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Title: Philosophes et Écrivains Religieux
Author: Barbey d'Aurevilly, J. (Jules), 1808-1889
Language: French
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RELIGIEUX***


J. BARBEY D'AUREVILLY

LES OEUVRES ET LES HOMMES
(XIXe SIÈCLE)

PHILOSOPHES ET ÉCRIVAINS RELIGIEUX

PREMIÈRE SÉRIE



Paris
Alphonse Lemerre, Éditeur
23-33, Passage Choiseul, 23-33
M DCCCCXII



A MON FRÈRE

L'ABBÉ LÉON BARBEY D'AUREVILLY


_Tu as le grand honneur d'être prêtre et le grand avantage de ne pas
écrire. Tu agis sur les âmes de plus haut que nous, vulgaires
écrivains... Voilà pourquoi je te dédie ce livre sur les philosophes
et les philosophies de ce temps. Je te le dédie, à toi, théologien,
que les choses qu'il contient regardent et qui as mieux que du génie
pour en connaître, puisque tu as grâce d'état pour en juger._

_Puisse ton jugement m'être favorable et donner à mon livre un peu de
ton autorité._

_Ton frère_,

     J. B. d'A.



E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY



PRÉFACE


Voici le premier volume d'un ouvrage qui doit en avoir beaucoup
d'autres si la vie, avec ses ironies et ses trahisons ordinaires,
permet à l'auteur de réaliser, au moins en partie, l'idée qu'il a en
lui depuis longtemps. Cette idée serait de dresser, dans un cadre qui
prendrait chaque année plus de profondeur et d'espace, l'inventaire
intellectuel du XIXe siècle. Ce serait, en un mot, de faire pour la
littérature du XIXe siècle ce que La Harpe, plus ambitieux que
puissant, essaya de faire pour la littérature française tout entière
et pour les deux littératures dont elle est issue. Malheureusement il
fallait, pour réaliser l'idée de La Harpe, être un géant de critique
et d'érudition, et cette plante-là ne pousse guères dans le pot à
fleurs de rhétorique d'un Athénée... Je ne veux pas dire du mal de La
Harpe. On n'en a que _trop_ dit... Le _petit pédant_ de Gilbert a
grandi depuis que nous avons vu ses successeurs. Les mépris qu'on a
étendus sur son nom ne l'ont pas effacé. Salive humaine bientôt
séchée! Mais enfin La Harpe a manqué, avec talent, ce qu'il voulait
faire, et il fallait réussir.

L'auteur des _Oeuvres et des Hommes_ réussira-t-il?... Il a _détriplé_
l'idée de La Harpe, et ce qu'il en a pris, il l'a exécuté déjà et
continuera de l'exécuter sous une forme à lui et qui ne rappellera
nullement celle de La Harpe. La Harpe fut un professeur, qui, pour la
première fois en France, fit entrer l'éloquence dans la critique.
C'est là son mérite le plus net. L'auteur des _Oeuvres et des Hommes_
n'a jamais eu à subir, comme les orateurs de métier, la tyrannie
toujours abaissante d'un auditoire qu'ils croient mener et qui les
domine, même les plus fiers! Quoique journaliste, il n'a jamais écrit
que dans l'indépendance de sa pensée. Et d'un autre côté, précisément
parce qu'il est journaliste, il ne se meurt d'amour ni d'estime pour
le journalisme tel qu'il est constitué, si on peut dire ce mot-là du
journalisme, cette fonction toute moderne, qui aurait pu être si
grande et qui sera si petite devant la postérité! Mais il reconnaît
cependant que, dans la somme des acquisitions littéraires de ce temps,
le journalisme, pernicieux ailleurs, n'aura pas été entièrement
stérile puisqu'il a introduit dans la littérature une forme de
plus,--une forme svelte, rapide, retroussée, presque militaire, et que
cette traîneuse de robe à longs plis, dans les livres, ne connaissait
pas. Au lieu de deux ailes qu'elle avait, il en a donc donné quatre à
la pensée... Eh bien, c'est sous cette forme concentrée et
particulière, appelée _articles de journal_ par la vulgarité qui
déshonore tout quand elle parle de quelque chose, que les divers
chapitres de ce livre ont été écrits! Les changements qu'on y
trouverait, si la curiosité retournait à ces feuilles qui s'en vont
chaque jour, sans être des oracles, où s'en allaient les feuilles
sibyllines, et les rattrapait dans le vent, les changements seraient
des accroissements plutôt que des changements réels. Ce serait, en
effet, de temps en temps, un mot, ou un jugement, ou même un chapitre
intégral devant lequel la rédaction en chef, cette héroïne, a eu froid
dans le dos, et qu'avec cette grâce qui n'appartient qu'à elle elle a
lestement supprimé!

Ainsi, un livre dans lequel la forme de l'écrivain (quelle qu'elle
soit: ce n'est pas la question!) est maîtresse chez elle, quand elle
ne l'est pas dans les journaux, où, comme partout, la forme emporte le
fond (ou l'empâte), tel est ce premier volume des _Oeuvres et des
Hommes_. C'est de la critique qui peut se tromper, mais qui, du moins,
ne trompera pas. C'est de la critique sans mitaines, sans souliers
feutrés, sans cache-nez et sans les trente-six attirails de la
prudence,--de cette prudence qui est si contente d'elle quand elle a
pu parvenir, en se tortillant, à se faire appeler la finesse. L'auteur
de ceci n'accepte pas l'immense platitude, devenue lieu commun, qui
fait encore législation à cette heure, à savoir «qu'on doit aux
vivants des égards et qu'on ne doit qu'aux morts la vérité». Il pense,
lui, qu'on doit la vérité à tous,--sur tout,--en tout lieu et à tout
moment,--et qu'on doit couper la main à ceux qui, l'ayant dans cette
main, la ferment. Il ne croit qu'à la critique personnelle,
irrévérente et indiscrète, qui ne s'arrête pas à faire de
l'esthétique, frivole ou imbécille, à la porte de la conscience de
l'écrivain dont elle examine l'oeuvre, mais qui y pénètre, et
quelquefois le fouet à la main, pour voir ce qu'il y a dedans... Il ne
pense pas qu'il y ait plus à se vanter d'être impersonnel que d'être
incolore, deux qualités aussi vivantes l'une que l'autre, et qu'en
littérature il faut renvoyer aux Albinos! Enfin, il n'a, certes! pas
intitulé son livre les _Oeuvres et les Hommes_ pour parler des oeuvres
et laisser les hommes de côté. Et, d'ailleurs, il n'imagine pas que
cela soit possible. Tout livre est l'homme qui l'a écrit, tête, coeur,
foie et entrailles. La Critique doit donc traverser le livre pour
arriver à l'homme ou l'homme pour arriver au livre, et clouer toujours
l'un sur l'autre, ou bien c'est... qu'elle manquerait de clous!

Quant aux principes sur lesquels elle s'appuie... pour clouer... cette
Critique,--qui n'est, telle que nous la concevons, ni la description,
ni l'analyse, ni la nomenclature, ni la sensation morbide ou bien
portante, innocente ou dépravée, ni la conscience de l'homme de goût,
c'est-à-dire le plus souvent la conscience du sentiment des autres,
toutes choses qu'on nous a données successivement pour la
Critique,--elle les exposera certainement dans leur généralité la plus
précise, mais lorsque l'auteur des _Oeuvres et des Hommes_ arrivera à
cette partie de son inventaire intellectuel intitulée: _Les Juges
jugés ou la critique de la Critique_... Seulement, d'ici-là, sans les
formuler, ces principes auront rayonné assez dru dans tout ce qu'il
aura écrit pour qu'on ne puisse pas s'y tromper.

Le livre des _Oeuvres et des Hommes_ sera, en effet, distribué en
autant de catégories qu'il y a de fonctions spéciales et de vocations
dans l'esprit humain, et chaque série de fonctions aura autant de
volumes que le nécessiteront le nombre des écrivains et la valeur de
leurs travaux. On y observera l'ordre hiérarchique des connaissances
et des génies, et c'est pour cela qu'on commence aujourd'hui par ce
qu'il y a de plus _général_ dans la pensée: les Philosophes et les
Écrivains religieux. Après les Philosophes, viendront les Historiens;
après les Historiens, les Poètes; après les Poètes, les Romanciers;
après les Romanciers, les Femmes (les Bas-Bleus du XIXe siècle); après
les Femmes, les Voyageurs; après les Voyageurs, les Critiques; et
ainsi de suite, de série en série, jusqu'à ce que le zodiaque de
l'esprit humain ait été entièrement parcouru.

Enfin un mot encore, et le dernier.

L'auteur des _Oeuvres et des Hommes_ ne faisant pas une histoire
littéraire, mais un résumé critique des travaux contemporains, ne
s'est point astreint à l'ordre chronologique. Son livre, qui
embrassera tout le XIXe siècle, ne s'ouvrira point cependant à 1800
pour s'avancer ainsi, d'année en année, jusqu'à l'époque où nous voilà
parvenus. Il a cru mieux faire, et attirer sur son oeuvre un intérêt
plus grand, en commençant la publication qu'il prépare par l'examen
des livres les plus actuels, quitte à se replier plus tard sur les
plus anciens, les éditions nouvelles offrant une occasion toute
naturelle d'en parler. Toute lacune dans l'examen des oeuvres et des
hommes qui se sont fait une place quelconque au soleil de la
publicité, ou qui l'ont usurpée, ne sera donc jamais que provisoire.
Un jour, le compte différé aura lieu. On se croit bien obligé de dire
cela à ceux qui s'étonneraient de voir aujourd'hui, dans ce premier
volume consacré aux Philosophes du XIXe siècle, M. Cousin, par
exemple, qui fut si longtemps le chef officiel de la philosophie
française, ne briller que par son absence et par quelques-uns de ses
élèves. C'est que, de fait, Cousin le philosophe n'existe plus
maintenant; son talent est tombé en quenouille. Sans être un Hercule,
il file aux pieds d'une Omphale qui ne lui permettrait même pas de s'y
asseoir si elle était vivante; mais nous n'en aurons pas moins
probablement l'occasion de nous replier sur ses anciens travaux à
propos de quelque édition de ses oeuvres, et alors il aura le jugement
auquel il a droit, comme Lamennais, Royer-Collard, Ballanche et tant
d'autres, qui--à quatre pas dans le passé--semblent déjà s'enfoncer
dans l'ombre d'un siècle.

     J. B. d'A.

Novembre 1860.



SAINT THOMAS D'AQUIN[1]


I

Si l'Académie des sciences morales et politiques n'avait pas pris sur
elle de mettre au concours saint Thomas d'Aquin et sa doctrine, quel
livre ou quel journal, avec la superficialité de nos moeurs
littéraires, eût osé jamais parler d'un tel sujet? Aucun sans nul
doute. Quoi! saint Thomas d'Aquin! un saint et un scolastique! Oh!
certes, il ne fallait rien moins que la prépondérance de l'Académie
des sciences morales et politiques sur l'opinion pour faire de saint
Thomas d'Aquin une _actualité_. Son livre immense--qui s'appelle _la
Somme_, et qui assomme,--sifflotait un voltairien au siècle dernier,
serait majestueusement resté dans cette gloire rongée d'oubli où le
nom de l'homme se voit encore, mais où ses idées ne se voient plus.

  [1] _La Philosophie de saint Thomas d'Aquin_, par Charles Jourdain,
  ouvrage couronné par l'Académie; _La Somme théologique de saint Thomas
  d'Aquin_, traduite en français et annotée par Lachat, avec le texte
  latin (_Pays_, 19 avril 1859).

Des idées de ce grand homme d'idées, qui s'en occupe, en effet, depuis
deux siècles? Qui en a pris souci depuis que Descartes et Bacon ont
saisi le monde moderne et l'ont confisqué? Qui en parle? Qui voudrait
en parler? Pour en parler, il faudrait être prêtre et entre prêtres.
Mais entre laïques, instruits, positifs, de leur temps, allons donc!
C'est matière de bréviaire, aurait dit Rabelais. On n'en dit mot ou
l'on s'en moque. Tout au plus peut-être, parmi les moqueurs, quelqu'un
de poli et d'indulgent pour les stupidités du moyen âge se
risquerait-il à rappeler le mot du bon Leibnitz (qui voyait tout en
beau d'ailleurs) sur cette scolastique dont le fumier a des parcelles
d'or. Ce serait là tout. On n'est pas Hercule. On ne tracasserait pas
ce fumier davantage et l'or s'y morfondrait, en attendant les coqs qui
trouvent des perles... dans les fables, si l'Académie n'y avait
bravement lâché les siens.

Grâces soient donc rendues à l'Académie! Le silence gardé, deux
siècles durant, sur l'un des plus fiers livres qu'ait produits non le
génie d'un homme, mais le génie des hommes, était en vérité par trop
honteux, et c'est être délivré de la honte que d'être autorisé à en
parler aujourd'hui sans qu'on vous jette une soutane sur la tête pour
mieux enterrer vos admirations arriérées! En plaçant l'examen de la
doctrine de saint Thomas d'Aquin parmi les examens de son programme,
l'Académie a obéi, volontairement ou involontairement, à cet esprit
historique qui est la force de cette époque sans invention et livrée à
tous les rabâchages de la vieillesse.

Quand le génie de l'invention s'éteint, le génie de l'histoire
s'éveille, et c'est ce génie de l'histoire qui devra, dans un temps
donné, ramener avec respect les yeux des philosophes officiels sur les
idées et les systèmes honorés le plus longtemps de leur mépris. Quoi
qu'il en puisse être, du reste, réjouissons-nous de ce qui arrive.
Réjouissons-nous de ce que, grâce à l'initiative de l'Académie, nous
puissions parler, sans être moine et à d'autres qu'à des moines, d'un
des plus grands esprits du temps passé, qui eut le malheur moderne
d'être moine. En d'autres termes, disons qu'il est heureux que saint
Thomas d'Aquin rentre par cette petite porte dans le monde qu'il a
autrefois rempli de sa renommée,--et par cela seul qu'il s'est trouvé
à Paris, en l'an de grâce 1858, un monsieur Jourdain à couronner!

Et ce n'est point une ironie. N'allez pas croire que nous voulions
rire de ce monsieur Jourdain, qui fait de la prose, mais qui le
sait...

N'allez pas vous imaginer que nous nous inscrivions en faux contre sa
couronne. Non pas! Il la mérite, et il l'a méritée si bien qu'on
s'étonne, quand on connaît le train infortuné de tous les mérites, que
l'Académie la lui ait donnée. Ce que nous voulions seulement poser
aujourd'hui, c'est l'incroyable singularité, bien honorable pour notre
siècle, qui exige que le nom de saint Thomas d'Aquin soit couvert par
celui de Charles Jourdain pour qu'on se permette d'en occuper
l'opinion. Et nous ne déclamons pas. Nous n'exagérons pas. Ceci est un
fait.

Bien avant que Charles Jourdain eût été mis au monde par l'Académie
des sciences morales et politiques, il se faisait, depuis 1854, une
traduction de _la Somme_[2] de saint Thomas, texte latin en regard,
avec notes, commentaires, éclaircissements et toute l'armature
nécessaires à un pareil vaisseau en matière de livre. Et qui l'a
annoncée? Personne. Quel est le lettré de ce temps, où les _Mémoires
de mademoiselle Céleste Mogador_ trouvent des plumes galantes qui en
écrivent, quel est le lettré qui, par un mot, ait seulement donné une
idée juste de ce beau et utile travail de bénédictin que Lachat a
entrepris et qui devrait honorer la littérature du pays où il s'est
produit?... Qui, excepté les clercs, comme on disait au moyen âge,
sait quelque chose de cette édition _princeps_ dont il a déjà paru
plus de dix volumes en quatre ans?

    Et qui saurait sans moi que Cotin a prêché?

disait Boileau, avec un orgueil qui n'en devait guères donner au
pauvre Cotin! «Et qui saurait sans moi qu'après tout saint Thomas
d'Aquin n'était pas un cuistre?» peut se dire l'Académie, avec un
orgueil moins cruel, elle qui, aujourd'hui, la main étendue sur la
tête de Jourdain, son lauréat et l'interprète de sa pensée, nous
assure solennellement que saint Thomas d'Aquin, toute réflexion faite,
avait vraiment de la philosophie dans la tête, quoiqu'il fût... un
théologien!

  [2] Louis Vivès.


II

Tel est, en effet, tout l'esprit et toute la portée du travail que
Jourdain vient de publier. Prouver que saint Thomas d'Aquin,
l'Aristote du catholicisme (mais du catholicisme: voilà bien ce qui
gâte un peu l'Aristote!), fut un philosophe plus et mieux que Kant et
Hegel, par exemple, les Veaux non pas d'or, mais d'idées, de la
philosophie contemporaine; montrer qu'on peut très bien dégager de son
oeuvre théologique une philosophie complète, avec tous ses
compartiments, et que le monde d'un instant qui l'a pris pour une tête
énorme, ce grand _Boeuf de Sicile_ dont les mugissements ont ébranlé
l'univers, ne fut dupe ni de l'illusion ni de l'ignorance; demander
enfin pardon au XIXe siècle pour une telle gloire: voilà le programme
de l'Académie et le livre de son lauréat.

Cela n'est pas très ambitieux, n'est-ce pas? et même cela se contente
d'être modeste. Cela mutile saint Thomas, le géant d'ensemble, qui
concentra dans une colossale unité la science divine et la science
humaine. Cela renverse le sens de la lorgnette et fait voir les choses
par le petit côté, non par le grand. Mais que voulez-vous? Tout est
relatif. C'est beaucoup encore. Qui se serait attendu à cela il y a
seulement quelques années: saint Thomas d'Aquin exalté dans une
académie de philosophes, Charles de Rémusat rapportant? Publié
aujourd'hui sous la forme de deux gros volumes in-8º[3], le travail
de Jourdain s'ajuste aux proportions du cadre tracé par l'Académie.

  [3] Hachette et Cie.

L'auteur a l'esprit de sa consigne. Il n'est téméraire ni pour
personne ni contre personne. Il a des prudences, quoiqu'il ne soit pas
un serpent. Comme Covielle, on lui souhaiterait d'en être un, et un
lion aussi! On lui souhaiterait encore--comme Covielle--que son rosier
fût plus fleuri. Mais enfin le tout de sa petite culture est fort
propre. Philosophe qui se surveille et qui se lave beaucoup les mains
dès qu'il a touché à la théologie, il n'efface pas, du moins, sur son
front la trace de son baptême, et quand il approche le plus de
l'Académie il se dit chrétien avec une honnête rougeur.

Car il est chrétien. Il est bien un peu païen aussi, et de famille
païenne par-dessus le marché, ami de son temps; mais il est épris
d'une chrétienne qu'il veut faire accepter par les siens. Son livre
est très diplomatique. C'est un plaidoyer insinuant, adroit, accordant
quelque chose pour obtenir beaucoup, quêtant la tolérance
philosophique avec des airs aimables,--on quête toujours dans un sac
de velours,--indiquant des rapports étranges et bons entre la
philosophie de saint Thomas d'Aquin et les philosophes modernes, et
poussant à ce qu'on se prenne la main et qu'on s'embrasse. Le procédé
de Jourdain est accommodatif. Il consiste à reprendre d'une main tout
doucettement ce qu'il a donné de l'autre avec un grand geste, et ce
qui suit va le faire comprendre.

Agrégé à la Faculté des lettres, sorti de l'Université pour entrer à
l'Académie dont il a voulu le prix, qu'il n'a pas manqué, ayant par
conséquent des terreurs respectueuses fort naturelles pour le
progrès, et non moins naturellement des affections intellectuelles
pour l'Église, Jourdain a été le juge de paix qui appelle les parties
en conciliation dans son cabinet avec la plus grande politesse.

Il y a mandé les doctrines les plus opposées, et, en vertu de sa
modération, vertu moderne, et de ce style modéré qui est le style de
la maison dans laquelle il juge, il a tout arrangé à l'amiable entre
la scolastique et la philosophie, entre les ténèbres du moyen âge et
les lumières de cet âge-ci, entre la foi et la raison...

Les esprits absolus n'accepteront probablement pas les décisions
onctueuses, gracieuses et officieuses de Jourdain, car les esprits
absolus n'acceptent rien et veulent tout prendre; mais l'Académie les
a acceptées. Qui pourrait s'en étonner n'aurait pas lu Jourdain.
Correct et grave, mais surtout très grave, ayant même l'avantage
d'être lourd parfois, ce qui ajoute encore à la gravité, cette fortune
des écrivains actuels, Jourdain n'a ni une seule expression
pittoresque ni une seule expression incisive, ce qui serait une
indécence en métaphysique. Esprit de juste milieu, qui se
démène--rendons-lui cette justice!--pour être juste, il reste milieu,
mais non juste, à peu près en toutes choses, et c'est par là qu'il a
triomphé. Avec son style naturellement sans couleur, ce style blanc et
doux que l'abstraction a blanchi encore, il n'a fait aucun mal aux
yeux des hommes à conserves qui avaient à le juger, et ils ont tous
apprécié infiniment cette flanelle.

Certainement, pour manquer le prix il fallait s'y prendre de tout
autre manière. Mais Jourdain n'avait pas l'ambition de manquer le prix
avec éclat. Il aurait fallu une hauteur dans l'aperçu et une décision
dans la pensée qui n'étaient pas dans les plans de Jourdain,
eussent-elles été dans ses puissances. Jourdain, ne nous y trompons
pas! est, de naissance comme d'état, un philosophe. C'est un
philosophe qui chasse de race, un philosophe de père en fils, dont le
père eut autrefois aussi son prix d'académie, et qui a voulu continuer
cette gloire paternelle. Certes! ce n'est pas avec de telles
préoccupations que l'on peut dépasser, par la fierté ou la soudaineté
de l'aperçu, par l'indépendance, par un style vivant et anti officiel,
les conditions du programme de l'Académie, cet établissement de haute
bienfaisance littéraire, qui n'existe que pour mettre en lumière les
talents qui, tout seuls, ne s'y mettraient pas.


III

Nous l'avons dit déjà, du reste, le défaut du programme de l'Académie
était d'être par trop exclusivement philosophique quand il s'agissait
d'apprécier un homme qui, comme saint Thomas, était un grand
théologien bien avant d'être un grand philosophe. La gloire de celui
qui fut appelé l'Ange de l'École, son influence inouïe sur un temps où
la foi primait encore la raison, sa préoccupation perpétuelle et
absorbante des intérêts de l'Église, et jusqu'à son genre de génie,
qui ne fut vraiment original que par sa souveraine certitude et la
toute-puissante clarté de son orthodoxie, furent une gloire, une
influence, une préoccupation et un génie essentiellement théologiques.
Si saint Thomas d'Aquin n'avait été qu'un philosophe, il nous aurait
décalqué Aristote avec une telle exactitude qu'on aurait dit qu'ils
n'étaient deux, ces immenses Ménechmes cérébraux, que parce qu'entre
eux on aurait pu compter les siècles. Saint Thomas d'Aquin, c'est la
Nature se faisant écho à elle-même à travers les temps, recommençant
un homme comme une création, et remoulant un Aristote sur l'exemplaire
qu'elle avait gardé du premier. Phénomène étrange dont elle donne
rarement le spectacle! Saint Thomas d'Aquin ne serait donc qu'un tome
second d'Aristote, si le théologien, l'homme de la science
surnaturelle, ne le frappait pas tout à coup d'une différence
sublime,--empreinte éternelle qui empêchera désormais les siècles de
confondre cette tête rase de moine avec la tête aux cheveux courts de
la médaille du Stagyrite.

Ce qui marque la personnalité de saint Thomas d'Aquin avec une
incroyable profondeur, ce n'est pas l'invention. Saint Thomas d'Aquin
n'a presque rien inventé. Il semble, lui qui avait fait voeu de
pauvreté dans la vie, avoir fait voeu aussi de pauvreté en invention.
Mais ce qu'il possède, c'est justement le bien des pauvres, c'est la
tradition de l'Église, et, par l'étude théologique dont il a reporté
les habitudes sur les choses de la philosophie, la précision et le
génie de la formule,--tellement claire, dit très heureusement Charles
Jourdain, qu'elle peut se passer de démonstration. Les qualités de cet
esprit, pour lequel on pouvait inventer, mieux que pour personne, le
mot d'esprit fort, sont l'énormité de la puissance dans la nuance, la
force d'équilibre, la statique, la froideur du front. Croirait-on, si
ses oeuvres ne l'attestaient, qu'il n'a jamais versé dans le
mysticisme de Malebranche au XVIIe siècle, lui, l'homme du XIIIe et le
saint? N'est-ce pas merveilleux de force et de pouvoir sur soi?

Du haut des sommets de la métaphysique, saint Thomas d'Aquin peut
regarder impunément dans tous les gouffres: le vertige lui est
inconnu; il reste impassible. Aussi sa gloire, sa gloire réelle, est
bien moins de s'être élevé que de n'être jamais tombé. Un moment
peut-être, au commencement de son enseignement, il inclina vers le
côté qui est devenu la pente moderne et même la chute. Il alla du
connu à l'inconnu, de l'homme à l'ange et à Dieu. Mais bientôt il
redressa ce faux pli de méthode, il se ressouvint qu'il était
théologien, et il commença son système par la question théologique des
attributs de Dieu. Alors la théologie, comme un aigle qui a enfin
toute la poussée de ses ailes, l'emporta vers le monde d'où il n'est
jamais descendu. Pendant que la philosophie cherchait à le retenir en
bas, il monta, et telle fut l'indéfectible sécurité, le maître aplomb
de cet homme,--que les analogies, ou, pour mieux parler, les identités
de sa pensée avec celle d'Aristote, entraînaient vers les erreurs du
péripatétisme,--qu'il s'arrêta toujours à temps pour les éviter.

Eh bien, voilà le théologien dans l'oeuvre duquel l'Académie des
sciences morales et politiques, qui bat, en ce moment, le ban et
l'arrière-ban de la philosophie en détresse, a donné l'ordre d'aller
chercher un philosophe, et Charles Jourdain, ce terre-neuve de
l'Académie, l'a rapporté! Il nous a donné une analyse très exacte de
la théodicée, de la métaphysique et de la morale de l'illustre auteur
de _la Somme_. Il a tourné, en homme qui comprend ces questions et ces
langages, dans ce rond d'idées qui ne s'est pas élargi d'Aristote à
saint Thomas d'Aquin et de saint Thomas d'Aquin à Kant lui-même.

Impossible de suivre, dans un seul chapitre d'un livre comme celui-ci,
le détail infini d'un travail exposé à grand'peine en deux volumes;
mais ce qui résulte de ce travail, c'est l'inutilité démontrée de la
peine qu'on a prise au point de vue des acquêts et des accroissements
de la philosophie. Que gagnera-t-elle, en effet, à déclarer l'_Ange de
l'École_ un philosophe?... Elle lui aura ôté ses ailes. Même saint
Thomas, dans le problème humain, dans l'ordre des connaissances
naturelles, ne peut rien quand il s'agit d'ajouter une certitude à
celles que l'esprit de l'homme craint de ne pas avoir. Pour être le
docteur des docteurs, la lumière et la loi des esprits, l'autorité
irréfragable, il faut à saint Thomas d'Aquin--le second
Aristote--l'Église, la révélation et l'histoire, c'est-à-dire tout ce
que Jourdain aperçoit très bien dans tout le cours de son ouvrage,
mais dont il se détourne pour ne pas contrarier l'Académie et...
manquer son prix!



JEAN REYNAUD[4]


Quand la Critique a devant elle un pareil ouvrage, elle n'est pas
médiocrement embarrassée; mais son embarras ne vient point de ce que
l'amour-propre de l'auteur pourrait supposer. Nous le dirons, sans
fatuité d'aucune espèce, le livre de _Terre et Ciel_[5] de Jean
Reynaud, ce livre au titre colossal, n'est pas, à nos yeux, un
colosse. Le système qu'il dresse devant nous ne nous paraît point
inexpugnable. Quand on le lit et quand on l'examine, on trouve qu'il
n'y a pas là _intellectuellement_ de quoi trembler. Le livre et le
système se composent, en effet, de deux affirmations sans preuves,
qu'on peut fort bien contredire sans insolence et réfuter sans
beaucoup de peine. La première de ces affirmations, c'est... le
croira-t-on?... la pluralité des mondes et l'habitation des étoiles,
que Jean Reynaud nous certifie, avec une gravité de Christophe Colomb
astronomique au débotté de son voyage, et dont il nous donne
somptueusement sa parole d'honneur. La seconde... le croira-t-on
davantage?... c'est l'ancienne redite d'une métempsycose progressive à
laquelle la philosophie revient,--comme la vieillesse revient à
l'enfance. Dans tout cela, il faut en convenir, il n'y a rien de bien
éblouissant et de bien formidable, rien qui force le plus modeste des
esprits philosophiques à se croire petit et à baisser les yeux.
Seulement, voici où l'embarras commence. Si la Critique prend au
sérieux ce gros livre de _Terre et Ciel_ que d'aucuns regardent comme
un monument, si elle se croit obligée d'entrer dans les discussions
qu'il provoque et d'accepter ces formes préméditées d'un langage
scientifique assez semblable au latin de Sganarelle, mais moins gai,
la voilà exposée à asphyxier d'ennui le lecteur comme elle a été
elle-même asphyxiée. Et cependant, d'un autre côté, si on touche
légèrement à une chose si pesante, d'honnêtes esprits s'imagineront
sans doute que c'est difficulté de la manier.

  [4] _Terre et Ciel_ (_Pays_, 13 septembre 1854).

  [5] Furne et Cie.

Car, à tort où à raison,--et à tort selon nous,--le livre de Jean
Reynaud passe en ce moment pour une oeuvre très forte. On se le dit et
on le croit. On n'y regarde pas. Je ne suis pas bien sûr qu'on lise ce
livre compact et sans lumière, indigestion de deux ou trois éruditions
spéciales, et qui roule, dans un style épais, de si misérables erreurs
qu'elles ne sont plus que des lubies; mais on le feuillette et on le
vante, et je le conçois! Rationalistes, panthéistes, éclectiques,
voltairiens, toutes les variétés de philosophes qui se tiennent entre
eux comme des crustacés, sont intéressés à vanter un livre, quel qu'il
soit dont les idées ne vont à rien moins qu'à la destruction intégrale
de nos dogmes et à la ruine de l'Église romaine. Aussi nul d'entre
eux n'y a-t-il manqué. Même les voltairiens, trop spirituels pour lire
d'autres romans que _Candide_ et la _Princesse de Babylone_, ont parlé
avec faveur de celui-ci dans le plus célèbre de leurs journaux. Ils ne
l'ont pas discuté, il est vrai; ils ne lui ont témoigné prudemment que
ce genre de respect qui ne touche pas aux choses qu'on respecte; mais
ils l'ont traité avec la haute considération de tous les mandarins
entre eux. Quoique eux surtout, les voltairiens, n'aient de goût pour
aucune espèce d'Apocalypse,--pas plus pour celle de Jean Reynaud que
pour celle de l'autre Jean,--quoique rien ne ressemble moins au verre
d'eau de leur style que le limon visqueux du style de Jean Reynaud,
ils n'ont pas moins apprécié les trois grandes puissances sur la tête
humaine qui se trouvent dans ce livre de _Terre et Ciel_ et qui en
protègent actuellement la fortune: à savoir l'appareil des mots
scientifiques pour cacher le vide de la pensée, l'effronterie gratuite
de l'hypothèse et la majesté de l'ennui.

Certes! dans un autre temps et pour un autre livre, ils auraient souri
de ces trois puissances qui correspondent à des faiblesses. Ils
auraient accompagné du petit fifre de leur ironie ordinaire cette
lourde théorie astronomique et cosmologique, qui n'est ni de la
science ni de l'invention. Mais, à une époque où le rationalisme
souffre tant des blessures qu'il se fait à lui-même et où
l'enseignement de l'Église commence de reprendre dans les esprits
éminents l'empire qu'il avait perdu au XVIIIe siècle, ils se sont dit
probablement qu'il ne fallait mépriser le secours de personne. Ils ont
accueilli Jean Reynaud comme si c'était Pythagore. Ils ont écouté
sérieusement cet écho attardé, que Pythagore, s'il l'entendait,
n'adorerait plus! Et, quittes à se moquer plus tard d'un livre qui
doit _faire mal aux nerfs_ de leurs esprits positifs et légers, ils
ont poussé au succès de ce livre en disant bien haut qu'il le
méritait.

Tel est tout le secret de cette facile renommée de deux jours, faite
si généreusement à un ouvrage qui ne saura pas la garder. Le livre de
_Terre et Ciel_ de Jean Reynaud est un coup porté, par une main
philosophique de plus, au christianisme et à l'Église. Comment ceux
qui haïssent l'Église et le christianisme n'en seraient-ils pas
reconnaissants?... Sans doute, avec plus de talent, le coup serait
mieux asséné; mais enfin--il faut être juste!--c'est un coup de plus.
Jean Reynaud a un mérite que les philosophes doivent singulièrement
apprécier, et qui ne tient ni à ses idées ni à la force de son génie.
De tous les ennemis de la religion de nos pères, de tous ceux qui
disent que le catholicisme est une doctrine dépassée par l'esprit
humain et qui a fait son temps (comme les conscrits) dans l'histoire,
cet excellent Jean Reynaud est peut-être le plus dangereux. Il est
doux et il se dit chrétien. C'est au nom d'un christianisme meilleur
qu'il vient poser la nécessité de corriger ce chétif Symbole de Nicée,
qui, décemment, ne convient plus à des chrétiens aussi distingués que
nous. Jean Reynaud, quand il parle du christianisme, affecte une
impartialité à duper beaucoup d'imbécilles. Il ne casse pas tout,
comme Proudhon. Il n'a pas le talent roux et le coup de corne de boeuf
de ce robuste bâtard d'Hegel en démence. La forme de son exposition se
recommande aux esprits modérés par je ne sais quelle fausse bonhomie,
et jusqu'à son talent d'écrivain, trop empâté pour être mordant,--trop
mollusque pour être serpent,--rien n'avertit et tout rassure quand il
se dit chrétien, comme la plupart des hérétiques, du reste, qui n'ont
jamais manqué de se dire chrétiens pour mieux atteindre le
christianisme en plein coeur!

La seule originalité de Jean Reynaud est d'être--au XIXe siècle--bien
plus un hérétique qu'un philosophe. Après Diderot, qui voulait
_élargir Dieu_, il veut élargir le christianisme. Nous savons bien--et
lui aussi, probablement,--ce qui resterait du christianisme après cet
élargissement à la Diderot! mais, pour les simples de coeur et
d'esprit qui se laissent pétrir par la main de toutes les propagandes,
un tel langage a sa séduction. Les philosophes ont le verbe âpre et
haut. Ils ne barbouillent pas, et quelquefois ils épouvantent.
Spinoza, Voltaire, Hegel, tous ces insectes humains, enivrés de la
goutte de génie que Dieu leur versa dans la tête et qu'ils ont rejetée
contre Dieu, jouent leur rôlet de titans-myrmidons jusqu'au bout et
visière levée. Même quand Voltaire se fait capucin, il rit, le
sacrilège! mais il ne trompe pas. Tandis que Jean Reynaud, le
théologien de contrebande qui part du pied gauche aujourd'hui pour
demander--comme le pieux et pur Saint-Bonnet--que la théologie se
relève dans l'opinion et les études du XIXe siècle, ne rit pas et ne
nous fait pas rire, mais il pourrait bien nous tromper!

Nous tromper comme il se trompe lui-même!--car il ne faut pas croire
que cette tête, aux notions confuses, n'ait pas vis-à-vis d'elle-même
la bonne foi de ses confusions. L'auteur de _Terre et Ciel_, dont la
prétention le plus en relief est la théologie, qui s'en croit
l'aptitude et qui n'en a pas même le rudiment, invoque naïvement dans
son livre une théologie qui changerait en dogmes ses erreurs. Esprit
physiologiquement religieux, tourné de tendance primitive et de
tempérament vers les choses de la contemplation intellectuelle,
métaphysicien et presque mystique, l'auteur de _Terre et Ciel_ n'était
point, par le fait de ses facultés, destiné aux doctrines de la
philosophie moderne; mais, pour des raisons qu'il connaît mieux que
nous et qu'il retrouverait s'il faisait l'examen de conscience de sa
pensée, il n'a pu cependant y échapper. Il est le fils du XVIIIe
siècle. Avec sa foi dans le progrès indéfini du genre humain, c'est
une bouture de Condorcet. Mais--disons-le à son éloge!--le XVIIIe
siècle, dont il procède, n'a pu lui donner ce mépris de brute pour les
problèmes surnaturels qui distingue ses plus beaux génies. Dieu,
l'âme, son essence et ses destinées, les hiérarchies spirituelles,
etc., sont restés des questions pour Jean Reynaud, et des questions
que le panthéisme contemporain ne résoud pas. En vertu de son genre
d'intelligence, la notion théologique n'a donc pas été abolie en lui,
mais seulement obscurcie et faussée. Et voilà justement ce qui a
produit, sous la plume de ce philosophe singulier qui a le _coup de
marteau de la théologie_, un chaos également monstrueux pour les
théologiens et pour les philosophes! Voilà pourquoi il a mutilé, au
nom de la théologie, le triple monde que la théologie enseigne, et
qu'il le réduit à un seul dans son livre, malgré son double titre de
_Terre et Ciel_!

En effet, pour qui sait l'embrasser et l'étreindre, ce livre, au
fond, n'est autre chose qu'une mutilation et un renversement des
idées chrétiennes. C'est notre _Credo_ pris à rebours et fondé sur
la pluralité des mondes éternels, sans royaume des cieux et sans
enfer. Telle, en deux mots, la conception théologique du livre de
Jean Reynaud; mais ce n'est pas tout au détail. L'auteur de _Terre
et Ciel_ a beau s'en défendre, il n'est réellement qu'un panthéiste
de notre temps, sous les guenilles de tous les hérétiques de ce
moyen âge contre lequel il se permet tant de mépris. N'oublions pas
que son livre n'est, avant tout et après tout, qu'un essai de
cosmologie... Parti du cosmos pour aller au cosmos, en passant sur
le cosmos, l'auteur s'agite, mais stérilement, pour organiser plus
qu'un cimetière... Le mot de _Ciel_ est de trop dans le titre de son
ouvrage, et la _Terre_ même comme il la conçoit n'est pas la notion
chrétienne de la terre. Ce n'est plus le lieu de l'expiation et de
l'épreuve, le champ de mort d'où une chrysalide de cent cinquante
milliards d'âmes doit un jour se déployer et s'envoler dans les
cieux. Cette double notion de la terre et du ciel, la seule que
puissent admettre également l'intelligence des penseurs et
l'imagination des poètes, Jean Reynaud, théologien agrandi par la
philosophie, l'a réputée mesquine, enfantine et débordée par ce
triomphant Esprit humain, qui a le droit d'exiger mieux. Seulement,
pour la remplacer, cette notion inférieure et grossière, l'éminent
inventeur n'a trouvé rien de plus puissant que de ramasser, dans la
poussière des rêves de l'humanité les plus rongés par les siècles et
les plus transparents de folie, le système ruminé par l'Inde--cette
vache de la philosophie--d'une métempsycose progressive, qui met
l'homme aux galères à perpétuité de la métamorphose et son
immortalité en hachis!

Au moins, pour expliquer de cette façon le problème surnaturel de
l'homme et de sa destinée, pour revenir, en plein XIXe siècle,--après
les travaux philosophiques de Hegel et de Schelling,--à ce risible
système de la métempsycose, digne tout au plus d'inspirer une chanson
au marquis de Boufflers ou à Béranger, qui l'a faite, fallait-il se
sentir une force d'induction et de déduction irrésistible; fallait-il
que la grandeur des facultés philosophiques sauvât la misère du point
de vue que l'on ne craignait pas de relever. Et c'est ici qu'après la
question du point de vue, général et dominateur, qui emporte l'honneur
d'un livre en philosophie, devait se poser la question du talent et de
ses ressources, qui couvre l'amour-propre de l'auteur. Eh bien, nous
le disons en toute vérité et sans vouloir y faire de blessures,
l'amour-propre de Jean Reynaud ne sera pas couvert! Une fois le fond
du livre écarté, les qualités qui resteront pour le défendre
n'imposeront point par leur éclat aux véritables connaisseurs. Et nous
ne parlons pas encore ici de la forme la plus extérieure de ce livre,
de sa conformation littéraire. Nous restons métaphysicien. En
métaphysique, il sera très facilement constaté, par tous ceux qui ont
l'habitude ou l'amour de ce genre de méditation, que les tendances de
Reynaud sont plus vives et plus fortes que ses facultés.

Le traité de _Terre et Ciel_, qui résume toute sa vie intellectuelle,
car il a été effeuillé dans des revues et des journaux depuis dix ans,
ce traité, regardé comme un système à toute solution par un petit
nombre de gens solennels et mystérieux qu'on pourrait appeler les
Importants de la philosophie, est, qu'on nous passe le mot (le seul
qu'il y ait, hélas! pour exprimer notre pensée)! un perpétuel
coq-à-l'âne sur les relations du temps à l'éternité. Pour un
métaphysicien, qui doit connaître les éléments de la science qu'il
cultive et n'avoir pas de distractions, Jean Reynaud est entièrement
étranger à la conception de l'éternité, ou, s'il la pose parfois, il
l'oublie. C'est qu'au fond il n'a rien de net, de ferme, de
péremptoire et d'arrêté dans l'esprit. Il patauge.

«L'infinité,--dit quelque part ce panthéiste malgré lui ou à dessein
(lequel des deux?),--l'infinité est un des attributs de l'univers.»
Mais l'infinité est le contraire de la mesure, comme l'éternité est le
contraire du nombre! Des écoliers sauraient cela. Et voyez la
singulière conséquence: si l'on met l'infini à la place de l'étendue,
où pose-t-on l'axe du monde et que devient pour Jean Reynaud cette
gravitation dont il est si sûr et si fier? Dans le chapitre de
_l'Homme_, où le récit de la Genèse est culbuté par l'hypothèse,
l'éternelle hypothèse du développement progressif de la vie et de «la
création graduelle», Jean Reynaud méconnaît l'Absolu divin. Il semble
ignorer que Dieu soit un acte pur, et ce que c'est même qu'un _acte
pur_! Il s'imagine que Dieu, comme l'homme, a son chemin à faire et
qu'il a besoin d'expérience... Ce manque de précision, qui, en
métaphysique, se mue si vite en erreur ou s'étale si pompeusement en
bêtise, on le signalerait à toutes pages dans le livre de _Terre et
Ciel_ si on ne craignait pas de fatiguer le lecteur par des citations
trop abstraites.

Ainsi donc, en nous résumant, nous trouvons, à côté de la donnée
vicieuse et puérile du livre de Jean Reynaud, des qualités
métaphysiques d'un degré inférieur, sans pureté et sans force réelle,
un langage trouble toujours et souvent contradictoire. Le traité de
_Terre et Ciel_ est une petite Babel bâtie par un seul homme. C'est la
_confusion des langues_ de plusieurs sciences, qui se croisent et
s'embrouillent sous la plume pesante de l'auteur. Sa pensée ne domine
pas tous ces divers langages et ne les fait pas tourner autour d'elle,
avec leurs clartés différentes, dans la convergence de quelque
puissante unité. Théologien de prétention malgré son caractère
philosophique, théologien _quiquengrogne_ en philosophie, il peut
avoir beaucoup lu les théologiens catholiques, mais il n'a point de
connaissances accomplies, lumineuses, en théologie; car, s'il en
avait, aurait-il épaulé le système du progrès indéfini de Condorcet
avec la métempsycose de Pythagore?... Aurait-il pu jamais adopter
comme vrai ce système du développement progressif de la vie et de ses
perpétuelles métamorphoses, qui parque l'homme sur son globe et
applique à la création tout entière, à l'oeuvre du Dieu tout-puissant,
lequel a créé spontanément l'homme complet, innocent et libre, ce
procédé de rapin qui, par des changements imperceptibles et
successifs, se vante de faire une tête d'Apollon avec le profil du
crapaud? Le sophisme épicurien, le plus compromis des sophismes grecs,
qui donnait à la Divinité la forme de l'homme parce qu'on n'en connaît
pas de plus belle, est le genre de preuves le plus familier de
Reynaud. Ne comprenant jamais l'action divine que comme il comprend
l'action humaine, l'auteur de _Terre et Ciel_ se croit fondé à tirer
une impertinente induction de nous à Dieu, et cet abus de
raisonnement, qui revient dans son livre comme un tic de son
intelligence, produit pour conséquence de ces énormités qui coupent
court à toute discussion. Pour n'en citer qu'un seul exemple, Jean
Reynaud exige la pluralité des mondes ou il n'admet pas Dieu, parce
que (ajoute-t-il avec un sérieux qui rend la chose plus comique
encore), sans la pluralité des mondes, Dieu est évidemment «lésé dans
son caractère de créateur». On conçoit, n'est-il pas vrai? qu'après
des affirmations de cette nature un homme sensé ne discute plus.

Nous avons, nous, à peine discuté. Nous ne pouvions, ni pour le public
ni pour nous, ni pour le livre même dont il s'agit, l'examiner dans le
détail trop spécial, trop _technique_, des nombreuses questions qu'il
soulève; mais le peu que nous avons dit suffira. Si ce singulier
traité de philosophie religieuse, qui essaie de renverser tous nos
dogmes, sans exception, sous l'idée chimérique des transformations
éternelles et successives de l'humanité et sous un panthéisme plus
fort que l'auteur et qui le mène et le malmène; si ce traité brillait
au moins par une exposition méthodique, nous aurions pu donner le
squelette de ce mastodonte de contradictions et d'erreurs. Mais Jean
Reynaud n'a point de méthode. Son livre de _Terre et Ciel_ est une
conversation, à bâtons rompus, entre un philosophe théologien de
l'avenir,

    C'est moi-même, messieurs, sans nulle vanité!

et un pauvre théologien catholique (et je vous demande si le
catholicisme est bien représenté!), lequel laisse passer fort
respectueusement toutes les _bourdes_, dirait Michel Montaigne de
l'auteur de _Terre et Ciel_, absolument comme on laisse passer, en se
rangeant un peu, les boulets de canon auxquels il est défendu de
riposter. Vieux livre sous une peau nouvelle, l'ouvrage de Jean
Reynaud a emprunté jusqu'à sa peau. En effet, c'est l'opposition et la
caricature de ces _Soirées de Saint-Pétersbourg_ dans lesquelles
l'auteur esquive aussi la difficulté d'une exposition méthodique par
cette forme trop aisée du dialogue, mais, du moins, en sait racheter
l'infériorité par l'éclat de la discussion, le montant de la repartie,
la beauté de la thèse et de l'antithèse et une charmante variété de
tons, depuis la bonhomie accablante du théologien jusqu'à la
_sveltesse_ militaire; depuis l'aplomb du grand seigneur qui badine
avec la science comme il badinerait avec le ruban de son crachat
jusqu'au génie de la plaisanterie comme l'avait Voltaire.
Malheureusement l'esprit de Jean Reynaud n'a pas, lui, toutes ces
puissances. Il est monocorde, et la corde sur laquelle il joue n'est
pas d'or. Ses longues dissertations dialoguées, que ne brise jamais le
moindre mot spirituel, manquent profondément de vie, d'animation, de
passion enthousiaste ou convaincue, et elles nous versent dans les
veines je ne sais quelle torpeur mortelle. On dirait le procédé Gannal
appliqué à notre esprit tout vivant. Désagréable sensation! Au milieu
de cette logomachie théologique, si incroyablement obstinée et dans
laquelle pourtant exclusion est faite des miracles, de la virginité,
des sacrements, de l'idée de famille, il n'y a de clair, pour qui sait
voir, que la haine de Jésus-Christ sous le nom de moyen âge. Seulement
cette haine entortillée, insidieuse, nous fait payer par un ennui à
nous déformer la figure les embarras de la pensée de l'auteur. Ah!
qu'on aimerait mieux un peu de passion franche, et, comme disait
Shelley, l'athée, «que le serpent, une bonne fois, se dressât sur sa
queue et sifflât tous ses sifflements». Au lieu de ces longueurs
indécises, de ces toiles d'araignée philosophiques, de cette mosaïque
de filandreuses dissertations, qui se lèvent par plaques sous les
pieds de l'esprit et qui en retardent la marche, qu'on aimerait mieux
quelques lignes de conclusion, nettes et courageuses, les articles
(enfin arrêtés) du Symbole de la philosophie, de ce Symbole qu'on nous
jetterait à la tête, à nous les arriérés, comme les Apôtres eurent
autrefois l'impudence sublime de jeter le leur, en bloc, à la tête du
genre humain!

Mais rien de tout cela. Le livre de Jean Reynaud est et reste tout
simplement une hypothèse, qu'on propose, mais qu'on n'impose pas...
Ils savent très bien risquer le faux, les philosophes, mais ils ne
sont jamais assez sûrs que le faux qu'ils risquent est le vrai pour
avoir l'aplomb d'en faire un symbole. Ceci n'est réservé qu'aux
prêtres. Nous l'avons dit déjà, ce traité de _Terre et Ciel_, qui n'a
de grave que le ton, agrandit vainement et cache mal, sous le
trompe-l'oeil des détails scientifiques, une théorie qui, réduite à
ses plus simples termes, n'est que ridicule et... immorale; car voilà
son côté sérieux! La métempsycose, ou la transformation successive de
l'humanité, emporte la morale humaine dans sa visible absurdité. Si
cette transformation qui recommence toujours est en effet la loi du
monde, tous les crimes et même l'assassinat ne sont plus que des
dérangements de molécules qui sauront toujours bien se reconstituer,
et l'affreux poète du suicide avait bien raison quand il chantait:

    De son sort l'homme seul dispose!
    Il a toujours, quand il lui plaît,
    Dans la balle d'un pistolet,
    La clef de sa métamorphose!

Telle est la conclusion que les _hommes pratiques_ tireront de la
doctrine du philosophe. Assurément, on doit espérer que de si
dégradantes conséquences, une fois seulement indiquées, diminueront un
peu dans l'opinion l'importance que le parti philosophique
antichrétien veut créer au livre de Jean Reynaud.

Et qu'on nous permette d'ajouter encore un dernier mot.

Quand on s'élève à une certaine hauteur, il n'y a plus que deux sortes
de livres,--deux grandes catégories, dans lesquelles tous les genres
et tous les sujets peuvent rentrer: les livres faits par l'observation
et les livres faits par la rêverie. Observation et rêverie, voilà les
tiges-mères de toutes les familles de l'esprit humain. Eh bien, ni
comme observateur ni comme rêveur Jean Reynaud n'occupera une place
élevée dans la hiérarchie des intelligences de son temps! Tout au plus
donnera-t-il le bras à Pierre Leroux, l'auteur de _l'Humanité_, avec
lequel il a plus d'une analogie, et s'en iront-ils tous deux à la
fosse commune de l'oubli. Observateur nul, puisque son système n'est
qu'une induction, et rien de plus, il choque profondément en nous la
faculté qui a soif de réalités et de vérité, mais il n'intéresse pas
l'imagination davantage. Quand on a lu cet immense volume d'hypothèses
sur la pluralité des mondes éternels, savez-vous à quoi l'on retourne
pour se délasser d'une telle lecture?... Aux historiettes
astronomiques de Fontenelle et aux gasconnades de Cyrano de Bergerac.



DONOSO CORTÈS[6]


I

Intellectuellement, c'est une frégate à la mer que la publication de
ces oeuvres[7] de Donoso Cortès. Chargés de vérité et, pour ainsi
parler, pavoisés des couleurs d'un grand talent, dont le caractère est
l'éclat, ces trois volumes, comme le vaisseau que montait l'aïeul de
Cortès pour aller à la conquête d'un monde, s'en vont à la conquête
des âmes, qui sont aussi des mondes, et peut-être plus difficiles à
conquérir... Quelle que soit leur destinée, c'est un service rendu à
l'Église que d'avoir pensé à les traduire et à les publier dans cette
langue française qui n'est pas seulement, comme on l'a dit, la langue
de la diplomatie et de la philosophie, mais qui est plus qu'une autre
la langue de la propagation et de la foi.

  [6] _Oeuvres de Donoso Cortès, marquis de Valdegamas_, précédées d'une
  introduction par Louis Veuillot (_Pays_, 6 juillet 1859).

  [7] Vaton.

Donoso Cortès, marquis de Valdegamas, est un des écrivains catholiques
les plus éminents de ces dernières années. Il a laissé, presque dès
son début, des traces trop vives et trop profondes dans l'opinion
contemporaine pour qu'on pût oublier de réunir les écrits dus à cette
plume brillante que la mort a si tôt brisée, et qu'il eût brisée
lui-même s'il avait vécu davantage, tant elle satisfaisait peu son âme
sainte! D'un bien autre génie que Silvio Pellico, mais d'une humilité
non moins touchante, le marquis de Valdegamas avait plus de confiance
dans une dizaine de chapelet, dite d'un coeur fervent, que dans tous
les étalages de la pensée. Et il avait raison! Mais ses amis qui le
publient aujourd'hui n'ont pas tort pourtant de le publier. Ils savent
que Dieu, pour traverser les coeurs, met dans nos carquois toutes
sortes de flèches, et que la flèche du talent pénètre encore après les
plus perçantes,--celles de la prière et de la charité!

Du reste, catholiques avant tout, ils n'ont point publié les oeuvres
complètes du marquis de Valdegamas. Ils ont laissé la littérature de
l'homme exclusivement littéraire (Donoso Cortès l'avait été un
moment), et ils n'ont pris dans ses travaux que ce que le catholicisme
a animé de son inspiration toute-puissante. Ils se sont donc
strictement renfermés dans l'oeuvre catholique de Donoso, trouvant le
reste de peu de signifiance, même pour sa gloire. En cela, ils ont
sainement jugé.

Donoso Cortès, cet écrivain incontestablement supérieur par un talent
qui touche au premier ordre, cet orateur qui a poussé ces deux ou
trois discours dont l'air que nous avons autour de la tête vibre
encore, l'illustre Donoso Cortès, disons-le brutalement, ne serait
rien sans le catholicisme, et ce n'est pas, certes! pour l'abaisser
que nous disons cela. Resté l'homme des pensées du temps, il ne se
serait jamais beaucoup élevé au-dessus de la fonction vulgaire d'un
médiocre littérateur. Piètre destinée! Mais, avec le catholicisme, son
génie a commencé dans son âme. C'est le catholicisme qui lui a créé
une pensée. Il a reçu la langue de feu... Il ne l'avait pas!


II

Et la preuve, elle est ici, dans ces oeuvres qui ne sont pas
complètes, mais choisies. Trop facile à donner si nous examinions
l'intégralité des écrits de Donoso Cortès, cette preuve ne brille que
mieux en ces oeuvres partielles, réunies par ces deux soeurs pieuses,
l'admiration et l'amitié. Les éditeurs de Donoso ont publié, avec son
ouvrage principal: l'_Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le
socialisme_, qui a fixé sa gloire et qui la gardera, beaucoup de
discours, d'articles de journaux, de lettres datées de diverses
époques, et il en est plusieurs de celles-là où, comme tant de ses
contemporains, Donoso Cortès, trop fort d'esprit pour n'avoir pas le
respect du catholicisme, reculait encore devant la pratique, cet
effroi des lâches, sans laquelle il est impossible au penseur le plus
fort de se justifier tout son respect.

Eh bien, quoique tous ces écrits portent, à des degrés différents, la
marque de ce catholicisme qui finit par s'emparer complètement de
Donoso Cortès et le fit naître à force de le féconder, il saute aux
yeux que les plus faibles _catholiquement_ de ces écrits sont, au
point de vue du _talent seul_, d'une faiblesse plus que relative!...
On voit, clair comme le jour, à travers ces écrits, ce qu'aurait été
toute sa vie Donoso Cortès sans ce catholicisme maîtrisant et
transfigurateur qui fut le ciel pour son talent. Il serait, sans nul
doute, resté, en toutes choses, l'homme de l'incroyable jugement sur
Talleyrand de _La France en 1842_, et cet homme était un rhéteur. Il
n'y a qu'un rhéteur, en effet, et un rhéteur de la pire espèce, qui
puisse comparer Napoléon et Talleyrand, et mettre Talleyrand au-dessus
de Napoléon!

Oui! cette tache de la rhétorique se serait étendue sur toute la
pensée, et la taie eût bientôt couvert l'oeil. Cet esprit, né
brillant, n'aurait bientôt plus résisté à la tentation d'une seule
antithèse. La solidité ne serait pas venue, ni la force simple ni la
sincérité. Le talent de _nature_ aurait grandi, plus ou moins mensonge
ou caresse; le talent de _grâce_ n'aurait point paru. Nous aurions eu
dans tout son développement le rhéteur qui est au fond--tout au
fond--du talent de Donoso Cortès; car il y est, le rhéteur,--plus ou
moins doué, plus ou moins puissant, ce n'est pas la question!--mais il
y est. Malgré la grâce du catholicisme, la Critique l'y voit encore
sous cette grâce qui a tout dompté.

Donoso Cortès est du pays des grands rhéteurs, Sénèque, Lucain et
Gongora. Il l'est aussi, même quand il croit et veut le moins l'être,
même quand il insulte la beauté littéraire: «J'ai eu--dit-il dans une
lettre à Montalembert--le fanatisme de l'expression, le fanatisme de
la beauté dans les formes, et ce fanatisme est passé... Je dédaigne
plutôt que je n'admire ce talent qui est plus une _maladie de nerfs_
qu'un talent de l'esprit...» ce qui est assez insolent et assez faux,
par parenthèse. Et au moment même où il écrit cela, sans transition et
comme pour se punir, il ajoute ce mot de rhéteur inconséquent, de
rhéteur incorrigible, qui tout à coup reparaît: «Les formes d'une
lettre ne sont ni littéraires ni belles». Misérable axiome de
rhétorique, non moins faux!

Et pourquoi ne seraient-elles pas belles?... Mais laissons là ces
dédains factices qui n'ont pas le droit d'exister. Le catholicisme,
cette source sublime d'inspiration, a donné à Donoso Cortès une
assez belle forme pour qu'il ne puisse la dédaigner sans affectation
ou sans injustice, et il ne la lui a donnée qu'à la condition
d'élever, d'épurer, de grandir toutes les forces de sa pensée; car
la pensée et la forme ne se séparent pas. Elles sont congénères et
consubstantielles. L'homme ne se dédouble pas. Il y périrait. Les
rhéteurs seuls ont pu inventer cette platitude du vêtement et du
corps, pour dire le style et la pensée. Mais où cela s'est-il vu?
Pour notre part, nous ne croyons pas plus à l'écrivain sans pensée
qu'au penseur sans style... Kant lui-même a du style, quand, par
rareté, il a raison.


III

Donoso Cortès, qui a toujours raison quand il est entièrement
catholique, est donc un grand écrivain dont la Critique est
appelée, aujourd'hui qu'on publie ses oeuvres, à dire les défauts et
leur étendue, les qualités et leur limite. Son mérite le plus net, à
nos yeux, le plus grand honneur de sa pensée, c'est d'avoir ajouté à
une preuve infinie; c'est, après tant de penseurs et d'apologistes
qui, depuis dix-huit cents ans, ont dévoilé tous les côtés de la
vérité chrétienne, d'avoir montré, à son tour, dans cette vérité, des
côtés que le monde ne voyait pas; c'est, enfin, d'avoir, sur la chute,
sur le mal, sur la guerre, sur la société domestique et politique, été
nouveau après le comte de Maistre et le vicomte de Bonald, ces
imposants derniers venus! La vérité a des fonds de sac étonnants et
inépuisables. On croit que c'est la fin, et voilà que tout recommence,
sans se répéter!

Ce que le comte de Maistre et le vicomte de Bonald firent contre les
erreurs de leur temps, le marquis de Valdegamas l'a fait contre les
erreurs du sien, et il l'a fait avec des qualités tout à la fois
semblables aux leurs et différentes... L'un (le comte de Maistre)
était un grand esprit intuitif; l'autre (le vicomte de Bonald) un
grand esprit d'enchaînement. Donoso Cortès a bien parfois l'aperçu de
Joseph de Maistre, mais cet aperçu n'arrive pas chez lui, comme chez
de Maistre, pareil à un trait de lumière qui part du fond de la
pensée, au rayon visuel qui jaillit du centre de l'oeil. C'est lui
plutôt, Donoso, qui arrive à l'aperçu comme à une lumière en dehors de
sa pensée, et, à force d'aller vers elle, de raisonnement en
raisonnement.

On pourrait dire de Donoso Cortès qu'il a de l'_aperçu par
développement_, tandis que pour de Maistre l'aperçu point d'abord et
le développement vient ensuite, s'il en est besoin. Pour cette raison
même, Donoso Cortès a certainement autant de logique que de Bonald. Il
y a plus: on peut affirmer que c'est la logique, entre toutes les
puissances de son esprit, qui lui fait sa supériorité absolue. Il en a
les formes rigides et souples, l'enthymème, l'énumération, le sorite.
C'est toujours enfin de la pure logique qu'il tire, lorsqu'elle est
belle, toute la beauté de sa pensée. Soit donc qu'il fasse acte
d'écrivain à tête reposée ou d'orateur s'exprimant dans un parlement,
Donoso Cortès est partout et surtout un formidable logicien, et
tellement logicien qu'il ne craint pas d'être scolastique par la
forme, car il a assez d'expression à son service pour ne jamais
paraître sec.

Il a, en effet, les dons du génie espagnol. Il en a la solennité, qui
est l'emphase contenue. Il en a la pompe, l'harmonie, le nombre, la
plénitude, la sonorité. C'est un large cours de pensées que ses
pensées, enchaînées les unes aux autres comme les flots aux flots,
mais auxquelles il faut de la place. Il faut à Donoso Cortès de
l'espace pour rouler son fleuve! Il n'a pas le monosyllabe, la
paillette qui fait du fleuve un Pactole, la pointe acérée et
étincelante, ce clou d'or, quand il n'est pas de diamant, qu'avait
Joseph de Maistre, et qu'il fichait si bien, de sa main spirituelle,
entre les blocs carrés et lisses de son style au ciment romain.

Le style d'un homme, lorsque cet homme n'est pas assez fort pour le
faire avec sa seule manière de sentir, a ses origines. Pascal, par
exemple, c'est Montaigne, plus la manière de sentir de Pascal, et
cette manière, c'était l'épouvante, l'effarement, le cabrement devant
l'abîme. L'origine du style de Donoso Cortès est saint Augustin dans
ses _Confessions_. Saint Augustin l'attire par sa tendresse, la grande
qualité de son esprit et de son âme. Il l'attire aussi par son défaut
peut-être, car saint Augustin, sous les magnificences de son génie,
comme Donoso Cortès sous le sien, cache son atome de rhéteur.


IV

Tel nous trouvons en ces trois volumes le talent du marquis de
Valdegamas. Plus oratoire que littéraire, Donoso Cortès a, même
lorsqu'il s'efforce d'être didactique, comme dans son _Essai sur le
catholicisme, le libéralisme et le socialisme_, les aspirations, les
apostrophes, le mouvement et le redoublement antithétique. Il a de
l'orateur: Il doit avoir lu immensément les sermonnaires. Il a les
grands mots oratoires qui une fois dits ne s'oublient plus: «Ou un
seul homme--dit-il un jour--suffirait pour sauver la société: cet
homme n'existe pas; ou, s'il existe, Dieu _dissout pour lui un peu de
poison dans les airs_!» Un autre jour: «Dieu a fait la chair pour la
pourriture, et le _couteau pour la chair pourrie_.» Et encore: «Où que
l'homme porte ses pas, il la rencontre (la douleur), statue _muette et
en larmes, toujours devant lui_!» Rappelez-vous ce qu'il dit une fois
de Sainte-Hélène: «Napoléon, le maître du monde, devait mourir séparé
du monde par un _fossé dans lequel coulerait l'Océan_.» Il parle
quelque part de je ne sais quelle doctrine indigne de _la majesté de
l'absurde_.

Un peu plus, il serait déclamateur; mais il s'arrête à temps et le
goût est sauvé. Du reste, rarement fin, et ceci l'honore... La finesse
de l'esprit n'est souvent qu'une ressource de sa lâcheté. Donoso est
le courage même. Il a la foi de ce qu'il dit, et il ne se baisserait
pas d'une ligne pour ramasser tout un monde de popularité si Dieu le
mettait à ses pieds.

C'est le contraire d'un autre éclatant, de Chateaubriand, sur lequel
il l'emporte par la pureté, le calme et la beauté de l'âme, s'il ne
l'emporte pas par la beauté de son génie. Il se soucie peu de la
gloire. «Je ne veux pas que mon nom résonne--dit-il dans une de ses
lettres;--je ne veux pas que les échos le répètent et qu'il retentisse
sur les montagnes. Il n'est pas en mon pouvoir d'empêcher mes
adversaires de le prononcer, mais je suis résolu à empêcher mes amis
de le faire, et c'est le but de cette lettre.»

Et lorsqu'il écrit cela il est très vrai. Il est conséquent à ce qu'on
trouve partout, à mainte page de ses oeuvres: «L'idéal de la
vie,--dit-il,--c'est la vie monastique. Ceux qui prient pour le monde
font plus que ceux qui combattent.» Et, en effet, lui, l'ambassadeur
qui n'a jamais fait comme Chateaubriand, ce fat d'affaires, ce porteur
d'empire sur le bout du doigt, ennuyé à la mort si on l'en croyait et
lassé de ce faucon qui pèse si peu au poing du génie, il allait,
lorsque la tombe le prit, quitter simplement ses costumes de palais,
qu'il n'appelle nulle part des guenilles, et revêtir une soutane. Dieu
ne le permit point; il lui gardait un autre autel à desservir. Il
l'appela et en fit son prêtre... pour l'éternité, dans les cieux!


V

Nous avons dit que l'ouvrage principal de Donoso Cortès, le seul qui
lui gardera dans la postérité cette gloire à laquelle il ne tint point
durant sa vie, était son _Essai sur le catholicisme, le libéralisme et
le socialisme_, et c'est même le seul ouvrage régulièrement _composé_
qu'il ait laissé parmi ses oeuvres. Turbulences dans un temps
turbulent, cris éloquents poussés sous la pression des circonstances,
les autres écrits de Donoso Cortès, discours, articles de journaux ou
lettres, ne sont pas des livres à proprement parler et dont la
Critique puisse donner l'anatomie.

On les lira encore quelque temps, puis ils tomberont des mains, ne
laissant dans les esprits d'autre impression que l'impression du bruit
qu'ils firent, et ce sera bientôt effacé. Les journalistes et les
orateurs sont plus mortels que les autres hommes. Ils se résolvent
mieux et plus vite en poussière. Voix de la bouche, voix de la plume,
qui se sont fiées à l'air, à cette petite bouffée de vent dans
laquelle elles ont parlé... Le vent ne les trahit pas, et il les
emporte! Quoiqu'il ait eu, comme orateur, ses deux à trois moments
sublimes, Donoso Cortès, ni dans le journal ni à la tribune, n'a été
un de ces voyants à distance, qu'on nous passe le mot! un de ces
prophètes de longueur qu'il faut forcément être si, comme orateur ou
comme journaliste, on a la prétention, que je trouve un peu forte, de
ne pas mourir.

Dans ses _Lettres sur la France en 1851_, il parcourt, jour par jour,
le cercle que toutes les intelligences de ce temps, quand elles
n'étaient pas folles, ont pu parcourir; mais je ne vois rien là de
prédominant et de supérieur.

Les événements lui donnent dans les yeux de leur impalpable cendre de
chaque jour et font ciller ses mélancoliques paupières, qui n'ont pas
l'immobilité de celles de l'aigle. Lorsque ailleurs, je crois, sur
cette immense et noire tenture de mort dans laquelle il voit l'Europe
enveloppée (et qui l'est... peut-être), il se mêle de découper de
petites prophéties spéciales, il ne réussit pas. Il manque son coup:
«Si la Russie--dit-il--entre en Allemagne, il n'y a plus qu'à
accepter, en y ajoutant le mot de Napoléon: L'Europe sera
républicaine ou cosaque... si elle n'est catholique», et pourtant rien
de tout cela n'est arrivé. La peur, comme l'espoir, voit plus grand
que nature.

Le vieux monde s'est rassis sur ses vieux fondements, et ç'a été tout.
Évidemment, la gloire vraie de Donoso Cortès n'est point dans des
perspicacités de cet ordre. Elle est ailleurs, et c'est dans son
_Essai sur le catholicisme_ qu'il faut la chercher.

Elle est aussi dans cette philosophie de l'histoire qu'on trouve, dès
1849, dans la lettre, datée de Berlin, à Montalembert, et qui est
d'ailleurs la vue génératrice de toutes les vérités de l'_Essai_,
lesquelles sont nombreuses. Cette vue exprimée et développée déjà par
Donoso Cortès, et qu'il démontre, à savoir: le triomphe _naturel_ du
mal sur le bien, et le triomphe _surnaturel_ de Dieu sur le mal, par
le moyen d'une action _directe personnelle et souveraine_, n'avait
jamais été formulée avec cette plénitude et cette vigueur. C'est dans
la radieuse clarté de cette vue complète que Donoso écrivit l'_Essai_,
qui est tout ensemble la plus profonde apologie du dogme catholique et
une attaque contre les doctrines contemporaines dont le but est
d'abattre ce dogme et de le ruiner.

Pour Donoso Cortès comme pour Blanc-Saint-Bonnet (une autre gloire
catholique qui se fait présentement devant Dieu, et qui, un jour,
saisira l'attention des hommes), la théologie est la seule science qui
explique l'histoire, qui la prépare et puisse la gouverner, et il le
prouva en en appliquant les notions à tous les problèmes soulevés dans
son livre. Là il déposa tout son effort, toute sa force, et sa vie
presque. Il mourut, en effet, quelque temps après qu'il eut fini ce
livre, qu'on mettra désormais entre les _Soirées de Saint-Pétersbourg_
et les _Recherches philosophiques_ de l'auteur de la _Législation
primitive_;--à côté, mais un peu au-dessous des _Soirées_; à côté des
_Recherches_, mais aussi un peu au-dessus.

Avec son _seul_ livre de l'_Essai_, le marquis de Valdegamas s'est
placé entre le comte de Maistre et le vicomte de Bonald, qu'on
pourrait presque appeler les Pères laïques de l'Église romaine. On
s'en souvient, ils avaient, au XVIIIe siècle, mis partout leurs trois
dieux: Voltaire, Rousseau et Franklin, qu'ils appelaient le _Flambeau
de l'humanité_, dans le style du temps, sérieux et comique,
déclamatoire et plat.

Nous, catholiques du XIXe siècle, nous n'avions à opposer aux trois
colosses de la philosophie que deux hommes de hauteur, qui en valaient
bien trois, il est vrai: de Maistre et de Bonald; mais il nous
manquait le troisième. A présent, nous l'avons, et ce sera Donoso
Cortès.

Dans cette réplique d'un siècle à un autre par ses plus grands hommes,
le comte de Maistre,--avec son esprit merveilleux, si aristocratique,
si français, et ce don de plaisanterie charmante qui était comme la
fleur de son profond génie,--le comte de Maistre tient naturellement
la place de Voltaire, et c'est bien le Voltaire du catholicisme, en
effet. Bonald, qui en est le Montesquieu, Bonald, éloquent à force de
dialectique, s'y oppose vivement à Rousseau, et, chose singulière et
piquante! Donoso Cortès, du pays du Cid et de sainte Thérèse, Donoso
Cortès, qui a mis toutes les sciences de la terre aux pieds de la
théologie, y fait vis-à-vis et contraste au naturaliste Franklin!


VI

Les oeuvres choisies de Donoso Cortès sont précédées d'une
introduction de Louis Veuillot, qui, comme il nous l'apprend, fut
l'ami du marquis de Valdegamas. Cette introduction est de la placidité
pleine de force qu'ont les chrétiens quand ils regardent deux choses
tristes:--le monde et un tombeau. Elle n'a point de chétive petite
mélancolie.

Le monde ne sut point assez ce que valait Donoso Cortès, et Veuillot
l'a dit tranquillement, sans rien surfaire. Au premier rang de ce
monde par les titres et les relations, Donoso Cortès, marquis de
Valdegamas, n'y exerça pas toute l'influence à laquelle, de talent et
d'âme, il avait droit, et la faute en fut justement au monde de ce
temps, haïsseur de toute vigueur et de toute vérité complète. Il
fallait à un homme comme Donoso Cortès l'époque de Ximenès, et Ximenès
même pour ministre. Il ne l'eut point, et, comme tant d'autres, il
vint trop tard. Mais n'admirez-vous pas cette louange amère? Le plus
grand honneur qu'on puisse faire aux hommes du XIXe siècle, c'est de
supposer qu'ils n'en sont pas!



SAISSET[8]


I

L'_Essai de philosophie religieuse_ d'Émile Saisset veut à toute force
être modeste. C'est une composition très travaillée en modestie. On
s'attendait peu à ce ton, agréable du reste, et convenable surtout, de
la part de Saisset, un des diacres de Cousin, qui proclamait, il y a
peu d'années, que les philosophes «étaient désormais les seuls prêtres
de l'avenir,» et cela avec le contentement fastueux d'un homme qui en
tenait sous clef tout un petit séminaire. Saisset, professeur, et, si
je ne me trompe, suppléant de Cousin, lequel, lui, a donné sa
démission de philosophe entre les mains des dames et est entré dans
les pages de madame de Longueville, Saisset a baissé infiniment de
note depuis le temps où il se croyait un prêtre et, qui sait?
peut-être un évêque des temps futurs. Sa religion de l'avenir lui
paraît, en ce moment, fort menacée, et son livre est un cri d'alarme;
mais un cri d'alarme discrètement poussé, car tout est discret dans
Saisset: le ton, le talent, et même la peur.

  [8] _Essai de Philosophie religieuse_ (_Pays_, 8 novembre 1859).

Il a peur, en effet. Et il y a de quoi. La philosophie _qu'il adore_
(_sic_) est cernée et va mourir un de ces jours, non pas, comme
Constantin Paléologue, au centre d'un monceau d'ennemis circulairement
immolés autour d'elle, car la philosophie de Saisset n'a jamais tué
personne: elle n'est meurtrière que de vérité; mais elle va mourir au
milieu d'ennemis chaque jour plus nombreux, plus prompts aux coups et
plus puissants... Parmi eux, bien entendu, le catholicisme est là qui
la presse, et non pas seulement le catholicisme farouche, haineux,
théocratique et rétrograde, que hait modestement Saisset, mais le
doux, le rationnel, le tolérant, que les prêtres des temps futurs
souffrent auprès d'eux en attendant leur propre ordination définitive.
Il est assez simple et assez naturel que le catholicisme soit contre
la philosophie, qui veut lui succéder. Mais voici plus étonnant et
plus terrible. La philosophie est attaquée par la philosophie
elle-même. Ses parricides entrailles se retournent contre elle. _Tu
quoque, fili!_ Elle est frappée par son fils Brutus. Le fils Brutus de
la philosophie est le panthéisme, et ce fils Brutus mérite bien son
nom. Il est brute et brutal.

Et, de fait, le panthéisme, vous dira Émile Saisset, est en train de
devenir tout à l'heure la philosophie universelle de l'Europe. Que
l'Europe le sache ou l'ignore, qu'elle en soit consciente ou
inconsciente, elle est en lui, il est en elle, il est partout! Il
est dans les penseurs, il est dans les artistes, il est même dans
les femmes, qui croient à la substance et plaisantent...
panthéistiquement! La France fut assez jeune, dans le temps que
Cousin n'était pas encore dans les pages de madame de Longueville
et _commissionnait_ pour le compte de la philosophie française, la
France fut assez naïve (ce n'est pas là pourtant son habitude, mais
c'était la France philosophique, il est vrai,) pour accepter comme
une merveille exotique les germes de l'hegelianisme rapportés
pieusement dans le chapeau ou sous le chapeau de Cousin, et cette
fleur a donné ses fruits. Qui a goûté du Proudhon, du Taine, du
Renan, du Vacherot, les connaît, ces fruits germaniques, cultivés
par des mains françaises sur un sol français. Ce n'est pas bon, mais
c'est demandé, et la philosophie telle que l'enseigne Saisset
commence à ne plus placer ses produits. Ils paraissent insuffisants,
fades et même fadasses, aux goûts développés et à la fureur d'un
temps dépravé. Il y a des choses qui font trembler Saisset.
L'accroissement de la personnalité qui s'en va monstrueux, la rage
universelle de jouir, et tout de suite encore! enfin l'activité de
l'esprit aiguillonnée, exaspérée par cette rage de jouir, voilà ce
que ne saurait diminuer, apaiser ou contenir la philosophie, un peu
vieillotte, maintenant, pour ce faire, qu'on appelle proprement la
philosophie française, celle-là qui sortit de Descartes,--lequel,
lui, ne sut jamais sortir de lui-même!--qui fit un jour sa grande
fredaine de Locke, mais qui s'en est repentie quand elle fut sur
l'âge, plus morale en cela qu'une de ses amies, la _grand'mère_ de
Béranger.

Eh bien, cette philosophie est-elle irrémédiablement finie? Doit-elle
définitivement céder la place, l'influence et l'empire, au
catholicisme, qui nous ramènera au moyen âge ou au panthéisme, qui
nous amènera un âge comme l'histoire n'en a pas encore vu? Car la
question se débat, selon Saisset, entre ces deux alternatives: «Il n'y
a que deux espèces de penseurs conséquents,--dit-il textuellement à la
page XXV de son introduction:--ceux qui nient la raison, la science et
le progrès et veulent le retour de la théocratie du moyen âge, et ceux
qui veulent une reconstitution radicale de la société et de la vie
humaine.» Pour lesquels nous prononcerons-nous?...

Après ces paroles et la question ainsi posée, qui ne croirait que
Saisset a choisi? Qui ne croirait qu'il est un de ces radicaux
courageux, un de ces panthéistes qui semblent les progressistes réels
en philosophie, puisqu'ils sont les derniers venus? Et cependant, non!
il ne l'est pas. Loin de choisir, il se dérobe. Bien loin d'être une
déclaration de panthéisme, le livre est, au contraire, une discussion
en forme contre le panthéisme et une doctrine élevée à côté pour
échapper aux conclusions envahissantes de ce fléau qui s'étend
toujours. Entre les théocrates du moyen âge et les terribles séculiers
de l'avenir, qui a donc pu retenir Saisset et lui faire tracer une
tangente par laquelle il se sauve des uns et des autres? Cela est
curieux, mais cela doit être certainement la théocratie à son usage,
cette théocratie philosophique qui n'est pas rétrograde, celle-là, et
qu'il a rêvée pour lui et pour ses amis. Il ne veut pas manquer sa
prêtrise. Il ne lâche pas sa part de troupeau, et son livre, intitulé
_Essai de Philosophie religieuse_[9], n'a pas d'autre sens que
celui-là, sous ses formes d'une simplicité piperesse et d'une modestie
qui prouve qu'on n'a plus la puissance, car l'humiliation n'est pas
l'humilité!

  [9] Charpentier.


II

Mais, si Saisset a vu très juste dans les circonstances
contemporaines, et si la question morale et intellectuelle du monde
doit s'agiter entre les conséquents du catholicisme et les conséquents
du panthéisme, a-t-il vu également juste en croyant possible
d'établir, ou, pour parler aussi modestement que lui, de pressentir
une troisième solution à introduire, en _catimini_, sous les regards
de l'opinion, avec des patelinages de plume qui montrent au moins de
la souplesse dans son talent? Si la question philosophique du temps
présent est, comme il l'a dit et comme je le crois, la question de la
personnalité divine; si, au terme où est arrivé l'esprit humain, il
faut, de rigueur, être pour l'homme-Dieu tel que la religion de
Jésus-Christ nous l'enseigne, ou pour le Dieu-homme tel que l'établit
Hegel, Saisset, qui veut bien du sentiment chrétien, mais qui ne veut
pas de la religion chrétienne, et qui, non plus, ne veut pas du
panthéisme, qu'il hait comme un voleur d'héritage parce qu'il le
priverait de la succession sur laquelle il a compté, Saisset, à qui je
ne demanderai pas plus qu'il ne peut me donner, a-t-il fait, du moins,
dans son _Essai de philosophie religieuse_, pour le compte de la
personnalité divine, quelque découverte qui fasse avancer cette
question?

Je viens de lire cette longue méditation cartésienne, faite les yeux
fermés et les mains jointes avec les airs de recueillement d'un
philosophe en oraison, dans _l'in pace_ de la conscience, dans le
silence profond de la petite Trappe psychologique que tout philosophe
porte en soi pour y faire des retraites édifiantes de temps en temps
et s'y nettoyer l'entendement, et, je l'avoue, je n'y ai rien trouvé
qui m'éclairât d'un jour inconnu et fécond la personnalité divine que
nous autres catholiques nous savons éclairer du jour surnaturel de la
foi.

Et il y a plus! je n'ai trouvé, dans cet _Essai de philosophie
religieuse_, ni philosophie ni religion, car le déisme n'est pas plus
une religion que le spiritualisme n'est une philosophie, et le mot
même d'essai n'est pas plus vrai que le reste avec sa modestie, car un
essai suppose qu'on s'efforce à dire une chose neuve, et l'auteur en
_redit_ une vieille dont nous sommes blasés, tant nous la connaissons!

En effet, Saisset, dans ce livre nouveau, quoiqu'il soit imité de
Descartes, est éternellement le Saisset de la _Revue des Deux Mondes_
et des _Essais sur la religion et la philosophie au_ XIXe _siècle_.
Les philosophes ont bien parfois des velléités de transformation, mais
ils ne réussissent guères à s'enlever de la glu d'idées dans laquelle
ils ont été pris une fois, et leur pensée y reste prise. L'englument
éclectique n'a point manqué à Saisset. Il ne s'en retirera jamais.
L'éclectique qu'il fut dans sa jeunesse, il l'est encore.
Philosophiquement, comme tous ses pareils, les éclectiques du
commencement du siècle, faits par Cousin à son image, il a toujours eu
un petit bagage d'idées fort léger. Comme les éclectiques, ces
emprunteurs à tout le monde, il les doit, ses idées, à Descartes, à
Leibnitz ou à Reid, et cela s'appelle la progression des êtres, le
grand optimisme, la liberté humaine, la Providence et l'étude des
faits de conscience; et voilà la valise faite de Saisset et de ces
messieurs!

Eh bien, aujourd'hui que cette philosophie court-vêtue et en souliers
plats, et fort plats,--comme la Perrette, portant sur sa tête son pot
au lait, dans la fable,--aujourd'hui que cette philosophie a une peur
blême pour ce pot au lait qui va tomber peut-être, Saisset a-t-il au
moins ajouté quelque chose à son poids pour en assurer l'équilibre? Y
a-t-il mis le poids d'une idée de plus, et n'est-ce pas sans cesse le
même ballonnage de spiritualiste et de providentiel, qui ne leste
rien, n'assure rien et titube toujours?...

Son livre est divisé en deux parties: la première est l'histoire
discursive et critique des philosophes antérieurs et contemporains et
de leurs systèmes: Descartes, Malebranche, Spinoza, Newton, Leibnitz,
Kant, Fichte, Schelling et Hegel, et, dans un temps où la philosophie
n'est plus que l'histoire de la philosophie, cette partie du livre,
dans laquelle il y a l'habitude des matières traitées qui singe assez
bien le talent, se recommande par l'intérêt d'une discussion menée
grand train et avec aisance; mais, d'importance de sujet, elle est
bien inférieure à cette seconde partie où l'esprit s'attend à trouver,
contre toutes les erreurs et les extravagances signalées par l'auteur
dans toutes les philosophies, un boulevard doctrinal solide, et
s'achoppe assez tristement contre ces infiniment petits
philosophiques: le déisme de la psychologie et ses conséquences
inductives et probables,--ce déisme dont Bossuet disait, avec la
péremptoire autorité de sa parole, «qu'il n'est qu'un athéisme
déguisé»! Avouez que c'est là une puissante manière de fortifier aux
yeux des hommes la personnalité de Dieu.

Telle est pourtant la théorie d'Émile Saisset.

Ce n'est pas même une théorie. Ce sont des affirmations peu carrées et
peu appuyées, mais rondes plutôt et glissantes, de ces inductions
données cent fois par l'école cartésienne tout entière, cette école du
_moi_ qui n'a jamais su jeter de pont d'elle à Dieu et dont l'auteur
de l'_Essai d'une philosophie religieuse_ a répété, sans les varier,
les termes connus. Ce n'est ni plus ni moins qu'un petit catéchisme
cartésien à l'usage des faibles qui ne veulent pas devenir forts, car
la force, c'est une témérité pour les prudents, et la force serait,
sur cette question de Dieu, de s'élever plus haut qu'une philosophie
qui la pose, l'agite, mais n'a jamais pu la résoudre.

Certes! oui, Saisset a bien raison d'être modeste. Quand il l'est, on
peut le prendre au mot. Sans originalité d'aucune sorte, trivial même
dans le faux, par exemple dans la question des religions, qui ne sont,
d'après lui, que des amusettes et des symboles, l'oeuvre de Saisset
n'ose rien de dogmatique et de réellement décisif sur la personnalité
divine, d'abord parce que le déisme pur ne le permet pas, et ensuite
parce que, sur cette question de Dieu, l'Institut ne se soucie pas
qu'on dépasse la ligne circonspecte d'une haute convenance sociale.
Or, Saisset est un déiste qui vit toujours, de pensée, de désir et
d'âme, en la présence de l'Institut.


III

Mais, si le livre de Saisset est d'une si profonde nullité dans sa
partie affirmative, nous serons assez juste pour revenir et pour
insister sur la valeur de la partie négative ou critique de son
ouvrage. Cette partie négative, d'ailleurs, est toujours la meilleure
chez tous les philosophes, ce qui, par parenthèse, est un cruel
arrêt, implicitement porté par les faits, contre la philosophie
elle-même. Les philosophes ne sont vraiment forts que les uns contre
les autres. Sans leurs erreurs mutuelles, que seraient-ils?...

Saisset, qui n'a jamais été une de ces supériorités qui ont, de génie,
le droit de haute et basse justice sur les systèmes couverts du
porte-respect des grands noms, Saisset, qui ne fut jamais rien de
beaucoup plus qu'un joli sujet en philosophie, n'en a pas moins exercé
la magistrature du bon sens et de la raison, en maint endroit de ses
critiques, contre des hommes de l'imposance d'un Leibnitz, d'un
Descartes, d'un Kant, d'un Spinoza. Je sais bien qu'en relevant
l'erreur il reste courbé devant celui qui l'a produite, et je
reconnais là le joli sujet dont je parlais tout à l'heure, respectueux
pour ses maîtres et obstiné au respect pour eux, malgré leurs plus
honteuses et leurs plus dangereuses folies.

Un esprit plus vigoureux que celui de Saisset ne vénérerait pas la
force jusque dans l'abus qu'on fait d'elle, un bon sens plus fier
n'aurait pas de ces attitudes devant les gauchissements du génie ou
ses crimes,--car les fautes intellectuelles d'un homme investi de
facultés transcendantes peuvent aller jusque-là; mais il faut se
rappeler que Saisset est professeur, et je nomme ce respect déplacé le
_mal de l'école_. Un professeur n'a pas la recherche libre de la
philosophie. Il est professeur avant d'être philosophe. S'il était
plus philosophe, il ne serait pas professeur... De plus, quand on vit
en intimité d'étude avec les grands esprits philosophiques, avec ces
grands cerveaux, tous fausseurs ou corrupteurs, plus ou moins, de la
tête humaine, si on leur arrache par la réflexion l'intégrité de sa
pensée, on leur laisse de sa dignité par l'admiration qu'on ne leur
arrache pas, et c'est ce qui est arrivé à Saisset quand il se sépare
des sophismes de ses maîtres et qu'il a le courage de les montrer.
Ainsi pour Spinoza, par exemple, dont il voit très bien le vice
radical et profond, le vice irrémissible, il reste sans conclure par
le mépris mérité avec ce fakir hollandais et juif beaucoup trop vanté,
né de la kabbale et du gnosticisme, dans un coin, et qui ne fut jamais
que le génie obscur de l'abstraction et de la géométrie, dévoyé dans
l'étude de l'homme. L'enthousiasme du mandarin, et je dirai plus, de
l'écolier, est ici plus fort que le bon sens primitif, et met un
défaut de proportion des plus choquants entre la critique qu'on s'est
permise et l'admiration qu'on garde encore...

Eh bien, cela est inférieur! Il est inférieur aussi, après avoir
conclu au particulier dans chacune de ces biographies intellectuelles,
de n'avoir pas su conclure au général et, après avoir fait passer
philosophes et systèmes par le creuset de l'analyse, de n'avoir pas
jaugé d'un dernier regard la puissance en soi de la philosophie. Otez,
en effet, les vérités _indémontrables_ et nécessaires à la vie et à la
pensée humaines qu'on savait avant les philosophes et auxquelles ils
n'ont pas donné un degré de certitude de plus,--le nombre infini de
leurs sophismes laborieux,--les forces d'Hercule perdues par eux pour
saisir le faux ou le vide,--le mal social de leurs doctrines, qui
n'ont pas même besoin d'être grandes pour produire les plus grands
maux,--ôtez cela, après l'avoir pesé, et dites-moi ce qui reste de
tous ces philosophes et de toutes ces philosophies, même de ceux ou de
celles qui paraissent le plus des colosses!

Je m'en vais vous dire ce qui reste. Il reste de grands poètes, fort
curieux d'abord et ensuite assez fatigants à connaître, des poètes
étranges, les _poètes de l'abstraction_ bien plus que des
découvreurs de vérités. Depuis Aristote jusqu'à Kant, qui l'a
complété, depuis Hegel, le descendant, jusqu'à Spinoza, l'aïeul, et
qu'un autre poète, mais qui valait mieux, Lessing, a réhabilité à
force de poésie, vous n'avez, prenez-y bien garde! dans tous ces
philosophes, que des poètes abstraits. Voyez! ils sont presque tous
géomètres, parce que la géométrie est suprêmement la science de
l'imagination, et, de l'aveu de Saisset lui-même, c'est par là
qu'ils périssent comme observateurs. Avec leurs tourbillons, leur
vide et leur plein, leur dynamique, leurs harmonies préétablies,
leurs idéalismes impossibles, ce sont de grands poètes, mais
abstraits,--des _faiseurs_, comme dit le mot _poète_, des créateurs
de puissantes ou d'impuissantes chimères... Car l'homme n'invente
réellement que sur le terrain de l'imagination; mais Dieu lui donne
et il reçoit seulement sur celui de la vérité. Ce sont d'énormes
poètes abstraits, mais le moindre poète vivant, avec la plus modeste
des fleurs à la bouche, le moindre poète d'expression, vaut mieux
que tout cela, et--je finirai par ce blasphème philosophique,--fait
plus véritablement que tous ces abstracteurs de quintessence pour
l'avancement moral du genre humain!



SAINT-RENÉ TAILLANDIER[10]


I

Après la philosophie, la littérature. Après Émile Saisset et son livre
de Philosophie religieuse, voici Saint-René Taillandier, qui publie à
son tour un volume d'histoire et de philosophie,--religieuse aussi.
C'est comme un écho! «J'aurais pu très bien--nous dit-il dans son
introduction--appeler ce recueil _la Liberté religieuse_.» Et c'est la
vérité. Pourquoi donc pas? Mais, mystérieux et profond, il en reste là
tout à coup de sa confidence et ne nous apprend pas pourquoi il a
préféré pour son livre cet autre titre, qui aura paru probablement
moins compromettant à sa vaillance: _Essai de philosophie
religieuse... Histoire et philosophie religieuse_[11]. Toujours la
religion mêlée à la philosophie! N'y a-t-il là qu'un rapport de titres
entre deux ouvrages différents?... Émile Saisset et Saint-René
Taillandier, s'ils ne sont pas gens de même doctrine, sont gens de
même maison. Ils écrivent tous les deux, depuis longtemps, à la
_Revue des Deux Mondes_. Seulement Saisset a le haut du pavé sur
Taillandier. Émile Saisset est à Saint-René Taillandier ce que le
philosophe est à l'homme de lettres. Il a dans la tête des
constructions quelconques que l'autre n'a pas.

  [10] _Histoire et Philosophie religieuse_ (_Pays_, 23 novembre 1859).

  [11] Lévy.

L'autre est un esprit entièrement... plane. Excepté un vent obstiné de
liberté qui y souffle perpétuellement, il n'y a pas grand'chose à
rencontrer dans cette cervelle tout en surface. La liberté! la
liberté! voilà la seule idée qui habite dans l'esprit de Saint-René
Taillandier,--un steppe.... moins l'étendue! Dans les huit articles de
revue dont il a composé son livre, Saint-René Taillandier ne cesse pas
de nous répéter, sur un ton qu'on voudrait plus varié: «Soyons
religieux, mais surtout soyons libres, libres même de n'être pas
religieux du tout, si cela nous plait.» Car, avec la liberté telle que
la conçoit ce libéral immense, la religion ne peut plus être que la
liberté de n'avoir pas de religion. De tous les _dilettanti_ de
liberté, nombreux en ce siècle, Taillandier est, sans contredit, un
des plus ardents et des plus exigeants que nous ayons connus. En
voulez-vous la preuve? Vous aviez cru peut-être avec nous que nous
avions la liberté religieuse en France. Eh bien, non! selon Saint-René
Taillandier, nous ne l'avons pas... Hein! quel amateur!

Nous n'en avons guères qu'un piètre fragment, un à peu près
insuffisant. Rien de plus.--Mais ce que nous en avons déjà pourra
servir à nous en faire avoir encore; et c'est là le but grandiose
auquel le devoir ou l'honneur du XIXe siècle est de pousser de toutes
ses forces réunies. Chose plus difficile à accepter! c'est
aussi--toujours selon Taillandier--le devoir du christianisme
lui-même. Le christianisme doit établir la liberté contre sa propre
personne, et il n'est même le christianisme _vrai_ qu'à ce prix. Ne
riez pas, et ne croyez pas que Saint-René Taillandier, qui écrit cela,
soit un ennemi du christianisme! Non pas! C'est un ami plutôt.

Il diffère par un point de Saisset. Il ne se contente pas de saluer
avec un respect froid cette religion qui passe (on l'espère bien), et
qu'on ne salue que parce qu'on croit qu'une fois passée elle ne
reviendra plus et que la philosophie pourra s'installer à sa place.
Lui, Taillandier, s'agenouille encore devant elle... Critique doux,
simple professeur de littérature en province, il n'a pas l'ambition du
sacerdoce philosophique. Il ne demande pas mieux que de rester
chrétien et tranquille,--l'unique chrétien, je crois, de la _Revue des
Deux Mondes_. Mais, pourtant, c'est à la condition que le
christianisme se conduira bien, c'est-à-dire ira se relâchant chaque
jour un peu plus dans une liberté indéfinie. Tel est le christianisme,
l'_idéal_ de christianisme de Saint-René Taillandier, et à la _Revue
des Deux Mondes_, qui, comme on sait, est rédigée par une société de
ménechmes, c'est son originalité.


II

Il n'en a pas d'autre, en effet. Il écrit comme on écrit dans cette
maison-là, avec la gravité pesante, grise et uniforme qui n'y
distingue personne. Il a ce gros style qu'on appellera dans cinquante
ans _style Revue des Deux Mondes_, comme on dit le _style réfugié_, ce
style que chacun met sur sa pensée à cette revue et qui ressemble à
une casaque pendue dans l'antichambre pour le service de tous les dos.

Saint-René Taillandier est déjà un des anciens de la maison et de la
casaque. Pendant que les talents qui fondèrent l'une et rejetèrent
l'autre, et qui avaient trop de personnalité et de vie pour se laisser
grossièrement éteindre, s'en allaient successivement à la file, il
resta, et passa maître, les maîtres partis. Il n'avait rien de ce qui
avait brouillé les fondateurs de la maison avec un homme qui traitait
ses écrivains comme un allumeur de quinquets attaqué d'ophtalmie
traite ses becs de gaz, dont il hait et diminue la clarté. Taillandier
était, lui, un quinquet fort sage, de lumière modérée, de chaleur sans
inconvénient; enfin il était comme il fallait être pour vivre
éternellement dans le clair-obscur de l'endroit. Chose importante! il
réussissait dans l'ennui. En talent, il était le billon dont Gustave
Planche était la monnaie blanche. C'était du Gustave Planche tombé
dans de l'allemand, une vase terrible et de laquelle on n'a jamais pu
le sortir! S'il n'y avait pas d'Allemands au monde, on peut se
demander ce que serait Saint-René Taillandier. Il est bien probable
que nous serions privés de ce grand homme. Aujourd'hui, les
connaissances que son livre atteste sont, comme toujours, des
importations d'Allemagne, sur lesquelles ne rayonne jamais l'aperçu
qui les nationaliserait.

La seule chose en propre qui appartienne donc à Taillandier, c'est son
christianisme _libre_, lequel ne lui a pas coûté grand'peine,
puisqu'il n'est, dans une tête ouverte à toutes les choses vagues, que
la notion confuse d'une liberté sans limites. Ce christianisme sans
gêne est fort au-dessous d'un protestantisme quelconque, car le
protestantisme a des liens qui l'embrassent et qui le retiennent en
des communions déterminées, et comme le catholicisme, mais avec moins
de bonheur et de facilité que le catholicisme, il a toujours essayé de
défendre son unité, sans cesse menacée et faussée d'ailleurs par son
principe même. Non! Taillandier n'a pas l'honneur d'être protestant,
ou, s'il l'est, car tout le monde qui désobéit peut l'être, c'est un
protestant sans doctrine, comme il est un philosophe sans philosophie,
comme il est un fantaisiste sans invention, et l'introduction de son
livre d'_histoire et de philosophie religieuse_ nous met
particulièrement au courant de cette fantaisie sans puissance.

Dans cette introduction, en effet, Taillandier, qui a la prétention de
remuer ses petites idées générales tout comme un autre, s'efforce de
résumer et de bloquer celles qu'il a dispersées dans les _articles_ de
son livre, et, comme ici nous n'avons pas de romans allemands à
exposer ou des cancans d'érudition allemande à faire, nous montrons
mieux ce que nous sommes par nous-même dans cette introduction, d'une
clarté tout à la fois innocente et cruelle. Quand on a lu ce triste et
traître morceau, impossible de se méprendre sur l'incurable faiblesse
d'esprit d'un homme qui a osé écrire au front de son livre les mots
d'_histoire_ et de _philosophie religieuse_, et qui, précisément dans
ces deux grands ordres d'idées, ne procède que par sophismes
vulgaires, et a démontré qu'il n'y avait en lui que la pauvreté de
l'erreur.

Saint-René Taillandier a repris une millième fois la thèse maintenant
abandonnée de tout ce qui a quelque ressource de discussion dans la
pensée, cette distinction banale de l'avocasserie philosophique d'un
christianisme du passé mis en contraste avec le christianisme de
l'avenir. «Le christianisme du passé est judaïque,--dit-il insolemment
pour les juifs, nos ancêtres, et pour nous;--il est judaïque parce
qu'il prétend maintenir, sans hérésie, sans atteinte à la tradition,
l'intégrité de la croyance.» Et pour légitimer cette affirmation, qui,
vous le voyez, se détruit seulement en s'exprimant, et prouver qu'il
est de l'essence de la vérité éternelle d'être moins forte que le
temps et de changer avec lui, après avoir posé le principe faux du
changement nécessaire il le complète en l'appuyant sur des
affirmations historiques d'une égale fausseté.

«Ainsi--dit-il--l'Église de saint Louis n'était pas l'Église de
Constantin», et on pourrait le mettre au défi de dire en quoi ces deux
églises diffèrent! Ainsi encore il assure ailleurs que le
christianisme aurait péri au XVIe siècle sans la réforme protestante,
et il ne parle pas de cette grande réforme du concile de Trente qui,
pendant que Luther et les autres voulaient tout anéantir, sauve tout,
en sauvegardant le dogme,--le dogme éternel! Certes! Taillandier, qui
est un professeur et un lettré, n'a pu rester en de si profondes
ignorances ou tomber dans des oublis si légers, et je sais bien quel
mot la Critique pourrait lui infliger si elle ne savait aussi la
triste faculté de se faire illusion qu'ont les hommes, et ceux-là même
dont la tête a le moins de fécondité.

Du reste, il n'y a pas, dans cette introduction aux fragments
d'_histoire et de philosophie religieuse_, que l'erreur souche du
point de vue principal. Sur la grosse erreur, Taillandier en a brodé
fort bien de petites, comme on brode sur un fond de perles des perles
plus fines. Il n'y a que les perles qui manquent ici. Taillandier n'a
pas même la perle de l'erreur. Il n'en a que la verroterie.
Croira-t-on, par exemple, que dans sa fameuse introduction il ait
confondu honteusement le monde religieux et le monde politique?
Croirait-on qu'il compte deux sortes d'esprits dans le XVIIIe siècle?
Et pourquoi pas trois? pourquoi pas dix?... A quel _fond de choses
réelles_ vont ces vieilles rubriques, usées comme pantoufles par les
sophistes du temps, et qui sont chez Taillandier les procédés
ordinaires?... Spiritualiste de prétention, spiritualiste que nous
connaissons bien, et dont toute la visée et tout l'espoir est de
spiritualiser tellement le christianisme qu'il n'en reste absolument
rien, il pouvait s'épargner ces comédies de _queue_ que les renards
jouent aux dindons; il pouvait s'épargner les filières par lesquelles
il veut faire passer sa pensée... qui n'y passe pas et que nous voyons
toujours!

Parlons maintenant sans ironie. L'amour du christianisme de
Taillandier est tout simplement la haine du catholicisme, comme le
respect de Saisset en est l'envie. Le christianisme prétendu de
Taillandier, c'est la tolérance de tout, sans cela, il ne le
tolérerait pas. Ce christianisme repousse formellement, après l'avoir
cité, ce mot sublime: _le Christ aux bras étroits_, de Bossuet. Il
veut que son Christ, à lui, ait les bras ouverts d'une courtisane! Je
demande bien pardon de mettre de pareils mots l'un en face de l'autre,
même par horreur des idées qu'ils expriment; mais j'en renvoie le
sacrilège à la philanthropie contemporaine, qui, à force d'amour pour
l'auguste liberté des hommes, est parvenue à faire de son Dieu la
prostituée du genre humain.


III

Telles sont les idées, en propre, de Saint-René Taillandier, de cet
homme qui, par la médiocrité de son talent, mériterait bien la
miséricorde de la Critique, mais qui, par le dogmatisme de ses
affirmations erronées, mérite sa sévérité. Telles sont la philosophie
et l'histoire de cet optimiste faux chrétien qui croit, dit-il, à la
Providence divine, comme il croit à la destinée, comme il croit à ce
XIXe siècle qui _a réveillé l'infini_, comme à la science, comme à
tout, et qui a le mysticisme de toutes ces sornettes contemporaines,
lesquelles formeront un jour une logomachie à faire pouffer de rire
nos descendants!

Hors ces _idées générales_, dont nous avons essayé de donner l'idée,
il y a dans le livre de Taillandier son train-train de critique
ordinaire, et cette partie du livre n'a plus pour nous le même
intérêt. Les opinions d'un homme ne sont-elles pas tout en cet homme?
Qu'importent ses relations et ses goûts! Les relations de Saint-René
Taillandier, c'est tout le personnel, ancien et moderne, de la _Revue
des Deux Mondes_, pour laquelle son livre est une épouvantable
_réclame_ de quatre cents pages environ, et ses goûts, c'est Renan et
Edgar Quinet, auxquels il a consacré toute la partie du volume qu'il a
pu arracher aux Allemands. Il est vrai qu'il y a beaucoup d'allemand
encore dans Renan et Quinet. Et voilà pourquoi, sans nul doute, ces
deux messieurs, dont l'un téta Herder et l'autre Hegel,--le puissant
Hegel, dit Taillandier avec tremblement,--lui paraissent presque deux
hommes de génie. L'opinion personnelle de Taillandier nous étant assez
indifférente, à nous qui avons aussi notre opinion sur ces messieurs,
nous ne ferons pas de la critique sur de la critique, et nous
laisserons Taillandier au charme de ses impressions.

Ce qui est curieux, ce n'est pas que deux rédacteurs de la _Revue des
Deux Mondes_ paraissent deux fiers hommes à un troisième rédacteur de
la _Revue des Deux Mondes_. Le curieux, dans ces articles, c'est
justement ce qui se mêle parfois d'une manière tout à fait inattendue
à l'éloge de l'un et de l'autre. Par exemple, vous aviez cru, n'est-ce
pas? qu'Ernest Renan, quoique sorti du séminaire, n'était pas
précisément la gloire de ce respectable établissement? Eh bien,
c'était là une erreur! C'est comme cette liberté religieuse qui manque
à la France! Aux yeux de colombe de Taillandier, ce tendre Fénelon de
la religion libre de l'infini, Renan,--qui a le _sentiment de
l'infini_ et qui est un sonneur de cloches de cette religion de
l'infini _réveillée_,--Renan est profondément religieux, et si
Saint-René Taillandier ne s'ajustait pas très bien, par son genre de
talent, à la consigne absolue de la _Revue des Deux Mondes_: «soyez
gris et lourd!», il aurait peut-être été piquant et coloré pour la
première fois de sa vie en nous parlant des sentiments religieux de
Renan; mais Buloz, qui ne badine pas, a été obéi!

De même, dans l'article sur Edgar Quinet. Quinet, le révolutionnaire,
n'est pas seulement religieux, lui, il est _patricien_ et
_sacerdotal_, ce qui, par parenthèse, n'est pas une injure, comme vous
pourriez le croire, sous la plume du dévot _libre_ au christianisme de
l'infini!

Ces inconséquences, ces titubations, n'inquiètent pas beaucoup
Taillandier. Elles sont nombreuses dans son livre, mais parmi toutes
il y en a une sur Machiavel que je me permettrai de citer... Il y a,
de par le monde allemand, un certain Gervinus qui a fait une
justification de Machiavel, comme Macaulay en a fait une autre en
Angleterre. Seulement ce Gervinus n'a pas le brillant coup de batte de
Macaulay, qui a été un peu, ce jour-là, l'Arlequin de l'histoire.
Gervinus est plus lourd naturellement, plus compendieusement
travaillé, plus creusé et plus creux que l'historien anglais.

Tout le temps que Taillandier examine et développe les idées de
Gervinus, il n'ose pas s'inscrire en faux contre cet Allemand, qui lui
impose comme tout Allemand; mais ailleurs, quand il a besoin de
flétrir, je crois, les vieux catholiques intolérants, il oublie que
Machiavel «est un grand coeur pur de citoyen», finement ironique
seulement quand il est atroce, et il se permet une tournure hautaine:
«Quoi qu'en puissent penser les Machiavel!» dit-il avec un mépris qui
n'est pas pour Machiavel tout seul, mais qui cependant l'éclabousse!
Aimable légèreté, et bien justifiée. Taillandier est un homme de
lettres, et, malgré ses fragments de _philosophie_, il n'est nullement
un philosophe; il a le droit du caprice qu'ont les hommes
d'imagination et les jolies femmes. Or, un homme de lettres est
toujours censé avoir de l'imagination...


IV

Mais finissons. Aussi bien est-ce assez comme cela sur Saint-René
Taillandier et sur toute cette littérature de pièces et de morceaux
qu'il nous donne. Son livre n'ajoutera rien à l'opinion qu'on a,
depuis qu'on la lit dans la _Revue des Deux Mondes_, de cette plume de
_peine_ de Buloz. Il n'y a que la _Revue_ qui puisse récompenser par
un éloge semblable à celui qu'il fait de toute sa rédaction les
services que lui rend Taillandier.

Il faut être juste, pourtant: Saint-René Taillandier n'est pas le plus
mauvais écrivain du groupe littéraire dont il fait partie, de ce
groupe obscur, sans couleur, sans sonorité, de peu de nerf, qui s'en
va laissant sa critique sur les écrits contemporains et qu'on pourrait
appeler très bien «les colimaçons de la littérature», car ils portent
aussi leur maison sur le dos et ils la traînent partout comme les
écrivains de la _Revue des Deux Mondes_, qui ne sont jamais nulle part
que des écrivains de la _Revue des Deux Mondes_. Seulement, ce qu'ils
laissent sur les littératures est moins brillant que la trace des
colimaçons des jardins sur les feuilles vertes dépliées.

Et Saint-René Taillandier en est bien heureux! Sans cela on le
congédierait.



JULES SIMON[12]


I

Dans le _Journal des Débats_, quand parurent la _Religion naturelle_
et _le Devoir_[13], Taine écrivit une pompeuse réclame sur ces deux
livres, se vantant, pour le compte de Jules Simon, des _deux cent
mille_ lecteurs qu'en moyenne il devait avoir. Dans l'état actuel du
journalisme et de nos moeurs, une _réclame_ quelconque ne saurait
étonner personne, mais celle-ci avait du caractère, et d'ailleurs, qui
sait? peut-être ne mentait-elle pas. Taine, qui l'avait signée, est
l'auteur des _Philosophes français_, dans lesquels il n'est pas dit un
mot de ce grand philosophe français, Jules Simon, découvert depuis, et
dont il annonce les mérites avec un accent triomphal. En les
annonçant, Taine n'a pas eu l'illusion d'une même philosophie. Il
n'est pas philosophe à la manière de Simon. Ce n'est pas un panthéiste
que Taine, c'est mieux,--c'est-à-dire pis; mais il a pour le
panthéisme les bontés qui conviennent à un homme comme lui.

  [12] _La Religion naturelle_; _Le Devoir_ (_Pays_, 7 février 1860).

  [13] Hachette et Cie.

Or, l'humble Simon n'est, lui, qu'un simple déiste; mais, tout simple
déiste qu'il soit, il a, précisément dans le livre dont Taine est le
cornac sonore, appliqué au panthéisme ce dernier coup de pied qui fait
_mourir deux fois_ les lions mourants... Quelle raison secrète a donc
dicté la _réclame_ de Taine?... Est-ce le rachat d'un ancien silence,
jugé impertinent par la maison dans laquelle Taine et Simon
travaillent tous les deux?... Les philosophes auraient-ils leurs
expiations ou leurs pardons d'injures, comme ces misérables chrétiens
qu'ils méprisent?... Ou ne serait-ce, encore et toujours, que la
coalition éternellement prête à se reformer de toutes les philosophies
contre la religion chrétienne?... Quoi qu'il en soit, du reste, je ne
repousse pas l'arithmétique de la _réclame_. Eh! pourquoi Jules Simon
n'aurait-il pas ses deux cent mille lecteurs tout comme un autre?...
Henri Martin les a bien! Pourquoi Jules Simon ne serait-il pas l'Henri
Martin de la philosophie? Il a tout ce qu'il faut pour cela.

Pas tout à fait, pourtant. Ce serait vraiment trop dire. Henri
Martin--on le verra mieux dans l'étude que nous lui consacrerons--a
sur un fond terne un relief comique; un seul, il est vrai, mais très
comique, il faut l'avouer. Il a le regain d'imagination qui fut
suffisant pour produire cette ineffable plaisanterie du druidisme,
_gui_ d'un ridicule fabuleux que la Critique doit couper, avec une
serpette d'or, sur les chênes de son histoire. Comme le dirait Hugo,
moins abracadabrant qu'Henri Martin, Jules Simon n'a que le fond
terne. Le relief lui manque, et jamais chez lui l'imagination ne nous
venge, par un écart plus ou moins burlesque, des longs développements,
très consciencieusement ennuyeux.

Jules Simon était autrefois, si je ne me trompe, le suppléant de
Cousin avant Saisset. C'était un de ces suppléants qui ne peuvent
inquiéter l'amour-propre de ceux qu'ils suppléent, et qui les
rappellent, mais par tout ce qu'ils ne sont pas. Seulement, il aurait
dû venir après Saisset, pour l'ordre des nuances et des dégradations.
Il l'aurait diminué et il aurait été lui-même. Gens de même école, de
même étude, de même doctrine chétive,--car une doctrine doit être une
affirmation sous peine de maigreur,--complices dans le travail d'un
même dictionnaire, ces deux Arcadiens--_Arcades ambo_--avaient bien
des côtés fraternels. Mais Simon était un Saisset... effacé. Il pense
à peu près les mêmes choses que Saisset, mais il les dit plus
mollement; il les empâte _un petit_. Il fait plus gras et plus pesant
le beignet philosophique. Ce n'est pas lui qui aurait dit cette
netteté, par exemple: «Les philosophes, voilà les seuls prêtres de
l'avenir!» Il n'aurait pas osé. Il aurait donc dû venir après Saisset.
Cet escalier d'une philosophie descendante, dont les premiers degrés
sont par en haut Royer-Collard et Cousin, eût été plus régulier si
Jules Simon fût venu après Saisset et qu'il eût été, de l'escalier, la
dernière marche. Qu'y a-t-il à descendre après Simon? Vous êtes à ras
de sol.

Esprits, du reste, tous les deux, qui sont des exemples, et qui nous
font dire--et ce serait avec désespoir si nous croyions à cette grande
vanité de la philosophie--qu'il n'y aura pas de gloire qui s'appelle,
en France, au XIXe siècle, la gloire philosophique. Jules Simon, ce
blond jeune homme qui n'a pas bruni, a, comme Saisset, passé toute sa
vie à citer des textes et à commenter des doctrines tombées en
désuétude et dans le mépris de l'histoire, si l'histoire n'était pas
une pédante quand elle est écrite par des professeurs! Nous avons
entendu les historiettes de Simon lorsqu'il faisait son cours sur
l'école d'Alexandrie. Jeunes et de bonne heure en posture, à cet âge
où la tête est féconde, fût-ce même en folies, Jules Simon et Saisset
ne furent que sages et ne créèrent rien. Ils jouèrent, plus ou moins
correctement, ces Arcadiens, de la serinette de l'école. Mais ce fut
tout. Ils n'eurent la crânerie d'aucune hypothèse, l'insolence
d'aucune généralisation, qui les eussent peut-être égarés, mais sur
des hauteurs. Ils ne tuèrent sous eux aucun système, et ils passèrent
leur temps et leur jeunesse à faire, sur la pensée et les systèmes des
autres, le petit travail critique que fait sur lui-même le pauvre
enfant de Murillo dont je veux leur épargner le nom!

Aujourd'hui, arrivé à cet autre âge de la vie où l'on paquette son
bagage pour la postérité, Jules Simon, dont il est plus
particulièrement question ici, d'ancien anecdotier philosophique s'est
fait moraliste pour son propre compte, et presque théologien.
Singulière morale, il est vrai, et théologie plus étrange encore! Il a
écrit un livre du _Devoir_ sans sanction, et un autre livre de la
_Religion naturelle_ qui n'est qu'un catéchisme à l'usage de ceux qui
n'ont pas la tête faite pour la philosophie et de ceux qui n'ont pas
le coeur fait pour la religion.


II

En effet, ni philosophie positive ni religion positive, et la manière
de se passer de toutes les deux élevée à l'état de théorie, voilà d'un
mot tout le livre de Jules Simon qu'il appelle la _Religion
naturelle_, et qui pourrait très bien, sans jeu de mots, dispenser du
_Devoir_, qui a dû le suivre, car, quel que soit l'ordre de succession
dans la publicité, il est certain que le _Devoir_ est la conséquence
de la _Religion naturelle_, au moins dans la tête de l'auteur.
D'ailleurs, à défaut d'une idée, cette mère robuste d'une idée, c'est
le même sentiment qui les a inspirés. «Si je pouvais,»--nous dit Simon
dans la préface de sa _Religion naturelle_, avec ce ton plus doux qui
n'appartient qu'à lui et qui fait de la voix de son confrère Saisset
un miaulement tigresque;--«si je pouvais seulement ranimer une
espérance... pacifier un coeur souffrant, je croirais que ces
_humbles_ pages n'ont pas été entièrement perdues.» Et dans la
préface du _Devoir_: «J'ai combattu ces impiétés--(l'impiété d'avoir
condamné cet hérétique d'Abeilard et Descartes!)--pendant dix-sept ans
d'enseignement... Je dédie à cette éternelle cause mon _humble_
livre...» Toujours l'humilité! Jules Simon est l'humble des humbles en
philosophie:

    Le plus humble de ceux que son amour inspire!

car il y a en ce moment l'_école des humbles_ en philosophie, et ce
sont ceux-là qui, comme Simon, au lieu de compliquer et de tortiller,
à la manière allemande, les arabesques déjà si brouillées de la
philosophie, les simplifient, au contraire, jusqu'à la ligne la plus
mince et la plus diaphane, afin que cela devienne si facile d'être
philosophe que _naturellement_ tout le monde le soit!

Et tout le monde le sera. Pourquoi donc pas?... Le seul dogme de la
_Religion naturelle_ de Simon est l'incompréhensibilité de Dieu. Comme
c'est commode pour la haute épicerie que d'y renoncer! Jules Simon,
qui a lu beaucoup et cité beaucoup Pascal dans ses notes, ne se
rejette pas, comme Pascal, de désespoir, devant cet abîme du
scepticisme qui gronde mais qui ne répond pas, au Dieu positif de la
Révélation et de l'Église. Il a la tête plus forte que Pascal:
«Philosophiquement--dit-il--nous ne _savons le comment de rien_; mais
voilà pourquoi--ajoute-t-il--il y a une religion naturelle.» Moi, je
dirais plutôt: Voilà pourquoi il _doit y avoir_ une religion
positive, une religion qui, sur toutes les questions important à
l'homme et à sa destinée, prend un parti net et lui impose une
solution.

Mais telle n'est pas l'opinion de Jules Simon. Si, selon lui, le Dieu
philosophique n'est pas compréhensible, même aux plus grands génies
philosophiques, et si le Dieu de la révélation n'est pas digne
d'occuper ces immenses esprits, qui ne peuvent établir le leur par le
raisonnement, eh bien, tout n'est pas perdu! Il y a le Dieu de la
conscience naturelle que chacun porte avec soi et en soi, comme le
sauvage porte son manitou à sa ceinture. C'est à ce Dieu excessivement
peu compliqué du déisme libre qu'il faut revenir. C'est à ce Dieu
marionnette, dont chacun tire le fil comme il veut ou ne le tire pas
du tout, que Jules Simon nous renvoie. C'est le _Dieu des bonnes
gens_,--sans l'excuse de la chanson et du cabaret!


III

Certes! je n'ai jamais, pour mon compte, estimé beaucoup la
philosophie, mais je ne l'ai jamais méprisée autant que le
_philosophe français_ Jules Simon. Dans sa _Religion naturelle_ il
l'a mise bien bas, cette vieille mère qui avait son orgueil et
voulait régner comme Agrippine. Il l'a ravalée jusqu'au niveau des
intelligences égalitaires les plus égales entre elles; il l'a enfin
démocratisée. Et voilà la cause d'un succès sonné sur le trombone de
Taine, ce musicien polonais de dentiste que le succès a donné à
Jules Simon! La notion de la religion naturelle, anti-philosophique
et anti-théologique, comme l'entend le sens très commun de Jules
Simon, doit trouver, à coup sûr, plus de deux cent mille lecteurs.

Mais je ne méprise pas assez la philosophie, et je respecte trop toute
religion, et en particulier la mienne, pour vouloir seulement discuter
cette notion de religion naturelle que Simon oppose, d'un côté à toute
religion positive, et de l'autre à toute philosophie. Il doit suffire
à la Critique de la signaler. Si cette idée était nouvelle, peut-être
faudrait-il l'exposer dans ses menus détails, car toute nouveauté,
pour les esprits faibles, est un charme; mais elle est décrépite, et
Jules Simon ne l'a pas rajeunie. Dieu trouvé au fond du coeur,--quand
on l'y trouve; Dieu inné, _étoile inconnue du monde invisible, aimable
et brillante_,--pas trop brillante, cependant, si elle est aimable;
Dieu qui promet, par la souffrance et le spectacle de l'injustice, une
immortalité... probable, et n'ayant pour _tout culte_ qu'une prière
qui ne demande rien, par respect pour les lois générales du monde,
mais qui remercie, on ne sait trop pourquoi! telle est cette _religion
naturelle_, mêlée d'un stoïcisme incertain qui voudrait bien qu'on lui
payât les appointements de sa vertu, mais qui n'est pas sûr de les
toucher. Telle est cette religion que Jules Simon a rajustée et
retapée, comme Henri Martin l'_Histoire de France_, pour l'éducation
de la bourgeoisie du XIXe siècle.

Évidemment, la notion d'une religion pareille n'est pas trop dure pour
la foi, ce ressort rouillé et détraqué qui ne va plus. Elle ne brise
pas non plus, sous une difficulté épaisse et accablante, l'esprit qui
aime la clarté dans un petit espace. Enfin, elle n'enchaîne pas de
trop court cette follette chevrette de liberté, la petite bête la plus
aimée de cette vieille fille que nous appelons «notre époque» avec
tant d'orgueil! Elle a donc, il faut en convenir, toutes les
conditions d'une popularité immense, car il est des temps pour
niaiser, a dit Pascal,--Pascal qui ne se doutait guères, quand il
criait sa torture de sceptique, des citateurs qui devaient lui venir,
et qui s'en serait allé à la Trappe, pour ne plus rien dire, s'il
avait pu les deviner!

Mais ce n'est pas l'idée d'une religion naturelle, inventée pour
envoyer se promener toutes les autres religions positives, au nom
d'une philosophie qui y va avec elles, ce n'est pas cette idée que je
blâme le plus dans ce livre. Les notions sont ce qu'elles peuvent être
dans les têtes humaines. La loi géométrique nous dit que le contenu ne
peut pas être plus grand que le contenant. Le déisme, l'idée la plus
faible qu'il y ait en philosophie religieuse, est proportionnel au
cerveau de Jules Simon. Mais ce que je blâme plus que ce déisme,
peut-être involontaire, c'est de l'avoir capitonné, pour lui faire
faire illusion, avec des idées qu'on n'aurait jamais eues sans la
religion positive qu'on repousse.

Jules Simon n'est pas, comme on pourrait le croire, un ignorant en
christianisme; et, malgré la simplicité, chère aux esprits vulgaires,
de sa religion naturelle, dont il nous donne les preuves humaines,
psychologiques, individuelles, et par conséquent peu obligatoires, ce
qu'il y a d'illusionnant et de dangereux dans cette religion, à portée
de toutes les faiblesses, c'est encore ce que le christianisme, dont
l'action nous pénètre comme la lumière, y a versé d'influence secrète
et démentie. Là est le mal, un mal profond, que celui qui le fait
n'ignore pas.

On doit tout au christianisme, même les idées qui masquent le mieux la
fausse théorie qu'on dresse contre lui, et tout est bon à
l'ingratitude. C'est pour mieux lui prendre ses plumes qu'on veut tuer
le divin oiseau. Oui! on égorge, ou du moins on essaie d'égorger le
christianisme, selon cette grande loi de précaution que le plus sûr
est toujours d'égorger celui que l'on pille, et la doctrine
_assassine_ se revêt de la morale de la doctrine assassinée et nous
soutient que c'est à elle, cette morale volée dont elle ne peut pas
même se servir.

Car la punition des sophistes qui vivent sur les idées chrétiennes,
c'est de ne pouvoir longtemps en vivre. Ils sont trop faibles pour les
manier. Il faut une sanction à la morale chrétienne, que seul le
christianisme a trouvée, et qu'une doctrine humaine, philosophique ou
naturelle, ne peut remplacer!

Mais qu'importe, du reste? l'effet est produit, et il s'agit peut-être
plus pour Jules Simon de tactique que de théorie. Sa tactique, c'est
la substitution d'un théophilanthropisme nominalement religieux aux
religions qui furent jusqu'ici l'honneur et la force morale du monde,
et c'est cette substitution qu'il est bon de réaliser sans coup férir
et sans danger, sans éveiller les justes susceptibilités de ces
religions, puissantes encore, et en leur témoignant tous les respects.
Platon mettait les poètes à la porte de sa république avec des
couronnes; le Platon de la maison Hachette veut mettre toutes les
religions à la porte de tous les coeurs, en se prosternant devant tous
les sanctuaires. Depuis La Réveillère-Lepeaux, d'inepte et fade
mémoire, rien de pareil ne s'était vu. Jules Simon est un La
Réveillère-Lepeaux sans les fleurs. Il est, dans l'ordre laïque et
philosophique, dans un ordre étendu et profond, ce que fut l'abbé
Châtel dans l'ordre ecclésiastique et circonscrit. Non seulement il se
fait prêtre contre les prêtres et trace lui-même l'Évangile de son
théophilanthropisme, mais il va le prêcher. Il fait des tournées. La
Belgique, cette terre spongieuse de toute sottise d'incrédulité,
appelle souvent ce singulier missionnaire et boit avidement ses
prédications albumineuses, car l'éloquence de Jules Simon ressemble à
son style, c'est du _vicaire savoyard_; mais baveux où l'autre est
coulant. Dans ces tournées pour l'entretien de ce culte aisé et réduit
qu'il prêche, Jules Simon place des _Devoirs_, des _Libertés_, des
_Religions naturelles_, comme les missionnaires protestants placent
des Bibles; mais avec cette différence qu'il ne les donne pas...

Vous voyez bien qu'il n'y a plus là ni philosophie, ni religion, ni
même littérature, ni rien qui puisse appartenir à un examen
désintéressé d'idées ou de langage. La Bibliographie peut enregistrer
une curiosité de plus, mais la Critique littéraire doit se taire et
faire place à une autre critique,--la Critique des moeurs. On a parlé
beaucoup de _signes du temps_ en ces dernières années. Eh bien, en
voilà un, et qui n'est pas un météore! C'est Simon. Ah! nous sommes
bien loin maintenant de Saisset. Quand nous nous retournons vers lui
de Jules Simon, nous le trouvons bien brave et bien franc, et presque
bien grand philosophe, ce pauvre Saisset, qui du moins, lui, ne baise
point les pieds du christianisme pour le tirer par là, comme on tire à
soi un cadavre dont on veut nettoyer le sol! Je sais bien que le
talent n'est pas dans Jules Simon et que l'ennui, un immense ennui,
s'échappe de ses oeuvres; mais raison de plus pour tout craindre.
L'ennui n'est pas une garantie, et n'avoir pas de talent du tout en
voulant qu'il n'y ait plus du tout de religion est un moyen d'agir sur
la reconnaissance des hommes, et c'est la seule chose d'esprit
peut-être dont on puisse, dans son système, louer Jules Simon.



VERA[14]


I

Ce sont les travaux de Vera--un nom heureux pour un philosophe!--que
nous tenons surtout à faire connaître ici bien plus que les travaux de
Hegel, qui sont connus[15] et mis, par certaines gens, dans la gloire.
Lui, Hegel, est bien plus que connu. Il est célèbre. Il n'est plus, il
est vrai, dans la période ascendante d'une célébrité qui monta comme
la mer, mais qui commence de s'abaisser et de reculer comme elle, et
non pas, comme elle, pour revenir... «Trente ans,--disait le plus
positif des esprits de ce siècle positif,--trente ans, voilà ce que
dure à peu près toute gloire philosophique allemande!» Et il avait
raison. C'est moins long que la beauté d'une femme! Kant, Fichte,
Jacobi, Schelling n'existent plus... que dans Tennemann. Mettons pour
Hegel, qui est le plus fort de tous ces Allemands, mettons quelque
chose comme quatre-vingts à cent ans d'influence malsaine sur le
monde, quelque chose comme la beauté de Ninon qui, vieille, fit des
conquêtes jusqu'à l'épée dans le ventre, car on se tua pour ses beaux
vieux yeux chargés de tant d'iniquités. Oui! mettons cela, si vous
l'exigez... Mais après, et même peut-être avant, Hegel, comme Kant,
aura son Henri Heine. Il lui surgira un Heine, un Yorick, un bouffon
quelconque, qui lui jettera sa pelletée de plaisanteries sur la tête,
et c'en sera pour jamais!

  [14] _Introduction à la Philosophie de Hegel; La logique de Hegel_
  (_Pays_, 20 mars 1860).

  [15] De réputation plus que de fait, pourtant. Il y a une très
  curieuse traduction, par H. Sloman et J. Wallon, de la _Logique
  subjective_ de Hegel, qui n'est pas la _Logique_ dont il est question
  ici. Nous en parlerons quelque jour.

C'est de la plaisanterie, en effet, que ressortent tous ces systèmes
de philosophie qui veulent expliquer ce monde de mystère et en
supprimer le crépuscule.

C'est de la plaisanterie. La plaisanterie, qu'on croit légère, c'est
si souvent du désespoir! Ainsi que tous les derniers venus en
philosophie,--et ni plus ni moins qu'eux,--le grand Hegel a cru nous
apporter le dernier mot des choses. La grosseur d'un tel ridicule
s'est augmentée de toute la grandeur de son esprit, et le ridicule
n'en a été que plus gros. Cet esprit puissant, mais dans un vide
immense, s'est trompé, de la plus petite erreur et de la plus commune,
sur le compte de la destinée humaine, que Schelling--un philosophe
comme lui, pourtant!--ne pouvait expliquer sans la chute. Perdu dans
l'abstraction où ils se perdent tous, il a dédaigné de regarder cette
tête de l'homme, qui s'est déformée en tombant, et dont les facultés,
devenues inaptes à saisir la vérité d'une prise souveraine, ne font
plus pour la prendre que de gauches mouvements.

Il n'a vu ni le dehors ni le dedans de ce condamné politique de Dieu,
en prison dans ses organes et en prison sur sa mappemonde, ce double
pénitentiaire parfaitement construit, avec ses climats et ses langues,
qui, à lui seul, dirait la faute, quand l'histoire, plus certaine que
la philosophie, ne nous la dirait pas. Et il a eu la prétention
superbe, froide, mais naïve, de pénétrer les _essences_, de saisir
l'_absolu_ dans sa notion la plus précise et la plus profonde, de
_construire_ enfin ici-bas _scientifiquement_ la vérité (je parle sa
langue, non la mienne). C'était, en d'autres termes, la prétention de
hausser un peu la voûte du ciel pour nous faire plus de jour! Que
voulez-vous? Si pédant, si triste, si Allemand qu'on soit, quand on
fait le Titan on est toujours burlesque. L'atroce ennui qui s'échappe
de sa logique, et sa logique est tout son système, ne servira pas de
bouclier à Hegel contre les Heine de l'avenir qui l'attendent, car,
comme Kant, tué par un Allemand, il ne mourra pas d'une plaisanterie
française. Ce serait trop! Il est plus digne de l'esprit de la
Providence qu'il meure sous une plaisanterie de son pays.

Et cependant, malgré cet ennui inconnu en Allemagne, mais partout
ailleurs insupportable, d'une _logique_ qui déchiquette l'abstraction
plus que toutes les autres _logiques_ qui aient jamais été publiées
par les anatomistes du raisonnement, malgré l'effrayante spécialité de
son langage et tout ce qui nous empêche de peser sur le texte même de
Hegel, nous ne pourrons pas ne point l'atteindre puisque nous voulons
vous parler des travaux d'un écrivain qui en a fait le fond et le but
de ses oeuvres. Vera est né de Hegel ou pour Hegel. Il respire et
pense par Hegel. _Il a mal à sa poitrine_, c'est-à-dire... à son
cerveau. Je crains bien, pour ma part, qu'il ne lui ait donné sa
pensée--comme on donne quelquefois sa vie!--de manière à ne pouvoir
plus la reprendre, et, franchement, je le regretterais. C'est une
intelligence très noble et très savante que celle de Vera, amoureuse
de la clarté jusque dans les ténèbres de son maître, et la
produisant--ce qui n'est pas facile dans un pareil milieu--à force de
l'aimer. Universitaire français sous un nom espagnol (descend-il de
l'historien Vera?), docteur et professeur de philosophie, Vera est
tellement hegelien qu'il pourrait bien rester tel, par une de ces
destinées qui tiennent à l'ordre hiérarchique des esprits, dont les
plus forts, dans un ordre d'idées, sont les plus fidèles; mais, s'il
reste hegelien, nous lui devrons toujours Hegel,--ce Hegel auquel il
devra, lui, sa philosophie. Non seulement il nous l'aura traduit, mais
il nous l'aura interprété. Cet homme fameux, mais mal expliqué dans
l'arcane de son texte, dont jusqu'ici on ne nous a donné que des
déchirures, ce _Vieux de la Montagne_ philosophique, compromis par les
Cousins et les Proudhons et toute la bande d'_assassins_ littéraires
ou politiques, Vera nous l'aura dévoilé. Il l'aura vulgarisé, sans
jamais le compromettre, et il aura pu quelquefois le suppléer. Ce
n'est pas là un mince service. Par lui, le dieu pour les uns, le
monstre pour les autres, sera mis debout, les pieds sur la terre, à
portée de main. Nous pourrons en juger l'organisation, la musculature,
l'intégralité. Nous saurons enfin ce que c'est que le hegelianisme et
ce qu'il doit tenir de place dans l'histoire de l'esprit humain.
L'erreur au moins sera mesurée, et, fût-elle colossale, toute erreur
mesurée diminue toujours.


II

Malheureusement, cette mesure, dont nous sommes impatients, ne peut
être prise immédiatement. Nous ne pouvons que l'annoncer. Vera, qui
nous donnera un jour le Hegel complet, ne nous donne encore qu'une
partie des oeuvres, et la partie la plus difficile à comprendre, la
plus aride, et, pour ainsi parler, la moins traduisible: cette
affreuse _Logique_[16] dont Hegel tire tout, en forçant tout. C'est
parce que Vera est un philosophe qu'il a commencé sa publication par
cette traduction de _la Logique_. Mais, s'il avait plus songé à
l'éducation à faire de l'intelligence du public, qu'il doit, avec ses
convictions, vouloir rendre hegelien, qu'à l'éducation toute faite des
philosophes comme lui, il eût commencé par les autres oeuvres de
Hegel, moins cruellement abstraites (par exemple, les idées sur la
religion, sur l'état, sur l'art, etc.), et il serait remonté de là
vers les principes philosophiques d'où dépend toute la philosophie de
son maître, et il eût placé ainsi le lecteur, familiarisé avec les
idées et le langage hegelien, à la source même du système.

  [16] Ladrange.

Il est vrai que, dans l'ordre de ses travaux, Vera a débuté par une
_Introduction générale à la philosophie de Hegel_[17], cette
philosophie composée de trois parties: la logique, la nature et
l'esprit, «termes différents--comme il dit--du syllogisme absolu de la
connaissance des êtres», et que cette _Introduction_, dans laquelle
Vera a fait filtrer autant de clarté qu'il en peut passer à travers
cette forêt germanique d'abstractions, de généralités et de formules,
est beaucoup plus intelligible que ces deux volumes de _Logique_
écrits par Hegel lui-même. Mais c'est aussi la partie de cette
introduction qu'on voudrait la plus longue qui est justement la plus
courte, c'est-à-dire la partie de la nature et de l'esprit. Faute
énorme, mortelle à la propagation des idées qu'un critique plus
hegelien que je ne le suis ne pardonnerait point à Vera, moins habile
qu'il n'est philosophe, et qui, en l'ennuyant par trop, doit rater son
public.

  [17] A. Franck.

Il n'y a, en effet, que des philosophes à vocation déterminée, ou,
pour mieux dire, à fringale furieuse, qui puissent avaler cette
pierre, digne de Saturne, que Vera leur offre ainsi en deux morceaux,
c'est-à-dire en deux volumes. Vera, qui l'a pesée, a pourtant fait
tout ce qu'il a pu pour en diminuer la densité et le poids. Il a
traduit, avec une expression française qui est à l'allemand ce que
l'opale est à du grès, cette _Logique_, qui n'est plus la _logique_
des autres _philosophies_, et à laquelle Hegel s'est vanté de donner
une existence substantielle. Et ce n'est pas tout! Non content de
cette traduction _sueur de sang_, Vera, dans des notes d'une
transparence profonde, et, selon moi, bien supérieures au texte de sa
traduction, s'est efforcé à nouveau de dégager cette chétive lueur, si
c'en est une, qui a tant de peine à sortir de la langue obscure et
rétractée d'Hegel. Eh bien, ces héroïques efforts ne seront comptés
que par ceux-là pour qui on n'avait pas besoin de les faire! Les
philosophes aborderont seuls cette dure «logique substance», avec
leurs fronts construits, disait Joubert, pour écraser des oeufs
d'autruche.

Les philosophes seuls auront le courage de s'enfoncer dans les
tautologies et les logomachies de ce bouddhiste de la logique, qui a
créé la _science absolue_, c'est-à-dire la science qui _se connaît par
l'idée et dans l'idée_, «cette _idée_ qui _enveloppe tout_ l'esprit,
qui absorbe l'être et la pensée, l'expérience et la raison, l'histoire
et la science, et qui est la raison des choses, leur fin et leur
principe; cette idée qui _unit_ l'âme et le corps, dont l'évolution a
_trois moments_ (ce qui est exquis): _être en soi, être contre soi et
être pour soi_ (sans doute le moment le plus agréable!); l'idée qui a
pour _rythme_ la _thèse_, l'_antithèse_ et la _synthèse_ (on nous a
déjà bercés sur cette escarpolette); enfin, les _idées unes_ dans
l'_idée_!» Arrêtons-nous! Certes! nous pourrions continuer longtemps
des citations de cette espèce; mais quel lecteur français continuerait
de lire un chapitre de cet allemand-là?

Seulement, disons-le en passant, cette théorie incroyable de _l'idée_,
qui dépasse par sa finesse de fils d'araignée les subtilités les plus
ténues de la scholastique, cette théorie qui, selon les hegeliens, est
la seule doctrine qui ait le droit de s'appeler «l'idéalisme», n'a
qu'un malheur, c'est d'arriver promptement aux mêmes conséquences par
en haut que le matérialisme par en bas. L'idéalisme ou le
matérialisme! Quand ils ne sont que cela, l'un et l'autre, ils n'ont
pas le droit de se mépriser. L'un va au nihilisme, l'autre au néant.
Sous des noms différents, destinée commune. En philosophie, les hommes
eux-mêmes, si contraires qu'ils soient par la doctrine et par tout le
reste, ont l'identité de la chimère. Diderot, qui était presque un
Allemand du XIXe siècle parmi les Français du XVIIIe, écrivait, avec
le même aplomb que Hegel:

«On ne sait pas plus ce que les animaux étaient autrefois qu'on ne
sait ce qu'ils deviendront... L'homme est un clavecin, doué de
sensibilité et de mémoire. Que ce clavecin animé et sensible soit
doué aussi de la faculté de se nourrir et de se reproduire, et il
produira de petits clavecins.» Il disait: «Même substance,
différemment organisée: la serinette est de bois, l'homme de chair.»
Et encore: «Nos organes ne sont que des _animaux distincts_ que la loi
de continuité tient dans une identité générale.» Et il concluait,
comme s'il l'avait _vu_: «Quand on a vu la matière inerte passer à
l'état sensible, rien ne doit plus étonner!» Il se trompait. Il y
avait encore à s'étonner des philosophes. Mais, au fond, dans toutes
ces stupides et éloquentes matérialités de Diderot, il n'y avait pas
plus d'audace et de niaiserie que dans la théorie idéaliste de Hegel,
cette théorie qui croit aller du néant au devenir, de l'être à la
notion, du sujet à l'objet, du fini à l'infini, de la connaissance à
la volonté, bref, de l'idée à la nature, et qui n'y va pas!


III

Audace et niaiserie... Ce sont là des mots bien insolents pour le
génie. Diderot, dit-on encore, en avait la flamme, et Vera, qui se
connaît en pensée, appelle Hegel le plus prodigieux des penseurs qui
aient jamais existé. Mais c'est que le génie lui-même est, en
philosophie, dans des conditions très particulières et très
impérieuses. Il ne s'y agit pas de talent, mais de vérité. S'il ne s'y
agissait que de talent, que d'invention quelconque, que d'effort, de
ressource et de profondeur dans l'invention, nous dirions, tout aussi
bien qu'un autre, que Hegel est un esprit formidablement puissant.
Mais c'est précisément son invention qui le perd en philosophie. Il
part d'une préconception qui lui appartient trop, sans justesse et
sans réalité. Il a une notion fausse et folle de la force humaine. Il
croit à une science absolue que l'on peut construire à l'aide d'une
méthode absolue. Déification de la science et de l'homme, tout
simplement! Une fois cela lâché, rien n'étonne plus, et on a tout ce
grand système, le poème épique de l'absurdité.

Ce poème, illisible sans la grâce d'état philosophique, n'est
dangereux que par fragments. Aussi est-ce par fragments qu'on nous l'a
donné jusqu'ici. Je l'ai dit plus haut, mais il est bon d'insister!
les mandarins seuls de la philosophie se sont risqués et continueront
de se risquer dans la _logique_ de Hegel; mais ils ont rapporté déjà,
et continueront de rapporter de leur accointance avec les oeuvres du
professeur de Berlin, une méthode historique et des vues sur
l'histoire qui pourraient très bien bouleverser le monde sous prétexte
de l'expliquer. La philosophie de Hegel fait la modeste, en tentant
l'orgueil. C'est le comble de l'art. Elle ne rompt pas avec le passé,
comme la philosophie de Bacon et celle de Descartes. Elle sort de Kant
et respecte son père. Voilà la modestie. Mais elle méprise Reid et la
philosophie du sens commun,--avec juste raison, je le crois, et même
j'en suis sûr;--mais c'est pour poser la nécessité d'une science
supérieure à tout, et voilà qui tente singulièrement l'orgueil des
petits Nabuchodonosors de la cuistrerie. Pour elle, il y a mieux et
plus profond que de condamner le passé: c'est de l'absoudre; c'est de
prononcer, de bien haut, un bill d'indemnité suprême sur toutes les
horreurs et les infamies de l'histoire; c'est enfin d'admettre
l'optimisme absolu d'une science absolue, car, une fois admise, cette
terrible notion d'absolu se répercute en mille échos et fait craquer
la création tout entière.

Leibnitz aussi,--encore un philosophe!--qui crut un jour pouvoir
forcer la porte du pénitentiaire de Dieu en mariant les langues, dans
lesquelles nous sommes déportés, pour en faire une communauté et une
langue universelle; Leibnitz aussi laissa se prendre sa religion et
son génie à cette bêtise impie d'un optimisme interdit nécessairement
à un monde en chute. Mais c'est Hegel qui devait élever à l'état de
principe le pressentiment de Leibnitz.

Il se dit religieux, pourtant,--et Vera, qui jurerait pour lui s'il
en était besoin, nous l'assure. Mais cette religion de Hegel, nous
la connaissons. C'est encore la science qui est cette religion,
comme elle est tout, puisqu'elle est absolue: «C'est la lumière de
la pensée pure,--comme dit Cousin: Cousin, la rhétorique dans la
philosophie,--ce n'est plus le demi-jour du symbole.» Quand on
absout l'humanité parce que, dit-on, on la comprend, quand la
meilleure justification des choses est... qu'elles _sont_ ou
qu'elles _furent_, il faut bien accepter la religion avec tout le
reste, car il y en a eu assez, de religions, sur la terre de ce
globe, et assez de sentiment religieux dans les coeurs qui battent
encore à sa surface ou qui dorment glacés dessous.

Mais, franchement, nous autres chrétiens, qui faisons notre
philosophie avec nos révélations et l'histoire, pouvons-nous tenir
grand compte à Hegel et à sa doctrine de cette religion qu'il fait,
lui, avec sa propre philosophie?... Pouvons-nous admettre autrement
que comme une précaution,--que, certes! Diderot, plus franc, n'aurait
pas eue, et qui tient à l'hypocrisie de ce siècle, lequel a déplacé
Tartuffe,--pouvons-nous admettre autrement que comme une précaution ce
respect pour le christianisme, cette religion qui n'est pas la
science, et que Hegel a voulu montrer en expliquant à sa manière le
dogme de la Sainte Trinité?...

Certes! pour ma part, je ne connais rien de plus hideux que cette
singerie; mais aussi je ne connais rien de plus vain. Laissez donc la
Sainte Trinité tranquille, sophistes tracassiers et peureux, puisque
vous ne croyez pas à la chute! Pourquoi invoquez-vous ce dogme plutôt
que nos autres dogmes? Pourquoi prenez-vous à partie, entre tous, ce
grand mystère d'une religion qui a fait une vertu pour l'homme
orgueilleux de la résignation au mystère et qui l'a condamné à la foi
obéissante, si ce n'est pour faire preuve de la possibilité de saisir
tout mystère sous une forme scientifique et de l'exposer à ce que vous
appelez le jour?... Nous n'en sommes pas réduits, heureusement, à
fournir des arguments aux hegeliens!


IV

Vera, qui est certainement, en France, le plus distingué, le plus
savant et le plus net de tous, ne s'est pas inscrit en faux une seule
fois contre les idées et les tentatives de son maître. Dans son
_Introduction_, trop courte, et dans ses belles notes, dont il a
presque doublé les deux volumes de _la Logique_, il rapporte tout,
explique tout et consent tout, avec une docilité et une fidélité
égales. Je n'ai jamais vu d'esprit si fort et moins indépendant. C'est
là son originalité. Tout de même qu'on est parfois métaphysicien
malgré soi, en raison d'une conformation spéciale de la tête, et tout
en sachant très bien que la métaphysique est l'agitation instinctive
et réfléchie de problèmes qui n'ont pas toutes leurs solutions dans ce
monde, tout de même il y a des esprits qui, de conformation naturelle,
réfléchissent les métaphysiques qu'ils n'ont pas créées, et, pour nous
servir d'une expression hegelienne, qui _repensent la pensée_ des
autres.

Vera est un de ces purs miroirs intellectuels. On souffre un peu de
voir une intelligence d'une trempe si mâle, si solide et si claire,
porter perpétuellement l'image d'Hegel et la retenir, comme la glace
ne retient pas l'image mais comme le bronze retient l'effigie. On
souffre de voir un pareil homme suivre Hegel les pieds dans la trace
de ses pieds et presque servilement, si on pouvait être servile quand
on suit ce qu'à tort ou à raison on a pris pour la vérité.

Mais on se dit, malgré la crainte que j'exprimais au commencement de
ce chapitre, qu'il n'y a pas plus de fatalité pour l'esprit que pour
le coeur et que l'homme est son maître, tout en se donnant et même
après s'être donné un maître!

D'ailleurs, puisqu'il a l'orgueilleuse faiblesse de croire à la
science absolue, ce Vera, assez ferme de regard pourtant pour voir
qu'elle ne peut jamais, dans ce monde inférieur, être que relative,
contingente et bornée, autant pour lui Hegel qu'un autre! Autant même
pour nous, si nous y croyions!

Il est évident que Hegel est l'homme le plus éminent de la philosophie
dans la nation la plus forte en philosophie qu'il y ait présentement
dans le monde, et si c'est là une mesure très rassurante pour ceux qui
tiennent la philosophie pour le peu qu'elle est, c'est une chose
troublante et très entraînante pour ceux-là qui l'aiment, et qui
l'exagèrent parce qu'ils l'aiment. Seulement, il y a deux manières
d'aimer la philosophie: comme sa maîtresse,--on lui passe tout; comme
sa fille,--on devient exigeant pour elle. Jusqu'ici, comment Vera
l'a-t-il aimée, et comment, plus tard, l'aimera-t-il?...



DU MYSTICISME ET DE SAINT MARTIN[18]


Voici une surprise. Lorsque nous avons ouvert le livre que Caro a
publié sur Saint Martin[19], et qu'à la première page nous avons
trouvé, à côté du nom de l'auteur, le titre, toujours suspect, jusqu'à
l'inventaire des doctrines de celui qui le porte, de «professeur de
philosophie»; quand, à la seconde page, nous avons lu une dédicace à
MM. Jules Simon et Saisset, traités respectueusement et
affectueusement de «maîtres et d'amis», nous avons naturellement pensé
que le rationalisme contemporain allait, sans être un aigle, avoir
beau jeu du bec et des griffes contre le mysticisme pris à partie,
pour l'exécuter mieux et plus vite, dans la personne de Saint Martin.
Nous n'avons pas hésité à croire que ce grand égaré de Saint Martin,
qui a fait un livre intitulé _Ecce homo_, ne fût pris à son tour pour
l'_Ecce homo_ du mysticisme et outrageusement traité comme tel. Se
marier,--disait le grand lord Bacon,--c'est toujours donner des otages
à la fortune. Entre philosophes, la dédicace d'un livre, n'est-ce pas
comme un mariage d'idées? Et quand cette dédicace est adressée à
Saisset et Jules Simon, n'est-ce pas là un otage au rationalisme
qu'ils représentent et qu'ils servent, au rationalisme qui est la
mauvaise fortune de ce temps? Voilà ce que nous disions quand,
heureusement, la lecture de l'ouvrage de Caro a répondu à toutes nos
prévisions en les trompant. Ce livre, qui, de la personne très peu
connue jusqu'ici et maintenant plus étudiée de Saint Martin et de ses
idées, s'élève jusqu'à la hauteur d'une discussion et d'un jugement
sur le mysticisme en général, est une oeuvre qui veut être impartiale
et sévère. La Critique ne saurait l'oublier. C'est un de ces livres
discrets et transparents qui ne disent pas tout ce qu'ils pourraient
dire, mais qui le laissent entrevoir; c'est un de ces sphinx, au front
de marbre diaphane, à travers lequel perce le secret qu'on garde
encore mais qui doit un jour en sortir. Rien, en effet, dans un
ouvrage où la clarté qu'on trouve rend très difficile sur la clarté
qui n'y est pas, ne nous atteste d'une manière précise et fermement
articulée que l'auteur ait le bonheur d'être catholique; mais rien non
plus n'affirme qu'il ne le soit pas. Au contraire. Toutes les fois
qu'il y parle du catholicisme, ce n'est pas seulement avec un respect
qui est plus que de la convenance, mais c'est avec une telle
intelligence qu'on croirait presque à la sagesse de la foi. Quoiqu'il
juge le mysticisme au point de vue de la philosophie et de la
métaphysique humaines, et qu'à ce point de vue il le repousse et le
condamne comme n'apportant sous le regard de la connaissance aucun
système véritablement digne de ce nom, l'auteur est non moins net et
non moins péremptoire quand il le prend et quand il le juge au point
de vue du catholicisme.

  [18] Caro: _Du Mysticisme au XVIIIe siècle; Essai sur la vie et les
  doctrines de Saint Martin, le philosophe inconnu_ (_Pays_, 23 mai
  1853).

  [19] Hachette et Cie.

Nous l'affirmons, avec une joie qu'un regret tempère: un catholique
qui se serait plus hautement avoué dans un tel livre et qui y aurait
mis bravement le crucifix sur son coeur aurait dit davantage; mais,
sur la limite où Caro s'arrête, si un catholique avait pu s'y arrêter
il n'aurait peut-être pas dit mieux.

Et, véritablement, pour qui n'a pas abandonné l'observation et
l'analyse, le mysticisme--quelle que soit la forme qu'il revêt--n'est
jamais qu'une aberration du sentiment religieux en vertu de sa propre
force, si une autorité extérieure ne le règle pas et ne contient pas,
d'une main souveraine, la turbulence de ses élans. Or, nous ne
connaissons dans l'histoire du monde que le catholicisme qui ait
jamais pu régler et contenir cet extravasement de la faculté
religieuse, parce que le catholicisme, cette force organisée de la
vérité, a, par son Église, l'autorité éternellement présente et
vigilante qui sauve l'homme de son propre excès et le ramène, tout
frémissant, à l'unité, quand le malheureux s'en écarte, fût-ce même
par une tangente sublime! Partout ailleurs que sous le gouvernement de
l'Église et en dehors de son orthodoxie le mysticisme,--et il en faut
bien prévenir les âmes ardentes et pures qu'une telle coupe à vider
tenterait,--le mysticisme n'a donc été et ne continuera d'être qu'une
immense erreur et une éblouissante ivresse de cette faculté de
l'infini, la gloire de l'homme et son danger, et qui fait de
lui--diraient les naturalistes--un animal religieux. Certes! la longue
chaîne du mysticisme a bien des anneaux; mais, depuis le fakir de
l'Inde, livré aux voluptés et aux martyres de l'extase, jusqu'à ces
illuminés des _voies intérieures_ dont parle Saint Martin en parlant
de lui-même, tous les mystiques ne sont guères, en fin de compte, que
les victimes plus ou moins foudroyées du sentiment religieux, trop
fort pour l'homme quand il se confie sans réserve à sa chétive et
traître personnalité.

Quel est donc l'insensé qui ne se défierait jamais de son âme? Est-ce
que le roseau qui perce le mieux la main humaine n'est pas le «roseau
pensant» de Pascal? De toutes les religions connues le catholicisme
ayant le mieux traité la personnalité de l'homme selon ce qu'elle
vaut, en lui arrachant son orgueil, a eu seul aussi la puissance de
creuser un lit dans les âmes pour ce torrent de l'infini qui submerge
certaines natures et finirait par les engloutir. Lui seul, dans cette
balance si vite faussée de nos facultés, a fait équilibre au bassin
qui penche, sous le poids accablant de l'amour, en jetant dans l'autre
bassin la charge de l'obéissance. C'est ainsi qu'il a créé, au milieu
de toutes les contradictions de l'être humain, la plus divine des
harmonies, et qu'en nous donnant des saints comme François de Sales,
Barthélemy des Martyrs, sainte Thérèse, sainte Brigitte, sainte
Catherine de Sienne, François-Xavier, Louis de Gonzague, Stanislas
Kostka, Philippe de Néri, Jean de Dieu, Angèle de Brescia et tant
d'autres, il a réalisé pendant un moment sur la terre une vraie
transposition du ciel!

Telle est l'oeuvre, et je dirais presque le miracle du catholicisme.
Telle est, en vertu de son incorruptible puissance, l'assainissement
qu'il opère sur cette disposition à la mysticité qui, pour certaines
âmes, est encore bien moins une faculté qu'une maladie. Assurément,
Caro sait tout cela aussi bien que nous, et il en touche même un mot
en passant dans son chapitre du mysticisme en général. Mais la
Critique, qui a ses convictions, qui n'examine, ne raisonne et ne
conclut que du milieu d'elles, a le droit de demander au philosophe
pourquoi, dans un livre où toutes les questions liées à son sujet sont
touchées de manière à les faire vibrer dans les esprits, il a négligé
d'appuyer plus longtemps et plus fort sa juste et pénétrante analyse
sur le côté fécond et sanctifié du mysticisme. Le mysticisme des
religions fausses, le mysticisme hétérodoxe, et qui n'est qu'une des
faces, et la plus flamboyante, du monstre multiple de l'hérésie ou de
l'erreur, Caro nous montre très bien comment le catholicisme les
traite et quel droit indéfectible il a pour les condamner et pour les
punir. Mais, Caro en convient, il n'est pas au monde que ces sortes de
mysticismes, tous plus ou moins faux, plus ou moins individuels. Il y
a aussi le mysticisme dans la règle, dans l'orthodoxie, dans l'unité
de la foi et du dogme, dans l'obéissance de la discipline, le grand
mysticisme catholique enfin. Nous en avons nommé plus haut les plus
glorieux représentants et les plus splendides interprètes. Celui-là
n'est point une déviation de la faculté religieuse, il en est
l'exaltation; mais l'exaltation dirigée, l'enthousiasme ardent et
profond et cependant gouverné, cette espèce d'enthousiasme qui a le
regard clair au lieu de l'avoir ébloui, et qui, multipliant pour la
première fois son intensité par sa durée, ne défaille jamais parce
qu'il se retrempe dans l'inextinguible flamme de l'Unité comme à la
source vive de la lumière. Un tel fait, de quelque nom qu'on
l'appelle, de quelque explication qu'on l'étaie, méritait d'avoir une
plus large place que celle qui lui est accordée dans un livre ayant
pour but de descendre au fond de la question du mysticisme. Cependant,
est-ce prudence? est-ce inattention? Caro passe rapidement auprès de
ce fait, qu'il mentionne, mais qu'il ne creuse pas. Lui, dont les yeux
sont fins et sûrs, n'a-t-il pas senti que s'il les avait fixés
profondément sur ce qui n'est pas seulement une distinction nominale,
faite par la haute sagesse gouvernementale de l'Église, il n'aurait
pu s'empêcher de voir, se détachant du fond commun des idées et des
phénomènes imputés au mysticisme pris dans son acception la plus
générale et la plus confuse, un autre mysticisme, ayant ses caractères
très déterminés,--l'éclatante réalité, enfin, qui contient la vérité
intégrale que la religion seule met sous les mains de nos esprits,
mais dont la philosophie les détourne?... Alors le dernier mot du
livre aurait été dit, et ce mot n'eût pas été une négation.

Car, en pressant bien, voilà la fin et la conclusion d'un écrit auquel
nous voudrions moins de réserve. L'auteur, dont nous pressentons les
opinions à certains accents qui passent à travers les surveillances de
sa pensée, l'auteur nie à Saint Martin et au mysticisme la vérité
philosophique et religieuse,--ces deux vérités qui, pour nous, n'en
font qu'une, mais que les rationalistes croient très habile de
séparer. Et il a raison s'il ne s'agit ici que de Saint Martin, «le
philosophe inconnu du XVIIIe siècle», et du mysticisme hors
l'orthodoxie, du mysticisme de l'hérésie ou de l'erreur. Mais,
sérieusement, et pour qui n'ignore pas la pente des choses et où la
logique pousse l'esprit encore plus qu'elle ne le mène, pour qui nous
a prouvé que le mysticisme de Saint Martin, comme tout mysticisme en
dehors de la règle posée par l'Église, traîne l'esprit jusqu'au
panthéisme, pour un homme expérimenté en ces matières, qui sait fort
bien qu'il n'y a plus maintenant face à face, en philosophie, que le
catholicisme et le panthéisme, et que toute idée se ramène forcément
à l'un ou à l'autre de ces grands systèmes sans pouvoir jamais en
sortir, était-ce bien la peine de s'interrompre et de s'arrêter?
Fallait-il rester devant un mur si transparent, dont l'impénétrabilité
peut-être effrayait moins que la transparence? Une vraie critique
philosophique, si elle avait voulu mériter l'honneur de son épithète,
devait-elle, après avoir accumulé les négations, s'enfoncer et
disparaître dans le néant qu'elle avait fait, et, sous peine de trop
ressembler à tout ce qu'elle avait pulvérisé, n'était-elle pas tenue
d'ajouter et d'affirmer quelque chose de plus? Que si elle n'affirmait
pas, ne retombait-elle point inévitablement à la monographie pure et
simple, aux petites analyses, qui pincent les fibrilles des choses au
lieu de les briser d'une seule et grande rupture dans leurs muscles
les plus résistants? Ne revenait-elle pas, enfin, à tous ces procédés
microscopiques si chers et si familiers aux philosophies infécondes,
aux philosophies sur le retour?... Nonobstant de si tristes conditions
acceptées, le livre de Caro, tout incomplet qu'il soit par la
conclusion, est d'un intérêt très vif encore. Nous y avons trouvé ce
qui _vivifie_ tous les livres philosophiques: la verve de la
discussion, la propriété du langage, et surtout la nouveauté
inattendue et piquante du renseignement.

On y était tenu avec Saint Martin plus qu'avec aucun autre. Saint
Martin n'a point le rare privilège des grands esprits nets, des hommes
à découvertes dans l'ordre de la pensée et à résultats positifs.
Ceux-là, on les trouve sans les chercher dans ce qu'ils ont fait et
dans les influences qu'ils ont laissées après leur passage, tandis que
déjà, et à la distance d'une moitié de siècle, il nous faut chercher
Saint Martin pour l'apercevoir. De son vivant, il aimait à s'appeler
le philosophe inconnu, et il a bien manqué de sombrer sous ce nom-là
dans la mémoire des hommes, puni justement, d'ailleurs, par
l'obscurité de tous ces petits mystères de secte dans lesquels il
avait comme entortillé sa pensée. Sans le mot enthousiaste de madame
de Staël dans son _Allemagne_, un autre mot plus grave et mieux pesé
de J. de Maistre dans ses _Soirées de Saint-Pétersbourg_, l'image de
Joubert, qui en fait un aigle avec des ailes de chauve-souris, et
quelques lignes impertinentes de Chateaubriand dans ses _Mémoires
d'outre-tombe_, qui donc, dans le monde du XIXe siècle, connaîtrait
_de vue_ Saint Martin, sinon les curieux qui lisent tout et qui se
font des bibliothèques de folies? Le temps a marché sur les hommes qui
croyaient au grand mystique des voies intérieures et qui
sympathisaient à ses idées. Il a péri presque tout entier. Il n'a
point laissé de trace et de ciment parmi eux, comme Swedenborg, cet
autre mystique, qui passa aussi sa vie dans la contemplation et dans
l'obscurité, mais dont le système, plus hardi et plus exprimé, a jeté
un éclat qui rappelle les aurores boréales de son pays. Swedenborg a
encore des milliers de disciples. Il est vrai qu'ils sont en
Amérique,--ce qui diminue le mérite d'en avoir,--dans le pays qui pare
sa jeunesse avec les oripeaux tombés de la tête branlante de la
vieille Europe. Saint Martin n'en a guères nulle part... Le
mysticisme, qui est de tout temps comme l'orgueil de l'homme, sa
personnalité et sa soif d'infini, a changé de peau comme un serpent.
Il n'en est plus où il en était au XVIIIe siècle, et Caro, nous
développant la doctrine de Saint Martin, cette mystérieuse et nuageuse
doctrine qui partit de Boehm pour aboutir misérablement à une madame
de Krudner, nous produit bien moins l'effet d'un philosophe que d'un
antiquaire, qui nous désenveloppe une momie et nous fait compter ses
bandelettes.

Du reste, philosophe ou antiquaire, Caro s'est préoccupé, surtout et
avant tout, d'être historien. La biographie intellectuelle de Saint
Martin n'était qu'une curiosité philosophique, mais, rattachée à
l'histoire du XVIIIe siècle, elle prenait presque aussitôt de la
consistance et de la valeur. Alors il ne s'agissait plus des
excentricités de la pensée d'un homme plus ou moins doué d'imagination
ou de génie, il s'agissait du génie même ou de l'imagination de son
époque, dont un homme, quels que soient sa force et son parti pris,
dépend toujours. Le grand préjugé contemporain, c'est de croire que le
XVIIIe siècle fut uniquement le siècle de l'analyse, de la philosophie
d'expérience, des sciences positives, de la démonstration, de la
clarté, quand la vérité est qu'il fut autant le siècle des synthèses
éblouissantes ou ténébreuses, des _à priori_ audacieux, des sciences
menteuses à leur nom, enfin de l'indémontrable en toutes choses.
Prendre un siècle comme un homme, par ses prétentions, est un mauvais
moyen de le connaître, même quand il s'agit d'apprécier le mal qu'il
a fait... ce qui paraît toujours facile. Caro s'est bien gardé d'une
vue si superficielle et si confiante. En détaillant, sous son analyse,
l'individualité de Saint Martin, il a compris que cette plante étrange
avait pourtant sa racine dans le terrain de son siècle, et, pour qu'on
ne pût s'y méprendre, il nous a retourné le siècle en quelques traits
justes et profonds et nous en a ainsi montré le fond et la superficie.
Or, c'était une époque de mysticisme, autant et plus que les siècles
dont on s'était le plus moqué. Voltaire ricanait là-bas, auprès de sa
goutte d'eau; mais le monde roulait son train éternel sous le souffle
de la croyance, et de la croyance dévoyée, de la croyance insensée,
superstitieuse et bête, parce qu'elle était individuelle, parce
qu'elle était sortie du vrai dogme et de l'unité. L'illuminisme
s'étendait comme une longue nuée sur l'horizon intellectuel du temps.
Il avait le vague de la nuée; mais il en avait l'électricité. Il était
partout. On ne le nommait pas partout par son vrai nom; mais partout,
du moins, il se sentait, et les esprits les plus matériels, les plus
attachés aux angles des choses positives, portaient ses invisibles
influences, comme on porte une température.

En Allemagne, où l'on n'a pas plus peur des mots que des idées, il
s'était hautement et fièrement organisé. Berlin avait vu naître une
secte qui s'appela plus tard la secte d'Avignon et qui fut suivie de
la grande société des «Éclaireurs» (Aufklærer), laquelle se répandit
dans l'Allemagne entière et jusque sur les pics de la Suisse. Caro--et
nous prenons acte de ceci venant d'un philosophe--nous les donne pour
les précurseurs de Hegel. Le chef influent de cette secte était le
fameux Nicolaï, le libraire prussien, assez oublié à présent, qui
tenait l'opinion, la critique et la littérature sous la triple fourche
de la _Gazette littéraire d'Iéna_, du _Journal de Berlin_ et du
_Muséum allemand_. L'ascendant de Nicolaï à Berlin, Weishaupt
l'obtenait en Bavière. C'était un Proudhon en action qui devançait la
théorie, comme les poètes devancent les poétiques, et qui voulait
détruire tous les gouvernements. En Suisse, Lavater couvrait de je ne
sais quelles vertus, plus dangereuses que des vices, car elles font
illusion, un mysticisme qui touchait à l'illuminisme allemand par une
extrémité et par l'autre à la théurgie. Gasner, Cagliostro, Mesmer,
ces puissants jongleurs, se jouaient de l'imagination et des passions
de l'Europe incrédule... folle d'un besoin de croire qu'elle avait
voulu supprimer. En Angleterre, il n'y avait pas, il est vrai,
d'associations comme en Allemagne, mais une vogue immense entourait
William Law, qui commentait ce vieux Boehm, si cher aux imaginations
des races germaniques. En Suède, Swedenborg éclatait et jouissait
d'une autorité illimitée. En France enfin, le pays des railleurs, où
«les torrents» de madame Guyon ne s'étaient pas écoulés sans laisser
les fanges molles et chaudes du quiétisme au fond de bien des âmes,
les dispositions à une mysticité sans guide et sans appui étaient si
grandes que l'odieux jansénisme même, cette froide chose, arrivait
aussi au mysticisme, non par la tendresse, mais par l'orgueil. Tel
était en réalité le XVIIIe siècle quand y apparut Saint Martin.

Il ne fit aucun fracas tout d'abord, pas plus que depuis. C'était une
intelligence recueillie, une espèce de sensitive de la pensée qui
fleurissait pudiquement dans la solitude, la méditation et le mystère,
et qui se rétractait avec trouble, et presque honteusement, sous le
doigt si souvent familier, maladroit ou brutal, de la publicité. S'il
eut des lueurs,--comme dit madame de Staël,--il eut plus de parfums
encore, et c'est qu'il est des fleurs dont le calice, à certains
moments, semble verser de la lumière. Fleur rêveuse de mysticité, il
ressemblait à une de ces fraxinelles, à une de ces capucines
timidement phosphorescentes, comme on en trouve parfois le soir sur
les murs disjoints des vieilles chapelles. Pénétré, dès sa jeunesse,
des influences fatalement mystiques d'une société qui, comme le dit
excellemment Caro, ne pouvait secouer le joug de ses croyances que
pour tomber sous le joug de ses illusions, il ne monta point sur
l'horizon intellectuel de son temps comme un astre plein de puissance,
mais il s'y coula furtivement, comme un rayon qui s'égare. Son nom
même, il ne le donna point à la secte qu'il allait créer. Il le trouva
et il le prit. Les martinistes, chose singulière! existaient avant
Saint Martin. Un juif portugais, savant dans la cabale, nommé Martinez
Pasqualis, avait fondé, en 1768, la secte des martinistes, «vouée aux
oeuvres violentes de la théurgie», et c'est de cette école que Saint
Martin fut le fils; mais bientôt le fils dissident. Martinez mort, il
la modifia. Doué d'une âme qui fut son génie, on aurait pu dire de lui
le mot charmant du vieux Mirabeau, qu'«il était fait de la rognure des
anges». Mais, puisque des anges sont tombés, une telle rognure ne
garantit pas les hommes, et Saint Martin, si chrétiennement né, se
perdit. Certes! si l'Église a des mélancolies comme celles des mères,
ce doit être en voyant se détacher d'elle des âmes comme celle de
Saint Martin. Déjà tout plein de Swedenborg, qu'il n'acceptait pas
dans toute son audace, en relation avec le commentateur William Law,
il lut Boehm, et tout fut dit. Sa vocation et sa chute furent
décidées. Voilà le plus grand événement de sa vie, dit-il, et il a
raison. C'était en 1781: «L'_aurore naissante_» de Boehm, qui se leva
dans l'éther de son âme, l'empêcha de voir cette autre et terrible
aurore qui allait s'étendre sur le monde des réalités et dans le ciel
sanglant de l'histoire. Biographe avec scrupule, Caro nous montre
Saint Martin abrité contre la révolution française dans le désert
intérieur de sa spiritualité, et, quand la tempête est passée, plus
tard, en 1795, il suit avec un intérêt mêlé d'éloge le solitaire,
devenu homme public, répondant sur la question de l'enseignement,
agitée alors officiellement par le pouvoir, aux attaques cauteleuses
de Garat, le rhétoricien de la sensation. Caro insiste beaucoup sur
cette discussion, dans laquelle Saint Martin déploya une aptitude
philosophique véritablement supérieure. Mais nous, qui ne sommes ni
professeur ni philosophe, Dieu merci! nous à qui la suite des temps a
trop appris que le spiritualisme du XIXe siècle a fait autant de mal
que le matérialisme du XVIIIe, nous nous intéressons fort peu à ce
débat entre Garat et Saint Martin. A notre sens, le philosophe inconnu
n'existe réellement que dans sa pensée religieuse, et c'est
exclusivement là qu'il faut le surprendre et le chercher.

Et, nous le répétons, Caro l'y a saisi avec habileté. Il nous a donné,
en quelques pages pressées et pleines, toute la substance médullaire
des doctrines de Saint Martin. En les lisant, on est surtout frappé de
cette idée que le XVIIIe siècle, dans sa haine contre le catholicisme,
n'a pas seulement trouvé, pour la servir, des raisonneurs et des
impies, comme l'affreuse société qui soupait contre Dieu chez
d'Holbach, mais aussi des âmes d'élite, des coeurs tendres, aux
intentions pures, de nobles esprits qui croyaient au ciel. Saint
Martin fut un de ces ennemis du catholicisme qui le frappèrent d'une
main chrétienne. Il avait au plus haut degré ce qui est le signe de
l'hérésie depuis que l'hérésie est dans le monde, c'est-à-dire la
haine du sacerdoce et la fureur de sa propre interprétation.

Qu'avaient de plus Luther et Calvin? Caro, qu'il faut lire si l'on
veut connaître cet hérésiarque au petit pied et qui se croyait et se
disait «né avec dispense», et qui peut-être, hélas! aurait été un
saint s'il avait eu l'obéissance; Caro tourne contre Saint Martin tous
ces grands arguments de l'Église contre le protestantisme qui, depuis
Bossuet, sont notre musée d'artillerie. C'est qu'effectivement Saint
Martin n'est qu'un protestant modifié.

C'est un protestant par l'esprit, avec un tempérament catholique.
Combinaison regrettable, qui le rend plus dangereux et plus nuisible
qu'un protestant!

En effet, pour nous dégoûter de l'erreur de son principe et de sa
doctrine, le protestant a la sécheresse de sa raison et la superbe de
son orgueil. Mais Saint Martin a l'imagination du poète, l'amour du
croyant, et son orgueil est si doux (car il y a toujours de l'orgueil
dans un chef de secte) qu'on le prendrait presque pour cette vertu qui
est un charme et qu'on appelle l'humilité. Voilà par quoi, de son
vivant, il a entraîné les âmes analogues à la sienne, qui sont, après
tout, il faut bien le dire, la meilleure partie de l'humanité. Portées
toujours en haut, comme lui, par leur aspiration naturelle, il a voulu
créer pour elles un christianisme supérieur et indépendant. Il a
oublié que, pour l'homme, l'abîme le plus terrible n'est pas celui
qu'il a sous les pieds, mais celui qu'il a sur la tête, et que l'âme,
comme le corps, meurt aussi bien de trop monter que de trop descendre.
Tel a été le tort de Saint Martin et le reproche qu'on peut lui faire.
Il a raffiné sur ce qui n'admet pas de raffinement, c'est-à-dire sur
la vérité du catholicisme, qui est la vérité absolue, et il a été,
dans l'ordre des choses religieuses, ce que furent les précieuses dans
l'ordre des choses littéraires. Mais ce qui n'a que l'importance du
ridicule en littérature, en religion devient criminel. Voilà pourquoi
il faut être implacable pour ces tentateurs d'une perfection
impossible, et quand ils ont, comme Saint Martin les avait, les
séductions de la pureté dans le talent et dans la vie, il faut l'être
pour leur génie, et même jusque pour leurs vertus.



L'ABBÉ MITRAUD[20]


Le livre[21] de l'abbé Théobald Mitraud a été l'occasion d'un
véritable phénomène. Ce livre d'un prêtre qui pose la nécessité d'une
théocratie a été salué par tous les ennemis de la théocratie et des
prêtres. Ils l'ont exalté presque à l'égal d'une découverte. N'est-ce
pas singulier?... Tous ces haïsseurs de la vieille Église romaine se
sont pris de je ne sais quel goût--ou plutôt d'un goût que je
m'explique très bien--pour un livre qui a la prétention d'être un
livre de science sociale en restant du christianisme. Tous les
critiques de notre temps, qui nous disent avec des variantes que
Joseph de Maistre n'est qu'un sublime brise-raison et Bonald un
antiquaire d'idées, ont vanté l'abbé Mitraud et en ont fait un
colosse, portable encore, il est vrai, mais un de ces jours trop
lourd, même pour le triomphe. La chose est devenue si forte que ce ne
sont plus les lauriers de Miltiade qui doivent empêcher de dormir ce
nouveau Thémistocle: ce sont les siens. Un journal le comparait à
saint Paul... Tant de gloire est bien compromettante. Pour un prêtre,
c'est une gloire à faire peur.

  [20] _De la Nature des Sociétés humaines_ (_Pays_, 11 janvier 1855).

  [21] Librairie nouvelle.

Car l'abbé Mitraud--quel que soit son talent, qui est réel, et sa
charité, qui doit être ardente,--n'a pas converti ces messieurs. Il
leur a plu. Il a ému leurs sympathies, mais il ne les a pas changés.
Des philosophes ne se convertissent pas par la vertu des brochures.
Quand cela leur arrive, il leur faut, comme à La Harpe, le coup de
tonnerre dans le sang de la place Louis XV et le chemin de Damas de la
guillotine! Mais, quant à des livres, ils en font trop pour que le
_Prends et lis_ du figuier d'Augustin se renouvelle. C'est donc du
haut de leurs idées et de leur orgueil que les ennemis de l'Église ont
fait tomber l'éloge sur le front épanoui de l'abbé Mitraud et qu'ils
ont tendu leur main de Grecs (_Timeo Danaos et dona ferentes!_) à son
catholicisme romain. Certainement, la montagne n'est pas venue à lui.
Faut-il donc conclure qu'il soit allé à la montagne?... Nous aurions
bien voulu le nier. Malheureusement, c'est impossible. Nous avons lu,
avec l'attention qu'il mérite, le livre de l'abbé Mitraud sur la
_Nature des Sociétés humaines_, comme il dit, et ce livre, dont tout,
pour nous, jusqu'au titre, manque de rigueur et de vérité, nous a jeté
dans des perplexités étranges. A ce titre seul nous avions reconnu le
problème du temps présent, la chimère du siècle, comme disait saint
Bernard,--car les littératures font beaucoup de théories sociales
lorsque les peuples ont relâché ou brisé tous les liens sociaux,
absolument comme on écrit des poétiques lorsque le temps des poèmes
épiques est passé,--et il était curieux de savoir comment le prêtre
avait remué à son tour le problème vainement agité si longtemps par
les philosophes. Tant de mains que l'on croyait puissantes s'étaient
blessées, comme des mains d'enfant, à pousser ce cerceau dans le vide,
que nous nous demandions s'il fallait accuser la faiblesse maladroite
des hommes ou la difficulté radicale du problème. Eh bien, après y
avoir regardé, nous nous le demandons encore! Le prêtre, aujourd'hui,
n'a pas plus avancé la question que les philosophes. Seulement ce
n'est pas l'infortune du résultat qui les a rendus si doux pour lui,
car nul d'entre eux ne doute de la virtualité de ses idées. Ils ne
sont pas si bêtes que d'être sceptiques sur leur propre compte! La
philosophie a remplacé la foi religieuse, qui pour tant de gens est
une duperie, par l'infatuation de la vanité, qui pour tout le monde
est un profit.

Mais si ce n'est pas le même malheur et le même sentiment
d'impuissance qui unissent si tendrement, pour le quart d'heure, les
écrivains philosophiques de ce temps et l'abbé Mitraud, il faut donc
qu'il y ait dans le livre de ce dernier un fond de choses qui soit un
terrain commun où ils se rencontrent et s'embrassent, une petite île
des Faisans quelconque où le prêtre et le philosophe passent leur
traité des Pyrénées. Voilà ce que nous désirions et ce que nous avons
vainement cherché pourtant dans le livre qui nous occupe. Le
croira-t-on? dans ce traité qui s'intitule somptueusement _De la
Nature des Sociétés humaines_, le fond des choses, s'il en est un,
n'est pas visible. Il n'est pas mis en lumière une seule fois. Ce
livre qui nous promet un système ne le donne point: il nous l'annonce,
et, après des réfutations tardives de doctrines épuisées, réfutations
qui ne peuvent pas passer décemment pour des prolégomènes, il nous
renvoie au _numéro prochain_, c'est-à-dire à un second volume qu'il
nous faut attendre pour juger la valeur philosophique de Mitraud.
Certes! pour notre compte, nous attendrons très volontiers. Mais
l'abbé Mitraud aurait tout aussi bien pu s'attendre lui-même; car
«c'est souvent une force que de savoir s'attendre»,--a dit madame de
Staël. L'auteur des _Sociétés humaines_ a mieux aimé envoyer devant
lui ses premiers bagages. Littérairement, il a eu tort. Il a eu tort
aussi dans l'intérêt de ses idées... futures. Qu'il le sache bien! si
libre que soit un auteur dans l'application de sa méthode et dans
l'exposition de ses théories attardées, il est des formes littéraires
qui sont comme les devoirs de politesse de la pensée. Nous en
prévenons l'abbé Mitraud, le public est un sultan blasé et superbe. Il
aura mal aux nerfs d'une lecture qui le mène et le courbature pendant
quatre cent cinquante pages pour ne lui apprendre que ce qu'il sait et
pour le laisser où elle l'a pris.

Mais, _sans prévoir les malheurs de si loin_, jusqu'ici, il faut bien
le dire, tout a réussi à Mitraud. Cette absence de théorie,--nous ne
disons pas absolument d'idées,--ce renvoi aux calendes grecques d'un
second volume, cette discrétion d'un homme qui sait gouverner sa
philosophie intérieure,--car s'il y avait un prix Montyon de la
réticence il serait gagné par l'abbé Mitraud,--tout cela, qui aurait
perdu un autre homme devant la Critique, ne s'est pas retourné contre
lui. La Critique a été pour l'heureux auteur une dame Mécène, au lieu
d'être une dame Xantippe, comme elle l'est, hélas! presque toujours.
Assurément il devait y avoir un mot caché à cette énigme. Nous croyons
l'avoir deviné.

En effet, si, philosophiquement, le fond des choses manque au livre
des _Sociétés humaines_, si la théorie n'y bâtit même pas la première
arche du pont sur lequel elle doit passer, il y a néanmoins, dans
cette oeuvre d'expectative, des opinions qui font prendre patience aux
plus pressés et qui préviennent sur ce qui doit suivre. Il est sûr
qu'il n'est en retard qu'en faveur du mouvement. Il y a des
affirmations parfois, mais bien plus souvent des tendances qui sont
comme une aurore d'idées, un peu brumeuse encore, il est vrai, mais à
travers laquelle les philosophes, qui ont la vue bonne, voient très
clair. Si enveloppées et si drapées qu'elles soient, si ingénieuses de
réserves et d'explications qu'elles puissent être, il s'échappe des
doctrines des hommes, il suinte, pour ainsi parler, de leur pensée et
de leur expression, de ces vapeurs intellectuelles qui pénètrent et
qui avertissent. Impossible de s'y tromper! La sonnette du lépreux
s'entendait avant qu'on ne vît le pauvre malade... L'abbé Mitraud, qui
a, selon nous, dans la pensée, la contagion des maladies spirituelles
contemporaines, fait entendre à nos coeurs et à nos esprits une triste
sonnette dans ce premier écrit où sa personnalité philosophique,
c'est-à-dire sa théorie, ne paraît pas encore, mais s'annonce. Ceux
pour qui elle n'a pas le même timbre que pour nous ont bien reconnu
l'homme qui s'annonçait ainsi, et tel est le secret de leur accueil et
de leurs éloges. Ne l'oubliez pas! il est si bien à eux qu'ils l'ont
laissé s'acharner tout à son aise contre les doctrines plus ou moins
mortes de Cousin, Thiers et Proudhon, et qu'ils ne l'ont nullement
troublé dans ce piétinement de cadavres par la très excellente raison
que les philosophes ont le droit de se battre entre eux, comme
Sganarelle et sa femme, sans que personne y trouve à redire. Selon
nous, à défaut d'autres marques, cela seul eût prouvé qu'ils le
reconnaissaient pour un des leurs, c'est-à-dire pour un philosophe,
malgré sa foi et son titre de prêtre,--et ils avaient raison, du
reste, car, malgré tout cela, il en est un!

Oui! il en est un... C'est un philosophe. Sa fonction de prêtre ne l'a
point préservé. Il a bu à cette coupe de la philosophie comme le
siècle dernier l'a faite, de cette philosophie qui est devenue
l'abreuvoir de tous les esprits, et même des plus médiocres, et il s'y
est enivré! L'abbé Mitraud, avec ses tendances générales et son manque
provisoire de théorie carrée et résolue, nous fait l'effet d'une
espèce d'abbé de Saint-Pierre, mais renouvelé, rajeuni, rajusté par
les formes et le langage de la discussion au XIXe siècle. C'est un
utopiste du même genre, resté utopiste malgré des expériences qui
auraient corrigé l'abbé de Saint-Pierre s'il avait vécu dans notre
temps et si les prêtres, tombés de plus haut que les autres hommes
dans l'ordre spirituel, pouvaient se relever et n'étaient pas presque
toujours incorrigibles!

Tête que j'oserai appeler anti historique, cervelle rechercheuse
d'abstractions, l'abbé Mitraud n'a ni le sens de l'histoire ni le sens
de la nature humaine. Toute profonde réalité lui échappe. Comme
l'homme au projet de _paix perpétuelle_, et comme beaucoup d'autres
rêveurs d'une date moins ancienne et qu'il vante dans son livre, il ne
comprend rien à ce grand fait de la guerre, qui, à lui seul, est toute
une philosophie. Il ne le comprend ni dans l'ordre politique, ni dans
l'ordre moral, ni dans l'ordre domestique. Il le méconnaît. D'un autre
côté, vainement l'Église lui a-t-elle appris cette charité chrétienne
qui a suffi au monde depuis l'Évangile, il ne s'en est pas moins
laissé mordre par la brebis enragée de la philanthropie moderne, et,
comme l'école tout entière du XVIIIe siècle, qu'il essaie de combattre
mais qui le tient sous elle comme un vaincu, il se préoccupe, à toute
page de son livre philanthropique, du droit _de chaque homme_
vis-à-vis de la société, et il va chercher ce _droit individuel_ dans
des notions incomplètes ou fausses pour l'exprimer dans de nuageuses
définitions, que le XVIIIe siècle n'aurait certes pas repoussées!
«_Le droit_--nous dit-il assez grossièrement quelque part--_est la
résultante des droits de la nature_.» Est-ce que le XVIIIe siècle
n'aurait pas signé cette phrase-là? L'abbé Mitraud est un de ces
esprits qui croient au développement futur ou possible sur la terre
d'une justice et d'une liberté absolues, et qui commencent par oublier
les conditions de la nature de l'homme et les idées qu'il faut avoir
de la liberté et de la justice; car la liberté a ses trois limites, de
nombre, de mesure et de poids, qu'aucune théorie ne saurait briser, et
la justice a son glaive à côté de sa balance, le glaive qui, par la
rigueur du retranchement, rétablit l'égalité des proportions.
Révolutionnaire, quoiqu'il dise pour s'en défendre, l'auteur de la
_Nature des Sociétés humaines_ a écrit que «_les révolutions sont les
suprêmes efforts du genre humain pour découvrir les vraies conditions
de sa vie, pour les définir exactement et s'y soumettre_»; ce qui
revient positivement à dire que toutes les ivrogneries de la colère
doivent servir à clarifier la vue... Singulier collyre, il faut en
convenir! Enfin, comme tous les utopistes de ce temps et de tous les
temps qui ont renversé le grand aperçu chrétien, l'abbé Mitraud semble
prendre la société pour un état définitif au lieu de la concevoir
comme un état de passage, et alors la question devient pour lui ce
qu'elle fut, par exemple, pour Fourier, Saint-Simon et tant d'autres
réformateurs, c'est-à-dire qu'elle consiste à trouver des institutions
qui établissent le ciel sur la terre,--ce qu'on cherchera probablement
longtemps encore!--au lieu de faire monter la terre dans le ciel,
comme la religion nous l'enseigne, et, dans son affranchissement des
âmes, sait l'exécuter tous les jours.

Telles sont les idées qui circulent, à l'état plus ou moins confus,
dans le livre de Mitraud, et qui créent une parenté d'erreur profonde
entre son ouvrage et tant d'autres écrits fades et dangereux. Le
danger des livres est relatif. Il tient autant à ceux qui les lisent
qu'à ceux qui les composent. Les peuples vigoureux et purs ont des
livres sévères comme de fermes législations. Mais, quand ils
s'énervent, l'utopie de leurs penseurs s'énerve aussi et tombe au
niveau de la moralité générale. C'est ce qui est arrivé à l'abbé
Mitraud. La théologie, qu'il a étudiée et qui aurait dû donner de la
trempe à son esprit, n'a pu l'empêcher d'être et de rester un
métaphysicien d'un ordre inférieur, qu'attire un problème qui échappe
à sa portée. Il est évident, en effet, qu'au-dessous de toute cette
battologie philosophique l'auteur de la _Nature des Sociétés humaines_
ne sait pas ce qu'on doit entendre par ce mot de société dont il se
sert, et qu'il en confond la notion métaphysique avec la notion
historique des différents peuples qui se sont agités sur la terre et
se sont efforcés de réaliser cet idéal de société qui, pour
l'incrédule, n'est qu'une ironie, et pour le chrétien, qu'une
aspiration. Il a vu, à la vérité, passer à travers l'histoire des
masses d'hommes, sous la lance de leurs conducteurs. Mais cet état des
multitudes dans l'univers donne-t-il le droit d'affirmer, à un penseur
rigoureux, que l'idéal social existe réellement sur la terre en dehors
de cette société--qu'on nous passe le mot!--crépusculaire créée par
le christianisme, entre les ténèbres de l'ancien monde et la lumière
du Jour Divin?

Car voilà la question qu'un esprit plus méthodique et plus creusant
que l'abbé Mitraud aurait posée à la première page de son livre, et
qui, résolue, aurait éclairé toutes les autres. Hors le christianisme
y a-t-il un idéal de société, en d'autres termes, une société digne de
ce nom, dans son sens absolu et métaphysique, et s'il n'y en a pas
d'autre cette _unique_ société est-elle soumise, ou ne l'est-elle pas,
à la loi du progrès indéfini comme les philosophes la comprennent?...
Mitraud ne s'est pas expliqué sur ce point fondamental avec une
netteté suffisante. Il tourne et patine autour de la question en
effaçant sa personne et sa pensée, mais en le lisant on ne voit pas
clairement (quoiqu'on ait peur de le deviner) vers quelle opinion il
se range, en matière de perfectibilité ou d'imperfectibilité sociale.
Cependant, sur ce point-là, il n'est pas loisible de balancer ou de se
voiler. Certainement, nous ne croyons pas que l'abbé Mitraud puisse
méconnaître l'unité de la tradition sociale, plus ou moins violée chez
tous les peuples, moins un, qui ont précédé le christianisme, et qu'il
ne sache pas tirer la conclusion forcée, inévitable, de ce fait
immense qu'avant Jésus-Christ toutes les sociétés, excepté la société
juive, étaient en dehors de l'ordre moral. Seulement, s'il la tire
comme nous, cette conclusion; si, pour lui comme pour nous, la vérité
sociale a été révélée à Moïse pour être complétée par Jésus-Christ,
nous demanderons à Mitraud s'il y a et s'il peut y avoir des
_interprétations_ ou des _développements_ ultérieurs à cette vérité
sociale et au christianisme tels que l'Église les enseigne et les a
toujours enseignés. Nous lui demanderons, enfin, s'il y a un
christianisme transcendant, supérieur, un christianisme de l'avenir
qui réalisera en ce monde une société parfaite, ainsi que l'ont cru
tous les hérétiques, tous les illuminés et tous les utopistes de la
terre; et s'il nous répond qu'il n'y en a pas, nous lui demanderons
alors pourquoi son livre?

Oui! pourquoi ce livre, où l'on cherche en vain ces idées fortes,
sensées, pratiques, allant au coeur de la réalité, les idées enfin
d'un prêtre catholique qui vient, après les philosophes, parler
_société_ à son tour? Pourquoi l'abbé Mitraud, resté prêtre (nous en
convenons) dans la lettre de son livre, ne l'est-il pas resté dans son
esprit? Pourquoi les premiers mots qui vous frappent, dans un écrit
ayant la prétention d'être une solution chrétienne à la grande
question du temps présent, sont-ils une définition orde et païenne de
la notion de droit: «Le droit est la résultante des besoins de la
nature»? Pour un homme qui, comme l'abbé Mitraud, doit avoir de la
théologie et de la tradition dans la tête, le droit a-t-il son
expression ailleurs que dans les relations de la famille? Or, l'auteur
des _Sociétés humaines_ touche-t-il une seule fois à cette question de
la famille, type et pierre angulaire de toute société, et à l'aide de
laquelle un penseur énergique aurait tout expliqué,--car Bonald n'a
pas tout dit, et il a même interverti les termes de sa trinité
domestique?

Mitraud, qui parle de société et d'analyse comme il parle de tout,
sans rigueur, sans serrer la voile d'une expression qui l'emporte à la
dérive de toute pensée et le noie à la fin dans une écume de mots
brillants, a-t-il analysé les éléments constitutifs de toute société?
A-t-il vu quelles en étaient les institutions essentielles,
nécessaires, et au sein desquelles les familles doivent se grouper et
se mouvoir? S'il l'avait vu est-ce une théorie après laquelle il
aurait couru (et court encore)? Au lieu d'une théorie n'aurait-il pas
fait une histoire, l'histoire de la constitution catholique qui n'est,
au fond, que le jeu harmonieux des constellations de la famille dans
le zodiaque de l'ordre, et qu'il aurait opposée, comme une suprême
réponse, à tous ces essais de société mécanique rêvés par les
philosophes du XIXe siècle en dehors du sociisme humain? L'abbé
Mitraud nous dit bien, il est vrai, que «le catholicisme renferme
toute vérité», qu'il est «l'affirmation universelle», qu'il n'y a pas
«une loi qu'il ne contienne». Généralités assez vulgaires, qui ne
signifient que quand on les explique ou quand on les féconde! Il
fallait les dégager, ces lois dont on parle, et c'est ce que Mitraud
n'a pas fait. Le caractère de son ouvrage est un vague immense sur
toutes choses; sorte de harpe éolienne philosophique, qui donne des
notes et ne joue pas d'airs. C'est peut-être l'explication de son
succès parmi les esprits les plus différents d'opinion. Chacun voit
ce qu'il veut dans les nuages. L'abbé Mitraud a charmé également
beaucoup d'esprits inexacts et innocents, et beaucoup d'autres,
cruellement logiciens, et qui ne bougent pas à cette heure, mais dont
il connaîtra peut-être plus tard la logique et la perversité.

Et qu'il ne s'y trompe pas! l'éloge que font ces derniers de son livre
n'a été combiné que pour cela. Pousser un esprit de bonne foi et de
bonne volonté, mais sans connaissance de la profondeur des partis et
de leurs desseins, sur la voie dangereuse où il s'est imprudemment
avancé, lui retourner un jour ses idées contre ses intentions,
compromettre un prêtre, compromettre Dieu, dans cette question du
socialisme contre laquelle un gouvernement d'énergie ferait plus que
tous les écrivains réunis, voilà ce que l'abbé Mitraud, dans les
illusions de sa charité, ne voit pas au fond des éloges donnés à son
livre par tous ceux-là qui devraient le plus le repousser. Nous
l'avons dit déjà, mais il faut le crier: le livre de Mitraud pose la
nécessité d'une théocratie, et les ennemis jurés de toute théocratie
l'acclament. Et ce n'est pas tout! Le même livre s'inscrit en faux
contre la souveraineté politique de l'homme et contre la souveraineté
philosophique de la raison, et tous ceux qui veulent et posent dans
leurs théories que les gouvernements personnels et hiérarchiques
doivent être remplacés par des mécaniques sociales dont ils ont le
devis tout fait dans leur poche, et les rationalistes de toute nuance,
protestants, hegeliens, sceptiques, l'acceptent comme la dernière et
la plus heureuse interprétation de l'Évangile des temps futurs.
Évidemment il y a une raison à cette anomalie, dont l'abbé Mitraud ne
se doute pas. Évidemment il y a pour les philosophes, dans cette
théocratie que l'abbé Mitraud appelle et qu'il justifie, je ne sais
quoi qui n'est pas la théocratie du moyen âge et du cardinal
Bellarmin, mais quelque chose qu'ils flairent avec plaisir et qui
odore, comme la théocratie de Gioberti, par exemple, de Gioberti, cet
autre abbé cher à cette ogresse d'abbés: la révolution! Il y a, enfin,
dans toute cette dilatation des entrailles catholiques de Mitraud,
qu'il ne faudrait pas cependant dilater au point de le perdre, ce
christianisme de l'utopie que la philosophie aime à embusquer partout
dans l'intérêt de son service, et qui, sur les débris des institutions
monarchiques, ferait volontiers descendre--et toujours sous la forme
d'une colombe!--un Saint-Esprit par trop désarmé.

Que l'abbé Théobald Mitraud se tienne donc pour averti!--et s'il a
réellement un système, un second volume dans la pensée, qu'il en
surveille l'expression et qu'il ne le lance dans le monde qu'après y
avoir regardé. La Circé des partis lui verse le philtre de l'éloge
pour faire de lui un compagnon d'Ulysse... ce qui n'irait pas mal à ce
jurisconsulte des _besoins de la Nature_. Qu'il prenne garde! qu'il se
défie et qu'il soit plus fort que Circé! Ce que nous disons ici est
au-dessus de toute critique littéraire. Mais, quand il s'agit d'un
livre sur la _Nature des Sociétés humaines_, la Critique, sous peine
de n'être pas au niveau de sa tâche, a plus que des considérations de
littérature à faire valoir. Du reste, littérairement, nous ne serions
pas moins sévère pour le livre de Mitraud que nous ne l'avons été
pour ce qu'il croit sa philosophie; car, littérairement, on ne trouve
ni la déduction ni l'ordre d'un livre dans cet écrit, décousu comme un
pamphlet, et qui n'a ni commencement, ni milieu, ni fin.

La Critique, cette _dissection sur le vif_, comme disait Rivarol, nous
a trop appris la physiologie littéraire pour que nous ne voyions pas
très bien, sous les lignes de la composition, quel a dû être le
procédé de l'auteur. Or, nous ne serions pas étonné que Mitraud, au
lieu de faire un livre dans sa complexe et forte unité, n'eût utilisé
d'anciennes notes, des fragments épars, en les rapprochant.

Cependant, nous l'avons dit au commencement de ce chapitre, l'abbé
Mitraud a du talent, et un talent dans lequel il entre du coeur. Il
est écrivain, il est nerveux, il est ému, il est éloquent. Mais cela
ne suffit pas sans l'intuition première, sans le point de départ bien
arrêté et dominateur. La logique même, qui conduit l'esprit du point
de départ au point d'arrivée, ne suffirait pas davantage, et Mitraud,
nous le reconnaissons, en a une très déliée et très forte contre les
sophistes contemporains. Ce qui lui manque, c'est donc le plus
important: c'est l'intuition, l'observation, le principe net et
subjuguant qui empêche de se méprendre sur la pensée d'un livre et
d'un homme et à la lueur duquel les amis se reconnaissent,--et les
ennemis aussi, malgré la ruse de guerre de leurs perfides
applaudissements!



ERNEST RENAN[22]


I

Les _Études religieuses_[23] d'Ernest Renan ont déjà paru, feuille par
feuille, ici ou là, dans des revues et dans des journaux. A proprement
parler, ce n'est pas un livre. C'est une suite d'articles de critique
sur des sujets consanguins, réunis, pour tout procédé de composition,
par le fil du brocheur, et sous le couvert d'une préface; car faire un
livre n'est pas maintenant plus difficile que cela. Vous enfilez les
uns au bout des autres les oeufs que vous avez pondus, et c'est un
collier... pour le public! et vous vous croyez un grand lama qui fait
des bijoux avec les déjections... de sa pensée. Éparpillé dans les
journaux en vue desquels il a été écrit, le livre d'Ernest Renan était
là à sa vraie place pour faire illusion. Quelques esprits pleins de
fraîcheur, mais ignorant parfaitement, dans leur virginité française,
tout ce qui se brasse de paradoxes outre-Rhin, avaient poussé leur
petit cri d'admiration en humant le matin, avec leur café, des idées
qui leur semblaient nouvelles. Étonnés et flattés de la sensation, ils
se disaient avec mystère: «Quel est donc ce Renan?... Voilà un
critique redoutable!» Il semblait que dans les jungles du journalisme
on entendît miauler--doucement encore, il est vrai,--un tigre de la
plus belle espèce et dont la voix devait arriver aux plus terribles
diapasons. Si Renan était resté dans la publicité des journaux, cette
publicité d'éclairs suivis d'ombre, nous n'aurions pas eu la mesure de
ses idées dans leurs strictes proportions. Nous aurions pu le croire
formidable. Mais avec un livre nous pouvons le juger. Aujourd'hui que
le tigre est sorti de ses jungles, nous nous apercevons qu'il a fait
ses humanités en Allemagne et qu'il n'est qu'un chat assez moucheté,
car il a du style par places, mais cachant sous sa robe fourrée et ses
airs patelins la très grande peur et la petite traîtrise de tous les
chats,--ces tigres manqués!

  [22] _Études d'histoire religieuse; Origine du Langage_ (_Pays_, 21
  avril 1857; 8 avril 1858).

  [23] Lévy frères.

Oui! peur et traîtrise, voilà les deux seules originalités des
_Études religieuses_ de Renan. Ordinairement, en France, on est plus
brave. S'il y a des poltrons d'idées, ce ne sont pas du moins ceux qui
les ont. Voyons! Renan, au fond, est un philosophe. C'est un
rationaliste; c'est un hegelien plus ou moins; c'est l'ennemi du
_surnaturel_; c'est le critique qui montre comment _cela_ pousse dans
l'humanité mais n'est jamais la vérité en soi, indéfectible, absolue,
comme nous y croyons, nous! Il pense, lui aussi, comme Diderot[24],
qu'il faut _élargir Dieu_ pour faire tomber les murs des Églises.
Mais, quand Diderot attaquait l'Église, il frappait bravement, par
devant, à grands coups, avec l'abominable héroïsme de son sacrilège.
Quand Voltaire blasphémait Jésus-Christ, il ne bégayait pas. Il criait
sur les toits: «_Écrasons l'infâme!_» Quand l'Allemagne elle-même, si
longtemps nommée la douce et religieuse Allemagne, mais qui a
dernièrement recommencé le XVIIIe siècle en mettant de grands mots et
des obscurités d'école où le XVIIIe avait émis de petites phrases
claires comme de l'eau (car il ne faut pas profaner ce mot de
lumière); quand l'Allemagne elle-même attaque Dieu, elle n'y va pas de
main morte. Elle ne lui demande pas respectueusement la permission de
le jeter par la fenêtre; elle l'y jette, voilà tout, et elle ferme la
porte pour l'empêcher de remonter par l'escalier. Mais cette manière
d'agir, au moins nette, au moins vaillante, et qui semble au moins
convaincue, n'est pas celle que Renan emploie aujourd'hui. Au
contraire! il la trouve imprudente; il ne craint pas de la blâmer. Il
reproche à Feuerbach et à la jeune école hegelienne leur violence
contre Dieu. Il les accuse d'avoir _le pédantisme de leur hardiesse_
et de ne pas mettre dans la négation de la vérité chrétienne assez _de
placidité et d'amour_. O Athéniens d'Allemagne, vous n'êtes que des
enfants! «Beaucoup d'esprits droits et honnêtes--dit-il--s'attribuent
sans les mériter _les honneurs de l'athéisme_.» Mais ne les a pas qui
veut et qui s'en vante! Feu Machiavel nous a légué son âme. Il faut
les mériter et ne s'en vanter pas. «Feuerbach--nous dit encore Renan
avec un sourire placide et superbe--a écrit en tête de la 2e édition
de son _Essence du Christianisme_: «_Par ce livre, je me suis brouillé
avec Dieu et le monde._» Nous croyons que c'est un peu de sa faute, et
que, _s'il l'avait voulu, Dieu et le monde lui auraient pardonné_.»
Voilà la sagesse pour Ernest Renan. Faire pardonner à Dieu les
insolences qu'on lui débite:

    Je crois bien, entre nous, que vous n'existez pas!

n'est pas très embarrassant quand on ne croit pas au Dieu personnel et
terrible. Mais les faire pardonner au monde, c'est plus difficile et
plus grave, et telles sont la prétention et la politique du livre de
Renan. Arranger l'athéisme dans un plat convenable, avec tous les
ingrédients de l'érudition, et le faire trouver bon, même aux hommes
religieux; imposer la négation de Dieu au nom de Dieu même, joli tour
de duplicité philosophique. Nous allons voir comment Renan l'a
exécuté!

  [24] Rien de plus stérile que la pensée philosophique au XIXe siècle.
  C'est par là que le monstre se distinguera: l'infécondité! La pensée
  de Diderot: _l'élargissement de Dieu jusqu'à ce qu'il en crève_, est
  l'idée que nous retrouvons dans la plupart des écrits de ce pauvre
  temps. On est obligé d'avertir.


II

Mais, nous l'avons dit, il n'a rien inventé pour cela. L'exécution est
restée au-dessous de la prétention. Les idées sur lesquelles il
s'appuie sont communes en Allemagne, où les idées cessent de dominer
dès qu'elles sont populaires, et en France déjà elles se sont
produites obscurément et sans succès. Renan, qui parle, dans ses
_Études d'histoire religieuse_, de tous ceux qui s'avisèrent les
premiers de lever, comme une catapulte, le misérable fétu de leur
critique contre les religions et leurs symboles, et qui nomme des
médiocrités comme Boulanger, Dupuis, Émeric-David, Petit-Radel, Renan
a oublié de citer l'homme qui, dans un livre intelligible et français,
a posé l'idée générale qui domine la critique de détail dont on est si
fier aujourd'hui et dont on attend tant de ruines. Et voici pourquoi:
il l'imitait trop pour le nommer! Benjamin Constant a écrit un livre
sur les religions, et l'idée de ce livre, très simple et très
dangereuse dans un pays qui croit que la vérité ne peut jamais être
compliquée, l'idée de ce livre est que les formes religieuses passent,
mais que le sentiment religieux est éternel. Eh bien, c'est toute la
théorie de Renan! L'auteur des _Études_, et dans sa préface et dans
vingt-cinq endroits de son livre, reprend l'idée de Benjamin
Constant, la retourne, la commente, l'explique et l'applique. Rien de
plus. «La religion,--dit-il,--en même temps qu'elle atteint par son
sommet _le ciel pur de l'idéal_,»--par exemple Benjamin Constant, qui
filtrait son eau du Rhin avant de la boire, était trop spirituel et
trop Français, lui, pour nous parler de l'_idéal_ ailleurs que dans un
roman!--«la religion pose par sa base sur le sol _mouvant_ des choses
humaines et participe à ce qu'elles ont d'instable et de
_défectueux_». Et plus bas: «Éternellement sacrées dans leur esprit,
les religions ne peuvent l'être également dans leurs formes...» Selon
Renan, l'humanité a le sentiment religieux, ou le sentiment du
surnaturel, plus fort ici que là, dans certaines races que dans
certaines autres, mais elle l'a incontestablement. C'est un fait
presque physiologique, tant il est visible et impossible à rejeter!
Seulement, les formes à travers lesquelles ce fait s'exprime sont plus
ou moins menteuses, vieillies et tombées, et elles tomberont toutes de
plus en plus jusqu'au jour où l'humanité arrivera à la _culture de
l'idéal pour l'idéal_... Si elle y arrive! car l'humanité aura
toujours besoin de symbolisme. La religion de Renan n'est guères bonne
que pour des mandarins et des savants, et il en convient de bonne
grâce: «Dites aux simples--dit-il de son ton protecteur--de _vivre
d'aspiration_ à la vérité, à la beauté, à la bonté morale, ces mots
n'auront pour eux aucun sens. Dites-leur d'aimer Dieu, de ne pas
offenser Dieu, ils vous comprendront à merveille. Dieu, Providence,
immortalité, autant de _bons vieux mots un peu lourds_ que la
philosophie interprétera _dans des sens de plus en plus raffinés_,
mais qu'elle ne remplacera pas avec avantage.» L'aveu est toujours bon
à enregistrer. Mais qu'importent les simples! Renan est l'aristocrate
de la science. C'est lui qui a osé écrire: «Il ne faut pas sacrifier à
Dieu nos instincts scientifiques.» Après cela, vous comprenez très
bien le charmant détour que l'auteur des _Études_ a pris, ou l'immense
illusion dont il est la dupe. Quand on a déporté Dieu dans les culs de
basse-fosse de l'intelligence, on se lave les mains et on affirme que
l'on n'a rien fait contre lui.

Voilà pourtant le système de Renan, voilà le dessous de ce traité du
_Prince_ qui a la prétention d'être si profond contre les religions en
général et le christianisme en particulier. A ne prendre la chose qu'à
son point de vue exclusivement philosophique, une thèse pareille,
dangereuse par cela seul qu'elle est compréhensible aux intelligences
les plus basses, n'est, après tout, qu'une pauvreté. Benjamin
Constant, qui n'avait pas dans ses livres le merveilleux esprit qu'il
avait de plain-pied dans la vie, l'avait en vain revêtue de ces formes
les plus sveltes et les plus clairement brillantes que l'on eût vues
depuis Voltaire; elle n'en était pas moins tombée dans l'oubli avec le
silence des choses légères, car il faut de la consistance pour, même
en tombant, retentir! Ernest Renan, érudit, philologue, chercheur,
d'une vaste lecture, mais, comme tous les hommes, la créature d'une
philosophie, l'instrument de deux ou trois idées métaphysiques, que
nous acceptons ou que nous subissons, mais qui nous tyrannisent et ne
nous lâchent jamais quand elles nous ont pris, Renan n'a rien ajouté
à cette vue première, à cette piètre généralité dont il n'a pas caché
le néant sous les applications historiques qu'il en a faites. Ces
applications--il faut bien le dire--n'ont point, malgré les efforts de
l'érudit, plus de consistance, de grandeur et de solidité que la vue
première qui les a déterminées. Le critique n'a pas relevé le
philosophe. En ces _Études d'histoire religieuse_, la négation dans le
détail n'est ni plus imposante ni plus forte que l'affirmation dans
les points de départ et les conclusions, de sorte que le livre qui
contient ces travaux, construits avec tant de petites notions si
laborieusement accumulées, et qui se maintient avec tant de peine,
entre toutes les opinions, dans un équilibre favorable à son
influence, croule, pour peu qu'on le touche d'une main ferme, de tous
les côtés à la fois.

En effet, prenez-le, et jugez! Les grands morceaux du livre de Renan
sont au nombre de quatre: les _Religions de l'antiquité_; l'_Histoire
du peuple d'Israël_; les _Historiens critiques de Jésus_; _Mahomet et
les Origines de l'Islamisme_. Les autres ne sont pour ainsi dire que
les satellites de ceux-là, et c'est dans ceux-là que le critique a le
mieux exposé sa méthode en l'appliquant. Eh bien, soyons de bonne foi!
cette méthode et les résultats obtenus par elle dans ces quatre
articles ont-ils rien qui doive nous faire trembler, et ne
pouvons-nous pas dire de cette méthode ce que nous avons dit de l'idée
des _Études religieuses_: à savoir que nous la connaissons et que
nous avons traversé déjà tous ces atomes de poussière? Renan
proclame, avec l'orgueil d'un homme d'aujourd'hui, que la Critique est
d'hier et qu'elle tient à cette haute indifférence (pourquoi haute?)
dans laquelle se trouve actuellement l'esprit humain. Tout en prenant
ses précautions contre eux, il reconnaît, par l'admiration qu'il leur
a vouée, que Wolf et Strauss sont ses maîtres,--Strauss, le
prestidigitateur de l'érudition, l'escamoteur historique, dont le
livre apoplectique veut expliquer tous les faits de l'Évangile par des
mythes purs, comme on avait, avant lui, essayé de les élucider avec
des explications naturelles. Quoique Strauss soit maintenant dépassé
en Allemagne, c'est toujours sa critique qu'on invoque, c'est
toujours, dans les mains de Renan comme dans celles de Wilkes, de
Weiss et de Bruno Bauer, cette critique essentiellement ennemie du
surnaturel et cette méthode qui, de nuance en nuance et d'effacement
en effacement, dépouille et pèle le fait historique jusqu'à ce qu'il
n'en reste absolument rien. Or, cette critique qu'on varie, mais qu'on
ne change pas, a-t-elle réellement entamé ce qu'elle a cru si aisément
détruire? Le bon sens public s'est-il payé de cette monnaie? A-t-il de
tout cela jailli une lumière, quelque grande certitude, devant
lesquelles, puisqu'il s'agit ici de la vie de Jésus, par exemple, la
Bible et l'Évangile ne causent plus d'étonnement?... Renan dit et
répète à satiété que la critique historique est _toute dans les
nuances_, qu'elle n'est pas ailleurs. Mais, avec les procédés de sa
méthode, les nuances finissent par devenir si fines qu'elles cessent
d'exister et que bientôt on ne les voit plus; ses hypothèses manquent
bientôt du corps même d'une hypothèse. Assertions hasardées, systèmes
à l'état de dentelles. On n'invoquerait pas les raisons qui, selon
lui, simplifient et éclairent l'histoire, pour se décider dans la plus
vulgaire action de la vie! On ne paierait pas le mémoire de sa
blanchisseuse d'après cela! Mais le moyen de faire passer les choses
les plus risiblement affirmatives ou les plus tristement vagues, c'est
le sérieux avec lequel on les écrit. Impossible, dans un seul
chapitre, de suivre l'auteur des _Études_ dans les discussions
auxquelles il se livre sur les quatre sujets que nous avons signalés.
Seulement, qu'il suffise de savoir que, tout en relevant de Strauss,
il se permet de le critiquer, et tombe au-dessous de lui dans sa
malencontreuse critique. «Les légendes des pays à demi ouverts à la
culture rationnelle--dit-il, page 63 du volume,--ont été formées bien
plus souvent par la _perception indécise_, par le _vague de la
tradition_, par les _ouï-dire grossissants_, par l'_éloignement entre
le fait et le récit_, par le _désir de glorifier les héros_, que par
création pure comme cela a pu avoir lieu pour l'édifice presque entier
des mythologies indo-européennes». Et, suspendu entre le je ne sais
qui et le je ne sais quoi, il ajoute alors cette incroyable phrase
qu'il importe de recueillir: «Tous les procédés ont contribué dans des
proportions _indiscernables_ au tissu de ces broderies merveilleuses,
qui mettent _en défaut toutes les catégories scientifiques_ et à
l'affirmation desquelles a présidé la plus _insaisissable fantaisie_.»
Proportions indiscernables! catégories scientifiques en défaut!
insaisissables fantaisies! Ce n'est pas là seulement le scepticisme
dans l'histoire, c'est le plus bel aveu d'impuissance que la science
inconséquente--car elle s'expose en le faisant--ait jamais fait!


III

Mais le scepticisme dans l'histoire des religions, c'est déjà un
résultat pour la philosophie, et d'ailleurs Renan a moins écrit son
livre pour résoudre des difficultés qu'au fond il regarde lui-même
comme insolubles que pour proclamer les droits de la Critique
indépendante et désintéressée, de la Critique en dehors de tout
dogmatisme et de toute polémique, comme il dit. Cette définition de la
Critique, qui correspond à la définition que Taine, dont nous
parlerons plus loin, a donnée de la science, et qui permettrait à
toutes les deux de faire leur travail de destruction dans la plus
complète sécurité et sans s'inquiéter de savoir s'il y a une morale,
une société, des gouvernements, un foyer domestique, tout un ensemble
de choses organisées autour de soi à respecter, cette définition,
qu'il est si important de faire admettre à tout le monde, est la
grande affaire et le coup d'État actue des philosophes. Si la pleine
liberté de la Critique était consentie, si la science avait le droit
d'agir en vue seulement des résultats scientifiques, on n'aurait plus
besoin de rien, on aurait tout, et les vêpres siciliennes de la
philosophie sonneraient, à pleines volées, sur nos têtes! Voilà
pourquoi le monde hésite à admettre cette notion de la Critique en
dehors du monde et se soucie médiocrement qu'on le mette à feu, sous
prétexte de science, dans l'intérêt de la plus vaine et de la plus
inepte curiosité. N'y aurait-il à cela que l'énervation des forces
sociales, en avons-nous tant déjà que nous puissions impunément les
diminuer?... Le doux Renan, cet officier de paix de la Critique, qui
blâme Bauer de ses colères comme il a blâmé Feuerbach, revient à
toutes les pages de son livre sur cette idée fixe de l'indépendance
absolue de la Critique, de la séparation complète des hommes et des
choses. «Quand l'historien de Jésus-Christ--dit-il--sera aussi libre
dans ses appréciations que l'historien de Mahomet et de Bouddha, il ne
songera pas à injurier ceux qui ne pensent pas comme lui.» Raison
pitoyable! N'insulte-t-on pas tout ce qui contrarie et résiste, quand
on est violent et orgueilleux, et les savants ont-ils l'habitude de
manquer de violence ou d'orgueil? Seulement, il faut bien essayer de
justifier n'importe comment ce qu'on voudrait faire accepter à
l'opinion. Les moyens employés à cette fin par Renan seraient d'un
tacticien supérieur s'ils ne finissaient pas par trop éveiller la
gaieté. Que diable! il faut s'arrêter dans les nuances dont on parle
tant! «La critique des origines d'une religion--dit Ernest
Renan--n'est pas l'oeuvre du libre penseur, mais des sectateurs les
plus zélés de cette religion.» C'est pour cela sans doute qu'il est
sorti de Saint-Sulpice. Manière de se retrouver prêtre quand on a jeté
sa soutane aux buissons du chemin! Ailleurs, il ajoute, avec une
componction d'âme pénétrée: «La critique renferme l'acte du culte le
plus pur.» C'est le mysticisme de la chose! Mais n'est-ce pas trop gai
qu'un tel langage, et le rire qui prend n'avertit-il pas?

On en avait besoin, du reste. Excepté à deux ou trois endroits où
l'hypocrisie monte jusqu'au comique, le livre de Renan est d'une
grande tristesse; il est triste comme un impuissant. Malgré
l'expression qui veut les réchauffer, on sent comme un froid vipérin
s'exhalant de toutes ces pages mortes et déjà fétides, de toutes ces
vésanies allemandes dont un Français avait mieux à faire que de se
faire le chiffonnier! Renan les met, il est vrai, à l'abri sous cette
tolérance chère aux philosophes, sous ce paratonnerre où tombe le
mépris. Sans conclusion ferme et qui satisfasse même l'auteur, ces
_Études d'histoire religieuse_ ne sont guères qu'une collection glacée
de huit à dix blasphèmes qui forment un symbole d'insolences. En vain
le récite-t-on fort bas, ce symbole, on l'entend. On veut être habile,
on veut être discret, et on n'est pas même spirituel. Les grands
courants de la bêtise contemporaine traversent majestueusement le
livre de Renan: l'optimisme béat, la foi dans l'humanité en masse qui
_fait bien tout ce qu'elle fait_, et aussi en l'homme individuel, dont
Renan ne craint pas de dire _qu'il crée la sainteté de ce qu'il croit
et la beauté de ce qu'il aime_. Il est presque incompréhensible
qu'avec du talent, car Renan n'en manque pas, la pensée d'un homme
incline fatalement ou de choix vers les thèses les plus niaises et
maintenant les plus compromises. Anomalie singulière, mais non rare,
et dont la Critique littéraire est encore à chercher le mot. Écrites
avec pureté et quelquefois avec une transparence colorée, ces
_Études_, logiquement et scientifiquement sans valeur, ont des détails
qui attireront, qui ont attiré déjà les esprits de peu de pensée et
qui aiment l'expression partout où elle s'attache. Ils sont venus à ce
livre; mais ils n'y reviendront pas. Quant au genre d'effet qu'il
produit, c'est directement le contraire de celui qu'il avait en vue.
Renan voulait faire les affaires de l'athéisme sans éclat et sans
embarras, sans casser les vitres, comme on dit, et il s'est trahi par
les précautions mêmes qu'il a prises pour se cacher. Il voulait
(soi-disant), dans un but élevé de connaissances, dégager l'idée
religieuse de ce qui la fait une religion positive à telle heure de
l'histoire, opposer le sentiment éternel à la forme passagère, et en
le lisant on n'a jamais plus senti que c'était impossible; que, la
forme enlevée, l'esprit suivait, et qu'après tout, malgré le progrès
et à part la vérité divine, socialement, la dernière des
superstitions valait encore mieux que la première des philosophies!


IV

Le livre de l'_Origine du langage_[25] est postérieur aux _Études
religieuses_, non dans la publicité, mais dans l'attention publique.
On dit que quelques personnes l'avaient lu déjà avant que Renan, qui
le republie, eût attrapé son petit bout de renommée. Il a toujours été
heureux, ce Renan! Parmi les trois ou quatre enfants gâtés (qui
resteront marmots) de ce siècle gâté et que la Fortune a pris par le
menton pour les faire nager, Ernest Renan est un de ceux qu'elle a
conduits à tout de cette manière. Sorti du séminaire comme un certain
empereur de Constantinople qui fuyait et qui se retournait pour
cracher sur les murs de sa ville, Renan entra aisément, et pour cette
raison même, au _Journal des Débats_, et il y est encore, je crois,
les jours de grande fête; de là, il cingla vers l'Institut, et le
voilà, non pas sans travaux, puisqu'il chiffonne dans l'érudition
allemande, et c'est une terrible besogne, mais, rapidement et sans
luttes, le voilà regardé comme un critique, un érudit et un écrivain
formidable, même par ses ennemis. Avant de l'attaquer, ils le saluent,
comme les Français saluaient les Anglais à Fontenoy. Seulement, les
Anglais nous rendirent le salut et allaient devenir des héros, tandis
que Renan garde le salut sans le rendre, et, dans l'ordre
intellectuel, n'est, je l'ai dit déjà, qu'un poltron d'idées, qui,
comme le lièvre chez les grenouilles, ne fera jamais peur qu'à de plus
poltrons que lui... Telle est, en deux mots, l'histoire de Renan; ce
n'est pas encore un illustre, mais c'est un gros Monsieur, et, si on
le laisse faire, il sera illustre demain. Nous sommes ainsi en France.
Ou nous marchandons tout à un homme, ou nous ne lui marchandons rien.
C'est le pays des engouements. Or, que fait un homme qui s'engoue? Il
tousse un peu et il est délivré. C'est cette petite toux salutaire que
la Critique voudrait provoquer aujourd'hui.

  [25] Lévy frères.

Et l'heure est bien choisie pour ce débarras. La surprise du premier
moment, cette grande duperie, est passée, et Renan se prête lui-même à
la circonstance. Il en est à l'heure des secondes éditions. Il fait
cette roue. Il revient sur ses premiers livres. Il nous récapitule sa
gloire; il se réimprime; il n'oublie rien de ce qu'on aurait oublié.
Ses essais de jeunesse trouvent maintenant les éditeurs qu'ils
cherchèrent, et, grâce à eux, il nous étale les premiers costumes de
sa pensée avec la tendresse que M. Denis avait pour son habit jaune en
bouracan. Le bouracan de M. Renan est remis sous la vitrine:

    Ah! nous ne voulons pas perdre nos rogatons!

L'essai sur le langage est de 1848. C'est un enfant de douze ans qui
n'a pas grandi. Renan ne l'a ni modifié, ni augmenté, ni raffermi. Il
s'est contenté d'y joindre une préface où il se félicite d'avoir pensé
comme MM. tel et tel d'Allemagne, et de ne différer que de quelques
nuances de ces grands hommes qui ne sont encore que de grands
Allemands. Or, les nuances impliquent tant de choses aux yeux de ces
laborieux tisseurs de riens! Vains et tristes tissages. On dirait, à
les voir tous dans cette préface, des aliénés, à force de science,
occupés à chercher la petite bête invisible, la mouche narquoise de
l'impalpable, qui fuit leur main. Ils sont là tous, ces happeurs de
vide! Il y a là un M. Grimm, qui croit aux langues monosyllabiques
sans flexion, mais _agglutinées_, et qui compte trois âges dans le
développement du langage après trente mille ans de chronologie. Il y a
un M. Steinthal, trop subtil même pour M. Renan, qui l'accuse de
s'évanouir dans un formalisme profondément creux,--M. Steinthal, qui a
travaillé énormément pour arriver à dire que le langage naît dans
l'âme d'une manière _aveugle_.

Il y a encore MM. Bunsen et Max Muller, qui ont inventé une famille
TOURANIENNE à l'aide de laquelle ils _cherchent_, de l'aveu de Renan,
«à établir un lien de parenté entre des langues entièrement diverses».
Enfin, il y a Renan, qui se prélasse et s'introduit lui-même dans ce
majestueux conclave de rudes travailleurs en fils d'araignée. On
dirait que le prêtre manqué vise au moins à une petite papauté
philologique, et, au fait, pourquoi ne serait-il pas le premier parmi
ces peseurs de diphthongues? Ils sont tous chimériques, hypothétiques
et faux, et il a sur eux l'avantage d'écrire même assez brillamment en
français... Du reste, cet essai n'entamera en aucune façon son
amour-propre ou sa personne, car dans ce mémoire d'académie, long de
247 pages, Renan tient tout entier tel que nous le connaissons, tel
que nous venons de le voir dans ses _Études religieuses_. Nous
craignons bien qu'il ne puisse jamais changer.

A consulter ce livre, on voit que dès son début dans la science Renan
était destiné à porter toute sa vie cette double livrée de Hegel et de
Strauss qu'il a endossée. Shakespeare, avec son ironie charmante,
appelle quelque part les laquais «messieurs les chevaliers de
l'arc-en-ciel». Avait-il deviné les laquais de la philosophie du
_mythe_, de la _contradiction_ et du _devenir_, ces nuées coloriées et
que le premier vent de bon sens, s'il vient à souffler, emportera? La
méthode, que Renan n'a point inventée et qu'il a commencé par
appliquer à la théorie du langage, est cette méthode connue des
_Études religieuses_ dont nous parlons pour la première et dernière
fois. La Critique n'a point à créer d'importances en s'acharnant sur
des théories méprisables. Appliquer à tous les ordres de faits le même
procédé superficiel et vicieux est une opération qu'on signale, mais
sur laquelle il n'y a point à revenir. Dorénavant, quand nous
parlerons d'Ernest Renan et de ses oeuvres, c'est qu'il aura pris la
peine de se transformer.


V

En effet, Hegel aujourd'hui, Hegel lui-même est en question, compromis
et à la veille du déshonneur philosophique le plus complet, malgré les
transcendantes aptitudes de sa pensée. Or, s'il en est ainsi, que
voulez-vous qu'on dise des esprits de second ou de troisième degré qui
vivent sur sa méthode comme le puceron dans sa feuille? Il y a
cependant à dire en faveur de Renan que, de tous ceux qui se sont
servis de l'instrument logique forgé par Hegel, il est celui qui a le
plus entassé de contradictions l'une sur l'autre et élevé le plus haut
la philosophie du rien sur des pyramides de peut-êtres. Proudhon avait
déjà commencé cette terrible vulgarisation de la méthode hegelienne
qui doit la ruiner, mais Proudhon est un brutal et même un bestial,
quand il n'est pas un ironique qui se moque de lui-même et de son
lecteur, et qui a raison pour tous les deux! Il y a dans cet homme de
gausserie profonde la carrure d'un négateur effroyable et d'un
mystificateur prodigieux, tandis que dans Renan l'homme s'ajuste avec
le système, l'esprit avec le caractère, pour redoubler autour de soi
l'indécision et la confusion. Mercure qui saute et s'éparpille,
couleuvre qui glisse, ombre qui s'efface dans le brouillard, il se
dédouble, se renverse, se dérobe, comme ce polype qui fuit sous l'eau
quand il l'a troublée. Hegel mariait la thèse et l'antithèse dans une
synthèse faite de toutes deux. Du moins c'était sa prétention
hautaine. Mais Renan se contente, lui, de marier les extrêmes dans une
équivoque. Il adopte ce qu'il réfute et réfute ce qu'il adopte. Sa
logique est de l'escamotage. Seulement, pour accomplir ses
prestidigitations, ce Robert Houdin de la philologie se contente
d'abaisser la lampe. Son _fiat lux_, c'est l'éclipse systématique de
la clarté.

Et nous disons systématique en pesant sur le mot, car le manque de
clarté dans Renan n'est point l'impuissance d'être clair. C'est la
conséquence d'une méthode insensée, mais c'est aussi et c'est surtout,
ne nous y trompons pas! la diplomatie sans courage d'un incrédule
prémédité. Avant d'être un philosophe, avant d'être un linguiste,
Renan était un incrédule. La foi de ses premières années s'était
éteinte sur les marches mêmes de l'autel, et, quand il les eut
descendues, la question fut pour lui de les démolir. Le moyen, il
allait le chercher; il le trouverait peut-être; ce serait ceci ou ce
serait cela. Mais la question était cet autel! C'était la guerre à
Dieu qu'il fallait faire, armé de prudence, car cette guerre a son
danger dans une société où il existe un peu d'ordre encore. Alors
Renan devint hegelien. A l'ombre des formules logiques de Hegel, de ce
prince de la formule... et des ténèbres, il ne dit pas l'_infâme_
comme l'avait dit Voltaire, cette coquette ou plutôt cette coquine
d'impiété; mais ce qu'il dit impliquait toutes les négations du XVIIIe
siècle.

Sans cesser d'être un hegelien, Ernest Renan devint philologue. Ce
fut là son état, le dessus de porte de sa pensée et de sa vie; mais
l'étude des langues, par laquelle il voulait faire son chemin, n'en
fut pas moins sa manière spéciale de prouver cette non-existence de
Dieu qui est la grande affaire de la philosophie du temps. L'_Origine
du langage_ est le premier essai de cette preuve qu'ait faite Renan,
qui l'a continuée avec acharnement dans ses _Études d'histoire
religieuse_, dans son _Histoire comparée des langues sémitiques_, dans
ses _Essais de critique et de morale_; et, quoique dans ce premier
livre, plus peut-être que dans les suivants, ce jeune serpent de la
sagesse ait eu les précautions d'un vieux et les préoccupations de sa
spécialité, cependant il est aisé de voir que la chimère philologique,
le passage de la pensée au langage ou du langage à la pensée, les
_épluchettes_ des premières syllabes que l'homme-enfant ait jetées
dans ses premiers cris, ne sont, en définitive, que des prétextes ou
des manières particulières d'arriver à la question vraiment
importante, la question du fond et du tout, qui est de biffer
insolemment Moïse et de se passer désormais parfaitement de Dieu!


VI

On sait ce qu'affirme Moïse. Dans le récit qu'il nous a laissé, on
voit Adam et Ève, vis-à-vis de leur destinée, tomber dans la chute et
se faire les éducateurs du genre humain, qu'ils ont précipité avec
eux. C'est là une assertion nette, tranchée et puissante. Le bon sens,
quand on l'articule, ne gémit pas déconcerté. Les expressions de Moïse
sont pleines et précieuses. Puisqu'il s'agit de son langage:
«L'univers--dit-il avec son tour approprié et sublime--fut fait d'une
seule lèvre.» Ce que dit historiquement le grand Révélateur, la petite
révélation du sens le plus infime le répète, avec une force inouïe,
dans la conscience du genre humain. La société a préexisté à l'homme,
Dieu à la société, et, comme il leur préexistait, il les a constitués
par le langage, cette condition _sine qua non_ de tous nos
développements en tous genres, sans laquelle l'esprit de l'homme
avorterait. Ces simples et fortes notions, que le XVIIIe siècle avait
troublées, furent reprises au commencement du XIXe et posées comme
bases d'un système auquel le génie de Bonald donna de sa propre
solidité. Renan, qui trouve également éloignés d'une explication
scientifique le système du caprice individuel et des onomatopées de la
brute, qui fut la toquade du XVIIIe siècle, et le système religieux
que nous venons de signaler, a donné le sien à son tour, et nous ne
croyons pas que, dans des esprits passablement faits, il puisse
remplacer le système de l'école théologique, comme dit Renan avec un
dédain assez contenu, mais il n'en a pas moins pour visée de le
remplacer.

Ce système, qui consiste à affirmer sans preuves possibles, du moins
dans l'essai actuel de Renan, que «le langage de l'homme s'est comme
formé d'un _seul coup_ et est _comme_ sorti instantanément du génie de
chaque race», pose donc la diversité de la race à la première ligne de
son affirmation. Voilà qui est acquis. Le langage fut constitué dès le
premier jour, mais il faut savoir ce qu'Ernest Renan entend par le
premier jour: «Cette expression de premier jour--dit-il à la page 19
de sa préface--n'est-elle qu'une _métaphore_ pour désigner un état
plus ou moins long durant lequel s'accomplit le mystère de
l'apparition de la conscience?» Quant à la langue primitive de cette
période _métaphore_, il est impossible de la retrouver. Seulement,
«pour construire scientifiquement la théorie des premiers âges de
l'humanité, il faut étudier l'enfant et le sauvage.» C'est-à-dire le
sens sur le contre-sens, la lumière sur les ténèbres, et la montée sur
la descente. Nous savons ce que l'enfant et le sauvage nous donnent,
quoique Renan prétende que le sourd-muet se _crée tout seul des moyens
d'expression_ (page 97) supérieurs à ceux qu'on lui enseigne; ce qui
prouve que l'abbé de l'Épée était un sot. Sans le verbe qui leur
allume l'esprit et le coeur, le sauvage et l'enfant croupiraient
éternellement dans l'argile de leur organisme, comme avant Pygmalion
et l'Amour il n'y avait pas de Galatée! Mais, autre hypothèse de
Renan: L'enfant humanitaire avait (toujours dans l'époque _métaphore_)
des forces que n'a plus l'homme individuel de notre temps. «Il serait
trop rigoureux--dit-il encore--d'exiger du linguiste la vérification
de la loi d'onomatopée dans chaque cas particulier. Il y a tant de
relations imitatives qui nous échappent et qui frappaient vivement
les premiers hommes!...» «L'intelligence la plus claire et la plus
pénétrante--ajoute-t-il ailleurs--fut le partage de l'homme au
commencement.» Ce qui est vrai pour nous qui croyons à la chute, ce
qui est faux pour lui qui n'y croit pas et qui invente aujourd'hui un
progrès abécédaire où rien n'est acquis, où plus on recule plus on
avance, et où il faut remonter à l'origine de tout pour savoir
seulement quelque chose!

Et ce n'est là que la première brume d'hypothèses que l'auteur de
l'_Origine du langage_ oppose à la réalité sévère de la métaphysique
de Bonald, en si magnifique conformité avec le récit de Moïse. Mais le
brouillard, sans être plus saisissable pour cela, s'épaissit, et
bientôt on s'y perd, notions et langue même! En effet, on doute, en
lisant Renan, s'il dit réellement ce qu'il veut dire et s'il croit ce
qu'il affecte de savoir. Le primitif de Renan n'est point Adam, car le
risible mythographe a depuis longtemps décapité l'histoire avec son
couteau à papier! Il n'y a pas d'individus pour lui, mais des
collections. Il n'y a pas d'Homère, il n'y a pas de Lycurgue. Caligula
philologique à faire mourir de rire, qui voudrait que l'humanité n'eût
qu'une tête pour la lui couper, si cette tête portait un nom propre!
Donc il n'y a pas d'Adam. Mais son primitif, quel est-il? homme ou
enfant, esprit humain, race, et quelle race, ou autre chose? Quoi,
enfin? Il faudrait préciser et définir, et c'est ce que ne fait jamais
Renan. Il scintille et passe, farfadet verbeux, sur le dos fluant d'un
_peut-être_ ou d'un _il semblerait_ comme on en trouve dans son livre.
Quelle autorité que cet homme!

Inconséquent d'ailleurs autant qu'hypothétique, le fait qu'il érige en
fondement de son système c'est que le langage s'est formé d'un coup,
et voilà qu'à la page 175 de son essai il dit qu'aux époques
primitives chacun _parlait à sa façon_,--ce qui était Babel avant
Babel, Babel dès la création du monde, mais toutefois sans la
confusion et la destinée de Babel. Renan finit par s'étrangler dans
les noeuds coulants et redoublés de ses hypothèses. Ainsi, il suppose
pour un jour à l'homme la puissance de Dieu, déplaçant le miracle pour
ne pas voir le miracle. Il fait de ce miracle une loi qui ne se
reproduit plus qu'à la charge pour nous de nous retrouver dans la même
position exceptionnelle. Paralogisme, tautologie, misérable saut de
carpe éternel! A ses yeux brouillés, qui décomposent les choses en les
regardant, le mythe, qui est le roman individuel, l'emporte sur
l'histoire, qui est le mythe général. Précisez, si vous pouvez, ces
nuances! Seulement, si nous devons mépriser l'histoire, combien plus
devons-nous mépriser les romans et les conjectures à l'aide desquelles
on veut remplacer _scientifiquement_ des traditions avérées qui
accableraient, s'il ne fallait pas savoir où prendre un homme pour
l'accabler.

Mais, nous le répétons, voilà l'important, le fin du fin de toutes ces
finesses d'érudition bateleuse et désossée. Éblouir, comme le renard
de La Fontaine, tous les dindons oisifs de la libre pensée qui le
regardent tourner en rond, prendre ses poussières à l'apparence et
faire monter cette vile fumée sur le soleil de nos traditions, tel est
le côté sérieux du personnage qu'Ernest Renan nous joue aujourd'hui.
Cela n'est pas que vain et que risible, comme le crible aux
diphthongues, cela est sérieux. Dans l'état actuel de la science et
des grotesques respects qu'elle inspire à la plupart des hommes, qui
croient qu'elle leur donnera la clef de ce monde que Dieu a gardée, il
n'était ni si indifférent ni si bouffon de confisquer Moïse au profit
du sanscrit et de ramener la question de Dieu, si peu scientifique, à
une simple question de dehors et de dedans, qui l'est beaucoup plus!


VII

Otez, en effet, l'athéisme,--l'athéisme masqué et la haine de la
tradition chrétienne qui font le sens réel de ce livre et de tous les
livres écrits jusqu'ici par Renan,--et vous n'avez plus rien dans ce
rudiment de sa jeunesse. Positivement, il n'y a rien, pas même du
talent. La réputation qu'on a faite un peu vite à Renan, pour quelques
pages agréablement tournées sur les matières où les écrivains sont
très rares, ne nous impose pas.

Il nous est impossible, quand il s'agit de sujets comme ceux qu'il
traite, de voir du talent là où manquent la netteté, les preuves,
l'enchaînement et la conclusion. D'ailleurs, le style n'est pas plus
ici que le reste. Dans cette _Origine du langage_, il n'y a encore
que le brouillon scientifique, lequel a persisté.

Renan n'a pas su aborder par les côtés grands et féconds une question
où tout se réduit à savoir si la pensée, l'acte pensant,
l'_intellectus agens_, a sa mappemonde encyclopédique et son piédestal
d'équilibre en dehors de la parole qui la corporise; absolument la
même question que celle de l'âme, obligée au corps et à la terre dans
la conquête successive de sa propre possession. Il n'a rien compris à
cette métaphysique d'une si grande force dans sa simplicité. Il
répugne au simple. C'est un esprit qui rapetisse et crispe ce qu'il
touche.

Comme tous les savants qui n'ont point la hauteur de la vue adéquate à
l'état de leurs connaissances, il aime les bagatelles difficiles. Pour
faire suite à cet _Essai sur le langage_ chimérique et confus qu'il
réimprime aujourd'hui, il est homme à nous donner demain quelque autre
essai sur ces intéressants problèmes: Qui nous a coupé le filet?
Quelle est l'origine du geste? D'où procède l'articulation? La
génération de l'inflexion est-elle spontanée?... et gagner par là, si
on pouvait en avoir deux, un second fauteuil à l'Institut! Hors
l'Institut (et encore peut-être), qui prendrait goût à ces casse-tête
chinois de la science vaine et de l'analyse impossible?

Du reste, le danger du livre de Renan est diminué par l'ennui qu'il
inspire. Il est ennuyeux... illisiblement ennuyeux. Même ceux qui
tiennent pour certain que le catholicisme doit périr, et qui
glorifient tous ceux qui l'attaquent, ou par devant, avec le glaive
bravement tiré des doctrines franches, ou par derrière, avec le
stylet des réserves et des faux-fuyants, ne feront pas à Renan une
gloire bien grande. Ce fuyard de séminaire n'a pas le talent d'un
Lamennais pour étoffer son apostasie. Dans le mal, on a vu plus fort,
soit comme action, soit comme intelligence; nous avons eu Verger et
Stendhal, et il ne viendra qu'après eux.



GORINI[26]


I

Ce n'est point un livre réellement composé que ces trois volumes[27],
mais c'est un travail immense et très étonnant de détail. L'auteur de
ce travail, l'abbé Sauveur Gorini, ne peut pas passer pour un écrivain
dans le sens littéraire du mot, quoiqu'il ait souvent ce qui fait le
fond de l'écrivain,--une manière de dire personnelle,--mais c'est un
érudit, et un érudit d'une nouvelle espèce, venu en pleine terre, à la
campagne, comme une fleur sauvage ou comme un poète... Jusqu'ici vous
aviez cru, n'est-ce pas? que les érudits fleurissaient à l'ombre des
bibliothèques, sous ces couches de poussière savante qui sont la terre
végétale de ces sortes de fleurs. Vous aviez cru qu'il fallait la
docte destination du bénédictin pour qu'un prêtre, par exemple, avec
les saintes occupations de son ministère, pût devenir, par la science,
un Mabillon ou un Pitra.

  [26] _Défense de l'Église_ contre les erreurs historiques de MM.
  Guizot, Augustin et Amédée Thierry, Michelet, Ampère, Quinet, Fauriel
  et H. Martin (_Pays_, 26 juillet 1859).

  [27] Girard et Josserand (Lyon).

Eh bien, c'était là une erreur, l'abbé Gorini va nous apprendre qu'on
peut devenir, à force d'attention, de volonté, que dis-je! de
vocation, cette reine des miracles, un érudit sans bibliothèques, sans
livres, ou avec peu de livres, au fond du plus modeste presbytère,
dans une campagne perdue, et tout en remplissant les devoirs du
pasteur qui a charge d'âmes et qui sait porter son fardeau! Jamais la
vocation, la force de la vocation, n'a touché de plus près au génie.
Ce n'est donc pas un simple savant que l'abbé Gorini, c'est un savant
exceptionnel, et, ma foi! qu'il nous passe le mot! c'est presque un
phénomène.

Mais rassurons-nous et rassurons-le: c'est un phénomène sans aucun air
de phénomène, Dieu merci! un phénomène bon enfant, sans charlatanisme,
sans tromperie, sans trompe et sans trompette, qui, malgré la
réputation qui lui vient de Paris, tout doucement, goutte par goutte,
flot par flot, comme l'eau vient à l'écoute-s'il-pleut de sa paroisse,
n'a pas cessé de vivre à l'écart, au fond de sa province, y continuant
son petit train (un train silencieux) de savant, d'annotateur et de
critique. L'abbé Gorini n'a pas fait tout d'abord le bruit éclatant et
mérité que l'on doit, par exemple, à un de ces grands vaudevillistes
qui seront toujours les premiers hommes en France, et cela ne se
pouvait pas. Qui pouvait l'exiger?... Mais enfin, pour un provincial
et un prêtre livré à la duperie des travaux sévères, il faut en
convenir, il n'a pas été trop malheureux! Il n'a pas trop attendu à la
barrière. Son nom a percé à Paris. On l'y a prononcé avec respect
parmi ceux qui savent. Il est vrai que ce n'est pas chez beaucoup de
gens!

Il y a plus, la modestie de l'ancien et pauvre curé de campagne est,
dit on, menacée d'une place à l'Institut, et je ne crois pas qu'elle
s'en inquiète. Les honneurs et la gloire ne peuvent pas grand'chose,
j'imagine, sur ce casanier de l'érudition, qui, depuis qu'il n'est
plus curé, s'est cloîtré dans la science, et qui doit joindre
l'insouciante bonhomie du savant à l'indifférence du saint pour les
choses du siècle. Qu'un jour l'Institut lui arrive (et l'on dit que
c'est par Guizot qu'il doit lui arriver), l'Institut le trouvera comme
Montaigne voulait que la mort nous trouvât tous, «nonchalant d'elle et
de notre jardin inachevé». Or, le jardin de l'abbé Gorini, que je
tiens à ce qu'il achève, est le jardin public--trop public--de
l'histoire contemporaine, un potager d'erreurs de toute sorte, et dans
lequel précisément ce vigoureux sarcleur d'abbé Gorini a retourné plus
d'une plate-bande pour le compte de Guizot.

C'est donc un procédé généreux à Guizot que de placer à l'Institut le
savant abbé, son critique; car Guizot, le politique de la paix à tout
prix, tout grand politique qu'il se contemple, n'a pas pu penser
opérer un désarmement. Un homme, un champion de la vérité historique
comme l'abbé Gorini, ne désarme que quand il n'y a plus le moindre
petit mauvais texte à tuer. Nous n'en sommes pas là encore. L'abbé
Gorini n'est pas un de ces savants à patience d'insecte qui pousse
imperturbablement devant lui son petit trou dans sa poutre. S'il
l'était, on l'arrêterait bien, ce savant-là! On lui jetterait, à cet
insecte, une prise de bon tabac d'académicien sur la tête, et tout
serait dit. On aurait la paix.

L'abbé Gorini n'a pas non plus cet amour en cercle de serpent qui se
mord la queue qu'on appelle l'amour de l'art pour l'art ou de la
science pour la science. Sa science, à lui, c'est l'Église. S'il n'y
avait pas d'Église, peut-être que pour lui il n'y aurait pas de
science du tout. Quoiqu'il eût quelque part, sans doute, dans un angle
de son cerveau, un pli où dormait cette vocation de savant que son
amour pour l'Église n'a pas créée, l'Église n'en n'a pas moins été
l'étincelle à la poudre qui a fait partir la vocation. Sans l'honneur
de l'Église indignement mis en cause par les historiens de ce temps,
ce simple et doux abbé Gorini n'aurait pas songé à interrompre la
plantureuse lecture de ce bréviaire qui renferme assez d'érudition
pour un prêtre, et cela afin de relever, un à un, dans les livres du
XIXe siècle, tous les mensonges et sophismes qui s'y étalent, sous
cette apparence d'impartialité qui est l'hypocrisie de l'histoire
quand ce n'en est pas la trahison!


II

Et ce serait une intéressante page de biographie à écrire et qui
éclairerait la Critique. L'abbé Gorini, au doux nom italien, est un
prêtre de Bourg, qui a passé la plus longue partie de sa jeunesse et
de sa vie dans un des plus tristes pays et une des plus pauvres
paroisses du département de l'Ain, si pour les prêtres, qui vivent les
yeux en haut et la pensée sur l'invisible, il y avait, comme pour
nous, des pays tristes et de pauvres paroisses, et si même la plus
pauvre de toutes n'était pas la plus riche pour eux! En supposant que
l'abbé Gorini n'eût pas été un prêtre ayant l'esprit de son état,
j'admettrais volontiers que ce milieu morne, désert, insalubre, dans
lequel il fut obligé de vivre tout le temps qu'il fut l'humble curé de
la Tranchère, l'aurait rejeté désespérément à la science pour
l'arracher aux accablements de la solitude; mais de lui je ne le crois
pas. Les prêtres vraiment prêtres n'ont ni nos manières de juger ni
nos manières de sentir la vie. Ils ne se laissent pas conduire par
l'influence de nos misérables sentimentalités, et d'ailleurs peut-il y
avoir une solitude pour qui fait descendre son Dieu, tous les matins,
dans sa poitrine?

Que l'abbé Gorini, dès cette époque, lût assidûment l'histoire de
l'Église quand il était revenu de sa chapelle ou de chez ses pauvres,
rien là qui fût plus que l'ordinaire occupation d'un prêtre
intelligent et sensé; mais pour qu'il devînt un historien lui-même,
comme il l'est devenu, dans cette solitude où les livres, sans
lesquels il n'y a pas d'histoire, durent lui manquer, et où il ne dut
s'en procurer que de très rares, il fallait certainement plus que le
sentiment vulgaire ou maladif de cette solitude. Il fallut deux
choses, et les deux choses les plus puissantes que je connaisse dans
une âme humaine: la sensation d'une épouvante et le sentiment d'un
devoir.

En effet, c'était quelque temps après 1830. A cette époque de
rénovation littéraire, l'histoire, si longtemps hostile à l'Église, et
devenue presque innocente à force d'imbécillité sous les dernières
plumes qui l'avaient écrite, l'histoire remonta dans l'opinion des
hommes par le talent et par le sérieux des recherches; mais elle
remonta aussi dans le danger dont l'abjection de beaucoup d'écrivains
semblait avoir délivré l'Église. L'Église retrouvait tout à coup ses
ennemis du XVIIIe siècle, non plus insolents, épigrammatiques et
frivoles, comme au temps de Voltaire et de Montesquieu, mais
respectueux, dogmatiques et profonds, et qui avaient inventé pour
draper leur haine deux superbes manteaux dont celui de Tartufe
n'aurait été qu'un pan: l'éclectisme et l'impartialité.

Jamais l'Église ne courut plus de danger peut-être qu'avec ces
respectueux, qui la saluaient pour mieux faire croire qu'elle était
morte; et l'abbé Gorini le comprit. Ce dut être quelque publication
d'alors qui lui montra, comme un éclair, latente au fond de son
esprit, sa vocation de critique historique. Car il le devint, malgré
sa position isolée, éloigné des villes, de toute source
intellectuelle, de tout renseignement; impuissant en tout! Il le
devint, et lui seul pourrait nous dire comment il s'y prit pour le
devenir. Il avait deux à trois amis à des points assez distants dans
le pays, et qui possédaient quelques bouquins comme on en a à la
campagne. Il les leur emprunta et il en chercha encore. Il se fit un
mendiant de livres! un frère quêteur, un capucin d'érudition!

On le rencontrait par les chemins, courbé sous le poids des volumes
qu'il rapportait à dos, comme les pauvres rapportent leur bois et leur
pain. Ceux-là une fois lus, il s'ingéniait pour en découvrir d'autres
plus loin dans la contrée. C'était un Robinson de lecture dans son île
déserte, finissant, comme l'autre Robinson, par se nourrir et
s'ameubler à force d'industrie, de ressources dans la pensée et la
volonté. Il lisait, d'ailleurs, comme on lit quand on n'a que très peu
de livres, avec une mémoire qui retient tout et une intelligence
avivée par le besoin et devenue intuitive, qui devine ce qui manque et
dégage l'inconnue de l'équation. Et c'est ainsi qu'en vingt années, et
sans sortir de l'aride milieu qu'il sut féconder, il put écrire sa
_Défense de l'Église_, qu'il publia en 1853 et dont il nous donne une
seconde édition.

Qui fut bien étonné? qui fut stupéfié? Les historiens mêmes qu'il
avait si bien passés au crible! Cela leur parut prodigieux, et
vraiment cela l'était. C'était plus étonnant que Jasmin le coiffeur,
que Reboul le boulanger, que Mangiamel l'arithméticien, ce pauvre
prêtre de campagne parachevé érudit en vingt ans, on ne sait comment,
mais qui certainement s'était donné plus que la peine de naître. On ne
revenait pas de cette succession de tours de force qu'il avait dû
faire pour devenir une perle de science, positivement, dans le
désert... pour s'étoffer savant comme la chèvre se nourrit au piquet,
en tondant seulement le diamètre de sa corde! L'abbé Gorini avait pris
la lune avec ses dents,--la lune de l'érudition. Thierry lui écrivit.
Guizot en parla dans une de ses nouvelles préfaces. Ils avaient senti
le vent des ailes d'un taon qui aurait pu devenir terrible et qui
pouvait transpercer tous leurs textes de son aiguillon. Mais
heureusement pour eux que le taon était une merveilleuse abeille, qui
bouchait les trous qu'elle faisait avec du miel.


III

En effet, le critique était prêtre, et jamais il ne l'oublia. Sa
charité, pour le moins, égalait sa science. Ce ne fut point une
polémique passionnée et personnelle qu'il commença avec les historiens
du XIXe siècle, qui _s'étaient trompés_ ou _avaient trompé_ sur
l'Église; ce fut une chasse, non aux hommes, mais une chasse
implacable seulement aux textes faux, aux interprétations irréfléchies
ou... trop réfléchies, aux altérations imperceptibles. Il chassa
tout, en fait d'erreurs, la grosse et la petite bête, et parfois même
il préféra la petite, comme plus difficile à tirer. Il fut incroyable
d'adresse, de sagacité et d'acharnement; mais il respecta les
personnes,--et pour nous, qui n'avons pas ses vertus, il les respecta
trop. Ce lynx de texte, qui déchiquetait si bien en détail les livres
de ce temps, se fit myope, plus que myope, pour les défauts et les
débililités de l'auteur. Il se fourra les deux poings de sa charité
dans les yeux!

Et cela fut quelquefois si fort qu'on put le croire un badaud en
hommes, cet esprit si fin et si avisé en textes, ou bien, sous forme
dissimulée, un moqueur. Les hommes qu'il a surfaits, tout en vannant
leurs oeuvres, n'ont pas, eux, vu la moquerie, mais ils ont pris
l'admiration, et cela les a consolés de la critique. Les hommes sont
si petits, ils tiennent si peu à la vérité et tant à leur personne,
que, pour peu que vous leur disiez qu'ils ont du talent, ils vous
pardonneront d'avoir dit qu'ils en ont mal usé. Et pourtant, si on
comprenait, c'est la chose mortelle! Pour cette raison apparemment
l'auteur de la _Défense de l'Église_, livre déshonorant au fond,--car
l'honneur des historiens, c'est l'exactitude!--n'a soulevé aucun des
ressentiments que la contradiction soulève d'ordinaire entre érudits.
Ils avaient, je l'ai dit, senti les ailes du taon, mais ce ne fut
point comme dans La Fontaine, où

    Le quadrupède écume et son oeil étincelle;

les lions de l'histoire attaqués n'écumèrent ni ne rugirent. Était-ce
de peur d'irriter l'ennemi, ces lions prudents, ou le ton du livre en
avait-il adouci les coups?


IV

Il serait difficile d'en rendre compte, du reste. Il serait difficile,
pour ne pas dire impossible, à l'analyse de prendre, pour vous la
montrer, dans le fond de sa main, toute cette poussière de textes
broyés par l'auteur de la _Défense de l'Église_ sur toutes les
questions les plus variées et les moins liées les unes aux autres. Sur
les saints: saint Pierre, saint Irénée, saint Vincent de Leris, saint
Boniface; sur la bibliothèque d'Alexandrie, sur la croyance religieuse
des seigneurs gallo-romains aux IVe et Ve siècles, sur l'Église
celtique, sur la hiérarchie ecclésiastique, sur les rapports de la
papauté avec les églises particulières, italienne septentrionale,
espagnole, gallicane, etc., etc.

Le grand défaut, le seul défaut, capital peut-être, de l'ouvrage de
l'abbé Gorini, qui l'empêchera d'être lu et goûté du public, nous
l'avons signalé au commencement de ce chapitre: c'est de n'être pas un
livre ayant son commencement, son milieu, sa fin, son organisme et son
art. C'est plutôt une suite de dissertations bonnes pour le _Journal
des Savants_, et encore ces dissertations ont une exposition et des
formes par trop _scolaires_. Il est trop primitif, en vérité, de
mettre en capitales, au haut ou au bas d'une page, pour la réfuter:
_Opinion de Guizot_, _opinion de Thierry_, _opinion de Fauriel_, et
quand on l'a discutée, cette opinion, de recommencer avec une autre,
présentée identiquement de la même manière.

On voudrait, sans être exigeant, quelque chose de plus ingénieux dans
la transition,--dans la transition _tout le style_, disait le sévère
Boileau, qui condamnait La Bruyère! Boileau avait trop de rigueur,
mais, s'il condamnait La Bruyère, que dirait-il de l'abbé Gorini?
lequel a aussi son langage d'un alinéa à un autre, et un langage d'une
correction pleine de clarté où passent çà et là d'aimables sourires.

Je ne sais pas ce qu'il dirait, mais je dis, moi, que c'est dommage de
n'avoir pas fait descendre avec un peu d'art dans la publicité, la
grande et commune publicité, une érudition trop concentrée entre
érudits par la forme même qu'elle a revêtue, une érudition qui ne fût
allée à rien moins, sous une forme plus agréable ou plus habile, qu'à
discréditer profondément, et une fois pour toutes, l'histoire
contemporaine en tout ce qui touche à l'Église.

L'ouvrage de l'abbé Gorini, malgré son titre, est moins un plaidoyer
et un jugement après plaidoyer sur les choses de l'Église qu'un long
mémoire à consulter. C'est un livre pour faire d'autres livres; mais
en France on n'avance une idée qu'avec des livres qui sont faits.
L'idée que l'abbé Gorini était si apte à établir dans la majorité des
têtes par un livre autrement tricoté que le sien, l'idée que
l'histoire a été faussée tant de fois et sur tant de questions par
les mains révérées de ceux qui l'ont maniée avec le plus de puissance,
parerait au mal actuel de son enseignement.

Et je dis actuel, car plus tard, il n'y a point à en douter, la
critique de l'abbé Gorini portera ses fruits contre ceux qui l'ont
suscitée. Cette critique, qui s'en prend aux textes et qui s'est faite
aussi fine, aussi déliée, aussi imperceptible à l'oeil nu ou
inattentif que ce tas d'erreurs qui, pour peu qu'on les voie, nous
aveuglent bien souvent comme la poussière, cette critique aiguë,
suraiguë, à mille coups d'aiguille qui percent et déchiquettent à
force de percer, l'histoire contemporaine n'en a soufflé mot. Elle ne
s'en est pas plus plainte que l'enfant qui avait le petit renard dans
le ventre. Il ne disait rien; mais enfin il l'avait! Et elle qui,
comme lui, en a souffert sans mot dire, plus tard,--dans l'avenir,
elle en souffrira bien davantage.

Les travaux de l'abbé Gorini ne s'envoleront pas. S'il n'a pas su les
mettre dans un livre que tous pussent lire avec plaisir, un autre les
y mettra. La Critique reste sur les ruines qu'elle fait, et c'est un
bon endroit pour attendre. Personne n'aura donc plus amoindri ou ruiné
l'histoire de la première moitié du XIXe siècle que l'abbé Gorini, qui
rappelle la fronde du berger victorieux, car c'est un curé de bergers!
Avec sa pointe d'épingle et son coup d'oeil microscopique, nul n'aura
mieux frappé l'histoire. Son honneur, à elle, aura coulé par tous ces
petits trous d'aiguille qui n'étaient rien, à ce qu'il semblait,
quand elle les recevait, et on l'en verra épuisée.

Seulement, c'est ce moment-là, ce moment expiateur, d'une joie
suprême, que j'aurais voulu avancer!



DOUBLET ET TAINE[28]


I

C'est une chose assez rare, dans ce temps, qu'un livre spécial de
philosophie. La philosophie manque d'interprètes. Elle est partout,
circulant dans beaucoup de livres, comme certains poisons circulent
dans le sang; mais elle ne se formule nulle part dans des oeuvres
transcendantes, non pas seulement de fait mais même de visée. Depuis
la mort de Jouffroy et la publication de l'_Essai_--resté essai--_de
philosophie_ par Lamennais, on n'a plus vu que quelques livres de
morale sans autorité et quelques maigres monographies. D'oeuvres
fortes, aucune. Cousin,--qui a nommé l'éclectisme, mais qui ne l'a pas
inventé, qui a donné une possession d'état à ce bâtard de l'optimisme
de Leibnitz,--Cousin ne dit plus rien, perdu sous les affiquets des
grandes dames du XVIIe siècle. Il est plus que mort, il est enseveli,
et d'antiques jupons doublent son cercueil. En dehors du
saint-simonisme et de la doctrine de Fourier, qui furent moins des
philosophies que des essais d'institutions sociales, nous vivons à
peu près sur le fond d'idées qui s'est produit de 1811 à 1828. Nous
rongeons toujours cette feuille d'oranger que voilà suffisamment
déchiquetée. Nous n'avons pas su la remplacer. La bonne volonté de la
Critique d'étendre son examen aux livres de philosophie pure lui est à
peu près inutile. Il n'y en a pas.

  [28] _Histoire de l'Intelligence; Les Philosophes français du XIXe
  siècle_ (_Pays_, 27 juillet 1857).

En voici deux pourtant qui, exceptionnellement, nous tombent sous la
main et que nous pouvons mettre ensemble. L'un est l'_Histoire de
l'Intelligence_,--de l'intelligence _in se_, comme disent les
Allemands. Livre grave, qui se fronce et se donne un mal terrible pour
être profond; illisible d'ailleurs, quand on ne connaît pas le chinois
de la philosophie moderne, et qui, pour cette raison, mériterait
d'être traduit. L'autre: _Les Philosophes français du XIXe siècle non
y compris_ l'auteur, (bien entendu), est encore, sous une autre forme,
une histoire de l'intelligence, mais de l'intelligence _en acte_,
puisqu'il s'agit des systèmes et des plus beaux esprits philosophiques
contemporains. Quant à ce second livre, il n'a pas le ton du premier.
Il n'est pas grave. Bien au contraire! Il veut être léger, et il l'est
trop. L'auteur, qui commence par imiter Fontenelle, finit, ma foi! par
se croire Voltaire. C'est un ricaneur perpétuel qui fait joujou des
plus grosses questions, s'imaginant les rouler avec la plus gracieuse
facilité _du bout de l'ongle long qu'il porte au petit doigt_,
Clitandre de la philosophie! Eh bien, quelle que soit la différence de
ton de ces deux ouvrages, ils ont cela de commun qu'ils montrent très
bien, chacun à sa façon, l'état actuel de la philosophie et sur quel
pauvre grabat d'idées la malheureuse se sent mourir! L'_Histoire de
l'Intelligence_[29] de Doublet a été faite suivant une méthode, et le
livre des _Philosophes français_[30] nous donne pour conclusion la
sienne, sans avoir l'air d'y tenir plus qu'à tout le reste, dans ce
singulier livre. Or, ces méthodes connues déjà, reprises cent fois en
sous-oeuvre depuis Descartes,--le père de tous les faiseurs de
philosophie solitaires,--ces méthodes retournées, changées de côté,
modifiées, ici ou là, par des travaux d'insecte, mais éternellement
les mêmes, c'est-à-dire partant du _moi_ pour aller au _moi_ par le
_moi_, donneront-elles enfin à la philosophie, sous la main de ces
deux derniers venus, Doublet et Taine, ce qui lui a manqué jusqu'à
cette heure:--la vie et la fécondité? Doublet et Taine doivent être
deux jeunes gens. On le sent en lisant leurs livres. Mais nous
apportent-ils l'un et l'autre une si grande découverte que l'un soit à
juste titre d'une satisfaction si orgueilleusement modeste quand il se
regarde, et l'autre d'une si fringante impertinence quand il regarde
ses prédécesseurs et ses maîtres?...

  [29] Hachette et Cie.

  [30] Ibid.

Nous commencerons par Doublet. Nous ne le comparerons pas à Taine;
nous croyons qu'il vaut beaucoup mieux. Doublet, quelque soit son âge
d'ailleurs, est un franc jeune homme en philosophie. Il y croit. Il
peut donc un jour être détrompé. Fatigué d'une étreinte si vaine, il
peut un jour prendre dans ses bras autre chose que cette nuée et
produire une oeuvre vivante. Il a de la force, de la volonté, de la
réflexion, et même dans des proportions assez viriles; tandis que
Taine, esprit frivole, ne croit absolument à rien, se moque de tout,
et ne changera pas. Taine n'est pas seulement un athée de la grande
manière: il l'est de la petite; il l'est de toutes. C'est l'athée pur.
Il l'est envers Dieu et envers les hommes,--n'admettant que lui-même
et sa propre plaisanterie. Or, puisqu'il s'agit de cela, et pour le
dire en passant, nous ne croyons pas beaucoup aux ravages de la
plaisanterie de Taine. Ses _Philosophes français_ sont un éclat de
rire dans l'eau. On n'est pas un serpent pour souffler dans une clef
forée! Doublet, lui, qui ne souffle que de fatigue, est au moins un
esprit de bonne foi et d'acharnement dans la recherche. Mécontent (on
le conçoit très bien!) de ne rien comprendre aux philosophies
contemporaines, il est descendu en lui-même pour y chercher
l'affirmation qui ne s'y trouve pas. Mais là précisément a été le mal.
Il est descendu en lui-même comme les philosophies contemporaines. Il
s'est jeté dans la psychologie, le puits de l'abîme pour les
philosophes: «la _cave_ de Maine de Biran», comme dit Taine,--et il y
est resté.


II

Jamais on n'a été tenté... et trahi par un plus beau sujet:
l'_Histoire de l'Intelligence_. Quel titre pétillant d'ambition et
d'orgueil! Ce que Bichat a fait pour la vie, et a mal fait, il faut
bien le dire, malgré le respect qu'on a pour son génie, Doublet a
voulu le faire pour l'intelligence, et le psychologue, qui n'était pas
Bichat, a eu le même sort que le grand physiologiste. Ni la
physiologie, ni la psychologie, interrogées isolément, ne peuvent, en
effet, répondre à ces deux grandes questions: qu'est-ce que
l'intelligence? qu'est-ce que la vie? Sur ce terrain, il n'y a jamais
eu que deux hypothèses: l'hypothèse--qui est le fait dominateur--de la
tradition et de l'histoire, ou l'hypothèse scientifique et...
chimérique des philosophes. Pour le malheur de sa pensée, c'est
celle-là que Doublet a choisie. Laissant la réalité humaine, la
société et l'histoire, pour observer les premières évolutions de son
esprit individuel, Doublet s'est imaginé que l'histoire de
l'intelligence était écrite en nous, dans quelque repli de notre être,
et il s'est dévoué à rendre visible ce palimpseste et à le déchiffrer.
Il a donc remué toutes ces ombres et toutes ces poussières qu'on
appelle les faits de conscience. Il a décrit avec d'ineffables
minuties les voyages de Gulliver de sa pensée, et il a construit,
comme Kant, et même contre Kant, une théorie. Cette théorie de «la
perception,--de l'_appréhension de l'idée_,--de sa _subsumption dans
les concepts_», cette théorie, très travaillée, très allemande, très
subtile, mais dans le détail de laquelle nous ne pouvons entrer sans
donner une congestion cérébrale au lecteur, se réduirait, si on la
dépouillait de sa logomachie d'école, à une de ces inutilités logiques
qu'un enfant de la Doctrine chrétienne mépriserait! Doublet lui-même
n'est pas si convaincu de la solidité de cette théorie qu'il ne sente
le besoin de l'appuyer sur autre chose... Et vous douteriez-vous
jamais sur quoi il l'appuie? sur l'idée d'une vie antérieure,
c'est-à-dire que le voilà du coup en pleine métempsycose comme
Pythagore et Jean Reynaud le pythagoricien! Honteux d'être obligé de
rétrograder jusque-là, car il a un bon sens qui se révolte
probablement contre les conclusions de sa philosophie, l'historien de
l'_Intelligence_ essaie de s'abriter sous l'opinion (d'ailleurs
rétractée) de saint Augustin, dont le génie, comme on le sait, élevé
dans les écoles, oscilla plus d'une fois aux souffles de son temps
avant de devenir la ferme lumière qui a brillé dans le monde
catholique, phare immobile à travers les siècles! Mais quel que soit,
du reste, le grand nom dont on abuse en s'en couvrant, et n'importe à
qui elle appartienne, l'idée d'une vie antérieure pour expliquer
l'intelligence actuelle de l'homme peut être un système, mais n'est
pas, certes! une solution. Doubler la question n'est pas la résoudre,
et la Critique garde le droit de dire au philosophe: «Vous reculez
toujours, mais quand sauterez-vous?» Doublet ne sautera pas. Nous le
prédisons.

Telle est, en quelques mots, cette _Histoire de l'Intelligence_. Tel
est le fond de ce livre, dans lequel un esprit fait pour mieux que
cela se remue puissamment dans le vide et finit par mourir, faute
d'air, comme un robuste oiseau pris sous la machine pneumatique. Selon
nous, il n'y avait qu'un moyen d'arriver à une solution dans cette
question de l'intelligence; mais ce moyen, dont un philosophe ne se
serait jamais avisé, aurait été de relever intrépidement le lieu
commun en face de la philosophie. En place de l'homme individuel, qui
n'arriverait jamais à l'intelligence s'il était seul, il fallait
saisir toute la personne sociale. Au lieu de rechercher
microscopiquement dans la conscience ou dans la mémoire le fait
primitif fondamental, et qui constitue l'intelligence humaine, il
fallait en prendre le germe mystérieux et complexe et montrer que,
sans la couvée du père et de la mère, il serait non avenu, puisqu'il
ne se développerait pas!

Il fallait prouver que la plus haute source de mémoire,
d'intelligence, de bonne volonté, d'acquisition, c'est la famille,
l'éducation et le langage. La voix de l'homme est un fait
ultra-mondain étranger au cosmos et particulier à l'homme, venant,
nous le voulons bien, d'une vie antérieure, mais à la condition que
cette vie antérieure sera Dieu. La parole renferme le mystère
générateur de la pensée... _In principio erat verbum_. C'est donc par
une théorie de la parole, et non par l'analyse de faits de conscience
imperceptibles, que Doublet devait commencer son histoire. Il ne l'a
pas fait et nous ne savons pourquoi. Le catholicisme l'aurait enlevé à
la philosophie, et, comme Hercule étouffait Antée en l'arrachant à la
terre, la religion aurait étouffé le philosophe dans le ciel! Doublet
n'en dit pas un mot. Il est curieux de voir l'historien de
_l'intelligence_ s'abstraire de l'histoire tout en critiquant
l'abstraction, et, par suite, négliger le profond enseignement de la
tradition, qui fait partie de l'homme cependant. Oui! cela est
curieux, car nous n'imaginons pas que, pour un esprit comme celui de
Doublet, s'abstraire de l'histoire ce soit la nier.

Seul, en effet, cet enseignement de la tradition, depuis qu'il existe
des philosophies, a su tout comprendre et tout expliquer. Écoutez-le!
Rien de plus simple et de plus beau. Éden est dans les racines de
notre être. L'enfance en est une lueur charmante encore. Puis tout
s'éclipse avec l'apparition de la liberté. L'homme tombe; il perd
Dieu, la lumière, l'intelligence. Qui peut lui rendre ce Dieu
perdu?... L'éducation, la pédagogie, c'est la nécessité d'apprendre à
l'homme son malheur; c'est le redressement de l'homme par la peine.
Malheur à ce titan foudroyé s'il n'a le fouet! Il faut le rompre à sa
condition et lui enseigner sa chute, sinon la création armée
l'écrasera, puis le ciel armé; car Adam, le pédagogue et le père,
répond pour ses enfants. Voilà la magnifique donnée que Doublet n'a
pas même aperçue dans son éternelle préoccupation du _moi_. Timide
dans sa conception de la vie comme tous les philosophes, qu'il accuse
justement de pusillanimité, il s'imagine,--idée vulgaire!--comme tous
les philosophes, que nos puissances se surajoutent les unes aux
autres, quand c'est le contraire qui est vrai. L'homme ne vit ici-bas
qu'en s'écroulant. Nos puissances tombent en poussière à mesure que
nous avançons dans la vie, et la vie elle-même n'est qu'un germe
supérieur que nous décomposons jusqu'à la mort. Quant aux procédés de
Doublet pour _appréhender l'idée_, comme il dit, par exemple l'idée de
la ligne et de l'étendue, ils consistent dans des généralisations et
des abstractions si multipliées, si difficiles et si incertaines,
qu'avec un pareil système de recherche Mathusalem lui-même serait mort
sur la moitié du ba, be, bi, bo, bu, et nous ne croyons pas qu'il
l'eût apprise. Philosophie d'école buissonnière, bonne pour les
paresseux superbes! Peu de gens ont le temps de se pencher ainsi sur
eux-mêmes et d'observer les infiniment petits--les _fils de la Vierge_
intellectuels--sur lesquels Doublet concentre apoplectiquement
l'effort de son oeil et de son cerveau. Dans cette vie, qui a un but
sans doute, un but important et peut-être terrible, puisque c'est le
tout de notre destinée, on a moins le temps d'apprendre comment se
font les choses que le temps de les faire. Qu'on nous laisse passer
avec notre ignorance! la besogne presse. Mais ce n'est point le compte
des philosophes. L'un veut deviner comme l'oeil voit, et il se crève
un oeil; l'autre, comment l'épi devient tel, et il ne sème pas. Au
moins le formica-leo prend des insectes nécessaires à sa vie en
creusant son trou dans le sable, mais les psychologues, comme
Doublet, dans quoi creusent-ils, et que prennent-ils, que
l'inanité?...


III

Certes! quand on touche de pareils résultats, quand on lit ce livre
laborieux dans le rien où l'abstraction met le monde en poudre, on
comprend que Taine, l'auteur des _Philosophes français du XIXe
siècle_, dise hardiment, et pour cette fois avec vérité, que la
psychologie est déshonorée. Elle l'est, en effet, et à jamais. Après
avoir, par la main de Descartes,--ce Robinson du _moi_ enfermé dans
son _je_ comme dans une île déserte, mais sans aucune espèce de
_Vendredi_,--détrôné la scolastique, qui valait mieux qu'elle, la
psychologie est tombée dans le mépris de la philosophie elle-même, et
Taine, le lettré, le docteur ès lettres et l'élève de l'École normale,
avec son livre des _Philosophes français au_ XIXe _siècle_, tous
psychologues au premier chef: Laromiguière, Royer-Collard, Maine de
Biran, Cousin, Jouffroy, est le témoignage le plus frappant et le plus
éloquent de ce mépris.

Le livre de Taine est effectivement, sous des formes qui veulent être
gaies et amusantes avant tout, un soufflet bien et dûment appliqué sur
les deux joues de la philosophie contemporaine. C'est un de ces
soufflets semblables à ceux que le bourreau donnait parfois à sa
victime immolée! Seulement, comme on ne tue pas avec la batte
d'Arlequin, le joyeux bourreau n'a pas tué ici la philosophie, qui
continuera d'aller à ses affaires comme M. de Pourceaugnac avec son
soufflet. Jamais, depuis qu'on écrit des articles de petits journaux
(c'en est un de 362 pages que ce livre), on n'a traité avec un
laisser-aller plus irrespectueux, avec un détail d'anecdotes plus
malhonnêtes (sont-elles vraies?), les hommes et les choses que les
lettrés de ce pays-ci ont adorés depuis quarante ans. Taine a
parfaitement appris, à l'École d'où il est sorti, le défaut de
l'armure de ses maîtres, la vacuité de leurs systèmes, le vice de leur
enseignement et les grimaces de leurs prétentions. Il sait tout cela
comme un de nous, et nous ne lui reprochons ni de le savoir ni de le
dire. Dans la splendeur animée du monde catholique, où nous assistons
à la vie, les philosophes nous semblent des ombres chinoises, des
marionnettes noires qui s'agitent sur une toile blanche tamisée de
lumière, et cela nous cause je ne sais quel frémissement de plaisir de
les voir se livrer aux affreux amusements de la discorde et se briser
des meubles sur leur majestueux angle facial. Ils se font ainsi
justice eux-mêmes. Et d'ailleurs, avant tout, même avant les
convenances et les respects d'école, la vérité! Mais ce que nous ne
pouvons nous empêcher de blâmer dans le livre de Taine, c'est le
manque absolu de sérieux et le scepticisme de ton, qui invalide la
critique que l'on fait; c'est surtout une perversité de doctrines pire
que celle des philosophies dont il se moque en les exposant.

Taine est un homme du XVIIIe siècle. Il l'est par l'expression et par
le fond des choses, et, comme il est tel dans le XIXe siècle, il est
très au-dessous, en réalité, des hommes du XVIIIe siècle, car l'erreur
changée d'époque ressemble à un monstre déterré. Elle est plus laide
qu'elle n'était du temps de sa vie. Si on appliquait à l'auteur des
_Philosophes français_ un des procédés de son livre, qui consiste à
changer un homme de place,--à faire naître Cousin, par exemple, en
1640 et à le métamorphoser en abbé, en théologien et en successeur de
Bossuet, espèce de truc à l'aide duquel il est facile de rencontrer
des analogies d'imagination assez drôlettes,--nous dirions, nous, que
Taine fut un ami de La Mettrie et qu'il a soupé chez d'Holbach, très
hardi quand les domestiques étaient partis. Il a la prudence des
serpents d'alors, qui étaient fort plats; il ne déduit pas longtemps
ses idées, il les ombrage quand elles deviennent trop claires et les
brise dans cette plaisanterie qui est une ressource; mais on n'en voit
pas moins passer la lueur. Ces petites précautions ne tromperont
personne. Taine distingue profondément la science, cet objet
d'éternelle recherche, de la morale, de la religion, du gouvernement.
La science, dit-il, ne s'occupe que de rechercher les faits et de les
décrire analytiquement. Or, comme il estime que la science doit faire,
dans un temps donné, les destinées du genre humain, il se trouve que
la religion et la morale, qui ne sont pas la vérité scientifique et
sur lesquelles les philosophes ont pris l'avance, s'en iront un jour
avec les vieilles lunes. Telle est la foi et l'espérance de Taine.
S'il y avait quelque chose qui ressemblât à du respect dans sa pensée,
ce serait pour Condillac et pour Voltaire. Ses livres de chevet
doivent être la _Langue des calculs_ et _Candide_. _Candide_ pour lui,
son livre de couchette,--et la _Langue des calculs_ pour les badauds
et quand quelqu'un monte l'escalier. Chose naturelle! La philosophie
qu'il galonne le moins de ses épigrammes est celle de Laromiguière,
parce qu'elle se rapproche le plus de la philosophie du XVIIIe siècle.
Son Dieu,--le plus grand psychologue de ce temps, dit-il,--c'est Henri
Beyle (Stendhal); Henri Beyle, un esprit puissant, c'est
incontestable, mais d'un matérialisme presque crapuleux. Il faut bien
le dire, c'est le matérialisme aussi qu'exhale le livre de Taine. Il
n'y est pas formulé, mais il y est; et sous les fleurs de la rhétorique
et les roses à épines de la plaisanterie, sous les fadeurs et les
fadaises de ce vieux pastel effacé, on sent l'infecte solfatare...

Quant au talent, un talent littéraire qui anime tout cela, il n'est
pas énorme. Il consiste dans le programme assez bien étudié de la
philosophie à l'École normale et dans cette fausse élégance qui joue
au dandy sur des sujets qui ne comportent pas le dandysme. Un jour,
Cousin, en verve de pédagogie, s'écriait, avec la solennité théâtrale
et l'emphase de voix et de geste qui font de lui le plus grand comique
involontaire qu'on ait vu: «Surtout, mon cher Labitte, n'oublions
jamais que nous sommes des cuistres.» Mais Taine, qui n'a pas l'esprit
de son état, veut, lui, à toute force, le faire oublier. C'est
l'Alfred de Musset de la philosophie railleuse,--moins l'aristocratie
naturelle du poète. Les cigarettes de Taine se fumeraient beaucoup
moins longtemps. Quand on l'a lu, on est impatient d'une atmosphère
plus saine et plus pure. On est impatient de sortir de la science
telle qu'il nous la montre dans ce _profil perdu_, mais qui fait
trembler, et de rentrer dans la famille, dans l'ordre, dans
l'histoire, toutes choses ignorées du bourgeois célibataire, jongleur
et parisien, lequel _cherche à rechercher_ un objet de _recherche_
d'un goût _recherché_; car voilà toute la philosophie de Taine.
Misérables hypogées philosophiques! L'esprit solitaire y a froid,
malgré le rire qu'on affecte d'y faire entendre. Déjà, à propos d'un
premier livre sur La Fontaine, nous avons conseillé à Taine, dans
l'intérêt de son esprit et de sa renommée, de retourner à cette
traduction de Shakespeare dont il nous a donné un jour de si beaux
fragments. Après avoir lu les _Philosophes français_, nous
l'avertissons qu'il est plus pressant que jamais de retourner au vieux
Shakespeare. Mais nous écoutera-t-il, et faudra-t-il donc l'y
conduire, comme ces jeunes filles qui ne veulent pas chanter par
obstination de modestie et que l'on conduit au piano?...



PASCAL[31]


I

Les _Pensées de Pascal_ et l'_Étude littéraire_ d'Ernest Havet[32] ne
sont point une publication nouvelle. Elles datent de 1852. A cette
époque, les travaux sur Pascal de Cousin, Sainte-Beuve, Nisard, Vinet,
etc., etc., avaient éclaté, et, sans prétendre les résumer, cette
publication les étreignit tous, comme idées, en un bloc consistant et
très ferme, pour le compte d'une édition spéciale, faite avec soin sur
les textes confrontés, et le rétablissement du sens de Pascal, si
longtemps obscurci et mutilé. Quoique pleine de choses connues déjà,
l'_Étude_ d'Ernest Havet ne fut pas cependant uniquement la
concentration énergique et habile de ce qui avait été dit précédemment
dans le courant de cette moitié de siècle. Havet se permit d'avoir
aussi son opinion sur Pascal. Il se permit d'avoir de la pénétration
souvent,--plus souvent de la solidité. J'oserai même dire que, dans
l'état actuel de la pensée du XIXe siècle sur Pascal, personne n'est
encore allé plus avant qu'Havet dans ce clair-obscur étonnant--plus
étonnant que celui de Rembrandt--qui s'appelle l'âme et le génie de
Pascal. En vivant longtemps dans l'étude de ce grand esprit, Havet a
fait amitié, je ne dirai pas avec ces ténèbres,--comme disait Augustin
Thierry de sa cécité,--mais avec cette profondeur agitée, et, s'il n'a
pas toujours découvert ce qu'il nous y montre, il a parfois ajouté à
ce qui déjà y avait été découvert. Qu'elles appartinssent donc à lui
ou à d'autres, les opinions qui donnent la vie à son _Étude_ sur
Pascal, et qui n'ont été jusqu'ici dépassées par aucune vue nouvelle,
méritaient l'attention d'une critique qui a bien le droit de se
demander si ce sont là les derniers mots qu'on puisse dire sur Pascal,
et s'il y aura même jamais un dernier mot à dire sur cet homme qui
fait l'effet d'un infini à lui seul!

  [31] _Les Pensées de Pascal_, précédées d'une _Étude littéraire_, par
  Ernest Havet (_Pays_, 5 juin 1860).

  [32] Dezobry et Magdeleine.

Pascal, en effet, a été plus retrouvé, plus restauré, plus raconté que
jugé de ce jugement définitif et suprême qui donne la _raison
suffisante_ d'un homme; il a produit plus d'étonnement que
d'admiration encore, et presque plus de frayeur que d'étonnement. Les
critiques à classification et à catégories, les nomenclateurs qui
croient aux familles d'esprits, ont été complètement déroutés par ce
grand Singulier, sceptique et dévot, géomètre et poète, l'ordre et le
désordre, qui se bat contre sa tête avec son coeur. Ils n'ont rien
compris, ou du moins ont compris peu de chose à ce solitaire, plus
solitaire que tous les solitaires de Port-Royal dont il faisait
partie, car jamais la règle et la communauté de doctrine et de foi
n'empêchèrent qu'il ne fût seul, éternellement seul, sur la montagne
de son esprit. Hélas! il y resta jusqu'à son dernier jour, tenté comme
le Sauveur Jésus, aussi sur la montagne; et son tentateur, à lui, fut
son propre génie, affamé de ce que les sciences de la terre n'ont
jamais donné: la certitude! On l'a si peu compris que les uns le
traitèrent comme un philosophe aberrant et lui firent la petite leçon
philosophique; les autres comme un chrétien trébuchant dans le
jansénisme et lui firent la petite leçon religieuse, quand il eût
mieux valu montrer les causes si particulières et presque _organiques_
de ce jansénisme de Pascal. En somme, tout cela fut assez pitoyable.
Chacun, avec son petit lumignon, ne montrait, en tournant alentour,
qu'un point isolé du sphinx énorme qui, du fond de l'ombre où il était
aux trois quarts plongé, semblait défier tous ces porteurs de bobèche!
Nulle lumière, en effet, ne s'était coulée autour de lui pour
l'embrasser dans la beauté entière de sa forme étrange, et ne le
simplifiait en nous l'éclairant dans son irréductible unité et malgré
ces incohérences de surface, cet homme, cet être plutôt que cet homme,
qui fut encore autre chose qu'un grand géomètre, un grand sceptique,
un grand dévot! Mais quoi?... C'est ce qu'il fallait dire, et c'est là
ce qu'on n'a point dit.

Eh bien, pour notre compte et dans la mesure de nos forces, c'est ce que
nous voulons essayer de dire aujourd'hui! Nous ne voulons imiter
personne: ni Voltaire, dont les _Remarques sur Pascal_ ne sont qu'un
verre d'eau claire dans lequel il y a de petites raisons qui ressemblent
à des animalcules; ni Cousin, ce cartésien _constitutionnel_ pour qui
1828 dure toujours, et qui, à propos de Pascal, bon Dieu! établit le
plus grotesque des rapports entre le scepticisme philosophique et
l'opposition politique qui n'est pas _constitutionnelle_; ni même
Sainte-Beuve, meilleur à imiter cependant, car du moins celui-là est
humain sous sa littérature et recherche les influences de la vie dans
les révélations de la pensée. Pour nous, là n'est point la question.
Pour nous, il s'agira bien moins ici des oeuvres de Pascal et de sa
valeur comparative ou absolue que de son entité, que de ce qui le fait
Pascal,--ce prodige ou ce monstre, comme on voudra, mais, quel que soit
le mot qu'on choisisse, la créature d'exception jusqu'à lui inconnue qui
s'appelle Pascal, et même Blaise Pascal! Blaise, un nom de niais, accolé
par le hasard, le roi des insolents et des ironiques, à cet autre nom de
Pascal que la gloire devait faire un jour tellement resplendir!


II

Ainsi, nous prions instamment qu'on ne l'oublie pas! nous n'avons
point à prendre la hauteur intellectuelle de Pascal. Nous voulons
seulement indiquer quelle fut sa _vraie réalité_,--qu'on nous passe le
mot! quoiqu'il ait l'air d'un pléonasme. D'ailleurs, quand on regarde
à la lettre même de ses oeuvres, Pascal n'est pas si grand qu'on l'a
cru pour une Critique qui n'est pas gâtée par cette admiration
traditionnelle que lui, le plus fier de tous les génies, méprisait.
Comme mathématicien, en effet, il fut pour les méthodes anciennes
contre les méthodes nouvelles, dont il méconnut la portée, ce qui lui
mérita peut-être que Voltaire le mît, comme géomètre, très au dessous
de Condorcet. Comme écrivain, opérant sur une langue qu'il n'inventa
pas, quoiqu'on l'ait dit, car nous avons un si effroyable besoin de
flatter que nous finissons par flatter la gloire, il imita Montaigne,
et l'imitateur ne fit pas oublier l'imité. Sans Montaigne, et sans un
sentiment dont nous allons parler tout à l'heure, Pascal n'aurait
jamais été que l'écrivain des _Provinciales_, ce chef-d'oeuvre qui ne
serait pas si grand si les Jésuites étaient moins grands et moins
haïs, les _Provinciales_, où le comique de cet immense Triste, qui
veut plaisanter, consiste dans une ironie répétée dix-huit fois en
_dix-huit lettres_, et dans cet heureux emploi de la formule: _mon
révérend père_, qui--puisqu'on parlait à un jésuite--n'était pas
extrêmement difficile à trouver.

Mais, encore une fois, Pascal, l'immortel phénomène, n'est pas là.
Avant de dire ce qu'est un homme, il faut bien dire ce qu'il n'est
pas. Le Pascal profond n'est pas plus dans son initiative scientifique
que dans l'originalité de sa langue littéraire. Ce n'est point là
qu'il faut chercher la caractéristique, l'élément générateur de son
génie. Ce qui distingue Pascal, ce n'est pas la force de sa raison,
car souvent il voit faux; ce n'est pas non plus la pureté de sa foi,
car souvent elle est troublée. Un pas de plus du côté où il marche,
c'est dans l'hérésie qu'il tomberait. Non! ce qui le crée Pascal, ce
qui lui fait, par l'accent seul, une langue à lui à travers celle de
Montaigne, dont il a les tours et dont il s'assimile les qualités; ce
qui lui donne une originalité incomparable entre tous les esprits
originaux de toutes les littératures, et le fait aller si loin dans
l'originalité que parfois il rase l'abîme de la folie et donne le
vertige, c'est un sentiment,--un sentiment unique, un sentiment assez
généralement méprisé par le superficiel orgueil des hommes,--et ce
sentiment, c'est la peur!

Mais tout ce qui est intense est magnifique dans ce monde sans
énergie, et, d'ailleurs, la peur, ce n'est pas la lâcheté! «Quel est
le lâche qui n'a jamais eu peur?...» disait Ney, le _brave des
braves_. La peur de Pascal était digne de son âme et de son esprit.
Elle pouvait exister sans honte, car c'était la peur du seul être avec
lequel on puisse bien n'être pas brave: c'était la peur de Dieu! Je
n'ai point à examiner si cette peur, qui était pour l'âme immatérielle
de Pascal ce que serait une hypertrophie pour nos coeurs de chair,
était légitime ou exagérée, mauvaise ou salutaire; si elle avait le
droit philosophique ou religieux d'exister; ou si elle n'était pas
plutôt un manque d'équilibre et un égarement dans des facultés toutes
puissantes. Je me contente de la constater, car elle me suffit pour
expliquer le Pascal sans égal, le Pascal des _Pensées_. Cette
sublimité qu'on rencontre en ces quelques pages inachevées, et qui
n'ont aucun modèle quant à l'inspiration qui les anime, cette
sublimité qui n'existait plus depuis les effarements de quelques
prophètes, je la trouve en Pascal dans la peur de Dieu et de sa
justice, la plus grande peur de la plus grande chose qui pût exister
dans la plus grande âme: l'âme de Pascal, que j'appelais plus haut: à
elle seule tout un infini!

Et il fallait qu'elle fût grande, en effet, cette âme, pour être plus
forte que l'esprit dont elle était accompagnée; car, cet esprit, elle
l'a vaincu, elle l'a emporté hors de la science et hors du monde,
comme un lion emporte un enfant! Là, dans le désert, le saint désert,
comme disaient ces anachorètes, la terrible lionne l'a foulé aux
pieds, déchiré, déchiqueté, et elle a répandu autour d'elle ses
lambeaux saignants avec une fureur de mépris dont vous pouvez juger
encore; car ces lambeaux, ce sont les _Pensées_ de Pascal! Débris
grandioses, auxquels les articulations manquent; mais quel prodigieux
organisme ne font-ils pas supposer? L'ivresse de la terreur, d'une
terreur sans bornes, a pu seule donner à l'âme d'un homme la force de
briser un esprit pareil; car l'âme et l'esprit sont adéquats chez
Pascal. C'est même la raison, par parenthèse, qui m'a toujours empêché
de croire qu'eût-il vécu plus longtemps, et n'eût-il pas eu dans le
coeur le néant de tout qui empêche de rien achever, Pascal eût pu
élever à la religion le monument que l'on regrette. Non que
l'ordonnance d'un beau livre ne fût dans les puissances de ce grand
esprit de déduction et de géométrie, mais la peur fait trembler la
main et dérange les combinaisons de l'artiste, tandis que la terreur,
tout le temps qu'elle ne vous glace pas, fait pousser le cri
pathétique. Et le cri pathétique, chez l'écrivain, c'est l'expression;
ce n'est plus l'art, c'est le génie!


III

Le génie donc, mais le génie de l'expression et du sentiment, voilà la
supériorité nette (_reina netta!_) de Pascal. Quelque pénétrant qu'il
soit, il est plus _pénétré_, il est plus éloquent encore. Dans ce
livre qui saigne, ce n'est pas la pensée qui domine, c'est le
pathétique. La pensée qui circule dans ces _Pensées_ est bientôt dite,
et c'est toujours la même pensée: «Rien de certain, rien qui se
démontre, la philosophie radicalement impuissante, la _raison sotte_,
Dieu donc est Dieu, c'est-à-dire Jésus-Christ»,--tel est le fond. Mais
la forme,--et plus que la forme, car, au point de vue extérieur, cette
forme, c'est Montaigne: Montaigne, c'est l'écorce du style de Pascal;
mais l'âme inouïe qui circule dans tout cela, qui passe à travers ce
fond de si peu d'invention et cette forme de tant de mémoire, voilà le
Pascal en propre, voilà l'originalité qu'on n'avait pas vue et qu'on
ne reverra peut-être jamais! Quoiqu'il y ait là de bien grandes images
qui frappent le front, les yeux et l'esprit comme une main, ce qui est
plus beau que l'image encore,--l'image, d'un physique si
puissant!--c'est l'accent, l'intime accent. Jamais il n'en fut de plus
tragique, de plus amer, de plus angoissé, de plus méprisant, quand, du
pied de la croix, cette grande âme qui souffre la _passion_ de la
raison humaine se retourne vers le monde, et aussi de plus humble
quand, du monde, au contraire, elle se retourne vers la croix!

Telle est la beauté des _Pensées_. Ce n'est pas la partie des
_Pensées_ qui veut fonder, qui essaie de construire, qui raisonne
enfin, qui est la plus sublime en Pascal: c'est la partie qui tremble,
crie et doute, a horreur de douter, doute encore, et s'épouvante de
son doute vis-à-vis de la seule clarté qu'il y ait pour elle,
l'épouvantable clarté de Dieu! Effrayant génie que Pascal! a dit
Chateaubriand. Ah! il eût dû dire effrayé! car l'effroi qu'il ressent
est encore plus terrible que celui qu'il cause. C'est l'épouvante
jusqu'à la poésie de l'épouvante. Oui! sous les lignes brisées de ce
grand dessin géométrique qu'on aperçoit encore en ces _Pensées_, comme
le plan interrompu d'une Pompéï quelconque après le tremblement de
terre qui l'a engloutie, il y a une poésie, une poésie qu'on ne
connaissait pas avant Pascal, dans son siècle réglé et tiré à quatre
épingles: la poésie du désespoir, de la foi par désespoir, de l'amour
de Dieu par désespoir! une poésie à faire pâlir celle de ce Byron qui
viendra un siècle plus tard et de ce Shakespeare qui est venu un
siècle plus tôt. Pascal, en effet, c'est le Hamlet du catholicisme, un
Hamlet plus mâle et plus sombre que le beau damoysel de Shakespeare.
Mais c'est tout à la fois le poème et le poète! C'est un Hamlet mort à
trente ans passés, qui n'eut pas d'Ophélie, qui _cause_ aussi, et dans
quelle langue, grand Dieu! avec la tête de mort que les solitaires
mettent auprès de leur crucifix, et qui, s'il se rejette, comme
l'autre Hamlet, en arrière, devant le trou de la tombe, c'est qu'au
fond il voit l'enfer, que l'autre Hamlet n'y voyait pas!

Ainsi, c'est un poète, en définitive, que Pascal. C'est le poète de la
peur, qui a écrit ce grand mot caractéristique de son âme: «Le silence
des astres m'épouvante!» C'est un poète, qui a dévoré, dans sa flamme,
le géomètre, le philosophe et même le sceptique qui était en lui, et
de cette cendre il a fait jaillir sa poésie. Poésie naïve s'il en fut,
celle-là, car elle ne se sait pas poésie, et quand elle le saurait,
elle ne s'en soucierait pas. Chose prodigieuse! dans une doctrine qui
touche par un seul point à celle de Calvin, mais qui y touche, Pascal
a su être un grand poète. Or, le calvinisme éteint tout, excepté
l'enfer. C'est la seule orthodoxie qu'il ait gardée. Eh bien, l'enfer
a été la source de la formidable poésie de Pascal! C'est par le
sentiment, même quand il est inexprimé, de cette poésie terrible, plus
que par sa roulette, plus que par un pamphlet toujours populaire, plus
que par tout ce qu'il a fait jamais, qu'il est resté le dominateur des
esprits et même de ceux qui lui sont rebelles; car on a répondu, bien
ou mal, à toutes ses _raisons_, et malgré l'accablante expression de
son génie l'intelligence humaine n'est pas vaincue, mais ses
_sentiments_ emportent tout, et ceux-là qu'il n'a pu convaincre de ce
qu'il croit il les a emportés par la beauté de ce qu'il écrit, et ils
conviennent qu'ils sont emportés! Qui sait, du reste? peut-être n'y
a-t-il pas d'autre manière de mettre les pieds sur ces deux révoltés
tenaces: le coeur de l'homme et son esprit!


IV

Et c'est aussi par là qu'il vivra toujours, le Pascal des _Pensées_.
Rien n'est plus immortel qu'un poète, que la grandeur de sentiment qui
fait les poètes et les héros; car les héros sont aussi des poètes, les
poètes de l'action! Les sciences vieillissent, bonnes femmes qui
radotent en nous parlant de leur éternelle jeunesse. Les philosophies
se succèdent. Je ne veux pas dire que Descartes ne soit plus; mais il
est bien changé: on en a fait un universitaire. Quel aplatissement!
S'il revenait au monde, il se trouverait un peu _verdi_ dans la
_mirette_ de Cousin. Après Kant, d'ailleurs, après Schelling, après
Hegel, il faut convenir que, même sans Cousin, l'homme du _cogito_
serait un peu terni. Mais Pascal, lui, le Pascal des _Pensées_, n'a
pas, comme on dit, pris un jour. Toute une armée de géomètres a passé
pourtant sur le géomètre du XVIIe siècle, et planté plus loin que la
place où il était tombé l'étendard de la découverte. Le jansénisme
s'en est allé en fumée avec les autres poussières d'un siècle écroulé,
et jusqu'en ce beau livre des _Pensées_ il s'est trouvé de vastes
places qui maintenant font trou dans le reste, comme dans un tableau
écaillé. La foi religieuse a pâli. La croyance au surnaturel, qui
était le seul naturel pour Pascal, a diminué dans les esprits,
retournés vers l'en-bas des choses. Il y a donc tout un Pascal de mort
dans Pascal. Mais il y en a un autre qui ne mourra pas, c'est le poète
des _Pensées_! c'est le poète qui est par-dessous tous ces
raisonnements, tous ces doutes, toute cette syllogistique désespérée,
toute cette algèbre de feu qui cherche l'inconnue et ne la trouve
jamais, et qui, comme un phénix effrayé, aveuglé par les cendres du
bûcher où il s'est consumé lui-même, se sauve tout à coup dans le
ciel!

Du reste, on l'a traité en poète, allez! Le XVIIIe siècle, qui avait
bien ses raisons pour ne pas aimer la poésie, l'a assez insolemment
toisé du bas de sa prose, de sa raison et de sa froideur! Un jésuite
l'avait appelé athée, ce Pascal qui tue l'intelligence sous Dieu. Des
philosophes l'appelèrent visionnaire. Ils en firent un malade et ils
inventèrent même une petite légende d'_abîme qu'il voyait incessamment
ouvert à ses pieds_, et cette légende, qui rapetissait Pascal, a eu
crédit longtemps, et c'est un poète, c'est Sainte-Beuve, qui,
impatienté, l'a mise à la fin en pièces l'autre jour!

Poltron qui avait peur du diable! Voilà comme on traduisait cette
terreur sainte du Dieu irrité et jaloux, qui féconda Pascal et en fit
un poète incompréhensible aux pousseurs d'alexandrins de tragédie.
Voltaire, Voltaire qui se croyait, avec raison, plus philosophe que
poète, eut les pitiés les plus impertinentes pour Pascal. Dans ces
_Remarques_, dont j'ai parlé, et dans lesquelles il fait tour à tour
le joli coeur et le Tartufe: «Ne mettons point--dit-il d'un ton
protecteur--de capuchon à Archimède...» «Êtes-vous fou, mon grand
homme?» lui dit-il encore en se déboutonnant, familier et maraud. S'il
l'était, c'était de cette folie dont il faut avoir _trois quarts_ avec
un _seul quart_ de raison pour être un homme de génie, disait
Royer-Collard, et cette folie-là, avec ses trois quarts de raison,
Voltaire ne l'avait pas!

Devant la postérité, et cette partie de la postérité qui aime les
grands poètes, Voltaire n'aura jamais l'honneur d'avoir été, en toute
sa vie, une seule minute fou comme Pascal!



AUGUSTE MARTIN[33]


I

De Pascal à Auguste Martin, quelle cascade! Auguste Martin est
l'auteur d'une _Histoire de la Morale_[34], et si Pascal est le poète
de l'épouvante, Martin est le philosophe de la sécurité. Mon Dieu,
oui! l'_Histoire de la Morale_! Voilà le sujet qu'aborde
Martin,--_auteur de plusieurs ouvrages_, comme il dit sur la
couverture de son livre. Les religions, les gouvernements, les ordres
religieux, les grands hommes et même les grands scélérats, ont eu leur
histoire. Seule, la morale, cette chose à part des religions et qu'on
est prié instamment de ne pas confondre avec elles, seule, la morale
n'avait pas la sienne. Ces étourdis d'hommes n'y avaient pas pensé!

  [33] _Histoire de la Morale_, par Louis-Auguste Martin, auteur de
  plusieurs ouvrages (_sic_) (_Pays_, 11 octobre 1859).

  [34] Bestel.

Elle avait bien ses philosophes. Jules Simon, avec son _Devoir_, sa
_Liberté_ et sa _Conscience_, était un des philosophes actuels et
présentement des plus comptés de cette morale _par elle-même_, de cet
indépendant _quelque chose_ qui s'appelle la morale, sans Dieu et sans
sanction! Mais d'historien, aucun encore, quand Martin, qui depuis
quinze ans poursuit la morale chez tous les peuples de la terre, comme
Villemain, dont nous parlerons quand nous parlerons des critiques, y
poursuit la poésie lyrique, Martin a pris possession de ce grand sujet
dans un premier volume, précurseur de beaucoup d'autres...
Louis-Auguste Martin, comme il s'appelle lui-même. Ne dirait-on pas un
évêque?... Vous allez voir que ce n'en est pas un.

L'_Histoire de la Morale_ commence par la morale de la Chine. Le livre
que nous annonçons a même pour sous-titre: _Première partie:--de la
Morale chez les Chinois._ Ce commencement nous plaît. C'est une bonne
ouverture, et nous en faisons sincèrement notre compliment à l'auteur.
En tant qu'on se préoccupe de la morale _par elle-même_, il faut la
prendre où elle brille le mieux, où elle a son caractère le plus
saillant et le plus incontestable, là enfin où elle a le plus régné
sans s'appuyer sur cette robuste et grossière épaule des religions
dont elle n'a plus besoin pour aller toute seule à présent... Or, qui
ne le sait? Ce pays-là n'est-il pas, n'a-t-il pas toujours été la
Chine?

La Chine a bien vu par-ci par-là quelques vestiges de ces inévitables
religions, branches cassées et dispersées du candélabre primitivement
allumé et qui brûlent encore dans les diverses poussières où les porta
une tempête qui ne les éteignit pas. La Chine, nonobstant, est de tous
les pays du globe celui-là où la philosophie et la science, et par
conséquent la morale, leur fille stérile, ont le plus piétiné ces
débris de flambeaux renversés. Les bonzes de la Chine, les bonzes, qui
sont les calotins de l'endroit, ont été effacés par messieurs les
mandarins, qui en sont les littérateurs et les philosophes. Martin a
donc agi avec une vigueur de procédé qui l'honore en retraçant
d'abord, et avant toutes les autres nations, la Chine et l'influence
qu'y exerce la morale pour montrer que la morale est quelque chose en
soi, car elle y est tout, et après l'avoir montré Louis-Auguste
Martin, l'_auteur de plusieurs ouvrages_, pourra se dispenser d'en
faire un de plus!


II

Et il n'y a point ici de confusion. La morale qu'adore Martin et dont
il entreprend l'histoire est bien la morale telle qu'on l'entend en
Chine, cette morale athée qui charma, quand il la découvrit, tout le
XVIIIe siècle, qui se connaissait à cette morale-là. C'est cette
morale, enfin, que certains esprits du XIXe siècle professent encore
aujourd'hui, en prenant la peine de la détacher adroitement de toute
philosophie comme elle était déjà détachée de toute religion. Or c'est
précisément ce détachement, cet isolement de tout système de
philosophie, qui fait le danger de cette morale, _écrite_ seulement
_dans nos coeurs_, et peu importe par quelle main!

L'homme n'est pipé que par les idées les plus simples. Tout système de
philosophie a des complications qui n'entrent pas facilement dans
d'esprit de l'homme, ou des parties tellement ridicules (voyez comme
exemple seulement les monades du grand et sage Leibnitz!) que,
décemment, il ne peut les admettre sans être lui-même un philosophe,
apte à avaler tout en fait d'énormités. Mais ce moralisme faux qui ne
se réclame pas d'une théodicée,--une théodicée, c'est de la théologie
philosophique,--ce moralisme facile à comprendre, lavé et brossé de
tout mysticisme, brillant et transparent comme le vide, qui prétend
n'être rien de plus que la constatation d'un pur fait de conscience,
et comment ne pas admettre un fait? ce moralisme positif et _bon
garçon_ est la plus dangereuse erreur qu'il y ait pour le commun des
hommes, parce qu'elle est de niveau avec eux et qu'elle entre, sans
avoir même à lever le pied, dans la majorité des esprits. Eh bien,
c'est ce moralisme que professe aujourd'hui Martin, comme Jules Simon
et tant d'autres! Et encore je crois que Martin, avec son air posé et
doux (je ne dirai pas son air de colombe, mais de bon gros pigeon
pattu et pas trop rengorgé dans son jabot dormant), est plus résolu et
tranche plus net que Jules Simon, lequel me fait l'effet d'être bien
empâté encore de déisme et de traîner après lui quelque chose de ce
pot au noir de fumée.

Martin, lui, est parfaitement et tranquillement et sereinement athée,
comme un mandarin à quarante boutons. Dans l'avant-propos de son livre
il a défini, comme il le devait, du reste, cette morale dont il a
résolu d'écrire l'histoire. Il nous a donné un petit système qui
marche sur les trois roulettes que voici: les devoirs de l'homme
envers lui-même d'abord (à tout seigneur tout honneur!), d'où la
sagesse,--les devoirs de l'homme envers la société, d'où l'amour,--et
les devoirs de la société envers chacun de ses membres, d'où le
_droit_. Est-ce net? Est-ce peu compliqué? Est-ce roulant?... Une si
jolie petite mécanique enfile l'esprit comme une petite voiture enfile
une allée de jardin!

De Dieu, pas un mot. Des devoirs envers Dieu, pas l'ombre. Allons
donc! pour qui nous prenez-vous?... Le nom même de Dieu, ce diable
de vieux mot qui embarbouille l'esprit et nuit à sa clarté suprême,
Louis-Auguste Martin ne l'a pas même écrit par distraction une seule
fois. Louis-Auguste Martin n'est pas un distrait. Il est à son
affaire, et son affaire, c'est l'homme, la sagesse de l'homme,
l'amour de l'homme, le _droit_ de l'homme! J'ai vu souvent de
l'individualisme. Je n'en ai jamais vu d'aussi naïf et d'aussi gros
dans sa naïveté. En vertu de toutes les raisons qu'il vient
d'exposer, Martin demande pour l'homme une plus grande liberté,
moins de pénalité, et, comme tous ces messieurs les philanthropes
humanitaires, un petit paradis sur la terre. Nous connaissons cette
ancienne guitare. On nous la râcle depuis assez longtemps!

Tel est le système de Louis-Auguste Martin, _l'auteur de plusieurs
ouvrages_ que je n'ai pas lus, que je n'ai pas besoin de lire,
celui-ci me suffisant pour juger l'homme, qui doit être, j'en suis
sûr, de la plus profonde unité. Tel est le système à la lueur duquel
l'historien va jeter ses regards sur la Chine. Moraliste, il est vrai,
dont la morale a cela de supérieur, selon lui,--et d'inférieur, selon
nous,--à la morale chinoise, qu'il n'aime point le bambou, et que la
Chine a toujours joué de ce gracieux bâton à noeuds avec l'alacrité,
la vigueur et la prestesse d'un bâtonniste. Même le suave Confucius ou
Khoung-Tseu, si cher à Pauthier, dont Martin emprunte la traduction,
se servait du bâton avec avantage, car, un jour, trouvant son meilleur
ami d'enfance vieux et assis à l'orientale sur ses talons au bord d'un
chemin: «Qui, vieux, ne sait pas mourir, ne vaut rien,» dit l'aimable
sage, et il frappa en perfection le trop vivant bonhomme, tant la
Chine, jusque par la main de ses sages, a l'habitude de badiner avec
le bambou!

Il y a dans ce badinage, il est vrai, aux yeux du très sérieux
Louis-Auguste Martin, quelque chose de très offensant pour le _droit
humain_, et c'est là le grand reproche qu'il ait à faire à la Chine;
mais, enfin, il n'en dit pas moins, fier pour elle comme s'il était
lui-même un Chinois: «Ce qui caractérise la civilisation en Chine,
c'est la morale. C'est ce qui la distingue des autres civilisations...
Chez aucun autre peuple on ne trouve aussi complètement _formulées_
les éternelles lois du beau, du vrai et du juste, _inscrites dans la
conscience de l'homme_. On les retrouve à chaque page de son histoire,
_invoquées_ par ses empereurs, ses ministres, ses philosophes et ses
lettrés...»


III

Et c'est la vérité. Martin nous analyse les _livres sacrés_, les
quatre livres de Confucius, le Ta-Hio, le Tchong-young, le Lun-yu, le
Yao-King (voilà assez de cette musique, n'est-ce pas?), et tout
cela--c'est la vérité--est d'une majesté à laquelle, dans l'histoire
intellectuelle des nations, il n'y a rien à comparer. Et cependant,
malgré ces _invocations_ et ces _formules_, qu'a fait la morale de la
Chine, cette morale transcendante régnant en Chine plus que l'empereur
lui-même, ce grand moraliste en robe jaune qui, sous les inscriptions
et les étiquettes, est souvent un monstre d'immoralité auprès duquel
les Césars de la décadence romaine ne seraient que d'aimables jeunes
gens en goguette?

Est-ce que les Chinois, ces potiches, pris en masse et de siècle en
siècle, ne cachent pas des hommes affreux? Est-ce que ces grotesques
dont on rit, qui sont les marionnettes des Occidentaux, ne sont pas
au fond l'abjection, la trahison, l'abomination, l'infamie du globe?
Est-ce que dernièrement encore l'immense caricature n'a pas tourné au
tragique, et avions-nous besoin de cela pour savoir ce qu'ils ont dans
le ventre, ces poussahs au cerveau figé et à la poitrine vide de tout
sentiment d'humanité et d'honneur?

Auguste Martin avoue lui-même que Confucius, le plus sage des Chinois,
ne put jamais parvenir à réaliser les réformes qu'il avait méditées,
tant déjà les Chinois de son temps étaient pourris de vices, morts sur
pied, irrémédiablement finis! Or, depuis Confucius, la corruption, qui
va toujours son train, n'a fait que ronger davantage ce cadavre de
nation. Comment donc cette histoire politique et sociale de la Chine,
qu'il a étudiée, n'a-t-elle pas fait trembler quelque peu l'intrépide
Martin sur l'efficacité et la solidité de cette morale qui doit, dans
un avenir heureux, remplacer glorieusement ces drôlesses de religions
chez tous les peuples!

En effet, il ne tremble pas. C'est un héroïque. Il croit à la morale
par _elle-même_, et il y croit si dru qu'il n'est pas du tout frappé
comme il devrait l'être de ce grand fait qui se retourne contre sa
pauvre morale, la soufflette et la convainc d'impuissance,--le
contraste qui existe et n'a pas cessé d'exister en Chine entre la
moralité enflée ou sentimentale des paroles et la scélératesse des
actes. Incroyable, ou plutôt très croyable préoccupation! La niaiserie
même de cette morale lui échappe; car, vous le savez, le _truism_
soleille en Orient, la bêtise a dans ces contrées la beauté et la
grandeur du climat, et les Chinois en particulier (à un très petit
nombre près de proverbes qui font exception au reste de leur
littérature), les Chinois sont d'incommensurables La Palisse.
Seulement, ces La Palisse en fait de maximes, ces tautologistes d'une
imbécillité grandiose, sont doublés des coquins les plus déliés et les
plus retors qui aient jamais existé.

Toute cette morale dont ils se chamarrent n'est donc pour eux que de
l'ornementation pure, _pièces d'estomac_, broderies de robe,
inscriptions de lambris, peintures d'éventail, dessus de portes,
arabesques; mais elle n'a aucune influence réelle sur leur caractère
et leurs actes et elle ne peut pas en avoir, car voici précisément où
un homme qui n'aurait pas été Louis-Auguste Martin aurait été amené à
conclure de toute cette histoire de la Chine.--C'est que la morale ne
peut pas exister par elle-même, et qu'où elle est seule, avec ses
principes tirés de soi, sans le Dieu personnel et rémunérateur qui
punit ou qui récompense, elle n'est plus qu'une sotte et intolérable
dérision!


IV

Mais, pour Louis-Auguste Martin, la conclusion devait être et a été
toute différente et même contraire. La morale qui a le plus marqué une
civilisation de son cachet, comme la civilisation chinoise, a-t-il
dit, ne l'a marquée que par dehors, comme l'habit ou la peau d'un
homme; mais elle n'a jamais pénétré dans ses moeurs. Eh bien,
Louis-Auguste Martin n'en est nullement étonné! Il a réponse à tout.
C'est que la morale des Chinois n'est pas assez la morale par
elle-même! Et probablement ce n'est pas chez ce peuple cul-de-jatte
qu'elle progressera assez pour le devenir.

Oui! ce qui l'empêchait d'entrer, cette morale, dans les moeurs, c'est
d'abord le vilain bambou, incompatible avec le _droit_ humain. Puis
c'était aussi le droit de primogéniture, odieux partout, en Orient et
en Occident (encore une vieille guitare connue)! Enfin, c'était la
solidarité du fils et du père, ce ciment social que Martin s'amuse à
gratter avec son petit coutelet de moraliste et à faire tomber d'entre
les pierres d'un édifice qui, sans un reste de ce ciment, depuis
longtemps ne tiendrait plus.

Ah! Louis-Auguste Martin est un homme de rare conséquence. Il ne se
dément pas. Il est un... _en plusieurs ouvrages_; mais si, par hasard,
il ne l'était pas, il l'est dans celui-ci. Une raison encore qu'il
nous donne du peu d'influence de la morale chez les Chinois, ses
civilisés et ses régnicoles, c'est ce qu'il appelle l'esclavage de la
femme. Louis-Auguste Martin, comme tous les moralistes modernes, qui
ont remplacé les chevaliers errants,--et qui parfois errent
aussi,--veut l'émancipation de la femme, même en Occident. La femme,
écrit-il, doit jouer un rôle égal à celui de l'homme dans une
civilisation bien faite: «Mais ce jour semble ajourné à l'époque où ne
domineront plus l'audace, la valeur guerrière, incompatibles avec sa
nature douce et résignée... Seulement, soyons tranquilles, ce jour
arrivera...» Dites-le-vous bien, messieurs les officiers de spahis!

En vain une femme, une Chinoise, la seule Chinoise _bas-bleu_ ou
_babouche-bleue_ que l'on connaisse et qu'ait eue la Chine, la célèbre
Pan-Hoeï-Pan, a eu une opinion contraire à celle de Louis-Auguste
Martin et à toutes les femmes de lettres de notre Occident ambitieux.
En vain a-t-elle rappelé la femme au sentiment tout-puissant de sa
faiblesse et a-t-elle dit, avec un grand bon sens chinois étonnant et
qui étonnerait même en Europe, qu'il n'y avait pour la femme que la
modestie qui rougit et l'ombre du mystère qui voile cette rougeur
charmante, Louis-Auguste Martin n'a pas l'humble opinion de madame
Pan-Hoeï-Pan, et il lui résiste vertueusement, au nom de la morale
universelle, comme un Joseph... intellectuel.

Voilà, en somme, le livre de Martin. On n'y trouve guères plus que ce
que nous venons de voir, comme ensemble et portée; mais, nous l'avons
dit, nous le tenons pour plus dangereux qu'un livre plus fort. C'est
de l'hameçon en masse dans le vivier des sots, qui ont une pente
invincible à croire à la morale sans bambou ou sans punition d'un
autre genre, à cette commode morale par _elle-même_ qui s'accote dans
ses remords, quand elle en a, et fait bon ménage avec eux. Quant aux
détails chinois du livre, ils sont pris à Duhalde, au père Amyot, à
Brosset, loyalement cités, du reste, et à notre courageux et impartial
voyageur, le père Huc, qui, lui, ne nous donna pas sur la Chine des
idées de troisième main... Il y a bien par-ci, par-là, deux ou trois
manières assez inconvenantes de parler du christianisme et de son
divin fondateur qui étonnent et détonnent dans l'auteur, athée discret
qui surveille sa parole tout en laissant passer sa pensée, et qui,
quoique badaud d'opinion, a quelquefois le sourire fin...
Louis-Auguste Martin se permet de parler de Notre-Seigneur
Jésus-Christ comme il parlerait d'un moraliste chinois. C'est par
trop... chinois, cela, et mérite le bambou de toute critique qui en a
un! A propos des prescriptions du Divin Maître, Martin, cet arpenteur
exact de l'âme et de ses devoirs, prononce que le christianisme a
_dépassé la puissance de l'homme_ en lui ordonnant de faire le bien à
ses ennemis et de répondre aux offenses par des bienfaits. Sa petite
morale _par elle-même_ est déconcertée de cela, et je le crois bien;
mais ce n'est pas là une raison pour avoir, en exprimant un jugement
faux, une familiarité qui n'est pas seulement un manque de respect,
mais une faute de goût. Et d'ailleurs il n'a donc lu aucune histoire,
pas même celle de la Chine, ce moraliste chinois de Martin, pour dire
que le _christianisme dépasse la puissance de l'homme_! Et le plus
écrasant démenti ne lui est-il pas donné par l'histoire tout entière,
qui atteste que le christianisme a centuplé cette puissance là où il a
saisi la nature humaine,--en Chine même, comme ailleurs et partout!



BUFFON[35]


I

Ce travail, très complet et très intéressant, sur l'un des premiers
hommes du XVIIIe siècle, confine à deux mondes et embrasse également
la science et la littérature. Et lorsque je dis l'un des premiers
hommes du XVIIIe siècle, ce n'est pas assez: c'est le premier qu'il
faudrait dire. Car, dans l'ordre religieux, supérieur à tout, Joseph
de Maistre et Bonald doivent être comptés comme étant du XIXe siècle,
et, dans les sciences naturelles, Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire en
sont aussi. Buffon, moins spirituel que Voltaire, dont l'esprit me
fait, d'ailleurs, toujours l'effet d'un bruit de grelots mis en
vibration par les mouvements pétulants d'un singe, moins même que
Montesquieu, qui a le sien finissant en pointe sans être pour cela un
obélisque (car un obélisque, c'est un colosse!), Buffon, qui pourrait
bien, si on y regarde, n'avoir pas d'esprit du tout, est pourtant fort
au-dessus de ces deux hommes, bien plus vantés que lui et par la seule
raison qu'ils ont plus troublé la moralité de leur siècle. Évidemment
il les domina par la faculté la plus élevée d'entre les facultés
humaines, quel que soit l'objet auquel on l'applique,--par cette
faculté de l'ordre, que Voltaire n'eut jamais qu'avec ses domestiques
et ses libraires, et que Montesquieu aurait pu avoir sans cet amour
mesquin de l'épigramme qui l'a tant rapetissé.

  [35] _Histoire des travaux et des idées de Buffon; Des manuscrits de
  Buffon_, par Flourens (_Pays_, 31 janvier 1860).

Buffon, en effet, est l'ordre même, l'ordre concerté, enchaîné,
lumineux! C'est là le caractère le plus visible de son génie. Investi
de la double aptitude de la science et de l'art d'écrire, le plus
savant de tous les arts, Buffon est au moins toujours l'ordre, s'il
n'est pas toujours la vérité. Grand talent descriptif, qui sait encore
mieux distribuer et encadrer ses tableaux que les peindre, il a
précisément comme peintre le défaut de sa qualité souveraine: il pèche
par l'ardeur; il est froid... comme l'exactitude et comme la majesté.
Né en 1707, sous Louis XIV, le roi réglé et éclatant comme le soleil,
qu'il avait pris pour son symbole, Buffon devait garder sur tout
lui-même un impérissable reflet de ce grand règne, qui expira sur son
berceau, et montrer ce reste de _grandeur par la règle_ comme pour
faire leçon en sa personne à la société déréglée au sein de laquelle
il ne vécut pas.

    Le croirait-on, de loin?...

Buffon, l'homme aux manchettes, qu'il mettait pour lui seul, est
presque un solitaire dans son siècle. Un solitaire en grande
toilette! Il haïssait Paris, le désordonné Paris, dont les soupers
faillirent tuer jusqu'au génie de Montesquieu,--et il le fuyait. Quand
il n'était plus au Jardin du Roi, il était à Montbard, dans ce
pavillon aérien qu'il avait fait bâtir au-dessus de toutes les
terrasses et dans la lanterne vitrée duquel il passa «cinquante ans à
son bureau». C'est là, et _de là_, qu'il porta dans les résultats de
ses travaux et dans sa manière de travailler, dans son style, _qui
était l'homme_, et dans les moindres détails de la vie, cette hauteur
tranquille et cette éternelle préoccupation de l'ordre et de la règle
qui fit sa gloire et son bonheur; car il fut heureux! Il ne le fut
point à la manière du chaste Newton, ce célibataire sublime, qui
n'aima que Dieu et ses lois. Il avait, lui, quelque chose de trop
tempéré, de trop harmonieux pour se mutiler ainsi le coeur, pour être
un si cruel ascète de la science. Non! il se maria tard, dans sa
beauté mûrie, et distribua ses jours entre la méditation et la nature,
entre l'amour sans trouble du mariage et les vigilances tendres et
lucides de la paternité. Il avait mis tant d'ordre dans sa vie qu'il
put, sans inconvénient, la partager!

Voilà l'homme,--le seul homme calme, comme un ancien, d'un temps ivre
de vin de Champagne et de pire encore; voilà le Buffon que Flourens a
voulu nous peindre, consacrant à l'homme un talent très vif de
biographe et au savant une science qui a l'accroissement de presque un
siècle de plus. Flourens est un de ces esprits issus de Buffon dont on
pourrait dire: Si Buffon n'avait pas été, existeraient-ils? Pour moi,
je le crois, quant à Flourens. Il a une personnalité très distincte et
parfaitement à lui; nous la montrerons tout à l'heure. Mais peut-être,
lui, ne le croit-il pas? Il adore Buffon, et depuis trente ans il lui
a donné probablement bien plus de vie qu'il n'en a reçu de ce grand
homme. Flourens ne s'est pas seulement fait un artiste en gloire pour
le compte de Buffon: il est le meilleur de sa gloire. Parmi tous les
bonheurs et toutes les somptuosités de cette prodigieuse destinée que
Dieu, après sa mort, continue à cet heureux qui aurait pu jeter sa
bague aux poissons du Jardin des Plantes, le meilleur c'est cette
gloire plus intelligente et plus pure incarnée dans l'admiration d'un
rare esprit qui sait, lui, pourquoi il admire, et qui se détache de ce
fond d'éloges traditionnels et de sots respects qui compose le gros de
toute renommée. En exprimant, en filtrant cette dernière goutte de
gloire exquise sur la mémoire de Buffon, Flourens semble avoir oublié
la sienne. Mais qu'il soit tranquille! il ne l'aura pas moins
par-dessus le marché[36].

  [36] On verra plus loin les titres à cette grande chose qu'a Flourens
  par ses travaux _personnels_.


II

Ainsi, double biographie:--la biographie intérieure et la biographie
extérieure de Buffon, les faits de sa vie et ceux de son intelligence,
tels sont les deux volumes de Flourens et qui se complètent et
s'appellent. Publiée à dix ans d'intervalle de l'_Histoire des travaux
et des idées de Buffon_[37], l'_Histoire des manuscrits_[38] n'est
qu'un dernier mot que Flourens, après tout ce qu'il avait dit déjà,
pouvait ne pas dire sans faire préjudice à l'homme de son culte, mais
qu'il a dit parce que l'amour infini a soif de lumière infinie.
Buffon, on le savait, avait des collaborateurs, et ce n'était là ni
une infirmité ni une pauvreté de son génie, mais, au contraire, une
puissance de plus. Ce furent l'abbé Bexon, Guéneau de Montbéliard,
Daubenton, ses lieutenants en histoire naturelle auxquels il découpait
le monde pour leur en donner à chacun une province à lui décrire et à
lui rapporter. Eh bien, ces collaborateurs ont un peu troublé les
scrupules religieux de Flourens! Il ne s'est pas assez rappelé le sort
de ces collaborateurs de Mirabeau, qu'on reprocha aussi à son génie...
qui les a parfaitement dévorés. L'_Histoire des manuscrits_ a été
commise en vue d'apaiser cette pieuse et même superstitieuse terreur.
Flourens a voulu montrer, par ces _manuscrits_ dont il nous cite
beaucoup de passages, à quel point l'esprit attentif de Buffon
s'imprimait encore, en corrections, sur les pages qu'il n'avait pas
tracées; mais réellement, pour nous, peu importe!

  [37] Garnier frères.

  [38] Ibid.

Outre qu'en bonne justice ces corrections sont insignifiantes, elles
ne le seraient pas qu'elles n'ajouraient rien au respect qu'on doit à
Buffon, qui, après avoir pris la part du lion dans cette histoire
naturelle dont il a eu la grande pensée, créa, avec l'histoire, des
naturalistes pour l'écrire à côté de lui. Et ne sera-t-il pas,
d'ailleurs, toujours plus beau d'inspirer les hommes comme la Muse que
de les corriger ou de leur dicter comme un professeur? Seulement, dans
ce volume sur les _Manuscrits_, que je regarde comme l'épi vidé de
l'autre beau volume si plein sur les _Idées et les travaux de Buffon_,
il y a cette biographie extérieure que Flourens n'avait encore
jusqu'ici qu'ébauchée et dont on peut se passer d'autant moins, quand
il s'agit de cet homme d'une si magnifique ordonnance, que son talent
explique sa vie comme sa vie explique son talent, et que les triples
pentes de l'esprit, du caractère et de la destinée se confondent et
forment son identité.

Et il l'a bien compris, le fin biographe! Il s'est bien gardé de
remâcher l'idée, vieillotte de vulgarité, de ce superficiel Voltaire,
qui disait: «L'existence des hommes des lettres est dans leurs écrits
et non ailleurs», et il nous a donné, avec le détail le plus
pointilleux et la charmante petite monnaie des anecdotes, dont on n'a
jamais trop à dépenser, la biographie de cet imposant homme de science
et de lettres dont la vie refléta sans cesse la pensée, mais qui est
une _vie_ sous sa pensée, comme il y a de l'_eau_ sous le bleu du ciel
que reflètent les eaux! Flourens nous l'a écrite ainsi qu'un homme
d'action qui n'abstrait pas l'action humaine de l'existence du plus
grand des contemplateurs.

Flourens, il est vrai, n'est pas un savant de livres ou d'idées
pures, c'est un naturaliste, un expérimentateur, c'est-à-dire un
esprit incessamment à l'affût du caractère interne ou externe des
choses, et, pour cette raison, il ne pouvait guères oublier les
caractères de l'homme dans le contemplateur du belvédère de Montbard.
Dès les premières pages de cette biographie, où le savant que nous
allons retrouver dans les _Travaux et idées de Buffon_ se sent et pèse
si peu, je vois, avant toute vocation scientifique, cette faculté de
l'ordre que j'ai signalée et qui est la maîtresse faculté et la
faculté maîtresse dans Buffon. Très jeune, à l'âge où les autres
jeunes gens se dissipent, à l'âge des coups d'épée (il en donna un),
il se fait rendre compte judiciairement par son père de la gestion de
sa fortune, en proie aux plus affreuses dilapidations, rachète la
terre de Buffon que ce bourreau d'argent avait vendue, et le garde
tendrement chez lui, ce bourreau qui se remarie et dont il garde
également et élève les enfants. C'est, jeune, absolument le même homme
qui, vieux, envoyant son fils à l'impératrice de Russie et lui
constituant presque une maison, lui dit, au milieu de ses largesses et
de ses tendresses: «Et surtout payez vos gens toutes les semaines,
monsieur!»

Riche par le fait de son énergie, il employa sa fortune à former des
relations nécessaires à son ambition sans turbulence, et il avait dès
lors, nous dit son biographe, «l'aplomb de la richesse et de la
beauté», ces deux choses qui font d'ordinaire perdre leur équilibre
aux hommes. Il s'occupait de mathématiques, traduisait les _Fluxions_
de Newton, mais déjà il se mettait en mesure avec l'avenir par des
mémoires sur les végétaux qui le firent passer, à l'Académie, de la
classe de mécanique dans celle de botanique, et décidèrent plus tard
de sa nomination à l'intendance du Jardin du Roi, qu'il visait depuis
longtemps avec la tranquillité de regard de la prévoyance. Une fois
nommé à cette fonction, l'homme d'ordre de l'intimité apparut dans la
vie publique. Buffon administra le Jardin comme il avait administré sa
fortune. C'est alors qu'il créa des naturalistes qui durent l'aider
dans le gouvernement de ce Jardin, ouvert aux produits des quatre
règnes de la nature, et qui vinrent de tous les coins du globe s'y
accumuler! Comme les hommes qui savent choisir ceux qui les
remplacent, il fut _invisible_ et _présent_ au Jardin du Roi. Excepté
quatre mois de l'année, il restait à Montbard, perché comme un aigle
dans cette aire de cristal qu'il s'y était bâtie pour mieux y méditer
dans la lumière, et ce ne fut qu'au bout de dix ans qu'il en
descendit, rapportant, imprégnés, trempés et saturés de cette lumière,
les trois premiers volumes de son _Histoire naturelle_.

A dater de ce moment sa gloire commença, sa vraie gloire. Jusque-là,
il n'avait été que célèbre. Mais cette gloire caressante, dont les
baisers sonnent, ne l'empêcha pas de remonter les escaliers grillés du
pavillon plein de silence où l'attendait l'étude pensive, «l'étude
après laquelle--disait-il--vient la gloire, si elle peut et si elle
veut, et elle vient toujours!» Je l'ai dit, et Flourens l'a prouvé,
ce qui distingue Buffon des hommes de son temps, que la gloire rendit
fous, comme Rousseau et Voltaire,--de vrais parvenus,--c'est que sa
belle tête calme sut résister à cette sirène. Il l'aima, mais comme il
aima tout: avec une raison bien autrement belle que l'ivresse. Il
l'aima comme il aima sa femme, comme il aima son fils, comme il aima
sa province, qu'il ne quitta jamais. La province où l'on est né,
patrie concentrée, patrie dans la patrie, peut-être plus profonde et
plus chère encore que l'autre patrie! Ah! ce n'est pas lui qui aurait
quitté sa Bourgogne et Montbard pour venir se faire couronner à Paris
par des cabotines et pour donner des bénédictions déclamatoires au
marmot de Franklin. Flourens cite un mot de cette madame de Pompadour
que Voltaire le familier avait bien raison d'appeler Pompadourette,
qui rime à grisette, et qui dit bien le ton de _fille_ de cette
femme-là: «Vous êtes un joli garçon, monsieur de Buffon, on ne vous
voit jamais!» Il était un _joli garçon_ comme Corneille:

    A mon gré, le Corneille est joli quelquefois!

Mais quelle plus honorable accusation de solitude! En effet, il ne
venait à Paris que dans quelque occasion solennelle, par exemple pour
prononcer un jour, à l'Académie française, le seul discours de
réception que la postérité n'ait pas oublié... et il s'en retournait
après reprendre l'immense travail auquel il avait consacré sa vie. Il
l'interrompait, cependant, pour recevoir dignement ceux qui venaient
visiter cette gloire, qui n'était pas sauvage, mais qui sentait
qu'elle ne grandirait que dans le labeur et l'isolement des hommes
toujours plus! Sachant le prix du temps, le prix de tout, planant sur
les préoccupations de son âme et les distractions de la vie, ne
permettant pas à ces distractions d'emporter jamais sa pensée hors de
l'atmosphère où, sans effort, il la maintenait, Buffon, comme
Rousseau, ne jouait pas au hibou de Minerve. Ses manières de _poser_
étaient plus aimables.

Il avait beau être un homme de génie, c'était aussi un grand seigneur
de sentiment, toujours prêt à l'hospitalité, vous tendant sa belle
main du fond de ses manchettes, qui se levait de son bureau pour vous
faire accueil, «mis plutôt comme un maréchal de France que comme un
homme de lettres», disait Hume étonné; car il avait cette faiblesse
d'aimer la parure qui fut la faiblesse de tant de grands hommes. C'est
ainsi que vécut Buffon, c'est ainsi qu'entre la société et la nature,
mais plus loin de l'une que de l'autre, il atteignit cette vieillesse
qui devait être longue et qui lui alla mieux que la jeunesse, tant ce
grand esprit d'ordre et de paix majestueuse paraissait plus grand,
dans le rassoiement de sa puissance, par ces dernières années voisines
de la mort, qu'au temps de la virilité!

De tous les sentiments qu'il permit à son âme, je crois que le plus
touchant et le plus profond fut pour son fils, et c'est aussi la
pensée de son biographe. Le sentiment paternel, si protégeant et si
élevé, rentrait dans sa nature ordonnante et souveraine. Tous les
autres devaient faire un peu grimacer son âme, comme les petits
sujets faisaient grimacer son style. Il ne s'y adaptait pas. «Quand il
met sa grande robe sur les petits objets, elle fait mille plis»,
disait gracieusement, pour la première fois de sa vie, en parlant de
lui, ce goître de Suisse, madame Necker.


III

Telle est en abrégé cette biographie dont on ne peut donner l'idée en
quelques mots; telle est cette oeuvre d'agréable renseignement et de
piquante justesse qui, selon nous, fait tout le prix de l'inutile
volume des _Manuscrits_. Il n'en est point de même de l'autre volume
de Flourens: _Des idées et des travaux de Buffon_. Ce n'est plus là
seulement un ouvrage agréable ou piquant comme cette notice
biographique dont nous venons de rendre compte, mais c'est un livre
dans lequel on constate une véritable supériorité. Là, on trouve une
critique de Buffon pleine de verve, de mouvement, de sagacité et de
science,--une critique faite par un amour qui a déchiré son bandeau,
mais qui n'en est pas moins de l'amour encore.

C'est le cas pour Flourens. Assurément nous ne croyons pas que jamais
il sorte de cette critique de l'amour, qui est la sienne quand il
s'agit de Buffon, et qu'il puisse entrer dans cette impartialité
froide qui est la vraie température de toute critique; mais
rendons-lui justice et convenons que pour lui, l'enfant de Buffon, le
cartésien comme Buffon, l'homme incessamment occupé à brosser comme un
diamant la gloire de Buffon pour qu'elle brille davantage, il a
cependant dans le regard une fermeté qui étonne quand il le porte sur
son maître. Il ose le regarder, et très souvent il le voit bien. Il le
voit entre les théories et les systèmes, constatant nettement que
Buffon, tiré à deux philosophies, tenait de Descartes le goût des
hypothèses, et de Newton le respect et la recherche des faits. Au
fond, en effet, Buffon n'était pas, malgré des qualités de génie, un
de ces intuitifs qui sont les premiers en tout génie humain. Le fait
de son esprit, qui finit, nous le reconnaissons, par devenir
tout-puissant par l'ordre (toujours l'ordre!), la continuité,
l'enchaînement, la génération des idées, était plus un tâtonnement
sublime que cette intuition qui n'hésite jamais et va droit à la
découverte.

Buffon avait commencé sa vie pensante et savante par les
mathématiques, qui sont une science de déduction, et il apporta les
habitudes mathématiques partout où depuis s'engagea sa pensée, et
c'est à cause de cela, selon nous, bien plus qu'à cause de ses
accointances avec Descartes, qui avait été aussi un mathématicien bien
avant d'être un philosophe, c'est à cause de cela que Buffon admit si
souvent l'hypothèse comme une règle de fausse position. Buffon, nous
dit Flourens, se trompa d'abord sur la méthode, rien n'étant moins
dans la nature de son esprit que les nomenclatures et les caractères
généraux. Seulement, comme, après l'avoir abaissé d'une main, Flourens
relève Buffon de l'autre, en ajoutant qu'il se fit plus tard une
méthode parce qu'il était un esprit toujours en marche, progressif et
se complétant, Flourens n'attribue pas avec assez de rigueur, à notre
sens, quoiqu'il l'indique, l'absence de vue perçante de Buffon, en
fait de méthode, à une conformation de tête qui n'avait rien de
métaphysique et à des facultés qui devaient entraîner celui qui les
avait comme l'imagination entraîne.

C'est un peintre, en effet, avant tout, que Buffon, et son grand
mérite, qui est énorme et que nous ne voulons pas plus diminuer que ne
le veut Flourens, est d'avoir fondé la partie descriptive et
historique des sciences naturelles. Mais la loi abstraite, la méthode
qui donne tout dans un seul procédé, disons-le hardiment, ne pénétrait
pas en cette tête pompeusement éprise de généralités, de différences
et de coloris. Buffon est bien plus une imagination qui reçoit des
impressions et qui en fait jaillir des tableaux vivants, qu'un
observateur dans la force exacte de ce mot. Il n'était pas anatomiste,
ce myope superbe.

Nous avons dit qu'il tâtonnait. Le bâton avec lequel il tâtonna et sur
lequel il s'appuya, en anatomie, par exemple, fut Daubenton; mais par
Daubenton (qu'importe le moyen!) «il créait l'anatomie comparée--dit
Flourens--et il en comprenait l'importance». C'était l'habitude de son
esprit, et c'en était aussi la force, de comprendre, de féconder,
d'élargir les faits qu'il n'avait pas découverts. Moins
expérimentateur habile que généralisateur formidable, il promenait sa
vue sur les expériences qu'il n'avait pas faites; il en tirait les
conséquences les plus éloignées; il en appuyait des conjectures.
«Et,--dit l'éloquent Flourens, qui voudrait couvrir de sa tête tout
entière, comme on couvre de sa poitrine celui qu'on aime, les erreurs
de Buffon, ces erreurs qui sont souvent grandioses,--et j'aime mieux,
à tout prendre, une conjecture qui élève mon esprit, qu'un fait exact
qui le laisse à terre... J'appellerai toujours grande l'a pensée qui
me fait penser.»

«C'est là le génie de Buffon--ajoute-t-il encore--et le secret de son
pouvoir, c'est qu'il a une force qui se communique, c'est qu'il ose et
qu'il inspire à son lecteur quelque chose de sa hardiesse.»

Et pourtant est-ce que les paroles de Flourens ne sont pas
singulières? Ensorcellement par la beauté, par la grandeur, par le
charme enfin du génie, plus que par la vérité qu'on lui doit... Si,
vous autres savants, vous vous laissez entraîner ainsi hors du vrai
limité, impérieux, immuable, que voulez-vous que nous devenions, nous,
devant les beautés littéraires de cet homme, qui fut certainement, en
définitive, plus un grand artiste dans l'ordre scientifique qu'un
savant!


IV

Car voilà Buffon,--le vrai Buffon, pour nous! Buffon, c'est le grand
peintre du XVIIIe siècle, qui n'a pas inventé seulement la description
scientifique, comme parle Flourens, mais la description
naturelle,--l'art de peindre avec des mots,--et qui, dans l'ordre
hiérarchique de cet art nouveau, précéda immédiatement Chateaubriand,
lequel commença sa carrière d'écrivain par être aussi naturaliste. En
cette _Histoire des travaux et des idées de Buffon_, Flourens
s'occupe, avec une compétence dont nous ne sommes point juge, du
détail de toutes les questions techniques que nous ne saturions
aborder dans ce livre, nous qui n'écrivons ni pour une spécialité ni
pour une académie. Les idées de Buffon sur l'économie animale, sur la
génération et sur la dégénération des animaux, etc., etc., etc.,
toutes ces diverses vues sont passées au crible de la plus patiente
analyse. Mais, la conclusion que nous venons de citer l'atteste, ce
qui reste au fond du crible c'est le génie de l'homme qui a remué
toutes ces questions; le résultat qu'on atteint, c'est la
démonstration de sa force; mais, franchement, ce n'est guères rien de
plus! Excepté l'unité du genre humain et la théorie de la terre, les
deux plus grandes solidités de Buffon, l'actif de vérité, dans son
bilan, est assez petit. Seulement, nous l'avons dit, c'est bien moins
l'hypothèse qui est à admirer dans ce majestueux manieur d'hypothèses,
que l'ordre dans lequel il les dresse et fait avec elles de grands
spectacles!

Or, c'est là ce qui nous importe, à nous. Nous nous soucions fort peu,
pour notre compte, que la science, dont la preuve définitive n'est
jamais faite, revienne maintenant, comme on le dit, aux _Époques de la
nature_, après les avoir insultées. Quand elle y sera revenue,
peut-être s'en retournera-t-elle encore, après y avoir laissé son
respect et y avoir repris son mépris. Toutes ces titubations, ces
chancellements, ces allées et venues d'une science éperdue et
incertaine, n'empêcheront pas que ces _Époques de la nature_ ne soient
un monument littéraire au pied duquel elle peut, s'il lui plaît,
s'agiter. Quand les sciences naturelles, qui sont d'hier, auront
grandi et seront développées, Buffon en sera probablement
l'Hésiode,--un Hésiode dont les hypothèses seront les fables, mais qui
seront inviolables au temps sous la garde d'un langage assez beau pour
être immortel!



SAINT-BONNET ET LE R. P. DANIEL[39]


I

Il est une question qui brûlait hier, et qui, tiède aujourd'hui,
pourrait, d'un jour à l'autre, reprendre sa chaleur première, car elle
n'a pas été résolue. C'est cette question des classiques grecs et
latins, en apparence toute littéraire, mais dont le sens profond n'a
frappé personne quand on l'a agitée puisqu'elle cache,--et tout le
monde l'a senti,--sous son intitulé modeste, cet énorme problème
politique et social de l'éducation, qui déjà faisait sourciller le
vaste et serein génie de Leibnitz bien avant que l'Europe n'eût vu le
XVIIIe siècle et la révolution française! Rendu, par ce double
événement, bien plus difficile à résoudre, un tel problème, malgré
tout ce qu'il a inspiré aux esprits les plus opposés, n'était pas
cependant arrivé à ce point de démonstration qu'il pût imposer sa
solution, comme une loi, à l'État lui-même, après l'avoir imposée à
l'opinion comme une vérité. Et il y avait plus. Sur cette question de
l'enseignement, si grave, si pressante, si peu faite pour attendre
puisqu'elle implique l'avenir et le compromet, c'était surtout
l'opinion qui était restée indécise. Elle s'était émue, il est vrai;
mais elle ne s'était pas prononcée. Les hommes qui devraient la
conduire et ceux qui pourraient l'égarer s'étaient passionnés. On
avait bataillé de part et d'autre; mais d'aucun côté on n'avait
vaincu. D'aucun côté (jusqu'ici du moins) ne s'était levée, pour en
finir, une de ces intelligences supérieures qui ferment les débats sur
une question, comme Cromwell ferma la porte du parlement et en mit la
clef dans sa poche; et la Critique attendait toujours le mot concluant
et définitif qui devient, au bout d'un certain temps, la pensée de
tout le monde,--ce mot qui est le coup de canon de lumière après
lequel il peut y avoir des ennemis encore, mais après lequel il n'y a
plus de combattants.

  [39] _De l'Affaiblissement de la Raison en Europe; Des Études
  classiques dans la société chrétienne_ (_Pays_, 1er septembre 1861).

Eh bien, ce que la Critique attendait, elle ne l'attend plus! Le mot
dictatorial dont nous parlons a été dit, et, comme nous le prévoyions
bien, du reste, il vient d'être dit par une intelligence chrétienne.
Saint-Bonnet ne serait pas chrétien que, de nature et de physiologie
intellectuelle, il irait au fond des choses et creuserait les
questions jusqu'au tuf. Il se tient si loin de la forge aux
réputations, il fait si peu antichambre dans les boutiques où nous
brassons la renommée; moitié aigle et moitié colombe, c'est un esprit
si haut et si chaste, dans la solitude de sa province, qu'on est
obligé de rappeler qu'à vingt-trois ans il achevait son ouvrage de
l'_Unité spirituelle_, trois volumes étonnants d'aperçus, malgré leurs
erreurs, et qui donnaient du moins la puissance de jet et le plein
cintre de cet esprit qui s'élançait, et que plus tard il s'élevait,
d'un adorable _Traité de la douleur_, jusqu'à cette _Restauration
française_, l'ouvrage le plus fort d'idées qu'on ait écrit sur notre
époque. Métaphysicien comme Malebranche, avec la poésie d'expression
au service de la métaphysique que Malebranche, malgré son chapitre des
_Passions_ (admiration d'école!), n'avait pas, Saint-Bonnet est une de
ces pompes intellectuelles qui vident toute question à laquelle
s'applique le formidable appareil de leur cerveau. Quel qu'eût été le
courant d'idées dans lequel il eût fonctionné, nous aurions eu
toujours sur cette question de l'enseignement, puisqu'il la traitait,
un livre remarquable avec lequel il eût fallu rudement discuter; mais
Saint-Bonnet est chrétien. La discussion, s'il y en a une, ne nous
regarde plus. Saint-Bonnet a ajouté la vigueur de l'idée chrétienne
aux forces vives de son esprit, et c'est ainsi qu'il est arrivé, non à
la vérité par éclairs, mais au plein jour de la vérité.

Et, quel qu'ait été le renfort de l'idée chrétienne, il y est arrivé
pourtant par sa voie propre d'études habituelles et de facultés
profondes, intuitives et réfléchies tour à tour. On n'a pas oublié
sans doute que les prétentions en présence, sur cette question de
l'enseignement, c'étaient, d'une part, l'innocuité morale des
classiques et leur convenance littéraire, et, de l'autre, le danger
auquel ils exposent de jeunes esprits qui prennent leurs premiers
plis et reçoivent les terribles premières impressions de la
vie,--terribles, car ce sont peut-être les seules qui doivent leur
rester! Comme les autres écrivains qui ont discuté l'influence de la
littérature ancienne sur l'intelligence des générations modernes,
Saint-Bonnet ne s'est pas contenté de poser une question d'histoire
et d'établir superficiellement un rapport de cause à effet entre la
moralité des auteurs païens, dont les oeuvres sont livrées trop tôt
à de sympathiques admirations, et la moralité des hommes nés dans le
sein du christianisme et qu'a lavés, même intellectuellement, le
baptême. Saint-Bonnet a voulu davantage. Habitué à la méditation
philosophique, à ce reploiement de la pensée qui s'aiguise en se
pénétrant, il a entrepris de dégager cette loi de déduction qui,
chez les autres écrivains, n'avait encore été qu'indiquée, et de la
faire toucher par tant de côtés et à tant de reprises à ses lecteurs
qu'il fût impossible de la nier. A notre sens, il a réussi. Il a
traversé rapidement les faits d'expérience que de part et d'autre on
s'opposait, puis, enfonçant la griffe de sa toute-puissante analyse
dans les flancs mêmes de la question psychologique, il a substitué
une question de nature humaine et d'inévitabilité logique à un
rapprochement décevant dont on pourrait également dire: Cela est-il
ou cela n'est-il pas? Conséquent à la manière des grands
observateurs, qui généralisent quand ils concluent, anatomiste de la
pensée comme Bichat et Cuvier l'étaient des organes, il a pris la
tête humaine dans sa main et il a dit: Cette tête étant conformée
comme elle est, il est évident que telles idées ou tels sentiments
qu'on y infiltre quand elle est vierge encore doivent produire tel
effet funeste,--absolument comme le chimiste dit: Tel liquide versé
dans un autre liquide doit produire tel précipité à coup sûr. Et par
là il a donné à une argumentation épuisée le degré de solidité qui
devait la rendre invincible.

Certes! à ne voir en bloc qu'un tel résultat, ce serait déjà une chose
grande et belle que de l'avoir atteint, et la Critique, qui sait la
profondeur et la difficulté des idées simples, ne pourrait oublier de
le signaler avec éclat. Mais là ne se borne point le mérite du livre
dont il est question. Il faut entrer dans les détails de ce nouvel
ouvrage de Saint-Bonnet pour être frappé comme il convient de toutes
les qualités d'exécution de sa pensée. Alors seulement on comprendra
le magnifique titre qui surprend d'abord: _De l'Affaiblissement de la
Raison en Europe_[40], donné à une brochure sur la question des
classiques; et ce titre, si plein de choses, sera complètement
justifié.

  [40] L. Hervé.

En effet, l'horizon de l'auteur de l'_Affaiblissement de la Raison_ ne
se circonscrit pas dans les limites, si agrandies et si fouillées
qu'elles soient, d'une question de psychologie. Il est assez
indifférent pour le quart d'heure de savoir si c'est le métaphysicien
qui éveille en lui l'esprit politique ou si c'est l'esprit politique,
effrayé des tempêtes qui dorment sous nos pieds à fleur de sol, qui a
repoussé le métaphysicien sur lui-même; mais ce qui est visible
jusqu'à la splendeur, c'est que le métaphysicien et l'esprit
politique, dont l'union fait un homme presque aussi merveilleux qu'une
chimère, forment en Saint-Bonnet une exceptionnelle harmonie. Aux yeux
de ce double penseur, l'anarchie, fille de la révolution française,
née dans le sang affreusement fécond qu'avait essuyé pourtant un grand
homme, l'anarchie, vaincue une seconde fois dans l'État, se réfugie
actuellement dans la pensée, dans la philosophie, dans cette partie
immatérielle et abstraite de l'homme d'où, au premier jour, elle
redescendra dans les faits, plus forte que jamais, plus armée et plus
menaçante! «On croit éteinte la révolution,--dit Saint-Bonnet, au
commencement de son livre, dans des lignes qui, pour être un tocsin,
n'en sonnent pas moins aussi tristement qu'une agonie,--c'est croire
éteinte l'antique envie que la foi comprimait autrefois dans les
âmes... envie amoncelée, en ce moment, comme la mer, par un vent qui,
depuis un siècle, souffle sur elle.» Laissons les Pangloss du progrès
se vautrer dans la niaiserie de leur optimisme. Le vieux serpent de
l'erreur ne périt pas pour changer de peau. Au contraire, en changer,
c'est pour lui une des conditions de la vie. Devenue panthéiste sur
les sommets de la pensée et socialiste dans le terre-à-terre de la
pratique et de la réalité, cette révolution intellectuelle, qui fait
l'intérim de la révolution politique en attendant son retour, est pour
Saint-Bonnet, comme pour nous, du reste, comme pour tous ceux qui
portent un regard assuré sur l'Europe actuelle, l'application complète
de toutes les doctrines du XVIIIe siècle à l'homme et à la société.
Seulement, plus frappé que personne, en vertu de son tour d'esprit, de
l'inutilité des _charges à fond_ exécutées par les meilleures
intelligences contre la révolution dans les systèmes qu'elle a
engendrés par la tête de ses plus illustres penseurs, et voyant, sur
ces systèmes rompus, déshonorés, défaits, la révolution vivre encore
et continuer de ravager la pensée sociale, Saint-Bonnet s'est dit
qu'il fallait l'attaquer plus profondément, plus intimement que dans
ces systèmes, forteresses de quelques jours! Il s'est dit qu'il
fallait la poursuivre jusque dans son dernier retranchement, jusque
dans les facultés de l'homme, faussées et perdues par une éducation
première, et qui n'en restent pas moins perdues quand l'homme ne croit
plus à la lettre de son enseignement. Or, de toutes les facultés de
l'homme, la plus gauchie, la plus radicalement altérée, c'est
précisément celle-là que la philosophie croit avoir le plus
développée, c'est la faculté qui sert à concevoir le vrai:--la raison!
Pour le prouver, Saint-Bonnet nous en fait l'histoire. Il nous en
raconte les défaillances. Terrifiante et majestueuse peinture! Le
propre des esprits véritablement supérieurs est d'élever jusqu'à eux
les questions qu'ils posent et de n'en descendre pas moins jusqu'au
fond de ces questions soulevées. Saint-Bonnet a prouvé à quelle race
d'esprits il appartenait en donnant pour base à une question de
réforme dans l'éducation publique cette histoire de l'affaiblissement
de la raison en Europe, qui serait la plus sûre prophétie de notre
prochaine décadence si le livre où elle est annoncée ne renfermait pas
les meilleurs moyens de l'éviter.

Et c'est ici que l'originalité du livre commence; c'est ici qu'on sent
à quel métaphysicien on a affaire. Nous avons nommé la raison. Mais,
comme tous les grands esprits philosophiques, qui savent que les mots
représentent la pensée, qui poinçonnent la langue et donnent le
vocabulaire de leurs conceptions, Saint-Bonnet nous explique ce qu'il
entend par cette faculté, d'ordinaire si vaguement définie.
Indépendamment de sa justesse, nous, chez qui bat le coeur de
l'artiste, nous ne savons rien de plus beau que cette définition de la
raison, qui a les proportions d'une analyse. Selon Saint-Bonnet, la
raison, c'est la faculté divine, impersonnelle, qui nous met en
rapport avec l'infini. Une des confusions les plus fréquentes et les
plus déplorables d'une fausse philosophie, c'est la confusion de la
raison et de l'intelligence, qu'il faut si sévèrement distinguer. La
raison, c'est ce qui nous est resté du rayon divin après la grande
rupture de la chute; l'intelligence, c'est la puissance de l'homme,
le résultat, soit du hasard, soit du mystère de sa contingente
organisation. Comme la sensation est en l'homme le représentant et la
voix de la nature, la raison est dans sa conscience le représentant et
la voix de Dieu.

«La fonction psychologique de la raison--dit Saint-Bonnet--est de
placer continuellement la notion de l'être, la notion de la loi, du
nécessaire, de l'unité, du juste, du bien en soi, en un mot du divin,
sous les perceptions innombrables du phénomène du variable, du
relatif, du fini que lui transmet sans cesse l'intelligence,
recueillant le produit des sens, et d'empêcher que nous ne restions de
simples animaux. La fonction de la raison, en un mot, est de rappeler
constamment l'homme des perceptions contingentes et personnelles aux
perceptions impersonnelles et immuables; de la nature physique où le
retient le corps à la raison éternelle d'où lui descend la vérité.»
Une telle faculté, qui soude presque l'homme à Dieu, s'il est permis
de parler ainsi, devait être la première que la philosophie du XVIIIe
siècle, la philosophie du _moi_ et de la chose exclusivement humaine,
dût fausser. Et elle n'y manqua pas. Elle la brisa. Pour cela, la
philosophie pesa sur l'esprit de l'homme de deux manières: par les
sciences, qui ne s'adressent qu'à l'esprit et qui finissent par lui
donner le vertige de sa force, et par l'effet du paganisme sur l'âme.
Influence--il faut le reconnaître--que le XVIIIe siècle n'avait pas
créée, qui existait depuis la Renaissance; mais qui, grossie chaque
jour, avait fait avalanche sur la pente escarpée de ce siècle, où
toutes les erreurs entassées avaient fini par se précipiter.

Tel est le chemin que l'auteur de l'_Affaiblissement de la Raison_
parcourt, après l'avoir creusé, pour arriver à cette question de
l'influence du paganisme sur de jeunes âmes qui ne semble être qu'une
question de rhétorique aux esprits superficiels, mais qui est, pour
les esprits profonds, une question de philosophie, de gouvernement,
d'avenir du monde. Les esprits superficiels, nous savons ce qu'ils
sont dans une époque où le système des majorités est une méthode de
vérité. Nous savons que, pour peu qu'ils aient une misère de talent,
de palette, et même sans cela de renommée, les voilà les conducteurs
et les chauffeurs de l'opinion sur tous les rails. Mais qu'importe!!
nous renverrons ceux qui croient à leurs paroles légères au livre de
Saint-Bonnet. A qui suivra comme nous ce grand mineur, ce grand
stratégiste, qui creuse si bien le dessous des questions qu'il veut
résoudre, il ne restera nulle incertitude pour les plus inquiets.
Toute anxiété sera dissipée! La question qui a dernièrement scandalisé
MM. les dandies littéraires, cette fine fleur d'humanistes à gants
blancs de cette époque de doctrinaires en toutes choses, lesquels
prétendent savoir le latin et ne vouloir l'étudier que dans les
sources les plus pures, cette question, qui n'est pas seulement une
question de pédagogue, mais une question d'âme, sera plus que
résolue: elle sera épuisée. Saint-Bonnet l'a retournée dans tous les
sens. Il en a sondé toutes les faces. Naturalisme d'abord, scepticisme
ensuite, toutes les influences qui sortent pour l'enfant des premières
impressions littéraires, des premières ivresses de son imagination
ravie, Saint-Bonnet les a étudiées, les a poursuivies dans les mille
canaux de l'âme et de la vie, comme un grand médecin qui poursuivrait,
dans les réseaux des veines et au plus secret de nos organes, le virus
mystérieux de quelque horrible maladie. Oui! cet observateur si fort
sur la nature morale de l'homme, sur tout ce qui la trouble et
l'altère, nous fait l'effet d'un grand médecin. Là où les autres
voient la santé ou une hygiène sans inconvénient et sans péril, le
grand médecin voit le mal, l'empoisonnement et la mort. Du reste, le
remède proposé par notre pathologiste intellectuel est bien simple. Il
demande que les premières émotions, que les premières admirations de
l'enfant soient chrétiennes. Il tient à ce que l'enfant soit
littérairement et même philosophiquement chrétien, dans sa mesure
enfantine, avant de pénétrer dans la littérature et la civilisation
païennes. Il désire que les sciences morales et dogmatiques
l'emportent dans l'éducation sur les sciences expérimentales et
naturelles, et il rédige ainsi son programme: «La littérature prise
dans les saints Pères avant de passer à l'étude de l'antiquité; la
philosophie avant la rhétorique, et surtout la science parfaite et
solide des doctrines théologiques, puisées dans les auteurs approuvés
par le saint-père.» Quelle plus grande simplicité!

Et ces conclusions ne sont pas nouvelles. Elles ont été exprimées déjà
par beaucoup d'esprits dans la discussion dont nous parlions plus
haut. Ce sont les conclusions pour ainsi dire _catholiques_ de la
question. Mais ce qui est neuf, ce qui appartient en propre à l'auteur
de l'_Affaiblissement de la Raison_, c'est la manière dont il aboutit
à ces conclusions et dont il les impose. Livre de circonstance pensé
par un esprit d'une originalité perçante, l'_Affaiblissement_, nous le
répétons, dit avec ascendant le mot décisif qui doit influer sur les
destinées d'une question posée et en litige encore. Il ralliera les
intelligences fortes. Il fera la lumière par en haut. Seulement, comme
tous les livres d'un talent très élevé ou très profond, il a besoin du
temps pour son succès. Il ne peut pas l'avoir immédiatement, et voici
pourquoi: il faut aux livres, comme aux talents destinés au succès
rapide, au succès à l'heure même, un côté de médiocrité, soit dans la
forme, soit dans le fond, lequel ne déconcerte pas trop la masse des
esprits qui se mêlent de les juger. Quand on n'a pas ce bienheureux
côté de médiocrité dans le talent qui nous vaut la sympathie vulgaire,
on a besoin du temps pour la renommée de son nom ou la vérité qu'on
annonce. Or, le livre de Saint-Bonnet est aussi grandement et
artistement écrit qu'il est fermement pensé. L'auteur le sait, du
reste. Il sait que les gloires les plus pures et les plus solides,
espèces de diamants douloureux, se forment comme les plus lentes et
les plus belles cristallisations. Quel que soit le retentissement ou
le silence du nouvel écrit qu'il publie, il ne s'en étonnera pas; il
est trop métaphysicien pour s'en étonner. Seulement, applaudi ou
délaissé du public, ce livre n'en formule pas moins, sur la question
de l'enseignement classique, les grandes considérations qui doivent
rester et auxquelles il faudra bien revenir. Et ce n'est pas tout. En
dehors de la question pratique de l'enseignement, l'ouvrage de
Saint-Bonnet se distingue par une chose d'un mérite absolu et
impérissable comme la métaphysique elle-même, et cette chose, fût-elle
seule, suffirait pour classer très haut l'écrit où elle paraît pour la
première fois. Nous voulons parler de cette analyse de la raison, avec
les huit facultés qui la composent, et qui sera peut-être pour la
gloire philosophique de Saint-Bonnet ce que fut pour Kant le
remaniement des catégories d'Aristote. En philosophie, une bonne
distinction a quelquefois l'importance d'une découverte; mais ici il y
a plus qu'une distinction, il y a une systématisation tout entière,
avec laquelle on répondra désormais au rationalisme sur cette question
de la raison qu'il a si cruellement et si machiavéliquement troublée
en la séparant de la foi. Ajoutons qu'un autre bienfait de la théorie
de Saint-Bonnet sera de mettre fin à la thèse du traditionalisme
exclusif.


II

Si nous avons uni sous un titre commun l'_Affaiblissement de la
Raison_ et les _Études classiques dans la société chrétienne_[41] par
le Révérend P. Daniel, c'est qu'à part l'identité du sujet nous ne
connaissons pas d'ouvrage qui montre mieux la justesse des vues de
Saint-Bonnet que ce livre, entrepris dans un but différent du sien.
Assurément l'éducation classique, l'éducation par les anciens, a
trouvé un défenseur bien savant, bien ingénieux et bien chrétien
pourtant (on n'en saurait douter) dans le Révérend P. Daniel, le
Rollin de la Compagnie de Jésus, qui nous donne un nouveau _Traité des
Études_ plein de renseignement et de lumière. Mais le P. Daniel
lui-même, appuyé sur un livre qu'on ne saurait trop louer au point de
vue de l'information historique, ne peut infirmer dans notre esprit la
portée des raisons que Saint-Bonnet a signalées contre l'enseignement
des anciens tel qu'il a été pratiqué si longtemps dans notre éducation
moderne.

  [41] Julien Lanier.

Le P. Daniel a les entrailles de son ordre pour un genre
d'enseignement qui en a fait la gloire. Rien donc de plus naturel à un
homme comme lui que de défendre cet enseignement et de vouloir le
justifier. Il y parviendrait presque si l'on ne s'en rapportait qu'aux
faits qu'il cite, si l'on oubliait que ces faits, recueillis et morts
dans l'histoire, sont séparés de leur racine, c'est-à-dire de
l'époque à laquelle ils se sont produits et de l'esprit qui l'animait.
Membre de cette illustre Compagnie de Jésus pour laquelle on ne
saurait avoir une trop profonde vénération, le P. Daniel a opposé la
tradition scolaire d'un temps où l'Europe et la France étaient
chrétiennes comme, hélas! elle ne le sont plus, aux esprits sévères
qui croient aujourd'hui la foi et la civilisation perdues si on ne
refait pas l'homme dans son germe, c'est-à-dire dans son existence
intellectuelle. Le docte historien nous raconte, avec un détail qui
honore sa science et son talent d'exposition, ce que fut
l'enseignement classique depuis le IVe siècle jusqu'à Charlemagne et
Alcuin, depuis Raban Maur jusqu'à Alexandre de Villedieu, et depuis le
XIIe siècle jusqu'à la Renaissance. Or, dans cette longue période, il
le montre partout admis par l'autorité religieuse, qui n'avait qu'à
dire un seul mot pour le supprimer. Il cite même à ce sujet les
décisions du concile de Trente. Mais, selon nous, si les faits cités
sont incontestables, nous croyons que le savant jésuite en a tiré de
fausses conclusions; et c'est surtout quand on a lu cette histoire des
_Études classiques_ que Saint-Bonnet paraît seul avoir saisi la
question là où elle est réellement, c'est-à-dire dans l'état effrayant
de la pensée européenne et dans la nature de l'esprit humain.

Et, nous le répétons en finissant, il n'y a que là, en effet, qu'on
puisse trouver la raison sans réplique qui domine tout le débat
rappelé par nous aujourd'hui. Partout ailleurs tous les arguments sont
entachés de faiblesse. Ils plient quand on les presse un peu. Même le
grand argument invoqué par le P. Daniel, et le meilleur de toute sa
thèse: «Que l'homme qui enseigne est plus que l'enseignement, et que
là où le maître est excellent les mauvaises doctrines deviennent
innocentes», cet argument n'est pas, au fond, beaucoup plus solide que
les autres, et l'histoire elle-même ne s'est-elle pas chargée de le
réfuter? Certes! s'il fut jamais des hommes dignes de porter dans
leurs saintes mains le coeur et le cerveau de l'enfant, ces délicats
et purs calices que la vérité doit remplir et qui restent fêlés ou
ternis pour toujours dès qu'un peu de poison de l'erreur y coule, ne
sont-ce pas les Jésuites, les pères de la foi, les pères aussi de la
pensée, ces premiers éducateurs du monde?... Eh bien, Voltaire et le
XVIIIe siècle sont pourtant sortis de chez eux! Nous ne dirons pas
qu'ils en soient sortis comme l'enfant sort, complet, organisé,
achevé, du sein de la mère. Cela ne serait pas vrai et nous n'avons
pas besoin d'exagérer la vérité dans l'intérêt de la vérité même.
Mais, enfin, l'éducation qui avait suffi jusque-là ne suffisait donc
plus pour que Voltaire devînt... ce qu'il est devenu, malgré ses
maîtres, et que le XVIIIe siècle fût possible?...

Nous prions ceux qui séparent la question de l'éducation des besoins
et des périls du XIXe siècle, pour ne la considérer que dans la
tradition de temps moins menacés et moins à plaindre, de vouloir bien
songer à cela.



LACORDAIRE[42]


I

Au moment où le Révérend P. Lacordaire vient d'entrer à l'Académie, la
Critique littéraire doit se trouver heureuse d'avoir un livre du
nouvel académicien à examiner. C'est deux fois une nouveauté. Les
livres ne sont pas très nombreux dans la vie du P. Lacordaire. Pour ma
part, il m'est impossible d'admettre comme un livre, dans le sens
véritablement littéraire du mot, les _Conférences de Notre-Dame_,
improvisées, on nous l'a dit assez en insistant sur ce mérite, et si
remaniées depuis, à main et à tête reposées, en vue de la publication.
Reste la _Vie de saint Dominique_, livre médiocre, d'une érudition
incertaine, et dont la célébrité du Révérend P. Lacordaire comme
orateur fit seulement resplendir la médiocrité. Ajoutez-y deux ou
trois livres de _Mélanges_, fort _lâchés_ comme tous les _mélanges_,
c'est là à peu près tout, et ce n'est pas bien gros. Vous le voyez,
il fallait du renfort peut-être pour expliquer cette élection,
désintéressée de tout, comme on le sait, excepté de littérature, et à
laquelle jusque-là personne n'avait pensé, pas même le nouvel
académicien!

  [42] _Sainte Marie-Madeleine_ (_Pays_, 3 juillet 1860).

En effet, l'illustration, très méritée du reste, du P. Lacordaire,
n'est pas d'aujourd'hui; et l'Académie, qui, comme toutes les
douairières, a toujours aimé les très petits jeunes gens et les fait
tout de suite académiciens à leurs premiers vers de comédie ou de
tragédie, aurait pu, il y a vingt-cinq ans, avoir un jeune homme de
plus dans son écrin de jeunes hommes, et un jeune homme qui lui aurait
apporté une renommée éclatante. Elle dédaigna d'y songer. Le talent
qu'elle aurait reconnu en l'admettant dans son sein était, il est
vrai, un talent oratoire; mais l'Académie, qui donne des prix
d'éloquence, ne répugne pas aux orateurs, quoique le but de son
institution ne soit pas le développement de l'art oratoire, mais bien
de la littérature. Ne l'avait-on pas vue nommer des évêques pour une
_seule_ oraison funèbre, et des avocats pour des plaidoiries
malheureusement plus nombreuses? Il est vrai que les évêques sont de
hauts dignitaires ecclésiastiques, qui honorent, par l'élévation de
leur rang, la compagnie dont ils font partie, et il est vrai aussi que
le fondateur de l'Académie a voulu honorer les lettres en les mêlant à
ce qu'il y a, socialement, de plus élevé. Quant aux avocats,
lorsqu'ils ont eu leur _règne_ dans un pays autrefois soldat, et qui,
grâce à Dieu! l'est redevenu, ils devaient l'avoir aussi à l'Académie.
Mais l'orateur que voici, le P. Lacordaire, n'était qu'un simple
dominicain, peu sympathique d'état et d'opinion à messieurs les
philosophes éclectiques ou voltairiens qui avaient la bonté d'élire
des évêques ou des rois du temps, des avocats! D'un côté, lui, le P.
Lacordaire, qui avait fait voeu d'humilité et qui tenait trop à son
voeu pour se donner les soins mondains d'une candidature, pensait
encore moins à l'Académie que l'Académie ne pensait à Sa Révérence,
quand tout à coup l'élection, provoquée par MM. de Falloux, Cousin et
Villemain, a eu lieu. Les titres littéraires du P. Lacordaire ont donc
fait passer les philosophes sur le moine, et même le moine sur les
philosophes, car le P. Lacordaire n'a pas été nommé à l'Académie avec
dispense de visite, comme aurait pu l'être Béranger. Parmi ces titres
peu nombreux, et encore plus nombreux qu'aperçus, il a glissé ce livre
sur Marie-Madeleine, et s'il ne l'a pas publié pour les besoins de son
élection, puisqu'il était nommé quand le livre a paru, on peut
cependant très bien croire qu'il l'a publié pour la justifier ou pour
en témoigner à qui de droit sa reconnaissance.

Malgré son sujet et son titre (une vie de sainte!), le livre de
_Marie-Madeleine_[43] devra toucher l'Académie comme un hommage. Cette
vie de sainte, qui pouvait avoir le grand caractère ferme, austère, et
surnaturellement édifiant des hagiographies dignes de ce nom, n'a
point cet effroyable et ennuyeux inconvénient. L'enseignement du
prêtre qu'on pouvait craindre y est remplacé par la sentimentalité
d'un philosophe, chrétien encore, mais d'un christianisme qui n'est
point farouche, d'un christianisme _humanisé_; et le moine, le moine
qui inquiète toujours les yeux purs et délicats de la philosophie, s'y
est enfin suffisamment décrassé dans les idées modernes pour qu'il
n'en reste rien absolument sur l'académicien reluisant neuf!

  [43] Vve Poussielgue-Rusand.

II

Mais ce que l'Académie prendra bien gaîment, je n'en doute pas, je le
prends, moi, avec tristesse. Surprise agréable pour elle, le livre que
voici sera, sinon une déception pour qui connaît à fond le Père
Lacordaire, au moins un malheur sur lequel on pouvait encore ne pas
compter. Religieusement, catholiquement, au point de vue de la
doctrine et de la direction à imprimer aux esprits, le livre du Père
Lacordaire est un malheur d'autant plus grand que les âmes sur
lesquelles il n'opérera pas, les âmes ennemies, en verront très bien
la portée, et s'empresseront de la signaler comme inévitable,
puisqu'un prêtre la donne à son livre. Or, cette portée, ne vous y
trompez pas! c'est le sens du siècle même. C'est son inclinaison vers
le terre-à-terre de toutes choses qui nous emporte en bas, hors du
monde des choses saintes et divines, et que le devoir d'un prêtre de
la religion surnaturelle de Jésus-Christ n'est pas, je crois, de
précipiter.

Oui! voilà où va le livre du P. Lacordaire. Pendant que son auteur va
à l'Académie, le livre, sous une forme respectueuse et croyante, qui
n'est qu'une force d'illusion de plus, va au naturalisme du temps, au
rationalisme du temps, à l'humanisme du temps, enfin à ce prosaïsme du
temps qui doit tuer les religions comme la poésie, car il tue les
âmes! Il y va par une voie chrétienne, je le sais, mais il n'y va pas
moins que les livres qui y vont par une voie impie, que les livres de
Renan, de Taine et de tous les philosophes du quart d'heure, pour
lesquels il n'y a plus dans le monde, sous une face ou sous une autre,
que _de l'humanité_ à étudier, rien de plus.

Qu'il aille moins loin que les livres de ces messieurs-là, ce n'est
pas douteux! Qu'il s'arrête à mi-chemin, je le vois bien; mais
qu'importe! Il n'en est pas moins dans la pente, sur laquelle tout
penche, d'un univers qui fut si droit et si magnifiquement assis. Il y
est, poussant dans cette pente les intelligences restées chrétiennes
et faisant razzia d'elles, que manqueraient les livres des philosophes
s'ils étaient seuls, et les y poussant au profit du plus terrible
entraînement qui ait jamais menacé le monde chrétien.

Cela paraît incroyable, n'est-ce pas? venant d'un prêtre, d'un
religieux, du P. Lacordaire, un grand talent parfois si lumineux. Eh
bien, disons ce que c'est que le livre qu'il a intitulé _Sainte
Marie-Madeleine_; disons-le bien vite, ne fût-ce que pour être cru!


III

Le livre de _Sainte Marie-Madeleine_ n'est pas une histoire à la
manière des chroniqueurs et des légendaires, lesquels prennent
simplement les faits et les rapportent, en les sentant et en les
exprimant chacun avec le genre d'âme et d'éloquence qu'il a. C'est
plus que cela et c'est moins aussi, car c'est moins naïf. C'est
l'histoire intime et interprétée des sentiments humains de sainte
Madeleine pour N.-S. Jésus-Christ et de N.-S. Jésus-Christ pour elle.

Ici, avant d'aller plus loin, la Critique a besoin de s'excuser sur le
langage que le livre du R. P. Lacordaire la forcera à parler. La
Critique, qui n'a point, elle, la main sacerdotale du Père Lacordaire,
tremble quand il s'agit de toucher à cette chose immense et divine,
l'âme de N.-S. Jésus-Christ, tandis que le R. P. Lacordaire ne fait
aucune difficulté de la soumettre, cette âme devant laquelle un ange
se voilerait, aux recherches de son analyse. La pureté de son
intention, certes! personne n'en est plus sûr que moi; mais, quand il
s'agit d'une de ces audaces d'observation qui ressemble presque à de
l'irrévérence, la pureté d'intention sauve-t-elle tout, et suffit-elle
pour entrer dans ce secret, gardé par l'Évangile, de l'espèce d'amitié
qu'avait le Sauveur pour la Madeleine? Or, c'est bien d'amitié qu'il
s'agit, et d'amitié humaine, car le livre s'ouvre justement par la
plus singulière théorie sur l'amitié, l'amitié que l'auteur met, de
son autorité privée de moraliste, au-dessus de tous les sentiments de
l'homme; ce qui, par parenthèse, est faux. Le sentiment de l'amour
religieux de Dieu est un sentiment humain aussi, et c'est là
véritablement le plus beau; c'est le premier. Un prêtre d'ailleurs, et
nous sommes heureux d'avoir à nous couvrir de l'autorité d'un prêtre,
a répondu déjà à cette théorie du R. P. Lacordaire, inventée peut-être
après coup dans l'intérêt de son histoire,--ou plutôt de son roman
d'amitié.

Et j'ai dit le mot: roman d'amitié; car il est impossible de voir là
une histoire, et, malgré le fil délié de ses analyses à la
Sainte-Beuve, le Père Lacordaire n'est sûr de rien. L'histoire, la
vraie et la seule histoire des relations de Notre-Seigneur et de
sainte Madeleine, c'est l'Évangile, l'Évangile si sobre
d'interprétation, si vivant de la seule vie du fait, l'Évangile dans
lequel l'âme divine et humaine de N.-S. Jésus-Christ se montre
également dans tous ces actes que les moralistes appellent sensibles
et sans qu'on puisse dire: Voici où l'homme finit et où le Dieu
commence! tant l'homme et Dieu sont sublimement consubstantiels. En
ne s'expliquant pas plus qu'il ne le fait sur les sentiments purement
humains de Notre-Seigneur, l'Évangile, qui est la vérité, et qui
devrait être la règle de ceux qui croient qu'il est la vérité,
l'Évangile aurait dû arrêter le R. P. Lacordaire en ses curiosités
psychiques et l'empêcher d'aller perdre son regard en cette
mystérieuse splendeur que l'Évangile a pu seul révéler dans la mesure
où il _fallait_ qu'elle fût révélée!

Ainsi, curiosité indiscrète d'abord, vaine ensuite, car elle n'aboutit
qu'à des infiniment petits d'une appréciation... impossible, le livre
du R. P. Lacordaire n'est que le roman, le roman pur, introduit dans
cette mâle et simple chose qu'on appelle l'hagiographie, par un esprit
sans virilité! C'est le roman moderne, subtil, maladif, affecté,
allemand, le roman des _affinités électives_ transporté de Goethe dans
l'Évangile, pour expliquer les sentiments que l'Évangile avait assez
expliqués, en les voilant de son texte inviolable et sacré, pour la
gloire de sainte Marie-Madeleine et l'édification de ceux qui croient
en elle. Mais le Père Lacordaire, moderne lui-même comme le roman, a
trouvé que ce n'était pas assez que les quelques mots rayonnants dans
les placidités du divin récit, que les quelques faits qui donnent Dieu
et l'homme en bloc; il a voulu, qu'on me passe le mot! y mettre plus
d'homme, et il l'a voulu pour émouvoir les âmes où il y a plus de
créature humaine que de chrétienne; car ce livre--on le sent par tous
ses pores--est écrit surtout pour les femmes, et pour les âmes femmes,
quel que soit leur sexe. Prêtre égaré par un bon motif, je le veux
bien, mais égaré pourtant, il a spéculé sur le fond de la tendresse
humaine pour faire aimer son Dieu en montrant l'homme aux âmes déjà si
pleines de l'homme qu'elles s'en vont faiblissant dans leur ancien
amour de Dieu!

Eh bien, en faisant cela, il a risqué de faire un mal immense, et,
dans l'ordre moral, qui risque le mal l'a déjà fait! Alors que l'homme
est si avant dans la préoccupation universelle, ce n'est pas, en
effet, le moment de lui montrer ce qu'il voit tant et de lui cacher le
Dieu qu'il ne voit plus et ne veut plus voir. Non! c'est le Dieu qu'il
nous faut d'autant plus maintenant! C'est le Dieu dans sa
transcendance, dans son surnaturel, son incompréhensibilité
accablante;--car l'accablement vaut presque la lumière pour une âme,
puisqu'elle entre en nous à force de nous écraser. Quand les dogmes
finissent, ainsi que le disent insolemment les philosophes, on ne les
sauve pas en les découronnant de leur mystère, en demandant bien
pardon pour eux à l'orgueil humain, et en priant les philosophes
d'excuser qu'il y ait un Dieu dans Notre-Seigneur Jésus-Christ, parce
qu'il y avait un homme si aimable! Or, voilà certainement ce que ne
dit pas explicitement, comme je le dis, moi, pour en montrer le
danger, le livre du R. P. Lacordaire, mais ce qu'il dit implicitement
néanmoins.

Tout ce petit roman de l'amitié de Jésus-Christ et de Marie-Madeleine
nous offre beaucoup trop Notre-Seigneur Jésus-Christ sous cette forme
humaine qui demande grâce pour sa divinité, et qui l'obtient de
messieurs les philosophes (de si bons princes!) et des gens bien
élevés, des âmes tendres, de la bonne compagnie de tous les pays. Mais
vous savez bien à quel prix! Dans le livre du R. P. Lacordaire,
Jésus-Christ est toujours, c'est la vérité, un être adorable; mais il
n'est pas assez N.-S. Jésus-Christ, il est trop un homme, un
particulier, un ami de la famille Lazare, un convive avec qui, ma foi!
il est très agréable de souper. Si vous poussiez un peu l'éminent
dominicain, il vous montrerait peut-être, après l'ami, dans
Jésus-Christ, le bon camarade, qui sait?... Pour le faire plus homme,
il le ferait peut-être plus aimable compagnon... Oui! peut-être en
ferait-il quelque admirable _compagnon du devoir_ du temps, lui qui
était charpentier!... Je m'arrête, moi, tremblant d'en dire trop; mais
le Père Lacordaire s'arrêterait-il dans ce détail de l'humanité de
Jésus-Christ, dans ce naturalisme d'appréciation substitué à la
difficulté des mystères dont il faut parler moins parce que l'homme ne
veut plus comprendre que l'homme aujourd'hui?


IV

Tel est le livre du R. P. Lacordaire. Je ne veux rien exagérer. Ce
livre, dont je crains le succès, n'exprime pas, à la rigueur, un tout
radicalement mauvais et qui doive être rejeté intégralement; mais il a
les corruptions du temps, sa sentimentalité malade, son
individualisme, son mysticisme faux, son rationalisme involontaire.
Même après l'avoir lu je n'ai assurément aucun doute sur la foi et la
piété de celui qui vient de l'écrire; mais je me dis que les milieux
pèsent beaucoup sur les natures oratoires, qui s'inspirent ou se
déconcertent sous l'influence du visage des hommes, et le R. P.
Lacordaire a été un grand orateur. Talent vibrant, moins pur cependant
que sonore, négligé mais élégant, frêle et pâle, puis tout à coup
nerveux et brillant, ayant l'audace d'un paradoxe et la mollesse d'une
concession, le P. Lacordaire, comme la plupart des hommes, qui sont
beaucoup mieux faits qu'on ne pense, a les opinions et les
défaillances d'un talent comme le sien, presque muliébrile, qui se
tend ou se détend comme des nerfs. Plongez-le par supposition dans le
moyen âge et appuyez-le sur saint Thomas, le P. Lacordaire pourrait
viser sans inconvénient à la popularité de ce temps-là, sainte ou
innocente; mais il est malheureusement du XIXe siècle, où la
popularité n'est ni l'une ni l'autre et où il est plus dangereux de
la rechercher. Et, il faut bien le dire, il l'a recherchée, et elle
est encore, à cette heure, l'écueil contre lequel vient de se heurter,
dans sa maturité réfléchie et qui devrait être plus détachée des
opinions du monde et de sa sotte estime, le même homme qui, dans sa
jeunesse, y heurta, hélas! tant de talent, tant de doctrine, et
probablement tant de vertus! Le prêtre de l'_Oraison funèbre
d'O'Connell_; le moine des clubs et de l'Assemblée nationale, qui
passa, en sa robe blanche de dominicain, des examens de civisme devant
des étudiants en droit; le journaliste de l'_Ère nouvelle_ que l'on
croyait enfin détourné du monde, auquel, disait-on, il ne voulait plus
même parler de cette voix dont le souvenir devenait plus grand dans le
silence, est ressorti de son cloître une fois de plus pour devenir un
candidat d'Académie, et vient de payer sa bienvenue dans la compagnie
où il est entré entre deux philosophes avec ce livre de _Sainte
Marie-Madeleine_, sacrifice aux idées les plus malsaines d'une époque
qui aime tant ses maladies! J'ai parlé plus haut de Renan, et pourquoi
faut-il que le R. P. Lacordaire me le rappelle? Renan, si vous vous en
souvenez, s'est amusé, dans un de ses derniers écrits, à éteindre
autour de la tête de nos saints le nimbe d'or que la foi y allume,
malice philosophique assez semblable au mauvais sentiment du gamin qui
renverserait la lampe d'un sanctuaire!

Le R. P. Lacordaire ne l'éteint pas, il est vrai, ce nimbe du
surnaturel et du divin, autour de la tête pâle de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, mais il le voile, pour qu'on aperçoive mieux combien
cette tête est humainement belle et pour que ceux qui sourient du
nimbe soient touchés au moins de la beauté du plus beau et du plus
doux des enfants des hommes. En cela, je le répète sans avoir peur de
me tromper, si le P. Lacordaire n'a pas fait oeuvre de philosophe
complet encore il n'a pas fait oeuvre de prêtre: un prêtre n'eût pas
tant attendri, tant mondanisé et tant vulgarisé la langue sévère du
catholicisme en abaissant, devant les exigences publiques, son
surnaturel et merveilleux idéal; un prêtre ne demande pas pardon pour
la divinité de son Dieu!! Mais le prêtre qui s'est oublié a été vengé
par l'artiste qui n'a pas paru; car, au fond, rien du talent
d'autrefois du R. P. Lacordaire n'a passé, en brillant, dans ce livre.
Devenu le Richardson étrange de la Madeleine dans cet inconcevable
petit roman d'amitié entre elle et Notre-Seigneur, doué comme le
chevalier Grandisson de toutes les perfections humaines, le prêtre qui
a consommé une telle chose l'a consommée dans un de ces styles qu'on
ne pourra pas louer, même à l'Académie, même le jour de sa réception!!

On le sait, et sa vie et ses livres l'attestent, le R. P. Lacordaire,
comme tous les artistes, et j'ai été tenté d'écrire les artificiers de
la parole, est beaucoup moins écrivain qu'orateur. Écrivain, il est
souvent faux et froid, guindé, prétentieux, rhétoricien,--oh!
rhétoricien empoisonné de rhétorique!--et, par dessus tout, incorrect.
Orateur, sa langue est plus saine. Elle se place assez heureusement
sur ses lèvres pour qu'elle y paraisse plus ferme, plus pure, plus
ailée que quand il écrit. D'ailleurs il y a l'émotion et la voix,
transfigurant cette langue qui passe et dont il ne reste dans le
souvenir qu'un écho. Voilà ce qui protège son style d'orateur, même
dans ses ambitions les plus infortunées. Mais sur ces pages qui
restent là, qu'on peut reprendre et qu'on peut relire pour les juger,
ce traître style _écrit_, qui n'a ni la voix, ni le geste, ni
l'émotion de la chaire qu'on a sous les pieds, ni les mille yeux
attentifs du public qu'on a devant soi, ce traître style _écrit_
dénonce la médiocrité, ou le néant, ou les défauts de l'écrivain. On
les voit tous. Or, je viens de dire ce qu'étaient ceux du R. P.
Lacordaire; et, vous l'avez vu, ils sont nombreux.

Eh bien, nulle part, ni dans sa _Vie de saint Dominique_ ni dans ses
_Mélanges_, les défauts en question n'ont été d'une plus triste
évidence que dans le livre de _Sainte Marie-Madeleine_, et j'en veux
donner un exemple par plusieurs citations, plus convaincantes que
toutes les critiques! L'incorrection inouïe du dernier livre du P.
Lacordaire ne vient pas de l'ignorance de la langue ni de l'audace des
néologismes ou des barbarismes, qui ont quelquefois, quand l'écrivain
a de la pensée et reste intelligible, la sauvage grandeur de toute
barbarie. Elle ne vient pas non plus de la gaucherie du tour et de
l'inhabitude d'écrire. Non! le mal est plus profond: elle vient de
l'absence de justesse dans un esprit brillant souvent, mais jamais
excessivement par la justesse. Elle vient de la déclamation foncière
de l'auteur dans ce livre faux de _Sainte Marie-Madeleine_. Elle
vient, enfin, de ce que j'oserai appeler dans l'écrivain le besoin des
amphigouris. Écoutez et dites si j'ai tort! Voici des phrases du P.
Lacordaire: «L'amitié--dit-il--n'a pas pour _portique_ un _contrat_
qui lie des intérêts.» Ce portique de papier, fait par un contrat,
qu'en pensez-vous? «Élever à des _vertus inconnues_ l'humble airain
d'une tranquille mémoire (page 178)», cela ne vous est-il pas
parfaitement _inconnu_, comme à moi?

A la page 10: «Des vaisseaux sont poussés sur la mer, _moins par les
vents que par les trésors qu'ils portent_!» Voilà des _trésors_ qui
peuvent remplacer la vapeur... On fit mettre dans un reliquaire d'or
«le _chef_ qui représentait _par excellence_ le _coeur_ de la sainte!»
Un chef qui représente un coeur! C'est une nouvelle anatomie; mais je
ne la crois pas _excellente_! «Voyageur aux souvenirs de Béthanie
(_voyageur aux souvenirs_ est aussi une nouvelle espèce de voyageur!),
je puis franchir le _vestibule_ (page 62)»... Mais je n'ai jamais su
le vestibule de quoi! «Il y a des choses qui peuvent se répéter par
les âmes qui les ont conçues, mais qui ne peuvent pas s'imiter.» Si
ceci veut dire quelque chose, ce ne peut être qu'une fausseté; mais
c'est là suprêmement ce que j'appelais plus haut le besoin des
amphigouris, incorrection particulière au livre du P. Lacordaire, car
de ces incorrections qui tiennent à l'absence d'attention et à la
facilité dans le travail comme celle-ci, par exemple, dont je pourrais
multiplier le nombre: «Les premiers disciples _dispersés par la croix
où ils étaient nés_ (p. 160)», de ces incorrections, je n'en parle
pas. Ce serait trop long et il faut s'arrêter. Il faut finir.
Seulement, qu'on se rappelle bien désormais que, par le temps qui
court, les moines peuvent entrer à l'Académie pourvu qu'ils n'y
soient pas trop moines, et, comme leur langue est particulièrement le
latin, l'Académie, qui est parfaitement bonne et aimable, n'exige pas
qu'ils sachent le français.



MONTALEMBERT[44]


I

Le comte de Montalembert a publié les deux premiers volumes d'un livre
qu'on n'attendait pas, à la place d'un livre qu'on n'attendait plus.
Les _Moines d'Occident_[45] se sont dégagés, peu à peu, de la pensée
de leur auteur. Ils n'étaient point sa pensée première. La pensée
première de Montalembert, c'était _Saint Bernard_. Tout d'abord, et
dès sa jeunesse, Montalembert, qui avait commencé, avec tant de
hasard, sa réputation par _Sainte Élisabeth de Hongrie_, ce vitrail de
chapelle sans couleur et sans naïveté, s'était promis d'écrire plus
tard la vie de saint Bernard. Ce devait être l'oeuvre et la couronne
de son âge mûr. L'âge mûr est venu, mais n'a pas apporté sa couronne.
Le _Saint Bernard_ de Montalembert est resté dans les mêmes limbes,
peut-être prudentes, où le _Grégoire VII_ de Villemain est resté.
Oserai-je dire que je le conçois et que je l'explique? Saint Grégoire
VII et saint Bernard sont deux grands et difficiles sujets, qui
demandent plus, pour les traiter dignement, que de l'art oratoire, et
Villemain et Montalembert sont particulièrement ce qu'on appelle des
orateurs. Ils le sont de talent, de goût, et même de prétention, je
crois.

  [44] _Les moines d'Occident_ (_Pays_, 14 août 1860).

  [45] Lecoffre et Cie.

Probablement ce furent les émotions et les applaudissements sur place
de la tribune qui empêchèrent, pendant vingt années, Montalembert de
publier son _Saint Bernard_ et de prétendre à une gloire moins
instantanée et plus sévère. La misère de tout est que rien ne dure. La
misère de la gloire qui vient par la parole, c'est que, de toutes les
gloires qui s'altèrent et qui passent, elle est celle-là qui passe et
qui s'altère le plus. Montalembert l'a-t-il compris, dans le veuvage
de la tribune dont il est l'Artémise et qu'on ne se rappelle guères
maintenant que parce qu'il la pleure? L'ennui des loisirs que lui a
faits le gouvernement de l'action, substitué aux vaines parades de la
parole, lui a-t-il fait comprendre qu'il faut revenir au livre si l'on
veut vivre plus de deux jours dans la mémoire des hommes, puisque
enfin l'y voilà revenu?

Mais, malheureusement, le livre auquel il revient n'est pas _Saint
Bernard_. L'auteur a manqué à la promesse de sa jeunesse et au rêve de
sa vie. Cela doit être triste pour lui. Cela doit être triste pour
vous. Car ce qu'il publie ne vaut pas ce qu'il eût publié s'il avait
écrit sur saint Bernard. Et voici pourquoi. Par cela même qu'un sujet
a moins d'étendue, tout homme intelligent qui y touche le creuse
davantage. Il fait comme Napoléon à la guerre: il concentre ses forces
sur un point donné. Cela est d'autant plus vrai que tout le monde,
même intelligent, n'est pas taillé pour se permettre la grande
histoire à la Tite-Live et à la Gibbon. Aux historiens d'haleine
courte, il reste la biographie. Montalembert, qui nous donne
aujourd'hui les _Moines d'Occident_, nous eût plus donné en nous
donnant moins. Au lieu de tous les moines, nous en aurions mieux aimé
un seul, mais frappé comme il eût pu l'être.

Montalembert a eu l'ambition plus grande, ou peut-être l'a-t-il eue
plus petite... Qui sait? Après avoir tâté ce fier sujet de saint
Bernard, qui n'est pas un aérolithe tombé dans l'histoire, mais qui a
des racines dans le passé qu'il faut découvrir, et d'autres racines
dans l'avenir qu'il faut suivre encore, Montalembert, à qui les
habitudes oratoires ont ôté le degré d'attention nécessaire pour
approfondir un sujet, a laissé là le sien, mais du moins a voulu
utiliser les lectures qu'il avait faites pour le traiter. Les _Moines
d'Occident_ pourraient bien n'être que les documents et les notes dont
le _Saint Bernard_ devait sortir. Au lieu de la statue, nous avons...
quoi! la glaise avec laquelle on la prépare! De cette glaise seulement
le sculpteur a moulé, d'un pouce plus modeste que hardi, une foule de
petites statuettes à la file les unes des autres, bonnes tout au plus
pour la planchette d'un oratoire. Mais la statue, la grande
statue,--de marbre ou de bronze,--nous ne l'avons pas!


II

Et cette file de statuettes-pygmées va continuer. Les deux volumes de
Montalembert se terminent avant l'an 800. Or, l'ouvrage, pour remplir
son titre, doit aller jusqu'à la révolution française pour le moins,
car après la mort des moines d'Occident il y a (heureusement!) leur
renaissance. Nous aurons donc--agréable avenir!--pendant dix volumes,
de cinq cents pages chacun, une histoire faite avec des légendes de
vingt lignes,--et je ne me plains pas des légendes, je ne me plains
que de leur brièveté!--des légendes qui ne sont pas _dorées_,
celles-là, car, vous le verrez tout à l'heure, elles sont écrites avec
une main lourde et une encre opaque. Au lieu d'une histoire qui se
tienne, comme une fresque, dans une unité brillante ou profonde, nous
aurons une histoire morcelée en panneaux étroits, avec un semis de
petits médaillons grands comme le fond de la main et uniformément
petits, quoique déjà il y ait, parmi tous ces moines oubliés de
l'histoire, parmi toute cette masse immense de violettes de sainteté
humble qui trouvent, elles! leur naturelle encadrure dans la simple
vignette d'un missel, deux à trois figures comme celles de saint
Benoît, de saint Grégoire, de saint Colomban, lesquelles, de grandeur,
répugnent à entrer dans le cercle étranglant d'un médaillon, et qui,
si on ose les y mettre, le font éclater!

Et ce n'est pas tout le mal encore. Le mal n'est pas d'avoir écrit une
histoire des _Moines d'Occident_ pour les besoins du microscope, ce
qui est la faute de Montalembert. Il y en a un autre qui est la faute
du sujet, si faute on peut dire, mais que Montalembert n'a pas
diminuée. Cette faute, c'est que tous ces médaillons multipliés outre
mesure, tous ces profils _fuyants_ de moines qui ne fuient pas assez,
manquent de variété,--et je prie qu'on soit attentif à la raison que
j'en vais donner. Ils manquent de variété parce que ces moines, qui
furent des saints, se ressemblent de la ressemblance absolue de leur
perfection. Grands, tous! devant Dieu, par la foi, par l'abnégation,
par l'oeuvre collective, ils ont comme l'identité de la même vertu, de
la même sagesse, de la même sainteté, et on pourrait tous les prendre
les uns pour les autres si Dieu n'avait pas donné à quelques-uns
d'entre eux la différence qui compte devant l'histoire, la différence
ou d'un de ces caractères ou d'un de ces génies qui, en attendant
l'égalité du ciel, font la gloire et l'originalité parmi nous.

Oui! tout de même qu'en mer, en plaine ou sur le sommet d'une
montagne, une implacable lumière éblouit et finit par produire au
regard une monotonie douloureuse, de même ici cette implacable
perfection des saints nous fatigue à contempler dans son invariabilité
éternelle. Je l'ai dit, c'est la faute du sujet, mais rien chez celui
qui nous le montre n'irise le rayon de cette perfection sans tache et
sans nuance, comme la lumière pure, pour nous le faire supporter!
Montalembert, dans la conception et la construction de son livre,
s'est donc brisé à deux écueils. Il l'a détaillé et rapetissé,
croyant, bien à tort, qu'en rapetissant et en détaillant un sujet on
le fait mieux voir et mieux tenir, et il n'a pas su éviter la
monotonie, la monotonie qui vient parfois de la beauté et de la
profondeur des choses, mais que cette misérable petite créature
éphémère qui s'appelle l'homme ne peut pas longtemps supporter.

Tel est le double défaut capital de l'histoire de Montalembert. Il en
a, du reste, senti la moitié. Il a senti le défaut qui ne venait pas
de lui: la monotonie. Mais, s'il convenait de celle-là, c'était une
raison pour ne pas y ajouter la sienne. Dans une très longue
introduction, qui finit humblement mais dont l'humilité se prolonge un
peu trop et a l'air trop _fanfare_ (je m'arrête à ce mot qu'on
pourrait allonger), Montalembert a conscience de son oeuvre. Le père
est inquiet pour l'enfant. Il ne tremble pas pour son livre, oh! je ne
le crois pas si pusillanime que cela! Mais il est visiblement
embarrassé de ce qu'il deviendra et surtout de ce qu'il vaut. Embarras
qui me touche, que j'épouse et que je partage, mais non tout entier et
à la manière paternelle. En effet, je ne sais guères--pas plus que
Montalembert--ce que deviendra son histoire ici présente, mais je
crois savoir ce qu'elle vaut, et je veux même essayer, s'il veut bien
me le permettre, de le lui montrer.


III

Eh bien, d'abord, c'est une bonne intention et une noble pensée! C'est
un livre chrétien, entrepris pour exalter l'oeuvre éternellement
glorieuse de l'Église, un livre enfin dont la doctrine est pure et le
sentiment très droit. Mais, le fond orthodoxe du livre mis de côté, il
reste, aux yeux de la Critique littéraire... tout le livre, et le
livre ne satisfait ni le critique ni même le chrétien, qui sait ce que
peut être la _prédication_ d'un livre bien fait. Le livre de
Montalembert a un tort suprême. Il répète ce qui a été dit mieux...
C'est l'apologie des ordres religieux, qu'on ne pourra jamais trop
faire, quand on la fera bien; mais cette apologie nouvelle est sans
nouveauté. Elle est sans éclat, sans poésie, sans manière de tourner
les choses ou de les retourner, car on les a vues dans ce sens-là bien
des fois,--malheureusement bien des fois! Après Chateaubriand, ce
n'est pas le _Génie du Christianisme_, mais c'est le christianisme
sans génie.

Assurément, si nous faisons de ce livre, tel quel, le catéchisme de
l'ignorance, il sera intéressant encore. Les faits qu'il évoque sont
si beaux! Mais il s'agit de livre et non de catéchisme, de lettrés et
non d'ignorants. Or, pour peu qu'on ait rafraîchi ou brûlé son front
aux sublimes choses que le christianisme a fait jaillir de l'âme
humaine en y débordant, pour peu qu'on ait lu la _Vie des Saints_, les
_Pères du Désert_, la _Chronique des monastères_, devenue en ces
derniers temps de l'histoire sans laquelle il n'y a plus d'histoire
d'aucune espèce dans l'Europe désorientée, l'histoire des _Moines
d'Occident_ de Montalembert ne paraîtra plus que ce qu'elle est,
c'est-à-dire plusieurs grands et puissants livres _diminués en un
seul_. Ne voilà-t-il pas un magnifique résultat!

Laissons pour le moment la composition même du livre, qui ne sait pas
faire profondément et magistralement l'histoire d'une influence sans
se perdre dans les feux de file des faits, ou qui, faisant l'histoire
des faits, s'y perd encore, car il ne peut les donner tous et il n'y a
pas de raisons pour qu'il choisisse plus les uns que les autres;
laissons cette maladroite succession de légendes qui ne fait pas
l'unité d'un livre, car se suivre n'est pas s'enchaîner, et, dans
l'exécution de l'histoire de Montalembert, demandons-nous ce qu'il y a
de plus que des traductions assez fidèles et des transcriptions très
honnêtes, car les notes du bas des pages, malgré leur place, sont
supérieures à l'en-haut, et l'auteur n'a pas craint la comparaison.

Traductions et transcriptions! rien de plus. Mais à ces traductions
fragmentées nous aurions préféré une traduction intégrale des livres
dont ces fragments sont tirés, et, pour les transcriptions, c'est de
même. Nous aimerions mieux lire chez eux qu'ici les auteurs que
Montalembert cite, parce que, chez eux, ils sont complets, et qu'ici
ils ne le sont pas. Parfois, cependant, il est vrai, Montalembert
ajoute quelque chose de son cru aux allusions qu'il fait des autres.
Je n'ai point oublié, par exemple, l'idée heureuse qui ouvre aux
moines la succession de ces deux grands trépassés historiques dont
l'un est touchant et l'autre sublime, les esclaves et les martyrs. Je
n'ai pas oublié non plus beaucoup de pages judicieuses; mais
judicieuses dans tout ce que la signification de ce mot a de plus
pédestre.

Ne vous y trompez pas! Si la vue de l'auteur des _Moines d'Occident_
s'élève ou si son style s'avise de briller, c'est qu'un autre que lui
regarde par son oeil et écrit par sa main! Ainsi, quand il dégage
(page 54, 2e vol.) le rapport saisissant de la règle de saint Benoît
et de la féodalité qui va naître, il est frappant; mais il exprime, de
son aveu, une idée du P. Pitra, un moine de nos jours, un Mabillon
moderne aussi savant que le Mabillon ancien, mais avec la poésie en
sus. Ainsi encore, lorsqu'il rapporte quelque miracle et qu'il le
raconte avec une expression imposante, c'est que l'expression est de
saint Grégoire le Grand, dont les lettres, en cette histoire des
_Moines d'Occident_, font tout pâlir!

Ce n'est pas tout. Si un mot étincelant ou pénétrant y caractérise
avec éclat ou profondeur une institution ou un homme, c'est que ce mot
est de Bossuet, de Bossuet, qui fait rentrer du coup dans l'ombre
toute la page où il est cité! Si des erreurs y sont signalées comme
celles-là que Michelet et Alexis de Saint-Priest soufflèrent sur la
mémoire de saint Colomban, de leurs bouches puériles accoutumées à
faire des bulles de savon, c'est le doigt béni de cet adorable abbé
Gorini, dont nous sommes tous en deuil, qui les indique et qui les
crève! S'il y a un de ces traits de peintre qui restent, vivants et
tenaces, sur la toile de nos esprits, comme, par exemple, celui de ces
«loups affamés qui, de leurs flancs amaigris, faisaient ceinture aux
monastères, et, de leurs hurlements, _repons_ aux psaumes chantés par
les moines, aux offices de nuit», allez! il n'est pas de Montalembert,
ce trait pittoresque! mais d'un écrivain farouchement énergique, d'un
peintre de pirates convertis, d'Orderic Vital.

Enfin, si le récit de l'auteur des _Moines d'Occident_ roule, comme
une perle, quelque légende prise à cette fontaine de larmes qui filtre
l'image d'un ciel renversé entre toutes les ruines de l'histoire, la
légende a été trouvée déjà par quelque pêcheur aux légendes et aux
perles comme M. de la Villemarqué. Légendes, peintures, réfutations,
miracles racontés de manière à couper l'insolent sifflet des rieurs,
aperçus, domination petite ou grande de l'histoire, de quelque côté
que ce soit rien n'appartient en propre et en premier à Montalembert,
si ce n'est ce qui appartient toujours à tout homme dans tout
livre,--le style qu'il y met. Or, le style de Montalembert ne fut
jamais très littéraire. C'est un style d'orateur, doué pour principale
qualité de cette espèce de force dans l'idée et l'expression vulgaires
qui explique, du reste, tout l'ascendant de l'orateur.


IV

C'est un orateur, en effet, et un orateur dépaysé dans la littérature,
que Montalembert. Polémiste, antiquaire, pair de France, député, il
n'a jamais été autre chose qu'un orateur, à toutes les époques de sa
vie. La forme _sine qua non_ de son esprit, c'est le discours. J'ai
parlé plus haut de Villemain, qui n'est point certainement un barbare
comme le Cimbre qui n'osa tuer Marius, mais qui n'a pas osé non plus
tuer Grégoire VII; mais Villemain est, dans l'ordre des orateurs, un
parleur très arrangé, qui épile des phrases, sceptique à tout si ce
n'est à la rhétorique et à l'orthographe, tandis que Montalembert est
un homme convaincu toujours, souvent passionné, lourd habituellement,
mais brusque et vrai, en somme, quoique de temps en temps déclamateur.

Une seule fois dans sa vie, pourtant, Montalembert oublia qu'il était
orateur et se crut poète. Ce fut quand il écrivit cette _Sainte
Élisabeth de Hongrie_, sincère à peu près comme les poésies de
Clotilde de Surville sont françaises. Mais cette distraction ne dura
pas, et aujourd'hui, jusque dans cette _Histoire des Moines
d'Occident_, l'orateur qu'il n'a jamais cessé d'être se montre plus
que jamais et il y va même jusqu'à la faiblesse des prosopopées: «Et
maintenant accourez, ô barbares!» s'écrie-t-il, et ce qui accourt, ce
n'est pas le talent et le talent d'un historien à coup sûr. Mais qui
s'en étonnerait ne connaîtrait pas l'essence oratoire.

Tout orateur a du déclamateur en lui. C'est vice de conformation et de
nature. Mais alors qu'il ne déclame pas, alors qu'il est le plus
heureusement et le plus purement orateur, il a, de nature et de
conformation aussi, cette force d'expression et d'idée vulgaire dont
je parlais tout à l'heure, et qui l'empêchera toujours d'atteindre à
la hauteur de pensée et à la concentration de forme du grand écrivain.
Tout grand orateur, ou plutôt tout orateur quelconque, verrait
s'interrompre tout à coup et s'abolir le rapport qu'il y a entre lui
et son public s'il n'était pas un peu vulgaire comme ces foules
auxquelles il a affaire et avec lesquelles il doit s'entendre pour les
entraîner. Prenez-les tous, si vous voulez, et cherchez s'ils
n'avaient pas tous cette force dans la vulgarité qui est leur fond
même! Les plus grands, je le sais, commencent par Démosthène (mais
Démosthène, quoi de plus que le bon sens d'une place publique?), et
finissent par O'Connell, un sublime bouffon de Shakespeare qui a
grimpé sur les hustings! Quant à Bossuet, n'en parlons pas! Ce n'est
pas un homme, c'est un miracle. Il s'est couché sur les prophètes
morts comme Samuel sur la femme qu'il rappela à la vie, et ces grands
morts ressuscitèrent dans son génie.

Bossuet, qui composait ses sermons à genoux comme saint Charles
Borromée, n'est pas un orateur humain. C'est un inspiré. Je demande
donc une exception pour Bossuet! Lui n'a jamais besoin d'être
vulgaire, et, quand il l'est par l'expression, c'est pour relever
d'autant sa pensée sur le contraste. Mais ceux-là qui ne sont ni
Bossuet, que ne peut être personne, ni Démosthènes, ni O'Connell, ni
même Mirabeau, et qui descendent jusqu'à M. Ledru-Rollin, avec leur
part de talent et d'influence, ceux-là ont besoin de la verve ou de la
force dans les idées communes. Or, du temps que Montalembert parlait
au lieu d'écrire, il les avait. On ne voyait pas briller sur sa lèvre
le rayon qui n'est pas sous sa plume, mais il y avait parfois un
mordant d'ironie qui brûlait sans éclair. Il avait le coup de gorge
strident et le mouvement toujours prêt des fortes mâchoires
oratoires. Seulement, on n'improvise pas avec cela, du soir pour le
matin, un talent réel de littérature ou d'histoire!

Et voilà pourquoi les _Moines d'Occident_ ne sont pas une histoire,
mais une oraison,--_oratio... pro monachis_,--et une oraison...
jaculatoire, très souvent, car la foi--une foi dont je ne souris pas,
mais que je respecte au contraire,--y avive les élancements de
l'orateur. Le seul talent que j'y reconnaisse, c'est ce talent sonore
et épais de l'orateur, qui n'a ni les finesses, ni les nuances, ni les
mille fortunes savantes de l'art d'écrire. Sans le geste de la phrase,
qui d'ailleurs ne varie pas et qui remue toutes ces idées assez
communes, débitées partout, sur la chute de l'empire romain, sur les
Barbares, sur les premières grandeurs morales du christianisme, vous
n'avez plus là, sous le nom de Montalembert, que le style et les
aperçus du _Correspondant_, c'est-à-dire de la _Revue des Deux Mondes_
en soutane. Voilà tout! Dans des notes, combinées sans doute pour
resserrer des liens déjà chers, Montalembert n'a pas manqué de nous
présenter tout le personnel du _Correspondant_, vivants et morts, et
sa scrupuleuse exactitude à nommer tout le monde et à n'oublier
personne du cénacle dont il est l'oracle est telle qu'on finit par ne
plus savoir si les _Moines d'Occident_, cette suite de petites
histoires transcrites et traduites d'histoires plus longues et mieux
racontées, sont, tels que les voilà, une besogne faite par un seul
homme ou par sa petite société.



PHILOSOPHIE POSITIVE[46]


I

Est-ce elle qui s'élève, cette doctrine,--si cela peut s'appeler une
doctrine?--ou plutôt est-ce le monde philosophique qui s'abaisse? Mais
elle n'était presque pas, elle rasait la terre, on la voyait à peine,
et voici que depuis quelque temps la rampante bête s'est redressée,
qu'elle se nettoie comme elle peut de ses origines, que l'aile lui
pousse, cette _aile de papier sur laquelle les sottises vont si loin_,
et qu'elle sera peut-être une hydre, un dragon à mille têtes sans
cervelle demain! Le _positivisme_, voilà déjà le nom qu'on donne
maintenant à ce qui fut tout d'abord la religion et la philosophie
positive! Quand l'idée enfonce la grammaire, c'est qu'elle est déjà
forte dans les esprits. Le _positivisme_, voilà le nom barbare de
cette chose qui fut une folie parfaitement caractérisée dans le
cerveau troublé qui la conçut, et dont aujourd'hui les uns veulent
faire une religion encore, et les autres, plus malins, simplement une
philosophie. Cela suffirait bien!...

  [46] _Exposition de la religion et de la philosophie positive_, par
  Célestin de Blignières; _Paroles de philosophie positive_, par Littré
  (_Pays_, 29 mai 1860).

Or, c'est de ceux-ci, les malins, que je veux exclusivement parler
aujourd'hui. Je ne veux m'occuper ni occuper mes lecteurs des insensés
et des imbécilles qu'Auguste Comte, mort récemment, a laissés après
lui pour répandre la religion qu'il a fondée, et qui fonctionnent, eux
et leur culte, pour le moment, dans quelque grenier. Non! je ne veux
parler que des philosophes et non pas des prêtres positivistes, des
philosophes, qui prétendent tirer une grande doctrine des six volumes
de fatras qu'Auguste Comte a légués... aux vers de la terre, et qui
font actuellement de si grands efforts pour cacher le ridicule
fondamental de leur grand homme. Ce sont ceux-là, en effet, qui sont
dangereux; ce sont ceux-là qui pourraient faire croire, si on les
laissait faire, au génie d'un écrivain qui n'en avait pas, même mêlé à
de la folie, et par conséquent pourraient donner à ses idées un
ascendant que l'idée de génie donne toujours, dans ce pays-ci, aux
opinions d'un homme. Les autres... les autres iront naturellement
tomber dans le grand sac à marionnettes où sont tombés, successivement
engloutis, tous les dieux du XIXe siècle et leurs divers clergés, Le
Mapah, Jean Journet, Thoureil, les phalanstériens avec leur queue, les
saint-simoniens et leur tunique, et ils n'ont besoin de personne pour
les pousser dans ce sac-là.


II

Cette séparation très marquée entre les Talapoins du positivisme et
ses philosophes, sinon plus positifs au moins plus rassis et surtout
plus habiles, existait déjà du temps du prophète et du dieu; mais
c'est depuis sa mort que cette séparation s'est énergiquement accusée,
et on le conçoit. Tant que le dieu était là, il n'était pas prudent de
parler de sa sagesse, car il pouvait se livrer à des incartades
cérébrales nouvelles qui auraient tout déconcerté. Une fois mort, au
contraire, on ne le craignait plus; on était tranquille. On
connaissait exactement le bloc de folies qu'il fallait prudemment
enterrer. On tenait l'obus formidable qu'il fallait empêcher, par tous
les moyens, d'éclater. Jusque-là, on avait eu assez de chance, Auguste
Comte n'a jamais eu la célébrité retentissante de Saint-Simon ou de
Fourier. Le hasard avait épaissi autour de lui cette obscurité qui
rend les hommes plus grands, quand ils sont grands, comme l'ombre fait
les diamants plus beaux. Tout s'était passé d'abord dans un coin de
l'École polytechnique, d'où on l'avait chassé pour cause de doctrine
malséante et malsaine. Puis, dans un cercle fort étroit, on avait,
pendant vingt ans, entendu cette voix âpre, obstinée, pesante, ne
portant pas loin, et qui avait cependant la prétention d'instruire la
terre et de la changer. Mais, hors de ce cercle, rien ou peu de chose.
Le monde, auquel on avait servi tant de religions depuis un quart de
siècle, était si repu de ce genre de folies qu'il ne fit nulle
attention à celle d'Auguste Comte, laquelle ressortait néanmoins en
haute bouffonnerie sur celles qu'on lui avait servies jusque-là. La
religion de ce mystique sans Dieu était l'_humanisme_, c'est-à-dire la
déification de l'humanité (idée commune, du reste, à tous ces
fabricants de religions!); mais c'était la déification de l'humanité
par la femme, et le culte de cette religion fut l'adoration de la
femme, qui, dans un temps qu'on ne précisait pas, devait _faire des
enfants toute seule_... Je me contenterai de ce léger détail pour
donner une idée de cet illuminé ténébreux et à tendresse
pleurnicheuse, malgré ses mathématiques, à qui quelques vieilles
femmes et quelques très jeunes gens firent une rente, mais dont le
dévouement ne put le tirer du fond de son puits où il resta;--seul
rapport qu'il eût jamais, le pauvre homme! avec la vérité.

Mais, encore une fois, aujourd'hui qu'il est mort, et bien mort, voilà
qu'on l'en tire, et qu'après l'avoir bien lavé, épongé et essuyé de
cette religion qui pourrait bien tout perdre, on le donne pour un
immense philosophe dont la philosophie doit être la seule religion des
temps futurs. Comme cela, vous comprenez? le tour est fait. Laissons
le mystagogue; prenons le philosophe. Et on l'a pris. Les brochures
se sont multipliées. On s'est glissé et tortillé dans quelques grands
journaux, et hier encore un homme considérable, Littré, y écrivait ces
_Paroles de philosophie positive_[47] qu'il nous donne en brochure
aujourd'hui, et dans lesquelles il se vante d'être le disciple de
Comte et le propagateur humble et dévoué du positivisme, dont au fond
il se croit peut-être le saint Paul. Que le plus grand saint du
catholicisme lui pardonne! Il n'en sera jamais que le Considérant.

  [47] Delahays.

Or, précisément, Littré est un de ces habiles dont nous parlions tout
à l'heure qui font la bonne distinction, dans Auguste Comte, du
fondateur de religion et du philosophe. Homme d'esprit, qui a le
sentiment du ridicule, ce sentiment préservateur, Littré craindrait de
jurer qu'il _croit_ à l'édifice religieux et social bâti par Comte
pour abriter, sous sa coupole, les générations de l'avenir. Il est
médecin. Il se connaît mieux en folies que Célestin de Blignières par
exemple, plus enthousiaste, plus empaumé, et qui a osé (ô imprudence!)
intituler son livre _Exposition de la philosophie et de la religion
positive_[48], au lieu de l'appeler _Exposition de la philosophie
positive_ tout simplement. Je sais qu'il y parle peu de cette religion
et qu'il la fond avec la philosophie dans les dernières pages de son
écrit. Je sais que les grands ridicules y sont estompés. Mais
cependant on les y aperçoit encore sous l'estompe de précaution qui
les couvre.

  [48] Chamerot.

Et, en effet, nous sommes pratiques, et nous voulons être populaires.
Célestin de Blignières est, en France, le vulgarisateur
_philosophique_ d'Auguste Comte comme miss Martineau l'est en
Angleterre. Il ne doit donc strictement parler que de philosophie et
n'avoir pas de distractions. Dans le titre de son travail je trouve le
mot expressif d'exposition _abrégée et populaire_. Vous le voyez! nous
n'en sommes plus à l'érudition et à la pensée qui dédaignent de
descendre de leurs sommets! Non! nous voulons mettre l'Académie des
sciences dans la rue, en attendant que nous la mettions dans l'Église,
et vive la science! comme dit M. Jourdain.


III

C'est toujours un événement grave que l'apparition dans ce monde d'une
philosophie nouvelle, quelle qu'elle soit. La moins forte et la moins
féconde est encore prolifique et fait des petits. Si ces petits sont
très petits, c'est toujours au moins un genre d'insectes incommodes,
une malpropreté du cerveau. Mais ici les insectes qui menacent
seraient très gros s'ils venaient à naître... La philosophie de Comte
est assez fausse pour aller très loin, et elle n'a même d'autre raison
de s'arrêter que sa prétention d'être une religion par-dessus le
marché d'une philosophie. Dans l'état actuel de ce pauvre esprit
humain, qui se croit un esprit très fort, ceci la compromet. Mais,
sans sa prétention à être une religion, elle a bien, je vous assure,
tout ce qu'il faut pour dompter la pensée publique. Elle doit lui
plaire par son apparente simplicité de point de vue et de déduction,
et la faire trembler par les connaissances terribles qu'elle exige...
Or, la pensée publique, en France surtout, ressemble aux femmes, qui
doivent toujours un peu trembler pour bien nous aimer.

Toute cette mathématique, voyez-vous, toute cette astronomie, toute
cette physique, toute cette chimie, toute cette biologie, toute cette
science sociale, pour arriver à être philosophe, c'est-à-dire à savoir
deux mots de morale, deux simples mots sur ses devoirs, ah! voilà qui
produit un rude effet sur l'ignorant et qui l'agenouille! Tandis qu'au
contraire la facilité de comprendre le système, très peu compliqué, de
Comte, comme vous allez le voir, charme tous les superficiels, tous
les gens qui donnent une chiquenaude à leur jabot et qui pirouettent.
Or, qui a pour soi messieurs les ignorants et messieurs les
superficiels, doit être un homme fièrement accompagné! Et si vous y
joignez cette autre variété florissante, les jugeurs, les solennels,
les hommes-tribunaux, les Perrins-Dandins, presque aussi communs que
les Georges, pris assez subtilement à la petite trappe de
l'impartialité, vous avez l'opinion tout entière, ou au moins ses
forces les plus vives, et c'est le cas présent pour Comte. Il a la
rouerie d'être impartial. Il se distingue des autres philosophes, qui
traitent le passé avec l'insolence du présent, et il le salue comme un
mort, il est vrai, mais il le salue! _Positivement_, dans la
grossièreté universelle, il a la décence du coup de chapeau.

Il est donc redoutable, ou du moins pourrait l'être, et voilà pourquoi
nous voulons vous parler de cet homme, qui, si on laissait faire ses
amis, deviendrait relativement puissant, en raison de ses affectations
et de ses impuissances. Voilà pourquoi nous voulons vous exposer
brièvement, mais intégralement pourtant, cette philosophie pédantesque
et bouffie, qui cache un vide profond sous sa bouffissure et son
étalage scientifique. L'exposer suffira, car elle est justement de ces
doctrines auxquelles la meilleure réponse qu'il y ait à faire est
celle qu'on leur fait... seulement en les exposant.


IV

Il est des rapprochements singuliers et gais... même en philosophie.
Comte a pour homonyme un homme dont on a beaucoup parlé autrefois.
Comme Comte le philosophe, cet autre Comte faisait aussi de la science
à sa manière, car il était physicien; mais la physique qu'il faisait
était _amusante_. Disons le mot: il escamotait. Eh bien, voici qui a
lieu d'étonner! Comte, le philosophe, le grave, celui qui n'amuse pas,
mais qui croit éclairer, est aussi un escamoteur, et son système de
philosophie n'est qu'une longue suite de tours d'escamotage. C'est
très curieux. Ne vous récriez pas! Comte, le philosophe, escamote
littéralement, dans son système de philosophie positive,--qui n'est
que le vide positif,--d'abord Dieu et tout l'ordre surnaturel; ensuite
la métaphysique tout entière et le monde d'abstractions et
d'explications qu'elle traîne à sa suite; enfin, les causes finales et
les causes premières. Terribles muscades sur lesquelles il souffle et
qui disparaissent, comme les muscades de liège de l'autre Comte; mais
avec ce désavantage que lui, l'escamoteur philosophique, il ne sait
pas les retrouver. Ce déplorable escamoteur en second, qui ne sait
rien faire revenir sous son gobelet de ce qu'il en ôte, a, pour toute
baguette magique, une affirmation sans preuve, bête, en effet, comme
un coup de baguette... Mais en philosophie, ce qu'on écarte n'est pas
supprimé.

On dit bien, avec l'aplomb de l'escamoteur: «Il n'y a plus, en
philosophie, de _transcendance_; il n'y a plus que de l'_immanence_».
La transcendance--c'est-à-dire, pour être clair, la difficulté dans
les questions par leur hauteur même,--n'en existe pas moins de toute
son existence indestructible, et l'esprit humain ne se tient pas pour
dit qu'elle n'est plus parce qu'Auguste Comte a soufflé. On dit aussi,
à toutes les pages de l'_Exposition_ de Blignières: «L'homme ne peut
savoir le _pourquoi_ de rien; le _comment_ est seul à sa portée.» Ce
n'est pas sur cette hautaine parole de Comte, rapportée et
enregistrée par Blignières et apostillée par Littré (_Paroles de
Philosophie positive_), que les lois qui régissent l'humanité seront
changées et qu'elle se déshabituera d'aller choquer sa noble tête
contre les problèmes de sa destinée, insolubles, dans ce monde-ci du
moins, mais que son éternel honneur est d'incessamment agiter!

Ainsi, vous le voyez, la simplification dont je parlais est assez tôt
faite. C'est une suppression: voilà tout! C'est un escamotage au
profit des sciences physiques, les seules au fond qu'admette Comte, ce
fondateur de religion nouvelle qui est athée et qui ne reconnaît de
Dieu que l'humanité. L'induction sublime qui donne Dieu en
métaphysique, l'induction baconienne, la déduction de Descartes, qui
_veut_ aller de l'homme à Dieu, tout ce haut système de probabilités
qui est toute la philosophie pour ceux dont l'inquiétude d'esprit
n'est pas apaisée par la double clarté de la révélation et de
l'histoire, n'a pour Comte aucune valeur scientifique.

La science, pour être de la science, doit se borner à constater des
faits, ce qui est encore un escamotage de la science, mais le plus
maladroit de tous, celui-là, car la science a toujours été tenue de
faire plus, même dans Comte, et le voilà inconséquent! En effet, ce
négateur des causes finales et premières, par haine de l'_indémontré_,
n'en part pas moins de l'_indémontré_, comme le plus modeste d'entre
nous. «En supposant--dit-il--que tout ce qui est jusqu'ici tombé dans
le monde y soit tombé en raison des lois de la pesanteur, ce qui
tombera demain tombera-t-il de même?... Nulle réponse que le _besoin
qu'on a de faire admettre le principe de l'invariabilité des lois
naturelles_ (page 81).» Et il appelle cela «nulle réponse»! Et les
conditions _sine qua non_ de l'existence de l'esprit humain ne lui
paraissent pas une raison assez péremptoire, à cet escamoteur qui fait
tout disparaître; mais ici c'est le bon sens qui est escamoté.

Et cette inconséquence n'est pas la seule dans le système de Comte.
Lui qui a écrit, selon Blignières, ou du moins qui a professé,
qu'une science n'était jamais que l'étude propre d'une classe de
phénomènes dont l'_analogie a été saisie_, prétend cependant partout
que l'observation est seule scientifique et décompose l'art
d'observer en trois modes irréductibles: «l'observation
pure,--l'expérimentation,--et la comparaison». Ce qui est exclusif
de toute analogie, _comme preuve_, et fait de la méthode soi-disant
nouvelle de Comte quelque chose d'aussi vieux et d'aussi borné que
la première méthode venue d'observation pratiquée dans les sciences
physiques. Rien de moins surprenant, du reste, Comte, le philosophe,
n'étant, à bien le prendre tout entier, qu'un physicien! Malgré la
gloire qu'on lui badigeonne en ce moment, l'auteur de la
_Philosophie positive_ n'est que la cent-quarantième incarnation de
ce matérialisme qui, depuis La Mettrie et son homme-chou jusqu'à
Littré,--qui n'a point l'audace de ce légume,--s'est transformé sans
cesse et se transformera encore, mais qui est identiquement le même
que dans les livres du XVIIIe, où il fait grande pitié.

C'est en raison de cette pitié, sans doute, qu'on le réhabille et que
Comte s'est chargé de ce soin et de cette dépense. Il a eu cette vertu
pour ce vice. Il lui a fait cette charité. Il est vrai que le
matérialisme la lui a rendue. Si Comte a donné au matérialisme un
habit neuf, dont il avait grand besoin, le pauvre diable (et diable
est le mot!), le matérialisme a donné à Auguste Comte une doctrine;
car on peut demander ce que serait Comte sans le matérialisme, si
Cabanis, Broussais et le docteur Gall n'avaient jamais existé!...

Tels sont les prédécesseurs dans la science et les maîtres de Comte:
Cabanis, Broussais et le docteur Gall, le docteur Gall surtout, dont
directement il procède et auquel il emprunte son système de petites
boîtes numérotées sur le crâne pour mettre là dedans les facultés de
l'âme, qu'il y a _vues_, probablement, ce grand observateur qui
n'invente rien et pas même sa philosophie! Les facultés de l'âme et la
morale, qui est la conséquence de ces facultés, sortent pour Comte de
ces ingénieuses petites boîtes numérotées, ou plutôt elles sont ces
petites boîtes elles-mêmes.

Si elles ne sont pas ces petites boîtes elles-mêmes, qu'il nous les
montre, ces facultés de l'âme indépendantes, ayant une existence à
elles, quoique renfermées en ces petits engins! Mais, allez! en
restant dans l'observation et dans le _connaissable_,--comme il dit,
en _gallois_, sans doute,--on peut l'en défier et conclure que les
petites boîtes numérotées ont mystifié l'escamoteur.


V

Jusqu'ici nous n'avons rien trouvé encore dans toute cette philosophie
positive, dont il ne reste rien, positivement, quand on veut la
toucher et la prendre avec les mains de son esprit, nous n'y avons
rien trouvé de particulier à Auguste Comte, et, s'il a eu
l'originalité d'une négation, c'est la plus triste des originalités de
l'erreur! Il est vrai, comme nous l'avons vu, que cette négation est
assez vaste et laisse une large trouée, un hiatus terrible, dans la
préoccupation de l'esprit humain. Ni théologie ni métaphysique. Tout
cela balayé du cerveau de l'homme d'un seul coup. Hein! quel coup de
plumeau d'Hercule!

Seulement, pour que le coup de balai fût réel, il faudrait un autre
manche que le génie de Comte, qui, véritablement, n'est pas de
longueur.

Pour caler la négation qu'il se permet, et qui a besoin de solidité
en raison même de sa masse, Auguste Comte a une de ces explications
arbitraires et communes à toutes les philosophies de l'histoire, le
seul genre de philosophie que l'on fasse maintenant: «L'intelligence
humaine--dit-il--a passé par trois états--(rien de plus, rien de
moins; toujours l'escamoteur!):--l'état théologique, qui est la
fiction; l'état métaphysique, qui est l'abstraction; et l'état
positif, qui sera la démonstration», et auquel nous sommes arrivés à
grandes guides et avec Auguste Comte pour postillon, bien entendu!
Vous vous rappelez, n'est-ce pas? la division saint simonienne du
genre humain, en époques _organique_ et _critique_? Auguste Comte se
la rappelle bien, lui! si vous ne vous la rappelez pas. Eh bien,
c'est sur cette division des trois états qu'il aperçoit
successivement, dans les annales du monde, et qu'un autre historien
ne verra pas et traitera de chimérique, c'est sur cette division que
Comte appuie la négation des deux premiers états du genre humain qui
ont existé, mais qui sont finis: la période de la fiction,
c'est-à-dire de toutes les religions, depuis le fétichisme jusqu'à
la religion positive,--exclusivement,--et la période de la
métaphysique, depuis Aristote jusqu'à Hegel... Ma foi! oui, même
Hegel! qui du moins avait une philosophie tout entière derrière sa
philosophie de l'histoire, tandis qu'Auguste Comte n'a qu'une
philosophie de l'histoire et rien derrière, absolument rien, en sa
qualité de philosophe positif!

Et, vraiment, je ne voudrais pas rire dans ce sujet; je voudrais être
sérieux. Mais le comique _positiviste_ est plus fort que moi. Une
nomenclature n'est pas, n'a jamais été une philosophie, et je ne
reconnais d'autre mérite à Comte, si mérite il a, que celui d'une
nomenclature. Otez à ce penseur pillard et frelon celle qu'il a faite
des sciences et dont j'ai parlé plus haut: mathématiques, astronomie,
physique, chimie, biologie, science sociale et morale, qu'il classe en
sciences abstraites et concrètes, et il n'a plus que les idées
d'autrui, qui ne se cachent pas. En morale, où il n'invente pas plus
qu'en métaphysique, par exemple Comte donne à ce que nous, chrétiens,
appelons de ce beau nom de charité, tombé du dictionnaire des anges
dans la langue des hommes, le nom grotesque, inventé par lui,
d'_altruisme_.

Eh bien, en matière d'idées, Comte est un _altruiste_! C'est un
_altruiste_ intellectuel. Quoi donc lui appartient dans son système?
Est-ce la division du pouvoir en pouvoir spirituel et pouvoir
temporel, qu'il dit d'ordre majeur, la grande affaire et que le moyen
âge a léguée au monde moderne? Est-ce la conclusion à laquelle il
aboutit: la reconnaissance de cette distinction des pouvoirs et
l'_abolition de toute doctrine officielle_? Est-ce l'idée que le
gouvernement actuel _doit abandonner le rétablissement de l'ordre
intellectuel_ à la _libre concurrence des penseurs indépendants_, ce
qui prouve, par parenthèse, qu'il n'y a rien de plus près d'un
imbécille qu'un sectaire?... Est-ce même sa définition du progrès, qui
a besoin d'une autre définition pour qu'on l'entende, et qu'il appelle
l'_ordre continu_?

Est-ce l'idée, qu'il dit être la plus générale de la _philosophie
positive_, «que toutes les connaissances humaines doivent être
dominées par un petit nombre de sciences fondamentales et former un
tout...»? Est-ce son mépris de la psychologie et de l'économie
politique?... Est-ce son _altruisme_, à part le mot, que personne ne
lui dispute? Est-ce sa morale sans Dieu, sans sanction, sans
immortalité, sans espérance, et pour le plaisir d'être agréable à tout
le monde? Est-ce sa religion de l'humanité?

Mais tout cela est vieux, détérioré et branlant comme un pont qui
croule. Tout cela, depuis des temps infinis, jonche, de la plus triste
façon, le champ de la spéculation humaine. Et c'est avec tout cela,
pourtant, que vous voulez éclairer le monde jusqu'au fin fond de sa
dernière illusion! C'est avec cela que vous vous appelez ou qu'on vous
appelle le seul philosophe des temps futurs, le démonstrateur, le
positiviste! Faites-vous appeler _poseur_ plutôt! Ce sera mérité et
plus juste. Je ne sais rien de plus contestable, de moins approfondi,
de moins approchant du réel, que cette philosophie de l'histoire à
quoi se réduit, en somme, l'_oeuvre_ de Comte dans Blignières, et qui
vient après les escamotages de toutes les questions vraiment
philosophiques: théodicée, métaphysique, vérités abstraites, comme les
ombres chinoises venaient après les tours de gobelet chez l'autre
escamoteur.

Oui! malgré ma résolution de rester grave en ce grave sujet de
philosophie, je n'ai pu résister à la mordante envie d'appeler les
choses par leur nom, et ce n'est point ma faute, à moi, si ce nom
n'est pas mélancolique! Auguste Comte était de son vivant un fort
savant homme en mathématiques, mais en philosophie c'était un
indigent, excusable peut-être--car chacun veut vivre--quand il
empruntait les idées qu'il n'avait pas. C'était encore une de ses
manières d'escamoter, à cet infatigable escamoteur!

Il se fit, comme Arlequin, un habit de toutes pièces, et ces pièces
avaient malheureusement beaucoup servi. Mais il n'avait pas, il faut
bien le dire, la grâce d'Arlequin. Un jour, vous vous rappelez la
comédie? Arlequin s'escamote lui-même, et il n'y a plus rien dans son
habit bariolé. Eh bien, c'est le seul tour d'escamotage que Comte ne
fasse pas! Mais l'avenir s'en chargera, et la renommée qu'on arrange
pour lui aujourd'hui disparaîtra bientôt, dernière muscade sur
laquelle il ait oublié de souffler.



PHILOSOPHIE POLITIQUE[49]


I

Ce n'est pas la brièveté du livre[50] de Beauverger qui nous déplaît
et même qui nous étonne. S'il peut paraître étrange à quelques
personnes, et, qui sait? légèrement audacieux, de faire un tableau
historique de _tous_ les progrès de la philosophie depuis qu'elle
existe dans un petit volume, assez propret, de 292 pages, ah!
certainement, ce n'est pas à nous! Nous savons trop pour nous en
étonner à quel ironique piquet de chèvre Dieu a attaché l'esprit
humain, et ce qu'il lui donne de cette corde au bout de laquelle
l'homme passe son temps à rêver l'infini! Pour montrer cela, il ne
suffit que de quelques pages. Il fut des artistes en Italie qui ont su
faire tenir un monde d'événements et de figures sur le diamètre d'un
noyau de cerise ciselé de la pointe d'un canif. Nous croyons ce tour
de force et de finesse beaucoup plus embarrassant que de concentrer en
quelques pages les progrès de la philosophie,--politique ou autre. La
«spirale» de Goethe est une plaisanterie. Ce n'est qu'un tire-bouchon,
et encore pour la longueur, car un tire-bouchon débouche quelque chose
et nous voudrions bien savoir quel flacon de vérités essentielles la
philosophie a jamais débouché! Quand Goethe ne pensait pas à «sa
spirale», il disait honnêtement: «Si je voulais consigner par écrit la
somme de ce qui a quelque valeur dans les sciences dont je me suis
occupé toute ma vie, ce manuscrit serait si mince que vous pourriez
l'emporter sous une enveloppe de lettre.» Toute l'histoire de la
philosophie, qui en était, peut donc tenir sur une carte à jouer. Il
ne s'agit que de l'y faire tenir.

  [49] _Tableau historique des progrès de la philosophie politique,
  suivi d'une Étude sur Sieyès_, par Edmond de Beauverger (_Pays_, 30
  juin 1858).

  [50] Leiber.

Et ce n'est point difficile quand on a la tête nette et qu'on ne se
laisse pas envahir et entamer par la niaiserie des phrases et des
livres. Si, dans toute littérature, il y a de l'inutile et du
superflu, il y en a surtout en philosophie dans des proportions
effroyables. Là les hommes ne sont guères que des échos, des échos qui
brouillent le son en le répétant. Voulez-vous en juger? Prenez
seulement le dictionnaire de Bayle, l'histoire de la philosophie de
Brücker et le vocabulaire de Tennemann, et vous verrez quelle masse de
rêveurs inutiles, de cracheurs dans les puits pour faire des ronds, se
trouvent mêlés, pour l'encombrement de nos mémoires, aux quelques
noms et aux quelques idées, très rares, très clairsemées,--et pour les
raisons providentielles les plus hautes,--qui ont réellement allongé
la corde de l'esprit humain et un peu étendu la circonférence de ses
efforts. Vous verrez qu'il n'y a pas pour l'homme de quoi prendre des
airs si vainqueurs! Pénélope sans Ulysse, qui, dans l'oisiveté du
coeur et de l'action, fait et défait éternellement sa tapisserie, la
philosophie n'a rien mis dans le monde qui n'y fût sans elle; et, si
elle n'a rien ôté des vérités qu'elle n'a pas faites, elle en a du
moins beaucoup faussé, et son mérite, quand elle en eut, fut de
redresser ses voies fausses et d'admettre enfin ce qu'elle avait
d'abord repoussé. Voilà pourquoi les historiens qui s'occupent d'elle
peuvent être à la fois humbles et concis.

Beauverger a été concis; mais a-t-il été humble?... La philosophie
dont il s'occupe dans son livre n'est pas cette philosophie générale
qui a seule le droit de porter ce nom absolu de philosophie et qui a
pour prétention de donner la loi de tous les phénomènes. C'est une
philosophie spéciale et appliquée, et c'est une raison de plus pour
l'historien d'être très modeste, car de toutes les tentatives de la
philosophie pour résoudre l'universalité des problèmes, c'est la plus
vaine et la plus cruellement traitée par les faits. L'histoire
l'atteste à toutes ses pages: les faits ont toujours plus ou moins
foulé aux pieds toutes les philosophies politiques. Modeste, sans
doute, en son propre nom, Beauverger croit trop à la philosophie pour
l'être quand il parle d'elle. Il a le respect de cette «science
mixte--(comme il dit, hélas!)--qui rattache les créations et les
devoirs de la politique aux opérations de la logique et des principes
universels»; mais, plus tard, peut-être aura-t-il le mépris de toute
cette logomachie. Beauverger nous fait l'effet d'un esprit
ouvert,--trop ouvert pour le moment,--mais sensé, et qui se refermera
naturellement à bien des idées qu'il accepte. La vie intellectuelle
ressemble à la vie morale. On ouvrait, on tendait beaucoup sa main
dans la jeunesse; on la ferme et on la retire en vieillissant. Progrès
amer!

«Personne ne croit--nous dit Beauverger dans sa préface--que la
politique spéculative n'ait pas d'influence sur la destinée des
empires et qu'il n'y ait pas d'enseignement à retirer de ses travaux.»
Personne ne le croit, en effet. Seulement il s'agit de savoir quelle
fut cette influence, si elle était nécessaire, si elle a été bonne ou
funeste, et si tous ses travaux valaient plus ou moins, de la part des
esprits qui dominent ces sujets, que les deux lignes de résumé qui
pouvaient être l'ouvrage de Beauverger, et qui, malheureusement, ne le
sont pas. Son livre est comme le pressentiment d'un autre ouvrage,
qu'il fera ou ne fera pas plus tard, mais qui serait, à coup sûr, s'il
le faisait dans l'esprit des notes qu'il publie, un de ces livres
grossissants comme on en a tant publié et qui, sous le nom d'histoire
d'une philosophie quelconque, tendent à surfaire l'action de toute
philosophie. Or, ce n'est point d'ouvrages pareils que nous avons
besoin à cette heure. Ce qu'il nous faut plutôt, ce sont des livres
qui prennent exactement la mesure de toute philosophie en la
diminuant.


II

En effet, depuis Aristote jusqu'à saint Thomas d'Aquin et depuis saint
Thomas d'Aquin jusqu'à Kant, que nous prenons pour une date et non
pour le grand homme qu'on dit, cherchez par quels noms et quelles
oeuvres l'auteur du _Tableau des progrès de la philosophie politique_
a comblé le vide d'un si long espace, mais l'a comblé sans le remplir!
Il ne s'agit pas ici, bien entendu, des talents du gymnaste
intellectuel que l'on appelle un philosophe, ni même de la _dorure de
bec_ de la gloire, qui répète parfois et crie des noms, comme les
perroquets, sans rien y comprendre; mais il s'agit des hommes qui
représentent, pour les avoir réellement exprimées, le petit nombre de
vérités nécessaires à la vie et à l'honneur de l'esprit humain. Eh
bien, franchement, que trouverez-vous, sinon un tourbillon d'atomes,
une poussière d'intelligences que le vent de leur temps a soulevées,
mais qu'il faut laisser maintenant tranquilles au fond de leurs
cercueils!

Dans l'antiquité, Beauverger nous cite Platon, Xénophon, Polybe,
Cicéron, saint Augustin;--mais Platon n'est qu'un poète, et saint
Augustin est un prêtre chrétien, ce qui est tout le contraire d'un
philosophe. Or Xénophon, Polybe, Cicéron pèsent assez peu en
philosophie. Au moyen âge, qu'est-ce que Buridan, Gilles de Rome,
Henri de Gand, Marsile de Padoue? Qu'est-ce même, à la Renaissance,
que ce Machiavel dont on ne peut dire encore tout à l'heure si, dans
son _Traité du Prince_, il a parlé sérieusement ou s'il a raillé?
Luther et Calvin sont des fondateurs de religion, des bâtisseurs
d'église contre Rome. Ils comptent comme prêtres et non comme
philosophes. Mais qu'est-ce que Languet et Hotman? Qu'est-ce que
Althusius et Boshorn? Qu'est-ce même que Grotius? Qu'est-ce que
Bynkershoek, ce nom qui n'est plus coassé que dans les écoles? Voici
Bacon et Descartes, il est vrai, voici Spinoza. Mais le néant revient.
Qu'est-ce que Thomas Smith et Thomas Morus, et Sidnay, Needham et
Milton, Milton comme philosophe? Qu'est-ce qu'Harrington et son
_Oceana_? Qu'est-ce que Howell et sa _Dendrologie_? Qu'est-ce que
Hobbes, _l'enfant robuste_ de son système? Qu'est-ce que Ramsay? Nous
arrivons au XVIIIe siècle, dont la philosophie n'est plus qu'une
négation, une critique de philosophie, qui finit et se renouvelle dans
Turgot, Condorcet, Herder, Kant et, Beauverger nous dit: Sieyès.
Beauverger a pour Sieyès une admiration très logique, et que l'on
comprend très bien venant d'un homme qui croit que la philosophie
politique est une des grandes inventions de l'esprit humain; car
Sieyès est l'expression la plus concentrée, la plus immobile et la
plus dure de la philosophie politique. Certes! quand on descend d'une
pareille chaîne d'esprits et qu'on va d'Aristote à... Sieyès, à
travers le christianisme, qui, de toutes les manières, fut une
révélation, on se demande ce qui aurait manqué à l'humanité, devenue
chrétienne, quand elle n'aurait pas eu, pour tracasser ses annales,
tous ces gaillards-là?

Elle serait allée son train tout de même. Elle aurait, au fond, à peu
de chose près, la même histoire, et ce sillage de quelques erreurs de
plus ou de moins n'aurait guères altéré ou changé le miroir de cette
mer immense. Et même quand les grands noms,--et vous venez de voir si
on peut les compter!--quand les noms dignes de leur bruit auraient
manqué aussi comme les autres, croit-on que c'eût été un si grand tort
de vérité fait à la terre? La terre n'a pas déjà tant besoin de
philosophie! L'homme en fait comme il s'agite, parce qu'il est une
créature de passage, d'inquiétude et d'orgueil, qui veut savoir pour
ne pas se soumettre. Mais sa triple vie, morale, sociale,
intellectuelle, ne dépend pas de si peu que cela! Ce qu'il lui faut de
vérité pour vivre et de lumière pour l'éclairer, il les trouve dans la
tradition et dans l'histoire.

Qu'est-ce que toutes les philosophies du monde ont ajouté aux
traditions de la vérité primitive et à celle qui les résume toutes,--à
la doctrine de Jésus-Christ? L'erreur, l'adroite erreur de l'auteur
des _Progrès de la philosophie politique_, est d'avoir confondu avec
les philosophes les hommes qui ont développé et appliqué à leur façon
les idées et les enseignements de l'Église; mais ces hommes, nous les
réclamons! ils n'appartiennent pas à son système.

Qu'il prenne, s'il veut, Fénelon, l'auteur du _Télémaque_ et le
précepteur du duc de Bourgogne; mais qu'il ne mette la main ni sur
Suarez, ni sur Bellarmin, ni sur Bossuet lui-même, car Bossuet, comme
saint Augustin, n'a pas cessé d'être un évêque, et sa _politique_
n'est point tirée de l'ordre philosophique, mais de l'Écriture Sainte.
De pareils hommes ne peuvent s'atteler, ni de gré ni de force, au joug
d'un système qui regarde comme un _progrès_ l'esprit politique du
XVIIIe siècle, et qui le glorifie dans ce quinze-vingts de sa propre
pensée, laissé, par le dédain de Bonaparte, accroupi dans les ténèbres
de sa constitution impossible,--_l'abbé_ Sieyès.


III

Médiocre et triste résultat! La foi en ces choses que la philosophie
travaille à la main--les Constitutions--a incliné Beauverger à une
admiration compromettante, parfaitement indigne d'un esprit qui a
souvent de la critique et de justes appréciations.

C'est que Beauverger--il faut bien le dire!--est un homme du XVIIIe
siècle. Il l'est, à la vérité, avec les réserves que font les
honnêtes gens dans ce temps-ci, mais il l'est, nonobstant, de
sentiment, d'idées, de _rêveries_. L'abstraction lui voile, à toute
minute, la réalité. S'il est à genoux de fondation devant un si pauvre
homme que Sieyès, on ne peut plus dire sa position devant Montesquieu,
et on le conçoit. Montesquieu n'est pas seulement l'homme d'une
constitution comme Sieyès; il l'est de toutes les constitutions
possibles, qu'il explique et détaille dans son _Esprit des Lois_,
comme des mécanismes qu'on démonte, pour en faire mieux comprendre le
jeu. Du reste, dans sa conception politique, l'auteur du _Tableau
historique des progrès_ n'a pas dépassé Montesquieu. Il s'arrête à la
notion vague de liberté qui suffisait à tous les esprits soi-disant
politiques du XVIIIe siècle, et qu'il définit aujourd'hui, à la
dernière page de son livre: «la liberté par les institutions».
«L'utopie--nous dit-il--tourne, depuis deux mille ans, dans le même
cercle sans rien produire», comme si l'utopie n'était pas
essentiellement de la philosophie politique! Et il ajoute, par une
opposition qu'il est difficile de comprendre: «La philosophie
politique ne vogue pas sans boussole sur cette mer des destinées où
Dieu lui apparaît comme pôle et la vraie liberté pour port.» Mais
l'utopie aussi a parlé ce langage. Elle l'a parlé quand elle a manqué
de tempérament ou de bravoure. Elle est restée aussi, comme une sage
petite fille, les yeux baissés et les mains jointes sur sa ceinture,
dans cette idée prude ou hypocrite d'une _vraie liberté_, et elle a
mis Dieu par-dessus. Mais quel Dieu? Voilà le noeud de toute
l'affaire. Le Dieu de Beauverger ne serait-il que le Dieu du _Vicaire
savoyard_ de Jean-Jacques, et, parmi tant de libertés fausses, quelle
est donc _sa vraie liberté_?...


IV

C'est là ce que son livre n'a pas dit. Fadeurs et fadaises! Disons,
nous, quelque chose que les esprits impatients de netteté et de
consistance puissent au moins saisir. Il n'y a que deux économiques en
présence ici-bas, celle de la tradition et celle des rêveurs, et, dès
leur _à priori_, elles s'opposent. L'économique de la tradition place
la richesse dans le monde en germe et dans le ciel en fleur.
L'économique des rêveurs la met, elle, dans l'action illimitée de
l'homme et dans la disposition des trois règnes de la nature. De là
leurs conceptions si diverses! Fataliste au premier chef, et au second
inconséquente, l'économique des rêveurs a encore ceci de
particulièrement absurde qu'elle croit au bonheur absolu sur la terre
et qu'elle pose l'obligation stricte pour les gouvernements de le
réaliser. Ainsi, d'une part, l'idée que l'homme fonction doit le
bonheur à l'homme individuel, et, d'autre part, l'idée de ce bonheur
que vous ne pouvez faire définir au plus modeste et qui n'en sera pas
moins toujours un inventaire de Dieu, supérieur de tout à l'_aurea
mediocritas_ d'Horace, voilà la double source d'où sont sorties
toutes les utopies, toutes les révolutions, toutes les démences, et
cela dans tous les temps, mais plus particulièrement dans les temps
modernes, où la personnalité humaine a pris de si monstrueuses
dilatations.

Or, rien de plus radicalement faux que ces idées! Nul ne doit le
bonheur à personne. Quand l'homme dit: «Je ferai ton bonheur», il dit
une fatuité. Le bonheur est la dette de chacun à soi-même, et nul n'en
dispose que soi seul. L'ordre universel le renferme par le libre
arbitre; il est au fond de nos consciences, dans l'exercice de nos
vertus. Mais la fonction terrestre ne doit que l'ordre matériel,
l'ordre dans les rues;--mais elle nous le doit à _tout prix_, et si
nous confondons notre dette, à nous, avec la sienne, tous les
sophismes vont se redresser avec fureur. Il n'y a qu'un bon
gouvernement qui soit possible dans la nature même des choses, qu'un
seul, quels que soient les climats, les caractères, les idées; il ne
nous doit pas le bonheur cependant. C'est ce que les philosophies
politiques, en dehors des idées chrétiennes, n'ont pas compris, et ce
que celle de Beauverger, s'il en avait une à lui,--car il n'en a
point,--ne comprendrait pas davantage. Toutes les philosophies
politiques, sans exception, n'ont jamais compris que le bonheur
ici-bas est restreint, relatif, chétif et borné, et qu'il ne dépend
que de l'usage fait par chacun de nous de ses facultés! Elles parlent
toutes du bonheur des peuples. Elles s'abreuvent à cet abreuvoir.
Aveugle méconnaissance de la réalité humaine! Aucune de ces
orgueilleuses philosophies n'a su prévoir que la postulation
éternelle de l'impossible devait aboutir au déchaînement de tous les
tocsins, et que l'envie, cette hôtesse de nos coeurs, aurait toujours
le prétexte de la satisfaction des esprits sages pour justifier ses
horribles animosités.

Eh bien, c'était là une idée, c'était là un _criterium_ dont on
pouvait partir, puisqu'on s'occupait d'une histoire de la philosophie
politique! Si une telle pensée, par exemple, s'était emparée de
l'esprit de l'auteur du _Tableau historique des progrès_, et qu'il eût
examiné à sa lumière les doctrines et les hommes dont il fait la revue
dans son livre, ses appréciations auraient à l'instant même revêtu un
caractère d'originalité et de profondeur qu'elles n'ont pas. Ce titre
même de _Tableau des progrès de la philosophie politique_ aurait
contracté le mordant d'une ironie, et n'en serait ainsi que mieux
entré dans les esprits. En effet, avec ce point de vue des deux
économiques d'ici-bas, qui simplifie tout, en embrassant par leur côté
le plus général tous les philosophes et toutes les philosophies, la
preuve eût été suffisamment faite du peu de progrès que la philosophie
est réellement en droit de compter. En dehors du christianisme, ces
progrès sont nuls, et dans le cercle du christianisme il ne peut pas y
avoir progrès, puisqu'il y a vérité. Le christianisme progressif est
une expression des temps modernes, injurieuse dans sa bienveillance,
et ne tendant à rien moins qu'à la négation du christianisme, qui est
absolu puisqu'il est divin. Malheureusement, c'est le christianisme,
purement et sévèrement entendu, qui manque à Beauverger. Il n'est
qu'un philosophe de demi-teinte, de deuxième ou troisième degré,--nous
le voulons bien,--mais il faut être quelque chose de plus qu'un
philosophe, même en taille-douce, pour juger la philosophie, et par la
raison qu'il faut être toujours supérieur à ce que l'on juge pour le
bien juger!



P. ENFANTIN[51]


I

De quelles catacombes sortent-ils? On n'y pensait plus. On les croyait
finis. Ce flot de vingt ans qui engloutirait tant de choses avait
passé sur eux, ne leur laissant qu'une épitaphe. Le siècle, indulgent
pour les folies de sa jeunesse, n'avait plus pour eux qu'un sourire. O
folies! carnaval! descentes de toutes les courtilles! Les tuniques
bleues de 1830 semblaient suspendues au clou, éternel et immobile.
Saint-Simon le prophétique, comme Fourier l'hiéroglyphique, comme
Cabet, l'innocent Cabet, l'icarique, ces grands excentriques dans
l'utopie, n'étaient plus que des curiosités intellectuelles, mises au
garde-meuble du XIXe siècle, le plus grand marchand de bric-à-brac de
tous les siècles!

  [51] _Réponse au R. P. Félix sur les quatrième, cinquième et sixième
  conférences de Notre-Dame_ (_Pays_, 7 mai 1858).

Après les malheurs de Ménilmontant, les prêtres de Saint-Simon
étaient, comme on le sait, devenus laïques, et ils avaient même grimpé
en quelques années, avec beaucoup d'agilité, à des positions qui ne
manquaient ni d'élévation ni d'influence. Ils ne disaient mot de la
doctrine, du moins devant le public, mais on remarquait qu'ils se
tenaient comme des crustacés et s'appuyaient les uns les autres. Ils
n'avaient pas pour rien _communié_ à la salle de la rue Taitbout; mais
cela se comprend et cela touche presque... Ce qui unit peut-être le
mieux les hommes pour les jours de maturité et de sagesse, ce sont les
sottises faites en commun dans la jeunesse; ce sont les bêtises de
leur printemps!

Mais on se trompait. Ils n'étaient pas finis. Le manifeste, car c'est
un manifeste que le P. Enfantin vient de publier sous ce titre
singulier, mais modeste: _Réponse au R. P. Félix sur les quatrième,
cinquième et sixième Conférences de Notre-Dame_[52], prouve, par sa
teneur, ses termes exprès, le ton qui l'anime, que le saint-simonisme
n'est pas mort ou que ce qui en survit n'est pas simplement une
opinion individuelle. Il prouve, ce manifeste ironique ou patelin (et
peut-être tous les deux), que le saint-simonisme a gardé la prétention
d'être une Église, une Église cachée et qui se croit persécutée sans
doute, car le mépris d'un temps qui a encore à sa disposition les
lucidités du ridicule et l'éclat de rire peut paraître à certaines
gens sensibles une persécution.

  [52] Capelle.

Le manifeste dit _nous_, comme si Enfantin parlait au nom de quelque
chose de constitué, de collectif et d'officiel, avec quoi non
seulement l'avenir, mais le présent fût obligé à compter. Quoique le
paletot soit boutonné par-dessus la tunique, l'incognito laïque du P.
Enfantin ne veut pas être gardé... Il y a dans cette mise en scène de
jolies finesses. La signature de la brochure (P. Enfantin) veut aussi
bien dire Père Enfantin que Pierre ou Paul Enfantin. Un bout du prêtre
passe, comme un bout de décoration!

Écoutez ces solennelles paroles: «En parlant de nos travaux
productifs,--dit Enfantin (page 44 de sa brochure),--je peux les
comparer aux tentes que saint Paul tissait et vendait pour vivre, pour
avoir la force de semer partout sa parole de vie... Alors, pour lui,
comme aujourd'hui pour nous, la foi ne donnait pas de quoi vivre. Ce
fut longtemps après saint Paul que l'on put dire: _Le prêtre vit de
l'autel_... Êtes-vous bien certain que nous n'employons pas le produit
de nos tentes d'une part à protéger notre _foi qui n'est pas
salariée_, comme le sont _plusieurs et spécialement la vôtre_, de
l'autre à guérir, à soutenir, à relever nos pauvres, à qui nous
n'infligeons pas la discipline et à qui nous ne conseillons pas de se
l'infliger à eux-mêmes?...»

C'est ainsi qu'Enfantin, l'ex-pape saint-simonien, se pose à nouveau,
non pas en saint Pierre de cette foi, mais en saint Paul de l'Église
future qui doit prochainement succéder à la vieille Église chrétienne,
et déclare aujourd'hui avoir--comme prêtre!--non pas charge d'âmes
(le mot serait trop chrétien), mais charge de corps, charge de chair
souffrante. Oui! à en croire cette déclaration, onctueusement superbe,
où le père suprême, qui n'est plus vêtu de bleu, mais de noir, parle
doux, comme l'huissier de Molière:

    Il est vêtu de noir et parle d'un ton doux!

à en croire cette déclaration, l'Église saint-simonienne existerait.
Et non seulement elle existerait, mais elle ferait ses oeuvres de
miséricorde; elle fonctionnerait, elle officierait comme église parmi
nous qui ne la voyions plus et qui la tenions pour morte et déshonorée
sous des jugements de police correctionnelle,--genre de martyre,
celui-là, qui n'aurait pas convaincu Pascal! Enfantin nous l'affirme.
Seulement, c'est trop peu ou ce n'est pas assez que sa déclaration.
Puisqu'il apporte ici une parole dont il ne se servait plus depuis
longtemps, nous lui demanderons où se tient cette église dont il parle
comme d'une force organisée et agissante? Puisqu'il dit _nous_ avec
cette pompe, nous lui demanderons quel est le nombre des adhérents à
la foi saint-simonienne qui soient prêts à la confesser? Puisqu'il
fait le saint Paul, qu'il l'imite jusqu'au bout! Saint Paul savait le
nombre des chrétiens d'Éphèse, de Corinthe, de chez les Galates... Si
vraiment l'Église saint-simonienne est une réalité, si effectivement
Enfantin représente la foi, la volonté, le consentement de plusieurs
en faisant la déclaration scandaleuse qu'il vient d'opposer tout à
coup à l'enseignement d'un prêtre catholique, orthodoxe et respecté,
nous dirons qu'il nous importe, à nous chrétiens, de savoir le danger
qui nous menace, et si tout cela, comme nous le pensons bien plutôt,
n'est que rêverie de visionnaire attardé qui ne peut guérir de son mal
de jeunesse. Il importe qu'on le sache aussi afin que justice soit
faite encore une fois de cette folie qui repousse, après vingt-trois
ans, comme un polype indestructible, dans les têtes dont on le croyait
arraché, et qu'enfin on n'y revienne plus!


II

En effet, malgré les précautions diplomatiques et séniles d'Enfantin
pour cacher et faire accepter à la pudeur publique, qu'elle outrage,
une doctrine qui se trouvait plus religieuse d'aller toute nue quand
elle était plus jeune, il ne faut pas perdre de vue qu'il s'agit ici,
comme au temps où le saint-simonisme cherchait la femme, de la
réhabilitation de la chair. Réhabiliter la chair,--l'expression est
maintenant consacrée,--l'élever au niveau de l'âme, qui ne doit plus
lui commander, cette idée anarchique et grossière, chère à tant
d'hérésies, qui, en l'infectant, en ont épouvanté le monde, voilà le
premier et le dernier mot de Saint-Simon et de son évangéliste
Enfantin. Campée audacieusement à la tête d'une théorie comme l'aurait
lancée Saint-Simon tout seul, ce gentilhomme impertinent et dépravé
qui se croyait sorti de la cuisse de Charlemagne, dont il descendait
peut-être par Eginhard, cette idée, dans sa crudité, eût probablement
révolté jusqu'aux vices d'un temps aussi admirablement couard que le
nôtre, sans le travail de haute confusion et d'immense hypocrisie que
vient de lui faire subir M. Enfantin. Le croirez-vous? dans cette
réponse, dont les conférences du P. Félix ne sont que le prétexte, M.
Enfantin assimile, avec une perversion du sens intellectuel qui
pourrait bien être une perversité, sa pensée à la pensée chrétienne.

Le Verbe a été fait chair, dit saint Jean, et il a habité parmi nous.
Or, c'est en tordant ce texte sous une interprétation qui ment à nous
ou à elle-même, que le théologien du saint-simonisme essaie de nous
faire accepter la divinité de la chair: «Cette divinité n'est plus
dans l'hostie,--dit-il, en commençant par un blasphème,--symbole,
figure, mysticité! Non! elle est sur les champs de bataille, couverts
de _frères blessés_ qui se sont égorgés entre eux... Elle est dans des
bouges infects où l'homme meurt de douleur, de honte et de misère...
Elle est sur ces calvaires impies où l'homme condamne à _mort son
frère_... Elle est dans les ateliers où l'on travaille... dans les
_lupanars_ où la _fille du peuple_ vend _sa chair_ (bien portante)
jusqu'à ce qu'on la jette _pourrie_ à l'hôpital. Elle est en _moi_ et
dans l'homme du peuple, qui _est l'Homme-Dieu du Golgotha_...» Telle
est l'énumération par laquelle Enfantin ouvre son livre; et ces huit
premiers paragraphes, dont nous abrégeons le contenu tout en en
signalant l'idée, contiennent l'essence de sa brochure.

La chair de l'homme, dont la substance est dévorée par les maladies
qui la mènent à la mort, et la chair du Verbe, prise par lui, le
Verbe, dans des entrailles immaculées, et dont la substance immortelle
doit braver la mort et donner ici-bas un témoignage de puissance et de
toute-puissance par le fait éclatant de la résurrection, ces deux
contraires du tout au tout sont mêlés par Enfantin dans les plateaux
d'une seule balance, et il en _constate_ l'égalité. Il en fait de même
de son esprit à lui, Enfantin! et de l'esprit de Jésus-Christ, et il
croit évidemment que nous admettrons de telles choses. Il semble avoir
un oeil qui grossit l'infiniment presque rien et un oeil qui réduit à
presque rien l'infiniment grand. Son procédé, s'il est de bonne foi,
ce dont il est d'ailleurs permis de douter pour l'honneur de son
intelligence, consiste à renverser la pyramide, mais en élargissant la
pointe qui formait le haut et en en diminuant la base. C'est donc,
tout en parlant avec componction des idées chrétiennes, le
renversement, bout pour bout, de ces idées, et la ruine de la
civilisation qu'elles ont faite.

On sait de reste ce qu'a été cette civilisation, fondée sur le
principe de la pénitence, qui n'est autre chose que la sanction de la
morale en Dieu, sans laquelle sanction il n'y aurait point de morale.
Cette civilisation a donné des fruits dont nous vivons toujours,
quoique nous les ayons empoisonnés. Eh bien, prenez-en aujourd'hui
toutes les forces vives, et demandez-vous ce qu'elles deviennent avec
ce panthéisme charnel qu'Enfantin proclame comme la religion du
progrès! Est-ce le sien?

Pauvres diables de dieux que les dieux d'aujourd'hui!

Enfantin, qui, s'il n'a pas été Dieu, en a été bien près, condamne la
guerre, par amour et respect de la chair, avec ces lâchetés
d'humanitaire qui auraient fait reculer le droit humain de plus d'un
siècle si elles avaient eu dernièrement de l'action à Sébastopol! Il
se jette à genoux pour nous demander grâce en faveur des assassins,
aimant mieux supprimer la morale que d'utiliser l'échafaud. Il sourit
aux prostituées, qu'il indulgencie, embrasse et pardonne, mais à la
condition qu'elles ne flétriront jamais leur précieuse chair par le
repentir: Entendez-vous, mesdemoiselles? Il voit le capucin de
l'Église romaine avec un dégoût plein d'entrailles, il est vrai, car
Enfantin, qui joue à la grande tendresse du Père, fourre des
entrailles partout, jusque dans ses dégoûts. Et comment pourrait-il
supporter le capucin, le héros des vertus humbles, simples et fortes,
qui dominent le corps et le font magnifiquement obéir? La chair n'a
pas ses joies dans le capucin. Enfin, il finit par cet idiotisme de
toutes les sectes du progrès, quelque nom qu'elles portent:
l'affirmation de l'actualité ou de l'éventualité du royaume des cieux
sur la terre. Vous le voyez, le changement qui s'est opéré,
doctrinalement parlant, en ces vingt-trois années, n'a pas été
immense. L'esprit se modifie peu chez les saint-simoniens. Il n'y a
que la chair qui change. Le bel Enfantin de la galle Taitbout ne se
reconnaîtrait plus et ne pourrait maintenant fasciner personne; mais,
quant à la religion qu'il enseigne, elle sort du silence, qu'elle a
gardé si longtemps, absolument la même qu'elle y était entrée. Elle
n'a rien gagné à ce silence,--si ce n'est pourtant de l'avoir gardé.
Il ressemblait tant à l'oubli!


III

Encore une fois, pourquoi aujourd'hui le rompt-elle? On dit que les
amis d'Enfantin, sécularisés, comme lui, depuis près d'un quart de
siècle, n'ont pas applaudi à la démonstration inopinée de leur ancien
pontife, et que, ne pouvant plus le déposer, ils se seraient
contentés, s'ils l'avaient pu, de l'interdire. Sans donner à ce bruit
plus de consistance qu'il n'en a, toujours est-il qu'il est
inconcevable qu'à propos d'une des mille prédications de l'Église
catholique Enfantin ait eu le besoin de répondre, pour le compte du
saint-simonisme attaqué! Seulement, à part l'inspiration de sacerdoce
rétrospectif qui l'a saisi, il n'a pas été autrement inspiré.

Enfantin n'a jamais eu de talent littéraire. Autrefois, celui qu'on
lui reconnaissait était dans sa figure, qui ne lui avait pas coûté un
sou, comme dit Sterne, et qui lui avait procuré cette sublime fonction
d'hiérophante saint-simonien, qui ouvrait irrésistiblement les bras en
disant à la femme libre et à la chair qui se sentait: «Venez à nous!»
La manière dont il le dit aujourd'hui aura probablement moins de
succès. Personnalité profondément troublée, et qui l'est sans doute
pour le reste de sa vie par le souvenir de sa fonction grandiose,
Enfantin publia, il y a quelques années, une autre brochure (son
souffle ne va pas jusqu'au livre), dans laquelle il se comparait, si
nous nous en souvenons bien, à Nicolas, empereur de Russie, et nous
apprenait que lui, Enfantin, la puissance morale, était né la même
année que cette grande puissance matérielle. Il a donc à présent
quelque chose comme soixante-deux ans.

A cet âge, le talent littéraire ne vient guères quand il n'est pas
venu. Sa brochure est assez médiocre. Les formes qu'elle revêt avec
affectation n'appartiennent ni à Enfantin ni au saint-simonisme; elles
appartiennent à la littérature chrétienne, sans laquelle, même comme
exposition d'idées, le saint-simonisme n'aurait jamais dit deux
mots... Il serait tolérable peut-être que ces gens-là (s'ils le
pouvaient) fissent leur affaire sans prendre niaisement notre dogme,
nos formules, notre style, obligés à imiter notre manière d'être pour
nous répondre et nous parodier. Du moins ils seraient issus
d'eux-mêmes et non d'un plagiat hébété, d'une contrefaçon belge de
l'Évangile, et d'un vol dont ils ne trouvent plus le profit et la
propriété dès qu'il est une fois accompli.


IV

La Critique qui examine les livres dans les journaux a été jusqu'à ce
jour infiniment discrète sur le compte d'Enfantin et de l'étrange
publication qu'il vient de risquer. Est-ce dédain? indifférence?
embarras?... Mais elle ne s'est pas expliquée sur le compte d'un livre
qui, selon nous, et pour des raisons plus hautes que le livre et ce
qu'il contient, méritait d'être signalé. Seul, un journal religieux,
de conviction catholique, mais dont la qualité n'est pas précisément
la hardiesse, a donné sur la démonstration d'Enfantin un article d'un
ton très piquant, très résolu et du détail le plus renseigné. La plume
qui a écrit ce petit chef-d'oeuvre de polémique aiguisée est une main
de femme, qui a signé Marie Recurt. Le hasard, ce n'est pas sa
coutume, a été spirituel. Le seul adversaire qu'il ait suscité à
Enfantin est une femme. Il en a longtemps cherché une, sans la
trouver. En voici une autre, qu'il trouve sans la chercher, et qu'il
ne se félicitera pas d'avoir rencontrée. Madame ou mademoiselle Marie
Recurt est une Judith chrétienne, dont la plume coupe comme le glaive.
Chrétienne, elle s'est levée pour objecter à l'homme de la chair la
chair corrompue, et l'esprit de vie à l'esprit de mort! Depuis que
cette héroïque, qui a fait besogne d'homme quand les hommes se sont
abstenus sur la question du saint-simonisme ressuscité, depuis,
disons-nous, que cette héroïque a parlé, Enfantin a-t-il
intérieurement reconnu son maître? Toujours est-il qu'il n'a pas
répondu comme au père Félix... et qu'il semble, lui et ses amis,
recommencer un nouveau silence. En sortira-t-il encore une fois?...
Franchement, nous eussions aimé à le voir entrer en lice contre cette
femme qu'il s'est attiré, lui qui demande l'émancipation de la femme
et la dresse dogmatiquement d'égale à égal avec l'homme. Est-ce qu'il
ne trouve pas que mademoiselle Marie Recurt soit assez émancipée et
digne de se mesurer avec un pontife?...

Nous eussions sonné volontiers la trompette de ce tournoi,--mais,
hélas! les saint-simoniens aiment la paix et la veulent...
universelle!



LE PÈRE VENTURA[53]


I

Le P. Ventura a publié les sermons qu'il a prononcés devant Sa Majesté
l'Empereur, à la chapelle des Tuileries, en 1857, et l'illustre
théatin, dont la pensée--comme l'on sait--est toujours une pensée
d'ensemble et d'unité profonde, les a publiés sous un titre collectif
qui dit bien, en un seul mot, le sens particulier de ces discours.

  [53] _Le Pouvoir chrétien: Discours prononcé à la chapelle impériale
  des Tuileries, pendant le Carême de 1857(Pays, 13 juillet 1858)_.

Ils ont, en effet, un sens particulier. Ils sont bien, comme tous les
sermons des prêtres chrétiens, depuis saint Paul jusqu'à saint
Ambroise et depuis saint Ambroise jusqu'à Bourdaloue et Bossuet, la
vérité de Jésus-Christ dans toutes ses portées pour le coeur et pour
l'esprit, la vérité avec son caractère absolu et universel; mais ils
ont cependant quelque chose de différent aussi, et qui n'est pas
seulement une question de talent, d'originalité et de forme. En si
haute matière, il s'agit vraiment bien de cela! L'enseignement du P.
Ventura a, pour la première fois, une _direction_ qu'aucun
prédicateur, en s'adressant à une de ces puissances qui ne gardent
devant Dieu que la majesté du respect, n'a donné au sien, et même
parmi les plus imposants et les plus hardis. Jusqu'ici, tous les
sermonnaires qui prêchaient aux souverains les devoirs que leur
grandeur leur impose, tout en se plaçant le plus près possible du
coeur qui les écoutait, par un autre côté se maintenaient à distance.
Ils ne descendaient pas la marche qui sépare la religion de la
politique. Ils restaient sur le haut du degré. Le P. Ventura n'a pas
craint de le descendre. Il savait à qui il parlait.

Il n'a pas craint de se placer aussi près de l'esprit que du coeur,
aussi près des choses contemporaines que de celles de l'éternité, en
parlant à celui que nous pouvons appeler l'Homme du Temps. Il a mis sa
main, sa main libre de prêtre, sur les questions du moment, et il a
été tout à la fois sarcerdotal et politique. Le livre qui a recueilli
ses discours s'appelle maintenant le _Pouvoir chrétien_[54].

  [54] Gaume frères et J. Duprey.

Du reste, une telle nouveauté était justifiée. Les événements qui se
sont accomplis dans le monde moderne ont été si puissants et si
terribles, les esprits et les âmes ont été remués à de telles
profondeurs, que le prêtre lui-même, le prêtre, qui vit dans un écart
sublime et dans l'impassible lumière du sanctuaire, en a ressenti le
contre-coup. Ne croyez plus à la chronologie! Entre 1857 et 1757 il y
a certainement plus d'un siècle. Entre 1857 et 1657 il y en a
certainement plus de deux. Il y a plus que du temps, il y a de
l'événement,--il y a la révolution française et les Napoléon, deux
fois sauveurs. Si Bourdaloue et Bossuet avaient vu de telles choses,
ils ne prêcheraient point, croyez-le bien! comme ils prêchaient devant
un roi tranquille, qui vivait et s'endormait dans la mort avec cette
pensée que sa race était immortelle. Ils n'auraient pas maintenant
exactement le genre de prédication qu'ils avaient lorsque les pouvoirs
humains n'avaient pas reçu les épouvantables atteintes qui les ont
brisés et dont, hélas! ils saignent toujours. Quelque chose de si
incomparable à tout s'est produit parmi nous que même la situation du
prêtre, de cet homme qui n'est qu'une voix,--_vox clamantis!_--en est
modifiée.

Bourdaloue et Bossuet, ressuscités parmi nous, seraient donc tenus de
jeter sur le temps--sur le détail des questions du temps--ce regard
pénétrant qui n'a jamais manqué au prêtre, si surnaturellement
pratique. Ils n'enseigneraient plus seulement une royauté entre
toutes: l'individu royal, pour ainsi dire; mais ils referaient les
notions défaites, et leurs sermons, comme ceux du père Ventura,
s'appelleraient le _pouvoir chrétien_. Le pouvoir, voilà l'_Ucalégon_
qui brûle; le pouvoir chrétien, c'est le pouvoir étreint et sauvé!
Bourdaloue et Bossuet, au XIXe siècle, auraient compris, ces grands
hommes, quelle initiative est maintenant de rigueur pour ceux-là qui
tiennent l'anneau de Salomon dans leur main. Ils auraient compris,
enfin, que si le chrétien manque de précision dans ses initiatives,
Proudhon est dans son droit et qu'il déborde comme un flot.
L'individualisme qui veut se sauver, du moins jusqu'à la mort,
intervient avec ses fantômes, et, resté muet s'il peut l'être, le
chrétien prend à sa charge une partie des malheurs du temps et il en
répond devant Dieu!


II

C'est sous l'empire de ces pensées que nous avons ouvert le livre du
R. P. Ventura. Nous ne l'avons pas entendu. Les souvenirs de
l'orateur, plus ou moins brillant, ne nous voilaient pas l'homme
d'idée. Le P. Ventura est bien l'un et l'autre. Il a la double faculté
de la réflexion et de l'expression instantanée. Le charbon d'Isaïe
s'allume sur ses lèvres, mais il n'en a pas moins le repli de la
réflexion et les facultés qui servent à creuser un sujet. Si l'on ne
craignait pas d'offenser une tête théologique de sa force, on dirait
que le P. Ventura est une intelligence philosophique. Il est, avec le
P. Gratry, un des esprits les plus aptes à la lutte dans la grande
bataille philosophique qui n'est pas finie. Indépendamment de la
lumière que tout prêtre porte dans sa main, par cela seul qu'il est
prêtre et qu'il allume son flambeau à la source de toute splendeur, le
P. Ventura avait pour la Critique l'intérêt d'un esprit de l'ordre le
plus élevé, qui jusque-là s'était illustré dans de très puissantes
polémiques, mais que l'événement et le choix de l'Empereur mettaient
en demeure de se montrer fécond et net dans sa fécondité et de dire
enfin le mot suprême, que, sur toutes les questions, le christianisme,
s'il rencontre un homme de génie, n'a jamais manqué de prononcer!


III

Eh bien, ce mot-là, le P. Ventura l'a-t-il fait entendre? On le
cherche, et un tel mot ne se cherche pas, dans cet énorme volume de
cinq cent soixante pages où la lumière passe sur toutes, mais ne se
condense dans aucune de manière à former ce noyau qu'il faudrait pour
tout éclairer! Certes! il y a là des accents superbes, un style
étonnant, remuant et remué, et français à nous faire penser que nous
avons là, dans cet Italien, un éloquent compatriote; mais est-ce tout?
Que l'illustre théatin nous le pardonne: si la franchise est le devoir
du prédicateur vis-à-vis des puissances, elle est le devoir rigoureux
de la part du chrétien vis-à-vis du prédicateur. C'est l'instrument
de l'observatoire catholique à mettre au point du firmament. Dans ces
cinq cent soixante pages, y a-t-il autre chose que des généralités
vagues, dans une excellente direction il est vrai, mais n'aboutissant
pas au conseil précis que le législateur veut entendre puisque, dans
la magnanimité de son intelligence, il vient s'asseoir là devant vous?
Or, le conseil a-t-il immergé dans le champ du télescope? Le sol de
l'observation n'a-t-il pas tremblé sous les pas de l'observateur?

Le P. Ventura, qui veut enseigner le pouvoir politique au détenteur
providentiel de ce pouvoir, qui l'a ramassé sur la plage comme une
épave en miettes dont il faut rapprocher et réorganiser les débris, le
P. Ventura, publiciste après coup après le sermon, puisqu'il le fixe
sous nos yeux dans un livre qu'il revoit, corrige, orne de notes, et
qui est enfin un traité, ni plus ni moins que le livre du premier
publiciste venu écrivant dans la confiance de sa pensée, le P. Ventura
ne serait-il pas un peu embarrassé si on lui disait: «C'est bien! mais
prenez la plume encore et formulez vos conseils en lois. Voyons!
allez! rédigez le décret. Il faut léguer la paix au monde avec une
dynastie. Écrivez le testament politique qui va assurer cette
survivance nécessaire au monde, si le monde n'est pas condamné. Nous
sommes attentifs, mais vous, soyez formel. Publiciste de Celui qui a
dit: Gardez mes commandements et vous vivrez, sur quel article du
_Décalogue_ baserez-vous la longévité politique de l'établissement
impérial? Tout est là, sans doute, pour vous, prêtre. Ce n'est pas
tout que de descendre du Sinaï; il faut y remonter. Le _Pater noster_
a-t-il des échos ici-bas? Éclairez-nous... Est-ce trop demander?
N'êtes-vous pas le canal de la Constituante éternelle, le truchement
de Dieu, son porte-voix?»

Encore une fois, si les sermons du P. Ventura n'étaient que des
sermons, nous aurions dit: Ils ont la force persuasive, ils ont
l'accent pénétrant, ils ont l'onction, ils ont... ce qu'ils auraient!
Ce ne serait là qu'un compte à régler sur les qualités et les
richesses du talent de l'orateur; mais dans la pensée évidente,
catégorique et même exprimée dans ce titre que vous avez pris, c'est
bien autre chose. C'est une réponse aux questions des novateurs du
temps. C'est une panacée. Or, qu'on nous pardonne l'expression
vulgaire! une panacée ne consiste pas à dire aux gens: Portez-vous
bien, et je paierai le médecin. Or, encore, à part la vérité morale et
dogmatique du christianisme qui circule dans ces discours et qui
appartient au premier curé de village autant et au même titre qu'au R.
P. Ventura, il n'y a véritablement pas là d'inspiration réelle et
efficace dont on puisse affirmer que ceci n'est pas le bien de tous,
la généralité catholique dans son ampleur flottante et détachée, mais
la propriété exclusive et positive d'un esprit meilleur que les autres
parce que le christianisme l'a plus profondément éclairé!...


IV

Le _Carême_, comme l'on disait autrefois, le _Carême_ du P. Ventura est
composé de neuf discours: Rapports entre Dieu et les pouvoirs
humains;--Nécessité d'une réforme de l'enseignement public dans
l'intérêt de la religion;--Nécessité d'une réforme de l'enseignement
public dans l'intérêt de la littérature et de la politique;--Importance
sociale du catholicisme;--Moeurs des Grands;--Exemple des
Grands;--L'Église et l'État, ou Théocratie et Césarisme;--Royauté de
Jésus-Christ et Restauration de l'Empire en France. Voilà les neuf
majestueux sujets que le P. Ventura a du moins eu le mérite d'aborder.
Ce n'est pas dans un chapitre d'un livre comme le nôtre--un _index_ des
travaux philosophiques et religieux de ce temps--qu'on peut analyser ou
seulement jauger le flot de choses qui passent à travers ces sujets,
tout à la fois éternels et contemporains. Charrié par la crise qui nous
emporte, le P. Ventura a au front l'écume des vagues et de la tempête,
et du sein de cette écume il crie éloquemment: Seigneur! Seigneur! Mais
l'Évangile et la tradition ne lui fournissent pas ce qu'ils auraient
fourni à saint Thomas d'Aquin, par exemple, si saint Thomas, tombé de
son siècle dans le nôtre, nous avait donné une loi sur la famille
chrétienne déchirée et l'ordre social ébranlé.

Le P. Ventura, qui a une clef pour entrer partout et qui n'entre nulle
part, le P. Ventura, le Guizot de la chaire, qui comprend, comme
Guizot comprenait, qu'il y a _quelque chose à faire_, ce refrain qui
depuis trente ans court les rues mais qui ne dit pas résolument quoi,
n'a que des aspirations, des pressentiments et d'incohérentes lueurs.
Dans l'impossibilité de le suivre en ces neuf stations qu'il traverse,
nous nous permettrons de signaler à l'homme d'idée le sermon final de
son Carême, parce qu'il résume, en somme, toutes les questions agitées
dans les autres et qu'il pose celle-là qui nous couvre, nous protège
et doit nous défendre dans les éventualités que l'avenir nous garde,
c'est-à-dire la restauration et l'affermissement de l'Empire.

Eh bien, dans ce discours, où les caractères d'une restauration
providentielle sont exposés avec une autorité incontestable, le
publiciste sacré, après avoir fait la part de Dieu dans cet événement,
arrive à la part de l'homme, à ce quelque chose d'humain que nous
autres faibles créatures nous sommes pourtant tenus d'ajouter dans
l'histoire aux bontés et aux magnificences divines, et le voilà qui se
demande alors, comme dans ses autres discours il ne se l'était jamais
demandé jusque-là, ce qu'il faut voir et ce qu'il faut faire pour
résoudre cette question de la fragilité, de l'accident, qui est,
hélas! au bout de toutes les choses humaines! Assurément, ce moment du
livre est imposant, et nous attendions à cette place, dans ce discours
final, quelque chose de péremptoire sur lequel le prédicateur nous
aurait laissés.

Retardée, si l'initiative avait apparu elle n'en aurait été que plus
frappante. Mais savez-vous ce qu'est pour le P. Ventura, penseur hors
de sa robe, et qui dans sa robe devrait être inspiré, l'initiative qui
doit raffermir le pouvoir secoué et brisé par tant de révolutions
successives?... On sourit presque en l'écrivant! C'est la
décentralisation comme l'entend Danjou et le principe des
substitutions à perpétuité. En dehors de ces deux vues politiques très
connues, très discutées et encore très discutables, il ne voit plus
rien, cet homme de politique sacrée, et c'est pour nous rapporter de
telles choses, qui sont au pied de toutes les taupinières politiques
de notre âge, qu'il est monté au Sinaï et qu'il en descend, plus
resplendissant de talent que de vérité!

Nous ne croyons pas qu'effet de surprise plus désagréable se soit jamais
produit en lisant un homme sur lequel on avait compté. Quoi? avoir pris
le ton qu'il fallait prendre, du reste; avoir été prêtre jusque-là,
touchant, poignant, d'une gravité, d'une pénétration...--mais dans cette
généralité que nous avons notée, cette généralité de l'enseignement
catholique que le premier venu peut avoir comme le dernier,--et puis
tout à coup, lorsqu'il s'agit du conseil exprès, de la vue précise, se
montrer...--comment dirons-nous? et il faut bien le dire...--si vulgaire
et d'une initiative si morte! C'est là une chose presque douloureuse, et
qui, à nos yeux et aux yeux de tous, décapite le titre ambitieux, et qui
pouvait être juste, du livre du P. Ventura: _Le Pouvoir chrétien_.
L'adjectif peut rester, mais le substantif ne mérite plus d'y être.
C'est du christianisme éloquent que fait l'illustre théatin, mais du
pouvoir... non!

Et cependant, comme tout homme qui a l'étoffe catholique sous la main
et qui pourrait tailler là dedans, le P. Ventura est passé bien près
de la vérité, de la vérité illuminante. Pourquoi donc faut-il qu'il
soit resté sur son oeil la pellicule de la cataracte? La
décentralisation dont il parle est peut-être, en sachant l'entendre,
une vue qui a sa justesse, mais elle n'a, dans l'économie des
postulations du publiciste, ni la grosseur ni la toute-puissante
efficacité qu'il lui attribue. Nous n'en dirons pas assurément autant
du pouvoir paternel, qu'il veut faire plus fort par le principe des
substitutions et la disposition testamentaire; nous croyons que, là,
le célèbre prêtre était bien près d'une solution. Mais il en était
d'autant plus loin qu'il en était plus près. Rappelons-nous le
proverbe: Lorsqu'il y a dix pas à faire, neuf est la moitié du chemin.

Pour le prêtre, en effet, et pour tout homme qui croit, avec juste
raison, que la politique sort des flancs de la morale et ne peut pas
sortir d'ailleurs, la question primaire, la question fondamentale, à
cette heure de l'histoire, est la reconstitution de la famille
chrétienne, brisée par l'individualisme du temps. Nous aussi nous
pensons, comme le P. Ventura, que la famille doit prendre fonction
dans l'État. Nous pensons que si un _pouvoir chrétien_ (et, certes! le
pouvoir devant lequel le P. Ventura parlait alors avait ce glorieux
caractère) traduisait le _Pater noster_ dans ses lois et le quatrième
commandement, il serait en mesure suffisante contre les révolutions
futures et pourrait marcher en bataille rangée contre elles. Nous
pensons que si on opposait aux droits de l'homme de Rousseau la
déclaration des droits de la famille française représentée par le
Père, ceci nous infuserait un sang nouveau dans les veines et que le
pouvoir politique en bénéficierait à l'instant même, car le _Notre
père_ ne s'adresse pas qu'à Dieu. Il se réfléchit jusque dans le sein
des mineurs de la famille, et c'est un rayon divin qui traverse le
diamètre de l'espace et de l'infini!


V

Et dire comment et par quels moyens cette traduction était possible,
le dire nettement, voilà la politique sacrée comme en ferait Bossuet à
cette heure et que nous attendions du P. Ventura. Quel sujet et quel
auditoire! L'imagination nous le fait entendre: «Plantez, sire, les
racines de vos enfants dans le coeur de tous les foyers domestiques.
Enfoncez votre dynastie dans huit millions de dynasties.
Réverbérez-les et qu'elles vous réverbèrent! A la statue dynastique il
faut un piédestal de granit comme elle.» Quel texte inouï et quelle
occasion splendide pour un orateur qui eût été plus qu'orateur! Hélas!
le P. Ventura, nous le répétons, n'a été que cela. Ce n'est pas
cependant le courage qui lui a manqué. La religion est une Thétis qui
trempe les coeurs dans des eaux dont ils ressortent Achilles et qui
leur dit: «La peur seule est mortelle.» Et, d'ailleurs, avait-il
besoin de courage? Ne parlait-il pas devant l'homme qui sait que le
pouvoir est la vertu des rois et qui en a fait la sienne?...


VI

Un mot encore sur ces sermons, qui, s'ils ne sont pas davantage,
resteront de très beaux discours prononcés devant Sa Majesté
l'Empereur. Ils sont précédés d'une introduction de la plus
majestueuse gravité, due à la plume de Louis Veuillot, dont le
talent, on peut le dire, a pris depuis quelque temps un surcroît
d'aplomb et le caractère, presque l'éclat, d'une popularité. Ce rayon,
qui lui est venu enfin à travers les préjugés de la haine, et qu'il
n'a pas cherché, Dieu merci! il le conservera, s'il ne faut pas pour
cela dévier de sa ligne droite, et il le perdra sans souci pour ne pas
en dévier.



LE DOCTEUR TESSIER[55]


I

Les _Études de médecine_[56] dont le docteur Tessier a publié la
première partie, sont, avant tout, un livre de discussion ardente sous
des formes sévères, une polémique corps à corps et mortelle contre des
hommes célèbres et des doctrines malheureusement professées; mais
cette discussion est, en bien des points, si détaillée et si spéciale,
le langage qui l'exprime est d'une propriété si technique et si
profonde, qu'au premier abord elle semblait, par cela même, échapper à
notre examen. C'est à la réflexion seulement que nous avons compris
qu'un livre de cette importance et de cette portée ne pouvait être
passé sous silence. Les _Études_ du docteur Tessier n'intéressent pas,
en effet, que les hommes d'une science déterminée. Elles méritent
d'être signalées à l'attention de tout ce qui pense.

  [55] _Études de médecine générale_, 1e partie: _De l'influence du
  matérialisme sur les doctrines médicales de l'école de Paris; De la
  fixité des essences et des espèces morbides_ (_Pays_, 4 février 1856).

  [56] J.-B. Baillière.

Elles s'appuient sur ces grandes généralités qui soutiennent tout dans
le monde intellectuel et moral. A travers les lignes droites ou les
sinuosités de l'argumentation supérieure de Tessier, on voit que
l'esprit de ce redoutable discuteur doit fomenter, depuis longtemps
déjà, une vaste théorie de son art, et il est impossible de ne pas
tenir compte de ce qu'on aperçoit d'un système qui, sans doute, se
dégagera plus tard avec la double force de ses développements et de
son ensemble. Si nous pouvions, par le peu que nous en dirons, avancer
le moment où ce système, parachevé et complet, sortira de l'esprit
auquel il a donné tant de résistance et de vigueur contre les
tendances d'un enseignement vicieux et funeste, nous croirions avoir
fait assez. Les prétentions du temps actuel sont philosophiques. C'est
dans ces prétentions qu'il faut le saisir pour le redresser. L'esprit
philosophique a mis partout sa main insolente; il faut partout la lui
couper. Sous prétexte d'indépendance, il a brisé la chaîne des
traditions dans toutes les directions de la pensée. En histoire, il a
faussé les faits à l'aide d'interprétations mensongères, et il a
inventé des _philosophies de l'histoire_. Tessier est un de ces fermes
esprits qui ne donnent pas dans ces majestueuses niaiseries. Il est de
ceux qui croient que, sur tous les terrains,--en médecine comme
ailleurs,--l'histoire doit faire taire la philosophie et tient en
réserve des réponses et des solutions toutes prêtes quand la
philosophie n'en a plus.

Et qu'on n'infère pas de ces paroles que le docteur Tessier est
impropre à ce qu'on appelle les choses de la philosophie et qu'il a
pour elle ce dédain qui est l'hypocrisie de l'impuissance! On se
tromperait assurément. Tessier est, au contraire, une intelligence
philosophique. C'est un métaphysicien d'un ordre élevé. Le livre dont
nous parlons en fait foi. Il aime et il invoque la métaphysique. Il la
trouve dans l'esprit humain et il ne veut point qu'on l'en arrache. Il
en maintient la nécessité. Il en reconnaît la grandeur, quand la
plupart des médecins modernes, métaphysiciens pourtant, mais malgré
eux, et aveugles, l'insultent et la repoussent comme un piège, plein
de trahison, que l'esprit humain se tend à lui-même. Seulement, tout
métaphysicien qu'il puisse être, l'auteur des _Études de médecine
générale_ est encore plus traditionaliste que philosophe, et il laisse
à sa vraie place la métaphysique, dans la hiérarchie de nos facultés
et de nos connaissances, en homme qui sait que sans l'histoire les
plus grands génies philosophiques n'auraient jamais eu sur les
premiers principes que quelques sublimes soupçons... Le docteur
Tessier, qui croit à la science médicale, qui la défend contre les
invasions sans cesse croissantes de la physique, de la chimie et d'une
physiologie usurpatrice, donne pour chevet à ses idées le récit
moïsiaque, dont tout doit partir pour tout expliquer, et
l'enseignement théologique et dogmatique de l'Église. En plein XIXe
siècle, lui, médecin, il se fait hardiment scolastique, et, comme le
robuste et beau pasteur du tableau de Léopold Robert, accoudé si
grandiosement contre son attelage, l'auteur des _Études de médecine
générale_, appuyé sur le front puissant du _Boeuf de Sicile_, oppose
fièrement saint Thomas d'Aquin à Cabanis. Il appartient donc à ce
groupe d'esprits qui pensent que la Renaissance et l'expérimentalisme
de Bacon ont détourné les sciences, aussi bien que les lettres, de la
voie qu'elles devaient suivre au sein d'une civilisation chrétienne,
et qui sont décidés à mourir ou à ne jamais vivre dans la popularité
de leur siècle pour les y faire rentrer si Dieu lui-même ne s'y oppose
pas. Avec le genre d'occupations et de préoccupations auxquelles le
docteur Tessier a dévoué sa vie, on peut s'étonner qu'il fasse partie
de ces «_derniers Romains_», qui périront probablement à la peine et à
l'honneur de la vérité; mais s'il y a là une raison pour être surpris,
il y en a une autre pour applaudir et pour admirer!


II

De tous les esprits, en effet, qu'a faussés et corrompus le sensualisme
de la Renaissance et l'expérimentalisme de Bacon, qui en a été la
doctrine, les médecins ont été et sont encore, par le mode séculaire de
leur enseignement, les plus profondément atteints. C'est qu'on ne touche
pas impunément sans précaution à la matière! L'Hercule intellectuel
n'est pas comme l'Hercule de la chair. Il meurt de son baiser à la
terre. Quand il l'étreint trop fort, il étouffe dans toute cette
poussière sa vigoureuse spiritualité. Aveuglés par leur long tête-à-tête
avec des organes et des phénomènes, la plupart des médecins ont, depuis
Bacon et son observation raccourcie, dégradé la science dont ils
relèvent, et ils l'ont réduite à n'être plus qu'un empirisme superficiel
et grossier. Le matérialisme païen, qui, en renaissant, devait
reparaître plus monstrueux que la première fois puisqu'il renaissait
dans une société chrétienne, est scientifiquement plus grand dans les
écrits de Van Helmont et de Boerhaave qu'il ne l'était, par exemple,
sous la plume d'Hippocrate et les traditions de l'école de Cos. Filtrant
partout, comme la boue du Nil, dans les inspirations des poètes, dans
les chefs-d'oeuvre des artistes, dans les moeurs des classes élevées,
pour retomber de là dans les peuples comme, de l'élégante cuvette d'une
fontaine, l'eau ruisselle dans les profondeurs d'un bassin, le
matérialisme, qui cherchait son lit, en a enfin trouvé un, qui semble
éternel, sur le marbre des amphithéâtres. En supposant que
l'intelligence humaine soit un jour nettoyée de cette doctrine immonde,
les médecins seront les derniers à en essuyer leur pensée. A prédire
cela, croyez-le bien! il n'y a ni exagération ni imprudence, et la
preuve en est dans le livre de Tessier. Nous l'avons lu et nous en
sommes resté accablé. On y trouve, exposées et réfutées, les doctrines
des professeurs les plus influents sur l'enseignement et sur l'opinion,
et ces doctrines sont matérialistes,--immuablement matérialistes,--comme
si nous étions au lendemain de la Renaissance ou à la veille de la
Révolution française!

Il faut dire cela, et le dire bien haut. Nous avons donc vécu en vain.
Les cynismes du XVIIIe siècle, en débauche d'esprit comme de moeurs,
n'y ont rien changé. Les honnêtes gens ont eu horreur et dégoût, mais
l'horreur n'a pas monté plus haut que le coeur. La science
probablement trempe la tête dans un Styx, comme le corps d'Achille,
afin de faire à ses enfants un sentiment moral invulnérable, et (le
croiront-ils, ceux-là qui ne sont pas médecins?) le matérialisme a
continué d'être, à peu de chose près, à cette heure, ce qu'il était
quand La Mettrie publiait cette _histoire naturelle de l'âme_ qui fit
tant de bruit, et cet _homme-machine_ qui n'en fit pas moins! En ce
temps-là, les habiles et les modérés du matérialisme dirent que La
Mettrie avait l'esprit un peu dérangé; et, pour se consoler, il s'en
alla, Triboulet de la philosophie, bouffonner chez le roi de Prusse.
Mais Cabanis allait naître, Cabanis, qui, sous une phraséologie encore
plus lâche que honteuse, devait nous donner la pensée comme une
sécrétion du cerveau.

Pour ma part, doctrinalement parlant, je ne vois pas nettement qui
vaut le mieux de Cabanis ou de La Mettrie. Quant à la politique,
mise au service de la doctrine, c'est différent! Cabanis, qui a la
froideur et les insinuations du serpent, est à coup sûr très
supérieur à La Mettrie, entraîné par une expression à outrance et un
tempérament désordonné. Blafard et douceâtre écrivain, élégant, mais
à la manière des incroyables de son temps, appliquant aux matières
philosophico-médicales la rhétorique effacée de son ami Garat,
Cabanis, malgré une médiocrité foncière, a laissé un sillon profond,
que d'autres ont fécondé, et a exercé une influence décisive sur
l'enseignement en France tel qu'il est encore aujourd'hui.

Comme le remarque Tessier avec infiniment de justesse, Cabanis, qui
avait contre l'Église et les idées religieuses les haines perverses de
son époque, voulait, dans la civilisation de l'avenir, remplacer les
prêtres, dont le rôle était fini (pensait-il), par les vingt mille
médecins qui allaient toucher, en haut et en bas, à toutes les
réclamations de la société moderne et la gouverner en la retournant
sur son lit de douleur. Le plan n'était pas mal combiné. Il valait
mieux que la prêtrise des philosophes de l'avenir inventée, depuis,
par Cousin, Saisset et Simon. Ce plan aurait, s'il avait vécu, ravi
d'espérance Condorcet. Sans le chrétien Napoléon, qui se mit tout à
coup à faire les affaires de Dieu, et quelques esprits du plus haut
parage, comme le vicomte de Bonald, qui, par parenthèse, traita
Cabanis dans ses _Recherches philosophiques_ comme plus tard de
Maistre traita Bacon, le matérialisme passait presque à l'état
d'institution politique. Nonobstant l'effort de ces grands hommes,--de
ces grands spirituels,--il resta au fond de l'enseignement, en
s'aplatissant, il est vrai, en y rampant, en s'y coulant comme un
reptile, mais il y resta.

Un jour, la philosophie générale eut assez de cette auge et releva le
front. Les philosophes du XIXe siècle réagirent contre les philosophes
du XVIIIe. La Romiguière abolissait Condillac. Cousin, toujours poli,
en sa qualité d'éclectique, effaçait Locke... d'un coup de chapeau.
Galvanisé un instant, le spiritualisme cartésien disparut bientôt dans
ce vaste trou de formica-leo, cette logique de Hegel, qui tue la
pensée par le vide. Au milieu de tout ce mouvement, le matérialisme
médical ne bougeait pas. Il laissait dire et faire et se transformer
la philosophie. Comme le voyageur de la fable, craignant que le vent
ne fût pas pour lui il serra son manteau autour de sa personne, et si
bien qu'à moins de le regarder de fort près on ne pouvait le
reconnaître. C'était son salut. Il ganta sa main et masqua son visage,
et l'on vit jusqu'à ce lion de Broussais, dont Pariset disait:
_Quærens quem devoret_, devenu tout à coup d'une prudence antipathique
à son génie, mettre une sourdine à sa voix rugissante, et inventer,
pour mieux cacher le secret de la comédie, ce mot d'_ontologie_ qui
signifiait toutes les chimères et toutes les sottises de la religion,
de la métaphysique et de la spiritualité.

Or, si Broussais s'humiliait ainsi, Broussais, le plus superbe esprit
qui se soit jamais posé sur des griffes entrecroisées à la _guisa di
leone_, comme dit le poète, on se demande ce que durent faire les
hommes qui vinrent après lui et dont l'audace n'était pas, comme la
sienne, mesurée à la grandeur de l'intelligence. Eh bien, ce qu'ils
firent, le docteur Tessier s'est donné la mission de nous l'apprendre
en leur répondant! Il a choisi les plus comptés d'entre eux et il a
cherché, sous le masque fin d'une phrase éteinte, qui jette de la
cendre par-dessus la flamme afin qu'on ne crie pas «au feu!», la
doctrine, l'immuable doctrine, qui a bien pu modifier des vues de
détail, mais qui est la même dans ses conclusions qu'aux jours où elle
ne se cachait pas. Encore une fois, nous ne pouvons entrer dans cette
robuste et longue discussion, qu'il faut prendre où elle est,
c'est-à-dire dans le livre de Tessier. Les problèmes sur lesquels
roule tout l'enseignement médical y sont examinés avec les solutions
qu'en donnent les professeurs actuels, dont on cite les noms, les
discours et les livres. Méconnaissance de la nature spirituelle de
l'homme, qu'on définit _un mammifère monodelphe bimane_ et rien de
plus, négation de l'unité de la race humaine, affirmation de
l'activité de la matière, confusion de la physiologie et de l'histoire
naturelle au mépris des traditions médicales depuis Hippocrate jusqu'à
nos jours, enfin l'opinion qui implique le matérialisme le plus
complet: «Que la vie ne doit pas être considérée comme un principe,
mais comme un résultat, _une propriété dont jouit la matière, sans
qu'il soit nécessaire de supposer un autre agent dans le corps_»,
toutes ces solutions, et beaucoup d'autres de la même énormité, sont
attaquées et ruinées de fond en comble par le rude joûteur des
_Études_.

Il suit, avec une longueur de vue et une implacabilité de logique
auxquelles rien n'échappe, les conséquences de ces doctrines dont la
science est empoisonnée, et, Dieu merci! il n'est pas au bout de son
travail puisque nous n'avons que la première partie d'un ouvrage qui
devra montrer, dans tous les rameaux de l'enseignement, la filiation
de ces erreurs. Le docteur Tessier n'est pas uniquement préoccupé de
_spiritualiser_ l'instruction et de tenir compte de la magnifique
duplicité humaine, même dans l'intérêt de l'observation
physiologique; il va plus loin et plus haut... «Le rationalisme
dogmatique--dit-il--ne saurait coordonner les phénomènes
physiologiques et comprendre les rapports de la physiologie et de la
médecine; mais, sur le terrain de la pathologie, ce rationalisme
devient la négation de TOUTE vérité.» Ainsi, comme on le voit,
l'enseignement n'est pas seulement matérialiste; il est, de plus,
arbitraire et antimédical, et l'habile écrivain le prouve avec une
rigueur dont, certes! il n'avait pas besoin aux yeux de ceux qui
savent jusqu'où peut porter une idée. En effet, les doctrines
matérialistes sont, scientifiquement, ce que sont politiquement les
doctrines démagogiques, troublant également la tradition, et les unes
violant aussi bien l'histoire dans le monde des idées que les autres
dans le monde des faits!


III

Et, ici, nous touchons au plus beau côté d'un livre qui nous en promet
un autre, dégagé de toute polémique, et par cela plus grand... Esprit
historique, comme on doit l'être avant d'être métaphysicien, le
docteur Teissier ne fait point la guerre sans savoir comme il fera la
paix. On a eu de fort grands critiques pour la critique elle-même, et
qui, comme Bayle, appuyaient leurs têtes d'or sur l'argile d'un
scepticisme toujours près de s'écrouler; mais Tessier est or de
partout. S'il veut détruire le physiologisme moderne, il sait aussi ce
qu'il veut mettre à la place, et c'est précisément ce qui y était. Le
plus bel effort des esprits vigoureux est de renouer les traditions,
en toutes choses, quand elles ont été rompues; c'est de se rattacher à
ce passé qui est toujours une vérité ensevelie. Les chefs de dynastie
le savent bien, qu'il n'y a rien de plus difficile et de plus grand!
Tessier, qui est peut-être, à sa manière, un chef de dynastie,--car,
ou nous nous trompons beaucoup, ou il a toute une famille d'idées
puissantes à établir,--Tessier est une de ces intelligences qui
travaillent à renouer la chaîne des enseignements scientifiques, et
jamais il ne nous a paru plus heureux dans son effort qu'en posant
(pourquoi n'est-ce que de profil?) la grande question de
l'immutabilité des maladies. Le physiologisme, qui règne encore
quoique son conquérant ne soit plus, a inventé un état de santé qui
ressemble fort à ce qu'était l'état de nature chez les publicistes du
siècle dernier. En identifiant, comme il l'a fait, la maladie avec le
symptôme ou la lésion, il a supprimé la maladie, et, de cette façon,
il a bouleversé tout ce qu'on savait et tout ce qui était force de loi
sur cette question fondamentale: «Le mot _nature_ vient du mot
_nasci_,--dit Tessier avec la simplicité de la lumière,--par
conséquent, toutes les fois qu'une question de nature est posée, elle
implique à l'instant même une question d'origine. Donc la question des
maladies pose la question de leur origine, et par suite de l'origine
du mal.»

Réduit à ses seules forces et répugnant à regarder au fond de
l'histoire, le rationalisme devait considérer ces questions comme
vaines et insolubles, et il n'y a pas manqué; en cela au-dessous de
l'antiquité païenne, qui ne connaissait pas Bacon, mais qui n'en
savait pas moins observer et conclure. Hippocrate, en effet, ce
vieillard divin,--car l'histoire, pour honorer ce grand observateur,
n'a trouvé rien de mieux que de l'appeler comme le vieil
Homère,--avait reconnu l'immutabilité des maladies quand il s'écriait,
avec le pressentiment d'une révélation: «Il y a là quelque chose de
Dieu (_quid divinum_)!» Et quand aussi Démocrite, tenant de plus près
la vérité, écrivait ce mot singulier: «L'homme tout entier est une
maladie», comme s'il eût deviné ce dogme de la chute après lequel il
n'y a plus rien à l'horizon de l'histoire ni à l'horizon de l'esprit
humain!

C'est cette immutabilité des maladies, niée et méprisée comme tant de
grandes traditions à cette heure, que Tessier a osé relever et
soutenir. Il a choisi cette forte thèse parce qu'il l'a rencontrée sur
la route de ses déductions, mais surtout parce que, triomphante, elle
entraînerait la ruine du matérialisme,--sa ruine définitive, sans que
dans ses débris il pût retrouver une pierre pour se faire un bastion.
L'immutabilité des maladies s'explique par les prédispositions
morbides; les prédispositions morbides par une hérédité qui,
elle-même, confine à un état antérieur dont l'homme n'est sorti qu'en
se laissant criminellement tomber. Tout cela n'est pas nouveau. Mais
rappelez-vous le mot de Pascal, vous qui avez au moins le respect des
noms écrasants, et taisez-vous! «Le noeud de notre condition--écrivait
le penseur terrible--prend ses retours et ses replis dans cet abîme,
de sorte que l'homme est plus inconcevable sans ce mystère que ce
mystère n'est inconcevable à l'homme.» Provoquer, par des livres
supérieurs comme l'est celui de Tessier, le retour aux idées
spirituelles et chrétiennes dans l'enseignement de cette science
immense,--la médecine,--ce n'est donc pas de l'invention, mais c'est
mieux. «C'est la pyramide renversée sur la pointe et replacée sur la
base,» comme le disait ce grand écrivain, qui, pour son compte, a fait
si bien un jour ce qu'il avait dit.



FLOURENS[57]


I

Si Flourens n'avait qu'une seule importance,--s'il n'était qu'un
savant d'un ordre supérieur enfermé dans la carapace d'une grande
spécialité, impénétrable à tout ce qui ne serait pas savant, sinon du
même niveau que lui, au moins du même courant d'études,--nous ne nous
hasarderions point à vous en parler... Nous laisserions aux livres
purement scientifiques, ou aux mémoires de l'Académie dont il est le
secrétaire perpétuel, à vous entretenir de ses découvertes en anatomie
et de ses travaux en physiologie et en histoire naturelle. Flourens,
heureusement pour lui,--encore plus heureusement pour nous,--n'est pas
qu'un savant considérable et officiel. C'est aussi un lettré, un
lettré autant qu'un de nous. C'est un lettré qui reporte sur la
science, pour en adoucir l'austérité et sans rien diminuer de sa
beauté profonde, tout ce que le génie littéraire peut donner à la
pensée d'un homme de clair, d'élégant et de doux. Et ces trois mots
caractérisent très bien, je vous assure, le genre de talent de
Flourens, de cet homme qui aurait pu, ma foi! être pesant sans se
compromettre, tant il savait de choses, et qui s'en est si bien gardé!

  [57] _Oeuvres complètes_ (_Pays_, 7 avril 1860).

Mon Dieu, oui! il aurait pu être pesant tout comme un autre. Il est
savant. Il a donné à la science toute sa vie, et, vous le verrez tout
à l'heure, la science a très bien agréé ses hommages. Elle l'a rendu
heureux; elle ne l'a point traité comme un de ses _patiti_ inféconds
qu'elle traîne quelquefois après elle. Et cependant il n'a pas eu la
fatuité de son bonheur, car la fatuité des savants heureux, c'est la
lourdeur... une lourdeur gourmée, épatée, infinie. C'est leur
_turcarétisme_, à eux! Au contraire, il a été léger; mais léger comme
un ignorant charmant, qui n'a pas autre chose à faire que d'avoir de
la grâce, de temps à autre, et de se montrer spirituel. Flourens n'est
point un érudit à l'allemande, quoiqu'il soit de l'Académie de Munich
et de bien d'autres académies. C'est un érudit des plus français, qui
n'a pas perdu, comme tant d'autres, en cultivant la science, sa
qualité de Français. Originalité mi-partie, dont chaque moitié vaut
presque un tout. Savez-vous comment il procède? il enlève la
science,--cette puissante personne à la Rubens moins la couleur,--il
l'enlève dans les bras très fins de sa littérature et lui ouvre ainsi
dans le monde un chemin que, sans cette enlevante littérature, la
science peut-être ne ferait pas. Il la vulgarise et la popularise. Il
lui fait faire son tour... d'esprits! Artiste délicat, il lui attache
des ailes transparentes, qui ne fondent point comme celles d'Icare, et
qui l'emportent bien loin de tous les malheureux culs-de-plomb qui
peuplent les Académies.

Voilà Flourens! et voilà pourquoi aussi les oeuvres d'un homme aussi
savant que lui attirent notre attention, malgré tout ce qu'on
rencontre dans ces oeuvres de particulier, de spécial, de technique,
d'effrayant pour nous. La fleur littéraire, qui n'est parfois qu'un
brin de muguet, insinue son parfum dans ces livres de nomenclatures et
de descriptions anatomiques qui devraient être si secs et parfois si
nauséabonds pour tout ce qui n'a pas l'ardente et féroce curiosité du
savoir, et cette petite odeur, qui surprend là, mais qui plaît
partout, invite les esprits les moins enclins à la science à prendre
ces livres et à les ouvrir. Le langage facile, pur, agréable, qu'on
parle ici ne rappelle en rien le langage rude, incorrect et parfois
opaque, que la science, soucieuse seulement de l'exactitude des faits,
est accoutumée de parler. Non que la science ne puisse avoir son
éloquence, une éloquence à elle,--brusque ou calme, mais carrée,
didactique, imperturbable, ne craignant d'appuyer sur rien quand elle
croit, en appuyant, préciser davantage. Seulement, ce n'est pas là la
langue de Flourens. La sienne n'a rien de cette substance épaisse et
forte. Elle ne ressemble pas au bloc de cristal qui absorbe le jour
qu'il renverra plus tard quand il sera taillé et mis sous son arc de
lumière. Elle est taillée, elle, mais mince et lumineuse comme la
vitre à travers laquelle vous regardez les étagères d'un muséum, et,
il faut bien le dire, depuis Fontenelle,--ce léger dans la consistance
comme Flourens,--rien de pareil en fait de style scientifique ne s'est
vu pour la transparence presque aérienne de la phrase et cette
précision, sûre d'elle-même, qui n'a pas besoin d'appuyer.

En effet, il y a, dès les premières pages de ces _Oeuvres
complètes_[58], qui renferment non seulement les découvertes de la
science mais les hommes qui les ont faites, et la biographie après
l'histoire, il y a, entre Flourens et Fontenelle, un rapport qui saute
aux yeux, malgré et à travers toutes les différences de philosophie,
de sentiment et de destinée qui existent entre le secrétaire perpétuel
de l'Académie des sciences du XVIIIe siècle et le secrétaire perpétuel
de l'Académie des sciences d'aujourd'hui, et ce rapport, c'est
l'incomparable diaphanéité de leur exposition à tous deux. C'est la
sveltesse d'un style que le goût littéraire a dégagé et allégé jusqu'à
la légèreté d'un Grammont ou d'un Matta, si de tels hommes avaient pu
écrire sur les sciences. C'est cette chose dont on peut se passer
aussi en France, mais non sans en souffrir: l'agrément! l'agrément
jusque dans les matières qui comportent le moins d'agrément!
l'agrément, ce superflu si nécessaire à l'esprit français! Fontenelle
et Flourens, et tous les deux autant l'un que l'autre, ont introduit
et créé le _joli_ dans la science, sans la dégrader.

  [58] Garnier frères.

Pour la première fois, le Corneille a été joli sans sottise. On a pu
dire avec eux et en les lisant: Une jolie science, une jolie
expérience, une jolie découverte, une jolie description de
physiologie,--toutes choses qui autrefois faisaient trembler et qui,
autre part que chez eux, rendent encore bien grave. Ils ont été
attirants, amusants, attachants, quelquefois brillants, et on a pu se
risquer un jour, sur la foi de leurs livres, aux sciences physiques ou
naturelles sans avoir la vocation d'un héros, d'un martyr, d'un La
Pérouse qui n'en reviendra pas et qui croit s'en aller bravement se
faire manger par les sauvages!

Certes! Il n'y aurait que cela dans Flourens, il n'y aurait que cette
ressemblance, que ce rapport avec Fontenelle, que ce serait assez pour
exciter en nous la plus vive sympathie. Le progrès ne peut pas
s'arrêter, c'est bien entendu, et il pullule de rudes ouvriers à la
science, des piocheurs et des défricheurs du sublime le plus
américain; mais quelqu'un qui ressemble à Fontenelle, mais, au plus
épais de la science, deux doigts d'esprit qui tiennent une plume
légère, voilà ce qu'on ne voit pas tous les jours!


II

Et il n'y a pas que ces deux doigts d'esprit dans Flourens. Il n'y a
pas que le génie littéraire de Fontenelle retrouvé au fond de sa
fonction, comme une chose oubliée à sa place dans l'intérêt de son
successeur. Il n'y a pas dans Flourens, quoi qu'il y soit aussi, qu'un
historiographe d'académie, qu'un tabellion d'éloges officiels dont
l'original reste au greffe et dont l'expédition est donnée à la
postérité, qui aimera à la lire pour la façon dont elle est
_libellée_, je vous en réponds! Il y a un autre homme, qui n'est pas,
qui n'a jamais été dans Fontenelle. Fontenelle, lui, quand, de ses
deux doigts que j'adore, il a fini d'écrire son _Éloge_ d'Académie ou
son _Histoire de l'Académie_, qui était aussi un éloge, bien digne
d'un ancien madrigaliste comme il l'avait été en l'honneur des dames
(car les académies sont des dames aussi, quoique composées de
plusieurs messieurs); oui! quand Fontenelle a achevé de tourner ce
madrigal suprême, et il le tourne bien, ayant eu jusqu'au dernier
moment la grâce et la clarté,--cette grâce de la lumière, ayant été,
ce vieux Tithon, aimé jusque-là de l'Aurore!--alors tout est dit. Il
est épuisé, il a rendu son dernier souffle, l'aimable bonhomme! Il
n'est plus que le Céladon, plus _passé_ que ses aiguillettes,
d'anciennes bucoliques oubliées,--un pasteur d'Arcadie enterré en
Académie.

Mais Flourens, après ses _Éloges_, est toujours Flourens,
c'est-à-dire ce qu'il a été toute sa vie: un anatomiste, un
naturaliste, un physiologiste, un professeur. Ce n'est pas seulement
qu'un secrétaire perpétuel d'académie, il est perpétuel de talent en
son propre nom, ce qui vaut bien mieux! Il y a là, dans cette
publication de chez les frères Garnier, huit à dix volumes qui ne sont
que la _fleur d'un panier_ très plein et très profond, dans le fond
duquel je ne plongerai pas mes mains indignes. Mais je me permettrai
de toucher, sans appuyer, au velouté de toute cette fleur. Je me
permettrai de vous faire remarquer cette poudre étincelante, tombée
des ailes de cette érudition d'abeille, qui a le vagabondage de
l'abeille, qui en a le miel, mais qui n'en a pas l'aiguillon.

Et, d'abord, voici trois à quatre volumes de Notices qui sont
certainement la partie la moins considérable et la moins travaillée de
cet esprit facile à qui rien ne semble coûter, tant il est éveillé et
preste! et dont plusieurs (celles sur Henri-Marie de Blainville,
Léopold de Buch et les Jussieu) sont de petits chefs-d'oeuvre
d'appréciation attique. Puis, après ces Notices, voici une _Histoire
de la circulation du sang_, à travers laquelle le lecteur, et même la
lectrice, verront circuler le leur dans leurs veines. C'est peut-être
dans cette histoire que Flourens a le plus exhalé sa petite odeur de
muguet littéraire quand, de savant en savant, il est arrivé jusqu'à
Guy Patin, cette excellente figure, ce Boileau-Despréaux de la
médecine, qui aurait donné très bien la monnaie de sa pièce à l'autre
Boileau, le railleur de la Faculté. Ici, le naturaliste, le
physiologiste, devient presque un critique comme l'un de nous. C'est
un _clair de lune_ de Sainte-Beuve; mais c'est un clair de lune
limpide! Après cette _Histoire de la circulation du sang_, vous avez
_L'Instinct et l'intelligence des animaux_, une question qu'un fils de
Buffon comme Flourens devait traiter dans un de ses ouvrages; car vous
savez si Flourens est le fils de Buffon et s'il mérite de porter le
nom de _Buffonet_ que Buffon donnait à son fils! Puis encore un
_Examen de la phrénologie_, très court, comme il convient, le mépris
ayant une expression brève quand il n'est pas silencieux, et le mépris
étant tout ce que mérite cette doctrine, qui n'est plus qu'une
amusette de salon depuis que Broussais, ce tribun médical, n'est plus
là pour la défendre de sa voix âpre.

Flourens, qui ne pèse sur rien, a donné à cela sa chiquenaude, et la
chiquenaude a suffi pour _enfoncer_ les _protubérances_; mais il n'en
a pas moins fait justice à Gall quand il s'agit des services rendus
par cet homme, en dehors de son système, à l'anatomie. Enfin, voici le
livre qui a fait tant de bruit, et qui, je le crois, a été pour
Flourens la queue du chien d'Alcibiade: le _Livre sur la longévité_!
L'Alcibiade de la physiologie se devait de couper la queue de son
chien, et il l'a coupée en homme qui sait se servir du scalpel et de
l'esprit français. Mais j'ai gardé pour le dernier le meilleur et le
plus intéressant des livres de Flourens, celui-là qu'il a intitulé:
_De la Vie et de l'Intelligence_, et sur lequel je crois nécessaire de
m'arrêter.


III

Quand nous avons rendu compte, dans ce volume, de l'_Histoire des
manuscrits de Buffon_ que Flourens a publiée, nous avons dit que nous
reviendrions sur les services rendus par l'éminent commentateur du
grand naturaliste à la philosophie générale. Eh bien, c'est ce livre:
_De la Vie et de l'Intelligence_, qui fait le mieux mention de ces
services! Philosophiquement, Flourens, ce rayon intellectuel qui
glisse plus sur la métaphysique qu'il ne la pénètre, Flourens est
cartésien. A toute page il vante la _Méthode_ de Descartes, et trop,
selon nous. Il admire l'axiome assez vulgaire de cette méthode: «qu'il
ne faut admettre pour vrai que ce qu'on connaît évidemment pour tel».
Comme si ce moyen de connaître évidemment le vrai, la _Méthode_ de
Descartes, l'avait donné jamais à personne! Il est vrai que Flourens
dit que Descartes oublie sa méthode en physique. En est-elle donc
meilleure pour cela?

Descartes a toujours fait des efforts enragés pour sortir du _moi_, et
il y est resté. Moins heureux que le renard de la fable, il n'a pas
trouvé d'échine de bouc pour s'aider à sortir du puits dans lequel il
était descendu et qui n'est pas le puits de la vérité. Flourens, fils
de Buffon, est le petit-fils de Descartes. Il a grandi entre deux
hypothèses; mais l'observation et l'expérimentation l'ont parfois
arraché aux influences de sa naissance et de son éducation, et de
l'aperçu il est monté jusqu'à la découverte. Or, il a fait deux
découvertes, surtout, qui seront ses deux meilleurs titres d'honneur
dans la tradition scientifique. La première est celle de la formation
des os démontrée à l'aide d'expériences très ingénieuses et très
concluantes, et la seconde, c'est la localisation de l'intelligence
dans le cerveau, dont il prouva _physiologiquement_ l'unité. Avec sa
théorie expérimentale sur les os, Flourens jetait aux Bichats de
l'avenir, pour le développer, le germe d'une nouvelle chirurgie, et ce
n'était là qu'un profit de la physiologie; mais la théorie posant
l'axiome superbe: «la matière passe et les forces restent», frappait
le matérialisme, d'un premier coup, au ventre même. _Ventrem feri!_
Seulement, au second, la bête s'abattait, et ce second coup mortel et
qui en finissait fut la localisation de l'intelligence dans le
cerveau!

Rien de plus curieux que la démonstration de Flourens, rapportée avec
beaucoup de détails dans le livre _De la Vie et de l'Intelligence_, et
avec cette clarté qui est le don de son talent. C'est là qu'il
faudrait la chercher. Lui, l'anatomiste cartésien, il n'invoqua pas la
pensée, la spiritualité, la conscience, cette ligne solitaire et
impossible à joindre de l'asymptote éternelle! Non! il prit tout
simplement et tout brutalement le cerveau, le découvrit, le disséqua,
et, sous la pointe de ce scalpel qui est le seul instrument de vérité
pour les matérialistes, il montra que le cerveau était le siège
exclusif de l'intelligence; que l'ablation d'un des tubercules
déterminait la perte du sens de la vue, mais que l'ablation d'un lobe
laissait la sensation et détruisait seulement la perception. Il
établit que l'un était un fait _sensorial_, l'autre un fait
_cérébral_, et que la sensibilité n'était et ne pouvait jamais être
l'intelligence, pas plus que l'idée la sensation.

Contrairement à la théorie de Locke et de Condillac, mère de toutes
les autres théories sensualistes, il prouva que penser est si peu
sentir qu'on peut _couper le cerveau par tranches_--et il le
coupa--sans produire aucune douleur, la sensibilité n'existant que
dans les nerfs et dans la moelle épinière, et l'intelligence étant le
cerveau où n'est pas la sensibilité. Et il alla plus loin encore! Il
démontra que sentir n'est pas même percevoir et que le cerveau _seul_
perçoit. Enfin, il analysa _expérimentalement_ les facultés, les
fonctions, les forces, et donna la preuve sans réplique à ses
adversaires (car c'était une preuve physiologique) de l'unité de
l'intelligence, concluant que la physiologie répétait le témoignage du
sentiment, et qu'elle le confirmait en le répétant.

Telle est, sauf les développements, qui sont très lumineux et dont on
ne peut donner ici la longue chaîne logique, la grande démonstration
faite par Flourens contre le matérialisme, et qui, selon nous, doit
finir et emporter le débat. C'est, comme on le voit, le dernier mot
philosophique prononcé dans un ordre d'idées qu'il forclôt et contre
lequel nulle objection ne peut désormais se relever. C'est la dernière
raison,--ou, bien mieux!--c'est le dernier fait sous lequel
s'enterrera le matérialisme et cette philosophie de la sensation qui a
longtemps régné, et qui se raccroche en ce moment au panthéisme pour
ne pas tout à fait périr et pour retrouver plus tard le moyen de
vivre.

Par le panthéisme, en effet, le matérialisme a toujours un pied et une
main dans la philosophie contemporaine, et ce n'est pas le
spiritualisme, réduit à ses seules forces, qui coupera jamais ce pied
et cette main-là. Il l'a essayé au commencement du siècle, ce
spiritualisme vain qui, en dehors des idées chrétiennes, a l'insolence
et l'ingratitude de se croire quelque chose. C'était l'heure où la
société n'en pouvait plus, changeait d'erreur et se tournait de
l'autre côté sur sa paillasse de sophismes. Mais Cousin, qui discutait
Locke, n'empêcha pas Broussais. D'ailleurs, il faut bien en convenir,
quelle que soit la doctrine dont il est question, ce n'est jamais par
des arguments tirés d'un ordre d'idées déterminé qu'on peut enfoncer
et ruiner les arguments tirés d'un bon ordre d'idées contraires, et,
tout de même que le spiritualisme ne peut mourir que sous des raisons
spiritualistes tout de même le matérialisme ne peut périr et crouler
que sous des raisons tirées de lui-même. Or, l'honneur de Flourens est
d'être venu nous les donner!


IV

Encore une fois, voilà le vrai mérite de Flourens. Voilà la gloire
sérieuse de cet esprit, léger seulement par l'expression, qui a porté
dans la science un sourire inconnu et charmant. Un jour il a été
terrible et il a souffleté le matérialisme avec un scalpel! Puis il a
repris son sourire, dans lequel aucun scepticisme ne se joue.
L'historien de Magendie a l'originalité d'être convaincu. Non
seulement il est spiritualiste, puisqu'il est cartésien, et nous
avouons que jamais ce spiritualisme-là ne nous a paru très formidable
et très auguste; mais il est chrétien, et il a toujours mis sa science
derrière le christianisme, ce qui est sa place, malgré les rébellions
insolentes de quelques savants. Sur la création, il est pour Moïse, et
sur l'unité de la race dans le genre humain. Il croit aux causes
finales; mais, comme il le dit avec un sens délié et profond, il ne
conclut pas «le dessein suivi des causes finales, mais les causes
finales du dessein suivi». Il n'est guères possible de dire plus juste
et de penser plus fin.

Finesse et justesse, ce sont, en effet, les qualités supérieures de
Flourens. C'est de justesse dans l'expression et de finesse dans la
pensée qu'est faite sa lucidité, car Flourens n'est pas seulement un
esprit lucide, c'est mieux que cela: c'est une lucidité. Nous n'avons
pas entendu Flourens comme professeur, mais il doit porter dans son
enseignement les qualités qui font de l'exercice du professorat
quelque chose comme une création continuée, car éclairer les esprits,
c'est les créer une seconde fois. C'est même, dirons-nous,--et c'est
la seule critique que nous oserons contre ces livres amusants comme
s'ils n'étaient pas savants et savants comme s'ils n'étaient pas
amusants,--c'est même l'habitude du professorat qui donne à ces livres
la tache de ces répétitions de faits ou d'idées qu'on prendrait pour
des négligences et qui sont plutôt des scrupules de clarté. Flourens,
qui ferait la classe avec beaucoup d'imposance à des hommes comme lui,
la ferait tout aussi bien aux jeunes filles des Oiseaux ou de
l'Abbaye-aux-Bois, comme Bossuet faisait le catéchisme aux petites
bonnes gens de la ville de Meaux, et, comme on le sait, Bossuet n'en
était pas plus petit. L'auteur de _la Vie et de l'Intelligence_ n'est
donc pas moins fort parce qu'il est gracieux, il n'est pas moins docte
parce qu'il est agréable et que tout le monde peut lire ses livres et
les goûter.

Nous croyons à la providence des noms comme y croyait Sterne, et
Flourens est l'homme de son nom. Il a mis la plus belle rose de son
Jardin des plantes au corsage un peu épais de la science, et il en
ferait bien d'autres! Tout ce qu'il touche, il le fleurit.



EUGÈNE PELLETAN[59]


Eugène Pelletan est, comme on sait, un des écrivains les plus
démocratiques de ce temps. Il y a plus, il est peut-être, par le
talent de l'expression, par l'élévation de son sentiment, par
l'enthousiasme profond que lui inspire la cause de la démocratie, l'un
des écrivains qui font le plus d'honneur à son parti. Pour toutes ces
raisons réunies, si le livre de Pelletan justifiait l'ambition
naïvement montrée de son titre (et il n'y a rien dans cette naïveté
fière qui nous déplaise, qu'on le croie bien!), nous aurions le
symbole du XIXe siècle et nous saurions à présent quoi mettre à la
place de ce vieux symbole de Nicée, tué par l'analyse et par la
science, et qui ne peut plus satisfaire--disent les philosophes--les
besoins de foi des peuples actuels.

  [59] _Profession de foi du dix-neuvième siècle_ (_Pays_, 1er janvier
  1853).

Malheureusement pour ceux qui auraient été curieux d'un tel résultat,
la profession de foi de Pelletan restera la profession de
foi--isolée--de son auteur aux incomparables grandeurs et à la
_vérité_ du XIXe siècle, et nous ne disons pas assez! à toutes les
grandeurs et à la vérité de tous les siècles qui le suivront. En
effet, qu'on ne s'y méprenne point! ce n'est pas en ce que le XIXe
siècle a de virtuel, de progressif, de relativement vrai que Pelletan
a la confiance qu'on pourrait avoir en la vérité même de Dieu, mais
c'est dans tous les siècles futurs, grands, selon lui, impeccables et
infaillibles, à leur date, à leur place dans la chronologie
universelle; en d'autres termes, c'est dans le progrès, le progrès
indéfini de l'humanité. A ne voir que l'affirmation de ce fait, qu'y
a-t-il là de bien nouveau?

En France, depuis Condorcet, cette foi au progrès est connue,
quoiqu'on ne la professe tout haut que sous les réserves du bon sens
d'un peuple qui n'aime pas qu'on se moque de lui, et en Allemagne, où
l'on n'a rien à craindre à cet égard, cette foi a été redoublée par
des systèmes philosophiques qui sont du moins de formidables erreurs,
les efforts puissants de grands esprits faux. Ce qui est nouveau, ce
qui donne un mérite de hardiesse et d'initiative à Pelletan, c'est
d'écrire un livre pour démontrer la nécessité rationnelle de cette
croyance. Seulement, nulle part, ni en Allemagne ni en France, les
deux pays à idées,--l'Angleterre n'est qu'un pays à intérêts,--les
hommes qui s'appellent _humanitaires_ n'accepteront, pour
l'explication de leur dogme et le dernier mot de leur foi, la
profession de Pelletan. Elle pourra lui servir, à lui, car l'esprit
gagne toujours à se mettre bien en face de sa pensée en l'exprimant.
Mais, comme propagande d'idées, elle se perdra: en France, par son
lyrisme et sa candeur même; en Allemagne, par son manque de science
réelle et de profondeur.

C'est que, pour un livre pareil, il ne suffît pas d'en avoir l'audace.
Écrire la profession de foi d'un siècle qui semblait ne plus en avoir;
proclamer la seule croyance restée debout sur toutes les autres, la
seule religion qui convienne à des titans intellectuels de notre
force; proclamer la foi au progrès, la foi scientifique au progrès,
imposée à tout ce qui pense de par l'autorité même de l'histoire;--en
trois mots, reprendre en sous-oeuvre et refaire l'histoire des
civilisations successives, de l'homme et de la création, était,
n'importe pour quel esprit, une tentative dangereusement grandiose.
Pelletan, qui a l'esprit ardent des hommes faits pour la vérité, a
mesuré la difficulté avec son courage. Mais l'audace ne fait pas
toujours la puissance, et le malheur est que, quand elle ne la fait
pas, l'audace est déconsidérée.

Qu'on nous permette de l'affirmer! il n'y avait que deux manières de
traiter l'immense et difficile sujet qui a tenté Pelletan. Et nous
disons deux seules manières, et non pas trois. Ou bien il fallait
l'aborder comme nous l'aurions abordé, nous chrétiens, pour qui nul
mouvement de civilisation n'a dépassé le christianisme; comme nous qui
avons une révélation religieuse primitive, écrite, inébranlable dans
ses textes, une histoire, un enchaînement de faits, des sources
nombreuses, toute une exégèse, toute une critique, et une autorité
souveraine pour empêcher tous ces dévergondages d'examen qui ont fini,
en Allemagne, par le suicide de la Critique sur les cadavres...
qu'elle n'a pas faits. Ou bien il fallait traiter ce terrible sujet
résolument, en homme qui a pris son point de vue de plus haut ou de
plus avant que des textes; comme un philosophe, carré par la base, qui
dit fièrement à l'histoire: Tu mens, quand tu n'es pas trompée; tu es
trompée, quand tu ne mens pas! Mais alors, résultat singulier, dans le
premier cas une telle histoire--impossible à Pelletan, facile
peut-être à Bossuet, à Cuvier, à tout grand cerveau généralisateur qui
admettrait une révélation,--nierait, en détail et en bloc, tout ce que
Pelletan admet comme vrai! Elle nierait le progrès. Elle nierait la
perfectibilité indéfinie et cette ascension chimérique de l'humanité
on ne sait vers quoi... car le mot n'a pas encore été dit. Du système
de Pelletan il ne resterait pas un atome. Dans le second cas, au
contraire, rien de pareil sans doute, mais à quel prix? à la stricte
condition d'avoir établi la foi au progrès sur une théorie assez forte
pour démentir l'histoire, et c'est là précisément ce que Pelletan n'a
pas fait.

Il n'a été ni assez historien ni assez philosophe, et il a voulu être
l'un et l'autre. Il n'a pas vu que ce double rôle était incompatible;
que sur cette question mystérieuse, mais non impénétrable, de la
destinée de l'humanité, l'histoire tuait la philosophie ou que la
philosophie tuait l'histoire. Il n'a pas été assez historien; quoi
d'étonnant à cela? mais il n'a pas été non plus assez philosophe, et
ceci étonne davantage. Sur cette question, que le panthéisme moderne a
posée et qu'à plusieurs reprises il a essayé de résoudre, Pelletan,
démocrate, protestant, hegelien plus ou moins, le sachant ou sans le
savoir, a trahi la philosophie, la seule puissance dont il
relève,--car si Pelletan n'est pas philosophe, qu'est-il donc? En
quelle classe d'esprits le rangerons-nous?... Dans son livre il n'a
pas procédé une seule fois à la manière de ses maîtres; car il a des
maîtres, nous les connaissons. Eux sont, avant tout, des anatomistes
de la pensée. Tous leurs systèmes sortent des abîmes d'une psychologie
qui leur semblait, en tout sujet, le point de départ inévitable, mais
qui les a perdus parce que qui descend dans l'homme sans la main de
Dieu ne remonte plus! Pelletan n'invoque point, lui, cette méthode
sévère. Il ne commence point par creuser dans les facultés de l'homme
pour mieux juger du but de l'humanité. Avec cette légèreté enflammée
d'un poète, qui ne consume rien et qui n'éclaire pas, il parle, au
début de son livre, du sentiment et de la raison, _ces deux ailes de
l'âme_; mais il n'en décrit pas les fonctions, il n'en montre pas
l'origine.

Cependant, la théorie de la connaissance doit forcément s'élever
derrière toute philosophie. Il n'y a que nous, les enfants d'une
révélation positive, qui puissions nous passer de construire une
théorie de la connaissance pour donner de l'autorité à nos
assertions. Nous, nous commençons par Dieu l'histoire de toutes
choses, et cette vue-là simplifie tout. Mais ce dont nous sommes
dispensés, nous, les hommes du passé et les mystiques, comme nous
appellent nos ennemis, Pelletan y est tenu. Eh bien, de cette
obligation philosophique il ne se préoccupe même pas! Il affirme et
va. Il raconte à sa manière ce que la Genèse raconte mieux que lui.
Mais, arrivé à l'homme, il brise la Genèse, et l'erreur monstrueuse
monte sur les débris de l'hypothèse. La chute, ce cataclysme de l'âme,
qui a laissé sa trace dans la mémoire de tous les peuples, comme le
déluge, ce cataclysme de la matière, a laissé la sienne à tous les
points, à toutes les fissures de ce globe, est niée d'un mot, au
mépris de toutes les traditions connues. Le premier homme, cet Adam
qui avait la lumière d'une innocence sortie fraîchement, comme un lis,
des mains du Seigneur, Adam, dans l'Éden, pour Pelletan, est un _peu
plus que les bêtes_, mais ce n'est encore qu'une organisation
imbécille dans les rudiments du progrès. Et Ève?--«_Ève eut besoin de
sortir du Paradis pour conquérir sa première vertu._»

Nous citons... mais sans colère. Ne savions-nous pas qu'il devait en
être ainsi, qu'il ne pouvait pas en être autrement pour le théoricien
ou le mystagogue du progrès? L'erreur a des manières d'attacher le
collier de force aux plus généreux esprits et de les traîner après
elle. La chute admise, le progrès ne serait plus! Les enfants
verraient cela... Seulement, pour rendre son soufflet à l'histoire il
fallait rester dans la philosophie, nous donner, d'après la nature de
l'homme et l'étude de ses instincts et de ses facultés, la preuve
philosophique de l'impossibilité radicale, humaine, de la chute. Or,
voilà ce que Pelletan a oublié. De la question philosophique, qu'il
n'a pas touchée comme on eût été en droit de l'attendre d'un homme qui
a conçu l'idée de son livre, il a glissé tout à coup dans l'histoire
sans texte contre une histoire qui en a un. Mais une histoire sans
texte pourrait fort bien être un roman.

Et quand on est sorti de la Genèse le roman continue, ou du moins une
histoire que rien n'affermit ni ne prouve; qui, lorsqu'elle n'est pas
entièrement fausse, quand les faits et les textes ne la démentent pas,
n'a pour elle que des inductions et des analogies, assez peut-être
pour donner le doute, pas assez pour donner la foi. Ainsi--pour ne
prendre qu'un détail entre tous--où Pelletan a-t-il vu, ailleurs que
dans les arrangements de sa pensée ou sur l'échiquier idéal dans
lequel il encastre les événements et ploie l'histoire du monde à sa
fantaisie, que l'homme fut chasseur avant d'être pasteur, que ce fut
le troupeau qui lui donna l'idée de la famille, la chasse et les
partages de la proie l'idée de la propriété?... «Le jour où l'homme
laissa les agneaux auprès de la brebis, il garda auprès de lui ses
enfants, et la famille fut fondée.» C'est la phrase même de Pelletan.

En nous tenant en dehors des livres qui sont pour nous la vérité, les
premiers développements humains des sociétés comme Pelletan les
raconte ne seraient encore que des probabilités de simple bon sens,
et, malgré notre respect pour le bon sens, il faut plus que cela pour
expliquer l'homme. Des probabilités, quand il s'agit de l'écheveau
brouillé des origines! La philosophie en a beaucoup accumulé, mais à
sa honte. Elle y a rongé son frein, cassé sa sangle, bu son écume.
Elle y a épuisé son effort. Nous avons d'elle toute une bibliothèque
bleue de systèmes que l'histoire a balayés de son pied tranquille,
comme une poussière qui ne devait pas monter jusqu'à son front.
Pelletan nous les rappelle. Mais, franchement, et pour parler comme
lui, est-ce avoir progressé que de nous donner sur l'origine du
langage le fonds d'idée de Condillac? sur la question du feu d'être
au-dessous de Bory de Saint-Vincent, dans un dictionnaire des sciences
naturelles? Et ainsi de toutes les questions, car nous ne pouvons
qu'indiquer. Certes! c'est ici le cas ou jamais de citer le beau mot
du philosophe Jacobi, qui savait, comme Pascal, ce que vaut, sur les
questions premières, la philosophie réduite à elle seule: «La
philosophie, comme telle seulement,--disait-il,--est un jeu que
l'esprit humain a imaginé pour se désennuyer; mais, en l'imaginant,
l'esprit n'a pas fait autre chose que d'organiser son ignorance.»

Et encore y a-t-il moyen de l'organiser plus ou moins solidement,
cette ignorance!... Voyez les grands esprits à système qui se mêlèrent
de penser sur le développement des sociétés humaines: Aristote,
Platon, Hobbes, Fichte, Hegel et tant d'autres! Aucun d'eux ne s'est
contenté des généralités à _fleur d'idées_, et le plus souvent à
_fleur d'images_, qui satisfont Pelletan dans sa recherche d'une très
difficile vérité. Ils n'ont point fait à si bon marché une philosophie
de l'histoire. Leur successeur, qui avait à profiter de leurs travaux,
Pelletan,--lequel, par parenthèse, est bien pittoresque et a le sang
bien chaud pour être un métaphysicien, un _oeil retourné en dedans_,
comme disait l'abbé Morellet avec une spirituelle exactitude,--pose
des lois absolues qu'il tire de tout ce qu'il y a de moins absolu au
monde: l'analogie! l'analogie! cette fille trompeuse de l'imagination,
qui a si souvent donné le vertige aux plus fermes observateurs. Cette
fascination de l'analogie le mène, à travers toute l'histoire, dans
l'Inde, en Égypte, en Grèce, dans le monde romain, dans la Gaule,
partout enfin où le progrès comme il l'entend a glorifié l'humanité.
Elle le mène, mais, comme toute fascination, elle l'égare aussi
quelquefois. Dans l'impossibilité de refaire un livre sur lequel ici
on ne doit que planer du haut d'un examen bien rapide, nous ne pouvons
discuter, détail par détail, l'histoire à compartiments de damier que
Pelletan a construite dans l'intérêt de ses idées. Sans cela il nous
serait facile de montrer, les faits en main, qu'il n'a pas plus creusé
dans l'esprit des différentes époques du monde qu'il n'a fouillé, au
début, dans les origines et les facultés de l'homme, et qu'en cela
trop souvent son livre, empreint de ce fatalisme géographique qui
explique les fonctions des peuples par le milieu dans lequel ils se
meuvent (fatalisme ressuscité de tous les matérialistes de fait,
d'intention ou d'aveuglement), a donné, en preuve de ses dires,
l'apparence pour la réalité et la superficie pour le fond.

Ainsi donc, même pour ceux qui pensent comme Pelletan (et que
d'esprits pensent comme lui à cette heure ou du moins inclinent à
penser comme lui!), son livre, _Profession de foi du_ XIXe
_siècle_[60], est à refaire. C'est un coup manqué dans l'ordre de la
pensée. Un symbole de foi s'arrête dans une forme nette, au travers de
laquelle on voit l'idée jusque dans ses racines. Une profession de
foi--de foi scientifique, de foi rationnelle, la seule foi possible
aux facultés mûries du XIXe siècle,--doit reposer sur un enchaînement
de réalités incontestables et n'avoir rien de vague, rien d'incertain,
rien d'obscur. Pelletan cache plus d'une obscurité sous la couleur de
son style, oriental d'éclat, brillant comme les escarboucles du
diadème de Salomon, dont il n'a malheureusement pas la sagesse. Pour
prouver aux hommes, même les plus perméables aux influences de la
philosophie panthéistique de notre époque, que la solution du problème
de l'humanité c'est son progrès incessant, éternel, sans point d'arrêt
et sans défaillance, il faut plus que la conviction éloquemment
enflammée du plus brillant des sectaires ou l'enthousiasme ivre d'un
Thériaki.

  [60] Pagnerre.

Nous sommes dupes des mots qu'on répète. Le progrès incessant et
éternel de l'humanité! On entend cela partout, et on l'accepte, comme
on accepte tout, à condition de n'y pas trop regarder et de n'y pas
trop comprendre. Et pourquoi ne l'accepterait-on pas? Cela paraît si
simple à l'esprit et cela est si doux à l'orgueil. Mais, allez! quand
on veut élever ce mot à la hauteur d'une démonstration qui force la
foi et en moule énergiquement l'expression dans un symbole, il se
trouve des difficultés embarrassantes auxquelles tout d'abord on ne
pensait pas... Et nous ne parlons pas pour nous, qui n'avons ni dans
le coeur ni dans l'esprit la même foi que Pelletan, qui ne pensons pas
comme lui que le progrès soit l'expansion illimitée de toutes les
forces passionnées de l'homme avec toutes leurs excitations et leurs
réalisations dans l'État, dans l'art, dans l'industrie, dans les
moeurs; mais qui croyons, au contraire, que le progrès c'est la vertu
par le sacrifice en vue de quelque chose qui n'est ni dans l'histoire
ni dans la vie _visible_ de l'humanité! Pour nous, toute conversion
aux idées de Pelletan est impossible, mais nous disons que sa thèse
est rude à soutenir, même vis-à-vis de ses amis intellectuels.
Logiquement, il est vrai, et de philosophie à philosophie, d'augure
à augure, la chose serait bien moins ardue, car la portée d'une
pareille thèse n'échappe pas. L'Allemagne, qui a l'intrépidité des
crimes abstraits, l'a révélée depuis longtemps: c'est le détrônement
de Dieu par l'humanité, c'est la révolution démocratique contre
Dieu. Qu'on ne s'y méprenne pas! on n'a inventé le progrès indéfini
que pour se passer de Dieu au commencement, au milieu et à la fin
de toutes choses. Voilà la portée du système. Seulement, pour
insinuer dans les esprits honnêtes et confiants qui vous lisent ces
conséquences voilées, la main, qui n'est pas très forte, tremble un
peu... tâtonne dans les faits qu'elle mêle et se blesse à des
inconséquences mortelles. Selon nous, c'est là ce qui est arrivé à
Pelletan. Son talent ne l'a pas sauvé. Il s'est pris lui-même à son
prisme; le flambeau qu'il portait l'a ébloui. A côté des clartés
aveuglantes et des mirages de perspective, il y a aussi dans son
livre de ces inconséquences qui sont des blessures par lesquelles
saigne et meurt un système. Citons-en une seule, en passant: «Il
(l'homme)--dit-il--recruta d'abord ces races purement alimentaires,
_expiatoires_, qui devaient régénérer l'homme en donnant leur vie
pour lui et le _racheter_, par leur sang, de sa pauvreté...» Nous ne
discutons pas le fait, nous citons la phrase. Franchement,
n'est-elle pas un peu compromettante? Quand on a nié la chute et
qu'on sait à quel degré les idées se tiennent et se commandent, il
ne faudrait sous aucun prétexte risquer ces mots d'expiation et de
rachat, qui feraient, s'il vivait, sourire le terrible Joseph de
Maistre de son sourire le plus cruellement indulgent.

Telle est, pour nous, cette _Profession de foi du_ XIXe _siècle_.
Pelletan nous pardonnera la rigueur de notre critique. C'est un noble
esprit,--on le sent bien quand on le lit,--un de ces esprits «qui ne
veulent pas être les créateurs, mais les créatures de la Vérité», et
c'est pourquoi nous avons dit avec franchise ce que son livre nous a
inspiré en le lisant. Quant au talent d'écrivain dont ce livre éclate,
il est presque aussi grand que les erreurs dont il est plein. Il est
juste de le reconnaître. Mais qu'importera peut-être à l'auteur?
Hélas! nous savons trop ce que, dans les préoccupations presque
religieuses du penseur, devient ce génie de la forme qui vous aime et
que l'on n'aime plus! Ingratitude de l'intelligence, éprise de
l'abstraction et de la découverte, elle reste insouciante pour la
forme qui la fera vivre et qui emporte l'idée vers l'avenir sur ses
ailes! Peut-être le style de Pelletan est moins pour lui, en ce
moment, que sa philosophie, et pour nous, au contraire, le style, dans
son ouvrage, est tout. Certes! on peut regretter l'emploi de cette
plume, d'une coloration si ardente que l'on dirait un pinceau, mais on
n'en saurait contester l'éclat. Il y a plus: avec la sécheresse des
âmes de nos jours froids et ternis, nous disons qu'il est impossible à
ceux qui n'ont point aboli en eux la faculté de l'enthousiasme de ne
pas regretter de voir Pelletan fourvoyer le sien dans de misérables
théories, comme on regretterait de voir la graine de l'encans tomber
par terre au lieu d'aller s'embraser sur les trépieds des tabernacles.
Pelletan est de cette race d'âmes qui ont le sens mystique en elles,
et, selon nous, c'est là une supériorité. Assurément on peut abuser de
cette supériorité-là comme de toutes les autres; car c'est une
observation qui n'a pas été assez faite, que plus les facultés sont
rares et grandes, plus l'usage en peut tourner vite à l'abus,
apparemment par la raison qu'il est plus aisé de tomber à mesure qu'on
s'élève. Mais, quoi qu'il en puisse être, l'auteur de la _Profession
de foi du_ XIXe _siècle_ est un mystique; c'est un mystique dans
l'erreur, comme il y a des mystiques dans la vérité. Dépravé par la
philosophie, qui a remplacé pour le XIXe siècle le matérialisme du
XVIIIe, c'est une espèce de saint Martin du panthéisme. Il veut,
comme tous les illuminés de la philosophie, réaliser une foi
scientifique, et il n'y a pas d'âme mieux créée pour la foi intuitive
que son âme. Il y a en lui des tendresses de coeur, des forces de
sentiment qui ne savent plus que devenir dans ce système, sans Dieu
personnel, de l'humanité progressive. En vain transpose-t-il Dieu et
s'efforce-t-il d'en remplacer l'amour par l'amour de l'humanité; en
vain s'enferme-t-il dans cette prison des siècles dont il a beau
reculer les murs, il n'a jamais l'espace qui conviendrait à l'énergie
de son âme immortelle. Et si par impossible il pouvait réussir dans sa
tentative de philosophie, il soulèverait encore, pour respirer, ce
ciel qu'il croirait avoir abattu sur lui... Le ton des polémiques de
journaux ne nous impose point. Nous sentons battre le coeur sous
toutes ces cuirasses, quand il bat fort comme celui de Pelletan.
Naturellement, il définirait sa philosophie comme elle est définie
dans le traité _des choses divines_: «J'entends par le vrai quelque
chose qui est antérieur au savoir et hors du savoir.» Mais
volontairement, artificiellement, il s'acharne à des démonstrations
extérieures qui ne partent que du pied des faits et qui y succombent.

Destinée singulière, et moins rare qu'on ne pense, que ce contre-sens
suprême entre les idées et les facultés! C'est la seule explication
qu'on puisse donner de ce triste phénomène: un homme si bien doué
produisant un système qui répond si peu aux ambitions de sa pensée.
L'esprit, qu'on a méconnu en soi, s'est vengé!



SAINT ANSELME DE CANTORBÉRY[61]


Si le talent seul faisait la destinée des livres, nous pourrions nous
dispenser peut-être de parler de ce dernier ouvrage de Charles de
Rémusat. Le talent dont il brille n'est pas assez éclatant pour porter
bien loin les idées qu'il exprime. Mais en fait d'idées, qui l'ignore?
c'est moins l'auteur et la force de son esprit qui créent le succès
que les circonstances. S'il est vrai, comme le disait Napoléon, que
les hommes, grands ou petits, sont fils des circonstances, le mot est
encore plus vrai des idées... Flèches lourdes ou légères, aiguës ou
émoussées, le vent qui les pousse, l'air qu'elles traversent, le point
d'où elles sont ajustées, font plus pour elles que la corde de l'arc
qui les chassa ou la main qui les a lancées. Chose singulière! le but
vient plus souvent vers elles qu'elles ne vont elles-mêmes vers le
but. Et voilà la raison, sans doute, pourquoi il n'est pas d'homme ou
de livre, si infime qu'il soit par l'intelligence, qui ne puisse être
dangereux. L'imbécillité même, en matière d'idées, n'est pas une
innocence; et l'esprit humain est conformé de sorte que la bêtise
peut, dans un jour donné, avoir le triste honneur d'être un fléau.

  [61] _Saint Anselme de Cantorbéry_, par Charles de Rémusat (_Pays_, 13
  février 1853).

Et si cela est d'une manière absolue, si les circonstances ont sur le
sort des livres une influence plus grande que le talent qu'ils
attestent, on peut assurer qu'à l'heure présente Rémusat est placé
dans la situation la plus favorable au rayonnement de tout ce qu'il
publie, que ce qu'il publie soit, d'ailleurs, vrai ou faux, médiocre
ou supérieur. Son passé, son ancienne élévation ministérielle, ses
relations de monde et d'école, son titre littéraire d'académicien,
tout, jusqu'à sa position de vaincu politique,--car, en France, c'est
parfois une assez belle position que celle-là,--facilite
merveilleusement la diffusion actuelle de ses idées et de ses écrits.
Il est même à penser que sans cette circonstance de vaincu qui touche
la chevalerie française, la Critique, trop spirituelle pour ne pas
vouloir être populaire, aurait passé bien vite par-dessus le _Saint
Anselme de Cantorbéry_[62] de Rémusat, sujet philosophique et qui ne
peut intéresser qu'un très petit nombre d'esprits. Seulement, si elle
a touché à cet ouvrage avec une gravité et une considération qui
l'honore, elle a été bien payée de sa politesse, car elle a trouvé
dans le livre de Rémusat les idées qui lui sont le plus chères, ce
rationalisme contemporain qu'on voit partout maintenant, de quelque
côté qu'on se tourne, et qu'il nous faut bien appeler par son nom
puisque, aujourd'hui, nous avons à parler de philosophie.

  [62] Didier et Cie.

Du reste, ce qui diminuait bien un peu le mérite de la Critique, si
bienveillante pour Rémusat et pour son livre, c'est qu'elle devinait à
l'avance ce qu'un tel livre devait contenir. La forme scientifique des
idées que l'auteur y expose pouvait bien ne pas l'attirer avec
puissance, mais ces idées, elle les pressentait. En effet, Rémusat a
un passé philosophique comme il a un passé politique, et on les
connaît tous les deux. Si, dans un temps de scepticisme ou
d'éclectisme comme le nôtre, on n'ose pas dire qu'il y ait autre chose
dans les têtes affaiblies que des tendances à la place d'opinions, on
sait bien au moins à quelles tendances a toujours appartenu la pensée
de Charles de Rémusat. Cet élégant nourrisson de madame de Staël qui
n'a point épuisé sa nourrice, trop jeune du temps du _Globe_ pour
s'asseoir sur le _canapé_ doctrinaire, mais qui s'est tenu sur le
tabouret d'à côté, est un de ces esprits non sans mérite, à coup sûr,
mais qui manquent de l'espèce d'énergie nécessaire pour donner un
démenti à leur vie et renverser dans leur intelligence des convictions
fausses, même quand elles y manquent de profondeur. Par la nature de
ses facultés, il était destiné à toujours aller devant soi dans le
sens de ses premières pentes. Or, c'est ce qui est arrivé. Le _Saint
Anselme_ d'aujourd'hui est bien de la même main qui écrivit
l'_Abélard_, et, il y a quelques années, cet _Essai de philosophie_ en
plusieurs volumes qui, erreurs à part, accusait plus d'aperçus et de
verve cérébrale que les livres publiés depuis par l'auteur. La
maturité ne porte pas toujours bonheur à tout le monde. L'esprit de
Charles de Rémusat a eu la maturité des femmes blondes,--il a passé. A
l'époque, lointaine déjà, où Rémusat écrivait son _Essai de
philosophie_, il y avait en lui ce pétillement d'idées qui ferait
croire à la force d'individualité d'une intelligence; mais ce n'était
là qu'une illusion, due probablement à sa jeunesse. En réalité,
Rémusat était bien plus pétri par les philosophies qu'il maniait qu'il
ne les pétrissait lui-même. Il recevait alors, comme un homme plus
grandement doué que lui, Cousin, l'influence de ces systèmes
allemands,--barbares de la pensée civilisée et savante,--contre
lesquels il n'y a plus maintenant que le catholicisme pour refuge,
comme il n'y avait non plus que le catholicisme du temps des barbares
matériels! L'unique différence était peut-être que Cousin, avec son
ardente sensibilité et l'éclat chaleureux de son esprit, recevait
l'impression de la pensée allemande comme une cire bouillante et
splendide reçoit l'empreinte dans laquelle jouera la lumière, tandis
que Rémusat la gardait comme une cire pâle et tiède, sans cohésion et
sans solidité. N'importe! l'un comme l'autre, l'esprit qui vivait le
plus comme celui qui vivait le moins, ils devaient si bien retenir en
eux la marque de cette philosophie que, malgré le temps, la réflexion
et la peur inspirée par des doctrines qui ont fini par donner Arnold
Ruge à l'Allemagne et Proudhon à la France, on la retrouve partout en
eux à cette heure, aussi bien dans le plus puissant, devenu le plus
prudent et qui affecte, pour désorienter l'opinion et n'y pas
répondre, de sculpter avec un amour comiquement idolâtre le buste
d'une femme sur un tombeau, que dans le plus faible, resté le plus
hardi,--puisqu'il est resté philosophe,--s'efforçant vainement, dans
son interprétation de la métaphysique de saint Anselme, d'échapper aux
conséquences, maintenant dévoilées, de la philosophie qui les a
également asservis!

Car tel est le but, sinon atteint, du moins visé, du nouvel ouvrage de
Rémusat. Maintenir le fondement de la philosophie rationaliste, de
cette philosophie qui n'est pas autre chose que le protestantisme en
métaphysique, mais échapper aux conséquences panthéistiques de cette
philosophie, devant lesquelles le monde, plus chrétien encore qu'il ne
pense, se cabre encore avec effroi, tel est le but que s'est proposé
Rémusat dans sa monographie intellectuelle de _saint Anselme_.
Pourquoi s'est-il donné un pareil but? A-t-il tremblé, dans sa
conscience logique ou dans sa conscience morale, en voyant les
conséquences terribles dégagées enfin de ce qu'il crut la vérité si
longtemps? Est-ce la chose en soi qui l'a révolté, ou l'effet actuel
de cette chose sur le monde qui lui a paru compromettant? Nous
n'avons point à faire un travail d'Hercule en sondant les reins ou le
coeur des philosophes, ces étables d'Augias humaines. Mais toujours
est-il que ce but impossible d'une charte taillée entre un principe et
sa conclusion, Rémusat se l'est donné. Très au courant du mouvement
d'idées qui s'est produit du côté du Rhin, et modifié par ces idées,
c'est par l'Allemagne et sur les pas de l'Allemagne qu'il est entré
dans l'étude du moyen âge et de la scolastique. Mauvaise porte et
mauvais guide pour y pénétrer! Ce n'est pas l'instinct de la pensée
chrétienne qui l'a poussé de ce côté et qui l'a fait aller d'Abélard,
de l'hérétique Abélard, jusqu'à l'orthodoxe Anselme. L'Allemagne,
curieuse comme si elle n'avait pas d'idées à elle, et personnelle au
point de chercher ses idées partout, l'Allemagne depuis longtemps
cherchait l'_or_ que Leibnitz avait dit _briller dans le fumier du
moyen âge_. Elle l'avait trouvé; mais en mettant la main dessus, comme
Galatée touchant Pygmalion, elle avait dit: «C'est moi encore!»
Rémusat, plus ou moins hegelien, avait pu lire dans Hegel: «Anselme,
dans son célèbre argument de l'existence de Dieu, montra, le premier,
la pensée dans son opposition à l'être et chercha à en prouver
l'identité.» Après un pareil hommage rendu par le grand théoricien de
l'identité de la pensée et de l'être, qui semblait reconnaître dans le
saint métaphysicien une paternité éloignée, comment ne pas se
préoccuper de cet homme, qui, quoique saint, avait été philosophe, et
qui, par Descartes, touchait à Hegel? Rémusat a beau nous dire, avec
une intention qui ne trompe personne: «Descartes ne serait pas
aisément convenu que saint Anselme fut un de ses maîtres», tout ce
qui s'occupe de philosophie n'en sait pas moins que l'argument de
saint Anselme sur l'existence de Dieu (et l'existence de Dieu c'est
toutes les questions de la philosophie dans une seule) est le même
dans le _Monologium_ que dans les _Méditations_. Par la nature de son
esprit, par la prétention de son système, par l'isolante force ou
faiblesse de son principe: «_Je pense, donc je suis_,» Descartes est
l'orgueil de la personnalité solitaire. Avec la hache de son
scepticisme il a coupé tous les câbles qui attachent la pensée humaine
à la tradition. Robinson intellectuel d'un désert qu'il a fait autour
de sa propre pensée, il a voulu créer tout dans le vide qu'il avait
creusé. Il est évident qu'un tel homme n'admet ni ancêtres ni
prédécesseurs; mais il n'est pas moins évident non plus que si la
parenté n'est pas reconnue par la volonté elle subsiste dans la
pensée, car si elle n'y était pas, croyez-le bien! les philosophes
modernes, plus ou moins issus de Descartes, auraient laissé bien
tranquille dans sa niche de saint le grand Anselme de Cantorbéry, et
ne lui auraient pas fait cette gloire posthume qu'ils se sont mis à
lui faire, moins pour lui encore que pour eux!

Et, en effet, au simple point de vue de la tactique, après toutes les
injustices et toutes les ignorances du XVIIIe siècle, n'était-il pas
habile et spirituel tout ensemble d'enrégimenter jusqu'aux saints sous
la bannière de la philosophie? Mais nous irons plus loin. Si ce
n'était pas là une simple tactique, s'il était vrai, s'il était réel,
que la métaphysique d'un saint, et, par exemple, de saint Anselme, eût
des racines secrètes, inévitables, nécessaires avec toute cette
métaphysique transcendante qui doit un jour remplacer, par la clarté
de l'idée pure, le demi-jour des religions, une telle analogie, une
telle rencontre ne serait-elle pas encore meilleure à montrer, à
démontrer, à proclamer de toutes les manières possibles, comme une de
ces preuves, grosses de bien d'autres, qu'on jette dans les esprits
déducteurs et qui y doivent devenir fécondes? Quand un théologien
protestant comme Hasse, quand un hegelien nettement accusé comme
Franck, quand un rationaliste comme Bouchitté, quand enfin Rémusat,
prennent à partie la métaphysique de saint Anselme, la commentent tour
à tour et l'interprètent, ils savent bien ce qu'ils font et ils font
bien. Il faut être assez impartial pour le reconnaître. Ni les efforts
de Moehler, le théologien catholique qui s'est occupé, dans un autre
but, de la métaphysique de l'illustre archevêque, ni les petites
chicanes d'une revue estimable (la _Revue de Louvain_), qui prétendait
et montrait plaisamment un jour que Rémusat n'entendait pas même le
latin du texte qu'il traduisait, ne nous feront perdre de vue la
vérité dans cette question de la métaphysique de saint Anselme. Or, la
vérité, la voici! C'est que saint Anselme, par cela même qu'il se
détournait de la théologie vers la métaphysique, posait au XIe siècle,
dans l'innocence et la sécurité de sa foi, les problèmes que la
métaphysique agite depuis qu'elle existe sans les résoudre, et que,
les posant nécessairement comme les métaphysiciens les posent, il
était justiciable des métaphysiciens, et qu'ils ont eu parfaitement le
droit de dire comme ils l'ont dit dans quelle mesure ils admettaient
sa pensée et dans quelle mesure ils ne l'admettaient pas. Ainsi, pour
revenir à Hegel, Hegel a eu le droit d'écrire cette arrogante réserve:
«Il ne manque à l'argument de saint Anselme que la conscience de
l'unité de l'être et de la pensée dans l'infini», et Rémusat a eu le
droit aussi, à la fin de son ouvrage, de reprendre l'argument du
_Prologium_ afin de le purifier de tout spinozisme et de lui donner
cette valeur philosophique que nous avons indiquée, et qui serait si
grande si elle n'était pas chimérique, à savoir: le rationalisme du
principe sans le panthéisme de la déduction!

Mais si Rémusat a eu le droit d'agir ainsi dans son interprétation de
la métaphysique de saint Anselme, a-t-il réussi? Et il y a plus:
pouvait-il même réussir? Ce n'est pas assurément en passant qu'on peut
traiter comme il le faudrait de la vérité absolue ou relative de toute
philosophie, de cette science qui n'en est pas une, car elle se
cherche éternellement sans se trouver. Seulement, pour tous ceux qui
ont touché à ces questions dévorantes, on sera suffisamment fondé à
affirmer que ce n'est pas la métaphysique, qu'elle s'appelle des plus
beaux noms que le génie ait eus dans l'histoire, qui peut combler
l'abîme existant entre l'homme et Dieu et tracer pour l'homme un
chemin au-dessus de ce gouffre. Nous avons dit plus haut: Toute
philosophie gît dans une seule question: l'existence de Dieu en face
de l'existence du monde. Et il serait aisé de montrer que quelque
solution qu'on adopte sur cette question,--et toutes peuvent se
ramener à deux principales,--en d'autres termes, soit que Dieu et la
matière soient congénères, soit que Dieu l'ait tirée de lui-même, le
panthéisme inévitable et menaçant revient toujours. Eh bien, si tel
est le résultat que donne la réflexion de l'homme livrée à elle-même
sur ce problème fondamental, il n'y a plus qu'à repousser loin de soi
la métaphysique comme chose vaine, tout au moins, quand elle n'est pas
dangereuse, et à revenir à l'enseignement, à l'autorité, à la
révélation surnaturelle, à tout ce que la philosophie appelle
dédaigneusement le mysticisme; car le mysticisme seul est assez fort
pour répondre quand le rationalisme reste muet! En se limitant dans
l'ordre des choses naturelles, la science de Dieu n'existe pas à
proprement parler; car pour qu'une science soit, il faut en connaître
tous les termes, et Dieu, c'est le terme infini. Mais la croyance en
Dieu scientifiquement doit être, parce que si cette croyance n'était
pas, aucune explication ne serait possible, et que rien de ce qui ne
serait pas Dieu ne s'entendrait. Quand saint Anselme posait l'argument
purement métaphysique, le théologien, le moine inspiré lâchait donc la
réalité pour courir après l'ombre. Il entrait dans le domaine des
discussions humaines, fatalement entrecoupées de ténèbres et de lueurs
flottantes, et il y apportait son génie. S'il n'ébranla pas en lui les
robustes certitudes de sa foi, c'est que le saint préservait l'homme
des doutes du métaphysicien; mais si le danger ne fut pas pour lui, il
est pour d'autres, à cette heure et dans un siècle où l'obéissance en
toutes choses cherche vainement des saint Anselme, qui foulent aux
pieds leur propre pensée lorsqu'il s'agit d'obéir.

Ainsi le saint, l'homme de la foi et de l'obéissance, voilà le grand
côté de saint Anselme, qu'un historien qui n'eût pas été philosophe
aurait fortement éclairé. Si Rémusat s'en était tenu, pour les besoins
d'une cause qui est la sienne, à un commentaire sur les dissertations
métaphysiques du grand abbé du Bec, nous n'aurions rien à ajouter à ce
que nous avons dit de ce commentaire. Mais Rémusat n'a pas seulement
été philosophe dans son livre; il a essayé d'être historien. Il n'a
pas écrit une biographie intellectuelle du penseur et replacé, après
coup, les idées de l'homme sous le jeu de ses facultés, bien étudiées
et par l'étude redevenues vivantes, pour voir comment ces idées
s'étaient formées, développées et fixées dans l'action et sous la
pression de ces facultés. Il n'a pas fait pour saint Anselme ce que
Maine de Biran a fait pour Leibnitz. Non. Il a aimé mieux prendre
l'homme tout entier, dans le multiple ensemble de sa vie, et à sa
place dans tous les événements de son temps, et il a écrit un ouvrage
qui n'a pas pour titre unique le nom d'Anselme et qui est aussi le
tableau de la vie monastique et politique au XIe siècle. En cela
Rémusat a eu raison. On ne saurait blâmer sa méthode. Il a cédé à un
instinct juste. Si, du temps de Leibnitz, en effet, et après Leibnitz
surtout, l'homme se spécialise chaque jour davantage et peut
s'abstraire de tout ce qui n'est pas sa pensée et le mouvement
extérieur de sa pensée, il n'en était point ainsi au moyen âge, où la
société tenait bien plus d'espace que l'homme,--mère aux bras
puissants dans lesquels l'homme se tassait, et, si grand qu'il fût,
paraissait petit! Mais si Rémusat a eu raison d'écrire l'histoire du
temps de saint Anselme pour mieux comprendre saint Anselme, peut-on
avouer qu'il l'ait compris? Franchement, quand on a lu attentivement
son travail, peut-on dire que le métaphysicien, avec les grêles
propositions de son analyse habituelle, ait vu réellement ce mâle XIe
siècle, qui demanderait tant de vigueur de génie et de largeur
d'appréciation? Non! certainement! Parler des hommes et des choses
d'une époque avec cette politesse qui est l'uniforme des hommes d'État
et un uniforme qui ne cache pas une bravoure, avec ce respect des
faits accomplis qui est le caractère de l'école dont Rémusat est
sorti, n'est pas plus comprendre cette époque que toucher un objet
avec l'extrémité des doigts n'est le saisir et le soulever!

Saint Anselme vivait dans un temps où le catholicisme n'était plus
seulement un ensemble de nobles et pieuses aspirations vers le bien et
vers le ciel. Hildebrand, ou Grégoire VII (car il est si grand, cet
homme, que la gloire le connaît sous tous ses noms), avait fait du
catholicisme le plus organisé des gouvernements. Du temps d'Anselme
également, les Croisades avaient opéré le rapprochement des tendances
religieuses de l'Europe et de son premier intérêt terrestre. Grâce à
cette théocratie que Rémusat condamne dans son livre, par la raison
_très philosophique_ que l'opinion de l'Europe moderne, qui a la tête
déformée par les philosophes, lui est en ce moment hostile,
l'influence du monde chrétien avait pris le monde musulman et pénétré
l'Asie et l'Afrique. C'étaient là des faits prodigieux! Une
individualité aussi élevée que celle de saint Anselme devait se
rattacher à ces faits, et elle s'y rattachait, non pas en vertu de son
génie qui l'antidatait de plusieurs siècles, mais en _vertu de ses
vertus_. Saint Anselme était lié au grand et décisif mouvement du
progrès catholique par ce qui se nomme, entre chrétiens, la sainte
vertu de l'obéissance. Chassé de son palais épiscopal, dans les
troubles religieux et politiques de son pays, saint Anselme ne se
consola pas seulement de ce revers: il fut heureux de ne plus être
désormais _condamné_ à commander aux autres. Pour s'exercer,
gymnastique sublime! à cette vertu si profondément sociale de
l'obéissance, saint Anselme, respecté par le pape, saint Anselme, le
primat d'Angleterre, prit un simple moine pour maître, et, le
croirez-vous, esprits de nos jours? ce moine lui prescrivait le nombre
de fois qu'il devait se retourner dans son lit. Rémusat a trop
d'esprit pour insulter à cette surhumaine humilité, que Voltaire
aurait traitée... nous savons comment; mais, sous le sérieux indulgent
qu'il garde, Rémusat ne cache pas autre chose que la vue mesquine et
erronée d'un philosophe qui comprend tous les préjugés d'un siècle et
d'un grand homme, et qui ne les leur reproche pas. Tant de bonté ne
nous fera pas hésiter cependant. Au fond, l'intelligence profonde de
la double grandeur du temps et de l'homme lui échappe. Il n'a pas
l'appréciation de cette obéissance qui, à partir de Grégoire VII et
des Croisades, fit triompher la foi dogmatique, et, on peut le dire,
organisa politiquement la religion. L'action de la foi par
l'obéissance est humainement, si on peut risquer l'expression, la
physique du catholicisme. La véritable gloire de saint Anselme est
d'avoir donné à tous les fidèles de son temps, du haut d'une position
qui leur imposait et les entraînait, l'exemple du respect de
l'obéissance poussé jusqu'au fanatisme, mais à un fanatisme pour la
première fois désintéressé. Or, quand un homme personnifie en lui
cette physique du catholicisme, l'_instrumentum regni_ par lequel il
s'est constitué et a gouverné, n'étudier dans cet homme que le travail
de son esprit appliqué aux stériles contemplations de la métaphysique,
c'est prouver assurément qu'on est un métaphysicien, mais c'est aussi
découvrir en soi la pente fatale à ne voir que les petites choses,
quand il y a les grandes à côté. Chétive organisation du regard! La
myopie vaudrait mieux, car la myopie ne scinde rien, et c'est ce qui
est grand qui, d'abord, la frappe. Rémusat a-t-il jamais eu la faculté
des esprits nets et droits qui vont de prime saut aux réalités
importantes? Nous ne savons. Mais s'il l'a eue jamais, il l'a bien
perdue dans les études microscopiques d'une philosophie qui analyse
l'homme dans les moindres nuances de son ondoyante personnalité. Et il
est permis, on en conviendra, de s'étonner qu'un homme qui fut
ministre autrefois s'imagine probablement, sinon de reprendre le
gouvernement qu'il a perdu, au moins l'influence dans les esprits, qui
est du gouvernement aussi, en traitant de la résurrection de systèmes
philosophiques au XIe siècle. Systèmes qui mourront et ressusciteront
plus d'une fois encore si les hommes doivent s'occuper longtemps de ce
que les philosophes appellent des vérités éternelles, lesquelles n'ont
d'éternel, peut-être, que leur inutilité!



L'INTERNELLE CONSOLACION[63]


I

Voici un de ces ouvrages que la critique n'est pas obligée d'ajuster,
en se pressant, au passage. Un pareil livre ne passe pas. Il existe
depuis 1441 à peu près, et il est bien probable qu'il vivra autant que
le sentiment du christianisme qui l'a inspiré et que le sentiment de
la langue charmante dans laquelle il a été traduit. C'est le livre de
l'_Internelle Consolacion_[64], sorti au XVe siècle de l'_Imitation de
Jésus-Christ_. Traduction, imitation, paraphrase de cet ouvrage
célèbre, dans la langue naïve et prime-sautière que le moyen âge a
créée, ceci, tel qu'on nous l'exhume et tel que Charles d'Héricault et
Moland le publient, nous paraît supérieur, non seulement à toutes les
traductions que l'on a faites, depuis, de l'_Imitation_, mais, le
croira-t-on, et n'est-ce pas là une de ces choses qui vont paraître
d'une singularité un peu forte à beaucoup d'esprits? supérieur au
texte même si vanté de l'original.

  [63] _Pays_, 11 mai 1858.

  [64] P. Jannet.

En effet, l'_Imitation de Jésus-Christ_ est regardée presque par tout
le monde comme un incomparable chef-d'oeuvre. Ce livre de moine, écrit
dans le clair et profond silence d'une cellule, a rencontré la gloire,
cette fille de la foule et qui passe comme sa mère (_sic transit
gloria mundi_), mais qui, pour lui, s'est arrêtée. Ce n'était pas
assez. De la gloire à la popularité, il n'y a que quelques marches...
à descendre. De glorieux, le livre est devenu populaire. Et ce n'était
pas assez encore: il a pris les colossales proportions d'un lieu
commun.

Or, le lieu commun, cette chose respectée, c'est la gloire devenue
momie, c'est son embaumement pour l'immortalité, et qui y touche
semble faire du paradoxe et du sacrilège. Nous l'oserons pourtant
aujourd'hui, puisque l'occasion s'en présente. Nous oserons regarder
dans cette gloire pour en chercher le mot, s'il y en a un au succès
d'un livre universellement accepté par les gens pieux, et même par les
impies.

Les chrétiens, qui veulent, eux, imiter Jésus-Christ, n'ont pas
travaillé seuls à ce succès. Les philosophes, qui n'ont pas
précisément la même visée, y ont travaillé autant que les chrétiens.
Étaient-ils vaincus par le charme qui s'exhalait de ce livre d'une
simplicité si pénétrante? Quelques bonnes âmes un peu badaudes l'ont
cru peut-être; mais non! ils n'étaient pas vaincus.


II

C'est Fontenelle, cette belle autorité religieuse et même littéraire,
qui a écrit le mot fameux et qu'on cite toujours quand il est question
de l'_Imitation_: «L'_Imitation_ est le premier des livres humains,
puisque l'Évangile n'est pas de main d'homme.» Seulement,
rappelons-nous que quand il grava cette ingénieuse inscription
lapidaire pour les rhétoriques des temps futurs il s'agissait de la
traduction de monsieur son oncle, le grand Corneille, et que, sans
cette circonstance de famille, l'_Imitation_ lui aurait paru moins
sublime. De plus, avec tout son esprit, Fontenelle disait deux bêtises
dans son mot fameux, si ce n'est trois, ce pauvre Tircis!

D'abord, l'Évangile n'est point écrit des mains de Jésus-Christ, mais
de la main de saint Mathieu, de saint Luc, de saint Marc et de saint
Jean, et, d'ailleurs, Jésus-Christ était aussi un homme. Inspirés,
oui! martyrs plus tard, c'est-à-dire témoins, les évangélistes ne sont
que des hommes... inspirés! et par ce côté le mot de Fontenelle est
pourpré et faux comme l'est un madrigal. Il n'en était pas un
pourtant;--c'était une précaution. On sait s'ils s'entendent en
précautions, messieurs les philosophes!

Fontenelle, impie et lâche comme toute la secte qu'il précédait et
dont il est un des ancêtres, écrivait alors Mero et Énégu, ou Rome et
Genève, et le sournois se préparait, avec son mot sur l'_Imitation_,
un bouclier contre Louis XIV et la régence. Saint-Évremond, qui ne
valait pas mieux que Fontenelle par la moralité réfléchie ou par la
moralité instinctive, mais qui lui était très supérieur par le talent,
Saint-Évremond était plus hardi;--mais il était en Angleterre, cet
asile contre la France toujours.


III

Mais, faux par l'accessoire, le mot est faux aussi en lui-même.
L'_Imitation_ n'est point et ne saurait être le premier des livres
humains, car il n'est pas humain de confondre la cité domestique et la
cité monastique comme le faisait le vieux Tircis, qui ne comprenait
pas plus l'une que l'autre, et comme le feraient tous ceux qui ne
verraient pas que l'_Imitation_ est une oeuvre exclusivement monacale.
Pour qui la lit, en effet, avec le genre d'esprit et d'attention qui
pénètre les livres, celui-ci, pâle, exsangue, d'un amour exténué, avec
son expression bien plus métaphysique que vivante, s'adresse
formellement et essentiellement à des moines, tournant le dos au monde
proprement dit, voulant rendre le correct plus correct, proposant--et
il ne faut pas s'y tromper! car la méprise serait grossière,--la vie
parfaite et de conseil, et non pas la vie de précepte. Si l'on avait
dit de l'_Imitation_ qu'elle était le premier des livres de moines,
l'erreur eût été moindre; mais ce n'eût pas été le vrai encore.

N'y eût-il que la grande sainte Thérèse,--et il y en a d'autres,--il
est des mystiques d'un ordre bien plus translucide, bien plus embrasé,
bien plus enlevant que l'auteur de l'_Imitation_, quel qu'il ait
été... On dit même, chose étrange et assez ignorée! que son mysticisme
ne parut pas toujours sûr à Rome. Un jour on l'y a signalé comme
inclinant vers l'erreur qui s'est appelée Jansénisme, sur cette
terrible question de la nature et de la grâce. Mais le succès couvrit
tout de son bruit, et il n'est pas jusqu'au nom du chancelier Gerson,
sur le compte duquel on mit ce livre d'ascétisme doux, qui ne dut lui
être une fière réclame,--comme nous disons maintenant,--après le
deuxième concile de Constance. C'est à lui encore aujourd'hui, à Jean
Gerson, dont ils ont fait un grand portrait, trop flatté, dans leur
introduction, que Ch. d'Héricault et Moland attribuent l'honneur de ce
livre, malgré les germanismes qui révèlent évidemment une autre main.

Du reste, ce nom même était inutile. Rigoureusement parlant, le ton
seul du livre suffisait pour expliquer son succès, car le monde est
pour les livres ce qu'il est pour les hommes. Il ressemble à l'ombre
du poète persan: fuyez-le, il vous suit; suivez-le, il vous fuit. Et
voilà pourquoi surtout le monde s'est précipité, sans l'atteindre,
vers cette ombre vague de moine blanc masqué jusqu'aux yeux de son
capuchon, et qui fuit tout là-bas, dans les entre-colonnements d'on ne
sait plus quel monastère! L'ombre blanche est restée pour jamais une
ombre fuyante. Quelles que soient les raisons d'affirmer la
personnalité de l'auteur de l'_Imitation_, elles ne sont pas telles
cependant qu'on puisse les admettre en toute certitude, et cet inconnu
que quelques-uns appellent Jean Gerson, d'autres A. Kempis, d'autres
encore Jean Gersen, abbé de Verceil, n'en est pas moins toujours un
anonyme de l'histoire. On ne l'a point assez remarqué, le monde, cet
ennuyé et ce capricieux, aime à la fureur les contrastes. Il aime les
langages étranges et étrangers, et cette voix de moine en était une,
par son calme même. Le monde, puisqu'il s'agit de son goût pour une
oeuvre qui ne fut jamais faite pour lui, lit avec avidité
l'_Imitation_ et ne veut pas lire l'Évangile, et les raisons de cela
ne viennent pas de l'_Imitation_. L'Évangile est littérairement
barbare, parabolique, miraculeux, ardemment imagé, et il ne se
comprend bien qu'à l'Église et dans la lumière de l'enseignement
sacerdotal, tandis que l'_Imitation_, nous l'avons dit, est
métaphysique et décolorée comme le verre d'eau claire qu'on boit sans
avoir soif et qui ne nourrit pas davantage. D'un autre côté, comme
l'_Imitation_ place la vertu très haut, le monde y applaudit, pour se
dispenser d'y atteindre. C'est si haut que c'est impossible, et l'on
se rassied dans la vie commode, en jetant à l'idéal intangible le
regard le plus tranquillement résigné... à la perte de cet idéal.

Telles sont, en fait, les raisons de cette popularité mondaine d'un
livre qui a sa valeur sans aucun doute, mais que l'opinion a exagérée.
L'opinion a fait de l'_Imitation_ un livre essentiel, et, sans nier
ses mérites raffinés en piété pratique, cela est-il juste, cela est-il
sage, à une époque comme la nôtre, où tant d'esprits inclinent, hélas!
à se créer une Église sans sacrements et un Évangile sans
surnaturel?... Une pareille disposition effraie assez les esprits qui
étudient les pentes du siècle pour donner le courage de réagir contre
un livre bien plus utile à des ascètes avancés dans la voie de la
perfection chrétienne qu'à des gens du monde, vivant dans les réalités
et les épaisseurs de ce temps. Nous voudrions poser la question à qui
aurait autorité pour y répondre, mais nous ne la résolvons pas.
Seulement, si nous n'entrons pas plus avant dans ce point de vue
pratique qu'il est impossible de ne pas ouvrir quand il s'agit d'un
livre chrétien, il nous reste à connaître le côté littéraire de
l'_Imitation_ comme oeuvre humaine, et nous allons l'examiner.


IV

Eh bien, par ce côté-là comme par l'autre, par la forme comme par le
fond, l'_Imitation_ n'est pas en rapport avec l'admiration
traditionnelle qu'elle a inspirée! Un homme de nos jours, tout
ensemble métaphysicien et poète, et dont l'habitude n'est pas de céder
aux influences du monde qui l'entoure, a dit de l'_Imitation_ qu'elle
avait été laissée sur le seuil du moyen âge pour donner l'envie d'y
pénétrer. S'il avait parlé en ces termes de l'_Internelle
Consolacion_, dans sa langue artiste et populaire, le mot aurait
peut-être été vrai; mais, appliqué au texte latin de l'original, un
tel mot n'est plus que poétique. Non! l'_Imitation_ ne traduit pas le
moyen âge avec cette puissance qu'il est impossible d'y résister.
Cette vignette de l'âme et de Jésus-Christ, qui ressemble à la
patiente enluminure des marges d'un missel, n'égale pas, sous son
latin de cloître harmonieux et limpide, les figures idéales, mais si
profondément touchantes dans leur sainteté émaciée et splendide, de
frère Ange de Fiesole (un moine aussi), le plus profond interprète du
moyen âge, ni même les lignes expressives et nettes d'Overbeck, aussi
loin pourtant que l'homme l'est de l'ange, du monastique Angelico.

Dans l'_Imitation_, rien de pareil. Toute intention y est diminuée.
L'Évangile y est sous le précepte, mais comme le feu derrière un
écran, comme la vérité derrière un voile, comme le Sinaï derrière un
poète sonore et pur. On dirait du Lamartine, maintenu par la règle,
avec des adjectifs de moins et une simplicité plus austère. Quant à la
profondeur, qu'on a souvent prétendu y voir, ce n'a jamais été qu'un
mirage, car ce qu'elle est le moins peut-être, cette conversation
intérieure d'un coeur presque vierge dans un coin de chapelle, c'est
d'être un livre fouillé et profond. Pour les âmes circoncises qui
habitent la thébaïde des monastères, ce qui est dit dans l'_Imitation_
de l'amour et des autres passions humaines peut sembler des
découvertes terribles et le coeur humain montré jusque dans ses
fondements; mais qui a passé par les vieilles civilisations, qui a lu
les moralistes modernes, n'est ni révolté ni surpris de cette
balbutie. Ceux qui ont reçu les coups du monde et les morsures du
monde, trouvent ce livre sans forte connaissance du fin fond du coeur.
Il ne descend pas dans cette vase saignante, et c'est, en somme, un
innocent enfantelet de livre, même dans sa conception du péché.

Telles sont les qualités et les défauts de l'_Imitation_, que nous
retrouvons aujourd'hui, avec des qualités qui s'ajoutent aux siennes,
dans cette langue aimable de l'_Internelle Consolacion_, bien
préférable, selon nous, au latin décharné et abstrait de l'original.
La langue du XVe siècle, plus étoffée, plus concrète, plus vivante
enfin, a un mouvement, une mollesse et des images que l'ascétique
auteur de l'_Imitation_ se serait peut-être interdites comme un péché
et qui ôtent à sa pensée sa rigidité et la frigidité monacales. Comme
on voit tout ce que l'on veut dans les livres qu'on aime,
l'imagination de ceux qui sont épris de l'_Imitation_ y a mis aussi de
la tendresse; mais il n'y en a pas plus que dans tous les livres
d'oraison, et même il y en a beaucoup moins. On a pris le ton du genre
pour une qualité individuelle du livre et de l'auteur.

Eh bien, dans la langue de l'_Internelle Consolacion_ s'est coulée
cette tendresse absente et cette grâce chaste dont le livre manquait
primitivement! La pensée droite et byzantine du moine a trouvé une
draperie flottante qui lui va bien. Il n'en est que mieux à genoux sur
sa dalle d'y traîner cette robe à longs plis... Ici donc, et pour la
première fois, voici une traduction qui ajoute à la valeur de
l'original. L'écrivain de l'_Internelle Consolacion_, qui a partagé la
destinée de l'auteur de l'_Imitation_ (l'anonyme convenant, comme le
silence de leur règle, à ces hommes humbles qui ne vivaient, comme
disent les saintes chroniques, que sur la montagne de l'éternité, _in
monte æternitatis_), l'écrivain ignoré de l'_Internelle Consolacion_
ne s'est point attaché à la glèbe du mot à mot de son auteur. Il n'en
a pris que l'esprit même et l'a vêtu comme un pauvre qu'on veut
réchauffer. Avec sa langue feuillue et abondante il s'est roulé autour
de la pensée simple et nue de l'original, et il a fait de cette pensée
sèche ce que la guirlande de pampre et de vigne fait d'un thyrse qui,
primitivement, n'était qu'un bâton.


V

Ainsi, nous n'hésitons point à le répéter, de toutes les traductions
qui ont été faites du livre de l'_Imitation_, et elles sont
nombreuses,--depuis celle du chancelier de Marillac, rééditée de nos
jours, et dans laquelle on a une naïveté bien inférieure à celle de la
traduction du XVe siècle, jusqu'à celle que s'imposa Lamennais (il
était chrétien alors), pour mortifier, je crois, son génie,--la
meilleure, celle-là qui complète le mieux son auteur en le traduisant,
est celle que d'Héricault et Moland nous ressuscitent. Toutes les
autres ne valent pas le texte, parce qu'elles veulent seulement nous
le donner. Malgré le succès qui s'est attaché à l'entreprise de
Lamennais, comme s'il était de la destinée de l'_Imitation_, ce livre
heureux, de créer des succès à ses traducteurs eux-mêmes, combien
n'avons-nous pas souffert de voir le génie éclatant et sombre de
l'auteur de l'_Indifférence_ se débattre dans un genre de travail si
antipathique à sa nature! Le parti qu'il a pris d'être simple en
traduisant cette simplicité l'a fait verser dans ce que nous appelons
l'inconvénient de l'_Imitation_, c'est-à-dire la métaphysique.

S'il en est ainsi de Lamennais, que pouvons-nous dire de Beauzée le
grammairien, et de Le Maistre de Sacy le janséniste! Quant à
Corneille, ce n'est pas un traducteur, quoiqu'il ait voulu l'être:
c'est Corneille. Il y a des choses cent fois dignes de l'auteur de
_Polyeucte_ dans sa paraphrase, mais c'est précisément pour cela qu'il
ne traduit pas ce livre d'ombre, fait par une ombre qui n'a qu'une
voix comme un souffle,--la voix de l'esprit,--et qui semble sortir
d'un _in pace_. Le génie de Corneille déborde tout, et l'agrafe de son
vers ne le retient pas même à son auteur. Évidemment cet homme-là
n'est pas fait pour suivre. L'écrivain quelconque de l'_Internelle
Consolacion_ déborde aussi son texte, mais il ne le transforme pas, il
ne le transfigure pas avec cette toute-puissance qui fait qu'il n'y a
plus là que du Corneille. Il l'orne, il l'atourne, il l'amollit, il
lui communique de certains charmes; mais il ne le dévore pas, comme
Corneille, pour en jeter, après, les cendres aux vents.


VI

Les éditeurs actuels de l'_Internelle Consolacion_, Charles
d'Héricault et Moland, connus déjà par des travaux d'une érudition qui
ne se contente pas de rechercher, mais qui pense, ont fait précéder
leur travail d'une Introduction très fermement écrite, dans laquelle
ils ont agité toutes les questions littéraires qui se rattachaient,
soit à l'_Imitation_ elle-même, soit à l'_Internelle Consolacion_ qui
en est sortie. Quoique touchées en bien des points avec compétence et
sagacité, ces questions n'ont pas cependant été amenées par les
spirituels éditeurs au point de lumière qu'ils auraient souhaité et
qu'une critique plus minutieuse que la nôtre pourrait exiger. Nous
sommes, nous, très coulants sur ces sortes de questions: quel fut
l'auteur de l'_Imitation_? quel fut l'auteur de l'_Internelle
Consolacion_? ces deux anonymes.

Pourvu que nous ne tombions pas dans le système rasé de bien près par
les éditeurs, à la page 14 de leur Introduction, dans cette immense
bourde allemande, qui a décapité Homère et qui répugne à la
constitution même de l'esprit humain, que nous importe de savoir si
l'auteur de l'_Imitation_ s'appelait A. Kempis ou de toute autre
réunion de syllabes! C'est une question de bal masqué. Ce qu'il y a de
certain, c'est que ce fut un moine, comme Homère fut un poète, un
moine dont l'individualité n'eut probablement de nom que devant Dieu,
et ce qu'il y a de certain encore c'est que ce ne fut point Gerson,
malgré la croyance des éditeurs, mêlée pourtant d'un invincible doute.
Gerson, à notre estime, ne fut ni l'auteur de l'_Imitatio Christi_ ni
celui de l'_Internelle Consolacion_. Les germanismes du texte latin le
prouvent suffisamment pour l'_Imitation_, et, pour l'_Internelle
Consolacion_, le génie de Gerson lui-même, qui n'eut jamais le
moelleux et le laisser-aller du livre délicieux remis en lumière
aujourd'hui.

Il n'y a pas de mal, d'ailleurs, à ce qu'un peu de mystère et de
l'esprit du moyen âge restent sur ces points en litige. Le génie du
moyen âge est essentiellement silencieux. Ces hommes, qui vivaient les
yeux au ciel ou baissés sur la poussière de leurs sandales, se
souciaient bien de cette bavarderie qu'on appelle la gloire et des
commérages que l'avenir devait faire, un jour, sur leur tombeau!

    FIN



  TABLE


  DÉDICACE                                                   V

  PRÉFACE                                                 VIII

  Saint Thomas d'Aquin                                       1

  Jean Reynaud                                              12

  Donoso Cortès                                             29

  Saisset                                                   45

  Saint-René Taillandier                                    59

  Jules Simon                                               73

  Vera                                                      86

  Du mysticisme et de Saint Martin                          99

  L'abbé Mitraud                                           117

  Ernest Renan                                             133

  Gorini                                                   161

  Doublet et Taine                                         175

  Pascal                                                   189

  Auguste Martin                                           203

  Buffon                                                   217

  Saint-Bonnet et le Père Daniel                           233

  Le P. Lacordaire                                         249

  Montalembert                                             265

  Philosophie positive                                     279

  Philosophie politique                                    297

  P. Enfantin                                              311

  Le P. Ventura                                            323

  Le docteur Tessier                                       337

  Flourens                                                 351

  Eugène Pelletan                                          365

  Saint Anselme de Cantorbéry                              381

  L'Internelle Consolacion                                 397



      *      *      *      *      *



Note du Transcripteur

Les erreurs clairement introduites par le typographe ont ete corrigees
L'orthographe d'origine a ete conservee et n'a pas ete harmonisee.
Certaines parties de chapitres ont été renommées afin de respecter
l'ordre chronologique et faciliter la lecture:

    P 158 partie V dans l'original, renommée VII,
    P 165 partie  I dans l'original, renommée II,
    P 189 renommée I, numérotation inexistante dans l'original,
    P 196 partie I dans l'original, renommée III,
    P 212 partie VI dans l'original, renommée IV,
    P 265 renommée I, numérotation inexistante dans l'original,
    P 297 renommée I, numérotation inexistante dans l'original,
    P 323 renommée I, numérotation inexistante dans l'original,
    P 334 partie VI dans l'original, renommée V,
    P 335 partie VII dans l'original, renommée VI,
    P 408 partie IV dans l'original, renommée VI.





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