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Title: Cours Familier de Littérature (Volume 7) - Un entretien par mois
Author: Lamartine, Alphonse de, 1790-1869
Language: French
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generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



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                    COURS FAMILIER
                          DE
                      LITTÉRATURE


                 UN ENTRETIEN PAR MOIS

                        PAR
                  M. A. DE LAMARTINE



                     TOME SEPTIÈME.



                        PARIS
              ON S'ABONNE CHEZ L'AUTEUR,
             RUE DE LA VILLE L'ÉVÊQUE, 43.
                        1859


L'auteur se réserve le droit de traduction et de reproduction à
l'étranger.


                    COURS FAMILIER
                          DE
                      LITTÉRATURE


                    REVUE MENSUELLE.

                          VII


Paris.--Typographie: Firmin Didot frères, imprimeurs de l'Institut et
de la Marine, rue Jacob, 56.



XXXVIIe ENTRETIEN

LA LITTÉRATURE DES SENS

LA PEINTURE

LÉOPOLD ROBERT.

(2e PARTIE)


I

Nous avons dit, en finissant le dernier Entretien, qu'il y avait un amour
d'abord innocent, puis imprudent, puis mortel, mais toujours inspirateur,
dans le génie de Léopold Robert, et que le secret de ses tableaux était
dans son âme. Racontons ce qu'on sait de ce mystère; cela nous aidera à
comprendre le prodigieux effet des peintures de ce jeune homme, dès
qu'elles parurent aux regards du public. Il en sortit comme une flamme,
parce qu'il avait délayé ses couleurs sur sa palette avec des larmes et
avec du feu. Telle inspiration, tel effet; voilà le secret de l'impression
qu'on produit dans tous les arts, soit avec la parole écrite, soit avec les
notes, soit avec le pinceau; car l'art, au fond, ne vous y trompez pas, ce
n'est que la nature.


II

En ce temps-là vivaient, tantôt à Florence, tantôt à Rome, tantôt en
Suisse, au bord du lac de Constance, des familles exilées, dont les
prodigieuses vicissitudes d'élévation et de chute seront l'étonnement de
l'histoire. Elles étaient alors le spectacle de l'Italie: c'étaient des
branches de la famille des Bonaparte. Plusieurs de ces branches, détachées
du tronc par l'exil de Napoléon à Sainte-Hélène, s'étaient réfugiées en
Italie, terre des ruines et patrie de leurs ancêtres. C'était d'abord la
mère de Napoléon, _Hécube_ de cette race, vivant à l'ombre, avec ses
orgueils et ses mémoires d'aïeule, dans le palais du cardinal son frère.
C'était Lucien Bonaparte, dont le nom répondait autant à la République qu'à
l'Empire, caractère à deux aspects des hommes de deux dates, la République
et l'Empire. Il avait dédaigné un trône offert au prix de la répudiation
d'une épouse de son choix; il élevait une belle et nombreuse famille de
fils et de filles qui portent tous, dans un coin de leur nature, le sceau
d'une étrange puissance d'originalité et de volonté. Parent de la femme de
Lucien par ma mère, j'ai eu moi-même l'occasion de connaître cette femme,
que son mari avait préférée à un sceptre. Ceux de ses enfants que j'ai
connus par elle avaient une empreinte de son énergie: Romains, Corses,
Toscans, natures granitiques.


III

C'était ensuite Louis Bonaparte, roi volontairement descendu du trône de
Hollande, homme né pour être le contraste avec le chef de sa maison, fait
pour la vie privée, ambitieux de repos, de mérite littéraire, et non de
puissance. Je l'ai connu mystérieusement à Florence, pendant plusieurs
années, sans que le public soupçonnât nos rapports, que les convenances
politiques de ma situation m'empêchaient d'ébruiter. Je n'allais jamais
dans son palais; il venait chez moi, la nuit, dans une voiture sans
armoirie, suivi d'un seul valet de chambre qui aidait ses pas infirmes à
monter l'escalier de ma villa, hors des murs de Florence. Nous passions de
longues soirées, tête à tête, dans des entretiens purement littéraires ou
philosophiques qu'il avait la complaisance de rechercher. Je servais les
Bourbons; il était Bonaparte: il y avait cette incompatibilité entre nous;
mais il était avant tout philosophe et poëte; il me lisait ses
compositions; j'oubliais qu'il était roi d'une dynastie que je ne
reconnaissais pas: les lettres nivellent tout pendant qu'on en parle.
L'entretien terminé, bien avant dans la nuit, je le reconduisais
respectueusement jusqu'à sa voiture; il laissait après lui dans ma pensée
un parfum d'honnêteté que je crois respirer encore.


IV

C'était la famille de Joseph Bonaparte, ex-roi de Naples et d'Espagne,
réfugié en Amérique avec d'opulents débris de ses royautés.

C'était la princesse Borghèse, soeur de Napoléon. Je vivais familièrement
avec son beau-frère, le prince Aldobrandini, et je voyais habituellement
son mari, le prince Borghèse, le Crassus de l'Italie moderne. Il était né
pour jouir et pour faire jouir, non pour gouverner; homme féminin, mari
indulgent, prince nul. Il habitait ses palais de Toscane; sa femme habitait
son palais et ses villas impériales de Rome. Je ne l'ai jamais connue, mais
je l'ai entrevue quelquefois dans ses promenades en voiture sous les pins
parasols, à travers les statues, moins belles qu'elle, des jardins
Borghèse. C'était dans les dernières années de sa courte vie; elle
resplendissait encore des reflets de son soleil couchant, comme une tête de
Vénus grecque effleurée, dans un musée, par un dernier rayon du soir. Je ne
sais par quel caprice, dans une femme où tout était caprice, jusqu'à la
mort, elle menait ordinairement avec elle un pauvre capucin, assis à ses
côtés dans sa voiture. Le contraste de ce capuchon de laine brune, de cette
tête de l'ascétisme chrétien, à côté de ces cheveux semés de fleurs et de
ce visage de beauté mourante après tant d'éclat, faisait monter le sourire
aux lèvres ou les larmes aux yeux. Charmante créature qui mourait enfant!


V

C'était la reine Hortense, femme de Louis Bonaparte, qui venait de temps en
temps à Rome ou en Toscane voir ses fils, et qui retournait vite à sa
solitude de Suisse. J'étais déjà prématurément connu littérairement alors;
elle était illustre par son rang, ses malheurs, son goût pour les lettres,
son talent pour la musique; elle voulait me voir; elle me fit témoigner le
désir de me rencontrer, comme par hasard, dans une allée _des Cascines_, où
j'avais l'habitude de me promener à cheval; elle m'assigna plusieurs fois
la place et l'heure. J'y manquai toujours; j'avais contre elle les
préventions vives d'un partisan de Louis XVIII; j'accusais cette reine
d'avoir trempé dans le retour de l'île d'Elbe, en 1815. Je me privai d'un
grand plaisir pour ne pas faire une infidélité de simple politesse aux rois
que je servais.

C'était enfin le prince Napoléon, fils aîné du roi de Hollande et de la
reine Hortense, frère du prince, alors inconnu, à qui les versatilités du
peuple, les inexpériences de la liberté, les impatiences de la multitude et
les péripéties du sort préparaient de loin, dans l'ombre, un second empire.

Ce prince, fils d'Hortense (nous parlons de celui qui n'est plus), était un
des hommes que les dons de la nature et les perfectionnements de
l'éducation avaient façonnés pour toutes les fortunes. On venait, par un
mariage de famille, de lui donner pour épouse sa cousine, la princesse
Charlotte, fille aînée de Joseph Bonaparte: cette famille, impériale par le
souvenir, proscrite par le présent, ne pouvait guère s'unir qu'avec
elle-même. Je n'ai fait qu'entrevoir cette princesse Charlotte, cause
innocente ou fatale de la mort de Léopold Robert. J'en dirai peu. Quant à
son mari, le prince Napoléon, l'attrait empressé qu'il témoignait pour moi
établit entre nous des rapports gênés par la politique, mais bizarres, qui
ressemblaient à ces inclinations furtives qu'on s'avoue du regard et qu'on
se dissimule des lèvres.

Il avait l'extérieur d'un héros de roman, mais tempéré par la modestie, ce
voile du vrai mérite. Sa taille était élégante; sa tête, dégagée de ses
épaules minces, semblait s'incliner de peur d'humilier la foule; son oeil
était limpide, sa bouche ferme; sa physionomie intéressait avant qu'on eût
appris son nom; il y avait dans ses traits cette dignité qui survit aux
éclipses du sort. Il n'y avait pas de mère qui n'eût désiré l'avoir pour
époux de sa fille, pas d'homme qui n'eût voulu en faire son ami. Je n'ai
connu que le duc d'Orléans, en France, qui représentât si bien l'espérance
d'une dynastie; mais le duc d'Orléans avait trop d'intention dans
l'attitude: on voyait qu'il posait involontairement pour un trône
populaire. Le prince Napoléon ne posait pas, il primait et il charmait.
S'il n'avait été Bonaparte je l'aurais aimé avec plus de liberté.


VI

Nous nous rencontrions souvent à la cour: les convenances politiques ne
nous permettaient pas de nous voir ailleurs; même à la cour, et confondus
par le mouvement du salon dans les mêmes groupes, nous ne pouvions pas,
sans éveiller les ombrages de la diplomatie, nous adresser directement la
parole. Il avait donc été convenu entre nous, par l'intermédiaire d'un ami
commun, que nos conversations seraient à double entente; que nous ne nous
regarderions jamais face à face en causant ensemble, mais que nous aurions
l'air de nous adresser à un troisième interlocuteur dans la confidence des
deux; que chacun de nous paraîtrait adresser à ce tiers complaisant ce que
nous avions à nous dire; que nous nous entretiendrions obliquement, par
ricochet, et que nos paroles, insaisissables ainsi à la foule,
ressembleraient à ces projectiles qu'on dirige d'un côté pour frapper
ailleurs. Nous observâmes longtemps, avec une égale adresse, cette
convention diplomatique de salon. La conversation y perdait en abandon,
mais elle y gagnait en piquant; la gêne inspire, et l'attrait d'esprit que
nous éprouvions l'un pour l'autre s'en accrut encore. Il n'espérait pas me
ramener à ses opinions de famille; je n'avais rien à flatter en lui que la
proscription: il y avait entre nous toute une dynastie.


VII

Un jour cependant, et sans avoir concerté la rencontre, nous nous trouvâmes
inopinément rapprochés par un de ces accidents de voyage qui ont l'air de
préméditation et qui sont des hasards.

C'était dans une chaude semaine du mois de juillet, en Italie. Nous allions
chercher, ma jeune femme et moi, les sites pittoresques et la fraîcheur des
eaux et des bois dans les hautes gorges du groupe des Apennins, à
_Vallombrose_ et aux _Camaldules_, deux célèbres abbayes presque
inaccessibles, comme la Grande-Chartreuse de Grenoble.

Après avoir passé là quelques-uns de ces jours qui ressemblent à des haltes
du temps où la vie cesse de fuir, dans les vastes cellules, dans les longs
corridors frais, au bord des bassins glacés et sous les sapins aux murmures
lyriques de Vallombrose, nous redescendîmes dans la profonde vallée qui
sépare de la Toscane habitée cette oasis de paix, et nous reprîmes à
cheval la route d'une autre oasis encore plus enfoncée dans le ciel au delà
des nuages: les _Camaldules_.

La saison était caniculaire, malgré les haleines du torrent presque
desséché dont nous suivions les bords, et qui montrait ses blocs roulés à
nu dans son lit, comme Job montrait ses os à Dieu dans sa nudité sur sa
couche. La réverbération du soleil contre les parois de marbre de la vallée
incendiait l'air respirable; nous cherchâmes, vers le milieu du jour, un
abri sous un vaste _caroubier_, espèce d'oranger sauvage et gigantesque qui
affecte la régularité immobile de l'oranger taillé par la main de l'homme,
qui porte des fèves succulentes pour les chevaux du désert, et qui verse,
de son dôme touffu et toujours vert, une ombre imperméable au soleil de
midi.

Nous nous oubliâmes trop longtemps, sur la foi de nos guides, dans cette
sieste sous l'arbre. Quand nous remontâmes sur nos vigoureux petits chevaux
de Corse, pour gravir le plateau rocheux qui monte aux Camaldules, la nuit
en descendait à grandes ombres.

Avant d'atteindre la cime du plateau, et de tourner à gauche dans la gorge
sombre de pâturages, de torrents, de grands bois qui servent d'avenues à
l'abbaye, la nuit était faite; on ne voyait plus le chemin sous les pas de
son cheval; quelques rares lueurs, à travers les branches d'arbres,
indiquaient seules une ou deux chaumières éparses, châlets des pasteurs de
l'Apennin plaqués sur les flancs de la montagne, à notre gauche; à droite,
le murmure d'un torrent invisible et profondément encaissé montait comme
une terreur dans la nuit.


VIII

Après avoir suivi longtemps à tâtons le sentier ténébreux qui mène à
l'abbaye, nos guides arrêtèrent nos chevaux; ils sonnèrent aux grilles pour
demander l'hospitalité habituelle aux pèlerins et aux voyageurs. On leur
répondit rudement des fenêtres que l'heure était indue, qu'on n'ouvrait
plus à de nouveaux hôtes, et que d'ailleurs le monastère était plein de
visiteurs arrivés avant nous. Les guides eurent beau répliquer qu'ils
conduisaient le ministre de France et sa famille, que nous avions des
lettres du tout-puissant ministre d'État _Fossombroni_, qui nous
recommandait au prieur, les fenêtres se refermèrent, les lueurs des
flambeaux s'éteignirent dans le monastère, et il nous fallut reprendre,
pour trouver un abri, le sentier par lequel nous étions venus.


IX

Pendant que nous vaguions ainsi, à la froide rosée de la nuit, de châlet en
châlet, sans qu'une porte voulût s'ouvrir à la voix des guides, les
frissons qui sortaient des sapins et des cascades nous saisissaient; la
faim et le sommeil, après une journée de marche, faisaient transir et
grelotter les femmes; une nuit sans foyer, sans toit et sans nourriture,
sur une couche d'herbe humide de neige, au sommet de l'Apennin, alarmait ma
tendresse pour des santés chères et délicates. Je commençais à maudire ma
curiosité, quand un bruit de pas, à travers le feuillage, sous les arbres
sur notre droite, appela notre attention.

C'était un pâtre d'un châlet voisin qui accourait, envoyé vers nous par
deux étrangers abrités, comme nous cherchions à nous abriter nous-mêmes,
sous son toit de feuilles. Ces deux jeunes et aimables étrangers, nous dit
le pâtre, étaient le prince Napoléon et la princesse Charlotte, sa femme,
arrivés un peu avant nous au monastère, et, comme nous, repoussés du seuil
par l'affluence des pèlerins aux Camaldules. Ils venaient d'apprendre que
le ministre de France et sa suite avaient été renvoyés comme eux, sans
égards, des portes du couvent, et qu'ils cherchaient en vain un toit de
berger pour y reposer leur tête. Bien que le châlet où ils nous avaient
devancés fût étroit, ils nous en offraient avec empressement la moitié. Le
prince avait chargé son envoyé d'ajouter de sa part que, si nous avions
quelque scrupule à loger ainsi les représentants de deux dynasties opposées
dans la même chaumière, nous serions libres de ne pas nous voir, et qu'il
se retirerait avec la princesse dans la partie séparée du châlet où les
montagnards gardent le foin des vaches pour l'hiver.

Nous acceptâmes, avec les expressions d'une vive reconnaissance,
l'obligeante proposition; seulement nous insistâmes pour que rien ne fût
dérangé à l'établissement nocturne dans le châlet intérieur, et nous ne
consentîmes à accepter que le logement du fenil. Nos hôtes ajoutèrent, à
cette exquise politesse, l'envoi de la moitié de leur souper; mais les
frontières furent fidèlement respectées de part et d'autre, et, malgré le
désir de nous voir plus intimement à cette hauteur, au-dessus des petites
convenances diplomatiques, nous ne franchîmes, ni l'un ni l'autre, la
palissade de branches de châtaignier qui séparait le fenil du châlet.


X

Nous passâmes une nuit délicieuse, sous les couvertures de nos mules,
étendus sur le foin embaumé par les fleurs du thé de montagnes, au
bruissement des feuilles de sapin et des châtaigniers, qui faisaient
chanter, sur des modes différents, les brises de la nuit. Le torrent des
Camaldules grondait dans le fond de son ravin, comme un mouvement convulsif
de la terre qui fait mieux goûter l'immobile sérénité du ciel; les aigles
jetaient des cris sur leurs rochers au lever de la lune et de chaque grande
étoile qu'ils prenaient pour l'aurore. Une bande blanche et jaune à
l'horizon de la mer Adriatique annonça le jour. Le prince et la princesse,
qui voulaient poursuivre leur voyage plus loin que nous, sortirent,
couverts de leur manteau, du châlet, au premier crépuscule du matin. Nous
les saluâmes respectueusement du geste par la fenêtre sans vitres du fenil,
et nous nous séparâmes pour ne plus nous revoir.

La princesse Charlotte, jeune, mince, grêle, flexible comme un roseau qui
n'a pas encore ses noeuds, était plus semblable à un enfant qu'à une jeune
femme. On n'entrevoyait sa puissance d'attraction future qu'à l'extrême
finesse de sa physionomie et à la profondeur précoce de son regard; la
passion encore absente pouvait un jour se répandre de là sur les traits
pour tout animer. C'était un visage qui ne charmait pas au premier regard,
mais qui saisissait l'oeil et qui forçait à y revenir. La beauté de son
mari jetait encore une ombre de plus sur elle. À cette époque, cette femme
était quelque chose de fragile qui pouvait se consolider ou se briser,
selon le sort. Telle était cette princesse; elle devait tuer un jour, bien
involontairement, le jeune peintre qui aurait pu devenir le Raphaël de son
siècle et qui ne fut que Léopold.

J'ai passé souvent bien des heures, au palais Barberini de Rome, à
contempler cette naïve et opulente figure de la belle _Fornarina_, dont
l'attrait consuma Raphaël. Quelle différence entre ces deux visages! Mais
l'amour se cache sous la laideur comme sous la beauté: ce n'est pas le
regard qui aime, c'est le coeur.


XI

C'est dans cette famille des Bonaparte, réfugiés pour la plupart à Rome, et
protégeant les arts afin de prolonger au moins ses règnes éphémères sur les
peuples, en régnant sur les talents, que Léopold Robert passait ses soirées
à Rome: on lui avait commandé quelques tableaux. Son génie, encore
énigmatique, jouissait d'être compris par anticipation sur sa gloire. Être
compris, pour un artiste, poëte, peintre, musicien, statuaire, c'est être
obligé. L'admiration, voilà le salaire des grandes âmes! Léopold
fréquentait surtout le palais de la princesse Charlotte; cette jeune femme
s'essayait sous sa direction à dessiner, à peindre, à graver les oeuvres du
maître; l'intimité des occupations amena l'intimité des coeurs. Léopold
Robert, timide d'abord, encouragé ensuite, familier enfin, devint
l'habitué de ce salon. Le sauvage montagnard du Jura oublia une distance
qu'on s'étudiait à effacer par tant d'égards. Il se plaisait là où il
plaisait lui-même; il n'avait rien de séduisant, ni dans les traits du
visage, ni dans les grâces de l'entretien, excepté son génie, mais il était
attachant par son dévouement modeste et exclusif à ses amis. Silencieux,
réservé, susceptible, comme toutes les délicates natures, il intéressait
vivement par son silence même. On aime à ouvrir ce qui est fermé; le prince
et la princesse lisaient seuls dans l'âme de Robert; cette âme était un
abîme de mystères du beau qui ne sortaient qu'un à un, non de ses lèvres,
mais de ses pinceaux. C'était une faveur que d'y lire avant le public: voir
éclore les oeuvres de génie, c'est presque participer à la jouissance de
les enfanter.

Léopold Robert avait renoncé à tout, même à la pauvre Thérésina, son
premier amour[1], sans se rendre compte à lui-même du vrai motif de son
inconstance. On lui parlait en vain de mariage avec quelque jeune fille de
son pays, dont la chaste affection aurait animé l'isolement de son
atelier: il écartait toutes ces perspectives de sa pensée; il cherchait
(comme on le voit dans ses lettres) tous les sophismes de situation pour se
justifier à lui-même sa vie solitaire.

[Note 1: Voir l'Entretien précédent.]


XII

Une si vive imagination ne pouvait cependant se sevrer si jeune d'amour. Il
était évident que son coeur était assez rempli d'un rêve pour ne pas sentir
le vide de toute affection domestique. La douce intimité dans laquelle il
vivait avec le prince et la princesse suffisait à son existence; lui-même
paraissait nécessaire à leur bonheur. Ces trois personnes de rangs si
différents, mais également exilées dans la patrie des arts, associaient
leurs talents comme leurs coeurs. Le prince composait de grands paysages
historiques avec les pages de la nature que la mer, les montagnes, les
ruines déroulaient sous ses yeux; Léopold Robert y jetait des groupes
humains et pittoresques qui les animaient de leurs scènes; la princesse
Charlotte les gravait sous l'inspiration du jeune maître. Rien n'était plus
innocent que ces rapports du professeur à l'élève; mais cette innocence
même cachait un piége à Léopold Robert: ce piége, c'était la perfide
_habitude_, qui fait germer, sans qu'on s'en aperçoive, les premières
racines d'un sentiment innomé dans les coeurs: si le danger était connu on
le fuirait; on s'y expose parce qu'on ne le voit pas. L'histoire célèbre
d'Héloïse et d'Abeilard, mille autres histoires domestiques aussi fatales
attestent le danger de ces rapprochements trop habituels entre une élève
innocente et un maître imprévoyant; le péril pour tous les deux naît
précisément de l'ignorance du péril. Quelques écrivains, selon nous trop
austères, ont paru reprocher amèrement à la princesse Charlotte trop de
complaisance à laisser naître cet amour dans le coeur de son maître et de
son ami; rien ne justifie à nos yeux ce reproche: elle était trop
exclusivement attachée au prince son mari, un des hommes les plus
séduisants de l'Italie, pour songer seulement à la nature des sentiments
qu'elle pouvait inspirer à un pauvre artiste, fils d'un châlet du Jura et
enfoui dans les ruines de Rome. D'ailleurs, nous l'avons dit, la
physionomie ingrate et le caractère concentré du jeune artiste ne
laissaient ni prévoir en lui, ni éclater hors de lui, des sentiments contre
lesquels la princesse aurait pu avoir à se défendre. Elle fit une victime
sans préméditation; pas une goutte de ce sang ne doit rejaillir sur sa
mémoire. Ses lettres, après la mort de Robert, ont la candeur de
l'étonnement et de la douleur, mais aucun remords ne s'y mêle aux profonds
regrets. C'est une soeur qui pleure un frère; ce n'est nullement une amante
qui s'accuse de la mort d'une victime.

Ce sentiment, confus et non analysé dans l'âme de Robert, se révèle
cependant, dans ses grands ouvrages à cette époque de sa vie intérieure,
par deux symptômes de l'art qui sont en même temps deux symptômes de la
passion. Ces deux symptômes sont la grande poésie et la grande mélancolie
de ses oeuvres.

C'est en effet à ces jours heureux de sa jeunesse que se reportent la
conception et la lente exécution de son tableau qu'on peut appeler le
portrait de l'Italie: _les Moissonneurs_.


XIII

Qu'est-ce que _les Moissonneurs_?

En contemplant bien ce magnifique tableau, et en entrant, par tous les
pores, dans la pensée du peintre, c'est la poésie du bonheur, c'est l'idéal
de la paix des champs, c'est l'infini dans la calme jouissance de la
nature, c'est l'idylle de l'humanité, dans son premier Éden, devant le
Créateur: idylle transposée aujourd'hui sous le soleil, dans ce monde de
travail et de sueur, mais pleine encore de toute la félicité que cette
terre corrompue peut offrir à l'homme.

Telle est évidemment, selon nous, la pensée du tableau: c'est un hymne,
c'est un _Évohé_, c'est un cantique peint en formes et en couleurs sur la
toile! Toute la toile chante, nous le répétons. De Théocrite, de Virgile
dans ses églogues, de Gesner, ce compatriote de Robert, nous le demandons
au spectateur, qui est-ce qui a le mieux chanté? qui est-ce qui a été le
plus poëte de ces poëtes ou de ce peintre? Nous ne craignons pas de
répondre: C'est le peintre, c'est Robert, c'est le grand lyrique des
_Moissonneurs_.


XIV

Asseyez-vous avec nous devant cette incomparable page, et regardez la
scène, et puis retournez-vous et regardez en vous-mêmes: que sentez-vous?
Je vais vous le dire.

À l'âge de quinze à vingt ans, à cette époque de l'existence où l'horizon
de la vie est tout voilé d'une brume chaude qui noie et qui colore les
contours secs de toutes choses; à ce moment où la vie, commencée sans qu'on
en aperçoive le terme, paraît longue comme l'infini; à cette heure où cette
vie n'a pas dit encore son dernier mot à l'adolescent qu'elle caresse; à
cette minute où l'amour, qui n'est au fond que l'éternité de la vie,
déborde du coeur dans les sens et des sens dans le coeur, comme un océan de
cette vie qui baigne tous les objets et qui les transfigure; à cette
période de votre jeunesse, disons-nous, avez-vous jamais voyagé en Italie,
en rêvant, éveillé, la félicité d'Éden sous le ciel d'été de la campagne de
Naples ou de Rome? Vous souvenez-vous des impressions que vous a fait
éprouver l'heure de midi, un jour de canicule, à l'ombre d'un caroubier ou
d'un pan d'aqueduc romain entre les Abruzzes? Si vous ne vous en souvenez
pas, je vais m'en souvenir pour vous: écoutez, et reconnaissez vos
impressions physiques et morales dans les miennes. Je suis ivre d'Italie
depuis que j'ai respiré son atmosphère.


XV

La plaine est grise comme une cendre d'herbes brûlées par le soleil; autour
de vous une vapeur ambiante sort des pierres et rampe presque visible sur
le sol; de légers nuages de poussière rose s'élèvent et retombent çà et là
sous les pieds de l'alouette qui secoue en partant la tige des pavots
saupoudrés de terre; le silence du sommeil, à l'heure de la sieste, pèse
sur l'espace; on entend seulement, de loin en loin, le frôlement métallique
de l'épi contre l'épi, quand la brise de mer effleure en passant les grands
champs de blé; les ombres crues de l'aqueduc se replient, comme pour fuir
la chaleur du milieu du jour, sous les arcades.

Les montagnes de Tivoli, de Frascati, d'Albano, du Soracte, s'élèvent,
grandies par le mirage de la vapeur diurne, et semblent danser derrière
vous dans le firmament; l'horizon de la mer ne se distingue de l'horizon du
ciel que par un ruban d'azur foncé qui indique au pêcheur le premier
frisson du vent qui se lève; une ou deux voiles commencent à palpiter dans
le lointain; la lumière qui descend de la voûte céleste, qui rejaillit des
montagnes, qui flotte sur les vagues, qui se répercute du sol au mur de
l'aqueduc et de l'aqueduc au sol, vous immerge dans un éblouissement tiède,
où vous croyez voir, sentir, respirer le jour sans ombre et sans fin; il
vous semble nager en Dieu, la lumière des pensées.

Votre âme se transfigure en rayons et se répand, comme cette pluie de feu,
dans toute l'étendue; vous n'êtes plus ici ou là; vous êtes partout, vous
contractez l'ubiquité de cette lumière: elle est si transparente que vous
croyez lire jusqu'au fond du firmament, comme on voit dans une eau claire,
à l'ombre d'un cap, jusqu'aux grains de sable de la plage. Une silencieuse
contemplation qui flotte sur tout, qui ne s'attache à rien, s'empare de
vous, semblable à un sommeil imparfait où l'on se sent rêver, mais où on
sait qu'on rêve.


XVI

Cependant le soleil, qui marche toujours, a dépassé les arcs de l'aqueduc
et penche vers les montagnes; un souffle fait voler çà et là le duvet des
chardons qui floconnent à vos pieds; de temps en temps le gémissement d'un
chariot rustique résonne sur la route; la cigale, cette guitare de la terre
chaude, grince dans le sillon. On voit se dessiner sur la ligne de la mer
les profils de quelques vieilles glaneuses qui portent une gerbe sur leurs
têtes, ou de quelques belles jeunes filles balançant à la cadence de leur
pas, sur leurs épaules, une urne étrusque contenant l'eau pour les lieurs
de blé mûr; leur ombre lapidaire les suit sur la route comme un pli de leur
lourde robe. Les sons de la musette de Calabre, sur laquelle les
_pfifferari_ préludent dans le lointain aux danses du soir, grondent en
approchant de la plaine. Une indescriptible impression de bien-être, de
paix, d'existence, de sécurité, de plénitude des sens et du coeur, pénètre
l'âme avec les rayons, avec l'air, avec le son, avec l'horizon sans bornes
de la campagne de Rome; on se sent noyé dans la béatitude du soleil d'été;
la vie surabondante écume et murmure, comme une cascade de _Terni_, dans la
poitrine; on craindrait de troubler par une parole, par le bruit même
d'une respiration, l'extase qui vous soulève d'ici-bas on ne sait où; on se
tait, et ce silence est l'hymne inarticulé de la saison où l'homme
fructifie avec l'herbe des champs.


XVII

C'est là l'impression qui avait évidemment saisi Léopold Robert, homme des
champs lui-même, dans ses haltes fréquentes sous le chêne ou sous le rocher
de _Sonnino_, pendant ses excursions pittoresques avec la sauvage et tendre
Thérésina. C'est cette félicité de l'humanité naïve, laborieuse, opulente
de peu, qu'il avait rêvée, qu'il avait vue, et qu'il voulait reproduire en
un groupe, comme une image complète du bonheur terrestre, comme l'hymne
sans mots de la création.

Il pouvait prendre cette image de l'extase humaine sous mille aspects, sous
mille formes, dans mille attitudes et dans mille scènes plus élevées du
drame de la vie: les palais, les temples, les bosquets, les bords des
fontaines lui offraient ces images de la félicité ou de la volupté, dans
les champs de victoire, dans les triomphes des guerriers ou des orateurs
sauveurs de la patrie et idoles des peuples, dans les actes de foi et de
culte qui unissent les hommes à Dieu par la piété, cette plénitude de
l'âme; par les langueurs de l'amour heureux, dans les jardins d'Armide et
d'Alcine, où le Tasse et l'Arioste enlacent leurs héros dans les bras de
beautés ivres de regards. Tout cela lui parut ou trop abstrait, ou trop
conventionnel, ou trop mystique, ou trop sensuel: il conçoit, plus près de
terre, une félicité rurale et domestique plus accessible à l'universalité
de l'espèce humaine, félicité fondée non sur les chimères d'esprit ou de
coeur, mais sur les instincts innés de l'homme et sur les réalités
péniblement douces de la vie. La famille, l'amour, le travail, l'enfance,
la jeunesse, la maturité, la sainte vieillesse, la récolte après la
moisson, la mort dans l'espérance, après la vie dans la sueur. En un mot,
sa félicité ce n'est pas l'Éden c'est la terre. Regardez! voilà le groupe.


XVIII

C'est l'été; le ciel est pur; on ne le voit qu'à sa clarté; il revêt tout
de sa lumière, dans laquelle il se noie et se confond lui-même; l'air, on
ne le voit pas non plus, mais on le sent: il est chaud, mais déjà trempé de
ces premières moiteurs d'un beau soir qui se mêlent, sur le front, avec la
sueur de la journée de l'homme, pour la rafraîchir et pour l'embaumer; on
distingue l'heure, non-seulement aux lourdes ombres qui s'allongent
derrière les roues du char et derrière les épaules des jeunes filles, mais
on la discerne plus visiblement encore aux deux ou trois légers nuages qui
flottent très-loin dans le ciel et qui se teignent, seulement par le haut,
des lueurs répercutées du soleil. Quelques lignes indécises des Abruzzes
s'articulent à peine dans l'horizon, derrière le groupe animé.

Une longue plaine basse, vers laquelle le char va descendre, s'incline vers
la mer et se relève à gauche par le cap Circé. On est sur un plateau
intermédiaire entre l'Abruzze et la grande mer.

À l'extrémité du plateau, qui commence à incliner vers les marais Pontins,
une mer d'épis prélude à une mer de vagues: pas un arbre à l'horizon; rien
que la glèbe nue et chaude sous le soleil, la terre cultivée et non
ombragée, la terre féconde, la terre nourricière, _Alma parens!_ Admirez
la profonde réflexion du peintre, qui pouvait être tenté par un beau chêne
aux bras tortueux ou par quelques fraîches fleurs de lotus endormies sur le
lit des eaux. Non, rien pour l'agrément, tout pour l'idée, tout pour
l'homme, tout pour le travail. Quel rigorisme de conception! et cependant
quel charme! Qui songerait à regretter l'arbre ou la source, une fois qu'on
a porté ses regards sur le groupe humain?

Or voici le groupe.


XIX

Un char robuste à deux roues massives, un char de moisson dans la campagne
de Rome, vient, à vide de gerbes, chercher aux champs les meules du jour.
Le char se présente au spectateur la pointe du timon en avant; il est
traîné ou plutôt il était traîné tout à l'heure par une paire de buffles
robustes, attelés au timon par une longue tringle de bois arrondi qui passe
par-dessus le timon; ce joug y est fixé par le milieu au moyen d'une
chaîne, en anneaux luisants de fer, qu'on voit briller et qu'on croit
entendre cliqueter au branle du front des buffles. Des cordes de chanvre
redoublées relient le joug aux cornes épatées des deux animaux domestiques.
Un large collier, en lames de cuivre, pend sous leur poitrail, luxe du
riche laboureur plutôt qu'une nécessité de l'attelage.

Les deux larges têtes des buffles, dans lesquelles on distingue
l'obéissance affectionnée dans l'indépendance naturelle, tendent vers le
marais leurs naseaux relevés; on voit qu'ils aspirent de là l'air salin et
marin de leurs mares habituelles, dans le marais au delà du champ qu'on
moissonne; leurs yeux sont doux et résignés. Des poils d'un noir fauve se
rebroussent sur leurs larges fronts; leurs lourdes paupières clignottent
pour écarter les mouches par le mouvement de leurs cils; une écume
sanglante, mêlée de poussière, suinte autour de leurs bouches et de leurs
naseaux. On aime ces deux colosses apprivoisés qui souffrent l'ardeur du
jour et qui semblent jouir de souffrir pour l'homme. Ils sentent leur
dignité et font corps avec la famille humaine.


XX

Un jeune homme, d'une beauté apollonienne sous le costume d'un bouvier des
Abruzzes, est debout entre les deux têtes de buffles: c'est le fils de la
maison; il tient renversée la baguette armée de l'aiguillon, comme on
tiendrait un sceptre: il pèse en arrière, de tout son poids, sur le timon
pour arrêter le char sur sa pente; un de ses coudes pose avec confiance sur
le cou d'un des buffles; son autre coude s'étend nonchalamment sur le joug.

Son attitude rappelle, sans les imiter, les attitudes les plus naturelles
et les plus articulées des figures de Phidias, dans les bas-reliefs du
Parthénon. Le costume de ce jeune homme même, quoique conforme à celui des
paysans des montagnes de Rome, paraît aussi antique et aussi sculptural que
s'il était copié sur une médaille d'Athènes ou d'Argos. Il en est de même
de tous les costumes d'hommes, de femmes, d'enfants, de pêcheurs, de
bergers, de laboureurs, de mendiants, dans les tableaux de Léopold Robert.
On voit que le costume, cet écueil de tous les peintres modernes, et
l'homme sont sortis du même jet de son imagination pittoresque; ses figures
naissent toutes vêtues; il a l'inspiration du haillon comme du soulier, de
la guêtre, du manteau. Mérite prodigieux qu'on n'a pas assez remarqué dans
ses oeuvres, le choix et l'ajustement de ses costumes sont tellement
adaptés aux figures qu'on ne s'aperçoit pas si ces vestes, ces chemises,
ces pourpoints, ces chausses sont coupés par un tailleur ou drapés par un
statuaire. Il n'a pas eu besoin de dénaturer le costume moderne pour
peindre des hommes et des femmes d'hier en habits antiques; son oeil groupe
la toile, le drap, le cuir, comme il groupe les personnages; en restant
vrai il transfigure tout en beau: le vulgaire devient idéal sous sa touche.

L'expression de ce bel adolescent qui gouverne les boeufs est fière,
pensive et mâle; son front est encadré dans des boucles épaisses de cheveux
noirs; ses cheveux sont surmontés d'une calotte brune; il penche l'oreille
d'un côté pour écouter la _zampogna_ des _pfifferari_; il regarde, de
l'autre côté, un groupe de trois femmes de différents âges qui marchent
près des roues pour ramasser les épis tombés du char. Il nous a semblé
reconnaître, dans le visage d'une de ces jeunes femmes, le portrait un peu
idéalisé de la princesse Charlotte.


XXI

Un homme d'un âge plus mûr, quoique jeune encore, est assis, les jambes
pendantes, sur la croupe du second buffle: c'est le gendre du père de
famille; sa femme est derrière lui, debout sur le plancher du chariot;
adossée aux ridelles, elle tient entre ses mains un petit enfant de trois
mois, emmaillotté comme une chrysalide.

La figure de cette _sposa_, toute majestueuse et maternelle, rappelle la
chaste matrone impassible aux légèretés de la jeunesse; elle a quelque
chose de saint et de froid qui imite une Madone de pierre dans sa niche sur
le chemin.

Elle écoute cependant aussi la _zampogna_, mais comme un souvenir de ses
jeunes années, ou plutôt elle la fait écouter à son enfant, dont le sourire
est toute sa joie.

Au fond du char, le vieillard maître du champ, et père, beau-père ou aïeul
de toute cette famille, gouverne. Assis sur une botte de foin des buffles,
il témoigne de son rang et de son autorité en posant avec une impérieuse
douceur la main sur le bras d'un serviteur qui replie, à l'ordre de son
maître, les toiles étendues tout à l'heure sur le char pour le garantir
contre le soleil. Nous ne connaissons pas, dans toute la sculpture antique,
ni dans toute la peinture moderne, de groupe pastoral plus simple et plus
classique à la fois que ces buffles, ce bouvier, ce gendre, cette jeune
femme, ce vieillard, ce serviteur, ces glaneuses, dans leurs attitudes,
dans leurs perspectives, dans leurs contrastes, dans leurs expressions
différentes et concordantes sur le char et autour du char de la moisson.
C'est un poëme plus qu'un tableau. Le poëme expose, mais il faut qu'il
chante. Il va chanter.


XXII

À gauche du timon, deux _pfifferari_, joueurs de cornemuse des Calabres,
dansent lourdement aux sons de leur musette devant les buffles, comme pour
célébrer la bienvenue du maître de la maison sur son champ; leurs pas
pesants et malhabiles touchent au grotesque sans dépasser le sourire;
l'ivresse de la récolte respire dans leurs pieds; leurs coudes pressent
l'outre musicale pleine d'air modulé; l'ébriété est dans leurs épaules,
dans leurs genoux.

L'un d'eux recourbe sur sa tête, en la tenant par la pointe et par le
manche, la mince faucille avec laquelle il va faucher les épis mûrs; c'est
le délire du travail heureux, le _Te Deum_ de la vie domestique. On sent
que le peintre fut paysan comme nous, dans le champ paternel de la
Chaux-de-Fonds: nous ne sommes bien inspirés que par nos souvenirs. Moi
aussi j'ai chanté l'épisode des _Laboureurs_ dans mon poëme domestique de
_Jocelyn_; mais combien mon encre est pâle à coté de cette palette!


XXIII

Un peu au-dessous des deux joueurs de musette dansants on aperçoit les
têtes de quelques moissonneuses courbées sur le sillon. La première et la
plus rapprochée du char se relève aux sons de la _zampogna_, et tourne aux
trois quarts son visage du côté du groupe.

Ce visage est un des plus ravissants qui soient jamais sortis d'une toile.
La belle moissonneuse de Léopold Robert compte dix-neuf ans; la délicatesse
et la force de cette saison de la vie se marient, dans un harmonieux
ensemble, sur ses traits; elle regarde avec un demi-sourire de distraction
et de raillerie les grotesques gambades des danseurs maladroits de
l'Abruzze; mais son oeil large, ouvert et tendu par une arrière-pensée,
lance au-dessus d'eux un regard chargé de rêverie vers le bel adolescent
qui retient les buffles; on voit qu'elle a l'espérance d'être bientôt la
fiancée de cet Antinoüs rustique et de monter à son tour sur le char comme
fille du maître du champ. Il ne manquait à ce drame rural que l'amour: le
voilà! Il sort, tout voilé, mais tout brûlant, du regard de la belle
moissonneuse et de l'attitude langoureuse, pensive et fière, du toucheur de
buffles. Évidemment cette tête est un portrait encore. Est-ce la princesse?
Est-ce Thérésina? Qui sait si ce n'est pas l'une et l'autre, fondues et
transfigurées en une seule réminiscence?


XXIV

C'est là tout le tableau; c'est-à-dire ce sont là tous les personnages;
mais l'expression profonde, variée, naïve, et pourtant auguste, de toutes
ces figures; mais les attitudes, ces physionomies du corps; mais les
costumes, ces draperies de la statue animée de l'homme et de la femme; mais
le geste, cette langue du silence; mais l'ombre, cette contre-épreuve de la
réalité des personnages; mais le jour, cet élément de la couleur; mais
l'horizon, cet infini de la toile; mais l'air, cet élément impalpable qu'on
ne doit voir qu'en ne le voyant pas, quelle plume pourrait donner
l'impression d'un tel pinceau? Tout est inspiration dans la conception, et
tout est réflexion dans l'exécution. Le groupe monte du sol au sommet du
char en concentrant le regard et l'intérêt sur toutes les figures en
particulier, puis en reportant cet intérêt de chacune à toutes et de toutes
à chacune, en sorte que la beauté de l'une contraste et concourt avec la
beauté de l'ensemble, et qu'il en résulte un rejaillissement général de
splendeur et de félicité qui produit en un instant l'enthousiasme. On ne
peut trouver qu'un mot pour exprimer l'impression des _Moissonneurs_:
Raphaël a fait la _transfiguration_ d'un Dieu, les _Moissonneurs_ sont la
_transfiguration_ de la terre.


XXV

Le succès fut soudain, universel, immense; Rome l'acclama tout entière dans
l'atelier; Paris l'acclama avec la même unanimité involontaire dans le
Louvre; ce ne fut qu'un cri. Ce cri, évidence du génie, fut bien, comme à
l'ordinaire, suivi de ce murmure sourd de l'étonnement et de l'envie,
qu'est la basse continue des acclamations humaines; mais la critique fut
submergée dans l'enthousiasme: le graveur vendit en peu de mois pour plus
d'un million d'estampes[2]. Jamais aucun livre ne se répandit à un si grand
nombre d'exemplaires dans la circulation de l'Europe; jamais poëte ou
écrivain ne communiqua sa pensée à plus d'âmes à la fois dans le monde.
Avions-nous tort, en commençant, de ranger la peinture dans la catégorie
des littératures? Quelle imprimerie a multiplié une idée plus que cette
gravure de Mercuri? Quel poëte a soupiré comme ce peintre?

[Note 2: La photographie, contre laquelle j'ai lancé, dans le premier
Entretien sur Léopold Robert, un anathème inspiré par le charlatanisme qui
la déshonore, en multiplia les copies. La photographie, c'est le
photographe. Depuis que nous avons admiré les merveilleux portraits saisis
à un éclat de soleil par Adam Salomon, le statuaire du sentiment, qui se
délasse à peindre, nous ne disons plus c'est un métier; c'est un art; c'est
mieux qu'un art, c'est un phénomène solaire où l'artiste collabore avec le
soleil!]


XXVI

C'est surtout dans les yeux et dans le coeur de ses amis, le prince et la
princesse Bonaparte, qu'il savoura sa gloire. La gloire est un _isoloir_
qui sépare l'artiste de son humble berceau, qui l'élève dans la sphère des
abstractions, qui confond tous les rangs à une hauteur où il n'y a plus de
mesure humaine pour discerner les distances; la gloire seule est au-dessus
des distinctions sociales, parce qu'elle est la distinction divine,
l'ennoblissement par la nature, le sacre d'en haut.

Léopold Robert dut jouir, avec plus de délices encore que d'orgueil, de ce
rapprochement par la gloire avec ceux qu'il aimait d'en bas et qu'il
pouvait dès lors aimer de plain-pied.

Cependant il éprouva le besoin, à la voix de ses amis et de ses
protecteurs en France, de venir à Paris étudier son succès afin de le
dépasser encore. L'histoire doit conserver les noms de ces rares patrons du
génie de Robert: M. Marcotte, M. Paturle, M. de Lécluse, sans lesquels le
génie lui-même ne serait qu'une éclatante mendicité. Ces hommes de coeur et
de goût furent la Providence de sa fortune et de sa renommée: que son nom
rayonne sur eux, ce n'est que justice; leur opulence et leur amitié ont
rayonné longtemps sur son obscurité; la postérité doit reconnaissance à
ceux qui furent les nourriciers de ses grands artistes.


XXVII

Léopold s'achemina donc vers Paris à l'appel de ces amis, mais déjà triste;
la gloire a ses mélancolies comme la religion, comme l'amour: plus on
monte, plus l'on voit de profondeur sous ses pieds; plus on possède, plus
on sent le néant de ce qu'on atteint. D'ailleurs, ce qu'il aimait au fond,
sans peut-être se l'avouer, il ne le possédait pas, il ne pouvait se
flatter de le posséder jamais.

Il s'achemina lentement, très-lentement, vers Paris; la chaîne d'amitié
qui le retenait en Italie était lourde; il accompagna à Florence le prince
et la princesse qui fuyaient Rome. La révolution de 1830 venait d'éclater
en France et de triompher en trois jours. À chaque secousse de la liberté
en France on sent trembler par sympathie le sol antique de l'Italie
indépendante, hélas! de coeur. Les États romains s'agitaient: les
populations les plus vivaces habitent ces montagnes.

Le prince Napoléon était dans une pénible perplexité d'esprit: d'un côté sa
famille et lui devaient une généreuse hospitalité au pape; reconnaître
l'asile qu'ils avaient reçu par une participation aux insurrections contre
leur hôte, c'était une ingratitude; d'un autre côté, agrandir la révolution
française, incomplète, selon eux, en France, où elle venait de couronner un
autre Bourbon, la fomenter, la servir, la transformer en révolution
générale en Italie, c'était ouvrir des perspectives à leur dynastie
napoléonienne ici ou là; c'était de plus acquérir des titres de popularité
héroïque dans cette ancienne patrie de leur famille, redevenue la patrie de
leur exil.

Enfin ils étaient jeunes, et les révolutions sont l'instinct de la
jeunesse, parce qu'elles pressent le pas du temps et parce qu'elles
arrachent violemment à l'avenir le mot du destin. L'impatience, dans l'âme
vraiment italienne du fils aîné de la reine Hortense, l'emporta sur la
convenance de sa situation envers le pape; il se laissa entraîner à la voix
des patriotes romains, ses amis; il marcha en volontaire avec eux contre
les troupes du pape. Le feu de l'insurrection s'amortit avant de s'être
propagé jusqu'à Rome: l'Italie se lève, mais ne se tient pas assez
longtemps debout. Les fatigues d'une campagne d'hiver, les agitations d'un
esprit qui ne savait pas bien où était le devoir, les fièvres contractées
dans les campements nocturnes au milieu des régions insalubres de la
_malaria_, emportèrent en peu de jours le prince. Il mourut sans gloire,
quoique né pour la gloire: il se pressa trop de la saisir là où il crut
apercevoir son ombre; le Ciel lui devait peut-être une meilleure occasion,
et une meilleure mort. L'impatience est le défaut, mais aussi la vertu de
la jeunesse. Il fut jeune; la mort l'en punit: c'était une grande dureté
du destin.


XXVIII

Pendant que le prince mourait dans une bourgade des montagnes de Rome
insurgées, la princesse Charlotte était restée à Florence, chez sa mère
mourante. Léopold Robert donnait aux deux femmes les soins de l'amitié.

Léopold Robert, quoique républicain de patrie et plébéien de naissance,
n'aimait pas les révolutions.--«Je ne les trouve bonnes,» écrit-il à cette
époque à son ami, M. Marcotte, «que quand elles sont faites par la plus
grande masse, quand personne n'est sacrifié, et quand elles satisfont tout
le monde. Je suis bien aise d'être à Florence, où tous les habitants aiment
trop leur tranquillité et leur prince pour remuer!»

Un pareil révolutionnaire était peu à compter parmi les patriotes d'Italie,
car toute révolution est un déplacement, et tout déplacement dérange
quelque chose ou quelqu'un dans le monde. Une révolution voulue et faite
par tout le monde n'est plus une révolution; c'est un progrès dans l'ordre.
Mais le peintre raisonnait en politique comme Platon: c'est le défaut des
artistes.


XXIX

La perte de son ami causa une profonde douleur à Robert; cette douleur même
le rendit plus empressé à consoler le deuil de la princesse. Sa mère et
elle ne voyaient que lui, dans les premiers moments, à Florence. Voici en
quels termes il en écrit à son correspondant le plus intime de Paris, M.
Marcotte.

                                                      «Florence, 1831.

Je vois tous les jours ici les Bonaparte. Je connaissais particulièrement
ce pauvre prince Napoléon; sa femme et sa belle-mère, qui sont
naturellement très-affligées, m'engagent tant à y aller que chaque jour j'y
vais un moment. Je les connaissais de vieille date. Elles sont extrêmement
simples et accueillantes. Mais figurez-vous la situation de cette jeune
veuve qui vient de faire une perte si cruelle! La mère est infirme et ne
peut vivre longtemps; la fille est menacée de se voir bientôt seule au
monde, ce qui rend sa position si intéressante. Vous me demandez pourquoi
ce jeune prince Napoléon se trouvait avec les insurgés. C'est une de ces
destinées qu'on peut dire malheureuses. Homme charmant, réunissant toutes
les qualités, estimé de tous, aimant l'étude et fort instruit. Quand la
fatalité amena ici son jeune frère, qui avait été renvoyé de Rome comme
suspect, ces deux jeunes gens, ayant appris que leur mère (la reine
Hortense) partait de Rome pour venir les rejoindre à Florence, à cause des
troubles de la Romagne, voulurent aller au-devant d'elle; ils furent reçus
à Perugia, à Foligno, à Spoleto, à Terni, avec de si vives démonstrations
de joie, on leur fit tant d'instances pour se joindre aux insurgés et pour
leur prêter l'appui d'un grand nom, qu'ils se laissèrent entraîner,
Napoléon par faiblesse. Quand je le vis à Terni, je m'aperçus combien il
était préoccupé de la position où il mettait sa famille; il m'en parla
beaucoup, mais enfin le sort était jeté. Il a succombé à l'agitation d'une
vie trop rude pour lui, accoutumé au calme et au repos; on ne sait pas bien
encore par quelle mort; on parle de fièvre, de duel, de poison; pour moi,
je crois sa mort naturelle. Sa veuve est dans les larmes; je n'ose encore
la revoir.»

Quelques jours après il s'excuse, dans une lettre du 16 mai 1831, d'avoir
suspendu son voyage vers Paris. On devine à ses expressions quel intérêt
tendre l'attache presque à son insu à ce séjour. «Que vous dirai-je, sinon
que Florence m'est chère par plus d'un motif, et que je pensais bien peu à
y trouver des _empêchements si forts_ pour la quitter. Croyez cependant que
ce n'est rien d'indigne d'un honnête homme qui me lie ici, et, sans vous
donner pour le moment d'autres détails, conservez-moi toute votre estime!
Le scrupule parle dans la réticence.»


XXX

Le secret est maintenant dévoilé par la mort: il aimait; peut-être se
flattait-il d'être aimé un jour!

L'isolement et les malheurs de cette jeune et intéressante princesse,
poursuivie par la politique et par le sort, et jetée par ses adversités
mêmes dans une intimité plus fraternelle avec ce seul ami de ses meilleurs
jours, avaient changé la douce amitié de Rome en une irrémédiable passion.
Cette flamme qui avait couvé sept ans dans le coeur du jeune homme, amortie
par le devoir et par le respect, venait d'éclater sous la main même de la
mort.

Dès qu'il s'en aperçut il eut le courage de s'enfuir jusqu'à Paris. Il y
resta peu et il n'y jouit de rien. Il attrista ses amis par sa mélancolie,
écrite sur ses traits. Il repartit soudainement pour Neuchâtel; il chercha
quelques souvenirs de ses jours obscurs dans sa famille, à la
Chaux-de-Fonds. Il ne s'arrêta de nouveau qu'à Florence. «J'y ai retrouvé,
dit-il, la princesse Charlotte; sa mère et elle ne sortent pas du tout.
Leur société m'est très-agréable, parce qu'elle est douce, naturelle,
simple, droite de coeur, vraie et franche. Je voudrais travailler à mon
tableau des _Saisons_, mais il y a une épine dans ma vie qui me pique; il
faut que je m'éloigne; peut-être à distance la sentirai-je moins!» L'épine,
c'était le regard de Charlotte.

Les lettres de Robert à cette époque sont pleines d'inspirations mystiques
vers _cette autre vie_ où l'on sera réuni à ce qui est digne d'être aimé
dans ce bas monde. Il dessine son tombeau d'artiste, symbole des sombres
pressentiments qui travaillaient son âme. Il s'enfuit de Florence à Venise
pour exécuter ce tombeau. Qu'est-ce qui le décida cette fois à se détacher
d'un séjour et d'une société intime qui le possédaient par tous les liens
mystérieux de l'âme? On l'ignore; peut-être une jalousie maladive qu'il
n'osait s'avouer à lui-même, mais dont la suite des événements a révélé
quelques symptômes dans la vie de la princesse comme dans les lettres de
Robert.


XXXI

À Venise, le secret de son amour lui échappe dans quelques-unes de ses
lettres à son ami d'Argenteuil, M. Marcotte.

«Quant à des sentiments autres que ceux de l'estime et d'une vive amitié de
la part de la princesse, je crois qu'ils n'existent pas. Ne serait-ce pas
d'ailleurs une grande folie à moi de m'abandonner à un attrait toujours
combattu par la raison? Car, enfin, quelle illusion puis-je me faire, cher
ami? Cette liaison, je vous le répète, ne peut que m'élever l'âme et me
donner le désir de me maintenir dans le sentier de la vertu. Quel avantage
n'y a-t-il pas dans ces attachements qui donnent de l'intérêt à la vie et
qui retrempent l'énergie du coeur?...»--«Elle part pour l'Angleterre,»
écrit-il en novembre de la même année, «elle laisse sa mère malade pour
aller secourir son père infirme, à qui l'on ne permet pas de passer la mer.
J'en éprouve une peine mortelle, et c'est le jour des Morts que j'ai appris
cette triste nouvelle. Sans être superstitieux, il y a des coïncidences qui
frappent, quoique la raison les écarte; il me semble que je suis encore
plus seul depuis hier!.... Tant que j'ai conservé l'espoir de la revoir, je
croyais mes sentiments pour elle très-naturels; à présent ils me possèdent
trop. Tenez, voilà cette page que je vais vous confier et qui vous fera
connaître cette inclination que vous avez soupçonnée et que je voulais me
dérober à moi-même.»

Nous n'avons pas la page, mais, dans plusieurs lettres consécutives, il
s'étudie en homme scrupuleux à justifier la princesse, non-seulement de
toute faiblesse, mais même de toute séduction volontaire avec lui... «Moi,
moi seul, dit-il, je suis la cause d'un malheur que j'aurais dû renfermer
en moi seul. Ne pensez pas qu'un autre que moi en soit coupable ou qu'elle
ait le moindre reproche à se faire envers moi ou envers le monde.»

«Mon ami! écrit-il encore trois mois avant sa mort, cet attachement ne me
rend pas malheureux autant que vous le pouvez penser, et, vous le dirai-je?
toute remplie qu'en soit mon âme, je trouve cet état moins pénible que le
vide du coeur. Je ne puis penser à Florence sans émotion; la raison, le
devoir, le caractère de mon attachement peut-être ne permettent pas à une
tristesse violente de s'emparer de moi; c'est seulement une mélancolie qui
ne peut nuire à mes travaux. Une inclination qui n'a pour objet que les
sens tourmente et abaisse; celle qui ne s'attache qu'à la beauté de l'âme,
à la bonté du coeur, aux charmes de l'esprit, ne peut qu'élever. Vertu,
candeur, simplicité, tout est en elle! Je ne romprai jamais des relations
qui me sont si chères..... J'aime mieux que le temps amortisse une
inclination que vous croyez trop passionnée et qu'il la transforme en
amitié. Je dirai plus: je n'aurais point fait mon tableau (_Les Pêcheurs_)
si mon coeur n'eût été nourri de cette tendresse. Elle m'a donné une
énergie, une inspiration, un ressort que je n'aurais pas eus sans elle...
Quant à la religion, si elle condamne les passions qui conduisent au vice,
défend-elle les penchants qui en éloignent?»


XXXII

Ce tableau des _Pêcheurs_, c'était sa vie et c'était sa mort; il y peignait
ses pressentiments et son dernier soupir. Aussi ce tableau fut-il son
chef-d'oeuvre. Jetons-y un long et dernier regard.

_Les Moissonneurs_ avaient été l'apothéose de la félicité humaine; _les
Pêcheurs_ sont l'agonie de la terre, le _Dies iræ_ de l'art, le prélude de
mort du génie frappé au coeur, l'angoisse des cruelles séparations.

Le ciel bas et brumeux de Venise en automne, le silence des grèves
interrompu seulement par le bruit des pierres de ses quais qui tombent une
à une dans l'eau morte de ses lagunes, étaient un site et un séjour
admirablement choisis d'instinct pour la conception et pour l'exécution
d'une telle oeuvre. L'oeuvre, la voici.

La scène se groupe sur un quai de Venise, en face de la mer; une grande
barque pontée de pêcheurs est à l'ancre sur le bord du quai. On passe du
quai au navire par une planche qui sert de pont pour le chargement. Le mât
se dresse dans le ciel; la vergue, lourde de voile à demi déroulée, se
hisse sur le mât; un matelot, chargé d'un paquet de filets, passe sur la
planche et jette son fardeau sur le pont. Au delà du navire on voit se
dérouler une mer terne et indécise entre le calme et la tempête; le ciel
est gris; un gros nuage noir à gauche renferme des _grains_ sinistres dans
ses flancs; de légers flocons de nuages, détachés et effilés en charpie sur
la droite, annoncent que le vent souffle déjà impétueux dans les hautes
régions de l'atmosphère, quoiqu'on ne le sente pas encore en bas. Quelques
voiles lointaines rentrent au port en dansant sur les premières lames,
comme des mouettes fouettées par l'ouragan de la haute mer. Les présages
sont douteux; la saison même n'est pas propice, l'heure ne l'est pas
davantage; on reconnaît le soir aux grandes ombres qui traînent sur la
terre et aux reflets pâles d'un soleil couchant sur le sommet des édifices.
Une branche de vigne à demi défeuillée, et dont les dernières feuilles,
rougies par la gelée, pendent mortes le long d'un mur de clôture,
pronostique l'hiver, qui double les périls du flot. Les pêcheurs sont
réunis sur l'extrême bord du quai, un pied sur la terre, prêts à mettre
l'autre sur le pont du navire. C'est là que se déroule tout le drame muet
du tableau.


XXXIII

La première figure qui attire le regard, au sommet du groupe, est celle du
père de famille, maître de la barque, roi de l'équipage. Il est déjà vêtu
de sa capote de laine de pêcheur; d'une main il s'appuie sur le trident et
le harpon, instruments de pêche; de l'autre il montre, par un geste
inquiet, le nuage qui plombe dans le lointain sur la mer; il sonde
l'horizon d'un regard plein de pressentiments.

À sa gauche est un vieillard, compagnon résigné et insoucieux de la fortune
du navire, qui apporte sur son épaule les diverses provisions de la
navigation.

Devant lui, deux petits enfants, dont il est l'aïeul vont faire leur
première campagne sur les flots. L'un des deux enfants, vêtu d'une capote à
capuchon qui retombe sur son visage mouillé des larmes de sa mère, s'appuie
sur l'épaule de son frère, en cherchant la main de son camarade pour y
enlacer ses doigts: l'autre, plus jeune encore, mais d'un visage plus
réfléchi, tourne et élève son joli visage vers la figure de son grand-père;
il semble lire dans les yeux du chef de la famille les terreurs de la
prochaine nuit.

Ce groupe, qui fait contraster la mort et l'enfance, est digne, par
l'expression des figures et par la naïveté des poses, de Corrége, ce poëte
des enfants.


XXXIV

En face de ce groupe, et plus rapprochés du navire, sont deux hommes de mer
dans la vigueur de l'âge et de la rude profession. L'un est accroupi sur un
tas de voiles; il regarde obliquement le bord qu'on va quitter, sans savoir
s'il le reverra jamais; l'autre, debout, en beau costume dalmate, s'appuie
d'une main sur une borne du quai, et tient de l'autre la boussole, prête à
être encastrée dans l'_habitacle_; on voit que c'est le pilote de la barque
et vraisemblablement le gendre du pêcheur. Il détourne ses regards du quai
et les plonge dans le lointain pour ne pas voir sa jeune épouse et son
nouveau-né, qui sont debout aussi sur une marche du quai, assistant à
l'embarquement en silence.

Entre le quai et le bord, un bel adolescent, au geste d'Achille, déroule et
jette héroïquement sur la barque les lourds filets qui ruissellent en
mailles et en cordages sur ses pieds. Ces trois figures sont d'une mâle
beauté qui rappelle aussi l'antique; quelques critiques les trouvent trop
belles; ils accusent l'expression de leur physionomie et leur attitude de
trop de majesté pour des hommes de leur profession. Mais ces critiques de
Paris ne sont jamais allés en Italie ou en Grèce; ils auraient vu partout
des physionomies et des poses héroïques, dans des groupes de pasteurs ou de
matelots. Cette terre est majestueuse de naissance; la nature humaine y
porte la couronne, une empreinte de dignité et de noblesse qu'aucune
profession ne fait déroger. Voyez Homère: est-ce que Nausicaa n'est pas
princesse en lavant ses robes à la fontaine? Est-ce que le conducteur de
boeufs, de porcs ou de mules, n'y tient pas le fouet ou l'aiguillon comme
les rois y tiennent le sceptre? Les regards de tous ces hommes,
admirablement groupés dans leurs attitudes diverses, ont l'unité du même
sentiment: l'attention sombre à l'horizon menaçant; la préoccupation muette
du vent qui va sortir du nuage. Une transe courageuse, mais prévoyante,
jette le même frisson sur tous ces visages, à l'exception du jeune
adolescent; celui-là n'a sur la figure que la mâle fierté de son métier et
la présomption de son ignorance. Le danger, pour lui, n'existe pas. On le
regarde, on l'admire; il suffit.


XXXV

Mais à deux pas de l'adolescent sont sa mère et sa soeur; le pathétique
commence là avec la femme et l'enfant: la mère, vieillie par la maladie
plus que par l'âge, est languissamment assise sur une des marches du quai
des Esclavons, adossée au mur d'une masure qui est sans doute la sienne;
son bâton, qui échappe à sa main affaissée, atteste qu'elle est infirme et
qu'elle s'est traînée avec effort jusque-là, pour voir une dernière fois
l'embarquement de son mari et de ses jeunes enfants; elle les recommande à
Dieu de ses lèvres pâles et balbutiantes. Son regard est attaché sur le
mari et sur les enfants. L'adieu est déjà dit; ces chers parents ont le
pied sur le pont de la barque; la mer les ramènera-t-elle? la
retrouveront-ils quand ils reviendront? Problème touchant qui se pose sur
tous les visages! Pour elle, le problème semble déjà résolu; elle n'a plus
qu'un souffle de vie, ce souffle est dans son coeur. Une larme monte aux
yeux quand on la regarde.


XXXVI

À côté d'elle, mais debout, est une toute jeune femme, sa fille sans aucun
doute; elle tient sur son bras un petit enfant nouveau-né, sur la tête
duquel elle incline et elle presse son front, comme si cette tendre
pression s'adressait à son mari qui s'embarque.

Son mari est un de ces deux beaux et vigoureux marins, tout pensifs, qui se
préparent au départ; elle ne les regarde déjà plus, car elle ne verrait
plus à travers ses larmes; ses joues sont pâles et fanées de sa douleur;
mais cette douleur est calme et belle comme l'habitude de la résignation
dans une profession qui vit de périls mortels. Son attitude et son pauvre
costume de _contadine_ de Chioggia rappellent les madones de _Perugin_ ou
de _Sasso-Ferato_; mais la divinité ici n'est que dans la tristesse: c'est
la figure du pressentiment; on voit, dans la mère malade, le tombeau; on
voit, dans la jeune femme et dans l'enfant, la future indigence. Nul doute,
cependant, qu'une réminiscence de la princesse Charlotte ne se retrouve
dans le charmant visage de la jeune mère. La main ne peut pas s'abstraire
du coeur; quand le modèle est sans cesse dans l'âme, il se reproduit à
notre insu dans le tableau.


XXXVII

Léopold Robert travaillait au tableau des _Pêcheurs_ avec patience et
assiduité, comme au monument de sa vie, tantôt ardent à l'oeuvre, tantôt
découragé et laissant tomber ses pinceaux. Enfermé avec le seul compagnon
de sa vie, son frère Aurèle Robert, dans le grenier d'un palais de Venise
qui lui servait d'atelier, il retouchait et modifiait infatigablement ses
figures. Il finit par leur donner à toutes cette impression de terreur
tragique ou de douleur anticipée qui en fait un drame pathétique,
intelligible au premier regard, et indélébile dans le souvenir une fois
qu'on l'a regardé.

On voit dans ses lettres, à cette époque, qu'il tremble également de
l'achever ou de le laisser imparfait. C'est son adieu au monde ou c'est le
chef-d'oeuvre qu'il veut faire acclamer par l'univers, pour que l'excès de
sa gloire lui mérite l'excès du bonheur dans la possession de ce qu'il
aime. Il rêvait évidemment, pendant ce travail à Venise, ce que le Tasse
avait rêvé à Ferrare pendant qu'il composait le huitième chant de _la
Jérusalem_, de légitimer, à force de renommée, ses prétentions à la main
d'une autre Éléonore.

Son secret, concentré dans son coeur, s'y envenimait par le silence; tantôt
il songeait à revenir à Florence, après avoir fini son tableau, tantôt à
fuir plus loin encore de l'idole qui le retenait et qui le repoussait tour
à tour. Une correspondance fréquente, et dont on ne connaît pas les termes,
existait entre la princesse et lui. Son frère Aurèle, cependant, voyait
quelquefois les lettres, brûlées depuis; si l'on en croit ce témoin
consciencieux et véridique, ces lettres n'exprimaient que l'amitié la plus
vive, mais la plus irréprochable. L'homme souvent traduit mal le coeur de
la femme; souvent aussi l'expression, sous une plume de femme, dépasse la
pensée, quand elle écrit à celui par qui elle se sent aimée; il y a une
politesse tendre du coeur qui flatte et qui prolonge l'illusion d'un ami.
On laisse trop croire, de peur de trop détromper. Si c'est une faute, c'est
la faute de la bonté.

«Les lettres de la princesse que j'ai vues, dit le frère de Léopold,
étaient empreintes d'un intérêt constant, qui pouvait provenir seulement de
l'estime pour le talent et pour le caractère de Léopold. Il aurait fallu
des yeux plus clairvoyants que les miens pour y découvrir d'autres
sentiments, car il y régnait une réserve d'expressions toute platonique...
Peut-être, ajoute-t-il, est-ce là ce qui a fait durer l'illusion. Si le
génie ne se croit pas égal au rang, pourquoi s'approche-t-il de ce qui est
au-dessus de lui (par les convenances de ce monde)?»

Ces expressions du frère et du confident du grand artiste ne laissent aucun
doute sur la cause de sa mort; on ignore seulement quelle en fut l'occasion
immédiate et déterminante. Des révélations subséquentes, et que le double
respect de deux tombes ne permet pas d'approfondir, laissent seulement
entrevoir dans ce mystère une vague probabilité.

La princesse n'avait donné qu'une tendre amitié au fidèle artiste. Un jeune
et héroïque étranger, d'un grand nom, exilé comme elle de sa patrie et
errant en Italie, comme elle, après l'ombre de la liberté, avait son amour.
Cet amour se dénoua bientôt après par une catastrophe dont elle fut la
victime. Elle n'en avait pas fait la confidence encore à son ami de Venise.
On conçoit tout ce qu'il devait en coûter à cette femme, qui recevait de
Léopold plus qu'elle ne pouvait rendre, de lui faire un pareil aveu; cet
aveu ne se fait jamais que par l'événement à un ami jeune et passionné, qui
regarde toujours comme dérobé à son espérance ce qu'on a donné de tendresse
à un autre.

Peut-être y eut-il un jour, une heure, une lettre de la princesse à
Léopold, où cet aveu s'échappa, par devoir ou par nécessité, de sa plume.
Peut-être une rumeur publique, venue de Florence et mentionnée par hasard
dans une conversation devant lui, un soir à Venise, lui apporta-t-elle la
fatale révélation. On n'a pas lu la dernière lettre, on n'a pas su avec
quel indiscret étranger Léopold s'était entretenu, ce jour-là, sur le quai
de Venise. Tout est resté mystère, conjecture, énigme, dont un seul homme a
le mot, l'illustre étranger aimé d'une femme morte, et qui ne peut, sans
sacrilége, trahir sa vie et sa mort! Léopold Robert semble avoir pris soin
lui-même, peu de moments avant sa fin, de prévenir toute interprétation
offensante à l'honneur de la princesse. «Je ne veux pas quitter ce sujet
(sa tristesse),» écrit-il à M. Marcotte, «sans vous faire une prière...
c'est de ne faire aucune supposition qui puisse être désavantageuse à une
personne dont les qualités et les mérites appellent non-seulement la
considération, mais l'attachement de tous ceux qui l'approchent. D'ailleurs
mes sentiments pour elle sont nobles et purs, et, quand ils auront plus de
calme, ils me feront trouver un bien dans ce qui m'a tant agité...»

Il cherchait ce bien et cet apaisement dans la religion et dans la prière;
la Bible de sa mère était sans cesse dans ses mains; il y trouvait des
souvenirs; il n'y puisa pas assez la résignation et la force; il ne trouva
pas non plus en lui-même la mâle et tendre impassibilité de Michel-Ange,
qui, voyant dans son cercueil, couvert de fleurs, passer le visage adoré de
Vittoria Colonna, s'écria: QUE NE L'AI-JE DU MOINS BAISÉE AU FRONT!... Mais
Michel-Ange était un héros; Léopold Robert n'était qu'un homme; et puis, ne
se console-t-on pas plus virilement de la mort que de l'indifférence de
celle dont on se flattait d'être aimé?....


XXXVIII

Quoiqu'il en soit, le 20 mars 1835, après avoir entendu dans la soirée de
la veille le _Requiem_ de Mozart, chanté, à sa prière, par deux Allemands
musiciens de sa connaissance; après avoir donné quelques coups de pinceau à
son tableau et après avoir lu en silence quelques versets de sa Bible, il
était monté à son atelier, où son frère, en entrant, le trouva sans vie au
pied de son chevalet. Il s'était frappé à la gorge d'un seul coup qui avait
tranché sa destinée, son amour, sa gloire: malade, comme il l'avait dit une
fois lui-même, DE LA MALADIE DE CEUX QUI ONT ASPIRÉ TROP HAUT!...

Il dort dans la patrie de _Canova_, avec lequel il eut tant de ressemblance
par le sentiment du beau, ce vrai but de l'art. Son corps est indiqué au
passant par une simple pierre où ses amis ont gravé son nom. Il repose dans
la petite île de Saint-Christophe, parmi les lagunes de Venise. La mer
qu'il peignit de là, dans ses _Pêcheurs_, se déroule terne et brumeuse
autour de l'îlot. Était-ce une prévision de sa destinée? Son tombeau était
dans son horizon, sa tristesse était dans les physionomies de ses figures;
le navire sur lequel cette famille va s'embarquer ressemble à un
catafalque, au sommet duquel la vergue et le mât figurent une croix funèbre
sur la sépulture des vagues!

Que les voyageurs sympathiques à la mélancolie de l'âme et à la maladie
mortelle du génie (trop aspirer) aillent penser et prier sur ce petit
tertre de sable qui recouvre sa tombe. Son âme n'était pas responsable de
sa main; la nature ne l'avait pas doué ou il n'avait pas exercé en lui la
force nécessaire à ces grands hommes, destinés à lutter avec ce qu'on nomme
l'idéal; l'idéal fait plus de victimes qu'on ne pense: c'est la maladie des
grandes imaginations qui ont un faible coeur. Où Michel-Ange aurait
survécu, Léopold Robert succomba. Plaignons-le, ne l'accusons pas. Sa mort
ne fut pas une délibération de sa raison, mais un accès de défaillance qui
_anéantit_ sa raison. Il y a des organisations qui n'ont pas la trempe de
leur volonté; la vie les tue par leur puissance même de trop sentir. Nous
ne l'excusons pas, à Dieu ne plaise! Nous l'interprétons.


XXXIX

Tel fut Léopold Robert. Quand on mesure par la pensée tout ce qu'il y a de
sensibilité dans ses deux oeuvres capitales: _les Moissonneurs_ et _les
Pêcheurs_ de l'Adriatique; quand on le voit passer, comme par une gamme
prodigieuse, des impressions humaines de l'excès de vie, de jeunesse,
d'amour, de bonheur, dans le char des _Moissonneurs_, à l'excès de
mélancolie et d'abattement dans la barque des _Pêcheurs_; quand on parcourt
la distance morale qu'il y a de la figure de la fiancée couronnée d'épis et
de pavots, dansant devant les boeufs du tableau de la _Madonna dell' Arco_,
à la figure de la jeune épouse transie des frissons du départ, pressant son
nourrisson dans ses bras, ou à la figure de la femme âgée et mourante,
voyant partir pour la première fois ses deux petits-fils et voyant partir,
pour la dernière fois aussi, le mari vieilli de ses beaux jours, qu'elle ne
verra plus revenir, on comprend tout ce qu'a dû sentir, dans la moelle de
ses nerfs, le peintre capable d'avoir exprimé ainsi les deux pôles extrêmes
de la sensibilité humaine: l'excès de la félicité, l'excès de la douleur.
Une telle puissance de sentir était, pour Robert, une impuissance de vivre.
Notre faculté de souffrir est en raison de notre faculté de sentir: tel
meurt d'un événement dont tel autre sourit; en lui la note avait brisé le
clavier.


XL

Le succès des _Pêcheurs_ de l'Adriatique, qui arrivait à Paris le jour ou
l'âme de Robert s'envolait rejoindre ailleurs l'âme de Titien et de
Raphaël, ne fut pas un succès, mais un triomphe. La couronne
d'enthousiasme, comme celle du Tasse, ne décora qu'un tombeau; les
gravures, à millions d'exemplaires, cette édition des tableaux, répandit,
du palais à la chaumière, l'oeuvre posthume de Léopold. Depuis ce jour on
n'a pas cessé de s'extasier sur ces deux pendants de la joie et de la
tristesse, _les Moissonneurs_ et _les Pêcheurs_. La critique, qui constate
la gloire comme l'ombre constate le corps quand il y a du soleil en haut,
n'a pas cessé non plus de protester contre notre enthousiasme à nous
ignorants; mais l'ignorance aura le dernier mot, car elle est l'instinct
des sens et de l'âme. L'âme et les sens ne se trompent pas, tandis que la
critique se trompe et que l'envie blasphème au lieu de juger.

Léopold Robert survivra, parce qu'il est, comme le tendre et pieux
Scheffer, qui vient de mourir, un novateur, un initiateur, un inventeur
d'un nouveau genre de peinture: la peinture d'expression, la peinture
spiritualiste, la peinture qui vient de l'âme, qui s'adresse à l'âme, qui
émeut l'âme presque sans passer par les sens. C'est un défaut, disent les
savants; cette peinture n'est qu'une sorte de gravure, cette peinture fait
penser et sentir, mais elle ne fait pas assez voir; elle n'accentue pas
assez les objets; elle ne colorie pas assez la nature; elle ne sculpte pas
assez les figures sur la toile, par le jeu savant et puissant des jours et
des ombres, pour faire saillir en relief les objets de la surface plane du
tableau; elle n'étonne pas comme Michel-Ange; elle n'illumine pas comme
Raphaël; elle n'éblouit pas comme Titien; elle n'éclabousse pas comme
Rubens; oui, mais elle rappelle Van Dyck, ce traducteur de l'âme sur les
traits presque incolores de la physionomie.


XLI

Tout cela est vrai! Nous ne voulons pas louer un genre par ses défauts, ni
donner à deux grands peintres quelques qualités de métier qui peuvent leur
manquer. Sans doute il y a eu et il y a, aujourd'hui surtout, en France,
où une génération de grands peintres prépare un second siècle de Léon X, en
deçà des Alpes, il y a des peintres qui peignent, comme Géricault, ou
dessinent, comme Michel-Ange, avec le crayon fougueux et infaillible qui
calque les formes du Créateur, qui sculpte la charpente des os et des
muscles du corps humain; il y en a qui ont ravi à Titien le coloris, à
Raphaël la grâce, à Rubens l'éblouissement et l'empâtement profond, délayés
dans des rayons par leurs pinceaux ruisselants; il y en a qui font nager,
comme _Huet_, leurs paysages, sévèrement réfléchis par un oeil pensif, dans
les lumières sereines de _Claude Lorrain_ ou dans les ombres transparentes
de _Poussin_; il y en a qui pétrissent, comme _Delacroix_, en pâtes
splendides, les teintes de l'arc-en-ciel sur leurs palettes; il y en a qui,
comme _Gudin_, font onduler la lumière et étinceler l'écume sur les vagues
remuées par le souffle de leurs lèvres; il y en a, comme _Meyssonnier_, qui
donnent aux scènes et aux intérieurs de la vie domestique l'intérêt, la
réalité, le pittoresque et le classique de la peinture héroïque; il y en a
qui, comme mademoiselle _Rosa Bonheur_, transportent avec une vigueur
masculine, sur la grande toile, les pastorales de Théocrite, les chevaux
de charrette ou les taureaux fumants dans le sillon retourné par le soc
luisant; il y en a qui, comme les deux _Lehmann_, dont le plus jeune, dans
sa Graziella écoutant le livre qu'on lui lit à la lueur du crépuscule, sur
la terrasse de l'île de Procida, au bord de la mer, semblent avoir retrouvé
sur leur palette l'âme mélodieuse de Léopold Robert. Mais y en a-t-il qui,
avec tout leur art, quoique techniquement très-supérieurs à Léopold Robert,
fassent penser et parler la toile, la langue, l'âme, en termes aussi
expressifs et aussi pathétiques que l'_écrivain_ des _Moissonneurs_ et des
_Pêcheurs_? Y en a-t-il qui donnent en quelques traits de pinceau une
émotion si profonde et si durable au coeur? En un mot, y en a-t-il qui
sentent plus et qui exprimeraient mieux? Or peindre n'est-ce pas exprimer?
Que me font le dessin et la couleur si vous ne me faites pas penser et
sentir? Un rayon de soleil sur la plaque du photographe dessine mieux
encore que votre crayon, et un arc-en-ciel a plus de couleurs que vos
palettes.

Mais prenez un enfant, menez-le devant le tableau des _Moissonneurs_,
demandez-lui ce que disent ces deux têtes de buffles attelés au timon.--Ils
disent, répondra l'enfant, la fatigue du jour qui se repose et
l'obéissance des animaux heureuse d'obéir au jeune bouvier qui caresse de
sa main distraite leurs rudes poils entre leurs cornes sur leurs fronts.
C'est l'association volontaire de l'animal domestique et de l'homme,
l'amour entre deux.--Que disent ces deux joueurs de cornemuse, par leurs
gestes et par le mouvement gauche et aviné de leurs pieds poudreux? Ils
disent l'ivresse de la moisson qui commence, et la joie de la terre qui
fait bondir les pieds de l'homme à la réception des dons de Dieu.--Que dit
le visage de cette jeune et belle moissonneuse, regardant de loin les
musiciens des Abruzzes? Elle dit que les pas grotesques des danseurs la
font sourire en dedans, mais qu'elle pense au jour prochain de ses noces
avec le fils du maître du champ qui gouverne les buffles, jour où elle
formera elle-même, avec ses compagnes, aux sons de la même _zampogna_, des
pas plus légers et plus gracieux.--Et que dit le toucheur de buffles? Il
dit qu'il est fier et content de son attelage, qu'il a le consentement de
son père à sa prochaine union avec la belle Coupeuse des gerbes voisines,
et qu'il défie avec assurance le destin de lui ravir sa jeunesse et son
bonheur.--Et que dit la jeune mère, debout sur le char, son nouveau-né dans
les bras? Elle dit qu'elle méprise désormais ces musiques, ces danses, ces
joies folles de la jeunesse, qu'elle a recueilli toute sa pensée dans la
tendresse sévère de son mari, assis sur le buffle, et tout son avenir dans
ce nourrisson pressé sur son sein.--Et ce vieillard, maître du champ,
accoudé sur les sacs, regardant avec une affectueuse indifférence les
musiciens, les danseurs, la moisson, le soleil couchant, que dit-il? Il dit
que son soleil, à lui, baisse aussi, que sa famille est établie et
prospère, que ses champs sont riches de gerbes, que ses cheveux blancs, qui
s'échappent de son chapeau sur ses tempes amaigries et pâles, lui annoncent
la fin des labours et des moissons ici-bas, et que l'automne de la terre
lui prédit sa propre automne.


XLII

Passons à l'autre tableau: _les Pêcheurs de l'Adriatique_, et continuons
d'interroger l'enfant sur la signification si différente de ces visages
attristés, par ce nuage, sur ce départ.--Que dit le maître de la barque? Il
dit que le coup de vent est là-bas sous ce nuage lointain, qu'il montre du
geste à l'équipage, et qu'il faut s'attendre à de rudes lames en pleine
mer.--Que disent les deux têtes de ces deux petits enfants sous leur
capuchon? Elles disent qu'elles affrontent pour la première fois la mer,
qu'elles sont toutes tièdes encore des baisers de leur aïeule malade,
qu'elles frissonnent au vent froid de la vague salée, et qu'il faut bien
écouter et bien regarder le père, leur seule et tendre providence sur les
flots pendant la manoeuvre.

--Et que disent ces deux mâles, mais sombres visages de pilote et de chef
d'équipage, adossés à la barque et détournant leurs regards du quai, d'où
les femmes regardent l'embarquement? Elles disent que la résolution et le
péril visible luttent dans leurs pensées, muettes sur leurs lèvres, et
qu'il y a à l'horizon un point noir d'où la mort peut tomber avec le
vent.--Et que dit le visage du jeune fils qui déplie si majestueusement les
filets, sans rien regarder ni sur terre ni sur mer? Il dit l'orgueil de son
premier embarquement pour une grande traversée et la présomption de la
jeunesse qui ne peut pas croire à la mort.--Et que dit la jeune mariée,
debout, son nouveau-né dans le pli de son manteau sur ses bras? Elle dit
que son coeur n'est déjà plus dans sa poitrine, mais qu'il est déjà sur la
barque, à demi mort, au milieu de la bourrasque, avec son mari qui la
quitte pour la première fois.--Et que dit la femme malade, assise sur la
marche du quai, auprès du cep de vigne défeuillé par le vent de mer? Elle
ne dit plus rien; elle est déjà morte, morte d'angoisse autant que de
maladie, sans avoir revu ni son mari, compagnon encore robuste de sa longue
vie, ni ces deux petits garçons, ces derniers-nés lancés à la mer avant
l'âge.--Et que dit l'ensemble de toutes ces figures et de toutes ces
physionomies répercutées les unes sur les autres? Il dit l'agonie sur la
terre et le naufrage sur la mer, l'angoisse de la mort partout, l'éternelle
séparation.


XLIII

Or combien n'a-t-il pas fallu de réflexion, de sensibilité, de création
mentale et manuelle, au peintre de ces deux grandes scènes de la vie
humaine, pour avoir conçu, reproduit, exprimé tant de sentiments divers
dans les physionomies de tant de personnages, si heureusement ou si
douloureusement impressionnés? Combien n'a-t-il pas fallu de génie
expressif pour traduire tant d'âme et tant de nuances d'âme sur les traits
de ces visages? et, ajoutons, sur des traits toujours beaux; car, dans
Léopold Robert comme dans la statuaire grecque, l'expression n'enlève
jamais rien au _beau_, cette première condition de l'idéal dans l'art.

Et comment distinguerez-vous, dans des oeuvres si fortement empreintes de
pensées et si communicatives de sentiment, comment distinguerez-vous,
disons-nous, la peinture de la littérature, le dessinateur du poëte, le
peintre du philosophe, le tableau du livre? Est-ce que l'un ne vous parle
pas aussi clairement et aussi éloquemment que l'autre? Est-ce que la toile
ne vaut pas la page? Est-ce que le pinceau ne rivalise pas avec la plume?
Est-ce qu'il y a plus de langage dans un mot écrit que dans un trait peint?
Est-ce que Michel-Ange n'est pas aussi foudroyant que Bossuet? Est-ce que
Raphaël n'est pas aussi lyrique dans _la Transfiguration_ qu'_Isaïe_?
Est-ce que Scheffer n'est pas aussi mystique que saint Augustin? Est-ce que
Léopold Robert n'est pas aussi pathétique que Bernardin de Saint-Pierre
dans son naufrage de Virginie? Est-ce qu'en sortant d'une galerie du
Louvre ou du Vatican vous ne vous sentez pas l'âme aussi remuée qu'en
fermant les plus beaux livres d'une bibliothèque?

S'il en est ainsi, pourquoi donc vous étonneriez-vous que j'aie fait
entrer, pour la première fois, la musique et la peinture, et bientôt la
statuaire, dans un cours de littérature?

Et pourquoi n'aurais-je pas choisi, pour cette innovation, un des plus
littéraires des peintres de ce temps, Léopold Robert? Car c'est
véritablement pour moi celui dont le crayon se rapproche le plus de la
plume, le plus pensif et le plus senti, avec Scheffer, de tous ceux qui ont
écrit leur âme avec des formes et des couleurs sur une toile. Ce ne sera
pas un peintre si vous voulez, dirai-je à ces critiques, mais ce sera le
plus lyrique, le plus pathétique, le plus dramatique, le plus idéal des
écrivains à l'huile! Et si vous doutez de son talent, regardez sa vie et
regardez sa mort; il a vécu de ses rêves, il a peint du sang de son coeur,
il est mort de son génie. Blâmons son acte; plaignons sa défaillance; mais
aimons son âme. Tout est infini en Dieu, même le pardon!

                                                            LAMARTINE.



XXXVIIIe ENTRETIEN

LITTÉRATURE DRAMATIQUE DE L'ALLEMAGNE.

LE DRAME DE FAUST

PAR GOETHE.


I

Pour bien comprendre une littérature il faut d'abord bien comprendre un
peuple; car la littérature d'un peuple, ce n'est pas seulement son génie,
c'est son caractère.

La race allemande est une branche de la famille orientale. Sa langue
l'atteste non-seulement par son antique construction et par sa primitive
fécondité, mais elle l'atteste plus encore par ses étymologies, qui la
rattachent évidemment à la vieille langue sacrée des Indes, le _sanscrit_.
Creusez le mot, vous trouvez l'Inde à sa racine.

L'histoire, qui perd tant de choses sur la route des siècles, a
complétement perdu les traces de cette filiation de la race allemande avec
les Indes; mais la langue est un témoin qu'on ne peut récuser.

Le caractère allemand est un autre témoin de cette parenté éloignée de
l'Allemagne avec les Indes. Le peuple allemand est rêveur et mystique comme
l'enfant dépaysé du Gange; il s'enivre de sa propre imagination, il aime le
surnaturel, il se délecte dans les traditions populaires, il ressasse
éternellement les vieilles légendes, il a la pensée pleine de héros qui
n'ont jamais existé; le monde visible occupe moins de place pour lui que le
monde invisible; il converse la moitié de sa vie avec des fantômes:
l'Allemagne est la terre des hallucinations.

Cette disposition somnolente et rêveuse de l'Allemagne la rend prompte à
l'idée, lente à l'action; penser lui suffit, peu lui importe de conclure,
encore moins d'agir; aussi la lenteur un peu lourde de l'Allemagne est-elle
passée en proverbe. Il n'y a rien de si paresseux que le bien-être; le
_kef_ des Orientaux, cet état des sens où l'âme contemplative se détache du
corps pour planer dans l'espace imaginaire, est l'état naturel de
l'Allemagne. Pourquoi s'agiterait-elle? Elle n'est pas où elle est; elle
vit dans la région des chimères; elle est bien.

Cette paresse pensive du génie de l'Allemagne se retrouve jusque dans sa
constitution politique. Cette constitution est illogique, gênante,
nationalement impuissante; l'Allemagne la déplore, mais elle ne la modifie
pas. Déchirée plus que constituée en empires, en royautés, en féodalités
ecclésiastiques, en principautés, en municipalités ou en républiques
souveraines, cette terre manque essentiellement d'unité; elle est
constamment en diètes ou en délibérations avec elle-même. Pendant qu'elle
délibère on la frappe à la tête ou au coeur; avant qu'elle ait réuni ses
contingents on est au centre de ses provinces, à Mayence, à Francfort, à
Vienne, en Saxe, à Munich, à Berlin. Quoique très-belliqueuse de courage,
elle est, de toutes les races, la plus ouverte aux invasions; on la frappe
à tous les membres sans que la tête le sente; avant qu'elle ait porté la
main à la blessure elle est conquise; mais aussi elle ne meurt d'aucune de
ces blessures, parce que sa vie nationale est partout et que son
patriotisme, qui enfante des armées sur des champs de défaites, est
immortel. Il est heureux peut-être pour l'Europe que le caractère de
l'Allemagne se refuse ainsi à l'unité; car, si l'Allemagne était une,
l'Europe serait peut-être vassale de la Germanie.


II

La littérature allemande a toutes les qualités et tous les défauts de ce
caractère national des Germains; elle est lente et contemplative comme
cette race; elle a mis treize cents ans à se développer en littérature
digne d'être étudiée, et, malgré ces treize cents ans de vieillesse, elle a
encore aujourd'hui les balbutiements, la naïveté, disons le mot, la
puérilité d'une première enfance. Ce n'est pas le génie cependant qui
manque aux Allemands, fortes têtes de la famille européenne, c'est l'emploi
de leur génie; ils jouent avec leur imagination comme des enfants avec
leurs jouets. Au lieu de lui demander ces oeuvres sérieuses que l'Italie,
la France, l'Angleterre font produire à leurs grands hommes de lettres, les
Allemands rêvent, et nous pensons. Le Rhin et le Danube sont des _Léthés_
qui semblent ne rouler que des songes.


III

Nous remonterons incessamment avec vous ce cours lent de la pensée
allemande par ses oeuvres, depuis nos jours, c'est-à-dire depuis Klopstock,
Schiller, Goethe, ces poëtes culminants du dix-huitième siècle, jusqu'à
l'année 1152 du douzième siècle, où parut l'_Iliade_ des Germains, le poëme
barbare et sublime des _Nibelungen_. Aujourd'hui, selon notre habitude de
ne caractériser les littérateurs que par leur chef-d'oeuvre, nous allons
vous introduire dans le théâtre allemand par l'analyse du _Faust_ de
Goethe, drame qui contient, dans l'imagination d'un poëte aussi philosophe
que Voltaire, aussi mélodieux que Racine, aussi observateur que Molière,
aussi mystique que Dante, tout le génie de la littérature allemande et tout
le caractère du peuple allemand.

L'auteur de ce drame de _Faust_, Goethe, presque notre contemporain, est
incontestablement à nos yeux le plus grand génie de la race allemande.
Étudions un moment l'homme avant d'étudier l'oeuvre: l'homme dans Goethe
n'est pas moins caractéristique que l'oeuvre.


IV

Un de ces hommes d'élite littéraire, mais trop modestes, qui font pendant
toute une vie d'études le travail pour ainsi dire souterrain de la pensée
de leur siècle, hommes de silence qui ne demandent rien au bruit, tout au
mérite, M. Blaze de Bury, écrivain de l'école ascétique, renfermé comme
dans les cloîtres studieux de la religion littéraire, a publié, il y a
douze ans, une complète étude sur le génie de Goethe et une incomparable
traduction du drame de _Faust_; nous nous en servirons, comme on se sert,
dans les ténèbres d'une langue inconnue, d'une lumière empruntée qui fait
rejaillir de tous les mots les couleurs mêmes de cette langue, ou comme on
se sert, dans un souterrain, d'un écho qui répercute le bruit de tous les
pas de ceux qui vous devancent dans sa nuit. En marchant à sa lueur et sur
sa trace nous retrouverons Goethe tout entier.


V

Avant de dire quelques mots à notre tour de la vie de Goethe, voyons
d'abord en lui l'homme extérieur. L'homme est dans ses oeuvres, sans doute,
mais il est aussi dans ses traits: la nature moule le visage sur l'âme.
Prenons la figure de Goethe à cette époque fugitive où la fleur de la
jeunesse éclate encore sur les traits, mais où le fruit de la pensée ou du
sentiment commence à se former et à s'entrevoir sous cette jeunesse qui
s'effeuille. Nous avons de ce grand homme d'excellents portraits à tous les
âges.

Le voilà à vingt-six ans. Sa taille est élevée; sa stature est mince et
souple; ses membres, un peu longs comme dans toutes les natures nobles,
sont rattachés au buste par des jointures presque sans saillie; ses
épaules, gracieusement abaissées, se confondent avec les bras et laissent
s'élancer entre elles un cou svelte qui porte légèrement sa tête sans
paraître en sentir le poids; cette tête, veloutée de cheveux très-fins, est
d'un élégant ovale; le front, siége de la pensée, la laisse transpercer à
travers une peau féminine; la voûte du front descend par une ligne presque
perpendiculaire sur les yeux; un léger sillon, signe de la puissance et de
l'habitude de la réflexion, s'y creuse à peine entre les deux sourcils
très-relevés et très-arqués, semblables à des sourcils de jeune fille
grecque; les yeux sont bleus, le regard doux, quoique un peu tendu par
l'observation instinctive dans l'homme qui doit beaucoup peindre; le nez
droit, un peu renflé aux narines comme celui de l'Apollon antique: il jette
une ombre sur la lèvre supérieure; la bouche entière, parfaitement modelée,
a l'expression d'un homme qui sourit intérieurement à des images toujours
agréables; le menton, cet organe de la force morale, a beaucoup de fermeté,
sans roideur; une fossette le divise en deux lobes pour en tempérer la
sévérité. Toute la physionomie exprime la beauté apollonienne en elle-même,
et hors d'elle-même l'amour et la jouissance de la beauté. L'intelligence
heureuse s'y joue sans paraître s'y briser sur aucun point, comme la
lumière s'y joue sans se heurter à aucun angle. C'est le portrait vivant de
la facilité dans la toute-puissance. La terre est déjà un ciel pour ces
figures de prédestinés de l'amour, du bonheur et du génie sans obstacles.
Je ne vois guère que Raphaël, dans les portraits de son adolescence, qui
puisse lutter avec cette sévérité rayonnante d'un visage humain; mais
Raphaël devait mourir jeune, et Goethe devait mourir vieux, après avoir
passé sans se flétrir par tous les âges et en empruntant successivement au
contraire tous les genres de beauté à chacun des âges de la vie.

Remontons maintenant à son berceau, et suivons-le de là, de destinée en
destinée et de chefs-d'oeuvre en chefs-d'oeuvre, jusqu'à l'apothéose; car
la tombe pour lui n'a été qu'une apothéose: ce n'est pas un homme comme
nous, c'est un immortel.


VI

«Le 28 août 1749,» dit-il lui-même dans son mémorial domestique, «je vins
au monde à Francfort-sur-le-Mein, pendant que l'horloge sonnait midi.»

Il était né dans une ville libre; heureusement né, ni trop haut, où l'on
est facilement corrompu par l'orgueil de la naissance, ni trop bas, où l'on
est facilement avili par la servilité d'une condition inférieure; il était
né à ce degré précis de l'échelle sociale où l'on voit juste autant
d'hommes au-dessus de soi qu'au-dessous, et où l'on participe, par égale
portion, de la dignité des classes aristocratiques et de l'activité des
classes plébéiennes; heureux milieu qui est le vrai point d'optique de la
vie humaine.

Son père était le premier magistrat élu de la bourgeoisie de Francfort; la
maison gothique et sombre qu'il habitait dans une rue déserte de Francfort
rappelait, par sa vétusté, par ses escaliers tournants, par ses vestibules
fermés de grilles de fer sur la rue, et par ses fenêtres sans symétrie,
échelonnées sur la façade, la demeure forte du gentilhomme allemand,
interdite aux séditions du peuple comme aux assauts de la féodalité.
Francfort était la Florence de l'Allemagne, moins les Médicis; ville où le
négoce ne dérogeait pas à la noblesse, et où les arts illustraient les
métiers.

L'enfance de Goethe, sur laquelle il s'appesantit trop dans ses Mémoires, à
l'exemple de Jean-Jacques Rousseau dans ses _Confessions_, ne mérite pas
d'être regardée avant l'âge où les sensations deviennent des idées. On
trouve les premières prédispositions de l'enfant à la rêverie, maladie
féconde des grandes imaginations, dans la description de la chambre haute
où son père lui faisait étudier ses leçons. Qui de nous ne se reconnaît pas
dans cette peinture de l'enfant captif au dernier échelon de quelque cage
paternelle?

«Au second étage de notre maison, dit-il, il y avait une chambre dont les
fenêtres étaient couvertes de plantes, afin de remplacer un véritable
jardin que nous ne possédions pas. La vue donnait sur les jardins de nos
voisins et sur une plaine fertile, qu'on découvrait par-dessus les murs de
la ville. C'est dans cette chambre qu'en été je venais apprendre mes
leçons, contempler un orage, admirer le coucher du soleil et soupirer après
la campagne. J'y voyais aussi nos voisins se promener dans leurs jardins,
arroser leurs fleurs, regarder jouer leurs enfants, et se livrer avec des
amis à toutes sortes d'amusements. Plus d'une fois le bruit d'une boule
qu'on lançait et des quilles qu'elle faisait tomber arrivait sourdement
jusqu'à moi. Tout ceci éveillait dans mon jeune coeur d'incertains désirs
et un besoin de solitude tellement en harmonie avec mes dispositions à la
gravité rêveuse et aux vagues pressentiments que je ne tardai pas à en être
visiblement influencé. Au reste, notre maison, si pleine de recoins
obscurs, était très-propre à entretenir de semblables penchants. Pour
comble de malheur on croyait alors que, pour guérir les enfants de la
crainte du surnaturel, il fallait les accoutumer de bonne heure à
l'envisager sans effroi. Dans cette conviction on nous força à coucher
seuls, et lorsque, ne pouvant plus maîtriser nos terreurs, nous nous
échappions du lit pour nous glisser dans la compagnie des valets et des
servantes, notre père, enveloppé dans sa robe de chambre mise à l'envers,
et, par conséquent, suffisamment déguisé pour nous, nous barrait le passage
et nous faisait retourner sur nos pas. Le résultat de ce procédé est facile
à comprendre. Le moyen de se débarrasser de la peur quand on se trouve
entre deux situations également propres à l'exciter! Ma mère, dont
l'affabilité et la bonne humeur ne se démentaient jamais, et qui aurait
voulu voir tout le monde dans les mêmes dispositions d'esprit, eut recours
à un moyen plus aimable et qui lui réussit à merveille: celui d'entre nous
qui n'avait pas eu peur la nuit recevait, le matin, une ample distribution
de friandises. Bientôt nous vainquîmes complétement nos terreurs, parce que
nous trouvâmes notre intérêt à le faire.

«Mon père avait suspendu, dans la salle d'entrée, une collection de vues de
Rome, gravée par quelques habiles prédécesseurs de Piranese, qui avaient
une entente merveilleuse de l'architecture et de la perspective. Grâce à
ces gravures, je contemplais chaque jour la place du Peuple, le Colisée,
la place et l'église de Saint-Pierre. Ces divers points de Rome
m'impressionnèrent si vivement que, malgré son laconisme habituel, mon père
se plut souvent à me les expliquer. Il avait, au reste, une grande
prédilection pour tout ce qui tenait à l'Italie, et il employait une partie
de son temps à composer et à revoir la relation du voyage qu'il avait fait
en ce pays, et d'où il avait rapporté une collection de marbres et de
curiosités naturelles.»


VII

C'est par ces fenêtres que la mélancolie entrait dans les sens et dans
l'âme du poëte futur. C'est ainsi qu'elle entrait plus tard dans la mienne,
par les fenêtres au couchant de ma chambre dans la maison de mon père,
ouvrant sur des toits éclaboussés d'une morne lumière et attristés encore
par le roucoulement de pigeons blancs qui bordaient les tuiles de la rue
voisine.

La poésie y entra aussi malgré le père de Goethe; il répugnait, comme
beaucoup de vieillards, à ces innovations du génie; elles dérangent les
vieilles admirations dans l'esprit à compartiments des hommes qui ont fait
leurs provisions d'idées pour leur vie, et qui s'impatientent quand on les
force d'y ajouter ou d'en retrancher quelque chose.

Les dix premiers chants du poëme épique de _la Messiade_, par Klopstock,
venaient de paraître; l'Allemagne s'étonnait et frémissait d'enthousiasme à
cette poésie sérieuse comme une religion, où le drame du Calvaire se
déroule entre le ciel et l'enfer et où l'enfer lui-même laisse entrer le
rayon de la miséricorde.

Un vieil ami du père de Goethe apporta un jour ces pages à la maison et
voulut les lire; le père s'indigna au premier vers de cette poésie qui
prenait au sérieux sa mission jusque-là futile en Allemagne; il rejeta avec
fureur le livre sur le parquet et pria son ami de ne jamais lui prononcer
le nom de Klopstock. L'ami contristé s'éloigna; mais la mère, encore jeune,
de Goethe l'arrêta, à l'insu de son mari, dans l'antichambre, lui redemanda
le volume et le lut en secret comme un objet d'édification de ses enfants.
Les enfants furent ravis et retinrent les passages les plus pathétiques
dans leur mémoire.

Quelques jours après, pendant que le père de Goethe se faisait raser dans
le salon, Goethe et sa soeur se récitaient l'un à l'autre, au coin du feu,
à demi-voix, les amours d'Abbadonna et de Satan. Tout à coup la jeune
fille, oubliant dans son enthousiasme l'aversion de son père pour ce livre,
jette pathétiquement ses bras au cou de son frère en déclamant à haute
voix, et avec des larmes, l'apostrophe de l'amante de Satan. À ce geste, à
ces accents, à ces larmes, le barbier, croyant à un accès de démence de la
jeune fille, laisse tomber son bassin rempli d'eau de savon dans la
poitrine du père; le père se lève, indigné d'être poursuivi jusque dans la
mémoire de ses enfants par la poésie de son aversion, il s'emporte contre
sa famille et proscrit plus sévèrement le livre de sa maison.


VIII

Après les premières études faites sous l'oeil de son père, le talent
poétique se révéla dans le jeune adolescent par le premier amour, ce
révélateur du beau dans tous les coeurs nés pour aimer. Des jeunes gens de
son âge, mais d'une condition très-inférieure à la sienne, l'entraînèrent
dans des compagnies suspectes des faubourgs de Francfort. C'est dans une de
ces tavernes, fréquentées par ces jeunes corrupteurs de son adolescence,
qu'une jeune fille angélique, pureté morale dépaysée dans la boue, lui
apparut pour la première fois et lui fit sentir la beauté de la vertu en
contraste avec les vices. Cette jeune fille se nommait _Gretchen_,
abréviation familière du nom de Marguerite; elle fut évidemment pour Goethe
le type de ces deux figures de _Marguerite_ et de _Mignon_, figures de
femmes dégradées par la condition, divinisées par la nature, qui devinrent
les plus touchantes créations de son génie. Les premières impressions sont
les vraies muses de notre âme.

Cette jeune fille servait à boire, dans la maison de sa tante, à ses
cousins, jeunes débauchés amis de Goethe. La première fois qu'il la vit
rayonner comme une étoile du firmament au-dessus de cette lie, Goethe
rougit de lui-même et de ses amis. Il ne continua à les fréquenter que pour
la revoir. La scène de la première entrevue de Goethe avec _Gretchen_ est
biblique par sa naïveté; lisez-la de sa main:

«Quand le vin commença à manquer sur la table, un des jeunes gens appela la
servante, et je vis entrer une jeune fille d'une beauté éblouissante, et
d'une modestie d'attitude et d'expression qui contrastait avec le lieu où
nous étions.

«Elle nous salua avec une grâce timide.

«--La servante est malade, dit-elle; elle vient de se coucher; que lui
voulez-vous?

«--Nous n'avons plus de vin, dit un des jeunes buveurs; tu serais bien
aimable si tu voulais aller nous en chercher.

«La jeune fille prit quelques flacons vides et sortit; je la suivis des
yeux avec admiration. Un joli bonnet noir à la mode allemande s'adaptait
étroitement à sa petite tête, qu'un col long et mince attachait
gracieusement à une nuque souple et à des épaules d'une forme statuaire.
Tout en elle était accompli, et je jouissais tranquillement du charme de sa
personne en la regardant s'en aller, car, lorsqu'elle était devant moi, mon
imagination était fascinée par ses yeux si purs et si calmes et par sa
bouche si délicate. Je fis des reproches à mes amis de ce qu'ils avaient
fait sortir cette enfant si tard dans la soirée. Ils se moquèrent de moi,
en me disant qu'elle n'avait que la rue à traverser pour aller chez le
marchand de vin. _Gretchen_, c'était le nom de cette jeune fille, revint en
effet au bout de quelques minutes. On la fit asseoir à la table de ses
cousins; elle trempa ses lèvres dans un verre de vin à notre santé; puis
elle se retira en recommandant à ses cousins de ne pas faire trop de
bruit, parce que sa tante, leur mère, allait se mettre au lit.

«Depuis cet instant l'image de Gretchen me poursuivit partout; n'osant
aller chez elle, je me rendis à l'église de sa paroisse; j'eus le bonheur
de la voir. Les cantiques du culte protestant ne me parurent pas trop longs
cette fois, car, tandis que tout le monde chantait, je m'enivrais du
bonheur de regarder cette adorable jeune fille. Je sortis immédiatement
derrière elle; je n'eus cependant pas le courage de lui parler, je me
bornai à la saluer; elle me répondit par un léger signe de tête.»


IX

À une seconde réunion dans la même maison, les deux cousins de Gretchen
prièrent Goethe d'écrire des vers amoureux au nom d'une jeune fille à un
jeune homme qu'ils voulaient tromper par cette feinte déclaration d'amour.

«Je cherchai à leur complaire en écrivant ces vers; mais, m'impatientant
contre moi-même, je jetai la plume. Cela ne va pas! m'écriai-je.

--«Tant mieux! dit Gretchen à demi-voix; vous ne devriez pas vous mêler de
cette tromperie. Et, quittant son rouet, elle vint s'asseoir près de moi.

«Mes cousins, me dit-elle, ne sont au fond ni méchants ni vicieux, mais
l'amour du divertissement les entraîne quelquefois à des plaisanteries
dangereuses. Je suis entièrement dans leur dépendance, et cependant j'ai
refusé de copier votre déclaration d'amour. Comment donc un jeune homme
riche et indépendant comme vous l'êtes peut-il se prêter à une mauvaise
plaisanterie qui finira mal?

«Elle lut mes vers. C'est bien joli, dit-elle; c'est dommage qu'on ne
puisse pas en faire un usage sérieux.

--«Vous avez raison, lui dis-je; mais supposez un moment qu'un jeune homme
qui vous adore mette cette déclaration de tendresse sous votre main en vous
conjurant de la signer de votre nom; que feriez-vous?

«Elle rougit, sourit, réfléchit un moment, prit la plume, et écrivit sans
rien dire son nom au bas des vers.

«Je me levai tout hors de moi, et j'allais la serrer dans mes bras; mais
elle me repoussa doucement.

--«Point de familiarité légère, me dit-elle: c'est trop vil; mais de
l'amour innocent, si vous en êtes capable. Maintenant partez avant que mes
cousins reviennent du jardin.

«Je n'avais pas la force de me retirer; elle prit, pour m'y décider, une de
mes mains entre les siennes. Mes larmes étaient près de couler, je crus
voir ses yeux se mouiller. J'appuyai mon front un instant sur ses mains et
je m'enfuis précipitamment. Jamais encore je ne m'étais senti si
troublé!...»


X

Quelques jours après, les deux cousins, ses amis, l'invitèrent de nouveau à
se divertir avec eux à leur table. À la fin du souper ils lui demandèrent
un conte pour leur abréger la veillée; il y consentit.

«Jusque-là, dit-il, _Gretchen_ n'avait pas cessé de filer au rouet dans
l'embrasure de la fenêtre. À ce moment elle se leva, vint s'asseoir au bout
de la table, y appuya ses deux bras enlacés sur lesquels elle posa ses deux
mains, attitude qui lui seyait admirablement, et qu'elle conservait
quelquefois pendant plusieurs heures sans faire d'autre mouvement que
quelques légers signes de tête provoqués par ce qu'elle voyait, entendait
autour d'elle, ou par ce qu'elle pensait en elle-même.»


XI

Ces amours pures, tantôt contrariées, tantôt servies par des circonstances
d'un intérêt touchant dans le récit de Goethe, finirent, comme toutes les
fleurs folles de la vie, par un coup de vent qui en disperse les illusions
et les parsème sur le sol: le jeune Goethe, réprimandé par ses parents et
compromis par ses mauvaises relations avec les cousins de Gretchen, fut
envoyé à Strasbourg pour y achever ses études de droit. Là il connut le
philosophe allemand Herder, neuve, vaste et forte pensée dont M. Quinet,
nature allemande dans un talent français, a donné pour la première fois à
la France la traduction, le sens et le commentaire.

La fréquentation de Herder mûrit de bonne heure le génie aussi
philosophique que poétique de Goethe. Un second épisode d'amour pastoral
avec Frédérica, la fille d'un pasteur protestant de village, sur les bords
du Rhin, entremêla des songes dorés de la jeunesse les graves occupations
de l'étudiant de Francfort. Cet amour, peint avec les couleurs du _Vicaire
de Wakefield_, ne fut qu'une distraction attachante pour Goethe et causa
la mort de la pauvre Frédérique.

Rappelé dans sa famille par son père, Goethe, chez qui l'imagination
dominait le sentiment, s'attacha passionnément à sa soeur, âme ardente et
souffrante, qui s'attacha elle-même à ce frère comme si elle eût vécu en
lui plus qu'en elle-même.

Il alla, après quelques mois de séjour chez son père, se mêler à Leipzig à
tout le mouvement des études, des littératures et des factions scolastiques
de la haute Allemagne. Il y connut tout ce qui illustrait alors l'Allemagne
dans les lettres; il commença lui-même à s'y faire connaître comme un jeune
écrivain et comme un futur poëte d'un immense avenir.

C'était le moment où la vieille littérature naïve de la Germanie se
greffait, sous l'influence du grand Frédéric, sur la philosophie et à la
littérature de la France. Voltaire était le missionnaire de cette poésie et
de cette philosophie chez les Allemands. Le monde germanique et le monde
français luttaient dans les universités, dans les livres et sur les
théâtres. Goethe, avec cette impartialité éclectique qui est la force du
génie original et qui prend son point d'appui en soi-même, méprisa ces
vaines controverses et écrivit sous la seule inspiration de sa nature.
Cette nature était allemande par le terroir, grecque par la beauté,
française par l'indépendance des préjugés des lieux et des temps.


XII

Son premier essai, qui tient plus de J.-J. Rousseau que de Voltaire, fut le
livre de _Werther_.

Ce livre, dont l'exagération sentimentale et maladive ressemble aujourd'hui
à un accès de folie du coeur, a été cependant l'origine et le type de toute
une littérature européenne qui a bouleversé pendant plus d'un demi-siècle
les imaginations jeunes et fortes de l'Occident. La _Corinne_ de Mme de
Staël, le _René_ de M. de Chateaubriant, le _Lara_ de lord Byron, les
mélancolies de nos propres poésies françaises depuis André Chénier jusqu'à
nos poëtes d'aujourd'hui, à l'exception de Béranger et de M. de Musset,
poëtes de réaction et d'ironie contre le sérieux des âmes, toutes ces
oeuvres sont de la famille de Werther. Quant à moi, je ne m'en cache pas,
Werther a été une maladie mentale de mon adolescence poétique; il a donné
sa note aux _Méditations poétiques_ et à _Jocelin_; seulement la grande
religiosité qui manquait à Goethe, et qui surabonde en moi, a fait monter
mes chants de jeunesse au ciel au lieu de les faire résonner comme une
pelletée de terre sur une bière dans le sépulcre d'un suicide.


XIII

Il y a toujours une réalité sous une fiction dans l'oeuvre, quelle qu'elle
soit, d'un homme de génie. Goethe raconte lui-même l'origine de ce roman,
qui commence par une idylle et qui finit par un coup de feu.

Goethe, d'une beauté déjà olympienne et d'une célébrité déjà entrevue,
était à Wetzlar.

Le jeune _Jérusalem_, fils d'un prédicateur renommé de l'Allemagne, y
vivait en même temps et dans les mêmes sociétés. _Jérusalem_ était épris
d'une passion violente pour la femme future d'un de ses amis (la Charlotte
du livre): Charlotte était fiancée à un employé de la chancellerie
impériale de Wetzlar. Elle était orpheline. Goethe, introduit chez elle par
Jérusalem, adorait dans Charlotte l'image angélique et naïve de la
maternité dans les soins qu'elle avait de ses petits frères et de ses
petites soeurs; elle était leur unique providence.

Goethe, Charlotte et son fiancé ne formaient qu'un coeur. On ne savait
lequel des trois occupait la meilleure place dans l'affection innocente et
confiante des deux autres. «Bientôt cependant, dit Goethe, je devins
inquiet et rêveur; il me sembla que j'avais trouvé tout ce qui manquait à
mon bonheur dans la fiancée d'un autre. Charlotte aimait à m'avoir pour
compagnon de ses promenades; le fiancé se joignait à nous toutes les fois
que son emploi le lui permettait. Nous contractâmes ainsi l'habitude de
vivre constamment ensemble; c'était ensemble que nous parcourions les
champs encore humides de rosée, que nous écoutions l'hymne de l'alouette et
le gai rappel de la caille. Quand la chaleur du jour nous accablait, quand
des orages d'été éclataient sur nos têtes, nous nous rapprochions les uns
des autres, et, sous influence de ce constant amour mutuel, tous les petits
chagrins de famille disparaissaient.»

Goethe, obligé de s'éloigner un moment, trouva Charlotte refroidie pour lui
à son retour; il s'éloigna pour plus longtemps, et il apprit, sur les bords
du Rhin, le suicide du jeune _Jérusalem_. Il en attribua, peut-être
imaginairement, la cause au même sentiment qu'il avait ressenti pour
Charlotte et au désespoir qu'avait éprouvé Jérusalem en contemplant le
bonheur paisible de cette jeune femme unie à son fiancé.


XIV

Goethe alors conçut _Werther_, et personnifia ses propres sentiments dans
ce personnage fantastique. Il écrivit en quatre semaines de solitude et de
fièvre cette maladie du coeur et cette catastrophe de la mort qui
devinrent, à l'apparition de ce livre étrange, le manuel de l'Allemagne et
bientôt après de l'Europe tout entière. Nos temps n'ont pas d'exemple d'une
commotion pareille imprimée par quelques pages à l'imagination du monde.
Pourquoi? On ne saurait le dire aujourd'hui, si ce n'est parce qu'un miasme
de cette maladie morale du suicide par malaise de vivre était répandu dans
l'air du siècle, et que ce miasme, concentré dans quelques pages d'un homme
de génie, acquérait tout à coup une puissance irrésistible de corrompre
l'imagination, d'énerver l'âme et de tuer des milliers de vies!

De nombreux suicides suivirent en effet ici la lecture de ce livre. Le
siècle était malade; il sentait qu'il portait en lui sa propre mort
prochaine par la foi mourante dans son âme et par les révolutions couvées
sous ses institutions; il tendait à devancer par des morts volontaires
l'effet de ces germes morbifiques qu'il portait dans ses veines. Un livre à
succès n'est jamais qu'une de ces deux choses: l'explosion dans une seule
âme d'une disposition presque universelle quoique encore latente du temps,
ou bien la prophétie d'une vérité à venir qui n'éclaire encore qu'une tête
supérieure à l'humanité. Dans le premier cas le livre n'attend pas son
succès une heure: il est l'étincelle sur la poudre des imaginations; dans
le second cas il paraît comme s'il n'avait pas paru, et il attend son
public pendant des années ou pendant des siècles.

_Werther_, comme le _Génie du Christianisme_, n'attendit pas son succès une
heure: l'électricité ne court pas plus vite d'un pôle à l'autre; le monde
entier des jeunes gens, des amants, des femmes, des malades de coeur, se
jeta sur ce livre.

Ce livre était plein cependant de puérilités qui touchaient au ridicule, de
naïvetés qui touchaient à la niaiserie, de germanismes de moeurs qui
touchaient à la caricature; c'est vrai, mais le feu y était. Quand le feu
est dans un livre, peu importe qu'il brûle de la paille, des haillons ou
des immondices; c'est toujours la flamme; elle ne s'entache pas de ses
impurs aliments; elle brûle, elle brille, elle éblouit, et le monde est
fasciné.


XV

Il fut fasciné par _Werther_; mais, par un phénomène moral très-connu chez
les grands artistes comme Goethe, pendant que le livre incendiait le monde
l'auteur resta froid. Son imagination seule s'était échauffée en le
composant; son coeur était resté tiède et dans ce parfait équilibre qui
permet à l'écrivain de juger son ouvrage. C'est là la particulière
puissance du génie de Goethe, puissance qui le fit accuser d'insensibilité.
Plus tard il se séparait en deux parts en écrivant ses poëmes et ses
romans; l'une de ces deux parts regardait penser et écrire l'autre, afin de
pouvoir la diriger et la juger. Le suprême et impassible bon sens siégeait
ainsi dans sa tête au-dessus de la féconde imagination, comme dans l'oeuvre
de la Providence l'homme travaillait et le dieu regardait.

On a fait un reproche à Goethe de cette impassibilité artistique; si le
reproche s'adressait à l'homme, il pouvait être fondé; s'il s'adressait à
l'artiste, il était absurde. Qu'est-ce qu'un artiste qui ne dominerait pas
sa propre inspiration? Ce serait un fou. Qu'on ait regretté dans Goethe,
homme, l'absence de cette sensibilité qui fait aimer et souffrir, nous le
concevons; mais qu'on ait reproché à Goethe, artiste, son impassibilité
presque divine, nous ne le concevons pas; l'impassibilité n'est-elle pas le
signe de la force? Vous lui voudriez une faiblesse, il ne vous présente
qu'une toute-puissance. Vous ne le comprendrez jamais: c'est un Phidias qui
ne sent pas dans sa chair les coups que son ciseau donne au bloc de marbre
dont il fait un dieu!


XVI

Presque en même temps qu'il écrivait _Werther_ pour les masses, il
écrivait, pour l'élite, son premier drame, _Goetz de Berlichengen_. C'était
un drame national pour l'Allemagne, puisé dans les sources historiques du
monde chevaleresque et féodal. Ce drame imprimé rallia à ce jeune homme la
sérieuse admiration de toute la patrie allemande. Du fond de la sombre
maison de son père, à Francfort, le nom de Goethe, porté à la foule par
_Werther_, porté à l'élite et aux universités par _Goetz de Berlichengen_,
grandit, comme l'aloès, en un soleil. Les hautes sociétés de Francfort
recherchèrent ce beau jeune homme, obscur de près dans leur bourgeoisie,
rayonnant au loin sur toute l'Europe. Une jeune fille, belle, riche,
séduisante, mais capricieuse, nommée _Lilli_, lui donna le désir d'un
mariage d'amour et de raison réunis en elle. Ainsi que cela a lieu en
Allemagne, ces amours, favorisés par les deux familles, allèrent jusqu'aux
plus douces intimités et jusqu'aux plus saintes promesses; quelques
caprices d'humeur de _Lilli_, quelques impatiences de Goethe rompirent
tout. Il voyagea pour se consoler en Italie et en Sicile. Son voyage, qu'il
a imprimé dans ses Mémoires, n'a qu'un seul intérêt, l'enthousiasme d'un
homme du Nord pour le soleil, l'ivresse de la nature respirée sur place
dans les parfums de Naples et de Palerme. L'homme sensuel y éclate partout,
l'homme sensible nulle part. À peine quelques frissons d'amour à la brise
tiède du midi, à l'aspect d'une blonde Milanaise à Rome, d'une brune
Espagnole à Naples, rappellent-ils que le voyageur est jeune, beau, poëte;
ces frissons ne vont pas jusqu'à l'âme: c'est de la jeunesse, ce n'est pas
de la tendresse; ce coeur d'artiste pose toujours devant lui-même; les
passions ne sont que ses études. Aussi ne vieillit-il pas, bien qu'il
touche à sa quarantième année: il est comme ces statues de marbre de la
galerie du Vatican, qui prennent des siècles sans prendre une ride! Goethe
est un homme de marbre aussi; il émeut son siècle, il ne s'émeut pas.


XVII

Après ce voyage à Naples et en Sicile, voyage qu'il faut faire quand on
veut chanter, car tout y chante dans la nature, mer, ciel, montagnes,
atmosphère et impressions, Goethe s'arrêta quelques années à Rome. C'est là
qu'il partagea son temps, comme l'horloge partage les heures, entre des
sociétés douces, des promenades philosophiques, des études variées et
universelles, telles que la peinture, la chimie, la philosophie, la poésie,
la prose. Il se prête à tout, ne se donne à rien; il ressemble à un de ces
philosophes scythes de l'école d'Anacharsis, qui prenait un portique
d'Athènes pour une habitation, et qui suivait tantôt les leçons de Platon,
tantôt les ateliers de Zeuxis ou de Phidias. Il envoyait de là à ses amis
d'Allemagne les drames, les romans, les poëmes, les élégies qui tombaient
de sa plume, selon la saison, au vent des sept collines.

_Herman et Dorothée_, pastiche admirable d'_Homère_, poëme qui a la
simplicité des scènes de _Nausicaa_; _le Comte d'Egmont_, tragédie moderne;
enfin _Faust_, moitié drame, moitié poëme, toujours rêve, mais rêve du
génie, selon nous le plus vaste, le plus haut, le plus universel de ses
chefs-d'oeuvre. Il employa douze ans à le composer; il y résuma, comme dans
un poëme séculaire, toute la passion, toute la foi, tout le scepticisme,
toute la beauté morale et toute la laideur infernale de l'humanité. C'est
le poëme d'un Manichéen; c'est le ciel et l'enfer dans un même cadre; c'est
le drame du bon et du mauvais principe dont la nature porte malgré elle
l'empreinte sur toutes ses surfaces. C'est la médaille à l'endroit et à
l'envers de l'humanité, l'une portant l'effigie du bien, l'autre l'effigie
du mal, sans que le monde, incertain, puisse dire: J'appartiens à ce dieu:
ou, Je suis la victime de ce démon.

L'esprit humain n'avait jamais osé, même dans l'antiquité, concevoir un
pareil drame. Il faudrait convoquer la terre, le ciel et l'enfer à y
assister.


XVIII

Ce drame de _Faust_, le voici.

Mais d'abord hâtons-nous de vous dire que l'invention n'en appartient pas à
Goethe, pas plus que l'invention d'_Ahasverus_, l'homme immortel,
n'appartient aux innombrables poëtes qui ont chanté ce songe universel de
l'expiation par la vie; pas plus que l'invention de _don Juan_, cette
moquerie incarnée de la vertu, de l'amour dans la fidélité de don Juan, ce
vampire de la femme, n'appartient à l'Espagne ou à la France.

_Faust_ est une vieille tradition populaire de la vieille Allemagne,
tradition si populaire que le docteur _Faust_, ce type de l'homme vendu au
diable, joue un rôle dans les marionnettes comme épouvantail des petits
enfants. De tout temps et en tout pays l'homme aspire plus haut que sa
nature bornée ici-bas, immortelle ailleurs; de tout temps, disons-nous,
l'homme, ambitieux d'infini, s'est cassé la tête contre les murs de sa
prison terrestre; il a voulu être dieu, au moins pour un temps, au moins
ici-bas, et, pour conquérir cette puissance surhumaine, il l'a empruntée
tantôt à Dieu par la prière, tantôt au diable, cette parodie malfaisante de
la Divinité. Ne pouvant faire un pacte avec le souverain Bien, il a tenté
d'en faire un avec le souverain Mal, et il a dit au démon: Donne-moi la
terre, je te donnerai mon âme.

De ce pacte imaginaire, que les peuples enfants ont cru quelquefois
réalisé, sont nées les légendes innombrables qui ont épouvanté le moyen
âge et amusé plus tard les âges suivants. C'est un magnifique thème pour
une imagination à la fois passionnée et métaphysique.

Oui, ce sujet est le plus beau de tous pour une âme forte; nous comprenons
qu'il ait tenté Goethe: combien de fois ne nous a-t-il pas tenté
nous-mêmes! Mais nous avons craint de paraître impie envers le Créateur en
prenant la création en flagrant délit de méchanceté ou de ridicule: le vase
même mal façonné, même brisé, doit respecter le potier. Goethe n'était pas
retenu par ce scrupule, parce qu'il était mille fois plus poëte que nous et
mille fois moins respectueux envers l'oeuvre divine, dont les imperfections
apparentes sont d'ineffables perfections.


XIX

Quoi qu'il en soit, Goethe eut ce bonheur de trouver son drame tout conçu
dans l'esprit des peuples et tout popularisé dans l'oreille même des
enfants que la lanterne magique des poëtes de rue familiarisait dès le
berceau avec le docteur Faust et le diable. Il ne lui manquait que ce
personnage ironique, la pire forme du diable, riant du bien et jouissant du
mal, Méphistophélès. Mais nous nous trompons, ce personnage même ne lui
manquait plus, car un poëte anglais, _Marlow_, l'avait déjà inventé dans un
premier drame de Faust sous le nom de _Méphistophélis_. Goethe trouva ce
caractère satanique tout fait; il n'eut qu'une voyelle à changer dans le
nom de cet infernal personnage. Méphistophélès, c'est le diable de nos
jours, c'est le Satan civilisé, c'est le démon de bonne compagnie qu'on
appelle _ricanement_ quand il dénigre l'enthousiasme, _envie_ quand il
salit la gloire, _libertinage_ quand il profane l'amour, _scepticisme_
quand il ridiculise la vertu, _force d'âme_ quand il nie Dieu en le
respirant par tous les pores. Méphistophélès, c'est un personnage que les
jeunes écrivains et les poëtes de ces derniers temps en France ont beaucoup
trop fréquenté, et qui donne à leur prose trop ricaneuse ou à leurs vers
lestes et ingambes des grâces de mauvais aloi, aussi éloignées de la
véritable grâce que le dénigrement est loin de l'enthousiasme. L'Allemand
_Heyne_, ce petit-fils de Méphistophélès, croyant et sceptique, religieux
et impie, pathétique et ironique, est de cette famille. Mais il y a aussi
du _Faust_ dans les imprécations de _Job_ sur son fumier quand il
interpelle son Créateur; il y a du _Faust_ dans Pascal quand il prend
l'homme dans le creux de la main, comme le fossoyeur d'_Hamlet_ quand il
pèse sa poussière et qu'il la jette à son néant. Il y a du _Faust_ à grande
dose dans lord Byron, ce disciple de Goethe, quand il fait ricaner
_Manfred_ devant un crâne vide. Un disciple de _Heyne_, qui vient de mourir
à Paris, a été le spirituel et déplorable modèle de cette jeunesse infatuée
de mauvais rire allemand. Méphistophélès inspire bien toujours la
perversité; mais il n'inspire le génie qu'à Goethe et à Byron, et aux
hommes de leur grande race. L'_Olympio_ de Victor Hugo a les tristesses et
les amertumes de ce désespéré du doute; il n'a ni la bouffonnerie ni la
grimace de ces jeunes saltimbanques de la philosophie et de la poésie;
ceux-là dansent sur une corde tendue du ciel à la terre comme les baladins
sur leur ficelle tendue entre deux mâts vénitiens. Hugo est un poëte,
ceux-là sont des rimeurs. Musset, qui leur est bien supérieur, s'est trop
inspiré de _Heyne_, au lieu de s'inspirer de lui-même; il a donné dans ses
boutades de scepticisme l'exemple et l'excuse à ses imberbes émules. La
poésie est descendue avec lui d'un degré du ciel: paix à sa cendre! Il
faudra bien que la poésie y remonte si elle ne veut pas salir sa robe dans
la lie des ruisseaux où l'on s'efforce de l'entraîner depuis quelque temps.
Un écho de Méphistophélès, ce corrupteur du bien et ce moqueur du beau, se
fait entendre de loin dans tous les livres de cette jeune école. _Heyne_
lui a donné l'accent allemand à Paris; Byron, l'accent anglais; Musset et
ses imitateurs soi-disant légers, l'accent français. Prenons garde! la pire
des corruptions, c'est celle qui rit d'elle-même.

  _Sese ipsum deserere turpissimum est!_

Que nous reste-t-il si nous perdons le respect au moins de notre misère?
Mais revenons à _Faust_; nous en sommes bien loin, car nous n'en sommes
qu'à ses parodistes.


XX

_Faust_ est la tragédie du coeur humain dans le personnage de Marguerite.

_Faust_ est la tragédie de l'esprit humain aux prises avec les deux
principes du bien et du mal dans le personnage de _Faust_!

Enfin _Faust_ est la tragédie de Dieu et de Satan, le bien et le mal, dans
le personnage de _Méphistophélès_.

Marguerite, c'est le bien ou l'amour!

Faust, c'est l'homme ou le doute, l'indécision, la fluctuation, le crime,
la chute, le repentir tardif.

Méphistophélès, c'est la propagande perverse du mal par le génie du mal
pour corrompre et ruiner l'oeuvre de Dieu, l'homme et la femme.

Y eut-il jamais un sujet de drame plus humain et plus surhumain à la fois?

Suivez avec attention l'analyse de ce poëme épique en dialogue, que nous
allons feuilleter avec vous. Supposez-vous spectateur, mais spectateur à
loisir, spectateur solitaire; non devant une scène bruyante, mais devant
votre livre et votre lampe, ayant le temps et le silence nécessaires aux
impressions réfléchies, et mesurez l'étendue et la profondeur de cette
oeuvre incomparable du génie moderne en Allemagne.


XXI

Il est nuit; c'est le jour de la pensée, parce qu'elle s'y recueille et
qu'elle y recueille le monde extérieur avec elle.

La scène représente une chambre haute dans un vieux château gothique des
siècles de féodalité. Un beau jeune homme, le front déjà pâli par la
méditation et les yeux fatigués par la veille, est renversé sur le dossier
d'un fauteuil de bois. Il est entouré de volumes sur les sciences occultes,
documents scientifiques ou cabalistiques. On voit que, las de la terre, il
a tenté d'escalader le ciel par des échelons surnaturels qui se sont brisés
sous ses pieds.

«Ah! philosophie, science, théologie; ainsi j'ai tout sondé avec une
infatigable obstination, dit-il avec amertume, et maintenant, pauvre
insensé, me voilà aussi avancé qu'en commençant, et j'ai appris qu'il n'y a
rien à savoir! Aucun scrupule cependant ne m'a entravé; je ne crains ni
enfer ni diable; je n'ai ni biens, ni argent, ni honneurs, ni crédit dans
le monde: un chien ne voudrait pas de la vie à ce prix-là! C'est pourquoi,
à la fin, je me suis précipité dans la magie.... Oh! si, par la force de
l'esprit et de la parole, certains arcanes m'étaient enfin révélés! Si je
pouvais découvrir ce que contient le monde dans ses entrailles!» (Il
regarde le firmament.)

«Oh! que ne jettes-tu un dernier regard sur ma misère, rayon argenté de la
lune, toi qui m'as vu tant de fois après minuit veiller sur ce pupitre!
Alors c'était sur un monceau de livres et de papiers, ma pauvre amie de
là-haut, que tu m'apparaissais.... Hélas! si je pouvais au moins, sur les
cimes des montagnes, errer dans ta douce lumière, flotter au bord des
grottes profondes avec les esprits incorporels, m'étendre sur les prés
avec ton crépuscule, et, libre de toutes les angoisses de la science, me
baigner, plein de vie et de santé, dans tes rosées!

«Qu'ai-je pour horizon au lieu de cela? un amas de livres rongés des vers,
couverts de poussière; partout autour de moi des télescopes, des boîtes,
des instruments de physique ou de chimie vermoulus, héritages de mes
ancêtres!

Et cela est un monde! Et l'on appelle cela un monde!»

Après une longue et vaine lamentation sur la vanité de la science pour le
bonheur ou même pour la lumière, Faust ouvre négligemment un volume
cabalistique; il tombe par hasard sur le signe qui donne à l'homme la
toute-puissance sur la nature et la toute-félicité.

«Ciel! s'écrie-t-il, comme tous mes sens viennent de tressaillir à ce
signe! Je sens tout à coup la jeune et sainte séve de la vie bouillonner
dans mes nerfs et dans mes veines. Suis-je devenu un dieu? Tout m'est
révélé clair et facile.»

Ici un hymne magnifique, semblable sans doute à celui qui fit explosion des
lèvres de la première créature intelligente, quand le monde entra avec son
premier regard dans sa prunelle! Nous ne le reproduisons pas, cet hymne, à
cause de son étendue; mais que le lecteur se représente le chant de la joie
céleste dans la présence de Dieu.

Puis Faust tourne le feuillet, et tout se voile, tout se trouble, tout se
transfigure. «Le ciel se couvre; la lune retire sa lumière; la lampe
s'éteint, elle fume; des lueurs de feu rouge tremblent sur mes tempes.»

C'est l'Esprit corrompu de la terre qui s'approche et qui lui apparaît.


XXII

L'Esprit se dévoile dans la flamme de l'enfer.

Un dialogue doublement infernal s'établit entre Faust et l'Apparition.
Faust brave courageusement l'horreur que l'Esprit lui inspire; il
s'abandonne à lui. L'Esprit lui parle un langage lyrique comme les étoiles
du firmament, mystérieux comme les sept sceaux de l'abîme.

Au moment où Faust va lui répondre, un de ses élèves, Wagner, apprenti
prédicateur, entre pour le consulter sur l'éloquence.

L'Esprit infernal s'évanouit, et Faust, impatienté, se moque de l'histoire
et de la rhétorique comme de mensonges convenus pour amuser les sots.

Faust, après le départ de son disciple, le maudit d'avoir fait ainsi
évanouir l'Apparition; il se répand en invectives dignes de Job sur la
vanité de la science; il foule aux pieds tous les livres entassés dans la
bibliothèque de ses pères.--«Trouverai-je en eux ce qui me manque? dit-il;
irai-je feuilleter ces milliers de volumes pour lire que partout les hommes
se sont agités de même pour améliorer leur sort et qu'un homme heureux n'a
jamais vécu? Et toi, crâne vide, qui parais rire de mes aspirations, ton
ricanement veut-il me dire que l'esprit qui l'habitait s'est jadis fourvoyé
comme le mien? Tu cherchais la pure lumière, n'est-ce pas? et tu as erré
misérablement dans les ténèbres avec la vaine soif de la vérité!...
Mystérieuse même en plein jour, la nature ne se laisse pas dépouiller de
ses voiles, et, ce qu'elle veut cacher à ton esprit, tous tes efforts ne
l'arracheront pas de son sein.»

Il aperçoit une fiole d'opium qui se trouve sur les tablettes de son
laboratoire; à l'instant l'ivresse d'un bonheur imaginaire s'empare de ses
sens, et il chante des félicités inouïes. «Buvons courageusement, se
dit-il; il est temps de franchir ce pas de la vie à la mort, dût-il nous
conduire au néant!...

«Sors maintenant de ton antique étui, coupe limpide, coupe de cristal si
longtemps oubliée; tu brillais jadis aux fêtes des aïeux, et, lorsque tu
passais de main en main, les fronts soucieux se déridaient; c'était le
devoir du convive de célébrer en vers la beauté et de te vider d'un seul
trait. Tu me rappelles maintes nuits de ma folle jeunesse; cette fois je ne
te passerai plus à mon voisin, et mon esprit ne s'exercera plus à vanter
l'artiste qui t'a façonnée; en toi repose une liqueur qui donne une rapide
ivresse; je l'ai préparée, je l'ai choisie; qu'elle soit pour moi le
suprême breuvage! Je la consacre comme une libation solennelle à l'aurore
du jour.»

Il porte la coupe à ses lèvres.

À ce moment un chant de voix célestes se fait entendre dans les airs; c'est
le matin du jour de Pâques. Le choeur invisible chante en vers et en
musique triomphale:

  Christ est ressuscité!
  Paix sur la terre! etc.

La main de Faust s'abaisse; la coupe lui échappe. Les cloches de la
cathédrale résonnent et se mêlent à l'angélique mélodie du jour de Pâques
dans le ciel et sur la terre.

L'homme endurci s'amollit à ses joies religieuses d'enfance. «Cantiques
célestes, s'écrie-t-il, puissants et doux! pourquoi me cherchez-vous dans
la poussière? Résonnez aux oreilles de ceux que vous pouvez consoler.
J'entends bien le message que vous m'apportez, mais la foi me manque pour y
croire! Le miracle n'existe que pour la foi. Je ne puis m'élever vers ces
sphères d'où la bonne nouvelle retentit; et cependant, accoutumé d'enfance
à cette voix, elle me rappelle à la vie. Autrefois un baiser du divin amour
descendait sur moi dans ce recueillement solennel du dimanche; le bruit des
cloches remplissait mon âme de pressentiments, et ma prière était une
voluptueuse extase; une ardeur sereine, ineffable, me poussait à travers
les bois et les champs, et là, seul, je fondais en larmes, et je sentais
comme éclore en moi tout un monde. Ce souvenir vivifie mon coeur rajeuni et
me détourne de la mort! Ô chantez! sonnez, chantez encore, anges et
cloches! Une larme a coulé, la terre m'a reconquis!»

Les chants et les cloches recommencent à se faire entendre:

  Christ est ressuscité!...
  Etc., etc., etc.


XXIII

Ici le lieu de la scène est changé; la nuit s'est écoulée.

C'est l'heure où le peuple, vieillards, ouvriers, femmes, soldats, jeunes
filles, sortent en foule de la porte de la ville pour se répandre en repos,
en liberté et en joie, dans la campagne. Les entretiens entrecoupés de tous
ces groupes qui passent sont une parfaite imitation des moeurs du peuple;
c'est le choeur dans les tragédies antiques. Ces conversations tiennent au
sujet, comme on le verra plus tard, par le tableau de la candeur des jeunes
filles de la bourgeoisie qui tremblent d'être séduites ou compromises aux
yeux de la petite ville si elles se laissent approcher par la mauvaise
compagnie. On pressent les périls, les malheurs et la honte de Marguerite,
sans doute confondue dans ces groupes timides et charmants. Ce tableau
repose les yeux par le contraste de la douce ignorance du peuple, qui ne
souffre que du travail, avec les philosophes, qui souffrent de la pensée.


XXIV

_Faust_ paraît à son tour; il se promène avec son disciple Wagner; son
coeur se dilate à l'aspect de cet essaim d'heureux peuple au premier
sourire du printemps.

«Regarde,» dit-il à Wagner dans des vers semblables à des odes d'_Horace_
ou d'_Hafiz_; «voilà le fleuve et le ruisseau délivrés de leur couche de
glace, etc. Tourne maintenant, du haut de ces sommets, les regards vers la
ville; hors de la sombre porte, toute une foule variée se penche; chacun
veut s'ensoleiller aujourd'hui. Ils fêtent la résurrection du Seigneur, et
eux-mêmes semblent des ressuscités du fond de leurs demeures, de leurs
chambres étroites, de leurs servitudes de négoce ou de métiers, de leurs
bouges infects, de leurs rues fangeuses, de la nuit livide, de leurs
cathédrales. Regarde un peu comme dans les jardins et les prés cette foule
s'extravase, comme la rivière balance mainte barque joyeuse! J'entends déjà
la musique des ménétriers dans les villages; c'est le paradis du peuple.»


XXV

Des paysans chantent une ronde joviale et amoureuse. Ils proposent
respectueusement à Faust de trinquer avec eux; les services que Faust a
rendus à ce peuple pendant une épidémie récente le font acclamer, de groupe
en groupe, par le peuple reconnaissant.

«Quelle joie ce doit être pour toi, ô grand homme! lui dit son disciple, de
te voir ainsi honoré par cette multitude! Bienheureux celui qui peut faire
un si puissant et si salutaire emploi de ses facultés! Le père le montre à
son enfant; on s'informe, on s'attroupe, on s'empresse; la musique
s'interrompt, la danse s'arrête. Tu passes; ils se rangent en haie, les
bonnets volent en l'air. Peu s'en faut qu'ils ne s'agenouillent comme
devant l'image de la Divinité!»

_Faust_ déprécie éloquemment ces hommages et se dénigre lui-même. «Regarde
plutôt décliner le soleil couchant, le jour expiré!... «Oh! que n'ai-je des
ailes pour m'enlever dans les airs et tendre incessamment vers lui? Je
verrais dans un éternel crépuscule ce globe dont je n'entendrais pas le
bruit à mes pieds.»

Voici la poésie de l'infini devenue mélancolie lyrique; elle dicte à Faust
des vers dignes d'être répétés par l'écho des firmaments. Nous souffrons de
ne pas les reproduire à votre oreille; mais ces entretiens seraient un
volume si je n'abrégeais pas la partie extatique de ce prodigieux poëme
pour laisser au drame pathétique l'espace qui lui appartient. Plaignez-moi
d'abréger et plaignez-vous vous-mêmes de ne pas tout entendre.


XXVI

L'entretien de Faust et de Wagner est interrompu par un chien barbet, en
apparence égaré, qui circule autour d'eux et qui finit par les flatter en
rampant à leurs pieds. Wagner s'étonne; Faust soupçonne à demi un esprit
déguisé sous la forme caressante de ce charmant animal. Il entre, suivi de
Wagner et du chien, par la porte sombre de la ville.


XXVII

La scène change de place; on est de nouveau dans le cabinet d'étude de
Faust. Il y est seul avec le mystérieux animal, le chien barbet.

Faust ouvre l'Évangile, le chien s'agite et grogne. «_Au commencement était
le Verbe._--Non, non, se dit-il à lui-même, au commencement était la force!
la force, le dieu du monde!» Le chien gémit et hurle à côté de lui.

Ici une imitation de la scène des sorcières de Shakspeare défigure un peu
cette belle oeuvre. Le chien, aux paroles enchantées de Faust, apparaît
tout à coup sous forme humaine derrière le poêle du jeune docteur. Ceci est
évidemment de la part de Goethe un sacrifice à la triviale popularité de la
tradition puérile de l'Allemagne. Il faut laisser cette scène aux enfants
et au peuple infatués de la sorcellerie du moyen âge, et ne voir dans le
barbet changé en homme, et en homme cachant un esprit démoniaque sous ses
formes humaines, que l'inspiration manichéenne du mal conseillant le mal à
tout ce qui respire.

Ceci admis, le rôle du mal, caché sous la forme de Méphistophélès, devient
vrai comme le monde réel et pittoresque comme l'incarnation de toute
perversité. Goethe, quoique bien peu avancé dans la vie, puisqu'il n'avait
que quarante ans quand il composait _Faust_, se montre un observateur
consommé de la malice humaine et de la séduction par la passion. S'il avait
peu senti par lui-même, il avait tout compris dans les autres. Jamais la
force lyrique et la force impassible et analytique de l'observation ne
furent plus étrangement réunies dans un même homme. Poursuivons.


XXVIII

À ce moment Méphistophélès apparaît sous le costume d'un étudiant allemand
élégamment vêtu, l'épée au côté, le manteau rejeté avec grâce sur l'épaule,
le sourire du sceptique sur les lèvres, le ricanement ironique dans
l'accent, la physionomie indécise entre l'homme d'esprit moderne et le
satyre antique; ses gestes sont saccadés et forcés comme ceux de l'homme
qui dit une chose et qui en pense une autre. On dirait que Goethe a
fréquenté, dans les tavernes de Francfort, ces êtres dépravés qui masquent
à demi le vice sous l'élégance et le crime sous l'hypocrisie. _Faust_, en
esprit fort qui a si souvent évoqué les puissances occultes de la nature,
n'est nullement étonné; il conserve son sang-froid; il cause familièrement
avec l'hôte infernal de sa solitude.

--«Qui es-tu?--Je suis l'Esprit qui _nie tout et toujours_; je lutte contre
tout ce qui est pour le vicier ou le détruire, et je ne puis réussir: tout
renaît et subsiste malgré moi.»

Ceci est dit en vers d'une métaphysique aussi poétique qu'elle est
profonde, mais c'est le sens. On voit combien Goethe, tout esprit
sceptique qu'il était, avait compris, jeune, que l'extrême scepticisme
était l'extrême forme, la forme satanique de tout mal. Car le scepticisme
complet mène au mépris de la création, de soi-même et de Dieu: c'est le
suicide par le blasphème, c'est le déicide par le désespoir.

Dans la scène suivante, Méphistophélès, transfiguré en jeune et brillant
gentilhomme, pervertit de plus en plus l'esprit malade de Faust. Il lui
fait apparaître, tantôt dans ses songes, tantôt dans ses veilles, des
esprits secondaires qui jouent avec la création ou qui la raillent.

Après l'avoir ainsi fasciné, il propose à Faust d'être son serviteur
ici-bas, pourvu qu'il s'engage à se donner à lui dans l'autre monde. Le
pacte, délibéré en dialogue, est conclu et signé.

--«Je te mènerai loin, se dit tout bas Méphistophélès, car tu es une de ces
âmes qui ne s'arrêtent jamais dans leur course effrénée vers la science ou
vers la puissance!»


XXIX

Un disciple de Faust frappe à la porte. Méphistophélès revêt la robe et la
figure du docteur; il reçoit l'étudiant; il répond à ses questions sur la
logique, la métaphysique, la jurisprudence, la médecine, en embrouillant
tellement la tête du jeune homme de définitions scolastiques et absurdes
que Pascal lui-même ne démontrerait pas mieux le néant emphatique de
l'esprit humain et la vanité sonore de ce que nous appelons _savoir_. «Mon
cher ami, finit-il par dire à l'écolier stupéfait, la théorie est grise et
l'arbre de la vie est vert; cueillez ses fruits. Va maintenant, ajoute-t-il
à part et à voix basse; crois dans ton orgueil que tu es semblable à Dieu,
_qui sait le bien et le mal_; suis ce vieux dicton de ton cousin le
serpent. Ta prétendue ressemblance avec Dieu pourra bien t'inquiéter
quelque jour!»

Il rentre ensuite auprès de Faust et l'emmène, en brillant équipage, à
travers le monde, qui ne le reconnaît plus. La toile tombe.


XXX

Encore un changement de scène; on est transporté dans une taverne de
débauchés à Leipzig. Les convives boivent, chantent, se racontent leurs
amours.

Méphistophélès entre avec Faust, lie conversation avec ces buveurs; il fait
jaillir pour eux tous les vins qu'ils désirent du bois de la table; puis il
allume une flamme qui leur brûle les doigts, et s'envole, en se moquant
d'eux, hors de la tabagie. «Voilà, mes amis, ce que c'est qu'un miracle!»
dit-il en riant.

Les deux personnages, l'un menant l'autre, apparaissent ensuite dans un
long sabbat de sorcières, vaine imitation de Shakspeare, puérilité poétique
grotesque de détails, qui n'est propre qu'à amuser l'imagination d'enfants
ou de la populace dans un conte de fée. Les esprits sérieux se détournent
de ces débauches d'imagination, qui ne servent qu'à détruire la belle
illusion du drame pathétique dans lequel nous allons enfin entrer.


XXXI

Attention! nous y voici.

On est dans une rue de la ville; Marguerite passe seule et les yeux baissés
auprès de Faust.

FAUST.

Ma belle demoiselle, oserais-je vous offrir mon bras et ma protection pour
vous conduire où vous allez?

MARGUERITE.

Je ne suis ni demoiselle ni belle, et je n'ai besoin de personne pour me
conduire à la maison.

FAUST.

Par le ciel! cette enfant est la beauté accomplie! Je ne vis de ma vie rien
de pareil. Si convenable, si modeste, et cependant si entraînante. Le rose
de ses lèvres, l'éclat de ses joues! non, jamais je ne saurais l'oublier.
La manière dont elle baisse les yeux s'est incrustée à fond dans mon coeur.
Et cette robe courte qui laisse entrevoir ses pieds fugitifs! D'honneur,
c'est à ravir les yeux et la pensée. (_Survient Méphistophélès._) Il faut
que tu me procures cette charmante jeune fille.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Laquelle?

FAUST.

Celle qui vient de passer à l'instant.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Celle-là? Bon! Elle vient de chez son prêtre, qui lui a donné à bon droit
l'absolution; je m'étais glissé derrière le confessionnal. Mais c'est
l'innocence même que cette enfant: je n'ai aucun pouvoir sur elle!

Faust insiste avec l'autorité et la véhémence de la passion qui veut être
servie et non conseillée: «Quelque chose seulement d'elle, un fichu de son
cou, une chose qui l'ait touchée!--Eh bien! dit Méphistophélès, je ferai
plus: elle est maintenant sortie de sa demeure, je vais t'introduire dans
sa chambre; là tu pourras tout seul te repaître dans l'atmosphère qu'elle
habite en paix, atmosphère d'espérance et d'illusion.»


XXXII

La scène change; c'est le soir du même jour. Marguerite, rentrée, est seule
dans sa chambre, tresse ses nattes de cheveux et les relève de ses mains
enfantines autour de sa tête. Elle rêve à haute voix en se parant. «Je
voudrais bien savoir, murmure-t-elle, quel était ce jeune seigneur
d'aujourd'hui. Il est bien beau et il doit être de noble race; cela se lit
sur son visage; autrement il n'aurait pas été si familier.» (_Elle sort de
nouveau._)

Méphistophélès et Faust paraissent sur le pas de la porte; c'est là une des
plus charmantes scènes inventées par le génie divin ou satanique de
l'amour, et dont on ne trouve de trace ni dans le drame antique ni dans le
moderne. Shakspeare même dans son chef-d'oeuvre, _Roméo et Juliette_, n'a
pas cette délicieuse invention: la respiration de l'atmosphère aimée dans
laquelle respire la personne qu'on aime! la visite au vide animé qui a
contenu l'idole de ses yeux. Écoutez:

MÉPHISTOPHÉLÈS, _à Faust intimidé par ce sanctuaire_.

Entre tout doucement; allons! entre!

            FAUST, _après un moment de silence_.

Je t'en supplie, laisse-moi tout seul.

MÉPHISTOPHÉLÈS, _furetant dans toute la chambre_.

Toute jeune fille n'a pas cette élégante propreté dans son pauvre asile.

FAUST, _parcourant la chambre d'un regard avide et enthousiasmé, sent son
libertinage se changer en respect de l'innocence dans son coeur_.

Oh! salut, doux demi-jour qui règnes dans ce sanctuaire! Empare-toi de mon
coeur, douce peine du désir d'amour qui vis altéré de la rosée de
l'espérance! Comme tout respire ici la paix, l'ordre et le contentement!
Dans cette pauvreté que de richesse! Dans ce réduit sombre, que de
félicité! (_En s'approchant du fauteuil de famille_:)

Ô toi qui, dans leur joie ou dans leur douleur, as reçu les aïeux sur tes
bras ouverts! combien de fois des groupes d'enfants, les mains tendues, ont
dû se suspendre autour de ce trône patriarcal! Ici même, peut-être, ma
bien-aimée, reconnaissante envers son divin Christ, enfant aux joues
fraîches et saines, est venue pieusement baiser la main amaigrie de
l'aïeul. Je sens, jeune fille, ton esprit d'ordre et d'économie murmurer
autour de moi; cet esprit d'arrangement nature là ton sexe, qui te souffle
comment on étend proprement le tapis sur la table cirée, comment on
saupoudre le parquet de sable! Ô douce main, semblable à la main d'une
créature céleste, tu fais de cet asile un paradis! (_L'aspect de cette
chambre lui inspire des pensées délicieuses, mais toujours pures. Il ne se
reconnaît plus; l'air saint qu'il respire le sanctifie à son insu._) Quelle
atmosphère surnaturelle m'enveloppe? Je venais ici pour précipiter par la
violence le moment de la possession, et je me perds en songes de
respectueux amour. Sommes-nous donc le jouet de chaque impression de l'air?
Et si tout à coup elle venait à entrer, comme tu expierais vite l'audace
d'avoir profané son asile! comme il serait petit devant toi, comme il
rentrerait en terre sous tes pieds, le grand homme!

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Vite! je l'aperçois en bas qui monte!

FAUST.

Éloignons-nous; je ne reviendrai jamais!

Mais, avant qu'il s'éloigne, Méphistophélès, habile à préparer de loin la
séduction, présente une cassette à Faust.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Voici une cassette passablement lourde; je suis allé la prendre quelque
part; glisse-la toujours dans cette armoire, et je te jure que la tête lui
tournera. J'ai mis dedans bien des petites choses pour en gagner une autre.
Tu sais, un enfant est enfant, un jeu est un jeu.

FAUST, _retenu maintenant par un scrupule, hésite_.

Je ne sais si je dois!...

Poussé par Méphistophélès, il finit par glisser la cassette dans
l'armoire.--Ils s'évadent sans être vus.


XXXIII

Marguerite entre, sa lampe à la main. Elle est toute troublée; elle chante
pour se rassurer la ballade du roi de _Thulé_, comme Desdémona chante la
romance du _Saule_: le chant est un compagnon de l'âme peureuse. «J'étouffe
ici!» dit-elle. Elle ouvre machinalement l'armoire pour serrer ses habits
de fête; la cassette se rencontre sous sa main. Elle s'étonne, elle se
demande comment cette cassette a été déposée là, elle l'ouvre en tremblant:
les bijoux la frappent et l'éblouissent. «Je voudrais voir comment ce
collier siérait à mon cou.»

Elle s'en pare et va se regarder au petit miroir.

--«Si seulement les boucles d'oreilles étaient à moi? Je suis tout autre
ainsi. À quoi te sert donc la beauté, ô jeunesse? Personne ne fait
attention à nous; tout va à l'or, tout dépend de l'or! Ah! pauvres, pauvres
que nous sommes!...»


XXXIV

La toile tombe sur l'éblouissement et l'hésitation de la pauvre enfant. La
toile se relève sur Faust et Méphistophélès qui causent ensemble.

--«Pensez donc, dit Méphistophélès avec humeur; la parure que je m'étais
procurée pour _Gretchen_, un prêtre l'a escamotée.» La mère vient à
découvrir la chose; aussitôt un frisson la prend, la pauvre femme. Elle a
toujours son front plongé dans son livre de prières; elle flaire un à un
tous les meubles pour s'assurer si l'objet est saint ou profane; elle
sentit donc clairement que l'objet n'apportait pas grande bénédiction dans
sa maison. «Mon enfant, s'écria-t-elle, bien mal acquis pèse sur l'âme et
brûle le sang. Consacrons ceci à la Mère de Dieu, et la manne du ciel
descendra sur nous.» La petite Marguerite fit un peu la moue. «Il ne peut
être impie, dit-elle, celui qui a si galamment apporté cette cassette ici.»
La mère fait venir un prêtre: il leur promet toutes les joies du paradis et
les laisse tout édifiées.--«Et Gretchen? demande Faust.--«Elle est
maintenant inquiète, agitée, ne sait ni ce qu'elle veut ni ce qu'elle doit,
rêve nuit et jour aux bijoux, et bien plus à celui qui les a
apportés!»--Faust supplie Méphistophélès de lui procurer un autre écrin
plus riche pour remplacer celui que la mère de Gretchen a enlevé à sa
bien-aimée.


XXXV

Le lieu change; on est dans la maison d'une voisine pauvre, à laquelle
Marguerite vient raconter naïvement qu'elle a trouvé une seconde cassette
pleine de merveilles dans son armoire.

--«Ne va pas le dire cette fois à ta mère,» lui recommande la voisine;
«elle la porterait encore en présent à l'église.»

La voisine ajuste la parure au front, au cou, aux doigts de
Marguerite.--«Quel dommage, dit la belle enfant, de ne pouvoir ainsi me
montrer ni dans la rue ni dans l'église!--Viens me voir souvent, lui dit la
voisine; là tu pourras t'en parer en cachette et te promener une petite
heure devant le miroir.»

La scène est délicieuse d'enfantillage d'un côté, de bavardage de l'autre.

Méphistophélès l'interrompt en paraissant. Il semble frappé de respect à la
vue de Marguerite étincelante de bijoux; il raconte à la voisine que son
mari absent est mort à Padoue, laissant un trésor, et comment il peut lui
amener un témoin de sa mort, le soir, dans son petit jardin derrière la
maison, pourvu que la charmante Marguerite s'y trouve aussi à la nuit
tombante. Il obtient ainsi par astuce une entrevue de Marguerite et de
Faust. L'innocente jeune fille y consent par obligeance pour la voisine,
sans prévoir le piége.

Faust, prévenu par Méphistophélès du rendez-vous promis, s'y rend avec son
guide satanique. La scène dans le jardin de la veuve est une délicieuse
pastorale de l'Éden, dont Méphistophélès, qui converse avec la veuve, est
le serpent sous l'herbe.


XXXVI

Faust se plaint à Marguerite de sa triste condition de voyageur, qui le
condamne à ne rien aimer de permanent; il touche de pitié le coeur naïf de
la belle enfant.

MARGUERITE.

Oh! moi!.... songez à moi quelquefois un petit moment; j'aurai assez de
temps pour me souvenir de vous!

FAUST.

Vous êtes donc beaucoup seule?

MARGUERITE.

Hélas! oui. Notre ménage est petit, encore faut-il s'en occuper; il faut
faire le feu, préparer les aliments, balayer, tricoter et coudre, et courir
ici et le soir et le matin. Cependant nous pourrions, ma mère et moi, nous
donner moins de tracas; mon père a laissé en mourant un joli petit avoir,
une maisonnette et un jardin hors de la ville. Mon frère est soldat; ma
petite soeur est morte. La pauvre enfant m'a causé bien des peines;
pourtant je ne regretterais pas de les reprendre pour elle: la pauvre
enfant m'était si chère!

FAUST.

Un ange! si elle te ressemblait.

MARGUERITE.

C'était moi qui l'élevais, et elle m'aimait de tout son coeur. Elle était
née après la mort de mon père; le chagrin avait tari le sein de ma mère;
vous comprenez qu'elle ne pouvait penser à allaiter le pauvre petit
vermisseau. Je l'élevai toute seule avec du lait et de l'eau, au point que
c'était mon enfant; dans mes bras, sur mes genoux, elle me souriait,
jouait, grandissait.

FAUST.

N'as-tu pas senti alors le bonheur le plus pur?

MARGUERITE.

Oh! oui! Mais il y avait aussi bien des heures pénibles: le berceau était
placé la nuit auprès de mon lit; son moindre mouvement me réveillait; il
fallait lui donner à boire, la coucher à côté de moi, et, si elle ne se
taisait pas vite, se lever du lit et marcher pieds nus à travers la chambre
en la berçant; ce qui n'empêchait pas, sitôt le jour venu, d'être au
lavoir, au marché, et ainsi de suite, comme je serai demain. Dame!
Monsieur, on n'a pas le coeur bien à l'aise, mais on en goûte mieux son
repas et son repos.

Ce charmant babillage de jeune fille, qui paraît oiseux peut-être ici au
lecteur, a un triple but caché dans l'esprit de l'auteur, qui prépare ainsi
son pathétique dans le drame. D'abord il prouve l'innocente et naïve
confiance de la jeune fille; puis il annonce au spectateur qu'elle a un
frère chéri au service, frère dont la mort accidentelle sera bientôt un
crime de son amour pour Faust; puis enfin cette tendresse pour sa petite
soeur, qu'elle élève si maternellement au berceau, prépare un contraste
terrible avec le crime de délire qui lui fera plus tard sacrifier à la
fièvre le propre fruit de ses entrailles. Ce sont les trois coups de
pinceau qui paraissent flotter au hasard sur la toile et qui sont trois
merveilleuses combinaisons calculées du grand peintre de caractère et de
situation!

Pendant cet entretien des deux amants, Méphistophélès s'entretient à
l'écart avec la voisine. Il lui fait astucieusement entendre à demi mot que
son coeur est tendre et libre, et qu'il pourrait bien, s'il l'osait, se
présenter à elle pour finir son dur veuvage. La voisine va au-devant de ces
galanteries de Méphistophélès, et sa ruse diabolique a un complice tout
stylé dans la vanité de la voisine veuve, intéressée à la séduction de
Marguerite pour mieux séduire elle-même le coeur de Méphistophélès. (_Ils
passent._)

Faust et la jeune fille passent à leur tour devant le spectateur en se
promenant dans le jardin.

FAUST.

Ainsi tu m'as reconnu, petit ange, dès que j'ai mis le pied dans le jardin?

MARGUERITE.

Ne l'avez-vous pas vu? Je baissais les yeux.

FAUST.

Et tu me pardonnes la liberté que j'ai prise de t'aborder et de te parler
l'autre jour, au moment où tu sortais de l'église?

MARGUERITE.

Je me sentais toute troublée; jamais rien de pareil ne m'était arrivé, et
personne n'avait rien à dire sur mon compte. Ô mon Dieu! me disais-je, il
faut qu'il ait trouvé dans ton air quelque chose de bien hardi et de bien
immodeste pour se croire en droit d'aborder ainsi sans inconvenance une
jeune fille! Je l'avouerai, cependant, je ne sais quoi s'est remué là (sur
son coeur) pour vous. Toujours est-il que j'étais mécontente de moi de
n'être pas assez indignée contre vous!

FAUST, _voulant la serrer contre son coeur_.

Chère âme!

MARGUERITE.

Laissez un peu! (_Elle cueille une marguerite du jardin et elle l'effeuille
en rêvant._)--Il m'aime!--Il ne m'aime pas!--Il m'aime! (_Elle jette un cri
de joie._)

FAUST.

Oui, céleste enfant; laisse la voix d'une fleur être pour nous l'oracle de
Dieu! Il t'aime! Comprends-tu ce que ce mot veut dire: il t'aime!

(_Il lui prend les deux mains dans les siennes._)

MARGUERITE.

Je me sens toute tressaillir.

FAUST, _avec un sincère et ardent enthousiasme_.

Oh! ne tremble pas! Que ce regard, que cette étreinte te disent
l'inexprimable par les paroles! Se livrer sans réserve l'un à l'autre,
s'enivrer d'une félicité qui doit être éternelle, oui, éternelle! car la
fin d'un tel bonheur serait le désespoir! Oh! non, non! point de fin! point
de fin!

Marguerite serre sa main, se dégage et s'échappe.

Méphistophélès et la veuve repassent en causant tout bas par l'allée du
jardin rapprochée du spectateur.

MARTHE (c'est le nom de la voisine).

Voici la nuit.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Oui, nous nous retirons.

MARTHE.

Je vous engagerais bien à rester plus longtemps, mais on est si méchant
ici! Et notre jeune couple?

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Enfuis là-bas dans l'allée, les joyeux papillons!

MARTHE.

Il en paraît bien épris.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Et elle aussi éprise de lui; c'est le cours du monde.

Ils sortent du jardin. Pendant qu'ils s'éloignent, une scène de badinage
amoureux, naïve et tendre, se laisse entrevoir et entendre dans un petit
pavillon du fond du jardin entre les deux amants heureux de leurs aveux,
affligés de leur séparation. C'est de l'_Albane_ à côté d'un _Rembrandt_,
la lumière et l'ombre.


XXXVII

La scène suivante se passe quelque temps après sur les plus hautes cimes du
Tyrol. Faust, non rassasié, mais ennuyé de son bonheur, est allé se reposer
de sa félicité dans la solitude et dans la contemplation extatique de la
nature.

Méphistophélès l'y a suivi, comme le doute suit la foi, pour l'empêcher de
s'enraciner dans l'âme pieuse.

Ici Goethe s'étend dans ses pensées aussi loin que l'espace et s'élève
aussi haut que les étoiles. Sa vraie nature intellectuelle, son panthéisme
véritablement indien, c'est-à-dire une divinisation vague de l'oeuvre au
lieu de l'ouvrier; une immersion les yeux fermés, à tout risque de l'âme,
dans le sein de la nature matérielle et intellectuelle, éclatent dans les
monologues de Faust comme dans son dialogue avec le génie du doute et du
mal. Nous ne vous en donnerons ici que les principales éjaculations. Elles
sont les plus beaux éclairs de paroles qui entr'ouvrent aux regards l'âme
mystérieuse du grand poëte.

«Esprit sublime!» s'écrie-t-il en s'adressant à je ne sais quelle
toute-puissance occulte, qui est peut-être la science, peut-être la foi,
peut-être le génie infernal auquel il s'est donné pour disciple, «esprit
sublime! tu m'as donné tout ce que je demandais. Ce n'est pas en vain que
tu as tourné vers moi ton visage à travers le feu! Tu m'as donné la
puissante nature pour royaume, la force de la sentir, la volupté d'en
jouir! Tu fais passer en revue devant moi la foule de tout ce qui a vie; tu
m'apprends à reconnaître mes frères dans le buisson silencieux, dans l'air,
dans les eaux; et lorsque la tempête mugit et gronde dans la forêt, roulant
les pins gigantesques, secouant avec fracas leurs branches et déracinant
leurs souches; lorsque le bruit de leur chute fait retentir de coups sourds
l'écho des montagnes, alors tu me conduis dans l'asile paisible des
grottes, et les merveilles de ma propre conscience se révèlent par la
réflexion à moi; et la lune pure et sereine monte à mes yeux, apaisant sous
ses rayons toutes choses...

«Oh! combien je sens cependant que rien de parfait n'est la part de
l'homme! Tu m'as imposé, au milieu de ces délices qui me confondent avec la
Divinité, un compagnon dont je ne saurais déjà plus me passer. Froid et
superbe, d'un souffle de sa parole il réduit tous tes dons à néant! Il
nourrit dans ma poitrine une ardeur insatiable qui me pousse sans cesse
vers cette douce image (Marguerite). Ainsi je vais, comme un homme ivre,
des désirs à la jouissance, et dans la jouissance je regrette le désir!»

Méphistophélès le raille sur cet enthousiasme vide. «Tu appelles cela,» lui
dit-il, «un plaisir surnaturel? S'étendre sur les montagnes dans la nuit et
la rosée, embrasser dans ses extases le ciel et la terre, se gonfler
jusqu'à se croire un dieu, creuser avec la perplexité du pressentiment la
moelle de la terre, sentir se résumer dans sa poitrine l'oeuvre entière des
six jours, jouir je ne sais de quoi, et conclure l'extase sublime (en
ricanant) je n'ose dire comment!»

--«Fi sur toi!» s'écrie avec dégoût Faust indigné de voir profaner par
cette ironie Dieu, la nature, la pensée, l'amour.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Ta bien-aimée, en attendant, est dans la sombre ville, et tout lui pèse,
tout la chagrine; elle t'aime au delà de sa puissance de sentir; le temps
lui paraît lamentablement long; elle s'accoude à sa fenêtre, regarde passer
les nuages au-dessus des vieux murs gris de la ville. _Que ne suis-je un
petit oiseau?_ Ainsi chante-t-elle en elle tout le long du jour, la moitié
des nuits!

FAUST.

Serpent, vil serpent!

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Peu m'importe, pourvu que je t'enlace.

FAUST.

Sors d'ici, misérable, et ne prononce pas le nom de l'angélique créature,
et ne viens pas présenter à ma passion sainte un profane désir!

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Qu'en résulterait-il? Elle croit que tu t'es enfui!

FAUST.

Non, je suis de coeur et d'esprit auprès d'elle; je ne puis jamais
l'oublier, jamais la perdre. Oui, j'envie le corps du Seigneur quand ses
lèvres pieuses y touchent!

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Bravo! mon cher. Je vous ai souvent enviés, moi, couple de jumeaux couché
parmi les roses!

Faust, qui se sent dominé et entraîné à perdre ce qu'il aime, s'invective
lui-même et pleure sur sa victime. Méphistophélès rit et raille.


XXXVIII

La scène se transforme: on voit Marguerite seule dans sa petite chambre,
filant au rouet; elle chante une complainte délicieuse et mélancolique sur
son propre sort:

  Adieu mes jours de paix!
  Mon âme est navrée! etc.

  Où il n'est pas,
  Là est ma tombe! etc.

  C'est lui qu'à ma fenêtre
  Je cherche à l'horizon! etc.

  Et son air noble!
  Et sa parole pénétrante!
  Et sa main qui presse la mienne!
  Ô ciel! Et son baiser! etc.

  Adieu mes jours de paix!
  Mon âme est navrée! etc.

Après cette apparition et cette complainte mélancolique qui fait lire dans
le coeur muet de Marguerite, la scène est transportée de nouveau au jardin
de Marthe, la voisine veuve, entremetteuse des entrevues. Écoutez ce
dialogue que Goethe a surpris mot à mot entre les lèvres de l'amant et
l'oreille de l'amante. Qui ne l'a pas entendu une fois au moins dans sa
vie? L'âme pieuse de la femme, être plus divin que nous dans ses
aspirations, parce qu'il est moins distrait et plus sensible, s'y retrouve
tout entière. Dans quel drame antique, dans quel drame français
trouverez-vous une telle scène? Racine lui-même, qu'on appelle tendre,
a-t-il soupiré ainsi dans _Esther_? Il y a aussi loin de ces tragédies
d'apparat à cette tragédie de l'âme qu'il y a loin de la déclamation
théâtrale au sang chaud qui crie en suintant de la blessure secrète du
coeur.

MARGUERITE, FAUST, _seuls au jardin_.

MARGUERITE.

Promets-moi, Henri!

FAUST.

Tout ce qui est en ma puissance.

MARGUERITE.

Eh bien! dis-moi, comment te comportes-tu avec la religion? Tu es un bon,
un excellent coeur; mais je crois que tu n'en as pas beaucoup.

FAUST.

Laissons cela, mon enfant! Tu sens ma tendresse envers toi; pour ceux que
j'aime je donnerais mon sang et ma vie; je ne veux troubler personne dans
ses sentiments et sa foi.

MARGUERITE.

Ce n'est pas tout; il faut y croire.

FAUST.

Faut-il?

MARGUERITE.

Ah! si je pouvais quelque chose sur toi! Tu ne respectes pas non plus les
saints sacrements.

FAUST.

Je les respecte.

MARGUERITE.

Mais sans les désirer. Depuis longtemps tu n'es pas allé à la messe, à
confesse. Crois-tu en Dieu?

FAUST.

Ma douce amie, qui oserait dire: Je crois en Dieu? Interroge les prêtres ou
les sages, et leur réponse ne te semblera qu'une raillerie à l'adresse de
celui qui leur aura fait cette question.

MARGUERITE.

Ainsi tu n'y crois pas?

FAUST.

Tu me mésentends, ô gracieux visage! Qui oserait nommer Dieu et faire cette
profession: Je crois en lui? Quel être sentant pourrait prendre sur lui de
dire: Je ne crois pas en lui? Celui qui contient tout, soutient tout, ne
contient-il et ne soutient-il pas toi, moi, lui-même? La voûte du firmament
ne s'arrondit-elle pas là-haut? Ici-bas, la terre ferme ne s'étend-elle
pas? Et les étoiles éternelles ne se montrent-elles pas en nous regardant
avec amour? Mon oeil ne se plonge-t-il pas dans ton oeil, et alors tout
n'afflue-t-il pas vers ton cerveau et vers ton coeur? Tout ne flotte-t-il
pas dans un éternel mystère, invisible, visible, autour de toi? Remplis-en
ton coeur aussi grand qu'il est, et, quand tu nageras dans la plénitude de
l'extase, nomme ce sentiment comme tu le voudras: nomme le bonheur! foi!
amour! Dieu! je n'ai point de nom pour cela! Le sentiment est tout; le nom
n'est que bruit et fumée, obscurcissant la céleste flamme.

MARGUERITE.

Tout cela est bel et bon; le prêtre dit bien à peu près la même chose, mais
avec des mots un peu différents.

FAUST.

En tous lieux tous les coeurs que la clarté des cieux illumine parlent
ainsi chacun dans sa langue; pourquoi ne le ferais-je pas, moi, dans la
mienne?

MARGUERITE.

À l'entendre ainsi, la chose peut paraître raisonnable; cependant j'y
trouve encore du louche, car tu n'as point de christianisme.

FAUST.

Chère enfant!

MARGUERITE.

Déjà depuis longtemps je souffre de te voir dans la compagnie....

FAUST.

Que veux-tu dire?

MARGUERITE.

Cet homme que tu as avec toi m'est, au fond de l'âme, odieux. Rien dans ma
vie ne m'a enfoncé le trait plus avant que le repoussant visage de cet
homme.

FAUST.

Chère mignonne, ne le crains pas.

MARGUERITE.

Son approche me tourne le sang. Je suis cependant bienveillante pour les
autres hommes; mais autant je brûle du désir de te regarder, autant
l'aspect de cet homme m'inspire une secrète horreur; et c'est ce qui fait
que je le tiens pour un coquin! Dieu me pardonne si je lui fais injure!

FAUST.

Il faut bien qu'il y ait aussi de ces oiseaux-là.

MARGUERITE.

Je ne voudrais pas vivre avec son pareil. S'il se montre à la porte, il a
toujours l'air si ricaneur et presque fâché. On voit qu'il ne prend aucune
part à rien. Il porte écrit sur son front qu'il ne peut aimer personne. Je
suis si bien dans tes bras, si libre, si à l'aise! et sa présence me serre
le coeur.

FAUST.

Ange plein de pressentiments!

MARGUERITE.

Cela me domine à tel point que, dès qu'il s'approche de nous, je crois en
vérité que je ne t'aime plus. Aussi, lorsqu'il est là, je ne saurais prier
et j'ai le coeur rongé intérieurement. Il en doit être, Henri, de même pour
toi.

FAUST.

C'est de l'antipathie!

MARGUERITE.

Il faut que je te quitte.

FAUST.

Ah! ne pourrai-je jamais passer tranquillement une heure sur ton sein,
serrer mon coeur contre ton coeur et confondre mon âme dans la tienne!

MARGUERITE.

Encore si je dormais seule, je laisserais bien volontiers pour toi les
verrous ouverts ce soir; mais ma mère a le sommeil léger, et, si elle nous
surprenait, j'en mourrais sur la place.

FAUST.

Chère ange, sois sans inquiétude. Tiens! ce flacon: trois gouttes de ce
breuvage suffiront pour que la nature s'endorme doucement en un sommeil
profond.

MARGUERITE.

Que ne ferais-je point pour toi! J'espère qu'il ne lui en peut résulter
aucun mal?

FAUST.

Autrement, cher amour, est-ce que je te le conseillerais?

MARGUERITE.

Quand je te vois, je ne sais quoi me force à vouloir tout ce que tu veux,
et j'ai déjà tant fait pour toi qu'il ne me reste plus rien à faire.

(_Entre Méphistophélès._)

MÉPHISTOPHÉLÈS.

La brebis est-elle partie?

FAUST.

Viens-tu encore d'espionner?

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Non, mais j'ai tout saisi fort scrupuleusement. Maître docteur, on vous a
fait la leçon, et j'espère que vous en profiterez. Les filles trouvent
toutes leur compte à ce qu'on soit pieux et simple, à la vieille mode.
«S'il cède sur ce point, pensent-elles, nous en aurons bon marché à notre
tour.»

FAUST.

Monstre, ne vois-tu pas combien cette âme fidèle et sincère, toute remplie
de sa foi, qui suffit à la rendre heureuse, souffre saintement de se sentir
forcée à croire perdu l'homme qu'elle chérit entre tous?

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Amoureux insensé et sensible, une petite fille te mène par le nez!

FAUST.

Grotesque ébauche de boue et de feu!

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Et la physionomie, comme elle s'y entend à ravir! En ma présence elle se
sent toute je ne sais comment; mon masque lui révèle un esprit caché; elle
sent, à n'en pas douter, que je suis un génie, peut-être bien aussi le
diable. Eh! eh! cette nuit...

FAUST.

Que t'importe?

MÉPHISTOPHÉLÈS.

C'est que j'en ai aussi ma part de joie.


XXXIX

Après cette scène, où l'on pressent deux crimes involontaires dans une
imprudence soufflée aux deux amants par le génie qui corrompt tout, jusqu'à
l'amour, beaucoup de mois se passent sans qu'on sache ce qui est advenu de
Marguerite et de Faust. Une scène biblique d'une simplicité patriarcale ou
helvétique révèle au spectateur le fatal secret de la séduction accomplie
de Marguerite: la pauvre coupable porte dans son sein une accusation cachée
de sa faute.

Voici la scène.

Marguerite est allée, sa cruche à la main, chercher l'eau du ménage à la
fontaine; elle y rencontre une jeune fille du voisinage, jaseuse et
médisante comme les commères désoeuvrées des petites villes. On va voir
comment un simple accident de conversation plonge le poignard jusqu'au sang
dans le sein de la pauvre séduite.

Le théâtre représente un puits dans une rue déserte. Marguerite, sa cruche
posée sur la margelle du puits, la tête basse et les deux mains croisées
avec langueur sur sa robe, cause avec Lieichen, jeune fille à la langue
affilée.

LIEICHEN, _à Marguerite_.

N'as-tu rien entendu dire de la petite Barbe?

MARGUERITE.

Pas un mot; je vois si peu de monde!

Lieichen alors raconte à Marguerite la chute enfin ébruitée de la petite
Barbe, abandonnée par son séducteur, qui s'est enfui sans l'épouser, après
avoir abusé de sa tendresse. Marguerite l'écoute les yeux baissés, la
rougeur sur les joues, comme si la honte de Barbe était déjà sur son propre
front. Elle revient atterrée à la maison, rentre dans sa chambre et arrose
machinalement un pot de fleurs placé pieusement par elle devant une image
de la sainte Vierge dans une niche au-dessus de son lit.

  Oh! daigne, ô toi dont le coeur a saigné,
  Incliner ton front vers ma douleur! etc.

Ce _Stabat Mater dolorosa_ en vers naïfs, dont le contre-coup frappe à
chaque verset le coeur de la pauvre fille, produit ici une déchirante
impression dans la bouche de cette enfant qui sera bientôt mère d'un fils
repoussé par le monde!

  Autrefois, à l'aube naissante,
  En allant cueillir ces bouquets,
  J'arrosais de mes pleurs de déité
  Les pots de fleurs sur ma fenêtre!
  Et maintenant le premier rayon du soleil
  M'a surprise encore éveillée,
  Assise sur mon séant
  Dans ma couche de tristesse!


XL

La scène est transportée dans la rue, la nuit, sous la fenêtre de
Marguerite. Un soldat, à demi ivre de douleur plus que de vin, revient de
l'armée; il a appris en approchant de la ville la honte de sa soeur chérie,
qu'il célébrait partout comme la gloire et la beauté de la famille. Il a
noyé son humiliation et sa douleur dans quelques verres de vin; il vient à
tâtons chercher le seuil de son enfance et s'assurer si sa soeur n'a pas
été calomniée par la malignité des voisins.

En s'approchant de la maison il chante en s'accompagnant d'une mandoline
quelques couplets grivois sur les filles qui se laissent séduire. Faust et
Méphistophélès se rencontrent au même instant dans la rue, rapportant un
écrin plein de bijoux des montagnes à Marguerite. Une querelle s'engage
entre le soldat et le séducteur. Le soldat tombe frappé à mort sur le
seuil de la maison par l'épée de Faust. Méphistophélès et Faust s'évadent;
le peuple s'attroupe. Marguerite descend cependant pour recevoir le dernier
soupir de son frère adoré; il la reconnaît avec horreur, l'appelle des noms
les plus infâmes en présence de toute la ville, et meurt intrépide en la
maudissant.

Arrêtons-nous là pour aujourd'hui, là où le pathétique commence, et
réservons pour le prochain entretien les développements d'un drame qui se
joue dans l'âme plus encore que sur la scène, et dont on ne peut omettre un
détail, parce que chaque détail est un coup de sympathie mille fois plus
acéré qu'un coup de poignard.

Il y a assez à réfléchir et à admirer sur cette première moitié de l'oeuvre
du poëte, qui, en créant Faust et Marguerite, a créé non plus la tragédie
des cours, des dieux ou des rois, mais la véritable tragédie du coeur
humain!

                                                            LAMARTINE.

  (_La suite au mois prochain._)



XXXIXe ENTRETIEN.

LITTÉRATURE DRAMATIQUE DE L'ALLEMAGNE.

LE DRAME DE FAUST

PAR GOETHE.

(2e PARTIE.)


I

Nous avons interrompu le dernier entretien au moment où l'expiation de
l'amour commence pour le coeur de l'infortunée Marguerite, déjà trois fois
involontairement coupable, mais restée toujours intéressante comme une
victime tombée au piége de l'esprit infernal de Méphistophélès: une fois
coupable de faiblesse contre l'amour surnaturel que lui inspirait Faust;
une autre fois coupable d'avoir endormi sa mère du sommeil éternel en ne
croyant lui donner qu'une goutte de pavot pour assoupir sa surveillance;
une troisième fois coupable accidentellement du meurtre de son frère chéri
par son amant, par suite de la mauvaise renommée que sa liaison fatale avec
un séducteur étranger avait portée jusqu'aux oreilles de ce brave soldat,
son frère.

Entrons à fond maintenant dans la pathétique horreur de ce drame, et voyons
comment le poëte allemand, qui a joué jusqu'ici avec la riante et naïve
imagination, va torturer de la même main les fibres les plus sanglantes du
coeur! Théocrite devient Sophocle au besoin; mais nous nous trompons, ni
Théocrite n'a de telles puretés virginales au commencement, ni Sophocle n'a
de telles mélancolies à la fin. Goethe est Goethe: ne le rabaissons pas ici
en le comparant. L'Allemagne lui doit de n'avoir rien à envier à la Grèce
ou à Rome. Cet homme olympique montait de la terre au ciel et descendait du
ciel à la terre avec la souplesse et la prestance d'un demi-dieu. D'une
main il portait le monde antique, de l'autre le monde chrétien. Assistons
à la dernière partie de son oeuvre, et laissons son divin génie le louer
mieux que nous.


II

Quelque temps sans doute après le meurtre de son frère, dont le dernier
soupir a été une malédiction, la pauvre Marguerite, déshonorée, mais
toujours pieuse, éprouve le besoin de prier, brebis égarée et souillée, au
milieu du troupeau du peuple. La scène représente la cathédrale de la
petite ville, pendant une solennité à l'église. Belle, humble, inclinée
vers le pavé du temple, loin derrière la foule de ses compagnes, elle prie
à voix basse. On voit derrière elle l'esprit méphitique et implacable de
Méphistophélès, qui, jaloux de ce moment d'oubli et de paix, souffle à la
dévote enfant ces infernales inspirations, ces hontes homicides plus fortes
que la nature.

«Pauvre Marguerite, lui murmure-t-il à voix basse et en vers mordants
comme une poésie corrosive du coeur, où est-il le temps où, l'âme encore
parfumée d'innocence, tu osais t'approcher de l'autel? lorsque, dans ce
missel aujourd'hui accusateur, tu balbutiais, toute petite, d'une voix
tremblante, quelque sainte oraison? Les joies de l'enfance et les joies de
Dieu dans un même coeur!

(_Une voix tonnante, quoique sourde comme un remords, se fait entendre._)

      Marguerite! Marguerite!
    Où donc la tête? où donc le coeur?
  Viens-tu prier ici pour l'âme de ta mère,
      Que ta faute a mise au cercueil?
  Et quel est ce sang sur le seuil de ta porte?
      Et là, là, plus bas que ton coeur,
    Ne sens-tu pas déjà dans ton sein
  Remuer quelque chose qui en s'agitant
  T'agite aussi toi-même? Fatal pressentiment!

«Hélas! hélas! soupire la pauvre jeune fille, que ne suis-je délivrée des
horribles pensées qui m'obsèdent et qui de toutes parts s'élèvent contre
moi!»

Le choeur des chantres de la cathédrale, accompagné du mugissement des
orgues, entonne le premier verset du choeur du sépulcre:

  _Dies iræ, dies illa,
  Solvet sectum in favilla!_

L'infortunée Marguerite prend cet écho du jugement dernier pour l'arrêt de
son jugement personnel.

Méphistophélès, agenouillé derrière elle, murmure lui-même à son oreille
des menaces directes en vers de la même mesure.

      La colère du Ciel fond sur moi;
      Les trompettes retentissent,
      Les sépulcres se meuvent,
  Et ton coeur, comme un mort dans son cercueil,
      Tressaille dans ton sein.

MARGUERITE, _épouvantée_.

      Oh! que ne fuis-je d'ici?
  Cet orgue m'étouffe et me déchire,
      Ce chant m'écrase le coeur
      Dans le creux secret de mon sein.

Le choeur des orgues, des chantres et des enfants de choeur, chante le
verset suivant, qui annonce aux coupables que rien ne restera sans éclater
et sans vengeance au dernier jugement.

  Ciel! ô ciel! s'écrie Marguerite,
      Tout s'écroule sur moi.
  Je suis dans un cercle de fer;
  La voûte de l'église s'abîme!
      De l'air! de l'air! de l'air!

MÉPHISTOPHÉLÈS, _à voix basse_.

Cache-toi!--Le péché, la honte, la faute ne peuvent se couvrir d'un voile
éternel!

MARGUERITE, _presque folle_.

Oh! de l'air! de l'air! de la lumière! Malheur à moi!

Le choeur redouble, par un troisième verset, sa terreur; Méphistophélès y
ajoute par les menaces infernales qu'il murmure à son oreille; il épouvante
sa victime jusqu'au désespoir, cette impénitente finale de ceux qui ne
croient plus être pardonnés.

«Oh! voisine, voisine!» s'écrie-t-elle, «un flacon à respirer ou je tombe!»

Elle tombe en effet, évanouie, sur les dalles de l'église.

La toile s'abaisse, au moment de sa chute, sur cette scène, une des plus
fantastiques et des plus contondantes que le génie du drame ait jamais
conçues.


III

L'acte qui suit est une puérilité savante et poétique intercalée hors de
propos par le poëte comme un ballet infernal et vertigineux dans le drame
humain.

Méphistophélès soulève un des coins du voile de la nature; il met Faust en
communication avec les sorciers, les monstres, les feux follets, les
esprits secondaires qui peuplent, invisibles, tous les éléments, et il leur
fait chanter des rondes bizarres et sataniques sur les vanités et sur les
misères de l'humanité. C'est une superbe débauche d'imagination, de
philosophie et de poésie; mais c'est une débauche. Elle interrompt le
récit, elle glace le coeur, et elle n'amuse pas l'esprit: temps et talent
perdus dans les espaces imaginaires.

Revenons au drame humain.


IV

Il se rouvre dans une vaste plaine sans horizon, sous un ciel gris comme le
soir d'automne d'un jour qui va bientôt rentrer dans l'éternité
mystérieuse. Méphistophélès cause avec Faust. Le visage décomposé de Faust
contraste avec le sourire mal déguisé, mais triomphant, du génie du mal.

FAUST.

Dans le dénûment! elle! dans le désespoir! misérable sur la terre! un
moment insensée et maintenant en prison! L'infortunée! la douce créature!
en être tombée là! là!

(_Se tournant vers Méphistophélès._)

Esprit de trahison, esprit de néant! tu me l'as caché... En prison!... en
prison! elle! dans une irréparable honte! abandonnée au jugement humain
qui juge et qui n'a point d'âme!... Et pendant ce temps tu m'éloignais, tu
me retenais par d'insipides distractions, tu me dérobais son angoisse
croissante, et tu la laissais périr sans secours!

MÉPHISTOPHÉLÈS, _froidement_.

Est-elle donc la première?

FAUST.

Chien! exécrable monstre! que ne reprends-tu ta forme de ver de terre pour
que je puisse t'écraser du pied! etc., etc.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Qui donc l'a poussée dans l'abîme, moi ou toi?

(_Faust l'accable de mépris et d'imprécations._)

MÉPHISTOPHÉLÈS, _en ricanant_.

De quoi te plains-tu? Tu veux voler et tu n'es pas prémuni contre le
vertige! As-tu fini?

FAUST.

Sauve-la, ou malheur à toi!... La plus affreuse imprécation sur toi pendant
des milliers d'années!

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Sauve-la!...--Le puis-je? Encore une fois, qui donc l'a poussée dans cette
prison, moi ou toi?

FAUST.

Conduis-moi où elle est; il faut que je la délivre.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Penses-y bien! Pense qu'un meurtre commis par ta main sur ce brave soldat,
son frère, est encore là tout présent à l'esprit de la ville où son cadavre
est tombé sous tes coups, et, au-dessus de la place où son sang a coulé,
plane la vengeance publique qui attend son assassin!

FAUST, _en l'injuriant avec plus de colère_.

Conduis-moi où elle est, te dis-je; il faut qu'elle soit libre!

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Cela, je le puis. Je peux assoupir les sens du geôlier; empare-toi de la
clef de la prison pendant sa léthargie. Entraîne-la de ta main seule
dehors! Je veille, les chevaux sont prêts, je vous enlève! Cela, je le
puis.

FAUST.

Promptement, et partons!

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Allons! En avant! en avant!

Ils disparaissent et rencontrent en courant dans la nuit vers la ville une
horde de sorciers qui s'agitent autour d'un gibet dressé dans l'ombre.

Passons sur ces sorcelleries déplacées dans le sérieux d'un tel drame.


V

Ici la scène est dans le cachot de Marguerite; nous la mutilerions en
l'abrégeant. C'est une de ces scènes où l'imagination et le coeur de
l'homme ont recréé la nature dans tout son honneur et dans toute sa
pitié.--Lisez!

FAUST, _avec un trousseau de clefs et une lampe, devant une petite porte de
fer_.

Je suis pénétré d'une épouvante désaccoutumée dès longtemps, pénétré du
sentiment de toutes les calamités humaines. C'est ici qu'elle habite,
derrière cette muraille humide; et son crime fut une douce illusion! Tu
trembles d'aller à elle! tu crains de la revoir! Avance! ton irrésolution
hâte sa mort. (_Ouvrant la porte._) Elle ne se doute pas que son amant
épie, qu'il entend gronder les chaînes, la paille qui frémit.

MARGUERITE, _sur son grabat, s'efforçant de se cacher_.

Ah! ah! ils viennent! Affreuse mort!

FAUST, _bas_.

Chut! chut! je viens te délivrer!

MARGUERITE, _se traînant jusqu'à lui_.

Si tu es un homme, alors compatis à ma misère.

FAUST.

Tes cris vont éveiller les gardiens qui dorment!

(_Il saisit les chaînes pour les détacher._)

MARGUERITE, _à genoux_.

Qui t'a donné, bourreau, cette puissance sur moi? Tu viens déjà me
chercher, à minuit! Aie pitié, et laisse-moi vivre. Demain, au point du
jour, n'est-ce pas assez tôt? (_Elle se lève._) Je suis pourtant encore si
jeune, si jeune! et déjà mourir! J'étais belle aussi, et ce fut ma perte.
Le bien-aimé était près de moi; maintenant il est loin; ma couronne est
arrachée, les fleurs dispersées. Ne me saisis pas si violemment!
Épargne-moi! Que t'ai-je fait? Ne me laisse pas implorer en vain: je ne
t'ai jamais vu de ma vie.

FAUST.

Comment résister à tant de douleur?

MARGUERITE.

Je suis maintenant tout entière en ta puissance. Laisse seulement que
j'allaite mon enfant. Je l'ai bercé sur mon coeur toute cette nuit; ils me
l'ont pris pour me tourmenter, et ils disent maintenant que je l'ai tué!
Jamais plus je ne serai joyeuse. Ils chantent des chansons sur moi: c'est
méchant de leur part. Un vieux conte finit ainsi; mais qui leur a dit d'y
faire allusion?

FAUST, _se jetant à ses pieds_.

Un amant est à tes genoux; il vient ouvrir la porte à ta captivité
lamentable.

MARGUERITE, _faisant de même_.

Oui, oui, à genoux pour invoquer les saints! Vois sous ces marches, sous le
seuil, l'enfer bout; le malin, avec des grincements terribles, mène un
train!

FAUST, _à voix haute_.

Gretchen! Gretchen!

MARGUERITE, _d'un air attentif_.

C'était la voix du bien-aimé. (_Elle bondit. Les chaînes tombent._) Où
est-il? Je l'ai entendu appeler. Je suis libre! Personne ne me retiendra!
Je veux voler à son cou, me reposer sur son sein. Il a appelé Gretchen; il
se tenait sur le pas de la porte. Au milieu des hurlements horribles et du
fracas de l'enfer, au milieu des éclats de rire des démons, j'ai reconnu sa
voix si douce, si aimante.

FAUST.

C'est moi!

MARGUERITE.

C'est toi! Oh! dis-le encore. (_Elle le saisit._) Lui! lui! Où sont toutes
les tortures? où sont les angoisses des cachots, des fers? C'est toi! tu
viens me sauver! Je suis sauvée! Oui, voilà bien la rue où je te vis pour
la première fois, et le jardin charmant où Marthe et moi nous t'attendions.

FAUST, _l'entraînant_.

Suis-moi! Viens!

MARGUERITE.

Oh! reste! J'aime tant à rester où tu es! (_Elle le caresse._)

FAUST.

Hâte-toi! Si tu ne te hâtes pas, nous le payerons cher.

MARGUERITE.

Hé quoi! tu ne peux plus m'embrasser? Mon ami, éloigné de moi si peu de
temps, et tu as désappris à m'embrasser! D'où me viennent ces angoisses
dans tes bras, lorsque, autrefois, tes paroles, tes regards me mettaient
tout un ciel dans l'âme et que tu m'embrassais à m'étouffer! Embrasse-moi,
autrement je t'embrasse. (_Elle se pend à son cou._) Oh! Dieu! tes lèvres
sont froides; elles sont muettes. Où ton amour est-il resté? Qui me l'a
ravi? (_Elle se détourne de lui._)

FAUST.

Viens, suis-moi, douce amie, prends courage! Je t'aime d'une ardeur
infinie! Suis-moi seulement; je ne demande que ça.

MARGUERITE, _les yeux attachés sur lui_.

Est-ce donc bien toi? en es-tu bien sûr?

FAUST.

Oh! oui; mais viens!

MARGUERITE.

Tu brises mes chaînes, tu me reprends dans ton sein! D'où vient que tu n'as
pas horreur de moi? et sais-tu, mon ami, qui tu délivres?

FAUST.

Viens, viens! déjà la nuit se fait moins sombre.

MARGUERITE.

J'ai tué ma mère; mon enfant, je l'ai noyé: ne t'était-il pas donné à toi
comme à moi? Oui, à toi. C'est toi! je le crois à peine. Donne ta main! Ce
n'est pas un songe! Ta main chérie! Ah! mais elle est humide; essuie-la. Il
me semble qu'il y a du sang après. Ah! Dieu! qu'as-tu fait? Rengaine cette
épée, je t'en conjure.

FAUST.

Ce qui est fait est fait, n'y pensons plus. Veux-tu donc que je meure?

MARGUERITE.

Non; il faut que tu vives, toi! Je veux te nommer les tombes dont je te
recommande le soin dès demain. Tu donneras la meilleure à ma mère; mon
frère tout auprès d'elle; moi un peu de côté, seulement pas trop loin, et
le petit sur mon sein droit. Personne autre ne voudra reposer près de moi.
Me serrer à ton côté, c'était un doux, un charmant bonheur, mais je ne le
ressentirai plus; il me semble que j'ai besoin de me faire violence pour
aller à toi, que tu me repousses loin de toi. Cependant c'est toi, et tu me
regardes avec tant de douceur, de tendresse!

FAUST.

Si tu sens que c'est moi, viens donc!

MARGUERITE.

Par là?

FAUST.

À la liberté!

MARGUERITE.

Dehors, c'est le tombeau; la mort guette. Allons! viens d'ici dans le lit
de repos éternel, et pas un pas de plus. Tu pars maintenant, Henri? Si je
pouvais t'accompagner!

FAUST.

Tu peux; ah! veuille seulement! La porte est ouverte.

MARGUERITE.

Je n'ose sortir. Pour moi il n'y a rien à espérer. Que sert de fuir? Ils
sont à nos trousses. C'est si misérable d'être réduit à mendier, et encore
avec une mauvaise conscience! si misérable d'errer à l'étranger! Et
d'ailleurs je ne leur échapperai pas.

FAUST.

Je reste auprès de toi.

MARGUERITE.

Vite! vite! sauve ton pauvre enfant! Va, suis le chemin le long du
ruisseau, au delà du petit pont, dans le bois, à gauche, à l'endroit de la
planche, dans l'étang. Prends-le vite! Il cherche à sortir de l'eau; il se
débat encore. Sauve! sauve!

FAUST.

Reviens à toi! Un seul pas, et tu es libre.

MARGUERITE.

Si nous avions seulement passé la montagne! Là ma mère est assise sur une
pierre. Le froid me saisit à la nuque... Là ma mère est assise sur une
pierre et branle la tête; elle ne hoche plus, elle ne cligne plus; la tête
lui est lourde; elle a dormi si longtemps! Elle ne veille plus. Elle
dormait à souhait pour nos plaisirs. C'étaient d'heureux temps!

FAUST.

Puisque ni mes paroles ni mes instances ne peuvent rien, il faut que je
t'emporte d'ici!

MARGUERITE.

Laisse-moi; non, pas de violence! Ne me saisis pas si brutalement!
Autrefois n'ai-je pas tout fait pour toi par amour?

FAUST.

Le jour commence à poindre! Ma mie, ma bien-aimée!

MARGUERITE.

Le jour! oui, il fait jour! Le dernier jour pénètre ici! Ce devait être mon
jour de noces! Ne dis à personne que tu as été déjà auprès de Gretchen. Oh!
ma couronne, c'en est fait! Nous nous reverrons, mais pas à la danse. La
foule se presse, on ne l'entend pas. La place, les rues ne la peuvent
contenir. La cloche appelle, la baguette est rompue! Comme ils me
garrottent et me saisissent! Me voilà déjà enlevée vers l'échafaud. Déjà
palpite sur le cou de chacun le tranchant du couteau qui palpite au-dessus
du mien. Le monde est muet comme la tombe.

FAUST.

Oh! pourquoi suis-je né?

MÉPHISTOPHÉLÈS, _paraissant à la porte_.

Alerte! ou vous êtes perdus! Désespoir inutile, irrésolution et bavardage!
Mes chevaux frémissent! L'aube blanchit l'horizon.

MARGUERITE.

Qu'est-ce qui s'élève de terre? Lui! lui! Chasse-le! Que veut-il dans le
saint lieu? Il me veut!

FAUST.

Il faut que tu vives!

MARGUERITE.

Justice de Dieu, je m'abandonne à toi!

MÉPHISTOPHÉLÈS, _à Faust_.

Viens! viens! ou je te plante là avec elle.

MARGUERITE.

Je suis à toi, Père, sauve-moi! Vous, anges, saintes armées, déployez vos
bataillons pour me protéger! Henri, tu me fais horreur!

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Elle est jugée!

VOIX D'EN HAUT.

Elle est sauvée!

MÉPHISTOPHÉLÈS, _à Faust_.

Viens à moi! (_Il disparaît avec Faust._)

VOIX DU FOND, _s'affaiblissant_.

Henri! Henri!


VI

Une telle oeuvre était plus qu'un homme; c'était tout à la fois l'épopée,
le drame, la raison et le surnaturel de l'esprit et du coeur humain. Goethe
ne la laissa transpirer que page à page de son portefeuille poétique. Les
premières communications qu'il en fit aux grands esprits dont l'Allemagne
était si riche alors arrachèrent un cri d'admiration même à ses rivaux,
s'il pouvait en avoir.

Je lis dans une des premières lettres de _Schiller_, qui devint plus tard
l'ami de Goethe, ce mot qui exprime son impression à l'aspect d'un seul
fragment de cette oeuvre: «Je désire passionnément lire ce qui n'est pas
encore publié de _Faust_, car je vous confesse que ce que j'en ai vu est
pour moi le torse d'Hercule.»

Schiller n'avait lu encore, selon toute apparence, que les grandes
contemplations métaphysiques de Faust et de Méphistophélès dans les
montagnes; s'il avait lu les scènes pastorales, naïves, déchirantes, de la
séduction de Marguerite et de ses amours à la fenêtre devant la lune,
Schiller aurait ajouté au torse d'Hercule le torse de Vénus. La comparaison
était caractéristique; car, après Phidias, aussi divin dans l'expression de
la force que dans l'expression de la grâce, il n'y avait eu que Goethe
pour créer de la même main, du même ciseau et du même bloc, Faust et
Marguerite!


VII

Goethe, par la haute sérénité de son caractère, n'était nullement pressé de
jouir. Après avoir terminé _Faust_ dans la paisible solitude de son séjour
à Rome et en avoir envoyé seulement quelques fragments à ses amis
d'Allemagne, il revint à la pure épopée, son premier amour poétique. On
peut remarquer, dans ses Mémoires et dans ses correspondances, qu'Homère
était à ses yeux le premier et le dernier mot du génie humain, la Bible de
l'histoire et de l'imagination. Nous partageons entièrement cette opinion
de Goethe sur Homère; il nous paraît non pas plus grand, mais aussi grand
que nature, c'est-à-dire un demi-dieu.

On voit dans ces épanchements confidentiels de Goethe qu'il était ramené
sans cesse vers les peintures de la vie domestique, si simplement et
cependant si poétiquement décrites et chantées dans l'_Odyssée_. L'épisode
de _Nausicaa_ l'obsède visiblement; il y revient malgré lui dans beaucoup
de ses notes de voyage; il rêve de reproduire cette idylle épique dans sa
langue moderne et en appliquant aux moeurs bourgeoises de son pays allemand
les chastes couleurs de la poésie homérique. C'était un rêve de génie. Ce
qui dépopularisait, en effet, la poésie épique dans nos siècles nouveaux,
c'était l'absence de réalité dans l'épopée. Des dieux auxquels on a cessé
de croire, des héros dont les exploits et les amours sont des fables, des
moeurs dont les descriptions nous semblent des inventions étranges du poëte
au lieu du portrait ressemblant de la civilisation que nous avons sous les
yeux, tout cela intéresse peu le vulgaire des lecteurs; le savant seul s'y
plaît, mais la foule se détourne et court aux légendes et aux complaintes
des chanteurs de rues; de là un triste abaissement du niveau de
l'imagination du peuple. Il est privé de poésie parce que les poëtes
lettrés lui chantent des choses au-dessus de sa portée et parce que ses
poëtes populaires lui chantent des platitudes ou des cynismes. Cette lacune
dans la poésie populaire avait vivement frappé le grand esprit à la fois
métaphysique et réaliste de Goethe, comme elle nous frappa vivement
nous-même, il y a quelques années, quand nous écrivîmes le poëme domestique
et familier de _Jocelyn_. Nous eûmes, sans nous être entendus, et à la
différence près du talent, la même pensée née du même temps: faire
descendre la poésie des nuages, et l'introduire comme un hôte de tous les
jours et de toutes les conditions au foyer domestique de famille, chez le
savant comme chez l'ignorant, chez le riche comme chez le pauvre; changer
en pain quotidien de toutes les âmes pensantes ou aimantes cette ambroisie
poétique jusque-là réservée aux dieux de ce monde.


VIII

HERMAN ET DOROTHÉE.

Goethe ébaucha à Rome la première conception de ce poëme bourgeois, de
cette idylle de la petite ville allemande, dans le poëme d'_Herman et
Dorothée_, un de ses plus délicieux ouvrages. Il ne le termina que plus
tard, et il ajouta alors les principaux détails pathétiques empruntés à
l'émigration française des bords du Rhin; ces scènes de déroute dont il
avait été témoin pendant la retraite des Prussiens devant Dumouriez, en
1792, avaient fait sur son esprit une forte impression de pitié qu'il
reproduisit dans son poëme.


IX

Rien n'est plus simple que le plan de ce poëme épique. Comme tout ce qui
est réellement beau, le drame ne comporte aucun artifice de composition.
C'est la nature bien peinte, le coeur humain bien compris, la poésie,
c'est-à-dire la beauté latente de la vie domestique bien chantée. Cela n'a
point pour but d'étonner, mais de charmer et surtout d'édifier l'âme par la
reproduction émue des plus doux et des meilleurs sentiments de famille.
Qu'il y a loin de là à _Werther_! Il y a aussi loin que du bon sens au
délire, que de la maladie mentale à la santé du coeur et de l'esprit.

Lisons ensemble quelques scènes de ce tableau aussi homérique par la forme
qu'il est flamand ou allemand par le fond.

Écoutez!


X

L'hôtelier du _Lion d'or_, dans une petite ville d'Allemagne, cause avec sa
femme, assis sur un banc de bois au seuil de son auberge. La rue est
déserte; la ville entière s'est portée en masse hors des murs, au-devant
d'une colonne fugitive d'émigrés des bords du Rhin, qui se sauvent avec
leurs femmes, leurs enfants, leurs vieillards, leurs malades, leurs
troupeaux, leurs meubles, devant l'armée envahissante des Français. Le fils
unique de l'aubergiste, Herman lui-même, a attelé ses beaux chevaux favoris
au chariot de poste de son père, et il est allé porter des vivres, des
couvertures, des vêtements, à ces infortunés surpris par l'irruption dans
la nuit.

«Je ne donne pas volontiers mon vieux linge,» dit la femme de ménage au
mari économe, «car on a mainte occasion de l'employer utilement, et, quand
on en a besoin, on n'en trouve pas à prix d'argent; mais aujourd'hui j'ai
rassemblé avec plaisir ce que j'avais de meilleur en fait de chemises et de
couvertures, car j'ai entendu dire qu'il y avait dans cette foule des
enfants et des vieillards demi-nus. Et, dis-moi, veux-tu me pardonner? j'ai
aussi mis à contribution ton armoire: j'ai pris ta belle robe de chambre en
fine cotonnade, cette indienne à fleurs si chaudement doublée de flanelle;
je l'ai donnée; mais tu sais qu'elle est vieille et tout à fait hors de
mode.»

L'hôte regrette sa vieille robe de chambre, mais il pardonne en pensant au
bien-être des infirmes qui s'envelopperont de sa dépouille.

L'heure du soir allonge l'ombre des maisons sur la rue; la foule rentre
escortant la colonne fugitive.

«Regarde, dit l'hôtesse, voici déjà les curieux qui rentrent après avoir vu
les pauvres émigrés. Probablement tout a traversé la ville maintenant. Vois
comme leurs souliers sont couverts de poussière, comme ils ont le visage
enflammé; chacun a son mouchoir à la main, pour essuyer la sueur de son
front. Je ne voudrais pas m'en aller ainsi, par la chaleur d'un pareil
jour, courir après un si navrant spectacle; c'est bien assez d'entendre le
récit qu'on nous en fera.

«Oui, répond l'aubergiste-cultivateur, c'est là un temps de moisson comme
nous en avons rarement; nous avons déjà rentré le foin bien séché dans le
fenil, et nous rentrerons de même le blé dans la grange. Le ciel est clair,
on n'y distingue pas le plus léger nuage, et depuis le matin il s'est levé
un vent frais et agréable. Voilà un temps frais qui durera. Le blé est mur;
demain on commencera à faucher la riche moisson!»

       *       *       *       *       *

Pendant que l'hôte et l'hôtesse s'entretiennent ainsi, on voit rentrer,
dans une élégante calèche fabriquée à Landau, le riche marchand, avec ses
filles, qui habite la maison nouvellement restaurée à neuf en face de
l'hôtellerie, de l'autre côté de la place. «Voici, dit de nouveau la bonne
hôtesse, voici le pasteur et notre voisin le pharmacien! Ils vont nous dire
ce qu'ils ont vu là-bas.»

       *       *       *       *       *

Le pasteur et le pharmacien entrent; ils s'attablent autour d'un pot à
bière écumant dans l'arrière-salle de l'auberge. Ils causent, chacun selon
son caractère, de l'événement de la journée.

Le pharmacien décrit en termes pathétiques le douloureux convoi. «Rien ne
ressemble à ce spectacle, dit-il, si ce n'est le jour funèbre où l'incendie
dévora notre pauvre petite ville, il y a vingt ans.»

Le pasteur, jeune et modeste ecclésiastique, l'honneur de la ville,
recommande à ses amis la confiance en Dieu et la charité.

Un bruit de fer des chevaux qui font retentir le pavé sous la voûte de
l'auberge interrompt l'entretien et lui fait prendre un autre tour. Le
second chant commence.


XI

C'est le chariot d'Herman, le fils de l'aubergiste, qui revient à vide de
sa course au-devant des proscrits.

Le jeune homme, ordinairement si réservé et recueilli en lui-même, entre
tout rayonnant d'une splendeur intérieure dans la salle. Le pasteur s'en
aperçoit. «On voit, dit-il au jeune homme, que vous revenez tout changé et
tout satisfait; jamais il n'y eut tant d'animation dans vos yeux; on voit
que vous avez répandu vos dons parmi les affligés et que de bénédictions
sont descendues sur vous!»

Herman raconte à sa mère l'épisode le plus touchant de son voyage. «En
suivant, dit-il, la route qui mène au village où la colonne fugitive va
passer la nuit, j'aperçus une lourde charrette traînée par deux boeufs, les
plus gros et les plus vigoureux de ce pays des étrangers. À côté de la
voiture marchait d'un pas ferme et souple une jeune fille tenant à la main
une longue baguette armée de l'aiguillon et conduisant en le pressant
l'attelage. Quand elle me vit, elle s'approcha timidement, mais avec
confiance, de moi, et me dit: «Nous n'avons pas été toujours dans cette
humiliante situation où nous sommes aujourd'hui; je ne suis pas encore
habituée à demander à l'étranger cette aumône qu'il donne souvent à regret
et seulement pour se délivrer de l'importunité du pauvre; mais le besoin
me force à parler. Là, sur la paille, languit la femme d'un homme riche de
notre village; elle vient d'accoucher, et j'ai eu bien de la peine à la
sauver avec les boeufs de cette charrette. Nous ne pourrons arriver que
bien tard après les autres; à peine si cette pauvre femme garde un souffle
de vie, et son nouveau-né repose tout nu entre ses bras. Si vous êtes de
ces environs et si vous avez du linge qui vous soit inutile, donnez-le à
cette malheureuse mère!»

«Ainsi parla la belle jeune fille, et sur la paille où elle était étendue
la pauvre femme, toute faible et toute pâle, se lève et me regarde. Moi je
répondis à la jeune fille: «Il y a souvent un bon génie qui nous conseille
et qui nous fait deviner les plus pressants besoins de nos frères. Ma mère,
comme si elle avait pressenti vos besoins, m'a donné, pour ceux qui
n'auraient pas de quoi se couvrir, ce paquet de hardes et de linge.» Et
aussitôt, dénouant les cordes par lesquelles il était lié, je remis à la
jeune fille la robe de chambre de mon père, les chemises et les draps. Elle
me remercia avec des transports de joie et s'écria: «Celui qui est heureux
ne croit pas qu'il puisse y avoir encore des miracles, mais c'est dans
l'angoisse du malheur qu'on reconnaît comment le doigt de Dieu conduit les
bons coeurs à une bonne action. Puisse-t-il vous rendre à vous-même le bien
qui nous arrive par vous!»

«La pauvre femme en couches prit en souriant ce linge que la jeune fille
lui tendait, et se réjouit surtout en sentant la douce flanelle tiède qui
doublait la robe de chambre. «Hâtons-nous d'arriver au prochain village, où
nos compatriotes doivent faire halte pour la nuit; là je coudrai le linge
pour la layette de l'enfant, et j'arrangerai avec soin tout ce qui sera
nécessaire.» Elle me remercia encore et toucha les boeufs; le char
s'éloigna. Pour moi, j'arrêtai les chevaux et je restai. Un combat
s'élevait en moi; je ne savais ce qu'il y avait de mieux à faire, de courir
rapidement au village de la halte et de partager entre les émigrés les
provisions de bouche que j'avais apportées, ou de les remettre toutes à la
belle et charitable jeune fille, afin qu'elle les distribuât elle-même
entre les nécessiteux. Mon coeur décida: je courus après elle, je la
rejoignis bientôt et je lui dis:

«Ma mère n'a pas seulement mis dans mon chariot du linge pour ceux qui en
manquent, elle y a joint aussi diverses provisions qui sont là dans les
coffres; je veux remettre tout cela entre tes mains; je suis plus sûr que,
de cette manière, ses intentions seront bien accomplies; car tu partageras
ces provisions avec discernement, au lieu que moi je serais obligé de m'en
rapporter au hasard.--Je les partagerai avec conscience, répondit-elle;
elles réjouiront celui qui est dans le besoin.»

«J'ouvris les coffres de la voiture, j'en tirai les lourds jambons, le
pain, les bouteilles de vin et de bière; je lui donnai tout, et j'aurais
voulu lui donner encore plus, mais les coffres étaient vidés. Elle déposa
tout cela aux pieds de la malade; puis elle s'éloigna, et je repris avec
mes chevaux le chemin de la ville!»

       *       *       *       *       *

Y a-t-il dans Homère ou dans Virgile une scène plus antique et plus
naïvement racontée? Et cependant la scène est d'hier, les moeurs sont du
jour et du pays, et le sentiment en est de tous les temps. On respire
néanmoins le christianisme jusque dans l'amour.


XII

Le père, le pasteur, le pharmacien, la mère reprennent, chacun dans son
caractère, l'entretien sur l'événement du jour, après le récit d'Herman.

La mère, qui commence à se douter du sentiment né de la pitié et du malheur
dans le coeur de son fils, prévient les objections qu'elle pressent dans
l'esprit du père par les souvenirs de leur ménage, contracté sous les
auspices de la Providence seule, au jour de la ruine, le lendemain du grand
incendie de la ville.

«C'était un dimanche, dit-elle: le feu consumait tout. J'avais passé la
nuit d'angoisse hors de la ville, gardant les lits et les caisses; enfin je
m'endormis. Quand la fraîcheur du matin me réveilla, je vis la fumée et les
charbons ardents et les murailles toutes noires et toutes nues de la ville.
J'avais le coeur lourd, mais le soleil parut plus beau que jamais et le
courage me revint. Je me levai à la hâte, je voulais revoir la place où
avait été notre maison, et regarder si les poules que j'aimais tant avaient
pu se sauver; car j'avais encore le caractère simple et naïf d'un enfant.

«Quand j'eus monté sur les décombres de la maison et de la cour qui
fumaient encore, pendant que je contemplais cette demeure ainsi dévastée,
toi tu arrivais de l'autre côté; tu cherchais la place occupée par
l'étable: un cheval y était resté; les débris jonchaient le sol, mais le
cheval avait disparu. Ainsi nous restions l'un en face de l'autre tristes
et pensifs, car le mur qui séparait notre cour de la vôtre était tombé. Tu
me pris la main et tu me dis: «Lise! comment fais-tu pour venir ici?
Va-t-en! va-t-en! sur ces décombres encore enflammés tu brûleras tes
souliers.» Tu me pris dans tes bras et tu m'emportas à travers la cour. Le
porche de la maison était encore debout avec sa voûte, comme nous le voyons
aujourd'hui: c'était tout ce qui restait! Tu m'assis par terre, tu
m'embrassas; moi je me défendais, et tu me dis avec douceur: «Regarde,
notre maison est renversée; reste avec nous, aide-moi à la reconstruire;
j'aiderai ton père à rebâtir la sienne.» Mais je ne te comprenais pas
jusqu'à ce que tu eusses envoyé ta mère parler à mon père, jusqu'à ce que
notre mariage fût conclu. Je me souviens encore de ces poutres à demi
brûlées et de ce soleil levant pourtant si beau, car ce jour-là m'a donné
un mari, et à cette désolation m'est venu un fils! Voilà pourquoi, mon
Herman, j'aime à te voir ainsi penser enfin au mariage avec une douce
confiance dans ce jour de calamité; j'aime à te voir décidé à prendre la
jeune fille de ton choix dans le tumulte de la guerre et au milieu des
ruines.»

Le père éloigne, par des propos d'aubergiste économe, l'idée de prendre une
fille pauvre.--«Heureux, dit-il, celui à qui ses parents donnent une maison
en bon état et qui réussit à la meubler plus richement! Aussi j'espère,
Herman, que tu amèneras bientôt ici une fiancée avec une belle dot.» (Il
fait allusion à une des filles du riche marchand, roulant en calèche et
recrépissant à neuf sa haute maison de l'autre côté de la place, en face de
l'auberge.)

«Ce n'est pas en vain, poursuit-il, que la mère de famille prépare, pendant
de longues années, pour sa fille, la toile d'un tissu solide et fin, ce
n'est pas en vain que les parrains lui conservent leur belle argenterie, et
que le père enferme dans son armoire la belle pièce d'or devenue rare; car,
avec tous ces dons, la fiancée doit réjouir le jeune homme qu'elle aura
préféré. Oui, je sais comme une femme se délecte dans la maison de son mari
en retrouvant les meubles qu'elle y a apportés, et le lit et la table dont
elle a fourni elle-même les draps et les nappes.»

Enfin le père s'explique plus clairement et mentionne à son fils une des
filles du riche marchand à la maison verte en face de la sienne. Herman
répond avec embarras «qu'il a songé longtemps, en effet, à la plus jeune de
ces trois filles, mais que, sa timidité naturelle l'ayant fait railler dans
cette maison sur son silence et sur la coupe trop rustique de ses habits,
il a laissé échapper, par confusion, son chapeau de sa main, et il est
sorti pour jamais de cette maison moqueuse.»

Le père s'irrite à ces paroles contre la gaucherie et l'obstination de son
fils; Herman, humilié et contristé de ce reproche, se lève, pose doucement
le doigt sur le loquet de la porte et sort.

La mère, après une douce réprimande à son mari, sort à son tour pour aller
consoler son fils.


XIII

Pendant que l'aubergiste, le pharmacien et le pasteur continuent
l'entretien à table, la mère cherche Herman dans les cours et dans l'écurie
de ses chers chevaux favoris; elle le découvre enfin au fond d'un jardin
reculé qui touche d'un côté aux basses-cours, de l'autre aux murs ruinés de
la ville. Il était assis, le dos tourné à la maison, le visage dans ses
mains, sous un débris de treille dont les grappes et les feuilles jaunies
penchaient de la charpente vermoulue de la treille sur son front.

L'entretien de la mère et du fils est aussi familier et aussi pathétique
que celui d'Ulysse dans les cours de son palais d'Ithaque. Herman,
désespéré, veut s'engager comme soldat dans l'armée de l'Allemagne; sa
mère l'en détourne avec des paroles emmiellées d'amour de femme et de
tendresse de mère.

«Mon fils, si tu désires tant conduire dans ta demeure une fiancée afin que
la nuit soit aussi pour toi une douce moitié de la vie, et que le jour tu
trouves le travail plus agréable et plus récompensé, tu ne peux pas le
désirer plus vivement que ton père et que ta mère!--Mais je crois
maintenant que tu as fait un choix! C'est cette jeune fille fugitive,
n'est-ce pas, que tu as choisie?»

Herman avoue son amour.--«Laisse-moi faire, lui dit sa mère attendrie; les
hommes se posent en face l'un de l'autre comme des rochers; ton père est
prompt, mais il est bon et tendre. Une fois le soir venu, quand le feu de
ses paroles avec ses amis est évaporé, il devient doux et maniable, et il
sent ses torts envers les autres. Allons ensemble lui parler; nous mettrons
dans nos intérêts nos deux voisins qui sont à table avec lui, et le digne
pasteur nous secondera.» Elle dit, et ils rentrent en silence à la maison.


XIV

Le pasteur faisait en ce moment un admirable discours dont toutes les
allusions indirectes tendaient à excuser auprès de l'aubergiste le
caractère modeste, timide et sédentaire du pauvre Herman. Ce discours est
aussi plein de sagesse que la moelle des Proverbes de Salomon; c'est
l'éloge de la vie rustique opposée aux hasards de la vie agitée et
ambitieuse des habitants des villes.

Le père est déjà préparé ainsi à apprécier mieux le caractère pacifique et
laborieux d'Herman. La mère, qui entre tenant son fils par la main, parle
pour lui à son mari avec une adresse inspirée par la plus habile tendresse.
Elle déclare le choix fait irrévocablement par Herman. Le père s'étonne et
se tait; le pasteur prend avec une douce éloquence le parti de la mère et
du fils.

«Ne méconnaissez pas la jeune fille qui, la première, a touché l'âme
muette de votre fils. Heureux celui qui épouse sa première bien-aimée, car
alors les plus doux désirs ne languissent pas au fond de son coeur! Un
amour vrai transforme en un moment l'adolescent en homme. Herman n'a pas le
caractère léger ou variable; si vous repoussez sa demande, j'ai peur que
ses plus belles années ne se consument dans la douleur.»

Le pharmacien disserte longuement, en homme qui veut masquer sa sensibilité
sous un certain pédantisme de diplomatie bourgeoise. Il propose d'aller
préalablement lui-même avec le pasteur prendre et peser les renseignements
sur la jeune fille dans le village où les émigrés campés avec leurs
familles et leurs bagages ont fait halte pour la nuit. Ce parti, qui
concilie la prudence du père avec la tendresse pressée de la mère et
l'amour impatient d'Herman, est accepté d'un consentement commun. Les deux
négociateurs se proposent de partir dans le chariot de poste d'Herman.

Ici la poésie allemande redevient homérique sous la plume de Goethe. Toutes
les fois qu'on se rapproche de la nature et de la vie du peuple, on
redevient antique.

Lisez.

«Herman court a l'écurie, où les chevaux vigoureux repuisent leur force en
mangeant l'avoine choisie et le foin des meilleures prairies. Il leur
glisse entre les lèvres le mors luisant, il passe les courroies dans les
boucles argentées, il attache les longues et larges rênes et conduit ses
limoniers dans la cour. Le serviteur empressé, prenant le chariot par le
timon, le fait avancer lourdement dans la cour. Herman et lui mesurent la
longueur des rênes et attellent les chevaux qui traînent avec rapidité le
char. Herman saisit son fouet, s'asseoit sur le siége et conduit la voiture
sous la voûte de la grande porte; les deux amis, le pasteur et le
pharmacien, prennent place au fond du chariot. Il roule rapidement,
laissant derrière les roues le pavé des rues, les murs de la ville et les
tours reblanchies à neuf des remparts. Herman ne ralentit la course de ses
chevaux qu'au moment où il aperçoit tout près devant lui le clocher du
village et les premières maisons entourées de jardins.

«Descendez maintenant, dit-il à ses compagnons de route, et allez vous
informer si la jeune exilée est vraiment digne de la main que je lui
présente. Si je n'avais que moi à consulter, je courrais au village, et
elle déciderait d'un mot de mon sort. Allez! vous la distinguerez aisément
entre toutes ses compagnes, car il serait difficile de trouver une figure
semblable à la sienne. Mais je vais vous indiquer seulement comment sont
ses vêtements: un corset rouge, lacé avec souplesse, serre sa poitrine
légèrement arrondie; un jupon noir lui emboîte étroitement la taille; le
rebord plissé de sa chemise entoure son doux visage et son gracieux menton.
Sa figure ovale porte l'empreinte de la paix, de son âme et de la franchise
de son caractère; ses longs cheveux se reploient sur ses tempes en nattes
épaisses, retenues au sommet de sa tête par de grosses épingles d'argent; à
son corset est suspendue une robe bleue qui, dans ses plis multipliés,
enserre son beau corps. Mais, je vous en prie, ne lui parlez pas, à elle;
ne laissez pas soupçonner vos intentions; interrogez les anciens, et voyez
ce qu'ils raconteront d'elle. Voilà ce que j'ai pensé en route.»


XV

Les renseignements, comme on le pense, sont ceux de l'estime et de
l'affection générales pour cette jeune fille, la providence visible de ses
compagnons de fuite. Le pasteur et le pharmacien retrouvent le jeune homme
auprès de ses chevaux, sur la place du village. Ils lui rapportent ces
bonnes nouvelles; mais Herman, maintenant, commence à trembler de voir sa
main refusée par la jeune fille, dont le coeur est peut-être engagé
ailleurs. «Je crains, leur dit-il, qu'elle n'ait déjà frappé dans la main
d'un heureux jeune homme de son pays, et je me vois tout honteux devant
elle de mes propositions rejetées.»

Les deux négociateurs le rassurent en vain; ils lui proposent de sonder le
coeur de la jeune étrangère.

«Herman a à peine écouté ces paroles. Sa résolution est prise.--Arrive ce
qui pourra, dit-il, je veux aller moi-même apprendre mon sort de sa
bouche. J'ai en elle une confiance comme jamais homme n'en a eu pour aucune
femme. Ses paroles seront sages, raisonnables, j'en suis sûr. Dussé-je la
voir pour la dernière fois, je veux du moins rencontrer encore le regard
plein de franchise de cet oeil noir. Dussé-je ne jamais la presser sur mon
coeur, je veux contempler encore cette poitrine et ces épaules que je
voudrais enlacer dans mes bras. Je veux voir cette bouche dont un baiser et
un _oui_ me rendront heureux à tout jamais, et dont un _non_ peut me perdre
aussi à tout jamais. Mais laissez-moi aller seul, et ne m'attendez pas.
Retournez auprès de mon père et de ma mère, pour leur dire que leur fils ne
s'était pas trompé et que l'étrangère est digne d'être aimée. Laissez-moi
seul. Je m'en retournerai par le sentier qui passe auprès du poirier, en
bas de la colline. Oh! si j'avais le bonheur de la ramener avec moi!
Peut-être aussi reprendrai-je seul ce sentier, pour ne plus jamais le
revoir avec joie.

«En disant ces mots, il remit les rênes entre les mains du pasteur, qui,
maîtrisant les chevaux, monta dans la voiture et prit la place du
conducteur.

«Mais toi, tu t'arrêtes, ô prudent pharmacien! et tu dis au pasteur: Mon
ami, je vous confierais volontiers mon coeur, mon âme, mon esprit; mais mes
jambes et mon corps ne semblent pas trop en sûreté si les rênes sont
remises entre les mains d'un ecclésiastique.

«--Asseyez-vous, répond le pasteur en souriant, et confiez-moi sans crainte
votre corps ainsi que votre âme. Ma main est depuis longtemps exercée à
tenir des rênes, et mon oeil à prévoir les détours du chemin. Quand
j'accompagnais à Strasbourg le jeune baron, nous étions habitués à sortir
en voiture, et tous les jours le char conduit par moi passait sous la porte
sonore, et courait au loin dans la plaine, sous les tilleuls, à travers les
chemins poudreux et la foule animée des promeneurs.

«À demi rassuré, le pharmacien prit place dans la voiture, et s'assit comme
un homme prêt à s'élancer prudemment dehors. Les chevaux galopent,
impatients de regagner l'écurie. La poussière vole en tourbillons sous
leurs pieds rapides. Le jeune homme regarde encore longtemps cette
poussière, puis il disparaît et reste là comme privé de sentiment.

«Comme le voyageur qui, le soir, fixant encore ses regards sur les
derniers rayons du soleil, voit flotter son image dans un bosquet obscur,
puis auprès d'un rocher, et, de quelque côté qu'il se tourne ensuite, croit
toujours la voir courir devant lui et se reproduire en couleurs
étincelantes, ainsi la suave image de la jeune fille se montre aux yeux
d'Herman et paraît suivre le sentier qui s'en va à travers les champs de
blé... Mais, ce n'est pas une illusion, c'est elle-même! Elle porte une
grande cruche et une plus petite à anse, et se dirige vers la fontaine.»

Leur entrevue et leur conversation à la fontaine est biblique. «Leur image
penchée sur l'eau limpide se réfléchit sur le ciel bleu peint dans le
bassin; ils s'y voient en puisant l'eau, ils s'y sourient, et s'y inclinent
amicalement l'un devant l'autre.--«Laisse-moi boire,» lui dit Herman en
badinant. Elle lui tend sa cruche; puis tous deux se reposent avec une
confiance mutuelle, appuyés sur les cruches. Mais ils ne se parlent pas
d'amour.--«Je suis ici pour toi, dit simplement Herman. Ma mère désirait
depuis longtemps avoir dans sa maison une jeune fille qui lui devînt utile,
non-seulement par son travail, mais aussi par son affection, et qui
remplaçât auprès d'elle la fille qu'elle a malheureusement perdue!»

«L'orpheline comprend ce qu'il semble hésiter à lui dire; elle accepte le
titre de servante dans la maison de la mère d'Herman. Herman cache son
secret et sa joie dans son coeur. Il veut porter, au retour de la fontaine,
une des cruches de Dorothée; elle refuse. «Laissez-moi, dit-elle; celui qui
désormais doit me commander dans la maison de sa mère ne doit pas paraître
me servir. Ne me plaignez pas; toute femme apprend de bonne heure à servir
selon la vocation qui lui est assignée par sa condition. Voyez, la jeune
fille sert un frère, elle sert ses parents; toute sa vie se passe à aller
et à venir, à porter maint fardeau, à préparer ceci ou cela pour les
autres.» À son retour elle soigne la pauvre femme accouchée et distribue
l'eau et le pain entre tous les autres petits enfants de la pauvre femme.»
Greuze n'a pas de plus touchant tableau de famille sous son pinceau.

Le traducteur est poëte ici comme le modèle.


XVI

Dorothée suit Herman vers la ville. «Ils s'en vont tous les deux à pied aux
rayons du soleil couchant; ils causent de la pluie et du beau temps; ils se
plaisent à voir les hautes tiges des blés que le vent incline, et qui, le
long du sentier où ils passent, s'élèvent à la hauteur de leurs fronts.»

Cependant Dorothée interroge prudemment son nouvel ami sur le caractère de
ses parents qu'elle va servir, afin de leur complaire en toute chose. «Et
toi, maintenant,» lui dit-elle après avoir reçu toutes ses instructions,
«dis-moi comment je dois en agir avec toi, fils unique de mes maîtres, qui
seras mon maître aussi.»


XVII

Au moment où elle parlait ainsi, ils arrivaient tous deux auprès du
poirier. La lune brillait dans toute sa splendeur; le dernier rayon du
soleil avait disparu, et dans l'espace leur regard découvrait à la fois une
clarté brillante comme celle du jour et les ténèbres de la nuit. Herman
avait entendu avec joie la dernière question que lui avait adressée la
jeune fille. Ils s'assirent tous deux sous le poirier pour se reposer un
instant, et il allait lui ouvrir son coeur en lui prenant la main; mais, en
sentant au doigt de la jeune fille l'anneau d'or, signe fatal, il craignit
d'entendre un refus, et ils restèrent ainsi l'un près de l'autre assis en
silence. Puis Dorothée dit: «Que j'aime cette douce lumière de la lune!
C'est une clarté presque aussi vive que celle du jour. Je vois
distinctement les maisons, les tours de la ville, et j'aperçois une
fenêtre au-dessous du toit; il me semble que je pourrais en compter les
vitres.

«--Cette maison que tu aperçois, dit le jeune homme, est notre demeure;
c'est là que je te conduis, et cette fenêtre est celle de ma chambre, qui
deviendra la tienne peut-être, car nous ferons des changements dans notre
maison. Ces blés qui sont mûrs pour la moisson de demain sont à nous; nous
viendrons nous asseoir à l'ombre de ce poirier et prendre ici notre repas.
Mais, viens, descendons par le sentier de la vigne et du jardin; car, vois,
l'orage approche, et le nuage enveloppera bientôt la clarté de la lune.»

Tous deux se lèvent et descendent dans le champ couvert de blonds épis,
heureux de voir la lueur nocturne qui les éclaire encore; ils avancent
ensuite dans la vigne et cheminent dans l'obscurité.

Herman conduit la jeune étrangère le long des escaliers aux degrés
rustiques et informes placés sous la treille qui les obscurcit; elle
s'avance à pas tremblants en appuyant sa main sur l'épaule d'Herman.

La lune projetait à travers les pampres quelques lueurs vacillantes; mais,
bientôt voilée entièrement de nuages, elle laisse le jeune couple dans une
complète obscurité.

«Herman soutient d'un bras robuste et avec précaution la jeune fille
penchée sur lui; mais, comme elle ne connaît ni le chemin ni ses sentiers
difficiles, elle fait un faux pas; le pied lui manque et craque légèrement.
Elle est près de tomber; mais elle glisse sur lui; il étend à la hâte le
bras et soutient sa bien-aimée. Elle s'incline doucement sur son épaule;
leurs poitrines, leurs joues se touchent, et lui reste là, immobile comme
le marbre, enchaîné par son austère volonté. Il n'ose l'étreindre plus
fortement, mais il se raffermit pour lui servir d'appui. Chargé de son doux
fardeau, il sent les battements du coeur de la jeune fille, il respire le
parfum de son haleine et supporte avec un mâle sentiment cette femme qui
fait l'honneur de son sexe.

«Cependant elle cache la douleur qu'elle éprouve au pied et lui dit en
riant: «S'il faut en croire les gens bien avisés, quand notre pied craque
non loin du seuil de la maison où l'on se dispose à entrer, c'est un signe
de malheur. J'aurais pourtant voulu recevoir un meilleur présage. Mais
arrêtons-nous un moment, afin que tes parents ne te reprochent pas de leur
amener une fille boiteuse et d'être un hôte peu intelligent.»


XVIII

Cependant le père, la mère, le pharmacien et le pasteur, après avoir donné
et reçu les renseignements les plus touchants sur la perfection de coeur de
la belle étrangère, abrégeaient l'heure à table dans les entretiens les
plus émus et les plus édifiants. Nous regrettons vivement de ne pouvoir les
donner ici au lecteur: c'est Homère et la Bible fondus dans la familière
sagesse des vieux jours.

Mais la porte s'ouvre: «Les parents d'Herman et leurs deux amis s'étonnent
de la taille et de la beauté de la jeune étrangère, qui s'accorde si bien
avec celle d'Herman; et, quand ils se présentent tous deux sur le seuil, la
porte semble trop petite pour eux!

«Des exclamations un peu légères du père sur la beauté séduisante de
l'étrangère amenée par son fils blessent le pudique orgueil de la jeune
fille; ne sachant pas le sens que le père donne à ses paroles, et croyant
qu'on offense ainsi en elle la domesticité chaste à laquelle elle se croit
encore destinée, elle se tient immobile et triste; une rougeur subite
colore son cou et son visage; elle reproche doucement au vieillard de
n'avoir pas assez de pitié envers celle qui franchit le seuil de la porte
d'une maison étrangère pour y servir. Le pasteur s'interpose, sans
s'expliquer encore complétement. Le malentendu gonfle le coeur et fait
déborder les larmes de fierté des yeux de Dorothée; elle veut partir à
l'instant d'une maison où l'on ne la respecte pas assez. Elle avoue son
penchant pour Herman et sa joie secrète quand elle l'a vu revenir près
d'elle à la fontaine. «J'avais conçu peut-être, dit-elle, l'idée de devenir
un jour digne de son choix; mais vous me faites sentir ma folie, la
différence irrémédiable de nos deux conditions, et la distance qui existe
entre le jeune homme riche et la jeune fille pauvre. Laissez-moi m'en aller
avant d'avoir éprouvé plus douloureusement cette humiliation; ni la nuit
qui enveloppe la terre, ni l'orage que j'entends gronder, ni la pluie
d'averse qui tombe, ni le vent qui mugit dans les arbres, rien ne
m'arrêtera ici.»

«À ces mots elle s'avance résolument vers la porte, portant sous son bras
le petit paquet avec lequel elle était venue; mais la mère la saisit des
deux mains et lui dit avec étonnement:

«Que signifient cette résolution et ces larmes sans cause? Non, je ne veux
pas te laisser partir; tu es la fiancée de mon fils.»

«Le père, toujours un peu aigri par la déception de ses vues ambitieuses,
veut aller se coucher pour éviter cette scène d'attendrissement, de
reproches et de larmes. Herman, soutenu par sa mère et par les voisins,
s'avance vers Dorothée et lui dit d'une voix tremblante d'émotion et
d'amour:

«Ne regrette pas ces larmes et cette douleur passagère, car elles ont
assuré mon bonheur et le tien aussi. Non, je ne suis pas allé à la fontaine
du village voisin pour y chercher en toi une servante, mais pour t'amener
ici comme ma fiancée; mais, hélas! mon regard timide ne pouvait discerner
le penchant de ton coeur; quand tu me saluas dans le miroir de la source,
je n'aperçus que de l'amitié dans tes yeux!»

«Le pasteur explique tout à la jeune fille et restitue le véritable sens
aux propos mal compris du père. Les amants s'embrassent. Dorothée tombe aux
genoux de l'aubergiste et lui demande pardon de sa fierté. «Les devoirs,
dit-elle, que la servante s'engageait à remplir, c'est la fille qui les
remplira désormais avec amour!»

Tous se donnent le baiser de paix et pleurent en silence des larmes de
joie. Le pasteur échange les anneaux et bénit les amants. Le délicieux
poëme finit par une allusion patriotique et héroïque aux devoirs sévères
que l'orage du continent et l'invasion française imposent à tous ceux qui
peuvent porter les armes et sacrifier même la plus tendre épouse à la mort
acceptée pour défendre son pays.

Nous ne connaissons rien dans les langues modernes d'analogue à ce charmant
et sévère morceau d'antiquité transporté dans notre âge. On croit, en
achevant de le lire, sortir d'une tente des patriarches où l'on s'est
entretenu avec _Jacob_ ou avec _Lia_. Un parfum de piété et d'amour sort de
tous les vers; le coeur est doucement ému, mais jouit de son émotion comme
d'une vertu. C'est la poésie édifiante, c'est la sainteté de l'amour
portées par un grand poëte à sa plus simple et à sa plus épique expression.
Oh! si tous les peuples avaient de pareils poëmes à feuilleter les jours de
loisir entre leurs mains au lieu des saletés cyniques de leurs corrupteurs
populaires, combien la poésie prendrait un rôle nouveau et saint dans les
moeurs! et combien le génie des _Goethes_ futurs deviendrait un puissant
auxiliaire de la liberté et de la vertu!


XIX

Si nous étions gouvernement, nous ferions imprimer à des millions
d'exemplaires _Herman et Dorothée_, et nous les répandrions gratuitement
dans les villes et dans les campagnes pour édifier en les charmant les
veillées des ateliers ou des étables. Après avoir appliqué si longtemps la
littérature au vice, il serait bien temps de l'appliquer à la morale. La
morale pour le peuple n'est que dans le sentiment; le plus populaire des
véhicules pour le sentiment c'est un beau poëme. _Laprade_, _Legouvé_ et
_Autran_, parmi nous, seraient dignes de prendre la plume de Goethe et de
donner à leur patrie ces chefs-d'oeuvre de la chaumière que le peuple
placerait, à côté d'_Herman et Dorothée_ ou de _Paul et Virginie_, au
chevet du lit de ses fils et de ses filles. Pendant qu'_Heyne_ et autres
sèment de fleurs charmantes, mais malséantes, l'imagination de la jeunesse
lettrée, ces poëtes sèmeraient des lis purs et des roses virginales dans le
pot de fleurs de la mansarde, sur la fenêtre de la jeune fille et du jeune
homme de nos ateliers ou de nos villages. Je l'avais tenté autrefois dans
le poëme des _Pêcheurs_, à moitié fini et perdu sans retour dans un voyage
aux Pyrénées. Je n'ai plus ni assez de liberté d'esprit ni assez de
fraîcheur de palette pour recommencer cette oeuvre d'épopée
professionnelle; mais Victor Hugo, ce _Goethe_ de la France, pourrait, dans
les loisirs de l'exil et de la mer, surpasser _Herman et Dorothée_ de toute
la hauteur de son génie épique. Le lyrisme est fait pour les salons,
l'épopée pour les chaumières; la popularité durable et honnête est là: le
récit est plus inépuisable que le chant, parce que l'homme a plus de
mémoire que d'enthousiasme.


XX

Goethe quitta enfin l'Italie après avoir ou achevé ou ébauché ces
chefs-d'oeuvre. Il était dans toute la jeunesse et dans toute
l'avant-gloire de sa vie. Il rentra en Allemagne comme un triomphateur
futur, capable à lui seul de restaurer ou de fonder un empire littéraire
nouveau pour la Germanie. L'Allemagne était pleine d'hommes à sa hauteur en
philosophie, en histoire, en science, en politique, en roman, en critique,
en poésie; il suffit de nommer les Herder, les Kant, les Jacobi, les
Schlegel, les Winkelman, les Klopstock, les Wieland, les Schiller, pour
assigner au dix-huitième siècle allemand la même fécondité intellectuelle
qu'au dix-huitième siècle français. Le mouvement imprimé à l'esprit
européen par Voltaire, J.-J. Rousseau, Montesquieu et leurs disciples
s'était communiqué au delà du Rhin. Tout fermentait d'idées, tout éclatait
de génie, tout rivalisait d'émulation. Jamais l'Allemagne n'avait présenté
dans toutes ses parties du nord ou du midi de pareils groupes d'hommes
supérieurs. Le grand Frédéric avait secoué la torche à Berlin, elle
illuminait partout. La nature, qui a ses saisons de fécondité morale comme
la terre a ses saisons de séve et de fertilité matérielles, semblait avoir
enfanté en peu d'années une race de géants pour l'Allemagne. Les princes
eux-mêmes, plus entraînés qu'alarmés par ce mouvement vertigineux des
esprits en ébullition dans leurs contrées, participaient à ces enivrements
de gloire littéraire. Ils se disputaient à l'envi le patronage des hommes
éminents propres à illustrer leur nom et leur règne dans l'avenir. Il y
avait vingt Périclès dans ces vingt républiques athéniennes dont
l'Allemagne de 1780 était composée. Berlin, Dresde, Vienne, Hambourg,
Koenigsberg, Iéna, Goettingue, Leipsick, tous les centres d'universités,
toutes les cours étaient autant de foyers où se concentrait l'influence
d'un de ces nombreux génies qui rayonnaient de là sur le reste de la
Germanie. L'ambition de chacun de ces rois, de ces princes souverains, de
ces villes capitales, était de conquérir et de posséder un de ces hommes
supérieurs qui portaient avec eux la renommée d'un royaume ou d'une ville.
Chacune de ces cités voulait être une Athènes. Berlin l'était pour les
sciences, Dresde l'était pour les arts, Leipsick pour la critique,
Koenigsberg pour la philosophie; Weymar désirait l'être pour la poésie.

Cette capitale véritablement arcadienne, située dans la verte Thuringe,
entre _Iéna_, _Berlin_ et _Dresde_, était la résidence d'une cour
athénienne. Goethe, très-jeune encore à l'époque où son nom avait éclaté
tout à coup par _Werther_ en Europe, avait eu la bonne fortune de
rencontrer sur les bords du Rhin le jeune prince héréditaire de Weymar, le
duc Charles-Auguste. Deux jeunes amis de Goethe, avec lesquels il voyageait
alors, les deux comtes de Stolberg, célèbres eux-mêmes depuis, avaient
présenté leur compagnon de voyage au jeune duc de Weymar. Ce coup d'oeil
décida de la vie entière de Goethe.

L'irrésistible attrait qui attacha pour jamais le prince et le poëte
ressembla à un de ces coups foudroyants de sympathie dont Goethe fit plus
tard une théorie physiologique et morale dans son roman des _Affinités
électives_. Ils oublièrent les distances qui les séparaient, ils se
jurèrent une amitié indissoluble, ils se promirent de se rejoindre un jour
à Weymar pour vivre tous deux de la même vie aussitôt que les circonstances
leur laisseraient la liberté de leurs sentiments l'un pour l'autre.

Cet instinct, qui faisait ainsi reconnaître au duc de Weymar le plus grand
homme de l'Allemagne dans un jeune écrivain à peine entrevu par une
première ébauche de génie, témoigne d'une sorte de divination dans le
prince. Par une étrange et heureuse coïncidence, la duchesse Amélie de
Weymar, jeune encore et qui voyageait avec son fils, parut partager dès la
première rencontre l'attrait de ce prince pour le poëte. De cette rencontre
naquit une triple amitié qui ne se refroidit plus jamais entre la
princesse, le prince et le poëte. La beauté morale du jeune favori
transperçait à cette époque à travers la beauté matérielle de ses traits.
C'était _Adrien_ et _Antinoüs_, moins la divinisation suspecte du favori
par l'empereur païen. De ce jour Goethe dévoua sa vie à la princesse
Amélie et au duc Charles-Auguste; l'une parut être sa _Léonore d'Est_ à la
cour de Ferrare, l'autre rappela à cette cour _le Tasse_ aimé de la mère,
favori du fils. Mais le Tasse était insensé de génie et d'amour, Goethe
faisait prédominer dans toute sa vie la raison sur la passion. Il savait
conserver son heureuse étoile en la voilant.


XXI

Le prince, la princesse Amélie et le poëte s'étaient séparés à regret à
Francfort, en se promettant une éternelle réunion à Weymar quand l'heure du
règne du jeune duc serait sonnée. Ce sont ces années d'attente que Goethe
était allé passer en Italie. Il revint s'établir à son retour, à Weymar. Il
y retrouva sa même place dans la confiance sans bornes du duc
Charles-Auguste et dans la prédilection de la duchesse Amélie. Le prince
lui avait préparé une charmante maison, retraite silencieuse et poétique
propre à l'entretien du philosophe avec ses idées et du poëte avec ses
rêves. Un jardin l'entourait, un ruisseau en bordait les pelouses; un banc
de bois sur le seuil ombragé d'arbustes permettait au solitaire de venir
assister le soir aux adieux resplendissants du soleil et aux concerts des
oiseaux, dont il interprétait si bien les gazouillements dans ses vers.
Mais le prince, tout en préparant ainsi le bien-être rural de son ami,
s'était réservé d'employer plus utilement son rare génie et sa sagacité
politique au bonheur de ses peuples et à l'éclat littéraire de sa cour.
C'est ainsi que la colonne corinthienne qui porte le fronton de l'édifice
en est en même temps l'ornement. Il faut lire dans les lettres de Goethe à
mademoiselle Auguste de Stolberg, soeur de ses deux premiers amis, les
comtes de Stolberg, l'épanchement de coeur du poëte entré en jouissance de
sa nouvelle vie. Sans passer, comme tant d'autres hommes de renommée, par
les transes du travail et de l'infortune, il avait conquis du premier coup
la plénitude du bien-être, du loisir, des honneurs, de la liberté et de
l'influence sur son siècle. Il avait trouvé tout cela à la fois dans une
haute amitié et peut-être dans un respectueux amour. C'était _le Tasse_
allemand, mais c'était _le Tasse_ heureux. Il jouait avec l'amour, dans sa
correspondance avec _Bettida d'Arnim_, jeune fille de dix-neuf ans, à
laquelle il permettait de l'adorer sur son déclin; il voulait mourir dans
l'ivresse calme des illusions. Ne rien perdre de la vie, c'était sa
sagesse.

Le duc de Weymar lui avait donné, indépendamment du ministère de
l'instruction publique dans ses États, la direction absolue des théâtres et
des nobles plaisirs de sa cour. Il lui avait donné de plus une place
innomée, mais qui l'élevait au-dessus de toute rivalité dans la confiance
du prince et dans les affaires d'État, la place de favori avoué et immuable
dans son coeur. Il en avait fait un autre lui-même, un _vizir_ familier,
incontesté, irresponsable, qui régnait à Weymar sans autre investiture que
celle du génie et de la faveur. La cour et le peuple avaient accepté sans
discussion cette espèce de partage de l'empire entre le souverain légal et
le souverain intellectuel du nord de l'Allemagne.


XXII

On peut dire qu'à dater de ce jour la vie de Goethe ne fut pas une vie,
mais un règne. Il eut la place que Denys de Sicile offrit à Platon, que
Frédéric donna à Voltaire, mais sans la tyrannie de Denys et sans
l'inconstance de Frédéric. L'histoire n'offre pas d'exemple d'un ascendant
aussi continu et aussi paisible d'un grand poëte sur un souverain et sur un
peuple. Le duc Charles-Auguste ne s'était réservé que les fatigues et les
difficultés du pouvoir, pour n'en laisser à son ami que les loisirs, les
douceurs et les ornements. La cour de Weymar, sous les auspices de ces deux
amis, dont l'un prêtait sa gloire, l'autre sa puissance à une pensée
commune, devint en peu d'années le foyer de l'art, du théâtre, de la
renommée en Allemagne. Tout se groupait autour du nom de Goethe.

Son caractère était éminemment propre à rallier l'Allemagne intellectuelle
autour de lui. La révolution française secouait déjà le monde de ses
pressentiments; Goethe, au fond plus philosophe et aussi incrédule aux
théories populaires du christianisme que Voltaire, dominait du haut d'une
indifférence superbe les querelles religieuses et politiques du temps. Il
pensait et parlait librement sur ces matières, mais il ne proscrivait ni
n'insultait personne pour sa foi ou pour son incrédulité. Il respectait
tout ce qui était sincère dans les croyances humaines; il considérait la
foi religieuse en artiste et non en apôtre ou en martyr. Les cultes, selon
lui, étaient un droit de l'imagination, qui divinisait à son gré les
superstitions de l'ignorance ou les symboles les plus transcendants de la
raison et de la piété humaine.

Chaque siècle, chaque peuple, chaque homme, selon Goethe, avait une
croyance à la hauteur de son intelligence ou à la mesure de son horizon. La
lumière dans laquelle plongeaient les têtes culminantes comme la sienne ne
descendait pas jusqu'aux masses populaires, capables de croire, incapables
de raisonner leur croyance. Quant à lui, il était ce qu'on est convenu
d'appeler très-improprement panthéiste, c'est-à-dire ne séparant pas en
deux la création et la créature, et adorant la nature entière comme la
divinité des choses sans s'élever à la divinité de l'esprit; philosophes
pour ainsi dire brutaux et fatalistes dans leur croyance, qui reconnaissent
bien en Dieu la force latente de tous les phénomènes visibles ou
invisibles, mais qui n'y reconnaissent pas l'individualité et la suprême
intelligence, c'est-à-dire ce qui constitue l'_être_, refusant ainsi à
l'Être des êtres ce qu'ils sont forcés d'accorder au dernier insecte de la
nature.

Le panthéisme de Goethe ne tombait point dans cette absurdité si
injustement attribuée aux doctrines primitives de l'Inde, source de toutes
les théogonies antiques et modernes. Sa foi se serait plus justement
appelée polythéisme que panthéisme, c'est-à-dire qu'il reconnaissait et
qu'il adorait la Divinité dans toutes ses oeuvres sans la confondre avec
ses oeuvres: sorte de _paganisme_ sans idolâtrie, qui adorait la puissance
divine dans la puissance matérielle des éléments, mais qui dans l'élément
adorait l'impulsion divine et non l'élément lui-même. Complétement
incrédule à telle ou telle révélation historique par des miracles, Goethe
admettait seulement cette révélation naturelle et progressive par la raison
humaine, comme miroir de l'intelligence divine, successivement frappé de
plus de clarté à mesure qu'il se dégage davantage des ignorances et des
superstitions qui le ternissent. Mais Goethe semblait croire à une première
grande révélation primitive, faite à l'homme nouvellement créé par Dieu ou
apportée par des messagers demi-dieux, qui avait enseigné directement à la
créature raisonnable les premières notions de la Divinité, de la vertu, des
langues, notions que la terre seule était impuissante dans son silence à
donner.

Selon Goethe, comme selon les philosophes indiens, comme selon les
philosophes chrétiens transcendants, comme selon les philosophes grecs et
romains eux-mêmes (voyez le mot de Cicéron _antiquissimum purissimum_!), le
monde physique comme le monde moral avait commencé par _un état plus
parfait, plus pur et plus lumineux_, par un _Éden_ dans lequel l'homme
naissant avait entendu les confidences de Dieu par des révélateurs divins.
Ces confidences et ces révélations de la science suprême avaient longtemps
éclairé et régi le monde oriental; puis elles s'étaient égarées,
troublées, taries dans les sables, et, pour leur rendre leur pureté, il
fallait, par des révélations purement humaines, les passer de siècle en
siècle au filtre de la science et de la raison.

Voilà les véritables croyances religieuses de Goethe.


XXIII

Quant à sa politique, elle participait de cet éclectisme calme et de cette
superbe indifférence pour le fanatisme de tels ou tels partis monarchiques
ou populaires, aristocratiques ou démocratiques.

Sa véritable théorie, c'était son mépris des hommes et surtout des masses,
incapables, selon lui, de se donner ou de se conserver des institutions
supérieures à leur nature essentiellement versatile. Goethe, en cela,
participait beaucoup du génie de Machiavel, de Bacon, de Voltaire, de M. de
Talleyrand, hommes très-supérieurs en intelligence, très-inférieurs en
conscience, mais professant tout haut ou tout bas, à l'égard des formes
sociales, la politique du mépris; politique selon nous coupable, parce
qu'elle désespère, mais politique bien explicable par le spectacle des
impuissances éternelles des sages à améliorer la condition des insensés.

                                                            LAMARTINE.

  (_La suite au mois prochain._)



XLe ENTRETIEN.

LITTÉRATURE VILLAGEOISE.

APPARITION D'UN POËME ÉPIQUE EN PROVENCE.


I

Je vais vous raconter aujourd'hui une bonne nouvelle! Un grand poëte épique
est né. La nature occidentale n'en fait plus, mais la nature méridionale en
fait toujours: il y a une vertu dans le soleil.

Un vrai poëte homérique en ce temps-ci; un poëte né, comme les hommes de
Deucalion, d'un caillou de la _Crau_; un poëte primitif dans notre âge de
décadence; un poëte grec à Avignon; un poëte qui crée une langue d'un
idiome comme Pétrarque a créé l'italien; un poëte qui d'un patois vulgaire
fait un langage classique d'images et d'harmonie ravissant l'imagination et
l'oreille; un poëte qui joue sur la _guimbarde_ de son village des
symphonies de Mozart et de Beethoven; un poëte de vingt-cinq ans qui, du
premier jet, laisse couler de sa veine, à flots purs et mélodieux, une
épopée agreste où les scènes descriptives de l'_Odyssée_ d'Homère et les
scènes innocemment passionnées du _Daphnis et Chloé_ de Longus, mêlées aux
saintetés et aux tristesses du christianisme, sont chantées avec la grâce
de Longus et avec la majestueuse simplicité de l'aveugle de Chio, est-ce là
un miracle? Eh bien! ce miracle est dans ma main; que dis-je? il est déjà
dans ma mémoire, il sera bientôt sur les lèvres de toute la Provence. J'ai
reçu le volume il y a deux jours, et les pages en sont aussi froissées par
mes doigts, avides de fermer et de rouvrir le volume, que les blonds
cheveux d'un enfant sont froissés par la main d'une mère, qui ne se lasse
pas de passer et de repasser ses doigts dans les boucles pour en palper le
soyeux duvet et pour les voir dorés au rayon du soleil.

Or voici comment j'eus, par hasard, connaissance de la bonne nouvelle.


II

Adolphe Dumas, non pas le Dumas encyclopédique dont chaque pas fait
retentir la terre de bruit sous son pied; non pas le jeune Dumas son fils,
silencieux et méditatif, qui se recueille autant que son père se répand, et
qui ne sort, après trois cent soixante-cinq jours, de son repos, qu'avec un
chef-d'oeuvre de nouveauté, d'invention et de goût dans la main; mais le
Dumas poétique, le Dumas prophétique, le Dumas de la Durance, celui qui
jette de temps en temps des cris d'aigle sur les rochers de Provence, comme
Isaïe en jetait aux flots du Jourdain, sur les rochers du Carmel, Adolphe
Dumas enfin, que je respecte à cause de son éternelle inspiration, et que
j'aime à cause de sa rigoureuse sincérité, vint un soir du printemps
dernier frapper à la porte de ma retraite, dans un coin de Paris.

Sa tête hébraïque fumait plus qu'à l'ordinaire de ce feu d'enthousiasme qui
s'évapore perpétuellement du foyer sacré de son front. «Qu'avez-vous?» lui
dis-je.--Ce que j'ai? répondit-il; j'ai un secret, un secret qui sera
bientôt un prodige. Un enfant de mon pays, un jeune homme qui boit comme
moi les eaux de la Durance et du Rhône, est ici, chez moi, en ce moment.
Depuis huit jours qu'il a pris gîte sous mon humble toit, il m'a enivré de
poésie natale, mais tellement enivré que j'en trébuche en marchant, comme
un buveur, et que j'ai senti le besoin de décharger mon coeur avec vous. Ce
jeune homme repart demain soir pour son champ d'oliviers, à Maillane,
village des environs d'Avignon. Avant de partir il désire vous voir, parce
que la Saône se jette dans le Rhône, et qu'il a reconnu, en buvant dans le
creux de sa main l'eau de nos grands fleuves, quelques-unes des gouttes que
vous avez laissées tomber de votre coupe dans votre Saône.

«Bien, lui dis-je; amenez-le demain à la fin du jour; je lui souhaiterai
bon voyage au pays de Pétrarque, de l'amour et de la gloire, maintenant que
les vers, l'amour et la gloire sont devenus une pincée de cendre trempée
d'eau amère entre mes doigts.»

Merci, dit-il; et il me serra la main dans sa main nerveuse, qui tremble,
qui étreint et qui brise les doigts de ses amis comme une serre d'aigle
concasse et broie les barreaux de sa cage.


III

Le lendemain, au soleil couchant, je vis entrer Adolphe Dumas, suivi d'un
beau et modeste jeune homme, vêtu avec une sobre élégance, comme l'amant de
Laure, quand il brossait sa tunique noire et qu'il peignait sa lisse
chevelure dans les rues d'Avignon. C'était Frédéric Mistral, le jeune poëte
villageois destiné à devenir, comme _Burns_, le laboureur écossais,
l'Homère de Provence.

Sa physionomie, simple, modeste et douce, n'avait rien de cette tension
orgueilleuse des traits ou de cette évaporation des yeux qui caractérise
trop souvent ces hommes de vanité, plus que de génie, qu'on appelle les
poëtes populaires: ce que la nature a donné, on le possède sans prétention
et sans jactance. Le jeune Provençal était à l'aise dans son talent comme
dans ses habits; rien ne le gênait, parce qu'il ne cherchait ni à s'enfler,
ni à s'élever plus haut que nature. La parfaite convenance, cet instinct de
justesse dans toutes les conditions, qui donne aux bergers, comme aux rois,
la même dignité et la même grâce d'attitude ou d'accent, gouvernait toute
sa personne. Il avait la bienséance de la vérité; il plaisait, il
intéressait, il émouvait; on sentait dans sa mâle beauté le fils d'une de
ces belles Arlésiennes, statues vivantes de la Grèce, qui palpitent dans
notre Midi.

Mistral s'assit sans façon à ma table d'acajou de Paris, selon les lois de
l'hospitalité antique, comme je me serais assis à la table de noyer de sa
mère, dans son _mas de Maillane_. Le dîner fut sobre, l'entretien à coeur
ouvert, la soirée courte et causeuse, à la fraîcheur du soir et au
gazouillement des merles, dans mon petit jardin grand comme le mouchoir de
_Mireille_.

Le jeune homme nous récita quelques vers, dans ce doux et nerveux idiome
provençal qui rappelle tantôt l'accent latin, tantôt la grâce attique,
tantôt l'âpreté toscane. Mon habitude des patois latins parlés uniquement
par moi jusqu'à l'âge de douze ans, dans les montagnes de mon pays, me
rendait ce bel idiome intelligible. C'étaient quelques vers lyriques; ils
me plurent, mais sans m'enivrer: le génie du jeune homme n'était pas là; le
cadre était trop étroit pour son âme; il lui fallait, comme à Jasmin, cet
autre chanteur sans langue, son épopée pour se répandre. Il retournait dans
son village pour y recueillir, auprès de sa mère et à côté de ses
troupeaux, ses dernières inspirations. Il me promit de m'envoyer un des
premiers exemplaires de son poëme; il sortit.


IV

Quand il fut dans la rue, je demandai à Adolphe Dumas quelques détails sur
ce jeune homme; Dumas pouvait d'autant mieux les donner qu'il est lui-même
un enfant d'_Eyragues_ (Eyragues est un village à deux pas de Maillane,
patrie de Frédéric Mistral). Mais Dumas est un déserteur de la langue de
ses pères, qui a préféré l'idiome châtré et léché de la Seine à l'idiome
sauvage et libre du Rhône. Il en a des remords cuisants dans le coeur, et
il pleure quand il entend un écho provençal à travers les oliviers de son
hameau.

Cet enfant, me dit-il, est né à Maillane, village situé à trois lieues
d'Avignon, entre le lit de la Durance, ce torrent de Provence, et la chaîne
de montagnes qu'on appelle les Alpines; la grande route romaine qui menait
à Arles courait au pied des Alpines et traversait Maillane. Cette vallée
est d'un aspect à la fois grec et romain; c'est un cirque comme celui
d'Arles, dont les monticules dégradés des Alpines sont les gradins. Le ciel
azuré du Midi est coupé crûment par ces rochers; ce firmament a ces
tristesses splendides qui sont le caractère de la Sabine ou des Abruzzes.
Cet horizon trempe les hommes dans la lumière et dans la rêverie.
L'inspiration plane comme les aigles au-dessus des rochers dans le ciel.

La maison paternelle de ce jeune homme, maison de paysan riche, entourée
d'étables pleines, de vignes, de figuiers, d'oliviers, de champs de courges
et de maïs, est adossée au village, et regarde par ses fenêtres basses les
grises montagnes des Alpines, où paissent ses chèvres et ses moutons. Son
père, comme tous les riches cultivateurs de campagne qui rêvent follement
pour leur fils une condition supérieure, selon leur vanité, à la vie
rurale, fit étudier son fils à Aix et à Avignon pour en faire un avocat de
village. C'était une idée fausse, quoique paternelle; heureusement la
Providence la trompa: le jeune homme étudiait le grec, le latin, le
grimoire de jurisprudence par obéissance; mais la veste de velours du
paysan provençal et ses guêtres de cuir tanné lui paraissaient aussi nobles
que la toge râpée du trafiquant de paroles, et, de plus, le souvenir
mordant de sa jeune mère, qui l'adorait et qui pleurait son absence, le
rappelait sans cesse à ses oliviers de Maillane.

Son père mourut avant l'âge; le jeune homme se hâta de revenir à la maison
pour aider sa mère et son frère à gouverner les étables, à faire les
huiles et à cultiver les champs. Il se hâta aussi d'oublier les langues
savantes et importunes dont on avait obsédé sa mémoire et la chicane dont
on avait sophistiqué son esprit. Comme un jeune olivier sauvage dont les
enfants ont barbouillé en passant le tronc d'ocre et de chaux, Mistral
rejeta cette mauvaise écorce; il reprit sa teinte naturelle, et il éclata
dans son tronc et dans ses branches de toute sa séve et de toute sa
liberté, en pleine terre, en plein soleil, en pleine nature. Il se sentait
poëte sans savoir ce que c'était que la poésie; il avait une langue
harmonieuse sur les lèvres sans savoir si c'était un patois; cette langue
de sa mère était, à son gré, la plus délicieuse, car c'était celle où il
avait été béni, bercé, aimé, caressé par cette mère. Il avait le loisir du
poëte dans les longues soirées de l'étable, après les boeufs rattachés à la
crèche ou sous l'ombre des maigres buissons de chênes verts, en gardant de
l'oeil les taureaux et les chèvres; il était de plus encouragé à chanter je
ne sais quoi, dans cette langue adorée de Provence, par quelques amis plus
lettrés que lui, qui l'avaient connu et pressenti à Aix ou à Avignon
pendant ses études, et qui venaient quelquefois le visiter chez sa mère
pendant la vendange des raisins ou des olives. De ce nombre était
Romanille, d'Avignon, poëte provençal d'un haut atticisme dans sa langue;
de ce nombre aussi était Adolphe Dumas, qui était né dans les ruines d'un
couvent de chartreux, sous un rocher de la Durance, et qui en avait respiré
l'ascétisme d'anachorète chrétien du temps de saint Jérôme.

«La mère de Mistral, me racontait hier Adolphe Dumas, nous servait à table,
son fils et moi, debout, comme c'est la coutume des riches matrones de
Provence en présence de leurs maris et de leurs fils. Je vois encore d'ici
ses belles longues mains blanches, sortant d'une manche de toile fine
retroussée jusqu'aux coudes, pour nous tendre les mets qu'elle avait
elle-même préparés ou pour remplacer les cruches de vin quand elles étaient
vides.

--Asseyez-vous donc avec nous, Madame Mistral, lui disais-je, tout honteux
d'être servi par cette belle veuve arlésienne, semblable à une reine de la
Bible ou de l'Odyssée. «Oh! non, Monsieur, répondait-elle en rougissant, ce
n'est pas la coutume à Maillane; nous savons que nous sommes les femmes de
nos maris et les mères de nos fils, mais aussi les servantes de la maison.
Ne prenez pas garde!»

Et elle s'en allait modestement manger debout un morceau de pain et
d'agneau sur le coin du dressoir, où brillaient, comme de l'acier fin, ses
grands plats d'étain, polis chaque samedi par ses servantes.

Cette mère vit encore; elle n'a que quelques rares cheveux blancs comme une
frange de fil de la Vierge rapportée du verger sous sa coiffe; elle
n'aspire qu'à trouver bientôt une Rébecca au puits pour son cher enfant.

Voilà toute l'histoire du jeune villageois de Maillane; cette histoire
était nécessaire pour comprendre son poëme. Son poëme, c'est lui, c'est son
pays, c'est la Provence aride et rocheuse, c'est le Rhône jaune, c'est la
Durance bleue, c'est cette plaine basse, moitié cailloux, moitié fange, qui
surmonte à peine de quelques pouces de glaise et de quelques arbres
aquatiques les sept embouchures marécageuses par lesquelles le Rhône, frère
du Danube, serpente, troublé et silencieux, vers la mer, comme un reptile
dont les écailles se sont recouvertes de boue en traversant un marais;
c'est son soleil d'une splendeur d'étain calcinant les herbes de la
Camargue; ce sont ses grands troupeaux de chevaux sauvages et de boeufs
maigres, dont les têtes curieuses apparaissent au-dessus des roseaux du
fleuve, et dont les mugissements et les hennissements de chaleur
interrompent seuls les mornes silences de l'été. C'est ce pays qui a fait
le poëme: on peint mal ce qu'on imagine, on ne chante bien que ce que l'on
respire. La Provence a passé tout entière dans l'âme de son poëte;
_Mireille_, c'est la transfiguration de la nature et du coeur humain en
poésie dans toute cette partie de la basse Provence comprise entre les
Alpines, Avignon, Arles, Salon et la mer de Marseille. Cette lagune est
désormais impérissable: un Homère champêtre a passé par là. Un pays est
devenu un livre; ouvrons le livre, et suivez-moi.


V

Donc, il y a six jours que la poste du soir m'apporta un gros et fort
volume intitulé _Mireïo_: c'est le nom provençal de _Mireille_. Ce livre
était le tribut de souvenir que le poëte découvert par Adolphe Dumas
m'avait promis l'été dernier. J'ouvris nonchalamment le volume, je vis des
vers. J'ai l'âme peu poétique en ce moment; je lutte dans une fièvre
continuelle avec une catastrophe domestique qui, si elle s'achève,
entraînera malheureusement bien d'autres que moi. Mon devoir consciencieux
est de lutter à mort contre les iniquités, les humiliations, les calomnies,
les avanies de toute nature dont la France me déshonore et me travestit en
retour de quelques erreurs peut-être, mais d'un dévouement, corps, âme et
fortune, qui ne lui a pas manqué dans ses jours de crise, à elle. Chaque
soir je me couche en désirant que ce jour honteux soit le dernier; chaque
matin je me réveille en me disant à moi-même: Reprends coeur, bois ton
amertume; lutte encore, car, si tu faiblis un moment ou si tu quittes ta
patrie en abandonnant à tes créanciers des terres que nul n'ose acheter, ta
lâcheté perdra ceux que tu dois sauver; tu es leur otage, ne t'enfuis pas;
sois le _Régulus_ de leur salut. La France, qui te raille et qui t'outrage
aujourd'hui, t'entendra peut-être demain. Encore un jour!

Voilà mes jours.


VI

Je rejetai donc le volume sur la cheminée, et je me dis: Je n'ai pas le
coeur aux vers: à un autre temps!

Cependant, quand l'heure du sommeil ou de l'insomnie fut venue, je pris,
par distraction, le volume sur la tablette de la cheminée, et je l'emportai
sous le bras dans ma chambre. Je le jetai sur mon lit, j'allumai ma lampe,
et, comme je n'arrive plus jamais à quelques heures de sommeil que par la
fatigue des yeux sur un livre, je rouvris le livre et je lus.

Cette nuit-là je ne dormis pas une minute.

Je lus les douze chants d'une haleine, comme un homme essoufflé que ses
jambes fatiguées emportent malgré lui d'une pierre milliaire à l'autre, qui
voudrait se reposer, mais qui ne peut s'asseoir. Je pourrais retourner le
vers célèbre de Dante dans l'épisode de _Françoise de Rimini_, et dire,
comme Francesca: «À ce passage nous fermâmes le livre et nous ne lûmes pas
plus avant!» Moi j'en lus jusqu'à l'aurore, je relus encore le lendemain et
les jours suivants! Et maintenant relisons, si vous voulez, une troisième
fois ensemble; je vais feuilleter page à page ce divin poëme épique du
coeur de la Chloé moderne avec vous; vous jugerez si le charme qui m'a
saisi à cette lecture vient de mon imagination ou du génie de ce jeune
Provençal. Écoutez!

Mais d'abord sachez que tout le récit est écrit, à peu près comme les
chants du Tasse, en stances rimées de sept vers inégaux dans leur
régularité. Ces stances sonnent mélodieusement à l'oreille, comme les
grelots d'argent aux pieds des danseuses de l'Orient. Les vers varient
leurs hémistiches et leur repos pour laisser respirer le lecteur; ils se
relèvent aux derniers vers de la stance pour remettre l'oreille en route et
pour dire, comme le coursier de Job: Allons!

Ces vers sont mâles comme le latin, femelles comme l'italien, transparents
pour le français, comme des mots de famille qui se reconnaissent à travers
quelque différence d'accent. Je pourrais vous les donner ici dans leur
belle langue originale, mais j'aime mieux vous les traduire en m'aidant de
la naïve traduction en pur français classique faite par le poëte lui-même.
Nul ne sait mieux ce qu'il a voulu dire; notre français à nous serait un
miroir terne de son oeuvre: le sien à lui est un miroir vivant. À nous
deux, nous répondrons mieux aux nécessités des deux langues. Lisons donc:
c'est moi qui parle, mais c'est lui qui chante. Ne vous étonnez pas de la
simplicité antique et presque triviale du début: il chante pour le village,
avec accompagnement de la flûte au lieu de la lyre. Arrière la trompette de
l'épopée héroïque! C'est l'épopée des villageois, c'est la muse de la
veillée qu'il invoque.

«Je chante une fille de Provence et les amours de jeune âge à travers la
_Crau_, vers le bord de la mer, dans les grands champs de blé... Bien que
son front ne resplendît que de sa fraîcheur, bien qu'elle n'eût ni diadème
d'or, ni mantelet de soie tissé à Damas, je veux qu'elle soit élevée en
honneur comme une reine et célébrée avec amour par notre pauvre langue
dédaignée; car ce n'est que pour vous que je chante, ô pâtres des collines
de Provence, et pour vous autres, habitants rustiques de nos _mas_.» (Les
_mas_ sont les fermes isolées des plaines d'Arles et de la Crau.)

L'invocation au Christ né parmi les pasteurs continue pendant trois
strophes; le poëte, dans une comparaison ingénieuse et simple, demande à
Dieu d'atteindre au sommet de l'olivier la branche haute où gazouillent le
mieux les chantres de l'air, la _branche des oiseaux_. Puis il décrit ainsi
le lieu de la scène, description fidèle comme si elle était reflétée dans
les eaux du Rhône qui coule sous la berge du pauvre vannier parmi les
osiers.

«Au bord du Rhône, entre les grands peupliers et les saules touffus de la
rive, dans une pauvre cabane rongée par l'eau, un vannier demeurait avec
son fils unique; ils s'en allaient après l'hiver, de ferme en ferme,
raccommoder les corbeilles rompues et les paniers troués.»

Le père et le fils, s'en allant ainsi de compagnie au printemps offrir leur
service de _mas_ en _mas_, voient venir un orage et s'entretiennent des
granges les plus hospitalières où ils pourraient trouver sous les meules de
paille un abri contre la pluie et la nuit. «Père, dit Vincent, c'est le nom
du fils, apprenti de son père, combien fait-on de charrues au mas des
_Micocoules_, que je vois là-bas blanchir entre les mûriers?--Six, répond
le père.--Ah! c'est donc là, reprend l'adolescent, un des plus forts
domaines de la _Crau_?

--«Je le crois bien, continue le vannier; ne vois-tu pas leur verger
d'oliviers, entre lesquels serpentent des rubans de vignes traînantes et de
pâles amandiers? Il y a, dit-on, autant d'avenues d'oliviers dans le
domaine qu'il y a de jours dans l'année, et chacune de ces avenues compte
autant de pieds d'arbres qu'il y a d'avenues.

--«Par ma foi! dit le fils, que d'_oliveuses_ il faut avoir dans la saison
pour cueillir tant d'olives!--Ne t'inquiète pas, répond le vieux vannier;
quand viendra la Toussaint, les filles des beaux villages de Provence qui
se louent pour la vendange des oliviers, tout en chantant sur les branches,
te rempliront jusqu'à la gorge les sacs et les _linceux_ d'olives roses et
amygdalines!

«Et le vannier, qu'on appelait maître Ambroise, continuait de discourir
avec son enfant; et le soleil, qui sombrait derrière les collines, teignait
des plus belles couleurs les légères nuées; et les laboureurs, assis sur
leurs boeufs accouplés par le joug et tenant leurs aiguillons la pointe en
l'air, revenaient lentement pour souper; et la nuit _sombrissait_ là-bas
sur les marécages.

--«Allons! allons! dit encore Vincent, déjà j'entrevois dans l'aire le
faîte arrondi de la meule de paille. Nous voici à l'abri; c'est là que
foisonnent les brebis.--Ah! dit le père, pour l'été elles ont le petit bois
de pins, pour l'hiver, la plaine caillouteuse. Oh! oh! tout y est, dans ce
domaine!

--«Et toutes ces grandes touffes d'arbres qui font ombre sur les tuiles, et
cette belle fontaine qui coule en un vivier, et ces nombreuses ruches
d'abeilles que chaque automne dépouille de leur miel et de leur cire, et
qui, au renouveau du mois de mai, suspendent cent essaims aux grands
micocouliers!

--«Et puis, en toute la terre, père, ce qui me paraît encore le plus beau,
interrompit Vincent, c'est la fille du _mas_, celle qui, s'il vous en
souvient, mon père, nous fit, l'été dernier, faire pour la maison deux
corbeilles de cueilleur d'olives et remettre deux anses à son petit
panier.»


VII

Ils arrivent. La jeune fille venait de donner les feuilles de mûrier à ses
vers à soie, et, sur le seuil de la grange, elle allait, à la rosée du
soir, tordre un écheveau de fil. La fille _Mireille_ et les étrangers se
saluent dans les termes de cette simple et modeste familiarité, politesse
du coeur de ceux qui n'ont pas de temps à perdre en vains discours. Ils
demandent l'hospitalité, non du toit, mais des bords de la meule de paille,
pour passer la nuit.

«Et avec son fils, chante le poëte, le vannier alla s'asseoir sur un
rouleau de pierre qui sert à aplanir le sillon après le labour; et ils se
mirent, sans plus de paroles, à tresser à eux deux une manne commencée, et
à tordre et à entre-croiser vigoureusement les fils flexibles arrachés de
leur faisceau dénoué de forts osiers.»

Vincent touchait à ses seize ans. Le poëte trace rapidement en traits
proverbiaux du pays le portrait du beau villageois ambulant et son
caractère. Pendant que le poëte décrit, le soir tombe; les ouvriers
rentrent des champs; la belle _Mireille_ (la fille du _mas_) apporte, pour
faire souper au frais ses travailleurs, «sur la table de pierre, la salade
de légumes, et, du large plat chavirant sous le poids, chaque valet de la
ferme tirait déjà à pleine cuillère de buis les fèves; et le vieillard et
son fils continuaient à tresser l'osier à l'écart.»

--«Eh bien! voyons, leur dit un peu brusquement Ramon, le riche maître du
domaine et l'heureux père de _Mireille_, allons! laissez là la corbeille.
Ne voyez-vous pas naître les étoiles? Mireille, apporte les écuelles.
Allons! à table! car vous devez être las.

--«Eh bien! allons! dit le vannier; et ils s'avancèrent vers un bout de la
table de pierre et se coupèrent du pain. Mireille, leste et accorte,
assaisonna pour eux un plat de féverolles avec l'huile des oliviers, et
vint ensuite en courant l'avancer vers eux de sa belle main.»

Le portrait de Mireille, tracé en courant par le poëte, en cinq ou six
traits empruntés à la nature rurale, rappelle la Sulamite, dans le cantique
amoureux de Salomon.

«Son visage à fleur de joues avait deux fossettes; sa poitrine, qui
commençait à se soulever, était une pêche double et pas mûre encore. Gaie,
folâtre et un peu sauvage, ah! si dans un verre d'eau vous aviez vu cette
gentillesse et cette grâce reflétées, d'un trait vous l'auriez bue!»

Quelle expression neuve, naïve et passionnée, qu'aucune langue n'avait
encore ou trouvée ou osée!

Après le repas, les ouvriers et Mireille prient le vieux vannier de leur
chanter un des chants célèbres dans la contrée, dont il charmait autrefois
les veillées.--«Ah! répond-il, de mon temps j'étais un chanteur, c'est
vrai, mais les miroirs aujourd'hui sont brisés!» Mireille insiste.--«Belle
enfant, lui dit-il, ma voix n'est plus qu'un épi égrené, mais pour vous
complaire je chanterai.» Après avoir vidé son verre plein de vin, le
vannier chante.


VIII

Que chante-t-il? Un chant militaire, une campagne navale du héros de la
Provence, le bailli de Suffren, dans l'Inde. La chanson est un véritable
poëme héroïque, écrit avec la poudre et le sang sur le pont d'un vaisseau
démâté par le canon. C'est la patrie et la gloire au point de vue du peuple
marin des côtes provençales: le poëte n'embouche pas moins bien le clairon
que la flûte. L'auditoire enthousiasmé oublie d'abreuver les six paires de
boeufs dans la rigole d'eau courante. À la fin tout le monde se retire en
répétant la cantate du vannier, autrefois matelot sur le vaisseau de
Suffren. Mireille et Vincent, le fils du chanteur, restent seuls, attardés
et jaseurs, sur le seuil de la maison. Leur conversation est une églogue de
Provence, et non de Mantoue. Tout est original dans le poëme, parce que
tout est né de la nature dans le poëte.

«Ah! çà, Vincent, disait _Mireille_, quand tu as pris ta bourrée d'osier
sur tes épaules pour aller çà et là raccommoder les corbeilles, en dois-tu
voir, dans tes voyages, des vieux châteaux, des déserts sauvages, des
villages, des fêtes, des pèlerinages! Nous, nous ne sortons jamais de notre
pigeonnier.

--«C'est bien vrai, Mademoiselle, dit le jeune apprenti; mais la soif
s'étanche aussi bien par l'agacement d'une groseille aux dents que par
l'eau de toute la cruche; et si, pour trouver de l'ouvrage, il faut essuyer
les injures du temps, tout de même le voyage a ses moments de plaisir, et
l'ombre sur la route fait oublier le chaud.»

Le récit que Vincent fait de ses voyages à la jeune fille est incomparable
en grâce, en vérité, en nouveauté et cependant en poésie. Quelques notes
mal étouffées d'amour qui s'ignore commencent à tinter à son insu dans la
voix de l'enfant. Nous regrettons de tronquer ce long et délicieux
gazouillement de l'innocence et de l'amour; mais il faudrait tout copier:
le poëte a douze chants, nous n'avons qu'une heure.

«Devant le _mas_ des Micocoules, ainsi Vincent déployait tous les replis de
sa mémoire; la rougeur montait à ses joues, et son oeil noir jetait de
douces lueurs dans la nuit. Ce qu'il disait des lèvres, il le gesticulait
avec ses bras, et sa parole coulait abondante comme une ondée soudaine sur
un regain du mois de mai.

«Les grillons chantant dans les mottes de terre plus d'une fois se turent
comme pour écouter; souvent les rossignols, souvent l'oiseau de nuit, dans
le bois de pins, firent silence. Attentive et émue jusqu'au fond de son
âme, _Mireille_, assise sur un fagot de feuilles coupées, n'aurait pas
fermé les yeux jusqu'à la première aube du jour.

«--Il me semble, dit-elle en se retirant à pas lents vers sa mère, que,
pour l'enfant d'un vannier, il parle merveilleusement bien! Ô mère! c'est
un plaisir d'aller dormir l'hiver, mais à présent, pour dormir, la nuit est
trop claire. Écoutons-le, écoutons encore; je passerais à l'entendre ainsi
mes veillées et ma vie.»

Et là finit le premier chant de _Mireille_. On sent que l'amour couve dans
ces deux coeurs: on va le voir éclore au deuxième chant.


IX

Que ne puis-je vous le transcrire tout entier! Les fils poétiques sont si
délicats et si indissolublement ajustés dans la trame qu'en enlever un
c'est faire écheveler la trame entière; citons-en plutôt quelques passages
au hasard, et par induction jugez de l'ensemble du chant.


LA CUEILLETTE DES OLIVES.

«Chantez, chantez, _magnanarelles_ (filles qui cueillent les olives)! car
la cueillette veut et inspire les chants.--Beaux sont les vers à soie quand
ils s'endorment de leur troisième somme; les mûriers sont pleins de jeunes
filles que le beau temps rend alertes et gaies, telles qu'un essaim de
blondes abeilles qui dérobent leur miel aux romarins des champs pierreux.

«En défeuillant vos rameaux, chantez, chantez, _magnanarelles_! Mireille
est à la feuille un beau matin de mai; cette matinée-là, pour pendeloques,
à ses oreilles, la folâtre avait pendu deux cerises... Vincent, cette
matinée-là, passa par là de nouveau.

«À son bonnet écarlate, comme en ont les riverains des mers latines, il
avait gentiment une plume de coq; et en foulant les sentiers il faisait
fuir les couleuvres vagabondes, et des sonores tas de pierre avec son bâton
il chassait les cailloux.

--«Ô Vincent! lui cria Mireille du milieu des vertes allées, pourquoi
passes-tu si vite? Vincent aussitôt se retourna vers la plantation, et sur
un mûrier, perchée comme une gaie coquillade, il découvrit la fillette, et
vers elle vola joyeux.

«Eh bien! Mireille, vient-elle bien, la feuille?--Eh! peu à peu tout rameau
se dépouille.--Voulez-vous que je vous aide?--Oui!» Pendant qu'elle riait
là haut en jetant de folâtres cris de joie, Vincent, frappant du pied le
trèfle, grimpa sur l'arbre comme un loir. «Mireille, il n'a que vous, le
vieux maître Ramon?

«Faites les branches basses; j'atteindrai les cimes, moi, allez!» Et, de sa
main légère, celle-ci, trayant la ramée: «Cela garde d'ennui de travailler
(avec) un peu de compagnie! Seule, il vous vient un nonchaloir!» dit-elle.
«Moi de même; ce qui m'irrite, répondit le gars, c'est justement cela.

«Quand nous sommes là-bas, dans notre hutte, où nous n'entendons que le
bruissement du Rhône impétueux qui mange les graviers, oh! parfois, quelles
heures d'ennui! Pas autant l'été; car, d'habitude, nous faisons nos courses
l'été, avec mon père, de métairie en métairie.

«Mais quand le petit houx devient rouge (de baies), que les journées se
font hivernales et longues les veillées, autour de la braise à demi
éteinte, pendant qu'au loquet siffle ou miaule quelque lutin, sans lumière
et sans grandes paroles, il faut attendre le sommeil, moi tout seul avec
lui!...

--«La jeune fille lui dit vivement: Mais la mère, où demeure-t-elle
donc?--Elle est morte!... Le garçon se tut un petit moment, puis reprit:
Quand Vincenette était avec nous, et que, toute jeune, elle gardait encore
la cabane, pour lors c'était un plaisir!--Mais quoi? Vincent,

«Tu as une soeur?--Elle est servante du côté de Beaucaire, répond-il. Elle
n'est pas laide non plus, poursuit-il, ma soeur, mais combien êtes-vous
plus belle encore!» À ce mot Mireille laissa échapper la branche à moitié
cueillie. «Oh! dit-elle à Vincent...

«Chantez, chantez, magnanarelles! Il est beau le feuillage des mûriers;
beaux sont les vers à soie quand ils s'endorment de leur troisième sommeil!
Les mûriers sont pleins de jeunes filles que le beau temps rend gaies et
rieuses, telles qu'un essaim de blondes abeilles qui dérobent leur miel
dans les champs pierreux.»


X

Ici Vincent, dans des stances timides et indirectes, compare la beauté de
sa soeur à celle de Mireille, et, à chaque compliment qui l'étonne et la
flatte, laissant de nouveau échapper la branche de l'olivier: «Oh!
voyez-vous ce Vincent!» dit en rougissant Mireille.

Et cependant le jour grandissait, et le soleil que les jeunes filles
avaient devancé faisait fumer les brumes du matin sur les roches nues des
Alpines. «Oh! nous n'avons rien fait! Quelle honte! dit Mireille en
regardant les mûriers encore touffus de feuilles. Cet enfant dit qu'il est
monté pour m'aider, et tout son travail ensuite est de me faire rire.

--«Eh bien! à qui cueillera plus vite, Mademoiselle. Nous allons le voir.»
Et vite, de deux mains passionnées, ardentes à l'ouvrage, ils tordent les
branches, ils descendent les grands et petits rameaux. Plus de paroles,
plus de repos (brebis qui bêle perd sa dentée d'herbe); le mûrier qui les
porte est à l'instant dépouillé tout nu!

Ils reprirent cependant bientôt haleine. (Dieu que la jeunesse est une
belle chose!) En foulant ensemble la feuille dans le même sac, une fois il
arriva que les jolis doigts effilés de la jeune _magnanarelle_ se
rencontrèrent par hasard emmêlés avec des doigts brûlants, les doigts de
Vincent.

«Elle et lui tressaillirent; leurs joues se colorèrent de la fleur
vermeille d'amour, et tous deux à la fois, d'un feu inconnu, sentirent
l'étincelle ardente s'échapper; mais, comme celle-ci avec effroi retirait
sa main de la feuille, lui par le trouble encore tout ému:

--«Qu'avez-vous? dit-il; une guêpe cachée vous aurait-elle piquée?--Je ne
sais, répondit-elle à voix basse et en baissant le front. Et sans plus en
dire chacun se met à cueillir de nouveau quelque brindille; pourtant, avec
des yeux malins en dessous, ils s'épiaient à qui rirait le
premier..........»

Mais lisez tout entier le passage qui suit cette rencontre involontaire des
deux mains dans les feuilles. Le voilà:


XI

«Leur poitrine battait!... La feuille tomba, puis de nouveau, comme pluie;
et puis, venu l'instant où ils la mettaient au sac, la main blanche et la
main brune, soit à dessein ou par bonheur, toujours venaient l'une vers
l'autre, mêmement qu'au travail ils prenaient grande joie.

«Chantez, chantez, magnanarelles, en défeuillant vos rameaux!... Vois!
vois! tout à coup Mireille crie, Vois!--Qu'est-ce?» Le doigt sur la bouche,
vive comme une locustelle sur un cep, vis-à-vis de la branche où elle
juche, elle indiquait du bras... «Un nid... que nous allons voir!

--«Attends!...» Et, retenant son souffle haletant, tel qu'un passereau le
long des tuiles, Vincent, de branche en branche, a bondi vers le nid. Au
fond d'un trou qui, naturellement, entre la dure écorce, s'était formé, par
l'ouverture les petits se voyaient, déjà pourvus de plumes et remuant.

«Mais Vincent, qui, à la branche tortue, vient de nouer ses jambes
vigoureuses, suspendu d'une main, dans le tronc caverneux fouille de
l'autre main. Un peu plus élevée, Mireille alors, la flamme aux joues:
Qu'est-ce? demande-t-elle avec prudence. «Des pimparrins!» De belles
mésanges bleues!

Mireille éclata de rire. «Écoute, dit-elle, ne l'as-tu jamais ouï dire?
Lorsqu'on trouve à deux un nid au faîte d'un mûrier ou de tout arbre
pareil, l'année ne passe pas qu'ensemble la sainte Église ne vous unisse...
Proverbe, dit mon père, est toujours véridique.

«Oui, réplique Vincent; mais il faut ajouter que cet espoir ne peut se
fondre si, avant d'être en cage, s'échappent les petits.--Jésus, mon Dieu!
prends garde! cria la jeune fille, et, sans retard, serre-les avec soin,
car cela nous regarde!» Ma foi! répond ainsi le jouvenceau,

«Le meilleur endroit pour les serrer serait peut-être votre
corsage...--Tiens! oui, donne! c'est vrai!...» Le garçon aussitôt plonge sa
main dans la cavité de l'arbre; et sa main, qui retourne pleine, en tire
quatre du creux. «Bon Dieu! dit Mireille en tendant la main, oh!
combien?...

--«La gentille nichée! Tiens! tiens! pauvres petits, un bon baiser!» Et,
folle de plaisir, de mille doux baisers elle les dévore et les caresse.
Puis avec amour doucement les coule sous son corsage qui enfle.--«Tiens!
tiens! tends la main derechef,» cria Vincent.

--«Oh! les jolis petits! Leurs têtes bleues ont de petits yeux fins comme
des aiguilles!» Et vite encore dans la blanche et lisse prison elle cache
trois mésanges; et chaudement, dans le sein de la jeune fille, la petite
couvée, qui se blottit, croit qu'on l'a remise au fond de son nid.

--«Mais tout de bon, Vincent, y en a-t-il encore?--Oui! sainte Vierge!
Vois! tout à l'heure je dirai que tu as la main fée!--Eh! bonne fille que
vous êtes! les mésanges, quand vient la Saint-Georges, elles font dix,
douze oeufs et même quatorze, maintes fois!... Mais tiens! tiens! tends la
main, les derniers éclos! Et vous, beau creux, adieu!»


XII

À peine le jeune homme se décroche, à peine celle-ci arrange les oiseaux
bien délicatement dans son fichu fleuri... Aie! aie! aie! d'une voix
chatouilleuse fait soudain la pauvrette. Et, pudique, sur la poitrine elle
se presse les deux mains. Aie! aie! aie! je vais mourir!»

«Ho! pleurait-elle, ils m'égratignent! Aie! m'égratignent et me piquent!
Cours vite, Vincent, vite!...» C'est que, depuis un moment, vous le
dirai-je? dans la cachette grand et vif était l'émoi. Depuis un moment,
dans la bande ailée avaient, les derniers éclos, mis le bouleversement.

«Et, dans l'étroit vallon, la folâtre multitude, qui ne peut librement se
caser, se démenant des griffes et des ailes, faisait, dans les ondulations,
culbutes sans pareilles: faisait, le long des talus, mille belles roulades.

«Aie! aie! viens les recevoir! vole!» lui soupirait-elle. Et, comme le
pampre que le vent fait frissonner, comme une génisse qui se sent piquée
par les frelons, ainsi gémit, bondit et se ploie l'adolescente des
Micocoules.... Lui pourtant a volé vers elle... Chantez en défeuillant;

«En défeuillant vos rameaux, chantez, _magnanarelles_! Sur la branche où
Mireille pleure, lui pourtant a volé. «Vous le craignez donc bien le
chatouillement? lui dit-il de sa bouche amie. Eh! comme moi, dans les
orties, si, nu pieds, maintes fois il vous fallait vaguer!

«Comment feriez-vous?» Et, pour déposer les oisillons qu'elle a dans son
corsage, il lui offre en riant son bonnet de marin. Déjà Mireille, sous
l'étoffe que la nichée rendait bouffante, envoie la main, et dans la
_coiffe_ déjà, une à une, rapporte les mésanges.

«Déjà, le front baissé, pauvrette! et détournée un peu de côté, déjà le
sourire se mêlait à ses larmes; semblablement à la rosée qui, le matin, des
liserons mouille les clochettes lourdes, et roule en perles, et s'évapore
aux premières clartés...

«Et sous eux voilà que la branche tout à coup éclate et se rompt!... Au cou
du vannier la jeune fille effrayée, avec un cri perçant, se précipite et
enlace ses bras; et du grand arbre qui se déchire, en une rapide virevolte,
ils tombent, serrés comme deux jumeaux sur la souple ivraie...

«Frais zéphirs (vent), largue et (vent) grec, qui des bois remuez le dais,
sur le jeune couple que votre murmure un petit moment mollisse et se
taise! Folles brises, respirez doucement! Donnez le temps que l'on rêve, le
temps qu'à tout le moins ils rêvent le bonheur!

«Toi qui gazouilles dans ton lit, va lentement, va lentement, petit
ruisseau parmi tes galets sonores; ne fais pas tant de bruit, car leurs
deux âmes sont dans le même rayon de feu, parties comme une ruche qui
essaime... Laissez-les se perdre dans les airs pleins d'étoiles!

«Mais elle, au bout d'un instant, se délivra du danger. Moins pâles sont
les fleurs du cognassier. Puis ils s'assirent sur le talus, l'un près de
l'autre se mirent, un petit moment se regardèrent, et voici comment parla
le jeune homme aux paniers:


XIII

«Vous êtes-vous point fait de mal, Mireille!... Ô honte de l'allée! arbre
du diable! arbre funeste qu'on a planté un vendredi! que le marasme
s'empare de toi! que l'artison te dévore, et que ton maître te prenne en
horreur!--Mais elle, avec un tremblement qu'elle ne peut arrêter:

«Je ne me suis pas, dit-elle, fait de mal, nenni! Mais, telle qu'un enfant
dans ses langes qui parfois pleure et ne sait pourquoi, j'ai quelque chose,
dit-elle, qui me tourmente; cela m'ôte le voir et l'ouïr; mon coeur en
bout, mon front en rêve, et le sang de mon corps ne peut rester calme.»

«Peut-être, dit le vannier, est-ce la peur que votre mère ne vous gronde
pour avoir mis trop de temps à la _feuille_? Comme moi, quand je m'en
venais à l'heure indue, déchiré, barbouillé comme un Maure, pour être allé
chercher des mûres.--Oh! non, dit Mireille; autre peine me tient.»

Mireille, enfin, après un naïf interrogatoire, finit par avouer à Vincent
qu'elle l'aime! «Oh! dit l'humble enfant du vannier, ne vous jouez pas
ainsi de moi, Mademoiselle! Vous la reine des Micocoules! moi le fils
vagabond du vannier!»

L'aveu n'est pas moins involontaire et pas moins franc sur les deux
bouches. «Eh bien! je le dirai une fois aussi, Mireille, je t'aime!

«Je t'aime tellement que si tu disais: Je veux une étoile, il n'est ni
traversée de mers, ni forêts, ni torrents en fureur, ni bourreau, ni feu,
ni fer qui m'arrêtent. Au sommet des pics des montagnes, là où la terre
touche le ciel, j'irais la cueillir, et dimanche tu l'aurais pendue à ton
cou.

«Mais, ô la plus belle de toutes! plus j'y pense, plus, hélas! je sens que
je me fais illusion. J'ai vu une fois un figuier dans mon chemin, cramponné
à la roche nue, contre la grotte de Vaucluse, si maigre, hélas! qu'à peine
aux lézards gris il donnait autant d'ombre qu'une touffe de jasmin. Jusqu'à
ses racines une seule fois par an vient clapoter l'onde d'une source
voisine, et l'arbuste avide se penche pour boire autant qu'il peut au flot
abondant qui monte à ses pieds pour le désaltérer. Cela lui suffit toute
une année pour vivre. Cela s'applique à moi, ô Mireille! aussi juste que la
pierre à la bague!

«Car je suis le figuier, Mireille, toi la fontaine!...»

L'entretien s'attendrit entre les deux enfants; au moment où il va
s'exalter jusqu'au délire, on entend la voix grondeuse d'une vieille
femme. «Les vers à soie, à midi, n'auront donc point de feuilles à manger?»
dit-elle.

«Au sommet touffu d'un pin tout retentissant d'un joyeux tumulte d'oiseaux,
une volée de passereaux qui s'abat remplit quelquefois l'air d'un gai
ramage à l'heure où fraîchit le soir; mais si tout à coup d'un glaneur qui
les guette la pierre lancée tombe sur la cime de l'arbre, de toute part,
effarouchés dans leurs ébats, la volée s'enfuit dans le bois.»

Ainsi, troublé dans son bonheur, le couple innocent s'enfuit dans la lande,
elle vers la maison, son faisceau de feuilles sur la tête, lui immobile, la
regardant de loin courir dans le blé.

Et ainsi finit ce second chant, une des plus suaves idylles à laquelle on
ne peut rien comparer que les gémissements les plus chastes du Cantique des
Cantiques. Il y respire une pureté d'images, une verve de bonheur, une
jeunesse de coeur et de génie qui ne peuvent avoir été écrites que par un
poëte de vingt ans. La terre y tourne sous les pas, le coeur y bondit dans
la poitrine comme dans une ronde de villageois sous les mûriers de la Crau
ou sous les châtaigniers de Sicile. Ô poésie d'un vrai poëte! tu es le
rajeunissement éternel des imaginations, la Jouvence du coeur.


XIV

Le troisième chant s'ouvre par une description à la fois biblique,
homérique et virgilienne d'une assemblée de matrones arlésiennes dans une
magnanerie, occupées, tout en jasant, à faire monter les vers à soie
réveillés sur les brindilles de mûriers pour y filer leurs berceaux
transparents.

Mireille va et vient dans la foule, semblable à la jeune âme de la maison
et de la saison. Elle rougit de quelques propos de jeunes filles, ses
compagnes, qui parlent de leurs fiancés sans se douter qu'elle a choisi le
sien; elle va cacher sa rougeur subite à la cave sous prétexte d'aller
chercher la flasque de vin des Micocoules. Les jeunes filles, animées par
la goutte de vin, jasent comme des colombes roucoulent; une, entre autres,
en supposant par badinage qu'elle a épousé un fils de roi de la contrée,
fait, en contemplant son pays du haut de sa tour, une géographie splendide
de la belle Provence. Écoutez:

«Je verrais, disait-elle, mon gai royaume de Provence, tel qu'un clos
d'orangers, devant moi s'épanouir, avec sa mer bleue mollement étendue sous
ses collines et ses plaines, et les grandes barques pavoisées cinglant à
pleine voile au pied du château d'If.

«Et le mont Ventoux que laboure la foudre, le Ventoux, qui, vénérable,
élève sur les montagnes blotties au-dessous de lui sa blanche tête
jusqu'aux astres, tel qu'un grand et vieux chef de pasteurs qui, entre les
hêtres et les pins sauvages, accoté de son bâton, contemple son troupeau.

«Et le Rhône, où tant de cités, pour boire, viennent à la file, en riant et
chantant, plonger leurs lèvres tout le long; le Rhône, si fier dans ses
bords, et qui, dès qu'il arrive à Avignon, consent pourtant à s'infléchir
pour venir saluer Notre-Dame des Doms.

«Et la Durance, cette chèvre ardente à la course, farouche, vorace, qui
ronge en passant et cades et argousiers; la Durance, cette fille
sémillante qui vient du puits avec sa cruche, et qui répand son onde en
jouant avec les gars qu'elle trouve par la route, etc.»


XV

L'une des compagnes de Mireille découvre que la jeune fille des Micocoules
a causé en secret avec Vincent, l'enfant aux pieds nus; on raille Mireille.
Une matrone prend sa défense et raconte, pour les faire taire, aux
médisantes une légende provençale qui fait rentrer la raillerie dans leurs
bouches. Lisez cela.

«Il était un vieux pâtre, dit-elle; il avait passé toute sa vie seul et
sauvage dans l'âpre _Lubéron_, gardant son troupeau. Enfin, sentant son
corps de fer ployer vers le cimetière, il voulut, comme c'était son devoir,
se confesser à l'ermite de Saint-Eucher.»

Il avait tout oublié dans son isolement, depuis ses premières Pâques
jusqu'à ses prières. De sa cabane il monta donc à l'ermitage, et, devant
l'ermite, il s'agenouilla, courbant le front à terre.

«De quoi vous accusez-vous, mon frère?» dit le chapelain. «Hélas! répondit
le vieillard, voici ce dont je m'accuse: Une fois, dans mon troupeau, une
bergeronnette, qui est un oiseau ami des bergers, voletait... Par malheur
je tuai avec un caillou la pauvre hoche-queue!»

«S'il ne le fait à dessein cet homme doit être idiot, pensa l'ermite... Et
aussitôt, brisant la confession»: Allez suspendre à cette perche, lui
dit-il en étudiant son visage, votre manteau; car je vais maintenant, mon
frère, vous donner la sainte absolution.»

«La perche que le prêtre, afin de l'éprouver, lui montrait, était un rayon
de soleil qui tombait obliquement dans la chapelle. De son manteau le bon
vieux pâtre se décharge, et, crédule, en l'air le jette... Et le manteau
resta suspendu au rayon éclatant.»

--«Homme de Dieu! s'écria l'ermite... Et aussitôt de se précipiter aux
genoux du saint pâtre, en pleurant à _chaudes larmes_. Moi! se peut-il que
je vous absolve? Ah! que l'eau pleuve de mes yeux! et sur moi que votre
main s'étende, car c'est vous qui êtes un grand saint, et moi le pécheur.»

Et cela vous fait voir, jeune langue, qu'il ne faut jamais se moquer de
l'habit. Comme un grain de raisin (je l'ai vu), notre jeune maîtresse est
devenue vermeille dès que le nom de Vincent a été prononcé. Voyons, belle
enfant, là est quelque mystère.--«Je veux, dit Mireille, me cacher en un
couvent de nonnes à la fleur de mes ans plutôt que de me laisser unir à un
époux.» On rit, on se moque de son serment. Cela amène la belle Nore à
chanter la ballade provençale de _Magali_.

Et telles, comme, quand une cigale grince dans un sillon son chant d'été,
toutes les autres cigales en choeur reprennent son même chant, telles les
jeunes filles en choeur répétaient toutes ensemble le refrain de la ballade
de Nore.

Voici la ballade:


XVI

«Ô Magali, ma tant aimée, mets la tête à la fenêtre; écoute un peu cette
sérénade de violon et de tambourin! Le ciel est là-haut, plein d'étoiles;
le vent tombe, mais les étoiles en te voyant pâliront.»

--«Pas plus que du murmure des branches de ton aubade je me soucie. Mais je
m'en vais dans la mer blonde me faire anguille de rocher.»

«Ô Magali, si tu te fais le poisson de l'onde, moi, pêcheur je me ferai; je
te pêcherai.»

--«Oh! mais si tu te fais pêcheur, quand tu jetteras tes filets je me ferai
l'oiseau qui vole, je m'envolerai dans les landes.»

«Ô Magali, si tu te fais l'oiseau de l'air, je me ferai, moi, le chasseur;
je te chasserai.»

--«Aux perdreaux, aux becs-fins, si tu viens tendre tes lacets, je me
ferai, moi, l'herbe fleurie, et me cacherai dans les prés vastes.»

«Ô Magali, si tu te fais la marguerite, je me ferai, moi, l'eau limpide; je
t'arroserai.»

--«Si tu te fais l'onde limpide, je me ferai, moi, le grand nuage, et
promptement m'en irai ainsi en Amérique, là-bas, bien loin!»

«Ô Magali, si tu t'en vas aux lointaines Indes, je me ferai, moi, le vent
de mer; je te porterai.»

--«Si tu te fais le vent marin, je fuirai d'un autre côté; je me ferai
l'ardeur du grand soleil qui fond la glace.»

«Ô Magali, si tu te fais l'ardeur du soleil, je me ferai, moi, le vert
lézard, et te boirai.»

--«Si tu te fais la salamandre qui se cache sous le hallier, je serai, moi,
la lune pleine, qui éclaire les sorciers la nuit.»

--«Ô Magali, si tu te fais lune sereine, je me ferai, moi, belle brume; je
t'envelopperai.»

--«Mais si la belle brume m'enveloppe, pour cela tu ne me tiendras pas;
moi, belle rose virginale, je m'épanouirai dans le buisson.»

«Ô Magali, si tu le fais la rose belle, je me ferai, moi, le papillon; je
m'enivrerai de toi.»

--«Va, poursuivant, cours, cours! jamais, jamais tu ne m'atteindras. Moi,
de l'écorce d'un grand chêne je me vêtirai dans la forêt sombre.»

«Ô Magali, si tu te fais l'arbre des mornes, je me ferai, moi, la touffe de
lierre; je t'embrasserai.»

--«Si tu veux me prendre à bras le corps, tu ne saisiras qu'un vieux
chêne... je me ferai blanche nonnette du monastère du grand saint Blaise.»

«Ô Magali, si tu te fais nonnette blanche, moi, prêtre, je te confesserai
et je t'entendrai.»

«Là les femmes tressaillirent, les cocons roux tombèrent des mains, et
elles criaient à Nore: Oh! dis ensuite ce que fit, étant nonnain, Magali,
qui déjà, pauvrette, s'est faite chêne et fleur aussi, lune, soleil et
nuage, herbe, oiseau et poisson.»

«De la chanson, reprit Nore, je vais vous chanter ce qui reste. Nous en
étions, s'il m'en souvient, à l'endroit où elle dit que dans le cloître
elle va se jeter, et où l'ardent chasseur répond qu'il y entrera comme
confesseur.... Mais de nouveau voyez l'obstacle qu'elle oppose.»

--«Si du couvent tu passes les portes, tu trouveras toutes les nonnes
autour de moi errantes, car en suaire tu me verras.»

«Ô Magali, si tu te fais la pauvre morte, adoncques je me ferai la terre;
là je t'aurai.»

--«Maintenant je commence enfin à croire que tu ne me parles pas en riant.
Voilà mon annelet de verre pour souvenir, beau jouvenceau.»

«Ô Magali, tu me fais du bien!... Mais, dès qu'elles t'ont vue, ô Magali,
vois les étoiles, comme elles ont pâli!»


XVII

«Nore se tait; nul ne disait mot. Tellement bien Nore chantait que les
autres, en même temps, d'un penchement de front l'accompagnaient,
sympathiques, comme les touffes de souchet qui, pendantes et dociles, se
laissent aller ensemble au courant d'une fontaine.»

Et vous, lecteur, que dites-vous de ce chant de Nore? Y a-t-il dans les
ballades de Schiller ou de Goethe une parabole d'amour comparable par sa
candeur et sa gaieté tendre à cette parabole villageoise du berger et du
poëte de Maillane? Cette ballade finit le troisième chant; elle vous laisse
dans le coeur et dans l'oreille un écho de musette prolongé à travers les
myrtes de la Calabre. Et vous êtes tout surpris, avec le sourire sur les
lèvres, de trouver une larme sur votre main. Chantons-nous ainsi dans nos
villes?


XVIII

Les demandes de la main de Mireille à son père par ses prétendants
remplissent le quatrième chant. C'est la situation de Pénélope transportée
du palais au village, c'est Ithaque au mas des Micocoules. Mais, si la
situation est analogue, les détails sont tous originaux; la nature forme
des ressemblances, jamais de copies.

«Quand vient la saison, dit le poëte, où les violettes éclosent par touffes
dans les vertes pelouses, les couples amoureux ne manquent pas pour aller
les cueillir à l'ombre; quand vient le temps où la mer agitée apaise sa
fière poitrine et respire lentement de toutes ses mamelles, les prames et
les barques ne manquent pas pour aller sur l'aile des rames s'éparpiller
sur la mer tranquille; quand vient le temps où l'essaim des jeunes vierges
fleurit parmi les femmes, les poursuivants ne manquent ni dans la Crau, ni
dans les manoirs des châtelains, ni au mas des Micocoules. Il en vint
trois: un gardien de cavales, un pasteur de génisses, un berger de brebis,
tous les trois jeunes et beaux.»

Le cortége d'ânes, de boucs, de béliers, de chèvres, de chevrettes et de
petits chevreaux, descendant des montagnes du Dauphiné dans la Crau aux
sons des clochettes appendues au cou des béliers conducteurs et suivi du
pâtre enveloppé de son lourd manteau, est une de ces scènes calquées sur
les flancs des montagnes, aux rayons d'un soleil d'automne. Le pasteur,
environné de ses chiens blancs et énormes, passe avec orgueil cette revue
de ses richesses au défilé des monts dans la plaine.

Alari, ce riche possesseur des troupeaux ambulants, aborde Mireille sur le
seuil du _mas_, sous prétexte de lui demander le chemin, mais, en réalité,
pour sonder son coeur. Il lui fait présent d'une coupe taillée dans le
buis, ciselée de ses mains pendant les longs loisirs solitaires du
pâturage. Le bouclier d'Achille, dans l'_Iliade_, n'est pas mieux décrit
que cette coupe avec ses bas-reliefs sculptés au couteau. Mireille admire,
raille, refuse, et s'enfuit.


XIX

Un gardien des cavales de la Crau, présomptueux et superbe, est refusé de
même. Pourtant les mille cavales sauvages qu'il possède sont peintes par le
poëte avec des couleurs de Salvator Rosa. «Elles flairent le vent et se
souviennent, après dix ans d'esclavage, de l'exhalation salée et enivrante
de la mer, échappées sans doute de l'attelage de Neptune, leur premier
ancêtre, semblent encore teintes d'écume, et, quand la mer souffle et
s'assombrit, quand les vaisseaux rompent leurs câbles, les étalons de la
Camargue hennissent de joie; ils font claquer, comme une mèche de fouet,
leur longue queue traînante; ils creusent le sol avec leur sabot, ils
sentent pénétrer dans leur chair le trident du dieu terrible qui fait
bondir les flots.»

Le maître de ces escadrons de cavales demande Mireille à son père. Raymond
l'agrée, fait venir Mireille; mais Mireille demande du temps, pleure et se
sauve. «Père, dit le cavalier, il suffit; je retire ma demande, car un
gardien des cavales de la Camargue connaît la piqûre du cousin!» «Il a
deviné que le coeur de l'enfant n'est plus à elle. Triste et résigné, il
reprend au repas le sentier pierreux du désert.»


XX

Un troisième, féroce gardeur de taureaux et de vaches, arrive avec la
confiance de sa richesse et la dureté de son métier.

«Combien de fois, dit le poëte, n'avait-il pas, dans les _ferrades_ (jour
de l'année où l'on marque les animaux sauvages dans la Camargue), combien
de fois n'avait-il pas renversé à terre ses taureaux par leurs cornes?
Combien de fois, rude sevreur des veaux, ne les avait-il pas sevrés, et sur
le dos de la mère irritée rompu des brassées de gourdins, jusqu'à ce
qu'elle fuie la grêle des coups, hurlante et retournant la tête vers son
nourrisson entre les jeunes pins?»

Où avez-vous vu dans les épopées pastorales, depuis les tentes de Jacob, de
pareilles images?

Un magnifique combat de taureaux dans la plaine d'Arles diversifie le
poëme. Le toucheur de boeufs triomphe, mais, jeté en l'air par les cornes
de l'animal, il reste marqué d'une cicatrice au front. Les couronnes qu'il
a reçues des filles d'Arles lui donnent la certitude d'honorer Mireille en
la demandant pour épouse.

Monté sur la jument blanche, il vient, plein de confiance, au mas des
Micocoules; il rencontre Mireille lavant, comme Nausicaa, à la fontaine.
«Dieu! qu'elle était belle, trempant dans l'argent de l'écoulement de la
source ses pieds au gué!»

Le dialogue entre le fier toucheur de boeufs et la jeune laveuse est à lui
seul une idylle accomplie; combien nous regrettons de ne pas le reproduire
en entier! Enfin l'amoureux propose à Mireille de le suivre au pays de la
Camargue, où l'on entend la mer à travers les rameaux sonores des pins.
«Ils sont trop loin, vos pins, répond-elle.--Prêtres et filles, réplique le
bouvier, ne peuvent savoir jamais la patrie où ils iront manger leur pain
un jour.» Il me suffit de le manger avec celui que j'aime. Je ne demande
rien de plus pour me sevrer de mon nid.--Belle, alors, dit le bouvier,
donnez-moi votre amour!

«Je vous le donnerai, jeune homme, réplique Mireille; mais, avant, ces
orties porteront des grappes de raisins vermeils, votre bâton à trident de
fer fleurira, ces collines de rocher s'amolliront comme de la cire, et l'on
ira par mer au village des Beaux sur la roche au milieu des terres!»


XXI

Humilié et irrité de ce refus, le bouvier remonte sur sa jument blanche et
s'éloigne en ruminant sa vengeance.

Il rencontre malheureusement le pauvre fils du vannier, Vincent. «Droit
comme un roseau de la Durance, Vincent cheminait seul vers le mas des
Micocoules; son visage éblouissait de bonheur, de paix et d'amour, en
rêvant aux douces paroles que Mireille lui avait dites un matin parmi les
mûriers. La brise molle de la mer lointaine s'engouffrait dans sa chemise
enflée sur sa poitrine; il marchait dans les galets pieds nus, léger et gai
comme un lézard.»

Il venait aussi de temps en temps aux Micocoules, faisait, en imitant le
chant d'un oiseau, le signal de son arrivée à son amante. Le récit de leurs
douces entrevues et de leurs chastes entretiens à travers le buisson, au
clair de la lune, dépasse en naïveté et en fraîcheur tout ce que vous avez
lu de Daphnis et de Chloé auprès de la fontaine. Longus est licencieux,
Mistral est virginal dans son amour. Du paganisme au christianisme se
mesure la distance entre les deux poëmes.


XXII

Le toucheur de boeufs soupçonne Vincent d'être la cause cachée de l'affront
de Mireille; il insulte grossièrement le beau vannier. Le combat remplit le
cinquième chant. Vincent est laissé inanimé sur le sol. La vengeance
divine, sous la forme d'une croyance populaire du pays, s'attache au
meurtrier: il se noie dans le Rhône en traversant le fleuve avec son cheval
pour repasser dans la Camargue. Les ballades allemandes n'ont rien de plus
fantastique et de plus lugubre que ce passage du Rhône pendant une nuit
d'orage. Ce sont des stances de _Lenora_. Ce poëte du Midi a, quand il
veut, les cordes surnaturelles et frissonnantes du Nord.

Au sixième chant, Vincent inanimé est rencontré par trois garçons de ferme,
qui le portent au mas des Micocoules.

«Oh! quel spectacle! Abandonné dans le désert des champs avec les étoiles
pour compagnes, là le pauvre adolescent avait passé la nuit, et l'aube
humide et claire, en frappant sur ses paupières, lui avait rouvert les yeux
et ranimé la vie dans ses veines froides.»

Ici le poëte, pour peindre le déchirement de coeur de Mireille à l'aspect
de son amoureux baigné de sang, invoque toute la pléiade fraternelle des
Provençaux vivants, «Romanille le premier, Aubanel, Anselme, et toi, Ravan,
qui confonds ton humble chanson avec celle des grillons bruns qui examinent
ton hoyau quand il fend la glèbe; et toi aussi, Adolphe Dumas, qui trempes
ta noble lyre dans l'écume de notre Durance débordée!»

Les chants d'Herminie et de Clorinde, dans la _Jérusalem délivrée_, n'ont
pas de scènes plus pathétiques que ce retour du pauvre vannier entre les
bras de sa fiancée en larmes. Par respect pour le père de Mireille et pour
la réputation de la jeune fille, Vincent ne veut pas avouer la cause de sa
blessure; il l'attribue à un coup de son outil à lame acérée, qui, en
coupant un fagot d'osier, est venue percer la poitrine. Mireille elle-même
ne soupçonne pas le pieux mensonge.

Ici la scène amoureuse devient une scène des traditions superstitieuses du
peuple de Provence. On porte l'infortuné vannier à la grotte des Fées, dans
le vallon d'enfer, pour qu'il soit guéri par les sorcières. Les poëtes du
pays s'extasient, selon nous, outre mesure sur ces légendes superstitieuses
de Provence et sur les sorcelleries de la grotte des Fées. Quant à nous,
nous déchirerions ce chant tout entier sans rien regretter dans le poëme.
Les vers sont beaux et pittoresques, mais toutes ces fantasmagories sont
refroidissantes pour le sentiment, fussent-elles dans Shakspeare ou dans
Goethe: les fantômes n'ont pas de coeur. Mistral gagnerait à les supprimer.
Il n'y a pas de sortilége qui vaille une touchante réalité.


XXIII

Au septième chant Vincent est guéri: il travaille tout pensif à côté de
son vieux père, sur la porte de leur cabane, au bord du Rhône. Il avouait
son amour timide au vieillard, qui refusait de croire à tant d'audace:
«Pendant que le vent de mer, courbeur puissant des peupliers, hurlait sur
leurs têtes au-dessus de la voix du jeune homme;

«Le Rhône, irrité par le vent, faisait, comme un troupeau de vaches, courir
ses vagues troublées à la mer; mais ici, entre les cépées d'osier qui
faisaient abri et ombrage, une mare d'eau azurée, loin des ondes, mollement
venait s'alentir.

«Des bièvres, le long de la grève, rongeaient de la saulaie l'écorce amère;
là-bas, à travers le cristal du calme continuel, vous apercevez les brunes
loutres, errantes dans les profondeurs bleues, à la pêche des beaux
poissons argentés.

«Au long balancement du vent berceur, le long de cette rive, les pendulines
avaient suspendu leurs nids, et leurs petits nids blancs, tissus comme une
molle robe, avec l'ouate qu'aux peupliers blancs l'oiseau, lorsqu'ils sont
en fleur, dérobe, s'agitaient aux rameaux d'aune et aux roseaux.

«Rousse comme une tortillade, une alerte jeune fille d'un large filet
étendait les plis, trempés d'eau, sur un figuier. Les animaux de la rivière
et les pendulines des oseraies n'avaient pas plus peur d'elle que des joncs
tremblants.

«C'était Vincenette, soeur de Vincent, qui, cette jeune fille, revenait du
pays d'Arles à la hutte de son père.

«Pauvrette! c'était la fille de maître Ambroise, Vincenette. Ses oreilles,
personne encore ne les lui avait percées; elle avait des yeux bleus comme
des prunes de buisson et le sein à peine enflé; épineuse fleur de câpre que
le Rhône amoureux aimait à éclabousser.

«Avec sa barbe blanche et rude qui lui tombait jusqu'aux hanches, maître
Ambroise à son fils répondit: «Écervelé, assurément tu dois l'être, car tu
n'es plus maître de ta bouche!--Pour que l'âne se délicote, père, il faut
que le pré soit rudement beau!

«Mais à quoi bon tant de paroles? Vous savez comme elle est! Si elle était
à Arles, les filles de son âge se cacheraient en pleurant, car après elle
on a brisé le moule!... Que répondrez-vous à votre fils quand vous saurez
qu'elle m'a dit: _Je te veux!_»

--«Richesse et pauvreté, insensé, te répondront.»

Le père, supplié d'aller demander Mireille à sa famille, combat cette
pensée comme un ridicule orgueil. «Les cinq doigts de la main, dit-il, mon
enfant, ne sont pas tous égaux. Le maître t'a fait lézard gris; tiens-toi à
ta place dans ta crevasse nue, bois ton rayon de soleil et rends grâce!»


XXIV

Rien n'y fait. Vincent insiste tellement que le père part pour aller sonder
le coeur du père de Mireille. Il arrive un beau soir de moisson au domaine
des Micocoules. Il y a ici un demi-chant descriptif de la moisson, cette
bénédiction de l'homme des champs, cette fructification de la terre par la
charrue, qu'il faudrait copier en lettres d'or comme un catéchisme des
chaumières. Nous renonçons à l'abréger; chaque trait contribue au tableau;
c'est un tissu d'images dont on ne peut arracher un brin sans dégrader
l'oeuvre.

«Et les six mules, belles et luisantes, suivaient, sans détourner ni
s'arrêter, le sillon; elles semblaient, en tirant, comprendre elles-mêmes
pourquoi il faut labourer la terre sans marcher trop lentement et sans
courir, vers le sol baissant le museau, patientes, attentives à l'ouvrage,
et le cou tendu comme un arc!»

Ce demi-chant est rempli de stances semblables sur tous les phénomènes de
la culture, de la lune, des saisons; ce sont les Géorgiques de la France
méridionale, mais les Géorgiques animées par la joie de l'amour et de la
récolte, les Géorgiques passionnées au lieu des Géorgiques purement
descriptives du Virgile de Mantoue. Ô Delille, ô Saint-Lambert, ô Roucher!
qu'êtes-vous devant les stances de ce septième chant de Mireille?

Raymond refuse sa fille au vannier, à table, dans une scène de caractère
digne de la plus haute comédie; scène où le pathétique se mêle au comique,
dans un entretien qu'avouerait Molière. L'insolence de l'aristocratie
descend du palais à la chaumière, comme une passion inhérente au coeur
humain, dont la forme change, mais dont le fond est immuable. Nul homme ne
veut descendre, et tout homme veut monter: c'est la nature; les
institutions n'y font rien; l'Américain, qui ne reconnaît pas la noblesse
du sang, adore la vile noblesse de l'or et s'insurge contre l'égalité de la
couleur; sa philosophie ne s'étend pas du blanc au noir. Le riche
laboureur, dans _Mireille_, ne descend pas jusqu'au pauvre raccommodeur de
corbeilles; le père de Vincent est rudement congédié.

Mireille, qui entend tout, dit à son père: «Vous me tuerez donc, car c'est
moi qui l'aime!--Eh bien! vas-y, répond l'impitoyable père à sa fille;
vas-y, avec ton mendiant, courir les champs. Tu t'appartiens, pars!
Bohémienne errante; sur trois cailloux, avec la Chienne (nom d'une
bohémienne de la contrée), va cuire ta gamelle sous la voûte d'un pont!
Souviens-toi de ma parole: tu ne le verras plus, ton vilain amoureux.»

Le vannier se revenge à ces insultes en termes d'une dignité modeste, mais
virile; il rappelle ses campagnes en mer et sa probité intacte. Le
laboureur lui répond qu'il a servi aussi sa patrie dans les camps, et qu'il
a conquis après sa richesse à force de travail au soleil et à la pluie; car
la terre est telle, dit-il, qu'un arbre d'avelines (le noisetier): «À qui
ne la frappe pas à grands coups elle ne donne rien! Dans ma richesse on
compterait les gouttes de sueur qui ont coulé de mes membres! Garde ton
chien, je garde mon cygne!»

À ces mots le vannier reprit son sac et son bâton derrière la porte. Irus,
dans Homère, n'est pas un mendiant plus noble ni plus touchant qu'Ambroise.
Le coeur de Mireille rugit dans son sein.


XXV

«Qui tiendra la forte lionne quand, de retour à son antre, elle n'y
retrouve plus son lionceau? Soudain, hurlante, légère et efflanquée, elle
court sur les montagnes d'Afrique; elle court pendant qu'un chasseur maure
lui emporte son petit à travers les broussailles épineuses.»

«Qui vous tiendra, filles amoureuses? Dans sa chambrette sombre, où la lune
qui brille allonge sur le plancher son rayon, Mireille est dans son lit,
couchée, qui pleure toute la nuitée avec son front dans ses mains jointes.
Notre Dame d'amour, dites-moi ce que je dois faire!

«Ô sort cruel, qui m'accables d'ennuis! Ô père dur, qui me foules aux
pieds, si tu voyais de mon coeur le déchirement et le trouble, tu aurais
pitié de ton enfant! Moi, que tu nommes ta mignonne, tu me courbes
aujourd'hui sous le joug comme si j'étais un poulain qu'on peut dresser au
labour!

«Ah! que la mer ne déborde-t-elle, et dans la Crau que ne lâche-t-elle ses
vagues! Joyeuse je verrais s'engloutir ce bien au soleil, seule cause de
mes larmes! Ou pourquoi, d'une pauvre femme, pourquoi ne suis-je pas née
moi-même, dans quelque trou de serpent!... Alors, alors, peut-être...

«Si un pauvre garçon me plaisait, si Vincent demandait (ma main), vite,
vite on me marierait!... Ô mon beau Vincent! pourvu qu'avec toi je pusse
vivre et t'embrasser comme fait le lierre, dans les ornières j'irais
boire. Le manger de ma faim serait tes doux baisers!

«Et pendant qu'ainsi dans sa couchette la belle enfant se désole, le sein
brûlant de fièvre et frémissant d'amour, des premiers temps de ses amours
pendant qu'elle repasse les charmantes heures et les moments si clairs, lui
revient tout à coup un conseil de Vincent.

«Oui, s'écrie-t-elle, un jour que tu vins au mas, c'est bien toi qui me
dis: «Si jamais un chien enragé, un lézard, un loup ou un serpent énorme,
ou toute autre bête errante, vous fait sentir sa dent aiguë, si le malheur
vous abat, courez, courez aux Saintes; vous aurez tôt du soulagement.»

«Aujourd'hui le malheur m'abat; partons! Nous en reviendrons contente.»

Cela dit, elle saute, légère, de son petit drap blanc; elle ouvre, avec la
clef luisante, la garde-robe qui recouvre son trousseau, meuble superbe de
noyer, tout fleuri sous le ciselet.

«Ses petits trésors de jeune fille étaient là: sa couronne, de la première
fois qu'elle fit son bon jour (sa communion); un brin de lavande flétrie,
un petit cierge usé, presque en entier, et bénit pour dissiper les foudres
dans le sombre éloignement.

«Elle, avec un lacet blanc, d'abord se noue autour des hanches un rouge
cotillon, qu'elle-même a piqué d'une fine broderie carrelée, petit
chef-d'oeuvre de couture; sur celui-là, d'un autre bien plus beau lestement
elle s'attife encore.

«Puis dans une casaque noire elle presse légèrement sa petite taille,
qu'une épingle d'or suffit à resserrer; par tresses longues et brunes ses
cheveux pendent et revêtent comme d'un manteau ses deux épaules blanches;
mais elle en saisit les boucles éparses,

«Vite les rassemble et les retrousse à pleine main, les enveloppe d'une
dentelle fine et transparente; et, une fois les belles touffes ainsi
étreintes, trois fois gracieusement elle les ceint d'un ruban à teinte
bleue, diadème arlésien de son front jeune et frais.

«Elle attacha son tablier; sur le sein, de son fichu de mousseline elle se
croise à petits plis le virginal tissu. Mais son chapeau de Provençale, son
petit chapeau à grandes ailes pour défendre des mortelles chaleurs, elle
oublia, par malheur, de s'en couvrir la tête...

«Cela fini, l'ardente fille prend à la main sa chaussure; par l'escalier de
bois, sans faire de bruit, descend en cachette, enlève la barre pesante de
la porte, se recommande aux bonnes Saintes, et part, comme le vent, dans la
nuit qui transit le coeur.

«C'était l'heure où les constellations aux nautonniers font beau signe. De
l'Aigle de saint Jean, qui vient de se jucher aux pieds de son évangéliste,
sur les trois astres où il réside, on voyait clignoter le regard. Le temps
était serein et calme et resplendissant d'étoiles.

«Et dans les plaines étoilées, précipitant ses roues ailées, le grand Char
des âmes, dans les profondeurs célestes du Paradis prenait la montée
brillante, avec sa charge bienheureuse; et les montagnes sombres
regardaient passer le Char volant.

«Mireille allait devant elle, comme jadis Maguelonne, celle qui chercha si
longtemps, éplorée, dans les bois, son ami Pierre de Provence, qui, emporté
par la fureur des flots, l'avait laissée abandonnée.

«Cependant, aux limites du terroir cultivé, et dans le parc où se
rassemblent les brebis, les pâtres de son père allaient traire déjà, et
les uns, avec la main, tenant les brebis par le museau, immobiles devant
les abris-vent, faisaient téter les agneaux bruns. Et sans cesse on
entendait quelque brebis bêlant...

«D'autres chassaient les mères qui n'ont plus d'agneau vers le trayeur.
Dans l'obscurité, assis sur une pierre, et muet comme la nuit, des mamelles
gonflées celui-ci exprimait le bon lait chaud; le lait, jaillissant à longs
traits, s'élevait dans les bords écumeux de la seille, à vue d'oeil.

«Les chiens étaient couchés, tranquilles; les beaux et grands chiens,
blancs comme des lis, gisaient le long de l'enclos, le museau allongé dans
les thyms. Silence tout à l'entour, et sommeil, et repos dans la lande
embaumée; le temps était serein et calme et resplendissant d'étoiles.

«Et, comme un éclair, à ras des claies Mireille passe; pâtres et brebis,
comme lorsque leur courbe la tête un soudain tourbillon, s'agglomèrent.
Mais la jeune fille: «Avec moi aux Saintes-Maries nul ne veut venir d'entre
les bergers?» Et devant eux elle fila comme un esprit.

«Les chiens du _mas_ la reconnurent, et du repos ne bougèrent. Mais elle,
des chênes nains frôlant les têtes, est déjà loin, et sur les touffes des
panicauts, des camphrées, ce perdreau de fille vole, vole! Ses pieds ne
touchent pas le sol!»


XXVI

Tout le commencement de ce chant est de l'Arioste dans ses plus beaux
moments, tout le reste est du Tasse; la fuite d'Herminie dans la nuit n'est
pas si furtive et si accentuée de beaux détails.

Ô jeune homme de Maillane, tu seras l'Arioste et le Tasse quand tu voudras,
comme tu as été homérique et virgilien quand tu l'as voulu, sans y penser!


XXVII

Mais n'allons pas plus avant; nous enlèverions aux lecteurs futurs de ce
poëte des chaumières l'intérêt qui s'attache à tout dénoûment.
Laissons-leur la curiosité, ce viatique des longues routes dans la lecture
comme dans le drame. Ce dénoûment est triste comme deux lis couchés dans la
même vase après un débordement du Rhône dans les jardins de la Crau.

En ceci le poëte nous semble manquer de cette habileté manuelle de
composition qui a manqué à Virgile dans l'_Énéide_, et qui n'a manqué
jamais ni au Tasse ni à l'Arioste. Mais, si la composition pouvait être
plus riche de combinaisons dramatiques, la poésie ne pouvait pas être plus
neuve, plus pathétique, plus colorée, plus saisissante de détails. Cela est
écrit dans le coeur avec des larmes, comme dans l'oreille avec des sons,
comme dans les yeux avec des images. À chaque stance le souffle s'arrête
dans la poitrine et l'esprit se repose par un point d'admiration! l'écho de
ces stances est un perpétuel applaudissement de l'âme et de l'imagination
qui vous suit de la première jusqu'à la dernière stance, comme, en marchant
dans la grotte sonore de Vaucluse, chaque pas est renvoyé par un écho,
chaque goutte d'eau qui tombe est une mélodie.

Ah! nous avons lu, depuis que nos cheveux blanchissent sur des pages, bien
des poëtes de toutes les langues et de tous les siècles. Bien des génies
littéraires morts ou vivants ont évoqué dans leurs oeuvres leur âme ou leur
imagination devant nos yeux pendant des nuits de pensive insomnie sur leurs
livres; nous avons ressenti, en les lisant, des voluptés inénarrables, bien
des fêtes solitaires de l'imagination. Parmi ces grands esprits, morts ou
vivants, il y en a dont le génie est aussi élevé que la voûte du ciel,
aussi profond que l'abîme du coeur humain, aussi étendu que la pensée
humaine; mais, nous l'avouons hautement, à l'exception d'Homère, nous n'en
avons lu aucun qui ait eu pour nous un charme plus inattendu, plus naïf,
plus émané de la pure nature, que le poëte villageois de Maillane.

Nous ne sommes pas fanatique cependant de la soi-disant démocratie dans
l'art; nous ne croyons à la nature que quand elle est cultivée par
l'éducation; nous n'avons jamais goûté avec un faux enthousiasme ces
médiocrités rimées sur lesquelles des artisans dépaysés dans les lettres
tentent trop souvent, sans génie ou sans outils, de faire extasier leur
siècle; excepté _Jasmin_, un grand épique, mais qui a trop bu l'eau de la
Garonne au lieu de l'eau du Mélès; excepté _Reboul, de Nîmes_, qui est né
classique et qui semble avoir été baptisé dans l'eau du Jourdain, le fleuve
des prophètes, au lieu du Rhône, le fleuve des trouvères, nous n'avons vu,
en général, que des avortements dans cette poésie des ateliers. Que
chantent-ils, ceux qui ne voient la nature que dans la guinguette? Il
pourrait en sortir des Béranger; mais des Homère et des Théocrite, non! Ces
génies ne poussent qu'en plein air, ou en plein champ, ou en pleine mer.
Vénus était fille de l'onde. La grande poésie est de même race que la
grande beauté: elle sort de la mer.


XXVIII

Or pourquoi aucune des oeuvres achevées cependant de nos poëtes européens
actuels (y compris, bien entendu, mes faibles essais), pourquoi ces oeuvres
du travail et de la méditation n'ont-elles pas pour moi autant de charme
que cette oeuvre spontanée d'un jeune laboureur de Provence? Pourquoi chez
nous (et je comprends dans ce mot nous les plus grands poëtes métaphysiques
français, anglais ou allemands du siècle, Byron, Goethe, Klopstock,
Schiller, et leurs émules), pourquoi, dans les oeuvres de ces grands
écrivains consommés, la séve est-elle moins limpide, le style moins naïf,
les images moins primitives, les couleurs moins printanières, les clartés
moins sereines, les impressions enfin qu'on reçoit à la lecture de leurs
oeuvres méditées moins inattendues, moins fraîches, moins originales, moins
personnelles, que les impressions qui jaillissent des pages incultes de ces
poëtes des veillées de la Provence? Ah! c'est que nous sommes l'art et
qu'ils sont la nature; c'est que nous sommes métaphysiciens et qu'ils sont
sensitifs; c'est que notre poésie est retournée en dedans et que la leur
est déployée en dehors; c'est que nous nous contemplons nous-mêmes et
qu'ils ne contemplent que Dieu dans son oeuvre; c'est que nous pensons
entre des murs et qu'ils pensent dans la campagne; c'est que nous procédons
de la lampe et qu'ils procèdent du soleil. Oui, il faut finir cet Entretien
par le mot qui l'a commencé: IL Y A UNE VERTU DANS LE SOLEIL! Sur chaque
page de ce livre de lumière il y a une goutte de rosée de l'aube qui se
lève, il y a une haleine du matin qui souffle, il y a une jeunesse de
l'année qui respire, il y a un rayon qui jaillit, qui échauffe, qui égaye
jusque dans la tristesse de quelques parties du récit. Ces poëtes du soleil
ne pleurent même pas comme nous; leurs larmes brillent comme des ondées
pleines de lumière, pleines d'espérance, parce qu'elles sont pleines de
religion. Voyez Reboul, dans son Enfant mort au berceau! Voyez Jasmin dans
son Fils de maçon tué à l'ouvrage ou dans son Aveugle! Voyez Mistral dans
sa mort des deux amants!

«Et, pendant qu'aux lieux où Mireille vivait ils se frapperont leurs fronts
sur la terre de regrets et de remords, elle et moi, enveloppés d'un serein
azur sous les eaux tremblotantes; oui, moi et toi, ma toute belle, dans une
étreinte enivrée, à jamais et sans fin nous confondrons, dans un éternel
embrassement, nos deux pauvres âmes!

«Et le cantique de la mort résonnait là-bas dans la vieille église, etc.,
etc.»


XXIX

Voilà la littérature villageoise trouvée, grâce et gloire à la Provence!
Voilà des livres tels qu'il en faudrait au peuple de nos campagnes pour
lire à la veillée après les sueurs du jour, au bruit du rouet qui dévide la
soie du Midi ou du peigne à dents de fer qui démêle le chanvre ou la laine
du Nord! voilà de ces livres qui bénissent et qui édifient l'humble foyer
où ils entrent! voilà de ces épopées sur lesquelles les grossières
imaginations du peuple inculte se façonnent, se modèlent, se polissent, et
font passer avec des récits enchanteurs, de l'aïeul à l'enfant, de la mère
à la fille, du fiancé à l'amante, toutes les bontés de l'âme, toutes les
beautés de la pensée, toutes les saintetés de tous les amours qui font un
sanctuaire du foyer du pauvre! Ah! qu'il y a loin d'un peuple nourri par de
telles épopées villageoises à ce pauvre peuple suburbain de nos villes,
assis les coudes sur la table avinée des guinguettes, et répétant à voix
fausse ou un refrain grivois de Béranger (digne d'un meilleur sort), ou un
couplet équivoque de Musset (digne de meilleure oeuvre), ou un gros rire
cynique d'Heyne, ce Diogène de la lyre, ricaneur et corrupteur de ce qui
mérite le plus de respect ici-bas, le travail et la misère!

Quant à nous, si nous étions riche, si nous étions ministre de
l'instruction publique, ou si nous étions seulement membre influent d'une
de ces associations qui se donnent charitablement la mission de répandre ce
qu'on appelle les bons livres dans les mansardes et dans les chaumières,
nous ferions imprimer à six millions d'exemplaires le petit poëme épique
dont nous venons de donner dans cet Entretien une si brève et si imparfaite
analyse, et nous l'enverrions gratuitement, par une nuée de facteurs
ruraux, à toutes les portes où il y a une mère de famille, un fils, un
vieillard, un enfant capable d'épeler ce catéchisme de sentiment, de poésie
et de vertu, que le paysan de Maillane vient de donner à la Provence, à la
France et bientôt à l'Europe. Les Hébreux recevaient la manne d'en haut,
cette manne nous vient d'en bas; c'est le peuple qui doit sauver le peuple.


XXX

Quant à toi, ô poëte de Maillane, inconnu il y a quelques jours aux autres
et peut-être inconnu à toi-même, rentre humble et oublié dans la maison de
ta mère; attelle tes quatre taureaux blancs ou tes six mules luisantes à la
charrue comme tu faisais hier; bêche avec ta houe le pied de tes oliviers;
rapporte pour tes vers à soie, à leur réveil, les brassées de feuilles de
tes mûriers; lave tes moutons au printemps dans la Durance ou dans la
Sorgue; jette là la plume et ne la reprends que l'hiver, à de rares
intervalles de loisir, pendant que la _Mireille_ que le Ciel te destine
sans doute étendra la nappe blanche et coupera les tranches du pain blond
sur la table où tu as choqué ton verre avec Adolphe Dumas, ton voisin et
ton précurseur. On ne fait pas deux chefs-d'oeuvre dans une vie; tu en as
fait un: rends grâce au Ciel et ne reste pas parmi nous: tu manquerais le
chef-d'oeuvre de la vie, le bonheur dans la simplicité. VIVRE DE PEU!
Est-ce donc peu que le nécessaire, la paix, la poésie et l'amour? Oui, ton
poëme épique est un chef-d'oeuvre; je dirai plus, il n'est pas de
l'Occident, il est de l'Orient; on dirait que, pendant la nuit, une île de
l'Archipel, une flottante Délos s'est détachée de son groupe d'îles
grecques ou ioniennes, et qu'elle est venue sans bruit s'annexer au
continent de la Provence embaumée, apportant avec elle un de ces chantres
divins de la famille des Mélésigènes. Sois le bienvenu parmi les chantres
de nos climats! Tu es d'un autre ciel et d'une autre langue, mais tu as
apporté avec toi ton climat, ta langue et ton ciel! Nous ne te demandons
pas d'où tu viens ni qui tu es: _Tu Marcellus eris!_

Un été j'étais à Hyères, cette langue de terre de ta Provence que la mer et
le soleil caressent de leurs flots et de leurs rayons, comme un cap avancé
de Chio ou de Rhodes; là les palmiers et les aloès d'Idumée se trompent de
ciel et de terre: ils se croient, pour fleurir, dans leur oasis natale. Le
soir, mon ami M. Messonnier, poëte, écrivain et philosophe retiré sous sa
treille et sous son figuier dans la petite maison de Massillon, un des
prophètes de Louis XIV, me fit faire le tour de la ville. Il me conduisit
au soleil couchant dans un jardin bien exposé au midi et à la brise de mer;
les aloès et les palmiers y germent et y fructifient en pleine terre. Je me
crus transporté dans une oasis de Libye. On sait que l'aloès ne fleurit que
tous les vingt-cinq ans et qu'il meurt après avoir répandu dans un effort
suprême son âme embaumée dans les airs; il y en avait un dans ce petit
jardin dont on attendait la floraison d'un moment à l'autre.

Or, par une heureuse coïncidence, ce rare phénomène végétal semblait nous
avoir attendus pour s'accomplir sous nos yeux. Au moment où le soleil
touchait la mer, la tige de l'arbre, dont la séve est de l'encens, sortit
tout à coup de ses noeuds gonflés de vie comme un glaive qu'une main
robuste tire du fourreau pour le faire reluire au soleil, et la fleur d'un
quart de siècle éclata au sommet de la tige dans un bruyant épanouissement
semblable à l'explosion végétale d'un obus qui sort du mortier. Les oiseaux
couchés sur les arbustes voisins s'envolèrent d'épouvante, et le parfum,
cette âme de la fleur, embauma longtemps tout le golfe.

Ô poëte de Maillane, tu es l'aloès de la Provence! Tu as grandi de trois
coudées en un jour, tu as fleuri à vingt-cinq ans; ton âme poétique parfume
Avignon, Arles, Marseille, Toulon, Hyères et bientôt la France; mais, plus
heureux que l'arbre d'Hyères, le parfum de ton livre ne s'évaporera pas en
mille ans.

J'espère que mes lecteurs me pardonneront cette digression. Nous allons
revenir à l'Allemagne.

                                                            LAMARTINE.



XLIe ENTRETIEN.

LITTÉRATURE DRAMATIQUE DE L'ALLEMAGNE.

TROISIÈME PARTIE DE GOETHE.

SCHILLER.


I

Revenons à l'Allemagne.

Au commencement, Goethe avait respiré, comme toute l'Allemagne, avec
quelque ivresse les idées démocratiques de la France; il se flattait que la
raison, triomphant du même coup de la monarchie absolue, de l'Église
dominante et de la féodalité arriérée, allait créer un exemplaire
d'institutions et de gouvernement qui servirait de modèle au monde moderne.
Le fanatisme d'espérance qui avait saisi _Klopstock_, le chantre épique de
_la Messiade_, et que ce grand et saint poëte exhalait dans des odes
enflammées et tonnantes comme des bombes d'enthousiasme allemand, ce
fanatisme ne s'était pas entièrement communiqué à Goethe, mais il en
ressentait quelques reflets.

Les premières scènes populaires et tragiques de la révolution de Paris et
de Versailles, les hiérarchies sociales qui s'écroulaient, les anarchies
qui s'entre-déchiraient, et enfin la guerre de 1792, dans laquelle sa chère
Allemagne commençait sa carrière de gloire par de mornes déroutes en
Champagne et dans les Ardennes; enfin, l'affection passionnée que Goethe
portait à son prince et à son ami, le duc de Weimar, tout cela avait
promptement refroidi le goût, plus littéraire que politique, du grand poëte
pour la Révolution.

Le roi de Prusse avait entraîné avec lui le duc de Weimar et son armée dans
la campagne d'invasion en France, de 1792. Goethe, quoique étranger à l'art
militaire, avait suivi courageusement son cher duc jusque sur les champs de
bataille. Aussi calme au feu que dans le silence de ses études à Weimar, il
avait assisté de plus près que les bataillons prussiens à la canonnade de
Valmy. Bien supérieur à _Horace_, qui jetait son bouclier pour mieux fuir
la mort des héros, et qui se vantait de sa lâcheté pour mieux flatter
Auguste, le poëte allemand bravait pendant deux mois la mort pour son
prince, et ne s'en vantait pas; il était héros comme il était poëte, sans
mérite et sans effort. Son âme, comme les choses hautes, était au niveau de
tout.

Le récit de cette campagne contre Dumouriez, et des désastres de cette
retraite de 1792, est écrit dans les Mémoires de Goethe avec cette placide
impartialité qui prouve une âme supérieure à ses propres impressions. Il
rentra à Weimar avec son souverain, et reprit, comme après une distraction
légère, le cours de ses travaux d'esprit et de ses fonctions politiques, au
bruit à peine entendu de la monarchie qui croulait en France et des têtes
qui tombaient par milliers sur les échafauds de la Terreur. Son retour à
Weimar fut une fête pour ses amis.

«J'arrivai chez moi, dit-il, à minuit; la scène de famille qui m'attendait
était très-propre à répandre une illumination joyeuse au milieu de quelque
roman fantastique. La maison que mon souverain m'avait destinée dans la
ville était presque habitable: cependant il m'avait réservé le plaisir de
la faire achever et distribuer à ma guise. Bientôt j'eus le plaisir d'y
recevoir, en qualité de commensal, Henri Mayer, ce digne artiste dont
j'avais fait la connaissance à Rome. Son secours me fut d'une grande
utilité dans les établissements que mes amis et moi (le duc et la duchesse
Amélie) nous nous proposions de créer à Weimar, pour le progrès de la
peinture et de la sculpture. Mes premiers regards cependant se tournèrent
vers le théâtre... Ce théâtre, en effet, grâce au grand acteur et auteur
Ifland, à Kotsbue, à Cimarosa, à Mozart, était devenu, pour la tragédie, la
comédie et la musique, l'école du coeur, des yeux et des oreilles de toute
l'Allemagne.» Goethe s'effaçait généreusement lui-même pour y faire jouer,
chanter et briller les chefs-d'oeuvre de tous ses rivaux. «Peut-être, me
dira-t-on, écrit-il quelque part, que, pour seconder plus efficacement les
progrès du théâtre de Weimar, j'aurais dû y travailler moi-même, non en
qualité de ministre, mais en qualité d'auteur. Il me serait difficile
d'expliquer les motifs qui m'en ont empêché... Mes premiers essais
dramatiques, ajoute-t-il, l'expliquent peut-être. Ces essais, embrassant
l'histoire morale du monde, se trouvaient être trop larges pour la scène
toujours étroite d'un théâtre, et, de plus, mes dernières compositions en
ce genre sondaient si profondément et si hardiment les plaies secrètes du
coeur et de l'esprit humain que presque tout le monde se sentait blessé par
mon audace.»

Cette époque de sa vie fut celle de sa liaison avec le seul rival qu'on sut
lui susciter en Allemagne, le poëte dramatique _Schiller_. Ces deux
existences désormais n'en font qu'une, tellement qu'il est impossible
d'écrire l'histoire du génie de l'un sans toucher au génie de l'autre.
Cette fraternité complète, entre deux gloires dont l'une pouvait offusquer
ou éclipser l'autre, est, après l'amitié de Virgile et d'Horace, un des
plus beaux exemples de cette supériorité de caractères préférable mille
fois à la supériorité de l'esprit. Disons donc un mot de Schiller. Ces deux
noms inséparables sont à eux seuls toute une littérature pour leur pays.


II

La vie de Schiller, homme plus sympathique au coeur que Goethe, mais
génie, selon moi, très-inférieur, est devenu, pour ainsi dire, légendaire
en Allemagne. Un écrivain français, explorateur pittoresque des
littératures du Nord, M. Marmier, a résumé cette vie dans une préface de sa
traduction de ce grand homme. Mais, depuis la publication de cette notice,
les correspondances intimes de Goethe et de Schiller, publiées par notre
_Revue germanique_, excellent écho d'un bord du Rhin à l'autre bord, a jeté
une lumière bien plus domestique jusque dans le coeur de Schiller. On ne
sait rien d'un homme tant qu'on n'a pas lu sa correspondance. L'homme
extérieur se peint dans ses oeuvres, l'homme intérieur se peint dans ses
lettres. Et pourquoi le portrait est-il plus fidèle ainsi? C'est que dans
ses oeuvres l'écrivain se peint tel qu'il désire paraître et que dans sa
correspondance il se peint tel qu'il est: les oeuvres, c'est la volonté;
les lettres, c'est la nature. On n'est jamais plus ressemblant que quand on
se peint à son insu au lieu de façonner sa physionomie devant un miroir.
Nous avons ces lettres sous nos yeux.

Schiller était né, comme notre cher poëte de Nîmes, _Reboul_, dans la
boutique d'un boulanger, son oncle, dans une jolie bourgade des bords
arcadiens du Necker, en Wurtemberg. Son père servait dans l'armée du duc de
Wurtemberg en qualité de chirurgien subalterne, barbier du régiment.
C'était un homme tendre, pieux et un peu mystique, qui s'occupait de l'âme
de ses malades autant que de leur corps. Le premier de ses remèdes était la
prière; il tournait leur pensée vers le Médecin suprême, et priait
volontiers avec eux au pied de leur lit. Ses vertus le firent distinguer
par le duc de Wurtemberg, un de ces petits princes qui connaissaient tous
leurs sujets par leurs noms. Le duc créait alors ces charmants jardins
pittoresques dont son palais de campagne, près de Stuttgart, était
enveloppé. Il confia à ce brave homme, las de la guerre, la surveillance de
ces délicieux jardins. À la naissance de son fils, le père de Schiller
éleva l'enfant dans ses bras et l'offrit à Dieu comme le patriarche. À la
mort de son père, le jeune poëte s'écria devant sa mère éplorée: «Que ne
puis-je finir ma vie dans l'innocence et dans la piété où il a passé la
sienne!»

La mère du poëte, naïve et rêveuse comme les filles de l'Allemagne, était
poëte elle-même sans avoir cultivé jamais la poésie comme un art. Elle
adorait son mari, et elle célébrait chaque anniversaire de leur mariage par
des vers où l'on sentait la vibration prolongée de l'amour de la jeune
fille dans le coeur de la femme. Le poëte de Stuttgart, _Schwab_, que nous
avons visité nous-mêmes dans sa demeure philosophique, auprès du toit
paternel de Schiller, attribuait comme nous à l'influence tendre et rêveuse
de cette mère le germe de la sensibilité poétique dans le génie de
Schiller. Les mères sont la prédestination des fils; elle nourrissait son
enfant des lectures de la Bible et des chants de Klopstock, dans son épopée
du Christ; l'enfant suçait de ses lèvres la piété et la foi. Plus tard la
philosophie de Goethe devint son symbole; mais il conserva jusqu'à la mort
sa piété, parce que sa foi venait des hommes, mais que sa piété venait de
sa mère.


III

La description vivante que Schwab et M. Marmier font des collines où
Schiller reçut sa première éducation, dans la demeure d'un pasteur nommé
Mozer, explique de même sa passion pour la nature. L'âme est le miroir de
la création; la nature commence par s'y refléter, puis elle s'y anime, et
le poëte est créé dans l'enfant.

Entré dans une espèce d'université militaire à Stuttgart, Schiller, d'un
extérieur alors grêle, pâle, maladif, commença sa vie par la tristesse, et
conçut une révolte secrète contre la servitude disciplinaire à laquelle les
élèves de cette école étaient assujettis. «Ô Charles! écrivait-il à cette
époque à son premier ami, le monde réel où je suis jeté est tout autre que
le monde que nous portions dans notre coeur.»

La contrainte qu'il éprouvait dans cette université allait jusqu'à lui
faire un crime de la lecture de Goethe, de Shakspeare et de Klopstock. On
le força à étudier la médecine, pour l'exercer à la pratiquer ensuite, à
l'exemple de son père, dans quelque régiment du prince de Wurtemberg; mais
sa nature, quoique souple, échappait par l'imagination à cette tyrannie de
l'école. Lié d'inclination littéraire avec quelques-uns de ses compagnons
de captivité, il composait déjà, à l'envi de ses émules, des ébauches de
poésie et de drame. C'est à cette époque qu'il écrivit son premier ouvrage
pour la scène, _les Brigands_.

_Les Brigands_ furent pour Schiller ce que _Werther_ avait été pour Goethe,
une débauche d'imagination prise au sérieux par la naïveté du peuple
allemand. Il y avait dans cette oeuvre informe beaucoup de passion et peu
de sens; c'était une page de J.-J. Rousseau ou de Proudhon contre l'ordre
social, un rêve de liberté absolue se faisant à elle-même sa propre
législation par l'énergie du coeur et par la force du bras.

«La passion pour la poésie, écrivait-il plus tard en parlant de cette
ébauche, est ardente et indomptable comme l'amour; on comprimait ma pensée:
elle fit explosion par la création d'un _monstre_ (le chef de ses brigands)
qui n'a jamais existé dans le monde. Ma seule excuse, c'est que j'ai voulu
peindre les hommes deux ans avant de les connaître!» N'est-ce pas ce que
Rousseau et Proudhon, et tous les utopistes inexpérimentés de la plume,
pouvaient dire de la société humaine? Ils la façonnaient dans leur
imagination avant d'en connaître les éléments. Malheur à l'imagination, qui
se sépare de la nature! Elle crée l'impossible, et, après avoir enfanté la
chimère, elle s'abîme à grand bruit dans le néant.

Schiller, homme de bonne foi plus que d'orgueil, reconnut bientôt son
erreur. Mais ce drame, soulevé, comme _Werther_, par les applaudissements
frénétiques de la jeunesse, éclatait déjà sur tous les théâtres. Scandale
pour les uns, augure de génie pour les autres, bruit immense pour tous.


IV

Ce succès ne fut, en effet, pour le jeune Schiller que du bruit; la fortune
et la gloire ne le suivirent pas. Il entra à vingt ans comme chirurgien
militaire dans un régiment. Il s'éprit d'une veuve charmante et légère, à
laquelle il donna dans ses poésies lyriques le nom de Laure: Pétrarque
allemand dont l'amour s'évaporait en métaphysique. Bientôt disgracié du
prince pour avoir fait diversion à ses fonctions subalternes de chirurgien
par un drame et par des odes, il s'évade de Stuttgart et va chercher plus
d'indulgence à Manheim. On refuse d'y représenter sa tragédie, un peu
froide, en effet, de _Fiesque_; on le pourchasse au nom de son prince
mécontent. Il se réfugie sous un nom supposé dans un château désert
appartenant à la mère d'un de ses amis. Il y devient platoniquement
amoureux de la soeur de cet ami, fiancée à un autre. La jeune fille ne se
doute pas des sentiments du poëte, se marie, et meurt dans la fleur de son
printemps.

Des lettres du directeur des théâtres de Manheim le rappellent dans cette
ville avec un traitement de cinquante louis par an, salaire exigu de ses
travaux pour la scène.

Ses drames de _Fiesque_ et de _l'Amour et l'Intrigue_ n'y eurent aucun
succès. Il se noya de tristesse et se consola par des amours indignes de
lui. On lui retira jusqu'à son traitement de poëte du théâtre, et on lui
conseilla amicalement de reprendre son métier de chirurgien militaire. Il
chercha fortune dans le journalisme littéraire; ses critiques offensèrent
des acteurs favoris du public; il fut menacé; il quitta Manheim et se
réfugia à Leipsick. On voit par une de ses lettres à un de ses amis, qui
habitait Leipsick, combien il lui fallait peu pour vivre et pour se croire
heureux. «Une chambre à coucher qui fait en même temps mon cabinet de
travail, une armoire, un lit, une table et quelques chaises, pourvu que
cela ne soit ni sous le toit ni au rez-de-chaussée. Je ne voudrais pas non
plus avoir sous les yeux l'aspect du cimetière; j'aime les hommes, le
mouvement et le bruit d'une foule.»


V

Mécontent bientôt de cette résidence à la ville, il alla habiter un petit
village à la lisière de la forêt du Rosenthal, non loin de Leipsick. Il y
écrivit sa tragédie de _Don Carlos_, oeuvre estimable, réfléchie, mais
tiède, où la politique tient la place de l'émotion. Schiller s'abîmait en
même temps dans la philosophie nuageuse et apocalyptique de Kant, ce
mathématicien de la philosophie. Arraché bientôt après à cet asile studieux
par la versatilité de son âme et de sa fortune, il alla à Dresde; il s'y
laissa prendre à un amour plus vénal que sincère pour une jeune Saxonne
d'une grande beauté. Ses amis l'enlevèrent au piége et le conduisirent à
Weimar. Herder, Wieland l'accueillirent en frère plus jeune, mais du même
sang. Il y épousa, sans autre dot que sa gloire future, Charlotte de
_Lengefeld_, jeune fille d'un rang distingué et d'une vertu accomplie. Il
connut Goethe chez sa belle-mère. Ces deux hommes différaient trop l'un de
l'autre pour se convenir au premier coup d'oeil: Schiller avait toutes les
illusions de l'imagination, Goethe n'en avait que les forces.

«J'ai vu hier Goethe, écrivait Schiller à cette date; la grande idée que
j'avais de cet homme n'a pas été amoindrie par son aspect, mais je doute
qu'il puisse y avoir jamais une liaison bien intime entre lui et moi.
Beaucoup des choses qui passionnent mon imagination et mon coeur sont déjà
épuisées pour lui; sa nature n'est pas la mienne, son monde n'est pas le
mien.»

Cette différence des deux natures se révélait au premier coup d'oeil entre
ces deux hommes. Schiller, le visage allongé et mince, le cou long, les
membres grêles, la physionomie maladive, le regard timide et indécis, le
costume étriqué et presque ridicule de l'étudiant en médecine, dépaysé dans
une cour, n'avait rien de l'homme de génie que la souffrance. Goethe,
véritable Apollon dans sa maturité forte et sereine, régnait par droit de
nature encore plus que par droit d'aînesse et de rang sur son jeune émule;
mais Goethe était sans jalousie comme la toute-puissance; au lieu
d'éloigner ou d'éclipser son rival de célébrité, il songea généreusement à
l'élever jusqu'à lui et à l'attacher par des liens de reconnaissance à la
cour de Weimar. Il décida le duc à donner à Schiller l'emploi honorable et
lucratif de professeur d'histoire à l'Université d'Iéna, capitale de
l'instruction publique dans ses États.

Schiller, quoique étranger au professorat et à l'histoire, ouvrit son cours
en 1789 avec un succès qui prouvait son aptitude universelle. Goethe, aussi
fier de ce succès que Schiller lui-même, ne manqua pas une occasion de
faire valoir son nouvel ami à la cour de Weimar. Frappé des beautés
frustes, mais dramatiques, de la pièce des _Brigands_, et des beautés
littéraires de _Fiesque_ et de la tragédie de _Don Carlos_, il songeait
déjà à appeler Schiller d'Iéna à Weimar, pour y faire écrire et représenter
ses chefs-d'oeuvres sur la scène du palais. Le grand acteur _Ifland_, le
_Garrick_ et le _Talma_ de l'Allemagne, avait été fixé par Goethe à Weimar.
Les rôles qu'_Ifland_ représentait devenaient classiques en sortant de ses
lèvres.

C'est à cette époque, et pendant les années qui suivirent 1789, que Goethe
et Schiller, désormais amis, entretinrent cette correspondance intime qui
les dévoile tous les deux. La _Revue germanique_, rédigée récemment à
Paris, en a traduit et publié des fragments pleins d'intérêt pour ceux qui,
comme nous, cherchent l'homme sous le poëte. Il y a dans ces fragments une
bonhomie de grands hommes qui caractérise l'Allemagne, cette terre de la
naïveté dans la grandeur. Écoutez quelques mots de ce dialogue à portes
closes entre deux amis sur leurs ouvrages, et même sur leurs ébauches les
plus secrètes. Ils se conseillent au lieu de se critiquer; la gloire de
l'un et la gloire de l'autre ne semblent être qu'une même gloire. On ne
sait, en vérité, quel est le maître, quel est le disciple.


VI

La liaison littéraire avait commencé entre ces deux hommes par la
publication en commun d'un recueil littéraire intitulé _les Heures_.
Goethe, provoqué par Schiller, avait consenti à ce rôle de collaborateur,
qui semblait incompatible avec son rang, mais qui pouvait être utile à la
fortune de son ami.

«Mon esprit, écrit Schiller à Goethe, le 23 août 1794, est absorbé dans la
contemplation de l'ensemble de votre génie. Votre regard observateur, qui
repose si calme et si limpide sur toutes choses, ne vous égare jamais dans
le vague des pures spéculations imaginaires; vous suivez droit la marche de
la nature. Si vous étiez né Grec ou seulement Italien, ayant sous les yeux,
dès le berceau, une nature merveilleuse et un art idéal, vous auriez
atteint le but dès le point de départ, et le grand style se serait formé en
vous sur le modèle éternel; mais vous êtes né Allemand avec une âme
grecque, et il vous a fallu vous refaire Grec à force de contemplation et
d'intuition.»

--«Je vous ai attendu longtemps, répond Goethe; j'ai marché jusqu'ici seul
dans ma voie, non compris, non encouragé! Combien je me réjouis qu'après
une rencontre d'intelligence entre vous et moi si tardive, si peu prévue,
nous devions désormais marcher deux! Tout ce qui est moi et en moi je vous
en ferai part avec joie; car, sentant bien que mon entreprise (d'arriver à
la vérité et à l'art suprême) est au-dessus de la force d'un seul et de
notre durée ici-bas, j'aimerais à déposer bien des choses dans votre sein,
non-seulement pour les conserver ainsi au monde, mais pour les vivifier.»

N'est-ce pas ainsi que Socrate pouvait parler au jeune Platon pour se
continuer et se grandir après lui dans son disciple?

--«N'espérez pas, réplique Schiller, de rencontrer en moi une grande
richesse d'idées; c'est là ce que je trouverai en vous. Vous gouvernez un
monde obéissant à vos intuitions, moi je flotte timidement entre le métier
et le génie. Mais, hélas! la maladie énerve mes forces physiques; j'aurais
difficilement le temps d'accomplir en moi une grande oeuvre
intellectuelle.»


VII

«Je vais avoir quinze jours de liberté, écrit Goethe à son nouvel ami,
pendant un voyage de ma cour; venez me voir pendant ce loisir, nous
causerons de nos _Heures_; nous ne verrons que quelques rares amis qui
pensent comme nous. Vous vivrez entièrement à votre guise; de nouveaux
points de contact s'établiront ainsi entre nous.»

--«J'irai,» écrit à l'instant Schiller.

Les amis se rencontrent, s'entretiennent et se séparent.

--«Me voilà revenu, écrit Schiller, mais mon esprit est toujours avec vous
à Weimar.»

Goethe lui envoie à Iéna les premiers volumes de son roman philosophique,
_William Meister_, oeuvre énigmatique que les initiés seuls peuvent bien
comprendre, et que nous-même nous avouons ne pas comprendre suffisamment
pour en parler. Schiller en est ravi; M. Guillaume de Humboldt, le frère
aîné du savant célèbre, partage le plaisir de Schiller. Nous avons connu à
Rome, en 1811, Guillaume de Humboldt, diplomate, homme d'État, philosophe
curieux du beau et du bon sous toutes les formes. Nous avons visité à sa
suite les antiquités romaines et le cratère du Vésuve. La sérénité de son
esprit, la noble gravité de sa parole, la profondeur de ses connaissances
historiques et la chaleur tempérée de son enthousiasme nous ont donné une
idée du caractère de Goethe, son ami. Jamais son image ne s'est effacée de
notre souvenir:

  Principibus placuisse viris!

La correspondance de Schiller et de Goethe est pleine du nom de Guillaume
de Humboldt. On voit qu'il était pour eux un de ces hommes qui, semblables
aux dieux cachés, font peu d'oeuvres, mais rendent beaucoup d'oracles.
«Guillaume de Humboldt, dit Schiller à Goethe, trouve, comme moi, que l'âge
vous mûrit sans vous affaiblir, et que votre esprit est dans toute sa mâle
jeunesse et dans toute sa plénitude créatrice.»--«Puisque j'ai, outre votre
suffrage, celui de Guillaume de Humboldt, je continue avec confiance.
Combien n'est-il pas plus utile et plus délicieux de se mirer dans les
autres qu'en soi-même! J'irai bientôt vous voir à Iéna.»


VIII

Schiller travaillait alors à son vaste drame historique de _Wallenstein_,
sans cesse interrompu par la souffrance, sans cesse repris par
l'obstination de la volonté. C'est, selon nous, son véritable
chef-d'oeuvre; mais ce chef-d'oeuvre est en histoire ce que le _Faust_ de
Goethe est en philosophie poétique, trop vaste et trop débordant pour la
scène; c'est une épopée du moyen âge dialoguée avec génie par un poëte
moderne. La patience allemande, qui ne dispute pas le temps à son plaisir,
pouvait seule s'accommoder de ces développements démesurés du drame
réfléchi. Schiller avait divisé sa pièce en trois pièces, ce qu'on appelle
une _trilogie_ en littérature. L'esprit français ne s'accommode pas de
cette suspension d'une action qui s'arrête à un soleil et reprend à
l'autre. Le plaisir, en France, court plus vite que le temps; il n'attend
personne, pas même le génie. Schiller envoyait acte par acte son drame de
_Wallenstein_ à Goethe; Goethe l'appréciait et le corrigeait avec le même
amour qui si cette oeuvre eût été la sienne.

--«Qu'il me paraît étrange, écrivait Schiller à son ami, ministre et favori
d'un souverain, de vous voir lancé au plus haut et au plus épais de ce
monde, tandis que je suis assis entre mes pauvres fenêtres de papier huilé,
n'ayant aussi que papiers devant moi, et que cependant, malgré cette
différence dans nos destinées, nous puissions nous comprendre si
parfaitement l'un l'autre!»

Schiller venait d'être père; Goethe, le 28 octobre 1795, le félicitait sur
ce bonheur de famille: «Dieu bénisse le nouvel hôte. Je serai bientôt près
de vous; j'ai besoin de ces entretiens que vous seul vous pouvez me
donner.»

Goethe lui-même venait d'avoir un fils. «Un de mes soucis, écrivait-il,
repose maintenant dans le berceau!»

L'union de la jeune mère de ce fils avec le grand homme n'était pas encore
consacrée par le mariage légal; elle le fut depuis.

Les idées de Goethe sur les femmes étaient des idées tout à fait
orientales. Il considérait, en patriarche de Canaan ou en brahmine de
l'Inde, la femme comme une créature inférieure en force et en dignité à
l'homme; elle n'était à ses yeux que la plus charmante décoration de la
nature, un appât à la perpétuation de l'espèce humaine, une source de
plaisir sacré, et surtout une esclave chargée de régner sur son maître par
ses charmes supérieurs à ses droits, une servante antique de la tente arabe
ou du gynécée grec, dont les fonctions consistaient à gouverner dans un
bel ordre intérieur les autres agents inférieurs de la domesticité.

Ces idées étaient conformes en lui à ce culte pour le fait grossier de la
nature qui a donné la force à l'homme, la faiblesse et l'attrait à la
femme. Le fatalisme s'accommode très-bien de la servitude; l'homme, aux
yeux de Goethe, était roi par droit de nature; ce roi pouvait aimer ses
sujettes, mais il n'était pas tenu de les respecter.

La conduite de Goethe à l'égard des femmes, surtout depuis son âge avancé,
avait été le commentaire de ces doctrines: s'il aimait, il ne s'enchaînait
pas par l'amour.


IX

Cependant les années de Goethe, qui s'accumulaient, quoique saines et
vertes, commençaient à lui faire sentir la nécessité de remettre le soin de
sa maison et le dépôt de son coeur à une femme qui fût à la fois l'ordre et
le charme de sa maison. Comme le patriarche, il était assis au bord du
puits pour examiner les _Sara_ qui venaient puiser l'eau à la fontaine. Un
hasard lui offrit ce qu'il cherchait vaguement encore. Il faut se
souvenir, pour bien comprendre ce mariage précédé d'un long noviciat
domestique, que Goethe, aux yeux de la ville de Weimar, n'était pas
seulement un poëte, un ministre, un favori du souverain, mais une sorte de
dieu antique au-dessus des moeurs et des lois, un être d'exception qui
avait ses moeurs et ses lois à part du reste de l'humanité.

Or le copiste et l'imprimeur du théâtre de Weimar, nommé Vulpius, avait des
rapports de service fréquents et habituels avec Goethe, à la fois ministre,
auteur et directeur de la scène. Un jour que ce Vulpius avait à porter à
Goethe les épreuves à corriger d'une de ses pièces, un surcroît d'affaires
l'empêcha inopinément de remplir ce devoir lui-même; il chargea une de ses
filles de porter à sa place le manuscrit et l'épreuve d'imprimerie à
l'auteur de _Faust_ et de lui rapporter les corrections.

La jeune fille, à peine entrée dans son printemps, avait la candeur et la
fleur de beauté de Marguerite dans le jardin de la voisine. Elle aborde en
tremblant et en rougissant le majestueux vieillard; Goethe, frappé de son
innocence et de ses charmes, éprouva pour elle ce que Faust avait éprouvé
à l'aspect de Marguerite sur les marches de l'église; il voulut non
séduire, mais plaire. Sa mâle beauté, sa tendre déférence, le prestige de
son nom, plus grand que nature dans l'esprit de la jeune fille, enlevèrent
le coeur et le consentement de la jeune messagère. Elle accepta avec
ivresse le gouvernement de la maison du grand homme et le rôle d'épouse
équivoque auquel il conviendrait au poëte d'élever sa belle gouvernante. De
ce jour elle régna, servante et reine, dans l'intérieur de la maison de
Goethe. Nul à Weimar n'aurait osé se scandaliser d'une hardiesse de la vie
privée ou publique du roi de l'intelligence en Allemagne; il était, comme
Louis XIV, au-dessus de l'humanité: il avait le droit divin du scandale.

L'union de Goethe et de la belle jeune fille qu'il avait installée reine
subalterne de sa maison fut heureuse. Ce fils en naquit; la mort l'enleva
dans son berceau. On voit que Goethe le pleura comme un homme vulgaire. «Il
faut, dit-il à son ami Schiller, laisser ses droits à la nature et pleurer
quand elle vous envoie des larmes; autrement elles s'accumulent et vous
noient le coeur, d'autant plus abondantes que vous les avez plus
ajournées; ensuite il faut reprendre le travail, ce consolateur infaillible
qui guérit tout en déplaçant tout.»

Un autre fils survint et vécut âge d'homme. Mais, pendant que nous touchons
à la vie privée du grand homme, disons ce qui l'honore après avoir dit ce
qui l'inculpe. Il épousa légalement plus tard la jeune et charmante
compagne qu'il s'était donnée, et il l'épousa dans des circonstances qui
donnent un grand prix d'honnêteté et de désintéressement à son amour.

C'était le lendemain de la bataille d'Iéna; les Français, vainqueurs,
s'avançaient sur Weimar. Le duc, vaincu avec les Prussiens, ses alliés,
avait abandonné son palais et fuyait vers Berlin. On s'attendait au
massacre des habitants et à l'incendie de la ville; Goethe envisagea d'un
regard calme le péril. «Je ne dois pas, dit-il, laisser après moi une femme
tendre et fidèle, mère de mon fils, sans nom et sans asile. Elle aura du
moins un titre au bénéfice et à l'honneur de ma mémoire.» Et il épousa
mademoiselle Vulpius la veille du jour qu'il croyait être le jour suprême
de sa patrie et de sa vie. Philosophe dans la région de la pensée, homme
de bien dans la région des réalités, il consacra son amour au moment
peut-être où il ne l'éprouvait plus. Madame Goethe mourut avant lui, et il
ne parut la regretter que comme un maître regrette une fidèle servante,
colonne de sa maison. Il ne laissa jamais de prise sur lui aux douleurs
violentes ou éternelles; il voulait conserver à tout prix le calme olympien
de son intelligence. Vivre, pour lui, c'était oublier.

Madame Goethe, depuis longtemps souffrante, expira en voiture, pendant une
des promenades que le poëte-ministre faisait autour de Weimar. «Ils vont
être bien surpris à la maison!» dit-il à son cocher qui étendait le corps
inanimé de sa maîtresse sur le gazon du bord de la route. Ce mot du
stoïcisme ou de l'indifférence resta le proverbe du superbe égoïsme du
grand homme en Allemagne. Mais reprenons la correspondance des deux amis.


X

On avait pris souvent en Allemagne des poésies de Schiller pour des poésies
de Goethe et des odes de Goethe pour des odes de Schiller. Goethe ne
s'offensait pas, comme on va le voir, de cette promiscuité de gloire entre
son ami et lui. «Que l'on nous confonde dans nos talents, écrivait-il à
Schiller, ce m'est chose agréable; cela montre que nous nous élevons
toujours davantage ensemble au-dessus de l'_affectation_ de notre siècle,
c'est-à-dire au _beau_ simple, pour arriver à ce qui est universellement
_bon_. Il faut convenir aussi qu'à nous deux nous tenons un large espace
dans le monde de l'intelligence en nous donnant la main et en faisant la
chaîne.»

Cependant à cette époque, 1795, ils dérogèrent tous deux à la noblesse et à
la dignité de leur génie en publiant des livres d'épigrammes anonymes, mais
mordantes, contre les écrivains et les poëtes leurs contemporains et leurs
compatriotes. Badinages grecs peu dignes d'eux; Aristophane et Sophocle
dans le même homme. Cela n'agrandit pas, cela jure et cela rapetisse: jeux
d'écoliers qu'on s'afflige d'avoir à leur reprocher. Les aigles plongent du
haut du firmament sur la tête de leurs ennemis et ne les mordent pas au
talon. Glissons sur ces misères.


XI

Goethe et Schiller continuent à s'entretenir de la tragédie de
_Wallenstein_, à laquelle Schiller travaille pendant trois ans. «Je vous
salue de mon jardin d'Iéna (c'est le 1er mai 1797), écrit Schiller à son
ami et à son maître; je m'y suis installé ce matin. Un doux paysage
m'entoure; le soleil se couche en souriant, et les rossignols chantent.
Tout m'enveloppe d'accueil et de joie autour de moi, et ma première soirée
sur mon propre domaine est du plus heureux présage.»

--«Avant-hier, répond Goethe, j'ai fait visite à _Wieland_ (le Voltaire
érudit et gracieux de l'Allemagne); il habite une jolie et vaste maison
dans la plus laide contrée du monde. Triste chose que le monde,
continue-t-il ailleurs; on y apprend bien des choses, mais qui au fond ne
nous apprennent rien; mais quant à ce qui nous importe davantage, à la
seule chose même qui nous importe véritablement, l'inspiration intérieure,
le monde, au lieu de nous la donner, nous la prend.»

--«Je lis madame de Staël, répond Schiller; elle oublie son sexe sans
s'élever au-dessus de lui; c'est une nature raisonneuse, mais très-peu
poétique (c'est-à-dire créatrice).»

Dans les lettres suivantes, la tragédie de Schiller, _Wallenstein_, est
enfin terminée. Ils concertent ensemble les moyens de la faire dignement
représenter sur la scène de Weimar. Goethe préside en l'absence de son ami
aux répétitions. Il appelle Schiller à Weimar, le présente au duc, le loge
au château, le traite en frère. Ses anxiétés sur le sort du drame à la
représentation sont fiévreuses d'amitié.

La pièce réussit et devient la gloire immortelle de Schiller. Goethe la
goûte comme sa propre gloire. Ou ne sait lequel admirer le plus, ou du
maître sans ombrage ou du disciple sans rivalité. Une plus tendre étreinte
resserre le coeur des deux rivaux après ce succès monumental de
_Wallenstein_; les lettres deviennent plus pressées et plus
confidentielles; ils pensent, ils sentent, ils vivent à deux. Schiller
s'établit à Weimar pour jouir plus habituellement de l'intimité de Goethe.
Les lettres s'abrégent sans se refroidir; on n'a plus que des billets.

Madame de Staël, fuyant la tyrannie de Napoléon, qui l'avait reléguée hors
de France, s'arrête quelques semaines à Weimar, et cherche à répandre
autour d'elle, sur Goethe et Schiller, l'éblouissement de son esprit. Les
deux amis, en Allemands un peu ombrageux, parce qu'ils sont timides,
évitent, autant que possible, les rencontres prolongées avec la fille de M.
Necker, et se confient l'un à l'autre leurs impressions sur cette Sapho de
tribune. Ils la jugent sévèrement.


XII

C'est pendant cette longue intimité des deux écrivains, intimité favorable
à leur fécondité littéraire, que Schiller écrivit _Wallenstein_, _Marie
Stuart_, _Jeanne d'Arc_, _Guillaume Tell_, drames dont fut constitué son
théâtre allemand. C'est alors aussi qu'il écrivit ces odes et ces ballades
germaniques, enthousiastes par la forme, populaires par le fond, qui
rivalisèrent avec les oeuvres lyriques de Goethe. Dans tous ces genres il
approcha Goethe, il ne l'atteignit et ne le dépassa jamais. Pour un
observateur expérimenté du génie humain, il fut toujours le disciple,
jamais le maître. Il calqua son oeuvre sur l'oeuvre de Goethe, sans pouvoir
calquer l'incommensurable génie de son modèle. On sent dans sa vie
l'imitation puissante et habile, mais enfin l'imitation partout. Goethe
écrit _Goltz de Berlichengen_, Schiller écrit _Wallenstein_; Goethe chante
les ballades nationales de la Germanie, Schiller soupire les ballades du
moyen âge et les légendes de la tradition des chaumières; Goethe exhale
avec dédain sa mauvaise humeur de géant dans des épigrammes contre la
médiocrité de ses rivaux, Schiller rime des sarcasmes contre les
engouements ignares de son pays. Enfin Goethe abjure, dans son omnipotence,
toutes les crédulités du vulgaire, et cherche sa divinité universelle dans
la divinité individuelle de tout ce qui vit dans la nature; son dieu, c'est
la vie; la vie, c'est son dieu. Schiller, d'abord chrétien et pieux, suit
son maître, et chante comme lui ses hymnes au Dieu inconnu. Mais Goethe
accomplit toutes ces phases de sa poésie et de sa philosophie indienne avec
la majesté d'un dieu de l'Inde, Schiller avec la faiblesse et l'embarras
d'un homme qui marche sur les pas d'un dieu. Aussi les traces de Goethe
dans l'histoire littéraire de l'Allemagne et du monde ne seront jamais
effacées; les traces de Schiller, quoique chères aux âmes tendres,
s'effaceront à l'apparition du premier grand poëte qui naîtra en Allemagne.
L'un fut le génie, l'autre ne fut que le talent; je n'ai jamais pu les
comparer.

Cependant Schiller égala et dépassa un jour son maître dans un poëme
lyrique presque sans égal dans la poésie de toutes les langues modernes,
intitulé _la Cloche_. Ce dithyrambe, réfléchi et vociféré tout à la fois
sur l'instrument aérien qui sonne à la fois les prières, les douleurs, les
glas funèbres, les naissances, les effrois de l'homme, est digne de rester
dans la mémoire de la postérité. Schiller ne le composa pas comme l'ode se
compose, c'est-à-dire par une rapide et involontaire explosion de l'âme,
qui n'éclate qu'un instant et qui se répercute à jamais de l'âme du poëte
dans l'oreille des siècles. On voit, par sa correspondance avec Goethe,
qu'il le conçut un jour d'inspiration, mais qu'il l'exécuta en trois ans
d'étude et de retouches. Le lecteur va juger, sur une traduction toujours
atténuante de l'oeuvre originale, combien Schiller dépassa Pindare et
Horace dans ce dithyrambe didactique du poëte qui se souvenait d'avoir été
chrétien. Nous empruntons cette traduction à M. _Marmier_, l'importateur
des poésies du Nord dans notre langue, poëte lui-même par l'imagination et
le sentiment.

Écoutez!


XIII

LA CLOCHE.

«Le moule d'argile est encore plongé et scellé dans la terre; aujourd'hui
la cloche doit être faite. À l'oeuvre, compagnons! courage! La sueur doit
ruisseler du front brûlant; l'oeuvre doit honorer le maître, mais il faut
que la bénédiction vienne d'en haut.

«Il convient de mêler des paroles sérieuses à l'oeuvre sérieuse que nous
préparons: le travail que de sages paroles accompagnent s'exécute gaiement.
Considérons gravement ce que produira notre faible pouvoir; car il faut
mépriser l'homme sans intelligence qui ne réfléchit pas aux entreprises
qu'il veut accomplir. C'est pour méditer dans son coeur sur le travail que
sa main exécute que la pensée a été donnée à l'homme: c'est là ce qui
l'honore.

«Prenez du bois de sapin, choisissez des branches sèches, afin que la
flamme, plus vive, se précipite dans le conduit. Quand le cuivre
bouillonnera, mêlez-y promptement l'étain pour opérer un sûr et habile
alliage.

«La cloche que nous formons à l'aide du feu dans le sein de la terre
attestera notre travail au sommet de la tour élevée. Elle sonnera pendant
de longues années; bien des hommes l'entendront retentir à leurs oreilles,
pleurer avec les affligés et s'unir aux prières des fidèles. Tout ce que le
sort changeant jette parmi les enfants de la terre montera vers cette
couronne de métal et la fera vibrer au loin.

«Je vois jaillir des bulles blanches. Bien! la masse est en fusion.
Laissons-la se pénétrer du sel de la cendre qui hâtera sa fluidité. Que le
mélange soit pur d'écume, afin que la voix du métal poli retentisse pleine
et sonore; car la cloche salue avec l'accent solennel de la joie l'enfant
bien-aimé à son entrée dans la vie, lorsqu'il arrive plongé dans le
sommeil. Les heures joyeuses et sombres de sa destinée sont encore cachées
pour lui dans les voiles du temps; l'amour de sa mère veille avec de
tendres soins sur son matin doré; mais les années fuient rapides comme une
flèche. L'enfant se sépare fièrement de la jeune fille; il se précipite
avec impétuosité dans le courant de la vie; il parcourt le monde avec le
bâton de voyage et rentre étranger au foyer paternel, et il voit devant lui
la jeune fille charmante dans l'éclat de sa fraîcheur, avec son regard
pudique. Un vague désir, un désir sans nom, saisit l'âme du jeune homme; il
erre dans la solitude, fuyant les réunions tumultueuses de ses frères et
pleurant à l'écart. Il suit, en rougissant, les traces de celle qui lui est
apparue, heureux de son sourire, cherchant, pour la parer, les plus belles
fleurs du vallon. Oh! tendre désir! heureux espoir! jour doré du premier
amour! Les yeux alors voient le ciel ouvert, le coeur nage dans la
félicité. Oh! que ne fleurit-il à tout jamais, l'heureux temps du jeune
amour!

«Comme les tubes brunissent déjà! J'y plonge cette baguette: si nous la
voyons se vitrifier, il sera temps de couler le métal. Maintenant,
compagnons, alerte! Examinez le mélange, et voyez si, pour former un
alliage parfait, le métal doux est uni au métal fort.

«Car de l'alliance de la douceur avec la force, de la sévérité avec la
tendresse, résulte la bonne harmonie. C'est pourquoi ceux qui s'unissent à
tout jamais doivent s'assurer que le coeur répond au coeur. Courte est
l'illusion, long est le repentir. La couronne virginale se marie avec grâce
aux cheveux de la fiancée quand les cloches argentines de l'église invitent
aux fêtes nuptiales. Hélas! la plus belle solennité de la vie marque le
terme du printemps de la vie. La douce illusion s'en va avec le voile et la
ceinture; la passion disparaît; puisse l'amour rester! La fleur se fane,
puisse le fruit mûrir! Il faut que l'homme entre dans la vie orageuse; il
faut qu'il agisse, combatte, plante, crée, et, par l'adresse, par l'effort,
par le hasard et la hardiesse, subjugue la fortune. Alors les biens
affluent autour de lui, ses magasins se remplissent de dons précieux; ses
domaines s'élargissent, sa maison s'agrandit, et, dans cette maison, règne
la femme sage, la mère des enfants. Elle gouverne avec prudence le cercle
de la famille, donne des leçons aux jeunes filles, réprimande les garçons.
Ses mains actives sont sans cesse à l'oeuvre; elle augmente par son esprit
d'ordre le bien-être du ménage; elle remplit de trésors les armoires
odorantes, tourne le fil sur le fuseau, amasse dans des buffets
soigneusement nettoyés la laine éblouissante, le lin blanc comme la neige;
elle joint l'élégant au solide et jamais ne se repose.

«Du haut de sa demeure, d'où le regard s'étend au loin, le père contemple
d'un oeil joyeux ses propriétés florissantes. Il voit ses arbres qui
grandissent, ses granges bien remplies, ses greniers qui plient sous le
poids de leurs richesses, et ses moissons pareilles à des vagues
ondoyantes; et alors il s'écrie avec orgueil: La splendeur de ma maison,
ferme comme les fondements de la terre, brave la puissance du malheur.
Mais, hélas! avec les rigueurs du destin il n'est point de pacte éternel,
et le malheur arrive d'un pas rapide.

«Allons! nous pouvons commencer à couler le métal à travers l'ouverture; il
apparaît bien dentelé. Mais, avant de le laisser sortir, répétez comme une
prière une pieuse sentence. Ouvrez les conduits, et que Dieu garde
l'édifice. Voilà que les vagues, rouges comme du feu, courent en fumant
dans l'enceinte du moule!

«Heureuse est la puissance du feu, quand l'homme la dirige, la domine. Ce
qu'il fait, ce qu'il crée, il le doit à cette force céleste. Mais terrible
est cette même force quand elle échappe à ses chaînes, quand elle suit sa
violente impulsion, fille libre de la nature. Malheur! lorsque, affranchie
de tout obstacle, elle se répand à travers les rues populeuses et allume
l'effroyable incendie; car les éléments sont hostiles à l'oeuvre des
hommes. Du sein des nuages descend la pluie qui est une bénédiction, et du
sein des nuages descend la foudre. Entendez-vous, au sommet de la tour,
gémir le tocsin? Le ciel est rouge comme du sang, et cette lueur de pourpre
n'est pas celle du jour. Quel tumulte à travers les rues! quelle vapeur
dans les airs! La colonne de feu roule en pétillant de distance en
distance, et grandit avec la rapidité du vent. L'atmosphère est brûlante
comme dans la gueule d'un four; les solives tremblent, les poutres tombent,
les fenêtres éclatent, les enfants pleurent, les mères courent égarées, et
les animaux mugissent sous les débris. Chacun se hâte, prend la fuite,
cherche un moyen de salut. La nuit est brillante comme le jour; le seau
circule de main en main sur une longue ligne, et les pompes lancent des
gerbes d'eau; l'aquilon arrive en mugissant et fouette la flamme
pétillante; le feu éclate dans la moisson sèche, dans les parois du
grenier, atteint les combles et s'élance vers le ciel, comme s'il voulait,
terrible et puissant, entraîner la terre dans son essor impétueux. Privé
d'espoir, l'homme cède à la force des dieux, et regarde, frappé de stupeur,
son oeuvre s'abîmer. Consumé, dévasté, le lieu qu'il occupait est le
domaine des aquilons, la terreur habite dans les ouvertures désertes des
fenêtres, et les nuages du ciel planent sur les décombres.

«L'homme jette encore un regard sur le tombeau de sa fortune, puis il prend
le bâton de voyage. Quels que soient les désastres de l'incendie, une douce
consolation lui est restée; il compte les têtes qui lui sont chères: ô
bonheur! il ne lui en manque pas une.

«La terre a reçu le métal, le moule est heureusement rempli; la cloche en
sortira-t-elle assez parfaite pour récompenser notre art et notre labeur?
Si la fonte n'avait pas réussi! si le moule s'était brisé! Hélas! pendant
que nous espérons, peut-être le mal est-il déjà fait!

«Nous confions l'oeuvre de nos mains aux entrailles du sol. Le laboureur
leur confie ses semences, espérant qu'elles germeront pour son bien, selon
les desseins du Ciel. Nous ensevelissons dans le sein de la terre des
semences encore plus précieuses, espérant qu'elles se lèveront du cercueil
pour une meilleure vie.

«Dans la tour de l'église retentissent les sons de la cloche, les sons
lugubres qui accompagnent le chant du tombeau, qui annoncent le passage du
voyageur que l'on conduit à son dernier asile. Hélas! c'est une épouse
chérie, c'est une mère fidèle que le démon des ténèbres arrache aux bras de
son époux, aux tendres enfants qu'elle mit au monde avec bonheur, qu'elle
nourrit sur son sein avec amour. Hélas! les doux liens sont à jamais
brisés, car elle habite désormais la terre des ombres, celle qui fut la
mère de famille. C'en est fait de sa direction assidue, de sa vigilante
sollicitude, et désormais l'étrangère régnera sans amour à son foyer
désert.

«Pendant que la cloche se refroidit, reposons-nous de notre rude travail;
que chacun de nous s'égaye comme l'oiseau sous la feuillée. Quand la
lumière des étoiles brille, le jeune ouvrier, libre de tout souci, entend
sonner l'heure de la joie; mais le maître n'a pas de repos.

«À travers la forêt sauvage le voyageur presse gaiement le pas pour arriver
à sa chère demeure. Les brebis bêlantes, les boeufs au large front, les
génisses au poil luisant se dirigent en mugissant vers leur étable. Le
chariot chargé de blé s'avance en vacillant. Sur les gerbes brille la
guirlande de diverses couleurs, et les jeunes gens de la moisson courent à
la danse. Le silence règne sur la place et dans les rues, les habitants de
la maison se rassemblent autour de la lumière, et la porte de la ville
roule sur ses gonds. La terre est _couverte_ d'un voile sombre; mais la
nuit, qui tient éveillé le méchant, n'effraye pas le paisible bourgeois;
car l'oeil de la justice est ouvert.

«Ordre saint, enfant béni du Ciel, c'est toi qui formes de douces et libres
unions; c'est toi qui as jeté les fondements des villes; c'est toi qui as
fait sortir le sauvage farouche de ses forêts; c'est toi qui, pénétrant
dans la demeure des hommes, leur donnes des moeurs paisibles et le bien le
plus précieux, l'amour de la patrie.

«Mille mains actives travaillent et se soutiennent dans un commun accord,
et toutes les forces se déploient dans ce mouvement empressé. Le maître et
le compagnon poursuivent leur oeuvre sous la sainte protection de la
liberté. Chacun se réjouit de la place qu'il occupe et brave le dédain. Le
travail est l'honneur du citoyen, la prospérité est la récompense du
travail. Si le roi s'honore de sa dignité, nous nous honorons de notre
travail.

«Douce paix, heureuse union! restez, restez dans cette ville! Qu'il ne
vienne jamais le jour où des hordes cruelles traverseraient cette vallée,
où le ciel, que colore la riante pourpre du soir, refléterait les lueurs
terribles de l'incendie des villes et des villages!

«À présent, brisez le moule; il a rempli sa destination. Que le regard et
le coeur se réjouissent à l'aspect de notre oeuvre heureusement achevée!
Frappez! frappez avec le marteau jusqu'à ce que l'enveloppe éclate; pour
que nous voyions notre cloche, il faut que le moule soit brisé en morceaux.

«Le maître sait d'une main prudente et en temps opportun rompre
l'enveloppe; mais malheur! quand le bronze embrasé éclate de lui-même et
se répand en torrents de feu. Dans son aveugle fureur il s'élance avec le
bruit de la foudre, déchire la terre qui l'entoure, et, pareil aux gueules
de l'enfer, vomit la flamme dévorante. Là où règnent les forces
inintelligentes et brutales, là l'oeuvre pure ne peut s'accomplir. Quand
les peuples s'affranchissent d'eux-mêmes, le bien-être ne peut subsister.

«Malheur! lorsqu'au milieu des villes l'étincelle a longtemps couvé;
lorsque la foule, brisant ses chaînes, cherche pour elle-même un secours
terrible! Alors la révolte, suspendue aux cordes de la cloche, la fait
gémir dans l'air et change en instrument de violence un instrument de paix.

«Liberté! égalité! voilà les mots qui retentissent. Le bourgeois paisible
saisit ses armes; la multitude inonde les rues et les places, des bandes
d'assassins errent de côté et d'autre. Les femmes deviennent des hyènes et
se font un jeu de la terreur. De leurs dents de panthères elles déchirent
le coeur palpitant d'un ennemi. Plus rien de sacré; tous les liens d'une
réserve pudique sont rompus. Le bon cède la place au méchant, et les vices
marchent en liberté. Le réveil du lion est dangereux, la dent du tigre est
effrayante; mais ce qu'il y a de plus effrayant c'est l'homme dans son
délire. Malheur à ceux qui prêtent à cet aveugle éternel la torche, la
lumière du ciel! Elle ne l'éclaire pas, mais elle peut, entre ses mains,
incendier les villes, ravager les campagnes.

«Dieu a béni mon travail. Voyez! du milieu de l'enveloppe s'élève le métal,
pur comme une étoile d'or. De son sommet jusqu'à sa base il reluit comme le
soleil, et les armoiries bien dessinées attestent l'expérience du mouleur.
Venez! venez, mes compagnons! formez le cercle! baptisons la cloche,
donnons lui le nom de Concorde. Qu'elle ne rassemble la communauté que pour
des réunions de paix et d'affection!

«Qu'elle soit, par le maître qui l'a formée, consacrée à cette oeuvre
pacifique. Élevée au-dessus de la vie terrestre, elle planera sous la voûte
du ciel azuré. Elle se balancera près du tonnerre et près des astres. Sa
voix sera une voix suprême, comme cette des planètes, qui, dans leur
marche, louent le Créateur et règlent le cours de l'année. Que sa bouche
d'airain ne soit occupée qu'aux choses graves et éternelles! Que le temps
la touche à chaque heure dans son vol rapide! Que, sans coeur et sans
compassion, elle prête sa voix au destin et annonce les vicissitudes de la
vie! Qu'elle nous répète que rien ne dure en ce monde, que toute chose
terrestre s'évanouit comme le son qu'elle fait entendre et qui bientôt
expire!

«Maintenant, arrachez avec les câbles la cloche de la fosse; qu'elle
s'élève dans les airs, dans l'empire du son! Tirez! tirez! Elle s'émeut,
elle s'ébranle; elle annonce la joie à cette ville. Que ses premiers
accents soient des accents de paix.»


XIV

Le seul défaut d'un pareil poëme c'est d'être à la fois pensé, décrit et
chanté. Le véritable enthousiasme ne pense pas, ne décrit pas; il chante.
Mais, ce genre mixte une fois admis, le poëme de Schiller est digne de
tinter éternellement dans l'oreille des hommes. Nous n'avons rien de pareil
en France.

Ce fut une de ses dernières oeuvres; il n'avait que quarante-sept ans, et
il se laissait déjà atteindre par la mort. C'était une de ces organisations
frêles et maladives qui ne résistent pas, comme celle de Goethe ou de
Voltaire, organisations de chêne robuste, aux secousses de leur âme et aux
secousses de la vie. Il écrivit sa profession de foi désormais
philosophique en ces termes:

«Heureux temps, jours célestes où, les yeux fermés, je suivais avec abandon
le cours de la vie! Je me nourrissais de mes songes, et j'étais heureux;
j'ai appris à penser, et je suis tenté de pleurer d'avoir vu le jour. On
m'a enlevé la foi qui me donnait le calme; on m'a enseigné à dédaigner ce
que j'adorais. Quand je voyais le peuple se rendre en foule à l'église,
quand j'entendais les membres d'une nombreuse communion de croyants
confondre leurs voix dans une même prière: Oui, me disais-je, elle est
divine cette loi que les meilleurs des hommes professent, qui dompte
l'esprit et console le coeur. La froide raison a éteint cet enthousiasme;
il n'y a rien de véritablement sacré que la vérité et ce que la raison
reconnaît comme vérité. Ma raison maintenant est le seul guide qui me reste
pour me porter à Dieu, à la vertu, à l'éternité..... Toutes les
perfections de la nature sont réunies en Dieu. _La nature est Dieu divisé à
l'infini_ (profession de foi de son maître Goethe). Là où je découvre un
corps, je pressens une intelligence; là où je remarque un mouvement, je
devine une pensée motrice. Ce que nous nommons amour est le désir d'un
bonheur hors de nous; l'amour est la boussole aimantée du monde
intellectuel; c'est l'amour qui nous attire à Dieu. Si chaque homme aimait
tous les hommes, il posséderait le monde entier!»

C'est dans ces pensées qu'il expira peu de temps après, en serrant la main
de sa femme, en bénissant son enfant, et regardant, comme J.-J. Rousseau,
le soleil du soir jouer comme un crépuscule du jour éternel sur les rideaux
de son lit.


XV

Goethe, ferme comme un bloc de marbre jusqu'à ses derniers moments, jouait
encore comme un jeune homme avec les illusions et avec l'amour. Ses
liaisons littéraires avec _Bettina d'Arnim_ ressemblent à une de ces
aurores boréales de l'amour que les vieillards, dont l'imagination survit
à l'âge, aiment à voir briller sur leur horizon quand le soleil de l'amour
juvénile est déjà couché depuis longtemps dans leur ciel. Les amours de
l'homme d'État célèbre allemand, M. de Gentz, pour la jeune et célèbre
Fanny Elssler, sont comme une répétition, à peu de distance, des amours de
Goethe et de Bettina: seulement M. de Gentz aimait du coeur, et Goethe
n'aima jamais que de l'imagination. Il se plaisait à jouer le rôle d'un
Anacréon allemand couronné de roses, et voulant mourir la coupe des
illusions encore pleine à la main.

Un mot sur cet épisode très-curieux de la vieillesse du grand homme.

Nous n'avons pas connu nous-mêmes Bettina d'Arnim, mais nous avons connu sa
fille, et, si l'on doit juger des charmes de physionomie, d'âme et d'esprit
de la mère, par la figure de la fille, Bettina fut bien digne d'être l'Hébé
de ce Jupiter mourant.

Son nom de fille était Bettina Brentano; sa famille était italienne. Sa
beauté portait l'empreinte du climat, son esprit avait la flamme de son
ciel. Goethe, dans sa première adolescence, avait été épris de sa
grand'mère, Sophie Laroche, femme illustre par ses talents littéraires en
Allemagne.

Cette jeune fille avait dans son imagination précoce un foyer
d'enthousiasme qui demandait un aliment réel ou imaginaire; elle entendait
souvent accuser la froideur et l'égoïsme de Goethe dans sa famille; elle se
figura que Goethe n'était resté insensible que faute d'avoir rencontré dans
sa longue vie une âme à la proportion de la sienne. Elle voulut le venger
de l'injustice des hommes pour un homme plus grand que l'humanité. Elle ne
connaissait de Goethe que ses oeuvres; elle s'en fit une image selon son
coeur, et de cette image elle se fit une idole: l'adoration naquit dans son
coeur de l'enthousiasme. Ces phénomènes de jeunes filles, répandant, comme
Madeleine, leur urne de parfum sur les cheveux blancs d'un homme illustre,
sont plus fréquents qu'on ne pense. Qui de nous ignore combien de jeunes
coeurs se prodiguaient en pensée et jusqu'en amour à l'auteur de _René_ et
d'_Atala_, descendant déjà l'autre côté de la vie? La beauté est la
tentation de l'homme, la gloire est la séduction de la femme. À force de
rêver de Goethe, la jeune Bettina finit par l'aimer. Il y a un âge où les
songes ne s'évanouissent pas avec la nuit.


XVI

Une ombre tragique jetée tout à coup sur la jeunesse de Bettina accrut son
amour en nourrissant sa mélancolie. Elle avait pour amie une femme poëte,
Caroline de Gunderode, chanoinesse d'un des chapitres d'Allemagne.

Caroline de Gunderode, ce Werther féminin, s'exalta jusqu'à la folie, et
finit par se tuer par dégoût d'une vie prosaïque en contraste avec une âme
de feu.

Bettina resta seule, et se réfugia d'autant plus dans le sein de ce fantôme
adoré qui portait pour elle le nom de Goethe. Elle alla à Weimar pour
l'adorer de plus près; elle enivra le poëte, elle ne le fléchit pas. Goethe
se souvint de son âge, et se contenta du feu et de l'encens, sans toucher
au vase fragile d'où cet enivrement montait à lui.

Cette réserve augmenta et fit durer l'amour dans l'âme de la jeune
Italienne. Goethe plus sensible lui aurait paru un homme; il ne se montra
qu'en divinité. Cet amour dura sept ans. Une correspondance assidue entre
la jeune fille et le majestueux poëte nourrit ces deux imaginations de
rêves brûlants d'un côté, tièdes de l'autre. Pendant ces délicieuses
années, Bettina, après sept ans de culte, finit par se marier au comte
d'Arnim, gentilhomme d'une illustre maison de la Prusse et poëte d'un nom
déjà distingué dans son pays. Les rapports épistolaires entre Bettina
d'Arnim et Goethe se détendirent et s'interrompirent même complétement de
1814 à 1833; mais, peu de mois avant la mort de Goethe, Bettina vint se
réconcilier avec son idole négligée et recevoir ses derniers regards et son
dernier soupir.

Quelque temps avant sa propre mort, Bettina publia elle-même cette
correspondance amoureuse entre la jeune fille et le vieillard. Nous la
possédons tout entière en deux volumes; cette correspondance étincelle plus
qu'elle ne touche; c'est un feu éblouissant, mais c'est un feu d'artifice;
une lettre d'Héloïse à Abélard contient plus de chaleur de passion que ces
deux volumes de lettres entre Bettina et l'auteur de _Werther_. Une
palpitation du coeur a plus de passion que mille élans d'imagination.
Malheur aux amours chimériques! on les regarde, on ne les ressent pas. Une
des lettres de M. de Gentz à Fanny Elssler attendrit plus que toute la
correspondance de Goethe avec Bettina. On sent que l'homme d'État, quoique
sénile, souffre et adore; sa sénilité même fait compatir à sa passion.
Quant à Goethe, il joue; il charme, il n'émeut pas.

Voici deux ou trois de ces lettres devenues un monument de l'Allemagne
littéraire, un bas-relief du tombeau de Goethe.

«Vous vous imaginez facilement, écrit Bettina à la mère de Goethe, dont
elle avait fait sa confidente et son amie à Francfort pendant que son fils
vivait et trônait à Weimar; vous vous imaginez facilement ce que je pense à
l'heure solitaire où le crépuscule cède à la nuit, maintenant je l'ai
vu!... (C'était après son voyage pour voir son idole à Weimar.) Maintenant
je l'ai vu, je connais son sourire et le son de sa voix calme et pourtant
vibrant d'amour, et ses exclamations qui résonnent comme un chant! Je sais
comme il approuve ou comme il blâme ce qu'on dit dans le tumulte de la
passion. L'année passée, quand je me trouvai inopinément avec lui, j'étais
hors de moi; je voulus parler, mais la voix me manqua; il posa la main sur
ma bouche et il me dit: «PARLE DES YEUX, JE COMPRENDS TOUT!» Et quand il
s'aperçut que mes yeux étaient remplis de larmes, il les ferma et il
ajouta: «DU CALME! DU CALME! C'EST CE QUI VOUS CONVIENT A TOUS DEUX.» Oui,
chère mère, ce fut comme si la paix descendait sur moi! N'avais-je pas tout
ce que j'avais uniquement désiré depuis plusieurs années? Ô vous, sa mère,
je vous remercierai éternellement d'avoir mis au monde celui que j'aime!...

«Il m'est impossible ici, sur les bords du Rhin, continue-t-elle, de ne pas
vous écrire sur mon amie, la jeune Caroline Gunderode. Hier j'ai été
visiter l'endroit où elle s'est tuée; les saules ont tellement grandi
qu'ils couvrent la place. C'est ici, pensai-je, qu'elle erra désespérée et
qu'elle enfonça le terrible fer dans sa poitrine. Ce projet l'avait occupée
pendant bien des jours, et moi, qui lui étais si près du coeur, moi qui
suis maintenant seule ici dans ce lieu fatal, je parcours ce même rivage,
ne pensant qu'à mon bonheur!... Je lui fais des reproches d'avoir quitté
cette belle terre. Elle s'est mal conduite à mon égard; elle s'est enfouie
loin de moi, au moment où j'allais la faire participer à mon bonheur.

«Elle était pleine de timidité, cette belle chanoinesse; elle s'effrayait
d'avoir à réciter tout haut le _bénédicité_; elle me disait souvent qu'elle
avait peur parce que son tour approchait de le prononcer devant les
chanoinesses assemblées. Notre vie commune était belle; c'était l'époque à
laquelle je commençais à avoir la conscience de moi-même. Ce fut elle qui
vint me chercher à Offenbach; elle me prit par la main et me pria de venir
la trouver à la ville. Plus tard nous nous voyions tous les jours; elle
m'apprit à lire avec réflexion; elle voulait aussi m'enseigner l'histoire,
mais elle s'aperçut bientôt que j'étais beaucoup trop occupée du présent
pour que le passé eût le pouvoir de m'enchaîner pendant longtemps. Que
j'aimais à aller la trouver! Je finis par ne plus pouvoir me passer d'elle
pendant un seul jour. Je courais la voir tous les après-midi. Quand
j'arrivais à la porte du chapitre, je regardais à travers le trou de la
serrure jusqu'à ce qu'on m'eût ouvert. Son petit appartement était au
rez-de-chaussée, donnant sur le jardin; un peuplier blanc était devant sa
fenêtre; je grimpais dessus en lui faisant la lecture; à chaque chapitre je
montais sur une branche plus élevée. Elle m'écoutait, appuyée à la fenêtre,
et me disait de temps en temps: «Bettina, ne tombe pas!» Maintenant je vois
combien j'étais heureuse alors, car tout, la moindre des choses même, s'est
empreint en moi comme une jouissance. Ses traits étaient doux et mous comme
ceux d'une blonde; pourtant elle avait des cheveux bruns, mais des yeux
bleus abrités par de longs cils. Elle ne riait pas haut; c'était plutôt un
doux roucoulement sourd, dans lequel la joie et la sérénité s'exprimaient
parfaitement. Elle ne marchait pas, elle _glissait_; vous comprendrez ce
que j'entends par ce mot. Sa robe semblait l'entourer de plis caressants;
cela venait de la douceur de ses mouvements. Sa taille était élevée et pour
ainsi dire trop coulante pour l'appeler élancée. Elle était timidement
gracieuse et trop dépourvue de volonté pour avoir jamais cherché à se faire
remarquer en société. Un jour qu'elle était chez le prince primat avec
toutes les chanoinesses, portant le costume de son ordre, une robe à queue,
un col blanc avec la croix d'ordonnance, quelqu'un fit la remarque qu'elle
ressemblait à une apparition au milieu des autres dames, à un esprit qui
allait s'évanouir dans l'air.

«Elle me lisait ses poésies, et se réjouissait de mon approbation comme si
j'avais été un grand public; c'est qu'aussi je témoignais un vif désir de
les entendre: non pas que je comprisse ce que j'entendais; c'était plutôt
pour moi un élément inconnu, et ses doux vers agissaient sur moi comme
l'harmonie d'une langue étrangère qui vous flatte sans qu'on puisse la
traduire. Nous lisions _Werther_, et nous discutions beaucoup sur le
suicide. Elle disait toujours: «Beaucoup apprendre, beaucoup comprendre par
l'esprit, et mourir jeune! Je ne veux pas voir la jeunesse m'abandonner.»

Puis enfin s'adressant, après ce récit funèbre, à Goethe qui se refusait à
nourrir sa passion d'un retour complet, Bettina s'écrie:

«Ô toi qui lis ceci, tu n'as pas de manteau assez doux pour envelopper mon
âme blessée! Tu ne me récompenseras jamais, tu ne m'attireras jamais sur
ton coeur! Je le sais, je serai seule avec moi-même comme je me suis
trouvée seule aujourd'hui sur le rivage où mourut Gunderode; seule sous
les tristes saules où la mort frissonne encore, sur cette place où l'herbe
ne croît plus; c'est là qu'elle a meurtri son beau corps! ô Jésus! Marie!!!

«Toi, mon seigneur vivant! toi, génie flamboyant qui es au-dessus de moi,
j'ai pleuré, non pas sur celle que j'ai perdue, non, j'ai pleuré sur moi
avec moi-même. Il faut que je devienne froide et dure comme l'acier; je
dois être impitoyable pour ce coeur passionné qui n'a pas, hélas! le droit
de rien demander. Mais tu es doux, ô Goethe! tu me souris, et ta main
fraîche me caresse et tempère l'ardeur de mes joues; cela doit me suffire!»


XVII

Bettina revient ici à la pensée de son amie Gunderode.

«Lorsque je revins visiter sa tombe, j'y trouvai de pauvres gens qui
cherchaient leurs vaches; je les suivis; ils devinèrent que je venais du
tombeau de la dame; ils me dirent que Gunderode leur avait souvent parlé et
fait l'aumône, et que chaque fois qu'ils passaient près de l'endroit fatal
ils récitaient un _Pater_. Moi aussi j'ai prié son âme et pour son âme; je
me suis fait purifier par la lumière de la lune, et je lui ai dit tout haut
que je la désirais, que je regrettais ces heures où nous échangions ici-bas
nos pensées, nos sentiments.

«Un jour elle vint joyeusement à ma rencontre, et elle me dit: «Hier j'ai
causé avec un médecin, et il m'a appris qu'il était très-facile de se
tuer.» Elle entr'ouvrit sa robe et me montra une place sur son beau sein;
ses yeux resplendissaient de joie. Je la regardai fixement; pour la
première fois je me sentis mal à l'aise; je lui demandai: «Eh bien! que
ferai-je quand tu seras morte?--Oh! répondit-elle, alors je te serai
devenue indifférente; nous ne serons plus aussi liées; je me brouillerai
d'abord avec toi!» Je me dirigeai vers la fenêtre pour cacher mes larmes et
contenir les battements de mon coeur irrité; elle s'était mise à l'autre
fenêtre et ne disait mot. Je la regardais de côté; ses yeux étaient levés
vers le ciel, mais le regard en était brisé comme si tout leur feu s'était
concentré à l'intérieur. Après l'avoir considérée pendant quelque temps, je
ne pus me contenir: j'éclatai en sanglots, je me jetai à son cou, je la
forçai à s'asseoir, je m'assis sur ses genoux, je répandis bien des
larmes, je l'embrassai pour la première fois, j'ouvris sa robe et je baisai
la place où elle avait appris à atteindre le coeur. Je la suppliai en
pleurant amèrement d'avoir pitié de moi; je me jetai de nouveau à son cou,
et je baisai ses mains froides et frissonnantes. Ses lèvres tremblaient;
elle était roide et pâle comme la mort, et ne pouvait élever la voix; elle
me dit tout bas: «Bettina, ne me brise pas le coeur!» Afin de ne pas lui
faire de mal, je cherchai à surmonter ma douleur. Je me mis à sourire, à
pleurer, à sangloter tout à la fois; mais sa frayeur augmenta; elle se
coucha sur le canapé. Je m'efforçai alors de lui prouver que j'avais pris
tout cela pour une plaisanterie.»


XVIII

Toute cette longue _passion_ de la chanoinesse Gunderode est décrit par son
amie _Bettina_ en pages de _Werther_; on sent que le génie de Goethe a
déteint sur ces jeunes amies.

Goethe parut sensible à cet amour moitié naïf, moitié fantastique de la
belle enthousiaste. Un sonnet de lui fait foi de cette émotion contenue,
mais forte.

«_La date du vendredi-saint_, dit-il dans ce sonnet, _était gravée en
lettres de feu dans le coeur de Pétrarque_; dans mon coeur à moi c'est la
date d'avril mil huit cent sept qu'on trouvera en traces profondes de feu,
gravée par le jour où je t'ai connue!

«Ce jour-là je commençai, non, je continuai à aimer celle qu'enfant je
portais déjà dans mon coeur, etc.»

La passion idéale de Bettina prend chaque jour des teintes plus chaudes
dans sa correspondance.

«J'ai dû partir après un dernier embrassement, moi qui croyais rester
éternellement suspendue à ton cou. La maison que tu habites avait disparu
déjà dans le lointain; je me rappelais tout alors: comment, la nuit, tu
t'étais promené avec moi dans le jardin; comment tu souriais quand je
t'expliquais les formes fantastiques des nuages et mes beaux rêves; comment
tu écoutais avec moi le murmure des feuilles au vent de la nuit.»

On croit véritablement entendre les confidences de _Daïamanti_ au dieu son
amant, dans une scène des drames indiens; l'imagination allemande est
teinte des eaux du Gange.

«Tu m'as aimée, je le sais; quand tu me conduisais par la main, je l'ai
senti à ton haleine, au son de ta voix; oui, j'ai senti à quelque chose,
comment dirai-je? qui m'enveloppait, qui respirait autour de moi, que tu me
recevais dans l'intimité de la pensée. Qui m'enlèvera ce souvenir? J'ai
éprouvé un grand calme. Qu'est-ce que cela veut dire: _s'endormir dans le
Seigneur?_ Je sais maintenant ce que c'est... Il a fait cette nuit un
terrible ouragan; je suis sortie pour voir le soleil qui réparait tout. Ô
cher ami! quelle joie de savourer la brume du matin, de respirer le frais
du vent qui s'apaise, le parfum des plantes qui pénètre la poitrine et
monte à la tête, de sentir battre ses tempes et rougir ses joues, et de
secouer les gouttes de rosée de ses cheveux!... Je me reposai sur le tronc
d'un arbre à demi renversé pendant la nuit. Sous ses branches touffues je
découvris une multitude de nids d'oiseaux; il y avait une famille de
petites mésanges à tête noire et à gorge blanche; elles étaient sept dans
le même nid; puis des pinsons et des chardonnerets; les pères et les mères
volaient sur ma tête, cherchant à donner la becquée à leurs petits. Ah!
pourvu qu'ils parviennent à les élever dans cette situation critique! Si un
de ces petits oiseaux, précipités du nid par terre, et suspendus au-dessus
d'un ruisseau rapide, allait y tomber, il se noierait infailliblement à
l'instant même! Pour comble de malheur, tous les nids pendent de travers.
Puis, si tu avais vu la vie, le mouvement de ces milliers d'abeilles et de
mouches qui bourdonnaient autour de moi! En vérité, il n'y a pas de marché
si populeux et si animé; tout le monde semblait fort bien s'y reconnaître;
chacun allait chercher sous les fleurs une petite auberge où se retirer,
puis on en ressortait; on rencontrait le voisin; on passait les uns à côté
des autres en bourdonnant, comme si on eût voulu se dire où se trouve la
bonne bière. Mais voilà longtemps que je bavarde sur ce tilleul, et
pourtant je n'ai pas encore fini. Le tronc tient encore à la racine. Je
considérai la partie de l'arbre qui est restée, condamnée maintenant à
traîner l'autre moitié de sa vie par terre, et je pensais qu'elle mourrait
cet automne. Cher Goethe! je suis enfermée dans mon amour pour toi comme
dans une cabane solitaire; ma vie se passe à t'attendre!...»

Goethe répond par des sonnets froids et compassés comme des politesses
allemandes à ces rêves de jeune coeur. Le rêve se poursuit aussi coloré et
aussi tendre pendant deux volumes. Les billets de Goethe en réponse à ce
torrent de passion idéale sont de la neige sur des fleurs d'avril.


XIX

C'est dans cette naïve et amusante correspondance avec Bettina et avec
d'autres jeunes enthousiastes de son génie que Goethe laissait décliner son
heureuse vie. La vie se retirait peu à peu de lui comme le rayon du soir,
dans la galerie du Vatican, se retire d'abord des pieds, puis du buste,
puis de la tête de l'Apollon de marbre, rougi par les roses des plus hautes
clartés du soleil couchant.

Impassible jusqu'au dernier moment comme un dieu de marbre, il expira en
contemplant avec ravissement le soleil, et en demandant _de la lumière,
plus de lumière encore_! Weimar ne le pleura pas comme un mortel, mais lui
fit une apothéose comme à un immortel.

On lui a beaucoup reproché, faute de le comprendre, de n'avoir pas été
assez homme par la sensibilité qui fait aimer davantage Schiller. Il est
beau d'être un homme, il est plus beau peut-être d'être plus qu'un homme.
La prétendue impassibilité de Goethe n'est que sa supériorité; certes, on
ne peut soupçonner l'auteur de _Werther_, de _Charlotte_, de _Mignon_, de
_Marguerite_, de n'avoir pas eu dans l'âme toutes les puissances, et même
les plus délicates, de sentir, d'aimer, de souffrir; celui qui fait pleurer
ne fait que prêter ses propres larmes à ceux qui le lisent; il en a donc
lui-même une source chaude, amère et abondante dans son propre coeur.

Mais la faculté de sentir, d'aimer, de souffrir, qui est la plus belle des
facultés du coeur, n'est pas la plus forte des qualités de l'esprit: la
preuve en est que la plus simple des femmes sent, aime et pleure; mais le
génie seul pense et plane au-dessus de ses propres impressions pour les
contempler et pour les juger avec la sublime impassibilité d'un dieu. Cette
divine impassibilité du grand artiste, qui se sépare pour ainsi dire en
deux êtres, l'être sentant et l'être impassible, est supérieure à la
sensibilité vulgaire, car elle l'élève au-dessus de la région des
sensations jusqu'à la région de la pure intellectualité.

C'est à cette hauteur que l'homme cesse pour ainsi dire d'être homme pour
devenir artiste. L'homme souffre encore en lui, mais l'artiste ne souffre
plus, semblable au martyr qui jouit dans sa foi pendant qu'il gémit dans
son corps.

Le grand artiste se dissèque intrépidement lui-même pour peindre, pour
sculpter ou chanter les palpitations les plus douloureuses de ses fibres
sans les sentir pendant qu'il les dénude à tous les yeux. C'est ce qui
constitue précisément le beau dans l'art, c'est ce qui fait que le
pathétique le plus tragique ne dégénère jamais en torture ou en grimace
dans l'oeuvre des véritables artistes souverains. C'est ce qui fait que,
dans les ouvrages en marbre ou en vers qui nous restent de l'antiquité, la
statue ou le personnage dramatique reste toujours beau, même sous les
tortures de la douleur physique ou de la douleur morale. C'est ce qui fait
que le Laocoon expire avec beauté sous les noeuds et sous les morsures du
serpent; que Niobé meurt belle sur les cadavres de ses enfants percés par
les traits du dieu de l'arc; que le Christ de Michel-Ange rayonne sur la
croix d'une divinité morale pendant que les clous transpercent ses mains
et ses pieds; son sang ruisselle de ses blessures, mais son âme ne sent que
la sainte beauté de son sacrifice.

Conserver la beauté dans la douleur, ne dégrader jamais l'homme
intellectuel par le déchirement de ses sensations, montrer toujours
l'intelligence impassible survivant au coeur torturé, voilà le comble de
l'art antique, voilà la loi du beau; c'est cette loi du beau dans l'art que
quelques grands artistes de notre époque ont voulu nier et renverser en
cherchant l'expression dans la seule vérité imitative, en peignant le laid
avec autant de recherche que le beau, et en inventant ce paradoxe
artistique et littéraire qu'ils ont appelé _l'art pour l'art_! Notre
théorie, à nous, comme la théorie des anciens, _c'est l'art pour le beau_;
c'était la théorie d'Homère, la théorie de Platon, la théorie de Virgile,
de Cicéron, celle de Milton, de Corneille, de Racine, de Voltaire, du
Tasse, de Pétrarque, de Byron, de Chateaubriand, d'Hugo, dans les premières
splendeurs matinales de leurs beaux génies. La théorie du laid est la
parodie de la nature; la théorie de l'art pour l'art ravale l'art en ne lui
donnant pour objet que lui-même. Qu'est-ce que l'art si vous le séparez du
bon et du beau? C'est un jeu d'esprit au lieu de la plus sainte aspiration
de l'âme, un matérialisme de mots au lieu du divin spiritualisme des
pensées.

Telle était aussi la pensée de Goethe: c'était l'idolâtrie du beau. Élever
l'homme au beau, c'était, selon lui, élever l'homme à la vertu.

Voilà pourquoi il se tenait soigneusement lui-même très-haut, loin de
terre, au-dessus de sa propre sensibilité, comme sur un isoloir de toute
chose humaine, dans la région supérieure de la sublime indifférence. Voilà
pourquoi il fut accusé d'insensibilité et de personnalité dans sa vie. Mais
voilà pourquoi aussi il se soutint toujours, pendant sa longue et heureuse
vie, dans cette philosophie de calme et de lucidité qui caractérise son
génie.


XX

S'il est permis de comparer la littérature et la politique, Goethe rappela
à ce point de vue un homme supérieur auquel les moralistes peuvent refuser
leur estime, mais auquel les historiens observateurs et philosophes ne
pourraient contester l'admiration: le prince de Talleyrand. Le prince de
Talleyrand fut en France dans ces derniers temps le Goethe de la politique;
Goethe fut le prince de Talleyrand de l'Allemagne en littérature; tous les
deux très-supérieurs au vulgaire, très-dédaigneux des événements, peu
soucieux de ces doctrines soi-disant immuables que les partis appellent des
principes et que l'histoire appelle des circonstances. Ils n'avaient foi
l'un qu'à la nature, l'autre qu'aux faits. Tous les deux aussi, voyant les
idées et les hommes du haut de leurs dédains pour les engouements
passagers, pour les erreurs et pour les passions de la foule, ils
dominaient d'autant plus l'humanité qu'ils la méprisaient davantage. Le
mépris est une mauvaise puissance, mais c'est une puissance réelle sur les
hommes; cela prouve qu'on ne partage pas leurs petitesses, leurs
enthousiasmes et leurs versatilités. Ce mépris est la base de
l'indifférence philosophique ou politique; cette indifférence laisse à la
sensibilité son calme, à l'esprit son sang-froid et sa clarté. Ce mépris
même est une grandeur de l'intelligence. Ces hommes ne sont jamais dévoués,
mais ils sont habiles. Si c'est dans l'ordre philosophique et littéraire,
comme Goethe ils conservent leur indépendance de pensée et leur originalité
de conception à travers toutes les vagues passagères de la médiocrité
subalterne et toutes les aberrations du mauvais goût; si c'est dans l'ordre
politique, comme le prince Talleyrand ils conservent et grandissent leur
haute influence à travers tous les événements secondaires et tous les
écroulements du siècle; ils se servent des vagues pour exhausser, pour
gouverner leur navire au lieu de s'y noyer avec l'équipage. Hommes dont le
temps se moque quelquefois faute de les comprendre, mais qui se moquent du
temps; ils vivent à part des sottises et des vertus vulgaires; solitaires
de l'esprit, l'avenir les remarque d'autant plus qu'ils lui apparaissent
plus isolés dans leur majestueux égoïsme.

Tel fut Goethe, homme aussi peu compris en Allemagne que M. de Talleyrand
est encore peu compris en France: grands par leur souverain mépris pour les
axiomes de la politique populaire ou pour les médiocrités de l'esprit
humain. Cela ne veut pas dire que ces hommes fussent pervers, cela veut
dire qu'ils étaient supérieurs. Hélas! quand on a beaucoup vécu, beaucoup
pratiqué les idées, les passions, les rois, les peuples, le dédain superbe
et tranquille n'est-il pas la dernière forme de la sagesse humaine?
Remarquez que nous ne disons pas de la vertu.


XXI

La mort de Schiller, de Goethe, du grand Frédéric, de Klopstock, de Herder,
de Wieland, de Kant et de leurs contemporains les plus rapprochés par
l'âge, tels que les Stolberg, les Guillaume de Humboldt, les Schlegel, les
Jacob, etc., etc., laissa l'Allemagne littéraire et philosophique vide,
froide et inanimée comme une terre épuisée qui a perdu sa vigueur et qui a
besoin de renouveler sa séve par le temps avant de produire de nouvelles
moissons de grands hommes. Le génie a ses saisons comme la nature; après la
récolte, la stérilité.

Ce phénomène d'une stérilité relative après des époques de merveilleuse
fécondité n'est pas seulement spécial à l'Allemagne après la clôture du
dix-huitième siècle, il est remarquable dans toute l'Europe. Voyez
l'Angleterre; après que Chatham, le second Pitt, Gibbon, Fox, Canning,
Byron, Walter Scott, eurent disparu, sa littérature, à l'exception du
roman, de l'histoire et de l'éloquence, languit; sa tribune même, cette
littérature de la liberté, s'affaisse. L'Angleterre a oublié sa grande
parole, l'Italie a perdu sa grande poésie, l'Espagne sa grande gaieté
comique; la France elle-même se sent, malgré les jactances de sa jeunesse
littéraire, dans une sorte de décadence orgueilleuse qui l'attriste
elle-même. Son printemps ne vaut pas les hivers que nous avons traversés et
qui ont blanchi nos fronts. Nous avons vu les Staël, les de Maistre, les
Chateaubriand, les Villemain, les Cousin, les Bonald, les Lamennais, les
Hugo, les Balzac, et leurs égaux et leurs émules dans tous les genres. Les
grands écrivains, les grands orateurs, les grands philosophes, les grands
poëtes, les grands critiques, où sont-ils? Dans la tombe ou dans le
silence. _Les dieux s'en vont_, mais les moqueurs restent; la littérature
du sarcasme remplace la littérature du génie. C'est un mauvais signe quand
l'esprit humain se moque de lui-même; la dérision est le sacrilége de
l'enthousiasme. Dieu frappe de stérilité ceux qui rient de ses dons.

C'est un Anglais, lord Byron, qui a commencé cette décadence morale par
_Don Juan_; c'est un Allemand, le poëte satirique Heyne, mort récemment à
Paris, qui a aggravé le sacrilége par une série de facéties en vers et en
prose qui sont les libelles du génie contre le génie; c'est le charmant
fantaisiste de la poésie en France, _A. de Musset_, qui a tantôt raillé,
tantôt adoré l'enthousiasme et l'amour, tantôt mené à la bacchanale ces
deux chastes divinités des vrais adorateurs du vrai beau. Ces trois hommes
ont eu des imitateurs trop tentés par les succès faciles du ricanement
spirituel; ils règnent aujourd'hui sur la jeunesse au coeur léger; ils la
mènent en chantant et en titubant, comme des ménétriers ivres dès le matin,
aux fêtes d'un carnaval éternel de l'esprit. Je ne veux pas les nommer,
leurs oeuvres les nomment; ils s'annonçaient, avec la jactance de
l'orgueil, comme les régénérateurs de la littérature française; le monde
intellectuel semblait n'avoir pas existé avant eux; ils ne se
reconnaissaient ni antécédents, ni modèles, ni ancêtres, ni égaux dans le
monde de l'esprit. Cette impertinence envers le génie des siècles passés
leur a porté malheur, la nature a répondu à leur défi par l'impuissance;
qu'ont-ils produit et que produisent-ils, depuis dix ans, que des sarcasmes
et des bulles de savon? Ils sont à l'art divin de la pensée ce que les
parodistes de nos petits théâtres sont aux chefs-d'oeuvre de la scène, ce
que les grotesques des ballets italiens sont aux statues de Phidias ou aux
grâces chastes de la Vénus antique. Nous tournons au grotesque; c'est le
symptôme le plus certain de la décadence de l'art. Il n'y a plus de
jeunesse, comment y aurait-il une maturité féconde? Il n'y a plus de
printemps, comment y aurait-il un été?


XXII

Cette lacune actuelle de génie en Allemagne est-elle définitive? Cette
grande époque des Goethe, des Klopstock, des Schiller, est-elle l'apogée de
la grande littérature allemande? Nous sommes loin de le penser, sans doute;
nous ne pensons pas non plus que la nature produise souvent, et même
produise deux fois un homme supérieur en puissance de tête à Goethe. On ne
monte pas plus haut que certaines pages extatiques de _Faust_: plus haut,
l'air raréfié ne porte plus l'homme; mais il y a de grandes raisons de
penser que, si la nature n'enfante pas souvent une individualité poétique
de la force de Goethe, la littérature allemande dans son ensemble
retrouvera une période de splendeur égale à la période qui porte le nom de
Goethe. Nos motifs pour penser ainsi son ceux-ci:

L'Allemagne est encore en grande partie une terre vierge, et, par
conséquent, susceptible d'une culture littéraire qui produira des fruits
inconnus. Le caractère éminemment pensif de cette race germanique lui donne
le temps de mûrir ses idées; elle est lente comme les siècles et patiente
comme le temps; jamais cette race pensive et même rêveuse n'a été assimilée
aux idées et aux langues de ces races grecques et latines comme l'Italie,
l'Espagne, le Portugal et nous, qui dérivons d'Athènes ou de Rome;
l'Allemagne dérive de l'Inde et du Gange; elle parle une langue consommée,
savante, circonlocutoire, mais d'une construction et d'une richesse qui la
rendent propre à exprimer toutes les images et toutes les idéalités de la
poésie ou de la métaphysique. La philosophie du monde futur couve là dans
son berceau; il en sortira quelque Platon.

Quant à l'histoire, à l'éloquence, au drame, qui demandent un langage clair
comme le fait, évident comme le regard, rapide et foudroyant comme le coup
du verbe humain sur l'âme, la France, l'Angleterre, l'Italie, l'Espagne, le
Portugal paraissent plus aptes à ces trois fonctions de la parole que
l'Allemagne. Mais la poésie méditative, la poésie épique, la poésie
lyrique, la théologie mystique ont un instrument mieux façonné à leurs
usages dans l'allemand. Novalis, Goethe, Klopstock, l'ont déjà
merveilleusement démontré, d'autres viendront qui le démontreront mieux
encore.

La primauté littéraire fait lentement le tour du monde comme la primauté
politique. Le génie des lettres a ses vicissitudes comme l'épée. Cette
primauté passe des Indes en Égypte, de l'Égypte en Grèce, de la Grèce en
Arabie, de Bagdad en Perse, de la Perse et de l'Orient des califes dans la
grande Grèce d'Italie; de la grande Grèce d'Italie, illuminée par
Pythagore, à Rome; de Rome à Florence et à Ferrare, de Florence et de
Ferrare en Espagne, en France, en Angleterre, où elle fleurit aujourd'hui.
Il ne manque à cet avénement de la langue allemande qu'une chose, l'unité
nationale de ces quarante millions d'hommes qui parlent et qui écrivent la
langue de Goethe et de Kant. L'absence de cette unité politique, qui rend
l'Italie impropre jusqu'à présent à conquérir et à garder la possession
d'elle-même, rend l'Allemagne impropre à conquérir une primauté littéraire.
Le génie allemand est individuel et non national. Il n'y a pas une
Allemagne, il y en a dix. La gloire littéraire, ce stimulant du génie, y
est démembrée comme le territoire; chaque capitale y a son foyer, ses
talents, mais il n'y existe pas un foyer _commun_.

On déclame beaucoup en France depuis quelques années contre la
centralisation. Je ne voudrais que deux exemples sous nos yeux pour
combattre par les faits ce paradoxe en vogue de nos jours. Ces deux
exemples sont l'Italie en politique, l'Allemagne en littérature. Que
manque-t-il à l'Italie pour devenir indépendante et pour rester libre? Une
seule capitale souveraine au lieu des sept ou huit capitales secondaires
qui se disputent le rang de centre italien. Que manque-t-il à l'Allemagne
pour régner à son tour par les lettres sur l'esprit européen? Une seule
capitale où viennent briller et rayonner les grands talents épars dont ses
diverses capitales sont pleines. Malheur aux peuples à plusieurs têtes! Il
y a du feu, il n'y a point de foyer.

Cependant cette décentralisation, fatale jusqu'ici à l'Italie, nuisible à
l'Allemagne, n'empêche pas le génie germanique d'influer puissamment depuis
quelques années sur la littérature nouvelle de l'Europe dans ce que l'on
appelle romantisme, c'est-à-dire dans cette tendance heureusement novatrice
du génie français, italien, britannique, à sortir de la servile imitation
des anciens; à émanciper nos langues en tutelle, et à les rendre enfin
originales et libres comme la pensée spontanée du monde moderne; dans le
romantisme il y a une propension évidente à germaniser la littérature
moderne. Plus nous nous éloignons des Grecs et des Latins, plus nous nous
rapprochons de l'Allemagne, fille de l'Inde; on dirait que le génie
littéraire veut aussi faire le tour du monde comme le fil électrique, et
revenir à cet Orient d'où tout est parti. La science des langues
orientales, dans lesquelles les Allemands ont été nos précurseurs et nos
maîtres, développe de plus en plus chez nous cet attrait vers l'Orient; que
sera-ce quand nos communications qui s'ouvrent seulement avec la Chine,
cette école lettrée de quatre cents millions d'hommes, nous auront initiés
dans la philosophie et dans la littérature de ce mystérieux sanctuaire du
dernier Orient? L'histoire est le grand révélateur du monde pensant; les
révélations d'idées vont sortir en foule des langues primitives que nous
allons lire et écouter dans ces régions de la première civilisation
humaine. Ce sera la gloire de l'Allemagne de nous y avoir introduits par sa
langue toute pleine des témoignages étymologiques de sa filiation
orientale. De cette reconnaissance de l'Occident avec l'Orient par
l'Allemagne, un grand prodige s'opérera dans l'univers intellectuel:
l'identité des idées retrouvée par l'identité des langues. Les fils
dépaysés reconnaîtront leurs ancêtres; les philosophies, dépouillées des
vêtements divers qui les déguisent, s'embrasseront au grand jour de la
science dans l'unité des langues, témoignage de l'unité des idées.

Les fils de nos fils verront ces merveilles; il n'y aura plus ni Orient ni
Occident intellectuels; il n'y aura qu'une littérature, comme il n'y a
qu'une humanité. L'homme est sorti par l'ignorance d'un état plus parfait
qu'on a appelé un Éden, il y rentrera par la science. L'Allemagne aura été
un de ses guides vers cette glorieuse rapatriation des esprits.

                                                            LAMARTINE.



XLIIe ENTRETIEN.

VIE ET OEUVRES

DU COMTE DE MAISTRE.


I

_Virgilium vidi tantum_; ce qui veut dire ici: J'ai connu personnellement
ce grand écrivain qu'on nomme le comte de Maistre; je l'ai connu homme, et
je l'ai vu passer prophète. C'est un grand avantage pour parler d'un
écrivain que d'avoir vécu dans sa familiarité, car il y a toujours beaucoup
de l'homme dans l'auteur. Vos portraits du comte de Maistre sont des
portraits d'imagination; le mien est un portrait d'après nature.

Je vous disais donc que je l'avais connu homme, et que je l'avais vu avec
le temps passer prophète. C'est un étrange phénomène que cette
transformation, avec l'aide du temps, d'un homme de style, d'un homme
d'esprit ou d'un homme de génie, en prophète, par les enfants de ceux qui
l'ont connu simple mortel comme vous et moi.

Voici comment ce phénomène s'opère.

Un écrivain remarquable, original, téméraire de vérité et de paradoxe,
surgit dans un coin du monde. Il faut que ce soit loin de Paris, à cause du
prestige de la distance, du _major e longinquo reverentia_: le lointain
donne à tout de la majesté. Et puis, si cet écrivain surgissait à Paris,
l'envie le dénigrerait à sa naissance et l'étoufferait longtemps dans son
berceau; il aurait à subir, comme nous tous, la comparaison avec d'autres
hommes égaux ou supérieurs à lui; il serait mesuré à la toise de la jalouse
médiocrité; on ne lui rendrait sa véritable taille qu'à sa mort, quand il
faudrait mesurer son cercueil à sa stature. Il faut donc que cet écrivain
prédestiné à devenir prophète naisse et vive dans l'éloignement; il faut de
plus qu'il naisse et qu'il vive dans un temps de grande dissension de
l'esprit humain, époque où chaque parti a besoin de champions éclatants
pour embrasser, fortifier, diviniser sa cause.

Ces deux conditions admises, c'est-à-dire la distance et l'esprit de parti,
qu'arrive-t-il?

Le grand homme inconnu écrit ou pérore dans son coin du monde; pendant
qu'il vit on fait peu d'attention à lui; on ne le regarde que comme une
curiosité littéraire; ses volumes s'entassent sans beaucoup de bruit les
uns sur les autres; quelques esprits éminents et cosmopolites s'aperçoivent
seuls qu'il y a quelque part on ne sait quelle voix qui rend des oracles
dans la solitude. Ces oracles sont d'autant plus recueillis dans l'élite
qu'ils se répandent moins dans la foule. L'auteur de ces oracles meurt sans
avoir atteint la grande célébrité européenne; un silence de quelques années
se fait sur sa tombe; mais tout à coup un des deux partis d'idées en lutte
dans le monde intellectuel, religieux, politique, éprouve le besoin de
confondre, d'éblouir, de foudroyer le parti contraire par l'éclat d'un
génie solidaire qui lui prête un style, des armes, des idées et de l'audace
contre ses adversaires. On exhume les livres du mort récent de la poussière
où ils dormaient, on les réimprime, on les exalte, on fait un bruit immense
autour de son nom.

Le parti opposé crie au scandale, lit ces livres, y cherche et y trouve
des excès d'esprit et des paradoxes qui vont jusqu'aux défis du bon sens et
jusqu'à la justification du supplice comme argument de controverse. Le
parti du grand inconnu s'irrite de cette contradiction; il s'acharne à
l'admiration, il adopte jusqu'aux excentricités de son auteur favori, il
prend à la lettre jusqu'à ses plaisanteries et à ses sarcasmes pour en
faire des articles de foi, il divinise sa nouvelle école, il en fait un
saint. Le parti adverse en fait un fou ou un scélérat. Le nom longtemps
inconnu est lancé et relancé à la tête des combattants; criblé tour à tour
d'auréoles ou d'invectives, ce nom se répand dans le combat; les livres se
popularisent dans la dispute; l'un y cherche des ridicules, l'autre des
oracles; tout le monde y découvre un prodigieux style et une forte vertu.

La génération suivante croit que cet homme dont on parle avec tant de haine
ou tant d'amour était quelque géant d'un autre âge dépassant la taille
humaine. Un grand respect la saisit, un grand prestige la subjugue; les
phrases de l'écrivain font texte, ses opinions font loi, ses rêveries mêmes
font miracle pour ses fidèles; et voilà l'homme prophète.


II

C'est ainsi que le comte de Maistre nous apparaît aujourd'hui, à
trente-sept ans de distance du temps où nous nous promenions ensemble sous
les châtaigniers de la vallée de Chambéry, lui me récitant ses vers sur le
_Caucase_ et sur le _Phâse_, deux excellentes rimes pour un vieux poëte
revenant de Russie, moi lui récitant les premières stances des
_Méditations_, sans penser qu'un jour il serait divinisé et moi lapidé pour
de la prose ou pour des vers. Ô plaisante vicissitude des choses humaines
qui s'amuse à faire jouer aux hommes les rôles les plus inattendus de tous
et d'eux-mêmes! Voilà un jeune homme et un vieillard qui se donnent la main
en jouant du bout du pied avec les cailloux polis du torrent desséché de
l'_Aisse_ dans le bassin de Chambéry, et qui causent nonchalamment après
dîner de choses et d'autres, comme deux voyageurs en attendant le départ
sur le banc de l'hôtellerie; et à trente-sept ans de là le vieillard sera
devenu prophète, et le jeune homme, après avoir été arbitre momentané
presque du monde, jugera le vieillard pour gagner sa vie, en intéressant
ses lecteurs dans un entretien littéraire! Étonnez-vous donc des
volte-faces de la destinée, et respectez donc quelque chose après cela!

Eh bien! dès cette époque je respectais beaucoup l'éloquent et le
majestueux vieillard avec lequel je m'entretenais au bord du ruisseau ou à
table, sans soupçonner cependant que je causais avec un demi-dieu. Je vous
ferai son portrait physique comme s'il était là sous ma plume, mais
laissez-moi vous transcrire avant le cadre de ce portrait, aussi original
et aussi pittoresque que la figure. Ce que je vous peins là, je l'ai vu.


III

On a fait un grand seigneur féodal du comte de Maistre. Ce n'est pas cela;
c'était un simple gentilhomme savoyard de peu de fortune et sans
illustration jusqu'à lui.

C'est une existence bien naïve et bien pastorale que celle du gentilhomme
campagnard des vallées de Savoie, et surtout de la vallée véritablement
arcadienne de Chambéry. Qui peut, après Jean-Jacques Rousseau et
Chateaubriand, essayer de décrire cette oasis de lumière, d'ombre, de
prairies en pente, de châtaigniers en groupes, de chaumières éparses, de
lacs encaissés et dormants dans le demi-jour, sous l'abri majestueux des
montagnes dentelées de sapins et de neige? Mais on peut décrire la vie du
gentilhomme savoyard de ces vallées quand on a eu, comme moi, le hasard et
le bonheur de vivre avec eux et de leur vie dans sa jeunesse.

Sur le penchant le plus incliné vers le torrent ou vers le lac qui forme le
lit de ces vallées; sur quelque colline arrondie et grasse de gazon; au
sommet d'un petit promontoire avancé vers les eaux et qui y laisse pendre
et tremper les branches de ses châtaigniers; au bord d'une grève exposée au
soleil du levant ou du midi et où brille de loin une marge de sable fin
lavé d'écume; dans le creux d'une anse, au sommet d'un monticule boisé,
semblable à une île sur un océan de roseaux, on voit luire au soleil un
petit nombre de maisons à toits aigus et bleuâtres, couverts d'ardoises,
sur lesquels des nuées de pigeons blancs en repos sèchent leurs plumes et
becquettent le grain volé dans la cour.

Ces maisons, en général carrées et basses, n'ont rien qui les distingue
trop des maisons de la petite bourgeoisie, qu'une ou deux tourelles qui
flanquent les angles, et qui ressemblent plus à des colombiers qu'à des
bastions. Elles sont bordées d'un côté de quelques petites terrasses en
étages qui dominent la plaine ou les eaux; de larges figuiers y étendent
leurs branches, qui ont la contorsion et la couleur de grosses couleuvres
endormies. De l'autre côté, une basse-cour entourée de métairies et
d'étables couvertes en chaume sert de portique à la maison. Au-dessus et
au-dessous, un bois de châtaigniers, des groupes de noyers, une vigne
presque inculte rampant sur le grès, un champ de maïs aux régimes d'or, un
autre de froment, de blé noir ou de raves, enfin une prairie marécageuse
tachetée de la verdure suspecte des joncs, forment tout le domaine, et avec
le domaine tout le patrimoine de la famille. Il faut y ajouter une maison
noire de vétusté et d'abandon, meublée de meubles antiques, dans quelque
rue sombre et serpentante de Chambéry, à l'ombre des rampes aristocratiques
qui montent au château du gouverneur de Savoie.


IV

Là vivent, de leurs récoltes en nature, que leurs boeufs et leurs mules
transportent pendant les derniers jours d'automne à la ville, un certain
nombre de familles qu'on appelle, les unes par authenticité, les autres par
courtoisie, la noblesse de Savoie. Leurs titres sont leur uniforme et leur
épée consacrée héréditairement au service militaire de la maison de Savoie.
Ces familles ont, en général, cinq ou six enfants par génération. Les fils
entrent, les uns dans la magistrature de Chambéry et deviennent sénateurs
du sénat de Savoie, comme fit le comte de Maistre; les autres entrent dans
l'Église, et ils deviennent évêques de quelque diocèse plus ou moins
éloigné, de Sardaigne, de Piémont, de Maurienne ou de Tarantaise; les
autres entrent dans l'armée, et ils deviennent de valeureux officiers, et
quelquefois des lieutenants-colonels ou des colonels dans la brigade de
Savoie, composée de trois à quatre mille braves paysans de leurs montagnes;
quelques-uns, les plus opulents ou les plus ambitieux, entrent à la cour de
Turin, deviennent écuyers ou chambellans, et s'élèvent, si la faveur ou le
mérite les secondent, jusqu'au rang de gouverneur de province.

Parmi les filles, un très-petit nombre se marient, parce que la loi ne
leur accorde qu'une parcelle du patrimoine de la famille; les unes entrent
dans des couvents, ces sépulcres de la jeunesse et de la beauté qui
étouffent souvent les gémissements secrets de la nature; les autres restent
dans la maison, y vieillissent avec une inclination cachée dans leur coeur,
contractent une physionomie de résignation et de mélancolie douce qui fait
monter les larmes aux yeux quand on les regarde, puis s'accoutument à leur
sort, se font les providences de la maison, reprennent leur gaieté et
deviennent _tantes_, cette seconde maternité de la famille, plus touchante
encore que l'autre, parce qu'elle est plus désintéressée et plus adoptive.
Ces tantes font le charme de ces intérieurs; ce sont les cariatides
gracieuses et vivantes de la maison: elles ne la supportent pas, mais elles
la décorent.


V

Les moeurs de ces familles de gentilshommes sont, d'un côté, simples et
rurales comme les paysans au milieu desquels ils vivent; de l'autre,
chevaleresques et militaires comme la cour et l'armée, qu'ils fréquentent
pendant leur jeunesse. Le contact avec l'Italie, où ils ont leur
gouvernement, leur donne l'élégance et l'urbanité des cours d'au delà des
Alpes; leur séjour à la campagne leur laisse la cordiale bonhomie des
champs; le voisinage de la France, la communauté de langue laissent
infiltrer chez eux nos livres, nos journaux, nos doctrines et nos
controverses d'esprit. Cette superficie de littérature française donne aux
plus lettrés d'entre eux le goût et quelquefois l'émulation d'écrire. Mais
l'esprit de nation, l'esprit de corps, l'esprit d'Église et l'esprit
d'aristocratie, héréditaires et obligés dans leur caste, leur défendent la
liberté de penser autrement qu'on ne pense à la cour de Turin, dans le
palais de l'évêque ou dans le château du gouverneur de Savoie.

Ceux qui veulent écrire ne peuvent, sous peine de faillir à leur ordre, à
leur Église ou à leur trône, écrire qu'une de ces deux choses: des
badinages d'esprit ou des traditions du moyen âge. C'est ce qui explique
peut-être pourquoi les deux écrivains les plus charmants et les plus
éloquents de Savoie, le comte de Maistre et Xavier de Maistre, son frère,
ont écrit, l'un de si sublimes platonismes mêlés de contre-vérités,
l'autre de si légers et de si pathétiques opuscules de pur sentiment et
opuscules neutres comme le sentiment.


VI

Le hasard me les a fait connaître familièrement l'un et l'autre; mais,
avant de parler de l'un et de l'autre, on ne peut s'empêcher de remarquer
que, par un phénomène littéraire qui doit avoir sa raison cachée dans les
choses, c'est la même petite vallée de Savoie qui a donné au dix-huitième
et au dix-neuvième siècle les deux plus magnifiques écrivains de paradoxes
du monde moderne: Jean-Jacques Rousseau et le comte de Maistre; l'un, le
paradoxe de la nature et de la liberté poussé jusqu'à l'abrutissement de
l'esprit et à la malédiction de la société et de la civilisation; l'autre,
le paradoxe de l'autorité et de la foi sur parole, poussé jusqu'à
l'anéantissement de la liberté personnelle, jusqu'à la glorification du
bourreau, et jusqu'à l'invocation du glaive du souverain et des foudres de
Dieu contre la faculté de penser.

Un hasard m'a fait connaître familièrement, à la fleur de mes jours, les
trois frères de Xavier de Maistre, l'auteur du _Lépreux_ et du _Voyage
autour de ma chambre_, et, plus tard, Joseph de Maistre lui-même. En
voyageant en Savoie, et en visitant un ami d'enfance qui était le neveu des
de Maistre, alors justement estimés, mais encore ignorés de la gloire, je
tombai par accident dans le nid champêtre qui avait vu naître cette couvée
d'hommes extraordinaires.

C'était une maisonnette toute semblable à celles que j'ai décrites plus
haut comme la demeure ordinaire des gentilshommes peu opulents de la
Savoie. On l'appelait Bissy. Je l'ai célébrée dans mes premiers vers par
une épître familière insérée sous le titre de _Méditation poétique_, et
adressée au colonel de Maistre, propriétaire de cet ermitage. La maison est
située sur le flanc septentrional de la vallée qui court, à travers des
prairies et des bocages, de Chambéry au lac du Bourget. La haute muraille
noire du _Mont-du-Chat_ étend et gonfle ses fondements jusque dans cette
vallée; ses ruisseaux, ses cascades, ses longues ombres s'y versent dans le
torrent large et rocailleux de l'Aisse. Tout y est retentissant de leurs
murmures et de leur fraîcheur. C'est sur un de ces renflements des racines
du Mont-du-Chat qu'est assise la maison de Bissy. Un petit bois de
châtaigniers sauvages toujours jeunes, parce qu'on les coupe toujours pour
le chauffage de la métairie, la domine et la protége du vent du nord; une
petite cour pavée de cailloux de deux couleurs roulés par l'Aisse et
arrosée d'une fontaine, comme dans les cours de village en Suisse ou dans
le Jura, y coule, à petits filets, d'un tronc d'arbre creusé et verdi de
mousse. Un corridor, une cuisine, une salle à manger, quelques chambres
basses pour les provisions, les lingeries, les domestiques, composent le
rez-de-chaussée. On monte par un escalier de pierres grises au premier
étage, où l'on trouve un petit salon et cinq ou six chambres de maîtres ou
d'hôtes.

Le sapin, lavé et poli par le sable fin des servantes, y répand, comme en
Suisse, sa saine odeur de résine. Des fenêtres du salon le regard descend
d'abord sur un petit parterre entouré d'un mur à hauteur d'appui, planté de
légumes domestiques et d'arbres fruitiers, plus animé, selon moi, que des
pelouses monotones et des fleurs stériles; de là le regard s'étend sur une
prairie en pente bordée d'immenses noyers, ces oliviers gigantesques du
Nord, qui distillent une huile moins limpide, mais plus parfumée que celle
de l'Attique. Le torrent de l'Aisse, avec ses cailloux roulés, coupe la
plaine par une ligne blanchâtre que ses eaux, souvent débordées, laissent à
sec pendant l'été. Au delà se relève un plateau verdoyant et boisé, sur
lequel blanchissent les tourelles du petit manoir de Servolex, qui
appartient aujourd'hui à mes neveux, et qui appartenait alors aux neveux
des de Maistre. Puis la vallée se ferme et s'accidente par les murailles à
pic et semblables à des falaises de la montagne de _Nivolet_.


VII

C'est là que vivait, à cette époque, l'aimable et respectable famille. Elle
se composait du comte de Maistre, ambassadeur de Sardaigne à Pétersbourg,
rentrant après une longue absence dans sa patrie, et prêt à publier ses
grands et étranges livres qui gonflaient son portefeuille, et qui sont
devenus la controverse d'aujourd'hui; de sa femme et de ses filles,
retrouvées à cette halte après une longue séparation. Elle se composait du
colonel de Maistre, propriétaire du domaine de Bissy; de sa femme, toujours
souriante, et de quelques nièces aussi enjouées et aussi avenantes que
cette tante. Elle se composait enfin de l'abbé de Maistre, autre frère qui
devait bientôt devenir évêque d'Aoste; et enfin de Xavier de Maistre, dont
on regrettait l'absence, et qu'on attendait aussi de Pétersbourg, où un
heureux et riche mariage avait fixé son sort errant.

L'abbé de Maistre était à la fois très-pieux, très-enjoué, très-semblable
par son originalité inattendue à un _Sterne_ savoyard ou à un doyen de
_Saint-Patrick_. Il était au moins l'égal de ses deux frères par l'esprit,
par l'étrangeté, par la séve locale. Il écrivait des sermons, pour la
cathédrale de Chambéry ou de Turin, du style élégant, succulent et onctueux
de nos grands prédicateurs. Il nous en lisait, à son neveu et à moi, des
passages le matin; le soir il écrivait, sur un gros livre blanc qu'on
appelait le _livre du fou rire_, les anecdotes les plus niaises et les plus
bouffonnes recueillies de la vie ou de la bouche de tous les sots d'Italie
ou de Savoie pour dérider innocemment les plus austères soirées. Il va sans
dire que le cynisme et l'indécence étaient soigneusement écartés de ce
recueil. Il y avait un abîme de vices et un abîme de vertus entre Rabelais
et l'abbé de Maistre; la bêtise seule, la bêtise pure, la bêtise qui
s'ignore, qui s'enfle et qui jouit naïvement d'elle-même, était
enregistrée dans ces pages; le rire qui en sortait était franc, mais point
méchant: l'abbé de Maistre mettait de la charité même dans le ridicule. Sa
personne répondait à son caractère: il était d'un âge déjà mûr, de taille
moyenne, d'épaisse corpulence, à figure fine d'expression, quoique un peu
lourde de joues. La prière et la méditation, auxquelles il consacrait ses
matinées, répandaient une ombre de recueillement et de concentration
d'esprit sur ses traits; mais le sérieux et l'enjouement étaient fondus à
doses si égales dans sa nature que l'on voyait toujours le rire éclatant
prêt à trahir la gravité sur ses lèvres. Il retenait longtemps le mot gai
avant de le laisser échapper. Ce sont toujours les visages graves qui
décochent mieux le rire communicatif, parce qu'il est plus inattendu.


VIII

Quant au colonel de Maistre, il n'écrivait pas, mais il jouissait de ses
trois frères, ses aînés, comme un père aurait joui de la supériorité de
ses fils. Il avait passé sa jeunesse dans les camps; il passait son âge mûr
dans sa douce retraite, qui servait de halte et d'asile à tous les parents,
et là il savourait l'amour d'une cousine adorée et adorable qu'il avait
épousée tard et qu'il possédait avec délices, comme les bonheurs longtemps
suspendus. Ce bonheur se lisait sur son visage épanoui sous ses cheveux
blancs comme un soleil d'automne sur la neige; il était gai, content,
reposé sans prétention et nullement sans charme, toujours prêt à fournir
l'occasion de la réplique à ses frères pour les faire briller en
s'éclipsant, parlant du comte comme d'un ancien, de l'abbé comme d'un
saint, de Xavier comme du Benjamin absent et regretté de la tribu. Le
colonel n'en était pas lui-même la moindre grâce ni le moindre mérite, car
il en était par excellence la bonté.

Ce Benjamin de la tribu, ce Xavier de Maistre, l'auteur du _Lépreux de la
cité d'Aoste_, je ne le connaissais pas alors; je l'ai connu depuis. Le
connaître, c'était l'aimer.

L'homme délicat et sensible qui a écrit ce livre du _Lépreux_ passe pour le
second dans sa famille! Erreur et préjugé que le temps rectifiera. Cet
homme n'est le second de personne; il est le premier des naïfs, et la
naïveté dans le sublime est le plus naturel des génies, car c'est le génie
qui s'ignore, l'innocence baptismale du talent.

Sans doute son frère est un merveilleux jouteur de plume; nous avons
nous-même subi l'éblouissement de son style dans la première jeunesse, à
cet âge où l'on reçoit sur parole les admirations et les cultes de famille,
et où l'audace du paradoxe passe pour l'intrépidité de la raison.
L'écrivain en lui est sans modèle et sera peut-être sans imitateur; mais le
philosophe savoyard ressemble trop à un sophiste grec de la décadence. Ce
qu'il y a de plus majestueux en lui c'est l'attitude et de plus miraculeux
c'est l'écrivain.

Mais tant qu'une larme chaude demandera à couler délicieusement du coeur de
l'homme sensible, ému des souffrances de ses semblables, on relira _le
Lépreux_ de Xavier de Maistre, et l'on appellera l'auteur son ami. C'est
lui alors qui sera grand, car il n'y a de grand dans le talent que
l'émotion. Gloire aux larmes!


IX

Voilà le charmant cadre de famille dans lequel éclatait alors la figure du
comte Joseph de Maistre. Il portait gravement, mais légèrement, son âge de
soixante à soixante-dix ans. Sa stature, sans être élevée, paraissait
grandiose par la dignité un peu exagérée avec laquelle il portait la tête
en arrière. Un certain air de représentation caractérisait son attitude:
après avoir représenté devant les cours il représentait encore dans sa
famille. Sa taille était forte sans embonpoint. Ses pieds posaient à terre
avec le poids et la fermeté d'une statue de bronze. Ses gestes pittoresques
rappelaient l'homme semi-italien qui avait beaucoup causé avec les
Piémontais et les Sardes. Son costume, très-soigné dès le matin, tenait de
l'homme de cour: cravate blanche, décoration au cou, grande croix pendante
sur la poitrine, plaque sur le coeur, habit de cérémonie, chapeau toujours
à la main; il ne voulait pas être surpris en déshabillé par le plus humble
paysan en sabots de la montagne qui apportait sur sa mule les fagots de
bois du Mont-du-Chat à la maison de ses frères.

Ses cheveux, d'un blanc de neige et d'une finesse de soie, étaient
accommodés sur sa tête comme ceux de nos pères, en deux ailes rebroussées
sur les tempes, enduits de pommade et saupoudrés de poudre; puis, divisés
sur le derrière de la tête en une troisième natte, ils allaient se
resserrer dans une queue flottante sur l'habit. La tête, quoique
naturellement forte, paraissait ainsi plus grosse encore que nature; son
front large et haut sortait plus ample de ce nuage de frisure et de poudre.
De grands beaux yeux bleus pleins de lumière, encadrés dans des sourcils
encore noirs, un nez carré, des joues fermes, une bouche large et façonnée
à plaisir par la nature pour l'éloquence, un menton solide, relevé, presque
provoquant, une expression hardie, un demi-sourire moitié de bienveillance,
moitié de sarcasme, complétaient cette figure.

L'ensemble était d'un homme qui sent sa valeur et qui, sans l'imposer par
trop d'orgueil, veut la faire sentir aux autres par quelque emphase dans
l'attitude. Sa politesse, quoique parfaite, retenait à distance plus
qu'elle ne familiarisait avec lui. Il aimait à se laisser contempler plus
qu'à se laisser approcher. Le dialogue n'allait pas à son caractère; sa
conversation était un inépuisable monologue. Il causait avec abondance sans
jamais s'épuiser d'idées; il jouissait d'être bien écouté; pendant la
réplique il s'endormait, puis se réveillait trente fois par heure,
reprenant le fil de l'entretien comme si ses courts sommeils avaient
seulement reposé ses yeux sans endormir sa pensée.

Sa vie était régulière comme un cadran dont les chiffres romains divisent
en minutes égales les heures. Il se levait avant le jour. Il commençait par
la prière et par la lecture des psaumes le cours nouveau du temps. Souvent
il allait à la messe à l'heure où les servantes pieuses y vont avant que
les maîtres soient levés; il écrivait ensuite jusqu'au dîner. On dînait
alors au milieu du jour. Après le dîner, seul ou en compagnie de l'un ou
l'autre d'entre nous, il prenait en main sa canne à pommeau d'or cueillie
parmi les joncs dans quelque marais du Caucase, et il faisait de longues
promenades sur les collines ou dans la vallée de ses pères. Il s'arrêtait à
chaque pas pour faire une remarque ou pour conter une anecdote de sa vie de
Sardaigne ou de Russie. Il aimait passionnément les beaux vers; il en avait
composé beaucoup dans ses loisirs, il nous en récitait des strophes dont
les lambeaux sont restés dans ma mémoire. Après ces longues promenades, où
l'esprit et les pas s'égaraient délicieusement à sa suite, il rentrait à la
maison; quelquefois il s'arrêtait encore un moment à l'église du faubourg
ou du village; puis la conversation reprenait jusqu'au souper, aussi
diverse, aussi enjouée et quelquefois aussi étincelante qu'en plein
soleil.


X

Cette conversation, ravivée par ses frères et par ses neveux, hommes d'un
esprit au niveau de ce génie de famille, roulait en général sur ses
ouvrages. Ces ouvrages étaient presque tous encore en portefeuille. Il
consultait tout le monde, et même moi, malgré le disparate de mon extrême
jeunesse avec ses années. Il me donnait rendez-vous le matin dans sa
chambre pour me lire ses volumes et pour écouter les observations
très-inexpérimentées que j'aurais à lui faire sur son style. Il craignait
beaucoup Paris, cette Athènes de l'Europe, dangereuse, disait-il, pour un
Scythe comme lui. «Que diraient-ils de cela à Paris?» me répétait-il à
chaque instant avec un sourire moitié triomphant, moitié défiant, qui
attestait à la fois sa confiance dans le succès et son appréhension du
ridicule.

Je lui répondais avec une affectueuse liberté: il l'autorisait par son
indulgence. Que de phrases malsonnantes, que d'expressions risquées
jusqu'au grotesque napolitain, que de constructions russes ou savoyardes
ne lui ai-je pas fait effacer avec la docilité du génie!

Quelquefois il résistait avec une obstination impénitente à raturer un mot
ou une image. «Non, non, disait-il en persistant, cela les amusera à Paris;
il faut scandaliser un peu cette pruderie de leur langue!»

Je cédais, quoique à regret, à ce petit désir d'effet par l'audace de la
phrase. Ce que je lui conseillais alors d'effacer, je l'effacerais encore
aujourd'hui de ses pages: toutes les excentricités de style ne sont pas des
bonheurs d'expression. Ses sauvageries de style étaient des appâts tendus à
la curiosité. Il n'avait pas besoin de ces artifices.

Quelque temps après je fus chargé d'apporter moi-même à Paris un de ses
principaux ouvrages en manuscrit pour le faire imprimer. Le manuscrit était
adressé à M. Martainville, rédacteur en chef du _Drapeau blanc_, journal en
sympathie de doctrine et d'exagération avec le comte de Maistre. C'est
ainsi que je connus accidentellement Martainville, homme provoquant et
intrépide. J'avais eu occasion de le voir un an avant dans un duel où il
avait été héroïque; il ne me connaissait que de visage; il ne savait pas
mon nom, quoique j'eusse pris parti pour lui dans sa querelle.

Il craignait en ce moment d'être assassiné par les nombreux ennemis que lui
suscitaient ses invectives mordantes contre les adversaires des Bourbons.
Il me fallut insister longtemps, donner le nom du comte de Maistre, être
reconnu comme par des sentinelles à travers des guichets pratiqués dans des
couloirs, pour parvenir avec mon dépôt jusqu'à lui.

Une fois cette glace rompue, je trouvai dans Martainville un brave et
jovial combattant de l'épée et de la plume, qui adorait dans le comte de
Maistre un étranger de la même religion politique que lui. Chateaubriand,
Bonald, Lamennais (intolérant au nom du Ciel et absolutiste au nom des
hommes alors), étaient à Paris, à cette époque, avec Martainville, les
correspondants et les patrons de ce grand écrivain, dont on veut faire
aujourd'hui, à Turin et à Paris, un agitateur de l'Italie, précurseur de M.
de Cavour, et, qui sait? peut-être un destructeur du pouvoir temporel des
papes. Ô pauvre imagination humaine! tu ne vas jamais si loin que la
bouffonnerie des partis! Si les ombres rient dans l'éternité, l'âme
beaucoup trop rieuse de celui qui fut ici-bas le comte de Maistre doit bien
rire en voyant son nom servir d'autorité à une révolution.

Mais maintenant que nous avons le portrait de cet homme devenu l'entretien
du monde, voyons en peu de mots sa vie, et mêlons-y ses oeuvres; car
l'homme, la vie et l'oeuvre se tiennent indissolublement dans le
philosophe, dans le politique et dans l'écrivain.

Nous avons une excellente abréviation de la vie du comte de Maistre écrite
par son fils. C'est le fils qui connaît le mieux le père; la piété filiale
est le génie d'un biographe. Nous ne jugerions pas les oeuvres du père sur
les paroles du fils, mais, quant aux circonstances de la vie domestique, il
n'y a pas de plus sûrs et de plus honnêtes témoins que les enfants.

Nous faisons toutefois nos réserves sur deux ou trois actes de la vie
publique du comte de Maistre, actes que nous caractériserons tout autrement
que ne les caractérise son fils. Si la piété filiale a son culte, elle a
aussi son fanatisme; nous nous en défendrons: c'est le droit de la
postérité.


XI

Le comte Joseph de Maistre était né à Chambéry en 1754. Son père, président
de ce qu'on appelait le _sénat de Savoie_, eut dix enfants. Joseph de
Maistre était le premier-né. Élevé à Chambéry et à Turin, sa naissance le
prédestinait à la magistrature provinciale dans son pays. D'abord
substitut, puis sénateur (c'est-à-dire juge) à Chambéry, il y épousa
mademoiselle de Morand, fille d'une condition égale à la sienne.

Trois enfants qui vivent encore, portés tous les trois à de hautes fortunes
en France par la renommée paternelle dans l'aristocratie européenne, furent
le fruit de ce mariage. Ces fortunes attestent la vigueur des opinions
aristocratiques et religieuses, solidaires depuis Chambéry jusqu'à Paris et
à Pétersbourg. Les opinions ennoblissent, les orthodoxies deviennent
parentés entre les petites et les grandes noblesses. Une des filles du
modeste gentilhomme de Chambéry se nomme la duchesse de Montmorency en
France.

M. de Maistre exerçait honorablement ses fonctions de magistrature
provinciale dans sa petite ville au moment où la Révolution française
éclata. Son fils prétend qu'il était libéral; peut-être?

En 1793, après l'invasion de la Savoie par M. de Montesquiou, le comte de
Maistre se retira à Turin avec ses frères, qui servaient dans l'armée
sarde. Revenu peu de jours après à Chambéry, il y vit naître, dans les
angoisses de l'invasion française, sa troisième fille, Constance de
Maistre, qu'il ne devait pas revoir avant vingt-cinq ans. Il laissa sa
femme à Chambéry, pour y préserver leur petite fortune, et il émigra à
Lausanne. Ses biens paternels, très-modiques, furent séquestrés, mais il
portait avec lui une meilleure fortune; ce fut à Lausanne qu'il écrivit,
comme un pamphlet de guerre contre la Révolution française, l'ouvrage qui
commença sa réputation parmi les émigrés de toute date dont la Suisse,
l'Allemagne et l'Angleterre se remplissaient alors. C'était une captivité
de Babylone pour toutes les aristocraties de l'Europe, un peuple dans un
peuple, qui avait ses doctrines, ses passions, sa langue à part.

M. de Maistre parla dès les premiers jours cette langue de l'émigration
avec une habileté magistrale, une vigueur et une originalité qui créèrent
son nom. Ses _Considérations sur la France_ éclatèrent de Lausanne à Turin,
à Rome, à Londres, à Vienne, à Coblentz, à Pétersbourg, comme un cri
d'Isaïe au peuple de Dieu. Le style de Bossuet était retrouvé au fond de la
Suisse. Le début seul annonce un philosophe dans le publiciste. Quelle
théorie de la monarchie!

«Nous sommes tous attachés au trône de l'Être suprême par une chaîne
souple qui nous retient sans nous asservir.

«Ce qu'il y a de plus admirable dans l'ordre universel des choses, c'est
l'action libre des êtres libres sous la main divine. Librement esclaves,
ils agissent tout à la fois volontairement et fatalement. Ils font
réellement ce qu'ils veulent, mais sans déranger les plans généraux. Chacun
de ces êtres occupe le centre d'une sphère d'activité dont le diamètre
varie au gré de l'éternel Géomètre qui sait étendre, restreindre ou diriger
sans contraindre la nature.

«Dans les ouvrages de l'homme, tout est pauvre comme l'ouvrier; les vues
sont bornées, les moyens roides, les ressorts inflexibles, les résultats
monotones. Dans les ouvrages de Dieu, les richesses de l'infini se montrent
à découvert jusque dans le moindre élément. Sa puissance opère en se
jouant; entre ses mains tout est souple, rien ne lui résiste; pour lui tout
est moyen, même l'obstacle, et les irrégularités produites par l'opération
des êtres libres viennent se ranger dans l'ordre général.»

Cela continue ainsi pendant plusieurs pages, pages plus semblables à une
ode d'Orphée célébrant la Divinité dans ses lois qu'à un pamphlet de
publiciste dépaysé contre la révolution qui l'exile. Les pages de
l'_Histoire universelle_ de Bossuet n'ont pas plus de cette moelle de grand
sens dans les choses. C'est un Bossuet laïque.


XII

À l'instant le monde de l'émigration et des cours fut attentif et saisi;
tout le monde lettré se dit: «Écoutons! Voilà un prophète de consolation
qui nous vient des montagnes.»

Il continue, il console ses coexilés par une magnifique théorie de
l'irrésistible puissance de la Révolution qui broie tout devant elle, ses
amis comme ses ennemis. Il y voit un de ces fléaux divins auxquels il est
presque impie de résister, tant ils sont divins dans leur force. C'est une
pierre qui roule d'en haut; sa loi est d'écraser ce qui l'arrête. Il disait
plus vrai qu'il ne croyait dire. La Révolution avait une mission qu'elle
ignorait elle-même; mais cette mission n'était pas tant de renverser le
passé que de courir vers un avenir nouveau de la pensée et des choses.
C'était une marée équinoxiale de l'océan humain; de Maistre n'y voyait
qu'un accès de fureur et de crime. Fureur et crime y prévalurent, en effet,
trop inhumainement de 1791 à 1794; la Révolution en a été punie par la
stérilité. La fureur et le crime ne sèment pas, ils ravagent; mais, une
fois le sang-froid revenu à l'esprit révolutionnaire, il reprenait un grand
sens humain que le philosophe du passé ne pouvait ni ne voulait comprendre.

«La Révolution, ajoute-t-il, mène les hommes plus que les hommes ne la
mènent.» Quelle admirable intuition! et quelle preuve plus sensible qu'elle
est menée elle-même par une force occulte vers un but inaperçu encore par
ses amis et par ses ennemis!

«Les révolutionnaires, dit-il, réussissent en tout contre nous parce qu'ils
sont les instruments d'une force qui en sait plus qu'eux.» Quelle était
donc cette force omnisciente? pouvait-on répondre au publiciste. Si ce
n'était pas la fatalité, que vous répudiez avec raison comme un blasphème,
c'était donc un dessein supérieur à l'intelligence humaine; une force
supérieure à l'intelligence humaine, qu'est-ce autre chose que Dieu?

«Votre Mirabeau, ajoute-t-il, n'est au fond que le _roi des halles_. Il a
prétendu en mourant qu'il allait refaire, avec ses débris, la monarchie,
et, quand il a voulu seulement s'emparer du ministère, il en a été écarté
par ses rivaux comme un enfant.»

Cela était vrai de Mirabeau vicieux, factieux et populaire; mais combien
faux de Mirabeau philosophe, orateur et législateur, quand il avait
dépouillé ses vices avec son habit de tribun! Il était alors le prophète
inspiré de la vraie Révolution, comme le comte de Maistre était le prophète
inspiré de la contre-révolution. Aussi, ce qu'il y a à admirer dans ce
premier ouvrage de Joseph de Maistre, ce ne sont pas les vérités, ce sont
les vues. Du haut de ses rochers il a le regard de l'aigle; il voit plus
loin que le vulgaire, mais il ne voit pas toujours vrai. Il commence sa vie
par un magnifique sophisme, comme Jean-Jacques Rousseau, son compatriote.
Le sophisme de de Maistre devait aboutir à la servitude, mensonge à la
dignité morale de l'homme, comme le sophisme de liberté de Jean-Jacques
Rousseau devait aboutir à l'anarchie, mensonge de la société politique.

Ce fut un malheur pour Joseph de Maistre d'avoir commencé sa course au
milieu de l'émigration et sur son terrain; il ne voulut plus revenir sur
ses pas. Il mourut le plus honnête et le plus éloquent des hommes de parti,
au lieu de vivre et de mourir le plus honnête et le plus éloquent des
philosophes chrétiens. La vérité pure ne lui plaisait pas assez; il lui
fallait le sel de l'exagération pour l'assaisonner au goût de sa caste.
_Inde labes!_


XIII

Le livre, à partir de là, devient foudroyant contre les révolutionnaires
quels qu'ils soient, savants, lettrés, modérés, régicides, justement
enveloppés, s'écrie-t-il, dans le nuage de la vengeance céleste contre ceux
qui attentent à la souveraineté. C'est un dithyrambe à la _Némésis_
révolutionnaire, la hache excusée de tout pourvu qu'elle frappe! «Il y a
eu, dit-il, des nations condamnées à mort, comme des individus coupables,
et _nous savons pourquoi_.»

Tout à coup il se tourne inopinément contre les royalistes qui demandent la
contre-révolution, la conquête de la France, sa division, son
anéantissement politique. Il fulmine contre cette idée à son tour. «Si la
Providence efface, c'est pour écrire,» dit-il. Il veut que la réaction de
la France contre la France vienne d'elle-même, de la France; et en cela il
se montre à la hauteur des pensées d'en haut. Il finit par une prophétie
qui n'était que de la logique en comptant sur la versatilité des peuples et
surtout des Gaulois, en annonçant la restauration des Bourbons sur le
trône. Seulement, s'il était prophète pour l'événement, il n'était pas
prophète pour le temps; car ce qu'il annonçait pour demain est arrivé à
vingt-cinq ans de distance, et, avant de restaurer les Bourbons, la France
a relevé un trône militaire et absolu pour un des généraux qui l'aidèrent à
vaincre l'Europe.

Tel est le livre, nul comme prophétie, violent comme philosophie,
désordonné comme politique (relisez le chapitre sur la glorieuse fatalité
et sur la vertu divine de la guerre; cela est pensé par un esprit
exterminateur et écrit avec du sang). Mais ce livre est un éclair de foudre
parti des montagnes des Alpes pour illuminer d'un jour nouveau et sinistre
tout l'horizon contre-révolutionnaire de l'Europe encore dans la stupeur.
Ni Vergniaud, ni Mirabeau lui-même n'avaient eu de pareils éclairs dans la
parole ni de pareilles vigueurs dans l'esprit. M. de Maistre regardait le
premier face à face l'écroulement du monde religieux et politique avec le
sang-froid d'un esprit partial, sans doute, mais surhumain. Le style,
nouveau aussi par sa sculpture lapidaire, était à la hauteur de l'esprit.
Ce style bref, nerveux, lucide, nu de phrases, robuste de membres, ne se
ressentait en rien de la mollesse du dix-huitième siècle, ni de la
déclamation des derniers livres français; il était né et trempé au souffle
des Alpes; il était vierge, il était jeune, il était âpre et sauvage; il
n'avait point de respect humain, il sentait la solitude, il improvisait le
fond et la forme du même jet; il était, pour tout dire en un mot, _une
nouveauté_. La nouveauté, c'est le symptôme des gloires futures. Cet homme
était _nouveau_ parmi les enfants du siècle.


XIV

Ce fut le sentiment de l'Europe en le lisant. Un vengeur nous est né!
s'écrièrent l'ancien régime, l'ancienne politique, l'ancienne aristocratie,
l'ancienne foi. Mais ce vengeur rajeunissait par la jeunesse de son style
la vieillesse des choses.

Ce livre, répandu comme un secret parmi l'émigration, fit du gentilhomme
savoyard le favori sérieux de la contre-révolution, des camps et des cours.
On dit au roi de Sardaigne: «Comment négligez-vous ce prodige que Dieu vous
envoie pour vous illustrer et pour vous sauver? Les grandes puissances
seraient jalouses de ce don du Ciel. Hâtez-vous d'en décorer vos
conseils.» On l'appela, en 1797, à Turin. La faible monarchie sarde fut
écrasée dans les guerres de 1799 entre la France et l'Autriche. Le roi de
Sardaigne se réfugia dans son île, sur un débris de trône. Le comte de
Maistre, qui n'avait rien à espérer de l'Autriche que l'abandon et de la
France que la proscription, suivit le roi en Sardaigne. On lui donna, sous
le titre de régent de la chancellerie, la direction très-insignifiante des
tribunaux de cette petite île.

Bientôt l'homme parut trop grand pour l'emploi. Cet écrivain qui embrassait
le monde d'un regard ne pouvait se résigner à l'étroitesse d'horizon d'une
petite cour insulaire sur un écueil de la Méditerranée, peuplé d'habitants
presque sauvages. Il fatiguait la cour et les ministres des secousses de
son imagination. Son génie oratoire et inquiet froissait la routine et la
médiocrité de la cour de _Cagliari_. On le voit clairement dans sa
correspondance, il importunait les Sardes et les Piémontais favoris de la
cour. Ne pouvant nier son mérite, on l'envoya pérorer ailleurs. Lui-même
étouffait dans cette bourgade décorée du nom de capitale. La Sardaigne
anéantie et ruinée ne pouvait avoir une diplomatie sérieuse en Europe; un
peu d'intrigue et quelques supplications aux grandes cours étaient sa seule
politique. Le roi, évidemment importuné lui-même des imaginations trop
grandioses du comte de Maistre, le nomma son ministre plénipotentiaire à
Pétersbourg.

C'était un honneur dans la forme, au fond c'était un exil. Son fils
présente comme un sacrifice douloureux à la monarchie l'acceptation du
comte de Maistre de ce poste; on peut croire cependant que l'ambition
très-haute du comte de Maistre fut heureuse de cette mission à une telle
cour. Il lui fallait les grandes scènes, les grands auditoires; il avait
besoin d'espace comme tout ce qui veut rayonner de loin. Les appointements
(vingt mille francs), conformes à la pénurie de cette pauvre cour de
Cagliari, étaient insuffisants sans doute, mais ils étaient cependant bien
au-dessus du traitement d'un sénateur de Chambéry.


XV

Le comte arriva à Pétersbourg plein de pensées vagues pour son roi, pour la
Russie, pour lui-même. Sa tête fermentait de restauration; il voulait
relever la maison de Savoie par les Russes, peut-être même par les
Français. On va voir bientôt dans sa correspondance qu'il savait au besoin
s'accommoder avec la Révolution pourvu qu'elle rétablît et qu'elle agrandît
le trône de son monarque.

L'empereur Alexandre et l'aristocratie russe l'accueillirent, non pour son
titre, mais pour son nom. Les _Considérations sur la France_ avaient
popularisé ce nom jusqu'à la cour de Russie. Il devint en peu de temps le
favori des salons de Pétersbourg. Il y était gracieux, enjoué, souple,
éloquent, étrange et sérieux à la fois. Son éloquence à chaînons rompus et
à brillantes fusées de génie était surtout, comme celle de madame de Staël,
une éloquence confidentielle de coin du feu; il n'avait pas assez de
gravité et de solidité pour une tribune, il avait assez d'inspiration, de
grâce et de décousu pour un tête-à-tête. De plus, son rôle à Pétersbourg
était de plaire et de flatter. Les Savoyards naissent courtisans par la
situation subalterne de leur province à Turin. Le grand Savoyard plaisait
généralement et flattait à merveille. Les ministres étrangers, même les
ministres de France en Russie, ne voyaient en lui qu'un représentant du
malheur et du détrônement. On ne craignait pas l'ascendant de Cagliari sur
le monde; on admirait l'esprit de son représentant. Son existence, un peu
amère sous le rapport de la fortune, était très-douce sous le rapport de
la société. De plus, quoi qu'il en dise çà et là dans ses lettres à sa cour
et dans ses lettres familières, il était loin d'être insensible aux rangs,
aux titres, aux décorations, aux faveurs de cour. Le titre d'ambassadeur
d'un roi à la cour de Russie, bien que ce roi ne fût plus qu'un naufragé du
trône sur un îlot d'Italie, caressait agréablement son orgueil. Je l'ai
assez vu pour ne pas croire à ce désintéressement d'amour-propre. Cet
amour-propre n'enlevait rien à sa vertu, mais il transpirait souvent dans
sa correspondance.

J'en eus un jour une preuve bizarre qui ne s'effacera jamais de mon
souvenir. Les petites circonstances sont quelquefois les meilleures
révélations du caractère.

À l'époque de mon mariage, qui fut célébré à Chambéry, le comte Joseph de
Maistre fut choisi par mon père absent pour le représenter au contrat et
pour me servir ce jour-là de père. Le contrat se signait dans une maison de
plaisance nommée Caramagne, à quelque distance de la ville, chez la
marquise de la Pierre, centre de la société aristocratique de Savoie. Le
comte d'Andezenne, général piémontais, gouverneur de Savoie, servait de
père à ma fiancée. Une nombreuse réunion de parents et d'amis remplissait
le salon. On lut le contrat, et on appela les témoins à la signature. Le
gouverneur de la Savoie fut appelé le premier par sa qualité de père de la
fiancée et par son rang de représentant du souverain dans la province. Il
signa et chercha à passer la plume à la main du comte de Maistre.

Le comte, que nous venions de voir dans le salon, tout couvert de son habit
de cour et de ses décorations diplomatiques, avait disparu. On le chercha
en vain dans le château et dans les jardins; nul ne savait par où il
s'était éclipsé. On fut obligé de laisser en blanc la place de sa
signature; mais, une fois le contrat signé, il reparut, sortant d'un massif
de charmille où il s'était dérobé pendant la cérémonie. Nous lui demandâmes
confidentiellement la raison de cette disparition, qui avait contristé un
moment la scène.

«C'est, dit-il, qu'en qualité d'ambassadeur du roi et de ministre d'État je
ne voulais pas inscrire mon nom au-dessous du nom d'un gouverneur de
Savoie. Demain j'irai signer seul et à la place qui convient à ma dignité.»
Et il alla, en effet, le lendemain signer le registre. Les uns admirèrent
cette grandeur de respect pour soi-même, les autres cette politesse. Quant
à moi, j'admirai cette force du naturel qui place l'étiquette plus haut
que le coeur.


XVI

Sa correspondance avec sa famille et ses amis, à dater de son arrivée à
Pétersbourg, ne laisse rien dans l'ombre de son âme et de son esprit, de sa
vie publique et de sa vie domestique. Le comte de Maistre, qui était autant
homme de conversation qu'homme de plume, était par conséquent un
correspondant exquis, car les lettres ne sont au fond que la conversation
écrite. Ces deux volumes de correspondance, tantôt intime comme les soupirs
d'un exilé vers sa patrie, sa femme, ses enfants, ses frères, tantôt
politique, sont une des meilleures parties de ses oeuvres. Elles ont été
complétées récemment par la publication indiscrète de ses dépêches à la
cour de Sardaigne. L'homme se trahit quelquefois dans ces trois volumes. On
a dit qu'il n'y avait point de grand homme pour son valet de chambre; on
peut dire, après avoir lu ces innombrables lettres, qu'il n'y a point de
secret pour la postérité. Le comte de Maistre s'y met à nu tout entier à
son insu, et, bien que l'homme y soit toujours brillant et charmant dans sa
nature, il disparaît souvent sous le diplomate de peu de scrupule.
L'adorateur inflexible de l'ancien régime n'y disparaît pas moins sous
l'adorateur de la victoire révolutionnaire, quand la victoire
révolutionnaire donne une chance à la fortune de son parti. Il est toujours
honnête homme, sans doute, mais il n'est rien moins que l'homme d'une seule
pièce qu'on a voulu nous faire de lui. Il sait très-bien se retourner quand
la roue tourne. Il sait très-bien aussi donner à la fortune le nom
majestueux et divin de Providence. Quand la Providence tourne la page du
livre du destin, lui aussi il tourne la page, comme un traducteur obéissant
du texte sacré. Il continue à prophétiser, sans se troubler des
contradictions qu'une si haute prétention de confident et de commentateur
de la Providence fait encourir à son don de prévision. Dangereux métier que
celui d'augure! Malgré sa piété très-sincère, il y a une certaine impiété à
se mettre au niveau de l'Infini et à parler sans cesse au nom de Dieu. Il
avait trop lu la Bible; le ton d'oracle avait vicié en lui l'accent modeste
de ce grain de poussière pensant qu'on appelle un homme de génie.

Nous en trouvons une preuve étonnante dès les premières pages de sa
correspondance. Il vient de fulminer, ainsi qu'on l'a vu, contre la
Révolution, ses oeuvres, ses hommes. La légitimité est son principe,
l'ancien régime est son dogme; les Bourbons, solidaires, selon lui, de la
maison de Savoie, sont ses dieux terrestres; il a un culte pour leurs
malheurs, il a une correspondance avec leur chef Louis XVIII. Il croit et
il espère en eux comme dans la Providence des trônes et des peuples; il est
l'ami de leurs représentants ou de leurs favoris, le comte d'Avaray et le
comte de Blacas. Une pensée contraire à la restauration du principe de la
légitimité serait une trahison de sa religion politique, une apostasie de
son coeur.

Tout à coup Bonaparte s'assied sur un trône de victoires; les puissances
européennes le reconnaissent, l'usurpation se fait dynastie, l'avenir
paraît s'aplanir et s'étendre sans limites devant la fortune d'un soldat
heureux. Les royalistes sont consternés. Écoutez M. de Maistre dans ses
lettres à Madame de Pont, émigrée désespérée à Vienne.

«Tout le monde sait qu'il y a des révolutions heureuses et des usurpations
auxquelles il plaît à la Providence d'apposer le sceau de la légitimité par
une longue possession. Qui peut douter qu'en Angleterre Guillaume d'Orange
ne fut un très-coupable usurpateur? et qui peut douter cependant que
Georges III, son successeur, ne soit un très-légitime souverain?» (Quelle
doctrine que celle en vertu de laquelle l'usurpation de la veille est la
légitimité du lendemain! Quelle morale que celle où le temps transforme le
crime en vertu!)

Il continue:

«Si la maison de Bourbon est décidément proscrite, il est bon que le
gouvernement se consolide en France. J'aime bien mieux Bonaparte roi que
simple conquérant. Cela tue la Révolution française, puisque le plus
puissant souverain de l'Europe (Bonaparte) aura autant d'intérêt à étouffer
cet esprit révolutionnaire qu'il en avait besoin pour parvenir à son but.
Le titre légitime, même seulement en apparence, en impose à un certain
point à celui qui le porte. N'avez-vous pas observé, Madame, que dans la
noblesse, qui n'est, par parenthèse, qu'un prolongement de la souveraineté,
il y a des familles usées au pied de la lettre? La même chose peut arriver
dans une famille royale. Il n'y a certainement qu'un usurpateur de génie
qui ait la main assez ferme et même assez dure pour rétablir... Laissez
faire Napoléon... Ou la maison de Bourbon est _usée_ et condamnée par un de
ces jugements de la Providence dont il est impossible de se rendre raison,
et, dans ce cas, il est bon qu'une race nouvelle commence une succession
légitime, etc.»

On voit avec quelle souplesse de logique le fidèle de l'ancien régime se
convertit aux volontés de la Providence et les justifie même contre son
propre dogme. «Il n'y a, écrit-il quelques lignes plus bas, qu'une bonne
politique comme une bonne physique: c'est la politique expérimentale!»
Quelle amnistie à toutes les infidélités!


XVII

À quelques jours de là on trouve dans une lettre à son frère ces
délicieuses mélancolies du regret des temps passés:

«Moi qui mettais jadis des bottes pour aller à _Sonaz_ (château près de
Chambéry), si je trouvais du temps, de l'argent et des compagnons, je me
sens tout prêt à faire _une course_ à Tobolsk, voire au Kamtschatka. Peu à
peu je me suis mis à mépriser la terre; elle n'a que neuf mille lieues de
tour.--Fi donc! c'est une orange. Quelquefois, dans mes moments de
solitude, que je multiplie autant qu'il est possible, je jette ma tête sur
le dossier de mon fauteuil, et là, seul au milieu de mes quatre murs, loin
de tout ce qui m'est cher, en face d'un avenir sombre et impénétrable, je
me rappelle ces temps où, dans une petite ville de ta connaissance
(Chambéry), la tête appuyée sur un autre dossier, et ne voyant autour de
notre cercle étroit (quelle impertinence, juste ciel!) que de petits hommes
et de petites choses, je me disais: «Suis-je donc condamné à vivre et à
mourir ici comme une huître attachée à son rocher?» Alors je souffrais
beaucoup; j'avais la tête chargée, fatiguée, _aplatie_ par l'énorme poids
du _rien_. Mais aussi quelle compensation! je n'avais qu'à sortir de ma
chambre pour vous trouver, mes bons amis. Ici tout est grand, mais je suis
seul; et, à mesure que mes enfants se forment, je sens plus vivement la
peine d'en être séparé. Au reste, je ne sais pas trop pourquoi ma plume,
presque à mon insu, s'amuse à te griffonner ces lignes mélancoliques, car
il y a bien quelque chose de mieux à t'apprendre.

«Je ne puis écrire autant que je le voudrais, mais jamais je ne vous perds
de vue. Vous êtes tous dans mon coeur; vous ne pouvez en sortir que
lorsqu'il cessera de battre. À six cents lieues de distance, les idées de
famille, les souvenirs de l'enfance me ravissent de tristesse. Je vois ma
mère qui se promène dans ma chambre avec sa figure sainte, et en t'écrivant
ceci je pleure comme un enfant.» Délicieux!


XVIII

Ces sensibilités de coeur contrastent toujours en lui avec les duretés de
l'esprit. L'écrivain était acerbe, l'homme était bon; c'est le contraire de
tant d'autres, tels que Jean-Jacques Rousseau, hommes très-humanitaires
dans leurs écrits, très-personnels dans leur conduite. M. de Maistre
n'aurait pas jeté un chien de sa chienne à cette voirie vivante où
Jean-Jacques Rousseau jetait ses enfants.

Ses lettres suivent pas à pas les événements et les commentent à sa
manière.

«Après la bataille d'Iéna, dit-il, j'avais écrit à notre ami, M. de Blacas:
_Rien ne peut rétablir la puissance de la Prusse._ J'ai eu, depuis que je
raisonne, une aversion particulière pour le grand Frédéric, qu'un siècle
frénétique s'est hâté de proclamer _grand homme_, mais qui n'était au fond
qu'un grand Prussien. L'histoire notera ce prince comme un des plus grands
ennemis du genre humain qui aient jamais existé. Sa monarchie était un
argument contre la Providence. Aujourd'hui cet argument s'est tourné en
preuve palpable de la justice éternelle. Cet édifice fameux, construit
avec du sang et de la boue, de la fausse monnaie et des feuilles de
brochures, a croulé en un clin d'oeil, et _c'en est fait pour toujours_!»

Voyez le danger des oracles! un demi-siècle après cet anathème la Prusse
balançait l'empire en Allemagne et prospérait insolemment malgré les vices
très-réels de son origine, et malgré, qui sait? peut-être à cause du
machiavélisme de son fondateur et de ses cabinets.

Ceci s'adressait au comte d'Avaray, favori de Louis XVIII, alors réfugié à
Milan sous la protection de la Russie.

Tournez la page; vous lirez sur Bonaparte les lignes suivantes pour
justifier la paix conclue par la Russie avec l'usurpateur du royaume de
Louis XVIII.

«Je sais tout ce qu'on peut dire contre Bonaparte: il est _usurpateur_, il
est _meurtrier_; mais, faites-y bien attention, il est _usurpateur_ moins
que Guillaume d'Orange, _meurtrier_ moins qu'Élisabeth d'Angleterre. Il
faut savoir ce que décidera le temps, que j'appelle le premier ministre de
la Divinité au département des souverainetés; mais, en attendant, Monsieur
le Chevalier, nous ne sommes pas plus forts que Dieu. Il faut traiter avec
celui à qui il lui a plu de donner la puissance.»

Allez plus loin, vous lirez des lettres à Louis XVIII lui-même, roi bien
digne par son esprit d'un tel correspondant.

Allez encore, vous arrivez bien inopinément à une des plus étranges
péripéties de caractère et d'imagination qui puissent confondre le don de
prophétie dans un homme assez hardi pour se l'arroger. Nous voulons parler
de la tentative d'un rapprochement personnel du comte de Maistre avec
Bonaparte.--Pour quel but? Il est facile de le conjecturer quand on a lu
ses lettres familières et les lettres officielles plus récentes destinées à
excuser sa démarche auprès de la cour de Sardaigne; et enfin par quel
intermédiaire? par l'amitié du duc de Rovigo (Savary), accusé alors, à tort
ou à droit, de l'exécution sanglante du duc d'Enghien. Le comte de Maistre,
qui venait, deux lettres plus haut, d'anathématiser le meurtre du duc
d'Enghien, se rapprochant avec déférence de Savary qui venait d'assister à
l'exécution de la victime! Et le ministre du roi de Sardaigne se
concertant, à l'insu de son maître, avec le ministre de Bonaparte pour
opérer un rapprochement intime et secret entre l'homme de Vincennes et le
roi de Cagliari!

La plume tombe des doigts. Laissons le comte de Maistre faire lui-même
cette étonnante confession. «Ne vous fiez pas aux princes,» dit
l'Écriture. Ne vous fiez pas aux prophètes politiques, dit cette
correspondance. Lisez, car, si vous ne lisiez pas, vous ne croiriez pas.


XIX

On a vu, par les lettres précédentes, que l'envoyé oisif du roi de
Sardaigne à Pétersbourg flottait entre la résistance et l'acquiescement à
la fortune de Napoléon, et qu'il commençait à prendre au sérieux cette
fortune qu'il avait d'abord prise en moquerie ou en haine.

On a vu de plus que l'envoyé du roi de Sardaigne s'ennuyait de son
oisiveté. Qu'avait-il à faire en effet à Pétersbourg qu'à recevoir de loin
les rumeurs des champs de bataille, des négociations, des congrès, des
entrevues d'Erfurt ou de Tilsitt entre les princes, et à transmettre à sa
cour les mille et mille commérages politiques des salons de Pétersbourg,
commérages vagues, souvent faux, sur lesquels il échafaudait des dépêches,
des plans, des combinaisons plus propres à amuser sa cour de Cagliari qu'à
la servir?

L'envoyé de Sardaigne n'avait en réalité là qu'un seul rôle: écouter aux
portes et faire de l'esprit sur ce qu'il avait entendu par le trou de la
serrure. Le métier n'allait pas à une tête si forte et si active. Il rêvait
un rôle plus conforme à sa stature; il n'aspirait à rien moins qu'à rendre
à son ombre de gouvernement un trône réel sur le continent, _per fas et
nefas_. On va le voir. Il voulait imposer son nom à la reconnaissance de la
maison de Savoie par un de ces services officieux, éclatants, qui font d'un
sujet le restaurateur de son prince; ou plutôt il ne savait pas bien
précisément encore ce qu'il voulait à cet égard, car la résurrection du
Piémont lui paraissait radicalement impossible tant que Napoléon serait sur
le trône, et cependant c'était désormais à Napoléon qu'il allait s'adresser
pour relever la monarchie de Sardaigne sur le continent. Il s'agissait donc
dans sa pensée d'un de ces desseins confus, chimériques, équivoques, qui
ont besoin du succès pour être avoués. Or, puisqu'à ses propres yeux il
était impossible, Napoléon vivant, de rendre Turin, le Piémont et la Savoie
au roi de Sardaigne, c'était donc un autre royaume qu'il fallait obtenir de
Napoléon en indemnité pour cette cour. Mais, pour que cette indemnité d'un
royaume détaché par Napoléon lui-même de ses conquêtes pût être donné au
roi de Sardaigne, il fallait deux choses: d'abord consentir à être
l'obligé et pour ainsi dire le complice du conquérant distributeur
d'empires. Que devenait l'honneur de la maison de Savoie?

Il fallait de plus accepter, après l'avoir sollicité, un de ces royaumes
arrachés par le conquérant à une autre maison régnante pour en gratifier la
maison de Savoie devenue usurpatrice à son tour. Que devenait la
légitimité?

On voit que tout cela n'était ni très-digne, ni très-logique, ni
très-moral. Les politiques n'ont pas de scrupules, mais les prophètes, qui
parlent sans cesse au nom de la morale divine, sont tenus d'en avoir. M. de
Maistre en manquait ici.

Quoi qu'il en soit, le comte de Maistre inventa dans sa féconde
imagination, une belle nuit, un plan de restauration, ici ou là, de la cour
de Sardaigne. Ce plan, il se garda bien de l'avouer à personne, de peur
qu'on ne soufflât sur sa chimère: les aventureux craignent les conseils.

Ce plan consistait à séduire Savary, l'envoyé de Napoléon en Russie, par
les empressements de sa politesse et par les agréments de son esprit; puis,
après avoir séduit l'envoyé, de séduire le maître, de convertir Napoléon à
la contre-révolution par la puissance d'un entretien tête à tête avec le
vainqueur du monde, de l'éblouir, de le fasciner, de le magnétiser, de le
dompter à force d'audace et d'éloquence, de le convaincre de la nécessité
de rétablir la maison de Savoie dans quelque grand établissement
monarchique sur le continent; puis, après ce triomphe du génie sur
Napoléon, de revenir à la cour de Cagliari en apportant à son souverain un
royaume ou un autre.


XX

On comprend, sans qu'il soit besoin de le dire, que l'envoyé du roi de
Sardaigne en Russie se garda bien de consulter sa cour sur une si étrange
hallucination de sa propre politique; la cour proscrite, mais scrupuleuse,
de Cagliari aurait, au premier mot, désavoué et rappelé son ministre.
Comment, en effet, la maison proscrite de Savoie aurait-elle avec dignité
mendié un trône à son proscripteur? et comment cette maison royale,
représentant dans son île la fidélité malheureuse à la légitimité des
trônes, aurait-elle pu se démentir en expulsant elle-même une autre maison
royale de ses possessions, par la main de Napoléon, pour se déshonorer en
acceptant ses dépouilles?

Or, nous l'avons dit, on ne pouvait prendre cette indemnité de la maison
dépouillée de Savoie que sur d'autres dépouilles. Et, de plus, comment le
roi de Sardaigne, allié et protégé de la Russie, de l'Angleterre, de
l'Espagne, de l'Autriche, de la Prusse, parent enfin de la maison de
Bourbon, aurait-il justifié aux yeux de ces alliés naturels ses relations
secrètes avec Napoléon, le jour où cette négociation ou cette intrigue
viendrait à transpirer du cabinet de M. de Maistre dans le monde?

C'était là une de ces manoeuvres équivoques qui perdent plus que la fortune
d'une cour, qui perdent son caractère. Le comte de Maistre en eut le
pressentiment sans doute, car il garda un profond silence, silence
très-répréhensible, envers sa cour sur ces aventures de diplomatie
très-compromettantes pour ceux dont il était censé être le diplomate. Quand
un homme représente son souverain, l'homme disparaît sous le ministre. Il
ne lui est pas permis de dire: J'agis, comme homme privé, dans un sens
inverse de mon rôle et de mon devoir comme ministre de ma cour. Si l'on
veut agir comme homme privé et d'après ses propres inspirations au lieu
d'agir selon ses instructions, il faut commencer par donner sa démission de
son titre d'envoyé de sa cour. Alors on est libre, on n'engage que soi;
mais en restant ministre, et en agissant comme homme, on engage sa cour et
on forfait à sa mission. Voilà les principes.

Le comte de Maistre les faussait en prétendant agir comme homme et rester
revêtu de son caractère d'envoyé de son roi.

On conçoit l'étonnement et la juste colère qui saisirent les ministres et
le roi à Cagliari quand les ministres et le roi apprirent avec stupeur
cette incartade de zèle et cette folie de fidélité dans leur ministre à
Pétersbourg. De ce jour data, pour M. de Maistre, réprimandé et mal
pardonné, une défiance et un éloignement de sa cour à son égard qui ne lui
permirent jamais de monter jusqu'où son génie pouvait prétendre en Piémont.

Lisons de sa propre main le récit de cette incroyable échauffourée de zèle.


XXI

«Au moment ou je m'occupais de ces idées, écrit-il plus tard au ministre
des affaires étrangères à Cagliari pour s'excuser, il arrive ici un
_favori_ de Napoléon (Savary). Cet homme se prend de quelque intérêt pour
moi. Il est présenté dans une maison où je suis fort lié, M. de Laval,
Français résidant à Pétersbourg et chambellan de l'empereur Alexandre. Je
me demande s'il n'y aurait pas moyen de tirer parti des circonstances en
faveur du roi. Les hommes extraordinaires (Napoléon) ont tous des moments
extraordinaires; il ne s'agit que de savoir les saisir.

«Les raisons les plus fortes m'engagent à croire que, si je pouvais aborder
Napoléon, j'aurais des moyens d'adoucir le lion et de le rendre plus
traitable à l'égard de la maison de Savoie. Je laisse mûrir cette idée, et
plus je l'examine, plus elle me paraît plausible. Je commence par les
moyens de l'exécuter, et à cet égard il n'y a ni doute ni difficulté. Le
chambellan, M. de Laval, dont il est inutile que je parle longuement,
était, comme je vous le disais tout à l'heure, _fait exprès_. Il s'agissait
donc uniquement d'écarter de cette entreprise tous les inconvénients
possibles, et de prendre garde avant tout de ne pas choquer Napoléon. Pour
cela je commence par dresser un Mémoire écrit avec cette espèce de
coquetterie qui est nécessaire toutes les fois qu'on aborde l'autorité,
surtout l'autorité nouvelle et ombrageuse, sans bassesse cependant, et
même, si je ne me trompe, avec quelque dignité. Vous en jugerez vous-même,
puisque je vous ai envoyé la pièce. Au surplus, Monsieur le Chevalier,
j'avais peu de craintes sur Bonaparte. La première qualité de l'homme né
pour mener et asservir les hommes, c'est de connaître les hommes. Sans
cette qualité il ne serait pas ce qu'il est. Je serais bien heureux si
l'empereur me déchiffrait comme lui. L'empereur Alexandre a vu, dans la
tentative que j'ai faite, un élan de zèle, et, comme la fidélité lui plaît
depuis qu'il règne, en refusant de m'écouter il ne m'a fait cependant aucun
mal. Le souverain légitime intéressé dans l'affaire (le roi de Sardaigne)
peut se tromper sur ce point; mais l'usurpateur est infaillible.

«Tout paraissant sûr de ce côté, et m'étant assuré d'ailleurs de
l'approbation de la cour de Russie, et même de la protection que les
circonstances permettaient, il fallait penser à l'Angleterre.» Il confie
son idée à l'ambassadeur d'Angleterre en Russie; celui-ci, évidemment
embarrassé de la confidence, la lui déconseille aussi poliment qu'il peut.

«Je comptais commencer la conversation avec Bonaparte, continue-t-il, à peu
près de cette manière: _Ce que j'ai à vous demander, avant tout, c'est que
vous ne cherchiez point à m'effrayer, car vous pourriez me faire perdre le
fil de mes idées, et fort inutilement, puisque je suis entre vos mains.
Vous m'avez appelé, je suis venu; j'ai votre parole. Faites-moi fusiller
demain, si vous voulez, mais écoutez-moi aujourd'hui._

«Quant à l'épilogue que j'avais également projeté, je puis aussi vous le
faire connaître. Je comptais dire à peu près: _Il me reste, Sire, une chose
à vous déclarer: c'est que jamais homme vivant ne saura un mot de ce que
j'ai eu l'honneur de vous dire, pas même le roi mon maître; et je ne dis
point ceci pour vous; car que vous importe? Vous avez un bon moyen de me
faire taire, puisque vous me tenez. Je le dis à cause de moi, afin que vous
ne me croyiez pas capable de publier cette conversation. Pas du tout, Sire!
Regardez tout ce que j'ai eu l'honneur de vous dire comme des pensées qui
se sont élevées d'elles-mêmes dans votre coeur. Maintenant, je suis en
règle; si vous ne voulez pas me croire, vous êtes bien le maître de faire
tout ce qu'il vous plaira de ma personne; elle est ici._

«Comment donc cette idée a-t-elle été si mal accueillie à Cagliari? Je
crois que vous m'en dites la raison, sans le savoir, dans la première ligne
chiffrée de votre lettre du 15 février, où vous me dites que la mienne _est
un monument de la plus grande surprise_. Voilà le mot, Monsieur le
Chevalier; le cabinet est surpris. Tout est perdu. En vain le monde croule,
Dieu nous garde d'une idée imprévue! et c'est ce qui me persuade encore
davantage que je ne suis pas votre homme; car je puis bien vous promettre
de faire les affaires de S. M. aussi bien qu'un autre, mais je ne puis vous
promettre de ne jamais vous surprendre. C'est un inconvénient de caractère
auquel je ne vois pas trop de remède. Depuis six mortelles années, mon
infatigable plume n'a cessé d'écrire chaque semaine que S. M., _comptant
absolument sur la puissance ainsi que sur la loyauté de son grand ami
l'empereur d'Autriche, et ne voulant pas faire un pas sans son
approbation_, etc. C'est cela qui ne surprend pas! Dieu veuille bénir les
armes de M. de Front plus que les miennes! Quand j'ai vu qu'elles se
brisaient dans mes mains, j'ai fait un effort pour voir si je pourrais
_rompre la carte_. Bonaparte n'a pas voulu m'entendre; si vous y songez
bien, vous verrez que c'est une preuve certaine que j'avais bien pensé. Il
a jugé à propos, au reste, de garder un silence absolu sur cette démarche;
car je n'ai nulle preuve qu'il en ait écrit à son ambassadeur ici, et je
suis sûr qu'il n'en a pas parlé au comte Tolstoï à Paris.

«Je n'ai demandé, ajoute-t-il, qu'une simple conversation avec Napoléon
_comme simple particulier_. (Nous avons montré que le simple particulier
n'existait pas dans le ministre, à moins qu'il n'eût donné sa démission.)
Il n'y avait que moi de compromis, dit-il encore, car on était maître de
m'emprisonner ou de m'étrangler à Paris.»


XXII

Nous venons de retrouver dans les _Dépêches_ publiées récemment à Turin des
traces plus explicites de cette affaire. Elle fut la grande faute de la vie
publique du comte de Maistre. Écoutez son entretien secret avec Savary, et
lisez quelques phrases du Mémoire que le comte de Maistre adresse à cet
aide de camp de Napoléon pour être communiqué à Napoléon lui-même. On ne
croirait pas, avant d'avoir lu, que la confiance dans la toute-puissance de
son propre génie eût porté si loin un homme de tant de sens. Il faut croire
en soi quand on est une intelligence supérieure, mais il ne faut pas y
croire jusqu'à la folie, sous peine de tenter des choses folles.

                                                      «2 octobre 1807.

«Mardi je vis le général Savary chez M. de Laval. Après les premières
révérences, je lui dis que j'étais extrêmement mortifié de ne pouvoir me
rendre chez lui, mais que la chose n'était pas possible, vu l'état de
guerre qui subsistait en quelque manière entre nos deux souverains.

«En effet, lui dis-je, le vôtre chasse les représentants ou les agents du
roi, et il refuse expressément de le reconnaître pour souverain.

«Il me répondit poliment:--C'est vrai.

«Il engagea d'abord la conversation sur les émigrés, sur la justice et
l'indispensable nécessité des confiscations, etc.; car il croyait que je
voulais parler pour moi, et la veille il avait dit à M. de Laval qu'il ne
voyait pas quelles espérances je pouvais avoir pour mon maître, mais qu'il
en avait de très-grandes pour moi.

«Il me semble, lui dis-je, Général, que nous perdons du temps, car il ne
s'agit nullement de moi dans cette affaire. Supposez même que je n'existe
pas. Je n'ai rien à demander au souverain qui a détruit le mien.

«Il parut un peu surpris. Alors il tomba sur le Piémont.--Pourriez-vous
concevoir, Monsieur, l'idée d'une restitution? etc. Ce fut encore une
tirade terrible. Je le laissai dire, car il ne faut jamais arrêter un
Français qui fait _sa pointe_. Quand il fut las, je lui dis:--Général, nous
sommes toujours hors de la question, car jamais je ne vous ai dit que je
voulusse demander la restitution du Piémont.

«--Mais que voulez-vous donc, Monsieur?

«--Parler à votre empereur.

«--Mais je ne vois pas pourquoi vous ne me diriez pas à moi-même...

«--Ah! je vous demande pardon, il y a des choses qui sont personnelles.

«--Mais, Monsieur le Comte, quand vous serez à Paris, il faudra bien que
vous voyiez M. de Champagny.

«--Je ne le verrai point, Monsieur le Général, du moins pour lui dire ce
que je veux dire.

«--Cela n'est pas possible; Monsieur, l'Empereur ne vous recevra pas.

«--Il est bien le maître, mais je ne partirai pas, car je ne partirai
qu'avec la certitude de lui parler.

«Il en revint toujours à sa première question:--Mais qu'est-ce que vous
voulez? Enfin, Monsieur, la carte géographique est pour tout le monde; vous
ne pouvez voir autre chose que ce que j'y vois. Voudriez-vous Gênes? la
Toscane? Piombino? Il courait toute la carte.

«--Je vous ai dit, Monsieur le Général, qu'il ne s'agit que de parler tête
à tête à votre empereur, oui ou non.

«Je vous exprimerais difficilement l'étonnement du général, et vraiment il
y avait de quoi être étonné. Cette conversation mémorable a duré, avec une
véhémence incroyable, depuis sept heures du soir jusqu'à deux heures du
matin. Un seul ami présent mourait de peur que l'un des deux interlocuteurs
ne jetât l'autre hors des gonds; mais je m'étais promis à moi-même de ne
pas gâter l'affaire, et, pourvu que l'un des deux ait fait ce voeu, c'est
assez.

«Le général Savary m'a dit en propres termes:

«_On ne l'inquiétera point dans sa Sardaigne; qu'il s'appelle même roi s'il
le juge à propos; ce sera à son fils de savoir ensuite ce qu'il est._

«Voilà une des gentillesses que j'ai entendues. Je ne vous détaille point
cette conversation; il faudrait un volume, et le livre serait trop triste.
Ce que je puis vous dire, c'est que je me suis avancé dans la confiance du
général, car en sortant il dit au chambellan qui l'accompagnait: Je suis
vif; si par hasard j'ai dit quelque chose qui ait pu affliger le comte de
Maistre, dites-lui que j'en suis fâché.

«Le résultat a été qu'il se chargerait d'un Mémoire que je lui remis peu de
jours après. Dans ce Mémoire je demande de m'en aller à Paris avec la
certitude d'être admis à parler à l'empereur sans intermédiaire; je
proteste expressément que jamais je ne dirai à aucun homme vivant (sans
exception quelconque) rien de ce que j'entends dire à l'empereur des
Français, pas plus que ce qu'il pourrait avoir la bonté de me répondre sur
certains points; que cependant je ne faisais aucune difficulté de faire à
monsieur le général Savary, à qui le Mémoire était adressé, les trois
déclarations suivantes:

«1º Je parlerai sans doute de la maison de Savoie, car je vais pour cela;
2º je ne prononcerai pas le mot de _restitution_; 3º je ne ferai aucune
demande qui ne serait pas provoquée.

«Si je suis repoussé, je suis ce que je suis, c'est-à-dire rien, car nous
sommes dans ce moment totalement à bas. Si je suis appelé, j'ai peine à
croire que le voyage ne produira pas quelque chose de bon, plus ou moins.»

Savary montre, dans cette entrevue, la rudesse, mais le bon sens d'un
soldat. Il ne flatte pas le rêve, mais il écoute l'homme. Il expédie même
son Mémoire à Napoléon.

«Mon Mémoire est parti, dit plus bas le comte. Le vent de l'opinion l'a
emporté, accompagné, favorisé plus qu'il ne m'est permis de vous le dire.
Si j'ai vécu jusqu'à présent d'une manière irréprochable, j'en ai recueilli
le prix dans cette occasion. Malheureusement tout s'est borné à la
personne, à l'exclusion de l'objet politique.»


XXIII

Ce Mémoire, que nous avons sous les yeux, est en tout une aberration de
zèle. Qu'on en juge par quelques citations.

«Je n'ai point la prétention de déployer à Paris un caractère public; le
roi mon maître ignore même (je l'assure sur mon honneur) la résolution que
j'ai prise. La grâce que je demande est donc absolument sans conséquence.
Arrivé en France, je n'ai plus de titre; le droit publie cesse de me
protéger, et je ne suis plus qu'un simple particulier comme un autre sous
la main du gouvernement. Il semble donc que dans cette circonstance la
politique ne gêne aucunement la bienfaisance. Sa Majesté Impériale
appréciera d'ailleurs mieux que personne le mouvement qui m'entraîne.

«Au reste, quoique je connaisse les formes et que je sois très-résolu à m'y
soumettre, quoique j'aie la plus grande idée des ministres français et que
la confiance qu'ils ont méritée les recommande suffisamment à celle de tout
le monde, néanmoins je dois répéter ici à M. le général Savary ce que j'ai
eu l'honneur de lui dire de vive voix: c'est que mon ambition principale,
en me rendant à Paris, serait, après avoir rempli toutes les formes
d'usage, d'avoir l'honneur d'entretenir en particulier Sa Majesté
l'Empereur des Français. Pour obtenir cette faveur, rien ne me coûterait;
mais, si je ne puis y compter, le courage m'abandonne. Si l'on peut voir au
premier coup d'oeil quelque chose de trop hardi dans cette ambition, la
réflexion prouvera bientôt que le sentiment qui m'anime ne peut s'appeler
audace ni légèreté, et que l'homme qui prend une telle détermination y a
suffisamment pensé. Je sens d'ailleurs et je proteste que c'est une grâce,
et que je n'y ai pas le moindre droit; mais, pour la rendre moins
difficile, ou pour rendre au moins la demande moins défavorable, je ne fais
aucune difficulté de faire à M. le général Savary les trois déclarations
suivantes:

«1º Si l'Empereur des Français avait l'extrême bonté de m'entendre,
j'aurais sans doute l'honneur de lui parler de la maison de Savoie;

«2º Je ne prononcerais pas le mot de _restitution_;

«3º Je ne ferais aucune demande qui ne serait pas provoquée.

«J'ose croire que ces trois déclarations excluent jusqu'à l'apparence de
l'inconsidération, et, quand même mon désir serait repoussé, j'ose croire
encore que Sa Majesté l'Empereur des Français n'y verrait rien qui choque
les convenances, rien qui ne s'accorde parfaitement avec la juste idée
qu'il doit avoir de lui-même.»


XXIV

L'empereur Napoléon ne répondit même pas à une demande d'audience si
extraordinaire et qui ne pouvait que l'embarrasser. Il ne pouvait sacrifier
ses départements du Piémont incorporés à l'empire à une conversation
éloquente avec un homme d'excentricité. Il ne pouvait improviser un trône
pour M. de Maistre sans détrôner ou un autre souverain des vieilles races,
ou un nouveau souverain de sa propre maison. Le rêve eut un triste réveil.

Tout fut connu. La cour de Cagliari, de plus en plus surprise, ne ménagea
pas les termes dans sa réprimande à son ministre en Russie. Nous voyons le
contre-coup de ces mécontentements très-graves de la cour de Cagliari à
l'amertume des répliques du comte de Maistre dans une de ses lettres, du 2
juin, au chevalier _Rossi_, qui lui avait transmis avec une rudesse mal
mitigée le mécontentement du roi.

«Il y a une expression de votre lettre, répond M. de Maistre au chevalier
Rossi, qui m'inspire à moi les réflexions les plus profondes et les plus
tristes. _Ce qui peut vous arriver de plus heureux pour vous_,
m'écrivez-vous, _c'est que_, etc., etc. (Sans doute _qu'on oublie à
Cagliari une telle aventure_.)

«Vous m'obligeriez beaucoup de me dire ce qui pourrait m'arriver de plus
malheureux. Entrez dans cette triste analyse, examinez de tous les côtés où
il est possible de blesser et de punir un homme; vous verrez que tout est
fait déjà, et qu'il n'y a plus moyen de tuer un cadavre et de frapper sur
_rien_.... Vous saisissez votre plume massive, et vous m'écrivez comme à un
jeune homme qui débuterait dans le monde et qui chercherait une réputation,
je pourrais même ajouter: comme à une espèce de mauvais sujet. Vous
souhaitez pour mon bien _que je ne sois pas parti pour Paris, et vous
m'apprenez même que le roi veut bien ne pas donner une interprétation
sinistre à ma démarche_!--Était-ce donc pour mon plaisir que je voulais
aller à Paris?...»

À la suite de ces reproches et de ces récriminations, le comte de Maistre
accusait très-injustement sa cour d'ingratitude et même de persécution
envers lui. L'humeur ici manquait, non de fierté, mais de justice. Le peu
de biens, dans la Savoie, dont il avait craint un moment d'être dépouillé
en qualité d'émigré lui avait été rendu; le modeste emploi de sénateur au
tribunal de Chambéry, emploi aussi peu rétribué que peu imposant, n'étaient
pas de grands sacrifices comparés au rang d'ambassadeur à une des premières
cours de l'Europe, aux titres, aux dignités éminentes, aux décorations, au
traitement dont il était honoré par le trésor si pauvre de Sardaigne, et
enfin aux faveurs très-utiles dont il jouissait, lui, son frère et son
fils, par l'amitié de l'empereur de Russie. Les plaintes dépassaient
évidemment ici les griefs. Nous avons vu un autre grand écrivain politique,
comblé de dons et d'honneurs par les princes de la maison de Bourbon,
remplir également le monde de ses plaintes mal fondées contre leur
prétendue ingratitude. Il est plus aisé d'être exigeant envers les autres
que juste envers soi-même. Seulement ce grand écrivain racontait ses griefs
à l'univers, et M. de Maistre ne publiait ses amertumes que dans ses
dépêches confidentielles à sa cour.

Il manifeste déjà à demi-mot, dans ses dépêches un peu récriminatoires,
l'intention de chercher une plus solide base de sa vie auprès de l'empereur
Alexandre. Il obtient, en attendant, du roi de Sardaigne, l'autorisation
d'attacher son fils au service de Russie. Cette autorisation lui est
accordée; le roi y ajoute une pension de quatre-mille francs pour ce jeune
homme. Des commérages politiques sur la cour de Russie remplissent en
partie le reste de ces dépêches.

Le général Caulaincourt, ambassadeur de France après Savary, le traitait
dans ses lettres avec une dédaigneuse brutalité de style. Le silence de
Napoléon aux avances du grand écrivain avait aigri l'encre du comte de
Maistre. Quelques-uns de ces commérages sont peu dignes d'une plume
sérieuse. Les amours de l'empereur Alexandre avec la belle princesse
Maria-Antonia, que nous avons connue nous-mêmes sur le déclin encore
rayonnant de sa beauté, sont racontés avec une légèreté qui étonne.

«Ce n'est point une Montespan, dit-il; c'est une la Vallière, hormis
qu'elle n'est pas boiteuse et que jamais elle ne se fera carmélite.»

Son rôle d'ambassadeur courtisan fait fléchir son rigorisme. Il va chez la
beauté en crédit et se vante de sa faveur auprès d'elle.

«Dimanche dernier, 3 septembre, il y eut une fête superbe chez la favorite,
à la campagne: bal, feu d'artifice magnifique sur la rivière et souper de
deux cents couverts. Nous ne fûmes pas peu surpris de n'y voir ni
l'ambassadeur de France ni aucun Français. Tous les appartements étaient
ouverts et illuminés. Dans le cabinet de la belle dame, décoré avec la plus
somptueuse élégance, nous vîmes au-dessus du sopha, devinez quoi? le
portrait du prince Schwarzenberg. Tout le monde se touchait du coude:

_Allez, allez voir!_ Depuis plus d'une année je n'allais plus dans cette
maison, et j'ai su qu'on m'en a loué comme d'un trait de politique, parce
qu'on a cru que je m'étais retiré pour n'avoir pas l'air d'intriguer et de
m'attacher à cette ancre pour me tenir ferme. Certes, on me faisait
beaucoup d'honneur. Je n'entends rien du tout à cette tactique; je n'y
allais plus par indolence, et aussi parce que quelque chose m'avait déplu
là. Mais cette fois j'ai été invité en personne par le maître de la maison;
je lui dis en riant: _Mais, Monsieur, il faudra que vous ayez la bonté de
me présenter de nouveau à madame comme un homme qui arrive_; ce qui fournit
la matière à un badinage aimable lorsque j'entrai. La belle Maria-Antonia
recevait son monde avec sa robe blanche et ses cheveux noirs, sans
diamants, sans perles, sans fleurs; elle sait fort bien qu'elle n'a pas
besoin de tout cela. _Le negligenze sue sono artifici._ Le temps semble
glisser sur cette femme comme l'eau sur la toile cirée. Chaque jour on la
trouve plus belle. Je comprends que la sagesse pourrait éviter ce filet,
mais je ne comprends guère comment elle pourrait en sortir. Elle a
d'ailleurs, à ce qu'il paraît, complétement deviné le grand secret de sa
position: _Ne faites pas attention aux distractions._ Moyennant cela je la
crois invincible, ou, si vous aimez mieux, inébranlable. On s'était imaginé
certaines choses, mais tout s'en est allé en fumée.»

Quelques dépêches confidentielles à sa cour vont même au delà; telles sont
les lettres semi-plaisantes, semi-sérieuses, dans lesquelles il demande,
pour épier les secrets diplomatiques des maris, un secrétaire d'ambassade
jeune, beau, séduisant, propre à s'insinuer dans le coeur des femmes. Nous
savons bien que c'était là une affectation d'habileté diplomatique à tout
prix, une jactance de légèreté qui ne portait point atteinte à la sévérité
de ses vrais principes et à la pureté de ses moeurs; mais un rigoriste ne
doit pas même badiner avec ces vices de cour, de peur de perdre dans des
badinages l'autorité morale avec laquelle il aura à les flétrir comme
écrivain.


XXV

Quant à ses vues politiques sur les destinées du Piémont, elles sont
parfaitement caractérisées dans une de ces dépêches. Il comprend
l'existence importante, mais nécessairement secondaire, de cet État.

«Nous sommes _grain_ de sable, écrit-il, et notre intérêt évident est de
nous maintenir _grain_. Pourquoi agrandirais-je cette maison? dira
l'Autriche. Est-ce pour lui livrer une partie de mes possessions en Italie
et pour exposer l'autre? Pourquoi l'agrandirais-je? dira la France. Est-ce
pour lui donner les moyens de bâtir quelques citadelles de plus sur les
Alpes, et de donner à l'Autriche, quand le roi de Sardaigne jugera à propos
de s'allier avec elle, un poids décisif contre moi?--Donc tout le monde est
intéressé à nous tenir bas.

«Faites encore, ajoute-t-il, une autre réflexion. Supposez que notre
souverain de Piémont, n'ayant qu'un titre de prince ou de duc, se contente
de régner à la manière des Médicis de Florence, par exemple: vous ne
trouverez pas en Europe de pays supérieur au nôtre; mais si le pays est
obligé de supporter une couronne royale et si on y bat le tambour, la
chose change de face, et le voilà tout de suite trop petit pour être une
planète et trop grand pour être un satellite. Nouvelle cause de médiocrité,
nous étions trop grands pour être protégés et trop faibles pour agir
seuls.»

                                          (_Correspondance_, page 73.)

Et voilà l'homme que ses commentateurs de Turin d'aujourd'hui veulent
représenter comme un ennemi implacable de l'Autriche et comme un zélateur
de la conquête de l'Italie par le Piémont! Il déclamait à voix basse contre
l'Autriche, en effet, dans ses lettres confidentielles à la cour sarde;
mais que reprochait-il à l'Autriche? De trop complaire à la France en lui
laissant convertir sans protestation la Savoie, géographiquement française,
et le Piémont, embouchure des Alpes, en départements français.

Quelle que fût sa partialité pour la maison de Savoie, le comte de Maistre
avait trop de sens pour imaginer que l'Autriche permettrait jamais à un roi
de Sardaigne, avec sa brave mais petite armée savoyarde, sarde et
piémontaise, de se substituer à l'empire et de conquérir l'Italie, que
l'empire lui-même, avec ses six cent mille hommes sous les armes, n'avait
jamais pu posséder. Il avait trop de sens aussi pour s'imaginer que la
France permettrait impunément à cette maison de Savoie de constituer contre
elle, sur les Alpes et au pied des Alpes, à nos portes, une puissance
équivoque de quinze ou vingt millions d'hommes, qui, en s'alliant, comme
elle l'a toujours fait, avec l'Autriche, formerait une masse de soixante
millions d'hommes pesant par leur réunion sur notre frontière de l'Est et
du Midi d'un poids qui nous écraserait en se réunissant. Une telle
politique serait une témérité envers la France; car les cabinets de Turin
et de Vienne auraient la clef des Alpes dans leurs mains unies. Les traités
de 1814, même après le reflux victorieux de l'Europe contre nous, avaient
tellement compris cette nécessité, pour la France, de ne pas agrandir
démesurément la maison ambitieuse de Savoie, que ces traités de 1814 nous
avaient laissé en souveraineté française les trois quarts de la Savoie. Les
traités de 1815 nous reprirent la Savoie tout entière et agrandirent sans
prévoyance et sans justice la maison de Savoie, en lui octroyant, du droit
de sa convoitise, la république de Gênes. Les Génois, violentés dans leur
nationalité, murmurèrent et se soulevèrent en vain contre cette
confiscation de leur indépendance. La légitimité trouva cette fois la
confiscation très-légitime.

Le comte de Maistre n'aurait pas conseillé cette usurpation de la
république de Gênes à son pays. Il était si peu illusionné sur la
convenance et sur la possibilité de la domination du Piémont sur l'Italie
qu'il écrit, presque à la même date, au ministre de son roi à Cagliari, en
parcourant les hypothèses d'une restauration encore bien douteuse:

«Les considérations morales sont encore plus fortes. Je ne connais point de
nation plus véritablement _nation_ et qui ait plus d'unité nationale que la
piémontaise; mais cette unité tourne contre la nation, ou, pour mieux dire,
contre la maison régnante, en s'opposant à tout amalgame politique. Ne
perdez jamais de vue cet axiome: _Aucune nation n'obéit volontairement à
une autre._ Présentez la maison de Savoie à tous les peuples d'Italie qui
ont perdu leurs souverains; tous lui prêteront serment avec joie _si elle
s'établit parmi eux_; mais, si elle devait toujours siéger à Turin, tous
diraient non. Soumettez les Génois et les Lombards à nos souverains; ils
vous diront tous _qu'ils sont tous gouvernés par les Piémontais_. Allez
ensuite en France; demandez à un habitant de Dunkerque ou de Bayonne par
qui il est gouverné; il vous répondra: _Par le roi de France_ (j'aime à
supposer qu'il est toujours à sa place); jamais il ne lui viendra en tête
de vous dire _qu'il est gouverné par les habitants de l'Île-de-France, que
tous les emplois sont pour ces messieurs, qu'ils viennent faire les maîtres
chez les autres, qu'ils veulent tout mener à leur manière_, et autres
chansons des nations sujettes. Un Français ne comprend pas seulement cela;
l'habitant de Dunkerque est Français, celui de Paris est Français; le roi
gouverne les Français par les Français: ils n'en savent pas davantage. La
Providence, en accordant l'unité nationale à vingt-cinq millions d'hommes,
avait fait de la France _le plus beau des royaumes après celui du ciel_,
comme l'a dit Grotius; mais si cette unité échoit à un petit rassemblement
d'hommes, plus elle est prononcée, plus elle s'oppose à l'agrandissement du
souverain de ce pays. Je pourrais donner beaucoup plus de développement à
ces idées; mais, pour abréger, j'arrêterai seulement votre pensée sur un
phénomène remarquable: c'est que _nulle nation n'a le talent d'en gouverner
une autre_. Je ne connais aucun peuple que je mette au-dessus des
Piémontais pour ce qui s'appelle bon sens et jugement; mais, lorsqu'ils
venaient en Savoie pour y commander, ce bon sens n'était plus le même.»


XXVI

On a vu en 1848 combien le comte de Maistre avait eu le sentiment de ces
antipathies intestines qui empêchent tout amalgame durable entre les
diverses nationalités italiennes, sous un sceptre italien, et plus
peut-être sous un sceptre italien que sous un protectorat étranger. Le jour
où le roi de Piémont Charles-Albert laissa transpirer seulement l'ambition
de changer la couronne de Sardaigne contre la couronne d'Italie, Milan
bondit sous ses pieds contre Turin, et les peuples de la Lombardie
désavouèrent leur prétendu libérateur piémontais. La confédération seule
est le mode futur de l'indépendance italienne, parce qu'elle laisse, à
chacune des nationalités si diverses et si justement fières de la
Péninsule, son nom, sa capitale, ses moeurs, sa langue, sa dignité, son
poids personnel dans l'ensemble. La conquête et l'unification par le
Piémont n'est qu'un rêve. Ce n'est pas le Piémont qu'il faut grandir; c'est
l'Italie qu'il faudra constituer libre et diverse comme l'a fait la nature.

L'ambition turbulente de la maison de Savoie est un mauvais auxiliaire. La
convoitise d'une cour pressée de s'annexer la Lombardie n'est pas un
_casus belli_ légitime pour la France. Quand une prétention nouvelle et
envahissante de l'Autriche viendra fournir à la France ce _casus belli_
légitime, seule excuse qui puisse justifier une guerre européenne, ce n'est
pas avec la maison de Savoie qu'il faudra s'allier offensivement et
défensivement, c'est avec la Péninsule tout entière. Alors vous aurez
délivré la première race d'hommes de la terre pour attester à l'avenir la
reconnaissance du monde envers l'Italie, _alma parens_, et votre oeuvre
subsistera, parce que l'Italie entière aura sa place dans cette nouvelle
ligue des Achéens. Autrement vous n'aurez fait qu'agrandir sur votre
frontière un ami suspect et un ennemi dangereux, et rien ne subsistera de
votre oeuvre sanglante et éphémère; car l'Italie veut bien obéir à
elle-même, mais elle ne consentira jamais à obéir à ce qu'il y a de moins
italien en elle: une monarchie composée de braves montagnards, de rudes
insulaires et d'héroïques Cisalpins, propres à la défendre, inhabiles à la
dominer. La baïonnette n'est pas un sceptre; une confédération libre doit
seule tenir dans ses mains collectives le sceptre de l'Italie. Nous
pensons à cet égard comme le comte de Maistre.


XXVII

Voilà, comme homme, le véritable portrait du comte de Maistre, avant
l'époque où il devint illustre par sa plume: une famille angélique, un
époux irréprochable, un père tendre, une piété de femme sucée avec le lait
d'une mère, une vertu antique, sauf quelques égarements d'esprit, une
ambition honnête, mais trop active et peu modeste, une fidélité à son roi
bien récompensée, mais une fidélité impérieuse forçant la main à son
gouvernement, enfin un publiciste très-contestable et très-variable, qui,
pour conserver sa réputation d'infaillibilité, corrigeait après coup ses
oracles quand la fortune démentait ses prévisions, et qui savait être
toujours de l'avis des événements, ces oracles de Dieu.

Voyons maintenant en lui l'écrivain et le philosophe.

                                                            LAMARTINE.

  (_La suite au mois prochain._)


FIN DU SEPTIÈME VOLUME.


Paris.--Typographie de Firmin Didot frères, fils et Cie.





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