
l'organisation de la Chambre haute serait l'objet d'un nouvel examen
dans la session de 1831. Cet examen devait donc être l'une des
premières tâches de l'assemblée que l'on nommait. Quelques-uns
s'étaient-ils figuré, en août 1830, que l'ajournement du débat
profiterait à une institution ainsi mise solennellement en suspicion?
En tout cas, leur illusion ne put être de longue durée. L'opinion
superficielle et vulgaire se prononça, chaque jour plus bruyamment,
contre cette hérédité, que, sous la Restauration, les «libéraux»
eux-mêmes acceptaient sans difficulté. Les petites jalousies de la
bourgeoisie venaient ici en aide aux passions démocratiques. La gauche
comprit habilement l'intérêt qu'elle aurait à s'emparer d'une question
sur laquelle les préventions étaient si vives. Laissant donc au second
plan les parties de son programme sur lesquelles Périer lui avait jeté
une sorte de défi, elle fit de l'abolition de la pairie héréditaire
son principal «cri électoral[525]». Peu de candidats conservateurs
osaient la contredire sur ce point et se mettre en travers d'un
mouvement si général; le ministère ne leur en donnait pas d'ailleurs
l'exemple. Les plus courageux se taisaient; beaucoup se prononçaient,
avec les candidats de gauche, contre l'hérédité. «Il n'y avait pas,
dit le duc de Broglie, de si chétif grimaud qui se fît faute de donner
à nos seigneuries aux abois le coup de pied de l'âne, et j'ai regret
d'ajouter que notre jeunesse doctrinaire elle-même s'en passa la
fantaisie, apparemment pour se racheter du modérantisme dont elle se
piquait sur tout le reste[526].» De là, dans ces élections, au lieu de
la bataille rangée qu'eût désirée le ministre, une mêlée confuse, où
l'on ne distinguait plus les ministériels des opposants, avec cette
aggravation que c'étaient les premiers qui semblaient être à la
remorque des seconds. Aussi, le scrutin clos et dépouillé, ne sut-on
guère ce qui en sortait. Sans doute, on voyait bien que les carlistes
et les républicains étaient exclus. Seulement y avait-il une majorité?
On comptait deux cents députés nouveaux, nommés après des
proclamations telles qu'ils étaient revendiqués par l'opposition
comme par le ministère; laissés à eux-mêmes, ils penchaient, en effet,
tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, éloignés de la gauche par le goût
de l'ordre et la peur de l'anarchie révolutionnaire, mais apportant
contre le pouvoir des préventions déjà anciennes et des habitudes
critiques qu'ils prenaient pour de l'indépendance et qu'ils croyaient
nécessaires à leur popularité. «Les quinze ans de la Restauration,
disait à ce propos le _Journal des Débats_, ont donné aux esprits, en
France, un certain goût d'opposition. C'est le penchant général. Outre
la défiance profonde qu'inspire le pouvoir et que le temps seul pourra
guérir, il est flatteur de se voir prôné par ceux qui censurent tout
le monde et de conquérir à peu de frais la popularité laborieuse des
Foy, des Royer-Collard, des Casimir Périer. Voilà bien des séductions
pour des hommes indécis.» Le même journal montrait ces députés
préoccupés avant tout de ne pas mériter «les accusations de l'ancienne
presse libérale contre les trois cents de M. de Villèle». «Les
opinions vagues, disait-il encore, nous paraissent la maladie du
moment. Il y a beaucoup de députés à la Chambre qui ont d'autant plus
cette maladie, qu'ils sont les représentants plus fidèles d'un certain
état qui affecte la France en général.» Et il caractérisait ainsi les
dispositions de la nouvelle assemblée: «Il y a, contre le ministère,
des indécisions et des incertitudes sans mauvaise volonté, ensuite des
malveillances sans résolution, enfin des haines décidées, mais sans
force et sans puissance[527].» La duchesse de Broglie écrivait, le 3
août, à M. de Barante: «La Chambre est bien singulière; il y a une
absence absolue de discipline; chacun arrive, non pas avec un système
arrêté contre le gouvernement,--cela vaudrait peut-être mieux,--mais
avec des vues personnelles, chimériques, sentimentales. L'idée qu'il
faut marcher ensemble ne leur vient pas. Cette chambre, comme le pays,
est un collier de grains de mille couleurs, dont on a coupé le
fil[528].» Les écrivains de gauche, de leur côté, ne se flattaient
pas que leur parti eût la majorité, mais ils niaient que celle-ci
appartînt à Périer: «Elle n'est à personne», disaient-ils. Ils
n'avaient pas l'illusion que cette Chambre «en finirait d'un seul coup
avec le ministère», mais ils espéraient qu'elle «le tuerait, plutôt
par abandon que par ferme volonté de le renverser[529]».

[Note 525: Le _National_ disait, le 8 juillet 1831: «Nous n'avons
demandé aux élections qui s'achèvent en ce moment qu'une majorité
contre la pairie héréditaire. Cette majorité, nous l'aurons.»]

[Note 526: _Souvenirs._]

[Note 527: _Journal des Débats_ des 8, 9, 18 et 19 août 1831.]

[Note 528: _Documents inédits._]

[Note 529: _National_ du 19 août et du 6 septembre 1831.]

Casimir Périer vit tout de suite le péril et l'affronta brusquement. À
peine la Chambre réunie, il déclara faire une question de cabinet de la
nomination de M. Girod de l'Ain à la présidence. Le personnage était un
peu pâle, surtout devant la notoriété du candidat choisi par
l'opposition, qui était M. Laffitte. M. Girod ne l'emporta que d'une
voix[530]. Périer estimant cette majorité insuffisante, donna aussitôt
sa démission, et pour montrer qu'elle était sérieuse, il se mit à brûler
ses papiers et à prendre toutes ses dispositions pour quitter l'hôtel du
ministère. À cette nouvelle, grand fut l'émoi des députés, penauds,
ahuris, terrifiés de la conséquence inattendue qu'avait leur
«indépendance». C'était à qui supplierait le ministre de reprendre sa
démission et blâmerait ce qu'on appelait sa «désertion». Si quelques
courtisans se réjouissaient[531], tout autre était le sentiment du Roi
et de la Reine. Après avoir fini ses préparatifs de départ, Périer était
allé passer la soirée au Palais-Royal. Il ne rentra qu'à une heure du
matin, tout troublé, la figure altérée et des larmes dans les yeux. À
peine dans son cabinet, il se jeta sur un fauteuil, en prononçant des
mots entrecoupés: «Ah! cette femme, qu'elle m'a fait de mal! Je ne
voulais pas la voir... mais cela a été impossible... C'est une femme
adorable.--Qui donc? lui demanda un ami qui l'assistait.--Eh! la
Reine... C'est que je l'adore, la Reine... un coeur, une âme... Au
moment où je sortais du cabinet du Roi, on m'a prié de passer chez elle.
En me voyant, elle a fondu en larmes: «--Ah! monsieur Périer,
m'a-t-elle dit, vous nous abandonnez donc!...» Cela a duré un quart
d'heure... Je le prévoyais... Quelle femme! quelle femme[532]!...» Sur
ces entrefaites[533], arriva la nouvelle que le roi de Hollande,
dénonçant l'armistice, entrait en Belgique; le roi Léopold implorait
notre secours. Il y avait là,--nous le verrons en parlant de la
politique extérieure,--occasion et nécessité, pour la monarchie de
Juillet, de faire sa première manifestation militaire: démarche grave,
délicate, périlleuse, dans laquelle il fallait montrer beaucoup de
résolution, de prudence et surtout de promptitude. Devant ce grand
intérêt patriotique, Casimir Périer consentit à ajourner sa retraite, et
un supplément du _Moniteur_[534] annonça que l'armée du Nord, commandée
par le maréchal Gérard, avait reçu l'ordre d'entrer en Belgique. «Dans
de telles circonstances, ajoutait le _Journal officiel_, le ministère
reste; il attendra la réponse des Chambres au discours de la couronne.»
Périer mettait donc les députés en demeure d'effacer, par cette réponse,
le vote dont il se plaignait.

[Note 530: 1er août 1831.]

[Note 531: Nous voilà, disaient-ils, débarrassés de Casimir Ier, et le
Roi va régner à nouveau.» (_Notes inédites de M. Duvergier de
Hauranne._)]

[Note 532: _Ibid._]

[Note 533: 4 août.]

[Note 534: 4 août.]

La discussion de l'Adresse prenait ainsi une importance particulière.
Elle se prolongea pendant huit jours, acharnée, passionnée, souvent
violente[535]. L'opposition fit des efforts désespérés, soulevant
toutes les questions, mais portant l'attaque principale sur la
politique étrangère, notamment sur les affaires de Belgique, de
Pologne et d'Italie. Elle fut représentée à la tribune par le maréchal
Clausel, M. Odilon Barrot, M. Salverte, M. Dubois, le général La
Fayette, M. de Cormenin. Périer tint tête à ces assauts répétés, avec
le concours utile et vaillant de ses collègues du cabinet, le général
Sébastiani, M. Barthe, M. de Montalivet, et des orateurs du parti
conservateur, MM. Guizot, Dupin, Thiers, de Rémusat, Duvergier de
Hauranne. Sur chaque paragraphe, on présentait quelque amendement qui
était une tentation, un piége à l'adresse des indécis, des
indisciplinés, si nombreux dans la nouvelle Chambre. L'inexpérience et
l'inconsistance de cette assemblée rendaient toutes les surprises
possibles, et quand, avant chaque séance, les journaux opposants
annonçaient que, cette fois, ils tenaient la victoire, on ne savait
guère, à regarder l'attitude incertaine de la majorité, si l'on
pouvait les démentir. Rien ne semblait lasser les assaillants; mais
rien aussi ne lassait le ministre. Il repoussait ces attaques
répétées, et finissait toujours par triompher, à force de loyauté, de
bon sens et surtout d'énergie. Ses adversaires ne purent faire passer
le moindre amendement, et l'ensemble de l'Adresse fut voté à l'immense
majorité de 282 voix contre 73.

[Note 535: Du 9 au 17 août.]

Ce fut un événement considérable et décisif. Périer venait enfin de
dégager et de grouper, pour ainsi dire à la force du poignet, cette
majorité dont il avait besoin pour l'exécution de son programme. Il
avait contraint le parti conservateur à se réunir, compacte et
discipliné, derrière lui, et avait étouffé, avant même éclosion, tous
les germes de tiers parti et de centre gauche[536]. Malheureusement
ces germes n'étaient pas à jamais détruits; ils reparaîtront plus
tard, quand on ne se trouvera plus en présence d'un ministre aussi
imposant et de dangers aussi manifestes; ils se développeront alors,
au grand détriment du parti conservateur comme du régime
parlementaire. Pour le moment ce mal était conjuré, et Casimir Périer
restera, jusqu'au bout, en possession d'une majorité qu'il lui faudra
sans doute constamment surveiller, rassembler, dominer, animer, mais
qui, après tout, ne lui fera pas défaut. Aussi les écrivains de gauche
qui, comme Carrel, avaient, au lendemain des élections, fondé leurs
espérances sur cette Chambre, qui avaient nié «que la majorité fût
acquise au ministère», et avaient déclaré, au contraire, qu'elle «ne
tenait pas à conserver M. Périer», n'auront plus, au bout de quelques
mois, qu'invectives contre la «docilité» de cette «majorité qui vote
pour le ministre, quoi qu'il exige, l'applaudit, quoi qu'il dise,
paraît décidée à le soutenir, quoi qu'il entreprenne[537]»: M. Mauguin
s'écriera, à la tribune: «Le ministère dispose de la majorité[538]»;
et l'opposition sera réduite à prétendre que la Chambre ne représente
pas vraiment le pays.

[Note 536: À cette époque, le _Journal des Débats_ observait qu'en
«forçant les douteux et les impartiaux à se prononcer, Périer rendait
impossibles ces indécisions éclectiques qui prenaient un peu de M.
Dupin, un peu de M. Salverte, et faisaient de ce bizarre mélange un
système de politique parlementaire». (8 août 1831.)]

[Note 537: _National_ des 11 et 15 décembre 1831, et du 7 février
1832.]

[Note 538: Séance du 12 décembre 1831.]

Ce n'était pas pour le plaisir vaniteux et oisif d'apparaître
pleinement le maître du gouvernement et de concentrer toute l'autorité
entre ses mains, que Casimir Périer avait ainsi pris ses précautions
contre le Roi, qu'il s'était assuré le fidèle concours de ses
collègues, la soumission dévouée de ses fonctionnaires, la consistance
et la discipline de sa majorité: c'était pour agir, pour soutenir le
combat contre la révolution. Il importe donc d'examiner maintenant ce
que fut cette action, au dehors et au dedans. Aussi bien, le ministère
n'avait pas attendu, pour résister aux attaques et même pour prendre
l'offensive, qu'il eût fini de réorganiser et de concentrer à loisir
les forces du gouvernement. Il avait rencontré, dès ses premiers pas,
les questions les plus graves, les plus redoutables périls, et il
avait dû y faire face aussitôt, avec les instruments incertains qu'il
avait d'abord seuls entre ses mains. On eût dit d'un général obligé de
repousser l'assaut, d'engager la bataille pendant le temps même que,
sous le feu de l'ennemi, il reforme ses bataillons disloqués et
démoralisés, rétablit leur discipline, ranime leur courage, refait
leur armement et bouche, dans ses murailles, les brèches énormes qu'y
a produites une récente explosion. Ainsi faisaient jadis les
Macchabées, au siége de Jérusalem, reconstruisant d'une main leur cité
pendant qu'ils la défendaient de l'autre contre l'ennemi, maniant à la
fois la truelle et l'épée.



CHAPITRE II

LA POLITIQUE EXTÉRIEURE SOUS CASIMIR PÉRIER

(Mars 1831--mai 1832)

     I. Danger de guerre au moment où Périer prend le pouvoir.
     Son programme de paix. Comment il le maintient et le défend
     au milieu de toutes les difficultés et contre toutes les
     oppositions. Le projet de désarmement.--II. Les Autrichiens
     occupent Bologne. Périer veut éviter la guerre, mais obtenir
     diplomatiquement une compensation pour l'influence
     française. Attitude conciliante du cabinet de Vienne. La
     conférence de Rome. M. de Sainte-Aulaire et la cour romaine.
     Divergences entre notre ambassadeur à Rome et son
     gouvernement. Les négociations pour l'amnistie. La France
     demande la retraite des troupes autrichiennes. Elle est
     promise au cas où les puissances garantiraient l'autorité
     temporelle du Pape. La France subordonne cette garantie à
     l'accomplissement des réformes. Le _Memorandum_ du 21 mai.
     Le gouvernement français exige que les réformes soient tout
     de suite réalisées. Refus du Pape. L'évacuation est
     cependant promise pour le 15 juillet.--III. En prenant le
     pouvoir, Casimir Périer trouve les affaires de Belgique
     embrouillées et compromises. Il se rapproche de
     l'Angleterre, adhère aux décisions de la Conférence, et
     presse les Belges de s'y soumettre. Obstination des Belges.
     Confiance de lord Palmerston en Périer. La question des
     forteresses. Le choix du Roi. La candidature de Léopold de
     Saxe-Cobourg. La France l'accepte. Premières ouvertures
     faites au prince. Les protocoles des 10 et 21 mai. Élection
     de Léopold et envoi de deux commissaires belges à Londres.
     Le traité des Dix-huit articles. Il est accepté par le
     Congrès de Bruxelles. Léopold prend possession du trône de
     Belgique.--IV. La Pologne. Vaines tentatives d'intervention
     diplomatique. La chute de Varsovie. Son effet en France.--V.
     Les hardiesses de la politique étrangère de Casimir Périer.
     La flotte française force l'entrée du Tage. Le roi de
     Hollande attaque la Belgique. Léopold demande le secours de
     la France et de l'Angleterre. Déroute des Belges. L'arrivée
     de l'armée française fait reculer les Hollandais. L'Europe
     émue de notre intervention. Périer la rassure. Son but
     atteint, il fait évacuer la Belgique. Résultats de cette
     expédition. Le traité des Vingt-quatre articles. Vivement
     attaqué en Belgique, il finit cependant par y être accepté.
     La Hollande proteste contre les Vingt-quatre articles. La
     Russie, la Prusse et l'Autriche ajournent la ratification de
     ce traité. La France et l'Angleterre le ratifient. Les trois
     cours de l'Est finissent par y adhérer sous réserve. La
     Belgique est devenue un État régulier, accepté par
     l'Europe.--VI. Les réformes sont repoussées dans les
     Légations, et l'autorité du Pape y est absolument méconnue.
     Intervention diplomatique des puissances. Entrée en campagne
     des troupes pontificales. Les Autrichiens occupent de
     nouveau Bologne. Périer a déjà fait connaître son projet
     d'occuper Ancône. Départ de l'expédition. Opposition
     imprévue du Pape. Les troupes françaises s'emparent d'Ancône
     de vive force et par surprise. Comment expliquer une
     violence contraire aux instructions de Périer? Attitude du
     ministre français à la nouvelle de ce coup de main.
     Indignation du Pape. Scandale en Europe. Périer tient tête
     aux puissances et les rassure. Satisfactions données au
     Pape. Arrangement du 17 avril 1832. Jugement de l'expédition
     d'Ancône.


I

Tout était grave et urgent dans le programme de Périer. Néanmoins le
plus urgent et le plus grave était peut-être ce qui regardait la
question étrangère. Au moment même où s'évanouissait le ministère
Laffitte, tous les conflits nés en Europe de notre révolution
semblaient être arrivés à une heure de crise aiguë et décisive.
Partout comme le bruit de soldats en lutte ou en marche; et pendant ce
temps, en France, la partie bruyante de l'opinion de plus en plus
échauffée, turbulente et belliqueuse: situation telle que les hommes
d'État étrangers les moins aventureux, M. de Metternich entre autres,
n'espéraient guère qu'on pût échapper à une conflagration
générale[539]. Devant un péril si manifeste, chacun en France
éprouvait avant tout le besoin d'un gouvernement sachant enfin ce
qu'il voulait, osant le dire et l'entreprendre. Aussi bien chez les
belliqueux que chez les pacifiques, on était las et effrayé de cette
faiblesse incertaine de M. Laffitte, qui, en dépit de la sagesse du
Roi, nous laissait dériver à la guerre sans la vouloir et, par suite,
sans la préparer. Le jour même de la formation du nouveau cabinet,
Carrel lui enjoignait «de sortir des indécisions, des engagements
contradictoires, et d'opter, à la face de l'Europe et de la France»,
pour l'une des deux politiques en présence. Il ne cachait pas sans
doute sa préférence pour la guerre; mais, ajoutait-il, «nous ne
demandons qu'une chose, c'est qu'on avoue tout haut ce que l'on veut,
pour ne plus tergiverser, ne plus reculer, ne plus chercher à leurrer
les opinions qui font peur et qu'on croit intéressées à la guerre...
Ce qui nous a toujours blessés dans les hommes qui ont gouverné depuis
Juillet, c'est l'inconséquence; le malaise profond de la France vient
de là[540]».

[Note 539: La princesse de Metternich écrivait alors dans son journal
intime, à propos de son mari: «Clément est inquiet aujourd'hui. En
France, les affaires vont si mal, qu'il appréhende la guerre et
surtout la trop prompte explosion de la lutte...»--«J'ai trouvé
Clément soucieux et triste; la situation en France le préoccupe
vivement, et il prévoit la guerre. Je ne sais pourquoi je me sens
moi-même inquiète jusqu'au fond de l'âme.» (_Mémoires de M. de
Metternich_, t. V, p. 93.)]

[Note 540: _National_ du 13 mars 1831.]

Casimir Périer était homme à satisfaire sur ce point Carrel. Dès le
début, nous avons vu qu'il inscrivait la paix dans son programme. Son
prédécesseur avait pu en dire à peu près autant, mais l'accent n'était
pas le même. Aussi chacun eut-il tout de suite, en France ou à
l'étranger, le sentiment qu'il s'était produit une transformation
décisive dans notre politique extérieure; pour la première fois, on se
sentit assuré d'échapper à la guerre[541]. De Turin, M. de Barante
écrivait, le 26 mars 1831: «La formation du nouveau ministère a en
quelque sorte changé notre situation: la paix aura l'apparence d'une
volonté ferme et d'un système de politique à la fois intérieure et
extérieure; elle ne semblera plus faiblesse et hésitation[542].» Cette
impression se fortifia encore, quand on vit comment, chaque jour, le
ministre appliquait et justifiait sa politique, surmontait les
obstacles du dehors et tenait tête aux contradictions du dedans.
Quelques mois après l'avénement du nouveau cabinet, M. de Salvandy
rappelait que, depuis la révolution, tous les ministres, «même le plus
malfaisant», avaient désiré «la paix»; mais, ajoutait-il, «le
ministère actuel a eu la gloire de la vouloir et de l'avouer, de
repousser la propagande révolutionnaire et de la flétrir, de rester
dans le droit des gens et de dire pourquoi[543]». Le _Journal des
Débats_, vers la même époque, s'exprimait ainsi: «La véritable gloire
de ce ministère, c'est d'avoir le premier osé croire à la paix; le nom
de M. Périer n'est si considérable en Europe que parce qu'il a cru à
la paix et a su la vouloir[544].»

[Note 541: M. Hillebrand constate, d'après les dépêches des
ambassadeurs étrangers, que la guerre paraissait inévitable à
l'avénement de Périer, et que quinze jours après, la paix était
assurée. (_Geschichte Frankreichs, 1830-1870_, t. I, p. 214.)]

[Note 542: _Documents inédits._]

[Note 543: SALVANDY, _Seize mois, ou la Révolution et les
révolutionnaires_ (1831), p. 379, 380.]

[Note 544: _Journal des Débats_, 29 octobre 1831.]

Vainement, dans le Parlement, dans la presse, dans les élections[545],
l'opposition portait-elle tous ses efforts sur les questions
étrangères, revenant constamment à la charge sans tenir compte des
défaites qui lui avaient été infligées, exploitant les mauvaises
passions comme les sympathies généreuses, les calculs de parti comme
les ambitions nationales, exaltant l'orgueil révolutionnaire,
envenimant les blessures patriotiques, traitant la prudence nécessaire
de lâcheté honteuse, dénonçant avec colère la France abaissée, ses
amis abandonnés, ses intérêts trahis, son indépendance compromise, son
honneur perdu; en un mot, répétant et aggravant les déclamations que
nous avons déjà signalées sous les deux premiers ministères[546];
vainement, dans cette opposition, les imprévoyants s'associaient-ils
aux violents, les timides aux hardis, les hypocrites aux cyniques,
ceux qui se défendaient de vouloir la guerre, comme La Fayette, O.
Barrot ou même Laffitte, à ceux qui se vantaient d'y pousser, comme
Lamarque, Mauguin ou Carrel; vainement ces questions, en même temps
qu'elles étaient le sujet de presque toutes les discussions
parlementaires, fournissaient-elles trop souvent le prétexte et le cri
des émeutes; vainement, jusqu'au sein du parti conservateur,
l'exaltation du «chauvinisme», la sympathie pour les peuples
souffrants, et surtout cette imagination surexcitée, cette inquiétude
nerveuse, ce goût du dramatique et du subit, sorte d'état maladif né
de la révolution, obscurcissaient-ils l'idée de la paix,
éveillaient-ils des velléités belliqueuses chez les bourgeois les plus
paisibles, dans les esprits les plus rassis, et amenaient-ils les
meilleurs amis du ministère à se demander si une bonne guerre ne
serait pas un dérivatif utile[547]; ni les attaques des adversaires,
ni les déclamations de la tribune, ni les désordres de la rue, ni le
trouble de l'opinion, ni les égarements ou les défaillances des
conservateurs n'ébranlaient un moment Casimir Périer. Il voyait trop
clairement que la guerre serait la coalition au dehors et la
révolution au dedans[548]. À tant de violences il opposait sa vigueur,
à ces entraînements sa volonté, à ce scepticisme sa raison, à toutes
ces vapeurs malfaisantes la saine clarté de son bon sens.
Prétendait-on qu'un nouveau droit international était né des
barricades de 1830, il répondait: «La révolution de Juillet n'est pas
venue faire une France ni une Europe, elle les a trouvées toutes
faites; elle devait sentir le besoin de s'adapter à l'une comme à
l'autre[549].» S'imaginait-on pouvoir se donner le plaisir, à la
tribune, de «ne pas accepter les traités», sans cependant rompre avec
les autres puissances, il disait: «Des traités ne se déchirent qu'avec
l'épée; c'est donc la guerre qu'on demande, en demandant le mépris des
traités;... le pays la demande-t-il[550]?» Il mettait vivement la
majorité, parfois hésitante, en face de sa responsabilité, et chacun
sentait que ce n'était pas phrase de rhétorique quand il terminait
ainsi un de ses discours: «La discussion qui vous occupe décidera
probablement l'avenir de l'Europe; c'est à vrai dire la guerre et la
paix qui sont en question devant vous[551].» La thèse de la paix
prenait d'ailleurs dans sa bouche quelque chose de viril, de hardi, et
l'on oserait dire de militant. «Croyez donc à la paix, messieurs,
criait-il à cette assemblée qu'on cherchait à griser de déclamations
belliqueuses; croyez-y, comme vous croyez à la gloire de la France;
croyez à la paix, comme vous croyez à la justice[552]!» L'impression
de ce langage fut considérable. La Chambre, qui à l'origine était fort
encline aux entraînements de ce que le général Sébastiani appelait
dédaigneusement la politique de cabaret, s'en dégagea peu à peu.
L'opinion publique fit de même. La faveur acquise d'abord aux idées de
guerre passa aux idées de paix. Au début du ministère, le 2 avril
1831, M. de Rémusat avait écrit à M. de Barante: «On ne doit point se
dissimuler que la guerre est très-populaire; c'est une réaction
naturelle contre quinze ans d'humiliation.» Le même disait dans une
lettre adressée, le 28 octobre, toujours à M. de Barante: «La paix est
comme assurée; c'est un grand soulagement pour les bons citoyens et un
vrai triomphe pour le gouvernement; je trouve qu'il a parfaitement
mené la politique étrangère[553].» La duchesse de Broglie écrivait
aussi, le 23 novembre: «La paix fait un plaisir général, quoi qu'en
disent nos héros[554].»

[Note 545: Aux élections de 1831, le _National_ classait les candidats
de gauche sous ce nom: «Candidats patriotes.»]

[Note 546: Veut-on avoir une idée de ce qu'étaient ces attaques, qu'on
lise ce que Henri Heine, alors en sympathie avec les hommes de gauche,
écrivait de Paris à la _Gazette d'Augsbourg_: «Jamais la France n'a
été aussi bas aux yeux de l'étranger, pas même dans le temps de la
Pompadour et de la Dubarry. On s'aperçoit maintenant qu'il y a quelque
chose de plus déplorable encore que le règne des maîtresses. On peut
trouver encore plus d'honneur dans le boudoir d'une femme galante.» Et
il ajoutait, un peu plus tard, au lendemain de la mort de Périer:
«Casimir Périer avait abaissé la France, pour relever le cours de la
Bourse. Il voulait vendre la liberté de l'Europe au prix d'une courte
et honteuse paix pour la France... À ce point que des milliers
d'hommes, parmi les plus nobles de coeur, sont morts de chagrin, de
misère, de honte et de prostitution politique.» (27 mai 1832.)]

[Note 547: Voyez, par exemple, la lettre que M. de Rémusat écrivait à
M. Guizot, le 29 juin 1831, et où, après avoir analysé la maladie des
esprits, il ajoutait: «Je suis persuadé qu'une guerre serait utile,
bien entendu si l'on parvenait à la limiter; je serais disposé à la
risquer, en exigeant beaucoup pour la Pologne.» (_Mémoires de M.
Guizot_, t. II.) La duchesse de Broglie disait à ce propos, dans une
lettre adressée à M. de Barante, le 3 mars 1831: «L'idée absurde que
la guerre serait une bonne diversion se répand assez dans les esprits.
Victor (c'était le duc), au contraire, regarde que c'est le seul mal
sans remède.»--Vers la même époque, le _Journal des Débats_, fort
dévoué à la politique de Périer, disait: «La France veut la paix; elle
en a besoin pour son commerce, pour son industrie, pour la libre mise
en oeuvre de tous les éléments de civilisation et de bonheur qui se
trouvent en elle... Et pourtant on ne peut nier qu'elle ne veuille un
peu la guerre, vaguement, sans s'en rendre compte; qu'elle n'ait des
sympathies très-vives, çà et là très-exigeantes, pour les destinées de
certains peuples; qu'elle ne soit très-sensible aux phrases
belliqueuses, aux résurrections de drapeaux.»]

[Note 548: Dès avant de prendre le pouvoir, Périer se moquait de ceux
qui parlaient, en France, de déclarer la guerre à quelque autre
puissance: «Avec quoi veut-on faire la guerre? disait-il. Dans un pays
divisé et agité comme le nôtre, si l'on voulait faire la guerre, le
Roi et son ministère ne resteraient pas deux mois en place.» (Dépêche
de M. de Sales, du 25 février, citée par HILLEBRAND, _Geschichte
Frankreichs, 1830-1870_, t. I, p. 217.)]

[Note 549: Discours du 7 mars 1832.]

[Note 550: Discours du 7 mars 1832.]

[Note 551: Discours du 9 août 1831.]

[Note 552: Discours du 7 mars 1832.]

[Note 553: _Documents inédits._]

[Note 554: _Ibid._]

Périer rêvait d'attacher son nom à une mesure qui eût fait sentir
plus effectivement encore le bienfait de la paix. La situation
troublée qui avait été en Europe la conséquence des événements de
juillet avait provoqué partout, et spécialement en France, des
armements considérables. C'était une charge très-lourde pour les
contribuables. Périer voulait arriver à un désarmement général et
simultané. Il comptait beaucoup sur l'effet que produirait dans
l'opinion l'annonce inattendue et solennelle d'une telle mesure. Il
n'était pas depuis quelques semaines au pouvoir qu'il faisait aux
autres cabinets des ouvertures dans ce sens. Les obstacles auxquels il
se heurta ne le découragèrent pas. Pour tâcher de les surmonter, il
usait du crédit qu'il avait acquis au dehors, crédit si considérable
que les chancelleries étrangères posaient comme condition même du
désarmement le maintien de Périer au pouvoir. Enfin, après plusieurs
vicissitudes, vers la fin de 1831, les puissances s'étaient accordées
avec le gouvernement français sur le principe de ce désarmement; la
mise à exécution paraissait en devoir être prochaine[555]; mais chaque
fois que l'on croyait y toucher, il se produisait sur quelqu'un des
points de l'Europe où la Révolution avait fait sentir son contre-coup,
une complication nouvelle qui venait tout retarder. C'est qu'en effet,
il ne suffisait pas d'apporter une volonté générale de paix; il
fallait aussi résoudre les questions particulières qui, dès avant le
ministère du 13 mars, se trouvaient soulevées en Italie, en Belgique,
en Pologne. Là était même la tâche principale imposée à notre
diplomatie, et, pour connaître vraiment la politique étrangère de
Périer, nous devons pénétrer dans le détail des négociations
poursuivies sur ces théâtres divers.

[Note 555: Cf. _Mémoires de Metternich_, t. V, p. 161 à 172 et 208 à
210, et HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs, 1830-1870_, p. 216.]


II

En Italie, au moment où Casimir Périer prenait le pouvoir,
l'intervention autrichienne était un fait accompli à Modène et à
Parme[556]. Dans les États de l'Église, elle n'était encore qu'une
menace, menace que notre diplomatie avait grand désir, mais au fond
peu d'espoir d'écarter[557]. Aussi le nouveau cabinet dut-il, sans un
jour de retard, se demander ce qu'il ferait au cas où cette
intervention se produirait. La guerre devant laquelle M. Laffitte
lui-même avait reculé, Périer ne songeait pas plus que son
prédécesseur à en courir les risques. Seulement, plus conséquent, il
voulut tout de suite mettre le langage public du gouvernement en
accord avec ce que devait être sa conduite. Sous le cabinet précédent,
l'embarras et le péril étaient venus de ce que, pour capter les
applaudissements de la gauche, les ministres avaient fait à la tribune
des déclarations trop absolues sur la non-intervention: par là, ils
avaient inquiété les puissances, trompé les Italiens, et s'étaient
exposés à se faire accuser plus tard de défaillance ou de mauvaise
foi. Le premier soin de Casimir Périer, en développant son programme,
le 18 mars, fut de répudier ces généralités et de préciser les
restrictions avec lesquelles il entendait accepter le nouveau
principe: «Ce principe a été posé: nous l'adoptons... Est-ce à dire
que nous nous engageons à porter nos armes partout où il ne sera pas
respecté? Messieurs, ce serait une intervention d'un autre genre; ce
serait renouveler les prétentions de la Sainte-Alliance; ce serait
tomber dans la chimérique ambition de tous ceux qui ont voulu
soumettre l'Europe au joug d'une seule idée et réaliser la monarchie
universelle. Ainsi entendu, le principe de non-intervention servirait
de masque à l'esprit de conquête. Nous soutiendrons ce principe en
tout lieu, par la voie des négociations. Mais l'intérêt et la dignité
de la France pourraient seuls nous faire prendre les armes. Nous ne
concédons à aucun peuple le droit de nous forcer à combattre pour sa
cause, et le sang des Français n'appartient qu'à la France.» En outre,
craignant que le maintien au ministère des affaires étrangères du
général Sébastiani, naguère collègue de M. Laffitte et plus ou moins
compromis dans les déclarations d'alors, ne donnât lieu à quelque
équivoque, il exigea que le général répétât après lui, sur le principe
de non-intervention, ce qu'il venait de dire lui-même.

[Note 556: Voir, pour le commencement des affaires d'Italie, ch. V, §
III.]

[Note 557: Dépêches du général Sébastiani à M. de Sainte-Aulaire et à
M. de Barante, en date du 14, du 15 et du 21 mars 1831. (_Documents
inédits._)]

À peine avait-il eu le temps de prendre cette précaution qu'arriva à
Paris la nouvelle de l'entrée des troupes autrichiennes dans Bologne.
Elles avaient occupé cette ville, le 21 mars, «sans même avoir chargé
leurs armes», écrivait M. de Metternich, et se disposaient à soumettre
les autres provinces insurgées, où elles ne devaient pas rencontrer
plus de résistance. Si prévue que fût cette intervention, l'émotion
fut grande en France. À entendre les «patriotes», nous étions bravés,
nous recevions, à la face de l'Europe, quelque chose comme l'affront
d'un démenti; on ajoutait que notre parole avait été donnée aux
révolutionnaires italiens, et que nous ne pouvions y manquer sans
déshonneur. Les violents parlaient haut; les modérés eux-mêmes étaient
étourdis et ébranlés. Dans ce trouble, M. Laffitte, en dépit de ses
volontés pacifiques, se fût probablement laissé aller au courant:
Casimir Périer y résista hautement. Il se prononça pour la paix, mais
avec ce je ne sais quoi de décidé qui donnait chez lui un air de
hardiesse et de fierté même à la prudence. Son refus de prendre les
armes apparaissait à l'opinion et aux cabinets étrangers, non plus
comme l'hésitation et la défaillance d'un gouvernement qui reculait
devant ses propres menaces, mais comme la fermeté d'un gouvernement
qui avait résolu la paix et qui l'imposait autour de lui[558].

[Note 558: Dès le 26 mars, M. de Barante constatait cette impression
dans les cabinets étrangers. (_Documents inédits._)]

Soucieux non-seulement du repos, mais aussi de l'honneur du pays,
Casimir Périer protesta aussitôt contre toute allégation que la France
eût engagé sa parole aux insurgés. Aux clameurs de l'opposition qui
parlait de «promesses» faites, et qui s'écriait avec le général
Lamarque: «Au delà des Alpes, la foi française et la foi punique sont
désormais synonymes!» il répondit, dans la séance du 30 mars: «Il n'y
a de promesses que les traités. Des secours ont été promis. Par qui? À
qui? À l'insurrection? Jamais, jamais par le gouvernement. Si
quelqu'un a parlé au nom et à l'insu de la France, il est de son
devoir d'accepter la responsabilité de ses promesses, en le déclarant.
Le principe de non-intervention, proclamé à cette tribune, n'était pas
une protection offerte ou accordée aux peuples qui s'insurgent contre
leur gouvernement; c'était une garantie donnée aux intérêts bien
entendus du pays, et aucun peuple étranger n'a le droit d'en réclamer
l'application en sa faveur.» Casimir Périer voulait convaincre
non-seulement la France, mais aussi l'Europe, de notre non-complicité
avec les insurgés d'Italie. Ceux-ci n'avaient pas eu une fin
brillante; réfugiés en dernier lieu à Ancône, ils n'avaient pas même
attendu d'apercevoir les uniformes autrichiens, pour capituler et se
disperser prudemment[559]; seulement, en succombant, ils avaient
publié un manifeste, sorte d'_ultima verba_, où ils déclaraient ne
s'être soulevés que sur les encouragements et les promesses de la
France, et tâchaient d'imputer à son abandon la responsabilité et
l'humiliation de leur déroute. Aussitôt que ce document fut connu à
Paris, le gouvernement adressa à ses agents diplomatiques une
circulaire, leur «recommandant de saisir toutes les occasions de
repousser par les dénégations les plus formelles cette odieuse
calomnie[560]».

[Note 559: Parmi ces fugitifs se trouvait le fils de l'un des frères
de Napoléon Ier, de l'ex-roi Louis. Ce jeune prince était venu
chercher fortune avec son frère aîné dans les rangs des insurgés. Son
frère, atteint d'une fluxion de poitrine, mourut à Forli; quant à lui,
il s'échappa déguisé d'Ancône. Tel fut le début politique de celui qui
devait être Napoléon III.]

[Note 560: Circulaire du 8 avril. (_Documents inédits._)]

Casimir Périer ne s'en tint pas à cette attitude négative. S'il se
refusait à voir dans le seul fait de l'entrée des Autrichiens à
Bologne un _casus belli_, il ne se dissimulait pas que cette
intervention, faite malgré nous et contre nos idées, portait atteinte
à notre crédit en Italie, à notre importance en Europe. Il en conclut
à la nécessité d'obtenir diplomatiquement quelque acte, quelque
concession qui fût manifestement faite en considération de la France
et qui montrât à tous que l'Autriche rencontrait devant elle, dans la
Péninsule, une puissance capable de limiter son action, de
contre-balancer son influence[561]. Il lui parut que ce résultat
serait atteint, s'il obtenait de l'Autriche la prompte retraite de ses
troupes, du gouvernement romain des mesures de clémence et de réforme.
Ce plan arrêté, Périer en entreprit l'exécution avec promptitude et
énergie. Tout d'abord, estimant avoir droit à l'appui moral de
l'Europe en retour du service qu'il lui rendait, voulant d'ailleurs la
constituer solennellement témoin des démarches qu'il allait faire, il
convoqua, le 27 mars, les ambassadeurs étrangers et leur déclara que
la guerre serait inévitable, si l'Autriche n'évacuait au plus vite les
Légations, et si elle ne donnait son concours à la conférence qui
devait s'ouvrir à Rome pour rechercher les réformes à accomplir dans
l'administration pontificale[562]. À l'appui de ce langage, il
annonça, le lendemain, à la Chambre, une demande de crédit de 100
millions, et la motiva par l'occupation de Bologne, en termes calculés
pour indiquer sa double volonté de maintenir la paix et d'exiger les
satisfactions dues à la France. Nos agents à l'étranger reçurent
instruction de commenter dans le même sens cette demande de
crédit[563]. Enfin, le 31 mars, il s'adressa directement au
gouvernement autrichien; le général Sébastiani remit au comte Apponyi
une note qui était en réalité l'oeuvre de Périer lui-même[564] et qui
portait le même caractère de mesure et de fermeté que tous les actes
précédents. Le gouvernement français y rappelait d'abord que, dès le
début des troubles, il «s'était empressé de témoigner à la cour de
Rome, par les assurances les plus positives et les plus explicites,
qu'il était décidé à ne pas souffrir le renversement de la
souveraineté du Pape ou le démembrement des États d'une puissance dont
l'existence, l'indépendance et le repos sont d'un si haut intérêt pour
toute la chrétienté»; il rappela aussi la proposition faite à la cour
de Vienne «de se concerter avec la France et avec la cour pontificale,
pour s'efforcer d'opérer par des voies de conciliation la pacification
prompte et durable des pays insurgés». La note ajoutait ensuite: «Le
soussigné ne saurait exprimer combien S. M. le roi des Français
regrette que l'empereur d'Autriche ait cru devoir recourir à l'emploi
de la force. Le regret est d'autant plus vif que les voies de
conciliation n'avaient pas même été tentées. Mais sa juste confiance
dans les intentions pacifiques de Sa Majesté Impériale lui fait encore
espérer qu'en donnant promptement l'ordre de faire évacuer par ses
troupes le territoire du Saint-Siége, elle facilitera l'ouverture des
négociations indispensables dont les bases avaient été convenues entre
les deux cours et dont l'issue favorable, ne saurait être
douteuse[565].»

[Note 561: En cela, le ministre se rencontrait avec les indications
qu'envoyait d'Italie l'un de nos plus clairvoyants agents, M. de
Barante. Ce dernier, dès le 19 mars, rappelait que nous avions
«beaucoup à regagner dans l'opinion des gouvernements et des peuples,
et qu'il nous fallait chercher à l'intervention autrichienne un
dénoûment et une issue où apparussent notre influence et notre force».
Le 29 mars, il revenait sur l'obligation pour la France de «produire
une preuve quelconque de son influence en Italie». «Si le ministère,
ajoutait-il, peut fermer la bouche à ses adversaires en leur montrant
à la fois la paix conservée et la France ayant amené l'Autriche à
telle concession qui lui déplaise et constate notre puissance, tout se
trouvera concilié. On évitera une guerre terrible; on aura montré la
force et le crédit de la France...» Enfin il répétait, le 3 avril: «Je
continue à tenir pour certain que, si rien ne marque la force et la
volonté de la France dans les arrangements de l'Italie, nous subirons
le décri le plus universel.» (_Documents inédits._)]

[Note 562: Dépêche de M. de Werther, du 27 mars. (HILLEBRAND,
_Geschichte Frankreichs, 1830-1870_, t. Ier, p. 219.)]

[Note 563: _Documents inédits._]

[Note 564: Les ambassadeurs étrangers, qui se méfiaient du général
Sébastiani à cause des souvenirs du ministère précédent, et qui lui
reprochaient d'être «malveillant et roide», avaient «appelé
l'attention du président du conseil sur la nécessité de surveiller la
rédaction de la note que le ministre des affaires étrangères se
disposait à adresser à l'ambassadeur d'Autriche».(HILLEBRAND,
_Geschichte Frankreichs, 1830-1870_, t. I, p. 219.)]

[Note 565: _Documents inédits._]

L'attitude si nette, si une, si franche, du nouveau cabinet français
obtint ce double résultat, que le ministère précédent n'avait jamais
atteint, d'inspirer confiance à l'Europe et de lui en imposer. Au
sortir de la conférence du 27 mars, l'ambassadeur de Prusse ne
tarissait pas sur «la loyauté, l'énergie, la modération du caractère
de M. Périer», et il pressait son gouvernement d'appuyer à Vienne les
demandes du cabinet des Tuileries, ce qui fut aussitôt fait[566].
L'ambassadeur de Russie à Paris, M. Pozzo di Borgo, faisait également
recommander au chancelier autrichien «d'être bien coulant avec le
gouvernement français[567]». De Turin, M. de Barante écrivait, le 4
avril: «J'ai pu juger avec satisfaction des heureux effets qu'opèrent
au dehors la situation ferme et le langage de franchise de notre
ministère. Nous nous trouvons ainsi placés sur un bien meilleur
terrain. Plus de propagande à nous imputer, plus de réticences sur
notre état intérieur. Nous pouvons parler de la guerre et nous faire
écouter au nom de l'intérêt général de l'Italie et de la balance de
l'Europe.» Et il ajoutait, le lendemain: «Maintenant ce qui vient du
gouvernement français est accueilli avec considération et confiance;
les soupçons injurieux que je démêlais auparavant, et que l'on a
avoués depuis, ne me semblent plus exister[568].»

[Note 566: Dépêches de M. de Werther et de M. Ancillon. (_Hillebrand_,
_Geschichte Frankreichs, 1830-1870_, t. I, p. 219.)]

[Note 567: _Mémoires de M. de Metternich_, t. V, p. 133.]

[Note 568: Dépêches de M. de Barante. (_Documents inédits._)]

Loin donc d'être encouragée par l'Europe à nous braver, l'Autriche se
voyait pressée d'être conciliante. D'elle-même elle y était portée.
Elle avait cru nécessaire d'intervenir, mais elle n'attendait pas sans
un certain tremblement l'effet que sa démarche produirait en France.
Les explications que, dès la première heure, M. de Metternich avait
données à Vienne ou envoyées à Paris, avaient témoigné d'un grand
désir de nous rassurer et de nous calmer. Sa réponse officielle à la
note du 31 mars fut satisfaisante. Elle promettait une prompte
évacuation; les documents qui y étaient joints constataient que, dès
le 26 mars, l'ordre avait été envoyé au commandant de l'armée
autrichienne de prolonger le moins possible l'occupation; il devait
retirer immédiatement le gros des troupes, en ne laissant que de
faibles détachements à Ancône et à Bologne; les commandants de ces
petites garnisons seraient munis d'ordres de service les soumettant à
la direction de l'ambassadeur d'Autriche à Rome; celui-ci serait
chargé de fixer, de concert avec le cardinal secrétaire d'État et avec
l'ambassadeur de France, l'époque où aurait lieu l'évacuation
complète. Le cabinet de Vienne acceptait aussi avec empressement la
proposition d'ouvrir une conférence à Rome, et il faisait communiquer
au gouvernement français les instructions envoyées au comte de Lutzow,
ambassadeur d'Autriche près le Saint-Siége. Il était prescrit à cet
ambassadeur de prévenir par toutes sortes d'égards et de marques de
confiance M. de Sainte-Aulaire, et de seconder ses démarches pour
obtenir des réformes. «Nous avons l'espoir, ajoutait le chancelier
dans sa lettre à M. de Lutzow, que vos efforts, réunis à ceux de
l'ambassadeur de France, obtiendront sans de grandes difficultés, du
Saint-Siége, ce que nous lui demandons pour son bien. Nous regarderons
ce succès comme la récompense du secours que Sa Majesté Impériale a
prêté à Sa Sainteté, et nous n'en ambitionnons pas d'autre[569].»

[Note 569: _Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire._--Cf. aussi
_Mémoires de M. de Metternich_, t. V, p. 130 à 132.]

L'adhésion, en apparence si complète, si zélée, du cabinet de Vienne à
la proposition de conférence, était un premier succès pour la
diplomatie française. L'effet en fut de transférer à Rome le siége
principal des négociations[570]. Notre cabinet ne voulut pas laisser à
ces négociations le caractère d'un tête-à-tête entre la France et
l'Autriche. Avant qu'elles commençassent, il obtint du cabinet
anglais, avec lequel il avait rétabli l'entente un moment ébranlée à
la fin de la dernière administration, qu'il envoyât un agent pour y
prendre part. L'Autriche, par contre, appela les représentants de la
Prusse et de la Russie. Dès lors la conférence de Rome se trouva
composée comme celle de Londres. Le précédent des affaires belges nous
encourageait à suivre la même méthode. C'était à M. de Sainte-Aulaire,
en sa qualité d'ambassadeur près le Saint-Siége, qu'il appartenait de
jouer à Rome le rôle de M. de Talleyrand à Londres. Il aborda cette
tâche à la fois avec entrain et émotion, sentant vivement, et ce
qu'elle pouvait avoir de grand, et ce qu'elle avait de délicat: «Nous
tous, diplomates en Italie, écrivait-il, dès le 22 mars, à son
collègue et ami M. de Barante, nous sommes déshonorés, si nous ne
parvenons pas à empêcher la guerre[571].»

[Note 570: Pour le récit des négociations qui vont suivre, je me suis
servi principalement des _Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire_.
C'est le document vraiment décisif en cette matière. Toutes les pièces
que je citerai sans indication de source particulière sont tirées de
ces Mémoires.]

[Note 571: _Documents inédits._]

Les difficultés étaient nombreuses. L'Autriche, demeurée au fond
hostile malgré ses belles paroles, ne voulait pas la guerre sans
doute, mais, heureuse de nos embarras, de nos mortifications, elle ne
se refusait pas le plaisir de les augmenter sous main; si elle se
prêtait par prudence et par nécessité à une délibération commune,
c'était sans goût, sans confiance, sans désir de réussir. Du côté du
gouvernement pontifical, il y avait aussi des obstacles à surmonter.
Grégoire XVI possédait plus les vertus d'un religieux ou la science
d'un théologien que les qualités d'un homme d'État. Dans les affaires
politiques et administratives, il apportait beaucoup de droiture, avec
peu d'ouverture d'esprit et pas du tout d'expérience. Sincèrement,
honnêtement désireux de bien gouverner ses peuples, il sentait
d'instinct la nécessité de grandes réformes, mais n'avait aucune
notion nette de ce qu'elles pourraient être. Par nature et par
habitude d'esprit, il était plutôt en défiance des idées nouvelles.
L'y convertir eût été malaisé: si bon, si doux, si paternel qu'il fût
d'ordinaire avec ceux qu'il recevait, il avait de la dignité et de
l'autorité du pontife un sentiment profond qui ne permettait guère de
discuter avec lui et de modifier les idées qu'il avait pu se faire _a
priori_. Toute pression trop forte, toute tentative de le brusquer, de
le faire marcher autrement qu'à son pas, risquait de se heurter à un
_non possumus_ invincible. Très-différent était le secrétaire d'État,
le cardinal Bernetti. De belle humeur et de bonne mine, aimable,
spirituel, fin, rusé, d'allures plus mondaines qu'ecclésiastiques,
sans cependant rien d'irrégulier dans sa vie[572], il avait acquis,
dans ses missions à l'étranger, plus de connaissance de son temps,
plus d'intelligence de la politique moderne qu'on n'en avait
généralement à Rome. C'est avec lui qu'il eût été le plus facile de
s'entendre. Mais il était loin d'être omnipotent. Grégoire XVI, tout
en lui témoignant amitié et estime, ne lui accordait pas une entière
confiance. Et puis le cardinal avait contre lui les _zelanti_, fort
puissants dans la prélature et le Sacré Collége, non suivis sans
doute, mais ménagés par le Pape. Que ce fût scrupule, routine ou
intérêt personnel au maintien des abus, les _zelanti_ repoussaient
tout changement; réforme leur était synonyme de révolution. Rien ne
leur paraissait plus insupportable que les prétentions de cette
conférence diplomatique, venant «traiter d'eux, chez eux et sans eux»,
et ils avaient en effet assez beau jeu à dénoncer ce spectacle bizarre
de cinq laïques, dont trois hérétiques, intervenant entre le Pape et
ses sujets, et s'ingérant en des matières qui touchaient par tant de
côtés au droit ecclésiastique. Ce qu'ils redoutaient et détestaient
par-dessus tout, c'était l'influence du gouvernement français qu'ils
accusaient, sur le témoignage même du dernier manifeste
insurrectionnel, imprimé à Ancône le 26 mars, d'avoir été
l'instigateur et d'être encore au fond le patron de la révolte.

[Note 572: Il ne consentit qu'assez tard à recevoir le diaconat, et ne
voulut jamais aller au delà.]

M. de Sainte-Aulaire eut tout de suite le sentiment que cette dernière
accusation faisait impression sur beaucoup d'esprits, et que, pour
exercer quelque action à Rome, non-seulement sur le gouvernement
pontifical, mais aussi sur les représentants des autres puissances, il
devait répudier une complicité si compromettante et à laquelle
malheureusement plus d'une apparence avait pu faire croire. Il saisit
donc la première occasion de le faire avec éclat, et, dans une note
adressée, le 15 avril, au cardinal Bernetti, il déclara n'avoir «pu
voir sans un vif ressentiment» les auteurs du manifeste d'Ancône
«aggraver ainsi leur faute par des calomnies aussi contraires à
l'évidence des faits qu'offensantes pour la France». Il rappela «les
preuves d'intérêt et de sollicitude que le gouvernement du Roi
Très-Chrétien avait données au Saint-Père, dès qu'il avait été informé
du soulèvement de la ville de Bologne, et la volonté plusieurs fois
exprimée par Sa Majesté de rester fidèle aux traités qui
garantissaient la souveraineté temporelle du Saint-Siége». Puis,
faisant allusion à la nouvelle, alors répandue, «de l'arrivée d'une
armée française destinée à soutenir une tentative de révolution», il
terminait ainsi: «Le soussigné, non moins explicite sur ce point que
sur les précédents, s'empresse de déclarer que le gouvernement
français ne veut point, ne voudra jamais protéger, dans les États du
Pape, des entreprises aussi coupables qu'insensées, dont l'effet
serait infailliblement d'attirer sur les peuples de nouveaux désastres
et de retarder l'exécution des projets généreux que le Saint-Père a
conçus pour leur bonheur.» C'était à dessein et pour dégager la
politique française des équivoques du ministère précédent, que M. de
Sainte-Aulaire s'était servi des expressions les plus nettes et les
plus fortes. Cette note, aussitôt publiée et traduite dans toutes les
langues, eut un immense retentissement. À Rome, l'effet en fut bon et
fit à notre ambassadeur une situation qui devait profiter à
l'influence française. Mais elle souleva une grande clameur en France,
dans le parti avancé. Les réfugiés italiens dénoncèrent, en termes
injurieux, à la Chambre des députés, «l'effronté menteur, l'être
infâme» qui avait tenu un tel langage. Les journaux firent écho. Les
amis mêmes de M. de Sainte-Aulaire, étourdis de ce tapage, lui
écrivaient qu'il avait été trop loin. Au plus fort d'une émeute
parisienne, dans les premiers jours de mai, une députation des
insurgés vint au Palais-Royal réclamer le rappel de l'ambassadeur à
Rome, affirmant que la tranquillité se rétablirait aussitôt, si
l'opinion publique recevait cette satisfaction. Ni le Roi ni le
président du conseil ne furent un moment tentés de céder à de telles
exigences. Sur le fond des idées, ils ne pouvaient blâmer leur agent,
qui n'avait fait que répéter un démenti déjà formulé dans la
circulaire envoyée, le 8 avril, par le général Sébastiani aux
représentants de la France à l'étranger; toutefois, à la lecture de la
note du 19 avril, ils n'avaient pas été sans éprouver quelque surprise
d'un accent si «papalin», un peu gênés qu'on parlât publiquement, en
leur nom, au chef de l'Église, sur un ton si différent de celui qui
avait alors cours à Paris, dans les rapports du pouvoir civil avec le
clergé[573]. Et puis, s'ils ne voulaient pas soutenir les insurgés,
ils s'inquiétaient de voir malmener si rudement des hommes qui
rencontraient encore beaucoup de sympathies dans l'opinion régnante.

[Note 573: Le général Sébastiani, pressé par M. de Sainte-Aulaire de
s'expliquer sur ce qu'il reprochait à la note du 17 avril, lui
répondit seulement qu'il aurait mieux fait de ne point donner au roi
des Français la qualification de _roi très-chrétien_.]

C'était le premier signe, nous ne dirons pas des divergences de fond,
mais des différences de point de vue qui devaient, au cours de ces
négociations, se manifester plus d'une fois, non sans inconvénient,
entre le ministère et l'ambassadeur. Casimir Périer sans doute était
fort décidé à répudier en Italie toute propagande révolutionnaire; il
s'attachait à regagner la confiance des dynasties locales et leur
offrait l'appui qu'il refusait aux fauteurs d'insurrection[574]; il
comprenait même les raisons d'ordre supérieur qui l'obligeaient à
protéger avec plus de soin encore contre toute atteinte le domaine
temporel du Saint-Siége, garantie de son indépendance spirituelle[575].
Toutefois, si éveillée que fût à ce sujet sa sollicitude, il était une
préoccupation qui l'emportait sur toutes les autres dans son esprit,
c'était celle de la lutte où il était engagé, dans son propre pays,
contre le parti révolutionnaire. Précisément au moment où s'ouvraient
les négociations de Rome, cette lutte entrait dans une phase critique et
décisive; des élections générales se préparaient en France, et l'issue
en semblait fort incertaine. Le ministre était dès lors amené à
envisager principalement les négociations sous le rapport des avantages
qu'il pouvait en retirer pour sa bataille électorale; il y cherchait des
résultats immédiats qui frappassent l'opinion, répondissent aux idées
régnantes, flattassent l'amour-propre et même les préjugés nationaux.
Que, pour atteindre ce but, il fallût traiter sans ménagement le
gouvernement pontifical, l'exposer à certains risques, ne pas observer
exactement la justice distributive entre le Pape et ses adversaires, on
ne paraissait pas s'en inquiéter beaucoup à Paris; ou du moins on
estimait que ces inconvénients étaient peu de chose à côté de ceux qu'il
fallait prévenir en France. Ce que Casimir Périer avait conscience de
défendre, ce à quoi il croyait juste de tout subordonner, ce n'était pas
l'intérêt mesquinement égoïste d'un cabinet, c'était l'existence de la
monarchie, la sécurité de la société, la paix du monde. Cette partie
perdue, que fût devenu le gouvernement pontifical lui-même? L'Europe
entière, frappée de la grandeur de l'enjeu, assistait attentive,
anxieuse, aux préliminaires de ces élections où elle se sentait presque
autant intéressée que la France elle-même. M. de Sainte-Aulaire voyait
les choses un peu autrement. Il comprenait sans doute l'importance du
combat livré par Casimir Périer, et était résolu à tout faire pour
l'aider à vaincre; mais, vivant et agissant à Rome, il attachait à
l'oeuvre qui y était entreprise sous sa responsabilité directe plus
d'importance que ceux qui la considéraient de loin; il avait plus de
souci qu'elle fût en elle-même équitable, solide, efficace. Ce n'était
pas seulement chez lui calcul de politique; c'était aussi question de
sentiment. Ce libéral, demeuré chrétien, n'avait pu fréquenter le Pape
sans éprouver à son égard une sollicitude respectueuse et attendrie que
l'on eût eu peine à retrouver dans le Paris de 1830. De plus, ayant vu
de près ce qu'il appelait «la mort ignominieuse de la révolution
romaine[576]», cette piteuse déroute succédant si promptement à tant
d'arrogante violence, il ressentait à l'égard des insurgés un mépris
sévère, contrastant avec la complaisance indulgente de l'opinion
française.

[Note 574: Ainsi faisait-il notamment avec le Piémont, dans lequel il
voyait l'allié naturel de la France. Le 6 avril 1831, au moment où
l'état de santé du roi de Sardaigne faisait prévoir l'avénement
très-prochain du prince de Carignan, le futur Charles-Albert, le
général Sébastiani écrivait à notre ambassadeur à Turin: «Le Roi a
pensé qu'il était à propos que vous ne perdissiez pas un moment pour
chercher à vous mettre en rapport avec M. le prince de Carignan et
pour travailler à établir sur des bases aussi favorables que possible
les relations qui doivent exister entre la France et la Sardaigne,
lorsqu'il sera monté sur le trône. Vous lui développerez les principes
de notre politique à l'égard de l'Italie; vous lui direz qu'elle a
pour unique but le repos et l'indépendance des États qui composent
cette péninsule, que les princes qui les gouvernent peuvent compter
sur nous pour les aider à assurer à leurs peuples ce double bienfait,
que la Sardaigne particulièrement, plus rapprochée de nous et par là
même plus en mesure de ressentir les effets de notre bienveillance,
n'invoquera jamais en vain notre appui; vous ajouterez que nous n'y
mettons aucune condition, et que la seule chose que nous demandions
aux gouvernements italiens, parce qu'elle est également conforme à nos
intérêts et aux leurs, c'est d'être indépendants et prospères, c'est
de préserver leurs États, par une sage politique, des troubles et des
bouleversements qui peuvent seuls compromettre la liberté et le
bonheur de l'Italie.» Le ministre français revenait avec plus
d'étendue encore sur les mêmes idées dans une dépêche du 30 mai 1831;
il y déclarait notamment «repousser de tous ses voeux le succès des
tentatives révolutionnaires qui auraient pour but de porter encore une
fois le trouble dans cette péninsule». (_Documents inédits._)]

[Note 575: Voir son discours du 7 mars 1832.--Le 13 août 1831, un
autre membre du cabinet, M. de Montalivet, insistait également sur
l'intérêt capital qu'avait la France au maintien du pouvoir temporel.
Énumérant les conséquences qu'aurait son renversement, il terminait
ainsi: «Enfin, messieurs, ce serait, en dernière analyse, donner le
Pape à l'une des capitales de l'Europe catholique, à l'exclusion de la
nôtre.» Les mêmes idées étaient alors soutenues par ceux qui
secondaient M. Casimir Périer, par exemple par M. Guizot, dans son
discours du 20 septembre 1831, et par M. Thiers, dans sa brochure sur
la _Monarchie de 1830_.]

[Note 576: M. de Sainte-Aulaire écrivait au général Sébastiani: «C'est
une issue ridicule et honteuse, que celle de cette révolution romaine
dans l'intérêt de laquelle on voulait armer l'Europe; elle est morte
ignominieusement, et il y aurait mauvaise grâce à en porter le
deuil.»]

Sous l'empire des préoccupations que nous venons d'indiquer, le
gouvernement français avait ainsi formulé les exigences qu'il
chargeait son ambassadeur de faire prévaloir à Rome: 1º évacuation
complète et immédiate de l'État romain par les troupes autrichiennes;
2º amnistie pleine et entière en faveur de toutes les personnes
compromises dans la révolution; 3º réformes qui soient de nature à
satisfaire l'opinion libérale en France et qui assurent aux provinces
insurgées un régime «se rapprochant autant que possible des formes du
gouvernement représentatif».

L'amnistie fut la première question soulevée. Les insurgés, malgré
leur peu glorieux échec, étaient demeurés populaires en France, et
d'ailleurs notre gouvernement, bien que répudiant toute solidarité
avec eux, croyait son honneur et son humanité engagés à préserver
contre des rigueurs même légitimes des hommes qui avaient pu se croire
encouragés par nous. La Conférence se prêta facilement à appuyer nos
conseils de clémence. Ce fut d'abord sans succès. Les _zelanti_
prirent les devants et arrachèrent au Pape, le 15 avril, un premier
édit qui, tout en se terminant par le mot de «pardon», faisait grand
étalage d'inquisition et de sévérité. Mais, sur les instances des
ambassadeurs, un nouvel édit fut rendu, le 30, qui revisait le premier
et faisait cette fois une large part à la clémence: très-peu
d'exceptions étaient maintenues à l'amnistie; quant aux émigrés, on
les astreignait seulement à demander, pour rentrer, une autorisation
qui devait leur être accordée facilement. Par malheur, la rédaction
semblait calculée en vue de masquer cette clémence, au lieu de la
mettre en relief. Les amis des révolutionnaires italiens en
profitèrent pour persuader au public français, déjà très-excité contre
le premier édit, que le second ne valait pas mieux et qu'une réaction
cruelle sévissait à Rome. Le cabinet de Paris, fort ennuyé du
mécontentement de l'opinion, s'en prit au gouvernement pontifical
qu'il menaça même un moment d'une rupture diplomatique. Pauvre
gouvernement pontifical! La vérité était qu'au lendemain d'une
insurrection vaincue, il n'avait pas un seul détenu dans ses prisons.
Instruit de la réalité des faits par M. de Sainte-Aulaire, notre
ministre le prit sur un ton moins irrité; mais, toujours plus
préoccupé de l'effet produit à Paris que des réalités obtenues à Rome,
il insista pour de nouvelles concessions. «Je conviens, écrivait le
général Sébastiani à son ambassadeur, que relativement à l'amnistie,
il reste, quant au fond, peu de chose à désirer du gouvernement
romain... Nous reconnaissons avec vous que la sévérité de l'acte du 30
avril est bien plus apparente que réelle... Mais les formes sont
précisément ce qui frappe la multitude. En dépit de la réalité des
faits, tant que l'édit du 30 avril n'aura pas été modifié, on restera
généralement convaincu que Rome est un théâtre de proscription, et que
la France a fait d'inutiles efforts pour sauver les proscrits... Au
moment des élections générales, on ne saurait trop éviter tout ce qui
peut choquer l'opinion.» Devant ces nouvelles exigences, le premier
mouvement du cardinal Bernetti fut de se révolter: à la menace d'une
rupture diplomatique, il se laissa même aller à répondre «qu'il
verrait avec regret partir le comte de Sainte-Aulaire, mais qu'il
souhaiterait de grand coeur bon voyage à l'ambassadeur de France».
Toutefois, sous l'action du diplomate français qu'il devinait n'être
qu'à regret l'instrument de cette pression morale, le cardinal se
calma bientôt et finit par céder: il adressa, le 3 juin, à notre
ambassadeur, une note interprétative de l'édit du 30 avril; il y
déclarait qu'aucune confiscation ou amende ne serait prononcée et
promettait que des passe-ports seraient accordés sans information à
tous les émigrés dont le gouvernement français appuierait la demande.
Le cabinet de Paris était, à peu de chose près, arrivé à ses fins.
Avait-il lieu d'être bien fier de ce premier succès?

En même temps qu'il avait pressé l'octroi d'une amnistie, M. de
Sainte-Aulaire n'avait pas manqué de réclamer le retrait des troupes
autrichiennes. De tous les résultats qu'il était chargé de poursuivre,
c'était celui qui tenait le plus au coeur de nos ministres, parce que
c'était celui qui leur paraissait devoir le mieux prouver au public
français l'efficacité de leur politique de paix. Dès le 8 avril, le
général Sébastiani écrivait à son ambassadeur: «La prompte retraite de
l'armée autrichienne intéresse directement la dignité de la France;
vous ne devez rien épargner pour l'obtenir.» Et il répétait, quelques
jours après: «Le principal intérêt de la France dans cette affaire,
celui qui efface à nos yeux tous les autres et que nous ne pouvons
sacrifier à aucune considération, est d'obtenir la retraite des
troupes impériales.» Mais ce qui paraissait si simple, à considérer de
Paris les convenances de la politique française, l'était beaucoup
moins, quand on considérait de Rome la situation du gouvernement
pontifical. Une question, en effet, se posait tout de suite:
l'évacuation ne serait-elle pas le signal d'une nouvelle insurrection?
Aux premières ouvertures de notre ambassadeur, le plénipotentiaire
autrichien répondit fort habilement: «Nous ne demandons qu'à nous en
aller; mais n'étant venus que sur l'appel du Pape, il convient d'abord
de lui demander son avis.» Et le Pape consulté de dire aussitôt: «Pour
Dieu! ne vous en allez pas; je n'ai pas un soldat, pas un écu, et la
révolte est imminente.» Tous les membres de la Conférence, y compris
même l'agent anglais, déclarèrent alors à notre ambassadeur
«qu'insister sur la retraite immédiate des troupes impériales, c'était
faire trop beau jeu aux révolutionnaires et encourir une
responsabilité terrible qu'ils ne consentaient point à partager avec
le représentant de la France».

La situation était difficile pour M. de Sainte-Aulaire. Moins que tout
autre, il était insensible aux dangers auxquels l'évacuation pourrait
exposer le gouvernement pontifical. D'autre art, il était convaincu
que l'Europe entière et le Pape lui-même courraient un danger beaucoup
plus certain et plus grand si le ministère Périer était acculé à
déclarer la guerre à l'Autriche, ou si, ne le faisant pas, il était
renversé par des électeurs mécontents de ne l'avoir pas vu mieux
sauvegarder, en Italie, l'amour-propre et l'influence de la France.
Ému, mais non découragé, il se mit bravement à l'oeuvre. Parmi les
arguments qu'on lui envoyait de Paris, il fit son choix et prit tout
d'abord le parti de ne pas parler du principe de non-intervention. Dès
le 22 mars, au début de son ambassade, il avait écrit à M. de Barante:
«Je ne prononce plus le mot de non-intervention; j'ai trouvé que le
prétendu principe ne souffrait pas cinq minutes de discussion.» Il
préféra invoquer les promesses faites par l'Autriche, l'équilibre
européen, l'intérêt de ne pas mettre la paix en péril. Au cardinal
Bernetti, il déclara ne pas se porter défenseur des nouvelles
théories, mais «s'en tenir à la vieille et légitime politique de la
France qui, aujourd'hui, comme par le passé, nous prescrit de veiller
sur l'Italie et de nous opposer à l'occupation de l'État de l'Église
par les troupes autrichiennes». Et il ajoutait: «La France, puissance
catholique, a besoin que le Saint-Siége soit indépendant; et que
devient cette indépendance si le Pape est gardé par des baïonnettes
étrangères? En m'envoyant ici, monseigneur, le Roi m'a confié deux
grands intérêts: la défense de la souveraineté du Pape et la
conservation de la paix de l'Europe. Quant au premier chef, mettez-moi
à l'épreuve, et vous verrez si j'hésite à vous servir envers et contre
tous. Quant à la paix de l'Europe, elle peut dépendre du Saint-Père,
dont la charité s'alarmera sans doute à la pensée d'amener une
collision entre la France et l'Autriche.» À ses collègues de la
Conférence, il disait: «La tranquillité de l'État romain, d'un grand
intérêt sans doute, ne peut pas être considérée isolément de la
tranquillité de l'Europe. Des embarras pour le Saint-Siége, des
émeutes, des désordres partiels ne peuvent être mis en balance avec
l'immense danger pour la paix du monde d'une collision entre la France
et l'Autriche. Puisque l'occupation ne peut durer toujours, ne vaut-il
pas mieux qu'elle cesse au moment où les ministres des cinq puissances
sont réunis à Rome pour y soutenir le trône pontifical, et alors que
la force morale résultant de ce concours peut le mieux suppléer à la
force matérielle d'une armée étrangère?»

Notre ambassadeur ne se contentait pas de développer ces arguments
avec sa chaleur accoutumée. Il conseilla à son gouvernement d'envoyer
une croisière dans l'Adriatique, ce qui fut fait aussitôt et ne laissa
pas que de causer beaucoup d'émotion à Vienne et à Rome. Il proposa
même, non sans hardiesse, de réunir à Toulon quelques régiments prêts
à s'embarquer au premier signal pour Civita-Vecchia. C'était là un
moyen extrême, et notre ambassadeur espérait bien qu'il suffirait de
le faire entrevoir. Un jour que le cardinal Bernetti cherchait à le
convaincre de l'impossibilité où serait longtemps le gouvernement
romain de se passer de baïonnettes étrangères: «Nous avons aussi des
baïonnettes à son service, répondit M. de Sainte-Aulaire; vingt mille
Français, appelés par le Saint-Père, rivaliseraient de zèle avec les
vingt mille Autrichiens qui les auraient devancés.» Cette insinuation
jeta le cardinal dans un grand trouble; aussi l'ambassadeur, ne
doutant pas qu'une proposition officielle ne fit plus d'effet encore,
eût désiré être autorisé à demander au Saint-Siége, en termes
respectueux, mais péremptoires, «l'honneur de concourir à sa défense»,
et à lui annoncer que «quatre régiments, prêts à partir de Toulon au
premier signal, pourraient arriver en trois jours à Civita-Vecchia».
Ces faits sont intéressants à noter, car on y trouve la première idée
de l'expédition qui devait, l'année suivante, se faire à Ancône.

Cependant notre insistance et aussi la perspective, habilement
indiquée, d'un débarquement de troupes françaises en Italie, avaient
fini par ébranler ceux, qui nous avaient d'abord opposé un refus si
absolu. Notre habile ambassadeur s'aperçut que dans la Conférence les
esprits étaient arrivés à cet état où l'on ne cède pas encore
complétement, mais où toute transaction a chance d'être favorablement
accueillie. Il crut sage de profiter de cette disposition. Sans
renoncer à poursuivre l'évacuation totale, il demanda que l'on
commençât par une évacuation partielle. L'idée fut bien reçue. Il fut
convenu, le 7 mai, qu'Ancône serait évacué huit jours après, et que
les troupes se retireraient ensuite des Marches et de la Romagne, de
telle sorte que, le 15 juin, moins de deux mois après le commencement
de l'intervention, tout le corps d'occupation fût concentré dans la
ville et la province de Bologne. À la date fixée, en effet, le
mouvement de retraite commença. La nouvelle produisit d'autant plus
d'effet en France qu'on s'y faisait une idée exagérée de l'importance
stratégique d'Ancône, et que l'opposition avait répété, à satiété, que
les Autrichiens ne consentiraient jamais à en sortir. Toutefois,
l'opinion n'était pas d'humeur à se contenter de cette première
satisfaction, et, de Paris, ordre fut donné à M. de Sainte-Aulaire de
ne pas laisser aux Autrichiens un instant de répit, jusqu'à ce qu'ils
eussent aussi évacué Bologne.

Ainsi relancé, l'ambassadeur d'Autriche répondit par une
contre-proposition habile et raisonnable: il demanda que, par un acte
public, les cinq grandes puissances s'engageassent à soutenir au
besoin le Saint-Siége contre ses sujets rebelles; cette garantie,
disait-il, devant suppléer à la force matérielle d'une armée
étrangère, l'évacuation totale pourrait alors être ordonnée. La
proposition fut bien accueillie par les représentants de la Prusse et
de l'Autriche, et même, quoique moins explicitement, par celui de
l'Angleterre. L'ambassadeur de France, qui ne pouvait, en matière si
grave, se prononcer sans avoir les ordres de son gouvernement, la
reçut _ad referendum_; il déclara qu'en tout cas la garantie ne lui
paraîtrait possible que si elle était subordonnée à l'accomplissement
et au maintien des réformes réclamées par la Conférence: cet
amendement fut aussitôt accepté par les autres ambassadeurs. Ainsi
complétée, la proposition paraissait, avec raison, très-avantageuse à
M. de Sainte-Aulaire, qui s'empressa de la transmettre à son
ministre, en l'appuyant fortement. À Paris, où l'on était alors
mécontent de la conduite du gouvernement pontifical dans la question
de l'amnistie, et disposé à mal prendre tout ce qui venait de Rome, le
premier mouvement fut un non maussade (18 mai). Mais la réflexion
ramena vite le cabinet français à une décision plus sage, et, dès le
24 mai, il fit savoir à M. de Sainte-Aulaire qu'il serait prêt à
donner la garantie proposée, si le gouvernement pontifical lui
accordait satisfaction pour l'amnistie et pour les réformes. Cette
réponse fut accueillie avec joie dans la Conférence, qui prévoyait dès
lors une issue heureuse à ses laborieuses délibérations. L'ambassadeur
d'Autriche indiqua lui-même qu'une fois la garantie donnée,
l'évacuation pourrait avoir lieu le 1er juillet.

Restait à réaliser la double condition à laquelle le gouvernement
français subordonnait sa garantie. Pour l'amnistie, nous avons vu qu'à
ce moment même M. de Sainte-Aulaire obtenait du cardinal Bernetti une
note qui lui paraissait satisfaisante. Pour les réformes, le travail,
bien que déjà commencé dans le sein de la Conférence et dans les
conseils du Pape, était moins avancé. L'oeuvre d'ailleurs était loin
d'être facile. Que le gouvernement et l'administration de l'État
romain eussent besoin de réformes, personne ne le niait, pas même M.
de Metternich[577]. Le pouvoir n'avait rien de rigoureux, mais les
abus pullulaient; la routine était maîtresse. Pas plus de garantie du
reste pour les intérêts de l'État que pour la liberté légitime des
habitants; partout un singulier mélange d'arbitraire et d'impuissance.
La difficulté n'était pas de signaler le mal, c'était d'indiquer le
remède. À entendre certains Français, rien de plus simple; il n'y
avait qu'à faire table rase du passé, et puis, sur ce terrain déblayé
et nivelé, transporter de toutes pièces les institutions politiques
et administratives de la France moderne, à commencer par la
souveraineté du peuple, le régime parlementaire, la liberté de la
presse et la garde nationale. Inintelligente pour tous pays, cette
exportation était absolument inadmissible pour les États de l'Église
dont le nom seul suffisait à rappeler la condition spéciale. Il
fallait tenir compte de ce caractère ecclésiastique, et aussi des
moeurs particulières de ces populations, de leurs traditions, de leurs
aptitudes, des institutions auxquelles les siècles avaient pu faire
prendre racine sur leur sol. C'est cette tâche que devaient résoudre
en quelques semaines cinq diplomates étrangers, la plupart nouveaux
venus dans le pays, tous à peu près sans aucune connaissance de la
législation canonique et de l'organisation cléricale. Des indigènes,
ils n'avaient pas grand secours à espérer. Tandis que les _zelanti_
désiraient voir échouer une prétention qui leur paraissait à la fois
usurpatrice et révolutionnaire, les «libéraux» ne considéraient pas
d'un meilleur oeil une entreprise destinée à consolider le
gouvernement qu'ils voulaient détruire. M. de Sainte-Aulaire ayant
demandé alors à l'un des amis de la France, le prince Santa-Croce, de
l'aider dans la recherche des réformes à proposer: «Dieu m'en garde,
répondit celui-ci sans hésiter; vous entreprenez une tâche ingrate;
vous ne réussirez à rien, et ceux qui seront signalés comme vous ayant
donné leur concours resteront compromis en pure perte. Nous pensions
que la France allait nous débarrasser des prêtres; mais puisque vous
venez ici raffermir leur gouvernement, ne comptez pas sur moi pour
vous y aider.» Quelques semaines auparavant, à une demande analogue,
le marquis Gino Capponi avait fait même réponse. Il y avait alors en
Italie des conspirateurs, mais pas de parti modéré et réformateur.

[Note 577: M. de Metternich écrivait, peu après, dans une lettre
secrète au comte Apponyi: «Le gouvernement pontifical appartient
malheureusement à la catégorie de ceux qui sont le moins capables de
gouverner; le désordre qui règne dans quelques-unes de ses provinces
est en majeure partie sa faute, et plus encore celle de l'incapacité
de ses agents. Nous en faisons l'expérience journalière.» Il écrivait
aussi, le 29 juin suivant, à son ambassadeur à Rome: «Le gouvernement
pontifical ne sait pas gouverner.» (_Mémoires de M. de Metternich_, t.
V, p. 315 et 343.)]

Malgré tant de difficultés, l'oeuvre paraissait si nécessaire au
raffermissement de l'autorité pontificale en Italie, au succès de la
politique conservatrice en France, que M. de Sainte-Aulaire s'y était
mis avec une ardeur qui, pour n'être pas exempte d'illusions, était du
moins honnête et sincère. Il était parvenu à y intéresser les autres
membres de la Conférence. Tous n'avaient pas, au fond, le même désir
de réussir; mais tous affectaient le même zèle. Ils s'étaient
facilement entendus sur l'indication générale des réformes à opérer:
admissibilité des laïques aux fonctions administratives et
judiciaires; conseils municipaux élus et dotés d'attributions
très-larges; administrations provinciales composées de membres élus
par les municipalités; consulte ou conseil central de gouvernement
siégeant à Rome et formé par les délégués des administrations
provinciales, auxquels seraient adjoints d'autres membres choisis par
le gouvernement; enfin, dans l'ordre judiciaire, exécution et
développement des réformes déjà décrétées en 1816, mais restées à peu
près à l'état de lettre morte. Ces idées furent consignées dans un
_memorandum_ que les cinq ambassadeurs remirent au cardinal Bernetti:
c'est ce document qui a acquis depuis une certaine célébrité
diplomatique sous la désignation de _Memorandum du 21 mai_. Le
gouvernement romain eût pu répondre à plusieurs des donneurs de
conseils qu'ils lui demandaient plus de libertés qu'eux-mêmes n'en
accordaient chez eux; mais il ne céda pas à la tentation de cette
malice. Il fit au contraire bon accueil à la démarche des membres de
la Conférence; peu de jours après, un règlement établissait, pour les
Légations, un régime d'administration tout nouveau; le pouvoir y était
confié à des conseils composés de laïques et délibérant librement. Ce
n'était sans doute encore qu'un régime provisoire, une sorte d'essai,
mais il était conforme aux idées du _Memorandum_.

On en était là du travail des réformes, dans les premiers jours de
juin, quand arriva à Rome la nouvelle que la France consentait à
garantir avec les autres puissances l'autorité du Pape dans ses États,
à la condition que les réformes fussent préalablement accomplies. On
n'avait plus que trois ou quatre semaines jusqu'au 1er juillet, date
proposée pour l'évacuation: impossible en un délai si court de remplir
les formalités qui devaient précéder tout édit législatif soumis à la
signature pontificale. Or il nous importait beaucoup que l'évacuation
ne fût pas retardée. De concert avec ses collègues étrangers, M. de
Sainte-Aulaire imagina alors cet expédient: le cardinal secrétaire
d'État devait adresser aux membres de la Conférence une note annonçant
l'intention d'accomplir les réformes conseillées par le _Memorandum_;
les ambassadeurs prendraient acte de cet engagement dans leur
déclaration de garantie, celle-ci ne valant que dans la mesure où les
réformes promises seraient accomplies. Le gouvernement romain, fort
désireux d'obtenir la garantie, était prêt à faire la note demandée.
On n'attendait que l'approbation de notre gouvernement.

Malheureusement celui-ci, toujours exclusivement préoccupé d'obtenir
le plus possible pour satisfaire l'opinion française, persuadé
d'ailleurs que M. de Sainte-Aulaire ménageait trop la cour de Rome, et
qu'avec plus de fermeté l'on pouvait amener celle-ci à concéder
davantage, décida de ne pas se contenter de ce qui lui était offert et
d'exiger, comme condition préalable, indispensable, de la garantie,
non une note du secrétaire d'État, mais trois édits du Pape, le
premier contenant les bases claires et bien définies des améliorations
qui devaient être introduites dans l'ordre administratif et
judiciaire, le second abolissant la confiscation, le troisième
accordant une amnistie formelle. Casimir Périer, suivant son procédé
habituel, réunit les ambassadeurs étrangers pour leur exposer sa
résolution, et telle était l'autorité qu'il avait acquise sur eux, tel
était leur désir d'aider à sa victoire électorale[578], qu'ils
consentirent à appuyer ses exigences. En leur nom, M. Pozzo di Borgo
écrivit aux membres de la Conférence de Rome pour les presser de
seconder fortement les nouvelles démarches de l'ambassadeur français.

[Note 578: M. de Metternich lui-même protestait de son désir d'aider
au triomphe du ministère français. «Nous entrevoyons, écrivait-il le
16 juin 1831, les causes du désir du cabinet de Paris de voir hâter,
autant que possible, la retraite de nos troupes; mais nous voulons
fournir à l'Europe la preuve que nous aimons à soutenir
l'administration actuelle en France.» (_Mémoires de M. de Metternich_,
t. V, p. 140.)]

On croyait évidemment, à Paris, ne pas demander beaucoup plus que ce
que le gouvernement pontifical avait déjà accordé. C'était une erreur
contre laquelle les avertissements de M. de Sainte-Aulaire eussent dû
mettre en garde. Le Pape était tout disposé à épargner les personnes
et les biens des insurgés, mais il répugnait à une mesure générale qui
permettrait à ces derniers de faire une sorte de rentrée triomphale.
Il consentait sincèrement à essayer les réformes conseillées par les
puissances, mais en gardant au moins les apparences de son
indépendance et en respectant le droit de délibération préalable des
cardinaux; fort troublé d'ailleurs du blâme qui s'élevait autour de
lui contre ces changements, il désirait avoir au moins un peu de temps
devant soi pour ramener ou apaiser les mécontents; lui aussi, il
vivait au milieu d'une opposition dont il devait tenir compte. Quant à
ceux qui auguraient des concessions précédentes de la cour de Rome et
de sa faiblesse matérielle, qu'elle ne pourrait pas résister à la
pression unanime de l'Europe, ils montraient qu'ils connaissaient mal
les allures de cette cour. Comme l'observait finement M. de
Sainte-Aulaire, toute négociation y paraît facile au début, parce
qu'il n'est pas dans les habitudes des ministres du Saint-Siége de
repousser péremptoirement une demande quelconque. Par un sage esprit
de conciliation et aussi par un désir de plaire qui est un des charmes
du caractère romain, ils repoussent mollement ce qui les blesse. Ils
reculent quand on avance et retardent le plus qu'ils peuvent le moment
de donner une réponse absolument négative; en négociant avec eux, on
croit n'avoir plus qu'un léger effort à faire, et tout à coup on se
trouve en présence d'une volonté de fer qu'aucune puissance humaine ne
pourrait faire plier.

Ce fut ce qui arriva à notre ambassadeur, quand il communiqua au
gouvernement pontifical les nouvelles exigences de son cabinet. Le
cardinal Bernetti écouta, impassible, les arguments par lesquels M. de
Sainte-Aulaire appuyait de son mieux une démarche qu'au fond il
regrettait, puis il lui répondit avec une sécheresse et une résolution
fort contraires à ses habitudes de langage: «La garantie des cinq
puissances a été considérée dans l'origine comme une force morale
pouvant suppléer jusqu'à un certain point à la force matérielle dont
nous priverait la retraite de l'armée autrichienne. Aujourd'hui, vous
la mettez au prix de certaines réformes que vous prétendriez nous
obliger à accomplir à jour fixe et sous votre surveillance. Le
Saint-Père se ferait injure à lui-même, s'il souscrivait à de telles
conditions; il ne pliera pas sous de telles exigences. Nul ne sait
mieux que lui ce que réclame le bien de ses sujets; son coeur n'a pas
besoin d'être excité, sa volonté ne souffrira pas de contrainte... Des
réformes considérables ont déjà été accomplies dans le gouvernement
ecclésiastique; d'autres se préparent et ne se feront pas longtemps
attendre; mais le Pape les publiera quand le moment lui semblera
opportun, et il ne se les laissera imposer ni par vous, ni par
personne.» Cette déclaration faite, le cardinal ne répondit que par
monosyllabes aux insistances de l'ambassadeur, et, l'entretien fini,
le salua très-froidement. Vainement, les jours suivants, les autres
membres de la Conférence, se conformant aux avis qu'ils avaient reçus
de Paris, vinrent-ils à la rescousse de l'ambassadeur français; le
secrétaire d'État demeura inébranlable: peut-être d'ailleurs, en dépit
des démarches apparentes du plénipotentiaire autrichien, le
gouvernement romain avait-il des raisons de croire qu'il ne déplaisait
pas ainsi au cabinet de Vienne. Quoi qu'il en soit, il était manifeste
que nous avions trop tendu la corde et qu'elle s'était rompue.

La solution qu'on avait cru tenir paraissait dès lors plus éloignée
que jamais. En effet, l'Autriche, arguant de ce qu'elle n'avait promis
l'évacuation qu'au cas où la France aurait donné sa garantie,
déclarait maintenant ne pouvoir retirer ses troupes que si le Pape y
consentait. Le gouvernement français était d'autant moins d'humeur à
admettre cette réponse qu'il touchait au moment où il devait rendre
compte de sa politique à la nouvelle Chambre: les élections étaient
fixées au 5 juillet, la réunion du Parlement au 23. La discussion
entre les deux puissances s'aigrissait; de nouveau la paix du monde se
trouvait mise en question. Les révolutionnaires italiens, croyant la
guerre imminente, se réjouissaient et s'agitaient. Une fermentation
menaçante se manifestait dans les Légations et les Marches; une
émeute même éclatait à Rimini. Il n'en fallait pas tant pour rappeler
au gouvernement romain de quel intérêt il était pour lui de prévenir
une rupture entre les deux puissances. Le coeur du pontife se
troublait d'ailleurs, quand l'ambassadeur de France lui représentait
qu'il allait être la cause de la guerre; il déclarait alors «aimer
mieux rester sans défense, exposé aux plus grands dangers, que de
fournir la matière ou le prétexte d'un conflit entre la France et
l'Autriche». Aussi, le 3 juillet, le cardinal Bernetti finit-il par
remettre à l'ambassadeur de France une note par laquelle il consentait
à l'évacuation immédiate; dans cette note, après avoir rappelé les
réformes déjà opérées, il ajoutait, non sans noblesse: «Si de tels
actes déterminent le gouvernement royal de France à s'unir aux autres
puissances pour garantir l'indépendance et l'intégrité des États
pontificaux, le Saint-Père acceptera ce bienfait avec reconnaissance.
Dans le cas contraire, il saura se résigner à son sort et attendra de
la justice de sa cause et de la protection du ciel un meilleur avenir
pour lui et ses sujets fidèles.» Armé de cette pièce, l'ambassadeur
français pressa plus fortement encore son collègue autrichien:
celui-ci ne put longtemps se dérober, et, le 11 juillet, il annonça
dans la Conférence que l'évacuation aurait lieu le 15: c'était la date
même que Casimir Périer désirait, afin de pouvoir annoncer à la
nouvelle Chambre la retraite des Autrichiens comme un fait accompli:
«Preuve complète, écrivait à ce propos M. de Metternich, de la
disposition sincère du cabinet de Vienne à seconder sans réserve
l'intérêt de conservation du gouvernement français, jusque dans toutes
les nuances qui peuvent répondre aux nécessités de sa position[579].»

[Note 579: _Mémoires de M. de Metternich_, t. V, p. 191.]

Si heureux que fût notre ambassadeur d'avoir enfin obtenu la cessation
d'une occupation qui lui paraissait mettre en péril, et l'existence du
ministère en France, et la paix en Europe, il n'était pas moins fort
troublé à la pensée que cette évacuation pourrait être le signal d'une
nouvelle explosion révolutionnaire dans les États de l'Église. Les
symptômes alarmants en effet se multipliaient. Tout indiquait que les
agitateurs n'attendaient que le départ du dernier soldat autrichien pour
rentrer en scène, et que le gouvernement pontifical serait hors d'état
de les réprimer. À défaut de la garantie à laquelle ses instructions ne
lui permettaient malheureusement pas d'adhérer, l'ambassadeur français
voulut essayer d'en imposer aux ennemis du gouvernement pontifical, par
une manifestation collective d'un autre genre; il fit accepter par ses
collègues de la Conférence l'idée d'une circulaire adressée à leurs
agents consulaires dans les provinces pontificales. Dans cette
circulaire, rédigée par M. de Sainte-Aulaire, et aussitôt publiée dans
le _Journal officiel_ de Rome, les ambassadeurs prenaient occasion du
retrait des troupes autrichiennes, «pour manifester au Saint-Siége le
vif intérêt que leurs cours respectives prenaient au maintien de l'ordre
public dans ses États, à la conservation de sa souveraineté temporelle,
à l'intégrité et à l'indépendance de cette souveraineté». Ils invitaient
les agents consulaires à «donner le plus de publicité possible à ces
dispositions», à «offrir aux autorités pontificales tous les moyens
d'influence dont ils pouvaient disposer», et à «démentir franchement
tous les mauvais bruits de prétendus dissentiments entre les puissances,
qu'on chercherait à répandre afin d'enhardir des révolutions nouvelles
qui attireraient infailliblement des malheurs affreux sur leurs auteurs
et sur les populations qu'ils auraient pu séduire». En même temps, M. de
Sainte-Aulaire appelait l'attention de son gouvernement sur la situation
des États de l'Église: «Elle est plus menaçante que jamais, écrivait-il;
tous les partis s'attendent à une révolution nouvelle. L'audace et
l'aveuglement des révolutionnaires sont incroyables. Ils s'obstinent à
croire ou au moins à répéter que c'est dans l'intérêt de leur cause que
nous avons insisté sur le renvoi des Autrichiens. Leur correspondance
avec la France les pousse à reprendre les armes. Que ferons-nous, si
leur folie provoque le retour des Autrichiens?...»

Au cas où notre gouvernement se fût posé cette question, il eût bien
été obligé de s'avouer qu'il n'avait pas résolu définitivement le
problème de la pacification des États romains et de l'équilibre entre
les influences française et autrichienne au delà des Alpes. Tout au
plus l'avait-il ajourné, au risque de le voir bientôt se représenter
plus grave et plus périlleux encore. Mais il était alors aux prises
avec tant de difficultés, qu'il se trouvait déjà bien heureux de
pouvoir en écarter quelques-unes par des expédients même peu durables.
Et puis, pour Casimir Périer, nous avons déjà eu l'occasion de le
remarquer, la question principale, urgente, vitale, n'était pas en
Italie, mais en France. Dans les négociations suivies à Rome, il
cherchait moins un résultat réel et durable qu'une démonstration
flatteuse à l'amour-propre national, qui fortifiât, devant les
électeurs et devant le Parlement, la politique de paix, qui fermât la
bouche ou du moins enlevât tout crédit à l'opposition révolutionnaire
et belliqueuse[580]. À ce point de vue, l'évacuation des États
romains, cette évacuation notoirement imposée par la France à
l'Autriche et à l'Europe, était un succès considérable. Les ennemis du
ministère perdaient ainsi l'arme sur laquelle ils comptaient le plus.
L'opinion, jusqu'alors indécise et troublée, était définitivement
conquise à la paix. C'était donc avec une sorte de fierté victorieuse
que le Roi disait, le 23 juillet, dans le discours par lequel il
inaugurait la première session de la nouvelle Chambre: «Ainsi que je
l'avais demandé, les troupes de l'empereur d'Autriche ont évacué les
États romains.» Ce langage fit faire quelques grimaces à Vienne; dans
les cercles de la cour impériale, on le traita d'«arrogant», mais sans
pouvoir y opposer aucune contradiction publique.

[Note 580: Au début de cette affaire, M. de Barante, appelant, dans
une dépêche que nous avons déjà citée, l'attention de son gouvernement
sur la nécessité de faire en Italie quelque acte, d'obtenir quelque
concession qui «montrassent la force et le crédit de la France»,
ajoutait: «L'apparence serait même ici plus essentielle que la
réalité. Car ce qu'il faut surtout, c'est se vanter de cette
concession, c'est en faire un argument de tribune, qui ne laisse pas
le beau rôle dans la discussion aux partisans de la guerre. Une fois
la considération de la France sauvée, son influence conservée, on
cherchera à la longue et à loisir comment améliorer d'une façon solide
et réelle la situation des peuples d'Italie. Ici, il ne s'agit que de
l'effet du moment.» (_Documents inédits._)]


III

La question de Belgique était celle où la diplomatie de la monarchie
de Juillet pouvait attendre le plus d'avantages. Mais, à la chute du
ministère Laffitte, elle semblait singulièrement embrouillée et
compromise[581]. Les Belges étaient en pleine révolte contre les
protocoles de Londres. À leur suite, le gouvernement français avait
refusé son adhésion à ces protocoles, se laissant ainsi séparer de
l'Angleterre. Le roi de Hollande, à la tête d'une armée nombreuse, en
possession d'un trésor bien garni, s'apprêtait à profiter de la chance
que lui offrait l'imprudence de ses anciens sujets; il comptait
d'ailleurs sur le concours de la Confédération germanique, qui, sur la
demande qu'il lui avait adressée en qualité de grand-duc de
Luxembourg, avait mis à sa disposition, pour défendre ses droits dans
le grand-duché, un corps de vingt-quatre mille hommes. Ce n'était donc
pas seulement avec la Hollande, mais avec l'Allemagne, que la Belgique
bravait la guerre. Elle ne pouvait cependant se faire illusion sur ses
propres forces. Le refus de la couronne par le duc de Nemours l'avait
laissée sans gouvernement organisé; le pouvoir était aux mains d'une
régence dépourvue d'autorité et d'un congrès trop souvent dominé par
l'opinion affolée. Pas d'armée; un trésor vide et réduit aux
expédients de l'emprunt forcé; une anarchie croissante dont la
populace profitait pour se livrer aux plus hideux excès, saccageant
les hôtels, les châteaux et les usines des prétendus orangistes. Ce
triste état ne rendait pas la nation et ses chefs provisoires plus
réservés; dans la presse, à la tribune, on menaçait la Hollande, on
défiait les puissances; la France elle-même n'était pas ménagée et se
voyait accusée de lâcheté et de trahison. Les Belges s'étaient
persuadé que, quoi qu'ils fissent, en quelque péril qu'ils se
jetassent, nous serions obligés de les soutenir. Ils étaient
d'ailleurs encouragés par nos révolutionnaires, qui n'étaient pas les
derniers à leur donner le conseil de forcer la main au gouvernement du
roi Louis-Philippe et l'exemple de l'outrager. Tout cela faisait une
situation fort dangereuse, et nous risquions de nous trouver, au
premier jour, en face de cette alternative: soit d'abandonner la
Belgique dans une lutte où aurait péri avec elle un grand intérêt
français, soit de nous laisser engager à sa suite dans une guerre où
nous aurions rencontré d'abord l'Allemagne et bientôt la coalition des
puissances continentales.

[Note 581: Voir, sur le commencement des affaires belges, ch. II, §
III, et ch. V, § I.]

Dans cette question comme dans les autres, les cabinets étrangers
attendaient beaucoup de la sagesse et de la fermeté du nouveau
ministère. Lord Palmerston écrivait, dès le 18 mars 1831, à lord
Granville, son ambassadeur à Paris: «Il est absolument nécessaire de
nous entendre avec Casimir Périer sur la Belgique. S'il veut prendre
la droite ligne et marcher loyalement avec les quatre puissances, nous
pourrons régler cette affaire amicalement et honorablement pour
tous[582].» Le ministre français prit son parti avec sa netteté et sa
promptitude habituelles. En même temps qu'il pressait les Belges
d'accepter les décisions de la Conférence et les prévenait de ne pas
compter sur notre appui[583], il témoignait sa volonté de rentrer dans
le concert européen et particulièrement de se rapprocher de
l'Angleterre. Moyennant quelques explications qu'on s'attacha à lui
fournir satisfaisantes, il donna l'adhésion, longtemps refusée, au
protocole du 30 janvier par lequel la Conférence avait fixé les «bases
de séparation» entre la Hollande et la Belgique. Cette adhésion fut
constatée par le protocole du 17 avril 1831, et quelques jours après,
le 25, le général Sébastiani écrivait au général Belliard, son envoyé
à Bruxelles: «Notre union avec les grandes puissances est
indissoluble; nous sommes décidés à leur prêter un concours direct et
positif pour faire adopter par le gouvernement belge le protocole du
20 janvier... Le gouvernement du Roi a la conviction qu'il donne aux
Belges une preuve nouvelle et frappante de son amitié et de son
intérêt pour eux, en leur conseillant d'accepter ce protocole, sans
restriction et sans délai... Vous ferez sentir au régent que
l'évacuation du duché de Luxembourg par les troupes belges ne saurait
éprouver de plus longs retards sans compromettre la situation présente
et l'avenir même de la Belgique. Vous vous attacherez surtout à
dissiper les folles illusions de ceux qui espéreraient nous entraîner
à la guerre. Lorsque nous avons accepté tous les traités existants
pour assurer le maintien de la paix, lorsque nous n'avons réclamé ni
Landau, ni Sarrelouis, ni Marienbourg, ni, en un mot, aucune partie de
nos anciennes frontières, comment les Belges pourraient-ils croire que
nous consentirions à soutenir la guerre pour leur faire acquérir le
grand-duché de Luxembourg[584]?»

[Note 582: BULWER, _Life of Palmerston_, t. II, p. 52 à 55.]

[Note 583: Dépêches du 15 mars et du 4 avril 1831. Voir aussi les
discours prononcés à la Chambre des députés, dans les séances du 18
mars et du 4 avril.]

[Note 584: Dépêche du 25 avril.]

Le gouvernement français donnait au besoin des avertissements plus
menaçants encore. «Les Belges n'ont que des idées folles», disait le
général Sébastiani, en causant le 1er avril avec un officier qui lui
était adressé par le général Belliard; «qu'ils y prennent garde, _on les
partagera_[585].» Et peu après, le même ministre s'exprimait ainsi, dans
un entretien avec M. Lehon, représentant à Paris du gouvernement de
Bruxelles: «La crise est extrême pour vous; votre gouvernement traite
une question de vie ou de mort... Qu'il réfléchisse bien: s'il fait la
guerre, il n'y entraînera pas la France, déterminée qu'elle est à ne pas
livrer son sort et la paix de l'Europe à votre merci. Si les
conséquences de cette guerre contre la Confédération et la Hollande
étaient de faire arriver les troupes de l'Allemagne au coeur de la
Belgique, _le malheur d'un partage pourrait alors se réaliser; ce cas
est même le seul où la France serait réduite à le souffrir_[586].»
Qu'est-ce donc que ce «partage» dont nous voyons pour la première fois
indiquer l'hypothèse? À en croire certains témoignages, il est vrai,
peu bienveillants[587], la diplomatie française, ou au moins M. de
Talleyrand personnellement, aurait alors noué une intrigue, tramé une
sorte de complot pour amener un partage de la Belgique sur les bases
suivantes: à l'Angleterre, Anvers; à la Prusse, le Limbourg, Liége et
Luxembourg; à la Hollande, les deux Flandres; à la France, Namur, le
Hainaut et le Brabant. Rien de plus invraisemblable et en tout cas de
moins en harmonie avec ce que l'on sait de la politique jusqu'ici suivie
par la France et particulièrement par M. de Talleyrand. Aussi
croyons-nous qu'il faut expliquer différemment ce côté un peu mystérieux
de l'affaire belge. D'abord il apparaît bien que la première idée du
partage avait été mise en avant, non par M. de Talleyrand ou par un des
ministres français, mais par le roi de Hollande. Quant à notre
gouvernement, son but principal était toujours la constitution d'un
royaume indépendant et neutre; le partage, loin d'être envisagé par lui
comme une solution désirable, lui semblait, suivant le mot même du
général Sébastiani, un «malheur», et il ne se résignait à le «souffrir»
que si la résistance obstinée des Belges provoquait l'invasion étrangère
et empêchait la constitution de leur État. En avril et en mai 1831, en
présence des rapports de plus en plus tendus de la Belgique avec
l'Europe, cette éventualité du partage, sans être plus désirée par nos
hommes d'État, leur paraissait moins improbable, moins éloignée, et ils
pouvaient juger nécessaire de s'y préparer. De là sans doute les
ouvertures secrètes que le gouvernement français paraît avoir faites
alors à la Prusse, et qui, sans être acceptées à Berlin, y furent
cependant très-sérieusement examinées[588].

[Note 585: Théodore JUSTE, _le Congrès national de Belgique_, t. II,
p. 71.]

[Note 586: _Ibid._, p. 99 et 100.]

[Note 587: Tels sont ceux de lord Palmerston, de Stockmar et
d'Hillebrand.]

[Note 588: Ces derniers faits sont révélés par M. Hillebrand, d'après
les dépêches conservées aux archives de Berlin. (_Geschichte
Frankreichs, 1830-1870_, t. I, p. 233, 234.)]

Ni conseils, ni menaces ne produisaient d'effet sur les esprits
surchauffés des Belges. Ils aimaient mieux écouter les excitations de
nos hommes de gauche et faire écho à leurs déclamations. «Plus de
doute, s'écriait M. de Robaulx, le 7 avril, dans le congrès de
Bruxelles; le gouvernement de Louis-Philippe a pactisé avec la
Sainte-Alliance! Louis-Philippe lui-même est entré dans la
conspiration flagrante contre les libertés! Usons de nos ressources,
elles sont immenses. Faisons un appel aux nations. La France, cette
France grande et généreuse que je distingue de son gouvernement
machiavélique, est notre amie; elle nous répondra, n'en doutez pas;
notre cause est la sienne. C'est sur les champs de bataille que la
liberté doit triompher ou être anéantie... La Pologne, l'Italie
reprendront courage en voyant une nation, leur devancière en
révolution, imiter leurs nobles exemples.» Il terminait en demandant
au ministère s'il était décidé à faire la guerre à qui que ce fût pour
défendre l'intégrité du territoire, et s'il avait pris ou allait
prendre des mesures à cet effet. M. Lebeau, ministre des relations
extérieures, lui répondit: «Je ne veux pas entretenir le pays dans une
sécurité trompeuse; la guerre est imminente, inévitable; je dirai
plus, elle est devenue une nécessité. Nous devons défendre le
Luxembourg. C'est une question d'honneur.» Puis, après avoir parlé des
mesures prises pour armer la nation, il s'écriait: «La devise du
ministère est: Fais ce que dois, advienne que pourra.»

Si bien disposé que fût le cabinet français pour les Belges, il
n'était pas d'humeur à supporter patiemment de telles incartades. Le
12 avril, en réponse à une interpellation de M. Mauguin, le général
Sébastiani laissa tomber ces paroles sévères et même quelque peu
méprisantes: «Une association, traînant à sa suite le meurtre et le
pillage, domine le gouvernement de Bruxelles. Cette association
prétend qu'elle nous conduira à la guerre malgré nous. Non, la France
ne se traînera pas misérablement à la suite de ces brouillons... La
Belgique a encore besoin de nous; nous la protégerons; elle trouvera
en nous à la fois des intentions bienveillantes et une volonté
inébranlable.» Et Casimir Périer ajoutait sur le même ton: «J'ai
souvent entendu reprocher à la Restauration d'adopter tantôt la
politique russe, tantôt la politique anglaise. Serions-nous tombés si
bas qu'il nous fallût donner maintenant à la France la politique
belge? Non, non; nous voulons une politique française, il est temps
que la France n'appartienne qu'à la France.»

Si, par cette attitude, Casimir Périer ne parvenait pas à rendre les
Belges plus raisonnables, du moins il atteignait son but principal qui
était de rétablir entre la France et l'Angleterre le bon accord, si
gravement compromis à la fin du ministère Laffitte. Le 12 avril 1831,
lord Palmerston écrivait à lord Granville, son ambassadeur à Paris:
«Je vous prie de faire savoir à Périer combien nous lui savons gré du
changement de ton et de dispositions qu'il a apporté dans le
gouvernement français.» Et il ajoutait, dans une autre lettre du 31
mai: «Dites à Casimir Périer que vous m'avez répété la communication
qu'il vous a faite l'autre jour à dîner, et le désir qu'il vous a
exprimé d'être bien avec l'Angleterre. Assurez-le que ce gouvernement,
et moi personnellement comme son organe, nous partageons entièrement
son sentiment sur ce sujet. Nous comprenons parfaitement combien une
entente cordiale et une amitié étroite entre l'Angleterre et la France
doivent contribuer à assurer la paix du monde, à garantir les libertés
et à seconder la prospérité des nations. Nous sommes convaincus qu'il
est grandement de l'intérêt de l'Angleterre et de la France que cette
amitié soit intime et solide.» Il rappelait ensuite comment elle avait
été altérée à la fin du ministère Laffitte; puis il continuait ainsi:
«Depuis l'arrivée de Casimir Périer, nous avons remarqué un complet
changement dans l'esprit et l'humeur de la politique française. Toute
chose venue de lui a été calculée pour nous inspirer confiance. Et si,
par moments, le vieil esprit s'est montré chez quelques-uns de ceux
qui agissaient sous lui, c'étaient des manifestations non autorisées,
et qui devaient être réprimées aussitôt qu'elles auraient été connues
de lui. En un mot, assurez-le que nous avons la plus grande confiance
en lui et que nous sommes persuadés que, tant qu'il sera au pouvoir,
l'amitié des deux contrées ira toujours se resserrant. Il ne sera pas
inutile que vous profitiez d'une occasion pour dire au Roi à quel
point la bonne entente des deux pays dépend du respect et de la
confiance que nous inspire le caractère personnel de Périer, et
combien sa nomination comme président du conseil a contribué à la paix
de l'Europe[589].»

[Note 589: BULWER, _Life of Palmerston_, t. II, p. 62, et 78 à 80.]

Ce n'était pas la moindre merveille produite par le caractère du
ministre français que d'avoir inspiré une confiance aussi entière et
aussi expansive à l'esprit soupçonneux de lord Palmerston. À la
vérité, la naturelle méfiance que ce dernier dépouillait par
extraordinaire quand il s'agissait de Périer, il continuait à la
ressentir contre Louis-Philippe, contre le général Sébastiani, contre
le maréchal Soult, contre M. de Talleyrand[590]. Elle se manifestait
surtout quand il croyait entrevoir chez nos gouvernants quelque
velléité de réaliser, dans une mesure si modeste qu'elle fût, le rêve
d'agrandissement qui continuait à hanter les imaginations françaises.
C'était d'ordinaire au moment où notre diplomatie se trouvait faire
quelque chose dont l'Europe et en particulier l'Angleterre devaient
lui savoir gré; elle ne se retenait pas alors de tâter un peu le
terrain pour voir s'il ne serait pas possible d'obtenir en retour
quelque petite rectification de frontière; tout cela avec peu
d'insistance, par manière d'acquit de conscience, sans paraître avoir
espoir et sérieuse volonté de réussir[591]. Lord Palmerston avait
soin d'ailleurs de ne lui laisser aucune illusion. «Soyez inexorable
sur ce point», écrivait-il à lord Granville, le 25 mars 1831[592].

[Note 590: Lettres diverses publiées par BULWER, _Life of Palmerston_,
t. II, p. 52 à 84. Bulwer lui-même est obligé de reconnaître le plus
souvent l'injustice des soupçons de lord Palmerston.]

[Note 591: On en peut juger par la lettre suivante, que lord
Palmerston écrivait, le 1er avril 1831, à lord Granville: «Talleyrand
m'a lu, il y a deux jours, une dépêche de Sébastiani disant que la
France soutiendrait Léopold, et qu'il ne doutait pas que l'Angleterre,
en retour d'un arrangement si avantageux pour elle, satisferait aux
désirs de la France en ce qui concernait Bouillon, Luxembourg et
Maestricht. Talleyrand, avant que je pusse ouvrir la bouche, dit qu'il
pensait répondre que l'élection de Léopold était un objet qui était
relativement indifférent au gouvernement anglais, et que celui-ci
n'était disposé à faire aucun sacrifice pour l'obtenir. Je lui dis
qu'il était tout à fait dans le vrai... Aujourd'hui Talleyrand m'a lu
une dépêche de Sébastiani, datée du 30 et écrite avant qu'il eût pu
recevoir la réponse à sa première dépêche; elle exprimait le désir que
cette première dépêche fût considérée comme non avenue...» (BULWER, t.
II, p. 60, 61.)--Au même moment, à Paris, Louis-Philippe, causant
librement avec lord Granville, lui insinuait que la candidature de
Léopold était bien impopulaire en France, et que le gouvernement
anglais, «pour la rendre plus populaire», devrait consentir à
l'annexion de Marienbourg et de Philippeville. L'ambassadeur pria
instamment le Roi de ne pas donner suite à sa proposition et de ne pas
la rendre publique. Est-ce cet incident qui explique le contre-ordre
donné par le général Sébastiani à M. de Talleyrand? (Dépêche de M. de
Werther, en date du 2 avril, citée par HILLEBRAND, _Geschichte
Frankreichs, 1830-1870_, t. II, p. 232.)]

[Note 592: BULWER, _Life of Palmerston_, t. II, p. 59.]

On ne peut dire cependant que nous n'ayons rien obtenu. Parmi les
dispositions des traités de 1815, l'une des plus blessantes pour notre
pays était celle qui avait stipulé la construction et le maintien,
près de nos frontières, d'une série de forteresses, véritables places
d'armes d'une coalition antifrançaise; plusieurs de ces forteresses
étaient dans la partie du royaume des Pays-Bas qui formait la
Belgique. Qu'allaient-elles devenir? Dès le commencement d'avril 1831,
le gouvernement français avait fait à Londres des ouvertures tendant à
leur démolition. Les puissances ne pouvaient se dissimuler que c'était
en effet la seule solution raisonnable: la possession de ces
forteresses, peu compatible avec la neutralité du nouvel État, était
du reste au-dessus de ses moyens militaires, et l'on pouvait craindre
qu'en cas de guerre, elles ne tombassent aux mains de ceux contre qui
on les avait élevées. Cependant, il était pénible aux anciens «alliés»
de supprimer l'un des signes visibles et permanents de leur victoire
et de reconnaître ainsi eux-mêmes à quel point l'oeuvre de 1815 était
atteinte. Tout au moins, pour diminuer leur déplaisir, ne
voulurent-ils pas admettre la France à discuter avec eux les mesures à
prendre. Prétention assez fondée, après tout, car il s'agissait de
modifier des stipulations dans lesquelles nous n'avions pas été
partie[593]. Cette réserve faite, les puissances cédèrent sur le fond,
et, le 17 avril, le jour même où la Conférence recevait l'adhésion de
la France aux bases de séparation, les représentants de l'Angleterre,
de l'Autriche, de la Prusse et de la Russie se réunirent hors la
présence de notre représentant. Se fondant sur la situation nouvelle
de la Belgique, sur la neutralité et l'inviolabilité de son
territoire, ils décidèrent à l'unanimité qu'une partie des forteresses
n'avait plus de raison d'être: la désignation de celles qui devaient
être supprimées fut renvoyée au moment où il existerait à Bruxelles un
gouvernement reconnu avec lequel les quatre puissances pourraient
négocier à ce sujet. M. de Talleyrand et Casimir Périer reçurent
aussitôt communication de cette décision, mais seulement à titre
confidentiel. La lettre d'envoi témoignait d'une intention évidente
d'être aimable pour la France; elle présentait la résolution «comme
une nouvelle preuve de la confiance qu'inspiraient aux soussignés les
dispositions manifestées par S. M. le roi des Français pour le
maintien de la paix générale».

[Note 593: Lord Palmerston écrivait à ce propos à lord Granville:
«Quant à la prétention que la France pourrait émettre d'être partie
dans cette délibération, elle ne peut pas être admise un seul moment,
quoi que Périer puisse penser ou dire... Comme ces forteresses ont été
élevées, non, comme dit Talleyrand, _en haine de la France_, mais _en
crainte de la France_, il serait absurde de discuter avec elle
lesquelles doivent être démantelées.»]

Cependant la situation créée par la résistance des Belges ne pouvait
indéfiniment se prolonger; la Conférence était visiblement à bout de
patience. Elle avait averti officiellement le cabinet de Bruxelles
que, s'il ne retirait pas ses troupes du Luxembourg, la Confédération
germanique allait mettre son armée en mouvement; mais rien n'y
faisait: en Belgique, toute l'influence était tombée aux mains des
exaltés et des violents; moins que jamais le gouvernement de la
régence paraissait avoir la force matérielle et le crédit moral
suffisants pour contenir les passions soulevées et ramener les esprits
hors de voie. Voulait-on sauver le nouvel État d'une ruine imminente?
une seule chance restait, c'était d'y hâter l'établissement d'un
gouvernement qui comprît la nécessité et eût le moyen d'être
raisonnable; en un mot, c'était d'y faire un roi.

Depuis la première tentative d'élection royale, en janvier et février
1831, le cercle des candidats possibles au trône s'était
singulièrement rétréci. La France refusait le duc de Nemours et
excluait le duc de Leuchtenberg; les Belges ne prenaient pas au
sérieux les jeunes princes de Naples ou de Bavière; dès lors une seule
candidature subsistait, celle de Léopold de Saxe-Cobourg. On se
rappelle que dès l'origine elle avait été sinon proposée, du moins
subsidiairement indiquée par lord Palmerston; mais, repoussée par le
gouvernement français, il n'en avait presque pas été question dans
les débats du congrès. Depuis lors, au contraire, la pensée des
ministres du régent s'était tournée avec complaisance vers ce prince;
sa couleur anglaise, l'opposition qui lui avait été d'abord faite par
le cabinet de Paris, n'étaient pas une mauvaise note aux yeux de
ministres qui nous gardaient alors rancune de l'avortement de la
première élection, et qui se faisaient volontiers honneur auprès des
autres puissances de n'être pas sous notre dépendance. De telles
dispositions ne déplaisaient pas à lord Palmerston, et modifiaient
même peu à peu ses sentiments à l'égard de la Belgique. Jusqu'à
présent, l'ayant trouvée trop portée pour la France, il l'avait
traitée sans bienveillance, et il écrivait, le 18 mars 1831: «Quant au
règlement définitif de l'affaire de Belgique, plus ce pays sera ramené
vers la Hollande, mieux ce sera pour lui et pour l'Europe[594].» La
chance de voir le nouvel État se mettre en froid avec la France et
choisir un prince presque anglais lui fit prendre un intérêt tout
nouveau à son indépendance. Dans les premiers jours d'avril 1831, il
faisait donner au régent des conseils qui pouvaient se résumer ainsi:
«Les intérêts de l'Angleterre exigent que la Belgique ne soit ni unie
à la France, ni placée sous sa dépendance: les intérêts de la Russie,
de la Prusse et de l'Autriche sont les mêmes, et il y a une
détermination commune, de la part de ces quatre puissances, de ne
permettre ni une pareille union ni une pareille dépendance.
L'Angleterre désire sincèrement le bonheur de la Belgique. Ce qui lui
sourirait le plus serait une réconciliation avec la Hollande; mais si
ce projet ne peut être réalisé, le gouvernement britannique préférera
le choix du prince Léopold à tout autre arrangement[595].» L'envoyé
anglais à Bruxelles, lord Ponsonby, naguère si passionné pour le
prince d'Orange, disait au ministre belge: «Je ne veux plus vous
parler de ce prince; il a risqué la partie, et l'a perdue sans
ressource.» Lord Ponsonby promettait de déployer désormais la même
ardeur au service du prince de Cobourg[596].

[Note 594: BULWER, _Life of Palmerston_, t. II, p. 56.]

[Note 595: Théodore JUSTE, _le Congrès national de Belgique_, t. II,
p. 142, 143.]

[Note 596: _Ibid._, p. 141.]

Qu'allait faire la France? Persisterait-elle dans cette rivalité
d'influence qui, sous le ministère Laffitte, lui avait fait prononcer
l'exclusion du prince de Cobourg par représaille de l'opposition faite
au duc de Nemours? Mais elle n'avait aucun autre candidat possible.
Était-il sage de bouder celui qui arriverait peut-être sans elle, ou
d'acculer les Belges à une république que l'Europe ne tolérerait
probablement pas et qui eût été d'un voisinage dangereux pour notre
jeune monarchie? Et puis, dans la crise que nous eussions ainsi
provoquée, ne risquions-nous pas l'existence même de la Belgique
indépendante, c'est-à-dire l'intérêt premier de la France? Périer le
comprit. D'ailleurs, il était dans le dessein général de sa politique
de donner des gages à l'Angleterre et de marcher le plus possible
d'accord avec elle. Dès les derniers jours de mars, le même ministre
qui, sous le cabinet précédent, menaçait la Belgique de lui tirer des
coups de canon si elle choisissait Léopold, le général Sébastiani,
faisait savoir à Londres que nous étions prêts à soutenir ce
prince[597]. Peu après, il informait les Belges que nous n'entendions
«prendre aucune part active au choix du Roi», que nous voulions
«demeurer complétement neutres», et que nous «reconnaîtrions celui qui
serait élu, pourvu du moins que ce ne fût pas un membre ou un allié de
la famille Bonaparte[598]». De son côté, lord Palmerston, par
ménagement pour les susceptibilités françaises, loin de mettre en
lumière le caractère anglais du candidat, s'appliquait à l'atténuer.
«Ce qui nous fait désirer Léopold, disait lord Palmerston à M. de
Talleyrand, c'est la conviction qu'il deviendra un bon roi _belge_,
qu'il ne sera pas plus anglais que français[599].» Et, à la Chambre
des lords, lord Grey répétait, quelques semaines plus tard: «Si ce
prince montait sur le trône, il ne tarderait pas à montrer qu'il n'est
ni anglais, ni français, mais uniquement et entièrement belge.» Ce
n'était pas là seulement des phrases de chancellerie ou de tribune,
et les ministres britanniques se trouvaient peut-être parler plus vrai
encore qu'ils ne le croyaient. Le prince de Cobourg, en effet, était
un trop fin politique pour se laisser donner une couleur exclusive;
bien au contraire, afin de modifier la physionomie anglaise que lui
avait donnée son premier mariage, il était décidé à solliciter la main
d'une princesse française, s'appliquait à entretenir personnellement
de bons rapports avec Louis-Philippe, à gagner sa confiance, faisait
son éloge dans les conversations qu'il avait avec les Belges, et
signalait à ces derniers combien l'intimité avec la France était
nécessaire à leur nouvel État[600].

[Note 597: BULWER, _Life of Palmerston_, t. II, p. 60.]

[Note 598: Dépêche du 25 avril 1831, (Théodore JUSTE, _le Congrès
national de Belgique_, t. II, p. 151.)]

[Note 599: BULWER, t. II, p. 60.]

[Note 600: Théodore JUSTE, _le Congrès national de Belgique_, t. II,
p. 157.]

Dès qu'ils furent rassurés sur les dispositions du gouvernement
français, les membres du cabinet belge n'hésitèrent pas à envoyer en
Angleterre une députation officieuse chargée de pressentir les
intentions de Léopold[601]; cette démarche eut lieu dans la seconde
moitié d'avril. Le prince fit aimable accueil aux députés, se montra
flatté de l'ouverture et désireux de pouvoir l'accepter. Mais, dès les
premiers pourparlers, une difficulté s'éleva qui mit tout en suspens.
Les députés, conformément aux instructions très-précises qu'ils
avaient reçues, entendaient que l'élection du Roi fût le début et non
le terme des arrangements à conclure avec l'Europe; ils comptaient
précisément sur la présence d'un roi pour continuer dans des
conditions plus avantageuses les négociations actuellement pendantes,
et pour obtenir de la Conférence les concessions territoriales
qu'elle leur avait jusqu'à présent refusées. De son côté, le prince,
dont l'ambition était trop sagace pour se jeter à l'aveugle dans
n'importe quelle aventure, ne voulait accepter la couronne qu'après
que la Belgique se serait entendue avec les naissances au moins sur le
principe, sinon sur l'exécution des délimitations de frontières. «Je
ne saurais, disait-il aux envoyés belges, accepter la souveraineté
d'un État dont le territoire est contesté par toutes les puissances;
ce serait, sans profit pour vous, me constituer, en mettant le pied
sur votre sol, en état d'hostilité avec tout le monde[602].» Vainement
les entrevues se renouvelaient-elles; de part et d'autre, chacun
restait sur son terrain, et la question n'avançait point d'un pas.
Lord Palmerston approuvait le prince de Cobourg: «Léopold a bien
raison, écrivait-il à lord Granville, de ne pas accepter jusqu'à ce
qu'il sache ce qu'on lui offre. S'il agissait autrement, il serait
comme don Miguel, que personne ne reconnaît. En fait, on lui offre,
non pas un trône, mais plutôt une querelle avec toute l'Europe et une
complète incertitude de la terminer jamais[603].» En même temps, le
ministre anglais avertissait une fois de plus les Belges qu'ils ne
devaient pas s'attendre à voir changer les conditions du protocole du
20 janvier, et qu'à prolonger leur résistance, ils risquaient de
perdre leur indépendance[604]. En effet, par un nouveau protocole en
date du 10 mai, la Conférence décidait que si les «bases de
séparation» n'étaient pas acceptées par le gouvernement de Bruxelles
avant le 1er juin, les cinq puissances rompraient toutes relations
avec lui; que, loin de s'interposer ultérieurement auprès de la
Confédération germanique, comme elles l'avaient fait jusqu'alors, pour
retarder l'adoption des mesures que la Confédération s'était décidée à
prendre dans le grand-duché de Luxembourg, elles ne pourraient que
reconnaître elles-mêmes la nécessité de ces mesures; enfin que si les
Belges attaquaient la Hollande, les cinq puissances auraient à
concerter les mesures qu'elles croiraient de leur devoir d'opposer à
de telles attaques, et que la première de ces mesures consisterait
dans le blocus de tous les ports, depuis Anvers jusqu'à la frontière
de France. La situation de la Belgique devenait donc de plus en plus
critique, d'autant qu'à ces menaces du dehors s'ajoutaient, au dedans,
les progrès de l'agitation démagogique. Le ministre des relations
extérieures, M. Lebeau, en était réduit à écrire, le 21 mai, à lord
Ponsonby: «Nous allons tomber dans l'anarchie; j'entends craquer
l'édifice[605].» À Bruxelles, les esprits raisonnables et de
sang-froid ne devaient-ils pas commencer à se rendre compte que leur
pays s'était engagé dans une impasse, et qu'il ne pouvait en sortir
sans rabattre quelque chose de ses exigences?

[Note 601: Dans cette députation, composée seulement de quatre
membres, on remarquait le chef de la noblesse catholique, le comte
Félix de Mérode, et un membre du clergé, l'abbé Defoere. Leur présence
était d'autant plus significative que le prince auprès duquel ils
allaient faire une démarche était protestant. Quelques catholiques,
entre autres le comte de Robiano de Boisbeck, avaient vu là une raison
de repousser cette candidature. Mais la grande majorité suivait le
comte de Mérode et estimait, avec l'organe le plus influent du parti,
le _Courrier de la Meuse_, que «la question de la religion du prince,
dans l'état actuel des choses et de la société en Belgique, n'était
qu'une question d'une importance secondaire». On racontait d'ailleurs
que l'internonce Cappacini, pressenti par lord Palmerston, aurait
répondu qu'il ne considérait pas comme indispensable le choix d'un
prince catholique, et qu'un protestant libéral se croirait peut-être
forcé, d'être plus favorable à l'égard du culte de la majorité.
(Théodore JUSTE, t. II, p. 146.)]

[Note 602: Théodore JUSTE, t. II, p. 156.]

[Note 603: BULWER, _Life of Palmerston_, t. II, p. 77.]

[Note 604: Théodore JUSTE, t. II, p. 164 à 166.]

[Note 605: Théodore JUSTE, t. II, p. 191.]

Ce fut cependant la Conférence qui fit les premiers pas vers une
transaction. Fidèle à l'attitude qu'il avait prise dès l'origine,
Casimir Périer ne se séparait pas des autres puissances dans les
avertissements et les injonctions adressés aux Belges; mais il usait
en même temps de toute son influence pour éloigner le plus possible
une rupture dangereuse, et cette influence était d'autant plus
efficace qu'il avait donné à l'Europe plus de gages de son désir de
marcher avec elle. L'Angleterre, dont il s'était rapproché avec une si
sage prévoyance, le secondait dans cet effort de conciliation; il
n'était pas jusqu'à lord Ponsonby qui ne recommandât les ménagements
et la temporisation. L'une des questions qui tenaient le plus au coeur
des Belges était celle du Luxembourg. Pressée par les deux puissances
occidentales, et prenant en considération l'avantage qu'il y avait à
faciliter l'avénement du prince Léopold, la Conférence prit, le 25
mai, une décision qui rendait aux Belges une chance de rester maîtres
du grand-duché; elle s'engageait, pour le cas où ceux-ci
accepteraient, dans le délai fixé, c'est-à-dire avant le 1er juin, les
bases de séparation, à employer ses bons offices, soit près du roi de
Hollande, soit près de la Confédération germanique, pour faciliter à
la Belgique l'acquisition à titre onéreux du grand-duché de
Luxembourg; mais, pour le cas où les Belges persisteraient à repousser
le protocole du 20 janvier, elle maintenait et renouvelait toutes ses
menaces antérieures.

À Bruxelles, les exaltés ne voyant que ce qu'on leur refusait encore,
offusqués des injonctions à terme fixe qu'on leur adressait,
accueillirent avec une indignation bruyante la nouvelle décision de la
Conférence. À peine fut-elle communiquée au congrès par une lettre de
lord Ponsonby, qu'un des représentants, M. Jottrand, s'écria: «Vous
aurez à choisir entre une soumission aveugle aux volontés de la
Sainte-Alliance et le droit sacré d'insurrection en vertu duquel se
sont constituées l'Amérique septentrionale, la Hollande, la Pologne et
la France elle-même. Pour moi, mon choix ne sera pas douteux.» Le
gouvernement, tout en sentant la folie périlleuse d'une telle
attitude, n'osait la combattre de front. Il essaya d'un moyen
détourné. À sa suggestion, une double motion fut faite au congrès, de
procéder tout de suite à la nomination du Roi et d'envoyer à Londres
des commissaires chargés de suivre avec la Conférence les négociations
territoriales. On ne se flattait pas sans doute que Léopold revînt sur
sa décision première et acceptât la couronne tant que la question de
frontières ne serait pas résolue, mais on espérait ainsi l'intéresser
au succès des négociations; quant aux commissaires, on ne parlait pas
de leur donner mandat exprès de transiger, mais au fond les auteurs de
la proposition attendaient d'eux qu'ils transigeassent sans mandat.
Après des débats orageux, et malgré une violente opposition, des votes
successifs, émis le 31 mai et le 2 juin, décidèrent l'élection
immédiate du Roi et autorisèrent le gouvernement à ouvrir des
négociations «pour terminer toutes les questions territoriales au
moyen de sacrifices pécuniaires», sauf à soumettre l'arrangement à la
ratification du congrès.

Ce fut le 4 juin que, pour la seconde fois, s'ouvrit dans le congrès
un scrutin pour le choix d'un roi. En fait, il n'y avait qu'un
candidat, et Léopold de Saxe-Cobourg fut élu par 152 suffrages sur 196
votants. Il fut stipulé que ce prince ne prendrait possession du trône
qu'après avoir juré d'observer la constitution et _de maintenir
l'intégrité du territoire_; sous ces mots on comprenait les provinces
que la Conférence refusait d'attribuer à la Belgique. Le pays
accueillit avec faveur la nouvelle de l'élection, mais sans rien de
l'enthousiasme suscité, quatre mois auparavant, par la nomination du
duc de Nemours. La première déception avait refroidi les imaginations,
et puis, si l'on désirait voir fonctionner immédiatement la monarchie,
dans l'espoir qu'elle mettrait fin à la crise dont souffraient tous
les intérêts, les masses ne connaissaient pas personnellement le
nouvel élu, dont la candidature avait toujours été plus politique que
populaire.

Le congrès chargea aussitôt une députation de porter à Léopold le
décret d'élection; en même temps, un arrêté du régent nomma M. Devaux
et M. Nothomb commissaires près la Conférence de Londres, et leur
confia la mission beaucoup plus importante et délicate de discuter et,
s'il était possible, de conclure avec les puissances l'arrangement
territorial. Les hommes étaient bien choisis; M. Nothomb notamment
devait se révéler, en cette circonstance, diplomate sagace, ingénieux
et résolu. D'ailleurs, à peine débarqués à Londres, les commissaires
trouvèrent le plus précieux des concours dans le prince de Cobourg.
Celui-ci, malgré le vote du congrès, était toujours résolu à
n'accepter la couronne qu'après solution du désaccord existant entre
ses futurs sujets et l'Europe; seulement, comme on l'avait prévu à
Bruxelles, son élection l'autorisait et l'intéressait à intervenir
dans les négociations. Il y apporta un rare esprit politique, une
adresse patiente, une grande connaissance des hommes, des cabinets et
des cours. Nul n'était mieux placé à la fois pour obtenir de l'Europe
toutes les concessions possibles et pour déterminer les commissaires
belges à consentir tous les sacrifices nécessaires. L'appui de la
France et de l'Angleterre lui était acquis. «Finissons-en», disait, le
23 juin, M. de Talleyrand à M. Nothomb, en lui mettant amicalement la
main sur l'épaule; «vous savez que je signerai tout ce qui nous sera
présenté de la part du prince Léopold.» Lord Palmerston avait des
conférences fréquentes avec les commissaires et semblait avoir fait
son affaire de trouver une solution. Rien n'était plus efficace que
cette union des deux puissances occidentales; on s'en rendait compte à
Vienne, non sans tristesse, et la princesse de Metternich, confidente
des secrètes pensées de son mari, écrivait, le 4 juillet 1831, dans
son journal intime: «Un courrier de Londres a apporté de mauvaises
nouvelles. En Angleterre, les choses prennent une tournure des plus
fâcheuses. Les Anglais et les Français se sont terriblement rapprochés
et travaillent ensemble contre nous. Dieu seul sait ce qui adviendra
de tout cela. Que le Ciel me pardonne mes craintes et mes angoisses,
mais j'avoue que je tremble quand je songe à l'avenir[606].»
D'ailleurs, si l'Autriche, la Prusse et la Russie n'avaient pas pour
le nouvel État les mêmes sympathies que la France et l'Angleterre,
elles n'en désiraient pas moins que le Roi élu pût prendre possession
du trône et mettre ainsi fin à une crise fatigante et dangereuse pour
tous. Après dix-neuf jours de laborieux pourparlers, dans les
vicissitudes desquels il serait fastidieux d'entrer, la Conférence et
les commissaires belges tombèrent enfin d'accord sur les conditions
d'après lesquelles devait se faire entre la Hollande et la Belgique le
partage de l'ancien royaume des Pays-Bas. Ces préliminaires de paix,
proposés aux deux parties par les cinq puissances, furent consignés
dans un acte daté du 26 juin 1831, qui est connu dans la diplomatie
sous le nom de traité des Dix-huit articles.

[Note 606: _Mémoires de M. de Metternich_, t. V, p. 102.]

La plupart de ces Dix-huit articles ne faisaient que reproduire les
dispositions non contestées des protocoles antérieurs. La partie
intéressante était celle qui réglait les points sur lesquels avaient
réclamé les Belges, c'est-à-dire: 1º le mode de partage des dettes, 2º
la possession du Luxembourg, 3º celle du Limbourg, 4º celle de la rive
gauche de l'Escaut. La Conférence avait consenti à modifier
quelques-unes de ses décisions précédentes; il en était d'autres
qu'elle maintenait. Pour les dettes, elle donna aux Belges la
satisfaction de fixer le partage d'après l'origine des emprunts, et
non d'après le chiffre de la population. Pour le Luxembourg, se
fondant sur ce qu'il était revendiqué par le roi des Pays-Bas, non
comme une partie de la Hollande, mais comme un domaine de la maison
d'Orange-Nassau, elle considéra que la question de savoir à qui il
serait attribué était distincte de la délimitation de la Belgique et
de la Hollande; elle décida donc de procéder à cette délimitation en
laissant de côté la question du Luxembourg, qui serait ultérieurement
l'objet de négociations directes entre le grand-duc et le roi des
Belges; les cinq puissances s'engageaient à employer leurs bons
offices pour que, en attendant le résultat de ces négociations, le
_statu quo_ fût maintenu dans le Luxembourg, et que par suite les
Belges demeurassent les détenteurs de la plus grande partie de ce
territoire. Quant au Limbourg, au contraire, rien n'était changé aux
décisions antérieures, et la moitié en restait attribuée à la
Hollande; les commissaires belges n'y avaient cependant pas renoncé,
mais ils pensaient pouvoir l'obtenir ultérieurement par un autre
moyen, par le seul jeu de l'échange des enclaves. En effet, le
protocole du 20 janvier stipulait que la Hollande était rétablie «dans
les limites occupées par elle en 1790», et que la Belgique comprenait
«_tout le reste des territoires_ du royaume des Pays-Bas», les
enclaves devant être échangées par les soins des cinq cours. Personne,
ni la Conférence en employant cette rédaction, ni le roi de Hollande
en y adhérant, ni même tout d'abord les représentants de la Belgique
en y faisant opposition, n'avaient remarqué qu'au milieu des provinces
septentrionales se trouvaient un certain nombre de territoires
d'origine allemande qui, avant 1790, ne faisaient pas partie des
Provinces-Unies; c'était seulement en 1800 qu'ils avaient été compris
dans la République batave; de là, ils étaient naturellement passés en
1815 au royaume des Pays-Bas. La lettre du protocole du 20 janvier,
bien contrairement, il est vrai, à l'intention de ses auteurs,
attribuait ces territoires à la Belgique, qui n'y avait cependant
aucun titre. C'est M. Nothomb qui avait fait cette découverte, et il
en avait conclu que, pour rentrer en possession d'enclaves si
gênantes, la Hollande n'hésiterait pas à céder sa part du Limbourg;
aussi crut-il pouvoir renoncer à faire attribuer directement ce
dernier territoire à la Belgique et se borna-t-il à faire stipuler que
les échanges, au lieu d'être réglés par les grandes puissances, se
feraient à l'amiable entre les cabinets de Bruxelles et de la Haye.
Restait la rive gauche de l'Escaut; elle demeura attribuée à la
Hollande, mais des garanties furent données à la Belgique pour la
navigation du fleuve et l'écoulement des eaux des Flandres. Pour la
Belgique, il y avait là, comme dans toute transaction, une part de
sacrifices et une part d'avantages, et l'on pouvait en recevoir une
impression différente suivant qu'on s'appliquait à considérer les uns
ou les autres. Toutefois, à faire la balance et eu égard à la
situation, les avantages l'emportaient. Il en était un, d'ailleurs, le
plus considérable de tous, qui, sans être stipulé dans l'acte, en
était la conséquence immédiate: le soir même de la signature, Léopold
déclara officiellement qu'il acceptait la couronne, à une condition
cependant: c'était que le congrès de Bruxelles ratifiât l'adhésion
donnée par les deux commissaires belges. «Aussitôt que le congrès aura
adopté les articles que la Conférence de Londres lui a proposés,
écrivait le prince au Régent, je considérerai les difficultés levées
pour moi, et je pourrai me rendre immédiatement en Belgique... Puisse
la décision du congrès compléter l'indépendance de sa patrie et par là
me fournir les moyens de contribuer à sa prospérité avec le dévouement
le plus vrai!»

L'instant était solennel pour la Belgique. Son intérêt était de donner
son adhésion. Mais il fallait compter avec la surexcitation extrême
des esprits, avec le trouble et les prétentions révolutionnaires, et
l'on put croire un moment que tout serait rejeté. À peine connus, en
effet, les Dix-huit articles soulevèrent une clameur indignée. Les
accepter, s'écriait-on, serait une trahison envers les territoires
abandonnés. Presque tous les journaux tenaient ce langage. Les
factieux, les anarchistes, en rapport avec les radicaux français qui
les encourageaient, exploitaient la douleur des uns et la colère des
autres. Des émeutes éclataient sur divers points, et le congrès était
menacé d'une insurrection générale, s'il cédait. Telle était
l'intimidation produite par ces violences que le ministère se borna à
soumettre le traité aux représentants de la nation, sans oser en
demander l'adoption, et que l'on était à se demander si quelqu'un
oserait la proposer. Ce fut dans ces conditions que le débat s'ouvrit,
le 1er juillet. L'opposition y éclata tout de suite avec un extrême
emportement. M. Ch. de Brouckère, naguère ministre des finances et
député du Limbourg, somma le gouvernement d'exprimer un avis: «Si le
ministre des relations extérieures, dit-il, ne prend pas de
conclusions, je considérerai ce refus comme une défection complète du
cabinet; si, au contraire, il a envie de nous faire adopter les
Dix-huit articles, je dirai qu'il trahit le pays, car je considère
l'acceptation des protocoles comme une trahison qui n'est propre qu'à
arrêter l'élan du pays, à lui faire perdre son indépendance et à
étouffer la liberté dans toute l'Europe.» Le ministre, M. Lebeau,
répondit avec embarras qu'il n'avait pas le droit de faire une
proposition, les négociations ayant dépassé les limites que le congrès
avait tracées; le gouvernement avait reçu des préliminaires de paix
qui ne formaient pas un protocole; si c'eût été un protocole, le
ministre l'aurait renvoyé; mais il n'avait pas voulu assumer sur lui
une immense responsabilité, en interceptant un document qui renfermait
les propositions de la Conférence. «C'est sur ce document, non
sollicité par le ministère, que vous aurez à discuter, ajouta M.
Lebeau; je n'ai rien à dire à cet égard comme ministre; comme député,
quand le moment sera venu de me prononcer, je ne reculerai pas.» Une
telle attitude n'était pas de nature à faire baisser le ton de
l'attaque. On apportait à la tribune de brûlants réquisitoires contre
la diplomatie européenne, accusée d'abandonner partout, en Pologne, en
Italie, la cause des peuples, et l'on concluait ainsi: «La guerre
générale donc, s'il faut en passer par là! Ce sera le réveil des
peuples et le signal de leur émancipation!» La foule, qui se pressait
aux abords du palais et débordait dans les tribunes, ne se gênait pas
pour prendre part elle-même à la délibération, sifflant, invectivant,
menaçant les partisans du traité, soutenant, excitant les adversaires
par ses acclamations frénétiques. On se fût cru reporté en France, à
quelque scène de la Législative ou de la Convention. Dans les premiers
jours, il sembla que les violents auraient le dessus; mais leurs excès
même provoquèrent une réaction. Les gens modérés retrouvèrent peu à
peu le courage de leur opinion. «On a demandé, dit un député de Mons,
M. Van Snick, quel serait celui d'entre nous qui oserait assumer la
responsabilité de proposer l'adoption des Dix-huit articles. Eh bien!
messieurs, c'est moi. En le faisant, je crois agir en bon citoyen, ma
conscience est tranquille.» Plusieurs autres suivirent cet exemple,
malgré les huées des tribunes. Enfin, le ministre des relations
extérieures se décida à prendre une attitude plus ferme, et il
défendit le traité dans un discours habile, sensé, puissant. Quand, le
9 juillet, après neuf jours d'orageux débats, le moment vint de
procéder au vote, il se trouva 126 voix contre 70 pour adopter les
préliminaires de paix. La Belgique avait échappé à un des plus grands
périls qu'elle eût encore courus.

La condition posée par Léopold était remplie, et il semblait que rien
ne l'empêchât plus de prendre possession du trône. Un point cependant
restait encore obscur. Pendant les négociations qui avaient précédé
les Dix-huit articles, les puissances, ne discutant qu'avec les
Belges, avaient oublié ou négligé complétement la Hollande, et
celle-ci n'avait pas eu occasion de donner son avis sur les
modifications apportées aux bases de partage qu'elle avait
précédemment acceptées. Ce fut seulement quand tout était fini que le
plénipotentiaire autrichien se rendit à la Haye pour y communiquer ces
modifications, les présentant d'ailleurs comme absolument
insignifiantes. Le roi des Pays-Bas en jugerait-il ainsi? On conçoit
que Léopold s'en préoccupât: aussi, le 12 juillet, en recevant les
représentants des cinq cours, il leur posa cette question: «Si je me
rends en Belgique, la volonté des grandes puissances est-elle de me
reconnaître, sans attendre l'adhésion du roi de Hollande?--Oui, quand
même, répondit le représentant de la Russie, et s'il la refuse, nous
trouverons le moyen de le contraindre.» Ayant dès lors toutes les
satisfactions qu'il désirait, le Roi élu mit ordre à ses affaires
personnelles et annonça son départ pour le 16 juillet. Sur ces
entrefaites, arriva de la Haye une protestation formelle contre l'acte
du 26 juin. Les arguments développés dans le congrès de Bruxelles pour
y faire accepter les Dix-huit articles, avaient convaincu le roi des
Pays-Bas que ces mêmes articles lui étaient très-désavantageux, et
c'était à son tour maintenant de se plaindre que les puissances
l'eussent sacrifié. La note du gouvernement hollandais, datée du 12
juillet, faisait remarquer que «la conservation de la paix ne
dépendait pas uniquement de la coopération de la Belgique, et qu'il
n'y aurait rien de gagné quand on aurait déplacé la question de
Bruxelles à la Haye». Elle rappelait ensuite que la Conférence avait
mis pour condition à la reconnaissance d'un roi des Belges, qu'il
accepterait, sans aucune restriction, les arrangements des protocoles
du 20 et du 26 janvier, et se terminait ainsi: «D'après cette
déclaration, devenue un engagement envers le Roi par suite de son
acceptation des bases de séparation consignées au protocole, Sa
Majesté, dans le cas où un prince, appelé à la souveraineté de la
Belgique, l'accepterait et en prendrait possession sans avoir accepté
préalablement lesdits arrangements, ne pourrait considérer ce prince
que comme placé, par cela seul, dans une attitude hostile envers elle
et comme son ennemi.» C'était une menace formelle. Léopold s'aperçut
tout de suite qu'elle embarrassait fort les trois puissances de l'Est,
que celles-ci ne croyaient pas possible de ne tenir aucun compte d'une
telle protestation, et qu'il ne devait plus s'attendre à être reconnu
immédiatement par elles, comme l'ambassadeur de Russie venait de lui
en donner un peu légèrement l'assurance. Mais il savait aussi que ces
trois puissances n'oseraient faire aucun acte d'hostilité effective,
en face de la France et de l'Angleterre unies. Quant à la Hollande, il
ne la supposait pas capable de se mettre seule en mouvement.
D'ailleurs, s'il était bon de tout prévoir, il fallait aussi savoir
risquer un peu. Une changea donc rien à ses résolutions, et, le 16
juillet, comme il l'avait annoncé, il s'embarquait à Douvres. Son
arrivée en Belgique fut une fête. Dans les campagnes, dans les villes,
l'enthousiasme était au comble. Un peuple tout entier saluait et
acclamait le Roi de qui il attendait la fin du provisoire, le remède à
l'anarchie et l'affermissement de l'indépendance nationale. Le 21
juillet, en présence du congrès, après que Léopold eût prêté serment,
le président lui dit: «Sire, montez au trône.» Et tandis que les
villes s'illuminaient, que les coeurs étaient tout à la joie et à la
confiance, le nouveau souverain prit d'une main ferme et sûre la
direction de son jeune royaume.

Si l'on était joyeux à Bruxelles, on pouvait être satisfait à Paris,
et Casimir Périer s'y faisait honneur d'avoir «assuré à la Belgique
l'indépendance et la nationalité». En effet, les dangers qui, à la fin
de la précédente administration, menaçaient de ce côté la paix de
l'Europe et l'existence du nouvel État, semblaient heureusement
écartés; le traité des Dix-huit articles et l'inauguration de la
royauté belge paraissaient avoir mis le sceau définitif à l'oeuvre
que, dès le début, nous nous étions proposée. Sans doute, le prince
qui prenait possession de la couronne ne pouvait être présenté comme
le client particulier et exclusif de la France; nous l'avions accepté
plutôt que proposé, et notre allié d'outre-Manche avait eu dans ce
choix une part d'action plus considérable que la nôtre. Mais s'il
manquait par là quelque satisfaction à notre amour-propre, nos
légitimes intérêts n'en étaient pas moins pleinement garantis. Nous
savions que le nouveau Roi se proposait d'être notre ami, bien plus,
que son désir était d'entrer dans notre famille royale. De nombreux et
récents témoignages venaient d'être encore donnés, soit par lui, soit
par ceux qui avaient qualité pour parler en son nom, de ses sentiments
envers la France. Le 30 juin, M. Van de Weyer rendait compte au
congrès, en comité secret, des déclarations faites par Léopold à
Londres, dans les conversations avec les délégués belges: entre autres
déclarations, le prince avait dit «que ses relations personnelles lui
donneraient les moyens de resserrer ses liens avec la France», et il
avait ajouté «que s'il se croyait hostile à la France, il renoncerait
à la couronne». Quelques jours plus tard, le 5 juillet, dans le débat
relatif aux Dix-huit articles, le ministre des relations extérieures
s'était exprimé ainsi: «Il est des choses que je ne peux pas dire ici;
mais le prince de Saxe-Cobourg professe une haute estime pour la
France; des liens d'amitié l'unissent au prince qui règne chez nos
voisins; ces liens peuvent être resserrés. Les convenances m'empêchent
d'en dire davantage.» Enfin, dans le discours solennel par lequel
Léopold exposa ses vues en prenant possession du trône, la France fut
le seul pays étranger dont il prononça le nom. «J'ai été, dit-il,
accueilli avec une extrême bienveillance dans la partie du territoire
français que j'ai traversée, et j'ai cru voir dans ces démonstrations,
auxquelles j'attache un haut prix, le présage heureux des relations de
confiance et d'amitié qui doivent exister entre les deux pays.» Cela
n'empêcha pas, il est vrai, notre opposition de trouver dans le choix
du roi des Belges prétexte à de nouvelles déclamations, et le général
Lamarque apporta à la tribune de la Chambre des députés ces
prédictions désespérées qu'on ne peut plus relire aujourd'hui sans
sourire: «Ministres imprudents, les leçons du passé ne sont donc rien
pour vous? Ne savez-vous pas que trois cents ans de guerre et de
calamités furent la suite de l'abandon de la Guyenne à l'Angleterre?
Les noms de Crécy, de Poitiers, d'Azincourt sont-ils effacés de votre
mémoire? Croyez-vous que, placé à Bruxelles, un prince anglais ne soit
pas plus dangereux pour Paris que lorsque, dans le treizième siècle,
il régnait à Bordeaux? Ah! des torrents de sang anglais et français
couleront peut-être un jour, pour effacer la faute que vous commettez
en ce moment!»


IV

Pendant que ces négociations se poursuivaient sur les affaires
d'Italie et de Belgique, en Pologne la lutte se prolongeait,
grandiose, terrible, et bientôt désespérée[607]. Les insurgés avaient
parfois l'avantage; mais leur héroïsme, leurs succès même, s'ils
honoraient leur cause, ne pouvaient la sauver. Chaque jour, l'armée du
Czar les resserrait davantage autour de Varsovie, comme pour les
écraser de sa masse. L'irritation des revers livrait, d'ailleurs, la
Pologne à un mal intérieur qui à la fois précipitait sa ruine et
risquait de l'enlaidir: c'était la démagogie qui répandait son esprit
de suspicion, de désordre et de discorde, dominait le gouvernement par
les clubs et le bouleversait par l'émeute, rendait le commandement
militaire impossible en dénonçant et en destituant les généraux,
désorganisait l'armée en fomentant chez les soldats la défiance et
l'indiscipline.

[Note 607: Voir, sur le commencement des affaires de Pologne, ch. V, §
II.]

Que pouvait la France? Rien. Casimir Périer en était convaincu, et il
eût regardé comme plus sage et plus digne de se renfermer dans une
observation attristée, mais immobile. L'excitation de l'opinion ne le
lui permit pas, et, vers la fin de mai 1831, il se crut obligé de
reprendre, sans foi et à contre-coeur, l'action diplomatique commencée
par le ministère précédent. Il essaya d'une sorte d'«intervention
morale» qui fut naturellement repoussée à Saint-Pétersbourg. M. de
Nesselrode exprima le 9 juin «son étonnement et son regret» que le
ministère français, après avoir déclaré, jusqu'au milieu de mai, ne
pas se mêler de l'affaire polonaise, eût changé d'avis en quelques
jours. Quant à M. de Metternich, il dit que «tout cela était un
verbiage inutile, destiné uniquement à motiver quelque phrase du
discours de la couronne et à capter un peu de popularité pour le Roi
et le ministère[608]». Malgré ce premier insuccès, Périer, toujours
poussé par l'émotion de l'esprit public, proposa, peu après, à
l'Angleterre et à la Prusse de s'entendre avec la France, pour offrir
leur médiation. Lord Palmerston répondit que pour rendre cette
médiation efficace il faudrait l'appuyer par des actes, et que rien
n'autorisait le roi d'Angleterre à user de pareils procédés «contre un
prince dont les droits étaient indiscutables». Le gouvernement de
Berlin ne se montra pas plus favorable. Quant à M. de Nesselrode, il
déclara, par une note en date du 5 août 1831, que «l'Empereur avait
été désagréablement blessé par le renouvellement des démarches de la
France, et qu'il ne pouvait, sans léser ses droits et sans manquer à
ses devoirs envers ses sujets, accorder à qui que ce soit le droit ou
même la possibilité de se mêler des affaires intérieures de son pays».
En même temps, il disait à l'ambassadeur de France, le duc de
Mortemart: «Je vous prie, mon cher duc, que ce soit la dernière fois
que vous nous faites de pareilles observations, car nous voulons être
maîtres chez nous[609].» En s'exposant à ces rebuffades diplomatiques,
le ministère français ne parvenait pas cependant à satisfaire en
France les amis de la Pologne, qui demandaient bruyamment la
reconnaissance du gouvernement de Varsovie. Un débat orageux s'engagea
à ce propos, lors de la discussion de l'Adresse, en août 1831:
l'opposition y exploita avec une habileté insidieuse les cruelles
émotions et les sympathies enthousiastes qu'éveillaient alors en
France les tragiques nouvelles de l'insurrection. Casimir Périer fit
«appel à la raison de la Chambre», et parvint à faire écarter un
amendement où l'on exprimait «la _certitude_ que la nationalité de la
Pologne ne périrait pas»; mais il dut accepter la même phrase avec la
substitution du mot _confiance_ au mot _certitude_; la distinction
peut paraître aujourd'hui un peu subtile; alors, par l'effet des
débats qui avaient précédé le vote, on en était arrivé à entendre,
sous ces deux termes, des politiques assez différentes.

[Note 608: HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs, 1830-1870_, t. I, p.
260.]

[Note 609: HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_, p. 261 et 262.]

Cependant l'insurrection était visiblement à bout. Le 7 septembre
1831, après une agonie terrible, où l'anarchie sanglante de la rue
accompagna tristement les héroïques défaites de l'armée, Varsovie dut
capituler. En succombant, la Pologne jeta au monde un cri de désespoir
et de reproche qui eut en France un immense et douloureux
retentissement. Pendant quatre jours, l'émeute tenta de soulever
Paris, aux cris mêlés de: «Vive la Pologne! À bas Louis-Philippe!
Vive la république!» pillant les boutiques d'armuriers, faisant fermer
les théâtres, essayant des barricades, massacrant des sergents de
ville, brisant les vitres du ministère des affaires étrangères,
menaçant la Chambre des députés, tentant de forcer les grilles du
Palais-Royal, où était encore le Roi. Pendant ce temps, la Société des
Amis du peuple publiait dans la _Tribune_ et distribuait gratuitement
une proclamation qui se terminait ainsi: «Homme sans façon, je me
résume: le Roi, les ministres, les députés, les éligibles, les
électeurs sont tous coupables du plus grand des crimes, du crime de
lèse-nation.» On affichait des placards portant ces mots: «L'héroïque
Pologne, lâchement abandonnée, est une terrible menace. Citoyens, n'en
attendez pas les effets. Aux armes!» Mais le gouvernement avait
partout mis en ligne des forces considérables; des masses d'infanterie
et de cavalerie bivouaquaient sur les places et les boulevards.
L'émeute dut bientôt se reconnaître impuissante. Alors commença, à la
Chambre, un long et tumultueux débat, où Périer ne se montra pas moins
énergique. Vainqueur de l'opposition, il ne lui permit pas de se
dérober à sa condamnation: «Que la majorité, s'écria-t-il, se lève une
seconde, une dernière fois, pour le système de la paix, et la France
sera rassurée, l'anarchie sera confondue.» La Chambre répondit à cette
mise en demeure, en votant, par 221 voix contre 167, un ordre du jour
portant qu'elle était «satisfaite des explications données par les
ministres, et avait confiance dans leur sollicitude pour la dignité de
la France». Ce vote marqua une date décisive dans la lutte alors
engagée contre la politique de guerre.

Au cours de ce débat, le général Sébastiani avait cependant donné aux
amis de la Pologne la satisfaction de déclarer que «les stipulations
du congrès de Vienne ayant créé le royaume de Pologne, et la France
étant partie contractante à ce traité, nous avions le droit et le
devoir de réclamer le maintien de la nationalité polonaise». Et il
avait ajouté: «La France l'a fait; elle le fera encore, et le
gouvernement du Roi ne craint pas de répéter avec la Chambre dans son
Adresse: La nationalité polonaise ne périra pas.» Bien vaine
consolation! En effet, les dernières tentatives de notre diplomatie en
faveur de la Pologne vaincue n'eurent pas plus de succès, soit à
Saint-Pétersbourg, soit à Berlin et à Vienne, que naguère ses efforts
en faveur de la Pologne belligérante. Elle fut partout rudement
rebutée[610]. Périer avait du moins conscience d'avoir essayé tout ce
qui était possible, et plus tard, la gauche ayant encore cherché à
réveiller ces poignants souvenirs et à faire retomber sur le ministère
le sang de la Pologne égorgée, il l'arrêta net: «Non, messieurs,
s'écria-t-il, les malheurs des Polonais n'appartiennent pas au
gouvernement français, mais à ceux qui leur ont donné de mauvais
conseils.» Et comme La Fayette, frémissant, réclamait de son banc:
«Notre politique, ajouta le ministre, n'a jamais été de secourir
partout les révoltés, de les inciter à secouer le joug de leurs
gouvernements, sans savoir ce qu'ils deviendraient ensuite; car c'est
ainsi que l'on compromet les peuples, la liberté et les hommes
d'honneur qu'on engage dans des luttes qu'ils sont dans
l'impossibilité de supporter[611].»

[Note 610: HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs, 1830-1870_, t. I, p.
268.--M. de Metternich écrivait, le 15 novembre 1831, au comte
Apponyi: «Le maréchal Maison est venu me parler, il y a une dizaine de
jours, du tendre intérêt de son gouvernement pour les Polonais. Je
l'ai envoyé promener, en partant de nos bases connues. Je ne vous
donne pas d'instructions à ce sujet, car je ne crois pas devoir
d'explications à ceux qui n'ont pas le droit de nous en demander.»
(_Mémoires de M. de Metternich_, t. V, p. 144.)]

[Note 611: Discours du 21 février 1832.]


V

Jusqu'à présent le ministère avait partout sauvegardé la paix; mais
l'opposition lui reprochait de n'y être arrivé qu'au prix d'une
politique timide, de n'avoir apporté aucun secours efficace aux
insurgés de Pologne, d'avoir laissé en Belgique le premier rôle à
l'Angleterre, d'avoir toléré en Italie pendant plusieurs mois
l'intervention autrichienne. Or l'opinion française, à la fois
fatiguée et surexcitée, paraissait avoir alors un double besoin,
presque contradictoire; avec le repos que donne seule la paix, elle
recherchait les jouissances de vanité qu'on ne trouve ordinairement
que dans la guerre. M. Guizot analysait ainsi, le 20 juin 1831, cet
état d'esprit: «Les affaires du dehors ont, au dedans, beaucoup
d'importance; il faut que nous puissions en parler haut.
L'amour-propre national est au fond de toutes les questions. Singulier
état de société! jamais les impressions, les passions publiques, toute
cette vie morale et mobile des peuples, n'ont tenu plus de place,
exercé plus d'influence; et l'on veut que les gouvernements ménagent
et satisfassent avant tout les intérêts matériels. On a de
l'imagination, de l'ardeur, et l'on veut être tranquille et que tout
soit doux et commode autour de chacun. C'est difficile. Nous
verrons[612].» Problème singulièrement difficile en effet, et que les
plus habiles ministres de la monarchie de Juillet ne parviendront pas
toujours à résoudre; M. Thiers, en ne songeant qu'à courtiser le
sentiment national, jettera la France dans de périlleuses aventures;
M. Molé et M. Guizot sauront la garder ou la tirer de ces aventures,
mais peut-être en perdant trop de vue les susceptibilités patriotiques
dont un homme d'État doit tenir compte, alors même qu'elles sont peu
raisonnables. Seul Périer devait à la fois satisfaire à la double
exigence de l'opinion. À la modération voulue par laquelle nous
l'avons vu écarter le danger de guerre tout à l'heure si menaçant,
allait s'ajouter un je ne sais quoi de fier et de hardi qui ne
reculait pas devant les initiatives les plus audacieuses, on eût
presque dit les plus risquées. Là fut même sa marque propre dans la
diplomatie du nouveau règne, ce que son caractère et son tempérament
ajoutaient à la politique de raison dont Louis-Philippe avait, dès le
début, si habilement fixé les principes et la direction. On sentait
que ce n'était pas vaine rhétorique, quand, du haut de la tribune,
Périer «attestait cette noble confiance de la France qui sent sa force
comme sa dignité, et qui, tout en traitant de bonne foi, n'oublie pas
et ne laisse oublier à personne qu'elle traite la main sur la garde de
son épée[613]». D'ailleurs, il croyait pouvoir d'autant moins se gêner
avec l'Europe, qu'il l'avait mieux convaincue de sa volonté pacifique,
et qu'il s'était davantage acquis sa confiance et sa gratitude en
contenant la révolution.

[Note 612: Lettre du 20 juin 1831 à M. de Barante. (_Documents
inédits._)]

[Note 613: Discours du 7 mars 1832.]

Dès juillet 1831, Périer eut occasion de montrer de quelle prompte
vigueur il était capable, quand il voulait faire rendre au nom
français le respect qui lui était dû. Don Miguel, alors sur le trône
de Portugal, nous refusait insolemment, pour des mauvais traitements
infligés à nos résidents, les réparations qu'il avait accordées, en
une circonstance analogue, à l'Angleterre. Aussitôt Périer envoie un
ultimatum; une escadre, commandée par l'amiral Roussin, part de Brest,
et avant que l'Europe ait pu seulement dire un mot, force en quelques
heures l'entrée du Tage, jusque-là réputée infranchissable, éteint le
feu des forts de Lisbonne, fait prisonnière la flotte portugaise et
oblige le ministre de Don Miguel à venir signer, le 14 juillet, à bord
de notre vaisseau-amiral, une convention qui nous accorde les
réparations exigées. Ce n'était pas seulement un brillant fait
d'armes: c'était un acte d'indépendance hardie à l'égard de
l'Angleterre, singulièrement susceptible et jalouse dans tout ce qui
touchait à son patronat sur le Portugal. L'émotion fut vive à Londres.
«J'ai senti, moi sujet anglais, disait lord Wellington, la rougeur me
monter au front, à la vue d'un ancien allié traité ainsi, sans que
l'Angleterre fît rien pour s'y opposer.»

Ce n'était là qu'un incident, une façon de se faire la main, d'essayer
ses forces et de tâter l'Europe. Peu après, Casimir Périer fit preuve
de la même résolution dans des affaires beaucoup plus graves. Il
semblait que la diplomatie ne pût en finir avec les difficultés de la
question belge. Léopold venait à peine de prendre possession de sa
couronne; il était en train de parcourir ses États pour se montrer à
ses sujets, quand, le 2 août, se trouvant à Liége, il reçut
soudainement la nouvelle que le commandant de la citadelle d'Anvers,
demeurée au pouvoir des Hollandais, venait la veille de dénoncer la
suspension d'armes conclue le 5 novembre précédent, et avait fixé la
reprise des hostilités au 4 août.

Que s'était-il donc passé à la Haye? Le roi des Pays-Bas avait été
fort irrité de voir que sa protestation contre les Dix-huit articles
n'empêchait pas Léopold de se rendre à Bruxelles et de s'y faire
introniser. L'écho qui lui était arrivé des réjouissances de la
Belgique avait encore avivé son dépit. Le _Journal de la Haye_, qui
recevait ses inspirations, en était venu à publier des manifestes de
ce ton: «Que M. de Saxe-Cobourg jouisse encore quelques jours de son
triomphe, qu'il joue sur les tréteaux de Bruxelles le rôle d'un roi de
comédie. Mais lorsqu'il entendra le canon de la Hollande, il essayera
en vain de conjurer le péril. Prince de Saxe-Cobourg, il est trop
tard! Sans vous, les affaires de Belgique eussent été terminées par
l'intervention des grandes puissances; à présent, des flots de sang et
de larmes vont couler.» En même temps, le roi Guillaume Ier et les
princes de sa famille s'étaient rendus au camp de Reyen, devant Bréda.
Revues en grand appareil, ordres du jour belliqueux, rien n'avait été
épargné pour exciter l'ardeur des troupes. Tout indiquait donc la
volonté de recourir aux armes. En se laissant entraîner vers ce parti
violent, le Roi n'obéissait pas seulement à une colère aveugle; il y
avait aussi une part de calcul: la balance de la Conférence lui
paraissait encore mal fixée et prête à s'incliner dans un sens ou dans
l'autre, suivant les pressions qu'on lui ferait subir; et puis, quel
que dût être le résultat politique de son coup de tête, il espérait y
trouver une revanche nécessaire à l'honneur de ses armes et faire
oublier qu'en septembre 1830, ses soldats avaient reculé devant les
bourgeois de Bruxelles. Ce fut par toutes ces raisons, bien que
peut-être sans les analyser aussi exactement, que Guillaume se décida
à tirer l'épée. Dans une dépêche du 1er août, il fit savoir à la
conférence de Londres qu'il munissait ses plénipotentiaires des
pouvoirs nécessaires pour conclure un traité de séparation d'après les
principes convenus entre lui et les puissances, mais qu'en même temps
«il s'était déterminé à appuyer la négociation par ses moyens
militaires». L'armée hollandaise, forte de quarante mille hommes et
divisée en trois corps, dont le principal, celui du centre, était
commandé par le prince d'Orange, se mit aussitôt en marche pour
franchir la frontière belge.

Cette attaque trouvait la Belgique fort mal préparée à y répondre.
Sans doute, elle avait nominalement deux armées, qualifiées
fastueusement d'armée de la Meuse et d'armée de l'Escaut, la première
de dix mille hommes, la seconde de treize mille. Mais on ne pouvait
faire aucun fond sur elles. Les officiers étaient sans instruction,
quelques-uns même peu sûrs, les soldats sans discipline. Le matériel
manquait. Léopold, d'un regard ferme et net, mesure le péril: la
défaite est certaine, s'il est laissé à ses seules forces. Sans perdre
une heure, il implore le secours de la France et de l'Angleterre. À
Londres, les ministres, «en grand état de consternation[614]», ne
savent trop que faire, et se bornent à ordonner qu'une division de la
flotte se rassemble aux Dunes. À Paris, l'appel du roi des Belges
arrive le 4 août, au moment où, comme il a déjà été raconté, le
ministère vient de donner sa démission. Périer reprend le pouvoir, et,
sans s'attarder à consulter les autres puissances, ordonne aussitôt au
maréchal Gérard d'entrer en Belgique, à la tête d'une armée de
cinquante mille hommes. Le Roi, tout circonspect qu'il est, s'associe,
avec un entrain juvénile, à l'initiative hardie de son ministre. «Ne
perdons pas un moment, dit-il au conseil convoqué d'urgence, si nous
ne voulons voir l'indépendance de la Belgique frappée au coeur par la
prise de Bruxelles, et le cercle de fer des places fortes construites
contre la France se refermer sur elle. Courons donc placer son drapeau
entre Bruxelles et l'armée hollandaise. Je demande seulement, comme
une faveur, que Chartres et Nemours soient à l'avant-garde et ne
perdent pas la chance d'un coup de fusil.» Le jour même, à quatre
heures du soir, un supplément du _Moniteur_ annonce la résolution
instantanée du gouvernement, à la Fiance émue, à l'Europe surprise et
quelque peu troublée de voir ainsi notre armée s'avancer vers le Rhin
et protéger par la force une nation soulevée contre les traités de
1815. «Voilà la guerre déclarée, dit, le lendemain matin, le _Journal
des Débats_. Nos troupes partent avec des cris de joie. Sera-ce une
guerre universelle? sera-ce une guerre contre la Hollande seulement?
C'est à Berlin que se décidera cette question. Si la Prusse soutient
la Hollande, c'est la guerre universelle; sinon, il ne s'agit que d'un
coup de tête du roi de Hollande, et la paix est mieux assurée que
jamais.»

[Note 614: Expression de M. Charles Greville dans son Journal, à la
date du 5 août 1831.]

Cependant, parmi les Belges, il en est qui s'offusquent d'être
protégés par la France; encore dans l'enivrement de leur victoire de
septembre, ils se flattent d'avoir facilement raison des agresseurs,
parlent déjà de les reconduire tambour battant jusqu'à la Haye et d'y
proclamer le rétablissement de la République batave. M. de Muelnaere,
ministre des relations extérieures, a découvert que la constitution ne
permet à une troupe étrangère d'occuper ou de traverser le territoire
du royaume qu'en vertu d'une loi: «Sire, envoie-t-il dire à Léopold,
M. de Muelnaere vous supplie à genoux d'empêcher une mesure qui est
contraire à la constitution et qui peut compromettre l'honneur
militaire du pays.» Le Roi se croit obligé de céder à demi; il consent
que l'armée belge supporte seule le premier choc et fait prier les
Français de suspendre leur marche. Ceci se passe le 6 août. Le 8,
l'armée de la Meuse est mise en déroute sans avoir même livré
bataille, et, le 12, l'armée de l'Escaut, commandée par le Roi qui
fait bravement son devoir, subit une défaite écrasante dans les
plaines de Louvain. La route de Bruxelles est ouverte. Heureusement,
aussitôt qu'il a su la dispersion de l'armée de la Meuse, Léopold,
fermant l'oreille aux conseils qu'il regrettait d'avoir une première
fois écoutés, a écrit au maréchal Gérard de se hâter. Celui-ci a passé
la frontière le 10, et le 12, au moment où la dernière armée belge est
battue près de Louvain, notre avant-garde entre à Bruxelles aux cris
de joie de la population que l'approche des Hollandais a terrifiée. En
même temps, notre chargé d'affaires près le roi des Pays-Pas lui a
fait savoir que si ses troupes ne se retiraient pas immédiatement dans
la ligne d'armistice, elles auraient à combattre l'armée française.
Guillaume Ier, troublé par une initiative si prompte et si résolue, ne
voyant aucune puissance en état de le soutenir, recevant au contraire
de Londres la preuve que sa conduite y était blâmée, se résigne à
céder à nos injonctions et à rappeler ses soldats; il ne veut pas,
dit-il, que sa querelle domestique avec la Belgique devienne
européenne par sa résistance armée aux grandes puissances. À peine
informé de cette décision, le général Belliard se rend le 13 auprès du
prince d'Orange et la lui communique. Celui-ci, quoique tout
frémissant de ses récentes victoires, doit se soumettre; aussi bien
a-t-il la satisfaction d'avoir vengé avec éclat l'honneur de ses armes
et d'avoir profondément humilié la Belgique. Pendant les six jours qui
suivent, les Hollandais opèrent leur mouvement rétrograde, suivis pas
à pas par une partie de l'armée française. Le 20, ils sont partout
rentrés dans la ligne d'armistice. La Belgique est sauvée, et elle est
bien obligée de reconnaître qu'elle le doit à la France seule. Dès le
11 août, le même M. de Muelnaere, qui, cinq jours auparavant, avait
supplié à genoux le Roi de donner contre-ordre au maréchal Gérard,
écrivait à M. Van de Weyer: «La France a répondu à l'appel de notre
Roi avec cette précipitation toute française qui nous avait d'abord
déconcertés, mais dont nous devons nous féliciter aujourd'hui.»

La question avait une autre face: c'était bien de faire reculer les
Hollandais, mais il fallait rassurer et contenir l'Europe,
singulièrement émue de notre soudaine entrée en campagne. Le
gouvernement de Berlin nous avait tout de suite adressé des
observations; il faisait valoir qu'il aurait aussi le droit d'envoyer
des troupes en Belgique, se contentant toutefois de présenter
l'argument sans avoir au fond envie d'en tirer une conclusion
pratique, et donnant même son immobilité comme une preuve de sa
confiance dans le ministère français[615]. La Russie, empêchée par la
révolte polonaise qui n'était pas encore comprimée, regrettait
d'autant plus son inaction forcée, qu'elle avait peut-être contribué à
exciter le roi de Hollande. «Il faut attendre ce que feront les
Français, disait le Czar; ne pas les inquiéter s'ils se bornent à
rejeter les Hollandais chez eux, et les obliger à sortir à leur tour
s'ils veulent quelque chose de plus[616].» L'Autriche n'était qu'en
second rang dans cette question et suivait ses deux voisins et alliés.
Du côté des puissances continentales, il y avait donc grande mauvaise
humeur, observation inquiète, mais, pour le moment, peu de résolution
d'agir. Périer était plus préoccupé de l'effet produit sur
l'Angleterre, dont l'alliance était le fondement même de sa politique.
À la première nouvelle de l'agression de la Hollande, lord Palmerston,
avec ses habitudes soupçonneuses, s'était demandé si le roi Guillaume
n'avait pas été poussé par la France, désireuse de se procurer ce
prétexte d'intervenir; en tout cas, il avait écrit aussitôt à lord
Granville: «La grande chose à faire maintenant est d'agir sur le
cabinet de Paris, pour prévenir une irruption des soldats français en
Belgique[617].» Quelques jours plus tard, quand on sut à Londres que
le maréchal Gérard avait franchi la frontière, l'irritation y fut
très-vive et l'alarme au comble; chacun croyait une guerre générale
imminente, les cours de la Bourse baissaient brusquement, et les
questions inquiètes, les interpellations menaçantes se multipliaient à
la Chambre des communes.

[Note 615: HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs, 1830-1870_, t. I, p.
241.]

[Note 616: _Mémoires de Stockmar._]

[Note 617: BULWER, _Life of Palmerston_, t. II, p. 88, 89.]

Cet émoi n'avait pas échappé à Périer; tout en apportant dans ses
actes plus de décision et de promptitude encore, de façon à ne pas
laisser à la mauvaise humeur le temps de se traduire en démarches
gênantes, il s'attacha à dissiper la surprise des cours de l'Est et la
jalousie de l'Angleterre; il déclara aux ambassadeurs qu'il n'avait
entendu ni revenir sur son engagement de ne chercher aucun
agrandissement pour la France, ni enlever à la Conférence, pour s'en
emparer, la solution de la question; au contraire, il n'avait voulu
que faire respecter les décisions de l'Europe. Le général Sébastiani
écrivit sur le même ton à ses ambassadeurs[618]. Les puissances, se
sentant à la fois obligées de subir une volonté si résolue et
confiantes dans une loyauté qu'elles avaient déjà éprouvée,
acceptèrent les déclarations du gouvernement, et la Conférence en prit
acte dans son protocole du 6 août. «Les plénipotentiaires des cinq
cours, y lisait-on, ont regardé l'entrée des troupes françaises en
Belgique comme ayant eu lieu, non dans une intention particulière à la
France, mais pour un objet vers lequel les délibérations de la
Conférence se sont dirigées, et il est resté entendu que l'extension à
donner aux opérations de ces troupes et leur séjour en Belgique seront
fixés d'un commun accord entre les cinq cours, à la conférence de
Londres... En outre, il est demeuré convenu que les troupes françaises
ne franchiront pas les anciennes frontières de la Hollande.....;
qu'enfin, conformément aux déclarations faites par le gouvernement
français aux représentants des quatre cours à Paris, les troupes
françaises se retireront dans les limites de la France, dès que
l'armistice aura été rétabli tel qu'il existait avant la reprise des
hostilités.» Périer n'hésita pas à ratifier ce protocole et à
renouveler les déclarations les plus rassurantes aux ambassadeurs
étrangers, protestant, dans ses entretiens avec lord Granville, que
«la ruse et la tromperie lui paraissaient aussi peu honorables dans
les affaires publiques que dans la vie privée». Louis-Philippe aussi
se montrait plus cordial et plus expansif que jamais avec
l'ambassadeur anglais, et il déclarait «ne vouloir rien faire que de
concert avec le cabinet de Londres». Palmerston ne pouvait s'empêcher
de se dire satisfait, «ravi» même de ces assurances. Toutefois il nous
attendait, non sans un reste de méfiance, à l'heure de l'évacuation,
et il écrivait à lord Granville: «Le gouvernement français
rappellera-t-il ses troupes dès que les Hollandais se seront retirés?
La réponse à cette question aura les plus graves conséquences,
non-seulement pour les deux pays, mais pour toute l'Europe[619].»

[Note 618: La note par laquelle, le 4 août, le _Moniteur_ avait
annoncé que nos troupes se rendaient à l'appel du roi des Belges,
avait exprimé une idée semblable. «Le Roi, disait-elle, ayant reconnu
l'indépendance du royaume de Belgique et sa neutralité, de concert
avec l'Angleterre, l'Autriche, la Prusse et la Russie, et les
circonstances étant pressantes, obtempère à la demande du roi des
Belges. Il fera respecter les engagements pris d'un commun accord avec
les autres puissances.»]

[Note 619: BULWER, _Life of Palmerston_, t. II, p. 92 à 94.]

Aussi, à peine les troupes du roi Guillaume eurent-elles commencé leur
mouvement de retraite que le ministre britannique nous mit en demeure
de tenir notre promesse; il insistait d'autant plus qu'il était
lui-même pressé par les interpellations de son propre parlement, et
que l'opinion anglaise se montrait fort ombrageuse en cette
matière[620]. La Prusse appuya les démarches de l'Angleterre, menaçant
de mettre en mouvement ses troupes des provinces rhénanes. En France,
toute une partie de l'opinion, celle surtout qui rêvait toujours de
conquête, eût vu volontiers le gouvernement profiter de ce qu'il avait
eu une occasion de mettre le pied en Belgique pour y rester, et les
journaux opposants tâchaient de rendre l'évacuation difficile en la
présentant comme une reculade honteuse. Quelques-uns des ministres, le
maréchal Soult entre autres, étaient portés à tenir compte de cet état
d'esprit, et laissaient voir leur arrière-pensée de prolonger
l'occupation[621]. D'autres, comme le général Sébastiani, eussent du
moins voulu se faire payer le retrait des troupes, en obtenant, soit
le règlement immédiat de l'affaire des forteresses, soit cette
rectification de frontières, déjà tant de fois réclamée, qui nous eût
rendu Marienbourg et Philippeville. Sur le premier point, lord
Palmerston refusa absolument de lier la question des forteresses à
celle de l'évacuation, voyant là une humiliation pour les quatre
puissances. Sur le second point, certains hommes d'État prussiens
n'eussent peut-être pas refusé d'entrer en marché, si on leur eût, de
leur côté, laissé prendre Luxembourg; mais, en fin de compte, leur
avis ne prévalut pas à Berlin, et d'ailleurs, en cette matière encore,
Palmerston était intraitable. «Empêchons tous ces grignotages,
écrivait-il à lord Granville; si une fois les grandes puissances se
mettent à goûter du sang, elles ne se contenteront pas d'un coup de
dent, mais auront bien vite fait de dévorer leur victime. «En somme, à
quémander ainsi, on n'avait chance de rien obtenir. Mais on inquiétait
les puissances et l'on fournissait de nouveaux prétextes aux soupçons
de Palmerston, qui se croyait le droit de mettre en doute notre
loyauté et qui le prenait de plus en plus haut, nous menaçant à brève
échéance d'une guerre générale[622].

[Note 620: _Ibid._, p. 90.]

[Note 621: Cf. la déclaration du maréchal à la Chambre des députés,
dans la séance du 13 août.]

[Note 622: BULWER, _Life of Palmerston_, t. II, p. 95 à 105.
HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs, 1830-1870_, t. I, p. 244, 245.--Y
eut-il alors plus que cette tentative d'obtenir les petites
frontières? Le 12 août 1831, lord Palmerston écrivait à lord
Granville: «Je ne crois pas perdre mon temps en vous communiquant une
conversation qui a eu lieu aujourd'hui entre Talleyrand et Bülow
(ministre de Prusse), et que ce dernier m'a rapportée immédiatement en
confidence. Nous avions une conférence. Talleyrand arriva le premier,
et après lui Bülow; tous deux étaient dans le salon rouge, en
attendant les autres plénipotentiaires. Talleyrand commença
immédiatement à parler de la Belgique et dit à Bülow que ce pays ne
pouvait aller comme il était; que Léopold était une pauvre créature,
impropre à faire un roi; que les Belges étaient un assemblage de
vagabonds couards, indignes d'être indépendants; que nous étions
engagés dans une difficulté qui menaçait de faire sauter soit le
ministère français, soit le ministère anglais;... qu'il n'y avait
qu'une solution, le partage; que si la France, la Prusse et la
Hollande s'unissaient, la chose serait simple, et que l'Angleterre
pourrait être satisfaite avec Anvers déclaré port franc. Il insista
quelque temps sur cette idée, qui était chez lui un projet ancien et
préféré, jusqu'à ce que la conversation fût interrompue par l'arrivée
des autres ambassadeurs.» (BULWER, t. II, p. 91, 92.)--Peu après, le 2
septembre, le baron Stockmar, confident du roi Léopold, lui écrivait:
«Je viens de chez Bülow... Talleyrand lui parle jour et nuit d'un
partage de la Belgique et s'efforce de le persuader que, si la France,
la Prusse et la Hollande s'entendent à ce sujet, il sera facile
d'obtenir l'assentiment de l'Angleterre en déclarant ports libres les
villes d'Ostende et d'Anvers. Bülow lui a toujours répondu jusqu'à
présent que la Prusse ne pouvait entrer dans cet ordre d'idées...»
(_Mémoires de Stockmar._)--Que M. de Bülow ait grossi un peu les
choses pour se faire valoir auprès de lord Palmerston et du baron
Stockmar; que ces deux derniers, de leur côté, aient été disposés, par
naturelle méfiance et animosité contre la France, à voir plus en noir
encore la conduite de notre ambassadeur, nous le croyons volontiers;
toutefois le fait en lui-même, s'il a pu être exagéré, n'a pas dû être
absolument inventé. Comment l'expliquer? Nous avons vu que l'idée du
partage n'était jamais apparue à notre gouvernement que comme une
extrémité malheureuse à laquelle il recourrait seulement le jour où il
n'y aurait plus de chance d'établir une Belgique indépendante. Faut-il
croire que M. de Talleyrand, en août 1831, ait cru cette hypothèse sur
le point de se réaliser? Depuis longtemps agacé par la conduite des
Belges, était-il maintenant découragé par leurs revers? Ou bien ne
sommes-nous en présence que d'une manoeuvre du vieux diplomate,
voulant peser par cette menace sur ceux avec qui il avait à traiter,
et cherchant à les rendre ainsi plus maniables? Quoi qu'il en soit, la
manoeuvre lui était absolument personnelle, et ni le Roi ni le
ministère n'y étaient associés à un degré quelconque.]

Ce n'était pas là la politique de Périer. Le président du conseil
s'aperçut bien vite que ceux de ses collègues qui couraient ainsi
après l'accessoire, risquaient de lui faire manquer le principal. Aux
petits profits qu'on cherchait, sans succès d'ailleurs, à obtenir, il
préférait de beaucoup l'avantage de rétablir, aussi étroite que par le
passé, l'intimité momentanément ébranlée de l'Angleterre et de la
France, et de mériter par une loyauté désintéressée la confiance de
cette Europe à laquelle il venait d'en imposer par sa résolution.
Aussi s'appliqua-t-il à rassurer les autres puissances sur la façon
dont il tiendrait, au sujet de l'évacuation, la parole qu'il avait
donnée, et, pour effacer toute trace des équivoques produites par le
langage de quelques-uns des ministres, il prit lui-même en main la
direction des négociations. Sans doute il n'était pas homme à avoir
l'air de céder à une menace; se défendant de toute précipitation qui
eût pu paraître humiliante, il fit les choses à son heure, marcha à
son pas. Dans les derniers jours d'août, il rappela la plus grande
partie du corps expéditionnaire; mais, à la demande expresse du roi
Léopold, qui se sentait sans défense, il laissa en Belgique une
division. Ce ne fut que le 15 septembre qu'il annonça, pour la fin du
mois, l'évacuation totale. Lord Palmerston en «éprouva une joie
extraordinaire[623]», et la Conférence rédigea à cette occasion un
protocole dont les termes témoignèrent du bon effet produit sur elle
par la conduite de notre cabinet. Il y était constaté tout d'abord que
c'était de «son plein gré» que le gouvernement français «avait résolu
de rappeler le reste de ses troupes». Les plénipotentiaires de
l'Autriche, de la Grande-Bretagne, de la Prusse et de la Russie en
exprimaient leur «satisfaction», et ils ajoutaient: «Cette nouvelle
démonstration des généreux principes qui guident la politique de la
France, et de son amour de la paix, avait été attendue par ses alliés
avec une extrême confiance, et les plénipotentiaires prient le prince
de Talleyrand d'être persuadé que leurs cours sauront apprécier à
leur juste valeur la résolution prise par le gouvernement français.»
Un accueil si courtois et si déférent devait consoler Périer des
attaques de la presse opposante, qui s'indignait que notre armée
quittât la Belgique «sans avoir seulement détruit le lion de
Waterloo», et, à la Chambre, le général Sébastiani répondait à M.
Mauguin: «Nous sommes entrés en Belgique conduits par la bonne foi; la
bonne foi nous en a fait sortir.»

[Note 623: Expression du baron Stockmar dans une lettre à Léopold.]

Désormais toute émotion était calmée, toute complication écartée, et
le cabinet pouvait constater les avantages de son intervention. À un
point de vue général, la monarchie de Juillet, qui avait semblé
jusqu'alors condamnée à une sorte d'immobilité, moins encore par sa
faiblesse intérieure que par les suspicions qu'elle éveillait au
dehors, venait de prendre, au delà de ses frontières, une initiative
hardie, de faire acte de force, et les autres puissances avaient dû
lui laisser le champ libre; en même temps, alors qu'on ne la croyait
pas encore dégagée des influences révolutionnaires, elle avait, par sa
modération, par sa correction diplomatique, forcé l'hommage de ces
puissances. Au lendemain de 1830, ce double résultat était
considérable. La situation de cette monarchie en Europe s'en trouvait
singulièrement relevée, et le ministre dirigeant de Prusse, M.
Ancillon, était réduit à constater avec tristesse et dépit que la
France avait, «pendant la paix et sans tirer l'épée, acquis de
nombreux et réels avantages[624]». Au point de vue particulier des
affaires belges, notre succès était plus tangible encore. Dans la
première partie de son administration, Périer, préoccupé surtout, non
sans raison, de rétablir avec le cabinet britannique les bons rapports
altérés à la fin du ministère Laffitte, de sauver la Belgique de la
ruine et la France de l'isolement, avait paru laisser prendre à
l'Angleterre le rôle prépondérant qui nous avait d'abord appartenu:
l'élu du congrès de Bruxelles était le candidat de lord Palmerston
plus que le nôtre, le traité des Dix-huit articles semblait l'oeuvre
de la diplomatie anglaise; on eût dit que les Belges trouvaient à
Londres le point d'appui et le patronage qu'ils avaient jusqu'alors
cherchés à Paris. Avec l'expédition d'août, le changement est complet
et subit. La Belgique est ramenée avec éclat dans notre clientèle. Le
baron Stockmar, Allemand de naissance, Anglais de sympathie, agent du
roi Léopold à Londres, reconnaissait à regret que «la politique belge
devait en ce moment incliner plutôt vers la France», et il ne cachait
pas à lord Palmerston «que la confiance des Belges dans la protection
de l'Angleterre était singulièrement affaiblie». On eut du reste tout
de suite une preuve effective du retour qui s'était opéré vers nous à
Bruxelles. Le gouvernement, ayant senti la nécessité de réorganiser
son armée, s'adressa à des officiers français, non à des anglais.
Cette préférence ne laissa pas que de mortifier nos voisins
d'outre-Manche; lord Grey en fut à ce point ému qu'il voyait déjà la
Belgique devenir une «province française», et le roi Guillaume IV
déclara à Stockmar que «cet enrôlement lui était particulièrement
désagréable[625]».

[Note 624: Instruction adressée à M. de Bülow, en date du 28 août
1831. (HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs, 1830-1870_, t. II, p.
242.)]

[Note 625: _Passim_ dans les _Mémoires de Stockmar_.]

Si heureuse qu'eût été notre intervention militaire, elle n'avait pas
cependant résolu toutes les difficultés de la question belge. Le roi
des Pays-Bas refusait plus énergiquement que jamais de consentir aux
avantages accordés par les Dix-huit articles à ceux qu'il venait de
vaincre si complétement. La triste figure faite par la Belgique dans
cette campagne avait d'ailleurs diminué son crédit en Europe, et
l'impression générale était qu'elle devait payer sa défaite. Ce
n'était pas seulement le sentiment des puissances de l'Est, qui
parlaient d'autant plus haut en faveur de la Hollande que la chute de
Varsovie venait de leur rendre leur liberté d'action. Lord Palmerston
disait avec sa rudesse accoutumée au baron Stockmar[626]: «Les Belges
ont montré de la façon la plus claire qu'ils sont incapables de
résister aux Hollandais. Sans le secours de la France, ils auraient
été remis sous le joug. Il faut donc que les Belges comme les
Hollandais, pour vivre en repos, abandonnent quelque chose de leurs
prétentions réciproques. Les Belges ne peuvent plus prétendre à la
situation que leur assuraient les Dix-huit articles, de même que les
Hollandais ne peuvent réclamer le vieux protocole de janvier, auquel
ils avaient adhéré dès le début de la crise. Si les Belges ne veulent
rien céder, la Conférence n'a qu'une chose à faire, se retirer
absolument et dire: Eh bien, soit! nous permettons aux Hollandais de
vider leur querelle avec les Belges seuls. Les armes décideront.»
Stockmar ajoutait, en rapportant ces paroles à Léopold: «À cette
effrayante conclusion de Palmerston, je ne répondis pas un mot, mais
je pensais en silence, à part moi, que si quatre des grandes
puissances pouvaient souhaiter et faire quelque chose de pareil, il
était impossible que la France consentît jamais à la conquête de la
Belgique par la Hollande.» Un autre jour, il écrivait encore à son
royal correspondant: «Croyez fermement que toute défense, toute
protection de la Belgique dans la Conférence de Londres ne peut venir
que de la France. Efforcez-vous d'obtenir cette protection, autant que
possible par votre correspondance personnelle avec votre frère de
Paris. Je puis me tromper, mais d'après ce que je vois ici,
l'Angleterre ne fera pour nous presque rien de positif[627].»

[Note 626: HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs_, t. I, p. 246.]

[Note 627: _Mémoires de Stockmar._]

Ce témoignage est significatif sous la plume d'un ennemi de la France.
Toutefois, si disposé que fût notre gouvernement à prendre en main la
cause de la Belgique, il lui fallait bien tenir compte du sentiment de
l'Europe, et il ne dépendait pas de lui d'effacer toute trace des
défaites subies naguère par ses clients. Il ne voulait pas d'ailleurs
se laisser séparer de l'Angleterre. Pendant plusieurs semaines, en
soutenant les prétentions belges, il tint en échec les autres
puissances et suspendit les décisions de la Conférence. Mais, pour la
cause même qu'il défendait, ce retard n'était pas sans danger. Force
fut donc d'en passer par une transaction que, d'accord avec lord
Palmerston redevenu pleinement notre allié, M. de Talleyrand s'efforça
d'obtenir aussi favorable que possible à la Belgique. La Conférence
formula cette transaction, le 15 octobre, dans un nouvel acte, connu
sous le nom de traité des Vingt-quatre articles. Elle y retirait
quelques-unes des concessions faites aux Belges par les Dix-huit
articles, mais sans rendre à la Hollande tout ce que lui avaient
accordé les protocoles de janvier. L'état de 1790 était maintenu comme
base du partage des territoires; les enclaves allemandes des provinces
septentrionales étaient attribuées à la Hollande, ainsi que tout
Maestricht, une partie du Limbourg et la rive gauche de l'Escaut. Le
Luxembourg était partagé: la ville et un tiers du territoire au roi de
Hollande; le reste à la Belgique avec le duché de Bouillon. La liberté
de la navigation de l'Escaut et du transit avec l'Allemagne était
assurée au nouveau royaume. Quant à la dette, elle était répartie de
façon que la Belgique n'en supportait pas le tiers. En somme, la
France avait obtenu pour ses protégés des conditions territoriales
suffisantes, des conditions commerciales et financières fort
avantageuses. L'acte du 15 octobre n'était plus une simple proposition
comme les décisions antérieures de la Conférence: celle-ci, convaincue
que de plus longs essais pour amener une conciliation directe entre la
Hollande et la Belgique resteraient sans résultat, avait résolu, sur
l'avis de M. de Talleyrand appuyé par Palmerston, de ne plus s'en
tenir au rôle de médiateur, mais de s'imposer comme arbitre souverain:
elle motiva ainsi cette résolution: «Ne pouvant abandonner à de plus
longues incertitudes des questions dont la solution immédiate est
devenue un besoin pour l'Europe; forcés de les résoudre, sous peine
d'en voir sortir l'incalculable malheur d'une guerre générale, les
soussignés n'ont fait que respecter la loi suprême d'un intérêt
européen de premier ordre, ils n'ont fait que céder à une nécessité de
plus en plus impérieuse, en arrêtant les conditions d'un arrangement
définitif, que l'Europe a cherché en vain depuis un an, dans les
propositions faites par les deux parties ou agréées tour à tour par
l'une d'elles et rejetées par l'autre.» En conséquence, les
Vingt-quatre articles furent aussitôt transmis aux gouvernements de
Belgique et de Hollande; il leur était signifié que cet acte contenait
la décision finale et irrévocable des cinq cours, que celles-ci en
garantissaient l'exécution, se réservaient d'employer tous les moyens
pour obtenir l'assentiment de celle des deux parties qui s'y
refuserait, et étaient résolues à empêcher le renouvellement des
hostilités.

En Belgique, ceux qui naguère ne voulaient pas des Dix-huit articles
repoussèrent naturellement les Vingt-quatre articles. L'opposition se
manifesta avec tant de vivacité que le roi Léopold en fut un peu
découragé, et se demanda si cette altération des conditions auxquelles
il avait accepté la couronne ne l'obligerait pas à la résigner. De
Londres, le baron Stockmar l'en détourna vivement: «Fâchez-vous, lui
écrivait-il, criez à l'injustice, ne ménagez pas la Conférence,--elle
s'y attend d'ailleurs,--mais ne poussez rien à l'excès et gardez-vous
d'abandonner la partie. Que le ministère crie avec vous, qu'il crie
très-haut et très-fort. Vous aurez tenu votre serment, et la Belgique
le saura[628].» Les velléités d'abdication avaient-elles été
sérieuses? en tout cas, elles ne furent que passagères; Léopold prit
bien vite le dessus, et, sous sa ferme inspiration, le ministère belge
proposa aux Chambres, le 21 octobre, un projet de loi à l'effet
«d'autoriser la signature du traité définitif de séparation». Le Roi
était résolu à en appeler aux électeurs, si les Chambres refusaient
cette autorisation. «À une autre époque, disait le ministère dans
l'exposé des motifs, nous eussions rejeté ces conditions; mais
l'Europe a été témoin d'événements qui, en modifiant la politique
générale, n'ont pu rester sans influence sur la question soulevée par
notre révolution. L'appui que nous trouvions dans l'idée de notre
force, inspirée aux puissances par nos succès de septembre, l'appui
peut-être plus réel encore que prêtait à notre cause l'héroïque
résistance de la Pologne, nous a tout à coup échappé.»

[Note 628: _Mémoires de Stockmar._--Cf. aussi BULWER, _Life of
Palmerston_, t. II, p. 114.]

La discussion à la Chambre des représentants commença le 26 octobre et
se prolongea pendant six jours, véhémente et pathétique. L'opposition
se déclarait prête à braver la guerre, affirmant que la France ne
saurait abandonner la Belgique. «Si le ministère du juste milieu,
s'écriait M. Rodenbach, poussait son système de paix à tout prix
jusqu'à cette extrémité, nous en appellerions à la Chambre des
députés, à la nation française. Là, assez de coeurs généreux
élèveraient la voix pour stigmatiser une aussi odieuse conduite... Les
défaites de 1815 sont trop profondément gravées dans tous les coeurs,
les Français ont trop d'affronts à venger, pour ne pas se lever dès
qu'un Prussien franchirait nos frontières.» À ces déclamations, on a
plaisir à opposer le langage très-politique de M. Nothomb, l'habile
négociateur des Dix-huit articles. Pour lui, la question était de
savoir si la révolution de Juillet en France et la révolution de
Septembre en Belgique devaient se placer en dehors du système général
de l'Europe, ce qui était la guerre universelle, ou prendre un
caractère tel qu'elles pussent se coordonner à ce système. Après avoir
rappelé que la Convention et Bonaparte avaient pris le premier parti
et attiré ainsi sur leur pays la réaction du monde, il continua en ces
termes: «La révolution de Juillet a profité de cette leçon; bornant
ses effets à une existence intérieure, monarchique au dedans,
pacifique au dehors, elle a respecté le _statu quo_ territorial. Et
remarquez-le bien, si elle avait pris un autre caractère, c'en était
fait de l'indépendance de la Belgique. La nationalité belge n'est pas
une de ces idées larges qui rentrent dans les vastes projets de
commotions universelles: c'est une idée étroite, factice peut-être,
qui se rattache au vieux système de l'équilibre européen: c'est une
idée de _juste milieu_. Aussi, pour moi, je n'ai jamais pu comprendre
ceux de mes concitoyens qui, partisans de l'indépendance belge,
reprochent à la France son système pacifique. Quand la France sortira
du lit que lui ont prescrit les traités de 1815, ce sera pour
submerger la Belgique.» Ce discours fit un grand effet, ainsi que
celui de M. Lehon, qui vint, avec l'autorité particulière que lui
donnait sa situation d'envoyé de la Belgique à Paris, témoigner de la
résolution des puissances. «Par un refus, dit-il, nous exposerions le
pays à une invasion, peut-être même à un démembrement et à la
radiation du nom belge du livre de vie des nations.» L'influence
personnelle du Roi, qui était déjà considérable, exerça peut-être plus
d'action encore, et, au vote, la loi fut adoptée par 59 voix contre
38. Le 3, le Sénat confirma ce vote par 35 voix contre 8. En exécution
de cette décision, le plénipotentiaire belge à Londres signa, le 15
novembre 1831, avec les membres de la Conférence, l'acte des
Vingt-quatre articles, qui devint ainsi un traité entre les cinq
puissances et la Belgique: il était stipulé que les ratifications
seraient échangées dans un délai de deux mois.

On n'était pas cependant encore au bout de toutes les
difficultés[629]. Les Vingt-quatre articles avaient été transmis à la
Haye en même temps et dans les mêmes conditions qu'à Bruxelles. Le roi
de Hollande y avait fait aussitôt des objections, se plaignant de la
forme comme du fond, et y demandant des modifications. Les
représentants des cinq cours refusèrent d'entrer en discussion et
déclarèrent leur texte irréformable. Ils espéraient que Guillaume Ier
ne persisterait pas dans son opposition, une fois qu'il aurait vu
Léopold signer le traité: c'était mal connaître l'obstination de ce
prince; loin de se sentir porté à imiter la soumission de son
adversaire et de se laisser effrayer par les menaces contenues dans le
traité même contre celle des parties qui refuserait d'y adhérer, il
adressa à la Conférence, le 14 décembre, une note solennelle et
développée, contenant une protestation formelle. Les trois cours de
l'Est s'en montrèrent assez embarrassées: il leur semblait qu'elles
étaient prises en flagrant délit d'atteinte à l'indépendance d'une
tête couronnée; et au profit de qui? Au profit d'une révolution qui
leur avait été toujours fort antipathique[630]. Dans de telles
conditions devaient-elles ratifier la signature donnée à Londres par
leurs plénipotentiaires? Le Czar, alors très-irrité de ce que le
gouvernement de Bruxelles venait d'accueillir et d'enrôler des
officiers polonais, poussait vivement à la non-ratification. Le
gouvernement de Berlin, bien que fort gêné par les promesses formelles
que M. de Bülow avait faites à lord Palmerston et à M. de Talleyrand,
était tenté de suivre la conduite conseillée par le Czar. Quant à M.
de Metternich, dès la première heure, il avait blâmé le traité, le
déclarant «malencontreux», le qualifiant de «bêtise», et reprochant
aux plénipotentiaires autrichien, prussien et russe, «de s'être laissé
enjôler par des considérations anglaises et françaises». Toutefois, si
mécontent qu'il fût, il avait d'abord cru que les égards dus aux deux
puissances occidentales ne lui permettaient pas de désavouer l'oeuvre
de la Conférence. Ce ne fut qu'un peu plus tard, sous la pression de
la Russie et à l'exemple de la Prusse, qu'il se détermina à user
d'ajournement[631]. Le terme fixé pour les ratifications passa donc
sans qu'elles fussent données. Les trois cours paraissaient disposées
à les retarder jusqu'à ce qu'elles eussent obtenu amiablement
l'adhésion du roi Guillaume[632].

[Note 629: Parmi les difficultés qui occupèrent à ce moment la
diplomatie et l'opinion, il en est une sur laquelle il nous semble
inutile de nous arrêter: c'est celle que souleva la convention du 14
décembre, intervenue, en dehors de la France, entre les quatre autres
grandes puissances et la Belgique pour régler définitivement la
démolition de plusieurs des forteresses bâties en 1815 aux frais des
alliés. Il semblait que le gouvernement et le public français ne
pussent qu'être satisfaits d'un tel résultat: mais ils se montrèrent
froissés sinon du fond, du moins de la forme de la convention. De là
une émotion peu raisonnable, qui fut très-vive, mais dura peu.]

[Note 630: M. de Metternich écrivait, le 29 décembre 1831, à M. de
Ficquelmont, ambassadeur d'Autriche en Russie: «L'affaire belge est
odieuse à notre auguste maître; elle l'est à cause de son point de
départ... Son point de départ, quelque effort qu'on fasse pour lui
prêter une autre couleur, est la protection accordée à une rébellion.»
Plus loin, le chancelier disait que les trois cours de Russie, de
Prusse et d'Autriche étaient, sur ce point, «animées d'un même
sentiment». Il écrivait encore au comte Apponyi, le 1er décembre: «Que
Dieu préserve l'Europe d'une autre conférence sur les bases du soutien
d'une révolution.» (_Mémoires de M. de Metternich_, t. V, p. 146, 222,
223.)]

[Note 631: _Mémoires de M. de Metternich_, t. V, p. 146, 217 à 224, et
270 à 273.]

[Note 632: _Ibid._, p. 222 à 224.]

Mais comment ce retard serait-il pris à Paris et à Londres[633]?
Casimir Périer ne se gêna pas pour qualifier sévèrement la conduite
des puissances de l'Est; il rappela les paroles données dans la
Conférence par leurs plénipotentiaires et leur reprocha un «manque de
foi». Quant à lord Palmerston, loin de pencher du côté de ces
puissances, comme cela lui était arrivé parfois au cours de l'affaire
belge, il se montra encore plus amer que Périer et traita notamment M.
de Bülow avec une véhémence qui alla presque jusqu'à la
grossièreté[634]. Ainsi le premier effet du retard de la ratification,
effet non attendu et sûrement non désiré par les cours de Vienne, de
Berlin et de Saint-Pétersbourg, se trouvait être d'amener la France et
l'Angleterre à se concerter pour leur faire échec. Cette union, qui
était le principal dessein de la politique française, devint même si
étroite que les deux cabinets de Saint-James et des Tuileries, se
refusant à attendre plus longtemps les autres puissances, se
décidèrent, le 31 janvier 1832, à procéder seuls avec le
plénipotentiaire belge à l'échange des ratifications, et laissèrent le
protocole ouvert pour recevoir celles de l'Autriche, de la Prusse et
de la Russie. C'était un fait considérable que ce rapprochement des
deux puissances occidentales en face de l'Europe et presque contre
elle. Aussi M. de Talleyrand, qui y avait beaucoup contribué,
écrivait-il, le jour même où les signatures étaient données:
«L'Angleterre et la France réunies pour un échange simultané des
ratifications, c'est plus que je n'osais espérer. Maintenant il s'agit
d'avoir de la patience; le reste ne tardera pas à venir. Ne réclamons
rien; ne triomphons pas trop;... ne laissons pas voir à l'Angleterre
que son alliance avec nous l'entraîne plus loin qu'elle ne le
voudrait... À l'extérieur nous nous sommes fait une situation
répondant à tout ce que le Roi pouvait désirer[635].» Quelques jours
après, la duchesse de Dino écrivait de Londres: «M. de Talleyrand a
fait avec l'Angleterre un échange de ratifications qui vaut avec ce
pays un traité d'alliance. Cela a été difficile; les obstacles se sont
accumulés jusqu'au dernier moment[636].» Cette intimité se
manifestait, non sans éclat, à la tribune des deux parlements.
Interpellé à la Chambre des communes, lord Palmerston s'exprima sur la
France en termes si amis que Casimir Périer en écrivit tout son
contentement à M. de Talleyrand. «Le gouvernement du Roi, lui
disait-il, s'applaudit vivement de cette conformité de vues et de
sentiments dont les deux pays peuvent attendre de si heureux
résultats. Nous y trouvons un gage nouveau de cet accord de la France
et de l'Angleterre que nous nous efforcerons toujours de fonder sur
des bases solides; nous y trouvons une confirmation de notre système
de politique étrangère, justifié par un aussi heureux succès dans son
but le plus important.» Notre ministre ne se contentait pas de cette
réponse diplomatique: il disait de son côté, le 7 mars 1832, à la
Chambre des députés: «Le ministère anglais s'est exprimé, au sein du
parlement de son pays, dans les mêmes termes que nous, devant cette
Chambre, et, s'il a parlé de la nécessité, plus que jamais sentie, de
l'alliance sincère des deux gouvernements de France et d'Angleterre,
nous pouvons aussi parler de son efficacité. L'Europe sait ce que la
lutte de ces deux nations a produit de guerres longues, sanglantes et
convulsives; il faut qu'elle apprenne aujourd'hui ce que leur union
peut donner de garanties à la paix du monde et de gages à la vraie
liberté... Voilà des alliances qu'on peut proclamer à la face des
trônes et des peuples, parce qu'elles sont leur garantie commune.»

[Note 633: M. de Metternich écrivait, le 29 décembre 1831, à M. de
Ficquelmont: «Il nous paraît impossible de prévoir à quelles
extrémités le refus de ratification pourra conduire les affaires à
Paris, et surtout à Londres...» (_Mémoires de M. de Metternich_, t. V,
p. 224.)]

[Note 634: Dépêches des envoyés sardes, citées par HILLEBRAND,
_Geschichte Frankreichs, 1830-1870_, t. II, p. 252.]

[Note 635: Cette lettre est citée par HILLEBRAND, _ibid._, p. 252. Le
texte que nous donnons n'est qu'une traduction faite d'après
l'allemand.]

[Note 636: Lettre du 11 février 1832, à M. de Barante. (_Documents
inédits._)]

Non-seulement l'alliance de l'Angleterre et de la France se
resserrait; mais, dans cette alliance même, la situation respective
des deux puissances était modifiée à l'avantage de la France:
changement important que, quelques années plus tard, dans une dépêche
confidentielle, le duc de Broglie a très-finement analysé. «Dans le
premier période, dit-il, c'est-à-dire au lendemain de la révolution et
avant l'avènement de Périer, le beau rôle avait été pour l'Angleterre;
c'est elle qui nous protégeait dans l'opinion, c'est elle qui était le
_gentleman_ tendant la main au plébéien, au soldat de fortune; c'est
elle qu'on pouvait blâmer en Europe, comme on blâme l'imprudence, mais
qu'on respectait, qu'on continuait à considérer, dans la personne de
lord Grey, comme un grand seigneur libéral à qui l'on pardonne ses
opinions politiques, en faveur de sa magnificence, de ses grandes
manières, qu'on craindrait d'ailleurs d'offenser, de peur d'avoir à
s'en repentir.» Mais, avec le ministère du 13 mars, la politique de
résistance prévalut en France. «Plus le gouvernement français,
remportait alors de victoires sur les partis, continue le duc de
Broglie, plus le gouvernement anglais était content de nous; il nous
savait gré de nous débarbouiller de la poussière des pavés; il nous
savait gré de lui rendre le rapprochement plus facile et notre amitié
moins compromettante. Chaque fois que nous faisions un pas dans ce
sens, il disait aux autres gouvernements: Vous voyez bien que la
France n'est pas ce que vous avez pensé; vous voyez que le
gouvernement français est après tout un gouvernement.» Grâce à Casimir
Périer, nous fîmes tant de «pas dans ce sens», que nous pûmes bientôt
nous passer de caution auprès de l'Europe. L'Angleterre fut toujours
notre alliée: elle ne fut plus notre protectrice. Comme le dit encore
le duc de Broglie, «le gouvernement français n'avait plus besoin, pour
être introduit dans la société des autres gouvernements, que personne
lui donnât la main ou réclamât pour lui l'indulgence[637]». On en vint
au point que les hommes d'État de la vieille Europe accordaient plus
de confiance à notre cabinet qu'à celui de Londres. M. de Metternich
écrivait au comte Apponyi, le 8 janvier 1832: «J'ai le sentiment que
la déplorable position de la conférence de Londres sera plus
facilement débrouillée par M. Casimir Périer que par les ministres
anglais, par la raison toute simple que le chef de l'administration
française a les qualités qui constituent l'homme d'État, tandis que
les membres de l'administration anglaise actuelle me semblent moins
doués sous ce rapport[638].»

[Note 637: Dépêche confidentielle du 12 octobre 1835, adressée par le
duc de Broglie, ministre des affaires étrangères, à M. Bresson,
ministre de France à Berlin. (_Documents inédits._)]

[Note 638: _Mémoires de M. de Metternich_, t. V, p. 268.]

Les trois cours de l'Est ne voyaient pas sans quelque trouble
s'établir ainsi en face d'elles l'alliance des puissances
occidentales; elles se rendaient compte «que, quoi qu'elles pussent
dire, la France, entraînant avec elle l'Angleterre, avait toujours le
dernier mot[639]». Pour sortir de cette situation mauvaise, elles ne
virent d'autre moyen que de presser plus vivement le roi des Pays-Bas
de cesser son opposition aux Vingt-quatre articles. Le Czar lui-même
lui envoya dans ce dessein le comte Orloff. Rien n'y fit. Guillaume
Ier se butait à ce que ses courtisans appelaient son «système de
persévérance». Au bout d'un mois de séjour à la Haye, le comte Orloff
dut se retirer sans avoir obtenu la moindre concession. Avant son
départ, il remit au cabinet hollandais une note aussitôt rendue
publique, par laquelle l'empereur de Russie déclarait «qu'il ne
reconnaissait pas la possibilité de lui prêter ni appui, ni secours,
et le laisserait supporter seul la responsabilité des événements; que,
sans vouloir s'associer à aucun moyen militaire pour contraindre le
roi des Pays-Bas à souscrire aux Vingt-quatre articles, Sa Majesté
Impériale considérait néanmoins ces articles comme les seules bases
sur lesquelles pût s'effectuer la séparation de la Belgique et de la
Hollande, et tenait pour juste et nécessaire que la Belgique restât en
jouissance des avantages qui en résultaient pour elle, notamment en ce
qui concernait sa neutralité; enfin que, dans le cas où cette
neutralité viendrait à être violée par la reprise des hostilités de la
part du roi de Hollande, l'Empereur se concerterait avec ses alliés
sur le moyen le plus propre à la défendre et à la rétablir
promptement». Cette sorte de désaveu, auquel s'associèrent aussitôt
les cabinets de Berlin et de Vienne, n'ébranla pas l'obstination du
roi Guillaume: il persistait a attendre de l'avenir, et
particulièrement des désordres qu'il espérait voir éclater en France,
l'occasion d'une revanche.

[Note 639: Cet aveu mélancolique était consigné, à la date du 25 mars
1832, dans un memorandum confidentiel de M. de Pralormo, l'envoyé
sarde à Vienne. (HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs, 1830-1870_, t.
I, p. 276.)]

Cependant la Belgique, qui souffrait, dans ses intérêts matériels et
dans sa sécurité intérieure ou extérieure, de la prolongation de cet
état d'incertitude, était fondée à réclamer, d'une façon de plus en
plus pressante, qu'on y mît un terme et qu'on fît exécuter le traité
souscrit par elle. Elle s'adressait à la France et à l'Angleterre, qui
de leur côté se retournaient vers l'Autriche, la Prusse et la Russie,
et les mettaient en demeure de dire si elles désavouaient ou non
leurs plénipotentiaires. Au commencement d'avril, Casimir Périer,
perdant patience, déclara nettement que «cela ne pouvait durer plus
longtemps». Ce ferme langage fit effet sur les autres cours, qui se
sentaient d'ailleurs fort mal engagées. Le 18 avril, les cabinets de
Vienne et de Berlin donnèrent leurs ratifications, «sous réserve des
droits de la Confédération germanique, touchant la cession d'une
partie du grand-duché de Luxembourg». Le Czar se résigna, le 4 mai, à
suivre cet exemple; seulement il ne déclara approuver le traité que
«sauf les modifications à apporter, dans un arrangement définitif
entre la Hollande et la Belgique, aux articles 9, 12 et 13»; les
articles ainsi visés étaient relatifs aux questions de navigation, de
transit, et au partage de la dette. On eût pu sans doute soutenir
qu'une ratification à ce point conditionnelle n'en était plus une,
mais chacun avait hâte d'en finir, et l'on n'y regarda pas de trop
près[640].

[Note 640: La duchesse de Dino écrivait de Londres à M. de Barante, le
1er mai 1832: «La ratification russe est arrivée à l'instant. Il
faudra qu'elle soit terriblement conditionnelle pour qu'on ne trouve
pas moyen de la considérer comme pure et simple.» (_Documents
inédits._)]

À considérer les résultats obtenus, le progrès est considérable et
fait grand honneur au ministère Périer, qui y est arrivé sans guerre,
par un rare mélange de prudence et de hardiesse, d'adresse et de
loyauté. Désormais la Belgique cesse d'être un fait révolutionnaire,
contesté ou subi de plus ou moins bonne grâce; elle a reçu ses lettres
d'introduction dans la société des États de l'Europe; elle n'est plus
en proie à l'anarchie, mais a constitué chez elle une monarchie
régulière. Le royaume des Pays-Bas, création favorite de la
Sainte-Alliance, avant-garde de la coalition antifrançaise, est
irrévocablement démembré; à sa place, nous avons à nos portes un jeune
État dont la neutralité couvre notre frontière la plus vulnérable, qui
nous doit son indépendance, et qui est obligé, par reconnaissance
comme par situation, à demeurer notre client. Le prince habile appelé
à sa tête est le premier à sentir cette nécessité; c'est pourquoi, à
ce moment même, il négocie avec la cour des Tuileries une alliance de
famille, et dans quelques mois, le 9 août 1832, se célébrera, à
Compiègne, le mariage de Léopold avec la princesse Louise d'Orléans,
fille aînée du roi des Français, femme d'un haut esprit et d'une rare
vertu: conclusion remarquable de cette politique qui a débuté par
refuser la couronne offerte au duc de Nemours, et qui aboutit à donner
pour gendre à Louis-Philippe le prince élu en place de son fils. Sans
doute, le roi de Hollande refuse toujours d'adhérer au nouvel état de
choses; mais, en dépit des difficultés que soulèvera cette résistance
et qui occuperont encore pendant plusieurs années la diplomatie
européenne, on peut dire que dès ce jour le fond de la question est
résolu. La France a gagné cette grosse partie.


VI

Casimir Périer avait été hardi en Belgique; il devait l'être plus
encore en Italie. On sait en quelle situation la retraite des
Autrichiens, le 15 juillet 1831, avait laissé les États de l'Église.
Le Pape avait refusé de s'engager à faire les édits sur commande et à
heure fixe, exigés par le gouvernement français; mais il n'avait pas
pour cela renoncé à opérer des réformes. Dès le 5 juillet, avant même
la retraite des troupes autrichiennes, un édit réorganisa
l'administration provinciale et municipale, faisant aux libertés
locales une part plus large que celle qui leur était alors accordée en
France[641]. Dans les Légations, toutes les fonctions civiles furent,
en fait, confiées à des laïques. La réforme judiciaire ne pouvait
s'improviser aussi vite; toutefois, avant la rentrée des tribunaux,
des édits, en date des 5 et 31 octobre et du 5 novembre, réglèrent
les juridictions et les procédures d'après des principes entièrement
nouveaux; ils ne supprimaient pas les tribunaux ecclésiastiques pour
les causes que leur déférait le droit canon; ils laissaient aussi
subsister ce mélange de la discipline spirituelle et de la police
civile, cette sorte de confusion du for intérieur et du for extérieur,
qui paraissaient la conséquence du double caractère religieux et
politique du souverain, et que les moeurs romaines supportaient plus
facilement que les nôtres; néanmoins les améliorations étaient réelles
et faisaient disparaître la plupart des abus trop réels qui rendaient
la justice de l'État pontifical impuissante, onéreuse ou suspecte.
Enfin, un édit du 21 novembre institua, sous le titre de _congrégation
de révision_, un conseil central chargé spécialement du contrôle
financier: c'était l'embryon de la consulte d'État demandée par la
Conférence. Le Pape avait donc à peu près rempli tous les _desiderata_
du Mémorandum du 21 mai: il ne prétendait pas, du reste, avoir dit son
dernier mot; bien au contraire, les divers édits invitaient les corps
délibérants qu'ils instituaient à rechercher eux-mêmes et à indiquer
au souverain les améliorations qui pourraient encore être ajoutées.

[Note 641: Dans chaque délégation était un _prolégat_; une
_congrégation gouvernative_, composée de quatre propriétaires de la
province, assistait le prolégat et délibérait sur toutes les affaires;
enfin un conseil provincial était nommé par le souverain sur une liste
en nombre triple émanant de l'élection. Chaque commune avait un
conseil municipal élu et un gonfalonier nommé par le gouvernement
entre trois candidats présentes par les conseils municipaux.]

Dans la cour romaine, tous sans doute ne s'intéressaient pas également
au succès de ces réformes: quelques-uns désiraient leur échec;
plusieurs ne se prêtaient à cette sorte d'essai que par déférence pour
les puissances, mais sans grande confiance dans le résultat.
Toutefois, la droiture personnelle du Pape et la faiblesse extrême de
son gouvernement étaient une garantie que les concessions décrétées
sur le papier ne pourraient être marchandées et restreintes dans
l'exécution. Dans les provinces, en effet, pas d'autre force armée
qu'une garde civique ayant nommé elle-même ses officiers; des
fonctionnaires hors d'état de résister au mouvement réformiste, la
plupart sympathiques à ce mouvement, quelques-uns même anciens
insurgés. Les «libéraux» des Légations étaient donc bien assurés de ne
rencontrer aucun obstacle, s'ils voulaient user des armes légales qui
leur avaient été remises et développer les germes féconds de
_self-government_ contenus dans les édits pontificaux; jamais
population ne s'était trouvée dans des conditions plus favorables pour
faire prévaloir, sans révolte, ce qu'il pouvait y avoir de légitime et
de raisonnable dans ses réclamations.

Mais, nous l'avons déjà fait observer, les meneurs du mouvement italien
n'avaient nulle envie de se prêter à une réforme dont l'effet eût pu
être d'assurer l'existence du gouvernement qu'ils voulaient renverser.
Aussi affectèrent-ils, tout de suite, de traiter les édits d'amère
dérision, de comédie menteuse et perfide dont ils ne consentaient pas à
être les dupes. Croyant ou feignant de croire que les réformes concédées
l'étaient sans sincérité, comme un expédient passager, et avec
l'arrière-pensée de les retirer au premier symptôme de contre-révolution
en Europe, ils disaient à M. de Sainte-Aulaire[642]: «Il y a pour nous,
libéraux italiens, péril en la demeure. Nous devons forcer de voiles
pendant que nous avons bon vent, afin d'être entrés au port avant
l'orage. Il nous faut de l'irrévocable, et tant que nos droits n'auront
pas été reconnus et garantis par un pacte solennel, tant que nous
n'aurons pas obtenu toutes les institutions dont l'ensemble seul peut
assurer la liberté constitutionnelle, nous devons rester sur la
défensive et ne point accepter des améliorations partielles.» Leur thèse
était d'ailleurs d'une parfaite simplicité. À les entendre, les
provinces ayant reconquis leur indépendance en 1831, le Pape n'avait
plus de droits antérieurs à invoquer, et sa souveraineté ne pouvait être
rétablie qu'en vertu d'un pacte librement discuté, de puissance à
puissance, entre le pontife et ses anciens sujets. Comme premières
conditions, ils exigeaient la reconnaissance de la souveraineté du
peuple, une constitution décrétée par une assemblée nationale et jurée
par le Pape. Jusqu'à la conclusion de ce pacte, dans les trois provinces
de Bologne, de Ravenne et de Forli, où se concentrait, pour le moment,
l'agitation révolutionnaire, on ne laissait exécuter ni même publier
aucun édit du Saint-Siége; on ne payait à ce dernier aucun impôt; le
drapeau pontifical était remplacé par les trois couleurs italiennes; la
garde civique obéissait aux agitateurs; les représentants de l'autorité
centrale, par impuissance ou par complicité, suivaient le mouvement;
tout le pouvoir était ouvertement aux mains des chefs de l'insurrection
de février 1831. Révolte singulière, d'ailleurs, sans violence
apparente, par cette raison que personne ne tentait de la réprimer. On
eût dit que le gouvernement pontifical s'était résigné à laisser
s'établir dans ces provinces une sorte d'interrègne.

[Note 642: _Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire._--Tous les
documents qui vont être cités au cours de ce récit, sans indication de
source spéciale, sont tirés de ces mémoires.]

L'ambassadeur de France à Rome, inquiet des conséquences d'un tel
désordre et pour l'autorité pontificale et pour la politique
française, s'épuisait en avertissements aux chefs du mouvement. «Votre
intérêt, ne se lassait-il pas de leur dire ou de leur écrire, est de
profiter des bonnes intentions de votre souverain, et surtout de la
faveur des circonstances. Le Pape, sans forces militaires pour vous
contraindre, vous tiendra compte d'une soumission qui paraîtra
volontaire et l'achètera au prix de toute concession qui n'impliquera
pas l'abandon complet de sa souveraineté. Votre erreur est de croire
que vous êtes maîtres de la situation et que vous pouvez choisir le
moment et les conditions de votre soumission. L'état actuel de vos
provinces est un scandale qui ne pourra se prolonger longtemps
impunément. La France elle-même s'en indigne. Mes instructions me
prescrivent d'appuyer les demandes que vous présenterez à votre
souverain dans des formes respectueuses et régulières; mais elles me
prescrivent aussi de soutenir l'autorité du Pape et d'appuyer son
gouvernement. Je serai le premier à me prononcer énergiquement contre
vous, si vous persistez à rester en dehors des voies légales. Dans ce
cas, d'ailleurs, le Pape fera avancer les troupes qu'il travaille à
réunir, et si ces troupes sont repoussées, les Autrichiens ne
laisseront pas assurément la république triompher aux portes de la
Lombardie.» Par moments, M. de Sainte-Aulaire pouvait croire que ses
conseils étaient enfin entendus; mais, bientôt après, les violents
reprenaient le dessus. Aux avertissements de l'ambassadeur, ils
opposaient les encouragements que leur envoyaient de France les chefs
de la gauche, en partie liée avec ces derniers contre le ministère
Périer, et ils tâchaient comme eux de se persuader que ce ministère
serait bientôt renversé[643]. M. de Sainte-Aulaire n'était d'ailleurs
soutenu par personne dans l'effort honnête qu'il tentait. La
Conférence ne se réunissait plus; le représentant de l'Angleterre
avait quitté Rome; quant à l'ambassadeur d'Autriche et à ses deux
alliés de Russie et de Prusse, ils se tenaient cois, considérant, non
sans quelque satisfaction maligne, les embarras d'une politique que la
France avait imposée. À Paris même, notre ambassadeur ne trouvait
guère plus de secours: vainement appelait-il l'attention de son
gouvernement sur des désordres dont la conséquence pouvait être une
seconde intervention de l'Autriche, et le pressait-il de se concerter
dès maintenant avec les autres puissances pour prévenir une telle
extrémité, il ne recevait même pas de réponse à ses dépêches. Depuis
que le cabinet français avait obtenu par l'évacuation de Bologne
l'effet qu'il désirait produire sur l'opposition, il semblait ne plus
s'occuper des affaires d'Italie; sans méconnaître le péril qui pouvait
résulter un jour de la révolte des Légations, il croyait avoir le
temps d'y pourvoir, et, en attendant, il se laissait entièrement
distraire et absorber par d'autres questions plus proches et plus
pressantes; c'était le moment où il intervenait en Belgique et
négociait le traité des Vingt-quatre articles.

[Note 643: «L'opinion libérale en Italie, écrivait, de Turin, M. de
Barante, le 31 décembre 1831, reçoit toute l'influence des réfugiés et
de la faction qui, en France, a mis son espoir dans la guerre et la
propagande. C'est la même exaspération, la même haine contre M. Périer
et M. Sébastiani, les mêmes discours outrageants contre le roi
Louis-Philippe. Une espérance succède à une autre, une illusion vient
remplacer l'illusion dissipée. Ç'a été d'abord les élections, puis la
majorité; après un instant de découragement, Lyon est venu réchauffer
le parti, qui maintenant compte sur la discussion du budget. Il paraît
qu'on a fait dire dans les Légations de ne point céder à l'autorité
pontificale et de tenir bon encore un mois.» (_Documents inédits._)]

Cependant le cardinal Bernetti ne cachait pas à l'ambassadeur de
France que la patience du Pape était à bout. Dès le début, Grégoire
XVI avait dit à M. de Sainte-Aulaire: «C'est une expérience à faire;
nous la jugerons par ses résultats; jusqu'ici, convenez qu'ils ne
s'annoncent pas d'une manière favorable.» Depuis, en présence de
l'audace croissante des agitateurs qui convoquaient une convention à
Bologne, levaient des impôts et organisaient publiquement une armée
insurrectionnelle, le Pontife n'avait-il pas dû être plus dégoûté
encore de cette «expérience»? Les cardinaux _zelanti_ avaient beau jeu
à lui répéter chaque jour: «Qu'a-t-on gagné à se soumettre à la
Conférence? Les édits rendus en exécution du _Memorandum_, loin de
calmer les populations, les ont rendues plus exigeantes, plus
révoltées. Qu'attend-on pour se soustraire à tant d'indignités?
L'impunité de Bologne et de la Romagne n'est-elle pas faite pour
ébranler les provinces encore fidèles? Il n'y a plus un moment à
perdre pour abandonner une politique déshonorante, désormais jugée.»
Cet avis finit par prévaloir dans les conseils du Vatican; et, le 8
décembre 1831, le cardinal Bernetti annonça tristement à notre
ambassadeur que résolution était prise de soumettre la révolte à main
armée. Le cardinal prince Albani, octogénaire, mais l'un des plus
ardents des _zelanti_ et l'antagoniste déclaré du secrétaire d'État,
était nommé au commandement des troupes pontificales. Ces troupes,
levées à la hâte, mal armées, mal disciplinées, ne s'élevaient pas à
plus de cinq mille hommes: prendre l'offensive avec des moyens si
insuffisants ne s'expliquait qu'avec l'arrière-pensée d'une nouvelle
intervention autrichienne.

Une perspective aussi grave ne permettait pas au cabinet français de
négliger plus longtemps les affaires d'Italie. D'ailleurs, dès les
premiers jours de décembre, il en avait été saisi par une
communication fort pressante de l'ambassadeur d'Autriche[644]. S'il
avait trop tardé à se mettre en route, du moins il n'hésita pas sur la
direction à suivre. Pas un moment il ne laissa voir la moindre
tentation d'être complaisant à la révolte; il voulait, au contraire,
s'entendre avec les autres cabinets, notamment avec celui de
Vienne[645], pour rétablir l'autorité du Pape; seulement, il avait en
même temps le souci très-légitime que cette oeuvre s'accomplît sans
mettre en péril l'influence française et la politique de réformes.
Casimir Périer, usant une fois de plus de son procédé accoutumé,
convoqua les ambassadeurs d'Autriche, de Prusse et de Russie à une
conférence qui eut lieu le 14 décembre. Il y fut convenu «que les
représentants des quatre puissances à Rome amèneraient le Saint-Siége
à leur adresser un exposé complet de la marche qu'il avait suivie pour
rétablir l'ordre dans les Légations, et des mesures qu'il avait
adoptées pour se conformer au système d'indulgence, de réformes et
d'amélioration conseillé par la Conférence; qu'en réponse à cet exposé
les mêmes représentants, prenant acte des améliorations effectuées et
promises, exprimeraient, au nom de leurs cours, la désapprobation de
la conduite des agitateurs, dans la forme la plus propre à agir sur
leur esprit et à les éclairer sur leur position en Europe». Il était
admis que l'Autriche appuierait cette démonstration par des mouvements
de troupes sur ses frontières. Notre gouvernement se flattait de
décourager ainsi l'insurrection et de prévenir ce qu'il tenait
par-dessus tout à écarter, une nouvelle intervention de l'armée
impériale[646]. Si ces mesures ne suffisaient pas, les puissances se
«réservaient de procéder à des déterminations plus décisives».

[Note 644: M. de Metternich écrivait au comte Apponyi, le 1er décembre
1831: «Je prévois que le gouvernement sera fort occupé; cela ne devra
pas vous empêcher de traiter avec énergie l'affaire des Légations.
Nous avons laissé venir les choses au point où le remède doit être
porté et où, par conséquent, la nécessité de son emploi doit sauter
aux yeux. La partie que nous avons jouée a été pleine de risques, et
cependant nous ne nous y sommes pas refusés. M. Périer devra de
nouveau reconnaître dans notre conduite une large somme d'égards pour
sa position... La question n'est pas volontaire; la chose n'est pas à
laisser ou à prendre; il faut l'empoigner, sans quoi elle nous tuera.
C'est à faire saisir la force de cette vérité que vous et MM. vos
collègues de Russie et de Prusse devez vous appliquer.» (_Mémoires de
M. de Metternich_, t. V, p. 145.)]

[Note 645: M. de Barante, vers cette époque, ayant cru devoir tenir un
langage assez comminatoire à l'ambassadeur d'Autriche à Turin, pour le
cas où il y aurait une seconde intervention, le général Sébastiani lui
en exprima son déplaisir: «Un langage plus vague et moins formel,
dit-il, eût été peut-être plus conforme aux relations complétement
amicales et conciliantes qui existent en ce moment entre les grandes
puissances, relativement à cette question. En effet, nous continuons à
chercher, dans un parfait accord avec l'Autriche et nos autres alliés,
les moyens de mettre fin à l'état d'anarchie qui afflige la Romagne.»
(Dépêche du 14 janvier 1832, _Documents inédits_.)]

[Note 646: Le général Sébastiani écrivait à M. de Barante, en lui
rendant compte de cette décision: «Ce que nous nous proposons avant
tout, c'est d'empêcher, s'il est possible, l'intervention armée de
l'Autriche.» (Dépêche du 14 janvier 1832, _Documents inédits_.)]

Les représentants des quatre puissances à Rome, obéissant à
l'impulsion venue de Paris, se mirent aussitôt à l'oeuvre. La
Conférence reprit ses séances interrompues depuis cinq mois. Le
cardinal Bernetti, vivement pressé, consentit à suspendre
provisoirement la mise en mouvement des troupes pontificales. Puis, le
10 janvier, il adressa aux ambassadeurs la note désirée par leurs
cours. On ne put s'entendre pour y faire une réponse commune, parce
que le représentant de la France ne voulait rien dire qui impliquât
adhésion sans condition à une intervention éventuelle des Autrichiens;
il déclara, au contraire, que, si ce cas se présentait, il
«demanderait des garanties et des compensations». Mais, sauf cette
réserve, les quatre plénipotentiaires furent d'accord pour exprimer,
chacun de leur côté, leur réprobation de la révolte; ils témoignèrent
aussi l'espoir que le gouvernement romain, en récompense du concours
qui lui était donné, persisterait dans les réformes où il s'était
engagé sur les conseils de l'Europe. M. de Sainte-Aulaire avait tenu
d'autant plus à faire insérer cette dernière déclaration dans les
quatre notes, que le cardinal Bernetti ne lui avait pas caché
l'ébranlement de sa situation personnelle par suite de l'influence
croissante des _zelanti_. La note de l'ambassadeur de France, datée du
12 janvier, n'était pas la moins énergique contre les révoltés; après
avoir énuméré les édits réformateurs publiés depuis six mois et les
promesses faites par le Pape de les compléter prochainement, il
déplorait l'ingratitude des populations, reconnaissait le droit et le
devoir du Saint-Siége de rétablir son autorité souveraine, et,
prévoyant le cas où ses troupes rencontreraient une résistance
coupable, il ajoutait: «Le soussigné ne fait aucune difficulté de
déclarer que les auteurs de cette résistance, aussi insensée dans son
but que fatale dans ses résultats, seraient considérés en France comme
les plus dangereux ennemis de la paix générale. Fidèle à sa politique
tant de fois proclamée, le gouvernement du Roi emploierait, au besoin,
tous les moyens pour assurer l'indépendance et l'intégrité des États
du Saint-Père. La bonne intelligence qui existe entre lui et ses
augustes alliés est une garantie certaine que ses voeux à cet égard
seront accomplis.» Le cardinal Bernetti fit aussitôt publier, le 14
janvier 1832, dans le journal officiel de Rome, les notes des quatre
ambassadeurs, et il y joignit un manifeste par lequel il adjurait les
habitants des Légations de rentrer dans le devoir et de ne pas attirer
sur leur pays les maux de la guerre civile et de la guerre étrangère.

Ce qui se passait depuis quelques semaines dans ces provinces pouvait
donner quelque espoir dans l'efficacité de ces démarches. Tant qu'ils
n'avaient cru avoir affaire qu'aux troupes papales, les révoltés ne
s'en étaient montrés nullement émus; ils ne s'étaient même pas
beaucoup effrayés de l'éventualité d'une intervention autrichienne,
persuadés que nous serions forcés alors de nous y opposer et qu'il en
résulterait une guerre générale. Mais du jour où ils avaient vu toutes
les puissances, y compris la France, se concerter pour soutenir
l'autorité du Saint-Siége, le découragement et l'inquiétude les
avaient gagnés. Avec cette promptitude qu'ont parfois les Italiens à
tourner sans vergogne le dos au danger, les plus prévoyants et non les
moins compromis avaient donné le signal d'une sorte de sauve qui peut:
c'était presque à croire qu'il y aurait émulation à qui viendrait le
premier offrir sa soumission. Les publications du 14 janvier
n'allaient-elles pas précipiter cette dissolution déjà commencée, et
ne se trouverait-on pas ainsi avoir eu raison de la révolte sans
recourir à la force? Divers symptômes le faisaient supposer. En tout
cas, si tardive que fût l'intervention diplomatique de l'Europe, il
convenait que le gouvernement pontifical lui laissât le temps de
produire son effet et attendît au moins quelques jours avant de
recourir à d'autres moyens.

C'est ce que ne permit pas l'impatience du cardinal Albani. Depuis un
mois, il ne subissait qu'en maugréant les délais imposés par la
diplomatie, et faisait savoir à Rome qu'il ne pouvait plus longtemps
retarder son attaque. Du revirement qui se manifestait dans les
Légations, il concluait seulement qu'une action militaire n'y
rencontrerait pas de résistance sérieuse, et que dès lors une chance
s'offrait de rétablir l'autorité du Pape, sans avoir à compter avec
les conseils de réformes donnés par l'Europe. S'il échouait, il en
serait quitte pour appeler les troupes autrichiennes avec lesquelles
il paraissait bien avoir partie liée. Cinq jours seulement après la
publication des notes, lorsqu'elles étaient à peine parvenues dans les
Légations, le fougueux vieillard, sans avoir reçu aucun ordre de Rome,
mais abusant des pleins pouvoirs qu'on avait eu l'imprudence de lui
confier[647], mit sa petite armée en mouvement et la fit entrer sur le
territoire des provinces révoltées: elle rencontra, le lendemain 20
janvier, près de Cézène, les gardes civiques de Bologne et des villes
voisines, et leur infligea une sanglante défaite. Il semblait que
cette victoire dût déterminer une soumission générale. Mais les
troupes pontificales, qui comptaient dans leurs rangs beaucoup de
vagabonds et d'aventuriers, se livrèrent, dans Cézène et surtout dans
Forli, à des actes de brigandage et de cruauté qui, exploités par les
habiles, grossis par la rumeur publique, provoquèrent dans les
Légations un cri d'indignation et de vengeance. Les populations, tout
à l'heure disposées à capituler, se levèrent en armes. Surpris,
troublé, ne se sentant pas en force, le cardinal prit, cette fois
encore, sur lui, et sans avoir demandé les ordres de son
gouvernement[648], d'implorer le secours des Autrichiens. Ceux-ci, qui
se tenaient prêts, répondirent immédiatement à cet appel. Dès la nuit
du 23 au 24 janvier, ils franchissaient la frontière, et, le 28, ils
rentraient à Bologne, sans avoir rencontré l'ombre d'une résistance,
acclamés même par les populations, qui voyaient dans leur présence une
protection contre les soldats du cardinal Albani.

[Note 647: Quelques jours après, le cardinal Bernetti déclarait à M.
de Sainte-Aulaire «que le cardinal Albani avait fait un usage peu
judicieux du pouvoir discrétionnaire qui lui avait été confié par le
Pape».]

[Note 648: Le cardinal Bernetti était si peu au courant que, le 26
janvier, il déclarait à M. de Sainte-Aulaire, en l'autorisant à en
transmettre l'assurance à son gouvernement, qu'aucun secours n'avait
été demandé à l'Autriche, et que, suivant toute apparence, le Pape ne
serait pas réduit à employer cette ressource extrême.]

Le gouvernement français se retrouvait donc en face de la même
difficulté dont il avait eu tant de peine à se tirer six mois
auparavant, difficulté aggravée par cela seul qu'elle se renouvelait.
La précipitation avec laquelle l'entrée en campagne du cardinal Albani
et l'intervention des Autrichiens s'étaient produites au moment même
où commençait à s'exécuter le plan de pacification concerté entre les
puissances, donnait à toute cette affaire un caractère de surprise
préméditée, de coup monté à notre insu et contre nous, qui nous la
rendait encore plus déplaisante[649]. Peut-être n'était-ce qu'une
apparence. Certains indices feraient croire que le cabinet de Vienne
était le premier à trouver que ses généraux avaient été un peu
vite[650]. Son impression était au moins fort mélangée; s'il jouissait
d'avoir fait acte de suprématie en Italie, il ne laissait pas en même
temps que d'être un peu troublé des risques auxquels il s'exposait
ainsi et fort désireux de nous amadouer[651]. Quoi qu'il en fût
d'ailleurs des secrets sentiments du gouvernement impérial, le silence
et l'inaction nous étaient impossibles. Après s'être fait honneur
d'avoir substitué le concours européen à l'action exclusive du
cabinet de Vienne, la politique réformatrice de la France à la
politique répressive et réactionnaire de l'Autriche, notre ministère
pouvait-il accepter le démenti qui lui était donné? Après s'être tant
vanté d'avoir imposé l'évacuation en juillet 1831, pouvait-il, en
janvier 1832, assister tranquillement à une nouvelle intervention? La
mortification eût été bien plus grande que la première fois; il s'y
fût joint ce je ne sais quoi d'un peu ridicule propre aux niais qui se
font jouer et aux fanfarons qui se laissent braver. En Italie, plus
que jamais, notre influence courait le risque d'être absolument
ruinée[652]. En France, l'opposition se flattait déjà d'avoir retrouvé
un terrain favorable pour attaquer le cabinet: elle montrait dans la
conduite du cardinal Albani la conséquence de la note adressée, le 12
janvier, par M. de Sainte-Aulaire au gouvernement pontifical, et
menait bruyamment une campagne d'indignation contre les excès des
troupes papales. La politique conservatrice paraissait abaissée et
compromise; il fallait quelque coup d'éclat pour la relever, mais un
coup d'éclat calculé de telle sorte qu'il ne mît pas en péril la paix
de l'Europe ou l'autorité du Pape, qu'il ne servît les desseins ni des
belliqueux de Paris, ni des révolutionnaires de Bologne.

[Note 649: Quelques jours plus tard, le 13 mars, dans un _memorandum_
où il rappelait tous les faits, Casimir Périer disait, au sujet de la
nouvelle intervention autrichienne: «La précipitation avec laquelle
elle avait lieu permettait de croire qu'elle était le résultat d'un
concert préalable dont on nous avait caché l'existence; ce n'était que
dans cette hypothèse qu'on pouvait se rendre compte de quelques
incidents singuliers et particulièrement d'une proclamation
autrichienne qui, datée du 19 janvier, trois jours avant l'appel du
cardinal Albani, annonçait déjà la marche des troupes impériales.
Depuis, les cours de Rome et de Vienne nous ont donné des
éclaircissements qui tendent à expliquer ces malentendus d'une manière
toute naturelle et à en rejeter le tort sur le zèle indiscret ou sur
l'imprévoyance de leurs agents; nous sommes loin de mettre en doute la
sincérité de ces explications...» (_Documents inédits._)]

[Note 650: La princesse de Metternich, fort animée cependant contre la
France, écrivait, dans son journal intime, le 31 janvier 1832: «Je
suis allée auprès de Clément (son mari), qui m'a lu un grand travail
qu'il venait de terminer pour Paris. L'entrée de nos troupes à
Bologne, entrée aussi inattendue qu'inutile, peut amener la chute de
Périer... Nous sommes fatigués de jouer le triste rôle de police
pontificale.» (_Mémoires du prince de Metternich_, t. V, p. 228.)]

[Note 651: Cf. entre autres les conversations de M. de Bombelles,
ambassadeur d'Autriche à Turin, avec M. de Barante. (Correspondance
diplomatique de M. de Barante, _Documents inédits_.)]

[Note 652: Voy. notamment la correspondance de M. de Barante.
(_Documents inédits._)]

Le problème était singulièrement complexe et difficile. Casimir Périer
l'aborda avec sa résolution habituelle. Par suite d'une maladie du
général Sébastiani, il avait pris complétement en main toute la
direction des affaires étrangères. Si soudaine qu'elle fût,
l'intervention ne le prenait pas tout à fait à l'improviste. Quand, au
mois de décembre 1831, son attention avait été rappelée sur la
question italienne, il avait prévu les diverses hypothèses, et, tout
en désirant, en espérant même échapper à une nouvelle occupation
autrichienne, il avait arrêté, à part soi, son plan de conduite pour
le cas où elle se produirait, et l'avait aussitôt exposé en ces termes
à son ambassadeur près le Saint-Siége: «Si, par suite de la marche des
événements, la cour de Rome se croyait dans la nécessité de recourir
à une intervention étrangère, nécessité toujours bien déplorable, nous
demanderions que cette intervention, au lieu d'être effectuée par une
grande puissance européenne à laquelle l'opinion publique attribuera
toujours, à tort ou à raison, des projets d'empiétement, fût confiée à
des troupes sardes. Si pourtant l'occupation autrichienne ne pouvait
être évitée, ce que nous regretterions bien vivement, nous y mettrions
cette condition: que tandis que les Autrichiens occuperaient une
partie des Légations, une autre partie fût occupée par les Sardes, et
que nos soldats et nos vaisseaux fussent reçus dans le port et la
place d'Ancône. Enfin, si le refus de la Sardaigne ou tout autre motif
faisait échouer cette combinaison, l'occupation des Légations par les
troupes autrichiennes pourrait encore avoir lieu, toujours moyennant
notre entrée à Ancône. Cette dernière hypothèse, la plus défavorable
de toutes, marque le terme des concessions auxquelles nous nous
prêterions.» Dans ce plan, une partie devait être bientôt reconnue
inexécutable: par divers motifs et surtout par crainte de déplaire à
l'Autriche, le cabinet de Turin n'était pas disposé à jouer le rôle
qu'on lui réservait. Restait donc seule l'idée d'une intervention
française venant s'adjoindre et en même temps faire contre-poids à
l'intervention autrichienne. Cette idée n'était pas absolument
nouvelle: on se rappelle qu'en mai 1831, notre ambassadeur à Rome
avait déjà proposé quelque chose de ce genre.

Après avoir communiqué son plan à M. de Sainte-Aulaire, Casimir Périer
ajoutait: «Je n'ai pas besoin de vous dire que les détails dans
lesquels je viens d'entrer ne doivent être connus que de vous,
jusqu'au moment où les circonstances en rendraient l'application
nécessaire.» Notre ambassadeur, estimant qu'en pareil cas il fallait
avant tout éviter tout ce qui aurait le caractère d'une surprise, ne
crut pas devoir s'astreindre à la discrétion qui lui était
recommandée, et, dès la fin de décembre 1831 ou les premiers jours de
janvier 1832, alors que l'on croyait encore pouvoir éviter
l'intervention autrichienne, il fit connaître nettement au cardinal
Bernetti quelles seraient, au cas de cette intervention, les exigences
de la France. Le cardinal se montra moins étonné qu'on eût pu s'y
attendre. À l'idée d'un appel aux troupes sardes, il objecta que le
temps manquerait pour le négocier. Quant à l'occupation d'Ancône par
les Français, il répondit «que c'était une grande affaire, sur
laquelle il ne pouvait hasarder aucune parole avant d'avoir reçu les
ordres du Pape, et qu'il les prendrait le jour même». M. de
Sainte-Aulaire lui recommanda de bien expliquer à Sa Sainteté que
notre exigence n'avait rien dont sa dignité et ses intérêts pussent
souffrir, et que son indépendance ne serait que mieux garantie si,
dans la nécessité de recourir à des forces étrangères, il appelait à
son aide deux puissances au lieu d'une. «Je vous entends à merveille,
reprit le cardinal Bernetti; si les Autrichiens entrent à Bologne,
c'est pour vous assurer qu'ils en sortiront que vous demandez à entrer
à Ancône.» Le lendemain, nouvel entretien: le cardinal secrétaire
d'État était remarquablement ouvert et de belle humeur; il déclara
sans doute que le Pape n'avait point donné le consentement demandé à
une occupation éventuelle d'Ancône, mais avec un accent et une
physionomie qui semblaient calculés pour ne pas décourager
l'ambassadeur. Il allégua, comme motif, la crainte «des conséquences
que pouvait avoir la présence des troupes françaises en Italie», et
aussi les égards dus à l'Autriche. M. de Sainte-Aulaire combattit ces
objections, puis il termina par ces mots: «Pensez-y bien, monseigneur,
si vous nous refusez votre consentement, vous nous obligerez peut-être
à nous en passer. Qu'arrivera-t-il alors?--La vertu des papes est la
résignation, reprit le cardinal en souriant.--M'autorisez-vous à
écrire cette réponse à Paris?--Mais, sans doute.» L'entretien finit
là. Les paroles du cardinal et surtout le ton dont elles avaient été
dites n'avaient pas laissé à notre ambassadeur le moindre doute sur
leur signification: il en avait conclu que si le Pape ne voulait pas
consentir expressément à notre occupation par ménagement pour
l'Autriche, il admettait qu'on lui forçât la main. Il écrivit dans ce
sens à son gouvernement, et, à Paris, on fut dès lors convaincu que
l'occupation d'Ancône ne rencontrerait pas d'opposition sérieuse à
Rome.

Loin de blâmer M. de Sainte-Aulaire d'avoir fait connaître notre
résolution éventuelle au gouvernement pontifical, Casimir Périer
pratiqua de son côté cette même politique à découvert. Vers le 10
janvier, il fit venir les ambassadeurs étrangers et leur déclara
formellement «qu'au cas où, contre notre attente, le Saint-Siége se
croirait dans la nécessité de recourir à cette intervention, la remise
d'Ancône aux forces françaises deviendrait pour nous une garantie
indispensable, dont rien ne pourrait nous faire départir». Les
ambassadeurs reçurent cette communication avec un visage impassible et
sans répondre un mot. Notre ministre en conclut que, de ce côté aussi,
il ne serait pas contrarié. C'était aller un peu vite: à peine notre
projet fut-il connu de M. de Metternich, qu'il le mit de fort méchante
humeur. «Ce serait une farce et en même temps un contre-sens»,
écrivait-il, le 13 janvier, au comte Apponyi[653]. Toutefois, il
n'osait pas élever de _veto_ absolu, discutait et tâchait de nous
amener à quelque autre combinaison: ainsi offrait-il d'admettre nos
escadres et même nos troupes de terre à participer à l'occupation des
Légations, sous le commandement supérieur d'un général autrichien.
Cette dernière condition était inadmissible, mais le seul fait d'une
telle proposition n'impliquait-il pas l'aveu du droit que la France
aurait de faire quelque chose si l'Autriche intervenait? Périer, du
reste, ne s'inquiétait pas beaucoup du mécontentement du cabinet de
Vienne, du moment où il se croyait assuré de la non-opposition du
Pape. Aussi persistait-il plus fermement que jamais dans son dessein,
et, ne voulant pas se laisser surprendre par les événements, il avait,
dès le milieu de janvier, donné l'ordre de rassembler à Toulon le
petit corps qui serait appelé à occuper Ancône et de préparer les
navires qui devaient le transporter.

[Note 653: _Mémoires de M. de Metternich_, t. V, p. 270. Cf. aussi p.
307 à 310.]

Les choses en étaient là, quand, le 31 janvier, arriva à Paris la
nouvelle du tour si rapide qu'avaient pris les événements dans les
Légations, de l'entrée en campagne du cardinal Albani, de l'appel fait
aux Autrichiens, et de l'occupation de Bologne par les troupes
impériales. Périer n'hésita pas un instant: il convoqua le conseil des
ministres et proposa de faire partir immédiatement les troupes
destinées à occuper Ancône. La soudaineté de l'action lui avait réussi
en Portugal et en Belgique; il voulait, cette fois encore, user d'un
procédé d'ailleurs conforme à son tempérament. Il y eut des objections
dans le conseil: on trouvait l'aventure risquée, insuffisamment
préparée. Mais Périer savait toujours faire prévaloir sa volonté.
L'expédition fut donc décidée, et les ordres expédiés à Toulon. Deux
bataillons, forts de quinze cents hommes, sous les ordres du colonel
Combes, et une compagnie d'artillerie furent aussitôt embarqués sur le
_Suffren_ et sur deux frégates, et, dès le 7 février, la flottille,
commandée par le capitaine de vaisseau Gallois, mit à la voile pour
Ancône. Il était convenu que si les Autrichiens nous devançaient dans
cette ville, on se rabattrait sur Civita-Vecchia. Le général Cubières,
commandant supérieur de l'expédition, devait s'embarquer, quelques
jours après, sur un navire à vapeur, et, pendant que nos vaisseaux à
voiles feraient plus lentement le tour de l'Italie, se rendre
directement à Rome, s'entendre avec le gouvernement pontifical sur les
conditions de notre occupation, puis aller, à Ancône, présider au
débarquement des troupes et à la prise de possession de la ville.

Si Casimir Périer voulait agir soudainement, il n'entendait pas du
tout faire un coup à la sourdine. Aussi, quatre jours après le départ
de l'escadre, le 11 février, avait-il écrit à son ambassadeur à Vienne
de prévenir le gouvernement impérial que l'expédition était en route
pour Ancône. Sa dépêche peu étendue contenait l'assurance que «les
troupes françaises évacueraient les États romains au moment où se
retireraient les troupes autrichiennes», et que «l'objet de leur envoi
était seulement d'aider à la pacification des États du Saint-Siége»;
elle exprimait «l'espoir que la cour impériale n'apporterait pas
d'obstacles à cette expédition». M. de Metternich ne le prit pas de
haut. «C'est avec un sentiment de vif regret, répondit-il, que nous
avons appris la décision du gouvernement français de donner suite à
une mesure que, peu de jours auparavant, il nous avait annoncée comme
un projet nullement arrêté.....» Il rappela brièvement les raisons qui
lui faisaient considérer cette mesure comme «une conception
malheureuse», se complut à «prédire» qu'elle aurait toutes sortes de
fâcheuses conséquences, mais conclut en ces termes: «Nous ne vous
déclarerons pas la guerre pour ce fait. Ce que nous ferons, ce sera de
doubler nos mesures de surveillance, afin de ne pas perdre le fruit de
nos efforts en faveur de la pacification des États pontificaux. Ce
résultat, nous voulons l'obtenir, et nous ne nous laisserons pas
arrêter dans la poursuite de ce but.» Du reste, loin de se mettre en
avant, il cherchait plutôt à se replier au second plan et insistait
sur ce que «la question de l'entrée des troupes françaises à Ancône
était une affaire à régler entre la France et le Saint-Siége[654]».
Tout cela témoignait de plus de tristesse que d'irritation, de plus
d'embarras que de résolution de nous faire obstacle. À la même époque,
de Turin, M. de Barante écrivait, le 20 février, à son ministre: «On
commence à avoir nouvelle ici de l'effet qu'a produit sur le cabinet
de Vienne la résolution que notre gouvernement a prise de faire
occuper Ancône. M. de Bombelles (ambassadeur d'Autriche à Turin) ne
m'en a pas parlé, mais il a dit à divers membres du corps diplomatique
qu'à sa grande surprise M. de Metternich prenait assez bien la chose.»
Il n'était pas jusqu'aux généraux autrichiens qui ne parussent
résignés à ne point paraître trop mécontents de notre occupation; le
général Grabowski, qui commandait à Bologne, publiait, le 23 février,
un ordre du jour où, après avoir fait allusion aux bruits de
débarquement des troupes françaises, il ajoutait: «Il convient de
remarquer que cette expédition ne peut qu'être dirigée par les mêmes
principes qui ont engagé les troupes de Sa Majesté Impériale Royale à
entrer dans les Légations.»

[Note 654: _Mémoires de M. de Metternich_, t. V, p. 310 à 316.--M. de
Metternich paraît avoir un moment songé à retirer très-promptement ses
troupes, afin de nous forcer à nous rembarquer, aussitôt débarqués. Il
croyait ainsi nous jouer un tour et rendre notre expédition un peu
ridicule. La faiblesse militaire et l'incapacité administrative du
gouvernement pontifical ne lui permirent pas de donner suite à cette
idée.]

Sans mettre le public français dans la pleine confidence de son
entreprise, Casimir Périer lui en laissait entrevoir quelque chose. On
n'ignorait pas qu'une expédition était partie, et que nos troupes
allaient occuper un point de l'État pontifical; mais quel point? dans
quelles conditions? Là commençait l'incertitude. Le principal organe
du ministère, le _Journal des Débats_, disait, le 10 février: «Si nous
croyons les bruits répandus, nous avons des soldats en mer pour donner
force et crédit aux instances de notre ambassadeur... Il fallait être
de pair avec l'Autriche. Nous y sommes maintenant. Voulez-vous partir?
Nous partons. Voulez-vous rester? Nous restons... Nous venons soutenir
l'influence française, faire qu'il y ait deux arbitres dans les
affaires d'Italie, au lieu d'un seul.» Il ajoutait, quelques jours
plus tard: «Sans aucune pensée hostile contre l'Autriche, nous disons
qu'il n'est pas convenable que ce soit l'Autriche seule qui règle les
affaires d'Italie, et nous allons les régler avec elle.» Quant à
l'opposition, surprise, n'y voyant pas clair, elle faisait la figure
la plus embarrassée du monde et ne savait trop que dire; tantôt le
_National_ dénonçait la légèreté imprudente du gouvernement, qui
s'exposait à la guerre dont il ne voulait pas; tantôt il lui
reprochait de porter secours aux «égorgeurs du cardinal Albani»,
d'intervenir, non contre l'Autriche, mais contre la liberté italienne,
en un mot de refaire l'expédition d'Espagne de la Restauration.

Tout le plan de Casimir Périer était fondé sur la conviction où il
était que le Pape consentait ou, du moins, se résignait à l'occupation
française. Le 31 janvier, en même temps qu'il expédiait les ordres
militaires à Toulon, le président du conseil donnait instruction à M.
de Sainte-Aulaire de réclamer la remise d'Ancône, ne mettant pas
d'ailleurs un instant en doute que sa demande ne fût accueillie. «Nous
aimons à penser, écrivait-il encore, le 9 février, à son ambassadeur,
que le Saint-Père a confirmé ou vous renouvellera sans peine la parole
que vous avez reçue. Ancône, occupée par nos soldats, ne saurait être
pour lui l'objet de la moindre inquiétude.» M. de Sainte-Aulaire
n'avait pas attendu les ordres de son ministre pour agir. Dès le 30
janvier, ayant audience de Grégoire XVI, il souleva la question
d'Ancône. La physionomie du Pontife s'assombrit aussitôt, et son
langage, tout à l'heure très-bienveillant, devint fort réservé. Il ne
se laissa pas arracher autre chose que de vagues assurances de son
désir de complaire au roi des Français, mais déclara ne pouvoir
exprimer d'opinion avant d'avoir pris l'avis de son conseil et de ses
alliés. En sortant du Vatican, M. de Sainte-Aulaire passa chez
l'ambassadeur d'Autriche; les dépêches de Périer lui avaient fait
croire qu'il ne rencontrerait pas d'opposition de ce côté; or il se
disait qu'il enlèverait bien facilement le consentement du Pape, s'il
obtenait seulement que l'Autriche se montrât indifférente. Mais le
comte de Lutzow témoigna d'une froideur inquiétante. «Il n'avait pas
d'instruction, disait-il, et s'abstiendrait, en attendant, d'émettre
une opinion.» Le représentant de la Russie, plus sincère, déclara sans
ménagement à notre ambassadeur «que sa demande lui semblait
inadmissible, et qu'il emploierait pour la faire rejeter tout ce qu'il
avait d'influence à Rome». Le ministre de Prusse ne lui laissa espérer
aucun appui. Il était évident que le cabinet de Vienne, soutenu par
les autres puissances continentales, travaillait à faire prononcer par
le Pape le _veto_ qu'il n'osait nous opposer lui-même. La situation
devenait difficile; mais notre ambassadeur ne pouvait reculer, et il
remit au cardinal Bernetti une note officielle où il précisait ainsi
sa demande: «Sa Sainteté, ayant de nouveau appelé les troupes
autrichiennes dans ses États, reconnaîtra sans doute la convenance de
prouver par un témoignage public qu'elle n'accorde pas une moindre
confiance aux troupes du roi des Français. En retour des preuves
multipliées de son zèle pour les intérêts du Saint-Siége, ce prince
vient donc demander que la place d'Ancône lui soit confiée en dépôt
pour être rendue par lui au moment où s'opérerait simultanément
l'évacuation des autres villes de l'État pontifical occupées par des
troupes étrangères.» La réponse du cardinal ne se fit pas attendre;
c'était un refus positif: «Le Saint-Père n'avait aucune méfiance du
roi des Français; il croyait à la sincérité de son zèle et à son
intérêt pour le Saint-Siége; il en était profondément reconnaissant;
mais ces mêmes sentiments, il les avait aussi pour son fidèle allié,
l'empereur François. Or l'occupation d'Ancône par les troupes
françaises était une mesure de méfiance contre l'Autriche, une
garantie que nous croyions nécessaire de prendre contre son ambition;
le Pape ne pouvait, sans la plus odieuse ingratitude, paraître
s'associer à de tels soupçons. Père commun de tous les fidèles, il ne
se croirait permis de consentir à la demande du gouvernement français
que si celui-ci s'était préalablement mis d'accord avec les autres
puissances qui, par leurs notes du 15 janvier, avaient promis leur
secours au Saint-Siége.» Aucune illusion n'était plus possible:
l'influence de l'Autriche avait entièrement prévalu dans les conseils
de Grégoire XVI.

Quand ce refus, qui déjouait toutes les prévisions et dérangeait tous
les calculs du gouvernement français, parvint à Paris, l'expédition
était déjà en pleine mer. La rappeler, en admettant qu'on pût la
rejoindre, les ministres n'en eurent même pas la pensée: c'eût été,
disait l'un d'eux, pourtant peu favorable à cette expédition, «nous
faire siffler par toute l'Europe[655]»; c'eût été surtout faire la
partie trop belle en France à l'opposition révolutionnaire et
belliqueuse. Il n'était pas d'ailleurs dans les habitudes de Casimir
Périer de reculer devant un obstacle. Il persista dans son entreprise,
comptant que sa résolution ferait céder tôt ou tard la cour romaine.
Mais, en même temps, il veilla à ce que les conditions imprévues et
tout au moins fort anormales dans lesquelles allait s'accomplir
l'expédition, n'en altérassent pas le caractère et ne lui donnassent
pas une apparence favorable aux révoltés, hostile à l'autorité
pontificale. «Jamais, écrivait-il, le 13 février, à M. de
Sainte-Aulaire, notre politique ne cherchera son point d'appui sur les
passions révolutionnaires en Italie. Nous ne voulons trouver dans
l'occupation d'Ancône qu'une garantie morale exigée par la dignité et
les intérêts les plus essentiels de la France.» Dans ses conversations
avec le comte Apponyi, il protestait ne pas vouloir favoriser les
révoltés[656]. Et, le 26 février, il s'exprimait ainsi dans une
dépêche à M. de Barante: «Nous apprenons que la nouvelle de notre
expédition excite dans les provinces romaines une fermentation assez
vive. Comme il pourrait en résulter des conséquences fâcheuses, je
charge M. de Sainte-Aulaire de bien établir que notre but n'est
nullement d'intervenir par la force dans le régime intérieur des États
de l'Église, ni d'appuyer même moralement les agitateurs; que nous
voulons toujours l'indépendance et l'intégralité du pouvoir temporel
du Saint-Siége[657]... Les instructions remises à M. de Cubières sont
conçues dans le même sens. Vous pourrez donner ces explications à la
cour de Turin, dont elles suffiront sans doute à calmer les
inquiétudes[658].» Notre ministre ne se contentait pas de ces
déclarations diplomatiques sans écho hors des chancelleries. Le
_Journal des Débats_ disait, le 10 février: «Oui, nous voulons le
maintien du Saint-Siége et l'intégrité de ses États.» Et, le 15, il
ajoutait: «La liberté et l'indépendance de la Romagne, c'est le
démembrement des États du Pape; et ce démembrement, c'est
l'agrandissement du royaume lombard-vénitien. Grâce à Dieu, notre
intervention empêchera un pareil dénoûment. Nous avons promis, de
concert avec l'Europe, de maintenir l'intégrité des États du Pape:
c'est cette intégrité que nous allons maintenir.»

[Note 655: Le mot est de l'amiral de Rigny, dans une lettre à M. de
Sainte-Aulaire.]

[Note 656: _Mémoires de M. de Metternich_, t. V, p. 314.]

[Note 657: À cette même époque, ayant reçu d'un de ses agents une
dépêche où était indiquée l'idée que l'en pourrait chercher à séparer
les Légations du reste de l'État romain, Casimir Périer avait repoussé
très-nettement cette idée. «Le Saint-Siége, disait-il, par le respect
qui s'attache à la nature de sa puissance, est encore la meilleure
garantie contre les empiétements de la cour de Vienne.» (Dépêche du 9
février 1832, _Documents inédits_.)]

[Note 658: Correspondance diplomatique de M. de Barante. (_Documents
inédits._)]

Quand on sut à Rome que l'expédition était en route malgré le refus du
Souverain Pontife, très-vive fut l'émotion dans la cour pontificale et
parmi les représentants des puissances. Il y eut un _tolle_ contre la
France. La situation personnelle de notre ambassadeur devenait fort
pénible, d'autant que les révolutionnaires commençaient à lui donner
publiquement des marques compromettantes de leur sympathie[659]. Des
bruits sinistres circulaient. Une fermentation croissante faisait
craindre quelque émeute. Le ministre de Russie, l'un des plus animés
contre nous, racontait tout haut que le Pape allait excommunier les
Français et se réfugier à Naples ou en Lombardie, suivi du corps
diplomatique. Les _zelanti_ poussaient en effet à ce parti violent;
mais Grégoire XVI y répugnait et ne voulait s'y résoudre qu'à la
dernière extrémité. Tout au moins désira-t-il auparavant faire appel à
l'honneur de M. de Sainte-Aulaire qu'il avait en haute estime; il le
fit adjurer par le cardinal Bernetti de déclarer sans ménagement toute
l'étendue des dangers dont était menacé le Saint-Siége: le Pontife
craignait surtout que les Français ne visassent à s'approcher de Rome
et qu'ils ne missent la main sur Civita-Vecchia en même temps que sur
Ancône. Notre ambassadeur répondit avec une sincérité complète, ne
cachant rien de nos desseins. Il rassura le gouvernement pontifical au
sujet de Civita-Vecchia. Quant à Ancône, il protesta avec chaleur
qu'aucun guet-apens, qu'aucune surprise n'était à craindre, et
s'engagea à communiquer au Pape les instructions qu'allait lui
apporter le général Cubières. «Rien ne se fera, ajouta-t-il, que Sa
Sainteté n'en ait été prévenue à l'avance. Il ne dépend cependant ni
de moi, ni du gouvernement français lui-même, de garantir le
Saint-Siége contre les conséquences de la situation dans laquelle je
le vois, avec un grand regret, disposé à se placer.» Puis, rappelant
les faits, l'expédition commencée «dans la confiance autorisée que le
Pape s'y résignerait», l'impossibilité de la rejoindre en mer, il
continua ainsi: «Notre escadre arrivera donc nécessairement devant
Ancône; que dirait-on en France et en Europe, si elle s'en retournait
honteusement? Le gouvernement du Roi peut-il encourir ce ridicule et
cette ignominie? Vous-même ne voudriez pas nous le conseiller
sérieusement. Il vous reste donc à balancer les inconvénients de
recevoir à Ancône les Français comme des amis et des défenseurs, ou de
les y laisser dans une attitude hostile qui réveillera les espérances
et ranimera le courage de tous les révolutionnaires italiens.» Ce
langage ne fut pas sans faire impression sur le cardinal Bernetti, qui
se montra à la fois un peu rassuré et adouci; il se défendit d'avoir
aucune méfiance envers la France et allégua seulement les ménagements
qu'il devait à l'Autriche. «Mettez-vous d'accord avec le comte de
Lutzow, ajouta-t-il, et je ferai de grand coeur ce que vous me
demanderez avec son assentiment.»

[Note 659: M. de Sainte-Aulaire était si inquiet du tour que prenait
l'entreprise sur Ancône, qu'il voulut se retirer. Casimir Périer
obtint qu'il ne donnât pas suite à ce dessein.]

Grâce aux loyales explications de notre ambassadeur, la situation
devenait donc moins tendue. Loin de songer à nous opposer une
résistance matérielle, le gouvernement pontifical avait donné l'ordre
au commandant d'Ancône de se tenir prêt à vider les lieux au premier
jour. Son intention, comme il a été révélé plus tard à M. de
Sainte-Aulaire par un des prélats influents de la Curie, était
d'exiger de nous une sommation impérative pour bien constater qu'il ne
cédait qu'à la force; il nous eût peut-être adressé en réponse une
protestation, mais fort mitigée dans les termes par le désir de bien
vivre avec des hôtes qu'on ne pouvait se dispenser de recevoir. Il y
avait même lieu d'espérer que ces conditions seraient améliorées, et
que l'on conviendrait à l'avance avec le Saint-Siége d'un cérémonial
d'occupation qui, tout en mettant sa responsabilité à couvert envers
l'Autriche, serait de notre part le plus respectueux possible de ses
droits. M. de Sainte-Aulaire avait préparé le terrain: les esprits
étaient bien disposés; mais un tel arrangement ne pouvait être conclu
sans le général Cubières, qui devait apporter les dernières
instructions du gouvernement français, et qui, d'ailleurs, avait seul
compétence pour la question militaire.

Cependant, à l'ambassade de France comme à la chancellerie romaine, on
commençait à s'étonner et à s'impatienter de ne pas voir arriver le
général: il était parti de Toulon, le 12 février, sur un bateau à
vapeur, et quarante-huit heures eussent dû suffire à sa traversée. Or
les jours s'écoulaient, et il ne paraissait pas. Par contre, de divers
points de la côte italienne, on avait vu notre petite escadre, poussée
par un vent favorable, descendre vers le détroit de Messine et
remonter dans l'Adriatique. Que se produirait-il si elle arrivait
devant Ancône avant que le général Cubières eût pu se concerter avec
le gouvernement pontifical? M. de Sainte-Aulaire, fort anxieux, se
rassurait cependant par la pensée qu'en l'absence du général, rien ne
devait se faire sans les ordres de l'ambassadeur de France. En effet,
le président du conseil lui avait écrit: «C'est à vous ou à votre
agent à Ancône que le commandant s'adressera afin de savoir s'il doit
ou non débarquer sa garnison.» Pour plus de sûreté encore, il avait
été réglé que le brick _l'Éclipse_, parti de Toulon plusieurs jours
avant l'escadre, la précéderait à Ancône, entrerait seul dans le port,
y prendrait les ordres de l'ambassadeur, et les porterait en pleine
mer au chef de l'expédition. Au reçu de ces instructions, le 17
février, M. de Sainte-Aulaire avait immédiatement écrit à M. Guillet,
agent consulaire de France à Ancône, pour lui recommander de guetter
l'arrivée du brick, et lui enjoindre de faire savoir au commandant de
l'escadre qu'il ne devait rien entreprendre jusqu'à nouvel avis.

M. de Sainte-Aulaire croyait avoir ainsi paré à tout danger. Cependant
il s'étonnait et s'inquiétait de plus en plus d'être sans nouvelles du
général Cubières. Le 24 février au soir, il cherchait tristement à
deviner les causes d'un retard si extraordinaire, quand s'ouvrit la
porte de son cabinet: c'était enfin le général. Il avait mis douze
jours à faire une traversée qui n'en exigeait d'ordinaire que deux. Il
allégua vaguement des «accidents de mer» qui l'avaient forcé à
relâcher en Corse; du reste, disait-il, «il en avait été médiocrement
contrarié, étant bien sûr d'arriver à temps». Si singulière que fût
cette réponse, M. de Sainte-Aulaire avait autre chose à faire que de
la relever; il ne songeait qu'à réparer le temps perdu et prit
rendez-vous avec le général pour le conduire le lendemain au Vatican.
Demeuré seul, il réfléchissait à la meilleure manière de traiter la
question avec le cardinal Bernetti, quand quelqu'un entra de nouveau
dans son cabinet: on lui apportait la nouvelle que, la veille, les
Français s'étaient emparés d'Ancône par surprise et de vive force.

En effet, l'escadre, aussi rapide que le général Cubières a été lent,
est arrivée en vue d'Ancône, le 21 février. Le brick qui devait la
précéder était resté en arrière. Le 22, elle mouille en rade. Le
capitaine Gallois, qui, en l'absence du général, fait office de
commandant supérieur, échange les politesses d'usage avec le capitaine
du port. Il juge habile de lui raconter qu'il est en route pour la
Morée et qu'il touche seulement quelques jours à Ancône, pour faire
des vivres; il annonce l'intention de n'entrer dans le port que le
lendemain, et invite l'officier pontifical à déjeuner pour ce jour-là.
Mais, tout en prenant ce visage ami, il tient à son bord un conseil de
guerre où il fait décider que l'on s'emparera de la ville pendant la
nuit[660]. Cependant M. Guillet, notre agent consulaire, chargé des
ordres de l'ambassadeur de France, n'a pas perdu un moment pour les
porter au capitaine Gallois; après les avoir lus, celui-ci se borne à
dire négligemment «qu'il a ses instructions et qu'il les exécutera le
lendemain». Dans la nuit du 22 au 23, entre deux et trois heures du
matin, quinze cents hommes pénètrent dans le port, débarquent en
silence, puis, conduits par le capitaine Gallois et le colonel Combes,
ils s'élancent au pas de course, brisent une porte à coups de hache,
escaladent le rempart, désarment les postes, surprennent dans leurs
lits le commandant militaire et le prolégat. La ville se réveille le
matin au pouvoir des Français; pas une amorce n'a été brûlée, pas une
goutte de sang versée. Reste la citadelle, dont on ne peut s'emparer
par un coup de main. On entre en pourparlers avec le commandant; on
lui affirme que tout se fait d'accord avec le gouvernement pontifical
et sous la direction de M. de Sainte-Aulaire, et l'on finit par lui
arracher une capitulation par laquelle il laisse entrer des soldats
français en nombre égal à ses propres soldats, et hisse le drapeau de
la France à côté de celui du Pape. Maîtres ainsi de la ville et de la
citadelle, le commandant Gallois et le colonel Combes s'occupent de
réveiller l'énergie des habitants, pour tenir tête aux Autrichiens
qu'ils s'imaginent voir paraître d'un instant à l'autre; ils
parcourent les rues, ameutant le peuple et le sommant de prendre les
armes. «Habitants d'Ancône, s'écrie le commandant, dans une
proclamation imprimée, la maison d'Autriche, poursuivant ses antiques
et éternels projets d'agrandissement, a envahi les États de l'Église!
Elle s'apprêtait à étendre sur vous son réseau d'acier, à faire peser
sur vos têtes son sceptre de plomb! Mais la France a vu vos dangers,
et, dans les vastes flancs de ses vaisseaux, elle vous a envoyé des
défenseurs, avant-garde d'une puissante armée!»

[Note 660: À ce conseil de guerre assista le chef d'escadron Bertin de
Vaux, aide de camp du général Sébastiani; il était arrivé à Ancône
depuis le 20 février, sans que M. de Sainte-Aulaire eût été informé de
son voyage.]

Nous voilà bien loin de ce qu'avait voulu le gouvernement français.
Comment expliquer que sa pensée ait été ainsi dénaturée, que ses
instructions aient été à ce point méconnues? Le commandant Gallois et
le colonel Combes, amenés, par l'absence du général Cubières, à
s'emparer d'un premier rôle auquel ils n'étaient pas destinés, se
trouvaient être les hommes le moins propres à le bien remplir.
C'étaient de braves soldats, mais des esprits étroits, exaltés, imbus
des idées de la gauche d'alors, et jugeant la France de Juillet tenue
d'honneur à poursuivre par une grande guerre la revanche de
Waterloo[661]. Très-imparfaitement instruits du dessein auquel ils ne
devaient coopérer qu'en sous-ordre et pour la partie en quelque sorte
matérielle[662], ignorant tout du côté politique et diplomatique qui
avait été réservé au général Cubières, trompés et excités par le tour
mystérieux de l'entreprise, ils n'avaient vu là qu'une entrée en
campagne contre l'Autriche, le commencement du grand branle-bas
qu'ils attendaient depuis dix-huit mois avec tant d'impatience.
Eussent-ils eu quelque doute sur la vraie pensée du gouvernement,
qu'en le compromettant malgré lui, ils auraient cru agir en patriotes
et bien mériter du parti qui était pour eux toute la France[663].
D'ailleurs, à leur arrivée devant Ancône, ne rencontrant pas le
général Cubières, ils avaient pu, de bonne foi, se croire dans une
situation militaire assez critique: on venait leur raconter que les
Autrichiens s'avançaient à marches forcées sur Ancône, et ce bruit
répondait trop bien à leurs idées sur une rupture nécessaire entre les
deux puissances pour qu'ils ne l'accueillissent pas facilement. Après
être accourus de si loin, pouvaient-ils, sans honte, sans ridicule, se
laisser devancer et assister de leurs vaisseaux à l'entrée des troupes
impériales dans la place qu'ils avaient mission d'occuper? De là, le
conseil de guerre du 22 et la résolution de tout brusquer. Leur
procédé, qui, en pleine paix et envers des alliés, prenait une figure
assez vilaine de guet-apens et de piraterie, était, pour eux qui
croyaient les hostilités ouvertes ou sur le point de s'ouvrir, une
ruse de guerre légitime, un heureux coup de main. Aussi, loin d'être
embarrassés de ce qu'ils avaient fait, s'en montraient-ils tout fiers.
«Je considère notre coup de main comme un des plus extraordinaires des
fastes militaires», écrivait le lendemain le colonel Combes à M. de
Sainte-Aulaire. Quant au commandant Gallois, il racontait à son frère
son «escalade», sur un ton d'allégresse triomphante: «Il faisait beau,
disait-il, voir ton frère, à trois heures du matin, allant, avec une
compagnie de grenadiers, prendre dans son lit le légat du Pape, qui
paraissait plus fâché d'être dérangé de son sommeil que de la prise
de sa ville, dont il ne se doutait pas; le priant du reste d'excuser
la liberté grande[664].» Les deux officiers étaient les premiers à
reconnaître qu'ils avaient agi de leur chef et en dehors de leurs
instructions; seulement ils s'en faisaient honneur et s'attendaient
qu'on leur en fût reconnaissant: «Je pense, écrivait encore à son
frère le commandant Gallois, que le gouvernement me saura gré de lui
avoir donné l'initiative sans responsabilité, car il peut me désavouer
ou accepter l'opération et ses conséquences[665].»

[Note 661: Le commandant Gallois avait un frère fort engagé dans le
parti révolutionnaire, et qui était allé se battre en Pologne. Le
colonel Combes était un ancien capitaine de la garde impériale qui
s'était expatrié après 1815 et n'avait repris son service qu'après la
révolution de Juillet. Il devait, en 1837, trouver une mort glorieuse
sur la brèche de Constantine.]

[Note 662: Le commandant Gallois n'avait ouvert qu'au détroit de
Messine les instructions cachetées qui lui avaient été remises. Quant
au colonel Combes, peu d'heures avant d'arriver devant Ancône, il
ignorait encore où il allait.]

[Note 663: Quelques jours plus tard, quand il fut rappelé, le
capitaine Gallois, au lieu de s'en retourner directement, comme le lui
avait prescrit le gouvernement, alla se promener dans les Romagnes et
eut des rapports avec les révolutionnaires italiens. M. de Barante
écrivait à ce sujet, dans une dépêche en date du 5 avril 1832: «M. le
comte de Latour (principal ministre du roi de Sardaigne) a été
instruit avec assez de certitude que M. le commandant Gallois, en
traversant l'Italie pour revenir en France, a eu des communications
intimes avec les patriotes italiens. Il a dit que son dessein, en
débarquant à Ancône, avait été de soulever l'Italie et de faire du
drapeau tricolore le signal de la délivrance, mais que le ministère
était trop pusillanime pour concevoir un tel dessein; qu'il n'y avait
rien à espérer tant qu'il resterait à la tête des affaires, mais que
les amis de la liberté réussiraient infailliblement à le renverser.»]

[Note 664: Lettre du 8 mars 1832, citée par M. Louis BLANC, _Histoire
de dix ans_, t. III, p. 170.]

[Note 665: Toutefois, dans cette même lettre, le commandant Gallois
dissimule étrangement l'infraction la plus grave qu'il ait faite à ses
instructions; il dit en effet: «J'avais ordre d'attendre à Ancône un
délégué de M. de Sainte-Aulaire: _mais, cet envoyé ne s'étant pas
présenté_, j'ai jugé convenable de débarquer sans lui...» Or, comme je
l'ai raconté, d'après le témoignage précis et formel de M. de
Sainte-Aulaire, l'agent consulaire s'était au contraire transporté
auprès du commandant Gallois et lui avait transmis les ordres de
l'ambassadeur, ordres de ne rien faire jusqu'à nouvel avis. Nous ne
nous chargeons pas d'expliquer par quelle équivoque ou quel malentendu
le commandant a cru pouvoir nier un fait si bien établi. M. Casimir
Périer lui-même avait été un moment induit en erreur par l'assertion
de M. Gallois et avait par suite reproché à M. de Sainte-Aulaire sa
négligence. Ce dernier se justifia par un mémoire où il rétablit les
faits tels que je les ai rapportés. Plusieurs historiens, entre autres
M. de Nouvion, ont eu le tort de suivre sur ce point la version du
commandant Gallois.]

Il serait injuste, cependant, de ne s'en prendre qu'à ces deux
officiers. Une autre responsabilité était engagée peut-être plus
gravement encore, celle du général Cubières. Lui seul avait reçu
confidence complète des vues du gouvernement; il avait été choisi
parce qu'on lui supposait toutes les qualités de mesure, de tact, de
souplesse, dont manquaient si complétement ses deux subordonnés. Dans
les dépêches envoyées à Rome et à Vienne, Casimir Périer avait
présenté la désignation de ce général comme une garantie que tout
serait conduit avec convenance, modération et ménagement. Comment donc
ne s'était-il pas trouvé à son poste: à Rome d'abord pour régler
diplomatiquement les choses à l'avance; à Ancône ensuite pour prendre
le commandement militaire? Les «accidents de mer», vaguement allégués,
ne pouvaient expliquer un retard de dix jours. M. de Sainte-Aulaire
fut convaincu, dès le premier moment, que ce retard avait été
volontaire, et le peu d'étonnement, le peu de regret avec lequel le
général apprit ce qui s'était passé à Ancône, confirma l'ambassadeur
dans sa conviction. Mais alors qu'y avait-il là-dessous? Nous sommes
fort gênés pour le deviner. Le général Cubières n'avait pas les
attaches démocratiques du capitaine Gallois et du colonel Combes,
mais, homme de plaisir, d'une moralité douteuse[666] et d'un caractère
peu sûr, il n'était pas de ceux qui se mettent volontiers dans
l'embarras pour faire leur devoir. Peut-être, ne voyant pas clair dans
l'opération d'Ancône, pressentant des difficultés diplomatiques ou
militaires dont il risquait de ne pas sortir à son avantage, craignant
de se voir acculé soit à une déconvenue piteuse, soit à une violence
répugnante, préféra-t-il laisser ses subordonnés s'en tirer comme ils
pourraient. Toutefois, cette même préoccupation égoïste eût dû le
faire hésiter à affronter, par une désobéissance aussi peu voilée, le
mécontentement de ses supérieurs, à moins que, de ce côté, il ne se
sentît couvert. Le maréchal Soult, ministre de la guerre, était, à
cette époque, en état de rivalité aiguë avec le général Sébastiani,
ministre des affaires étrangères, et avait même par moments des
velléités d'opposition sourde contre Casimir Périer; il ne lui
déplaisait pas de laisser croire aux «patriotes» qu'il serait
volontiers moins pacifique que le président du conseil; dans la suite
des affaires d'Ancône, nous le surprendrons à plusieurs reprises
encourageant le général Cubières à montrer, dans ses rapports avec les
autorités pontificales, une rudesse et une malveillance absolument
contraires aux instructions données par le ministère des affaires
étrangères. Devons-nous donc supposer que cette divergence avait
commencé dès le début de l'entreprise? Le maréchal, peu soucieux des
égards dus au Pape, exclusivement préoccupé du succès matériel et
militaire, redoutant à ce point de vue les lenteurs et les
complications d'une négociation préalable, avait-il jugé impossible de
s'en tirer sans une de ces brutalités qui n'effarouchaient pas
beaucoup l'ancien lieutenant de Napoléon, et avait-il alors insinué au
général Cubières qu'il pouvait s'attarder en route et laisser faire le
coup à des sous-ordres dont l'énergie un peu grossière était connue et
que l'on pourrait d'ailleurs ensuite désavouer[667]? Tout cela est
fort obscur. Un seul fait nous paraît certain, c'est que s'il s'est
tramé quelque chose de ce genre, Casimir Périer y est demeuré
absolument étranger.

[Note 666: C'est lui qui devait, en 1847, être condamné, avec M.
Teste, par la cour des pairs, pour crime de corruption.]

[Note 667: Quelques jours plus tard, le 28 février, le général
Cubières écrivait d'Ancône à M. de Sainte-Aulaire: «Il ne faut pas
oublier que cette affaire, si elle n'eût pas été brusquée, n'aurait
jamais eu de fin.»]

Ce n'est pas à dire, cependant, que dans cette affaire le président du
conseil n'ait eu rien à se reprocher. Il avait eu le tort de mal
choisir ses agents et probablement aussi de mal combiner ses
instructions. On sait que, par suite de la maladie du général
Sébastiani, Casimir Périer faisait alors l'intérim du ministère des
affaires étrangères, c'est-à-dire qu'il ne se contentait plus de
remplir le rôle pour lequel il était fait, d'imprimer une direction et
une impulsion supérieures à notre politique extérieure, mais qu'il
avait aussi à régler les détails d'exécution. Pour cette dernière
besogne, l'expérience professionnelle lui manquait, et aussi les
aptitudes naturelles; sa volonté impatiente de tout obstacle, son
énergie allant par moments presque jusqu'à la brutalité, son habitude
de pousser droit devant soi en ne regardant qu'un but et en n'ayant
guère qu'une idée, ne pouvaient passer pour des qualités
diplomatiques. De là, des lacunes qui devaient se faire sentir surtout
dans une entreprise aussi délicate, aussi complexe que celle d'Ancône;
d'autant qu'elle avait été décidée et exécutée avec une précipitation
singulière, à la nouvelle de l'intervention autrichienne. En vérité,
on s'y était lancé un peu à l'aveugle, non que le président du conseil
ne vît pas clairement l'effet général à atteindre, mais il n'avait
peut-être pas aussi nettement prévu et préparé toutes les
circonstances de l'exécution. Au sortir même du conseil où la décision
avait été prise, non sans avoir soulevé beaucoup d'objections, l'un
des ministres, celui même qui, comme chef de la marine, était chargé
de rédiger les instructions du commandant Gallois, l'amiral de Rigny,
écrivait à M. de Sainte-Aulaire: «Ah! mon cher, quel guêpier que tout
ceci!... Si tout ce qu'on vous mande ne vous paraît pas clair, je ne
m'en étonnerai pas beaucoup.»

La première nouvelle des événements d'Ancône arriva à Paris par des
dépêches de Turin. Casimir Périer, n'y comprenant rien, répondit
aussitôt, le 3 mars, à M. de Barante: «Ce que vous nous apprenez des
circonstances qui ont précédé et suivi l'occupation d'Ancône, nous a
causé une vive surprise, et nous ne savons comment les concilier avec
les ordres donnés au commandant de notre escadre. N'ayant pas encore
reçu d'informations de M. de Sainte-Aulaire, nous ne pouvons jusqu'à
présent nous former aucune opinion précise à cet égard... Nos
intentions à l'égard de l'Italie sont toujours les mêmes. Loin de
vouloir y exercer une intervention dangereuse au Saint-Siége, nous
continuerons à considérer l'intégrité de son pouvoir temporel comme un
des principes essentiels de notre politique.» Le lendemain, sur des
nouvelles venues directement de Rome, il ajoutait: «Le commandant de
notre escadre a effectivement méconnu ses instructions. C'était dans
une autre forme que devait s'opérer une occupation, rendue d'ailleurs
indispensable par les fausses démarches de la cour de Rome. Ce
commandant est rappelé, et il aura à rendre compte de sa conduite.» En
même temps, induit en erreur sur les faits par de faux rapports, le
président du conseil blâmait M. de Sainte-Aulaire de n'avoir pas fait
transmettre d'ordres au commandant Gallois. «Vous aviez, lui
écrivait-il, été prévenu en temps utile du départ de notre escadre;
elle était placée sous vos ordres, et je ne puis comprendre comment
vous avez laissé faire ce que vous étiez autorisé à empêcher.» Si
Casimir Périer regrettait vivement que la chose eût été mal faite, il
ne se montrait pas d'humeur à la défaire, et marquait au contraire
tout de suite sa résolution de ne rien abandonner du dessein politique
qu'il avait eu en vue dès le premier jour. «La cour romaine,
écrivait-il toujours à la date du 4 mars, n'aura pas sans doute tardé
à comprendre qu'il ne nous est pas possible de revenir sur un fait
accompli dont elle doit s'attribuer la principale responsabilité, et,
sans poursuivre de vaines et injustes récriminations, elle sentira que
la seule chose qu'elle ait à faire aujourd'hui, c'est de s'entendre
avec nous pour régler les suites d'une mesure que nous n'avons pu
éviter[668].»

[Note 668: Correspondance diplomatique des ministres avec M. de
Barante. (_Documents inédits._)]

Toutefois il était visible qu'à la résolution de notre ministre se
mêlait un certain embarras. Le _Moniteur_ se borna, le 5 mars, à
annoncer sommairement le «débarquement» de nos troupes à Ancône, sans
s'expliquer sur la façon dont il s'était opéré et en laissant même
croire qu'il y avait accord avec les autorités pontificales[669]. Les
journaux ministériels ne furent pas beaucoup plus explicites.
Précisément à ce moment, la Chambre se trouvait discuter le budget du
ministère des affaires étrangères[670]. L'opposition, qui à cette
occasion faisait son tour d'Europe accoutumé, ne pouvait passer sous
silence l'événement qui venait de se produire en Italie et qui
occupait tous les esprits. Elle aussi, cependant, était fort
embarrassée, ne sachant trop si elle devait reprocher au ministère une
étourderie téméraire, ou si elle pouvait le dénoncer comme le complice
de la Sainte-Alliance. Aussi aboutissait-elle plutôt à interroger qu'à
critiquer. «Je voudrais savoir, disait La Fayette, pour qui et contre
qui, pour quoi et contre quoi nous sommes dans ce moment à
Ancône[671].» Sous prétexte qu'on ne se trouvait pas encore en face
«d'un événement accompli, et par suite soumis à des investigations
sans limites», le président du conseil se renferma dans des
généralités qu'il fit d'ailleurs aussi pacifiques et aussi rassurantes
que possible. «Nous nous hâtons de déclarer, dit-il, qu'il n'y a, dans
cette démarche mûrement réfléchie et dont toutes les conséquences ont
été pesées, rien qui puisse donner aux amis de la paix la moindre
inquiétude sur le maintien de la bonne harmonie entre les puissances
qui concourent, dans cette question comme dans toutes les autres, à un
but commun.» Tout en parlant des avantages et des réformes qu'il
désirait procurer aux populations italiennes, il proclama sa volonté
de «maintenir l'intégrité du territoire du Saint-Siége», de défendre
«cette autorité temporelle du Pape qui importait à l'influence même et
au libre exercice de son autorité spirituelle», et de montrer ainsi
que «le gouvernement était véritablement le protecteur non-seulement
des intérêts matériels, mais des intérêts moraux, des intérêts
religieux, de ce sentiment qui ne doit pas disparaître dans une
nation». De l'opération elle-même, des conditions dans lesquelles elle
s'était faite, des difficultés diplomatiques ou autres qui pouvaient
en résulter, pas un mot. Évidemment le ministre se sentait gêné sur ce
terrain. Ses amis ne l'évitèrent pas avec moins de soin et se
contentèrent de mettre en relief la pensée politique de l'expédition.
«Le drapeau français a paru en Italie, disait M. de Rémusat; il y
flottera comme le signe protecteur du pouvoir légal, de la modération
de tous et d'une transaction définitive à laquelle notre diplomatie
travaillera.» M. Thiers s'exprimait ainsi: «Ce n'est ni contre
l'Autriche, ni contre le Pape que nous sommes intervenus; c'est pour
le motif important que voici: il ne faut pas que, cinq puissances
négociant en Italie, une seule y ait des armées.» M. Guizot s'écriait:
«Si jamais il a été évident que la Sainte-Alliance était détruite et
que la France était maîtresse de sa politique, l'affaire d'Ancône en
est la preuve.» Et il ajoutait: «Il faut que chacun prenne ses
positions; l'Autriche a pris les siennes; nous prenons, nous prendrons
les nôtres; nous soutiendrons l'indépendance des États italiens, le
développement des libertés italiennes; nous ne souffrirons pas que
l'Italie tombe complétement sous la prépondérance autrichienne; mais
nous éviterons toute collision générale[672].» Ainsi se trahissait,
chez tous les ministériels, le désir de faire juger la politique
suivie d'après l'idée première qui y avait présidé, et non d'après la
façon grossière dont elle avait été exécutée. On se faisait volontiers
honneur de l'une; on avait un peu honte de l'autre. Quant à l'opinion
en France, visiblement flattée dans son amour-propre national par le
côté hardi de l'entreprise, elle était encore trop près de la
révolution pour être bien scrupuleuse sur le droit des gens; elle
était aussi trop étrangère aux idées catholiques pour avoir le
sentiment profond et délicat des ménagements et du respect
exceptionnel auquel un pape avait droit, et pour être mal à l'aise
qu'on y eût manqué en son nom. Aussi se montrait-elle disposée à
savoir gré au ministère de son initiative, sans lui faire subir un
interrogatoire bien sévère sur les faits qu'il désirait laisser dans
l'ombre.

[Note 669: «La plus parfaite intelligence, disait le _Journal
officiel_, est établie, en ce moment, entre nos troupes et les
autorités locales. Nos troupes occupent la citadelle conjointement
avec celles du Saint-Siége.»]

[Note 670: Séances des 6, 7 et 8 mars 1832.]

[Note 671: Même embarras alors dans la presse de gauche. Le _National_
posait, le 7 mars, ce dilemme: ou bien le drapeau tricolore se
retirera honteusement, ou bien il aura un effet révolutionnaire. Il
déclarait que «M. de Metternich serait fou s'il permettait que nous
nous établissions à Ancône». Du reste, à l'entendre, notre
intervention n'était qu'un «simulacre d'intervention»; le ministère
«l'avait faite à sa taille, petite et ridicule».]

[Note 672: Au même moment, le _Journal des Débats_, faisant écho aux
discours de ses amis, disait, le 8 mars: «Garantir les États du Pape
et se donner par cette garantie droit d'intervention, afin de ne pas
laisser ce droit à l'Autriche seule, telle a été la politique du
gouvernement... Le Pape est un prince italien, indépendant; nous
devons donc maintenir l'intégrité et l'indépendance des États du Pape,
et les maintenir contre l'influence d'un seul protecteur. Telle est
encore une fois la pensée de notre expédition. Cette pensée est bonne;
peu importent maintenant les détails, qui ne peuvent changer la chose
en elle-même. Ce n'est pas une expédition de révolution, c'est une
expédition d'intérêt: voilà pourquoi ce ne sera pas une cause de
guerre.]

Le gouvernement se fût donc tiré facilement d'affaire s'il n'avait eu
à compter qu'avec le public français. Mais les cabinets étrangers ne
se montraient pas d'humeur aussi commode. À Rome, dans le Sacré
Collége, l'indignation avait éclaté tout de suite avec une extrême
véhémence. M. de Sainte-Aulaire, consterné, stupéfait, ne savait trop
comment y faire tête. Il se trouvait hors d'état de rien expliquer,
quand il se rendit, le 25 février, au Vatican. Le cardinal Bernetti
lui dénonça aussitôt tous les faits qu'il venait d'apprendre. «Pour
Dieu! répondit M. de Sainte-Aulaire, occupons-nous du présent, sauf à
revenir plus tard sur le passé. Les Français sont à Ancône, et quel
que soit le jugement que vous et moi puissions porter de la manière
dont ils y sont entrés, vous ne me demanderez sans doute pas de les
faire sortir!--C'est précisément ce que je vais vous demander tout à
l'heure et de la manière la plus formelle», interrompit le secrétaire
d'État. Vainement l'ambassadeur insista-t-il sur l'intérêt qu'aurait
le Saint-Siége à ne pas traiter les Français en ennemis, il n'obtint
rien. Le cardinal refusa de recevoir le général Cubières, et, dès le
soir même, il remettait à M. de Sainte-Aulaire une note par laquelle
le Pape «protestait formellement contre la violation du territoire
pontifical, contre tous les attentats commis au détriment de sa
souveraineté, et déclarait le gouvernement français responsable des
conséquences qui pouvaient en résulter». La note se terminait ainsi:
«Sa Sainteté demande que les troupes entrées clandestinement à Ancône
en sortent sans délai, et, pleine de confiance dans la loyauté du
gouvernement français, elle ne saurait douter qu'il ne lui accorde
cette juste satisfaction.» Dans l'ignorance où il était, notre
ambassadeur ne put faire qu'une réponse assez vague, et il en référa
aussitôt à Paris, ne cachant pas, du reste, ses sentiments personnels.
«La conduite des chefs de notre expédition, écrivait-il à M. Périer,
me place ici dans une attitude de duplicité à laquelle je me résigne
par le plus pénible des sacrifices qu'un honnête homme puisse faire à
son pays... Je vais redoubler de zèle, cependant, pour détourner les
malheurs que j'avais prévus et signalés depuis deux mois. J'espère
pouvoir lutter contre les conseils furieux qui assiégent le Pape, si
vous désavouez nettement la conduite de MM. Combes et Gallois. Si vous
ne voulez rien désavouer, si vous vous renfermez dans un dédaigneux
silence, sans offrir une satisfaction convenable au Saint-Siége et
sans vous entendre avec l'Autriche, une guerre générale en Europe me
paraît inévitable.» Avec son ami l'amiral de Rigny, M. de
Sainte-Aulaire s'exprimait plus vivement encore: «Ce que je trouvais
médiocre quant au fond est devenu détestable par la forme. Entrer de
nuit à Ancône! Surprendre les soldats du Pape; faire prisonniers des
magistrats qui nous ont reçus en amis! En vérité, je n'ose plus
regarder en face un Capucin, et si je n'aimais pas sincèrement vous
et vos collègues, rien au monde ne me déciderait à garder aujourd'hui
mon poste.» Ce poste devenait, en effet, chaque jour plus pénible.
Notre ambassadeur, mis à l'index de la haute société romaine, se
voyait obligé de décommander un grand bal auquel personne n'eût voulu
paraître; il jugeait sage de s'enfermer dans son palais comme dans un
lazaret, pour éviter et les affronts des papalins et les ovations des
révolutionnaires. Au fond de sa retraite, il était relancé par les
notes du cardinal Bernetti: on n'en compta pas moins de sept, du 25
février au 15 mars, rédigées avec une aigreur croissante et chaque
fois communiquées aux autres ambassadeurs qui dirigeaient cette
campagne diplomatique contre la France. Ce qui se passait à Ancône
n'était pas fait pour calmer l'irritation de la cour romaine. Malgré
les conseils qu'il avait reçus de M. de Sainte-Aulaire et les
promesses qu'il lui avait faites, le général Cubières, qui avait pris
en main le commandement, semblait s'attacher à suivre les errements du
commandant Gallois et du colonel Combes. Il attirait à Ancône les
agitateurs, admettait dans sa familiarité un certain Orlandi,
révolutionnaire violent, exclu nominativement de l'amnistie de 1831,
et laissait pleine licence à toutes les attaques et à tous les
outrages contre le Pape. Nos soldats, fêtés par les hommes de
désordre, se promenaient avec eux par la ville, chantant des chansons
incendiaires, entrant en masque dans les églises et tournant en
dérision les choses saintes.

Les protestations du Souverain Pontife trouvèrent immédiatement écho
dans les cours d'Europe. À Vienne, M. de Metternich saisit avec
empressement l'occasion qui lui était ainsi offerte d'exciter la
conscience publique contre une entreprise dont le dessein politique
lui était si déplaisant, heureux sans doute d'avoir des raisons de se
montrer indigné là où il avait pu craindre d'être seulement mortifié.
«C'est, écrivit-il dans ses dépêches, une opération comparable aux
actes les plus odieux dont l'histoire moderne ait conservé le
souvenir.» Ou encore: «Jamais un crime politique plus caractérisé n'a
été commis avec plus de légèreté.» Et oubliant l'estime qu'il
professait naguère pour M. Périer, il disait de lui: «C'est un
païen.» Il avait cependant tout de suite reconnu que «l'événement, tel
qu'il avait eu lieu, était le fait des hommes qui s'étaient trouvés
appelés par des circonstances fortuites à son exécution», et «qu'il y
avait plus de mauvais esprit dans les organes dont s'était servi le
gouvernement français que dans les intentions de M. Périer»; mais il
ajoutait aussitôt: «Il n'en retombe que plus de blâme encore sur les
ministres qui ont fait choix d'hommes aussi peu propres à une
opération déjà si pleine de difficultés... Comment M. Périer a-t-il pu
supposer qu'en envoyant une troupe de sans-culottes, il les
empêcherait d'agir dans un sens révolutionnaire?» Par un calcul facile
à deviner, le chancelier avait grand soin de présenter le fait comme
«une attaque, non contre l'Autriche, mais contre les principes du
droit des gens et contre les cours qui protégent ce droit dans leur
propre intérêt et dans celui du corps social tout entier». «La mesure
elle-même, disait-il, et les circonstances qui l'ont accompagnée, en
doivent faire nécessairement une affaire européenne, tous les cabinets
étant également intéressés dans les questions que soulève une si
audacieuse violation du droit des gens.» Aussi adressait-il cette
recommandation pressante à son ambassadeur à Paris: «Entendez-vous
loyalement et solidement avec vos collègues. Il s'agit ici de la
défense de principes faute desquels le droit des gens ne serait plus
que lettre morte[673].» En Prusse, le ministre dirigeant, M. Ancillon,
déclarait le procédé du gouvernement «un lourd crime contre le droit
des gens», qui «ne pouvait trouver d'analogue que dans les violences
de Bonaparte», et, au dire de M. de Metternich, «le cri de guerre
courait les rues de Berlin[674]». En Russie, l'indignation était plus
vive encore, et l'on paraissait désirer quelque éclat; ordre était
donné à l'ambassadeur du Czar à Paris de quitter son poste si celui
d'Autriche s'éloignait[675]. L'émotion s'étendait même en Angleterre,
où cependant l'opinion était alors favorable à la France et où l'on
n'avait pas coutume de prendre parti pour le Pape. Madame de Dino
écrivait de Londres, le 13 mars, à M. de Barante: «Vraiment cette
singulière pointe sur Ancône, cette arrivée tardive de Cubières, tout
cela fait mauvaise mine au dehors; ici l'effet en a été fâcheux, il a
fallu toute la confiance qu'on a en M. de Talleyrand pour admettre
aussi facilement qu'on l'a fait, les explications vagues qu'il a été
chargé de donner[676].» L'opposition, le duc de Wellington en tête,
flétrissait la conduite du gouvernement français, et reprochait au
ministère whig son inaction. «Rien de pareil n'est arrivé depuis les
Sarrazins!» s'écriait aux Communes sir R. Vivyan. Les ministres, lord
Grey, lord Palmerston, fort gênés entre leur désir de ménager au
dehors un allié avec lequel on pratiquait alors l'entente cordiale, et
la crainte de heurter au dedans un mouvement d'opinion puissant,
tâchaient d'esquiver tout débat, en prétextant qu'il y avait des
explications échangées entre les cabinets intéressés. En somme, il
était visible que le sentiment dominant au delà de la Manche était le
déplaisir et la désapprobation. Quelques années plus tard, le duc de
Broglie, énumérant, dans une dépêche confidentielle, «les pilules
amères que nous avions fait avaler» à l'Angleterre, notait au premier
rang l'expédition d'Ancône[677].

[Note 673: Voyez la correspondance du chancelier d'Autriche avec le
comte Apponyi, du 29 février au 23 mars 1832, et les dépêches de la
même époque adressées aux autres ambassadeurs d'Autriche. (_Mémoires
de M. de Metternich_, t. V, p. 273 à 284, 317 à 320.) Correspondance
de l'ambassadeur français à Vienne, citée par M. d'Haussonville.
(_Histoire de la politique extérieure du gouvernement français,
1830-1848_, t. 1er, p. 38.)]

[Note 674: HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs, 1830-1870_, t. 1er, p.
272-273, et _Mémoires de M. de Metternich_, t. V, p. 277.]

[Note 675: HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs, 1830-1870_, t. Ier, p.
272.]

[Note 676: _Documents inédits._]

[Note 677: Dépêche du duc de Broglie à M. Bresson, en date du 12
octobre 1835. (_Documents inédits._)]

Un soulèvement si général ne laissait pas que de troubler plus d'un
esprit dans le gouvernement français. Certains ministres éprouvaient
le besoin de prouver aux diplomates étrangers qu'ils n'étaient
personnellement pour rien dans ce qui s'était fait: tel le général
Sébastiani, qui invoquait sa maladie pour établir une sorte
d'_alibi_[678]. Quant à l'amiral de Rigny, qui avait critiqué
l'entreprise dès l'origine, on conçoit qu'il n'y fût pas converti par
l'événement, et il écrivait à M. de Sainte-Aulaire: «Le vin est tiré,
il faut le boire; bien amer le trouverez-vous, mon cher ami; en pays
de chrétienté, il est bien certain que les Sarrazins n'auraient pas
fait pis que M. Gallois.» M. de Talleyrand disait dans les salons de
Londres: «C'est une bêtise[679].» Le Roi lui-même ne se gênait pas, en
causant avec les ambassadeurs, pour exprimer son mécontentement de la
manière dont l'affaire avait été menée. Seul, Casimir Périer, bien que
regrettant très-vivement au fond les violences de l'exécution, ne
baissait pas la tête sous l'orage. Prenant même l'offensive, il
s'indignait que l'Europe parût douter de lui. Dès le premier jour, les
représentants des puissances continentales s'étaient rendus ensemble
chez le président du conseil, pour lui demander des explications; ils
le trouvèrent très-souffrant; on venait, quelques heures auparavant,
de lui mettre des sangsues. Il écouta, avec une fierté agitée, les
questions qui lui étaient posées. Les ambassadeurs de leur côté
étaient fort animés, et M. de Werther, le prenant sur un ton assez
haut, dit rudement, avec l'assentiment visible de ses collègues: «Il
faut s'expliquer, monsieur, reconnaissez-vous un droit des gens
européen, ou prétendez-vous en avoir un pour votre usage[680]?» Sur
cette apostrophe, Casimir Périer, se levant brusquement de son canapé,
s'avança vers le ministre de Prusse, en s'écriant: «Le droit public
européen, monsieur, c'est moi qui le défends. Croyez-vous qu'il soit
facile de maintenir les traités et la paix? Il faut que l'honneur de
la France aussi soit maintenu; il commandait ce que je viens de faire.
J'ai droit à la confiance de l'Europe, et j'y ai compté.»--«Je vois
encore», disait un des ambassadeurs présents, le comte Pozzo di Borgo,
en racontant plus tard cette scène à M. Guizot, «je vois encore cette
grande figure pâle, debout dans sa robe de chambre flottante, la tête
enveloppée d'un foulard rouge, marchant sur nous avec colère[681].»
Le ministre avait traité les représentants de l'Europe comme il
traitait souvent les députés de sa majorité. Le procédé n'était pas,
sans doute, très-conforme aux usages diplomatiques et rappelait plutôt
les brusqueries napoléoniennes; mais les ambassadeurs, bien qu'un peu
interloqués, subissaient l'ascendant de Périer et avaient foi en lui.
Ils baissèrent sensiblement leur ton, et l'entretien se termina avec
des formes plus amies.

[Note 678: Dépêches de diplomates étrangers, citées par HILLEBRAND,
_Geschichte Frankreichs, 1830-1870_, t. I, p. 273, 274.]

[Note 679: _Journal de Ch. Greville_, à la date du 16 mars 1832.]

[Note 680: Dépêches citées par HILLEBRAND, t. I, p. 274.]

[Note 681: GUIZOT, _Mémoires_, t. II, p. 302. J'ai complété le récit
de M. Guizot avec les _Mémoires inédits de M. de Sainte-Aulaire_.]

En même temps qu'il repoussait les reproches avec cette fougue
imposante, Casimir Périer s'appliquait, sans reculer sur le fond des
choses, à adoucir et à rassurer les puissances, attentif surtout à
leur montrer qu'il n'y avait chez lui aucune arrière-pensée suspecte,
aucun entraînement menaçant. À l'adresse du Pape, qu'il se trouvait
avoir le plus blessé, bien qu'il ne l'eût pas visé, Périer écrivait,
dès le 4 mars, dans une dépêche à M. de Sainte-Aulaire: «Le
gouvernement du Roi n'hésite pas à reconnaître que la cour de Rome est
fondée à se plaindre. Le capitaine Gallois a transgressé ses ordres,
n'a tenu aucun compte de ses instructions; il mérite un blâme sévère.
Son commandement lui est retiré, et il lui est enjoint de revenir
immédiatement en France, pour y rendre compte de son inconcevable
conduite. Les ordres qu'il avait reçus étaient positifs et clairs;
dans aucun cas, il ne devait agir que d'après les directions de
l'ambassadeur du Roi, et le gouvernement de Sa Majesté a trop fait
connaître d'avance ses intentions et ses projets pour qu'on puisse
l'accuser d'avoir voulu imprimer à son expédition le caractère odieux
d'une violation de territoire.» Quelques jours après, s'adressant
d'une façon générale à toutes les cours, il faisait dans un
_memorandum_ le récit complet des faits[682]. Il y racontait les
démarches tentées en décembre et en janvier pour pacifier les
provinces révoltées, l'avertissement donné, dès cette époque, par la
France, qu'en cas de nouvelle intervention autrichienne, elle
demanderait à occuper Ancône, la réponse du gouvernement pontifical
donnant à entendre qu'il se résignerait à cette occupation; il
insistait sur les responsabilités encourues par le cardinal Albani,
entrant en campagne et appelant les Autrichiens, au moment où les
démarches des puissances commençaient à apaiser la révolte; il
exposait comment l'expédition avait été décidée et s'était mise en
route, quand on croyait encore au consentement du Pape; puis, après
avoir rappelé le refus imprévu qui était survenu à la dernière heure,
le _memorandum_ continuait en ces termes: «Lors même que nous eussions
voulu rappeler notre escadre, nous n'en avions plus la possibilité.
D'ailleurs, notre conviction n'ayant pas changé, notre devoir était de
ne rien négliger pour y ramener le Saint-Siége, qui avait d'abord
envisagé la question de la même manière que nous. De nouvelles
instructions furent envoyées à cet effet à M. de Sainte-Aulaire. Le
gouvernement du Roi espérait qu'avant l'arrivée de notre escadre
devant Ancône, cet ambassadeur aurait le temps de déterminer le
Saint-Siége à nous en ouvrir les portes. Cette espérance paraissait
d'autant mieux fondée qu'à cette époque de l'année, l'état de la mer
Adriatique oppose habituellement à la navigation des retards presque
indéfinis. Ce n'était pas tout. Bien qu'au moment du départ de
l'expédition, nous n'eussions aucun motif de prévoir le refus qu'on
venait de nous opposer, le désir extrême d'éviter tout ce qui pourrait
ressembler à une surprise, et de ne rien abandonner au hasard nous
avait déterminés à des précautions en apparence bien minutieuses et
bien superflues. Un brick avait été expédié en avant de l'escadre avec
la mission de la précéder à Ancône et de revenir ensuite porter à son
commandant les notions qu'il aurait recueillies sur l'état des choses
dans cette place. L'officier général désigné pour commander nos
troupes s'était embarqué sur un bateau à vapeur pour aller se
concerter, à Rome même, avec l'ambassadeur de France et le
gouvernement romain. On sait comment cet ensemble de dispositions a
été dérangé. Tandis que les vents favorables conduisaient notre
escadre à sa destination avec une rapidité extraordinaire, le brick
destiné à la précéder de plusieurs jours restait en arrière; le bateau
à vapeur, qui semblait moins exposé à de tels contre-temps, se voyait
forcé de relâcher à Livourne, et M. de Cubières, réduit à prendre la
route de terre, arrivait trop tard à Rome. Le commandant de l'escadre,
livré à lui-même, a cru pouvoir assurer par la force un résultat qui
était devenu indispensable, mais qui devait être obtenu dans une autre
forme. Il a méconnu ses instructions qui lui prescrivaient de ne faire
aucun mouvement ayant pour but d'occuper militairement le port et la
ville d'Ancône, sans avis ou ordre préalable de l'ambassadeur du Roi à
Rome. Il s'est trompé, et cette faute, la seule irrégularité que l'on
puisse imputer dans toute cette affaire, non pas au gouvernement
français, mais à un de ses agents, est déjà réparée; ce commandant est
rappelé, et il devra rendre compte de sa conduite.»

[Note 682: Nous avons trouvé le texte de cet important document dans
les papiers diplomatiques de M. de Barante.]

Ces explications, données avec l'autorité que Casimir Périer avait
acquise en Europe, produisirent bon effet sur les cabinets[683].
D'ailleurs, l'indignation morale, quand il n'y a pas derrière quelque
calcul prémédité, ne dure jamais bien longtemps chez les hommes
politiques. En dehors de la Russie, personne ne désirait pousser les
récriminations jusqu'à une rupture; tout le monde, au contraire, la
redoutait. Le cabinet de Vienne lui-même, malgré son ressentiment,
malgré son désir de prolonger l'espèce de scandale qu'avait causé
notre conduite, était le premier à s'alarmer si l'on parlait de
guerre; il s'appliquait à calmer le Czar quand celui-ci lui
paraissait emporté[684]. En même temps, dans une dépêche destinée à
être communiquée au ministre français, M. de Metternich répétait en
ces termes ce qu'il avait déjà dit avant l'événement: «Sa Majesté
Impériale Royale ne fera pas la guerre au roi des Français pour le
fait de cette expédition.» Quelques semaines après, s'épanchant avec
son ambassadeur à Rome, il disait, non sans une sorte de dépit: «Je
reconnais que les moyens de punir cet acte manquaient aux puissances;
je reconnais que l'affaire d'Ancône est une misère en comparaison de
l'atteinte portée par les événements de 1830 aux seules bases sur
lesquelles l'ordre social peut reposer avec sécurité. Le remède qui
n'a pu être appliqué au mal principal ne doit pas être employé contre
un léger symptôme de ce mal. Le jour de la justice n'est pas pas
encore venu, et ce n'est pas pour Ancône que la question doit être
vidée[685]!» Quant à la Prusse, elle laissait voir qu'elle ne
sortirait pas de la neutralité, si la guerre demeurait circonscrite en
Italie[686]. De Londres enfin, Casimir Périer recevait un secours
efficace, et il pouvait écrire à ce sujet, le 13 mars: «Le cabinet
britannique, dont les relations avec la France deviennent chaque jour
plus intimes, a parfaitement compris les nécessités qui avaient dirigé
notre conduite, et il s'est empressé d'adresser à ses agents auprès
des cours de Vienne et de Rome l'ordre d'employer toute leur influence
pour prévenir de fâcheuses conséquences[687].»

[Note 683: M. de Barante écrivait à son gouvernement, le 21 mars 1832:
«J'ai communiqué le _memorandum_ à M. de Latour; nous l'avons lu
ensemble, et j'ai pu remarquer combien cette pièce avait un bon effet,
combien elle lui semblait claire, démonstrative et sincère.»
(_Documents inédits._)]

[Note 684: Quelques semaines plus tard, le 25 avril 1832, le général
Sébastiani, revenant sur l'irritation extrême qu'avait témoignée tout
d'abord le Czar, écrivait à M. de Barante: «Nos explications et celles
que l'ambassadeur autrichien lui-même s'est empressé d'y joindre par
ordre de sa cour, n'ont point tardé à rectifier de semblables
impressions. M. de Ficquelmont (c'était l'ambassadeur d'Autriche)
continue à tenir sur cette affaire un langage plein de modération et
parfaitement propre à calmer, s'il en était besoin encore, les
dernières traces d'une irritation dont la vivacité même ne comporte
guère de durée... Quoique nous soyons loin de nous méprendre sur le
jeu qu'a joué l'Autriche dans l'affaire d'Ancône, nous savons d'un
autre côté qu'elle désire par-dessus tout la conservation de la paix,
et qu'elle redoute sincèrement de nouvelles complications.»
(_Documents inédits._)]

[Note 685: _Mémoires de M. de Metternich_, t. V, p. 218 et 223.]

[Note 686: HILLEBRAND, _Geschichte Frankreichs, 1830-1870_, t. I, p.
273.]

[Note 687: Dépêche adressée à M. de Barante. (_Documents inédits._)]

C'était beaucoup d'avoir amené les cabinets étrangers à prendre leur
parti de l'occupation d'Ancône. Toutefois, tant que le Pape ne l'avait
pas ratifiée, nous demeurions en flagrant état de violation du droit
des gens. Le cabinet français comprenait l'importance d'en sortir, et
nous avons vu que, dès le premier jour, il avait envoyé à son
ambassadeur à Rome des explications destinées à satisfaire le Pontife.
Aussitôt que M. de Sainte-Aulaire les avait reçues, il s'était mis à
l'oeuvre avec son zèle accoutumé et avait ouvert une négociation sur
ces bases: offrir des réparations pour le passé, des garanties pour
l'avenir, mais demander par contre que notre présence à Ancône fût
acceptée et régularisée. Les difficultés étaient grandes. Sans doute
l'intérêt d'État devait engager le gouvernement pontifical à ne pas
prolonger un désaccord dangereux pour lui et pour l'Europe. Le
cardinal Bernetti s'en rendait compte, et, d'ailleurs, il commençait à
être fatigué de la prépotence autrichienne. Mais Grégoire XVI, qui
n'était pas un politique, était encore tout entier à l'indignation que
lui avait causée notre violente irruption. La première fois qu'il
consentit, non sans peine, à donner audience à l'ambassadeur de
France, il s'appliqua à dissimuler sa douceur et sa bonhomie
habituelles sous un masque de sévérité, et épancha son ressentiment
dans une vive allocution, évidemment préparée. Il énuméra tout d'abord
ce qu'il avait fait pour Louis-Philippe, ses efforts pour lui assurer
l'obéissance du clergé: «Comment, s'écria-t-il, ces services ont-ils
été reconnus?» L'ambassadeur l'interrompant alors pour évoquer le
souvenir des protestations si souvent renouvelées par le gouvernement
français en faveur de la souveraineté du Saint-Siége: «Ma
souveraineté, reprit le Pape plus vivement encore, vous l'avez
méprisée, avilie, autant qu'il était en vous! Vous m'avez rendu un
objet de dérision pour tous les peuples de l'Europe, d'abord en
m'imposant une législation contraire aux traditions de mon État et aux
sentiments de mes fidèles sujets; puis, contre ma volonté expresse et
malgré la résistance que j'ai prolongée autant que je l'ai pu, vous
m'avez contraint à rappeler des émigrés qui ne demandaient à rentrer
dans leur patrie que pour y renouveler de criminelles entreprises. Ces
hommes ont mis tout en confusion: la Romagne et Bologne ont été la
proie de l'anarchie... Je devais protéger mes sujets fidèles et
contraindre les factieux à rentrer dans l'ordre; à cet effet, j'ai
appelé mon fidèle allié, l'empereur d'Autriche. Vous m'en avez
contesté le droit; vous m'avez défendu d'user de ses secours, et, pour
me punir de n'avoir pas obtempéré à vos ordres, vous avez envahi mes
États! Vous y êtes entrés en trahison, oui, vous êtes entrés en
trahison dans Ancône, pendant la nuit; vous avez surpris et désarmé
des soldats sans défiance, fait prisonniers des magistrats qui vous
recevaient comme des amis. Et depuis un mois que vous êtes les maîtres
de cette malheureuse ville, n'est-elle pas devenue un foyer de
rébellion?» Rappelant ensuite à l'ambassadeur les promesses, faites
par lui, qu'il n'y aurait aucun guet-apens, et que les troupes
françaises feraient respecter l'autorité du Saint-Siége dans Ancône,
le Pontife s'écriait: «Quelle confiance voulez-vous désormais que
j'attache à vos paroles?» Il termina ainsi: «Les Français peuvent
venir à Rome, ils peuvent m'enfermer dans le château Saint-Ange: mais,
tant qu'ils seront à Ancône, ne venez plus me parler du gouvernement
intérieur de mes États; vous n'obtiendrez plus de moi sur ce sujet ni
concessions ni réponses! Quant à l'autorisation que vous me demandez
aujourd'hui, je ne vous l'accorde pas; adressez-vous à mon ministre.
Il en conférera avec mes alliés et me fera son rapport; je ne suis
qu'un pauvre religieux (_povero frate_), peu informé de la politique;
je me soumettrai à ce qu'elle me prescrira.» M. de Sainte-Aulaire
écouta le Pontife sans chercher à cacher l'émotion que lui causaient
des plaintes sur certains point trop fondées, et sans établir de
controverse sur le passé. Il avait été prévenu à l'avance par le
cardinal Bernetti de ne pas prendre à la lettre le refus qui allait
lui être adressé. Le Pape d'ailleurs n'ouvrait-il pas lui-même la
porte aux négociations, en renvoyant l'ambassadeur de France à son
ministre?

Dans ces négociations, notre principal adversaire était l'Autriche.
Elle persistait dans sa tactique de nous faire faire par le
gouvernement romain l'opposition qu'elle n'osait pas nous faire
elle-même ouvertement. Non qu'elle se flattât de nous amener à quitter
Ancône; mais, en prolongeant nos embarras, elle tâchait de se consoler
de sa propre mortification. Les autres puissances commençaient, au
contraire, à sentir le besoin de mettre fin à une difficulté qui
pouvait devenir dangereuse. L'Angleterre renvoyait à Rome un diplomate
pour soutenir M. de Sainte-Aulaire. Le ministre de Prusse, sans oser
trop contrecarrer son collègue autrichien, se montrait disposé à
s'employer comme conciliateur. Il n'était pas jusqu'au représentant de
la Russie, naguère le plus violent contre nous, qui n'en vînt à dire à
notre ambassadeur: «Au fait, puisque l'Autriche ne veut pas vous faire
la guerre, et peut-être a-t-elle raison, l'attitude dans laquelle elle
maintient le Pape à votre égard n'a plus d'intérêt sérieux; il faut
finir au plus vite toute cette tracasserie et souffrir de bonne grâce
ce que personne ne peut ou ne veut empêcher.»

La négociation fut laborieuse, souvent arrêtée, soit par les sourdes
menées de l'Autriche, soit par les griefs nouveaux que l'étrange
conduite de la garnison d'Ancône fournissait trop souvent au Pape.
Cependant, à force de patience, de souplesse et de fermeté, M. de
Sainte-Aulaire parvint à amener une entente sur les conditions
auxquelles le Saint-Siége consentirait à l'occupation d'Ancône: outre
le désaveu et le rappel du commandant Gallois et du colonel Combes,
décidés dès le premier jour par le gouvernement français, il était
convenu que les troupes de débarquement seraient sous les ordres de
l'ambassadeur, qu'elles ne pourraient être renforcées, qu'elles ne
s'immisceraient ni dans l'administration ni dans la police
pontificales, que le drapeau du Pape serait seul arboré sur la
citadelle, et que les troupes françaises se retireraient en même temps
que les Autrichiens. Tout semblait donc fini, quand se produisirent de
nouvelles difficultés visiblement suscitées par l'Autriche. Notre
ambassadeur avait été très-patient et très-déférent tant qu'il avait
eu affaire aux légitimes ressentiments du Pontife: il le prit de plus
haut avec les manoeuvres _in extremis_ de la diplomatie autrichienne,
et déclara au cardinal Bernetti qu'il ne ferait pas un pas de plus.
«Au fait, lui dit-il, le vrai motif de la résistance que vous m'avez
opposée dès l'origine est la dépendance où vous vous placez vis-à-vis
de l'Autriche. Vous ne pouvez alléguer une telle raison sans nous
justifier de ne pas avoir pris votre souveraineté au sérieux et sans
porter contre votre alliée une accusation bien grave, car l'Autriche
jouerait un rôle odieux si, n'osant nous faire la guerre, elle se
servait du Pape comme plastron et lui soufflait contre nous une
colère à froid, aussi étrangère à la mansuétude du Souverain Pontife
que contraire aux intérêts du prince temporel.»

Ce ferme langage produisit son effet, et, le 17 avril, les actes, tels
qu'ils avaient été convenus, furent enfin passés entre le cardinal
secrétaire d'État et M. de Sainte-Aulaire. Celui-ci avait de lui-même
donné à cet arrangement la forme la plus respectueuse pour le
Saint-Siége, et qui pouvait le mieux effacer l'atteinte portée à sa
souveraineté. Cette convention se composait de trois documents. Dans
une première note, l'ambassadeur de France désavouait le capitaine
Gallois comme ayant «agi contrairement à ses instructions», affirmait
que «l'indépendance et l'intégrité des États pontificaux avaient
toujours été la base de la politique française», et déplorait «le
malentendu déplorable qui seul avait pu interrompre les relations de
bonne amitié que le roi des Français avait tant à coeur de cultiver
avec le Saint-Siége»; puis il ajoutait: «Si des considérations de
haute politique n'ont pas permis le rappel immédiat des troupes
françaises, le soussigné doit supplier Sa Sainteté d'acquiescer à leur
présence comme à un fait accompli; mais il a reçu l'ordre d'offrir
toutes les réparations qui pourraient être agréables au Saint-Siége.»
Dans sa réponse, le cardinal Bernetti prit acte du désaveu du
capitaine Gallois; il indiquait que «la seule satisfaction qui
mériterait d'être considérée comme telle» serait la retraite immédiate
des troupes françaises, mais que le Pape, voulant donner une preuve de
sa «modération» et «éviter tout ce qui pourrait compromettre la paix
de l'Europe», daignait autoriser le séjour temporaire des troupes
françaises à Ancône; suivait l'indication des conditions préalablement
convenues. Enfin, dans une dernière note, l'ambassadeur s'engagea à
observer ces conditions. Au cardinal qui lui demandait s'il trouverait
bon que ces pièces fussent publiées, M. de Sainte-Aulaire répondit
qu'il l'entendait bien ainsi: «C'était dans cette pensée, disait-il,
qu'il avait rédigé ses notes en termes si respectueux.»

La France obtenait donc le droit d'occupation qu'on lui avait tant
disputé et atteignait ainsi le but politique de son entreprise; mais
en même temps elle faisait au Pape pleine réparation des torts qu'on
avait eus envers lui. Dans le cabinet de Paris, quelques-uns
trouvèrent même que, non dans le fond qui avait été approuvé d'avance,
mais dans la forme, M. de Sainte-Aulaire avait poussé un peu loin
cette réparation. Une dépêche lui fut adressée où l'on s'étonnait
qu'il eût donné à sa note la tournure d'une «supplique» et à
l'arrangement le caractère d'une «capitulation». Le général
Sébastiani, en transmettant à l'ambassadeur cette remontrance
officielle, l'engagea à n'y voir qu'une précaution prise en vue des
attaques de l'opposition. Aussitôt les actes du 17 avril publiés, une
grande clameur s'était élevée dans la presse de gauche; celle-ci
s'indignait que la France eût «supplié» le Pape, et déclarait que le
caractère de l'occupation avait été ainsi absolument dénaturé. Le
_Journal des Débats_ répondit, d'abord un peu timidement, «qu'il ne
fallait pas se montrer difficile sur des expressions qu'on n'eût
peut-être pas admises à Paris, mais qui à Rome frappaient d'une autre
manière». Puis, s'enhardissant, il ajouta: «Une suite de contre-temps,
qu'on n'avait pu prévoir, avait donné à l'occupation d'Ancône une
apparence de violence que de puissants intérêts ordonnaient de lui
ôter. Cette manière d'entrer par la fenêtre à défaut de la porte a
surpris et irrité le Saint-Siége; c'est tout naturel: nous avons dû
excuser cette brusquerie... La question peut se réduire à quelques
points bien simples. Étions-nous en guerre avec le Pape? Non. Comment
sommes-nous entrés à Ancône? Nous y sommes entrés violemment,
brusquement, en brisant les portes, comme on fait en guerre. Nous
avons donc fait acte d'hostilité et de guerre contre un allié... Vous
vous plaignez qu'on ait prié le Pape; mais s'il ne consent pas à
l'occupation d'Ancône, de quel droit y rester? Du droit de conquête?
Nous ne sommes pas en guerre. Du droit du plus fort? Est-ce bien
entendre l'honneur français que d'abuser de sa force contre la
faiblesse du Pape? S'il est faible, respectons-le. Ne choisissons pas
les vieillards et les moines pour en faire les objets de nos
incartades. Avec les incartades, on gagne peu d'honneur et encore
moins d'influence.» Bien qu'on fût alors peu disposé en France à
comprendre le respect, et surtout le respect dû à un pape, de tels
arguments ne pouvaient pas ne pas agir sur l'opinion. La clameur un
moment soulevée ne dura pas. Aussi bien l'attention du public était
alors distraite par d'autres événements: le choléra sévissait à Paris,
et Casimir Périer se mourait.

En somme, l'arrangement du 17 avril 1832 mettait heureusement fin à
l'affaire d'Ancône. Le gouvernement français se retrouvait ainsi dans
les conditions où il avait voulu se placer dès le début, mais dont il
avait été momentanément détourné par des accidents d'exécution. Il
devait cependant y avoir encore sur place une suite de difficultés qui
n'eurent pas grand retentissement au loin, mais qui, pendant trois
longs mois, pesèrent lourdement sur notre ambassadeur à Rome. Quand,
en exécution de la convention du 17 avril, M. de Sainte-Aulaire voulut
mettre fin à l'anarchie révolutionnaire qui s'était en quelque sorte
installée à Ancône sous le couvert et presque sous la protection de
notre armée, il se heurta à la mauvaise volonté obstinée du général
Cubières; le général était étrangement soutenu dans cette résistance
par le maréchal Soult, qui profitait de la mort de Casimir Périer et
de l'état souvent maladif du général Sébastiani pour suivre ses vues
personnelles. Le désordre en vint à ce point qu'une société secrète,
maîtresse de la ville, condamna à mort et fit assassiner le
gonfalonier nommé par le Pape. À force de persévérance et de fermeté,
notre ambassadeur, soutenu très-nettement par le général Sébastiani,
finit par l'emporter[688]. Aussitôt que le général Cubières se vit
contraint à prendre le bon parti, il fit preuve d'une prompte vigueur.
La ville fut facilement nettoyée des révolutionnaires qui l'avaient
envahie, l'ordre pleinement rétabli, et, le 1er août, les autorités
pontificales y purent faire, sans encombre, leur rentrée solennelle.
Le 25 août, le Pape vint en grand gala à Saint-Louis des Français,
«afin, disait-il à notre ambassadeur, de témoigner son attachement à
la personne du Roi et d'exprimer la satisfaction que lui causait la
conduite de la garnison d'Ancône». Peu après, le général Cubières
étant venu à Rome, Grégoire XVI voulut le voir et le traita avec
bonté; il se reconnut redevable envers lui de la tranquillité de ses
États, lui fit même des excuses de ne l'avoir pas reçu lors de son
passage à Rome au mois de février précédent, et ajouta ces paroles: «À
cette époque, il me fallait éviter surtout qu'on pût nous croire
d'accord.» Plus rien ne restait des difficultés et des désordres qui
avaient marqué le début de cette occupation. Elle devait se prolonger
sept années, et pas une fois le Pape n'aura le moindre sujet de
plainte à élever contre nos troupes.

[Note 688: M. de Sainte-Aulaire fut secondé par son fils, qui, âgé de
vingt et un ans, demanda lui-même à aller s'établir dans Ancône pour y
tenir tête au général et aux révolutionnaires.]

Et maintenant, si nous ne nous arrêtons plus à telle ou telle
péripétie, comme il a fallu le faire au cours de ce récit, et si nous
envisageons l'ensemble, quel jugement convient-il de porter sur
l'expédition d'Ancône? Tout d'abord, ceux qui estiment que la
politique n'a pas seulement à faire preuve d'habileté ou de force,
mais qu'elle est tenue d'observer les règles de ce droit sans code et
sans tribunaux qu'on appelle le droit des gens, ne peuvent s'empêcher
de regretter et de blâmer l'atteinte violente portée à une
souveraineté respectable entre toutes, autant à cause de sa grandeur
morale que de sa faiblesse matérielle. Reconnaissons toutefois que
cette violence n'avait jamais été voulue par le cabinet français, et
qu'elle a été réparée.

Cette réserve faite, quels ont été les résultats politiques de
l'entreprise? En Italie, notre gouvernement put se féliciter d'avoir
fait échec à la prépotence de l'Autriche, hardiment bravée par lui sur
un terrain qu'elle avait prétendu faire sien. Toutes les cours de la
Péninsule, jusqu'alors disposées à accepter ou à subir la suzeraineté
de Vienne, comprirent qu'elles devaient avoir égard à la France. Leur
premier sentiment, à la nouvelle de notre intervention, avait été que
notre témérité allait être aussitôt châtiée; quand elles virent qu'on
était contraint de nous laisser faire, elles conclurent qu'il fallait
beaucoup rabattre des jactances de l'état-major de Milan, et notre
prestige gagna tout ce que perdait celui de nos rivaux. Alors
s'établit, sur ce théâtre, entre les deux grandes puissances, une
sorte d'équilibre qui devait subsister, à notre profit croissant,
pendant toute la monarchie de Juillet. Néanmoins, par un effet
singulier, en même temps que notre importance grandissait d'une façon
générale au delà des Alpes, depuis Turin jusqu'à Naples, notre
influence se montrait moins efficace dans la partie même de l'Italie
où s'était portée l'action de nos armes. Au lieu d'avoir fait entrer
dans l'État pontifical nos idées à la suite de notre drapeau,
l'expédition d'Ancône marquait, au contraire, un arrêt dans les
réformes de cet État. D'une part, l'Autriche irritée se refusait à
reprendre les délibérations en conférence, seules capables de vaincre
l'inertie romaine: elle se bornait à adresser, en son nom particulier,
quelques conseils administratifs, facilement éludés. D'autre part, le
Pape, découragé par l'accueil fait à ses premiers édits, effrayé de
l'impulsion que notre présence avait, un moment, paru donner aux
partis de désordre, ne consentait à nous laisser à Ancône qu'à charge
par nous de ne plus lui parler de réformes: en nous mettant nous-mêmes
dans notre tort, nous lui avions donné le droit de nous imposer des
conditions. Il avait même prétendu faire insérer dans la convention du
17 avril un article exprès par lequel la France renonçait à lui
adresser désormais aucune représentation sur la marche de son
gouvernement; nous pûmes empêcher que cette clause ne fût écrite;
mais, en fait, il fallut nous y conformer. Ainsi, par une sorte de
châtiment, pour avoir eu pendant quelques semaines une figure
révolutionnaire, notre intervention ne pouvait plus essayer d'être
libérale. Le _memorandum_ du 21 mai 1831 disparut dans les oubliettes
diplomatiques; les _zelanti_, restés maîtres du champ de bataille,
louèrent le Souverain Pontife d'avoir déjoué les efforts des
puissances, et les amis éclairés du Saint-Siége durent abandonner
tristement le rêve d'une transformation progressive, qui seule, à
leurs yeux, eût pu assurer la durée du pouvoir temporel. Quant au
gouvernement français, il ne pensa plus à cette affaire; il en avait
assez d'autres sur les bras. On devait attendre quatorze ans, jusqu'à
l'avénement de Pie IX, pour reparler de réformes dans l'Italie
centrale[689].

[Note 689: Ce double effet de l'expédition d'Ancône, augmentant
l'influence de la France dans l'ensemble des États d'Italie, mais la
diminuant dans l'intérieur même de l'État pontifical, explique le
jugement opposé qu'en portaient deux esprits également clairvoyants et
ordinairement d'accord. M. de Barante, voyant les choses de Turin,
estimait l'entreprise féconde; M. de Sainte-Aulaire, les voyant de
Rome, était bien près de conclure à un avortement.]

En Europe, le gros scandale produit au premier moment par les procédés
de forban du commandant Gallois avait été bientôt effacé, et par
l'effet du temps, et par les explications de notre diplomatie: restait
seulement cette impression que la monarchie de Juillet était plus
résolue et plus forte qu'on ne le supposait. L'obligation où notre
gouvernement avait été si souvent, depuis dix-huit mois, d'opposer sa
volonté de paix aux exigences belliqueuses de la gauche, avait pu
faire croire aux cabinets étrangers qu'il était non-seulement sage,
mais timide et faible. L'expédition d'Ancône les détrompait; c'étaient
eux, au contraire, qui avaient conscience de l'impuissance où ils
avaient été d'empêcher notre action. Peut-être étaient-ils plus
surpris encore de la ferme prudence avec laquelle, après avoir osé
beaucoup, nous avions su nous limiter et nous contenir. En voyant que
nous pouvions faire une telle démarche sans être arrêtés au dehors par
une coalition, ni débordés au dedans par une révolution, l'Europe se
sentait obligée à faire cas de nous: nous sortions de là plus
imposants et plus considérés.

En France, enfin, le public, alors assez indifférent, par des raisons
que nous avons déjà indiquées, aux incorrections de l'expédition
d'Ancône, se sentait flatté de ce qu'elle avait de hardi. M. de
Metternich, si désireux qu'il fût de persuader aux autres et de se
persuader à lui-même qu'elle avait «échoué», était cependant obligé de
constater ce résultat. «M. Périer, écrivait-il, a voulu caresser
l'amour-propre national français, et il y a réussi. Cette entreprise
fait le pendant des expéditions de Navarin et d'Alger; ce sont de ces
faits que l'on ne commente pas, mais qui restent dans le souvenir
comme des actes de force; et comme la force a un côté qui plaît aux
masses, le souvenir reste parce qu'il flatte les passions...
Contraindre l'Europe entière à tolérer un acte criminel, c'est montrer
la force de celui qui en est l'auteur[690].» Là fut la raison de la
faveur peut-être disproportionnée qu'obtint l'expédition d'Ancône
auprès de l'opinion française. Dans la politique extérieure de la
monarchie de Juillet, il est des actes plus féconds, plus méritoires
et plus louables; mais nul ne fut aussi populaire. Cette popularité ne
devait pas s'affaiblir avec le temps, bien au contraire; dans la
suite, quand le gouvernement, attaqué par l'opposition, voudra prouver
que, pour être pacifique, il n'était pas timide, il rappellera le coup
de main de février 1832, et quand, en 1839, la coalition cherchera à
flétrir la diplomatie, à son avis trop prudente et trop humble, de M.
Molé, elle ne trouvera pas de reproche plus redoutable à lui lancer
que celui-ci: «Ce n'est pas vous qui seriez allé à Ancône!»

[Note 690: Lettre du 3 avril 1832. (_Mémoires de M. de Metternich_,
t. V, p. 323.)]



CHAPITRE III

L'ATTAQUE RÉVOLUTIONNAIRE SOUS CASIMIR PÉRIER

(mars 1831--mai 1832)

     I. L'émeute permanente de mars à septembre 1831. Les
     Sociétés révolutionnaires. Le peuple commence à s'y
     montrer.--II. La presse. Attaques contre le Roi. La
     caricature. Attitude de Louis-Philippe en présence de tant
     d'outrages.--III. Le parti républicain n'avait pas osé
     déployer son drapeau en juillet 1830. Il le fait en avril
     1831, à l'occasion d'un procès politique. Godefroy
     Cavaignac. Évocation de 1793. Raisons de cette évocation.
     Armand Marrast. Carrel passe à la république. Comment et
     pourquoi?--IV. Ce qu'il y avait de bonapartisme dans le
     parti républicain. L'effervescence napoléonienne après 1830.
     Rapports des hommes de gauche avec la famille Bonaparte.
     Avances que leur fait le prince Louis Napoléon. Pronostics
     faits à ce sujet par les contemporains.


I

Rétablir l'ordre au dedans, tel était, après le maintien de la paix au
dehors, le second terme du programme ministériel. Pour comprendre la
vraie portée d'une formule qui, en d'autres temps, eût paru une
banalité, il faut se représenter à quelle sorte de barbarie la France
semblait alors revenue. L'émeute impunie, tolérée, quelquefois
caressée, exaltée même, était devenue l'état normal du pays.
L'avénement de Casimir Périer n'y mit pas fin; au contraire, l'esprit
de rébellion en fut comme exaspéré. De mars à septembre 1831,
l'insurrection, ou tout au moins l'agitation et le tumulte furent à
peu près permanents dans les rues de Paris: rassemblements et
promenades accompagnés de chants factieux, plantations d'arbres de la
liberté, bris de réverbères, sac de boutiques, attaques à main armée
contre les agents de la force publique, assauts de la foule contre
l'hôtel d'un ministre ou contre le palais du Roi. On demeurerait
stupéfait s'il fallait marquer sur un calendrier tous les jours qui
furent ainsi troublés. Chaque quartier était tour à tour le théâtre de
ces scènes, le faubourg Saint-Marceau ou le faubourg Saint-Antoine, la
place Vendôme ou la place du Châtelet, le Panthéon ou la porte
Saint-Denis. La cause du trouble était souvent un de ces incidents
qui, à une époque tranquille, eussent passé à peu près inaperçus: une
nouvelle des insurrections étrangères, un banquet, un procès
politique, une rixe de cabaret, ou, comme au mois de juin, la querelle
d'un passant avec un chanteur des rues. «Dans l'ordre ordinaire,
disait à propos de cette dernière émeute le _Journal des Débats_, cela
devait être fini au bout de deux heures; voilà cinq jours que cela
dure»; tels ces corps malades et peu sains où la moindre contusion
devient une plaie qu'on ne parvient plus à guérir. D'autres fois, le
désordre était prémédité, sans que les meneurs se donnassent la peine
de se cacher. Ainsi ils s'y prenaient un mois à l'avance pour préparer
le mouvement du 14 juillet, multipliant les excitations factieuses,
distribuant publiquement les mots d'ordre, poussant l'audace jusqu'à
faire imprimer le programme, et, pour ainsi parler, le scénario de
l'insurrection. Étrange vie que celle du Paris d'alors, sous cette
menace presque constante; à tout moment, il était interrompu dans ses
affaires et dans ses plaisirs; la rumeur de l'émeute montait des
quartiers populaires, les boutiques se fermaient à la hâte, le tambour
promenait, à travers les rues, la batterie fiévreuse et lugubre du
rappel, le bourgeois revêtait son uniforme et prenait son fusil avec
une sorte de colère inquiète et d'impatience fatiguée, puis il allait
tristement et honnêtement au-devant du danger inconnu, des balles, des
pierres ou des injures qui l'attendaient au premier carrefour. Pauvres
gardes nationaux! ils payaient cher la popularité dont ils s'étaient
enivrés après Juillet. Maintenant ils entendaient crier dans la foule:
À bas la garde nationale! comme naguère ils criaient eux-mêmes: À bas
les Suisses! S'ils ouvraient les journaux de gauche qui, il y a peu
de temps, les portaient aux nues, ils y voyaient railler leurs
angoisses et leurs combats. «Tout le monde, lisait-on dans le
_National_[691], se souvient d'avoir vu Potier, sur le théâtre des
Variétés, se jeter à plat ventre devant un mannequin qu'il a pris pour
un voleur, et puis, s'apercevant de sa méprise, revenir petit à petit
de sa terreur, s'approcher du mannequin, mettre la main dessus et
bientôt le frapper à coups de pied et à coups de poing, le terrasser
comme un véritable voleur, en lui adressant, de l'air le plus sérieux,
les injures les plus burlesques. Nous avons de fiers champions de
l'ordre public qui se conduisent avec l'être fantastique, demi-dieu ou
demi-diable, qu'ils appellent l'émeute, absolument comme M. Bonardin
avec ses voleurs-mannequins.» Pour prouver la réalité des périls
auxquels les gardes nationaux étaient exposés, Périer n'en était-il
pas réduit à apporter à la tribune le chiffre des tués et des blessés?

[Note 691: 15 mai 1831, article de Carrel.]

Les agitateurs ne pouvaient sans doute se flatter qu'une de ces
échauffourées suffirait à renverser le gouvernement. Seulement,
c'était pour eux une façon de répandre partout l'inquiétude,
d'entretenir le malaise, de prolonger l'anarchie révolutionnaire; ils
croyaient ainsi tout ébranler, empêcher que rien ne se fondât; puis,
dans ces désordres, ne se présenterait-il pas une occasion de surprise
où ils pourraient pousser l'attaque à fond et tout culbuter?
D'ailleurs, comme il arrive d'ordinaire, ce n'étaient pas les plus
capables et les plus clairvoyants du parti qui décidaient, mais les
écervelés, les aventuriers, les violents; les autres étaient
contraints de suivre, par point d'honneur ou par crainte de devenir
suspects. Leur reprochait-on, au nom du gouvernement, de faire appel à
la violence? «Nous continuons seulement, répondaient-ils avec une
sorte d'ingénuité, ce que vous nous louiez d'avoir fait en Juillet.»

Il était facile de discerner, dans ces émeutes, l'action des sociétés
populaires. Après la révolution, il y avait eu une véritable
efflorescence de clubs; on se fût presque cru en 1792, aux beaux
jours des jacobins et des cordeliers: c'étaient la _Société de l'Ordre
et du Progrès_, la _Loge des Amis de la vérité_, l'_Union_, les
_Réclamants de Juillet_, la _Société gauloise_, l'_Association des
écoles_, les _Amis de la patrie_. L'une de ces sociétés, celle des
_Amis du peuple_, prit bientôt une importance prépondérante. Là se
rencontraient les meneurs les plus en vue et les plus actifs: Godefroy
Cavaignac, Guinard, Marrast, Raspail, Trélat, Flocon, Blanqui, Antony
Thouret, Charles Teste, les deux Vignerte, Hubert, Fortoul,
Delescluze, Avril, Gervais. Plusieurs députés, La Fayette, Gabet, de
Ludre, Lamarque, Audry de Puyraveau, Laboissière, Dupont de l'Eure,
Garnier-Pagès, étaient, les uns membres, les autres protecteurs des
_Amis du peuple_. Au début, l'association et le club avaient
fonctionné ouvertement, en dépit de l'article 291 qui paraissait
caduc. Mais on sait comment, en septembre 1830, le club fut fermé,
dans un jour de colère bourgeoise, et l'association déclarée dissoute
par jugement. Il se fit alors une transformation. Sans revenir aux
procédés mystérieux des anciennes Ventes de _carbonari_, les _Amis du
peuple_ se masquèrent un peu plus, non pour cacher leur existence qui
était notoire, mais pour ne pas se mettre trop brutalement en
contradiction avec la loi. Ils tinrent toujours des réunions
auxquelles assistaient parfois jusqu'à quinze cents personnes, et dont
les délibérations étaient imprimées[692]; seulement ce n'était plus un
club public annoncé par affiches; personne autre que les affiliés
n'était censé y assister. En même temps, l'association, bien loin de
se disperser, resserra ses liens, étendit même ses ramifications en
province, sauf à prendre soin que chaque section ne parût pas être
composée de plus de vingt personnes. Encore ne se crut-on vraiment
astreint à cette dernière précaution que quand l'avénement de Périer
eut produit un effet d'intimidation qu'on ne pouvait attendre des
hésitations ou des complaisances de M. Laffitte. Dans ce
demi-mystère, les _Amis_ _du peuple_ travaillèrent plus ardemment que
jamais à discipliner les éléments de révolte, à recruter les
mécontents, à centraliser et à activer la propagande séditieuse, à
exciter, à aigrir, à exaspérer les émotions et les haines, à
entretenir l'agitation, à provoquer et à développer les émeutes.

[Note 692: On ne se gênait pas pour attaquer le Roi dans ces réunions.
Henri Heine, y étant entré un jour, au commencement de 1832, avait
entendu l'orateur «tonner contre ces boutiquiers qui avaient été
chercher pour roi Louis-Philippe, la boutique incarnée, qu'ils
choisirent dans leur propre intérêt, non dans celui du peuple, qui
n'était pas complice d'une si indigne usurpation». (Henri HEINE, _De
la France_, p. 59.)]

À cette époque, les sociétés révolutionnaires paraissent
principalement composées de bourgeois: hommes de lettres, avocats,
médecins, commis, étudiants, élèves de l'École polytechnique. Dans les
réunions où elles délibèrent, le peuple est à peu près absent. Il est
même relativement peu nombreux dans les désordres de la rue. Il ne lit
guère les journaux de gauche: on le voit au chiffre très-réduit de
leur tirage. Cependant, à y regarder de près, on peut déjà remarquer
que les meneurs cherchent à attirer les ouvriers, et qu'ils commencent
à les ébranler. Grave changement dont l'origine remonte à 1830. Sous
la Restauration, le peuple ne comptait pas dans la politique, et
l'opposition la plus avancée ne songeait pas à lui. Carrel le
reconnaissait peu de temps après la révolution: «Était-il question du
peuple dans nos affaires, à l'époque de l'Adresse des 221?... Nous
nous excitions entre nous, docteurs, négociants, députés, gens de
lettres... Pas le plus petit soupçon de ce qui se passait au-dessous
de nous, dans la classe privée de droits politiques, qui n'était pas
admise à l'honneur peu dangereux des résistances constitutionnelles.»
Cela était tellement vrai, que le _National_, le plus violent des
journaux d'opposition, avait reproché précisément à M. de Polignac de
chercher son appui «dans une nation autre que celle qui lit les
journaux, qui s'anime aux débats des Chambres, qui dispose des
capitaux, commande l'industrie et possède le sol»; de «descendre dans
les couches inférieures de la population où l'on ne rencontre plus
d'opinion, où se trouve à peine quelque discernement politique, et où
fourmillent, par milliers, des êtres bons, droits, simples, mais
faciles à tromper et à exaspérer, qui vivent au jour le jour, et,
luttant, à toutes les heures de leur vie, contre le besoin, n'ont ni
le temps ni le repos de corps et d'esprit nécessaires pour pouvoir
songer quelquefois à la manière dont se gouvernent les affaires du
pays[693]». Grande fut la surprise de cette opposition, quand sa
campagne aboutit, en Juillet, à faire descendre dans la rue et
triompher derrière les barricades ce peuple auquel elle pensait si
peu, et qui, au fond, lui faisait si grand'peur. Dès lors, les
conditions des luttes politiques n'allaient-elles pas changer? Ce
peuple consentirait-il à redevenir étranger aux affaires publiques,
après y avoir joué momentanément un rôle si vanté, et avoir exercé, le
fusil en main, ce que ses nouveaux partisans appelaient sa
souveraineté? En tout cas, n'avait-on pas indiqué ainsi aux opposants
du lendemain de quel côté ils pourraient chercher un concours? Aussi,
pendant que les anciens meneurs parlementaires, parvenus au pouvoir,
se flattaient de reprendre, comme sous la Restauration, leur politique
exclusivement bourgeoise, les agitateurs révolutionnaires commençaient
à faire de la propagande dans le peuple, lui parlaient de ses droits,
de son émancipation, surtout de son bien-être, déclaraient que 1830
devait être pour lui ce qu'avait été 1789 pour le tiers état,
tâchaient de l'embaucher dans les associations révolutionnaires et
d'en faire l'armée permanente de l'émeute. Il peut sembler qu'au
premier moment cette propagande n'eut qu'un succès restreint.
Toutefois le mouvement était donné, et il ne s'arrêtera pas. Plus on
ira, plus la proportion des ouvriers sera considérable dans les
sociétés secrètes, et plus, par suite, les idées socialistes y
prévaudront. C'est là un fait considérable, et cette modification
démocratique apportée au caractère des luttes politiques ne doit pas
être oubliée, quand on cherche à déterminer les conséquences de la
révolution de 1830; celle-ci a commencé ce que 1848 devait consommer
par la proclamation du suffrage universel.

[Note 693: _National_ du 22 juillet 1830.]


II

Si l'insurrection était fréquente dans la rue, elle était permanente
dans la presse. Nous ne parlons pas seulement des écrits clandestins
que les sociétés révolutionnaires répandaient partout, mais des
publications de propagande démocratique et républicaine dont M.
Pagnerre était généralement l'éditeur, et surtout des journaux[694].
Certains de ces journaux poussaient ouvertement à l'émeute: «Lisez,
s'écriait M. Guizot; c'est le langage des plus mauvais temps de notre
révolution; langage de gens prêts à répandre, au milieu de la société,
dans les rues, sur les places, à y étaler (passez-moi l'expression)
toutes les ordures de leur âme[695].» Celles même des feuilles de
gauche qui se piquaient alors d'être dynastiques, comme le _National_
en 1831, prenaient cependant les émeutiers sous leur protection.
Carrel refusait, comme une «lâcheté», de «répudier ces hommes
audacieux, indisciplinés, que le ministère qualifiait d'anarchistes,
de républicains», mais qu'on avait trouvés «entreprenants, intrépides,
au jour du danger[696]». Quel sophisme ne se cachait pas derrière cet
étrange point d'honneur, quelle injustice derrière cette prétendue
générosité, quelle faiblesse derrière ce faux courage! Carrel trouvait
d'ailleurs plaisant que le gouvernement se plaignit du mal que lui
donnaient les émeutes: «C'est pour veiller à l'ordre, disait-il, que
nous vous donnons 1500 millions. S'il n'y avait pas à se remuer au
poste où vous êtes, vous n'y gagneriez pas votre argent[697].»

[Note 694: Parmi les publications de ce temps, on peut nommer le
pamphlet rimé et périodique de Barthélemy, la venimeuse _Némésis_, qui
attendait le moment où le gouvernement achèterait son silence; on la
verra alors vendre sa poésie aux industriels, aux dentistes, ou même
la prostituer aux descriptions obscènes.]

[Note 695: Discours du 11 août 1831.]

[Note 696: _National_, 16 juillet 1831.]

[Note 697: _Ibid._, 16 mai 1831.]

Que les ministres fussent attaqués avec passion, odieusement
calomniés, que Périer fût couramment comparé à M. de Polignac, ce qui
était alors la plus grosse injure, qu'on l'accusât ouvertement de
concussion et de vol, rien là qui dépassât beaucoup ce qui s'est vu à
d'autres époques. Le _National_ ne cherchait pas à nier cette
violence: «Une fois l'avénement du ministère du 13 mars notifié à la
France, disait-il, les derniers liens furent brisés entre la presse et
le pouvoir; on n'avait eu besoin que de s'entrevoir pour se haïr.»
Mais les coups visaient et portaient plus haut que les ministres. À ce
moment, s'évanouit presque subitement la popularité personnelle dont,
au début, avait joui Louis-Philippe, et qui l'avait fait ménager dans
les premières polémiques. Ne vous attendez pas à le voir protégé par
la fiction prudente qui, dans le régime constitutionnel, place le Roi
et la royauté en dehors et au-dessus des débats: c'était une barrière
trop fragile pour résister à la poussée révolutionnaire.

L'acharnement était tel, que les actes les plus simples se trouvaient
aussitôt grossis et dénaturés. Sur le conseil de Périer, le Roi
s'était installé aux Tuileries. Le jardin public s'étendait alors
jusque sous les fenêtres du palais[698]. L'inconvénient était grand en
un temps où le respect populaire et le prestige royal ne pouvaient pas
suppléer aux clôtures absentes et garantir le prince et les siens
contre la familiarité de leurs amis et les insultes de leurs ennemis.
«Je ne puis souffrir, disait Louis-Philippe à M. Guizot, que des
bandits viennent, sous mes fenêtres, assaillir ma femme et mes filles
de leurs indignes propos.» Aussi fit-il fermer, par une grille et un
fossé, une très-étroite bande du jardin, où sa famille avait tout
juste l'espace suffisant pour prendre l'air sans risquer d'être
outragée[699]. On s'imaginerait difficilement aujourd'hui quel tapage
s'éleva, à ce propos, dans tous les journaux de gauche. Ce modeste
fossé se transforma en une menaçante fortification, et ce fut à qui
dénoncerait le plus âprement le monarque qui, par défiance de son
peuple, élevait contre lui une nouvelle Bastille. Le théâtre se mit de
la partie, et la police dut interdire une pièce satirique intitulée:
_le Fossé des Tuileries_.

[Note 698: On disait officiellement le «palais», et non, comme avant
1830, le «château» des Tuileries. Ce mot de «château» avait été
abandonné comme étant trop «féodal».]

[Note 699: Ce jardin a été notablement étendu sous le règne de
Napoléon III.]

Ce ne fut, du reste, qu'un incident entre beaucoup d'autres. Les
journaux insistaient, les uns avec impertinence, les autres avec
grossièreté, sur tout ce qui pouvait blesser ou avilir Louis-Philippe:
souvenirs de sa famille, incidents plus ou moins travestis de sa
jeunesse pendant la révolution ou l'émigration, insinuations
insultantes sur son caractère, sur sa prétendue avarice ou sur sa
faiblesse en face de l'étranger; le _Journal des Débats_ était réduit
à entreprendre, sur tous ces points, une justification en règle[700].
Les mêmes journaux rappelaient à la monarchie qu'oeuvre du peuple,
elle était à sa merci; que née sur les barricades, elle pouvait y
mourir; que c'était elle qui devait reconnaissance à ses auteurs, et
non ceux-ci qui lui devaient déférence et respect. Toute occasion
était saisie de faire affront au Roi; il s'y exposait parfois, en
tendant aux révolutionnaires une main, que ces derniers repoussaient
brutalement. La Chambre avait voté des «récompenses nationales» aux
«combattants de Juillet». Une ordonnance d'avril 1831 régla les
conditions de la décoration nouvelle, qui devait porter les dates des
trois journées, avec cette légende: _Donné par le roi des Français_;
on annonçait une cérémonie solennelle à l'hôtel des Invalides, où le
prince remettrait les croix et recevrait le serment des décorés.
Aussitôt, protestation bruyante contre la légende et le serment. La
presse déclare que les héros des barricades sont les bienfaiteurs, non
les obligés du Roi; qu'en une telle circonstance, il convient de
rappeler leur souveraineté, non leur sujétion. On fait si bien que les
«combattants» proclament, avec grand fracas de démonstrations
factieuses, leur volonté de ne pas recevoir la décoration des mains du
Roi et de ne pas prêter le serment. Il fallut renoncer à la cérémonie
projetée, par crainte de scandale; les mairies furent chargées de la
distribution, et des registres y furent ouverts pour constater le
serment des décorés. La plupart s'abstinrent; quelques-uns de ces
abstenants voulurent néanmoins porter le ruban: l'un d'eux, poursuivi
de ce chef, fut acquitté par le jury.

[Note 700: Dans le numéro du 9 février 1832, le _Journal des Débats_
énumérait ainsi les accusations auxquelles il voulait répondre:
«Tantôt on fait jouer à Louis-Philippe, comme duc de Chartres, un rôle
odieux dans le procès de Louis XVI; tantôt on défigure sa conduite à
l'armée et l'on tourne en ridicule Jemmapes et Valmy; ici on l'accuse
d'avoir porté les armes contre son pays dans l'émigration, et l'on
parle d'une _camarilla_ de courtisans qui, comme sous Charles X,
dévorent les sueurs du peuple; enfin on reproduit le reproche devenu
banal de faiblesse et d'avarice.»]

On ne se contentait pas de refuser au Roi tout témoignage de respect
et d'allégeance, on l'accusait ouvertement de n'avoir pas rempli les
conditions auxquelles lui avait été donnée la couronne. Il n'était
question, dans les journaux, que du prétendu «programme de l'Hôtel de
ville» et des engagements autrefois souscrits, maintenant violés. Loin
de dissimuler le dessein de renversement, on s'en glorifiait. «Il
n'est pas un seul de nos numéros, disait la _Tribune_, pas un seul de
nos articles, peut-être (c'est notre voeu le plus ardent) pas un seul
mot sorti de notre plume, qui ne soit attentatoire au principe du
gouvernement, c'est-à-dire au dogme de la royauté.» Le régicide
lui-même se démasquait; on indiquait que le parjure devait être puni
chez Louis-Philippe, comme il l'avait été chez Louis XVI. Peut-on
d'ailleurs être surpris d'un tel langage dans l'improvisation et dans
l'échauffement des polémiques de presse, quand on voit l'étrange étude
que, sans provocation aucune et sous le seul prétexte de faire de la
«psychologie criminelle», un jeune philosophe, M. Barthélemy
Saint-Hilaire, publiait alors, dans la _Revue des Deux Mondes_[701],
sur Louvel, l'assassin du duc de Berry? Sous sa plume, le meurtrier
devenait intéressant et excusable; il s'élevait à une hauteur d'où il
semblait dominer ses accusateurs et ses juges, et son forfait n'était
plus guère qu'une déviation du patriotisme: jeu d'esprit et curiosité
de penseur, si l'on veut, mais en tout cas préface compromettante aux
tentatives de régicide qui vont être l'angoisse permanente des
dix-huit années de la monarchie de Juillet.

[Note 701: Livraison de mai 1832.]

Si redoutable que fût la parole imprimée, on se servit contre la
monarchie d'une arme peut-être plus dangereuse encore. Le dessin
satirique eut alors une telle audace, une telle importance, une
efficacité si destructive, que l'histoire ne peut négliger ces
feuilles illustrées, qu'à d'autres points de vue elle serait tentée de
mépriser. Au lendemain des journées de Juillet, la caricature avait
commencé, avec sa générosité habituelle, par s'acharner contre les
vaincus. Elle n'avait épargné aucun outrage à Charles X et même à
l'ancienne captive du Temple, la duchesse d'Angoulême. De vrais
artistes eurent, hélas! leur part dans ces lâchetés du crayon, et l'on
voudrait, par exemple, retrancher de l'oeuvre de Decamps cette
lithographie où il représentait le vieux roi exilé, chassant à tir des
lapins de carton dans ses appartements. L'autre vaincu du jour, le
clergé, n'avait pas été plus ménagé. À cette âpreté des basses
représailles, s'était mêlée l'obscénité qui est, comme on peut encore
s'en convaincre aujourd'hui, la compagne habituelle de l'effervescence
révolutionnaire. Cette obscénité devait persister plusieurs années
avec une répugnante monotonie; et, en 1835, le duc de Broglie, à la
tribune de la Chambre des députés, pourra encore montrer l'étranger
qui arrive à Paris, «obligé de tenir les yeux baissés vers la terre,
pour ne pas apercevoir cet étalage d'obscénités dégoûtantes, de
turpitudes infâmes, de sales productions, dont les personnalités
offensantes ne sont pas le pire, mais le moindre des scandales[702]».
Au contraire, dans la caricature politique, un changement se fit à
partir de 1831. On laissa de côté les «carlistes» et les «Jésuites»,
pour s'en prendre au gouvernement, au Roi lui-même. Bientôt on
s'attaqua presque exclusivement à ce dernier, et on le fit avec une
audace qui devait aller croissant jusqu'au jour où les lois de
septembre 1835 établiront la censure des dessins. Ce n'était pas la
folie rieuse, la satire plaisante, la gaieté malicieuse et
impertinente; c'était une animosité réfléchie, obstinée, tantôt
sournoise, tantôt violente, toujours méchante, ne cherchant pas à
faire rire comme plus tard les charges de Cham, mais bien à souffler
une haine meurtrière.

[Note 702: _Écrits et discours du duc de Broglie_, t. II, p. 470.]

Un homme fut l'âme de cette insurrection du dessin, de ce régicide par
le crayon. Il s'appelait Philipon. Né à Lyon en 1800, occupé d'abord
d'art industriel, il vint à Paris, en 1823, et s'y lia avec les
opposants les plus avancés. Après Juillet, il eut l'instinct de ce que
pouvait devenir la caricature, grâce à la lithographie récemment
inventée. Il eut bientôt créé le _Charivari_ quotidien, la
_Caricature_ hebdomadaire, un autre recueil mensuel, sans compter
beaucoup d'autres publications. Par lui-même il dessinait peu, mais il
savait grouper, lancer, échauffer les artistes qu'il employait, leur
inoculait son fiel et son audace, leur fournissait des idées, des
légendes, bravait les procès et les condamnations, et devenait ainsi,
lui obscur, l'un des plus dangereux adversaires de la royauté
nouvelle, l'empêchant d'acquérir ce prestige, cette «respectabilité»,
sans lesquels elle ne pouvait vraiment se fonder. Parmi les artistes
qu'il avait réunis, plusieurs n'étaient pas sans talent. C'était
d'abord Daumier; il eut alors un renom que la récente exposition de
ses oeuvres n'a pas justifié; si son crayon brutal, cruel, a parfois
une certaine puissance, une énergie sinistre, on y sent quelque chose
d'acharné, d'exagéré, d'énorme, qui pouvait répondre aux passions du
moment, mais qui, revu longtemps après, choque autant le sentiment de
l'art que la justice et la convenance. C'étaient ensuite Granville,
laborieux sans naturel, sec, froid et amer; Traviès, nature
souffreteuse, aux inspirations pleines d'aigreur, de rancune, aux
visions de sang et de massacre; d'autres encore, qui s'employaient aux
parties moins violentes de l'oeuvre, parmi lesquels Raffet, Charlet,
Decamps, Bellangé, Deveria[703].

[Note 703: Il faut faire honneur à deux autres dessinateurs
satiriques, Gavarni et Henri Monnier, de ne s'être pas laissé
embaucher par Philipon, d'avoir dédaigné les succès grossiers de la
caricature politique. «Ces erreurs-là, disait Gavarni, ne sont pas
des miennes; elles ont trop de fiel et trop peu de sincérité.»]

Malheureux roi! était-il en France, fût-ce dans les régions les plus
justement méprisées, un homme autant moqué, souffleté, sali? Lui-même
pouvait, en juin 1832, demander aux chefs de la gauche s'il y avait
«jamais eu une personne contre laquelle on eût vomi plus de
calomnies[704]». Pour se faire une idée de la façon dont il était
traité, il faut avoir le courage de feuilleter les vieux recueils du
_Charivari_ et particulièrement de la _Caricature_. On ne se
contentait pas de le tourner effrontément en ridicule, en l'affublant
de déguisements grotesques qui presque toujours masquaient une odieuse
calomnie[705]; l'outrage prenait souvent un caractère sinistre,
menaçant. Regardez cette jeune fille entraînée dans le plus
ignominieux des guets-apens: c'est la Liberté; derrière une porte
suspecte, le misérable qui attend la victime laisse à peine entrevoir
son profil perdu; mais le toupet et les favoris le trahissent. Dans
cet autre dessin, le Roi est un «massacreur» qui savoure le spectacle
des cadavres exposés à la Morgue. Voici une traduction du tableau de
Prudhon: _le Crime poursuivi par la Vengeance divine_; le Crime est
Louis-Philippe qui s'enfuit après avoir égorgé la Liberté. Dès 1831,
on colporte une grossière lithographie où le Roi et deux de ses
ministres sont livrés au supplice, avec cette étiquette: «Condamnés
pour haute trahison.» Vingt fois ce prince se voit comparé à Judas: la
Liberté, en bonnet phrygien, est assise, comme le Christ à la Cène:
«En vérité, en vérité, je vous le dis, il en est un parmi vous qui me
trahira»; et Judas, au coin, qui détourne la tête, vous le
reconnaissez toujours à son toupet. «Ah! tu veux te frotter à la
presse!» lit-on au bas d'un dessin: un imprimeur du _National_ a mis
sous la presse Louis-Philippe, dont la figure s'élargit en
s'écrasant. Puis, c'est un festin de Balthazar, où l'on prédit au Roi
son châtiment et sa ruine. Cette annonce, cette menace d'une prochaine
révolution, se reproduisent sous toutes les formes[706]. Mêlez à ces
attaques tout ce qui peut, par le contraste des misères des pauvres et
des orgies des puissants, aviver et irriter, dans le peuple, les
convoitises les plus âpres; par l'évocation des souffrances subies et
du sang répandu, le pousser aux plus terribles vengeances. Loin de se
défendre d'en vouloir au Roi, la caricature met en scène sa propre
audace: elle se représente elle-même plaçant la poire[707] sur le feu
et demandant à ses clients à quelle sauce ils veulent la manger; ou
bien encore empoignant le Roi et son fils par le fond de leurs
culottes, pendant que la Liberté joue du violon, avec cette légende:
«Ah! tu danseras!» Rien de pareil ne s'était vu sous la Restauration.
Louis XVIII et Charles X avaient rencontré des ennemis passionnés: le
dernier surtout avait été très-impopulaire; mais personne n'eût cru
possible de ne pas leur témoigner un certain respect extérieur; quand
un Fontan avait pris personnellement Charles X à partie, dans son
pamphlet du _Mouton enragé_, le scandale avait été si grand, que les
feuilles opposantes s'étaient empressées de le désavouer. Aussi a-t-on
pu écrire que «les ennemis de la Restauration la renversèrent sans
l'avoir méprisée». Si l'on n'en peut dire autant de la monarchie de
Juillet, n'est-ce pas encore une conséquence de la révolution? Comme
nous avons eu occasion de l'observer, les peuples ne se croient pas
tenus à beaucoup respecter les rois qu'ils ont créés, et surtout
qu'ils ont créés dans la violente familiarité de l'émeute. On l'avait
déjà vu au dix-septième siècle, en Angleterre, où cependant le
sentiment monarchique était autrement puissant que dans la France du
dix-neuvième. Après 1688, Guillaume III s'était trouvé en butte à tant
d'attaques et d'injures, que, dans un moment de dégoût, il avait songé
à s'en aller; ce désordre se prolongea sous plusieurs de ses
successeurs; ce n'est même que beaucoup plus tard, sous Guillaume IV,
et surtout sous la reine Victoria, que le respect de la royauté a été
pleinement restauré en Angleterre; jusqu'alors le gouvernement s'était
plutôt maintenu par la force de l'aristocratie que par le prestige du
monarque.

[Note 704: _Mémoires d'Odilon Barrot_, t. I, p. 598.]

[Note 705: Voici, par exemple, le Roi travesti en vulgaire escamoteur:
«Tenez, messieurs, dit-il, voici trois muscades: la première s'appelle
Juillet, la seconde Révolution, et la troisième Liberté. Je prends la
Révolution qui était à gauche, je la mets à droite; ce qui était à
droite, je le mets à gauche. Je fais un micmac auquel le diable ne
comprend goutte, ni vous non plus: je mets tout cela sous le gobelet
du juste milieu, et avec un peu de poudre de non-intervention, je dis
passe, impasse et contre-passe... Tout est passé, messieurs; pas plus
de Liberté et de Révolution que dessus ma main... À un autre,
messieurs.»]

[Note 706: Le Roi, par exemple, se fait tirer les cartes: «Ton jeu,
lui dit le sorcier, m'annonce qu'une femme brune que tu as épousée en
juillet, et avec laquelle tu veux divorcer, te causera bien du
désagrément. Le public te donnera tort; il s'ensuivra beaucoup de
querelles; tu feras une perte considérable d'argent, à laquelle tu
seras très-sensible, _et tu entreprendras un grand voyage_.»]

[Note 707: On avait imaginé que le toupet et les épais favoris du Roi
lui donnaient quelque ressemblance avec une poire. Philipon exploita
cette prétendue découverte avec une insolente persistance.]

Louis-Philippe supportait ces railleries et ces insultes avec une
sorte de philosophie souriante, quoique au fond un peu mélancolique.
On sait l'anecdote du Roi aidant un gamin à terminer la poire
gigantesque que celui-ci avait commencée sur un mur du château de
Neuilly. La Reine, malgré son grand courage, se résignait moins
facilement, sans doute parce qu'elle n'était jamais personnellement
attaquée, et parfois sa fierté outragée d'épouse et de mère lui
faisait venir les larmes aux yeux. «Ils veulent me démolir, disait, en
1832, le Roi à M. Odilon Barrot; tous les jours la presse m'attaque
avec une violence sans exemple. Quand j'ai vu que j'étais à chaque
instant si cruellement outragé, si peu ou si mal défendu, j'en ai pris
mon parti. Fort du témoignage de ma conscience, je suis persuadé que
toutes ces attaques iront se briser contre le rocher du bon sens
public[708].» Louis-Philippe avait-il vraiment cette confiance? En
tout cas, avec l'expérience, il revint de cet optimisme; il comprit
mieux l'efficacité destructive de ces insultes et l'impossibilité pour
une monarchie de se maintenir dans de telles conditions. Après 1848,
en exil, il s'est expliqué plusieurs fois sur ce sujet: «J'ai été,
durant mon règne, disait-il, la victime de cette arme que Voltaire
appelait le mensonge imprimé, arme lâche et perfide, qui frappe
souvent sans qu'on voie d'où le coup part, arme dont les blessures ne
guérissent jamais, parce qu'elles sont empoisonnées.» Et encore:
«Quand on m'attaquait, c'était la royauté qu'on attaquait... Aussi
quand, après dix-huit ans d'attaques obstinées, on a jugé que le
trône était suffisamment ébranlé, on n'a eu qu'à le pousser, et il
s'est écroulé, au grand étonnement de mes amis et de mes ennemis. Il
ne tenait plus[709].» À la même époque, comme quelqu'un lui exprimait
l'espoir de voir, avant de mourir, le comte de Paris sur le trône:
«Vous pouvez avoir raison, mon cher monsieur, répondit le vieux roi
désenchanté; le comte de Paris est possible, comme le comte de
Chambord et les Bonaparte sont possibles; tout est possible en France;
mais rien n'y durera, parce que le respect n'y existe plus.» Voilà
pourquoi l'on a pu écrire: «Ce qui a péri en 1830, ce n'est pas
seulement un gouvernement, c'est le respect de tout gouvernement.»

[Note 708: _Mémoires d'Odilon Barrot_, t. I, p. 600.]

[Note 709: _Abdication du roi Louis-Philippe, racontée par lui-même et
recueillie par M. Edouard_ LEMOINE.]


III

L'avénement de Casimir Périer n'eut pas seulement pour effet
d'éveiller dans le parti révolutionnaire cette colère, cette rage
qu'on a vues fermenter dans les sociétés secrètes, éclater dans la
presse ou dans les émeutes; elle amena ce parti, le provoqua en
quelque sorte, par l'énergie et la netteté de l'attaque, à se
démasquer, à déployer son drapeau, à s'appeler de son vrai nom: le
parti républicain. Rien de pareil ne s'était vu en Angleterre, après
la révolution de 1688. La république des Têtes rondes n'y avait pas
laissé des traces aussi profondes qu'en France celle des jacobins; le
parti républicain d'outre-Manche, que proscrivirent les Stuarts
restaurés et auquel la conscience publique ne pardonna jamais le
meurtre de Charles Ier, n'eut pas de seconde génération; le peu qui en
restait émigra aux colonies. Aussi, sous Guillaume III, n'eût-on pas
rencontré un whig, si hardi fût-il, qui osât parler de république, si
ce n'est pour la maudire, et qui n'affichât, dans sa conduite envers
le Roi, le «loyalisme» le plus absolu. En France, au contraire, les
républicains ont, à partir de 1831, joué un tel rôle, que, jusqu'à
1836, la principale affaire de la monarchie nouvelle a été de se
défendre contre leurs attaques. Pendant ce temps, l'opposition, qui
eût préféré rester dynastique, a été reléguée au second plan, sans
programme déterminé[710], incapable de diriger ou de contenir cette
avant-garde, plus incapable encore de s'en séparer, réduite trop
souvent à la suivre ou tout au moins à la couvrir. Il est donc naturel
d'examiner avec quelque soin ce qu'étaient alors ces républicains.
Aussi bien, est-ce là l'origine, la manifestation première d'un parti
qui a eu, depuis cette époque, une fortune bien extraordinaire, qui a
recueilli la succession de la monarchie après l'avoir renversée par
surprise, et qui aujourd'hui prétend s'être emparé définitivement de
la France. En dépit d'évolutions et de transformations successives, il
existe un lien de filiation directe, ininterrompue et d'ailleurs
avouée, entre les républicains de 1831 et ceux de notre temps.

[Note 710: M. Odilon Barrot l'a avoué lui-même dans ses _Mémoires_.
«Il faut le reconnaître, a-t-il dit, notre opposition n'avait encore
ni discipline ni programme politique bien déterminé. Elle se décidait
presque toujours par l'impression irréfléchie du moment.»]

Dans les journées de Juillet, ce parti n'avait pas paru, au moins sous
son nom. Sans doute, cette jeunesse, sortie des Ventes de _carbonari_,
qui s'agitait à l'Hôtel de ville, autour de La Fayette, avait des
arrière-pensées républicaines; mais elle n'osait les manifester. Elle
avouait elle-même l'impossibilité de faire accepter à la France et à
l'Europe une forme de gouvernement sur laquelle pesaient encore les
souvenirs de la Terreur[711]. Lisez les proclamations et documents de
toutes sortes émanés alors des groupes les plus avancés: la république
n'y est pas nommée; on réclame une assemblée constituante, un
gouvernement ou un «président» provisoires; les plus audacieux vont
une fois jusqu'à crier: «Plus de royauté»; la commission municipale
parle, dans son rapport, de ces «esprits généreux qui, par une noble
fierté d'âme et par un pur enthousiasme de la vertu, voulaient la
liberté sous la forme la plus austère»; mais il semble que nul n'ose
prononcer le mot. Ceux-là seuls le font qui s'en servent comme d'un
épouvantait, pour vaincre les hésitations du duc d'Orléans, ou pour
faire accepter par l'opinion la monarchie nouvelle[712]. Les journaux
de gauche ne cachaient point cette impopularité[713]. Des républicains
poussaient à l'élévation de Louis-Philippe, dans la conviction où ils
étaient que leur régime préféré était impossible: tels Béranger[714],
et même de vieux conventionnels comme Grégoire; ils étaient, à la
vérité, résolus à «républicaniser» le plus possible la monarchie.

[Note 711: L'un des républicains d'alors, M. Sarrans, confessait «la
puissance de l'impression douloureuse que le mot de république avait
laissée en France, et l'effroi que ce nom inspirait encore aux
contemporains de la Terreur et aux fils des nombreuses victimes qui
avaient péri sous son règne». Puis, après avoir rappelé quels «affreux
souvenirs assiégeaient toutes les imaginations», il ajoutait: «Voilà,
il faut en convenir, ce qui, par une prévention aussi ridicule
qu'injuste, et par une confusion déplorable de la république avec les
excès auxquels elle servit de prétexte, avait laissé dans les coeurs
une aversion prononcée pour cette dénomination gouvernementale.» M.
Arago, dans un entretien qu'il avait avec le Roi, en 1832, rappelait
qu'en 1830, les républicains s'étaient «soumis». «Ils avaient été
forcés de convenir, disait-il, car c'était alors l'opinion à peu près
unanime de la capitale et des départements, que des institutions
purement républicaines jetteraient dans le pays d'inépuisables germes
de discorde, dont les étrangers ne manqueraient pas de profiter pour
nous attaquer.»--Nous avions déjà constaté ce discrédit et cette
impopularité de la république en 1815, lorsque la Chambre des
représentants avait délibéré sur le gouvernement qu'il convenait de
donner à la France. (Voyez le _Parti libéral sous la Restauration_, p.
141.)]

[Note 712: Ainsi M. Thiers avait dit, dans la proclamation où il
lançait l'idée de la dynastie nouvelle: «La république nous exposerait
à d'affreuses divisions; elle nous brouillerait avec l'Europe.»]

[Note 713: Le _National_ disait: «La république, qui a tant d'attraits
pour les coeurs généreux, nous a mal réussi il y a trente ans»; et, un
autre jour, parmi les écueils qu'on avait à éviter, il plaçait
«l'utopie républicaine qui peut nous rejeter dans les folies de
Babeuf». Le _Globe_: «La république n'a qu'un défaut, c'est de n'être
pas jugée possible en France; peut-être un jour le deviendra-t-elle;
peut-être est-elle le gouvernement définitif vers lequel tendent les
nations; mais son siècle n'est pas venu.»]

[Note 714: Béranger écrivait, le 19 août 1830: «Quoique républicain et
l'un des chefs du parti, j'ai poussé tant que j'ai pu au duc
d'Orléans. Cela m'a même mis en froid avec quelques amis.» Il disait
aussi à cette époque, en parlant de la république: «Je ne veux pas
qu'on nous donne, encore une fois, ce fruit trop vert»; il désirait
qu'auparavant on «usât» la monarchie.]

La défaveur de la république persista dans les premiers mois qui
suivirent la révolution; en septembre 1830, le _Journal des Débats_
pouvait encore dire: «Ce mot de république à lui seul suffirait pour
discréditer le parti qui oserait l'écrire sur ses étendards. Il fait
peur à tout le monde... Allez donc parler aux commerçants, aux
propriétaires, aux gardes nationaux, de république!» Toutefois, à y
regarder de plus près, on se fût aperçu que, dans l'échauffement des
clubs et des sociétés secrètes, les haines s'exaspéraient contre la
monarchie, que les républicains, naguère timides et presque honteux de
leur drapeau, devenaient plus hardis. Et puis ceux-ci ne pouvaient-ils
pas croire que l'opinion, après plusieurs mois d'état révolutionnaire,
n'aurait plus les mêmes pudeurs, les mêmes effarouchements? Aussi,
quand l'avénement de Périer vint leur signifier que le gouvernement
nouveau entendait être une monarchie véritable, et qu'il ne consentait
plus à couvrir une sorte d'anonymat révolutionnaire, il se produisit
une explosion de républicanisme qui n'eût pas dû surprendre les
observateurs clairvoyants.

Sous le ministère Laffitte, à la suite des troubles qui avaient
accompagné le procès des ministres, dix-neuf jeunes gens, la plupart
officiers dans l'artillerie de la garde nationale, tous fort engagés
dans les sociétés secrètes, avaient été arrêtés, et une instruction
dirigée contre eux pour complot tendant à changer la forme du
gouvernement. L'affaire vint devant la cour d'assises, peu après
l'avénement de Périer, le 6 avril 1831. La presse, qui menait, depuis
quelque temps, grand bruit autour de cette poursuite, avait éveillé
d'avance l'attention et l'émotion du public. Celui-ci vint à
l'audience, nombreux et passionné. Dès le début, il fut manifeste que,
par un renversement des rôles qui allait presque devenir de règle dans
les procès politiques, les accusés, assurés de leur acquittement, se
transformeraient en accusateurs du pouvoir. À l'interrogatoire du
président, ils répondirent l'un après l'autre, avec une arrogance
croissante, avec une exaltation dont parfois ils étaient dupes les
premiers; confessant leur foi politique, à la veille d'un
acquittement, du ton dont ils l'eussent fait s'ils avaient risqué
l'échafaud; évoquant les combats de Juillet auxquels ils avaient tous
pris part; niant la conspiration dont on les accusait, mais uniquement
parce que, disaient-ils, une conspiration était superflue contre un
gouvernement qui s'écroulait de lui-même. Le public, de plus en plus
échauffé, applaudissait et excitait encore ces audaces. Quant aux
magistrats, entraînés ou intimidés, ils n'osèrent rien empêcher, et
laissèrent se prolonger, pendant dix jours, le scandale des débats. La
Fayette déposa en faveur de ces jeunes gens, comme pour les couvrir de
sa protection: l'assemblée se leva à son arrivée, pendant que du banc
des accusés partaient des signes d'affectueuse déférence. Les avocats,
parmi lesquels on remarquait MM. Marie, Bethmont, Plocque,
Boinvilliers, Dupont, parlèrent à l'unisson de leurs clients. On
venait d'écouter ces orateurs, déjà connus au barreau de Paris, quand
on vit se lever un avocat petit, trapu, chauve, le regard ardent,
ayant dans tout son être quelque chose de fort, mais de grossier et
d'un peu paysan; presque personne ne le connaissait. Il sortit des
bancs et se plaça au milieu du prétoire, comme pour se donner un champ
plus libre; l'oeil fixé sur les juges, il commença. L'auditoire fut
étonné d'abord, bientôt saisi; agitant d'une main convulsive ses notes
éparses, l'orateur avait des bondissements et des éclats de bête
fauve; le geste était d'une trivialité impérieuse et redoutable; le
mouvement, puissant; la parole, d'une rudesse et d'une nudité
affectées, avec une recherche des mots populaires; et surtout, on
sentait brûler, dans cette rhétorique, la flamme sombre des haines,
des audaces et des colères démagogiques: tels furent les débuts de
Michel de Bourges sur la scène parisienne. Quelques-uns des accusés
avaient résolu de se défendre eux-mêmes. L'un d'eux, bien qu'à peine
âgé de trente ans, semblait exercer sur ses compagnons un réel
ascendant; le nom qu'il portait devait être illustré par son frère
cadet: il s'appelait Godefroy Cavaignac. Quand il se leva, le silence
se fit, comme si chacun s'attendait à entendre prononcer le mot
décisif. Le jeune orateur parla d'une voix hautaine et sèche, avec un
geste brusque. «Mon père, dit-il, fut un de ceux qui, dans le sein de
la Convention nationale, proclamèrent la République à la face de
l'Europe. Il la défendit aux armées. C'est pour cela qu'il est mort
dans l'exil, après cinq années de proscription; et, tandis que la
Restauration elle-même était forcée de laisser à la France les fruits
de cette révolution qu'il avait servie, tandis qu'elle prodiguait ses
faveurs à ces hommes que la République avait créés, mon père et ses
collègues souffraient seuls pour la grande cause que d'autres
trahissaient. Cette cause, messieurs, se lie à tous mes sentiments
comme fils. Les principes qu'elle proclamait sont mon héritage.
L'étude a fortifié cette direction donnée naturellement à mes idées
politiques, et aujourd'hui que l'occasion s'offre enfin à moi de
prononcer un mot que d'autres poursuivent, je le déclare, sans
affectation comme sans feinte, de coeur et de conviction: je suis
républicain!» Voilà la parole qu'attendait l'auditoire enfiévré.
Vainement le président chercha-t-il tardivement et timidement à
arrêter l'orateur, celui-ci continua en faisant l'apologie de la
Convention. Il déclara que la royauté se suicidait, ce qui dispensait
de l'attaquer. «Nous ne conspirons pas, dit-il, nous nous tenons
prêts.» Puis il termina en s'écriant: «Nous avons fait notre devoir
envers la France, et elle nous trouvera toutes les fois qu'elle aura
besoin de nous. Quoi qu'elle nous demande, elle l'obtiendra.»
L'auditoire salua de ses applaudissements enthousiastes le jeune
fanatique qui venait de déployer audacieusement le drapeau de la
République. Tel était alors le trouble des esprits que le président de
la cour, dans son résumé, fit presque l'éloge des accusés et les
recommanda à l'indulgence des jurés[715]. Cavaignac et ses amis furent
acquittés. La foule les acclama à leur sortie de l'audience et détela
les chevaux de leurs voitures. Le lendemain, l'agitation était telle,
qu'on put croire à une insurrection: des groupes tumultueux et
menaçants remplissaient les boulevards et les quais; les émissaires
républicains parcouraient les faubourgs pour les soulever. Mais
l'émeute se trouva en face de troupes nombreuses et résolûment
commandées; elle se borna à jeter quelques pierres et se dispersa.

[Note 715: Le président déclarait «déplorer le sort de ces jeunes gens
dont le coeur est plein de sentiments généreux et qui n'étaient pas
nés pour l'humiliation de ces bancs»; puis il ajoutait, en s'adressant
aux jurés: «Comme juges, si vous apercevez des coupables, vous
sévirez; mais si vous ne remarquez dans la cause que de l'inexpérience
et un enthousiasme irréfléchi, comme pères, vous saurez absoudre.»]

Qu'était-ce que ce Godefroy Cavaignac? Ayant passé sa jeunesse en
Belgique auprès de son père exilé, en compagnie de Levasseur, Vadier,
Cambon, David et autres montagnards, il avait voué à la mémoire de ce
père un véritable culte qui donnait à ses passions politiques le
caractère d'une sorte de piété filiale et de point d'honneur de
famille[716]. Au service de causes souvent détestables, il employait
des qualités meilleures que ces causes. La taille était élevée, les
traits d'une régularité vigoureuse, la figure amaigrie, l'oeil ferme
et souvent triste, la lèvre ombragée par une moustache épaisse; sa
démarche un peu militaire semblait celle d'un homme qui va droit
devant lui, et dans tout son être il y avait comme une intrépidité
fière qui donnait l'idée--si l'on peut accoler ces deux mots--d'un
paladin de la démagogie. Hautain et sévère d'aspect, affectant le
parler rare et bref, il se roidissait pour paraître plus énergique
encore[717]. Ce rôle qu'il s'imposait ne l'empêchait pas de laisser
voir, dans l'intimité, un fond de tendresse et de douceur qui le
faisait aimer, et de traiter les indifférents avec une courtoisie
aimable et élégante qui s'alliait étrangement aux passions
implacables du sectaire. Son esprit était cultivé, ouvert
particulièrement aux choses de l'art. Mais tous ces dons du coeur ou
de l'intelligence étaient comme faussés et étouffés par les sophismes
et les haines dont l'avait pénétré sa première éducation. Il devait
mourir à quarante-cinq ans, après une vie entière dépensée en
conspirations stériles, fidèle à ses convictions, obstiné dans ses
passions, mais dégoûté de son parti et probablement de son oeuvre,
laissant à ceux qui l'avaient approché le souvenir d'une nature
supérieure, malheureusement dévoyée.

[Note 716: Godefroy Cavaignac faisait partie des jeunes républicains
que M. Thiers avait conduits au Palais-Royal, dans la soirée du 31
juillet 1830. Le duc d'Orléans ayant, dans la conversation, dit un mot
des égarements de la Convention, Cavaignac l'avait interrompu avec une
vivacité quelque peu impérieuse: «Monseigneur, avait-il dit, oublie
que mon père était de la Convention.--Le mien aussi, monsieur,» avait
repris le duc. M. Louis Blanc raconte que Cavaignac lui parlant un
jour de l'_Histoire de dix ans_ et du chapitre où hommage était rendu
aux qualités militaires de son frère: «Sais-tu, lui disait-il, ce qui
dans ce chapitre m'a particulièrement touché? C'est la note qui
apprend au lecteur que le Cavaignac d'Afrique est mon frère. Mais
pourquoi n'as-tu pas ajouté qu'il est le fils de cet autre
Cavaignac...?» Il regarda le ciel et ne put continuer, tant il était
ému.]

[Note 717: J. Stuart Mill, racontant une visite qu'il avait faite à
Godefroy Cavaignac, disait de lui: «Il répondait à la plus simple
question d'un ton décidé qui vous faisait tressaillir et vous donnait
le sentiment d'un pouvoir irrésistible et d'une indomptable volonté.»
(J. STUART MILL, _Dissertations and discussions_, t. I, p. 266.)]

Autour de Cavaignac, étaient quelques jeunes hommes, fanatiques, mais,
comme lui, intrépides, apportant une certaine générosité dans leurs
folles et criminelles entreprises, séduits par la fausse grandeur que
semble revêtir parfois la violence, disposés à se croire des héros
parce que, dans leur assaut contre la société, ils jouaient bravement
leurs têtes, oubliant que le mépris étourdi et orgueilleux de leurs
propres vies ne pouvait les absoudre de tant d'autres vies sacrifiées
dans leurs rébellions avortées. Cette chevalerie n'était le fait que
d'un petit nombre: la faction se trouvait composée, pour la plus
grande part, d'éléments beaucoup moins purs: aventuriers et déclassés
de toutes provenances, ambitieux déçus, misérables affamés de
convoitises, débauchés en détresse, brutes échauffées de vin et de
sang, vauriens en froid avec Dieu et le gendarme, jusqu'à des repris
de justice, enfin tout ce ramassis que, comme au temps de Catilina,
les conspirateurs, les fauteurs de politique violente, les rêveurs de
coups de main sont réduits à employer, à commander et aussi à suivre.
C'est ce qui permettait alors à M. Royer-Collard de dire: «La
République a contre elle les républicains d'autrefois et les
républicains d'aujourd'hui.»

Ce parti, en 1831, n'ignorait pas qu'il était, dans la nation, une
infime minorité, et ne se voyait aucune chance de devenir
prochainement majorité. Ne lui parlez pas d'action parlementaire ou
électorale. Sa prétention n'était pas de gagner peu à peu l'opinion,
mais de s'emparer du pouvoir par un coup de force ou de surprise. À
vrai dire même, il ne songeait guère qu'à renverser ce qui existait.
Godefroy Cavaignac exposait dogmatiquement à M. Stuart Mill qu'à
certaines époques, en face de maux accumulés depuis des siècles, le
progrès consiste seulement à détruire, et que les gens de bien,
fussent-ils la minorité, sont tenus d'y employer tous leurs efforts.

L'idéal de ces jeunes sectaires,--on l'a vu par le manifeste de
Cavaignac,--était la Convention, jacobine au dedans, belliqueuse au
dehors. Rien de neuf, si ce n'est quelques premiers symptômes de ce
socialisme qui prendra tant de place dans le mouvement révolutionnaire,
vers la fin de la monarchie de Juillet[718]. Tous les écrits du parti,
articles de journaux, brochures, livres d'histoire, étaient une
évocation audacieuse des plus détestables souvenirs de 1793. Au bout de
peu de temps, on comptait par centaines les publications de ce genre.
Aussi, dès 1831, M. de Salvandy dénonçait cette littérature où
«s'étalait la forfanterie du crime»; il montrait ceux qui «affectaient
la passion malheureuse du sang, se rejetant dans le passé pour la
satisfaire», «la jeunesse conviée au pied de la guillotine» que l'on
transformait en «autel de la liberté». «N'espérez pas, ajoutait-il, que
ces débauches soient stériles. On imprime à quinze centimes, on colporte
dans le peuple les discours immortels de Robespierre et de Saint-Just,
moins, il est vrai, le grand discours en faveur de l'Être suprême... La
poésie vient au secours de la prose épuisée. La Convention future a eu
ses Tyrtées.» La Société des _Amis du peuple_ faisait faire les bustes
des terroristes, y compris Marat, et les distribuait à ses affidés.
Après avoir assisté par hasard à l'une des séances de cette société et y
avoir entendu Blanqui et Cavaignac, Henri Heine écrivait: «La réunion
avait l'odeur d'un vieil exemplaire, relu, gras et usé, du _Moniteur_
de 1793»; et il disait de ces orateurs que «le dernier discours de
Robespierre, du 8 thermidor, était leur évangile[719]».

[Note 718: Dans un procès où plusieurs agitateurs du parti étaient
impliqués, l'un d'eux, Blanqui, faisait publiquement, dès janvier
1832, la déclaration suivante: «Ceci est la guerre entre les riches et
les pauvres; les riches l'ont voulue, parce qu'ils ont été les
agresseurs; les privilégiés vivent grassement de la sueur des pauvres.
La Chambre des députés est une machine impitoyable qui broie
vingt-cinq millions de paysans et cinq millions d'ouvriers, pour en
tirer la substance qui est transfusée dans les veines des privilégiés.
Les impôts sont le pillage des oisifs sur les classes laborieuses.»]

[Note 719: M. Quinet était leur écho, quand il écrivait: «J'ai vu
moi-même, en 1830, le retour des conventionnels, exilés depuis 1815.
Ce souvenir me navre encore au moment où j'écris. Personne ne leur
tendit la main. Ils reparurent étrangers dans leur propre maison...
Ils voulurent revoir leurs provinces natales où ils avaient été
autrefois honorés, applaudis. Pas un seuil ne s'ouvrit à eux; le
séjour leur devint bientôt insupportable. Après s'être convaincus
qu'ils étaient incommodes aux vivants, ils se retirèrent à l'écart,
dans quelque abri obscur, regrettant, comme l'un d'eux me l'a avoué,
l'exil lointain d'où ils étaient sortis, et trouvant le retour pire
cent fois que la mort qui ne pouvait tarder de suivre.» (_La
Révolution_, liv. XVII, § 13.)]

D'où venait cette résurrection audacieuse d'un passé jusqu'alors si
discrédité? Cavaignac s'y trouvait conduit par tradition de famille.
En était-il de même chez ses jeunes compagnons? Saisit-on, entre eux
et les vieux conventionnels, la trace de quelque relation? Sans doute
1830 avait rouvert les portes de la France aux «votants», exilés
depuis 1815. Mais ceux-ci ne semblent pas avoir exercé alors grande
action; oubliés, inconnus, ils se sont plaints d'avoir été traités
comme des revenants incommodes, de n'avoir vu aucune main se tendre,
aucune porte s'ouvrir[720]; ceux d'entre eux qui se portaient
candidats aux élections de juillet 1831, Barrère entre autres,
échouaient partout. Ce fut donc d'eux-mêmes, par une sorte
d'inspiration propre, germée et éclose dans la fermentation de 1830,
que les jeunes républicains cherchèrent à se créer des ancêtres en
pleine Convention et à renouer une tradition interrompue pendant de
longues années. Leur fanatisme se plaisait dans cette audace; il y
trouvait cette saveur du scandale, ce plaisir de l'effroi causé, dont
les partis extrêmes ont toujours été friands. D'ailleurs,
n'avaient-ils pas été précédés et comme encouragés dans cette
réhabilitation révolutionnaire? Un républicain plus modéré, M.
Sarrans, voulant expliquer la dévotion de ses coreligionnaires aux
souvenirs de 1793, rappelait comment M. Thiers et d'autres «avaient
excusé les violences les plus coupables de la révolution par
l'impérieuse nécessité», et «prodigué les éloges aux hommes les plus
épouvantablement célèbres de cette époque de sang». N'était-il pas
naturel que «ces sophismes, érigés en principe et inculqués dans des
âmes vierges avec tout l'ascendant d'une persuasive éloquence, eussent
égaré un certain nombre de jeunes gens»? Seulement M. Sarrans se
demandait comment «ces historiens si hardis, ces philosophes si
radicaux qui faisaient l'apologie de Saint-Just et de Danton»,
pouvaient maintenant «provoquer sans rougir des supplices contre les
disciples qu'ils ont acquis, involontairement peut-être»; et il
s'étonnait de les entendre «s'écrier aujourd'hui que tout va tomber
dans le chaos de l'anarchie, parce que leur parole a été entendue et
que leurs enseignements ont laissé des traces[721]».

[Note 720: Lettre du 10 février 1832. (_De la France_, p. 59 et
suiv.)--L'abbé Lacordaire écrivait, le 2 novembre 1832, au comte de
Montalembert, en parlant des républicains: «Fous sans idées, qui
n'auraient peur de rien, ni du souvenir de Marat, ni d'un autre pire,
s'il y en avait.»]

[Note 721: SARRANS, _La Fayette après la révolution de 1830_, t. II,
p. 358-359.]

En 1831, le parti républicain était tristement représenté dans la
presse. Son principal organe était la _Tribune_, journal d'une
violence impudente, mais de peu de crédit politique et moral. Par un
contraste singulier, cette feuille de carrefour, de club et d'émeute
avait pour rédacteur un jeune Méridional, de gracieuse tournure, à la
physionomie fine et sensuelle, aux cheveux abondants et un peu crépus,
trahissant en tout la recherche de l'élégance et du bien-être, le
dégoût du commun et du grossier, avec une sorte de fatuité hautaine
qui devait le faire surnommer «le marquis de la révolution», esprit
aiguisé, léger, facile avec indolence, sceptique, plus volontiers
persifleur qu'enthousiaste, mêlant à la gaminerie destructive de
Desmoulins quelque chose de la raillerie dissolvante de Beaumarchais;
affamé de toutes les jouissances, de toutes les voluptés, aussi bien
de celles de l'esprit que des autres beaucoup moins délicates, et
semblant par nature mieux fait pour être le bel esprit d'une
aristocratie épicurienne que le scribe du jacobinisme; plus tard, il
devait acquérir une notoriété et une importance que les violences
tapageuses de son début ne parvenaient pas à lui donner: il s'appelait
Armand Marrast. Comment était-il arrivé dans la basse presse
révolutionnaire? Par le plus vulgaire des chemins. Maître d'étude,
puis professeur dans un petit collége des Landes, il avait été, à la
fin de la Restauration, disgracié pour ses opinions politiques. Venu à
Paris après la révolution de Juillet, il avait, dit-on, sollicité sans
succès diverses places, entre autres celle de lecteur du Roi. Par
ressentiment et par besoin, il était entré à la _Tribune_, d'abord
comme critique théâtral, ensuite comme principal rédacteur politique.

Si habile écrivain que fût Marrast, il n'était en situation de donner
au parti auquel il prêtait sa plume ni grande consistance, ni haute
considération. Ce parti fit une acquisition plus considérable le jour
où, en janvier 1832, le rédacteur en chef du _National_, Armand
Carrel, se déclara désabusé de la monarchie par l'épreuve qu'il venait
d'en faire, et passa ouvertement à la république, lui apportant son
talent, son caractère, et le crédit d'un journal qui avait joué un
rôle décisif dans la révolution[722]. C'était, chez cet écrivain, une
attitude toute nouvelle. À la veille de 1830, quand il faisait
campagne contre M. de Polignac, il n'avait rêvé qu'un nouveau 1688 et
s'était défendu, à plusieurs reprises, de songer seulement à la
République. Après les journées de Juillet, on l'avait vu au milieu des
vainqueurs et des satisfaits, parmi ceux qui se félicitaient d'avoir
fait ce qu'ils voulaient et dans la mesure où ils le voulaient. Il se
vantait même, dans le _National_, d'avoir eu, l'un des premiers,
l'idée de porter au trône le duc d'Orléans. Aussi proclamait-il «qu'il
ne se tournerait pas contre un résultat auquel il avait travaillé de
tous ses moyens», et qui était «la réalisation de ses plus anciennes
espérances[723]». Il défendait alors la monarchie nouvelle contre les
pessimistes, les défiants, les impatients, les «théoriciens»; blâmait
ceux qui voulaient continuer la guerre, comme sous la Restauration;
désavouait surtout les traditions de 1793, pour se poser en disciple
de Royer-Collard, de Camille Jordan et du général Foy[724], et
combattait les préventions démocratiques et socialistes, en faisant
l'éloge de cette «classe moyenne», de cette «glorieuse et loyale
bourgeoisie» dont la «prépondérance» lui paraissait un fait
heureux[725]. En venait-il, avec le temps, à faire opposition au
gouvernement sur certains points, notamment sur les questions
étrangères, il protestait toujours de son attachement à «notre jeune
et mille fois légitime royauté[726]».

[Note 722: _National_ du 2 janvier 1832.]

[Note 723: _Ibid._ du 30 août 1830.]

[Note 724: _Ibid._ du 30 septembre 1830.]

[Note 725: Articles des 12 et 21 septembre 1830.]

[Note 726: _Ibid._ des 1er et 5 novembre 1830.--Carrel disait encore,
le 22 décembre 1830: «L'intérêt bien entendu de l'immense majorité des
citoyens de Paris, c'est, aujourd'hui comme au 30 juillet, la
consolidation du trône élevé par la volonté nationale, parce qu'on ne
peut rien mettre à la place... La démocratie absolue nous diviserait,
nous armerait les uns contre les autres.»]

Mais bientôt son opposition devient plus irritée, son langage plus
âpre. Ce n'est pas seulement le ton, ce sont les idées qui se
modifient. L'homme qui tout à l'heure répudiait 1793, en arrive à
faire de sang-froid l'apologie du meurtre de Louis XVI. Le même, qui
célébrait la «prépondérance de la bourgeoisie», se plaint qu'on ait
«laissé le peuple dehors», et réclame l'«émancipation des classes
inférieures». Néanmoins, en octobre 1831, il constate encore la
«puissance d'effroi attachée à ce mot de république»; il n'ose pas
briser avec la royauté; seulement il prétend de plus en plus
l'entourer d'institutions républicaines, de façon à avoir «la
république, moins le mot qui seul fait peur»; il doute que le pays
veuille supporter une monarchie même ainsi réduite; il s'attaque à
Louis-Philippe, pose sur son enfance et sur son éducation des
interrogations outrageantes; il s'efforce surtout d'abaisser la
royauté, déclare que le Roi est l'«obligé» du peuple, que «la
reconnaissance doit être du côté du donataire, non du donateur[727]».
Aussi, à la fin de 1831, n'a-t-il plus qu'une dernière marche à
descendre, et non la plus haute, pour rejoindre les républicains.
Cette descente s'est faite progressivement; si l'on compare l'article
du jour à celui de la veille, la transition est à peine sensible; mais
entre le point de départ et celui d'arrivée, la distance est grande.

[Note 727: Voir _passim_ dans le _National_ de 1831, notamment les
articles des 5, 20 mai, 19 juin, 16 juillet, 5 octobre.]

Quelle est la cause de ce changement? Est-ce, chez Carrel, le dépit de
n'avoir reçu de la monarchie nouvelle que l'offre d'une très-modeste
préfecture[728], alors qu'un autre rédacteur du _National_, M. Thiers,
était bien mieux traité? Cette fortune si différente froissa-t-elle
une susceptibilité depuis longtemps souffrante, trop fière pour se
plaindre, mais qui s'aigrissait dans le silence où elle s'enfermait?
Le regret et l'irritation du journaliste ne durent-ils pas même être
d'autant plus vifs, qu'il avait davantage les goûts et les aptitudes
de l'action? M. Dupin ne veut voir que cette explication; mais
peut-être est-il porté, par nature d'esprit et par expérience
personnelle, à chercher surtout les motifs de ce genre. D'autres
pourraient être indiqués: l'impatience croissante de l'opposition,
surtout dans les questions étrangères où le Roi intervenait d'une
façon si décisive et devait paraître le principal obstacle à la
revanche de Waterloo; le besoin de flatter les passions démocratiques
et de les suivre pour paraître les commander, faiblesse accoutumée des
hommes de gauche, même des plus hautains et des plus braves. Et puis
Carrel avait-il jamais été vraiment monarchiste? Se trompait-il quand,
répondant aux reproches de M. Thiers, il affirmait que la polémique de
leur ancien _National_, sous la Restauration, n'avait pas été au fond
moins destructive du principe monarchique que ne l'était celle du
_National_ de 1832, devenu ouvertement républicain? Il rappelait alors
cet article où M. Thiers, avant la révolution de Juillet, avait
indiqué que les esprits pourraient être un jour amenés à traverser
l'Atlantique, pour trouver la solution cherchée d'abord en Angleterre;
puis il ajoutait: «Nous avons fait le grand voyage entrevu par M.
Thiers.»

[Note 728: Il s'agissait de la préfecture du Cantal. On a dit, pour
excuser l'imprudente insuffisance de cette offre, que l'irrégularité
de la vie privée de Carrel ne permettait pas de lui donner un poste
plus en vue.]

Au premier moment, le nouveau venu fut médiocrement reçu dans le parti
républicain: il se heurtait aux jalousies de ceux dont il menaçait
l'importance et à la méfiance qui a toujours été le fond des
jacobins. «Il est bon de savoir avec qui l'on va», s'écriait la
_Tribune_, en prenant des airs de pudeur alarmée, et elle adressait
aux rédacteurs du _National_ une sorte d'interrogatoire combiné de
façon à les rendre suspects s'ils se taisaient, à les humilier s'ils
répondaient. Carrel releva avec hauteur ce mauvais procédé. Malgré ce
premier accueil, il n'en devait pas moins devenir, avant peu, par son
talent, par son caractère et par son renom, le personnage le plus en
vue du parti républicain, celui que du dehors on regardera comme son
chef: autorité apparente, il est vrai, apportant plus de
responsabilité que de pouvoir. Il se verra impuissant à discipliner, à
purifier, à «libéraliser» son nouveau parti, à substituer, dans son
programme, l'idéal américain à la tradition jacobine. Alors
commenceront pour lui des déboires et des dégoûts mortels qu'il faudra
raconter plus tard, car c'est une des pages les plus tristement
instructives de l'histoire du parti républicain. Quant à présent,
c'est-à-dire dans les derniers mois du ministère Périer, le néophyte
est encore tout à l'illusion et à l'échauffement de sa foi récente, à
l'attrait des hardiesses et des périls de son rôle, à cette sorte de
satisfaction éphémère, de paix trompeuse, que l'esprit goûte parfois,
au premier moment, dans les thèses absolues. Du reste, comme beaucoup,
il croit la monarchie peu solide, il s'attend à la voir renversée
d'une heure à l'autre, et il se flatte d'avoir été habile et
prévoyant, en prenant position pour le jour où cette succession sera
ouverte.


IV

Voulant désigner le parti que nous venons d'étudier, M. de Salvandy
disait, en 1831: «Ce parti qu'on appelle tantôt bonapartiste, tantôt
républicain»: double qualification qu'il semble étrange, au premier
abord, de voir appliquer aux mêmes hommes; mais ceux-là n'en seront
point surpris qui se rappelleront qu'un semblable mélange s'était
déjà produit dans l'opposition «libérale», sous le précédent
régime[729]. Le bonapartisme, si vivace en 1820 et 1821, avait semblé
s'assoupir vers la fin de la Restauration. Les journées de Juillet le
réveillèrent, et l'on put se demander si la réapparition du drapeau
tricolore ne serait pas le signal de sa revanche. Il ne se trouva pas
sans doute assez organisé pour proposer son candidat au trône vacant;
mais partout ce fut comme une efflorescence de napoléonisme. On crut
pouvoir d'autant plus impunément la laisser se produire qu'aucun
prétendant ne paraissait en mesure d'en recueillir immédiatement le
profit. La littérature grande et petite cherchait là son inspiration,
et Victor Hugo menait le choeur nombreux et bruyant de l'impérialisme
poétique, pendant que Barbier demeurait à peu près seul à protester
contre l'«idole». Il n'était pas de théâtre où l'on ne mît en scène
Napoléon à tous les âges et dans toutes les postures[730]. Qui se fût
promené dans Paris, en regardant aux vitrines des marchands de
gravures ou de statuettes, en feuilletant les brochures, en écoutant
les chansons populaires ou les harangues de carrefour, eût pu supposer
que la révolution de 1830 venait de restaurer la dynastie impériale.
Le gouvernement semblait d'ailleurs aider à cette illusion avec un
rare désintéressement: inaugurant cette politique un peu naïve qui
devait aboutir, en 1840, au «retour des cendres de l'Empereur», il
rétablissait la statue du grand homme sur la colonne Vendôme[731], de
la même main qui grattait partout les lys de la maison de France.

[Note 729: Voir mon étude sur le _Parti libéral sous la Restauration_,
p. 140 à 158.]

[Note 730: On donnait au Cirque le _Passage du mont Saint-Bernard_ et
toute une série de pièces sur l'Empereur; à la Porte Saint-Martin,
_Schoenbrunn et Sainte-Hélène_; à un autre théâtre, l'_Empereur_. Un
peu plus tard, on représentait au Vaudeville _Bonaparte lieutenant
d'artillerie_; aux Variétés, _Napoléon à Berlin_; à la Gaîté, la
_Malmaison et Sainte-Hélène_, à l'Opéra-Comique, _Joséphine; ou le
Retour de Wagram_; au théâtre du Luxembourg, _Quatorze Ans de la vie
de Napoléon_; aux Nouveautés, _Napoléon à Brienne_, où le rôle de
Napoléon était joué par mademoiselle Déjazet, et le _Fils de l'homme_,
où cette même actrice tenait le personnage du duc de Reichstadt; à
l'Odéon, _Trente Ans de l'histoire de France_, par Alexandre Dumas.
Dans les petits vaudevilles du boulevard, on glissait une scène du
temps de l'Empire, et, si c'était possible, on faisait paraître
«l'homme» lui-même: on croyait alors le succès assuré. Il n'était pas
jusqu'au théâtre miniature de M. Comte qui n'offrît un Napoléon en
raccourci. À l'Ambigu, dans une apothéose de Benjamin Constant, on
faisait dire par Talma à madame de Staël, dans les Champs Élysées:

  ... Vous n'auriez aucun travers,
  Si vous n'aviez gardé rancune
  Au grand héros qu'admire l'univers.

Enfin, dans une bouffonnerie sacrilége, où le christianisme était
traité comme la mythologie a pu l'être, de notre temps, dans certaines
opérettes, on montrait _Napoléon en paradis_. Il y était «seul,
au-dessus de tous», et l'on y faisait chanter au vieux soldat:

  On craindrait qu'un jour de goguette,
  Le caporal dise au Bon Dieu:
  Ot' toi d'là que j' m'y mette!

Dans chaque théâtre, on cherchait quel acteur, par sa taille, par son
profil, par sa façon de mettre les mains derrière le dos, de jouer de
la lorgnette, de parler bref, pouvait le mieux représenter Napoléon.
Gobert, à la Porte Saint-Martin; Edmond, au Cirque, s'étaient fait
ainsi une sorte de réputation. La parodie s'en mêla. Aux Variétés, on
voyait arriver tous les Napoléons à la file, en bon ordre, au pas
militaire, ayant en tête le petit Napoléon du Théâtre miniature. Ils
se rangeaient en ligne, exécutaient au commandement tous les gestes et
mouvements consacrés; ils prononçaient tous à la fois les mêmes mots
historiques: «Soldats, je suis content de vous... Soldats, du haut des
pyramides, etc., etc.»]

[Note 731: Ordonnance du 8 avril 1831.]

Dans cette effervescence bonapartiste, l'opposition vit comme une
force sans emploi, dont elle crut habile de s'emparer. Elle s'en
servit surtout dans les questions étrangères, ne fût-ce qu'en
humiliant, par les souvenirs impériaux, les débuts nécessairement un
peu timides de la nouvelle monarchie. Ses meneurs se réclamaient des
Cent-Jours, au moins autant que de 1789 et de 1792; et chez beaucoup
d'entre eux, on serait embarrassé de dire ce qui prévalait, de la
prétention libérale ou de la dévotion napoléonienne: chez M. Mauguin
et le général Lamarque, c'était évidemment la seconde. Au Parlement,
toutes les fois qu'une proposition ou une pétition avait une couleur
bonapartiste, la gauche l'appuyait chaleureusement, qu'il s'agît de
ratifier rétrospectivement les grades conférés en 1815, de ramener le
corps de l'Empereur, ou de transférer au Panthéon les dépouilles du
maréchal Ney. Était-il question de mettre, dans une loi de
bannissement, les Bourbons sur la même ligne que les Napoléon, M. de
Salverte protestait à la tribune contre l'outrage fait à ces derniers.
Mêmes sentiments dans la presse. Bientôt, en août 1832, tous les
journaux de gauche célébreront pieusement les funérailles du duc de
Reichstadt. Dans le _National_, Carrel ne pouvait parler sans
enthousiasme de l'Empereur, sans attendrissement de son fils; il se
«faisait gloire d'être de l'école de Napoléon[732]», et le proclamait
«le grand esprit dont les traditions ont inspiré le peu de bien qui
s'est fait depuis quinze ans[733]». Ne lui objectez pas, avec M.
Thiers, que l'auteur du 18 brumaire «avait renversé à coups de pied le
premier essai de la république», il qualifiait cette parole
d'indécente, et il invoquait naïvement le témoignage du général
Bertrand, «cet ami fidèle de Napoléon», déclarant à la tribune que,
«dans ses conversations intimes, l'Empereur parlait du régime
républicain avec infiniment d'estime et confessait qu'il se fût
contenté du poste de directeur à son retour d'Égypte, si l'âge requis
ne lui eût manqué[734]». Sans doute, Carrel se défendait de vouloir,
pour le moment, une restauration impériale[735]; cette évocation du
passé était, surtout pour lui, une machine de guerre contre le
présent. «Le jour où Bonaparte est mort, disait-il, il est devenu le
type de toutes les oppositions faites et à faire aux gouvernements
monarchiques qui se succéderont en France; il a réuni en lui tant de
puissance que chaque parti peut l'opposer à ce qui lui paraît sans
force, sans ensemble et sans dignité.» Mais ce républicain était bien
aveugle, s'il ne voyait pas qu'une telle opposition préparait, pour
l'avenir, le succès de la cause bonapartiste, au moins autant qu'elle
nuisait actuellement à la monarchie. Les penseurs et les érudits
n'échappaient pas plus que les hommes d'action à cette obsession
napoléonienne; voyez Edgar Quinet: encore inconnu à cette époque, il
écrivait son poëme de _Napoléon_, où il faisait du vaincu de Waterloo
l'incarnation gigantesque et romantique de la démocratie, cherchait à
réveiller dans la France de 1830 les ressentiments de 1815, et rêvait
une sorte de république mélangée d'empire, sur laquelle planerait
l'homme qui avait vaincu les dynasties du vieux monde.

[Note 732: Article du 8 mars 1832.]

[Note 733: _Ibid._ du 4 octobre 1830.]

[Note 734: _Ibid._ du 22 mars 1834.]

[Note 735: «La France,--écrivait Carrel en août 1832 au moment de la
mort du duc de Reichstadt,--ne voulait pas d'un second Napoléon; c'est
elle, elle seule, qui continuera le grand homme.»]

Ce n'était pas dans la partie la plus violemment révolutionnaire de
l'opposition que le bonapartisme était le moins visible. La _Tribune_,
organe du jacobinisme extrême, comptait parmi ses collaborateurs M.
Belmontet, déjà, à cette époque, apôtre zélé, en vers et en prose, du
culte napoléonien; cet écrivain annonçait que «la république devait
nous venir à travers Napoléon II», et cette opinion lui valait d'être
recommandé aux électeurs par les chefs de la gauche. Une autre feuille
de même couleur et qui avait pour gérant M. Antony Thouret, la
_Révolution_, soutenait, d'une façon plus ouverte encore, la cause du
fils de l'Empereur; elle demandait «l'appel au peuple» et déclarait
que Napoléon II serait seul capable de donner les «institutions
républicaines», promises dans le prétendu programme de l'Hôtel de
ville[736]. Le bonapartisme ne se manifestait-il pas jusque dans les
émeutes? Le 9 mai 1831, les républicains avaient organisé un banquet
aux _Vendanges de Bourgogne_, pour célébrer le récent acquittement de
Godefroy Cavaignac et de ses amis; le repas terminé, les convives se
dirigèrent processionnellement, au chant de la _Marseillaise_, vers la
place Vendôme, entourèrent la colonne et se livrèrent, en l'honneur du
grand homme, à des danses patriotiques accompagnées de chants
séditieux. C'était, pour eux, un lieu habituel de pèlerinage; quelques
jours auparavant, le 5 mai, anniversaire de la mort de l'Empereur, la
grille et la base du monument avaient été surchargées de couronnes; le
gouvernement les ayant fait enlever, à cause des attroupements qui en
résultaient, il y eut une tentative d'émeute, où l'on acclama la
république, tout en distribuant des portraits du duc de Reichstadt.
Lors des émeutes de septembre, après la chute de Varsovie, on criait:
Vive l'Empereur! en même temps que: Vive la république! et: Vive la
Pologne! L'austère et farouche Godefroy Cavaignac n'échappait pas
lui-même aux compromissions de ce genre; en 1832, accompagné de
Guinard et de Bastide, il eut, en Angleterre, plusieurs entretiens
avec le comte de Survilliers, naguère le roi Joseph, qui, depuis la
révolution de Juillet, se remuait pour rétablir en France la fortune
de sa maison[737]. Il paraît qu'on ne put s'entendre; mais le fait
seul de l'entrevue est significatif.

[Note 736: M. Thouret fut condamné de ce chef à trois mois de prison,
le 7 février 1832. Il se fera remarquer parmi les républicains les
plus exaltés de 1848.]

[Note 737: Ce fait est rapporté dans les _Mémoires et Correspondance
du roi Jérôme_, et reproduit dans l'_Histoire du second Empire_, par
M. Taxile Delord.]

À cette époque, du reste, presque tous les hommes importants du parti
républicain étaient ou vont se mettre en relation avec les princes de
la famille impériale. Béranger dédiait à ceux-ci ses nouveaux volumes
de poésie, leur exprimait son regret de voir maintenir leur expulsion
du territoire français: c'est ce qu'il appelait «être bonapartiste
comme le peuple, mais nullement impérialiste». On verra bientôt
Carrel, découragé, écouter les ouvertures et caresser les ambitieuses
espérances du prince Louis-Napoléon[738]. Il n'était pas jusqu'à La
Fayette, naguère adversaire si vif de l'empire, qui n'eût des rapports
suspects avec ce prince[739]. Celui-ci, de son côté, tout entier déjà
à la pensée de relever sa maison, ne négligeait rien pour se mettre
dans les bonnes grâces des hommes de gauche. Dès 1832, il déclarait,
dans ses _Rêveries politiques_, avoir des «principes entièrement
républicains»; il s'indignait contre «ceux qui avaient flétri la belle
révolution de Juillet», et «qui, redoutant de planter l'arbre de la
liberté, ne voulaient qu'en greffer les rameaux sur un tronc que les
siècles avaient pourri et dont la civilisation ne voulait plus». Il
joignait à ces _Rêveries_ un _Projet de constitution_, où se mêlaient
le nom de république, l'établissement d'un souverain héréditaire et
inviolable, la souveraineté du peuple, le suffrage universel, le
plébiscite ratifiant l'avénement de l'héritier du trône, l'élection
des juges, le droit au travail et à l'assistance.

[Note 738: Peu de temps avant la mort de Carrel, vers 1835, le prince
Louis-Napoléon lui envoya un de ses agents, M. de Persigny. La
conversation s'engagea. Carrel se montra découragé de l'état du parti
républicain, se plaignant surtout du manque de chef. Il fut alors
question du prince. «Le nom qu'il porte, dit Carrel, est le plus grand
des temps modernes; c'est le seul qui puisse exciter fortement les
sympathies du peuple français. Si ce jeune homme sait comprendre les
nouveaux intérêts de la France, s'il sait oublier ses droits de
légitimité impériale pour ne se rappeler que la souveraineté du
peuple, il peut être appelé à jouer un grand rôle.» (LAITY, _Le prince
Napoléon à Strasbourg_. Paris, 1838.)]

[Note 739: C'est encore M. Laity qui a fait cette révélation. Voici
comme il raconte le fait: «En 1833, le général La Fayette fit dire au
prince qu'il désirait beaucoup avoir une entrevue avec lui... Le
rendez-vous fut donné. Le général reçut le prince avec la plus grande
cordialité; il lui avoua qu'il se repentait cruellement de ce qu'il
avait aidé à faire en Juillet; mais, ajoutait-il, la France n'est pas
républicaine, et nous n'avions alors personne a placer à la tête de la
nation; on croyait Napoléon II prisonnier à Vienne. Il engagea
fortement Napoléon-Louis à saisir la première occasion favorable de
revenir en France, car, disait-il, ce gouvernement-ci ne pourra pas se
soutenir, et votre nom est le seul populaire; enfin il lui promit de
l'aider de tous ses moyens, lorsque le moment serait arrivé.»]

Le caractère bonapartiste de l'opposition révolutionnaire et
républicaine était si manifeste, que, dès le premier jour, il frappait
les contemporains. Plusieurs de ceux-ci le signalèrent en 1831, peu
après l'avénement de Casimir Périer. Pendant que M. Thiers dénonçait,
dans une brochure, «les anarchistes se servant du nom de Napoléon,
parce qu'ils le trouvaient plus glorieux que le leur[740]», La
Fayette, alors encore en méfiance de l'empire, disait dans une lettre
intime: «Beaucoup de républicains renouvellent la fable du Cheval et
de l'Homme, et croient qu'en se laissant monter sur le corps par le
bonapartisme, ils s'en débarrasseront ensuite, ce qui est une grande
erreur[741].» À la même époque, un observateur clairvoyant et
impartial, le baron d'Eckstein, écrivait dans le _Correspondant_:
«Malgré leur démocratie radicale, les clubs sont exploités, à leur
insu, par l'esprit bonapartiste. Tel n'est pas l'intérêt des clubs,
mais il leur faut des auxiliaires puissants. Or ces auxiliaires
finiront par dominer nos radicaux; et si les affaires de la France
prenaient une funeste tournure, les jeunes républicains, qui
s'abandonnent à ce mouvement des clubs par un besoin d'activité mal
dirigé, auraient à s'en repentir; il est vrai que beaucoup d'entre eux
abandonneront alors la carrière des principes pour la carrière plus
lucrative des ambitions.» Peut-on dire que l'événement ait démenti
cette prédiction?

[Note 740: _La Monarchie de 1830_ (1831).]

[Note 741: Lettre du 22 juin 1831. _Mémoires de La Fayette_, t. VI.]


FIN DU TOME PREMIER.



TABLE DES MATIÈRES


LIVRE PREMIER

LE LENDEMAIN D'UNE RÉVOLUTION

(JUILLET 1830--13 MARS 1831)

                                                                 Pages

  CHAPITRE PREMIER.--L'ÉTABLISSEMENT DE LA MONARCHIE NOUVELLE
    (29 juillet--14 août 1830)                                       1

    I. Pourquoi nous ne racontons pas les journées de Juillet.
       La situation dans la soirée du 29 juillet. Les députés et
       l'Hôtel de ville. La Fayette                                  2

   II. Pendant la nuit du 29 au 30 juillet, proclamations posant
       la candidature du duc d'Orléans. Accueil favorable des
       députés. Colère de l'Hôtel de ville. Les députés, réunis
       le 30, invitent le duc d'Orléans à exercer les fonctions
       de lieutenant général. Acceptation du prince                  7

  III. Dans la matinée du 31, agitation croissante à l'Hôtel de
       ville contre le duc d'Orléans. Les deux partis se disputent
       La Fayette                                                   14

   IV. Le lieutenant général, accompagné des députés, se rend à
       l'Hôtel de ville, dans l'après-midi du 31. Son cortége.
       Accueil d'abord douteux et menaçant. Le duc et La Fayette
       au balcon. Ovation. La Fayette tente vainement d'imposer,
       après coup, un programme au futur roi. Succès de la visite
       à l'Hôtel de ville, mais compromissions et périls qui en
       résultent                                                    17

    V. Le lieutenant général prend en main le gouvernement.
       Il rompt chaque jour davantage avec Charles X. Expédition
       de Rambouillet                                               26

   VI. Réunion des Chambres le 3 août. La question des «garanties»
       préalables. Proposition de M. Bérard. La commission dépose
       son rapport, le 6 août au soir. Caractère de son oeuvre.
       Comment est résolu le problème de l'origine de la monarchie
       nouvelle. Modifications apportées à la Charte. Question de
       la pairie. Débat hâtif, en séance, le 7. Adhésion de la
       Chambre des pairs. Détails réglés dans la journée du 8.
       Séance solennelle du 9 août et proclamation de la royauté
       nouvelle. Physionomie du Palais-Royal. Joie et illusions du
       public                                                       28


  CHAPITRE II.--LE PREMIER MINISTÈRE ET LA QUESTION EXTÉRIEURE
    (11 août--2 novembre 1830)                                      45

    I. Le ministère du 11 août. Le péril extérieur, suite de la
       révolution. La Sainte-Alliance, dissoute à la fin de la
       Restauration, se reforme à la nouvelle des événements de
       Juillet. Attitude belliqueuse des révolutionnaires français.
       Leurs illusions. La guerre eût été un désastre. Sagesse et
       décision pacifiques de Louis-Philippe                        45

   II. La monarchie nouvelle cherche à se faire reconnaître. Façon
       dont elle se présente à l'Europe. L'Angleterre consent à la
       reconnaissance. Dispositions du czar Nicolas, de M. de
       Metternich et du roi Frédéric-Guillaume III. L'Autriche et
       la Prusse se décident à la reconnaissance. Dans quelles
       conditions le czar et les autres puissances suivent l'exemple
       donné                                                        59

  III. Révolution belge. Intérêts contraires de la France et des
       puissances continentales. Péril de guerre. Comment l'éviter,
       sans sacrifier l'intérêt français? Le principe de
       non-intervention, l'entente avec l'Angleterre et la solution
       remise à la conférence de Londres. La France, renonçant à
       toute annexion, se borne à poursuivre l'indépendance et la
       neutralité de la Belgique. Premiers succès de cette politique.
       Si l'on ne peut faire davantage, la faute en est à la
       révolution                                                   69


  CHAPITRE III.--LE PREMIER MINISTÈRE ET LA CRISE INTÉRIEURE
    (11 août--2 novembre 1830)                                      84

     I. Deux politiques en présence. La «Résistance» et le
       «Mouvement». Personne alors ne songe à choisir nettement
       entre ces politiques. État d'esprit de Louis-Philippe. Les
       deux tendances représentées et comme mêlées dans le
       ministère. Leur force comparée                               84

    II. Charles X s'embarque à Cherbourg. Le parti royaliste semble
       anéanti. Le partage des places et l'insurrection des
       solliciteurs. L'administration mal défendue par les ministres.
       Même faiblesse dans les autres questions. Le pouvoir se croit
       obligé à courtiser l'esprit de désordre et de révolte        91

   III. L'état de la presse. Les clubs. Les manifestations
       séditieuses. Impuissance de la répression                   100

    IV. La royauté abaissée et faussée. Le roi-citoyen.
       Louis-Philippe et Henri IV                                  104

     V. Détresse des affaires et malaise général. Velléité de
       réaction dans le public et dans une partie du ministère.
       Discussion sur les clubs à la Chambre. La population disperse
       elle-même le club des Amis du peuple                        110

    VI. La Chambre, ses incertitudes, son impopularité et sa
       lassitude                                                   115

   VII. Mise en accusation des ministres de Charles X. Passions
       excitées. Adresse de la Chambre, invitant le Roi à supprimer
       la peine de mort. Colère des révolutionnaires. Émeutes des
       17 et 18 octobre. Attitude pitoyable des ministres          119

  VIII. Discrédit du ministère. M. Guizot et le duc de Broglie
       veulent s'en dégager. Ils conseillent de faire l'épreuve
       de la politique de laisser-aller. Dissolution du cabinet    126


  CHAPITRE IV.--LE MINISTÈRE LAFFITTE ET LE PROCÈS DES MINISTRES
    (novembre 1830--janvier 1831)                                  132

    I. Composition du cabinet. M. Laffitte. La politique du
       laisser-aller. Les autres ministres. Importance dangereuse
       de La Fayette. M. Odilon Barrot. Confiance de M. Laffitte.
       Accueil fait par l'opinion au nouveau ministère             132

   II. Le procès des ministres. Agitation croissante. Faiblesse
       de La Fayette et d'Odilon Barrot. La cour des pairs. Menaces
       et inquiétudes. Les ministres enlevés par M. de Montalivet.
       L'émeute trompée. L'intervention des «Écoles»               148

  III. Exigences du parti révolutionnaire. Démission de La Fayette
       et de M. Dupont de l'Eure. Impuissance et discrédit du
       ministère                                                   155


  CHAPITRE V.--LA QUESTION EXTÉRIEURE SOUS M. LAFFITTE
    (2 novembre 1830--13 mars 1831)                                161

    I. Déclarations pacifiques et armements. Le péril extérieur
       s'aggrave. Heureuse action du Roi. Les affaires belges.
       Les whigs au pouvoir. Lord Palmerston. Il s'oppose à tout
       agrandissement de la France. Les premières décisions de la
       Conférence de Londres. Accueil qui leur est fait en Hollande
       et en Belgique. Les Belges à la recherche d'un roi. Le
       gouvernement français et la candidature du duc de Nemours.
       Dispositions du gouvernement anglais. Le duc de Leuchtenberg.
       Élection du duc de Nemours. Louis-Philippe refuse la couronne
       pour son fils. La Belgique proteste contre les décisions des
       puissances. Le ministère français refuse d'adhérer aux
       protocoles de la Conférence. Refroidissement entre la France
       et l'Angleterre. M. de Talleyrand n'exécute pas les
       instructions de son ministre                                161

   II. La Pologne. Sa popularité en France. Impuissance de l'action
       diplomatique tentée en sa faveur                            189

  III. Le contre-coup de la révolution de Juillet en Italie.
       L'Autriche annonce qu'elle ne tiendra pas compte du principe
       de non-intervention. Louis-Philippe tend à limiter
       l'application de ce principe. Déclarations absolues faites
       à la tribune par M. Laffitte et ses collègues. Les
       insurrections éclatent dans l'Italie centrale. Le gouvernement
       de Vienne annonce l'intention d'intervenir. Embarras du
       gouvernement français. Le Roi et ses ministres. Tout en
       renonçant à empêcher l'intervention par les armes, ils tâchent
       de la limiter. Proposition d'une Conférence à Rome. M. de
       Sainte-Aulaire est nommé ambassadeur près le Saint-Siége    194

   IV. Exaltation croissante en France du parti patriote et
       révolutionnaire. Ses illusions, ses attaques contre la
       politique pacifique du gouvernement. Armand Carrel. Le
       général Lamarque et M. Mauguin. La propagande
       insurrectionnelle. Inconséquence de La Fayette. Son entourage
       cosmopolite. Ménagements du ministère pour le parti
       belliqueux. Défiance des cabinets étrangers. Pour éviter la
       guerre, il faut un ministère qui ose rompre avec les
       révolutionnaires                                            210


  CHAPITRE VI.--LA CHUTE DE M. LAFFITTE
   (14 février--13 mars 1831)                                      223

    I. Le sac de Saint-Germain-l'Auxerrois et la destruction de
       l'archevêché. Inaction honteuse du gouvernement. Ses
       proclamations. Il ratifie l'oeuvre de l'émeute. Suppression
       des fleurs de lys                                           223

   II. Scandale produit dans l'opinion. Débat à la Chambre sur
       ces désordres. Attitude de M. Laffitte. Il n'y a plus de
       gouvernement. Malaise et anarchie                           234

  III. Il faut en finir. Les regards se tournent vers Casimir
       Périer. M. Laffitte abandonné par le parlement, par ses
       collègues et par le Roi. Difficulté de lui faire comprendre
       qu'il doit se retirer. Son irritation. Profondeur de sa
       chute                                                       240


  CHAPITRE VII.--LA RÉACTION ANTIRELIGIEUSE APRÈS 1830             246

    I. Trouble et excitation des esprits. Violences antireligieuses
       pendant les journées de Juillet. Ces violences continuent
       après le combat fini. L'irréligion dans la presse, dans la
       caricature et au théâtre. L'impiété est plus bourgeoise
       encore que populaire                                        246

   II. Attitude du gouvernement dans la question religieuse.
       Bonnes intentions et défaillances. Vexations nombreuses
       contre le clergé. Le pouvoir ne veut pas se compromettre
       pour le clergé. L'irréligion officielle. On prédit la chute
       prochaine du catholicisme                                   253

  III. Par quoi remplacer le catholicisme? Éclosion de religions
       nouvelles, provoquée par la révolution. L'Église française
       de l'abbé Chatel                                            256


  CHAPITRE VIII.--LE SAINT-SIMONISME                               260

    I. Saint-Simon. Les saint-simoniens avant 1830. Effet produit
       sur eux par la révolution. Ils s'organisent. Bazard et
       Enfantin. Leurs moyens de propagande. Ils sont en
       contradiction avec les idées dominantes. Leur succès.
       Raisons de ce succès                                        260

   II. La «réhabilitation de la chair». Scandale et déchirement
       dans la nouvelle église. La religion du plaisir. Défections
       et décadence. La retraite à Ménilmontant                    272

  III. Procès des saint-simoniens. Leur dispersion. Enfantin en
       Égypte. Il finit par se séculariser à son tour. Que
       reste-t-il de ce mouvement? Part du saint-simonisme dans nos
       maladies sociales                                           277


  CHAPITRE IX.--LE JOURNAL _l'Avenir_                              283

    I. L'_Avenir_. Lamennais, Lacordaire et Montalembert. Les
       autres rédacteurs                                           283

   II. Devise du nouveau journal: Dieu et la liberté. Le parti
       catholique. L'union désirée des catholiques et des
       libéraux                                                    289

  III. Exagérations qui se mêlent aux idées justes. Rupture trop
       violente avec les légitimistes. Attaques sans mesure contre
       le gouvernement de Juillet. Libéralisme hardi, généreux,
       mais excessif. L'_Avenir_ et les insurrections de Belgique,
       de Pologne et d'Italie. Rêve d'une grande révolution
       catholique. Ultramontanisme théocratique. Rupture du
       Concordat et renonciation au budget des cultes              292

   IV. L'_Agence pour la défense de la liberté religieuse_.
       Lamennais et Lacordaire en cour d'assises. Le procès de
       l'école libre. Sympathies ardentes éveillées par
       l'_Avenir_                                                  305

    V. Le nouveau journal se heurte à l'opposition des évêques.
       Il suspend sa publication                                   310

   VI. Lamennais, Lacordaire et Montalembert se rendent à Rome.
       Dispositions du Pape. Attitude différente de Lamennais et
       de Lacordaire. Lamennais oblige le Pape à parler. Encyclique
       _Mirari vos_. Suppression de l'_Avenir_                     313

  VII. Chute de Lamennais. C'est la révolte politique qui le
       conduit à la révolte religieuse. Ce que deviennent les
       autres rédacteurs                                           318


  CHAPITRE X.--LA RÉVOLUTION DE 1830 ET LA LITTÉRATURE             324

     I. Stérilité littéraire de la révolution de 1830. Les
       _Iambes_ de Barbier. Ce que devient, sous le coup des
       événements de Juillet, le mouvement intellectuel, commencé
       sous la Restauration. Leur action sur l'école romantique    324

    II. Lamartine. Sa décadence après 1830. Il abandonne la poésie
       pour la politique. Regrets exprimés par les critiques du
       temps                                                       333

   III. Victor Hugo. Changement fâcheux qui se produit en lui
       par l'effet de la révolution. Esprit de révolte dans ses
       oeuvres. Ses drames et leur échec. Déception constatée par
       les contemporains                                           340

    IV. Le théâtre après la révolution. Sophismes, violences et
       impureté. Son influence perverse                            348

     V. Le roman. George Sand. Révolte morale et sociale qui
       fermente dans ses oeuvres. En quoi l'auteur a subi
       l'influence de 1830 et préparé 1848                         354

    VI. Balzac. Par la forme et par le fond, il est un
       révolutionnaire. Sa désillusion cynique. Son influence
       pernicieuse sur les lettres et sur les moeurs privées ou
       publiques. Balzac et la Commune                             359

   VII. Après la fièvre de 1830, désenchantement visible chez tous
       les écrivains, chez Lamartine, Mérimée, Alfred de Vigny.
       Alfred de Musset. Effet produit par la révolution sur le
       poëte à ses débuts. Révolte sans frein, puis désespérance
       sans consolation, et enfin stérilité                        370

  VIII. Le scepticisme et la désillusion gagnent la foule.
       Popularité de Robert Macaire                                379

    IX. Comparé à l'époque actuelle, l'état des lettres était
       encore fort brillant; mais décadence évidente si l'on se
       reporte aux espérances de la Restauration. Cette sorte de
       faillite constatée par les contemporains est attribuée par
       eux à la révolution de Juillet                              384

     X. Autres conséquences fâcheuses de cette révolution. Aveu
       de M. Prévost-Paradol. Conclusion                           393


LIVRE II

LA POLITIQUE DE RÉSISTANCE

(13 MARS 1831--22 FÉVRIER 1836)


  CHAPITRE PREMIER.--L'AVÉNEMENT DE CASIMIR PÉRIER
    (mars--août 1831)                                              397

    I. Pendant le déclin du ministère Laffitte, tous les regards
      s'étaient tournés vers Casimir Périer. Rôle de Périer sous
      la Restauration et depuis la révolution de Juillet. Ses
      hésitations et ses répugnances à prendre le pouvoir. Il
      se décide enfin. Composition du cabinet                      397

   II. Résolution de Périer. Homme d'une crise plutôt que d'un
      système. Son programme au dedans et au dehors. Grand effet
      produit aussitôt en France et chez les gouvernements
      étrangers                                                    405

  III. Périer veut restaurer le gouvernement. Il assure son
      indépendance à l'égard du Roi et son autorité sur les
      ministres. Il rétablit la discipline et l'obéissance parmi
      les fonctionnaires. Il fait avorter l'Association nationale  410

   IV. Efforts de Périer pour former une majorité. Dissolution
      et élections de juillet 1831. Importance fâcheuse de la
      question de la pairie dans la lutte électorale. Incertitude
      du résultat. Après l'élection du président, Périer donne sa
      démission. Il la retire à la nouvelle des événements de
      Belgique. Son succès dans la discussion de l'Adresse. Il est
      enfin parvenu à former une majorité                          417


  CHAPITRE II.--LA POLITIQUE EXTÉRIEURE SOUS CASIMIR PÉRIER
    (mars 1831--mai 1832)                                          426

    I. Danger de guerre au moment où Périer prend le pouvoir. Son
      programme de paix. Comment il le maintient et le défend au
      milieu de toutes les difficultés et contre toutes les
      oppositions. Le projet de désarmement                        426

   II. Les Autrichiens occupent Bologne. Périer veut éviter la
      guerre, mais obtenir diplomatiquement une compensation pour
      l'influence française. Attitude conciliante du cabinet de
      Vienne. La conférence de Rome. M. de Sainte-Aulaire et la cour
      romaine. Divergences entre notre ambassadeur à Rome et son
      gouvernement. Les négociations, pour l'amnistie. La France
      demande la retraite des troupes autrichiennes. Elle est
      promise au cas où les puissances garantiraient l'autorité
      temporelle du Pape. La France subordonne cette garantie à
      l'accomplissement des réformes. Le _Memorandum_ du 21 mai.
      Le gouvernement français exige que les réformes soient tout
      de suite réalisées. Refus du Pape. L'évacuation est cependant
      promise pour le 15 juillet                                   432

  III. En prenant le pouvoir, Casimir Périer trouve les affaires
      de Belgique embrouillées et compromises. Il se rapproche de
      l'Angleterre, adhère aux décisions de la Conférence, et presse
      les Belges de s'y soumettre. Obstination des Belges. Confiance
      de lord Palmerston en Périer. La question des forteresses. Le
      choix du Roi. La candidature de Léopold de Saxe-Cobourg. La
      France l'accepte. Premières ouvertures faites au prince. Les
      protocoles des 10 et 21 mai. Élection de Léopold et envoi de
      deux commissaires belges à Londres. Le traité des Dix-huit
      articles. Il est accepté par le Congrès de Bruxelles. Léopold
      prend possession du trône de Belgique                        460

   IV. La Pologne. Vaines tentatives d'intervention diplomatique.
      La chute de Varsovie. Son effet en France                    483

    V. Les hardiesses de la politique étrangère de Casimir Périer.
      La flotte française force l'entrée du Tage. Le roi de Hollande
      attaque la Belgique. Léopold demande le secours de la France
      et de l'Angleterre. Déroute des Belges. L'arrivée de l'armée
      française fait reculer les Hollandais. L'Europe émue de notre
      intervention. Périer la rassure. Son but atteint, il fait
      évacuer la Belgique. Résultats de cette expédition. Le traité
      des Vingt-quatre articles. Vivement attaqué en Belgique; il
      finit cependant par y être accepté. La Hollande proteste contre
      les Vingt-quatre articles. La Russie, la Prusse et l'Autriche
      ajournent la ratification de ce traité. La France et l'Angleterre
      le ratifient. Les trois cours de l'Est finissent par y adhérer
      sous réserve. La Belgique est devenue un État régulier,
      accepté par l'Europe                                         487

   VI. Les réformes sont repoussées dans les Légations, et
      l'autorité du Pape y est absolument méconnue. Intervention
      diplomatique des puissances. Entrée en campagne des troupes
      pontificales. Les Autrichiens occupent de nouveau Bologne.
      Périer a déjà fait connaître son projet d'occuper Ancône.
      Départ de l'expédition. Opposition imprévue du Pape. Les
      troupes françaises s'emparent d'Ancône de vive force et par
      surprise. Comment expliquer une violence contraire aux
      instructions de Périer? Attitude du ministre français à la
      nouvelle de ce coup de main. Indignation du pape. Scandale
      en Europe. Périer tient tête aux puissances et les rassure.
      Satisfactions données au Pape. Arrangement du 17 avril 1832.
      Jugement de l'expédition d'Ancône                            512


  CHAPITRE III.--L'ATTAQUE RÉVOLUTIONNAIRE SOUS CASIMIR PÉRIER
    (mars 1831--mai 1832)                                          565

    I. L'émeute permanente de mars à septembre 1831. Les sociétés
      révolutionnaires. Le peuple commence à s'y montrer           565

    II. La presse. Attaques contre le Roi. La caricature. Attitude
       de Louis-Philippe en présence de tant d'outrages            571

    III. Le parti républicain n'avait pas osé déployer son drapeau
       en juillet 1830. Il le fait en avril 1831, à l'occasion
       d'un procès politique. Godefroy Cavaignac. Évocation de
       1793. Raisons de cette évocation. Armand Marrast. Carrel
       passe à la république. Comment et pourquoi?                 580

    IV. Ce qu'il y avait de bonapartisme dans le parti républicain.
       L'effervescence napoléonienne après 1830. Rapports des
       hommes de gauche avec la famille Bonaparte. Avances que
       leur fait le prince Louis-Napoléon. Pronostics faits à ce
       sujet par les contemporains                                 594


FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.

PARIS.--TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.





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