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Title: Histoire de la Littérature Anglaise (Volume 3 de 5)
Author: Taine, Hippolyte, 1828-1893
Language: French
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(This file was produced from images generously made
available by the Bibliothèque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



HISTOIRE

DE LA

LITTÉRATURE ANGLAISE


TOME TROISIÈME



739--PARIS, IMPRIMERIE LALOUX Fils et GUILLOT

7, rue des Canettes, 7



HISTOIRE

DE LA

LITTÉRATURE ANGLAISE


PAR H. TAINE


TOME TROISIÈME



QUATRIÈME ÉDITION REVUE ET AUGMENTÉE



  PARIS
  LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
  79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
  1878

  Tous droits réservés.



HISTOIRE

DE LA

LITTÉRATURE ANGLAISE.



LIVRE III.

L'ÂGE CLASSIQUE.



CHAPITRE I.

La Restauration.


§ 1. LES VIVEURS.

     I. Les excès du puritanisme. -- Comment ils amènent les excès du
     sensualisme.

     II. Peinture de ces moeurs par un étranger. -- Les Mémoires de
     Grammont. -- Différence de la débauche en France et en
     Angleterre.

     III. L'_Hudibras_ de Butler. -- Platitude de son comique et
     âpreté de sa rancune.

     IV. Bassesses, cruautés, brutalités, débauches de la cour. --
     Rochester, sa vie, ses poëmes, son style, sa morale.

     V. Quelle est la philosophie qui convient à ces moeurs. --
     Hobbes, son esprit et son style. -- Ses retranchements et ses
     découvertes. -- Sa méthode mathématique. -- En quoi il se
     rapproche de Descartes. -- Sa morale, son esthétique, sa
     politique, sa logique, sa psychologie, sa métaphysique. -- Esprit
     et objet de sa philosophie.

     VI. Le théâtre. -- Changement dans le goût et dans le public. --
     L'auditoire avant la Restauration, et l'auditoire après la
     Restauration.

     VII. Dryden. Disparates de ses comédies. -- Maladresse de ses
     indécences. -- Comment il traduit l'_Amphitryon_ de Molière.

     VIII. Wycherley. -- Sa vie. -- Son caractère. -- Sa tristesse,
     son âpreté et son impudeur. -- _L'Amour au bois_, _l'Épouse
     campagnarde_, _le Maître de danse_. -- Peintures licencieuses et
     détails repoussants. -- Son énergie et son réalisme. -- Rôles
     d'Olivia et de Manly dans son _Plain dealer_. -- Paroles de
     Milton.


§ 2. LES MONDAINS.

     I. Apparition de la vie mondaine en Europe. -- Ses conditions et
     ses causes. -- Comment elle s'établit en Angleterre. -- Les
     modes, les amusements, les conversations, les façons et les
     talents de salon.

     II. Avénement de l'esprit classique en Europe. -- Ses origines.
     -- Ses caractères. -- Différence de la conversation sous
     Élisabeth et sous Charles II.

     III. Sir William Temple. -- Sa vie, son caractère, son esprit,
     son style.

     IV. Les écrivains à la mode. -- Leur langage correct, leurs
     façons galantes. -- Sir Charles Sedley, le comte de Dorset,
     Edmund Waller. -- Ses sentiments et son style. -- En quoi il est
     poli. -- En quoi il n'est pas assez poli. -- Culture du style. --
     Manque de poésie. -- Caractère de la poésie et du style
     classiques et monarchiques.

     V. Sir John Denham. -- Son poëme de _Cooper's Hill_. -- Ampleur
     oratoire de ses vers. -- Gravité anglaise de ses préoccupations
     morales. -- Comment les gens du monde et les écrivains se
     modèlent alors sur la France.

     VI. Les comiques. -- Comparaison de ce théâtre et de celui de
     Molière. -- L'ordre des idées dans Molière. -- Les idées
     générales dans Molière. -- Comment chez Molière l'odieux est
     dissimulé, quoique la vérité soit peinte. -- Comment chez Molière
     l'honnête homme reste homme du monde. -- Comment l'honnête homme
     de Molière est un modèle français.

     VII. L'action. -- Entre-croisement des intrigues. -- Frivolité
     des intentions. -- Âpreté des caractères. -- Grossièreté des
     moeurs. -- En quoi consiste le talent de Wycherley, Congrève,
     Vanbrugh et Farquhar. -- Quels personnages ils peuvent composer.

     VIII. Les personnages naturels. -- Le mari, sir John Brute, le
     squire Sullen. -- Le père, sir Tunbelly. -- La jeune fille, miss
     Hoyden. -- Le jeune garçon, le squire Humphry. -- Idée de la
     nature d'après ce théâtre.

     IX. Les personnages artificiels. -- Les femmes du monde. -- Miss
     Prue. Lady Wishfort. Lady Pliant. Mistress Millamant. -- Les
     hommes du monde. Mirabell. -- Idée de la société d'après ce
     théâtre. -- Pourquoi cette culture et cette littérature n'ont pas
     produit d'oeuvres durables. -- En quoi elles sont opposées au
     caractère anglais. -- Transformation du goût et des moeurs.

     X. La prolongation de la comédie. -- Sheridan. -- Sa vie. -- Son
     talent. -- _L'École de médisance._ -- Comment la comédie dégénère
     et s'éteint. -- Causes de la décadence du théâtre en Europe et en
     Angleterre.


§ 1. LES VIVEURS.

Lorsqu'on feuillette tour à tour l'oeuvre des peintres de la cour sous
Charles Ier, puis sous Charles II, et qu'on quitte les nobles
portraits de Van-Dyck pour les figures de Lely, la chute est subite et
profonde: on sortait d'un palais, on tombe dans un mauvais lieu.

Au lieu de ces seigneurs fiers et calmes qui restent cavaliers en
devenant hommes de cour, de ces grandes dames si simples qui semblent
à la fois princesses et jeunes filles, de ce monde généreux et
héroïque, élégant et orné, où resplendit encore la flamme de la
Renaissance, où reluit déjà la politesse de l'âge moderne, on
rencontre des courtisanes dangereuses ou provocantes, à l'air ignoble
ou dur, incapables de pudeur ou de pitié[1]. Leurs mains potelées,
épanouies, ploient mignardement des doigts à fossettes; des torsades
de cheveux lourds roulent sur leurs épaules charnues; les yeux noyés
clignent voluptueusement, un fade sourire erre sur les lèvres
sensuelles. L'une relève un flot de cheveux dénoués qui coule sur les
rondeurs de sa chair rose; celle-ci, languissante, se laisse aller,
ouvrant une manche dont la molle profondeur découvre toute la
blancheur de son bras. Presque toutes sont en chemise; plusieurs
semblent sortir du lit; le peignoir froissé colle sur la gorge, et
semble défait par une nuit de débauche; la robe de dessous, toute
chiffonnée, tombe sur les hanches; les pieds froissent la soie qui
chatoie et luit. Toutes débraillées qu'elles sont, elles se parent
insolemment l'un luxe de filles: ceintures de diamants, dentelles
bouillonnantes, splendeur brutale des dorures, profusion d'étoffes
brodées et bruissantes, coiffures énormes, dont les boucles et les
torsades enroulées et débordantes provoquent le regard par
l'échafaudage de leur magnificence effrontée. Des draperies tortillées
tombent alentour en forme d'alcôve, et les yeux plongent par une
échappée sur les allées d'un grand parc dont la solitude sera commode
à leurs plaisirs.

[Note 1: Voyez surtout les portraits de lady Mooreland, de lady
Williams, de la comtesse d'Ossory, de la duchesse de Cleveland, de
lady Price, etc.]


I

Tout cela était venu par contraste: le puritanisme avait amené
l'orgie, et les fanatiques avaient décrié la vertu. Pendant de longues
années, la sombre imagination anglaise, saisie de terreurs
religieuses, avait désolé la vie humaine. La conscience, à l'idée de
la mort et de l'obscure éternité, s'était troublée; des anxiétés
sourdes y avaient pullulé en secret comme une végétation d'épines, et
le coeur malade, tressaillant à chaque mouvement, avait fini par
prendre en dégoût tous ses plaisirs et en horreur tous ses instincts.
Ainsi empoisonné dans sa source, le divin sentiment de la justice
s'était tourné en folie lugubre. L'homme, déclaré pervers et damné, se
croyait enfermé dans un cachot de perdition et de vice où nul effort
et nul hasard ne pouvaient faire entrer un rayon de lumière, à moins
que la main d'en haut, par une faveur gratuite, ne vînt arracher la
pierre scellée de ce tombeau. Il avait mené la vie d'un condamné,
bourrelée et angoisseuse, opprimée par un désespoir morne, et hantée
de spectres. Tel s'était cru souvent sur le point de mourir: tel
autre, à l'idée d'une croix, était traversé d'hallucinations
douloureuses[2]; ceux-ci sentaient le frôlement du malin esprit: tous
passaient des nuits les yeux fixés sur les histoires sanglantes et
les appels passionnés de l'Ancien Testament, écoutant les menaces et
les tonnerres du Dieu terrible, jusqu'à renouveler en leur propre
coeur la férocité des égorgeurs et l'exaltation des voyants. Sous cet
effort, la raison peu à peu défaillait. À force de chercher le
Seigneur, on trouvait le rêve. Après de longues heures de sécheresse,
l'imagination faussée et surmenée travaillait. Des figures
éblouissantes, des idées inconnues se levaient tout d'un coup dans le
cerveau échauffé; l'homme était soulevé et traversé de mouvements
extraordinaires. Ainsi transformé, il ne se reconnaissait plus
lui-même; il ne s'attribuait pas ces inspirations véhémentes et
soudaines qui s'imposaient à lui, qui l'entraînaient hors des chemins
frayés, que rien ne liait entre elles, qui le secouaient et
l'illuminaient sans qu'il pût les prévoir, les arrêter ou les régler:
il y voyait l'action d'une puissance surhumaine, et s'y livrait avec
l'enthousiasme du délire et la roideur de la foi.

Pour comble, le fanatisme s'était changé en institution: le sectaire
avait noté tous les degrés de la transfiguration intérieure, et réduit
en théorie l'envahissement du rêve: il travaillait avec méthode à
chasser la raison pour introniser l'extase. Fox en faisait l'histoire,
Bunyan en donnait les règles, le Parlement en offrait l'exemple,
toutes les chaires en exaltaient la pratique. Des ouvriers, des
soldats, des femmes en discouraient, y pénétraient, s'animaient par
les détails de leur expérience et la publicité de leur émotion. Une
nouvelle vie s'était déployée, qui avait flétri et proscrit
l'ancienne. Tous les goûts temporels étaient supprimés, toutes les
joies sensuelles étaient interdites; l'homme spirituel restait seul
debout sur les ruines du reste, et le coeur, exclu de toutes ses
issues naturelles, ne pouvait plus regarder ni respirer que du côté de
son funeste Dieu. Le puritain passait lentement dans les rues, les
yeux au ciel, les traits tirés, jaune et hagard, les cheveux ras, vêtu
de brun ou de noir, sans ornements, ne s'habillant que pour se
couvrir. Si quelqu'un avait les joues pleines, il passait pour
tiède[3]. Le corps entier, l'extérieur, jusqu'au ton de la voix, tout
devait porter la marque de la pénitence et de la grâce. Le puritain
discourait en paroles traînantes, d'un accent solennel, avec une sorte
de nasillement, comme pour détruire la vivacité de la conversation et
la mélodie de la voix naturelle. Ses entretiens remplis de citations
bibliques, son style imité des prophètes, son nom et le nom de ses
enfants, tirés de l'Écriture, témoignaient que sa pensée habitait le
monde terrible des prophètes et des exterminateurs. Du dedans, la
contagion avait gagné le dehors. Les alarmes de la conscience
s'étaient changées en lois d'État. La rigidité personnelle était
devenue une tyrannie publique. Le puritain avait proscrit le plaisir
comme un ennemi, chez autrui aussi bien que chez lui-même. Le
Parlement faisait fermer les maisons de jeu, les théâtres, et
fouetter les acteurs à la queue d'une charrette; les jurons étaient
taxés; les arbres de mai étaient coupés; les ours, dont les combats
amusaient le peuple, étaient tués; le plâtre des maçons puritains
rendait décentes les nudités des statues; les belles fêtes poétiques
étaient interdites. Des amendes et des punitions corporelles
interdisaient même aux enfants «les jeux, les danses, les sonneries de
cloches, les réjouissances, les régalades, les luttes, la chasse,»
tous les exercices et tous les amusements qui pouvaient profaner le
dimanche. Les ornements, les tableaux, les statues des églises étaient
arrachés ou déchirés. Le seul plaisir qu'on gardât et qu'on souffrît
était le nasillement des psaumes, l'édification des sermons prolongés,
l'excitation des controverses haineuses, la joie âpre et sombre de la
victoire remportée sur le démon et de la tyrannie exercée contre ses
fauteurs. En Écosse, pays plus froid et plus dur, l'intolérance allait
jusqu'aux derniers confins de la férocité et de la minutie, instituant
une surveillance sur les pratiques privées et sur la dévotion
intérieure de chaque membre de chaque famille, ôtant aux catholiques
leurs enfants, imposant l'abjuration sous peine de prison perpétuelle
ou de mort, amenant par troupeaux[4] les sorcières au bûcher[5]. Il
semblait qu'un nuage noir se fût appesanti sur la vie humaine, noyant
toute lumière, effaçant toute beauté, éteignant toute joie, traversé
çà et là par des éclairs d'épée et par des lueurs de torches, sous
lesquels on voyait vaciller des figures de despotes moroses, de
sectaires malades, d'opprimés silencieux.

[Note 2: Carlyle, _Cromwell's speeches and letters_, t. I, p. 48.]

[Note 3: Le colonel Hutchinson fut un instant suspect parce qu'il
portait les cheveux longs et qu'il s'habillait bien.]

[Note 4: 1648, trente en un jour. Une d'elles avoua qu'elle avait été
à une assemblée où étaient cinq cents sorcières.--_Pictorial history_,
t. III, p. 489.]

[Note 5: In 1652 the kirk-session of Glasgow «brot boyes and servants
before them, for breaking the Sabbath and other faults. They had
clandestine censors, and gave money to some for this end.» (Buckle,
_History of Civilisation_, I, 346.)

Even yearly in the 18th century the «most popular divines» in Scotland
affirmed that Satan «frequently appears clothed in a corporeal
substance.» (_Ibid._, 367.)

«No husband shall kiss his wife, and no mother shall kiss her child on
the Sabbath-day.» (_Ibid._, 385.)

The quhilk day the Sessioune caused mak this act, that ther sould be
no pypers at brydels, etc. (_Ibid._, 389.)

1719. The presbytery of Edinburgh indignantly declares: «Yea, some
have arrived at that height of impiety as not to be ashamed of washing
in water and swimming in rivers upon the holy Sabbath.» (_Ibid._)

«I think David had never so sweet a time as then, when he was pursued
as a partridge by his son Absalom.» (Gray's _Great and Precious
Promises_.)

Voir tout le chapitre où Buckle a décrit, d'après les textes, l'état
de l'Écosse au dix-septième siècle.]


II

Le roi rétabli, ce fut une délivrance. Comme un fleuve barré et
engorgé, l'esprit public se précipita de tout son poids naturel et de
toute sa masse acquise dans le lit qu'on lui avait fermé. L'élan
emporta les digues. Le violent retour aux sens noya la morale. La
vertu parut puritaine. Le devoir et le fanatisme furent confondus
dans un discrédit commun. Dans ce grand reflux, la dévotion, balayée
avec l'honnêteté, laissa l'homme dévasté et fangeux. Les parties
supérieures de sa nature disparurent; il n'en resta que l'animal sans
frein ni guide, lancé par ses convoitises à travers la justice et la
pudeur.

Quand on regarde ces moeurs à travers Hamilton et Saint-Évremond, on
les tolère. C'est que leurs façons françaises font illusion. La
débauche du Français n'est qu'à demi choquante; si l'animal en lui se
déchaîne, c'est sans trop d'excès. Son fonds n'est pas, comme chez
l'autre, rude et puissant. Vous pouvez casser la glace brillante qui
le recouvre, sans rencontrer le torrent gonflé et bourbeux qui gronde
sous son voisin[6]; le ruisseau qui en sortira n'aura que de petites
échappées, rentrera de lui-même et vite dans son lit accoutumé. Le
Français est doux, naturellement civilisé, peu enclin à la sensualité
grande ou grossière, amateur de conversation sobre, aisément prémuni
contre les moeurs crapuleuses par sa finesse et son bon goût. Le
chevalier de Grammont a trop d'esprit pour aimer l'orgie. C'est qu'en
somme l'orgie n'est pas agréable: casser des verres, brailler, dire
des ordures, s'emplir jusqu'à la nausée, il n'y a là rien de bien
tentant pour des sens un peu délicats; il est né épicurien, et non
glouton ou ivrogne. Ce qu'il cherche, c'est l'amusement, non la joie
déboutonnée ou le plaisir bestial. Je sais bien qu'il n'est pas sans
reproche. Je ne lui confierais pas ma bourse, il oublie trop aisément
la distinction du tien et du mien; surtout je ne lui confierais pas ma
femme: il n'est pas net du côté de la délicatesse; ses escapades au
jeu et auprès des dames sentent d'un peu bien près l'aigrefin et le
suborneur. Mais j'ai tort d'employer ces grands mots à son endroit; il
sont trop pesants, ils écrasent une aussi fine et aussi jolie
créature. Ces lourds habits d'honneur ou de honte ne peuvent être
portés que par des gens sérieux, et Grammont ne prend rien au sérieux,
ni les autres, ni lui-même, ni le vice, ni la vertu. Passer le temps
agréablement, voilà toute son affaire. «On ne s'ennuya plus dans
l'armée, dit Hamilton, dès qu'il y fut.» C'est là sa gloire et son
objet; il ne se pique ni ne se soucie d'autre chose. Son valet le
vole: un autre eût fait pendre le coquin: mais le vol était joli, il
garde son drôle. Il partait oubliant d'épouser sa fiancée, on le
rattrape à Douvres; il revient, épouse; l'histoire était plaisante: il
ne demande rien de mieux. Un jour, étant sans le sou, il détrousse au
jeu le comte de Caméran. «Est-ce qu'après la figure qu'il a faite,
Grammont peut plier bagage comme un croquant? Non pas, il a des
sentiments, il soutiendra l'honneur de la France.» Le badinage couvre
ici la tricherie; au fond, il n'a pas d'idées bien claires sur la
propriété. Il régale Caméran avec l'argent de Caméran; Caméran eût-il
mieux fait, ou autrement? Peu importe que son argent soit dans la
poche de Grammont ou dans la sienne: le point important est gagné,
puisqu'on s'est amusé à le prendre et qu'on s'amuse à le dépenser.
L'odieux et l'ignoble disparaissent de la vie ainsi entendue. S'il
fait sa cour aux princes, soyez sûr que ce n'est point à genoux: une
âme si vive ne s'affaisse point sous le respect; l'esprit le met de
niveau avec les plus grands; sous prétexte d'amuser le roi, il lui dit
des vérités vraies[7]. S'il tombe à Londres au milieu des scandales,
il n'y enfonce point; il y glisse sur la pointe du pied, si lestement
qu'il ne garde pas de boue. On n'aperçoit plus sous ses récits les
angoisses et les brutalités que les événements recèlent; le conte file
prestement, éveillant un sourire, puis un autre, puis encore un autre,
si bien que l'esprit tout entier est emmené, d'un mouvement agile et
facile, du côté de la belle humeur. À table, Grammont ne s'empiffrera
pas; au jeu, il ne deviendra pas furieux; devant sa maîtresse, il ne
lâchera pas de gros mots; dans les duels, il ne haïra pas son
adversaire. L'esprit français est comme le vin français: il ne rend
les gens ni brutaux, ni méchants, ni tristes. Telle est la source de
cet agrément: les soupers ne détruisent ici ni la finesse, ni la
bonté, ni le plaisir. Le libertin reste sociable, poli et prévenant;
sa gaieté n'est complète que par la gaieté des autres[8]; il s'occupe
d'eux aussi naturellement que de lui-même, et, par surcroît, il reste
alerte et dispos d'intelligence; les saillies, les traits brillants,
les mots heureux petillent sur ses lèvres: il pense à table et en
compagnie, quelquefois mieux que seul ou à jeun. Vous voyez bien
qu'ici le débauché n'opprime pas l'homme; Grammont dirait qu'il
l'achève, et que l'esprit, le coeur, les sens ne trouvent leur
perfection et leur joie que dans l'élégance et l'entrain d'un souper
choisi.

[Note 6: Voyez, dans Richardson, Swift et Fielding, mais surtout dans
Hogarth, la peinture de cette débauche brutale. Encore récemment dans
un _finish_ à Londres, les gentlemen s'amusaient à soûler de belles
filles parées en robe de bal; puis quand elles tombaient inertes, à
leur faire avaler du poivre, de la moutarde et du vinaigre. (Flora
Tristan, 1840, _Promenades dans Londres_, chap. VIII.--Témoin
oculaire.)]

[Note 7: Le roi jouait au trictrac: arrive un coup douteux: «Ah! voici
Grammont qui nous jugera; Grammont, venez nous juger.--Sire, vous avez
perdu.--Comment! vous ne savez pas encore....--Eh! ne voyez-vous pas,
sire, que si le coup eût été seulement douteux, ces messieurs
n'auraient pas manqué de vous donner gain de cause?»]

[Note 8: «Il déterrait les malheureux pour les secourir.»]


III

Tout au rebours en Angleterre. Si on gratte la morale qui sert
d'enveloppe, la brute apparaît dans sa violence et sa laideur. Un de
leurs hommes d'État disait que chez nous la populace lâchée se
laisserait conduire par les mots d'humanité et d'honneur, mais que
chez eux, pour l'apaiser, il faudrait lui jeter de la viande crue.
L'injure, le sang, l'orgie, voilà la pâture où se rua cette populace
de nobles. Tout ce qui excuse un carnaval y manque, et d'abord
l'esprit. Trois ans après le retour du roi, Butler publie son
_Hudibras_: avec quels applaudissements! les contemporains seuls
peuvent le dire, et le retentissement s'en est prolongé jusqu'à nous.
Si vous saviez comme l'esprit en est bas, avec quelle maladresse et
dans quelles balourdises il délaye sa farce vindicative! Çà et là
subsiste une image heureuse, débris de la poésie qui vient de périr;
mais tout le tissu de l'oeuvre semble d'un Scarron, aussi ignoble que
l'autre et plus méchant. Cela est imité, dit-on, de _Don Quichotte_;
Hudibras est un chevalier puritain qui va, comme l'autre, redresser
les torts et embourser des gourmades. Dites plutôt que cela ressemble
à la misérable contrefaçon d'Avellaneda[9]. Le petit vers bouffon
trotte indéfiniment de son pas boiteux, clapotant dans la boue qu'il
affectionne, aussi sale et aussi plat que dans _l'Énéide travestie_.
La peinture d'Hudibras et de son cheval dure un chant presque entier;
quarante vers sont dépensés à décrire sa barbe, quarante autres à
décrire ses culottes. D'interminables discussions scolastiques, des
disputes aussi prolongées que celles des puritains, étendent leurs
landes et leurs épines sur toute une moitié du poëme. Point d'action,
point de naturel, partout des satires avortées, de grosses
caricatures; ni art, ni mesure, ni goût; le style puritain est
transformé en un baragouin absurde, et la rancune enfiellée, manquant
son but par son excès même, défigure le portrait qu'elle veut tracer.
Croiriez-vous qu'un tel écrivain fait le joli, qu'il veut nous
égayer, qu'il prétend être agréable? La belle raillerie que ce trait
sur la barbe d'Hudibras! «Ce météore chevelu dénonçait la chute des
sceptres et des couronnes; par son symbole lugubre, il figurait le
déclin des gouvernements, et sa bêche[10] hiéroglyphique disait que
son tombeau et celui de l'État étaient creusés[11].» Il est si content
de cette gaieté insipide, qu'il la prolonge pendant dix vers encore.
La bêtise croît à mesure qu'on avance. Se peut-il qu'on ait trouvé
plaisantes des gentillesses comme celles-ci? «Son épée avait pour page
une dague, qui était un peu petite pour son âge, et en conséquence
l'accompagnait en la façon dont les nains suivaient les chevaliers
errants. C'était un poignard de service, bon pour la corvée et pour le
combat; quand il avait crevé une poitrine ou une tête, il servait à
nettoyer les souliers ou à planter des oignons[12].» Tout tourne au
trivial; si quelque beauté se présente, le burlesque la salit. À voir
ces longs détails de cuisine, ces plaisanteries rampantes et crues, on
croit avoir affaire à un amuseur des halles; ainsi parlent les
charlatans des ponts quand ils approprient leur imagination et leur
langage aux habitudes des tavernes et des taudis. L'ordure s'y trouve;
en effet, la canaille rit quand le bateleur fait allusion aux
ignominies de la vie privée[13]. Voilà le grotesque dont les
courtisans de la Restauration ont fait leurs délices; leur rancune et
leur grossièreté se sont complues au spectacle de ces marionnettes
criardes; d'ici à travers deux siècles, on entend le gros rire de cet
auditoire de laquais.

[Note 9:

  For as Æneas bore his sire
  Upon his shoulder through the fire,
  Our knight did bear no less a pack
  Of his own buttocks on his back.]

[Note 10: Cette barbe était taillée en bêche.]

[Note 11:

  His tawny beard was th'equal grace
  Both of his wisdom and his face;
  In cut and dye so like a tile,
  A sudden view it would beguile:
  The upper part whereof was whey,
  The nether orange, mix'd with grey.
  The hairy meteor did denounce
  The fall of sceptres and of crowns:
  With grisly type did represent
  Declining age of government,
  And tell, with hieroglyphic spade,
  Its own grave and the state's were made:
  Like Samson's heart-breakers, it grew
  In time to make a nation rue;
  Thought it contributed its own fall,
  To wait upon the public downfall....--
  "Twas bound to suffer persecution,
  And martyrdom, with resolution;
  T'oppose itself against the hate
  And vengeance of th'incensed state,
  In whose defiance it was worn,
  Still ready to be pull'd and torn,
  With red-hot irons to be tortur'd,
  Revild, and spit upon, and martyr'd.
  Maugre all which, 'twas to stand fast,
  As long as monarchy should last;
  But when the state should hap to reel,
  'Twas to submit to fatal steel,
  And fall, as it was consecrate,
  A sacrifice to fall of state,
  Whose thread of life the fatal sisters
  Did twist together with his whiskers,
  And twine so close, that Time should never,
  In life or death, their fortunes sever:
  But with his rusty sickle mow
  Both down together at a blow.]

[Note 12:

  This sword a dagger had his page,
  That was but little for his age,
  And therefore waited on him so
  As Dwarfs upon Knights errants do...
  When it had stabb'd or broke a head,
  It would scrape trenchers or chip bread.
  ... 'T would make clean shoes, and in the earth
  Set leeks and onions, and so forth.]

[Note 13:

          Quoth Hudibras, I smell a rat.
  Ralpho, thou dost prevaricate.
  For though the thesis which thou lay'st
  Be true adamussim as thou say'st.
  (For that Bear-baiting should appear
  Jure divino lawfuller
  Than Synods are, thou dost deny,
  Totidem verbis, so do I,)
  Yet there is a fallacy in this;
  For, if by thy Homoesis,
  Tussis pro crepitu, an art
  Under a Cough to slur a Fart,
  Thou wouldst sophistically imply,
  Both are unlawful, I deny.]


IV

Charles II à table faisait orgueilleusement remarquer à Grammont que
ses officiers le servaient à genoux. Ils faisaient bien, c'était là
leur vraie posture. Le grand chancelier Clarendon, un des hommes les
plus honorés et les plus honnêtes de la cour, apprend à l'improviste,
en plein conseil, que sa fille Anne est grosse des oeuvres du duc
d'York, et que ce duc, frère du roi, lui a promis mariage. Voici les
paroles de ce tendre père; il a pris soin lui-même de nous les
transmettre. «Le chancelier[14] s'emporta avec une excessive colère
contre la perversité de sa fille et dit avec toute la véhémence
imaginable qu'aussitôt qu'il serait chez lui, il la mettrait à la
porte comme une prostituée, lui déclarant qu'elle eût à se pourvoir
comme elle pourrait, et qu'il ne la reverrait jamais.» Remarquez que
ce grand homme avait reçu la nouvelle chez le roi par surprise, et
qu'il trouvait du premier coup ces accents généreux et paternels. «Il
ajouta qu'il aimerait beaucoup mieux que sa fille fût la catin du duc
que de la voir sa femme.» N'est-ce pas héroïque? Mais laissons-le
parler. Un coeur si noblement monarchique peut seul se surpasser
lui-même. «Il était prêt à donner un avis positif, et il espérait que
leurs seigneuries se joindraient à lui pour que le roi fît à l'instant
envoyer _la femme_ à la Tour, où elle serait jetée dans un cachot,
sous une garde si stricte que nulle personne vivante ne pût être
admise auprès d'elle, qu'aussitôt après on présenterait un acte au
Parlement pour lui faire couper la tête, que non-seulement il y
donnerait son consentement, mais qu'il serait le premier à le
proposer.» Quelle vertu romaine! Et de peur de n'être pas cru, il
insiste: «Quiconque connaîtra le chancelier croira qu'il a dit cela de
tout son coeur.» Il n'est pas encore content, il répète son avis, il
s'adresse au roi avec toutes sortes de raisons concluantes pour
obtenir qu'on tranche la tête à sa fille. «J'aimerais mieux me
soumettre à son déshonneur et le supporter en toute humilité que le
voir réparé par son mariage, pensée que j'exècre si fort que je serais
bien plus content de la voir morte avec toute l'infamie qui est due à
sa présomption!» Voilà comment, en cas difficile, un homme garde ses
traitements et sa simarre. Sir Charles Berkeley, capitaine des gardes
du duc d'York, fit mieux encore; il jura solennellement «qu'il avait
couché» avec la jeune fille, et se dit prêt à l'épouser «pour l'amour
du duc, quoique sachant le commerce du duc avec elle.» Puis un peu
après il avoua qu'il avait menti, mais en tout bien, tout honneur,
afin de sauver la famille royale de cette mésalliance. Ce beau
dévouement fut payé; il eut bientôt une pension sur la cassette et fut
créé comte de Falmouth. Dès l'abord, la bassesse des corps publics
avait égalé celle des particuliers. La Chambre des communes, tout à
l'heure reine, encore pleine de presbytériens, de rebelles et de
vainqueurs, vota «que ni elle ni le peuple d'Angleterre ne pouvaient
être exempts du crime horrible de rébellion et de sa juste peine,
s'ils ne s'appliquaient formellement la grâce et le pardon accordés
par Sa Majesté dans la déclaration de Breda.» Puis tous ces héros
allèrent en corps se jeter avec contrition aux pieds sacrés de leur
monarque. Dans cet affaissement universel, il semblait que personne
n'avait plus de coeur. Le roi se fait le mercenaire de Louis XIV, et
vend son pays pour une pension de 200000 livres. Des ministres, des
membres du Parlement, des ambassadeurs reçoivent l'argent de la
France. La contagion gagna jusqu'aux patriotes, jusqu'aux plus purs,
jusqu'aux martyrs. Lord Russell intrigua avec la cour de Versailles;
Algernon Sidney accepta 500 guinées. Ils n'ont plus assez de goût pour
garder un peu d'esprit, ils n'ont plus assez d'esprit pour garder un
peu d'honneur[15].

Si vous regardez l'homme ainsi découronné, vous y retrouverez d'abord
les instincts sanguinaires de la brute primitive. Un membre de la
Chambre des communes, sir John Coventry, avait laissé échapper une
parole qu'on prit pour un blâme des galanteries royales. Le duc de
Monmouth, son ami, le fit assaillir en trahison, sur l'ordre du roi,
par d'honnêtes gens dévoués, qui lui fendirent le nez jusqu'à l'os. Un
scélérat, Blood, avait tenté d'assassiner le duc d'Osmond et poignardé
le gardien de la Tour pour voler les diamants de la couronne. Charles
II, jugeant que cet homme était intéressant et distingué dans son
genre, lui fit grâce, lui donna un domaine en Irlande, l'admit dans sa
familiarité face à face avec le duc d'Osmond, si bien que Blood devint
une sorte de héros et fut reçu dans le meilleur monde. Après de si
beaux exemples, on pouvait tout oser. Le duc de Buckingham, amant de
la comtesse de Shrewsbury, tue le comte en duel; la comtesse, déguisée
en page, tenait le cheval de Buckingham, qu'elle embrassa tout
sanglant; puis ce couple de meurtriers et d'adultères revint
publiquement, et comme en triomphe, à la maison du mort. On ne
s'étonne plus d'entendre le comte de Koenigsmark traiter «de
peccadille» un assassinat qu'il avait commis avec guet-apens. Je
traduis un duel d'après Pepys, pour faire comprendre ces moeurs de
soudards et de coupe-jarrets. «Sir Henri Bellasses et Tom Porter, les
deux plus grands amis du monde, parlaient ensemble, et sir Henri
Bellasses parlait un peu plus haut que d'ordinaire, lui donnant
quelque avis. Quelqu'un de la compagnie qui était là dit:--Comment!
est-ce qu'ils se querellent qu'ils parlent si haut?--Sir Henri
Bellasses, entendant cela, dit:--Non, et je veux que vous sachiez que
je ne querelle jamais que je ne frappe. Prenez cela pour une de mes
règles.--Comment, dit Tom Porter, frapper? Je voudrais bien voir
l'homme d'Angleterre qui oserait me donner un coup.--Là-dessus sir
Henri Bellasses lui donna un soufflet sur l'oreille, et ils allèrent
pour se battre.... Tom Porter apprit que la voiture de sir Henri
Bellasses arrivait; alors il sortit du café où il attendait les
nouvelles, arrêta la voiture, et dit à sir Henri Bellasses de
sortir.--Bien, dit sir Henri Bellasses, mais _vous ne m'attaquerez
pas_ pendant que je descendrai, n'est-ce pas?--Non, dit Tom Porter. Il
descendit, et tous deux dégainèrent. Ils furent blessés tous deux, et
sir Henri Bellasses si fort, qu'il mourut dix jours après.» Ce
n'étaient pas ces bouledogues qui pouvaient avoir pitié de leurs
ennemis. La Restauration s'ouvrit par une boucherie. Les lords
conduisirent le procès des républicains avec une impudence de cruauté
et une franchise de rancune extraordinaires. Un shériff se colleta sur
l'échafaud avec sir Henri Vane, fouillant dans ses poches, lui
arrachant un papier qu'il essayait de lire. Pendant le procès du major
général Harrison, le bourreau fut placé à côté de lui, en habit
sinistre, une corde à la main; on voulait lui donner tout au long
l'avant-goût de la mort. Il fut détaché vivant de la potence, éventré;
il vit ses entrailles jetées dans le feu; puis il fut coupé en
quartiers, et son coeur encore palpitant fut arraché et montré au
peuple. Les cavaliers par plaisir venaient là. Tel renchérissait; le
colonel Turner, voyant qu'on coupait en quartiers le légiste John
Coke, dit aux gens du shériff d'amener plus près Hugh Peters, autre
condamné; l'exécuteur approcha, et, frottant ses mains rouges, demanda
au malheureux si la besogne était de son goût. Les corps pourris de
Cromwell, d'Ireton, de Bradshaw furent déterrés le soir, et les têtes
plantées sur des perches au haut de Westminster-Hall. Les dames
allaient voir ces ignominies; le bon Evelyn y applaudissait; les
courtisans en faisaient des chansons. Ils étaient tombés si bas,
qu'ils n'avaient plus même le dégoût physique. Les yeux et l'odorat
n'aidaient plus l'humanité de leurs répugnances; les sens étaient
aussi amortis que le coeur.

[Note 14: Mémoires de Clarendon, t. II, p. 65.]

[Note 15: «Mr. Evelyn tells me of several of the menial servants of
the Court lacking bread, that have not received a farthing wages since
the king's coming in.» (1667. Pepys.)

Mr. Povy says that to this day the king do follow the women as much as
he ever did.--That the Duke of York hath come out of his wife's bed
and gone to others laid in bed for him; that the family (of the duke)
is in horrible debt, by spending above 60000 liv. per annum, when he
hath not 40000 liv.

It is certain that, as it now is, the seamen of England, in my
conscience, would, if they could, go over and serve the King of France
or Holland, rather than us. (24 juin 1667. _Ibid._)]


V

Au sortir de ce sang, ils couraient à la débauche. Il faut lire la vie
du comte de Rochester[16], homme de cour et poëte, qui fut le héros du
temps. Ce sont les moeurs d'un saltimbanque effréné et triste: hanter
les tripots, suborner les femmes, écrire des chansons sales et des
pamphlets orduriers, voilà ses plaisirs; des commérages parmi les
filles d'honneur, des tracasseries avec les écrivains, des injures
reçues, des coups de bâton donnés, voilà ses occupations. Pour faire
le galant, avant d'épouser sa femme, il l'enlève. Pour étaler du
scepticisme, il finit par refuser un duel et gagner le nom de lâche.
Cinq ans durant, dit-on, il resta ivre. La fougue intérieure, manquant
d'une issue noble, le roulait dans des aventures d'arlequin. Une fois,
avec le duc de Buckingham, il loua sur la route de Newmarket une
auberge, se fit aubergiste, régalant les maris et débauchant les
femmes. Il s'introduit déguisé en vieille chez un bonhomme avare, lui
prend sa femme, qu'il passe à Buckingham. Le mari se pend; ils
trouvent l'affaire plaisante. Une autre fois il s'habille en porteur
de chaise, puis en mendiant, et court les amourettes de la canaille.
Il finit par se faire charlatan, astrologue, et vend dans les
faubourgs des drogues pour faire avorter. C'est le dévergondage d'une
imagination véhémente, qui se salit comme une autre se pare, qui se
pousse en avant dans l'ordure et dans la folie comme une autre dans la
raison et dans la beauté. Qu'est-ce que l'amour pouvait devenir dans
des mains pareilles? On ne peut pas copier même les titres de ses
poëmes: il n'a écrit que pour les mauvais lieux. Stendhal disait que
l'amour ressemble à une branche sèche jetée au fond d'une mine; les
cristaux la couvrent, se ramifient en dentelures, et finissent par
transformer le bois vulgaire en une aigrette étincelante de diamants
purs. Rochester commence par lui arracher toute sa parure; pour être
plus sûr de le saisir, il le réduit à un bâton. Tous les fins
sentiments, tous les rêves, cet enchantement, cette sereine et sublime
lumière qui transfigure en un instant notre misérable monde, cette
illusion qui, rassemblant toutes les forces de notre être, nous montre
la perfection dans une créature bornée, et le bonheur éternel dans une
émotion qui va finir, tout disparaît; il ne reste chez lui qu'un
appétit rassasié et des sens éteints; le pis, c'est qu'il écrit sans
verve et correctement; l'ardeur animale, la sensualité pittoresque lui
manquent; on retrouve dans ses satires un élève de Boileau. Rien de
plus choquant que l'obscénité froide. On supporte les priapées de
Jules Romain et la volupté vénitienne, parce que le génie y relève
l'instinct physique, et que, la beauté de ses draperies éclatantes,
transforme l'orgie en une oeuvre d'art. On pardonne à Rabelais quand
on a senti la séve profonde de joie et de jeunesse virile qui regorge
dans ses ripailles: on en est quitte pour se boucher le nez, et l'on
suit avec admiration, même avec sympathie, le torrent d'idées et de
fantaisies qui roule à travers sa fange. Mais voir un homme qui tâche
d'être élégant en restant sale, qui veut peindre en langage d'homme du
monde des sentiments de crocheteur, qui s'applique à trouver pour
chaque ordure une métaphore convenable, qui polissonne avec étude et
de parti pris, qui, n'ayant pour excuse ni le naturel, ni l'élan, ni
la science, ni le génie, dégrade le bon style jusqu'à cet office,
c'est voir un goujat qui s'occupe à tremper une parure dans un
ruisseau. Après tout viennent le dégoût et la maladie. Tandis que la
Fontaine reste jusqu'au dernier jour capable de tendresse et de
bonheur, celui-ci à trente ans injurie la femme avec une âcreté
lugubre. «Quand elle est jeune, elle se prostitue pour son plaisir;
quand elle est vieille, elle prostitue les autres pour son entretien.
Elle est un piége, une machine à meurtre, une machine à débauche.
Ingrate, perfide, envieuse, son naturel est si extravagant, qu'il
tourne à la haine ou à la bonté absurde. Si elle veut être grave, elle
a l'air d'un démon; on dirait d'une écervelée ou d'une coureuse quand
elle tâche d'être polie: disputeuse, perverse, indigne de confiance,
et avide pour tout dépenser en luxure[17].» Quelle confession qu'un
tel jugement, et quel abrégé de vie! On voit à la fin le viveur
hébété, desséché comme un squelette, rongé d'ulcères. Parmi les
refrains, les satires crues, les souvenirs de projets avortés et de
jouissances salies qui s'entassent comme dans un égout dans sa tête
lassée, la crainte de la damnation fermente; il meurt dévot à
trente-trois ans.

Tout en haut, le roi donne l'exemple. «Ce vieux bouc,» comme
l'appellent les courtisans, se croit gai et élégant; quelle gaieté et
quelle élégance! L'air français ne va pas aux gens d'outre-Manche.
Catholiques, ils tombent dans la superstition étroite; épicuriens,
dans la grosse débauche; courtisans, dans la servilité basse;
sceptiques, dans l'athéisme débraillé. Cette cour ne sait imiter que
nos ameublements et nos costumes. L'extérieur de régularité et de
décence que le bon goût public maintient à Versailles est rejeté d'ici
comme incommode. Charles et son frère, en robe d'apparat, se mettent à
courir comme au carnaval. Le jour où la flotte hollandaise brûla les
navires anglais dans la Tamise, il soupait chez la duchesse de
Monmouth et s'amusa à poursuivre un phalène. Au conseil, pendant
qu'on exposait les affaires, il jouait avec son chien. Rochester et
Buckingham l'injuriaient de reparties insolentes ou d'épigrammes
dévergondées, il s'emportait et les laissait faire. Il se prenait de
gros mots avec sa maîtresse publiquement; elle l'appelait imbécile, et
il l'appelait rosse. Il revenait de chez elle le matin, «si bien que
les sentinelles elles-mêmes en parlaient[18].» Il se laissait tromper
par elle aux yeux de tous; une fois elle prit deux acteurs, dont un
saltimbanque. Au besoin, elle lui chantait pouille. «Le roi a déclaré
qu'il n'était pas le père de l'enfant dont elle est grosse en ce
moment; mais elle lui a dit: «Le diable m'emporte! vous le
reconnaîtrez.» Là-dessus, il reconnaissait l'enfant, et prenait pour
se consoler deux actrices. Quand arriva sa nouvelle épouse, Catherine
de Bragance, il la séquestra, chassa ses domestiques, la brutalisa
pour lui imposer la familiarité de sa drôlesse, et finit par la
dégrader jusqu'à cette amitié. Le bon Pepys, en dépit de son coeur
monarchique, finit par dire: «Ayant entendu le duc et le roi parler,
et voyant et observant leurs façons de s'entretenir, Dieu me pardonne,
quoique je les admire avec toute l'obéissance possible, pourtant plus
on les considère et on les observe, moins on trouve de différence
entre eux et les autres hommes, quoique, grâce en soit rendue à Dieu,
ils soient tous les deux des princes d'une grande noblesse et d'un
beau naturel!» Il avait vu, un jour de fête, Charles II conduire miss
Stewart dans une embrasure de croisée[19], «et la dévorer de baisers
une demi-heure durant, à la vue de tous.» Un autre jour, «le capitaine
Ferrers lui dit qu'un mois auparavant dans un bal de la cour, une dame
en dansant laissa tomber un enfant.» On l'emporta dans un mouchoir;
«le roi l'eut dans son cabinet environ une semaine, et le disséqua,
faisant à son endroit de grandes plaisanteries.» Ces gaietés de
carabin par-dessus ces aventures de mauvais lieu donnent la nausée.
Les courtisans suivaient l'élan. Miss Jennings, qui devint duchesse de
Tyrconnel, se déguisa un jour en vendeuse d'oranges, et cria sa
marchandise dans les rues. Pepys raconte des fêtes où les seigneurs et
les dames se barbouillaient l'un à l'autre le visage avec de la
graisse de chandelle et de la suie, «tellement que la plupart d'entre
eux ressemblaient à des diables.» La mode était de jurer, de raconter
des scandales, de s'enivrer, de déblatérer contre les prêtres et
l'Écriture, de jouer. Lady Castlemaine en une nuit perdit 25000 livres
sterling. Le duc de Saint-Albans, aveugle, à quatre-vingts ans, allait
au tripot, avec un domestique à côté de lui qui lui nommait chaque
carte. Sedley et Buckhurst se déshabillaient pour courir les rues
après minuit. Un autre, en plein jour, se mettait nu à la fenêtre
pour haranguer la multitude. Je laisse dans Grammont les accouchements
des filles d'honneur et les goûts contre la nature: il faut les
montrer ou les cacher, et je n'ai pas le courage de les insinuer
joliment à sa manière. Je finis par un récit de Pepys qui donnera la
mesure. «Harry Killigrew m'a fait comprendre ce que c'est que cette
société dont on a tant parlé récemment, et qui est désignée sous le
nom de _balleurs_ (_ballers_). Elle s'est formée de quelques jeunes
fous, au nombre desquels il figurait, et de lady Bennett (comtesse
d'Arlington), avec ses dames de compagnie et ses femmes. On s'y
livrait à tous les débordements imaginables; on y dansait à l'état de
pure nature.» L'inconcevable, c'est que cette kermesse n'est point
gaie: ils sont misanthropes et deviennent moroses; ils citent le
lugubre Hobbes et l'ont pour maître. En effet, c'est la philosophie de
Hobbes qui va donner de ce monde le dernier mot et le dernier trait.

[Note 16: Voir une _Étude_ détaillée sur Rochester, par M. Forgues.
(_Revue des Deux-Mondes_, août et septembre 1857.)]

[Note 17: When she is young, she whores herself for sport:

  And when she's old, she bawds for her support....
  She is a snare, a shamble, a stews.
  Her meat and sawce she does for lechery chuse,
  And does in laziness delight the more,
  Because by that she is provoked to whore.
  Ungrateful, treacherous, enviously enclined,
  Wild beasts are tamed, floods easier far confined,
  Than is her stubborn and rebellious mind....
  Her temper so extravagant we find,
  She hates or is impertinently kind.
  Would she be grave, she then looks like a devil,
  And like a fool or whore, when she be civil....
  Contentious, wicked, and not fit to trust,
  And covetous to spend it on her lust.]

[Note 18: Pepys.]

[Note 19: «Je ne sais où ce fou de Crofts avait pris que les
Moscovites avaient tous de belles femmes, et que leurs femmes avaient
toutes la jambe belle. Le roi soutint qu'il n'y en avait point de si
belle que celle de Mlle Stewart. Elle, pour soutenir la gageure, se
mit à la montrer jusqu'au-dessus du genou.» (Grammont.)]


VI

Celui-ci est un de ces esprits puissants et limités qu'on nomme
positifs, si fréquents en Angleterre, de la famille de Swift et de
Bentham, efficaces et brutaux comme une machine d'acier. De là chez
lui une méthode et un style d'une sécheresse et d'une vigueur
extraordinaires, les plus capables de construire et de détruire; de là
une philosophie qui, par l'audace de ses dogmes, a mis dans une
lumière immortelle une des faces indestructibles de l'esprit humain.
Dans chaque objet, dans chaque événement, il y a quelque fait primitif
et constant qui en est comme le noyau solide, autour duquel viennent
se grouper les riches développements qui l'achèvent. L'esprit positif
s'abat du premier coup sur ce noyau, écrase l'éclatante végétation qui
le recouvre, la disperse, l'anéantit, puis, concentrant sur lui tout
l'effort de sa prise véhémente, le dégage, le soulève, le taille, et
l'érige en un lieu visible d'où il brillera désormais à tous et pour
toujours comme un cristal. Tous les ornements, toutes les émotions
sont exclus du style de Hobbes; ce n'est qu'un amas de raisons et de
faits serrés dans un petit espace, attachés entre eux par la déduction
comme par des crampons de fer. Point de nuances, nul mot fin ou
recherché. Il ne prend que les plus familiers de l'usage commun et
durable; depuis deux cents ans, il n'y en a pas douze chez lui qui
aient vieilli; il perce jusqu'au centre du sens radical, écarte
l'écorce passagère et brillante, circonscrit la portion solide qui est
la matière permanente de toute pensée et l'objet propre du sens
commun. Partout, pour affermir, il retranche; il atteint la solidité
par les suppressions. De tous les liens qui unissent les idées, il
n'en garde qu'un, le plus stable; son style n'est qu'un raisonnement
continu et de l'espèce la plus tenace, tout composé d'additions et de
soustractions, réduit à la combinaison de quelques notions simples
qui, s'ajoutant les unes aux autres ou se retranchant les unes des
autres, forment sous des noms divers des totaux ou des différences
dont on suit toujours la génération et dont on démêle toujours les
éléments. Il a pratiqué d'avance la méthode de Condillac, remontant
dès l'abord au fait primordial, tout palpable et sensible, pour suivre
de degré en degré la filiation et le parentage des idées dont il est
la souche, en sorte que le lecteur, conduit de chiffre en chiffre,
peut à chaque moment justifier l'exactitude de son opération et
vérifier la valeur de ses produits. Un pareil instrument logique
fauche à travers les préjugés avec une roideur et une hardiesse
d'automate. Hobbes déblaye la science des mots et des théories
scolastiques. Il raille les quiddités, il écarte les espèces sensibles
et intelligibles, il rejette l'autorité des citations[20]. Il tranche
avec une main de chirurgien dans le coeur des croyances les plus
vivantes. Il nie que les livres de Moïse, de Josué et des autres
soient de leurs prétendus auteurs. Il déclare que nul raisonnement ne
réussit à prouver la divinité de l'Écriture, et qu'il faut à chacun
pour y croire une révélation surnaturelle et personnelle. Il renverse
en six mots l'autorité de cette révélation et de toute autre: «Dire
que Dieu a parlé en rêve à un homme, c'est dire simplement qu'il a
rêvé que Dieu lui parlait. Dire qu'il a vu une vision ou entendu une
voix, c'est dire qu'il a eu un rêve qui tenait du sommeil et de la
veille. Dire qu'il parle par une inspiration surnaturelle, c'est dire
qu'il trouve en lui-même un ardent désir de parler, ou quelque forte
opinion pour laquelle il ne peut alléguer aucune raison naturelle et
suffisante[21].» Il réduit l'homme à n'être qu'un corps, l'âme à
n'être qu'une fonction, Dieu à n'être qu'une inconnue. Toutes ses
phrases sont des équations ou des réductions mathématiques. En effet,
c'est aux mathématiques qu'il emprunte son idée de la science[22].
C'est d'après les mathématiques qu'il veut réformer les sciences
morales. C'est le point de départ des mathématiques qu'il donne aux
sciences morales, lorsqu'il pose que la sensation est un mouvement
interne causé par un choc extérieur, le désir un mouvement interne,
dirigé vers un corps extérieur, et lorsqu'il fabrique avec ces deux
notions combinées tout le monde moral. C'est la méthode des
mathématiques qu'il donne aux sciences morales, lorsqu'il démêle comme
les géomètres deux idées simples qu'il transforme par degrés en idées
plus complexes, et qu'avec la sensation et le désir il compose les
passions, les droits et les institutions humaines, comme les
géomètres avec la ligne courbe et la ligne droite composent les
polyèdres les plus compliqués. C'est l'aspect des mathématiques qu'il
a donné aux sciences morales, lorsqu'il a dressé dans la vie humaine
sa construction incomplète et rigide, semblable au réseau de figures
idéales que les géomètres instituent au milieu des corps. Pour la
première fois, on voyait chez lui comme chez Descartes, mais avec
excès et en plus haut relief, la forme d'esprit qui fit par toute
l'Europe l'âge classique: non pas l'indépendance de l'inspiration et
du génie comme à la Renaissance; non pas la maturité des méthodes
expérimentales et des conceptions d'ensemble comme dans l'âge présent;
mais l'indépendance de la raison raisonnante, qui, écartant
l'imagination, s'affranchissant de la tradition, pratiquant mal
l'expérience, trouve dans la logique sa reine, dans les mathématiques
son modèle, dans le discours son organe, dans la société polie son
auditoire, dans les vérités moyennes son emploi, dans l'homme abstrait
sa matière, dans l'idéologie sa formule, dans la révolution française
sa gloire et sa condamnation, son triomphe et sa fin.

Mais tandis que Descartes, au milieu d'une société et d'une religion
épurées, ennoblies et apaisées, intronisait l'esprit et relevait
l'homme, Hobbes, au milieu d'une société bouleversée et d'une religion
en délire, dégradait l'homme et intronisait le corps. Par dégoût des
puritains, les courtisans réduisaient la vie humaine à la volupté
animale; par dégoût des puritains, Hobbes réduisait la nature humaine
à la partie animale. Les courtisans étaient athées et brutaux en
pratique: il était athée et brutal en spéculation. Ils avaient établi
la mode de l'instinct et de l'égoïsme: il écrivait la philosophie de
l'égoïsme et de l'instinct. Ils avaient effacé de leurs coeurs tous
les sentiments fins et nobles: il effaçait du coeur tous les
sentiments nobles et fins. Il érigeait leurs moeurs en théorie,
donnait le manuel de leur conduite, et rédigeait d'avance les
axiomes[23] qu'ils allaient traduire en actions. Selon lui comme selon
eux, «le premier des biens est la conservation de la vie et des
membres; le plus grand des maux est la mort, surtout avec tourment.»
Les autres biens et les autres maux ne sont que les moyens de ceux-là.
Nul ne recherche ou souhaite que ce qui lui est agréable. «Nul ne
donne qu'en vue d'un avantage personnel.»--Pourquoi les amitiés
sont-elles des biens? «Parce qu'elles sont utiles, les amis servant à
la défense et encore à d'autres choses.»--Pourquoi avons-nous pitié du
malheur d'autrui? «Parce que nous considérons qu'un malheur semblable
pourrait nous arriver.»--Pourquoi est-il beau de pardonner à qui
demande pardon? «Parce que c'est là une preuve de confiance en
soi-même.» Voilà le fond du coeur humain. Regardez maintenant ce
qu'entre ces mains flétrissantes deviennent les plus précieuses
fleurs. «La musique, la peinture, la poésie, sont agréables comme
imitations qui rappellent le passé, parce que, si le passé à été bon,
il est agréable en imitation comme bon, et que, s'il a été mauvais, il
est agréable en imitation comme passé.» C'est à ce grossier mécanisme
qu'il réduit les beaux-arts; on s'en est aperçu quand il a voulu
traduire l'_Iliade_. À ses yeux, la philosophie est du même ordre. «Si
la sagesse est utile, c'est qu'elle est de quelque secours; si elle
est désirable en soi, c'est qu'elle est agréable.» Ainsi nulle dignité
dans la science: c'est un passe-temps ou une aide, bonne au même titre
qu'un domestique ou un pantin. L'argent, étant plus utile, vaut mieux.
C'est pourquoi «celui qui est sage n'est pas riche, comme disent les
stoïciens, mais celui qui est riche est sage[24].» Pour la religion,
elle n'est que la «crainte d'un pouvoir invisible feint par l'esprit
ou imaginé d'après des récits publiquement autorisés[25].» En effet,
cela est vrai pour l'âme d'un Rochester ou d'un Charles II; poltrons
ou injurieux, crédules ou blasphémateurs, ils n'ont rien soupçonné au
delà.--Nul droit naturel. «Avant que les hommes se fussent liés par
des conventions, chacun avait le droit de faire ce qu'il voulait
contre qui il voulait.» Nulle amitié naturelle. «Les hommes ne
s'associent que par intérêt ou vanité, c'est-à-dire par amour de soi,
non par amour des autres. L'origine des grandes sociétés durables
n'est pas la bienveillance mutuelle. Tous dans l'état de nature ont la
volonté de nuire.... L'homme est un loup pour l'homme.... L'état de
nature est la guerre, non pas simple, mais de tous contre tous, et par
essence cette guerre est éternelle.[26]» Le déchaînement des sectes,
le conflit des ambitions, la chute des gouvernements, le débordement
des imaginations aigries et des passions malfaisantes avaient suggéré
cette idée de la société et de l'homme. Ils aspiraient tous,
philosophes et peuple, à la monarchie et au repos. Hobbes, en logicien
inexorable, la veut absolue; la répression en sera plus forte et la
paix plus stable. Que nul ne résiste au souverain. Quoi qu'il fasse
contre un sujet, quel qu'en soit le prétexte, ce n'est point
injustice. C'est lui qui doit décider des livres canoniques. Il est
pape et plus que pape. Ses sujets, s'il l'ordonne, doivent renoncer
au Christ, au moins de bouche; le pacte primitif lui a livré sans
réserve l'entière possession de tous les actes extérieurs; au moins,
de cette façon, les sectaires n'auront pas, pour troubler l'État, le
prétexte de leur conscience. C'est dans ces extrémités que l'immense
fatigue et l'horreur des guerres civiles avaient précipité un esprit
étroit et conséquent. Sur cette prison scellée où il enfermait et
resserrait de tout son effort la méchante bête de proie, il appuyait
comme un dernier bloc, pour éterniser la captivité humaine, la
philosophie entière et toute la théorie, non-seulement de l'homme,
mais du reste de l'univers. Il réduisait les jugements à «l'addition
de deux noms,» les idées à des états du cerveau, les sensations à des
mouvements corporels, les lois générales à de simples mots, toute
substance au corps, toute science à la connaissance des corps
sensibles, tout l'être humain à un corps capable de mouvement reçu ou
rendu[27], en sorte que l'homme, n'apercevant lui-même et la nature
que par la face méprisée, et rabattu dans sa conception de lui-même et
du monde, pût ployer sous le faix de l'autorité nécessaire et subir
enfin le joug que sa nature rebelle refuse et doit porter. Tel est en
effet le désir que suggère ce spectacle de la restauration anglaise.
L'homme méritait alors ce traitement, parce qu'il inspirait alors
cette philosophie; il va se montrer sur la scène tel qu'il s'est
montré dans la théorie et dans les moeurs.

[Note 20: «Si l'on veut respecter l'antiquité, c'est l'âge présent qui
est le plus vieux.»]

[Note 21: To say he hath spoken to him in a dream is no more than to
say he dreamed that God spoke to him. To say he hath seen a vision or
heard a voice, is to say that he has dreamed between sleeping and
waking. To say he speaks by supernatural inspiration, is to say he
finds an ardent desire to speak or some strong opinion of himself for
which he cannot alledge no natural and sufficient reason.]

[Note 22: From the principal parts of nature, reason and passion, have
proceeded two kinds of learning, mathematical and dogmatical. The
former is free from controversy and dispute, because it consisteth in
comparing figure and motion only, in which things truth and the
interest of men oppose not each other. But in the other there is
nothing undisputable, because it compares men and meddles with their
right and profit.]

[Note 23: Ses principaux ouvrages ont été écrits entre 1646 et 1655.]

[Note 24: Nemo dat nisi respiciens ad bonum sibi.

Amicitiæ bonæ, nempe utiles. Nam amicitiæ cùm ad multa alia, tum ad
præsidium conferunt.

Sapientia utile. Nam præsidium in se habet nonnullum. Appetibile est
per se, id est jucundum. Item pulchrum, quia acquisitio difficilis.

Non enim qui sapiens est, ut dixere stoici, dives est, sed contra qui
dives est sapiens est dicendus.

Ignoscere veniam petenti pulchrum. Nam indicium fiduciæ sui.

Imitatio jucundum, revocat enim præterita. Præterita autem si bona
fuerint, jucunda sunt repræsentata, quia bona. Si mala, quia
præterita. Jucunda igitur musica, pictura, poesis.]

[Note 25: Metus potentiarum invisibilium, sive fictæ illæ sint, sive
ab historiis acceptæ sint publice, religio. Si publice acceptæ non
sint, superstitio.]

[Note 26: Omnis societas vel commodi causa vel gloriæ, hoc est, sui,
non sociorum amore contrahitur.

Statuendum originem magnarum et diuturnarum societatum non a mutua
benevolentia, sed a mutuo metu exstitisse.

Voluntas lædendi omnibus inest in statu naturæ.

Status hominum naturalis antequam in societatem coiretur, bellum.
Neque hoc simpliciter, sed bellum omnium in omnes.

Bellum sua natura sempiternum.]

[Note 27: Corpus et substantia idem significant, et proinde vox
composita substantia incorporea est insignificans æque ac si quis
diceret corpus incorporeum.

Quidquid imaginamur finitum est. Nulla ergo est idea neque conceptus
qui oriri potest a voce hac, infinitum.

Recidit ratiocinatio omnis ad duas operationes animi, additionem et
substractionem.

Genus et universale nominum non rerum nomina sunt.

Veritas in dicto non in re consistit.

Sensio igitur in sentiente nihil aliud esse potest præter motum
partium aliquarum intus in sentiente existentium, quæ partes motæ
organorum quibus sentimus partes sunt.]


VII

Quand les théâtres, fermés par le parlement, rouvrirent, on s'aperçut
bientôt que le goût avait changé. Shirley, le dernier de la grande
école, n'écrit plus et meurt. Waller, Buckingham, Dryden, sont obligés
de refaire les pièces de Shakspeare, de Fletcher, de Beaumont, pour
les accommoder à la mode. Pepys, qui va voir _le Songe d'une nuit
d'été_[28], déclare «qu'il n'y retournera plus jamais, car c'est la
plus insipide et ridicule pièce qu'il ait vue de sa vie.» La comédie
se transforme; c'est que le public s'était transformé.

Quels auditeurs que ceux de Shakspeare et de Fletcher! Quelles âmes
jeunes et charmantes! Dans cette salle infecte où il fallait brûler du
genièvre, devant cette misérable scène à demi éclairée, devant ces
décors de cabaret, ces rôles de femmes joués par des hommes,
l'illusion les prenait. Ils ne s'inquiétaient guère des
vraisemblances; on pouvait les promener en un instant sur des forêts
et des océans, d'un ciel à l'autre, à travers vingt années, parmi dix
batailles et tout le pêle-mêle des aventures. Ils ne se souciaient
point de toujours rire; la comédie, après un éclat de bouffonnerie,
reprenait son air sérieux ou tendre. Ils venaient moins pour s'égayer
que pour rêver. Il y avait dans ces coeurs tout neufs comme un amas de
passions et de songes, passions sourdes, songes éclatants, dont
l'essaim emprisonné bourdonnait obscurément, attendant que le poëte
vînt lui ouvrir la nouveauté et la splendeur du ciel. Des paysages
entrevus dans un éclair, la crinière grisonnante d'une longue vague
qui surplombe, un coin de forêt humide où les biches lèvent leur tête
inquiète, le sourire subit et la joue empourprée d'une jeune fille qui
aime, le vol sublime et changeant de tous les sentiments délicats,
par-dessus tout l'extase des passions romanesques, voilà les
spectacles et les émotions qu'ils venaient chercher. Ils montaient
d'eux-mêmes au plus haut du monde idéal; ils voulaient contempler les
extrêmes générosités, l'amour absolu; ils ne s'étonnaient point des
féeries, ils entraient sans effort dans la région que la poésie
transfigure; leurs yeux avaient besoin de sa lumière. Ils comprenaient
du premier coup ses excès et ses caprices; ils n'avaient pas besoin
d'être préparés; ils suivaient ses écarts, ses bizarreries, le
fourmillement de ses inventions regorgeantes, les soudaines
prodigalités de ses couleurs surchargées, comme un musicien suit une
symphonie. Ils étaient dans cet état passager et extrême où
l'imagination adulte et vierge, encombrée de désirs, de curiosités et
de forces, développe tout d'un coup l'homme, et dans l'homme ce qu'il
y a de plus exalté et de plus exquis.

Des viveurs ont pris leur place. Ils sont riches, ils ont tâché de se
polir à la française, ils ont ajouté à la scène des décors mobiles, de
la musique, des lumières, de la vraisemblance, de la commodité, toute
sorte d'agréments extérieurs; mais le coeur leur manque.
Représentez-vous ces fats à demi ivres, qui ne voient dans l'amour que
le plaisir, et dans l'homme que les sens: un Rochester au lieu d'un
Mercutio. Avec quelle partie de son âme pourrait-il comprendre la
poésie et la fantaisie? La comédie romanesque est hors de sa portée;
il ne peut saisir que le monde réel, et dans ce monde l'enveloppe
palpable et grossière. Donnez-lui une peinture exacte de la vie
ordinaire, des événements plats et probables, l'imitation littérale de
ce qu'il fait, et de ce qu'il est; mettez la scène à Londres, dans
l'année courante; copiez ses gros mots, ses railleries brutales, ses
entretiens avec les marchandes d'oranges, ses rendez-vous au parc, ses
essais de dissertation française. Qu'il se reconnaisse, qu'il retrouve
les gens et les façons qu'il vient de quitter à sa taverne ou dans
l'antichambre; que le théâtre et la rue soient de plain-pied. La
comédie lui donnera les mêmes plaisirs que la vie; il s'y traînera
également dans la vulgarité et dans l'ordure; il n'aura besoin pour y
assister ni d'imagination, ni d'esprit; il lui suffira d'avoir des
yeux et des souvenirs. Cette exacte imitation lui fournira l'amusement
en même temps que l'intelligence. Les vilaines paroles le feront rire
par sympathie, les images effrontées le divertiront par réminiscence.
L'auteur d'ailleurs prend soin de lui fournir une fable qui le
réveille; il s'agit ordinairement d'un père ou d'un mari qu'on trompe.
Les beaux gentilshommes prennent comme l'écrivain le parti du galant,
s'intéressent à ses progrès, et se croient avec lui en bonne fortune.
Joignez à cela des femmes qu'on débauche et qui veulent être
débauchées. Ces provocations, ces façons de filles, le chassez-croisez
des échanges et des surprises, le carnaval des rendez-vous et des
soupers, l'impudence des scènes aventurées jusqu'aux démonstrations
physiques, les chansons risquées, les _gueulées_[29] lancées et
renvoyées parmi des tableaux vivants, toute cette orgie représentée
remue les coureurs d'intrigues par l'endroit sensible. Et par surcroît
le théâtre consacre leurs moeurs. À force de ne représenter que des
vices, il autorise leurs vices. Les écrivains posent en règle que
toutes les femmes sont des drôlesses, et que tous les hommes sont des
brutes. La débauche entre leurs mains devient une chose naturelle,
bien plus, une chose de bon goût; ils la professent. Rochester et
Charles II pouvaient sortir du théâtre édifiés sur eux-mêmes,
convaincus comme ils l'étaient déjà que la vertu n'est qu'une grimace,
la grimace des coquins adroits qui veulent se vendre cher.

[Note 28: 1662.]

[Note 29: Mot de Le Sage.]


VIII

Dryden, qui un des premiers[30] entre dans cette voie, n'y entre pas
résolument. Une sorte de fumée lumineuse, reste de l'âge précédent,
plane encore sur son théâtre. Sa riche imagination le retient à demi
dans la comédie romanesque. Un jour il arrange le _Paradis_ de Milton,
_la Tempête_ et le _Troilus_ de Shakspeare. Un autre jour, dans
_l'Amour au Couvent_, dans _le Mariage à la mode_, dans _le Faux
Astrologue_, il imite les imbroglios et les surprises espagnoles. Il a
tantôt des images éclatantes et des métaphores exaltées comme les
vieux poëtes nationaux, tantôt des figures recherchées et de l'esprit
pointillé comme Calderon et Lope. Il mêle le tragique et le plaisant,
les renversements de trônes et les peintures de moeurs. Mais dans ce
compromis maladroit l'âme poétique de l'ancienne comédie a disparu: il
n'en reste que le vêtement et la dorure. L'homme nouveau se montre
grossier et immoral, avec ses instincts de laquais sous ses habits de
grand seigneur, d'autant plus choquant que Dryden en cela contrarie
son talent, qu'il est au fond sérieux et poëte, qu'il suit la mode et
non sa pensée, qu'il fait le libertin par réflexion, et pour se
mettre au goût du jour[31]. Il polissonne maladroitement et
dogmatiquement; il est impie sans élan, en périodes développées. Un de
ses galants s'écrie: «Est-ce que l'amour sans le prêtre et l'autel
n'est pas l'amour? Le prêtre est là pour son salaire et ne s'inquiète
pas des coeurs qu'il unit. L'amour seul fait le mariage[32].»--«Je
voudrais, dit Hippolyte, qu'il y eût un bal en permanence dans notre
cloître, et que la moitié des jolies nonnes y fût changée en hommes
pour le service des autres[33].» Nul ménagement, nul tact. Dans son
_Moine espagnol_, la reine, assez honnête femme, dit à Torrismond
qu'elle va faire tuer le vieux roi détrôné pour l'épouser, lui
Torrismond, plus à son aise. Bientôt on leur annonce le meurtre:
«Maintenant, dit la reine, marions-nous. Cette nuit, cette heureuse
nuit, est à vous et à moi[34].» À côté de cette tragédie sensuelle,
l'intrigue comique, poussée jusqu'aux familiarités les plus lestes,
étale l'amour d'un cavalier pour une femme mariée qui à la fin se
trouve être sa soeur. Dryden ne trouve dans ce dénoûment rien qui
froisse son coeur. Il a perdu jusqu'aux plus vulgaires répugnances de
la pudeur naturelle. Quand il traduit une pièce hasardée,
_Amphitryon_, par exemple, il la trouve trop modeste; il en ôte les
adoucissements, il en alourdit le scandale. «Le roi et le prêtre, dit
Jupiter, sont en quelque manière contraints par convenance d'être des
hypocrites bien masqués[35].» Là-dessus, le dieu étale crûment son
despotisme. Au fond, ses sophismes et son impudence sont pour Dryden
un moyen de décrier par contre-coup les théologiens et leur Dieu
arbitraire. «Un pouvoir absolu, dit Jupiter, ne peut faire de mal. Je
n'en puis faire à moi-même, puisque c'est ma volonté que je fais, ni
aux hommes, puisque tout ce qu'ils ont est à moi. Cette nuit je
jouirai de la femme d'Amphitryon, car lorsque je la fis, je décrétai
que mon bon plaisir serait de l'aimer. Ainsi je ne fais point de tort
à son mari, car je me suis réservé le droit de l'avoir tant qu'elle
me plairait[36].» Cette pédanterie ouverte se change en luxure
ouverte sitôt qu'il voit Alcmène. Nul détail n'est omis: Jupiter lui
dit tout, et devant les suivantes, et le lendemain, quand il sort,
elle fait pis que lui, elle s'accroche à lui, elle entre dans des
peintures intimes. Toutes les façons royales de la haute galanterie
ont été arrachées comme un vêtement incommode; c'est le sans-gêne
cynique au lieu de la décence aristocratique; la scène est écrite
d'après Charles II et la Castlemaine[37] au lieu d'être écrite d'après
Louis XIV et Mme de Montespan.

[Note 30: Son _Wild Galant_ est de 1662.]

[Note 31: «We love to get our mistresses, and purr over them, as cats
do over mice, and then let them get a little way, and all the pleasure
is to pat them back again.»

Wildblood dit à sa maîtresse: «I am none of those unreasonable lovers
that propose to themselves the loving to eternity. A month is commonly
my stint.»--Et Jacintha répond: «Or would not a fortnight serve our
turn?» (_Mock Astrologer._)

Souvent, à la barbarie de ses plaisanteries, on dirait qu'il traduit
Hobbes.]

[Note 32:

  Is not Love love without a Priest and Altars?
  The temples are inanimate, and know not
  What vows are made in them; the Priest stands ready
  For his hire, and cares not what hearts he couples.
  Love alone is marriage....]

[Note 33: I wished the ball might be kept perpetually in our cloyster,
and that half the handsome nuns in it might be turned to men, for the
sake of the other.]

[Note 34: This night, this happy night is yours and mine.

Et tout à côté on rencontre des allusions politiques. Cela peint
temps. Par exemple, Torrismond dit pour s'excuser d'épouser la reine:

        Power which in one age is tyranny
  Is ripen'd in the next to succession.
  She's in possession.]

[Note 35:

  For Kings and Priest are in a manner bound
  For reverence sake, to be close hypocrites.]

[Note 36:

        Fate is what I
  By virtue of omnipotence have made it.
  And Power omnipotent can do no wrong.
  Not to myself, because I will it so;
  Not yet to men, for what they are is mine.
  This night I will enjoy Amphytrion's wife:
  For when I made her, I decreed her such
  As I shou'd please to love.]


IX

J'en passe plusieurs: Crowne, l'auteur de _Sir Courtly Nice_;
Shadwell, l'imitateur de Ben Jonson; mistress Afra Behn, qui se fit
appeler Astrée, espion et courtisane, payée par le gouvernement et par
le public. Etheredge est le premier qui, dans son _Homme à la mode_,
donne l'exemple de la comédie imitative et peigne uniquement les
moeurs d'alentour; du reste franc viveur et contant librement ses
habitudes. «Pourchasser les filles, hanter le théâtre, ne songer à
rien toute la journée, et toute la nuit aussi, direz-vous:» c'étaient
là ses occupations à Londres. Plus tard, à Ratisbonne, «il fait de
graves révérences, converse avec les sots, écrit des lettres
insipides[38],» et se console mal avec les Allemandes. C'est avec ce
sérieux qu'il prenait ses fonctions d'ambassadeur. Un jour, ayant trop
dîné, il tomba du haut d'un escalier et se cassa le cou; la perte
n'était pas grande. Mais le héros de ce monde fut William Wycherley,
le plus brutal des écrivains qui aient sali le théâtre. Envoyé en
France pendant la révolution, il s'y fit papiste, puis au retour
abjura, puis à la fin, dit Pope, abjura encore. Privées du lest
protestant, ces têtes vides allaient de dogme en dogme, de la
superstition à l'incrédulité ou à l'indifférence, pour finir par la
peur. Il avait appris chez M. de Montausier l'art de bien porter des
gants et une perruque; cela suffisait alors pour faire un _gentleman_.
Ce mérite et le succès d'une pièce ignoble, _l'Amour au bois_,
attirèrent sur lui les yeux de la duchesse de Cleveland, maîtresse du
roi et de tout le monde. Cette femme, qui ramassait des danseurs de
corde, le ramassa un jour au beau milieu du Ring. Elle mit la tête à
la portière et lui cria publiquement: «Monsieur, vous êtes un maraud,
un drôle, un fils de.....» Touché de ce compliment, il accepta ses
bonnes grâces, et obtint par contre-coup celles du roi. Il les perdit,
épousa une femme de mauvaises moeurs, se ruina, resta sept ans en
prison pour dettes, passa le reste de sa vie dans les embarras
d'argent, regrettant sa jeunesse, perdant la mémoire, écrivaillant de
mauvais vers qu'il faisait corriger par Pope avec toutes sortes de
tiraillements d'amour-propre, rimant des obscénités plates, traînant
son corps usé et son cerveau lassé à travers la misanthropie et le
libertinage, jouant le misérable rôle de viveur édenté et de polisson
en cheveux blancs. Onze jours avant sa mort, il avait épousé une jeune
fille qui se trouva une coquine. Il finit comme il avait commencé, par
la maladresse et l'inconduite, n'ayant réussi ni à être heureux ni à
être honnête, n'ayant employé un esprit viril et un talent vrai que
pour son mal et le mal d'autrui.

C'est qu'il n'était pas né épicurien. Son fonds, vraiment anglais,
c'est-à-dire énergique et sombre, répugnait à l'insouciance aisée et
aimable qui permet de prendre la vie comme une partie de plaisir. Son
style est travaillé et pénible. Son ton est virulent et acerbe. Il
fausse souvent la comédie pour arriver à la satire haineuse. L'effort
et l'animosité se marquent dans tout ce qu'il dit et fait dire. C'est
un Hobbes, non pas méditatif et tranquille comme l'autre, mais actif
et irrité, qui ne voit que du vice dans l'homme, et se sent homme
jusqu'au fond. Le seul travers qu'il repousse, c'est l'hypocrisie; le
seul devoir qu'il prescrive, c'est la franchise. Il veut que les
autres avouent leur vice, et il commence par avouer le sien. «Quoique
je ne sache pas mentir comme les poëtes, dit-il, je suis aussi vain
qu'eux;» puis, parlant de sa reconnaissance: «Voilà, madame, la
gratitude des poëtes, qui, en bon anglais, n'est qu'orgueil et
ambition[39].» Chez lui, nulle poésie d'expression, nulle conception
d'idéal, nul établissement de morale qui puisse consoler, relever ou
épurer les hommes. Il les parque dans leur perversité et dans leur
ordure, et s'y installe avec eux. Il leur montre les vilenies du
bas-fond où il les confine; il veut qu'ils respirent cette fange; il
les y enfonce, non pour les en dégoûter comme d'une chute
accidentelle, mais pour les y accoutumer comme à une assiette
naturelle. Il arrache les compartiments et les ornements par lesquels
ils essayent de couvrir leur état ou de régler leur désordre. Il
s'amuse à les faire battre, il se complaît dans le tapage des
instincts déchaînés; il aime les retours violents du pêle-mêle humain,
l'embrouillement des méchancetés, la dureté des meurtrissures. Il
déshabille les convoitises, il les fait agir tout au long, il les
ressent par contre-coup, et, tout en les jugeant nauséabondes, il les
savoure. En fait de plaisir, on prend ce qu'on trouve: les ivrognes de
barrière, à qui l'on demande comment ils peuvent aimer leur vin bleu,
répondent qu'il soûle tout de même et qu'ils n'ont que cela
d'agrément.

Qu'on puisse oser beaucoup dans un roman, on le comprend. C'est une
oeuvre de psychologie, voisine de la critique et de l'histoire, ayant
des libertés presque égales, parce qu'elle contribue presque également
à exposer l'anatomie du coeur[40]. Il faut bien qu'on puisse
représenter les maladies morales, surtout lorsqu'on le fait pour
compléter la science, froidement, exactement, et en style de
dissection. Un tel livre de sa nature est abstrait: il se lit dans un
cabinet, sous la lampe. Mais transportez-le sur le théâtre, empirez
ces scènes d'alcôve, réchauffez-les par des scènes de mauvais lieux,
donnez-leur un corps par les gestes et les paroles vibrantes des
actrices; que les yeux et tous les sens s'en remplissent, non pas les
yeux d'un spectateur isolé, mais ceux de mille hommes et femmes
confondus dans le parterre, irrités par l'intérêt de la fable, par la
précision de l'imitation littérale, par le ruissellement des lumières,
par le bruit des applaudissements, par la contagion des impressions
qui courent comme un frisson dans tous les nerfs excités et tendus!
Voilà le spectacle qu'a fourni Wycherley et qu'a goûté cette cour.
Est-il possible qu'un public, et un public de choix, soit venu écouter
de pareilles scènes? Dans _l'Amour au bois_, à travers les
complications des rendez-vous nocturnes et des viols acceptés ou
commencés, on voit un bel esprit, Dapperwitt, qui veut vendre Lucy, sa
maîtresse, à un beau gentilhomme du temps, Ranger. Il la vante, avec
quels détails! Il frappe à sa porte; l'acheteur cependant s'impatiente
et le traite comme un nègre. La mère ouvre, veut vendre Lucy pour
elle-même et à son profit, les injurie et les renvoie. On amène alors
un vieil usurier puritain et hypocrite, Gripe, qui d'abord ne veut pas
financer. «Payez donc à dîner!» Il donne un _groat_ pour un gâteau et
de l'ale[41]. L'entremetteuse se récrie, il lâche une couronne. «Mais
pour les rubans, les pendants d'oreille, les bas, les gants, la
dentelle et tout ce qu'il faut à la pauvre petite?» Il se
débat.--Allons! une demi-guinée.--«Une demi-guinée!» dit la
vieille.--«Je t'en prie, va-t'en; prends l'autre guinée aussi, deux
guinées, trois guinées, cinq; voilà, c'est tout ce que j'ai.--Il me
faut aussi ce grand anneau à cachet, ou je ne bouge pas[42]!» Elle
s'en va enfin, ayant tout extorqué, et Lucy fait l'innocente, semble
croire que Gripe est un maître à danser, et lui demande sa leçon. Ici
quelles scènes et quelles équivoques! Enfin elle crie, la mère et des
gens apostés enfoncent la porte; Gripe est pris au piége, on le menace
d'appeler le constable, on lui escroque cinq cents livres
sterling.--Faut-il conter le sujet de _l'Épouse campagnarde_? On a
beau glisser, on appuie trop. Horner, gentilhomme qui revient de
France, répand le bruit qu'il ne peut plus faire tort aux maris. Vous
devinez ce qu'entre les mains de Wycherley une pareille donnée peut
fournir, et il en tire tout ce qu'elle contient. Les femmes causent de
son état, et devant lui; elles se font détromper par lui, et s'en
vantent. Il y en a trois qui viennent chez lui, font ripaille,
boivent, chantent, et quelles chansons! C'est le débordement de
l'orgie qui triomphe, se décerne elle-même la couronne et s'étale en
maximes. «Notre vertu, dit l'une d'elles, est comme la conscience de
l'homme d'État, la parole du quaker, le serment du joueur, l'honneur
du grand seigneur: rien qu'une grimace pour duper ceux qui se fient à
nous.» À la dernière scène, les soupçons éveillés se calment sur une
nouvelle déclaration de Horner. Tous les mariages sont salis, et ce
carnaval finit par une danse des maris trompés. Pour comble, Horner
propose au public son exemple, et l'actrice qui vient dire l'épilogue
achève l'ignominie de la pièce en avertissant les faux galants qu'ils
aient à se bien tenir, et que s'ils peuvent duper les hommes, «ce
n'est pas aux femmes qu'on en peut donner à garder[43].»

Mais ce qui est véritablement unique, et le plus extraordinaire des
signes de ce temps, c'est qu'au milieu de ces provocations nulle
circonstance repoussante n'est omise, et que le conteur semble tenir
autant à nous dégoûter qu'à nous dépraver[44]. À chaque instant, les
élégants, même les dames, mettent en tiers dans la conversation ce
qui, depuis le seizième siècle, accompagne l'amour. Dapperwitt, en
offrant Lucy, dit pour excuser les retards: «Laissez-lui le temps de
mettre sa longue mouche sous l'oeil gauche et de corriger son haleine
avec un peu d'écorce de citron[45].» Lady Flippant, seule dans le
parc, s'écrie: «Malheureuse femme que je suis! j'ai quitté le troupeau
pour mettre les chiens à mes trousses, et pas un vagabond ivrogne qui
vienne trébucher sur mon chemin! Les mendiantes en loques, les
ramasseuses de cendres ont meilleure chance que moi.[46]» Ce sont là
les morceaux les plus doux, jugez des autres! Il prend à tâche de
révolter même les sens; l'odorat, les yeux, tout souffre devant ses
pièces; il faut que ses auditeurs aient eu des nerfs de matelot. Et
c'est de cet abîme que la littérature anglaise est remontée jusqu'à la
sévérité morale, jusqu'à la décence excessive qu'elle s'impose
aujourd'hui! Ce théâtre est comme une guerre déclarée à toute beauté,
à toute délicatesse. Si Wycherley emprunte à quelque écrivain un
personnage, c'est pour le violenter ou le dégrader jusqu'au niveau des
siens. S'il imite l'Agnès de Molière[47], il la marie afin de
profaner le mariage, lui ôte l'honneur, bien plus la pudeur, bien plus
encore la grâce, change sa tendresse naïve en instinct éhonté et en
confessions scandaleuses[48]. S'il prend la Viola de Shakspeare[49],
c'est pour la traîner dans des bassesses d'entremetteuse, parmi les
brutalités et les coups de main. S'il traduit le rôle de Célimène, il
efface d'un trait les façons de grande dame, les finesses de femme, le
tact de maîtresse de maison, la politesse, le grand air, la
supériorité d'esprit et de savoir-vivre, pour mettre à la place
l'impudence et les escroqueries d'une courtisane «forte en gueule.»
S'il invente une fille presque honnête, Hippolyta, il commence par lui
mettre dans la bouche des paroles telles qu'on n'en peut rien
transcrire. Quoi qu'il fasse et quoi qu'il dise, qu'il crée ou qu'il
copie, qu'il blâme ou qu'il loue, son théâtre est une diffamation de
l'homme, qui rebute en même temps qu'elle attire, et qui écoeure quand
elle corrompt.

Un don surnage pourtant, la force, qui ne manque jamais dans ce pays, et
y donne un tour propre aux vertus comme aux vices. Quand on a écarté les
phrases d'auteur tout oratoires et pesamment composées d'après les
Français, on aperçoit le vrai talent anglais, le sentiment poignant de
la nature et de la vie. Wycherley a ce lucide et hardi regard qui saisit
dans une situation les gestes, l'expression physique, le détail
sensible, qui fouille jusqu'au fond des crudités et des bassesses, qui
atteint, non pas l'homme en général et la passion telle qu'elle doit
être, mais l'individu particulier et la passion telle qu'elle est. Il
est réaliste, non pas de parti pris, comme nos modernes, mais par
nature. Il plaque violemment son plâtre sur la figure grimaçante et
bourgeonnée de ses drôles pour nous porter sous les yeux le masque
implacable où s'est collée au passage l'empreinte vivante de leur
laideur. Il charge ses pièces d'incidents, il multiplie l'action, il
pousse la comédie jusqu'aux situations dramatiques; il bouscule ses
personnages à travers les coups de main et les violences, il va jusqu'à
les fausser pour outrer la satire. Voyez dans Olivia, qu'il copie
d'après Célimène, la fougue des passions qu'il manie. Elle peint ses
amis comme Célimène[50], mais avec quels outrages! «Milady Automne?--Un
vieux carrosse repeint.--Sa fille?--Splendidement laide, une mauvaise
croûte dans un cadre riche.--Et la dégoûtante vieille au haut bout de
sa table....--Renouvelle la coutume grecque de servir une tête de mort
dans les banquets.» Nos nerfs modernes ne supporteraient pas le portrait
qu'elle fait de Manly, son amant; celui-ci l'entend par surprise; à
l'instant elle se redresse, le raille en face, se déclare mariée, lui
dit qu'elle garde les diamants qu'elle a reçus de lui, et le brave.
«Mais, lui dit-on, par quel attrait l'aimiez-vous? Qu'est-ce qui avait
pu vous donner du goût pour lui?--Ce qui force tout le monde à flatter
et à dissimuler, sa bourse; j'avais une vraie passion pour elle[51].»
Son impudence est celle d'une courtisane déclarée. Amoureuse dès la
première vue de Fidelio, qu'elle prend pour un jeune homme, elle se
pend à son cou, «l'étouffe de baisers;» puis dans l'obscurité elle
tâtonne pour le trouver en disant: «Où sont tes lèvres?» Il y a une
sorte de «férocité» animale dans son amour. Elle renvoie son mari par
une comédie improvisée; puis, avec un mouvement de danseuse: «Va-t'en,
mon mari, et viens, mon ami. Justement les seaux dans le puits: l'un
descendant fait monter l'autre.» Elle éclate d'un rire mordant: «Pourvu
qu'ils n'aillent pas comme eux se heurter en route et se casser l'un
l'autre[52]!» Surprise en flagrant délit et ayant tout avoué à sa
cousine, dès qu'elle entrevoit une espérance de salut, elle revient sur
son aveu avec une effronterie d'actrice: «Eh bien! cousine, lui dit
l'autre, je le confesse, c'était là de l'hypocrisie raisonnable.--Quelle
hypocrisie?--Je veux dire, ce conte que vous avez fait à votre mari; il
était permis, puisque c'était pour votre défense.--Quel conte? Je vous
prie de savoir que je n'ai jamais fait de conte à mon mari.--Vous ne me
comprenez pas, bien sûr: je dis que c'était une bonne manière d'en
sortir, et honnête, de faire passer votre galant pour une
femme.--Qu'est-ce que vous voulez dire, encore une fois, avec mon
galant, et qui est-ce qui a passé pour une femme?--Comment! vous voyez
bien que votre mari l'a pris pour une femme!--Qui?--Mon Dieu! mais
l'homme qu'il a trouvé avec vous!--Seigneur! vous êtes folle à coup
sûr.--Oh! ce jeu-là est trop insipide, Il en est blessant.--Et se jouer
de mon honneur est encore plus blessant.--Quelle impudence
admirable!--De l'impudence, moi! à moi un tel langage! Oh bien! je ne
reverrai plus votre visage. Lettice, où êtes-vous? Venez, laissons là
cette méchante femme médisante.--Un mot d'abord, madame, je vous prie;
pourriez-vous jurer que votre mari ne vous a pas trouvée avec...--Jurer!
Oui, que quiconque est monté dans ma chambre, inconnu, dans l'obscurité,
homme ou femme, je ne le connais pas, et par le ciel, et par tout ce qui
est bon; et si je meurs, puissé-je n'avoir jamais une seule joie dans ce
monde ni dans l'autre! Oui, et je veux être éternellement...--Damnée! et
vous l'êtes; mais vous n'avez plus besoin de vous parjurer: autant jouer
franc jeu.--Ô horrible! horrible avis! Sortons, ne l'entendons pas;
viens, Lettice, elle nous corromprait[53].» Voilà de la verve, et si
j'osais conter les audaces et les vérifications de l'action nocturne, on
verrait que Mme Marneffe a une soeur et Balzac un devancier.

Il est un personnage qui montre en abrégé son talent et sa morale,
tout composé d'énergie et d'indélicatesse, Manly, le _plain dealer_,
si visiblement son favori, que les contemporains ont donné à l'auteur
en surnom le nom de son héros. Manly est peint d'après Alceste, et
l'énormité des différences mesure la différence des deux mondes et des
deux pays[54]. Il n'est pas gentilhomme de cour, mais capitaine de
vaisseau, avec les allures des marins du temps, la casaque tachée de
goudron et sentant l'eau-de-vie[55], prompt aux voies de fait et aux
jurons sales, appelant les gens chiens et esclaves, et, quand ils lui
déplaisent, les jetant à coups de pied dans l'escalier. «Mylord,
dit-il à un seigneur avec un grondement de dogue, les gens de votre
espèce sont comme les prostituées et les filous, dangereux seulement
pour ceux que vous embrassez.» Puis, quand le pauvre homme essaye de
lui parler à l'oreille: «Mylord, tout ce que vous m'avez appris en me
chuchotant ce que je savais d'avance, c'est que vous avez l'haleine
puante; voilà un secret pour votre secret[56].» Quand il est dans le
salon d'Olivia avec «ces perroquets bavards, ces singes, ces échos
d'hommes,» il vocifère comme sur son gaillard d'arrière: «Silence,
bouffons de foire!» et il les prend au collet. «Pas de caquetage,
babouins! dehors tout de suite, ou bien[57]....» Et il les met à la
porte. Voilà ses façons d'homme sincère.--Il a été ruiné par Olivia
qu'il aime et qui le renvoie. La pauvre Fidelia, déguisée en homme et
qu'il prend pour un adolescent timide, vient le trouver pendant qu'il
ronge sa colère: «Je puis vous servir, monsieur; au pis, j'irais
mendier ou voler pour vous.--Bah! encore des vanteries.... Tu dis que
tu irais mendier pour moi?--De tout mon coeur, monsieur.--Eh bien! tu
iras faire l'entremetteur pour moi?--Comment, monsieur?--Oui, auprès
d'Olivia. Va, flatte, mens, agenouille-toi, promets n'importe quoi
pour me l'avoir. Je ne peux pas vivre sans l'avoir[58].» Et lorsque
Fidelia revient lui disant qu'Olivia l'a embrassée, de force, avec un
emportement d'amour: «Son amour!... l'amour d'une prostituée, d'une
sorcière! Ah! ah! n'est-ce pas qu'elle embrasse bien, monsieur? Bien
sûr, je me figurais que ses lèvres.... Mais je ne dois plus me les
figurer. Et pourtant elles sont si belles que je voudrais les baiser
encore,--m'y coller,--puis les arracher avec mes dents, les mâcher en
morceaux et les cracher à la face de son entreteneur[59]!...» Ces cris
de sauvage annoncent des actions de sauvage. Il va la nuit avec
Fidelia pour entrer sous son nom chez Olivia, et Fidelia, par
jalousie, résiste. Son sang s'émeut alors, un flot de fureur lui monte
à la face, et il lui crie tout bas d'une voix sifflante: «Ah! tu es
donc mon rival? Eh bien! alors tu vas rester ici et garder la porte à
ma place, pendant que j'entre à ta place. Puis, quand je serai
dedans, si tu oses bouger de cette planche ou souffler un mot, je lui
couperai la gorge, à elle d'abord; et si tu l'aimes, tu ne risqueras
pas sa vie. Et la tienne aussi, je sais que la tienne, au moins, tu
l'aimes. Pas un mot, où je commence par toi[60]!» Il renverse le mari,
autre traître, reprend à Olivia la cassette de bijoux qu'il lui avait
donnée, lui en jette quelques-uns, disant «qu'il n'a jamais quitté une
fille sans la payer[61],» et donne cette même cassette à Fidelia,
qu'il épouse. Toutes ces actions paraissaient alors convenables.
Wycherley prenait dans sa dédicace le titre de son héros, _Plain
dealer_; il croyait avoir tracé le portrait d'un franc honnête homme,
et s'applaudissait d'avoir donné un bon exemple au public; il n'avait
donné que le modèle d'une brute déclarée et énergique. C'est là tout
ce qui restait de l'homme dans ce triste monde. Wycherley lui ôtait
son manteau mal ajusté de politesse française, et le montrait avec la
charpente de ses muscles et l'impudence de sa nudité.

À côté d'eux, un grand poëte aveugle et tombé, l'âme remplie des
misères présentes, peignait ainsi le tumulte de l'orgie infernale:
«Bélial vint le dernier, le plus impur des esprits tombés du ciel, le
plus grossier dans l'amour du vice pour lui-même.... Nul n'est plus
souvent dans les temples et aux autels, quand le prêtre devient athée,
comme les fils d'Éli qui remplirent de leurs débauches et de leurs
violences la maison de Dieu. Il règne aussi dans les cours et dans les
palais, dans les cités luxurieuses, où le bruit de l'orgie monte
au-dessus des plus hautes tours, avec l'injure et l'outrage, quand la
nuit obscurcit les rues, et que ses fils se répandent au dehors,
gorgés d'insolence et de vin[62].»

[Note 37: Lorsque Jupiter sort, alléguant qu'il est jour, Alcmène lui
dit:

  But you and I will draw our curtains close,
  Extinguish day-light, and put out the sun.
  Come back, my lord.
  You have not yet laid long enough in bed
  To warm your widowed side.

Comparez la matrone romaine de Plaute et l'honnête dame française de
Molière à cette personne expansive.]

[Note 38:

  From hunting whores and haunting play,
  And minding nothing all the day,
  And all the night too, you will say,...
  To make grave legs in formal fetters,
  Converse with fools and write dull letters....
                                     (_Lettre à lord Middleton_)]

[Note 39: Though I cannot lie like them, I am as vain as they; I
cannot but publicly give your Grace my humble acknowledgments.... This
is the poet's gratitude, which in plain english is only pride and
ambition.]

[Note 40: _Madame Bovary_, par G. Flaubert.]

[Note 41:

MISTRESS JOYNER.

You must send for something to entertain her.... Upon my life! A
groat! what will this purchase?

GRIPE.

Two black pots of ale and a cake, at the cellar. Come, the wine has
arsenic in it.]

[Note 42:

MISTRESS JOYNER.

A treat of a groat! I will not wag.

GRIPE.

Why don't you go? Here, take more money, and fetch what you will; take
here, half-a-crown.

MISTRESS JOYNER.

What will half-a-crown do?

GRIPE.

Take a crown then, an angel, a piece. Begone.

MISTRESS JOYNER.

A treat only will not serve my turn. I must buy the poor wretch there
some toys.

GRIPE.

What toys? What? Speak quickly.

MISTRESS JOYNER.

Pendants, necklaces, fans, ribbons, points, laces, stockings,
gloves....

GRIPE.

But there, take half a piece for the other things.

MISTRESS JOYNER.

Half a piece!

GRIPE.

Prithee, begone; take t'other piece then--two pieces--three
pieces--five--there; 'tis all I have.

MISTRESS JOYNER.

I must have the broad-seal ring, too, or I stir not.]

[Note 43: Il faut lire cet épilogue, pour voir quelles paroles et
quels détails on osait mettre dans la bouche d'une actrice.]

[Note 44: «That spark who has his fruitless designs upon the bedridden
widow down to the sucking heiress in her pissing clout.»

Mistress Flippant: «Though I had married the fool, I thought to have
reserved the witt, as well as other ladies.»

Dapperwit: «I will contest with no rival; not with my old rival your
coachman.»

She has a complexion like an Holland cheese, and no more teeth left
than such as give a haut goust to her breath.]

[Note 45: Pish! give her but leave to put on.... the long patch under
the left eye; awaken the roses on her cheeks with some Spanish wool,
and warrant her breath with some lemon-peel.

                                          (Acte III, scène III.)]

[Note 46: Unfortunate lady that I am! I have left the herd on purpose
to be chased. But the park affords not so much as a satyr for me; and
no Burgundy man, or drunken scourer, will reel my way. The rag-women,
and cinder-women, have better luck than I. (Acte IV.)]

[Note 47: Dans _l'Épouse campagnarde_.]

[Note 48: On connaît la lettre d'Agnès dans Molière: «Je veux vous
écrire, et je suis bien en peine par où je m'y prendrai. J'ai des
pensées que je désirerais que vous sussiez; mais je ne sais comment
faire pour vous les dire, et je me défie de mes paroles, etc.»
Regardez la façon dont Wycherley la traduit: «Dear, sweet Mr Horner,
my husband would have me send you a base, rude, unmannerly letter: but
I won 't; and would have forbid you loving me, but I won 't; and would
have me say to you, I hate you, poor Mr Horner, but I won 't tell a
lie for him. For I'm sure if you and I were in the country at cards
together, I could not help treading on your toe under the table, or
rubbing knees with you, and staring in your face, till you saw me, and
then looking down and blushing for an hour together, etc.»--«Why, he
put the tip of his tongue between my lips.»]

[Note 49: Dans le _Plain dealer_.]

[Note 50:

NOVEL.

But, as I was saying, madam, I have been treated to-day with all the
ceremony and kindness imaginable at my Lady Autumn's But the nauseous
old woman at the upper hand of her table....

OLIVIA.

Revives the old Grecian custom of serving in a death's head with their
banquets....

I detest her hollow cherry cheeks, she looks like an old coach new
painted.

.... She is most splendidly, gallantly ugly, and looks like an ill
piece of daubing in a rich frame. (Acte II, scène I.)

La scène est empruntée au _Misanthrope_ et à la _Critique de l'École
des Femmes_; jugez de la transformation.]

[Note 51:

FIDELIA.

But, madam, what could make you dissemble love to him, when 'twas so
hard a thing for you, and flatter his love to you?

OLIVIA.

That which makes all the world flatter and dissemble. 'Twas his money;
I had a real passion for it.

.... As soon as I had his money, I hastened his departure like a wife,
who, when she has made the most of a dying husband's breath, pulls
away his pillow. (Acte IV, scène I.)

Cette dernière phrase est d'un satirique morose plutôt que d'un
observateur exact.]

[Note 52: Go, husband, and come up, friend; just the buckets in the
well; the absence of one brings the other. But I hope, like them too,
they will not meet in the way, jostle and clash together.]

[Note 53:

ELIZA.

Well, cousin, this, I confess, was reasonable hypocrisy; you were the
better for 't.

OLIVIA.

What hypocrisy?

ELIZA.

Why, this last deceit of your husband was lawful, since in your own
defence.

OLIVIA.

What deceit? I'd have you to know I never deceived my husband.

ELIZA.

You do not understand me, sure. I say, this was an honest come-off and
a good one. But it was a sign your gallant had enough of your
conversation, since he could so dexterously cheat your husband in
passing for a woman.

OLIVIA.

What d'ye mean, once more, with my gallant, and passing for a woman?

ELIZA.

What do you mean? You see your husband took him for a woman?

OLIVIA.

Whom?

ELIZA.

Heyday! Why, the man he found you with....

OLIVIA.

Lord, you rave, sure!

ELIZA.

Why, did not you tell me last night.... Fy, this fooling is so
insipid, 'tis offensive.

OLIVIA.

And fooling with my honour will be more offensive....

ELIZA.

Ô admirable confidence!....

OLIVIA.

Confidence, to me! To me such language! Nay, then I'll never see your
face again.... Lettice, where are you? Let us be gone from this
censorious ill woman.

ELIZA.

One word first, pray, madam. Can you swear that whom your husband
found you with....

OLIVIA.

Swear! Ay, that whosoever 'twas that stole up, unknown, into my room,
when 'twas dark, I know not, whether man or woman, by heavens, by all
that's good; or, may I never more have joys here, or the other world.
Nay, may I eternally....

ELIZA.

Be damned.... So, so you are damned enough already by your oaths. Yet
take this advice with you, in this plain-dealing age: to leave off
forswearing yourself....

OLIVIA.

O hideous, hideous advice! Let us go out of the hearing of it. She
will spoil us, Lettice. (Acte V, scène I.)]

[Note 54: Comparez au rôle d'Alceste des tirades comme celle-ci:

Such as you, like common whores and pickpockets, are only dangerous to
those you embrace.

Comparez au rôle de Philinte des tirades comme celle-ci:

But, faith, could you think I was a friend to those I hugged, kissed,
flattered, bowed to? When their backs were turned, did not I tell you
they were rogues, villains, rascals, whom I despised and hated?]

[Note 55: I shall not have again my alcove smell like a cabin, my
chamber perfumed with his tarpaulin Brandenburgh, hear vollies of
brandy sighs, enough to make a fog in one's room.]

[Note 56: My lord, all that you have made me known by your whispering
which I knew not before, is that you have a stinking breath. There is
a secret for your heart.]

[Note 57: Peace, you Bartholomew-fair buffoons!... Why, you impudent,
effeminate wretches,... you are in all things so like women, that you
may think it in me a kind of cowardice to beat you.

Begone, I say.... No chattering, baboons, instantly begone, or....]

[Note 58:

FIDELIA.

I warrant you, sir; for, at worst, I would beg or steal for you.

MANLY.

Nay, more bragging.... You said, you'd beg for me.

FIDELIA.

I did, sir.

MANLY.

Then, you shall beg for me.

FIDELIA.

With all my heart, sir.

MANLY.

That is, pimp for me.

FIDELIA.

How, sir?

MANLY.

D'ye start.... No more dissembling. Here, I say, you must go use your
cunning for me to Olivia.... Go, flatter, lie, kneel, promise anything
to get her for me. I cannot live unless I have her.]

[Note 59: Her love--a whore's, a witch's love!--But what, did she not
kiss well, sir? I'm sure, I thought her lips.... But I must not think
of them more.... But yet they are such I could still kiss, grow
so,--and then tear off with my teeth, grind them into mammocks, and
spit them into her cuckold's face.]

[Note 60: What, you are my rival, then! And therefore you shall stay
and keep the door for me, whilst I go in for you; but when I'm gone,
if you dare to stir off from this very board, or breath the least
murmuring accent, I'll cut her throat first; and if you love her, you
will not venture her life. Nay, then I'll cut your throat too, and I
know you love your own life at least.... Not a word more, lest I begin
my revenge on her by killing you.]

[Note 61: Here, madam, I never left yet my wench unpaid.]

[Note 62:

  Belial came last, than whom a spirit more lewd
  Fell not from heaven or more gross to love
  Vice for itself.
                   Who more oft than he
  In temples and at altars, when the priest
  Turns atheist, as did Eli's sons who fill'd
  With lust and violence the house of God:
  In court and palaces he also reigns,
  And in luxurious cities, when the noise
  Of riot ascends above their loftiest towers,
  And injury and outrage; and when night
  Darkens the streets, then wander forth the sons
  Of Belial, flown with insolence and wine.
                                               (Milton, liv. I.)]


§ 2. LES MONDAINS.


I

Au dix-septième siècle s'ouvre en Europe un genre de vie nouveau, la
vie mondaine, qui bientôt prime et façonne les autres. C'est en France
surtout et en Angleterre qu'elle paraît et qu'elle règne, pour les
mêmes causes et dans le même temps.

Pour remplir les salons, il faut un certain état politique, et cet
état, qui est la suprématie du roi jointe à la régularité de la
police, s'établissait à la même époque des deux côtés du détroit. La
police régulière met la paix entre les hommes, les tire de l'isolement
et de l'indépendance féodale et campagnarde, multiplie et facilite les
communications, la confiance, les réunions, les commodités et les
plaisirs. La suprématie du roi institue une cour, centre des
conversations, source des grâces, théâtre des jouissances et des
splendeurs. Ainsi attirés l'un vers l'autre et vers le trône par la
sécurité, la curiosité, l'amusement et l'intérêt, les grands seigneurs
s'assemblent, et du même coup ils deviennent gens du monde et gens de
cour. Ce ne sont plus les barons du siècle précédent, debout dans la
haute salle, armés et sombres, occupés de l'idée qu'ils pourront bien
au sortir du palais se tailler en pièces, et que, s'ils se frappent
dans le palais, le bourreau est là pour leur couper la main et boucher
leurs veines avec un fer rouge; sachant de plus que le roi leur fera
peut-être demain trancher la tête, partant prompts à s'agenouiller
pour se répandre en protestations de fidélité soumise, mais comptant
tout bas les épées qui prendront leur querelle et les hommes sûrs qui
font sentinelle derrière le pont-levis de leur château[63]. Les
droits, les pouvoirs, les contraintes et les attraits de la vie
féodale ont disparu. Ils n'ont plus besoin que leur manoir soit une
forteresse. Ils n'ont plus le plaisir d'y régner comme dans un État.
Ils s'y ennuient, et ils en sortent. N'ayant plus rien à disputer au
roi, ils vont chez lui. Sa cour est un salon, le plus agréable à voir
et le plus utile à fréquenter. On y trouve des fêtes, des ameublements
splendides, une compagnie parée et choisie, des nouvelles et des
commérages: on y rencontre des pensions, des titres, des places pour
soi et pour les siens; on s'y divertit et on y profite: c'est tout
gain et tout plaisir. Les voilà donc qui vont au lever, assistent au
dîner, reviennent pour le bal, s'assoient pour le jeu, sont là au
coucher. Ils y font belle figure avec leurs habits demi-français,
leurs perruques, leurs chapeaux chargés de plumes, leurs
hauts-de-chausses en étages, leurs canons, et les larges rosettes de
rubans qui couvrent leurs souliers. Les dames se fardent[64], se
mettent des mouches[65], étalent des robes de satin et de velours
magnifiques, toutes galonnées d'argent et traînantes, au-dessus
desquelles paraît la blancheur de leur poitrine, dont l'éclatante
nudité se continue sur toute l'épaule et jusqu'au bras. On les
regarde, on salue et on approche. Le roi monte à cheval pour sa
promenade à Hyde-Park; à ses côtés courent la reine, et avec elle les
deux maîtresses, lady Castlemaine et mistress Stewart: «la reine[66]
en gilet blanc galonné, en jupon court cramoisi, et coiffée _à la
négligence_; mistress Stewart avec son chapeau à cornes, sa plume
rouge, ses yeux doux, son petit nez romain, sa taille parfaite.» On
rentre à White-Hall, «les dames vont, viennent, causant, jouant avec
leurs chapeaux et leurs plumes, les échangeant, chacune essayant tour
à tour ceux des autres et riant.» En si belle compagnie la galanterie
ne manque pas. «Les gants parfumés, les miroirs de poche, les étuis
garnis, les pâtes d'abricot, les essences, et autres menues denrées
d'amour arrivent de Paris chaque semaine.» Londres fournit «des
présents plus solides, comme vous diriez boucles d'oreilles, diamants,
brillants et belles guinées de Dieu; les belles s'en accommodaient,
comme si cela fût venu de plus loin[67].» Les intrigues trottent, Dieu
sait combien et lesquelles. Naturellement aussi la conversation va son
train. On développe tout haut les aventures de Mlle Warmestre la
dédaigneuse, «qui, surprise apparemment pour avoir mal compté, prend
la liberté d'accoucher au milieu de la cour.» On se répète tout bas
les tentatives de Mlle Hobart, l'heureux malheur de Mlle Churchill,
qui, étant fort laide, mais ayant eu l'esprit de tomber de cheval,
toucha les yeux et le coeur du duc d'York. Le chevalier de Grammont
conte au roi l'histoire de Termes ou de l'aumônier Poussatin; tout le
monde quitte le bal pour venir l'écouter, et, le conte fait, chacun
rit à se tenir les côtes. Vous voyez que si ce monde n'est pas celui
de Louis XIV, c'est néanmoins le monde, et que, s'il a plus d'écume,
il va du même courant. Le grand objet y est aussi de s'amuser et de
paraître. On veut être homme à la mode; un habit rend célèbre:
Grammont est tout désolé quand la coquinerie de son valet l'oblige à
porter deux fois le même. Tel autre se pique de faire des chansons, de
bien jouer de la guitare. «Russell avait un recueil de deux ou trois
cents contredanses en tablature, qu'il dansait toutes à livre ouvert.»
Jermyn est connu pour ses bonnes fortunes. «Un gentilhomme, dit
Etheredge, doit s'habiller bien, danser bien, faire bien des armes,
avoir du talent pour les lettres d'amour, une voix de chambre
agréable, être très-amoureux, assez discret, mais point trop
constant.» Voilà déjà l'air de cour tel qu'il dura chez nous jusque
sous Louis XVI. Avec de pareilles moeurs, la parole remplace l'action.
La vie se passe en visites, en entretiens. L'art de causer devient le
premier de tous; bien entendu, il s'agit de causer agréablement, pour
employer une heure, sur vingt sujets en une heure, toujours en
glissant, sans jamais enfoncer, de telle façon que la conversation ne
soit pas un travail, mais une promenade. Au retour, elle continue par
des lettres qu'on écrit le soir, par des madrigaux ou des épigrammes
qu'on lira le matin, par des tragédies de salon ou des parodies de
société. Ainsi naît une littérature nouvelle, oeuvre et portrait du
monde qu'elle a pour public et pour modèle, qui en sort et y aboutit.

[Note 63: Voir toutes les pièces historiques de Shakspeare.]

[Note 64: 1654.]

[Note 65: 1660.]

[Note 66: Pepys, 1663.]

[Note 67: Grammont.]


II

Encore faut-il qu'ils sachent causer, et ils commencent à l'apprendre.
Une révolution s'est faite dans l'esprit comme dans les moeurs. En
même temps que les situations reçoivent un nouveau tour, la pensée
prend une nouvelle forme. La Renaissance finit, l'âge classique
s'ouvre, et l'artiste fait place à l'écrivain. L'homme revient de son
premier voyage autour des choses; l'enthousiasme, le trouble de
l'imagination soulevée, le fourmillement tumultueux des idées neuves,
toutes les facultés qu'éveille une première découverte se sont
contentées, puis affaissées. Leur aiguillon s'est émoussé parce que
leur oeuvre s'est faite. Les bizarreries, les profondes percées,
l'originalité sans frein, les irruptions toutes-puissantes du génie
lancé au centre de la vérité à travers les extrêmes folies, tous les
traits de la grande invention ont disparu. L'imagination se tempère;
l'esprit se discipline: il revient sur ses pas; il parcourt une
seconde fois son domaine avec une curiosité calmée, avec une
expérience acquise. Il se déjuge et se corrige. Il trouve une
religion, un art, une philosophie à reformer ou à réformer. Il n'est
plus propre à l'intuition inspirée, mais à la décomposition régulière.
Il n'a plus le sentiment ou la vue de l'ensemble; il a le tact et
l'observation des parties. Il choisit et il classe; il épure et il
ordonne. Il cesse d'être créateur, il devient discoureur. Il sort de
l'invention, il s'assoit dans la critique. Il entre dans cet amas
magnifique et confus de dogmes et de formes où l'âge précédent a
entassé pêle-mêle les rêveries et les découvertes; il en retire des
idées qu'il adoucit et qu'il vérifie. Il les range en longues chaînes
de raisonnements aisés qui descendent anneau par anneau jusqu'à
l'intelligence du public. Il les exprime en mots exacts, qui offrent
leur série graduée, échelon par échelon, à la réflexion du public. Il
institue dans tout le champ de la pensée une suite de compartiments et
un réseau de routes qui, empêchant toute erreur et tout écart, mènent
insensiblement tout esprit vers tout objet. Il atteint la clarté, la
commodité, l'agrément. Et le monde l'y aide; les circonstances
rencontrées achèvent la révolution naturelle; le goût change par sa
propre pente, mais aussi par l'ascendant de la cour. Quand la
conversation devient la première affaire de la vie, elle façonne le
style à son image et selon ses besoins. Elle en chasse les écarts, les
images excessives, les cris passionnés, toutes les allures décousues
et violentes. On ne peut pas crier, gesticuler, rêver tout haut dans
un salon: on s'y contient; les gens s'y critiquent et s'y observent;
le temps s'y passe à conter et à discuter; il y faut des expressions
nettes, un langage exact, des raisonnements clairs et suivis; sinon,
on ne peut escarmoucher ni s'entendre. Le style correct, la bonne
langue, le discours y naissent d'eux-mêmes, et ils s'y perfectionnent
bien vite; car le raffinement est le but de la vie mondaine; on
s'étudie à rendre toutes les choses plus jolies et plus commodes, les
meubles comme les mots, les périodes comme les ajustements. L'art et
l'artifice y sont la grande marque. On se pique de savoir parfaitement
sa langue, de ne jamais manquer au sens exact des termes, d'écarter
les expressions roturières, d'aligner les antithèses, d'employer les
développements, de pratiquer la rhétorique. Rien de plus fort que le
contraste des conversations de Shakspeare et de Fletcher, mises en
regard de celles de Wycherley et de Congreve. Chez Shakspeare, les
entretiens ressemblent à des assauts; vous croiriez voir des artistes
qui s'escriment de mots et de gestes dans une salle d'armes. Ils
bouffonnent, ils chantent, ils songent tout haut, ils éclatent en
rires, en calembours, en paroles de poissardes et de poëtes, en
bizarreries recherchées; ils ont le goût des choses saugrenues,
éclatantes; tel danse en parlant; volontiers ils marcheraient sur
leurs mains; il n'y a pas un grain de calcul et il y a plus de trois
grains de folie dans leurs têtes. Ici les gens sont posés; ils
dissertent ou disputent; le raisonnement est le fond de leur style;
ils sont si bien écrivains qu'ils le sont trop, et qu'on voit à
travers eux l'auteur occupé à combiner des phrases. Ils arrangent des
portraits, ils redoublent les comparaisons ingénieuses, ils balancent
les périodes symétriques. Tel personnage débite une satire, tel autre
compose un petit essai de morale. On tirerait des comédies du temps un
volume de sentences; elles sont pleines de morceaux littéraires qui
annoncent déjà le _Spectator_[68]. Ils recherchent l'expression
adroite et heureuse, ils habillent les choses hasardées avec des mots
convenables, ils glissent prestement sur la glace fragile des
bienséances et la rayent sans la briser. Je vois des gentilshommes,
assis sur des fauteuils dorés, fort calmes d'esprit, fort étudiés dans
leurs paroles, observateurs froids, sceptiques diserts, experts en
matière de façons, amateurs d'élégance, curieux du beau langage autant
par vanité que par goût, et qui, occupés à discourir entre un
compliment et une révérence, n'oublieront pas plus leur bon style que
leurs gants fins ou leur chapeau.

[Note 68: Voyez, par exemple, dans le _Beaux Stratagem_ (Farquhar),
act. II, sc. II, le Beau à l'Église.]


III

Parmi les meilleurs et les plus agréables modèles de cette urbanité
naissante, paraît sir William Temple, un diplomate et un homme de
monde, avisé, prudent et poli, doué de tact dans la conversation et
dans les affaires, expert dans la connaissance des temps et dans l'art
de ne pas se compromettre, adroit à s'avancer et à s'écarter, qui sut
attirer sur soi la faveur et les espérances de l'Angleterre, obtenir
les éloges des lettrés, des savants, des politiques et du peuple,
gagner une réputation européenne, obtenir toutes les couronnes
réservées à la science, au patriotisme, à la vertu et au génie, sans
avoir beaucoup de science, de patriotisme, de génie ou de vertu. Une
pareille vie est le chef-d'oeuvre d'un pareil monde; des dehors
très-beaux et un fond moins beau: en voilà l'abrégé. Ses façons
d'écrivain sont conformes à ses maximes de politique. Principes et
style, tout se tient en lui; c'est le véritable diplomate, tel qu'on
le rencontre dans les salons, ayant sondé l'Europe et touché partout
le fond des choses, revenu de tout, particulièrement de
l'enthousiasme, admirable dans un fauteuil ou dans une réception, bon
conteur, plaisant au besoin, mais avec discrétion, accompli dans l'art
de représenter et de jouir. Celui-ci, dans sa retraite à Sheen, puis à
Moor-Park, s'amuse à écrire; et il écrit comme parle un homme de son
état, c'est-à-dire fort bien, avec dignité et avec aisance, surtout
lorsqu'il parle des pays qu'il a visités, des événements qu'il a vus,
des divertissements nobles qui occupent ses heures[69]. Il a quinze
cents livres sterling de rente, et une belle sinécure en Irlande. Il a
quitté les affaires au moment des violents débats, sans vouloir
s'engager pour le roi, ni contre le roi, décidé, comme il le dit
lui-même, à ne «point se mettre en travers du courant,» quand le
courant est irrésistible. Il vit pacifiquement à la campagne avec sa
femme, sa soeur, son secrétaire, ses gens, recevant les visites des
étrangers qui veulent voir le négociateur de la Triple Alliance, et
quelquefois celles du nouveau roi Guillaume, qui, ne pouvant obtenir
ses services, vient parfois rechercher ses conseils. Il plante et
jardine, sur un sol fertile, dans un pays dont l'air lui convient,
parmi des plates-bandes régulières, au bord d'un canal bien droit et
flanqué d'une terrasse bien correcte, et il se loue en bons termes,
avec toute la discrétion convenable, du caractère qu'il possède et du
parti qu'il a pris. «Je me suis souvent étonné, dit-il, qu'Épicure ait
trouvé tant d'âpres et amers censeurs dans les âges qui l'ont suivi,
lorsque la beauté de son esprit, l'excellence de son naturel, le
bonheur de sa diction, l'agrément de son entretien, la tempérance de
sa vie et la constance de sa mort l'ont fait tant aimer de ses amis,
admirer de ses disciples et honorer par les Athéniens[70].» Il a
raison de défendre Épicure, car il a suivi ses préceptes, évitant les
grands bouleversements d'esprit, et s'installant comme un des dieux de
Lucrèce dans un des interstices des mondes. «Quand les philosophes ont
vu les passions entrer et s'enraciner dans l'État, ils ont cru que
c'était folie pour les honnêtes gens que de se mêler des affaires
publiques[71].... Le vrai service du public est une entreprise d'un si
grand labeur et d'un si grand souci, qu'un homme bon et sage,
quoiqu'il puisse ne point la refuser s'il y est appelé par son prince
ou par son pays, et s'il croit pouvoir y rendre des services plus
qu'ordinaires, doit pourtant ne la rechercher que rarement ou jamais,
et la laisser le plus communément à ces hommes, qui, sous le couvert
du bien public, poursuivent leurs propres visées de richesse, de
pouvoir et d'honneurs illégitimes[72].» Voilà de quel air il
s'annonce. Sa personne ainsi présentée, il en vient à parler du
jardinage qu'il pratique, et d'abord des six grands Épicuriens qui ont
illustré la doctrine de leur maître, César, Atticus, Lucrèce, Horace,
Mécène, Virgile; puis des diverses espèces de jardins qui ont un nom
dans le monde, depuis le paradis terrestre et le jardin d'Alcinoüs
jusqu'à ceux de Hollande et d'Italie, tout cela un peu longuement, en
homme qui s'écoute et qu'on écoute, qui fait un peu amplement à ses
hôtes les honneurs de sa maison et de son esprit, mais qui fait tout
cela avec agrément et dignité, sans air doctoral, ni morgue, en tons
variés, et en modulant comme il faut ses gestes et sa voix. Il conte
qu'il a importé quatre espèces de raisins en Angleterre, il avoue
qu'il a trop dépensé; cependant il ne le regrette pas; depuis cinq ans
il n'a pas eu envie une seule fois d'aller à Londres. Il mêle les
anecdotes aux conseils techniques; il y en a une sur le roi Charles
II, qui a loué le climat de l'Angleterre par-dessus tous les autres,
disant que c'est celui où l'on peut rester en plein air sans malaise
le plus de jours dans l'année; sur l'évêque de Munster, qui, ne
pouvant avoir dans son verger que des cerises, en avait rassemblé
toutes les espèces et si bien perfectionné les plants qu'il pouvait en
manger depuis mai jusqu'en septembre. Le lecteur se réjouit
intérieurement quand il entend un témoin oculaire conter des détails
intimes sur de si grands personnages. Notre attention s'éveille à
l'instant; nous nous croyons, par contre-coup, gens de cour, et nous
sourions avec complaisance; peu importe que ces détails soient minces;
ils font bien, ils sont comme un geste aristocratique, comme une façon
noble de prendre du tabac ou secouer la dentelle de sa manchette.
Voilà l'intérêt de la belle conversation de cour; elle peut rouler sur
des riens; l'excellence des façons donne à ces riens un charme unique;
on écoute le son de la voix; on est amusé par des demi-sourires; on se
laisse aller au courant facile; on oublie que ces idées sont
ordinaires; on regarde le conteur, sa rhingrave, sa canne dont il
joue, ses souliers à rubans, sa démarche aisée sur le sable nivelé de
ses allées, entre ses charmilles irréprochables; l'oreille, l'esprit
lui-même sont flattés, séduits par la justesse de la diction, par
l'abondance des périodes ornées, par la dignité et l'ampleur d'un
style dont la régularité est devenue involontaire, et qui, artificiel
d'abord comme le savoir-vivre, finit, comme le vrai savoir-vivre, par
se changer en besoin sincère et en talent naturel.

Par malheur, ce talent conduit parfois aux balourdises; quand on parle
bien de tout, on se croit le droit de parler de tout. On s'érige en
philosophe, en critique, même en érudit; et on l'est en effet, au
moins pour les dames. On écrit, comme sir William, des _Essais sur le
gouvernement_, sur la _Vertu héroïque_[73], sur la poésie,
c'est-à-dire de petits traités sur la société, sur le beau, sur la
philosophie de l'histoire. On est un Locke, un Herder, un Bentley de
salon, rien autre chose. Parfois, sans doute, l'esprit naturel
rencontre de bons jugements neufs: Temple, le premier, trouve un
souffle pindarique dans le vieux chant de Regnard Lodbrog, et met le
_Don Quichotte_ au premier rang parmi les grandes oeuvres de
l'invention moderne; de même encore lorsqu'il touche un sujet de sa
compétence, par exemple les causes de la puissance et de la décadence
des Turcs, il raisonne à merveille. Mais pour le reste il est
écolier; même, chez lui, le pédant perce, le pire des pédants, celui
qui, ne sachant pas, veut paraître savoir, qui cite l'histoire de tous
les pays, allègue Jupiter, Saturne, Osiris, Fo-hi, Confucius,
Manco-Capac, Mahomet, et disserte sur toutes ces civilisations si mal
débrouillées, si inconnues, comme s'il les avait étudiées solidement,
dans les sources, lui-même, et non pas sur des extraits de son
secrétaire ou dans les livres de seconde main. Un jour l'entreprise
tourna mal; ayant voulu prendre part à une querelle littéraire, et
réclamer la supériorité pour les anciens contre les modernes, il se
crut helléniste, antiquaire, raconta les voyages de Pythagore et
l'éducation d'Orphée, fit remarquer que les anciens sages de la Grèce
«étaient communément d'excellents poëtes et de grands médecins; si
versés dans la philosophie naturelle, qu'ils prédisaient non-seulement
les éclipses dans le ciel, mais les tremblements de terre et les
tempêtes, les grandes sécheresses et les grandes pestes, l'abondance
ou la rareté de telles sortes de fruits ou de grains[74],» talents
admirables et que nous ne possédons plus aujourd'hui. Outre cela il
regretta la décadence de la musique «qui autrefois enchantait les
hommes, les bêtes, les oiseaux, les serpents, au point que leur
nature même en était changée[75].» Il voulut énumérer les plus grands
écrivains modernes et oublia dans son catalogue, «parmi les
Italiens[76], Dante, Pétrarque, l'Arioste et le Tasse; parmi les
Français, Pascal, Bossuet, Molière, Corneille, Racine et Boileau;
parmi les Espagnols, Lope et Calderon; parmi les Anglais, Chaucer,
Spencer, Shakspeare et Milton;» en revanche il y inséra Paolo Sarpi,
Guevara, sir Philip Sidney, Selden, Voiture et Bussy-Rabutin, «auteur
des _Amours de Gaul_.» Pour tout combler, il déclara authentiques et
admirables les fables d'Ésope, cette pesante rédaction byzantine, et
les lettres de Phalaris, cette méchante fabrication sophistique; deux
ouvrages, selon lui, «qui, étant les plus anciens dans leur genre,
sont aussi les meilleurs dans leur genre.» Enfin, pour s'enferrer
lui-même sans remède, il remarqua gravement que «sans doute quelques
savants, du moins de ceux qui passent pour tels sous le nom de
critiques, n'avaient point estimé ces lettres authentiques; mais qu'il
fallait être un bien médiocre peintre pour ne point y reconnaître une
peinture originale. Une telle diversité de passions dans une telle
variété d'actions et de circonstances de la vie et du gouvernement,
une telle liberté de pensée, une telle hardiesse d'expression, une
telle libéralité envers ses amis, un tel dédain de ses ennemis, une
telle considération pour les hommes savants, une telle estime pour les
gens de bien, une telle connaissance de la vie, un tel mépris de la
mort, en même temps qu'une telle âpreté de naturel et une telle
cruauté dans la vengeance, n'ont pu être jamais manifestés que par
celui qui les a possédés; et j'estime Lucien auquel on les attribue
aussi incapable de les écrire que de faire ce que Phalaris a
osé[77].» Très-belle rhétorique; il est fâcheux qu'une phrase si bien
faite couvre de telles sottises. Telle que la voilà, elle parut
triomphante, et l'applaudissement universel dont fut accueilli ce beau
bavardage oratoire, montre les goûts et la culture, l'insuffisance et
la politesse de ce monde élégant dont Temple était la merveille, et
qui, comme Temple, n'aimait de la vérité que le vernis.

[Note 69: Voir surtout _An Account of the United Provinces, Memoirs of
Gardening_.]

[Note 70: I have often wondered how such sharp and violent invectives
came to be made so generally against Epicurus, by the ages that
followed him, whose admirable wit, felicity of expression, excellence
of nature, sweetness of conversation, temperance of life, and
constancy of death, made him so beloved by his friends, admired by his
scholars, and honoured by the Athenians.]

[Note 71: But, where factions were once entered and rooted in a state,
they thought it madness for good men to meddle with public affairs (P.
203, 206, 191, t. III.)]

[Note 72: But the true service of the public is a business of so much
labour and so much care, that though a good and wise man may not
refuse it, if he be called to it by his prince or his country, and
thinks he can be of more than vulgar use, yet he will seldom or never
seek it, but leaves it commonly to men who, under the disguise of
public good, pursue their own designs of wealth, power, and such
bastard honours as usually attend them, not that which is the true,
and only true reward of virtue.]

[Note 73: Comparez cet essai à l'ouvrage de Carlyle; c'est le même
titre et le même sujet, et il est curieux d'y voir la différence des
deux siècles.]

[Note 74: They were commonly excellent poets, and great physicians:
they were so learned in natural philosophy, that they foretold not
only eclipses in the heavens, but earthquakes at land, and storms at
sea, great droughts, and great plagues, much plenty or much scarcity
of certain sorts of fruits or grain; not to mention the magical powers
attributed to several of them, to allay storms, to raise gales, to
appease commotions of people, to make plagues cease.]

[Note 75: What are become of the charms of music, by which men and
beasts, fishes, fowls and serpents, were so frequently enchanted, and
their very natures changed; by which the passions of men were raised
to the greatest height and violence, and then as suddenly appeased, so
as they might be justly said to be turned into lions or lambs, into
wolves or into harts, by the powers and charms of this admirable art?]

[Note 76: Macaulay, _Essai sur William Temple_.]

[Note 77: It may, perhaps, be further affirmed, in favour of the
ancients, that the oldest books we have are still in their kind the
best. The two most ancient that I know of in prose, among those we
call profane authors, are still Esop's Fables and Phalaris's Epistles,
both living near the same time, which was that of Cyrus and
Pythagoras. As the first has been agreed by all ages since for the
greatest master in his kind, and all others of that sort have been but
imitations of his original, so I think the Epistles of Phalaris to
have more race, more spirit, more force of wit and genius, than any
others I have ever seen, either ancient or modern. I know several
learned men (or that usually pass for such, under the name of critics)
have not esteemed them genuine, and Politian, with some others, have
attributed them to Lucian; but I think he must have little skill in
painting, that cannot find out this to be an original; such diversity
of passions, upon such variety of actions and passages of life and
government, such freedom of thought, such boldness of expression, such
bounty to his friends, such scorn of his enemies, such honour of
learned men, such esteem of good, such knowledge of life, such
contempt of death, with such fierceness of nature and cruelty of
revenge, could never be represented but by him that possessed them;
and I esteem Lucian to have been no more capable of writing than of
acting what Phalaris did. In all one writ, you find the scholar or the
sophist; and in all the other, the tyrant and the commander. (_Of
ancient and modern learning_, 469.)]


IV

Ce sont là les moeurs oratoires et polies qui peu à peu, à travers
l'orgie, percent et prennent l'ascendant. Insensiblement le courant se
nettoie et marque sa voie, comme il arrive à un fleuve qui, entrant
violemment dans un nouveau lit, clapote d'abord dans une tempête de
bourbe, puis pousse en avant ses eaux encore fangeuses qui par degrés
vont s'épurer. Ces débauchés tâchent d'être gens du monde et parfois y
réussissent. Wycherley écrit bien, très-clairement, sans la moindre
trace d'euphuïsme, presque à la française. Son Dapperwitt dit de Lucy,
en périodes balancées: «Elle est belle sans affectation, folâtre sans
grossièreté, amoureuse sans impertinence.» Au besoin il est ingénieux,
ses _gentlemen_ échangent des comparaisons heureuses. «Les maîtresses,
dit l'un, sont comme les livres: si vous vous y appliquez trop, ils
vous alourdissent, et vous rendent impropre au monde; mais si vous en
usez avec discrétion, vous n'en êtes que plus propre à la
conversation.--Oui, dit un autre, une maîtresse devrait être comme une
petite retraite à la campagne, près de la ville, non pour y demeurer
constamment, mais pour y passer la nuit de temps en temps. Et vite
dehors, afin de mieux goûter la ville au retour[78]!» Ces gens font du
style, même à contre-temps, et en dépit de la situation ou de la
condition des personnages. Un cordonnier dit dans Etheredge: «Il n'y a
personne dans la ville qui vive plus en gentilhomme que moi avec sa
femme. Je ne m'inquiète jamais de ses sorties, elle ne s'informe
jamais des miennes; nous nous parlons civilement et nous nous haïssons
cordialement[79].» L'art est parfait dans ce petit discours: tout y
est, jusqu'à l'antithèse symétrique de mots, d'idées et de sons; quel
beau diseur que ce cordonnier satirique!--Après la satire, le
madrigal. Tel personnage, au beau milieu du dialogue et en pleine
prose, décrit «de jolies lèvres boudeuses avec une petite moiteur qui
s'y pose, pareilles à une rose de Provins fraîche sur la branche,
avant que le soleil du matin en ait séché toute la rosée[80].» Ne
voilà-t-il pas les gracieuses galanteries de la cour? Rochester
lui-même, parfois, en rencontre. Deux ou trois de ses chansons sont
encore dans les recueils expurgés à l'usage des jeunes filles
pudiques. Ils ont beau polissonner de fait; à chaque instant il faut
qu'ils complimentent et saluent; devant les femmes qu'ils veulent
séduire, ils sont bien obligés de roucouler des tendresses et des
fadeurs; s'ils n'ont plus qu'un frein, l'obligation de paraître bien
élevés, ce frein les retient encore. Rochester est correct même au
milieu des immondices; il ne dit d'ordures que dans le style habile et
solide de Boileau. Tous ces viveurs veulent être gens d'esprit et du
monde. Sir Charles Sedley se ruine et se salit, mais Charles II
l'appelle «le vice-roi d'Apollon.» Buckingham exalte «la magie de son
style.» Il est le plus charmant, le plus recherché des causeurs; il
fait des mots, et aussi des vers, toujours agréables, quelquefois
délicats; il manie avec dextérité le joli jargon mythologique; il
insinue en légères chansons coulantes toutes ces douceurs un peu
apprêtées qui sont comme les friandises des salons. «Ma passion,
dit-il à Chloris, croissait avec votre beauté; et l'Amour, pendant que
sa mère vous favorisait, lançait à mon coeur un nouveau dard de
flamme.» Puis il ajoute en manière de chute: «Ils employaient tout
leur art amoureux, lui pour faire un amant, elle pour faire une
beauté[81].»

Il n'y a point du tout d'amour dans ces gentillesses; on les accepte
comme on les offre, avec un sourire; elles font partie du langage
obligé, des petits soins que les cavaliers rendent aux dames:
j'imagine qu'on les envoyait le matin avec le bouquet ou la boîte de
cédrats confits. Roscommon compose une pièce sur un petit chien mort,
sur le rhume d'une jeune fille; ce méchant rhume l'empêche de chanter:
maudit hiver! Et là-dessus il prend l'hiver à partie, l'apostrophe
longuement. Vous reconnaissez les amusements littéraires de la vie
mondaine. On y prend tout légèrement, gaiement, l'amour d'abord, et
aussi le danger. La veille d'une bataille navale, Dorset, en mer, au
roulis du vaisseau, adresse aux dames une chanson célèbre. Rien n'y
est sérieux, ni le sentiment ni l'esprit; ce sont des couplets qu'on
fredonne en passant; il en part un éclair de gaieté; un instant après,
on n'y pense plus. «Surtout, leur dit Dorset, pas d'inconstance! Nous
en avons assez ici en mer.» Et ailleurs: «Si les Hollandais savaient
notre état, ils arriveraient bien vite, quelle résistance leur
feraient des gens qui ont laissé leurs coeurs au logis?» Puis viennent
des plaisanteries trop anglaises: «Ne nous croyez pas infidèles si
nous ne vous écrivons point à chaque poste. Nos larmes prendront une
voie plus courte; la marée vous les apportera deux fois par jour[82].»
Voilà des larmes qui ne sont guère tristes; la dame les regarde comme
l'amant les verse, de bonne humeur; elle est dans sa loge (il s'en
doute et l'écrit), offrant sa main blanche à un autre qui la baise, et
se donnant une contenance avec le frou-frou de son éventail. Dorset ne
s'en afflige guère, continue à jouer avec la poésie, sans excès ni
assiduité, au courant de la plume, écrivant aujourd'hui un couplet
contre Dorinda, demain une satire contre M. Howard, toujours
facilement et sans étude, en véritable gentilhomme. Il est comte,
chambellan, riche; il pensionne et patronne les poëtes comme il ferait
des coquettes, c'est-à-dire pour se divertir sans s'attacher. Le duc
de Buckingham fait la même chose et le contraire, caresse l'un,
parodie l'autre, est adulé, moqué, et finit par attraper son portrait,
qui est un chef-d'oeuvre, mais point flatté, de la main de Dryden. On
a vu en France ces passe-temps et ces tracasseries; on trouve ici les
mêmes façons et la même littérature, parce qu'on y rencontre la même
société et le même esprit.

Entre ces poëtes, au premier rang, est Edmund Waller, qui vécut et
écrivit ainsi jusqu'à quatre-vingt-deux ans: homme d'esprit et à la
mode, bien élevé, familier dès l'abord avec les grands, ayant du tact
et de la prévoyance, prompt aux reparties, difficile à décontenancer,
du reste personnel, de sensibilité médiocre, ayant changé plusieurs
fois de parti, et portant fort bien le souvenir de ses volte-faces;
bref, le véritable modèle du mondain et du courtisan. C'est lui qui,
ayant loué Cromwell, puis Charles II, mais celui-ci moins bien que
l'autre, répondait pour s'excuser: «Les poëtes, sire, réussissent
mieux dans la fiction que dans la vérité.» Dans cette sorte de vie,
les trois quarts des vers sont de circonstance: ils font la menue
monnaie de la conversation ou de la flatterie; ils ressemblent aux
petits événements et aux petits sentiments d'où ils sont nés. Telle
pièce est sur le thé, telle autre sur un portrait de la reine: il
faut bien faire sa cour; d'ailleurs «Sa Majesté a commandé les vers.»
Une dame lui fait cadeau d'une plume d'argent, vite un remercîment
rimé; une autre peut dormir à volonté, vite un couplet enjoué; un faux
bruit se répand qu'elle vient de se faire peindre, vite des stances
sur cette grosse affaire. Un peu plus loin, il y aura des vers à la
comtesse de Carlisle sur sa chambre, des condoléances à lord
Northumberland sur la mort de sa femme, un joli mot sur une dame qui a
été pressée dans la foule, une réponse, couplet pour couplet, à des
vers de sir John Suckling. Il prend au vol les frivolités, les
nouvelles, les bienséances, et sa poésie n'est qu'une conversation
écrite, j'entends la conversation qu'on fait au bal, quand on parle
pour parler, en relevant une boucle de perruque ou en tortillant un
gant glacé. La galanterie, comme il convient, en a la plus grande
part, et on se doute bien que l'amour n'y est pas trop sincère. Au
fond, Waller soupire avec réflexion (Sacharissa avait une belle dot),
à tout le moins par convenance; ce qu'il y a de plus visible dans ses
poëmes tendres, c'est qu'il souhaite écrire coulamment et bien rimer.
Il est affecté, il exagère, il fait de l'esprit, il est auteur. Il
s'adresse à la suivante, «sa compagne de servage,» n'osant s'adresser
à Sacharissa elle-même. «Ainsi, dans les nations qui adorent le
soleil, un Persan modeste, un Maure aux yeux affaiblis n'ose point
élever ses regards éblouis au delà du nuage doré qui, sous la lumière
du dieu triomphant, orne le ciel oriental, et, honoré de ses rayons,
dépasse en splendeur tout le reste[83].» Bonne comparaison! Voilà une
révérence bien faite: j'espère que Sacharissa répond par une révérence
aussi correcte. Ses désespoirs sont du même goût; il perce de ses cris
les allées de Penshurst, «raconte sa flamme aux hêtres,» et les hêtres
bien appris «inclinent leurs têtes par compassion.» Il est probable
que dans ces promenades douloureuses son plus grand soin était de ne
pas mouiller ses souliers à talons. Ces transports d'amour amènent les
machines classiques, Apollon, les Muses; Apollon est fâché qu'on
maltraite un de ses serviteurs, lui dit de s'en aller, et il s'en va
en effet, disant à Sacharissa qu'elle est plus dure qu'un chêne, et
que certainement elle est née d'un rocher[84].

Ce qu'il y a de bien réel en tout cela, c'est la sensualité, non pas
ardente, mais leste et gaie; il y a telle pièce _sur une chute_ qu'un
abbé de cour sous Louis XV eût pu écrire: «Ne rougissez pas, belle, ne
prenez pas l'air sévère; que pouvait faire l'amant, hélas! sinon
fléchir quand tout son ciel sur lui s'appuyait? Son tort unique, s'il
en eut un, fut de vous laisser vous relever trop tôt[85].» D'autres
mots se sentent de l'entourage et ne sont point assez polis. «Amoret,
s'écrie-t-il, vous aussi douce, aussi bonne que le mets le plus
délicieux, qui, à peine goûté, verse dans le coeur la vie et la
joie[86].» Je ne serais pas satisfait, si j'étais femme, d'être
comparée à un _beefsteak_, même appétissant; je n'aimerais pas
davantage à me voir, comme Sacharissa, mise au niveau du bon vin qui
porte à la tête[87]: c'est trop d'honneur pour le porto et pour la
viande. Le fond anglais perçait ici et ailleurs; par exemple, la belle
Sacharissa, qui n'était plus belle, ayant demandé à Waller s'il ferait
encore des vers pour elle: «Oui, madame, répondit-il, quand vous serez
aussi jeune et aussi belle qu'autrefois.» Voilà de quoi scandaliser un
Français. Néanmoins Waller est d'ordinaire aimable; une sorte de
lumière brillante flotte comme une gaze autour de ses vers; il est
toujours élégant, souvent gracieux. Cette grâce est comme le parfum
qui s'exhale du monde; les fraîches toilettes, les salons parés,
l'abondance et la recherche de toutes les commodités délicates mettent
dans l'âme une sorte de douceur qui se répand au dehors en
complaisances et en sourires; Waller en a, et des plus caressants, à
propos d'un bouton, d'une ceinture, d'une rose. Ces sortes de bouquets
conviennent à sa main et à son art. Il y a une galanterie exquise dans
ses stances à la petite lady Lucy Sidney sur son âge. Et quoi de plus
attrayant pour un homme de salon, que ce frais bouton de jeunesse
encore fermé, mais qui déjà rougit et va s'ouvrir? «Pourtant,
charmante fleur, ne dédaignez pas cet âge que vous allez connaître si
tôt; le matin rose laisse sa lumière se perdre dans l'éclat plus riche
du midi[88].» Tous ses vers coulent avec une harmonie, une limpidité,
une aisance continues, sans que jamais sa voix s'élève, ou détonne, ou
éclate, ou manque au juste accent, sinon par l'affectation mondaine
qui altère uniformément tous les tons pour les assouplir. Sa poésie
ressemble à une de ces jolies femmes maniérées, attifées, occupées à
pencher la tête, à murmurer d'une voix flûtée des choses communes
qu'elles ne pensent guère, agréables pourtant dans leur parure trop
enrubannée, et qui plairaient tout à fait si elles ne songeaient pas à
plaire toujours.

Ce n'est pas qu'ils ne puissent toucher les sujets graves; mais ils
les touchent à leur façon, sans sérieux ni profondeur. Ce qui manque
le plus à l'homme de cour, c'est l'émotion vraie de l'idée inventée et
personnelle. Ce qui intéresse le plus l'homme de cour, c'est la
justesse de la décoration et la perfection de l'apparence extérieure.
Ils s'attachent médiocrement au fond, et beaucoup à la forme. En
effet, c'est la forme qu'ils prennent pour sujet dans presque toutes
leurs poésies sérieuses; ils sont critiques, ils posent des préceptes,
ils font des _arts poétiques_. Denham, puis Roscommon, dans un poëme
complet, enseignent l'art de bien traduire les vers. Le duc de
Buckingham versifie un _Essai sur la poésie_ et un _Essai sur la
satire_. Dryden est au premier rang parmi ces pédagogues. Comme Dryden
encore, ils se font traducteurs, amplificateurs. Roscommon traduit
l'_Art poétique_ d'Horace, Waller le premier acte de _Pompée_, Denham
des fragments d'Homère, de Virgile, un poëme italien sur _la justice
et la tempérance_. Rochester compose un poëme sur _l'homme_ dans le
goût de Boileau, une épître sur _le rien_; Waller, l'amoureux,
fabrique un poëme didactique sur _la crainte de Dieu_, un autre en six
chants sur _l'amour divin_. Ce sont des exercices de style. Ces gens
prennent une thèse de théologie, un lieu commun de philosophie, un
précepte de poésie, et le développent en prose mesurée, munie de
rimes; ils n'inventent rien, ne sentent pas grand'chose, et ne
s'occupent qu'à faire de bons raisonnements avec des métaphores
classiques, en termes nobles, sur un patron convenu. La plupart des
vers consistent en deux substantifs munis de leurs épithètes et liés
par un verbe, à la façon des vers latins de collége. L'épithète est
bonne: il a fallu feuilleter le _Gradus_ pour la trouver, ou, comme le
veut Boileau, emporter le vers inachevé dans sa tête, et rêver une
heure en plein champ, jusqu'à ce que, au coin d'un bois, on ait trouvé
le mot qui avait fui.--Je bâille, mais j'applaudis. C'est à ce prix
qu'une génération finit par former le style soutenu qui est nécessaire
pour porter, publier et prouver les grandes choses. En attendant, avec
leur diction ornée, officielle, et leur pensées d'emprunt, ils sont
comme des chambellans brodés, compassés, qui assistent à un mariage
royal ou à un baptême auguste, l'esprit vide, l'air grave, admirables
de dignité et de manières, ayant la correction et les idées d'un
mannequin.

[Note 78: Mistresses are like books; if you pore upon them too much,
they doze you, and make you unfit for company; but if used discretly,
you are the fitter for conversation by them.

A mistress should be like a little country retreat near the town; not
to dwell in constantly, but only so a night, and away, to taste the
town the better when a man returns.]

[Note 79: There is never a man in the town lives more like a gentleman
with his wife than I do. I never mind her motions; she never enquires
into mine. We speak to one another civilly, hate one another
heartily.]

[Note 80: Pretty pouting lips, with a little moisture hanging on them,
that look like the Province rose fresh on the bush, ere the morning
sun has quite drawn up the dew.]

[Note 81:

  My passion with your beauty grew,
    While Cupid at my heart,
  Still as his mother favour'd you,
    Threw a new flaming dart.
  Each gloried in their wanton part;
    To make a lover, he
  Employ'd the utmost of his art--
    To make a beauty, she.]

[Note 82:

  Then, if we write not by each post,
    Think not we are unkind;
  Nor yet conclude our ships are lost
    By Dutchmen or by wind:
  Our tears we'll send a speedier way;
  The tide shall bring them twice a-day.
          With a fa, etc.

  To pass our tedious hours away;
    We throw a merry main;
  Or else at serious ombre play;
    But why should we in vain
  Each other's ruin thus pursue?
  We were undone when we left you.
          With a fa, etc.

  But now our fears tempestuous grow,
    And cast our hopes away;
  Whilst you, regardless of our wo,
    Sit careless at a play:
  Perhaps permit some happier man
  To kiss your hand, or flirt your fan.
          With a fa, etc.

  And now we've told you all our loves,
    And likewise all our fears,
  In hopes this declaration moves
    Some pity for our tears;
  Let's hear of no inconstancy,
  We have too much of that at sea.
          With a fa la, la, la, la.]

[Note 83:

        So in those nations which the Sun adore
  Some modest Persian or weak-eyed Moor
  No higher dares advance his dazzled sight
  Than to some gilded cloud, which near the light
  Of their ascending God adorns the East,
  And graced with his beam, outshines the rest.]

[Note 84:

  While in this park I sing, the list'ning deer
  Attend my passion and forget to fear;
  When to the beeches I report my flame,
  They bow their heads, as if they felt the same.
  To Gods appealing when I reach their bow'rs
  With loud complaint, they answer me in show'rs.
  To thee a wild and cruel soul is giv'n,
  More deaf than trees and prouder than the heav'n.
                    The rock
  .... That cloven rock produc'd thee.
  This last complaint th'indulgent ears did pierce
  Of just Apollo, president of verse,
  Highly concerned that the Muse should bring
  Damage to one whom he had taught to sing, etc.]

[Note 85:

  Then blush not, Fair! or on him frown:
  How could the youth, alas! but bend
  When his whole Heav'n upon him lean'd;
  If ought by him amiss was done,
  'Twas to let you rise so soon.]

[Note 86:

  Amoret! as sweet and good
  As the most delicious food,
  Which but tasted does impart
  Life and gladness to the heart.]

[Note 87:

  Sacharissa's beauty's wine,
  Which to madness doth incline;
  Such a liquor as no brain
  That is mortal can sustain.]

[Note 88:

  Yet, fairest blossom, do not slight
  The age which you may know so soon.
  The rosy morn resigns her light
  And milder glory to the noon.]


V

Un d'eux (Dryden toujours à part) s'est élevé jusqu'au talent, sir
John Denham, secrétaire de Charles Ier, employé aux affaires
publiques, qui, après une jeunesse dissolue, revint aux habitudes
graves et, laissant derrière lui des chansons satiriques et des
polissonneries de parti, atteignit dans un âge plus mûr le haut style
oratoire. Son meilleur poëme, _Cooper's Hill_, est la description
d'une colline et de ses alentours, jointe aux souvenirs historiques
que cette vue réveille et aux réflexions morales que cet aspect peut
suggérer. Tous ces sujets sont appropriés à la noblesse et aux limites
de l'esprit classique, et déploient ses forces sans révéler ses
faiblesses; le poëte peut montrer tout son talent, sans rien forcer
dans son talent. Le beau langage rencontre alors toute sa beauté,
parce qu'il est sincère. On a du plaisir à suivre le déroulement
régulier de ces phrases abondantes, où les idées opposées ou
redoublées atteignent pour la première fois leur assiette définitive
et leur clarté complète, où la symétrie ne fait que préciser le
raisonnement, où le développement ne fait qu'achever la pensée, où
l'antithèse et la répétition n'apportent pas leurs badinages et leurs
afféteries, où la musique des vers, ajoutant l'ampleur du son à la
plénitude du sens, conduit le cortége des idées, sans effort et sans
désordre, sur un rhythme approprié à leur bel ordre et à leur
mouvement. L'agrément s'y joint à la solidité; l'auteur de _Cooper's
Hill_ sait plaire autant qu'imposer. Son poëme est comme un parc
monarchique, digne et nivelé sans doute, mais arrangé pour le plaisir
des yeux et rempli de points de vue choisis. Il nous promène en
détours aisés à travers une multitude d'idées variées. Il rencontre
ici une montagne, là-bas un souvenir des nymphes, souvenir classique
qui ressemble à un portique de statues, plus loin le large cours d'un
fleuve, et à côté les débris d'une abbaye: chaque page du poëme est
comme une allée distincte qui a sa perspective distincte. Un peu
après, la pensée se reporte vers les superstitions du moyen âge
ignorant et vers les excès de la révolution récente; puis vient l'idée
d'une chasse royale; on voit le cerf inquiet arrêté au milieu du
feuillage. «Il se rappelle sa force, puis sa vitesse; ses pieds ailés,
puis sa tête armée, les uns pour fuir son destin, l'autre pour
l'affronter[89];» il fuit pourtant, et les chiens aboyants le
pressent. Ce sont là les spectacles nobles et la diversité étudiée des
promenades aristocratiques. Chaque objet d'ailleurs reçoit ici, comme
en une résidence royale, tout l'ornement qu'on peut lui donner; les
épithètes d'embellissement viennent recouvrir les substantifs trop
maigres: les décorations de l'art transforment la vulgarité de la
nature: les vaisseaux sont des «tours flottantes;» la Tamise est la
fille bien-aimée de l'Océan; la montagne cache sa tête altière au sein
des nues, pendant qu'un manteau de verdure flotte sur ses flancs.
Entre les diverses sortes d'imaginations, il y en a une monarchique,
toute pleine de cérémonies officielles et magnifiques, de gestes
contenus et d'apparat, de figures correctes et commandantes, uniforme
et imposante comme l'ameublement d'un palais: c'est d'elle que les
classiques et Denham tirent toutes leurs couleurs poétiques; les
objets, les événements prennent sa teinte, parce qu'ils sont
contraints de la traverser. Ici les objets et les événements sont
contraints de traverser encore autre chose. Denham n'est pas seulement
courtisan, il est Anglais, c'est-à-dire préoccupé d'émotions morales.
Souvent il quitte son paysage pour entrer dans quelque réflexion
grave; la politique, la religion viennent déranger le plaisir de ses
yeux; à propos d'une colline ou d'une forêt, il médite sur l'homme: le
dehors le ramène au dedans, et l'impression des sens aux
contemplations de l'âme. Les gens de cette race sont par nature et par
habitude des hommes intérieurs. Lorsqu'il voit la Tamise se jeter dans
la mer, il la compare «à la vie mortelle qui court à la rencontre de
l'éternité.» Le front d'une montagne battue par les tempêtes lui
rappelle «la commune destinée de tout ce qui est haut et grand.» Le
cours du fleuve lui suggère des idées de réformation intérieure. «Ah!
si ma vie pouvait couler comme ton onde, si je pouvais prendre ton
cours pour modèle comme je l'ai pris pour sujet, limpide, quoique
profond, doux et non endormi, puissant sans fureur, plein sans
débordements[90]!» Il y a dans ces âmes un fonds indestructible
d'instincts moraux et de mélancolie grandiose, et c'en est la plus
grande marque que de retrouver ce fonds à la cour de Charles II.

Ce ne sont là pourtant que des percées rares, et comme des
affleurements de la roche primitive. Les habitudes mondaines font une
couche épaisse qui partout la recouvre ici. Les moeurs, la
conversation, le style, le théâtre, le goût, tout est français ou
tâche de l'être; ils nous imitent comme ils peuvent et vont se former
en France. Beaucoup de cavaliers y vinrent, chassés par Cromwell.
Denham, Waller, Roscommon et Rochester y résidèrent; la duchesse de
Newcastle, poëte du temps, se maria à Paris; le duc de Buckingham fit
une campagne sous Turenne; Wycherley fut envoyé en France par son
père, qui voulait le dérober à la contagion des opinions puritaines;
Vanbrugh, un des meilleurs comiques, alla s'y polir. Les deux cours
étaient alliées presque toujours de fait et toujours de coeur, par la
communauté d'intérêts et de principes religieux et monarchiques.
Charles II recevait de Louis XIV une pension, une maîtresse, des
conseils et des exemples; les seigneurs suivaient le prince, et la
France était le modèle de la cour. Sa littérature et ses moeurs, les
plus belles de l'âge classique, faisaient la mode. On voit dans les
écrits anglais que les auteurs français sont leurs maîtres, et se
trouvent entre les mains de tous les gens bien élevés. On consulte
Bossuet, on traduit Corneille, on imite Molière, on respecte Boileau.
Cela va si loin, que les plus galants tâchent d'être tout à fait
Français, de mêler dans toutes leurs phrases des bribes de phrases
françaises. «Parler en bon anglais, dit Wycherley, est maintenant une
marque de mauvaise éducation, comme écrire en bon anglais, avoir le
sens droit ou la main brave.» Ces fats francisés[91] sont des
complimenteurs, toujours poudrés, parfumés, «éminents pour être bien
gantés[92].» Ils affectent la délicatesse, font les dégoûtés, trouvent
les Anglais brutaux, tristes et roides, essayent d'être évaporés,
étourdis, rient, bavardent à tort et à travers, et mettent la gloire
de l'homme dans la perfection de la perruque et des saluts. Le
théâtre, qui raille ces imitateurs, est imitateur à leur manière. La
comédie française devient un modèle comme la politesse française. On
les copie l'une et l'autre en les altérant, sans les égaler; car la
France monarchique et classique se trouve entre toutes les nations la
mieux disposée par ses instincts et sa constitution pour les façons de
la vie mondaine et les oeuvres de l'esprit oratoire. L'Angleterre la
suit dans cette voie, emportée par le courant universel du siècle,
mais à distance, et tirée de côté par ses inclinaisons nationales.
C'est cette direction commune et cette déviation particulière que le
monde et sa poésie ont annoncées, que le théâtre et ses personnages
vont manifester.

[Note 89:

  He calls to mind his strength, and then his speed,
  His winged heels, and then his armed head:
  With these t' avoid, with that his fate to meet:
  But fear prevails and bids him trust his feet.
  So fast he flies, that his reviewing eye
  Has lost the chasers, and his ear the cry.]

[Note 90:

  My eye, descending from the hill, surveys
  Where Thames among the wanton valleys strays:
  Thames, the most lov'd of all the Ocean's sons
  By his old sire, to his embraces runs;
  Hasting to pay his tribute to the sea,
  Like mortal life to meet eternity.
  Nor with a sudden and impetuous wave,
  Like profuse kings, resumes the wealth he gave.
  No unexpected inundations spoil
  The mower's hopes, or mock the ploughman's toil,
  But godlike his unweary'd bounty flows;
  First loves to do, then loves the good he does.
  O, could I flow like thee, and make thy stream
  My great example, as it is my theme!
  Though deep, yet clear; though gentle, yet not dull:
  Strong without rage, without o'erflowing full....
  But his proud head the airy mountain hides
  Among the clouds; his shoulders and his sides
  A shady mantle clothes; his curled brows
  Frown on the gentle stream, which calmly flows;
  While winds and storms his lofty forehead beat,
  The common fate of all that's high or great.]

[Note 91: Etheredge dans _Sir Fopling Flutter_, Wycherley dans
_Monsieur de Paris_.]

[Note 92: «I was always eminent for being bien ganté.» (Etheredge,
_Sir Fopling Flutter_.)]


VI

Quatre écrivains principaux établissent cette comédie; Wycherley,
Congrève, Vanbrugh, Farquhar[93], le premier grossier et dans la
première irruption du vice, les autres plus rassis, ayant le goût de
l'urbanité plutôt que du libertinage, tous du reste hommes du monde et
se piquant de savoir vivre, de passer leur temps à la cour ou dans les
belles compagnies, d'avoir les goûts et la carrière des gentilshommes.
«Je ne suis pas un écrivain, disait Congreve à Voltaire, je suis un
_gentleman_.» En effet, dit Pope, «il vécut plus comme un homme de
qualité que comme un homme de lettres, fut célèbre pour ses bonnes
fortunes, et passa ses dernières années dans la maison de la duchesse
de Marlborough.» J'ai dit que Wycherley, sous Charles II, était un des
courtisans les plus à la mode. Il servit à l'armée quelque temps,
comme aussi Vanbrugh et Farquhar; rien de plus galant que le nom «de
capitaine» qu'ils prenaient, les récits militaires qu'ils
rapportaient, et la plume qu'ils mettaient à leur chapeau. Ils
écrivirent tous des comédies du même genre mondain et classique,
composées d'actions probables, telles que nous en voyons autour de
nous et tous les jours, de personnages bien élevés, tels qu'on en
rencontre ordinairement dans un salon, de conversations correctes ou
élégantes, telles que les gens bien élevés peuvent en tenir. Ce
théâtre, dépourvu de poésie, de fantaisie et d'aventures, imitatif et
discoureur, se forme en même temps que celui de Molière, par les mêmes
causes, et d'après lui, en sorte que, pour le comprendre, c'est à
celui de Molière qu'il faut le comparer.

«Molière n'est d'aucune nation, disait un grand acteur anglais; un
jour le dieu de la comédie, ayant voulu écrire, se fit homme, et par
hasard tomba en France.» Je le veux bien; mais en devenant homme il se
trouva du même coup homme du dix-septième siècle et Français, et c'est
pour cela qu'il fut le dieu de la comédie. «Divertir les honnêtes
gens, disait Molière, quelle entreprise étrange!» Il n'y a que l'art
français du dix-septième siècle qui pouvait y réussir; car il consiste
à conduire aux idées générales par un chemin agréable, et le goût de
ces idées est, comme l'habitude de ce chemin, la marque propre des
honnêtes gens. Molière, comme Racine, développe et compose. Ouvrez la
première venue de ses pièces à la première scène venue; au bout de
trois réponses, vous êtes entraîné ou plutôt emmené. La seconde
continue la première, la troisième achève la seconde, la quatrième
complète le tout; un courant s'est formé qui nous porte, nous emporte
et ne nous lâche plus. Nul arrêt, nul écart; point de hors-d'oeuvre
qui viennent nous distraire. Pour empêcher les échappées de l'esprit
distrait, un personnage secondaire, le laquais, la suivante, l'épouse,
viennent, couplet par couplet, doubler en style différent la réponse
du principal personnage, et à force de symétrie et de contraste nous
maintenir dans la voie tracée. Arrivés au terme, un second courant
nous prend et fait de même. Il est composé comme le premier et en vue
du premier. Il le rend visible par son opposition ou le fortifie par
sa ressemblance. Ici les valets répètent la dispute, puis la
réconciliation des maîtres. Là-bas Alceste, tiré d'un côté pendant
trois pages par la colère, est ramené du côté contraire et pendant
trois pages par l'amour. Plus loin, les fournisseurs, les professeurs,
les proches, les domestiques se relayent, scène sur scène, pour mieux
mettre en lumière la prétention et la duperie de M. Jourdain. Chaque
scène, chaque acte relève, termine ou prépare l'autre. Tout est lié et
tout est simple; l'action marche et ne marche que pour porter l'idée;
nulle complication, point d'incidents. Un événement comique suffit à
la fable. Une douzaine de conversations composent _le Misanthrope_. La
même situation cinq ou six fois renouvelée est toute _l'École des
Femmes_. Ces pièces sont «faites avec rien.» Elles n'ont pas besoin
d'événements, elles se trouvent au large dans l'enceinte d'une chambre
et d'une journée, sans coups de main, sans décoration, avec une
tapisserie et quatre fauteuils. Ce peu de matière laisse l'idée percer
plus nettement et plus vite; en effet, tout leur objet est de mettre
cette idée en lumière: la simplicité du sujet, le progrès de l'action,
la liaison des scènes, tout aboutit là. À chaque pas, la clarté croît,
l'impression s'approfondit, le vice fait saillie; le ridicule
s'amoncelle, jusqu'à ce que, sous ces sollicitations appropriées et
combinées, le rire parte et fasse éclat. Et ce rire n'est pas une
simple convulsion de gaieté physique; un jugement l'a provoqué.
L'écrivain est un philosophe qui nous fait toucher dans un exemple
particulier une vérité universelle. Nous comprenons par lui, comme par
La Bruyère ou Nicole, la force de la prévention, l'entêtement du
système, l'aveuglement de l'amour. Les couplets de son dialogue, comme
les arguments de leurs traités, ne sont que les preuves suivies et la
justification logique d'une conclusion préconçue. Nous philosophons
avec lui sur la nature humaine, et nous pensons, parce qu'il a pensé.
Et il n'a pensé ainsi qu'à titre de Français, pour un auditoire de
Français gens du monde. Nous goûtons chez lui notre plaisir national.
Notre esprit fin et ordonnateur, le plus exact à saisir la filiation
des idées, le plus prompt à dégager les idées de leur matière, le plus
curieux d'idées nettes et accessibles, trouve ici son aliment avec son
image. Aucun de ceux qui ont voulu nous montrer l'homme ne nous a
conduits par une voie plus droite et plus commode vers un portrait
mieux éclairé et plus parlant.

J'ajoute: vers un portrait plus agréable, et c'est là le grand talent
comique; il consiste à effacer l'odieux, et remarquez que dans le
monde l'odieux foisonne. Sitôt que vous voulez le peindre avec vérité,
en philosophe, vous rencontrez le vice, l'injustice et partout
l'indignation; le divertissement périt sous la colère et la morale.
Regardez au fond du _Tartufe_; un sale cuistre, un paillard rougeaud
de sacristie qui, faufilé dans une honnête et délicate famille, veut
chasser le fils, épouser la fille, suborner la femme, ruiner et
emprisonner le père, y réussit presque, non par des ruses fines, mais
avec des momeries de carrefour et par l'audace brutale de son
tempérament de cocher: quoi de plus repoussant? et comment tirer de
l'amusement d'une telle matière, où Beaumarchais et La Bruyère[94]
vont échouer? Pareillement, dans _le Misanthrope_, le spectacle d'un
honnête homme loyalement sincère, profondément amoureux, que sa vertu
finit par combler de ridicules et chasser du monde, n'est-il pas
triste à voir? Rousseau s'est irrité qu'on y ait ri, et si nous
regardions la chose, non dans Molière, mais en elle-même, nous y
trouverions de quoi révolter notre générosité native. Parcourez les
autres sujets: c'est Georges Dandin qu'on mystifie, Géronte qu'on bat,
Arnolphe qu'on dupe, Harpagon qu'on vole, Sganarelle qu'on marie, des
filles qu'on séduit, des maladroits qu'on rosse, des niais qu'on fait
financer. Il y a des douleurs en tout cela, et de très-grandes; bien
des gens ont plus d'envie d'en pleurer que d'en rire: Arnolphe,
Dandin, Harpagon, approchent de bien près des personnages tragiques,
et quand on les regarde dans le monde, non au théâtre, on n'est pas
disposé au sarcasme, mais à la pitié. Faites-vous décrire les
originaux d'après lesquels Molière compose ses médecins. Allez voir
cet expérimentateur hasardeux qui, dans l'intérêt de la science,
essaye une nouvelle scie ou inocule un virus; pensez aux longues nuits
d'hôpital, au patient hâve qu'on porte sur un matelas vers la table
d'opérations et qui étend la jambe, ou bien encore au grabat du
paysan, dans la chaumière humide où suffoque la vieille mère
hydropique[95], pendant que ses enfants comptent, en grommelant, les
écus qu'elle a déjà coûtés. Vous en sortez le coeur gros, tout gonflé
par le sentiment de la misère humaine; vous découvrez que la vie, vue
de près et face à face, est un amas de crudités triviales et de
passions douloureuses; vous êtes tenté, si vous voulez la peindre,
d'entrer dans la fange lugubre où bâtissent Balzac et Shakspeare; vous
n'y voyez d'autre poésie que l'audacieuse logique qui, dans ce
pêle-mêle, dégage les forces maîtresses, ou l'illumination du génie
qui flamboie sur le fourmillement et sur les chutes de tant de
malheureux salis et meurtris. Comme tout change aux mains de nos
légers Français! comme toute laideur s'efface! comme il est amusant le
spectacle que Molière vient d'arranger pour nous! comme nous savons
gré au grand artiste d'avoir si bien transformé les choses! Enfin nous
avons un monde riant, en peinture il est vrai; on ne peut l'avoir
autrement, mais nous l'avons. Qu'il est doux d'oublier la vérité! quel
art que celui qui nous dérobe à nous-mêmes! quelle perspective que
celle qui transforme en grimaces comiques les contorsions de la
souffrance! La gaieté est venue; c'est le plus clair de notre avoir à
nous gens de France: les soldats de Villars dansaient pour oublier
qu'ils n'avaient plus de pain. De tous les avoirs, c'est aussi le
meilleur. Ce don-là ne détruit pas la pensée, il la recouvre. Chez
Molière, la vérité est au fond, mais elle est cachée; il a entendu les
sanglots de la tragédie humaine, mais il aime mieux ne pas leur faire
écho. C'est bien assez de sentir nos plaies; n'allons pas les revoir
au théâtre. La philosophie, qui nous les montre, nous conseille de n'y
pas trop penser. Égayons notre condition, comme une chambre de malade,
de conversation libre et de bonne plaisanterie. Affublons Tartufe,
Harpagon, les médecins, de gros ridicules; le ridicule fera oublier le
vice: ils feront plaisir au lieu de faire horreur. Qu'Alceste soit
bourru et maladroit, cela est vrai d'abord, car nos plus vaillantes
vertus ne sont que les heurts d'un tempérament mal ajusté aux
circonstances; mais par surcroît cela sera agréable. Ses mésaventures
ne seront plus le martyre de la justice, mais les désagréments d'un
caractère grognon. Quant aux mystifications des maris, des tuteurs et
des pères, j'imagine que vous n'y voyez point d'attaques en règle
contre la société ou la morale. Ce soir, nous nous divertissons, rien
de plus. Les lavements et les coups de bâtons, les mascarades et les
ballets montrent qu'il s'agit de bouffonneries. Ne craignez pas de
voir la philosophie périr sous les pantalonnades; elle subsiste même
dans _le Mariage forcé_, même dans _le Malade imaginaire_. Le propre
du Français et de l'homme du monde est d'envelopper tout, même le
sérieux, sous le rire. Quand il pense, il ne veut pas en avoir l'air:
il reste aux plus violents moments maître de maison, hôte aimable; il
vous fait les honneurs de sa réflexion ou de sa souffrance. Mirabeau à
l'agonie disait en souriant à un de ses amis: «Approchez donc,
monsieur l'amateur des belles morts, vous verrez la mienne!» C'est
dans ce style que nous causons quand nous nous montrons la vie; il n'y
a pas d'autres nations où l'on sache philosopher lestement et mourir
avec bon goût.

C'est pour cela qu'il n'y en a pas d'autre où la comédie, en restant
comique, offre une morale; Molière est le seul qui nous donne des
modèles sans tomber dans la pédanterie, sans toucher au tragique, sans
entrer dans la solennité. Ce modèle est «l'honnête homme,» comme on
disait alors, Philinte, Ariste, Clitandre, Éraste[96]; il n'y en a
point d'autre qui puisse nous instruire et en même temps nous amuser.
Son esprit est un fonds de réflexion, mais cultivé par le monde. Son
caractère est un fonds d'honnêteté, mais accommodé au monde. Vous
pouvez l'imiter sans manquer à la raison ni au devoir; ce n'est ni un
freluquet ni un viveur. Vous pouvez l'imiter sans négliger vos
intérêts et sans encourir le ridicule; ce n'est ni un niais ni un
malappris. Il a lu, il comprend le jargon de Trissotin et de M.
Lycidas, mais c'est pour les percer à jour, les battre avec leurs
règles et égayer à leurs dépens toute la galerie. Il disserte même de
morale, même de religion, mais en style si naturel, en preuves si
claires, avec une chaleur si vraie, qu'il intéresse les femmes et que
les plus mondains l'écoutent. Il connaît l'homme et il en raisonne,
mais en sentences si courtes, en portraits si vivants, en moqueries si
piquantes, que sa philosophie est le meilleur des divertissements. Il
est fidèle à sa maîtresse ruinée, à son ami calomnié, mais sans
fracas, avec grâce. Toutes ses actions, même les belles, ont un tour
aisé qui les orne; il ne fait rien sans agrément. Son grand talent est
le savoir-vivre; ce n'est pas seulement dans les petites formalités de
la vie courante qu'il le porte, c'est dans les circonstances
violentes, au fort des pires embarras. Un bretteur de qualité veut le
prendre pour témoin de son duel; il réfléchit un instant, prononce
vingt phrases qui le dégagent, et, «sans faire le capitan,» laisse les
spectateurs persuadés qu'il n'est pas lâche. Armande l'injurie, puis
se jette à sa tête; il essuie poliment l'orage, écarte l'offre avec
la plus loyale franchise, et, sans essayer un seul mensonge, laisse
les spectateurs persuadés qu'il n'est pas grossier[97]. Quand il aime
Éliante, qui préfère Alceste et qu'Alceste un jour peut épouser, il se
propose avec une délicatesse et une dignité entières, sans s'abaisser,
sans récriminer, sans faire tort à lui-même ou à son ami. Quand Oronte
vient lui lire un sonnet, au lieu d'exiger d'un fat le naturel qu'il
ne peut avoir, il le loue de ses vers convenus en phrases convenues,
et n'a pas la maladresse d'étaler une poétique hors de propos. Il
prend dès l'abord le ton des circonstances; il sent du premier coup ce
qu'il faut dire ou taire, dans quelle mesure et avec quelles nuances,
quel biais précis accommodera la vérité et la mode, jusqu'où il faut
transiger ou résister, quelle fine limite sépare les bienséances et la
flatterie, la véracité et la maladresse. Sur cette ligne étroite, il
avance exempt d'embarras et de méprises, sans être jamais dérouté par
les heurts ou les changements du contour, sans permettre au fin
sourire de la politesse de quitter jamais ses lèvres, sans manquer une
occasion d'accueillir par le rire de la belle humeur les balourdises
de son voisin. C'est cette dextérité toute française qui concilie en
lui l'honnêteté foncière et l'éducation mondaine; sans elle, il irait
tout d'un côté ou tout de l'autre. C'est par elle qu'entre les roués
et les prêcheurs la comédie trouve son héros.

Un tel théâtre peint une race et un siècle. Ce mélange de solidité et
d'élégance appartient au dix-septième siècle et nous appartient. Le
monde ne nous déprave point, il nous développe; ce n'étaient pas
seulement les manières et l'intérieur qu'il polissait alors, mais
encore les sentiments et les idées. La conversation provoquait la
pensée; elle n'était pas un bavardage, mais un examen; avec l'échange
des nouvelles, elle provoquait le commerce des réflexions. La
théologie y entrait, et aussi la philosophie; la morale et
l'observation du coeur en faisaient l'aliment quotidien. La science
gardait sa séve et n'y perdait que ses épines. L'agrément recouvrait
la raison sans l'étouffer. Nulle part nous ne pensons mieux qu'en
société: le jeu des physionomies nous excite; nos idées si promptes
naissent en éclairs au choc des idées d'autrui. L'allure inconstante
des entretiens s'accommode de nos soubresauts; le fréquent changement
de sujets renouvelle notre invention; la finesse des mots piquants
réduit les vérités en monnaie menue et précieuse, appropriée à la
légèreté de notre main. Et le coeur ne s'y gâte pas plus que l'esprit.
Le Français est de tempérament sobre, peu enclin aux brutalités
d'ivrognes, à la jovialité violente, au tapage des soupers sales; il
est doux d'ailleurs, prévenant, toujours disposé à faire plaisir; il a
besoin, pour être à l'aise, de ce courant de bienveillance et
d'élégance que le monde forme et nourrit. Et là-dessus il érige en
maximes ses inclinations tempérées et aimables; il se fait un point
d'honneur d'être serviable et délicat. Voilà l'honnête homme, oeuvre
de la société dans une race sociable. Il n'en était pas ainsi en
Angleterre. Les idées n'y naissent point dans l'élan de la causerie
improvisée, mais dans la concentration des méditations solitaires;
c'est pourquoi alors les idées manquaient. L'honnêteté n'y est pas le
fruit des instincts sociables, mais le produit de la réflexion
personnelle; c'est pourquoi alors l'honnêteté était absente. Le fonds
brutal était resté, l'écorce seule était unie. Les façons étaient
douces et les sentiments étaient durs; le langage était étudié, les
idées étaient frivoles. La pensée et la délicatesse d'âme étaient
rares, les talents et l'esprit disert étaient fréquents. On y
rencontrait la politesse des formes, non celle du coeur; ils n'avaient
du monde que la convention et les convenances, l'étourderie et
l'étourdissement.

[Note 93: De 1672 à 1726.]

[Note 94: Ornuphre, Begears.]

[Note 95: Consultations de Sganarelle dans _le Médecin malgré lui_.]

[Note 96: Parmi les femmes, Éliante, Henriette, Élise, Uranie,
Elmire.]

[Note 97: Voyez l'admirable tact et le sang-froid d'Éliante,
d'Henriette et d'Elmire.]


VII

Les comiques anglais peignent ces vices et les ont. Quelque chose s'en
répand sur leur talent et sur leur théâtre. L'art y manque, et la
philosophie aussi. Les écrivains ne vont pas vers une idée générale,
et ils ne vont pas par le chemin le plus droit. Ils composent mal; et
s'embarrassent de matériaux. Leurs pièces ont communément deux
intrigues entre-croisées, visiblement distinctes[98], réunies pour
amonceler les événements, et parce que le public a besoin d'un
surcroît de personnages et de faits. Il faut un gros courant
d'actions tumultueuses pour remuer leurs sens épais; ils font comme
les Romains, qui fondaient en une seule plusieurs pièces attiques. Ils
s'ennuient de la simplicité de l'action française, parce qu'ils n'ont
pas la finesse du goût français. Leurs deux séries d'actions se
confondent et se heurtent. On ne sait où l'on va; à chaque instant, on
est détourné de son chemin. Les scènes sont mal liées; elles changent
vingt fois de lieu. Quand l'une commence à se développer, un déluge
d'incidents vient l'interrompre. Les conversations parasites traînent
entre les événements. On dirait d'un livre où les notes sont pêle-mêle
entrées dans le texte. Il n'y a pas de plan véritablement calculé et
rigoureusement suivi; ils se sont donné un canevas, et en écrivent les
scènes au fur et à mesure, à peu près comme elles leur viennent. La
vraisemblance n'est pas bien gardée; il y a des déguisements mal
arrangés, des folies mal simulées, des mariages de paravent, des
attaques de brigands dignes de l'opéra-comique. C'est que pour
atteindre l'enchaînement et la vraisemblance, il faut partir de
quelque idée générale. Une conception de l'avarice, de l'hypocrisie,
de l'éducation des femmes, de la disproportion en fait de mariage,
arrange et lie par sa vertu propre les événements qui peuvent la
manifester. Ici cette conception manque. Congreve, Farquhar, Vanbrugh
ne sont que des gens d'esprit et non des penseurs. Ils glissent à la
surface des choses, ils n'y pénètrent pas. Ils jouent avec les
personnages. Ils visent au succès, à l'amusement. Ils esquissent des
caricatures, ils filent vivement la conversation futile et frondeuse;
ils heurtent les répliques, ils lancent les paradoxes; leurs doigts
agiles manient et escamotent les événements en cent façons ingénieuses
et imprévues. Ils ont de l'entrain, ils abondent en gestes, en
ripostes; le va-et-vient du théâtre et la verve animale font autour
d'eux comme un petillement. Néanmoins tout ce plaisir reste à fleur de
peau; on n'a rien vu du fonds éternel et de la vraie nature de
l'homme; on n'emporte aucune pensée; on a passé une heure, et voilà
tout; le divertissement vous laisse vide, et n'est bon que pour
occuper des soirées de coquettes et de fats.

Ajoutez que ce plaisir n'est pas franc; il ne ressemble point au bon
rire de Molière. Dans le comique anglais, il y a toujours un fonds
d'âcreté. On l'a vu, et de reste, chez Wycherley; les autres, quoique
moins cruels, raillent âprement. Leurs personnages, par plaisanterie,
échangent des duretés; ils s'amusent à se blesser; un Français souffre
d'entendre ce commerce de prétendues politesses; nous n'allons point
par gaieté à des assauts de pugilat. Leur dialogue tourne
naturellement à la satire haineuse; au lieu de couvrir le vice, il le
met en saillie; au lieu de le rendre risible, il le rend odieux. «À
quoi avez-vous passé la nuit? dit une dame à son amie.--À chercher
tous les moyens de faire enrager mon mari.--Rien d'étonnant que vous
paraissiez si fraîche ce matin après une nuit de rêveries si
agréables[99]!» Ces femmes sont vraiment méchantes et trop
ouvertement. Partout ici le vice est cru, poussé à ses extrêmes,
présenté avec ses accompagnements physiques. «Quand j'appris que mon
père avait reçu une balle dans la tête, dit un héritier, mon coeur fit
une cabriole jusqu'à mon gosier.--Consultez les veuves de la ville,
dit une jeune dame qui ne veut pas se remarier, elles vous diront
qu'il ne faut pas prendre à bail fixe une maison qu'on peut louer pour
trois mois[100].» Les _gentlemen_ se collettent sur la scène,
brusquent les femmes aux yeux du public, achèvent l'adultère à deux
pas, dans la coulisse. Les rôles ignobles ou féroces abondent. Il y a
des furies comme mistress Loveit et lady Touchwood. Il y a des
pourceaux comme le chapelain Bull et l'entremetteur Coupler. Lady
Touchwood, sur la scène, veut poignarder son amant[101]; Coupler, sur
la scène, a des gestes qui rappellent la cour de notre Henri III. Les
scélérats comme Fainall et Maskwell restent entiers, sans que leur
odieux soit dissimulé par le grotesque. Les femmes même honnêtes,
comme Silvia et mistress Sullen, sont aventurées jusqu'aux situations
les plus choquantes. Rien ne choque ce public; il n'a de l'éducation
que le vernis.

Il y a une correspondance forcée entre l'esprit d'un écrivain, le
monde qui l'entoure et les personnages qu'il produit; car c'est dans
ce monde qu'il prend les matériaux dont il les fait. Les sentiments
qu'il contemple en autrui et qu'il éprouve en lui-même s'organisent
peu à peu en caractères; il ne peut inventer que d'après sa structure
donnée et son expérience acquise, et ses personnages ne font que
manifester ce qu'il est, ou abréger ce qu'il a vu. Deux traits
dominent dans ce monde; ils dominent aussi dans ce théâtre. Tous les
personnages réussis s'y ramènent à deux groupes: les êtres naturels
d'un côté, les êtres artificiels de l'autre; les uns avec la
grossièreté et l'impudeur des inclinations primitives, les autres avec
la frivolité et les vices des habitudes mondaines; les uns incultes,
sans que leur simplicité révèle autre chose que leur bassesse native;
les autres cultivés, sans que leur raffinement leur imprime autre
chose qu'une corruption nouvelle. Et le talent des écrivains est
propre à la peinture de ces deux groupes: ils ont la grande faculté
anglaise, qui est la connaissance du détail précis et des sentiments
réels; ils voient les gestes, les alentours, les habits, ils entendent
les sons de voix; ils osent les montrer; ils ont hérité bien peu, de
bien loin, et malgré eux, mais enfin ils ont hérité de Shakspeare; ils
manient franchement, et sans l'adoucir, le gros rouge cru qui seul
peut rendre la figure de leurs brutes. D'autre part, ils ont la verve
et le bon style; ils peuvent exprimer le caquetage étourdi, les
affectations folâtres, l'intarissable et capricieuse abondance des
fatuités de salon; ils ont autant d'entrain que les plus fous, et en
même temps ils parlent aussi bien que les mieux appris; ils peuvent
donner le modèle des conversations ingénieuses; ils ont la légèreté de
touche, le brillant, et aussi la facilité, la correction, sans
lesquelles on ne fait pas le portrait des gens du monde. Ils trouvent
naturellement sur leur palette les fortes couleurs qui conviennent à
leurs barbares et les jolies enluminures qui conviennent à leurs
élégants.

[Note 98: Dryden s'en vante. Il y a toujours chez lui une comédie
complète amalgamée grossièrement avec une tragédie complète.]

[Note 99:

CLARISSA.

Prithee, tell me how you have passed the night?

ARAMINTA.

Why, I have been studying all the ways my brain could produce to
plague my husband.

CLARISSA.

No wonder, indeed, you look so fresh this morning, after the
satisfaction of such pleasant ideas all night. (Vanbrugh,
_Confederacy_, II, I.)]

[Note 100: Lady Fidget dit:

Our virtue is like the statesman's religion, the Quaker's word, the
gamester's oath, and the great man's honour, but to cheat those that
trust us. (Wycherley, _Love in a Wood_.)

If you consult the widows of the town, they'll tell you, you should
never take a lease of a house you can hire for a quarter's warning.
(Vanbrugh, _Relapse_, acte II, fin.)

My heart cut a caper up to my mouth when I heard my father was shot
through the head. (_Ibid._)]

[Note 101:

LADY TOUCHWOOD (_à Maskwell_).

You want but leisure to invent fresh falsehood, and sooth me to a
fond belief of all your fictions. But I'll stab the lie that is
forming in your heart, and save a sin, in pity of your soul.
(Congreve, _Double Dealer_.)]


VIII

Il y a d'abord le butor, le squire Sullen[102], ou sir John
Brute[103], sorte d'ivrogne ignoble «qui, le soir, roule dans la
chambre de sa femme en trébuchant comme un passager qui a le mal de
mer, entre brutalement au lit, les pieds froids comme de la glace,
l'haleine chaude comme une fournaise, les mains et la face aussi
grasses que son bonnet de flanelle, renverse les matelas, retrousse le
drap par-dessus ses épaules et ronfle[104].»--On lui demande pourquoi
il s'est marié?--«Je me suis marié parce que j'avais l'idée de coucher
avec elle, et qu'elle ne voulait pas me laisser faire[105].» Il fait
de son salon une écurie, fume jusqu'à l'empester pour en chasser les
femmes, leur jette sa pipe à la tête, boit, jure et sacre. Les gros
mots, les malédictions coulent dans sa conversation comme les ordures
dans un ruisseau. Il se soûle au cabaret et hurle: «Au diable la
morale, au diable la garde! et que le constable soit marié!» Il crie
qu'il est Anglais, homme libre; il veut sortir et tout casser[106].
«Laissez-moi donc tranquille avec ma femme et votre maîtresse, je les
donne au diable toutes les deux de tout mon coeur, et toutes les
jambes qui traînent une jupe, excepté quatre braves drôlesses, et
Betty Sands en tête, qui se grisent avec lord Rake et moi cinq fois
par semaine[107].» Il sort de l'auberge avec des chenapans avinés, et
court sus aux femmes à travers les rues. Il détrousse un tailleur qui
portait une soutane, s'en habille, rosse la garde. On l'empoigne et on
le mène au constable; il déblatère en chemin, et finit, au milieu de
ses hoquets et de ses rabâchages d'ivrogne, par proposer au constable
d'aller pêcher quelque part ensemble une bouteille et une fille. Il
rentre enfin «couvert de sang et de boue,» grondant comme un dogue,
les yeux gonflés, rouge, appelant sa nièce salope et sa femme
menteuse. Il va à elle, l'embrasse de force, et comme elle se
détourne: «Ah! ah! je vois que cela vous fait mal au coeur. Eh bien!
justement à cause de cela, embrassez-moi encore une fois.» Là-dessus
il la chiffonne et la bouscule: «Bon; maintenant que vous voilà aussi
sale et aussi torchonnée que moi, les deux cochons font la
paire[108].» Il veut prendre la théière dans une armoire, enfonce la
porte d'un coup de pied, et découvre le galant de sa femme avec celui
de sa nièce. Il tempête, vocifère de sa langue pâteuse un radotage
d'imbécile, puis tout d'un coup tombe endormi. Son valet arrive et
charge sur son dos cette carcasse inerte[109]. C'est le portrait du
pur animal, et je trouve qu'il n'est pas beau.

Voilà le mari; voyons le père, sir Tunbelly, un gentilhomme
campagnard, élégant s'il en fut. Tom Fashion frappe à la porte du
château, qui à l'air d'un poulailler, et où on le reçoit comme dans
une ville de guerre. Un domestique paraît à la fenêtre, l'arquebuse à
la main; à grand'peine, à la fin, il se laisse persuader qu'il doit
avertir son maître: «Vas-y, Ralph, mais écoute; appelle la nourrice
pour qu'elle enferme miss Hoyden avant que la porte soit
ouverte[110].» Vous remarquez que dans cette maison on prend des
précautions à l'endroit des filles.--Sir Tunbelly arrive avec ses gens
munis de fourches, de faux et de gourdins, d'un air peu aimable, et
veut savoir le nom du visiteur: «car tant que je ne saurai pas votre
nom, je ne vous demanderai pas d'entrer chez moi, et quand je saurai
votre nom, il y a six à parier contre quatre que je ne vous le
demanderai pas non plus[111].» Il a l'air d'un chien de garde qui
gronde et regarde les mollets d'un intrus. Mais bientôt il apprend que
cet intrus est son futur gendre: il s'exclame, il s'excuse, il crie à
ses domestiques d'aller mettre en place les chaises de tapisserie, de
tirer de l'armoire les grands chandeliers de cuivre, de «lâcher» miss
Hoyden, de lui faire passer une gorgerette propre, «si ce n'a pas été
aujourd'hui le jour du changement de linge[112].» Le faux gendre veut
épouser Hoyden tout de suite: «Oh! non, sa robe de noces n'est pas
encore arrivée.--Si, tout de suite, sans cérémonie, cela épargnera de
l'argent.--De l'argent, épargner de l'argent, quand c'est la noce
d'Hoyden! Vertudieu! je donnerai à ma donzelle un dîner de noces,
quand je devrais aller brouter l'herbe à cause de cela comme le roi
d'Assyrie, et un fameux dîner, qu'on ne pourra pas cuire dans le
temps de pocher un oeuf. Ah! pauvre fille, comme elle sera effarouchée
la nuit des noces! car, révérence parler, elle ne reconnaîtrait pas un
homme d'une femme, sauf par la barbe et les culottes[113].» Il se
frotte les mains, fait l'égrillard. Plus tard il se grise, il embrasse
les dames, il chante, il essaye de danser. «Voilà ma fille; prenez,
tâtez, je la garantis, elle pondra comme une lapine apprivoisée[114].»
Arrive Foppington, le vrai gendre. Sir Tunbelly, le prenant pour un
imposteur, l'appelle chien; Hoyden propose qu'on le traîne dans
l'abreuvoir; on lui lie les pieds et les mains, et on le fourre dans
le chenil; sir Tunbelly lui met le poing sous le nez, voudrait lui
enfoncer les dents jusque dans le gosier. Plus tard, ayant reconnu
l'imposteur: «Mylord, dit-il du premier coup, lui couperai-je la
gorge, ou sera-ce vous[115]?» Il se démène, il veut tomber dessus à
grands coups de poing. Tel est le gentilhomme de campagne, seigneur et
fermier, boxeur et buveur, braillard et bête. Il sort de toutes ces
scènes un fumet de mangeaille, un bruit de bousculades, une odeur de
fumier.

Tel père, telle fille. Quelle ingénue que miss Hoyden! Elle gronde
toute seule «d'être enfermée comme la bière dans le cellier:
Heureusement qu'il me vient un mari, ou, par ma foi! j'épouserais le
boulanger, oui, je l'épouserais[116]!» Quand la nourrice annonce
l'arrivée du futur, elle saute de joie, elle embrasse la vieille: «Ô
bon Dieu! je vais mettre une chemise à dentelles, quand je devrais
pour cela être fouettée jusqu'au sang[117].» Tom vient lui-même et lui
demande si elle veut être sa femme. «Monsieur, je ne désobéis jamais à
mon père, excepté pour manger des groseilles vertes[118].--Mais votre
père veut attendre une semaine?--Oh! une semaine! je serai une vieille
femme après tant de temps que cela[119]!» Je ne puis pas traduire
toutes ses réponses. Il y a un tempérament de chèvre sous ses phrases
de servante. Elle épouse Tom en secret, à l'instant, et le chapelain
leur souhaite beaucoup d'enfants[120]. «Par ma foi! dit-elle, de tout
mon coeur! plus il y en aura, plus nous serons gais, je vous le
promets, hé! nourrice[121].» Mais le vrai futur se présente, et Tom se
sauve. À l'instant son parti est pris, elle dit à la nourrice et au
chapelain de tenir leurs langues: «J'épouserai celui-là aussi, voilà
la fin de l'histoire[122].» Elle s'en dégoûte pourtant, et assez vite;
il n'est pas bien bâti, il ne lui donne guère d'argent de poche; elle
hésite entre les deux, calcule: «Comment est-ce que je m'appellerais
avec l'autre? mistress, mistress, mistress quoi? Comment appelle-t-on
cet homme que j'ai épousé, nourrice?--_Squire_ Fashion.--_Squire_
Fashion! Oh bien! squire, cela vaut mieux que rien[123]. Mais mylady,
cela vaut mieux encore. Est-ce que vous croyez que je l'aime,
nourrice? Par ma foi! je ne me soucierai guère qu'il soit pendu quand
je l'aurai épousé une bonne fois. Non, ce qui me plaît, c'est de
penser au fracas que je ferai une fois à Londres; car quand je serai
les deux choses, épousée et dame, par ma foi! nourrice, je me
pavanerai avec les meilleures d'entre elles toutes[124].» Elle est
prudente pourtant, elle sait que son père a «son fouet de chiens à la
ceinture,» et «qu'il la secouera ferme.» Elle prend ses précautions en
conséquence: «Dites donc, nourrice, faites attention de vous mettre
entre moi et mon père, car vous savez ses tours, il me jetterait par
terre d'un coup de poing[125].» Voilà la vraie sanction morale; pour
un si beau naturel, il n'y en a pas d'autre, et sir Tunbelly fait bien
de la tenir à l'attache, avec un régime suivi de coups de pied
quotidiens[126].

[Note 102: Farquhar, _The Beaux Stratagem_.]

[Note 103: Vanbrugh, _Provoked Wife_.]

[Note 104: After his man and he had rolled about the room, like sick
passengers in a storm, he comes flounce in the bed, dead as a salmon
into a fishmonger's basket; his feet cold as ice, his breath hot as a
furnace, and his hands and his face as greasy as his flannel nightcap.
O matrimony! He tosses up the clothes with a barbarous swing over his
shoulders, disorders the whole economy of my bed, bares me half naked,
and my whole night's comfort is the tunable serenade of that wakeful
nightingale, his nose!]

[Note 105: Why did I marry! I married because I had a mind to lie with
her, and she would not let me....]

[Note 106: Ay, damn morality!--and damn the watch! and let the
constable be married!... Liberty and property, and Old England,
huzza!...

So, now, Mr. Constable, shall you and I go pick up a whore
together?--No?--Then I'll go by myself, and you and your wife may be
damned!...

Whom do you call a drunken fellow, you slut you? I'm a man of quality;
the king has made me a knight.... I'll devil you, you jade you! I'll
demolish your ugly face!...

I'll warrant you, it is some such squeamish minx as my wife, that is
grown so dainty of late, that she finds fault even with a dirty
shirt.]

[Note 107: Let us hear no more of my wife nor your mistress. Damn them
both with all my heart, and every thing else that dangles a petticoat,
except four generous whores, with Betty Sands at the head of them, who
are drunk with my Lord Rake and I ten times in a fortnight.]

[Note 108: Come, kiss me, then.

LADY BRUTE (_kissing him_).

There; now go. (_Aside._) He stinks like poison.

SIR JOHN.

I see it goes damnably against your stomach, and therefore kiss me
again. (_Kisses and tumbles her._)

So now, you being as dirty and as nasty as myself, we may go pig
together.]

[Note 109: Come to your kennel, you cuckoldy drunken sot you.]

[Note 110: Ralph, go thy ways, and ask Sir Tunbelly, if he pleases to
be waited upon. And dost hear? Call to nurse that she may lock up Miss
Hoyden before the gate's open.]

[Note 111: Till I know your name, I shall not ask you to come into my
house; and when I know your name, 'tis six to four I don't ask you
neither.]

[Note 112: Cod's my life! I ask your Lordship's pardon ten thousand
times. (_To a servant._) Here, run in a-doors quickly. Get a
Scotch-coal fire in the great parlour; set all the Turkey-work chairs
in their places; get the great brass candlesticks out, and be sure
stick the sockets full of laurel. Run! And do you hear; run away to
nurse; bid her let Miss Hoyden loose again, and, if it is not shifting
day, let her put on a clean tucker, quick!]

[Note 113: Ah! poor girl, she will be scared out of her wits on her
wedding night.

Udswoon, I'll give my wench a wedding-dinner, though I go to grass
with the King of Assyria for it.

Not so soon. That is knocking my girl, before you bid her stand.
Besides, my wench's wedding-gown is not come home yet.]

[Note 114: Ha! there is my wench, I' faith. Touch and take, I'll
warrant her; she'll breed like a tame rabbit.]

[Note 115: My lord, will you cut his throat, or shall I?

Here, give my dog-whip.

Here, here, here, let me beat out his brains, and that will decide it.

Ha! they bill like turtles. Udsookers, they set my old blood afire. I
shall cuckold somebody before morning.]

[Note 116: It's well I have a husband a-coming, or, ecod, I'd marry
the baker; I would so. Nobody can knock at the gate, but presently I
must be locked up; and here's the young grey-hound bitch can run loose
about the house all the day long, she can. 'Tis very well.]

[Note 117: O Lord, I'll go put on my laced smock, though I'm whipped
till the blood run down my heels for it.]

[Note 118: Sir, I never disobey my father in anything but eating of
green gooseberries....]

[Note 119: A week! Why, I shall be an old woman by that time!]

[Note 120: Ecod, with all my heart! The more the merrier, I say; ha!
nurse!]

[Note 121: Le caractère de la nourrice est excellent. Fashion la
remercie de l'éducation qu'elle a donnée à Hoyden:

«Alas, all I can boast of is, I gave her pure good milk, and so your
honour would have said, an you had seen how the poor thing sucked it!
Eh! God's blessing on the sweet face on it, how it used to hang at
this poor teat, and suck and squeeze, and kick, and sprawl it would,
till the belly on't was so full, it would drop off like a leech!»

Cela est vrai, même après la nourrice de Juliette dans Shakspeare.]

[Note 122: Why, if you two you be sure to hold your tongues, and not
say a word of what's past, I'll even marry this lord too.

NURSE.

What, two husbands, my dear?

HOYDEN.

Why, you had three, good nurse; you may hold your tongue...]

[Note 123: But if I leave my lord, I must leave my lady too; and when
I rattle about the streets in my coach, they'll only say: There goes
Mistress--Mistress--Mistress what? What is this man's name have
married, nurse?

NURSE.

'Squire Fashion.

HOYDEN.

'Squire Fashion is it? Well, 'squire, that's better than nothing.]

[Note 124: Love him! Why, do you think I love him, nurse? Ecod, I
would not care if he were hanged, so I were but once married to him.
No; that which pleases me is to think what work I'll make when I get
to London; for when I am a wife and a lady both, nurse, ecod, I'll
flaunt it with the best of 'em.]

[Note 125: But, d'ye hear? Pray, take care of one thing: when the
business comes to break out, be sure you get between me and my father;
for you know his tricks; he will knock me down.]

[Note 126: Voir aussi le caractère du jeune garçon lourdaud et bête,
squire Humphrey (_A Journey to London_, Vanbrugh). Il n'a qu'une idée,
manger toujours.]


IX

Conduisons à la ville cette personne modeste, mettons-la avec ses
pareilles dans la société des beaux. Toutes ces ingénues y font
merveille, d'actions et de maximes. _L'Épouse campagnarde_ de
Wycherley a donné le ton. Quand par hasard une d'elles se trouve
presque à demi honnête[127], elle a les façons et l'audace d'un
hussard en robe. Les autres naissent avec des âmes de courtisanes et
de procureuses. «Si j'épouse mylord Aimwell, dit Dorinda, j'aurai
titre, rang, préséance, le parc, l'antichambre, de la splendeur, un
équipage, du bruit, des flambeaux.--Holà! ici les gens de milady
Aimwell!--Des lumières, des lumières sur l'escalier!--Faites avancer
le carrosse de milady Aimwell!--Ôtez-vous de là, faites place à Sa
Seigneurie.--Est-ce que tout cela n'a pas son prix[128]?» Elle est
franche, et les autres aussi, Corinna, miss Betty, Belinda par
exemple. Belinda dit à sa tante, dont la vertu chancelle: «Plus tôt
vous capitulerez, mieux cela vaudra.» Un peu plus tard, quand elle se
décide à épouser Heartfree, pour sauver sa tante compromise, elle fait
une profession de foi qui pronostique bien l'avenir du nouvel époux:
«Si votre affaire n'était pas dans la balance, je songerais plutôt à
pêcher quelque odieux mari, homme de qualité pourtant, et je prendrais
le pauvre Heartfree seulement pour galant[129].» Ces demoiselles sont
savantes, et en tout cas très-disposées à suivre les bonnes leçons.
Écoutons plutôt miss Prue: «Regardez cela, madame, regardez ce que M.
Tattle m'a donné. Regardez, ma cousine, une tabatière! Et il y a du
tabac dedans; tenez, en voulez-vous? Oh! Dieu! que cela sent bon! M.
Tattle sent bon partout, sa perruque sent bon, et ses gants sentent
bon, et son mouchoir sent bon, très-bon, meilleur que les roses.
Sentez, maman, madame, veux-je dire. Il m'a donné cette bague pour un
baiser. (À Tattle.) Je vous prie, prêtez-moi votre mouchoir. Sentez,
cousine. Il dit qu'il me donnera quelque chose qui fera que mes
chemises sentiront aussi bon; cela vaut mieux que la lavande; je ne
veux plus que nourrice mette de lavande dans mes chemises[130].»
C'est le caquetage étourdissant d'une jeune pie qui pour la première
fois prend sa volée. Tattle, resté seul avec elle, lui dit qu'il va
lui faire l'amour. «Bien, et de quelle façon me ferez-vous l'amour?
Allez, je suis impatiente que vous commenciez. Dois-je faire l'amour
aussi? Il faut que vous me disiez comment.--Il faut que vous me
laissiez parler, miss, il ne faut pas que vous parliez la première; je
vous ferai des questions, et vous me ferez les réponses.--Ah! c'est
donc comme le catéchisme? Eh bien! allez, questionnez.--Pensez-vous
que vous pourrez m'aimer?--Oui.--Oh! diable! vous ne devez pas dire
oui si vite, vous devez dire non, ou que vous ne savez pas, ou que
vous ne sauriez répondre.--Comment! je dois donc mentir?--Oui, si vous
voulez être bien élevée; toutes les personnes bien élevées mentent;
d'ailleurs vous êtes femme, et vous ne devez jamais dire ce que vous
pensez. Ainsi, quand je vous demande si vous pouvez m'aimer, vous
devez répondre non et m'aimer tout de même. Si je vous demande de
m'embrasser, vous devez être en colère, mais ne pas me refuser.--Ô bon
Dieu! que ceci est gentil! j'aime bien mieux cela que notre vieille
façon campagnarde de dire ce qu'on pense. Eh bien! vrai, j'ai toujours
eu grande envie de dire des mensonges, mais on me faisait peur et on
me disait que c'est un péché.--Eh bien! ma jolie créature,
voulez-vous me rendre heureux en me donnant un baiser?--Non certes, je
suis en colère contre vous. (Elle court à lui et l'embrasse.)--Holà!
holà! c'est assez bien, mais vous n'auriez pas dû me le donner, vous
auriez dû me le laisser prendre.--Ah bien! nous recommencerons[131].»
Elle fait des progrès si prompts qu'il faut enrayer la citation tout
de suite. Et remarquez que la caque sent toujours le hareng. Toutes
ces charmantes personnes arrivent très-vite au langage des laveuses de
vaisselle. Quand Ben, le marin balourd, veut lui faire la cour, elle
le renvoie avec des injures, elle se démène, elle lâche une
gargouillade de petits cris et de gros mots, elle l'appelle grand veau
marin. «Veau marin! sale torchon que vous êtes! je ne suis pas assez
veau pour lécher votre museau peint, vous face de fromage[132]!»
Excitée par ces aménités, elle s'emporte, elle pleure, elle l'appelle
_barrique de goudron puant_. On vient mettre le holà dans cette
première entrevue toute galante. Elle s'enflamme, elle crie qu'elle
veut épouser Tattle, ou, au défaut, Robin le sommelier. Son père la
menace des verges: «Au diable les verges! je veux un homme, j'aurai un
homme[133]!» Ce sont des cavales, jolies si vous voulez, et
bondissantes; mais décidément, entre les mains de ces poëtes, l'homme
naturel n'est plus qu'un échappé d'écurie ou de chenil.

Serez-vous plus content de l'homme cultivé? La vie mondaine qu'ils
peignent est un vrai carnaval, et les têtes de leurs héroïnes sont des
moulins d'imaginations extravagantes et de bavardage effréné. Voyez
dans Congreve comme elles caquettent, avec quel flux de paroles,
d'affectations, de quelle voix flûtée et modulée, avec quels gestes,
quels tortillements des bras, du cou, quels regards levés au ciel,
quelles gentillesses et quelles singeries[134]! «Es-tu sûre que sir
Rowland n'oubliera pas de venir, et qu'il ne mollira pas s'il vient?
Sera-t-il importun, Foible, et me pressera-t-il? car s'il n'était pas
importun!... Oh! je ne violerai jamais les convenances! je mourrai de
confusion si je suis forcée de faire des avances? Oh! non, je ne
pourrai jamais faire d'avances. Je m'évanouirai s'il s'attend à des
avances. Non, j'espère que sir Rowland est trop bien élevé pour mettre
une dame dans la nécessité de manquer aux formes. Je ne veux pas
pourtant être trop retenue, je ne veux pas le mettre au désespoir;
mais un peu de hauteur n'est pas déplacée, un peu de dédain
attire.--Oui, un peu de dédain convient à madame.--Oui, mais la
tendresse me convient mieux que tout: une sorte d'air mourant. Tu vois
ce portrait, n'est-ce pas, Foible? Tu vois qu'il a quelque chose de
noyé dans le regard. Oui, j'aurai ce regard-là. Ma nièce veut l'avoir,
mais elle n'a pas les traits qu'il faut. Sir Rowland est-il bien?
Qu'on enlève ma toilette, je m'habillerai en haut. Je veux recevoir
sir Rowland ici. Est-il bien? Ne me réponds pas. Je ne veux pas le
savoir. Je veux être surprise. Je veux qu'on me prenne par surprise.
Et quel air ai-je, Foible?--Un air tout à fait vainqueur,
madame.--Bien, mais, comment le recevrai-je? Dans quelle attitude
ferai-je sur son coeur la première impression? Serai-je assise? Non,
je ne veux pas être assise. Je marcherai. Oui, je marcherai quand il
entrera, comme si je venais de la porte, et puis je me retournerai en
plein vers lui! Non, ce serait trop soudain. Je serai couchée; c'est
cela, je serai couchée. Je le recevrai dans mon petit boudoir, il y a
un sofa. Oui, je ferai la première impression sur un sofa. Je ne serai
pas couchée pourtant, mais penchée et appuyée sur un coude, avec un
pied un peu pendant, dépassant la robe et dandinant d'une façon
pensive. Oui, et alors, aussitôt qu'il paraîtra, je sursauterai, et je
serai surprise, et je me lèverai pour aller à sa rencontre dans le
plus joli désordre[135].» Ces agitations de coquette mûre deviennent
encore plus véhémentes au moment critique[136]. Lady Pliant, sorte de
Belise anglaise, se croit aimée de Millefond, qui ne l'aime pas du
tout et qui tâche en vain de la détromper: «Pour l'amour du ciel,
madame!--Oh! ne nommez plus le ciel. Bon Dieu! comment pouvez-vous
parler du ciel et avoir tant de perversité dans le coeur? Mais
peut-être ne pensez-vous pas que ce soit un péché. On dit qu'il y a
des _gentlemen_ parmi vous qui ne pensent pas que ce soit un péché.
Peut-être n'est-ce pas un péché pour ceux qui pensent que ce n'en est
pas un. En vérité, si je pensais que ce n'est pas un péché....
Pourtant mon honneur.... Non, non, levez-vous, venez, vous verrez
combien je suis bonne. Je sais que l'amour est puissant, et que
personne ne peut s'empêcher d'être épris. Ce n'est pas votre faute....
Et vraiment je jure que ce n'est pas non plus la mienne. Comment
pouvais-je m'empêcher d'avoir des charmes? Et comment pouviez-vous
vous empêcher de devenir mon captif? Je jure que c'est une vraie pitié
que ce soit une faute; mais mon honneur.... Oui, mais votre honneur
aussi.... Et le péché! Oui, et la nécessité!... Ô Seigneur Dieu, voici
quelqu'un qui vient. Je n'ose rester. Bien, vous devez réfléchir à
votre crime, et lutter autant que vous pourrez contre lui,--lutter,
certainement; mais ne soyez pas mélancolique, ne vous désespérez pas.
N'imaginez pas non plus que je vous accorderai jamais quoi que ce
soit. Oh! non, non.... Mais faites état qu'il vous faut quitter toutes
les idées de mariage, car j'ai beau savoir que vous n'aimiez Cynthia
que comme un paravent de votre passion pour moi, cela pourtant me
rendrait jalouse. Oh! bon Dieu, qu'est-ce que j'ai dit? Jalouse, non,
non. Je ne peux pas être jalouse, puisque je ne dois pas vous aimer.
Aussi n'espérez pas; mais ne désespérez pas non plus. Oh! les voilà
qui viennent, il faut que je me sauve[137].» Elle se sauve et nous ne
la suivons pas.

Cette étourderie, cette volubilité, cette jolie corruption, ces
façons évaporées et affectées se rassemblent en un portrait le plus
brillant, le plus mondain de ce théâtre, celui de mistress Millamant,
«une belle dame,» dit la liste des personnages[138]. Elle entre
«toutes voiles dehors, l'éventail ouvert,» traînant l'équipage de ses
falbalas et de ses rubans, fendant la presse des fats dorés, attifés,
en perruques fines, qui papillonnent sur son passage, dédaigneuse et
folâtre, spirituelle et moqueuse, jouant avec les galanteries,
pétulante, ayant horreur de toute parole grave et de toute action
soutenue, ne s'accommodant que du changement et du plaisir. Elle rit
des sermons de Mirabell, son prétendant. «N'ayez donc pas cette figure
tragique, inflexiblement sage, comme Salomon dans une vieille
tapisserie, quand on va couper l'enfant.... Ha! ha! ha! pardonnez-moi,
il faut que je rie; ha! ha! ha! quoique je vous accorde que c'est un
peu barbare[139].» Elle éclate, puis elle se met en colère, puis elle
badine, puis elle chante, puis elle fait des mines. Le décor change à
chaque mouvement et à vue. C'est un vrai tourbillon; tout tourne dans
sa cervelle comme dans une horloge dont on a cassé le grand ressort.
Rien de plus joli que sa façon d'entrer en ménage. «Ah! je ne me
marierai jamais que je ne sois sûre d'abord de faire ma volonté et mon
plaisir. Écoutez bien, je ne veux pas qu'on me donne de petits noms
après que je serai mariée; positivement, je ne veux pas de petits
noms.--De petits noms?--Oui, comme ma femme, mon amie, ma chère, ma
joie, mon bijou, mon amour, mon cher coeur, et tout ce vilain jargon
de familiarité nauséabonde entre mari et femme. Je ne supporterai
jamais cela. Bon Mirabell, ne soyons jamais familiers ou tendres.
N'allons jamais en visite ensemble, ni au théâtre ensemble. Soyons
étrangers l'un pour l'autre et bien élevés; soyons aussi étrangers
que si nous étions mariés depuis longtemps, et aussi bien élevés que
si nous n'étions pas mariés du tout.... J'aurai la liberté de rendre
des visites à qui je voudrai, et d'en recevoir de qui je voudrai,
d'écrire et recevoir des lettres, sans que vous m'interrogiez, sans
que vous me fassiez la mine. Je viendrai dîner quand il me plaira; je
dînerai dans mon boudoir quand je serai de mauvaise humeur, et cela
sans donner de raison. Mon cabinet sera inviolable; je serai la seule
reine de ma table à thé, vous n'en approcherez jamais sans demander
permission d'abord, et enfin, partout où je serai, vous frapperez
toujours à la porte avant d'entrer[140].» Le code est complet; j'y
voudrais pourtant encore un article, la séparation de biens et de
corps; ce serait le vrai mariage mondain, c'est-à-dire le divorce
décent. Et je réponds que dans deux ans Mirabell et sa femme y
viendront. Au reste tout ce théâtre y aboutit; car remarquez qu'en
fait de femmes, d'épouses surtout, je n'en ai présenté que les aspects
les plus doux. Il est sombre au fond, amer, et par-dessus tout
pernicieux. Il présente le ménage comme une prison, le mariage comme
une guerre, la femme comme une révoltée, l'adultère comme une issue,
le désordre comme un droit, et l'extravagance comme un plaisir[141].
Une femme comme il faut se couche au matin, se lève à midi, maudit son
mari, écoute des gravelures, court les bals, hante les théâtres,
déchire les réputations, met chez elle un tripot, emprunte de
l'argent, agace les hommes, traîne et accroche son honneur et sa
fortune à travers les dettes et les rendez-vous. «Nous sommes aussi
perverses que les hommes, dit lady Brute, mais nos vices prennent une
autre pente. À cause de notre poltronnerie, nous nous contentons de
mordre par derrière, de mentir, de tricher aux cartes, et autres
choses pareilles; comme ils ont plus de courage que nous, ils
commettent des péchés plus hardis et plus imprudents: ils se
querellent, se battent, jurent, boivent, blasphèment, et le
reste[142].» Excellent résumé, où les _gentlemen_ sont compris comme
les autres! Le monde n'a fait que les munir de phrases correctes et de
beaux habits. Ils ont ici, chez Congreve surtout, le style le plus
élégant; ils savent surtout donner la main aux dames, les entretenir
de nouvelles; ils sont experts dans l'escrime des ripostes et des
répliques; ils ne se décontenancent jamais, ils trouvent des tournures
pour faire entendre les idées scabreuses; ils discutent fort bien, ils
parlent excellemment, ils saluent mieux encore; mais, en somme, ce
sont des drôles. Ils sont épicuriens par système, séducteurs par
profession. Ils mettent l'immoralité en maximes et raisonnent leur
vice. «Donnez-moi, dit l'un d'eux, un homme qui tienne ses cinq sens
aiguisés et brillants comme son épée, qui les garde toujours dégainés
dans l'ordre convenable, avec toute la portée possible, ayant sa
raison comme général, pour les détacher tour à tour sur tout plaisir
qui s'offre à propos, et pour ordonner la retraite à la moindre
apparence de désavantage et de danger. J'aime une belle maison, mais
pourvu qu'elle soit à un autre, et voilà justement comme j'aime une
belle femme[143].» Tel séduit de parti pris la femme de son ami; un
autre, sous un faux nom, prend la fiancée de son frère. Tel suborne
des témoins pour accrocher une dot. Je prie le lecteur d'aller lire
lui-même les stratagèmes délicats de Worthy, de Mirabell et des
autres. Ce sont des coquins froids qui manient le faux, l'adultère,
l'escroquerie en experts. On les présente ici comme des gens de bel
air; ce sont les _jeunes-premiers_, les héros, et comme tels ils
obtiennent à la fin les héritières[144]. Il faut voir dans Mirabell,
par exemple, ce mélange de corruption et d'élégance; mistress Fainall,
son ancienne maîtresse, mariée par lui à un ami commun qui est un
misérable, se plaint à lui de cet odieux mariage. Il l'apaise, il la
conseille, il lui indique la mesure précise, le vrai biais qui doit
accommoder les choses: «Vous devez avoir du dégoût pour votre mari,
mais tout juste ce qu'il en faut afin d'avoir du goût pour votre
amant[145].» Elle s'écrie avec désespoir: «Pourquoi m'avez-vous fait
épouser cet homme?» Il sourit d'un air composé: «Pourquoi
commettons-nous tous les jours des actions dangereuses et
désagréables? Pour sauver cette idole, la réputation[146].» Comme ce
raisonnement est tendre! Peut-on mieux consoler une femme qu'on a
jetée dans l'extrême malheur? Et comme l'insinuation qui suit est
d'une logique touchante! «Si la familiarité de nos amours avait
produit les conséquences que vous redoutiez, sur qui auriez-vous fait
tomber le nom de père avec plus d'apparence que sur un mari[147]?» Il
insiste en style excellent; écoutez ce dilemme d'un homme de coeur:
«Votre mari était juste ce qu'il nous fallait: ni trop vil, ni trop
honnête. Un meilleur eût mérité de ne pas être _sacrifié_ à cette
occasion; un pire n'aurait pas répondu à notre idée. Quand vous serez
lasse de lui, vous savez le remède[148].» C'est ainsi qu'on ménage les
sentiments d'une femme, surtout d'une femme qu'on a aimée. Pour
comble, ce délicat entretien a pour but de faire entrer la pauvre
délaissée dans une intrigue basse qui procurera à Mirabell une jolie
femme et une belle dot. Certainement le _gentleman_ sait son monde, on
ne saurait mieux que lui employer une ancienne maîtresse. Voilà les
personnages cultivés de ce théâtre, aussi malhonnêtes que les
personnages incultes: ayant transformé les mauvais instincts en vices
réfléchis, la concupiscence en débauche, la brutalité en cynisme, la
perversité en dépravation, égoïstes de parti pris, sensuels avec
calcul, immoraux de maximes, réduisant les sentiments à l'intérêt,
l'honneur aux bienséances, et le bonheur au plaisir.

La restauration anglaise tout entière fut une de ces grandes crises
qui, en faussant le développement d'une société et d'une littérature,
manifestent l'esprit intérieur qu'elles altèrent et qui les contredit.
Ni les forces n'ont manqué à cette société, ni le talent n'a manqué à
cette littérature; les hommes du monde ont été polis, et les écrivains
ont été inventifs. On eut une cour, des salons, une conversation, la
vie mondaine, le goût des lettres, l'exemple de la France, la paix, le
loisir, le voisinage des sciences, de la politique, de la théologie,
bref toutes les circonstances heureuses qui peuvent élever l'esprit
et civiliser les moeurs. On eut la vigueur satirique de Wycherley, le
brillant dialogue et la fine moquerie de Congreve, le franc naturel et
l'entrain de Vanbrugh, les inventions multipliées de Farquhar, bref
toutes les ressources qui peuvent nourrir l'esprit comique et ajouter
un vrai théâtre aux meilleures constructions de l'esprit humain. Rien
n'aboutit, et tout avorta. Ce monde n'a laissé qu'un souvenir de
corruption: cette comédie est demeurée un répertoire de vices; cette
société n'a eu qu'une élégance salie; cette littérature n'a atteint
qu'un esprit refroidi. Les moeurs ont été grossières ou frivoles; les
idées sont demeurées incomplètes ou futiles. Par dégoût et par
contraste, une révolution se préparait dans les inclinations
littéraires et dans les habitudes morales en même temps que dans les
croyances générales et dans la constitution politique. L'homme
changeait tout entier, et d'une seule volte-face. La même répugnance
et la même expérience le détachaient de toutes les parties de son
ancien état. L'Anglais découvrait qu'il n'est point monarchique,
papiste, ni sceptique, mais libéral, protestant et croyant. Il
comprenait qu'il n'est point viveur ni mondain, mais réfléchi et
intérieur. Il y a en lui un trop violent courant de vie animale pour
qu'il puisse, sans danger, se lâcher du côté de la jouissance; il lui
faut une barrière de raisonnements moraux qui réprime ses
débordements. Il y a en lui un trop fort courant d'attention et de
volonté pour qu'il puisse s'employer à porter des bagatelles; il lui
faut quelque lourd travail utile qui dépense sa force. Il a besoin
d'une digue et d'un emploi. Il lui faut une constitution et une
religion qui le refrènent par des devoirs à observer et qui l'occupent
par des droits à défendre. Il n'est bien que dans la vie sérieuse et
réglée; il y trouve le canal naturel et le débouché nécessaire de ses
facultés et de ses passions. Dès à présent il y entre, et ce théâtre
lui-même en porte la marque. Il se défait et se transforme. Collier
l'a discrédité, Addison le blâme. Le sentiment national s'y réveille:
les moeurs françaises y sont raillées: les prologues célèbrent les
défaites de Louis XIV; on y présente sous un jour ridicule ou odieux
la licence, l'élégance et la religion de sa cour[149]. L'immoralité,
par degrés, y diminue, le mariage est plus respecté, les héroïnes ne
vont plus qu'au bord de l'adultère[150]; les viveurs s'arrêtent au
moment scabreux: tel à cet instant se dit purifié et parle en vers
pour mieux marquer son enthousiasme; tel loue le mariage[151];
quelques-uns, au cinquième acte, aspirent à la vie rangée. On verra
bientôt Steele écrire une pièce morale intitulée _le Héros chrétien_.
Désormais la comédie décline, et le talent littéraire se porte
ailleurs. L'essai, le roman, le pamphlet, la dissertation remplacent
le drame, et l'esprit anglais classique, abandonnant des genres qui
répugnent à sa structure, commence les grandes oeuvres qui vont
l'éterniser et l'exprimer.

[Note 127: L'Hippolyta de Wycherley, la Silvia de Farquhar.]

[Note 128: If I marry my Lord Aimwell, there will be title, place, and
precedence, the park, the play, and the drawing-room, splendour,
equipage, noise, and flambeaux. «Hey, my Lady Aimwell's servants
there!--Light, light to the stairs--my Lady Aimwell's coach put
forward--stand by, make room for her ladyship.»--Are not those things
moving?]

[Note 129: Were it not for your affair in the balance, I should go
near to pick up some odious man of quality yet, and only take poor
Heartfree for a gallant.]

[Note 130: Look you here, madam, then, what Mr. Tattle has given
me.--Look you here, cousin; here's a snuff-box; nay, there's snuff in
't. Here, will you have any?--Oh God, how sweet it is! Mr. Tattle is
all over sweet; his peruke is sweet, and his gloves are sweet, and his
handkerchief is sweet, pure sweet, sweeter than roses.--Smell him,
mother, madam, I mean.--He gave me this ring for a kiss.... Smell,
cousin; he says he'll give me something that will make my smocks smell
this way. Is not it pure? 'Tis better than lavender, nurse.--I'm
resolved I won't let nurse put any more lavender among my smocks--ha,
cousin?]

[Note 131:

MISS PRUE.

Well, and how will you make love to me.--Come, I long to have you
begin.--Must I make love too? You must tell me how.

TATTLE.

You must let me speak, miss; you must not speak first. I must ask you
questions, and you must answer.

MISS PRUE.

What, is it like the catechism?--Come, then, ask me.

TATTLE.

D'ye think you can love me?

MISS PRUE.

Yes.

TATTLE.

Pooh, pox, you must not say yes already. I shan't care a farthing for
you then in a twinkling.

MISS PRUE.

What must I say then?

TATTLE.

Why, you must say no, or you believe not, or you can't tell.

MISS PRUE.

Why, must I tell a lye then?

TATTLE.

Yes, if you'd be well bred. All well-bred persons lye.--Besides, you
are a woman; you must never speak what you think. Your words must
contradict your thoughts, but your actions may contradict your words.
So when I ask you, if you can love me, you must say no; but you must
love me too.--If I tell you you are handsome, you must deny it, and
say I flatter you.--But you must think yourself more charming than I
speak you, and like me, for the beauty which I say you have, as much
as if I had it myself.--If I ask you to kiss me, you must be angry,
but you must not refuse me....

MISS PRUE.

O Lord, I swear this is pure.--I like it better than our old-fashioned
country way of speaking one's mind. And must not you lie too?

TATTLE.

Hum--yes.--But you must believe I speak truth....

MISS PRUE.

O Gemini! Well, I always had a great mind to tell lies. But they
frightened me, and said it was a sin.

TATTLE.

Well, my pretty creature, will you make me happy by giving me a kiss?

MISS PRUE.

No, indeed; I am angry with you. (_Runs and kisses him._)

TATTLE.

Hold, hold, that's pretty well.--But you should not have given it me,
but have suffered me to have taken it.

MISS PRUE.

Well, we'll do it again.

TATTLE.

With all my heart.--Now then, my little angel. (_Kisses her._)

MISS PRUE.

Pish.

TATTLE.

That is right. Again, my charmer. (_Kisses again._)

MISS PRUE.

O fye, nay, now I can't abide you!

TATTLE.

Admirable! That was as well as if you had been born and bred in Covent
Garden.]

[Note 132:

MISS PRUE.

Well, and there's a handsome gentleman, and a fine gentleman, and a
sweet gentleman, that was here, that loves me, and I love him; and if
he sees you speak to me any more, he'll thrash your jacket for you, he
will; you great sea-calf.

BEN.

What! do you mean that fair-weather spark that was here just now? Will
he thrash my jacket? Let'n, let'n, let'n--but an he comes near me,
mayhap I may give him a salt-eel for's supper, for all that. What does
father mean, to leave me alone, as soon as I come home, with such a
dirty dowdy? Sea-calf! I an't calf enough to lick your chalked face,
you cheese-curd you.]

[Note 133: Now my mind is set upon a man; I will have a man some way
or other. Oh! methinks I'm sick when I think of a man....

FORESIGHT.

Hussy, you shall have a rod.

MISS PRUE.

A fiddle of a rod! I'll have a husband. And if you won't get me one,
I'll get one for myself. I'll marry our Robin the butler. He says he
loves me, and he's a handsome man, and shall be my husband. I warrant
he'll be my husband, and thank me too, for he told me so.]

[Note 134: Congreve, _The Way of the World_.]

[Note 135: But art thou sure Sir Rowland will not fail to come? Or
will he not fail when he does come? Will he be importunate, Foible,
and push? For if he should not be importunate--I shall never break
decorum.--I shall die with confusion, if I am forced to advance.--Oh
no, I can never advance. I shall swoon, if he should expect advances.
No, I hope Sir Rowland is better bred than to put a lady to the
necessity of breaking her forms. I won't be too coy neither--I won't
give him despair.--But a little disdain is not amiss--a little scorn
is alluring.

FOIBLE.

A little scorn becomes your Ladyship.

LADY WISHFORT.

Yes, but tenderness becomes me best--a sort of dyingness. You see that
picture has a sort of a--ha, Foible?--a swimmingness in the
eyes.--Yes, I'll look so.--My niece affects it. But she wants
features.--Is Sir Rowland handsome? Let my toilet be removed.--I'll
dress above. I'll receive Sir Rowland here.--Is he handsome? Don't
answer me. I won't know. I'll be inspirated. I'll be taken by
surprise....

LADY WISHFORT.

And how do I look, Foible?

FOIBLE.

Most killing well, madam.

LADY WISHFORT.

Well, and how shall I receive him? In what figure shall I give his
heart the first impression?--Shall I sit?--No, I won't sit--I'll
walk--ay, I'll walk from the door upon his entrance, and then turn
full upon him.--No, that will be too sudden.--I'll lie--ay, I'll lie
down.--I'll receive him in my little dressing-room; there is a
couch.--Yes, yes, I'll give the first impression on a couch.--I won't
lie neither, but loll and lean upon an elbow, with one foot a little
dangling off, jogging in a thoughtful way.--Yes; and then as soon as
he appears, start,--ay, start, and be surprised, and rise to meet him
with most pretty disorder.]

[Note 136: Congreve, _Double Dealer_.]

[Note 137:

MILLEFOND.

For heaven's sake, madam.

LADY PLIANT.

O, name it no more!--Bless me, how can you talk of heaven! and have so
much wickedness in your heart!--May be you don't think it a sin.--They
say some of you gentlemen don't think it a sin.--May be it is no sin
to them that don't think it so. Indeed, if I did not think it a
sin.--But still my honour, if it were no sin.--But then to marry my
daughter, for the conveniency of frequent opportunities.--I'll never
consent to that. As sure as can be, I'll break the match.

MILLEFOND.

Death and amazement! Madam, upon my knees.

LADY PLIANT.

Nay, nay, rise up. Come, you shall see my good nature. I know Love is
powerful, and nobody can help his passion. 'Tis not your fault; nor I
swear it is not mine.--How can I help it, if I have charms? And how
can you help it if you are made a captive? I swear it is pity it
should be a fault.--But my honour!--Well, but your honour too.--But
the sin!--Well, but the necessity.--O Lord, here is somebody coming. I
dare not stay. Well, you must consider of your crime, and strive as
much as can be against it.--Strive, be sure.--But don't be melancholy,
don't despair.--But never think that I'll grant you anything. O Lord,
no.--But be sure you lay aside all thoughts of the marriage; for
though I know you don't love Cynthia, only as a blind for your passion
for me, yet it will make me jealous.--O Lord, what did I say? Jealous!
No, no; I can't be jealous, for I must not love you.--Therefore don't
hope.--But don't despair neither.--O, they are coming, I must fly.]

[Note 138: Congreve, _The Way of the World_.]

[Note 139: Sententious Mirabell! Prithee, don't look with that violent
and inflexible wise face, like Salomon on the dividing of the child in
an old tapestry-hanging.... Ha, ha, ha, pardon me, dear creature, I
must laugh, though I grant you 'tis a little barbarous, ha, ha, ha!]

[Note 140: Ah! I'll never marry unless I am first made sure of my will
and pleasure!... My dear liberty, shall I leave thee? My faithful
solitude, my darling contemplation, must I bid you adieu? Ay, adieu;
my morning thoughts, agreeable wakings, indolent slumbers, all ye
douceurs, ye sommeils du matin, adieu.--I can't do it; 'tis more than
impossible.--Positively, Mirabell, I'll lie a bed in a morning as long
as I please.

MIRABELL.

Then I'll get up in a morning as early as I please.

MILLAMANT.

Ah! idle creature, get up when you will. And d'ye hear, I won't be
called names after I'm married; positively, I won't be called names.

MIRABELL.

Names!

MILLAMANT.

Ay, as wife, spouse, my dear, joy, jewel, love, sweet heart, and the
rest of that nauseous cant, in which men and their wives are so
fulsomely familiar.--I shall never bear that.--Good Mirabell, don't
let us be familiar or fond, nor kiss before folks, like my Lady Fadler
and Sir Francis. Let us never visit together, nor go to a play
together; but let us be very strange and well bred. Let us be as
strange as if we had been married a great while, and as well bred as
if we were not married at all.

MIRABELL.

Shall I kiss your hand upon the contract?

MILLAMANT.

Fainall, what shall I do? Shall I have him? I think I must have him.

FAINALL.

Ay, ay, take him, take him. What should you do?

MILLAMANT.

Well, then--I'll take my death I'm in a horrid fright.--Fainall, I shall
never say it.--Well--I think--I'll endure you.

FAINALL.

Fy, fy, have him, have him, and tell him so in plain terms. For I am
sure you have a mind to him.

MILLAMANT.

Are you? I think I have.--And the horrid man looks as if he thought so
too.--Well, you ridiculous thing you, I'll have you.--I won't be
kissed, nor I won't be thanked.--Here, kiss my hand though.--So hold
your tongue now; don't say a word.]

[Note 141:

AMANDA.

How did you live together?

BERINTHIA.

Like man and wife, asunder. He loved the country, and I the town; he
hawks and hounds, I coaches and equipage; he eating and drinking, I
carding and playing; he the sound of a horn, I the squeak of a fiddle.
We were dull company at table; worse a-bed. Whenever we met, we gave
one another the spleen; and never agreed but once, which was about
lying alone. (Vanbrugh, _Relapse_, acte II, fin.)

Voyez encore dans Vanbrugh, _A Journey to London_. Rarement la laideur
et la corruption de la nature brutale ou mondaine ont été étalées plus
à vif. La petite Betty et son frère sont à pendre.

MISTRESS FORESIGHT.

Do you think any woman honest?

SCANDAL.

Yes, several, very honest.--They'll cheat a little at cards,
sometimes; but that is nothing.

MISTRESS FORESIGHT.

Pshaw! But virtuous, I mean.

SCANDAL.

Yes, faith. I believe some women are virtuous too. But 'tis as I
believe--some men are valiant through fear.--For why should a man
court danger, or a woman shun pleasure? (Congreve, _Love for Love_.)]

[Note 142: We are as wicked as men, but our vices lie another way.
They have more courage than we; so they commit more bold impudent
sins. They quarrel, fight, swear, drink, blaspheme, and the like.
Whereas we, being cowards, only backbite, tell lies, cheat cards, and
so forth. (Vanbrugh, _Provoked Wife_.)

Voyez aussi dans cette pièce le caractère de Mademoiselle, femme de
chambre française. Ils représentent le vice français comme plus
impudent encore que le vice anglais.]

[Note 143: Give me a man that keeps his five senses keen and bright as
his sword, that has them always drawn out in their just order and
strength, with his reason as commander at the head of them, that
detaches them by turns upon whatever party of pleasure agreeably
offers, and commands them to retreat upon the least appearance of
disadvantage or danger.

I love a fine house, but let another keep it; and so just I love a
fine woman. (Acte I, scene I.)

Catéchisme de l'amour:

What are the objects of that passion?

Youth, beauty, and clean linen. (Farquhar, _The Beaux Stratagem_.)

As I am a gentleman, a man of the town, one that wears good clothes,
eats, drinks, and wenches sufficiently. (Dryden, _Mock Astrologer_.)]

[Note 144: The first thing that I would do, should be to lie with her
chambermaid, and hire three or four wenches of the neighbourhood to
report that I have got them with child.

I never quarrel with anything in my cups, but an oysterwench, or a
cookmaid; and if they be not civil, I knock them down.]

[Note 145: You should have just so much disgust for your husband as
may be sufficient to make you relish your lover. (Congreve, _The Way
of the World_, acte II, scene IV.)]

[Note 146:

MISTRESS FAINALL.

Why did you make me marry this man?

MIRABELL.

Why do we daily commit disagreeable and dangerous actions? To save
that idol reputation....]

[Note 147: If the familiarity of our loves had produced that
consequence of which you were apprehensive, where could you have fixed
a father's name with credit, but on a husband?]

[Note 148: A better man ought not to have been sacrificed to the
occasion; a worse had not answered the purpose. When you are weary of
him, you know your remedy.]

[Note 149: Rôle du chapelain Foigard dans Farquhar (_Beaux
Stratagem_), de Mademoiselle, et en général, de tous les Français.]

[Note 150: Rôle d'Amanda dans _Relapse_ (Vanbrugh); rôle de mistress
Sullen, conversion des deux viveurs, dans _The Beaux Stratagem_
(Farquhar).]

[Note 151: Though marriage be a lottery in which there are a wondrous
many blanks, yet there is one inestimable lot, in which the only
heaven upon earth is written.

To be capable of loving one, doubtless, is better than to possess a
thousand. (Vanbrugh.)]


X

Cependant, dans ce déclin continu de l'invention théâtrale et dans ce
vaste déplacement de la séve littéraire, quelques pousses percent
encore de loin en loin du côté de la comédie: c'est que les hommes ont
toujours envie de se divertir, et que le théâtre est toujours un lieu
de divertissement. Une fois que l'arbre est planté, il subsiste,
maigrement sans doute, avec de longs intervalles de sécheresse presque
complète et d'avortements presque constants, destiné pourtant à des
renouvellements imparfaits, à des demi-floraisons passagères, parfois
à des productions inférieures qui bourgeonnent dans ses plus bas
rameaux. Même lorsque les grands sujets sont épuisés, il y a place
encore çà et là pour des inventions heureuses. Qu'un homme d'esprit,
adroit, exercé, se rencontre, il saisira les grotesques au passage; il
portera sur la scène quelque vice ou quelque travers de son temps; le
public accourra, et ne demandera pas mieux que de se reconnaître et de
rire. Il y eut un de ces succès, lorsque Gay, dans son _Opéra du
Gueux_, mit en scène la coquinerie du grand monde, et vengea le public
de Walpole et de la cour. Il y eut un de ces succès, lorsque
Goldsmith, inventant une série de méprises, conduisit son héros et
son auditoire à travers cinq actes de quiproquos[152]. Après tout, si
la vraie comédie ne peut vivre qu'en certains siècles, la comédie
ordinaire peut vivre dans tous les siècles. Elle est trop voisine du
pamphlet, du roman, de la satire, pour ne pas se relever de temps en
temps par le voisinage du roman, de la satire et du pamphlet. Si j'ai
un ennemi, au lieu de l'attaquer dans une brochure, je puis le
transporter sur les planches. Si je suis capable de bien peindre un
personnage dans un récit, je ne suis pas fort éloigné du talent qui
rassemblera toute l'âme de ce personnage en quelques réponses. Si je
sais railler joliment un vice dans une pièce de vers, je parviendrai
sans trop d'efforts à faire parler ce vice par la bouche d'un acteur.
Du moins, je serai tenté de l'entreprendre; je serai séduit par
l'éclat extraordinaire que la rampe, la déclamation, la mise en scène
donnent à une idée; j'essayerai de porter la mienne sous cette lumière
intense; je m'y emploierai, quand même il s'agirait pour cela de
forcer un peu ou beaucoup mon talent. Au besoin, je me ferai illusion;
je remplacerai par des expédients l'originalité naïve et le vrai génie
comique; si en quelques points on reste au-dessous des premiers
maîtres, en quelques points aussi on peut les surpasser; on peut
travailler son style, raffiner, trouver de plus jolis mots, des
railleries plus frappantes, un échange plus vif de ripostes
brillantes, des images plus neuves, des comparaisons plus
pittoresques; on peut prendre à l'un un caractère, à l'autre une
situation, emprunter chez une nation voisine, dans un théâtre vieilli,
aux bons romans, aux pamphlets mordants, aux satires limées, aux
petits journaux, accumuler les effets, servir au public un ragoût plus
concentré et plus appétissant; on peut surtout perfectionner sa
machine, huiler ses rouages, arranger les surprises, les coups de
théâtre, le va-et-vient de l'intrigue en constructeur consommé. L'art
de bâtir les pièces est capable de progrès comme l'art de faire des
horloges. Un vaudevilliste, aujourd'hui, trouve ridicule la moitié des
dénoûments de Molière; et, en effet, beaucoup de vaudevillistes font
les dénoûments mieux que Molière; on parvient, à la longue, à ôter du
théâtre toutes les maladresses et toutes les longueurs. Un style
piquant et un agencement parfait; du sel dans toutes les paroles et du
mouvement dans toutes les scènes; une surabondance d'esprit et des
merveilles d'habileté; par-dessus tout cela, une vraie verve animale
et le secret plaisir de se peindre; de se justifier, de se glorifier
publiquement soi-même: voilà les origines de _l'École de médisance_,
et voilà les sources du talent et du succès de Sheridan.

Il était contemporain de Beaumarchais, et par son talent comme par sa
vie il lui ressemble. Les deux moments, les deux théâtres, les deux
caractères se correspondent. Comme Beaumarchais, c'est un aventurier
heureux, habile, aimable et généreux, qui arrive au succès par le
scandale, qui tout d'un coup petille, éblouit, monte d'un élan au plus
haut de l'empyrée politique et littéraire, semble se fixer parmi les
constellations, et, pareil à une fusée éclatante, aboutit vite à
l'épuisement. Rien ne lui avait manqué; il avait tout atteint, de
prime-saut, sans effort apparent, comme un prince qui n'a qu'à se
montrer pour trouver sa place. Tout ce qu'il y a de plus exquis dans
le bonheur, de plus brillant dans l'art, de plus élevé dans le monde,
il l'avait pris et comme par droit de naissance. Le pauvre jeune homme
inconnu, traducteur malheureux d'un sophiste grec illisible, et qui, à
vingt ans, se promenait dans Bath avec un gilet rouge et un chapeau à
cornes, sec d'espérances et toujours averti du vide de ses poches,
avait gagné le coeur de la beauté et de la musicienne la plus admirée
de son temps, l'avait enlevée à dix adorateurs riches, élégants,
titrés, s'était battu avec le plus mystifié des dix, l'avait battu,
avait emporté d'assaut la curiosité et l'attention publiques. De là,
s'attaquant à la gloire et à l'argent, il avait jeté coup sur coup à
la scène les pièces les plus diverses et les plus applaudies,
comédies, farce, opéra, vers sérieux; il avait acheté, exploité un
grand théâtre sans avoir un sou, improvisé les succès et les
bénéfices, et mené la vie élégante parmi les plaisirs les plus vifs de
la société et de la famille, au milieu de l'admiration et de
l'étonnement universels. De là, aspirant plus haut encore, il avait
conquis la puissance, il était entré à la Chambre des communes, il s'y
était montré l'égal des premiers orateurs, il avait combattu Pitt,
accusé Warren Hastings, appuyé Fox, raillé Burke, soutenu avec éclat,
avec désintéressement et avec constance, le rôle le plus difficile et
le plus libéral; il était devenu l'un des trois ou quatre hommes les
plus remarqués de l'Angleterre, l'égal des plus grands seigneurs,
l'ami du prince royal, même à la fin grand fonctionnaire, receveur
général du duché de Cornwall, trésorier de la flotte. En toute
carrière il prenait la tête. «Quelque chose que Sheridan ait faite ou
voulu faire, dit lord Byron, cette chose-là a toujours été par
excellence la meilleure de son espèce. Il a écrit la meilleure
comédie, _l'École de médisance_; le meilleur opéra, _la Duègne_ (bien
supérieur, selon moi, à ce pamphlet populacier, _l'Opéra du Gueux_);
la meilleure farce, _le Critique_ (elle n'est que trop bonne pour
servir de petite pièce); la meilleure épître, _le monologue sur
Garrick_. Et, pour tout couronner, il a prononcé ce fameux discours
sur Warren Hastings, la meilleure harangue qu'on ait jamais composée
ou entendue en ce pays.» Toutes les règles ordinaires se renversaient
pour lui. Il avait quarante-quatre ans; les dettes commençaient à
pleuvoir sur lui; il avait trop soupé et trop bu; ses joues étaient
pourpres, son nez enflammé. Dans ce bel état il rencontre chez le duc
de Devonshire une jeune fille charmante, dont il s'éprend. Au premier
aspect, elle s'écrie: «Quelle horreur, un vrai monstre!» Il cause avec
elle; elle avoue qu'il est fort laid, mais qu'il a beaucoup d'esprit.
Il cause une seconde fois, une troisième fois, elle le trouve fort
aimable. Il cause encore, elle l'aime, et veut à toute force
l'épouser. Le père, homme prudent, qui souhaite rompre l'affaire,
déclare que son futur gendre devra fournir un douaire de quinze mille
livres sterling; les quinze mille livres sterling se trouvent comme
par enchantement déposées entre les mains d'un banquier; le nouveau
couple part pour la campagne, et le père, rencontrant son fils, un
grand fils bien découplé, fort mal disposé en faveur de ce mariage,
lui persuade que ce mariage est la chose la plus raisonnable qu'un
père puisse faire et l'événement le plus heureux dont un fils puisse
se réjouir. Quel que fût l'homme et quelle que fût l'affaire, il
persuadait; nul ne lui résistait, tout le monde tombait sous le
charme. Quoi de plus difficile, étant laid, que de faire oublier à une
jeune fille qu'on est laid?

Il y a quelque chose de plus difficile, c'est de faire oublier à un
créancier qu'on lui doit de l'argent. Il y a quelque chose de plus
difficile encore, c'est de se faire prêter de l'argent par un
créancier qui vient demander de l'argent. Un jour un de ses amis est
arrêté pour dettes; Sheridan fait venir M. Henderson le fournisseur
rébarbatif, l'amadoue, l'intéresse, l'attendrit, l'exalte, l'enveloppe
de considérations générales et de haute éloquence, si bien que M.
Henderson offre sa bourse, veut absolument prêter deux cents livres
sterling, insiste, et, à la fin, à sa grande joie, obtient la
permission de les prêter. Nul n'était plus aimable, plus prompt à
gagner la confiance; rarement le naturel sympathique, affectueux et
entraînant s'est déployé plus entier: il séduisait, cela est à la
lettre. Au matin, les créanciers et les visiteurs remplissaient toutes
les chambres de son appartement; il arrivait souriant, d'un air aisé,
avec tant d'ascendant et de grâce, que les gens oubliaient leurs
besoins, leurs demandes, et semblaient n'être venus que pour le voir.
Sa verve était irrésistible; point d'esprit plus éblouissant; il était
inépuisable en bons mots, en inventions, en saillies, en idées neuves;
lord Byron, qui était bon juge, dit qu'il n'a jamais entendu ni
imaginé de conversation plus extraordinaire. On passait la nuit à
l'écouter; nul ne l'égalait dans un souper; même ivre, il gardait son
esprit. Un jour il est ramassé par la garde, et on lui demande son
nom; il répond gravement: «Wilberforce.» Avec les étrangers, avec les
inférieurs, nulle morgue, nulle roideur; il avait par excellence ce
naturel expansif qui se montre toujours tout entier, qui ne se réserve
rien de lui-même, qui s'abandonne et se donne; il pleurait en recevant
de lord Byron une louange sincère, ou en contant ses misères de
plébéien parvenu. Rien de plus charmant que ces effusions; elles
mettent d'abord les hommes sur un pied de paix, d'amitié; ils quittent
tout de suite leur attitude défensive et précautionnée; ils voient
qu'on se livre à eux, et, par contre-coup, ils se livrent;
l'épanchement a provoqué l'épanchement. Un instant après, on voyait
jaillir chez Sheridan la verve impétueuse et étincelante; l'esprit
partait, petillait comme une fusillade; il parlait seul, avec un éclat
soutenu, une variété, un élan inépuisables, jusqu'à cinq heures du
matin. Contre un tel besoin d'improviser, de jouir et de s'épancher,
un homme est tenu de se mettre en garde; la vie ne se mène point comme
une fête; elle est une lutte contre les autres et contre soi-même; il
faut y considérer l'avenir, se défier, s'approvisionner; on n'y
subsiste point sans des précautions de marchand et des calculs de
bourgeois. Quand on soupe trop souvent, on finit par ne plus pouvoir
dîner; quand on a les poches percées, les écus s'écoulent; rien de
plus plat que cette vérité, mais elle est vraie. Les dettes
s'accumulaient, l'estomac ne digérait plus. Il avait perdu sa place au
Parlement, son théâtre avait brûlé; les huissiers se succédaient, et
les gens de loi avaient depuis longtemps pris possession de sa maison.
À la fin, un recors arrêta le mourant dans son lit, voulut l'emmener
dans ses couvertures, et ne lâcha prise que par crainte d'un procès:
le médecin avait déclaré que le malade mourrait en route. Un journal
fit honte aux grands seigneurs qui laissaient finir si misérablement
un pareil homme; ils accoururent et déposèrent leurs cartes à la
porte. Au convoi, deux frères du roi, des ducs, des comtes, des
évêques, les premiers personnages de l'Angleterre portèrent ou
suivirent le corps. Singulier contraste, et qui montre en abrégé tout
ce talent et toute cette vie: des lords à ses funérailles et des
recors à son chevet.

Son théâtre y est conforme: tout y brille, mais le métal n'est pas
tout à lui, ni du meilleur aloi. Ce sont des comédies de société, les
plus amusantes qu'on ait jamais faites, mais ce ne sont guère que des
comédies de société. Imaginez les demi-_charges_ qu'on improvise vers
onze heures du soir dans un salon où l'on est intime. Sa première
pièce, _les Rivaux_, plus tard sa _Duègne_ et son _Critique_, en
regorgent et ne renferment guère que cela. Il y en a sur la voisine,
mistress Malaprop, une sotte prétentieuse qui emploie les grands mots
à tort et à travers, se sait bon gré de si bien placer les _épitaphes_
devant les substantifs, et jure que sa nièce est aussi méchante qu'une
_allégorie_ sur les bords du Nil. Il y en a sur le voisin, M. Acres,
un Fier-à-Bras improvisé, qui se laisse engager dans un duel, et,
amené sur le terrain, pense à l'effet des balles, se représente le
testament, l'enterrement, l'embaumement, et voudrait bien être au
logis. Il y en a sur un domestique pataud et poltron, sur un père
colérique et braillard, sur une jeune fille sentimentale et
romanesque, sur un Irlandais duelliste et chatouilleux. Tout cela
défile et se heurte sans trop d'ordre à travers les surprises d'une
intrigue double, à force d'expédients et de rencontres, sans le
gouvernement ample et régulier d'une idée maîtresse. Mais on a beau
sentir le placage, l'entrain emporte tout; on rit de bon coeur; chaque
scène détachée passe bouffonne et rapide; on oublie que le valet
pataud a des répliques aussi ingénieuses que Sheridan lui-même[153],
et que le gentilhomme irascible parle aussi bien que le plus élégant
des écrivains[154]. Aussi bien l'inventeur est un écrivain; si, par
verve et par esprit de société, il a voulu divertir autrui et se
divertir lui-même, il n'a pas oublié les intérêts de son talent et le
soin de sa gloire. Il a du goût, il sent les finesses du style, le
mérite d'une image nouvelle, d'une opposition frappante, d'une
insinuation ingénieuse et calculée. Il a surtout de l'esprit, un
prodigieux esprit de conversation, l'art de garder, de réveiller
toujours l'attention, d'être mordant, divers, imprévu, de lancer la
riposte, de mettre en relief la sottise, d'accumuler coup sur coup les
saillies et les mots heureux. Enfin, il s'est formé depuis sa première
pièce, il a acquis l'expérience du théâtre; il travaille et rature; il
essaye ses diverses scènes, il les récrit, il les agence; il veut que
rien ne suspende l'intérêt, que nulle invraisemblance ne choque le
spectateur, que sa comédie roule avec la précision, la sûreté, l'unité
d'une belle machine. Il compose de bons mots, il les remplace par de
meilleurs, il aiguise toutes ses railleries, il les serre comme un
faisceau de dards, et met de sa main au dernier feuillet: «Fini, grâce
à Dieu.--Amen!»--Il a raison, car l'oeuvre lui a coûté de la peine;
il n'en fera pas une seconde. Ces sortes d'écrits, artificiels et
condensés comme les satires de La Bruyère, ressemblent à une fiole
ciselée, où l'auteur a distillé, sans en réserver rien, toute sa
réflexion, toutes ses lectures et tout son esprit.

Qu'y a-t-il dans cette célèbre _École de médisance_? Et comment a-t-il
fait pour jeter sur cette comédie anglaise, qui allait s'éteignant
chaque jour davantage, l'illumination d'un dernier succès? Il a pris
deux personnages de Fielding, Blifil et Tom Jones; deux pièces de
Molière, _le Misanthrope_ et _le Tartufe_; et de ces deux substances
puissantes, condensées avec une dextérité admirable, il a fait un feu
d'artifice le plus brillant qu'on ait jamais vu. Chez Molière, il n'y
a qu'une médisante, Célimène; les autres personnes ne sont là que pour
lui fournir la réplique; c'est bien assez d'une pareille moqueuse;
encore raille-t-elle avec une sorte de mesure, sans se presser, en
vraie reine de salon qui a le temps de causer, qui se sait écoutée,
qui s'écoute; elle est femme du monde, elle garde le ton de la belle
conversation; même pour effacer l'âcreté, voici venir au milieu des
médisances la raison calme, le discours sensé de l'aimable Éliante.
Molière met en scène les méchancetés du monde et ne les grossit pas;
ici elles sont plutôt grossies que peintes: «Merci de ma vie! dit sir
Peter, une réputation tuée à chaque parole!» En effet, ils sont
féroces, et c'est une vraie curée; même ils se salissent pour mieux
outrager. Mistress Candour dit que «lord Buffalo a découvert milady
dans une maison de renommée médiocre.» Elle ajoute qu'une veuve de «la
rue voisine a guéri de son hydropisie et vient de retrouver ses formes
d'une façon tout à fait surprenante[155].» L'acharnement est si fort
qu'ils descendent au rôle de bouffons. La plus élégante personne du
salon, lady Teazle, montre ses dents pour singer une femme ridicule,
tire sa bouche d'un côté, fait des grimaces. Nul arrêt, nul
adoucissement; les sarcasmes partent en fusillade. L'auteur en a fait
provision, il faut bien qu'il les emploie. C'est lui qui parle par la
bouche de chacun de ses personnages; il leur donne à tous le même
esprit, je veux dire son esprit, son ironie, son âpreté, sa vigueur
pittoresque; quels qu'ils soient, badauds, fats, vieilles filles, il
n'importe; il ne s'agit pour lui que d'éclater en une minute par vingt
explosions. «Ne raillons pas: c'est ce que je répète constamment à ma
cousine Ogle, et vous savez qu'elle se croit arbitre en fait de
beauté.--Très-justement, car elle possède elle-même une collection de
traits empruntés à toutes les nations du monde.--C'est vrai, elle a un
front irlandais.--Des cheveux écossais.--Un nez hollandais.--Des
lèvres autrichiennes.--Un teint d'Espagnole.--Et des dents à la
chinoise.--Bref, sa figure ressemble à une table d'hôte de Spa, où il
n'y a pas deux convives de la même nation.--Ou bien à quelque congrès
à la fin d'une guerre générale, dans lequel toutes les parties jusqu'à
ses yeux semblent avoir des directions différentes, et où le nez et le
menton semblent seuls disposés à se rencontrer[156].--Monsieur
Surface, vous avez de mauvaises nouvelles de votre frère; mais, pour
moi, je ne l'ai jamais cru si déréglé qu'on le dit. Il a perdu tous
ses amis, mais il n'y a personne dont les juifs disent autant de
bien.--Très-vrai, sur ma foi! Si la juiverie pouvait élire, je crois
que Charles serait alderman; parole d'honneur, personne n'est plus
populaire en cet endroit-là. J'apprends qu'il paye plus d'annuités que
la tontine irlandaise, et que, toutes les fois qu'il est malade, ils
font dire des prières pour sa guérison dans leurs synagogues.--Et
personne qui vive avec plus de splendeur. On m'a dit que, lorsqu'il
invite ses amis, il se met à table avec une douzaine de ses cautions,
qu'il a une vingtaine de marchands attendant dans son antichambre et
un huissier derrière la chaise de chaque convive[157].--Monsieur
Surface, je n'ai pas eu l'intention de vous blesser; mais comptez
là-dessus, votre frère est tout à fait coulé bas.--Parole d'honneur,
coulé aussi bas qu'un homme l'a jamais été; il ne trouverait pas une
guinée à emprunter.--Tout est vendu dans son logis, tout ce qui était
transportable.--J'ai vu quelqu'un qui a été chez lui. Rien de laissé,
sauf quelques bouteilles vides oubliées, et les portraits de famille,
qui, je crois, sont enchâssés dans les lambris.--Et j'ai eu aussi le
chagrin d'entendre de mauvaises histoires contre lui.--Oh! il a fait
beaucoup de vilaines choses, cela est certain.--Mais pourtant, comme
il est votre frère....--Nous vous dirons tout à une autre
occasion[158].» Voilà comme il a acéré, multiplié, enfoncé jusqu'au
vif les épigrammes mesurées de Molière. Mais est-il possible de
s'ennuyer devant une décharge si bien nourrie de méchancetés et de
bons mots?

Pareillement, voyez le changement qu'entre ses mains a subi
l'hypocrite. Sans doute, tout le grandiose du rôle a disparu: Joseph
Surface ne porte plus, comme Tartufe, tout le poids de la comédie; il
n'a plus, comme son grand-père, un tempérament de cocher, une audace
d'homme d'action, des façons de bedeau, une encolure de moine. Il est
simplement égoïste et prudent; s'il s'est engagé dans une intrigue,
c'est un peu malgré lui; il n'y tient qu'à demi, en jeune homme
correct, bien habillé, passablement renté, assez timide et méticuleux
de son naturel, de façons discrètes, et dépourvu de passions
violentes; tout est chez lui douceâtre et poli; il est de son temps;
il ne fait pas étalage de religion, mais de morale; c'est un gentleman
à sentences, à beaux sentiments, disciple de Johnson ou de Rousseau,
faiseur de phrases. Sur ce pauvre homme assez plat, il n'y a pas de
quoi bâtir un drame; et les grandes situations que Sheridan prend à
Molière perdent la moitié de leur force en s'appuyant sur un si
mesquin support. Mais comme la rapidité, l'abondance, le naturel des
événements couvrent cette insuffisance! comme l'adresse suffit à tout!
comme elle semble capable de suppléer à tout, même au génie! comme le
spectateur rit de voir Joseph pris dans son sanctuaire ainsi qu'un
renard dans son terrier; obligé de dissimuler la femme, puis de
cacher le mari; forcé de courir de l'un à l'autre, occupé à renfoncer
l'une derrière son paravent et l'autre dans son cabinet; réduit à se
jeter dans ses propres piéges, à justifier ceux qu'il voudrait perdre,
le mari aux yeux de la femme, le neveu aux yeux de l'oncle; à perdre
la seule personne qu'il tienne à justifier, j'entends le précieux et
immaculé Joseph Surface; à se trouver enfin ridicule, odieux, bafoué,
confondu, en dépit de ses habiletés et justement par ses habiletés,
coup sur coup, sans trêve ni remède; à s'en aller, le pauvre renard,
la queue basse, le pelage gâté, parmi les huées et les cris! Et comme
en même temps, tout à côté, les prises de bec de sir Peter et de sa
femme, le souper, les chansons, la vente des portraits chez le
prodigue viennent mettre une comédie dans la comédie, et renouveler
l'intérêt en renouvelant l'attention! On cesse de songer à
l'atténuation des caractères, comme on a cessé de songer à
l'altération de la vérité; on se laisse emporter par la vivacité de
l'action, comme on s'est laissé éblouir par le scintillement du
dialogue; on est charmé; on bat des mains; on se dit qu'au-dessous de
la grande invention la verve et l'esprit sont les plus agréables dons
du monde; on les savoure à leur heure; on trouve qu'ils ont aussi leur
place dans le festin littéraire, et que, s'ils ne valent pas les mets
substantiels, les vins francs et généreux du premier service, ils
fournissent le dessert.

Ce dessert achevé, il faut sortir le table. Après Sheridan, nous en
sortons tout de suite. Dorénavant la comédie languit, s'éteint; il
n'en reste plus que la farce, _les Domestiques du grand ton_, de
Townley, les grotesques de George Colman, un précepteur, une vieille
fille, des paysans avec leur accent local; la caricature survit à la
peinture, et le _Punch_ fait rire encore lorsque l'âge des Reynolds et
des Gainsborough est passé. Aujourd'hui, il n'y a pas en Europe de
scène plus vide, et la bonne compagnie l'abandonne au peuple. C'est
que la forme de société et d'esprit qui l'avait suscitée a disparu. Ce
qui avait dressé le théâtre anglais de la Renaissance, c'était la
vivacité et la surabondance de la conception prime-sautière, qui,
incapable de s'étaler en raisonnements alignés ou de se formuler par
des idées philosophiques, ne trouvait son expression naturelle qu'en
des actions mimées et en des personnages parlants. Ce qui avait
alimenté la comédie anglaise du dix-septième siècle, c'étaient les
besoins de la société polie, qui, habituée aux représentations de la
cour et aux parades du monde, allait chercher sur la scène la peinture
de ses entretiens et de ses salons. Avec la chute de la cour et avec
l'arrêt de l'invention mimique, le vrai drame et la vraie comédie
disparaissent; ils passent de la scène dans les livres. C'est
qu'aujourd'hui on ne vit plus en public à la façon des ducs brodés de
Louis XIV et de Charles II, mais en famille ou devant une table de
travail; le roman remplace le théâtre en même temps que la vie
bourgeoise succède à la vie de cour.

[Note 152: _She Stoops to Conquer._]

[Note 153:

ACRES.

Odds blades! David, no gentleman will ever risk the loss of his
honour.

DAVID.

I say then, it would be but civil in honour never to risk the loss of
a gentleman. Look'ee, master, this honour seems to me a marvellously
false friend, ay truly, a very courtier-like servant.]

[Note 154:

SIR ANTHONY.

Nay, but Jack, such eyes! So innocently wild! So bashfully irresolute!
not a glance but speaks and kindle some thought of love! Then, Jack!
her cheeks! so deeply blushing at the insinuation of her tell-tale
eyes! Then, Jack, her lips! O Jack, lips, smiling at their own
discretion, and if not smiling, more sweetly pouting, more lovely in
sullenness!]

[Note 155:

MRS. CANDOUR.

To-day, Mrs. Clackitt assured me, Mr. and Mrs. Honeymoon were at last
become man and wife, like the rest of their acquaintance. She likewise
hinted that a certain widow, in the next street, had got rid of her
dropsy and recovered her shape in a most surprising manner. And at the
same time Miss Tattle, who was by, affirmed that Lord Buffalo had
discovered his lady at a house of no extraordinary fame; and that Sir
Harry Bouquet and Tom Saunter were to measure swords on a similar
provocation.]

[Note 156:

MRS. CANDOUR.

Well, I will never join in ridiculing a friend; and so I constantly
tell my cousin Ogle, and you all know what pretensions she has to be
critical on beauty.

CRAB.

Oh, to be sure! she has herself the oddest countenance that ever was
seen; 'tis a collection of features from all the different countries
of the globe.

SIR BENJAMIN.

So she has, indeed.... an Irish front....

CRAB.

Caledonian locks....

SIR BENJAMIN.

Dutch nose....

CRAB.

Austrian lips....

SIR BENJAMIN.

Complexion of a Spaniard....

CRAB.

And teeth _à la chinoise_....

SIR BENJAMIN.

In short, her face resembles a _table d'hôte_ at Spa, where no two
guests are of a nation....

CRAB.

Or a congress at the close of a general war; wherein all the members,
even to her eyes, appear to have a different interest, and her nose
and chin are the only parties likely to join issue.]

[Note 157:

CRAB.

Sad comfort, whenever he returns, to hear how your brother has gone
on!

JOSEPH SURFACE.

Charles has been imprudent, sir, to be sure; but I hope no busy people
have already prejudiced Sir Oliver against him. He may reform.

SIR BENJAMIN.

To be sure he may: for my part, I never believed him to be so utterly
void of principle as people say; and, though he has lost all his
friends, I am told nobody is better spoken of by the Jews.

CRAB.

That's true, egad, nephew. If the Old Jewry was a ward, I believe
Charles would be an alderman: no man more popular there, fore Gad! I
hear he pays as many annuities as the Irish tontine; and that,
whenever he is sick, they have prayers for the recovery of his health
in all the synagogues.

SIR BENJAMIN.

Yet no man lives in greater splendour. They tell me, when he
entertains his friends, he will sit down to dinner with a dozen of his
own securities; have a score of tradesmen waiting in the antechamber,
and an officer behind every guest's chair.]

[Note 158:

SIR BENJAMIN.

Mr. Surface, I do not mean to hurt you; but depend on 't, your brother
is utterly undone.

CRAB.

O Lud, ay! undone as ever man was--can't raise a guinea.

SIR BENJAMIN.

And every thing sold, I'm told, that was movable.

CRAB.

I have seen one that was at his house. Not a thing left but some empty
bottles that were overlooked, and the family pictures, which I believe
were framed in the wainscots.

SIR BENJAMIN.

And I'm very sorry also to hear some bad stories against him.
(_Going_).

CRAB.

Oh, he has done many mean things, that's certain.

SIR BENJAMIN.

But, however, as he's your brother.... (_Going._)

CRAB.

We'll tell you all another opportunity.]



CHAPITRE II

Dryden.

     I. Débuts de Dryden. -- Fin de l'âge poétique. -- Cause des
     décadences et des renaissances littéraires.

     II. Sa famille. -- Son éducation. -- Ses études. -- Ses lectures.
     -- Ses habitudes. -- Sa situation. -- Son caractère. -- Son
     public. -- Ses amitiés. -- Ses querelles. -- Concordance de sa
     vie et de son talent.

     III. Les théâtres rouverts et transformés. -- Le nouveau public
     et le goût nouveau. -- Théories dramatiques de Dryden. -- Son
     jugement sur l'ancien théâtre anglais. -- Son jugement sur le
     nouveau théâtre français. -- Son oeuvre composite. -- Disparates
     de son théâtre. -- _L'Amour tyrannique._ -- Grossièretés de ses
     personnages. -- _L'Empereur de l'Inde_, _Aurengzèbe_,
     _Almanzor_.

     IV. Style de ce théâtre. -- Le vers rimé. -- La diction fleurie.
     -- Les tirades pédantesques. -- Désaccord du style classique et
     des événements romantiques. -- Comment Dryden reprend et gâte les
     inventions de Shakspeare et de Milton. -- Pourquoi ce drame n'a
     pas abouti.

     V. Mérites de ce drame. -- Personnages d'Antoine et de don
     Sébastien. -- Otway. -- Sa vie. -- Ses oeuvres. -- _L'Orpheline,
     Venise sauvée._

     VI. Dryden écrivain. -- Espèce, portée, limites de son esprit. --
     Sa maladresse dans la flatterie et les gravelures. -- Sa
     pesanteur dans la dissertation et la discussion. -- Sa vigueur et
     son honnêteté foncière.

     VII. Comment la littérature en Angleterre a son emploi dans la
     politique et la religion. -- Poëmes politiques de Dryden:
     _Absalon et Achitophel, la Médaille._ -- Poëmes religieux de
     Dryden: _Religio Laici, la Biche et la Panthère._ -- Âpreté et
     virulence de ces poëmes. -- _Mac Flecnoe._

     VIII. Apparition de l'art d'écrire. -- Différence entre la forme
     d'esprit de l'âge artistique et la forme d'esprit de l'âge
     classique. -- Procédés de Dryden. -- La diction soutenue et
     oratoire.

     IX. Manque d'idées générales en cet âge et dans cet esprit. --
     Ses traductions. -- Ses remaniements. -- Ses imitations. -- Ses
     contes et ses épîtres. -- Ses défauts. -- Ses mérites. -- Sérieux
     de son caractère, élans de son inspiration, accès d'éloquence
     poétique. -- _Ode pour la fête de sainte Cécile._

     X. Fin de Dryden. -- Ses misères. -- Sa pauvreté. -- En quoi son
     oeuvre est incomplète. -- Sa mort.


La comédie nous a emmenés bien loin; il faut revenir, considérer les
autres genres. Au centre du grand courant se meut un esprit supérieur.
Dans l'histoire de ce talent, on verra l'histoire de l'esprit anglais
classique, sa structure, ses lacunes et ses puissances, sa formation
et son développement.


I

Il s'agit d'un jeune homme, lord Hastings, mort à dix-neuf ans de la
petite vérole.

     Son corps était un orbe, et son âme sublime--se mouvait autour
     des pôles de la vertu et du savoir....--Viens, docte Ptolémée, et
     essaye--de mesurer la hauteur de ce héros....--Les pustules
     gonflées d'orgueil qui bourgeonnaient à travers sa chair,--comme
     des boutons de roses, s'enfonçaient dans sa peau de lis.--Chaque
     petite rougeur avait une larme en elle--pour pleurer la faute que
     commettait sa naissance;--ou bien étaient-ce des diamants envoyés
     pour orner sa peau,--sa peau, le coffret d'une âme intérieure
     plus riche encore?--Il n'y eut pas besoin de comète pour prédire
     ce changement,--puisque son cadavre pouvait passer pour une
     constellation[159]!

C'est par ces belles choses que débuta Dryden, le plus grand poëte de
l'âge classique en Angleterre.

De telles énormités indiquent la fin d'un âge littéraire. L'excès de
la sottise en poésie, comme l'excès de l'injustice en politique, amène
et prédit les révolutions. La Renaissance, effrénée et inventive,
avait livré les esprits aux fougues et aux caprices de l'imagination,
aux bizarreries, aux curiosités, aux dévergondages de la verve qui ne
se soucie que de se satisfaire, qui éclate en singularités, qui a
besoin de nouveautés, et qui aime l'audace et l'extravagance, comme la
raison aime la justesse et la vérité. Le génie éteint, resta la folie;
l'inspiration ôtée, on n'eut plus que l'absurdité. Jadis le désordre
et l'élan intérieur produisaient et excusaient les _concetti_ et les
écarts; désormais on les fit à froid, par calcul et sans excuse. Ils
exprimaient jadis l'état de l'esprit, désormais ils le démentirent.
Ainsi s'accomplissent les révolutions littéraires. La forme, qui
n'est plus inventée ni spontanée, mais imitée et transmise, survit à
l'esprit passé qui l'a faite, et contredit l'esprit présent qui la
défait. Cette lutte préalable et cette transformation progressive
composent la vie de Dryden, et expliquent son impuissance et ses
chutes, son talent et son succès.

[Note 159:

  His body was an orb, his sublime soul
  Did move on Virtue's and on Learning's pole.
  ....Come, learned Ptolemy, and trial make
  If thou this hero's altitude canst take.

  ....Blisters with pride swell'd, which through's flesh did sprout
  Like rosebuds, stuck i' th' lilly skin about.
  Each little pimple had a tear in it
  To wail the fault its rising did commit.

  Or were these gems sent to adorn his skin,
  The cabinet of a richer soul within?
  No cornet need foretell his change drew on
  Whose corpse might seem a constellation.]


II

Ses commencements font un contraste frappant avec ceux des poëtes de
la Renaissance, acteurs, vagabonds, soldats, qui dès l'abord roulaient
dans tous les contrastes et toutes les misères de la vie active. Il
naquit vers 1631, d'une bonne famille: son grand-père et son oncle
étaient barons; sir Gilbert Pickering, son parent, fut chevalier,
député, membre sous Cromwell du conseil des vingt et un, l'un des
grands officiers de la nouvelle cour. Dryden fut élevé dans une
excellente école, chez le docteur Busby, alors célèbre; il passa
ensuite quatre ans à Cambridge. Ayant hérité, par la mort de son père,
d'un petit domaine, il n'usa de sa liberté et de sa fortune que pour
persister dans sa vie studieuse, et s'enferma à l'université trois ans
encore. Vous voyez ici les habitudes régulières d'une famille
honorable et aisée, la discipline d'une éducation suivie et solide, le
goût des études classiques et complètes. De telles circonstances
annonçaient et préparaient non un artiste, mais un écrivain.

Je trouve les mêmes inclinations et les mêmes signes dans le reste de
sa vie privée ou publique. Il passe régulièrement sa matinée à écrire
ou à lire, puis dîne en famille. Ses lectures sont d'un homme instruit
et d'un esprit critique, qui songe peu à se divertir où à s'enflammer,
mais qui apprend et qui juge: Virgile, Ovide, Horace, Juvénal, Perse,
voilà ses auteurs favoris; il en traduit plusieurs, il a leurs noms
sans cesse sous la plume; il discute leurs opinions et leur mérite, il
se nourrit de cette raison que les habitudes oratoires ont imprimée
dans toutes les oeuvres de l'esprit romain. Il est familier avec les
nouvelles lettres françaises, héritières des latines, avec Corneille
et Racine, avec Boileau, Rapin et Bossu; il raisonne avec eux, souvent
d'après eux, écrit avec réflexion, et ne manque guère d'arranger
quelque bonne théorie pour justifier chacune de ses nouvelles pièces.
Sauf quelques inexactitudes, il connaît fort bien la littérature de sa
nation, marque aux auteurs leur rang, classe les genres, remonte
jusqu'au vieux Chaucer, qu'il traduit et rajeunit. Ainsi muni, il va
s'asseoir l'après-midi au café de Will, qui est le grand rendez-vous
littéraire; les jeunes poëtes, les étudiants qui sortent de
l'université, les amateurs de style se pressent autour de sa chaise,
qui est soigneusement placée l'été près du balcon, l'hiver au coin de
la cheminée, heureux d'un mot, d'une prise de tabac respectueusement
puisée dans sa docte tabatière. C'est qu'en effet il est le roi du
goût et l'arbitre des lettres; il juge les nouveautés, la dernière
tragédie de Racine, une lourde épopée de Blackmore, les premières
odes de Swift, un peu vaniteux, louant ses propres écrits jusqu'à dire
«qu'on n'a jamais composé et qu'on ne composera jamais une plus belle
ode» que sa pièce sur _la fête d'Alexandre_, mais communicatif, aimant
ce renouvellement d'idées que la discussion ne manque jamais de
produire, capable de souffrir la contradiction et de donner raison à
son adversaire. Ces moeurs montrent que la littérature est devenue une
oeuvre d'étude, non d'inspiration, un emploi du goût, non de
l'enthousiasme, une source de distractions, non d'émotions.

Son public, ses amitiés, ses actions, ses luttes aboutissent au même
effet. Il vécut parmi les grands et les gens de cour, dans la société
de moeurs artificielles et de langage calculé. Il avait épousé la
fille de Thomas, comte de Berkshire; il fut historiographe, puis poëte
lauréat. Il voyait fréquemment le roi et les princes. Il adressait
chacune de ses oeuvres à un seigneur dans une préface louangeuse
écrite en style de domestique, et qui témoignait d'un commerce intime
avec les grands. Il recevait une bourse d'or pour chaque dédicace,
allait remercier, introduisait les uns sous des noms déguisés dans son
_Essai sur le Drame_, écrivait des introductions pour les oeuvres des
autres, les appelait Mécène, Tibulle ou Pollion, discutait avec eux
les oeuvres et les opinions littéraires. L'établissement d'une cour
avait amené la conversation, la vanité, l'obligation de paraître
lettré et d'avoir bon goût, toutes les habitudes de salon qui sont les
sources de la littérature classique, et qui enseignent aux hommes
l'art de bien parler[160]. D'autre part, les lettres, rapprochées du
monde, entraient dans les affaires du monde, et d'abord dans les
petites disputes privées. Pendant que les gens de lettres apprennent à
saluer, les gens de cour apprennent à écrire. Bientôt ils se mêlent,
et naturellement ils se battent. Le duc de Buckingham écrit une
parodie de Dryden, le _Rehearsal_, et prend une peine infinie pour
faire attraper au principal acteur le ton et les gestes de son ennemi.
Plus tard Rochester entre en guerre avec le poëte, soutient Settle
contre lui, et loue une bande de coquins pour lui donner des coups de
bâton. Dryden eut, outre cela, des querelles contre Shadwell et une
foule d'autres, puis à la fin contre Blackmore et Jeremy Collier. Pour
comble, il entra dans le conflit des partis politiques et des sectes
religieuses, combattit pour les tories et les anglicans, puis pour les
catholiques, écrivit _la Médaille, Absalon et Achitophel_ contre les
whigs, la _Religio Laici_ contre les dissidents et les papistes, puis
_la Biche et la Panthère_ pour le roi Jacques II, avec la logique d'un
homme de controverse et l'âpreté d'un homme de parti. Il y a bien loin
de cette vie militante et raisonneuse aux rêveries et au détachement
d'un vrai poëte. De telles circonstances enseignent l'art d'écrire
clairement et solidement, le discours méthodique et suivi, le style
exact et fort, la plaisanterie et la réfutation, l'éloquence et la
satire; car ces dons sont nécessaires pour se faire écouter ou se
faire croire, et l'esprit entre de force dans une voie, quand cette
voie est la seule qui le conduise à son but. Celui-ci y entrait de
lui-même. Dès sa seconde pièce[161], l'abondance des idées serrées,
l'énergie et la liaison oratoire, la simplicité, le sérieux, le
souffle héroïque et romain annoncent un génie classique, parent non de
Shakspeare, mais de Corneille, capable non de drames, mais de
discours.

[Note 160: «Si quelqu'un me demande ce qui a si fort poli notre
conversation, je répondrai que c'est la cour.»

      Dryden, _Défense de l'Épilogue de la Conquête de Grenade_.]

[Note 161: Stances sur la mort d'Olivier Cromwell.]


III

Et cependant dès l'abord, il se donna au drame; il en fit vingt-sept,
et signa un traité avec les acteurs du Théâtre du Roi pour leur en
fournir trois par an. Le théâtre, interdit sous la république, venait
de se rouvrir avec une magnificence et un succès extraordinaires. Les
décorations enrichies et devenues mobiles, les rôles de femmes joués
non plus par de jeunes garçons, mais par des femmes, l'éclairage
splendide et nouveau des bougies, les machines, la popularité récente
des acteurs qui devenaient les héros de la mode, l'importance
scandaleuse des actrices, qui devenaient les maîtresses des grands
seigneurs et du roi, l'exemple de la cour et l'imitation de la France
attiraient les spectateurs en foule. La soif du plaisir, longtemps
comprimée, débordait. On se dédommageait de la longue abstinence
imposée par les puritains fanatiques; les yeux et les oreilles,
dégoûtés des visages moroses, de la prononciation nasale, des
éjaculations officielles sur le péché et la damnation, se rassasiaient
de la douceur des chants, du chatoiement des étoffes, de la séduction
des danses voluptueuses. On voulait jouir, et jouir d'une façon
nouvelle; car un nouveau monde, celui des courtisans et des oisifs,
s'était formé. L'abolition des tenures féodales, l'augmentation énorme
du commerce et de la richesse, l'affluence des propriétaires, qui
mettaient des fermiers à leur place et venaient à Londres pour goûter
les plaisirs de la ville et chercher les faveurs du roi, avaient
installé au sommet de la société, ici comme en France, la classe,
l'autorité, les moeurs et les goûts des gens du monde, hommes de
salons et de loisir, amateurs de plaisir, de conversation, d'esprit et
de savoir-vivre, occupés de la pièce en vogue moins pour se divertir
que pour la juger. Ainsi se bâtit le théâtre de Dryden; le poëte,
avide de gloire et pressé d'argent, y trouvait l'argent avec la
gloire, et innovait à demi, à grand renfort de théories et de
préfaces, s'écartant de l'ancien drame anglais, s'approchant de la
nouvelle tragédie française, essayant un compromis entre l'éloquence
classique et la vérité romantique, s'accommodant tant bien que mal au
nouveau public qui le payait et l'acclamait.

«La langue, la conversation et l'esprit[162], dit-il, se sont
perfectionnés depuis le siècle dernier,» ce qui a fait découvrir dans
les anciens poëtes beaucoup de fautes, et a introduit un genre de
drame nouveau. «Qu'un homme sachant l'anglais lise attentivement les
oeuvres de Shakspeare et de Fletcher, j'ose affirmer qu'il trouvera à
chaque page, soit quelque solécisme de langue, soit quelque manque de
sens notable. La plupart de leurs fables sont composées avec une
histoire ridicule et incohérente. Beaucoup de pièces de Shakspeare
sont fondées sur des impossibilités, ou du moins si bassement écrites,
que la partie comique n'excite point notre rire, ni la partie sérieuse
notre intérêt. Je montrerais aisément que notre Fletcher si admiré
n'entendait ni l'art de bien nouer une intrigue, ni ce qu'on appelle
les bienséances du théâtre. Par exemple, son Philaster blesse sa
maîtresse sur le théâtre; son _Berger_ commet deux fois la même
brutalité[163].» Nulle part il ne garde aux rois la dignité royale.
D'ailleurs l'action est chez eux toute barbare. Ils mettent des
batailles sur le théâtre: ils transportent en un instant la scène à
vingt ans ou à cinq cents lieues de distance, et vingt fois de suite
en un acte; ils entassent ensemble trois ou quatre actions
différentes, surtout dans les drames historiques. Mais c'est par le
style qu'ils pêchent le plus. «Dans Shakspeare, beaucoup de mots et
encore plus de phrases sont à peine intelligibles, et de celles que
nous entendons, quelques-unes sont contre la grammaire, d'autres
grossières, et tout son style est tellement surchargé d'expressions
figurées qu'il est aussi affecté qu'obscur[164].» Ben Jonson lui-même
a souvent de mauvaises constructions, des redondances, des
barbarismes. «L'art de bien placer les mots pour la douceur de la
prononciation a été inconnu jusqu'au moment où M. Waller
l'introduisit[165].» Enfin tous descendent jusqu'aux calembours, aux
expressions populacières et basses. «C'est que, outre le manque de
savoir et d'éducation, ils n'avaient pas le bonheur d'entendre la
bonne conversation. Il y avait dans leur siècle moins de galanterie
que dans le nôtre. Les gentilshommes aujourd'hui veulent qu'on les
divertisse en leur montrant leurs propres ridicules. Ils veulent bien
accorder que votre compère Jean et votre compère Jacques parlent selon
leur état; mais ils ne s'amusent point de leurs pots à bière et de
leurs guenilles[166].» C'est pour eux maintenant qu'on doit écrire, et
surtout pour les plus instruits[167]; car ce n'est pas assez d'avoir
de l'esprit ou d'aimer la tragédie pour être bon juge: il faut encore
posséder une solide science et une haute raison, connaître Aristote,
Horace, Longin, et prononcer d'après leurs règles. Ces règles, fondées
sur l'observation et la logique, ordonnent qu'il n'y ait qu'une
action, que cette action ait un commencement, un milieu et une fin,
que ses parties dérivent naturellement l'une de l'autre, qu'elle
excite la terreur et la pitié de manière à nous instruire et à nous
améliorer, que les caractères soient distincts, suivis, conformes à
la tradition ou au dessein du poëte[168].--Telle sera, dit Dryden, la
nouvelle tragédie, fort voisine, ce semble, de la tragédie française,
d'autant plus qu'il cite ici Bossu et Rapin comme s'il les prenait
pour précepteurs.

Elle en diffère néanmoins, et Dryden[169] énumère tout ce qu'un
parterre anglais peut blâmer chez nous.--Les Français, dit-il, n'ont
point de caractères vraiment comiques: à peine si Corneille en a mis
un dans son _Menteur_; tous leurs personnages se ressemblent, ce sont
des êtres effacés, sans originalité distinctive. _Le Menteur_, quoique
bien traduit et bien joué, a paru plat aux Anglais et fort au-dessous
des caractères de Fletcher et de Ben Jonson. Pareillement leurs
intrigues sont trop maigres, trop réduites à une action unique et
privées de l'accompagnement des petites actions secondaires.
D'ailleurs ils parlent au lieu d'agir. «_Cinna_, _Pompée_ ne sont
point des tragédies, mais de longs discours sur la raison d'État, et
_Polyeucte_, en matière de religion, est aussi solennel qu'un long
point d'orgue dans un motet. Quand le cardinal Richelieu réforma le
théâtre français, on y introduisit ces harangues pour l'accommoder à
la gravité d'un prélat.... Je ne nie pas que cela ne puisse convenir à
l'humeur des Français; nous qui sommes plus moroses, nous venons au
théâtre pour être divertis; eux qui sont d'un tempérament gai et léger
y viennent pour se rendre plus sérieux[170].» Quant aux tumultes et
aux combats, qu'en France on rejette derrière la scène, «il y a une
sorte d'âpreté farouche dans le caractère de nos compatriotes qui les
réclame et fait qu'ils ne peuvent s'en passer.» Aussi bien les
Français, à force de s'embarrasser dans ces scrupules[171], et de se
confiner dans leurs unités et dans leurs règles, ont ôté l'action de
leur théâtre, et se sont réduits à une monotonie et à une sécheresse
insupportables. Ils manquent d'invention, de naturel, de variété,
d'abondance. «Ils se contentent d'être maigrement réguliers. Leur
langue affaiblie s'est trop raffinée, et, comme l'or pur, elle plie à
tous les chocs; notre vigoureux anglais n'obéit pas encore à l'art,
mais il est plus propre aux pensées viriles, et son alliage l'a
fortifié[172].» Qu'on raille tant qu'on voudra Fletcher et Shakspeare,
«il y a dans leur style une imagination plus mâle et un plus grand
souffle que dans aucun des Français[173].»

Quoique excessive, cette critique est bonne, et c'est parce qu'elle
est bonne que je me défie des oeuvres qu'elle va produire. Il est
dangereux pour un artiste d'être excellent théoricien; l'esprit qui
crée s'accommode mal avec l'esprit qui juge; celui qui, tranquillement
assis sur le bord, disserte et compare, n'est guère capable de se
lancer droit et audacieusement dans la mer orageuse de l'invention.
Ajoutez que Dryden se tient trop dans le juste milieu des
tempéraments; les artistes originaux aiment uniquement et injustement
une certaine idée et un certain monde; le reste disparaît à leurs
yeux; enfermés dans une portion de l'art, ils nient ou raillent
l'autre; c'est parce qu'ils sont bornés qu'ils sont forts. On voit
d'avance que Dryden, poussé d'un côté par son esprit anglais, sera
tiré d'un autre par ses règles françaises, que tour à tour il osera et
se contiendra à moitié, qu'en fait de mérite il atteindra la
médiocrité, c'est-à-dire la platitude, qu'en matière de défauts il
tombera dans les disparates, c'est-à-dire dans les absurdités. Tout
art original est réglé par lui-même, et nul art original ne peut être
réglé par un autre; il porte en lui-même son contre-poids et ne reçoit
pas de contre-poids d'autrui; il forme un tout inviolable: c'est un
être animé qui vit de son propre sang, et qui languit ou meurt, si on
lui ôte une partie de son sang pour le remplacer par du sang étranger.
L'imagination de Shakspeare ne peut être guidée par la raison de
Racine, et la raison de Racine ne peut être exaltée par l'imagination
de Shakspeare; chacune est bien en soi et exclut sa rivale: c'est
faire un bâtard, un malade et un monstre, que de les mêler. Le
désordre, l'action violente et brusque, les crudités, l'horreur, la
profondeur, la vérité, l'imitation exacte du réel et l'élan effréné
des passions folles, tous les traits de Shakspeare se conviennent.
L'ordre, la mesure, l'éloquence, la finesse aristocratique, la
politesse mondaine, la peinture exquise de la délicatesse et de la
vertu, tous les traits de Racine se conviennent. C'est détruire l'un
que de l'atténuer, c'est détruire l'autre que de l'enflammer. Tout
leur être et toute leur beauté consistent dans l'accord de leurs
parties: renverser cet accord, c'est abolir leur être et leur beauté.
Pour produire, il faut inventer une conception personnelle et
conséquente; il ne faut pas mêler deux conceptions étrangères et
opposées: Dryden n'a pas fait ce qu'il fallait, et a fait ce qu'il ne
fallait pas.

Il avait d'ailleurs le pire des publics, débauché et frivole, dépourvu
d'un goût personnel, égaré à travers les souvenirs confus de la
littérature nationale et les imitations déformées des littératures
étrangères ne demandant au théâtre que la volupté des sens ou
l'amusement de la curiosité. Au fond, le drame, comme toute oeuvre
d'art, ne fait que rendre sensible une idée profonde de l'homme et de
la vie; il y a une philosophie cachée sous ses enroulements et sous
ses violences, et le public doit être capable de la comprendre comme
le poëte de la trouver. Il faut que l'auditeur ait réfléchi ou senti
avec énergie ou délicatesse pour entendre des pensées énergiques ou
délicates, et jamais _Hamlet_ ou _Iphigénie_ ne toucheront un viveur
vulgaire ou un coureur d'argent. Le personnage qui pleure sur la
scène ne fait que renouveler nos propres larmes; notre intérêt n'est
que de la sympathie, et le drame est comme une conscience extérieure
qui nous avertit de ce que nous sommes, de ce que nous aimons et de ce
que nous avons senti. De quoi le drame aurait-il averti des joueurs
comme Saint-Albans, des ivrognes comme Rochester, des prostituées
comme lady Castlemaine, de vieux enfants comme Charles II? Quels
spectateurs que des épicuriens grossiers incapables même de décence
feinte, amateurs de volupté brutale, barbares dans leurs jeux,
orduriers dans leurs paroles, dépourvus d'honneur, d'humanité, de
politesse, et qui faisaient de la cour un mauvais lieu! Des
décorations splendides, des changements à vue, le tapage des grands
vers et des sentiments forcés, l'apparence de quelques règles
apportées de Paris, voilà la pâture naturelle de leur vanité et de
leur sottise, et voilà le théâtre de la Restauration anglaise.

Je prends l'une de ces tragédies, fort célèbre alors, _l'Amour
tyrannique ou la Royale Martyre_. Beau titre et propre à faire fracas.
La royale martyre est sainte Catherine, princesse royale à ce qu'il
paraît, amenée au tyran Maximin. Elle confesse sa foi, et on lui lâche
un philosophe païen, Apollonius, pour la réfuter. «Prêtre, lui dit
Maximin, pourquoi restes-tu muet? Tu vis du ciel, tu dois
disputer[174].» Encouragé, il dispute; mais sainte Catherine argumente
vigoureusement: «La raison combat contre votre chère religion,--car
plusieurs dieux feraient plusieurs infinis;--ceci était connu des
premiers philosophes,--qui sous différents noms n'en adoraient qu'un
seul,--quoique vos vains poëtes se soient ensuite trompés--en faisant
un dieu de chaque attribut.» Apollonius se gratte un peu l'oreille, et
finit par répondre qu'il y a de grandes vérités et de bonnes règles
morales dans le paganisme. La pieuse logicienne lui répond aussitôt:
«Alors que toute la dispute se réduise--à comparer ces règles et le
christianisme!» Désarçonné, Apollonius se convertit à l'instant même,
injurie le prince, qui, trouvant sainte Catherine fort belle, se sent
amoureux tout d'un coup et fait des calembours: «Absent, je puis
ordonner son martyre;--mais un regard de plus, et le martyr sera
moi[175].»

Dans cet embarras, il envoie un grand officier pour déclarer son amour
à sainte Catherine; le grand officier cite et loue les dieux
d'Épicure: à l'instant, la sainte établit la doctrine des causes
finales, qui renverse celles des atomes. Maximin arrive lui-même et
lui dit «que si elle continue à repousser sa flamme il la fera périr
dans d'autres flammes[176].» Là-dessus elle le tutoie, le brave,
l'appelle esclave et s'en va. Touché de ces procédés, il veut
l'épouser légitimement, et pour cela répudie sa femme. Cependant, afin
de n'omettre aucun expédient, il emploie un magicien qui fait des
conjurations (sur le théâtre), évoque les esprits infernaux, et amène
une ronde de petits Amours: ceux-ci dansent et chantent des chansons
voluptueuses autour du lit de sainte Catherine. Son ange gardien
survient et les chasse. Pour dernière ressource, Maximin fait mettre
une roue sur le théâtre pour y exposer sainte Catherine et sa mère. Au
moment où l'on déshabille la sainte, un ange pudique descend fort à
propos et casse la roue; après quoi, on les emmène et on leur coupe le
cou dans la coulisse. Joignez à ces belles inventions une double
intrigue, l'amour de Valéria, fille de Maximin, pour Porphyrius,
général des prétoriens, celui de Porphyrius pour Bérénice, femme de
Maximin, puis une catastrophe subite, trois morts, et le règne des
honnêtes gens qui s'épousent et se disent des politesses. Telle est
cette tragédie, qui se dit française, et la plupart des autres sont
semblables. Dans _la Reine Vierge_, dans _le Mariage à la mode_, dans
_Aurengzèbe_, dans _l'Empereur de l'Inde_, et surtout dans _la
Conquête de Grenade_, tout est extravagant. On se taille en pièces, on
prend des villes, on se poignarde, et on déclame de tout son gosier.
Ces drames ont justement la vérité, et le naturel d'un _libretto_
d'opéra. Les incantations y abondent; un esprit apparaît dans
_Montezuma_ et déclare que les dieux indiens s'en vont. Les ballets
s'y trouvent; Vasquez et Pizarre, assis dans une jolie grotte,
regardent en conquérants les danses des Indiennes, qui folâtrent
voluptueusement autour d'eux. Les scènes de Lulli n'y manquent pas:
Alméria, comme Armide, arrive pour tuer Cortez endormi, et tout d'un
coup se prend d'amour pour lui. Encore les _libretti_ d'opéra
n'ont-ils pas de disparates; ils évitent tout ce qui pourrait choquer
l'imagination ou les yeux; ils sont faits pour des gens de goût qui
fuient toute laideur et toute lourdeur. Ici croiriez-vous bien qu'on
donne la torture à Montézuma sur le théâtre, et que pour comble un
prêtre pendant ce temps dispute avec lui[177]? Je reconnais dans cette
pédanterie atroce les beaux cavaliers du temps, logiciens et
bourreaux, qui se nourrissaient de controverse, et par plaisir
allaient voir les supplices des puritains. Je reconnais derrière ces
cascades d'invraisemblances et d'aventures les courtisans puérils et
blasés qui, alourdis par le vin, ne sentaient plus les discordances,
et dont les nerfs ne remuaient que par le choc des surprises et la
barbarie des événements.

Entrons plus avant. Dryden veut mettre dans son théâtre les beautés de
la tragédie française, et d'abord la noblesse des sentiments; Est-ce
assez de copier, comme il fait, des phrases chevaleresques? Il s'en
faut de tout un monde, car il faut tout un monde pour former des âmes
nobles. La vertu chez nos tragiques est fondée sur la raison, sur la
religion, sur l'éducation, sur la philosophie. Leurs personnages ont
cette justesse d'esprit, cette netteté de logique, cette élévation de
jugement qui instituent dans l'homme des maximes arrêtées et l'empire
de soi. On aperçoit dans leur voisinage les doctrines de Bossuet et de
Descartes; la réflexion aide en eux la conscience; l'habitude du monde
y joint le tact et la finesse. La fuite des actions violentes et des
horreurs physiques, la proportion et l'ordre de la fable, l'art de
déguiser ou d'éviter les êtres grossiers ou trop bas, la perfection
continue du style le plus mesuré et le plus noble, tout contribue à
porter la scène dans une région sublime, et nous croyons à des âmes
plus hautes en les voyant dans un air plus pur. Dans Dryden, peut-on
y croire? Les personnages atroces ou infâmes viennent à chaque instant
par leurs crudités nous rabattre dans leur fange. Maximin, ayant
poignardé Placidius, s'assied sur son corps, le poignarde deux fois
encore, et dit aux gardes: «Amenez-moi l'impératrice et Porphyrius
morts; je veux braver le ciel une tête dans chaque main[178].»
Nourmahal, repoussée par le fils de son mari, insiste quatre fois avec
l'indécente pédanterie que voici: «Pourquoi ces scrupules contre un
plaisir où la nature rassemble toutes ses joies en une seule? La
promiscuité dans l'amour est la loi générale. Quels qu'aient été les
premiers amants, un frère et une soeur furent le second couple[179].»
À l'instant l'illusion s'en va; on se croyait dans un salon de nobles
personnages, on y trouve une prostituée folle et un sauvage ivre.
Levez les masques: les autres ne valent guère mieux. Alméria, à qui
l'on offre une couronne, répond insolemment: «Je la prends non comme
donnée par vous, mais comme due à mon mérite et à ma beauté[180].»
Indamora, à qui un vieux courtisan fait une déclaration d'amour, lui
dit son fait avec une gloriole de parvenue et une grossièreté de
servante: «Quand je ne serais pas reine, avez-vous pesé ma beauté, ma
jeunesse qui est dans sa fleur, et votre vieillesse qui est dans sa
décrépitude[181]?» Nulle d'entre ces héroïnes ne sait se conduire;
elles prennent l'impertinence pour la dignité, la sensualité pour la
tendresse; elles ont des abandons de courtisane, des jalousies de
grisette, des petitesses de bourgeoise et des injures de harengère.
Quant aux héros, ce sont les plus déplaisants des Fier-à-Bras.
Léonidas, d'abord reconnu pour prince héréditaire, puis tout d'un coup
abandonné, se console par cette réflexion modeste: «Il est vrai, je
suis seul; mais Dieu l'était aussi avant de faire le monde, et il
était mieux servi par lui-même que par la nature[182].» Parlerai-je du
plus grand sonneur de fanfares, Almanzor, peint, dit Dryden lui-même,
d'après Artaban, redresseur de torts, pourfendeur de bataillons,
destructeur de monarchies[183]? Ce ne sont que sentiments chargés,
dévouements improvisés, générosités exagérées, emphase ronflante de
chevalerie maladroite; au fond, les personnages sont des rustres et
des barbares qui ont essayé de s'affubler de l'honneur français et de
la politesse mondaine. Et telle est en effet cette cour: elle imite
celle de Louis XIV comme un faiseur d'enseignes copie un peintre. Elle
n'a ni goût ni délicatesse, et s'en veut donner l'extérieur. Des
entremetteurs et des dévergondées, des courtisans spadassins ou
bourreaux qui vont voir éventrer Harrison ou qui mutilent Coventry,
des filles d'honneur qui accouchent au bal, ou vendent aux planteurs
les condamnés qu'on leur livre, un palais plein de chiens qui aboient
et de joueurs qui crient, un roi qui en public lutte de gros mots avec
ses maîtresses en chemise[184], voilà cet illustre monde; ils n'ont
pris des façons françaises que le costume, et des sentiments nobles
que les grands mots.

[Note 162: _Defence of the Epilogue to the Conquest of
Grenada.--Grounds of Criticism in tragedy._]

[Note 163: The language, wit, and conversation of our age are improved
and refined above the last....

Let us consider in what the refinement of a language principally
consists: That is either in rejecting such old words or phrases which
are ill sounding or improper, or in admitting new, which are more
proper, more sounding, and more significant....

Let any man who understands English, read diligently the Works of
Shakspeare and Fletcher, and I dare undertake that he will find, in
every page, either some solecism of speech, or some notorious flaw in
sense.... Many of their plots were made up of some ridiculous or
incoherent story, which in one play many times took up the business of
an age. I suppose I need not name _Pericles, Prince of Tyre_, nor the
historical plays of Shakspeare; besides many of the rest, as the
_Winter's Tale_, _Love's Labour Lost_, _Measure for Measure_, which
were either grounded on impossibilities, or at least so meanly written
that the comedy neither caused your mirth nor the serious part our
concernment.

.... I could easily demonstrate that our admired Fletcher neither
understood correct plotting, nor what they call the decorum of the
stage.... The reader will see _Philaster_ wounding his mistress, and
afterwards his boy, to save himself.... His shepherd falls twice into
the former indecency of wounding women. (_Defence of the Epilogue_,
etc.)]

[Note 164: Many of his words and more of his phrases are scarce
intelligible; and of those which we understand, some are
ungrammatical, others coarse; and his whole style is so pestered with
figurative expressions, that it is affected as it is obscure.]

[Note 165: Well-placing of words for the sweetness of pronunciation
was not known till Mr. Waller introduced it.]

[Note 166: In the age wherein those poets lived there was less of
gallantry than in ours.... Besides the want of learning and education,
they wanted the happiness of converse....

If any ask me wherein it is that our conversation is so much refined,
I must ascribe it to the Court.

Gentlemen will now be entertained with the follies of each other, and
though they allow Cob and Tib to speak properly, yet they are not much
pleased with their tankard or with their rags.]

[Note 167: Préface de _All for Love_.]

[Note 168: They are likewise to be gathered from the several virtues,
vices, or passions, and many other common-places which a poet must be
supposed to have learned from natural philosophy, ethicks, and
history: of all which whosoever is ignorant does not deserve the name
of poet.]

[Note 169: _Essay on Dramatic Poesy._]

[Note 170: The beauties of the French poesy are the beauties of a
statue, but not of a man, because not animated with the soul of poesy,
which is imitation of humour and passions.... He who will look upon
their plays which have been written 'till these last ten years or
thereabouts, will find it an hard matter to pick out two or three
passable humours amongst them. Corneille himself, their archpoet, what
has he produced except the _liar_? And you know how it was cry'd up in
France. But when it came upon the English stage, though well
translated.... the most favourable to it would not put it in
competition with many of Fletcher's or Ben Jonson's.... Their verses
are to me the coldest I have ever read.... their speeches being so
many declamations. When the French stage came to be reformed by
cardinal Richelieu, those long harangues were introduced, to comply
with the dignity of a churchman. Look upon the _Cinna_ and the
_Pompey_. They are not so properly to be called plays as long
discourses of reason of state; and _Polyeucte_, in matters of
religion, is as solemn as the long stops upon our organs. Since that
time it is grown into a custom, and their actors speak by the
hour-glass, like our parsons.... I deny not this may suit well enough
with the French; for as we, who are a more sullen people, come to be
diverted at our plays; so they, who are of an aery and gay temper,
come hither to make themselves more serious. (_Essay on Dramatic
Poesy._)]

[Note 171: In this nicety of manners does the excellency of French
poetry consist. Their heroes are the most civil people breathing; but
their good breeding seldom extends to a word of sense. All their wit
is in their ceremony. They want the genius which animates our
stage.... Thus their _Hippolytus_ is so scrupulous in point of decency
that he will rather expose himself to death than accuse his
step-mother to his father; and my criticks, I am sure, will commend
him for it. But we of grosser apprehensions are apt to think that this
excess of generosity is not practicable but with fools and madmen....
Take Hippolytus out of his poetic fit, and I suppose he would think it
a wiser part to set the saddle on the right horse, and chuse rather to
live with the reputation of a plain-spoken honest man than to die with
the infamy of an incestuous villain.... The poet has chosen to give
him the turn of gallantry, sent him to travel from Athens to Paris,
taught him to make love, and transformed the Hippolytus of Euripides
into Monsieur Hippolyte. (Préface de _All for Love_.)

Cette critique montre, en abrégé, tout le bon sens et toute la liberté
d'esprit de Dryden, mais en même temps toute la grossièreté de son
éducation et de son temps.]

[Note 172:

  .... Contented to be thinly regular.
  Their tongue enfeebled is refin'd too much,
  And, like pure gold, it bends to every touch.
  Our sturdy Teuton yet will not obey,
  More fit for manly thought, and strengthen'd with allay.

                                                   (Épître XII.)]

[Note 173: A more masculine fancy and greater spirit in the writing
than there is in any of the French.]

[Note 174:

  War is my province; Priest, why stand you mute?
  You gain by Heav'n and therefore should dispute....

  CATHERINE.

  Then let the whole dispute concluded be
  Betwixt these rules and christianity....
  .... Reason with your fond religion fights,
  For many Gods are many infinites;
  This to the first philosophers was known.
  Who under various names, ador'd but one.
                                               (Act. II, sc. I.)]

[Note 175:

  Absent, I may her Martyrdom decree,
  But one look more will make that martyr me....

Ce Maximin a la spécialité des calembours: Porphyrius, à qui il offre
sa fille en mariage, répond que la distance est trop grande. Maximin
là-dessus répond:

  Yet Heav'n and Earth which so remote appear,
  Are by the air, which flows betwixt'em, near.]

[Note 176:

  Since you neglect to answer my desires,
  Know, princess, you shall burn in other fires.
                                              (Act. III, sc. I.)]

[Note 177:

  CHRISTIAN PRIEST.

  But we by Martyrdom our faith aver.

  MONTEZUMA.

  You do no more than I for ours do now,
  To prove religion true....
  If either wit or suffering would suffice,
  All faiths afford the constant and the wise,
  And yet ev'n they, by education sway'd,
  In Age defend what infancy obey'd.

  CHRISTIAN PRIEST.

  Since Age by erring childhood is misled
  Refer yourself to our unerring head.

  MONTEZUMA.

  Man and not err! what reason can you give?

  CHRISTIAN PRIEST.

  Renounce that carnal reason and believe.

  PIZARRO.

  Increase their pains, the cords are yet too slack.
                                                (Acte V, sc. I.)]

[Note 178:

  Bring me Porphyrius and my Empress dead,
  I would brave Heav'n, in my each hand a head.

Il dit en mourant:

  And shoving back this earth on which I sit,
  I'll mount, and scatter all the gods I hit.]

[Note 179:

  And why this niceness to that pleasure shown,
  Where Nature sums up all her joys in one....
  Promiscuous love is Nature's general law;
  For whosoever the first lovers were,
  Brother and sister made the second pair,
  And doubled by their love their piety....
  You must be mine that you may learn to live.

Remarquez que cette furie, six vers plus loin, copie une réponse de
Phèdre. Dryden a cru imiter Racine.

                                 (_Aurengzebe_, acte IV, sc. I.)]

[Note 180:

  I take this garland not as given by you,
  But as my merit and my beauty due.
                                         (_The Indian Emperor._)]

[Note 181:

  Were I no queen, did you my beauty weigh,
  My youth in bloom, your age in its decay.
                                 (_Aurengzebe_, acte II, sc. I.)]

[Note 182:

  'Tis true I am alone.
  So was the Godhead ere he made the world,
  And better serv'd himself than serv'd by Nature.
  .... I have seen enough within
  To exercise my virtue.
                        (_Mariage à la mode_, acte III, sc. II.)]

[Note 183:

  The Moors have heaven and me to assist them....
  I'll whistle thy tame fortune after me....

Il devient amoureux. Voici en quel style il parle de l'amour:

  'Tis he; I feel him now in every part,
  Like a new Lord he vaunts about my heart,
  Surveys in state each corner of my breast.
  While poor fierce I that was, am dispossest.
                                                   (_Almanzor._)]

[Note 184: Voir la chanson sur laquelle on danse _la Zambra_ dans
_Almanzor_.]


IV

Le second point digne d'imitation dans la tragédie classique est le
style. À la vérité Dryden épure et éclaircit le sien en introduisant
le raisonnement serré et les mots exacts. Il y a chez lui des disputes
oratoires comme dans Corneille, des répliques lancées coup sur coup,
symétriques, et comme un duel d'arguments. Il y a des maximes
vigoureusement ramassées dans l'enceinte d'un vers unique, des
distinctions, des développements, et tout l'art des bonnes
plaidoiries. Il y a d'heureuses antithèses, des épithètes d'ornement,
de belles comparaisons travaillées, et tous les artifices de l'esprit
littéraire. Et ce qu'il y a de plus frappant, c'est qu'il abandonne le
vers dramatique et national, qui est sans rime, ainsi que le mélange
de prose et de vers commun à tous les anciens poëtes, pour rimer toute
sa tragédie à la française, croyant inventer ainsi un nouveau genre,
qu'il nomme _heroic play_. Mais, dans cette transformation, le bon
périt, le mauvais reste. Car remarquez que la rime est chose
différente chez des races différentes. Pour un Anglais elle ressemble
à un chant, et le transporte à l'instant dans un monde idéal ou
féerique. Pour un Français, elle n'est qu'une convention ou une
convenance, et le transporte à l'instant dans une antichambre ou un
salon; pour lui, c'est un costume d'ornement et rien qu'un costume;
s'il gêne la prose il l'anoblit; il impose le respect, non
l'enthousiasme et change le style roturier en style titré. D'ailleurs,
dans nos vers aristocratiques tout se tient. Toute pédanterie, tout
appareil de logique en est exclu; rien de plus désagréable que la
rouille scolastique à des gens bien élevés et délicats. Les images y
sont rares, toujours soutenues; la poésie audacieuse, la vraie
fantaisie, n'y ont point de place; ses éclats et ses écarts
dérangeraient la politesse et le train régulier du monde. Les mots
propres, le relief des expressions franches ne s'y trouvent pas; les
termes généraux, toujours un peu effacés, conviennent bien mieux aux
ménagements et aux finesses de la société choisie. Contre toutes ces
règles, Dryden vient se heurter lourdement. Sa rime, pour les oreilles
d'un Anglais, écarte à l'instant toute illusion théâtrale; on sent que
les personnages qui parlent ainsi sont des mannequins sonores; il
avoue lui-même que sa tragédie héroïque ne fait que mettre en scène
des poëmes chevaleresques comme ceux de l'Arioste et de Spenser.

Des élans poétiques achèvent de ruiner toute vraisemblance.
Reconnaissez-vous l'accent du drame dans cette comparaison d'épopée?
«Comme une belle tulipe opprimée par l'orage,--frissonnante, se ferme,
et plie ses bras de soie pour s'endormir,--se courbe sous l'ouragan,
toute pâle, et presque morte,--pendant que le vent sonore chante
autour de sa tête courbée,--ainsi disparaît votre beauté
voilée[185].»--Quelle singulière entrée que ces _concetti_ de Cortez
qui débarque! «Dans quel climat fortuné sommes-nous jetés,--si
longtemps caché, si récemment connu,--comme si notre vieux monde
s'était écarté par pudeur,--pour venir ici secrètement accoucher d'un
nouvel univers[186]?» Jugez combien ces plaques de couleur font
contraste sur le sobre dessin de la dissertation française. Ici les
amoureux font assaut de métaphores. Là, un amant, pour vanter les
beautés de sa maîtresse, dit que «des coeurs sanglants gisent
palpitants dans sa main[187].» À chaque page, des mots crus ou bas
viennent salir la régularité du style noble. La pesante logique
s'étale carrément dans les discours des princesses: «Deux si, dit
Lyndaxara, font à peine une possibilité[188].» Dryden met son bonnet
de gradué sur la tête de ces pauvres femmes. Ni lui ni ses personnages
ne sont des gens bien élevés, maîtres de leur style; ils n'ont pris
aux Français que le gros appareil du barreau et de l'école: ils ont
laissé là l'éloquence unie, la diction modérée, l'élégance et la
finesse. Tout à l'heure la grossièreté licencieuse de la Restauration
perçait à travers le masque des beaux sentiments dont elle se
couvrait; maintenant la rude imagination anglaise a crevé le moule
oratoire où elle tâchait de s'enfermer.

Retournons le tableau. Dryden veut garder le fond du vieux drame
anglais, et conserve l'abondance des événements, la variété des
intrigues, l'imprévu des accidents et la représentation physique des
actions sanglantes ou violentes. Il tue autant que Shakspeare. Par
malheur, tous les poëtes n'ont pas le droit de tuer. Quand on promène
les spectateurs parmi les meurtres et les surprises, on a besoin de
cent préparations secrètes. Supposez une sorte de verve et de folie
romanesque, le style le plus osé, tout bizarre et poétique, des
chansons, des peintures, des rêveries à haute voix, le franc dédain de
toute vraisemblance, un mélange de tendresse, de philosophie et de
moquerie, toutes les grâces fuyantes des sentiments nuancés, tous les
caprices de la fantaisie bondissante: la vérité des événements ne vous
importera guère. Personne, devant _Cymbeline_ ou _As you like it_,
n'est politique ou historien; on ne prend point au sérieux ces courses
d'armées, ces avénements de princes; on assiste à une fantasmagorie.
On n'exige pas que les choses aillent selon les lois naturelles; au
contraire, on exige volontiers qu'elles aillent contre les lois
naturelles. La déraison en fait le charme. Il faut que ce nouveau
monde soit tout imaginaire; s'il ne l'était qu'à demi, personne n'y
voudrait monter. C'est pourquoi nous ne montons point dans celui de
Dryden. Une reine qu'on détrône, puis qu'on rétablit à l'improviste;
un tyran qui retrouve son fils perdu, se trompe, adopte une jeune
fille à sa place; un jeune prince qui, mené au supplice, arrache
l'épée d'un garde et reprend sa couronne, voilà les romans qui
composent sa _Reine vierge_ et son _Mariage à la mode_. On devine quel
air les dissertations classiques ont dans ce pêle-mêle; la solide
raison rabat coup sur coup l'imagination sur le pavé. On ne sait s'il
s'agit d'un portrait ou d'une arabesque; on reste suspendu entre la
vérité et la fantaisie; on voudrait monter au ciel ou descendre en
terre, et l'on saute au plus vite hors de l'échafaudage maladroit où
le poëte veut nous jucher.

D'autre part, quand Shakspeare veut, non plus éveiller un songe, mais
imprimer une croyance, il nous dispose encore et par avance, mais
d'une autre façon. Naturellement nous doutons en face d'une action
atroce; nous devinons que les fers rougis qui vont brûler les yeux du
petit Arthur sont des bâtons peints, et que les six drôles qui font le
siége de Rome sont des figurants loués à trente sous par nuit. Contre
cette défiance, il faut employer le style le plus naturel,
l'imitation circonstanciée et crue des moeurs de corps de garde et de
cabaret; je ne croirai à la sédition de Jack Cade qu'en entendant des
paroles fangeuses de luxure bestiale et de stupidité populacière; il
faut me montrer les quolibets, le gros rire, l'ivrognerie, les
habitudes de boucher et de corroyeur, pour que je me figure un
attroupement et une élection. Pareillement, dans les meurtres,
faites-moi sentir la flamme des passions grondantes, l'accumulation de
désespoir ou de haine qui ont lancé la volonté et roidi la main; quand
les paroles effrénées, les soubresauts du délire, les cris convulsifs
du désir exaspéré, m'auront fait toucher tous les liens de la
nécessité intérieure qui a ployé l'homme et conduit le crime, je ne
songerai plus à regarder si le couteau saigne, parce que je sentirai
en moi, toute frémissante, la passion qui l'a manié. Est-ce que j'ai
besoin de vérifier si Cléopatre est morte? Le singulier rire dont elle
éclate quand on apporte le panier d'aspics, le brusque roidissement
nerveux, le flux de paroles fiévreuses, la gaieté saccadée, les gros
mots, le torrent d'idées dont elle déborde, m'ont déjà fait mesurer
tout l'abîme du suicide[189], et je l'ai prévu dès l'entrée. Cette
furie d'imagination allumée par le climat et la toute-puissance, ces
nerfs de femme, de reine et de courtisane, cet abandon extraordinaire
de soi-même à toutes les fougues de l'invention et du désir, ces cris,
ces larmes, cette écume aux lèvres, cette tempête d'injures,
d'actions, d'émotions, cette promptitude au meurtre annonçaient de
quel élan elle allait heurter le dernier obstacle et se briser.
Qu'est-ce que Dryden vient faire ici avec ses phrases écrites?
Qu'est-ce qu'une suivante qui parle avec des mots d'auteur, et qui dit
à sa maîtresse demi-folle: «Appelez la raison à votre secours[190]?»
Qu'est-ce qu'une Cléopatre comme la sienne, copiée d'après la
Castlemaine[191], habile aux manéges et aux pleurnicheries,
voluptueuse et coquette, n'ayant ni la noblesse de la vertu ni la
grandeur du crime? «La nature m'avait faite pour être une bonne
épouse, une pauvre innocente colombe domestique; tendre sans art,
douce sans tromperie[192].» Non, certes, ou du moins cette tourterelle
n'eût point dompté ni gardé Antoine; une bohémienne seule le pouvait
par la supériorité de l'audace et la flamme du génie. Je vois, dès le
titre de la pièce, pourquoi Dryden a amolli Shakspeare; _Tout pour
l'amour, ou le Monde bien perdu_. Quelle misère que de réduire de tels
événements à une pastorale, d'excuser Antoine, de louer par
contre-coup Charles II, de roucouler comme dans une bergerie! Et tel
était le goût des contemporains: quand Dryden écrivit d'après
Shakspeare _la Tempête_ et d'après Milton _l'État d'innocence_, il
corrompit encore une fois les idées de ses maîtres; il changea Ève et
Miranda en courtisanes[193]; il abolit partout, sous les convenances
et les indécences, la franchise, la sévérité, la finesse et la grâce
de l'invention originale. Autour de lui, Settle, Shadwell, sir Robert
Howard, faisaient pis. _L'Impératrice du Maroc_, par Settle, fut si
admirée, que les gentilshommes et les dames de la cour l'apprirent
pour la jouer à White-Hall, devant le roi. Et ce ne fut point là une
mode passagère; quoique dégrossi, ce goût dura. En vain les poëtes
rejetèrent une partie de l'alliage français dont ils avaient chargé
leur métal natif; en vain ils revinrent aux vieux vers sans rime
qu'avaient maniés Jonson et Shakspeare; en vain Dryden, dans les rôles
d'Antoine, de Ventidius, d'Octavie, de don Sébastien et de Dorax,
retrouva une portion du naturel et de l'énergie antiques: en vain
Otway, qui avait un vrai talent dramatique, Lee et Southern
atteignirent à des accents vrais ou touchants, en telle sorte qu'une
fois, dans _Venise sauvée_, on crut que le drame allait renaître: le
drame était mort, et la tragédie ne pouvait le remplacer; ou plutôt
chacun d'eux mourait par l'autre, et leur union, qui les avait énervés
sous Dryden, les énervait sous ses successeurs. Le style littéraire
émoussait la vérité dramatique; la vérité dramatique gâtait le style
littéraire; l'oeuvre n'était ni assez vivante ni assez bien écrite;
l'auteur n'était ni assez poëte ni assez orateur: il n'avait ni la
fougue et l'imagination de Shakspeare ni la politesse et l'art de
Racine[194]. Il errait sur les confins des deux théâtres, et ne
convenait ni à des artistes demi-barbares ni à des gens de cour
finement polis. Tel est en effet le public qui l'écoute, incertain
entre deux formes de pensées, nourri de deux civilisations contraires.
Ces hommes n'ont plus la jeunesse des sens, la profondeur des
impressions, l'originalité audacieuse et la folie poétique des
cavaliers et des aventuriers de la Renaissance; ils n'auront jamais
les adresses de langage, la douceur des moeurs, les habitudes de la
cour et les finesses de sentiment ou de pensée qui ont orné la cour de
Louis XIV. Ils quittent l'âge de l'imagination et de l'invention
solitaire, qui convient à leur race, pour l'âge de la raison et de la
conversation mondaine, qui ne convient pas à leur race; ils perdent
leurs mérites propres et n'acquièrent pas les mérites de leurs
voisins. Ce sont des poëtes étriqués et des courtisans mal élevés, ne
sachant plus rêver et ne sachant pas encore vivre, tantôt plats ou
brutaux, tantôt emphatiques ou roides. Pour qu'une belle poésie
naisse, il faut qu'une race rencontre son siècle. Celle-ci, égarée
hors du sien et entravée d'abord par l'imitation étrangère, ne forme
que lentement sa littérature classique; elle ne l'atteindra qu'après
avoir transformé son état religieux et politique: ce sera le règne de
la raison anglaise. Dryden l'ouvre par ses autres oeuvres, et les
écrivains qui paraîtront sous la reine Anne lui donneront son
achèvement, son autorité et son éclat.

[Note 185:

  As some fair tulip, by a storm oppress'd,
  Shrinks up, and folds its silken arms to rest;
  And bending to the blast, all pale and dead,
  Hears from within the wind sing round its head:
  So, shrouded up, your beauty disappears;
  Unveil, my love, and lay aside your fears.
  The storm that caus'd your fright is past and done.
                                (_Conquest of Granada_, part I.)]

[Note 186:

  On what new happy climate are we thrown,
  So long kept secret and so lately known?
  As if our old world modestly withdrew
  And here in private had brought forth a new.
                                         (_The Indian Emperor._)]

[Note 187:

  And bloody hearts lye panting in her hand.
                                                   (_Almanzor._)]

[Note 188:

  Two if's scarce make one possibility.
                                                    (_Almanzor._)
  Poor women's thoughts are all extempore.

Des dames si logiciennes ont des grossièretés étranges: Lyndaxara son
amant qui la supplie de le rendre «heureux».

                       If I make you so, you shall pay my price.]

[Note 189:

  He words me, girls, he words me, that I should not
  By noble to myself; but hark thee, Charmion....
              Now, Iras, what think'st thou?
  Thou, an Egyptian puppet, shalt be shown
  In Rome, as well as I. Mechanic slaves,
  With greasy aprons, rules and hammers, shall
  Uplift us to the view....
                Saucy lictors
  Will catch at us like strumpets; and scald rhymers
  Ballad us out o'tune; the quick comedians
  Extemporally will stage us, and present
  Our Alexandrian revels; Antony
  Shall be brought drunken forth, and I shall see
  Some squeaking Cleopatra boy my greatness
  I' the posture of a whore....
                    Husband, I come;
  Now to that name my courage prove my title!
  I am fire and air; my other elements
  I give to baser life.--So, you have done!
  Come then, and take the last warmth of my lips.
  Farewell, kind Charmion--Iras, long long farewell.
                _Dost thou not see my baby at my breast,
  That sucks the nurse asleep?_

Cette gaminerie amère de courtisane et d'artiste est sublime.]

[Note 190: _The World well lost_, acte II.

  IRAS.

  Call Reason to assist you.

  CLEOPATRA.

  I have none.
  And none would have. My love's a noble madness,
  Which shows the cause deserved it. Moderate sorrow
  Fits vulgar love, and for a vulgar man.
  But I have loved with such transcendant passion;
  I soared at first quite out of Reason's view,
  And now am lost above it.]

[Note 191:

  Come to me, come, my soldier, to my arms.
  You have been too long away from my embraces.
  But when I have you fast and all my own,
  With broken murmurs and amorous sighs
  I'll say you were unkind and punish you
  And mark you red with many an eager kiss.]

[Note 192:

        Nature meant me
  A wife, a silly harmless household dove,
  Fond without art, and kind without deceit.
                                                  (_Ibid._)]

[Note 193: Miranda dit: «And if I can but escape with life, I had
rather lie in pain nine months, as my father threatened, than lose my
longing.»--Dryden donne une soeur à Miranda; elles se querellent, et
sont jalouses l'une de l'autre, etc.--Voyez aussi la description
qu'Ève fait de son bonheur, et les idées que ses confidences suggèrent
à Satan (acte III, sc. I).]

[Note 194: Cette impuissance ressemble à celle de Casimir Delavigne.]


V

Arrêtons-nous pourtant un instant encore, et cherchons si, parmi tant
de rameaux avortés et tordus, la vieille souche théâtrale, livrée par
hasard à elle-même, ne produira pas sur un point quelque jet vivant et
sain. Quand un homme comme Dryden, si bien doué, si bien instruit et
si bien exercé, travaille de toute sa force, il y a des chances pour
que parfois il réussisse, et une fois, en partie du moins, Dryden a
réussi. Ce serait le traiter trop rigoureusement que de le juger
toujours en regard de Shakspeare; même à côté de Shakspeare, et avec
la même matière, on peut faire une belle oeuvre; seulement, le lecteur
est tenu d'oublier pour un instant le grand inventeur, le créateur
inépuisable d'âmes véhémentes et originales, de considérer l'imitateur
tout seul et sans lui imposer une comparaison qui l'accablerait.

Il y a de la vigueur et de l'art dans cette tragédie de Dryden, _Antoine
et Cléopatre_. «Toutes mes autres pièces, disait-il, je les ai faites
pour la foule; celle-ci, je l'ai faite pour moi-même.» Et, en effet, il
l'avait composée savamment d'après l'histoire et la logique. Ce qui est
mieux encore, il l'avait écrite virilement. «La charpente de la pièce,
disait-il dans sa préface, est suffisamment régulière, et les unités de
temps, de lieu et d'action, plus exactement observées que peut-être le
théâtre anglais ne le requiert. Particulièrement, l'action est si bien
une qu'elle est la seule de son espèce sans épisode ni intrigue
subsidiaire, chaque scène conduisant à l'effet principal et chaque acte
se terminant par un grand changement de situation.» Il a fait davantage;
il a quitté l'attirail français, il est rentré dans la tradition
nationale: «Dans mon style, j'ai essayé, de parti pris, d'imiter le
divin Shakspeare, et pour le faire plus librement, je me suis débarrassé
de la rime. J'ose dire qu'en l'imitant je me suis surpassé moi-même dans
cette pièce, et qu'entre autres je préfère la scène entre Antoine et
Ventidius, au premier acte, à tout ce que j'ai écrit dans ce genre.» Il
avait raison; si sa Cléopatre est manquée, si cette défaillance de la
conception détourne l'intérêt et gâte l'ensemble, si la rhétorique
nouvelle et l'emphase ancienne viennent parfois suspendre l'émotion et
détruire la vraisemblance, en somme pourtant le drame se tient debout,
et qui plus est, il marche. Le poëte est expert; il a bien calculé, il
sait _faire une scène_, montrer le duel intérieur par lequel deux
passions se disputent le coeur de l'homme. On sent chez lui les
vicissitudes tragiques de la lutte, le progrès d'un sentiment, la
défaite des résistances, l'afflux lent du désir ou de la colère,
jusqu'au moment où la volonté redressée ou séduite se précipite
soudainement d'un seul côté. Il y a des mots naturels: le poëte écrit et
pense trop sainement pour ne pas les trouver quand il en a besoin. Il y
a des caractères virils: lui-même est un homme, et, sous ses
complaisances de courtisan, sous ses affectations de poëte à la mode, il
a gardé le naturel énergique et âpre. Sauf une scène d'injures, son
Octavie est une matrone romaine, et quand, jusque dans Alexandrie,
jusque chez Cléopatre, elle vient chercher Antoine, elle le fait avec
une simplicité et une noblesse qu'on ne surpassera pas. «La soeur de
César!» lui dit Antoine en l'abordant.--«Ce mot-là est dur. Si je
n'avais été que la soeur de César,--je serais restée dans le camp de
César.--Mais votre Octavie, votre femme tant maltraitée,--quoique bannie
de votre lit et chassée de votre maison,--quoique soeur de César, est
encore à vous.--Il est vrai, j'ai une âme qui dédaigne votre
froideur,--qui me pousse à ne point chercher ce que vous devriez
offrir.--Mais la vertu d'une épouse surmonte cet orgueil.--Je viens pour
vous réclamer comme mon bien, pour vous montrer--ma fidélité d'abord,
pour demander, pour implorer votre tendresse.--Votre main, mon seigneur;
elle est à moi, et je la demande.» Et quand Antoine, humilié, se révolte
contre la grâce qui lui vient d'Octave et lui dit que sans doute elle a
demandé pardon pour lui pauvrement et bassement: «Pauvrement et
bassement! Je n'aurais pas pu faire une pareille demande,--ni mon frère
l'accorder....--Ma triste fortune, je le vois, me soumet toujours à vos
désobligeantes méprises.--Mais les conditions que je vous apporte sont
telles--que vous n'aurez pas à rougir de les accepter. J'aime votre
honneur--parce qu'il est le mien. On ne dira jamais--que le mari
d'Octavie fut l'esclave d'un autre homme.--Seigneur, vous êtes libre;
libre même de l'épouse que vous avez en aversion.--Car, quoique mon
frère veuille acheter pour moi votre tendresse,--et me fasse la
condition et le ciment de votre paix,--j'ai une âme comme la vôtre: je
ne puis recevoir--votre amour comme une aumône, ni implorer ce que je
mérite.--Je dirai à mon frère que nous sommes réconciliés.--Il retirera
ses troupes, et vous vous mettrez en marche--pour gouverner l'Orient.
Vous me pourrez laisser à Athènes;--n'importe où; je ne me plaindrai
jamais.--Je ne garderai que le stérile nom d'épouse--et vous serez
quitte de tout autre ennui[195].» Cela est grand; cette femme a un coeur
fier, et aussi un coeur d'épouse; elle sait donner et elle sait
souffrir; ce qui est mieux, elle sait se sacrifier sans emphase et d'un
ton calme; ce n'est point une âme vulgaire qui a conçu une pareille âme.
Et le vieux général Ventidius qui, avec elle et avant elle, vient pour
retirer Antoine de son illusion et de son esclavage, est digne de parler
pour l'honneur, comme elle a parlé pour le devoir. Sans doute c'est un
plébéien, un soldat rude et railleur, qui a la franchise et les
plaisanteries de son métier, maladroit parfois, qu'un habile eunuque de
sérail pourra duper, «héros au crâne épais,» et qui, par simplicité
d'âme, par grossièreté d'éducation, ramènera Antoine sans s'en douter
dans le rets qui semblait brisé. En attendant, il triomphe avec un gros
rire: «Voilà des nouvelles pour vous, cours, mon officieux eunuque. Ne
manque pas d'arriver le premier; presse-toi. Vite, mon cher eunuque,
vite. En avant, mon cher demi-homme.» Et, tombant dans un piége, il dit
à Antoine qu'il a vu Cléopatre infidèle avec Dolabella:--«Ma
Cléopatre?--Votre Cléopatre. La Cléopatre de Dolabella. La Cléopatre de
tout le monde.--Tu mens.--Je ne mens pas, mon seigneur. Cela est-il si
étrange? Est-ce qu'une maîtresse quittée ne se pourvoit pas? Vous savez
bien qu'elle n'est pas accoutumée aux nuits solitaires[196].» Voilà
justement le bon moyen de rendre Antoine jaloux, et le ramener furieux à
Cléopatre. Mais quel brave coeur, et comment on entend, lorsqu'il est
seul avec Antoine, le mâle accent, la profonde voix qui a tonné dans les
batailles! Il aime son général en bon et honnête dogue, et ne demande
pas mieux que de mourir, pourvu que ce soit aux pieds de son maître. Il
gronde sourdement, en le voyant abattu, tourne autour de lui et d'un
coup il pleure: «Regarde, empereur, voilà une rosée qui n'est pas
ordinaire.--Je n'ai pas pleuré depuis quarante ans,--mais à présent la
faiblesse de ma mère me revient aux yeux.»--«Par le ciel, dit Antoine,
il pleure le bon vieil homme, il pleure--et les grosses gouttes rondes
courent les unes après les autres sur les sillons de ses joues[197].»
Et là-dessus Antoine, lui-même, pleure. On pense, en écoutant ces
sanglots terribles, aux vétérans de Tacite, qui, au sortir des marais de
la Germanie, la poitrine cicatrisée, la tête blanchie, les membres
roidis par le service, baisaient les mains de Drusus, et lui mettaient
les doigts dans leurs gencives, pour lui faire sentir leurs dents usées,
tombées, incapables de mâcher le mauvais pain qu'on leur jetait.
«Debout, debout,--vous usez vos heures endormies--dans une indolence
désespérée que vous appelez faussement philosophie.--Douze légions vous
attendent et ont hâte de vous nommer leur chef.--À force de pénibles
marches, en dépit de la chaleur et de la faim,--je les ai conduites
patientes--depuis la frontière des Parthes jusqu'au Nil.--Cela vous fera
bien de voir leurs faces brûlées du soleil,--leurs joues cicatrisées,
leurs mains entamées; il y a de la vertu en eux.--Ils vendront ces
membres plus cher--que ces jolis soldats pomponnés là-bas ne voudront
les acheter[198].»--Et quand tout est perdu, quand les Égyptiens ont
trahi, et qu'il ne s'agit plus que de bien finir: «Il reste
encore--trois légions dans la ville. Le dernier assaut--a coupé le
reste. Si votre dessein est de mourir,--et à présent je le souhaite,--en
voilà assez,--pour faire autour de nous un tas d'ennemis morts,--un
bûcher honorable pour nos funérailles.--Choisissez votre mort.--J'ai vu
la mort sous tant de formes--que peu m'importe laquelle.--Ma vie à mon
âge est un tel haillon, à peine si elle vaut qu'on la donne.--J'aurais
souhaité pourtant que nous eussions jeté la nôtre de meilleure
grâce,--comme deux lions pris aux rets, avançant la griffe et blessant
les chasseurs.»--Antoine le supplie de partir, il refuse; Antoine veut
mourir de sa main.--«Non, par le ciel, je ne le veux pas; et ce n'est
pas pour vous survivre.»--«Tue-moi d'abord, tu mourras après; sers ton
ami, avant toi-même.»--«Alors, donnez-moi la main. Nous nous
retrouverons bientôt.» Il embrasse Antoine, tire l'épée, puis s'arrête:
«Je ne voudrais pas faire une affaire d'une bagatelle. Pourtant, je ne
peux pas vous regarder et vous tuer; je vous prie, tournez votre
face.--Soit, et frappe bien, à fond.--À fond, aussi loin que mon épée
entrera[199].» Et du coup, lui-même il se tue.--Ce sont là les moeurs
tragiques et stoïques de la monarchie militaire, les grandes
prodigalités de meurtres et de sacrifices avec lesquelles les hommes de
ce monde bouleversé et brisé tuaient et finissaient.--Cet Antoine, pour
qui on a tant fait, lui aussi, il a mérité qu'on l'aime; il a été l'un
des vaillants sous César, le premier soldat d'avant-garde; la bonté, la
générosité palpitent en lui jusqu'au bout; s'il est faible contre une
femme, il est fort contre les hommes; il a les muscles, la poitrine, la
colère et les bouillonnements d'un combattant; c'est cette chaleur de
sang, c'est ce sentiment trop vif de l'honneur qui cause sa perte; il ne
sait pas se pardonner sa faute; il n'a pas cette hauteur de génie qui,
planant au-dessus des maximes ordinaires, affranchit l'homme des
hésitations, des découragements et des remords; il n'est que soldat, il
ne peut oublier qu'il a failli à la consigne: «Mon empereur!» lui dit
Ventidius.--«Ton empereur! Non, c'est là un nom de victoire! Le soldat
victorieux, rouge de blessures qu'il ne sent pas, salue de ce nom son
général. Actium, Actium, oh!»--«Vous y pensez trop.»--«Ici, ici, le
poids est ici, bloc de plomb pendant le jour; et la nuit, pendant mes
courts assoupissements fiévreux, c'est la sorcière qui chevauche mes
rêves.»--Enfin, voici de nouveau des armes et des hommes, et une aurore
d'espérance. «Combattrons-nous?» dit Ventidius.--«Je te le garantis, mon
vieux brave. Tu me verras encore une fois sous ma cuirasse, à la tête de
ces vieilles troupes qui ont battu les Parthes, crier: en avant,
suivez-moi[200].» Il se croit à la bataille, et déjà sa fougue
l'emporte. Ce n'est pas un tel homme qui gouvernera les hommes; on ne
maîtrise la fortune qu'après s'être maîtrisé soi-même; celui-ci n'est
fait que pour se contredire et se détruire, et pour tourner tour à tour
sous l'effort de toutes les passions. Sitôt qu'il croit Cléopatre
fidèle, l'honneur, la réputation, l'empire, tout disparaît. «Qu'est-ce
que cela, Ventidius? Voilà qui contre-pèse tout le reste.--Eh! nous
avons fait plus que vaincre César, à présent.--Non-seulement ma reine
est innocente, mais elle m'aime.--M'en aller, où? la quitter! quitter
tout ce qu'il y a de parfait!--Donnez, grands Dieux! donnez à votre
petit garçon, à votre César,--ce monde, un hochet pour jouer avec,--ce
colifichet d'empire. Il est content à bon marché.--Moi, je ne veux pas
moins que Cléopatre[NM]!» L'abattement viendra après l'excès; ces sortes
d'âmes ne sont trempées que contre la crainte; leur courage n'est que
celui du taureau et du lion; il a besoin, pour demeurer entier, du
mouvement corporel, du danger visible; c'est le tempérament qui les
soutient; devant les grandes douleurs morales, ils s'affaissent.
Lorsqu'il se croit trahi, il s'abandonne et ne sait plus que mourir.
«Que César arpente seul ce monde; je suis las de mon rôle.--Ma torche
est finie, et le monde est devant moi--comme un noir désert à l'approche
de la nuit.--Je veux me coucher, ne pas vaguer davantage[201].» De
pareils vers font penser aux lugubres rêves d'Othello, de Macbeth,
d'Hamlet lui-même; par-dessus le monceau des tirades ronflantes et des
personnages en carton peint, il semble que le poëte soit allé toucher
l'ancien drame, pour en rapporter le frémissement.

À côté de lui, un autre aussi l'a senti, un jeune homme, un pauvre
aventurier, qui tour à tour étudiant, acteur, officier, toujours
désordonné et toujours pauvre, vécut follement et tristement dans les
excès et la misère, à la façon des vieux tragiques, avec leur
inspiration, avec leurs fougues, et qui mourut à trente-quatre ans,
selon les uns d'une fièvre causée par la fatigue, selon les autres
d'un jeûne prolongé au bout duquel il avala trop vite un morceau de
pain donné par charité. À travers l'enveloppe pompeuse de la
rhétorique nouvelle, Thomas Otway a retrouvé parfois les passions de
l'autre siècle. On sent que son temps lui nuit, qu'il émousse lui-même
l'âpreté et la vérité de son émotion, que le mot propre et hardi ne
lui arrive plus, que tout autour de lui le style oratoire, les phrases
d'auteur, la déclamation classique, les antithèses bien faites
viennent bourdonner, étouffer son accent sous leur ronflement tendu et
monotone. Il ne lui a manqué que de naître cent ans plus tôt. On
retrouve dans son _Orpheline_, dans sa _Venise sauvée_, les noires
imaginations de Webster, de Ford et de Shakspeare, leur conception
lugubre de la vie, leurs atrocités, leurs meurtres, leurs peintures
des passions irrésistibles qui s'entre-choquent aveuglément comme un
troupeau de bêtes sauvages, et bouleversent le champ de bataille de
leurs hurlements et de leur tumulte, pour ne laisser après elles que
des dévastations et des tas de morts. Comme Shakspeare, ce qu'il étale
sur la scène ce sont les entraînements et les fureurs humaines, un
frère qui viole la femme de son frère, un mari qui se parjure pour sa
femme, Polydore, Chamont, Jaffier, des âmes violentes et faibles que
l'occasion transporte, que la tentation renverse, chez qui le
transport ou le crime, comme un venin versé dans une veine, monte par
degrés, empoisonne tout l'homme, gagne par contagion ceux qu'il
touche, et les tord et les abat ensemble dans le délire des
convulsions. Comme Shakspeare, il a trouvé de ces mots poignants, et
vivants[202], qui montrent le fond de l'homme, l'étrange craquement de
la machine qui se démonte, le roidissement de la volonté qui se tend
jusqu'à se briser[203], la simplicité des vrais sacrifices, les
humilités de la passion exaspérée et mendiante qui implore jusqu'au
bout contre toute espérance sa pâture et son assouvissement[204].
Comme Shakspeare, il a conçu de vraies âmes féminines[205], une
Monimia, surtout une Belvidera qui, semblable à Imogène, s'est donnée
tout entière et perdue comme en un abîme dans l'adoration de celui
qu'elle a choisi, qui ne sait qu'aimer, obéir, pleurer, souffrir, et
qui meurt comme une fleur séparée de sa tige, sitôt qu'on arrache ses
bras du col autour duquel elle les avait noués. Comme Shakspeare
enfin, il a retrouvé au moins une fois la grande bouffonnerie amère,
le sentiment cru de la bassesse humaine, et il a planté au milieu de
sa tragédie la plus douloureuse, un grotesque immonde, un vieux
sénateur qui se délasse de sa gravité officielle en faisant le soir
chez sa courtisane le farceur et le valet. Comme cela est amer! comme
il a vu vrai en montrant l'homme empressé de quitter son costume et sa
parade! comme l'homme est prompt à s'avilir quand, échappé à son rôle,
il revient à lui-même! comme le singe et le chien reparaissent en
lui[206]! Le sénateur Antonio arrive chez cette Aquilina, qui
l'insulte; cela l'amuse; les gros mots reposent, au sortir des
respects; il fait la petite voix, il manie son fausset, comme un
pitre. «Nacki, Nacki, Nacki; je suis venu, petite Nacki; onze heures
passées; une bonne heure; assez tard en conscience pour se mettre au
lit, Nacki. Nacki ai-je dit? Oui, Nacki, Aquilina, Lina, Quilina,
Aquilina, Naquilina, Acki, Nacki, Nacki, la reine Nacki, allons, viens
au lit, petite gueuse, petite guenon, petite chatte, proooo pritt.....
Je suis sénateur!»--«Bouffon, vous voulez dire.»--«Possible, mon cher
coeur; cela ne gâte pas le sénateur. Allons, Nacki, Nacki, il faut
jouer au cheval fondu, Nacki.» Et il gamine; elle le chasse, elle
l'appelle idiot, brute, elle lui dit qu'il n'y a rien de bon en lui
que son argent; il en rit, il chante: «Ah, vous ne voulez pas vous
asseoir? Eh bien, tenez, je suis un taureau, un taureau de Bazan, le
taureau des taureaux, tous les taureaux que vous voudrez. Je me dresse
comme ceci, je me penche le front comme ceci, je fais broum, broum, je
fais broum, broum. Ah, vous ne voulez pas vous asseoir?» Et il mugit
comme un boeuf, il la poursuit dans la chambre. Enfin ils s'asseyent.
«Maintenant me revoici sénateur, et ton amant; ma petite Nacki, Nacki.
Ah, crapaud, crapaud, crapaud; crache à ma figure un peu, Nacki;
crache à ma figure, je t'en prie, un tout petit peu, un si petit peu
que rien; crachez, crachez, crachez, crachez donc quand on vous
l'ordonne, je t'en prie, crache; tout de suite, tout de suite, crache;
pourquoi ne veux-tu pas cracher? Alors je serai un chien.--Un chien,
Monseigneur!--Oui, un chien, et je te donnerai cette autre bourse pour
me laisser être un chien, et me traiter comme un chien un petit
instant.» Là-dessus il se met sous la table et aboie. «Ah, vous
mordez, eh bien! vous aurez des coups de pied.»--«Va; de tout mon
coeur. Des coups de pied, des coups de pied, maintenant que je suis
sous la table. Encore des coups de pied. Plus fort. Encore plus fort.
Ouah, ouah, rro, rro. Par Dieu, je vais happer tes mollets, oah, rro,
rroo, wouaou. Diable! elle tape dur[207].»--En effet; et par-dessus le
marché, elle prend un fouet, le sangle, et le met à la porte. Il
reviendra, comptez-y; la soirée a été bonne pour lui; il se frotte
l'échine, mais il s'est amusé. En somme ce n'est qu'un arlequin
dépaysé, auquel le hasard a jeté une simarre de soie brodée, et qui
lâche à tant par heure des pantalonnades politiques. Il est mieux dans
sa nature et plus à son aise quand il fait le polichinelle que quand
il singe l'homme d'État.

Ce ne sont là que des éclairs; pour le reste, Otway est de son temps,
terne et de couleur forcée, enfoncé comme les autres dans la lourde
atmosphère voilée et grisâtre, demi-française et demi-anglaise, où les
lustres éclatants importés de France s'éteignaient offusqués par le
brouillard insulaire. Il est de son temps; il écrit comme les autres
des comédies fangeuses, _le Soldat de fortune_, _l'Athée_, _l'Amitié à
la mode_. Il peint des cavaliers brutalement vicieux, coquins par
principes, aussi durs et aussi corrompus que ceux de Wycherley: un
Beaugard, qui étale et pratique les maximes de Hobbes; le père, vieux
drôle pourri, qui fait sonner sa morale, et que son fils renvoie
froidement au chenil avec un sac d'écus; un sir Jolly Jumble, espèce
de Falstaff ignoble, entremetteur de profession, que les prostituées
appellent «petit papa,» qui ne peut dîner à côté d'une femme sans «lui
dire des ordures, et tracer avec son doigt des figures obscènes sur la
table;» un sir Davy Dunce, animal, dégoûtant, «dont l'haleine est pire
que de l'assa foetida, qui déclare le linge propre malsain, mange
continuellement de l'ail, et chique du tabac[208];» un Polydore qui,
amoureux de la pupille de son père, tâche de la violer à la première
scène, envie les brutes qui peuvent se satisfaire, puis s'en aller, et
fait le propos de les imiter à l'occasion prochaine[209]. Il n'y a pas
jusqu'à ses héroïnes qu'il ne salisse[210]. Véritablement ce monde
fait mal au coeur. Ils croient couvrir toutes ces crudités sous de
bonnes métaphores correctes, sous des périodes poétiques nettement
terminées, sous un appareil de phrases harmonieuses et d'expressions
nobles. Ils s'imaginent égaler Racine parce qu'ils contrefont le style
de Racine. Ils ne savent pas que dans ce style l'élégance visible
cache une justesse admirable, que s'il est un chef-d'oeuvre d'art, il
est aussi une peinture des moeurs, que les plus délicats et les plus
accomplis entre les gens du monde ont pu seuls le parler et
l'entendre, qu'il peint une civilisation comme celui de Shakspeare,
que chacun de ces vers, qui semblent compassés, a son inflexion et sa
finesse, que toutes les passions et toutes les nuances des passions
s'y expriment, non pas à la vérité sauvages et entières comme dans
Shakspeare, mais atténuées et affinées par la vie de cour, que c'est
là un spectacle aussi unique que l'autre, que la nature parfaitement
polie est aussi complexe et aussi difficile à comprendre que la nature
parfaitement intacte, que, pour eux, ils restent autant au-dessous de
l'une qu'au-dessous de l'autre, et qu'en somme, leurs personnages
ressemblent à ceux de Racine comme le suisse de M. de Beauvilliers, ou
la cuisinière de Mme de Sévigné, ressemblent à Mme de Sévigné et à M.
de Beauvilliers[211].

[Note 195:

  ANTONY.

  Cæsar's sister.

  OCTAVIA.

  That's unkind.
  Had I been nothing more than Cæsar's sister,
  Know, I had still remain'd in Cæsar's camp.
  But your Octavia, your much injured wife,
  Though banish'd from your bed, driv'n from your house,
  In spite of Cæsar's sister, still is yours.
  'Tis true, I have a heart disdains your coolness,
  And prompts me not to seek what you should offer;
  But a wife's virtue still surmounts that pride.
  I come to claim you as my own; to show
  My duty first, to ask, nay, to beg your kindness;
  Your hand, my Lord; 'tis mine, and I will have it.

  ANTONY.

  I fear, Octavia, you have begg'd my life....
  Poorly and basely begg'd it of your brother.

  OCTAVIA.

  Poorly and basely I could never beg,
  Nor could my brother grant....
                        My hard fortune
  Subjects me still to your unkind mistakes.
  But the conditions I have brought are such,
  You need not blush to take. I love your honour
  Because 'tis mine. It never shall be said,
  Octavia's husband was her brother's slave.
  Sir, you are free; free e'en from her you loath;
  For tho' my brother bargains for your love,
  Makes me the price and cement of your peace,
  I have a soul like yours; I cannot take
  Your love as alms, nor beg what I deserve.
  I'll tell my brother we are reconcil'd.
  He shall draw back his troops, and you shall march
  To rule the East. I may be dropt at Athens;
  No matter where, I never will complain,
  But only keep the barren name of wife,
  And rid you of the trouble.]

[Note 196:

  There's news for you; run, my officious Eunuch.
  Be sure to be the first. Haste forward,
  Haste, my dear Eunuch, haste.
  On, sweet Eunuch, my dear half-man, proceed....

  ANTONY.

  My Cleopatra?

  VENTIDIUS.

  Your Cleopatra.
  Dolabella's Cleopatra.
  Every man's Cleopatra.

  ANTONY.

  Thou ly'st.

  VENTIDIUS.

  I do not lye, my lord.
  Is this so strange? Should mistresses be left,
  And not provide against a time of change?
  You know she's not much us'd to lonely nights.]

[Note 197:

  VENTIDIUS.

  Look, emperor, this is no common dew;
  I have not wept this forty years; but now
  My mother comes afresh unto my eyes;
  I cannot help her softness.

  ANTONY.

  By heav'n, he weeps! poor old man, he weeps!
  The big round drops course one another down
  The furrows of his cheeks. Stop 'em, Ventidius,
  Or I shall blush to death; they set my shame,
  That caus'd 'em, full before me.

  VENTIDIUS.

  I'll do my best.

  ANTONY.

  Sure there's contagion in the tears of friends;
  See, I have caught it too. Believe me, 'tis not
  For my own griefs, but thine.... Nay, father....]

[Note 198:

  No; 'tis you dream; you sleep away your hours
  In desperate sloth, miscall'd philosophy.
  Up, up, for honour's sake; twelve legions wait you,
  And long to call you chief. By painful journeys
  I led 'em patient both of heat and hunger,
  Down from the Parthian marches to the Nile.
  'Twill do you good to see their sun-burnt faces,
  Their scarr'd cheeks, and chopt hands; there's virtue in 'em:
  They'll sell those mangled limbs at dearer rates
  Than yon trim bands can buy.]

[Note 199:

  VENTIDIUS.

  There yet remain
  Three legions in the town. The last assault
  Lopt off the rest. If death be your design,
  As I must wish it now, these are sufficient
  To make a heap about us of dead foes,
  An honest pile for burial.
                             Chuse your death.
  For I have seen him in such various shapes,
  I care not which I take.
                           I'm only troubled.
  The life I bear is worn to such a rag,
  'Tis scarce worth giving. I could wish indeed,
  We threw it from us with a better grace,
  That, like two lions taken in toils,
  We might at least thrust out our paws, and wound
  The hunters that inclose us....

  ANTONY.

                                  Do not deny me twice.

  VENTIDIUS.

  By heav'n, I will not.
  Let it not be t' out-live you.

  ANTONY.

  Kill me first,
  And then die thou. For 'tis but just thou serve
  Thy friend before thyself.

  VENTIDIUS.

  Give me your hand.
  We soon shall meet again. Now farewell, emperor.
  .... I will not make a bus'ness of a trifle,
  And yet I cannot look on you and kill you.
  Pray, turn your face.

  ANTONY.

  I do. Strike home be sure.

  VENTIDIUS.

  Home, as my sword will reach.]

[Note 200:

  VENTIDIUS.

  Emperor!

  ANTONY.

  Emperor! Why that's the style of victory.
  The conqu'ring soldier, red with unfelt wounds,
  Salutes his general so: but never more
  Shall that sound reach my ears.

  VENTIDIUS.

  I warrant you.

  ANTONY.

  Actium, Actium! Oh....

  VENTIDIUS.

  It sits too near you.

  ANTONY.

  Here, here it lies; a lump of lead by day;
  And in my short, distracted nightly slumbers,
  The hag that rides my dreams....

  VENTIDIUS.

  That's my royal master.
  And shall we fight?

  ANTONY.

  I warrant thee, old soldier;
  Thou shalt behold me once again in iron,
  And, at the head of our old troops, that beat
  The Parthians, cry aloud, «Come, follow me.»

  VENTIDIUS.

                  And what's this toy
  In balance with your fortune, honour, fame?

  ANTONY.

  What is 't, Ventidius? It out-weighs 'em all.
  Why, we have more than conquer'd Cæsar now.
  My queen's not only innocent, but loves me....
  Down on thy knees, blasphemer as thou art
  And ask forgiveness of wrong'd Innocence!

  VENTIDIUS.

  I'll rather die than take it. Will you go?

  ANTONY.

  Go! Whither? Go from all that's excellent
                      Give, you gods,
  Give to your boy, your Cæsar,
  This rattle of a globe to play withal,
  This gu-gau world; and put him cheaply off.
  I'll not be pleas'd with less than Cleopatra.]

[Note 201:

                  Let Cæsar walk
  Alone upon it. I am weary of my part.
  My torch is out, and the world stands before me
  Like a black desert. At the approach of night
  I'll lay me down and stray no farther on.]

[Note 202:

  How my head swims! 'Tis very dark. Good night.
                                              (Mort de Monimia.)]

[Note 203: Voir la mort de Pierre et de Jaffier. Pierre, une fois
poignardé, éclate de rire.]

[Note 204:

  JAFFIER.

  Oh, that my arms were riveted
  Thus round thee ever! But my friends, my oath!
  This, and as more.
                                                  (_Kisses her._)

  BELVIDERA.

  Another, sure another
  For that poor little one, you've ta'en such care of;
  I'll give it him truly.

Il y a de la jalousie dans ce dernier mot.]

[Note 205:

  Oh, thou art tender all,
  Gentle and kind, as sympathizing nature,
  Dove-like, soft and kind....
  I'll ever live your most obedient wife,
  Nor ever any privilege pretend
  Beyond your will.
                                                _Orphan_, p. 69.]

[Note 206: La petite Laclos disait à je ne sais plus quel duc en lui
prenant son grand cordon: «Mets-toi à genoux là-dessus, vieille
ducaille!» Et le duc se mettait à genoux.]

[Note 207:

ANTONIO.

Nacky, Nacky, Nacky,--how dost do, Nacky? Hurry, durry. I am come,
little Nacky. Past eleven o'clock, a late hour; time in all conscience
to go to bed, Nacky.--Nacky did I say? Ay, Nacky, Aquilina, lina,
lina, quilina; Aquilina, Naquilina, Acky, Nacky, queen Nacky.--Come,
let's to bed.--You Fubbs, you Pugg you--You little puss.--Purree
tuzzy--I am a Senator.

AQUILINA.

You are a fool, I am sure.

ANTONIO.

May be so too, sweet-heart. Never the worse Senator for all that.
Come, Nacky, Nacky; let's have a game at romp, Nacky! ....You won't
sit down? Then look you now; suppose me a bull, a Basan bull, the bull
of bulls, or any bull. Thus up I get, and with my brows thus bent--I
broo; I say I broo, I broo, I broo. You won't sit down, will you--I
broo.... Now, I'll be a Senator again, and thy lover, little Nicky,
Nacky. Ah, Toad, Toad, Toad, Toad, spit in my face a little, Nacky;
spit in my face, pry'thee, spit in my face never so little; spit but a
little bit,--spit, spit, spit, spit when you are bid, I say. Do
pry'thee, spit.--Now, now spit. What, you won't spit, will you? Then
I'll be a dog.

AQUILINA.

A dog, my lord!

ANTONIO.

Ay, a dog, and I'll give thee this t'other purse to let me be a
dog--and use me like a dog a little. Hurry durry, I will--here 'tis.
(_Gives the purse._)--Now bough waugh waugh, bough, waugh.

AQUILINA.

Hold, hold, sir. If curs bite, they must be kickt, sir. Do you see,
kickt thus?

ANTONIO.

Ay, with all my heart. Do, kick, kick on, now I am under the table,
kick again,--kick harder--harder yet--bough, waugh, waugh,
bough.--Odd, I'll have a snap at thy shins.--Bough, waugh, waugh,
waugh, bough--odd, she kicks bravely.]

[Note 208: Out on him, beast; he's always talking filthy to a body. If
he sits but at the table with one, he'll be making nasty figures in
the napkins.

He has such a breath, one kiss of him were enough to cure the fits of
the mother; 'tis worse than assa foetida.--Clean linen, he says, is
unwholesome; he is continually eating of garlic and chewing tobacco.]

[Note 209:

  Who'd be that sordid foolish thing call'd man,
  To cringe thus, fawn, and flatter for a pleasure
  Which beasts enjoy so very much above him?
  The lusty bull ranges through all the field,
  And from the herd singling his female out,
  Enjoys her, and abandons her at will.
  It shall be so, I'll yet possess my love,
  Wait on, and watch her loose unguarded hours.
  Then, when her roving thoughts have been abroad,
  And brought in wanton wishes to her heart
  I' th' very minute when her virtue nods,
  I'll rush upon her in a storm of love,
  Beat down her guard of honour all before me,
  Surfeit on joys, till even desire grow sick;
  Then by long absence liberty regain,
  And quite forget the pleasure and the pain.
                                     (_Orphan_, fin du Ier acte.)

Impossible de voir ensemble plus de coquinerie morale et de correction
littéraire.]

[Note 210:

  PAGE (_à Monimia_).

  .... In the morning when you call me to you,
  And by your bed I stand tell you stories,
  I am asham'd to see your swelling breasts;
  It makes me blush, they are so very white.

  MONIMIA.

  Oh men, for flattery and deceit renown'd!]

[Note 211: Burns disait que dans son village il était arrivé, au moyen
du raisonnement et des livres, à se figurer à peu près exactement tout
ce qu'il avait vu plus tard dans les salons, tout, sauf une femme du
grand monde.]


VI

Laissons donc ce théâtre dans l'oubli qu'il a mérité et cherchons
ailleurs, dans les écrits de cabinet, un emploi plus heureux d'un
talent plus complet.

C'est ici le véritable domaine de Dryden et de la raison
classique[212]: des pamphlets et des dissertations en vers, des
épîtres, des satires, des traductions et des imitations, tel est le
champ où les facultés logiques et l'art d'écrire trouvent leur
meilleur emploi. Avant d'y descendre et d'y observer leur oeuvre, il
est à propos de regarder de plus près l'homme qui les y portait.

C'est un esprit singulièrement solide et judicieux excellent
argumentateur, habitué à digérer ses idées, tout nourri de bonnes
preuves longuement méditées, ferme dans la discussion, posant des
principes, établissant des divisions, apportant des autorités, tirant
des conséquences, tellement que, si on lisait ses préfaces sans lire
ses pièces, on le prendrait pour un des maîtres du drame. Il atteint
naturellement la prose définitive; ses idées se déroulent avec ampleur
et clarté; son style est de bon aloi, exact et simple, pur des
affectations et des ciselures dont Pope plus tard chargera le sien; sa
phrase ressemble à celle de Corneille, périodique et large par la
seule vertu du raisonnement intérieur qui la déploie et la soutient.
On voit qu'il pense, et par lui-même, qu'il lie ses pensées, qu'il les
vérifie, que, par-dessus tout cela, naturellement il voit juste, et
qu'avec la méthode il a le bon sens. Il a les goûts et les faiblesses
qui conviennent à sa forme d'intelligence. Il élève au premier rang
«l'admirable Boileau, dont les expressions sont nobles, le rhythme
excellent, les pensées justes, le langage pur, dont la satire est
perçante et dont les idées sont serrées, qui, lorsqu'il emprunte aux
anciens, les paye avec usure de son propre fonds, en monnaie aussi
bonne et de cours presque universel[213].» Il a la roideur des poëtes
logiciens, trop réguliers et raisonnables, blâmant l'Arioste, «qui n'a
su ni faire un plan proportionné, ni garder quelque unité d'action, ou
quelque limite de temps, ou quelque mesure dans son énorme fable, dont
le style est exubérant, sans majesté ni décence, et dont les aventures
sortent des bornes du naturel et du possible[214].» Il ne comprend
pas mieux la finesse que la fantaisie. Parlant d'Horace, il trouve que
«son esprit est terne et son sel presque sans goût; celui de Juvénal
est plus vigoureux et plus mâle, et me donne autant de plaisir que
j'en puis porter[215].» Par la même raison, il rabaisse les
délicatesses du style français. «La langue française n'est pas munie
de muscles comme notre anglaise; elle a l'agilité d'un lévrier, mais
non la masse et le corps d'un dogue. Ils ont donné pour règle à leur
style la pureté; la vigueur virile est celle du nôtre[216].» Deux ou
trois mots pareils peignent un homme; Dryden vient de marquer sans le
savoir la mesure et la qualité de son esprit.

Cet esprit, on le devine, est lourd, et particulièrement dans la
flatterie. L'art de flatter est le premier dans un âge monarchique.
Dryden n'y est guère habile, non plus que ses contemporains. De
l'autre côté du détroit, à la même époque, on loue autant, mais sans
trop s'avilir, parce qu'on apprête la louange; tantôt on la déguise ou
on la relève par la grâce du style; tantôt on a l'air de s'y conformer
comme à une mode. Ainsi tempérée, les gens la digèrent. Ici, loin de
la fine cuisine aristocratique, elle pèse toute crue et massive sur
l'estomac. J'ai conté comment le ministre Clarendon, apprenant que sa
fille venait d'épouser en secret le duc d'York, suppliait le roi de la
faire décapiter au plus vite; comment la chambre des communes,
composée en majorité de presbytériens, se déclarait elle-même et le
peuple anglais rebelles, dignes du dernier supplice, et allait encore
se jeter aux pieds du roi, d'un air contrit, pour le supplier de
pardonner à la chambre et à la nation. Dryden n'est pas plus délicat
que les hommes d'État et les législateurs. Ordinairement ses dédicaces
donnent la nausée. Il dit à la duchesse de Monmouth que «nulle partie
de l'Europe ne peut offrir quelqu'un qui égale son noble époux pour la
mâle beauté et l'excellence de l'extérieur.»--«Vous n'avez qu'à vous
montrer tous deux ensemble pour recevoir les bénédictions et les
prières de l'humanité. Nous sommes prêts à conclure que vous êtes un
couple d'anges envoyés ici-bas pour rendre la vertu aimable ou pour
offrir des modèles aux poëtes, quand ils voudront instruire et charmer
leur siècle en peignant la bonté sous la forme la plus parfaite et la
plus séduisante qui soit dans la nature[217].» Ailleurs, se tournant
vers Monmouth, il ajoutait: «Tous les hommes se joindront à moi pour
le tribut d'adoration dont je m'acquitte envers Votre Grâce[218].» Sa
Grâce ne sourcillait pas, ne bouchait pas sa narine, et Sa Grâce avait
raison. Un autre écrivain, mistress Afra Behn, allumait sous le nez
d'Éléonor Gwynn des lampions bien plus infects; les nerfs alors
étaient robustes, l'on respirait agréablement là où d'autres
suffoqueraient. Le comte de Dorset ayant écrit quelques petites
chansons et satires, Dryden lui jure que dans son genre il égale
Shakspeare et surpasse tous les anciens. Et ces panégyriques assenés
en face durent imperturbablement pendant vingt pages, l'auteur passant
tour à tour en revue les diverses vertus de son grand homme et
trouvant toujours que la dernière est la plus belle, après quoi, en
récompense, il recevait une bourse d'or. Notez qu'en cela Dryden
n'était pas plus laquais qu'un autre. La corporation de Hall,
haranguée un jour par le duc de Monmouth, lui fit cadeau de six
pièces d'or, que Monmouth donna à M. Marwel, député de Hall au
Parlement. Les scrupules modernes n'étaient pas nés. Je crois que
Dryden, avec tous ses prosternements, a plutôt manqué d'esprit que
d'honneur.

Un second talent, peut-être le premier en temps de carnaval, est l'art
de dire des polissonneries, et la Restauration fut un carnaval à peu
près aussi délicat qu'un bal de débardeurs. Il y a d'étranges chansons
et des prologues plus que hasardés dans les pièces de Dryden. Son
_Mariage à la mode_ s'ouvre par ces vers que chante une dame mariée:
«Pourquoi un sot voeu de mariage, fait il y a longtemps, nous
lierait-il maintenant que notre passion est éteinte[219]?» Le lecteur
lira lui-même le reste; on n'en peut rien citer. D'ailleurs Dryden y
réussit mal: son fonds d'esprit est trop solide; son naturel est trop
sérieux, même réservé, taciturne. «Son ton libre, dit très-bien Walter
Scott, ressemble à l'impudence forcée d'un homme timide.» Il voulait
avoir les belles façons d'un Sedley, d'un Rochester, se faisait
pétulant par calcul, et s'asseyait carrément dans l'ordure où les
autres ne faisaient que gambader. Rien de plus nauséabond qu'une
gravelure étudiée, et Dryden étudie tout, jusqu'à la plaisanterie et
la politesse. Il écrit à Dennis, qui l'avait loué: «Les belles
qualités que vous me prêtez ne sont pas plus à moi que la lumière de
la lune ne peut être dite lui appartenir, puisqu'elle ne brille que
par la clarté réfléchie de son frère[220].» Il écrit à sa cousine, en
manière de narration divertissante, ces détails sur une grosse femme
avec qui il a voyagé: «Son poids faisait que les chevaux cheminaient
très-péniblement; mais, pour leur donner le temps de souffler, elle
nous arrêtait souvent, et alléguait quelque nécessité de la nature, et
nous disait que nous sommes tous chair et sang[221].» Il paraît
qu'alors ces jolies choses égayaient les dames. Ses lettres sont
composées de grosses civilités officielles, de compliments
vigoureusement équarris, de révérences mathématiques; son badinage est
une dissertation; il étaye les bagatelles avec des périodes. Il dit au
comte de Rochester, qui l'avait complimenté: «J'éprouve qu'il ne me
sied pas de disputer en aucune chose contre Votre Seigneurie, qui
écrit mieux sur le moindre des sujets que je ne le puis faire sur le
meilleur.» Cette réplique paraissait vive. J'ai trouvé chez lui de
beaux morceaux, je n'en ai jamais rencontré d'agréables; il ne sait
pas même disserter avec goût. Les personnages de son _Essai sur le
Drame_ se croient encore sur les bancs de l'école, citent
doctoralement Paterculus, et en latin encore, combattent la définition
de l'adversaire et remarquent qu'elle est faite _a genere et fine_, au
lieu d'être établie selon la bonne règle, d'après le genre et
l'espèce[222]. «On m'accuse, dit-il doctoralement dans une préface,
d'avoir choisi des personnes débauchées pour protagonistes ou
personnages principaux de mon drame, et de les avoir rendues heureuses
dans la conclusion de ma pièce, ce qui est contre la loi de la
comédie, qui est de récompenser la vertu et de punir le vice[223].
Ailleurs il déclare qu'il ne veut pas abolir dans la passion l'emploi
des métaphores, parce que Longin les juge nécessaires pour
l'exciter[224].» Son grand discours _sur l'origine et les progrès de
la satire_ fourmille d'inutilités, de longueurs, de recherches et de
comparaisons de commentateur. Il ne sait pas effacer en lui l'érudit,
le logicien, le rhétoricien, pour ne montrer que «l'honnête homme.»

Mais l'homme de coeur apparaît souvent; à travers plusieurs chutes et
beaucoup de glissades, on découvre un esprit qui se tient debout, plié
plutôt par convenance que par nature, ayant de l'élan et du souffle,
occupé de pensées graves, et livrant sa conduite à ses convictions. Il
se convertit loyalement et après réflexion à la religion catholique, y
persévéra après la chute de Jacques II, perdit sa place
d'historiographe et de poëte lauréat, et, quoique pauvre, chargé de
famille et infirme, refusa de dédier son _Virgile_ au roi Guillaume.
«La dissimulation, écrit-il à ses fils, quoique permise en quelques
cas, n'est pas mon talent. Cependant, pour l'amour de vous, je
lutterai contre la franchise de ma nature. Au reste je ne me flatte
d'aucune espérance, mais je fais mon devoir et je souffre pour l'amour
de Dieu. Vous savez que les profits de mon livre auraient pu être plus
grands, mais ni ma conscience ni mon honneur ne me permettaient de les
prendre. Je ne me repentirai jamais de ma constance, puisque je suis
profondément persuadé de la justice de la cause pour laquelle je
souffre[225].» Un de ses fils ayant été renvoyé de l'école, il écrivit
au directeur, M. Busby, son ancien maître, avec une gravité et une
noblesse très-grandes, le priant sans s'humilier, le désapprouvant
sans l'offenser, d'un style contenu et fier qui fait plaisir, lui
redemandant ses bonnes grâces, sinon comme une dette envers le père,
du moins comme un don pour l'enfant, et ajoutant à la fin: «Je mérite
pourtant quelque chose, ne serait-ce que pour avoir vaincu mon coeur
jusqu'à prier[226].» On le trouve bon père avec ses enfants, libéral
envers son fermier, généreux même. «On a écrit, dit-il, plus de
libelles contre moi que contre presque aucun homme vivant, et j'aurais
eu le droit de défendre mon innocence. J'ai rarement répondu aux
pamphlets diffamatoires, ayant dans les mains les moyens de confondre
mes ennemis, et, quoique naturellement vindicatif, j'ai souffert en
silence et maintenu mon âme dans la paix[227].» Insulté par Collier
comme corrupteur des moeurs, il souffrit cette réprimande brutale et
confessa noblement les fautes de sa jeunesse: «M. Collier en beaucoup
de points m'a blâmé justement: je ne cherche d'excuse pour aucune de
mes pensées ou de mes expressions; quand on peut les taxer
équitablement d'impiété, d'immoralité ou de licence, je les rétracte.
S'il est mon ennemi, qu'il triomphe; s'il est mon ami (et je ne lui ai
donné aucune occasion personnelle d'être autrement), il sera content
de mon repentir[228].» Une telle pénitence relève; pour s'abaisser
ainsi, il faut être grand. Il l'était par l'esprit comme par le coeur,
muni de raisonnements solides et de jugements personnels, élevé
au-dessus des petits procédés de rhétorique et des arrangements de
style, maître de son vers, serviteur de son idée, ayant cette
abondance de pensées qui est la marque du vrai génie. «Elles arrivent
sur moi si vite et si pressées que ma seule difficulté est de choisir
ou de rejeter parmi elles[229].» C'est avec ces forces qu'il entra
dans sa seconde carrière; la constitution et le génie de l'Angleterre
la lui ouvraient.

[Note 212: «The stage to which my genius never much inclined me.»]

[Note 213: I might find in France a living Horace and a Juvenal in the
person of the admirable Boileau, whose numbers are excellent, whose
expressions are noble, whose thoughts are just, whose language is
pure, whose satire is pointed, and whose sense is close. What he
borrows from the ancient, he repays with usury of his own; in coin as
good and almost as universally valuable. (_Dédicace au comte de
Dorcet._)]

[Note 214: «Spenser wanted only to have read the rules of Bossu.»
Ailleurs il cite Longin, Boileau, Rapin: «The latter of whom is alone
sufficient, were all other criticks lost, to teach anew the rules of
writing.»

Arioste neither designed justly, nor observed any unity of action or
compass of time, or moderation in the vastness of his draught. His
style is luxurious without majesty or decency, and his adventures
without the compass of nature and possibility.]

[Note 215: His wit is faint, and his salt almost insipid. Juvenal is
of a more vigorous and masculine wit; he gives me as much pleasure as
I can bear.]

[Note 216: Their language is not strung with sinews like our English.
It has the nimbleness of a grey-hound, but not the bulk and body of a
mastiff. They have set up purity for the standard of their language,
and a masculine vigour is that of ours.]

[Note 217: To receive the blessings and prayers of mankind, you need
only be seen together. We are ready to conclude that you are a pair of
angels sent below to make virtue amiable in your persons, or to sit
for poets when they would pleasantly instruct the age, by drawing
goodness in the most perfect and alluring shape of nature.... No part
of Europe can afford a parallel to your noble Lord in masculine beauty
and in goodliness of shape. (Dédicace de _la Conquête de Mexico_.)

You have all the advantages of mind and body, and an illustrious
birth, conspiring to render you an extraordinary person. The
_Achilles_ and the _Rinaldo_ are present in you, even above their
originals; you only want a Homer or a Tasso to make you equal to them.
Youth, beauty, and courage (all which you possess in the highest of
their perfection) are the most desirable gifts of Heaven. (Dédicace de
_la Royale Martyre_, au duc de Monmouth.)]

[Note 218: «All men will join with me in the adoration which I pay
you.»--Au comte de Rochester, il écrit: «I find it is not for me to
contend any way with your Lordship, who can write better on the
meanest subject, than I can on the best.... You are above any incense
I give you.»--Dans la dédicace de ses fables, il compare le duc
d'Osmond à Nestor, Joseph, Ulysse, Lucullus, etc.--Un autre jour, il
compare la Castlemaine à Caton.]

[Note 219:

  Why should a foolish marriage vow,
  Which long ago was made,
  Oblige us to each other now,
  When passion is decay'd?
  We lov'd, and we lov'd as long we cou'd,
  'Till our love was lov'd out in us both.
  But our marriage is dead when the pleasure is fled;
  'Twas pleasure first made it an oath.]

[Note 220: They are no more mine when I receive them, than the light
of the moon can be allowed to be her own, who shines but by the
reflection of her brother. (1693. Lettre à Dennis.)]

[Note 221: Her weight made the horses travel very heavily; but to give
them a breathing time, she would often stop us, and plead some
necessity of nature, and tell us we were all flesh and blood.]

[Note 222: This définition, though critics raised a logical objection
against it--that it was only _a genere et fine_, and so not altogether
perfect, was yet well received by the rest.]

[Note 223: It is charged upon me that I make debauched persons my
protagonists, or the chief persons of the drama, and that I make them
happy in the conclusion of my play; against the law of comedy which is
to reward virtue and punish vice. (Préface du _Mock Astrologer_.)]

[Note 224: It is not that I would explode the use of metaphors from
passion, for Longinus thinks them necessary to raise it.]

[Note 225: Dissembling, though lawful in some cases, is not my talent.
Yet, for your sake, I will struggle with the plain openness of my
nature. In the mean time, I flatter not myself with any manner of
hopes; but do my duty and suffer for God's sake.--You know the profits
(of Virgil) might have been more; but neither my conscience nor my
honour would suffer me to take them. But I can never repent my
constancy, since I am thoroughly persuaded of the justice of the cause
for which I suffer.]

[Note 226: I have done something, so far to conquer my own spirit as
to ask it.]

[Note 227: More libels have been written against me than almost any
man now living. I have seldom answered any scurrilous lampoon, and,
being naturally vindictive, have suffered in silence, and possessed my
soul in quiet.]

[Note 228: I shall say the less of Mr Collier, because in many things
he has taxed me justly; and I have pleaded guilty to all thoughts or
expressions of mine, which can be truly argued of obscenity,
profaneness, or immorality; and retract them.--If he be my enemy, let
him triumph. If he be my friend, and I have given him no personal
occasion to be otherwise, he will be glad of my repentance.»--Il y a
de l'esprit dans ce qui suit: «He is too much given to horseplay in
his raillery, and comes to battle, like a Dictator from the plough; I
will not say: the zeal of God's house has eaten him up; but I am sure
it has devoured some part of his good manners and civility. (Préface
des _Fables_.)]

[Note 229: Thoughts, such as they are, come crowding in so fast upon
me, that my only difficulty is to chuse or to reject; to run them into
verses or to give them the other harmony of prose. I have so long
studied and practised both, that they are grown into habit and become
familiar to me.]


VII

«Un homme, dit La Bruyère, né Français et chrétien, se trouve
contraint dans la satire; les grands sujets lui sont défendus; il les
entame quelquefois et se détourne ensuite sur de petites choses qu'il
relève par la beauté de son génie et de son style.» Il n'en était
point ainsi en Angleterre. Les grands sujets étaient livrés aux
discussions violentes; la politique et la religion, comme deux arènes,
appelaient à l'audace et à la bataille tous les talents et toutes les
passions. Le roi, d'abord populaire, avait relevé l'opposition par ses
vices et par ses fautes, et pliait sous le mécontentement du public
comme sous l'intrigue des partis. On savait qu'il avait vendu les
intérêts de l'Angleterre à la France; on croyait qu'il voulait livrer
aux papistes les consciences des protestants. Les mensonges d'Oates,
l'assassinat du magistrat Godfrey, son cadavre promené solennellement
dans les rues de Londres, avaient enflammé l'imagination et les
préjugés du peuple; les juges intimidés ou aveugles envoyaient à
l'échafaud les catholiques innocents, et la foule accueillait par des
insultes et des malédictions leurs protestations d'innocence. On avait
exclu le frère du roi de ses emplois, on voulait l'exclure de ses
droits au trône. Les chaires, les théâtres, la presse, les _hustings_
retentissaient de discussions et d'injures. Les noms de whigs et de
tories venaient de naître, et les plus hauts débats de philosophie
politique s'agitaient, nourris par le sentiment d'intérêts présents et
pratiques, aigris par la rancune de passions anciennes et blessées.
Dryden s'y lança, et son poëme d'_Absalon et Achitophel_ fut un
pamphlet. «Je manie mieux le style âpre que le style doux[230],»
disait-il dans sa préface; et en effet, dans une telle guerre il
fallait des armes. C'est à peine si une allégorie biblique conforme au
goût du temps dissimule les noms sans cacher les hommes. Il expose la
tranquille vieillesse et le droit incontesté du roi David[231], la
grâce, l'humeur pliante, la popularité de son fils naturel
Absalon[232], le génie et la perfidie d'Achitophel[233], qui soulève
le fils contre le père, rassemble les ambitions froissées et ranime
les factions vaincues. D'esprit, il n'y en a guère ici: on n'a pas le
loisir d'être spirituel en de pareilles batailles; songez à ce peuple
soulevé qui écoute, à ces hommes emprisonnés, exilés, qui attendent:
ce sont la fortune, la liberté, la vie ici qui sont en jeu. Il s'agit
de frapper juste et fort, il ne s'agit point de frapper avec grâce. Il
faut que le public reconnaisse les personnages, qu'il crie leurs noms
sous leurs portraits, qu'il applaudisse à l'insulte dont on les
charge, qu'il les bafoue, qu'il les précipite du haut rang où ils
veulent monter. Dryden les passe tous en revue.

     .... Zimri[234],--homme si divers qu'il semblait ne point
     être--un seul homme, mais l'abrégé de tout le genre
     humain.--Roide dans ses opinions, et toujours du mauvais
     côté,--étant toute chose par écarts, et jamais rien
     longtemps;--vous le trouviez, dans le cours d'une lune
     révolue,--chimiste, ménétrier, homme d'État et bouffon,--puis
     tout aux femmes, à la peinture, aux vers, à la bouteille,--outre
     dix mille boutades qui mouraient en lui en naissant.--Heureux
     fou, qui pouvait employer toutes ses heures--à désirer ou à
     goûter quelque chose de nouveau!--L'injure et l'enthousiasme
     étaient son style ordinaire;--l'un et l'autre (signe de bon
     jugement!) toujours dans l'excès,--si extrêmement violent ou si
     extrêmement poli,--que chaque homme pour lui était un dieu ou un
     diable.--Dissiper la richesse était son talent propre.--Nulle
     chose pour lui ne restait sans récompense, hors le mérite.--Pillé
     par des parasites qu'il démasquait toujours trop tard,--il avait
     son bon mot, ils avaient son domaine.--Ses bouffonneries
     l'avaient chassé de la cour; il se consola--à former des partis
     sans pouvoir être chef.

     Ainsi, pervers de volonté, impuissant d'action,--il suivait les
     factions, qui ne le suivaient pas[235].

     Shimei[236], de qui la jeunesse avait été fertile en promesses et
     de zèle pour son Dieu et de haine pour son roi,--qui sagement
     s'abstenait des péchés coûteux--et ne rompait jamais le sabbat,
     excepté pour un profit,--qu'on ne vit jamais lâcher une
     malédiction--ou un juron, si ce n'est contre le
     gouvernement[237]....

Contre ces malédictions, leur chef, Shaftesbury, se roidissait; accusé
de haute trahison, il était absous par le grand jury, malgré tous les
efforts de la cour, aux applaudissements d'une foule immense, et ses
partisans faisaient frapper une médaille à son image, montrant
audacieusement sur le revers le soleil royal obscurci par un nuage.
Dryden répliqua par son poëme de _la Médaille_, et la diatribe
effrénée rabattit la provocation ouverte:

     Oh! si le poinçon qui a copié toutes ses grâces,--et labouré de
     tels sillons pour cette face d'eunuque,--avait pu tracer sa
     volonté toujours changeante!--Ce travail infini eût lassé l'art
     du graveur:--beau héros de bataille d'abord, et, comme un pygmée
     que le vent emporte,--lancé dans la guerre par une inquiétude
     prématurée;--général sans barbe, rebelle avant d'être
     homme,--tant sa haine contre son prince commença jeune!--Puis,
     vermine frétillante dans l'oreille de l'usurpateur,--trafiquant
     de son esprit vénal contre des tas d'or,--il se jeta dans le
     moule des saints cafards,--gémit, soupira, pria, tant que la
     cafardise fut un lucre,--la plus bruyante cornemuse du glapissant
     cortége[238]!

La même amertume envenimait la controverse religieuse. Les disputes de
dogme, un instant rejetées dans l'ombre par les moeurs débauchées et
sceptiques, avaient éclaté de nouveau, enflammées par le catholicisme
bigot du prince et par les craintes justifiées de la nation. Le poëte,
qui, dans la _Religion d'un laïque_, était encore anglican tiède et
demi-douteur, entraîné peu à peu par ses inclinations absolutistes,
s'était converti à la religion catholique, et, dans son poëme de _la
Biche et la Panthère_, il combattit pour sa nouvelle foi. «La nation,
dit-il en commençant, est dans une trop grande fermentation pour que
je puisse attendre guerre loyale ou même simplement quartier des
lecteurs du parti contraire[239].» Et là-dessus, empruntant les
allégories du moyen âge, il représente toutes les sectes hérétiques
comme des bêtes de proie acharnées contre une biche blanche, d'origine
céleste; il n'épargne ni les comparaisons brutales, ni les sarcasmes
grossiers, ni les injures ouvertes. La discussion est toute serrée et
théologique. Ses auditeurs ne sont pas de beaux esprits occupés à voir
comment on peut orner une matière sèche, théologiens par occasion et
pour un moment, avec défiance et réserve, comme Boileau dans son
_amour de Dieu_. Ce sont des opprimés, à peine soulagés depuis un
instant d'une persécution séculaire, attachés à leur foi par leurs
souffrances, respirant à demi parmi les menaces visibles et les haines
grondantes de leurs ennemis contenus. Il faut que leur poëte soit
dialecticien comme un docteur d'école; il a besoin de toute la rigueur
de la logique; il s'y accroche en nouveau converti, tout imbu des
preuves qui l'ont arraché à la foi nationale et qui le soutiennent
contre la défaveur publique, fécond en distinctions, marquant du doigt
le défaut des arguments, divisant les réponses, ramenant l'adversaire
à la question, épineux et déplaisant pour un lecteur moderne, mais
d'autant plus loué et aimé de son temps. Il y a dans tous ces esprits
anglais un fonds de sérieux et de véhémence; la haine s'y soulève,
toute tragique, avec un éclat sombre comme la houle d'une mer du Nord.
Au milieu de ses combats publics, Dryden s'abattit sur un ennemi
privé, Shadwell, et l'accabla d'un immortel mépris[240]. Le grand
style épique et la rime solennelle vinrent assener le sarcasme, et le
malheureux rimeur, par un triomphe dérisoire, fut traîné sur le char
poétique où la Muse assied les héros et les dieux. Dryden peignit
l'Irlandais Fleknoë, antique roi de la sottise, délibérant pour
trouver un successeur digne de lui, et choisissant Shadwell, héritier
de son bavardage, propagateur de la niaiserie, glorieux vainqueur du
sens commun. De toutes parts, à travers les rues jonchées de
paperasses, les nations s'assemblent pour contempler le jeune héros,
debout auprès du trône paternel, le front ceint de brouillards mornes,
laissant errer sur son visage le fade sourire de l'imbécillité
contente[241]. Son père le bénit: «Règne, mon fils, depuis l'Irlande
jusqu'aux Barbades lointaines[242]. Avance tous les jours plus loin
dans la sottise et l'impudence; d'autres t'enseigneront le succès;
apprends de moi le travail infécond, les accouchements avortés[243].
Ta muse tragique fait sourire, ta muse comique fait dormir. De quelque
fiel que tu charges ta plume, tes satires inoffensives ne peuvent
jamais mordre. Quitte le théâtre, et choisis pour régner quelque
paisible province dans le pays des acrostiches[244].» Ainsi se déploie
l'insultante mascarade, non point étudiée et polie comme _le Lutrin_
de Boileau, mais pompeuse et crue, poussée en avant par un souffle
brutal et poétique, comme on voit un grand navire entrer dans les
bourbes de la Tamise, toutes voiles ouvertes et froissant l'eau.

[Note 230: They who can criticise so weakly as to imagine that I have
done my worst may be convinced at their own cost, that I can write
severely with more ease, than I can gently.]

[Note 231: Charles Ier.]

[Note 232: Le duc de Monmouth.]

[Note 233: Le comte de Shaftesbury.

  Of these false Achitophel was first;
  A name to all succeeding ages curst:
  For close designs and crooked counsels fit;
  Sagacious, bold, and turbulent of wit;
  Restless, unfix'd in principles and place;
  In power unpleas'd, impatient of disgrace:
  A fiery soul, which, working out its way,
  Fretted the pigmy body to decay,
  And o'er-inform'd the tenement of clay.
  A daring pilot in extremity;
  Pleas'd with the danger when the waves went high,
  He sought the storms; but, for a calm unfit,
  Would steer too nigh the sands to boast his wit.
  Great wits are sure to madness near allied,
  And thin partitions do their bounds divide;
  Else why should he, with wealth and honour blest,
  Refuse his age the needful hours of rest?
  Punish a body which he could not please,
  Bankrupt of life, yet prodigal of ease?
  And all to leave what with his toil he won,
  To that unfeather'd two-legg'd thing, a son;
  Got, while his soul did huddled notions try,
  And born a shapeless lump, like anarchy.
  In friendship false, implacable in hate;
  Resolv'd to ruin or to rule the state.]

[Note 234: Le duc de Buckingham.]

[Note 235:

  In the first rank of these did Zimri stand;
  A man so various that he seem'd to be
  Not one, but all mankind's epitome:
  Stiff in opinions, always in the wrong,
  Was ev'ry thing by starts, and nothing long
  But, in the course of one revolving moon,
  Was chemist, fiddler, statesman, and buffoon;
  Then all for women, painting, rhyming, drinking,
  Besides ten thousand freaks that died in thinking.
  Blest madman! who could ev'ry hour employ
  With something new to wish, or to enjoy.
  Railing and praising were his usual themes;
  And both, to show his judgment, in extremes;
  So over-violent, or over-civil,
  That ev'ry man with him was God or devil.
  In squandering wealth was his peculiar art;
  Nothing went unrewarded but desert:
  Beggar'd by fools, whom still he found too late,
  He had his jest, and they had his estate;
  He laugh'd himself from court, then sought relief
  By forming parties, but could ne'er be chief;
  For, spite of him, the weight of business fell
  On Absalom and wise Achitophel:
  Thus, wicked but in will, of means bereft,
  He left not faction, but of that was left.]

[Note 236: Slingsby Bethel.]

[Note 237:

  Shimei, whose youth did early promise bring
  Of zeal to God and hatred to his king;
  Did wisely from expensive sins refrain,
  And never broke the Sabbath but for gain;
  Nor was he ever known an oath to vent,
  Or curse unless against the Government.]

[Note 238:

  Oh, could the stile that copy'd every grace,
  And plough'd such furrows for an eunuch face,
  Could it have form'd his ever-changing will,
  The various piece had tir'd the graver's skill!
  A martial hero first, with early care,
  Blown, like a pigmy, by the winds to war.
  A beardless chief, a rebel, e'er a man:
  So young his hatred to his prince began.
  Next this, how widely will ambition steer!
  A vermin wriggling in the usurper's ear.
  Bartering his venal wit for sums of gold,
  He cast himself into the saint-like mould,
  Groan'd, sigh'd, and pray'd, while godliness was gain,
  The loudest bag-pipe of the squeaking train.
                                                  (_The Medal._)]

[Note 239: The nation is in too high a ferment for me to expect either
fair war, or even so much as fair quarter, from a reader of the
opposite party.]

[Note 240: _Mac-Fleknoë._]

[Note 241:

  The hoary prince in majesty appear'd,
  High on a throne of his own labours rear'd.
  At his right hand our young Ascanius sat,
  Rome's other hope, and pillar of the state;
  His brows thick fogs, instead of glories, grace,
  And lambent dulness play'd around his face.
  As Hannibal did to the altars come,
  Sworn by his sire a mortal foe to Rome,
  So Shadwell swore, nor should his vow be vain,
  That he, till death, true dulness would maintain;
  And, in his father's right, and realm's defence,
  Ne'er to have peace with Wit, nor truce with sense.
  The king himself the sacred unction made,
  As king by office, and as priest by trade.
  In his sinister hand, instead of ball,
  He placed a mighty mug of potent ale.]

[Note 242: Îles où l'on transportait les condamnés.]

[Note 243:

  «Heav'n bless my son, from Ireland let him reign,
  To far Barbadoes on the western main;
  Of his dominion may no end be known,
  And greater than his father's be his throne;
  Beyond Love's Kingdom let him stretch his pen!»
  He paus'd; and all the people cried, Amen.
  Then thus continued he: «My son, advance
  Still in new impudence, new ignorance.
  Success let others teach; learn thou, from me
  Pangs without birth, and fruitless industry.
  Let Virtuosos in five years be writ;
  Yet not one thought accuse thy toil of wit.
  Let 'em be all by thy own model made
  Of dulness, and desire no foreign aid;
  That they to future ages may be known,
  Not copies drawn, but issue of thy own.
  Nay, let thy men of wit, too, be the same,
  All full of thee, and diff'ring but in name.»]

[Note 244:

  «Like mine, thy gentle numbers feebly creep;
  Thy tragic muse gives smiles; thy comic, sleep.
  With whate'er gall thou sett'st thyself to write,
  Thy inoffensive satires never bite.
  In thy felonious heart though venom lies,
  It does but touch thy Irish pen, and dies.
  Thy genius calls thee not to purchase fame
  In keen Iambics, but mild Anagram.
  Leave writing plays, and choose for thy command
  Some peaceful province in Acrostic land.
  There thou may'st wings display, and altars raise,
  And torture one poor word ten thousand ways.
  Or, if thou wouldst thy diff'rent talents suit,
  Set thy own songs, and sing them to thy lute.»
    He said: but his last words were scarcely heard,
  For Bruce and Longvil had a trap prepared;
  And down they sent the yet declaiming bard.
  Sinking, he let his drugget robe behind,
  Borne upwards by a subterranean wind.
  The mantle fell to the young prophet's part
  With double portion of his father's art.]


VIII

C'est dans ces trois poëmes que le grand art d'écrire, signe et source
de la littérature classique, apparut pour la première fois. Un nouvel
esprit naissait et renouvelait l'art avec le reste; désormais et pour
un siècle, les idées s'engendrent et s'ordonnent par une loi
différente de celle qui jusqu'alors les a formées. Sous Spencer et
Shakspeare, les mots vivants comme des cris ou comme une musique
faisaient voir l'inspiration intérieure qui les lançait. Une sorte de
vision possédait l'artiste; les paysages et les événements se
déroulaient dans son esprit comme dans la nature; il concentrait dans
un éclair tous les détails et toutes les forces qui composent un être,
et cette image agissait et se développait en lui comme l'objet hors de
lui; il imitait ses personnages, il entendait leurs paroles; il
trouvait plus aisé de les répéter toutes palpitantes que de raconter
ou d'expliquer leurs sentiments; il ne jugeait pas, il voyait; il
était involontairement acteur et mime; le drame était son oeuvre
naturelle, parce que les personnages y parlent et que l'auteur n'y
parle pas. Voici que cette conception complexe et imitative se
décolore et se décompose; l'homme n'aperçoit plus les choses d'un jet,
mais par détails; il tourne autour d'elles pas à pas, portant sa lampe
tour à tour sur toutes leurs parties. La flamme qui d'une seule
illumination les révélait s'est éteinte; il remarque des qualités, il
note des points de vue, il classe des groupes d'actions, il juge et il
raisonne. Les mots, tout à l'heure animés et comme gonflés de séve, se
flétrissent et se sèchent; ils deviennent abstraits; ils cessent de
susciter en lui des figures et des paysages; ils ne remuent que des
restes de passions affaiblies; ils jettent à peine quelques lueurs
défaillantes sur la toile uniforme de sa conception ternie; ils
deviennent exacts, presque scientifiques, voisins des chiffres, et,
comme les chiffres, ils se disposent en séries, alliés par leurs
analogies, les premiers plus simples conduisant aux seconds plus
composés, tous du même ordre, en telle sorte que l'esprit qui entre
dans une voie la trouve unie et ne soit jamais contraint de la
quitter. Dès lors une nouvelle carrière s'ouvre: l'homme a le monde
entier à repenser; le changement de sa pensée a changé tous les points
de vue, et tous les objets vont prendre une nouvelle forme dans son
esprit transformé. Il s'agit d'expliquer et de prouver; c'est là tout
le style classique, c'est tout le style de Dryden.

Il développe, il précise, il conclut; il annonce sa pensée, puis la
résume, pour que le lecteur la reçoive préparée, et, l'ayant reçue, la
retienne. Il la fixe en termes exacts justifiés par le dictionnaire,
en constructions simples justifiées par la grammaire, pour que le
lecteur ait à chaque pas une méthode de vérification et une source de
clarté. Il oppose les idées aux idées, et les phrases aux phrases,
pour que le lecteur, guidé par le contraste, ne puisse dévier de la
route tracée. Vous devinez quelle peut être la beauté dans une
pareille oeuvre. Cette poésie n'est qu'une prose plus forte. Les idées
plus serrées, les oppositions plus marquées, les images plus hardies,
ne font qu'ajouter de l'autorité au raisonnement. La mesure et la rime
transforment les jugements en sentences. L'esprit, tendu par le
rhythme, s'étudie davantage, et arrive à la noblesse par la réflexion.
Les jugements s'enchâssent en des images abréviatives ou en des lignes
symétriques qui leur donnent la solidité et la popularité d'un dogme.
Les vérités générales atteignent la forme définitive qui les transmet
à l'avenir et les propage dans le genre humain. Tel est le mérite de
ces poëmes: ils plaisent par leurs bonnes expressions[245]. Sur un
tissu plein et solide se détachent des fils habilement noués ou
éclatants. Ici Dryden a rassemblé en un vers un long raisonnement; là
une métaphore heureuse a ouvert sous l'idée principale une perspective
nouvelle[246]; plus loin deux mots semblables collés l'un contre
l'autre ont frappé l'esprit d'une preuve imprévue et victorieuse;
ailleurs une comparaison cachée a jeté une teinte de gloire ou de
honte sur le personnage qui ne s'y attendait pas[247]. Ce sont toutes
les adresses et les réussites du style calculé, qui rend l'esprit
attentif et le laisse persuadé ou convaincu.

[Note 245:

  Strong were our sires, and as they fought they writ,
  Conqu'ring with force of arms and dint of wit.
  Theirs was the giant race, before the flood.
  And thus, when Charles return'd, our empire stood.
  Like James, he the stubborn soil manur'd,
  With rules of husbandry the rankness cur'd,
  Tam'd us to manners, when the stage was rude
  And boisterous English wit with art indu'd....
  But what we gain'd in skill we lost in strength,
  Our builders were with want of genius curs'd,
  The second temple was not like the first.]

[Note 246:

  Held up the buckler of the people's cause,
  Against the crown and skulk'd against the laws....
  Desire of power, on Earth a vicious weed
  Yet sprung from high is of celestial seed!
                                      (_Absalon et Achitophel._)]

[Note 247:

  Why then should I, encouraging the bad,
  Turn rebel, and run popularly mad?]


IX

À la vérité, il n'y a guère ici d'autre mérite littéraire. Si Dryden
est un politique expérimenté, un controversiste instruit, bien muni
d'arguments, sachant tous les tournants de la discussion, versé dans
l'histoire des hommes et des partis, cette habileté de pamphlétaire,
toute pratique et anglaise, le retient dans la basse région des
combats journaliers et personnels, bien loin de la haute philosophie
et de la liberté spéculative, qui impriment au style classique des
contemporains français la durée et la grandeur. Au fond, dans ce
siècle en Angleterre, toutes les discussions restent étroites. Excepté
le terrible Hobbes, ils manquent tous de la grande invention. Dryden,
comme les autres, reste confiné dans des raisonnements et des insultes
de secte et de faction. Les idées alors sont aussi petites que les
haines sont fortes; nulle doctrine générale n'ouvre au-dessus du
tumulte de la bataille des perspectives poétiques: des textes, des
traditions, une triste escorte de raisonnements rigides, voilà les
armes; les préjugés et les passions se valent dans les deux partis.
C'est pourquoi la matière manque à l'art d'écrire. Dryden n'a point de
philosophie personnelle qu'il puisse développer; il ne fait que
versifier des thèmes qui lui sont donnés par autrui. Dans cette
stérilité, l'art se réduit bientôt à revêtir des pensées étrangères,
et l'écrivain se fait antiquaire ou traducteur. En effet, la plus
grande partie des vers de Dryden sont des imitations, des remaniements
ou des copies. Il a traduit Perse, Virgile, une partie d'Horace, de
Théocrite, de Juvénal, de Lucrèce et d'Homère, et mis en anglais
moderne plusieurs contes de Boccace et de Chaucer. Ces traductions
alors semblaient d'aussi grandes oeuvres que des compositions
originales. Quand il aborda l'_Énéide_, «la nation, dit Johnson, parut
se croire intéressée d'honneur à l'issue.». Addison lui fournit les
arguments de chaque livre et un essai sur _les Géorgiques_; d'autres
lui donnèrent des éditions, des notes; des grands seigneurs
rivalisèrent pour lui offrir l'hospitalité; les souscripteurs
abondèrent. On disait que le Virgile anglais allait donner le Virgile
latin à l'Angleterre. Longtemps ce travail fut considéré comme sa
première gloire; de même à Rome, sous Cicéron, dans la disette
originelle de la poésie nationale, les traducteurs des pièces grecques
étaient aussi loués que les inventeurs.

Cette stérilité d'invention altère le goût ou l'alourdit. Car le goût
est un système instinctif, et nous mène par des maximes intérieures
que nous ignorons; l'esprit, guidé par lui, sent des liaisons, fuit
des dissonances, jouit ou souffre, choisit ou rejette, d'après des
conceptions générales qui le maîtrisent et qu'il ne voit pas; elles
ôtées, on voit disparaître le tact qu'elles produisent, et l'écrivain
commet des maladresses, parce que la philosophie lui a manqué. Telle
est l'imperfection des récits remaniés par Dryden d'après Chaucer ou
Boccace. Dryden ne sent pas que des contés de fées ou de chevaliers ne
conviennent qu'à une poésie enfantine, que des sujets naïfs demandent
un style naïf, que les conversations de Renard et de Chanteclair, les
aventures de Palémon et d'Arcite, les métamorphoses, les tournois, les
apparitions, réclament la négligence étonnée et le gracieux babil du
vieux Chaucer. Les vigoureuses périodes, les antithèses réfléchies
oppriment ici ces aimables fantômes; les phrases classiques les
accablent dans leurs plis trop serrés: on ne les voit plus; pour les
retrouver, on se retourne vers leur premier père; on quitte la lumière
trop crue d'un âge savant et viril; on ne les suit bien que dans leur
premier style, dans l'aurore de la pensée crédule, sous la vapeur qui
joue autour de leurs formes vagues, avec toutes les rougeurs et tous
les sourires du matin. D'ailleurs, quand Dryden entre en scène, il
écrase les délicatesses de son maître, insérant des tirades ou des
raisonnements, effaçant les tendresses abandonnées et sincères. Quelle
distance entre son récit de la mort d'Arcite et celui de Chaucer!
Quelles misères que ses beaux mots d'auteur, sa galanterie, ses
phrases symétriques, ses froids regrets, si on les compare aux cris
douloureux, aux effusions vraies, à l'amour profond qui éclate chez
l'autre! Mais, le pire défaut, c'est que, presque partout, il est
copiste et conserve les fautes en traducteur littéral, les yeux collés
sur son ouvrage, impuissant à l'embrasser pour le refondre, plus
voisin du versificateur que du poëte. Quand La Fontaine a mis Ésope
ou Boccace en vers, il leur a soufflé un nouvel esprit; il ne leur a
pris qu'une matière; l'âme nouvelle, qui fait le prix de son oeuvre,
est à lui, n'est qu'à lui, et cette âme convient à son oeuvre. Au lieu
des périodes cicéroniennes de Boccace, on voit courir de petits vers
lestes, finement moqueurs, de volupté friande, de naïveté feinte, qui
goûtent le fruit défendu parce qu'il est fruit et parce qu'il est
défendu. Le tragique s'en va, les souvenirs du moyen âge sont à mille
lieues; il ne reste que la gaieté malicieuse, gauloise et bourgeoise,
d'un frondeur et d'un gourmet. Ici les disparates abondent, et Dryden
en est si peu choqué qu'il les importe ailleurs, dans ses poëmes
théologiques, par exemple, représentant l'Église catholique par une
biche et les hérésies par diverses bêtes, qui disputent entre elles
aussi longuement et aussi savamment que des gradués d'Oxford[248]. Je
ne l'aime pas davantage dans ses _épîtres_; ordinairement elles ne
consistent qu'en flatteries, presque toujours crues, souvent
mythologiques, parsemées de sentences un peu banales. «J'ai étudié
Horace, dit-il[249], et je pense que le style de ses épîtres n'est pas
mal imité ici[250].» N'en croyez rien. Les lettres d'Horace, quoique
en vers, sont de vraies lettres, agiles, de mouvement inégal, toujours
improvisées, naturelles. Rien de plus éloigné de Dryden que cet esprit
original et mondain, philosophe et polisson[251], le plus délicat et
le plus nerveux des épicuriens, parent (à dix-huit cents ans de
distance) d'Alfred de Musset et de Voltaire. Il faut, comme Horace,
être penseur et homme du monde pour écrire de la morale agréable, et
Dryden, non plus que ses contemporains, n'est homme du monde ou
penseur.

Mais d'autres traits non moins anglais le soutiennent. Tout d'un coup,
au milieu des bâillements qu'excitaient ces épîtres, les yeux
s'arrêtent. L'accent vrai, les idées neuves ont paru; Dryden, écrivant
à son cousin, gentilhomme de campagne[252], a rencontré une matière
anglaise et originale. Il peint la vie d'un _squire_ rural qui est
l'arbitre de ses voisins, qui évite les procès et les médecins de la
ville, qui se maintient en santé par la chasse et l'exercice. Il cause
avec lui des affaires publiques. Il montre le bon député «servant à la
fois le roi et le peuple, conservant à l'un sa prérogative, à l'autre
son privilége,» placé comme une digue entre les deux fleuves, cédant
davantage au roi en temps de guerre et davantage au peuple en temps de
paix, «empêchant l'un et l'autre de déborder et de tarir[253].» Cette
grave conversation indique un esprit politique nourri par le spectacle
des affaires, ayant, en matière de débats publics et pratiques, la
supériorité que les Français ont dans les dissertations spéculatives
et les entretiens de société. Pareillement, au milieu des sécheresses
de sa polémique éclatent des magnificences subites, un jet de poésie,
une prière sortie du plus profond du coeur; la source anglaise de
passion concentrée s'est tout d'un coup rouverte avec une largeur et
un élan qu'on ne rencontre point ailleurs:

     Comme les rayons empruntés de la lune et des étoiles--luisent
     vainement pour le voyageur seul, las et égaré,--ainsi la pâle
     raison luit vainement pour l'âme. Et comme là-haut,--ces feux
     roulants ne découvrent que la voûte céleste--sans nous éclairer
     ici-bas; tel le rayon vacillant de la raison--nous fut prêté, non
     pour assurer notre route incertaine,--mais pour nous guider
     là-haut vers un jour meilleur.--Et comme ces cierges de la nuit
     disparaissent--quand l'éclatant seigneur du jour gravit notre
     hémisphère,--ainsi pâlit la raison quand la religion se
     montre;--ainsi la raison meurt et s'évanouit dans la lumière
     surnaturelle[254].

     .... Ô Dieu miséricordieux, comme tu as bien préparé--pour nos
     jugements faillibles un guide infaillible!--Ton trône est une
     obscurité dans l'abîme de lumière,--un flamboiement de gloire qui
     interdit le regard.--Oh! enseigne-moi à croire en toi, tout caché
     que tu demeures,--à ne rien chercher au delà de ce que toi-même
     as révélé,--à prendre celle-là seule pour ma souveraine--que tu
     as promis de ne jamais abandonner!--Ma jeunesse imprudente a volé
     parmi les vains désirs;--mon âge viril, longtemps égaré par des
     feux vagabonds,--a suivi des lueurs fausses, et quand leur éclair
     a disparu,--mon orgueil a fait jaillir de lui-même d'aussi
     trompeuses étincelles.--Tel j'étais, tel par nature je suis
     encore.--À toi la gloire, à moi la honte.--Que toute ma tâche
     maintenant soit de bien vivre! Mes doutes sont finis[255].

Telle est la poésie de ces âmes sérieuses. Après avoir erré dans les
débauches et les pompes de la Restauration, Dryden entrait dans les
graves émotions de la vie intérieure; quoique catholique, il sentait
en protestant les misères de l'homme et la présence de la grâce; il
était capable d'enthousiasme. De temps en temps un vers virile et
poignant décèle, au milieu de ses raisonnements, la puissance de la
conception et le souffle du désir. Quand le tragique se rencontre, il
s'y assoit comme dans son domaine; au besoin, il fouille dans
l'horrible. Il a décrit la chasse infernale et le supplice de la jeune
fille déchirée par les chiens avec la sauvage énergie de Milton[256].
Par contraste il a aimé la nature; ce goût a toujours duré en
Angleterre; les sombres passions réfléchies se détendent dans la
grande paix et l'harmonie des champs. Au milieu de la dispute
théologique se développent des paysages; il voit «de nouveaux
bourgeons fleurir, de nouvelles fleurs se lever, comme si Dieu eût
laissé en cet endroit les traces de ses pas et réformé l'année. Les
collines pleines de soleil brillaient dans le lointain sous les rayons
splendides, et, dans les prairies au-dessous d'elles, les ruisseaux
polis semblaient rouler de l'or liquide. Enfin ils entendirent chanter
le coucou folâtre, dont la note proclamait la fête du printemps[257].»
On démêle sous ses vers réguliers une âme d'artiste[258]; quoique
rétréci par les habitudes du raisonnement classique, quoique roidi par
la controverse et la polémique, quoique impuissant à créer des âmes ou
à peindre les sentiments naïfs et fins, il reste vraiment poëte; il
est troublé, soulevé par les beaux sons et les belles formes; il écrit
hardiment sous la pression d'idées véhémentes; il s'entoure volontiers
d'images magnifiques; il s'émeut au bruissement de leurs essaims, au
chatoiement de leurs splendeurs; il est au besoin musicien et peintre;
il écrit des airs de bravoure qui ébranlent tous les sens, s'ils ne
descendent pas jusqu'au coeur. Telle est cette ode pour la fête de
sainte Cécile, admirable fanfare où le mètre et le son impriment dans
les nerfs les émotions de l'esprit, chef-d'oeuvre d'entraînement et
d'art que Victor Hugo seul a renouvelé[259]. Alexandre est sur son
trône dans le palais de Persépolis; à côté de lui Thaïs florissante de
beauté; devant lui, dans l'immense salle, tous ses glorieux
capitaines. Et Timothée chante: il chante Bacchus, «Bacchus toujours
beau, Bacchus toujours jeune; le joyeux dieu vient en triomphe: sonnez
les trompettes! battez les tambours! Il vient la face empourprée, les
yeux riants; que les hautbois résonnent! Il vient, il vient, Bacchus
toujours beau, toujours jeune; Bacchus a le premier établi les joies
du vin; les dons de Bacchus sont un trésor; le vin est le plaisir du
soldat; riche est le trésor, doux est le plaisir; doux est le plaisir
après la peine[260].»--Et sous les sons vibrants, le roi se trouble;
ses joues s'enflamment, ses combats lui reviennent en mémoire; il
défie les hommes et les dieux. Alors un chant triste l'apaise:
Timothée pleure la mort de Darius trahi. Puis un chant tendre
l'amollit: Timothée célèbre l'amour et la rayonnante beauté de Thaïs.
Tout à coup les sons de la lyre s'enflent; ils s'enflent plus haut;
ils grondent comme un tonnerre; le roi assoupi se redresse égaré, les
yeux fixes. «Vengeance! vengeance! regarde les Furies qui se lèvent;
regarde les serpents qu'elles brandissent, comme ils sifflent dans
l'air! et ces étincelles qui jaillissent de leurs yeux! Vois cette
bande de spectres, chacun une torche à la main: ce sont les spectres
des Grecs immolés dans les batailles, laissés sur la plaine sans
sépulture, sans honneur! Regarde comme ils secouent leurs torches,
comme ils les lèvent, comme ils montrent les palais persans, les
temples étincelants des dieux leurs ennemis[261]!»--Les princes
applaudissent, ils saisissent des flambeaux, ils courent, Thaïs la
première, et la nouvelle Hélène brûle la nouvelle Troie! Ainsi jadis
la musique attendrissait, exaltait, maîtrisait les hommes; les vers de
Dryden retrouvent son pouvoir en le décrivant.

[Note 248:

  Though Huguenots contemn our ordination
  Succession, ministerial vocation, etc.

Voilà les cailloux théologiques sur lesquels on trébuche dix fois par
livre.

  But once possess'd of what with care you save,
  The wanton boys would piss upon your grave.

Telles sont les grossièretés dans lesquelles la polémique s'engage
vingt fois par livre.]

[Note 249: Préface de la _Religio Laici_.]

[Note 250: I have studied him and hope the style of his Epistles is
not ill imitated here.]

[Note 251: Le mot d'Auguste sur Horace est charmant, mais on ne peut
citer, même en latin.]

[Note 252: Treizième épître.]

[Note 253:

  How bless'd is he who leads a country life,
  Unvex'd with anxious cares, and void of strife!
    With crowds attended of your ancient race,
  You seek the champaign sports or sylvan chase:
  With well-breath'd beagles you surround the wood,
  E'en then industrious of the common good;
  And often have you brought the wily fox
  To suffer for the firstlings of the flocks;
  Chas'd e'en amid the folds, and made to bleed,
  Like felons where they did the murderous deed.
  This fiery game your active youth maintain'd,
  Not yet by years extinguish'd, though restrain'd....
  A patriot both the king and country serves,
  Prerogative and privilege preserves;
  Of each our laws the certain limit show;
  One must not ebb, nor t'other overflow:
  Betwixt the prince and parliament we stand,
  The barriers of the state on either hand
  May neither overflow, for then they drown the land.
  When both are full they feed our bless'd abode,
  Like those that water'd once the Paradise of God.
    Some overpoise of sway, by turns, they share;
  In peace the people; and the prince in war:
  Consuls of moderate power in calms were made;
  When the Gauls came, one sole Dictator sway'd.
    Patriots in peace assert the people's right,
  With noble stubbornness resisting might;
  No lawless mandates from the court receive,
  Nor lend by force, but in a body give.]

[Note 254:

  Dim as the borrow'd beams of moon and stars
  To lonely, weary, wand'ring travellers,
  Is reason to the soul: and as on high
  Those rolling fires discover but the sky,
  Nor light us here; so Reason's glimm'ring ray
  Was lent, not to assure our doleful way,
  But guide us upward to a better day.
  And as those nightly tapers disappear
  When day's bright lord ascends our hemisphere;
  So pale grows Reason at Religion's sight,
  So dies, and so dissolves in supernatural light.]

[Note 255: _Religio Laici, Hind and Panther._

  But, gracious God! how well dost thou provide
  For erring judgments an unerring guide!
  Thy throne is darkness in th' abyss of light,
  A blaze of glory that forbids the sight.
  O teach me to believe thee thus conceal'd,
  And search no farther than thyself reveal'd;
  But her alone for my director take,
  Whom thou bast promised never to forsake!
  My thoughtless youth was wing'd with vain desires,
  My manhood, long misled by wandering fires,
  Follow'd false lights, and when their glimpse was gone,
  My pride struck out new sparkles of her own.
  Such was I; such by nature still I am;
  Be thine the glory, and be mine the shame!
  Good life be now my task; my doubts are done.]

[Note 256: _Theodore et Honoria._]

[Note 257:

  New blossoms flourish and new flowers arise,
  As God had been abroad, and, walking there,
  Had left his footsteps and reform'd the year.
  The sunny hills from far were seen to glow
  With glitt'ring beams, and in the meads below
  The burnish'd brooks appear'd with gold to flow,
  As last they heard the foolish cuckoo sing,
  Whose note proclaim'd the holyday of spring.]

[Note 258:

  For her the weeping heaven become serene,
  For her the ground is clad in cheerful green,
  For her the nightingales are taught to sing,
  And nature for her has delayed the spring.

Ces vers charmants sur la duchesse d'York rappellent ceux de La
Fontaine sur la princesse de Conti.]

[Note 259: Par exemple dans son _Chant du Cirque_.]

[Note 260:

  The praise of Bacchus then the sweet musician sung,
        Of Bacchus, ever fair and ever young.
        The jolly god in triumph comes;
        Sound the trumpets, beat the drums.
          Flush'd with a purple grace,
          He shows his honest face.
  Now give the hautboys breath; he comes! he comes.
          Bacchus! ever fair and young,
          Drinking joys did first ordain;
          Bacchus' blessings are a treasure,
          Drinking is the soldiers's pleasure;
            Rich the treasure,
            Sweet the pleasure;
          Sweet is pleasure after pain.]

[Note 261:

  Now strike the golden lyre again:
  And louder yet, and yet a louder strain.
  Break his bands of sleep asunder,
  And rouse him, like a rattling peal of thunder.
    Hark, hark, the horrid sound
      Has rais'd up his head,
      As awak'd from the dead,
    And amaz'd, he stares around.
  Revenge! revenge! Timotheus cries,
    See the furies arise!
    See the snakes that they bear,
    How they hiss in the air!
  And the sparkles that flash from their eyes!
    Behold a ghastly band,
    Each a torch in his hand!
  These are Grecian ghosts, that in battle were slain,
              And unbury'd remain
              Inglorious on the plain:
              Give the vengeance due
              To the valiant crew:
  Behold how they toss their torches on high,
        How they point to the Persian abodes,
  And glitt'ring temples of their hostile gods!
        The princes applaud with a furious joy,
  And the King seiz'd a flambeau with a zeal to destroy.
              Thaïs led the way,
              To light him to his prey,
  And, like another Helen, fir'd another Troy.]


X

Ce fut là une de ses dernières oeuvres; toute brillante et poétique,
elle était née parmi les pires tristesses. Le roi pour lequel il avait
écrit était détrôné et chassé; la religion qu'il avait embrassée était
méprisée et opprimée; catholique et royaliste, il était confiné dans
un parti vaincu, que la nation considérait avec ressentiment et avec
défiance comme l'adversaire naturel de la liberté et de la raison. Il
avait perdu les deux places qui le faisaient vivre; il subsistait
misérablement, chargé de famille, obligé de soutenir ses fils à
l'étranger, traité en mercenaire par un libraire grossier, forcé de
lui demander de l'argent pour payer une montre qu'on ne voulait pas
lui laisser à crédit, priant lord Bolingbroke de le protéger contre
ses injures, vilipendé par son boutiquier quand la page promise
n'était pas pleine au jour dit. Ses ennemis le persécutaient de
pamphlets; le puritain Collier flagellait brutalement ses comédies; on
le damnait sans pitié et en conscience. Il était malade depuis
longtemps, impotent, contraint de beaucoup écrire, réduit à exagérer
la flatterie pour obtenir des grands l'argent indispensable que les
éditeurs ne lui donnaient pas[262]. «Ce que Virgile a composé[263],
disait-il, dans la vigueur de son âge, dans l'abondance et le loisir,
j'ai entrepris de le traduire dans le déclin de mes années; luttant
contre le besoin, opprimé par la maladie, contraint dans mon génie,
exposé à voir mal interpréter tout ce que je dis, avec des juges qui,
à moins d'être très-équitables, sont déjà indisposés contre moi par le
portrait diffamatoire qu'on a fait de mon caractère.» Quoique bien
disposé pour lui-même, il savait que sa conduite n'avait pas toujours
été digne, et que tous ses écrits n'étaient pas durables. Né entre
deux époques, il avait oscillé entre deux formes de vie et deux formes
de pensée, n'ayant atteint la perfection ni de l'une ni de l'autre,
ayant gardé des défauts de l'une et de l'autre, n'ayant point trouvé
dans les moeurs environnantes un soutien digne de son caractère, ni
dans les idées environnantes une matière digne de son talent. S'il
avait institué la critique et le bon style, cette critique n'avait
trouvé place qu'en des traités pédantesques ou des préfaces
décousues; ce bon style restait dépaysé dans des tragédies enflées,
dispersé en des traductions multipliées, égaré en des pièces
d'occasion, en des odes de commande, en des poëmes de parti, ne
rencontrant que de loin en loin un souffle capable de l'employer et un
sujet capable de le soutenir. Que d'efforts pour un effet médiocre!
C'est la condition naturelle de l'homme. Au bout de tout, voici venir
la douleur et l'agonie. La gravelle, la goutte, depuis longtemps, ne
lui laissaient plus de relâche; un érésipèle couvrit sa jambe. Vers le
mois d'avril 1700, il essaya de sortir; son pied foulé se gangrena; on
voulut tenter l'opération, mais il jugea que ce qui lui restait de
santé et de bonheur n'en valait pas la peine. Il mourut à
soixante-neuf ans.

[Note 262: On lui payait dix mille vers deux cent cinquante guinées.]

[Note 263: _Post-scriptum_ de la traduction de Virgile.]



CHAPITRE III.

La Révolution.

     I. La révolution morale au dix-huitième siècle. -- Elle
     accompagne la révolution politique.

     II. Brutalité du peuple. -- Le gin. -- Les émeutes. -- Corruption
     des grands. -- Les moeurs politiques. -- Trahisons sous Guillaume
     et Anne. -- Vénalité sous Walpole et Bute. -- Les moeurs privées.
     -- Les viveurs. -- Les athées. -- _Lettres de lord Chesterfield._
     -- Sa politesse et sa morale. -- _L'Opéra du Gueux_, par Gay. --
     Ses élégances et sa satire.

     III. Principes de la civilisation en France et en Angleterre. --
     La conversation en France. Comment elle aboutit à une révolution.
     -- Le sens moral en Angleterre. Comment il aboutit à une réforme.

     IV. La religion. -- Les apparences visibles. -- Le sentiment
     profond. -- Comment la religion est populaire. -- Comment elle
     est vivante. -- Les ariens. -- Les méthodistes.

     V. La chaire. -- Médiocrité et efficacité de la prédication. --
     Tillotson. -- Sa lourdeur et sa solidité. -- Barrow. -- Son
     abondance et sa minutie. -- South. -- Son acrete et son énergie.
     -- Comparaison des prédicateurs en France et en Angleterre.

     VI. La théologie. -- Comparaison de l'apologétique en France et
     en Angleterre. -- Sherlock, Stillingfleet, Clarke. -- La
     théologie n'est pas spéculative, mais morale. -- Les plus grands
     esprits se rangent du côté du christianisme. -- Impuissance de la
     philosophie spéculative. -- Berkeley, Newton, Locke, Hume, Reid.
     -- Développement de la philosophie morale. -- Smith, Price,
     Hutcheson.

     VII. La constitution. -- Le sentiment du droit. -- _Traité du
     gouvernement_, par Locke. -- La théorie du droit personnel est
     acceptée. -- Comment le tempérament, l'orgueil et l'intérêt la
     soutiennent. -- La théorie du droit personnel est appliquée. --
     Comment les élections, les journaux, les tribunaux la mettent en
     pratique.

     VIII. La tribune. -- Énergie et rudesse de cette éloquence. --
     Lord Chatam. -- Junius. -- Fox. -- Sheridan. -- Pitt. -- Burke.

     IX. Issue du travail du siècle. -- Transformation économique et
     morale. -- Comparaison des portraits de Reynold et de ceux de
     Lely. -- Doctrines et tendances contraires en France et en
     Angleterre. -- Les révolutionnaires et les conservateurs. --
     Jugement de Burke et du peuple anglais sur la Révolution
     française.


Avec l'établissement de 1688, un nouvel esprit apparaît en Angleterre.
Lentement, par degrés, la révolution morale accompagne la révolution
sociale: l'homme change en même temps que l'État, dans le même sens et
par les mêmes causes; le caractère s'accommode à la situation, et l'on
voit peu à peu dominer dans les moeurs et dans les lettres l'esprit
sérieux, réfléchi, moral, capable de discipline et d'indépendance, qui
seul peut soutenir et achever une constitution.


I

Ce ne fut pas sans peine, et au premier regard il semble qu'à cette
révolution, dont elle est si fière, l'Angleterre n'ait rien gagné.
L'aspect des choses sous Guillaume, Anne et les deux premiers Georges,
est repoussant; on est tenté de juger comme Swift: on se dit que s'il
a peint le Yahou, c'est qu'il l'a vu; nu ou traîné en carrosse, le
Yahou n'est pas plus beau. On ne voit que corruption en haut, et
brutalités en bas; une troupe d'intrigants mène une populace de
brutes. La bête humaine, enflammée par les passions politiques, éclate
en cris, en violences, brûle l'amiral Byng en effigie, exige sa mort,
veut détruire sa maison et son parc, oscille tour à tour sous la main
de chaque parti, et de son élan aveugle semble prête à démolir la
société civile. Quand le docteur Sacheverell est mis en jugement, les
garçons bouchers, les boueurs, les balayeurs de cheminée, les
marchands de pommes, les filles de joie et toute la canaille,
s'imaginant que l'Église est en danger, l'accompagnent avec des
hurlements de colère et d'enthousiasme, et le soir se mettent à brûler
et à piller les temples des dissidents. Quand lord Bute, en dépit de
l'opinion populaire, est mis à la place de Pitt, il est assailli de
pierres et obligé d'entourer sa voiture d'une forte garde de boxeurs.
À chaque accident politique, on entend un grondement d'émeute, on voit
des bousculades, des coups de poing, des têtes cassées. C'est pis
lorsque l'intérêt personnel du peuple est en jeu. Le gin avait été
inventé en 1684, et un demi-siècle après[264] l'Angleterre en
consommait sept millions de gallons. Les marchands, sur leurs
enseignes, invitaient les gens à venir s'enivrer pour deux sous; pour
quatre sous, on avait de quoi tomber mort ivre; de plus, la paille
gratis; le marchand traînait ceux qui tombaient dans un cellier où ils
cuvaient leur eau-de-vie. On ne traversait pas les rues de Londres
sans rencontrer des misérables inertes, insensibles, gisant sur le
pavé, et que la charité des passants pouvait seule empêcher d'être
étouffés dans la boue ou écrasés par les voitures. On voulut par un
impôt modérer cette fureur; ce fut en vain; les juges n'osaient
condamner, les dénonciateurs étaient assassinés. La chambre plia, et
Walpole, se sentant au bord d'une révolte, retira sa loi[265]. Tous
ces légistes en perruque solennelle et en hermine, ces évêques en
dentelles, ces lords brodés et dorés, ce beau gouvernement adroitement
équilibré est porté sur le dos d'une brute énorme et redoutable qui
d'ordinaire chemine docilement, quoique grondante, mais qui tout d'un
coup, d'un caprice, peut le secouer et l'écraser. On le vit bien en
1780, pendant l'émeute de lord Gordon. Sans raison ni direction, au
cri de _à bas les papistes!_ la populace soulevée démolit les prisons,
lâcha les criminels, maltraita les pairs, et fut trois jours maîtresse
de la ville, brûlant, pillant et se gorgeant. Les tonneaux de gin
défoncés faisaient des ruisseaux dans les rues. Enfants et femmes à
genoux y buvaient jusqu'à mourir. Les uns devenaient furieux, les
autres s'affaissaient stupides, et l'incendie des maisons croulantes
finissait par les brûler ou les engloutir. Onze ans plus tard, à
Birmingham, ils saccagèrent et détruisirent les maisons des libéraux
et des dissidents, et le lendemain on les trouva, par tas, ivres morts
le long des chemins et dans les haies. L'instinct s'émeut
dangereusement dans cette race trop forte et trop nourrie. Le taureau
populaire se lançait comme une masse sur le premier chiffon rouge
qu'il croyait voir.

La haute société valait un peu moins que la basse. S'il n'y eut point
de révolution plus bienfaisante que celle de 1688, il n'y en eut point
qui fût lancée ou soutenue par de plus sales ressorts. La trahison est
partout, non pas simple, mais double et triple. Sous Guillaume et sous
Anne, amiraux, ministres, gentilshommes du conseil, favoris de
l'antichambre, tous correspondent et conspirent avec les Stuarts
qu'ils ont déjà vendus, sauf à les vendre encore, par une complication
de marchés qui vont se détruisant l'un l'autre et par une complication
de parjures qui vont se dépassant l'un l'autre jusqu'à ce que personne
ne sache plus à qui il appartient ni qui il est. Le plus grand
capitaine du temps, le duc de Marlborough, est un des plus bas coquins
de l'histoire, entretenu par ses maîtresses, économe administrateur de
la paye qu'il reçoit d'elles, occupé à voler ses soldats, trafiquant
des secrets d'État, traître envers Jacques, envers Guillaume, envers
l'Angleterre, capable de risquer sa vie pour épargner une paire de
bottes mouillées, et de faire tomber dans une embuscade française une
expédition de soldats anglais. Après lui vient Bolingbroke, sceptique
et cynique, tour à tour ministre de la reine et du prétendant, aussi
déloyal envers l'un qu'envers l'autre, marchand de consciences, de
mariages et de promesses, ayant gaspillé du génie dans les débauches
et les tripotages pour arriver à la disgrâce, à l'impuissance et au
mépris[266]. Vient enfin Walpole, chassé de la chambre comme
concussionnaire, premier ministre pendant vingt ans, et qui se vantait
de savoir le tarif de chaque conscience. «Il y a des membres écossais,
disait Montesquieu en 1729[267], qui n'ont que 200 livres sterling, et
se vendent à ce prix. Les Anglais ne sont plus dignes de leur liberté.
Ils la vendent au roi, et si le roi la leur redonnait ils la lui
vendraient encore.» Il faut voir dans le journal de Dodington, espèce
de Figaro malhonnête, la façon ingénieuse et les jolies tournures de
ce grand commerce. «Un jour de vote difficile, dit le docteur King,
Walpole, passant dans la cour des requêtes, aperçut un membre du parti
contraire: il le tira à part et lui dit: «Donnez-moi votre voix, voici
un billet de banque de deux mille livres sterling.» Le membre lui fit
cette réponse: «Sir Robert, vous avez dernièrement rendu service à
quelques-uns de mes amis intimes, et la dernière fois que ma femme est
venue à la cour, le roi l'a reçue très-gracieusement, ce qui
certainement est arrivé par votre influence. Je me considérerais donc
comme très-ingrat (et il mit le billet de banque dans sa poche) si je
vous refusais la faveur que vous voulez bien me demander aujourd'hui.»
Voilà de quel air un homme de goût faisait ses affaires. La corruption
était si bien dans les moeurs publiques et dans l'état politique
qu'après la chute de Walpole, lord Bute, qui l'avait dénoncée, fut
obligé de la pratiquer et de l'accroître. Son collègue Fox changea les
bureaux du trésor (_pay-office_) en marché, débattit son prix avec des
centaines de membres, déboursa en une matinée 25000 livres sterling.
On ne pouvait avoir des votes qu'argent comptant, et encore aux
moments importants ces mercenaires menaçaient de passer à l'ennemi, se
mettaient en grève, et demandaient davantage. Et croyez que les chefs
se faisaient leur part. Ils se vendent ou se payent en titres, en
dignités, en sinécures; pour obtenir la vacance d'une place, on donne
au titulaire une pension de deux, trois, cinq, et jusqu'à sept mille
livres sterling. Pitt, le plus intègre de ces hommes politiques, le
chef de ceux qui s'appelaient patriotes, donne et retire sa parole,
attaque ou défend Walpole, propose la guerre ou la paix, le tout pour
devenir ou rester ministre. Fox, son rival, est une sorte de pourri
éhonté. Le duc de Newcastle, «dont le nom était perfidie,» espèce de
caricature vivante, le plus maladroit, le plus ignorant, le plus
moqué, le plus méprisé des nobles, reste ministre trente ans et dix
ans premier ministre à cause de sa parenté, de sa fortune, des
élections dont il dispose et des places qu'il peut donner. La chute
des Stuarts a mis le gouvernement aux mains de quelques grandes
familles qui, au moyen de bourgs pourris, de députés achetés et de
discours sonores, oppriment le roi, manient les passions populaires,
intriguent, mentent, se chamaillent et tâchent de s'escroquer le
pouvoir.

Les moeurs privées sont aussi belles que les moeurs publiques.
D'ordinaire le roi régnant déteste son fils; ce fils fait des dettes,
demande au parlement d'augmenter sa pension, et se ligue avec les
ennemis de son père. George Ier tient sa femme en prison pendant
trente-deux ans, et s'enivre le soir chez deux laiderons, ses
maîtresses. George II, qui aime sa femme, prend des maîtresses pour
avoir l'air galant, se réjouit de la mort de son fils, escroque le
testament de son père. Son fils aîné[268] triche aux cartes, et un
jour, à Kensington, ayant emprunté 5000 livres sterling à Dodington,
dit en le voyant sous la fenêtre: «Cet homme passe pour une des
meilleures têtes de l'Angleterre, et pourtant, avec tout son esprit,
je viens de l'alléger de 5000 livres.» George IV est une espèce de
cocher, joueur, viveur scandaleux, parieur sans probité, et que ses
manoeuvres manquèrent de faire exclure du Jockey-Club. Le seul honnête
homme est George III, un pauvre lourdaud borné qui devint fou, et que
sa mère avait tenu comme cloîtré pendant sa jeunesse. Elle donnait
pour motif la corruption universelle des gens de qualité: «Les jeunes
gens, disait-elle, sont tous des viveurs, et les jeunes femmes font la
cour aux hommes au lieu d'attendre qu'on la leur fasse[269].» En
effet, le vice est à la mode, et non pas délicat comme en France.
«L'argent, écrivait Montesquieu, est ici souverainement estimé,
l'honneur et la vertu peu. Il faut à l'Anglais un bon dîner, une fille
et de l'aisance. Comme il n'est pas répandu et qu'il est borné à cela,
dès que sa fortune se délabre, et qu'il ne peut plus avoir cela, il se
tue ou se fait voleur.» Il y a dans les jeunes gens une surabondance
de séve grossière qui leur fait prendre les brutalités pour les
plaisirs. Les plus célèbres s'appelaient Mohicans, et la nuit
tyrannisaient Londres. Ils arrêtaient les gens, et les faisaient
danser en leur piquant les jambes à coups d'épée; parfois ils
mettaient une femme dans un tonneau et la faisaient rouler ainsi du
haut d'une pente; d'autres la posaient sur la tête les pieds en l'air;
quelques-uns aplatissaient le nez du malheureux qu'ils avaient saisi,
et avec les doigts lui faisaient sortir les yeux de l'orbite. Swift,
les comiques et les romanciers ont peint la bassesse de cette grosse
débauche, qui a besoin de tapage, qui vit d'ivrognerie, qui s'étale
dans la crudité, qui aboutit à la cruauté, qui finit par l'irréligion
et l'athéisme[270]. Ce tempérament batailleur et trop fort a besoin de
s'employer orgueilleusement et audacieusement à la destruction de ce
que les hommes respectent et de ce que les institutions protégent. Ils
attaquent les prêtres par le même instinct qu'ils rossent le guet.
Collins, Tindal, Bolingbroke sont leurs docteurs; la corruption des
moeurs, l'habitude des trahisons, le choc des sectes, la liberté des
discussions, le progrès des sciences et la fermentation des idées
semblent dissoudre le christianisme. «Point de religion, disait
Montesquieu, en Angleterre. Quatre ou cinq de la chambre des communes
vont à la messe ou au sermon de la chambre.... Si quelqu'un parle de
religion, tout le monde se met à rire. Un homme ayant dit de mon
temps: Je crois cela comme article de foi, tout le monde se mit à
rire.» En effet, la phrase était provinciale et sentait son vieux
temps. L'important était d'avoir bon ton, et il est plaisant de voir
dans lord Chesterfield en quoi ce bon ton consiste. De justice,
d'honneur, il ne parle qu'en courant et pour la forme: «Avant tout,
dit-il à son fils, ayez des manières.» Il y revient dans chaque lettre
avec une insistance, une abondance, une force de preuves, qui font un
contraste grotesque. «Mon cher ami, comment vont les manières, les
agréments, les grâces, et tous ces petits riens si nécessaires pour
rendre un homme aimable? Les prenez-vous? y faites-vous des
progrès?... Polissez-vous, ne curez point vos ongles en société, ne
mettez pas vos doigts dans votre nez, posez bien vos pieds.... Votre
maître de danse est à présent le plus important de tous.... Surtout
laissez de côté la rouille de Cambridge.... On m'assure que Mme de....
est jolie comme un coeur, et que, nonobstant cela, elle s'en est tenue
scrupuleusement à son mari, quoiqu'il y ait déjà plus d'un an qu'elle
est mariée. Elle n'y pense pas; il faut décrotter cette femme-là.
Décrottez-vous donc tous les deux réciproquement.» Et un peu après:
«Que vous dit Mme de...? Pour un attachement, je la préférerais à
Mme...; mais pour une galanterie, je donnerais la préférence à la
dernière. Tout cela peut s'arranger ensemble, et l'un n'empêche pas
l'autre.» Soyez galant, adroit, délié; plaisez aux femmes; «ce sont
les femmes qui mettent les hommes à la mode;» plaisez aux hommes; «une
souplesse de courtisan décidera de votre fortune.» Et il lui cite en
exemple Bolingbroke et Marlborough, les deux pires roués du siècle.
Ainsi parle un homme grave, ancien ministre, arbitre de l'éducation et
du goût[271]. Il veut déniaiser son fils, lui donner l'air français,
ajouter aux solides connaissances diplomatiques et aux grandes visées
d'ambition l'air engageant, sémillant et frivole. Ce vernis, qui à
Paris est la couleur vraie, n'est ici qu'un placage choquant. Cette
politesse transplantée est un mensonge, cette vivacité un manque de
sens, et cette éducation mondaine ne semble propre qu'à faire des
comédiens et des coquins.

Ainsi jugea Gay dans son _Opéra du Gueux_, et la société polie
applaudit avec fureur au portrait qu'il traçait d'elle. Soixante-trois
nuits de suite, la pièce fut jouée parmi un tonnerre de rires; les
dames firent écrire les chansons sur leurs éventails, et l'actrice
principale, dit-on, épousa un duc. Quelle satire! Les voleurs
infestaient Londres, tellement qu'en 1728 la reine elle-même manqua
d'être dévalisée; ils s'étaient formés en bandes, ayant des officiers,
un trésor, un chef, et se multipliaient, quoique toutes les six
semaines on les envoyât par «charretées» à la potence. Voilà la
société que Gay mit en scène; à son avis, elle valait la grande; on
avait peine à l'en distinguer: manières, esprit, conduite, morale,
dans l'une et l'autre, tout est semblable. «En fait de vices à la
mode, on ne peut dire si les gentilshommes du grand chemin imitent les
gentilshommes à la mode, ou si les gentilshommes à la mode imitent les
gentilshommes du grand chemin[272].» En quoi, par exemple, Peachum
diffère-t-il d'un grand ministre? Il est comme lui chef d'une bande de
voleurs, il a comme lui un registre pour inscrire les vols, il reçoit
comme lui de l'argent des deux mains, il fait comme lui prendre et
pendre ses amis quand ses amis lui sont à charge, il se sert comme lui
du langage parlementaire et des comparaisons classiques, il a comme
lui de la gravité, de la tenue, et s'indigne éloquemment quand on
soupçonne son honneur. Vous répondrez peut-être qu'il se dispute avec
son associé au sujet des profits, et l'empoigne à la gorge? Mais
dernièrement sir Robert Walpole et lord Townshend se sont colletés sur
une question pareille. Écoutez les instructions que Peachum donne à sa
fille; ne sont-ce pas les propres maximes du monde? «Ayez des amants,
mademoiselle; une femme doit savoir être mercenaire, quand même elle
ne serait jamais allée à la cour ni dans une assemblée.... Comment!
vous épousez M. Macheath, et votre belle raison est que vous l'aimez?
L'aimer! l'aimer! Je croyais que mademoiselle était trop bien élevée
pour cela. Ma fille doit être pour moi ce qu'une dame de la cour est
pour un ministre d'État, la clef de toute la bande[273].» Quant à M.
Macheath, c'est le digne gendre d'un tel politique. S'il est moins
brillant au conseil que dans l'action, cela convient à son âge.
Trouvez-nous un jeune officier noble qui ait meilleure tournure ou
fasse des actions plus belles. Il vole sur les grands chemins, voilà
de la bravoure; il partage son butin avec ses amis, voilà de la
générosité. «Vous voyez, messieurs, leur dit-il, je ne suis pas un
simple ami de cour qui promet tout et ne donne rien. Que les
courtisans se filoutent entre eux; nous du moins, messieurs, nous
avons gardé assez d'honneur pour nous maintenir purs parmi les
corruptions du monde[274].» Au reste, il est galant, il a une
demi-douzaine de femmes, une douzaine d'enfants, il fréquente les
mauvais lieux, il est aimable avec les beautés qu'il y rencontre, il a
de l'aisance, il salue bien et à la ronde; il tourné à chacune son
compliment: «Mademoiselle Slammekin, toujours votre abandon et cet air
négligé du grand monde! Vous toutes, dames à la mode qui connaissez
votre beauté, vous aimez le déshabillé. Mademoiselle Jenny,
daignerez-vous accepter un petit verre?--Je ne bois jamais de liqueurs
fortes, excepté quand j'ai la colique.--Justement l'excuse des dames à
la mode: une personne de qualité a toujours la colique[275].» N'est-ce
pas le vrai ton de la bonne compagnie? Et douterez-vous encore que M.
Macheath soit un homme de qualité quand vous apprendrez qu'il a mérité
d'être pendu et qu'il ne l'est pas? À cette preuve tout doit céder. Si
pourtant vous en voulez une autre, il ajoutera que «en matière de
conscience et de morale moisie il n'est point du tout vulgaire; cette
considération-là rogne aussi peu sur ses profits et sur ses plaisirs
que sur ceux d'aucun gentilhomme d'Angleterre[276].» Après un tel mot,
il faut bien se rendre. N'objectez pas la saleté de ces moeurs; vous
voyez bien qu'elle n'a rien de rebutant, puisque la bonne compagnie
s'en régale. Ces intérieurs de prison et de mauvais lieu, ces tripots,
cette odeur de gin, ces marchandages d'entremetteuses et ces comptes
de filous, rien ne dégoûte les dames, qui applaudissent dans leurs
loges. Elles chantent les chansons de Polly; leurs nerfs n'ont peur
d'aucun détail; elles ont déjà respiré ces senteurs de bouges dans les
pastorales limées de l'aimable poëte[277]. Elles rient de voir Lucy
qui montre sa grossesse à Macheath, et qui verse à Polly de la mort
aux rats. Elles sont familières avec toutes les gracieusetés de la
potence et toutes les gentillesses de la médecine. Mistress Trapes
expose son métier devant elles, et se plaint d'avoir onze belles
clientes entre les mains du chirurgien[278]. M. Filch, un pilier de
prison, dit qu'ayant remplacé «le faiseur d'enfants, devenu invalide,
il a amassé quelque argent à procurer aux dames de l'endroit des
grossesses pour leur faire avoir un sursis[279].» Une verve atroce,
aigrie d'ironie poignante, coule à travers l'oeuvre comme un de ces
ruisseaux de Londres dont Swift et Gay ont décrit les puanteurs
corrosives; à cent ans de distance, elle déshonore encore le monde qui
s'est éclaboussé et miré dans son bourbier.

[Note 264: 1742. Rapport de lord Lonsdale.]

[Note 265: "In the present inflamed temper of the people, the act
could not be carried into execution without an armed force." (Discours
de Walpole.)]

[Note 266: Voyez le terrible discours de Walpole contre lui, 1734.]

[Note 267: Notes sur son voyage en Angleterre.]

[Note 268: Frédéric, mort en 1751. _Mémoires de Walpole_, t. I, p.
76.]

[Note 269: The young men were all rakes; the young women made love
instead of waiting till it was made to them.]

[Note 270: Personnage de Birton, dans le _Jenny_ de Voltaire.]

[Note 271: «Les Anglais ont ordinairement vingt ans avant d'avoir
parlé à quelque personne au-dessus de leur maître d'école et de leurs
compagnons de collége; s'il arrive qu'ils aient du savoir, tout se
termine au grec et au latin, mais pas un seul mot de l'histoire ou des
langues modernes. Ainsi préparés ils se mettent à voyager; mais comme
ils manquent de dextérité, qu'ils sont extrêmement honteux et timides
et qu'ils n'ont point l'usage des langues étrangères, ils vivent entre
eux et mangent ensemble dans les auberges.» (_Lettres de lord
Chesterfield._)

«Je souhaiterais que vous les priassiez de vous donner des lettres de
recommandation pour les jeunes gens du bel air et pour les coquettes
sur le bon ton, afin que vous pussiez être dans l'honnête débauche de
Munich.» (_Ibidem._)]

[Note 272: Through the whole piece, you may observe such a similitude
of manners in high and low life, that it is difficult to determine
whether, in the fashionable vices, the fine gentlemen imitate the
gentlemen of the road, or the gentlemen of the road the fine
gentlemen.]

[Note 273: My daughter to me should be, like a court lady to a
minister of state, a key to a whole gang.

A woman knows how to be mercenary though she has never been in a court
or at an assembly.

Why, foolish jade, thou wilt be as ill-used and as much neglected as
if thou hadst married a Lord!

.... I did not marry him as 'tis the fashion coolly and deliberately
for honour or money. But I love him.

Love him, worse and worse! I thought the girl had been better bred.]

[Note 274: You see, gentlemen, I am not a mere court friend, who
professes every thing and will do nothing.... But we, gentlemen, have
still honour enough to break through the corruptions of the world.]

[Note 275: Mistress Slammekin! As careless and genteel as ever! all
you fine ladies who know your own beauty, affect an undress.... If any
of the ladies chose gin, I hope they will be so free to call for it.

JENNY.

Indeed, sir, I never drink strong-waters, but when I have the cholic.

MACHEATH.

Just the excuse of the fine ladies! why, a lady of quality is never
without the cholic....

MISTRESS SLAMMEKIN.

I am sure at least three men of his hanging should be set down to my
account.

MISTRESS TRULL.

Mistress Slammekin, that is not fair. For you know one of them was
taken in bed with me.]

[Note 276: As to conscience and musty morals, I have as few drawbacks
upon my profits or pleasures, as any man of quality in England; in
those I am not at least vulgar.... To ruin a girl of severe education,
is no small addition to the pleasure of our fine gentlemen.

Of all the animals of prey, man is the only sociable one.]

[Note 277: Dans ces Églogues les dames expliquent en bon style que
leurs amies ont pour amants des laquais:

  Her favours Sylvia shares amongst mankind;
  Such gen'rous Love could never be confin'd.

Ailleurs la servante dit à la dame:

  Have you not fancy'd in his frequent kiss
  Th'ungrateful leavings of a filthy miss?]

[Note 278: I have eleven fine customers now down, under the surgeon's
hand....]

[Note 279: Since the favourite child-getter was disabled by mishap, I
have picked up a little money, by helping the ladies to a pregnancy
against their being called down to sentence....

LUCY.

See how I am forced to bear about the load of infamy you have laid
upon me...

Not the greatest lady in the land could have better strong-waters in
her closet, for her own private drinking.]


II

Ce n'étaient là que des dehors, et les bons observateurs, Voltaire
par exemple, ne s'y sont point trompés. Entre la vase du fond et
l'écume de la surface roulait le grand fleuve national, qui, s'épurant
par son mouvement propre, laissait déjà voir par intervalles sa
couleur vraie, pour étaler bientôt la régularité puissante de sa
course et la limpidité salubre de son eau. Il avançait dans son lit
natal; chaque peuple a le sien et coule sur sa pente. C'est cette
pente qui donne à chaque civilisation son degré et sa forme, et c'est
elle qu'il faut tâcher de décrire et de mesurer.

Pour cela, nous n'avons qu'à suivre les voyageurs des deux pays qui à
ce moment franchissent la Manche. Jamais l'Angleterre n'a regardé et
imité davantage la France, ni la France l'Angleterre. Pour voir les
courants distincts où glissait chacune des deux nations, il n'y avait
qu'à ouvrir les yeux. À Paris, disait lord Chesterfield à son fils,
recherchez la conversation polie; «elle tourne sur quelque sujet de
goût, quelques points d'histoire, de critique et même de philosophie,
qui conviennent mieux à des êtres raisonnables que les dissertations
anglaises sur le temps et sur le whist[280].» En effet, nous nous
sommes civilisés par la conversation; les Anglais, point. Sitôt que le
Français sort du labeur machinal et de la grosse vie physique, même
avant d'en être sorti, il cause; c'est là son achèvement et son
plaisir[281]. À peine a-t-il échappé aux guerres de religion et à
l'isolement féodal, il fait la révérence et dit son mot. Avec l'hôtel
de Rambouillet, les salons s'ouvrent; le bel entretien qui va durer
deux siècles commence; Allemands, Anglais, toute l'Europe novice ou
balourde l'écoute, bouche béante, et de temps en temps essaye
maladroitement de l'imiter. Qu'ils sont aimables, nos causeurs! Quels
ménagements! quel tact inné! Avec quelle grâce et quelle dextérité ils
savent persuader, intéresser, amuser, caresser la vanité malade,
retenir l'attention distraite, insinuer la vérité dangereuse, et voler
toujours à cent pieds au-dessus de l'ennui où leurs rivaux barbotent
de tout leur poids natif! Mais surtout comme ils se sont déliés vite!
D'instinct et sans effort, ils ont rencontré le geste aisé, la parole
facile, l'élégance soutenue, le trait piquant, la clarté parfaite.
Leurs phrases, encore compassées sous Balzac, se dégagent, s'allégent,
s'élancent, courent, et sous Voltaire ont pris des ailes. Vit-on
jamais pareil désir et pareil art de plaire? Les sciences pédantes,
l'économie politique, la théologie, les habitantes renfrognées de
l'Académie et de la Sorbonne, ne parlent qu'en épigrammes. L'_Esprit
des Lois_ de Montesquieu est aussi «l'esprit sur les lois.» Les
périodes de Rousseau, qui enfanteront une révolution, ont été,
dix-huit heures durant, tournées, polies, balancées dans sa tête. La
philosophie de Voltaire petille en millions d'étincelles. Toute idée
doit devenir un bon mot; on ne pense plus qu'en saillies; il faut que
toute vérité, la plus épineuse ou la plus sainte, devienne un joli
jouet de salon, lancé, puis relancé comme un volant doré par les mains
mignonnes des dames, sans faire tache sur les sabots de dentelle d'où
pendent languissamment leurs bras fluets, sur les guirlandes que
déroulent dans les panneaux les Amours roses. Tout doit reluire,
scintiller ou sourire. On atténue les passions, on affadit l'amour, on
multiplie les bienséances, on outre le savoir-vivre. L'homme raffiné
devient «sensible.» De sa douillette de taffetas, il tire incessamment
le mouchoir brodé dont il essuiera le commencement d'une larme; il
pose la main sur son coeur, il s'attendrit, il est devenu si délicat
et si correct que les Anglais le prennent tour à tour pour une
femmelette ou pour un maître de danse[282]. Regardez de plus près
cependant ce freluquet enrubanné qui roucoule les chansons de Florian
dans un habit vert tendre. L'esprit de société qui l'a conduit dans
ces fadaises l'a aussi conduit ailleurs; car la conversation, en
France du moins, est une chasse aux idées. Encore aujourd'hui, dans la
défiance et la tristesse des moeurs modernes, c'est à table, pendant
le café, qu'apparaissent la haute politique et la philosophie
première. Penser, surtout penser vite, est une fête. L'esprit y trouve
une sorte de bal; jugez de quel empressement il s'y porte! Toute notre
culture vient de là. À l'aurore du siècle, les dames, entre deux
révérences, développent des portraits étudiés et des dissertations
subtiles; elles entendent Descartes, goûtent Nicole, approuvent
Bossuet. Bientôt les petits soupers commencent, et on y agite au
dessert l'existence de Dieu. Est-ce que la théologie, la morale, mises
en beau style ou en style piquant, ne sont pas des jouissances de
salon et des parures de luxe? La verve s'y emploie, ondule et petille
comme une flamme légère au-dessus de tous les sujets dont elle se
nourrit. Quel essor que celui du dix-huitième siècle! Jamais société
fut-elle plus curieuse de hautes vérités, plus hardie à les chercher,
plus prompte à les découvrir, plus ardente à les embrasser? Ces
marquises musquées, ces fats en dentelles, tout ce joli monde paré,
galant, frivole, court à la philosophie comme à l'Opéra; l'origine des
êtres vivants et les anguilles de Needham, les aventures de Jacques le
Fataliste et la question du libre arbitre, les principes de l'économie
politique et les comptes de l'Homme aux quarante écus, tout est
matière pour eux à paradoxes et à découvertes. Toutes les lourdes
roches que les savants de métier taillaient et minaient péniblement à
l'écart, entraînées et polies dans le torrent public, roulent par
myriades, entre-choquées avec un bruissement joyeux, précipitées par
un élan toujours plus rapide. Nulle barrière, nul heurt; on n'est
point retenu par la pratique; on pense pour penser; les théories
peuvent se déployer à l'aise. En effet, c'est toujours ainsi qu'en
France on a causé. On y joue avec les vérités générales; on en retire
agilement quelqu'une du monceau des faits où elle gît cachée, et on la
développe; on plane au-dessus de l'observation dans la raison et la
rhétorique; on se trouve mal et terre à terre tant qu'on n'est pas
dans la région des idées pures. Et le dix-huitième siècle à cet égard
continue le dix-septième. On avait décrit le savoir-vivre, la
flatterie, la misanthropie, l'avarice: on examine la liberté, la
tyrannie, la religion; on avait étudié l'homme en soi, on étudie
l'homme abstrait. Les écrivains religieux et monarchiques sont de la
même famille que les écrivains impies et révolutionnaires; Boileau
conduit à Rousseau, et Racine à Robespierre. La raison oratoire avait
formé le théâtre régulier et la prédication classique; la raison
oratoire produit la Déclaration des Droits et le _Contrat social_. On
se fabrique une certaine idée de l'homme, de ses penchants, de ses
facultés, de ses devoirs, idée mutilée, mais d'autant plus nette
qu'elle est plus réduite. D'aristocratique elle devient populaire; au
lieu d'être un amusement, elle est une foi; des mains délicates et
sceptiques, elle passe aux mains enthousiastes et grossières. D'un
lustre de salon ils font un flambeau et une torche. Voilà le courant
sur lequel a vogué l'esprit français pendant deux siècles, caressé par
les raffinements d'une politesse exquise, amusé par un essaim d'idées
brillantes, enchanté par les promesses des théories dorées, jusqu'au
moment où, croyant toucher les palais de nuages qu'illuminait la
distance, tout d'un coup il perdit terre et roula dans la tempête de
la Révolution.

Tout autre est la voie par laquelle a cheminé la civilisation
anglaise. Ce n'est pas l'esprit de société qui l'a faite, c'est le
sens moral, et la raison en est que l'homme là-bas est autre que chez
nous. Nos Français qui en ce moment découvrent l'Angleterre en sont
frappés. «En France, dit Montesquieu, je fais amitié avec tout le
monde; en Angleterre, je n'en fais à personne. Il faut faire ici comme
les Anglais, vivre pour soi, ne se soucier de personne, n'aimer
personne et ne compter sur personne. Ce sont des génies singuliers,
partant solitaires et tristes. Ils sont recueillis, vivent beaucoup en
eux-mêmes et pensent tout seuls. La plupart, avec de l'esprit, sont
tourmentés par leur esprit même. Dans le dédain ou le dégoût de toutes
choses, ils sont malheureux avec tant de sujets de ne l'être pas.» Et
Voltaire, comme Montesquieu, revient incessamment sur l'énergie sombre
de ce caractère. Il dit qu'à Londres il y a des journées de vent d'est
où l'on se pend; il conte en frissonnant qu'une jeune fille s'est
coupé la gorge, et que l'amant, sans rien dire, a racheté le couteau.
Il est surpris de voir «tant de Timons, de misanthropes atrabilaires.»
De quel côté trouveront-ils leur voie? Il y en a une qui s'ouvre tous
les jours plus large. L'Anglais, naturellement sérieux, méditatif et
triste, n'est point porté à regarder la vie comme un jeu ou comme un
plaisir; il a les yeux habituellement tournés non vers le dehors et la
nature riante, mais vers le dedans et vers les événements de l'âme; il
s'examine lui-même, il descend incessamment dans son intérieur, il se
confine dans le monde moral et finit par ne plus voir d'autre beauté
que celle qui peut y luire; il pose la justice en reine unique et
absolue de la vie humaine, et conçoit le projet d'ordonner toutes ses
actions d'après un code rigide. Et les forces ne lui manquent pas dans
cette entreprise; car l'orgueil en lui vient aider la conscience.
Ayant choisi sa route lui-même et lui seul, il aurait honte de s'en
écarter; il repousse les tentations comme des ennemis; il sent qu'il
combat et triomphe[283], qu'il fait une oeuvre difficile, qu'il est
digne d'admiration, qu'il est un homme. D'autre part, il se délivre de
l'ennui, son ennemi capital, et contente son besoin d'action; le
devoir conçu donne un emploi aux facultés et un but à la vie, provoque
les associations, les fondations, les prédications, et, rencontrant
des âmes et des nerfs plus endurcis, les lance, sans trop les faire
souffrir, dans les longues luttes, à travers le ridicule et le
danger. Le naturel réfléchi a donné la règle morale, le naturel
batailleur donne la force morale. L'intelligence ainsi dirigée est
plus propre que toute autre à comprendre le devoir; la volonté ainsi
armée est plus capable que toute autre d'exécuter le devoir. C'est là
la faculté fondamentale qu'on retrouve dans toutes les parties de la
vie publique, enfouie, mais présente, comme une de ces roches
primitives et profondes qui, prolongées au loin dans la campagne,
donnent à tous les accidents du sol leur assiette et leur soutien.

[Note 280: Voyez par contraste dans les oeuvres de Swift un fac-simile
de la conversation anglaise: _Essay on polite conversation._]

[Note 281: Encore en 1826, Sidney Smith arrivant à Calais écrit (tome
II, 274):

What pleases me is the taste and ingenuity displayed in the shops and
the good manners and politeness of the people. Such is the state of
manners, that you appear almost to have quitted a land of
barbarians.--I have not seen a cobbler who is not better bred than an
English gentleman.]

[Note 282: _Evelina_, par miss Burney; voyez le personnage du pauvre
et gentil Français, M. Dubois, qu'on fait tomber dans le
ruisseau.--Ces jeunes filles si correctes vont voir jouer _Love for
Love_ de Congreve; les parents ne craignent pas de leur donner miss
Prue en spectacle.--Voyez aussi par contraste le personnage du
capitaine anglais, si rustre; il est l'hôte de Mme Duval, et la jette
deux fois dans la boue; il dit à sa fille: «Molly, je vous conseille,
si vous faites quelque cas de mes bonnes grâces, de ne plus avoir un
goût à vous, en ma présence.»--Le changement est surprenant, depuis
soixante ans.]

[Note 283: «The consciousness of silent endurance, so dear to every
Englishman, of standing out against something and not giving in.» _Tom
Brown's School-days._]


III

Au protestantisme d'abord, et c'est par cette structure d'esprit que
l'Anglais est religieux. Traversez ici l'écorce rugueuse et
déplaisante. Voltaire en rit, il s'amuse des criailleries des
prédicants et du rigorisme des fidèles. «Point d'opéra, point de
comédie, point de concert à Londres le dimanche; les cartes même y
sont si expressément défendues, qu'il n'y a que les personnes de
qualité et ce qu'on appelle les honnêtes gens qui jouent ce jour-là.»
Il s'égaye aux dépens des Anglicans, «si attentifs à recevoir les
dîmes,» des presbytériens, «qui ont l'air fâché et prêchent du nez,»
des quakers, «qui vont dans leurs églises attendre l'inspiration de
Dieu le chapeau sur la tête.» Mais n'y a-t-il rien à remarquer que ces
dehors? Et croyez-vous connaître une religion, parce que vous
connaissez des particularités de formulaire et de surplis? Il y a une
foi commune sous toutes ces différences de sectes; quelle que soit la
forme du protestantisme, son objet et son effet sont la culture du
sens moral; c'est par là qu'il est ici populaire; principes et dogmes,
tout l'approprie aux instincts de la nation. Le sentiment d'où tout
part chez le réformé est l'inquiétude de la conscience; il se
représente la justice parfaite, et sent que sa justice, telle quelle,
ne subsistera point devant celle-là. Il pense au jugement final et se
dit qu'il y sera condamné. Il se trouble et se prosterne; il implore
de Dieu le pardon de ses fautes et le renouvellement de son coeur. Il
voit que, ni par ses désirs, ni par ses actions, ni par aucune
cérémonie, ni par aucune institution, ni par lui-même, ni par aucune
créature, il ne peut ni mériter l'un ni obtenir l'autre. Il a recours
au Christ, le médiateur unique; il le supplie, il le sent présent, il
se trouve par sa grâce justifié, élu, guéri, transformé, prédestiné.
Ainsi entendue, la religion est une révolution morale; ainsi
simplifiée, la religion n'est qu'une révolution morale. Devant cette
grande émotion, métaphysique et théologie, cérémonies et discipline,
tout s'efface ou se subordonne, et le christianisme n'est plus que la
purification du coeur. Regardez maintenant ces gens vêtus de brun qui
nasillent le dimanche autour d'une boîte de bois noir, pendant qu'un
homme en rabat, «avec l'air d'un Caton,» marmotte un psaume. N'y
a-t-il rien dans leur coeur que des «billevesées» théologiques ou des
phrases machinales? Il y a un grand sentiment, la vénération. Ce
temple nu des dissidents, cet office et cette église simple des
anglicans, les laissent tout entiers à l'impression de ce qu'ils
lisent et de ce qu'ils entendent. Car ils entendent et ils lisent; la
prière faite en langue vulgaire, les psaumes traduits en langue
vulgaire, peuvent entrer à travers leurs sens jusqu'à leur âme. Ils y
entrent, soyez-en sûr, et c'est pour cela qu'ils ont l'air si
recueilli. Car la race est, par nature, capable d'émotions profondes,
disposée, par la véhémence de son imagination, à comprendre le
grandiose et le tragique, et cette Bible, qui est à leurs yeux la
propre parole du Dieu éternel, leur en fournit. Je sais bien que pour
Voltaire elle n'est qu'emphatique, décousue et ridicule; les
sentiments dont elle est pleine sont hors de proportion avec les
sentiments français. Ici, les auditeurs sont au niveau de son énergie
et de sa rudesse. Les cris d'angoisse ou d'admiration de l'Hébreu
solitaire, les transports, les éclats imprévus de passion sublime, la
soif de la justice, le grondement des tonnerres et des justices de
Dieu, viennent, à travers trente siècles, remuer ces âmes bibliques.
Leurs autres livres y aident. Ce _Prayer book_, qui se transmet par
héritage avec la vieille Bible de famille, fait entendre à tous, au
plus lourd paysan, à l'ouvrier des mines, l'accent solennel de la
prière vraie. La poésie naissante et la religion renaissante au
seizième siècle y ont imprimé leur gravité magnifique, et l'on y sent
palpiter, comme dans Milton lui-même, la double inspiration qui alors
souleva l'homme hors de lui-même et le porta jusqu'au ciel. Les
genoux plient quand on l'écoute. Cette confession de foi, ces
_collects_ prononcés pendant la maladie, devant le lit des mourants,
en cas de malheur public et de deuil privé, ces hautes sentences d'une
éloquence passionnée et soutenue, emportent l'homme dans je ne sais
quel monde inconnu et auguste. Que les beaux gentilshommes bâillent,
se moquent, et réussissent à ne pas comprendre: je suis sûr que, parmi
les autres, beaucoup sont troublés. L'idée de la mort obscure et de
l'océan infini où va descendre la pauvre âme fragile, la pensée de
cette justice invisible, partout présente, partout prévoyante, sur
laquelle s'appuie l'apparence changeante des choses visibles, les
illuminent d'éclairs inattendus. Le monde corporel et ses lois ne leur
semblent qu'un fantôme et une figure; ils ne voient plus rien de réel
que la justice, elle est le tout de l'homme comme de la nature. Voilà
le sentiment profond qui, le dimanche, ferme les théâtres, interdit
les plaisirs, remplit les églises; c'est lui qui perce la cuirasse de
l'esprit positif et de la lourdeur corporelle. Ce marchand qui toute
la semaine a compté des ballots ou aligné des chiffres, ce _squire_
éleveur de bestiaux, qui ne sait que brailler, boire et sauter à
cheval par-dessus des barrières, ces _yeomen_, ces _cottagers_, qui,
pour se divertir, s'ensanglantent de coups de poing ou passent la tête
dans un collier de cheval afin de faire assaut de grimaces, toutes ces
âmes incultes, plongées dans la vie physique, reçoivent ainsi de leur
religion la vie morale. Ils l'aiment; on le voit aux clameurs
d'émeute qui montent comme un tonnerre sitôt qu'un imprudent touche ou
semble toucher à l'église. On le voit à la vente des livres de piété
protestants, le _Pilgrim's progress_, le _Whole duty of man_, seuls
capables de se frayer leur voie jusqu'à l'appui de fenêtre du _yeoman_
et du _squire_, où dorment, parmi les engins de pêche, quatre volumes,
toute la bibliothèque. Vous ne remuerez les hommes de cette race que
par des réflexions morales et des émotions religieuses. L'esprit
puritain attiédi couve encore sous terre et se jette du seul côté où
se rencontrent l'aliment, l'air, la flamme et l'action.

On s'en aperçoit quand on regarde les sectes. En France, jansénistes
et jésuites semblent des pantins de l'autre siècle occupés à se battre
pour le divertissement de celui-ci. Ici les quakers, les indépendants,
les baptistes, subsistent, sérieux, honorés, reconnus par l'État,
illustrés par des écrivains habiles, par des savants profonds, par des
hommes vertueux, par des fondateurs de nations[284]. Leur piété fait
leurs disputes; c'est parce qu'ils veulent croire qu'ils diffèrent de
croyance; les seuls hommes sans religion sont ceux qui ne s'occupent
pas de religion. Une foi immobile est bientôt une foi morte, et quand
un homme devient sectaire, c'est qu'il est fervent. Ce christianisme
vit, car il se développe; on voit la séve toujours coulante de
l'examen et de la foi protestante rentrer dans de vieux dogmes,
desséchés depuis quinze cents ans. Voltaire, arrivant ici, est
surpris de trouver des ariens, et parmi eux les premiers penseurs de
l'Angleterre, Clarke, Newton lui-même. Ce n'est pas seulement le
dogme, c'est le sentiment qui se renouvelle; par delà les ariens
spéculatifs perçaient les méthodistes pratiques, et derrière Newton et
Clarke venaient Whitefield et Wesley.

Nulle histoire n'éclaire plus à fond le caractère anglais. En face de
Hume, de Voltaire, ils fondent une secte monacale et convulsionnaire,
et triomphent chez eux par le rigorisme et l'exagération qui les
perdraient chez nous. Wesley est un lettré, un érudit d'Oxford, et il
croit au diable; il lui attribue des maladies, des cauchemars, des
tempêtes, des tremblements de terre. Sa famille a entendu des bruits
surnaturels; son père a été poussé trois fois par un revenant;
lui-même voit la main de Dieu dans les plus vulgaires événements de la
vie; un jour, à Birmingham, ayant été surpris par la grêle, il
découvre qu'il reçoit cet avertissement parce qu'à table il n'a point
exhorté les gens qui dînaient avec lui; quand il s'agit de prendre un
parti, il tire au sort, pour se décider, parmi les textes de la Bible.
À Oxford, il jeûne et se fatigue jusqu'à cracher le sang et manquer de
mourir; sur le vaisseau, quand il part pour l'Amérique, il ne mange
plus que du pain et dort par terre; il mène la vie d'un apôtre,
donnant tout ce qu'il gagne, voyageant et prêchant toute l'année, et
chaque année, jusqu'à quatre-vingt-huit ans[285]; on calcule qu'il
donna 30000 livres sterling, qu'il fit cent mille lieues et qu'il
prêcha quarante mille sermons. Qu'est-ce qu'un pareil homme eût fait
dans notre dix-huitième siècle? Ici on l'écoute, on le suit; à sa
mort, il avait quatre-vingt-mille disciples; aujourd'hui il en a un
million. Les inquiétudes de conscience qui l'ont jeté dans cette voie
poussent les autres sur sa trace. Rien de plus frappant que les
confessions de ses prédicateurs, la plupart gens du peuple et laïques:
Georges Story a le _spleen_, rêve et réfléchit tristement, s'occupe à
se dénigrer et à dénigrer les occupations humaines. Mark Bond se croit
damné parce qu'étant petit garçon il a prononcé un blasphème; il lit
et prie sans cesse et sans effet, et enfin, désespéré, s'enrôle avec
l'espérance d'être tué. John Haime a des visions, hurle et croit
sentir le diable. Un autre, boulanger, a des scrupules parce que son
maître continue à cuire le dimanche, se dessèche d'inquiétude, et
bientôt n'est plus qu'un squelette. Voilà les âmes timorées et
passionnées qui fournissent matière à la religion et à l'enthousiasme.
Elles sont nombreuses en ce pays, et c'est sur elles que la doctrine a
prise. Wesley déclare «qu'un chapelet d'opinions numérotées n'est pas
plus la foi chrétienne qu'un chapelet de grains enfilés n'est la
sainteté chrétienne. La foi n'est point l'assentiment donné à une
opinion, ni à un nombre quelconque d'opinions;» c'est la sensation de
la présence divine, c'est la communication de l'âme avec le monde
invisible, c'est le renouvellement complet et imprévu du coeur. «La
foi justifiante comprend pour celui qui l'a, non-seulement la
révélation personnelle et l'évidence du christianisme, mais encore une
ferme et solide assurance que le Christ est mort pour _son_ péché,
qu'il _l'a_ aimé, qu'il a donné sa vie pour _lui_[286].» Le fidèle
sent en lui-même l'attouchement d'une main supérieure et la naissance
d'un être inconnu. L'ancien homme a disparu, un homme nouveau a pris
la place, pardonné, purifié, transfiguré, pénétré de joie et de
confiance, incliné vers le bien avec autant de force qu'il était jadis
entraîné vers le mal. Un miracle s'est fait, et à chaque instant,
subitement, en toute circonstance, sans préparation, il peut se faire.
Tout à l'heure peut-être, tel pécheur, le plus envieilli, le plus
endurci, sans l'avoir voulu, sans y avoir songé, va tomber pleurant,
le coeur fondu par la grâce. Les sourdes pensées qui ont longuement
fermenté dans ces imaginations mélancoliques éclatent tout d'un coup
en orages, et le lourd tempérament brutal est secoué par des accès
nerveux qu'il n'a pas encore connus. Wesley, Whitefield et leurs
prédicateurs allaient par toute l'Angleterre, prêchant aux pauvres,
aux paysans, aux ouvriers, en plein air, quelquefois devant des
congrégations de vingt mille personnes, et «le feu s'allumait dans
tout le pays» sous leurs pas. Il y avait des sanglots, des cris. À
Kingswood, Whitefield, ayant rassemblé les mineurs, race sauvage «et
païenne, pire que les païens eux-mêmes, voyait les traînées blanches
que les larmes faisaient en coulant sur leurs joues noires[287].»
D'autres tremblaient ou tombaient; d'autres avaient des transports de
joie, des extases. «Après le sermon, dit Thomas Oliver, mon coeur fut
brisé, et je n'aurais pu exprimer le puissant désir que je sentais de
la justice. Je sentais comme si j'aurais pu à la lettre m'envoler dans
le ciel.» Le dieu et la bête que chacun de nous porte en soi étaient
lâchés; la machine physique se bouleversait; l'émotion tournait à la
folie, et la folie devenait contagieuse. À Everton, dit un témoin
oculaire, «quelques-uns gémissaient, d'autres hurlaient tout haut.
L'effet le plus général était une respiration bruyante comme celle de
gens à demi étranglés et qui halètent pour avoir de l'air. Et en effet
la plupart des cris étaient comme de créatures humaines qui meurent
dans une angoisse amère. Beaucoup pleuraient sans bruit, d'autres
tombaient comme morts.... En face de moi, il y avait un jeune homme,
un paysan vigoureux, frais et bien portant; en un moment, quand il
paraissait ne penser à rien, il s'abattit avec une violence
inconcevable. J'entendis le battement de ses pieds qui semblaient près
de rompre les planches, tant les convulsions étaient fortes pendant
qu'il gisait au fond du banc.... Je vis aussi un petit garçon bien
bâti d'environ huit ans, qui hurlait par-dessus tous ses camarades; sa
face était rouge comme l'écarlate; presque tous ceux sur qui Dieu
mettait sa main devenaient ou très-rouges, ou presque noirs[288].»
Ailleurs une femme, choquée de cette démence, voulut sortir. «Elle
n'avait pas fait quatre pas qu'elle tomba par terre dans une agonie
aussi violente que les autres.» Les conversions suivaient ces
transports; les convertis payaient leurs dettes, quittaient
l'ivrognerie, lisaient la Bible, priaient et allaient exhorter les
autres. Wesley les rassemblait en sociétés, instituait des réunions
d'examen et d'édification mutuelle, soumettait la vie spirituelle à
une discipline méthodique, bâtissait des temples, choisissait des
prédicateurs, fondait des écoles, organisait l'enthousiasme.
Aujourd'hui encore ses disciples dépensent trois millions par an en
missions dans toutes les parties du monde, et, sur les bords du
Mississippi et de l'Ohio, les _shoutings_ répètent le délire et les
conversions de l'inspiration primitive. Le même instinct se révèle
encore par les mêmes signes; la doctrine de la grâce subsiste toujours
vivante, et la race, comme au seizième siècle, met sa poésie dans
l'exaltation du sens moral.

[Note 284: Penn.]

[Note 285: Dans une tournée, il coucha trois semaines sur le plancher.
Un jour, à trois heures du matin, il dit à Nelson, son compagnon: «Mon
frère Nelson, ayons bon courage; j'ai encore un côté sain, car la peau
n'est partie que d'un côté.»]

[Note 286: «A string of opinions is no more Christian faith than a
string of beads is Christian holiness.... It is not assent to any
opinion, or any number of opinions.»--«The justifying faith is not
only the personal revelation, the internal evidence, of christianity,
but likewise a sure and firm confidence, that Christ died for _his_
sin, loved _him_, and gave his life for _him_. (Life by Southey, tome
I, 176.)

By a christian, I mean one who so believes in Christ, as that sin hath
no more dominion over him. (I, 151.)

Law, l'auteur du célèbre livre _A Serious Call_, disait de même à
Wesley: «Religion is the most plain simple thing in the world; It is
only: we love him, because he first loved us.»]

[Note 287: The fire is kindled in the country.... He saw the white
gutters made by the tears which plentifully fell down from their black
cheeks, black as they came out from their coal-pits. (Life by
Southey.)]

[Note 288: Some shrieking, some roaring aloud.... The most general was
a loud breathing, like that of people half strangled and gasping for
life. And indeed almost all the cries were like those of human
creatures dying in bitter anguish. Great number wept without any
noise; others fell down as dead. I stood upon the pew-seat, as did a
young man in the opposite pew, an able-bodied fresh and healthy
countryman. But in a moment when he seemed to think of nothing else
down he dropt with a violence inconceivable.... I heard the stamping
of his feet, ready to break the boards, as he lay in strong
convulsions at the bottom of the pew.--I saw a sturdy boy, about eight
years old, who roared above his fellows.... his face was red as
scarlet, and almost all those on whom God laid his hand turned either
very red or almost black.]


IV

Une sorte de fumée théologique couvre et cache ce foyer ardent qui
brûle en silence. Un étranger qui en ce moment visiterait le pays ne
verrait dans cette religion qu'une vapeur suffocante de raisonnements,
de controverses et de sermons. Tous ces docteurs et prédicateurs
célèbres, Barrow, Tillotson, South, Stillingfleet, Sherlock, Burnet,
Baxter, Barclay, prêchent, dit Addison, comme des automates, du même
ton, sans remuer les bras. Pour un Français, pour Voltaire, qui les
lit, car il lit tout, quelle étrange lecture! Voici d'abord Tillotson,
le plus autorisé de tous, sorte de Père de l'Église, tellement admiré
que Dryden déclare avoir appris de lui l'art de bien écrire, et que
ses sermons, seule propriété qu'il laisse à sa veuve, sont achetés
par un libraire deux mille cinq cents livres sterling. En effet,
l'ouvrage est de poids; il y en a trois volumes in-folio, chacun de
sept cents pages. Pour les ouvrir, il faut être critique de profession
ou vouloir absolument faire son salut. Enfin nous les ouvrons. _Qu'il
y a de la sagesse à être religieux_[289]: c'est là son premier sermon,
fort célèbre de son temps et qui commença sa fortune. «Cette phrase,
dit-il, comprend deux termes qui ne sont point différents de sens,
tellement qu'ils ne diffèrent que comme la cause et l'effet, lesquels,
par une métonymie employée par tous les genres d'auteurs, sont souvent
mis l'un pour l'autre[290].» Ce début inquiète; est-ce que par hasard
ce grand écrivain serait un grammairien d'école? Poursuivons pourtant:
«Ayant ainsi expliqué les mots, j'arrive maintenant à la proposition
qu'ils forment, à savoir que la religion est le meilleur des savoirs
et la meilleure des sagesses. Et je m'efforcerai d'établir cette
vérité de trois façons: premièrement par une preuve directe;
secondement en montrant par contraste la folie et l'ignorance de
l'irréligion et du vice; troisièmement en défendant la religion contre
les accusations ordinaires qui semblent la taxer d'ignorance ou de
déraison. Je commence par la preuve directe[291].» Là-dessus il donne
ses divisions. Quel démonstrateur solide! on est tenté de le lire du
pouce et non des yeux.--_Quarante-deuxième sermon; contre la
Médisance._--«Premièrement, j'examinerai la nature de ce vice et ce en
quoi il consiste; secondement, je considérerai jusqu'où s'étend la
défense qui nous est faite de nous y livrer; troisièmement, je
montrerai le mal de cette habitude tant dans ses causes que dans ses
effets; quatrièmement, j'ajouterai quelques considérations
supplémentaires pour en détourner les hommes; cinquièmement, je
donnerai quelques règles et directions qui serviront à l'éviter et à
le guérir[292].» Quel style! Et il est partout pareil. Rien de vivant;
c'est un squelette avec toutes ses attaches grossièrement visibles.
Toutes les idées sont étiquetées et numérotées. Les scolastiques
n'étaient pas pires. Ni verve, ni véhémence, point d'esprit, point
d'imagination, nulle idée originale et brillante, nulle philosophie,
des citations d'érudit vulgaire, des énumérations de manuel. La lourde
raison raisonnante arrive avec son casier de classifications sur une
grande vérité de coeur ou sur un mot passionné de la Bible, l'examine
«positivement, puis négativement,» y démêle, «un enseignement, puis un
encouragement,» met chaque morceau sous une étiquette, patiemment,
infatigablement, si bien que parfois il faut trois sermons complets
pour achever la division et la preuve, et que chacun d'eux, à
l'exorde, contient le mémento méthodique de tous les points traités et
de tous les arguments fournis. Les disputes de notre Sorbonne ne se
faisaient pas autrement. À la cour de Louis XIV, on l'eût pris pour un
échappé de séminaire; Voltaire l'appellerait curé de village. Il a
tout ce qu'il faut pour choquer les gens du monde, et il n'a rien de
ce qu'il faut pour les attirer. C'est qu'il ne s'adresse point à des
gens du monde, mais à des chrétiens; ses auditeurs n'ont pas besoin ni
envie d'être piqués ou amusés; ils ne demandent pas des raffinements
d'analyse, des nouveautés en matière de sentiments. Ils viennent pour
qu'on leur explique l'Écriture et qu'on leur prouve la morale. La
force de leur zèle ne se manifeste que par le sérieux de leur
attention. Que d'autres fassent du texte un prétexte; pour eux, ils
s'y attachent; c'est la parole même de Dieu, on ne peut trop s'y
appesantir. Ils veulent qu'on cherche le sens de chaque mot, qu'on
interprète le passage phrase à phrase, par lui-même, par ses
alentours, par les passages semblables, par l'ensemble de la doctrine.
Ils consentent à ce qu'on cite les diverses leçons, les diverses
traductions, les diverses interprétations; ils sont contents de voir
l'orateur se faire grammairien, helléniste, scoliaste. Ils ne se
rebutent pas de toute cette poussière d'érudition qui s'échappe des
in-folio pour leur voler sur la figure. Et le précepte posé, ils
exigent l'énumération de toutes les raisons qui l'appuient; ils
veulent être convaincus, emporter dans leur tête une provision de bons
motifs vérifiés pour toute la semaine. Ils sont venus là sérieusement,
comme à leur comptoir ou à leur champ, pour s'ennuyer et abattre de la
besogne, pour peiner et piocher consciencieusement dans la théologie
et dans la logique, pour s'amender et s'améliorer. Ils seraient fâchés
d'être éblouis. Leur grand sens et leur gros bon sens s'accommodent
bien mieux des discussions froides; ils demandent des enquêtes et des
rapports méthodiques en matière de morale comme en matière de douane,
et traitent de la conscience comme du porto ou des harengs.

C'est en cela que Tillotson est admirable. Sans doute il est
«pédant,» comme disait Voltaire; il a toute la mauvaise grâce
contractée à l'université:» il n'a point été «poli par le commerce des
femmes,» il ne ressemble pas à ces prédicateurs français,
académiciens, beaux diseurs, qui par un air de cour, par un Avent bien
prêché, par les finesses d'un style épuré, gagnent le premier évêché
vacant et la faveur de la bonne compagnie. Mais il écrit en parfait
honnête homme, on voit qu'il ne cherche point du tout la gloire
d'orateur; il veut persuader solidement, rien de plus. On jouit de
cette clarté, de ce naturel, de cette justesse, de cette loyauté
entière. «La sincérité, dit-il quelque part, a tous les avantages de
l'apparence et beaucoup d'autres encore. Si l'étalage d'une chose est
bon en quelque façon, il est sûr que la sincérité est meilleure. En
effet, pourquoi un homme dissimule-t-il ou semble-t-il être ce qu'il
n'est pas, sinon parce qu'il est bon d'avoir la qualité qu'il veut
prendre? Car contrefaire et dissimuler, c'est mettre sur soi
l'apparence de quelque mérite. Or le meilleur moyen du monde pour un
homme de paraître quelque chose, c'est d'être réellement ce qu'il veut
paraître, outre que bien des fois il est aussi incommode de soutenir
le semblant d'une bonne qualité que de l'avoir. Et si un homme ne l'a
pas, il y a dix à parier contre un qu'on découvrira qu'il en est
dépourvu, et alors tout son travail et toutes les peines qu'il a
prises pour la feindre sont perdus. Il est difficile de jouer un rôle
et de faire le comédien longtemps, car lorsque la vérité n'est pas au
fond, le naturel s'efforcera toujours de revenir, percera et se
trahira un jour ou l'autre. C'est pourquoi, si un homme juge à propos
de sembler bon, qu'il le soit effectivement, et alors sa bonté
apparaîtra de façon à ce que personne n'en doute, de sorte que, tout
compte fait, la sincérité est la vraie sagesse[293].» On est tenté de
croire un homme qui parle ainsi; on se dit: «Cela est vrai, il a
raison, il faut agir comme il le dit.» L'impression qu'on reçoit est
morale, non littéraire; le discours est efficace, non oratoire; il ne
donne point un plaisir, il conduit vers une action.

Dans cette grande manufacture de morale, où chaque métier tourne aussi
régulièrement que son voisin avec un bruit monotone, on en distingue
deux qui résonnent plus haut et mieux que les autres, Barrow et
South: non pas que la lourdeur leur manque; Barrow avait toute
l'apparence d'un cuistre de collége, et s'habillait si mal qu'un jour,
prêchant à Londres devant un auditoire qui ne le connaissait pas, il
vit la congrégation presque entière quitter l'église à l'instant. Il
expliquait le mot [Grec: eucharistein] en chaire avec tous les
agréments d'un dictionnaire, commentant, traduisant, divisant et
subdivisant comme le plus hérissé des scoliastes[294], ne se souciant
pas plus du public que de lui-même, si bien qu'une fois ayant parlé
trois heures et demie devant le lord-maire, il répondit à ceux qui lui
demandaient s'il n'était pas fatigué: «Oui, en effet, je commençais à
être las d'être debout si longtemps.» Mais le coeur et l'esprit
étaient si pleins et si riches que ses défauts se tournaient en
puissance. Il eut une méthode et une clarté de géomètre[295], une
fécondité inépuisable, une impétuosité et une ténacité de logique
extraordinaires, écrivant le même sermon trois et quatre fois de
suite, insatiable dans son besoin d'expliquer et de prouver,
obstinément enfoncé dans sa pensée déjà regorgeante, avec une minutie
de divisions, une exactitude de liaisons, une surabondance
d'explications si étonnantes que l'attention de l'auditeur à la fin
défaille, et que pourtant l'esprit tourne avec l'énorme machine,
emporté et ployé comme par le poids roulant d'un laminoir.

Écoutez ses discours sur l'_amour de Dieu_ et du _prochain_. On n'a
jamais vu en Angleterre une plus copieuse et une plus véhémente
analyse, une si pénétrante et si infatigable décomposition d'une idée
en toutes ses parties, une logique plus puissante, qui enserre plus
rigoureusement dans un réseau unique tous les fils d'un même sujet:

     Quoiqu'il ne puisse arriver à Dieu ni bien ni avantage qui
     augmente sa félicité naturelle et inaltérable, ni mal ou dommage
     qui la diminue (car il ne peut être réellement plus ou moins
     riche, ou glorieux, ou heureux qu'il ne l'est, et nos désirs ou
     nos craintes, nos plaisirs ou nos peines, nos projets ou nos
     efforts n'y peuvent rien et n'y contribuent en rien), cependant
     il a déclaré qu'il y a certains objets et intérêts que par pure
     bonté et condescendance il affectionne et poursuit comme les
     siens propres, et comme si effectivement il recevait un avantage
     de leur bon succès ou souffrait un tort de leur mauvaise issue;
     qu'il désire sérieusement certaines choses et s'en réjouit
     grandement, qu'il désapprouve certaines autres choses et en est
     grièvement offensé, par exemple qu'il porte une affection
     paternelle à ses créatures et souhaite sérieusement leur
     bien-être, et se plaît à les voir jouir des biens qu'il leur a
     préparés; que pareillement il est fâché du contraire, qu'il a
     pitié de leur misère, qu'il s'en afflige, que par conséquent il
     est très-satisfait lorsque la piété, la paix, l'ordre, la
     justice, qui sont les principaux moyens de notre bien-être, sont
     florissants; qu'il est fâché lorsque l'impiété, l'injustice, la
     dissension, le désordre, qui sont pour nous des sources certaines
     de malheur, règnent et dominent; qu'il est content lorsque nous
     lui rendons l'obéissance, l'honneur et le respect qui lui sont
     dus; qu'il est hautement offensé lorsque notre conduite à son
     égard est injurieuse et irrévérencieuse par les péchés que nous
     commettons et par la violation que nous faisons de ses plus
     justes et plus saints commandements, de sorte que nous ne
     manquons point de matière suffisante pour témoigner à la fois par
     nos sentiments et nos actions notre bon vouloir envers lui, et
     nous nous trouvons capables non-seulement de lui souhaiter du
     bien, mais encore en quelque façon de lui en faire en concourant
     avec lui à l'accomplissement des choses qu'il approuve et dont il
     se réjouit[296].

Cet enchevêtrement vous lasse; mais quelle force et quel élan dans
cette pensée si méditée et si complète! La vérité ainsi appuyée sur
toutes ses assises ne saurait plus être ébranlée. Et remarquez que la
rhétorique est absente. Il n'y a point d'art ici; tout l'artifice de
l'orateur consiste dans la volonté de bien expliquer et de bien
prouver ce qu'il veut dire. Même il est négligé, naïf; et justement
cette naïveté l'élève jusqu'au style antique. Vous trouveriez chez lui
telle image qui semble appartenir aux plus beaux temps de la
simplicité et de la majesté latines. «Nous pouvons observer, dit-il,
que c'est ordinairement dans le milieu des cités, aux endroits les
mieux garantis, les plus beaux et les plus marquants, qu'on choisit
une place pour les statues et les monuments dédiés à la mémoire des
hommes de bien qui ont noblement mérité de leur patrie; pareillement
nous devrions dans le coeur et le centre de notre âme, dans le
meilleur et le plus riche de ses logis, dans les endroits les plus
exposés à la vue ordinaire et les mieux défendus contre les invasions
des pensées mondaines, élever des effigies vivantes et des
commémorations durables de la bonté de Dieu[297].» Il y a ici comme
une effusion de gratitude, et sur la fin du discours, quand on le
croit épuisé, l'épanchement devient plus abondant par l'énumération
des biens infinis, où nous nageons comme les poissons dans la mer,
sans les apercevoir, parce que nous en sommes entourés et inondés.
Pendant dix pages, l'idée déborde en une seule phrase continue du même
tour, sans crainte de l'entassement et de la monotonie, en dépit de
toutes les règles, tant le coeur et l'imagination sont comblés et
contents d'apporter et d'amasser toute la nature comme une seule
offrande «devant celui qui, par ses nobles fins et sa façon obligeante
de donner, surpasse ses dons eux-mêmes et les augmente de beaucoup;
qui, sans être contraint par aucune nécessité, ni tenu par aucune loi
ou par aucun contrat préalable, ni conduit par des raisons
extérieures, ni engagé par nos mérites, ni fatigué par nos
importunités, ni poussé par les passions importunes de la pitié, de la
honte et de la crainte, comme nous avons coutume de l'être; ni flatté
par des promesses de récompense, ni séduit par l'attente de quelque
avantage qui pourrait lui revenir; mais étant maître absolu de ses
propres actions, seul législateur et conseiller de lui-même, se
suffisant, et incapable de recevoir un accroissement quelconque de son
parfait bonheur, tout volontairement et librement, par pure bonté et
générosité, se fait notre ami et notre bienfaiteur; prévient
non-seulement nos désirs, mais encore nos idées, surpasse
non-seulement nos mérites, mais nos désirs et même nos imaginations,
par un épanchement de bienfaits que nul prix ne peut égaler, que nulle
reconnaissance ne peut payer; n'ayant d'autre objet en nous les
conférant que notre bien effectif et notre félicité, notre profit et
notre avantage, notre plaisir et notre contentement[298].»

La force du zèle et le manque de goût: tels sont les traits communs à
toute cette éloquence. Quittons ce mathématicien, homme de cabinet,
homme antique, qui prouve trop et s'acharne, et voyons parmi les gens
du monde celui qu'on appelait «le plus spirituel» des ecclésiastiques,
Robert South, homme aussi différent de Barrow par son caractère et sa
vie que par ses oeuvres et son esprit; tout armé en guerre, royaliste
passionné, partisan du droit divin et de l'obéissance passive,
controversiste acrimonieux, diffamateur des dissidents, adversaire de
l'Acte de tolérance, et qui ne refusa jamais à ses inimitiés la
licence d'une injure ou d'un mot cru. À côté de lui, le P. Bridaine,
qui nous sembla si rude, était poli. Ses sermons ont l'air d'une
conversation, d'une conversation du temps, et vous savez de quel style
on causait à ce moment en Angleterre. Il n'y a point d'image populaire
et passionnée dont il ait peur. Il expose les petits faits vulgaires
avec leurs détails bas et frappants. Il ose toujours, il ne se gêne
jamais; il est peuple. Il a le style de l'anecdote, saillant, brusque,
avec les changements de ton, les gestes énergiques et bouffons, avec
toutes les originalités, les violences et les témérités. Il ricane en
chaire, il invective, il se fait mime et comédien. Il peint les gens
comme s'il les avait sous les yeux. Le public les reconnaîtra dans la
rue; il n'y a plus qu'à écrire des noms sous ses portraits. Lisez ce
morceau sur les tartufes. «Supposez un homme infiniment ambitieux et
également rancunier et malicieux, quelqu'un qui empoisonne les
oreilles des grands par des chuchotements venimeux et s'élève par la
chute de gens qui valent mieux que lui. Pourtant, s'il s'avance avec
une mine de vendredi et une face de carême, avec un «doux Jésus!» et
une complainte gémissante sur les vices du siècle, oh! alors, c'est un
saint sur la terre, un Ambroise, un Augustin, non pour la science des
livres, qui est une chose toute terrestre, une drogue (car, hélas! ils
sont au-dessus d'elle, ou du moins elle est au-dessus d'eux), mais
pour le zèle et les jeûnes, et les yeux dévotement levés au ciel, et
la sainte rage contre les péchés d'autrui. Et heureuses ces personnes
religieuses, ces dames qui peuvent avoir pour confesseurs de tels
hommes, si pleins d'abnégation, si prospères, si capables! Et trois
fois heureuses les familles où ils daignent prendre leur collation du
vendredi, pour prouver au monde quelle abstinence chrétienne, quelle
vigueur antique, quel zèle pour les mortifications il y a dans
l'abandon d'un dîner qui leur rend l'estomac plus dispos pour le
souper[299]!» Un homme qui a ce franc parler devait louer la
franchise; il l'a louée avec l'ironie poignante, avec la brutalité
d'un Wycherley. La chaire avait le sans-façon et la rudesse du
théâtre, et, dans cette peinture des braves gens énergiques que le
monde taxe de mauvais caractères, on retrouvait la familiarité âcre du
_Plain-Dealer_. «Certainement il y a des gens qui ont une mauvaise
roideur naturelle de langue, en sorte qu'ils ne peuvent point se
mettre au pas et applaudir ce vaniteux ou ce hâbleur qui fait la roue,
se loue lui-même et conte d'insipides histoires à son propre éloge
pendant trois ou quatre heures d'horloge, pendant qu'en même temps il
vilipende le reste du genre humain et lui jette de la boue.--Il y a
aussi certains hommes singuliers et d'un mauvais caractère qu'on ne
peut engager, par crainte ni espérance, par froncement de sourcils ni
sourires, à se laisser mettre sur les bras quelque parente de rebut,
quelque nièce délaissée, mendiante, d'un lord ou d'un grand spirituel
ou temporel.--Enfin il y a des gens d'un si mauvais caractère, qu'ils
jugent très-légitime et très-permis d'être sensibles quand on leur
fait tort et qu'on les opprime, quand on diffame leur bonne renommée
et quand on nuit à leurs justes intérêts, et qui par surcroît osent
déclarer ce qu'ils pensent et sentent, et ne sont point des bêtes de
somme pour porter humblement ce qu'on leur jette sur le dos, ni des
épagneuls pour lécher le pied qui les frappe et pour remercier le bon
seigneur qui leur confère toutes ces faveurs d'arrière-train[300].»
Dans ce style saugrenu, tous les coups portent: on dirait un assaut de
boxe où les ricanements accueillent les meurtrissures. Mais regardez
l'effet de ces trivialités de butors. On sort de là l'âme remplie de
sentiments énergiques; on a vu les objets eux-mêmes, tels qu'ils sont,
sans déguisement; on se trouve froissé, mais empoigné par une main
vigoureuse. Cette chaire agit, et en effet, si on la compare à la
chaire française, tel est son caractère. Ces sermons n'ont point l'art
et l'artifice, la correction et la mesure des sermons français; ils ne
sont pas comme eux des monuments de style, de composition, d'agrément,
de science dissimulée, d'imagination tempérée, de logique déguisée, de
goût continu, de proportion exquise, égaux aux harangues du _forum_
romain ou de l'_agora_ athénienne. Ils ne sont point classiques. C'est
qu'ils sont pratiques. Il fallait cette grosse pioche de travail,
rudement maniée et tout encrassée de rouille pédantesque, pour creuser
dans cette civilisation grossière. L'élégant jardinage français n'y
eût rien fait. Si Barrow est redondant, Tillotson pesant, South
trivial, le reste illisible, ils sont tous convaincants; leurs
discours ne sont point des modèles d'éloquence, mais des instruments
d'édification. Leur gloire n'est point dans leurs livres, mais dans
leurs oeuvres. Ils ont fait des moeurs et non des écrits.

Ce n'est pas tout de former les moeurs, il faut défendre les
croyances; avec le vice il faut combattre le doute, et la théologie
accompagne le sermon. Elle pullule à ce moment en Angleterre.
Anglicans, presbytériens, indépendants, quakers, baptistes,
antitrinitariens, se réfutent «avec autant de cordialité qu'un
janséniste damne un jésuite,» et ne se lassent pas de fabriquer des
armes de combat. Qu'y a-t-il à prendre ou à garder dans tout cet
arsenal? En France, du moins, la théologie est belle; les plus fines
fleurs de l'esprit et du génie s'y sont épanouies sur les ronces de la
scolastique; si le sujet rebute, la parure attire. Pascal et Bossuet,
Fénelon et La Bruyère, Voltaire, Diderot et Montesquieu, amis et
ennemis, tous y ont prodigué toutes leurs perles et tout leur or. Sur
la trame usée des doctrines arides, le dix-septième siècle a brodé une
majestueuse étole de pourpre et de soie, et le dix-huitième siècle qui
la chiffonne et la déchire, la disperse en milliers de fils d'or qui
chatoient comme une robe de bal. Ici tout est lourd, sec et triste;
les grands hommes eux-mêmes, Addison et Locke, lorsqu'ils se mêlent de
défendre le christianisme, deviennent plats et ennuyeux. Depuis
Chillingworth jusqu'à Paley, les apologies, réfutations, expositions,
discussions, pullulent et font bâiller; ils raisonnent bien, et c'est
tout. Le théologien entre en campagne contre les papistes au
dix-septième siècle, contre les déistes au dix-huitième[301], en
tacticien, selon les règles, prend position sur un principe, établit
tout à l'entour une maçonnerie d'arguments, recouvre le tout de
textes, et chemine paisiblement sous terre dans les longs boyaux qu'il
a creusés; on approche, et l'on voit sortir une sorte de pionnier
pâle, le front contracté, les mains roidies, les habits sales; il se
croit à l'abri de toute attaque; ses yeux fichés en terre n'ont pas vu
à côté de son bastion le large chemin commode par lequel l'ennemi va
le tourner et le surprendre. Une sorte de médiocrité incurable les
retient la bêche à la main dans des tranchées où personne ne passera.
Ils n'entendent ni leurs textes ni leurs formules. Ils sont
impuissants dans la critique et la philosophie. Ils traitent les
figures poétiques des Écritures, les audaces de style, les à-peu-près
de l'improvisation, les émotions hébraïques et mystiques, les
subtilités et les abstractions de la métaphysique alexandrine, avec
une précision de juristes et de psychologues. Ils veulent absolument
faire de l'Évangile un code exact de prescriptions et de définitions
combinées par des législateurs en parlement. Ouvrez le premier venu,
un des plus anciens, John Hales. Il commente un passage de saint
Matthieu où il est question d'une chose défendue le jour du sabbat.
Quelle était cette chose? «Était-ce d'aller dans le blé? ou d'en
éplucher les épis? ou d'en manger?» Là-dessus les divisions et les
argumentations pleuvent par myriades[302]. Prenez les plus célèbres.
Sherlock, appliquant la psychologie nouvelle, invente une explication
de la Trinité, et suppose trois âmes divines, chacune d'elles ayant
conscience de ce qui se passe dans les deux autres. Stillingfleet
réfute Locke, qui pensait que l'âme, à la résurrection, quoique ayant
un corps, n'aura peut-être pas précisément le corps dans lequel elle
aura vécu. Allez jusqu'au plus illustre, au savant Clarke,
mathématicien, philosophe, érudit, théologien: il s'occupe à refaire
l'arianisme. Le grand Newton lui-même commente l'Apocalypse et prouve
que le pape est l'Antechrist. Ils ont beau avoir du génie; dès qu'ils
touchent à la religion, ils redeviennent surannés, bornés; ils
n'avancent pas, ils sont aheurtés, et obstinément choquent leur tête à
la même place. Génération après génération, ils viennent s'enterrer
dans le trou héréditaire avec une patience et une conscience
anglaises, pendant qu'une lieue plus loin l'ennemi défile: cependant
on consulte dans le trou; on le fait carré, puis rond, on le revêt de
pierres, puis de briques, et on s'étonne de voir que malgré tous ces
expédients l'ennemi avance toujours. J'ai lu une foule de ces traités,
et je n'en ai pas retiré une idée. On s'afflige de voir tant de
travail perdu; on s'étonne que, pendant tant de générations, des
hommes si vertueux, si zélés, si réfléchis, si loyaux, si bien munis
de lectures, si bien exercés par la discussion, ne soient parvenus
qu'à remplir des bas-fonds de bibliothèques. On rêve tristement à
cette seconde scolastique, et l'on finit par découvrir que si elle
s'est trouvée sans effet dans le royaume de la science, c'est qu'elle
ne s'employait véritablement qu'à féconder le royaume de l'action.

Tous ces spéculatifs ne sont tels qu'en apparence. Ce sont des
apologistes et non pas des chercheurs. Ils se préoccupent non de la
vérité, mais de la morale[303]. Ils s'alarmeraient de traiter Dieu
comme une hypothèse et la Bible comme un document. Ils verraient une
disposition vicieuse dans la large indifférence du critique et du
philosophe. Ils auraient des remords de conscience, s'ils se lançaient
sans arrière-pensée dans le libre examen. En effet, il y a une sorte
de péché dans l'examen vraiment libre, puisqu'il suppose le doute,
chasse le respect, pèse le bien et le mal dans la même balance, et
accepte également toutes les doctrines, scandaleuses ou édifiantes,
sitôt qu'elles sont prouvées. Ils écartent ces spéculations
dissolvantes; ils les regardent comme des occupations d'oisifs; ils ne
cherchent dans le raisonnement que des motifs et des moyens de se bien
conduire. Ils ne l'aiment pas pour lui-même, ils le répriment dès
qu'il veut être indépendant; ils exigent que la raison soit chrétienne
et protestante, ils la démentiraient sous une autre forme; ils la
réduisent à l'humble rôle de servante, et lui donnent pour souverain
leur sens intime biblique et utilitaire. En vain, au commencement du
siècle, les libres penseurs s'élèvent; quarante ans plus tard[304],
ils sont noyés dans l'oubli. Le déisme et l'athéisme ne sont ici
qu'une éruption passagère que le mauvais air du grand monde et le
trop-plein des forces natives développent à la surface du corps
social. Les professeurs d'irréligion, Toland, Tindal, Mandeville,
Bolingbroke, rencontrent des adversaires plus forts qu'eux. Les chefs
de la philosophie expérimentale[305], les plus doctes et les plus
accrédités entre les érudits du siècle[306], les écrivains les plus
spirituels, les plus aimés et les plus habiles[307], toute l'autorité
de la science et du génie s'emploie à les abattre. Les réfutations
surabondent. Chaque année, selon la fondation de Robert Boyle, des
hommes célèbres par leur talent ou leur savoir viennent prêcher à
Londres huit sermons «pour établir la religion chrétienne contre les
athées, les théistes, les païens, les mahométans et les juifs.» Et ces
apologies sont solides, capables de convaincre un esprit libéral,
infaillibles pour convaincre un esprit moral. Les ecclésiastiques qui
les écrivent, Clarke, Bentley, Law, Watt, Warburton, Butler, sont au
niveau de la science et de l'intelligence laïques. Par surcroît les
laïques les aident. Addison compose la _Défense du Christianisme_,
Locke la _Conformité du Christianisme et de la Raison_, Ray la
_Sagesse de Dieu manifestée dans les oeuvres de la création_.
Par-dessus ce concert de voix graves perce une voix stridente: Swift,
de sa terrible ironie, complimente les coquins élégants qui ont eu la
salutaire idée d'abolir le christianisme. Quand ils seraient dix fois
plus nombreux, ils n'en viendraient pas à bout; car ils n'ont pas de
doctrine qu'ils puissent mettre à sa place. La haute spéculation, qui
seule peut en tenir lieu, s'est montrée ou déclarée impuissante. De
toutes parts les conceptions philosophiques avortent ou languissent.
Si Berkeley en rencontre une, la suppression de la matière, c'est
isolément, sans portée publique, par un coup d'État théologique, en
homme pieux qui veut ruiner par la base l'immoralité et le
matérialisme. Newton atteint tout au plus une idée manquée de
l'espace, il n'est que mathématicien. Locke, presque aussi
pauvre[308], tâtonne, hésite, n'a guère que des conjectures, des
doutes, des commencements d'opinion que tour à tour il avance et
retire, sans en voir les suites lointaines, et surtout sans rien
pousser à bout. En somme, il s'interdit les hautes questions et se
trouve fort porté à nous les interdire. Il a fait son livre pour
savoir «quels objets sont à notre portée ou au-dessus de notre
compréhension.» Ce sont nos limites qu'il cherche; il les rencontre
vite et ne s'en afflige guère. Enfermons-nous dans notre petit domaine
et travaillons-y diligemment. «Notre affaire en ce monde n'est pas de
connaître toutes choses, mais celles qui regardent la conduite de
notre vie.» Si Hume, plus hardi, va plus loin, c'est sur la même
route; il ne conserve rien de la haute science; c'est la spéculation
entière qu'il abolit; à son avis, nous ne connaissons ni substances,
ni causes, ni lois; quand nous affirmons qu'un fait est attaché à un
fait, c'est gratuitement, sans preuve valable, par la force de la
coutume; «les événements semblent être par nature isolés et
séparés[309];» si nous leur attribuons un lien, c'est notre
imagination qui le fabrique; il n'y a de vrai que le doute; encore
faut-il en douter; la conclusion est que nous ferons bien de purger
notre esprit de toute théorie et de ne croire que pour agir. Examinons
nos ailes, mais pour les couper, et bornons-nous à marcher avec nos
jambes. Un pyrrhonisme aussi achevé n'est bon qu'à rejeter le public
vers les croyances établies. En effet, l'honnête Reid s'alarme; il
voit la société qui se dissout, Dieu qui disparaît en fumée, la
famille qui s'évapore en hypothèses: il réclame en père de famille, en
bon citoyen, en homme religieux, et institue le sens commun comme
souverain juge de la vérité. Rarement, je crois, dans ce monde la
spéculation est tombée plus bas. Reid n'entend même pas les systèmes
qu'il discute; il lève les bras au ciel quand il essaye d'exposer
Aristote et Leibnitz. Si quelque corps municipal commandait un
système, ce serait cette philosophie de marguilliers. Au fond, les
gens de ce pays ne se soucient pas de la métaphysique; pour les
intéresser, il faut qu'elle se réduise à la psychologie. À ce titre,
elle est une science d'observation, positive et utile comme la
botanique; encore les meilleurs fruits qu'ils en retirent, c'est la
théorie des sentiments moraux. C'est dans ce domaine que Shaftesbury,
Hutcheson, Price, Smith, Ferguson et Hume lui-même travaillent de
préférence; c'est là qu'ils ont trouvé leurs idées les plus originales
et les plus durables. Sur ce point l'instinct public est si fort qu'il
enrôle les plus indépendants à son service, et ne leur permet de
découvertes que celles qui tournent à son profit. Sauf deux ou trois,
littérateurs par excellence, et qui d'esprit sont français ou
francisés, ils ne se préoccupent que de morale. C'est cette pensée qui
rallie autour du christianisme toutes les forces que Voltaire tourne
contre lui en France. Ils le défendent tous au même titre, comme lien
de la société civile et comme appui de la vertu privée. Jadis
l'instinct le soutenait; à présent l'opinion le consacre, et c'est la
même force secrète qui, par un travail insensible, ajoute maintenant
l'autorité de l'opinion à la pression de l'instinct. C'est le sens
moral qui, après lui avoir gardé la fidélité des basses classes, lui a
conquis l'assentiment des hautes intelligences. C'est le sens moral
qui de la conscience publique le fait passer dans le monde littéraire,
et de populaire le rend officiel.

[Note 289: The Wisdom of being religious.]

[Note 290: Those words consist of two propositions, which are not
distinct in sense... so that they differ only as cause and effect,
which by a metonymy used in all sorts of authors are frequently put
one for other.]

[Note 291: Having thus explained the words, I come now to consider the
proposition contained in them, which is this:

That religion in the best knowledge and wisdom. This I shall endeavour
to make good these three ways.

1º By a direct proof of it.

2º By shewing on the contrary the folly and ignorance of irreligion
and wickedness.

3º By vindicating religion from those common imputations which seem to
charge it with ignorance or imprudence. I begin with the direct proof
of it....]

[Note 292: _Firstly_: I shall consider the nature of this vice and
wherein it consists.

_Secondly_: I shall consider the due extent of this prohibition.

_Thirdly_: I shall show the evil of this practice both in the causes
and effects of it.

_Fourthly_: I shall add some farther considerations to dissuade men of
it.

_Fifthly_: I shall give some rules and directions for the prevention
and cure of it.

I proceed to:

_Third Place_: To consider the evil of this practice, both in the
causes and consequences of it.

_Firstly_ We will consider the causes of it; and it commonly springs
from one or more of these evil roots.

_First_: One of the deepest and most common causes of evil speaking is
ill nature and cruelty of disposition.]

[Note 293: Truth and reality have all the advantages of appearance,
and many more. If the show of anything be good for anything, I am sure
sincerity is better: for why does any man dissemble, or seem to be
that which he is not, but because he thinks it good to have such a
quality as he pretends to? for to counterfeit and dissemble, is to put
on the appearance of some real excellency. Now, the best way in the
world for a man to seem to be anything, is really to be what he would
seem to be. Besides that it is many times as troublesome to make good
the pretence of a good quality, as to have it; and if a man have it
not, it is ten to one but he is discovered to want it, and then all
his pains and labour to seem to have it are lost. There is something
unnatural in painting, which a skilful eye will easily discern from
native beauty and complexion.

It is hard to personate and act a part long; for where truth is not at
the bottom, nature will always be endeavouring to return, and will
peep out and betray herself one time or other. Therefore, if any man
think it convenient to seem good, let him be so indeed, and then his
goodness will appear to every body's satisfaction; so that, upon all
accounts, sincerity is true wisdom.]

[Note 294: 8e Sermon: _Giving thanks always for all things unto God_.

These words although (as the very syntax doth immediately discover)
they bear a relation to, and have a fit coherence with those that
precede, may yet (especially considering St. Paul's style and manner
of expression in the preceptive and exhortative parts of his Epistles)
without any violence or prejudice on either hand, be severed from the
context, and considered distinctly by themselves.... First then
concerning the duty itself, _to give thanks_, or rather _to be
thankful_ for [Grec: Eucharistein] doth not only signifie _gratias
agere_, _reddere_, _dicere_, _to give_, _render_, _or declare thanks_,
but also _gratias habere_, _grate affectum esse_, _to be thankfully
disposed_, to entertain a grateful affection, sense, or memory.... I
say, concerning this duty itself (abstractedly considered) as it
involves a respect to benefits or good things received, so, in its
employment about them, it imports, requires, or supposes these
following particulars.]

[Note 295: Il était mathématicien du premier ordre, et avait cédé sa
chaire à Newton.]

[Note 296: Although no such benefit or advantage can accrue to God,
which may increase his essential and indefectible happiness; no harm
or damage can arrive, that may impair it (for he can be neither really
more or less rich or glorious or joyfull than he is; neither have our
desire or fear, our delight or our grief, our designs or our
endeavours any object, any ground in those respects), yet hath he
declared that there be certain interests and concernments, which, out
of his abundant goodness and condescension, he doth tender and
prosecute as his own; as if he did really receive advantage by the
good, and prejudice by the bad success respectively belonging to them;
that he earnestly desires, and is greatly delighted with some things,
very much dislikes, and is grievously displeased with other things;
for instance, that he bears a fatherly affection toward his creatures,
and earnestly desires their welfare; and delights to see them enjoy
the good he designed them; and also dislikes the contrary events; doth
commiserate and condole their misery; that he is consequently well
pleased, when piety and justice, peace and order (the chief means
conducing to our welfare) do flourish; and displeased when impiety and
injustice, dissensions and disorder (those certain sources of mischief
to us) do prevail; that he is well satisfied with our rendering to him
that obedience, honour and respect which are due to him; and highly
offended with our injurious and disrespectful behaviour toward him, as
commission of sin and violation of his most just and holy
commandments: so that there wants not sufficient matter of our
exercising good-will both in affection and action toward God: we are
capable both of wishing and (in a manner, as he will interpret and
accept it) of doing good to him by our concurrence with him in
promoting those things which he approves and delights in, and in
removing the contrary.]

[Note 297: The middle, we may observe, and the safest and the fairest
and the most conspicuous places in cities are usually deputed for the
erection of statues and monuments, dedicated to the memory of worthy
men, who have nobly deserved of their countries. In like manner should
we in the heart and centre of our soul, in the best and highest
appartments thereof, in the places most exposed to ordinary
observation, and most secure from the invasions of worldly care, erect
lively representations and lasting memorials unto the Divine bounty.]

[Note 298: To him the excellent quality, the noble end, the most
obliging manner of whose beneficence doth surpass the matter thereof,
and hugely augment the benefits: who not compelled by any necessity,
not obliged by any law, or previous compact, not induced by any
extrinsick arguments, not inclined by our merit, not wearied by our
importunities, not instigated by troublesome passions of pity, shame
or fear (as we are wont to be), nor flattered with promises of
recompense, nor bribed with expectation of emolument thence to accrue
himself, but being absolute master of his own actions, only both
lawgiver and counsellor to himself, all sufficient and incapable of
admitting any accession to his perfect blissfulness, most willingly
and freely, out of pure bounty and good will, is our friend and
benefactor, preventing not only our desires, but our knowledge,
surpassing not our deserts only, but our wishes, yea even our
conceits, in the dispensation of his inestimable and irrequitable
benefits, having no other drift in the collation of them, beside our
real good, and welfare, our profit and advantage, our pleasure and
content.]

[Note 299: Suppose a man infinitely ambitious, and equally spiteful
and malicious; one who poisons the ears of great men by venomous
whispers, and rises by the fall of better men than himself; yet if he
steps forth with a Friday look and a lenten face, with a blessed Jesu!
and a mornful ditty for the vices of the times; oh! then he is a saint
upon earth: an Ambrose or an Augustine (I mean not for that earthly
trash of book-learning; for, alas! such are above that, or at least
that's above them), but for zeal and for fasting, for a devout
elevation of the eyes, and a holy rage against other men's sins. And
happy those ladies and religious dames characterised in the 2d of
Timothy, c. iii. 5, 6, who can have such self-denying, thriving, able
men for their confessors! and thrice happy those families where they
vouchsafe to take their Friday night's refreshments! thereby
demonstrate to the world what Christian abstinence, and what
primitive, self-mortifying vigour there is in forbearing a dinner,
that they may have the better stomach to their supper. In fine, the
whole world stands in admiration of them: fools are fond of them, and
wise men are afraid of them; they are talked of, they are pointed out;
and, as they order the matter, they draw the eyes of all men after
them, and generally something else.]

[Note 300: Again, there are some who have a certain ill-natured
stiffness (forsooth) in their tongue, so as not to be able to applaud
and keep pace with this or that self-admiring, vain-glorious Thraso,
while he is pluming and praising himself, and telling fulsome stories
in his own commendation for three or four hours by the clock, and at
the same time reviling and throwing dirt upon all mankind besides.

There is also a sort of odd ill-natured men, whom neither hopes nor
fears, frowns nor favours, can prevail upon to have any of the cast,
beggarly, forlorn nieces or kinswomen of any lord or grandee,
spiritual or temporal, trumped upon them.

To which we may add another sort of obstinate ill-natured persons, who
are not to be brought by any one's guilt or greatness to speak or
write, or to swear or lie, as they are bidden, or to give up their own
consciences in a compliment to those who have none themselves.

And lastly, there are some so extremely ill-natured, as to think it
very lawful and allowable for them to be sensible, when they are
injured and oppressed, when they are slandered in their own good
names, and wronged in their just interests; and, withal, to dare to
own what they find and feel, without being such beasts of burden as to
bear tamely whatsoever is cast upon them; or such spaniels as to lick
the foot which kicks them, or to thank the goodly great one for doing
them all these back-favours.]

[Note 301: I thought it necessary to look into the Socinian pamphlets,
which have swarmed so much among us within a few years.

(Stillingfleet, In vindication of the doctrine of Trinity. 1697.)]

[Note 302: Il examine entre autres «le péché contre le Saint-Esprit.»
On aurait bien voulu savoir en quoi consistait ce péché dont parle
l'Évangile. Mais rien de plus obscur; Calvin et les autres théologiens
en donnaient chacun une définition différente. Après une dissertation
minutieuse, John Hales conclut ainsi: «And though negative proofs from
scripture are not demonstrative, yet the general silence of the
apostles may at least help to infer a probability that the blasphemy
against the Holy Ghost is not committable by any Christian who lived
not in the time of our Saviour (1636).»--Cela apprend à raisonner. De
même, en Italie, les intrigues pour donner ou ôter des culottes aux
capucins développaient l'habileté politique et diplomatique.]

[Note 303: «The scripture is a book of morality and not of philosophy.
Every thing there relates to practice.... It is evident from a cursory
view of the Old and New Testament that they are miscellaneous books,
some parts of which are history, others writ in a poetical style, and
others prophetical, but the design of them all is professedly to
recommend the practice of true religion and virtue.»

                          (John Clarke, chapelain du roi, 1721.)]

[Note 304: Burke, 133, _Réflexions sur la Révolution française_.]

[Note 305: Ray, Boyle, Barrow, Newton.]

[Note 306: Bentley, Clarke, Warburton, Berkeley.]

[Note 307: Locke, Addison, Swift, Johnson, Richardson.]

[Note 308: _Paupertina philosophia_ (Leibnitz).]

[Note 309: After the constant conjunction of two objects, heat and
flame for instance, weight and solidity, we are determined by custom
alone to expect the one from the appearance of the other. All
inferences from experience are effects of custom not of reasoning....
Upon the whole, there appears not, throughout all nature, any one
instance of connexion which is conceivable by us. All events seem
entirely loose and separate; one event follows another; but we can
never observe any tie between them. They seem conjoined, but never
connected.]


V

À regarder de loin la constitution anglaise, on ne se douterait guère
de cette inclination publique; à regarder de près la constitution, on
l'aperçoit d'abord. Elle semble un amas de priviléges, c'est-à-dire
d'injustices consacrées; la vérité est qu'elle est un corps de
contrats, c'est-à-dire de droits reconnus. Chacun a le sien, petit ou
grand, qu'il défend de toute sa force. Ma terre, mon bien, mon droit
garanti par ma charte, quel qu'il soit, suranné, indirect, inutile,
privé, public, personne n'y touchera, ni roi, ni lords, ni communes;
il s'agit d'un écu, je le défendrai comme un million: c'est ma
personne qu'on entame. Je quitterai mes affaires, je perdrai mon
temps, je jetterai mon argent, j'entreprendrai des ligues, je payerai
des amendes, j'irai en prison, je mourrai à la peine: il n'importe; je
n'aurai pas fait de lâcheté, je n'aurai pas plié sous l'injustice, je
n'aurai pas cédé une seule parcelle de mon droit.

C'est par ce sentiment qu'on conquiert et qu'on garde la liberté
politique. C'est ce sentiment qui, après avoir renversé Charles Ier et
Jacques II, se précise en principes dans la déclaration de 1688, et se
développe chez Locke en démonstrations[310]. Au commencement de toute
société, dit-il, il faut poser l'indépendance de l'homme. Chacun a par
nature et primitivement le droit d'acquérir, de juger, de punir, de
faire la guerre, de gouverner sa famille et ses gens. La société n'est
qu'un contrat ultérieur entre de petits souverains préétablis, qui,
ayant traité et transigé entre eux, «conviennent de former une
communauté pour vivre avec sûreté, paix et bien-être les uns avec les
autres, pour jouir avec sécurité de leurs biens, et pour être mieux
protégés contre ceux qui ne sont pas de leur ligue. Ceux qui sont unis
en un seul corps, qui ont une loi commune établie et une judicature à
laquelle ils puissent en appeler, et en outre une autorité pour punir
les délinquants, sont en société civile les uns avec les autres[311].»
Des arbitres, des règles d'arbitrage, voilà tout ce que leur fédération
peut leur imposer. Ce sont des hommes libres qui, ayant traité entre
eux, sont encore libres. Leur société ne fonde pas leurs droits, elle
les garantit. Et les actes officiels soutiennent ici la théorie
abstraite. Quand le Parlement déclare le trône vacant, son premier
argument est que le roi a violé «le contrat originel» par lequel il
était roi. Quand les communes intentent un procès à Sacheverell, c'est
pour soutenir publiquement[312] que «la constitution d'Angleterre est
fondée sur un contrat, et que les sujets de ce royaume ont, dans leurs
diverses capacités publiques et privées, un titre aussi légal à la
possession des droits qui leur sont reconnus par la loi que le prince à
la possession de la couronne.» Quand lord Chatam défend l'élection de
Wilkes, c'est en établissant que «les droits des moindres sujets comme
ceux des plus grands reposent sur la même base, l'inviolabilité de la
loi commune, et que, si le peuple perd ses droits, ceux de la pairie
deviendront bientôt insignifiants[313].» Ce n'est point une
supposition, ni une philosophie qui les fonde, c'est un acte et un fait,
j'entends la grande Charte, la Pétition des droits, l'acte de l'_habeas
corpus_, et tout le corps des lois votées en parlement. Ces droits sont
là, inscrits sur des parchemins, consacrés dans des archives, signés,
scellés, authentiques; celui du fermier et celui du prince sont couchés
sur la même page, de la même encre, par le même scribe; tous deux
traitent de pair sur ce vélin; la main gantée y touche la main calleuse.
Ils ont beau être inégaux, ils ne le sont que par accord réciproque; le
paysan est aussi maître dans sa chaumière, avec son pain de seigle et
ses neuf shillings par semaine[314], que le duc de Marlborough dans son
Blenheim-Castle, avec ses quatre-vingt-dix mille livres sterling par an
de places et de pensions.

Voilà des hommes debout et prêts à se défendre. Suivez ce sentiment du
droit dans le détail de la vie politique; la force du tempérament
brutal et des passions concentrées ou sauvages vient lui fournir des
armes. Si vous assistez à une élection, la première chose que vous
aperceviez, ce sont des tables pleines[315]. On s'empiffre aux frais
du candidat; l'ale, le gin et l'eau-de-vie coulent en plein air; la
mangeaille descend dans les ventres électoraux, les trognes deviennent
rouges. Mais en même temps elles deviennent furieuses. «À chaque verre
qu'ils entonnent, leur animosité croît. Maint honnête homme, qui
auparavant était aussi inoffensif qu'un lapin apprivoisé, une fois
rempli, devient aussi dangereux qu'une couleuvrine chargée.» Le débat
devient une lutte, et l'instinct batailleur, une fois lâché, a besoin
de coups. Les candidats s'enrouent l'un contre l'autre. On les promène
en l'air sur des fauteuils, au grand péril de leur cou; la foule hue,
applaudit et s'échauffe par le mouvement, la contradiction, le tapage;
les grands mots patriotiques ronflent, la colère et la boisson enflent
les veines, les poings se serrent, les gourdins travaillent, et des
passions de bouledogues manoeuvrent les grands intérêts du pays; qu'on
prenne garde de les tourner contre soi: lords, communes ou roi, elles
n'épargneront personne, et quand le gouvernement voudra opprimer un
homme en dépit d'elles, elles contraindront le gouvernement à abroger
sa loi.

On ne les musellera pas, car elles s'enorgueillissent de ne pas être
muselées. L'orgueil ici s'ajoute à l'instinct pour défendre le droit.
Chacun sent que «sa maison est son château,» et que la loi veille à sa
porte. Chacun se dit qu'il est à l'abri de l'insolence privée, que
l'arbitraire public n'arrivera pas jusqu'à lui, qu'il «a son corps,»
qu'il peut répondre à des coups par des coups, à des blessures par des
blessures, qu'il sera jugé par un jury indépendant et d'après une loi
commune à tous. «Quand un homme en Angleterre, dit Montesquieu, aurait
autant d'ennemis qu'il a de cheveux sur la tête, il ne lui en
arriverait rien. Les lois n'y étant pas faites pour un particulier
plutôt que pour un autre, chacun se regarde comme monarque, et les
hommes dans cette nation sont plutôt des confédérés que des
concitoyens.» Cela va si loin, «qu'il n'y a guère de jour où quelqu'un
ne perde le respect au roi d'Angleterre.... Dernièrement milady Bell
Molineux, maîtresse fille, envoya arracher les arbres d'une petite
pièce de terre que la reine avait achetée pour Kensington, et lui fit
procès sans avoir jamais voulu, sous quelque prétexte, s'accommoder
avec elle, et fit attendre le secrétaire de la reine trois heures....»
Quand ils viennent en France, ils sont tout étonnés de voir le régime
du bon plaisir, la Bastille, les lettres de cachet, un gentilhomme qui
n'ose résider sur sa terre, à la campagne, par crainte de l'intendant;
un écuyer de la maison du roi qui, pour une coupure de rasoir, tue
impunément un pauvre barbier[316]. Chez eux, «aucun citoyen ne craint
aucun citoyen.» Causez avec le premier venu, vous verrez combien cette
sécurité relève leurs coeurs et leurs courages. Tel matelot qui mène
Voltaire en barque, et demain sera _pressé_ pour la flotte, se préfère
à lui et le regarde avec compassion en recevant son écu. L'énormité de
l'orgueil éclate à chaque pas et à chaque page. Un Anglais, dit
Chesterfield, se croit en état de battre trois Français. Ils diraient
volontiers qu'ils sont, dans le troupeau des hommes, comme des
taureaux dans un troupeau de boeufs. Vous les entendez s'enorgueillir
de leurs coups de poing, de leur viande, de leur ale, de tout ce qui
peut entretenir la force et la fougue de la volonté virile. «Le
_roastbeef_ et la bière[317] font des bras plus forts que l'eau claire
et les grenouilles.» Aux yeux de la foule, leurs voisins sont des
perruquiers affamés, papistes et serfs, sortes de créatures
inférieures qui n'ont ni la propriété de leurs corps ni le
gouvernement de leurs consciences, marionnettes et machines dans la
main d'un maître et d'un prêtre. Pour eux, ils sont «les princes de
l'espèce humaine.» «Je les vois passer, l'orgueil dans le maintien, le
défi dans les yeux, tendus vers de hauts desseins, troupe sérieuse et
pensive. Les formes ne les ont point polis; ils sortent intacts des
mains de la nature, âpres dans leur hardiesse native de coeur, fidèles
à ce qu'ils croient le juste, supérieurs à la contrainte. Chez eux,
le paysan lui-même se glorifie de surveiller ses droits et apprend à
vénérer son titre d'homme[318].»

Des hommes ainsi faits peuvent se passionner pour les affaires
publiques, car ce sont leurs affaires; en France, ce ne sont que les
affaires du roi et de Mme de Pompadour[319]. Ici, les partis sont
ardents comme les sectes: gens de la haute et de la basse Église,
capitalistes et propriétaires fonciers, noblesse de cour et châtelains
rustiques, ils ont leurs dogmes, leurs théories, leurs moeurs et leurs
haines, comme les presbytériens, les anglicans et les quakers. Le
_squire_ de campagne déblatère, après boire, contre la maison de
Hanovre, et porte la santé du roi au delà de l'eau; le whig de la
ville, le 13 janvier, porte celle de l'homme au masque[320], et
ensuite de l'homme qui fera la même chose sans masque. Ils se sont
emprisonnés, exilés, décapités tour à tour, et le Parlement retentit
tous les jours de la fureur de leurs invectives. La vie politique,
comme la vie religieuse, surabonde et déborde, et ses explosions ne
font que marquer la force de la flamme qui l'entretient. L'acharnement
des partis dans l'État comme dans la foi est une preuve de zèle; la
tranquillité constante n'est que l'indifférence générale, et s'ils se
battent aux élections, c'est qu'ils prennent intérêt aux élections.
Ici, «un couvreur se fait apporter sur les toits la gazette pour la
lire.» Un étranger qui lirait les journaux «croirait le pays à la
veille d'une révolution.» Quand le gouvernement fait une démarche, le
public se sent engagé; c'est son honneur et c'est son bien dont le
ministre dispose; que le ministre prenne garde à lui, s'il en dispose
mal. Chez nous, M. de Conflans, qui par lâcheté a perdu sa flotte, en
est quitte pour une épigramme; ici, l'amiral Byng, qui par prudence a
évité de risquer la sienne, est fusillé. Chacun, dans sa condition et
selon sa force, prend part aux affaires; la populace casse la tête des
gens qui ne veulent pas boire à la santé de Sacheverell; les
gentilshommes viennent en cavalcade à sa rencontre. Toujours quelque
favori ou ennemi public provoque des démonstrations publiques. C'est
Pitt, que le peuple acclame, et sur qui «les municipalités font
pleuvoir «des boîtes d'or.» C'est Grenville, que l'on va siffler au
sortir de la chambre. C'est lord Bute, que la reine aime, qu'on hue,
et dont on brûle les emblèmes, une botte et une jupe. C'est le duc de
Bedford, dont le palais est attaqué par une émeute, et ne peut être
défendu que par une garnison de fantassins et de cavaliers. C'est
Wilkes, dont le gouvernement a saisi les papiers, et à qui le jury
assigne sur le gouvernement une indemnité de mille _pounds_. Chaque
matin, les journaux et les pamphlets viennent discuter les affaires,
juger les caractères, invectiver par leur nom les lords, les orateurs,
les ministres, le roi lui-même. Qui veut parler, parle. Dans ce
tumulte d'écrits et de ligues, l'opinion grossit, s'enfle comme une
vague, et, tombant sur le Parlement et la cour, noie les intrigues et
entraîne les dissentiments. Au fond, en dépit des bourgs pourris,
c'est elle qui gouverne. Le roi a beau être obstiné, les grands ont
beau faire des ligues; sitôt qu'elle gronde, tout plie ou craque. Les
deux Pitt ne montent si haut que parce qu'ils sont portés par elle, et
l'indépendance de l'individu aboutit à la souveraineté de la nation.

Dans un pareil état, «toutes les passions étant libres[321], la haine,
l'envie, la jalousie, l'ardeur de s'enrichir et de se distinguer,
paraissent dans toute leur étendue.» Jugez de la force, et de la séve
avec lesquelles l'éloquence doit s'y implanter et végéter. Pour la
première fois depuis la ruine de la tribune antique, elle a trouvé le
sol dans lequel elle peut s'enraciner et vivre, et une moisson
d'orateurs se lève, égale, par la diversité des talents, par l'énergie
des convictions et par la magnificence du style, à celle qui couvrit
jadis l'_agora_ grecque et le _forum_ romain. Depuis longtemps, il
semblait que la liberté de discussion, la pratique des affaires,
l'importance des intérêts engagés et la grandeur des récompenses
offertes dussent provoquer sa croissance; mais elle avortait,
encroûtée dans la pédanterie théologique, ou restreinte dans les
préoccupations locales, et le secret des séances parlementaires lui
ôtait la moitié de sa force en lui ôtant la plénitude du jour. Voici
qu'enfin la lumière se fait; une publicité d'abord incomplète, puis
entière, donne au Parlement la nation pour auditoire. Le discours
s'élève et s'élargit en même temps que le public se dégrossit et se
multiplie. L'art classique, devenu parfait, fournit la méthode et les
développements. La culture moderne fait entrer dans le raisonnement
technique la liberté des entretiens et l'ampleur des idées générales.
Au lieu d'argumenter, ils conversent; de procureurs ils deviennent
orateurs. Avec Addison, avec Steele et Swift, le goût et le génie font
irruption dans la polémique. Voltaire ne sait «si les harangues
méditées qu'on prononçait autrefois dans Athènes et dans Rome
l'emportent sur les discours non préparés du chevalier Windham, de
lord Carteret» et de leurs rivaux. Enfin le discours achève de percer
la sécheresse des questions spéciales et la froideur de l'action
compassée[322] qui l'ont comprimé si longtemps; il déploie
audacieusement et irrégulièrement sa force et son luxe, et l'on voit
paraître, en face des jolis abbés de salon qui arrangent en France des
compliments d'académie, la mâle éloquence de Junius, de lord Chatam,
de Fox, de Pitt, de Burke et de Sheridan.

Je n'ai point à raconter leurs vies, ni à développer leurs caractères;
il faudrait entrer dans le détail politique. Trois d'entre eux, lord
Chatam, Fox et Pitt, ont été ministres[323], et leur éloquence est une
portion de leur pouvoir et de leur action. Elle appartient à ceux qui
raconteront les affaires qu'ils ont conduites; je ne puis qu'en
marquer le ton et l'accent.

Un souffle extraordinaire, une sorte de frémissement de volonté
tendue, court à travers toutes ces harangues. Ce sont des hommes qui
parlent, et ils parlent comme s'ils combattaient. Ni ménagements, ni
politesse, ni retenue. Ils sont déchaînés, ils se livrent, ils se
lancent, et s'ils se contiennent, ce n'est que pour frapper plus
impitoyablement et plus fort. Lorsque Pitt remplit pour la première
fois la chambre des communes de sa voix vibrante, il avait déjà son
indomptable audace. En vain Walpole essaya «de le museler,» puis de
l'accabler; son sarcasme lui fut renvoyé avec une prodigalité
d'outrages, et le tout-puissant ministre plia, souffleté sous la
vérité de la poignante insulte que le jeune homme lui infligeait. Une
hauteur d'orgueil qui ne fut surpassée que par celle de son fils, une
arrogance qui réduisait ses collègues à l'état de subalternes, un
patriotisme romain qui réclamait pour l'Angleterre la tyrannie
universelle, une ambition qui prodiguait l'argent et les hommes,
communiquait à la nation sa rapacité et sa fougue, et n'apercevait de
repos que dans les perspectives lointaines de la gloire éblouissante
et de la puissance illimitée, une imagination qui transportait dans le
Parlement la véhémence de la déclamation théâtrale, les éclats de
l'inspiration saccadée, la témérité des images poétiques, voilà les
sources de son éloquence:

     Hier encore l'Angleterre eût pu se tenir debout contre le monde;
     aujourd'hui, «personne si pauvre qui lui rende hommage!...»
     Milords, vous ne pouvez pas conquérir l'Amérique. Nous serons
     forcés à la fin de nous rétracter; rétractons-nous pendant que
     nous le pouvons encore, avant que nous y soyons forcés. Je dis
     que nous devons nécessairement abroger ces violents actes
     oppressifs; ils doivent être rappelés, vous les rappellerez, je
     m'y engage d'honneur; vous finirez par les rappeler, j'y joue ma
     réputation; je consentirai à être pris pour un idiot, si à la fin
     ils ne sont pas rappelés!... Vous avez beau enfler toute dépense
     et tout effort, accumuler et empiler tous les secours que vous
     pourrez acheter ou emprunter, trafiquer ou brocanter avec chaque
     petit misérable prince allemand qui vend et expédie ses sujets
     aux boucheries des princes étrangers: vos efforts sont pour
     toujours vains et impuissants, doublement impuissants par l'aide
     mercenaire qui vous sert d'appui, car elle irrite jusqu'à un
     ressentiment incurable l'âme de vos ennemis. Quoi! lancer sur eux
     les fils mercenaires de la rapine et du pillage! les dévouer, eux
     et leurs possessions, à la rapacité d'une cruauté soudoyée! Si
     j'étais Américain comme je suis Anglais, tant qu'un bataillon
     étranger aurait le pied sur mon pays, je ne poserais pas mes
     armes! Jamais, jamais, jamais! Mais, milords, quel est l'homme
     qui, pour combler ces hontes et ces méfaits de notre armée, a
     osé autoriser et associer à nos armes le tomahawk et le couteau à
     scalper du sauvage! Appeler dans une alliance civilisée le
     sauvage féroce et inhumain des forêts,--lancer contre nos
     établissements, parmi nos parentés, nos anciennes amitiés, le
     cannibale impitoyable qui a soif du sang des hommes, des femmes
     et des enfants,--désoler leur pays, vider leurs demeures,
     extirper leur race et leur nom par ces horribles chiens d'enfer
     de la guerre sauvage! milords, ces énormités crient et appellent
     tout haut réparation et punition! Si on ne les efface à fond et
     tout entières, il y aura une tache sur notre réputation
     nationale. C'est une violation de la constitution: je crois que
     cela est contre la loi[324].

Il y a quelque chose de Milton et de Shakspeare dans cette pompe
tragique, dans cette solennité passionnée, dans l'éclat sombre et
violent de ce style surchargé et trop fort. C'est de cette pourpre
superbe et sanglante que se parent les passions anglaises; c'est sous
les plis de ce drapeau qu'elles se rangent en bataille, d'autant plus
puissantes qu'au milieu d'elles il y en a une toute sainte, le
sentiment du droit, qui les rallie, les emploie et les ennoblit.

     Je me réjouis que l'Amérique ait résisté; trois millions d'hommes
     assez morts à tous les sentiments de liberté pour souffrir
     volontairement qu'on les fasse esclaves auraient été des
     instruments convenables pour rendre le reste esclave aussi....
     L'esprit qui maintenant résiste à vos taxes en Amérique est le
     même qui autrefois s'est opposé en Angleterre aux dons gratuits,
     à la taxe des vaisseaux; c'est le même esprit qui a dressé
     l'Angleterre sur ses pieds, et par le bill des droits a
     revendiqué la constitution anglaise; c'est le même esprit qui a
     établi ce grand, ce fondamental et essentiel principe de vos
     libertés, que nul sujet de l'Angleterre ne peut être taxé que de
     son propre consentement. Ce glorieux esprit whig anime en
     Amérique trois millions d'hommes qui préfèrent la pauvreté avec
     la liberté à des chaînes dorées et à la richesse ignoble, et qui
     mourront pour la défense de leurs droits en hommes et en hommes
     libres.... Comme Anglais par naissance et par principes, je
     reconnais aux Américains un droit suprême et inaliénable sur leur
     propriété, un droit par lequel ils sont justifiés à la défendre
     jusqu'à la dernière extrémité[325].

Si Pitt sent son droit, il sent aussi celui des autres; c'est avec
cette idée qu'il a remué et manié l'Angleterre. Il en appelait aux
Anglais contre eux-mêmes; et, en dépit d'eux-mêmes, ils
reconnaissaient leur plus cher instinct dans cette maxime, que chaque
volonté humaine est inviolable dans sa province limitée et légale, et
qu'elle doit se dresser tout entière contre la plus petite usurpation.

Des passions effrénées et le plus viril sentiment du droit, voilà
l'abrégé de toute cette éloquence. Au lieu d'un orateur, homme public,
prenez un écrivain, simple particulier; voyez ces lettres de
Junius[326] qui, au milieu de l'irritation et des inquiétudes
nationales, tombèrent une à une comme des gouttes de feu sur les
membres fiévreux du corps politique. Si celui-ci serre ses phrases et
choisit ses épithètes, ce n'est point par amour du style, c'est pour
mieux imprimer l'insulte. Les artifices oratoires deviennent entre ses
mains des instruments de supplice, et lorsqu'il lime ses périodes
c'est pour enfoncer plus avant et plus sûrement le couteau; avec
quelle audace d'invective, avec quelle roideur d'animosité, avec
quelle ironie corrosive et brûlante, appliquée sur les parties les
plus secrètes de la vie privée, avec quelle insistance inexorable de
persécution calculée et méditée, les textes seuls pourront le dire:
«Milord, écrit-il au duc de Bedford, vous êtes si peu accoutumé à
recevoir du public quelque marque de respect ou d'estime, que si dans
les lignes qui suivent un compliment ou un terme d'approbation venait
à m'échapper, vous le prendrez, je le crains, pour un sarcasme lancé
contre votre réputation établie ou peut-être pour une insulte infligée
à votre discernement[327]....» «Il y a quelque chose, écrit-il au duc
de Grafton, dans votre caractère et dans votre conduite qui vous
distingue non-seulement de tous les autres ministres, mais encore de
tous les autres hommes: ce n'est pas seulement de faire le mal par
dessein, mais encore de n'avoir jamais fait le bien par méprise; ce
n'est pas seulement d'avoir employé avec un égal dommage votre
indolence et votre activité, c'est encore d'avoir pris pour principe
premier et uniforme, et, si je puis l'appeler ainsi, pour génie
dominant de votre vie, le talent de traverser tous les changements et
toutes les contradictions possibles de conduite, sans que jamais
l'apparence ou l'imputation d'une vertu ait pu s'appliquer à votre
personne, ni que jamais la versatilité la plus effrénée ait pu vous
tromper et vous séduire jusqu'à vous engager dans une seule sage ou
honorable action[328].» Il continue et s'acharne; même lorsqu'il le
voit tombé et déshonoré, il s'acharne encore. Il a beau avouer tout
haut qu'en l'état où il est, son ennemi «désarmerait une rancune
privée;» il redouble. «Pour ma part, je ne prétends point comprendre
ces prudentes formes du décorum, ces douces règles de discrétion que
certaines gens essayent de concilier avec la conduite des plus grandes
et des plus hasardeuses affaires. Je dédaignerais de pourvoir mon
avenir d'un asile ou de conserver des égards pour un homme qui ne
garde point de ménagements avec la nation. Ni l'abjecte soumission
avec laquelle il déserte son poste à l'heure du danger, ni même
l'inviolable bouclier de lâcheté dont il se couvre, ne le
protégeraient. Je le poursuivrais jusqu'au bout de ma vie et je
tendrais le dernier effort de ma volonté pour sauver de l'oubli son
opprobre éphémère et pour rendre immortelle l'infamie de son
nom[329].» Excepté Swift, y a-t-il une créature humaine qui ait plus
volontairement concentré et aigri dans son coeur le poison de la
haine? Celle-ci n'est point vile cependant, car elle se croit au
service du juste. Au milieu de leurs excès, c'est cette persuasion qui
les relève; ils se déchirent, mais ils ne rampent pas; quel que soit
l'adversaire, ils se tiennent debout devant lui.

     Sire, écrit Junius au roi, c'est le malheur de votre vie et la
     cause originelle de tous les reproches et de toutes les calamités
     qui ont accompagné votre gouvernement, que vous n'avez jamais
     connu le langage de la vérité, tant que vous ne l'avez point
     entendu dans les plaintes de votre peuple. Il n'est point trop
     tard cependant pour corriger l'erreur de votre éducation. Nous
     sommes encore disposés à tenir un compte indulgent des
     pernicieuses leçons que vous avez reçues dans votre jeunesse et à
     fonder les plus hautes espérances sur la bienveillance naturelle
     de vos inclinations. Nous sommes loin de vous croire capable d'un
     dessein délibéré et d'un attentat direct contre les droits
     originels sur lesquels toutes les libertés civiles et politiques
     de vos sujets sont assises. Si nous avions pu nourrir un soupçon
     si déshonorant pour votre renommée, nous aurions depuis longtemps
     adopté un style de remontrances fort éloigné de l'humilité de la
     plainte. Le peuple d'Angleterre est fidèle à la maison de
     Hanovre, non parce qu'il préfère vainement une famille à une
     autre, mais parce qu'il est convaincu que l'établissement de
     cette famille était nécessaire au maintien de ses libertés
     civiles et religieuses. Le prince qui imite la conduite des
     Stuarts doit être averti par leur exemple, et pendant qu'il se
     glorifie de la solidité de son titre, il fera bien de se souvenir
     que, si sa couronne a été acquise par une révolution, elle peut
     être perdue par une autre[330].

Cherchons des génies moins âpres, et tâchons de rencontrer un accent
plus doux. Il y a un homme, Charles Fox, qui s'est trouvé heureux dès
le berceau, qui a tout appris sans études, que son père a élevé dans
la prodigalité et l'insouciance, que, dès vingt et un ans, la voix
publique a désigné comme le prince de l'éloquence et le chef d'un
grand parti, libéral, humain, sociable, fidèle aux généreuses
espérances, à qui ses ennemis eux-mêmes pardonnaient ses fautes, que
ses amis adoraient, que le travail n'avait point lassé, que les
rivalités n'avaient point aigri, que le pouvoir n'avait point gâté,
amateur de la conversation, des lettres, du plaisir, et qui a laissé
l'empreinte de son riche génie dans l'abondance persuasive, dans le
beau naturel, dans la clarté et la facilité continue de ses discours.
Le voici qui prend la parole, pensez aux ménagements qu'il doit
garder; c'est un homme d'État, un premier ministre, qui parle en plein
Parlement, qui parle des amis du roi, des lords de la chambre à
coucher, des plus illustres familles du royaume, qui a devant lui
leurs alliés et leurs proches, qui sent que chacune de ses paroles
s'enfoncera comme une flèche ardente dans le coeur et dans l'honneur
des cinq cents hommes assis pour l'écouter. Il n'importe, on l'a
trahi; il veut punir les traîtres, et voici à quel pilori il attache
«les janissaires d'antichambre» qui, par ordre du prince, viennent de
déserter au milieu du combat:

     Le domaine entier du langage ne fournit pas de termes assez forts
     et assez poignants pour marquer le mépris que je ressens pour
     leur conduite. C'est un aveu effronté d'immoralité politique,
     comme si cette espèce de trahison était moindre qu'aucune autre.
     Ce n'est pas seulement une dégradation d'un rang qui ne devrait
     être occupé que par la loyauté la plus pure et la plus
     exemplaire; c'est un acte qui les fait déchoir de leurs droits à
     la renommée de gentilshommes, et les réduit au niveau des plus
     bas et des plus vils de leur espèce, qui insulte à la noble et
     ancienne indépendance caractéristique de la pairie anglaise, et
     qui est calculé pour déshonorer et avilir la législature anglaise
     aux yeux de toute l'Europe et devant la plus lointaine postérité.
     Par quelle magie la noblesse peut-elle ainsi changer le vice en
     vertu, je ne le sais pas, et je ne souhaite pas le savoir; mais
     en tout autre sujet que la politique, et parmi toutes autres
     personnes que des lords de la chambre à coucher, un tel exemple
     de la plus grossière perfidie serait flétri, comme il le mérite,
     par l'infamie et l'exécration[331].

Puis se retournant vers les communes:

     Un Parlement ainsi lié et contrôlé, sans coeur et sans liberté,
     au lieu de limiter la prérogative de la couronne, l'étend,
     l'établit et la consolide au delà de tout précédent, de toute
     condition et de toute limite. Mais quand la chambre des communes
     anglaises serait si ignominieusement morte à la conscience du
     poids dont elle doit peser dans la constitution, quand elle
     aurait si entièrement oublié ses anciennes luttes et ses anciens
     triomphes dans la grande cause de la liberté et de l'humanité,
     quand elle serait si indifférente à l'objet et à l'intérêt
     premier de son institution originelle, j'ai la confiance que le
     courage caractéristique de cette nation serait encore au niveau
     de cette épreuve; j'ai la confiance que le peuple anglais serait
     aussi jaloux des influences secrètes qu'il est supérieur aux
     violences ouvertes; j'ai la confiance qu'il n'est pas plus
     disposé à défendre son intérêt contre la déprédation et l'insulte
     étrangère qu'à rencontrer face à face et jeter par terre cette
     conspiration nocturne contre la constitution[332].

Voilà les explosions d'un naturel par excellence doux et aimable;
jugez des autres. Une sorte d'exagération passionnée règne dans les
débats que soulèvent le procès de Warren Hastings et la Révolution
française, dans la rhétorique acrimonieuse et dans la déclamation
outrée de Sheridan, dans le sarcasme impitoyable et dans la pompe
sentencieuse du second Pitt. Ils aiment la vulgarité brutale des
couleurs voyantes; ils recherchent les grands mots accumulés, les
oppositions symétriquement prolongées, les périodes énormes et
retentissantes. Ils ne craignent point de rebuter, et ils ont besoin
de faire effet. La force, c'est là leur trait, et celui du plus grand
d'entre eux, le premier esprit de ce temps, Edmund Burke. «Prenez
Burke à partie, disait Johnson, sur tel sujet qu'il vous plaira; il
est toujours prêt à vous tenir tête.» Il n'était point entré au
Parlement, comme Fox et les deux Pitt, dès l'aurore de la jeunesse,
mais à trente-cinq ans, ayant eu le temps de s'instruire à fond de
toutes choses, savant dans le droit, l'histoire, la philosophie, les
lettres, maître d'une érudition si universelle qu'on l'a comparé à
lord Bacon. Mais ce qui le distinguait entre tous les autres, c'était
une large intelligence compréhensive qui, exercée par des études et
des compositions philosophiques[333], saisissait les ensembles, et,
par delà les textes, les constitutions et les chiffres, apercevait la
direction invisible des événements et l'esprit intime des choses, en
couvrant de son dédain «ces prétendus hommes d'État, troupeau profane
de manoeuvres vulgaires, qui nient l'existence de tout ce qui n'est
point grossier et matériel, et qui, bien loin d'être capables de
diriger le grand mouvement d'un empire, ne sont pas dignes de tourner
une roue dans la machine.» Par-dessus tant de dons, il avait une de
ces imaginations fécondantes et précises qui croient que la
connaissance achevée est une vue intérieure, qui ne quittent point un
sujet sans l'avoir revêtu de ses couleurs et de ses formes; et qui,
traversant les statistiques et le fatras des documents arides,
recomposent et reconstruisent devant les yeux du lecteur un pays
lointain et une nation étrangère avec ses monuments, ses costumes, ses
paysages et tout le détail mouvant des physionomies et des moeurs. À
toutes ces puissances d'esprit qui font le systématique, il ajoutait
toutes les énergies du coeur qui font l'enthousiaste. Pauvre, inconnu,
ayant dépensé sa jeunesse à compiler pour les libraires, il était
parvenu, à force de travail et de mérite, avec une réputation pure et
une conscience intacte, sans que les épreuves de sa vie obscure ou les
séductions de sa vie brillante eussent entamé son indépendance ou
terni la fleur de sa loyauté. Il apportait dans la politique une
horreur du crime, une vivacité et une sincérité de conscience, une
humanité, une sensibilité, qui ne semblent convenir qu'à un jeune
homme. Il appuyait la société humaine sur des maximes de morale,
réclamait pour les sentiments nobles la conduite des affaires, et
semblait avoir pris à tâche de relever et d'autoriser tout ce qu'il y
a de généreux dans le coeur humain. Il avait noblement combattu pour
de nobles causes: contre les attentats du pouvoir en Angleterre,
contre les attentats du peuple en France, contre les attentats des
particuliers dans l'Inde. Il avait défendu, avec des recherches
immenses et un désintéressement incontesté, les Hindous tyrannisés par
l'avidité anglaise, et «ces derniers misérables cultivateurs qui
survivaient attachés au sol, le dos écorché par le fermier, puis une
seconde fois mis à vif par le cessionnaire, livrés à une succession de
despotismes que leur brièveté rendait plus rapaces, et flagellés ainsi
de verges en verges, tant qu'on leur trouvait une dernière goutte de
sang pour leur extorquer un dernier grain de riz[334].» Il s'était
fait partout le champion d'un principe et le persécuteur d'un vice, et
on le voyait lancer à l'attaque toutes les forces de son étonnant
savoir, de sa haute raison, de son style splendide, avec l'ardeur
infatigable et intempérante d'un moraliste et d'un chevalier.

Ne le lisez que par grandes masses; ce n'est qu'ainsi qu'il est grand:
autrement l'outré, le commun, le bizarre vous arrêteront et vous
choqueront; mais si vous vous livrez à lui, vous serez emporté et
entraîné. La masse énorme des documents roule impétueusement dans un
courant d'éloquence. Quelquefois le discours parlé ou écrit n'a pas
trop d'un volume pour déployer le cortége de ses preuves multipliées
et de ses courageuses colères. C'est l'exposé de toute une
administration, c'est l'histoire entière de l'Inde anglaise, c'est la
théorie complète des révolutions et de l'état politique qui arrive
comme un vaste fleuve débordant pour choquer, de son effort incessant
et de sa masse accumulée, quelque crime qu'on veut absoudre ou quelque
injustice qu'on veut consacrer. Sans doute il y a de l'écume sur ses
remous, il y a de la bourbe dans son lit; des milliers d'étranges
créatures se jouent tempêtueusement à la surface; il ne choisit pas,
il prodigue; il précipite par myriades ses imaginations pullulantes,
emphase et crudités, déclamations et apostrophes, plaisanteries et
exécrations, tout l'entassement grotesque ou horrible des régions
reculées et des cités populeuses que sa science et sa fantaisie
infatigables ont traversées. Il dira, en parlant de ces prêts
usuraires à quarante-huit pour cent et à intérêts composés par
lesquels les Anglais ont dévasté l'Inde, que «cette dette forme
l'ignoble sanie putride dans laquelle s'est engendrée toute cette
couvée rampante d'ascarides, avec les replis infinis insatiablement
noués noeuds sur noeuds de ces ténias invincibles qui dévorent la
nourriture et rongent les entrailles de l'Inde[335].» Rien ne lui
paraîtra excessif, ni la description des supplices, ni l'atrocité des
images, ni le cliquetis assourdissant des antithèses, ni la fanfare
prolongée des malédictions, ni la gigantesque bizarrerie des
bouffonneries. Entre ses mains, le duc de Bedford, qui lui a reproché
sa pension, deviendra, «parmi les créatures de la couronne, le
léviathan qui, deci delà, roule sa masse colossale, joue et gambade
dans l'océan des bontés royales, qui pourtant, tout énorme qu'il soit
et quoique couvrant une lieue de son étendue, n'est après tout qu'une
créature, puisque ses côtes, ses nageoires, ses fanons, son lard, ses
ouïes elles-mêmes, par lesquelles il lance un jet d'eau contre son
origine et éclabousse les autres d'écume, tout en lui et autour de lui
vient du trône[336].» Il n'a point de goût, ses pareils non plus. La
fine déduction grecque ou française n'a jamais trouvé place chez les
nations germaniques; tout y est gros ou mal dégrossi; il ne sert de
rien à celui-ci d'étudier Cicéron et d'emprisonner son élan dans les
digues régulières de la rhétorique latine. Il reste à demi barbare,
empâté dans l'exagération et la violence; mais sa fougue est si
soutenue, sa conviction si forte, son émotion si chaleureuse et si
surabondante, qu'on se laisse aller, qu'on oublie toute répugnance,
qu'on ne voit plus dans ses irrégularités et ses débordements que les
effusions d'un grand coeur et d'un profond esprit trop ouverts et trop
pleins, et qu'on admire avec une sorte de vénération inconnue cet
épanchement extraordinaire, impétueux comme un torrent, large comme
une mer, où ondoie l'inépuisable variété des couleurs et des formes
sous le soleil d'une imagination magnifique qui communique à cette
houle limoneuse toute la splendeur de ses rayons.

[Note 310: Il faut lire dans sir Robert Filmer la théorie régnante,
pour voir de quel bourbier de sottises on sortait. Sir Robert Filmer
disait qu'Adam avait reçu en naissant un pouvoir absolu et royal sur
tout l'univers; que dans toute réunion d'hommes il y en avait un qui
était roi légitime, comme plus proche héritier d'Adam. "Some say it
was by lot, and others that Noah sailed round the Mediterranean in ten
years, and divided the world into Asia, Afric, and Europa, portions
for his three sons."--Comparez Bossuet, _Politique fondée sur
l'Écriture_. Les sciences morales se dégagent en ce moment de la
théologie.]

[Note 311: Those who are united in one body and have a common
established law and judicature to appeal to, with authority to punish
offenders, are in civil society one with another.

Every one quits his executive power of nature, and resigns it to the
public.

As for the ruler, (it is said) he ought to be absolute, because he has
power to do more hurt and wrong; it is right when he does it.--This is
to think that men are so foolish, that they take care to avoid what
mischiefs may be done them by polecats or foxes; but are content, may
think it safety, to be devoured by lions.

The only way whereby any one divests himself of his natural liberty,
and puts on the bonds of civil society is by agreeing with other men
to join and unite into a community, for their comfortable, safe and
peaceable living one amongst another, in secure enjoyment of their
properties and a greater security against any that are not of it.

Nothing can make a man subject or member of a commonwealth but his
actually entering into it by positive engagement and express promise
and compact.

The great and chief end of men uniting into commonwealths and putting
themselves under government is the preservation of their property.
(Locke, _of Civil Government_.)]

[Note 312: Discours du général Stanhope, un des _managers_.]

[Note 313: The rights of the greatest and of the meanest subjects now
stand upon the same foundation,--the security of law common to all....
When the people had lost their rights, those of the peerage would soon
become insignificant. (Discours de lord Chatam, affaire de Wilkes.)]

[Note 314: Évaluation de De Foe.]

[Note 315: Their eating, indeed, amazes me; had I five hundred heads,
and were each head furnished with brains, yet would they all be
insufficient to compute the number of cows, pigs, geese, and turkies,
which upon this occasion die for the good of their country!...

On the contrary, they seem to lose their temper as they lose their
appetites; every morsel they swallow, and every glass they pour down,
serves to increase their animosity.--Many an honest man, before as
harmless as a tame rabbit, when loaded with a single election dinner,
has become more dangerous than a charged culverin.

The mob meet upon the debate; fight themselves sober; and then draw
off to get drunk again, and charge for another encounter. (Goldsmith.)
Voyez aussi Hogarth.]

[Note 316: Smollett, _Peregrine Pickle_, ch. 40.]

[Note 317: Hogarth.]

[Note 318:

  Stern o'er each bosom reason holds her state;
  With daring aims irregularly great.
  Pride in their port, defiance in their eye,
  I see the lords of human kind pass by;
  Intent on high designs, a thoughtful band,
  By forms unfashioned, fresh from nature's hand;
  Fierce in their native hardiness of soul,
  True to imagined right, above control,
  While even the peasant boasts these rights to scan,
  And learns to venerate himself a man.
                                                    (Goldsmith.)]

[Note 319: Lord Chesterfield remarque qu'un Français d'alors n'entend
point le mot de patrie; qu'il faut lui parler de son prince.]

[Note 320: L'exécuteur de Charles Ier.]

[Note 321: Montesquieu, liv. XIX, chap. XXVII.]

[Note 322: Jugement d'Addison.]

[Note 323: Junius a écrit sous l'anonyme et les critiques n'ont pu
encore démêler avec certitude son véritable nom.--Pour Sheridan, voyez
tome II, p. 85, et tome III, p. 408.--Pour Burke, tome III, p. 88.]

[Note 324: But yesterday, and _England_ might have stood against the
world; now «none so poor to do her reverence.»

We shall be forced ultimately to retract; let us retract while we can,
not when we must. I say we must necessarily undo these violent
oppressive acts: they must be repealed--you will repeal them; I pledge
myself for it, that you will in the end repeal them; I stake my
reputation on it:--I will consent to be taken for an idiot, if they
are not finally repealed.

You may swell every expence, and every effort, still more
extravagantly pile and accumulate every assistance you can buy or
borrow; traffic and barter with every little pitiful German prince,
that sells and sends his subjects to the shambles of a foreign prince;
your efforts are for ever vain and impotent--doubly so from this
mercenary aid on which you rely; for it irritates, to an incurable
resentment, the minds of your enemies;--to overrun them with the
mercenary sons of rapine and plunder; devoting them and their
possessions to the rapacity of hireling cruelty! If I were an
American, as I am an Englishman, while a foreign troop was landed in
my country, I never would lay down my arms--never--never--never!

But, my Lords, who is the man, that in addition to these disgraces and
mischiefs of our army, has dared to authorize and associate to our
arms the tomahawk and scalping-knife of the savage? To call into
civilized alliance the wild and inhuman savage of the woods; to
delegate to the merciless Indian the defence of disputed rights, and
to wage the horrors of barbarous war against our brethren? My Lords,
these enormities cry aloud for redress and punishment; unless
thoroughly done away, it will be a stain on the national character--it
is a violation of the Constitution--I believe it is against law.]

[Note 325: I rejoice that America has resisted; three millions of
people so dead to all the feelings of liberty, as voluntarily to let
themselves be made slaves, would have been fit instruments to make
slaves of all the rest.

Let the sacredness of their property remain inviolate; let it be
taxable only by their own consent given in their provincial
assemblies; else it will cease to be property.

This glorious spirit of whiggism animate three millions in America,
who prefer liberty with poverty to gilded chains and sordid affluence,
and who will die in defense of their rights as men, as freemen.... The
spirit which now resists your taxation in America is the same which
formerly opposed loans, benevolences, and ship money in England; the
same spirit that called England on its legs, and by the bill of rights
vindicated the English constitution; the same spirit which established
the great, fundamental essential maxim of your liberties: that no
subject of England shall be taxed but by his own consent.

As an Englishman by birth and principle, I recognise to the American
their supreme inalienable right in their property, a right which they
are justified in the defense of, to the last extremity.]

[Note 326: Probablement Junius est Philip Francis.--1769-1772.]

[Note 327: My lord, you are so little accustomed to receive any marks
of respect or esteem from the public, that if in the following lines a
compliment, or expression of applause should escape me, I fear you
would consider it as a mockery of your established character, and
perhaps an insult to your understanding.]

[Note 328: There is something in both your character and conduct,
which distinguishes you not only from all other ministers, but from
all other men. It is not that you do wrong by design, but that you
should never do right by mistake. It is not that your indolence and
your activity have been equally misapplied, but that the first uniform
principle, or, if I may call it, the genius of your life, should have
carried you through every possible change and contradiction of
conduct, without the momentary imputation or colour of virtue, and
that the wildest spirit of inconsistency should never even have
betrayed you into a wise or honourable action.]

[Note 329: You have every claim to compassion that can arise from
misery and distress. The condition you are reduced to would disarm a
private enemy of his resentment, and leave no consolation to the most
vindictive spirit, but that such an object, as you are, would disgrace
the dignity of revenge.

For my own part I do not pretend to understand those prudent forms of
decorum, those gentle rules of discretion, which some men endeavour to
unite with the conduct of the greatest and most hazardous affairs; I
should scorn to provide for a future retreat, or to keep terms with a
man, who preserves no measures with the public. Neither the abject
submission of deserting his post in the hour of danger, nor even the
sacred shield of cowardice should protect him. I would pursue him
through life, and try the best exertion of my ability to preserve the
perishable infamy of his name and make it immortal.]

[Note 330: Sir--It is the misfortune of your life, and originally the
cause of every reproach and distress which has attended your
government, that you should never have been acquainted with the
language of truth till you heard it in the complaints of your people.
It is not, however, too late to correct the error of your education.
We are still inclined to make an indulgent allowance for the
pernicious lessons you received in your youth, and to form the most
sanguine hopes from the natural benevolence of your disposition. We
are far from thinking you capable of a direct deliberate purpose to
invade those original rights of your subjects on which all their civil
and political liberties depend. Had it been possible for us to
entertain a suspicion so dishonourable to your character, we should
long since have adopted a style of remonstrance very distant from the
humility of complaint.

The people of England are loyal to the house of Hanover, not from a
vain preference of one family to another, but from a conviction that
the establishment of that family was necessary to the support of their
civil and religious liberties. This, sir, is a principle of allegiance
equally solid and rational; fit for Englishmen to adopt, and well
worthy of your majesty's encouragement. We cannot long be deluded by
nominal distinctions. The name of Stuart of itself is only
contemptible: armed with the sovereign authority, their principles are
formidable. The prince who imitates their conduct should be warned by
their example; and while he plumes himself upon the security of his
title to the crown, should remember that, as it was acquired by one
revolution, it may be lost by another.]

[Note 331: The whole compass of language affords no terms sufficiently
strong and pointed to mark the contempt which I feel for their
conduct. It is an impudent avowal of political profligacy as if that
species of treachery were less infamous than any other. It is not only
a degradation of a station which ought to be occupied only by the
highest and most exemplary honour, but forfeits their claim to the
character of gentlemen and reduces them to a level with the meanest
and the basest of their species. It insults the noble, the ancient,
and the characteristic independance of the English peerage and is
calculated to traduce and vilify the British legislature in the eyes
of all Europe, and to the latest posterity. By what magic nobility can
thus charm vice into virtue, I know not nor wish to know, but in any
other thing than politics, and among any other men than lords of the
bedchamber, such an instance of the grossest perfidy would, as it well
deserves, be branded with infamy and execration.]

[Note 332: A parliament thus fettered and controlled, without spirit
and without freedom, instead of limiting, extends, substantiates, and
establishes beyond all precedent, latitude, or condition, the
prerogatives of the crown. But though the British House of Commons
were so shamefully lost to its own weight in the constitution, were so
unmindful of its former struggles and triumphs in the great cause of
liberty and mankind, were so indifferent to those primary objects and
concerns for which it was originally instituted, I trust the
characteristic spirit of this country is still equal to the trial; I
trust Englishmen will be as jealous of secret influences as superior
to open violence; I trust they are not more ready to defend their
interest against foreign depredation and insult, than to encounter and
defeat this midnight conspiracy against the constitution. (Fox's
speeches, t. II, 262.)]

[Note 333: _Recherches sur l'origine de nos idées du beau et du
sublime._]

[Note 334: Every man of rank and landed fortune being long since
extinguished, the remaining miserable last cultivator who grows to the
soil, after having his back scored by the farmer, has it again flayed
by the whip of the assignee, and is thus by a ravenous because a
short-lived succession of claimants lashed from oppressor to
oppressor, while a single drop of blood is left as the means of
extorting a single grain of corn.]

[Note 335: That debt forms the foul putrid mucus in which are
engendered the whole brood of creeping ascarides, and the endless
involutions, the eternal knot added to a knot of those inexpugnable
tape-worms which devour the nutriment and eat up the bowels of India.]

[Note 336: The grants to the house of Russel were so enormous, as not
only to outrage economy, but even to stagger credibility. The Duke of
Bedford is the leviathan among all the creatures of the crown. He
tumbles about his unwieldy bulk; he plays and frolics in the ocean of
the royal bounty. Huge as he is, and whilst 'he lies floating many a
rood,' he is still a creature. His ribs, his fins, his whalebone, his
blubber, the very spiracles through which he spouts a torrent of brine
against his origin, and covers me all over with the spray--everything
of him and about him is from the throne.]


VI

Ouvrez Reynolds pour revoir d'un coup d'oeil toutes ces figures, et
mettez en regard les fins portraits français de ce temps, ces
ministres allègres, ces archevêques galants et gracieux, ce maréchal
de Saxe qui, dans le monument de Strasbourg, descend vers son tombeau
avec le goût et l'aisance d'un courtisan sur l'escalier de Versailles.
Ici[337], sous des ciels noyés de brouillards pâles, parmi de molles
ombres vaporeuses, apparaissent des têtes expressives ou réfléchies;
la rude saillie du caractère n'a point fait peur à l'artiste; le
bouffi brutal et bête, l'étrange oiseau de proie lugubre, le mufle
grognon du mauvais dogue, il a tout mis; chez lui, la politesse
niveleuse n'a point effacé les aspérités de l'individu sous un
agrément uniforme. La beauté s'y trouve, mais ailleurs, dans la froide
décision du regard, dans le profond sérieux et dans la noblesse triste
du visage pâle, dans la gravité consciencieuse et l'indomptable
résolution du geste contenu. Au lieu des courtisanes de Lély, on voit
à côté d'eux des dames honnêtes, parfois sévères et actives, de bonnes
mères entourées de leurs petits enfants qui les baisent et
s'embrassent; la morale est venue, et avec elle le sentiment du _home_
et de la famille, la décence du costume, l'air pensif, la tenue
correcte des héroïnes de miss Burney. Ils ont réussi. Bakewell
transforme et réforme leur bétail, Arthur Young, leur agriculture,
Howard leurs prisons, Arkwright et Watt leur industrie, Adam Smith
leur économie politique, Bentham leur droit pénal, Locke, Hutcheson,
Ferguson, Joseph Butler, Reid, Stewart, Price leur psychologie et leur
morale. Ils ont épuré leurs moeurs privées, ils purifient leurs moeurs
publiques. Ils ont assis leur gouvernement, ils se sont confirmés dans
leur religion. Johnson peut dire avec vérité «qu'aucune nation dans le
monde ne cultive mieux son sol et son esprit.» Il n'y en a pas de si
riche, de si libre, de si bien nourrie, où les efforts publics et
privés soient dirigés avec tant d'assiduité, d'énergie et d'habileté
vers l'amélioration de la chose privée et publique. Un seul point leur
manque, la haute spéculation; c'est justement ce point qui, dans le
manque du reste, fait à ce moment la gloire de la France, et leurs
caricatures montrent avec un bon sens burlesque, face à face et dans
une opposition étrange, d'un côté le Français dans une chaumière
lézardée, grelottant, les dents longues, maigre, ayant pour tout repas
des escargots et une poignée de racines, du reste enchanté de son
sort, consolé par une cocarde républicaine et des proclamations
humanitaires; de l'autre l'Anglais rouge et bouffi de graisse, attablé
dans une chambre confortable devant le plus succulent des
_roastbeefs_, avec un pot de bière écumante, occupé à gronder contre
la détresse publique et ces traîtres de ministres qui vont tout
ruiner.

Ils arrivent ainsi au seuil de la Révolution française, conservateurs et
chrétiens, en face des Français libres penseurs et révolutionnaires.
Sans le savoir, les deux peuples roulent depuis deux siècles vers ce
choc terrible; sans le savoir, ils n'ont travaillé que pour l'aggraver.
Tout leur effort, toutes leurs idées, tous leurs grands hommes ont
accéléré l'élan qui les précipite vers ce conflit inévitable. Cent
cinquante ans de politesse et d'idées générales ont persuadé aux
Français d'avoir confiance en la bonté humaine et en la raison pure.
Cent cinquante ans de réflexions morales et de luttes politiques ont
rattaché l'Anglais à la religion positive et à la constitution établie.
Chacun a son dogme contraire et son enthousiasme contraire. Aucun des
deux ne comprend l'autre, et chacun des deux déteste l'autre. Ce que
l'un appelle rénovation, l'autre l'appelle destruction; ce que l'un
révère comme l'établissement du droit, l'autre le maudit comme le
renversement de tous les droits. Ce qui semble à l'un l'anéantissement
de la superstition paraît à l'autre l'abolition de la morale. Jamais le
contraste des deux esprits et des deux civilisations ne s'est marqué en
caractères plus visibles, et c'est encore Burke, qui, avec la
supériorité d'un penseur et l'hostilité d'un Anglais, s'est chargé de
nous les montrer.

Il s'indigne à l'idée de cette «farce tragi-comique» qu'on appelle à
Paris la régénération du genre humain. Il nie que la contagion d'une
pareille folie puisse jamais empoisonner l'Angleterre. Il raille les
badauds, qui, éveillés par les bourdonnements des sociétés
démocratiques, se croient sur le bord d'une révolution. «Parce qu'une
demi-douzaine de sauterelles sous une fougère font retentir la prairie
de leur importun bruissement, pendant que des milliers de grands
troupeaux, reposant sous l'ombre des chênes britanniques, ruminent
leur pâture et se tiennent silencieux, n'allez pas vous imaginer que
ceux qui font du bruit soient les seuls habitants de la prairie,
qu'ils doivent être en grand nombre, ou qu'après tout ils soient autre
chose qu'une petite troupe maigre, desséchée, sautillante, quoique
bruyante et incommode, d'insectes éphémères[338].» La véritable
Angleterre, «tous ceux[339] qui ont sur leur tête un bon toit et sur
leur dos un bon habit» n'a que de l'aversion et du dédain[340] pour
les maximes et les actes de la Révolution française. «La seule idée de
fabriquer un nouveau gouvernement suffit pour nous remplir de dégoût
et d'horreur. Nous avons toujours souhaité dériver du passé tout ce
que nous possédons, comme un héritage légué par nos ancêtres[341].»
Nos titres ne flottent pas en l'air dans l'imagination des
philosophes; ils sont consignés dans la Grande Charte. «Nous réclamons
nos franchises, non comme les droits des hommes, mais comme les droits
des hommes de l'Angleterre.» Nous méprisons ce verbiage abstrait, qui
vide l'homme de toute équité et de tout respect pour le gonfler de
présomption et de théories. «Nous n'avons pas été préparés et
troussés, comme des oiseaux empaillés dans un muséum, pour être
remplis de loques, de paille et de misérables chiffons de papier sali
à propos des droits de l'homme[342].» Notre constitution n'est pas un
contrat fictif de la fabrique de votre Rousseau, bon pour être violé
tous les trois mois, mais un contrat réel par lequel roi, nobles,
peuple, Église, chacun tient les autres et se sent tenu. La couronne
du prince et le privilége du noble y sont aussi sacrés que la terre du
paysan ou l'outil du manoeuvre. Quelle que soit l'acquisition ou
l'héritage, nous respectons chacun dans son acquisition ou dans son
héritage, et notre loi n'a qu'un objet, qui est de conserver à chacun
son bien et son droit. «Nous regardons les rois avec vénération, les
parlements avec affection, les magistrats avec soumission, les prêtres
avec respect, les nobles avec déférence[343]. Nous sommes décidés à
garder une Église établie, une monarchie établie, une aristocratie
établie, une démocratie établie, chacune au degré où elle existe et
non à un plus grand.» Nous révérons la propriété partout, celle des
corporations comme celle des individus, celle de l'Église comme celle
du laïque. Nous jugeons que ni un homme ni une assemblée d'hommes n'a
le droit de dépouiller un homme ni une assemblée d'hommes de ce qui
est son bien authentique et son héritage transmis. «Il n'y a pas un
personnage public dans ce royaume qui ne réprouve la déshonnête,
perfide et cruelle confiscation que votre assemblée nationale a été
contrainte d'exercer sur votre Église[344].» Nous ne souffrirons
jamais que chez nous le domaine établi de la nôtre soit converti en
une pension qui la mette dans la dépendance du trésor. Nous avons fait
notre Église, comme notre roi et notre noblesse, indépendante; «nous
voyons sans chagrin ni mauvaise humeur un archevêque précéder un duc,
un évêque de Durham ou de Winchester posséder dix mille livres
sterling de rente.» Nous répugnons à votre vol, d'abord parce qu'il
est un attentat à la propriété, ensuite parce qu'il est une tentative
contre la religion. Nous estimons qu'il n'y a pas de société sans
croyances; nous dérivons la justice de son origine sacrée, et nous
sentons qu'en tarissant sa source on dessèche tout le ruisseau. Nous
avons rejeté comme un venin l'infidélité qui a sali les commencements
de notre siècle et du vôtre, et nous nous en sommes purgés pendant que
vous vous en êtes imbus. «Aucun des hommes nés chez nous depuis
quarante ans n'a lu un mot de Collins, Toland, Tindal et de tout ce
troupeau qui prenait le nom de libres penseurs. L'athéisme n'est pas
seulement contre notre raison, il est encore contre nos instincts.
Nous sommes protestants, non par indifférence, mais par zèle[345].
L'Église et l'État sont dans nos esprits deux idées inséparables.»
Nous asseyons notre établissement sur le sentiment du droit, et le
sentiment du droit sur le respect de Dieu.

À la place du droit et de Dieu, qui reconnaissez-vous pour maître? Le
peuple souverain, c'est-à-dire l'arbitraire changeant de la majorité
comptée par têtes. Nous nions que le plus grand nombre ait le droit de
défaire une constitution. «La constitution d'un pays une fois établie
par un contrat tacite ou exprimé, il n'y a pas de pouvoir existant qui
puisse l'altérer sans violer le contrat, à moins que ce ne soit du
consentement de toutes les parties[346].» Nous nions que le plus grand
nombre ait le droit de faire une constitution; il faudrait que d'abord
l'unanimité eût conféré ce droit au plus grand nombre. Nous nions que
la force brutale soit l'autorité légitime, et que la populace soit la
nation[347]. «Une véritable aristocratie naturelle n'est point dans
l'État un intérêt séparé ni séparable. Quand de grandes multitudes
agissent ensemble sous cette discipline de la nature, je reconnais le
_peuple_; mais, si vous séparez l'espèce vulgaire des hommes de leurs
chefs naturels pour les ranger en bataille contre leurs chefs
naturels, je ne reconnais plus le corps vénérable que vous appelez le
peuple dans ce troupeau débandé de déserteurs et de vagabonds[348].»
Nous détestons de toute notre haine le droit de tyrannie que vous leur
donnez sur les autres, et nous détestons encore davantage le droit
d'insurrection que vous leur livrez contre eux-mêmes. Nous croyons
qu'une constitution est un dépôt transmis à la génération présente par
les générations passées pour être remis aux générations futures, et
que si une génération peut en disposer comme de son bien, elle doit
aussi le respecter comme le bien d'autrui. Nous estimons que si un
réformateur «porte la main sur les fautes de l'État, ce doit être
comme sur les blessures d'un père, avec une vénération pieuse et une
sollicitude tremblante.... Par votre facilité désordonnée à changer
l'État aussi souvent, aussi profondément, en autant de manières qu'il
y a de caprices et de modes flottantes, la continuité et la chaîne
entière de la communauté seront rompues. Aucune génération ne sera
plus rattachée aux autres. Les hommes vivront et mourront isolés comme
les mouches d'un été[349].» Nous répudions cette raison courte et
grossière qui sépare l'homme de ses attaches et ne voit en lui que le
présent, qui sépare l'homme de la société et ne le compte que pour une
tête dans un troupeau. Nous méprisons «cette philosophie d'écoliers et
cette arithmétique de douaniers[350],» par laquelle vous découpez
l'État et les droits d'après les lieues carrées et les unités
numériques. Nous avons horreur de cette grossièreté cynique qui
«arrachant rudement la décente draperie de la vie, réduit une reine à
n'être qu'une femme et une femme à n'être qu'un animal[351],» qui
jette à bas l'esprit chevaleresque et l'esprit religieux, les deux
couronnes de la nature humaine, pour les plonger avec la science dans
la bourbe populaire et les fouler «sous les sabots d'une multitude
bestiale[352].» Nous avons horreur de ce nivellement systématique qui,
désorganisant la société civile, amène au gouvernement «des avocats
chicaniers, des usuriers poussés par une tourbe de femmes éhontées,
d'hôteliers, de clercs, de garçons de boutique, de perruquiers, de
danseurs de théâtre[353],» et qui finira, «si la monarchie reprend
jamais l'ascendant en France, par livrer la nation au pouvoir le plus
arbitraire qui ait jamais paru sous le ciel[354].»

Voilà ce que Burke écrivait dès 1790 à l'aurore de la Révolution
française[355]. L'année d'après, le peuple de Birmingham allait
détruire les maisons des jacobins anglais, et les mineurs de
Wednesbury sortaient en corps de leurs houillères pour venir aussi au
secours «du roi et de l'Église». Croisade contre croisade;
l'Angleterre effarouchée était aussi fanatique que la France
enthousiaste. Pitt déclarait qu'on ne pouvait «traiter avec une nation
d'athées[356].» Burke disait que la guerre était non entre un peuple
et un peuple, mais «entre la propriété et la force.» La fureur de
l'exécration, de l'invective et de la destruction montait des deux
parts comme un incendie[357]. Ce n'était point le heurt de deux
gouvernements, mais de deux civilisations et de deux doctrines. Les
deux énormes machines, lancées de tout leur poids et de toute leur
vitesse, s'étaient rencontrées face à face, non par hasard, mais par
fatalité. Un âge entier de littérature et de philosophie avait amassé
la houille qui remplissait leurs flancs et construit la voie qui
dirigeait leur course. Dans ce tonnerre du choc, parmi ces
bouillonnements de la vapeur ruisselante et brûlante, dans ces flammes
rouges qui grincent autour des cuivres et tourbillonnent en grondant
jusqu'au ciel, un spectateur attentif découvre encore l'espèce et
l'accumulation de la force qui à fourni à un tel élan, disloqué de
telles cuirasses et jonché le sol de pareils débris.

[Note 337: Lord Heathfield, the Earl of Mansfield, Major Stringer
Lawrence, lord Ashburton, lord Edgecombe, etc.]

[Note 338: Burke, _Reflexions on the French Revolution_, 1790.

Because half a dozen grasshoppers under a fern make the field ring
with their importunate chink, while thousands of great cattle reposed
beneath the shadow of the British oak, chew the cud and are silent,
pray, do not imagine that those who make the noise are the only
inhabitants of the field; that of course they are many in number; or
that after all they are other that the little shrivelled, meagre,
hopping, though loud and troublesome insects of the hour.]

[Note 339: Macaulay, _Life of William Pitt_.]

[Note 340: I almost venture to affirm that not one in a hundred among
us participates in the triumph of the Revolution Society.]

[Note 341: The very idea of the fabrication of a new government is
enough to fill us with disgust and horror. We wished always to derive
all we possess as an inheritance from our forefathers.... (We claim)
our franchises not as the rights of men, but as the rights of
Englishmen.]

[Note 342: Burke, _Appeal from the new to the old whigs_.

We have not been drawn and trussed in order that we may be filled,
like stuffed birds in a museum, with chaff and rags and paltry blurred
shreds of papers about the rights of men.]

[Note 343: We fear God, we look up with awe to kings, with affection
to parliaments, with duty to magistrates, with reverence to priests,
and with respect to nobility.]

[Note 344: There is not one public man in this kingdom who does not
reprobate the dishonest, perfidious and cruel confiscation which the
national assembly has been compelled to make.... Church and state are
ideas inseparable in our minds.... Our education is in a manner wholly
in the hands of ecclesiastics, and in all stages, from infancy to
manhood.... They never will suffer the fixed estate of the church to
be converted into a pension, to depend on the treasury.... They made
their church like their nobility, independant. They can see without
pain or grudging an archbishop precede a Duke. They can see a bishop
of Durham or of Winchester in possession of ten thousand a year.]

[Note 345: Who born within the last forty years has read a word of
Collins, and Toland, and Tindal.... and that whole race who called
themselves free-thinkers?

We are protestants not from indifference but from zeal.

Atheism is against not only our reason but our instincts.

We are resolved to keep an established church, an established
monarchy, an established aristocracy, and an established democracy,
each in the degree it exists, and in no greater.]

[Note 346: The constitution of a country being once settled upon some
compact, tacit or expressed, there is no power existing of force to
alter it without the breach of the covenant, or the consent of all the
parties.]

[Note 347: A government of five hundred country attornies and obscure
curates is not good for twenty four millions of men, though it were
chosen by eight and forty millions.

As to the share of power, authority, direction, which each individual
ought to have in the management of the state, that I must deny to be
amongst the direct original rights of man in civil society.]

[Note 348: A true natural aristocracy is not a separate interest in
the state or separable from it.... When great multitudes act together
under that discipline of nature, I recognise the people.... When you
separate the common sort of men from their proper chieftains so as to
form them into an adverse army, I no longer know that venerable object
called the people in such a disbanded race of deserters and
vagabonds.]

[Note 349: A perfect democracy is the most shameless thing in the
world.... and the most fearless.

By this unprincipled facility of changing the state as often, and as
much and in as many ways as there are floating fancies and fashions,
the whole continuity and chain of the commonwealth would be broken. No
one generation could link with the other. Men would become little
better than the flies of a summer.]

[Note 350: The metaphysics of an undergraduate and the mathematics of
an exciseman.]

[Note 351: All the decent drapery of life is to be rudely torn off....
Now a queen is but a woman, and a woman is but an animal.]

[Note 352: Learning with its natural protectors and guardians will be
cast into the mire and trodden down under the hoofs of a swinish
multitude.]

[Note 353: I am satisfied beyond a doubt that the project of turning a
great empire into a vestry or into a collection of vestries, and of
governing it in the spirit of a parochial administration is senseless
and absurd, in any mode, or with any qualifications. I can never be
convinced that the scheme of placing the highest powers of the state
in church-wardens and constables and other such officers, guided by
the prudence of litigious attornies and jew-brokers, and set in action
by shameless women of the lowest condition, by keepers of hotels,
taverns and brothels, by pert apprentices, by clerks, shop-boys,
hairdressers, fiddlers and dancers of the stage (who in such a
commonwealth as yours will in future overbear, as already they have
overborne, the sober incapacity of dull uninstructed men, of useful
but laborious occupations) can never be put into any shape, that might
not be both disgraceful and destructive.]

[Note 354: If monarchy should ever obtain an entire ascendancy in
France, it will probably be.... the most completely arbitrary power
that has ever appeared on earth.

France will be governed by the agitators in corporations, by societies
in the towns formed of directors of assignats.... attornies,
money-jobbers, speculators and adventurers, composing an ignoble
oligarchy founded on the destruction of the crown, the church, the
nobility, and the people.]

[Note 355: The effect of liberty to individuals is that they may do
what they please.... We ought to see what it will please them to do,
before we risk congratulations which may be soon turned into
complaints.... Strange chaos of levity and ferocity, monstrous
tragi-comic scene.... After I have read the list of the persons and
descriptions elected into the Tiers-État, nothing which they
afterwards did could appear astonishing. Of any practical experience
in the state, not one man was to be found. The best were only men of
theory. The majority was composed of practitioners in the law....
active chicaners.... obscure provincial advocates, stewards of petty
local juridictions, country attornies, notaries, etc.

Ce qui choque et inquiète Burke au plus haut degré, c'est qu'on n'y
voyait pas de représentants du _natural landed interest_.

Encore une phrase, car véritablement cette clairvoyance politique
touche au génie.

Men are qualified for civil liberty in exact proportion to their
disposition to put moral chains upon their own appetites.... Society
cannot exist unless a controlling power upon will and appetite be
placed somewhere, and the less of it there is within, the more there
must be without. It is ordained in the eternal constitution of things
that men of intemperate minds cannot be free. Their passions forge
their fetters.]

[Note 356: "The leading features of this government are the abolition
of religion and the abolition of property." (Tome II, 17. _Discours de
Pitt_, 1795.) He desired the house to look at the state of religion in
France and asked them if they would willingly treat with a nation of
atheists. (_Ibid._)]

[Note 357: _Letter to a noble lord.--Letters on a regicide peace._]



CHAPITRE IV.

Addison.

     I. Addison et Swift dans leur siècle. -- En quoi ils se
     ressemblent et en quoi ils diffèrent.

     II. L'homme. -- Son éducation et sa culture. -- Ses vers latins.
     -- Son voyage en France et en Italie. -- Son _Épître à lord
     Halifax_. -- Ses _Remarques sur l'Italie_. -- Son _Dialogue sur
     les médailles_. -- Son poëme sur la _Campagne de Blenheim_. -- Sa
     douceur et sa bonté. -- Ses succès et son bonheur.

     III. Son sérieux et sa raison. -- Ses études solides et son
     observation exacte. -- Sa connaissance des hommes et sa pratique
     des affaires. -- Noblesse de son caractère et de sa conduite. --
     Élévation de sa morale et de sa religion. -- Comment sa vie et
     son caractère ont contribué à l'agrément et à l'utilité de ses
     écrits.

     IV. Le moraliste. -- Ses essais sont tous moraux. -- Contre la
     vie grossière, sensuelle ou mondaine. -- Cette morale est
     pratique, et partant banale et décousue. -- Comment elle s'appuie
     sur le raisonnement et le calcul. -- Comment elle a pour but la
     satisfaction en ce monde, et le bonheur dans l'autre. --
     Mesquinerie spéculative de sa conception religieuse. --
     Excellence pratique de sa conception religieuse.

     V. L'écrivain. -- Conciliation de la morale et de l'élégance. --
     Quel style convient aux gens du monde. -- Mérites de ce style. --
     Inconvénients de ce style. -- Addison critique. -- Son jugement
     sur _Le Paradis perdu_. -- Accord de son art et de sa critique.
     -- Limites de la critique et de l'art classiques. -- Ce qui
     manque à l'éloquence d'Addison, de l'Anglais et du moraliste.

     VI. La plaisanterie grave. -- L'humour. -- L'imagination sérieuse
     et féconde. -- _Sir Roger de Coverley._ -- Le sentiment
     religieux et poétique. -- _Vision de Mirza._ -- Comment le fonds
     germanique subsiste sous la culture latine.


Dans cette vaste transformation des esprits qui occupe tout le
dix-huitième siècle et donne à l'Angleterre son assiette politique et
morale, deux hommes paraissent, supérieurs dans la politique et la
morale, tous deux écrivains accomplis, les plus accomplis qu'on ait
vus en Angleterre; tous deux organes accrédités d'un parti, maîtres
dans l'art de persuader ou de convaincre; tous deux bornés dans la
philosophie et dans l'art, incapables de considérer les sentiments
d'une façon désintéressée, toujours appliqués à voir dans les choses
des motifs d'approbation ou de blâme; du reste différents jusqu'au
contraste, l'un heureux, bienveillant, aimé, l'autre haï, haineux et
le plus infortuné des hommes; l'un partisan de la liberté et des plus
nobles espérances de l'homme, l'autre avocat du parti rétrograde et
détracteur acharné de la nature humaine; l'un mesuré, délicat, ayant
fourni le modèle des plus solides qualités anglaises, perfectionnées
par la culture continentale; l'autre effréné et terrible, ayant donné
l'exemple des plus âpres instincts anglais, déployés sans limite ni
règle, par tous les ravages et à travers tous les désespoirs. Pour
pénétrer dans l'intérieur de cette civilisation et de ce peuple, il
n'y a pas de meilleur moyen que de s'arrêter avec insistance sur
Swift et sur Addison.


I

«Après une soirée passée avec Addison, dit Steele, j'ai souvent
réfléchi que j'avais eu le plaisir de causer avec un proche parent de
Térence ou de Catulle, qui avait tout leur esprit et tout leur
naturel, et par-dessus eux une invention et un agrément[358] plus
exquis et plus délicieux qu'on ne vit jamais en personne.» Et Pope,
rival d'Addison, et rival aigri, ajoutait: «Sa conversation a quelque
chose de plus charmant que tout ce que j'ai jamais vu en aucun homme.»
Ces mots expriment tout le talent d'Addison; ses écrits sont des
causeries, chefs-d'oeuvre de l'urbanité et de la raison anglaises;
presque tous les détails de son caractère et de sa vie ont contribué à
nourrir cette urbanité et cette raison.

Dès dix-sept ans, on le rencontre à l'Université d'Oxford, studieux et
calme, amateur de promenades solitaires sous les rangées d'ormes et
parmi les belles prairies qui bordent la rive de la Cherwell. Dans le
fagot épineux de l'éducation scolaire, il choisit la seule fleur, bien
fanée sans doute, la versification latine, mais qui, comparée à
l'érudition, à la théologie, à la logique du temps, est encore une
fleur. Il célèbre en strophes ou en hexamètres la paix de Ryswick ou
le système du docteur Burnet; il compose de petits poëmes ingénieux
sur les marionnettes, sur la guerre des pygmées et des grues; il
apprend à louer et à badiner, en latin, il est vrai, mais avec tant de
succès que ses vers le recommandent aux bienfaits des ministres et
parviennent jusqu'à Boileau. En même temps il se pénètre des poëtes
romains; il les sait par coeur, même les plus affectés, même Claudien
et Prudence; tout à l'heure en Italie les citations vont pleuvoir de
sa plume; de haut en bas, dans tous les coins et sur toutes les faces,
sa mémoire est tapissée de vers latins. On sent qu'il en a l'amour,
qu'il les scande avec volupté, qu'une belle césure le ravit, que
toutes les délicatesses le touchent, que nulle nuance d'art ou
d'émotion ne lui échappe, que son tact littéraire s'est raffiné et
préparé pour goûter toutes les beautés de la pensée et des
expressions. Ce penchant trop longtemps gardé est un signe de petit
esprit, je l'avoue; on ne doit pas passer tant de temps à inventer des
centons; Addison eût mieux fait d'élargir sa connaissance, d'étudier
les prosateurs romains, les lettres grecques, l'antiquité chrétienne,
l'Italie moderne, qu'il ne sait guère. Mais cette culture bornée, en
le laissant moins fort, l'a rendu plus délicat. Il a formé son art en
n'étudiant que les monuments de l'urbanité latine; il a pris le goût
des élégances et de finesses, des réussites et des artifices de style;
il est devenu attentif sur soi, correct, capable de savoir et de
perfectionner sa propre langue. Dans les réminiscences calculées,
dans les allusions heureuses, dans l'esprit discret de ses petits
poëmes, je trouve d'avance plusieurs traits du _Spectator_.

Au sortir de l'Université, il voyagea longuement dans les deux pays
les plus polis du monde, la France et l'Italie. Il vit à Paris, chez
son ambassadeur, cette régulière et brillante société qui donna le ton
à l'Europe; il visita Boileau, Malebranche, contempla avec une
curiosité un peu malicieuse les révérences des dames fardées et
maniérées de Versailles, la grâce et les civilités presque fades des
gentilshommes beaux parleurs et beaux danseurs. Il s'égaya de nos
façons complimenteuses, et remarqua que chez nous un tailleur et un
cordonnier en s'abordant se félicitaient de l'honneur qu'ils avaient
de se saluer. En Italie, il admira les oeuvres d'art et les loua dans
une épitre[359], dont l'enthousiasme est un peu froid, mais fort bien
écrit[360]. Vous voyez qu'il eut la culture fine qu'on donne
aujourd'hui aux jeunes gens du meilleur monde. Et ce ne furent point
des amusements de badauds ou des tracasseries d'auberge qui
l'occupèrent. Ses chers poëtes latins le suivaient partout; il les
avait relus avant de partir; il récitait leurs vers dans les lieux
dont ils font mention. «Je dois avouer, dit-il, qu'un des principaux
agréments que j'ai rencontrés dans mon voyage a été d'examiner les
diverses descriptions en quelque sorte sur les lieux, de comparer la
figure naturelle de la contrée avec les paysages que les poëtes nous
en ont tracés[361].» Ce sont les plaisirs d'un gourmet en littérature;
rien de plus littéraire et de moins pédant que le récit qu'il en
écrivit au retour[362]. Bientôt cette curiosité raffinée et délicate
le conduisit aux médailles. «Il y a une parenté, dit-il, entre elles
et la poésie,» car elles servent à commenter les anciens auteurs;
telle effigie des Grâces rend visible un vers d'Horace. Et à ce sujet
il écrivit un fort agréable dialogue, choisissant pour personnages des
gens bien élevés, «versés dans les parties les plus polies du savoir,
et qui avaient voyagé dans les contrées les plus civilisées de
l'Europe.» Il mit la scène «sur les bords de la Tamise, parmi les
fraîches brises qui s'élèvent de la rivière et l'aimable mélange
d'ombrages et de sources dont tout le pays abonde[363];» puis, avec
une gaieté tempérée et douce, il s'y moqua des pédants, qui consument
leur vie à disserter sur la toge ou la chaussure romaine, mais indiqua
en homme de goût et d'esprit les services que les médailles peuvent
rendre à l'histoire et aux beaux-arts. Y eut-il jamais une meilleure
éducation pour un lettré homme du monde? Depuis longtemps déjà il
aboutissait à la poésie du monde, je veux dire aux vers corrects de
commande et de compliment. Dans toute société polie on recherche
l'ornement de la pensée; on lui veut de beaux habits rares, brillants,
qui la distinguent des pensées vulgaires, et pour cela on lui impose
la rime, la mesure, l'expression noble; on lui compose un magasin de
termes choisis, de métaphores vérifiées, d'images convenues qui sont
comme une garde-robe aristocratique dont elle doit s'empêtrer et se
parer. Les gens d'esprit y sont tenus d'y faire des vers et dans un
certain style, comme les autres y sont tenus d'y étaler des dentelles
et sur certain patron. Addison revêtit ce costume et le porta avec
correction et avec aisance, passant sans difficulté d'une habitude à
une habitude semblable et des vers latins aux vers anglais. Son
principal morceau, _la Campagne_[364], est un excellent modèle de
style convenable et classique. Chaque vers est plein, achevé en
lui-même, muni d'une antithèse habile, ou d'une bonne épithète, ou
d'une figure abréviative. Les pays y ont leur nom noble: l'Italie
s'appelle l'Ausonie, la mer Noire s'appelle la mer Scythique; il y a
des montagnes de morts et un fracas d'éloquence autorisé par Lucien;
il y a de jolis tours d'adresse oratoire imités d'Ovide; les canons
sont désignés par des périphrases poétiques comme plus tard dans
Delille[365]. Le poëme est une amplification officielle et décorative
semblable à celle que Voltaire arrangea plus tard sur la victoire de
Fontenoy. Addison fit mieux encore: il composa un opéra, une comédie,
une tragédie fort admirée sur la mort de Caton. Ces exercices furent
partout, au siècle dernier, un brevet d'entrée dans le beau style et
dans le beau monde. Au sortir du collége, un jeune homme, du temps de
Voltaire, devait faire sa tragédie, comme aujourd'hui il doit écrire
un article d'économie politique; c'était la preuve alors qu'il pouvait
causer avec les dames, comme c'est la preuve aujourd'hui qu'il peut
raisonner avec les hommes. Il apprenait l'art d'égayer, de toucher, de
parler d'amour; il sortait ainsi des études arides ou spéciales; il
savait choisir parmi les événements et les sentiments ceux qui peuvent
intéresser ou plaire; il était capable de tenir sa place dans la bonne
compagnie, d'y être quelquefois agréable, de n'y être jamais choquant.
Telle est la culture que ces ouvrages ont donnée à Addison; peu
importe qu'ils soient médiocres. Il y a manié les passions, le
comique; il a trouvé dans son opéra quelques peintures vives et
riantes, dans sa tragédie quelques accents nobles ou attendrissants;
il est sorti du raisonnement et de la dissertation pure; il s'est
acquis l'art de rendre la morale sensible et la vérité parlante; il a
su donner une physionomie aux idées, et une physionomie attachante.
Ainsi s'est formé l'écrivain achevé, au contact de l'urbanité antique
et moderne, étrangère et nationale, par le spectacle des beaux-arts,
la pratique du monde et l'étude du style, par le choix continu et
délicat de tout ce qu'il y a d'agréable dans les choses et dans les
hommes, dans la vie et dans l'art.

Sa politesse a reçu de son caractère un tour et un charme singulier.
Elle n'était pas extérieure, simplement voulue et officielle; elle
venait du fond même. Il était doux et bon, d'une sensibilité fine,
timide même jusqu'à rester muet et paraître lourd en nombreuse
compagnie ou devant des étrangers, ne retrouvant sa verve que devant
des amis intimes, et disant même qu'on ne peut bien causer, sinon à
deux. Il ne pouvait souffrir la discussion âpre; quand l'adversaire
était intraitable, il faisait semblant de l'approuver, et, pour toute
punition, l'enfonçait discrètement dans sa sottise. Il s'écartait
volontiers des contestations politiques; invité à les aborder dans son
_Spectator_, il s'enfermait dans les matières inoffensives et
générales qui peuvent intéresser tout le monde sans choquer personne.
Il eût souffert de faire souffrir autrui. Quoique whig très-décidé et
très-fidèle, il resta modéré dans la polémique, et dans un temps où
les vainqueurs tâchaient légalement d'assassiner ou de ruiner les
vaincus, il se borna à montrer les fautes de raisonnement que
faisaient les tories ou à railler courtoisement leurs préjugés. À
Dublin, il alla le premier serrer la main de Swift, son grand
adversaire tombé. Insulté aigrement par Dennis et par Pope, il refusa
d'employer contre eux son crédit ou son esprit, et jusqu'au bout loua
Pope. Rien de plus touchant, quand on a lu sa vie, que son _Essai sur
la bonté_; on voit que sans s'en douter il parle de lui-même. «Les
plus grands esprits, dit-il, que j'ai rencontrés étaient des hommes
éminents par leur humanité. Il n'y a point de société ni de
conversation qui puisse subsister dans le monde sans bonté ou quelque
autre chose qui en ait l'apparence et en tienne la place; pour cette
raison, les hommes ont été forcés d'inventer une sorte de
bienveillance qui est ce que nous désignons par le mot d'urbanité.» Il
vient ici d'expliquer involontairement sa grâce et son succès.
Quelques lignes plus loin il ajoute: «La bonté naît avec nous; mais la
santé, la prospérité et les bons traitements que nous recevons du
monde contribuent beaucoup à l'entretenir[366].» C'est encore
lui-même qu'il dévoile ici: il fut très-heureux, et son bonheur se
répandit tout autour de lui en sentiments affectueux, en ménagements
soutenus, en gaieté sereine. Dès le collége il est célèbre; ses vers
latins lui donnent une place de _fellow_ à Oxford; il y passe dix ans
parmi des amusements graves et des études qui lui plaisent. Dès
vingt-deux ans, Dryden, le prince de la littérature, le loue
magnifiquement. Au sortir d'Oxford, les ministres lui font une pension
de trois cents guinées pour achever son éducation et le préparer au
service du public. Au retour de ses voyages, son poëme sur Blenheim le
place au premier rang des whigs. Il devient député, secrétaire en chef
dans le gouvernement d'Irlande, sous-secrétaire d'État, ministre. Les
haines des partis l'épargnent; dans la défaite universelle des whigs,
il est réélu au Parlement; dans la guerre furieuse des whigs et des
tories, whigs et tories s'assemblent pour applaudir sa tragédie de
_Caton_; les plus cruels pamphlétaires le respectent; son honnêteté,
son talent, semblent élevés d'un commun accord au-dessus des
contestations. Il vit dans l'abondance, l'activité et les honneurs,
sagement et utilement, parmi les admirations assidues et les
affections soutenues d'amis savants et distingués qui ne peuvent se
rassasier de sa conversation, parmi les applaudissements de tous les
hommes vertueux et de tous les esprits cultivés de l'Angleterre. Si
deux fois la chute de son parti semble abattre ou retarder sa fortune,
il se tient debout sans beaucoup d'effort, par réflexion et
sang-froid, préparé aux événements, acceptant la médiocrité, assis
dans une tranquillité naturelle et acquise, s'accommodant aux hommes
sans leur céder, respectueux envers les grands sans s'abaisser, exempt
de révolte secrète et de souffrance intérieure. Ce sont là les sources
de son talent; y en a-t-il de plus pures et de plus belles? y a-t-il
quelque chose de plus engageant que la politesse et l'élégance du
monde, sans la verve factice et les mensonges complimenteurs du monde?
Et chercherez-vous un entretien plus aimable que celui d'un homme
heureux et bon, dont le savoir, le goût, l'esprit ne s'emploient que
pour vous donner du plaisir?

[Note 358: _Humour._]

[Note 359: À lord Halifax, 1701.]

[Note 360:

  Renowned in verse each shady thicket grows
  And every stream in heavenly numbers flows...
  Where the smooth chisel all its force has shown,
  And softened into flesh the rugged stone,
  Here pleasing airs my ravisht soul confound
  With circling notes and labyrinths of sound.]

[Note 361: I must confess it was not one of the least entertainments
that I met with in travelling, to examine these several descriptions,
as it were, upon the spot, and to compare the natural face of the
country with the landscapes that the poets have given us of it.]

[Note 362: _Remarques sur l'Italie._]

[Note 363: They were all three very well versed in the politer parts
of learning, and had travelled into the most refined nations of
Europe....

Their design was to pass away the heat of the summer among the fresh
breezes that rise from the river, and the agreeable mixture of shades
and fountains, in which the whole country naturally abounds.]

[Note 364: Sur la victoire de Blenheim.]

[Note 365:

  With floods of gore ... the rivers swell ...
                    Mountains of dead.
          Rows of hollow brass
  Tube behind tube the dreadful entrance keep,
  Whilst in their wombs ten thousand thunders sleep ...
  ... Here shattered walls, like broken rocks, from far
  Rise up in hideous views, the guilt of war;
  Whilst here the vine o'er hills of ruin climbs
  Industrious to conceal great Bourbon's crimes.]

[Note 366: There is no society or conversation to be kept up in the
world without good-nature or something which must bear its appearance,
and supply its place. For this reason, mankind have been forced to
invent a kind of artificial humanity, which is what we express by the
word good-breeding.... The greatest wits I have conversed with are men
eminent for their humanity.... Good-nature is generally born with us;
health, prosperity, and kind treatment from the world are great
cherishers of it, where they find it.]


II

Ce plaisir vous sera utile. Votre interlocuteur est aussi grave que
poli; il veut et peut vous instruire autant que vous amuser; son
éducation a été aussi solide qu'élégante; il avoue même dans son
_Spectator_ qu'il aime mieux le ton sérieux que le ton plaisant. Il
est naturellement réfléchi, silencieux, attentif. Il a étudié avec une
conscience d'érudit et d'observateur les lettres, les hommes et les
choses. Quand il a voyagé en Italie, ç'a été à la manière anglaise,
notant les différences des moeurs, les particularités du sol, les bons
et mauvais effets des divers gouvernements, s'approvisionnant de
mémoires précis, de documents circonstanciés sur les impôts, les
bâtiments, les minéraux, l'atmosphère, les ports, l'administration,
et je ne sais combien d'autres sujets[367]. Un lord anglais qui passe
en Hollande entre fort bien dans une boutique de fromages pour voir de
ses yeux toutes les parties de la fabrication; il revient, comme
Addison, muni de chiffres exacts, de notes complètes; ces amas de
renseignements vérifiés sont le fondement du sens droit des Anglais.
Addison y ajouta la pratique des affaires, ayant été tour à tour ou à
la fois journaliste, député, homme d'État, mêlé de coeur et de main à
tous les combats et à toutes les chances des partis. La simple
éducation littéraire ne fait que de jolis causeurs, capables d'orner
ou de publier des idées qu'ils n'ont pas et que les autres leur
fournissent. Si les écrivains veulent inventer, il faut qu'ils
regardent non les livres et les salons, mais les événements et les
hommes; la conversation des gens spéciaux leur est plus utile que
l'étude des périodes parfaites; ils ne penseront par eux-mêmes
qu'autant qu'ils auront vécu ou agi. Addison sut agir et vivre. À lire
ses rapports, ses lettres, ses discussions, on sent que la politique
et le gouvernement lui ont donné la moitié de son esprit. Placer les
gens, manier l'argent, interpréter la loi, démêler les motifs des
hommes, prévoir les altérations de l'opinion publique, être forcé de
juger juste, vite et vingt fois par jour, sur des intérêts présents et
grands, sous la surveillance du public et l'espionnage des
adversaires, voilà les aliments qui ont nourri sa raison et soutenu
ses entretiens; un tel homme pouvait juger et conseiller l'homme; ses
jugements n'étaient pas des amplifications arrangées par un effort de
tête, mais des observations contrôlées par l'expérience; on pouvait
l'écouter en des sujets moraux, comme on écoute un physicien en des
matières de physique; on le sentait autorisé et on se sentait
instruit.

Au bout d'un peu de temps on se sentait meilleur car on reconnaissait
en lui dès l'abord une âme singulièrement élevée, très-pure,
préoccupée de l'honnête jusqu'à en faire son souci constant et son
plus cher plaisir. Il aimait naturellement les belles choses, la bonté
et la justice, la science et la liberté. Dès sa première jeunesse, il
s'était joint au parti libéral, et jusqu'au bout il y demeura,
espérant bien de la raison et de la vertu humaines, marquant les
misères où tombent les peuples qui avec leur indépendance abandonnent
leur dignité[368]. Il suivait les hautes découvertes de la physique
nouvelle pour rehausser encore l'idée qu'il avait de l'oeuvre divine.
Il aimait les grandes et graves émotions qui nous révèlent la noblesse
de notre nature et l'infirmité de notre condition. Il employait tout
son talent et tous ses écrits à nous donner le sentiment de ce que
nous valons et de ce que nous devons être. Des deux tragédies qu'il
fit ou médita, l'une était sur la mort de Caton, le plus vertueux des
Romains; l'autre sur celle de Socrate, le plus vertueux des Grecs:
encore, à la fin de la première, il eut un scrupule, et de peur
d'excuser le suicide, il donna à Caton un remords. Son opéra de
_Rosamonde_ s'achève par le conseil de préférer l'amour honnête aux
joies défendues; son _Spectator_, son _Tatler_, son _Guardian_ sont
les sermons d'un prédicateur laïque. Bien plus, il a pratiqué ses
maximes. Lorsqu'il fut dans les emplois, son intégrité resta entière;
il servit les gens, souvent sans les connaître, toujours gratuitement,
refusant les présents même déguisés. Lorsqu'il fut hors des emplois,
sa loyauté resta entière; il persévéra dans ses opinions et dans ses
amitiés, sans aigreur ni bassesse, louant hardiment ses protecteurs
tombés[369], ne craignant pas de s'exposer par là à perdre les seules
ressources qu'il eût encore. Il était noble par nature, et il l'était
aussi par raison. Il jugeait qu'il y a du bon sens à être honnête. Son
premier soin, comme il le dit, était de ranger ses passions «du côté
de la vérité.» Il s'était fait intérieurement un portrait de la
créature raisonnable, et y conformait sa conduite autant par réflexion
que par instinct. Il appuyait chaque vertu sur un ordre de principes
et de preuves. Sa logique nourrissait sa morale, et la rectitude de
son esprit achevait la droiture de son coeur. Sa religion, tout
anglaise, était pareille. Il appuyait sa foi sur une suite régulière
de discussions historiques[370]; il établissait l'existence de Dieu
par une suite régulière d'inductions morales; la démonstration
minutieuse et solide était partout le guide et l'auteur de ses
croyances et de ses émotions. Ainsi disposé, il aimait à concevoir
Dieu comme le chef raisonnable du monde; il transformait les accidents
et les nécessités en calculs et en directions; il voyait l'ordre et la
Providence dans le conflit des choses, et sentait autour de lui la
sagesse qu'il tâchait de mettre en lui-même. Il se confiait en Dieu,
comme un être bon et juste qui se sent aux mains d'un être juste et
bon; il vivait volontiers dans sa pensée et en sa présence, et
songeait à l'avenir inconnu qui doit achever la nature humaine et
accomplir l'ordre moral. Quand vint la fin, il repassa sa vie et se
trouva on ne sait quel tort envers Gay; ce tort était bien léger sans
doute, puisque Gay ne le soupçonnait pas. Addison le pria de venir
auprès de son lit, et lui demanda pardon. Au moment de mourir, il
voulut encore être utile, et fit approcher lord Warwick, son
beau-fils, dont la légèreté l'avait inquiété plus d'une fois. Il
était si faible que d'abord il ne put parler. Le jeune, homme, après
avoir attendu un instant, lui dit: «Cher Monsieur, vous m'avez fait
demander; je crois, j'espère que vous avez quelques commandements à me
donner; je les tiendrai pour sacrés.» Le mourant, avec un effort, lui
serra la main et répondit doucement: «Voyez dans quelle paix un
chrétien peut mourir.» Un instant après, il expira.

[Note 367: Voir, par exemple, son chapitre sur la République de
Saint-Marin.]

[Note 368: _Épitre à Halifax._

  O liberty, thou Goddess heavenly bright,
  Profuse of bliss, and pregnant with delight,
  Eternal pleasures in thy presence reign,
  And smiling plenty leads thy wanton train....
  'Tis liberty that crowns Britannia's isle,
  And makes her barren rocks and her bleak mountains smile.

Sur la république de Saint-Marin:

Nothing can be a greater instance of the natural love that mankind has
for liberty and of their aversion to an arbitrary government, than
such a savage mountain covered with people, and the Campania of Rome,
which lies in the same country, almost destitute of inhabitants.

                         (_Remarks on Italy_, Ed. Hurd, tome I, 406.)]

[Note 369: Par exemple, Halifax.]

[Note 370: _Défense du christianisme._]


III

«La grande et l'unique fin de ces considérations, dit Addison dans un
numéro du _Spectator_, est de bannir le vice et l'ignorance du
territoire de la Grande-Bretagne[371].» Et il tient parole. Ses
journaux sont tout moraux, conseils aux familles, réprimandes aux
femmes légères, portrait de l'honnête homme, remèdes contre les
passions, réflexions sur Dieu, la religion, la vie future. Je ne sais
pas, ou plutôt je sais très-bien, quel succès aurait en France une
gazette de sermons. En Angleterre, il fut extraordinaire, égal à celui
des plus heureux romanciers modernes. Dans le désastre de toutes les
Revues ruinées par l'impôt de la presse, le _Spectator_ doubla son
prix et resta debout. C'est qu'il offrait aux Anglais la peinture de
la raison anglaise; le talent et la doctrine se trouvaient conformes
aux besoins du siècle et du pays.

Essayons de décrire cette raison qui peu à peu s'est dégagée du
puritanisme et de sa rigidité, de la Restauration et de son carnaval.
En même temps que la religion et l'État, l'esprit atteint son
équilibre. Il conçoit la règle et discipline sa conduite; il s'écarte
de la vie excessive et s'établit dans la vie sensée; il fuit la vie
corporelle et prescrit la vie morale. Addison rejette avec dédain la
grosse joie physique, le plaisir brutal du bruit et du mouvement[372].
«Est-il possible,» dit-il en parlant des farces et des assauts de
grimaces, «que la nature humaine se réjouisse de sa honte, prenne
plaisir à voir sa propre figure tournée en ridicule et travestie en
des formes qui excitent l'horreur et l'aversion? Il y a quelque chose
de bas et d'immoral à pouvoir supporter une telle vue[373].» À plus
forte raison s'élève-t-il contre la licence sans naïveté et la
débauche systématique qui fut le goût et l'opprobre de la
Restauration. Il écrit des articles entiers contre les jeunes gens à
la mode, «sorte de vermine» qui remplit Londres de ses bâtards; contre
les séducteurs de profession, qui sont les «chevaliers errants» du
vice. «Quand des gens de rang et d'importance emploient leur vie à
ces pratiques et à ces poursuites criminelles, ils devraient
considérer qu'il n'y a point d'homme si bas par sa condition et sa
naissance au-dessous duquel leur infamie ne les dégrade[374].» Il
raille sévèrement les femmes qui s'exposent aux tentations et qu'il
appelle des salamandres: «Une salamandre est une sorte d'héroïne de
chasteté qui marche sur le feu et vit au milieu des flammes sans être
brûlée. Elle reçoit auprès de son lit un homme qui vient lui faire
visite, joue avec lui toute une après-midi au piquet, se promène avec
lui deux ou trois heures au clair de la lune, devient familière avec
un étranger dès la première vue, et n'a pas l'étroitesse d'esprit de
regarder si la personne à qui elle parle a des culottes ou des
jupons[375].» Il combat en prédicateur l'usage des robes décolletées,
et redemande gravement la chemisette et la décence des anciens jours:
«La modestie donne à la jeune fille une beauté plus grande que la
fleur de la jeunesse, répand sur l'épouse la dignité d'une matrone,
et rétablit la veuve dans sa virginité[376].» Vous trouverez plus loin
des semonces sur les mascarades qui finissent en rendez-vous; des
préceptes sur le nombre de verres qu'on peut boire et des plats qu'on
peut manger; des condamnations contre les libertins professeurs
d'irréligion et de scandale; toutes maximes aujourd'hui un peu plates,
mais nouvelles et utiles, parce que Wycherley et Rochester avaient mis
les maximes contraires en pratique et en crédit. La débauche passait
pour française et de bel air; c'est pourquoi Addison proscrit par
surcroît toutes les frivolités françaises. Il se moque des femmes qui
reçoivent les visiteurs à leur toilette et parlent haut au théâtre.
«Rien ne les expose à de plus grands dangers que cette gaieté et cette
vivacité d'humeur. La conversation et les manières des Français
travaillent à rendre le sexe plus frivole ou (comme il leur plaît de
l'appeler) plus éveillé que ne le permettent la vertu et la
discrétion. Au contraire, le souci de toute femme honnête et sage doit
être d'empêcher que son enjouement ne dégénère en légèreté[377].»
Vous voyez déjà dans ces reproches le portrait de la ménagère sensée,
de l'honnête épouse anglaise, sédentaire et grave, tout occupée de son
mari et de ses enfants. Addison revient à vingt reprises contre les
manéges, les jolies enfances affectées, la coquetterie, les futilités
des dames. Il ne peut souffrir les habitudes évaporées ou oisives. Il
abonde en épigrammes développées contre les galanteries, les toilettes
exagérées, les visites vaines[378]. Il écrit le journal satirique de
l'homme qui va au club, apprend les nouvelles, bâille, regarde le
baromètre, et croit son temps bien rempli. Il juge que notre temps est
un capital, nos occupations des devoirs et notre vie une affaire.

Rien qu'une affaire. S'il se tient au-dessus de la vie sensuelle, il
reste au-dessous de la vie philosophique. Sa morale, tout anglaise, se
traîne toujours terre à terre, parmi les lieux communs, sans découvrir
des principes, sans serrer des déductions. Les hautes et fines parties
de l'esprit lui manquent. Il donne aux gens des conseils applicables,
quelque consigne bien claire, justifiée par les événements d'hier,
utile pour la journée de demain. Il remarque que les pères ne doivent
point être inflexibles et que souvent ils se repentent lorsqu'ils ont
poussé leurs enfants au désespoir. Il découvre que les mauvais livres
sont pernicieux, parce que leur durée porte leur venin jusqu'aux
générations futures. Il console une femme qui a perdu son fiancé en
lui représentant les infortunes de tant d'autres personnes qui
souffrent en ce moment de plus grands maux. Son _Spectator_ n'est
qu'un manuel de l'honnête homme et ressemble souvent au _Parfait
notaire_. C'est qu'il est tout pratique, occupé non à nous distraire,
mais à nous corriger. Le consciencieux protestant, nourri de
dissertations et de morale, demande un moniteur effectif, un guide; il
veut que sa lecture profite à sa conduite et que son journal lui
suggère une résolution. À ce titre Addison prend des motifs partout.
Il songe à la vie future, mais il n'oublie pas la vie présente; il
appuie la vertu sur l'intérêt bien entendu. Il ne pousse à bout aucun
principe; il les accepte tous, tels qu'on les trouve dans le domaine
public, d'après leur bonté visible, ne tirant que leurs premières
conséquences, évitant la puissante pression logique qui gâte tout,
parce qu'elle exprime trop. Regardez-le établir une maxime, par
exemple nous recommander la constance; ses motifs sont de toute sorte
et pêle-mêle: d'abord l'inconstance nous expose aux mépris; ensuite
elle nous met dans une inquiétude perpétuelle; en outre, elle nous
empêche le plus souvent d'atteindre notre but; d'ailleurs elle est le
grand trait de la condition humaine et mortelle: enfin elle est ce
qu'il y a de plus contraire à la nature immuable de Dieu qui doit être
notre modèle. Le tout est illustré à la fin par une citation de Dryden
et des vers d'Horace. Ce mélange et ce décousu peignent bien l'esprit
ordinaire qui reste au niveau de son auditoire, et l'esprit pratique
qui sait maîtriser son auditoire. Addison persuade le public, parce
qu'il puise aux sources publiques de croyance. Il est puissant parce
qu'il est vulgaire, et utile parce qu'il est étroit.

Figurez-vous maintenant cet esprit moyen par excellence, tout occupé à
découvrir de bons motifs d'action. Quel personnage réfléchi, toujours
égal et digne! Comme il est muni de résolutions et de maximes! Tout ce
qui est verve, instinct, inspiration, caprice, est en lui aboli ou
discipliné. Il n'y a point de cas qui le surprenne ou l'emporte. Il
est toujours préparé et à l'abri. Il l'est si bien qu'il semble un
automate. Le raisonnement l'a figé et envahi. Voyez, par exemple, de
quel style il nous met en garde contre l'hypocrisie involontaire,
annonçant, expliquant, distinguant les moyens en ordinaires et en
extraordinaires, se traînant en exordes, en préparations, en exposés
de méthodes, en commémorations de la sainte Écriture[379]. Après six
lignes de cette morale, un Français irait prendre l'air dans la rue.
Que ferait-il, bon Dieu! si pour l'exciter à la piété on
l'avertissait[380] que l'omniscience et l'omniprésence de Dieu nous
fournissent trois sortes de motifs, et si on lui développait
démonstrativement ces trois sortes, la première, la seconde et la
troisième? Mettre partout le calcul, arriver avec des poids et des
chiffres au milieu des passions vivantes, les étiqueter, les classer
comme des ballots, annoncer au public que l'inventaire est fait, le
mener, comptes en main et par la seule vertu de la statistique, du
côté de l'honneur et du devoir, voilà la morale chez Addison et en
Angleterre. C'est une sorte de bon sens commercial appliqué aux
intérêts de l'âme; un prédicateur là-bas n'est qu'un économiste en
rabat, qui traite de la conscience comme des farines, et réfute le
vice comme les prohibitions.

Rien de sublime ni de chimérique dans le but qu'il nous propose; tout
y est pratique, c'est-à-dire bourgeois et sensé; il s'agit «d'être à
l'aise ici-bas, et heureux plus tard[381].» _To be easy_, mot
intraduisible, tout anglais, qui signifie l'état confortable de l'âme,
état moyen de satisfaction calme, d'action approuvée et de conscience
sereine. Addison le compose de travail et de fonctions viriles
soigneusement et régulièrement accomplies. Il faut voir avec quelle
complaisance il peint dans sir Roger et dans le Freeholder les sérieux
contentements du citoyen et du propriétaire: «J'ai choisi ce titre de
franc-tenancier, dit-il, parce qu'il est celui dont je me glorifie le
plus, et qui rappelle le plus efficacement en mon esprit le bonheur du
gouvernement sous lequel je vis. Comme franc-tenancier anglais, je
n'hésiterais pas à prendre le pas sur un marquis français, et quand je
vois un de mes compatriotes s'amuser dans son petit jardin à choux, je
le regarde instinctivement comme un plus grand personnage que le
propriétaire du plus riche vignoble en Champagne.... Il y a un plaisir
indicible à appeler une chose sa propriété. Une terre franche, quand
elle ne se composerait que de neige et de glace, rend son maître
heureux de sa possession et résolu pour sa défense.... Je me considère
comme un de ceux qui donnent leur consentement à toutes les lois qui
passent. Un franc-tenancier, par la vertu de l'élection, n'est éloigné
que d'un degré du législateur, et par cette raison doit se lever pour
la défense des lois qui sont jusqu'à un certain point son
ouvrage[382].» Ce sont là tous les sentiments anglais, composés de
calcul et d'orgueil, énergiques et austères, et ce portrait s'achève
par celui de l'homme marié: «Rien n'est plus agréable au coeur de
l'homme que le pouvoir ou la domination, et je me trouve largement
partagé à cet égard, à titre de père de famille. Je suis
perpétuellement occupé à donner des ordres, à prescrire des devoirs,
à écouter des parties, à administrer la justice, à distribuer des
récompenses et des punitions. Bref, je regarde ma famille comme un
État patriarcal où je suis, à la fois roi et prêtre.... Quand je vois
mon petit peuple devant moi, je me réjouis d'avoir fourni des
accroissements à mon espèce, à mon pays, à ma religion, en produisant
un tel nombre de créatures raisonnables, de citoyens et de chrétiens.
Je suis content de me voir ainsi perpétué; et comme il n'y a point de
production comparable à celle d'une créature humaine, je suis plus
fier d'avoir été l'occasion de dix productions aussi glorieuses, que
si j'avais bâti à mes frais cent pyramides ou publié cent volumes du
plus bel esprit et de la plus belle science[383].» Si maintenant vous
prenez l'homme hors de sa terre et de son ménage, seul à seul avec
lui-même, dans les moments d'oisiveté ou de rêverie, vous le trouverez
aussi positif. Il observe pour former sa raison et celle des autres;
il s'approvisionne de morale; il veut tirer le meilleur parti de
lui-même et de la vie. C'est pourquoi il songe à la mort. L'homme du
Nord porte volontiers sa pensée vers la dissolution finale et l'obscur
avenir. Addison choisit souvent pour lieu de promenade la sombre
abbaye de Westminster, pleine de tombes. «Il se plaît à regarder les
fosses qu'on creuse et les fragments d'os et de crânes que roule
chaque pelletée de terre,» et considérant la multitude d'hommes de
toute espèce qui maintenant confondus sous les pieds ne font plus
qu'une poussière, il pense au grand jour où tous les mortels,
contemporains, apparaîtront ensemble[384]» devant le juge, pour entrer
dans l'éternité heureuse ou malheureuse qui les attend. Et tout de
suite son émotion se transforme en méditations profitables. Au fond de
sa morale est une balance qui pèse des quantités de bonheur. Il
s'excite par des comparaisons mathématiques à préférer l'avenir au
présent. Il essaye de se représenter, par des amas de chiffres, la
disproportion de notre courte durée et de l'éternité infinie. Ainsi
naît cette religion, oeuvre du tempérament mélancolique et de la
logique acquise, où l'homme, sorte de Hamlet calculateur, aspire à
l'idéal en s'arrangeant une bonne affaire et soutient ses sentiments
de poëte par des additions de financier.

En pareil sujet, ces habitudes choquent. Il ne faut pas vouloir trop
définir et prouver Dieu; la religion est plutôt une affaire de
sentiment que de science; on la compromet quand on exige d'elle des
démonstrations trop rigoureuses et des dogmes trop précis. C'est le
coeur qui voit le ciel; si vous voulez m'y faire croire, comme vous me
faites croire aux antipodes par des récits et des vraisemblances
géographiques, j'y croirai mal ou je n'y croirai point. Addison n'a
guère que des arguments de collége ou d'édification assez semblables à
ceux de l'abbé Pluche, qui laissent les objections entrer par toutes
leurs fentes, et qu'il ne faut prendre que comme des exercices de
dialectique ou comme des sources d'émotion. Joignez-y des motifs
d'intérêt et des calculs de prudence qui peuvent faire des recrues,
mais non des convertis: voilà ses preuves. On trouve un fonds de
grossièreté dans cette façon de traiter les choses divines, et on aime
encore moins l'exactitude avec laquelle il explique Dieu, le réduisant
à n'être qu'un homme agrandi. Cette netteté et cette étroitesse vont
jusqu'à décrire le ciel. «Il est un endroit où la Divinité se dévoile
par une gloire supérieure et visible. C'est là que, selon l'Écriture,
les hiérarchies célestes et les légions innombrables des anges
entourent perpétuellement le trône de Dieu de leurs alleluias et de
leurs hymnes de gloire.... Avec quel art doit être élevé le trône de
Dieu! Combien grande doit être la majesté d'un lieu où tout l'art de
la création a été employé et que Dieu a choisi pour se manifester de
la façon la plus magnifique! Quelle doit être cette architecture
élevée par la puissance infinie, sous la direction de la sagesse
infinie[385]!» De plus, l'endroit doit être très-grand, et on y fait
de la musique; c'est un beau palais: probablement, n'est-ce pas, il y
a des anti-chambres? C'en est assez, je n'y veux point aller.--La même
précision littérale et lourde lui fait rechercher quelle espèce de
bonheur auront les élus[386]. Ils seront admis dans les conseils de la
Providence et comprendront toutes ses démarches «depuis le
commencement jusqu'à la fin des temps.» De plus «il y a certainement
dans les esprits une faculté par laquelle ils se perçoivent les uns
les autres, comme nos sens font des objets matériels, et il n'est pas
douteux que nos âmes, quand elles seront délivrées de leurs corps ou
placées dans des corps glorieux, pourront par cette faculté, en
quelque partie de l'espace qu'elles résident, apercevoir toujours la
présence divine[387].» Vous répugnez à cette philosophie si basse. Un
mot d'Addison va la justifier et vous la faire entendre: «L'affaire du
genre humain dans cette vie, dit-il, est bien plutôt d'agir que de
savoir[388].» Or, une pareille philosophie est aussi utile dans
l'action que plate dans la science. Toutes ses fautes en spéculation
deviennent des mérites en pratique. Elle suit terre à terre la
religion positive[389]: quel appui pour elle que l'autorité d'une
tradition ancienne, d'une institution nationale, d'un clergé établi,
de cérémonies visibles, d'habitudes journalières! Elle emploie pour
arguments l'utilité publique, l'exemple des grands hommes, la grosse
logique, l'interprétation littérale et les textes palpables; quel
meilleur moyen de gouverner la foule que de rabaisser les preuves
jusqu'à la vulgarité de son intelligence et de ses besoins! Elle
humanise Dieu: n'est-ce pas la seule voie de le faire entendre? Elle
définit presque sensiblement la vie future: n'est-ce pas la seule voie
pour la faire désirer? La poésie des grandes inductions philosophiques
est faible auprès de la persuasion intime enracinée par tant de
descriptions positives et détaillées. Ainsi naît la piété active, et
la religion ainsi faite double la trempe du ressort moral. Celle
d'Addison est belle, tant elle est forte. L'énergie du sentiment sauve
les misères du dogme. Sous ses dissertations on sent qu'il est ému;
les minuties, la pédanterie disparaissent. On ne voit plus en lui
qu'une âme pénétrée jusqu'au fond d'adoration et de respect; ce n'est
plus un prédicateur qui aligne les attributs de Dieu et fait son
métier de bon logicien: c'est un homme qui naturellement et par sa
seule pente revient devant un spectacle auguste, en parcourt avec
vénération tous les aspects, et ne le quitte que le coeur renouvelé ou
confondu. Il n'y a pas jusqu'à des prescriptions de catéchisme que la
sincérité de ses émotions ne rende respectables. Il demande des jours
fixes de dévotion et de méditation qui puissent régulièrement nous
rappeler à la pensée de notre Créateur et de notre foi. Il insère des
prières dans ses feuilletons. Il interdit les jurons en nous
recommandant d'avoir perpétuellement présente l'idée du souverain
Maître. «Cet hommage habituel bannirait d'entre nous l'impiété à la
mode qui consiste à employer son nom dans les occasions les plus
triviales.... Ce serait un affront pour la raison que de mettre en
lumière l'horreur et le sacrilége d'une telle pratique[390].» Un
Français, au premier mot, entendant qu'on lui défend de jurer, rirait
peut-être: à ses yeux, c'est là une affaire de bon goût, non de
morale. Mais s'il entendait Addison lui-même prononcer ce que je viens
de traduire, il ne rirait plus.

[Note 371: The great and only end of these speculations is to banish
vice and ignorance out of the territories of Great Britain.]

[Note 372: I would leave it to the consideration of those who are the
patrons of this monstrous trial of skill, whether or no they are not
guilty, in some measure, of an affront to their species, in treating
after this manner the Human Face Divine.

                                          (_Spectator_, nº 173.)]

[Note 373: Is it possible that human nature can rejoice in its
disgrace, and take pleasure in seeing its own figure turned to
ridicule, and distorted into forms that raise horror and aversion?
There is something disingenuous and immoral in the being able to bear
such a sight.

                                             (_Tatler_, nº 108.)]

[Note 374: When men of rank and figure pass away their lives in these
criminal pursuits and practices, they ought to consider that they
render themselves more vile and despicable than any innocent man can
be, whatever low station his fortune or birth have placed him in.

                                           (_Guardian_, nº 123.)]

[Note 375: A salamander is a kind of heroine in chastity, that treads
upon fire, and lives in the midst of flames, without being hurt. A
salamander knows no distinction of sex in those she converses with,
grows familiar with a stranger at first sight, and is not so
narrow-spirited as to observe whether the person she talks to be in
breeches or in petticoats. She admits a male visitant to her bed-side,
plays with him a whole afternoon at picquette, walks with him two or
three hours by moon-light.

                                          (_Spectator_, nº 198.)]

[Note 376: To prevent these saucy familiar glances, I would entreat my
gentle readers to sew on their tuckers again, to retrieve the modesty
of their characters, and not to imitate the nakedness but the
innocence of their mother Eve.

In short, modesty gives the maid greater beauty than even the bloom of
youth; it bestows on the wife the dignity of the matron and reinstates
the widow in her virginity.

         (_Guardian_, nº 100, et _Spectator_, n{os} 204 et 224.)]

[Note 377: There is nothing that exposes a woman to greater dangers
than that gaiety and airiness of temper, which are natural to most of
the sex. It should be therefore the concern of every wise and virtuous
woman to keep this sprightliness from degenerating into levity. On the
contrary the whole discourse and behaviour of the French is to make
the sex more fantastical, or (as they are pleased to term it) more
awakened than is consistent either with virtue or discretion.
(_Spectator_, nº 45.)]

[Note 378: _Spectator_, 317 et 323.]

[Note 379: _Spectator_, 397.]

[Note 380: _Ibid._, 571.]

[Note 381: To be easy here and happy afterwards.]

[Note 382: I have rather chosen this title than another, because it is
what I most glory in, and most effectually calls to my mind the
happiness of that government under which I live. As a British
freeholder, I should not scruple taking place of a French Marquis; and
when I see one of my countrymen amusing himself in his little
cabbage-garden, I naturally look upon him as a greater person than the
owner of the richest vineyard in Champagne.... There is an unspeakable
pleasure in calling anything one's own. A Freehold, though it be but
in ice and snow, will make the owner pleased in the possession and
stout in the defence of it.... I consider myself as one who give my
consent to every law which passes.... A freeholder is but one remove
from a legislator, and for that reason ought to stand up in the
defence of those laws which are in some degree of his own making.

                                           (_Freeholder_, nº 1.)]

[Note 383: Nothing is more gratifying to the mind of man than power or
dominion; and this I think myself amply possessed of, as I am the
father of a family. I am perpetually taken up in giving out orders, in
prescribing duties, in hearing parties, in administering justice, and
in distributing rewards and punishments.... I look upon my family as a
patriarchal sovereignty in which I am myself both king and priest....
When I see my little troop before me, I rejoice in the additions I
have made to my species, to my country, to my religion, in having
produced such a number of reasonable creatures, citizens, and
christians. I am pleased to see myself thus perpetuated; and as there
is no production comparable to that of a human creature, I am more
proud of having been the occasion of ten such glorious productions,
than if I had built a hundred pyramids at my own expense, or published
as many volumes of the finest wit and learning.

                                          (_Spectator_, nº 500.)]

[Note 384: Upon my going into the church I entertained myself with the
digging of a grave, and saw in every shovelful of it that was thrown
up the fragment of a bone or skull intermixt with a kind of mouldering
earth, that some time or other, had a place in the composition of a
human body.... I consider that great day when we shall all of us be
contemporaries and make our appearance together. (_Spectator_, n{os}
26 et 575.)]

[Note 385: Though the Deity be thus essentially present through all
the immensity of space, there is one part of it in which he discovers
himself in a most transcendent and visible glory.... It is here where
the glorified body of our Saviour resides, and where all the celestial
hierarchies and the innumerable hosts of angels are represented as
perpetually surrounding the seat of God with hallelujahs and hymns of
praise.... With how much skill must the throne of God be erected!...
How great must be the majesty of that place, where the whole art of
creation has been employed, and where God has chosen to show himself
in the most magnificent manner! What must be the architecture of
infinite power under the direction of infinite wisdom!

                                (_Spectator_, n{os} 580 et 531.)]

[Note 386: _Spectator_, 237, 571, 600.]

[Note 387: There is doubtless a faculty in spirits by which they
apprehend one another, as our senses do material objects, and there is
no doubt but our souls, when they are disembodied, or placed in
glorified bodies, will, by this faculty, in whatever part of space
they reside, be always sensible of the Divine Presence.

                           (_Spectator_, n{os} 571, 237 et 600.)]

[Note 388: The business of mankind in this life is rather to act than
to know.]

[Note 389: Tatler, 257.]

[Note 390: Such an habitual homage to the Supreme Being would in a
particular manner banish from among us that prevailing impiety of
using his name on the most trivial occasions.... What can we think of
those who make use of so tremendous a name in the ordinary expressions
of their anger, mirth, and most impertinent passions? Of those who
admit it into the most familiar questions and assertions, ludicrous
phrases and works of humour? Not to mention those who violate it by
solemn perjuries? It would be an affront to reason, to endeavour to
set forth the horror and profaneness of such a practice.

                                          (_Spectator_, nº 535.)]


IV

Ce n'est pas une petite affaire que de mettre la morale à la mode.
Addison l'y mit, et elle y resta. Auparavant les gens honnêtes
n'étaient point polis, et les gens polis n'étaient point honnêtes; la
piété était fanatique et l'urbanité débauchée; dans les moeurs, comme
dans les lettres, on ne rencontrait que des puritains ou des
libertins. Pour la première fois, Addison réconcilia le vertu avec
l'élégance, enseigna le devoir en style accompli, et mit l'agrément au
service de la raison.

«On rapporte de Socrate, dit-il, qu'il fit descendre la philosophie du
ciel pour la loger parmi les hommes. Mon ambition sera qu'on dise de
moi que j'ai fait sortir la philosophie des cabinets et des
bibliothèques, des écoles et des colléges, pour l'installer dans les
clubs et dans les assemblées, aux tables à thé et aux cafés. Ainsi je
recommande fort particulièrement mes méditations à toutes les
familles bien réglées, qui chaque matin réservent une heure au
déjeuner de thé, pain et beurre, les engageant, pour leur bien, à se
faire servir ponctuellement cette feuille, comme un appendice des
cuillers et du plateau[391].» Vous voyez ici un demi-sourire; une
petite ironie est venue tempérer l'idée sérieuse; c'est l'accent d'un
homme poli qui au premier signe d'ennui tourne, s'égaye, même à ses
dépens, finement, et veut plaire. C'est partout l'accent d'Addison.

Que d'art il faut pour plaire! D'abord l'art de se faire entendre, du
premier coup, toujours, jusqu'au fond, sans peine pour le lecteur,
sans réflexion, sans attention! Figurez-vous des hommes du monde qui
lisent une page entre deux bouchées de gâteau[392], des dames qui
interrompent une phrase pour demander l'heure du bal: trois mots
spéciaux ou savants leur feraient jeter le journal. Ils ne veulent que
des termes clairs, de l'usage commun, où l'esprit entre de prime-saut
comme dans les sentiers de la causerie ordinaire; en effet, pour eux,
la lecture n'est qu'une causerie et meilleure que l'autre. Car le
monde choisi raffine le langage. Il ne souffre point les hasards ni
les à-peu-près de l'improvisation et de l'inexpérience. Il exige la
science du style comme la science des façons. Il veut des mots exacts
qui expriment les fines nuances de la pensée, et des mots mesurés qui
écartent les impressions choquantes ou extrêmes. Il souhaite des
phrases développées qui, lui présentant la même idée sous plusieurs
faces, l'impriment aisément dans son esprit distrait. Il demande des
alliances de mots qui, présentant une idée connue sous une forme
piquante, l'enfoncent vivement dans son imagination distraite. Addison
lui donne tout ce qu'il désire; ses écrits sont la pure source du
style classique; jamais en Angleterre on n'a parlé de meilleur ton.
Les ornements y abondent, et jamais la rhétorique n'y a part. Partout
de justes oppositions qui ne servent qu'à la clarté et ne sont point
trop prolongées; d'heureuses expressions aisément trouvées qui donnent
aux choses un tour ingénieux et nouveau; des périodes harmonieuses où
les sons coulent les uns dans les autres avec la diversité et la
douceur d'un ruisseau calme; une veine féconde d'inventions et
d'images où luit la plus aimable ironie. Pardonnez au traducteur qui
essaye d'en donner un exemple dans cette moqueuse peinture du poëte et
de ses libertés: «Il n'est pas contraint d'accompagner la Nature dans
la lente démarche qui la mène d'une saison à l'autre, ou de suivre sa
conduite dans la production successive des plantes et des fleurs. Il
peut accumuler dans sa description toutes les beautés du printemps et
de l'automne, et, pour être plus agréable, mettre tous les mois à
contribution. Ses rosiers, ses chèvrefeuilles, ses jasmins fleuriront
ensemble, et ses plates-bandes se couvriront en même temps
d'amarantes, de violettes et de lis. Chez lui le sol n'est point
réduit à certaines sortes de plantes; il convient également au chêne
et au myrte, et s'accommode de lui-même aux produits de tous les
climats. Ses orangers peuvent y croître sauvages; il y aura des myrtes
dans chaque haie; s'il trouve bon d'avoir un bosquet d'aromates, il se
procurera en un moment assez de soleil pour le voir lever. Si tout
cela n'est point assez pour lui arranger un paysage agréable, il peut
faire des espèces de fleurs nouvelles, aux parfums plus riches, aux
couleurs plus puissantes que toutes celles qui croissent dans les
jardins de la nature. Ses concerts d'oiseaux peuvent être aussi riches
et aussi harmonieux, ses bois aussi épais et aussi sombres qu'il le
désire. Une vaste perspective lui coûte aussi peu qu'une petite; il
peut aussi aisément lancer ses cascades sur un précipice haut d'un
demi-mille que sur un rocher de dix toises. Il a les vents à son
choix, et peut conduire les cours sinueux de ses rivières par tous les
détours variés qui charmeront le mieux l'imagination du
lecteur[393].» Je trouve qu'Addison profite ici des droits qu'il
accorde, et s'amuse, en nous expliquant comment on peut nous amuser.
Tel est le ton charmant du monde. En lisant ces essais, on l'imagine
encore plus aimable qu'il n'est; nulle prétention; jamais d'efforts;
des ménagements infinis qu'on emploie sans le vouloir et qu'on obtient
sans les demander; le don d'être enjoué et agréable; un badinage fin,
des railleries sans aigreur, une gaieté soutenue; l'art de prendre en
toute chose la fleur la plus épanouie et la plus fraîche, et de la
respirer sans la froisser ni la ternir; la science, la politique,
l'expérience, la morale apportant leurs plus beaux fruits, les parant,
les offrant au moment choisi, promptes à se retirer dès que la
conversation les a goûtés et avant qu'elle ne s'en lasse; les dames
placées au premier rang[394], arbitres des délicatesses, entourées
d'hommages, achevant la politesse des hommes et l'éclat du monde par
l'attrait de leurs toilettes, la finesse de leur esprit et la grâce de
leurs sourires: voilà le spectacle intérieur où l'écrivain s'est formé
et s'est complu.

[Note 391: It was said of Socrates that he brought philosophy down
from Heaven, to inhabit among men; and I shall be ambitious to have it
said of me that I have brought philosophy out of closets and
libraries, schools and colleges, to dwell in clubs and assemblies, at
tea-tables and in coffee-houses. I would therefore in a very
particular manner recommend those my speculations to all well
regulated families that set apart an hour in every morning for tea,
and bread and butter; and would earnestly advise them for their good
to order this paper to be punctually served up, and to be looked upon
as a part of the tea equipage.

                                           (_Spectator_, nº 10.)]

[Note 392: Bohea-rolls.]

[Note 393: He is not obliged to attend her in the slow advances which
she makes from one season to another, or to observe her conduct in the
successive production of plants or flowers. He may draw into his
description all the beauties of the spring and autumn, and make the
whole year contribute something to render it more agreeable. His
rose-trees, woodbines, and jessamines may flower together and his beds
be covered at the same time with lilies, violets, and amaranths. His
soil is not restrained to any particular set of plants, but is proper
either for oaks or myrtles, and adapts itself to the produces of every
climate. Oranges may grow wild in it; myrtles may be met with in every
hedge; and if he thinks it proper to have a grove of spices, he can
quickly command sun enough to raise it. If all this will not furnish
out any agreeable scene, he can make several new species of flowers,
with richer scents and higher colours, than any that grow in the
gardens of nature. His concerts of birds may be as full and
harmonious, and his woods as thick and gloomy as he pleases. He is at
no more expense in a long vista than a short one, and can as easily
throw his cascades from a precipice of half a mile high as from one of
twenty yards. He has his choice of the winds and can turn the course
of his rivers in all the variety of meanders that are most delightful
to the reader's imagination.

                                          (_Spectator_, nº 148.)]

[Note 394: _Spectator_, 423, 265.]


V

Tant d'avantages ne vont point sans inconvénients. Les bienséances du
monde, qui atténuent les expressions, émoussent le style; à force de
régler ce qui est primesautier et de tempérer ce qui est véhément,
elles amènent le langage effacé et uniforme. Il ne faut point toujours
vouloir plaire, surtout plaire à l'oreille. M. de Chateaubriand se
glorifiait de n'avoir pas admis une seule élision dans le chant de
Cymodocée; tant pis pour Cymodocée. Pareillement, les commentateurs
qui notent dans Addison le balancement des périodes lui font
tort[395]. Ils expliquent ainsi pourquoi il ennuie un peu. La
rotondité des phrases est un misérable mérite et nuit aux autres.
Calculer les longues et les brèves, poursuivre partout l'euphonie,
songer aux cadences finales, toutes ces recherches classiques gâtent
un écrivain. Chaque idée a son accent, et tout notre travail doit être
de le rendre franc et simple sur notre papier comme il l'est dans
notre esprit. Nous devons copier et noter notre pensée avec le flot
d'émotions et d'images qui la soulèvent, sans autre souci que celui de
l'exactitude et de la clarté. Une phrase vraie vaut cent périodes
nombreuses; l'une est un document qui fixe pour toujours un mouvement
du coeur ou des sens; l'autre est un joujou bon pour amuser des têtes
vides de versificateurs; je donnerais vingt pages de Fléchier pour
trois lignes de Saint-Simon. Le rhythme régulier mutile l'élan de
l'invention naturelle; les nuances de la vision intérieure
disparaissent; nous ne voyons plus une âme qui pense ou sent, mais des
doigts qui scandent: la période continue ressemble aux ciseaux de La
Quintinie, qui tondent tous les arbres en boule, sous prétexte de les
orner. C'est pourquoi il y a quelque froideur dans le style d'Addison,
quelque monotonie. Il a l'air de s'écouter parler. Il est trop modéré,
trop correct. Ses histoires les plus touchantes, par exemple celle de
Théodose et Constance, touchent médiocrement; qui aurait envie de
pleurer en écoutant des périodes comme celle-ci? «Constance, sachant
que la nouvelle de son mariage pouvait seule avoir poussé son amant à
de telles extrémités, ne voulait pas recevoir de consolations; elle
s'accusait elle-même à présent d'avoir si docilement prêté l'oreille à
une proposition de mariage, et regardait son nouveau prétendant comme
le meurtrier de Théodose; bref, elle se résolut à souffrir les
derniers effets de la colère de son père plutôt que de se soumettre à
un mariage qui lui paraissait si plein de crime et d'horreur[396].»
Est-ce ainsi qu'on peint l'horreur et le crime? Où sont les mouvements
passionnés qu'Addison prétend peindre? Ceci est raconté, mais n'est
point _vu_.

Au fond, le classique ne sait pas _voir_. Toujours mesuré et
raisonnable, il s'occupe avant tout de proportionner et d'ordonner. Il
a ses règles en poche et les tire à tout propos. Il ne remonte pas à
la source du beau du premier coup, comme les vrais artistes, par la
violence et la lucidité de l'inspiration naturelle; il s'arrête dans
les régions moyennes, parmi les préceptes, sous la conduite du goût et
du sens commun. C'est pour cela que la critique, chez Addison, est si
solide et si médiocre. Ceux qui cherchent des idées feront bien de ne
point lire son _Essai sur l'imagination_, si vanté, si bien écrit,
mais d'une philosophie si écourtée, si ordinaire, toute rabaissée par
l'intervention des causes finales. Son célèbre commentaire du _Paradis
perdu_ ne vaut guère mieux que les dissertations de Batteux et du P.
Bossu. Il y a tel endroit où il compare, presque sur la même ligne,
Homère, Virgile et Ovide. C'est que le bel ajustement d'un poëme en
est pour lui le premier mérite. Les purs classiques goûtent mieux
l'arrangement et le bon ordre que la vérité naïve et la forte
invention. Ils ont toujours en main leur manuel de poésie: si vous
êtes conforme au patron établi, vous avez du génie; sinon, non.
Addison, pour louer Milton, établit que, selon la règle du poëme
épique, l'action du _Paradis_ est une, complète et grande; que les
caractères y sont variés et d'un intérêt universel, que les sentiments
y sont naturels, appropriés et élevés; que le style y est clair,
diversifié et sublime: maintenant, vous pouvez admirer Milton; il a un
certificat d'Aristote. Écoutez par exemple ces froides minuties de la
dissertation classique: «Si j'avais suivi la méthode de M. Bossu dans
mon premier article sur Milton, j'aurais daté l'action du _Paradis
perdu_ du discours de Raphaël au cinquième livre[397].»--«Quoique
l'allégorie du Péché et de la Mort puisse en quelque mesure être
excusée par sa beauté, je ne saurais admettre que deux personnages
d'une existence si chimérique soient les acteurs convenables d'un
poëme épique.» Plus loin il définit les machines poétiques, les
conditions de leur structure, l'utilité de leur emploi. Il me semble
voir un menuisier qui vérifie la construction d'un escalier. Ne croyez
pas que les choses artificielles le choquent; au contraire, il les
admire. Il trouve sublimes les tirades de Dieu le père et les
politesses monarchiques dont se régalent les personnages de la
Trinité. Les campements des anges, leurs habitudes de chapelle et de
caserne, leurs disputes d'école, leur style de puritains aigres ou de
royalistes dévots n'ont pour lui rien de faux ni de désagréable. La
pédanterie d'Adam et ses prédications de ménage lui semblent convenir
au pur état d'innocence. En effet, les classiques des deux derniers
siècles n'ont jamais conçu l'esprit humain que comme cultivé.
L'enfant, l'artiste, le barbare, l'inspiré leur échappent; à plus
forte raison tous les personnages qui sont au delà de l'homme: leur
monde se réduit à la terre, et la terre au cabinet d'étude et au
salon; ils n'atteignent ni Dieu ni la nature, ou, s'ils y touchent,
c'est pour transformer la nature en un jardin compassé et Dieu en un
surveillant moral. Ils réduisent le génie à l'éloquence, la poésie au
discours, le drame au dialogue. Ils mettent la beauté dans la raison,
sorte de faculté moyenne, impropre à l'invention, puissante pour la
règle, qui équilibre l'imagination comme la conduite, et qui institue
le goût arbitre des lettres en même temps que la morale arbitre des
actions. Ils écartent les jeux de mots, les grossièretés sensuelles,
les écarts d'imagination, les invraisemblances, les atrocités et tout
le mauvais bagage de Shakspeare[398]; mais ils ne le suivent qu'à
demi dans les profondes percées par lesquelles il entre au coeur de
l'homme pour y dévoiler l'animal et le Dieu. Ils veulent bien être
touchés, mais non renversés; ils souffrent qu'on les frappe, mais ils
exigent qu'on leur plaise. Plaire raisonnablement, voilà l'objet de
leur littérature. Telle est la critique d'Addison, semblable à son
art, née, comme son art, de l'urbanité classique, appropriée, comme
son art, à la vie mondaine, ayant la même solidité et les mêmes
limites parce qu'elle a les mêmes sources, qui sont la règle et
l'agrément.

[Note 395: Voyez la jolie et minutieuse analyse de Hurd, la
décomposition de la période, la proportion des longues et des brèves,
l'étude des finales.--Un musicien ne ferait pas mieux.

                                          (_Spectator_, nº 411.)]

[Note 396: Constantia who knew that nothing but the report of her
marriage could have driven him to such extremities, was not to be
comforted; she now accused herself for having so tamely given an ear
to the proposal of a husband, and looked upon the new lover as the
murderer of Theodosius. In short she resolved to suffer the utmost
effects of her father's displeasure rather than to comply with a
marriage which appeared to her so full of guilt and horror.

                                          (_Spectator_, nº 164.)]

[Note 397: Had I followed monsieur Bossu's method in my first paper on
Milton, I should have dated the action of Paradise lost from the
beginning of Raphael's speech in this book, etc.

                                          (_Spectator_, nº 327.)]

[Note 398: _Spectator_, 39, 40, 58.]


VI

Encore faut-il songer que nous sommes ici en Angleterre, et que bien
des choses n'y sont point agréables à un Français. C'est en France que
l'âge classique a rencontré sa perfection; de sorte que, comparés à
lui, ceux des autres pays manquent un peu de fini. Addison, si élégant
chez lui, ne l'est point tout à fait pour nous. Auprès de Tillotson,
c'est le plus charmant homme du monde. Auprès de Montesquieu, il n'est
qu'à demi poli. Sa conversation n'est pas assez vive; les promptes
allures, les faciles changements de ton, le sourire aisé, vite effacé
et vite repris, ne s'y rencontrent guère. Il se traîne en phrases
longues et trop uniformes; sa période est trop carrée; on pourrait
l'alléger de tout un bagage de mots inutiles. Il annonce ce qu'il va
dire, il marque les divisions et les subdivisions, il cite du latin,
même du grec; il étale et allonge indéfiniment l'enduit utile et
pâteux de sa morale. Il ne craint pas d'être ennuyeux. C'est que
devant des Anglais cela n'est pas à craindre. Des gens qui aiment les
sermons démonstratifs longs de trois heures ne sont point difficiles
en fait d'amusement. Souvenez-vous que là-bas les femmes vont par
plaisir aux _meetings_ et se divertissent à écouter pendant une
demi-journée des discours sur l'ivrognerie ou sur l'échelle mobile;
ces patientes personnes n'exigent point que la conversation soit
toujours alerte et piquante. Par suite, elles peuvent souffrir une
politesse moins fine et des compliments moins déguisés. Quand Addison
les salue, ce qui lui arrive souvent, c'est d'un air grave, et sa
révérence est toujours accompagnée d'un avertissement; voyez ce mot
sur les toilettes trop éclatantes: «Je contemplai ce petit groupe
bigarré avec autant de plaisir qu'une planche de tulipes, et je me
demandai d'abord si ce n'était pas une ambassade de reines indiennes;
mais, les ayant regardées de face, je me détrompai à l'instant et je
vis tant de beauté dans chaque visage que je les reconnus pour
anglais; nul autre pays n'eût pu produire de telles joues, de telles
lèvres et de tels yeux[399].» Dans cette raillerie discrète, tempérée
par une admiration presque officielle, vous apercevez la manière
anglaise de traiter les femmes; l'homme, vis-à-vis d'elles, est
toujours un prédicateur laïque; elles sont pour lui des enfants
charmants ou des ménagères utiles, jamais des reines de salon ou des
égales comme chez nous. Quand Addison veut ramener les dames
légitimistes au parti protestant, il les traite presque en petites
filles à qui on promet, si elles veulent être sages, de leur rendre
leur poupée ou leur gâteau[400]. «Elles devraient réfléchir aux
grandes souffrances et aux persécutions auxquelles elles s'exposent
par l'opiniâtreté de leur conduite. Elles ne sont plus élues dans les
clubs quand on nomme les belles dont on boit la santé; elles sont
obligées par leurs principes de se coller une mouche sur le côté du
front où cela va le plus mal; elles se condamnent à perdre les
toilettes du jour de naissance; il ne leur sert de rien qu'il y ait
une armée et tant de jeunes gens porteurs de chapeaux à plumes; elles
sont forcées de vivre à la campagne et de nourrir leurs poulets, juste
dans le temps où elles auraient pu se montrer à la cour et étaler une
robe de brocart, si elles voulaient se bien conduire.... Un homme est
choqué de voir un beau sein soulevé par une rage politique qui est
déplaisante même dans un sexe plus rude et plus âpre.... Et cependant
nous avons souvent le chagrin de voir un corset près d'être rompu par
l'effort d'une colère séditieuse, et d'entendre les passions les plus
viriles exprimées par les plus douces voix....» Mais, heureusement, ce
chagrin est rare; «là où croissent un grand nombre de fleurs, la terre
de loin en semble couverte; on est obligé d'avancer et d'entrer, avant
de distinguer le petit nombre de mauvaises herbes qui ont poussé dans
ce bel assemblage de couleurs.» Cette galanterie est trop posée; on
est un peu choqué de voir une femme touchée de si près par des mains
si réfléchies. C'est de l'urbanité de moraliste; il a beau être bien
élevé, il n'est point tout à fait aimable, et, si nous devons aller
prendre de lui des leçons de pédagogie et de conduite, il pourra venir
chercher près de nous des modèles de savoir-vivre et de conversation.

[Note 399: I looked with as much pleasure upon this little
party-coloured assembly as upon a bed of tulips and did not know at
first whether it might not be an embassy of Indian queens; but upon my
going about in the pit, and taking them in front, I was immediately
undeceived and saw so much beauty in every face, that I found them all
to be English. Such eyes and lips, cheeks and foreheads could not be
the growth of any other country. The complexion of their faces
hindered me from observing any farther the colour of their hoods,
though I could easily perceive by that unspeakable satisfaction which
appeared in their looks, that their own thoughts were wholly taken up
in those pretty ornaments they wore upon their heads.

                                          (_Spectator_, nº 265.)]

[Note 400: They should first reflect on the great sufferings and
persecutions to which they expose themselves by the obstinacy of their
behaviour. They lose their elections in every club where they are set
up for toasts. They are obliged by their principle to stick a patch on
the most unbecoming side of their foreheads. They forego the advantage
of the birthday suits.... They receive no benefit from the army, and
are never the better for all the young fellows that wear hats and
feathers. They are forced to live in the country and feed their
chickens at the same time that they might show themselves at court and
appear in brocade, if they behaved themselves well. In short what must
go to the heart of every fine woman, they throw themselves quite out
of the fashion.... A man is startled when he sees a pretty bosom
heaving with such party-rage, as is disagreeable even in that sex,
which is of a more coarse and rugged make.--And yet such is our
misfortune, that we sometimes see a pair of stays ready to burst with
sedition, and hear the most masculine passions exprest in the sweetest
voices.... Where a great number of flowers grow, the ground at
distance seems entirely covered with them, and we must walk into it
before we can distinguish the several weeds that spring up in such a
beautiful mass of colours.

                                  (_Freeholder_, n{os} 4 et 26.)]


VII

Si le premier soin du Français en société est d'être aimable, celui de
l'Anglais est de rester digne; leur tempérament les porte à
l'immobilité, comme le nôtre nous porte aux gestes; et leur
plaisanterie est aussi grave que la nôtre est gaie. Le rire chez eux
est tout en dedans; ils évitent de se livrer; ils s'amusent
silencieusement. Consentez à comprendre ce genre d'esprit, il finira
par vous plaire. Quand le flegme est joint à la douceur, comme dans
Addison, il est aussi agréable que piquant. On est charmé de
rencontrer un homme enjoué et pourtant maître de lui-même. On est tout
étonné de voir ensemble deux qualités aussi contraires. Chacune
d'elles rehausse et tempère l'autre. On n'est point rebuté par
l'âcreté venimeuse, comme dans Swift, ou par la bouffonnerie continue,
comme dans Voltaire. On jouit avec une complaisance entière de la rare
alliance qui assemble pour la première fois la tenue sérieuse et la
bonne humeur. Lisez cette petite satire contre le mauvais goût du
théâtre et du public[401]. «Rien n'a plus amusé la ville, dans ces
dernières années, que le combat du signor Nicolini contre un lion, à
Haymarket, spectacle qui a été donné fort souvent, à la satisfaction
générale de la noblesse haute et basse, dans le royaume de la
Grande-Bretagne.... Le premier lion était un moucheur de chandelles,
homme d'un naturel colérique et entêté qui outrepassait son rôle, et
ne se laissait pas tuer aussi aisément qu'il l'aurait dû.... Le second
lion était un tailleur par métier, appartenant au théâtre, et qui
avait dans sa profession le renom d'homme doux et paisible. Si le
premier était trop furieux, celui-ci était trop mouton, tellement
qu'après une courte et modeste promenade sur les planches, il se
laissait tomber au premier attouchement d'Hydaspe, sans lutter avec
lui ou lui donner l'occasion de déployer toute la variété de ses
postures italiennes. On dit, à la vérité, qu'un jour il lui fit une
déchirure dans son pourpoint couleur de chair, mais c'était seulement
pour se procurer de l'ouvrage et en sa qualité particulière de
tailleur.... Le lion qui joue à présent est, à ce que j'apprends, un
gentleman de province qui fait cela pour son amusement, mais souhaite
que son nom reste caché. Il allègue très-noblement comme excuse qu'il
ne joue pas pour le gain; qu'il se livre à un plaisir innocent; qu'il
vaut mieux passer sa soirée de cette façon qu'à jouer ou à boire....
Le caractère de ce gentleman est un si heureux mélange de douceur et
de férocité qu'il surpasse ses deux prédécesseurs et attire de plus
grandes foules de spectateurs qu'on n'en vit de mémoire d'homme....
J'ai raconté ce combat du lion pour montrer quels sont à présent les
divertissements favoris des gens bien élevés de la Grande-Bretagne.»

Il y a beaucoup d'originalité dans cette gaieté grave. En général, la
singularité est dans le goût du pays; ils aiment à être frappés
fortement par des contrastes. Notre littérature leur semble effacée;
en revanche, nous les trouvons souvent peu délicats. Tel numéro du
_Spectator_ qui paraissait joli aux dames de Londres eût choqué à
Paris. Par exemple, Addison raconte en manière de rêve la dissection
du cerveau d'un élégant[402]: «La glande pinéale, que plusieurs de nos
philosophes modernes considèrent comme le siége de l'âme, exhalait une
très-forte odeur de parfums et de fleur d'oranger. Elle était enfermée
dans une sorte de substance cornée taillée en une infinité de petites
facettes ou miroirs, lesquels étaient imperceptibles à l'oeil nu; de
telle sorte que l'âme, s'il y en avait une là, avait dû passer tout
son temps à contempler ses propres beautés. Nous observâmes un large
ventricule, ou cavité, dans le sinciput, lequel était rempli de
rubans, de dentelles et de broderies. Nous ne trouvâmes rien de
remarquable dans l'oeil, sinon que les _musculi amatorii_, ou, comme
on peut traduire, les muscles qui lorgnent, étaient fort diminués et
altérés par l'usage, tandis que l'élévateur, c'est-à-dire le muscle
qui tourne l'oeil vers le ciel, ne paraissait pas avoir du tout
servi.» Ces détails anatomiques, qui nous dégoûteraient, amusent un
esprit positif; la crudité n'est pour lui que de l'exactitude; habitué
aux images précises, il ne trouve point de mauvaise odeur dans le
style médical. Addison n'a pas nos répugnances. Pour railler un vice,
il se fait mathématicien, économiste, pédant, apothicaire. Les termes
spéciaux l'amusent. Il institue une cour pour juger les crinolines, et
condamne les jupons avec des formules de procédure. Il enseigne le
maniement de l'éventail comme une charge en douze temps. Il dresse la
liste des gens morts ou malades d'amour, et des causes ridicules qui
les ont mis dans ce triste état. «William Simple, frappé à l'Opéra par
un regard adressé à un autre.--Sir Christopher Crazy, baronnet, blessé
par le frôlement d'un jupon de baleine.--M. Courtly présentant à
Flavia son gant (qu'elle avait laissé tomber exprès), Flavia reçut le
gant, et tua l'homme d'une révérence[403].» D'autres statistiques,
avec récapitulations et tables de chiffres, racontent l'histoire du
saut de Leucade. «Aridæus, beau jeune homme d'Épire, amoureux de
Praxinoé, femme de Thespis, fut retiré sain et sauf, hormis deux
dents cassées et le nez qui fut un peu aplati.--Hipparchus,
passionnément épris de sa femme qui aimait Bathylle, sauta et mourut
de sa chute; sur quoi la femme épousa son amant[404].» Vous voyez
cette étrange façon de peindre les sottises humaines: on l'appelle
_humour_. Elle renferme un bon sens incisif, l'habitude de se
contenir, des façons d'homme d'affaires, mais par-dessus tout un fonds
d'invention énergique. La race est moins fine, mais plus forte, et les
agréments qui contentent son esprit et son goût ressemblent aux
liqueurs qui conviennent à son palais et à son estomac.

[Note 401: There is nothing that of late years has afforded matter of
greater amusement to the town than signior Nicolini's combat with a
lion in the Haymarket, which has been very often exhibited to the
general satisfaction of most of the nobility and gentry in the kingdom
of Great Britain.... The first lion was a candle-snuffer, who being a
fellow of testy, choleric temper, overdid his part, and would not
suffer himself to be killed so easily as he ought to have done.... The
second lion was a taylor by trade who belonged to the play-house, and
had the character of a mild and peaceable man in his profession. If
the former was too furious, this was too sheepish for his part; in so
much that after a short modest walk upon the stage, he would fall at
the first touch of Hydaspes, without grappling with him and giving him
an opportunity of showing his variety of Italian tricks. It is said
indeed that he once gave him a rip in his flesh-coloured doublet. But
this was only to make work for himself, in his private character of a
tailor.... The acting lion at present is, as, I am informed, a country
gentleman who does it for his diversion, but desires his name may be
concealed. He says very handsomely in his own excuse that he does not
act for gain; that he indulges an innocent pleasure in it; and that it
is better to pass away an evening in this manner than in gaming and
drinking.... This gentleman's temper is made out of such a happy
mixture of the mild and the choleric, that he outdoes both his
predecessors, and has drawn together greater audiences than have been
known in the memory of man.... In the mean time, I have related this
combat of the lion to show what are at present the reigning
entertainments of the politer part of Great Britain.

                                           (_Spectator_, nº 13.)]

[Note 402: The pineal gland, which many of our modern philosophers
suppose to be the seat of the soul, smelt very strong of essence and
orange-flower, and was encompassed with a kind of horny substance, cut
into a thousand little faces or mirrors, which were imperceptible to
the naked eye; in so much that the soul, if there had been any here,
must have been always taken up in contemplating her own beauties. We
observed a large antrum or cavity in the sinciput that was filled with
ribbonds, lace and embroidery.... We did not find any thing very
remarkable in the eye, saving only that the _musculi amatorii_, or as
we may translate it into English, the ogling muscles, were very much
worn, and decayed with use; whereas on the contrary the elevator or
the muscle which turns the eye towards heaven, did not appear to have
been used at all.

                                          (_Spectator_, nº 375.)]

[Note 403: William Simple, smitten at the Opera, by the glance of an
eye that was aimed at one that stood by him.

Sir Christopher Crazy Bart., hurt by the brush of a whalebone
petticoat.

Ned Courtly, presenting Flavia with her glove (which she had dropped
on purpose), she received it and took away his life with a curtesy.

John Gosselin, having received a slight hurt from a pair of blue eyes,
as he was making his escape was dispatched by a smile.

                                          (_Spectator_, nº 377.)]

[Note 404: Aridæus a beautiful youth of Epirus, in love with Praxinoe,
the wife of Thespis, escaped without damage saving only that two of
his foreteeth were struck out, and his nose a little flatted.

Hipparchus, being passionately fond of his own wife, who was enamoured
of Bathyllus, leaped and died of his fall; upon which his wife married
her gallant.

                                          (_Spectator_, nº 233.)]


VIII

Cette puissante séve germanique crève, même chez Addison, son
enveloppe classique et latine. Il a beau goûter l'art, il aime encore
la nature. Son éducation, qui l'a encombré de préceptes, n'a point
détruit en lui la virginité du sentiment vrai. Dans son voyage de
France, il a préféré la sauvagerie de Fontainebleau à la correction de
Versailles. Il s'affranchit des raffinements mondains pour louer la
simplicité des vieilles ballades nationales. Il fait comprendre au
public les images sublimes, les gigantesques passions, la profonde
religion du _Paradis perdu_. Il est curieux de le voir, le compas à la
main, bridé par Bossu, empêtré de raisonnements infinis et de phrases
académiques, atteindre tout à coup, par la force de l'émotion
naturelle, les hautes régions inexplorées où Milton est soulevé par
l'inspiration de la foi et du génie. Ce n'est pas lui qui dira avec
Voltaire que l'allégorie du Péché et de la Mort est bonne pour faire
vomir les entrailles. Il y a en lui un fond d'imagination grandiose
qui le rend insensible aux petites délicatesses de la civilisation
mondaine. Il habite volontiers parmi les grandeurs et les étonnements
de l'autre monde. Il est pénétré par la présence de l'invisible; il a
besoin de dépasser les intérêts et les espérances de la vie mesquine
où nous rampons[405]. Cette source de croyance jaillit en lui de tous
côtés; en vain elle est enfermée dans le conduit régulier du dogme
officiel; les textes, les arguments dont elle se couvre laissent voir
sa véritable origine. Elle part de l'imagination sérieuse et féconde
qui ne peut se contenter que par la vue de l'_au delà_.

Une telle faculté occupe tout l'homme, et si l'on redescend dans
l'examen des agréments littéraires, on l'aperçoit ici-bas comme en haut.
Rien de plus varié, de plus riche, chez Addison, que les tours et la
mise en scène. La plus sèche morale se transforme sous sa main en
peintures et en récits. Ce sont des lettres de toutes sortes de
personnages, ecclésiastiques, gens du peuple, hommes du monde, qui
chacun gardent leur style et déguisent le conseil sous l'apparence d'un
petit roman. C'est un ambassadeur de Bantam qui raille, à la façon de
Montesquieu, les mensonges de la politesse européenne. Ce sont des
contes grecs ou orientaux, des voyages imaginaires, la vision d'un
voyant écossais, les Mémoires d'un rebelle, l'histoire des fourmis, les
métamorphoses d'un singe, le journal d'un oisif, une promenade à
Westminster, la généalogie de l'_humour_, les statuts des clubs
ridicules; bref une abondance intarissable de fictions agréables ou
solides. Les plus nombreuses sont des allégories. On sent qu'il se plaît
dans ce monde magnifique et fantastique; c'est une sorte d'opéra qu'il
se donne; ses yeux ont besoin de contempler des couleurs. En voici une
sur les religions, bien protestante, mais aussi éclatante qu'ingénieuse:
l'agrément là-bas ne consiste point, comme chez nous, dans la vivacité
et la variété des tons, mais dans la splendeur et la justesse de
l'invention. «La figure du milieu, qui attira d'abord les yeux de tout
le monde, et qui était beaucoup plus grande que les autres, était une
matrone habillée comme une dame noble et âgée du temps de la reine
Élisabeth. On remarquait surtout dans son habillement le chapeau avec
une couronne en clocher[406], l'écharpe plus sombre que la martre, et le
tablier de linon, plus blanc que l'hermine. Sa robe était du plus riche
velours noir, et, juste à l'endroit du coeur, garnie de larges diamants
d'un prix inestimable disposés en forme de croix. Son maintien respirait
la dignité et la sérénité riante, et, quoique avancée en âge, son visage
montrait tant d'animation et de vivacité, qu'elle paraissait à la fois
âgée et immortelle. À sa vue, je sentis mon coeur touché de tant d'amour
et de vénération, que les larmes coulèrent sur mes joues, et plus je la
regardais, plus mon coeur se fondait en sentiments de tendresse et
d'obéissance filiale.--À sa droite était assise une femme si couverte
d'ornements que sa personne, son visage et ses mains en étaient presque
entièrement cachés. Le peu qu'on pouvait voir de sa figure était fardé,
et, ce qui me parut fort singulier, on y démêlait des sortes de rides
artificielles.... Sa coiffure s'élevait fort haut par trois étages ou
degrés distincts; ses vêtements étaient bigarrés de mille couleurs et
brodés de croix en or, en argent, en soie. Elle n'avait rien sur elle,
pas même un gant ou une pantoufle qui ne fût marqué de ce signe; bien
plus, elle en paraissait si superstitieusement éprise, qu'elle était
assise les jambes croisées.... Un peu plus loin était la figure d'un
homme qui regardait avec des yeux pleins d'horreur un bassin d'argent
rempli d'eau. Comme j'observais dans son maintien quelque chose qui
ressemblait à la folie, j'imaginai d'abord qu'il était là pour
représenter cette sorte de démence que les médecins appellent
hydrophobie; mais m'étant rappelé le but du spectacle, je revins à moi à
l'instant, et conclus que c'était l'Anabaptisme[407].» C'est au lecteur
de deviner ce que représentaient ces deux premières figures. Elles
plairont plus à un anglican qu'à un catholique; mais je crois qu'un
catholique lui-même ne pourra s'empêcher de reconnaître l'abondance et
la vivacité de la fiction.

La véritable imagination aboutit naturellement à l'invention des
caractères. Car si vous vous figurez vivement une situation ou une
action, vous verrez du même élan tout le réseau de ses attaches; les
passions et les facultés, tous les gestes et tous les sons de voix,
tous les détails d'habillement, d'habitation, de société, qui en
découlent, se lieront dans votre esprit, attireront leurs précédents
et leurs suites; et cette multitude d'idées, organisée lentement, se
concentrera à la fin en un sentiment unique d'où jaillira, comme d'une
source profonde, la peinture et l'histoire d'un personnage complet. Il
y en a plusieurs dans Addison: l'observateur taciturne, William
Honeycomb, le campagnard tory, sir Roger de Coverley, qui ne sont pas
des thèses satiriques, comme celles de La Bruyère, mais de véritables
individus semblables et parfois égaux aux personnages des grands
romans contemporains. En effet, sans s'en douter, il invente le roman
en même temps et de la même façon que ses voisins les plus illustres.
Ses personnages sont pris sur le vif, dans les moeurs et les
conditions du temps, longuement et minutieusement décrits dans toutes
les parties de leur éducation et de leur entourage, avec la précision
de l'observation positive, extraordinairement réels et anglais. Un
chef-d'oeuvre en même temps qu'un document d'histoire est sir Roger de
Coverley, le gentilhomme de campagne, loyal serviteur de la
Constitution et de l'Église, _justice of the peace_, patron de
l'ecclésiastique, et dont le domaine montre en abrégé la structure du
pays anglais. Ce domaine est un petit État, paternellement gouverné,
mais gouverné. Sir Roger gourmande ses tenanciers, les passe en revue
à l'église, sait leurs affaires, leur donne des avis, des secours, des
ordres; il est respecté, obéi, aimé, parce qu'il vit avec eux, parce
que la simplicité de ses goûts et de son éducation le met presque à
leur niveau, parce qu'à titre de magistrat, d'ancien propriétaire,
d'homme riche, de bienfaiteur et de voisin, il exerce une autorité
morale et légale, utile et consacrée. Addison en même temps montre en
lui le solide et singulier caractère anglais, bâti de coeur de chêne
avec toutes les rugosités de l'écorce primitive, qui ne sait ni
s'adoucir ni s'aplanir; un grand fond de bonté qui s'étend jusqu'aux
bêtes, l'amour de la campagne et des occupations corporelles, le goût
du commandement et de la discipline, le sentiment de la subordination
et du respect, beaucoup de bon sens et peu de finesse, l'habitude
d'étaler et d'installer en public ses particularités et ses
bizarreries, sans souci du ridicule, sans pensée de bravade,
uniquement parce qu'on ne reconnaît d'arbitre sur soi que soi-même.
Puis cent traits qui peignent le temps: le manque de lecture, un reste
de croyance aux sorcières, des façons de paysan et de chasseur, des
ignorances d'esprit naïf ou arriéré. Sir Roger donne aux enfants qui
répondent bien au catéchisme une Bible pour eux et un quartier de lard
pour leur mère. Quand un verset lui plaît, il le chante une
demi-minute encore après que la congrégation l'a fini. Il tue huit
cochons gras à Noël, et envoie du boudin avec un paquet de cartes à
chaque famille pauvre de la paroisse. Quand il va au théâtre, il munit
ses gens de gourdins pour se garder des bandits qui, à son avis,
doivent infecter Londres. Addison revient vingt fois sur son vieux
chevalier, découvrant toujours quelque nouvel aspect de son caractère,
observateur désintéressé de la nature humaine, curieusement assidu et
perspicace, véritablement créateur, n'ayant plus qu'un pas à faire
pour se lancer, comme Richardson et Fielding, dans la grande oeuvre
des lettres modernes, qui est le roman de moeurs.

[Note 405: Voy. les trente derniers numéros du _Spectator_.]

[Note 406: Voir les coiffures sous Élisabeth pour comprendre ces
termes spéciaux.]

[Note 407: The middle figure which immediately attracted the eyes of
the whole company and was much bigger than the rest, was formed like a
matron, dressed in the habit of an elderly woman of quality in Queen
Elizabeth's days. The most remarkable parts of her dress were the
beaver with the steeple crown, the scarf that was darker than sable,
and the lawn apron that was whiter than hermine. Her gown was of the
richest black velvet, and, just upon her heart, studded with large
diamonds of an inestimable value disposed in the form of a cross. She
bore an inexpressible cheerfulness and dignity in her aspect; and
though she seemed in years, appeared with so much spirit and vivacity,
as gave her at the same time an air of old age and immortality. I
found my heart touched with so much love and reverence at the sight of
her, that the tears ran down my face as I looked upon her; and still
the more I looked upon her, the more my heart was melted with the
sentiments of filial tenderness and duty. I discovered every moment
something so charming in her figure that I could scarce take my eyes
off it.--On its right hand there sat the figure of a woman so covered
with ornaments, that her face, her body, and her hands were almost
entirely hid under them. The little you could see of her face was
painted; and what I thought very odd, had something in it like
artificial wrinkles. But I was the less surprised at it, when I saw
upon her forehead an old fashioned tower of gray hairs. Her hair-dress
rose very high by three several stories or degrees. Her garments had a
thousand colours in them and were embroidered with crosses in gold,
silver, and silk; she had nothing on, so much as a glove or a slipper,
which was not marked with this figure. Nay, so superstitiously fond
did she appear of it, that she sat cross-legged.... The next to her
was a figure which somewhat puzzled me. It was that of a man looking
with horror in his eyes upon a silver bason filled with water.
Observing something in his countenance that looked like lunacy, I
fancied at first that he was to express that kind of distraction which
the physicians call the hydrophobia. But considering what the
intention of the show was, I immediately recollected myself and
concluded it to be Anabaptism.

                                             (_Tatler_, nº 257.)]


IX

Au-dessus est la poésie. Elle a coulé, dans sa prose, mille fois plus
sincère et plus belle que dans ses vers. De riches fantaisies orientales
viennent s'y dérouler sans petillement d'étincelles comme dans Voltaire,
mais sous une sereine et abondante lumière qui fait ondoyer les plis
réguliers de leur pourpre et de leur or. La musique des larges phrases
cadencées et tranquilles promène doucement l'esprit parmi les
magnificences et les enchantements romanesques, et le profond sentiment
de la nature toujours jeune rappelle la quiétude fortunée de
Spenser[408]. À travers les discrètes moqueries ou les intentions
morales, on sent que son imagination est heureuse, qu'elle se plaît à
contempler les balancements des forêts qui peuplent les montagnes,
l'éternelle verdure des vallées que vivifient les sources fraîches, et
les larges horizons qui ondulent au bord du ciel lointain. Les
sentiments grands et simples viennent d'eux-mêmes se lier à ces nobles
images, et leur harmonie mesurée compose un spectacle unique, digne de
ravir le coeur d'un honnête homme par sa gravité et par sa douceur.
Telle est cette vision de Mirza qu'il faut traduire presque en
entier[409]: «Le cinquième jour de la lune, étant monté sur les hautes
collines de Bagdad, pour passer le reste du jour dans la méditation et
dans la prière, je tombai en une profonde méditation sur la vanité de la
vie humaine, et passant d'une pensée à l'autre: Sûrement, me dis-je,
l'homme n'est qu'une ombre et la vie un songe.--Pendant que je rêvais
ainsi, je jetai les yeux sur le sommet d'un roc qui n'était pas loin de
moi, et j'y aperçus une figure en habit de berger, avec un instrument de
musique à la main. Comme je le regardais, il porta l'instrument à ses
lèvres et se mit à en jouer. Le son était infiniment doux et modulé en
une variété de tons d'une mélodie inexprimable, tout à fait différente
de ce que j'avais jamais entendu. Ils me firent penser à ces airs
célestes qui accueillent les âmes envolées des justes à leur entrée dans
le paradis pour effacer le souvenir de leur récente agonie et les
préparer aux plaisirs de ce lieu bienheureux. Mon coeur se fondait dans
un secret ravissement.... Le Génie me conduisit alors vers la plus haute
cime du roc et me posa sur le faîte. Jette tes yeux vers l'orient, me
dit-il; et raconte-moi ce que tu vois.--Je vois, répondis-je, une large
vallée et un prodigieux courant de mer qui roule à travers
elle.--Considère maintenant, me dit-il, cette mer, qui à ses deux
extrémités est bornée par des ténèbres, et dis-moi ce que tu y
découvres.--Je vois, repris-je, un pont qui s'élève au milieu du
courant.--Le pont que tu vois, me dit-il, est la vie humaine:
considère-le attentivement.--L'ayant regardé plus à loisir, je vis qu'il
consistait en soixante-dix arches entières et en plusieurs arches
rompues qui, avec les autres, faisaient environ cent. Comme je les
comptais, le Génie me dit que ce pont était d'abord de mille arches,
mais qu'une grande inondation avait balayé le reste, et l'avait laissé
ruiné comme je le voyais maintenant.--Dis-moi encore, reprit-il, ce que
tu y découvres.--Je vois, répondis-je, une multitude de gens qui le
traversent, et un nuage noir suspendu sur chacune de ses deux
issues.--Puis, regardant plus attentivement, je vis plusieurs des
voyageurs tomber au travers dans la grande marée qui conduit au-dessous,
et je découvris bientôt qu'il y avait dans ce pont d'innombrables
trappes cachées, où l'on ne mettait le pied que pour s'enfoncer et
disparaître à l'instant. Ces piéges étaient très-serrés à l'entrée du
pont, en sorte que des multitudes d'arrivants, à peine sortis du nuage,
s'y engloutissaient dès l'abord. Ils devenaient moins nombreux vers le
milieu, mais se multipliaient et se pressaient en approchant des
dernières arches complètes. Quelques voyageurs, à la vérité, mais leur
nombre était bien petit, avançaient en clopinant jusque sur les arches
rompues, mais tombaient tour à tour, au travers, épuisés comme ils
étaient et accablés d'une si longue marche.... Mon coeur se remplit
d'une profonde tristesse en voyant plusieurs des passants qui tombaient
à l'improviste, au milieu de leur joie et de leurs éclats de rire, et
s'accrochaient à tout ce qui était près d'eux pour se sauver. D'autres
avaient les yeux vers le ciel, dans une attitude pensive, et au milieu
de leur contemplation trébuchaient, et on ne les revoyait plus. Il y
avait des multitudes affairées à la poursuite de babioles qui brillaient
et dansaient devant leurs yeux; mais souvent, au moment où ils croyaient
les saisir, le pied leur manquait, et ils étaient précipités.... Je
poussai un profond soupir, et le Génie, touché de compassion, me dit de
regarder vers cet épais brouillard dans lequel le courant portait les
diverses générations de mortels engloutis. Je regardai, et mes yeux
qu'il avait fortifiés virent que la vallée s'ouvrait à son extrémité et
s'étendait en un océan immense où s'allongeait un roc énorme de diamant
qui la divisait en deux parts. Les nuages reposaient encore sur une des
deux moitiés, en sorte que de ce côté je ne pus rien découvrir; mais
l'autre était un vaste océan semé d'îles innombrables: ces îles étaient
couvertes de fruits et de fleurs, et entrecoupées de mille petites mers
brillantes qui serpentaient tout au travers. J'y pus distinguer des
personnages revêtus d'habits glorieux avec des couronnes sur leurs
têtes, les uns passant parmi les arbres, d'autres couchés au bord des
fontaines, d'autres reposant sur des lits de fleurs, et j'entendis une
harmonie confuse de chants d'oiseaux, d'eaux murmurantes, de voix
humaines et d'instruments mélodieux.--La joie entra dans mon coeur à la
vue d'une apparition si délicieuse. Je souhaitai les ailes d'un aigle
pour m'envoler jusqu'à ces demeures fortunées; mais le Génie me dit
qu'on n'y pénétrait que par les portes de la mort que je voyais s'ouvrir
à chaque instant sur le pont.--Ces îles, me dit-il, que tu vois si
fraîches et si vertes et dont la face de l'Océan semble bigarrée aussi
loin que tes regards portent, sont plus nombreuses que les grains de
sable sur le rivage de la mer; il y en a des myriades derrière celles
que tu découvres, au delà de ce que ton oeil, et même de ce que ton
imagination peut atteindre. Elles sont les demeures des hommes de bien
après leur mort.... Ne sont-ce point là, ô Mirza, des asiles dont la
possession mérite des efforts? La vie semble-t-elle misérable,
lorsqu'elle fournit l'occasion de gagner une telle récompense? Dois-tu
craindre la mort qui te conduit vers une vie si heureuse? Ne juge pas
que l'homme ait été fait en vain, puisqu'une telle éternité lui a été
réservée.--Je contemplai avec un plaisir inexprimable ces îles
bienheureuses.--Maintenant, dis-je au Génie, montre-moi, je t'en
supplie, les secrets cachés derrière ces noirs nuages qui couvrent
l'Océan de l'autre côté du roc de diamant.--Comme le Génie ne me
répondait pas, je me tournai pour lui faire une seconde fois ma demande,
mais je trouvai qu'il m'avait quitté. Je voulus revoir alors la vision
que j'avais si longtemps contemplée. Mais au lieu de la marée roulante,
du pont avec ses arches, et des îles heureuses, je ne vis rien que la
longue vallée creuse de Bagdad avec les troupeaux de boeufs, de brebis
et de chameaux qui paissaient sur ses deux flancs.»

Dans cette morale ornée, dans cette belle raison si correcte et si
éloquente, dans cette imagination ingénieuse et noble, je trouve en
abrégé tous les traits d'Addison. Ce sont les nuances anglaises qui
distinguent leur âge classique du nôtre, une raison plus étroite et
plus pratique, une urbanité plus poétique et moins éloquente, un fonds
d'esprit plus inventif et plus riche, moins sociable et moins délicat.

[Note 408: _Histoire d'Abdallah_, _Histoire d'Hilpa_.]

[Note 409: On the fifth day of the moon, which according to the custom
of my forefathers I always keep holy, after having washed myself, and
offered up my morning devotions, I ascended the high hills of Bagdad,
in order to pass the rest of the day in meditation and prayer. As I
was here airing myself on the tops of the mountains, I fell into a
profound contemplation on the vanity of human life; and passing from
one thought to another: Surely, said I, man is but a shadow and life a
dream. Whilst I was thus musing, I cast my eyes towards the summit of
a rock that was not far from me, where I discovered one in the habit
of a shepherd, with a little musical instrument in his hand. As I
looked upon him, he applied it to his lips, and began to play upon it.
The sound of it was exceeding sweet, and wrought into a variety of
tunes that were inexpressibly melodious, and altogether different from
any thing I had ever heard. They put me in mind of those heavenly airs
that are played to the departed souls of good men upon their first
arrival in paradise, to wear out the impressions of the last agonies,
and qualify them for the pleasures of that happy place. My heart
melted away in secret raptures....

He then led me to the highest pinnacle of the rock, and placing me on
the top of it: Cast thy eyes eastward, said he, and tell me what thou
seest.--I see, said I, a huge valley, and a prodigious tide of water
rolling through it.--The valley that thou seest, said he, is the vale
of misery, and the tide of water that thou seest is part of the great
tide of eternity.--What is the reason, said I, that the tide I see
rises out of a thick mist at one end, and again loses itself in a
thick mist at the other?--What thou seest, said he, is that portion of
eternity which is called Time, measured out by the sun, and reaching
from the beginning of the world to its consummation. Examine now, said
he, this sea that is thus bounded with darkness at both ends, and tell
me what thou discoverest in it.--I see a bridge, said I, standing in
the midst of the tide.--The bridge thou seest, said he, is human life,
consider it attentively.--Upon a more leisurely survey of it, I found
that it consisted of threescore and ten entire arches, with several
broken arches which added to those that were entire, made up the
number about an hundred. As I was counting the arches, the genius told
me that this bridge consisted at first of a thousand arches; but that
a great flood swept away the rest, and left the bridge in the ruinous
condition I now beheld it. But tell me further, said he, what thou
discoverest on it.--I see multitudes of people passing over it, said
I, and a black cloud hanging on each end of it.--As I looked more
attentively, I saw several of the passengers dropping through the
bridge, into the great tide that flowed underneath it; and upon
further examination, perceived there were innumerable trap-doors that
lay concealed in the bridge, which the passengers no sooner trod upon,
but they fell through them into the tide and immediately disappeared.
These hidden pitfalls were set very thick at the entrance of the
bridge, so that throngs of people no sooner broke through the cloud,
but many of them fell into them. They grew thinner towards the middle,
but multiplied and lay closer together towards the end of the arches
that were entire.

There were indeed some persons, but their number was very small, that
continued a kind of hobbling march on the broken arches, but fell
through one after another, being quite tired and spent with so long a
walk.

I passed some time in the contemplation of this wonderful structure,
and the great variety of objects which it presented. My heart was
filled with a deep melancholy to see several dropping unexpectedly in
the midst of mirth and jollity, and catching at every thing that stood
by them to save themselves. Some were looking up towards the heavens
in a thoughtful posture, and in the midst of a speculation stumbled
and fell out of sight. Multitudes were very busy in the pursuit of
bubbles that glittered in their eyes and danced before them; but often
when they thought themselves within the reach of them, their footing
failed and down they sunk. In this confusion of objects, I observed
some with scimetars in their hands, and others with urinals, who ran
to and fro upon the bridge, thrusting several persons on trap-doors
which did not seem to lie in their way, and which they might have
escaped, had they not been thus forced upon them.

I here fetched a deep sigh. Alas, said I, man was made in vain! How is
he given away to misery and mortality! tortured in life, and swallowed
up in death!--The genius being moved with compassion towards me, bid
me quit so uncomfortable a prospect: look no more, said he, on man in
the first stage of his existence, in his setting out for eternity; but
cast thine eye on that thick mist into which the tide bears the
several generations of mortals that fall into it.--I directed my sight
as I was ordered, and (whether or no the good genius strengthened it
with any supernatural force, or dissipated part of the mist that was
before too thick for the eye to penetrate) I saw the valley opening at
the further end, and spreading forth into an immense ocean that had a
huge rock of adamant running through the midst of it, and dividing it
into two equal parts. The clouds still rested on one half of it,
insomuch that I could discover nothing in it: But the other appeared
to me a vast ocean planted with innumerable islands, that were covered
with fruits and flowers, and interwoven with a thousand little shining
seas that ran among them. I could see persons dressed in glorious
habits with garlands upon their heads, passing among the trees, lying
down by the sides of fountains, or resting on beds of flowers; and
could hear a confused harmony of singing birds, falling waters, human
voices, and musical instruments. Gladness grew in me upon the
discovery of so delightful a scene. I wished for the wings of an
eagle, that I might fly away to those happy seats; but the genius told
me there was no passage to them, except through the gates of death
that I saw opening every moment upon the bridge. The islands, said he,
that lie so fresh and green before thee, and with which the whole face
of the ocean appears spotted as far as thou canst see, are more in
number than the sands on the sea shore; there are myriads of islands
behind those which thou here discoverest, reaching farther than thine
eye, or even thine imagination can extend itself. These are the
mansions of good men after death, who according to the degree and
kinds of virtue in which they excelled, are distributed among these
several islands, which abound with pleasures of different kinds and
degrees, suitable to the relishes and perfections of those who are
settled in them; every island is a paradise accommodated to its
respective inhabitants. Are not these, O Mirza, habitations worth
contending for? Does life appear miserable, that gives the
opportunities of earning such a reward? Is death to be feared, that
will convey thee to so happy an existence? Think not man was made in
vain, who has such an eternity reserved for him.--I gazed with
inexpressible pleasure on these happy islands. At length, said I, show
me now, I beseech thee, the secrets that lie hid under those dark
clouds which cover the ocean on the other side of the rock of adamant.
The genius making me no answer, I turned about to address myself to
him a second time, but I found that he had left me; I then turned
again to the vision which I had been so long contemplating; but
instead of the rolling tide, the arched bridge, and the happy islands,
I saw nothing but the long hollow valley of Bagdad, with oxen, sheep,
and camels grazing upon the sides of it.]


FIN DU TROISIÈME VOLUME.



TABLE DES MATIÈRES

CONTENUES DANS LE TROISIÈME VOLUME.


LIVRE III.

L'AGE CLASSIQUE.


CHAPITRE I. -- La Restauration.

§ 1. Les viveurs.

    I. Les excès du puritanisme. -- Comment ils amènent les
     excès du sensualisme.                                           5

   II. Peinture de ces moeurs par un étranger. -- Les Mémoires
     de Grammont. -- Différence de la débauche en France et en
     Angleterre.                                                     9

  III. L'_Hudibras_ de Butler. -- Platitude de son comique et
     âpreté de sa rancune.                                          13

   IV. Bassesses, cruautés, brutalités, débauches de la cour.
     --Rochester, sa vie, ses poëmes, son style, sa morale.         17

    V. Quelle est la philosophie qui convient à ces moeurs. --
     Hobbes, son esprit et son style. -- Ses retranchements et
     ses découvertes. -- Sa méthode mathématique. -- En quoi il
     se rapproche de Descartes. -- Sa morale, son esthétique, sa
     politique, sa logique, sa psychologie, sa métaphysique. --
     Esprit et objet de sa philosophie.                             29

    VI. Le théâtre. -- Changement dans le goût et dans le
     public. --L'auditoire avant la Restauration, et l'auditoire
     après la Restauration.                                         38

   VII. Dryden. -- Disparates de ses comédies. -- Maladresse de
     ses indécences. -- Comment il traduit l'_Amphitryon_ de
     Molière.                                                       42

  VIII. Wycherley. -- Sa vie. -- Son caractère. -- Sa
     tristesse, son âpreté et son impudeur. -- _L'Amour au bois_,
     _l'Épouse campagnarde_, _le Maître de danse_. -- Peintures
     licencieuses et détails repoussants. -- Son énergie et son
     réalisme. -- Rôles d'Olivia et de Manly dans son _Plain
     dealer_. -- Paroles de Milton.                                 45


§ 2. Les mondains.

    I. Apparition de la vie mondaine en Europe. -- Ses
     conditions et ses causes. -- Comment elle s'établit en
     Angleterre. -- Les modes, les amusements, les conversations,
     les airs et les talents de salon.                              65

   II. Avénement de l'esprit classique en Europe. -- Ses
     origines. -- Ses caractères. -- Différence de la
     conversation sous Élisabeth et sous Charles II.                69

  III. Sir William Temple. -- Sa vie, son caractère, son
     esprit, son style.                                             72

   IV. Les écrivains à la mode. -- Leur langage correct, leurs
     façons galantes. -- Sir Charles Sedley, le comte de Dorset,
     Edmund Waller. --Ses sentiments et son style. -- En quoi il
     est poli. -- En quoi il n'est pas assez poli. -- Culture du
     style. -- Manque de poésie. --Caractère de la poésie et du
     style classiques et monarchiques.                              81

    V. Sir John Denham. -- Son poëme de _Cooper's Hill_. --
     Ampleur oratoire de ses vers. -- Gravité anglaise de ses
     préoccupations morales. -- Comment les gens du monde et les
     écrivains se modèlent alors sur la France.                     92

   VI. Les comiques. -- Comparaison de ce théâtre et de celui
     de Molière. -- L'ordre des idées dans Molière. -- Les idées
     générales dans Molière. -- Comment chez Molière l'odieux est
     dissimulé, quoique la vérité soit peinte. -- Comment chez
     Molière l'honnête homme reste homme du monde. -- Comment
     l'honnête homme de Molière est un modèle français.             98

  VII. L'action. -- Entre-croisement des intrigues. --
     Frivolité des intentions. -- Apreté des caractères. --
     Grossièreté des moeurs -- En quoi consiste le talent de
     Wycherley, Congrève, Vanbrugh et Farquhar. -- Quels
     personnages ils peuvent composer.                             109

  VIII. Les personnages naturels. -- Le mari, sir John Brute,
     squire Sullen. -- Le père, sir Tunbelly. -- La jeune fille,
     miss Hoyden. --Le jeune garçon, squire Humphry. -- Idée de
     la nature d'après ce théâtre.                                 114

   IX. Les personnages artificiels. -- Les femmes du monde. --
     Miss Prue.-Lady Wishfort. -- Lady Pliant. -- Mistress
     Millamant. -- Les hommes du monde. Mirabell. -- Idée de la
     société d'après ce théâtre. -- Pourquoi cette culture et
     cette littérature n'ont pas produit d'oeuvres durables. --
     En quoi elles sont opposées au caractère anglais. --
     Transformation du goût et des moeurs.                         123

    X. La prolongation de la comédie. -- Sheridan. -- Sa vie. --
     Son talent. -- _L'École de médisance._ -- Comment la comédie
     dégénère et s'éteint. -- Cause de la décadence du théâtre en
     Europe et en Angleterre.                                      144


CHAPITRE II. -- Dryden.

    I. Débuts de Dryden. -- Fin de l'âge poétique. -- Causes des
     décadences et des renaissances littéraires.                   163

   II. Sa famille. -- Son éducation. -- Ses études. -- Ses
     lectures. --Ses habitudes. -- Sa situation. -- Son
     caractère. -- Son public. --Ses amitiés. -- Ses querelles.
     -- Concordance de sa vie et de son talent.                    165

  III. Les théâtres rouverts et transformés. -- Le nouveau
     public et le goût nouveau. -- Théories dramatiques de
     Dryden. -- Son jugement sur l'ancien théâtre anglais. -- Son
     jugement sur le nouveau théâtre français. -- Son oeuvre
     composite. -- Disparates de son théâtre. --_L'Amour
     tyrannique._ -- Grossièretés de ses personnages.
     --_L'Empereur des Indes_, _Aurengzèbe_, _Almamzor_.           169

   IV. Style de ce théâtre. -- Le vers rimé. -- La diction
     fleurie. --Les tirades pédantesques. -- Désaccord du style
     classique et des événements romantiques. -- Comment Dryden
     reprend et gâte les inventions de Shakspeare et de Milton.
     -- Pourquoi ce drame n'a pas abouti.                          187

    V. Mérites de ce drame. -- Personnages d'Antoine, d'Octavie
     et de Ventidius. -- Otway. -- Sa vie. -- Ses oeuvres. --
     _L'Orpheline_, _Venise sauvée_.                               197

   VI. Dryden écrivain. -- Espèce, portée, limites de son
     esprit. -- Sa maladresse dans la flatterie et les
     gravelures. -- Sa pesanteur dans la dissertation et la
     discussion. -- Sa vigueur et son honnêteté foncière.          217

  VII. Comment la littérature en Angleterre a son emploi dans
     la politique et la religion. -- Poëmes politiques de Dryden:
     _Absalon et Achitophel_, _la Médaille_. -- Poëmes religieux
     de Dryden: _Religio Laici_, _la Biche et la Panthère_. --
     Apreté et virulence de ces poëmes. -- _Mac Flecnoe._          227

  VIII. Apparition de l'art d'écrire. -- Différence entre la
     forme d'esprit de l'âge artistique et la forme d'esprit de
     l'âge classique. -- Procédés de Dryden. -- La diction
     soutenue et oratoire.                                         236

   IX. Manque d'idées générales en cet âge et dans cet esprit.
     -- Ses traductions. -- Ses remaniements. -- Ses imitations.
     -- Ses contes et ses épîtres. -- Ses défauts. -- Ses
     mérites. -- Sérieux de son caractère, élans de son
     inspiration, accès d'éloquence poétique. --_Ode pour la fête
     de sainte Cécile._                                            240

    X. Fin de Dryden. -- Ses misères. -- Sa pauvreté. -- En quoi
     son oeuvre est incomplète. -- Sa mort.                        251


CHAPITRE III. -- La Révolution.

    I. La révolution morale au dix-huitième siècle. -- Elle
     accompagne la révolution politique.                           254

   II. Brutalité du peuple. -- Le gin. -- Les émeutes. --
     Corruption des grands. -- Les moeurs politiques. --
     Trahisons sous Guillaume et Anne. -- Vénalité sous Walpole
     et Bute. -- Les moeurs privées. -- Les viveurs. -- Les
     athées. -- _Lettres de lord Chesterfield._ -- Sa politesse
     et sa morale. -- _L'Opéra du Gueux_, par Gay. -- Ses
     élégances et sa satire.                                       255

  III. Principes de la civilisation en France et en
     Angleterre. -- La conversation en France. Comment elle
     aboutit à une révolution. -- Le sens moral en Angleterre.
     Comment il aboutit à une réforme.                             269

   IV. La religion. -- Les apparences visibles. -- Le sentiment
     profond. -- Comment la religion est populaire. -- Comment
     elle est vivante. --Les ariens. -- Les méthodistes.           277

    V. La chaire. -- Médiocrité et efficacité de la prédication.
     --Tillotson. -- Sa lourdeur et sa solidité. -- Barrow. --
     Son abondance et sa minutie. -- South. -- Son âcreté et son
     énergie. -- Comparaison des prédicateurs en France et en
     Angleterre.                                                   287

   VI. La théologie. -- Comparaison de l'apologétique en France
     et en Angleterre. -- Sherlock, Stillingfleet, Clarke. -- La
     théologie n'est pas spéculative, mais morale. -- Les plus
     grands esprits se rangent du côté du christianisme. --
     Impuissance de la philosophie spéculative. -- Berkeley,
     Newton, Locke, Hume, Reid. -- Développement de la
     philosophie morale. -- Smith, Butler, Price, Hutcheson.       304

  VII. La constitution. -- Le sentiment du droit. -- _Traité
     du gouvernement_, par Locke. -- La théorie du droit
     personnel est acceptée. -- Comment le tempérament, l'orgueil
     et l'intérêt la soutiennent. -- La théorie du droit
     personnel est appliquée. --Comment les élections, les
     journaux, les tribunaux la mettent en pratique.               313

  VIII. La tribune. -- Énergie et rudesse de cette éloquence.
     -- Lord Chatam. -- Junius. -- Fox. -- Sheridan. -- Pitt. --
     Burke.                                                        322

   IX. Issue du travail du siècle. -- Transformation économique
     et morale. -- Comparaison des portraits de Reynolds et de
     ceux de Lely. -- Doctrines et tendances contraires en France
     et en Angleterre. --Les révolutionnaires et les
     conservateurs. -- Jugement de Burke et du peuple anglais sur
     la Révolution française.                                      341


CHAPITRE IV. -- Addison.

    I. Addison et Swift dans leur siècle. -- En quoi ils se
     ressemblent et en quoi ils diffèrent.                         355

   II. L'homme. -- Son éducation et sa culture. -- Ses vers
     latins. --Son voyage en France et en Italie. -- Son _Épître
     à lord Halifax_. --Ses _Remarques sur l'Italie_. -- Son
     _Dialogue sur les médailles_. --Son poëme sur la _Campagne
     de Blenheim_. -- Sa douceur et sa bonté. --Ses succès et son
     bonheur.                                                      356

  III. Son sérieux et sa raison. -- Ses études solides et son
     observation exacte. -- Sa connaissance des hommes et sa
     pratique des affaires. -- Noblesse de son caractère et de sa
     conduite. -- Élévation de sa morale et de sa religion. --
     Comment sa vie et son caractère ont contribué à l'agrément
     et à l'utilité de ses écrits.                                 365

   IV. Le moraliste. -- Ses essais sont tous moraux. -- Contre
     la vie grossière, sensuelle ou mondaine. -- Cette morale est
     pratique, et partant banale et décousue. -- Comment elle
     s'appuie sur le raisonnement et le calcul. -- Comment elle
     a pour but la satisfaction en ce monde, et le bonheur dans
     l'autre. -- Mesquinerie spéculative de sa conception
     religieuse. -- Excellente pratique de sa conception
     religieuse.                                                   370

    V. L'écrivain. -- Conciliation de la morale et de
     l'élégance. -- Quel style convient aux gens du monde. --
     Mérites de ce style. --Inconvénients de ce style. -- Addison
     critique. -- Son jugement sur le _Paradis perdu_. -- Accord
     de son art et de sa critique. -- Limites de la critique et
     de l'art classiques. -- Ce qui manque à l'éloquence
     d'Addison, de l'Anglais et du moraliste.                      385

   VI. La plaisanterie grave. -- L'humour. -- L'imagination
     sérieuse et féconde. -- _Sir Roger de Coverley._ -- Le
     sentiment religieux et poétique. -- _Vision de Mirza._ --
     Comment le fonds germanique subsiste sous la culture latine.  395


FIN DE LA TABLE.


[Notes au lecteur de ce fichier numérique:

Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
corrigées.

Les rappels [NM] correspondent à des rappels pour lesquelles les
notes de fin de page sont manquantes.]





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