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Title: Voyages loin de ma chambre t.1
Author: Dondel Du Faouëdic, Noémie
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Voyages loin de ma chambre t.1" ***


generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



[Notes de transcription: Les erreurs clairement introduites par le
typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et
n'a pas été harmonisée.]

[Illustration]

_Mme Dondel du Faouëdic_

VOYAGES
LOIN DE MA CHAMBRE

TOME I

      REDON                  PARIS
  =AUG. BOUTELOUP=          =TÉQUI=
    Imp.-Editeu          Libraire-Editeur
  _rue Victor-Hugo_      _rue de Tournon_

[Illustration]

1898

VOYAGES

LOIN DE MA CHAMBRE

OUVRAGES DE Mme DONDEL DU FAOUËDIC

VOYAGES LOIN DE MA CHAMBRE

1 vol. in-12, 2 fr.

A TRAVERS LA PROVENCE ET L’ITALIE

1 vol. in-8, 3 fr. 50

IMPRESSIONS D’UN TOURISTE SUR SAUMUR
ET SES ENVIRONS

1 vol. in-12, 1 fr. 25

LE LIVRE DE GRAND’MÈRE

Histoires détachées

Ouvrage récompensé d’une Médaille d’honneur
par la Société Nationale d’Encouragement au Bien
(décrétée d’utilité publique)
en sa séance solennelle du 19 mai 1895

2 volumes in-12, le vol. 2 fr.; les 2 vol. 3 fr. 50

BAGATELLES

Ouvrage plusieurs fois couronné

Médaille de 1re classe au grand Concours de l’Académie du Maine 1896

1 vol. in-12, 2 fr.

MENUE MONNAIE

1 vol. in-12, 2 fr.

BRIMBORIONS

1 vol. in-12, 2 fr.

LE GUIDE DE L’EXCURSIONNISTE
(REDON et ses environs)

1 vol. avec gravures.


MADAME N. DONDEL DU FAOUËDIC

VOYAGES
LOIN DE MA CHAMBRE

«Le causeur dit tout ce qu’il sait,
L’étourdi ce qu’il ne sait guère,
Les vieux disent ce qu’ils ont fait,
Les jeunes... ce qu’ils voudraient faire.»

REDON AUGUSTE BOUTELOUP, LIBRAIRE-ÉDITEUR Rue des Halles 1898 */



AVANT-PROPOS


Et maintenant que je suis vieille, j’aime à conter ce que j’ai fait.

Xavier de Maistre s’est contenté de sa chambre pour y faire jadis des
expéditions diurnes et nocturnes, demeurées célèbres, mais il fallait
l’esprit du grand écrivain pour raconter sur place ce fantaisiste
voyage. D’ailleurs, ce genre d’excursion ne peut s’entreprendre qu’une
fois; ce n’est donc point autour mais hors de ma chambre et très loin
d’elle que j’ai voyagé.

Les voyages ont cela d’agréable, qu’ils intéressent le lecteur en
l’instruisant. La vérité reste supérieure à la fiction, si charmante
qu’elle soit, et les récits vrais d’un beau voyage l’emporteront
toujours sur n’importe quel roman.»

«Lisons, mais lisons de bons livres. Aujourd’hui ce n’est pas seulement
le goût littéraire, c’est bien plus encore, c’est le sens moral qui est
en péril.»



SOUVENIRS DE VOYAGE

_de Novembre 1870 à Juillet 1871_.

A Mme Zoé Talbot, née Allenon de Grandchamp.



CHAPITRE I

Départ pour la Suisse


Je quitte Vannes demain, 3 novembre, avec ma petite Georgette, je vais
passer quelques jours dans ma famille. Je vais lui dire adieu avant de
la quitter. Je pars effrayée du présent, inquiète de l’avenir!
Reverrai-je ce petit coin de terre où j’ai vécu longtemps déjà?
Reverrai-je mes parents, mes amis, ma maison, le _sweet home_, avec tous
ses objets intimes et familiers qui vous font retrouver la vie vécue, où
vous apercevez accrochés dans tous les coins vos plus chers souvenirs,
tristes ou gais? Telles sont les pensées mélancoliques qui se mêlent aux
apprêts du départ.

Saint Jérôme n’a-t-il pas dit: «La douleur qu’on éprouve en quittant ses
amis est proportionnée à l’amour qu’on leur porte. _Tantus dolor in
amittente quantus amor in possidente._»

Aussi, comme mon pauvre cœur est troublé! mais n’importe, la France est
bouleversée, un ennemi vainqueur et cruel l’enserre de toute part. Il
arrivera pire peut-être. La guerre civile peut succéder à la guerre
étrangère, mieux vaut être au loin à ces heures fatales... d’ailleurs,
deux femmes seules, une mère et sa fillette ne peuvent être d’aucun
secours pour la Patrie...

Le 10 novembre, je monte avec Georgette dans l’omnibus de Ploërmel, qui
conduit à la gare de Questembert. Malgré ma tristesse, je me sens
disposée à tout voir, à tout admirer, à m’abandonner au charme du
nouveau, de l’inconnu.

Oh! les belles fougères qui bordent la route, ce sont les seules
verdures maintenant; cependant, en voilà beaucoup que la gelée a
cuivrées d’abord, teintées de feu ensuite. Elles vont mourir. Les arbres
aussi sont dépouillés!

Je me penche souvent à la portière pour apercevoir encore ce pauvre et
cher petit Ploërmel, d’où datent mes plus lointains souvenirs d’enfance.

Mes compagnons de voyage sont insignifiants, je m’absorbe dans mes
pensées où les regrets et l’appréhension marchent en se coudoyant.
Georgette est enchantée de la locomotion, mais comme à son âge on se
fatigue vite de la même chose, je l’ai munie de quelques friandises qui
lui seront une ressource contre l’ennui.

A Questembert, nous montons dans le train avec un vieux monsieur qui me
fait songer au Juif-Errant: il en a assez l’extérieur, et me raconte
qu’il vient de parcourir les villes de l’Est. Le voici à l’Ouest, et il
parle de se diriger vers le centre. Nous le perdons à Nantes, mais le
retrouvons au buffet de Tours, le lendemain matin à six heures; le temps
est affreusement froid, la neige commence à tomber. Là, nous montons
encore dans le même wagon et continuons notre voyage pêle-mêle, avec des
soldats de toutes armes, dont quelques-uns sont blessés. Un turco
réclame, en me tutoyant, mes soins pour panser sa blessure. Je me hâte
de témoigner ma sympathie à ce héros obscur, à ce bon enfant de
l’Afrique, qui pleure au souvenir de son pays, et de ceux qu’il a
laissés là-bas. En reconnaissance de ce que je fais pour lui, il tire du
fond de ses grandes poches des pommes et des morceaux de sucre qu’il
offre à Georgette, s’excusant de n’avoir rien de meilleur, et nous avons
toutes les peines du monde à lui faire garder ses petites douceurs qui
lui sont nécessaires et dont il veut se priver pour nous. Sous son
enveloppe basanée et rigide, bat un cœur généreux. Louis XVII, dans sa
sombre prison du Temple, n’avait-il pas gardé la plus belle des deux
pommes, que la Simon lui jeta un jour en pâture, pour la donner au
médecin qui venait le soigner.

La délicatesse de sentiments est de toutes les conditions.

Les belles campagnes de la Loire m’apparaissent ensevelies dans les
neiges. Comme tout ce pays doit être beau l’été, coteaux couverts de
vignes, noyers chevelus, rivières argentées, prairies verdoyantes,
châteaux princiers. Quelle richesse! c’est bien là le jardin de la
France. A Vierzon, l’aspect change. Le pays devient triste et pauvre,
ici disparaît notre compagnon biblique. Nous subissons un long arrêt de
quatre heures, la gare est encombrée de militaires aux uniformes les
plus variés et les plus fantaisistes, j’y vois des francs-tireurs en
grand nombre, tout ce monde va rejoindre le gros de l’armée de la Loire
et se dirige vers Bourges.

Bourges, que nous saluons seulement au passage, est dans une situation
délicieuse. Arrivés à Saincaize très tard, nous nous installons, après
un maigre et très cher souper au buffet, dans la salle d’attente pour
trois ou quatre heures, et chacun dort comme il peut.

Vers trois heures du matin, il faut se réveiller piteusement pour
prendre la ligne de Dijon, nous entrevoyons vaguement Moulins, Roanne
blanchis de neige, et nous entrons dans les montagnes de la Côte-d’Or,
avec des tunnels à n’en plus finir et des chalets pittoresquement
situés, qui font déjà rêver à la Suisse. La campagne est splendide aux
environs de Lyon. Nous y arrivons à onze heures du matin, nous avons
trois heures d’arrêt, tâchons de les bien dépenser. Je descends
bravement en ville, et m’aventure jusqu’à la place Bellecour.

Si ce n’était le drapeau rouge qui flotte à l’Hôtel-de-Ville, et les
proclamations séditieuses qui tapissent tous les murs, on pourrait
croire que la ville est calme. Nous prenons la ligne de Genève vers deux
heures, franchissons le Rhône majestueux, puis la Saône.

Ah! quel admirable fleuve que le Rhône! On devrait écrire l’histoire des
fleuves, comme on écrit celle des hommes. N’est-ce pas sur leurs bords
riches et féconds que s’élèvent les plus belles cités, et ne se
trouvent-ils pas ainsi entièrement liés à l’histoire des peuples?

Le Rhône est le plus beau des fleuves de l’Occident.

«C’est, par excellence, le fleuve historique de l’Europe. S’ouvrant sur
la Méditerranée, la mer classique du monde ancien, et directement
orienté vers le nord, le Rhône était destiné à devenir le grand chemin
des nations. C’est par lui qu’ont pénétré tour à tour les Phéniciens,
les Grecs, les Romains, et avec eux tous les arts, tous les cultes, tous
les conquérants, tous les trafiquants de la Méditerranée. C’est sur ses
rives que se sont passés les évènements les plus décisifs de notre
histoire.»

Bientôt nous n’avons plus qu’un horizon de montagnes. Ici commencent mes
étonnements, mes exclamations; le train marche fort lentement, les
tunnels font le bonheur de Georgette et mon désespoir. A Culoz,
embranchement pour Aix-les-Bains, j’ai envie d’y aller coucher, et fais
d’inutiles tentatives pour faire changer de direction à mes bagages,
impossible d’y parvenir; il faut renoncer à voir ce beau lac du Bourget,
qui a si bien inspiré Lamartine, et repartir pour Genève. Nous remontons
en wagon, l’heure avance, les voyageurs descendent peu à peu, et nous
restons seules dans notre compartiment, Georgette dort paisiblement, moi
j’ai trop envie de voir autour de moi pour y songer. A Bellegarde,
dernière station française, encore longue attente, visite des
passeports, il fait noir comme terre. Au moment où le train va se
remettre en mouvement, un grand jeune homme, à barbe fauve, avec un
large manteau, escalade la portière de notre wagon et se promène avec
agitation de long en large. Je vois dans mon guide que nous allons
entrer dans le tunnel du Credo, long de treize cents mètres, le train
suit des courbes effrayantes, je n’ai encore rien vu de pareil, ce ne
sont que précipices à droite et à gauche, et j’ai de sinistres
pressentiments. Le grand jeune homme fauve cherche à lier conversation
et à me faire admirer les belles horreurs qui nous environnent, mais je
refuse obstinément de mettre la tête à la portière, même pour regarder
les chutes du Rhône, croyant deviner que ce sera le moment fatal où le
brigand me plongera entre les deux épaules, le poignard qui doit être
caché sous son manteau. Je n’ai d’yeux que pour suivre chacun de ses
mouvements, ce qui donne peut-être une autre direction à ses idées et
lui fait croire de ma part à une sympathie spontanée.

J’ai tout lieu de m’arrêter à cette supposition, car au bout d’une
demi-heure, il essaie de me témoigner que la sympathie est réciproque.
Enfin, vers onze heures nous arrivons sains et saufs à Genève, où mon
inconnu s’empresse de me chercher une voiture et de me rendre quelques
menus services. Nous nous quittons fort poliment, mais jamais je
n’oublierai les dangers imaginaires que j’ai couru de Bellegarde à
Genève.



CHAPITRE II

Genève, Chamounix, le Mont-Blanc, le lac Léman, Evian, Chillon,
Lausanne.


A Genève, nous descendons à l’Hôtel de la Balance, rue du Rhône, hôtel
assez confortable, mais la maison est pleine et nous avons en partage
une mauvaise chambre, où je trouve bien difficile de dormir. Notre
première sortie est pour aller entendre la grand’messe à la nouvelle
église catholique; la reine d’Espagne et sa fille y étaient ce jour-là.
Puis nous allons faire une promenade en voiture autour de la ville. Je
suis ravie de Genève, j’admire son beau lac et son cadre de montagnes
dominées par le Mont-Blanc, ensuite nous visitons plus en détail
l’intérieur de la ville, la vieille cathédrale, le musée, le jardin
anglais tout au bord du lac, avec un relief du Mont-Blanc, l'île
Jean-Jacques Rousseau, enfin toutes les curiosités de cette belle cité,
l’une des plus éclairées et des plus industrieuses qui existent.

Mais je l’avoue, le Mont-Blanc et le lac sont mes deux objectifs de
prédilection. Le voilà ce beau lac Léman, aux poissons exquis, aux
demeures enchantées, aux sites féeriques, montagnes vertes, glaciers
éblouissants, ce lac de saphir, qui connaît cependant les tempêtes, les
crues subites et que le Rhône majestueux lui-même toujours, traverse
sans mêler ses eaux aux siennes.

Le voilà ce lac suisse, rempli de souvenirs français; c’est le lac de
Jean-Jacques Rousseau et de Mme de Warens, de Mme de Staël et de
lord Byron. _Monabri_ parle de Mgr Dupanloup comme Evian parle de
Montalembert, et Montrieux du père Gratry: «Grandes âmes catholiques
venant sur une terre en partie protestante, attirées là sans doute par
la souriante image de St-François de Sales.»

Genève est donc une ville superbe, ses habitants sont serviables et
polis; voilà mon sentiment, aussi je renie ce méchant jeu de mot de l’un
de ses habitants, quelque peu rageur sans doute:

    «_Quand je ne vois
    Que Génevois
    Rien de bon je ne vois._»

Je songe aussi à faire usage de mes lettres de recommandation et dans
cette patrie d’adoption de Calvin, considérée autrefois _comme la Rome
du calvinisme_, j’ai l’honneur d'être reçue par Monseigneur Mermillod,
évêque auxiliaire de Genève et Lausanne et l’un de nos prélats
catholiques les plus éminents. Il a des manières extrêmement paternelles
et bienveillantes. C’est ainsi que je me suis toujours représenté un
évêque, vrai pasteur du troupeau des âmes.

Je n’ai pas voulu quitter Genève sans faire une promenade à la belle
vallée de Chamounix. Là, tous les honneurs sont pour Sa Majesté le
Mont-Blanc, le sommet le plus élevé des Alpes pennines et de toute
l’Europe. Il a quatre mille huit cent dix mètres au-dessus de la mer. Il
faut deux jours pour le gravir, Saussure est le premier qui en ait fait
l’ascension en 1787; il a eu depuis bien des imitateurs. Quant à moi,
j’ai refusé énergiquement _l’alpenstock_, le bâton de l’ascensionniste,
et je me suis contentée de saluer d’en bas et très bas le géant, sans
vouloir faire avec lui plus intime connaissance. C’est aussi à distance
que j’ai admiré les immenses glaciers, formés des eaux qui descendent du
Mont-Blanc.

«Ces amas de blocs énormes, frangés de nappes éblouissantes, produit des
brisures incessantes de la masse de neige accumulée entre les pics
rocheux, premiers degrés du Mont-Blanc sont fixés autour de lui comme
des sentinelles gigantesques.»

Tout cela c’est le chaos, mais d’une sublime grandeur qui saisit
l’esprit. C’est également de loin que j’ai salué très respectueusement
la _mer de glace_.

Ah! cette mer de glace, qui a près de huit kilomètres, quel effarement
pour ceux qui n’ont pas le pied... montagnard et ne connaissent comme
moi que le vulgaire plancher des vaches.

Cette mer de glace, c’est une frappante image de la vraie mer. Les flots
de glace sont presque aussi dangereux que les flots d’eau. Les glaciers
sont unis, ce sont des miroirs, mais la mer de glace est tourmentée et
combien devient dangereuse la traversée de cette mer, sur la crête
immobile de ces vagues d’eau pétrifiée! C’est armé d’un bâton en sapin
ferré d’un crampon solide que l’on commence cette marche unique dans son
genre.

On n’écoute pas assez les bons conseils des guides; quoique toujours
prêts à secourir les imprudents et les inhabiles, ils ne peuvent pas
tous les sauver. La témérité et la maladresse se paient parfois trop
cher, il arrive bien des accidents.

Ces flots entassés non sans ordre, vous apparaissent comme des flots
marins, dont ils ont la couleur et la transparence, ils font penser à
une mer soulevée par la tempête, malgré leur immobilité, malgré leur
coupure en crevasses profondes, dont l'œil ne peut essayer de mesurer
les dimensions _abîmières_, malgré les _glissoires_ verticales, qui ont
jusqu’à trois cents mètres, et plus, de profondeur et qui aboutissent à
d’effroyables gouffres.

Sur ces hauteurs, à peine accessibles, on a la notion complète du
silence absolu.

Sur la mer, si douce qu’elle soit, les vagues clapotent; dans les bois,
la brise murmure; aux champs on entend la rumeur, le fourmillement des
infiniment petits. Ici rien, aucun bruit sous le ciel d’un bleu sombre,
aux reflets aciérés.

Quand le soleil irradie ces pics sauvages, dont le front semble crever
le ciel et dont les pieds sont entourés de radieux mirages, l’effet est
saisissant. C’est une vision fantastique, éblouissante, qui s’incruste à
jamais dans la mémoire.

Du reste, Alexandre Dumas a si bien décrit ce pays en disant tout et
même plus que ce qu’on en peut dire, qu’il ne reste rien pour les
humbles comme moi qui n’ont ni son étonnante imagination ni son talent
fertile.

Il en est de même du voyage en Orient de Lamartine. Tous ceux qui ont
refait ce voyage après lui, officiers de marine, peintres, écrivains,
ont vainement cherché les lieux témoins de ses merveilleuses
descriptions. C’était le poète qui voyait les choses, c’était la magie
de son imagination qui colorait tout cela, c’était son propre idéal
qu’il traduisait. D’ailleurs, je suis fatiguée de mon excursion, la
_bête_ en ce moment l’emporte sur la _belle_. Je ferme mon cahier et je
mets ma plume et mon esprit au repos.

Après avoir fait d’inutiles tentatives pour trouver un petit logement à
mon gré, Mgr Mermillod me conseille d’aller à Evian, la perle du lac, à
trois lieues environ de Genève, et me donne une lettre de recommandation
pour l’aumônier du couvent de Saint-Joseph. Nous traversons donc le lac
en bateau à vapeur. Cette petite traversée m’a semblé délicieuse. A
Evian, nous nous rendons tout droit chez le bon aumônier, vrai Saint
François de Sales _rustique_ à qui j’abandonne le soin de me caser,
mais au bout de quelques jours, je vois bien qu’il me sera impossible de
rester à Evian, malgré son site enchanteur: le manque de journaux est
pour moi une grande privation, en ce moment on ne vit pas seulement de
pain, il faut des nouvelles, que devient notre chère et malheureuse
France?

Ah! que Victor Hugo avait bien raison le jour où il a dit: Pour aimer
votre patrie, quittez-la... Sa pensée me revient sans cesse, et n’en
entendre plus parler me semble un vrai supplice.

Nous partons au bout d’une semaine pour le Bouveret à l’extrémité
Sud-Est du lac en passant par Saint-Gingolph et les rochers de
Meillerie.

Là, nous prenons la ligne du chemin de fer d’Italie jusqu’à
Saint-Maurice, petite ville du Valais enfouie au pied de hautes
montagnes, dont la principale est la Dent du Midi. Ce lieu pittoresque
me plaît beaucoup, mais ma fièvre de curiosité ne me permet pas de me
poser encore. Il faut que je voie toutes ces charmantes villes qui
bordent le lac: Villeneuve, Aigle, Bex aux eaux sulfureuses et aux mines
de sel gemme, Montreux, Vevay avec sa halle au blé à colonne de marbre,
Chillon avec son château fort d’un grand effet sur son rocher isolé. Ce
château servait jadis de prison d’Etat, et renferma pendant quatre ans
le fameux patriote et célèbre historien protestant Génevois Bonivard,
dont les malheurs ont inspiré à Lord Byron l’un de ses plus beaux
poèmes.

Nous avons visité l’appartement qu’occupa le prisonnier, nous avons vu
l’empreinte creusée dans le roc par ses chaînes. Un reflet du ciel
tombant bleuâtre et terne, à travers l’étroite fenêtre grillée,
répandait à ce moment sur le sol les teintes d’azur changeant qui
rendent si mélancoliques les demeures souterraines du château de
Chillon. C’est sur le bord de cette fenêtre, dit la légende, qu’un petit
oiseau venait chanter chaque jour et consoler le prisonnier.

Les indigènes montrent aussi aux amateurs de souvenirs authentiques, les
traces des pas de ce «martyr du papisme» qui aurait dit après sa
délivrance: «J’avois si bon loisir de me pourmener, que je empreignis un
chemin à la roche qui étoit le pavement de céans comme si on l’eût fait
avec un martel.»

J’avoue qu’au premier moment j’avais trouvé cela un peu fort: les pas de
Bonivard creusant une empreinte ineffaçable dans la roche dure en si peu
d’années, puis je n’y avais plus pensé.[1].

Nous avons terminé par Lausanne, où je dois rendre visite au curé
catholique pour lequel j’ai une lettre de recommandation. Ah! Lauzanne,
quelle ville glaciale, quelle Sibérie! Elle n’aura pas nos préférences.
Nous courons chez notre curé qui nous reçoit à merveille, nous fait nous
chauffer et nous réconforte de son mieux. Vraiment, nous en avions grand
besoin, car je ne me rappelle pas avoir jamais eu aussi froid. Pauvre
Georgette en pleurait, le vent lui avait enlevé son chapeau, et nous
nous demandions s’il n’allait pas nous emporter nous-mêmes; c’est devenu
une vraie course que de rattraper ce chapeau qui s’envolait chaque fois
que nous croyions mettre la main dessus.

Avec les indications du bon curé, je suis allée voir quelques logements,
mais je n’ai rien trouvé qui me convînt, et je crois que ce froid
terrible m’indispose contre Lauzanne malgré sa délicieuse situation.
Après avoir parcouru la ville en tous sens, nous prenons le train du
soir pour Fribourg.



CHAPITRE III

Fribourg, le Moléson, Gruyères.


J’ai le pressentiment que c’est à Fribourg que je m’arrêterai. Nous
descendons à l’hôtel des Merciers, tout près de la vieille cathédrale
Saint-Nicolas. Ce matin j’ai parcouru la ville. Quel aspect étrange!
Avec ses terribles vieilles tours posées en sentinelles, et les fenêtres
de ses maisons ornées de riches et lourdes grilles en fer, elle a
conservé le cachet moyen-âge. La cathédrale possède une chaire et un
baptistère en pierre sculptée qui sont remarquables, ainsi que la
magnifique grille séparant le chœur de la nef.

Elle possède aussi les célèbres orgues d’Aloys Mooser. Au dire des
Fribourgeois, qui en sont très fiers, ce grand orgue est comme celui de
Harlem, en Hollande, une véritable merveille. A lui seul, il mérite le
voyage de Fribourg.

On m’a fait remarquer sur la petite place, le vieux tilleul de Morat;
son grand âge et le glorieux souvenir qu’il rappelle, le rendent l’objet
d’un culte tout particulier de la part des habitants, moi je ne l’ai
pas regardé du même œil, il m’a rappelé la victoire des Suisses sur les
Français, et quoique cela remonte loin, cette vieille défaite du passé,
en ce moment où nous en comptons tant dans le présent, m’a jeté du froid
dans l'âme. Quand l'âme souffre, que ce soit celle de la Patrie ou des
individus, elle voit partout des allusions à ses propres malheurs.

Voici la légende de ce tilleul:

Un jeune guerrier apportait à Fribourg la grande nouvelle de la victoire
remportée à Morat sur Charles-le-Téméraire, en 1476. Il tenait en main
une branche de tilleul, mais épuisé par le combat et la course, il tombe
et meurt en arrivant. C’est sur l’endroit même où il rendit l'âme qu’on
planta son rameau de tilleul, qui est devenu l’arbre vénérable et quatre
fois séculaire, que je viens de contempler.

C’est sur l’emplacement de l’ancien château du duc Zaehringen Berthold
IV, margrave de Bade, fondateur de Fribourg, que s’élève l’hôtel de
ville.

Une partie de la cité fribourgeoise est bâtie sur des rochers à pic,
l’autre partie au pied de ces rochers, sur les bords de la Sarine. Pour
communiquer de la ville haute à la ville basse, il faut descendre des
escaliers couverts interminables placés quelquefois sur le toit des
maisons de la partie inférieure.

Ses deux ponts, d’une élévation prodigieuse, suspendus l’un sur la
Sarine, l’autre sur l’étroite et profonde vallée du Gotteron sont
vraiment jetés au-dessus de deux abîmes. Il y a beaucoup d’anciennes
églises curieuses à visiter et plusieurs vieux monastères aux environs
de la ville; ces monuments d’un autre âge, sont pour le voyageur une
agréable vision du passé; la charmante petite chapelle de
Notre-Dame-de-Lorette plantée au sommet d’un rocher à pic, tout au bord
de la Sarine, retient aussi les touristes: elle fut construite en 1647,
d’après le modèle de la _Casa Sancta_, et renferme de nombreux et très
curieux ex-voto. Les orgues sont aussi d’Aloys Mooser.

De ce point élevé, on jouit d’un magnifique panorama. A l’ouest on voit
les monts du Jura, au sud le Moléson, et la vallée de Gruyères, célèbre
par ses fromages appréciés du monde entier.

Décidément, Fribourg me plaît; nous allons y installer nos quartiers
d’hiver, je viens de louer un appartement chez M. de Fiwaz, zélé
catholique, ancien défenseur du pape et de Ferdinand VII. Grâce à ses
conversations intéressantes sur la Suisse et l’Italie, je ne m’ennuierai
pas trop ici. Ce bon Suisse ainsi que la plupart de ses compatriotes
témoigne d’une grande sympathie pour la France, il me procure des
journaux autant que j’en puis lire, et je suis parfaitement au courant
des nouvelles de la guerre. Son désir de m'être agréable en tout est si
évident, il a tant de prévenances pour ses deux Françaises que je lui
pardonne ses politesses un peu exagérées, qui ne vont point à son
excellente et simple nature. Georgette et lui sont une paire d’amis, il
va tous les jours la conduire à l’école, la tenant cachée sous son
immense pelisse de fourrure. C’est ainsi qu’ils font presque toutes
leurs promenades; petits souliers et grandes bottes, trottant sous le
même manteau.

Grâce à M. Fiwaz, nous avons assisté hier à un petit spectacle fort
réjouissant. Nous avons entendu trois Jodler d’Apenzell en costume
national. Ces troubadours modernes portent la culotte jaune, la veste
rouge, des boucles d’oreilles et des médaillons féminins au cou. Leur
chemise est attachée par des boutons plats en argent. Une courte pipe
est suspendue à leur boutonnière; le fameux _Ranz des Vaches_ a clos la
séance. Nous avons écouté religieusement cet air populaire dont
l’audition inspirait jadis aux mercenaires de l’Hélvétie une nostalgie
si vive qu’ils n’hésitaient pas à déserter dès qu’ils en avaient entendu
les premières mesures. Un petit incident est venu rompre le charme, nos
artistes même, en chantant, n’avaient point lâché leur énorme pipe de
porcelaine, et l’un d’eux au beau milieu de son exécution s’est arrêté
pour la rallumer, en battant le briquet suivant l’antique usage de l'âge
de pierre. Je n’ai pas osé rire, mais j’en avais bien envie.

Je suis toujours au premier chapitre de mes étonnements et de mon
admiration, je ne me fatigue pas du spectacle grandiose des montagnes.
Comment décrire ces masses abruptes, farouches, toutes noires avec leur
capuchon de neige, les pics, colosses fantastique, les gouffres, abîmes
sans fond, les clameurs sinistres des torrents, la plainte affolée du
vent, comment décrire tout cela entendu et vu quand la nuit bat son
plein, que le silence enveloppe la terre sous les ruissellements d’un
ciel plein d’étoiles? Quelle fascination! cette contemplation muette,
c’est une prière, et vous vous sentez troublé jusqu’au plus intime de
votre être. Le touriste avide d’émotions suggestives, de sensations
neuves, fera bien aussi d’aller voir un lever de soleil dans les
montagnes. C’est quelque chose de féerique que ni la parole ni la plume
ni même le pinceau ne peuvent rendre.

«Frangé d’or, l’horizon s’embrasait; et, le soleil, lentement comme s’il
eût hésité à prendre son essor dans l’immensité radieuse dont il
colorait les nuées des milles couleurs du prisme, cernant de rouge et de
vert de bleu et de jaune, de violet et de rose les contours de ces îles
aériennes, archipel merveilleux jeté en l’azur du firmament infini, le
soleil incandescent et infixable dans son éblouissante ascension,
montait majestueux au milieu des astres soudainement évanouis... Sur les
monts la lune s’éteignait...»

Quand le temps le permet, je pérégrine volontiers avec M. Fiwaz, il me
donne toutes les explications voulues, à l’aide de ses connaissances
historiques et géographiques, je m’instruis, et nos promenades me
semblent très attrayantes. J’ai consenti à faire à dos de mulet
l’ascension du Moléson, à deux mille mètres d’altitude. C’est ma
première ascension... je crois bien que ce sera aussi ma dernière. Vue
splendide, fatigue intense..., je ne sais lequel l’emporte sur l’autre.
Du sommet du Moléson, on découvre les lacs Léman, Neuchâtel, Morat et
Bienne, les villes d’Evian, Thonon, une partie de Genève, Morges,
Romont, Neuchâtel, Morat, Fribourg, une partie de la Savoie et du Jura
français et suisse.

Je suis aussi allée à Gruyères, une petite ville à sept lieues de
Fribourg, bâtie sur un monticule. Elle s’enorgueillit de son antique
château, résidence des comtes de Gruyères du neuvième au seizième
siècle. Elle a deux industries: le tressage de la paille et
principalement la fabrication du fromage, qui s’étend dans toutes les
campagnes.

Je soupçonne M. Fiwaz d’embellir un peu ses récits. Il m’a raconté que
dans le petit village de Zermatt, station des Alpes valaisanes, il y a
une aristocratie constituée d’après un principe très particulier: les
quartiers de noblesse sont des quartiers... de fromage.

Les familles de Zermatt sont d’autant plus nobles qu’elles possèdent
plus de fromages et de plus anciens; certains datent d’avant la
Révolution française; leurs propriétaires forment la haute aristocratie
du pays.

Les fromages jouent un rôle très spécial dans la vie sociale de
Zermatt. Quand un enfant naît, on fabrique un fromage qui porte son nom;
ce fromage est mangé en partie le jour du mariage de cet enfant, on
l’achève le jour de ses obsèques. Quand un jeune homme désire épouser
une jeune fille, il s’invite à dîner un dimanche dans la famille de sa
prétendue: si le père de cette dernière exhibe au dessert le fromage qui
porte son nom et lui en donne un morceau, c’est qu’il l’agrée pour
gendre.

Allons! voilà une nouvelle noblesse qui ne se trouve dans aucun
armorial.

Une noblesse plus héroïque et plus touchante, c’est celle de Guillaume
Tell. M. Fiwaz met une chaleur communocative à raconter son histoire. En
l’écoutant, je croyais entendre son cœur patriotique et chevaleresque
battre du sublime amour de la Patrie. C’est avec orgueil qu’il cite les
auteurs qui ont chanté son héros. Il a le roman de Florian, la tragédie
de Lemierre, le drame de Schiller, et enfin l’opéra chef-d'œuvre de
Rossini.

Guillaume Tell n’a jamais existé, disent certains auteurs: «c’est une
légende suédoise transportée en Suisse, c’est un mythe!»

Sceptiques aveugles! la preuve qu’il a existé, c’est l’enthousiasme que
son nom éveille. Guillaume Tell a existé comme Jeanne d’Arc, comme tous
les libérateurs des peuples; il vit, il vivra toujours, il palpite, il
est immortel dans le cœur reconnaissant de l’Helvétie.



CHAPITRE IV

Débâcle de notre armée de l’est, dévouement des Suisses. Berne,
Thoune, Interlaken, Grindelwald, retour à Berne, anecdotes de
voyage, hôtels et hôteliers.


_Janvier 1871._

Nous commençons l’année en exil, et bien tristement, les nouvelles de la
patrie sont de plus en plus mauvaises... Quel effondrement! quel
douleur! l’ennemi victorieux nous écrase de toutes parts, et les
atrocités prussiennes ne se comptent plus. Oh! non, la barbarie n’est
pas morte encore. La civilisation ne l’a pas tuée. En ce moment, nous la
voyons se réveiller, chez un peuple qui se dit policé, avec tout
l’emportement d’une nation sauvage.

Les premiers jours de février, l’armée de Bourbaki est refoulée sur la
frontière Suisse, quarante mille hommes passent à Fribourg et trois
mille y sont internés. Pendant huit jours, nos pauvres soldats arrivent
à toute heure du jour et de la nuit, on ne sait où les loger, les vivres
manquent. Le crieur public parcourt les rues de la ville en faisant
appel à la charité des habitants. Les Fribourgeois se montrent d’une
bonté parfaite, on voit des traits de charité touchants parmi les plus
pauvres. M. de Fiwaz fait de larges distributions de vivres, il emmène
Georgette avec lui matin et soir, et elle est bien fière de servir la
soupe à nos malheureux soldats. Nous allons aussi visiter les ambulances
où les dames de la ville soignent elles-mêmes nos malades et blessés,
ils sont en bien grand nombre. Jamais je n’oublierai ce triste spectacle
et jamais je n’aurai d’enthousiasme pour aucune guerre désormais.[2]

Ici c’est un zèle, une rivalité de charité, dont on ne peut se faire
idée qu’en l’ayant vue. Il n’y a plus de classes. Les hommes les plus
riches font les corvées; ils portent des bottes de paille, des marmites
de soupe, des femmes élégantes lavent les pieds meurtris et sanglants.
Il n’y a plus de castes, il n’y a plus que des frères, d’un côté ceux
qui souffrent, de l’autre ceux qui secourent.

Dès la première heure, le jour de l’entrée de nos pauvres troupes,
pendant le défilé lamentable, la foule bordait les rues, les mains
remplies de vivres, de liqueurs, de cigares.

On écrirait un volume, des traits héroïques accomplis par cette
excellente population.

Une vieille blanchisseuse donne son unique chambre à six hommes, et
passe la nuit dans sa cuisine à laver et sécher leur linge pour le
lendemain.

Une autre femme rencontre sur la route un blessé, dont les pieds gelés
sont nus. Elle lui met ses bas et ses souliers, et c’est elle qui, les
pieds nus, reprend dans la neige la route de sa cabane, à plus d’une
heure de marche. Partout les soins matériels sont accompagnés de bonnes
paroles d’encouragement, de doux mots d’espérance. La femme trouvera
toujours dans son cœur plus de tendres paroles pour le vaincu, qui s’est
battu bravement, que de louanges pour le vainqueur, qui se montre enivré
de sa victoire.

Pendant une froide nuit, un fermier loge volontairement tous les
malheureux qui se présentent; il donne son pain, son foin, son avoine,
son bois, sa boisson. Le lendemain il n’a plus rien, mais il a secouru
cinquante chevaux et sept cents hommes, dont plusieurs certainement
doivent la vie à son dévouement.

Depuis l’entrée de nos troupes, plusieurs épidémies se sont déclarées.
La fièvre typhoïde et la petite vérole surtout font de grands ravages à
Fribourg. Cela me fait une peine affreuse de penser que mes compatriotes
sont venus apporter la mort à ceux qui voulaient leur rendre la vie.

Oh! la guerre, la guerre avec toutes ses conséquences. Quelle atrocité!
la peur me prend, d’ailleurs, la paix est signée, les beaux jours
arrivent et je me décide à revenir en France, en passant par Strasbourg,
que je tiens absolument à voir. Mais avant de quitter la Suisse, j’ai
encore quelques villes à visiter. M. Fiwaz nous accompagne jusqu’à Berne
qui est notre première étape, et nous sert de cicérone. Cette ville
fondée ou rebâtie également par un duc de Zœhringen, Berthold V, en
1191, est au moins aussi curieuse que Fribourg. Ses longues rues sont
bordées d’arcades et ses ours sont des citoyens fort considérés. Notre
plus longue visite a été pour eux, Georgette ne pouvant se décider à les
quitter.

Ces ours, ce sont les armes vivantes de la ville, dont le nom en grec
_arctopolis_ veut dire la ville de l’ours. Puis nous avons vu le palais
fédéral, beau bâtiment moderne, quoiqu’un peu bas, décoré à l’italienne;
la belle vieille cathédrale, devenue temple protestant, la nouvelle
église catholique, la porte de Morat, le beau pont de la Nydeck et la
promenade de la _Plate-Forme_, d’où la vue est splendide. Près de
l’hôtel des Boulangers, où nous sommes descendues, j’ai remarqué une
horloge bizarre, où les douze heures sont représentées par douze ours,
qui s’en vont frapper sur le timbre, après avoir respectueusement salué
en passant N. S. J. C. qui est assis sur son trône. On sait que depuis
longtemps les Suisses sont passés maîtres dans l’horlogerie.

M. de Fiwaz nous a fait de tendres adieux. Nous partons pour Thoune, sur
le lac du même nom. C’est une ville curieuse, entièrement bâtie en
amphithéâtre, au flanc d’une montagne, le lac lui-même est comme
enchâssé dans des monts de différentes hauteurs, au-dessus desquels la
_Jung-Frau_ (jeune vierge), élève son front immaculé et tout étincelant
de neiges éternelles. La _Jung-Frau_ est à quatre mille trois cents
mètres d’altitude, cinq cents mètres de moins que le Mont-Blanc, mais
ascension plus pénible.

Beaucoup d’autres sommets sont également couronnés de neiges. Ils sont
au second plan du lac, tandis qu’au premier se trouvent des montagnes
moins hautes, couvertes de forêts inextricables.

De Thoune, nous traversons le lac en bateau à vapeur, pour arriver à
Interlaken, charmant petit village tout encerclé de hautes montagnes,
dont la _Jung-Frau_ semble la reine. C’est sans doute un des sites les
plus enchanteurs qui existent au monde. La légende en fait foi, en
est-il une plus poétique que celle d’Interlaken?

«Lorsque le bon Dieu eût chassé nos premiers parents du paradis
terrestre, il dit à ses anges: «Emportez loin, bien loin, ce lieu de
délices qui n’a plus d’habitants.» Les anges, chargés de leur précieux
fardeau, s’arrêtèrent quelques instants pour se reposer à l’abri de
grandes montagnes. Ils étaient aux pieds de la _Jung-Frau_, et ils
furent tellement frappés de sa radieuse majesté et des deux grands lacs
qui s’étendaient devant elle, qu’ils ne purent s’empêcher d’abandonner
un petit morceau de l’Eden dans le vallon compris entre les deux lacs,
pour compléter la beauté de ce paysage merveilleux.

Comme on le voit, il n’y a qu’à venir à Interlaken pour retrouver le
paradis perdu.

Oui, la _Jung-Frau_ reste la reine incontestée de ces lieux, tous les
environs ont été mis à contribution pour faire ressortir son éclat, et
l’on peut dire que l’on trouve ici dans tout leur épanouissement, les
magnificences tant vantées de la Suisse et de l’Oberland bernois.

A ce moment, il règne une grande animation, les hôtels sont pleins
d’officiers français internés, on y rencontre aussi des officiers
ennemis, nous avons dîné avec plusieurs Prussiens le jour de notre
arrivée. Cela m’a serré le cœur et coupé net la parole et l’appétit.

Les hôtels sont aussi nombreux que superbes, d’une élégance, d’un luxe
qui ne laissent rien à désirer. Les gigantesques noyers d’Interlaken
sont réputés dans toute l’Europe; ils forment l’une des plus belles
promenades qu’on puisse voir ainsi que le parc du Kurgarten, jardin du
Kursaal; au fond se trouve le Kursaal, avec ses salles de bal, de
concert, de lecture, ses terrasses et ses pavillons. Ce bâtiment en
lui-même est simple, il est construit dans le style suisse, c’est-à-dire
en bois, mais le jardin est délicieux; il est orné de plantes superbes,
d’arbres et d’arbustes rares, un jet d’eau qui s’élève à quarante
mètres, complète le décor. Il est réellement féerique le soir, lorsque
son immense panache se drape à la lueur fantastique des feux du Bengale.

Le _Rugen_ est aussi une promenade appréciée des touristes. Ce parc
sylvestre, dont l’art n’a qu’en partie transformé l’état primitif, se
compose d’une colline d’environ huit cents pieds de hauteur, entièrement
couverte d’arbres magnifiques, qui répandent délicieusement l’ombre et
la fraîcheur. Cette charmante colline, qui contraste si agréablement
avec les pics effrayants et inaccessibles, dont quelques-uns s’élèvent
jusqu’à onze mille pieds, est sillonnée en tous sens par des sentiers
flexueux, bien tenus, garnis de blancs et bordés de balustrades,
promenade reposante et non fatigante, comme il y en a tant en Suisse.

C’est au moment du renouveau, en mai et commencement de juin, qu’il faut
surtout venir ici, alors les cascades et les chutes d’eau sont les plus
belles; les épais feuillages, les tapis d’herbe tendre et les nouvelles
fleurs sont aussi dans leur épanouissement.

«Il n’est pas donné à tout le monde d’aller à Corinthe,» s’écriaient les
anciens avec dépit. A l’inverse des anciens, les modernes peuvent dire
qu’il est donné à tout le monde d’aller en Suisse, tant on a multiplié
les moyens de transport et de communication, facilité les excursions les
plus pénibles, semé le confort et le bien-être sous les pas des
voyageurs. Ceux-ci, séduits, charmés, cèdent à l’entraînement et ne
s’arrêtent que lorsque leur curiosité est satisfaite, c’est-à-dire quand
ils ont tout vu.

Je me suis donc hasardée à faire quelques excursions qui ne s’effaceront
pas de ma mémoire. J’ai visité dans la vallée de la Simme, Weissembourg,
climat salutaire s’il en fut et dont les bains sont principalement
recommandés aux poitrines délicates; on n’y rencontre guère que des
malades.

Plus riant est le village de Meiringen avec son église antique au
clocher isolé, particularité qui ne se voit qu’en Suède, d’où la
chronique fait descendre de ce pays les premiers habitants de Meiringen.

Je me suis enfin lancée dans les montagnes, c’est non loin d’Interlaken,
à deux ou trois lieues seulement que se trouvent, au dire des guides,
les sommets les plus sublimes des Alpes centrales; je ne m’y suis pas
aventurée, mais on nous a persuadées de prendre des chevaux et de gravir
à deux mille mètres au-dessus du sol, le pic de Mürren, d’où la vue
s’étend sur toute la chaîne de montagnes, pics, aiguilles, flèches,
pitons, sur toutes les vallées, sur toutes les gorges environnantes.
C’est splendide, nous dit-on, et sur l’assurance que la route n’est pas
dangereuse, nous nous laissons entraîner. Nous voilà donc parties,
Georgette et moi, à cheval avec un guide.

Ah! mon Dieu, quelle ascension! et comment rendre la stupeur que j’ai
éprouvée de nous voir escaladant de petits sentiers à pic, rendus
presque impraticables par des éboulements et serpentant sans parapet
aucun, à de petites hauteurs de mille, quinze cents, deux mille mètres.
Georgette, bien emboîtée dans sa selle ne bronchait pas; moi je sentais
le vertige m’envahir lorsque je mesurais de l'œil la profondeur des
précipices que nous côtoyions. Je l’avoue humblement, je m’accrochais à
ma selle tout en me disant: Il ne faudrait qu’un faux pas de mon cheval
pour rouler dans l’abîme. Brrr! j’avais la chair de poule, je me sentais
terrifiée par ce spectacle féerique mais effrayant. Parfois je fermais
les yeux, m’abandonnant à la volonté de Dieu.

Quand je me suis vue embarquée dans cette épouvantable voie, j’aurais
voulu revenir en arrière, mais il n’y fallait pas songer, ce chemin, à
peine praticable pour la montée, est impossible à descendre, on revient
à pied par l’autre versant.

Je n’essaierai pas de rendre les impressions multiples de cette escalade
titanesque.

De temps en temps, nous nous trouvions en face de petits ponts ou plutôt
d’une simple planche jetée en travers sur une cascade mugissante qui
dégringolait dans l’abîme, et il fallait passer là-dessus. Fort
heureusement, les chevaux ne sont pas sujets au vertige, c’est égal, je
faisais un ouf! de satisfaction lorsque nous étions de l’autre côté.

Il paraît qu’il y a en Suisse pas mal de chemins taillés dans le chaos
et surplombant des ravins sans fond, qu’on appelle «le mauvais pas.»
Quelle plaisanterie! ce mauvais pas ne vous donne qu’une image bien
imparfaite de la réalité. On pense qu’il s’agit seulement de franchir un
passage dangereux de quelques mètres. Ah bien oui! il y a de ces mauvais
pas là qui durent trois et quatre kilomètres, et il faut continuer de
marcher en avant, on n’aurait même pas la place de se retourner.

Vraiment, c’est défier la Providence que de jouer ainsi avec le danger,
de se lancer dans des lieux inaccessibles, uniquement par curiosité,
pour se donner le plaisir de se promener, ou la gloriole de raconter ses
hauts faits, et l’on prend un air modeste, pour terminer par cette
petite phrase suggestive: «J’ai eu la témérité d’arpenter ces mers de
glace, de traverser des gouffres vertigineux, de côtoyer ces chutes
assourdissantes,» à quoi les amis ébahis répondent: «Vous êtes bien
heureux d’avoir vu de si belles choses, tout le monde ne peut pas en
dire autant,» et l’on vous complimente sur votre courage, votre
sang-froid et votre énergie.

La route d’Interlaken à Grinderwald, village de l’Oberland, ne m’a guère
paru agréable non plus, malgré son cadre grandiose. Impossible d’admirer
les beautés de la nature quand on a peur.

Jusqu’ici je ne connaissais que les craintes émotionnantes sans doute,
que peuvent vous causer chemin de fer et bateaux à vapeur, mais cette
fois le trajet a été pour moi un véritable cauchemar.

Notre conducteur, sans souci de mon épouvante, nous a conduites au
grand trot, par un chemin bordé de précipices, enserré de tous côtés par
de hautes montagnes, qui ne laissaient apercevoir qu’une petite
échancrure du ciel au-dessus de nos têtes. Je ne sais comment nous avons
pu arriver à Grindelwald sans accident. Nous y avons trouvé un excellent
hôtel, je ne m’attendais guère à rencontrer le bien-être et la
civilisation dans cet endroit perdu et presque inaccessible. Mais quel
coin de la Suisse ne visite-t-on pas? et les hôtels de ce pays ne
laissent rien à désirer. Cela se comprend facilement, puisque la Suisse
comme l’Italie, vit en partie des étrangers. Elle les reçoit bien et le
leur fait payer cher. Dame! c’est une science fort appréciable de savoir
plumer les poules, pardon, je veux dire les étrangers, sans les faire
crier. Comment se regimber sur le prix, quand on est si bien traité?
cela arrive cependant quelquefois[3].

La race des hôteliers écorcheurs n’est pas nouvelle.

Voici à ce sujet, une petite histoire qui ne date pas d’hier cependant.
Le condamné a, dit-on, vingt-quatre heures pour maudire son juge, le
voyageur dont il va être question prit plus de temps pour maudire son
hôtelier.

Un Anglais, voyageant en Suisse, demanda dans un hôtel un bol de
bouillon qu’on lui fit payer dix francs. Quelques jours après, d’un pays
éloigné, il écrivit à l’hôtelier sans affranchir sa lettre, et la poste
était chère à cette époque:

«Monsieur, votre bouillon était bon, mais un peu cher.»

A des mois d’intervalle, il renouvela sa vengeance par les moyens les
plus imprévus et les plus divers. Une bourriche arrivait, d’où l’on
voyait sortir des pattes de gibier, mais il n’y avait que de la paille
et une lettre, toujours la même:

«Monsieur, votre bouillon était bon, mais un peu cher.»

Un jour, l’hôtelier reçoit des colonies une caisse avec cette étiquette:
Café superfin. Il paie le port, ouvre, trouve des graviers et la
sempiternelle lettre:

«Monsieur, votre bouillon, etc.»

On écrivait au susdit hôtelier pour retenir des appartements, il ne
pouvait, sans risquer de perdre sa maison, refuser les lettres et il
était continuellement attrapé.

Comme on le voit, les fils d’Albion ont la rancune tenace. La chose
avait été racontée dans quelques journaux anglais, beaucoup de
voyageurs, les Anglais surtout, évitaient cet hôtel. Bref, le
malheureux hôtelier courait à sa ruine; il fut forcé de vendre, et
l’acquéreur, pour ramener la fortune, s’empressa de changer d’enseigne.

En fait de note à payer, une de mes amies, qui voyageait aussi en
Suisse, eut un jour une agréable surprise. Elle venait de parcourir la
carte de l’hôtel et de commander deux portions de prix fort raisonnables
pour son déjeuner, cependant le dernier plat inscrit sur cette liste
l’intriguait beaucoup:

_Caléïche à la choute: 10 fr._

Etait-ce une vulgaire chou croûte allemande, était-ce un mets national,
en tout cas, ce devrait-être un gâteau, l’ordre de son inscription
indiquait un dessert. Mon amie, un tantinet curieuse de son naturel, ne
put résister à la tentation, elle demanda une caléïche à la choute.

Il y avait une demi-heure qu’elle attendait, sa patience était à bout. A
chaque demande: Est-ce prêt! on lui répondait: _Tout de chuite!_ _Tout
de chuite!_

Ah! se disait-elle, je me suis joliment fait attraper, c’est un plat
sans doute fort long à confectionner, qu’on ne demande que rarement, vu
son prix; on va me servir quelque chose de détestable. Elle en était là
de ses lamentations, quand un joyeux carillon de grelots lui fit lever
la tête. Une voiture venait d’entrer dans la cour, les chevaux
piaffaient, le conducteur claquait du fouet, un domestique parut:
«Madame peut venir!» et mon amie seulement alors comprit la chose.
C’était l’itinéraire, après déjeûner, de se promener en voiture, et la
caléïche à la choute, c’était une calèche pour aller visiter la chute et
les cascades, le plus joli site des environs.

Ah! cette même amie était bien amusante quand elle racontait ses
impressions de voyage et principalement ses violentes émotions et ses
démêlés avec la foudre, à l’hôtel du Righi. Elle y était arrivée un soir
de grande chaleur. Vers le matin, l’orage éclate; un orage dans la
montagne, c’est tout ce qu’il y a de plus formidable au monde, les
éclairs vous aveuglent et le tonnerre, aux rugissements sinistres, est
partout sous vos pieds, sur votre tête...

Mon amie épouvantée, se lève et sort de sa chambre. Dans le vestibule,
elle aperçoit, d’un côté un domestique, de l’autre une boule de feu qui,
en passant effleure sa robe, une robe de soie, Dieu merci.

Qu’est-ce? s’écria-t-elle affolée.

--Faites pas attention, Madame, répond le domestique imperturbable,
c’est le tonnerre qui se promène et pour la rassurer il ajoute: Ça lui
arrive souvent.

Mon amie ne déjeûna pas tranquille, et partit aussitôt. Au retour, elle
eût des démêlés avec son cocher, mais ce n’était rien en comparaison de
ceux du matin.

Il est certain que les cochers ici doivent faire de bonnes affaires, ils
n’ont point à craindre une trop grande concurrence de la part des
chemins de fer, qui ne peuvent gravir le flanc des montagnes ni courir
sur leur front. Ils ne seront jamais réduits au rôle passif du Collignon
mélancolique à propos duquel Scarron écrivait:

    Assis à l’ombre d’un rocher,
    J’aperçus l’ombre d’un cocher,
    Qui frottait l’ombre d’un carrosse,
    Avecque l’ombre d’une brosse.

Dans le beau livre de Victor Hugo, intitulé: _En voyage_, le grand poète
raconte une amusante anecdote de son voyage aux Pyrénées. Voulant aller
de Bayonne à Biarritz, il fut entouré par la cohue des cochers, qui lui
proposèrent de lui faire faire cette excursion pour un prix des plus
modiques. «Quinze sous!» criait l’un, «Douze sous!» criait l’autre.
Enfin, on lui offrit pour trois sous (il y a cinquante ans de cela), une
place dans une voiture neuve et fort bonne. En moins d’une demi-heure,
on atteignait Biarritz.

«Arrivé là, dit Victor Hugo, et ne voulant pas abuser de ma position, je
tirai quinze sous de ma bourse et je les donnai au cocher. J’allais
m’éloigner, il me retint par le bras:

--Monsieur, me dit-il, ce n’est que trois sous.

--Bah! repris-je, vous m’avez dit quinze sous d’abord, ce sera quinze
sous.

--Non pas, monsieur, j’ai dit que je vous mènerais pour trois sous.
C’est trois sous!

Il me rendit le surplus et me força presque de le recevoir.

--Et je me disais, en m’en allant, voilà un honnête homme!

Le poète se promena tout le jour sur la plage. Le soir venu, il songea à
regagner Bayonne. Il était las et ne pensait pas sans quelque plaisir à
l’excellente voiture du matin et au vertueux cocher qui l’avait amené.
Il le rencontra.

--Je vous reconnais, lui dit-il, vous êtes un brave cocher, et je suis
aise de vous revoir.

--Montez vite, Monsieur, lui répond l’homme.

Victor Hugo s’installe en hâte dans la calèche. Quand il est assis, le
cocher, la main sur la clef de la portière, lui dit:

--Monsieur sait que l’heure est passée?...

--Quelle heure?

--Huit heures.

--C’est vrai, j’ai entendu sonner quelque chose comme cela.

--C’est que passé huit heures, le prix change.

--A merveille, combien est-ce?

L’homme répond avec douceur:

--C’est douze francs.

Victor Hugo comprit sur le champ l’opération. Le matin, on annonce qu’on
mènera les curieux à Biarritz pour trois sous par personne. Il y a
foule. Le soir, on ramène cette foule à Bayonne pour douze francs par
tête.

Le poète paya sans mot dire, tout en songeant que l’on eût pu écrire
sur la calèche: VOITURE POUR BIARRITZ.--Prix: _par personne, pour aller:
trois sous; pour revenir: douze francs_, mais alors le nombre des
voyageurs eût été moins grand et le bénéfice des cochers aussi.

Très cher également les _edelveiss_ que de jolies petites filles bien
costumées vous _offrent_, c’est une manière de parler, car elle se paie
un bon prix la flore des hautes altitudes.

A Grindelwald, nuit sans sommeil.

Je n’ai pu dormir dans mon joli appartement, car il y avait cette nuit
là bal dans la maison, pour les soldats Grindelwaldais revenus de la
frontière, le bruit de la musique et les trépignements de la danse
arrivaient jusqu’à moi, mais mon insomnie n’avait rien de désagréable.
Je me trouvais en plein conte de fée, transportée dans un palais
enchanté, au milieu de merveilleuses montagnes. L’orchestre villageois,
quoique monotone, avait un charme tout particulier.

Après cette nuit fantastique, nous nous sommes fait transporter dans les
glaciers où nous avons visité la grande grotte; les effets de lumière à
travers ces épais blocs de glace sont quelque chose d’idéal; nous y
avons été assaillies par une avalanche...... d’officiers français
utilisant leurs loisirs en excursions. En qualité de compatriotes, la
connaissance a été vite faite. Quoique le champagne soit le vin des
toasts gais et des cœurs joyeux, ce qui n’était pas le cas pour nous, il
a fallu boire un verre de champagne; nulle part on ne le frappe mieux à
la glace qu’ici, c’est du reste de Grindelwald que s’exporte la plus
grande quantité de glace, de qualité absolument supérieure, elle sort
pure, transparente des glaciers immaculés.

Nous sommes revenus ensemble à Interlaken, où nous eussions dîné gaîment
en tout autre temps, mais la pensée de nos défaites et de la Patrie en
deuil jetait une ombre douloureuse sur les cœurs et les esprits.
Georgette surtout a trouvé cette rencontre charmante, elle a été comblée
de gâteries.

Je n’ai pas voulu quitter _Bœdeli_, le nom primitif d’Interlaken, et qui
veut dire: «lieu délectable,» sans en emporter un souvenir. J’ai visité
les bazars et acheté une nature morte, artistement fouillée, et venant
directement du village de Brienz, le chef-lieu des bois sculptés.

Adieu! Interlaken, Adieu! superbe et poétique nature, en vous saluant
une dernière fois les vers d’Alex Guiraud me reviennent à la mémoire:

    «Avec leurs grands sommets, leurs glaces éternelles,
    Par le soleil couchant que les Alpes sont belles!
    Tout dans leurs frais vallons sert à nous enchanter,
    La verdure, les bois, les eaux, les fleurs nouvelles;
    Heureux qui, sur ces bords peut longtemps s’arrêter,
    Heureux qui les revoit, s’il a dû les quitter!»

Nous avons traversé de nouveau le lac de Thoune. Sur le bateau se
trouvaient des francs-tireurs bretons, l’aide-de-camp du commandant
Domalain et son lieutenant, patriote un peu trop enthousiaste, qui s’est
pris de querelle avec un docteur allemand, à l’air bien inoffensif; il a
fallu les séparer pour empêcher le Breton de jeter le Prussien à l’eau.
Nous sommes montés dans le même wagon pour revenir à Berne, et tout en
admirant la crête de la Jung-Frau, dorée par les rayons du soleil
couchant, nous avons causé avec bonheur de la Bretagne, où ces messieurs
vont rejoindre le corps de Charette.

Georgette, désirant vivement revoir ses bons amis les ours, nous nous
sommes arrêtées un jour franc à Berne. J’ai eu la chance d’assister à
deux spectacles très différents, mais très intéressants, et que nous
n’avions pas eu l’occasion de voir avec M. Fiwaz; le défilé d’un cortège
et un coucher de soleil. Quand le jeu des rayons lumineux et des ombres
dessine _la croix fédérale_ contre la cime de la _Jung-Frau_, et que les
sommets neigeux resplendissent des feux empourprés de ce phénomène connu
sous le nom de _Alpenglühen_, on peut dire qu’on a assisté à un
spectacle unique au monde.

Georgette et moi aussi, je l’avoue, nous avons regardé les yeux grands
ouverts et jusqu’au dernier personnage, le défilé du cortège, tout
imprégné de couleur locale. En tête marchait un ours (un homme revêtu
d’une peau d’ours), il paraît qu’il en est ainsi en maintes
circonstances, et comme Berne est le centre de la vie politique, que
c’est là qu’habitent les représentants des autres puissances, il y a
souvent des cérémonies et l’on y voit toujours figurer l’ours
traditionnel. Du reste, sans parler des ours vivant dans leur fosse, on
retrouve leur image partout; en bronze aux pieds des statues, en pierre
au bas des monuments, et enfin en bois, en métal, en plâtre, en
chocolat, en sucre, dans tous les magasins de la ville.

Les prétentions de Georgette ne se sont pas élevées jusqu’à l’airain,
elle s’est contentée d’un ours en chocolat, dont la durée a été... fort
éphémère.

L’après-midi nous avons visité la _Grande Cave_ et le _Musée
historique_, que nous n’avions pas eu le temps de voir à notre premier
séjour.

La _Grande Cave_ renferme les célèbres fûts qui pourraient contenir
ensemble neuf mille hectolitres, d’où l’ancien dicton: «Si Venise règne
sur les eaux, Berne règne sur le vin.» Tel était la prévoyance du
gouvernement à cette époque, qu’il ne voulait pas que le peuple manquât
non-seulement de pain mais encore de vin.

Le _Musée Historique_ est très remarquable par la beauté, la richesse et
le nombre des objets qui le composent: sculptures, tapisseries, trophées
d’armes, etc.

En sortant du Musée nous est apparue la rue des Chaudronniers, une
vieille rue du plus pur style moyen-âge, un rêve du passé prenant forme
soudain. Un instant je me suis crue transportée à trois ou quatre
siècles en arrière. Cette rue était très animée à cause du marché, ce
qui complétait son aspect si pittoresque et si particulier. Avant de
prendre le train, nous avons voulu prier une dernière fois à _l’église
Française_. Elle date de 1265, et appartenait autrefois aux dominicains;
son architecture n’a rien de remarquable, mais ce qui l’est davantage,
c’est qu’elle sert tout à la fois aux protestants français et aux
catholiques romains.



CHAPITRE V

Lucerne, Zurich, Soleure, l’abbaye de d’Einsiedeln, une famille de
paysans dans la vallée de Schwitz schaffhouse Bâle, adieux à la
Suisse.


Lucerne est une très jolie ville, aux rues larges et droites, située au
bord du lac des Quatre-Cantons, le plus beau de la Suisse. A proprement
parler, ce lac des Quatre-Cantons, divisé par deux rétrécissements,
forme trois lacs: lac d’Uri, de Bouchs et de Lucerne. Ses bords sont
entourés de rochers à pic, d’un effet saisissant. Comme l’Océan, il
connaît les caprices de la vague et les émeutes de la tempête; comme
l’Océan, il ne gèle jamais dans toute son étendue.

Les habitants de Lucerne, ville catholique de vingt mille âmes, passent
pour avoir l’esprit vif, le caractère gai et le goût du plaisir. Les
femmes se distinguent en général par la finesse de leurs traits et
l’élégance de leur tournure.

Cette ville, qui fut un instant capitale de toute l’Helvétie, est fière
de son nom Lucerna _la ville qui resplendit au loin_, les uns disent
qu’elle doit son nom à un énorme fanal (Lucerna) élevé jadis sur son
emplacement pour guider les voyageurs, les autres, à un miracle de Saint
Nicolas, je préfère cette dernière hypothèse et je m’en tiens au
miracle.

Dans les légendes, c’est un peu comme dans les contes de fées, les
choses se passaient autrefois. Il y a bien longtemps, une chapelle
s’élevait sur les bords de la rivière de Reuss, à sa sortie du lac.
Cette chapelle était dédiée à Saint Nicolas, qui est non seulement le
patron des célibataires, mais aussi celui des bateliers. La légende
raconte donc que lorsque des bateliers étaient surpris sur le lac par
l’orage et se trouvaient en danger de périr, une lueur visible de très
loin apparaissant au-dessus de la chapelle, leur indiquait la route du
port.

Cet endroit fut bientôt réputé comme un lieu sacré, et devint non
seulement un but de pèlerinage pour les mariniers, mais aussi pour les
voyageurs qui devaient affronter le passage effrayant des montagnes.

Le quai, corso de Lucerne, offre un splendide panorama, celui du lac et
des Alpes! Nous y sommes allées par un temps admirable, il y avait un
monde énorme. Cette foule m’a fait penser à la tour de Babel. Sous
l’ombrage de grands marronniers, j’ai trouvé ici, comme dans la vallée
de Sennaar, la confusion des langues, et même celle des costumes.
C’était un spectacle amusant que celui de centaines de promeneurs, de
nationalités différentes, parlant la langue de leur pays, et vêtus de
robes et d’habits qui faisaient honneur aux excentricités de la mode,
bigarrures de nuances, chamarrures d’ornements, vêtements fantaisistes,
coiffures ébouriffantes, rien ne manquait à l’ensemble de cette
arlequinade de formes et de couleurs, quoiqu’à vrai dire, plusieurs de
ces toilettes prises séparément ne manquassent ni de chic ni d’élégance
locale.

De confortables bateaux à vapeur, de charmantes barques à voiles et à
rames sillonnent le port; tout au fond, derrière les rives verdoyantes
parsemées de villas, se dressent fièrement, rangées en gigantesque
demi-cercle, les cimes et les croupes innombrables des montagnes. Si
l’on veut apprendre le nom de tous ces colosses, depuis le Pilate à
droite, jusqu’au Righi à gauche, une table en granit placée sur un petit
promontoire au milieu du quai en donne gravé sur la pierre la liste
complète.

Le musée Stauffer avec ses groupes caractérisques d’animaux des Alpes
empaillés, a beaucoup amusé Georgette, ainsi que le Diorama où des vues
circulaires du Righi et du Pilate très bien peintes et éclairées par des
effets variés vous donnent l’illusion parfaite de la nature même.

Le Pilate est l’un des monts les plus célèbres des Alpes, son aspect
sévère, ses sommets déchiquetés et hantés par les légendes inspirent une
certaine frayeur. Dame! c’est là que le gouverneur Pilate vint chercher
la mort dans les eaux d’un petit lac qui se trouve à sa dernière
altitude. Les fantaisies de l’imagination sont sans limites, certes, je
ne m’attendais pas à trouver Ponce-Pilate en Suisse. Quant à son
homonyme, il fait la pluie et le beau temps au point de vue
atmosphérique. Le mont Pilate est un baromètre facile à consulter à la
portée de tout le monde et qui se voit de loin.

      Si le Pilate est coiffé d’un chapeau
          Le temps restera beau,
    Et, s’il s’est mis un collet de brouillard,
            C’est le jeu du hasard;
        Mais s’il est ceint de son épée
          Bientôt crèvera la nuée.

Admirable le Lion de Lucerne, admirable ce monument consacré à la
mémoire des huit cents officiers et soldats suisses au service du roi
Louis XVI, tombés en le défendant le 10 août 1792.

«Au bord d’un étang ombragé de pins et d’érables dont les eaux
tranquilles réfléchissent cet immortel chef-d'œuvre, se dresse un
rocher dans lequel une grotte a été pratiquée à une certaine hauteur.
Couché en travers de cette grotte, mourant de la mort des héros, un lion
gigantesque, le flanc percé d’un fer de lance brisée protège encore de
sa patte droite l’écusson fleurdelisé de la Maison de France, et
témoigne ainsi de sa fidélité au devoir jusque dans la mort. Une
inscription gravée dans le rocher au-dessus du lion porte ces mots:
_Helvetiorum fidei ac virtuti. A la fidélité et à la bravoure des
Suisses._ Sur une autre inscription placée au-dessous du lion se lisent
les noms des héroïques victimes. Des bosquets touffus entourent
l’emplacement et donnent à cet ensemble le caractère sévère qui
convient.[4]

Près du rocher s’élève une petite chapelle mortuaire avec l’inscription
_Invictis pax. Paix à ceux qui n’ont pas été vaincus._

Des trophées d’armes et de drapeaux des gardes suisses en décorent
l’intérieur, le dix août de chaque année on y célèbre une messe des
morts.

Les flâneries en ville sont pleines d’attrait. Le passé et le présent
s’y coudoient continuellement. Là c’est le passé: vieilles maisons d’un
style très ancien, vieilles halles, vieilles tours; ici, c’est le
présent, c’est la Lucerne moderne avec ses splendides hôtels, et le
contraste de cette physionomie changeante offre à l’étranger qui passe
un véritable intérêt.

La plus ancienne et la plus belle église de Lucerne est l’église de
St-Léodegard, fondée selon la tradition par Wickard duc de Souabe en
695, détruite par un incendie, elle fut reconstruite en 1634 sous sa
forme actuelle. Les sculptures extérieures du portail et de la tour sont
superbes. On admire à l’intérieur les grilles en fer forgé du
maître-autel et du baptistère, les stalles du chœur en bois sculpté, les
vitraux anciens, les autels richement dorés, et enfin le beau tableau,
un christ au jardin des Oliviers, de Lanfranc, élève de Guido Reni, et
une très belle sculpture en bois représentant la mort de la Vierge.

Maintenant, ce qu’il y a de plus remarquable, ce sont les orgues qui
comptent parmi les plus considérables et les meilleures, non seulement
de Suisse, mais de toute l’Europe, on y a travaillé plusieurs années.
Ces orgues possèdent quatre mille cent trente-et-un tuyaux, j’ai eu la
bonne fortune de les entendre. Outre le registre de la _vox humana_
merveilleusement réussi, elles possèdent une _vox angelica_ dont les
ondulations dirigées par une ouverture percée dans la voûte redescendent
en modulations d’une harmonie toute céleste. Je suis revenue ravie des
effets puissants et du charme pénétrant de ces orgues célèbres. L’église
est entourée d’un cimetière rempli de monuments, je ne trouve rien de
plus triste que la visite de ces champs du repos, il m’a cependant fallu
traverser celui-ci, ses longues arcades lui donnent absolument l’air
d’un _campo santo_ italien. Je ne voudrais pas être obligée de décrire
toutes les promenades qui entourent Lucerne, il faudrait des volumes...

Le lac pittoresque d’Uri consacre le souvenir de Guillaume Tell, ses
bords ont été témoins des évènements qui en ont fait le héros populaire
de l’Helvétie. Dans le canton d’Uri, nous avons foulé l’herbe de la
célèbre prairie de Grütli où les fondateurs de la liberté helvétique
prêtèrent serment en 1307.

N’est-ce pas en évoquant ce souvenir que le poète zurichois Keller
disait: «Laissez briller la plus belle étoile sur mon pays, sur ma
patrie.»

Il est bon de rappeler en passant que les quatre cantons qui ont fait la
Suisse sont restés profondément catholiques.

Tout le parcours du chemin de fer de Berne jusqu’à Lucerne, Zurich et
Schaffhouse est extrêmement riche et plantureux: coteaux fertiles, lacs
transparents, bois séculaires, prairies veloutées, chalets découpés en
dentelle.

Séjour à Zurich, ville intéressante à visiter et à étudier.

La cathédrale le _Munster_ est fort belle, l’Hôtel-de-ville, les
collèges, les hôpitaux, le casino sont aussi de beaux édifices, on fait
remarquer aux étrangers le monument de Gessner et le tombeau de Lavater.

Zurich est une ville commerçante et... studieuse, on l’a surnommée
l’Athènes de la Suisse, réputation qu’elle soutient dignement.

Cette jolie ville moderne, où l’on fabrique de si riches étoffes de soie
et de mousseline, est également située au bord du lac qui lui a donné
son nom; d’ailleurs, quelle est la ville de Suisse qui n’a pas son petit
ou son grand lac et sa légende?

Zurich a l’un et l’autre, un beau lac et une singulière légende, dont
Charlemagne est le héros. La voici: On commence par vous montrer la
maison où logeait Charlemagne, le grand empereur, alors qu’en l’an 800
il fondait les premières écoles Zurichoises; cette maison, située tout
près de la cathédrale dans la rue des Romains, est connue de temps
immémorial sous le nom de la maison «dans le trou,» _in loch_, par ce
qu’il faut pour y arriver descendre d’un côté de hauts escaliers, de
l’autre un chemin fort rapide; elle a été tant de fois restaurée depuis,
qu’il ne doit rien rester de la maison primitive, de réparation en
réparation, elle a perdu tout ce qu’elle avait de remarquable, à
l’exception d’une porte et de deux fenêtres d’architecture romane. Mais
enfin elle reste parée des souvenirs du passé, et c’est déjà beaucoup.

Charlemagne avait donc fait élever, en plus de ces écoles, sur
l’emplacement actuel de la Wasserkirch, une chapelle munie d’une cloche
que pouvait sonner, à certaines heures, quiconque réclamait un jugement
de l’empereur ou voulait implorer son appui.

«Un jour la cloche sonne, mais le gardien ne voit aucun sonneur, il
n’aperçoit âme qui vive dans la chapelle, ou à ses abords, la cloche
réitère néanmoins ses appels, et le bon empereur, ne pouvant obtenir une
réponse qui le satisfasse lorsqu’il demande à ses serviteurs qui agite
la cloche, prend le parti d’aller voir en personne ce qui se passe. Il
arrive avec l’impératrice et voit que c’est un serpent qui tire la
corde, il approche et l’animal le conduit quelques pas plus loin à son
nid. Un énorme crapaud s’était établi sur les œufs du reptile et
l’empêchait de regagner son domicile.

«Charlemagne, monté sur son siège de justice, donne l’ordre de chasser
le crapaud et le serpent reprend sa place et ses droits. A quelque temps
de là, les serviteurs de l’empereur viennent lui dire tout effarés qu’un
serpent monte les degrés qui donnent accès dans la maison. Charlemagne
défend qu’on fasse aucun mal à cet étrange visiteur, qui bientôt fait
son entrée dans la salle où la cour était à table.

«L’animal se dirige droit au hanap impérial, fait comprendre qu’il doit
en soulever le couvercle puis, son désir satisfait, dépose dans la coupe
une pierre précieuse qu’il tenait dans sa bouche et disparaît; jamais
on ne le revit.

«Charlemagne, touché de ce cadeau, témoignage de la reconnaissance du
serpent pour ses bons offices, fait monter la pierre en bague. On
s’aperçoit alors qu’elle avait une puissance magique et qu’elle
attachait indissolublement le cœur de l’empereur à la personne ou à
l’objet qu’elle touchait. L’impératrice désirant comme toute bonne
épouse être aimée seule de son mari, se fit donner la bague. A ses
derniers instants, elle eût le soin de dissimuler ce talisman sacré dans
sa bouche, et après sa mort, l’empereur lui resta tellement attaché que
pendant longtemps il ne permit pas qu’elle fût inhumée, ne pouvant
supporter l’idée d'être séparé d’elle.

«Un jeune étudiant en médecine de Zurich ayant été consulté par un
chevalier de la suite de l’empereur, finit par découvrir l’artifice
auquel avait eu recours l’impératrice. Le chevalier s’empara de la bague
et bientôt l’empereur renonça à garder le corps de sa défunte épouse,
mais alors son affection excessive se reporta tout entière sur le
chevalier détenteur de l’anneau. Au bout de quelque temps celui-ci,
fatigué de l’attention que le public accordait à la moindre des actions
du favori de l’empereur, jeta l’anneau dans un terrain marécageux. On
était loin de Zurich alors, mais cela suffit pour que l’empereur se
sentît attiré vers cet endroit.

Il y construisit une église qu’il dota richement, éprouvant toujours une
attraction invincible pour ce monument, lui qui avait fait construire
tant d’autres églises, il voulut y être inhumé. C’est ainsi que fut
fondé Aix-la-Chapelle. Telle est la légende que racontent les vieilles
chroniques et que respectent encore aujourd’hui les bons habitants de la
ville.»

L’épisode du serpent sonnant la cloche est rappelé par un bas-relief que
l’on admire aux angles de la maison qui se trouve au-dessous de la
cathédrale. (Münsterhaus).

Aimez-vous les légendes? Allez en Suisse et en Allemagne, de l’autre
côté des Alpes et du Rhin on en a mis partout. Ainsi la création de
Soleure remonte à Abraham. On retrouve donc en cette belle Helvétie,
Jésus-Christ, Pilate, Abraham et un bon serpent; moi qui avais toujours
pensé qu’il n’y avait que de mauvais serpents, à commencer par celui du
Paradis terrestre, quelle erreur!

Soleure possède la plus belle église de Suisse, et passe pour être avec
Trêves la ville la plus ancienne.

_In celtis, nihil est Solodoro antiquius, unis exceptis Treveris_, dit
une inscription gravée sur la tour burgonde qui y commande la place du
marché.

Aussi, un Soleurois malin, l’artiste Schwaller, avait-il imaginé de
peindre une vue de la cité, où il montrait sur les remparts, Dieu le
Père, occupé à la création d’Adam et d’Eve! en bas, les bourgeois
contemplant curieusement le Père Eternel et le premier homme.

C’est hier qu’a eu lieu à Zurich, entre les résidents allemands et nos
français internés, une bagarre qui a mis toute la ville en émoi. Le sang
a coulé de part et d’autre. C’est le sujet de toutes les conversations;
les sentiments à cet égard me paraissent très partagés, et il m’est
impossible de savoir de quel côté sont les plus grands torts, en tous
cas, nos vainqueurs ne se sont pas montrés généreux.

Nous avons fait un pieux pèlerinage à l’abbaye d’Einsiedeln, non loin de
Zurich, cent cinquante mille pèlerins la visitent chaque année.

Elle appartient aux Bénédictins. Le monastère entouré de pics et de
montagnes apparaît dans un cadre majestueux, digne de lui.

A ses pieds s’agite un torrent tumultueux. Les religieux bénédictins,
dont on connaît la science et la vertu ont ici un séminaire et un
collège renommés. Leur magnifique bibliothèque renferme de précieux
manuscrits, leurs archives ont une grande valeur.

L’église moderne est au centre de la façade du monument actuel, qui
forme un vaste carré; elle fut détruite par un incendie, en 1798, et
reconstruite sur les plans anciens.

La nef principale enveloppe la Sainte-Chapelle, où se trouve la Vierge
miraculeuse.

Cette chapelle est en marbre noir. Sur l’autel, on aperçoit à travers
une grille la statue en bois noir de la Vierge tenant l’enfant Jésus.
Tous deux sont revêtus de splendides vêtements, et portent des couronnes
d’or ornées de pierreries. Quelques écrivains disent que cette vierge
fut volée par les Français, ainsi que le trésor du couvent en 1798. Les
religieux assurent au contraire qu’ils sauvèrent la vierge du pillage,
qu’elle fut cachée dans le Tyrol, d’où les bons pères la rapportèrent en
1803.

L’intérieur est orné de plusieurs objets d’art. Au-dessus du
maître-autel, voici un splendide tableau représentant l’Assomption de la
Vierge.

J’admire dans la nef latérale un superbe crucifix et sur le marbre du
chœur une Cène en bronze qu’on me dit coulée d’un seul jet par Pozzi.

L’aspect général d’Einsiedeln rappelle Notre-Dame-de-Lorette.

Entre les deux tours, on compte onze cloches: une pèse cent vingt
quintaux. Lorsqu’elles chantent ensemble, leur voix grandiose est comme
le prélude des célestes harmonies et des chants magnifiques qui
attendent le pèlerin aux offices. L'âme écoute frémissante ces concerts
du ciel, et comme on prie ensuite avec ferveur, les uns debout tout
haut, les bras en croix, les autres prosternés, s’absorbant dans une
muette contemplation qui tient de l’extase. Des centaines de bougies
s’allument de tous côtés, image de l’ardeur des prières et des vœux.

Entre le bourg et le couvent, sur une vaste place, se trouve une
fontaine en marbre noir.

Pour que le pèlerinage soit complet, il faut boire à cette fontaine,
parce que la tradition rapporte que Notre Seigneur Jésus-Christ s’y
désaltéra. Or, quatorze filets d’eau y jaillissent à la fois, et la
tradition ne disant pas auquel bu Notre-Seigneur, les pèlerins
consciencieux boivent aux quatorze petites sources pour être bien sûrs
de ne pas se tromper.

Au-dessus des arcades se dressent les statues d’Othon Ier et d’Henry
Ier, protecteurs du monastère.

«Quelle admirable légende que celle de saint Meinrad! Après avoir été la
gloire du couvent de Reichenau, il chercha la perfection dans la vie
solitaire de ce désert situé à deux mille neuf cent quatre-vingt-dix
pieds au-dessus du niveau de la mer.

«Ce noble Germain vivait au neuvième siècle; il périt sous le fer de
deux misérables, qui s’enfuirent à Zurich, poursuivis par les corbeaux
familiers du cénobite; leurs clameurs les désignèrent à la justice, et
les firent arrêter.

«Ce miracle et les hautes vertus du saint martyr sanctifièrent le désert
d’Einsiedeln; la vénération des peuples s’y attacha.

«Ainsi fut fondé le sanctuaire de Notre-Dame-des-Ermites. Une pieuse et
universelle croyance ajoute que le ciel présida à la consécration du
sanctuaire; le Christ lui-même, la Vierge et les anges bénirent le lieu
merveilleux. On entendit les harmonies célestes, et dès lors ce fut une
tradition sacrée.»

A peu de distance du bourg, sur l’emplacement de la première cellule de
saint Meinrad, la vue s’étend sur le lac de Zurich, dont les
perspectives, d’abord riantes, se transforment, s’accentuent, et les
glaciers éternels apparaissent dans leurs beautés dramatiques.»

Que de légendes religieuses, que de légendes naïves ont pris leur essor
de ce lieu privilégié!

En voici une bien triste et qui reste à l’état de tradition consacrée
dans une des familles les plus distinguées de la Suisse allemande.

«A la fin du siècle dernier, le comte et la comtesse de R... avaient
leurs deux fils dans la garde suisse à Paris. Les nuages
s’épaississaient, la tempête révolutionnaire grondait. Les échos, de
plus en plus lugubres, n’arrivaient qu’à demi dans ce canton lointain,
aucunes nouvelles précises n’étaient venues confirmer les anxiétés des
parents. Le 10 août 1792, la mère éplorée vint confier sa peine à
Notre-Dame-des-Ermites; elle priait devant l’autel, plus inquiète que de
coutume, lorsqu’elle vit tout à coup ses deux fils, en uniforme,
franchir sans bruit la porte du sanctuaire, une épée flamboyante à la
main.

«La vision s’effaça à peine entrevue, ne laissant à sa place qu’une
ombre lumineuse qui s’éteignit à son tour.

Peu de temps après, le comte de R... apprenait que, ce même jour, à
cette même heure, ses deux fils, victimes du devoir et de l’honneur,
avaient été massacrés en défendant Louis XVI.

Quelques parties de la Suisse, comme la belle et riante vallée de
Schwitz nous présentent, en plein dix-neuvième siècle, des familles
quasi primitives, ayant échappé jusqu’ici au progrès d’une civilisation
vraiment effrénée par certains côtés. Ce n’est pas sans une très douce
émotion que j’ai pénétré dans la pittoresque demeure d’une vieille
famille de paysans, demeure qui a gardé le type bien connu des chalets
suisses.

«Soubassements en maçonnerie, étages supérieurs en madriers de sapin,
escaliers et balcons en bois découpé, le tout coiffé d’une large toiture
qui surplombe d’un à deux mètres sur la façade du bâtiment.» Cette
construction rustique est aussi souriante qu’originale, avec l’ombrage
de ses grands arbres, les verdures reposantes de ses tapis d’herbes et
le cristal limpide de sa fontaine qui se termine en ruisseau.

La famille au complet, lorsque je suis entrée, se groupait autour du
père, le chef vénéré. L’intérieur m’a paru fort simple mais d’une grande
propreté, la propreté c’est la coquetterie des maisons simples et
modestes, cependant le plafond et les lambris sont en bois artistement
sculpté, l’autre luxe de cette salle, c’est le poële de faïence
brillante, aux formes rectangulaires et monumentales, sur l’un de ses
carreaux de faïence, je lis incrustée dans son émail cette belle
sentence.

    «Mit Gott fang an,
    Mit Gott hor auf,
    Das ist der schonste Lebenstauf.»

Ce qui peut se traduire en français:

«Commencer avec Dieu, finir avec Dieu, voilà le meilleur emploi de la
vie.»

Un vaisselier, une grande table au milieu, un beau crucifix entouré
d’images pieuses, un bénitier fleuri d’un rameau de buis, suspendu près
de la porte d’entrée composent le mobilier, quelques chaises de bois
découpé entourent la table, mais on leur préfère le banc adossé à la
muraille.

On ressent dans cet heureux intérieur une sensation de calme
inexprimable.

Ah! que je me sens loin du brouhaha des grandes villes et de la vie à
outrance qu’on y mène. C’est dans ces intérieurs paisibles qu’il faut
venir puiser les plus hauts enseignements de la pure morale et le
sentiment qui est la force et le salut des nations. L’amour et le
respect de la famille et de Dieu.

«Heureuses les vieilles races, sur lesquelles ne pèsent pas le poids des
révolutions.»

Schaffhouse est une ancienne ville forte, située au bord du Rhin, sur
l’extrême frontière Suisse.

Ma première pensée à Schaffhouse est pour la cascade de la Lauffen, la
plus belle de l’Europe.--En y arrivant, mon imagination a d’abord été
désappointée de ne pas voir les eaux tomber d’une plus grande hauteur;
elles descendent graduellement en nappes d’une immense largeur jusqu’à
l’énorme rocher planté au milieu du fleuve contre lequel elles se
précipitent l’une par dessus l’autre avec un fracas épouvantable. Malgré
la déception du premier moment, mes yeux ne peuvent se détacher de ce
spectacle étourdissant. Je reste là comme pétrifiée, regardant et
écoutant, pendant que Georgette remplit ses poches de charmants petits
cailloux qu’on trouve sur les bords du fleuve.

Pour compléter le tableau, je vois un train s’engouffrer dans le tunnel
du château de la Lauffen, tout cela devient vertigineux!

J’ai visité à Schaffhouse l’énorme et vieille forteresse près de
laquelle se trouve le cimetière. En sortant, nous avons entendu des
détonations; c’était les derniers honneurs que l’on rendait à l’un de
nos pauvres soldats mort de la petite vérole à l’hôpital.

Départ pour Strasbourg par le chemin de fer badois qui nous laisse en
route de bonne heure et nous couchons à Waldshut, charmante ville,
assise sur les bords du Rhin. Aujourd’hui dimanche, par un temps
splendide, nous reprenons le chemin de fer qui côtoie le Rhin jusqu’à
Bâle, il n’y a pour moi qu’une ombre, une ombre bien noire, au
splendide tableau qui se déroule devant nous. C’est la vue de toutes ces
gares enguirlandées de tous ces drapeaux aux couleurs prussiennes et
badoises flottant au vent. Les campagnards débordaient sur le parcours
avec des airs de fête. C’était une griserie de chants patriotiques, à
l’occasion de la paix signée, une orgie de victoire qui me jetait des
bouffées de rouge au front et de rage au cœur.

Ah! comme tous ces chants résonnaient lugubrement à mes oreilles!

Voici du reste la traduction des hurlements militaires d’outre-Rhin, qui
se vocifèrent en ce moment dans toute l’Allemagne.

               REFRAIN
    Les hussards chantent, la poudre gronde,
    Suivons tous nos généraux qui, pour nous,
    Ont déjà gagné mainte bataille.

Frères, si nous n’avons pas un sou entrons en France, nous trouverons de
l’argent là-bas.

Frères, si nous n’avons pas de souliers, allons en France pieds nus;
là-bas on trouve à se vêtir et à se chausser.

Frères, si nous n’avons pas de vin à boire, il y en a en France, allons
là-bas, nous défoncerons les tonneaux et viderons les bouteilles.

Frères, ne craignez pas de tirer et de frapper toujours en avant,
toujours contre la France et les Français!

J’entendais ces chants avec une intensité de douleur que je ne puis
rendre, j’avais les yeux pleins de larmes, et je suffoquais en pensant à
ce qui se passait sur l’autre rive du Rhin. Quel contraste!

Bâle, malgré ses monuments, son église du Munster, ses remparts
imposants me semble une belle, grande, mais triste ville.

Elle est cependant le grand entrepôt du commerce, entre la _Suisse, la
France et l’Allemagne_.

Jusqu’en 1833, Bâle a été la seule ville Suisse qui ait eu une
université, elle avait été fondée dès 1459.

C’est vers la même époque que Bâle vit le fameux concile qui menaça de
tourner en schisme sous le pape Eugène IV.

Plusieurs traités célèbres y ont été signés.

Erasme y mourut.

Le Musée renferme des toiles remarquables. Les chefs-d'œuvre de Hans
Holbein m’ont vivement frappée, son christ particulièrement. C’est une
admirable conception. L'âme se sent toute en pleurs, devant cette
indicible figure, qui semble résumer toutes les douleurs. L'œil ouvert
qui ne regarde plus, conserve le suprême et dernier éclat des visions
funèbres. La blessure du côté est béante et profonde.

Oh! oui, dans ce corps tourmenté, cette tête sanglante, le peintre
s’est inspiré des réalités de la mort. C’est d’une vérité absolue,
effrayante. Il manque seulement un peu d’idéal si l’on songe que ce
n’est pas seulement un homme, mais Dieu même qui vient de mourir-là!

C’est à Bâle que nous faisons nos adieux à la Suisse.

Adieu, belle Helvétie, adieu pays grandiose aux aspects saisissants et
variés, adieu montagnes vêtues de forêts et couronnées de glaciers,
rochers découpés en figures fantasques, cascades et torrents dont les
eaux se fondent en écume de neige, se brisent en flèche d’argent,
s’étalent en nappe de cristal.

Adieu et je répète avec le poète: _Tout dans ce beau tableau sert à nous
enchanter_! J’ai presqu’envie d’ajouter que la seule ombre à ce
merveilleux tableau c’est l’homme qu’ici la grandeur de la nature semble
écraser.

Oui adieu, Suisse hospitalière, Suisse généreuse, ce n’est pas sans
émotion que je te quitte, terre bénie, qui t’es montrée si compatissante
à nos pauvres soldats.

C’est à Verrières dans une maisonnette que fut signée, entre le général
Suisse Herzog et le général Clinchamp, le dernier général de l’armée de
l’Est (oubliée par nos gouvernants lors de l’armistice) la Convention
qui arrachait quatre-vingt-cinq mille Français aux mains de l’ennemi.

L’armée de l’Est après avoir repoussé les Allemands à Villersexel,
venait de perdre la bataille d’Héricourt. Elle fuyait... et je l’ai
encore et je l’aurai toujours présente à l’esprit cette déroute
épouvantable, où l’on voyait des cavaliers sans chevaux, des fantassins
sans armes, des piétons sans souliers les pieds gelés, ulcérés, marchant
par 16 degrés au-dessous de zéro avec de la neige jusqu’aux genoux. Oui,
je la reverrai toujours cette armée en guenille, mourant de privations
et de froid; combien, combien de ces malheureux ont succombé. Les
Prussiens et les corbeaux étaient à leurs trousses, les uns pour les
achever et les autres... pour les dévorer. Devant cet encombrement
formidable, la Suisse qui n’y était point préparée s’élevant soudain à
la hauteur de cette lourde tâche a montré le plus admirable dévouement.

Les généraux ont choisi leur résidence, plus de deux mille officiers, en
chiffres exacts deux mille cent dix officiers se sont fixés dans six
grandes villes; les soldats ont été repartis dans cent soixante-quinze
dépôts, et soumis au code militaire du pays, traités comme milice
suisse, c’est-à-dire logés, nourris et payés à raison de vingt-trois
centimes par jour et par homme.

Un jour cent cinquante mille lettres sont tombées tout à coup venant de
Mâcon. Quel travail pour remettre à chacun celles qui lui sont
adressées. Mais les bons Suisses sont patients et l’on débrouille ce
formidable courrier. Songe-t-on, disait un Suisse, à tout ce que peut
contenir une lettre, cette feuille légère: parfois le cœur tout entier,
parfois un pieux souvenir qui rend la vie; un secours urgent attendu
avec angoisse et toujours au moins des nouvelles de la famille, des
consolations, une bouffée de l’air du pays natal, une preuve qu’on n’est
plus seul.

Il est juste aussi de reconnaître que, pendant leur séjour de trois
mois, nos soldats se sont montrés doux, honnêtes, reconnaissants.

Le conseil fédéral a adressé au général Clinchant une lettre, «pour
rendre hommage à la bonne conduite, qui n’a cessé de régner parmi les
officiers et les soldats de l’armée de l’Est, pendant son internement en
Suisse, ce qui a largement facilité la tâche du gouvernement fédéral et
des gouvernements cantonaux.»

Ce fut une fièvre de dévouement, un délire de sacrifice pour notre
malheureuse armée. La Suisse avait besoin d’argent pour nourrir les
internés et les troupes qui les gardaient; tous les Suisses, à
l’étranger, ouvrent aussitôt leurs bourses et écrivent qu’ils sont prêts
à revenir si on a besoin d’eux. La Suisse demande quinze millions, on
lui en souscrit plus de cent (cent six millions cent vingt-six mille
cinq cents francs); tous nos soldats valides, on les habille chaudement,
on les nourrit abondamment, les malades reçoivent jour et nuit les soins
les plus délicats et pour ceux qu’on ne peut guérir, on adoucit leurs
derniers jours.

Oui, la Suisse, en ces cruelles circonstances s’élevant jusqu’à
l’héroïsme a mérité de l’humanité entière. Honneur et merci à toi, noble
terre, c’est ma dernière parole en te disant adieu![5]



CHAPITRE VI

Kehl, Strasbourg, douloureuse histoire, Bade et ses environs,
Fribourg-en-Brisgau, Heidelberg, la Forêt-Noire.


Après quarante-huit heures de séjour à Bâle, nous montons en wagon avec
deux Russes qui vont comme nous à Strasbourg.--Nous voyageons aussi avec
des officiers prussiens que nous perdons pour en reprendre d’autres à
chaque station.

Le soir, très tard, nous entrons à Kehl, impossible d’aller plus loin.
Nous sommes régalées dans notre hôtel du bruit d’un banquet à l’occasion
de la paix. Hélas! c’est partout le chant de gloire des vainqueurs. Le
lendemain, j’ai visité Kehl presqu’entièrement détruit par le canon de
Strasbourg: la gare n’existe plus. C’est une arrivée continuelle de
troupes allemandes débarquant au chant de l’hymne national, avec des
bouquets au canon de leurs fusils. Ces chants allemands sont assez beaux
et graves, mais ils tintent à mon oreille comme un glas. Départ pour
Strasbourg; le pont de Kehl n’est encore réinstallé que provisoirement.

Nous allons tout doucement; on distingue parfaitement d’ici Strasbourg
et ses ruines. Nous y arrivons au bout d’une demi-heure: les Prussiens
travaillent à réparer les portes de la ville. Il y a à la gare un
encombrement de troupes impossible à décrire. Je ne sais comment réussir
à avoir mes bagages. Cependant les employés, grands et petits, sont
polis à l’égard de tout ce qui parle français. Je pense qu’il est dans
leur nouvelle tactique de se rendre aimables.

Enfin j’ai mes bagages, sans trop d’ennuis, et je me dirige vers la
place Kléber dont la statue n’a pas été endommagée; mais l’hôtel de
l’état-major qui tient tout un des côtés de la place est complètement
détruit, le cours de Broglie, le théâtre et la bibliothèque sont dans le
même état. Quant à la cathédrale, les Prussiens y ont déjà fait quelques
réparations, mais les magnifiques vitraux sont tous brisés, et ce seul
dommage est évalué à un demi-million. Nous avons voulu faire l’ascension
de la tour: Georgette était la plus intrépide, mais arrivée à une
hauteur de quatre cents pieds, j’ai refusé d’aller plus loin, me sentant
prise de vertige. La vue était cependant bien belle: même d’où nous
étions, nous apercevions les Vosges et le Rhin, brillant au soleil comme
un large ruban d’argent. Mais la merveille des merveilles est la
magnifique horloge, qui date du quatorzième siècle, où nous avons vu
sonner trois heures. Le coq a déployé ses ailes, la mort est apparue
avec sa faux, puis trois apôtres ont salué Notre-Seigneur en passant
devant lui, et sont allés frapper leur coup sur le timbre. Une visite
très intéressante aussi a été celle du Temple protestant St-Thomas, qui
renferme le tombeau du maréchal de Saxe par Sigalle, puis deux momies
d’un seigneur allemand et de sa jeune fille en costume de fiancée.

Pauvre Strasbourg, combien faudra-t-il d’années pour cicatriser tes
plaies et relever tes ruines?

Pendant que tu saignes encore, la nature a repris ses airs de fête. Les
cigognes, oiseaux sacrés du Rhin, insoucieuses de la guerre et des
révolutions bâtissent leur nid. La terre a revêtu ses parures de fleurs
et les arbres leurs verdoyants feuillages.

Les Strasbourgeois qui aimaient la France, comme des fils aiment leur
mère, font mal à voir, les femmes particulièrement ont un air
d’abattement qui vous va droit au cœur. On vient de me raconter une
histoire qui prouve leur patriotisme. Dans la maison qui touche l’hôtel
où nous sommes descendues, habite une dame veuve, que le hasard nous
faisait suivre ce matin en revenant de la messe. Avant-hier, cette dame
logeait chez elle trois officiers prussiens qui se plaignaient de ne pas
être admis dans son salon. Hier au soir, ils reçoivent une invitation.
Ils arrivent à huit heures.

Le salon était obscur; à la lueur de la lampe unique qui l’éclairait,
ils entrevoient plusieurs femmes vêtues de noir et assises au fond de
la pièce.

La maîtresse de la maison les voyant entrer va à eux, les amène à la
première de ces dames, et la leur présentant:

«Ma fille, dit-elle; son mari a été tué pendant le siège.»

Les trois Prussiens pâlissent. Leur hôtesse les amène à la seconde dame.

«Ma sœur, qui a perdu son fils unique à Frœschwiller.»

Les Prussiens se troublent. Elle les amène à la troisième.

«Madame Spindler, dont le frère a été fusillé comme franc-tireur.»

Les trois Prussiens tressaillent. Elle les amène à la quatrième.

«Madame Brown, qui a vu sa vieille mère égorgée par les uhlans.»

Les Prussiens reculent. Elle leur désigne la cinquième.

«Madame Hullmann qui» mais les trois Prussiens ne la laissent pas
achever, et, balbutiant, éperdus, ils se retirent précipitamment comme
s’ils eussent senti l’anathème et les malédictions de ces pauvres femmes
en deuil tomber sur leur tête.

_10 mai 1871._

Les évènements en France n’ont fait que s’aggraver; ils ont dérangé tous
mes plans de retour immédiat.

Je me décide à aller voir Bade qui n’est qu’à huit lieues de Strasbourg.

Le chemin de fer marche tranquillement, ce qui permet d’admirer une
nature luxuriante, et de jolis villages qui semblent avoir été jetés là
tout exprès pour faire point de vue au premier plan, pendant qu’au
second plan se déroule une série de collines couronnées de ruines
féodales. Voici Achern où l’on garde les entrailles de Turennes, à un
quart d’heure tout au plus de Salzbach où le héros fut tué.

Voici Bükl qui se montre fier de son vin rappelant de loin notre
Bourgogne, nous a-t-on dit, car nous n’en avons pas bu. Les grands vins
allemands sont hors de prix, nous nous contentons de la bière de
Strasbourg que nous trouvons bonne.

On prétend que la meilleure bière du monde sort de la brasserie que le
domaine de la couronne de Bavière possède à Munich depuis plusieurs
siècles; mais, comme nous n’avons point non plus goûté cette bière là,
nous ne pouvons faire la différence.

Depuis quinze jours, nous sommes à Bade, la plus coquette des villes; je
croyais n’y venir que pour quelques jours; hélas! l’insurrection de
Paris n’est pas encore calmée. N’est-ce pas horrible cette guerre
civile, cette guerre fratricide succédant à la guerre étrangère?

Il est probable que je vais me diriger sur la Belgique, ne voulant pas
séjourner plus longtemps en pays ennemi. Cependant Bade me semble un
vrai paradis pour les touristes.

Le Palais des Jeux est splendide. Deux fois par semaine nous y allons
entendre d’excellente musique dans la salle des roses, tendue de satin
blanc et décorée de guirlandes de roses en relief. Je vais aussi lire
les journaux au cabinet de lecture où l’on peut coudoyer quantité de
princes et princesses de toutes nationalités. Le roi et la reine de
Naples habitent Bade en ce moment. La reine est une femme encore belle
et sympathique, qui ressemble bien aux portraits que j’ai vus d’elle.
Nous passons nos soirées dans le salon de la conversation ou au théâtre,
un vrai bijou. Tout est élégant et luxueux à Bade: l’allée de
Lichtenthal nous a rappelé les Champs-Elysées, tant il y passe de
fringants équipages; seulement, au lieu de conduire au bois de Boulogne,
elle conduit à la Forêt-Noire. Le Palais du grand-duc, la villa de la
princesse Stéphanie de Bade sont remarquables. La cathédrale est
richement décorée à l’intérieur: parmi ses curiosités on voit le
squelette de Sainte Rosalie, entièrement recouvert de joyaux. L’ancienne
chapelle des chanoines de Lichtenthal possède une autre relique du même
genre.

La Trinkhall est l’établissement thermal proprement dit de Bade (Baden
veut dire Bains en allemand); c’est aussi un fort joli édifice; sa
façade comprend seize colonnes d’ordre corinthien. Sur le fronton un
bas-relief représente la nymphe des eaux, qui, d’un côté, accueille les
malades et qui, de l’autre, les renvoie heureux et guéris.

On arrive à la galerie par un large perron et deux entrées latérales. Le
fond de cette galerie se compose de quatorze panneaux, peints à fresque,
représentant les principales légendes du pays.

Je me les suis fait expliquer. Est-il rien de plus charmant que les
légendes? Elles sont la poésie des siècles, elles sont les broderies et
les fleurs jetées sur le canevas sévère de l’histoire.

J’ai voulu faire usage de ces eaux qui sortent toutes chaudes de dessous
terre, mais cela ne m’a pas réussi comme à bien d’autres du reste. Dame!
ces eaux guérissant les malades doivent rendre malade les bien portants.
C’est logique.

J’ai fort remarqué une chapelle entièrement revêtue de marbre blanc et
dont la toiture est en lames de cuivre.

Nous y sommes entrées pendant une cérémonie du culte schismatique qui
m’a beaucoup intéressée; le patriarche qui officiait avait un air
vénérable, et ses chants grecs étaient d’une douceur, d’une harmonie
incomparables. Il y a eu aussi pendant notre séjour une grande kermesse
qui a duré huit jours avec toutes sortes de divertissements. Un tir où
l’empereur et ses généraux ont été fusillés bien souvent...... en
effigie. Un panorama où l’on voyait toutes les principales batailles de
la dernière guerre, c’est-à-dire une marche triomphale de la Prusse. Un
carrousel superbe, des musiciens et chanteurs en masse. Tout cela avait
beaucoup d’attraits pour Georgette; elle est encore à l'âge heureux où
l’on ne se rend pas compte des choses: ce qui la faisait rire me faisait
soupirer.

Nous avons visité plus d’une fois le grand bazar. Que de tentations! il
y a là de quoi vider bien des bourses: verreries de Bohême, peintures
sur porcelaines, variété de bijoux, horloges, coucous de toute espèce,
bois sculptés de la Forêt-Noire, bibelots de tous genres et de toutes
dimensions. Nous avons été raisonnables, si raisonnables que nous
n’avons rien acheté. Une seule jolie chose peut tenter, mais la vue de
tant de jolies choses n’excite plus le désir, elle le rassasie.

Je suis restée plus longtemps à Bade que je n’aurais voulu, mais il y
avait tant d’excursions délicieuses à faire aux environs! Nous sommes
donc allées au château grand-ducal ou vieux château. On y pénètre par
une porte majestueuse. Ces ruines ont grand air. La salle des chevaliers
est une vaste pièce à ciel ouvert; au centre une table champêtre avec un
arbre au beau milieu. Une terrasse permet de circuler autour des ruines.
Le panorama en est déjà superbe, mais si l’on veut monter jusqu’à la
vieille tour, alors on jouit d’une vue qui s’étend sur toute la vallée
de Bade, et quand le temps est clair, sur Kehl, Strasbourg et Rastadt.
Au centre de la terrasse, dans une embrasure de pierres se trouve ce
que l’on appelle la Colsharf, c’est-à-dire une réunion de cordes de
boyaux tendues, lorsque le vent passe en les agitant, elles font
entendre des sons d’une mélodie suave, d’une douceur infinie, c’est la
harpe éolienne en un mot.

Nous sommes revenues du vieux château par _Les Rochers_: ce sont des
masses de porphyre colossales aux déchirures profondes, aux crevasses
béantes, reliées entre elles par des ponts et des sentiers où l’on peut
circuler sans aucun danger.

Visite fort intéressante aussi au château d’Eberstein, ouvert toute la
journée; Salle des chevaliers ornée d’armures et de vitraux anciens,
appartements du duc et de la duchesse, tout cela superbe; balcons
circulaires, terrasses, tentures magnifiques, vues merveilleuses.

Le château de la Favorite s’élève au centre d’un parc enchanteur, aussi
romantique que possible: devant la principale façade s’étalent un vaste
lac et un escalier grandiose, orné de statues. Le château de la Favorite
doit sa fondation à la princesse Sybille, veuve de Louis-Guillaume,
vainqueur des Turcs. La princesse eut-elle dans sa vie de gros péchés à
se reprocher? toujours est-il, c’est que, à côté du joli château où rien
ne manquait, on montre l’ermitage où la princesse s’en allait faire
pénitence, et l’on y voit, en effet, les instruments de la macération la
plus raffinée, un lit de paille, un cilice, une discipline, une
ceinture armée de pointes de fer.

Au rez-de-chaussée du château, on vous fait regarder ce que je n’avais
encore vu nulle part: «une cuisine d’apparat». Cette cuisine est ornée
d’une collection de plats, d’assiettes, de cristaux de tout genre, et
d’un service complet de table, représentant, en porcelaine, des jambons,
des poulets et des canards, du gibier et un choix de légumes les plus
variés.

Au premier étage, on vous montre une suite d’appartements intéressants
au point de vue de la décoration et de l’ameublement, la chambre
chinoise est fort remarquable, et le boudoir des glaces aussi: dans
cette dernière pièce, on voit le portrait de la princesse sous
quatre-vingts costumes différents.

La grande et somptueuse salle à manger pour les réceptions de gala, est
du plus grand effet, et par l’élégance de ses dispositions et par la
richesse de ses ornementations. Aux quatre coins de la salle sont des
jets d’eau, que paillettent d’or tour à tour le soleil et les lustres;
tout en haut se trouve une galerie circulaire pour les musiciens.

Après cela, on entre dans une enfilade de pièces originales, assez
curieuses à voir.

En sortant du château, on admire à droite et à gauche des galeries en
forme de cloîtres, donnant sur des massifs de verdure qui ont grand
air.

Promenades charmantes encore dans la vallée de la Mürg, à la cascade de
Géroldsau, au Chalet des Chèvres où vous voyez paître en liberté une
centaine de chèvres, blanches comme leur lait, portant au cou une mince
clochette dont on entend avec plaisir tinter le léger carillon.

«Le duché de Bade est l’un des plus beaux joyaux de la confédération
germanique. Fribourg-en-Brisgau, Heidelberg et Baden-Baden forment un
trio de villes-jardins inconnues en France.» Oui, le grand duché de Bade
avec sa légendaire forêt noire, moins noire que son nom, est le jardin
superbe de l’Allemagne. Il faut la voir, il faut l’admirer, cette
promenade là; c’est un rêve en action.

Fribourg-en-Brisgau est une ville frappée au coin de la couleur locale
et de l’antiquité.

On contemple d’abord l’université avec ses créneaux, l’hôtel-de-ville
avec ses vieilles peintures, la cathédrale avec sa merveilleuse tour.
Cette cathédrale construite en pierre de grès rouge, est l’une des plus
belles églises gothiques de l’Allemagne. Elle remonte au treizième
siècle. La tour haute de cent vingt-huit mètres est un chef-d'œuvre
d’architecture et de sculpture; elle se termine par une flèche en pierre
à jour, travail surprenant de hardiesse et de légèreté. Cette tour est
comme celle de Strasbourg, l'œuvre d’Ewin de Steinbach, et un peu celle
aussi de sa fille, la belle Sabine.

Si l’on en croit l’histoire, Sabine vivait au milieu des ouvriers de son
père, les aidant de ses conseils, travaillant même avec eux, puisque
certaines sculptures fines comme des broderies, à Strasbourg comme ici
sont dues à ses mains délicates. Ils la faisaient juge de leurs
différends et l’avaient surnommée «La Reine du travail.»

C’est à Fribourg-en-Brisgau qu’il faut venir pour s’extasier tout à son
aise devant les reliques du passé.

Vieilles maisons, vieilles ruelles, vieux porches, vieilles tours,
pignons gothiques, cloîtres sévères, peintures murales extérieures et
décorations de fer forgé, voilà ce que l’on voit à Fribourg-en-Brisgau,
la perle du pays, disent les guides.

Heidelberg est une ravissante ville de vingt-cinq mille âmes,
intelligente et savante. Son université célèbre date de 1386; elle fut
fondée par l’électeur Rupert Ier. Le pape Urbain VI contribua aussi à
sa création.

Elle compte trente professeurs distingués, et beaucoup de jeunes gens
sérieux. Ce n’est point à Heidelberg qu’il faut venir chercher le type
romanesque du coureur ou de l’étudiant... qui n’étudie pas.

Cette ville possède un musée remarquable, des collections scientifiques
d’une grande valeur, et une bibliothèque dite palatine, d’environ deux
cent mille volumes, au nombre desquels le catéchisme de Luther annoté de
sa main.

Très beau, le palais du grand duc qu’on a surnommé l’Alhambra de
l’Allemagne, rempli d’une foule de précieuses choses. Très belles les
deux églises de St-Pierre et du St-Esprit. Cette dernière, comme
l’église française à Berne, sert également aux protestants et aux
catholiques qui y font successivement leurs offices.

Les ruines, dues aux Français, du vieux château électoral sont
excessivement curieuses: ces ruines monumentales, ces tours éventrées
par nos canons au dix-septième siècle, décorant comme à plaisir des
hauteurs boisées, dominent majestueusement encore la vallée de Neckar.
Elles sont là comme pour raconter l’histoire et résumer le passé. Les
habitants de ce château l’embellirent jadis suivant leurs goûts et leur
époque, et l’on trouve ici:

«Un porche gothique et les colonnes de granit envoyées par le pape à
Charlemagne, là, une façade italienne avec des nymphes et des chimères;
ailleurs, une ordonnance couronnée de frontons; plus loin, la grosse
tour fendue qui dresse vers le ciel sa brèche gigantesque. Les granits
et les marbres gisent pêle-mêle, sous les pieds, enfouis dans l’herbe
chevelue, les plantes grimpantes, les lierres tenaces.

Un seul souvenir s’est conservé intact, c’est la cave ou plutôt le
célèbre tonneau des Palatins. Ce foudre titanesque a douze mètres de
long; il peut contenir trois cent mille bouteilles de bière; le dessus
forme terrasse, l’on y dîne et l’on y danse.

Quant à la Forêt-Noire, où le beau _Danube bleu_ prend sa source, c’est
un parc colossal, c’est un gigantesque bois de Boulogne, et je ne sais
comment peindre mon admiration. C’est le paradis terrestre pendant
l’été, car l’hiver le climat devient fort rude, et la neige y tombe au
moins durant six mois. Elle féconde ainsi la luxuriante végétation qui
doit se réveiller au printemps et prépare la floraison de ces fameux
mérisiers qui produisent le kirsch-wasser (eau de cerises) si apprécié
du monde entier.

«De toutes parts, dès qu’on s’engage dans l’une ou l’autre des vallées
profondes qui partent du Rhin pour finir dans le royaume de Wurtemberg,
à soixante-quinze kilomètres de là, on ne voit que forêts sombres de
sapins couvrant les montagnes, collines et monticules, on n’entend que
rivières et ruisseaux qui murmurent, en cascadant dans l’herbe et la
mousse.

«Partout des habitations, soit groupées, soit isolées. Partout du monde;
un perpétuel va-et-vient de gens et de bêtes allant aux champs de la
vallée, ou montant aux pâturages. Les maisons sont bien, dans tout le
massif qu’on désigne sous le nom conventionnel de la Forêt-Noire, celles
que les marchands de jouets nous ont depuis longtemps montrées: petits
chalets bas, en bois, drôlement assis, avec un pignon grossier, qui
forme abri.

«Et les routes plantées d’arbres fruitiers! Et les vignes! Quelles
admirables routes et quelles superbes vignes! Elles sont bien de taille
à fournir à l’Allemagne entière de ce vin du Rhin dont elle est fière,
et non sans raison, il faut bien en convenir. La toilette de ces vallées
plantureuses et pittoresques est si bien faite!»

Le grand duc de Bade doit donner certainement les ordres les plus
stricts pour que cette contrée riante, charmante, captivante, soit tenue
l’été d’une manière irréprochable, avec des allées spacieuses et propres
et des gazons fleuris comme on n’en déploie qu’autour des châteaux.



CHAPITRE VII

Rastadt, Carlsruhe, Francfort, Mayence, Les rives du Rhin,
Coblentz, Cologne, Aix-la-Chapelle.


La première ville où nous nous arrêtons en quittant Bade, est Rastadt,
ville murée du grand duché de Bade. C’est en cette ville qu’eurent lieu
en 1713 et 1714 entre Villars et le prince Eugène, les conférences qui
amenèrent la paix de Bade et assurèrent la possession de l’Alsace à la
France.

Nous visitons ensuite la jolie ville de Carlsruhe, capitale du
grand-duché, ville intéressante et industrielle. Le palais du grand duc
est un très vaste bâtiment, mais d’un style un peu lourd; les jardins
qui en dépendent sont fort beaux; il y a aussi un joli théâtre et un
musée remarquable.

Carlsruhe se présente sous un aspect gai et sémillant. Une cité âgée
d’un siècle et demi est encore dans sa prime jeunesse, et celle-ci est
de date toute récente: elle fut fondée en 1715 par Charles-Guillaume,
margrave de Bade-Dourlach qui en fit sa résidence et lui donna le nom de
Carlsruhe, c’est-à-dire «Repos de Charles.» Ce n’était auparavant qu’un
simple rendez-vous de chasse.

Notre curiosité n’a pas le temps de se reposer à Francfort, autrefois
l’une des quatre villes libres de la confédération germanique. Beaucoup
d’édifices du moyen-âge émaillent la ville. Nous avons visité la
magnifique cathédrale où l’on couronnait les empereurs (on la répare en
ce moment), l’hôtel-de-ville dit Rœmer où siège le Sénat, le palais de
la Tour-et-Taxis où se tiennent les séances de la diète, de très beaux
musées, la synagogue des Juifs, le monument des Hessois, la vieille
maison de la rue des Juifs, berceau de la famille Rothschild, Francfort
est aussi la patrie de Gœthe. Cette ville possède des places superbes,
un grand jardin botanique, un théâtre, de vastes hôpitaux; enfin c’est
une grande, riche et très belle ville. C’est de Francfort que fut lancé
le 1er décembre 1813 le manifeste des souverains alliés contre
Napoléon.

Nous traversons le Rhin pour aller à Mayence, l’une des trois
forteresses fédérales de l’Allemagne.

Les Prussiens, les Autrichiens et les Hessois y tiennent garnison.

Cette ville n’est pas, comme Carlsruhe, de date récente. Elle fut fondée
par Drusus, treize ans avant Jésus-Christ, et devint une place
importante sous les Romains. Rebâtie par les rois Francs, Charlemagne se
plut à l’embellir.

Mayence qui s’étend sur le penchant de plusieurs collines forme deux
quartiers bien distincts, dont l’un est spacieux et élégant.

Cette ville renferme des richesses artistiques en grand nombre, galeries
de peintures, musées d’histoire naturelle et d’antiquités romaines,
cabinets de monnaies et de médailles.

Nous avons salué sur la place qui porte son nom la statue en bronze du
célèbre Gutemberg auquel Mayence s’honore d’avoir donné le jour.

Il y a plusieurs belles églises, la cathédrale dite le Dôme m’a paru un
peu lourde, elle est cependant renommée.

Mayence est souvent visité par les touristes, mais il paraît que les
rois d’Allemagne ne s’y aventurent guère. Ce qui m’a été dit à ce sujet
m’a donné en même temps la signification de la main levée pour prêter
serment, qu’on voit sculptée sur la façade latérale de la célèbre
cathédrale. L’empereur François d’Autriche, dernier empereur du
Saint-Empire et beau-père de Napoléon Ier, se trouvait à Mayence à
la fin du dernier siècle, et le clergé le reçut si bien qu’il fit à
l’archevêque la promesse que l’empereur allemand qui viendrait la
prochaine fois à Mayence devrait construire à ses frais les deux tours
qui manquent à la cathédrale.

L’empereur François avait évidemment l’intention de revenir et de faire
construire les tours, mais son futur gendre l’en empêcha et le
Saint-Empire cessa d’exister.

L’archevêque avait fait sculpter la main pour que la promesse impériale
ne fût pas oubliée.

Or, il paraît que cette main sculptée gêne le vieux Guillaume qui se
soucie fort peu de construire à ses frais les tours d’une cathédrale
catholique.

Je crains donc que celle-ci n’attende longtemps encore ses tours et
qu’elle soit obligée de se contenter de ses plans... restés en plan.

Un immense pont de bateaux de six cents mètres communique avec Cassel,
qui forme comme un faubourg de Mayence. Nous n’avons pas idée de ce
genre de pont en France.

C’est ici que le Rhin a sa plus grande largeur. Avant de quitter
Mayence, nous n’oublions pas d’y faire un déjeuner au jambon, puis nous
nous embarquons sur un confortable bateau à vapeur, et de dix heures du
matin à sept heures du soir, nous descendons, mollement bercées, le Rhin
jusqu’à Cologne.

Les rêveries de mon esprit sont aussi bercées de mille souvenirs dont
quelques-uns bien tristes. Naguère encore, le grand pont du Rhin était
gardé par deux sentinelles, d’un côté la sentinelle badoise et de
l’autre la sentinelle française. Hélas, il n’y a plus de sentinelle
française! Ah! cette revanche des Allemands contre les Français, avec
quelle perfidie et quelle patience elle a été préparée!

Jamais les braves Gaulois n’auraient su feindre et dissimuler comme les
Germains, «cette nation passée maîtresse en tous genres de fourberie,»
disait Tacite, il y a dix-huit siècles.

Mais le bateau à vapeur marche, le paysage se déroule, c’est une suite
d’enchantements, le regard est ravi; presque continuellement les deux
rives du fleuve sont bordées de hautes montagnes, au sommet desquelles
sont perchés, comme autant de nids d’aigles, de vieux châteaux
gothiques.

    «Et si haute que fut la tour ou la montagne,
    N’avaient besoin, pour prendre un château rude et fort,
    Que d’une échelle en bois, pliant sous leur effort,
    Dressée au pied des murs, d’où ruisselait le souffre,
    Ou d’une corde à nœuds, qui dans l’ombre du gouffre,
    Balançait ces guerriers moins hommes que démons,
    Et que le vent, la nuit tordait au flanc des monts.»

D’autres châteaux sont plantés au beau milieu du fleuve, dans des îles
enchantées.--En voilà une, là-bas, qui fait penser à Roland. La
tradition fait mourir l’héroïque paladin au col de Roncevaux. On parlera
toujours de la célèbre épée Durandal et du cor merveilleux dans lequel
Roland aurait exhalé son âme valeureuse, pour faire parvenir jusqu’à
Charlemagne le cri de suprême détresse.

«Dieu me garde d’enlever un seul joyau au cycle épique des chevaliers de
la Table-Ronde! Mais à côté de la tradition guerrière, il y a la
tradition amoureuse, qui éclaire d’un plus doux rayon cette grande
figure de Roland, et qui en complète la poétique transformation.

Suivant une légende allemande, le héros, après avoir si vaillamment
combattu, si bruyamment soufflé dans son cor, ne serait pas resté parmi
les cadavres encombrant le val de Roncevaux. Un miracle de l’amour
l’aurait ressuscité d’entre les morts, et, malgré ses innombrables
blessures, il serait revenu sur les bords du Rhin, où le rappelait la
foi jurée à la belle Hildegonde.»

Voici la légende:

«Hildegonde et Roland étaient fiancés, quand le héros dut partir avec
l’armée pour l’Espagne. Remarquons ici qu’en qualité de neveu de
Charlemagne, dont la résidence était à Aix-la-Chapelle, et qui visitait
volontiers ses vignobles des bords du Rhin, notamment Rudesheim, Roland
a dû passer une partie de sa jeunesse dans ces contrées. Rien d’étonnant
dès lors qu’il y ait engagé son cœur. Hildegonde se montra digne de
l’amour d’un tel guerrier. Elle l’attendit fidèlement, et quand lui vint
la nouvelle du désastre de Roncevaux et de la mort de Roland, ne voulant
pas se donner à un autre, elle prit le voile et se cloîtra dans
l’abbaye de Nonnenwerth.

Jugez de la douleur de Roland quand il apprit que sa fiancée s’était
donnée à Dieu pour toujours! Afin de pouvoir du moins apercevoir
quelquefois sa forme chérie dans les jardins du couvent, il se fit
construire le burg qui a conservé son nom, et y passa le reste de ses
jours, les yeux presque constamment tournés vers le monastère. Les
restes d’un vieux burg, en face des sept montagnes, près de Bonn, en
témoignent de manière à ébranler les plus incrédules. Une tour en
ruines, encore aujourd’hui désignée sous le nom de _Coin de Roland_
(Rolandseck), plane presque à pic sur une très ancienne abbaye
construite dans une île au milieu du Rhin, et qui a continué de
s’appeler l'_île des Nonnes_ (Nonnenwerth).»

Deux lignes de chemin de fer courent à droite et à gauche pour rappeler
le voyageur aux réalités du XIXe siècle. La vigne grimpe partout où
il y a quelques pouces de terre. Nous apercevons en passant les caves
creusées dans la montagne qui renferment les précieux vins de
Johannisberg. Je m’aperçois qu’un sentiment de jalousie se mêle à mon
admiration, pendant toute cette journée. Je ne crois pas que nous ayons
rien d’équivalent en France, et je comprends notre ambition, d’avoir
voulu, hélas! posséder ce beau Rhin allemand.

Il est bien calme aujourd’hui, bien souriant, dans sa majestueuse
sérénité et l’on oublie ses emportements, la course vertigineuse de ses
flots bleuâtres qui roulent parfois avec une rapidité à faire frémir.

Voici Coblentz. C’est une ville à part; ses édifices et ses églises
surtout sont beaux. J’y ai remarqué un monument élevé au général
Marceau. Mais son altière forteresse entourée de sept enceintes est ce
qu’il y a de plus remarquable.

Coblentz fut jadis une des villes habitées par les empereurs
carlovingiens et plus tard par les électeurs de Trêves.

Je visite Coblentz avec intérêt en songeant à mon grand-père qui, au
début de la révolution française, y arriva avec bien d’autres émigrés,
et concourut d’une manière active à la formation de l’armée de Condé. Je
conserve précieusement sa décoration du Lys, une fleur de lys d’argent
surmontée de la couronne royale et nouée d’un ruban blanc, que les
soldats seuls de l’armée de Condé avaient le droit de porter.

Lors de la Restauration, en 1814, cette décoration reprit faveur et
devint comme un signe de ralliement qui servait à distinguer les
royalistes, mais bientôt elle tomba dans le domaine public, chacun put
la prendre, et cette facilité de la porter à sa guise, lui ôtant tout
mérite, sa vogue fut promptement passée.

Aujourd’hui elle n’a plus place que dans les souvenirs de famille ou les
musées d’antiquités.

Cologne est une grande et belle ville de cent mille habitants, mais
d’un aspect triste. Bâtie en demi-cercle, défendue par
quatre-vingt-trois tours, elle est reliée par un pont fixe, qui a
remplacé un pont de bateau, à la petite ville de Deutz, sur la rive
opposée du Rhin.

Deutz, ville presque entièrement peuplée de juifs devient ainsi le
faubourg d’une ville essentiellement catholique et qui possède un nombre
infini d’églises. La reine de toutes est son immense cathédrale, la plus
belle que j’ai vue. Commencée en 1248, interrompue pendant plusieurs
siècles, elle n’a été achevée que tout dernièrement en 1861. Dame! ici
la légende est joliment en faute! La cathédrale de Cologne ne devait
jamais être finie, disait-elle.

Oyez pourquoi: Un jeune architecte, désolé de n’avoir pu faire agréer
son projet par l’archevêque Conrad qu’aucun plan ne pouvait satisfaire,
s’en était allé sur les bords du Rhin dans le dessein de mettre fin à
ses jours. Au moment où il allait se précipiter dans le fleuve, un
vieillard qui n’était autre que le diable lui apparut tout à coup et lui
offrit, en échange de son âme un plan merveilleux, le plan de la
cathédrale actuelle.

Le jeune homme demanda vingt-quatre heures de réflexion et alla
soumettre le cas à son confesseur qui lui suggéra une bonne ruse: Le
lendemain, au moment où Satan lui montrait de nouveau son plan, en lui
rappelant à quelles conditions il en deviendrait possesseur, le jeune
homme le lui arracha brusquement, et, tirant tout aussitôt de dessous
sa robe une relique de sainte Ursule, il en frappa l’Esprit du mal au
front. Satan vit bien qu’il était joué: «C’est encore une ruse de
l’Eglise! s’écria-t-il; mais la cathédrale que tu me voles ne sera
jamais achevée, et ton nom restera inconnu!» En prononçant ces mots,
Satan arracha d’un coup de griffe la partie supérieure du dessin. Le
jeune architecte mourut de chagrin de n’avoir jamais pu le reconstituer.

Pendant de longues années, l’évènement sembla donner raison à la
légende. Les travaux de la cathédrale de Cologne, commencés en 1249,
furent continués jusqu’en 1509; mais, dans ce long espace de temps, ils
furent interrompus plus d’une fois, si bien qu’au commencement de ce
siècle, le chœur seul avait pu être terminé.

Transformé par la Révolution française en magasin à fourrages, mutilé
par le temps autant que par les hommes, le vénérable édifice menaçait
ruine et allait probablement être jeté bas, lorsque le zèle
archéologique et religieux se réveillant, des associations se formèrent
et entreprirent non seulement de restaurer, mais encore d’achever à
l’aide de souscriptions l'œuvre gigantesque à peine ébauchée au
Moyen-Age. Les dons affluèrent de toutes parts; le roi de Prusse
d’alors, Frédéric-Guillaume IV, s’engagea à verser annuellement
cinquante mille thalers, et, le 4 septembre 1820, eut lieu la seconde
fondation de la cathédrale, fête magnifique dont Cologne n’a pas perdu
le souvenir. Dès lors, il n’y eut plus d’arrêt dans les travaux, que
moins d’un demi-siècle, comme on le voit, a suffi pour mener à bien.

Le chœur est une merveille du moyen-âge: on venait de toutes parts à
Cologne pour honorer les précieuses reliques qu’elle possède, et
particulièrement celles des Rois Mages.

Saint Bruno naquit à Cologne, et Marie de Médicis y mourut en
1642.--Rubens y séjourna longtemps, quelques auteurs croient qu’il y est
né; en réalité il reçut le jour à Siegen (Nassau), d’une famille noble
et originaire d’Anvers. Nous n’avons pas voulu quitter Cologne sans
acheter quelques flacons de cette eau spiritueuse et parfumée, qui porte
son nom; inventée à la fin du siècle dernier par Jean-Marie Farina, elle
est maintenant connue du monde entier.

Aix-la-Chapelle est aussi une ville importante des états prussiens:
l’hôtel de ville est magnifique; la cathédrale bâtie par Charlemagne est
remarquable; cependant je lui reproche son style un peu lourd, un peu
confus, et elle me semble bien inférieure à celle de Cologne.

Près de la ville se trouvent des eaux sulfureuses et ferrugineuses, fort
en vogue. Ces sources furent découvertes par Charlemagne vers 773
pendant une partie de chasse. Il y fit construire une chapelle; d’où son
nom d’Aix-la-Chapelle. L’empereur finit même par faire de cette ville sa
résidence habituelle et la capitale de tout l’empire. A partir de cette
époque le développement et l’importance d’Aix ne firent que s’accroître.
Il s’y tint différents conciles; les empereurs s’y firent couronner
pendant plusieurs siècles, de 813 à 1531. Les habitants vous montrent
avec fierté les tombeaux de l’empereur Othon III et de Charlemagne.

De même qu’Argenteuil possède la tunique de Notre-Seigneur, et Prün,
dans le diocèse de Liège, ses sandales, Aix-la-Chapelle conserve
précieusement sa ceinture de cuir (_cingulum_), dont les deux extrémités
sont réunies et scellées du sceau de l’Empereur Constantin.

Ce trésor, ainsi que les restes de Charlemagne, qu’on appelle les
«_grandes reliques_», ne sont présentés à la vue du peuple que tous les
sept ans.



CHAPITRE VIII

Bruxelles, Laeken, Waterloo, Gand, Bruges, Anvers, Spa, Paris et
ses ruines, Retour au logis.


D’Aix-la-Chapelle, nous arrivons à la petite ville manufacturière de
Verviers, première station belge. Là, il faut subir l’ennui de la
douane, mais c’est égal, je ne suis plus en pays ennemi, il me semble
qu’on m’a ôté un poids qui m’oppressait le cœur, je respire plus
librement.

Le paysage a changé d’aspect; cependant vers Liège je retrouve des
réminiscences de la Suisse en petit. Mais en approchant de Bruxelles,
adieu la poésie. Nous sommes dans un pays riche et fertile, ces immenses
plaines le prouvent certainement, malgré leur apparence terne, uniforme,
presque insipide. Bruxelles s’annonce très bien par cette superbe gare
du nord où nous débarquons; mais il y a tant de Parisiens ayant fui la
Commune que tous les hôtels où nous frappons sont pleins. Enfin, après
une journée de fatigues nous trouvons un appartement chez Monsieur
Vereyken où nous sommes très confortablement installées.

Je vois dans mon guide que la ville de Bruxelles est à deux cent
soixante-six kilomètres de Paris, et qu’elle renferme environ deux cent
mille habitants.

Au septième siècle, Bruxelles n’était encore qu’un modeste bourg. Cette
ville ne reçut son nom qu’en 1044, lorsqu’elle fut entourée de murs, et
devint le séjour des ducs de Brabant. Ce n’est que depuis 1831 qu’elle
est la capitale de la Belgique. Elle était avant l’une des deux
capitales du royaume des Pays-Bas. Deux fois prise par les Français à la
fin du dix-septième et à la fin du dix-huitième siècle, elle appartint à
la France de 1795 à 1814.

On dit que Bruxelles est un petit Paris. C’est en effet une jolie
miniature de notre capitale, avec sa ceinture de boulevards et son bois
de la Cambre, rival de notre bois de Boulogne. Elle compte quatorze
portes, vingt-sept ponts, et plusieurs beaux édifices. Sa cathédrale
dédiée à Sainte Gudule est vraiment très belle à l’extérieur, quoique
ses tours semblent inachevées.

L’intérieur est décoré très richement de superbes vitraux, de tableaux
de maîtres et de magnifiques tombeaux en marbre blanc. La chaire en bois
sculpté est très curieuse: l’artiste a représenté nos premiers parents
mangeant la pomme et a personnifié les sept péchés capitaux qui viennent
à la suite. L’hôtel de ville gothique est un remarquable monument
entouré d’antiques maisons d’une architecture riche et bizarre. On ne
voit qu’arabesques, colonnes, statuettes d’un grand effet. Ces demeures
rappellent la domination des Espagnols, qui implantèrent ici le style
mauresque, qu’ils tenaient eux-mêmes de leurs vainqueurs les Maures.
_L’ancienne maison du Roi_ est le chef-d'œuvre de ce genre. Quant au
palais du roi actuel, ce n’est qu’une grande construction moderne, sans
ornements et sans style. Sans doute que le confort et les richesses de
l’intérieur font oublier l’extérieur, mais je ne l’ai pas visité.

La résidence royale de Laeken, située dans le faubourg de ce nom, est
entourée d’un grand parc ouvert au public, qui peut s’y promener tout en
admirant les beaux arbres, les pelouses fleuries, les orangeries et les
serres remplies de plantes rares et superbes.

Le palais des ducs d’Orange, un peu moins laid que le palais du Roi, a
été transformé en musée. Les promenades sont magnifiques et nombreuses.

L’Allée Verte est tout simplement ravissante; le parc royal, devant le
palais du Roi, est planté de beaux arbres, mais les statues me semblent
de peu de mérite.

Le parc de Bruxelles, devant le palais de la Nation, se trouve dans la
ville haute, au milieu des quartiers les plus élégants. On y rencontre
tout ce qui fait la beauté ordinaire des grands enclos: des massifs, des
taillis, des pelouses, de l’eau. On a conservé un bassin qui recevait
l’eau d’une fontaine aujourd’hui tarie. Ce bassin est donc à sec, mais
on le garde, parce que Pierre-le-Grand pendant son séjour à Bruxelles,
s’amusa un jour à boire «en vrai charpentier,» une bouteille de vin
qu’il avait fait rafraîchir dans ce bassin. L’histoire, qui souvent
laisse passer des faits importants, s’amuse parfois à consigner les plus
petits, et c’est comme cela que les générations pourront lire gravés sur
les bords du dit bassin, l’année, le mois, le jour et l’heure _où le Roi
a bu_.

Quant au bois de la Cambre, il est vraiment splendide, et je crois qu’il
peut rivaliser avec notre Bois de Boulogne. Au demeurant, Bruxelles est
une ville industrieuse et commerciale, intelligente et artistique, riche
et élégante.

Ses musées possèdent beaucoup de choses rares et curieuses, celui de
peinture renferme une grande quantité de tableaux de Rubens, Van-Dyck,
Rambrand, des deux Teniers, et de tous les maîtres de l’école flamande.
Le musée Hirtz, fondé par un particulier, dont il contient seulement les
œuvres et les collections assez originales, présente également beaucoup
d’intérêt.

Bruxelles a de fort beaux magasins, et j’ai admiré aux étalages de
lingerie ces belles dentelles si renommées dites point de Bruxelles.

Le théâtre de la Monnaie et celui des galeries Saint-Hubert sont les
deux plus beaux de Bruxelles. Au reste, les divertissements abondent
ici. Georgette irait volontiers tous les jours au spectacle ou au
cirque; elle devient très mondaine. Je crois qu’il est temps de rentrer
chez nous, et vraiment le mal du pays me gagne. Depuis huit mois je
parcours villes et campagnes, employant mon temps à tout voir, à tout
visiter. J’ai coudoyé des milliers de personnes et cependant je suis
toujours l’étrangère partout où je vais. Je suis l’inconnue qui passe
devant des indifférents et à la longue, ce sentiment d’isolement, cette
solitude dont on se sent entouré deviennent une souffrance de cœur!...
Oh! mon sweet home! quand te reverrai-je?

Nous avons visité le château de Laeken, résidence d’été du roi: c’est
simple et beau. Puis nous avons fait une excursion à Warterloo, ce
tombeau des gloires du premier empire. Georgette a grimpé au sommet du
monticule d’où le lion belge domine la plaine en vainqueur, mais je n’ai
pas eu ce courage; je suis restée aux pieds du colosse où m’est venue à
l’esprit cette réflexion: «Que le petit état belge s’était fait
représenter par un bien gros animal. Waterloo a comme Fribourg son
tilleul historique et centenaire. C’est de ce tilleul, qui lui servit
d’observatoire, que Napoléon suivait la bataille qui devait aboutir à la
suprême défaite.

Bruxelles a aussi sa légende, la bien jolie légende de la Guerliche.

«La Guerliche, type populaire flamand, est une des personnifications de
l’esprit qui court les rues. Goguenard, sentencieux, il parle par
paraboles et par proverbes. Un jour, le roi des Pays-Bas vint visiter
les Flandres. Il avise dans une promenade la plus belle ferme et le plus
beau moulin qu’il ait jamais vus.

«A qui ce moulin? demande-t-il.

--Au meunier la Guerliche, sire.

--Et cette ferme?

--Au mayeur Sans-Souci.

--Sans-Souci! s’écrie le roi, voilà un gaillard qui est plus heureux que
moi. Qu’on aille lui annoncer que je l’attends demain pour lui poser
trois questions: 1º Ce que pèse la lune; 2º Ce que vaut son roi; 3º Ce
que je pense. S’il répond de travers, il sera pendu: ce serait trop
commode de passer ainsi la vie sans inquiétude.»

Sans-Souci se désole, mais la Guerliche s’offre à le remplacer, à la
condition que le mayeur renoncera à la main de Toinette, qu’ils aiment
tous deux.

La Guerliche se présente devant le roi.

«Eh bien! lui demande le monarque, sais-tu ce que pèse la lune?

--Oui, sire, elle pèse une livre.

--Et sur quoi bases-tu ton opinion?

--Sur ce qu’elle a quatre quarts.

--C’est juste, fait le roi. Et dis-moi maintenant, combien m’estimes-tu?

--Vingt-neuf deniers.

--Comment drôle, tu oses?...

--Dame! sire, puisque Notre-Seigneur Jésus-Christ a été vendu pour
trente deniers, je dois, en bon chrétien, vous placer un peu
au-dessous.

--Très bien! dit le roi. Peux-tu me dire aussi ce que je pense?

--Parfaitement. Vous pensez que je suis Sans-Souci.

--Oui.

--Eh bien, je suis la Guerliche!

--Je te prends pour premier ministre! s’écria le roi enthousiasmé.»

Il est peu probable que ma destinée me ramène jamais en Belgique; je
profite donc de mon séjour pour visiter ses principales villes.

Gand est une place forte de cent vingt mille âmes, plantée au beau
milieu de plusieurs rivières, et une ville intelligente, possédant une
Université libre, une Académie de dessin, peinture, sculpture,
architecture, des musées, des bibliothèques, des sociétés savantes. Ce
qui donne à cette ville de dix-neuf kilomètres de tour, un aspect tout
particulier, c’est qu’elle est bâtie sur trente-six petites îles reliées
entre elles par trois cents ponts. Il y en a plus qu’à Venise
certainement, mais Venise reste une ville de Palais et l’emportera
toujours sur sa rivale du nord, qui garde cependant aussi bien des
souvenirs.

On admire son magnifique bassin pouvant contenir quatre cents bâtiments,
son hôtel de ville du XVme siècle, son beffroi du XIIme, sa
cathédrale du XIIIme, que couronne une tour de quatre-vingt-dix
mètres de haut, enfin les vastes bâtiments de son _Béguinage_ célèbre,
qui tient tout un quartier. On vous fait aussi remarquer les restes de
l’abbaye de Saint-Pierre, autrefois la plus riche des Pays-Bas.

Les églises ici sont remplies d'œuvres d’art.

Gand est la patrie de Charles-Quint. Cette ville fut prise en 1678, par
Louis XIV, et à la fin du siècle dernier par les armées de la
République.

Louis XVIII s’y retira pendant les Cent Jours et y publia un journal
officiel: _Le Moniteur de Gand_. Bruges, qui compte cinquante mille
âmes, est une ville belge, à la physionomie espagnole. Cette physionomie
se retrouve aussi bien dans les demeures que dans les habitants,
beaucoup de femmes sont brunes et n’ont rien du type un peu lourd des
Allemandes blondes ou des rousses flamandes.

On remarque à Bruges le Palais épiscopal, l’ancien palais de
Philippe-le-Bon, duc de Bourgogne, actuellement Palais de Justice, les
halles, dont la tour possède le plus beau carillon de toute l’Europe, et
l’église Notre-Dame, où se trouve le tombeau de Charles-le-Téméraire.

Le peintre J. Van Eych est souvent appelé Jean de Bruges, parce qu’il se
fixa dans cette ville.

Quant aux dentelles de Bruges, que j’entendais vanter dans mon enfance,
il paraît qu’elles se fabriquent dans les _béguinages_ de Gand et non à
Bruges, qui a cependant son _béguinage_.

En France nous ne connaissons pas le _béguinage_. En Belgique il est
très florissant. Le _béguinage_ n’est point un ordre, tant s’en faut ni
une congrégation, puisqu’on n’y prononce point de vœux, c’est une sorte
de confrérie. Autrefois on donnait ce nom à des filles ou veuves, qui,
sans faire de vœux, se réunissaient pour vivre dans la dévotion. Cette
sorte de communauté, qui remonte au XIIme siècle, fut suivant les uns
appelée _béguinage_, du nom de Lambert Begg ou le Bègue, prêtre
Liègeois, leur fondateur (1170); suivant d’autres, de Sainte Bègue ou
Begga, sœur de Sainte Gertrude, qui aurait fondé ce genre de communauté
dès 692. On a fait enfin dériver ce nom du vieil allemand beggen,
demander, prier. Il y a encore en Allemagne, et surtout en Belgique,
beaucoup de ces maisons-là.

Les Béguines furent supprimées en France par Louis XI, et remplacées,
pour les soins à donner aux malades, par des sœurs du tiers-ordre de
Saint François, auxquelles le vulgaire appliqua le nom de Béguines.

Le _béguinage_ de Bruges exige des quartiers de noblesse: des
princesses, des filles de sang royal en font partie. En principe, on va
au _béguinage_ pour sanctifier son âme, mais cette institution rend
encore d’autres services. On a eu des déboires, des ennuis dans le monde
ou un réel chagrin, on se réfugie au _béguinage_ pour le temps qu’on
veut, quelques jours ou quelques mois, et là on se retrempe, on prie, on
se console.

Lorsqu’un jeune homme resté indécis, hésitant, ne se décide pas à
demander la main de la jeune fille qui a jeté son dévolu sur lui, crac!
celle-ci se précipite au _béguinage_, et menace d’y rester jusqu’à la
fin de ses jours. Ce grand coup frappe généralement le cœur du rebelle,
qui fait sortir l’amoureuse du _béguinage_, en lui passant l’anneau de
fiançailles au doigt.

Comme on le voit, le _béguinage_, à tous les points de vue, a du bon.

De Bruges nous sommes allées faire un déjeûner d’huîtres à Ostende,
station balnéaire très suivie. Nous nous sommes fort régalées de ces
petites huîtres vertes sortant toutes fraîches de l’eau; elles sont à la
hauteur de leur réputation, et quoique petites sans doute, je n’aurais
pas voulu tenir la gageure de cet étranger, qui dernièrement avait parié
avaler son cent d’huîtres pendant que l’horloge sonnerait les douze
coups de midi, ce qu’il fit comme il l’avait dit, et sans en être le
moins du monde incommodé.

Par exemple, j’ai eu quelque surprise en apprenant que ces délicieux
mollusques, que je classais parmi les meilleurs produits de la mer du
Nord, sont seulement élevés en Belgique et qu’ils naissent tous en
Angleterre, sur les rochers de Colchester, d’où on les amène ici par
cargaison.

Ah! le commerce, que n’invente-t-il pas?

J’ai été aussi à Anvers, cette belle ville dont Napoléon voulait faire
la rivale de Londres. Elle comptait jadis deux cent mille âmes et fut
pendant les douzième, treizième et quatorzième siècles l’une des
premières places marchandes du globe.

Elle était si florissante il y a quatre cents ans que le négociant
Doems, chez qui Charles-Quint avait accepté de dîner, après le repas,
jeta au feu, et sans se ruiner une reconnaissance de dix millions de
florins prêtés par lui à l’Etat: «Je suis trop payé, dit l’Anversois par
l’honneur que Votre Majesté m’a fait aujourd’hui.»

Anvers ne fut pas seulement une ville supérieure par son commerce, elle
le fut aussi par les arts. Elle avait son académie de Belles-Lettres, et
fut le siège principal de l’école flamande de peinture. On l’appelait
alors Anvers la riche.

Au moyen-âge, l’usage de donner des surnoms aux hommes et aux lieux
était assez général. Bien des villes avaient un surnom; il était
ordinairement caractéristique, et il peignait chaque cité d’un seul
trait. Dans les Pays-Bas, on rencontrait donc:

Anvers la riche;

Bruxelles la noble;

Louvain la sage;

Gand la grande;

Bruges l’ancienne.

C’était la même chose en Suisse.

Un vieux chroniqueur suisse nous apprend que de son temps, quand on
parlait des neuf cités épiscopales de la _rue aux prêtres_ (c’est ainsi
qu’on désignait le Rhin, à cause de la quantité d’évêchés qui se
trouvaient sur ses bords), il était en usage de dire:

Coire est la plus haut située;

Constance, la plus grande;

Strasbourg, la plus noble;

Mayence, la plus digne;

Trèves, la plus ancienne;

Cologne, la plus puissante;

Spire, la plus pieuse;

Worms, la plus pauvre;

Et Bâle, la plus gaie.

Valenciennes s’appelait la franqueville.

Levasseur (_Annales de Noyon_) rappelle qu’un doyen de Noyon disait, en
1633:

Noyon la sainte;

Saint-Quentin la grande;

Péronne la dévote (et aussi la pucelle);

Chauny la bien-aimée;

Ham la bien placée;

Bohain la frontière;

Nesle la noble;

Athie la désolée.

Le commerce d’Anvers est encore considérable. J’ai vu avec étonnement et
admiration son port couvert de vaisseaux, dont les milliers de mâts
émergent de la mer, comme les arbres d’une immense forêt. J’ai encore
visité, avec beaucoup d’intérêt, son musée, le plus beau du royaume, et
qui possède les plus belles toiles de Rubens.

Nous avons admiré à Notre-Dame, dont la tour est le plus haut édifice
de la Belgique, le magnifique tableau de Rubens: _La Descente de Croix_.

Nous avons longuement promené Georgette et moi dans le magnifique jardin
zoologique, le plus complet que j’ai vu. Il passe du reste pour l’un des
plus pittoresques et des mieux entretenus qu’il y ait en Europe.

On vante son palais de verre, décoré dans le goût égyptien, qui permet
de voir à couvert la ménagerie et d’assister au repas des fauves.

Anvers possède aussi un jardin botanique, dont l’origine est...
originale.

Un jour de l’année 1826, on faisait une vente de fleurs qui avait attiré
foule d’amateurs. Parmi ces collections se trouvait un arbuste fort rare
et d’un prix si élevé, qu’il ne trouvait point acquéreur.

«Eh bien! qu’on l’achète pour le jardin botanique de Bruxelles, cria une
voix.

--Vous avez raison, répondit un secrétaire du Roi.

Et la voix railleuse reprit: C’est ça, laissons partir le plus beau
fleuron de notre couronne. N’est-ce pas honteux que la ville d’Anvers
n’ait pas un jardin botanique?»

L’idée fut acceptée, le jardin fut fondé et l’arbuste rare fut son
premier habitant.

Spa, fort en vogue, est une petite ville d’eau très bien rebâtie après
l’incendie de 1807, sur la frontière du Luxembourg. C’est Bade en
miniature. Les salons de jeu, fraîchement décorés, sont splendides. J’y
ai vu un joueur perdre vingt mille francs sans sourciller. La promenade
de _Sept Heures_ et l’allée du _Marteau_ où défile le beau monde sont
charmantes, mais c’est bien loin du grandiose de la Forêt-Noire.
Peut-être aussi suis-je blasée d’avoir tant vu. J’attends avec
impatience l’ouverture de Paris pour retourner chez moi; je verrai en
passant dans quel état les sauvages communards ont mis cette malheureuse
ville.

_20 Juin 1891._

Après l’insurrection vaincue et l’armée rentrée à Paris, nous nous
apprêtions à partir, lorsque Georgette est prise de la rougeole. Quinze
grands jours de souffrance et d’ennuis, qui me dégoûtent tout à fait de
Bruxelles. Enfin, Georgette fait sa première sortie pour voir défiler
une superbe cavalcade et je rentre le soir malade à mon tour avec la
rougeole. Quinze nouveaux jours de souffrance, d’ennui et de réclusion.
J’en ai assez de ces terres cosmopolites «où l’on ne se sent plus
regardé par les doux yeux de la patrie.» Ah! comme j’ai hâte de la
revoir, cette mère patrie, si malheureuse aujourd’hui, la _Matrie_ comme
disait Platon.

Enfin, le docteur m’octroie la permission de partir, et nous quittons la
Belgique pour toujours.

Depuis notre entrée en France, partout nous apercevons les traces de la
guerre. Aux environs de Paris, surtout, ce ne sont que ponts coupés,
réparés provisoirement, sur lesquels le train passe avec grandes
précautions. Paris me semble triste comme un tombeau, par ce brillant
soleil d’été qui n’éclaire que les ruines de ses palais; et cependant,
chose étrange, il y a foule dans les rues, le mouvement reprend, les
restaurants sont pleins de monde, et les cafés aussi. On cause avec le
même enjouement, avec la même futilité de paroles, si j’osais je dirais,
avec la même insouciance qu’aux temps heureux. Mon Dieu, quel peuple que
ce peuple français que rien n’abat! Voilà des mois que les Parisiens
meurent de faim, voilà des mois que leur ville est à feu et à sang, et
sitôt une accalmie, ils se reprennent à vivre comme par le passé. Et
cependant, quel spectacle affreux! On fouille tous les squares pour en
retirer les cadavres enfouis précipitamment pendant la lutte, dans
toutes ces rues où l’on se battait pied à pied, comme des géants, comme
des démons. Les troupes campent au Jardin des Tuileries, au
Palais-Royal, dans les rues, partout.

Les maisons que le pétrole a épargnées sont criblées de balles, écornées
par les boulets. Tous les ponts sur la Seine sont coupés. A Sèvres, il
ne reste pas un arbre sur pied: dévastation complète. Mais comme ruines,
Saint-Cloud est un chef-d'œuvre, c’est l’abomination de la désolation.
Je ne crois pas qu’il y ait eu cinq maisons épargnées par le
bombardement.

Après avoir parcouru la ville et les environs, nous nous éloignons
l'âme navrée de toutes ces tristesses. Nous rentrons enfin chez nous
après huit mois d’absence.

C’est une grande joie de revoir tout ce qu’on avait quitté et tout ce
qu’on aime; c’est une grande joie de franchir le seuil de sa maison et
de retrouver sa demeure, cette demeure qui est la petite patrie dans la
grande.

Les exilés seuls ont savouré ces douceurs-là.

    «O mon jardin, ma maisonnette,
    «Chers témoins de ma paix discrète,
    «Qu’avec bonheur je vous revoi,
    «Et qu’avec plaisir je répète:
    «Il n’est pas de petit chez soi!»



VOYAGE EN ANGLETERRE

_Eté 1885_

Jersey, Guernesey, Sercq,

Londres, Oxford.

[Illustration]



JERSEY



JOURNAL DE MADAME

_A Mlle Augustine Baudoüin._


Et d’abord, merci, jeune et bien chère amie, de ta charmante lettre que
j’ai lue et relue avec l’attrait de tout ce qui porte le cachet de
l’esprit et du cœur; tes descriptions sont ravissantes, et le beau pays
que tu visites est bien fait pour retenir et inspirer. Le Dauphiné
s’offre à toi avec ses sites enchanteurs et ses montagnes grandioses. Il
est presqu’impossible de rendre l’effet saisissant que les montagnes
produisent, Alpes ou Pyrénées, à ceux qui les voient pour la première
fois. Tu as comme moi éprouvé cette sensation indéfinissable qui tient
du vertige. Le regard ne peut se détacher de ces masses altières, tantôt
roches nues, tantôt chevelues de pins sombres, de ces monts géants,
couronnés de neiges éternelles, aux cimes éclatantes, aux pieds enfouis
dans des gaves bouillonnants, qui rugissent avec furie.

Le premier sentiment, c’est l’étonnement et l’admiration, mais les
impressions ne sont pas finies, et de nouvelles émotions attendent
l'_ascensionniste_ lorsqu’il se trouve au milieu des nuages que le
soleil irradie. C’est un décor magique, c’est un rêve d’azur et d’or.

Tantôt les nuages ressemblent à des écailles de nacre brillante, frangée
de pourpre, tantôt ils restent blanc mat et floconneux comme de l’ouate.
Ceux-ci ont la transparence d’une gaze, ceux-là sont épais et lourds
comme un morceau de drap. Suivant les jeux de lumière, les effets
changent à l’infini; c’est comme un gigantesque kaléidoscope qui se
déroule sous les yeux. On peut y voir tour ce qu’on veut, et quand la
vision est terminée, l’homme rentre en lui-même et réfléchit. Ah! qu’il
se trouve petit devant ces grands spectacles!

Ces monts proclament la gloire du Très-Haut, du Dieu créateur de toutes
choses et celle aussi de la douce Vierge Marie, lorsque l’on va comme
toi s’agenouiller et prier à son sanctuaire béni.

«La Salette fut cette montagne choisie par le Seigneur pour faire un
traité avec les hommes. Sur ses sommets déserts la Vierge fit briller
l’arc-en-ciel de l’espérance.»

Oui, tu fais là un beau voyage et un saint pèlerinage, dont tu
rapporteras une ample moisson de délicieux souvenirs.

A mon tour, je viens, fidèle à ma promesse, te raconter mes impressions
de voyage. Tu veux un journal détaillé? tu l’auras, et même en partie
double. Suzette qui m’accompagne, n’ayant rien à faire ou à peu près,
écrit aussi son journal.

J’ai le bonheur de posséder une femme de chambre lettrée, et je ne m’en
doutais pas. Elle a peut-être passé des examens, mais elle ne m’en a
jamais parlé. Ces diplômes inutiles, qui ne pouvaient en faire qu’une
déclassée, elle a eu le bon esprit de les oublier pour rentrer dans sa
condition et rester dans la vie pratique.

Un bon point à Suzette, qui d’ailleurs est infiniment plus heureuse
comme femme de chambre de bonne maison, appréciée de ses maîtres, qui
savent récompenser ses excellentes qualités, qu’elle ne le serait comme
petite institutrice, courant le cachet, à la recherche d’une position
peut-être aussi imaginaire qu’introuvable. Dame! les bacheliers et les
bachelières courent les rues maintenant.

Elle m’a confié sa prose en me demandant d’y faire toutes les retouches
que je voudrais. A part quelques corrections absolument nécessaires et
les fautes d’orthographe, peu nombreuses d’ailleurs, j’ai mieux aimé lui
laisser son cachet.

Elle juge l’Angleterre à son point de vue, et ce qu’elle écrit n’est pas
mal tourné. Je soupçonne qu’outre ses goûts littéraires, Suzette possède
encore un penchant prononcé pour l’art de gueule; elle était née
cuisinière!

On assure que tout cordon-bleu doit être gourmand pour être bon; or
Suzette me paraît s’occuper beaucoup fort, suivant en cela l’exemple des
Anglais, de ce qui se boit et de ce qui se mange.

Bref, nos deux narrations se complèteront l’une par l’autre.
Puissent-elles t’intéresser, te donner une idée vraie et juste des pays
que nous visitons, un aperçu fidèle de Londres, la plus grande cité du
monde, d’Oxford, une des plus jolies villes d’Angleterre, et des
charmantes îles anglo-normandes, les perles de cette Manche, qui devrait
s’appeler mer de Bretagne ou de Normandie.


JOURNAL DE SUZETTE

Madame m’emmène dans son voyage d’outre-mer; ce n’est pas que cela me
fasse grand plaisir!

Mon Dieu! faites que nous ayons beau temps, que je n’aie pas le mal de
mer. Mon Dieu! faites que je puisse voir quelque chose, et que je sois
plus heureuse que mon amie, la femme de chambre d’en face qui, en fait
de Jersey, n’a vu que son parapluie, et en fait d’agrément, n’a connu
que les émotions d’une tempête.

Ce voyage ne me sourit guère, je l’ai dit à Madame, mais j’irai quand
même, afin de lui montrer que je lui suis attachée. C’est la bonne
manière de lui prouver mon dévouement.


JOURNAL DE MADAME

Jersey, sa constitution, ses beautés naturelles

Je commencerai donc par ces îles charmantes, ces deux sœurs, reines dans
l’archipel des îles normandes, qui se nomment Jersey et Guernesey. Je
t’en envoie les principales vues; ces photographies veulent dire: je
pense à toi, mais je n’ai pas le temps de te l’écrire.

La pensée a des ailes, c’est vrai: instantanément elle franchit l’espace
et se retrouve auprès de ceux qu’elle aime; malheureusement il lui faut
plume et encre, papier et main dirigeante pour qu’elle puisse se
traduire et prendre une forme sensible, et voilà pourquoi beaucoup
d’aimables communications, de tendres épanchements, n’arrivent jamais à
destination.

Le _Time is money_ des Anglais est aussi le proverbe des voyageurs, qui
ont tant de choses à voir, qu’ils sont forcés de compter les heures...
même les minutes.

Voici d’abord quelques renseignements qui te mettront au courant des
institutions de Jersey, de son organisation, de sa vie morale en un mot:

«L'île de Jersey s’administre elle-même, sous le protectorat de
l’Angleterre. Elle possède ses Etats et sa Cour de Justice. La langue
officielle du pays est le Français. Les lois sont promulguées en
Français, la Justice est rendue en Français; mais nul Français n’a le
droit d’acquérir une propriété foncière dans l'île, ni de remplir une
charge ou fonction publique.

«L'île est divisée en douze paroisses:
St-Hélier,--St-Sauveur,--St-Martin,--la
Trinité,--St-Clément,--Grouville,--St-Laurent,--St-Pierre,
--Ste-Brelade,--St-Jean,--Ste-Marie,--St-Ouen.

«Chaque paroisse s’administre elle-même. Elle possède son Eglise
reconnue par l’Etat, desservie par un Recteur et son Administration
municipale qui se compose: du Connétable ou Maire, des Centeniers ou
Adjoints, des Vingteniers, des Officiers du Bien-Public et des
Surveillants.

«La paroisse de St-Hélier formant à elle seule la moitié de la
population de l'île, il en résulte que son Administration municipale est
beaucoup plus complète et que la charge du Connétable, quoique
honorifique, n’est pas une sinécure.

«Le Maire ou Connétable a la charge de la police de la ville. Il a pour
le seconder six adjoints nommés Centeniers, sept Vingteniers et
vingt-quatre Officiers du Connétable.

«Toutes ces fonctions sont honorifiques et conférées pour trois ans à
l’élection.

«Les Centeniers et les Officiers du Connétable maintiennent l’ordre dans
la ville, avec l’aide de dix agents de police salariés.

«Les Centeniers sont spécialement chargés de faire rentrer les
contributions foncières et mobilières dans leurs vingtaines respectives
et de remettre les fonds au Connétable.

«Le Connétable convoque et préside le Conseil municipal qui prend le nom
d’Assemblée de Paroisse. Tous les propriétaires fonciers de la paroisse,
inscrits sur la liste des contributions foncières pour cent vingt
_quartiers_, font de droit partie de cette Assemblée.

«Le Connétable tient tous les matins, à l’Hôtel-de-Ville, une audience
qui a quelque rapport avec les audiences de conciliation, tenues par nos
Juges de Paix. Les Centeniers présentent à sa barre toutes les personnes
arrêtées la veille pour ivresse, tapage nocturne, etc, etc. Il admoneste
les uns et les fait remettre en liberté, s’il y a lieu, ou renvoie
devant le Tribunal correctionnel les récalcitrants et les récidivistes.
Il concilie également les parties entr’elles et les ramène à la paix.

«Le Gouverneur de l'île est nommé par la Reine. Il est spécialement
chargé de la partie militaire et commande en chef toutes les forces de
l'île. Il a, à cet égard, les pouvoirs les plus étendus et les troupes
du Protectorat aussi bien que la Milice de Jersey sont sous ses ordres.

La garnison anglaise se compose d’environ cinq cents hommes
d’infanterie, casernés au fort Régent, et d’une batterie d’artillerie
stationnée au château Elisabeth, devant l’entrée du port.

La Milice de Jersey est une sorte de garde nationale, dont le service
est obligatoire et gratuit. Tous les hommes valides, nés à Jersey, sont
tenus de faire leur service dans la Milice, de dix-huit à trente-six
ans. Cette obligation a créé quelques mécontents, une ligue
anti-Milicienne s’est formée à Saint-Hélier, pour réclamer l’abolition
du service obligatoire.

«La Milice ne peut être employée que pour la défense de l'île de Jersey.

«Le Gouverneur est généralement remplacé tous les cinq ans.

Le Bailli inamovible est également nommé par la Reine. Il est chargé de
la partie civile et préside les Etats de la Cour Royale, où il prend le
titre de Chef-Magistrat. Il nomme lui-même son ou ses
Lieutenants-Baillis, chargés de le remplacer en cas d’absence ou de
maladie.

«La Cour Royale compte douze juges qui prennent le titre de jurés
justiciers; ils sont inamovibles et nommés à l’élection par tous les
électeurs de l'île. La Cour Royale se compose du Procureur général et de
l’Avocat général, nommés par la Reine et qui prennent le titre
d’officiers de la Couronne, du Vicomte, chargé de recueillir les
successions des personnes décédées sans héritiers directs; du Greffier,
nommé par le Bailli, ainsi que le Commis-Greffier; de l’Enregistreur des
contrats; du billetier et des Dénonciateurs. Puis viennent les Avocats,
les Ecrivains ou Sollicitors (avoués), les Notaires publics et les
Arpenteurs publics, tous assermentés devant la Cour.

Il existe aussi un Tribunal pour le recouvrement des petites dettes
n’excédant pas deux cent cinquante francs, et un Tribunal de police
correctionnelle présidés par un seul et même juge.

«La Cour d’Assises, avec le jury, se réunit tous les deux mois pour
juger les affaires criminelles. Les jurés, au nombre de vingt-quatre,
sont tenus au secret et ne communiquent avec personne pendant la durée
de la session. Contrairement à ce qui se passe dans tous les pays, c’est
la minorité qui a raison contre la majorité. Il suffit que cinq jurés
trouvent l’accusé innocent pour qu’il soit acquitté, quand bien même les
dix-neuf autres jurés le trouveraient coupable.

Une coutume du moyen-âge est encore conservée à Jersey, cela s’appelle
les Assises d’héritages. Le Gouverneur et tous les juges de la Cour
siègent en robes rouges, et des hallebardiers munis de hallebardes sont
échelonnés sur leur passage.

«Tous les Seigneurs des fiefs sont appelés devant les Assises
d’héritages à répondre à l’appel de leurs noms, et les Prévôts de chaque
paroisse déclarent s’il n’est rien survenu qui doive amener une
augmentation des biens de la couronne dans leurs paroisses respectives.

«Les Assises d’héritages se tiennent deux fois par an: le jeudi qui suit
le 4 mai et le jeudi qui précède le 11 octobre.

«Les Etats de Jersey se composent: des douze juges de la Cour; des douze
Recteurs des paroisses; des douze Connétables et de quatorze Députés.

«Les Députés sont nommés pour trois ans à l’élection. Les électeurs de
chaque paroisse votent pour un député; les électeurs de la paroisse de
St-Hélier votent pour trois Députés. Ne peuvent être électeurs que les
sujets britanniques inscrits sur la liste des contributions foncière ou
mobilière.

«Les Officiers de la Couronne ont le droit de siéger aux Etats, mais
n’ont pas le droit de voter.

«Le Bailli qui préside les Etats a le droit de vote, mais n’a pas voix
délibérative.

«Le Gouverneur siège aux Etats à la droite du Bailli. Il ne vote pas,
mais il a le droit de frapper de son _veto_ toute loi ou résolution qui
lui paraîtrait de nature à compromettre les intérêts généraux de la
Communauté, ou de menacer la sécurité des institutions. Dans ce cas, il
doit en référer au Conseil Privé de Sa Majesté Britannique qui décide en
dernier ressort.»

Les Jersiais sont très fiers de leur île, et parlent sans cesse de ses
beautés naturelles.

«Les côtes dont l'île est entourée offrent généralement des paysages
grandioses et pittoresquement sauvages, des plages magnifiques et de
nombreuses baies d’une variété infinie. L’intérieur de l'île abonde en
sites ravissants: ce sont des collines et des vallons superbes, des
prairies fertiles et des allées ombreuses et touffues, des serres
vignobles et de délicieuses villas coquettement encadrées dans la
verdure et les fleurs. En un mot l'île de Jersey est un vaste jardin qui
possède en miniature toutes les beautés répandues sur la surface du
globe.» (Toujours modestes, les Anglais). J’ajouterai encore à l’actif
de leur île que le climat y est doux et tempéré. La glace et la neige y
sont un évènement; on n’y éprouve jamais de grands froids ni de fortes
chaleurs; l’hiver est pluvieux, mais court. Le seul inconvénient est le
vent d’Est qui souffle parfois violemment au printemps.

En somme, c’est un pays agréable à habiter, mais surtout charmant à
visiter.


JOURNAL DE SUZETTE

Le bateau va se mettre en marche, les mains se serrent avec effusion. La
vapeur mugit, l’ancre est levée, on part, on est parti, les chapeaux
s’agitent; puis, au fur et à mesure qu’on s’éloigne, on voit quelque
chose de blanc flotter au-dessus des têtes, c’est le salut du mouchoir
de poche, l’adieu classique dans les ports de mer. Au revoir, chère
France, à bientôt, j’espère.



JOURNAL DE MADAME

CHAPITRE III

Traversée de St-Malo à Jersey, Le cataclysme du VIIIme siècle.


La traversée de St-Malo à Jersey ne dure guère plus de trois heures en
temps ordinaire; c’est encore long pour les cœurs sensibles, et quelle
vilaine ombre au tableau quand cet affreux mal de mer s’empare de vous!
Cette souffrance sans remède vous absorbant complètement ne vous permet
plus de jouir de rien. Mais, cette fois la mer était si belle que
personne n’a été malade. Vers le milieu du trajet, la terre disparaît
aux regards, et l’on peut pendant quelques instants se donner les
illusions d’une traversée lointaine, le navire n’est plus qu’un point
dans l’espace. Après avoir passé le grand écueil des Menquets, une ligne
qui ressemble à un nuage, un long ruban grisâtre se dessine à
l’extrémité de l’horizon et les jeunes passagers, les collégiens se
donnent le plaisir de crier: terre! terre! comme après un voyage au long
cours.

Nous sommes loin du temps où Jersey appartenait presque à la terre
ferme, loin du cataclysme qui brusquement sépara Jersey du continent.
Les flots emportèrent tout et ne laissèrent qu’une chaîne de rochers
sous-marins et d’écueils; c’est là le secret des lames courtes de la
Manche et ce qui la rend le long de nos côtes plus mauvaise que l’Océan.

Au commencement du huitième siècle, avant le cataclysme mentionné dans
l’histoire, Jersey n’était séparé du continent que par un petit bras de
mer très étroit que l’on passait généralement à gué, et dans certains
endroits sur une planche qui servait de pont. Dans les vieilles chartes,
on cite la famille Bonissant comme devant fournir la planche ou la
nacelle sur laquelle l’évêque de Coutances doit passer pour aller
visiter les fidèles de son diocèse habitant Jersey. On lit encore dans
un vieux manuscrit du treizième siècle[6] que le seigneur Guillaume de
la Paluelle parlant à Robert Doissy, capitaine de St-James, lui dit: Si
les eaux n’avaient pas au temps jadis submergé le manoir de mes pères,
je vous prouverais que je suis de noblesse gauloise.

C’est en 709, pendant que les moines du Mont St-Michel, dont le
monastère était récemment fondé, étaient allés chercher des reliques au
Mont-Gargan que la mer poussée par les grandes marées équinoxiales et
une terrible tempête de l’ouest sépara Jersey du continent (tous les
manuscrits de cette abbaye l’attestent). Pendant cette tempête
formidable les flots creusèrent la baie du mont St-Michel, telle qu’elle
existe actuellement, engloutissant dans leur marche désordonnée les
villages et leurs habitants, les églises, les monastères et l’immense
forêt appelée Koquelonde au sud et Scissy à partir de Granville jusqu’à
la pointe de la Hague. Les flots ne s’arrêtèrent que devant l’ossature
granitique de Jersey et des îles environnantes. Depuis, la mer a
continué son œuvre de séparation. «On constate, à partir de Dunkerque
jusqu’à Bayonne des envahissements ou des relais de la mer qui a
toutefois beaucoup plus gagné de terrain qu’elle n’en a perdu sur
certains rivages, notamment dans les environs de Bordeaux et sur les
côtes de Normandie et de Bretagne; elle a conquis en plusieurs endroits
des bandes de territoires ayant plus de quarante kilomètres de largeur.

«Quelques-uns de ces envahissements sont plus récents, et on a sur leur
date des documents authentiques, que la découverte faite sous la mer de
grandes forêts vient chaque jour justifier.


JOURNAL DE SUZETTE

Nous voici donc à Jersey sans encombre. La mer s’est montrée tranquille,
mon cœur aussi.

Je lis dans notre guide que Jersey compte soixante mille habitants dont
la moitié réside à St-Hélier, ville principale. La surface de cette île
est de vingt-deux kilomètres de longueur sur quinze de largeur. Elle est
située à trente lieues de l’Angleterre, à douze lieues de St-Malo et à
huit lieues seulement de Granville.

Au dire des indigènes, Jersey reçoit de tous les étrangers un tribut
continuel d’éloges, c’est un pays plein d’agréments. Je vois que ces
bons Anglais pratiquent chez eux l’admiration mutuelle et perpétuelle.



JOURNAL DE MADAME

CHAPITRE IV

L’aspect de Jersey, quelques mots de son histoire, la ville de
St-Hélier.


L'île de Jersey tout en étant parfaitement fortifiée a un air avenant
qui gagne tout de suite les bonnes grâces de l’étranger. Ce n’est pas
comme Malte qui commande la route des Indes et apparaît bardée de fer
semblable à un antique chevalier revêtu de son armure. Ce n’est pas
comme Chypre enceinturée de fortifications à triple étage et que les
Anglais ont rendue imprenable. Ce n’est pas comme Gibraltar, «ce vieux
geôlier de la Méditerranée qui, de ses batteries caverneuses, ouvre ou
ferme les portes de l’Orient.» Non, c’est une île hospitalière et
charmante qui cherche à faire oublier ses défenses sous des sourires,
des parfums et des fleurs. Je comparerais volontiers Jersey à une jolie
chatte bien élevée, polie, faisant patte de velours, ce qui ne
l’empêcherait pas au premier signal d’alarme de montrer griffes et
crocs, c’est-à-dire des forts pleins de munitions et des batteries
redoutables. Hélas, il faut bien le reconnaître, Jersey est une
sentinelle avancée de la grande Bretagne sur les côtes de France. Ses
ports et ses anses pourraient abriter une escadre entière. Ses
provisions suffiraient pour entretenir une armée, laquelle s’élançant de
ses rochers escarpés, de ses falaises déchiquetées, défenses non moins
redoutables que les forts et les canons, chasserait facilement l’ennemi.

Des points élevés de l'île on aperçoit les sables dorés des plages
normandes et les lointaines et vaporeuses rives bretonnes; de la
Grande-Bretagne il n’est nullement question, impossible de l’apercevoir.

Oh oui, c’était bien une terre française, autrefois, avant la conquête
de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant.

Au dixième siècle, Charles-le-Simple donna à Rollon la Neutrie. Le duc y
ajouta les îles de la Manche, et Jersey devint ainsi une dépendance de
la Normandie.

Au douzième siècle, Jean-sans-Terre ayant massacré Arthur de Bretagne
héritier de Richard-Cœur-de-Lion, Philippe-Auguste et les Pairs de
France le déclarèrent félon et le condamnèrent à perdre tout ce qu’il
possédait comme duc de Normandie et vassal de la Couronne. Jean fut
vaincu à Alençon et se réfugia en Angleterre. C’est à cette époque que
Jersey se donna irrévocablement à l’Angleterre.

Chaque année, vingt mille personnes environ viennent visiter l'île de
Jersey et même y passer une saison. L’été, on la recherche pour les
bains de mer, l’hiver, pour son climat privilégié d’une extrême douceur,
quoique humide. Jersey possède un musée, un théâtre, plusieurs
bibliothèques, une chambre de commerce et différents établissements
philantropiques. Les gens qui ont la rage de tout voir peuvent visiter
l’hôpital général, la prison, la maison de correction; ce sont de beaux
établissements, mais j’avoue que je n’ai point été tentée par
l’assemblage de toutes les misères physiques et morales qui se
retrouvent, hélas! partout où il y a des agglomérations humaines.
_King-Street_ est le _corso_ de Jersey: larges trottoirs en granit et
beaux magasins bordent cette grande voie des deux côtés. Sur la place
royale dite _the Royal Square_ s’élève une statue de pure fantaisie, un
empereur romain toge en tête, auquel ne se rattache aucun souvenir.

Les étrangers sont faciles à tromper: aux uns, on dit que cette statue
est celle du roi Georges II; aux autres, qu’elle représente Pierson,
tombé là en défendant son île.

Cette place est pavée de larges dalles de granit et pourrait tenir lieu
de _Salle des pas perdus_ au palais de justice que les vieux habitants,
se servant d’une expression légèrement ironique, appellent _La Cohue
royale_. C’est là que siègent les Etats de Jersey. A l’extrémité
occidentale de la place, on aperçoit l’église paroissiale de St-Hélier
qui, sous le rapport de l’architecture, nous reporte à l’enfance de
l’art: muraille effritée, toit bossu, tour carrée, trouée à son front
d’un cadran comme un œil de cyclope, voilà l’extérieur; l’intérieur
n’est pas plus remarquable. Cependant, vu son âge,--sa fondation date de
1341,--on peut la considérer comme bien conservée, et le temps l’a ointe
de cette patine particulière qui est le sacre des siècles. Nous sommes
loin des nefs élancées, des voûtes aériennes, des ogives festonnées, des
portiques dentellés, de ces basiliques solennelles où Dieu semble
apparaître dans toute sa majesté; mais on peut aussi considérer cet
antique monument à un autre point de vue. Sa conservation dans son état
primitif prouve le respect et l’attachement que les Jersiais ont pour
les choses saintes; ce vieil édifice resté immuable au milieu de maisons
plusieurs fois reconstruites, ce vieil édifice qui a vu tant de choses
changer, tant d’hommes mourir, apparaît comme une image de l’éternité,
même de Dieu.

Le collège Victoria, situé sur le _Mont Plaisant_, une belle promenade
bien plantée, d’où la vue s’étend sur toute la ville, attire l’attention
des touristes. On aperçoit de loin ses tourelles octogones et son
fronton orné des armes d’Angleterre et de Jersey. Bâti dans un style
ogival, ce bel édifice, suivant nos idées, conviendrait beaucoup mieux à
une église qu’à un établissement scolaire. Toutes les sciences, les
littératures anglaise et française, les langues vivantes et mortes y
sont enseignées par des professeurs habiles. Le directeur est un
ecclésiastique distingué de l’Université de Cambridge. Ce collège est
pour les Anglais ce qu’est ici notre établissement de Jésuites pour les
Français, lequel est aussi fort beau; les études y sont fortes, et les
Jésuites élèvent là une pépinière de jeunes français intelligents et
studieux qui feront certainement honneur à leur patrie. Nous avons
visité ce dernier établissement avec un vif intérêt.

La plus belle promenade, c’est la _Parade_, immense place plantée
d’arbres avec des carrés de verdure; au milieu se trouve la statue d’un
ancien gouverneur de Jersey, le général Don, qui a beaucoup amélioré
cette île en y créant des routes carrossables. Le plus bel hôtel est le
palais de cristal, le plus beau fort est le fort Régent. Les
fortifications fixent l’attention des gens du métier.

Le fort Régent, à cent cinquante mètres au-dessus du niveau de la mer,
surplombe le port qui, rempli de navires de tout tonnage, prouve par
son animation l’état prospère du commerce de Jersey. Les quais énormes
sont à deux étages, le supérieur offre une promenade agréable.
L’esplanade et la jetée sont très fréquentées le dimanche par la
population féminine cosmopolite surtout, car les Anglaises, pure race,
restent chez elles le jour dominical. Les promeneuses dans leur ensemble
sont très barriolées de couleurs vives. Ce n’est pas le bon goût qui
brille dans les toilettes anglaises; il leur manque le chic, un je ne
sais quoi qui ne se définit pas, mais qui est le cachet de distinction
qu’on aime à retrouver dans les costumes féminins. La mode doit être
bien mal à l’aise ici. Tout en cherchant à lui rendre hommage on ne lui
fait guère honneur.

La jeunesse offre de très jolis spécimens de beauté; la fraîcheur du
teint est remarquable. Malheureusement la beauté chez les blondes filles
d’Albion s’effeuille comme les roses, les teints éblouissants durent
peu, les traits grossisent, les dents allongent d’une manière
effrayante, et, en quelques années, beaucoup de jolies personnes
deviennent positivement très laides.


JOURNAL DE SUZETTE

Madame me fera faire de temps en temps quelques jolies promenades avec
elle, mais le matin je puis sortir seule et j’en profite pour voir les
marchés, visiter les magasins, connaître les habitudes et les idées de
ces Anglais là. On dit que nous nous tenons par la _Manche_; je constate
que nous n’en sommes pas plus amis pour cela, comme dit Madame. Il n’y a
qu’à lire l’histoire, pour voir qu’en tout temps, les Anglais et les
Français, s’aiment à rebours.

Toutes les hôtelleries ont une méthode pratique des plus simples pour
vous recevoir. Que vous arriviez le jour ou la nuit, le soir ou le
matin, le couvert est toujours mis et le repas toujours prêt. Par
exemple, c’est la même chose partout: jambon excellent, rosbeef énorme
dans lequel on taille jusqu’à extinction, homards frais. Ce crustacé,
malgré l’énorme consommation qui s’en fait, reste fidèle à son île et
fournit à tous ses besoins.

Des pommes de terre en robe de chambre sont le seul plat chaud qu’on
trouve facilement; le potage est inconnu des Anglais; le plum-cake,
sorte de gâteau de Savoie, assez lourd, aux raisins de Corinthe, est le
dessert habituel; le plum-pudding, plus relevé, plus lourd aussi, est un
dessert de luxe, c’est le gâteau traditionnel de Christmas, ce jour là
il se retrouve sur toutes les tables, riches ou pauvres.

Nous sommes loin des plats recherchés, des sauces variées de la cuisine
française, mais ce menu a du bon, il est sain et ne fait point attendre
le touriste pressé de manger et de repartir.



JOURNAL DE MADAME

CHAPITRE V.

Le Marché.


J’engage les personnes qui restent peu de temps à Jersey à y passer le
samedi. Ce jour là, à partir de quatre heures de l’après-midi c’est un
mouvement et une agitation extraordinaire dans toute la ville. Que se
passe-t-il donc? une chose toute naturelle, c’est le jour du grand
marché, et l’on fait les provisions du dimanche. Ce grand marché dure
jusqu’à minuit, et tous les magasins restent ouverts.

Les halles éclairées à giorno présentent l’aspect d’une ruche humaine
bourdonnante et travailleuse: ce sont des allées et des venues
continuelles, chacun se faufile comme il peut au milieu de centaines
d’étales couvertes de viande, de poisson, de légumes, de fruits et de
fleurs.

Les domestiques de grandes maisons, les petites bourgeoises, les
ménagères de l’humble foyer sont là, faisant une grande partie des
emplettes de la semaine. Au coup de minuit, tout se ferme et s’éteint,
la foule disparaît comme par enchantement. C’est le jour du Seigneur, le
jour du repos absolu et du rigorisme anglican dans toute son éclosion.
Pas un protestant convaincu ne voudrait s’acheter pour dix centimes de
pain. A ce propos, chère Augustine, écoute la bonne histoire que voici:

L’an dernier, une de mes amies et ses deux filles passaient la saison
balnéaire à Jersey. Elles avaient loué une jolie villa éloignée du
centre de la ville et s’y plaisaient beaucoup. Elles ne se doutaient
guère de la vive émotion qui les attendait le premier samedi de leur
arrivée. Ce matin même elles avaient fait une commande chez l’épicier.
Le soir, vers onze heures trois quarts, elles sont réveillées en sursaut
par un coup frappé à leur porte. Qui pouvait venir à cette heure indue?
Elles prêtent l’oreille, et, dans le silence de la nuit, distinguent
très bien le frottement d’une première allumette, puis d’une seconde, un
point lumineux jaillit un instant. Ah! mon Dieu, dans ce quartier
désert, sont-ce des voleurs qui, sans crainte d'être dérangés vont faire
les choses à leur aise? La plus brave se glisse jusqu’à la fenêtre,
elle aperçoit un homme porteur d’un long objet qui ressemble à un fusil.
Plus de doute, ce sont des assassins? Mais on dit qu’il n’y en a pas à
Jersey! Pendant un moment leur anxiété est grande. Puis tout rentre dans
le calme, on entend seulement le bruit de pas furtifs qui s’éloignent.
Ces dames, très agitées, ont peine à se rendormir et font des rêves
affreux. Au réveil elles se demandent d’abord si elles n’ont pas été le
jouet d’un cauchemar. Non, les deux allumettes, preuves matérielles et
palpables, sont encore là sur le perron.

C’est le lendemain chez l’épicier qu’on trouva la clef de l’énigme. La
grande frayeur de ces dames était le fait d’une main bien innocente, de
celle du petit commis de l’épicerie qui venait à l’heure où l’on peut
encore se présenter, quoique ce fût la dernière heure de la journée,
apporter leur commande, un pain de sucre et un balai. C’est ce modeste
ustensile de ménage que la plus brave de ces dames prenait pour un
fusil. Le coup des allumettes s’expliqua aussi bien: le petit commis,
étonné de trouver une maison si endormie, avait tiré deux allumettes, la
première s’étant montrée récalcitrante, pour voir s’il ne s’était pas
trompé de numéro, mais une judicieuse idée l’avait empêché d’insister.
Il s’était dit qu’il n’y a que des Françaises à pouvoir être couchées à
cette heure là le samedi. Et voilà comme quoi à Jersey, le jour du
grand marché, jusqu’à minuit, il ne faut s’étonner de rien.


JOURNAL DE SUZETTE

Les marchés sont nombreux et bien approvisionés. Comme j’y suis allée de
bonne heure, plusieurs marchandes me priaient d'_éterner_ (étrener).

Sauf le chauffage au bois, les domestiques et le vin, la vie ne semble
pas trop chère. Ne payant que peu ou point de droit, l’épicerie et les
denrées coloniales sont à des prix inconnus en France, la cassonnade
brute coûte dix centimes la livre, le bon café un franc vingt centimes,
le plus excellent thé deux francs quarante centimes, la bougie soixante
centimes. Les fruits exotiques abondent; grenades, oranges, ananas,
cocos sont pour rien.

Il y a peu d’arbres fruitiers ici, mais en revanche, la spécialité de
Jersey et de Guernesey, ce sont les raisins de serre. Quand je dis
serres, c’est une manière de parler, ce sont des kilomètres de
constructions toutes vitrées, remplies de treilles d’une abondance
extraordinaire et d’un produit considérable. On y cultive les meilleures
espèces connues; grappes blanches, roses, rouges, noires, pendent de
tous les côtés. Ces raisins merveilleux doivent descendre en ligne
directe des vignes de Chanaan.

Malheureusement le vulgaire doit se contenter de la vue de ces beaux
raisins et les regarder à la façon de Moïse qui voyait la Terre promise
sans pouvoir l’aborder.

Dès la fin de février, les expéditions commencent pour Londres d’abord,
puis pour toutes les tables royales et princières de l’Europe. Au fort
de la saison, d’innombrables paniers de raisins partent des ports de
Jersey et de Guernesey et vont alimenter les grands marchés
d’Angleterre.

La viande est à peu près au même taux qu’en France, vingt à vingt-quatre
sous la livre. La poissonnerie est abondante, Jersey et Guernesey sont
la patrie des homards. Ce qu’il y a encore de fort agréable, c’est qu’on
vous apporte tout à domicile, le porte-monnaie s’en ressent bien un peu
à cause de la bonne main, mais c’est égal, quelle commodité pour les
domestiques, pour les cuisinières surtout!

Les vaches justifient leur réputation, elles fournissent du lait et du
beurre exquis.

Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup d'œufs à Jersey, par la raison fort
simple que je n’y vois pas beaucoup de poules. On les fait venir
d’ailleurs; les marchés de Bretagne sont là pour ça.

Dans la campagne Jersiaise, on ne voit ni ces troupeaux de poules ni ces
énormes fumiers qui ornent la cour de toute bonne ferme chez nous. Les
fumiers ne sont pas d’un bon effet, j’en conviens; mais ils sont pour la
gente gallinacée, picorant autour, un vrai grenier d’abondance, aux
inépuisables provisions.

La pomme de terre est un des principaux produits de l'île. On y fabrique
aussi d’excellent cidre, mais il n’est pas plus pour les petites bourses
que le vin et le raisin: l’eau et la bière, voilà la boisson ordinaire
du pays.



JOURNAL DE MADAME

CHAPITRE VI


J’ai employé le plus de temps possible à visiter, suivant l’expression
consacrée, les beautés naturelles de l'île, dont je fais deux parts bien
différentes: l’une, la plus petite, sauvage, stérile, hérissée de roches
tourmentées par les flots en démence; l’autre, riche, fertile, cultivée,
ressemblant à un parc immense. De riants cottages, de blanches villas,
de jolies demeures isolées sont semées dans toute l'île, comme des pions
sur un échiquier. C’est partout un peu la même chose, et cependant cet
aspect est si gai, si ensoleillé, qu’il exclut la monotonie. Des
jardinets soignés, une grande propreté, un air d’aisance, tel est le
cachet de la campagne jersiaise.

J’accorde aussi une mention spéciale aux vaches. Ah! la jolie race!
tête fine, formes parfaites, robe soyeuse, enfin le type accompli des
vaches pure race normande, car les habitants de l'île s’y prennent de
manière qu’il n’y ait jamais de croisement chez eux. Elles sont du reste
aussi bonnes que belles, le lait et le beurre qu’elles donnent sont de
qualité extra-supérieure.

Je me suis laissé dire que les Américains paient les vaches jersiaises
dix, quinze et même vingt-cinq mille francs. Ceci sans doute est
l’exception. Mais il n’est pas rare de voir vendre ces vaches cinq et
six mille francs.

Nous avons fait presque toutes nos excursions dans les grands _cars_: le
regard fouille partout, et c’est plus amusant. Par exemple, beaucoup de
routes sont trop étroites, il n’y a place que pour une voiture. De temps
en temps, on trouve une sorte de relai de terrain où l’on se gare quand
on entend un autre véhicule arriver. Malheureusement on ne se croise pas
toujours à l’endroit psychologique; l’on se rencontre face à face, et
comment passer? la plus légère voiture recule pour faire place à
l’autre, parfois il faut dételer et rétrograder assez loin.


JOURNAL DE SUZETTE

Les récoltes se font dans de grands chars fort élégants pour des
charrettes de fermiers. Je soupçonne ces fermiers d'être surtout des
maraîchers: toutes les cultures sont superbes, les feuillages énormes,
les arbres vigoureux. Cette puissance de végétation s’explique
facilement, elle est due au Gulf-stream: ce courant chaud qui vient
d’Amérique, traverse en conservant sa couleur et sa chaleur les vagues
de l’Atlantique et vient ainsi fertiliser toutes les terres qu’il baigne
et leur apporter l’abondance. Les promenades dans les grands _cars_ à
vingt places très haut perchés sur roues, attelés de quatre chevaux sont
charmantes. Ces cars rayonnent dans toutes les directions et cette
manière de voyager ne manque pas de pittoresque: ce véhicule n’est point
banal, ce n’est ni le fiacre étroit, ni la tapissière morose, ni
l’omnibus fermé, ni le confortable landau qu’on trouve d’ailleurs
facilement à louer, c’est quelque chose de plus original que tout cela,
c’est un char-à-bancs perfectionné d’où la vue embrasse un vaste
horizon, et voilà pourquoi ce genre de locomotion me plaît. Les routes
sont tout à fait agréables, quelques-unes un peu trop étroites
seulement; au lieu de grandes routes rigides et poudreuses comme j’en
connais tant, ce sont de jolis chemins ombreux, quelques-uns même
recouverts d’un dôme de verdure; une herbe fine et épaisse borde la
route des deux côtés; les talus dans leur robe verte parsemée de fleurs
champêtres sourient à votre passage; c’est tout à fait coquet.


JOURNAL DE MADAME

Le Château Elisabeth

Le château Elisabeth avec ses casemates et sa vieille tour, ses remparts
grisâtres et les rochers énormes qui forment sa base et se massent tout
à l’entour comme pour le défendre, le château Elisabeth qui s’élève à un
kilomètre environ de la ville et que chaque marée isole de la terre
ferme présente un aspect imposant. Il a remplacé sur son rocher
l’antique abbaye de St-Hélier fondée il y a plusieurs siècles par un
gentilhomme normand. Ce monument religieux fut supprimé sous Henri VIII,
peu après sa rupture avec le Saint-Siège. On posa, en 1551, les premiers
fondements du château qui devait porter le nom de la reine Elisabeth,
fille de Henri VIII; les travaux durèrent cent trente ans, et le château
ne fut achevé qu’en 1688. Ce fut la dernière forteresse qui se rendît
aux Parlementaires sous Cromwell. Il subit un long siège et n’ouvrit ses
portes qu’après avoir épuisé ses munitions de guerre et de bouche, et
obtenu une capitulation honorable.

Les deux fils de Charles Ier, après la décapitation de leur père
vinrent à Jersey et habitèrent ce château, jusqu’au moment où, les
troubles civils s’étant calmés, l’aîné put remonter sur son trône. C’est
aussi pendant qu’il était retiré au château Elisabeth que lord Clarandon
écrivit la plus grande partie de son admirable ouvrage sur l’histoire de
son pays. Non loin de ce château se trouve le _Rocher de l’Ermitage_,
pieux souvenir qui remonte au berceau du Christianisme. Séparé de la
terre ferme, on ne l’aborde que difficilement. Il faut en outre gravir
un escalier étroit taillé dans les roches et qui conduit à la grotte.
L’entrée voûtée en maçonnerie existe depuis des siècles; elle défie
comme le roc lui-même la fureur des éléments. C’est là qu’Hélier passa
une grande partie de sa vie en ce lieu si propre à la méditation
religieuse; en contemplation devant ces deux infinis qui lui parlaient
de Dieu, la mer et les cieux. Sur le sommet du rocher s’étend une petite
plate-bande de verdure, c’était son jardin.


La Tour de Hougue-Bie

Notre première promenade _extra muros_ a été pour la tour jumelle de
Hougue-Bie ou tour du Prince’s tower. Elle s’élève sur un monticule
artificiel, planté de beaux arbres dont les fronts chevelus rivalisent
en hauteur avec la tour même. Ce site est l’un des plus jolis de l'île.
Un sentier serpente autour du monticule et conduit à l’entrée de la
tour. De son sommet on aperçoit presque toute l'île; le regard peut
suivre le contour de ses côtes, les échancrures de ses baies, les
ondulations capricieuses de ses vallées, les cimes altières de ses
monts, les habitations semées comme des points blancs dans la verdure,
les églises et les clochers, puis tout autour l’infini, le ciel et l’eau
confondus dans un horizon bleu. Quand l’air est tout à fait limpide, on
aperçoit les rives françaises, et même la cathédrale de Coutances. De là
aussi le regard domine la longue rangée de rochers nommés les Ecréhous,
non dénués de verdure, et sur lesquels les pêcheurs ont élevé quelques
cabanes de refuge que la mer laisse à sec.

L’une d’elles est, paraît-il, habitée depuis fort longtemps par un
pêcheur, maître Philippe Pinel surnommé le roi des Ecréhous. Il ne
quitte jamais son empire et passe sa vie au milieu des flots; il vit de
la vente de ses pêches et des vivres que les autres pécheurs veulent
bien lui apporter.

Après avoir admiré tous les points de vue, nous avons visité l’intérieur
de la tour. A notre grande surprise, notre guide nous a montré le
fauteuil où s’asseyait Godefroy de Bouillon. Nous nous trouvions
plusieurs bretons ensemble.

--Quel anachronisme! Vous vous trompez, Godefroy de Bouillon n’est
jamais venu dans ce pays-ci, et ce fauteuil n’a rien d’ancien.

--Je ne me trompe pas, a répondu notre cicérone. Nous nous sommes
récriés de plus belle:

Peste! un siège vénérable comptant huit siècles de date... Est-ce donc à
Jersey qu’il faut venir pour apprendre l’histoire de France! nous nous
sommes mis à rire, et le guide a repris d’un air absolument convaincu:

--Je le répète, voilà le fauteuil où s’asseyait Godefroy de Bouillon.

Ces Anglais ont un flegme qui vous désarçonne! Les appartements, qu’on
appelle pompeusement la salle, la bibliothèque, la chambre et la
chapelle de médiocre dimension et très délabrés n’offrent rien de
remarquable.

Revenus enchantés de notre excursion, mais intrigués de l’affirmation si
catégorique de notre guide, nous sommes allés aux renseignements. Le
monticule de Hougue-Bie fut à l’origine un mausolée élevé par une veuve
fidèle à la mémoire de son mari traîtreusement assassiné par ses
serviteurs. Le nom de Tour du Prince est de date récente et lui vient
d’un Prince de Bouillon (nous sommes loin de Godefroy) qui, ayant pris
du service à la fin du siècle dernier, chez les Anglais, en qualité
d’amiral, avait fait installer à Hougue-Bie un télégraphe porte signaux
à l’aide duquel il était parvenu à établir, après l’exécution de Louis
XVI, une correspondance assez régulière avec les émigrés qui fuyaient la
terreur.


Le Château Mont-Orgueil

Mont-Orgueil, un nom qui convient également à l’esprit anglais et au
château qui le porte. Si l’on pouvait appliquer aux bâtiments le mot
_snob_ inventé pour la race britannique, je dirais que Mont-Orgueil est
le plus snob des châteaux: d’apparence superbe, il n’est en réalité
qu’une ruine que le génie anglais entretient et conserve
scrupuleusement.

Ce château qui tient une grande place dans l’histoire de Jersey ne fut
jamais un lieu de plaisance, mais une forteresse de premier ordre bâtie
sur la partie de l'île la plus rapprochée de la France, à cent cinquante
mètres au-dessus du niveau de la mer. Sa construction réunissait alors
tout ce qui constituait une place imprenable. Le château Mont-Orgueil
est défendu du côté de la mer par des rochers inaccessibles bizarrement
taillés et s’escaladant à pic, les uns les autres; battus de courants
rapides et dangereux, ils s’opposent à tout abordage; aussi, de ce
côté-là, il n’y a pas de murailles, mais seulement quelques fenêtres
grillées, étroites comme des meurtrières.

Du côté de la terre on retrouve quelque poésie dans ses hautes murailles
coquettement drapées de mousse et de lierre. A l’intérieur, c’est un
dédale de voûtes sombres, de portes basses, de corridors humides,
d’escaliers tortueux, d’appartements lugubres. A l’extérieur, tours et
bastions, pont-levis et fossés, créneaux et plates-formes donnent grand
air à ce château qui se voit de très loin et dont l’aspect imposant
semble commander la terre et les flots.

La grande porte d’entrée est l’un des plus beaux et des plus élégants
spécimen de l’architecture normande. On y remarque au centre les armes
de la Grande-Bretagne portant les initiales E. R. (Elisabetha Regina),
avec le millésime de 1593, et de chaque côté un écusson. Celui de gauche
avec ses trois épées abaissées et sa devise _Garde la Foi_ représente
les armes des Paulett qui furent pendant plusieurs générations
gouverneurs du château. L’écusson de droite est le même mais écartelé,
des armes de Catherine Norris, femme d’Amias Paulett.

Malgré la date de 1593, il est facile de voir que ce portail et la tour
massive qui s’élève au-dessus remontent à une plus haute antiquité et
que les écussons incrustés dans la maçonnerie ont été rapportés.
Montorgueil a subi bien des sièges. Sous Philippe de Valois, les
Français s’en emparèrent et l’occupèrent trois ans; un certain seigneur
normand, du nom de Maulevrier, ayant fait surprendre par ses officiers
le commandant du château, y domina pendant plusieurs années en
souverain. Duguesclin fit vainement le siège de Montorgueil en 1374.
C’est de ce siège mémorable que commence la gloire de la famille de
Carteret, dont le nom joue un si grand rôle dans l’histoire de Jersey.

Surdeval s’en empara en 1490 et y tint garnison six ans. Les Français
surpris à leur tour, et malgré une héroïque défense, furent forcés de
capituler devant messire de Carteret, ancien gouverneur de l'île, aidé
de l’amiral sir Richard Harliston qui en fit le blocus. Pendant les
troubles civils les Paritains sous Cromwell s’y établirent. On montre la
chambre qu’habita de temps en temps Charles II pendant son séjour dans
l'île. La vieille chapelle qui sue l’humidité est dédiée à Saint Georges
patron de l’Angleterre. Sa cripte basse, étroite, assise sur d’énormes
piliers massifs a servi de sépulture à plusieurs gouverneurs du
château, mais les tombeaux ont disparu. Il ne reste plus sous ces voûtes
sombres et froides qu’une haute statue mutilée, celle de la Vierge.

Bandinelli, fougueux sectaire, brouillon politique, renfermé dans ce
château tenta de s’évader en escaladant les rochers, mais la corde à
laquelle il était suspendu ayant manqué, le malheureux vint se briser
aux pieds du château.

On prétend qu’un camp romain existait là; quelques pans de murs portent
encore le nom de Fort-César.


JOURNAL DE SUZETTE

Je suis très contente des excursions que madame m’a fait faire. Les
vallées dans l’intérieur de l'île sont ombreuses et supérieurement
boisées. Ce que j’aime moins, ce sont les fortifications qui garnissent
les falaises.

Elles sont là, debout, imprenables sentinelles, sur les côtes qui
regardent la France.

On m’a offert une collection de fleurs collées sur un beau papier blanc,
en m’assurant que la flore marine et terrestre est très riche à Jersey.
Les fleurs desséchées, ça ne me dit pas grand chose; je préfère un
bouquet fraîchement cueilli et parfumé, je préfère les verdures et les
fleurs d’une salle de restaurant bien servie; parlez-moi de celui de
Lecq qu’on nomme _Le Pavillon_, on y trouve tous les rafraîchissements
désirables.

J’ai visité le fort Elisabeth et le château Mont-Orgueil. Du fort
Elisabeth, on jouit d’une vue rapprochée, pleine de détails et de
perspective. D’abord, le port de St-Hélier et sa forêt de mâts, le fort
Régent imposant dominateur qui le protège, ensuite la ville aux maisons
serrées, aux toits de toute couleur, bleus, rouges, jaunes qui se
confondent et s’étagent pittoresquement, dominés par les flèches des
églises, les cimes fumantes des usines,...... puis viennent des
amphithéâtres de verdure semés de cottages, de maisons charmantes,
toujours plus riants, toujours plus riches, à mesure que l'œil les
parcourt; plus loin, à gauche St-Aubin, la jolie ville italienne si
gracieusement couchée au bas de ses montagnes éclatantes de genêts d’or,
avec son petit port aussi et son gentil château dans la mer; enfin
Noirmont sombre et farouche, éperon que le pilote ne double qu’en
frémissant.

Du haut du fort Régent on jouit également d’un magnifique aspect,
surtout si l’on s’y place à l’heure où les bateaux à vapeur, arrivant à
la fois de France et d’Angleterre, versent dans l'île leur contingent de
voyageurs:--à droite, la ville bourdonnante et fumeuse, mollement
appuyée aux flancs de ses collines fleuries;--devant soi, la baie de
St-Aubin qui se déploie toute entière;--à vos pieds, l’ancien port, avec
le fort _Victoria_, tout cet ensemble est superbe, on voit à la fois,
les nombreux navires qui s’agitent dans le port, les quais de granit qui
retentissent d’activité, et la file de voitures qui courent dessus comme
dans les rues d’une grande ville.

Le Château Mont-Orgueil est une espèce de ruine d’où la vue est
splendide, mais un peu vague; elle se perd dans l’infini.

Au loin, l’horizon découpe les sinuosités de la Hague, jusqu’au cap
Fréhel, avec les flèches de la cathédrale de Coutances au milieu.

La petite ville de Gorey s’élève aux pieds de l’antique château comme
une jolie fleur au pied d’un vieux chêne. C’est dans son port que
s’abrite la flotille de bateaux qui font la pêche à l’huître sur un
immense banc qui se trouve à peu près à égale distance de Jersey et des
côtes de France. Cette pêche dure neuf mois environ. Il a été nécessaire
d’établir des limites que les pêcheurs des deux rivages ne peuvent
franchir. Des cotres de guerre anglais et français croisent devant
l’huîtrière pour protéger leurs nationaux. Comme la partie la plus
productive est du côté de la France, les Anglais profitent des temps
brumeux pour draguer les huîtres de nos parages et sont souvent pris en
flagrant délit. Il y a bien d’autres sites qu’on vante à qui mieux
mieux; moi, je trouve que c’est toujours la même chose, des montagnes et
des vallées, des rochers et du sable, des villes et des campagnes, et
par-dessus le marché, la mer, toujours la mer de quelque côté qu’on se
tourne, à gauche, à droite, devant, derrière, c’est toujours la Manche,
j’en suis saturée.



JOURNAL DE MADAME

La Religion Salutiste


Nous n’avons pas eu besoin d’aller au théâtre royal pour voir un
spectacle des plus divertissants et pas banal du tout. J’ai assisté à
une réunion de l’Armée du Salut. Cela s’est passé le soir, dans une
grande salle dépourvue de tout ornement, faiblement éclairée, remplie de
bancs de bois et de quelques chaises. Dans le fond de la scène se
trouvait l’autel élevé de trois marches. Là, les lieutenants et les
lieutenantes en jersey rouge paradant de leur mieux ont d’abord entonné
des chants de circonstance pour appeler l’esprit saint au milieu de
nous; puis le plus révérend de cette fameuse société a pris la parole
dans le but évident de nous convertir. Il a rappelé avec émotion
quelques passages des discours de la maréchale Booth qui pleure, qui
gémit sur les crimes et les désordres de Ninive, et de Babylonne, lisez
Londres et Paris. Après avoir péroré quelque temps, deux ou trois
vieillards pénétrés d’onction ont senti l’esprit s’agiter en eux. A cet
appel pressant le plus âgé, tout à fait emballé, s’est mis à faire sa
confession tout haut. Une capitaine--dans l’armée salutiste, les grades
n’ont pas de sexe, ils appartiennent indifféremment aux hommes et aux
femmes,--édifiée de son repentir, est allée le prendre par la main et
l’a amené sur l’estrade, c’est-à-dire à l’autel en lui disant ou à peu
près: «Recueillez-vous, rentrez en vous-même, Jésus touché de votre
humilité vous remplit de ses grâces, c’est le salut.» Le bonhomme a
marmotté quelques mots que je n’ai pas entendus. De nouveaux chants,
alternant avec les trompettes sacrées, se sont fait entendre. La
cérémonie est terminée, il est dix heures. Ces représentations
évangéliques accompagnées de quelques coups de tamtam se renouvellent
souvent, mais une fois suffit pour les curieux.

Comme il n’y avait guère que des gens du peuple, les salutistes nous ont
vite aperçues. De temps en temps ils nous lançaient des regards, tantôt
scrutateurs pour fouiller dans nos impressions, tantôt bienveillants,
pour nous inviter à grossir leurs rangs. A la sortie, ils n’ont pu
s’empêcher de nous interpeller en nous tendant leur escarcelle pour les
besoins de l'œuvre. «Ces dames sont-elles satisfaites? vous reviendrez,
n’est-ce pas?» et comme je souriais d’un air incrédule, on m’a murmuré à
l’oreille: «La grâce vous touchera, revenez seulement. Oh revenez!» et
l’on m’a glissé une petite brochure dans la main.

Il paraît que ces brochures imprimées en beaucoup de langues sont
principalement distribuées à des pauvres hères qui, ne comprenant rien
au figuré, croient à la réalité des phrases comme celles-ci.

«Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive.»

Venez vous joindre à l’armée du Christ pour montrer par votre exemple
quelle est la force de la «parole divine qui féconde et _désaltère_.»

«_O vous tous_ qui êtes altérés, venez aux eaux! Et vous qui n’avez
point d’argent, _venez_, _achetez_, sans argent et sans aucun prix, du
vin et du lait.»

Et quantité de malheureux, séduits par ces belles maximes, s’imaginant
qu’il n’y a plus qu’à tendre la main pour prendre et à ouvrir la bouche
pour boire et manger s’enrôlent sous la bannière salutiste. Ah les
_povres_! voici un entrefilet fort instructif à ce sujet:

Les officiers de l’armée du Salut peuvent-ils vivre avec cinq livres
(cent vingt-cinq fr.) par an? Le général Booth et le commissaire Jucker
disent: oui; les officiers répondent: non. Et leur réponse paraît
sincère, car ils meurent comme des moutons.

Depuis 1882, «l’armée» a envoyé dans l’Inde deux cent vingt-cinq
officiers. Sur ce nombre, cent ont quitté le pays ou sont morts, morts
de faim. Le général veut que ses hommes vivent de la même manière que
les indigènes, il leur alloue un salaire d’un schelling (un franc
vingt-cinq) par mois, et ils doivent se procurer le reste de l’argent
nécessaire à leur subsistance par d’autres moyens. Ce système est
simplement meurtrier. Peut-être M. Booth, avant de parler des misères de
Londres, devrait-il songer aux pauvres gens qu’il envoie mourir dans
l’Inde?

Les époux Booth ont parcouru toute l’Europe et l’Amérique. On n’a pas
oublié le petit speech du maréchal à Paris. Le voici:

«Sur une estrade, un vieillard qu’on pourrait prendre pour M. Naquet,
étale aux regards des auditeurs un superbe gilet rouge.

Ce vieillard, c’est le général Booth lui-même.

Au fur et à mesure qu’il parle--en anglais,--un interprète, le
vice-général Clibborn traduit ses paroles en français.

Le général raconte qu’un Anglais l’a aidé une année de nombreux chèques,
et souhaite qu’un autre Anglais surtout aussi riche se trouve dans la
salle et dans les mêmes dispositions, car, dit-il, ce n’est qu’une
habitude à prendre, après on donne par coutume, de génération en
génération, sans savoir pourquoi.

Le moment est venu de mettre cette théorie en pratique.»

En entendant l’annonce d’une collecte, toujours pour les besoins de
l'œuvre, l’auditoire se leva et disparut comme par enchantement.

Les processions extérieures manquent quelquefois de charme. De temps en
temps ces pauvres salutistes reçoivent des horions dans les rues; c’est
le revers de la médaille, c’est le mauvais côté de leur propagande
effrénée; la procession est interrompue, et bagarre s’en suit. Ces
petits intermèdes, provoqués par quelques mauvais plaisants, font la
joie du public qui n’a jamais pris les salutistes au sérieux.

Le protestantisme florissait sous trente-cinq formes à Jersey. Les
salutistes viennent d’y ajouter la trente-sixième. Je ne saurais
énumérer tous les noms qu’elles portent, mais on m’a cité les
Méthodistes nouveaux et anciens, les Baptistes, les Indépendants, les
Bryanistes, les Bethell Quakers, les vrais Parfaits, les sectaires de
Swedemborg. Toutes ces sectes sont une aberration de l’esprit. Les
Français ont la folie politique, les Anglais ont la folie religieuse.


JOURNAL DE SUZETTE

Voilà la fameuse religion qui vient de passer sous nos fenêtres; elle se
compose d’une douzaine d’hommes habillés en rouge portant sur leur
poitrine un écriteau où sont inscrits ces mots: «_Read the war cry_» et
de sept ou huit femmes se donnant le bras: quand la musique cesse, elles
chantent je ne sais quoi. En tête est un drapeau rouge, avec des signes
incompréhensibles. Tout le monde suit ce singulier cortège, et un
policeman, ou garde de police, marche en même temps qu’eux, afin de
protéger la liberté du culte. Le chef ou prêtre, possesseur d’une grande
barbe noire et d’une physionomie peu rassurante, doit être italien. Il
paraît qu’en Suisse ils ont fait de la propagande dans ce genre-ci, mais
on les a emprisonnés, de sorte qu’ils mettent les prisonniers au nombre
de leurs martyrs; ils pourront bientôt avoir un calendrier. C’est une
vraie comédie, et je ne peux pas croire qu’il y ait des gens qui
prennent cela au sérieux. Leur nom est la Milice de la Guerre ou Soldats
du Saint. Ce sont, je crois, des possédés pour la plupart, Dieu veut
ainsi humilier les Anglais qui se sont séparés de la véritable église,
en les laissant descendre malgré leur gravité apparente et leur
intelligence, au dernier degré de l’aberration! C’est l’avis de Madame.



JOURNAL DE MADAME

La grève de Lecq,. Les rochers de Plémont


La côte septentrionale de l'île est découpée de plusieurs baies, dont la
principale est celle de Lecq. Les rochers de Plémont aux grottes
mystérieuses et profondes sont avec la baie de Lecq les deux promenades
les plus en vogue et le rendez-vous du high-life parisien et londonien.
Les grottes ou caves de Lecq sont très curieuses à visiter. Il faut
autant que possible y venir à mer basse et prendre un guide, car il
serait imprudent de s’y aventurer seul.

Le chemin pour y descendre ne manque pas de pittoresque, c’est un
sentier abrupte qui contourne la montagne, relié çà et là par des petits
ponts suspendus, jetés au-dessus des criques.

Ces grottes superbes, ces cavernes profondes qui entourent l'île sont le
travail incessant de la mer pendant des siècles. Retenues dans leur élan
et toujours en fureur, les vagues ont fini par entamer, par creuser, par
trouer les côtes et y former des voûtes souterraines d’une élévation
majestueuse, des cavités étranges aux configurations pleines de saillies
et de creux. Avec de l’imagination,--l’imagination, cette fée puissante
et créatrice,--ces rochers bizarres vous apparaissent comme des ombres
humaines, des silhouettes d’animaux, des maisons fantastiques dentellées
d’ogives, des pitons élancés, des aiguilles plus longues que celle de
Cléopâtre, des pyramides; enfin on peut y voir tout ce qu’on veut.

Nous sommes revenues par la charmante vallée de St-Laurent, et nous
sommes allées aux grottes de Plémont par la non moins charmante vallée
de St-Pierre, l’une des plus jolies de Jersey.

De la pointe de Plémont, la vue est très étendue: à gauche, les îles de
Guernesey, Jethou, Herm et Sercq; en face, un petit groupe de rochers
appelés «Pater noster»; à droite, les Ecréhous qui connaissent les
naufrages et qui font trop souvent hélas! tristement parler d’eux; enfin
la France, toujours la France qui devrait encore posséder ces îles qui
sont si loin de l’Angleterre. Un pont de bois conduit aux grottes et à
la cascade de Plémont, le câble sous-marin qui relie Jersey à
l’Angleterre s’enfonce en mer sous la cascade. Les rochers sont d’une
hauteur énorme. Les moins élevés sont bizarrement découpés; ici, c’est
un long piton qui se dresse comme un géant devant une grotte; là, ce
n’est plus un géant qui garde l’entrée de celle-ci, c’est un moine à
genoux, recouvert de son capuchon.

Il y a bien d’autres baies à citer, la baie de Ste-Catherine, la baie du
Boulay semée de cailloux de nuances très variées, la coquette baie de
Rozel, la baie de St-Ouen avec ses bords accidentés, la baie de
St-Brelade, la magnifique baie de St-Aubin.

La grève du Boulay, située au nord de l'île entre le château
Mont-Orgueil et la grève de Lecq offre aux regards charmés un beau
panorama. Du reste, de toutes les hauteurs de l'île, les vues sont
ravissantes: la nature étale avec complaisance ses beautés, végétation
puissante, bois ombreux, fleurs embaumées, et puis la mer, la mer
infinie. Mais ces délicieuses promenades, mais ces sites enchanteurs
s’achètent toujours par quelques fatigues! les descentes rapides à
travers les rochers, sur des pentes raides, des herbes glissantes
offrent quelques difficultés; les escalades du retour, qui vous obligent
à monter longtemps, ne sont pas plus agréables. Il faudrait des jambes
d’isard pour parcourir sans lassitude les sentiers en zigzag et les
escaliers à pic, les vallées et les montagnes, les rochers et les
grottes de cette île accidentée. La fatigue, c’est comme un voile noir,
qui s’étend devant vous; vous ne voyez plus ou vous voyez mal.

La coquette grève de Rozel, également au nord de l'île est un lieu
privilégié, encaissé de trois côtés par de hautes collines couvertes
d’une riche verdure. Son port calme et tranquille, où se balancent
mollement quelques barques légères, semble à l’abri des tempêtes. Sur
les hauteurs de Rozel, on fait remarquer aux excursionnistes une saillie
de rochers appelés «La Chaire»; c’est de cet endroit qu’une sentinelle
aperçut, quelques instants seulement, la veille de Noël 1781, une
lumière briller presqu’en même temps dans l'île et sur la côte de
France.

C’était un signal convenu, l’invasion de l'île par les Français, sous la
conduite de Rullecour. Déjà le 17 mai 1779 une flotte commandée par le
prince de Nassau était apparue dans les baies de St-Ouen et de
St-Brelade; une descente avait été essayée sans résultat.

Une seconde expédition ne réussit pas davantage. Enfin la troisième,
commandée par Rullecour, parvint à s’emparer de St-Hélier, mais les
soldats anglais cantonnés dans les autres parties de l'île, sous les
ordres du major Pierson vinrent attaquer la ville où flottait déjà le
pavillon français, et, après un combat opiniâtre, où les deux chefs
français et anglais furent tués, les Jersiais restèrent vainqueurs.
Cette entreprise fut la dernière contre les îles de la Manche.

Non loin de la baie de Rozel, au milieu d’un beau parc planté d’arbres
de haute futaie, s’élève l’élégant manoir de la famille Lamprière,
d’origine bretonne.

La baie de St-Brelade, située dans une partie de l'île encore déserte au
commencement du siècle, est complètement cultivée et habitée
aujourd’hui. Elle s’ouvre toute grande aux vagues qui, ne rencontrant
pas d’obstacles, se montrent généralement douces et caressantes. La baie
de St-Brelade, la plus calme, la plus tranquille de toutes, est
recouverte, comme celle de Lecq, d’un sable fin et jaune qui reluit
comme de l’or au soleil. Le sable des autres baies est blanc.

L’église de St-Brandon ou St-Brelade, du XIme siècle est bâtie à
l’extrémité de la falaise et, séparée seulement des flots par le mur qui
clot le cimetière. Ce mur, solidement construit, a été converti en
batterie pour la défense de l'île. Je remarque ici que presque partout
les cimetières entourent les églises, c’est très bien; l’église, c’est
la mère étendant au-delà de la vie sa protection sur l'âme de ses
enfants. Mais pour nous, catholiques romains, nous sommes surpris de ne
voir que des pierres tombales, des stelles et fort peu de croix.

Près de cette église se trouve une vieille et vénérable chapelle qui
reçut souvent et reçoit encore des vœux ardents et des prières
reconnaissantes. On l’appelle la Chapelle-ès-Pêcheurs, les habitants de
cette partie de l'île s’étant toujours livrés à la pêche très abondante
dans cette baie.

L’église St-Brelade ne se recommande pas par l’élégance du monument,
elle est d’une primitive simplicité d’architecture, mais elle est la
plus ancienne de l'île. On n’est pas certain de l’époque de sa
fondation, on la fait remonter au XIme siècle, sous le règne d’Henri
Ier roi de France. Il se pourrait qu’elle fût encore plus vieille,
car j’ai lu quelque part qu’on s’est trompé sur la date de presque
toutes les églises paroissiales de Jersey. On a confondu la date de leur
restauration, de leur changement de culte ou de leur agrandissement avec
celle de leur fondation qui, pour la plupart, remonte aux premiers âges
du Christianisme. A cette époque, l'île si protestante aujourd’hui avec
ses trente-six sectes différentes, n’était alors peuplée que de saints,
Saint Hélier, Saint Aubin, Saint Ouen, Saint Magloire, Saint Brelade,
etc.

En continuant de ce côté, on arrive aux parties sauvages de l'île. Sa
physionomie change complètement; de joyeuse qu’elle était, elle devient
grave et austère: dunes stériles, rochers déserts. Ce contraste en
passant n’est pas sans attrait, cette rencontre des extrêmes, plages
riantes et plages désolées, varient agréablement les souvenirs.

La baie de St-Ouen est la plus haute expression de cette physionomie
farouche; là règnent la solitude et la tristesse.

Une petite herbe sèche y croît péniblement; d’énormes quartiers de
granit arrachés par les tempêtes et roulés par les flots jonchent
partout le sable et font penser à l'âge de pierre; et, de fait, on
trouve disséminées dans l'île des pierres dolmetiques en assez grand
nombre: cromlechs, lieu de réunion des prêtres et des juges, dolmens,
autel ou table du sacrifice, Menhirs, images de l’Etre suprême. Un
temple en parfait état de conservation atteste aussi que les Druides
habitaient ces lieux.

Le vieux manoir de St-Ouen est encore de nos jours une belle propriété.
On montre, dans un champ voisin, quelques traces de l'_arène des
Tournois_, plaisir favori des seigneurs d’antan; c’est là que les
chevaliers du moyen âge, casque en tête, lance au poing, venaient jouter
de force et d’adresse. Ici, sur cette butte plus élevée, se tenaient les
spectateurs.


JOURNAL DE SUZETTE

Décidément, j’aime mieux les bois que la mer, je préfère les verdoyants
feuillages aux verdoyantes eaux, les chansons de l’oiseau aux chansons
de la vague, les paysages variés à l’immensité uniforme, l’abîme me fait
peur!

Je troquerais tout Jersey rien que pour une de nos landes bretonnes,
parce que la vue de tout ce qui charma notre enfance fait du bien: ces
souvenirs là effacent les tristesses du présent, cela rajeunit; c’est
comme un bain de jouvence. Mais ici toutes les choses ne parlent qu’à
mes yeux et ne disent rien à mon cœur. Quand on s’est rendu compte des
beautés naturelles d’un pays, qu’on a admiré ses sites grandioses et ses
vastes horizons; lorsqu’on a parcouru les rues et visité les monuments
d’une ville et qu’on n’y connaît personne, il ne reste plus qu’une chose
à faire, c’est de s’en aller.

J’espère que nous ne tarderons pas à partir.



JOURNAL DE MADAME

DERNIER CHAPITRE

Les récifs de la Corbière, La baie et la ville de St-Aubin.


La Corbière est une longue suite de rochers qui se prolongent fort avant
dans la mer. Ce nom leur vient sans doute des innombrables corbeaux qui
les habitent; c’est leur domaine, ils y règnent en maîtres et y élèvent
leur famille dans une douce quiétude exempte de soucis.

Il doit y avoir là de vieux patriarches de corbeaux qui ne meurent que
de vieillesse. Corbière «ce tombeau des navires» nous a paru sinistre.
Nous n’avons pu visiter le phare; il faut une permission écrite.

Jersey comme la Sicile a son Charybde et son Scylla, les rochers de
Corbière et le promontoire de Grosnez, inabordable, hérissé de dangers;
mais de cette pointe extrême, quelle vue admirable! On aperçoit le
groupe complet de l’archipel anglo-normand, Guernesey, Sercq, Herm,
Jethou, et enfin plus loin Alderney (Aurigny), toutes ces îles
verdoyantes qui sont les _émeraudes_ de la Manche.

La baie de St-Aubin est fort belle et la ville très agréable. De forme
demi-circulaire, cette baie s’ouvre aux pieds d’une ample montagne de
verdure, tout habillée de ravissantes demeures: ceinture de cottages,
couronne de blanches villas, rien ne manque à sa parure. Aux deux
extrémités de cette baie sont les deux villes principales de l'île:
St-Aubin, au couchant, l’ancienne capitale, et, au levant, St-Hélier, la
nouvelle, siège du gouvernement et du commerce.

Au moment de partir, un Jersiais m’a dit:

Ah! si nous avions le ciel où fleurit l’oranger, notre magnifique baie
de St-Aubin pourrait rivaliser avec celle de Naples!

Et cet aimable interlocuteur ajoutait moitié plaisant, moitié sérieux.
«Partout ici quelle belle nature! C’est l’Orient dans _l’eau riant_». Un
peu fort le calembour, et je n’ai pu m’empêcher de sourire de l’image
poétique, mais trop exagérée.

Toujours snobs, les Anglais, et comme la moindre phrase caractérise bien
l’orgueil de leur race!



GUERNESEY



JOURNAL DE MADAME

CHAPITRE I

St-Pierre-le-Port, Comparaison entre Jersey et Guernesey, La flore
à Guernesey, Administration de cette île.


Guernesey est, comme Jersey, une île anglaise sur les côtes de France.

Elle faisait autrefois partie du duché de Normandie; Henri Ier la
réunit à la couronne d’Angleterre. Les Français ont plusieurs fois tenté
de la reprendre, notamment en 1780.

La population fixe est maintenant de trente-sept à trente-huit mille
habitants, auxquels il faut ajouter, en été, une population flottante
d’environ dix mille touristes, presque tous Anglais. Elle s’administre
comme Jersey. La cour royale se sert de la langue française, mais
l’idiome anglo-normand si pittoresque et si expressif qui se parlait
autrefois se retrouve encore dans certaines parties de l'île. Du reste,
cet attachement, en plein dix-neuvième siècle, à la langue des aïeux
n’existe pas seulement ici, il se retrouve encore dans les bruyères de
l’Armorique, sur les collines du pays de Galles et sur les côtes
occidentales de l’Irlande. Je trouve que Jersey et Guernesey ne se
ressemblent guère tout en ayant des beautés identiques; qui a vu l’une
ne connaît pas l’autre.

A l’arrivée, Jersey entourée de hautes fortifications ne laisse rien
deviner de ses agréments, Guernesey au contraire, bâtie en amphithéâtre
se montre de suite et se présente sous un aspect flatteur. St-Hélier,
capitale de Jersey est une ville à moitié française; St-Pierre-le-Port,
capitale de Guernesey, est une ville anglaise par les habitudes, les
mœurs et le caractère de ses habitants. A Guernesey, le dimanche est un
jour de repos complet: travail, commerce, correspondance, tout est
interrompu. Je ne dis pas que Jersey soit beaucoup plus mouvementée ce
jour là; cependant, entre sept et huit heures du matin, on voit un
facteur passer dans les rues et distribuer furtivement le courrier.
C’est une concession aux usages français. A Jersey, les magasins restent
ouverts le soir; à Guernesey, ils sont hermétiquement fermés dès sept
heures, même dans le fond de l’été. Le touriste qui se réserverait la
soirée pour visiter les magasins et choisir ses petites emplettes ne
rapporterait rien de Guernesey: les portes sont closes partout.

Cette comparaison entre les deux îles sœurs pourrait se continuer dans
une infinité de choses. Bien des personnes l’ont probablement faite
avant moi, inutile d’insister.

Je le répète, le panorama de St-Pierre, dont les maisons s’étagent dans
la verdure, est charmant.

Nous entrons dans le port, laissant à gauche le château Cornet, vieille
et pittoresque construction analogue au fort Elisabeth de Saint-Hélier.
La ville de St-Pierre est plus belle de loin que de près: ses rues
tortueuses, escarpées, un peu sombres même n’ont rien de séduisant. Nous
avons cependant admiré une belle statue que les Guernesiais ont élevée
au feu prince Albert. La campagne, d’ailleurs, se charge de raccommoder
le touriste avec la ville. Ah! cette campagne, quels jolis fleurons elle
apporte à la ville! On peut même dire ici que ce sont les fleurons seuls
qui composent la couronne dont St-Pierre se montre orgueilleux à juste
titre.

Guernesey a les mêmes beautés que Jersey, mais peut-être plus
accentuées, plus personnelles: sites romantiques, vallées rêveuses et
poétiques, ombrages mystérieux, plages sauvages, rochers tourmentés,
vagues langoureuses et flots terribles.

Je crois son climat encore plus doux, si j’en juge par la flore qui
s’épanouit dans toutes les campagnes, et, dit-on, dans toutes les
saisons.

La nature est luxuriante et magnifique; certains feuillages atteignent
des proportions phénoménales: la rhubarbe et l’angélique, par exemple,
les fushias servent à faire des haies comme l’ajonc en Bretagne; les
aloès sont gigantesques; les ficoïdes, si frileuses chez nous, tapissent
hiver comme été, dans certains jardins bien exposés, les grottes et les
rochers. Les camélias sont des arbres; les chênes verts, les eucalyptus
et les araucarias sont immenses.

Cette flore merveilleuse, comparable à celle du midi n’est pas
exclusivement due à la douceur du climat, car en hiver le froid est
parfois assez vif; elle doit tenir soit à la qualité du terrain, soit à
des conditions atmosphériques spéciales comme, par exemple la très
grande humidité, et enfin aux émanations chaudes du Gulf-stream.

On m’a fait remarquer une fleur toute particulière et qui ne croît
qu’ici; un lys rose, sans odeur, mais bien joli. La légende dit
qu’autrefois ce lys était blanc; ce sont les larmes qui l’ont changé de
couleur, des larmes de fées sans doute, car il ne peut y avoir que les
déesses ou les enchanteresses pour pleurer rose.

Oublieuse des bruines salines, des vagues sauvages, des rafales du vent,
on peut dire que la végétation tropicale s’est aventurée jusqu’ici et
qu’elle s’y plaît; les sentiers sont parfumés de senteurs alpestres et
dans les vallons, délicieusement ombragés de grands arbres, les oiseaux
chantent et bâtissent leur nid.

Les cottages sont proprets et soignés, les maisons de la ville, assez
grande (elle compte seize mille habitants), sont blanches, bien
entretenues, et presque toutes ont un jardin avec une ou plusieurs
serres.

Les îles anglo-normandes reconnaissent l’autorité de la Reine ou plutôt,
comme diraient volontiers leurs habitants, de la Duchesse de Normandie,
mais nullement celle du parlement; elles jouissent d’une autonomie à peu
près complète, dont elles se montrent très jalouses, Guernesey surtout;
aussi les gouverneurs de ces îles ont-ils souvent des contestations avec
leurs subordonnés qui prétendent se gouverner eux-mêmes, tout en se
soumettant à l’autorité royale, pourvu qu’elle ne se mêle en rien de
leurs affaires.

Toujours est-il que ce gentil pays de Guernesey s’administre
parfaitement à ses frais: l'île est couverte d’un réseau de routes
excellentes; le Port de St-Pierre est remarquable par ses jetées; des
phares sont placés où il en est besoin; il y a un service d’assistance
publique très bien organisé; enfin je pense qu’on a tiré de ce petit
coin de terre le meilleur parti possible.


JOURNAL DE SUZETTE

Madame ne se met pas souvent en route; mais une fois partie elle ne
s’arrête plus et nous voilà à Guernesey où je n’arrive pas fière.

J’ai été malade pendant la traversée; tout tourne, tout danse autour de
moi, les murailles, les plafonds et les meubles. J’ai le roulis dans la
tête et les jambes!...

Madame pourra se promener seule en ville, je vais me coucher. Elle
compte aussi visiter l'île de Sercq, une occasion se présente, elle veut
en profiter. Cette fois je me récuse tout à fait.



JOURNAL DE MADAME

CHAPITRE II

Plages rocheuses de St-Pierre-le-Port, La baie du moulin Huet; Les
deux villas St-Georges et Roseinheim.


Tout en admirant la belle étendue de mer qu’on a sous les yeux, on songe
à se baigner. Je comptais prendre un ou deux bains, mais il n’y a pas,
à proprement parler, de plage à St-Pierre. La côte est rocailleuse, et
il serait dangereux de se baigner; il faudrait aller chercher ailleurs
quelque crique favorable, j’y renonce.

De loin, Guernesey se développe en éventail fleuri. De près: c’est une
montagne qu’il faut toujours gravir ou descendre.

J’ai fait une charmante promenade à la baie du moulin Huet, où je n’ai
pas vu trace de moulin. Cette baie splendide donne le frisson quand on
arrive, la mer y fait un fracas épouvantable, elle a des airs de colère
qui font peur; de plus, il y a des rochers si étrangement découpés par
le temps que l’on croit voir des bateaux sombrant et des naufragés
s’accrochant pour ne pas périr.

J’ai aussi visité deux villas remarquables: St-Georges, l’une des plus
jolies de l'île, et, dans la paroisse St-André, Roseinheim, avec des
serres étonnantes et une décoration toute orientale; aspect très
fantaisiste, plein de soleil et de couleur.

Les jardins sont ornés de vasques, de statues, les bosquets garnis de
coussins multicolores, et superposés les uns sur les autres avec
cordelières autour et glands aux quatre coins: ils semblent inviter au
repos. Défiez-vous, ils sont un peu durs; en revanche, ils ne craignent
ni la pluie ni le soleil: ils sont en faïence.

Les serres sont remplies de grappes vermeilles dont on ferait volontiers
un repas.

C’est une tentation à laquelle il faut résister, sans que la morale du
renard soit une consolation. Non, ces raisins ne sont pas verts; non,
ces raisins ne sont pas pour des goujas, ils seront mangés par des
princes.


JOURNAL DE SUZETTE

Madame est partie pour Sercq; que j’ai bien fait de rester ici à me
promener, me divertir! J’ai eu une nouvelle représentation de la
_Salvation_.

Un meeting Salvationniste: La _maréchale Booth_ qui prêche à Paris, et
qui est la fille aînée de l’inventeur de cette religion, honorait
Guernesey de sa présence. Aussi me suis-je précipitée sur ses pas. C’est
une vraie prêtresse, maigre, décharnée, et une fort bonne comédienne. La
représentation m’a beaucoup amusée, et je me suis avancée jusqu’à
l’estrade, à la fin de la cérémonie, pour demander aux fidèles ce qu’ils
croyaient.

Un postulant m’a répondu qu’ils croyaient comme les protestants,
seulement qu’ils ne buvaient pas de liqueurs et ne fumaient pas, parce
que J.-C. avait dit qu’il fallait garder son corps pur. C’est pourquoi
les jeunes salutistes sont élevées au grade de cantinières spirituelles
de cette armée sans pareille: au lieu de spiritueux, elles versent la
parole sainte dans l’oreille des assistants.

Ensuite, il arrive un moment où le néophyte se sent sauvé; j’en ai vu
cinq ou six qui l’étaient. Alors ils ont l’air de possédés du diable,
et ressemblent un peu aux aboyeuses de Josselin, cela dure un quart
d’heure; ils font des contorsions, tapent des coups de poing par ci par
là et tombent presqu’en faiblesse; il y a des hommes et des femmes qui
roulent les uns sur les autres, c’est effrayant. Au bout d’un certain
temps, ils reviennent à eux et pérorent chacun à leur tour. Pendant ce
temps là, l’assistance prie.

Betzy, la seconde femme de chambre de l’hôtel, était avec moi; elle
parle français, et nous avons bien ri. Elle disait: je m’amuse comme à
Noël, c’est le moment des fêtes en Angleterre, et ce jour là John Bull
dévore, et mistress John Bull prend plus d’un _night cape_ (bonnet de
nuit)[7].

En effet, ce jour là règnent le gui, le houx, les sapins, le
plum-pudding, le roast-beef, les liqueurs, la musique et la danse.
Malheureusement nous sommes en été, et je n’aurai pas le plaisir
d’assister à cette bacchanale gigantesque.

La Salvation Army est une religion de fous qui se démènent dans les
rues. Il n’y a en fait de fidèles que des gens du peuple, mais ils sont
fort nombreux, et je ne serais pas étonnée qu’à Guernesey seulement il y
en eût quatre ou cinq cents. Général, officiers, soldats du ciel,
prêcheuses, tous ces gens font des sermons, chantent dans les rues et
s’y promènent avec des drapeaux rouges; c’est une armée de possédés.
Ils appellent ceux qui ne font pas partie de leur secte des démons, et
sont eux-même endiablés pour convertir tout le monde. Voici deux de
leurs affiches que la dame de l’hôtel, qui parle aussi le français, m’a
complaisamment traduites.

«Le capitaine Condy, la tambourineuse américaine des guerriers mâles et
femelles avec l’armée des soldats de sang et de feu, marcheront
aujourd’hui à travers la ville.

A six heures du matin, exercice des genoux et du mouchoir; à dix heures
arrivée du Saint-Esprit; à deux heures, enclouage des canons de
l’ennemi; à six heures du soir, incendie sur toute la ligne; à huit
heures, galop d’action de grâces (alleluia gallop).

Le lendemain, à deux heures trente, la tambourineuse américaine chantera
et parlera au nom de Jésus, avec d’autres officiers; à six heures
trente, les soldats se réuniront à la caserne pour la parade en grande
tenue.

Mouchoirs et jaquettes rouges, tabliers blancs, chapeaux noirs, alleluia
de rigueur.

On offrira aux rebelles des conditions de paix. Le chirurgien de l’armée
donnera ses soins aux blessés. Ce aujourd’hui, etc.

Par ordre du roi Jésus et du capitaine,

CADMAN.

Le jour des régates, on lisait:

«Salvation Army

Réunion gigantesque. A onze heures, réception du Saint-Esprit; à midi,
départ de la caserne, et marche triomphale à travers le camp de
l’ennemi; à deux heures, grande bataille.

On se réunira à deux heures trente dans la forteresse, d’où l’on tirera
l’évangile à boulets rouges dans les rangs des esclaves du diable (Ici
il faut entendre les paisibles promeneurs qui devaient aller voir les
régates).

N. B.--Un grand médecin (Jésus-Christ) sera présent, et prodiguera ses
soins aux malades et aux blessés.»

La ville de Guernesey est bâtie en amphithéâtre, il faut toujours monter
ou dévaler.

Le pays est très beau, très boisé et le climat délicieux. Jersey est
moins joli, moins pittoresque, moins fleuri que Guernesey, mais il a de
nombreuses baies pour prendre des bains, tandis qu’ici il n’y en a
guère. Si les plages sont désertes, en revanche, les maisons me semblent
encombrées de jeunes habitants: tout cela crie la nuit, tapage le jour;
cette marmaille est à l'âge agréable où les enfants peuvent être
considérés comme de petits fléaux.

La ville est très propre, les ruisseaux qui courent en pente comme les
rues nettoient tout en passant rapidement. Les promenades sont
charmantes, le long de la mer; un tramway en côtoie les bords. Je suis
montée sur une éminence attirée par la vue d’un grand monument en forme
d’aiguille élevé là en souvenir d’un seigneur du pays, le baron
Saumarez qui, paraît-il, a fait beaucoup de belles et bonnes choses.

J’ai visité les deux églises catholiques; rien de saillant. A neuf
heures et demie du soir on tire un coup de canon: serait-ce pour
remplacer le couvre-feu et inviter les habitants à rentrer chez eux?
Non, cela ne regarde que les militaires, c’est l’appel qui doit les
ramener tous à la caserne.



JOURNAL DE MADAME

CHAPITRE III

L’Ile de Sercq


Je tiens absolument à voir l'île de Sercq avec ses aspects effrayants,
sa mer sauvage, dont les lames puissantes écrêtent la roche dure et
minent le granit. Cette île ne connaît guère les douceurs et les
caresses de la vague, alanguie des flots somnolents, elle n’entend que
leurs clameurs quand, déferlant avec furie ils montent à l’assaut de ses
falaises inébranlées et formidables.

Suzette très dolente encore demande pourquoi Madame est si fort emballée
pour cette excursion.

Pourquoi, Suzette? Parce que je ne crains pas une heure de mal de mer
pour voir «ce morceau de France tombé à la mer et ramassé par
l’Angleterre,» suivant la belle expression de Victor-Hugo.

L'île de Sercq a tenu toutes ses promesses; je n’ai eu aucune déception
et j’ai eu beaucoup de plaisir à visiter cette roche curieuse, bouquet
de fleurs et de fruits dans une corbeille de granit; mais je ne dis pas
pour cela que j’aimerais à l’habiter. L’histoire de Sercq est fort
intéressante. Pendant longtemps, cette île microscopique parut sans
valeur, et nul ne songeait à l’occuper.

Un jour, sous le règne de Henri II, un marin français, Poullain de la
Garde vint y planter notre drapeau. Il aborda l'île à la tête de onze
galères et s’en empara.

A quelque temps de là Poullain, d’humeur aventurière, tenta un coup de
main sur Guernesey et sur Jersey, cette tentative extravagante n’ayant
point réussi, Poullain revint sur ses pas, s’empara chemin faisant d’un
navire anglais dont la cargaison le dédommagea de son échec et rentra
dans son île. Mais Sercq n’était point un lieu enchanteur, l’inaction
pesait au corsaire; il en remit le commandement à son lieutenant de
Breuil et reprit la mer. Dès ce moment, les Anglais qui avaient toujours
dédaigné Sercq comme un rocher inutile changèrent de manière de voir.
Sercq par sa situation particulière, ses falaises escarpées, sa petite
garnison et les trois forts qu’elle avait édifiés était devenue un nid
d’aigle impossible à aborder; cela chiffonnait beaucoup les Anglais.

Un capitaine hollandais (la Hollande était alors l’alliée de
l’Angleterre), comprenant leurs regrets d’avoir laissé cet îlot leur
échapper, proposa de les tirer d’embarras.

Ce Hollandais avait certainement lu l’Illiade, car il eut recours au
moyen inventé par Ulysse roi d’Ithaque; seulement au lieu d’un cheval de
bois ce fut un cercueil dont il se servit.

Le capitaine hollandais vient donc jeter l’ancre devant Sercq. Un marin
est dépêché près du lieutenant de Breuil pour lui annoncer la mort du
capitaine de navire et lui demander la permission de l’enterrer dans
l'île, puis il ajoute: Pendant que l’équipage accomplira la triste
cérémonie, les habitants de l'île pourront visiter notre navire, ils y
seront reçus cordialement.

La petite garnison qui n’avait aucune distraction sur sa roche perdue
accepta avec empressement, sauf quelques soldats et de Breuil qui crut
de son devoir d’accompagner le capitaine défunt à sa dernière demeure.

Deux heures après, le tour était joué.

C’est le capitaine hollandais qui reçut lui-même aimablement les
Français en les faisant prisonniers à son bord. Pendant ce temps là,
presque tout l’équipage entré à Sercq, ouvrait le cercueil et y trouvait
toutes les armes dont il avait été rempli. De Breuil et ses quelques
hommes, incapables de résister, furent obligés de se rendre.

L’histoire rapporte que Marie Tudor, indignée de ce procédé, refusa le
prix de la trahison; ce sentiment de générosité n’était vraiment pas
anglais.

Les fortifications françaises furent rasées, et l'île rentra dans
l’abandon.

Plus tard, un sire de Glatigny, d’origine normande, réédita l’aventure
de Poullain de la Garde; les détails manquent, mais il est à croire
qu’il ne fut pas plus heureux que lui. Et Sercq restait toujours une île
solitaire et déserte, la cité inviolable des oiseaux de mer qui s’y
abattaient par bandes énormes. En 1563, un habitant de Jersey, Hélier
Carteret dont le nom est devenu historique, forma le projet de se fixer
à Sercq.

C’était le descendant de seigneurs normands qui, avant la confiscation
de leurs biens par Phillippe-Auguste, possédaient en Normandie le fief
de Carteret. Hélier Carteret s’installa avec toute sa famille, persuadé
que si l’on voulait s’en donner la peine, la petite île de Sercq
deviendrait aussi fertile que ses grandes sœurs, Jersey et Guernesey.

On ne parla plus marine ni fortifications, mais terre et charrue; neuf
ans après, en 1572, l'île était défrichée, habitée et fertilisée.

Ce moyen de conquête valait mieux que celui du capitaine hollandais; la
reine qui régnait alors, Elisabeth, le trouva de son goût, et nomma
Hélier Carteret seigneur de Sercq. Voilà les débuts de cette île si
florissante aujourd’hui.

En relisant mes notes, avant de les envoyer à l’impression, je trouve
dans le _Petit Journal_ le plus joli et le plus intéressant des articles
sur la petite Sercq des temps modernes. Je ne pourrais rien dire d’aussi
bien, ni de plus complet, voici cet article:


L'île de Sercq[8]

Au milieu du détroit semé d’écueils qui sépare Jersey de Guernesey, un
haut plateau rocheux dresse ses parois abruptes de granit, tombant
perpendiculairement dans la mer: cette petite terre, formidable
d’aspect, est l'île de Sercq.

Percée, pour ainsi dire, de part en part de grottes, de gouffres,
d’excavations plus ou moins profondes, ses falaises s’élèvent en murs
verticaux de soixante mètres de hauteur au-dessus des flots qui
affouillent le rivage et se brisent en moutons blancs sur les
innombrables rochers du large. L’accès de Sercq est si peu commode qu’il
y a quarante ans l’escadre anglaise, relevant l’archipel, fit le tour de
l'île sans apercevoir de communication du rivage avec l’intérieur, et
n’y débarqua point.

En effet, c’est par un tunnel qu’on aborde cette île enchantée. Le
vapeur qui franchit en moins d’une heure la distance entre Guernesey et
Sercq dépose ses passagers dans une crique étroite, hémicycle de sable
et de galets que dominent de toutes parts de grandes parois grises
couvertes d’une herbe maigre, et continuées au large par des roches
dénudées aux formes fantastiques, sur lesquelles s’ébattent des nuées de
goëlands.

On regarde autour de soi et l’on ne voit rien, si ce n’est la jetée de
pierres, les barques entre le quai et la roche âpre et nue, l’eau
clapotante, au loin la confusion de la mer et du ciel. Une sensation de
vertige et de terreur vous prend: si le navire allait s’éloigner et vous
abandonner sur cette rive solitaire et stérile!...

Rassurez-vous: l'île n’est pas aussi inabordable qu’elle le paraît. Au
bout du quai, dans ce mur rocheux, d’apparence inaccessible et
impénétrable un trou béant s’ouvre, un tunnel noir, presque sinistre; on
s’y engage, et cette porte digne de la plume de Dante et du crayon de
Doré aboutit soudain à un décor d’une idyllique fraîcheur: le tunnel
débouche dans un vallon vert, boisé, charmant, avec des prairies semées
de primevères, des ruisselets murmurants, des bosquets touffus, des
ramures pleines d’oiseaux, d’où s’échappent des notes mélodieuses. Une
belle route monte au centre de l'île où se trouvent l’église anglicane
et le presbytère, les écoles et la seigneurie, avec son magnifique parc
planté de conifères.

De toutes parts, au-delà des champs entourés de haies et de maisons
proprettes dont plusieurs ont conservé l’antique toit de chaume,
s’aperçoit la mer bleue, avec son chapelet d'îles: Brechou ou l’Isle des
Marchands, dépendance et satellite de Sercq; Herm, séparé de Sercq par
le passage ou chenal du Grand-Ruau; Guernesey, la «Grande Terre» des
Sercquais; Jersey, dont la côte septentrionale très découpée, s’estompe
dans la brume et là-bas, par delà le funèbre passage de la Déroute, se
dresse une blanche muraille: c’est la côte de Normandie, mère patrie de
toutes ces îles devenues anglaises, c’est le cap de Flamanville, la baie
de Diélette, notre Cotentin français.

Paysage admirable, panorama idéal et si bien composé qu’il faut aller
jusqu’en Grèce pour trouver un spectacle de mer digne de lui être
comparé: telle est Sercq la belle, Sercq la charmante, aimée des
peintres et des poètes, Sercq que les Anglais ont justement appelée _the
gem of the channel islands_, la perle des îles du Canal.

Longue de cinq mille cent mètres du Nord au Sud, sur une largeur maxima
de deux mille cinq cent mètres, avec une superficie de cinq cent dix
hectares, dont deux cents en culture, l'île se divise en deux parties,
le _Grand Sercq_ et le _Petit Sercq_, reliées par l’isthme de la Coupée,
chaussée large de deux mètres à peine et longue de cent quatre-vingts
mètres, élevée de quatre-vingt-dix mètres au-dessus de la mer et des
deux côtés de laquelle s’ouvre des abîmes. Ce passage est terrifiant;
par les grandes tempêtes il est dangereux de s’y aventurer et les deux
parties de Sercq sont alors privées de toute communication.

Dans ce plateau de granit se creusent d’adorables dépressions, des plis
de terrains profonds, de courtes et belles vallées boisées qui, toutes,
aboutissent à quelque baie retraitée; là, dans des nids de verdure, au
bord du ruisseau qui jacasse sur les cailloux, protégées des vents, à
l’ombre sous les grands arbres, se blottissent de ravissantes et
coquettes chaumières, asile en été des amoureux et des peintres.

L'île de Sercq n’est pas seulement curieuse comme paysage, elle est
intéressante à étudier pour son organisation féodale qui constitue à
notre époque un véritable anachronisme. Bien que judiciairement
rattachée au baillage de Guernesey, Sercq en est complètement
indépendante au point de vue politique et administratif. Elle forme un
petit Etat féodal à part, gouverné sous la suzeraineté de l’Angleterre
par son seigneur, qui est censé propriétaire de l'île en vertu de la
charte de la reine Elisabeth (1563) concédant Sercq en fief de haubert
(fief qui ne pouvait être possédé que par un chevalier) à Hélier de
Carteret pour être divisé en quarante tenanciers dont chacun devait
fournir un homme armé pour la défense de l'île. A cette occasion, la
grande Elisabeth fit don au seigneur de six canons, cinquante boulets et
deux cents livres de poudre; dans la cour de la seigneurie, on voit
encore un de ces canons, portant l’inscription suivante: _Don de la
royne Elisabeth au seigneur de Sercq, 1578_.

Les quarante domaines ainsi créés, légalement indivisibles,
transmissibles en entier seulement par vente ou par héritage, avec
l’assentiment du seigneur sont encore aujourd’hui possédés par quarante
tenanciers qui paient la dîme au seigneur. En cas de décès sans
héritiers de l’un des quarante tenanciers, le seigneur entre en
possession de ses biens. Le droit d’aînesse le plus absolu règne dans
l'île.

Les «chefs-plaids», tenus trois fois par an, le premier lundi après
Pâques, après la Saint-Michel, après Noël, forment à Sercq l’unique
pouvoir législatif. Ces chefs-plaids qui en sont autre chose que
l'«assemblée des leudes et barons» des anciens rois normands, sont
composés du sénéchal, président, et du prévôt de l'île, nommés à vie par
le seigneur, du greffier, du député du seigneur, et des quarante
tenanciers.

Les lois ou ordonnance sont votées par ces derniers seulement; mais
elles doivent être soumises à la sanction du seigneur.

L’organisation judiciaire de Sercq est tout aussi curieuse. Un sénéchal,
nommé par le seigneur, statue comme juge unique; il juge en première
instance tous les procès civils, sauf appel devant la cour royale de
Guernesey. Au correctionnel, il peut infliger des amendes jusqu’à trois
livres tournois (cinq francs quinze), et, au plus, trois jours
d’emprisonnement. Les délits graves sont directement portés devant la
cour de Guernesey.

Hâtons-nous de dire que, quoique Normands, les Sercquais ne sont pas
d’humeur bien processive. Quant à la prison, elle est généralement vide.

Il y a quelques années, une femme de Sercq ayant été condamnée à un jour
de prison pour un infime larcin demanda à purger sa peine toutes portes
ouvertes, tant l’effrayait la perspective d'être enfermée. Le prévôt y
consentit de fort bonne grâce; et, on vit successivement, après
l’internement de la coupable, on vit pénétrer dans le farouche édifice
toutes les femmes de Sercq, munies de tabourets, de vivres et de leur
tricot; elles se relayèrent pour tenir compagnie à la prisonnière, qui
ne fut pas un instant seule.

Sercq est la seule des îles de la Manche où l’instruction soit
obligatoire au premier degré; elle est la seule aussi, et c’est par ce
côté que cette petite île mérite de nous intéresser, la seule où
l’enseignement soit donné en français.

Notre langue est l’idiome de tout l’archipel normand; mais, tandis
qu’elle tend à disparaître de Jersey, de Guernesey ou d’Aurigny, où les
campagnards mêmes ne lui restent pas tous fidèles, elle est demeurée à
Sercq le langage du foyer, à ce point que deux familles de pêcheurs
anglais, établies dans l'île depuis quelques années, parlent aujourd’hui
couramment le français ou plutôt un patois normand qui rappelle de très
près celui des environs de Cherbourg.

Il est à craindre malheureusement que cela ne dure pas toujours.

Beaucoup de Sercquais, mus par l’intérêt, apprennent l’anglais, le font
apprendre à leurs enfants.

Et ce ne sera peut-être l’affaire que d’une ou deux générations pour que
l’anglais devienne la base de l’enseignement.

On le voit, la petite sœur est maintenant l’égale de ses aînées, sinon
comme étendue, du moins comme richesse de culture, intelligence et
activité.


JOURNAL DE SUZETTE

Madame arrive enchantée de son excursion à Sercq, mais un peu fatiguée;
elle a eu le mal de mer en revenant. Ce matin, pendant qu’elle se
reposait, je suis allée visiter le cimetière, un lieu charmant. Il y a
des plantes d’eau dont la feuille ressemble un peu à celle d’acanthe.
Elles sont d’une telle grandeur qu’on se croirait dans ces forêts
d’Amérique, dont les voyageurs font des descriptions enthousiastes; les
rhododendrons, les camélias sont de vrais pommiers, les fushias ne sont
plus des fleurs, mais des arbustes. On aurait presque la tentation de
mourir dans cette jolie île, pour être enterré dans cet étonnant
cimetière; on aurait d’autant plus de facilité pour cela, que
l’enterrement de première classe ne coûte que huit francs; ce n’est pas
la peine de s’en passer, et vraiment, si comme les chats j’avais neuf
vies à dépenser, je me permettrais cette petite distraction.

C’est demain dimanche; ce saint jour se présente aux yeux d’un Anglais
sous la physionomie d’un énorme plat de viande en permanence sur la
table, et de quelques bouteilles de porto ou de xérès, à moins que ces
messieurs et ces dames ne soient dans la confrérie du ruban bleu ou du
ruban vert, ce qui change alors le porto ou tout autre spiritueux en
thé, dont on use et abuse à perpétuité. Quand on a fini de manger, on
digère péniblement ou pas, cela dépend des facultés de l’estomac, mais
enfin on digère, et quand on a digéré, on recommence à manger; ensuite
on va au temple entendre l’office, puis on rentre, on mange, et on va se
coucher, plus ou moins _impressionné_. C’est une journée si bien remplie
que l’on peut bien être un peu fatigué le soir. Les ladies elles-mêmes
sont tellement accablées qu’elles perdent parfois leur centre de
gravité. Je dois dire que ceci je ne l’ai jamais vu, seulement je l’ai
entendu dire.

On est très _Hugolâtre_ à Guernesey, que le grand poète habita plusieurs
années et où il écrivit, m’a-t-on dit, ses _Contemplations_, aussi
voit-on son buste, sa photographie et ses autographes à la devanture de
toutes les librairies, comme on voit des homards chez tous les marchands
de comestibles.

Les homards sont peut-être encore plus abondants à Guernesey qu’à
Jersey. On les pêche ici avec des _banâtres_, panier en forme de
mannequin renversé. Homards et langoustes font vivre beaucoup de
familles de pêcheurs, c’est leur seul métier. C’est très amusant quand
la mer baisse, de voir toutes les petites barques, qui sautent sur les
vagues, laitées d’écume, comme de petites mouettes s’en aller lever les
banâtres ou casiers comme nous disons en France.

C’est encore avec la bonne de l’hôtel que je suis allée voir le départ
de cette microscopique flotille, mais nous n’étions pas seules, elle
avait son amoureux.

Me voilà arrivée à vingt-cinq ans, et je ne suis pas si avancée que
Betzy qui n’en a que dix-huit. Ah! c’est ici que les jeunes filles sont
heureuses! Dès quinze ou seize ans elles ont un bon ami, un sweet heart
(doux cœur), qui marche avec elles suivant l’expression pittoresque du
pays, c’est-à-dire qu’il se trouve à point pour les escorter dans leurs
courses et promenades. Betzy appelle son amoureux Sam: tous ces amoureux
là se nomment Peter, Samuel, Abraham, Jacob; à Guernesey on affectionne
les noms bibliques. Il y a des jeunes filles qui avant de se marier en
ont eu quatre ou cinq. On commence un _flirt_ avec celui-ci, qu’on
continue avec celui-là, ça ne tire pas à conséquence, jusqu’à ce qu’on
ait enfin trouvé celui avec lequel on désire _marcher_ toute la vie.



JOURNAL DE MADAME

CHAPITRE IV

Victor Hugo, Madame Drouet, La température.


Victor Hugo est le héros moderne de Guernesey. On visite sa maison qui
est un vrai, dois-je dire bazar ou musée, mettons les deux, puisqu’il y
a de belles choses et des riens. On ne parle qu’avec enthousiasme de
tous les souvenirs qu’il a laissés pendant son séjour ici, un long
séjour de quinze années. Non loin de la grande vieille maison du poète
on vous montre la maison modeste qu’habitait Madame Drouet, dont le nom
reste attaché à celui du grand homme. Madame Drouet admirablement belle
avait été actrice à Paris. Elle avait joué avec succès des rôles
importants dans les pièces de Victor Hugo; une grande amitié s’établit
entre eux: au moment de l’exil du poète, abandonnant la carrière
théâtrale, Madame Drouet le suivit à Jersey d’abord, à Guernesey
ensuite.

Victor Hugo déjeunait tous les matins chez elle, à son tour elle venait
tous les soirs dîner chez lui. Madame Hugo la recevait en amie, et les
plus strictes convenances ont toujours été gardées entr’eux.

Madame Drouet est morte à soixante-douze ans, encore belle et toujours
charmante par son esprit. Son amitié fidèle lui fait honneur.

Le séjour de Victor Hugo à Guernesey me rappelle le passage ici d’un
autre grand Français dans les conditions d’exil autrement cruelles que
celles du poète:

J’ai nommé Châteaubriant.

Ayant appris au fond de l’Amérique les malheurs de la France, son
patriotisme s’éveille, il accourt pour la servir et la défendre. Voici
en quels termes il raconte cette lamentable odyssée.

«Je revins en France; j’émigrai avec mon frère et je fis la campagne de
1792. Atteint pendant la retraite, de cette dyssenterie qu’on appelait:
la maladie des Prussiens, une affreuse petite vérole vint compliquer mes
maux.» On le crut mort, on l’abandonna dans un fossé où donnant encore
quelques signes de vie, il fut secouru par la compassion des gens du
prince de Ligue qui l’installèrent dans un fourgon et le menèrent à
Namur. Il voulut de là, malgré l’extrémité où le jetait sa double
maladie, aggravée d’une blessure à la cuisse, gagner Bruxelles, puis
Jersey: il faillit expirer en route. «On me descendit à terre,
raconte-t-il, dans l'île de Guernesey où le vent et la marée nous
avaient obligés de relâcher, et on m’assit contre un mur, le visage
tourné vers le soleil pour rendre le dernier soupir. La femme d’un
marinier vint à passer; elle appela son mari qui, aidé de deux ou trois
autres matelots anglais, me transporta dans une maison de pêcheurs, où
je fut mis dans un bon lit; c’est bien vraisemblablement à cet acte de
charité que je dois la vie.»

Le temps s’est fort rembruni; à la chaleur étouffante de ces jours
derniers a succédé un vent glacial. Il paraît que la température est
assez fantasque. Guernesey se montre capricieuse et changeante comme une
jolie femme, pardon, je voulais dire comme une jolie île qu’elle est.

Petite pluie abat grand vent: il faudra de la pluie, pour remettre la
température à sa place.

Le beau temps fait encore la sourde oreille. Aujourd’hui il pleut à
verse, c’est une perspective peu agréable pour notre traversée. Pauvre
Suzette, depuis deux jours elle tient comme Moïse ses bras levés vers le
ciel pour appeler la victoire; jusqu’ici elle en est pour ses frais.
Achever de donner son cœur aux poissons ne lui sourit guère, leur en
ayant déjà donné une partie en venant.


JOURNAL DE SUZETTE

Guernesey me semble un nid de verdure campé sur un rocher: aussi les
bains n’y sont-ils pas très faciles, il faut chercher des endroits pas
trop dangereux, ce n’est que rochers partout. Les fruits et les légumes
sont énormes, la cuisinière de l’hôtel vient de me montrer une tomate
qui pèse plus d’une livre, mais tout cela est cher, les fruits surtout;
le raisin et les figues ne viennent qu’en serre. Le beurre est
extraordinairement jaune, mais très bon.

Il paraît qu’on parle un affreux jargon normand qui date de loin. Le
peuple y est attaché et ne veut pas changer son idiome.

Il habite ici dans l’hôtel un type anglais des mieux réussi et qui
m’amuse. Il trouve les autres ignares, c’est un savant, se plaint de la
cuisine, c’est un gourmet, et du tabac, c’est un fumeur.

Ce gentleman qui fait parade de son habit noir, de sa barbe blanche et
soignée, de ses mains fines et de ses ongles taillés en amandes passe
son existence entre son lit, son déjeuner, son dîner, son lunch, son
souper et son cercle, puis quand il rentre il s’enferme dans son cabinet
de travail où il ne fait rien bien entendu à moins qu’il ne réfléchisse
à la décadence de la cuisine à Guernesey, ou à la fragilité des tuyaux
de pipe, il en casse beaucoup.

Les dames dans ce pays-ci n’ont aucune notion de la mode. En été comme
en hiver, elles circulent avec des fourrures et des chapeaux de paille
blanche ornés dans le goût anglais, c’est tout dire.

Je me suis aperçue ce matin d’une chose bien désagréable, mes pauvres
souliers sont complètement usés!

Décidément Guernesey est un lieu de perdition pour les chaussures, elles
prennent ici des airs lamentables. Je vais être obligée d’essayer des
souliers anglais, c’est un crève cœur pour mon patriotisme, et... ma
bourse. Qui n’a pas vu les pieds d’un Anglais a beaucoup perdu, c’est
d’ailleurs la première chose qu’on est obligé de voir dans leur
personne: c’est avec la plus innocente candeur et la plus grande liberté
d’esprit qu’ils lancent de droite et de gauche leurs énormes pieds, au
risque de vous écraser les vôtres.

On a beau me dire: admirez ceci, admirez cela, je m’entête à trouver
quand même les îles anglaises au-dessous de leur réputation. Il n’y a
qu’à aller à Dinan pour trouver aussi bien et même mieux. Quand on
regarde de la tour Sainte-Catherine le village du Pont, les sinuosités
de la Rance et le viaduc colossal, on a sous les yeux le plus beau
tableau qu’on puisse imaginer. J’aime mon pays, je suis française dans
l'âme.

Après ça toutes ces Anglaises ont une manière de s’exprimer qui ne me va
pas du tout. Elles ne parlent qu’à demi-mot avec un ton de Pytonisse et
des airs de supériorité qui m’agacent.

Je ne suis point émerveillée du confortable anglais dont on parle tant,
tout au contraire, je trouve qu’il pêche en bien des façons. Sous
prétexte d’hygiène, on a ménagé dans certains appartements les chambres
à coucher, par exemple, de petits courants d’air fort désagréables.

Les lits sont aussi moëlleux que s’ils étaient rembourrés avec des
noyaux de pêche. Madame va encore dire que je ne m’occupe que du côté
matériel des choses comme dans mon journal de Jersey. Dame! c’est la vie
sérieuse et pratique, c’est la réalité et il n’y a que cela de vrai;
l’idéal c’est bon pour les gens riches, mais ceux qui ont besoin de
travailler pour vivre n’ont point le temps de flirter avec leur
imagination.

Une chose encore bien incommode, ce sont les croisées à guillotine, mais
les indigènes y tiennent quand même pour deux raisons: 1º parce qu’ils
seraient désolés de prendre nos fenêtres si commodes qu’elles soient, ce
serait nous copier.

2 Parce que nous copier ce serait forcer leur orgueil monumental,
d’avouer que notre manière de faire vaut mieux que la leur.

Tout le monde sait que l’Anglais est un être supérieur et impeccable.
Toutes les nations sont de l’herbe St-Jean à côté de la sienne.

Imbus de ces excellents principes on comprend tout ce que les
insulaires de la Grande-Bretagne peuvent se permettre d’ébouriffant en
tout genre et en tout pays, comme dit Madame, c’est le _self
gouvernement_ au profit de leur personnalité. Moi je n’ai pas de si
belles expressions, mais il me semble que l’Anglais a l’air de dire
partout: Il n’y a que moi au monde, ôtez-vous de là que je m’y mette.

C’est sans regret que je quitte Jersey et Guernesey, ces joyaux pour
parler poétiquement jetés dans l’écrin bleu de la Manche, ces îles qui
devraient nous appartenir! Tout cela ce n’est pas le bon air de la
patrie, hélas! je ne suis pas à la veille de le respirer.



JOURNAL DE MADAME

CHAPITRE V

Les églises et les religions de Guernesey, Adieu au Trois sœurs.


Si l’éclosion des fleurs est abondante à Guernesey, la floraison des
sectes religieuses ne l’est pas moins; seulement la botanique a, pour
les premières, classé depuis longtemps les espèces, les variétés et les
herboriseurs suivent scrupuleusement une classification dont ils
reconnaissent l’autorité; ici en fait de religion, c’est encore pire
qu’à Jersey, c’est l’anarchie complète, il est impossible de s’y
reconnaître.

Toutes les variétés du Protestantisme s’y rencontrent, ou à peu près,
depuis le Ritualisme qui n’est autre que le Catholicisme soustrait à
l’autorité du pape, jusqu’aux Anabaptistes qui n’admettent aucun
sacrement, et à la Salvation Army (ou armée du Salut) qui, le dimanche,
emplit les rues de sa musique, plus bruyante que mélodieuse.

Les églises paroissiales elles-mêmes n’appartiennent pas au même culte,
et, c’est là qu’apparaît le mieux, sous une unité de nom cette division
à l’infini qui semble être le châtiment de ceux qui s’éloignent de la
véritable église.

En effet, tous les protestants font partie _nominalement_ de l’église
anglicane (les sectes dissidentes sont laissées presque partout aux
commerçants et au menu peuple). Eh bien, de toutes ces différentes
églises qui s’intitulent anglicanes, _pas deux_ n’enseignent la même
doctrine, et, ces différences ne sont point seulement, comme on pourrait
le croire, dans les questions de détails, mais sur les points les plus
importants, tel par exemple le culte des saints ou des morts, le
Purgatoire, la présence réelle, la définition et même le nombre des
sacrements.

Ce qui est le plus merveilleux, c’est que tous ces ministres, curés et
vicaires, qui souvent dans la même paroisse n’enseignent pas la même
doctrine, se font ouvertement la guerre de paroisse à paroisse.
Pourtant, tout ce clergé anglican relève du _même évêque_ et sort des
_mêmes_ écoles théologiques.

Mais, là où il n’y a pas d’autorité, et où l’interprétation des textes
repose sur le libre arbitre, il ne peut y avoir que confusion. C’est ce
qui fait que les protestants instruits de bonne foi désertent cette tour
de Babel pour se réfugier dans l’église catholique; un grand nombre très
instruit aussi se jette malheureusement dans le scepticisme.

La paroisse principale est Saint-Pierre; elle a pour succursale
Saint-Barnabé, desservie par les mêmes ministres. Les principales
églises, soi-disant anglicanes des différents quartiers sont: St-Etienne
(en anglais St-Stephen), St-Jean (St-John), Trinité (Trinity) et
St-Jacques (St-James).

Enfin, il y a dans chacune des neuf autres paroisses de l'île une église
anglicane (dont l’enseignement varie suivant le ministre), et un nombre
illimité et toujours croissant de chapelles dissidentes enseignant et
pratiquant les cultes les plus variés. Parmi ceux-ci, les méthodistes,
divisés eux-mêmes en plusieurs branches sont, je crois, en majorité.
Guernesey ne compte guère que trois mille catholiques, dont les deux
tiers sont anglais.

Je viens d’acheter quelques-uns de ces petits objets qui sont le
mémorandum palpable du voyage et qu’on aime à offrir au retour. C’est
une pensée, un souvenir; ce rien, c’est plus encore, c’est le petit
trait d’union de l’amitié.

Le vapeur chauffe, il faut partir.

Adieu, sœurs charmantes, îles enchantées.

Pendant que j’inscris mon nom sur le registre de l’hôtel, je grave dans
ma mémoire votre riant souvenir. Adieu!



LONDRES



JOURNAL DE MADAME

CHAPITRE I

La traversée, Southampton, Arrivée à Londres.


_Alea Jacta est!_ Le sort en est jeté.

Je me décide à visiter Londres et à passer une quinzaine à Oxford chez
une vieille amie de ma mère qui m’invite depuis vingt ans... Je ne l’ai
pas vue depuis mon enfance, mais nous avons conservé ensemble
d’affectueuses relations épistolaires.

Ce projet était bien au fond de ma pensée, mais je n’en avais pas parlé
à Suzette, de peur de l’effrayer; elle se montre très émotionnée.

Le temps s’est remis, il est superbe, l’eau est aussi calme que l’air.
_All right!_ comme disent les Anglais. Nous naviguons dans une sécurité
parfaite. Vers trois heures de l’après-midi nous apercevons une ligne
grisâtre qui va grandissant: c’est l’Angleterre. Au fur et à mesure que
nous nous approchons, les côtes se détachent, la terre apparaît; nous
distinguons maintenant les habitations. Beaucoup de ces jolis cottages
sont en briques rouges, ce qui assombrit bien plus le paysage que des
maisons blanches. Quand le soleil allume des flammes sur ces maisons-là,
on croit voir un incendie. L’ensemble est riche et mélancolique; c’est
peut-être beau, mais ce n’est pas coquet.

Voilà cependant des arbres superbes, de belles demeures, de magnifiques
châteaux, au premier rang celui de la Reine, beaucoup de verdure, peu de
fleurs.

Nous débarquons à Southampton. La Douane fait son devoir avec un zèle
remarquable. Southampton m’a paru une ville déserte. Nous n’avons pas
rencontré vingt personnes dans les rues à cause du dimanche, et
cependant, c’est une ville intéressante à visiter: elle possède
d’anciens monuments, de belles églises, un commerce marchand très actif
et des chantiers de constructions considérables. Plusieurs quartiers
sont neufs, mais c’est une très vieille ville qui fut bâtie par les
Romains et se développa sous les Saxons. En 1339 elle subit un rude
assaut: une flotte française l’envahit et la pilla.

Nous arrivons à Londres à dix heures du soir. Ah! mon Dieu, quelle gare,
quel dédale de trains! comment sortir de là? C’est à perdre la tête et
l’on m’assure qu’à elle seule la ville de Londres compte cinq cent
soixante-huit gares ou stations de chemin de fer. Il passe par jour à
Clapham mille trois cent soixante-quatorze trains; en 1881 le
métropolitain a voituré cent dix millions de voyageurs!


JOURNAL DE SUZETTE

Nous voilà donc embarquées pour l’Angleterre...

Ah! quel beau bateau. Je monte sur le pont, il n’y a personne, tout est
silencieux, on dirait que notre navire marche tout seul, en apparence du
moins; c’est un grand spectacle que celui de la mer: se croire perdu
dans l’infini, quelle sensation étrange et nouvelle pour moi, le doux
balancement des vagues endort mon corps et ma pensée. Combien de temps
vais-je rêver ainsi? je ne sais, mais le vent fraîchit beaucoup, je vais
chercher mon châle...

A midi j’ai servi le déjeuner de Madame: du jambon, des œufs et du thé.
Pas d’apparence de mal de mer. Notre navire glisse gracieusement sur
l’onde comme un oiseau; décidément je m’imaginais ce voyage plus
terrible... Nous croisons plusieurs bateaux qui vont en France. Ah! les
veinards! Vers quatre heures nous apercevons les côtes d’Angleterre;
presque toutes les maisons sont rouges, quand le soleil les embrase elle
font penser à messir Satanas. C’est comme une vision flamboyante de ses
palais...

Les douaniers de Southampton visitent les malles avec une âpreté sans
pareille. Les nôtres sont sens dessus dessous et l’une des serrures est
brisée. Comment la réparer? nous réclamons vainement un serrurier, c’est
aujourd’hui dimanche. Il faut se rabattre sur des cordes et fermer nos
caisses à la diable.

Nous avons le temps de donner un coup d'œil à la ville; plus tard nous
prendrons le train pour Clapham, faubourg de Londres, où nous devons
nous arrêter quelques jours. Je serai très fière à mon retour de pouvoir
dire que j’ai visité la capitale de la grande Angleterre.

Il ne faut pas visiter Southampton le dimanche: du reste toutes les
villes anglaises sont tristes ce jour-là, chacun se retire _at home_,
non pour méditer et prier, mais pour se réfectorer. Les trois
principales occupations de cette sainte journée sont d’entendre
l’office, de boire et de manger. Du haut au bas de l’échelle sociale
tout le monde fête le rosbif. Le jour du Seigneur en Angleterre devrait
s’appeler le jour du bœuf.

Ah! comme cinquante lieues de mer changent les habitudes, les choses,
les gens! Nous voilà donc errant dans les rues de Southampton; Madame
mourait de soif et moi aussi. Nous cherchons un restaurant quelconque,
ils sont tous fermés; nous avisons enfin une pâtisserie, son
propriétaire parle un peu français; nous lui avons demandé deux verres
de bière. «Deux verres de bière, nous répond-il scandalisé, vous ignorez
donc que le dimanche jusqu’à six heures il est défendu de boire hors de
chez soi.» Par charité il nous apporte une carafe d’eau pour nous aider
à avaler ses détestables gâteaux pétris à la graisse au lieu de beurre.
Des gâteaux à me dégoûter à jamais d’épouser... un pâtissier anglais.

Enfin nous sommes dans le train pour Clapham. Ce chemin de fer ne vaut
pas ceux de France, il est plus bas, moins confortable. On ne crie pas
le nom des stations, et le service des bagages laisse beaucoup à
désirer. On met son adresse sur ses colis et la gare de destination.
C’est aux employés à se débrouiller pour les expédier et à vous de vous
débrouiller pour les reconnaître à la gare d’arrivée. Cette perquisition
à travers tant de bagages manque de charme. Sans moi je ne sais pas ce
que Madame serait devenue... A partir de Londres, nous dit-on, les
trains sont plus rapides et plus confortables. C’est à la lueur des
lanternes que nous faisons notre entrée à Londres. En arrivant, pas plus
d’omnibus que dans ma poche, il faut prendre un cab. Nous descendons
dans un des plus beaux hôtels de Londres, Charing Cross. Deux
domestiques hommes parlent un peu français, ce qui nous sera commode.
Madame a une grande chambre, un grand lit où l’on coucherait quatre à
l’aise, une grande cuvette où un enfant de dix-huit mois se noierait
facilement, un grand... enfin tout est grand. Un ascenseur fait le
service à tous les étages.

Nous voilà donc à Londres. C’est égal, je me sens bien dépaysée, et
malgré moi je fredonne: _Pauvre exilé sur la terre étrangère_, etc. Sans
doute je suis bien aise de visiter cette ville énorme, mais je serai
encore plus contente quand j’en serai revenue.

J’ai bien dormi, c’est fort heureux, et je rends grâce à Dieu de n’avoir
pas eu besoin d’allumettes, car il est défendu aux domestiques d’en
avoir dans leur chambre à coucher; on ne saurait prendre trop de
précautions contre le feu.



JOURNAL DE MADAME

CHAPITRE II

Mes impressions sur Londres à vol d’oiseau.


Londres au premier aspect me paraît cent fois moins joli que Paris: il
n’y a ni quais ni boulevards, le fourmillement des grandes rues et le
grouillement des petites n’arrivent pas à lui donner l’air gai. Les
magasins sont moins beaux, presque tous restent fermés le soir, été
comme hiver; la boue et la poussière sont noires, la brume aussi tant
elle est imprégnée de toutes les fumées vomies par des milliers de
cheminées; l’hiver la boue est encore plus noire et le brouillard plus
épais. On vit alors à la lumière des lampes et de bec de gaz, jour et
nuit. Nous sommes en été, mais je comprends que l’hiver Londres soit la
ville des ténèbres et du _spleen_. Beaucoup de rues sont pavées en bois;
les trottoirs sont larges, les principales artères le sont également,
mais de ces belles rues on aperçoit de droite et de gauche d’horribles
ruelles où glapissent des enfants en haillons, où des hommes et des
femmes de mauvaise mine étalent une pauvreté indescriptible et que je
n’ai jamais rencontrée à Paris. Ah! c’est ici que les extrêmes se
touchent! Quel contraste effrayant! L’excessive richesse et l’excessive
misère se coudoient dans cette ville immense, la plus grande de
l’Europe, la plus importante cité commerciale du monde et qui renferme
quatre millions d’habitants.

La ville n’étant pas entourée de murs on y comprend d’énormes faubourgs
et des villages contigus.

Londres renferme quantité de sociétés savantes: universités, écoles de
droit, académies pour les arts et pour les sciences, les hautes cours
judiciaires, les ambassades, des bibliothèques, des musées, des
galeries, des collections en tout genre. Je n’ai point la prétention de
visiter tout cela, il faudrait des mois. Je compte me promener à mon
gré et ne suivre que les caprices de ma fantaisie sans itinéraire tracé.


JOURNAL DE SUZETTE

On dit que les _pickpockets_ sont légion à Londres. C’est inquiétant,
mais on nous assure qu’il n’y a que les Anglais a être volés: tant
mieux, je préfère cela. Notre hôtel est superbe, avec des glaces partout
jusqu’en un certain endroit, où, à mon avis, le conseiller des grâces
est fort inutile. La note sera chère au départ. Je suis sûre que la
bourse de Madame en gardera un profond souvenir!

J’ai trouvé ce matin dans ma chambre une bible imprimée en français,
attention délicate d’une longue miss anglaise, femme de chambre de
l’hôtel qui s’est prise de sympathie pour moi. Elle m’appelle Suky, me
disant que mon nom en anglais est bien plus joli que Suzette en
français. Je vois ce qu’elle veut: me jeter de l’amitié au cœur et du
protestantisme à l'âme, elle ne réussira pas; d’ailleurs nous ne nous
comprenons guère, ce n’est qu’à l’aide de grands renforts de signaux que
nous pouvons échanger nos idées, ce n’est pas facile. Je n’aime pas les
gens toujours prêts à vous évangéliser, surtout quand il s’agit d’une
mauvaise cause; les Anglais ne font que ça. On voit des sentences tirées
de la Bible, partout, dans les gares, dans les monuments publics, ce
sont des exhortations à n’en plus finir.

On étouffe ces jours-ci, mais la chaleur n’est jamais de longue durée à
Londres. Dès le mois d’octobre, le froid et le brouillard reprennent
leur empire. Il paraît qu’à midi quelquefois il ne fait pas plus clair
qu’à minuit: alors, on allume les réverbères toute la journée, les
policemen se promènent avec des lanternes, les voitures refusent de
marcher et les voyageurs restent en panne.



JOURNAL DE MADAME

CHAPITRE III

Principaux quartiers de Londres, Ses plus belles rues, Ses
monuments, Westminster, quartier excentrique, Le 18 juin à Londres,
Portrait de l’Angleterre.


On partage Londres en six parties principales: au centre la Cité, la
partie la plus ancienne de la ville, siège de tout le commerce, c’est le
quartier que je préfère, il me rappelle Paris par son mouvement, ses
magasins.

Westminster et West-End, quartiers de la Cour du beau monde, des
administrations, du Parlement et des gens de Justice; East-End bâti dans
la seconde partie du siècle dernier, consacré surtout au commerce
maritime; Southwark et Lambeth, quartiers des manufactures, et enfin le
quartier du Nord tout moderne et qui englobe plusieurs villages. La
ville est assez régulièrement bâtie, mais les maisons en général ne sont
pas très hautes; Londres pouvant s’étendre en surface ne cherche point à
s’agrandir en hauteur. Les plus belles rues à mon avis sont: Piccadilly,
Oxford, Regent’s-Street, Pall-Mall, Portland, Holborn, le Strand et
beaucoup d’autres dont je ne songe pas à faire la fastidieuse
énumération, les ponts sont très beaux, on cite particulièrement les
ponts de Waterloo, Westminster, Black-Friars, Southwark et le nouveau
pont de Londres; le tunnel sous la Tamise m’a fort intéressée. Les docks
qui reçoivent vaisseaux et marchandises sont magnifiques. On trouve un
grand nombre de squares fort agréables. Les parcs et les jardins sont
remarquables par leurs dimensions surtout; les plus beaux sont le parc
St-James, Hyde-Park, Régent’s-Park, Green-Park, Pall-Mall, le Vauxhall,
le jardin Zoologique. Parmi les monuments, il faut citer la cathédrale
de St-Paul, l’abbaye de Westminster bâtie sous Henri III et Edouard
Ier, sépulture des rois et Panthéon des grands hommes d’Angleterre,
les églises de St-Etienne, St-Georges, St-Martin, St-Jean, l’évangéliste
et l’église catholique des Pères de l’Oratoire à l’est de
Kensington-Muséum le plus bel édifice de la Renaissance à Londres; le
palais de l’Archevêque de Cantorbéry, les palais de St-James, de
Buckingham, de Kensington, de Carlton-House, la Tour de Londres,
ancienne prison d’Etat qui contient aujourd’hui un musée d’armes et les
joyaux de la couronne. Beaucoup d’hôtels: hôtel de la Douane, de la
Monnaie, l’hôtel de la Compagnie des Indes, la Banque, la Bourse, le
Trésor, les Universités, les hôpitaux, les prisons, les théâtres dont
les principaux sont: Drury-Lane, Covent-Garden, l’Opéra italien et le
Diorama.

Londres qui est la capitale commerciale du globe, n’était qu’une
bourgade sous les Romains. A diverses reprises elle éprouva de grands
désastres, une épouvantable famine en 1258, une cruelle épidémie en
1665, et, l’année suivante, un terrible incendie qui consuma trente
mille maisons. Cet incendie eut le même résultat que celui de 1620 dans
notre vieille capitale bretonne. Comme l’oiseau fabuleux, Rennes et
Londres sortirent de leurs cendres plus belles qu’auparavant.

Nous avons pris le chemin de fer souterrain où, entre parenthèse, on ne
respire pas très à l’aise, et nous sommes arrivées à Hyde-Park, ce
fameux Hyde-Park, dont je m’étais fait une idée magique, m’a causé une
désillusion. C’est immense, voilà tout. Les arbres ne sont pas très
beaux, et en ce moment les gazons sont brûlés, seul le lac est fort
joli, l’allée des cavaliers et des amazones offre aussi un agréable
coup d'œil; cependant la partie appelée Kensington au sud du parc est
très belle et plantée de beaux arbres, d’ormeaux principalement; c’est
dans cette partie que se trouve le palais, d’apparence bourgeoise,
qu’occupent les vieilles dames d’honneur de la Reine lorsque l'âge de la
retraite a sonné pour elles.

Le monument érigé en mémoire du prince époux est magnifique, il se
trouve dans le parc à l’endroit le plus ombreux et le plus favorisé par
la végétation. Ce monument représente le prince Albert plus grand que
nature, entouré de quatre groupes: l’Europe, l’Asie, l’Afrique et
l’Amérique. Ces statues sont en bois recouvertes de plâtre, aussi
sont-elles déjà fort abîmées quoique peu anciennes. Il est regrettable
qu’une si belle composition n’ait pas été exécutée avec le granit ou
l’airain, elle aurait pu défier les ravages du temps.

Regent’s Park me semble aussi vaste que Hyde-Park et présentant comme
lui cette même beauté simple, grandiose, cependant qu’offrent les
immenses pelouses d’émeraude et les grands arbres aux épaisses ramures,
mais à la longue cela devient un peu monotone.

    «L’ennui naquit dit-on de l’informité»

et je leur préfère bien le bois de Boulogne.

Les Anglais possèdent une perle qui, je le crains, n’a pas son égal en
France. C’est Westminster-Abbey, un merveilleux palais de dentelle d’une
immense étendue, avec accompagnement de tours élevées. Il se divise
maintenant en deux parties, l’Abbaye proprement dite et le Parlement
d’une splendeur et d’une richesse hors ligne.

On ne voit que chêne sculpté, peintures, tapisseries. La chambre du
palais Bourbon paraît bien bourgeoise en comparaison de la chambre des
pairs anglais. On ne peut visiter que le samedi, et encore faut-il une
carte de lord Chamberlain.

Abbaye et Parlement ont été bâtis par les moines au temps où
l’Angleterre était l'île des saints.

L’Abbaye est aussi splendide, c’est là, comme je l’ai dit, que reposent
les rois d’Angleterre (sauf Henri VIII qui est à Windsor auprès de
Jeanne Seymour) et les grands hommes qui ont illustré leur pays. Toutes
les statues des tombeaux sont en marbre, il y a des groupes magnifiques,
le chœur est en chêne sculpté à jour. On y voit des drapeaux de bien des
pays, à commencer par les bannières des croisés, des armoiries de tous
les seigneurs anglais, enfin, tout ce qui peut flatter la vanité
humaine, l’orgueil d’un peuple le plus orgueilleux de la terre et qui se
croit le premier partout. Quelle erreur! Le veau d’or est son Dieu, et
gagner de l’argent est sa seule supériorité; c’est le fruit de son
esprit mercantile, et, de ce côté là, je reconnais qu’il est allé très
loin, mais sous le rapport des arts il n’est point en avant et sous le
rapport de l’élévation des sentiments il est fort en arrière: la bonne
foi, la justice, la vraie dignité de l’honneur et de la délicatesse le
laissent fort indifférent; l’égoïsme féroce est son guide; pourvu qu’il
arrive à son but, faire fortune, tous les moyens sont bons, la réussite
les justifie. Il dédaigne toutes les nations, et particulièrement la
France. Il faudra certainement qu’un jour ce peuple soit abaissé.

    Jusques à quand, peuple farouche,
    Vivras-tu de haine et de fiel?

Comme contraste, j’ai quitté Westminster pour parcourir en voiture un
quartier excentrique, un de ces quartiers où jamais millionnaire n’a
songé à habiter. A l’extrémité orientale de Londres se trouvent des
régions très vastes, très peuplées, très mal connues, et dont la
réputation n’est pas bonne.

«Toute cette partie est une _métropolis_ à part--celle du travail
manuel--aussi énorme, plus extraordinaire que l’autre, qu’elle fait
vivre, qu’elle ignore et qui ne la connaît pas--ou qui la découvre par
les divinations intermittentes de la charité privée.

Whitechapel est surtout le quartier du travail. Les métiers surabondent
dans le fourré de ruelles qui écoulent sur la grande rue, dans les soirs
d’été, une population drue, pullulante, énervée, secouée par des besoins
d’espace, d’air, de tapage et de divertissement. Les femmes y portent
souvent des chapeaux à plumes avec des caracos d’indienne troués, et
c’est d’une esthétique fâcheuse.

A mesure que l’heure s’avance, les retardataires retrouvent les
noctambules sur les trottoirs ou dans le ruisseau.

Hommes et femmes se rejoignent dans les tavernes, c’est là qu’ils vont
finir la journée et ce spectacle n’a rien de réjouissant ni de
rassurant.»

Du côté de la cité il y a aussi des quartiers infects tout ce qu’on peut
imaginer de plus horrible, sorte de cour des miracles comme autrefois à
Paris. A moins d'être en nombre, les policemen même n’osent pas y aller;
un ou deux s’aventurant là n’en reviendraient pas, on les ferait
disparaître suivant l’expression de Suzette, comme de simple muscade.

Je trouve que la cuisine laisse fort à désirer. Pour bouillon on vous
sert du Liebig qui ressemble à de la colle un peu claire et on vous vend
cet empoisonnement quarante-huit sous, et quelle patience il faut: on se
met à table à sept heures et l’on mange à huit. Volontiers j’écrirais
comme Voltaire qui revenait furieux d’avoir si mal mangé en Angleterre:
«C’est à Londres qu’il faut aller pour jeûner, et que penser d’un peuple
qui compte quatre-vingt-dix cultes et une seule sauce!» N’est-ce pas M.
de Lauraguais qui disait à son retour de Londres: «l’Angleterre, c’est
un pays où il n’y a de fruits mûrs que les pommes cuites, et de poli que
l’acier, et il ajoutait pour compléter le tableau: à Londres il fait
huit mois d’hiver et quatre mois de mauvais temps.» Sans doute ce sont
là des boutades fort spirituelles, mais aussi fort exagérées. Il y a eu
chez nos voisins progrès dans l’art culinaire comme en toutes choses,
cependant le sceptre de la cuisine raffinée reste à la France comme le
sceptre de la mode. Pour tout ce qui est futile et charmant à la fois,
nous n’avons pas de rivaux.

Aujourd’hui je ne trouve plus exagéré ce qu’un ami m’écrivait de Londres
à la date du 18 juin:

«Les Anglais sont en liesse ces jours-ci: ils appellent ces petites
fêtes le culte des gloires nationales; en fait de gloires, les Anglais
ne sont pas difficiles. Ils célèbrent chaque année l’anniversaire de la
_défaite_ de l’Armada, détruite par une tempête en 1588; de plus, ils se
sont adapté Waterloo, comme ils se sont adapté les romans, les pièces de
théâtre... Leurs histoires _ad usum studiosæ juventutis_ feraient la
joie de l’univers si l’on s’amusait à la lire de l’autre côté de la
Manche. Ce ne sont que succès, ce ne sont que conquêtes et l’on se garde
bien de mentionner qu’on était cent contre un dans ces lâches coalitions
décorées du nom de victoires. Parlez-moi de la gloire de l’armée
anglaise en Zoulouland, chez les Boers, en Egypte... Voilà de vrais
succès, et bien digne de la grande nation désagréable.

«Quant à la bataille d’Yorktown, ce Waterloo anglais, qui, en 1791, a
assuré l’indépendance de l’Amérique, les historiens du _jingoism_
daignent à peine en parler... Ce système, du reste, a du bon, puisqu’il
donne ici à la jeune génération cette absolue confiance en soi, ce
mépris inouï pour le reste du monde, ce souverain dédain pour tout ce
qui n’est pas l’Angleterre.»

«Aujourd’hui Waterloo-Day, une trentaine de régiments, les Horse-Guards,
les Coldstream Royal Highlanders, etc., etc., ont paradé solennellement;
tous leurs drapeaux sont cravatés de guirlandes de laurier. Ce soir, les
officiers banquetteront ferme, dans les casernes l’on chantera force
couplets patriotiques sur l’air-scie de _Ta-ra-ra-Boom! de ay!_

Et ces petites fêtes recommencent souvent, il n’y a d’ailleurs pas de
raisons pour que cela finisse.

«Le 18 juin il faut absolument que l’Angleterre se _gobe_. Avec un tact
infini, tous les insulaires que j’ai rencontrés aujourd’hui m’ont lancé
ce brocart: _What about the battle of Waterloo?_»

«Il n’y avait qu’une chose à leur répondre: _What about the battle of
Yorktown?_ cela ne rate jamais son effet. _It is a tit for tat. It shuts
them up._ Cela leur rive leur clou.»

«L’étranger qui arrive à Londres et qui débarque à Waterloo-station,
prend un cab qui traverse Waterloo-Street, Waterloo-Place,
Waterloo-Bridge et qui le conduit à Waterloo-Hôtel, Waterloo-Square.
Dans l’antichambre ou hall, une réduction du Lion de Waterloo; dans les
chambres à coucher, des bustes de Wellington; dans la salle à manger,
des tableaux représentant l’armée française en déroute. Au menu du dîner
figurent des bombes... glacées à la Waterloo, et si avant de vous
coucher vous désirez prendre un verre de vin mousseux, votre
stupéfaction ne connaîtra plus de bornes, quand le garçon vous apportera
une bouteille revêtue de l’étiquette: _Waterloo-Champagne!_»

«C’est un vrai cauchemar. On rêve de Waterloo toute la nuit et quand
vous vous éveillez le matin, on vous apporte du _Waterloo-chocolate_, du
_Waterloo-soap_ pour vous laver les mains, vous trouvez le plan de la
bataille jusque dans les W...-C..., et pour comble le chien de l’hôtel a
nom... _Waterloo!_ Et il n’est pas muselé!»

«Quelle douce chose que cette confiance en soi, qui fait de
l’Angleterre, qui n’a pas d’armée, une nation forte; qui fait de
l’Angleterre, qui n’a pas de religion, une nation croyante; qui fait de
l’Angleterre, qui n’a pas de mœurs, une nation très morale (à la
surface); qui fait de l’Angleterre, qui n’est pas monarchique, une
nation essentiellement dévouée à la dynastie victorienne.»

Décidément, Paris et Londres sont deux villes bien différentes et qui ne
se copient nullement. Même contraste existe dans le caractère des deux
nations: le fond du caractère français est plein de bonhomie, le fond du
caractère anglais est plein de morgue. En France, les jeunes filles sont
surveillées; en Angleterre, elles sont libres, une fois mariées leur
situation respective change, les jeunes femmes françaises deviennent
libres, et les jeunes femmes anglaises cessent de l'être.

Le cocher parisien prend sa droite et s’asseoit sur le devant de la
voiture, le cocher anglais prend sa gauche et s’asseoit derrière sa
voiture pour la conduire.

Paris est une ville agglomérée, Londres est une ville très espacée;
l’aspect de Paris, bâti en pierres blanches, est gai; l’aspect de
Londres bâti en pierres et briques rouges, est sombre; à Londres les
maisons sont basses et habitées par famille, à Paris elles sont hautes
et habitées par étages. Les besoigneux de Paris en parlant du
Mont-de-Piété disent «ma tante», ceux de Londres disent «mon oncle.»

Les Anglais sont froids mais polis, les gens de service sont bien stylés
et les gens du monde surtout lorsque vous leur avez été présentés sont
remarquables par leur serviabilité. Ceci est l’Anglais pris
individuellement, car, en principes, l’Angleterre est l’ennemie de la
France. Elle lui a toujours été contraire et souvent néfaste. C’est elle
qui, après avoir ameuté toute l’Europe contre Napoléon Ier se chargea
simplement de le mettre en prison à Sainte-Hélène. Sous Louis-Philippe
elle témoigna la même hostilité sourde à la France: par exemple elle la
trouva bonne pour faire la guerre de Crimée et y dépenser son or, son
sang et lui rendre service, mais en 1870 quand elle nous vit écraser par
l’Allemagne, elle ne nous accorda pas une seule petite note
d’intervention diplomatique; impassible, elle assistait à nos désastres
avec calme et sérénité.

«Prendre la défense de la France: Oh! no, no, je n’y ai aucun profit,
répondait la juste et tendre Albion. On le sait, d’ailleurs, les Anglais
ne se batteront jamais pour un principe, pour une idée chevaleresque;
mais, pour leur seul intérêt.

Mettez-vous en avant, mes petits amis, disent les Anglais aux autres
peuples, brûlez-vous les doigts pour rôtir et peler les marrons, nous
nous trouverons à point pour les manger ensuite.

Gaspard de Saulx-Tavannes écrivait, dès 1546, ce qui suit:

«Les Anglais se sont conservés en troublant leurs voisins. Il y a trente
ans qu’ils entretiennent la guerre civile en France et en Flandre,
désirant épuiser l’argent de l’un et de l’autre, et voilà trente ans
aussi qu’ils meuvent les guerre entre les Espagnols et les Français,
sèment, dilatent, embrasent le feu et le sang en la maison d’autruy pour
faire prospérer la leur.»

«Trois siècles ont passé sur cette définition de la politique anglaise
sans l’affaiblir: voilà ce qu’elle était hier, voilà ce qu’elle est
aujourd’hui, voilà ce qu’elle sera demain.»

Je termine mon chapitre par cet autre portrait si vrai de l’Angleterre.

«Le peuple romain fut guerrier, théologien et légiste; le peuple anglais
est un peuple de commerçants, de jurisconsultes et de théologiens.

«L’un et l’autre sont esclaves des formules religieuses et des formules
légales, à tel point qu’ils n’osent former la plus légère entreprise
sans leur appui.

«Mais donnez-leur une formule ou une interprétation même pharisaïque,
qui les mette en paix avec leur conscience, et vous les verrez tenter
les usurpations les plus prodigieuses, commettre les crimes les plus
horribles.

«Pour le peuple anglais, il n’existe que deux races dans le monde: la
race humaine et la race anglaise, la première, abjecte, la seconde, très
noble.

«Dieu mit la race humaine en possession de tous les continents et de
toutes les mers, puis il créa la race anglaise pour la mettre en
possession de la race humaine.

«Quand le peuple anglais ouvre la main et prend un empire, comme l’aigle
ouvre sa serre et prend une colombe, vous avez beau chercher, vous ne
trouverez pas sur sa physionomie la trace que laisse le remords sur la
face de l’usurpateur, mais, au contraire, vous y remarquerez le signe de
satisfaction d’un homme qui recouvre son bien.

«En entrant dans une ville qu’il met à feu et à sang, le peuple anglais
est plus sûr de son droit que la cité même qui se défend contre lui.

«Ce peuple est le symbole de l’égoïsme humain en adoration devant
lui-même et élevé par l’extase à sa dernière puissance.

«Et que va faire en Italie ce grand peuple avec son égoïsme
gigantesque?

«Il y va faire ce qu’il fait en Portugal, en Espagne, en Grèce[9].

«Il va jeter les bases de sa domination sur les ruines des autres
dominations.»

Voilà le portrait.

Quel est le peintre?

Donoso Cortès, dans son appréciation du règne de Pie IX.


JOURNAL DE SUZETTE

Les distances sont énormes à Londres; voilà trois jours que nous roulons
du matin au soir. Madame appelle cela voir Londres à vol d’oiseau, moi
j’appelle cela voir Londres à vol de cab.

Le cab est une petite voiture à deux places, à deux roues, avec capote
et siège derrière d’où le cocher conduit.

Dans les hôtels et restaurants, le service se fait fort lentement. On
attend des petits quarts d’heure qui finissent par faire une heure.
Notre impatience française est mise à rude épreuve, les Anglais
attendent fort calmes devant leur assiette vide; leur soupe ici est une
affreuse colle qu’il est impossible d’avaler, ils ignorent la saveur
agréable et bienfaisante d’un bon consommé. Au second potage de ce
genre, Madame a juré sur la soupière de n’en jamais redemander; par
exemple, le rôti de bœuf est excellent, les cuisiniers indigènes
feraient bien de s’en tenir là, ils n’ont aucune idée de ce qui est
associable en cuisine, ni des mélanges savoureux, et je ne serais pas
étonnée de voir un morceau de lard ayant mijoté pendant douze heures
dans une purée d’oignons et de groseilles vertes se présenter ensuite
entouré d’une ceinture de gelée d’abricots.

Même assemblage aussi ridicule dans les toilettes robe blanche en
mousseline et pèlerine de fourrure. Les petites bourgeoises s’en vont
ainsi costumées au marché, comme on le voit, l’été et l’hiver, promener
continuellement bras dessus bras dessous. Malgré leurs chapeaux
patagoniens, les femmes pour la plupart sont jolies.

Beaucoup de vieilles Anglaises, celles qui ont abdiqué toute
coquetterie, portent les cheveux courts, coupés en brosse. C’est
commode, mais ce n’est pas seyant. En somme, on voit plus de femmes
jolies qu’en France, mais elles ont moins de physionomie et moins
d’élégance, il leur manque la grâce, plus belle encore que la beauté.



JOURNAL DE MADAME

CHAPITRE IV

Mariage salutiste


Aujourd’hui, repos complet; en ma qualité d’étrangère, la maîtresse
d’hôtel pensant m'être agréable m’a offert une place pour assister à un
mariage salutiste, je n’ai eu garde de refuser. Un mariage salutiste est
un friand morceau qu’il n’est pas donné à tout le monde de savourer.

Voici dans tous ses détails cette cérémonie d’un nouveau genre.

«L’armée du Salut s’est mobilisée en masse, pour assister à la
bénédiction du mariage de deux de ses hauts dignitaires.

Dès deux heures et demie, il n’y a même plus un petit banc de disponible
au quartier général.

La maréchale Booth préside, assistée du commissaire général Clibborn,
son époux dans le Seigneur. La salle est brillamment pavoisée
d’étendards de tous les pays; Anglais, Russes, Américains, Français,
Suisses, etc., tout l’état-major salutiste est là.

On entonne la _Marseillaise_ du Salut... avec accompagnement de cimbales
et de grosse caisse... Zim, boum, boum...

Le général Clibborn se lève, invoque Jésus et fait l’éloge des nouveaux
époux. Le héros de la cérémonie, le marié porte le jersey rouge sans
ornements.

A côté de la maréchale, se tient une toute jeune fille, au long visage
pâle, mystique, encadré d’une chevelure brune; son pur profil, d’une
candeur pensive, rappelle les vierges d’Overbeck. Elle est vêtue d’une
robe noire en fourreau, tête nue; sur sa poitrine brille, en lettres
d’or cette devise: _De progrès en progrès_.

Le sermon de Monsieur Clibborn, coupé de «vive Jésus» et d'«Amen»,
chaque fois que la chute des périodes amène le nom du Christ, alterne
avec des cantiques sur des airs connus et les sons éclatants des cuivres
sacrés. C’est d’une gaieté qui exclut toute solennité et ramène
forcément l’esprit aux souvenirs des parades foraines.

Mais voici l’instant décisif. Le général Clibborn invite les époux unis
dès le matin devant la loi profane, à s’approcher. Il fait subir à
chacun d’eux un petit interrogatoire sur ses devoirs de salutiste,
reçoit leur engagement de se consacrer perpétuellement à l'œuvre
commune, puis les laisse seul à seule.

Le capitaine passe au doigt de sa fiancée l’anneau nuptial et échange
avec elle de mystérieuses paroles.

Tout est consommé:

    A toi, notre reconnaissance,
      A toi, Jésus, nos cœurs,
    Nous te devons la délivrance,
      La paix et le bonheur.

La maréchale Booth appelle la bénédiction d’en haut sur le couple. Mais,
les hautes envolées de l’inspiration piétiste ne l’empêchent pas de
penser aux réalités terrestres. Son discours se termine par un appel de
fonds; il manque mille cinq cents francs pour dégager la signature du
capitaine. Le Seigneur, qui est au milieu des fidèles, les procurera.

--Amen, répond le chœur.

On attendait avec curiosité le «témoignage» que, suivant le rite,
devaient rendre les nouveaux époux. Le capitaine a remercié le Seigneur
des bienfaits qu’il lui accordait, précieux encouragement à persévérer
dans le bien. Mais tout le succès de la séance a été pour sa jeune
femme; elle a parlé avec un aplomb ingénu qui désarmait le rire, et les
applaudissements ont éclaté lorsque, résumant les sentiments qui
l’animaient, elle a dit: «Le mariage n’est pour moi qu’une étape du
salut. Le capitaine et moi nous sommes liés l’un à l’autre à la façon de
ces Gaulois qui s’attachaient pour combattre et mourir ensemble.»

Et les psaumes de reprendre, et l’orchestre de faire tapage; en avant
la musique! zim, boum, boum!! La cérémonie est terminée.[10]


JOURNAL DE SUZETTE

Pendant que madame était à son mariage salutiste, la longue miss m’a
emmenée à Sydenham voir le Palais de Cristal. Je m’attendais donc à un
palais j’ai vu plutôt un immense serre renfermant des statues en petit
nombre, des pianos, des dentelles, des tapisseries, des brimborions
comme on en voit à tous les étalages, enfin une infinité de choses qu’il
me serait impossible d’énumérer.

L’exposition chinoise est intéressante, ce qui est exotique attire
toujours. Il y avait beaucoup de fils du ciel, ce sont des gens à figure
jaune, yeux obliques, cheveux nattés comme une mèche de fouet; Miss a
parlé avec un Chinois et un Turc qui brodait assis à la mode de son
pays. Ensuite nous avons vu une reproduction délicieuse d’une habitation
de Grenade, c’est ce que j’ai trouvé de plus beau; nous avons parcouru
une galerie renfermant des animaux empaillés dont quelques-uns habillés
en homme et en femme, c’était comme une petite représentation des
animaux peints par eux-mêmes.

Madame parle d’aller aux courses de Newmarket, moi je resterai à l’hôtel
et j’aurai deux jours pour me promener à ma guise. J’en profiterai pour
voir Londres plus tranquillement.



JOURNAL DE MADAME

CHAPITRE V

Le tunnel sous la Tamise, La chapelle Saint-Louis de France.


Je tenais beaucoup à voir le tunnel de la Tamise, dont j’avais souvent
entendu parler par un de mes oncles, qui l’avait traversé en 1844. Je
tenais à voir cette chose curieuse; une route passant, non sous la
terre, mais sous l’eau. C’est une œuvre, d’une scientifique originalité.
De mon wagon de 1re classe, car ce tunnel est maintenant ligne de
chemin de fer, je l’ai admiré sans jalousie, et même avec un certain
orgueil, en pensant que c’est à un français que revient l’honneur
d’avoir exécuté ce travail, d’avoir eu cette idée géniale, de réunir les
deux rives de la Tamise, en passant dessous. Il s’appelait Brunel. Son
entreprise, protégée par Wellington, subit cependant de grandes
difficultés. On y travailla dix-huit ans, de 1825 à 1843, la dépense
fut de douze millions et demi de francs. Cinq fois les travaux furent
interrompus à la suite d’accidents. Ce tunnel a trois cent soixante-huit
mètres de long, il est à cinq mètres, sous le lit du fleuve.

Cette œuvre si remarquable, n’eut aucun succès, au point de vue
financier, et ne rapporta jamais un penny à ses actionnaires. Elle était
même dans un complet état de délabrement, lorsqu’en 1865, le tunnel fut
acheté cinq millions, par l’East-London-Railway.

La route de voitures fut transformée en voie de chemin de fer et, par ce
moyen, les lignes du Nord et celles du Sud de Londres furent mises en
communication en aval de London-Bridge, ce qui permit de gagner deux
heures pour se rendre directement de Douvres ou de Folkestone à
Liverpool ou en Ecosse.

J’ai aussi traversé le _Tower-Subway_ vulgairement appelé le _Tuyau de
Pipe_, qui date de 1870. Ce n’est qu’un simple tuyau de fer, n’ayant
guère plus de deux mètres de diamètre. Deux personnes seulement peuvent
y marcher de front. On accède au tuyau, par un vilain escalier en
colimaçon. En bas, on trouve un tourniquet et un gardien auquel on donne
un sou, l’on passe, et l’on se trouve dans le tuyau, dont le parquet est
formé de trois planches. On y étouffe, on en sort baigné de sueur, tant
la chaleur que dégagent les becs de gaz est forte et insupportable.
Cependant, on estime à trois mille le nombre des personnes, qui
traversent chaque jour la Tamise, dans le _Tuyau de Pipe_.

Saint-Louis de France, dans Little George Street Portman square, l’un
des plus humbles sanctuaires de Londres, m’attirait invinciblement. J’y
suis allée faire un pèlerinage. Ah! cette modeste chapelle rappelle de
pieux et tristes souvenirs. Hélas! toutes les dynasties qui ont régné
sur la France depuis près d’un siècle, sont venues prier là, dans l’exil
et la douleur.

L’érection de cette chapelle remonte aux plus mauvais jours de la
Révolution française. Elle fut fondée en 1793 par des prêtres, que la
Terreur avait chassés de leur patrie. C’était le rendez-vous de tous les
émigrés, qui venaient en grand nombre le dimanche, y entendre la messe.
On y voyait les princes de la maison de Bourbon et la fleur de
l’aristocratie française. Un jour, il fut donné à ces fidèles d’élite,
de compter dans le chœur de l’humble chapelle, seize archevêques et
évêques. «Lorsqu’arrivait le moment de la prière pour le roi,
l’assistance se levait comme un seul homme et chantait le _Domine
salvum_, avec un enthousiasme impossible à décrire.» On espérait alors
contre toute espérance...

«Ce fut dans cette chapelle, que les obsèques de la reine, femme de
Louis XVIII, furent célébrées sans pompe, mais avec une grande piété.
Plus tard, après que la Révolution de 1848 eut envoyé la branche cadette
en exil à son tour, ce fut dans la chapelle de Little George Street que
le comte de Paris, le duc de Chartres, leurs cousins et leurs cousines
firent leur Première Communion. Tous les princes et les princesses de la
maison d’Orléans s’y rendaient chaque année pour les exercices de la
Semaine Sainte et édifiaient les fidèles par leur recueillement.»

«Puis le vent des révolutions qui souffle périodiquement sur la France,
comme le mistral sur les côtes de Provence, renversa l’Empire qui
paraissait si fort, et Napoléon III vint avec sa famille demander une
seconde fois asile à l’Angleterre. La veille de son départ pour le
Zoulouland, d’où il ne devait pas revenir vivant, le prince impérial
vint se confesser à la chapelle française de Little George Street. En
sortant du Tribunal de la pénitence, il demeura longtemps en prière. On
remarqua qu’il était agenouillé devant un tableau, don du roi
Louis-Philippe, représentant la mise au tombeau de Notre-Seigneur. Le
prince qui semblait animé d’une grande ferveur, ne pouvait détacher les
yeux de cette toile. Etait-ce un pressentiment?»

Pauvre jeune prince! il dort maintenant du dernier sommeil à Windsor.

Dans cette petite chapelle, se sont fait entendre, tour à tour, les
maîtres de l’éloquence sacrée.

L’abbé Combalot, le P. Milanta, le P. de Ravignan, l’abbé Deplace, le P.
Félix, le P. Reculon, le P. Monsabré, le P. Didon, et d’autres encore.

Le consulat et l’ambassade de France y ont des bancs réservés.

Cette chapelle, tout en rappelant l’instabilité des choses de la terre,
est pour les cœurs français, comme un reliquaire sacré du passé. Elle
évoque les générations évanouies, les couronnes détachées du front
royal, les empires disparus. Les trônes sont tombés, mais l’autel est
resté debout!

La Religion demeure, avec ses sublimes espérances, et elle plane
immortelle sur les ruines accumulées par les hommes et le temps.


JOURNAL DE SUZETTE

Madame est aux courses. La longue miss m’a procuré une matrone d'âge
respectable, quarante-cinq ans (moi je lui accorde le demi-siècle),
parlant bien l’anglais et pas mal le français. Fanny Smith, c’est son
nom, consent à me piloter moyennant cinq francs par jour, les frais de
voiture à ma charge, et la voilà déjà me traitant comme une dame. Je
deviens sa maîtresse, c’est moi qui donnerai des ordres. Je vais trouver
cela charmant, hein! Deux jours de commandement dans une absolue
liberté.

J’ai commencé par Saint-Paul que je voulais voir plus en détail, car
pendant les trois jours que Madame m’a fait rouler du matin au soir, je
n’ai fait qu’entrevoir Londres. Les rues et monuments, tout cela
apparaissait et disparaissait comme dans une lanterne magique.

L’église Saint-Paul est immense, c’est une masse imposante, grandiose,
mais encaissée dans un cercle de maisons, elle ne fait aucun effet; il
faudrait la contempler de loin et on est arrivé devant elle presqu’avant
de l’avoir vue. Je pense qu’elle a bien cent cinquante mètres de long et
les piliers de la nef n’ont pas moins de vingt à vingt-cinq mètres de
tour. Elle peut contenir treize mille personnes à l’aise. L’intérieur
est sévère et nu, j’y ai cependant remarqué quelques statues un peu
décolletées pour un lieu de piété, même protestant. La statue de
Wellington est, paraît-il, un marbre de grande valeur. Six bas-reliefs
en marbre représentant des scènes de la Bible sont également fort beaux.

A mon avis Regents-park est plus agréable que Hyde-park, il a d’aussi
beaux arbres, de jolis parterres dans le goût français, des fontaines,
où tout le monde peut boire, et d’élégants pavillons où l’on trouve
autre chose que de l’eau, des glaces, des pâtisseries et tous les
rafraîchissements possibles.

La cité est le quartier qui me plaît le plus--c’est le commerce, le
mouvement, l’animation comme à Paris.

La Tamise est bien large et bien sale.

En passant devant la caserne des Horse-guards miss Smith m’a fait entrer
dans la cour pour admirer les plus beaux hommes du monde. Ils sont en
effet d’une taille gigantesque et leur costume est superbe, culotte
blanche, jaquette rouge chamarrée de blanc et or, bottes noires, shako
couvert d’un immense panache blanc, avec cela six pieds, bien faits,
l’air de le savoir, raides comme des piquets, et pas étonnés du tout
qu’on les regarde, ils y sont habitués; à cheval, avec leur cuirasse
d’acier et leur casque de même métal, ils ressemblent aux statues
équestres de l’antiquité.

L’ambassade française n’est pas une belle demeure, c’est bien petit et
il est honteux pour les Anglais de ne pas mieux loger notre ambassadeur.
Le Consulat très éloigné de l’ambassade est aussi peu de chose.

Quand la reine est à Londres, ce qui est rare, elle habite le palais de
Buckingham, assez grand, mais pas remarquable. Saint-James-park qui se
trouve devant est très joli; les horse-guards donnent aussi dans ce
park. Saint-James-palace, résidence de la cour, a l’air gai d’une
prison. Malborough-palace où demeure le prince de Galles ressemble à une
simple maison de particulier. Trafalgar-square est plus ornementé, une
belle statue de Nelson en bronze s’élève au milieu, et aux quatre coins
quatre lions en bronze plus gros que des éléphants complètent cet
ensemble splendide. Là est la galerie nationale renfermant seulement
quelques peintures de maîtres, mais je n’y suis pas entrée, il fallait
encore payer.

Le British-muséum, est un beau monument, contenant d’intéressants
manuscrits enluminés; des lettres d’Henry IV roi de France, d’Elisabeth
d’Angleterre, de Marie Stuart, d’Henry VIII, d’Anne de Boleyn, de Marie
de Médicis, etc. Les cachets et sceaux des rois anciens, ceux de la
reine Victoria. Quelques bronzes, beaucoup de momies égyptiennes, des
statues grecques, les têtes en plâtre de Néron, de Caïus-Caligula, de
Jupiter, de Junon, de Vénus et une foule d’autres curiosités que l’on
voit heureusement pour rien. J’ai repassé devant les ministères qui sont
vraiment d’énormes maisons.

En rentrant nous avons rencontré un pauvre garçon qui vendait de la
lavande, mais personne ne lui en achetait, par charité, je lui en ai
pris deux paquets, il avait l’air si malheureux, sa vue m’a gonflé le
cœur. Je voudrais être riche pour pouvoir donner. Un peu plus loin, une
jeune fille pleurait de désespoir de ne pouvoir vendre ses fleurs.
Achetons-lui un bouquet, m’a dit Miss Smith, cette pauvre fille paraît
honnête, elle n’appartient certes pas au cercle des _Street-Girls_, ces
pâles et cyniques pauvresses dont les albums conservent le type si
particulier. Ah! les Street-Girls, a continué mon interlocutrice, ce
sont elles qui, loqueteuses et malpropres offrent en passant, au coin
des rues, les bouquets de violettes salies, ce sont elles aussi que l’on
rencontre au crépuscule, dansant la gigue dans les sombres carrefours,
au son d’un vieux clavier discord; et la nuit on les heurte parfois du
pied sur le pavé, anéanties par les orgies du gin.

Que de misères à Londres; Miss Smith m’assure qu’il y a des maîtresses
de piano qui donnent des leçons à quatorze sous l’heure, et quatorze
sous en Angleterre ne représentent pas sept sous chez nous. Ce soir nous
allons à Covent-Garden, à bon marché, pour vingt-quatre sous. Ah! En
voilà une chance! Miss Smith est une débrouillarde, elle a le truc pour
dénicher les bonnes occasions. Lorsque la saison théâtrale est finie, on
donne, l’été, pendant un ou deux mois des concerts dans cette salle. Je
ne verrai pas de représentation, mais je suis bien aise de connaître un
des plus beaux théâtres de Londres.


Covent-Garden

Il y avait beaucoup de monde, des hommes graves et des femmes fardées
qui n’arrivaient pas à les dérider; tout cela n’était pas une foule de
premier choix. Miss Smith m’a glissé à l’oreille que la bonne classe, en
Angleterre, ne va pas au théâtre.

La salle est très grande, éclairée par deux énormes lustres et des
lampes à la lumière électrique. Les stalles sont blanches et or, mais
les tentures sont fanées, aussi bien que les robes des chanteuses. Elles
vocalisent délicieusement, mais quelle friperie que leur toilette; ce
sont des rossignols que le costumier du théâtre affuble de ses vieux
_rossignols_.

On applaudissait beaucoup, il y avait des nègres habillés en dandys, qui
gesticulaient, une canne à pomme d’or en main, et se bouffissaient comme
des paons, ils avaient autant de bijoux qu’un homme peut en porter, de
grosses bagues aux doigts, une épingle de cravate large comme une broche
de dame et une montre d’or avec chaîne et breloques, qui faisaient
autant de bruit que d’effet. L’un d’eux, même, avait des boucles
d’oreilles. L’attraction irréfléchie pour tout ce qui reluit est,
paraît-il, un goût donné aux races noires: les nègres adorent les bijoux
d’or et d’argent, le métal qui brille. Eh bien! c’est la même chose chez
les corbeaux et les pies, qui sont la race noire des oiseaux.

A dix heures, nous avons été obligées de partir, pour ne pas rentrer
trop tard. Il me semblait que nous venions seulement d’arriver.

L’air était doux et le ciel plein d’étoiles; en les regardant, j’ai
senti soudain mes yeux se remplir de larmes. Je pensais que sous notre
beau ciel de France, ces mêmes étoiles éclairaient ma vieille mère et
mes sœurs.

Notre dernière journée avant l’arrivée de Madame a été aussi bien
remplie: visite à l’Aquarium, à la Tour de Londres et à Greenwich.

On paie un schelling par personne, à l’entrée de l’aquarium. Je n’y ai
pas vu grand chose, des phoques et des plantes vertes très belles. Mais
l’aquarium a une autre attraction que je préfère. Au centre se trouve un
cirque où l’on fait de la haute école à cheval et des exercices
vélocipédiques très remarquables. On voit encore des lions en cage,
stylés par un nègre et sautant des barrières; ce spectacle dure deux
heures, on en a vraiment pour son argent. Miss Smith m’a fait remarquer
l’aiguille de Cléopâtre; dame! celle-là ne se perdrait pas dans une
botte de foin: c’est un magnifique monolithe apporté d’Egypte. J’ai
croisé un Ecossais, mais trop rapidement, j’aurais voulu voir son
costume plus en détail: jupon court plissé vert et noir, jambes nues,
écharpe prenant de l’épaule droite rattachée sous le bras gauche et
descendant presque jusqu’aux pieds, grand chapeau avec plumes
retombantes, sabre au côté, fusil sur l’épaule, l’ensemble est charmant.

La Tour de Londres se compose de bien des tours, mais on n’en visite que
deux. Celle qui contient les joyaux de la couronne ne m’a pas
émerveillée: il y a peu de bijoux, mais beaucoup de vaisselle d’or, des
sallières particulièrement. Les joyaux se composent de trois couronnes
dont la plus belle, celle de la reine, est couverte de diamants; la
couronne du Prince de Galles m’a paru fort modeste. On nous a montré la
chambre très étroite au pied d’un escalier où les enfants d’Edouard ont
été tués. Nous parcourons plusieurs salles garnies d’armes et
d’armures. On nous fait aussi remarquer une statue de la reine Elisabeth
à cheval et le plan en relief du monument que nous visitons, cette
fameuse tour de Londres où les souvenirs ne sont pas gais. Nous entrons
ensuite dans la tour des personnages célèbres; les murs sont couverts
des initiales, noms, et armoiries des malheureux qui ont passé par là.
Dans la cour on montre la pierre où furent décapitées Anne de Boleyn,
Jeanne Seymour et Catherine Howard, cela donne le frisson; autrefois les
favorites des rois payaient bien cher leur triomphe.

Les gardiens ont un costume moyen-âge très chic, le voici: chapeau de
velours noir tout froncé et entouré de faveurs rouges, bleues et
blanches, pantalon noir et rouge, tunique noire avec plastron de
flanelle rouge représentant des fleurs de lys et les lettres V. R.,
Victoria Reine; cette tunique est serrée à la taille par une ceinture de
cuir fermée avec une grosse boucle en cuivre.

Nous avons pris le bateau pour aller à Greenwich, une grande ville sur
la Tamise, à deux lieues de Londres; pendant tout ce parcours, les bords
de la Tamise sont entièrement livrés au commerce, et la rivière aux
bateaux, elle en est littéralement encombrée, c’est un mouvement
extraordinaire.

On va voir à Greenwich, 1º le magnifique hôpital des Invalides de la
marine, bâti en 1696, sur l’emplacement d’un ancien palais des rois
d’Angleterre. 2º l’Observatoire, qui est célèbre; il fut fondé en 1775,
par le roi Charles II. Une fabrique d’instruments d’optique et de
navigation y est attachée. L’observatoire est très haut perché, dans un
parc superbe, dessiné par un Français, Le Nôtre. Nous sommes grimpées
jusqu’au haut, bien résolues à tout voir... hélas! on ne peut pénétrer à
l’intérieur. Nous avons dû nous contenter de la vue qui de cette hauteur
embrasse un vaste horizon. De petites marchandes établies dans le parc
nous ont vendu des gâteaux et de la bière. Après nous être restaurées,
nous avons visité une salle de peinture, dont Nelson est le héros; on le
voit à différents âges et dans toutes les positions, assis et debout, de
profil, de trois quarts et de face. Nous avons aussi donné un coup d'œil
à la station des yachts royaux. En face, de l’autre côté de la Tamise,
se trouvent les docks et chantiers de la Compagnie des Indes.

Après avoir parcouru quelques rues, comme je ne voulais pas m’attarder,
à cause de l’arrivée de Madame, nous avons repris la route de Londres.



JOURNAL DE MADAME

CHAPITRE VI

Les courses de Newmarket.


Il me semble impossible de venir en Angleterre, sans y voir au moins une
de ses courses tant vantées. J’aurais bien désiré aller à celles
d’Epsom, fondées depuis plus d’un siècle, en 1779, et qui ont un si
grand renom, mais nous sommes bien loin du 21 mai, jour où elles ont
lieu chaque année, et je suis allée à Newmarket, dont les courses
classiques, demi-classiques, les steeples, les handicaps, sont également
célèbres.

Newmarket est une petite ville où l’on se rend de Londres, en deux
heures, par le chemin de fer Great-Eastern. Les courses y sont
organisées sur une grande échelle. Quarante-cinq entraîneurs publics ont
sous leur direction deux mille chevaux de courses. Les courses et les
régates sont pour l’extérieur les solennités mondaines par excellence,
la _great_ attraction des Anglais, c’est leur passion dominante. Les
parieurs, les uns pour les chevaux, les autres pour les bateaux, se
lancent dans la carrière à fond de train, c’est le cas de le dire; les
paris sont insensés!

En définitive, c’est toujours le jeu, le jeu sur un tapis vert de gazon
ou d’eau, au lieu d'être sur un tapis de drap. Je me suis fait mettre au
courant des principaux termes de la langue chevaline, termes que nous
avons empruntés, je me demande pourquoi, car il me semble que le
français est une langue assez riche par elle-même, pour se suffire, sans
avoir recours aux autres. Il y a plus de deux cents ans qu’Amyot disait:
«La langue française n’est plus cette pauvre gueuse à laquelle le grec
et le latin faisaient l’aumône» et aujourd’hui nous avons encore moins
besoin d’emprunter ailleurs, surtout aux Anglais, qui seront toujours
nos voisins sans jamais vouloir être nos amis.

On me répond: c’est la mode, il faut la suivre. Soit, je m’incline, mais
non sans faire quelques restrictions. _Sport_ veut dire en anglais
_divertissement_, courses, chasses, gymnastiques, joutes sur l’eau,
lawn-tennis: j’admets ce mot, puisqu’il comprend à la fois tous les
exercices en plein air.

Mais pourquoi dire: arriver sur le _turf_ (gazon), plutôt que sur le
champ ou la piste. Pourquoi dire le _ring_, littéralement le _rond_,
plutôt que l’enceinte, pour désigner le lieu où se réunissent les grands
amateurs et les parieurs forcenés.

_Betting_ signifie tout simplement _pari_ et _Starting départ_.

Pourquoi appeler _steeple-chase_ cette course hérissée d’obstacles,
rivière, palissades, murs, haies, fossés, et dont le vrai nom est course
_casse-cou_.

_Dead-heat_ veut dire que les chevaux arrivent ensemble; quel
inconvénient y aurait-il à dire course nulle, où les chevaux sont
arrivés tête à tête? Pourquoi ne pas prononcer la _tribune_ au lieu du
_stand_, le _concours_ ou la _lutte_ au lieu du _match_, le _haras_ au
lieu du _Stud_?

Dame! pourquoi? je répondrai en anglais: That is the question, comme
disent ceux qui veulent se donner des airs savants et passer pour
connaître Shakespeare par cœur.

Jusqu’ici je n’avais jamais pu lire jusqu’au bout les articles de
courses dans nos journaux, cela me faisait un peu l’effet du sanscrit ou
du chinois.

Je m’en tenais à la spirituelle boutade de _Bernadille_ sur l’agréable
vocabulaire des courses «il faut suivre, dit-elle, la gradation des
sentiments qu’il produit sur l’esprit des lectrices qui débutent par
l’impatience et finissent par l’horripilation.

«_Gentleman-rider_ les intrigue; un propriétaire qui déclare _forfait_
les inquiète: comment devineraient-elles qu’il s’agit ici d’une amende,
d’un dédit,--_forfeit_.

«Le handicap les étonne, elles ignorent qu’un _handicap_ est une course
où l’on admet les chevaux de force et de mérite différents, en
égalisant autant que possible par des suppléments de poids les chances
de victoire?

«Le _stud book_ les agace; les _book makers_ les irritent; au
_betting-ring_, elles sont rouges de colère, un cheval _disqualified_
leur arrache des cris de désespoir, et la _performance_ des signes
d’aliénation mentale.»

Si cela continue, il sera nécessaire d’apprendre l’anglais avant de
pouvoir lire certains journaux français.

Il faut voir comme les Anglais, généralement si froids, s’animent sur le
turf. Il y a un demi-siècle, quand la société pour l’encouragement et
l’amélioration des races de chevaux en France accordait aux vainqueurs
des hippodromes douze paniers de vin de Champagne, les courses en
Angleterre remuaient déjà un comté tout entier; cependant les Anglais
ont encore beaucoup de chemin à faire pour atteindre à la hauteur des
anciens Polonais qui placèrent un jour sur les quatre fers d’un cheval
les destinées de leur patrie.

Leur histoire rapporte que, le roi étant mort sans héritier, tous les
palatins se montraient prêts à entrer en lutte armée pour conquérir le
trône; soudain on décida de s’en remettre au hasard d’une course, celui
des Palatins qui arriverait «bon premier» serait couronné roi. Ce
procédé peu ordinaire eut les meilleurs résultats, la guerre prête à
s’allumer s’éteignit comme par enchantement et la nation eut son roi.

Le cheval de courses en France comme en Angleterre est un patricien qui
a son état civil très bien tenu; on pousse même les choses plus loin
depuis une quarantaine d’année, on conserve le portrait des grands
vainqueurs.

Old England est forte pour les portraits. La reine Victoria n’a-t-elle
pas un _musée canin_ renfermant le portrait de tous les petits toutous
qu’elle a aimés?

Je ne sais quel sera plus tard le sort des chiens de sa gracieuse
Majesté, mais les chevaux passeront à la postérité «leur nom figurera
dans le dictionnaire Larousse à côté de Bucéphale dompté par Alexandre,
d’Incitatus fait consul par Caligula, de Vaillantif tué sous Roland dans
le défilé de Roncevaux, de Bubiéca la cavale du Cid, de Rossinante
l’idéal coursier de Don Quichotte. Les chroniqueurs ont négligé de nous
transmettre les noms des chevaux des quatre fils Aymon, c’est
regrettable! Je termine ici ma liste des chevaux célèbres sur laquelle
je pourrais inscrire encore le cheval de _Troie_ qui était en bois, et
le cheval de bronze d’Auber qui sera toujours en musique.»

Les courses de Newmarket ont presqu’autant d’importance que celles
d’Epsom, elles m’ont vivement intéressée. Je suis revenue très
satisfaite de mon excursion et très enthousiasmée des beaux chevaux que
j’ai vus, les uns courant sur le turf, du stand où j’étais fort bien
placée, les autres au repos, dans le _stud_ que j’ai visité ensuite,
Ciel! je m’arrête! aurai-je par hasard des dispositions à devenir une
_horse women_ et parler la langue des chevaux.

Ici j’y suis presque obligée, mais en France je ne me le pardonnerais
pas. Vive partout, même aux courses, notre belle riche et harmonieuse
langue!


JOURNAL DE SUZETTE

Il m’est impossible de décrire tout ce que j’ai vu depuis quelques
jours. Tout cela encombre ma mémoire, et danse dans ma tête une
sarabande effrénée. Quand de retour au pays, on me demandera des détails
sur Londres, je montrerai mon journal à mes amies, aux autres je me
bornerai modestement à répondre ceci: Qui n’a pas vu Londres, ne peut se
faire une idée de cette ville immense, avec ses millions d’habitants.
Elle est plus peuplée que plusieurs Etats d’Europe, tels: la Suisse, la
Bulgarie, la Saxe qui n’ont chacune que trois millions d'âmes. Londres a
deux fois plus d’habitants que la Grèce, le Danemark et la Norvège qui
ne comptent chacun que deux millions d’habitants; et sa population
s’accroît chaque année de soixante-dix mille personnes. Ma vanité
satisfaite de ces comparaisons et de l’ébahissement de mes auditeurs,
j’ajouterai pour finir: Voilà ce qu’est Londres, une ville
extraordinaire, sans rivale, la plus grande ville du monde et je la
connais!...[11]



WINDSOR



JOURNAL DE MADAME

CHAPITRE VII


Windsor est une petite ville de huit mille âmes qui s’est groupée autour
du château royal, séjour préféré de la Reine Victoria. Windsor est donc
un magnifique château gothique avec remparts et fossés, bâti sur une
élévation d’où la vue s’étend fort loin. Une immense forêt de cent
kilomètres de tour fait partie du domaine de Windsor.

Fondé par Guillaume le Conquérant, augmenté par Edouard III et sans
cesse embelli par ses successeurs, ce château est vraiment une demeure
royale digne de la reine d’Angleterre, impératrice des Indes.

J’ai admiré la chapelle royale et la chapelle Saint-Georges où sont
reçus les membres de la _Jarretière_; la terrasse qui a près de six
cents mètres de long est vraiment splendide.

«Madame monte à la tour si haut qu’elle peut monter» c’est ce que j’ai
fait. Je suis montée à la plus haute tour de Windsor, pour jouir d’un
horizon sans limites. Le regard s’étend sur douze comtés.

Les salons que j’ai visités sont somptueusement meublés. Du reste, des
trésors en tous genres, artistiques et autres, s’accumulent ici depuis
des siècles. N’est-ce pas à Windsor dans les appartements particuliers
de la reine que se trouve le chef-d'œuvre de notre manufacture de
Sèvres, un service à dessert, estimé un million deux cent cinquante
mille francs.[12] Commandé pour Louis XVI, il fut acheté par George IV,
alors prince régent. Le fond est gros bleu, avec des dorures
merveilleuses, du célèbre Leguay, et des peintures exquises en
médaillon, par Dodin.

Cette visite à Windsor, m’a vivement intéressée; je la classe parmi mes
meilleurs souvenirs de voyage.


JOURNAL DE SUZETTE

Nous ne sommes pas allées directement de Londres à Oxford, nous avons
fait un petit crochet pour visiter Windsor, où nous avons commencé par
déjeûner, dans un hôtel de belle apparence. On nous a servi des œufs et
du jambon, qu’on mange ensemble ou séparément, à sa guise. C’est le menu
invariable et traditionnel du matin, dans la grande Angleterre. Du
jambon cuit ou du jambon crû, du jambon aux œufs ou du jambon aux pommes
de terre, du jambon toujours; comme c’est agréable pour ceux qui ne
l’aiment pas!

Tout cela se mange avec un trident. En France les fourchettes sont à
quatre dents, en Angleterre elles n’en ont que trois. Par exemple, on
nous a servi un nouveau dessert que nous ne connaissions pas! On nous a
servi--Lucullus et tous les cuisiniers des temps anciens--Brillat,
Savarin, Vatel, Carême, Trompette, et tous les chefs des temps modernes,
voilez-vous la face,--on nous a servi comme dessert sous le nom de
croquettes croquantes et dorées de petits morceaux de pain (des restes
sans doute) desséchés au four. Hein! jolies croquettes bien réussies et
bien goûtées surtout; j’étais indignée. Madame a pris la chose plus
philosophiquement et s’est mise à rire. Ma pauvre Suzette, calmez-vous,
m’a-t-elle dit, cela me rappelle un mot de Chamfort qui peut
s’appliquer ici: «Il y a des gens, écrivait-il, qui ont plus de dîner
que d’appétit, alors que d’autres ont plus d’appétit que de dîner.» Ce
dernier cas est le nôtre aujourd’hui.

C’est à Windsor que demeure ordinairement la reine, car elle n’aime pas
Londres. Son château est très considérable, il a l’aspect d’un
château-fort bâti en petites pierres, ce qui n’est pas joli comme la
pierre de taille. Nous sommes montées sur la plus haute tour d’où le
panorama est splendide. La visite des appartements m’a bien intéressée,
surtout la salle du roi Georges où l’on donne les banquets. Sur les murs
s’étalent les armes de tous les pairs d’Angleterre. Le grand salon de
réception est très beau, le meuble est doré et recouvert en satin rouge
broché, le plafond guilloché est blanc et or, plusieurs salles sont
tendues en tapisserie des Gobelins, avec des plafonds dorés, c’est même
un peu trop chargé. Nous avons visité la chapelle de la reine; le chœur
est en chêne sculpté ainsi que les sièges de la famille royale. Très
jolie est aussi la chapelle érigée en mémoire du prince Albert, l’époux
de la reine. J’ai vu le tombeau où reposent ensemble Henri VIII et
Jeanne Seymour. J’ai salué respectueusement le monument élevé au petit
prince impérial tué si malheureusement chez les Zoulous.

Les gardes sont des grenadiers habillés de rouge et coiffés d’un chapeau
à poil.

En partant, j’ai demandé à un domestique de la reine, tout habillé de
noir, à cause de la mort du duc d’Albany, l’heure exacte du train pour
Oxford; c’est avec toute la dignité due à son rang qu’il m’a donné ce
renseignement, en me tirant son chapeau aussi respectueusement que si
j’avais été membre de la famille royale. En voilà des domestiques, dont
le sort fait envie... Plus heureux que bien des maîtres!



OXFORD



JOURNAL DE MADAME

CHAPITRE I

Arrivée à Oxford


Mes premiers jours à Oxford ont été consacrés à l’amitié. Il est si doux
de parler du temps passé, avec ceux qui l’ont vécu, de parler de la
génération qui précéda la nôtre, avec les derniers contemporains de
cette génération. Le souvenir de ma mère bien-aimée planait sur tout ce
que nous disions, le passé me ressaisissait tout entière. Par instant il
me semblait qu’elle était là, que j’allais l’entendre, la voir... Chère
bonne mère, elle avait bien placé son affection, et sa vieille amie m’a
délicieusement reçue. Chacune de vos lettres m’a-t-elle dit, me donnait
du soleil pour toute la journée. La distance disparaissait, mon
affection vous évoquait, ma pensée retrouvait la vôtre et j’avais la
tendre illusion de me croire près de vous. Aujourd’hui je tiens la
réalité, quel bonheur! Quand on est entré dans mon cœur, c’est pour la
vie, autrement, l’amitié ne serait ni sincère, ni vraie.

Malgré son existence qui s’écoule en Angleterre, le snobisme britannique
ne l’a pas atteinte. Elle est restée bien française par le cœur et par
l’esprit. Aujourd’hui, on est un peu brutal dans ses idées, un peu crû
dans ses expressions, cela s’appelle du _naturalisme_, un long mot, que
personne ne comprend guère, pas même ceux qui s’en servent le plus.

Mon amie au contraire a gardé des expressions élégantes et choisies, et
pratiquant l’art du bien dire, fait tout passer sans choquer personne.
Et je suis heureuse de nos causeries, comme elle est heureuse de ma
présence. Ah! que j’ai bien fait de venir!


JOURNAL DE SUZETTE

Nous voilà donc arrivées chez l’amie de Madame. Cette amie habite une
belle maison, bien confortable, elle a plusieurs domestiques; c’est une
vieille dame riche. D’ailleurs ce n’est pas en Angleterre qu’il faut
venir habiter lorsqu’on n’a pas de fortune. Au contraire, beaucoup
d’Anglais quittent leur pays par raison d’économie, et si nous voyons
certaines villes françaises, encombrées d’Anglais, c’est qu’ils y
trouvent leur avantage, et vivent bien plus à l’aise chez nous que chez
eux.

J’ai une assez jolie chambre, mais ce n’est pas tout dans la vie, et mes
débuts ne sont pas heureux. Mauvais sommeil, nuit détestable à digérer
laborieusement l’affreux pain pas cuit, qu’on mange ici comme du gâteau.
Ah! ces Anglais, ils ont un estomac à rendre des points à toutes les
autruches de la création.



JOURNAL DE MADAME

CHAPITRE II

La ville d’Oxford, ses collèges, ses musées, ses promenades.


Oxford passe à bon droit pour être une des plus jolies villes
d’Angleterre.

C’est une ville essentiellement protestante; sur quarante mille
habitants il n’y a que quatre cents catholiques.

Oxford possède une fabrique de Bibles, c’est par milliers qu’elles s’en
vont chaque jour inonder les colonies et le monde entier, et une
Université fondée au commencement du XIIe siècle, disent les uns, dès
le Xe siècle, par Alfred Le Grand, disent les autres. En tout cas,
cette Université célèbre compte vingt-quatre collèges tous plus beaux
les uns que les autres: Saint-John’s, Magdalen, Kable Christ-Church,
Trinity, Queen’s, New-Collège, etc. Cette Université est généralement
dévouée aux principes des Tory (elle envoie deux députés au Parlement)
et à l’église anglicane. Cependant c’est dans son sein qu’a pris
naissance le _Puseysme_, encore une nouvelle secte que ma bonne amie m’a
expliquée. Son principal auteur est le docteur Pusey, chanoine de
l’église du Christ et professeur d’Hébreu à Oxford. Sauf qu’elle déclare
la loi indépendante du pouvoir pontifical elle se rapproche du
catholicisme sur les points les plus importants. Elle rétablit la messe,
la Confession, la pénitence, le jeûne, l’invocation des saints.

Inquiétés par l’épiscopat anglican qui ne les voyait pas d’un bon œil,
la plupart des Puseyistes ont ouvertement embrassé le catholicisme.

Tous les collèges ont des jardins ou des parcs, de sorte qu’il est
impossible de trouver une même ville ayant autant de promenades et
d’aussi belles.

Oxford possède encore plusieurs halls, édifices pour loger les
étudiants, plusieurs bibliothèques parmi lesquelles la _Bodléienne_,
comptant plus de deux cent mille volumes et vingt-cinq mille manuscrits,
une belle galerie de tableaux, un musée d’histoire naturelle, un jardin
botanique médiocre.

Cette ville fut prise d’assaut en 1067 par Guillaume. Elle devint
pendant quelque temps l’une des résidences des Rois; c’est là que furent
rédigées en 1258 les _Provisions_ dites d'_Oxford_. Charles Ier s’y
retira pendant la guerre civile.


JOURNAL DE SUZETTE

Ma consolation ici, c’est la gouvernante, Miss Emily, une jersiaise,
d’origine bretonne, parlant français. Il est facile de voir que la
perfide Albion ne tient aucune place dans son cœur. Elle aime sa
maîtresse qu’elle sert fidèlement depuis 30 ans, mais elle n’aime pas
les Anglais. Elle a la permission de me montrer la ville et nous faisons
de jolies promenades ensemble.

Je désespère de pouvoir faire la description d’Oxford, je ne connais
rien à l’architecture, et je crois que lorsque j’aurais dit c’est beau,
je ne pourrais que m’arrêter. Cependant je vais faire de mon mieux.

La ville est très grande, bien percée, propre, mais ce qui fait sa
gloire ce sont ses nombreux collèges, tous plus beaux les uns que les
autres, bâtis dans le genre de nos vieux châteaux français, comme celui
de Josselin, par exemple. Tous sont recouverts de lierre, de vignes
vierges et entourés de parcs charmants où l’on peut se promener; ces
parcs se composent d’allées ombragées de beaux arbres et de pelouses. On
ne trouve guère de fleurs que dans les jardins particuliers.

Oxford, malgré sa réputation de jolie ville, manque de gaîté. Jusqu’ici
les villes que j’ai vues me paraissent tristes. Les maisons estompées de
briques rouges sont ternes. Cela tient sans doute à la couleur grise du
ciel, et à celle des pierres couleur du ciel. On ne crépit pas les
maisons, on ne les blanchit pas davantage, je trouve qu’on voit trop la
carcasse. Oxford compte trois mille étudiants que l’on reconnaît
facilement à leur costume très drôle. Ils portent un énorme manteau
flottant, et un chapeau, dur comme un morceau de carton, de forme
carrée, orné d’un gland, qui leur tombe sur le nez avec toute la grâce
imaginable. Si j’en ai le temps, j’habillerai une poupée en étudiant,
pour la rapporter en France.

Avant-hier, par curiosité, j’ai accompagné Miss Emily à un service
protestant. Un ministre à l’air digne, une baguette de cuivre en main,
nous a placées dans un banc.

Il y avait peu de fidèles, mais ils avaient l’air très pénétrés et se
tenaient respectueusement.

Quand le ministre jetait les yeux de mon côté, je baissais les miens sur
mon livre, une bible imprimée en anglais à laquelle je ne comprenais
rien, bien entendu. J’ai trouvé les chants pleins de douceur et de
suavité. Il y avait des choristes habillés comme les nôtres, les
ministres portaient des espèces de chapes noires bordées d’hermine. J’ai
aussi été très édifiée à l’église catholique: les fidèles me semblent
plus pieux, plus recueillis qu’en France et pendant les offices restent
presque toujours à genoux.

Miss Emily m’a demandé si je voulais visiter les collèges; les collèges,
ai-je répondu, je veux bien en visiter un et cela me suffira, car je
pense que tous les autres sont à peu près pareils; mais ce que j’ai vu
avec plaisir ce sont les grands parcs qui les entourent, celui du
collège Keble est particulièrement beau.

Je suis allée voir jouer une partie de lawn-tennis, ce qui m’a bien
amusée. Ce jeu fort en vogue a ici détrôné le croquet; c’est la
distraction préférée des étudiants. On bataille beaucoup, la raquette en
main, on s’amuse, on s’agite, et l’on attrape grand chaud. Ce devrait
être le jeu hygiénique de l’hiver pour se réchauffer. Les Anglais sont
absolument passionnés pour ce jeu et le _Daily-News_ enregistre leur
succès à ce sujet.



JOURNAL DE MADAME

CHAPITRE III

Brood-Way, Le Musée, La Mésopotamie


Brood-Way, c’est-à-dire large voie, est une allée plantée d’ormeaux
magnifiques, et les plus grands qu’on connaisse; leur réputation est,
paraît-il, européenne.

Le musée d’histoire naturelle que je viens de visiter doit être bien
intéressant pour les savants et les étudiants en médecine: des pierres,
des silex de toutes sortes, richesses minéralogiques, attendent les
premiers, les seconds trouvent des cerveaux, des cœurs, des foies
conservés dans de l’esprit de vin, des animaux, corps de girafes
gigantesques, d’éléphants monstrueux, de baleine immense, où un ménage
pourrait se loger à l’aise et s’installer un appartement complet; enfin,
sujet profond d’étude, un millier de crânes humains de tous les pays, et
on pourrait presque dire de toutes les formes, et quelques squelettes;
en contemplant l’ossature humaine effrayante et attristante tout à la
fois, ces vers de Victor Hugo, je crois, me revenaient à la mémoire:

    Squelette, où se trouve ton âme?
    Foyer, qu’as-tu fait de ta flamme?
    O cage vide qu’as-tu fait,
    De ton bel oiseau qui chantait?

Nous sommes revenues par la Mésopotamie, cette Mésopotamie ne se trouve
pas entre le Tigre et l’Euphrate, quoique entre deux rivières sillonnées
de barques pompantes et coquettes traçant leur léger sillon sur les
eaux; c’est une promenade. Ses berges étaient garnies de pêcheurs à la
ligne gardant une immobilité absolue, raides comme une trique et me
faisant penser à ces définitions quelque peu irrévérencieuses et si
souvent reproduites de la pêche et des pêcheurs à la ligne.

Dans la rue Magdalen se trouve une croix horizontale qui marque la place
où furent tués deux prêtres, sous le règne d’Elisabeth, toujours si
cruelle envers les catholiques.

Il paraît qu’ici on voit continuellement surgir de nouvelles religions.
Hier, un bonhomme, la vivante image du vieux Christmas, qu’on dessine
dans les gravures, cheveux blancs, comme des flocons de neige, immense
barbe givrée jusqu’au genoux, pérorait d’une voix enrouée en frappant de
toutes ses forces sur une bible. On aurait dit qu’il voulait faire
entrer tout ce qu’il débitait, à coups de poings, dans l’esprit de ses
auditeurs. Il était très entouré.

On compte, paraît-il, en Angleterre, cent quatre-vingts sectes
différentes. Voilà bien des moyens pour arriver au ciel; il me semble
même qu’il y en a trop pour qu’ils soient tous bons.


JOURNAL DE SUZETTE

A Oxford aussi les magasins se ferment de bonne heure; il n’y a aucun
agrément à se promener le soir dans les rues; ce n’est pas comme en
France, où on a l’éblouissement des beaux étalages bien éclairés. Ici le
samedi est comme à Jersey très mouvementé, tout le monde fait ses
provisions et court les magasins et les marchés. Le dimanche on semble
confit en dévotion, tout mouvement cesse, sauf celui des cloches qui
carillonnent à vous rompre la tête.

Le grand marché couvert d’Oxford est très intéressant, tout y est beau
et de bonne qualité, mais d’un prix!... La viande, magnifique, un peu
grasse, peut-être, mais fort appétissante est bien plus chère qu’en
France. Et le poisson donc! Etre planté au milieu de la mer, et payer le
cent d’huîtres vingt-cinq francs, c’est raide! Les fruits sont
inabordables, beaucoup viennent de France, et on les paie en
conséquence. Du reste, c’était bien un peu comme cela à Jersey et à
Guernesey, où les habitants tout en n’ayant pas l’air de se croire
anglais, se montrent tout aussi _grasping_ que ceux de la mère-patrie.
L’eau est mauvaise et empâte la bouche. Je m’abreuve de thé, que j’aime
heureusement. Le pain ordinaire est détestable, je l’ai déjà dit. Il y a
bien un pain de luxe, le pain viennois, qui est très bon, mais on ne le
sert qu’à la table des maîtres.

Miss Emily me fait goûter de tout. Le fameux whisky est détestable à mon
goût; en revanche, j’ai trouvé le sherry fort bon. J’ai bu du _gin_;
cette sorte d’eau-de-vie coûte aussi cher que le rhum, ce qui n’empêche
pas les femmes du peuple d’en boire jusqu’à l’ivresse. Je ne ferai pas
de folies pour le _gin_. Je ne sais quels ingrédients on y ajoute, mais
on y trouve amalgamés ensemble trois parfums bien différents et qui
semblent sortir de chez le coiffeur, de chez le pharmacien et de chez le
liquoriste, le tout bien sucré. Pour être juste, je dois reconnaître que
le goût d’anisette domine. C’est blanc comme de l’eau, et point capiteux
du tout. Je pense qu’il faut en boire à haute dose pour se griser. Ce
qui est bien meilleur, c’est le cidre de Devonshire, mais il est très
cher.

La cuisinière nous a fait manger hier une conserve d’Amérique: une
langue de panthère ou de kanguroo, je ne sais plus au juste. C’était
détestable! L’indépendante Amérique empoisonne sa petite sœur anglaise
de toutes ses conserves de viande et de poisson, tout en les lui faisant
payer cher.



JOURNAL DE MADAME

CHAPITRE IV

Mœurs anglaises


Mon amie me donne des détails fort intéressants sur la société anglaise,
sur les coutumes mondaines et religieuses. Elle m’a même promis des
notes prises sur le vif, et écrites par elle, il y a quelques années.
Certes, je lui rappellerai sa promesse avant de partir.

Voici donc quelques détails sur l’aristocratie.

La noblesse vient sans doute, à Londres, mais elle habite beaucoup plus
ses terres que la ville. La noblesse anglaise est rurale, comme la
bourgeoisie anglaise est commerciale. L’amour des voyages existe dans
toutes les classes.

La saison brillante de Londres dure trois mois: mai, juin, juillet.
Pendant ces trois mois, tout sujet de sa gracieuse majesté, appartenant
au grand monde par sa naissance, sa fortune, sa position, se croit
absolument obligé de venir dans la capitale, et de s’y montrer, c’est un
point d’honneur pour lui.

Cette grande noblesse anglaise, fondée sur la hiérarchie est d’une
puissance énorme. Elle n’a point été réduite en poussière comme le fût
la nôtre, suivant l’expression énergique du premier Consul Bonaparte.

En ces dernières années cependant, elle s’est laissée entamer par la
juiverie. Oui, les juifs sont enfin parvenus,--la force de l’argent est
irrésistible,--à pénétrer dans l’aristocratie anglaise, si pleine de
morgue et d’orgueil. Il y a maintenant à Londres un lord Rothschild.
Quelle révolution sociale et politique dans ce titre rapproché de ce
nom! Un demi-siècle a suffi pour l’accomplir. Se douterait-on qu’il y a
à peine cinquante ans, il existait encore dans la législation anglaise,
un statut tombé en désuétude, il est vrai, un statut qui obligeait les
juifs à porter un costume distinctif.

Les gens qui habitaient Londres de 1848 à 1858 se souviennent d’avoir vu
le père de lord Rothschild, le baron Lionel, élu député par la Cité de
Londres, se présenter chaque année à Westminster pour prendre possession
de son siège et chaque fois être repoussé parce qu’il ne pouvait prêter
serment «_Sur la foi d’un chrétien_,» comme l’exigeait la loi.

Enfin, en 1858, on changea la formule, et il put entrer.

Et voici qu’aujourd’hui le fils du député si longtemps relégué à la
porte de la Chambre des Communes, est entré dans la Chambre des Lords,
l’assemblée la plus fière de l’univers, et qui naguère n’avait pas assez
de dédain pour les juifs.

On n’a pas oublié dans les salons de Londres la saillie de M. de
Talleyrand, alors ambassadeur de France, qui, remarquant dans une soirée
donnée par lui, la présence du duc de Montmorency et celle de M. de
Rotschild, que l’empereur d’Autriche venait d’anoblir, s’écria: «Nous
avons ici le premier Baron chrétien et le premier Baron juif.» Et cette
coutume s’est enracinée, les chrétiens vont danser chez les juifs,
séduits et éblouis par le faste de leurs réceptions.

En général, les jeunes Anglais sont fanatiques des exercices corporels.
Ils aiment beaucoup la danse, plus même peut-être que les jeunes filles.
Le prince de Galles leur donne l’exemple; valseur émérite, il ne
dédaigne pas les invitations de la haute noblesse et danse jusqu’à trois
et quatre heures du matin, dans les bals qu’il honore de sa présence.

Les énormes fortunes de l’aristocratie, de l’industrie et du haut
commerce, donnent des fêtes, des raouts d’un luxe inouï; il n’est pas
rare de commander pour douze ou quinze mille francs de fleurs et de
plantes vertes, pour une réception d’apparat. Les angles des
appartements, les fenêtres, les cheminées, sont remplis de palmiers,
fougères, camélias, etc.; les rampes des escaliers, les chambranles des
portes, sont enguirlandés de jasmin, de lilas, de mimosa; aux plafonds,
se balancent entre les lustres, de grosses lanternes rondes de cristal,
éclairées intérieurement et revêtues d’azalées, de clématites, ce qui
fait l’effet de boules de fleurs lumineuses. La musique sort de bosquets
verdoyants et parfumés et le service, comme élégance et confort, ne
laisse rien à désirer. Voilà les fêtes que se donne, pendant la saison,
la riche Angleterre.


JOURNAL DE SUZETTE

Madame m’a donné la permission d’aller avec Miss Emily à deux fêtes du
pays, aux régates d’Oxford et au bal champêtre de Wourcester.

Les régates ne m’ont point divertie. Pour s’y rendre, c’était un
tohu-bohu effrayant; une foule énorme, bariolée de toutes couleurs,
marchait, parlait, gesticulait, mais je ne comprenais rien; je ne
connaissais personne, je ne m’intéressais à aucun bateau, et ce n’était
guère amusant. Ce dont je me souviens le mieux, c’est qu’on a passé une
immense coupe pleine de Champagne, en buvait qui voulait. Il est vrai
que nous étions sur un bateau réservé, c’était sans doute une galanterie
des personnes qui l’avaient loué. En revanche, j’ai trouvé très à mon
goût la fête champêtre.

A six heures nous entrions dans le parc des jeux où nous nous sommes
trouvées au milieu d’un grand nombre de jeunes filles toutes habillées
de rose, de blanc, de velours, de fourrures, etc., puis, pour faire face
à ce bataillon féminin une poignée de jeunes gens à l’air aussi penauds
que des renards pris aux pièges.

Dame! leur frayeur se comprend, attendu que les jeunes filles ont à
pourvoir seules à leur avenir et dans ce pays-ci le sexe faible étant
plus nombreux que le sexe fort attaque celui-ci pour le bon motif, bien
entendu.

En thèse générale les hommes sont toujours en garde contre les femmes,
ils les fuient dans les rues; car c’est une grande imprudence qu’ils
commettent en répondant à une femme qui semble, par exemple, demander un
simple renseignement: ça peut être un traquenard, et s’ils lui parlent,
elle peut s’écrier qu’il y a injure et demander une somme considérable,
cela n’est pas rare.

C’est sans doute une des raisons qui rendent les hommes si peu polis.
Ensuite ils ne peuvent pas saluer sans y être autorisés, les femmes font
d’abord un petit mouvement de tête, c’est le signal approbateur qui
permet aux messieurs de tirer leur chapeau. Autre pays, autres mœurs,
mais revenons à la fête.

Jusqu’à sept heures une petite musiquette, ressemblant à celle que l’on
joue au cirque, a charmé les oreilles des assistants; puis la danse a
commencé. Les jeunes filles étaient obligées en grand nombre de se
transformer en cavaliers, car il y avait disette de danseurs. Tout ce
monde danse parfaitement et très convenablement; ce qu’on peut
reprocher, c’est trop de raideur, cela ôte la grâce et me faisait
penser, la musique aidant, aux marionnettes si jolies de France. Vers la
nuit, l’animation a commencé un peu; pour tout éclairage, deux grands
lampions de chaque côté de la tente des musiciens, le reste du parc
était éclairé par la lune. Je crois que les nuages qui la voilaient de
temps en temps, faisaient bien l’affaire des amoureux. Une autre tente
servait de buvette; c’est là qu’après les danses, on venait se
raffraîchir. Tout en promenant et regardant, Miss Emily m’a encore donné
d’autres renseignements sur le peuple anglais que j’étais très contente
de voir de près.

En Angleterre, la femme est considérée comme inférieure et le mari
regarde son épouse comme sa première servante; elle n’a pas comme en
France une certaine influence sur son seigneur et maître. Les fils
eux-mêmes, en grandissant, n’ont pas le respect que les enfants de
France témoignent à leur mère; ils ne l’embrassent jamais. Chez eux les
instincts sont développés, mais pas le cœur.

Je ne lâchais pas le bras de Miss Emily, j’aurais eu peur de m’égarer;
ensuite je me demandais si dans cette foule compacte il n’y avait pas
quelques pickpockets. Rassurez-vous, me disait Miss Emily en riant; on
n’entend pas parler de voleurs à Oxford. Saint Patrick a sans doute fait
ici à l’égard des voleurs, ce qu’il fit jadis en Irlande, à l’égard des
grenouilles... Elles y sont inconnues.

C’est égal, dès qu’on me frôlait, je portais instinctivement ma main à
ma poche, pour voir si mon porte-monnaie était bien à sa place.

En revenant, Miss Emily m’a parlé de la fête de Saint Patrice, cet
apôtre venu de la Gaule pour convertir l’Irlande, et qui fit de cette
dernière une île de Saints.

Partout où ils sont, les enfants d’Erin célèbrent la fête de leur saint
patron. La plupart d’entre eux assistent à la messe ce jour-là. On les
reconnaît aux rubans verts, dont ils ornent leurs coiffures, ainsi
qu’aux touffes de trèfle qu’ils portent,--les hommes à leur boutonnière,
les femmes à leur corsage. (On sait que saint Patrice s’était servi
d’une feuille de cette plante pour donner aux Irlandais idolâtres une
idée du mystère de la Trinité).[13]

La tradition dit que saint Patrice ayant demandé à Dieu qu’il fît beau
le jour de sa fête, afin que tous les Irlandais pussent aller à
l’église, sa prière fut exaucée. Il ne pleut jamais en Irlande le 17
mars.

Mais s’il ne tombe pas d’eau, d’autres liquides coulent à flots.
L’enthousiasme fait parfois oublier la tempérance, et il arrive que
saint Patrice a lieu d'être mécontent de la façon dont certains de ses
enfants célèbrent sa fête.



JOURNAL DE MADAME

CHAPITRE V

Deux fêtes.--Raout et garden-party.


Je me suis laissée entraîner à une petite soirée; c’est l’époque. Ces
dames ont les _small and earlies_, ces mots, mis au bas d’une
invitation, signifient qu’on sera peu nombreux, qu’il faut venir de
bonne heure, et qu’on s’en ira de même. Bref, cette phrase anglaise
équivaut à notre _sans cérémonie_ français. Nous étions quand même plus
de cent personnes. On est arrivé à dix heures et parti à deux heures
après minuit. C’est paraît-il ce qu’on appelle en Angleterre, arriver
tôt et partir de même.

Cette _petite_ soirée était un raout; on promène et on cause, en
régalant son palais d’excellentes choses, et ses oreilles d’excellente
musique.

Tantôt ce sont les chanteurs tyroliens qui font fureur, en ce moment,
les tziganes, très en vogue aussi, ou simplement un orchestre jouant des
airs d’opéra. Cette fois, c’était une troupe de tziganes qui se faisait
entendre. Ces artistes ont beaucoup d’originalité et leur musique
beaucoup de caractère. Je suis également allée à un garden-party, cette
distraction est un des plaisirs favoris de tout le monde aussi bien des
dames que des messieurs.

Le lawn-tennis et le crickett ont fait florès. J’ai vu un jeune homme
d’une force remarquable au crickett, et qui tient son savoir de William
Grace, de Manchester, lequel depuis trente ans, passe pour le premier
cricketter d’Angleterre.

Cette fête se passait au milieu d’un jardin rempli de corbeilles de
fleurs qui se détachaient sur des pelouses d’herbe tendre et unie comme
du velours; ces pelouses sont le triomphe des jardiniers anglais. _Le
five o’clock tea_ a été servi dans une grande serre aménagée ad hoc,
mais le modeste thé était additionné de chocolat, de café, de sorbets,
de champagne, de sandwichs aux volailles truffées, de fraises, de
raisins et de friandises de toutes sortes, c’était une avalanche de
bonnes choses, auxquelles on a fait grand honneur. Il est certain qu’ici
le climat creuse l’estomac; il faut beaucoup manger pour ne pas
s’anémier. Les pâtés ont été profondément battus en brèche, et l’armée
des petits fours a reçu de rudes assauts.

Les Anglais se tirent à merveille de ces batailles gastronomiques. Ils
sont un peu de l’avis de ce cuisinier de haute volée, qui disait à son
maître, un jeune diplomate d’avenir: «C’est par les dîners, qu’on
gouverne le monde.» Le fait est que les Anglais mangent énormément sans
se montrer trop difficiles sur le choix des mets. Ils font passer la
quantité avant la qualité. Ici cependant ce n’était pas le cas. Tout
était abondant et parfait. Après ce repas, on est entré dans le grand
salon pour se reposer quelques instants et mettre en pratique le
proverbe anglais:

    _After dinner sit a while_
    _After supper walk a mile_,

ce qui veut dire:

    Après un repas copieux, prenez du repos.
    Après un repas léger, faites une courte promenade.

Pendant ce temps-là, la nuit venait, et le jardin s’illuminait de
lanternes vénitiennes et de feux de bengale. C’était l’heure charmante,
où la fraîcheur descend et invite à sortir. La jeunesse est allée sous
les tonnelles continuer le doux nonchaloir du salon; au lawn-tennis et
au crickett, elle a fait succéder des à partés de _flirtation_ fort
agréable pour elle sans doute, et fort divertissant aussi pour ceux qui
la regardaient. Les jeunes cœurs attendent impatiemment cet épilogue des
réunions; c’est pour eux comme le post-scriptum qui contient l’essentiel
de la lettre.

En somme deux jolies fêtes, auxquelles je suis bien aise d’avoir
assisté.


JOURNAL DE SUZETTE

Je pensais qu’en Angleterre il y avait beaucoup de cavaliers,--pas du
tout; j’en ai vu très peu mais on voit des vélocipédistes en très grand
nombre.

Les Anglais aiment aussi beaucoup les parties sur l’eau, ils aiment les
bains, la pêche, et s’en vont souvent canoter sur la Tamise qui prend
ici le nom d’Isis. De charmants bateaux se louent et des jeunes gens, en
habits de fantaisie les conduisent avec une vitesse effrayante; l’autre
soir, sous nos yeux, une petite périssoire où deux jeunes gens s’étaient
embarqués et qu’ils conduisaient comme des fous a chaviré; mais
heureusement ils ont eu pied, et ont regagné le bord du quai d’un petit
air triomphant, aux applaudissements ironiques des promeneurs.

Pour cet exercice de navigation, comme pour le lawn-tennis, les jeunes
gens portent des habits en flanelle rayée de couleur voyante d’un joli
effet. C’est à qui arrivera le plus vite; quelquefois le petit bateau
marche si fort que sa pointe enfonce dans l’eau; mais ceux qui le
montent n’ont pas peur, la rivière est peu large, et ils savent nager;
ces petites noyades là sont des jeux pour rire.

J’espère que nous ne tarderons pas à partir: si mon corps est en
Angleterre, mon cœur est en France. Madame parlait d’allonger notre
séjour d’une semaine, mais depuis trois jours, les jours se suivent et
se ressemblent, et j’espère que cela modifiera ses projets. De la pluie
le matin, de la pluie l’après-midi, de la pluie le soir, et nous sommes
en été. Les trois quarts du temps dans ce pays-ci Mylord Soleil
s’obstine à garder son bonnet de nuit de nuages gris et sa vilaine robe
de chambre de brouillard noir. Dame! après ça, il ne faut pas s’étonner
que le spleen soit une maladie anglaise. Je comprends que les indigents
soient particulièrement tristes, ils n’ont même pas le soleil
bienfaisant qui est le foyer du pauvre.

Voilà probablement pourquoi on boit tant dans ce pays-ci pour se régayer
un peu; l’ivresse est le défaut caractéristique de toutes les classes:
tout est si froid à l’extérieur qu’il faut bien se réchauffer à
l’intérieur.

On dit que la reine elle-même aime à prendre son petit _night cape_.

Miss Emily m’a assuré qu’à Londres les ladies, les femmes du monde,
trouvent chez tous leurs fournisseurs du Champagne extra-sec et du gin
extra-pur, et ne regagnent la plupart du temps leur voiture qu’à pas
chancelants. Il y a des modistes célèbres pour leur whisky d’Ecosse, des
lingères au brandy incomparable, des gantières chez qui l’on est
toujours assuré de trouver une pinte de cette fameuse _old ale_ qui a
parfois dix années de bouteille et dont un seul verre endormait lord
Seymour.

Plus d’une élégante ne va au spectacle qu’avec un flacon de rhum en
poche, dont elle s’offre de fréquentes rasades derrière l’éventail. Par
les temps froids, dans la rue, elle tient son manchon sur ses lèvres.
Or, ledit manchon est «truqué» en biberon contenant du whisky......
d’autres remplacent la bouteille par des bonbons consistant en capsules
de gomme remplies d’alcool, et s’en régalent jusqu’à l’ivresse complète.

Miss Emily m’a raconté l’histoire d’une dame qui possédait une
magnifique bible de format in-8, à tranches dorées. Ce superbe volume
contenait une bouteille de la capacité d’un litre. Cette bonne dame,
chez elle comme au temple, ne se servait jamais que de cette sainte
bible. Et tout le monde admirait son attachement aux pratiques
religieuses. Elle est morte alcoolique, mais elle avait l’ivresse douce,
et ce n’est qu’après sa mort que son pauvre mari a découvert quel emploi
elle avait fait du recueil des textes sacrés.

Le puritanisme anglais s’arrête devant une bouteille. On a vu plus d’un
goutte-man, cédant à l’attraction d’un breuvage enivrant, s’asseoir
devant un flacon de brandy, tirer de son carnet sa carte de visite, la
placer dans une fente du bouchon, se verser rasade sur rasade, et
s’abandonner ensuite au sommeil de l’ivresse. Il y a des professionnels
qui se chargent de ramener à domicile les épaves munies de leur
pavillon.

Et voilà comment ceux qui boivent trop, trouvent le moyen de donner du
pain à ceux qui ne mangent pas assez.



JOURNAL DE MADAME

CHAPITRE VI

Encore les Salutistes. Notes de mon amie. Coutumes anglaises.
Religion anglicane.


Les salutistes viennent de passer sous ma fenêtre avec leur tam-tam
obligé. Cette religion, qui ne peut marcher sans tambour ni trompettes,
est d’un grotesque achevé. Décidément cette armée nous poursuit, nous
l’avons rencontrée partout. Ces soldats de Dieu, tout habillés de rouge
et qui feraient plutôt penser à ceux du diable, portent ici sur le dos
et sur la poitrine de grands écriteaux que je n’ai pu lire. On dit que
la Suisse les a mal accueillis, elle a même fini par coffrer ces
étonnants missionnaires. Du coup les salutistes ont crié victoire et
parlent maintenant de leurs valeureux frères comme de saints martyrs.

L’armée du salut, commencée dans l’absurde, finira dans un long éclat
de rire. Les salutistes se noient dans le ridicule.


NOTES DE MON AMIE

Autrefois en Angleterre, la veille de Noël (Christmas _Eve_ et non pas
_Night_) était seulement fête de famille.

La veille de Noël on se réunissait chez les grands parents où la
jeunesse dansait, jouait à Colin Maillard (Blind Man’s Buff) et on
finissait la soirée par «Snap Dragons» plus tard remplacé par la
lanterne magique.

Les Snap Dragons consistaient en un plat énorme dans lequel on mettait
des raisins secs et des petits fruits confits qu’on plaçait sur une
table ronde, dans la salle à manger tendue d’avance de draps blancs.
Ensuite toute lumière était éteinte, les enfants, grands et petits
étaient invités à entrer. Au dernier moment on versait soit du cognac,
soit du gin sur les fruits et on y mettait le feu.

Alors c’était à qui aurait le courage le premier d’en retirer et d’en
manger, après avoir dansé la main dans la main autour de la table.
Naturellement les flammes donnaient de la lumière, et sur les draps on
voyait se refléter les danseurs et ceux qui plongeaient la main dans les
flammes. Une fois commencé on continuait ce jeu jusqu’au dernier raisin
parmi les éclats de rire et de frayeur.

De notre temps les «Snap Dragons» et «Blind Man’s Buff» sont à peine
connus et la veille de Noël est devenue une journée assez fatigante pour
les jeunes filles qui font des économies pendant l’année pour pouvoir
monter une épicerie pour les pauvres, soit dans la cuisine, le vestibule
ou la terre de la maison. Là viennent les personnes âgées auxquelles on
distribue des paquets de thé, de sucre, et des épiceries, dont le poids
est proportionné au nombre des membres de chaque famille et à ses
besoins.

On y glisse souvent de l’argent pour payer le loyer.

Le soir on a l’Arbre de Noël (pour les enfants de la _maison_) décoré
avec des bougies et des lampes de couleur, et sur lequel sont suspendus
des cadeaux pour chacun.

On y invite les petits amis qui ont perdu leur mère, ou qui ne sont pas
dans une position de fortune suffisante pour avoir un arbre chez eux.

Il y a toujours dans les écoles publiques un arbre de Noël pour les
ouvriers et pour les pauvres, une jeune fille aimable tient le piano
pendant qu’on distribue les cadeaux, composés d’objets confectionnés, la
plupart du temps, par les personnes riches et charitables.

On y trouve des tricots, des vêtements, etc., mais il y a aussi des
bonbons et des joujoux.

Autrefois, dans la soirée même du jour de Noël, toute la famille dansait
après le dîner, les Messieurs et les Dames les plus âgés commençaient
le quadrille. Bien entendu que leur danse ne durait que quelques
minutes, c’était ensuite le tour de la jeunesse. La salle de danse était
décorée, comme la salle à manger, de fleurs, de verdure, de guirlandes
et d’emblèmes formés de houx et de gui; au milieu de la salle il y
avait, suspendu au plafond, une grande branche de gui, et si le danseur
avait l’adresse de faire passer sa danseuse sous cette branche, il avait
le droit de l’embrasser, soit sur le front, soit sur la main, selon
l’intimité qui existait. Les fiancés, sous cette fameuse branche,
s’embrassaient sur les deux joues.

De nos jours, on danse rarement le jour de Noël, on va à l’église.

Les parents ayant reçu leurs enfants et petits-enfants à Noël, l’aîné
des enfants mariés reçoit le jour de l’an.

Le lendemain de Noël s’appelle «Boxing Day» parce qu’on donne ce
jour-là, les «Christmas Boxes», ou étrennes.

C’est congé partout, les banques même sont fermées.

Le jour de Noël tout le monde mange Roast Beef, Plum pudding et mince
pies, pâtisserie faite à cette saison seulement. Dans les prisons même
on en donne et l’on y distribue de la bière et du tabac à priser et à
fumer. Dans les classes supérieures les Anglais ont toujours au dîner
une dinde farcie, la dinde de Noël, comme à la Saint-Michel ils mangent
l'_Oie_, en souvenir de la destruction de la flotte de l’Armada. La
reine Elisabeth était à table en train de manger de l’oie quand on lui
annonça la grande nouvelle: La flotte que Philippe II, roi d’Espagne,
avait équipée (1588) contre l’Angleterre, venait d'être détruite par une
tempête. Depuis ce jour mémorable, tous les bons patriotes d’Angleterre
mangent, le 29 octobre, une oie rôtie en mémoire de ce triomphe facile.

J’ai omis de dire que la veille de Noël, Christmas Eve, on entend dans
les rues des chanteurs et des musiciens qui vont de porte en porte de
minuit à une heure du matin.

Tantôt c’est une harpe qui accompagne les chants, tantôt un violon,
quelquefois plusieurs instruments de musique ou bien un harmonium.

On chante _Adeste Fideles_, _Minuit, Chrétiens_, et autres cantiques de
Noël avec beaucoup de sentiment. Le lendemain, les chanteurs font la
quête, quand ils n’attendent pas _Boxing Day_, congé général pendant
lequel tous les magasins sont fermés. Le peuple sort, les riches restent
à la maison pour contribuer au bien-être des pauvres, comme je l’ai
expliqué plus haut.

On jugerait même défavorablement une personne aisée qui se promènerait
pendant ce fameux jour de _Boxing Day_. On dirait qu’en sortant elle
veut ainsi échapper au devoir de faire le bien et de donner des
étrennes.

De ces bonnes coutumes anglaises, je passe maintenant à la religion
anglicane.

Les nombreuses sectes protestantes qui fleurissent dans le royaume de la
Grande-Bretagne, prennent chacune un nom différent, tels que Wesleyans,
Baptistes, Calvinistes, Luthériens, etc. On en ferait une liste
interminable. Les Anglicans de la Haute et de la Basse Eglise appellent
les autres sectes Non-Conformistes et les considèrent hors l’Eglise
comme nous-mêmes catholiques considérons les membres des autres
religions.

L’Angleterre est le pays du parlementarisme. L’Eglise anglicane est
l’humble servante du Parlement, mais elle a aussi son Parlement à elle
qu’on appelle «la Convocation». Chaque province ecclésiastique, celle de
Cantorbery, aussi bien que celle d’York, a la sienne. La Convocation se
composait autrefois de deux Chambres: la Haute, que formaient les
évêques; la Basse, constituée par des doyens ou des archidiacres nommés
par leurs confrères. L’archevêque est le président d’office de la
première; les membres de la seconde élisent leur _prolocutor_.

Chose extraordinaire cependant, la Haute et la Basse Eglise sont
toujours en guerre l’une contre l’autre, et toutes deux ne veulent pas
qu’on les regarde comme Protestantes. Les membres de ces deux Eglises
reconnaissent qu’Henry VIII et la Reine Elisabeth étaient des personnes
indignes, sans foi et sans religion, ainsi qu’Olivier Cromwell et tous
ceux qui persécutaient l’Eglise catholique et mettaient à mort ses
fidèles.

Les Anglicans de la Haute Eglise ne donnent pas davantage raison aux
Catholiques, qu’ils appellent _Humanistes_, pendant qu’eux-mêmes
s’intitulent Catholiques. Ils se montrent très jaloux de ce titre,
affirmant qu’ils sont les seuls qui aient le droit de se nommer
Catholiques, puisque leur Religion est la même maintenant qu’elle était
avant la Réformation, commencée par Luther, sous le Roi Henry VIII, et
continuée sous sa fille Elisabeth. Donc, ils ne veulent pas admettre
qu’ils soient Protestants, ni appliquer ce terme de Protestants aux
Non-Conformistes. Ils déclarent que notre Religion est presque nouvelle,
puisqu’il y a eu tant d’innovations depuis le règne d’Henry VIII. Il
faut avouer que la Haute Eglise Anglicane ressemble beaucoup à la nôtre.
Elle a tous les jours la messe, comme nous l’avons, mais dite en
Anglais, d’une haute et intelligible voix. Les fidèles croient à la
présence réelle de Jésus-Christ dans la communion. A la place des
hosties, chacun en communiant reçoit un petit carré de mie de pain
préparé d’avance. Il faut que le pain ait deux jours, et soit fait de
farine très fine et très blanche; il est coupé par un instrument réservé
pour cela dans la sacristie.

Le prêtre présente un de ces morceaux (qui ressemblent aux dés à jouer,)
à chacun des communiants qui, agenouillé devant l’autel, le reçoit de sa
main dans la sienne, entre l’index et le pouce, et le porte
respectueusement à sa bouche. Ensuite le second prêtre arrive avec le
calice qu’il offre à chaque communiant, et il le tient de telle sorte
que le vin ne fait qu’effleurer la lèvre supérieure. Il essuie le calice
chaque fois, comme chez nous on essuie les reliques qu’on offre à
l’adoration des fidèles. Quant aux autres sectes, en dehors de l’Eglise
anglicane, les détails de leur croyance seraient trop longs à énumérer
ici. En général, les Anglicans les regardent comme nous autres,
Catholiques, regardons les Protestants, c’est-à-dire hors de l’Eglise,
et ils les nomment _Dissenters_, ce qui veut dire Non-Conformistes.

Les Dissenters reçoivent la communion le soir, tandis que les Anglicans
la reçoivent à jeûn le matin. Les Dissenters la reçoivent assis, autour
d’une grande table, rompant le pain et buvant le vin ensemble, en
imitation, disent-ils, de J.-C. à la dernière Cène.

Les soi-disants Catholiques font abstinence tout le Carême et tous les
vendredis de l’année, et plus sévèrement que nous.

Ils vont à confesse, et n’obtiennent l’absolution qu’après avoir fait
d’autres Pénitences que des prières. Il faut qu’on se corrige de telle
ou telle faute, ou en partie, avant de recevoir l’Absolution. Aussi
prient-ils pour les morts, observant les fêtes des grands Saints,
c’est-à-dire de ceux ou de celles dont on trouve les noms, soit dans
l’Evangile, soit dans l’Ecriture Sainte, mais ils ne reconnaissent pas
les saints de nos jours, tels que Marguerite-Marie, Jeanne d’Arc, et se
moquent de la proposition de faire cannoniser Christophe Colomb, qu’ils
disent n’avoir jamais été chrétien!

Les Anglicans récitent l'_Ave Maria_, _Hail Mary_, en anglais, font le
signe de la croix et des génuflexions comme nous les faisons.

Aux fêtes de la Sainte Vierge, de Pâques, de l’Ascension, de _Corpus
Christi_, de la Dédicace des Eglises, de Saint Michel, etc., il y a des
processions magnifiques dans leurs églises, avec bannières et chants
religieux. Elles se terminent comme dans le culte catholique par la
bénédiction. Leurs autels ont le Christ et des cierges allumés comme les
nôtres, ils ont aussi des statues de Saints dans leurs églises, le tout
si beau, si propre, si soigné, qu’il faut bien l’admirer. Les membres de
la Haute Eglise ont également des statues et des objets de piété dans
leurs chambres à coucher.

Ils ne se gênent pas pour critiquer nos églises, et se disent très
scandalisés de voir le manque de propreté qui règne chez les Romains, en
tout ce qui sert à l’usage du bon Dieu, mais par-dessus tout ils blâment
les chandeliers qui servent au _public_ pour placer les cierges, et dont
on voit couler la graisse. Les Anglicans (prêtres) ne se servent dans
l’église que de cierges en cire, jamais de bougies comme on en met dans
les nôtres. Si la paroisse est pauvre, on en brûle moins, mais tout est
de première qualité, aussi le linge, les rochets des prêtres, les nappes
d’autel, etc., sont d’une blancheur immaculée.

La Haute Eglise anglicane a des communautés religieuses, dont les hommes
et femmes portent des costumes pareils aux nôtres, et suivent presque
les mêmes règles.

J’ai visité pendant mon dernier séjour à Londres, une chapelle anglicane
de perpétuelle adoration, et j’y ai vu quatre sœurs en prière devant
l’autel. Le prêtre m’a dit qu’il en est toujours ainsi, et que les
religieuses veillent jour et nuit devant le Saint-Sacrement exposé.

Les sœurs de charité rappellent les nôtres à s’y méprendre. Les prêtres,
comme notre clergé français, mettent une soutane dans la maison, à
l’église ils portent des vêtements magnifiques, qui seraient dignes de
nos plus riches paroisses.

Ils ne font pas vœu de chasteté, mais tous ne se marient pas. On trouve
qu’il vaut mieux éviter les scandales et immoralités qu’on rencontre
quelquefois dans les pays catholiques romains, et pour cette raison on
les laisse libres. L’Eglise anglicane ne reconnaît que deux sacrements;
le Baptême et l’Eucharistie. Son enseignement sur le baptême est le même
que le nôtre; et on croit qu’un enfant mourant sans baptême entre dans
les Limbes et reste privé de la vue de Dieu.

Le Baptême se fait aussi à l’Eglise, qui a des fonts baptismaux, mais on
ne fait pas usage de sel ni d’huile. Le prêtre cependant fait le signe
de la Croix sur la tête de l’enfant en le prenant dans ses bras, et en
le baptisant, il se sert en anglais des mêmes paroles que celles dont
se sert l’Eglise catholique romaine. Le _Credo_ est semblable au nôtre,
on y supprime seulement le mot _Romain_.

Pour un garçon il faut deux parrains et une marraine, et pour une fille
deux marraines et un parrain. Il y a une _secte_ en _dehors_ de l’Eglise
anglicane (toujours _Haute_ Eglise) qu’on appelle «Baptistes.» Ces
Baptistes sont bien entendu Non-Conformistes. Ils ne permettent le
baptême qu’à l'âge de vingt-et-un ans, et pour cette cérémonie le
néophyte descend dans l’eau jusqu’au cou, s’exposant à prendre froid, ce
qui arrive assez souvent. La Haute Eglise a la Confirmation comme nous,
mais elle se donne en anglais et non en latin.

La hiérarchie anglicane comprend aussi des vicaires, curés, évêques et
archevêques. Les membres de la Haute Eglise font des génuflexions et le
signe de la croix comme nous. La grande division entre les catholiques
anglicans de la Haute Eglise et les catholiques romains, consiste en ce
que les premiers ne reconnaissent pas l'_infaillibilité_ du Pape; sans
l’infaillibilité, ils l’accepteraient volontiers comme chef de l’Eglise;
ils croient à la Virginité de la Sainte Vierge, mais n’acceptent pas le
dogme de l’Immaculée-Conception.

Tout en adressant l'_Ave Maria_ à la Sainte Vierge, ils refusent le
scapulaire et ne récitent pas le chapelet, ils n’admettent pas davantage
les Indulgences qui, disent-ils, n’existaient pas avant l’érection de
l’Eglise Saint-Pierre de Rome, c’est alors qu’on commença à vendre les
indulgences pour payer cette gigantesque construction.

Ils croient que tout est possible au bon Dieu, mais ils n’admettent pas
facilement les miracles. La fête de l’Ascension est très belle dans
l’Eglise anglicane.

Dès la veille, un essaim de jeunes filles décore intérieurement
l’édifice de fleurs blanches. Elles se divisent par groupes, qui se
chargent de la chaire, des fonts baptismaux, des autels, de l’entrée du
sanctuaire. C’est à qui rivaliserait de zèle et de bon goût.

A la fin de la saison, c’est-à-dire vers le commencement d’octobre, il y
a un jour consacré aux actions de grâce, qu’on rend à Dieu pour la
moisson et les biens de la terre. Ce jour s’appelle _Thanksgiving Day_,
et presque toute la journée il y a soit des messes jusqu’à midi, soit
des cantiques chantés en chœur, et répétés longtemps d’avance, soit des
prières et des sermons jusqu’à neuf heures du soir; La clôture a lieu
d’une manière très imposante: sermon, action de grâces à genoux,
cantique chanté par tout le monde, chœurs avec accompagnement d’orgue et
Salut. Avant le _Thanksgiving day_, l’église est délicieusement décorée
des biens de la terre, légumes, fruits, fleurs, blés, etc. etc., chacun
envoie ce qu’il a de plus beau, telle qu’une énorme grappe de raisins,
une pomme prodigieuse, et ainsi de suite de tous les fruits, fleurs et
légumes, qu’on arrange avec un goût exquis sur des fonds de mousse et de
verdure. Ce sont de ravissantes décorations autour des colonnes et des
lustres. Pour l’autel et le sanctuaire on fait des chefs-d'œuvre.

Cette coutume qui a lieu dans toutes les paroisses des villes, villages
et bourgs du Royaume-Uni, et chez toutes les sectes, se termine par une
sonnerie de cloches jouant des airs pieux, connus et aimés du public. En
France, on ne se doute pas de la manière dont on sonne les cloches en
Angleterre, et j’ai vu des Français si attendris en les entendant pour
la première fois qu’ils en versaient des larmes.

Le lendemain de _Tanksgiving Day_, les fruits et les légumes sont
distribués par des jeunes filles de bonnes familles, aux malades qui
n’ont pu assister à la cérémonie, aux hôpitaux, et partout où on sait
que ce souvenir de la plus belle des fêtes sera le bien-venu. Les
Anglicans envoient leurs dons aux Anglicans; les Non-Conformistes à leur
troupeau.


JOURNAL DE SUZETTE

Madame a prolongé son séjour d’une semaine, comme je le craignais, mais
en ce monde tout prend fin, notre séjour à Oxford est terminé. J’ai bien
employé ma dernière journée. En me levant ce matin mon premier soin a
été, comme une bonne anglaise, que je ne suis pas cependant, de me
diriger vers le petit déjeûner; à cette heure là les grillades sont
chaudes et la bouilloire chante au coin du feu.

De la cuisine on n’entend pas que le chant de la bouilloire, il y a au
bout de la rue, un atelier de couture, où les jeunes filles chantent
toute la journée, je ne dirai pas comme des fauvettes, non! en général
les voix sont peu harmonieuses, on fuit instinctivement. J’ajouterai
même qu’il faut avoir les oreilles exercées à la politesse pour écouter
patiemment le chant des jeunes misses--c’est une chose étrange comme les
femmes ont la voix pointue même en parlant et les hommes au contraire la
voix gutturale, surtout quand ils parlent aux animaux on dirait un
rugissement. La première fois que j’ai entendu ici le cocher Bob parler
à ses chevaux, j’ai eu grand peur.

Après le thé nous sommes sorties. Miss Emily m’a d’abord menée sur le
champ de foire où j’ai vu des bestiaux magnifiques; les animaux sont
parqués dans des stalles de fer, ce qui permet de circuler facilement
sans crainte d'être embroché par une vache ou mordu par un porc: c’est
très ingénieusement installé; nous n’avons rien de semblable en France.

Ensuite je suis encore allée voir une cérémonie religieuse, la communion
à une église protestante. Les fidèles ôtent leurs gants en entrant et
restent à genoux pendant tout l’office, le ministre se tient à un autel
dans le genre des nôtres et récite des prières tout haut, puis le moment
de la communion venu, tout le monde se dirige vers l’autel, où deux
ministres tiennent l’un un bassin d’argent contenant le pain, l’autre
une timbale de même métal contenant le vin. La timbale passe de lèvre en
lèvre, sans que personne manifeste le moindre dégoût, quand tout le
monde a été pourvu, l’officiant consomme le reste.

Oxford a des religieuses protestantes habillées comme les nôtres--les
règles de leur couvent sont aussi une imitation des institutions
catholiques. En revenant, Miss Emily et moi, nous en avons croisé une
dans la rue. Cette religieuse nous a saluées très poliment. Je me
demande encore en l’honneur de quel saint cette révérence à des
personnes qu’elle ne connaît pas.

Je terminerai mon journal d’aujourd’hui par un trait qui montre
l’Anglais sous son vrai jour.

Hier, une amie de Miss Emily, femme de charge d’une grande maison, et
qui parle aussi français, m’a dit soudain, que pensez-vous des Anglais?
Cette question à brûle-pourpoint m’a d’abord un peu interloquée et j’ai
cru être fort aimable en répondant, je pense qu’ils valent bien les
Français, et vous que pensez-vous des Français?

«_Oh my dear_ les Anglais n’ont pas de supérieurs ni même d’égaux dans
tout l’univers, voilà ce que nous pensons!

O les orgueilleux! O les snobs! ces petitesses-là ce sont leurs pieds
d’argile...

Les mœurs anglaises sont pleines d’hypocrisie. On crie _Shoking!_ bien
haut, pour rien, quand cela se voit, tandis qu’à l’intérieur de sa
conscience, on entasse des montagnes de fautes sans sourciller.--J’avais
entendu dire que la pruderie britannique cache ses vices sous des dehors
affectés, rien n’est plus vrai.



JOURNAL DE MADAME

CHAPITRE VII

Dîner d’adieu.--Une partie de foot-ball.


Ma bonne amie a donné hier, en mon honneur, un grand dîner d’adieu.
Repas pantagruélique, où j’ai encore été à même d’apprécier le brillant
appétit des _ladies_ et des _gentlemen_ anglais. Ils mangent comme des
ogres; ce besoin continuel de se sustenter doit tenir à l’air qu’ils
respirent.

Le climat qui ronge d’une façon si étrange les monuments, rongerait-il
aussi l’estomac? Suzette prétend qu’elle est constamment altérée et
affamée. Si je restais plus longtemps à Oxford, je finirais par être
comme elle, j’arriverais aux cinq repas que font consciencieusement les
Anglais, tous les jours. L’hiver, c’est le froid qui les fait dévorer,
et l’été, c’est le chaud. Le fait est que la chaleur molle et lourde
abat complètement, et de toutes façons il faut bien se redonner des
forces.

L’après-midi, j’avais assisté à une partie de foot-ball. On aime les
jeux de force brutale en Angleterre. Le foot-ball y est fort en honneur,
principalement au célèbre collège de Rugby, où sont précieusement
conservées les traditions de ce jeu national.

Il y a deux manières de jouer le foot-ball, soit à la mode de Rugby,
soit à la mode de Londres, où réside l’association pour la réforme un
peu adoucie de ce jeu trop sauvage, comme la soûle en Bretagne.

«A Rugby, c’est le jeu dans toute sa barbarie, tel qu’il a été légué aux
Forwards d’à-présent par les jeunes athlètes du temps des Stuarts, des
Lancastres et des Tudors. Le foot-ball ou balle au pied, sur laquelle se
ruent les lutteurs des deux camps pour l’envoyer d’un coup de pied vers
le but adverse, le vrai, le pur, le traditionnel foot-ball de Rugby
autorise la mêlée, le corps-à-corps, l’usage des pieds, des mains, de la
tête, _scrummage_ et _hacking_, c’est-à-dire bagarre et coups de
souliers dans les tibias! Comme on le voit, il n’y a pas moyen pour les
jouteurs de s’ennuyer un seul instant!

A Londres, sans aller jusqu’à faire revivre les édits protecteurs de
1314, de 1349 et de 1401, l’Association n’admet que l’emploi des membres
inférieurs. C’est un progrès. Il est défendu de se casser autre chose
que les jambes, n’importe laquelle par exemple. Le code n’a pas prévu de
préférence.

Le foot-ball est la contre-partie, le contraire d’un sport régulier. Il
prête aux abus de la vigueur individuelle, à tous les vices inhérents
aux mêlées confuses. Enfin, sans parler des blessures graves, fractures
et contusions qui sont innombrables, les cas de mort subite ne sont pas
rares non plus, par suite d’étouffement, de compression viscérale ou
d’épuisement.»

Le journal médical anglais, le _Lancet_, donne la statistique suivante
des accidents occasionnés par ce jeu. L’année dernière, de septembre à
janvier, on a compté: treize morts, quinze fractures de jambes, quatre
bras cassés, onze nuques démolies, une joue crevée, un nez abîmé, etc.

Ici on jouait le foot-ball de Londres, mais c’est égal, qu’est-ce qu’un
plaisir qui vous inquiète au lieu de vous amuser? Je fais des vœux pour
que le foot-ball ne pénètre pas en France, à la suite du crocket et du
lawn-tennis.


JOURNAL DE SUZETTE

Nous partons après demain. Que j’en suis heureuse! je me sens légère
comme l’oiseau qui ouvre ses ailes, gaie comme l’oiseau qui reprend sa
liberté. J’aurais fini par devenir morose comme la petite fermière de
Madame, un enfant de huit ans qu’on avait amenée au château pendant une
très grave maladie de sa mère.

Au bout de trois jours elle ne riait plus, au bout de quatre elle
parlait à peine, au bout de cinq elle pleurait.

--Mais mon enfant tu es bien soignée ici.

--C’est vrai, mais je voudrais retourner chez nous.

--Tu as une belle chambre, des jeux.

--C’est vrai, mais je voudrais retourner chez nous.

--Madame est bien bonne pour toi.

--Bien bonne, c’est vrai, mais je voudrais retourner chez nous.

Chère petite, elle ne voyait rien au-dessus de l’humble foyer qui était
son chez elle. Je comprends cela; moi aussi je suis bien soignée, j’ai
une jolie chambre, je ne fais que me promener, et pourtant j’aime mieux
travailler et retourner chez nous, chez nous en France.

Nous reviendrons par Douvres et Calais, j’en suis bien contente, je
préfère la vapeur sur terre à la vapeur sur mer.


JOURNAL DE MADAME

Ce n’est pas sans émotion que je vais quitter mon excellente amie, mais
c’est sans regret que je quitterai l’Angleterre. Sans doute on trouve
parmi les Anglais, pris individuellement, des gens charmants, pleins de
courtoisie et d’amabilité, de distinction et même de cœur, mais la
nation anglaise, à l’abri de ses remparts liquides, s’enferme de parti
pris dans un superbe isolement; ne pensant qu’à soi, elle garde ses
coudées franches pour ne faire aucune alliance qui puisse la
compromettre, c’est-à-dire l’entraîner à combattre dans l’intérêt des
autres. Personne aussi n’aime «ce peuple amphibie, qui gouverne la terre
par la mer.»

La France ne peut aimer son ennemie séculaire, la perfide Albion, les
autres Etats d’Europe s’en méfient, et les Américains ne professent
aucune sympathie pour les Anglais. «Vous ne les verrez jamais caresser
la crinière du Lion britannique; non, leur plus grand amusement est de
lui tortiller la queue.» Mais assez de réflexions sur _Old England_, je
reviens à mon amie. C’est demain que doit sonner l’heure de la
séparation...

Comme le temps passe vite dans l’intimité d’une femme aimable et bonne.
L’amabilité, la bonté n’ont pas d'âge, je dirai même qu’elles sont
toujours jeunes et belles, c’est un rayonnement de l'âme.

Mon amie est très connue et très aimée à Oxford, elle fait le bien d’une
main généreuse et discrète. Il y a trois choses chez elle qui ne sont
jamais fermées: sa porte, sa bourse et son cœur.

Voilà une femme qui doit certainement se coucher tous les soirs avec la
conscience satisfaite d’un Titus qui n’a point perdu sa journée.

J’emporte les meilleurs souvenirs. On est heureux d’avoir vu les lieux
qu’habitent ceux qu’on aime, on vit leur vie par la pensée, on les
retrouve dans leur intérieur, on les suit dans leurs habitudes, et l’on
se sent plus rapproché d’eux.

La sympathie, la véritable amitié sont rares, il est bien doux de se
connaître des cœurs acquis et de savoir à soi-même ses sentiments
d’affection bien placés.

J’ai visité des terres charmantes, j’ai vu la plus grande ville du
monde, j’ai joui des douceurs de l’amitié. Mon voyage s’est accompli
sans ennuis, sans mésaventures, sans trop de fatigues, et ma plus grande
joie après tous ces plaisirs, c’est de rentrer chez moi. C’est ici le
cas d’appliquer le proverbe anglais qui sera toujours vrai:

    _There is no place like home._


JOURNAL DE SUZETTE

Je ne m’attendais pas à cette douloureuse surprise, notre traversée si
courte a été affreuse!

Nous avons d’abord voyagé en chemin de fer, aperçu rapidement plusieurs
comtés, les uns aux campagnes riches, bien cultivées, vraiment superbes;
les autres, steppes de landes, de bruyères, de sapins, qui m’ont rappelé
certaines parties de la Bretagne.

Au demeurant, l’Angleterre est un pays étrange. En général, la campagne
est belle et paraît triste, les villes sont très peuplées et manquent
d’animation.

Vive! Vive, notre gaie France!

A neuf heures du soir, nous montons à bord, à minuit, nous démarrons. La
mer est calme. Il y a beaucoup de passagers, et moins de passagères,
sept dames frisées comme des chérubins sont mes compagnes de voyage.

Au fur et à mesure que nous gagnons la pleine mer, le vent se lève et
souffle avec furie. Le bateau danse effrayamment, et un sourd grondement
se fait entendre sous les flots. Vers une heure, la tempête est à son
apogée. Tantôt le bateau s’élève sur la crête des lames immenses, tantôt
il pique une pointe terrible dans l’abîme, où il semble prêt à
disparaître, sous les vagues démesurément hautes, qui l’accablent.

Le mal de mer fait des ravages, les dames gémissent, les toilettes sont
en désordre et les beaux cheveux défrisés. Je pense que je suis trop
impressionnée, trop effrayée pour être malade. Madame garde son
sang-froid, mais je vois qu’elle est inquiète. A une heure et demie, la
mer de plus en plus irritée entre en démence. Je fais mon acte de
contrition, persuadée que c’est fini, la mer sera mon tombeau...

L’orage illumine l’air, les lames se dorent de lueurs phosphorescentes,
bientôt la pluie tombe à torrents, le vent va faiblir. Le ciel a pitié
de nous.

Vers deux heures, l’accalmie se produit. Je reprends courage.

Nous sommes maintenant bien près de nos côtes. On aperçoit leurs feux
qui éclairent la nuit. Nous sommes sauvées! On jette l’ancre, le navire
accoste, les passagers débarquent. Salut, France! noble terre, douce
patrie...

Ce soir, jour béni, je serai de retour en Bretagne, mon cher pays, ma
vraie patrie, puisque c’est là qu’habitent tous ceux que j’aime. Mon
Dieu, je vous rends grâce!

SUZETTE.



TABLE


SOUVENIRS DE VOYAGE

Suisse                                                                 7

Allemagne                                                             73

Belgique                                                              99

Rentrée en France                                                    112


VOYAGE EN ANGLETERRE

Jersey                                                               117

Guernesey                                                            171

Sercq                                                                182

Retour à Guernesey                                                   192

Londres                                                              205

Windsor                                                              255

Oxford                                                               261



Errata (déjà corrigés)

_Page 15, ligne 22._--Au lieu de Rien de beau je ne vois, lisez: Rien de
bon je ne vois.

_Page 26, ligne 17._--Au lieu de Ce soleil, lisez: Le soleil.

_Page 205, ligne 1._--Au lieu de Le sort est jeté, lisez: Le sort en est
jeté.

_Page 212, ligne 4._--Au lieu de Picpokets, lisez: Pickpockets.

_Page 232, dernière ligne._--Au lieu de Dieu est, lisez: Dieu ait.

[Illustration: IMP. A. BOUTELOUP

REDON]

       *       *       *       *       *

Erreurs corrigées:

châteaux princiers. Quelles richesse!=> châteaux princiers. Quelle
richesse! {pg 10}

le fourmillement des infiniments=> le fourmillement des infiniment {pg
17}

me plait beaucoup=> me plaît beaucoup {pg 19}

célèbre historien prostestant Génevois=> célèbre historien protestant
Génevois {pg 19}

d’un magifique panorama=> d’un magnifique panorama {pg 24}

chaleur communative=> chaleur communicative {pg 28}

d’où la vue est plendide=> d’où la vue est splendide {pg 32}

les autels richements doré=> les autels richement doré {pg 54}

d’un côté de hauts escaler=> d’un côté de hauts escalier {pg 56}

serpent qui tire a corde=> serpent qui tire la corde {pg 57}

son entrée dan la salle=> son entrée dans la salle {pg 57}

le type bien connus des chalets=> le type bien connu des chalets {pg 64}

c’est la coqueterie des=> c’est la coquetterie des {pg 64}

je lis inscrutée=> je lis incrustée {pg 65}

tourner en chisme=> tourner en schisme {pg 68}

le richissisme M. Osiris a fait=> le richissime M. Osiris a fait {pg 72}

Après l’insurrection vaincue=> Après l’insurrection vancue {pg 112}

pour cent vingt _quatiers_=> pour cent vingt _quartiers_ {pg 123}

ce vieux geôlier de la Méditerrannée=> ce vieux geôlier de la
Méditerranée {pg 132}

rempli de navire de tout tonnage=> rempli de navires de tout tonnage {pg
136}

qu’il exclut la monotomie=> qu’il exclut la monotonie {pg 143}

Corbière et le promontoir de=> Corbière et le promontoire de {pg 169}

Je tiens absolument à voir l'île de Serq=> Je tiens absolument à voir
l'île de Sercq {pg 182}

les caresse de la vague=> les caresses de la vague {pg 182}

Je ne pourais rien dir=> Je ne pourrais rien dir {pg 186}

une une heure=> une heure {pg 183}

il est dangereux de s’y avanturer=> il est dangereux de s’y aventurer
{pg 189}

de Jersey, de Guernesey où d’Aurigny=> de Jersey, de Guernesey ou
d’Aurigny {pg 191}

descriptions enthousiastes; les rhododendrons=> descriptions
enthousiastes; les rodhodendrons {pg 193}

avec un zèle remarqable=> avec un zèle remarquable {pg 206}

au commerce maritime; Soutwark et Lambeth=> au commerce maritime;
Southwark et Lambeth {pg 214}

Pall-Mall, Portland, Holborn, le Stand et=> Pall-Mall, Portland,
Holborn, le Strand et {pg 214}

de Kensington, de Carltou-House=> de Kensington, de Carlton-House {pg
215}

Pour tout ce qui est futil et charmant=> Pour tout ce qui est futile et
charmant {pg 220}

j’ai rencontrés aujourd’hui m’on lancé ce brocar=> j’ai rencontrés
aujourd’hui m’ont lancé ce brocar {pg 221}

résumants les sentiments qui l’animaient=> résumant les sentiments qui
l’animaient {pg 230}

miss m’a enmenée à Sydenham voir=> miss m’a emmenée à Sydenham voir {pg
231}

nous avous parcouru une galerie=> nous avons parcouru une galerie {pg
232}

scènes de la Bible sont également fort beau=> scènes de la Bible sont
également fort beaux pg 238}

Le Bristish-muséum, est un beau monument=> Le British-muséum, est un
beau monument {pg 239}

qu nous avons empruntés=> que nous avons empruntés {pg 247}

de Rossinante l’idéal coursier de Don Guichotte=> de Rossinante l’idéal
coursier de Don Quichotte {pg 250}

Les restauraurants servent=> Les restaurants servent {pg 252}

les gares de Londres toute les 24 heures=> les gares de Londres toutes
les 24 heures {pg 252}

en frappant de toutes ses force sur une bible=> en frappant de toutes
ses forces sur une bible {pg 269}

Le fameux wisky est détestable à mon goût=> Le fameux whisky est
détestable à mon goût {pg 271}

ils ont eu pied, et on regagné=> ils ont eu pied, et ont regagné {pg
282}

Voilà probablement pourquoi ont boit tant dans=> Voilà probablement
pourquoi on boit tant dans {pg 283}

sur la poitrine de grands écritaux que=> sur la poitrine de grands
écriteaux que {pg 285}

dans lequel on mettait des raisins secs et petits=> dans lequel on
mettait des raisins secs et des petits {pg 286}

De notre temps les «Snap Dragons» et «Blin Man’s=> De notre temps les
«Snap Dragons» et «Blind Man’s {pg 286}

La reine Elisabeth était à table en train de manger de lo’ie=> La reine
Elisabeth était à table en train de manger de l’oie {pg 289}

de l’entrée du sancuaire=> de l’entrée du sanctuaire {pg 296}

       *       *       *       *       *


NOTES:

[1] Je n’avais pas tort. Voici ce que j’ai lu dernièrement dans le
_Courrier de Genève_:

=Vaud.=--Le Grand Conseil s’est réuni lundi soir en session ordinaire
d’automne. Il a d’abord liquidé deux interpellations, la première de M.
Paul Vulliet relative à la disparition, par suite de travaux exécutés au
château de Chillon, des traces de pas de Bonivard autour de la colonne à
laquelle il avait été enchaîné.

En réponse à cette interpellation, M. Vicquerat donne lecture d’un
rapport du directeur de la restauration.

Ce rapport établit que les traces en question n’ont jamais été creusées
par les pas de Bonivard; ensuite que ces traces sont rafraîchies chaque
hiver, alors que les étrangers sont peu nombreux, à l’aide de pelles et
de pioches, et d’ailleurs ces traces ont été rétablies depuis le dépôt
de l’interpellation.

Comme on le voit il est aussi fort bon de _raffraîchir_ l’histoire.

[2] Les années ont passé, mais les sentiments que j’éprouvais alors
n’ont pas changé. La guerre est une œuvre impie, le plus terrible des
fléaux, le plus épouvantable des malheurs, c’est le châtiment de Dieu!
D’après des documents réunis depuis, il résulte que la guerre de 1870 a
coûté à la France et à l’Allemage: deux cents mille morts, cinq cents
mille blessés et quinze milliards de francs!

[3] Autrefois on disait: «Pas d’argent pas de _Suisses_,» aujourd’hui on
peut toujours dire la même chose: Pas d’argent pas de _Suisse_, il faut
en avoir _beaucoup_ pour y aller. Une statistique de _La Zuricher Post_
constate qu’en 1892, les étrangers ont passé en Suisse cinq millions
huit cent cinquante-neuf mille cinq cents journées d’hôtel, ce qui leur
a coûté soixante-dix millions trois cent quarante-et-un mille francs.

De plus, on compte que les mêmes touristes ont dépensé environ quarante
millions pour leurs voyages en chemin de fer, bateau à vapeur, voie
funiculaire et à crémaillère, tramways, etc. C’est un beau denier pour
un si petit pays.

[4] Cet admirable monument fut érigé en 1821. Le dessin est du grand
maître Thorwaldsen, la sculpture de l’artiste Lucas Ahorn de Constance.

[5] Depuis cette année terrible, le richissime M. Osiris a fait don à la
ville de Lausanne de la statue de Guillaume Tell, d’une valeur de cent
mille francs, œuvre du sculpteur Antonin Mercié, en souvenir de
l’accueil hospitalier fait par la Suisse à l’armée de Bourbaki, en 1871.

«Cette noble figure de Guillaume Tell sera pour les siècles futurs une
belle preuve que la France se souvient et qu’elle a voulu le prouver en
gravant dans le marbre sa reconnaissance.»

Un autre monument rappelle encore la généreuse intervention des Bâlois
et des Zurichois lors du siège de Strasbourg, ce monument est de
Bartholdi.

Il a pour inscription «La Suisse secourant les douleurs de Strasbourg.»

Il représente la ville de Strasbourg blessée au cœur, tenant par la main
un enfant en guenilles, que la Suisse protège en le couvrant de son
bouclier.

[6] Ce manuscrit fait partie des collections de M. Guitton de la
Villeberge, d’Avranches.

[7] Expression correspondante à notre expression française, avoir un
coup sous le bonnet.

[8] Extrait du _Petit Journal_.

[9] Nous dirions aujourd’hui: au Transvaal, en Arménie, en Egypte.

[10] Hélas! ces beaux jours sont passés; la maréchale Booth est morte
depuis et ce fut un évènement. On lut à cette époque dans les journaux:

Une dépêche de Londres nous annonce la mort de Madame Booth, femme du
«général» chef de l’Armée du salut.

C’est en 1865 que le révérend William Booth, père de la maréchale, né à
Nottingham le 10 avril 1829, eut l’idée de fonder, en prenant modèle sur
l’organisation militaire, l’association chrétienne qui, grâce à
l’énergie de son fondateur, obtint une si rapide extension.

Madame Booth, avec beaucoup d’enthousiasme, seconda puissamment les
efforts de son père. Elle publia plusieurs brochures qui furent
répandues dans tous les pays.

Madame Booth, accompagnée de son mari dans ses «campagnes» réchauffait
le zèle des prosélytes «officiers et soldats.»

On fait de grands préparatifs en vue de ses funérailles:

La veille un service divin sera célébré à Olympia, où l’on a placé
vingt-quatre mille chaises. Tous les soldats de l’armée du salut
présents porteront un brassard en signe de deuil.

Le cercueil sera surmonté de la croix de l’Armée du salut et portera
cette inscription: «Catherine Booth, mère de l’armée du salut. Née le 17
janvier 1829, morte le 4 octobre 1890. Plus que victorieuse!»

Pauvre femme! Son orgueil de prêtresse nouvelle confinait à la folie.
Elle officiait solennellement, mariait et baptisait ses disciples. Elle
n’était plus une simple prédicante, elle s’était instituée le
grand-prêtre, le pontife suprême de son église.

Que Dieu ait pitié de son âme.

[11] Depuis l’époque où ce journal a été écrit (1885), Londres s’est
fort agrandi en population et en étendue. On se moque parfois de la
statistique, on a tort, elle rend service. Appuyée sur les chiffres et
les faits, elle maintient la vérité et donne une juste idée des choses.
A l’heure actuelle, voici les renseignements que _Le Cosmos_ donne sur
la ville de Londres.

La surface de Londres est de 441.559 acres anglaises, représentant une
étendue de 176.623 hectares 60 ares. Plus grande que celles de Paris,
New-York et Berlin réunies!

Tous les habitants d’Edimbourg pourraient s’asseoir dans les théâtres et
cafés-concerts de Londres et il y aurait encore 20.000 sièges de libres.

La population de Londres est aujourd’hui de 5 millions et demi
d’habitants, elle augmente de 105 000 âmes par an, et l’on a calculé que
dans 45 ans elle serait de 10 à 12 millions, en progressant chaque année
dans les mêmes proportions.

Il y a 700 abreuvoirs pour les animaux.

Les restaurants servent 950.000 déjeûners par jour.

Il y a 1.000 bureaux de poste, 600 hôtels, 7.600 cabarets qui placés
côte à côte, iraient de Londres à Portsmouth, 12.000 bateaux de
plaisance sur la Tamise, dont la population flottante s’élève à elle
seule, à 300.000 personnes.

La longueur des lignes de trammway atteint 226 kilomètres (et on ne
trouve des tramways que dans les quartiers excentriques de la ville);
celle des rues mises bout à bout donne le joli chiffre de 11.250
kilomètres.

Les rues sont éclairées par plus d’un million de réverbères.

Il passe devant Mansion House, la résidence du lord-maire, 300 omnibus
par heure, et dans Cheapside, la rue principale de la Cité, au bout de
laquelle se trouve Mansion House, il défile 23.000 chevaux en 12 heures.

En voulez-vous encore, des chiffres? Voici: 60.000 femmes gratte-papier,
12.000 employés de théâtre, 34 à 35 mille médecins environ, 5.000
dentistes. Hein! 40.000 familles vivant des maladies des autres, sans
compter les pharmaciens. C’est assez joli.

Il naît 400 enfants par 24 heures; il y a 100.000 ouvriers de nuit,
200.000 domestiques; chaque jour il est fumé plus d’un million de
cigarettes, et plus de 200.000 cigares. On fabrique 90.000 pianos par
an.

La quantité d’eau bue journellement formerait un lac de 570 mètres de
long, de 182 mètres de large et d’une profondeur uniforme de 1m,82.

On a calculé (comment, les savants vous l’expliqueront), que le vaste
nuage de fumée en suspension sur Londres pèse 304.500 kilog. dont 50.750
kil. de poussière de charbon et 253.750 kil. d’hydrocarbure.

2.200 trains quittent les gares de Londres toute les 24 heures. Entre 10
heures du matin et 11 heures du soir, 1600 trains partent chaque jour,
pour les divers terminus de l’intérieur de la ville, ce qui représente
plus de 120 trains à l’heure ou 2 trains à la minute, non compris les
trains du _Métropolitain_ et du _Métropolitain District_.

En chiffres exacts, la capitale de l’Angletere, compte 5.635.332
habitants; plus que le Portugal, autant que la Suède, presque autant que
la Belgique.

Londres a deux fois plus d’habitants que le Canada, qui est grand comme
l’Europe entière, et un million d’habitants de plus que l’Australie.

[12] On cite comme venant après ce service, celui du palais impérial de
Saint-Pétersbourg, et le service à dessert de Sèvres, de Lord
Oxenbridge, qu’on estime 250.000 francs.

[13] Dernièrement, le grand juge d’Angleterre (_Lord Chief Justice_),
lord Russell de Killowen, qui est Irlandais et catholique, est entré
dans la salle d’audience, portant une magnifique touffe de trèfle sur sa
robe rouge fourrée d’hermine.





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