By Author | [ A B C D E F G H I J K L M N O P Q R S T U V W X Y Z | Other Symbols ] |
By Title | [ A B C D E F G H I J K L M N O P Q R S T U V W X Y Z | Other Symbols ] |
By Language |
Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ] Look for this book on Amazon Tweet |
Title: L'Illustration, No. 0047, 20 Janvier 1844 Author: Various Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 0047, 20 Janvier 1844" *** L'Illustration, No. 0047, 20 Janvier 1844. L'ILLUSTRATION, JOURNAL UNIVERSEL. N° 47. Vol. II.--SAMEDI 20 JANVIER 1844. Bureaux, rue de Seine, 33. Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an, 30 fr. Prix de chaque Nº, 75 c.--La collection mensuelle br., 2 fr. 75. Ab. pour les Dép.--3 mois. 9 fr.--6 mois, 17 fr.--Un an, 32 fr. pour l'Étranger. -- 10 -- 20 -- 40 SOMMAIRE. Hudson Lowe. _Portrait d'Hudson Lowe; Longwood_.--Courrier de Paris.--Histoire de la Semaine. _Portrait d'O'Connell et de ses sept coaccusés; Maison d'O'Connell; Cour du Banc de la Reine, à Dublin_.--Inventions nouvelles. Locomotion sur les chemins de fer. Rectification.--Romanciers contemporains, Charles Dickens. Expériences américaines; Martin prend un associé; Vallée d'Éden en perspective. (Suite.)--Monument de Molière. _Statue en bronze de Molière_, par M. Seurre aîné; _la Muse enjouée et la muse grave_, deux statues en marbre, par M. Pradier; _Médaille commémorative; vue du Monument de Molière pendant l'inauguration_.--Les Caprices du Coeur, nouvelle, par Marc Fournier. (Suite et fin.)--Algérie. Description géographique de la province de Constantine. (Suite et fin.) _Débarquement de troupes; Vue de Constantine; Portraits de Hussein, bey d'Alger, et de Hadj-Ahmed, bey de Constantine; Campements français et arabes_.--Bulletin bibliographique. Notice sur la vie de Bernard Palissy. --Annonces.--Modes. _Une Gravure_.--Rébus. Hudson Lowe. HUDSON LOWE!--Pourquoi donc le nom et le portrait de cet Irlandais se montrent-ils aujourd'hui sur la première page de notre journal? Nous-même, nous l'avouons, nous avons éprouvé d'abord une vive répugnance à céder à un pareil homme la place qu'ont honorée tour à tour, pendant un seul mois, un grand poète, un noble enfant du peuple, un savant agronome.--Casimir Delavigne, Brune et Dombasle, pardonnez-nous! cet outrage apparent est encore un hommage rendu à vos talents et à vos vertus. A coté de vos noms célèbres, l'histoire conservera éternellement dans ses annales le nom désormais immortel de Hudson Lowe. Autant vous êtes dignes d'estime et de reconnaissance, autant il mérite de mépris et de haine. A vous la gloire, à lui la honte! C'est aussi pour la presse un devoir sacré de vouer à l'exécration de tous les siècles futurs les hommes qui, comme Hudson Lowe, se sont rendus fameux par leurs vices ou par leurs crimes. Hudson Lowe naquit en 1770, nous ne savons en quelle contrée de l'Irlande. Sa famille était honorable; il fit, à ce qu'il paraît, de bonnes études, car il parlait facilement plusieurs langues, et il possédait,--ses plus grand-ennemis en conviennent,--une certaine masse de connaissances positives. Une bonne mémoire, tel était le seul don que la nature avait consenti à lui faire; sous tous les autres rapports, elle s'était montrée atrocement cruelle envers lui: «Taille commune, mince, maigre, sec, rouge de visage et de chevelure, marqueté de taches de rousseur, des yeux obliques, fixant à la dérobée et rarement en face, recouverts de sourcils d'un blond ardent, épais et fort proéminents. Il est hideux, disait Napoléon en terminant ce portrait, c'est une face patibulaire; quelle ignoble et sinistre figure que celle de ce gouverneur, dans ma vie je ne rencontrai rien de pareil.» L'âme était bien digne de son enveloppe terrestre; elle n'avait que de mauvais penchants, dont l'éducation essaya vainement de comprimer le développement hâtif. Les vices nombreux qui s'en emparèrent de bonne heure triomphèrent sans combat, car ils n'y rencontrèrent pas une vertu. En 1808, Hudson Lowe était lieutenant-colonel et commandant de l'île de Capri, dans la baie de Naples. Comment avait-il employé les trente-huit premières années de sa vie? Qu'importe, après tout? D'abord chirurgien, il entra dans un régiment de ligne en qualité d'aide-major; son colonel, reconnaissant des remèdes qu'il lui avait ordonné de prendre pendant une maladie, lui fit cadeau d'une sous-lieutenance. Nommé lieutenant en 1791, il servit successivement à Gibraltar, à Toulon, en Corse, en Portugal, en Égypte, mais nulle part il ne se distingua par une action d'éclat. C'était un de ces militaires qui ne se battent jamais, ni en temps de paix ni en temps de guerre. A l'armée, il maniait plus souvent et plus habilement lu plume que l'épée; aussi exerça-t-il tour à tour les fonctions d'officier payeur, d'aide-trésorier-général, de député-juge-avocat, de sous-inspecteur de la légion étrangère et de secrétaire d'une sorte de commission établie à Malte, _for the adjustments of claims_. Nommé, le 5 juin 1800, major de tirailleurs corses, mis à la demi-solde en 1802: il reçut en 1803 un autre brevet de major dans le 7e régiment d'infanterie. Ce fut alors que lord Hobard le chargea de missions _secrètes_ en Portugal et en Sardaigne; l'année suivante, il compléta le cadre des tirailleurs royaux de la Corse, et il fut nommé lieutenant-colonel de ce corps. Après avoir servi à Naples sous sir James Croi, puis en Sicile, il eut enfin l'honneur de commander seul cinq compagnies dans l'île de Capri (1806), c'est-à-dire de devenir le chef des espions que l'Angleterre entretenait à grands frais dans ces parages. [Illustration: Hudson Lowe, décédé le 10 janvier 1844.] Il occupait ce poste, depuis deux ans et demi, se laissant grossièrement tromper par tous ses espions, lorsque le général Lamarque vint l'attaquer à l'improviste, avec 1800 hommes, dans une forteresse qui passait pour inexpugnable; trois jours après, Hudson Lowe capitulait. Ce fut son seul fait d'armes. Il alla en Sicile se réunir au corps d'armée commandé par le lieutenant-général sir John Stuart, et sa sotte confiance dans ses espions, dont il continuait à être la dupe, fit échouer une expédition habilement combinée.--Sans la stupidité de Hudson Lowe, Murat perdait, à cette époque, la couronne de Naples. [Illustration: Longwood, maison habitée par Napoléon à Sainte-Hélène.] Malgré ces échecs humiliants, Hudson Lowe conserva sa faveur. Le ministère anglais avait su apprécier sa rapacité et ses vices. Un pressentiment secret l'avertissait déjà que ce soldat sans courage et cet espion sans intelligence deviendrait bientôt un bourreau nécessaire. Nous ne le suivrons ni à Zanthe ni à Céphalonie; mais en 1813, nous le retrouverons _seritano_ de Blucher, comme disait Napoléon à Sainte-Hélène. --Attaché à la personne de ce général en qualité de commissaire du gouvernement anglais, il entra en France avec les _alliés_, et, «bien qu'il n'ait pas commandé des armées contre. Napoléon, il se vanta de lui avoir fait plus de mal que s'il eût été à la tête de 100,000 hommes, par les renseignements qu'il fournit au congrès de Châtillon.» Ses nouveaux services d'espion et de scribe obtinrent leur récompense. En janvier 1812, il avait été nommé colonel; le 4 juin 1814, il fut élevé au rang de major-général, et, quelques mois plus tard, il devint _sir Hudson Lowe_; le ministère anglais lui conféra le titre de chevalier. Pendant l'occupation, sir Hudson Lowe commanda la ville de Marseille, et les royalistes, qui lorgnaient la majorité du conseil municipal, cédèrent à la funeste idée de lui offrir une épée d'argent en témoignage de leur reconnaissance. Ne devons-nous pas leur pardonner? Ils péchaient par ignorance. Les Cent Jours passèrent comme un éclair qui brille et disparaît dans une nuit triste et sombre. Napoléon trahi perdit la bataille de Waterloo. Quand il se vit vaincu, il eut assez de grandeur d'âme «pour se mettre volontairement sous la protection du plus puissant, du plus constant, du plus généreux de ses ennemis.» Le ministère anglais,--car la nation en est innocente, «perdit la foi britannique dans l'hospitalité du _Bellerophon_.» A peine son ennemi se fut-il livré de bonne foi, il l'immola. «Les puissances alliées avaient déclaré que Napoléon Bonaparte était leur prisonnier, et elles en remettaient spécialement la garde au gouvernement britannique. --Castlereagh et Bathurst surent se montrer dignes de cette preuve de confiance.--Ils avaient inventé Sainte Hélène, mais le climat de Sainte-Hélène ne tuait pas assez vite, il lui fallait un complice. Honte et gloire à eux: ils trouvèrent sir Hudson Lowe.» Mais à quoi bon raconter ici les détails de cet odieux assassinat? Qui ne les a toujours présents à la mémoire? qui ne peut les lire dans les ouvrages de Las Cases, de Gourgand, d'O'Meara, de Montholon, d'Antommarchi? Quant à moi, je ne me sens pas le courage, en vérité, de résumer ici une aussi triste histoire. A peine Napoléon eut-il aperçu sire Hudson Lowe, il s'écria; «On pourrait m'avoir envoyé pire qu'un geôlier!» Cette crainte devint une certitude. Napoléon eut bientôt des motifs graves pour dire à son infâme geôlier: «Nous vous croyons capable de tout, _mais de tout..._ Vous êtes pour nous un plus grand fléau que toutes les misères de cet affreux rocher. Vous n'avez, jamais commandé que des vagabonds et des déserteurs corses, des brigands piémontais et napolitains... Vous n'avez jamais été accoutumé à vivre avec des gens d'honneur.»--Un jour, sir Hudson Lowe avant répondu qu'il n'avait pas recherché la mission dont il était chargé:» Ces plaies ne se demandent pas, lui dit son prisonnier: les gouvernement les donnent aux gens qui se sont déshonorés.»--Le gouverneur invoqua alors son devoir, et se retrancha derrière les ordres ministériels, dont il ne pouvait s'écarter. «Je ne trois pas, repartit vivement l'Empereur, qu'aucun gouvernement soit assez vil pour donner des ordres pareils à ceux que vous faites exécuter.» Au lieu des atrocités et des turpitudes de sir Hudson Lowe, rappelons plutôt les belles paroles que Napoléon faisait traduire sur son lit de mort par le général Bertrand au docteur Arnold: «J'étais venu m'asseoir aux foyers du peuple britannique; je demandais une loyale hospitalité, et, contre tout ce qu'il y a de droits sur la terre, on me répondit par des fers. J'eusse reçu un autre accueil d'Alexandre; l'empereur François m'eût traité avec égard; le roi de Prusse même eût été plus généreux. Mais il appartenait à l'Angleterre de surprendre, d'entraîner les rois et de donner au monde le spectacle inouï de quatre grandes puissances s'acharnant sur un seul homme. C'est votre ministère qui a choisi cet affreux rocher, où se consomme en moins de trois années la vie des Européens, pour y achever la mienne par un assassinat. Et comment m'avez-vous traité depuis que je suis exilé sur cet écueil? Il n'y a pas une indignité, pas une horreur dont vous ne vous soyez fait une joie de m'abreuver. Les plus simples communications de famille, celles mêmes qu'on n'a jamais interdites à personne, vous me les avez refusées. Nous n'avez laissé arriver jusqu'à moi aucune nouvelle, aucun papier d'Europe; ma femme, mon fils même, n'ont plus vécu pour moi; vous m'avez tenu six ans dans la torture du secret. Dans cette île inhospitalière, vous m'avez donné pour demeure l'endroit le moins fait pour être habité, celui où le climat meurtrier du tropique se fait le plus sentir. Il m'a fallu me renfermer entre quatre cloisons, dans un air malsain, moi qui parcourais à cheval toute l'Europe! Vous m'avez assassiné longuement, en détail, avec préméditation, et, l'infâme Hudson a été l'exécuteur des hautes-oeuvres de vos ministres. Vous finirez comme la superbe république de Venise, et moi, mourant sur cet affreux rocher, privé des miens et manquant de tout, je lègue l'opprobre et l'horreur de ma mort à la famille régnante d'Angleterre.» «J'en écrirai à mon gouvernement, j'exécute les ordres de mon gouvernement.» Telles étaient les seules réponses de sir Hudson Lowe aux trop justes reproches qu'on lui adressait de toutes parts. Amère dérision! ses _Mémoires_ prouveraient-ils que les ordres qu'il reçut étaient réellement impitoyables, il n'en serait pas moins coupable. Toute réhabilitation d'un pareil homme; est à jamais impossible. Qui donc l'obligeait à les exécuter, ces ordres? qui? sa cupidité et sa méchanceté! Il pouvait être sévère, mais grand; il fut atroce et lâche! S'il eut eu seulement un peu de coeur, il eût répondu à son gouvernement ce que le vicomte d'Orthuz répondit jadis à Charles IX.--Mais quelle erreur est la mienne! ce misérable n'a pas un seul défenseur, même en Angleterre... et je persiste à l'accuser. Quand Napoléon exhala son dernier soupir, sir Hudson Lowe se hâta de quitter Sainte-Hélène; le bourreau avait peur sans doute de rencontrer l'ombre menaçante de sa victime. Il rapportait en Europe une fortune de millions de fr. --Le ministère anglais,--nous rougissons de le dire,--le reçut connue un héros. Mais son triomphe fut de courte durée.--L'heure de la vengeance et de l'expiation devait suivre de près celle de la perpétration du crime. Au mois d'octobre 1822, arrivait à Londres un jeune homme de coeur, M. Emmanuel de Las Cases.--En 1816, sir Hudson Lowe l'avait exilé de Sainte-Hélène avec son père, dont il redoutait par instinct les terribles révélations futures. M. E. de Las Cases était malade au moment où il fut enlevé et déporté au Cap. Le docteur O'Meara essaya vainement d'obtenir un sursis: «Eh! monsieur, lui répondit le gouverneur avec impatience, que fait, après tout, la mort d'un enfant à la politique!»--M. Emmanuel de Las Cases avait donc des injures personnelles à venger; mais ce n'était pourtant ni pour lui ni pour son père qu'il s'empressait d'accourir à Londres en quittant Sainte-Hélène: il avait juré de tuer le bourreau de son Empereur, ou de périr, et il venait tenir ce noble serment. Hudson Lowe vivait alors retiré à la campagne, et il ne faisait à Londres que de courtes apparitions. Où le rencontrer? Comment le forcer à se battre sans s'exposer aux conséquences judiciaires d'un duel? M. de Las Cases consulta un avocat distingué, et, d'après ses conseils, il résolut de provoquer sir Hudson Lowe en duel sans qu'aucun témoin put affirmer qu'il fut l'agresseur. Il chercha longtemps une occasion favorable. Enfin elle se présenta. Un jour on l'avertit que sir Hudson Lowe vient d'arriver à sa maison de Paddington-Green et qu'il y passera la nuit. Il court n'installer dans un hôtel garni situé en face, et il attend avec la plus vive anxiété que son ennemi mortel sorte de son domicile.--Plusieurs heures s'écoulent. Enfin, heureuse nouvelle! il apprend que sir Hudson Lowe a envoyé chercher un fiacre; descendant à la hâte, il se promène, une cravache à la main, sur le trottoir de sa maison. Il affecte un air d'indifférence, mais il est vivement ému, et il ne perd pas un seul instant de vue la porte par laquelle sir Hudson Lowe va sortir. Soit hasard, soit pressentiment secret, quelques personnes s'arrêtent, regardent et semblent attendre un événement imprévu. D'autres curieux accourent; des groupes se forment; tout à coup la porte s'ouvre, et sir Hudson Lowe paraît sur le seuil; mais à peine a-t-il descendu la première marche, il rentre précipitamment: un moment M. de Las Cases a craint d'avoir été aperçu, et de perdre une occasion si longtemps désirée... Ce n'est qu'une fausse alarme; sir Hudson Lowe rouvre de nouveau la porte, et, se dirigeant vers le fiacre, vient heurter violemment M. de Las Cases, qui s'est précipité contre lui. «Vous m'avez insulté, monsieur, s'écrie le, bouillant jeune homme, et vous m'en rendrez raison!» En disant ces mots, il le frappe sur l'épaule d'un coup de cravache. A cette rencontre, à ces mots, à ce coup, Hudson Lowe a relevé la tête et reconnu son adversaire. Il pâlit, se trouble, et semble d'abord hésiter; puis, sans mot dire, il s'élance à son tour, son parapluie en avant, sur M. de Las Cases, qui, parant habilement ce coup, lui fait avec sa cravache, au milieu de la figure, une blessure dont la cicatrice ne pourra plus jamais s'effacer. Cependant les curieux, témoins de cette lutte, commencent à murmurer et à s'agiter. Sans réfléchir, ils prennent parti pour leur compatriote, contre un étranger. M. de Las Cases comprend qu'il est perdu peut-être s'il ne parvient pas à se les rendre favorables; sa vie dépend de sa présence d'esprit. «Cet homme a insulté mon père, s'écrie-t-il, et je viens lui en demander satisfaction.» Ces paroles et l'accent entraînant avec lequel elles ont été prononcées produisent une vive impression.--La foule s'arrête attendrie: toutefois elle hésitait encore, quand un gros gentleman saisit M. de Las Cases, et le pressant entre ses bras, s'écrie; «Vous avez bien fait, jeune homme!» Des _cheers_ étourdissants accueillent cette action et ces paroles d'un homme de coeur... M. de Las Cases a gagné sa cause devant le peuple anglais. Pendant cette scène, Hudson Lowe avait repris son équilibre assez gravement compromis, et il s'était caché dans le fiacre, où son adversaire triomphant n'eut que le temps de lui jeter sa carte et un cartel. Il allait demander à la justice la réparation de l'outrage public qu'il venait de recevoir. Il lui fallait deux témoins; il n'en put trouver qu'un, le cocher de fiacre. A la place de celui qui lui manquait, il étala sons les yeux du juge de paix qui recevait sa plainte sa joue meurtrie.--Par un hasard heureux, ce juge de paix avait dîné la veille avec M. de Las Cases, et, après une longue conversation sur la législation française, il avait conçu pour lui une vive amitié. Il le fit avertir secrètement que ses fonctions l'obligeaient à signer un _warrant_ ou un mandat d'arrêt contre lui. «Quel parti dois-je prendre? demanda M. de Las Cases à son conseil.--Enfermez-vous dans votre appartement, lui répondit celui-ci, et cassez la tête d'un coup de pistolet à quiconque oserait y pénétrer malgré votre défense. Seulement, si on parvient à mettre le _warrant_ sous vos yeux, constituez-vous prisonnier. «Ce conseil fut suivi ponctuellement. Quand les policemen se présentèrent, on leur répondit que M. de Las Cases était absent. Ils s'installèrent devant la porte de la maison, y vidèrent plusieurs pots de bière, et ne se retirèrent qu'à la nuit. Trois fois M. de Las Cases changea de résidence, ayant soin d'envoyer d'avance sa nouvelle adresse à sir Hudson Lowe; trois fois la même scène se renouvela, et il attendit vainement une réponse.--Enfin, le quatrième jour, il reçut une lettre non signée, émanant évidemment d'un personnage haut placé, dont l'auteur est toujours resté inconnu. On lui donnait le conseil de partir à l'instant même; le lendemain il serait trop tard. Il en profita, et se rendit en poste à Brighton, sous un déguisement et avec un faux passeport où il avait pris la qualité de médecin.--Un paquebot allait partir pour la France.--Il courait à l'embarcadère lorsqu'un employé de la douane l'arrêta, et après l'avoir forcé à exhiber ses papiers, se permit de lui adresser quelques plaisanteries inquiétantes.--C'était un homme envers lequel M. de Las Cases s'était montré assez dur pendant son séjour à Sainte-Hélène et qui venait de recevoir à l'instant même l'ordre de l'arrêter.--Sa position devenait difficile. Espérant encore qu'il n'était pas reconnu, il feignit de s'emporter.... Je ne vous retiens plus, monsieur le docteur, lui dit cet homme, dépêchez-vous de partir; mais, ajouta-t-il d'un ton de voix tout différent, songez que vous êtes encore en Angleterre, et souvenez-vous de moi.» En achevant ces mots, il lui tendit sa main, que M. de Las Cases serra affectueusement dans les siennes, et ils se séparèrent sans échanger un seul mot; ce langage muet était assez significatif. Le surlendemain, M. de Las Cases était de retour à Paris. L'ignoble conduite de sir Hudson Lowe souleva contre lui en Angleterre l'indignation universelle. Wellington, qui l'avait toujours protégé, le destitua d'une fonction qu'il occupait dans le régiment des _horse guards_; les membres de l'_Union_ le chassèrent de leur club; lady Holland, chez laquelle il se présenta, lui fit répondre publiquement qu'elle n'était pas visible; les journaux eux-mêmes cessèrent de le défendre. Seul le ministère continua de le soutenir: il lui donna la propriété du 93e régiment d'infanterie, propriété qui lui rapporta environ un revenu annuel de 20,000 livres sterling; mais quand il voulut aller passer le régiment en revue, les officiers déclarèrent unanimement qu'ils aimaient mieux se démettre tous de leur grade que de se soumettre à un pareil affront. Trois années s'écoulèrent. En 1825 Hudson Lowe eut l'audace de venir à Paris, et s'il fut parfaitement reçu par le roi régnant, la cour sut lui faire comprendre de mille manières qu'elle lui refusait son estime. Il s'en plaignit vaguement à Charles X. Cependant un hasard heureux avait fait découvrir sa demeure à M. Emmanuel de Las Cases qui s'était empressé de lui porter sa carte et de se mettre à sa disposition, persuadé, lui disait-il, qu'il arrivait en France tout exprès pour vider une affaire d'honneur. Sir Hudson Lowe ne répondit rien à cette nouvelle provocation, ou plutôt..... Mais, avant de l'accuser, racontons aussi brièvement que possible un événement mystérieux qui nous servira peut-être à expliquer son honteux silence. A cette époque, M. E. de Las Cases habitait Paris; il allait très-souvent à Passy, voir son père, et à Versailles, passer plusieurs jours chez des amis. Un soir du mois de novembre, à neuf heures environ, il sortait de la maison de son père et se dirigeait vers Paris, quand, au détour d'une rue isolée, un homme s'élança sur lui, et, le saisissant violemment par la taille, le frappa à quatre ou cinq reprises, avec un poignard, dans la poitrine. Sans un portefeuille et des papiers qui remplissaient la poche de son habit, M. F. de Las Cases périssait victime de cet odieux guet-apens. Heureusement il n'était pas même blessé. Se débarrasser de son assassin, s'élancer sur lui, le précipiter à terre et l'accabler de coups, fut pour lui l'affaire d'un moment. Depuis l'arrivée de sir Hudson Lowe, il portait toujours une canne à épée. Il ne l'avait pas lâchée dans la lutte, et, se relevant vivement, il essaya de tirer la lame du fourreau; mais la lame était rouillée, et il éprouva quelque résistance. Au moment où il eut enfin la satisfaction de se sentir armé, un second assassin, appelé par le premier dans une langue étrangère, fondit sur lui. S'élançant à sa rencontre, il le blessa à l'épaule et le mit en fuite. Mais, soit que l'autre homme l'eût retenu par son manteau, soit qu'il eût fait un faux pas dans l'obscurité, il tomba au milieu d'une ornière pleine de boue. Lorsqu'il se releva, ses deux assassins avaient disparu. Il courut chez son père, où il resta six semaines au lit: car, pendant la lutte, il avait reçu trois profondes blessures à la jambe. Quels étaient les auteurs ou l'instigateur d'un si lâche assassinat? L'instruction judiciaire, confiée à un homme de coeur, se poursuivit avec la plus louable activité; mais la police ne put ou ne voulut fournir aucun renseignement à la magistrature, la presse et l'opinion publique accusèrent hautement sir Hudson Lowe. Au lieu de se justifier et de solliciter lui-même une enquête, il quitta précipitamment Paris et s'enfuit en Allemagne. Singulière coïncidence, M. E. de Las Cases habitait Paris, et il allait souvent à Passy et à Versailles; sir Hudson Lowe avait trois logements, un à Paris, un à Passy, un à Versailles; le soir même de l'assassinat, il quitta celui de Passy pour n'y plus jamais revenir. Sir Hudson Lowe s'était sauvé à Francfort: le représentant de l'Angleterre lui lit l'accueil le plus honorable et l'invita à dîner. Au milieu du repas. Paris devint le sujet de la conversation, «Que s'y passe-t-il de nouveau? demanda l'un des convives.--On assure que le jeune Emmanuel de Las Cases, dont le père a suivi Napoléon à Sainte-Hélène, a été assassiné à Passy il y a quelques jours, lui répondit son voisin.--Sir Hudson Lowe a quitté Paris depuis ce déplorable événement, dit alors une voix crave; il pourra sans doute nous apprendre la vérité.» A cette accusation, sir Hudson Lowe balbutia quelques mots, et toute l'assemblée garda un profond silence. De Francfort, sir Hudson Lowe se rendit à Vienne. M. de Metternich l'invita à dîner. Quand il arriva, tous les convives étaient déjà réunis, et l'attendaient depuis un quart d'heure environ. A peine les gens de service eurent-ils prononcé son nom, qu'un officier prit son chapeau et se retira. Un second le suivit, puis un troisième, puis un quatrième... En moins de cinq minutes, ils étaient tous partis, laissant M. de Metternich seul avec son hôte. On raconte, mais nous ne pouvons garantir ce fait, que l'illustre ministre autrichien ne put retenir un éclat de rire, et qu'il pria froidement sir Hudson Lowe de lui pardonner un affront dont il déclinait la responsabilité. Ce qui est positif, c'est que sir Hudson Low ne rit pas plus à Vienne qu'il n'avait ri à Francfort. Repoussé et insulté partout en Europe, il passa en Asie. Le ministère anglais l'avait nommé, non pas, comme l'ont dit à tort quelques biographes, gouverneur de l'île de Candie, mais commandant ou gouverneur de la province de Candy, dans l'île de Ceylan. Le 11 août 1827, il débarqua à Colombo, capitale de cette nouvelle conquête de l'Angleterre... Il avait alors le grade de major-général; si les bâtiments en rade et les forts de la ville tirèrent un certain nombre de coups du canon, lorsqu'il mit pied à terre, les officiers qu'il allait commander l'accueillirent avec une froideur évidente. Quelques-uns d'entre eux ne le connaissaient pas encore, même de réputation; ils manifestèrent à leurs camarades l'étonnement que leur causait une semblable réception. «Il fut le geôlier de Napoléon à Sainte-Hélène, répondit une voix accusatrice sortie de la foule, et il deviendrait votre geôlier à tous, pour peu qu'on le payât.» Dès lors, en Asie connue en Europe, le major-général Hudson Lowe put lire sur tous les visages les sentiments d'horreur et de dégoût que sa vue seule inspirait même à ses subordonnés. Il avait beau la fuir, sa honte le suivait partout. A son retour en Europe, il débarqua à l'Ile-de-France, récemment conquise par l'Angleterre. A peine surent-ils qu'il était débarqué, les habitants de Port-Louis, Français et Anglais, s'ameutèrent et exigèrent du gouverneur son renvoi immédiat. Il n'osa pas même gagner, sans être protégé par une escorte, le navire qui l'avait amené. Le gouverneur, sachant que sa vie ne courait aucun danger, et craignant que la présence des soldats armés n'amenât une collision fâcheuse, resta sourd à ses prières.--Cependant il lui fallait quitter cette île, où il avait espéré prendre quelques jours de repos. La population tout entière le poursuivit jusqu'au rivage de ses huées et de ses malédictions. Arrivé sur le bord de la mer, son aide de camp, un de ses parents, indiqué de sa lâcheté, tira son épée, la brisa sur ses genoux, et en lançant les débris dans les vagues, il s'écria qu'il ne voulait plus servir sous les ordres d'un pareil chef. La Providence lui laissa la vie à Hudson Lowe comme pour lui donner le temps de se repentir; mais elle lui prit sa fortune. Ces quatre millions qu'il avait si honteusement gagnés à Sainte-Hélène, il les perdit à Londres dans des spéculations malheureuses d'hôtels garnis. Sa femme, la veuve d'un colonel tué à Waterloo, l'avait abandonné, et se livrait aux plus honteux dérèglements; il traîna donc, pendant les dernières années, une existence misérable: trompé dans ses affections d'époux, s'il en eut, accablé d'humiliations, méprisé de tous ceux de ses semblables qui ne le haïssaient pas, trop stupide et trop insensible pour connaître les douleurs poignantes du remords; ruiné, et n'ayant d'autres ressources que les revenus et la retraite de son grade de colonel du 50e régiment, d'infanterie, que lui valurent sans doute des droits d'ancienneté.--Quel exemple et quelle leçon! Enfin la mort eut pitié de lui; frappé d'une attaque d'apoplexie, il rendit le dernier soupir le mercredi 10 janvier 1844. Il laisse plusieurs enfants.--Loin de nous la pensée de faire rejaillir sur eux la honte de leur père! Quel que soit le nom qu'il porte, tant qu'il ne l'a pas déshonoré lui-même, tout homme a droit à l'estime loyale des gens de bien, qui ont assez de courage pour protester, par leur conduite, contre le plus absurde elle plus inique des préjugés. Tel fut cet homme, tels furent ses crimes et ses châtiments sur cette terre. Peut-être, dans cette notice rapide et nécessairement incomplète, avons-nous commis quelque erreur de détail involontaire: mais tous les faits que nous avons racontés sont puisés à des sources authentiques où nous ont été garantis par des témoins dignes de foi. Ce que nous voulions surtout, et nous espérons avoir réussi, c'était faire suffisamment connaître Hudson Lowe à la génération nouvelle, pour qu'elle léguât un jour à celle qui lui succédera les sentiments de haine ou de mépris dont nous avons tous hérité de nos pères. Nul ne peut prédire ici-bas les décisions futures de la justice divine; quant à la justice, humaine, elle a déjà prononcé; en condamnant Hudson Lowe à l'exécration de l'espère humaine tout entière, elle a fait clouer au poteau de l'infamie son nom maudit, connue un type monstrueux d'astuce, de bassesse et de cruauté. Courrier de Paris. L'inauguration de la statue de Molière a été l'affaire importante de ces jours derniers; le soin de raconter les faits authentiques de cette solennité revient naturellement à l'historiographe ordinaire de la semaine; nous le lui disputons d'autant moins, qu'il connaît Molière mieux que personne, pour avoir publié une excellente édition de ses oeuvres, et écrit sa vie avec une affection pleine de sagacité. L'ordre et la marche de cette fête du génie seront donc exposés par lui; il n'oubliera ni M. Samson, ni M. Étienne, ni M. Arago, ni M. de Rambuteau, inclinés au pied de la glorieuse statue, et y déposant, en prose plus ou moins élégante et spirituelle, l'hommage de l'universelle admiration. Pour nous, il ne nous reste qu'à exprimer un regret, qui nous a paru généralement éprouvé: c'est que l'autorité, par une prudence exagérée et sur des craintes sans fondement ait cru devoir tellement isoler cette fête littéraire, que, de populaire qu'elle devait être, elle n'a été réellement qu'une sorte de représentation particulière, jouée au bénéfice du préfet, de l'Académie, et de MM. les comédiens français; quant à la masse des citoyens de toutes sortes, qui s'apprêtait à venir pieusement assister à la cérémonie et saluer, à son tour, le bronze immortel, elle n'a pas été admise; une nombreuse armée de gardes municipaux, fermant toutes les issues, a maintenu un vide complet dans toute la longueur de la rue de Richelieu, depuis l'angle de la rue des Petits-Champs jusqu'à la place du Carrousel; ainsi, les entrées du peuple ont été généralement suspendues. Si la statue du grand homme avait pu s'animer et prendre la parole, elle aurait dit sans doute: «Laissez-les venir à moi; je leur appartiens et ils m'appartiennent; ne suis-je pas le poète de tout le monde? que tout le monde puisse approcher!» Molière, en effet, par un privilège presque sans exemple, a conquis l'universalité des affections et des suffrages. Si les classes lettrées et de fine éducation sont plus particulièrement propres à sentir les beautés hardies de ses inventions et de son style, sa franche gaieté, le naturel et l'étonnante vérité de ses peintures, et surtout son admirable bon sens, vont droit à la foule, la saisissent irrésistiblement, et pénètrent jusqu'à ses fibres les plus intimes. C'est surtout sur les hommes assemblés que Molière exerce sa toute-puissance, et que sa raison et sa saillie, gagnant de proche en proche, comme une étincelle électrique, produisent une immense explosion de plaisir et de rires. Que craignait-on en laissant cette foule, éprise de Molière, arriver jusqu'à sa statue? Avait-on peur qu'Harpagon, M. Jourdain, M. Purgon, ou quelque docteur Mathanasius, se glissât jusqu'au piédestal pour prendre sa revanche contre le poète et l'insulter? M. Jourdain est trop bonhomme, et d'esprit trop obtus, pour exercer une telle rancune; Mathanasius continue à se débattre dans les ténèbres de sa philosophie, et Harpagon a bien autre chose à faire que de songer à Molière; ne faut-il pas qu'il visite sa cassette! Quant à M. Purgon, il n'a pas coutume de parler... à des statues. Peut-être est-ce de Tartufe qu'on était inquiet; il est vrai que Tartufe se démène depuis quelque temps, lui qu'on croyait bien mort à tout jamais. Mais, non! Tartufe n'entrait pour rien dans ces terreurs; on ménage trop le saint personnage pour lui faire cette injure, et ce n'est pas pour arrêter Tartufe que les rues étaient barricadées de gendarmes.--Quoi donc, enfin?--Je ne saurais vous dire; mais la vérité est qu'on a eu peur.--Peur de quoi, encore un coup?--Peur de tout et de rien, ce qui est le fait des gens qui ne sont pas braves. Quoi qu'il en soit, on a dû regretter cet emploi soupçonneux de précautions inutiles, en voyant l'attitude calme et respectueuse des citoyens; qui cherchaient de tous côtés à entrevoir dans le lointain quelques traits de la cérémonie, à travers les fusils et les chevaux de la garde municipale. Un fait particulier m'a surtout convaincu du peu d'opportunité de ces mesures de prévoyance exagérée. A cêté de moi, sous mes yeux, un de nos plus illustres écrivains, qui occupe un haut rang dans la poésie dramatique, cherchait à se frayer passage vers le monument. «On ne passe pas!» lui cria une voix rude, et je vis mon fils d'Apollon, venu là sans doute le coeur gros d'émotion et de tendresse pour Molière, obligé de rebrousser chemin et de se retirer à pas précipités, comme un suspect pourchassé par un sergent de ville. Cependant ce n'était qu'un poète distingué, qui voulait honorer la mémoire d'un grand poète! Mais enfin la statue est découverte et debout: voilà l'essentiel; c'est une noble revanche que notre siècle donna à Molière, une glorieuse réparation des préjugés qui avaient outragé sa mort. A la place de cette statue, une fontaine a longtemps épanché ses eaux; la source n'en est pas tarie et coule encore; nous la recommandons à nos auteurs dramatiques. La tradition rapporte des merveilles de certaines ondes qui rendaient la jeunesse ou donnaient le génie.--O docteur mon ami, médecin des méchants faiseurs de drames lugubres et de comédies sans vérité et sans bon sens, quelles ordonnances leur prescrirez-vous? «Boire tous les jours un venu d'eau de la _Fontaine Molière_.» Le rude assaut livré par M. Félix Pyat à M. Jules Janin avait fait croire à une rencontre des deux adversaires, du moins la plume à la main; mais M. Jules Janin n'a pas jugé à propos de dégainer, contre la massue de son terrible provocateur, l'arme légère du feuilletoniste: il s'est adressé aux gens du roi, et le champ de bataille va se trouver transformé en chambre de police correctionnelle; le juge du camp portera toge et bonnet carré; M. Jules Janin aura pour second Me Chaux-d'Est-Ange, et Me Marie servira de témoin à M. Félix Pyat. La lutte promet, vu l'habileté des champions, un vif intérêt et passablement de scandale; malheureusement, s'il y a beaucoup d'appelés, il y aura peu d'élus. La loi sur la diffamation est positive: elle permet les plaisirs de l'audience, mais défend complètement la publicité des débats par la voie des journaux. Or, sans les journaux, point de salut pour les curieux: une simple mention de l'arrêt, voilà toute la récréation que la susceptibilité du code leur réserve. D'autre part, l'architecte du Palais-de-Justice n'a pas prévu le cas; la chambre de police correctionnelle est si petite, qu'à l'exception des juges, du procureur du roi, des parties, des avocats et des huissiers, personne ou presque personne ne peut y trouver place. Heureux donc les privilégiés qui se, glisseront dans cet étroit paradis du scandale! Si on pouvait louer des stalles d'avance, ou faire le trafic de billets comme à la porte des théâtres, le prix des places aurait un cours prodigieux; les princes russes et les lords anglais les couvriraient de roubles et de livres sterling. Quand ce ne serait que pour voir ce bon gros Jules, comme il s'appelle lui-même, cet homme de tant d'esprit et de style, mettant de côté son joli petit sifflet d'ivoire et d'or, pour se réfugier sous la robe noire du ministère public, comme un enfant qu'on a fouetté sous la robe de sa nourrice. Cette fuite de M. Jules Janin vers la police correctionnelle n'a pas obtenu l'approbation générale; on ne refuse pas à M. Jules Janin le droit de se défendre, bien s'en faut; on ne lui reproche que le choix des armes. Quoi! vous avez entre les mains l'arme la plus sûre et la plus redoutable, la plume, cent fois plus terrible que le fer, plus fine et plus aiguisée que l'acier; la plume, sous une main habile et prompte, toujours prête à la riposte: la plume, qui frappe un ennemi à droite et à gauche, le harcelle, l'étonne, le surprend, l'ébloui, le désarçonne et le laisse à terre, tout meurtri, et perce d'outre en outre à la pointe du raisonnement, de l'indignation et du sarcasme, ce triple acier qui fait d'inguérissables blessures; vous avez la plume... et vous prenez la police correctionnelle! Vous faites comme un soldat qui, se voyant attaqué en pleine rue, jetterait là le sabre qu'il porte au côté, et prierait un passant de lui prêter ses poings pour avoir raison de l'agresseur. Écrivains, quel que soit votre nom et qui que vous soyez, servez-vous toujours de votre arme naturelle; l'écusson du tout écrivain de talent et de coeur doit se composer, non pas d'une griffe d'huissier sur papier timbré, mais d'une belle plume et d'une bonne épée en sautoir. A qui la justice donnera-t-elle gain de cause? A M. Félix Pyat ou à M. Jules Janin? C'est le secret de quelques jours; le 31 janvier nous l'apprendra. Les paris sont ouverts. Et pourquoi ne parierait-on pas? la justice est capricieuse, et quelquefois, sauf le profond respect que je professe pour elle, on la prendrait pour une espèce de jeu de hasard; témoin l'aventure toute récente de _la Quotidienne_ et de _la Gazette_. Ces deux vénérables douairières ont comparu, l'autre jour, devant le jury, sous la prévention d'avoir parlé avec trop de dévouement et de tendresse du pèlerinage et du héros de Belgrave-Square; _la Gazette_, en vieille tacticienne, fit défaut le premier jour, et subit, par contumace, une condamnation à deux ans de prison et à six mille francs d'amende. Or, la condamnation par contumace ressemble à la décapitation par effigie: les gens qu'elle tue se portent tous fort bien; _la Quotidienne_, moins avisée, s'offrit bravement de sa personne, au feu de l'audience, et ne se déroba point devant M. le procureur du roi: qu'en est-il arrivé? le voici: L'Intrépide _Quotidienne_ reste bien et dûment frappée d'un an de captivité, tandis que _la Gazette_, revenant en justice sur appel, est sortie saine et sauve du combat, sans y laisser seulement une plume de ses ailes. L'une est condamnée, l'autre acquittée sur la même accusation et sur un fait complètement identique. Les audiences se suivent et ne se ressemblent pas; aujourd'hui dans un casque et demain dans un froc; le jour et la nuit, le blanc et le noir; si j'y comprends un mot, je veux être pendu, «Monsieur, vous avez eu tort d'aller à Belgrave-Square; monsieur, vous avez eu parfaitement raison.» Le poids passant du plateau de gauche au plateau de droite. La justice cependant ne chôme pas. Non-seulement le procureur du roi lui fournit depuis quelques jours des procès en diffamation et des procès de presse assez abondants; mais les attentats contre la propriété et contre les personnes ne font jamais relâche. On n'est pas encore remis de l'assassinat de la veuve Senépart, que l'assassinat de la veuve Léon vient nous redonner le frisson. C'était une bonne vieille rentière, qui habitait dans le quartier de la rue du Cherche-Midi, lieu isolé, et propice aux bandits. La veille, on l'avait vue encore pimpante et parée de sa guimpe sexagénaire. Le lendemain le portier, inquiet de ne pas l'entendre comme de coutume, donna l'éveil. Ou entre chez elle, et un ne trouve plus qu'un cadavre horriblement mutilé; deux griffons, les fidèles compagnons de sa vieillesse, étaient tristement couchés aux pieds de la victime et la contemplaient d'un oeil morne. La justice s'est aussitôt mise à la piste des assassins. Si nos pauvres petits griffons allaient renouveler l'histoire du chien de Montargis! en lisant le récit de ces horribles tragédies qui se renouvellent trop souvent, on se demande si véritablement on habite le pays le plus doux, le plus élégant, le plus civilisé du monde; si ce n'est pas, au contraire, un mensonge, et si, par quelque coup de baguette infernale, on n'a pas été, sans le savoir, soudainement transporté en terre d'anthropophages. Ces bandits affreux qui trempent ainsi leurs mains dans le sang humain, ces farouches et cruels déprédateurs sans pitié et sans âme, se comptent encore; mais les petits bandits, c'est-à-dire les escamoteurs de montres, les preneurs du cassettes, les larrons de toute espèce, ne se comptent plus. Tous les soirs la salle Saint-Martin regorge de nouveaux hôtes, héros de fausses clefs, de limes à froid et de monseigneurs. Une espèce qui se, propage et pullule particulièrement, c'est la race des escrocs qui pratiquent ce qu'on pourrait appeler le vol à la fourchette. La police vient d'en happer une demi-douzaine coup sur coup; ces vauriens ont l'air de très-honnêtes gens. A l'aide de cette mine hypocrite, d'un gant glacé et d'une botte vernie, ils fréquentent les cafés élégants et les restaurants en renom. Là, ils soupent ou dînent avec un appétit qui devrait seule donner une conscience libre. La carte payée, les voici qui tournent les talons. Le garçon les salue avec respect; puis, tout à coup, faisant son compte, il s'aperçoit que ces aimables hôtes, pour un dîner de quinze francs, ont escamoté pour soixante où quatre-vingt francs d'argenterie.--Un de ces industriels, saisi dernièrement en flagrant délit, confessait ses prouesses, et nommait l'un après l'autre tous les restaurateurs qu'il avait exploités: Véry, les Frères Provençaux, le Café Anglais, etc. Arrivé à Véfour, il se mit à sourire. Le greffier du commissaire du police lui en demanda la raison: «Ah! s'écria-t-il, ce nom de Véfour me rappelle un doux souvenir. C'est chez lui que j'ai fait mon dernier repas, et de ma vie je n'ai si bien dîné: j'ai mangé, à moi seul, deux plateaux d'argent, trois cuillers, quatre fourchettes, une salière, un couteau et une assiette de vermeil!» M. Eugène Sue a oublié le voleur à la fourchette dans ses _Mystères de Paris_. Il pourra réparer cet oubli dans le drame qu'il a taillé sur son roman, et que le théâtre de la Porte-Saint-Martin prépare à grands frais. La représentation devait avoir lieu la semaine prochaine, mais la censure est intervenue. Il paraît que ses susceptibilités sont sérieusement éveillées; le Chourineur, le notaire Ferraud, la Chouette, Trotillard et le Maître d'École sont traqués par elle et surveillés de près. M. Eugène Sue, qui a écrit son livre en pleine liberté, est obligé d'accommoder son drame selon le bon plaisir de messieurs les censeurs. Il taille, il rogne, il atténue, il adoucit; cela gêne son imagination indépendante et sa verve habituée à ne subir aucun frein. On aura beau faire cependant, il restera toujours au drame assez des terreurs et des singularités du roman pour émouvoir tout Paris. Les premiers jours de février verront éclore cette oeuvre si impatiemment attendue. Histoire de la Semaine. La discussion de l'adresse de la Chambre des Députés a, cette semaine, rempli les colonnes entières des journaux comme elle a absorbé l'attention publique. Les orateurs n'ont pas exactement suivi l'ordre que la commission avait voulu leur tracer, et la dernière phrase du projet a été précisément la première sur laquelle la lutte s'est engagée. On sait que cette phrase renferme la condamnation, en termes qu'on a eu l'intention de rendre flétrissants, puisque ce verbe s'y trouve, du pèlerinage de Belgrave-Square. M. Berryer, sentant que sa position et celle de ses amis serait fausse pendant toute la discussion, et leur rendrait difficile d'y prendre part avec liberté et autorité, si la question qui les concernait n'était préalablement vidée. M. Berryer est monté à la tribune. Le grand orateur, habitué, sinon aux sympathies, du moins au silence et à l'attention de la Chambre, a été surpris et troublé par les interruptions et les apostrophes de la majorité. Il est descendu de la tribune en protestant contre le refus de l'écouter, puis y est remonta, mais dans la première comme dans la seconde de ces tentatives, il a trop oublié qu'en présence des passions politiques il est toujours plus habile et plus sûr de prendre le parti d'attaquer que de consentir à se détendre. [Illustration: Daniel O'Connell.] M. Thiers a, dans la séance suivante, rompu le silence qu'il gardait depuis un assez long temps. Dans sa situation, il ne pouvait parler uniquement pour bien dire; c'était donc, suivant l'expression déjà employée par lui dans une autre occasion, non pas un discours, mais un acte qu'il entendait faire. Son apparition à la tribune était un événement. L'orateur a été mesuré et habile. Sa double thèse était que, dans la question du droit de visite et dans celle de la loi de dotation, le ministère a compromis, par imprudence et par faiblesse, et la Chambre et la couronne.--M. le ministre de l'intérieur lui a répondu. [Illustration: M. le docteur Gray, M. T.-M. Ray, M. T. Tierney.] Deux collèges électoraux, convoqués pour donner des successeurs, à la Chambre des Députés, à MM. Passy et Teste appelés à la Chambre des Pairs, viennent de procéder à deux élections dont le résultat a beaucoup occupé la salle des conférences. L'un, le collège de Louviers, a élu M. Charles Laffitte, concessionnaire du chemin de Paris à Rouen, et l'on a prétendu que ce choix était l'accomplissement d'un marché dans lequel, d'une part des suffrages, de l'autre un embranchement de chemin de fer, avaient été échangés. On croit que la vérification des pouvoirs du nouvel élu pourra donner lieu à une discussion animée. Il n'en sera pas de même de l'autre. M. Labaume, avocat à Narbonne, qui vient d'être élu à Uzès, entrerait incognito et inaperçu à la Chambre, n'étaient le nom et la déconvenue, de son concurrent. M. Teste fils, député élu au dernier renouvellement par l'arrondissement d'Apt (Vaucluse), à une majorité assez faible, s'était, dès le premier moment où la promotion de son père fut résolue, proposé de délaisser Apt, dont il regardait le dévouement à sa personne comme trop incertain, pour Uzès, ou, il le croyait du moins, l'amour des Teste lui semblait porté jusqu'au culte. Il eût donc donné immédiatement sa démission de député de Vaucluse pour devenir éligible dans le Gard, s'il n'avait cru devoir préalablement attendre la promesse que le ministère lui avait faite de lui donner, à la cour des comptes, un avancement auquel le retraite obtenue de son père pouvait lui tenir lieu de droit. Mais l'avancement s'est fait attendre, la démission a été d'instant en instant ajournée, et le délai pour la réunion du collège a marché. Enfin, mais trop tard, M. Teste fils, ne voyant aucune nomination ministérielle venir, a pris le parti d'écrire à la Chambre que des considérations, dont il ne lui était pas possible de décliner l'influence, le forçaient à déposer le mandat des électeurs d'Apt. Il expédiait en même temps un courrier pour faire savoir à ceux d'Uzès qu'il était leur homme. Hélas! ils n'étaient plus les siens: le nom de M. Labaume, candidat improvisé, sortait au même moment de l'urne, et M. Charles Teste n'est plus député! mais il est toujours référendaire à la cour des comptes et fils de monsieur son père: il a bien là de quoi satisfaire une noble ambition, M. le ministre des finances a déposé sur le bureau de la Chambre le projet de budget pour l'exercice 1845. Les détails ne nous en seront connus qu'après l'impression et la distribution de ce volumineux document.--En attendant, le _Moniteur_ a publié sur les recettes de l'exercice 1843 ou tableau duquel il résulte que le produit des impôts indirects, pendant l'année qui vient d'expirer, s'est élevé à 761,573,000 fr. (sauf des reliquats encore à recouvrer au 31 décembre). Le produit des mêmes impôts, en 1841, avait été de 745,673,000 fr.; il avait été, en 1842 de 751,257,000 fr. Il y a augmentation, en faveur de l'année 1843 de 18,900,000 fr. sur 1841, et de 13,316,000 fr. sur 1842--Cette augmentation provient surtout des droits d'enregistrement de greffe d'hypothèques, de douanes, du produit de la vente des tabacs, etc. Ce dernier revenu s'est élevé à 101,360,000 fr. C'est une augmentation de 6,112,000 fr. sur 1841, et de 3,616,000 fr. sur 1842. Les diminutions les plus importantes sont les suivantes: droits de consommation des sels, perçue dans le rayon des douanes (1813), 58,021,000 fr. Ils avaient été, en 1842, de 59,369,000 fr. Différence en moins: 1,345,000 fr. Droits de fabrication sur les sucres indigènes (1843), 7,394,000 fr. Ils avaient été en 1842 de 8,981,000 fr. Différence en moins: 1,587,000 fr. La progression de 1843 sur 1842 n'a été au total, on le voit, que de tiers de ce qu'avait été celle de 1842 sur 1841. La diminution des droits sur la fabrication du sucre indigène était prévue, mais celle du sel doit éveiller toute l'attention des Chambres. Encore une fois la consommation n'a pu diminuer depuis que le monopole et sorti des mains du domaine de l'État pour passer à celles de la reine Christine, avec les agents de laquelle on a traité. Qu'on surveille donc bien la perception de cet impôt, ou, mieux encore, qu'on le supprime.--Le relevé officiel des dividendes de la Banque de France, qu'un journal a mis en regard de ceux de la Banque de Bordeaux, prouve que cet établissement méconnaît ses propres intérêts, comme il dédaigne ceux du commerce, en demeurant engourdi par la timidité. En 1842 le dividende du 2e semestre a été de 72 fr. En 1842 -- -- 1er -- 66 -- -- -- 2e -- 56 pendant que la Banque de Bordeaux, qui n'avait donné qu'un dividende de 50 fr. pendant le 1er semestre de 1843, a pu l'élever à 70 fr. par la réduction du taux d'escompte de 5 pour 100 à 4. A Marseille, où l'on escompte à 2 et demi pour 100 les actions de la banque, émises à l,000 fr., sont à 1,800 et plus. [Illustration: Maison d'O'Connell.--Merrion-Square.] Parmi les nouvelles extérieures relatives à la France, on a reçu la protestation du sultan des îles Comores contre notre occupation de Mayotte. M. le ministre des affaires étrangères a déclaré à la tribune de la Chambre des Pairs qu'il n'avait nulle raison de croire à la prise de possession par les Anglais du port de Diégo-Suarez, dans l'île de Madagascar.--La principauté de Monaco est mise en émoi par un des articles du tarif du dernier traité de commerce passé entre la France et la Sardaigne. La richesse de ce petit État, ou plutôt son seul produit exportable, sont les citrons. Les habitants de Monaco déclarent que si la France ne les traite pas aussi favorablement que les Sardes; que si nos ports ne sont pas ouverts à leurs citrons aux mêmes droits qu'aux citrons de leurs rivaux, ils sont gens dépouillés et ruinés, qu'il ne leur reste pas la valeur d'un zeste. Voyons, montrons-nous de bonne composition en faveur d'un pays dont l'air national nous a tous fait danser; et si nous fermons nos bourses à ses gros sous, ouvrons du moins nos cafés à ses limonades.--On lit dans une lettre d'Ancône, du 1 janvier, le passage suivant: «L'estafette de correspondance de San-Leo a apporté la nouvelle de la mort du Français détenu mystérieusement dans cette forteresse. On sait que depuis bien longtemps un prêtre français, quelques-uns le disent ancien évêque constitutionnel, occupe l'affreux cachot où le célèbre Cagliostro termina sa vie aventureuse. C'est une sorte de citerne creusée dans le roc, et dans laquelle on fait descendre, à l'aide d'une corde, les aliments nécessaires à l'existence du prisonnier. La position ne saurait être mieux choisie pour tenir le prisonnier à l'abri de la curiosité des visiteurs. Aussi, jamais un mot n'a pu être échangé pour apprendre son nom on le secret de son crime. C'est sans doute au profond mystère dont la détention de ce malheureux est entourée qu'il en doit la prolongation indéfinie, nul n'étant directement intéressé à réclamer en sa faveur. Cependant, à l'époque de l'occupation d'Ancône par les troupes françaises, des démarches furent faites dans le but d'obtenir l'élargissement d'un prisonnier condamné sans jugement connu et que la voix publique disait être Français. La police pontificale annonça alors officiellement la mort de l'homme qu'on réclamait; et tout fut dit, car on ne pouvait pas aller fouiller les prisons de San-Leo pour s'assurer de la vérité. La même nouvelle qui se reproduit aujourd'hui aurait-elle une cause semblable, ou faut-il y croire cette fois?» M. le duc de Bordeaux a décidément quitté l'Angleterre, et le samedi 13, au soir, il débarquait à Ostende, se rendant en Allemagne. Son coupé de voyage est suis écusson; les panneaux sont simplement ornés d'un H surmonté d'une couronne ducale fleurdelisée. «Le prince, dit l'_Observateur belge_, est d'une taille peut-être au-dessus de la moyenne; il est très-blond, son teint est pâle; ses traits, où le type bourbonien est facile à reconnaître, sont réguliers; sa marche se ressent très-visiblement de la chute de cheval qu'il a faite il y a deux ans. Ce qui distingue sa physionomie, c'est un grand air de jeunesse et beaucoup de bienveillance.» Il n'a fait que traverser la Belgique et a gagné Aix-la-Chapelle et Cologne, L'Espagne voit poursuivre la restauration christinienne. [Illustration M. T. Steele, M. John O'Connell, M. S. Duffy, M. A. Barret.] La pension dont jouissait la régente, à titre de douaire, avant son émigration forcée, vient de lui être rendue. Le général Narvaez n'a plus personne et rien qui le gêne; n'ayant plus à prétendre au gouvernement, qui lui est bien entièrement dévolu, il prétend à la modestie. Il ne veut pas, dit-il, de la dignité du capitaine-général de l'armée, qui équivaut à celle de maréchal chez nous, tant qu'il lui restera quelque chose, à faire. Il lui reste à mettre les collèges électoraux à la raison, car dans les élections complémentaires les progressistes ont gagné du terrain. Quand les électeurs y songent bien! la session demeurera d'autant plus longtemps close qu'on verra plus d'inconvénient à la rouvrir.--La reine de Portugal a ouvert, le 5 de ce mois, la session des cortès à Lisbonne.--La réponse du roi Othon à l'adresse de l'assemblée, nationale a été bien accueillie. Le comité de rédaction de la constitution a eu de longues discussions sur la question de savoir si le choix des membres de la Chambre du Sénat devait appartenir au roi, et s'il devait avoir lieu à vie. Quinze voix contre six se sont enfin prononcées pour l'affirmative sur la première partie de cette question, cependant sous la condition que la loi devrait être soumise, après dix années, à un nouvel examen. [Illustration: Vue extérieure de la Cour du banc de la Reine, à Dublin.] Les débats du procès d'O'Connell et de ses coaccusés sont ouverts. Presque toute la première moitié du mois avait été remplie par des formalités préalables de procédure, par le tirage du jury, par les récusations respectives, par les protestations des conseils des accusée contre la formation d'une liste de laquelle presque tous les catholiques se sont trouvés par avance exclus. Si quelque violence du peuple de Dublin permettait au ministère anglais de congédier ses juges et de confier aux baïonnettes le soin de mettre fin à tous ces débats, M. Peel serait tiré d'un grand embarras; car, aujourd'hui, après le triage qui a été préalablement fait, quelle autorité peut avoir une condamnation? quel respect peut-elle commander? quelle irritation, quelle indignation ne fera-t-elle pas naître au contraire? Toute cette lutte préparatoire n'a point empêché O'Connell de se rendre, le 4, à un banquet à Cromwell. La population est allée au-devant du libérateur à quatre milles de là. Il y avait vingt-sept corps de métiers avec leurs drapeaux emblématiques: la pluie tombait à torrents; la foule n'en est pas moins demeurée immobile devant le balcon d'où O'Connell la haranguait. Il lui a plus que jamais recommandé de se maintenir dans la légalité; toutefois, suivant une version que nous ne trouvons du reste que dans le Morning-Hérald, il aurait ainsi soulevé le voile de l'avenir pour montrer aux impatients qu'un ne perdrait rien à attendre: «La situation du monde est telle que le gouvernement anglais ne saurait disposer de 35,000 hommes en Irlande. J'ai entendu dire que Rébecca n'était pas sans postérité. (On rit.) Le pays de Galles est en feu, et vous savez que ce genre de feu n'est pas de ceux qui éclairent ni qui vivifient. (On rit.) Les troupes anglaises pourraient bien être requises pour éteindre l'incendie». Ces mêmes troupes ne pourraient-elles pas, un jour ou l'autre, être appelées à courir après les Français, soit en Algérie, soit en Espagne? Le président d'Amérique nous vole le territoire d'Orégon, c'est-à-dire qu'il nous déclare la guerre. Dans de telles circonstances, on ne peut pas gouverner longtemps un pays par la force.»--Le 12, un des avocats, se fondant sur l'illégalité de la marche suivie pour dresser la liste, a demandé que l'ouverture des débats fût renvoyée au 1er février, afin que jusque-là toutes les irrégularités pussent être rectifiées. Sa démarche a été repoussée. Le 13, une réunion nombreuse de l'association a eu lieu à Dublin, et l'on y a rédigé une adresse à la reine et au Parlement leur dénoncer toutes les infractions à la loi contre lesquelles on avait vainement protesté devant les magistrats.--Le lord-maire de Dublin a mis sa voiture à la disposition d'O'Connell pour se rendre chaque jour de sa demeure, située dans Merrion-Square, au palais de la Cour du banc de la reine, et pour le reconduire chez lui après l'audience. C'est l'État qui fournit au lord-maire son équipage; c'est donc l'État qui se trouve voiturer son agitateur. Les autres inculpés se rendent également chaque jour, avant l'audience, chez O'Connell, dans leurs voitures particulières, et quelques-uns d'entre eux vêtus du costume de magistrats municipaux, dont ils ont le caractère. Le cortège se rend ensuite au complet au tribunal. Le nombre des accusés est, on se le rappelle, réduit, par la mort du révérend M. Tyrrell, à huit; MM. O'Connell, John O'Connell, son fils, Steele, Duffy, Harrell, le docteur Gray, Hay et le révérend M. Tierney. Nous donnons aujourd'hui leurs portraits.--Il est probable, du reste, que ces débats fourniront à _l'Illustration_ plus d'une scène à reproduire. Ils seront longs, car on s'attend à voir le procès se prolonger pendant six mois au moins. C'est le terme pour lequel les étrangers, venus en grand nombre, ont loué des appartements, en ayant soin de stipuler que la location serait prorogée si le procès n'était point terminé à cette époque. Ce délai de six mois est souvent aussi rappelé par O'Connell. «Je ne vous demande que six mois de tranquillité, a-t-il dit dernièrement encore au banquet de Cromwell, et l'Irlande sera libre,»--L'émotion des esprits est très-grande. L'exclusion de beaucoup de catholiques de la liste générale d'où devait être tiré le jury du procès, a fait revivre une irritation religieuse que l'on dit difficile à décrire. Le parti orangiste se réjouit outre mesure de ce coup d'État du _crown-office_, et de ce qu'il appelle un retour au bon vieux temps des sectaires. O'Connell se borne à dire: «Quand je serai dans un cachot, Wellington, Peel et Graham seront-ils plus puissants? et l'Irlande sera-t-elle plus satisfaite? L'injustice flagrante de ma condamnation ne servira qu'à mieux démontrer la justice du rappel,» Enfin, l'ardeur du peuple et du clergé irlandais, si pauvres et si souffrants, est entretenue par les tableaux qu'on fait passer sous leurs yeux des richesses scandaleuses des chefs de l'Église protestante. Dans un meeting tenu dernièrement, le président a lu un document authentique relatif aux énormes successions laissées par des évêques de l'Église protestante: Fowler, archevêque de Dublin, 3,750,000 fr.; Beresford, archevêque de Tuam, 6,250,000 fr.; Agar, archevêque de Cashel, 10,000,000 fr.; Sopford, évêque de Cork, 625,000 fr.; Pery, évêque de Dromare, 1,000,000 fr.; Cleaver, évêque de Fern, 1,250,000 fr.; Bernard, évêque de Limerick, 1,500,000 fr.; Hawkins, évêque de Raphoe, 6,250,000 fr.; Parter, évêque de Clogher, 6,250,000 fr.; Knox, évêque de Killaloe, 2,500,000 fr.; Stuart, archevêque d'Armagh, 7,500,000 fr.; au total, 46,875,000 fr. «Et ces hommes, s'écrie le _Morning Advertiser_, s'appellent les _successeurs des douze pauvres pêcheurs de Galilée!_ Et les oreilles de la législature se ferment lorsque le peuple se plaint, dans sa souffrance, d'aussi monstrueuses richesses!» La législature sur le mariage des officiers de l'armée vient de subir une modification. Une circulaire du ministre de la guerre porte qu'à l'avenir «un officier ne pourra obtenir la permission de se marier qu'autant que la personne qu'il recherchera apportera en dot un revenu non viager de 1,200 fr. au moins.» Cette mesure a été vivement attaquée par la presse; nous ne croyons pas qu'elle soit vue plus favorablement par les filles sans dot. Elle nous paraît arriver d'autant plus mal à propos, que nous semblons toucher au moment où les femmes vont pouvoir se créer des ressources nouvelles, et devenir notaires, avocats et médecins. Nous en trouvons la preuve dans la lettre suivante, qui mérite de ne pas demeurer inaperçue, dans les annonces de _l'Estafette_. Elle est datée du 13 janvier: «Monsieur le rédacteur, je vous remercie d'avoir, dans votre journal d'hier, fait connaître au public que madame Hahnemann est docteur en médecine homéopathique, ce dont, jusqu'à ce jour, ses amis avaient seuls connaissance. Mon litre de docteur, beaucoup plus honorable pour moi que ne le serait celui d'une principauté, n'est pas, comme vous l'avancez sans connaissance de cause, un héritage du docteur Hahnemann; _ce titre je l'ai mérité par mes travaux, et il m'a été attribué par un diplôme exceptionnel_ que j'ai reçu d'une Académie ayant le droit de me le donner, et dont les membres sont les premiers médecins homéopathes du monde après Hahnemann. Pour une femme, il est tout aussi convenable d'être médecin que soeur de charité. La différence n'existe que dans le plus d'instruction et de capacité.--Je vous prie, monsieur, et au besoin je vous requiers d'insérer ma lettre telle qu'elle est, dans votre prochain numéro. MARIE HAHNEMANN. » Un incendie, causé par l'imprudence d'un domestique, a entièrement consumé l'hôtel du ministre de la marine à La Haye, et détruit la moitié des bâtiments où étaient placés les bureaux de l'administration. Tout un quartier a été menacé de ruine, et n'a été sauvé que par le dévouement et le courage de la population, à laquelle les jeunes fils du roi se sont associés par leur activité et leurs généreux efforts. Le ministre de la marine a tout perdu. Ce brave marin fut obligé. Le soir même du sinistre, d'aller habiter un hôtel garni avec sa femme malade et ses deux filles. Le lendemain, il reçut du roi l'invitation d'aller occuper le palais que S. M. possède près du château royal. En prenant possession des appartements, le vice-amiral Ryk trouva sur une table un portefeuille contenant 25,000 fr. en billets de banque, et dans un meuble à côté un grand nombre de pièces d'étoffes précieuses destinées à composer une nouvelle garde-robe à madame Ryk et à ses filles.--A Paris, un accident qui aurait pu faire un grand nombre de victimes est arrivé au théâtre de l'Opéra-Comique. Un lustre est tombé dans la matinée d'un de ces derniers jours, et un pauvre ouvrier lampiste a été grièvement blessé. Ceci nous rappelle qu'il y a une vingtaine d'années, alors que l'Odéon était un désert abandonné, même de ses voisins, les journaux annoncèrent qu'un pareil accident était arrivé à ce théâtre, et l'un d'eux, pour rassurer complètement ses lecteurs sur les malheurs qu'il avait pu causer, s'empressait d'ajouter: «Heureusement c'était pendant la représentation.» Le quartier Saint-Jacques, qui semblait, par sa hauteur au-dessus de la Seine, devoir être constamment privé d'eaux courantes, en est maintenant richement doté: déjà une vingtaine de bornes-fontaines versent chaque jour leurs eaux depuis le Val-de-Grâce jusqu'aux environs de l'Estrapade, et, dans peu de mois, les maisons les plus élevées pourront s'alimenter d'eau provenant du puits de Grenelle. Le réservoir placé sur le point culminant de la place du Panthéon est terminé, mais l'administration diffère d'y conduire les eaux jusqu'au mois d'avril, afin de laisser aux enduits qui le recouvrent le temps d'acquérir toute la dureté dont le béton est susceptible. MM. Mary et Lefort, ingénieurs des Ponts-et-Chaussées, chargés de l'aménagement des eaux du puits de Grenelle, ont pratiqué au bassin de distribution placé près du puits même une disposition ingénieuse destinée à suspendre momentanément la distribution de ces eaux dans le cas où, par une circonstance quelconque, elles deviendraient troubles. Elle consiste en une cuvette tellement équilibrée, qu'elle bascule quand elle reçoit des eaux dont la pesanteur spécifique est supérieure à celle qui est propre à l'eau pure. Quand donc l'eau entraîne avec elle une certaine quantité de sable, la cuvette se déverse, et l'eau ne peut être admise dans les conduites de distribution. Cet appareil a déjà signalé deux époques de troubles arrivés dans les eaux du puits de Grenelle. M. Lefort avait soupçonné que la première avait quelque relation avec un tremblement de terre qui avait été ressenti dans l'ouest de la France; ce soupçon a été changé en certitude par l'observation du second trouble arrivé le 25 du mois dernier, qui a été précédé seulement de deux jours par le tremblement de terre signalé à Saint-Malo, à Cherbourg et dans plusieurs autres points de la Bretagne, le 23 décembre. Le mouvement de trépidation que le sol éprouve par les tremblements de terre détruit les berges de la rivière souterraine qui alimente les eaux jaillissantes, et en trouble la pureté. Ce phénomène, qui peut, au premier abord, paraître singulier, se représente dans tous les tremblements de terre un peu considérables. Dans celui qui a ravagé Lisbonne en 1735, toutes les sources sont devenues troubles, et plusieurs même ont cessé de couler. En Savoie, il y a vingt-deux à vingt-quatre ans, les sources d'Aix ont éprouvé une suspension momentanée à la suite d'un tremblement de terre qui s'était fait ressentir dans le midi de la France, et, lors de leur réapparition, elles étaient tellement chargées de sable et d'argile, qu'on a craint pendant longtemps que ces sources, si utiles à la santé publique et qui forment la richesse du pays, ne fussent perdues pour toujours. Nous avons dit, au début de ce numéro, que la postérité avait commencé pour l'exécrable nom d'Hudson Lowe. La mort, qui, au fait, tout en cherchant bien, pouvait facilement faire d'autres victimes du même genre, a frappé un officier distingué, d'un nom honorable, le colonel Dacis, et un magistrat estimé de la Cour de cassation, M. Tarbé. Quant à la mort annoncée de M. le duc d'Angoulême, elle a, depuis, été démentie. Inventions nouvelles. LOCOMOTION SUR LES CHEMINS DE FER. --RECTIFICATION.-- Dans l'article que nous avons consacré à l'examen du nouveau système de chemins de fer, de M. le marquis de Jouffroy (voyez p. 314), nous avons dit qu'aucune des inventions mises au jour depuis la catastrophe du 8 mai 1842 n'était apparue avec un caractère d'évidence telle que les compagnies aient dû, sous peine de félonie envers le public, s'en emparer et les appliquer à leurs chemins. Quelques lecteurs ont pu donner à nos paroles un sens plus étendu que nous n'avons prétendu le faire, et englober dans cette espèce d'arrêt de répudiation toutes les inventions, même celles, qui sont antérieures à la date du 8 mai. Telle n'a pas été notre pensée, et notre devoir d'homme loyal et cherchant la vérité nous impose l'obligation d'aller au-devant de cette interprétation et des conclusions que l'on serait tenté de tirer de ce que nous avons dit. L'exception que nous avons faite en faveur du système atmosphérique, qui, connue on le sait, est à l'état d'expérience en Irlande et le sera peut-être bientôt en France, doit s'étendre à un autre système imaginé dès 1837 par M. Arnoux, et qui a déjà réuni les suffrages de tout ce que la France compte d'hommes compétents dans cette matière. Pour beaucoup de nos lecteurs, nommer M. Arnoux, c'est leur rappeler suffisamment et l'invention et son mérite. Pour ceux qui ne la connaissent pas, nous en dirons quelques mots. M. Arnoux frappé des inconvénients que présentent dans l'exploitation des chemins de fer le parallélisme inflexible des essieux et la solidarité du moyeu de la roue avec l'essieu, inconvénients qu'on a cherché à diminuer en augmentant le rayon des courbes, a imaginé un système dans lequel les essieux sont toujours normaux à la courbe qu'ils parcourent, la première direction leur étant donnée par quatre galets conducteurs placés en contrebas du premier essieu. Il a de plus permis aux roues de tourner sur les essieux, ces derniers ne pouvant prendre qu'un mouvement horizontal autour d'une cheville verticale qui les traverse par le milieu. Notre intention n'étant pas de donner aujourd'hui, du système dont il s'agit, une description qui sera mieux placée à propos de la prochaine présentation d'un projet de loi aux Chambres, nous n'ajouterons rien sur l'invention elle-même. Nous diront seulement que l'auteur ayant soumis, en janvier 1838, un modèle de son système à l'Académie des Sciences, la commission chargée de l'examiner lui accorda son approbation et émit le voeu qu'il pût être soumis à un essai en grand. Ce voeu a été accompli par la construction à Saint-Mandé d'un chemin de fer ordinaire de 1,200 mètres de développement, présentant une succession de courbes de petit rayon, sur lesquelles l'inventeur fit, avec un train composé de six voiture chargées et remorqué par une locomotive, de nombreuses expériences qui eurent pour témoins l'Académie des Sciences, le ministre et le sous-secrétaire d'État des travaux publics, un grand nombre de pairs et de députés, plusieurs officiers des armes spéciales, et presque tous les ingénieurs des Ponts-et-Chaussées et des Mines en résidence à Paris. Le résultat du nouvel examen auquel se livrèrent les divers corps savants que nous venons de nommer fut consigné dans différents rapports adressés, soit à l'Académie, soit au ministre des travaux publics, et, nous devons le dire, entièrement favorables à l'inventeur. Depuis lors, M. Arnoux a demandé, pour l'application de son système, la concession d'un chemin de fer de Paris à Saint-Maur. Cette demande, soumise à toutes les formalités d'enquête et d'examen dont l'administration a dû s'entourer dans cette grave circonstance, où il s'agissait de donner enfin l'essor à une invention nouvelle, n'attend plus que la sanction législative. Elle est accordée en principe, et probablement le chemin de fer serait déjà en cours d'exécution. Si sa position aux portes de Paris ne le faisait pas rentrer dans la classe de ceux qu'on ne peut concéder par ordonnance royale. Les explications que nous venons de donner sur un système que nous regrettons d'avoir passé sous silence dans notre dernier article, prouveront à nos lecteurs que nous avons été loin de le comprendre parmi ceux qui doivent rester toujours à l'état d'utopie ou de modèle _en petit_, ce qui, dans beaucoup de cas, est absolument la même chose. ROMANCIERS CONTEMPORAINS. CHARLES DICKENS. Expériences américaines: Martin prend un associé.--Vallée d'Éden en perspective. (V. t. II. p. 20, 38, 103, 139, 153, 211 et 234.) L'heureux chroniqueur des aventures de Mark et de Martin se félicite de parcourir de nouveau avec eux le champ classique de la liberté et d'une moralité sans hontes. Respirons avec nos deux voyageurs l'air de l'indépendance; apprenons à apprécier, avec un pieux respect, cette habile interprétation du code, plus ingénieuse encore que morale, qui consiste à se faire une loi de ne jamais rendre à César ce qui appartient à César (1). Respirons (si nous le pouvons) à l'aise dans cette atmosphère sacrée, qui vivifia naguère les larges poumons d'un noble patriote (2); grand homme! qui, même en dormant, rêvait liberté entre les bras d'une esclave, et, au réveil, vendit à l'encan, avec une impartialité remarquable, la malheureuse et sa portée, dont lui-même était père. Exemple de sage économie qui a trouvé plus d'un imitateur. ........................................................................ [Note 1: La responsabilité de cette amère critique des États-Unis, de la facilité accordée aux banqueroutes, de l'absence d'esprit de famille, de l'égoïsme, de l'outrecuidance, etc., etc., reprochés aux Américains de l'Union doit peser en entier sur Dickens: nous ne nous associons nullement à sa façon, probablement partiale, d'envisager l'Amérique; ses opinions se ressentent trop peut-être de l'inimitié, de la jalousie qui subsiste toujours entre la mère patrie et ses colonies affranchies malgré elle.] [Note 2: Un des présidents du congrès des États-Unis est accusé d'avoir vendu les enfants qu'il avait eus d'une de ses négresses.] Quel cliquetis! quel bruit! les roues s'entre-choquent, le rail frissonne, les wagons s'élancent, et voilà que la machine hurle sous la torture, comme un être vivant qui se tord dans l'agonie; faible comparaison, car le fer et l'acier comptent bien autrement dans cette république que le sang et la chair. Si l'on exige trop de l'oeuvre du genre humain, elle porte en ses flancs la vengeance... Mais l'imparfait mécanisme, oeuvre de la main divine, peut être foulé, brisé, écrasé, le tout impunément. Voyez cette machine! Eh bien! il en coûterait plus en amendes, restitutions, confiscations, à celui qui briserait en son caprice l'insensible masse de métal, que si, s'en prenant à des créatures humaines, il se fût avisé de trancher une vingtaine de vies. Ce n'étaient point des pensées de ce genre qui préoccupaient le conducteur de la locomotive que nous venons de voir partir; probablement même le brave homme se dispensait-il tout à fait de penser. Nonchalamment appuyé sur un côté de la voiture, bras et jambes croisés, il fumait sa pipe, immobile et muet, sauf quand, d'un grognement aussi court qu'une de ses bouffées, il approuvait quelque coup bien visé de son camarade le chauffeur. Celui-ci trompait ses loisirs en jetant, bûche après bûche, de la provision du _tender_, aux nombreux troupeaux errants des deux côtés de la route. Nonobstant l'impassibilité des deux hommes, les wagons poursuivaient leur course avec vitesse, à part quelques secousses et cahots, les rails étant fort irrégulièrement alignés. Le convoi se composait de trois chars gigantesques, autrement dits _caravanes_: le char des dames, le char des messieurs, et enfin celui des nègres, le dernier peint en noir, par égard pour les occupants, bien que Mark et son maître n'eussent point de compagnes de voyage, ils avaient pu se faire admettre, ainsi que plusieurs autres gentlemen, dans le premier char, le plus commode, et qui n'était pas plein, à beaucoup près. «Eh bien! Mark, dit Martin examinant son compagnon avec une curiosité inquiète, vous voilà donc bien content d'avoir laissé New-York derrière nous? --Oui, monsieur, fort content. --Est-ce que les occasions d'éprouver ou d'aiguiser votre jovialité, comme vous dites, vous manquaient là-bas? --Bien au contraire, monsieur; jamais je ne passais plus gaillarde semaine que ces huit jours chez les Pawkins. --Et, reprit Martin, en hésitant comme s'il eût déjà plusieurs fois éludé la question, et... que vous semble de nos espérances actuelles? --Florissantes, monsieur. Peut-on trouver un nom de meilleur augure que celui de Vallée d'Éden? D'ailleurs, on m'a affirmé, poursuivit Mark après une pause, qu'en fait de lots, aux de serpents, au grand complet, ne nous feraient pas faute dans ce nouveau paradis.» Loin de s'appesantir sur ce que cette information pouvait avoir de fâcheux, Mark prit un air aussi rayonnant que s'il n'eût eu autre désir et passion en sa vie que de se faufiler dans l'intimité des reptiles. «Qui vous a dit cela? demanda sévèrement Martin. --Un officier militaire, répondit Mark. --Archi-fou que vous êtes! répliqua son maître riant en dépit de lui-même, que voulez-vous dire avec votre officier militaire? Vous savez aussi bien que moi qu'ici les officiers pullulent comme... --Certes, il y en a plus que d'épouvantails dans nos chènevières, interrompit Mark. Même sorte de milice encore, toute de veste et d'habit, avec un bâton au milieu... Ah! ah! allez, n'y prenez pas garde, monsieur; c'est mon humeur; je ne saurais m'empêcher d'être gai.--Eh bien! c'était donc un de ces conquérants à poitrine rembourrée, de chez Pawkins, lequel me dit: «Suis-je bien informé? (soufflant ses mots, non pas complètement à travers ses narines, mais comme s'il eût fait jouer une soupape tout au haut de son nez.). Est-il exact, me dit-il, que vous deviez partir pour la vallée d'Éden?--J'en ai ouï quelque chose, ai-je répondu. --Oh! reprend-il, si jamais là-bas il vous arrive de coucher dans un lit... (Il n'y a rien qui ne se puisse, comme vous savez, avec le temps et les progrès de la civilisation!) Si donc il vous arrivait par hasard de coucher dans un lit, n'oubliez pas, croyez-moi, de vous munir d'une bonne hache.» Moi de le regarder en face et fixement. «Quoi! des puces? lui dis-je. --Mieux que cela, répond-il.--Des vampires!--Allez, encore.--Des mosquites, peut-être?--Allez, allez, toujours; encore mieux.--Mais quoi de mieux?--De mieux? Eh! eh! des _serpents_, dit-il, de bons serpents à sonnettes. Vous flairez juste, étranger, en croyant trouver là-bas quelques lantiponneurs mangeurs de chair humaine de la petite espèce; mais ce n'est pas la peine d'y prendre garde: ils tiennent compagnie. C'est aux serpent» que je vous conseille de faire attention. Lorsqu'en vous éveillant vous en verrez un, tout droit, posté sur votre lit, en manière de tire-bouchon allongé posé sur son manche, coupez-le-moi en deux sans barguigner, car c'est un venimeux coquin, qui ne s'y reprendrait pas à deux fois pour bâcler votre affaire. --Pourquoi ne m'as-tu pas averti plus tôt! s'écria Martin, dont l'expression faisait en ce moment ressortir fort à leur avantage les traits rayonnants de Mark. --Est-ce que j'y ai seulement songé, monsieur! repartit celui-ci. Cela m'est entré par une oreille et sorti par l'autre. Merci de ma vie! je gagerais que c'était quelque actionnaire d'une autre compagnie qui fabriquait toute cette histoire pour nous enlever à l'Éden de la concurrence, et nous embaucher pour son Éden à lui! --Cela se pourrait!... répliqua Martin; tout au moins puis-je dire en conscience que je le souhaite de toute mon âme! --Pas de doute que c'est cela, monsieur, répondit Mark, qui, dans le bouillonnement de courage qu'avait soulevé en lui l'anecdote, avait un moment oublié l'effet probable, qu'elle aurait sur son maître. D'ailleurs, de façon ou d'autre, ne nous faut-il pas vivre, monsieur? --Vivre! se récria Marlin, c'est aisé à dire; mais s'il nous arrivait de trop bien dormir quand les serpents à sonnettes se dresseront en tire-bouchons sur nos lits, cela ne serait pas aussi aisé à faire! --Supérieurement raisonné! dit une voix parlant de si près qu'elle chatouilla l'oreille de Martin. La chose est terriblement vraie». Se retournant aussitôt, Martin s'aperçut qu'une tête s'était insinuée entre Mark et lui. Elle appartenait à un de leurs voisins placé derrière eux: il appuyait son menton sur le dossier de leur banquette, et se divertissait à écouter leur conversation. L'homme était porteur d'une de ces physionomies froides et sans vie auxquelles une semaine de séjour dans le Nouveau-Monde devait avoir habitué nos voyageurs. Ses joues se creusaient comme s'il les eût constamment sucées, les aspirant du dedans. Le soleil, en brûlant son teint, ne l'avait pas cuivré d'un robuste hâle, signe de force et de santé, mais l'avait badigeonné d'un jaune sale. Le regard rusé qui s'échappait par les coins de ses perçants yeux noirs à demi clos, semblait dire: Vous ne me duperez pas encore cette fois. Vous en auriez bien envie; mais, bernique! Ses bras reposaient négligemment sur ses genoux, tandis qu'il se penchait en avant pour écouter. Dans sa main droite était un couteau, dans la gauche une tranche de carotte de tabac qu'il tenait comme nos paysans anglais tiennent leur morceau de fromage. Il se mêla à la discussion avec aussi peu de cérémonie que si, depuis plusieurs jours, invité à peser les arguments de part et d'autre, il se trouvait obligé en conscience d'émettre un avis. L'idée que l'on put ne pas désirer l'honneur de sa connaissance, et que les deux étrangers aimassent mieux garder pour eux leurs affaires privées, n'entrait pas plus dans cette tête que si c'eût été celle d'un ours ou d'un buffle. «Je dis, répéta-t-il avec un hochement de tête de condescendance qui s'adressait à l'homme d'outre-mer, au Barbare, à Marlin, je dis que c'est une terrible vérité. Damnées soient toutes ces engeances de vermine!» Fort disposé à insinuer que le _gentleman_ venait étourdiment de se damner lui-même, Martin ne put s'empêcher de froncer le sourcil; mais, se rappelant qu'à Rome il faut faire comme les Romains, il s'efforça de sourire de son air le plus gracieux. Leur nouvel ami, affairé à tailler ses feuilles de tabac, tout en sifflotant, un petit air pour son amusement particulier, en resta là pour l'heure. Quand il se fut façonné une chique à son goût, il ôta la vieille de sa bouche, et la déposa paisiblement sur le dos de la banquette, entre Mark et Martin, pendant qu'il enfonçait la neuve dans le creux de sa joue, où elle fit tout d'abord l'effet d'une énorme noix ou d'une petite pomme. L'opération terminée à sa complète satisfaction, il insinua la pointe de son couteau dans la vieille chique, et, la soulevant pour l'examiner mieux, il remarqua, de l'air d'un homme qui n'a pas vécu en vain, «qu'elle était considérablement usée.» Puis il la lança dehors, remit son couteau dans une poche, le reste de son tabac dans l'autre, appuya son menton sur le dossier, comme ci devant, et paraissant approuver la forme de la veste de Martin, il étendit la main pour en tâter le tissu. «Comment nommez-vous cette étoffe? demanda-t-il. --Ma foi, je n'en sais pas le nom, dit Martin. --Combien cela peut-il vous coûter? un dollar l'aune, au moins, je parie? --En vérité, je l'ignore, --Dans ma patrie, reprit l'Américain, nous connaissons le _coût_ et la valeur de nos _produits_.» Marlin n'élevant nulle objection, il y eut une pause. «Eh bien! reprit leur nouvelle connaissance, après avoir regardé fixement les deux Anglais pendant tout l'intervalle du silence, comment va la vieille marâtre par le temps qui court?» Mark Tapley, comprenant qu'il s'agissait de sa propre mère, allait vivement rétorquer l'insulte, sans la prompte intervention de Martin. --«Serait-ce la mère patrie que vous désignez ainsi, monsieur? demanda-t-il. --Ah! ah! ricana son interlocuteur; et où en est-elle, s'il vous plaît? Progressant à reculons, selon sa coutume, sans doute! A la bonne heure! Et la reine Victoria, comment se porte-t-elle? --Fort bien, à ce que je présume, répliqua l'Anglais, --Et, dites donc, votre reine Victoria ne tremblera pas dans sa peau lorsqu'elle entendra parler de notre meeting de demain? Non, elle n'a garde, n'est-ce pas? --Mais, pas que je sache. Pourquoi tremblerait-elle? --Le frisson ne la gagnera pas, non! quand elle entendra parler de nos faits et gestes? --Ma foi, non, répondit Martin; de cela j'en pourrais jurer.» L'Américain, évidemment frappé de l'ignorance ou des préjugés de l'Anglais, le regarda en pitié, et reprit: «Eh bien, monsieur, moi, je n'ai qu'une chose à vous dire: Apprenez qu'il n'y a pas une machine à vapeur dans tous les libres États de l'Union (que protège le Dieu tout-puissant!), pas une machine en explosion, avec sa chaudière éclatée, qui soit plus démontée, plus disloquée, plus détraquée, que ne le sera cette jeune créature, dans ses somptueux appartements de la Tour de Londres(3), quand elle aura lu le dernier numéro de notre fameuse _Gazette de l'Association du Water-toast._» [Note 3: Loger la reine d' Angleterre à la Tour de Londres, où l'on garde les lions, c'est précisément comme si, s'autorisant du nom de Jardin du Roi, donné un Jardin des Plantes, on affirmait que les rois de France habitent la ménagerie.] Plusieurs voyageurs avaient quitté leurs banquettes pendant ce dialogue pour se rapprocher; ils parurent enchantés du discours. L'un d'eux, fort maigre, portant une cravate blanche, nouée lâche au cou, un fort long habit blanc, un très-court manteau noir, personnage qui semblait faire autorité parmi les autres, se rendit interprète de la satisfaction de tous. «Hem! M. Aristide Kettle!» s'écria-t-il en ôtant son chapeau. Il y eut un _chut_ général. «M. Aristide Kettle!... Monsieur!» M. Kettle salua. «C'est au nom de cette assemblée, monsieur, au nom de notre commune patrie, au nom de cette équitable, de cette sainte cause de sympathie, à laquelle nous sommes tous liés que je vous remercie! je vous remercie, monsieur, au nom des membres de l'Association du Water-toast; je vous remercie encore au nom de la _Gazette du Water-toast_; et je vous remercie derechef, monsieur, au nom de la bannière étoilée de la grande Union, pour cette déclaration tout à la fois si logique, si claire, si éloquente! Et, si j'osais, monsieur (en parlant, afin de s'assurer forcément l'attention du jeune Anglais, à qui Mark murmurait quelques mots à l'oreille, il le poussa du bout du manche de son parapluie), si j'osais, en terminant, monsieur, émettre un voeu, un souhait en rapport indirect avec la question qui nous occupe, je dirais, monsieur: Puisse le noble bec de l'aigle américaine rogner l'ongle sanglant du lion britannique, afin qu'il apprenne à faire résonner sur la harpe irlandaise, et sur le violon écossais, ces libres mélodies qui s'exhalent du fond de chaque coquille endormie sur les rives de notre verte Colombie!» Ici, le maigre personnage se rassit au milieu de la sensation la plus vive, et tous les visages prirent un air profond. «Général Choke! dit M. Aristide Kettle, vous me réchauffez le coeur! oui, monsieur, vous m'avez réchauffé le coeur! Mais le lion britannique n'est pas ici sans représentant, et je serais curieux d'entendre quels arguments celui-ci prétendrait alléguer. --Sur ma parole, s'écria Martin en riant, si vous me faites l'honneur de me conférer un si imposant caractère, tout ce que je puis répondre, c'est qu'il n'est point arrivé à ma connaissance que jamais la reine Victoria ait lu la _Gazette du..._ je ne sais comment vous l'appelez, et que je ne présume pas qu'elle en entendu parler de sa vie.» Le général Choke adressa un sourire de commisération à ses compatriotes, et reprit en façon d'explication bénigne; «Elle lui est expédiée, monsieur, régulièrement expédiée par la poste. --Si on l'adresse à la Tour de Londre, je doute fort qu'elle arrive en main propre, fit observer Martin, car ce n'est point là que demeure la reine. --La reine d'Angleterre, messieurs, ajouta Mark Tapley, affectant la plus grande politesse et regardant ses auditeurs avec un sérieux imperturbable; la reine d'Angleterre loge à la Monnaie, afin d'avoir l'oeil sur l'argent. Elle a aussi, à la vérité, un logement chez le lord-maire, à l'hôtel de ville en vertu de sa charge; mais elle s'y tient rarement, vu que les cheminées fument. --Mark, murmura Martin, ayez la bonté, s'il vous plaît, de ne pas vous mêler de la conversation, quelque burlesque qu'elle puisse vous paraître.--Je vous faisais simplement observer, messieurs (quoique la chose soit de peu d'importance), que la reine d'Angleterre n'a jamais habité la Tour de Londres. --Général! s'écria M. Aristide Kettle, vous l'entendez! --Général! répétèrent plusieurs autres voix, général! --Paix! silence, je vous prie! dit le général Choke levant la main et s'exprimant avec une affectueuse bienveillance, une condescendance des plus touchantes, j'ai déjà eu lieu de remarquer comme une circonstance fort extraordinaire, que j'attribue aux institutions arriérées de la Grande-Bretagne, dont la tendance fut toujours de supprimer, avec un soin jaloux, toute enquête populaire, toute loyale information, tandis que dans les déserts, dans les forêts sans routes et sans limites de notre continent occidental, elles circulent et se répandent avec autant de profusion que de vélocité; j'ai souvent, dis-je, eu lieu de me convaincre que les connaissances acquises par les Anglais eux-mêmes sur les sujets qui les touchent de plus près sont loin d'égaler celles que possèdent la plupart de nos citoyens, grâce à leur esprit actif, remuant, progressif. Le fait actuel est intéressant sous ce rapport, et confirme pleinement mon observation. Lorsque vous assurez que votre reine ne réside pas à la Tour de Londres, monsieur, poursuivit-il, s'adressant cette fois à Martin, vous tombez, dans un erreur commune, même, à plusieurs de vos compatriotes que recommanderaient leurs lumières et leur moralité; mais vous êtes dans l'erreur, monsieur, tout à fait dans l'erreur: c'est à la Tour que demeure la reine. --Quand elle est à la cour de Saint-James, lit observer M. Kettle. --Quand elle est à la cour de Saint-James, cela va sans dire, reprit le général avec la même bénignité; il est clair qu'elle ne saurait loger en même temps à Londres et au pavillon de Windsor.» _(La suite à un autre numéro.)_ Inauguration du Monument de Molière. Notre confiance n'a point été trompée. La solennité du 15 janvier a été digne de son objet, digne aussi de la nation qui venait rendre un solennel hommage au plus grand génie qui l'ait illustrée dans les lettres. Dès onze heures et demie, le corps de ville, composé du conseil municipal de Paris, des maires et adjoints des douze arrondissements, du conseil de préfecture de la Seine, ayant en tête M. le comte de Rambuteau; les cinq Académies de l'Institut; les quatorze députés du département; la commission de souscription au monument; les membres du bureau de la société des gens de lettres; la commission de l'association des auteurs dramatiques; celle des artistes de nos différentes scènes, se rendaient et étaient reçus au foyer de la Comédie-Française par les sociétaires de cette troupe, dont Molière fut le fondateur. Le concours était nombreux; toutefois M. Dopin l'aîné, qui y figurait comme membre de l'institut, exprimait tout haut le regret que l'autorité supérieure s'y fût fait représenter, et disait que l'honneur de présider à une pareille cérémonie était trop grand pour être de ceux qu'il est permis de déférer. A midi le cortège, précédé d'un bataillon de la deuxième légion de la garde nationale, musique en tête, a défilé entre deux haies de soldats, et est bientôt arrivé sur l'emplacement où s'élève le monument. Tout y avait été disposé, par les soins de l'architecte, avec un goût et un sentiment parfaits. La maison de la rue de Richelieu n° 34, où mourut Molière, était tendue de velours rouge, rehaussé de glands et de crépines d'or, jusqu'au troisième étage. A la hauteur du premier, on lisait l'inscription suivante gravée sur une table de marbre qui demeurera encastrée dans la façade de cette habitation: «.Molière mourut dans cette maison, le 13 février 1673, à l'âge de cinquante et un ans.» Des bannières en soie plantées sur divers points du carrefour portaient le titre des pièces de l'auteur immortel, et une estrade destinée à recevoir les orateurs qui allaient se succéder était dressée en face du monument, qu'un voile immense couvrait encore tout entier. Quand le cortège a eu pris place, le voile s'est écarté, chacun s'est découvert, d'universels applaudissements se sont fait entendre, et à cette manifestation générale et éclatante en l'honneur d'un grand homme ont succédé des témoignages unanimes d'approbation pour l'habile artiste qui a su tirer un parti si heureux, si inattendu de la tâche, pour tout autre ingrate, qu'on lui avait donnée à remplir. [Illustration: Monument de Molière.--La Muse enjouée, statue en marbre, par M. Pradier.] Chacun, en effet, et même ceux qui, comme nous, avaient regardé cet emplacement comme le plus historiquement convenable, avaient reconnu toutes les difficultés qu'il présentait pour la construction d'un monument. Nous savions bien, comme on l'a fort bien dit à la Chambre des Députés dans la discussion de la loi, qu'il y avait à Paris quelques places publiques, dans quelques quartiers nouveaux, où une statue de Molière pourrait faire bon effet. Mais ce n'eût plus été à Molière, comme on l'a répondu, que la statue aurait été consacrée, c'eût été à l'embellissement de cette place; toute autre statue jouerait aussi bien ce rôle. Il faut se garder de croire qu'un monument soit une chose banale, qu'on puisse à volonté planter dans tel ou tel lieu: quand vous avez le bonheur de rencontrer une place où il s'élève pour ainsi dire tout naturellement, où il a un sens, où il parle au souvenir et à l'imagination, ne vous avisez pas d'aller chercher ailleurs. Qu'importe que ce soit un carrefour plutôt qu'une place publique? qu'importe que le quartier soit populeux, que la foule se presse à l'entour de votre monument? Ce serait une façon singulière d'honorer nos grands hommes que de les déporter dans une solitude. Si nous leur élevons des statues, n'est-ce pas pour les exposer aux regards, et les spectateurs seront-ils jamais trop nombreux? Nous avions compté sur le génie de l'artiste pour mettre à profit ces avantages moraux et vaincre ces difficultés matérielles M. Visconti a dépassé notre attente. Son oeuvre, dont nous donnons aujourd'hui une reproduction fidèle, est conçue avec esprit et étudiée avec un grand soin. Il a, comme on l'a déjà dit, évidemment cherché à s'inspirer des oeuvres les plus élégantes de l'architecture en usage vers l'époque qui suivit la mort de Molière. Ce fronton arrondi, ces colonnes corinthiennes richement [Illustration: Monument de Molière--Molière, statue en bronze, par H. Seurre aîné.] fouillées, ces profils largement accentués, sont des souvenirs réveillés avec une heureuse intention. «On pourra supposer, dans un siècle ou deux, a dit ingénieusement M. Vitet, que cette façade a été construite il y a cent cinquante ans. C'est assurément un bon procédé envers nos pères, lorsque nous réparons un de leurs oublis, que de rendre ainsi presque illisible la date du monument (4).»--La statue en bronze de Molière, par M. Seurre aîné, est une oeuvre consciencieuse; le monument a été conçu de manière à la bien faire ressortir. Le sculpteur n'a pas cru devoir faire choix du type, peut-être conventionnel, mais du moins consacré pour la figure de Molière, qu'avaient précédemment reproduit le burin de Fiquet et le ciseau de Houdon. C'est un tort peut-être: il faut représenter les hommes populaires tels qu'ils sont conservés dans les souvenirs du peuple. C'était le sentiment du même artiste quand il a placé sur la colonne Vendôme Napoléon avec son chapeau et sa redingote historiques. Nous regrettons que cette fois il ait cru devoir adopter un autre parti. --Les statues de M. Pradier, représentant la comédie sérieuse et la comédie enjouée, distinction que nous ne comprenons pas bien, et qu'il a été difficile, on le sent, d'exprimer en marbre, sont belles, et se marient bien à l'architectonique dont elles font en quelque sorte partie dans le plan du monument. L'effet général a donc été excellent, et chacun des détails a support, avec avantage l'examen. [Note 4: La pensée de M. Vitet a été reproduite avec assez de bonheur par l'auteur d'un poème que, dans son concours, l'Académie Française a distingué, M. Arthur de Beauplan: Monument qu'on élève au grand homme aujourd'hui, Perds ton lustre éclatant, fais-toi vieux comme lui, Pour que le prix tardif qu'on décerne à sa gloire Ne fasse pas longtemps injure à sa mémoire; Temple d'expiation, par nos mains établi, Ne lui rappelle pas deux longs siècles d'oubli. ] [Illustration: Médaille de Molière.] Il a d'abord été rapide; car l'air que la musique avait fait entendre au moment où disparut le voile, et qui rappelait plus, au dire des plus jeunes membres du cortège, les symphonies du bal Mabile; et de la Grande-Chaumière que celle que Lulli et Charpentier composaient pour les pièces de Molière, cet air était terminé, et le premier orateur prenait la parole. C'était M. de Rambuteau. Ce magistrat s'est montré peut-être un peu trop municipal. Il pouvait ne pas être indispensable de traiter la question de voirie et d'expliquer comment, ayant à élargir la rue, on avait subsidiairement pris le parti de rendre hommage à Molière. Ceci eût pu être dit, à la rigueur, dans une délibération secrète du conseil municipal; mais il fallait le laisser ignorer à Molière, devant qui l'on parlait, et à ses admirateurs enthousiastes qui se groupaient autour de sa statue. On a eu, du reste, plus de ménagements pour les lecteurs de journaux, car nous n'avons pas retrouvé dans le discours imprimé ce qui nous avait paru une distraction peu heureuse dans le discours débité. L'épreuve a porté conseil. [Illustration: Monument de Molière.--La Muse grave, statue en marbre, par M. Pradier.] M. Étienne, au nom de l'Académie Française, a prononcé une allocution sobre de mots et abondante en aperçus ingénieux, en rapprochements pleins de bonheur. Le hasard de la présidence, qui avait désigné un auteur dramatique pour cette mission, avait en quelque sorte voulu dissimuler les cruautés de la mort. Cinq auteurs qui s'étaient illustrés à la scène faisaient primitivement partie de la commission du monument de Molière: Alexandre Duval, Népomucène Lemercier, Casimir Delavigne, MM, Étienne et Scribe. Ces deux derniers seuls sont demeurés, et celui qui a porté la parole a fait entendre un langage au patriotisme duquel les mânes de ses confrères morts auront tressailli, comme son collègue survivant aura pu sourire à son esprit, et applaudir avec la foule à son heureuse et éloquente inspiration. M. Samson, parlant au nom de la Comédie-Française, a été plein de convenance et de goût. M. Arago, représentant la commission du monument, s'est montré, comme toujours, orateur aux hardiesses heureuses. Il venait le dernier, et l'étude à laquelle il s'était livré était complète et étendue. Il a su néanmoins éviter les redites, et malgré les rigueurs de l'atmosphère, ne paraître long à aucun de ses auditeurs. Nous en avons seulement remarqué un, qui devait probablement être un sténographe des Chambres, qui disait, la figure gelée, luttant la semelle et se frottant les mains pour combattre le froid: _Sensation aux extrémités_. Après ces discours prononcés, les orateurs, accompagnés des présidents et secrétaires des cinq Académies, sont montés dans l'intérieur du monument, et la foule a vu une couronne de laurier se poser sur la tête de la statue: les applaudissements ont retenti. Une boîte renfermant un exemplaire des _Oeuvres_ de l'immortel auteur, un exemplaire de _l'Histoire de la vie et des ouvrages de Molière_ (5), le livret publié par la commission, et une magnifique médaille qu'elle avait fait graver à l'occasion de cette réparation mémorable, a été déposée et scellée dans le monument. Nous avons fait reproduire cette médaille, oeuvre remarquable d'un artiste distingué, M. Cannois, dont, chacun pourra de nouveau apprécier le mérite éminent, et dont les membres de la commission louaient le désintéressement (6). [Note 5: Les gravures de la statue de Molière, par M. Seurre aîné, et des deux statues de M. Pradier, que nous donnons aujourd'hui, nous sont communiquées par M. Hetzel, libraire rue de Richelieu, 76, et font partie de l'illustration de la troisième édition de l'ouvrage de M. Taschereau, qu'il vient de publier avec des additions nombreuses et importantes. Un magnifique volume, format anglais; prix: 5 fr. 50 c.] [Note 6: Il a été tiré un certain nombre d'exemplaires de cette médaille, que l'on trouvera au domicile de l'artiste, rue du Faubourg-Saint-Germain, 37.] [Illustration: Vue du Monument de Molière pendant l'inauguration.] Le cortège est revenu dans le même ordre et au bruit des mêmes fanfares au péristyle du Théâtre-Français, où il s'est séparé. A la même heure, la jeunesse des Écoles, que des mesures, uniquement motivées sans doute par le peu d'étendue de l'emplacement servant de théâtre à cette fête, en avaient tenue à l'écart, se rendait, dans un ordre qui témoignait d'un bon esprit et d'un sentiment vrai d'admiration et de respect, devant la maison de la rue de la Tonnellerie où l'on crut longtemps que Molière était né, et où se trouve encore placé, dans la façade, le buste posé avant que les recherches de MM. Beffara et Guérard ne nous eussent appris qu'il est effectivement né rue Saint-Honoré, au coin de la rue des Vieilles-Étuves, dans la maison numérotée 96. Là, le cortège a déposé des couronnes d'immortelles devant le buste de l'ancien élève du Collège, de Clermont (aujourd'hui Louis-le-Grand), de l'ancien élève en droit de la faculté d'Orléans, la plus rapprochée de Paris, où l'on ne professait alors que la théologie. Le soir, la foule se pressait au Théâtre-Français et à l'Odéon pour assister à la représentation du _Tartufe_ et du _Malade imaginaire_, joués simultanément sur les deux rives. Nous ne doutons pas que les émotions n'aient été vives à l'Odéon; à la Comédie-Française, où nous nous étions rendu, les acteurs auront été contents du public, car il s'est montré content des acteurs. Chacun de ceux-ci semblait se reporter à deux siècles et avoir encore Molière pour directeur.--Entre les deux pièces, Beauvalet a fort bien lu le poème de madame Colet, couronné par l'Académie Française.--Puis est venue la Cérémonie de réception du _Malade imaginaire_ à laquelle présidait Régnier, qui, le matin, s'était vu rendre grâce par les orateurs d'avoir eu l'idée, dans une circonstance unique, de renouveler une tentative où les efforts de Lekain avaient échoué, et qui, le soir, a été applaudi, comme il l'est toujours, pour sa verve et son esprit de comédien. Samson, Provost, Firmin, Ligier, Geoffroy, Beauvalet, mesdames Desmousseaux, Rachel, Anaïs, Plessy, Rohan, se sont également vus accueillis par les bravos du parterre. La journée y été bonne pour Molière et pour ses plus dignes interprètes. Les Caprices du Coeur.. NOUVELLE (Suite et fin.--Voir tome II, pages 298 et 313.) Certes, un homme qui s'expose à se briser les reins, et cela dans des intentions pures, a quelque droit, j'imagine, à la miséricorde d'une femme sensible. Clarisse, un peu remise de ses frayeurs, reprit place sur son fauteuil, et fit signe à Félicie de venir rattacher ses cheveux. «Mais, au nom du ciel, me direz-vous, monsieur, quel motif assez puissant a pu vous faire, oublier ainsi toutes les convenances?» demanda Clarisse d'un accent où ne perçait plus qu'une surprise assez naturelle. Robert, assuré dès lors que la place était conquise, reprit son air de lion galant, et choisit un siège assez, rapproché de celui de la comtesse. «Madame, répondit-il en s'y laissant tomber avec infiniment de grâce, je suis venu vous faire mes adieux. --Ah!... fit la dame en regardant Robert. --Clarisse... nous ne nous revenons jamais! Je pars cette nuit même. --Juste ciel! et pourquoi donc? --Oh! mon Dieu, pour rien, parce que je suis ruiné. J'ai, dit-on, trois cent mille francs de dettes; c'est possible. Ils sont là-bas une meute de recors sur mes talons. Aussi je pars. Mais je vous donne la dernière heure que je puis passer en France.» Il y a une façon de dire les choses. Si M. de Castillon eût balbutié d'un air penaud, s'il eût rougi, s'il eût poussé le plus léger soupir, sans nul doute c'était un homme perdu dans l'esprit de la comtesse. Mais il parla, sourit, se dandina comme aurait pu le faire le duc de Lauzun avouant ses peccadilles à mademoiselle d'Orléans. On ne saurait croire quel abîme sépare deux situations parfaitement semblables en apparence:--être ruiné, ou n'avoir pas le sou. Celle-ci n'est qu'une honte, l'autre est encore une gloire. «Je vous devais cette confession, Clarisse, continua Robert délicieusement étalé sur son fauteuil, et vous allez me comprendre. Je vous aime, et je pars; non que je veuille en rien trancher ici du héros tragique, mais il n'en demeure pas moins avéré que vous aimer et vous fuir, cela doit paraître au premier coup d'oeil d'une excentricité surnaturelle. Il est possible que je vous sois, au fond, frès-indifférent; mais, néanmoins, je courais le danger que vous expliquassiez mon départ d'une façon désobligeante pour ma délicatesse. J'ai un rival; il est lord d'Angleterre, il a de gros revenus, et l'on dit que votre main lui est engagée en vertu de je ne sais quelle promesse _in articulo mortis_. Tout cela réuni donne la partie fort belle à lord Rutland, et fuir, c'est m'avouer vaincu. Je n'ai pas voulu que cela fût dit. Tenez-moi pour tout ce que vous voudrez, excepté pour un cuistre qui s'effraie. Si je ne continue pas la guerre, c'est que les subsides me manquent, et voilà tout. --Et où allez-vous? demanda Clarisse, qui ne put se défendre d'un mouvement d'intérêt bien naturel, et qu'allez-vous faire maintenant que vous voilà ruiné? --Je vais en Angleterre me faire sauter la cervelle. --Ah! mon Dieu!!! --Ma foi, oui. Mais rassurez-vous, madame; je ne suis pas venu dans l'idée de jouer ici le mélodrame. Je vous dis cela comme je l'ai résolu, simplement et froidement. Prenez-le de même; je me tue parce qu'avec la meilleure volonté du monde je ne saurais vivre. Une fortune à tous les diables, un amour désormais sans espoir, des ruines!... Allons donc! il vaut mieux en finir. --Malheureux! murmura Clarisse en laissant tomber sa tête dans ses mains; deviez-vous finir ainsi!» Il y eut un instant de silence. On ne saurait croire combien une pause bien ménagée est d'un excellent effet dans certaines circonstances. M. de Castillon connaissait ce point de mise en scène. Tout à coup il éclata d'un rire sec et nerveux. «Pardieu, se dit-il, comme se parlant à lui-même, c'est une amusante histoire que la mienne. J'ai aimé les femmes, oh! mais avec délire..., avec enthousiasme; seulement, nul ne sait ce qu'il y avait au fond de mon amour.» Robert s'était levé, et se promenait à grands pas dans la chambre. «Je crois, Dieu me pardonne, qu'il y avait une vertu. Déshérité du sourire de ma mère, pauvre ange remonté au ciel le jour fatal où je venais sur terre, j'ai cherché ce sourire chez toutes les femmes. Ah! je m'en souviens; j'aurais souhaité que le genre féminin n'eut que deux lèvres de rose pour les presser toutes d'un seul coup. Que voulez-vous? on croit que le bonheur est dans ce qui manque. Élevé par des hommes, les uns durs, les autres indifférents, la plupart imbéciles, j'entrevis les femmes comme autant de rédempteurs. Mais, bast! tombé de mon rêve dans la réalité, mieux eût valu, je crois, tenter le saut de Leucade. Autant de maîtresses, autant d'erreurs; en elles, je n'aimais qu'elles, tandis que chacune d'elles, au lieu de l'amant, aimait l'amour. Nous ne nous entendions pas.» Robert retomba sur son siège comme accablé. «Je cherchais toujours, poursuivit-il d'une voix plus lente; malgré mes déboires, je continuais d'aimer ce sexe à qui j'aurais dû ma mère, si ma mère eût vécu. Quelquefois, dans mon dépit, je comparais les femmes à du plomb vil mis en fusion par les passions les plus basses; mais je ne cessais de chercher une goutte d'or au fond de ce creuset dévorant. --Monsieur... interrompit Clarisse, tandis que ses lèvres tremblaient d'une émotion inconnue, ce langage... je ne puis l'entendre... --Oh! vous l'entendrez, Clarisse! s'écria Robert; car cette goutte d'or, cette femme si longtemps rêvée, ce sauveur que j'attendais, un jour il a passé devant moi, le front resplendissant d'une beauté divine. O bonheur! je ne m'étais pas trompé; il y avait donc au monde une femme digne de mon amour!... --Robert! --C'était vous. Mais dites que le sort n'a pas de l'esprit? Dans cet amour suprême, où j'entrevoyais la vie, je n'ai trouvé que la mort. --O ciel! expliquez-vous. --Clarisse, vous êtes un ange, et pour vous j'ai dédaigné toutes ces femmes, tous ces démons charmants de ma jeunesse; mais c'est l'ange qui m'a perdu!» La comtesse était tort agitée; elle regardait Robert avec des yeux où l'effroi, la pitié, la sympathie peut-être entremêlaient leurs éclairs, évidemment Clarisse s'attendrissait. «Il fallait vous voir, continua Robert en se laissant glisser aux genoux de la comtesse; il fallait vous suivre, vous entourer d'hommages, et pénétrer sur vos traces dans cette sphère éclatante où vous brillez, Clarisse! A Bade, en Suisse, aux courses, dans les fêtes, partout, je voulais vous apparaître pour vous aimer partout et vous le dire à toute heure. De l'amour, ce n'était pas assez: il fallait de l'or; j'en ai demandé. A mesure que je le jetais au vent de mes folies, ceux qui me ruinaient m'en donnaient, encore. Je ne sais ce que j'ai promis ni ce qu'ils m'ont fait signer. Savez-vous ce que c'est qu'un prêteur? C'est un engrenage où vous engagez, d'abord le bout du doigt, où bientôt vous avez le corps, l'âme, l'esprit, la vie, et où tout cela se brise, se broie, et disparaît. Que vous dirai-je? Chacun des sourires qui, de vos lèvres, est tombé sur moi comme un rayon de Dieu, m'a coûté un lambeau de moi-même... --Robert, c'est affreux! --Eh! qu'importe, Clarisse, je ne m'en plains pas. Mourir par vous, c'est encore du bonheur. Serais-je ici ce soir, si demain je ne devais pas mourir? Oserais-je vous parler ainsi? Verrais-je votre sein tressaillir de pitié? Verrais-je couler vos larmes?... Ah! qu'est-ce que la vie pour payer tout cela?--Adieu, Clarisse. Je marche vers l'éternité d'un pas tranquille, lui quittant ce monde, j'emporterai votre image... c'est assez pour délier le néant!» Robert, qui venait de se lever en disant ces mots, un pas vers la fenêtre. «Non! non! s'écria Clarisse, au comble de l'émotion; non, vous ne mourrez pas, Robert!... Pourquoi voulez-vous mourir? --Certes, voilà un cri qui me ferait regretter la vie... Oh! merci de ce voeu, Clarisse; il augmentera le trésor de ma félicité future. --Robert, arrêtez! --Je ne puis. Écoutez, Clarisse, minuit sonne au clocher du village; cet entretien doit finir, les convenances l'exigent. Adieu, ne me retenez plus. --C'est impossible, vous ne partirez pas sans m'avoir juré... Écoutez-moi; vous êtes assez noble pour que je ne rougisse pas de ce que je vais vous dire. Non, attendez.. Mon Dieu, moi qui n'y songeais pas. Tenez, voici un mot à M. de N... qui suffira. M. de N..., c'est mon banquier; cela ne souffrira pas l'ombre d'une difficulté. Si j'avais de l'or ici, je vous le donnerais. --Clarisse, pas un mot de plus! --Oh! mon Dieu! voilà qu'il va refuser. --Plutôt mille morts!... --Robert, je l'exige! --Jamais!! --Je vous en prie. Oh! ne me refusez pas; je veux réparer le mal involontaire que j'ai causé: vous ne pouvez me refuser. Je suis riche: tenez, prenez ceci; prenez-le, Robert, ou vous me voyez mourir à vus pieds.» Clarisse, en disant ces mots, tendit un papier on elle venait de tracer quelques lignes rapides; mais Robert de Castillon repoussa doucement la comtesse, et lui dit d'une voix où perçaient à la fois la tendresse et la fierté. «Je ne recevrai jamais rien des mains de la pitié, madame. Si la compassion seule vous inspire, n'insistez pas davantage. Que me fait votre or, à moi qui ne veux que votre amour? --Robert... acceptez..., balbutia la comtesse, tandis qu'un voile de pourpre sembla couvrir son front; Robert!... ah! je sens que la rougeur de mon visage... doit vous empêcher de rougir!» Robert, à cet aveu, se sentit vaincu; il jeta un cri d'amour, et, tombant aux pieds de Clarisse, les yeux noyés de larmes (Il avait aussi le don des larmes), il tendit la main pour recevoir ce gage d'une compassion si tendre. Mais Félicie, qui avait écouté toute cette scène avec l'attention la plus scrupuleuse, se précipita, prompte comme l'éclair, entre Castillon et Clarisse, et s'empara du papier. Ce fut un assez beau coup de théâtre. Robert pâlit, ouvrit des yeux hagards, et se releva sans dire un mot. Clarisse, stupéfaite de l'audace inouïe de cette fille, ne savait comment elle devait l'expliquer. Elle regarda Castillon. Alors elle vit le trouble dont il était la proie, et presque aussitôt une idée bizarre se fit jour dans son esprit. Au lieu de s'adresser à Félicie avec le ton de la colère, c'est tout ce qu'elle put faire que de lui demander le motif de sa conduite d'une voix basse et tremblante. «Reprenez ce papier, madame, dit la fille avec assurance; j'ai reçu des instructions à cet égard. On a les yeux sur monsieur. --Félicie, êtes-vous folle? --Je ne le pense pas, madame. Au reste, souffrez que j'introduise en votre présence deux personnes qui n'attendent que mon signal, et qui vous expliqueront tout cela mieux que je ne pourrais le faire.» Félicie, en parlant ainsi, se dirigea vers une porte qui paraissait conduire dans l'intérieur des appartements, et disparut ni faire signe à Clarisse qu'elle allait revenir. «Que va-t-elle faire chez, ma tante? murmura la comtesse au comble de la surprise, et que peut signifier... --Cela signifie, madame, que je suis échec et mat, répondit Castillon en se redressant avec effronterie. Il ne faut pas beaucoup d'esprit pour deviner que je tombe victime d'un complot... inconvenant.» A peine eut-il dit ces mois que, sautant sur le balcon, il en franchit lestement la balustrade, prêt à disparut de par le chemin périlleux dont il s'était servi pour monter. Toutefois, se retournant vers la comtesse: «Clarisse! lui cria-t-il, tandis que de la main qu'il avait de libre il lui envoyait un baiser à travers les airs, Clarisse, le hasard qui préside aux destinées est un facétieux coquin. S'il m'eût permis de réussir ce soir, je veux que le diable m'emporte, si je ne fusse redevenu sage comme un Grandisson. Amoureux et ruiné, je ne demandais au ciel que deux trésors pour prix de ma conversion: votre coeur et votre fortune. Ils m'échappent, mais avouez que j'ai été bien près d'attraper l'un et l'autre. Bast! vogue la galère! C'est égal, comtesse, je t'aime comme un perdu.» Mons. Castillon ne jugea pas à propos d'en dire davantage et regagna le ravin, car la porte qui s'était refermée su Félicie venait de se rouvrir. IV. Il faut dire, à la louange de Clarisse, que, dès l'apparition de Robert, elle avait été dominée par une oppression pénible. Elle sentait murmurer en elle non-seulement sa conscience, mais jusqu'aux moindres délicatesses de sa dignité de femme. Toutefois un mélange confus d'exaltation et de pitié, quelques souvenirs réveillés des galanteries folles, mais un peu chevaleresques de Robert, tout cela, jusqu'au prestige inséparable de l'audacieuse façon dont il avait su s'introduire, put causer à Clarisse une fascination passagère. Ce fut de l'entraînement si l'on veut, mais non de la séduction. D'ailleurs le dénoûment aussi étrange qu'inattendu de cette scène rendit à la comtesse toutes ses premières erreurs. Elle était comme sous l'influence d'un de ces mauvais rêves qui tiennent l'âme et les sens dans les vagues douleurs d'une torture indéfinie dont on éprouve le poids sans en deviner la cause. Pâle et le front trempé d'une sueur brillante, elle regardait Robert se balancer en dehors de la fenêtre; et cette figure, frappée elle-même d'un certain vertige, prenait à ses yeux des aspects bizarres; ses oreilles bourdonnaient et ne lui transmettaient les paroles de Castillon que comme des sons confus et discordants. Une minute de plus, et Clarisse tombait évanouie; mais la porte qui s'ouvrit à ce moment fit courir un souffle rafraîchissant autour d'elle. Clarisse se retourna, poussa un cri de délivrance, et courut se jeter dans les bras de la chanoinesse, qui se présenta sur le seuil. «Fais donc attention, Clarisse, s'écria madame Aurélie, en baisant les joues de la comtesse; j'aime assez les caresses, ma fille, mais il en faut garder un peu pour les autres.» En disant ces mots, elle montrait un élégant personnage, au bras duquel elle se tenait pendue. C'était un homme d'une trentaine d'années, d'une figure remplie de douceur et d'expression, et portant sur toute sa personne les marques d'une distinction parfaite. Clarisse baissa les yeux et tendit sa main à Rutland. «Mais, que vois-je? continua la chanoinesse en se dépêchant de prendre place sur un canapé, car l'âge ne lui permettait pas de demeurer longtemps sur ses jambes; l'épervier est donc déniché? Tant pis, ma foi. Je me promettais de rire. T'emporte-t-il de l'argent, ma colombe? --Madame... voulut balbutier Clarisse, au comble de la confusion, mais ses paroles moururent au bord de ses lèvres tremblantes. --Vite, vite, milord, reprit la chanoinesse; racontez-nous votre histoire. Tu vas voir, Clarisse: un conte à mourir de rire. Milord ne m'en a dit que le plus gros; et, d'ailleurs, j'en savais déjà quelque chose. Sais-tu que c'est un amusant drôle que ton Castillon. Écoute bien! --Avant de rien vous dire, madame la comtesse, j'ai à vous demander pardon du singulier moment que je choisis pour vous faire ma visite... --Après quinze jours de rigueur, interrompit Clarisse avec un soupir involontaire. --Dites quinze jours d'exil et de souffrances, dit Rutland à voix basse. --Bien, bien, reprit la chanoinesse, qui devina plus qu'elle n'entendit ces paroles; nous penserons plus tard à faire la paix. Je sais ce que durent des négociations de ce genre. On n'a jamais tout dit, et l'on recommence toujours. Ainsi, vite, au plus pressé! --Eh bien donc, ma chère Clarisse, continua le pair des Trois-Royaumes-Unis, j'ai su ce soir que vous deviez être l'objet d'une tentative audacieuse de la part d'un chevalier d'industrie, dont les fredaines ne me sont malheureusement connues que depuis deux jours, et j'ai pris la liberté de venir veiller sur vous. --Castillon... un chevalier d'industrie... répéta la comtesse à voix basse; vous êtes bien sûr de ce que vous dites là, milord? --Parfaitement sûr.» Clarisse tressaillit, et son esprit se gonfla de honte. Elle conçut pour elle-même un sentiment de mépris. «Et comment avez-vous su que cet homme méritait un pareil titre? demanda-t-elle sans oser lever les yeux. --De la façon la plus bizarre, continua Rutland, dont l'accent avait cette simplicité franche et modeste propre à toutes les natures de bon aloi. J'étais, il y a peu de jours, au café de Paris; tout à coup, dans un groupe de jeunes fats dont quelques-uns m'étaient connus, j'entendis qu'on prononçait votre nom. --Mon nom! répéta Clarisse en pâlissant. --Je m'approche alors sans être vu, et je reconnais Castillon. Il était en train de stipuler les termes d'un pari. --L'impudent maroufle! se dit la chanoinesse à elle-même, par manière de réflexion. --Il s'agissait simplement de son prétendu mariage avec vous. Il pariait d'être en mesure de l'annoncer avant la fin de la semaine. L'enjeu, soutenu par un étourdi dont le nom m'échappe, était de deux cents louis. --Voyez-vous d'ici ma belle Clarisse engagée sur la mise à prix de deux cents louis? s'écria madame Aurélie; en vérité, pauvre chère, tu vaux mieux que cela. Mais deux cents louis, c'est peut-être une somme pour ces jeunes gredins. --Ma tante... vous êtes implacable! --Allons, allons, je me tais, d'ailleurs, tu n'es pas volée, c'est l'essentiel. Mais continuez, milord. --Hélas! Clarisse, je ne sais si vous me pardonnerez un mouvement de vivacité dont je n'ai pas été le maître; maint tenant que j'y songe, j'ai failli compromettre votre réputation sans tache dans un éclat déplorable. Mais que vous dirai-je? je n'ai pu me défendre d'un frisson d'horreur. Je savais que Robert, dont les assiduités vous importunent depuis l'été dernier, était un de ces jeunes gens dont l'existence équivoque traîne dans Paris une oisiveté dissipée, et que le nom d'une femme en passant par ses lèvres ne pouvait manquer de s'en échapper terni. --O honte! balbutia Clarisse d'une voix étouffée par les sanglots.--Et alors, continua-t-elle en levant des yeux humides, qu'avez-vous fait, Rutland? --J'ai fermé la bouche de l'insolent avec le revers de ma main. --Un soufflet! --Oh! ne l'effraie pas, dit la chanoinesse; c'est ici que le plus amusant commence. Il y eut néanmoins un rendez-vous de pris, n'est-il pas vrai, milord? --En effet, continua Rutland, pour hier matin. Mais écoutez-moi, Clarisse, et ne jugez pas mal ce que je vais vous dire... Je vous aime bien plus que mon honneur; et cependant j'allais tuer un homme qui peut-être... Si elle l'aime, me disais-je, si Robert doit la rendre heureuse... Oh! je crois que je serais mort du même coup qui vous eût ravi le bonheur. --Ah!... encore un sacrifice? interrompit Clarisse avec un accent de dépit dont elle ne fut pas la maîtresse. --C'eût été le dernier... Oui, Clarisse, oui, je tremblais; j'avais peur, une fois sur le terrain, de n'être plus maître de moi. Qui sait! en présence de cet homme, le cliquetis des épées eût peut-être couvert le cri de mon âme. La vue de ce rival, la pensée funeste que vous l'aimiez... Non, non, Clarisse, je n'aurais pas en la force de retenir mon bras. J'aurais tué Robert; oui, sur mon âme, je sens que je l'aurais tué!» Clarisse se leva de son siège aussi rapide que l'éclair, et courut à Rutland, dont elle prit les mains avec violence. «Vous l'auriez tué?» s'écria-t-elle d'une voix haletante. Rutland regarda la comtesse, et se méprenant sur l'objet de son trouble, croyant que le danger qu'avait couru Robert en était la cause unique, devint tout à coup d'une pâleur horrible et repoussa Clarisse. --Oui, madame, répéta-t-il l'oeil sombre et les dents serrées, oui, je l'aurais broyé sous le pommeau de mon épée, plutôt que de lui laisser un souffle de vie! --Rutland... vous êtes donc jaloux? --Jaloux à en mourir...» Clarisse tressaillit, tandis qu'une flamme subite fit étinceler ses larmes. La chanoinesse frappa dans ses petites mains en signe de victoire. «Milord! s'écria-t-elle, voilà le grand mot lâché; je vous fais mon compliment, vous êtes enfin désensorcelé! Peste! il était temps. Mais finissez vite votre histoire, que j'aille me recoucher. La nuit devient froide à périr. --Clarisse... murmura Rutland, qui n'émulait guère la chanoinesse, je ne sais si je dois comprendre.... vous souriez! --Continuez votre récit, Rutland; vous disiez que vous aviez peur de tuer Castillon. --Aussi, hier matin, mon plan était-il tracé; j'attendrais les renseignements que j'avais fait prendre. Si Robert eût mieux valu que sa réputation, si malgré ses folies, ses prodigalités, ses débauches, il eût possédé un coeur digne du votre, une âme qui sût apprécier votre âme, un amour assez pur, assez noble, assez grand pour vous être offert, eh bien... je me serais enfui... oui, Clarisse, je me serais enfui comme un lâche! Evitant tout scandale, prévenant tout malheur, j'aurais regagné l'Angleterre, et je serais allé mourir dans mon vieux château de Grummor. --Rutland! et ma promesse faite, au lit de mort du comte, vous l'oubliez donc? --Votre amour seul devait m'en faire souvenir... N'est-ce pas vous dire que je l'ai depuis longtemps oubliée! --Quoi! vous auriez souffert que je fusse parjure? --Parjure!... rassurez-vous, Clarisse, fit Rutland avec un sourire mélancolique; ne vous ai-je pas dit que, je me serais hâté de mourir pour que vous ne le fussiez pas? --Rutland! s'écria Clarisse on se jetant dans ses bras. --Allons, voilà ce que je craignais, s'écria la chanoinesse; nous n'en finirons pas de cette unit. Au nom de mon saint patron, Rutland, soyez plus raisonnable que cette jolie folle, et achevez-nous votre histoire avant de commencer le roman dont je vois que vous entamer le plus doux, mais le plus long chapitre. --Oh! la fin de l'histoire n'a rien de bien intéressant, reprit Rutland, qui ne quitta plus la main que lui abandonnait Clarisse. Hier, je reçois un billet de Robert, qui s'excuse en termes ambigus de ne pouvoir se trouver au rendez-vous. Je cours, je m'informe: j'apprends qu'il se cache, traqué par les dupes nombreuses qu'il avait faites. Je parviens à tout savoir. Robert est sous le coup de la loi. On le cherche, on ne tardera pas sans doute à le saisir. Alors une affreuse idée s'empare de mon esprit. Cet homme vous a aimée, Clarisse; il a fait plus, il vous a compromise dans de bruyantes folies, tout Paris sait qu'il a recherché votre main, on l'a vu maintes fois à vos côtés dans tous les lieux publics, et c'est cet homme, honoré de vos regards, que l'on traînerait devant les tribunaux, et qui mêlerait, peut-être le nom de Clarisse à sa défense...» La comtesse ne put retenir un cri d'horreur, et ses traits se décomposèrent si rapidement que la chanoinesse eut la l'orée de se lever toute seule et d'aller lui prendre les mains, qu'elle serra avec une tendre effusion. «Clarisse, mon enfant, calmez-vous, lui dit-elle d'une voix douce et imprégnée de larmes, rien de tout cela n'arrivera. Rutland a eu le temps de tout réparer. Cela lui coûte une centaine de mille francs, mais au moins ce drôle de Robert n'ira pas en prison. Le maraud n'eût sans doute pas fait sa tentative de ce soir s'il avait su qu'aujourd'hui même Rutland l'avait mis à l'abri de toutes les poursuites de la justice. Puisse-t-il rentrer en lui-même quand il connaîtra le dénouement si heureux pour lui de cette aventure. Ainsi, console-loi, petite, et souviens-toi seulement de cette aventure comme d'une leçon salutaire. Nous autres femmes, vois-tu, nous sommes un peu connue les moucherons, nous aimons ce qui brille; et puis nous sommes coquettes, et nous avons une rage ridicule d'être adorées avec fracas. Un homme bon, noble, dévoué, modeste, ce n'est pas toujours notre affaire, nous désirons... --Assez, ma bonne tante, assez; vous voyez bien que je ne désire plus rien.» La comtesse avait laissé tomber sa tête sur le sein de Rutland, et levait vers lui le plus enivrant des regards. «O Rutland! lui dit-elle d'une voix toute remplie de délicieuses caresses, et avec une naïveté charmante, si j'avais été libre de vous refuser ma main, il y a longtemps que je vous l'aurais donnée.» La chanoinesse fut prise à ce mot d'un accès de gaieté folle. «Vois-te, Clarisse, je t'aime, quoi que tu fasses, parce que tu es femme jusqu'au fin bout de tes jolis doigts. --Et, cependant, dit la comtesse en hochant la tête d'un petit air boudeur, vous n'avez pas craint ce soir de me... Méchante Aurélie... me dire que Rutland allait se marier! --Simple que tu es! c'était pour que tu songeasses à le prendre... Et, d'ailleurs, me suis-je si fort trompée?» répondit la chanoinesse en les regardant tous deux avec un fin sourire. MARC FOURNIER. [Illustration: ALGÉRIE.] DESCRIPTION GÉOGRAPHIQUE. (Suite et fin.--Voyez tome 1er pages 18 et 121.) DESCRIPTION DE LA PROVINCE DE CONSTANTINE.--Des trois beyliks de l'ancienne régence d'Alger, le plus étendu, le plus riche et le plus important était le beylik de Constantine, ou de l'Est. Baignée au nord par la Méditerranée, cette province est bornée à l'est par la régence de Tunis, et à l'ouest par la chaîne haute et escarpée du Djurdjura, qui, se détachant du Grand-Atlas dans la direction du sud au nord, et prolongeant ses derniers contreforts jusqu'au cap de Rougie, la sépare des provinces de Titteri et d'Alger; elle s'étend vers le sud jusqu'au grand désert de Sahra, et n'a de ce côté aucune limite tracée. _Rivières_.--De nombreux cours d'eau sillonnent la province. Les uns se jettent dans la Méditerranée, les autres se perdent dans les terres. Les plus considérables sont: l'Oued-el-Kebir, ou l'Oued-Rummel (l'Ampsagha des anciens, qui passe à Constantine); la Summam, l'Oued-Zefzaf, la Seibouse, l'Oued-Bondjimah, la Mafrag, le cours supérieur de la Medjerdah, et l'Oued-Djedid. _Villes_.--Non-seulement la province de Constantine est la plus grande, mais elle est aussi la plus peuplée de l'Algérie. La plupart des tribus qui l'habitent joignent la culture des terres aux soins des troupeaux. On y compte, indépendamment de Constantine, plusieurs villes, centres de populations et de relations commerciales: Bone, Bougie, Collo. Djémilah, Djidjeli, Guchua, La Galle, Msilah, Philippeville (Stora), Sétif. _Constantine_.-La ville de Constantine (_Cirta_ des anciens, _Cossentina_ des Arabes), capitale de la province, est située au delà du Petit-Atlas, sur l'Oued-Rummel. Placée entre Tunis et Bone, à 16 myriamètres de distance de cette dernière, elle est à 88 kilomètres de Philippeville. Constantine est bâtie sur un plateau en partie entouré de rochers, dans un presqu'île contournée par la rivière et dominée par les hauteurs de Mansourah et de Condiat-Aly. L'Oued-Rummel coule au fond d'un ravin qui, comme un immense fossé, défend de deux côtés l'approche des murailles. La ville a quatre portes, trois au sud-ouest, et la quatrième, Bab-el-Kantara (porte du Pont), à l'angle en face du vallon compris entre le mont Mansourah et le mont Mecid. Le pont, d'où elle tire son nom, large et fort élevé sur trois étages d'arches, est de construction antique dans sa partie inférieure. Constantine, qui, selon les Arabes, a la forme d'un burnous déployé, dont la Kasbah représente le capuchon, a trois places publiques de peu d'étendue. Les rues sont pavées, mais étroites et tortueuses. Les maisons, pour la plupart, ont deux étages au-dessus du rez-de-chaussée. Il existe dans la ville plusieurs promenades remarquables, notamment quelques mosquées et le palais du bey. Ce dernier édifice a été construit par le bey Ahmed, depuis la prise d'Alger par les Français. Pour le décorer, il prit, dans les plus riches maisons de la ville, un grand nombre de colonnes de marbre, que les propriétaires avaient fait apporter, à dos de mulet, de Bone ou de Tunis. Les Romains regardaient la ville de Constantine comme la plus riche et la plus forte de toute la Numidie. La plupart des routes de la province y aboutissaient. Elle avait été la résidence royale de Massinissa et de ses successeurs. Strabon nous apprend qu'elle renfermait alors des palais magnifiques. Jogurtha employa tous les moyens possibles pour s'en rendre maître, et c'est de cette position centrale que Metellus et Marins dirigèrent avec tant de succès contre lui tous leurs mouvements militaires. Ruinée en 311, dans la guerre de Maxence contre Alexandre, paysan pannonien, qui s'était fait proclamer empereur en Afrique, rétablie et embellie sous Constantin, cette ville quitta alors son ancien nom de _Cirta_, pour prendre, celui de son restaurateur, qu'elle porte encore aujourd'hui. Lorsque les Vandales, dans le cinquième siècle, envahirent la Numidie et les Mauritanies, et détruisirent toutes leurs villes florissantes, Constantine résista à ce torrent dévastateur. Les victoires de Bélisaire la retrouvèrent debout, et la conquête musulmane semble l'avoir respectée. Les traces de constructions romaines, éparses sur le sol, attestent qu'il y en avait de colossales.--Après une première expédition, restée sans succès (novembre 1836), Constantine a été prise de vive force par l'armée française, le 13 octobre 1837. _Bone_, (en arabe _Annaba_), est bâtie sur le côté ouest du golfe de ce nom, à 14 myriamètres d'Alger, et à 10 de Philippeville. Elle a été construite à peu de distance des débris de l'ancienne Hippone, qui fut une des résidences des rois de Numidie, et joua un rôle important dans la guerre de César ni Afrique, dans celle des Vandales contre Genséric, et plus tard dans la campagne de Bélisaire. La Kasbah ou citadelle, commande la ville et surveille la rade. Son intérieur est vaste et ses murs élevés. Bone, occupée une première fois en 1830, avait été, comme Oran, évacuée, lorsque la nouvelle de la Révolution de Juillet était parvenue en Afrique. Après le départ des troupes françaises, le bey de Constantine, Hadj-Ahmed, essaya de s'emparer de la ville et la tint étroitement bloquée du côté de terre. Vers la fin de 1831, le chef de bataillon Houder, envoyé par le général Berthezène, avec 125 zouaves indigènes, pour secourir les Bonois, fut tué au moment où il se disposait à se rembarquer, après avoir épuisé tous les moyens d'accomplir sa mission. Bone, en proie à des influences passagères, ne demeura pas encore cette fois au pouvoir de la France, mais au commencement de 1832, l'occupation de Bone, par une garnison française, fut décidée. Le duc de Rovigo, en attendant la saison favorable, confia au capitaine d'artillerie d'Armandy et au capitaine de chasseurs algériens Jusuf, la mission d'aller aider les Bonois dans leur résistance contre Hadj-Ahmed. Cependant le 5 mars 1832, Bone fut forcée d'ouvrir ses portes aux troupes du bey de Constantine, et subit dans toute leur horreur les calamités de la guerre. La ville prise fut pillée, dévastée, la population massacrée, dispersée ou déportée dans l'intérieur. Un ancien bey de Constantine, Ibrahim se maintint, jusqu'au 26 au soir, dans la Kasbah, dont il s'était saisi pour son compte; mais quand il allait l'abandonner, les capitaines d'Armandy et Jusuf eurent l'audace de s'y jeter de nuit, avec une trentaine de marins, et y arborèrent le pavillon aux trois couleurs, qui n'a pas cessé d'y flotter depuis. Dans les premiers jours de mai, 3,000 hommes partis de Toulon prirent possession de Bone, délaissée à la fois par ses oppresseurs et par ses habitants. BOUGIE est à 190 kilomètres d'Alger, et à 130 de Constantine. Bâtie immédiatement au bord de la mer, sur le flanc méridional du mont Gourava, abrupte et escarpée, qui s'élève rapidement jusqu'à 670 mètres de haut. Bougie est dominée, par les hauteurs qui s'élèvent en amphithéâtre et presque à pic derrière elle. Cette position sur le flanc de la montagne, ses maisons écartées et les masses d'orangers, de grenadiers et de figuiers de Barbarie qui les entourent, rendent son site éminemment pittoresque. Cette ville indiquée par ses ruines nombreuses, une haute antiquité. Selon toute probabilité, elle formait la limite orientale de la Mauritanie-Césarienne, et son emplacement est celui de l'ancienne colonie romaine de _Saldes_. Tous les peuples, qui depuis vingt siècles l'ont occupée, y ont laissé des traces de leur domination. Les travaux que les Espagnols exécutèrent après la conquête, en 1510, sont encore debout: ce sont le fort Mousa, élevé par Pierre de Navarre, et la Kasbah, par Ferdinand le Catholique et Charles-Quint. Une complète anarchie régnait, soit dans le territoire, soit dans l'intérieur même de Rouge, lorsque la ville fut prise par nos troupes le 29 septembre 1833. Ses habitants se retirèrent, emportant tout ce qu'ils possédaient. [Illustration: Débarquement de troupes en Algérie.] _Collo_, bourgade de 2,000 âmes, au nord de la mer, offre un bon mouillage contre les vents du nord-ouest. (Voir l'_Illustration_, t. 1er p. 252.) _Djémilah_ (sous la domination romaine, _Culcul colonia_ ou _Culculum_). à 104 kilomètres à l'ouest de Constantine, sur la route des Bibans (Portes-de-Fer), était comprise autrefois dans la Mauritanie Sitifienne. Bien que ses abords difficiles ne conservent aucun vestige de voie antique, la présence des Romains dans cette vieille cité est attestée par de nombreux monuments: les plus remarquables sont les restes d'une basilique chrétienne; des bas-reliefs et de nombreuses inscriptions; un temple quadrilatère à six colonnes; un théâtre; le forum, avec un temple dédié à la Victoire; enfin, un arc de triomphe élevé à l'empereur Caracalla, à sa mère Julia Douma et à son père Septime Sévère. C'est cet arc de triomphe que, suivant un voeu exprimé par M. le duc d'Orléans, M. le maréchal duc de Dalmatie, ministre de la guerre, avait prescrit de démonter pierre par pierre, pour être transporté et réédifié à Paris; mais les difficultés du transport semblent avoir fait ajourner à ce projet. Occupée une première fois, le 11 décembre 1838, Djémilah l'a été de nouveau le 15 mai 1839. [Illustration: Vue de Constantine.] _Djidjeli_, point intermédiaire de la côte entre Boupie et Collo, adossé à un pays montueux, habité par des Kabyles, est occupé par les Français depuis le 13 mai 1839. La ville, autrefois assez commerçante, est bâtie sur une presqu'île rocailleuse, réunie à la terre ferme par un isthme fort bas, dominé de près par des hauteurs. Djidjeli a un port dans lequel on peut mouiller avec confiance pendant la belle saison. Louis XIV, qui voulait un établissement militaire en Afrique, avait jeté les yeux sur Djidjeli, où nous avions déjà un comptoir. Le duc de Beaufort s'en empara en 1661: mais la garnison française dut bientôt l'évacuer; notre comptoir fut ruiné et ne fut jamais rétabli. Le gouvernement eut, à cette époque, l'idée d'y faire un port militaire, et plusieurs plans proposés à cet effet existent dans les archives du dépôt de la marine, entre autres un projet de l'amiral Duquesne et de l'un des officiers de sa flotte. _Guelma_ est située au sud et à 2,000 mètres de la rive droite de la Seibouse supérieure, et à 2,500 mètres au nord du pied de la haute montagne de Maouni. Guelma, telle que les Français la trouvèrent à la fin de 1836, était formée avec les matériaux provenant de l'ancienne _Kalama_, nommée par saint Augustin et par Orose; mais l'emplacement qu'elle occupe, paraît être celui de la vieille nécropole, et non celui sur lequel fui jadis construite la véritable cité romaine, devenue la proie, soit des Maures révoltés, soit des Vandales. Le 28 novembre 1836, les Français occupèrent définitivement les ruines de Guelma comme position militaire destinée à combattre, dans l'opinion des populations indigènes, les conséquences funestes de l'insuccès de la première expédition contre Constantine. Cette occupation rendit un immense service pour la réussite de la seconde expédition. _La Calle_, siège d'un établissement français, dont l'origine remonte à l'année 1520, et qui fut florissant jusqu'en 1799, est située à 72 kilomètres de Done, par terre, et à 48 par mer. La Calle est entourée de tous côtés par la mer, excepté à l'est, où s'étend une plage de sable d'environ 150 mètres de longueur et où se trouve la porte de Terre. Das toutes les autres directions, la ville est défendue par des rochers inabordables. Incendiée par les Arabes en 1827, lors de la rupture qui éclata entre la France et Hussein, bey d'Alger, elle contient aujourd'hui environ cent dix maisons. Ses rues sont tirées au cordeau, bien pavées et d'un facile entretien. C'est sur la plage de sable fin, qui ferme la partie est de ce port, que viennent s'amarrer les corailleurs napolitains, sardes et corses, qui affluent dans ces parages. Le corail est, on le sait, le principal produit des côtes de d'Algérie, et c'est surtout entre Bone et Tabarce que s'étendent ses bancs les plus riches. Aussi la plupart des pêcheurs viennent-ils relâcher à La Calle. Les forêts qui l'avoisinent ont une superficie totale évaluée à plus de 20,000 hectares. Les circonstances politiques et l'état incertain de nos relations avec les indigènes retardèrent jusqu'en 1836 l'occupation de cette place, qui fut définitivement consommée le 15 juillet de cette année, par un détachement de spahis irréguliers. _Msilah_ se divise en trois groupes de maisons, dont le plus considérable occupe la rive gauche, et les deux autres la rive droite de l'Oued-Ksab (rivière des Roseaux); les murs de clôture, les maisons, les mosquées, les minarets mêmes sont construits avec des briques de terre crue, pétrie avec un mélange de paille hachée. Les maisons, à un seul étage, sont couvertes en terrasse, avec la même terre massée et battue sur des rondins. Les habitants assurent que cette toiture grossière est parfaitement imperméable. Les encadrements des portes de la plupart des maisons et l'intérieur des mosquées sont ornés de pierres de taille romaines, de tronçons et de chapiteaux de Colonnes, dont quelques-uns, d'ordre corinthien, paraissent remonter aux beaux temps de l'architecture romaine. Ces matériaux qui ont été apportés d'une ancienne ville en ruines, située à 4 ou 5,000 mètres de Msilah, et que les Arabes désignent sous le nom de Rechuga. Les troupes d'Abd-el-Kader sont venus souvent piller et rançonner ses habitants inoffensifs et démolir ses maisons, dont elles prenaient le bois pour allumer leurs feux. La ville était presque déserte, quand, au mois de juin 1841, nos troupes s'établirent aux environs. [Illustration: Hussein, dernier bey d'Alger.] _Philippeville.--Stora_.--L'occupation de la rade de _Stora_, qu'on nommait autrefois _Russicada_, était un moyen puissant de consolider notre établissement à Constantine, en mettant cette ville en communication avec la mer par la ligne la plus courte et moindre de moitié que celle par Bone. Une première reconnaissance fut opérée, en janvier 1838, jusqu'à 21 kilomètres de Constantine, dans la direction de Stora; une seconde, au mois d'avril suivant, fut poussée jusqu'aux ruines de l'ancienne _Russicada_, où, enfin, une garnison permanente vint s'installer le 7 octobre de la même année: 80 kilomètres seulement séparent maintenant Constantine d'un bon port. Cette distance est franchie en un jour par les escortes de la correspondance; elle l'est aisément en trois jours par les convois militaires, qui trouvent aux camps de l'Arrouch et de Smeadou des vivres, des munitions, des troupes pour les protéger, des espaces fortifiés pour les recevoir et les abriter. Le nouvel établissement, formé sur les ruines de la cité romaine, a reçu le nom _Philippeville_. Ces ruines sont assez nombreuses; parmi elles, on distingue de vastes citernes, dont quatre, entièrement déblayées, contiennent plus de cent mille litres de vin, etc. _Philippeville_, bâtie l'emplacement d'une bourgade où, en octobre 1838, n'existaient que quelques rares baraques au milieu des dérombres, comptait déjà, au mois d'avril 1839, 716 habitants européens; à la fin de décembre 1842, c'est-à-dire en quatre années, ce chiffre s'est élevé à 4,325. Philippeville paraît donc destinée à devenir ce que Russicada a été, il y a deux mille ans, sous les Romains, ce que Stora était, en partie, il y a moins de trois cents ans, un établissement d'une grande importance. _Sétif_, l'ancienne _Sitifis Colonia_, est située dans une plaine vaste et fertile, arrosée par l'Oued-Bou-Sella m, qui coule à 2,500 mètres des ruines de cette ville. Au temps de la domination des Romains, _Sitifis_ était devenue, tant par son importance même que par sa position centrale, l'un des points les plus considérables de leurs possessions en Afrique. Lorsque, après le soulèvement des tribus comprises sous le nom général de Quinquégentiens (an 297), la métropole adopta un nouveau classement des territoires et des populations, la Mauritanie Césarienne fut divisée en deux provinces, l'une gardant cette dénomination, l'autre empruntant de _Sitifs_ le nom de Mauritanie Sitifienne. Les nombreuses voies de communication qui liaient à ce chef-lieu presque toutes les villes principales des autres provinces, prouvent assez le rang élevé qu'il occupait parmi les contrées soumises à la puissance romaine en Afrique. Là se trouvait le point d'intersection des grandes communications qui unissaient Carthage, Cirta et Cæsarée (Tunis, Constantine et Cherchel); de là partaient en outre des voies directes qui rattachaient Sitifis, d'une part, à Saldes (Bougie), à Ingitgilis (Djidjeli), à Coba et à Tucca; de l'autre, à Lambèse, à Theveste (Tibessah), à Musti et à Tamugadis. L'enceinte antique de Sétif, de forme rectangulaire, a 450 mètres de longueur sur 300 de largeur; les grands côtés étaient flanqués par dix tours et les petits par sept. [Illustration Hadj-Ahmed, bey de Constantine.] Après avoir été, pendant le moyen-âge, le point de ralliement d'une population agricole considérable, Sétif n'offrait plus, en 1839, qu'un amas de ruines, auprès desquelles les Arabes tenaient encore un marché tous les dimanches. Depuis notre prise de possession, ils continuent à y venir, au nombre de 3 à 4,000, avec la plus entière confiance, échanger leurs produits. Sétif est à trois jours et demi de marche du célèbre défilé des Portes-de-Fer (Biban), que les Turcs n'avaient jamais franchi qu'en payant tribut, où jamais n'étaient parvenues les légions romaines, et qu'une colonne de 3,000 hommes traversa, le 28 octobre 1839, à midi, en laissant sur les flancs de ces immenses murailles verticales, dressées par la nature à une hauteur de plus de 33 mètres, cette simple, inscription: _Armée française_, 1839. _Gouvernement de la province de Constantine sous la domination turque._--Comme nous l'avons expliqué précédemment (tome 1, page 19), la province de Constantine, sous la domination turque, était gouvernée par un bey, ou lieutenant du bey d'Alger. Depuis l'année 1752 jusqu'à la prise de Constantine par l'année française (13 octobre 1837), la province compte vingt-deux beys. Nous en donnons ici la liste, avec l'indication de la durée de leur commandement et du genre de leur mort: El-Asrak-Amo (l'oeil bleu), trois ans; mort de maladie. Ahmed-Bey (grand-père du dernier régnant), quinze ans, mort de maladie. Salah-Bey, vingt-deux ans; mort de maladie. Hussein-Bey, fils de Hassan-Pacha-Bousnak, deux ans; assassiné. Mustapha-Ben-Ouznadji (fils du peseur), trois ans deux mois; assassiné. Hadj-Mustapha-Ingliz (l'Anglais) cinq ans quatre mois; exilé à Tunis. Osman-Ben-Koulougli, un an; tué dans une attaque contre les Kabyles. Abdallah-Bey, deux ans six mois; assassiné. Hassan-Bey, fils de Salah-Bey; six mois; assassiné. Ali-Bey, un an, assassiné. Bey-Rouhou, quinze jours; assassiné. Ahmed-Bey-Tobbal (le boiteux), trois ans; assassiné. Mohammed-Naman-Bey, trois ans quatre mois; assassiné. Mohammed-Chakar-Bey, quatre ans; assassiné. Kara-Mustapha (Mustapha le Noir), trente-trois jours; assassiné. Ahmed-Bey-Mamelouk, un mois; nommé plus tard une seconde fois. Braham-Bey-Gharbi, un an; assassiné. [Illustration Campement de troupes françaises en Afrique.] Mohammed-Bey-Mili, dit Bou-Chetabia (père la hache). deux ans, exilé à Alger.--Le surnom de Bou-Chetabia lui avait été donné parce qu'il ne faisait exécuter les Arabes qu'avec la chetabia, espèce de hache dont on se sert pour couper le bois. Il disait que les Arabes n'étaient pas dignes d'avoir la tête tranchée par le yatagan. Ahmed-Bey-Mamelouk, deux ans cinq mois; exilé à Milianah, où il a été assassiné. Ibrahim, ou Braham-Bey, trois ans huit mois; exilé, à Médéah, où, en 1832, il a été assassiné par les ordres d'Ahmed-Bey. Mohammed-Bey-Malamli, ou Manamani, deux ans; exilé à Alger. Hadj-Ahmed-Bey, douze ans; dépossédé par la France en 1837.--Déjà, par arrêté du général en chef Clauzel, en date du 15 décembre 1830, Hadj-Ahmed avait été déclaré, déchu, pour avoir refusé de faire acte de soumission. Au commencement de 1836, le maréchal Clauzel avait nommé le commandant Jusuf bey de Constantine; mais l'insuccès de l'expédition de novembre 1836 ne permit pas de donner suite à cette nomination. [Illustration: Campement d'Arabes.] COMMANDANTS SUPÉRIEURS DE LA PROVINCE DE CONSTANTINE DEPUIS L'OCCUPATION FRANÇAISE.--Immédiatement après la prise de Constantine (13 octobre 1837), le commandement de la place fut laissé par le maréchal Valée au colonel Bernelle, nommé le 11 novembre suivant maréchal de camp. Depuis, le commandement supérieur de la province a été, successivement confié au général Négrier (23 novembre 1837), au Général Galbois (19 juillet 1838), au général Négrier, une seconde fois (21 février 1841), au général Baraguey-d'Hilliers (19 juin 1843) et au duc d'Aumale (18 octobre 1843). Bulletin bibliographique BERNARD PALISSY Une réimpression des oeuvres de Bernard Palissy, avec des notes par M. Paul-Antoine Cap, vient de paraître à la librairie Dubochet (7). M. Cap a fait précéder cette édition d'une Notice qu'il nous est permis de donner en partie à nos lecteurs. Ils pourront apprendre du savant éditeur l'histoire d'une vie dont l'énergie, le dévouement et la beauté morale sont des sujets d'une éternelle admiration. Nous les renverrons à la Notice elle-même et au livre, qu'elle accompagne, après leur avoir donné les extraits suivants: [Note 7: Un volume in-18. Prix: 3 fr. 50 c.--Rue de Seine, 33.] «Le nom de Bernard Palissy est vaguement empreint dans la mémoire de toutes les personnes qui s'occupent de sciences naturelles, d'agriculture, de physique, de chimie, ou qui ont étudié l'histoire des arts.. On sait en général qu'il vécut au seizième siècle, qu'il était potier de terre, et qu'il découvrit le vernis des faïences. On sait que l'ardeur qu'il mit à cette recherche le retint longtemps dans la misère la plus profonde mais qu'il finit par atteindre son but, et qu'il fut l'inventeur ces _rustiques figulines_ auxquelles les amateurs attachent aujourd'hui un assez haut prix. Ce que l'on sait moins généralement, c'est que cet homme, sans éducation première, sans aucune notion de littérature, sans connaissance de l'antiquité, sans secours d'aucune espèce, à l'aide des seuls efforts de son génie et de l'observation attentive de la nature, posa les bases de la plupart des doctrines modernes sur les sciences et les arts; qu'il émit, sur une foule de hautes questions scientifiques, les idées les plus hardies et les mieux fondées; qu'il professa le premier en France l'histoire naturelle et la géologie; qu'il fut l'un de ceux qui contribuèrent le plus puissamment à renverser le culte aveugle du moyen-âge pour les doctrines de l'antiquité; que cet ouvrier, sans culture et sans lettres, a laissé des écrits remarquables par la clarté, l'énergie, le coloris du style; qu'enfin cet homme simple et pur, mais puissant par le génie, fournit l'exemple d'un des plus beaux caractères de son époque, et qu'il expia par la captivité et la mort sa persévérance courageuse et sa fermeté dans ses croyances. «Il est beau sans doute de voir l'artiste aux prises avec les difficultés de son art, ou avec les obstacles matériels qui s'opposent à la production de sa pensée, sortir victorieux de cette lutte, après une longue période d'efforts, de misère et de souffrances; mais il ne l'est pas moins du voir l'homme d'une origine obscure, dépourvu des secours de l'instruction et de l'étude, jeter sur tout ce qui l'entoure le coup d'oeil de l'observateur et du philosophe, pénétrer les mystères de la nature, saisir les principes des vérités éternelles, renverser les erreurs accréditées de son époque, et pressentir la plupart des découvertes qui feront l'avenir et la gloire des siècles plus éclairés. C'est avec ce double mérite que Palissy se présente aux regards de la postérité. Les événements de sa vie, dont quelques-uns furent racontés par lui-même, montrent tout ce que peut le génie secondé par une âme ferme, un esprit droit et un coeur pur. Leur simple récit nous semble le moyen le plus naturel d'appeler sur ses travaux l'intérêt dont ils sont si dignes, et sur sa personne le respect, l'admiration que commande toujours un beau caractère aux plus précieux talents. «Un pauvre village du Périgord, situé à peu de distance de la petite ville de Biron, entre le Lot et la Dordogne, donna naissance à BERNARD PALISSY. Ce village, appelé La Chapelle-Biron, renferme encore, dit-on, une famille qui descend de cet homme célèbre, et une tuilerie fort ancienne, établie dans le même lieu, portait encore naguère le nom de _Tuilerie de Palissy_. Des documents assez peu d'accord entre eux font remonter sa naissance au commencement du seizième siècle. Ainsi d'Aubigné prétend qu'à sa mort, arrivée en 1589, il était âgé de quatre-vingt-dix ans, tandis que selon Lacroix du Maine, il florissait à Paris en 1575, âgé de soixante ans et plus. En rapprochant diverses circonstances parmi celles que Palissy rapporte lui-même, la version la plus vraisemblable et la plus généralement adoptée rapporterait la date de sa naissance à l'année 1510. «On ne possède aucun détail sur ses parents ni sur sa première éducation. Il paraît que, dès son enfance, il travaillait à la vitrerie, qui comprenait alors la préparation, l'assemblage des vitraux colorés, ainsi que la peinture sur verre. Doué d'une aptitude particulière aux arts du dessin. Il conçut de bonne heure la pensée d'élever ses travaux d'artisan à la hauteur des oeuvres d'un artiste. Aussi tout en _peidant des images_, comme il dit, pour exister, il étudiait les grands maîtres de cette belle école italienne, qui dès le siècle précédent, avait donne à la renaissance des arts une si vigoureuse impulsion. Il s'exerçait en même temps à l'architecture, et pratiquait la géométrie. «On pensoit, dit-il, que je fusse plus sçavant en l'art de peinture que je n'estois, qui causoit que je n'estois souvent appelé pour faire des figures (des plans) dans les procès.» C'était une nouvelle ressource un peu plus profitable que l'art de composer des vitraux. «Cependant, pour l'homme qui se seul capable de fournir une large carrière, le pays natal ne saurait longtemps suffire; Palissy se mit donc à voyager. Il alla d'abord dans les Pyrénées, et s'arrêta quelque temps à Tarbes. Les accidents naturels de ce beau pays le frappèrent vivement, et peut-être est-ce là le point de départ de bon goût ardent pour la géologie et les sciences naturelles. Il parcourut ensuite quelques autres provinces de France, puis la Flandre, les Pays-Bas, les Ardennes et les bords du Rhin, en ouvrier nomade exerçant à la fois la vitrerie la _pourtraiture_ et l'arpentage; mais aussi observant partout la topographie, les accidents du sol, les curiosités naturelles; parcourant les montagnes, les forêts, les rives des fleuves; visitant les carrières et les mines, les grottes et les cavernes, en un mot demandant partout à la nature elle-même le secret des merveilles qu'elle offrait à son admiration et à son étude. L'éducation scientifique de Palissy, au lieu de commencer par les livres, partait ainsi des bases les plus certaines, les plus fécondes: l'expérience et l'observation. «Ses voyages étaient terminés en 1559. De retour dans son pays natal, Palissy alla se fixer à Saintes, et s'y maria. Quelques années plus tard, déjà surchargé de famille et luttant entre la misère, le hasard fit tomber entre ses mains une coupe de terre émaillée d'une grande beauté. Aussitôt il conçois la pensée d'imiter ce travail, et de se livrer à un art entièrement nouveau pour lui. On sait qu'à cette époque la poterie n'était point recouverte de vernis, ou du moins que cet art, déjà pratiqué en Italie, à Faenza et à Castel-Durante, n'était point encore connu en France. Palissy vient à penser que s'il parvenait à découvrir le secret de cet émail, il pourrait élever l'art de la poterie à un degré de perfection inconnu jusqu'alors. Le voilà donc livré à cette recherche, mais en aveugle, «comme un homme qui taste en ténèbres» attendu qu'il n'avait aucune connaissance ni des matières ni des procédés. C'est dans _son traité de l'Art de Terre_ qu'il faut lire l'admirable récit de ses tentatives, des difficultés qu'il eut à vaincre, et des maux qu'il eut à souffrir pendant le cours de seize années, avant d'avoir réussi à donner toute la perfection désirable aux ouvrages sortis de ses mains. Ce n'est pas sans une admiration mêlée d'attendrissement qu'on peut lire les pages sublimes dans lesquelles il raconte avec autant de simplicité que de grandeur la longue série de ses efforts et de ses misères. Forcé de préluder à la recherche de son nouvel art par la connaissance des terres argileuses, la construction des fourneaux, l'art du modeleur, du potier, du monteur, et l'étude de la chimie, qu'il fut obligé, comme il dit, «d'apprendre avec les dents,» c'est-à-dire en s'imposant les plus dures, les plus cruelles privations, il faut le voir poursuivre sa pensée avec une ardeur, une constance à toute épreuve; consacrant ses veilles, ses économies, sa santé, et jusqu'aux choses nécessaires à sa subsistance, à ses recherches incessantes; déçu à chaque instant dans son espoir, mais retrouvant tout son courage à la moindre lueur de succès, et, dans cette lutte de l'intelligence, de la volonté, contre les obstacles de toute nature, parvenir enfin à lasser la mauvaise fortune et à faire triompher sa pensée créatrice. «Cependant il lui fallait subvenir aux besoins d'une nombreuse famille, soutenir les reproches des siens, les représentations de ses amis, les sarcasmes de ses voisins, et continuer à exercer ses talents ordinaires, afin «d'eschapper le temps» qu'il employait à la recherche de son nouvel art. En 1543, les commissaires chargés d'établir la gabelle en Saintonge l'appelèrent pour lever le plan des îles et des marais salant de la province. «Cette commission parachevée, dit-il, je me trouvay muny d'un peu d'argent, et je reprins l'affection de poursuyvre à la recherche desdits émaux» Le voici donc de nouveau livré à des essais innombrables; il passe les nuits et les jours à rassembler, à combiner toutes les substances qu'il croit propres à son objet; il pulvérise, broie, mélange ces drogues dans toutes les proportions; il en couvre des fragments de poterie, il les soumet à toutes les épreuves, à tous les degrés de cuisson. Mécontent des fours ordinaires à poterie, il construit de propres mains des fourneaux semblables à ceux des verriers; il va chercher la brique, l'apporte sur ses épaules, pétrit la terre, maçonne lui-même ses fourneaux, les emplit de ses ouvrages, allume le feu, et attend le résultat... Mais, ô déception! tantôt le feu est trop faible, tantôt il est trop ardent; ici l'email est à peine fondu, là il se trouve brûlé; les pièces sont déformées, brisées, ou bien elles sont couvertes de cendres. A chaque difficulté nouvelle, il faut trouver un expédient, un remède; et il en trouve de si ingénieux, de si efficaces, que l'art les a adoptés pour toujours. Mais des obstacles d'une autre nature viennent s'ajouter aux premiers: c'est le manque d'argent, de bois et de matières. Il imagine de nouvelles ressources, il redouble d'ardeur, il réunit tous ses moyens, et déjà, plus assuré de sa réussite, il entreprend une nouvelle fournée mieux entendue et plus considérable que les précédentes, car il avait employé huit mois à exécuter les ouvrages dont elle devait se composer, et consacre plus d'un mois, jour et nuit, à la préparation de ses émaux. Cela fait, il met le feu à sa fournée, et l'entretient pendant six jours et six nuits, au bout desquels l'émail n'était pas encore fondu. Désespéré, il craint de s'être trompé dans les proportions des matières, et il se met à refaire de nouveaux mélanges, mais sans laisser refroidir son appareil. Il pile broie, combine ses ingrédients, et les applique sur de nouvelles épreuves, en même temps qu'il pousse et active la flamme en jetant du bois par les deux gueules du fourneau. C'est alors qu'un nouveau revers, le plus grand de tous, vient l'atteindre: il s'aperçoit que le bois va lui manquer. Il n'hésite pas: il commence par brûler les étais qui soutiennent les tailles de son jardin; puis il jette dans la fournaise ses tables, ses meubles, et jusqu'aux planchers de sa maison. L'artiste était ruiné, mais il avait réussi! «Cependant des chagrins contre lesquels l'âme la plus ferme ne trouve pas toujours des armes venaient incessamment l'assaillir. Accablé de dettes, chargé d'enfants, persécuté par ceux-là même qui l'eussent dû secourir, il sent un moment fléchir son courage; mais aussitôt, faisant un appel à son âme, il retrouve sa forée, et se remet à l'oeuvre avec une nouvelle ardeur. Telle était alors sa détresse qu'ayant pris un ouvrier pour l'aider dans ses travaux les plus pénibles, il se vit au bout de quelques mois dans l'impossibilité de le nourrir. Bien qu'il fût sur le point d'entreprendre une nouvelle fournée, il fallut renvoyer son aide, et, faute d'argent pour le payer, il se dépouilla de ses vêtements et les lui donna pour son salaire. A travers tant et de si cruelles épreuves, Palissy s'approchait incessamment du but qu'il s'était proposé. Ses belles poteries, ses pièces rustiques, ses statuettes charmantes étaient fort goûtées; ses ouvrages commençaient à être recherchées des grands seigneurs, et la variété de ses talents lui avait déjà valu quelques hautes protections. Le connétable de Montmorency ayant, été chargé en 1548, d'aller réprimer la révolte de Saintonge, eut occasion de voir et d'admirer les ouvrages de Palissy. Il se prit d'affection pour sa personne, et le chargea de travaux importants. Quelques années plus tard, l'artiste devait presque la vie à son illustre protecteur.» Ici M. Cap entre dans le délai! de la vie publique de Palissy, devenu un des plus zélés sectateurs de la réforme du seizième siècle. Les persécutions que sa foi lui attira viennent s'ajouter aux tribulation de son existence précaire, aux travaux et aux études dont ses écrits et les oeuvres de son art nous ont laissé de si précieux témoignages. Rien de plus attachant que ce récit écrit d'un style excellent et avec la chaleur d'un écrivain qui se passionne pour un sujet si intéressant. Ajoutons que cette Notice, pour être digne de son sujet, devait être et qu'elle est en effet l'ouvrage d'un homme versé dans la connaissance des sciences et des arts dont Palissy fut, à son époque, le fondateur intrépide ou l'ingénieux réformateur. Nous citerons encore le passage suivant, qui résume en partie la Notice, et contient le récit des derniers moments de l'artiste. «Mais où le génie et l'âme puissante, énergique de Palissy se révèlent de la manière la plus complète, c'est sans contredit dans le _Traité de l'Art de Terre_. Déjà, dans un précèdent chapitre, il avait donné d'excellents préceptes sur le choix des terres à poterie, l'art de les mettre en oeuvre, l'application du feu, les précautions à prendre et les accidents à éviter; dans le traité suivant. Ce n'est plus l'ouvrier de terre, c'est le grand artiste qui prend la parole, et qui par un artifice ingénieux, comme par son propre exemple, montre quel ensemble de difficultés morales et matérielles doit s'attendre celui qui dans son art a résolu de s'élever au premier rang. D'abord un long débat dans lequel _Pratique_ se décide avec peine à révéler à _Théorique_ ce qu'elle a appris par une longue expérience, puis, après y avoir consenti, elle veut l'avertir des obstacles sans nombres qui l'attendent dans la carrière. C'est là que l'auteur a placé l'admirable tableau de ses propres misères et des longues souffrances qu'il a endurées en poursuivant la recherche de son art. A Dieu ne plaise que nous affaiblissions par quelques citations incomplètes l'effet saisissant de ses paroles! C'est dans le texte même qu'il faut lire ce récit où, dans un style à la fois naïf, pittoresque et énergique il rend compte de la lutte qu'il eut à supporter pendant seize années contre la misère, les obstacles de toute nature, les obsessions de sa famille ou de ses amis. De quelle simplicité, de quelle modestie sont empreintes ces pages sublimes! Et en même temps, quelle force d'âme! que de constance et de résignation! Dévoré des soucis les plus amers, réduit aux plus cruelles privations, pauvre, épuisé, malade, et, pour comble de maux, blâmé, tourné en ridicule, regardé par les siens comme un fou ou comme un malfaiteur; mais toujours soutenu par sa confiance en lui-même, par une volonté ferme et persévérante et par le pressentiment du succès. Après avoir plaint et admiré le grand artiste aux prises avec le malheur, on se prend à suivre avec anxiété les chances de sa fortune, et c'est avec une sorte d'orgueil et de joie qu'on le voit enfin sortir triomphant de tant d'épreuves, et atteindre glorieusement au plus haut sommet de son art. «Mais tandis que, soit par le professorat, soit par ses travaux ou ses écrits, il enrichissait son siècle des fruits de ses fécondes méditations, la France continue d'être plongée dans les horreurs de la guerre civile, et, bien qu'il vécût tout à fait en dehors des passions de son époque, les haines religieuses et les persécutions, devenues plus violentes, ne pouvaient manquer de l'atteindre, lui, toujours fidèle à ses croyances, toujours inébranlable dans ses, convictions. En 1588, affaibli par l'âge, presque octogénaire, il fut arrêté, enfermé à la Bastille, et menacé du dernier supplice. Matthieu de Launay, ancien ministre et alors l'un des Seize, insistait pour qu'on le conduisit au _spectacle public_, c'est-à-dire à la mort; mais le duc de Mayenne, qui le protégeait, fit traîner son procès en longueur. On dit dans l'histoire universelle de d'Aubigné et dans la Confession de Saucy, du même auteur, que le roi Henri III étant allé voir dans sa prison, il lui dit ces paroles: «Mon bon homme, il y a quarante-cinq ans que vous êtes au service de ma mère et de moi. Nous avons enduré que vous ayez été en vostre religion parmi les feux et les massacres; maintenant, je suis tellement pressé par ceux de Guise et mon peuple, que je suis contraint de vous laisser entre les mains de mes ennemis, et que demain vous serez bruslé, si vous ne vous convertissez.--Sire, répond Bernard, je suis près à donner ma vie pour la gloire de Dieu. Vous m'avez dit plusieurs fois que vous aviez pitié de moi, et moi j'ai pitié de vous, qui avez prononcé ces mots; _Je suit contraint!_ Ce n'est pas parler en roi, sire; et c'est ce que vous-mesme, ceux qui vous contraignent, les Guisards et tout votre peuple ne pourrez jamais sur moi; car je vais mourir.» Palissy mourut en effet, mais de sa mort naturelle, à la Bastille, en 1589. Ainsi se termina une carrière honorée par tant de talents et de si rares vertus. «Pourquoi faut-il que l'une des plus belles époques le l'histoire de l'esprit humain, celle du plus vaste essor qu'aient pris à la fois les sciences, les lettres et les arts, soit souillée par des actes d'intolérance qui s'adressaient à la pensée, et cherchaient à contraindre par la violence une force qui échappe à toutes les entraves et ne tient aucun compte des obstacles qu'on lui oppose La renaissance du goût, des talents et de la philosophie naturelle eût été en même temps celle de la civilisation toute entière, si la persécution n'en eût pas comprimé les élans généreux, et si des scènes de barbarie n'eussent pas été mêlées aux brillants combats que des esprits supérieurs livraient à l'ignorance et aux préjugés d'un autre âge. Palissy, comme après lui Galilée et Descartes, figurait parmi ceux qui n'hésitèrent pas à soutenir cette glorieuse lutte, comme à en subir les conséquences. Il porta les premiers coups au respect servile de l'antiquité, et réduisit à leur juste valeur ces vaines questions, ou plutôt ces principes jurés sur la parole du maître, qui faisaient la base de la scolastique du moyen-âge. Que l'on ne fasse donc pas à Bacon tout l'honneur de cette heureuse révolution dans la marche de l'esprit humain, car, un demi-siècle avant lui, un homme sans lettres et sans études proclamait hautement que le livre de la nature était le seul dans lequel il eût cherché à lire, et qu'un chaudron rempli d'eau et placé sur le feu lui avait appris plus de physique que tous les livres des philosophes. Provoquer une pareille réforme, en plein seizième siècle, n'était pas seulement un trait de génie, c'était encore un acte de courage. Il y avait toute une révolution dans la pensée de faire revenir les esprits de leur culte aveugle pour une philosophie surannée. Pour rompre en visière à des idées accréditées par les siècles et soutenues par un parti tout-puissant, il fallait se résoudre à affronter la persécution et la mort. C'est ce savent fort bien Palissy sans l'avoir appris de Sénèque. Tel était le prix qu'il devait attendre et qu'il reçut en effet des services qu'il rendait à son siècle et à son pays. «Né dans une condition obscure, mais largement doué des qualités qui constituent le génie, Palissy prouva qu'un tel ensemble de facultés n'a pas toujours besoin du secours de l'étude. Bien que, dans ses travaux d'art, il se soit montré l'émule des grands maîtres de l'art italien, on ne sait à quelle école il en puisa les principes. Physicien, géologue, chimiste, nul ne peut dire quels furent ses premiers maîtres, pas plus qu'il n'est possible de retrouver la source de son élocution facile et originale. Si l'éducation ne lui vint point en aide, elle ne contraria pas non plus ses dispositions naturelles, et peut-être faut-il attribuer à cette circonstance ce qui, dans ses vues scientifiques nous frappe par la nouveauté, et dans écrits par la singularité du style. Artiste, savant, philosophe, il posséda cette variété de talents que l'on retrouve dans la plupart des hommes supérieurs qui, poursuivant une pensée primordiale, voulurent en saisir les rapports avec toutes les branches des connaissances humaines. Personne mieux que lui ne prouva cette vérité, que chaque art renferme une science tout entière, pour quiconque veut l'approfondir dans tous ses détails. Modes On voit peu de nouveautés en chapeaux; toutes les innovations, toutes les recherches de la coquetterie sont pour les coiffures: petits bords, élégants turbans, coquets bonnets, coiffures espagnoles, italiennes, algériennes, occupent la pensée de toutes les femmes, et les modistes ne restent pas en arriére dans un moment aussi important; voyez dans les magasins de Lucy Rocquet combien vite une nouveauté en ce genre est suivie d'une autre; les plumes, les fleurs, les blondes, passent sous vos yeux comme de gracieuses visions. La coiffure, nous le répétons, est dans tout son éclat; elle est tantôt riche, tantôt simple; quelquefois c'est une torsade de velours avec des pompons de chaque côté de la tête, à côté d'une coiffure algérienne aux broderies et franges d'or; ou bien encore de longues barbes gothiques attachées par un peigne dont chaque camée peut faire l'admiration d'un antiquaire; puis un petit bord en velours noir posé sur la tête et retenu par quatre épingles en magnifiques pierreries, pu encore un bonnet espagnol en dentelle noire avec des roses. Ces variétés donnent beaucoup d'éclat à un cercle. Les robes à deux jupes ne se font pas seulement en tulle et pour bal, il s'en fait aussi en étoffe de soie, pékin satiné, moire, ou damas. Une des plus jolies façons qui en aient été faites dans ces dernier, temps est sans contredit celle que _l'Illustration_ représente ici. [Illustration.] Ces deux jupes sont pareilles au pékin rayé. La seconde, plus courte, a cinq ouvertures garnies de passementerie et glands; le même ornement est répété à la berthe et aux manches; cette forme, comme on le voit, est très-nouvelle; elle vient se placer avec avantage entre les robes à tablier et les jupes ouvertes sur les côtés, qui étaient et qui resteront en grande faveur tout l'hiver. Rébus. EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS. Les cigares sont augmentés d'un sou, et les fumeurs diminuent. [Illustration. Nouveau rébus.] *** End of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 0047, 20 Janvier 1844" *** Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.