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Title: L'anarchie
Author: Reclus, Elisée, 1830-1905
Language: French
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Élisée Reclus

L'ANARCHIE

PARIS

Au Bureau des « TEMPS NOUVEAUX »
140, RUE MOUFFETARD, 140

1896

NOTICE PRÉLIMINAIRE

Les paroles qui suivent furent prononcées en 1894 dans la loge
maçonnique des _Amis Philanthropes_ de Bruxelles, quoique depuis
trente-six années l'orateur, simple « apprenti », n'eût jamais, par
principe, collaboré en quoi que ce soit à l'œuvre de la société
fermée des Francs-Maçons. D'autant plus doit-il remercier les
« Frères » qui, ce jour-là, invitèrent le « Profane » à venir
exposer ses idées.

Ce discours a été reproduit dans les livraisons 3, 4 et 5 de la
première année des _Temps Nouveaux_ (mai et juin 1895).

L'ANARCHIE

L'anarchie n'est point une théorie nouvelle. Le mot lui-même pris
dans l'acception d' « absence de gouvernement », de « société sans
chefs », est d'origine ancienne et fut employé bien avant Proudhon.

D'ailleurs qu'importent les mots? Il y eut des « acrates » avant
les anarchistes, et les acrates n'avaient pas encore imaginé leur nom
de formation savante que d'innombrables générations s'étaient
succédé. De tous temps il y eut des hommes libres, des contempteurs
de la loi, des hommes vivant sans maîtres, de par le droit primordial
de leur existence et de leur pensée. Même aux premiers âges nous
retrouvons partout des tribus composées d'hommes se gérant à leur
guise, sans loi imposées, n'ayant d'autre règle de conduite que leur
« vouloir et franc arbitre », pour parler avec Rabelais, et poussés
même par leur désir de fonder la « foi profonde » comme les
« chevaliers tant preux » et les « dames tant mignonnes » qui
s'étaient réunis dans l'abbaye de Thélème.

Mais si l'anarchie est aussi ancienne que l'humanité, du moins ceux
qui la représentent apportent-ils quelque chose de nouveau dans le
monde. Ils ont la conscience précise du but poursuivi et, d'une
extrémité de la terre à l'autre, s'accordent dans leur idéal pour
repousser toute forme de gouvernement. Le rêve de liberté mondiale a
cessé d'être une pure utopie philosophique et littéraire, comme il
l'était pour les fondateurs des cités du Soleil ou de Jérusalem
nouvelles; il est devenu le but pratique, activement recherché, pour
des multitudes d'hommes unis, qui collaborent résolument à la
naissance d'une société dans laquelle il n'y aurait plus de maîtres,
plus de conservateurs officiels de la morale publique, plus de
geôliers ni de bourreaux, plus de riches ni de pauvres, mais des
frères ayant tous leur part quotidienne de pain, des égaux en droit,
et se maintenant en paix et en cordiale union, non par l'obéissance à
des lois, qu'accompagnent toujours des menaces redoutables, mais par
le respect mutuel des intérêts et l'observation scientifique des lois
naturelles.

Sans doute, cet idéal semble chimérique à plusieurs d'entre vous,
mais je suis sûr aussi qu'il paraît désirable à la plupart et que
vous apercevez au loin l'image éthérée d'une société pacifique où
les hommes désormais réconciliés laisseront rouiller leurs épées,
refondront leurs canons et désarmeront leurs vaisseaux. D'ailleurs
n'êtes-vous pas de ceux qui depuis longtemps, depuis des milliers
d'années, dites-vous, travaillent à construire le temple de
l'Égalité? Vous êtes « maçons », à seule fin de « maçonner » un
édifice de proportions parfaites, où n'entrent que des hommes libres,
égaux et frères, travaillant sans cesse à leur perfectionnement et
renaissant par la force de l'amour à une vie nouvelle de justice et
de bonté. C'est bien cela, n'est-ce pas, et vous n'êtes pas seuls?
Vous ne prétendez point au monopole d'un esprit de progrès et de
renouvellement. Vous ne commettez pas même l'injustice d'oublier
vos adversaires spéciaux, ceux qui vous maudissent et vous
excommunient, les catholiques ardents qui vouent à l'enfer les
ennemis de la Sainte Église, mais qui n'en prophétisent pas moins
la venue d'un âge de paix définitive. François d'Assise, Catherine de
Sienne, Thérèse d'Avila et tant d'autres encore parmi les fidèles
d'une foi qui n'est point la vôtre, aimèrent certainement l'humanité
de l'amour le plus sincère et nous devons les compter au nombre de
ceux qui vivaient pour un idéal de bonheur universel. Et maintenant,
les millions et les millions de socialistes, à quelque école qu'ils
appartiennent, luttent aussi pour un avenir où la puissance du
capital sera brisée et où les hommes pourront enfin se dire
« égaux » sans ironie.

Le but des anarchistes leur est donc commun avec beaucoup d'hommes
généreux, appartenant aux religions, aux sectes, aux partis les plus
divers, mais ils se distinguent nettement par les moyens, ainsi que
leur nom l'indique de la manière la moins douteuse. La conquête du
pouvoir fut presque toujours la grande préoccupation des
révolutionnaires, mêmes des mieux intentionnés. L'éducation reçue ne
leur permettrait pas de s'imaginer une société libre fonctionnant
sans gouvernement régulier, et, dès qu'ils avaient renversé des
maîtres haïs, ils s'empressaient de les remplacer par d'autres
maîtres, destinés suivant la formule consacrée, à « faire le bonheur
de leur peuples ». D'ordinaire on ne se permettait même pas de
préparer un changement de prince ou de dynastie sans avoir fait
hommage de son obéissance à quelque souverain futur: « Le roi est
tué! Vive le roi! » s'écriaient les sujets toujours fidèles même
dans leur révolte. Pendant des siècles et des siècles tel fut
immanquablement le cours de l'histoire. « Comment pourrait-on vivre
sans maîtres? » disaient les esclaves, les épouses, les enfants, les
travailleurs des villes et des campagnes, et, de propos délibéré, ils
se plaçaient la tête sous le joug comme le fait le bœuf qui traîne la
charrue. On se rappelle les insurgés de 1830 réclamant « la
meilleure des Républiques » dans la personne d'un nouveau roi, et
les républicains de 1848 se retirant discrètement dans leur taudis
après avoir mis « trois mois de misère au service du gouvernement
provisoire ». A la même époque, une révolution éclatait en
Allemagne, et un parlement populaire se réunissait à Francfort:
« L'ancienne autorité est un cadavre! » clamait un des représentants.
« Oui, répliquait le président, mais nous allons le ressusciter.
Nous appellerons des hommes nouveaux qui sauront reconquérir pour le
pouvoir la puissance de la nation. » N'est-ce pas ici le cas de
répéter le vers de Victor Hugo:

Un vieil instinct humain mène à la turpitude?

Contre cet instinct, l'anarchie représente vraiment un esprit
nouveau. On ne peut point reprocher aux libertaires qu'ils cherchent
à se débarrasser d'un gouvernement pour se substituer à lui:
« Ote-toi de là que je m'y mette! » est une parole qu'ils auraient
horreur de prononcer, et, d'avance, ils vouent à la honte et au
mépris, ou du moins à la pitié, celui d'entre eux qui, piqué de la
tarentule du pouvoir, se laisserait aller à briguer quelque place
sous prétexte de faire, lui aussi, le « bonheur de ses
concitoyens ». Les anarchistes professent en s'appuyant sur
l'observation, que l'Etat et tout ce qui s'y rattache n'est pas une
pure entité ou bien quelque formule philosophique, mais un ensemble
d'individus placés dans un milieu spécial et en subissant
l'influence. Ceux-ci, élevés en dignité, en pouvoir, en traitement
au-dessus de leurs concitoyens, sont par cela même forcés, pour ainsi
dire, de se croire supérieurs aux gens du commun, et cependant les
tentations de toute sorte qui les assiègent les font choir presque
fatalement au-dessous du niveau général.

C'est là ce que nous répétons sans cesse à nos frères, -- parfois des
frères ennemis -- les socialistes d'Etat: « Prenez garde à vos
chefs et mandataires! Comme vous certainement ils sont animés des
plus pures intentions; ils veulent ardemment la suppression de la
propriété privée et de l'Etat tyrannique; mais les relations, les
occasions nouvelles les modifient peu à peu; leur morale change
avec leurs intérêts, et, se croyant toujours fidèles à la cause de
leurs mandants, ils deviennent forcément infidèles. Eux aussi,
détenteurs du pouvoir, devront se servir des instruments du pouvoir:
armée, moralistes, magistrats, policiers et mouchards. Depuis plus de
trois mille ans, le poète hindou du _Mahâ Bhârata_ a formulé sur ce
sujet l'expérience des siècles: « L'homme qui roule dans un char ne
sera jamais l'ami de l'homme qui marche à pied! »

***

Ainsi les anarchistes ont à cet égard les principes les plus
arrêtés: d'après eux, la conquête du pouvoir ne peut servir qu'à en
prolonger la durée avec celle de l'esclavage correspondant. Ce n'est
donc pas sans raison que le nom d' « anarchistes » qui, après tout,
n'a qu'une signification négative, reste celui par lequel nous sommes
universellement désignés. On pourrait nous dire « libertaires »,
ainsi que plusieurs d'entre nous se qualifient volontiers, ou bien
« harmonistes » à cause de l'accord libre des vouloirs qui, d'après
nous, constituera la société future; mais ces appellations ne nous
différencient pas assez des socialistes. C'est bien la lutte contre
tout pouvoir officiel qui nous distingue essentiellement; chaque
individualité nous paraît être le centre de l'univers, et chacune a
les mêmes droits à son développement intégral, sans intervention d'un
pouvoir qui la dirige, la morigène ou la châtie.

***

Vous connaissez notre idéal. Maintenant la première question qui se
pose est celle-ci: « Cet idéal est-il vraiment noble et mérite-t-il
le sacrifice des hommes dévoués, les risques terribles que toutes les
révolutions entraînent après elles? La morale anarchiste est-elle
pure, et dans la société libertaire, si elle se constitue, l'homme
sera-t-il meilleur que dans une société reposant sur la crainte du
pouvoir ou des lois? » Je réponds en toute assurance et j'espère que
bientôt vous répondrez avec moi: « Oui, la morale anarchiste est
celle qui correspond le mieux à la conception moderne de la justice
et de la bonté. »

Le fondement de l'ancienne morale, vous le savez, n'était autre que
l'effroi, le « tremblement », comme dit la Bible et comme maints
préceptes vous l'ont appris dans votre jeune temps. « La crainte de
Dieu est le commencement de la sagesse », tel fut naguère le point
de départ de toute éducation: la société dans son ensemble reposait
sur la terreur. Les hommes n'étaient pas des citoyens, mais des
sujets ou des ouailles; les épouses étaient des servantes, les
enfants des esclaves, sur lesquels les parents avaient un reste de
l'ancien droit de vie et de mort. Partout, dans toutes les relations
sociales, se montraient les rapports de supériorité et de
subordination; enfin, de nos jours encore, le principe même de
l'Etat et de tous les Etats partiels qui le constituent, est la
hiérarchie, ou l'archie « sainte », l'autorité « sacrée », --
c'est le vrai sens du mot. -- Et cette domination sacro-sainte
comporte toute une succession de classes superposées dont les plus
hautes ont toutes le droit de commander, et les inférieures toutes le
devoir d'obéir. La morale officielle consiste à s'incliner devant
le supérieur, à se redresser fièrement devant le subordonné. Chaque
homme doit avoir deux visages, comme Janus, deux sourires, l'un
flatteur, empressé, parfois servile, l'autre superbe et d'une
noble condescendance. Le principe d'autorité -- c'est ainsi que
cette chose-là se nomme -- exige que le supérieur n'ait jamais
l'air d'avoir tort, et que, dans tout échange de paroles, il ait le
dernier mot. Mais surtout il faut que ses ordres soient observés.
Cela simplifie tout: plus besoin de raisonnements, d'explications,
d'hésitations, de débats, de scrupules. Les affaires marchent alors
toutes seules, mal ou bien. Et, quand un maître n'est pas là pour
commander, n'a-t-on pas des formules toutes faites, des ordres,
décrets ou lois, édictés aussi par des maîtres absolus ou des
législateurs à plusieurs degrés? Ces formules remplacent les
ordres immédiats et on les observe sans avoir à chercher si elles
sont conformes à la voix intérieure de la conscience.

Entre égaux, l'œuvre est plus difficile, mais elle est plus haute:
il faut chercher âprement la vérité, trouver le devoir personnel,
apprendre à se connaître soi-même, faire continuellement sa propre
éducation, se conduire en respectant les droits et les intérêts des
camarades. Alors seulement on devient un être réellement moral, on
naît au sentiment de sa responsabilité. La morale n'est pas un ordre
auquel on se soumet, une parole que l'on répète, une chose purement
extérieure à l'individu; elle devient une partie de l'être, un
produit même de la vie. C'est ainsi que nous comprenons la morale,
nous, anarchistes. N'avons-nous pas le droit de la comparer avec
satisfaction à celle que nous ont léguée les ancêtres?

Peut-être me donnerez-vous raison? Mais encore ici, plusieurs
d'entre vous prononceront le mot de « chimère ». Heureux déjà, que
vous y voyiez du moins une noble chimère, je vais plus loin, et
j'affirme que notre idéal, notre conception de la morale est tout à
fait dans la logique de l'histoire, amenée naturellement par
l'évolution de l'humanité.

Poursuivis jadis par la terreur de l'inconnu aussi bien que par le
sentiment de leur impuissance dans la recherche des causes, les
hommes avaient créé par l'intensité de leur désir, une ou plusieurs
divinités secourables qui représentaient à la fois leur idéal informe
et le point d'appui de tout ce monde mystérieux visible, et
invisible, des choses environnantes. Ces fantômes de l'imagination,
revêtus de la toute-puissance, devinrent aussi aux yeux des hommes le
principe de toute justice et de toute autorité: maîtres du ciel,
ils eurent naturellement leurs interprètes sur la terre, magiciens,
conseillers, chefs de guerre, devant lesquels on apprit à se
prosterner comme devant les représentants d'en haut. C'était logique,
mais l'homme dure plus que ses œuvres, et ces dieux qu'il
créa n'ont cessé de changer comme des ombres projetées sur l'infini.
Visibles d'abord, animés de passions humaines, violents et
redoutables, ils reculèrent peu à peu dans un immense lointain; ils
finirent par devenir des abstractions, des idées sublimes, auxquelles
on ne donnait même plus de nom, puis ils arrivèrent à se confondre
avec les lois naturelles du monde; ils rentrèrent dans cet univers
qu'ils étaient censés avoir fait jaillir du néant, et maintenant
l'homme se retrouve seul sur la terre, au-dessus de laquelle il
avait dressé l'image colossale de Dieu.

Toute la conception des choses change donc en même temps. Si Dieu
s'évanouit, ceux qui tiraient de lui leurs titres à l'obéissance
voient aussi se ternir leur éclat emprunté: eux aussi doivent
rentrer graduellement dans les rangs, s'accommoder de leur mieux à
l'état des choses. On ne trouverait plus aujourd'hui de Tamerlan qui
commandât à ses quarante courtisans de se jeter du haut d'une
tour, sûr que, dans un clin d'œil, il verrait des créneaux les
quarante cadavres sanglants et brisés. La liberté de penser à fait de
tous les hommes des anarchistes sans le savoir. Qui ne se réserve
maintenant un petit coin de cerveau pour réfléchir? Or, c'est là
précisément le crime des crimes, le péché par excellence, symbolisé
par le fruit de l'arbre qui révéla aux hommes la connaissance du
bien et du mal. De là la haine de la science que professa toujours
l'Église. De là cette fureur que Napoléon, un Tamerlan moderne, eut
toujours pour les « idéologues ».

Mais les idéologues sont venus. Ils ont soufflé sur les illusions
d'autrefois comme sur une buée, recommençant à nouveau tout le
travail scientifique par l'observation et l'expérience. Un d'eux
même, nihiliste avant nos Ages, anarchiste s'il en fut, du moins
en paroles, débuta par faire « table rase » de tout ce qu'il avait
appris. Il n'est maintenant guère de savant, guère de littérateur,
qui ne professe d'être lui-même son propre maître et modèle, le
penseur original de sa pensée, le moraliste de sa morale. « Si tu
veux surgir, surgis de toi-même! » disait Goethe. Et les artistes ne
cherchent-ils pas à rendre la nature telle qu'ils la voient, telle
qu'ils la sentent et la comprennent? C'est là d'ordinaire, il est
vrai, ce qu'on pourrait appeler une « anarchie aristocratique », ne
revendiquant la liberté que pour le peuple choisi des Musagètes, que
pour les gravisseurs du Parnasse. Chacun d'eux veut penser librement,
chercher à son gré son idéal dans l'infini, mais tout en disant qu'il
faut « une religion pour le peuple! »  Il veut vivre en homme
indépendant, mais « l'obéissance est faite pour les femmes »; il
veut créer des œuvres originales, mais « la foule d'en bas » doit
rester asservie comme une machine à l'ignoble fonctionnement de la
division du travail! Toutefois, ces aristocrates du goût et de la
pensée n'ont plus la force de fermer la grande écluse par laquelle
se déverse le flot. Si la science, la littérature et l'art sont
devenus anarchistes, si tout progrès, toute nouvelle forme de la
beauté sont dus à l'épanouissement de la pensée libre, cette pensée
travaille aussi dans les profondeurs de la société et maintenant il
n'est plus possible de la contenir. Il est trop tard pour arrêter le
déluge.

La diminution du respect n'est-elle pas le phénomène par excellence
de la société contemporaine? j'ai vu jadis en Angleterre des foules
se ruer par milliers pour contempler l'équipage vide d'un grand
seigneur. Je ne le verrais plus maintenant. En Inde, les parias
s'arrêtaient dévotement aux cent quinze pas réglementaires qui
les séparaient de l'orgueilleux brahmane: depuis que l'on se presse
dans les gares, il n'y a plus entre eux que la paroi de clôture d'une
salle d'attente. Les exemples de bassesse, de reptation vile ne
manquent pas dans le monde, mais pourtant il y a progrès dans le sens
de l'égalité. Avant de témoigner son respect, on se demande
quelquefois si l'homme ou l'institution sont vraiment respectables.
On étudie la valeur des individus, l'importance des œuvres. La foi
dans la grandeur a disparu; or, là où la foi n'existe plus, les
institutions disparaissent à leur tour. La suppression de l'Etat est
naturellement impliquée dans l'extinction du respect.

L'œuvre de critique frondeuse à laquelle est soumis l'État s'exerce
également contre toutes les institutions sociales. Le peuple ne croit
plus à l'origine sainte de la propriété privée, produite, nous
disaient les économistes, -- on n'ose plus le répéter maintenant --
par le travail personnel des propriétaires; il n'ignore point que le
labeur individuel ne crée jamais des millions ajoutés à des millions,
et que cet enrichissement monstrueux est toujours la conséquence d'un
faux état social, attribuant à l'un le produit du travail de milliers
d'autres; il respectera toujours le pain que le travailleur a
durement gagné, la cabane qu'il a bâtie de ses mains, le jardin qu'il
a planté, mais il perdra certainement le respect des mille propriétés
fictives que représentent les papiers de toutes espèces contenus dans
les banques. Le jour viendra, je n'en doute point, où il reprendra
tranquillement possession de tous les produits du labeur commun,
mines et domaines, usines et châteaux, chemins de fer, navires et
cargaisons. Quand la multitude, cette multitude « vile » par son
ignorance et la lâcheté qui en est la conséquence fatale, aura cessé
de mériter le qualificatif dont on l'insulta, quand elle saura, en
toute certitude que l'accaparement de cet immense avoir repose
uniquement sur une fiction chirographique, sur la foi en des
paperasses bleues, l'état social actuel sera bien menacé! En présence
de ces évolutions profondes, irrésistibles, qui se font dans toutes
les cervelles humaines, combien niaises, combien dépourvues de sens
paraîtront à nos descendants ces clameurs forcenées qu'on lance
contre les novateurs! Qu'importent les mots orduriers déversés par
une presse obligée de payer ses subsides en bonne prose, qu'importent
même les insultes honnêtement proférées contre nous, par ces dévotes
« saintes mais simples » qui portaient du bois au bûcher de Jean
Huss! Le mouvement qui nous emporte n'est pas le fait de simples
énergumènes, ou de pauvres rêveurs, il est celui de la société dans
son ensemble. Il est nécessité par la marche de la pensée, devenue
maintenant fatale, inéluctable, comme le roulement de la terre et des
cieux.

Pourtant un doute pourrait subsister dans les esprits si l'anarchie
n'avait jamais été qu'un idéal, qu'un exercice intellectuel, un
élément de dialectique, si jamais elle n'avait eu de réalisation
concrète, si jamais un organisme spontané n'avait surgi, mettant
en action les forces libres de camarades travaillent en commun,
sans maître pour les commander. Mais ce doute peut être facilement
écarté. Oui des organismes libertaires ont existé de tout temps; oui,
il s'en forme incessamment de nouveaux, et chaque année plus
nombreux, suivant les progrès de l'initiative individuelle. Je
pourrais citer en premier lieu diverses peuplades dites sauvages, qui
même de nos jours vivent en parfaite harmonie sociale sans avoir
besoin de chefs ni de lois, ni d'enclos, ni de force publique; mais
je n'insiste pas sur ces exemples, qui ont pourtant leur importance:
je craindrais qu'on ne m'objectât le peu de complexité de ces
sociétés primitives, comparées à notre monde moderne, organisme
immense où s'entremêlent tant d'autres organismes avec une
complication infinie. Laissons donc de côté ces tribus primitives
pour nous occuper seulement des nations déjà constituées, ayant tout
un appareil politique et social.

Sans doute, je ne pourrais vous en montrer aucune dans le cours de
l'histoire qui se soit constituée en société purement anarchique,
car toutes se trouvaient alors dans leur période de lutte entre des
éléments divers non encore associés; mais ce qu'il sera facile de
constater, c'est que chacune de ces sociétés partielles, quoique
non fondues en un ensemble harmonique, fut d'autant plus prospère,
d'autant plus créatice qu'elle était plus libre, que la valeur
personnelle de l'individu y était le mieux reconnue. Depuis les
âges préhistoriques, où nos sociétés naquirent aux arts, aux
sciences, à l'industrie, sans que des annales écrites aient pu nous
en apporter la mémoire, toutes les grandes périodes de la vie des
nations ont été celles où les hommes, agités par les révolutions,
eurent le moins à souffrir de la longue et pesante étreinte d'un
gouvernement régulier. Les deux grandes périodes de l'humanité, par
le mouvement des découvertes, par l'efflorescence de la pensée, par
la beauté de l'art, furent des époques troublées, des âges de
« périlleuse liberté ». L'ordre régnait dans l'immense empire
des Mèdes et des Perses, mais rien de grand n'en sortit, tandis que
la Grèce républicaine, sans cesse agitée, ébranlée par de
continuelles secousses, a fait naître les initiateurs de tout ce que
nous avons de haut et de noble dans la civilisation moderne:
il nous est impossible de penser, d'élaborer une œuvre quelconque
sans que notre esprit ne se reporte vers ces Hellènes libres qui
furent nos devanciers et qui sont encore nos modèles. Deux mille
années plus tard, après des tyrannies, après des temps sombres
d'oppression, qui ne semblaient devoir jamais finir, l'Italie,
les Flandres, l'Allemagne, toute l'Europe des communiers s'essaya de
nouveau à reprendre haleine; des révolutions innombrables secouèrent
le monde. Ferrari ne compta pas moins de sept mille secousses locales
pour la seule Italie; mais aussi le feu de la pensée libre se mit à
flamber et l'humanité à refleurir: avec les Raphaël, les Vinci,
les Michel-Ange, elle se sentit jeune pour la deuxième fois.

Puis vint le grand siècle de l'Encyclopédie avec les révolutions
mondiales qui s'ensuivirent et la proclamation des Droits de l'Homme.
Or essayez, si vous le pouvez, d'énumérer tous les progrès qui
se sont accomplis depuis cette grande secousse de l'humanité. On se
demande si pendant ce dernier siècle ne s'est pas concentrée plus de
la moitié de l'histoire. Le nombre des hommes s'est accru de plus
d'un demi-milliard; le commerce a plus que décuplé, l'industrie
s'est comme transfigurée, et l'art de modifier les produits naturels
s'est merveilleusement enrichi; des sciences nouvelles ont fait leur
apparition, et, quoi qu'on en dise, une troisième période de l'art a
commencé; le socialisme conscient et mondial est né dans son
ampleur. Au moins se sent-on vivre dans le siècle des grands
problèmes et des grandes luttes. Remplacez par la pensée les cent
années issues de la philosophie du dix-huitième siècle, remplacez-les
par une période sans histoire où quatre cents millions de pacifiques
Chinois eussent vécu sous la tutelle d'un « Père du peuple », d'un
tribunal des rites et de mandarins munis de leurs diplômes. Loin de
vivre avec élan comme nous l'avons fait, nous nous serions
graduellement rapprochés de l'inertie et de la mort. Si Galilée,
encore tenu dans les prisons de l'Inquisition, ne put que murmurer
sourdement: « Pourtant elle se meut! » nous pouvons maintenant,
grâce aux révolutions, grâce aux violences de la pensée libre, nous
pouvons le crier sur les toits ou sur les places publiques: « Le
monde se meut et il continuera de se mouvoir! »

En dehors de ce grand mouvement qui transforme graduellement la
société tout entière dans le sens de la pensée libre, de la morale
libre, de l'action libre, c'est-à-dire de l'anarchie dans son
essence, il existe ainsi un travail d'expériences directes qui se
manifeste par la fondation de colonies libertaires et communistes:
ce sont autant de petites tentatives que l'on peut comparer aux
expériences de laboratoire que font les chimistes et les ingénieurs.
Ces essais de communes modèles ont toutes le défaut capital d'être
faits en dehors des conditions ordinaires de la vie, c'est-à-dire
loin des cités où se brassent les hommes, où surgissent les idées,
où se renouvellent les intelligences. Et pourtant on peut citer
nombre de ces entreprises qui ont pleinement réussi, entre autres
celle de la « Jeune Icarie », transformation de la colonie de
Cabet, fondée il y a bientôt un demi-siècle sur les principes d'un
communisme autoritaire: de migration en migration, le groupe des
communiers devenu purement anarchiste, vit maintenant d'une existence
modeste dans une campagne de l'Iowa, près de la rivière Desmoines.

Mais là où la pratique anarchiste triomphe, c'est dans le cours
ordinaire de la vie, parmi les gens du populaire, qui certainement ne
pourraient soutenir la terrible lutte de l'existence s'ils ne
s'entr'aidaient spontanément, ignorant les différences et les
rivalités des intérêts. Quand l'un d'entre eux tombe malade, d'autres
pauvres prennent ses enfants chez eux: on le nourrit, on partage la
maigre pitance de la semaine, on tâche de faire sa besogne, en
doublant les heures. Entre les voisins une sorte de communisme
s'établit par le prêt, le va-et-vient constant de tous les ustensiles
de ménage et des provisions. La misère unit les malheureux en une
ligue fraternelle: ensemble ils ont faim, ensemble ils se
rassasient. La morale et la pratique anarchistes sont la règle même
dans les réunions bourgeoises d'où, au premier abord, elles nous
semblent complètement absentes. Que l'on s'imagine une fête de
campagne où quelqu'un, soit l'hôte, soit l'un des invités, affecte
des airs de maître, se permettant de commander ou de faire prévaloir
indiscrètement son caprice! N'est-ce pas la mort de toute joie, la
fin de tout plaisir? Il n'est de gaieté qu'entre égaux et libres,
entre gens qui peuvent s'amuser comme il leur convient, par groupes
distincts, si cela leur plaît, mais rapprochés les uns des autres et
s'entremêlant à leur guise, parce que les heures passées ainsi leur
semblent plus douces.

Ici je me permettrais de vous narrer un souvenir personnel. Nous
voguions sur un de ces beaux navires modernes qui fendent les flots
superbement avec la vitesse de 15 ou 20 nœuds à l'heure, et qui
tracent une ligne droite de continent à continent malgré vent et
marée. L'air était calme, le soir était doux et les étoiles
s'allumaient une à une dans le ciel noir. On causait à la dunette, et
de quoi pouvait-on causer si ce n'est de cette éternelle question
sociale, qui nous étreint, qui nous saisit à la gorge comme la
sphynge d'Oedipe. Le réactionnaire du groupe était vivement pressé
par ses interlocuteurs, tous plus ou moins socialistes. Il se
retourna soudain vers le capitaine, le chef, le maître, espérant
trouver en lui un défenseur né des bons principes: « Vous commandez
ici! Votre pouvoir n'est-il pas sacré, que deviendrait le navire s'il
n'était dirigé par votre volonté constante? » -- « Homme naïf que
vous êtes, répondit le capitaine. Entre nous, je puis vous dire que
d'ordinaire je ne sers absolument à rien. L'homme à la barre
maintient le navire dans sa ligne droite; dans quelques minutes un
autre pilote lui succédera, puis d'autres encore, et nous suivrons
régulièrement, sans mon intervention, la route accoutumée. En bas les
chauffeurs et les mécaniciens travaillent sans mon aide, sans mon
avis, et mieux que si je m'ingérais à leur donner conseil. Et tous
ces gabiers, ces matelots savent aussi quelle besogne ils ont à
faire, et, à l'occasion je n'ai qu'à faire concorder ma petite part
de travail avec la leur, plus pénible quoique moins rétribuée que la
mienne. Sans doute, je suis censé guider le navire. Mais ne
voyez-vous pas que c'est là une simple fiction? Les cartes sont là et
ce n'est pas moi qui les ai dressées. La boussole nous dirige et ce
n'est pas moi qui l'inventai. On a creusé pour nous le chenal du port
d'où nous venons, celui du port dans lequel nous entrerons. Et le
navire superbe, se plaignant à peine dans ses membrures sous la
pression des vagues, se balançant avec majesté dans la houle,
cinglant puissamment sous la vapeur, ce n'est pas moi qui l'ai
construit. Que suis-je ici en présence des grands morts, des
inventeurs et des savants, nos devanciers, qui nous apprirent à
traverser les mers? Nous sommes tous leurs associés, nous, et les
matelots mes camarades, et vous aussi les passagers, car c'est pour
vous que nous chevauchons les vagues, et, en cas de péril, nous
comptons sur vous pour nous aider fraternellement. Notre œuvre
est commune, et nous sommes solidaires les uns des autres! » Tous se
turent et je recueillis précieusement dans le trésor de ma mémoire
les paroles de ce capitaine comme on n'en voit guère.

Ainsi ce navire, ce monde flottant où, d'ailleurs les punitions sont
inconnues, porte une république modèle à travers l'Océan malgré les
chinoiseries hiérarchiques. Et ce n'est point là un exemple isolé.
Chacun de vous connaît du moins par ouï-dire, des écoles où le
professeur, en dépit des sévérités du règlement, toujours
inappliquées, a tous les élèves pour amis et collaborateurs heureux.
Tout est prévu par l'autorité compétente pour mater les petits
scélérats, mais leur grand ami n'a pas besoin de tout cet attirail de
répression; il traite les enfants comme des hommes faisant
constamment appel à leur bonne volonté, à leur compréhension des
choses, à leur sens de la justice, et tous répondent avec joie. Une
minuscule société anarchique, vraiment humaine, se trouve ainsi
constituée, quoique tout semble ligué dans le monde ambiant pour
en empêcher l'éclosion: lois, règlements, mauvais exemples,
immoralité publique.

Des groupes anarchistes surgissent donc sans cesse, malgré les vieux
préjugés et le poids mort des mœurs anciennes. Notre monde nouveau
pointe autour de nous, comme germerait une flore nouvelle sous le
détritus des âges. Non seulement il n'est pas chimérique, comme on le
répète sans cesse, mais il se montre déjà sous mille formes; aveugle
est l'homme qui ne sait pas l'observer. En revanche, s'il est une
société chimérique, impossible, c'est bien le pandémonium dans lequel
nous vivons. Vous me rendrez cette justice que je n'ai pas abusé de
la critique, pourtant si facile à l'égard du monde actuel, tel que
l'ont constitué le soi-disant principe d'autorité et la lutte féroce
pour l'existence. Mais enfin, s'il est vrai que, d'après la
définition même, une société est un groupement d'individus qui se
rapprochent et se concertent pour le bien-être commun, on ne peut
dire sans absurdité que la masse chaotique ambiante constitue une
société. D'après ses avocats, -- car toute mauvaise cause a les
siens -- elle aurait pour but l'ordre parfait par la satisfaction des
intérêts de tous. Or n'est-ce pas une risée que de voir une société
ordonnée dans ce monde de la civilisation européenne, avec la suite
continue de ses drames intestins, meurtres et suicides, violences et
fusillades, dépérissements et famines, vols, dols et tromperies de
toute espèce, faillites, effondrements et ruines. Qui de nous, en
sortant d'ici, ne verra se dresser à côté de lui les spectres du
vice et de la faim? Dans notre Europe, il y a cinq millions
d'hommes n'attendant qu'un signe pour tuer d'autres hommes, pour
brûler les maisons et les récoltes; dix autres millions d'hommes
en réserve hors des casernes sont tenus dans la pensée d'avoir à
accomplir la même œuvre de destruction; cinq millions de malheureux
vivent ou, du moins, végètent dans les prisons, condamnés à des
peines diverses, dix millions meurent par an de morts anticipées, et
sur 370 millions d'hommes, 350, pour ne pas dire tous, frémissent
dans l'inquiétude justifiée du lendemain: malgré l'immensité des
richesses sociales, qui de nous peut affirmer qu'un revirement
brusque du sort ne lui enlèvera pas son avoir? Ce sont là des faits
que nul ne peut contester, et qui devraient, ce me semble, nous
inspirer à tous la ferme résolution de changer cet état de choses,
gros de révolutions incessantes.

J'avais un jour l'occasion de m'entretenir avec un haut
fonctionnaire, entraîné par la routine de la vie dans le monde de
ceux qui édictent des lois et des peines:  « Mais défendez donc
votre société! lui disais-je. -- Comment voulez vous que je la
défende, me répondit-il, elle n'est pas défendable! » Elle se défend
pourtant, mais par des arguments qui ne sont pas des raisons, par la
schlague, le cachot et l'échafaud.

D'autre part, ceux qui l'attaquent peuvent le faire dans toute la
sérénité de leur conscience. Sans doute le mouvement de
transformation entraînera des violences et des révolutions, mais déjà
le monde ambiant est-il autre chose que violence continue et
révolution permanente? Et dans les alternatives de la guerre sociale,
quels seront les hommes responsables? Ceux qui proclament une ère de
justice et d'égalité pour tous, sans distinction de classes ni
d'individus, ou ceux qui veulent maintenir les séparations et par
conséquent les haines de castes, ceux qui ajoutent lois répressives
à lois répressives, et qui ne savent résoudre les questions que par
l'infanterie, la cavalerie, l'artillerie! L'histoire nous permet
d'affirmer en toute certitude que la politique de haine engendre
toujours la haine, aggravant fatalement la situation générale, ou
même entraînant une ruine définitive. Que de nations périrent ainsi,
oppresseurs aussi bien qu'opprimés! Périrons-nous à notre tour?

J'espère que non, grâce à la pensée anarchiste qui se fait jour de
plus en plus, renouvelant l'initiative humaine. Vous-mêmes
n'êtes-vous pas, sinon anarchistes, du moins fortement nuancés
d'anarchisme? Qui de vous, dans son âme et conscience, se dira le
supérieur de son voisin, et ne reconnaîtra pas en lui son frère et
son égal? La morale qui fût tant de fois proclamée ici en paroles
plus ou moins symboliques deviendra certainement une réalité. Car
nous, anarchistes, nous savons que cette morale de justice parfaite,
de liberté et d'égalité, est bien la vraie, et nous la vivons de tout
cœur, tandis que nos adversaires sont incertains. Ils ne sont pas
sûrs d'avoir raison; au fond, ils sont même convaincus d'être dans
leur tort, et, d'avance, ils nous livrent le monde.





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