Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Histoire de la Littérature Anglaise (Volume 5 de 5)
Author: Taine, Hippolyte, 1828-1893
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Histoire de la Littérature Anglaise (Volume 5 de 5)" ***


(This file was produced from images generously made
available by the Bibliothèque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



HISTOIRE

DE LA

LITTÉRATURE ANGLAISE


TOME CINQUIÈME ET COMPLÉMENTAIRE


LES CONTEMPORAINS



OUVRAGES DU MÊME AUTEUR:

(Librairie Hachette.)


  VOYAGE AUX PYRÉNÉES, in-18, 5e édition.

  LA FONTAINE ET SES FABLES, in-18, 4e édition.

  ESSAI SUR TITE-LIVE, in-18, 2e édition.

  LES PHILOSOPHES CLASSIQUES DU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE, in-18, 3e édition.

  ESSAIS DE CRITIQUE ET D'HISTOIRE, in-18, 2e édition.

  NOUVEAUX ESSAIS DE CRITIQUE ET D'HISTOIRE, in-18, 2e édition.

  VIE ET OPINIONS DE M. GRAINDORGE, in-18, 4e édition.

  VOYAGE EN ITALIE, 2 volumes in-8.


(Librairie Germer-Baillière.)


  PHILOSOPHIE DE L'ART, in-18.

  PHILOSOPHIE DE L'ART EN ITALIE, in-18.

  DE L'IDÉAL DANS L'ART, in-18.

  PHILOSOPHIE DE L'ART DANS LES PAYS-BAS, in-18.



10616.--Impr. génér. de Ch. Lahure, rue de Fleurus, 9, à Paris.



HISTOIRE

DE LA

LITTÉRATURE ANGLAISE


PAR H. TAINE


TOME CINQUIÈME ET COMPLÉMENTAIRE


LES CONTEMPORAINS



DEUXIÈME ÉDITION REVUE ET AUGMENTÉE



  PARIS
  LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie
  BOULEVARD SAINT-GERMAIN, Nº 77
  1869

  Droits de propriété et de traduction réservés



AVERTISSEMENT.


Ce volume est le complément de l'_Histoire de la littérature
anglaise_; il est écrit sur un autre plan, parce que le sujet est
autre. La période présente n'est point encore accomplie, et les idées
qui la gouverneront sont en voie de formation, c'est-à-dire à l'état
d'ébauches; c'est pourquoi on ne peut à présent les grouper en
système. Quand les documents ne sont encore que des indices,
l'histoire doit se réduire à des études: la science se modèle sur la
vie, et nos conclusions restent forcément incomplètes, quand les faits
qui nous les suggèrent sont inachevés. Dans cinquante ans, on pourra
écrire l'histoire de ce siècle; en attendant on ne peut que
l'esquisser. J'ai choisi parmi les écrivains anglais contemporains les
esprits les plus inventifs, les plus conséquents et les plus opposés;
on peut les considérer comme des _spécimens_ qui représentent les
traits communs, les tendances contraires, et par suite la direction
générale de l'esprit public.

Ce ne sont que des spécimens. À côté de Macaulay et de Carlyle, il y
a des historiens comme Hallam, Buckle et Grote; à côté de Dickens et
de Thackeray, il y a des romanciers comme Bulwer, Charlotte Brontë,
mistress Gaskell, Elliot, et je ne sais combien d'autres; à côté de
Tennyson, il y a des poëtes comme Elisabeth Browning; à côté de Stuart
Mill, il y a des philosophes comme Hamilton, Bain et Herbert Spencer.
Je laisse de côté le très-grand nombre d'hommes de talent qui écrivent
sans les signer les articles des revues, et qui, comme des soldats
dans une armée, manifestent parfois plus clairement que les généraux
les facultés et les inclinations de leur temps et de leur nation. Si
l'on cherche ce qu'il y a de commun dans cette multitude d'esprits
divers, on y retrouvera, je pense, les deux traits saillants que j'ai
déjà marqués. L'un de ces traits est propre à la civilisation
anglaise, l'autre à la civilisation du dix-neuvième siècle. L'un est
national, l'autre est européen. D'un côté, et cela est particulier à
ce peuple, cette littérature est une enquête instituée sur l'homme,
toute positive et partant médiocrement belle, ou philosophique, mais
très-exacte, très-minutieuse, très-utile, en outre très-morale, et
cela à un tel degré que parfois la générosité ou la pureté de ses
aspirations l'élèvent jusqu'à une région que nul artiste ou philosophe
n'a dépassée. D'un autre côté, et cela est commun aux divers peuples
de notre âge, cette littérature subordonne les croyances et les
institutions régnantes à l'examen personnel et à la science établie,
je veux dire à ce tribunal irrécusable qui se dresse dans la
conscience solitaire de chaque homme, et à cette autorité universelle
que les diverses raisons humaines rectifiées l'une par l'autre et
contrôlées par la pratique, empruntent aux vérifications de
l'expérience et à leur propre accord.

Quel que soit le jugement qu'on porte sur ces tendances et sur ces
doctrines, on ne pourra, je pense, leur refuser le mérite d'être
spontanées et originales. Ce sont des plantes vivantes et des plantes
vivaces. Les six écrivains décrits dans ce volume ont exprimé sur
Dieu, la nature, l'homme, la science, la religion, l'art et la morale,
des idées efficaces et complètes. Pour produire de telles idées, il
n'y a aujourd'hui en Europe que trois nations, l'Angleterre,
l'Allemagne et la France. On trouvera ici celles de l'Angleterre
ordonnées, discutées et comparées à celles des deux autres pays
pensants.



HISTOIRE

DE LA

LITTÉRATURE ANGLAISE.

LIVRE V.

LES CONTEMPORAINS.



CHAPITRE I.

Le Roman. Dickens.


§ 1.

L'ÉCRIVAIN.

     I. Liaison des diverses parties de chaque talent. -- Importance
     de la façon d'imaginer.

     II. Lucidité et intensité de l'imagination chez Dickens. --
     Audace et véhémence de sa fantaisie. -- Comment chez lui les
     objets inanimés se personnifient et se passionnent. -- En quoi sa
     conception est voisine de la vision. -- En quoi elle est voisine
     de la monomanie. -- Comment il peint les hallucinés et les fous.

     III. À quels objets il applique son enthousiasme. -- Ses
     trivialités et sa minutie. -- En quoi il ressemble aux peintres
     de son pays. -- En quoi il diffère de George Sand. -- _Miss Ruth_
     et _Geneviève_. -- _Un Voyage en diligence._

     IV. Véhémence des émotions que ce genre d'imagination doit
     produire. -- Son pathétique. -- L'ouvrier _Stephen_: -- Son
     comique. -- Pourquoi il arrive à la bouffonnerie et à la
     caricature. -- Emportement et exagération nerveuse de sa gaieté.


§ 2.

LE PUBLIC.

     I. Le roman anglais est obligé d'être moral. -- En quoi cette
     contrainte modifie l'idée de l'amour. -- Comparaison de l'amour
     chez George Sand et chez Dickens. -- Peintures de la jeune fille
     et de l'épouse.

     II. En quoi cette contrainte modifie l'idée de la passion. --
     Comparaison des passions dans Balzac et dans Dickens.

     III. Inconvénients de ce parti pris. -- Comment les masques
     comiques ou odieux se substituent aux personnages naturels. --
     Comparaison de Pecksniff et de Tartufe. -- Pourquoi chez Dickens
     l'ensemble manque à l'action.


§ 3.

LES PERSONNAGES.

     I. Deux classes de personnages. -- Les caractères naturels et
     instinctifs. -- Les caractères artificiels et positifs. --
     Préférence de Dickens pour les premiers. -- Aversion de Dickens
     pour les seconds.

     II. L'hypocrite. -- M. Pecksniff. -- En quoi il est Anglais. --
     Comparaison de Pecksniff et de Tartufe. -- L'homme positif. -- M.
     Gradgrind. -- L'orgueilleux. -- M. Dombey. -- En quoi ces
     personnages sont Anglais.

     III. Les enfants. -- Ils manquent dans la littérature française.
     -- Le petit _Joas_ et _David Copperfield_. -- Les gens du peuple.

     IV. L'homme idéal selon Dickens. -- En quoi cette conception
     correspond à un besoin public. -- Opposition en Angleterre de la
     culture et de la nature. -- Redressement de la sensibilité et de
     l'instinct opprimés par la convention et par la règle. -- Succès
     de Dickens.


Si Dickens était mort, on pourrait faire sa biographie. Le lendemain
de l'enterrement d'un homme célèbre, ses amis et ses ennemis se
mettent à l'oeuvre; ses camarades de collége racontent dans les
journaux ses espiègleries d'enfance; un autre se rappelle exactement
et mot pour mot les conversations qu'il eut avec lui il y a vingt-cinq
ans. L'homme d'affaires de la succession dresse la liste des brevets,
nominations, dates et chiffres, et révèle aux lecteurs positifs
l'espèce de ses placements et l'histoire de sa fortune; les
arrière-neveux et les petits-cousins publient la description de ses
actes de tendresse et le catalogue de ses vertus domestiques. S'il n'y
a pas de génie littéraire dans la famille, on choisit un gradué
d'Oxford, homme consciencieux, homme docte, qui traite le défunt comme
un auteur grec, entasse une infinité de documents, les surcharge d'une
infinité de commentaires, couronne le tout d'une infinité de
dissertations, et vient dix ans après, un jour de Noël, avec une
cravate blanche et un sourire serein, offrir à la famille assemblée
trois in-quarto de huit cents pages, dont le style léger endormirait
un Allemand de Berlin. On l'embrasse les larmes aux yeux; on le fait
asseoir; il est le plus bel ornement de la fête, et l'on envoie son
oeuvre à la _Revue d'Édimbourg_. Celle-ci frémit à la vue de ce
présent énorme, et détache un jeune rédacteur intrépide qui compose
avec la table des matières une vie telle quelle. Autre avantage des
biographies posthumes: le défunt n'est plus là pour démentir le
biographe ni le docteur.

Malheureusement Dickens vit encore et dément les biographies qu'on
fait de lui. Ce qui est pis, c'est qu'il prétend être son propre
biographe. Son traducteur lui demandait un jour quelques documents: il
répondit qu'il les gardait pour lui. Sans doute _David Copperfield_,
son meilleur roman, a bien l'air d'une confidence; mais à quel point
cesse la confidence, et dans quelle mesure la fiction orne-t-elle la
vérité? Tout ce qu'on sait, ou plutôt tout ce qu'on répète, c'est que
Dickens est né en 1812, qu'il est fils d'un sténographe, qu'il fut
d'abord sténographe lui-même, qu'il a été pauvre et malheureux dans sa
jeunesse, que ses romans publiés par livraisons lui ont acquis une
grande fortune et une réputation immense. Le lecteur est libre de
conjecturer le reste; Dickens le lui apprendra un jour, quand il
écrira ses mémoires. Jusque-là il ferme sa porte, et laisse à sa porte
les gens trop curieux qui s'obstinent à y frapper. C'est son droit. On
a beau être illustre, on ne devient pas pour cela la propriété du
public; on n'est pas condamné aux confidences; on continue à
s'appartenir; on peut réserver de soi ce qu'on juge à propos d'en
réserver. Si on livre ses oeuvres aux lecteurs, on ne leur livre pas
sa vie. Contentons-nous de ce que Dickens nous a donné. Quarante
volumes suffisent, et au delà, pour bien connaître un homme;
d'ailleurs ils montrent de lui tout ce qu'il importe d'en savoir. Ce
n'est point par les accidents de sa vie qu'il appartient à l'histoire;
c'est par son talent, et son talent est dans ses livres. Le génie
d'un homme ressemble à une horloge: il a sa structure, et parmi toutes
ses pièces un grand ressort. Démêlez ce ressort, montrez comment il
communique le mouvement aux autres, suivez ce mouvement de pièce en
pièce jusqu'à l'aiguille où il aboutit. Cette histoire intérieure du
génie ne dépend point de l'histoire extérieure de l'homme, et la vaut
bien.


§ 1.

L'ÉCRIVAIN.

La première question qu'on doive faire sur un artiste est celle-ci:
Comment voit-il les objets? Avec quelle netteté, avec quel élan, avec
quelle force? La réponse définit d'avance toute son oeuvre; car à
chaque ligne il imagine; il garde jusqu'au bout l'allure qu'il avait
d'abord. La réponse définit d'avance tout son talent; car dans un
romancier l'imagination est la faculté maîtresse; l'art de composer,
le bon goût, le sens du vrai en dépendent; un degré ajouté à sa
véhémence bouleverse le style qui l'exprime, change les caractères
qu'elle produit, brise les plans où elle s'enferme. Considérez celle
de Dickens, vous y apercevrez la cause de ses défauts et de ses
mérites, de sa puissance et de ses excès.


I

Il y a en lui un peintre, et un peintre anglais. Jamais esprit, je
crois, ne s'est figuré avec un détail plus exact et une plus grande
énergie toutes les parties et toutes les couleurs d'un tableau. Lisez
cette description d'un orage; les images semblent prises au
daguerréotype, à la lumière éblouissante des éclairs: «L'oeil, aussi
rapide qu'eux, apercevait dans chacune de leurs flammes une multitude
d'objets qu'en cinquante fois, autant de temps il n'eût point vus au
grand jour: des cloches dans leurs clochers avec la corde et la roue
qui les faisaient mouvoir; des nids délabrés d'oiseaux dans les
recoins et dans les corniches; des figures pleines d'effroi sous la
bâche des voitures qui passaient, emportées par leur attelage
effarouché, avec un fracas que couvrait le tonnerre; des herses et des
charrues abandonnées dans les champs; des lieues et puis encore des
lieues de pays coupé de haies, avec la bordure lointaine d'arbres
aussi visible que l'épouvantail perché dans le champ de fèves à trois
pas d'eux; une minute de clarté limpide, ardente, tremblotante, qui
montrait tout; puis une teinte rouge dans la lumière jaune, puis du
bleu, puis un éclat si intense, qu'on ne voyait plus que de la
lumière: puis la plus épaisse et la plus profonde obscurité[1].»

Une imagination aussi lucide et aussi énergique doit animer sans
effort les objets inanimés. Elle soulève dans l'esprit où elle
s'exerce des émotions extraordinaires, et l'auteur verse sur les
objets qu'il se figure quelque chose de la passion surabondante dont
il est comblé. Les pierres pour lui prennent une voix, les murs blancs
s'allongent comme de grands fantômes, les puits noirs bâillent
hideusement et mystérieusement dans les ténèbres; des légions d'êtres
étranges tourbillonnent en frissonnant dans la campagne fantastique;
la nature vide se peuple, la matière inerte s'agite. Mais les images
restent nettes; dans cette folie, il n'y a ni vague ni désordre; les
objets imaginaires sont dessinés avec des contours aussi précis et des
détails aussi nombreux que les objets réels, et le rêve vaut la
vérité.

Il y a, entre autres, une description du vent de la nuit bizarre et
puissante, qui rappelle certaines pages de _Notre-Dame de Paris_. La
source de cette description, comme de toutes celles de Dickens, est
l'imagination pure. Il ne décrit point, comme Walter Scott, pour
offrir une carte de géographie au lecteur et pour faire la topographie
de son drame. Il ne décrit point comme lord Byron, par amour de la
magnifique nature, et pour étaler une suite splendide de tableaux
grandioses. Il ne songe ni à obtenir l'exactitude, ni à choisir la
beauté. Frappé d'un spectacle quelconque, il s'exalte, et éclate en
figures imprévues. Tantôt ce sont les feuilles jaunies que le vent
poursuit, qui s'enfuient et se culbutent, frissonnantes, effarées,
d'une course éperdue, se collant aux sillons, se noyant dans les
fossés, se perchant sur les arbres[2]. Ici c'est le vent de la nuit
qui tourne autour d'une église, qui tâte en gémissant, de sa main
invisible, les fenêtres et les portes, qui s'enfonce dans les
crevasses, et qui, enfermé dans sa prison de pierre, hurle et se
lamente pour en sortir: «Quand il a rôdé dans les ailes, lorsqu'il
s'est glissé autour des piliers, et qu'il a essayé le grand orgue
sonore, il s'envole, va choquer le plafond et tente d'arracher les
poutres, puis il s'abat désespéré sur le parvis et s'engouffre en
murmurant sous les voûtes. Parfois il revient furtivement et se traîne
en rampant le long des murs. Il semble lire en chuchotant les
épitaphes des morts. Sur quelques-unes, il passe avec un bruit
strident comme un éclat de rire; sur d'autres, il crie et gémit comme
s'il pleurait[3].»--Jusqu'ici vous ne reconnaissiez que l'imagination
sombre d'un homme du nord. Un peu plus loin, vous apercevez la
religion passionnée d'un protestant révolutionnaire, lorsqu'il vous
parle des sons funèbres que jette le vent attardé autour de l'autel,
des accents sauvages avec lesquels il semble chanter les attentats que
l'homme commet et les faux dieux que l'homme adore. Mais au bout d'un
instant l'artiste reprend la parole: il vous conduit au clocher, et
dans le cliquetis des mots qu'il entasse, il donne à vos nerfs la
sensation de la tourmente aérienne. Le vent siffle et gambade dans les
arcades, dans les dentelures, dans les clochetons grimaçants de la
tour; il se roule et s'entortille autour de l'escalier tremblant; il
fait pirouetter la girouette qui grince. Dickens a tout vu dans le
vieux beffroi; sa pensée est un miroir, il n'y a pas un des détails
les plus minutieux et les plus laids qui lui échappe. Il a compté les
barres de fer rongées par la rouille, les feuilles de plomb ridées et
recroquevillées qui craquent et se soulèvent étonnées sous le pied qui
les foule, les nids d'oiseaux délabrés et empilés dans les recoins des
madriers moisis, la poussière grise entassée, les araignées
mouchetées, indolentes, engraissées par une longue sécurité, qui,
pendues par un fil, se balancent paresseusement aux vibrations des
cloches, et qui, sur une alarme soudaine, grimpent ainsi que des
matelots après leurs cordages, ou se laissent glisser à terre, et
jouent prestement de leurs vingt pattes agiles, comme pour sauver une
vie. Cette peinture fait illusion. Suspendu à cette hauteur, entre les
nuages volants qui promènent leurs ombres sur la ville et les lumières
affaiblies qu'on distingue à peine dans la vapeur, on éprouve une
sorte de vertige, et l'on n'est pas loin de découvrir, comme Dickens,
une pensée et une âme dans la voix métallique des cloches qui habitent
ce château tremblant.

Il fait un roman sur elles, et ce n'est pas le premier. Dickens est un
poëte; il se trouve aussi bien dans le monde imaginaire que dans le
réel. Ici, ce sont les cloches, qui causent avec le pauvre vieux
commissionnaire du coin et le consolent. Ailleurs, c'est le grillon du
foyer qui chante toutes les joies domestiques, et ramène sous les yeux
du maître désolé les heureuses soirées, les entretiens confiants, le
bien-être, la tranquille gaieté dont il a joui et qu'il n'a plus.
Ailleurs, c'est l'histoire d'un enfant malade et précoce qui se sent
mourir, et qui, en s'endormant dans les bras de sa soeur, entend la
chanson lointaine des vagues murmurantes qui l'ont bercé. Les objets,
chez Dickens, prennent la couleur des pensées de ses personnages. Son
imagination est si vive, qu'elle entraîne tout avec elle dans la voie
qu'elle se choisit. Si le personnage est heureux, il faut que les
pierres, les fleurs et les nuages le soient aussi; s'il est triste,
il faut que la nature pleure avec lui. Jusqu'aux vilaines maisons des
rues, tout parle. Le style court à travers un essaim de visions; il
s'emporte jusqu'aux plus étranges bizarreries. Voici une jeune fille,
jolie et honnête, qui traverse la cour des Fontaines et le quartier
des légistes pour aller retrouver son frère. Quoi de plus simple? quoi
de plus vulgaire même? Dickens s'exalte là-dessus. Pour lui faire
fête, il convoque les oiseaux, les arbres, les maisons, la fontaine,
les bureaux, les dossiers de procédure, et bien d'autres choses
encore. C'est une folie, et c'est presque un enchantement:

     Y avait-il assez de vie dans la triste végétation de la cour des
     Fontaines pour que les rameaux enfumés eussent senti venir la
     plus pure et la plus aimable petite femme du monde? C'est une
     question pour les jardiniers et pour les savants qui connaissent
     les amours des plantes. Mais c'était une bonne chose pour cette
     cour pavée d'encadrer une si délicate petite figure; elle passait
     comme un sourire le long des vieilles maisons noires et des
     dalles usées, les laissant plus sombres, plus tristes, plus
     grimaçantes que jamais; cela ne fait pas de doute! La fontaine du
     Temple aurait bien pu sauter de vingt pieds pour saluer cette
     source d'espérance et de jeunesse qui glissait rayonnante dans
     les secs et poudreux canaux de la loi; les moineaux bavards,
     nourris dans les crevasses et dans les trous du Temple, auraient
     pu se taire pour écouter des alouettes imaginaires au moment où
     passait cette fraîche petite créature; les branches sombres, qui
     ne se courbaient jamais que dans leur chétive croissance,
     auraient pu s'incliner vers elle avec amour, comme vers une
     soeur, et verser leur bénédiction sur sa gracieuse tête; les
     vieilles lettres d'amour enfermées dans les bureaux voisins, au
     fond d'une boîte de fer, et oubliées parmi les monceaux de
     papiers de famille où elles s'étaient égarées, auraient pu
     trembler et s'agiter au souvenir fugitif de leurs anciennes
     tendresses, quand de son pas léger elle s'approchait d'elles.
     Mainte chose qui n'arriva point, qui n'arrivera jamais, aurait pu
     arriver pour l'amour de Ruth[4].

Ceci est tourmenté, n'est-il pas vrai? Votre goût français, toujours
mesuré, se révolte contre ces crises d'affectation, contre ces
mièvreries maladives. Et pourtant cette affectation est naturelle;
Dickens ne cherche pas les bizarreries, il les rencontre. Cette
imagination excessive est comme une corde trop tendue: elle produit
d'elle-même, et sans choc violent, des sons qu'on n'entend point
ailleurs.

On va voir comment elle se monte. Prenez une boutique, n'importe
laquelle, la plus rébarbative; celle d'un marchand d'instruments de
marine. Dickens voit les baromètres, les chronomètres, les compas, les
télescopes, les boussoles, les lunettes, les mappemondes, les
porte-voix et le reste. Il en voit tant, il les voit si nettement, ils
se pressent et se serrent, et se recouvrent si fort les uns les autres
dans son cerveau, qu'ils remplissent et qu'ils obstruent, il y a tant
d'idées géographiques et nautiques étalées sous les vitrines, pendues
au plafond, attachées au mur, elles débordent sur lui par tant de
côtés et en telle abondance, qu'il en perd le jugement. La boutique se
transfigure: «Dans la contagion générale, il semble qu'elle se change
en je ne sais quelle machine maritime, confortable, faite en manière
de vaisseau, n'ayant plus besoin que d'une bonne mer pour être lancée
et se mettre tranquillement en chemin pour n'importe quelle île
déserte[5].»

La différence entre un fou et un homme de génie n'est pas fort grande.
Napoléon, qui s'y connaissait, le disait à Esquirol. La même faculté
nous porte à la gloire ou nous jette dans un cabanon. C'est
l'imagination visionnaire qui forge les fantômes du fou et qui crée
les personnages de l'artiste, et les classifications qui servent à
l'un peuvent servir à l'autre. L'imagination de Dickens ressemble à
celle des monomanes. S'enfoncer dans une idée, s'y absorber, ne plus
voir qu'elle, la répéter sous cent formes, la grossir, la porter,
ainsi agrandie, jusque dans l'oeil du spectateur, l'en éblouir, l'en
accabler, l'imprimer en lui si tenace et si pénétrante, qu'il ne
puisse plus l'arracher de son souvenir, ce sont là les grands traits
de cette imagination et de ce style. En cela, _David Copperfield_ est
un chef-d'oeuvre. Jamais objets ne sont restés plus visibles et plus
présents dans la mémoire du lecteur que ceux qu'il décrit. La vieille
maison, le parloir, la cuisine, le bateau de Peggotty, et surtout la
cour de l'école, sont des tableaux d'intérieur dont rien n'égale le
relief, l'énergie et la précision. Dickens a la passion et la patience
des peintres de sa nation: il compte un à un les détails, il note les
couleurs différentes des vieux troncs d'arbres; il voit le tonneau
fendu, les dalles verdies et cassées, les crevasses des murs humides;
il distingue les singulières odeurs qui en sortent; il marque la
grosseur des taches de mousse, il lit les noms d'écoliers inscrits sur
la porte et s'appesantit sur la forme des lettres. Et cette minutieuse
description n'a rien de froid; si elle est si détaillée, c'est que la
contemplation était intense; elle prouve sa passion par son
exactitude. On sentait cette passion sans s'en rendre compte; on la
distingue tout d'un coup au bout de la page; les témérités du style la
rendent visible, et la violence de la phrase atteste la violence de
l'impression. Des métaphores excessives font passer devant l'esprit
des rêves grotesques. On se sent assiégé de visions extravagantes. M.
Mell prend sa flûte, et y souffle, dit Copperfield, «au point que je
finissais par penser qu'il ferait entrer tout son être dans le grand
trou d'en haut pour le faire sortir par les clefs d'en bas.» Tom
Pinch, désabusé, découvre que son maître Pecksniff est un coquin
hypocrite. «Il avait été si longtemps accoutumé à tremper dans son thé
le Pecksniff de son imagination, à l'étendre sur son pain, à le
savourer avec sa bière, qu'il fit un assez pauvre déjeuner le
lendemain de son expulsion.» On pense aux fantaisies d'Hoffmann; on
est pris d'une idée fixe et l'on a mal à la tête. Ces excentricités
sont le style de la maladie plutôt que de la santé.

Aussi Dickens est-il admirable dans la peinture des hallucinations. On
voit qu'il éprouve celles de ses personnages, qu'il est obsédé de
leurs idées, qu'il entre dans leur folie. En sa qualité d'Anglais et
de moraliste, il a décrit nombre de fois le remords. Peut-être
dira-t-on qu'il en fait un épouvantail, et qu'un artiste a tort de se
transformer en auxiliaire du gendarme et du prédicateur. Il n'importe;
le portrait de Jonas Chuzzlewit est si terrible, qu'on peut lui
pardonner d'être utile. Jonas, sorti en cachette de sa chambre, a tué
en trahison son ennemi, et croit dorénavant respirer en paix; mais le
souvenir du meurtre, comme un poison, désorganise insensiblement son
esprit. Il n'est plus maître de ses idées; elles l'emportent avec la
fougue d'un cheval effaré. Il pense incessamment et en frissonnant à
la chambre où on le croit endormi. Il voit cette chambre, il en
compte les carreaux, il imagine les longs plis des rideaux sombres,
les creux du lit qu'il a défait, la porte à laquelle on peut frapper.
À mesure qu'il veut se détacher de cette vision, il s'y enfonce; c'est
un gouffre ardent où il roule en se débattant avec des cris et des
sueurs d'angoisse. Il se suppose couché dans ce lit, comme il devrait
y être, et au bout d'un instant il s'y voit. Il a peur de cet autre
lui-même. Le rêve est si fort, qu'il n'est pas bien sûr de n'être pas
là-bas à Londres. «Il devient ainsi son propre spectre et son propre
fantôme.» Et cet être imaginaire, comme un miroir, ne fait que
redoubler devant sa conscience l'image de l'assassinat et du
châtiment. Il revient, et se glisse en pâlissant jusqu'à la porte de
sa chambre. Lui, homme d'affaires, calculateur, machine brutale des
raisonnements positifs, le voilà devenu aussi chimérique qu'une femme
nerveuse. Il avance sur la pointe du pied, comme s'il avait peur de
réveiller l'homme imaginaire qu'il se figure couché dans le lit. Au
moment où il tourne la clef dans la serrure, une terreur monstrueuse
le saisit: si l'homme assassiné allait se lever là, devant lui! Il
entre enfin, et s'enfonce dans son lit, brûlé par la fièvre. Il relève
les draps sur ses yeux, pour essayer de ne plus voir la chambre
maudite; il la voit mieux encore. Le froissement des couvertures, le
bruissement d'un insecte, les battements de son coeur, tout lui crie:
Assassin! L'esprit fixé avec une frénésie d'attention sur la porte, il
finit par croire qu'on l'ouvre, il l'entend grincer. Ses sensations
sont perverties; il n'ose s'en défier, il n'ose plus y croire, et dans
ce cauchemar, où la raison engloutie ne laisse surnager qu'un chaos de
formes hideuses, il ne trouve plus rien de réel que l'oppression
incessante de son désespoir convulsif. Dorénavant toutes ses pensées,
tous ses dangers, le monde entier disparaît pour lui dans une seule
question: quand trouveront-ils le cadavre dans le bois?--Il s'efforce
d'en arracher sa pensée; elle y reste imprimée et collée; elle l'y
attache comme par une chaîne de fer. Il se figure toujours qu'il va
dans le bois, qu'il s'y glisse sans bruit à pas furtifs, en écartant
les branches, qu'il approche, puis approche encore, et qu'il chasse
«les mouches répandues sur la chair par files épaisses, comme des
monceaux de groseilles séchées.» Et toujours il aboutit à l'idée de la
découverte; il en attend la nouvelle, écoutant passionnément les cris
et les rumeurs de la rue, écoutant lorsqu'on sort ou lorsqu'on entre,
écoutant ceux qui descendent et ceux qui montent. En même temps, il a
toujours sous les yeux ce cadavre abandonné dans le bois; il le montre
mentalement à tous ceux qu'il aperçoit, comme pour leur dire:
«Regardez! connaissez-vous cela? Me soupçonnez-vous?» Le supplice de
prendre le corps dans ses bras, et de le poser, pour le faire
reconnaître, aux pieds de tous les passants, ne serait point plus
lugubre que l'idée fixe à laquelle sa conscience l'a condamné.»

Jonas est sur le bord de la folie. D'autres y sont tout à fait.
Dickens a fait trois ou quatre portraits de fous, très-plaisants au
premier coup d'oeil, mais si vrais, qu'au fond ils sont horribles. Il
fallait une imagination comme la sienne, déréglée, excessive, capable
d'idées fixes, pour mettre en scène les maladies de la raison. Il y en
a deux surtout qui font rire et qui font frémir: Augustus, le maniaque
triste, qui est sur le point d'épouser miss Pecksniff, et le pauvre M.
Dick, demi-idiot, demi-monomane, qui vit avec miss Trotwood.
Comprendre ces exaltations soudaines, ces tristesses imprévues, ces
incroyables soubresauts de la sensibilité pervertie; reproduire ces
arrêts de pensée, ces interruptions de raisonnement, cette
intervention d'un mot, toujours le même, qui brise la phrase commencée
et renverse la raison renaissante; voir le sourire stupide, le regard
vide, la physionomie niaise et inquiète de ces vieux enfants hagards
qui tâtonnent douloureusement d'idées en idées, et se heurtent à
chaque pas au seuil de la vérité qu'ils ne peuvent franchir, c'est là
une faculté qu'Hoffmann seul eut au même degré que Dickens. Le jeu de
ces raisons délabrées ressemble au grincement d'une porte disloquée:
il fait mal à entendre. On y trouve, si l'on veut, un éclat de rire
discordant; mais on y découvre mieux encore un gémissement et une
plainte, et l'on s'effraye en mesurant la lucidité, l'étrangeté,
l'exaltation, la violence de l'imagination qui a enfanté de telles
créatures, qui les a portées et soutenues jusqu'au bout sans fléchir,
et qui s'est trouvée dans son vrai monde en imitant et en produisant
leur déraison.

À quoi peut s'appliquer cette force? Les imaginations diffèrent,
non-seulement par leur nature, mais encore par leur objet; après avoir
mesuré leur énergie, il faut circonscrire leur domaine; dans le large
monde, l'artiste se fait un monde; involontairement il choisit une
classe d'objets qu'il préfère; les autres le laissent froid, et il ne
les aperçoit pas. Dickens n'aperçoit pas les choses grandes: ceci est
le second trait de son imagination. L'enthousiasme le prend à propos
de tout, particulièrement à propos des objets vulgaires, d'une
boutique de bric-à-brac, d'une enseigne, d'un crieur public. Il a la
vigueur, il n'atteint pas à la beauté. Son instrument rend des sons
vibrants, il n'a point de sons harmonieux. S'il décrit une maison, il
la dessinera avec une netteté de géomètre; il en mettra toutes les
couleurs en relief, il découvrira une physionomie et une pensée dans
les contrevents et dans les gouttières, il fera de la maison une sorte
d'être humain, grimaçant et énergique, qui saisira le regard et qu'on
n'oubliera plus; mais il ne verra pas la noblesse des longues lignes
monumentales, la calme majesté des grandes ombres largement découpées
par les crépis blancs, la joie de la lumière qui les couvre, et
devient palpable dans les noirs enfoncements où elle plonge, comme
pour se reposer et s'endormir. S'il peint un paysage, il apercevra les
cenelles qui parsèment de leurs grains rouges les haies dépouillées,
la petite vapeur qui s'exhale d'un ruisseau lointain, les mouvements
d'un insecte dans l'herbe; mais la grande poésie qu'eût saisie
l'auteur de _Valentine_ et d'_André_ lui échappera. Il se perdra,
comme les peintres de son pays, dans l'observation minutieuse et
passionnée des petites choses; il n'aura point l'amour des belles
formes et des belles couleurs. Il ne sentira pas que le bleu et le
rouge, la ligne droite et la ligne courbe, suffisent pour composer des
concerts immenses qui, parmi tant d'expressions diverses, gardent une
sérénité grandiose, et ouvrent au plus profond de l'âme une source de
santé et de bonheur. C'est le bonheur qui lui manque; son inspiration
est une verve fiévreuse qui ne choisit pas ses objets, qui ranime au
hasard les laideurs, les vulgarités, les sottises, et qui, en
communiquant à ses créations je ne sais quelle vie saccadée et
violente, leur ôte le bien-être et l'harmonie qu'en d'autres mains
elles auraient pu garder. Miss Ruth est une fort gentille ménagère;
elle met son tablier: quel trésor que ce tablier! Dickens le tourne et
le retourne, comme un commis de nouveautés qui voudrait le vendre.
Elle le tient dans sa main, puis elle l'attache autour de sa taille,
elle lie les cordons, elle l'étale, elle le froisse pour qu'il tombe
bien. Que ne fait-elle pas de son tablier! Et quel est l'enchantement
de Dickens pendant ces opérations innocentes! Il pousse de petits cris
d'espièglerie joyeuse: «Oh! bon Dieu, quel méchant petit corsage!» Il
apostrophe la bague, il gambade autour de Ruth, il frappe dans ses
mains de plaisir. C'est bien pis lorsqu'elle fabrique le pudding; il y
a là une scène entière, dramatique et lyrique, avec exclamations,
protase, péripéties, aussi complète qu'une tragédie grecque. Ces
gentillesses de cuisine et ces mièvreries d'imagination font penser
(par contraste) aux tableaux d'intérieur de George Sand. Vous
rappelez-vous la chambre de la fleuriste Geneviève? Elle fabrique,
comme Ruth, un objet utile, très-utile, puisque demain elle vendra dix
sous; mais cet objet est une rose épanouie, dont les frêles pétales
s'enroulent sous ses doigts comme sous les doigts d'une fée, dont la
fraîche corolle s'empourpre d'un vermillon aussi tendre que celui de
ses joues, frêle chef-d'oeuvre éclos un soir d'émotion poétique,
pendant que de sa fenêtre elle contemple au ciel les yeux perçants et
divins des étoiles, et qu'au fond de son coeur vierge murmure le
premier souffle de l'amour. Pour s'exalter, Dickens n'a pas besoin
d'un pareil spectacle: une diligence le jette dans le dithyrambe; les
roues, les éclaboussures, les sifflements du fouet, le tintamarre des
chevaux, des harnais et de la machine, en voilà assez pour le mettre
hors de lui. Il ressent par sympathie le mouvement de la voiture; elle
l'emporte avec elle; il entend le galop des chevaux dans sa cervelle,
et part en lançant cette ode, qui semble sortir de la trompette du
conducteur:

     En avant sous l'obscurité qui s'épaissit! Nous ne pensons pas aux
     noires ombres des arbres; nous franchissons du même galop
     clartés, ténèbres, comme si la lumière de Londres à cinquante
     milles d'ici suffisait, et au delà, pour illuminer la route! En
     avant par delà la prairie du village, où s'attardent les joueurs
     de paume, où chaque petite marque laissée sur le frais gazon par
     les raquettes, les balles ou les pieds des joueurs, répand son
     parfum dans la nuit! En avant, avec quatre chevaux frais, par
     delà l'auberge du _Cerf-sans-Cornes_, où les buveurs s'assemblent
     à la porte avec admiration, pendant que l'attelage quitté, les
     traits pendants, s'en va à l'aventure du côté de la mare,
     poursuivi par la clameur d'une douzaine de gosiers et par les
     petits enfants qui courent en volontaires pour le ramener sur la
     route! À présent, c'est le vieux pont de pierre qui résonne sous
     le sabot des chevaux, parmi les étincelles qui jaillissent. Puis
     nous voilà encore sur la route ombragée, puis au delà de la
     barrière ouverte, plus loin, bien loin au delà, dans la campagne.
     Hurrah!

     Holà ho! là-bas, derrière, arrête cette trompette un instant;
     viens ici, conducteur, accroche-toi à la bâche, grimpe sur la
     banquette. On a besoin de toi pour tâter ce panier. Nous ne
     ralentirons point pour cela le pas de nos bêtes; n'ayez crainte.
     Nous leur mettrons plutôt le feu au ventre pour la glus grande
     gloire du festin. Ah! il y a longtemps que cette bouteille de
     vieux vin n'a senti le contact du souffle tiède de la nuit,
     comptez-y. Et la liqueur est merveilleusement bonne pour humecter
     le gosier d'un donneur de cor. Essaye-la; n'aie pas peur, Bill,
     de lever le coude. Maintenant reprends haleine et essaye mon cor,
     Bill. Voilà de la musique! voilà un air! «Là-bas, là-bas, bien
     loin derrière les collines.» Ma foi, oui! hurrah! la jument
     ombrageuse est toute gaie cette nuit. Hurrah! hurrah!

     Voyez là-haut, la lune! Toute haute d'abord, avant que nous
     l'ayons aperçue. Sous sa lumière, la terre réfléchit les objets
     comme l'eau. Les haies, les arbres, les toits bas des chaumières,
     les clochers d'églises, les vieux troncs flétris, les jeunes
     pousses florissantes, sont devenus vaniteux tout d'un coup et ont
     envie de contempler leurs belles images jusqu'au matin. Là-bas,
     les peupliers bruissent, pour que leurs feuilles tremblotantes
     puissent se voir sur le sol; le chêne, point; il ne lui convient
     pas de trembler. Campé dans sa vieille solidité massive, il
     veille sur lui-même, sans remuer un rameau. La porte moussue, mal
     assise sur ses gonds grinçants, boiteuse et décrépite, se balance
     devant son mirage, comme une douairière fantastique, pendant que
     notre propre fantôme voyage avec nous. Hurrah! hurrah! à travers
     fossés et broussailles, sur la terre unie et sur le champ
     labouré, sur le flanc roide de la colline, sur le flanc plus
     roide encore de la muraille, comme si c'était un spectre
     chasseur!

     Des nuages aussi! Et sur la vallée un brouillard! non pas un
     lourd brouillard qui la cache, mais une vapeur légère, aérienne,
     pareille à un voile de gaze, qui, pour nos yeux d'admirateurs
     modestes, ajoute un charme aux beautés devant lesquelles il est
     étendu, ainsi qu'ont toujours fait les voiles de vraie gaze,
     ainsi qu'ils feront toujours, oui, ne vous déplaise, quand nous
     serions le pape en personne. Hurrah! Eh bien! voilà que nous
     voyageons comme la lune elle-même. Cachés dans un bouquet
     d'arbres, la minute d'après dans une tache de vapeur, puis
     reparaissant en pleine lumière, parfois effacés, mais avançant
     toujours, notre course répète la sienne. Hurrah! Une joute contre
     la lune! Holà ho! hurrah!

     La beauté de la nuit a été sentie à peine, quand déjà le jour
     arrive bondissant. Hurrah! Deux relais, et les routes de la
     campagne se changent presque en une rue continue. Hurrah! par là
     des jardins de maraîchers, des files de maisons, des villas, des
     terrasses, des places, des équipages, des chariots, des
     charrettes, des ouvriers matineux, des vagabonds attardés, des
     ivrognes, des porteurs à jeun; par delà toutes les formes de la
     brique et du mortier, puis sur le pavé bruyant, qui force les
     gens juchés sur la banquette à se bien tenir. Hurrah! à travers
     des tours et détours sans fin, dans le labyrinthe des rues sans
     nombre, jusqu'à ce qu'on atteigne une vieille cour d'hôtellerie,
     et que Tom Pinch descendu, tout assourdi et tout étourdi, se
     trouve à Londres[6]!

Tout cela pour dire que Tom Pinch arrive à Londres! Cet accès de
lyrisme où les folies les plus poétiques naissent des banalités les
plus vulgaires, semblables à des fleurs maladives qui pousseraient
dans un vieux pot cassé, expose dans ses contrastes naturels et
bizarres toutes les parties de l'imagination de Dickens. On aura son
portrait en se figurant un homme qui, une casserole dans une main et
un fouet de postillon dans l'autre, se mettrait à prophétiser.

[Note 1: The eye, partaking of the quickness of the flashing
light, saw in its every gleam a multitude of objects which it could
not see at steady noon in fifty times that period. Bells in steeples,
with the rope and wheel that moved them; ragged nests of birds in
cornices and nooks; faces full of consternation in the tilted waggons
that came tearing past, their frightened teams ringing out a warning
which the thunder drowned; harrows and ploughs left out in fields;
miles upon miles of hedge-divided country, with the distant fringe of
trees as obvious as the scarecrow in the beanfield close at hand; in a
trembling, vivid, flickering instant, everything was clear and plain;
then came a flush of red into the yellow light; a change to blue; a
brightness so intense that there was nothing else but light; and then
the deepest and profoundest darkness.

                (_Martin Chuzzlewit_, t. II, p. 245. Ed. Tauschnitz.)]

[Note 2: It was small tyranny for a respectable wind to go
wreaking its vengeance on such poor creatures as the fallen leaves;
but this wind happening to come up with a great heap of them just
after venting its humour on the insulted Dragon, did so disperse and
scatter them that they fled away, pell-mell, some here, some there,
rolling over each other, whirling round and round upon their thin
edges, taking frantic flights into the air, and playing all manner of
extraordinary gambols in the extremity of their distress. Nor was this
enough for its malicious fury: for not content with driving them
abroad, it charged small parties of them and hunted them into the
wheel-wright's saw-pit, and below the planks and timbers in the yard,
and, scattering the sawdust in the air, it looked for them underneath,
and when it did meet with any, whew! how it drove them on and followed
at their heels!

The scared leaves only flew the faster for all this; and a giddy chase
it was; for they got into unfrequented places, where there was no
outlet, and where their pursuer kept them eddying round and round at
his pleasure; and they crept under the eaves of houses, and clung
tightly to the sides of hay-ricks, like bats; and tore in at open
chamber windows, and cowered close to hedges; and, in short, went
anywhere for safety.

                                  (_Martin Chuzzlewit_, t. I, p. 10.)]

[Note 3: For the night-wind has a dismal trick of wandering round
and round a building of that sort, and moaning as it goes; and of
trying, with its unseen hand, the windows and the doors; and seeking
out some crevices by which to enter. And when it has got in; as one
not finding what he seeks, whatever that may be; it wails and howls to
issue forth again: and not content with stalking through the aisles,
and gliding round and round the pillars, and tempting the deep organ,
soars up to the roof, and strives to rend the rafters; then flings
itself despairingly upon the stones below, and passes, muttering, into
the vaults. Anon, it comes up stealthily, and creeps along the walls;
seeming to read, in whispers, the Inscriptions sacred to the Dead. At
some of these, it breaks out shrilly, as with laughter; and at others,
moans and cries as if it were lamenting. It has a ghostly sound too,
lingering within the altar; where it seems to chaunt, in its wild way,
of Wrong and Murder done, and false Gods worshipped; in defiance of
the Tables of the Law, which look so fair and smooth, but are so
flawed and broken. Ugh! Heaven preserve us, sitting snugly round the
fire! It has an awful voice, that wind at Midnight, singing in a
church!

But high up in the steeple! There the foul blast roars and whistles!
High up in the steeple, where it is free to come and go through many
an airy arch and loophole, and to twist and twine itself about the
giddy stair, and twirl the groaning weathercock, and make the very
tower shake and shiver! High up in the steeple, where the belfry is;
and iron rails are ragged with rust; and sheets of lead and copper,
shrivelled by the changing weather, crackle and heave beneath the
unaccustomed tread; and birds stuff shabby nests into corners of old
oaken joists and beams; and dust grows old and grey; and speckled
spiders, indolent and fat with long security, swing idly to and fro in
the vibration of the bells, and never loose their hold upon their
thread-spun castles in the air, or climb up sailor-like in quick
alarm, or drop upon the ground and ply a score of nimble legs to save
a life! High up in the steeple of an old church, far above the light
and murmur of the town and far below the flying clouds that shadow it,
is the wild and dreary place at night: and high up in the steeple of
an old church, dwelt the Chimes I tell of. (_Chimes_, p. 5.)]

[Note 4: Whether there was life enough left in the slow vegetation
of Fountain Court for the smoky shrubs to have any consciousness of
the brightest and purest-hearted little woman in the world, is a
question for gardeners, and those who are learned in the loves of
plants. But, that it was a good thing for that same paved yard to have
such a delicate little figure flitting through it; that it passed like
a smile from the grimy old houses, and the worn flag-stones, and left
them duller, darker, sterner than before; there is no sort of doubt.
The Temple fountain might have leaped up twenty feet to greet the
spring of hopeful maidenhood, that in her person stole on, sparkling,
through the dry and dusty channels of the Law; the chirping sparrows,
bred in Temple chinks and crannies, might have held their peace to
listen to imaginary sky-larks, as so fresh a little creature passed;
the dingy boughs, unused to droop, otherwise than in their puny
growth, might have bent down in a kindred gracefulness, to shed their
benediction on her graceful head; old love letters, shut up in iron
boxes in the neighbouring offices, and made of no account among the
heaps of family papers into which they had strayed, and of which, in
their degeneracy, they formed a part, might have stirred and fluttered
with a moment's recollection of their ancient tenderness, as she went
lightly by. Anything might have happened that did not happen, and
never will, for the love of Ruth. (_Martin Chuzzlewit_, t. II, p.
289.)]

[Note 5: _Dombey and son_, t. I, p. 41.]

[Note 6: Yoho, among the gathering shades; making of no account
the deep reflections of the trees, but scampering on through light and
darkness, all the same, as if the light of London fifty miles away,
were quite enough to travel by, and some to spare. Yoho, beside the
village-green, where cricket-players linger yet; and every little
indentation made in the fresh grass by bat or wicket, ball or player's
foot, sheds out its perfume on the night. Away with four fresh horses
from the Bald-faced Stag, where topers congregate about the door
admiring; and the last team with traces hanging loose; go roaming off
towards the pond; until observed and shouted after by a dozen throats,
while volunteering boys pursue them. Now with a clattering of hoofs
and striking out of fiery sparks, across the old stone bridge, and
down again into the shadowy road, and through the open gate, and far
away, away, into the world. Yoho!

Yoho, behind there, stop that bugle for a moment! Come creeping over
the front, along the coach-roof, guard, and make one at this basket!
Not that we slacken in our pace the while, not we: we rather put the
bits of blood upon their mettle, for the greater glory of the snack.
Ah! it is long since this bottle of old wine was brought into contact
with the mellow breath of night, you may depend, and rare good stuff
it is to wet a bugler's whistle with. Only try it. Don't be afraid of
turning up your finger, Bill, another pull! Now, take your breath, and
try the bugle, Bill. There's music! There's a tone! "Over the hills
and far away," indeed. Yoho! The skittish mare is all alive to-night.
Yoho! Yoho!

See the bright moon? High up before we know it: making the earth
reflect the objects on its breast like water. Hedges, trees, low
cottages, church steeples, blighted stumps and flourishing young
slips, have all grown vain upon the sudden, and mean to contemplate
their own fair images till morning. The poplars yonder rustle, that
their quivering leaves may see themselves upon the ground. Not so the
oak; trembling does not become _him_; and he watches himself in his
stout old, burly steadfastness, without the motion of a twig. The
moss-grown gate, ill-poised upon its creaking hinges, crippled and
decayed, swings to and fro before its glass, like some fantastic
dowager; while our own ghostly likeness travels on, Yoho! Yoho!
through ditch and brake, upon the ploughed land and the smooth, along
the steep hill-side and steeper wall, as if it were a phantom Hunter.

Clouds too! And a mist upon the Hollow! Not a dull fog that hides it,
but a light airy gauze-like mist, which in our eyes of modest
admiration gives a new charm to the beauties it is spread before: as
real gauze has done ere now, and would again, so please you, though we
were the Pope. Yoho! Why! now we travel like the Moon herself. Hiding
this minute in a grove of trees; next minute in a patch of vapour;
emerging now upon our broad clear course; withdrawing now, but always
dashing on, our journey is a counterpart of hers. Yoho! A match
against the Moon. Yoho! Yoho!

The beauty of the night is hardly felt, when Day comes leaping up.
Yoho! Two stages, and the country-roads are almost changed to a
continuous street. Yoho, past market-gardens, rows of houses, villas,
crescents, terraces, and squares; past waggons, coaches, carts; past
early workmen, late stragglers, drunken men, and sober carriers of
loads; past brick and mortar in its every shape, and in among the
rattling pavements, where a jaunty seat upon a coach is not so easy to
preserve! Yoho, down countless turnings, and through countless mazy
ways, until an old inn-yard is gained, and Tom Pinch, getting down,
quite stunned and giddy, is in London!

                                (_Martin Chuzzlewit_, t. II, p. 155.)]


II

Le lecteur prévoit déjà quelles violentes émotions ce genre
d'imagination va produire. La manière de concevoir règle en l'homme la
manière de sentir. Quand l'esprit, à peine attentif, suit les contours
indistincts d'une image ébauchée, la joie et la douleur l'effleurent
d'un attouchement insensible. Quand l'esprit, avec une attention
profonde, pénètre les détails minutieux d'une image précise, la joie
et la douleur le secouent tout entier. Dickens a cette attention et
voit ces détails; c'est pourquoi il rencontre partout des sujets
d'exaltation. Il ne quitte point le ton passionné; il ne se repose
jamais dans le style naturel et dans le récit simple; il ne fait que
railler ou pleurer; il n'écrit que des satires et des élégies. Il a la
sensibilité fiévreuse d'une femme qui part d'un éclat de rire ou qui
fond en larmes au choc imprévu du plus léger événement. Ce style
passionné est d'une puissance extrême, et on peut lui attribuer la
moitié de la gloire de Dickens. Le commun des hommes n'a que des
émotions faibles. Nous travaillons machinalement et nous bâillons
beaucoup; les trois quarts des objets nous laissent froids; nous nous
endormons dans l'habitude, et nous finissons par ne plus remarquer les
scènes de ménage, les minces détails, les aventures plates qui sont le
fond de notre vie. Un homme vient qui, tout d'un coup, les rend
intéressantes; bien plus, il en fait des drames; il les change en
objets d'admiration, de tendresse et d'épouvante. Sans sortir du coin
du feu ou de l'omnibus, nous voilà tremblants, les yeux pleins de
larmes ou secoués par les accès d'un rire inextinguible. Nous nous
trouvons transformés, notre vie est doublée; notre âme végétait; elle
sent, elle souffre, elle aime. Le contraste, la succession rapide, le
nombre des sentiments ajoutent encore à son trouble; nous roulons
pendant deux cents pages dans un torrent d'émotions nouvelles,
contraires et croissantes, qui communique à l'esprit sa violence, qui
l'entraîne dans des écarts et des chutes, et ne le rejette sur la rive
qu'enchanté et épuisé. C'est une ivresse, et sur une âme délicate
l'effet serait trop fort; mais il convient au public, et le public l'a
justifié.

Cette sensibilité ne peut guère avoir que deux issues: le rire et les
larmes. Il y en a d'autres; mais on n'y arrive que par la haute
éloquence; elles sont le chemin du sublime, et l'on a vu que pour
Dickens il est fermé. Cependant il n'y a pas d'écrivain qui sache
mieux toucher et attendrir; il fait pleurer, cela est à la lettre;
avant de l'avoir lu, on ne se savait pas tant de pitié dans le coeur.
Le chagrin d'une enfant qui voudrait être aimée de son père et que son
père n'aime point, l'amour désespéré et la mort lente d'un pauvre
jeune homme à demi imbécile, toutes ces peintures de douleurs secrètes
laissent une impression ineffaçable. Les larmes qu'il verse sont
vraies, et la compassion est leur source unique. Balzac, George Sand,
Stendhal ont aussi raconté les misères humaines; est-il possible
d'écrire sans les raconter? Mais ils ne les cherchent pas, ils les
rencontrent; ils ne songent point à nous les étaler; ils allaient
ailleurs, ils les ont trouvées, sur leur route. Ils aiment l'art
plutôt que les hommes. Ils ne se plaisent qu'à voir jouer les ressorts
des passions, à combiner de grands systèmes d'événements, à construire
de puissants caractères; ils n'écrivent point par sympathie pour les
misérables, mais par amour du beau. Quand vous finissez _Mauprat_,
votre émotion n'est pas la sympathie pure; vous ressentez encore une
admiration profonde pour la grandeur et la générosité de l'amour.
Quand vous achevez _le Père Goriot_, vous avez le coeur brisé par les
tortures de cette agonie; mais l'étonnante invention, l'accumulation
des faits, l'abondance des idées générales, la force de l'analyse,
vous transportent dans le monde de la science, et votre sympathie
douloureuse se calme au spectacle de cette physiologie du coeur.
Dickens ne calme jamais la nôtre; il choisit les sujets où elle se
déploie seule et plus qu'ailleurs, la longue oppression des enfants
tyrannisés et affamés par leur maître d'école, la vie de l'ouvrier
Stephen, volé et déshonoré par sa femme, chassé par ses camarades,
accusé de vol, languissant six jours au fond d'un puits où il est
tombé, blessé, dévoré par la fièvre, et mourant quand enfin on arrive
à lui. Rachel, sa seule amie, est là, et son égarement, ses cris, le
tourbillon de désespoir dans lequel Dickens enveloppe ses personnages
ont préparé la douloureuse peinture de cette mort résignée. Le seau
remonte un corps qui n'a presque plus de forme, et l'on voit la figure
pâle, épuisée, patiente, tournée vers le ciel, tandis que la main
droite, brisée et pendante, semble demander qu'une autre main vienne
la soutenir. Il sourit pourtant et dit faiblement: «Rachel!» Elle
vient et se penche jusqu'à ce que ses yeux soient entre ceux du blessé
et le ciel, car il n'a pas la force de tourner les siens pour la
regarder. Alors, en paroles brisées, il lui raconte sa longue agonie.
Depuis qu'il est né, il n'a éprouvé que misère et injustice: c'est la
règle; les faibles souffrent et sont faits pour souffrir. Ce puits où
il est tombé a tué des centaines d'hommes, des pères, des maris, des
fils qui faisaient vivre des centaines de familles. Les mineurs ont
prié et supplié les hommes du parlement, par l'amour du Christ, de ne
point permettre que leur travail fût leur mort, et de les épargner à
cause de leurs femmes et de leurs enfants, qu'ils aiment autant que
les _gentlemen_ aiment les leurs: tout cela pour rien. Quand le puits
travaillait, il tuait sans besoin; abandonné, il tue encore. Stephen
dit cela sans colère, doucement, simplement, comme la vérité. Il a
devant lui son calomniateur; il ne s'indigne pas, il n'accuse
personne; il charge seulement le père de démentir la calomnie tout à
l'heure, quand il sera mort. Son coeur est là-haut, dans le ciel où il
a vu briller une étoile. Dans son tourment, sur son lit de pierres, il
l'a contemplée, et le tendre et touchant regard de la divine étoile a
calmé, par sa sérénité mystique, l'angoisse de son esprit et de son
corps. «J'ai vu plus clair, dit-il, et ma prière de mourant a été que
les hommes puissent seulement se rapprocher un peu plus les uns des
autres, que lorsque moi, pauvre homme, j'étais avec eux.--Ils le
soulevèrent, et il fut ravi de voir qu'ils allaient l'emporter du côté
où l'étoile semblait les conduire. Ils le portèrent très-doucement, à
travers les champs et le long des sentiers, dans la large campagne,
Rachel tenant toujours sa main dans les siennes. Ce fut bientôt une
procession funèbre. L'étoile lui avait montré le chemin qui mène au
Dieu des pauvres, et son humilité, ses misères, son oubli des injures,
l'avaient conduit au repos de son rédempteur[7].»

Ce même écrivain est le plus railleur, le plus comique et le plus
bouffon de tous les écrivains anglais. Singulière gaieté du reste!
C'est la seule qui puisse s'accorder avec cette sensibilité
passionnée. Il y a un rire qui est voisin des larmes. La satire est
soeur de l'élégie: si l'une plaide pour les opprimés, l'autre combat
contre les oppresseurs. Blessé par les travers et par les vices,
Dickens se venge par le ridicule. Il ne les peint pas, il les punit.
Rien de plus accablant que ces longs chapitres d'ironie soutenue où le
sarcasme s'enfonce à chaque ligne plus sanglant et plus perçant dans
l'adversaire qu'il s'est choisi. Il y en a cinq ou six contre les
Américains, contre leurs journaux vendus, contre leurs journalistes
ivrognes, contre leurs spéculateurs charlatans, contre leurs femmes
auteurs, contre leur grossièreté, leur familiarité, leur insolence,
leur brutalité, capable de ravir un absolutiste, et de justifier ce
libéral qui, revenant de New-York, embrassa les larmes aux yeux le
premier gendarme qu'il aperçut sur le port du Havre. Fondations de
sociétés industrielles, entretiens d'un député avec ses commettants,
instructions d'un député à son secrétaire, parade des grandes maisons
de banque, inauguration d'un édifice, toutes les cérémonies et tous
les mensonges de la société anglaise sont gravés avec la verve et
l'amertume de Hogarth. Il y a des morceaux où le comique est si
violent, qu'il a l'air d'une vengeance, par exemple le récit de Jonas
Chuzzlewit. Le premier mot qu'épela cet excellent jeune homme fut
«gain.» Le second (quand il arriva aux dissyllabes) fut «argent.»
Cette belle éducation avait produit par hasard deux inconvénients;
l'un, c'est qu'habitué par son père à tromper les autres, il avait
pris insensiblement le goût d'attraper son père; l'autre, c'est
qu'instruit à considérer tout comme une question d'argent, il avait
fini par regarder son père comme une sorte de propriété, qui serait
très-bien placée dans le coffre-fort appelé bière. «Voilà mon père
qui ronfle, dit M. Jonas. Pecksniff, ayez donc la bonté de marcher sur
son pied. C'est celui qui est contre vous qui a la goutte.» Il entre
en scène par cette attention: vous jugez du reste. Dickens est triste
au fond comme Hogarth; mais, comme Hogarth, il fait rire aux éclats
par la bouffonnerie de ses inventions et par la violence de ses
caricatures. Il pousse ses personnages dans l'absurde avec une
intrépidité rare. Son Pecksniff invente des phrases morales et des
actions sentimentales si grotesques qu'il en est extravagant. Jamais
on n'a entendu de telles monstruosités oratoires. Sheridan a déjà
peint un hypocrite anglais, Joseph Surface; mais celui-là diffère
autant de Pecksniff qu'un portrait du dix-huitième siècle diffère
d'une vignette du _Punch_. Dickens fait l'hypocrisie si difforme et si
énorme, que son hypocrite cesse de ressembler à un homme; on dirait
une de ces figures fantastiques dont le nez est plus gros que le
corps. Ce comique outré vient de l'imagination excessive. Dickens
emploie partout le même ressort. Pour mieux faire voir l'objet qu'il
montre, il en crève les yeux du lecteur; mais le lecteur s'amuse de
cette verve déréglée; la fougue de l'exécution lui fait oublier que la
scène est improbable, et il rit de grand coeur en entendant
l'entrepreneur des pompes funèbres, M. Mould, énumérer les
consolations que la piété filiale, bien munie d'argent, peut trouver
dans son magasin. Quelle douleur n'adouciraient pas les voitures à
quatre chevaux, les tentures de velours, les cochers en manteaux de
drap et en bottes à revers, les plumes d'autruche teintes en noir,
les acolytes à pied habillés dans le grand style, portant des bâtons
garnis de cuivre? Oh! ne disons pas que l'or est une boue, puisqu'il
peut acheter des choses comme celles-là? «Que de bénédictions, s'écrie
M. Mould, que de bénédictions j'ai versées sur l'humanité au moyen de
mes quatre grands chevaux caparaçonnés, que je ne caparaçonne jamais à
moins de 10 livres 10 shillings la course[8]!»

Ordinairement Dickens reste grave en traçant ses caricatures. L'esprit
anglais consiste à dire en style solennel des plaisanteries folles. Le
ton et les idées font alors contraste; tout contraste donne des
impressions fortes. Dickens aime à les produire, et son public à les
éprouver.

Si parfois il oublie de donner les verges au prochain, s'il essaye de
s'amuser, s'il se joue, il n'en est pas plus heureux. Le fond du
caractère anglais, c'est le manque de bonheur. L'ardente et tenace
imagination de Dickens se prend trop fortement aux choses pour glisser
légèrement et gaiement sur leur surface. Il appuie, il pénètre, il
enfonce, il creuse; toutes ces actions violentes sont des efforts, et
tous les efforts sont des souffrances. Pour être heureux, il faut être
léger comme un Français du dix-huitième siècle, ou sensuel comme un
Italien du seizième; il ne faut point s'inquiéter des choses ou en
jouir. Dickens s'en inquiète et n'en jouit pas. Prenez un petit
accident comique, comme on en rencontre dans la rue, un coup de vent
qui retrousse les habits d'un commissionnaire. Scaramouche fera une
grimace de bonne humeur; Lesage aura le sourire d'un homme amusé; tous
deux passeront et n'y songeront plus. Dickens y songe pendant une
demi-page. Il voit si bien tous les effets du vent, il se met si
complétement à sa place, il lui suppose une volonté si passionnée et
si précise, il tourne et retourne si fort et si longtemps les habits
du pauvre homme, il change le coup de vent en une tempête et en une
persécution si grandes, qu'on est pris de vertige, et que tout en
riant on se trouve en soi-même trop de trouble et trop de compassion
pour rire de bon coeur.

     C'était un endroit aéré, qui bleuissait le nez, qui rougissait
     les yeux, qui faisait venir la chair de poule, qui gelait les
     doigts du pied, qui faisait claquer les dents, que l'endroit où
     Toby Veck attendait en hiver, et Toby Veck le savait bien. Le
     vent arrivait en se démenant autour du coin,--principalement le
     vent d'est,--comme s'il était parti des confins de la terre pour
     tomber sur Toby. Et souvent on aurait dit qu'il arrivait sur lui
     plus tôt qu'il n'avait pensé, car tournant d'un bond autour du
     coin et dépassant Toby, il revenait soudain sur lui-même en
     tourbillonnant, comme s'il criait: Ah! le voilà! À l'instant, son
     tablier blanc était relevé par dessus sa tête, comme la blouse
     d'un enfant méchant, et l'on voyait sa faible petite canne lutter
     et s'agiter inutilement dans sa main; ses jambes subissaient une
     agitation terrible, et Toby lui-même tout courbé, faisant face
     tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, était si bien souffleté et
     battu, et rossé, et houspillé, et tiraillé, et bousculé, et
     soulevé de terre, que c'était presque positivement un miracle
     s'il n'était pas enlevé en chair et en os en haut de l'air, comme
     l'est parfois une colonie de grenouilles, ou d'escargots, ou
     d'autres créatures portatives, pour tomber en pluie, au grand
     étonnement des indigènes, dans quelque coin reculé du monde où
     l'espèce des commissionnaires est inconnue[9].

Si l'on veut maintenant se figurer d'un regard cette imagination si
lucide, si violente, si passionnément fixée sur l'objet qu'elle se
choisit, si profondément touchée par les petites choses, si uniquement
attachée aux détails et aux sentiments de la vie vulgaire, si féconde
en émotions incessantes, si puissante pour éveiller la pitié
douloureuse, la raillerie sarcastique et la gaieté nerveuse, on se
représentera une rue de Londres par un soir pluvieux d'hiver. La
lumière flamboyante du gaz brûle les yeux, ruisselle à travers les
vitres des boutiques, rejaillit sur les figures qui passent, et sa
clarté crue, s'enfonçant dans leurs traits contractés, met en relief,
avec un détail infini et une énergie blessante, leurs rides, leurs
difformités, leur expression tourmentée. Si dans cette foule pressée
et salie vous découvrez un frais visage de jeune fille, cette lumière
artificielle le charge de tons excessifs et faux; elle le détache sur
l'ombre pluvieuse et froide avec une auréole étrange. L'esprit est
frappé d'étonnement: mais on porte la main à ses yeux pour les
couvrir, et en admirant la force de cette lumière, on pense
involontairement au vrai soleil de la campagne et à la tranquille
beauté du jour.

[Note 7: "It ha' shined upon me," he said reverently, "in my pain
and trouble down below. It ha' shined into my mind. I ha' lookn at't
an thowt o' thee, Rachael, till the muddle in my mind have cleared
away, above a bit, I hope. If soom ha' been wantin' in unnerstan'in me
better, I, too, ha' been wantin' in unnerstan'in them better.

In my pain an trouble, lookin up yonder,--wi' it shinin' on me.--I ha'
seen more clear, and ha' made it my dyin prayer that aw th' world may
on'y coom toogether more, an get a better unnerstan'in o'one another,
than when I were in't my own weak seln.

"Often as I coom to myseln, and found it shinin on me down there in my
trouble, I thowt it were the star as guided to Our Saviour's home. I
awmust think it be the very star!"

They carried him very gently along the fields, and down the lanes, and
over the wide landscape; Rachael always holding the hand in hers. Very
few whispers broke the mournful silence. It was soon a funeral
procession. The star had shown him where to find the God of the poor;
and through humility, and sorrow, and forgiveness, he had gone to his
Redeemer's rest. (_Hard Times_, p. 345.)]

[Note 8: "It can give him," said Mr. Mould, waving his watch-chain
slowly round and round, so that he described one circle after every
item; "it can give him four horses to each vehicle; it can give him
velvet trappings; it can give him drivers in cloth cloaks and
top-boots; it can give him the plumage of the ostrich, dyed black; it
can give him any number of walking attendants, drest in the first
style of funeral fashion, and carrying batons tipped with brass; it
can give him a place in Westminster Abbey itself, if he choose to
invest it in such a purchase. Oh! do not let us say that gold is
dross, when it can buy such things as these, Mrs. Gamp."

"Ay, Mrs. Gamp, you are right," rejoined the undertaker. "We should be
an honoured calling. We do good by stealth, and blush to have it
mentioned in our little bills. How much consolation may I--even
I"--cried Mr. Mould, "have diffused among my fellow-creatures by means
of my four longtailed prancers, never harnessed under ten pound ten!"

                                       (_Martin Chuzzlewit_, p. 349.)]

[Note 9: And a breezy, goose-skinned, blue-nosed, red-eyed,
stony-toed, tooth-chattering place it was, to wait in, in the
winter-time, as Toby Veck well knew. The wind came tearing round the
corner--especially the east wind--as if it had sallied forth, express,
from the confines of the earth, to have a blow at Toby. And
often-times it seemed to come upon him sooner than it had expected,
for bouncing round the corner, and passing Toby, it would suddenly
wheel round again, as if it cried: "Why, here he is!" Incontinently
his little white apron would be caught up over his head like a naughty
boy's garments, and his feeble little cane would be seen to wrestle
and struggle unavailingly in his hand, and his legs would undergo
tremendous agitation, and Toby himself all aslant, and facing now in
this direction, now in that, would be so banged and buffeted, and
touzled, and worried, and hustled, and lifted off his feet, as to
render it a state of things but one degree removed from a positive
miracle, that he wasn't carried up bodily into the air as a colony of
frogs or snails or other portable creatures sometimes are, and rained
down again, to the great astonishment of the natives, on some strange
corner of the world where ticket-porters are unknown. (_Chimes_, p.
7.)]


§ 2.

LE PUBLIC.

Plantez ce talent dans une terre anglaise; l'opinion littéraire du
pays dirigera sa croissance et expliquera ses fruits. Car cette
opinion publique est son opinion privée; il ne la subit pas comme une
contrainte extérieure, il la sent en lui comme une persuasion intime;
elle ne le gêne pas, elle le développe, et ne fait que lui répéter
tout haut ce qu'il se dit tout bas.

Voici les conseils de ce goût public, d'autant plus puissants qu'ils
s'accordaient avec son inclination naturelle, et le poussaient dans
son propre sens:

«Soyez moral. Il faut que tous vos romans puissent être lus par les
jeunes filles. Nous sommes des esprits pratiques, et nous ne voulons
pas que la littérature corrompe la vie pratique. Nous avons la
religion de la famille, et nous ne voulons pas que la littérature
peigne les passions qui attaquent la vie de famille. Nous sommes
protestants, et nous avons gardé quelque chose de la sévérité de nos
pères contre la joie et les passions. Entre celles-ci, l'amour est la
plus mauvaise. Gardez-vous à cet endroit de ressembler à la plus
illustre de nos voisines. L'amour est le héros de tous les romans de
Georges Sand. Marié ou non marié, peu importe; elle le trouve beau,
saint, sublime par lui-même, et elle le dit. Ne le croyez pas, et si
vous le croyez, ne le dites point. Cela est d'un mauvais exemple.
L'amour ainsi présenté se subordonne le mariage. Il y aboutit, il le
brise, il se passe de lui, selon les circonstances; mais, quoi qu'il
fasse, il le traite en inférieur; il ne lui reconnaît de sainteté que
celle qu'il lui donne, et le juge impie s'il s'en trouve exclu. Le
roman ainsi conçu est une plaidoirie en faveur du coeur, de
l'imagination, de l'enthousiasme et de la nature; mais il est souvent
une plaidoirie contre la société et contre la loi; nous ne souffrons
pas qu'on touche de près ou de loin à la société ni à la loi.
Présenter un sentiment comme divin, incliner devant lui toutes les
institutions, le promener à travers une suite d'actions généreuses,
chanter avec une sorte d'inspiration héroïque les combats qu'il livre
et les assauts qu'il soutient, l'enrichir de toutes les forces de
l'éloquence, le couronner de toutes les fleurs de la poésie, c'est
peindre la vie qu'il enfante comme plus belle et plus haute que les
autres, c'est l'asseoir bien au-dessus de toutes les passions et de
tous les devoirs, dans une région sublime, sur un trône, d'où il
brille comme une lumière, comme une consolation, comme une espérance,
et attire à lui tous les coeurs. Peut-être ce monde est-il celui des
artistes; il n'est point celui des hommes ordinaires. Peut-être est-il
conforme à la nature; nous faisons fléchir la nature devant l'intérêt
de la société. Georges Sand peint des femmes passionnées; peignez-nous
d'honnêtes femmes. Georges Sand donne envie d'être amoureux;
donnez-nous envie de nous marier.

«Cela a des inconvénients, il est vrai; l'art en souffre, si le public
y gagne. Si vos personnages donnent de meilleurs exemples, vos
ouvrages seront de moindre prix. Il n'importe. Vous vous résignerez en
songeant que vous êtes moral. Vos amoureux seront fades, car le seul
intérêt qu'offre leur âge, c'est la violence de la passion, et vous ne
pouvez peindre la passion. Dans _Nicolas Nickleby_, vous montrerez
deux honnêtes jeunes gens, semblables à tous les jeunes gens, épousant
deux honnêtes jeunes filles, semblables à toutes les jeunes filles;
dans _Martin Chuzzlewit_, vous montrerez encore deux honnêtes jeunes
gens, parfaitement semblables aux deux premiers, épousant aussi deux
honnêtes jeunes filles, parfaitement semblables aux deux premières;
dans _Dombey and son_, il n'y aura qu'un honnête jeune homme et une
honnête jeune fille. Du reste, nulle différence. Et ainsi de suite. Le
nombre de vos mariages est étonnant, et vous en faites assez pour
peupler l'Angleterre. Ce qui est plus curieux encore, c'est qu'ils
sont tous désintéressés, et que le jeune homme et la jeune fille font
fi de l'argent avec la même sincérité qu'à l'Opéra-Comique. Vous
insisterez infiniment sur le joli embarras des fiancées, sur les
larmes des mères, sur les pleurs de toute l'assistance, sur les
scènes réjouissantes et touchantes du dîner; vous ferez une foule de
tableaux de famille, tous attendrissants, et presque aussi agréables
que des peintures de paravents. Le lecteur sera ému; il pensera voir
les amours innocents et les gentillesses vertueuses d'un petit garçon
et d'une petite fille de dix ans. Il aura envie de leur dire: Bons
petits amis, continuez à être bien sages. Mais le principal intérêt
sera pour les jeunes filles, qui apprendront de quelle manière
empressée, et pourtant convenable, un prétendu doit faire sa cour. Si
vous hasardez une séduction, comme dans _Copperfield_, vous ne
raconterez pas le progrès, l'ardeur, les enivrements de l'amour; vous
n'en peindrez que les misères, le désespoir et les remords. Si dans
_Copperfield_ et dans le _Grillon du Foyer_ vous montrez un mariage
troublé et une femme soupçonnée, vous vous hâterez de rendre la paix
au mariage et l'innocence à la femme, et vous ferez par sa bouche un
éloge du mariage si magnifique, qu'il pourrait servir de modèle à M.
Émile Augier. Si dans _Hard Times_ l'épouse va jusqu'au bord de la
faute, elle s'arrêtera sur le bord de la faute. Si dans _Dombey and
son_ elle fuit la maison conjugale, elle restera pure, elle ne
commettra que l'apparence de la faute, et elle traitera son amant de
telle sorte qu'on souhaitera d'être le mari. Si enfin dans
_Copperfield_ vous racontez les troubles et les folies de l'amour,
vous raillerez ce pauvre amour, vous peindrez ses petitesses, vous
semblerez demander excuse au lecteur. Jamais vous n'oserez faire
entendre le souffle ardent, généreux, indiscipliné, de la passion
toute-puissante; vous ferez d'elle un jouet d'enfants honnêtes ou un
joli bijou de mariage. Mais le mariage vous donnera des compensations.
Votre génie d'observateur et votre goût pour les détails s'exerceront
sur les scènes de la vie domestique: vous excellerez à peindre un coin
du feu, une causerie de famille, des enfants sur les genoux de leur
mère, un mari qui le soir veille à la lampe près de sa femme endormie,
le coeur rempli de joie et de courage, parce qu'il sent qu'il
travaille pour les siens. Vous trouverez de charmants ou sérieux
portraits de femmes: celui de Dora, qui reste petite fille dans le
mariage, dont les mutineries, les gentillesses, les enfantillages, les
rires, égayent le ménage comme un gazouillement d'oiseau; celui
d'Esther, dont la parfaite bonté et la divine innocence ne peuvent
être atteintes par les épreuves ni par les années; celui d'Agnès, si
calme, si patiente, si sensée, si pure, si digne de respect, véritable
modèle de l'épouse, capable à elle seule de mériter au mariage le
respect que nous demandons pour lui. Et lorsqu'enfin il faudra montrer
la beauté de ces devoirs, la grandeur de cette amitié conjugale, la
profondeur du sentiment qu'ont creusé dix années de confiance, de
soins et de dévouement réciproques, vous trouverez dans votre
sensibilité, si longtemps contenue, des discours aussi pathétiques que
les plus fortes paroles de l'amour[10].

«Les pires romans ne sont pas ceux qui le glorifient. Il faut habiter
l'autre côté du détroit pour oser ce que nos voisins ont osé. Chez
nous, quelques-uns admirent Balzac, mais personne ne voudrait le
tolérer. Quelques-uns prétendront qu'il n'est pas immoral; mais tout
le monde reconnaîtra qu'il fait toujours et partout abstraction de la
morale. Georges Sand n'a célébré qu'une passion; Balzac les a
célébrées toutes. Il les a considérées comme des forces, et, jugeant
que la force est belle, il les a soutenues de leurs causes, entourées
de leurs circonstances, développées dans leurs effets, poussées à
l'extrême, et agrandies jusqu'à en faire des monstres sublimes, plus
systématiques et plus vrais que la vérité. Nous n'admettons pas qu'un
homme se réduise à n'être qu'un artiste. Nous ne voulons pas qu'il se
sépare de sa conscience et perde de vue la pratique. Nous ne
consentirons jamais à voir que tel est le trait dominant de notre
Shakspeare: nous ne reconnaîtrons pas que, comme Balzac, il mène ses
héros au crime et à la monomanie, et que, comme lui, il habite le pays
de la pure logique et de la pure imagination. Nous sommes bien changés
depuis le seizième siècle, et nous condamnons aujourd'hui ce que nous
approuvions autrefois. Nous ne voulons pas que le lecteur s'intéresse
à un avare, à un ambitieux, à un débauché. Et il s'intéresse à lui
lorsque l'écrivain, sans louer ni blâmer, s'attache à expliquer le
tempérament, l'éducation, la forme du crâne et les habitudes d'esprit
qui ont creusé en lui cette inclinaison primitive, à faire toucher la
nécessité de ses effets, à la conduire à travers toutes ses périodes,
à montrer la puissance plus grande que l'âge et le contentement lui
communiquent, à exposer la chute irrésistible qui précipite l'homme
dans la folie ou dans la mort. Le lecteur, saisi par cette logique,
admire l'oeuvre qu'elle a faite, et oublie de s'indigner contre le
personnage qu'elle a créé; il dit: le bel avare! et il ne songe plus
aux maux que l'avarice produit. Il devient philosophe et artiste, et
ne se souvient plus qu'il est honnête homme. Souvenez-vous toujours
que vous l'êtes, et renoncez aux beautés qui peuvent fleurir sur ce
sol corrompu.

«Entre celles-ci, la première est la grandeur. Il faut s'intéresser
aux passions pour comprendre toute leur étendue, pour compter tous
leurs ressorts, pour décrire tout leur cours. Ce sont des maladies; si
on se contente de les maudire, on ne les connaîtra pas; si l'on n'est
physiologiste, si l'on ne se prend pas d'amour pour elles, si l'on ne
fait pas d'elles ses héros, si on ne tressaille pas de plaisir à la
vue d'un beau trait d'avarice comme à la vue d'un symptôme précieux,
on ne peut dérouler leur vaste système et étaler leur fatale grandeur.
Vous n'aurez point ce mérite immoral; d'ailleurs il ne convient point
à votre genre d'esprit. Votre extrême sensibilité et votre ironie
toujours prête ont besoin de s'exercer; vous n'avez pas assez de calme
pour pénétrer jusqu'au fond d'un caractère; vous aimez mieux vous
attendrir sur lui ou le railler; vous le prenez à partie, vous vous
faites son adversaire ou son ami, vous le rendez odieux ou touchant;
vous ne le peignez pas; vous êtes trop passionné et vous n'êtes pas
assez curieux. D'autre part, la ténacité de votre imagination, la
violence et la fixité avec laquelle vous enfoncez votre pensée dans le
détail que vous voulez saisir, limitent votre connaissance, vous
arrêtent sur un trait unique, vous empêchent de visiter toutes les
parties d'une âme et d'en sonder la profondeur. Vous avez
l'imagination trop vive, et vous ne l'avez pas assez vaste. Voici donc
les caractères que vous allez tracer. Vous saisirez un personnage dans
une attitude, vous ne verrez de lui que celle-là, et vous la lui
imposerez depuis le commencement jusqu'au bout. Son visage aura
toujours la même expression, et cette expression sera presque toujours
une grimace. Ils auront une sorte de tic qui ne les quittera plus.
Miss Mercy rira à chaque parole; Marc Tapley prononcera à chaque scène
son mot: _gaillardement_; mistress Gamp parlera incessamment de Mme
Harris; le docteur Chillip ne fera pas une seule action qui ne soit
timide; M. Micawber prononcera pendant trois volumes le même genre de
phrases emphatiques, et passera cinq ou six cents fois avec une
brusquerie comique de la joie à la douleur. Chacun de vos personnages
sera un vice, une vertu, un ridicule incarné, et la passion que vous
lui prêterez sera si fréquente, si invariable, si absorbante, qu'il ne
ressemblera plus à un homme vivant, mais à une abstraction habillée en
homme. Les Français ont un Tartufe comme votre M. Pecksniff; mais
l'hypocrisie qu'il affiche n'a pas détruit le reste de son être; s'il
prête à la comédie par son vice, il appartient à l'humanité par sa
nature. Il a, outre sa grimace, un caractère et un tempérament; il est
gros, fort, rouge, brutal, sensuel; la vigueur de son sang le rend
audacieux; son audace le rend calme; son audace, son calme, sa
promptitude de décision, son mépris des hommes font de lui un grand
politique. Quand il a occupé le public pendant cinq actes, il offre
encore au psychologue et au médecin plus d'une chose à étudier. Votre
Pecksniff n'offrira rien ni au médecin ni au psychologue. Il ne
servira qu'à instruire et à amuser le public. Il sera une satire
vivante de l'hypocrisie, et rien de plus. Si vous lui donnez le goût
de l'eau-de-vie, ce sera gratuitement; dans le tempérament que vous
lui prêtez, rien ne l'exige: il est si enfoncé dans la tartuferie,
dans la douceur, dans le beau style, dans les phrases littéraires,
dans la moralité tendre, que le reste de sa nature a disparu: c'est un
masque et ce n'est plus un homme. Mais ce masque est si grotesque et
si énergique, qu'il sera utile au public, et diminuera le nombre des
hypocrites. C'est notre but et c'est le vôtre, et le recueil de vos
caractères aura plutôt les effets d'un livre de satires que ceux d'une
galerie de portraits.

«Par la même raison, ces satires, quoique réunies, resteront
effectivement détachées, et ne formeront point de véritable ensemble.
Vous avez commencé par des essais, et vos grands romans ne sont que
des essais cousus les uns au bout des autres. Le seul moyen de
composer un tout naturel et solide, c'est de faire l'histoire d'une
passion ou d'un caractère, de les prendre à leur naissance, de les
voir grandir, s'altérer et se détruire, de comprendre la nécessité
intérieure de leur développement. Vous ne suivez pas ce développement;
vous maintenez toujours votre personnage dans la même attitude; il est
avare ou hypocrite, ou bon jusqu'au bout, et toujours de la même
façon; il n'a donc pas d'histoire. Vous ne pouvez que changer les
circonstances où il se trouve; vous ne le changez pas lui-même; il
reste immobile, et, à tous les chocs qui le frappent, il rend le même
son. La diversité des événements que vous inventez n'est donc qu'une
fantasmagorie amusante; ils n'ont pas de lien, ils ne forment pas un
système, ils ne sont qu'un monceau. Vous n'écrirez que des vies, des
aventures, des mémoires, des esquisses, des collections de scènes, et
vous ne saurez pas composer une action.--Mais si le goût littéraire de
votre nation, joint à la direction naturelle de votre génie, vous
impose des intentions morales, vous interdit la grande peinture des
caractères, vous défend la composition des ensembles, il offre à votre
observation, à votre sensibilité et à votre satire, une suite de
figures originales qui n'appartiennent qu'à l'Angleterre, qui,
dessinées par votre main, formeront une galerie unique, et qui, avec
l'image de votre génie, offriront celle de votre pays et de votre
temps.»

[Note 10: _David Copperfield_, scène du docteur et de sa femme.]


§ 3.

LES PERSONNAGES.

Ôtez les personnages grotesques qui ne sont là que pour occuper de la
place et pour faire rire, vous trouverez que tous les caractères de
Dickens sont compris dans deux classes: les êtres sensibles et les
êtres qui ne le sont pas. Il oppose les âmes que forme la nature aux
âmes que déforme la société. L'un de ses derniers romans, _Hard
Times_, est un résumé de tous les autres. Il y préfère l'instinct au
raisonnement, l'intuition du coeur à la science positive; il attaque
l'éducation fondée sur la statistique, sur les chiffres et sur les
faits; il comble de malheurs et de ridicules l'esprit positif et
mercantile; il combat l'orgueil, la dureté, l'égoïsme du négociant et
du noble; il maudit les villes de manufactures, de fumée et de boue,
qui emprisonnent le corps dans une atmosphère artificielle et l'esprit
dans une vie factice. Il va chercher de pauvres ouvriers, des
bateleurs, un enfant trouvé, et accable sous leur bon sens, sous leur
générosité, sous leur délicatesse, sous leur courage et sous leur
douceur, la fausse science, le faux bonheur et la fausse vertu des
riches et des puissants qui les méprisent. Il fait des satires contre
la société oppressive; il fait des élégies sur la nature opprimée, et
son génie élégiaque, comme son génie satirique, rencontre à propos
dans le monde anglais qui l'entoure la carrière dont il a besoin pour
se déployer.


I

Le premier fruit de la société anglaise est l'hypocrisie. Il y mûrit
au double souffle de la religion et de la morale; on sait quels sont
leur popularité et leur empire au delà du détroit. Dans un pays où il
est scandaleux de rire le dimanche, où le triste puritanisme a gardé
quelque chose de son ancienne animosité contre le bonheur, où les
critiques qui étudient l'histoire ancienne insèrent des dissertations
sur le degré de vertu de Nabuchodonosor, il est naturel que
l'apparence de la moralité soit utile. C'est une monnaie qu'il faut
avoir; ceux qui n'ont pas la bonne en fabriquent de la fausse, et plus
l'opinion publique la déclare précieuse, plus on la contrefait. Aussi
ce vice est-il anglais. M. Pecksniff ne peut pas se rencontrer en
France. Ses phrases nous dégoûteraient. S'il y a chez nous une
affectation, ce n'est pas celle de vertu, c'est celle de vice; pour
réussir, on aurait tort d'y parler de ses principes; on aime mieux
confesser ses faiblesses, et s'il y a des charlatans, ce sont des
fanfarons d'immoralité. Nous avons eu jadis nos hypocrites; mais c'est
lorsque la religion était populaire. Depuis Voltaire, Tartufe est
impossible. On n'essaye plus d'affecter une piété qui ne trompe
personne et qui ne mène à rien. L'hypocrisie vient, s'en va et varie
selon l'état des moeurs, de la religion et des esprits; aussi voyez
comme l'hypocrisie de Pecksniff est conforme aux dispositions de son
pays! La religion anglaise est peu dogmatique et toute morale.
Pecksniff ne lâche pas comme Tartufe des phrases de théologie; il
s'épanche tout entier en tirades de philanthropie. Il a marché avec le
siècle. Il est devenu philosophe humanitaire. Il a donné à ses filles
les noms de _Mercy_ (compassion) et _Charity_. Il est tendre, il est
bon, il s'abandonne aux effusions de famille. Il offre innocemment en
spectacle, lorsqu'on vient le voir, de charmantes scènes d'intérieur;
il étale le coeur d'un père, les sentiments d'un époux, la
bienveillance d'un bon maître. Les vertus de famille sont en honneur
aujourd'hui; il faut s'en affubler. Jadis Orgon disait, instruit par
Tartufe:

  Et je verrais périr parents, enfants et femme,
  Que je m'en soucierais autant que de cela.

La vertu moderne et la piété anglaise pensent autrement; il ne faut
pas mépriser ce monde en vue de l'autre; il faut l'améliorer en vue de
l'autre. Tartufe parlera de sa haire et de sa discipline; Pecksniff,
de son confortable petit parloir, du charme de l'intimité, des beautés
de la nature. Il essayera de mettre la concorde entre les hommes. Il
aura l'air d'un membre de la _Société de la paix_. Il développera les
considérations les plus touchantes sur les bienfaits et sur les
beautés de l'harmonie. Il sera impossible de l'écouter sans avoir le
coeur attendri. Les hommes sont raffinés aujourd'hui, ils ont lu
beaucoup de poésies élégiaques; leur sensibilité est plus vive; on ne
peut plus les tromper avec la grossière impudence de Tartufe. C'est
pourquoi M. Pecksniff aura des gestes de longanimité sublime, des
sourires de compassion ineffable, des élans, des mouvements d'abandon,
des grâces, des tendresses qui séduiront les plus difficiles et
charmeront les plus délicats. Les Anglais, dans leurs parlements, dans
leurs _meetings_, dans leurs associations et dans leurs cérémonies
publiques, ont appris la phrase oratoire, les termes abstraits, le
style de l'économie politique, du journalisme et du prospectus. M.
Pecksniff parlera comme un prospectus. Il en aura l'obscurité, le
galimatias et l'emphase. Il semblera planer au-dessus du monde, dans
la région des idées pures, au sein de la vérité. Il aura l'air d'un
apôtre élevé dans les bureaux du _Times_. Il débitera des idées
générales à propos de tout. Il trouvera une leçon de morale dans les
beefsteaks qu'il vient d'avaler. Ce beefsteak a passé, le monde
passera aussi; souvenons-nous de notre fragilité et du compte qu'un
jour nous aurons à rendre. En pliant sa serviette, il s'élèvera à des
contemplations grandioses: «L'économie de la digestion, dira-t-il, à
ce que m'ont appris certains anatomistes de mes amis, est un des plus
merveilleux ouvrages de la nature. Je ne sais pas ce qu'éprouvent les
autres, mais c'est une grande satisfaction pour moi de penser, quand
je jouis de mon humble dîner, que je mets en mouvement la plus belle
machine dont nous ayons connaissance. Il me semble véritablement, en
de tels instants, que j'accomplis une fonction publique.--Quand j'ai
remonté cette montre intérieure, si je puis employer une telle
expression, dit M. Pecksniff avec une sensibilité exquise, et quand je
sais qu'elle va, je sens que la leçon offerte par elle aux hommes fait
de moi un des bienfaiteurs de mon espèce.» Vous reconnaissez un
nouveau genre d'hypocrisie. Les vices changent à chaque siècle en même
temps que les vertus.

L'esprit pratique, comme l'esprit moral, est anglais; à force de
commercer, de travailler et de se gouverner, ce peuple a pris le goût
et le talent des affaires; c'est pourquoi ils nous regardent comme des
enfants et des fous. L'excès de cette disposition est la destruction
de l'imagination et de la sensibilité. On devient une machine à
spéculation en qui s'alignent des chiffres et des faits; on nie la vie
de l'esprit et les joies du coeur; on ne voit plus dans le monde que
des pertes et des bénéfices; on devient dur, âpre, avide et avare; on
traite les hommes en rouages; un jour on se trouve tout entier
négociant, banquier, statisticien; on a cessé d'être homme. Dickens a
multiplié les portraits de l'homme positif: Ralph Nickleby, Scrooge,
Antony Chuzzlewit, Jonas, l'alderman Cute, M. Murdstone et sa soeur,
Bounderby, Tom Gradgrind; il y en a dans tous ses romans. Les uns le
sont par éducation, les autres le sont par nature; mais ils sont tous
odieux, car ils prennent tous à tâche de railler et de détruire la
bonté, la sympathie, la compassion, les affections désintéressées, les
émotions religieuses, l'enthousiasme de l'imagination, tout ce qu'il y
a de beau dans l'homme. Ils oppriment des enfants, ils frappent des
femmes, ils affament des pauvres, ils insultent des malheureux. Les
meilleurs sont des automates de fer poli qui exécutent méthodiquement
leurs devoirs légaux et ne savent pas qu'ils font souffrir les autres.
Ces sortes de gens ne se trouvent pas dans notre pays. Leur rigidité
n'est point dans notre caractère. Ils sont produits en Angleterre par
une école qui a sa philosophie, ses grands hommes, sa gloire, et qui
ne s'est jamais établie chez nous. Plus d'une fois, il est vrai, nos
écrivains ont peint des avares, des gens d'affaires et des
boutiquiers; Balzac en est rempli. Mais il les explique par leur
imbécillité, ou il en fait des monstres curieux comme Grandet et
Gobseck. Ceux de Dickens forment une classe réelle et représentent un
vice national. Lisez ce passage de _Hard Times_, et voyez si, corps et
âme, M. Gradgrind n'est pas tout Anglais.

     «À présent, ce qu'il me faut, ce sont des faits. N'enseignez à
     ces filles et à ces garçons que des faits; on n'a besoin que de
     faits dans la vie. Ne plantez rien autre chose en eux; déracinez
     en eux toute autre chose. Vous ne pouvez former l'esprit d'un
     animal raisonnable qu'avec des faits. Aucune autre chose ne
     pourra leur être utile. C'est le principe d'après lequel j'élève
     mes propres enfants, et c'est là le principe d'après lequel je
     veux que les enfants soient élevés. Attachez-vous aux faits,
     monsieur!»

     La scène était la voûte nue, unie, monotone d'une école, et le
     doigt carré de l'orateur donnait de l'autorité à ses
     observations, en soulignant chaque sentence par un trait sur la
     manche du maître d'école. Cette autorité était accrue par le
     front de l'orateur, sorte de mur carré, ayant les sourcils pour
     base, pendant que ses yeux trouvaient une cage commode dans deux
     caves noires qu'ombrageait le mur. Cette autorité était accrue
     par la bouche de l'orateur, qui était grande, mince et dure.
     Cette autorité était accrue par la voix de l'orateur, qui était
     inflexible, sèche et impérative. Cette autorité était accrue par
     les cheveux de l'orateur, qui se dressaient sur les côtés de sa
     tête chauve, sorte de plantation de pins ayant pour but de
     protéger contre le vent la surface luisante, toute couverte de
     protubérances, ainsi qu'une croûte de pâté aux prunes, comme si
     la tête eût été un magasin insuffisant pour la dure masse de
     faits accumulés dans son intérieur. L'attitude obstinée de
     l'orateur, son habit carré, ses jambes carrées, ses épaules
     carrées, jusqu'à sa cravate, qui le prenait à la gorge de son
     noeud roide, comme un fait entêté qu'elle était, tout ajoutait à
     cette autorité.

     «Dans cette vie, il ne nous faut que des faits, monsieur; rien
     que des faits!»

     L'orateur et le maître d'école et la troisième grande personne
     présente reculèrent tous un peu et parcoururent des yeux le plan
     incliné des petits vases qui étaient là rangés en ordre pour
     recevoir les grandes potées de faits qu'on allait verser en eux,
     afin de les remplir jusqu'au bord[11]!

     «--Thomas Gradgrind, monsieur! Homme de réalités, homme de faits
     et de calculs, homme qui part de ce principe que deux et deux
     font quatre, et rien de plus, et qui sous aucun prétexte et pour
     aucune raison n'accordera rien de plus! Thomas Gradgrind,
     monsieur! Thomas lui-même, Thomas Gradgrind avec une règle et une
     paire de balances, et la table de multiplication toujours dans sa
     poche, monsieur, prêt à peser et à mesurer n'importe quel
     fragment de la nature humaine, et à vous dire exactement ce qu'on
     peut en tirer. C'est une pure question de chiffres, un simple cas
     d'arithmétique. Vous pourriez espérer de faire entrer quelque
     autre croyance dans la tête de Georges Gradgrind, ou d'Auguste
     Gradgrind, ou de John Gradgrind, ou de Joseph Gradgrind (toutes
     personnes fictives, non existantes), mais dans la tête de Thomas
     Gradgrind,--non, monsieur!»

     C'est dans ces termes que M. Gradgrind se présentait toujours
     lui-même mentalement, soit au cercle de ses relations
     particulières, soit au public en général. C'est dans ces termes
     évidemment, en substituant le mot «jeunes élèves» au mot
     «monsieur,» que Thomas Gradgrind présentait en ce moment Thomas
     Gradgrind aux petits vases rangés devant lui, lesquels devaient
     être si fort remplis de faits[12].

Un autre défaut que donne l'habitude de commander et de lutter est
l'orgueil. Il abonde dans un pays d'aristocratie, et personne n'a
raillé plus durement une aristocratie que Dickens; tous ses portraits
sont des sarcasmes: c'est celui de James Harthouse, dandy dégoûté de
tout, principalement de lui-même, et ayant parfaitement raison; c'est
celui de sir Frederick, pauvre sot dupé, abruti par le vin, dont
l'esprit consiste à regarder fixement les gens en mangeant le bout de
sa canne; c'est celui de lord Feenix, sorte de mécanique à phrases
parlementaires, détraquée, et à peine capable d'achever les périodes
ridicules où il a soin de toujours tomber; c'est celui de mistress
Skewton, hideuse vieille ruinée, coquette jusqu'à la mort, demandant
pour son lit d'agonie des rideaux roses, et promenant sa fille dans
tous les salons de l'Angleterre, pour la vendre à quelque mari
vaniteux; c'est celui de sir John Chester, scélérat de bonne
compagnie, qui, de peur de se compromettre, refuse de sauver son fils
naturel et refuse avec toutes sortes de grâces en achevant de manger
son chocolat. Mais la peinture la plus complète et la plus anglaise de
l'esprit aristocratique est le portrait d'un négociant de Londres, M.
Dombey.

Ce n'est pas là qu'en France nous irons chercher nos types; c'est là
qu'on les trouve en Angleterre, aussi énergiques que dans nos plus
orgueilleux châteaux. M. Dombey, comme un noble, aime sa maison autant
que lui-même. S'il dédaigne sa fille et s'il souhaite un fils, c'est
pour perpétuer l'ancien nom de sa banque. Il a ses ancêtres en
commerce, il veut avoir ses descendants. Ce sont des traditions qu'il
soutient, et c'est une puissance qu'il continue. À cette hauteur
d'opulence et avec cette étendue d'action, c'est un prince, et, comme
il a la situation d'un prince, il en a les sentiments. Vous voyez là
un caractère qui ne pouvait se produire que dans un pays dont le
commerce embrasse le monde, où les négociants sont des potentats, où
une compagnie de marchands a exploité des continents, soutenu des
guerres, défait des royaumes, et fondé un empire de cent millions
d'hommes. L'orgueil d'un tel homme n'est pas petit, il est terrible;
il est si tranquille et si haut, que, pour en trouver un semblable, il
faudrait relire les _Mémoires_ de Saint-Simon. M. Dombey a toujours
commandé, et il n'entre pas dans sa pensée qu'il puisse céder à
quelqu'un ou à quelque chose. Il reçoit la flatterie comme un tribut
auquel il a droit, et aperçoit au-dessous de lui, à une distance
immense, les hommes comme des êtres faits pour l'implorer et lui
obéir. Sa seconde femme, la fière Édith Skewton, lui résiste et le
méprise; l'orgueil du négociant se heurte contre l'orgueil de la fille
noble, et les éclats contenus de cette inimitié croissante révèlent
une intensité de passion que des âmes ainsi nées et ainsi nourries
pouvaient seules contenir. Édith, pour se venger, s'enfuit le jour
anniversaire de son mariage, et se donne les apparences de l'adultère
C'est alors que l'inflexible orgueil se dresse dans toute sa roideur.
Il a chassé sa fille, qu'il croit complice de sa femme; il défend
qu'on s'occupe de l'une ni de l'autre; il impose silence à sa soeur et
à ses amis; il reçoit ses hôtes du même ton et avec la même froideur.
Désespéré dans le coeur, dévoré par l'insulte, par la conscience de sa
défaite, par l'idée de la risée publique, il reste aussi ferme, aussi
hautain, aussi calme qu'il fut jamais. Il pousse plus audacieusement
ses affaires et se ruine; il va se tuer. Jusqu'ici tout était bien:
la colonne de bronze était restée entière et invaincue; mais les
exigences de la morale publique pervertissent l'idée du livre. Sa
fille arrive juste à point. Elle le supplie; il s'attendrit; elle
l'emmène; il devient le meilleur des pères, et gâte un beau roman.

[Note 11: "Now, what I want is, Facts. Teach these boys and girls
nothing but Facts. Facts alone are wanted in life. Plant nothing else,
and root out everything else. You can only form the minds of reasoning
animals upon Facts: nothing else will ever be of any service to them.
This is the principle on which I bring up these children. Stick to
Facts, Sir!"

The scene was a plain, bare, monotonous vault of a school-room, and
the speaker's square forefinger emphasised his observations by
underscoring every sentence with a line on the school-master's sleeve.
The emphasis was helped by the speaker's square wall of a forehead,
which had his eyebrows for its base, while his eyes found commodious
cellarage in two dark caves, overshadowed by the wall. The emphasis
was helped by the speaker's mouth, which was wide, thin, and hard set.
The emphasis was helped by the speaker's voice, which was inflexible,
dry, and dictatorial. The emphasis was helped by the speaker's hair,
which bristled on the skirts of his bald head, a plantation of firs to
keep the wind from its shining surface, all covered with knobs, like
the crust of a plum-pie, as if the head had scarcely warehouse room
for the hard facts stored inside. The speaker's obstinate carriage,
square coat, square legs, square shoulders,--nay, his very neckcloth,
trained to take him by the throat with an unaccommodating grasp, like
a stubborn fact, at it was,--all helped the emphasis.

"In this life, we want nothing but Facts, Sir; nothing but Facts!"

The speaker, and the schoolmaster, and the third grown person present,
all backed a little, and swept with their eyes the inclined plane of
little vessels then and there arranged in order, ready to have
imperial gallons of facts poured into them until they were full to the
brim.]

[Note 12: "THOMAS GRADGRIND. Sir! A man of realities. A man of
facts and calculations. A man who proceeds upon the principle that two
and two are four, and nothing over, and who is not to be talked into
allowing for anything over. Thomas Gradgrind, Sir--peremptorily
Thomas--Thomas Gradgrind. With a rule and a pair of scales, and the
multiplication table always in his pocket, Sir, ready to weigh and
measure any parcel of human nature, and tell you exactly what it comes
to. It is a mere question of figures, a case of simple arithmetic. You
might hope to get some other nonsensical belief into the head of
George Gradgrind, or Augustus Gradgrind, or John Gradgrind, or Joseph
Gradgrind (all suppositious, non-existant persons), but into the head
of Thomas Gradgrind--no, Sir?

In such terms Mr. Gradgrind always mentally introduced himself,
whether to his private circle of acquaintance, or to the public in
general. In such terms, no doubt, substituting the words "boys and
girls," for "Sir," Thomas Gradgrind now presented Thomas Gradgrind to
the little pitchers before him, who were to be filled so full of
facts. (_Hard Times_, p. 4.)]


II

Retournons la liste: par opposition à ces caractères factices et
mauvais que produisent les institutions nationales, vous trouvez des
êtres bons tels que les fait la nature, et au premier rang les
enfants.

Nous n'en avons point dans notre littérature. Le petit Joas de Racine
n'a pu naître que dans une pièce composée pour Saint-Cyr; encore le
pauvre enfant parle-t-il en fils de prince, avec des phrases nobles et
apprises comme s'il récitait son catéchisme. Aujourd'hui, on ne voit
chez nous de ces portraits que dans les livres d'étrennes, lesquels
sont écrits pour offrir des modèles aux enfants sages. Dickens a peint
les siens avec une complaisance particulière; il n'a point songé à
édifier le public, et il l'a charmé. Tous les siens ont une
sensibilité extrême; ils aiment beaucoup et ils ont besoin d'être
aimés. Il faut, pour comprendre cette complaisance du peintre et ce
choix de caractères, songer à leur type physique. Ils ont une
carnation si fraîche, un teint si délicat, une chair si transparente,
et des yeux bleus si purs, qu'ils ressemblent à de belles fleurs. Rien
d'étonnant si un romancier les aime, s'il prête à leur âme la
sensibilité et l'innocence qui reluisent dans leurs regards, s'il juge
que ces frêles et charmantes roses doivent se briser sous les mains
grossières qui tenteront de les assouplir. Il faut encore songer aux
intérieurs où ils croissent. Lorsqu'à cinq heures le négociant et
l'employé quittent leur bureau et leurs affaires, ils retournent au
plus vite dans le joli cottage où toute la journée leurs enfants ont
joué sur la pelouse. Ce coin du feu où ils vont passer la soirée est
un sanctuaire, et les tendresses de famille sont la seule poésie dont
ils aient besoin. Un enfant privé de ces affections et de ce bien-être
semblera privé de l'air qu'on respire, et le romancier n'aura pas trop
d'un volume pour expliquer son malheur. Dickens l'a raconté en dix
volumes, et il a fini par écrire l'histoire de David Copperfield.
David est aimé par sa mère et par une brave servante, Peggotty; il
joue avec elle dans le jardin; il la regarde coudre, il lui lit
l'histoire naturelle des crocodiles; il a peur des poules et des oies
qui se promènent dans la cour d'un air formidable: il est parfaitement
heureux. Sa mère se remarie, et tout change. Le beau-père, M.
Murdstone, et sa soeur Jeanne sont des êtres âpres, méthodiques et
glacés. Le pauvre petit David est à chaque moment blessé par des
paroles dures. Il n'ose parler ni remuer; il a peur d'embrasser sa
mère; il sent peser sur lui, comme un manteau de plomb, le regard
froid des deux nouveaux hôtes. Il se replie sur lui-même, étudie en
machine les leçons qu'on lui impose; il ne peut les apprendre, tant
il a crainte de ne pas les savoir. Il est fouetté, enfermé au pain et
à l'eau dans une chambre écartée. Il s'effraye de la nuit, il a peur
de lui-même. Il se demande si, en effet, il n'est pas mauvais ou
méchant, et il pleure. Cette terreur incessante, sans espoir et sans
issue, le spectacle de cette sensibilité qu'on froisse et de cette
intelligence qu'on abrutit, les longues anxiétés, les veilles, la
solitude du pauvre enfant emprisonné, son désir passionné d'embrasser
sa mère ou de pleurer sur le coeur de sa bonne, tout cela fait mal à
voir. Ces douleurs enfantines sont aussi profondes que des chagrins
d'homme. C'est l'histoire d'une plante fragile qui fleurissait dans un
air chaud, sous un doux soleil, et qui tout d'un coup, transportée
dans la neige, laisse tomber ses feuilles et se flétrit.

Les gens du peuple sont comme des enfants, dépendants, peu cultivés,
voisins de la nature et sujets à l'oppression. C'est dire que Dickens
les relève. Cela n'est point nouveau en France: les romans de M.
Eugène Sue nous en ont donné plus d'un exemple, et cette thèse remonte
à Rousseau; mais entre les mains de l'écrivain anglais elle a pris une
force singulière. Ses héros ont des délicatesses et des dévouements
admirables. Ils n'ont de populaire que leur prononciation; le reste en
eux n'est que noblesse et générosité. Vous voyez un bateleur
abandonner sa fille, son unique joie, de peur de lui nuire en quelque
chose. Une jeune femme se dévoue pour sauver la femme indigne de
l'homme qui l'aime et qu'elle aime; cet homme meurt; elle continue,
par pure abnégation, à soigner la créature dégradée. Un pauvre
charretier qui croit sa femme infidèle la déclare tout haut innocente,
et pour toute vengeance ne songe qu'à la combler de tendresses et de
bontés. Personne, selon Dickens, ne sent aussi vivement qu'eux le
bonheur d'aimer et d'être aimé, les joies pures de la vie de famille.
Personne n'a autant de compassion pour ces pauvres êtres déformés et
infirmes qu'ils mettent si souvent au monde, et qui ne semblent naître
que pour mourir. Personne n'a un sens moral plus droit et plus
inflexible. J'avoue même que les héros de Dickens ont le malheur de
ressembler aux pères indignés de nos mélodrames. Lorsque le vieux
Peggotty apprend que sa nièce est séduite, il se met en route, un
bâton à la main, et parcourt la France, l'Allemagne et l'Italie, pour
la retrouver et la ramener à son devoir. Mais, par-dessus tout, ils
ont un sentiment anglais et qui nous manque: ils sont chrétiens. Ce ne
sont pas seulement les femmes qui, comme chez nous, se réfugient dans
l'idée d'un autre monde; les hommes y pensent. Dans ce pays, où il y a
tant de sectes et où tout le monde choisit la sienne, chacun croit à
la religion qu'il s'est faite, et ce sentiment si noble élève encore
le trône où la droiture de leur volonté et la délicatesse de leur
coeur les ont portés.

Au fond, les romans de Dickens se réduisent tous à une phrase, et la
voici: Soyez bons et aimez; il n'y a de vraie joie que dans les
émotions du coeur; la sensibilité est tout l'homme. Laissez aux
savants la science, l'orgueil aux nobles, le luxe aux riches; ayez
compassion des humbles misères; l'être le plus petit et le plus
méprisé peut valoir seul autant que des milliers d'êtres puissants et
superbes. Prenez garde de froisser les âmes délicates qui fleurissent
dans toutes les conditions, sous tous les habits, à tous les âges.
Croyez que l'humanité, la pitié, le pardon, sont ce qu'il y a de plus
beau dans l'homme; croyez que l'intimité, les épanchements, la
tendresse, les larmes, sont ce qu'il y a de plus doux dans le monde.
Ce n'est rien que de vivre; c'est peu que d'être puissant, savant,
illustre; ce n'est pas assez d'être utile. Celui-là seul a vécu et est
un homme, qui a pleuré au souvenir d'un bienfait qu'il a rendu ou
qu'il a reçu.


III

Nous ne pensons pas que ce contraste entre les faibles et les forts,
ni que cette réclamation contre la société en faveur de la nature
soient le caprice d'un artiste ou le hasard d'un moment. Lorsqu'on
remonte loin dans l'histoire du génie anglais, on trouve que son fond
primitif était la sensibilité passionnée, et que son expression
naturelle fut l'exaltation lyrique. L'une et l'autre furent apportées
de Germanie et composent la littérature qui vécut avant la conquête.
Après un intervalle, vous les retrouvez au seizième siècle, quand eut
passé la littérature française importée de Normandie; elles sont
l'âme même de la nation. Mais l'éducation de cette âme fut contraire à
son génie; son histoire a contredit sa nature, et son inclination
primitive s'est heurtée contre tous les grands événements qu'elle a
faits ou qu'elle a subis. Le hasard d'une invasion victorieuse et
d'une aristocratie imposée, en fondant l'exercice de la liberté
politique, a imprimé dans le caractère des habitudes de lutte et
d'orgueil. Le hasard d'une position insulaire, la nécessité du
commerce, la possession abondante des matériaux premiers de
l'industrie ont développé les facultés pratiques et l'esprit positif.
L'acquisition de ces habitudes, de ces facultés et de cet esprit,
jointe au hasard d'une ancienne hostilité contre Rome et de
ressentiments anciens contre une Église oppressive, a fait naître une
religion orgueilleuse et raisonneuse qui remplace la soumission par
l'indépendance, la théologie poétique par la morale pratique, et la
foi par la discussion. La politique, les affaires et la religion,
comme trois puissantes machines, ont formé, par-dessus l'homme ancien,
un homme nouveau. La dignité roide, l'empire sur soi, le besoin de
commander, la dureté dans le commandement, la morale stricte sans
ménagement ni pitié, le goût des chiffres et du raisonnement sec,
l'aversion pour les faits qui ne sont pas palpables et pour les idées
qui ne sont pas utiles, l'ignorance du monde invisible, le mépris des
faiblesses et des tendresses du coeur, telles sont les dispositions
que le courant des faits et l'ascendant des institutions tendent à
établir dans les âmes. Mais la poésie et la vie de famille prouvent
qu'ils n'y réussissent qu'à demi. L'antique sensibilité, opprimée et
pervertie, vit et s'agite encore. Le poëte subsiste sous le puritain,
sous le commerçant, sous l'homme d'État. L'homme social n'a pas
détruit l'homme naturel. Cette enveloppe glacée, cette morgue
insociable, cette attitude rigide, couvrent souvent un être bon et
tendre. C'est le masque anglais d'une tête allemande, et lorsqu'un
écrivain de talent, qui est souvent un écrivain de génie, vient
toucher la sensibilité froissée ou ensevelie sous l'éducation et sous
les institutions nationales, il remue l'homme dans son fond le plus
intime, et devient le maître de tous les coeurs.



CHAPITRE II.

Le Roman (_suite_). Thackeray.

     I. Abondance et excellence du roman de moeurs en Angleterre. --
     Supériorité de Dickens et de Thackeray. -- Comparaison de Dickens
     et de Thackeray.

     II. Le satirique. -- Ses intentions morales. -- Ses dissertations
     morales.

     III. Comparaison de la moquerie en France et en Angleterre. --
     Différence des deux tempéraments, des deux goûts et des deux
     esprits.

     IV. Supériorité de Thackeray dans la satire amère et grave. --
     L'ironie sérieuse. -- _Les snobs littéraires; Miss Blanche
     Amory._ -- La caricature sérieuse. -- _Mistress Hoggarty._

     V. Solidité et précision de cette conception satirique. --
     Ressemblance de Thackeray et de Swift. -- _Les devoirs d'un
     ambassadeur._

     VI. Misanthropie de Thackeray. -- Niaiserie de ses héroïnes. --
     Niaiserie de l'amour. -- Vice intime des générosités et des
     exaltations humaines.

     VII. Ses tendances égalitaires. -- Défaut des caractères et de la
     société en Angleterre. -- Ses aversions et ses préférences. -- Le
     snob et l'aristocrate. -- Portraits du roi, du grand seigneur de
     cour, du gentilhomme de campagne, du bourgeois gentilhomme. --
     Avantages de cet établissement aristocratique. -- Excès de cette
     satire.

     VIII. L'artiste. -- Idée de l'art pur. -- En quoi la satire nuit
     à l'art. -- En quoi elle diminue l'intérêt. -- En quoi elle
     fausse les personnages. -- Comparaison de Thackeray et de Balzac.
     -- _Valérie Marneffe_, et _Rebecca Sharp_.

     IX. Rencontre de l'art pur. Portrait de _Henri Esmond_. -- Talent
     historique de Thackeray. -- Conception de l'homme idéal.

     X. La littérature est une définition de l'homme. Quelle est cette
     définition dans Thackeray. -- En quoi elle diffère de la
     véritable.


Le roman de moeurs pullule en Angleterre, et il y a de cela plusieurs
causes: d'abord il y est né, et toute plante pousse bien dans sa
patrie. En second lieu, c'est un débouché: on n'y a pas la musique
comme en Allemagne et la conversation comme en France; et les gens qui
ont besoin de penser et de sentir y trouvent un moyen de sentir et de
penser. D'autre part, les femmes s'en mêlent fort; dans la nullité de
galanterie et dans la froideur de la religion, il ouvre une carrière à
l'imagination et aux rêves. Enfin, par ses détails minutieux et ses
conseils pratiques, il offre une matière à l'esprit précis et
moraliste. Aussi le critique se trouve comme noyé dans cette
abondance; il doit choisir pour saisir l'ensemble, et se réduire à
quelques-uns pour les embrasser tous.

Dans cette foule, deux hommes ont paru, d'un talent supérieur,
original et contraire, populaires au même titre, serviteurs de la même
cause, moralistes dans la comédie et dans le drame, défenseurs des
sentiments naturels contre les institutions sociales, et qui, par la
précision de leurs peintures, par la profondeur de leurs observations,
par la suite et l'âpreté de leurs attaques, ont ranimé, avec d'autres
vues et un autre style, l'ancien esprit militant de Swift et de
Fielding.

L'un, plus ardent, plus expansif, tout livré à la verve, peintre
passionné de tableaux crus et éblouissants, prosateur lyrique,
tout-puissant sur le rire et sur les larmes, a été lancé dans
l'invention fantasque, dans la sensibilité douloureuse, dans la
bouffonnerie violente, et, par les témérités de son style, par l'excès
de ses émotions, par la familiarité grotesque de ses caricatures, il a
donné en spectacle toutes les forces et toutes les faiblesses d'un
artiste, toutes les audaces, tous les succès et toutes les bizarreries
de l'imagination.

L'autre, plus contenu, plus instruit et plus fort, amateur de
dissertations morales, conseiller du public, sorte de prédicateur
laïque, moins occupé à défendre les pauvres, plus occupé à censurer
l'homme, a mis au service de la satire un bon sens soutenu, une grande
connaissance du coeur, une habileté consommée, un raisonnement
puissant, un trésor de haine méditée, et il a persécuté le vice avec
toutes les armes de la réflexion. Par ce contraste, l'un complète
l'autre, et l'on se fait une idée exacte du goût anglais en ajoutant
le portrait de William Thackeray au portrait de Charles Dickens.


§ 1.

LE SATIRIQUE.

Rien d'étonnant si en Angleterre un romancier fait des satires. Un
homme triste et réfléchi y est poussé par son naturel; il y est encore
poussé par les moeurs environnantes. On ne lui permet pas de
contempler les passions comme des puissances poétiques; on lui ordonne
de les apprécier comme des qualités morales. Ses peintures deviennent
des sentences; il est conseiller plutôt qu'observateur, et justicier
plutôt qu'artiste. Vous voyez par quel mécanisme Thackeray a changé en
satire le roman.

J'ouvre au hasard ses trois grands ouvrages: _Pendennis_, _la Foire
aux vanités_, _les Newcomes_. Chaque scène met en relief une vérité
morale; l'auteur veut qu'à chaque page nous portions un jugement sur
le vice et sur la vertu; d'avance il a blâmé ou approuvé, et les
dialogues ou les portraits ne sont pour lui que des moyens par
lesquels il ajoute notre approbation à son approbation, notre blâme à
son blâme. Ce sont des leçons qu'il nous donne, et, sous les
sentiments qu'il décrit, comme sous les événements qu'il raconte, nous
démêlons toujours des préceptes de conduite et des intentions de
réformateur.

À la première page de _Pendennis_, vous voyez le portrait d'un vieux
major, homme du monde, égoïste et vaniteux, confortablement assis à
son club, auprès du feu et de la fenêtre, envié par le chirurgien
Glowry que personne n'invite, cherchant dans les comptes rendus des
fêtes aristocratiques son nom glorieusement placé entre ceux
d'illustres convives. Une lettre de famille arrive. Naturellement il
l'écarte, et la lit avec négligence après toutes les autres. Il pousse
un cri d'horreur: son neveu veut épouser une actrice. Il fait arrêter
des places à la diligence (aux frais de la famille), et court sauver
le petit sot. S'il y avait une mésalliance, que deviendraient ses
invitations? Conclusion évidente: ne soyons ni égoïstes, ni vaniteux,
ni gourmands comme le major.

Chapitre deux: Pendennis, père du jeune homme, était de son temps
apothicaire, mais d'une bonne famille, et désolé d'être descendu
jusqu'à ce métier. L'argent lui vient; il se donne pour médecin,
épouse la parente d'un noble, essaye de s'insinuer dans les grandes
familles. Il se vante toute sa vie d'avoir été invité par lord
Ribstone. Il achète un domaine, tâche d'enterrer l'apothicaire, et
s'étale dans sa gloire nouvelle de propriétaire terrien. Chacun de ces
détails est un sarcasme dissimulé ou visible qui dit au lecteur: «Mon
bon ami, restez Gros-Jean comme vous l'êtes, et, pour l'amour de votre
fils et de vous-même, gardez-vous de trancher du grand seigneur!»

Le vieux Pendennis meurt. Son fils, noble héritier du domaine,
«grand-duc de Pendennis, sultan de Fairoaks,» commence à régner sur sa
mère, sur sa cousine et sur les domestiques. Il envoie des poésies
lamentables aux journaux du comté, commence un poëme épique, une
tragédie où meurent seize personnes, une histoire foudroyante des
jésuites, et défend en loyal tory l'Église et le roi. Il soupire après
l'idéal, appelle une inconnue, et tombe amoureux de l'actrice en
question, femme de trente-deux ans, perroquet de théâtre, ignorante et
bête à plaisir. Jeunes gens, mes chers amis, vous êtes tous affectés,
prétentieux, dupes de vous-mêmes et des autres. Attendez pour juger le
monde que vous ayez vu le monde, et ne vous croyez pas maîtres quand
vous êtes écoliers.

L'instruction continue et dure autant que la vie d'Arthur. Comme
Lesage dans _Gil-Blas_, comme Balzac dans _le Père Goriot_, l'auteur
de _Pendennis_ peint un jeune homme ayant quelque talent, doué de
sentiments bons, même généreux, qui veut parvenir et qui s'accommode
aux maximes du monde; mais Lesage n'a voulu que nous divertir, et
Balzac n'a voulu que nous passionner: Thackeray, d'un bout à l'autre,
travaille à nous corriger.

Cette intention devient plus visible encore, si l'on examine en détail
l'un de ses dialogues et l'une de ses peintures. Vous n'y apercevrez
point la verve indifférente attachée à copier la nature, mais la
réflexion attentive occupée à transformer en satire les objets, les
paroles et les événements. Tous les mots du personnage sont choisis et
pesés pour être odieux ou ridicules. Il s'accuse lui-même, il prend
soin d'étaler son vice, et sous sa voix on entend la voix de
l'écrivain qui le juge, qui le démasque et qui le punit. Miss Crawley,
vieille femme riche, tombe malade[13]. Mistress Bute, sa parente,
accourt pour la sauver et sauver l'héritage. Il s'agit de faire
exclure du testament un neveu, le capitaine Rawdon, ancien favori,
légataire présumé de la vieille fille. Ce Rawdon est un troupier
stupide, pilier d'estaminet, joueur trop adroit, duelliste et coureur
de filles. Jugez de la belle occasion pour mistress Bute, respectable
mère de famille, digne épouse d'un ecclésiastique, habituée à composer
les sermons de son mari! Par pure vertu, elle hait le capitaine
Rawdon, et ne souffrira pas qu'un si bon argent tombe en de si
mauvaises mains. D'ailleurs, ne sommes-nous pas les répondants de nos
familles? et n'est-ce pas à nous de publier les fautes de nos parents?
C'est notre devoir strict, et mistress Bute s'acquitte du sien en
conscience. Elle fait provision d'histoires édifiantes sur le neveu,
et elle en édifie la tante. Il a ruiné celui-ci, il a mis à mal
celle-là. Il a dupé ce marchand, il a tué ce mari. Et, par-dessus
tout, l'indigne, il s'est moqué de sa tante! Cette généreuse tante
continuera-t-elle à réchauffer une pareille vipère? souffrira-t-elle
que ses innombrables sacrifices soient payés par cette ingratitude et
ces dérisions? Vous imaginez d'ici l'éloquence ecclésiastique de
mistress Bute. Assise au pied du lit, elle garde à vue la malade, la
comble de potions, la réjouit de sermons terribles, et monte la garde
à la porte contre l'invasion de l'héritier probable. Le siége était
bien fait, l'héritage attaqué si obstinément devait se rendre; les dix
doigts vertueux de la matrone entraient d'avance et en espérance dans
la substantielle masse d'écus qu'elle voyait luire. Et cependant un
spectateur difficile eût pu trouver quelques défauts dans sa
manoeuvre. Elle gouvernait trop. Elle oubliait qu'une femme persécutée
de sermons, manoeuvrée comme un ballot, réglée comme une horloge,
pouvait prendre en aversion une autorité si harassante. Ce qui est
pis, elle oubliait qu'une vieille femme peureuse, confinée chez elle,
accablée de prédications, empoisonnée de pilules, pouvait mourir avant
d'avoir changé son testament, et tout laisser, hélas! à son bandit de
neveu. Exemple instructif et redoutable! Mistress Bute, l'honneur de
son sexe, la consolatrice des malades, le conseil de sa famille, ayant
ruiné sa santé pour soigner sa belle-soeur bien-aimée et préserver le
précieux héritage, était justement sur le point, grâce à son
dévouement exemplaire, de mettre sa belle-soeur dans la bière et
l'héritage entre les mains de son neveu.

L'apothicaire Clump arrive; il tremble pour sa chère cliente; elle lui
vaut deux cents guinées par an; il est bien décidé à sauver, contre
mistress Bute, cette vie précieuse. Mistress Bute lui coupe la parole:
«Je me suis sacrifiée, mon cher monsieur. Son neveu l'a tuée, et je
viens la sauver. C'est lui qui l'a jetée sur ce lit de douleur, et
c'est moi qui l'y veille. Je ne suis point égoïste, moi; je ne refuse
jamais de m'immoler pour les autres, moi; je donnerais ma vie pour mon
devoir, je la donnerais pour sauver une parente de mon mari.»
L'apothicaire désintéressé revient héroïquement à la charge.
Sur-le-champ elle repart de plus belle; l'éloquence coule de ses
lèvres comme d'une cruche trop pleine. Mistress Bute crie du haut de
sa tête: «Jamais, tant que la nature me soutiendra, je ne déserterai
la place où mon devoir m'enchaîne. Mère de famille, femme d'un
ecclésiastique anglais, j'ose affirmer que mes principes sont purs, et
jusqu'au dernier soupir j'y serai fidèle. Quand mon petit James avait
la petite vérole, ai-je permis à une mercenaire de le soigner? Non.»
Le patient Clump se répand en compliments doucereux, et poussant sa
pointe à travers les interruptions, les protestations, les offres de
sacrifice, les déclamations contre le neveu, finit par toucher terre.
Il insinue délicatement qu'il faudrait mener la malade au grand air.
«La vue de son horrible neveu rencontré dans le parc, où l'on dit que
le misérable se promène avec la complice endurcie de ses crimes, dit
alors mistress Bute (laissant échapper le chat de l'égoïsme hors du
sac de la dissimulation), lui causerait une telle secousse, que nous
aurions à la rapporter dans son lit. Elle ne doit pas sortir, monsieur
Clump; elle ne sortira pas, aussi longtemps que je serai là pour
veiller sur elle. Et quant à _ma_ santé, qu'importe? je la sacrifie de
bon coeur, monsieur; je l'immole sur l'autel de mon devoir.» Il est
clair que l'auteur en veut à sa mistress Bute et aux capteurs
d'héritages. Il lui prête des gestes ridicules, des phrases pompeuses,
une hypocrisie transparente, grossière et bruyante. Le lecteur éprouve
de la haine et du dégoût pour elle à mesure qu'elle parle. Il voudrait
la démasquer; il est content de la voir pressée, acculée, prise par
les manoeuvres polies de son adversaire, et se réjouit avec l'auteur,
qui lui arrache et lui souligne la confession honteuse de sa grimace
et de son avidité.

Arrivée à cet endroit, la réflexion satirique quitte la forme
littéraire. Pour mieux se déployer, elle s'étale seule. Thackeray
vient en son propre nom attaquer le vice. Nul auteur n'est plus fécond
en dissertations; il entre à chaque instant dans son récit pour nous
tancer ou nous instruire; il ajoute la morale de théorie à la morale
en action. On pourrait extraire de ses romans un ou deux volumes
d'essais à la façon de la Bruyère ou d'Addison. Il y en a sur l'amour,
sur la vanité, sur l'hypocrisie, sur la bassesse, sur toutes les
vertus, sur tous les vices, et en tournant quelques pages, on en
trouvera un sur les comédies d'héritages et sur les parents trop
empressés.

     Quelle dignité donne à une vieille dame un compte ouvert chez son
     banquier! Avec quelle caressante indulgence nous regardons ses
     imperfections si elle est notre parente! et puisse chaque lecteur
     avoir une vingtaine de telles parentes! Qui de nous ne la juge
     une bonne et excellente vieille? Comme le nouvel associé de Hobs
     et Dobs sourit en la reconduisant à sa voiture blasonnée, garnie
     du gros cocher asthmatique! Comme nous savons, lorsqu'elle vient
     nous rendre visite, découvrir l'occasion d'apprendre à nos amis
     sa position dans le monde! Nous leur disons (et avec une parfaite
     sincérité): «Je voudrais avoir la signature de miss Mac-Whirter
     pour un bon de cinq mille guinées.--Cela ne la gênerait pas, dit
     votre femme.--Elle est ma tante,» dites-vous d'un air aisé,
     insouciant, quand votre ami vous demande si par hasard elle ne
     serait pas votre parente. Votre femme lui envoie à chaque instant
     de petits témoignages d'affection; vos petites filles font pour
     elle un nombre infini de corbeilles, coussins et tabourets en
     tapisserie. Quel bon feu dans sa chambre lorsqu'elle vient vous
     rendre visite! Votre femme s'en passe quand elle lace son corset.
     La maison, pendant tout le temps que dure cette visite, prend un
     air propre, agréable, confortable, joyeux, un air de fête qu'elle
     n'a point en d'autres saisons. Vous-même, mon cher monsieur, vous
     oubliez votre sieste ordinaire après dîner, et vous vous trouvez
     tout d'un coup (quoique vous perdiez invariablement)
     très-amoureux du whist. Quels bons dîners vous offrez! Du gibier
     tous les jours, du madère-malvoisie, et régulièrement du poisson
     de Londres. Les gens de cuisine eux-mêmes prennent part à la
     prospérité générale. Je ne sais pas comment la chose arrive; mais
     pendant le séjour du gros cocher de miss Mac-Whirter, la bière
     est devenue beaucoup plus forte, et dans la chambre des enfants
     (où sa bonne prend ses repas) la consommation du thé et du sucre
     n'est plus surveillée du tout. Cela est-il vrai ou non? J'en
     appelle aux classes moyennes. Ah! pouvoirs célestes! que ne
     m'envoyez-vous une vieille tante,--une tante fille,--une tante
     avec une voiture blasonnée et un tour de cheveux couleur café
     clair! Comme mes enfants broderaient pour elle des sacs à
     ouvrage! comme ma Julia et moi nous serions aux petits soins pour
     elle! Douce, douce vision! Ô vain, trop vain rêve[14]!

Il n'y a pas à se méprendre. Le lecteur le plus décidé à ne pas être
averti est averti. Quand nous aurons une tante à grosse succession,
nous estimerons à leur juste valeur nos attentions et notre tendresse.
L'auteur a pris la place de notre conscience, et le roman, transformé
par la réflexion, devient une école de moeurs.

[Note 13: Voyez _Vanity Fair_.]

[Note 14: What a dignity it gives an old lady, that balance at the
banker's! How tenderly we look at her faults if she is a relative (and
may every reader have a score of such)! What a kind good-natured old
creature we find her! How the junior partner of Hobbs and Dobbs leads
her smiling to the carriage with the lozenge upon it, and the fat
wheezy coachman! How, when she comes to pay us a visit, we generally
find an opportunity to let our friends know her station in the world!
We say (and with perfect truth) I wish I had miss Mac Whirter's
signature to a cheque for five thousand pounds. She wouldn't miss it,
says your wife. She is my aunt, say you, in an easy careless way, when
your friend asks if miss Mac Whirter is any relative? Your wife is
perpetually sending her little testimonies of affection, your little
girls work endless worsted baskets, cushions, and foot-stools for her.
What a good fire there is in her room when she comes to pay you a
visit, although your wife laces her stays without one! The house
during her stay assumes a festive, neat, warm, jovial, snug appearance
not visible at other seasons. You yourself, dear sir, forget to go to
sleep after dinner, and find yourself all of a sudden (though you
invariably lose) very fond of a rubber. What good dinners you
have--game every day, Malmsey-Madeira, and no end of fish from London.
Even the servants in the kitchen share in the general prosperity; and,
somehow, during the stay of miss Mac Whirter's fat coachman, the beer
is grown much stronger, and the consumption of tea and sugar in the
nursery (where her maid takes her meals) is not regarded in the least.
Is it so, or is it no so? I appeal to the middle classes. Ah, gracious
powers! I wish you would send me an old aunt--a maiden aunt--an aunt
with a lozenge on her carriage, and a front of light coffee-coloured
hair--how my children should work work-bags for her, and my Julia and
I would make her comfortable! Sweet--sweet vision! Foolish dream!
(_Vanity Fair_, t. II, p. 121.)]


II

On fouette très-fort dans cette école; c'est le goût anglais. Des
goûts et des verges, il ne faut pas disputer; mais sans disputer on
peut comprendre, et le plus sûr moyen de comprendre le goût anglais
est de l'opposer au goût français.

Je vois chez nous, dans un salon de gens d'esprit ou dans un atelier
d'artistes, vingt personnes vives: elles ont besoin de s'amuser, c'est
là leur fond. Vous pouvez leur parler de la scélératesse humaine, mais
c'est à la condition de les divertir. Si vous vous mettez en colère,
elles seront choquées; si vous faites la leçon, elles bâilleront.
Riez, c'est ici la règle, non pas cruellement et par inimitié visible,
mais par belle humeur et par agilité d'esprit. Cet esprit si leste
veut agir; pour lui, la découverte d'une bonne sottise est la
rencontre d'une bonne fortune. Comme une flamme légère, il glisse et
gambade par subites échappées sur la surface effleurée des objets.
Contentez-le en l'imitant, et, pour plaire à des gens gais, soyez
gai.--Soyez poli, c'est le second commandement, tout semblable à
l'autre. Vous parlez à des gens sociables, délicats, vaniteux, qu'il
faut ménager et flatter. Vous les blesseriez en essayant d'emporter
leur conviction de force, à coups pressés d'arguments solides, par un
étalage d'éloquence et d'indignation. Faites-leur assez d'honneur
pour supposer qu'ils vous entendent à demi-mot, qu'un sourire indiqué
vaut pour eux un syllogisme établi, qu'une fine allusion entrevue au
vol les touche mieux que la lourde invasion d'une grosse satire
géométrique.--Songez enfin (ceci entre nous) qu'en politique comme en
religion, depuis mille ans, ils sont très-gouvernés, trop gouvernés;
que lorsqu'on est gêné, on a envie de ne plus l'être, qu'un habit trop
étroit craque aux coudes et ailleurs. Volontiers ils sont frondeurs;
volontiers ils entendent insinuer les choses défendues, et souvent,
par abus de logique, par entraînement, par vivacité, par mauvaise
humeur, ils frappent à travers le gouvernement la société, à travers
la religion, la morale. Ce sont des écoliers tenus trop longtemps sous
la férule; ils cassent les vitres en ouvrant les portes. Je n'ose pas
vous exhorter à leur plaire; je remarque seulement que pour leur
plaire un grain d'humeur séditieuse ne nuit pas.

Je franchis sept lieues de mer, et me voici dans une grande salle
sévère, garnie de bancs multipliés, ornée de becs de gaz, balayée,
régulière, club de controverses du temple de sermons. Il y a là cinq
cents longues figures, tristes, roides[15], et au premier coup d'oeil
il est clair qu'elles n'y sont point pour s'amuser. Dans ce pays, un
tempérament plus grossier, surchargé d'une nourriture plus lourde et
plus forte, a ôté aux impressions leur mobilité rapide, et la pensée,
moins facile et moins prompte, a perdu avec sa vivacité sa gaieté. Si
vous raillez devant eux, songez que vous parlez à des hommes
attentifs, concentrés, capables de sensations durables et profondes,
incapables d'émotions changeantes et soudaines. Ces visages immobiles
et contractés veulent garder la même attitude: ils répugnent aux
sourires fugitifs et demi-formés; ils ne savent se détendre, et leur
rire est une convulsion aussi roide que leur gravité. N'effleurez pas,
appuyez; ne glissez pas, enfoncez; ne jouez pas, frappez; comptez que
vous devez remuer violemment des passions violentes, et qu'il faut des
secousses pour mettre ces nerfs en action.--Comptez encore que vos
gens sont des esprits pratiques, amateurs de l'utile, qu'ils viennent
ici pour être instruits, que vous leur devez des vérités solides, que
leur bon sens un peu étroit ne s'accommode point d'improvisations
aventureuses ni d'indications hasardées, qu'ils exigent des
réfutations développées et des explications complètes, et que s'ils
ont payé leur billet d'entrée, c'est pour écouter des conseils
applicables et de la satire prouvée. Leur tempérament vous demande des
émotions fortes; leur esprit vous demande des démonstrations précises.
Pour plaire à leur tempérament, il ne faut point égratigner, mais
supplicier le vice; pour plaire à leur esprit, il ne faut point
railler par des saillies, mais par des raisonnements.--Encore un mot:
là-bas, au milieu de l'assemblée, regardez ce livre doré, magnifique,
royalement posé sur un coussin de velours. C'est la Bible; il y a
autour d'elle cinquante moralistes qui dernièrement se sont donné
rendez-vous au théâtre, et ont chassé à coups de pommes un acteur
coupable d'avoir pour maîtresse la femme d'un bourgeois. Si du bout du
doigt, avec toutes les salutations et tous les déguisements du monde,
vous touchez un seul des feuillets sacrés ou la plus petite des
convenances morales, à l'instant cinquante mains accrochées au collet
de votre habit vous mettront à la porte. Devant des Anglais, il faut
être Anglais; avec leur passion et leur bon sens, prenez leurs
lisières. Ainsi enfermée dans les vérités reconnues, votre satire
deviendra plus âpre, et ajoutera le poids de la croyance publique à la
pression de la logique et à la force du ressentiment.

[Note 15: Their usual english expression of intense gloom, and
subdued agony. (Thackeray, _the Book of Snobs_.)]


III

Nul écrivain ne fut mieux doué que Thackeray pour ce genre de satire;
c'est que nulle faculté n'est plus propre à ce genre de satire que la
réflexion. La réflexion est l'attention concentrée, et l'attention
concentrée centuple la force et la durée des émotions. Celui qui s'est
enfoncé dans la contemplation du vice ressent de la haine pour le
vice, et l'intensité de sa haine a pour mesure l'intensité de sa
contemplation. Au premier instant, la colère est un vin généreux qui
enivre et qui exalte; conservée et enfermée, elle devient une liqueur
qui brûle tout ce qu'elle touche, et corrode jusqu'au vase qui la
contient. De tous les satiriques, Thackeray, après Swift, est le plus
triste. Ses compatriotes eux-mêmes[16] lui ont reproché de peindre le
monde plus laid qu'il n'est. L'indignation, la douleur, le mépris, le
dégoût, sont ses sentiments ordinaires. Lorsqu'il s'en écarte et
imagine des âmes tendres, il exagère leur sensibilité pour rendre leur
oppression plus odieuse; l'égoïsme qui les brise paraît horrible, et
leur douceur résignée est une mortelle injure contre leurs tyrans:
c'est la même haine qui a calculé la bonté des victimes et la dureté
des persécuteurs[17].

Cette colère exaspérée par la réflexion est encore armée par la
réflexion. On voit qu'il n'est pas emporté par une indignation ou par
une pitié passagère. Il s'est maîtrisé avant de parler. Il a pesé
plusieurs fois la coquinerie qu'il va décrire. Il en possède les motifs,
l'espèce, les suites, comme un naturaliste ses classifications. Il est
sûr de son jugement, et l'a mûri. Il punit en homme convaincu, qui tient
sur sa table une liasse de preuves, qui n'avance rien sans un document
ou un raisonnement, qui a prévu toutes les objections et réfuté toutes
les excuses, qui ne pardonnera jamais, qui a raison d'être inflexible,
qui a conscience de sa justice, et qui appuie sa sentence et sa
vengeance sur toutes les forces de la méditation et de l'équité. L'effet
de cette haine justifiée et contenue est accablant. Lorsqu'on achève de
lire les romans de Balzac, on éprouve le plaisir d'un naturaliste
promené dans un musée à travers une belle collection de spécimens et de
monstres. Lorsqu'on achève de lire Thackeray, on éprouve le saisissement
d'un étranger amené devant le matelas de l'amphithéâtre le jour où l'on
pose les moxas et où l'on fait les amputations.

En pareil cas, l'arme la plus naturelle est l'ironie sérieuse, car
elle témoigne d'une haine réfléchie: celui qui l'emploie supprime son
premier mouvement; il feint de parler contre lui-même, et se maîtrise
jusqu'à prendre le parti de son adversaire. D'autre part, cette
attitude pénible et voulue est le signe d'un mépris excessif; la
protection apparente qu'on prête à son ennemi est la pire des
insultes. Il semble qu'on lui dise: «J'ai honte de vous attaquer; vous
êtes si faible, que même avec un appui vous tombez; vos raisons sont
votre opprobre, et vos excuses sont votre condamnation.» Aussi, plus
l'ironie est grave, plus elle est forte; plus on met de soin à
défendre son ennemi, plus on l'avilit; plus on paraît l'aider, plus on
l'écrase. C'est pourquoi le sarcasme sérieux de Swift est terrible; on
croit qu'il salue, et il tue; son approbation est une flagellation.
Entre ses élèves, Thackeray est le premier. Plusieurs chapitres dans
_le Livre des Snobs_[18], par exemple celui des _snobs_ littéraires,
sont dignes de _Gulliver_. L'auteur vient de passer en revue tous les
_snobs_ d'Angleterre: que va-t-il dire de ses frères, les _snobs_
littéraires? Osera-t-il en parler? Certainement. Mon cher et excellent
lecteur, ne savez-vous pas que Brutus fit couper la tête à ses propres
fils? En vérité, vous auriez bien mauvaise opinion de la littérature
moderne et des modernes littérateurs, si vous doutiez qu'un seul
d'entre nous hésitât à enfoncer un couteau dans le corps de son
confrère en cas de besoin public.

     Mais le fait est que dans la profession de littérateur il n'y a
     point de _snobs_. Regardez de tous côtés dans toute l'assemblée
     des écrivains anglais, et je vous défie d'y montrer un seul
     exemple de vulgarité, ou d'envie, ou de présomption.--Hommes et
     femmes, tous, autant que j'en connais, sont modestes dans leur
     maintien, élégants dans leurs manières, irréprochables dans leur
     vie, et honorables dans leur conduite soit entre eux, soit à
     l'égard du monde.--Il n'est pas impossible peut-être que (par
     hasard) vous entendiez un littérateur dire du mal de son frère;
     mais pourquoi? Par malice? Point du tout. Par envie? En aucune
     façon. Simplement par amour de la vérité et par devoir public.
     Supposez par exemple que, tout bonnement, j'indique un défaut
     dans la personne de mon ami M. Punch, et que je dise que M. P.
     est bossu, que son nez et son menton sont plus crochus que le nez
     et le menton d'Apollon et de l'Antinoüs; ceci prouve-t-il que je
     veuille du mal à M. Punch? Pas le moins du monde. C'est le devoir
     du critique de montrer les défauts aussi bien que les mérites, et
     invariablement il accomplit son devoir avec la plus entière
     sincérité et la plus parfaite douceur.--Le sentiment de l'égalité
     et de la fraternité entre les auteurs m'a toujours frappé comme
     une des plus aimables qualités distinctives de cette classe.
     C'est parce que nous nous apprécions et nous nous respectons les
     uns les autres que le monde nous respecte si fort, que nous
     tenons un si bon rang dans la société et que nous nous y
     comportons d'une manière si irréprochable. La littérature est si
     fort en honneur en Angleterre, qu'il y a une somme d'environ
     douze cents guinées par an mise de côté pour pensionner les
     personnes de cette profession. C'est un grand honneur pour eux,
     et aussi une preuve que leur condition est généralement prospère
     et florissante. Ils sont ordinairement si riches et si économes,
     qu'il n'y a presque point besoin d'argent pour les aider[19].

On est tenté de se méprendre, et pour entendre ce passage, on a besoin
de se rappeler que, dans une société aristocratique et marchande, sous
le culte de l'argent et l'adoration du rang, le talent pauvre et
roturier est traité comme le méritent sa roture et sa pauvreté[20]. Ce
qui rend ces ironies encore plus fortes, c'est leur durée; il y en a
qui se prolongent pendant un roman entier, par exemple celui des
_Bottes fatales_. Un Français ne pourrait continuer aussi longtemps le
sarcasme. Il s'échapperait à droite ou à gauche par des émotions
différentes, il changerait de visage et ne soutiendrait pas une
attitude si fixe, indice d'une animosité si décidée, si calculée et si
amère. Il y a des caractères que Thackeray développe pendant trois
volumes, Blanche Amory, Rebecca Sharp, et dont il ne parle jamais
sans insulte; toutes deux sont des coquines, et jamais il ne les
introduit sans les combler de tendresses: la chère Rebecca! la tendre
Blanche! La tendre Blanche est une jeune fille sentimentale et
littéraire, obligée de vivre avec des parents qui ne la comprennent
pas. Elle souffre tant, qu'elle les ridiculise tout haut devant tout
le monde; elle est si opprimée par la sottise de sa mère et de son
beau-père, qu'elle ne perd pas une occasion de leur faire sentir leur
stupidité. En bonne conscience, peut-elle faire autrement? Ne
serait-ce point de sa part un manque de sincérité que d'affecter une
gaieté qu'elle n'a pas, ou un respect qu'elle ne peut ressentir? On
comprend que la pauvre enfant ait besoin de sympathie; en quittant les
poupées, ce coeur aimant s'est épris d'abord de Trenmor, de Sténio, du
prince Djalma et autres héros des romanciers français. Hélas! le monde
imaginaire ne suffit pas aux âmes blessées, et le désir de l'idéal,
pour s'assouvir, se rabaisse enfin jusqu'aux êtres de la terre. À onze
ans, Mlle Blanche eut une inclination pour un petit Savoyard, joueur
d'orgue à Paris, qu'elle crut un jeune prince enlevé; à douze ans, un
vieux et hideux maître de dessin agita son coeur vierge; à
l'institution de Mme de Caramel, elle eut une correspondance avec deux
jeunes écoliers du collége Charlemagne. Chère âme délaissée, ses pieds
délicats se sont déjà froissés aux sentiers de la vie; chaque jour ses
illusions s'effeuillent, et c'est en vain qu'elle les consigne en
vers, dans un petit livre relié de velours bleu avec un fermoir d'or,
intitulé: _Mes Larmes_. Dans cet isolement, que faire? Elle
s'enthousiasme pour les jeunes filles qu'elle rencontre, elle ressent
à leur vue une attraction magnétique, elle devient leur soeur, sauf à
les mettre de côté demain, comme une vieille robe: nous ne commandons
pas à nos sentiments, et rien n'est plus beau que le naturel. Du
reste, comme l'aimable enfant a beaucoup de goût, l'imagination vive,
une inclination poétique pour le changement, elle tient sa femme de
chambre Pincott à l'ouvrage nuit et jour. En personne délicate, vraie
_dilettante_ et amateur du beau, elle la gronde pour ses yeux battus
et son visage pâle. Là-dessus, pour l'encourager, elle lui dit avec
ses ménagements et sa franchise ordinaires: «Pincott, je vous
renverrai, car vous êtes beaucoup trop faible, et vos yeux vous
manquent, et vous êtes toujours à gémir, à pleurnicher, à demander le
médecin; mais je sais que vos parents ont besoin de vos gages, et je
vous garde pour l'amour d'eux!--Pincott, votre air misérable et vos
façons serviles me donnent vraiment la migraine. Je crois que je vous
ferai mettre du rouge.--Pincott, vos parents meurent de faim; mais si
vous me tiraillez ainsi les cheveux, je vous prierai de leur écrire et
de leur dire que je n'ai plus besoin de vos services.» Cette pécore de
Pincott n'apprécie pas son bonheur. Peut-on être triste quand on sert
un être aussi supérieur que miss Blanche? Quelle joie de lui fournir
des sujets de style! car, il faut bien l'avouer, miss Blanche n'a pas
dédaigné d'écrire une charmante pièce de vers sur la petite servante
arrachée au foyer paternel, «triste exilée sur la terre étrangère.»
Hélas! le plus petit événement suffit pour blesser ce coeur trop
sensible. À la moindre émotion, ses larmes coulent, ses sentiments
frémissent, comme un papillon délicat qu'on écrase dès qu'on le
touche. La voilà qui passe, aérienne, les yeux au ciel, un faible
sourire arrêté sur ses lèvres roses, touchante sylphide, si consolante
pour tous ceux qui l'entourent que chacun la souhaite au fond d'un
puits.

Un degré ajouté à l'ironie sérieuse produit la caricature sérieuse.
Ici, comme tout à l'heure, l'auteur plaide les raisons du prochain; la
seule différence est qu'il les plaide avec trop de chaleur: c'est une
insulte sur une insulte. À ce titre, elle abonde dans Thackeray.
Quelques-uns de ses grotesques sont énormes, par exemple M. Alcide de
Mirobolan, cuisinier français, artiste en sauces, qui déclare sa
flamme à miss Blanche au moyen de tartes symboliques, et se croit un
_gentleman_; Mme la majoresse O'Dowd, sorte de grenadier en bonnet, la
plus pompeuse et la plus bavarde des Irlandaises, occupée à régenter
le régiment et à marier bon gré mal gré les célibataires; miss Briggs,
vieille dame de compagnie, née pour recevoir des affronts, faire des
phrases et verser des larmes; le Docteur, qui prouve à ses élèves
mauvais latinistes que l'habitude des barbarismes conduit à
l'échafaud. Ces difformités calculées n'excitent qu'un rire triste. On
aperçoit toujours derrière la grimace du personnage l'air sardonique
du peintre, et l'on conclut à la bassesse et à la stupidité du genre
humain. D'autres figures, moins grossies, ne sont point cependant plus
naturelles. On voit que l'auteur les jette exprès dans des sottises
palpables et dans des contradictions marquées. Telle est miss Crawley,
vieille fille immorale et libre penseuse, qui loue les mariages
disproportionnés, et tombe en convulsions quand à la page suivante son
neveu en fait un; qui appelle Rebecca Sharp son égale, et au même
instant lui dit d'apporter les pincettes; qui, apprenant le départ de
sa favorite, s'écrie avec désespoir: «Bonté du ciel! qui est-ce qui
maintenant va me faire mon chocolat?» Ce sont là des scènes de
comédie, et non des peintures de moeurs. Il y en a vingt pareilles.
Vous voyez une excellente tante, mistress Hoggarthy, du château de
Hoggarthy, s'imposer dans la maison de son neveu Titmarsh, le jeter
dans de grosses dépenses, persécuter sa femme, chasser ses amis,
désoler son mariage. Le pauvre diable ruiné est mis en prison. Elle le
dénonce aux créanciers avec une indignation vraie et le foudroie de la
meilleure foi du monde. Le misérable a été le bourreau de sa tante.
Elle a été attirée par lui hors de chez elle, tyrannisée par lui,
volée par lui, outragée par sa femme. Elle a vu le beurre prodigué
comme l'eau, le charbon dilapidé, les chandelles brûlées par les deux
bouts. «Et maintenant vous avez l'audace, emprisonné comme vous l'êtes
et justement pour vos crimes, de me prier de payer vos dettes! Non,
monsieur, c'est assez que votre mère tombe à la charge de sa paroisse,
et que votre femme aille balayer les rues. Pour moi, je suis à l'abri
de vos perfidies. Le mobilier de la maison est à moi, et, puisqu'il
entre dans vos intentions que madame votre femme couche sur le pavé,
je vous préviens que je le ferai enlever demain. M. Smithers vous dira
que j'étais décidée à vous laisser toute ma fortune. Ce matin, en sa
présence, j'ai solennellement déchiré mon testament, et, par cette
lettre, je renonce à toute relation avec vous et avec votre famille de
mendiants. J'ai recueilli une vipère dans mon sein, elle m'a
piquée.»--Cette femme juste et compatissante rencontre son égal, un
homme pieux, John Brough, esquire, membre du parlement, directeur de
la compagnie indépendante d'assurances contre l'incendie et sur la vie
du Diddlesex oriental. Ce chrétien vertueux a humé de loin la
réjouissante odeur de ses terres, maisons, capitaux et autres valeurs
mobilières et immobilières. Il court sus à la belle fortune de
mistress Hoggarthy, affligé de voir qu'elle rapporte à peine quatre
pour cent à mistress Hoggarthy, décidé à doubler le revenu de mistress
Hoggarthy. Il la rencontre à l'hôtel le visage enflé. (Toute la nuit,
elle avait été mangée aux puces.) «Bonté du ciel, s'écrie John Brough
esquire, une dame de votre rang souffrir une pareille chose!
L'excellente parente de mon cher ami Titmarsh! Jamais on ne dira que
mistress Hoggarthy, du château de Hoggarthy, pourra être soumise à une
si horrible humiliation, tant que John Brough aura une maison à lui
offrir, une maison humble, heureuse, chrétienne, madame, quoique
peut-être inférieure à la splendeur de celles auxquelles vous avez
été accoutumée dans votre illustre carrière! Isabelle, mon amour!
Belinda! Parlez à mistress Hoggarthy. Dites-lui que la maison de John
Brough est à elle depuis la mansarde jusqu'à la cave. Je le répète,
madame, depuis la cave jusqu'à la mansarde: je désire, je supplie,
j'ordonne que les malles de mistress Hoggarthy, du château de
Hoggarthy, soient en ce moment même portées dans ma voiture.» Ce style
fait rire, si l'on veut, mais d'un rire triste. On vient d'apprendre
que l'homme est hypocrite, injuste, tyrannique, aveugle. Affligé, on
se retourne vers l'auteur, et l'on ne voit sur ses lèvres que des
sarcasmes, sur son front que du chagrin.

[Note 16: Dans la _Revue d'Édimbourg_.]

[Note 17: Rôle d'Amélia dans _Vanity Fair_.--Rôle du colonel
Newcome dans _les Newcomes_.]

[Note 18: _Snob_, mot d'argot intraduisible, désignant un homme
«qui admire bassement des choses basses.»]

[Note 19: My dear and excellent querist, whom does the
schoolmaster flog so resolutely as his own son? Didn't BRUTUS chop his
offspring's head off? You have a very bad opinion indeed of the
present state of literature and of literary men, if you fancy that any
one of us would hesitate to stick a knife into his neighbour penman,
if the latter's death could do the state any service.

But the fact is, that in the literary profession THERE ARE NO SNOBS.
Look round at the whole body of British men of letters, and I defy you
to point out among them a single instance of vulgarity, or envy, or
assumption.

Men and women, as far as I have known them, they are all modest in
their demeanour, elegant in their manners, spotless in their lives,
and honourable in their conduct to the world and to each other. You
_may_, occasionally, it is true, hear one literary man abusing his
brother; but why? Not in the least out of malice; not at all from
envy; merely from a sense of truth and public duty. Suppose, for
instance, I good-naturedly point out a blemish in my friend _Mr.
Punch's_ person, and say _Mr. P._ has a hump-back, and his nose and
chin are more crooked than those features in the APOLLO or ANTINOUS,
which we are accustomed to consider as our standards of beauty; does
this argue malice on my part towards _Mr. Punch_? Not in the least. It
is the critic's duty to point out defects as well as merits, and he
invariably does his duty with the utmost gentleness and candour.

That sense of equality and fraternity amongst Authors has always
struck me as one of the most amiable characteristics of the class. It
is because we know and respect each other, that the world respects us
so much, that we hold such a good position in society, and demean
ourselves so irreproachably when there.

Literary persons are held in such esteem by the nation, that about two
of them have been absolutely invited to Court during the present
reign: and it is probable that towards the end of the season, one or
two will be asked to dinner by SIR ROBERT PEEL.

They are such favourites with the public, that they are continually
obliged to have their pictures taken and published; and one or two
could be pointed out, of whom the nation insists upon having a fresh
portrait every year. Nothing can be more gratifying than this proof of
the affectionate regard which the people has for its instructors.

Literature is held in such honour in England, that there is a sum of
near twelve hundred pounds per annum set apart to pension deserving
persons following that profession. And a great compliment this is,
too, to the professors, and a proof of their generally prosperous and
flourishing condition. They are generally so rich and thrifty, that
scarcely any money is wanted to help them. (_The Snobs of England_, p.
201.)]

[Note 20: «L'esprit et le génie perdent vingt-cinq pour cent de
leur valeur en abordant en Angleterre.» (Stendhal.)]


IV

Cherchons bien; peut-être en des sujets moins graves trouverons-nous
quelque occasion de franc rire. Considérons, non plus une coquinerie,
mais une mésaventure: une coquinerie révolte, une mésaventure peut
amuser. Il n'en est rien; jusque dans un amusement, la satire ici
conserve sa force, parce que la réflexion conserve ici son intensité.
Il y a dans la drôlerie anglaise un sérieux, un effort, une
application étonnante, et leurs folies comiques sont composées avec
autant de science que leurs sermons. La puissante attention décompose
son objet en toutes ses parties, et le reproduit avec une minutie, un
relief qui font illusion. Swift décrit la contrée des chevaux
parlants, la politique de Lilliput, les inventeurs de l'Île-Volante,
avec des détails aussi précis et aussi concordants qu'un voyageur
expérimenté, explorateur exact des moeurs et du pays. Ainsi soutenus,
le monstre impossible et le grotesque littéraire entrent dans la vie
réelle, et le fantôme de l'imagination prend la consistance des objets
que nous touchons. Thackeray porte dans la farce cette gravité
imperturbable, cette solidité de conception et ce talent d'illusion.
Regardez une de ses thèses morales: il veut prouver que dans le monde
il faut se conformer aux usages reçus, et transforme ce lieu commun en
une anecdote orientale. Comptez les détails de moeurs, de géographie,
de chronologie, de cuisine, la désignation mathématique de chaque
objet, de chaque personne et de chaque geste, la lucidité
d'imagination, la profusion de vérités locales; vous comprendrez
pourquoi sa moquerie vous frappe d'une impression si originale et si
poignante, et vous y retrouverez le même degré d'étude et la même
énergie d'attention que dans les ironies et dans les exagérations
précédentes: son enjouement est aussi réfléchi et aussi fort que sa
haine; il a changé d'attitude, il n'a point changé de faculté.

     J'ai une aversion naturelle pour l'_égotisme_, et je déteste
     infiniment l'habitude de se louer soi-même; mais je ne puis
     m'empêcher de raconter ici une anecdote qui éclaire le point en
     question, et où j'ai agi, je crois, avec une remarquable présence
     d'esprit.

     Étant à Constantinople, il y a quelques années, pour une mission
     délicate (les Russes jouaient un double jeu, et de notre côté il
     devint nécessaire d'envoyer un négociateur supplémentaire),
     Leckerbiff, pacha de Roumélie, alors premier _galéongi_ de la
     Porte, donna un banquet diplomatique dans son palais d'été à
     Bukjédéré. J'étais à la gauche du galéongi, et l'agent russe, le
     comte Diddlof, était à sa droite. Diddlof est un dandy qui
     mourrait d'un trop fort parfum de rose. Il avait essayé trois
     fois de me faire assassiner dans le cours de la négociation; mais
     naturellement nous étions amis en public, et nous échangions des
     saluts de la façon la plus cordiale et la plus charmante.

     Le galéongi est, ou plutôt était (car hélas! un lacet lui a serré
     le cou) un fidèle sectateur en politique de la vieille école
     turque. Nous dinâmes avec nos doigts, et nous eûmes des quartiers
     de pain pour vaisselle. La seule innovation qu'il admit était
     l'usage de liqueurs européennes, et il s'y livrait avec un grand
     goût. Il mangeait énormément. Parmi les plats, il y en eut un
     très-vaste qu'on plaça devant lui, un agneau apprêté dans sa
     laine, bourré d'ail, d'assa-foetida, de piment et autres
     assaisonnements, le plus abominable mélange que jamais mortel ait
     flairé ou goûté. Le galéongi en mangea énormément; suivant la
     coutume orientale, il insistait pour servir ses amis à droite et
     à gauche, et, quand il arrivait un morceau particulièrement
     épicé, il l'enfonçait de ses propres mains jusque dans le gosier
     de ses convives.

     Je n'oublierai jamais le regard du pauvre Diddlof, quand Son
     Excellence, ayant roulé en boule un gros paquet de cette mixture,
     et s'écriant _tuk, tuk_ (c'est très-bon), administra l'horrible
     pilule à Diddlof. Les yeux du Russe roulèrent effroyablement au
     moment où il la reçut. Il l'avala avec une grimace qui annonçait
     une convulsion imminente, et saisissant à côté de lui une
     bouteille qu'il croyait du Sauterne, mais qui se trouva être de
     l'eau-de-vie française, il en but près d'une pinte avant de
     reconnaître son erreur. Ce coup l'acheva. Il fut emporté presque
     mort de la salle à manger, et déposé au frais dans un pavillon
     d'été sur le Bosphore.

     Quand mon tour vint, j'avalai le condiment avec un sourire, je
     dis _Bismillah_, et je léchai mes lèvres avec un air de
     contentement aimable; puis, quand on servit le plat voisin, j'en
     fis moi-même une boule avec tant de dextérité et je la fourrai
     dans le gosier du vieux galéongi avec tant de grâce, que son
     coeur fut gagné. La Russie fut mise d'emblée hors de cause, et le
     _traité de Kabobanople fut signé_. Quant à Diddlof, tout était
     fini pour lui; il fut rappelé à Saint-Pétersbourg, et sir
     Roderick Murchison le vit, sous le nº 3967, travaillant aux mines
     de l'Oural[21].

L'anecdote évidemment est authentique, et, quand De Foë racontait
l'apparition de mistress Veal, il n'imitait pas mieux le style d'un
procès-verbal.

Cette réflexion si attentive est une source de tristesse. Pour se
divertir des passions humaines, il faut les considérer en curieux,
comme des marionnettes changeantes, ou en savant, comme des rouages
réglés, ou en artiste, comme des ressorts puissants. Si vous ne les
observez que comme vertueuses ou vicieuses, vos illusions perdues vous
enchaîneront dans des pensées noires, et vous ne trouverez en l'homme
que faiblesse et que laideur. C'est pourquoi Thackeray déprécie notre
nature tout entière. Il fait dans le roman ce que Hobbes fit en
philosophie. Presque toujours, lorsqu'il décrit de beaux sentiments,
il les dérive d'une vilaine source. La tendresse, la bonté, l'amour
sont dans ses personnages un effet des nerfs, de l'instinct, ou d'une
maladie morale. Amélia Sedley, sa favorite et l'un de ses
chefs-d'oeuvre, est une pauvre petite femme, pleurnicheuse, incapable
de réflexion et de décision, aveugle, adoratrice exaltée d'un mari
égoïste et grossier, toujours sacrifiée par sa volonté et par sa
faute, dont l'amour se compose de sottise et de faiblesse, souvent
injuste, habituée à voir faux, et plus digne de compassion que de
respect. Lady Castlewood, si bonne et si tendre, se trouve éprise,
comme Amélia, d'un rustre buveur et imbécile, et sa jalousie sauvage,
exaspérée au moindre soupçon, implacable contre son mari, épanchée
violemment en paroles cruelles, montre que son amour vient non de la
vertu, mais du tempérament. Hélène Pendennis, le modèle des mères, est
une prude provinciale un peu niaise, d'éducation étroite, jalouse
aussi, et portant dans sa jalousie toute la dureté du puritanisme et
de la passion. Elle s'évanouit en apprenant que son fils a une
maîtresse: c'est une action «odieuse, abominable, horrible;» elle
voudrait que «son enfant fût mort avant d'avoir commis ce crime.»
Toutes les fois qu'on lui parle de la petite Fanny, «son visage prend
une expression cruelle et inexorable.» Rencontrant Fanny au chevet du
jeune homme malade, elle la chasse comme une prostituée et comme une
servante. L'amour maternel, chez elle comme chez toutes les autres,
est un aveuglement incurable; son fils est son dieu; à force
d'adoration, elle trouve le moyen de le rendre insupportable et
malheureux. Quant à l'amour des hommes pour les femmes, si on le juge
d'après les peintures de l'auteur, on ne peut éprouver pour lui que de
la compassion, et voir en lui que du ridicule. À un certain âge[22],
selon Thackeray, la nature parle; quelqu'un se rencontre; sot ou non,
bon ou mauvais, on l'adore: c'est une fièvre. À six mois, les chiens
ont leur maladie; l'homme a la sienne à vingt ans. Si l'on aime, ce
n'est point que la personne soit aimable, c'est qu'on a besoin
d'aimer. «Croyez-vous que vous boiriez si vous n'aviez pas soif, ou
que vous mangeriez si vous n'aviez pas faim?» Il raconte l'histoire de
cette faim et de cette soif avec une verve amère. Il a l'air d'un
homme dégrisé qui se moquerait de l'ivresse. Il explique tout au long,
d'un ton demi-sarcastique, les sottises du major Dobbin pour Amélia,
comment le major achète les mauvais vins du père d'Amélia, comment il
presse les postillons, réveille les valets, persécute ses amis pour
revoir Amélia plus vite; comment, après dix ans de sacrifices, de
tendresse et de services, il se voit préférer le vieux portrait d'un
mari infidèle, grossier, égoïste et défunt. Le plus triste de ces
récits est celui du premier amour de Pendennis: miss Fotheringay,
l'actrice qu'il aime, personne positive, bonne ménagère, a l'esprit et
l'instruction d'une servante de cuisine. Elle parle au jeune homme du
beau temps qu'il fait et du poudding qu'elle vient de préparer:
Pendennis découvre dans ces deux phrases une profondeur d'intelligence
étonnante et une majesté d'abnégation surhumaine. Il demande à miss
Fotheringay, qui vient de jouer Ophélie, si Ophélie est amoureuse
d'Hamlet. «Moi, amoureuse de ce petit cabotin rabougri, Bingley!» Pen
explique qu'il s'agit de l'Ophélie de Shakspeare. «Bien, il n'y a pas
d'offense; mais pour Bingley, je n'en donnerais pas ce verre de
punch.» Et elle avale le verre plein. Pen la questionne sur Kotzebue:
«Kotzebue! qui est-ce?--L'auteur de la pièce où vous avez joué si
admirablement.--Je ne savais pas; le nom de l'homme au commencement du
volume est Thompson.» Pen est ravi de cette simplicité adorable:
«Pendennis, Pendennis! comme elle a dit ce nom!... Émilie, Émilie!
qu'elle est bonne, qu'elle est noble, qu'elle est belle, qu'elle est
parfaite!» Le premier volume roule tout entier sur ce contraste; il
semble que Thackeray dise à ses lecteurs: «Mes chers confrères en
humanité, nous sommes des coquins quarante-neuf jours sur cinquante;
le cinquantième, si nous échappons à l'orgueil, à la vanité, à la
méchanceté, à l'égoïsme, c'est que nous tombons en fièvre chaude;
notre folie fait notre dévouement.»

[Note 21: I am naturally averse to egotism, and hate
self-laudation consumedly; but I can't help relating here a
circumstance illustrative of the point in question, in which I must
think I acted with considerable prudence.

Being at Constantinople a few years since--(on a delicate
mission)--the Russians were playing a double game, between ourselves,
and it became necessary on our part to employ an _extra
negociator_.--LECKERBISS PASHA of Roumelia, then Chief Galeongee of
the Porte, gave a diplomatic banquet at his summer palace at
Bujukdere. I was on the left of the Galeongee; and the Russian agent
COUNT DE DIDDLOFF on his dexter side. DIDDLOFF is a dandy who would
die of a rose in aromatic pain: he had tried to have me assassinated
three times in the course of the negotiation: but of course we were
friends in public, and saluted each other in the most cordial and
charming manner.

The Galeongee is--or was, alas! for a bow-string has done for him--a
staunch supporter of the old school of Turkish politics. We dined with
our fingers, and had flaps of bread for plates; the only innovation he
admitted was the use of European liquors, in which he indulged with
great gusto. He was an enormous eater. Amongst the dishes a very large
one was placed before him of a lamb dressed in its wool, stuffed with
prunes, garlic, assa-foetida, capsicums, and other condiments, the
most abominable mixture that ever mortal smelt or tasted. The
Galeongee ate of this hugely; and pursuing the Eastern fashion,
insisted on helping his friends right and left, and when he came to a
particularly spicy morsel, would push it with his own hands into his
guests' very mouths.

I never shall forget the look of poor DIDDLOFF, when his Excellency,
rolling up a large quantity of this into a ball and exclaiming, "_Buk
Buk_" (it is very good), administered the horrible bolus to DIDDLOFF.
The Russian's eyes rolled dreadfully as he received it: he swallowed
it with a grimace that I thought must precede a convulsion, and
seizing a bottle next him, which he thought was Sauterne, but which
turned out to be french brandy, he drank off nearly a pint before he
knew his error. It finished him; he was carried away from the dining
room almost dead, and laid out to cool in a summer house on the
Bosphorus.

When it came to my turn, I took down the condiment with a smile, said
"_Bismillah_," licked my lips with easy gratification, and when the
next dish was served, made up a ball myself so dexterously, and popped
it down the old Galeongee's mouth with so much grace, that his heart
was won. Russia was put out of Court at once, _and the treaty_ of
Kabobanople _was signed_. As for DIDDLOFF, all was over with _him_, he
was recalled to Saint-Petersburg, and SIR RODERIC MURCHISON saw him,
under the nº 3967, working in the Ural mines.

                                    (_The Snobs of England_, p. 146.)]

[Note 22: _Pendennis_, t. III, p. 111.]


V

Pourtant, à moins d'être Swift, il faut bien aimer quelque chose; on
ne peut pas toujours blesser et détruire, et le coeur, lassé de mépris
et de haine, a besoin de se reposer dans l'éloge et l'attendrissement.
D'un autre côté, blâmer un défaut, c'est louer la qualité contraire,
et l'on ne peut immoler une victime sans bâtir un autel; ce sont les
circonstances qui désignent l'une, ce sont les circonstances qui
élèvent l'autre, et le moraliste qui combat le vice dominant de son
pays et de son siècle prêche la vertu contraire au vice de son siècle
et de son pays. Dans une société aristocratique et marchande, ce vice
est l'égoïsme et l'orgueil; Thackeray exaltera donc la douceur et la
tendresse. Que l'amour et la bonté soient aveugles, instinctifs,
déraisonnables, ridicules, peu lui importe; tels qu'ils sont, il les
adore, et il n'y a pas de plus singulier contraste que celui de ses
héros et de son admiration. Il fait des sottes et s'agenouille devant
elles; l'artiste en lui contredit le commentateur; le premier est
ironique, le second est louangeur; le premier met en scène les
niaiseries de l'amour, le second en fait le panégyrique; le haut de la
page est une satire en action, le bas de la page est un dithyrambe en
tirades. Les compliments qu'il prodigue à Amélia Sedley, à Hélène
Pendennis, à Laura, sont infinis; jamais auteur n'a fait plus
visiblement et plus obstinément la cour à ses femmes: il leur immole
les hommes, non pas une fois, mais cent. «Très-vraisemblablement les
pélicans aiment à saigner sous le bec égoïste de leurs petits. Il est
certain que c'est le goût des femmes. Il doit y avoir dans la douleur
du sacrifice une sorte de plaisir que les hommes ne comprennent
pas.... Ne méprisons pas ces instincts parce que nous ne pouvons les
sentir. Les femmes ont été faites pour notre bien-être et notre
agrément, messieurs, comme toute la troupe des animaux inférieurs. Que
ce soit un mari fainéant, un fils dissipateur, un bien-aimé garnement
de frère, comme leurs coeurs sont prêts à répandre sur lui leurs
trésors de tendresse! Et comme nous sommes prêts, de notre part, à
leur fournir abondamment cette sorte de jouissance! À peine y a-t-il
un de mes lecteurs qui n'ait administré du plaisir sous cette forme à
ses femmes, et ne les ait régalées du contentement de lui pardonner!»
Lorsqu'il entre dans la chambre d'une bonne mère ou d'une jeune fille
honnête, il baisse les yeux comme à la porte d'un sanctuaire. En
présence de Laura résignée, pieuse, il s'arrête. «Comme elle faisait
son devoir en silence, et que, pour obtenir la force de l'accomplir,
elle priait toujours seule et loin de tous les regards, nous aussi
nous devons nous taire sur des vertus qui s'offensent du grand jour,
pareilles à des roses qui ne sauraient fleurir dans une salle de bal.»
Comme Dickens, il a le culte de la famille, des sentiments tendres et
simples, des contentements tranquilles et purs qu'on goûte au coin du
foyer domestique, entre un enfant et une femme. Lorsque ce misanthrope
si réfléchi et si âpre rencontre un épanchement filial ou une douleur
maternelle, il est blessé à l'endroit sensible, et, comme Dickens, il
fait pleurer[23].

On a des ennemis parce qu'on a des amis, et des aversions parce qu'on
a des préférences. Si l'on préfère la bonté dévouée et les affections
tendres, on prend en aversion l'arrogance et la dureté; la cause de
l'amour est aussi la cause de la haine, et le sarcasme, comme la
sympathie, est la critique d'une forme sociale et d'un vice public.
C'est pourquoi les romans de Thackeray sont une guerre contre
l'aristocratie. Comme Rousseau, il a loué les moeurs simples et
affectueuses; comme Rousseau, il hait la distinction des rangs.

Il a écrit là-dessus un livre entier, sorte de pamphlet moral et
demi-politique, _le Livre des Snobs_. Nous n'avons pas le mot, parce
que nous n'avons pas la chose. Le _snob_ est un enfant des sociétés
aristocratiques; perché sur son barreau dans la grande échelle, il
respecte l'homme du barreau supérieur et méprise l'homme du barreau
inférieur, sans s'informer de ce qu'ils valent, uniquement en raison
de leur place; du fond du coeur, il trouve naturel de baiser les
bottes du premier et de donner des coups de pied au second. Thackeray
énumère tout au long les suites de cette habitude. Écoutez la
conclusion:

     Je ne puis supporter cela plus longtemps.--Cette diabolique
     invention des moeurs nobiliaires, qui tue la bonté naturelle et
     l'amitié honnête! Juste fierté, n'est-ce pas? rang et préséance?
     Bon Dieu!--La table des rangs et des distinctions est un
     mensonge, et devrait être jetée au feu. Organiser les rangs et
     les préséances! cela était bon pour les maîtres de cérémonies des
     anciens âges. Vienne maintenant quelque grand maréchal pour
     organiser l'_égalité_[24].

Puis il ajoute avec bon sens, une âpreté et une familiarité tout
anglaises:

     Si jamais nos cousins les Smigmags m'invitaient en même temps que
     lord Longues-Oreilles, je saisirais une occasion après dîner, et
     je lui dirais avec la plus grande bonhomie du monde: «Monsieur,
     la fortune vous a fait cadeau de plusieurs milliers de guinées de
     revenu. L'ineffable sagesse de nos ancêtres vous a placé
     au-dessus de moi comme chef et législateur héréditaire. Notre
     admirable constitution (l'orgueil des Anglais et l'envie des
     nations voisines) m'oblige à vous recevoir comme mon sénateur,
     mon supérieur et mon tuteur. Votre fils aîné, Fitz-Hi-Han, est
     sûr d'un siége au parlement. Vos plus jeunes fils, les de Bray,
     daigneront consentir à être capitaines de vaisseau et
     lieutenants-colonels, à nous représenter dans les cours
     étrangères, à accepter de bons bénéfices, quand il s'en
     présentera de convenables. Ces avantages, notre admirable
     constitution (l'orgueil des Anglais et l'envie, etc.) déclare
     qu'ils vous sont dus, sans tenir compte de votre imbécillité, de
     vos vices, de votre égoïsme, ou de votre incapacité et de votre
     parfaite extravagance. Si imbécile que vous soyez (et nous avons
     le droit de supposer que milord est un âne aussi justement que de
     prendre pour accordé qu'il est un patriote éclairé), si imbécile
     que vous soyez (je me répète), personne ne vous accusera d'une
     folie assez monstrueuse pour croire que vous soyez indifférent à
     votre bonne fortune, ou que vous ayez la moindre envie d'y
     renoncer. Non, et tout patriotes que nous sommes, Smith et moi,
     si nous étions ducs, je ne doute pas que nous ne fussions les
     partisans de notre caste; mais Smith et moi nous ne sommes pas
     encore comtes. Nous ne croyons pas utile à l'armée de Smith que
     le jeune de Bray soit colonel à vingt-cinq ans,--aux relations
     diplomatiques de Smith que lord Longues-Oreilles soit ambassadeur
     à Constantinople,--à notre politique, que Longues-Oreilles y
     fourre son pied héréditaire.--Nous ne pouvons nous empêcher de
     voir, Longues-Oreilles, que nous valons autant que vous. Nous
     savons même l'orthographe mieux que vous; nous sommes capables de
     raisonner aussi juste; nous ne voulons point vous avoir pour
     maître, ni cirer plus longtemps vos souliers[25].»

Cette opinion du politique ne fait que résumer les remarques du
moraliste. S'il hait l'aristocratie, c'est moins parce qu'elle opprime
l'homme que parce qu'elle corrompt l'homme; en déformant la vie
sociale, elle déforme la vie privée; en instituant des injustices,
elle institue des vices; après avoir accaparé l'État, elle empoisonne
l'âme, et Thackeray retrouve sa trace dans la perversité et dans la
sottise de toutes les classes et de tous les sentiments.

Le roi ouvre cette galerie de portraits vengeurs. C'est Georges IV,
«le premier gentilhomme du monde.» Ce grand monarque, si justement
regretté, sut tailler des patrons d'habits, mener une voiture aussi
bien qu'un cocher de Brighton et jouer du violon. Dans la vigueur de
la jeunesse et dans le premier feu de l'invention, il inventa le punch
au marasquin, une boucle de soulier et un pavillon chinois, le plus
hideux bâtiment du monde. «Nous l'avons vu au théâtre de Drury-Lane,
nous l'avons vu, l'unique! _le roi!_ oui, le roi. Il y était. Les
estafiers se tenaient devant la loge auguste. Le marquis de Steyne
(lord du cabinet à poudre) et plusieurs autres grands officiers de
l'État étaient debout derrière le fauteuil où il était assis..., où il
était assis, sa face rouge toute fleurie, sa riche chevelure frisée,
son noble ventre tendu en avant. Comme on criait! comme on
applaudissait! comme on agitait les mouchoirs! Les dames pleuraient,
les mères embrassaient leurs enfants. Quelques-unes s'évanouirent.
Oui, nous l'avons vu. La fortune ne peut plus maintenant nous priver
de cette joie. D'autres ont vu Napoléon. Que ce soit notre juste
orgueil devant notre postérité d'avoir contemplé Georges le Bon,
Georges le Magnifique, Georges le Grand.»

Cher prince! la vertu émanée de son trône héroïque se répandait dans
le coeur de tous ses courtisans. Qui jamais offrit un plus bel exemple
que le marquis de Steyne? Ce seigneur, roi chez lui, a voulu prouver
qu'il l'était. Il force sa femme à s'asseoir à table à côté de filles
perdues, ses maîtresses. En vrai prince, il a pour ennemi principal
son fils aîné, héritier présomptif du marquisat, qu'il laisse jeûner
et qu'il engage à faire des dettes. En ce moment il courtise une
charmante personne, mistress Rebecca Crawley, qu'il aime pour son
hypocrisie, son sang-froid et son insensibilité sans égale. Le
marquis, à force d'avilir et de tyranniser ceux qui l'entourent, a
fini par haïr et mépriser l'homme; il n'a plus de goût que pour les
scélérats parfaits. Celle-ci le réveille; un jour même elle le
transporte d'enthousiasme. Elle jouait Clytemnestre dans une charade,
et son mari, Agamemnon; elle court au lit les yeux enflammés, l'épée
prête, d'un tel air que chacun frémit. «_Brava! brava!_ crie le vieux
Steyne d'une voix stridente. Par Dieu, elle le ferait!» On voit qu'il
a le sentiment du devoir conjugal. Sa conversation est d'une franchise
touchante. «Je ne peux pas renvoyer ma pauvre chère Briggs, lui dit
Rebecca.--Vous lui devez ses gages?--Bien plus; je l'ai
ruinée.--Ruinée? Alors pourquoi ne la chassez-vous pas?» Du reste,
_gentleman_ accompli et d'une douceur engageante, il traite ses femmes
en pacha, et ses paroles valent des coups de verge. Je recommande au
lecteur la scène domestique où il donne l'ordre d'inviter mistress
Rebecca Crawley. Lady Gaunt, sa belle-fille, dit qu'elle n'assistera
pas au dîner, et restera chez elle. «Très-bien! vous y trouverez les
recors; cela me dispensera de prêter à vos parents et de voir vos airs
tragiques. Qui êtes-vous pour donner des ordres ici? Vous n'avez pas
d'argent; vous n'avez pas de cervelle. Vous étiez ici pour avoir des
enfants, et vous n'en avez pas. Gaunt est las de vous. Votre
belle-soeur est la seule de la famille qui ne vous souhaite point
morte, parce que Gaunt se remarierait si vous l'étiez. Vous, prude! De
grâce, madame, vous raconterai-je quelques petites anecdotes sur
milady Bareacres, votre maman?» Le reste est du même style. Ses
belles-filles, poussées à bout, disent qu'elles voudraient être
mortes. Cette déclaration le met en joie, et il conclut par ce
principe: «Ce temple de la vertu m'appartient, et, si j'y invite tout
Newgate ou tout Bedlam, par Dieu! ils y seront bien reçus.» L'habitude
du despotisme fait les despotes, et le meilleur moyen de mettre des
tyrans dans les familles, c'est de garder des nobles dans l'État.

Reposons-nous à contempler le gentilhomme de campagne. L'innocence des
champs, les respects héréditaires, les traditions de famille, la
pratique de l'agriculture, l'exercice des magistratures locales, ont
dû produire là des hommes probes, sensés, pleins de bonté et
d'honnêteté, protecteurs de leur comté et serviteurs de leur pays. Sir
Pitt Crawley leur offre un modèle; il a 100000 francs de rente, deux
siéges au parlement. Il est vrai que les deux siéges lui sont donnés
par des bourgs pourris, et qu'il vend le second moyennant 1500 louis
par an. Il est excellent économe, et tond de si près ses fermiers,
qu'il ne trouve pour locataires que des faillis. Entrepreneur de
diligences, fournisseur du gouvernement, concessionnaire de mines, il
paye si mal ses agents et épargne si fort sur la dépense, que ses
mines s'inondent, ses chevaux crèvent, ses fournitures lui sont
renvoyées. Homme populaire, il préfère toujours la société d'un
maquignon à la compagnie d'un _gentleman_. Il jure, boit, plaisante
avec les filles d'auberge, vide un verre de vin à la table d'un
fermier qu'il exproprie le lendemain, rit avec un braconnier qu'il
envoie deux jours après _convict_ en Australie. Il a l'accent d'un
provincial, l'esprit d'un laquais, les façons d'un rustre. À table,
servi par trois laquais et par un sommelier dans de l'argent massif,
il demande compte des plats et des bêtes qui les ont fournis. «Qui
était ce mouton, Horrock, et quand l'avez-vous tué?--Un des écossais à
tête noire, sir Pitt. Nous l'avons tué jeudi.--Qui en a pris?--Steel
de Mudbury a pris le dos et les deux cuisses, sir Pitt; mais il dit
que le dernier était trop jeune et diablement laineux, sir Pitt.--Et
les épaules?» Le dialogue continue sur le même ton: après le mouton
d'Écosse, le cochon noir de Kent; ces bêtes semblent la famille de sir
Pitt, tant il s'y intéresse. Pour ses filles, il les laisse vagabonder
dans la loge du jardinier, où elles prendront l'éducation qui se
trouvera. Pour sa femme, il la bat de temps à autre. Pour ses gens, il
leur redemande les liards de sa monnaie. «Un liard par jour fait sept
schellings par an; sept schellings par an sont l'intérêt de sept
guinées. Ayez soin de vos liards, vieille Tinker, et les guinées vous
viendront d'elles-mêmes.--Il n'a jamais donné un liard dans sa vie,
dit la vieille en grommelant.--Jamais, et je n'en donnerai jamais un;
c'est contre mon principe.» Il est impudent, brutal, grossier, ladre,
retors, extravagant. Du reste, courtisé par les ministres, grand
shérif, honoré, puissant, il roule en carrosse doré et se trouve un
des piliers de l'État.

Ceux-là sont riches; probablement l'argent les a corrompus. Cherchons
un noble pauvre, exempt de tentations; sa grande âme, livrée à
elle-même, laissera voir toute sa beauté native: sir Francis
Clavering est dans ce cas. Il a joué, bu et soupé jusqu'à se mettre
sur la paille. Il a escroqué de l'argent dans son régiment, «montré sa
plume blanche[26],» et, après avoir couru tous les billards de
l'Europe, s'est vu déposer en prison par des créanciers discourtois.
Pour en sortir, il a épousé une bonne veuve créole qui traite
outrageusement l'orthographe, et dont l'argent n'est pas net. Il la
ruine, se met à genoux devant elle pour obtenir des écus et son
pardon, jure sur la Bible de ne plus faire de dettes, et court en
sortant chez l'usurier. De tous les coquins que les romanciers ont mis
en scène, il est le plus ignoble. Il n'a plus ni volonté ni bon sens:
c'est un homme dissous. Il avale les affronts comme l'eau, pleure,
demande pardon et recommence. Il s'humilie, se prosterne, et un
instant après jure et tempête, pour retomber dans l'abattement de la
plus extrême lâcheté. Il implore, menace, et dans le même quart
d'heure prend l'homme menacé pour confident intime et ami de coeur.
«N'est-ce pas dur, Altamont, que milady ne veuille plus me confier une
seule cuiller? Cela n'est pas d'une lady, Altamont. Il est bien cruel
à elle de ne pas me montrer plus de confiance! Et les domestiques qui
commencent à rire, les infâmes gredins! Ils ne répondent plus à ma
sonnette. Et mon valet qui était au Vauxhall la nuit dernière avec une
de mes chemises de toilette et mon gilet de velours! Je l'ai bien
reconnu, mon gilet. Ce maudit chien d'insolent! Et il est venu danser
devant mon nez, le diable l'emporte. Tous ces infernaux gredins de
valets!» Sa conversation est un composé de jurons, de lamentations et
de radotages; ce n'est plus un homme, mais les débris d'un homme: il
ne subsiste en lui que des restes discordants de passions viles,
pareilles aux tronçons d'un serpent écrasé, et qui, faute de pouvoir
mordre, se froissent et se tordent dans la bave et dans la boue.
L'aspect d'un billet de banque le fait courir les yeux fermés à
travers un monceau de supplications et de mensonges. Pour lui l'avenir
a disparu; il ne voit que le présent. Il signera une lettre de change
de vingt louis à trois mois pour avoir vingt francs tout de suite. Son
abrutissement est devenu de l'imbécillité; ses yeux sont bouchés; il
ne voit pas que ses protestations excitent la défiance, que ses
mensonges excitent le dégoût, qu'à force de bassesse il perd le fruit
de ses bassesses, tellement qu'en le voyant entrer on éprouve la
violente envie de prendre au cou le noble baronnet, membre du
parlement, auguste, habitant d'un manoir historique, pour le jeter,
comme un panier d'ordures, du haut en bas de l'escalier.

Il faut s'arrêter; un volume n'épuiserait pas la liste des perfections
que Thackeray découvre dans l'aristocratie anglaise. C'est le marquis
de Farintosh, vingt-cinquième du nom, illustre imbécile, bien portant
et content de soi, que toutes les femmes lorgnent et que tous les
hommes saluent; c'est lady Kew, vieille femme du monde, tyrannique et
corrompue, qui fait la guerre à sa fille et la chasse aux mariages;
c'est sir Barnes Newcome, un des êtres les plus poltrons, les plus
méchants, les plus menteurs, les mieux bafoués et les plus battus qui
aient souri dans un salon et harangué dans un parlement. Je n'en vois
qu'un seul estimable, personnage effacé, lord Kew, qui, après beaucoup
de sottises et de débauches, est touché par sa vieille mère puritaine
et se repent. Mais ces portraits sont doux auprès des dissertations;
le commentateur est plus amer encore que l'artiste; il blesse mieux en
parlant qu'en faisant parler. Il faut lire ses poignantes diatribes
contre les mariages de convenance et le sacrifice des filles, contre
l'inégalité des héritages et l'envie des cadets, contre l'éducation
des nobles et leurs traditions d'insolence, contre l'achat des grades
à l'armée, contre l'isolement des classes, contre tous les attentats à
la nature et à la famille inventés par la société et par la loi. Par
derrière cette philosophie s'étend une seconde galerie de portraits
aussi insultants que les premiers: car l'inégalité, ayant corrompu les
grands qu'elle exalte, corrompt les petits qu'elle ravale, et le
spectacle de l'envie ou de la bassesse dans les petits est aussi laid
que le spectacle de l'insolence ou du despotisme dans les grands.
Selon Thackeray, la société anglaise est un composé de flatteries et
d'intrigues, chacun s'efforçant de se guinder d'un échelon et de
repousser ceux qui montent. Être reçu à la cour, voir son nom dans les
journaux sur une liste d'illustres convives, offrir chez soi une tasse
de thé à quelque illustre pair hébété et bouffi, telle est la borne
suprême de l'ambition et de la félicité humaine. Pour un maître, il y
a toujours cent valets. Le major Pendennis, homme résolu, de
sang-froid et habile, a contracté cette lèpre. Son bonheur aujourd'hui
est de saluer un lord. Il ne se trouve bien que dans un salon ou dans
un parc d'aristocratie. Il a besoin d'être traité avec cette
bienveillance humiliante dont les grands assomment leurs inférieurs.
Il embourse très-bien les manques d'égards, et dîne gracieusement à
une table illustre où on l'invite en trois ans deux fois pour boucher
un trou. Il quitte un homme de génie ou une femme d'esprit pour causer
avec une pécore titrée ou un lord ivrogne. Il aime mieux être toléré
chez un marquis que respecté chez un bourgeois. Ayant érigé ces belles
inclinations en principes, il les inculque à son neveu qu'il aime, et,
pour le pousser dans le monde, lui offre en mariage une fortune
escroquée et la fille d'un _convict_.--D'autres se glissent dans les
salons augustes, non plus par moeurs de parasites, mais à beaux
deniers comptants. Autrefois en France les seigneurs, avec des écus
bourgeois, fumaient leurs terres; aujourd'hui en Angleterre les
bourgeois, avec un mariage noble, anoblissent leur argent. Moyennant
cent mille guinées donnés au père, Pump le marchand épouse lady
Blanche Cou-Roide, laquelle reste lady, quoique sa femme.
Naturellement il est méprisé par elle, comme bourgeois, et de plus
détesté, comme l'ayant faite à demi bourgeoise. Il n'ose voir ses amis
chez lui, ce sont gens trop bas pour sa femme. Il n'ose visiter les
amis de sa femme chez eux, ce sont gens trop hauts pour lui. Il est le
sommelier de sa femme, la risée de son beau-père, le domestique de son
fils, et se console en espérant que ses petits-fils, devenus barons
Pump, rougiront de lui et ne voudront jamais prononcer son nom.--Une
troisième façon d'entrer dans la noblesse est de se ruiner et de ne
voir personne. Ce moyen ingénieux est employé à la campagne par Mme la
majoresse Punto. Elle a pour ses filles une gouvernante incomparable,
qui croit que Dante s'appelait Alighieri parce qu'il était d'Alger,
mais qui a fait l'éducation de deux marquis et d'une comtesse. «Cette
solitude est triste, lui dit quelqu'un, vous pourriez recevoir l'homme
de loi.--Une famille comme la nôtre, cher monsieur, est-ce
possible?--Le docteur?--Lui peut-être; mais sa femme et ses enfants,
fi donc!--Les gens de cette grande maison là-bas?--Là-bas? Le château
calicot? un drapier retiré! Des gens comme nous sont obligés de se
respecter eux-mêmes.--Le ministre?--Horreur! Il prêche en surplis, mon
cher monsieur, c'est un puséiste.» Cette famille sensée bâille toute
seule six mois durant, et le reste de l'année jouit de la gloutonnerie
des hobereaux qu'elle régale et des rebuffades des grands lords
qu'elle visite. Le fils, officier de hussards, a besoin de luxe pour
vivre de pair avec les seigneurs ses camarades, et son tailleur prend
au père trois cents guinées par an sur neuf cents qui font tout le
revenu de toute la famille. Je ne finirais pas si je comptais toutes
les vilenies et toutes les misères que Thackeray attribue à l'esprit
aristocratique: la division des familles, la hauteur de la soeur
anoblie, la jalousie de la soeur roturière, l'abaissement des
caractères dressés dès l'école à vénérer les petits lords, la
dégradation des filles qui veulent accrocher des maris nobles, la rage
des vanités refoulées, la lâcheté des complaisances offertes, le
triomphe de la sottise, le mépris du talent, l'injustice consacrée, le
coeur dénaturé, les moeurs perverties. Devant ce tableau frappant de
vérité et de génie, on a besoin de se rappeler que cette inégalité
blessante est la cause d'une liberté salutaire, que l'iniquité sociale
produit la prospérité politique, qu'une classe de grands héréditaires
est une classe d'hommes d'État héréditaires, qu'en un siècle et demi
l'Angleterre a eu cent cinquante ans de bon gouvernement, qu'en un
siècle et demi la France a eu cent vingt ans de mauvais gouvernement,
que tout se paye et qu'on peut payer cher des chefs capables, une
politique suivie, des élections libres, et la surveillance du
gouvernement par la nation. On a besoin aussi de se rappeler que ce
talent, fondé sur la réflexion intense et concentré dans les
préoccupations morales, a dû transformer la peinture des moeurs en
satire systématique et militante, exaspérer la satire jusqu'à
l'animosité calculée et implacable, noircir la nature humaine, et
s'acharner, avec une haine choisie, redoublée et naturelle, contre le
vice principal de son pays et de son temps.

[Note 23: Voyez, par exemple, dans _the Great Hoggarthy Diamond_,
p. 121, la mort du petit enfant.--Dans _le livre des Snobs_, voyez la
dernière ligne: «Fun is good, truth is still better, and love best of
all.»]

[Note 24: I can bear it no longer--this diabolical invention of
gentility which kills natural kindliness and honest friendship. Proper
pride, indeed! Rank and precedence, forsooth! The table of ranks and
degrees is a lie, and should be flung into the fire. Organise rank and
precedence! that was well for the masters of ceremonies of former
ages. Come forward, some great marshal, and organise EQUALITY in
society.

                                    (_The snobs of England_, p. 322.)]

[Note 25: If ever our cousins the SMIGSMAGS asked me to meet LORD
LONGEARS, I would like to take an opportunity after dinner and say, in
the most good-natured way in the world:--Sir, Fortune makes you a
present of a number of thousand pounds every year. The ineffable
wisdom of our ancestors has placed you as a chief and hereditary
legislator over me. Our admirable Constitution (the pride of Britons
and envy of surrounding nations) obliges me to receive you as my
senator, superior, and guardian. Your eldest son, FITZ-HEEHAW, is sure
of a place in Parliament; your younger sons, the DE BRAYS, will kindly
condescend to be post-captains and lieutenant-colonels, and to
represent us in foreign courts, or to take a good living when it falls
convenient. These prizes our admirable Constitution (the pride and
envy of, etc.) pronounces to be your due; without count of your
dulness, your vices, your selfishness, of your entire incapacity and
folly. Dull as you may be (and we have as good a right to assume that
my lord is an ass, as the other proposition, that he is an enlightened
patriot);--dull, I say, as you may be, no one will accuse you of such
monstrous folly, as to suppose that you are indifferent to the good
luck which you possess, or have any inclination to part with it.
No--and patriots as we are, under happier circumstances, SMITH and I,
I have no doubt, were we dukes ourselves, would stand by our order.

We would submit good-naturedly to sit in a high place. We would
acquiesce in that admirable Constitution (pride and envy of, etc.)
which made us chiefs and the world our inferiors; we would not cavil
particularly at that notion of hereditary superiority which brought so
many simple people cringing to our knees. May be, we would rally round
the Corn-Laws: we would make a stand against the Reform bill; we would
die rather than repeal the acts against Catholics and Dissenters; we
would, by our noble system of class-legislation, bring Ireland to its
present admirable condition.

But SMITH and I are not earls as yet. We don't believe that it is for
the interest of SMITH'S army that young DE BRAY should be a colonel at
five-and-twenty,--of SMITH'S diplomatic relations that LORD LONGEARS
should go ambassador to Constantinople,--of our politics, that
LONGEARS should put his hereditary foot into them.

This bowing and cringing SMITH believes to be the act of snobs; and he
will do all in his might and main to be a snob and to submit to snobs
no longer. To LONGEARS he says, "We can't help seeing, LONGEARS, that
we are as good as you. We can spell even better; we can think quite as
rightly; we will not have you for our master, or black your shoes any
more."

                                    (_The Snobs of England_, p. 322.)]

[Note 26: Refusé un duel.]


§ 2.

L'ARTISTE.


I

En littérature comme en politique, on ne peut tout avoir. Les talents,
comme les bonheurs, s'excluent. Quelque constitution qu'il choisisse,
un peuple est toujours à demi malheureux; quelque génie qu'il ait, un
écrivain est toujours à demi impuissant. Nous ne pouvons garder à la
fois qu'une attitude. Transformer le roman, c'est le déformer: celui
qui, comme Thackeray, donne au roman la satire pour objet cesse de lui
donner l'art pour règle, et toutes les forces du satirique sont des
faiblesses du romancier.

Qu'est-ce qu'un romancier? À mon avis, c'est un psychologue, un
psychologue qui naturellement et involontairement met la psychologie
en action; ce n'est rien d'autre, ni de plus. Il aime à se représenter
des sentiments, à sentir leurs attaches, leurs précédents, leurs
suites, et il se donne ce plaisir. À ses yeux, ce sont des forces
ayant des directions et des grandeurs différentes. De leur justice ou
de leur injustice, il s'inquiète peu. Il les assemble en caractères,
conçoit la qualité dominante, aperçoit les traces qu'elle laisse sur
les autres, note les influences contraires ou concordantes du
tempérament, de l'éducation, du métier, et travaille à manifester le
monde invisible des inclinations et des dispositions intérieures par
le monde visible des paroles et des actions extérieures. À cela se
réduit son oeuvre. Quels que soient ces penchants, peu lui importe. Un
vrai peintre regarde avec plaisir un bras bien attaché et des muscles
vigoureux, quand même ils seraient employés à assommer un homme. Un
vrai romancier jouit par contemplation de la grandeur d'un sentiment
nuisible ou du mécanisme ordonné d'un caractère pernicieux. Pour
talent il a la sympathie, car elle est la seule faculté qui copie
exactement la nature; occupé à ressentir les émotions de ses
personnages, il ne songe qu'à en marquer la vigueur, l'espèce et les
contre-coups. Il nous les représente telles qu'elles sont, tout
entières, sans les blâmer, sans les punir, sans les mutiler; il les
transporte en nous intactes et seules, et nous laisse le droit d'en
juger comme il nous convient. Tout son effort est de les rendre
visibles, de dégager les types obscurcis et altérés par les accidents
et les imperfections de la vie réelle, de mettre en relief les larges
passions humaines, d'être ébranlé par la grandeur des êtres qu'il
ranime, de nous soulever hors de nous-mêmes par la force de ses
créations. Nous reconnaissons l'art dans cette puissance créatrice,
indifférente et universelle comme la nature, plus libre et plus
puissante que la nature, reprenant l'oeuvre ébauchée ou défigurée de
sa rivale pour corriger ses fautes et effectuer ses conceptions.

Tout est changé par l'arrivée de la satire, et d'abord le rôle de
l'auteur. Quand dans le roman pur il parle en son nom propre, c'est
pour faire comprendre un sentiment ou marquer la cause d'une faculté;
dans le roman satirique, c'est pour nous donner un conseil moral. On a
vu combien de leçons Thackeray nous fait subir. Qu'elles soient
bonnes, personne n'en dispute: à tout le moins elles prennent la place
des explications utiles. Le tiers du volume, employé en
avertissements, est perdu pour l'art. Sommés de réfléchir sur nos
fautes, nous connaissons moins bien le personnage. L'auteur laisse de
parti pris cent nuances fines qu'il aurait pu découvrir et nous
montrer. Le personnage, moins complet, est moins vivant; l'intérêt,
moins concentré, est moins vif. Détournés de lui, au lieu d'être
ramenés sur lui, nos yeux s'égarent et l'oublient; au lieu d'être
absorbés, nous sommes distraits. Bien plus et bien pis, nous finissons
par éprouver un peu d'ennui. Nous jugeons ces sermons vrais, mais
rebattus. Il nous semble entendre des instructions de collége ou des
manuels de séminaire. On trouve des choses pareilles dans les livres
dorés, à couvertures historiées, qu'on donne pour étrennes aux
enfants. Êtes-vous bien réjoui d'apprendre que les mariages de
convenance ont leurs inconvénients, qu'en l'absence de son ami on dit
volontiers du mal de son ami, qu'un fils par ses désordres afflige
souvent sa mère, que l'égoïsme est un vilain défaut? Tout cela est
vrai; mais tout cela est trop vrai. Nous venons écouter un homme pour
entendre de lui des choses nouvelles. Ces vieilles moralités, quoique
utiles et bien dites, sentent le pédant payé, si commun en Angleterre,
l'ecclésiastique en cravate blanche planté comme un piquet au centre
de sa table, et débitant pour trois cents louis d'admonestations
quotidiennes aux jeunes _gentlemen_ que les parents ont mis en serre
chaude dans sa maison.

Cette présence assidue d'une intention morale nuit au roman comme au
romancier. Il faut bien l'avouer: tel volume de Thackeray a le cruel
malheur de répéter les romans de miss Edgeworth ou les contes du
chanoine Schmidt. Le voici qui nous montre Pendennis orgueilleux,
dépensier, écervelé, paresseux, refusé aux examens avec honte, pendant
que ses camarades, moins spirituels, mais studieux, sont reçus avec
honneur. Cette opposition édifiante nous laisse froids; nous n'avons
pas envie de retourner à l'école; nous fermons le livre, et nous le
conseillons comme pilule à notre petit cousin. D'autres puérilités
moins choquantes finissent par lasser autant. On n'aime pas le
contraste prolongé du bon colonel Newcome et de ses mauvais parents.
Ce colonel donne de l'argent et des gâteaux à tous les enfants, de
l'argent et des cachemires à toutes les cousines, de l'argent et de
bonnes paroles à tous les domestiques, et ces gens ne lui répondent
que par de la froideur et des grossièretés. Il est clair, dès la
première page, que l'auteur veut nous persuader d'être affables, et
nous regimbons contre cette invitation trop claire; nous n'aimons pas
à être tancés dans un roman; nous sommes de mauvaise humeur contre
cette invasion de pédagogie. Nous voulions aller au théâtre; nous
avons été trompés par l'affiche, et nous grondons tout bas d'être au
sermon.

Consolons-nous: les personnages souffrent autant que nous-mêmes;
l'auteur les gâte en nous prêchant; ils sont sacrifiés, comme nous, à
la satire. Ce ne sont point des êtres qu'il anime, ce sont des
marionnettes qu'il fait jouer[27]. Il ne combine leurs actions que
pour leur donner du ridicule, de l'odieux ou des désappointements. Au
bout de quelques scènes, on connaît ce ressort, et dorénavant on
prévoit sans cesse et sans erreur qu'il va partir. Cette prévision ôte
au personnage une partie de sa vérité, et au lecteur une partie de son
illusion. Les sottises parfaites, les mésaventures complètes, les
méchancetés achevées, sont choses rares. Les événements et les
sentiments de la vie réelle ne s'arrangent pas de manière à former des
contrastes si calculés et des combinaisons si habiles. La nature
n'invente point ces jeux de scène; l'on s'aperçoit vite qu'on est
devant une rampe, en face d'acteurs fardés, dont les paroles sont
écrites et les gestes sont notés.

Pour se représenter exactement cette altération de la vérité et de
l'art, il faut comparer pied à pied deux caractères. Il y a un
personnage que l'on reconnaît unanimement comme le chef-d'oeuvre de
Thackeray, Rebecca Sharp, intrigante et courtisane, mais femme
supérieure et de bonnes façons. Comparons-le à un personnage semblable
de Balzac dans _les Parents pauvres_, Valérie Marneffe. La différence
des deux oeuvres marquera la différence des deux littératures. Autant
les Anglais l'emportent comme moralistes et satiriques, autant les
Français l'emportent comme artistes et romanciers.

Balzac aime sa Valérie; c'est pourquoi il l'explique et la grandit. Il
ne travaille pas à la rendre odieuse, mais intelligible. Il lui donne
une éducation de courtisane, un mari «dépravé comme un bagne,»
l'habitude du luxe, l'insouciance, la prodigalité, des nerfs de femme,
des dégoûts de jolie femme, une verve d'artiste. Ainsi née et élevée,
sa corruption est naturelle. Elle a besoin d'élégance comme on a
besoin d'air. Elle en prend n'importe où, sans remords, comme on boit
de l'eau au premier fleuve. Elle n'est pas pire que son métier; elle
en a toutes les excuses innées, acquises, de tempérament, de
tradition, de circonstance, de nécessité; elle en a toutes les forces,
l'abandon, la grâce, la gaieté folle, les alternatives de trivialité
et d'élégance; l'audace improvisée, les inventions comiques, la
magnificence et le succès. Elle est parfaite en son genre, pareille à
un cheval dangereux et superbe qu'on admire en le redoutant. Balzac se
plaît à la peindre sans autre but que de la peindre. Il l'habille, il
lui pose des mouches, il déploie ses robes, il frémit devant ses
mouvements de danseuse. Il détaille ses gestes avec autant de plaisir
et de vérité que s'il eût été femme de chambre. Sa curiosité d'artiste
trouve un aliment dans les moindres traits de caractère et de moeurs.
Au bout d'une scène violente, il s'arrête sur un moment vide, et la
montre, paresseuse, étendue sur des divans, comme une chatte qui
bâille et se détire au soleil. En physiologiste, il sait que les nerfs
de la bête de proie s'amollissent et qu'elle ne cesse de bondir que
pour dormir. Mais quels bonds! Elle éblouit, elle fascine, elle tient
tête coup sur coup à trois accusations prouvées; elle réfute
l'évidence; tour à tour elle s'humilie, elle se glorifie, elle raille,
elle adore, elle démontre, changeant vingt fois de tons, d'idées,
d'expédients, dans le même quart d'heure. Un vieux boutiquier,
cuirassé contre les émotions par le métier et par l'avarice,
tressaille sous sa parole: «Elle me met les pieds sur le coeur, elle
m'écrase, elle m'abasourdit; ah! quelle femme! quand elle me regarde
froidement, elle me remue autant qu'une colique.... _Comme elle
descendait l'escalier en l'éclairant de ses regards!_» Partout la
fougue, la force, l'atrocité, couvrent la laideur et la corruption.
Attaquée dans sa fortune par une femme honnête, elle improvise une
comédie incomparable, jouée avec l'éloquence et l'exaltation d'un
grand poëte, et rompue tout d'un coup par l'éclat de rire et la
trivialité crue d'une actrice fille de portier. Le style et les
actions s'élèvent jusqu'à la grandeur de l'épopée. «Au mot Hulot et
deux cent mille francs, Valérie eut un regard qui passa, comme la
lueur du canon dans sa fumée, entre ses deux longues paupières.» Un
peu plus loin, surprise en flagrant délit par un de ses amants,
Brésilien et capable de la tuer, elle fléchit un instant; redressée
dans la même seconde, ses larmes sèchent. «Elle vint à lui, et le
regarda si fièrement que ses yeux étincelèrent comme des armes.» Le
danger la relève et l'inspire, et ses nerfs tendus envoient à flots le
génie et le courage dans son cerveau. Pour achever de peindre cette
nature impétueuse, supérieure et mobile, Balzac, au dernier instant,
la fait repentante. Pour mesurer sa fortune à son vice, il la conduit
triomphante à travers la ruine, la mort ou le désespoir de vingt
personnes, et la brise au moment suprême d'une chute aussi horrible
que son succès.

Devant cette passion et cette logique, qu'est-ce que Rebecca Sharp?
Une intrigante raisonnable, d'un tempérament froid, pleine de bon
sens, ancienne sous-maîtresse, ayant des habitudes de parcimonie,
véritable homme d'affaires, toujours décente, toujours active, dénuée
du caractère féminin, de la mollesse voluptueuse et de l'entrain
diabolique qui peuvent donner de l'éclat à son caractère et de la
grâce à son métier. Ce n'est pas une courtisane, c'est un avocat en
jupon et sans coeur. Rien de plus propre à inspirer l'aversion.
L'auteur ne manque pas une occasion de lui témoigner la sienne;
pendant trois volumes, il la poursuit de sarcasmes et de mésaventures;
il ne lui prête que des paroles fausses, des actions perfides, des
sentiments révoltants. Dès son entrée en scène, à dix-sept ans,
accueillie avec la bonté la plus rare par une honnête famille, elle
ment depuis le matin jusqu'au soir, et, par des provocations
grossières, essaye d'y pêcher un mari. Pour mieux l'accabler,
Thackeray fait ressortir lui-même toutes ces bassesses, tous ces
mensonges et toutes ces indécences. Rebecca a serré tendrement la main
du gros Joseph. «C'était une avance, et, à ce titre, quelques dames
d'une éducation et d'un ton parfait condamneront l'action comme
immodeste; mais vous voyez, notre pauvre chère Rebecca était obligée
de faire tout par elle-même. Quand une personne est trop pauvre pour
avoir une servante, si élégante qu'elle soit, elle est bien forcée de
balayer sa propre chambre. Si une chère jeune fille n'a pas de chère
maman pour arranger l'affaire avec les jeunes gens, il faut bien
qu'elle l'arrange elle-même.»--Gouvernante chez sir Pitt, elle gagne
l'amitié de ses élèves en lisant avec elles Crébillon jeune et
Voltaire. «La femme du recteur, écrit-elle, m'a fait une vingtaine de
compliments sur les progrès de mes élèves, pensant sans doute toucher
mon coeur; pauvre et simple campagnarde! comme si je me souciais pour
un fétu de mes élèves!» Cette phrase est une imprudence peu naturelle
dans une personne si réfléchie, et que l'auteur ajoute au rôle pour
rendre le rôle odieux. Un peu plus loin, Rebecca est grossièrement
flatteuse et vile avec la vieille miss Crawley, et ses tirades
pompeuses, visiblement fausses, au lieu d'exciter l'admiration,
soulèvent le dégoût. Elle est égoïste et menteuse avec son mari, et,
le sachant sur le champ de bataille, ne s'occupe qu'à se faire une
petite bourse. Thackeray insiste à dessein sur le contraste: le lourd
officier a compté en partant tous ses effets, calculant la somme
qu'ils pourront produire à sa femme; il endosse pour être tué
économiquement son habit le plus vieux et le plus râpé. «Il y eut sur
ses lèvres quelque chose de pareil à une prière pour celle qu'il
quittait. Il la souleva de terre, la garda une minute serrée contre
son coeur qui battait fort. Son visage était pourpre et ses yeux
mouillés, quand il la déposa à terre. Pour Rebecca, comme nous l'avons
dit, elle avait pris la sage résolution de ne point céder à une
sentimentalité inutile. «Je suis affreuse à voir,» dit-elle en
s'examinant dans la glace. «Quelle figure vous donne cette toilette
rose!» Là-dessus elle se débarrassa de sa toilette rose, posa son
bouquet de bal dans un verre d'eau, se mit au lit et dormit
très-confortablement.» Par ces exemples, jugez du reste; Thackeray
n'est occupé qu'à dégrader Rebecca Sharp. Il la convainc de dureté
envers son fils, de vol contre ses fournisseurs, d'imposture contre
tout le monde. Pour l'achever, il fait d'elle une dupe; quoi qu'elle
fasse, elle n'arrive à rien. Compromise par les avances qu'elle a
prodiguées à l'imbécile Joseph, elle attend de minute en minute une
demande en mariage. Une lettre arrive, annonçant que Joseph est parti
pour l'Écosse, et qu'il offre ses compliments à miss Rebecca.--Trois
mois plus tard, elle a épousé secrètement le capitaine Rawdon,
lourdaud pauvre. Sir Pitt, père de Rawdon, se jette à ses pieds, muni
de cent mille livres de rentes, et s'offre pour mari. Consternée, elle
pleure de désespoir. «Mariée, mariée, mariée déjà!» c'est là son cri,
et il y a de quoi percer les âmes sensibles.--Plus tard elle essaye de
gagner sa belle-soeur en se donnant pour bonne mère. «Pourquoi
m'embrassez-vous ici, maman? lui dit son fils; vous ne m'embrassez
jamais à la maison.» Là-dessus, discrédit complet; cette fois encore
elle est perdue.--Lord Steyne, son amant, la présente dans le monde,
la comble de bijoux, de banknotes, et fait nommer son mari gouverneur
de quelque île orientale. Le mari rentre maladroitement, soufflette
lord Steyne, restitue les diamants et la chasse.--Vagabonde sur le
continent, elle essaye cinq ou six fois de devenir riche et de
paraître honnête. Toujours, au moment de parvenir, le hasard la
rejette à terre. Thackeray se joue d'elle, comme un enfant d'un
hanneton, la laissant grimper péniblement au haut de l'échelle pour la
tirer par le pied et la faire honteusement choir. Il finit par la
traîner dans les tavernes et dans les coulisses, et de loin la montre
du doigt, joueuse, ivrogne, sans plus vouloir la toucher. À la
dernière page, il l'installe bourgeoisement dans une médiocre fortune
escroquée par des manoeuvres obscures, et la laisse, décriée,
inutilement hypocrite, reléguée dans le demi-monde. Sous cette pluie
d'ironies et de mécomptes, l'héroïne s'est rapetissée, l'illusion
s'est affaiblie, l'intérêt a diminué, l'art s'est amoindri, la poésie
a disparu, et le personnage, plus utile, est devenu moins vrai et
moins beau.

[Note 27: Ce sont ses propres paroles. (Préface de _Vanity
Fair_.)]


II

Supposez qu'un heureux hasard écarte ces causes de faiblesse et ouvre
ces sources de talent. Entre tous ces romans altérés paraîtra un roman
véritable, élevé, touchant, simple, original, l'histoire de Henry
Esmond. Thackeray n'en a pas fait de moins populaire ni de plus beau.

Ce livre comprend les mémoires fictifs du colonel Esmond, contemporain
de la reine Anne, qui, après une vie agitée en Europe, se retira avec
sa femme en Virginie, et y fut planteur. Esmond parle, et l'obligation
d'approprier le ton au personnage supprime le style satirique,
l'ironie répétée, le sarcasme sanglant, les scènes apprêtées pour
railler la sottise, les événements combinés pour écraser le vice. Dès
lors on rentre dans le monde réel, on se laisse aller à l'illusion, on
jouit d'un spectacle varié, aisément déroulé, sans prétention morale.
Vous n'êtes plus persécuté de conseils personnels; vous restez à votre
place, tranquille, en sûreté, sans que le doigt d'un acteur, levé vers
votre figure, vous avertisse, au moment intéressant, que la pièce se
joue à votre intention et pour opérer votre salut. En même temps, et
sans y penser, vous vous trouvez à votre aise. Au sortir de la satire
acharnée, la pure narration vous charme; vous vous reposez de haïr.
Vous êtes comme un chirurgien d'armée qui, après une journée de
combats et d'opérations, s'assiérait sur un tertre et contemplerait le
mouvement du camp, le défilé des équipages et les horizons lointains
adoucis par les teintes brunes du soir.

D'autre part, les longues réflexions, qui semblaient banales et
déplacées sous la plume de l'écrivain, deviennent naturelles et
attachantes dans la bouche du personnage. Esmond est un vieillard qui
écrit pour ses enfants et leur commente son expérience. Il a le droit
de juger la vie; ses maximes appartiennent à son âge; devenues des
traits de moeurs, elles perdent leur air doctoral; on les écoute avec
complaisance, et l'on aperçoit, en tournant la page, le sourire calme
et triste qui les a dictées.

Avec les réflexions, on souffre les détails. Ailleurs les minutieuses
descriptions paraissent souvent puériles; nous blâmions l'auteur de
s'arrêter, avec un scrupule de peintre anglais, sur des aventures
d'école, des scènes de diligence, des accidents d'auberge; nous
jugions que cette attention intense, faute de pouvoir se prendre aux
grands sujets de l'art, se rabaissait enchaînée à des observations de
microscope et à des détails de photographie. Ici tout change. Un
auteur de mémoires a le droit de raconter ses impressions d'enfance.
Ses souvenirs lointains, débris mutilés d'une vie oubliée, ont un
charme extrême; on redevient enfant avec lui. Une leçon de latin, un
passage de soldats, un voyage en croupe, deviennent des événements
importants que la distance embellit; on jouit de son plaisir si
paisible et si intime, et l'on éprouve comme lui une douceur
très-grande à voir renaître avec tant d'aisance, et dans une lumière
si pleine, les fantômes familiers du passé. Le détail minutieux ajoute
à l'intérêt en ajoutant au naturel. Les récits de campagnes, les
jugements épars sur les livres et les événements du temps, cent
petites scènes, mille petits faits visiblement inutiles, font par cela
même illusion. On oublie l'auteur, on entend le vieux colonel, on se
trouve transporté cent ans en arrière, et l'on a le contentement
extrême et si rare de croire à ce qu'on lit.

En même temps que le sujet supprime les défauts ou les tourne en
qualités, il offre aux qualités la plus belle matière. Cette puissante
réflexion a décomposé et reproduit les moeurs du temps avec une
fidélité étonnante. Thackeray connaît Swift, Steele, Addison,
Saint-John, Malborough, aussi profondément que l'historien le plus
attentif et le plus instruit. Il peint leurs habits, leur ménage, leur
conversation, comme Walter Scott lui-même, et, ce que Walter Scott ne
sait pas faire, il imite leur style, tellement qu'on s'y trompe, et
que plusieurs de leurs phrases authentiques intercalées dans son texte
ne s'en distinguent pas. Cette parfaite imitation ne se borne pas à
quelques scènes choisies; elle embrasse tout le volume. Le colonel
Esmond écrit comme en 1700. Le tour de force, j'allais dire le tour de
génie, est aussi grand que l'effort et le succès de Courier retrouvant
le style de l'antique Grèce. Celui d'Esmond a la mesure, la justesse,
la simplicité, la solidité des classiques. Nos témérités modernes, nos
images prodiguées, nos figures heurtées, notre usage de gesticuler,
notre volonté de faire effet, toutes nos mauvaises habitudes
littéraires ont disparu. Thackeray a dû remonter au sens primitif des
mots, retrouver des tours oubliés, recomposer un état d'intelligence
effacé et une espèce d'idées perdue, pour rapprocher si fort la copie
de l'original. L'imagination de Dickens elle-même eût manqué cette
oeuvre. Il a fallu, pour la tenter et l'accomplir, toute la sagacité,
tout le calme et toute la force de la science et de la méditation.

Mais le chef-d'oeuvre du livre est le caractère d'Esmond. Thackeray
lui a donné cette bonté tendre, presque féminine, qu'il élève partout
au-dessus des autres vertus humaines, et cet empire de soi qui est
l'effet de la réflexion habituelle. Ce sont là toutes les plus belles
qualités de son magasin psychologique; chacune d'elles, par son
opposition, ajoute au prix de l'autre. Nous voyons un héros, mais
original et nouveau, Anglais par sa volonté froide, moderne par la
délicatesse et la sensibilité de son coeur.

Henry Esmond est un pauvre enfant, bâtard présumé d'un lord Castlewood
et recueilli par les héritiers du nom. Dès la première scène, on est
pénétré de l'émotion modérée et noble qu'on gardera jusqu'au bout du
volume. Lady Castlewood, arrivant pour la première fois au château,
vient à lui dans la grande bibliothèque; instruite par la femme de
charge, elle rougit, s'éloigne; un instant après, touchée de remords,
elle revient. «Avec un regard de tendresse infinie, elle lui prit la
main, lui posant son autre belle main sur la tête, et lui disant
quelques mots si affectueux et d'une voix si douce, que l'enfant, qui
jamais n'avait vu auparavant de créature si belle, sentit comme
l'attouchement d'un être supérieur ou d'un ange qui le faisait fléchir
jusqu'à terre, et baisa la belle main protectrice en s'agenouillant
sur un genou. Jusqu'à la dernière heure de sa vie, Esmond se
rappellera les regards et la voix de la dame, les bagues de ses belles
mains, jusqu'au parfum de sa robe, le rayonnement de ses yeux éclairés
par la bonté et la surprise, un sourire épanoui sur ses lèvres, et le
soleil faisant autour de ses cheveux une auréole d'or.... Il semblait,
dans la pensée de l'enfant, qu'il y eût dans chaque geste et dans
chaque regard de cette belle créature une douceur angélique, une
lumière de bonté. Au repos, en mouvement, elle était également
gracieuse. L'accent de sa voix, si communes que fussent ses paroles,
lui donnait un plaisir qui montait presque jusqu'à l'angoisse. On ne
peut pas appeler amour ce qu'un enfant de douze ans, presque un
domestique, ressentait pour une dame de si haut rang, sa maîtresse;
c'était de l'adoration.» Ce sentiment si noble et si pur se déploie
par une suite d'actions dévouées, racontées avec une simplicité
extrême; dans les moindres paroles, dans un tour de phrase, dans un
entretien indifférent, on aperçoit un grand coeur, passionné de
gratitude, ne se lassant jamais d'inventer des bienfaits ou des
services, consolateur, ami, conseiller, défenseur de l'honneur de la
famille et de la fortune des enfants. Deux fois Esmond s'est interposé
entre lord Castlewood et le duelliste lord Mohun; il n'a point tenu à
lui que l'épée du meurtrier ne trouvât sa poitrine. Quand lord
Castlewood mourant lui révèle qu'il n'est point bâtard, que le titre
et la fortune lui appartiennent, il brûle sans rien dire la confession
qui pourrait le tirer de la pauvreté et de l'humiliation où il a
langui si longtemps. Outragé par sa maîtresse, malade d'une blessure
qu'il a reçue aux côtés de son maître, accusé d'ingratitude et de
lâcheté, sa justification dans sa main, il persiste à se taire. «Quand
le combat fut fini dans son âme, un rayon de pure joie la remplit, et,
avec des larmes de reconnaissance, il remercia Dieu du parti qu'il lui
avait donné la force d'embrasser.» Plus tard, amoureux d'une autre
femme, certain de ne pouvoir l'épouser si sa naissance reste tachée
aux yeux du monde, acquitté envers sa bienfaitrice dont il a sauvé le
fils, supplié par elle de reprendre le nom qui lui appartient, il
sourit doucement et lui répond de sa voix grave:

     «La chose a été réglée, il y a douze ans, auprès du lit de mon
     cher lord. Les enfants n'en doivent rien savoir. Franck et ses
     héritiers porteront notre nom. Il est à lui légitimement; je n'ai
     pas même la preuve du mariage de mon père et de ma mère[28],
     quoique mon pauvre cher lord, à son lit de mort, m'ait dit que le
     P. Holt en avait apporté une à Castlewood. Je n'ai pas voulu la
     chercher quand j'étais sur le continent. Je suis allé regarder le
     tombeau de ma pauvre mère dans son couvent; que lui importe
     maintenant? Aucun tribunal, sur ma simple parole, n'ôterait à
     milord vicomte son titre pour me le donner. Je suis le chef de la
     maison, chère Lady; mais Franck reste vicomte de Castlewood, et,
     plutôt que de le troubler, je me ferais moine, ou je
     disparaîtrais en Amérique.»

     Comme il parlait ainsi à sa chère maîtresse, pour laquelle il
     aurait consenti à donner sa vie ou à faire à tout instant tout
     sacrifice, la tendre créature se jeta à genoux devant lui et
     baisa ses deux mains dans un transport d'amour passionné et de
     gratitude tel que son coeur fondit et qu'il se sentit très-fier
     et très-reconnaissant que Dieu lui eût donné le pouvoir de
     montrer son amour pour elle et de le prouver par quelque petit
     sacrifice de sa part. Être capable de répandre des bienfaits et
     du bonheur sur ceux qu'on aime est la plus grande bénédiction
     accordée à un homme. Et quelle richesse ou quel nom, quel
     contentement de vanité ou d'ambition eût pu se comparer au
     plaisir qu'éprouvait Esmond en ce moment, de pouvoir témoigner
     quelque affection à ses meilleurs et à ses plus chers amis?

     «Chère sainte, dit-il, âme pure qui avez eu tant à souffrir, qui
     avez comblé le pauvre orphelin délaissé d'un si grand trésor de
     tendresse, c'est à moi de m'agenouiller, non à vous; c'est à moi
     d'être reconnaissant de ce que je puis vous rendre heureuse. Béni
     soit Dieu de ce que je puis vous servir[29]!»

Ces tendresses si nobles paraissent encore plus touchantes par le
contraste des actions qui les entourent. Esmond fait la guerre, sert
un parti, vit au milieu des dangers et des affaires, jugeant de haut
les révolutions et la politique, homme expérimenté, instruit, lettré,
prévoyant, capable de grandes entreprises, muni de prudence et de
courage, poursuivi de préoccupations et de chagrins, toujours triste
et toujours fort. Il finit par mener en Angleterre le prétendant,
frère de la reine Anne, et le tient déguisé à Castlewood, attendant
l'instant où la reine mourante et gagnée va le déclarer héritier du
trône. Ce jeune prince, vrai Stuart, fait la cour à la fille de lord
Castlewood, Béatrix, aimée d'Esmond, et s'échappe de nuit pour la
rejoindre. Esmond, qui l'attend, voit la couronne perdue et sa maison
déshonorée. Son honneur insulté et son amour outragé éclatent d'un
élan superbe et terrible. Pâle, les dents serrées, le cerveau fiévreux
par quatre nuits de pensées et de veilles, il garde sa raison lucide,
son ton contenu, et explique au prince en style d'étiquette, avec la
froideur respectueuse d'un rapporteur officiel, la sottise que le
prince a faite et la lâcheté que le prince a voulu faire. Il faut lire
la scène pour sentir ce que ce calme et cette amertume témoignent de
supériorité et de passion.

     Le prince murmura le mot de guet-apens. «Le guet-apens, sire,
     n'est pas de nous. Ce n'est pas nous qui vous avons invité ici.
     Nous sommes venus pour venger, non pour achever le déshonneur de
     notre famille.

     --Déshonneur! dit le prince en devenant pourpre; morbleu! il n'y
     a point eu de déshonneur, seulement un peu de gaieté
     innocente....

     --Qui devait avoir une fin sérieuse.

     --Je jure, milords, cria le prince impérieusement, sur l'honneur
     d'un gentilhomme....

     --Que nous sommes arrivés à temps. Il n'y a point eu de mal
     encore, Franck,» dit le colonel Esmond en se tournant vers le
     jeune Castlewood. Regardez; voici un papier où Sa Majesté a
     daigné commencer quelques vers en l'honneur ou au déshonneur de
     Béatrix. Voici _madame_ et _flamme_, _cruelle_ et _rebelle_,
     _amour_ et _jour_, avec l'écriture et l'orthographe royale. Si
     l'auguste amant eût été heureux, il n'eût point passé son temps à
     soupirer.

     --Monsieur, dit le prince enflammé de fureur, suis-je venu ici
     pour recevoir des insultes?

     --Pour en faire, sauf le bon plaisir de Votre Majesté, dit le
     colonel en s'inclinant très-bas, et les gentilshommes de notre
     famille sont venus pour vous remercier.

     --Malédiction! dit le jeune homme les larmes aux yeux de rage
     impuissante et de mortification. Que voulez-vous de moi,
     messieurs?

     --Si Votre Majesté veut bien entrer dans l'appartement voisin,
     dit Esmond du même ton grave, j'ai quelques papiers que je
     voudrais lui soumettre, et avec sa permission je vais l'y
     conduire.» Puis, prenant le flambeau, et reculant devant le
     prince avec grande cérémonie, M. Esmond passa dans la petite
     chambre du chapelain. «Franck, veuillez avancer un siége pour Sa
     Majesté, dit le colonel; et, ouvrant le secret au-dessus de la
     cheminée, il en tira les papiers qui y étaient demeurés si
     longtemps.

     «Plaise à Votre Majesté, dit-il, voici la patente de marquis
     envoyée de Saint-Germain par votre royal père au vicomte
     Castlewood mon père. Voici le certificat du mariage de mon père
     avec ma mère, de ma naissance et de mon baptême. J'ai été baptisé
     dans la religion dont votre père canonisé a donné pendant toute
     sa vie un si éclatant exemple. Voilà mes titres, cher Franck, et
     voici ce que j'en fais. Au feu baptême et mariage, et le
     marquisat, et l'auguste seing dont votre prédécesseur a daigné
     honorer notre famille.» Et comme Esmond parlait, il jeta les
     papiers dans le brasier; puis, continuant: «Vous voudrez bien,
     sire, vous rappeler que notre famille s'est ruinée par sa
     fidélité pour la vôtre, que mon grand-père a dépensé son domaine
     et donné son sang et le sang de son fils pour votre service, que
     le grand-père de mon cher lord (car vous étés lord maintenant,
     Franck, par droit et par titre aussi) est mort pour la même
     cause, que ma pauvre parente, la seconde femme de mon père, après
     avoir sacrifié son honneur à votre race perverse et parjure, a
     envoyé toute sa fortune au roi et obtenu en retour ce précieux
     titre que voilà en cendres et cet inestimable bout de ruban bleu.
     Je le mets à vos pieds et je marche dessus; je tire cette épée,
     et je la brise, et je vous renie. Et si vous aviez achevé
     l'outrage que vous méditiez contre nous, par le ciel, je l'aurais
     passée dans votre coeur, et je ne vous aurais pas plus pardonné
     que votre père n'a pardonné à Monmouth[30].»

Deux pages après, il parle ainsi de son mariage avec lady Castlewood:
«Ce bonheur ne peut être écrit avec des paroles. Il est de sa nature
sacré et secret. On ne peut en parler, si pleine que soit la
reconnaissance, excepté à Dieu, et à un seul coeur, à la chère
créature, à la plus fidèle, à la plus tendre, à la plus pure des
femmes qui ait été accordée à un homme. Et quand je pense à l'immense
félicité qui m'était réservée, à la profondeur et à l'intensité de cet
amour qui m'a été prodigué pendant tant d'années, j'avoue que je
ressens un transport d'étonnement et de gratitude pour une telle
faveur. Oui, je suis reconnaissant d'avoir reçu un coeur capable de
connaître et d'apprécier la beauté et la gloire immense du don que
Dieu m'a fait. Sûrement l'amour _vincit omnia_; il est à cent mille
lieues au-dessus de toute ambition, plus précieux que la richesse,
plus noble que la gloire. Celui qui l'ignore ignore la vie; celui qui
n'en a pas joui n'a pas senti la plus haute faculté de l'âme. En
écrivant le nom de ma femme, j'écris l'achèvement de toute espérance
et le comble de tout bonheur. Avoir possédé un tel amour est la
bénédiction unique. Auprès d'elle toute joie terrestre est nulle:
Penser à elle, c'est louer Dieu[31].»

Un caractère capable de tels contrastes est une grande oeuvre; on se
souvient que Thackeray n'en a point fait d'autre; on regrette que les
intentions morales aient détourné du but ces belles facultés
littéraires, et l'on déplore que la satire ait enlevé à l'art un
pareil talent.

[Note 28: Il l'a.]

[Note 29: "It was settled twelve years since, by my dear lord's
bedside, says Colonel Esmond. "The children must know nothing of this.
Frank and his heirs after him must bear our name. 'Tis his rightfully;
I have not even a proof of that marriage of my father and mother,
though my poor lord, on his death-bed, told me that Father Holt had
brought such a proof to Castlewood. I would not seek it when I was
abroad. I went and looked at my poor mother's grave in her convent.
What matter to her now? No court of law on earth, upon my mere word,
would deprive my Lord Viscount and set me up. I am the head of the
house, dear lady; but Frank is Viscount of Castlewood still. And
rather than disturb him, I would turn monk, or disappear in America."

As he spoke so to his dearest mistress, for whom he would have been
willing to give up his life, or to make any sacrifice any day, the
fond creature flung herself down on her knees before him, and kissed
both his hands in an outbreak of passionate love and gratitude, such
as could not but melt his heart, and make him feel very proud and
thankful that God had given him the power to show his love for her,
and to prove it by some little sacrifice on his own part. To be able
to bestow benefits or happiness on those one loves is sure the
greatest blessing conferred upon a man, and what wealth or name, or
gratification of ambition or vanity could compare with the pleasure
Esmond now had of being able to confer some kindness upon his best and
dearest friends?

"Dearest saint," says he--"purest soul, that has had so much to
suffer, that has blessed the poor lonely orphan with such a treasure
of love. 'Tis for me to kneel, not for you: 'tis for me to be thankful
that I can make you happy. Hath my life any other aim? Blessed be God
that I can serve you!"

                                     (_Henry Esmond_, t. II, p. 119.)]

[Note 30: "What mean you, my Lord?" says the Prince, and muttered
something about a _guet-apens_, which Esmond caught up.

"The snare, Sir," said he, "was not of our laying; it is not we that
invited you. We came to avenge, and not to compass, the dishonour of
our family."

"Dishonour! Morbleu! there has been no dishonour," says the Prince,
turning scarlet, "only a little harmless playing."

"That was meant to end seriously."

"I swear," the Prince broke out impetuously, "upon the honour of a
gentleman, my Lords,--"

"That we arrived in time. No wrong hath been done, Frank," says
Colonel Esmond, turning round to young Castlewood, who stood at the
door as the talk was going on. "See! here is a paper whereon his
Majesty hath deigned to commence some verses in honour, or dishonour,
of Beatrix. Here is 'Madame' and 'Flamme,' 'Cruelle' and 'Rebelle,'
and 'Amour' and 'Jour,' in the Royal writing and spelling. Had the
Gracious lover been happy, he had not passed his time in sighing. "In
fact, and actually as he was speaking, Esmond cast his eyes down
towards the table, and saw a paper on which my young Prince had been
scrawling a Madrigal, that was to finish his charmer on the morrow.

"Sir," says the Prince, burning with rage (he had assumed his Royal
coat unassisted by this time), "did I come here to receive insults?"

"To confer them, may it please your Majesty," says the Colonel, with a
very low bow, "and the gentlemen of our family are come to thank you."

"_Malédiction!_" says the young man, tears starting into his eyes,
with helpless rage and mortification. "What will you with me,
gentlemen?"

"If your Majesty will please to enter the next apartment," says
Esmond, preserving his grave tone, "I have some papers there which I
would gladly submit to you, and by your permission I will lead the
way;" and taking the taper up, and backing before the Prince with very
great ceremony, Mr. Esmond passed into the little Chaplain's room,
through which we had just entered into the house:--"Please to set a
chair for his Majesty, Frank," says the Colonel to his companion, who
wondered almost as much at this scene, and was as much puzzled by it,
as the other actor in it. Then going to the crypt over the
mantel-piece, the Colonel opened it, and drew thence the papers which
so long had lain there.

"Here, may it please your Majesty," says he, "is the Patent of Marquis
sent over by your Royal Father at St. Germain's to Viscount
Castlewood, my father: here is the witnessed certificate of my
father's marriage to my mother, and of my birth and christening; I was
christened of that religion of which your sainted sire gave all
through life so shining an example. These are my titles, dear Frank,
and this what I do with them: here go Baptism and Marriage, and here
the Marquisate and the August Sign-Manual, with which your predecessor
was pleased to honour our race." And as Esmond spoke he set the papers
burning in the brazier. "You will please, Sir, to remember," he
continued, "that our family hath ruined itself by fidelity to yours:
that my grandfather spent his estate, and gave his blood and his son
to die for your service; that my dear lord's grandfather (for lord you
are now, Frank, by right and title too), died for the same cause; that
my poor kinswoman, my father's second wife, after giving away her
honour to your wicked perjured race, sent all her wealth to the king:
and got in return that precious title that lies in ashes, and this
inestimable yard of blue ribband. I lay this at your feet and stamp
upon it: I draw this sword, and break it and deny you; and had you
completed the wrong you designed us, by Heaven, I would have driven it
through your heart, and no more pardoned you than your father pardoned
Monmouth." (_Henry Esmond_, t. II, p. 303.)]

[Note 31: That happiness, which hath subsequently crowned it,
cannot be written in words; 'tis of its nature sacred and secret, and
not to be spoken of, though the heart be ever so full of thankfulness,
save to Heaven and the One Ear alone--to one fond being, the truest
and tenderest and purest wife ever man was blessed with. As I think of
the immense happiness which was in store for me, and of the depth and
intensity of that love, which, for so many years, hath blessed me, I
own to a transport of wonder and gratitude for such a boon--nay, am
thankful to have been endowed with a heart capable of feeling and
knowing the immense beauty and value of the gift which God hath
bestowed upon me. Sure, love _vincit omnia_; is immeasurably above all
ambition, more precious than wealth, more noble than name. He knows
not life who knows not that: he hath not felt the highest faculty of
the soul who hath not enjoyed it. In the name of my wife I write the
completion of hope, and the summit of happiness. To have such a love
is the one blessing, in comparison of which all earthly joy is of no
value; and to think of her, is to praise God. (_Henry Esmond_, t. II,
p. 310.)]


III

Qui est-il, et que vaut cette littérature dont il est un des princes?
Au fond, comme toute littérature, elle est une définition de l'homme,
et pour la juger, il faut la comparer à l'homme. Nous le pouvons en ce
moment; nous venons d'étudier un esprit, Thackeray lui-même; nous
avons considéré ses facultés, leurs liaisons, leurs suites, leur
degré; nous avons sous les yeux un exemplaire de la nature humaine.
Nous avons le droit de juger de la copie par l'exemplaire et de
contrôler la définition que ses romans rédigent par la définition que
son caractère fournit.

Les deux définitions sont contraires, et son portrait est la critique
de son talent. On a vu que les mêmes facultés produisent chez lui le
beau et le laid, la force et la faiblesse, le succès et la défaite;
que la réflexion morale, après l'avoir muni de toutes les puissances
satiriques, le rabaisse dans l'art; qu'après avoir répandu sur ses
romans contemporains une teinte de vulgarité et de fausseté, elle
relève son roman historique jusqu'au niveau des plus belles oeuvres;
que la même constitution d'esprit lui enseigne le style sarcastique et
violent avec le style tempéré et simple, l'acharnement et l'âpreté de
la haine avec les effusions et les délicatesses de l'amour. Le mal et
le bien, le beau et le laid, le rebutant et l'agréable, ne sont donc
en lui que des effets lointains, d'importance médiocre, nés par la
rencontre de circonstances changeantes, qualités dérivées et
fortuites, non essentielles et primitives, formes diverses que des
rives diverses peignent dans le même courant. Il en est ainsi pour les
autres hommes. Sans doute, les qualités morales sont de premier ordre;
elles sont le moteur de la civilisation, et font la noblesse de
l'individu; la société ne subsiste que par elles, et l'homme n'est
grand que par elles. Mais si elles sont le plus beau fruit de la
plante humaine, elles n'en sont pas la racine; elles nous donnent
notre valeur, mais elles ne constituent pas notre fonds. Ni les vices,
ni les vertus de l'homme ne sont sa nature; ce n'est point le
connaître que le louer ou le blâmer; ni l'approbation, ni la
désapprobation ne le définissent; les noms de bons et de mauvais ne
nous disent rien de ce qu'il est. Mettez Cartouche dans une cour
italienne du quinzième siècle: il sera un grand homme d'État.
Transportez ce noble, ladre et d'esprit étroit, dans une boutique; ce
sera un marchand exemplaire. Cet homme public, d'une probité
inflexible, est dans son salon un vaniteux insupportable. Ce père de
famille si humain est un politique imbécile. Changez une vertu de
milieu, elle devient un vice; changez un vice de milieu, il devient
une vertu. Regardez la même qualité par deux endroits; d'un côté elle
est un défaut, de l'autre elle est un mérite. L'essence de l'homme se
trouve cachée bien loin au-dessous de ces étiquettes morales: elles ne
désignent que l'effet utile ou nuisible de notre constitution
intérieure; elles ne révèlent pas notre constitution intérieure. Elles
sont des lanternes de sûreté ou d'annonce appliquées sur notre nom
pour engager le passant à s'écarter ou à s'approcher de nous; elles ne
sont point la carte explicative de notre être. Notre véritable essence
consiste dans les causes de nos qualités bonnes ou mauvaises, et ces
causes se trouvent dans le tempérament, dans l'espèce et le degré
d'imagination, dans la quantité et la vélocité de l'attention, dans la
grandeur et la direction des passions primitives. Un caractère est une
force, comme la pesanteur ou la vapeur d'eau, capable par rencontre
d'effets pernicieux ou profitables, et qu'on doit définir autrement
que par la quantité des poids qu'il soulève ou par la valeur des
dégâts qu'il cause. C'est donc méconnaître l'homme que de le réduire,
comme fait Thackeray et comme fait la littérature anglaise, à un
assemblage de vertus ou de vices; c'est n'apercevoir de lui que la
surface extérieure et sociale; c'est négliger le fond intime et
naturel. Vous trouverez le même défaut dans leur critique toujours
morale, jamais psychologique, occupée à mesurer exactement le degré
d'honnêteté des hommes, ignorant le mécanisme de nos sentiments et de
nos facultés; vous trouverez le même défaut dans leur religion, qui
n'est qu'une émotion ou une discipline, dans leur philosophie, vide
de métaphysique, et si vous remontez à la source, selon la règle qui
fait dériver les vices des vertus et les vertus des vices, vous verrez
toutes ces faiblesses dériver de leur énergie native, de leur
éducation pratique et de cette sorte d'instinct poétique religieux et
sévère qui les a faits jadis protestants et puritains.



CHAPITRE III.

La critique et l'histoire. Macaulay.

     I. Rôle et position de Macaulay en Angleterre.

     II. Ses _Essais_. -- Agrément et utilité du genre. -- Ses
     opinions. -- Sa philosophie. En quoi elle est anglaise et
     pratique. -- Son _Essai sur Bacon_. Quel est, selon lui, le
     véritable objet des sciences. -- Comparaison de Bacon et des
     anciens.

     III. Sa critique. -- Ses préoccupations morales. -- Comparaison
     de la critique en France et en Angleterre. -- Pourquoi il est
     religieux. -- Liaison de la religion et du libéralisme en
     Angleterre. -- Libéralisme de Macaulay. -- _Essai sur l'Église et
     l'État._

     IV. Sa passion pour la liberté politique. -- Comment il est
     l'orateur et l'historien du parti whig. -- _Essais sur la
     Révolution et les Stuarts._

     V. Son talent. -- Son goût pour la démonstration. -- Son goût
     pour les développements. Caractère oratoire de son esprit. -- En
     quoi il diffère des orateurs classiques. -- Son estime pour les
     faits particuliers, les expériences sensibles, et les souvenirs
     personnels. -- Importance des spécimens décisifs en tout ordre de
     connaissance. -- _Essais sur Warren Hastings et sur Clive._

     VI. Caractères anglais de son talent. -- Sa rudesse. -- Sa
     plaisanterie. -- Sa poésie.

     VII. Son oeuvre. -- Harmonie de son talent, de son opinion et de
     son oeuvre. -- Universalité, unité, intérêt de son histoire. --
     Peinture des _Highlands_. -- _Jacques II en Irlande._ -- _L'Acte
     de Tolérance._ -- _Le massacre de Glencoe._ -- Traces
     d'amplification et de rhétorique.

     VIII. Comparaison de Macaulay et des historiens français. -- En
     quoi il est classique. -- En quoi il est anglais. -- Position
     intermédiaire de son esprit entre l'esprit latin et l'esprit
     germanique.


Je n'entreprendrai point ici d'écrire la vie de lord Macaulay; c'est
dans vingt ans seulement qu'on pourra la raconter, lorsque ses amis
auront recueilli leurs souvenirs. Pour ce qui est public aujourd'hui,
il me semble inutile de le rappeler; chacun sait qu'il eut pour père
un philanthrope abolitionniste, qu'il fit les plus brillantes et les
plus complètes études classiques, qu'à vingt-cinq ans son essai sur
Milton le rendit célèbre, qu'à trente ans il entra au Parlement, et y
marqua entre les premiers orateurs, qu'il alla dans l'Inde réformer la
loi, et qu'au retour il fut nommé à de grandes places, qu'un jour, ses
opinions libérales en matière de religion lui ôtèrent les voix de ses
électeurs, qu'il fut réélu aux applaudissements universels, qu'il
demeura le publiciste le plus célèbre et l'écrivain le plus accompli
du parti whig, et qu'à ce titre, à la fin de sa vie, la reconnaissance
de son parti et l'admiration publique le firent lord et pair
d'Angleterre.--Ce sera une belle vie à raconter, honorée et heureuse,
dévouée à de nobles idées et occupée par des entreprises viriles,
littéraire par excellence, mais assez remplie d'action et assez mêlée
aux affaires pour fournir la substance et la solidité à l'éloquence et
au style, pour former l'observateur à côté de l'artiste, et le penseur
à côté de l'écrivain. Je ne veux décrire aujourd'hui que ce penseur et
cet écrivain; je laisse la vie, je prends ses livres et d'abord ses
_Essais_.


§ 1.

CRITICAL AND HISTORICAL ESSAYS.


I

Ceci est un recueil d'articles; j'aime, je l'avoue, ces sortes de
livres. D'abord on peut jeter le volume au bout de vingt pages,
commencer par la fin, ou au milieu; vous n'y êtes pas serviteur, mais
maître; vous pouvez le traiter comme journal; en effet, c'est le
journal d'un esprit.--En second lieu, il est varié; d'une page à
l'autre vous passez de la Renaissance au dix-neuvième siècle, de
l'Inde à l'Angleterre; cette diversité surprend et plaît.--Enfin,
involontairement, l'auteur y est indiscret; il se découvre à nous,
sans rien réserver de lui-même; c'est une conversation intime, et il
n'y en a point qui vaille celle du plus grand historien de
l'Angleterre. On est content d'observer les origines de ce généreux et
puissant esprit, de découvrir quelles facultés ont nourri son talent,
quelles recherches ont formé sa science, quelles opinions il s'est
faites sur la philosophie, sur la religion, sur l'État, sur les
lettres, ce qu'il était et ce qu'il est devenu, ce qu'il veut et ce
qu'il croit.

Assis sur un fauteuil, les pieds au feu, on voit peu à peu, en
tournant les feuillets, une physionomie animée et pensante se dessiner
comme sur la toile obscure; ce visage prend de l'expression et du
relief; ses divers traits s'expliquent et s'éclairent les uns les
autres; bientôt l'auteur revit pour nous et devant nous; nous sentons
les causes et la génération de toutes ses pensées, nous prévoyons ce
qu'il va dire; ses façons d'être et de parler nous sont aussi
familières que celles d'un homme que nous voyons tous les jours; ses
opinions corrigent et ébranlent les nôtres; il entre pour sa part dans
notre pensée et dans notre vie; il est à deux cents lieues de nous, et
son livre imprime en nous son image, comme la lumière réfléchie va
peindre au bout de l'horizon l'objet d'où elle est partie. Tel est le
charme de ces livres qui remuent tous les sujets, qui donnent
l'opinion de l'auteur sur toutes choses, qui nous promènent dans
toutes les parties de sa pensée, et, pour ainsi dire, nous font faire
le tour de son esprit.

Macaulay traite la philosophie à la façon des Anglais, en homme
pratique. Il est disciple de Bacon, et le met au-dessus de tous les
philosophes; il juge que la véritable science date de lui, que les
spéculations des anciens penseurs ne sont que des jeux d'esprit, que
pendant deux mille ans l'esprit humain a fait fausse route, que depuis
Bacon seulement il a découvert le but vers lequel il doit tendre et la
méthode par laquelle il peut y parvenir. Ce but est l'_utile_. L'objet
de la science n'est pas la théorie, mais l'application. L'objet des
mathématiques n'est pas la satisfaction d'une curiosité oisive, mais
l'invention de machines propres à alléger le travail de l'homme, à
augmenter sa puissance à dompter la nature, à rendre la vie plus sûre,
plus commode et plus heureuse. L'objet de l'astronomie n'est pas de
fournir matière à d'immenses calculs et à des cosmogonies poétiques,
mais de servir à la géographie, et de guider la navigation. L'objet de
l'anatomie et des sciences zoologiques n'est pas de suggérer
d'éloquents systèmes sur la nature de l'organisation, ou d'exposer aux
yeux l'ordre des animaux par une classification ingénieuse, mais de
conduire la main du chirurgien et les prévisions du médecin. L'objet
de toute recherche et de toute étude est de diminuer la douleur,
d'augmenter le bien-être, d'améliorer la condition de l'homme; les
lois théoriques ne valent que par leurs usages pratiques; les travaux
du laboratoire et du cabinet ne reçoivent leur sanction et leur prix
que par l'emploi qu'en font les ateliers et les usines; l'arbre de la
science ne doit s'estimer que par ses fruits. Si l'on veut juger d'une
philosophie, il faut regarder ses effets; ses oeuvres ne sont point
ses livres mais ses actes. Celle des anciens a produit de beaux
écrits, des phrases sublimes, des disputes infinies, des rêveries
creuses, des systèmes renversés par des systèmes, et a laissé le monde
aussi ignorant, aussi malheureux et aussi méchant qu'elle l'a trouvé.
Celle de Bacon a produit des observations, des expériences, des
découvertes, des machines, des arts et des industries entières. «Elle
a allongé la vie, elle a diminué la douleur, elle a éteint des
maladies; elle a accru la fertilité du sol; elle a enlevé la foudre au
ciel; elle a éclairé la nuit de toute la splendeur du jour; elle a
étendu la portée de la vue humaine; elle a accéléré le mouvement,
anéanti les distances; elle a rendu l'homme capable de pénétrer dans
les profondeurs de l'océan, de s'élever dans l'air, de traverser la
terre sur des chars qui roulent sans chevaux, et l'océan sur des
navires qui filent dix noeuds à l'heure contre le vent.» L'une s'est
consumée à déchiffrer des énigmes indéchiffrables, à fabriquer les
portraits d'un sage imaginaire, à se guinder d'hypothèses en
hypothèses, à rouler d'absurdités en absurdités; elle a méprisé ce qui
était praticable; elle a promis ce qui était impraticable, et, parce
qu'elle a méconnu les limites de l'esprit humain, elle en a ignoré la
puissance. L'autre, mesurant notre force et notre faiblesse, nous a
détournés des routes qui nous étaient fermées, pour nous lancer dans
les routes qui nous étaient ouvertes; elle a connu les faits et leurs
lois, parce qu'elle s'est résignée à ne point connaître leur essence
ni leurs principes; elle a rendu l'homme plus heureux, parce qu'elle
n'a point prétendu le rendre parfait; elle a découvert de grandes
vérités et produit de grands effets, parce qu'elle a eu le courage et
le bon sens d'étudier de petits objets et de se traîner longtemps sur
des expériences vulgaires; elle est devenue glorieuse et puissante,
parce qu'elle a daigné se faire humble et utile. La science autrefois
ne formait que des prétentions vaniteuses, et des conceptions
chimériques, lorsqu'elle se tenait à l'écart, loin de la vie pratique,
et se disait souveraine de l'homme. La science aujourd'hui possède des
vérités acquises, l'espérance de découvertes plus hautes, une autorité
sans cesse croissante, parce qu'elle est entrée dans la vie active, et
qu'elle s'est déclarée servante de l'homme. Qu'elle se renferme dans
ses fonctions nouvelles; qu'elle n'essaye pas de pénétrer dans le
domaine de l'invisible; qu'elle renonce à ce qu'il faut ignorer; elle
n'a point son but en elle-même, elle n'est qu'un moyen; l'homme n'est
point fait pour elle, elle est faite pour l'homme; elle ressemble à
ces thermomètres et à ces piles qu'elle construit pour ses
expériences; toute sa gloire, tout son mérite, tout son office est
d'être un instrument.

     «Un disciple d'Épictète et un disciple de Bacon, compagnons de
     route, arrivent ensemble dans un village où la petite vérole
     vient d'éclater. Ils trouvent les maisons fermées, les
     communications suspendues, les malades abandonnés, les mères
     saisies de terreur et pleurant sur leurs enfants. Le stoïcien
     assure à la population désolée qu'il n'y a rien de mauvais dans
     la petite vérole, et que pour un homme sage la maladie, la
     difformité, la mort, la perte des amis ne sont point des maux. Le
     baconien tire sa lancette et commence à vacciner.--Ils trouvent
     une troupe de mineurs dans un grand effroi. Une explosion de
     vapeurs délétères a tué plusieurs de ceux qui étaient à
     l'ouvrage, et les survivants n'osent entrer dans la caverne. Le
     stoïcien leur assure qu'un tel accident n'est rien qu'un simple
     [Grec: apoproêgmenon]. Le baconien, qui n'a pas de si beaux mots
     à sa disposition, se contente de fabriquer une lampe de
     sûreté.--Ils rencontrent sur le rivage un marchand naufragé qui
     se tord les mains. Son navire vient de sombrer avec une cargaison
     d'un prix énorme, et il se trouve réduit en un moment de
     l'opulence à la mendicité. Le stoïcien l'exhorte à ne point
     chercher le bonheur en des objets qui sont hors de lui-même, et
     lui récite tout le chapitre d'Épictète: _à ceux qui craignent la
     pauvreté_. Le baconien construit une cloche à plongeur, y entre,
     descend et revient avec les objets les plus précieux de la
     cargaison. Telle est la différence entre la philosophie des mots
     et la philosophie des effets[32].»

Je n'ai point à discuter ces opinions; c'est au lecteur de les blâmer
ou de les louer, s'il le trouve à propos; je ne veux point juger des
doctrines, mais peindre un homme; et certainement rien de plus
frappant que ce mépris absolu de la spéculation et cet amour absolu de
la pratique. Une telle disposition d'esprit est tout à fait conforme
au génie de la nation; en Angleterre, un baromètre s'appelle encore un
instrument philosophique; aussi la philosophie y est-elle chose
inconnue. On y voit des moralistes, des psychologues, mais point de
métaphysiciens; si l'on en rencontre un, par exemple, M. Hamilton, il
est sceptique en métaphysique; il n'a lu les philosophes allemands que
pour les réfuter; il regarde la philosophie spéculative comme une
extravagance de cerveaux creux, et il est obligé de demander grâce à
ses lecteurs pour l'étrangeté de la matière, lorsqu'il essaye de
tâcher de leur faire entendre quelque chose des conceptions de Hegel.
Les Anglais, hommes positifs et pratiques, excellents pour la
politique, l'administration, la guerre et l'action, ne sont pas plus
propres que les anciens Romains aux abstractions de la dialectique
subtile et des systèmes grandioses; et Cicéron jadis s'excusait aussi,
lorsqu'il tentait d'exposer à son auditoire de sénateurs et d'hommes
publics les profondes et audacieuses déductions des stoïciens.

La seule partie de la philosophie qui plaise aux hommes de ce
caractère est la morale, parce qu'ainsi qu'eux elle est toute
pratique, et ne s'occupe que des actions. On n'étudiait point autre
chose à Rome, et chacun sait quelle part elle a dans la philosophie
anglaise: Hutcheson, Price, Ferguson, Wollaston, Adam Smith, Bentham,
Reid, et tant d'autres, ont rempli le siècle dernier de dissertations
et de discussions sur la règle qui fixe nos devoirs, et sur la faculté
qui les découvre; et les _Essais_ de Macaulay sont un nouvel exemple
de cette inclination nationale et dominante; ses biographies sont
moins des portraits que des jugements. Quel est au juste le degré
d'honnêteté et de malhonnêteté du personnage, voilà pour lui la
question importante; il y rapporte toutes les autres; il ne s'attache
partout qu'à justifier, excuser, accuser ou condamner. Qu'il parle de
lord Clive, de Warren Hastings, de sir William Temple, d'Addison, de
Milton, ou de tout autre, il s'applique avant tout à mesurer
exactement le nombre et la grandeur de leurs défauts ou de leurs
vertus; il s'interrompt au milieu d'une narration pour examiner si
l'action qu'il raconte est juste ou injuste; il la considère en
légiste et en moraliste, d'après la loi positive et d'après la loi
naturelle; il tient compte au prévenu de l'état de l'opinion publique,
des exemples qui l'entouraient, des principes qu'il professait, de
l'éducation qu'il avait reçue; il appuie son opinion sur des analogies
qu'il tire de la vie ordinaire, de l'histoire de tous les peuples, de
la législation de tous les pays; il apporte tant de preuves, des faits
si certains, des raisonnements si concluants, que le meilleur avocat
pourrait trouver en lui un modèle, et quand enfin il prononce la
sentence, on croit entendre le résumé d'un président de cour
d'assises. S'il analyse une littérature, par exemple celle de la
Restauration, il institue devant le lecteur une sorte de jury pour la
juger. Il la fait comparaître, et lit l'acte d'accusation; il présente
ensuite le plaidoyer des défenseurs, qui essayent d'excuser ses
légèretés et ses indécences; enfin, il prend la parole à son tour, et
prouve que les raisonnements exposés ne s'appliquent pas au cas en
question, que les écrivains inculpés ont travaillé avec effet et
préméditation à corrompre les moeurs, que non-seulement ils ont
employé des mots inconvenants, mais qu'ils ont à dessein et de propos
délibéré représenté des choses inconvenantes; qu'ils ont pris soin
partout d'effacer l'odieux du vice, de rendre la vertu ridicule, de
ranger l'adultère parmi les belles façons et les exploits obligés d'un
homme de goût, que cette intention est d'autant plus manifeste qu'elle
était dans l'esprit du temps, et qu'ils flattaient un travers de leur
siècle. Si j'osais employer, comme Macaulay, des comparaisons
religieuses, je dirais que sa critique ressemble au jugement dernier,
où la diversité des talents, des caractères, des rangs, des emplois,
disparaîtra devant la considération de la vertu et du vice, et où il
n'y aura plus d'artistes, mais un juge entre des justes et des
pécheurs.

La critique en France a des allures plus libres; elle est moins
asservie à la morale, et ressemble plus à l'art. Quand nous essayons
de raconter la vie ou de figurer le caractère d'un homme, nous le
considérons assez volontiers comme un simple objet de peinture ou de
science: nous ne songeons qu'à exposer les divers sentiments de son
coeur, la liaison de ses idées et la nécessité de ses actions; nous ne
le jugeons pas, nous ne voulons que le représenter aux yeux et le
faire comprendre à la raison. Nous sommes des curieux et rien de plus.
Que Pierre ou Paul soit un coquin, peu nous importe, c'était l'affaire
des contemporains; ils souffraient de ses vices, et ne devaient penser
qu'à le mépriser et à le condamner. Aujourd'hui nous sommes hors de
ses prises, et la haine a disparu avec le danger. À cette distance et
dans la perspective historique, je ne vois plus en lui qu'une machine
spirituelle, munie de ressorts donnés, lancée par une impulsion
première, heurtée par diverses circonstances: je calcule le jeu de ses
moteurs, je ressens avec elle les coups des obstacles, je vois
d'avance la courbe que son mouvement va décrire; je n'éprouve pour
elle ni aversion ni dégoût; j'ai laissé ces sentiments à la porte de
l'histoire, et je goûte le plaisir très-profond et très-pur de voir
agir une âme selon une loi définie, dans un milieu fixé, avec toute la
variété des passions humaines, avec la suite et l'enchaînement que la
construction intérieure de l'homme impose au développement extérieur
de ses passions.

Dans un pays où l'on s'occupe tant de morale et si peu de philosophie,
il y a beaucoup de religion. Faute d'une théologie naturelle, on s'en
tient à la théologie positive, et l'on demande à la Bible la
métaphysique que ne donne pas la raison[33]. Macaulay est protestant,
et quoique d'un esprit fort ouvert et fort libéral, il garde parfois
les préjugés anglais contre la religion catholique[34]. Le papisme
passe toujours en Angleterre pour une idolâtrie impie, et pour une
servitude dégradante. Depuis les deux révolutions, le protestantisme,
allié à la liberté, a paru la religion de la liberté, et le
catholicisme, allié au despotisme, a paru la religion du despotisme;
les deux doctrines ont pris, toutes les deux, le nom de la cause
qu'elles avaient soutenue. On a reporté sur la première l'amour et la
vénération qu'on avait pour les droits qu'elle défendait; on a versé
sur la seconde le mépris et la haine qu'on ressentait pour la
servitude qu'elle voulait introduire; les passions politiques ont
enflammé les croyances religieuses; le protestantisme s'est confondu
avec la patrie victorieuse, le catholicisme avec l'ennemi vaincu; le
préjugé a subsisté quand la lutte cessait, et aujourd'hui encore les
protestants d'Angleterre n'ont point pour les doctrines des
catholiques la bienveillance ou même l'impartialité que les
catholiques de France ont pour les doctrines des protestants.

Mais ces opinions anglaises sont tempérées dans Macaulay par l'amour
ardent de la justice. Il est libéral dans le plus large et le plus
beau sens du mot. Il demande que tous les citoyens soient égaux devant
la loi, que les hommes de toutes les sectes soient déclarés capables
de toutes les fonctions publiques, que les catholiques et les juifs
puissent, comme les luthériens, les anglicans et les calvinistes,
s'asseoir au parlement. Il réfute M. Gladstone et les partisans des
religions d'État avec une ardeur d'éloquence, une abondance de
preuves, une force de raisonnement incomparables; il démontre jusqu'à
l'évidence que l'État n'est qu'une association laïque, que son but est
tout temporel, que son seul objet est de protéger la vie, la liberté
et la propriété des citoyens; qu'en lui confiant la défense des
intérêts spirituels, on renverse l'ordre des choses, et que lui
attribuer une croyance religieuse, c'est ressembler à un homme qui,
non content de marcher avec ses pieds, confierait encore à ses pieds
le soin d'entendre et de voir. On a bien des fois traité cette
question en France; on la traite encore aujourd'hui; mais personne n'y
a porté plus de bon sens, des raisons plus pratiques, des arguments
plus palpables. Macaulay tire la discussion de la région métaphysique;
il la ramène sur terre; il la rend accessible à tous les esprits; il
prend ses preuves et ses exemples dans les faits les plus connus de la
vie ordinaire; il s'adresse au marchand, au bourgeois, à l'artiste, au
savant, à tout le monde; il attache la vérité qu'il démontre aux
vérités familières et intimes que personne ne peut s'empêcher
d'admettre, et qu'on croit avec toute la force de l'expérience et de
l'habitude; il emporte et maîtrise la croyance par des raisons si
solides que ses adversaires lui sauront bon gré de les avoir
convaincus; et si par hasard quelques personnes, chez nous, avaient
besoin d'une leçon de tolérance, c'est dans cet _Essai_ qu'elles
devraient la chercher.

Cet amour de la justice devient une passion quand il s'agit de la
liberté politique; c'est là le point sensible, et quand on la touche,
on touche l'écrivain au coeur. Macaulay l'aime par intérêt, parce
qu'elle est la seule garantie des biens, du bonheur et de la vie des
particuliers; il l'aime par orgueil, parce qu'elle est l'honneur de
l'homme; il l'aime par patriotisme, parce qu'elle est un héritage
légué par les générations précédentes, parce que, depuis deux cents
ans, une succession d'hommes honnêtes et de grands hommes l'ont
défendue contre toutes les attaques et sauvée de tous les dangers,
parce qu'elle fait la force et la gloire de l'Angleterre, parce qu'en
enseignant aux citoyens à vouloir et à juger par eux-mêmes, elle
accroît leur dignité et leur intelligence, parce qu'en assurant la
paix intérieure et le progrès continu, elle garantit le pays des
révolutions sanglantes et de la décadence tranquille. Tous ces biens
sont perpétuellement présents à ses yeux; et quiconque attaque la
liberté qui les fonde devient à l'instant son ennemi. Il ne peut voir
paisiblement l'oppression de l'homme; tout attentat à la volonté
humaine le blesse comme un outrage personnel. À chaque pas, les mots
amers lui échappent, et les plates adulations des courtisans qu'il
rencontre amènent sur ses lèvres des sarcasmes d'autant plus violents
qu'ils sont plus mérités. Pitt, dit-il, fit au collége des vers latins
sur la mort de George Ier. «Dans cette pièce, les Muses sont priées de
venir pleurer sur l'urne de César; car César, dit le poëte, aimait les
Muses, César qui n'était pas capable de lire un vers de Pope, et qui
n'aimait rien que le punch et les femmes grasses.»--Ailleurs, dans la
biographie de miss Burney, il raconte comment la pauvre jeune fille,
devenue célèbre par ses deux premiers romans, reçut en récompense, et
par grande faveur, une place de femme de chambre chez la reine
Charlotte; comment, épuisée de veilles, malade, presque mourante, elle
demanda en grâce la permission de s'en aller; comment «la douce reine»
s'indigna de cette impertinence, ne pouvant comprendre qu'on refusât
de mourir à son service et pour son service, ou qu'une femme de
lettres préférât la santé, la vie et la gloire, à l'honneur de plier
les robes de Sa Majesté. Mais c'est lorsque M. Macaulay arrive à
l'histoire de la révolution qu'il tire justice et vengeance de ceux
qui ont violé les droits du public, qui ont haï ou trahi la cause
nationale, qui ont attenté à la liberté. Il ne parle pas en historien,
mais en contemporain; il semble que sa vie et son honneur sont en jeu,
qu'il plaide pour lui-même, qu'il est membre du Long Parlement, qu'il
entend à la porte les mousquets et les épées des gardes envoyés pour
arrêter Pym et Hampden. M. Guizot a raconté la même histoire; mais
vous reconnaissez dans son livre le jugement calme et l'émotion
impartiale d'un philosophe. Il ne condamne point les actions de
Strafford ou de Charles; il les explique; il montre dans Strafford le
naturel impérieux, le génie dominateur qui se sent né pour commander
et briser les résistances, qu'un penchant invincible révolte contre la
loi ou le droit qui l'enchaîne, qui opprime par une sorte de nécessité
intérieure, et qui est fait pour gouverner comme une épée pour
frapper. Il montre dans Charles le respect inné de la royauté, la
croyance au droit divin, la conviction enracinée que toute remontrance
ou réclamation est une insulte à sa couronne, un attentat à sa
propriété, une sédition impie et criminelle: dès lors, vous ne voyez
plus dans la lutte du roi et du parlement que la lutte de deux
doctrines; vous cessez de prendre intérêt à une ou à l'autre pour
prendre intérêt à toutes les deux; vous êtes les spectateurs d'un
drame; vous n'êtes plus les juges d'un procès. C'est un procès que
Macaulay instruit devant nous; il y prend parti; son récit est un
réquisitoire, le plus entraînant, le plus âpre, le mieux raisonné
qu'on ait écrit. Il approuve la condamnation de Strafford; il honore
et admire Cromwell; il exalte le caractère des puritains; il loue
Hampden jusqu'à l'égaler à Washington; il n'a pas de paroles assez
méprisantes et assez insultantes pour Laud; et ce qu'il y a de plus
terrible, c'est que chacun de ses jugements est justifié par autant
de citations, d'autorités, de précédents historiques, de
raisonnements, de preuves concluantes, qu'en pourrait amasser la vaste
érudition de Hallam ou la calme dialectique de Mackintosh. Qu'on juge
de cette passion emportée et de cette logique accablante par un seul
passage:

     Pendant plus de dix ans, le peuple avait vu les droits qui lui
     appartenaient à double titre, par héritage immémorial et par
     achat récent, brisés par le roi perfide qui les avait reconnus. À
     la fin, les circonstances forçaient Charles de convoquer un
     nouveau parlement; une chance nouvelle s'offrait à nos pères:
     devaient-ils la rejeter comme ils avaient rejeté la première?
     devaient-ils encore une fois se laisser duper par un _le roi le
     veut?_ devaient-ils encore une fois avancer leur argent sur des
     promesses violées, et puis violées encore? devaient-ils aller
     déposer une seconde pétition des droits au pied du trône,
     prodiguer une seconde fois des subsides en échange d'une seconde
     cérémonie vaine, ensuite prendre leur congé, jusqu'à ce que,
     après dix autres années de fraude et d'oppression, leur prince
     demandât un nouveau subside et le payât d'un nouveau parjure? Ils
     étaient forcés de choisir entre deux partis: se fier à un tyran
     ou l'abattre. Nous pensons qu'ils choisirent sagement et
     noblement.

     Les avocats de Charles, comme les avocats d'autres malfaiteurs,
     contre lesquels on produit des preuves accablantes, évitent
     ordinairement toute discussion sur les faits, et se contentent
     d'en appeler aux témoignages portés sur son caractère. Il avait
     tant de vertus privées! Est-ce que Jacques II n'avait pas de
     vertus privées? Et quelles sont, après tout, ces vertus
     attribuées à Charles? un zèle religieux qui n'était pas plus
     sincère que celui de son fils, et qui était tout aussi étroit et
     tout aussi puéril, et un petit nombre de ces qualités ordinaires
     de ménage et de bienséance, que la moitié des pierres tumulaires
     réclament chez nous pour les morts qu'elles recouvrent! Bon père!
     Bon mari! Grande apologie sans doute pour quinze ans de
     persécution, de tyrannie et de mensonge!

     Nous lui imputons d'avoir violé son voeu de couronnement, et on
     nous répond qu'il a gardé son voeu de mariage! Nous l'accusons
     d'avoir livré son peuple aux sévérités impitoyables des prélats
     les plus fanatiques et les plus durs, et son excuse est qu'il
     prit son petit garçon sur ses genoux pour l'embrasser! Nous lui
     reprochons d'avoir violé les articles de la Pétition des droits,
     après avoir, moyennant bonnes et solides compensations, promis de
     les respecter, et on nous apprend qu'il avait coutume d'aller
     écouter des prières dès six heures du matin! C'est à des
     considérations de ce genre, et aussi à son habit par Van Dick, à
     sa belle figure, à sa barbe en pointe, qu'il doit, nous le
     croyons fermement, la popularité dont il jouit auprès de notre
     génération.

     Quant à nous, nous ne comprenons pas cette phrase banale: homme
     de bien, mais mauvais roi. Nous concevrions aussi aisément qu'on
     dît: homme de bien, et père dénaturé; homme de bien, et ami
     déloyal. Nous ne pouvons, en appréciant le caractère d'un
     individu, faire abstraction, dans l'examen de sa conduite, de
     l'office le plus important de l'homme; et si, dans cet office,
     nous le trouvons égoïste, cruel et trompeur, nous prendrons la
     liberté de l'appeler méchant homme; en dépit de toute sa
     tempérance à table et de toute sa régularité à la chapelle[35].

Voilà pour le père; voici pour le fils. Le lecteur sentira, à la
fureur de l'invective, quel excès de rancune le gouvernement des
Stuarts a laissé dans le coeur d'un patriote, d'un whig, d'un
protestant et d'un Anglais:

     Alors vinrent ces jours dont on ne se souviendra jamais sans
     rougir, jours de servitude sans fidélité, de sensualité sans
     amour, de talents imperceptibles et de vices gigantesques, le
     paradis des coeurs froids et des esprits étroits, l'âge d'or des
     lâches, des bigots et des esclaves. Le roi rampa devant son rival
     pour obtenir les moyens de fouler aux pieds son peuple, descendit
     jusqu'à être un vice-roi de France, et empocha, avec une infamie
     complaisante, ses insultes dégradantes et son or plus dégradant
     encore. Les caresses des prostituées et les plaisanteries des
     bouffons réglèrent la politique de l'État; le gouvernement eut
     juste assez d'habileté pour tromper, et juste assez de religion
     pour persécuter; les principes de la liberté furent la dérision
     de tout arlequin de cour et l'anathème de tout valet d'église.
     Dans tous les hauts lieux, on rendit culte et hommage à Charles
     et à Jacques, à Bélial et à Moloch; et l'Angleterre apaisa ces
     obscènes et cruelles idoles avec le sang des meilleurs et des
     plus braves de ses enfants. Le crime succéda au crime, la honte à
     la honte, jusqu'à ce que la race maudite de Dieu et des hommes
     fût une seconde fois chassée pour errer sur la face de la terre,
     pour servir de proverbe aux peuples et pour être montrée au doigt
     par les nations[36].

Je n'ai pu traduire toutes les métaphores bibliques de ce morceau, qui
a gardé quelque chose de l'accent de Milton et des prophètes
puritains; il suffit cependant pour montrer vers quelle issue se
portent les diverses tendances de ce grand esprit, quelle est sa
pente, comment l'esprit pratique, la science et le talent historique,
la présence incessante des idées morales et religieuses, l'amour de la
patrie et de la justice, concourent à faire de lui l'historien de la
liberté.

[Note 32: We have sometimes thought that an amusing fiction might
be written, in which a disciple of Epictetus and a disciple of Bacon
should be introduced as fellow travellers. They come to a village
where the small-pox has just begun to rage, and find houses shut up,
intercourse suspended, the sick abandoned, mothers weeping in terror
over their children. The Stoic assures the dismayed population that
there is nothing bad in the small-pox, and that to a wise man disease,
deformity, death, the loss of friends are not evils. The Baconian
takes out a lancet and begins to vaccinate. They find a body of miners
in great dismay. An explosion of noisome vapours has just killed many
of these who were at work; and the survivors are afraid to venture
into the cavern. The Stoic assures them that such an accident is
nothing but a mere [Grec: apoproêgmenon]. The Baconian, who has no
such fine word at his command, contents himself with devising a
safety-lamp. They find a shipwrecked merchant wringing his hands on
the shore. His vessel with an inestimable cargo has just gone down,
and he is reduced in a moment from opulence to beggary. The Stoic
exhorts him not to seek happiness in things which lie without himself,
and repeats the whole chapter of Epictetus [Grec: Pros tous tên
aporian dediokotas]. The Baconian constructs a diving-bell, goes down
in it, and returns with the most precious effects from the wreck. It
would by easy to multiply illustrations of the difference between the
philosophy of words and the philosophy of works.

  (_Critical and Historical Essays_, t. III, p. 118. Éd. Tauschnitz.)]

[Note 33: T. IV, p. 102.]

[Note 34: Charles himself and his creature Laud, while they
abjured the innocent badges of Popery, retained all his worst vices, a
complete subjection of reason to authority, a weak preference of form
to substance, a childish passion for mummeries, an idolatrous
veneration for the priestly character, and above all a merciless
intolerance. (T. I, p. 31. Éd. Tauschnitz.)

It is difficult to relate without a pitying smile, that, in the
sacrifice of the mass, Loyola saw transubstantiation take place, and
that, as he stood praying on the steps of St. Dominic, he saw the
Trinity in Unity and wept aloud with joy and wonder. (T. IV, p. 116.)]

[Note 35: For more than ten years the people had seen the rights
which were theirs by a double claim, by immemorial inheritance and by
recent purchase, infringed by the perfidious king who had recognised
them. At length circumstances compelled Charles to summon another
parliament: another chance was given to our fathers, were they to
throw it away as they had thrown away the former? Were they again to
be cozened by _le Roi le veut?_ Were they again to advance their money
on pledges which had been forfeited over and over again? Were they to
lay a second Petition of Right at the foot of the throne, to grant
another lavish aid in exchange for another unmeaning ceremony, and
then to take their departure, till, after ten years more of fraud and
oppression, their prince should again require a supply, and again
repay it with a perjury? They were compelled to choose whether they
would trust a tyrant or conquer him. We think that they chose wisely
and nobly.

The advocates of Charles, like the advocates of other malefactors
against whom overwhelming evidence is produced, generally decline all
controversy about the facts, and content themselves with calling
testimony to character. He had so many private virtues! And had James
the Second no private virtues? Was Oliver Cromwell, his bitterest
enemies themselves being judges, destitute of private virtues? And
what, after all, are the virtues ascribed to Charles? A religious
zeal, not more sincere than that of his son, and fully as weak and
narrow-minded, and a few of the ordinary household decencies which
half the tombstones in England claim for those who lie beneath them. A
good father! A good husband! Ample apologies indeed for fifteen years
of persecution, tyranny, and falsehood!

We charge him with having broken his coronation oath; and we are told
that he kept his marriage vow! We accuse him of having given up his
people to the merciless inflictions of the most hot-headed and
hard-hearted of prelates; and the defence is, that he took his little
son on his knee and kissed him! We censure him for having violated the
articles of the Petition of Right, after having, for good and valuable
consideration, promised to observe them; and we are informed that he
was accustomed to hear prayers at six o'clock, in the morning! It is
to such considerations as these, together with his Vandyke-dress, his
handsome face, and his peaked beard, that he owes, we verily believe,
most of his popularity with the present generation.

For ourselves, we own that we do not understand the common phrase, a
good man, but a bad king. We can as easily conceive a good man and an
unnatural father, or a good man and a treacherous friend. We cannot,
in estimating the character of an individual, leave out of our
consideration his conduct in the most important of all human
relations; and if in that relation we find him to have been selfish,
cruel, and deceitful, we shall take the liberty to call him a bad man,
in spite of all his temperance at table, and all his regularity at
chapel.

                     (_Critical and Historical Essays_, t. I, p. 36.)]

[Note 36: Then came those days, never to be recalled without a
blush, the days of servitude without loyalty and sensuality without
love, of dwarfish talents and gigantic vices, the paradise of cold
hearts and narrow minds, the golden age of the coward, the bigot, and
the slave. The king cringed to his rival that he might trample on his
people, sank into a viceroy of France, and pocketed, with complacent
infamy, her degrading insults, and her more degrading gold. The
caresses of harlots, and the jests of buffoons, regulated the policy
of the State. The government had just ability enough to deceive, and
just religion enough to persecute. The principles of liberty were the
scoff of every grinning courtier, and the Anathema Maranatha of every
fawning dean. In every high place, worship was paid to Charles and
James, Belial and Moloch; and England propitiated those obscene and
cruel idols with the blood of her best and bravest children. Crime
succeeded to crime, and disgrace to disgrace, till the race, accursed
of God and man, was a second time driven forth, to wander on the face
of the earth, and to be a byword and a shaking of the head to the
nations.

                     (_Critical and Historical Essays_, t. I, p. 46.)]


II

Son talent y a aidé; car ses opinions sont de la même famille que son
talent.

Ce qui frappe en lui d'abord, c'est l'extrême solidité de son esprit.
Il prouve tout ce qu'il dit, avec une force et une autorité
étonnantes. On est presque sûr de ne jamais s'égarer en le suivant.
S'il emprunte un témoignage, il commence par mesurer la véracité et
l'intelligence des auteurs qu'il cite, et par corriger les erreurs
qu'ils peuvent avoir commises par négligence ou partialité. S'il
prononce un jugement, il s'appuie sur les faits les plus certains, sur
les principes les plus clairs, sur les déductions les plus simples et
les mieux suivies. S'il développe un raisonnement, il ne se perd
jamais dans une digression; il a toujours son but devant les yeux; il
y marche par le chemin le plus sûr et le plus droit. S'il s'élève à
des considérations générales, il monte pas à pas tous les degrés de la
généralisation, sans en omettre un seul; il sonde à chaque instant le
terrain; il n'ajoute ni ne retranche rien aux faits; il veut, au prix
de toutes les précautions et de toutes les recherches, arriver à
l'exacte vérité. Il sait un nombre infini de détails de toute espèce;
il possède un très-grand nombre d'idées philosophiques et de tout
ordre; mais son érudition est d'aussi bon aloi que sa philosophie, et
l'une et l'autre forment une monnaie digne d'avoir cours auprès de
tous les esprits pensants. On sent qu'il ne croit rien sans raison;
que, si on révoquait en doute l'un des faits qu'il avance ou l'une des
vues qu'il propose, on verrait arriver à l'instant une multitude de
documents authentiques et un bataillon serré d'arguments convaincants.
Nous sommes trop habitués en France et en Allemagne à recevoir des
hypothèses sous le nom de lois historiques, et des anecdotes douteuses
sous le nom d'événements attestés. Nous voyons trop souvent des
systèmes entiers se fonder du jour au lendemain, au caprice d'un
écrivain, sortes de châteaux fantastiques dont l'ordonnance régulière
simule l'apparence des édifices véritables, et qui s'évanouissent d'un
souffle dès qu'on veut les toucher. Nous avons tous fait des théories,
au coin du feu, dans une discussion, pour le besoin de la cause,
lorsque, faute d'une raison, il nous fallait un argument postiche,
semblables à ces généraux chinois qui, pour effrayer les ennemis,
rangent parmi leurs troupes des monstres formidables de carton peint.
Nous avons jugé les hommes à la volée, sur l'impression du moment, sur
une action détachée, sur un document isolé, et nous les avons affublés
de vices ou de vertus, de sottise ou de génie, sans contrôler par la
logique ni par la critique les décisions aventureuses où notre
précipitation nous avait emportés. Aussi éprouve-t-on un contentement
profond et une sorte de paix intérieure, lorsqu'on quitte tant de
doctrines écloses au jour le jour dans nos livres ou dans nos revues,
pour suivre la marche assurée d'un guide si clairvoyant, si réfléchi,
si instruit, si capable de nous bien conduire. On comprend pourquoi
les Anglais accusent les Français d'être légers et les Allemands
d'être chimériques. Macaulay porte dans les sciences morales cet
esprit de circonspection, ce besoin de certitude et cet instinct du
vrai qui composent l'esprit pratique, et qui, depuis Bacon, font dans
les sciences le mérite et la puissance de sa nation. Si l'art et la
beauté y perdent, la vérité et la certitude y gagnent; et, par
exemple, personne n'ose lui savoir mauvais gré d'avoir inséré la
démonstration suivante dans la vie d'Addison:

     Pope voulait refondre son poëme sur la _Boucle de cheveux
     enlevée_. Addison essaya de l'en détourner, et Pope déclara dans
     la suite que ce conseil insidieux lui avait fait deviner pour la
     première fois la déloyauté de celui qui l'avait donné.
     Aujourd'hui il ne peut y avoir de doute que le plan de Pope ne
     fût très-ingénieux et qu'il ne l'ait exécuté avec une habileté et
     un succès très-grands. Mais s'ensuit-il nécessairement que l'avis
     d'Addison fût mauvais? Et si l'avis d'Addison était mauvais,
     s'ensuit-il nécessairement qu'il ait été donné avec de mauvaises
     intentions? Supposons qu'un ami vienne nous demander si nous lui
     conseillons de risquer toute sa fortune dans une loterie où il
     n'a qu'une chance contre dix, nous ferions de notre mieux pour
     l'empêcher de courir un pareil risque. Quand il serait assez
     heureux pour gagner le lot de trente mille guinées, nous
     n'admettrions pas que notre conseil fût pour cela mauvais, et
     nous croirions certainement que ce serait à lui le comble de
     l'injustice de nous accuser d'avoir agi par méchanceté. Nous
     pensons que l'avis d'Addison était un bon avis. Il était appuyé
     sur un principe solide, fruit d'une longue et vaste expérience.
     La règle générale est indubitablement que lorsqu'un ouvrage
     d'imagination a réussi, on ne doit pas le refondre. Nous ne
     pouvons en ce moment nous rappeler un seul exemple où cette règle
     ait été transgressée avec un heureux effet, excepté l'exemple de
     la _Boucle de cheveux_. Le Tasse refondit sa _Jérusalem_.
     Akenside refondit ses _Plaisirs de l'imagination_ et son _Épître
     à Curion_; Pope lui-même, enhardi sans doute par le succès avec
     lequel il avait étendu et remanié la _Boucle de cheveux_, fit la
     même expérience sur la _Dunciade_. Tous ces essais échouèrent.
     Qui pouvait prévoir que Pope, une fois dans sa vie, serait
     capable de faire ce qu'il ne put faire lui-même une seconde fois,
     et ce que personne autre n'a jamais fait?

     L'avis d'Addison était bon. Mais, quand même il eût été mauvais,
     pourquoi le déclarerions-nous déloyal? Walter Scott nous dit
     qu'un de ses meilleurs amis prédisait une chute à son _Waverley_.
     Herder conjura Goethe de ne pas prendre un sujet si défavorable
     que _Faust_. Hume voulut dissuader Robertson d'écrire l'_Histoire
     de Charles-Quint_. Bien plus, Pope lui-même fut parmi ceux qui
     prédisaient que _Caton_ ne réussirait jamais sur la scène, et il
     engagea Addison à l'imprimer, sans risquer une représentation.
     Mais Walter Scott, Goethe, Robertson, Addison, eurent le bon sens
     et la générosité de supposer à leurs conseillers des intentions
     pures. Pope n'avait point un coeur comme eux[37].

Que pense le lecteur de ce dilemme et de cette double série
d'inductions? La démonstration ne serait ni plus soignée, ni plus
rigoureuse, s'il s'agissait de prouver une loi de physique.

Ce talent de démontrer est accru par le talent de développer.
Macaulay porte la lumière dans les esprits inattentifs, comme il porte
la conviction dans les esprits rebelles; il fait voir aussi bien qu'il
fait croire, et répand autant d'évidence sur les questions obscures,
que de certitude sur les points douteux. Il est impossible de ne pas
le comprendre; il aborde son sujet par toutes les faces, il le
retourne de tous les côtés; il semble qu'il s'occupe de tous les
spectateurs, et songe à se faire entendre de chacun en particulier; il
calcule la portée de chaque esprit, et cherche, pour chacun d'eux, une
forme d'exposition convenable; il nous prend tous par la main et nous
conduit tour à tour au but qu'il s'est marqué. Il part des données les
plus simples, il descend à notre niveau, il se met de plain-pied avec
notre esprit; il nous épargne la peine du plus léger effort; puis il
nous emmène, et partout sur la route il nous aplanit le chemin; nous
montons peu à peu sans nous apercevoir de la pente, et à la fin, nous
nous trouvons sur la hauteur, après avoir marché aussi commodément
qu'en plaine. Lorsqu'un sujet est obscur, il ne se contente pas d'une
première explication, il en donne une seconde, puis une troisième; il
jette à profusion la lumière, il l'apporte de tous côtés, il va la
chercher dans toutes les parties de l'histoire; et ce qu'il y a de
merveilleux, c'est qu'il n'est jamais long. En le lisant, on se trouve
dans son naturel; on sent qu'on est fait pour comprendre; on se sait
mauvais gré d'avoir pris si longtemps le demi-jour pour le jour; on se
réjouit de voir sortir et jaillir à flots cette clarté surabondante;
le style exact, les antithèses d'idées, les constructions symétriques,
les paragraphes opposés avec art, les résumés énergiques, la suite
régulière des pensées, les comparaisons fréquentes, la belle
ordonnance de l'ensemble, il n'est pas une idée ni une phrase de ses
écrits où n'éclatent le talent et le besoin d'expliquer, qui sont le
propre de l'orateur. Il était membre du parlement, et parlait si bien,
dit-on, qu'on l'écoutait pour le seul plaisir de l'entendre.
L'habitude de la tribune est peut-être la cause de cette lucidité
incomparable. Pour convaincre une grande assemblée, il faut s'adresser
à tous ses membres; pour garder l'attention d'hommes distraits et
fatigués, il faut leur éviter toute fatigue; il faut qu'ils
comprennent trop pour comprendre assez. Parler en public, c'est
vulgariser les idées; c'est tirer la vérité des hauteurs où elle
habite avec quelques penseurs pour la faire descendre au milieu de la
foule; c'est la mettre au niveau des esprits communs qui, sans cette
intervention, ne l'auraient jamais aperçue que de loin, et bien
au-dessus d'eux. Aussi, lorsque les grands orateurs consentent à
écrire, ils sont les plus puissants des écrivains; ils rendent la
philosophie populaire; ils font monter tous les esprits d'un étage, et
semblent agrandir l'intelligence du genre humain. Entre les mains de
Cicéron les dogmes des stoïciens et la dialectique des académiciens
perdent leurs épines. Les subtils raisonnements des Grecs deviennent
unis et aisés; les difficiles problèmes de la providence, de
l'immortalité, du souverain bien, entrent dans le domaine public. Les
sénateurs, hommes d'affaires, les jurisconsultes, amateurs des
formules et de la procédure, les massives et étroites intelligences
des publicains comprennent les déductions de Chrysippe; et le livre
des Devoirs a rendu vulgaire la morale de Panætius. Aujourd'hui M.
Thiers, dans ses deux grandes histoires, a mis à la portée du premier
venu les questions les plus embrouillées de stratégie et de finances;
s'il voulait faire un cours d'économie politique au commissionnaire du
coin, je suis sûr qu'il se ferait comprendre; et des écoliers de
seconde ont pu lire l'_Histoire de la civilisation_ par M. Guizot.

Lorsqu'avec la faculté de prouver et d'expliquer, on en ressent le
désir, on arrive à la véhémence. Ces raisonnements serrés et
multipliés qui se portent tous vers un seul but, ces coups répétés de
logique qui viennent à chaque instant, et l'un sur l'autre, ébranler
l'adversaire, communiquent au style la chaleur et la passion. Rarement
éloquence fut plus entraînante que celle de Macaulay. Il a le souffle
oratoire; toutes ses phrases ont un accent; on sent qu'il veut
gouverner les esprits, qu'il s'irrite de la résistance, qu'il combat
en dissertant. Toujours, dans ses livres, la discussion saisit et
emporte le lecteur; elle avance d'un mouvement égal, avec une force
croissante, en ligne droite, comme ces grands fleuves d'Amérique,
aussi impétueux qu'un torrent et aussi larges qu'une mer. Cette
abondance de pensée et de style, cette multitude d'explications,
d'idées et de faits, cet amas énorme de science historique va roulant,
précipité en avant par la passion intérieure, entraînant les
objections sur son passage, et ajoutant à l'élan de l'éloquence la
force irrésistible de sa masse et de son poids. On peut dire que
l'histoire de Jacques II est un discours en deux volumes, prononcé
d'une haleine, sans que la voix ait jamais faibli. On voit
l'oppression et le mécontentement commencer, grandir, s'étendre, les
partisans de Jacques l'abandonner un à un, l'idée de la révolution
naître dans tous les coeurs, s'affermir, se fixer, les préparatifs se
faire, l'événement s'approcher, devenir imminent, puis tout d'un coup
fondre sur l'aveugle et injuste monarque, et balayer son trône et sa
race avec la violence d'une tempête prévue et fatale. La véritable
éloquence est celle qui achève ainsi le raisonnement par l'émotion,
qui reproduit par l'unité de la passion l'unité des événements, qui
répète le mouvement et l'enchaînement des faits par le mouvement et
l'enchaînement des idées. Elle est la véritable imitation de la
nature; elle est plus complète que la pure analyse; elle ranime les
êtres; son élan et sa véhémence font partie de la science et de la
vérité. Quelle que soit la question qu'il traite, économie politique,
morale, philosophie, littérature, histoire, Macaulay se passionne pour
son sujet. Le courant qui emporte les choses excite en lui, dès qu'il
l'aperçoit, un courant qui emporte sa pensée. Il n'expose pas son
opinion; il la plaide. Il a ce ton énergique, soutenu et vibrant, qui
fait fléchir les oppositions et conquiert les croyances. Sa pensée est
une force active; elle s'impose à l'auditeur; elle l'aborde avec tant
d'ascendant, elle arrive avec un si grand cortége de preuves, avec une
autorité si manifeste et si légitime, avec un élan si puissant, qu'on
ne songe pas à lui résister, et elle maîtrise le coeur par sa
véhémence en même temps que par son évidence elle maîtrise la raison.

Tous ces dons sont communs aux orateurs; on les retrouve avec des
proportions et des degrés différents chez des hommes comme Cicéron et
Tite-Live, comme Bourdaloue et Bossuet, comme Fox et Burke. Ces beaux
et solides esprits forment une famille naturelle, et les uns comme les
autres ont pour trait principal l'habitude et le talent de passer des
idées particulières aux idées générales, avec ordre et avec suite,
comme on monte un escalier en posant le pied tour à tour sur chaque
degré. L'inconvénient de cet art, c'est l'emploi du lieu commun. Les
hommes qui le pratiquent ne peignent pas les objets avec précision,
ils tombent aisément dans la rhétorique vague. Ils ont en main des
développements tout faits, sorte d'échelles portatives qui
s'appliquent également bien sur les deux faces contraires de la même
question et de toute question. Ils demeurent volontiers dans une
région moyenne parmi des tirades et des arguments d'avocat, avec une
connaissance telle quelle du coeur humain, et un nombre raisonnable
d'amplifications sur l'utile et le juste. En France et à Rome, chez
les races latines, surtout au dix-septième siècle, ils aiment à se
tenir au-dessus de la terre, parmi les mots nobles ou dans les
considérations générales, dans le style de salon et d'académie. Ils ne
descendent pas jusqu'aux petits faits, jusqu'aux détails probants,
jusqu'aux exemples circonstanciés de la vie vulgaire. Ils sont plus
enclins à plaider qu'à démontrer. En cela Macaulay se sépare d'eux.
Son principe est qu'un fait particulier a plus de prise sur l'esprit
qu'une réflexion générale. Il sait que pour donner à des hommes une
idée nette et vive, il faut les reporter à leur expérience
personnelle. Il remarque que pour[38] leur faire comprendre une
tempête, le seul moyen est de leur rappeler tel orage qu'ils ont vu de
leurs yeux, entendu de leurs oreilles, dont leur mémoire est encore
pleine, et qui, par contre-coup, bruisse encore dans tous leurs sens.
Il pratique dans son style la philosophie de Bacon et de Locke. Selon
lui comme selon eux, le commencement de toute idée est une sensation.
Tout raisonnement compliqué, toute conception d'ensemble a pour unique
soutien quelques faits particuliers. Il en est pour tout échafaudage
d'idées comme pour une théorie scientifique. Au-dessous des longs
calculs, des formules d'algèbre, des déductions subtiles, des volumes
écrits qui contiennent les combinaisons et les élaborations des
cervelles savantes, il y a deux ou trois expériences sensibles, deux
ou trois petits faits qu'on vous fait toucher du doigt, un tour de
roue dans une machine, une coupure de scalpel sur un corps vivant, une
coloration imprévue dans un liquide. Ce sont là les _spécimens
décisifs_. Toute la substance de la théorie, toute la force de la
preuve y est contenue. La vérité y est comme une noix dans sa coque;
la pénible et ingénieuse discussion n'y ajoute rien; elle ne fait
qu'extraire la noix. C'est pourquoi si l'on veut bien prouver, on doit
avant tout présenter ces spécimens, insister sur eux, les rendre
visibles et tangibles au lecteur autant qu'on le peut avec des mots.
Cela est difficile, car les mots ne sont pas les choses. La seule
ressource de l'écrivain est d'employer des mots qui mettent les choses
devant les yeux. Pour cela, il faut faire appel à l'observation
personnelle du lecteur, partir de son expérience, comparer les objets
inconnus qu'on lui montre aux objets connus qu'il voit tous les
jours, rapprocher les événements anciens des événements
contemporains. Macaulay a toujours devant les yeux des imaginations
anglaises, remplies par des images anglaises, je veux dire par le
souvenir détaillé et présent d'une rue de Londres, d'un cellier à
spiritueux, d'une allée de pauvres, d'une après-midi à à Hyde-Park,
d'un paysage humide et vert, d'une maison blanche et garnie de lierre
à la campagne, d'un clergyman en cravate blanche, d'un matelot en
casquette de cuir. C'est à ces souvenirs qu'il s'adresse; il les rend
encore plus précis par des peintures et des statistiques; il marque
les couleurs et les qualités; il est passionné pour l'exactitude; ses
descriptions sont dignes à la fois d'un peintre et d'un géographe; il
écrit en homme qui voit l'objet physique et sensible, et qui en même
temps le classe et l'évalue. Vous le verrez porter ses nombres jusque
dans les valeurs morales ou littéraires, assignera une action, à une
vertu, à un livre, à un talent sa case et son rang dans l'échelle avec
une telle netteté et un tel relief qu'on se croirait volontiers dans
un muséum cadastré non pas de peaux empaillées, je vous prie de le
croire, mais d'animaux sentants, souffrants et vivants.

Considérez, par exemple, ces phrases par lesquelles il essaye de
rendre sensibles à un public anglais les événements de l'Inde: «Au
temps de Warren Hastings, dit-il, la grande affaire d'un serviteur de
la Compagnie était d'extorquer aux indigènes cent ou deux cent mille
livres sterling aussi promptement que possible, afin de pouvoir
revenir en Angleterre avant que sa constitution eût souffert du
climat, pour épouser la fille d'un pair, acheter des bourgs pourris
dans le Cornouailles, et donner des bals à Saint-James square.... Il y
avait encore un nabab du Bengale, qui jouait le même rôle vis-à-vis
des dominateurs anglais de son pays, qu'Augustule auprès d'Odoacre, ou
les derniers Mérovingiens avec Charles Martel et Pépin le Bref. Il
vivait à Moorshedabad, entouré d'un appareil magnifique et princier.
On l'approchait avec des marques extérieures de respect, et son nom
figurait dans les actes officiels. Mais pour le gouvernement du pays,
il y avait moins de part que le plus jeune commis ou cadet au service
de la Compagnie....» Pour Nuncomar, le ministre indigène de la
Compagnie, «il est difficile d'en donner une idée à ceux qui ne
connaissent la nature humaine que par les traits sous lesquels elle se
montre dans notre île. Ce que l'Italien est à l'Anglais, ce que
l'Hindou est à l'Italien, ce que le Bengalais est aux autres Hindous,
Nuncomar l'était aux autres Bengalais. L'organisation physique du
Bengalais est si faible qu'elle est efféminée. Il vit dans un bain
perpétuel de vapeur. Ses occupations sont sédentaires, ses membres
délicats, ses mouvements languissants. Pendant plusieurs siècles, il a
été foulé aux pieds par des hommes de race plus hardie et plus
entreprenante. Le courage, l'esprit d'indépendance, la véracité sont
des qualités auxquelles sa constitution et sa situation sont également
défavorables. Son esprit est singulièrement analogue à son corps. Il
est faible jusqu'à s'abandonner lorsqu'il faut une résistance virile;
mais sa souplesse et son tact excitent chez les enfants des climats
plus rudes une admiration qui n'est pas exempte de dédain. Tous les
artifices qui sont la défense naturelle du faible sont plus familiers
à cette race subtile qu'à l'Ionien du temps de Juvénal, ou au juif du
moyen âge. Ce que les cornes sont pour le buffle, ce que la griffe est
pour le tigre, ce que l'aiguillon est pour l'abeille, ce que la
beauté, selon la vieille chanson grecque, est pour la femme, la ruse
et la perfidie le sont pour le Bengalais. Grandes promesses, excuses
mielleuses, tissus élaborés de mensonges compliqués, chicanes,
parjures, faux, telles sont les armes défensives et offensives des
gens du Bas-Gange. Tous ces millions d'hommes ne fournissent pas un
cipaye aux armées de la Compagnie. Mais comme usuriers, changeurs,
procureurs retors, aucune classe d'êtres ne peut supporter avec eux
la comparaison[39]....» Ce sont ces hommes et ces affaires qui
allaient fournir à Burke la plus ample et la plus éclatante matière
d'éloquence, et lorsque Macaulay décrit le talent propre du grand
orateur, c'est le sien par contre-coup qu'il décrit.

     Il avait au plus haut degré la magnifique faculté par laquelle
     l'homme est capable de vivre dans le passé et dans l'avenir, dans
     les choses éloignées, et dans les choses imaginaires. L'Inde et
     ses habitants n'étaient point pour lui comme pour la plupart des
     Anglais de simples noms, des abstractions, mais un pays réel et
     des hommes réels. Le soleil brûlant, l'étrange végétation de
     cocotiers et de palmiers, le champ de riz, le réservoir d'eau,
     les arbres énormes, plus vieux que l'empire Mogol, sous lesquels
     s'assemblent les foules villageoises, le toit de chaume de la
     hutte du paysan, les riches arabesques de la mosquée où l'iman
     prie la face tournée vers la Mecque, les tambours et les
     bannières, les idoles parées, le pénitent balancé dans l'air, la
     gracieuse jeune fille, avec sa cruche sur la tête, descendant les
     marches de la rivière, les figures noires, les longues barbes,
     les bandes jaunes des sectaires, les turbans et les robes
     flottantes, les lances et les masses d'armes, les éléphants avec
     leurs pavillons de parade, le splendide palanquin du prince, la
     litière fermée de la noble dame; toutes ces choses étaient pour
     lui comme les objets parmi lesquels sa vie s'était passée, comme
     les objets qui sont sur la route entre Beaconsfield et
     Saint-James Street. L'Inde entière était présente devant les yeux
     de son esprit, depuis les salles où les suppliants déposent l'or
     et les parfums aux pieds des monarques, jusqu'au marais sauvage
     où le camp des Bohémiens est dressé, depuis les bazars qui
     bourdonnent comme des ruches d'abeilles avec la foule des
     vendeurs et des acheteurs, jusqu'à la jungle où le courrier
     solitaire secoue son paquet d'anneaux de fer pour écarter les
     hyènes. Il avait une idée précisément aussi vive de
     l'insurrection de Bénarès que de l'émeute de lord George Gordon,
     et de l'exécution de Nuncomar que de l'exécution du docteur Dodd.
     L'oppression au Bengale était la même chose pour lui que
     l'oppression dans les rues de Londres[40].

D'autres parties de ce talent sont plus particulièrement anglaises.
Macaulay a la main rude; quand il frappe, il assomme. Chez nous,
disait Béranger,

            Chez nous point
      Point de ces coups de poing
  Qui font tant d'honneur à l'Angleterre.

Et le lecteur français s'étonnerait s'il entendait un grand historien
traiter un illustre poëte de la façon que voici:

     Dans tous les ouvrages où M. Southey a complétement abandonné la
     narration, et essayé de traiter des questions morales et
     politiques, sa chute a été complète et ignominieuse. En ces
     occasions, ses écrits n'ont été protégés contre l'extrême mépris
     et l'extrême dérision que par la beauté et la pureté du style.
     Nous trouvons, nous l'avouons, un si grand charme dans son
     anglais, que même lorsqu'il écrit des absurdités, nous le lisons
     généralement avec plaisir, excepté lorsqu'il essaye d'être
     plaisant. Un plus intolérable bouffon n'a jamais existé. Il
     s'efforce très-souvent d'être comique, et pourtant nous ne nous
     rappelons pas une seule occasion où il ait réussi à être autre
     chose que bizarrement et étourdiment insipide. Un homme sensé
     pourrait dire des sottises pareilles au coin de son feu; mais
     qu'un être humain, après avoir fait de tels jeux de mots, les
     écrive, les recopie, les transmette à l'imprimeur, en corrige les
     épreuves et les lance dans le monde, c'en est assez pour nous
     faire rougir de notre espèce[41].

On devine bien qu'il n'est pas plus doux pour les morts que pour les
vivants. Par exemple, s'il s'agit de l'archevêque Laud:

     Le plus sévère châtiment que les deux chambres eussent pu lui
     infliger, était de le mettre en liberté et de l'envoyer à Oxford.
     Là il serait demeuré, torturé par son humeur diabolique, affamé
     de mettre au pilori et de mutiler les protestants, tourmentant
     les cavaliers, faute d'autres, par sa sottise et son aigreur,
     s'acquittant dans la cathédrale de ses génuflexions et de ses
     grimaces, continuant cet incomparable journal que nous ne
     regardons jamais sans que l'imbécillité de son intelligence nous
     fasse oublier les vices de son coeur, notant minutieusement ses
     rêves, comptant les gouttes de sang qui coulaient de son nez,
     surveillant de quel côté tombait le sel et écoutant les cris de
     la chouette. Le mépris et la pitié étaient la seule vengeance que
     le parlement aurait dû prendre d'un si ridicule vieux bigot[42].

Quand il plaisante, il reste grave, ainsi que font presque tous les
écrivains de son pays. L'_humour_ consiste à dire d'un ton solennel
des choses extrêmement comiques, et à garder le style noble et la
phrase ample, au moment même où l'on fait rire tous ses auditeurs. Tel
est le commencement d'un article sur un nouvel historien de Burleigh:

     L'ouvrage du docteur Nares, dit-il, nous a rempli d'un étonnement
     semblable à celui qu'éprouva le capitaine Lemuel Gulliver,
     lorsqu'il aborda pour la première fois à Brobdingnag, et vit des
     tiges de blé aussi hautes que des chênes, des dés aussi grands
     que des seaux, et des roitelets aussi gros que des dindons.
     L'ouvrage et toutes ses parties sont composés sur une échelle
     gigantesque; le titre est aussi long qu'une préface ordinaire, la
     préface remplirait un livre ordinaire, et le livre contient
     autant de matière qu'une bibliothèque. Nous ne pouvons mieux
     résumer les mérites de cette prodigieuse masse de papier qu'en
     disant qu'elle consiste en deux mille pages in-4º environ
     d'impression serrée, qu'elle occupe en volume quinze cents pouces
     cubes, et qu'elle pèse soixante livres bien comptées. Un tel
     livre, avant le déluge, eût été considéré comme une lecture aisée
     par Hilpa et Shalum; mais malheureusement la vie de l'homme n'est
     aujourd'hui que de soixante-dix ans, et nous ne pouvons nous
     empêcher de dire au docteur Nares que ce n'est pas bien à lui de
     nous demander une grande portion d'une si courte existence[43].

Cette comparaison, empruntée à Swift, est une moquerie dans le goût de
Swift. Les mathématiques deviennent, entre les mains des Anglais, un
excellent moyen de raillerie, et l'on se rappelle comment le
spirituel doyen, comparant par des chiffres la générosité romaine et
la générosité anglaise, accablait Marlborough sous une addition.
L'_humour_ emploie contre les gens des faits positifs, des arguments
de commerçant, des contrastes bizarres tirés de la vie vulgaire. Cela
surprend et déroute tout d'un coup le lecteur; on tombe brusquement
sous quelque détail familier et grotesque; le choc est violent; on
éclate de rire sans beaucoup de gaieté; la détente part si
soudainement et si durement qu'elle est comme un coup d'assommoir. En
voici un exemple: Macaulay réfute ceux qui ne veulent pas qu'on
imprime les auteurs classiques indécents:

     Nous avons peine à croire, dit-il, que dans un monde aussi plein
     de tentations que celui-ci, un homme, qui aurait été vertueux
     s'il n'avait pas lu Aristophane et Juvénal, devienne vicieux
     parce qu'il les a lus. Celui qui, exposé à toutes les influences
     d'un état de société semblable au nôtre, craint de s'exposer aux
     influences de quelques vers grecs et latins, agit selon nous,
     comme le voleur qui demandait aux shérifs de lui faire tenir un
     parapluie au-dessus de la tête, depuis la porte de Newgate
     jusqu'à la potence, parce que la matinée était pluvieuse et qu'il
     craignait de prendre froid[44].

L'ironie, le sarcasme, les genres de plaisanterie les plus amers sont
habituels aux Anglais: ils déchirent lorsqu'ils égratignent. Si l'on
veut s'en convaincre, on peut comparer la médisance française telle
que Molière l'a représentée dans le _Misanthrope_, et la médisance
anglaise telle que Shéridan l'a représentée en imitant Molière et le
_Misanthrope_. Célimène pique, mais ne blesse pas; les amis de lady
Sneerwell blessent et laissent dans toutes les réputations qu'ils
touchent des marques sanglantes; la raillerie que je vais traduire est
une des plus douces de Macaulay.

     Les ministres donnèrent, dit-il, le commandement à lord Galway,
     vétéran expérimenté, qui était dans la guerre ce que les docteurs
     de Molière étaient en médecine, qui trouvait beaucoup plus
     honorable d'échouer en suivant les règles que de réussir par des
     innovations, et qui aurait été très-honteux de lui-même s'il
     avait pris Montjouy par les moyens singuliers que Peterborough
     employa. Ce grand commandant conduisit la campagne de 1707 de la
     manière la plus scientifique. Il rencontra l'armée des Bourbons
     dans la plaine d'Almanza. Il rangea ses troupes d'après les
     méthodes prescrites par les meilleurs écrivains, et en peu
     d'heures perdit dix-huit mille hommes, cent vingt étendards, tout
     son bagage et toute son artillerie[45].

Ces rudesses sont d'autant plus fortes, que le ton ordinaire est plus
noble et plus sérieux.

On n'a vu jusqu'ici que le raisonneur, le savant, l'orateur et l'homme
d'esprit; il y a encore dans Macaulay un poëte; et, quand on n'aurait
pas lu ses _Chants de l'ancienne Rome_, il suffirait, pour le deviner,
de lire quelques-unes de ses phrases où l'imagination, longtemps
contenue par la sévérité de la démonstration, déborde tout d'un coup
par des métaphores magnifiques, et se répand en comparaisons
splendides, dignes par leur ampleur d'être reçues dans une épopée.

     L'Arioste, dit-il, nous raconte l'histoire d'une fée, qui par une
     loi mystérieuse de sa nature, était condamnée à paraître en
     certaines saisons sous la forme d'un hideux et venimeux serpent.
     Ceux qui la maltraitaient pendant la période de son déguisement
     étaient à jamais exclus des bienfaits qu'elle prodiguait aux
     hommes. Mais pour ceux qui, en dépit de son aspect repoussant,
     avaient pitié d'elle et la protégeaient, elle se révélait plus
     tard à leurs yeux sous la belle et céleste forme qui lui était
     naturelle, accompagnait leurs pas, exauçait tous leurs désirs,
     remplissait leur maison de richesses, les rendait heureux dans
     l'amour et victorieux dans la guerre. Telle est cette déesse
     qu'on nomme la Liberté. Parfois elle prend la forme d'un odieux
     reptile; elle rampe, elle siffle, elle mord. Mais malheur à ceux
     qui, saisis de dégoût, essayeront de l'écraser! Et heureux les
     hommes, qui, ayant osé la recevoir sous sa forme effrayante et
     dégradée, seront enfin récompensés par elle au temps de sa
     beauté et de sa gloire[46]!

Ces généreuses paroles partent du coeur; la source est pleine, elle a
beau couler, elle ne tarit pas; dès que l'écrivain parle de la cause
qu'il aime, dès qu'il voit se lever devant lui la Liberté, l'Humanité
et la Justice, la Poésie naît d'elle-même dans son âme, et vient poser
sa couronne sur le front de ses nobles soeurs.

     La Réforme, dit-il ailleurs, est un événement depuis longtemps
     accompli; ce volcan a épuisé sa rage; les vastes ravages causés
     par son irruption sont oubliés. Les bornes qu'il avait emportées
     ont été replacées; les édifices ruinés ont été réparés. La lave a
     couvert d'une croûte féconde les champs que jadis elle avait
     dévastés, et après avoir changé un riche et beau jardin en un
     désert, elle a changé de nouveau le désert en un jardin plus
     riche et plus beau. La seconde irruption n'est pas encore
     terminée. Les marques de son ravage sont toujours autour de nous;
     les cendres sont encore chaudes sous nos pieds. Dans quelques
     directions, ce déluge de feu continue encore à s'étendre.
     Cependant l'expérience nous autorise à croire avec certitude que
     cette explosion, comme celle qui l'a précédée, fertilisera le sol
     qu'elle a dévasté. Déjà, dans les parties qui ont souffert le
     plus cruellement, d'opulentes cultures et de paisibles
     habitations commencent à s'élever au milieu de la solitude. Plus
     nous lirons l'histoire des âges passés, plus nous observerons les
     signes de notre époque, plus nous sentirons nos coeurs se remplir
     et se soulever d'espérance à la pensée des futures destinées du
     genre humain[47].

Je devrais peut-être, en achevant cette analyse, indiquer quelles
imperfections sont l'effet de ces grandes qualités; comment l'aisance,
la grâce, la verve aimable, la variété, la simplicité, l'enjouement,
manquent à cette mâle éloquence, à cette solide raison, à cette
ardente dialectique; pourquoi l'art d'écrire et la pureté classique
ne se rencontrent point toujours dans cet homme de parti, combattant
de tribune; bref, pourquoi un Anglais n'est ni un Français ni un
Athénien. J'aime mieux traduire encore un passage, dont la solennité
et la magnificence donneront quelque idée des sérieux et riches
ornements qu'il jette sur son récit, sorte de végétation puissante,
fleurs de pourpre éclatante, pareilles à celles qui s'épanouissent à
chaque page du _Paradis perdu_ et de _Childe Harold_. Warren Hasting
arrivait de l'Inde et venait d'être décrété d'accusation.

     Le 13 février 1788, les séances de la cour commencèrent. On a vu
     des spectacles plus éblouissants pour l'oeil, plus
     resplendissants de pierreries et de drap d'or, plus attrayants
     pour des hommes enfants; mais peut-être il n'y en eut jamais de
     mieux calculé pour frapper un esprit réfléchi et une imagination
     cultivée. Tous les genres divers d'intérêt qui appartiennent au
     passé et au présent, aux objets voisins et aux objets éloignés,
     étaient rassemblés dans un même lieu, et dans une même heure.
     Tous les talents et toutes les facultés qui sont développés par
     la liberté et par la civilisation étaient en ce moment déployés
     avec tous les avantages qu'ils pouvaient emprunter à leur
     alliance et à leur contraste. Chaque pas du procès reportait à
     l'esprit, soit en arrière, à travers tant de siècles troublés,
     jusqu'aux jours où les fondements de notre constitution furent
     posés; soit bien loin dans l'espace, par-dessus des mers et des
     déserts sans bornes, jusque parmi des nations bronzées, qui
     habitent sous des étoiles inconnues, qui adorent des dieux
     inconnus, et qui écrivent en caractères étranges de droite à
     gauche. La grande cour du parlement allait siéger, selon les
     formes transmises depuis les jours des Plantagenets, et juger un
     Anglais accusé d'avoir exercé la tyrannie sur le souverain de la
     sainte cité de Bénarès, et sur les dames de la maison princière
     d'Oude.

     L'endroit était digne d'un tel jugement. C'était la grande salle
     de Guillaume le Roux, la salle qui avait retenti d'acclamations à
     l'inauguration de trente rois, la salle qui avait vu la juste
     condamnation de Bacon, et le juste acquittement de Somers, la
     salle où l'éloquence de Strafford avait pour un moment confondu
     et touché un parti victorieux enflammé d'un juste ressentiment,
     la salle où Charles avait fait face à la haute cour de justice
     avec ce tranquille courage qui a racheté à demi sa réputation. Ni
     la pompe militaire, ni la pompe civile ne manquaient à ce
     spectacle. Les avenues étaient bordées d'une ligne de grenadiers;
     des postes de cavalerie maintenaient les rues libres. Les pairs,
     en robe d'or et d'hermine, étaient conduits à leurs places par
     des hérauts sous l'ordre de Jarretière, le roi d'armes; les
     juges, dans leurs vêtements d'office, étaient là pour donner leur
     avis sur les points de loi. Près de cent soixante-dix lords, les
     trois quarts de la chambre haute, marchaient en ordre solennel de
     leur lieu ordinaire d'assemblée au tribunal; le plus jeune des
     barons conduisait le cortége, Georges Elliot, lord Heathfield,
     récemment anobli pour sa mémorable défense de Gibraltar contre
     les flottes et les armées de France et d'Espagne. La longue
     procession était fermée par le duc de Norfolk, comte maréchal du
     royaume, par les grands dignitaires, par les frères et fils du
     roi; le prince de Galles venait le dernier, remarquable par la
     beauté de sa personne et par sa noble attitude. Les vieux murs
     gris étaient tendus d'écarlate; les longues galeries étaient
     couvertes d'un auditoire tel qu'il s'en trouva rarement de
     semblable pour exciter les craintes ou l'émulation des orateurs.
     Là étaient rassemblés, de toutes les parties d'un empire vaste,
     libre, éclairé et prospère, la grâce et l'amabilité féminines,
     l'esprit et la science, les représentants de toute science et de
     tout art. Là étaient assis autour de la reine les jeunes
     princesses de la maison de Brunswick avec leurs blonds cheveux;
     là, les ambassadeurs de grands rois et de grandes républiques
     contemplaient avec admiration un spectacle que nulle autre
     contrée ne pouvait leur présenter. Là, Siddons, dans toute la
     fleur de sa majestueuse beauté, regardait avec émotion une scène
     qui surpassait toutes les imitations du théâtre. Là, l'historien
     de l'empire romain pensait aux jours où Cicéron plaidait la
     cause de la Sicile contre Verrès, où, devant un sénat qui
     retenait encore quelque apparence de liberté, Tacite tonnait
     contre l'oppresseur de l'Afrique. Là, on voyait assis l'un à côté
     de l'autre, le plus grand peintre et le plus grand érudit de
     l'époque. Ce spectacle avait fait quitter à Reynold le chevalet
     qui nous a conservé les fronts pensifs de tant d'écrivains et
     d'hommes d'État, et les doux sourires de tant de nobles dames. Il
     avait engagé Parr à suspendre les travaux qu'il poursuivait dans
     la sombre et profonde mine d'où il avait tiré un si vaste trésor
     d'érudition, trésor trop souvent enseveli dans la terre, trop
     souvent étalé avec ostentation, sans jugement et sans goût, mais
     cependant précieux, massif et splendide. Là, se montraient les
     charmes voluptueux de celle à qui l'héritier du trône avait en
     secret engagé sa foi; là aussi était cette beauté, mère d'une
     race si belle, la sainte Cécile dont les traits délicats,
     illuminés par l'amour et la musique, ont été dérobés par l'art à
     la destruction commune; là étaient les membres de cette brillante
     société qui citait, critiquait et échangeait des reparties sous
     les riches tentures en plumes de paon qui ornaient la maison de
     mistress Montague; là enfin, ces dames dont les lèvres, plus
     persuasives que celles de Fox lui-même, avaient emporté
     l'élection de Westminster en dépit de la cour et de la
     trésorerie, brillaient autour de Georgiana, duchesse de
     Devonshire[48].

Cette évocation de l'histoire, de la gloire et de la constitution
nationale forme un tableau d'un genre unique. L'espèce de patriotisme
et de poésie qu'elle révèle est le résumé du talent de Macaulay; et le
talent, comme le tableau, est tout anglais.

[Note 37: He asked Addison's advice. Addison said that the poem as
it stood was a delicious little thing, and entreated Pope not to run
the risk of marring what was so excellent in trying to mend it. Pope
afterwards declared that this insidious counsel first opened his eyes
to the baseness of him who gave it.

Now there can be no doubt that Pope's plan was most ingenious, and
that he afterwards executed it with great skill and success. But does
it necessarily follow that Addison's advice was bad? And if Addison's
advice was bad, does it necessarily follow that it was given from bad
motives? If a friend were to ask us whether we would advise him to
risk his all in a lottery of which the chances were ten to one against
him, we should do our best to dissuade him from running such a risk.
Even if he were so lucky as to get the thirty thousand pound prize, we
should not admit that we had counselled him ill; and we should
certainly think it the height of injustice in him to accuse us of
having been actuated by malice. We think Addison's advice a good
advice. It rested on a sound principle, the result of long and wide
experience. The general rule undoubtedly is that, when a successful
work of imagination has been produced, it should not be recast. We
cannot at this moment call to mind a single instance in which this
rule has been transgressed with happy effect, except the instance of
the Rape of the Lock. Tasso recast his Jerusalem, Akenside recast his
Pleasures of the Imagination, and his Epistle to Curio. Pope himself,
emboldened no doubt by the success with which he had expanded and
remodeled the Rape of the Lock, made the same experiment on the
Dunciad. All these attempts failed. Who was to foresee that Pope
would, once in his life, be able to do what he could not himself do
twice, and what nobody else has ever done?

Addison's advice was good. But had it been bad, why should we
pronounce it dishonest? Scott tells us that one of his best friends
predicted the failure of Waverley. Herder adjured Goethe not to take
so unpromising a subject as Faust. Hume tried to dissuade Robertson
from writing the History of Charles the Fifth. Nay, Pope himself was
one of those who prophesied that Cato would never succeed on the
stage, and advised Addison to print out without risking a
representation. But Scott, Goethe, Robertson, Addison, had the good
sense and generosity to give their advisers credit for the best
intentions. Pope's heart was not of the same kind with theirs.

                    (_Critical and Historical Essays_, t. V, p. 144.)]

[Note 38: Essai sur Addison, remarques sur _the Campaign_.]

[Note 39: During that interval the business of a servant of the
Company was simply to wring out of the natives a hundred or two
hundred thousand pounds as speedily as possible, that he might return
home before his constitution had suffered from the heat, to marry a
peer's daughter, to buy rotten boroughs in Cornwall, and to give balls
in Saint-James square.... There was still a nabob of Bengal who stood
to the English rulers of his country in the same relation in which
Augustulus stood to Odoacer, or the last Merovingians to Charles
Martel and Pepin. He lived at Moorshedabad, surrounded by princely
magnificence. He was approached with outward marks of reverence, and
his name was used in public instruments. But in the government of the
country, he had less real share than the youngest writer or cadet in
the Company's service.... Of his moral character it is difficult to
give a notion to those who are acquainted with human nature only as it
appears in our island. What the Italian, is to the Englishman, what
the Hindoo is to the Italian, what the Bengalee is to other Hindoos,
that was Nuncomar to other Bengalees. The physical organisation of the
Bengalee is feeble even to effeminacy. He lives in a constant vapour
bath. His pursuits are sedentary, his limbs delicate, his movements
languid. During many ages he has been trampled upon by men of bolder
and more hardy breeds. Courage, independance, veracity are qualities
to which his constitution and his situation are equally unfavourable.
His mind bears a singular analogy to his body. It is weak even to
helplessness for purposes of manly resistance; but its suppleness and
its tact move the children of sterner climates to admiration non
unmingled with contempt. All those arts which are the natural defence
of the weak are more familiar to this subtle race than to the Ionian
of the time of Juvenal or to the Jew of the dark ages. What the horns
are to the buffalo, what the paw is to the tiger, what the sting is to
the bee, what beauty, according to the old Greek song, is to woman,
deceit is to the Bengalee. Large promises, smooth excuses, elaborate
tissues of circumstantial falsehood, chicanery, perjury, forgery are
the weapons, offensive and defensive, of the people of the Lower
Ganges. All those millions do not furnish one sepoy to the armies of
the Company. But as usurers, as money-changers, as sharp legal
practitioners, no class of human beings can bear a comparison with
them.]

[Note 40: He had in the highest degree that noble faculty whereby
man is able to live in the past and in the future, in the distant and
in the unreal. India and its inhabitants were not to him as to most
Englishmen mere names and abstractions, but a real country and a real
people. The burning sun, the strange vegetation of the palm and
cocoa-tree, the rice-field, the tank, the huge trees, older than the
Mogul empire, under which the village crowds assemble, the thatched
roof of the peasant's hut, the rich tracery of the mosque where the
imaun prays with his face to the Mecca, the drums and banners and
gaudy idols, the devotee swinging in the air, the graceful maiden,
with the pitcher on her head, descending the steps to the river-side,
the black faces, the long beards, the yellow streaks of sect, the
turbans and the flowing robes, the spears and the silver maces, the
elephants with their canopies of state, the gorgeous palanquin of the
prince, and the close litter of the noble lady, all those things were
to him as the objects amidst which his own life had been placed, as
the objects which lay on the road between Beaconsfield and Saint-James
street. All India was present to the eye of his mind, from the hall
where suitors laid gold and perfumes at the feet of sovereigns to the
wild moor where the gipsy camp was pitched, from the bazars humming
like bee-hives with the crowd of buyers and sellers, to the jungle
where the lonely courier shakes his bunch of iron rings to scare away
the hyenas. He had just as lively an idea of the insurrection at
Benares as of lord George Gordon's riot and of the execution of
Nuncomar as of the execution of Dr Dodd. Oppression in Bengal was to
him the same thing as oppression in the streets of London.]

[Note 41: But in all those works in which Mr. Southey has
completely abandoned narration, and has undertaken to argue moral and
political questions, his failure has been complete and ignominious. On
such occasions his writings are rescued from utter contempt and
derision solely by the beauty and purity of the English. We find, we
confess, so great a charm in Mr. Southey's style that, even when he
writes nonsense, we generally read it with pleasure, except indeed
when he tries to be droll. A more insufferable jester never existed.
He very often attempts to be humorous, and yet we do not remember a
single occasion on which he has succeeded farther than to be quaintly
and flippantly dull. In one of his works he tells us that Bishop
Spratt was very properly so called, inasmuch as he was a very small
poet. And in the book now before us he cannot quote Francis Bugg, the
renegade Quaker, without a remark on his unsavoury name. A wise man
might talk folly like this by his own fireside; but that any human
being, after having made such a joke, should write it down, and copy
it out, and transmit it to the printer, and correct the proof-sheets,
and send it forth into the world, is enough to make us ashamed of our
species.

                    (_Critical and Historical Essays_, t. I, p. 215.)]

[Note 42: The severest punishment which the two Houses could have
inflicted on him would have been to set him at liberty and send him to
Oxford. There he might have staid, tortured by his own diabolical
temper, hungering for puritans to pillory and mangle, plaguing the
cavaliers, for want of somebody else to plague, with his peevishness
and absurdity, performing grimaces and antics in the cathedral,
continuing that incomparable diary, which we never see without
forgetting the vices of his heart in the imbecility of his intellect,
minuting down his dreams, counting the drops of blood which fell from
his nose, watching the direction of the salt, and listening for the
note of the screech-owls. Contemptuous mercy was the only vengeance
which it became the Parliament to take on such a ridiculous old bigot.

                    (_Critical and Historical Essays_, t. I, p. 165.)]

[Note 43: The work of Dr. Nares has filled us with astonishment
similar to that which Captain Lemuel Gulliver felt when first he
landed in Brobdingnag, and saw corn as high as the oaks in the New
Forest, thimbles as large as buckets, and wrens of the bulk of
turkeys. The whole book, and every component part of it, is on a
gigantic scale. The title is as long as an ordinary preface: the
prefatory matter would furnish out an ordinary book; and the book
contains as much reading as an ordinary library. We cannot sum up the
merits of the stupendous mass of paper which lies before us better
than by saying that it consists of about two thousand closely printed
quarto pages, that it occupies fifteen hundred inches cubic measure,
and that it weighs sixty pounds avoirdupois. Such a book might, before
the deluge, have been considered as light reading by Hilpa and Shalum.
But unhappily the life of man is now three-score years and ten; and we
cannot but think it somewhat unfair in Dr. Nares to demand from us so
large a portion of so short an existence.

                    (_Critical and Historical Essays_, t. II, p. 81.)]

[Note 44:.... We find it difficult to believe that, in a world so
full of temptation as this, any gentleman whose life would have been
virtuous if he had not read Aristophanes and Juvenal, will be made
vicious by reading them. A man who, exposed to all the influences of
such a state of society as that in which we live, is yet afraid of
exposing himself to the influence of a few Greek or Latin verses,
acts, we think, much like the felon who begged the sheriffs to let him
have an umbrella held over his head from the door of Newgate to the
gallows, because it was a drizzling morning and he was apt to take
cold.

                    (_Critical and Historical Essays_, t. V, p. 146.)]

[Note 45: They therefore gave the command to lord Galway, an
experienced veteran, a man who was in war what Molière's doctors were
in medicine, who thought it much more honourable to fail according to
rule, than to succeed by innovation, and who would have been very much
ashamed of himself if he had taken Monjuich by means so strange as
those which Peterborough employed. This great commander conducted the
campaign of 1707 in the most scientific manner. On the plain of
Almanza he encountered the army of the Bourbons. He drew up his troops
according to the methods prescribed by the best writers, and in a few
hours lost eighteen thousand men, a hundred and twenty standards, all
his baggage and all his artillery.]

[Note 46: Ariosto tells a pretty story of a fairy, who, by some
mysterious law of her nature, was condemned to appear at certain
seasons in the form of a foul and poisonous snake. Those who injured
her during the period of her disguise were for ever excluded from
participation in the blessings which she bestowed. But to those who,
in spite of her loathsome aspect, pitied and protected her, she
afterwards revealed herself in the beautiful and celestial form which
was natural to her, accompanied their steps, granted all their wishes,
filled their houses with wealth, made them happy in love and
victorious in war. Such a spirit is Liberty. At times she takes the
form of a hateful reptile. She grovels, she hisses, she stings. But
woe to those who in disgust shall venture to crush her! And happy are
those who, having dared to receive her in her degraded and frightful
shape, shall at length be rewarded by her in the time of her beauty
and her glory! (T. I, p. 40.)]

[Note 47: The Reformation is an event long past. That volcano has
spent its rage. The wide waste produced by its outbreak is forgotten.
The landmarks which were swept away have been replaced. The ruined
edifices have been repaired. The lava has covered with a rich
incrustation the fields which it once devastated, and, after having
turned a beautiful and fruitful garden into a desert, has again turned
the desert into a still more beautiful and fruitful garden. The second
great eruption is not yet over. The marks of its ravages are still all
around us. The ashes are still hot beneath our feet. In some
directions, the deluge of fire still continues to spread. Yet
experience surely entitles us to believe that this explosion, like
that which preceded it, will fertilise the soil which it has
devastated. Already, in those parts which have suffered most severely,
rich cultivation and secured dwellings have begun to appear amidst the
waste. The more we read of the history of past ages, the more we
observe the signs of our own times, the more do we feel our hearts
filled and swelled up by a good hope for the future destinies of the
human race. (T. II, p. 92.)]

[Note 48: On the thirteenth of February 1788, the sittings of the
Court commenced. There have been spectacles more dazzling to the eye,
more gorgeous with jewellery and cloth of gold, more attractive to
grown-up children, than that which was then exhibited at Westminster;
but perhaps there never was a spectacle so well calculated to strike a
highly cultivated, a reflecting, an imaginative mind. All the various
kinds of interests which belong to the near and to the distant, to the
present and to the past were collected on one spot and in one hour.
All the talents and all the accomplishments which are developed by
liberty and civilisation were now displayed with every advantage that
could be derived both from cooperation and from contrast. Every step
in the proceedings carried the mind either backward, through many
centuries, to the days when the foundations of our constitution were
laid; or far away over boundless seas and deserts, to dusky natives
living under strange stars, worshipping strange gods and writing
strange characters from right to left. The high Court of Parliament
was to sit, according to forms handed down from the days of the
Plantagenets, on an Englishman accused of exercising tyranny over the
lord of the holy city of Benares and over the ladies of the princely
house of Oude.

The place was worthy of such a trial. It was the great Hall of William
Rufus, the hall which had resounded with acclamations at the
inauguration of thirty kings, the hall which had witnessed the just
sentence of Bacon and the just absolution of Somers, the hall where
the eloquence of Strafford had for a moment awed and melted a
victorious party inflamed with just resentment, the hall where Charles
had confronted the high court of justice with the placid courage which
has half redeemed his fame. Neither military nor civil pomp was
wanting. The avenues were lined with grenadiers. The streets were kept
clear by cavalry. The peers robed in gold and ermine were marshalled
by the heralds under Garter king-at-arms. The judges in their
vestments of state attended to give advice on points of law. Near a
hundred and seventy lords, three fourths of the Upper-house, as the
Upper-house then was, walked in solemn order from their usual place of
assembly to the tribunal. The junior baron present led the way, George
Elliot, lord Heathfield, recently ennobled for his memorable defence
of Gibraltar against the fleets and armies of France and Spain. The
long procession was closed by the duke of Norfolk earl marshal of the
realm, by the great dignitaries, and by the brothers and sons of the
king. Last of all came the prince of Wales conspicuous by his fine
person and noble bearing. The grey old walls were hung with scarlet.
The long galleries were crowded by an audience such as has rarely
excited the fears or the emulation of an orator. There were gathered
together from all parts of a great, free, enlightened and prosperous
empire, grace and female loveliness, wit and learning, the
representation of every science and of every art. There were seated
round the queen the fair-haired young daughters of the house of
Brunswick. There the ambassadors of great kings and commonwealths
gazed with admiration on a spectacle which no other country in the
world could present. There Siddons in the prime of her majestic beauty
looked with emotion on a scene surpassing all the imitations of the
stage. There the historian of the Roman empire thought of the days
when Cicero pleaded the cause of Sicily against Verres, and when,
before a senate which still retained some show of freedom, Tacitus
thundered against the oppressor of Africa. There were seen side by
side the greatest painter and the greatest scholar of the age. The
spectacle had allured Reynolds from that easel, which has preserved to
us the thoughtful foreheads of so many writers and statesmen, and the
sweet smiles of so many noble matrons. It had induced Parr to suspend
his labours in that dark and profound mine from which he had extracted
a vast treasure of erudition, a treasure too often buried in the
earth, too often paraded with injudicious and inelegant ostentation,
but still precious, massive, and splendid. There appeared the
voluptuous charms of her to whom the heir of the throne had in secret
plighted his faith. There too was she, the beautiful mother of a
beautiful race, the St Cecilia whose delicate features, lighted up by
love and music, art has rescued from the common decay. There were the
members of that brilliant society which quoted, criticised, and
exchanged reparties, under the rich peacock-hangings of Mrs Montague.
And there the ladies whose lips, more persuasive than those of Fox
himself, had carried the Westminster election against palace and
treasury, shone round Georgiana duchess of Devonshire.]


§ 2.

Ainsi préparé, il a abordé l'histoire d'Angleterre; il y a choisi
l'époque qui convenait le mieux à ses opinions politiques, à son
style, à sa passion, à sa science, au goût de sa nation, à la
sympathie de l'Europe. Il a raconté l'établissement de la constitution
anglaise, et concentré tout le reste de l'histoire autour de cet
événement unique, «le plus beau qu'il y ait au monde[49],» aux yeux
d'un Anglais et d'un politique. Il a porté dans cette oeuvre une
méthode nouvelle d'une grande beauté, d'une extrême puissance: le
succès a été extraordinaire. Quand parut le second volume, trente
mille exemplaires étaient demandés d'avance. Essayons de décrire cette
histoire, de la rattacher à cette méthode, et cette méthode à ce genre
d'esprit.

Cette histoire est universelle et n'est point brisée. Elle comprend
les événements de tout genre et les mène de front. Les uns ont raconté
l'histoire des races, d'autres celle des classes, d'autres celle des
gouvernements, d'autres celle des sentiments, des idées et des moeurs;
Macaulay les raconte toutes: «J'accomplirais bien imparfaitement la
tâche que j'ai entreprise, si je ne parlais que des batailles et des
siéges, de l'élévation et de la chute des gouvernements, des intrigues
du palais, des débats du parlement. Mon but et mes efforts seront de
faire l'histoire de la nation aussi bien que l'histoire du
gouvernement, de marquer le progrès des beaux-arts et des arts utiles,
de décrire la formation des sectes religieuses et les variations du
goût littéraire, de peindre les moeurs des générations successives, et
de ne point négliger même les révolutions qui ont changé les habits,
les ameublements, les repas et les amusements publics. Je porterai
volontiers le reproche d'être descendu au-dessous de la dignité de
l'histoire, si je réussis à mettre sous les yeux des Anglais du
dix-neuvième siècle un tableau vrai de la vie de leurs ancêtres[50].»
Il a tenu parole. Il n'a rien séparé et rien omis. Chez lui, les
portraits se mêlent au récit. Vous voyez ceux de Danby, de Nottingham,
de Shrewsbury, de Howe, dans l'histoire d'une session, entre deux
décisions du parlement. Les petites anecdotes curieuses, les détails
d'intérieur, la description d'un mobilier viennent couper l'exposé
d'une guerre sans le rompre. En quittant le récit des grandes
affaires, on voit volontiers les goûts hollandais du roi Guillaume, le
musée chinois, les grottes, les labyrinthes, les volières, les étangs,
les parterres géométriques, dont il enlaidit Hampton-Court. Une
dissertation politique précède ou suit la narration d'une bataille;
d'autres fois l'auteur se fait touriste ou psychologue avant de
devenir politique ou tacticien. Il décrit les hautes terres d'Écosse,
demi-papistes et demi-païennes, les voyants enveloppés dans une peau
de boeuf, attendant le moment de l'inspiration, des hommes baptisés
faisant aux démons du lieu des libations de lait ou de bière; les
femmes grosses, les filles de dix-huit ans labourant un misérable
champ d'avoine, pendant que leurs maris ou leurs pères, hommes
athlétiques, se chauffent au soleil; les brigandages et les barbaries
regardés comme de belles actions; les gens poignardés par derrière ou
brûlés vifs; les mets rebutants, l'avoine de cheval et les gâteaux de
sang de vache vivante offerts aux hôtes par faveur et politesse; les
huttes infectes, où l'on se couchait sur la fange, et où l'on se
réveillait à demi étouffé, à demi aveuglé et à demi lépreux. Un
instant après, il s'arrête pour noter un changement du goût public,
l'horreur qu'on éprouvait alors pour ces repaires de brigands, pour
cette contrée de rocs sauvages et de landes stériles; l'admiration
qu'on ressent aujourd'hui pour cette patrie de guerriers héroïques,
pour ce pays de montagnes grandioses, de cascades bouillonnantes, de
défilés pittoresques. Il trouve dans le progrès du bien-être physique
les causes de cette révolution morale, et juge que si nous louons les
montagnes et la vie sauvage, c'est que nous sommes rassasiés de
sécurité. Il est tour à tour économiste, littérateur, publiciste,
artiste, historien, biographe, conteur, philosophe même; par cette
diversité de rôles, il égale la diversité de la vie humaine, et
présente aux yeux, au coeur, à l'esprit, à toutes les facultés de
l'homme, l'histoire complète de la civilisation de son pays.

D'autres, comme Hume, ont essayé ou essayent de le faire. Ils mettent
ici les affaires religieuses, un peu plus loin les événements
politiques, ensuite des détails littéraires, à la fin des
considérations générales sur les changements de la société et du
gouvernement, croyant qu'une collection d'histoires est l'histoire, et
que des membres attachés bout à bout sont un corps. Macaulay ne l'a
point cru, et a bien fait. Quoique Anglais, il a l'esprit d'ensemble.
Tant d'événements amassés font chez lui non un total, mais un tout.
Explications, récits, dissertations, anecdotes, peintures,
rapprochements, allusions aux événements modernes, tout se tient dans
son livre. C'est que tout se tient dans son esprit. Il a le plus vif
sentiment des causes; et ce sont les causes qui lient les faits. Par
elles les événements épars se rassemblent en un événement unique;
elles les unissent parce qu'elles les produisent, et l'historien qui
les recherche toutes ne peut manquer d'apercevoir ou de sentir l'unité
qui est leur effet. Lisez, par exemple, le voyage du roi Jacques en
Irlande: point de peinture plus curieuse; n'est-ce pourtant qu'une
peinture curieuse? Arrivé à Cork, il ne trouve point de chevaux pour
le porter. Le pays est un désert. Plus d'industrie, plus de culture,
plus de civilisation, depuis que les colons anglais et protestants ont
été chassés, volés, tués. Il est reçu entre deux haies de brigands
demi-nus, armés de couteaux et de bâtons; sous les pas de son cheval,
on étend en guise de tapis des manteaux de grosse toile comme en
portent les bandits et les bergers. On lui offre des guirlandes de
tiges de choux en manière de couronnes de lauriers. Dans un large
district, il ne se trouve en tout que deux charrettes. Le palais du
lord lieutenant est si mal bâti que la pluie noie les appartements. On
part pour l'Ulster; les officiers français croient «voyager dans les
solitudes de l'Arabie.» Le comte d'Avaux écrit à sa cour que, pour
trouver une botte de foin, il faut courir à cinq ou six milles. À
Charlemont, à grand'peine, comme marque de grande faveur, on procura
un sac de gruau à l'ambassade française. Les officiers supérieurs
couchent dans des tanières qu'ils auraient trouvées trop sales pour
leurs chiens. Les soldats irlandais sont des maraudeurs demi-sauvages
qui ne savent que crier, égorger et se débander. Mal rassasiés de
pommes de terre et de lait aigre, ils se jettent en affamés sur les
grands troupeaux des protestants. Ils déchirent, à belles dents, la
chair des boeufs et des moutons, et l'avalent demi-saignante et
demi-pourrie. Faute de chaudières, ils la font cuire dans la peau. Le
carême survenant, ils cessent d'engloutir les viandes, et ne cessent
pas de tuer les bêtes. Un paysan abat une vache pour se faire une
paire de souliers. Parfois, une bande égorge d'un coup cinquante ou
soixante bêtes, enlève les peaux et abandonne les corps qui
empoisonnent l'air. L'ambassadeur de France estime qu'en six semaines
il y eut cinquante mille bêtes à cornes abattues qui pourrirent sur le
sol. On évaluait le nombre des moutons et brebis tués à trois ou
quatre cent mille.--Ne voit-on pas d'avance l'issue de la révolte?
Qu'attendre de ces serfs gloutons, stupides et sauvages? Que
pourra-t-on tirer d'un pays dévasté, et peuplé de dévastateurs? À
quelle discipline voudra-t-on soumettre ces maraudeurs et ces
bouchers? Quelle résistance feront-ils à la Boyne, quand ils verront
les vieux régiments de Guillaume, les furieux escadrons des réfugiés
français, les protestants acharnés et insultés de Londonderry et
d'Enniskillen se lancer dans la rivière et courir l'épée haute contre
leurs mousquets? Ils s'enfuiront le roi en tête, et les minutieuses
anecdotes, éparses dans le récit des réceptions, des voyages et des
cérémonies, auront annoncé la victoire des protestants. L'histoire des
moeurs se trouve ainsi rattachée à l'histoire des événements; les uns
causent les autres, et la description explique le récit.

Ce n'est pas assez de voir des causes; il faut encore en voir
beaucoup. Tout événement en a une multitude. Me suffit-il, pour
comprendre l'action de Marlborough ou de Jacques, de me rappeler une
disposition ou qualité qui l'explique? Non, car, puisqu'elle a pour
cause toute une situation et tout un caractère, il faut que
j'aperçoive d'un seul coup et en abrégé tout le caractère et toute la
situation qui l'ont produite. Le génie concentre. Il se mesure au
nombre des souvenirs et des idées qu'il ramasse en un seul point. Ce
que Macaulay en rassemble est énorme. Je ne sache point d'historien
qui ait une mémoire plus sûre, mieux fournie, mieux réglée. Lorsqu'il
raconte les actions d'un homme ou d'un parti, il revoit en une minute
tous les événements de son histoire, et toutes les maximes de sa
conduite; il a tous les détails présents; ils lui reviennent à chaque
instant par multitudes. Il n'a rien oublié; il les parcourt aussi
aisément, aussi complétement, aussi sûrement que le jour où il les a
énumérés et écrits. Personne n'a si bien enseigné et si bien su
l'histoire. Il en est aussi pénétré que ses personnages. Le whig ou le
tory ardent, expérimenté, rompu aux affaires, qui se levait et agitait
la chambre, n'avait pas des arguments plus nombreux, mieux rangés,
plus précis. Il ne savait pas mieux le fort et le faible de sa cause;
il n'était pas plus familier avec les intrigues, les rancunes, les
variations des partis, les chances de la lutte, les intérêts des
particuliers et du public. Les grands romanciers entrent dans l'âme de
leurs personnages, prennent leurs sentiments, leurs idées, leur
langage; il semble que Balzac ait été commis-voyageur, portière,
courtisane, vieille fille, poëte, et qu'il ait employé sa vie à être
chacun de ces personnages: son être est multiple et son nom est
légion. Avec un talent différent, Macaulay a la même puissance: avocat
incomparable, il plaide un nombre infini de causes; et il possède
chacune de ces causes aussi pleinement que son client. Il a des
réponses pour toutes les objections, des éclaircissements pour toutes
les obscurités, des raisons pour tous les tribunaux. Il est prêt à
chaque instant, et sur toutes les parties de sa cause. Il semble qu'il
ait été whig, tory, puritain, membre du conseil privé, ambassadeur. Il
n'est point poëte comme M. Michelet; il n'est point philosophe comme
M. Guizot; mais il possède si bien toutes les puissances oratoires, il
accumule et ordonne tant de faits, il les tient dans sa main si
serrés, il les manie avec tant d'aisance et de vigueur, qu'il réussit
à recomposer la trame entière et suivie de l'histoire, sans en omettre
un fil et sans en séparer les fils. Le poëte ranime les êtres morts;
le philosophe formule les lois créatrices; l'orateur connaît, expose
et plaide des causes. Le poëte ressuscite des âmes, le philosophe
ordonne un système, l'orateur reforme des chaînes de raisons; mais
tous trois vont au même but par des voies différentes, et l'orateur
comme ses rivaux, et par d'autres moyens que ses rivaux, reproduit
dans son oeuvre l'unité et la complexité de la vie.

Un second caractère de cette histoire est la clarté. Elle est
populaire; personne n'explique mieux et n'explique autant que
Macaulay. Il semble qu'il fasse une gageure contre son lecteur, et
qu'il lui dise: «Soyez aussi distrait, aussi sot, aussi ignorant qu'il
vous plaira. Vous aurez beau être distrait, vous m'écouterez; vous
aurez beau être sot, vous comprendrez; vous aurez beau être ignorant,
vous apprendrez. Je répéterai la même idée sous tant de formes, je la
rendrai sensible par des exemples si familiers et si précis, je
l'annoncerai si nettement au commencement, je la résumerai si
soigneusement à la fin, je marquerai si bien les divisions, je suivrai
si exactement l'ordre des idées, je témoignerai un si grand désir de
vous éclairer et vous convaincre, que vous ne pourrez manquer d'être
éclairé et convaincu.» Certainement, il pensait ainsi, quand il
préparait ce morceau sur la loi qui, pour la première fois, accorda
aux dissidents l'exercice de leur culte.

     De toutes les lois qui furent jamais portées par un parlement,
     l'Acte de Tolérance est peut-être celle qui met le mieux en
     lumière les vices particuliers et l'excellence particulière de la
     législation anglaise. La science de la politique, à quelques
     égards, ressemble fort à la science de la mécanique. Le
     mathématicien peut aisément démontrer qu'une certaine force,
     appliquée au moyen d'un certain levier ou d'un certain système de
     poulies, suffira pour élever un certain poids. Mais sa
     démonstration part de cette supposition que la machine est telle
     que nulle charge ne la fera fléchir ou rompre. Si le mécanicien,
     qui doit soulever une grande masse de granit au moyen de poutres
     réelles et de cordes réelles, se fiait sans réserve à la
     proposition qu'il trouve dans les traités de dynamique, et ne
     tenait pas compte de l'imperfection de ses matériaux, tout son
     appareil de leviers, de roues et de cordes s'écroulerait bientôt
     en débris, et avec toute sa science géométrique, on le jugerait
     bien inférieur dans l'art de bâtir à ces barbares barbouillés
     d'ocre, qui, sans jamais avoir entendu parler du parallélogramme
     des forces, trouvèrent le moyen d'empiler les pierres de
     Stonehenge. Ce que le mécanicien est au mathématicien, l'homme
     d'État pratique l'est à l'homme d'État spéculatif. À la vérité,
     il est très-important que les législateurs et les administrateurs
     soient versés dans la philosophie du gouvernement; de même qu'il
     est très-important que l'architecte qui doit fixer un obélisque
     sur son piédestal, ou suspendre un pont tabulaire sur une
     embouchure de fleuve, soit versé dans la philosophie de
     l'équilibre et du mouvement. Mais, de même que celui qui veut
     bâtir effectivement doit avoir dans l'esprit beaucoup de choses
     qui n'ont jamais été remarquées par d'Alembert ni Euler, celui
     qui veut gouverner effectivement doit être perpétuellement guidé
     par des considérations dont on ne trouvera point la moindre trace
     dans les écrits d'Adam Smith et de Jérémie Bentham. Le parfait
     législateur est un exact intermédiaire entre l'homme de pure
     théorie, qui ne voit rien que des principes généraux, et l'homme
     de pure pratique, qui ne voit rien que des circonstances
     particulières. Le monde, pendant ces quatre-vingts dernières
     années, a été singulièrement fécond en législateurs en qui
     l'élément spéculatif prédominait à l'exclusion de l'élément
     pratique. L'Europe et l'Amérique ont dû à leur sagesse des
     douzaines de constitutions avortées, constitutions qui ont vécu
     juste assez longtemps pour faire un tapage misérable, et ont péri
     dans les convulsions. Mais dans la législature anglaise,
     l'élément pratique a toujours prédominé, et plus d'une fois
     prédominé avec excès sur l'élément spéculatif. Ne point
     s'inquiéter de la symétrie, et s'inquiéter beaucoup de l'utilité;
     n'ôter jamais une anomalie, uniquement parce qu'elle est une
     anomalie; ne jamais innover, si ce n'est lorsque quelque malaise
     se fait sentir, et alors innover juste assez pour se débarrasser
     du malaise; n'établir jamais une proposition plus large que le
     cas particulier auquel on remédie: telles sont les règles qui,
     depuis l'âge de Jean jusqu'à l'âge de Victoria, ont généralement
     guidé les délibérations de nos deux cent cinquante
     parlements[51].

L'idée est-elle encore obscure, douteuse? A-t-elle encore besoin de
preuves, d'éclaircissement? Souhaite-t-on quelque chose de plus? Vous
répondez non; Macaulay répond oui. Après l'explication générale vient
l'explication particulière; après la théorie, l'application; après la
démonstration théorique, la démonstration pratique. Vous vouliez vous
arrêter, il poursuit:

     L'Acte de Tolérance approche très-près de l'idéal d'une grande
     loi anglaise. Pour un juriste versé dans la théorie de la
     législation, mais qui ne connaîtrait point à fond les
     dispositions des partis et des sectes entre lesquels l'Angleterre
     était divisée au temps de la Révolution, cet acte ne serait qu'un
     chaos d'absurdités et de contradictions. Il ne supporte pas
     l'examen, si on le juge d'après des principes généraux solides.
     Bien plus, il ne supporte pas l'examen, si on le juge d'après un
     principe solide ou non. Le principe solide est évidemment que la
     simple erreur théologique ne doit pas être punie par le magistrat
     civil. Ce principe non-seulement n'est pas reconnu par l'Acte de
     Tolérance, mais encore il est rejeté positivement. Pas une seule
     des lois cruelles portées contre les non-conformistes par les
     Tudors et les Stuarts n'est rapportée. La persécution continue à
     être la règle générale; la tolérance est l'exception. Ce n'est
     point tout. La Liberté qui est donnée à la conscience est donnée
     de la façon la plus capricieuse. Un quaker, qui fait une
     déclaration de foi en termes généraux, obtient le plein bénéfice
     de l'acte, sans signer un seul des trente-neuf articles; un
     ministre indépendant, qui est parfaitement disposé à faire la
     déclaration demandée au quaker, mais qui a des doutes sur six ou
     sept des articles, demeure sous le coup des lois pénales. Howe
     est exposé à des châtiments, s'il prêche avant d'avoir
     solennellement déclaré qu'il adhère à la doctrine anglicane
     touchant l'Eucharistie. Penn, qui rejette entièrement
     l'Eucharistie, obtient la parfaite liberté de prêcher sans faire
     aucune déclaration, quelle qu'elle soit, à ce sujet.

     Voilà quelques-uns des défauts qui ne peuvent manquer de frapper
     toute personne qui examinera l'Acte de Tolérance d'après ces lois
     de la raison qui sont les mêmes dans tous les pays et dans tous
     les âges. Mais ces défauts paraîtront peut-être des mérites, si
     nous prenons garde aux passions et aux préjugés de ceux pour qui
     l'Acte de Tolérance fut composé. Cette loi, remplie de
     contradictions que peut découvrir le premier écolier venu en
     philosophie politique, fit ce que n'eût pu faire une loi composée
     par toute la science des plus grands maîtres de philosophie
     politique. Que les articles résumés tout à l'heure soient
     gênants, puérils, incompatibles entre eux, incompatibles avec la
     vraie théorie de la liberté religieuse, chacun doit le
     reconnaître. Tout ce qu'on peut dire pour leur défense est qu'ils
     ont ôté une grande masse de maux sans choquer une grande masse de
     préjugés; que, d'un seul coup et pour toujours, sans un seul vote
     de division dans l'une ou dans l'autre chambre, sans une seule
     émeute dans les rues, sans presque un seul murmure même dans les
     classes qui étaient le plus profondément imprégnées de bigoterie,
     ils ont mis fin à une persécution qui s'était déchaînée pendant
     quatre générations, qui avait brisé un nombre infini de coeurs,
     qui avait désolé un nombre infini de foyers, qui avait rempli les
     prisons d'hommes dont le monde n'était pas digne, qui avait
     chassé des milliers de ces laboureurs et de ces artisans
     honnêtes, actifs, religieux, qui sont la vraie force des nations,
     et les avait forcés à chercher un refuge au delà de l'Océan,
     parmi les wigwams des Indiens rouges et les repaires des
     panthères. Une telle défense paraîtra faible peut-être à des
     théoriciens étroits. Mais probablement les hommes d'État la
     jugeront complète[52].

Pour moi, ce que je trouve complet ici, c'est l'art de développer. Ces
antithèses d'idées soutenues par des antithèses de mots, ces phrases
symétriques, ces expressions répétées à dessein pour attirer
l'attention, cet épuisement de la preuve mettent sous nos yeux le
talent d'avocat et d'orateur que nous rencontrions tout à l'heure dans
l'art de plaider toutes les causes, de posséder un nombre infini de
moyens, de les posséder tous et toujours à chaque incident du procès.
Ce qui achève de manifester ce genre d'esprit, ce sont les fautes où
son talent l'entraîne. À force de développer, il allonge. Plus d'une
fois ses explications sont des lieux communs. Il prouve ce que tout le
monde accorde. Il éclaircit ce qui est clair. Tel passage sur la
nécessité des réactions semble l'amplification d'un bon élève[53]. Tel
autre, excellent et nouveau, ne peut être lu qu'une fois avec plaisir.
À la seconde, il paraît trop vrai; on a tout vu du premier coup, et
l'on s'ennuie. J'ai omis un tiers du morceau sur l'Acte de Tolérance;
et les esprits vifs diront que j'aurais dû en omettre un autre tiers.

Le dernier trait, le plus singulier, le moins anglais de cette
histoire, c'est qu'elle est intéressante. Macaulay a écrit, dans _la
Revue d'Édimbourg_, cinq volumes d'Essais; et chacun sait que le
premier mérite d'un _reviewer_, ou d'un journaliste, est de se faire
lire. Un gros volume a le droit d'ennuyer; il n'est pas gros pour
rien; sa taille réclame d'avance l'attention de celui qui l'ouvre. La
solide reliure, la table symétrique, la préface, les chapitres
substantiels alignés comme des soldats en bataille, tout vous ordonne
de prendre un fauteuil, d'endosser une robe de chambre, de mettre vos
pieds au feu, et d'étudier; vous ne devez pas moins à l'homme grave
qui se présente à vous armé de six cents pages de texte et de trois
ans de réflexion. Mais un journal qu'on parcourt dans un café, une
revue qu'on feuillette dans un salon, le soir avant de se mettre à
table, ont besoin d'attirer les yeux, de vaincre la distraction, de
conquérir leurs lecteurs. Macaulay a pris ce besoin dans cet exercice,
et il a conservé dans l'histoire les habitudes qu'il avait gagnées
dans les journaux. Il emploie tous les moyens de garder l'attention,
bons ou médiocres, dignes ou indignes d'un grand talent, entre autres,
l'allusion aux circonstances actuelles. Vous savez ce mot d'un
directeur de revue à qui Pierre Leroux proposait un article sur Dieu.
«Dieu! cela n'a pas d'actualité!» Macaulay en profite. S'il nomme un
régiment, il indique en quelques lignes les actions d'éclat qu'il a
faites depuis son institution jusqu'à nos jours: voilà les officiers
de ce régiment campés en Crimée, à Malte ou à Calcutta, obligés de
lire son histoire.--Il raconte la réception de Schomberg par la
Chambre: qui s'intéresse à Schomberg? À l'instant il ajoute que
Wellington, cent ans plus tard, fut reçu en pareilles circonstances
avec un cérémonial copié du premier: quel Anglais ne s'intéresse pas à
Wellington?--Il raconte le siége de Londonderry, il désigne la place
que les anciens bastions occupent dans la ville actuelle, le champ qui
était couvert par le camp irlandais, le puits où buvaient les
assiégeants: quel habitant de Londonderry pourra s'empêcher d'acheter
son livre?--Quelque ville qu'il aborde, il marque les changements
qu'elle a subis, les nouvelles rues ajoutées, les bâtiments réparés ou
construits, l'augmentation du commerce, l'introduction d'industries
nouvelles: voilà tous les aldermen et tous les négociants obligés de
souscrire à son ouvrage.--Ailleurs nous rencontrons une anecdote sur
un acteur et une actrice: comme les superlatifs intéressent, il
commence par dire que William Mountford était «le plus agréable
comédien,» qu'Anne Bracegirdle était «l'actrice la plus populaire» du
temps. S'il introduit un homme d'État, il l'annonce toujours par
quelque grand mot: c'était «le plus insinuant,» ou bien «le plus
équitable,» ou bien «le plus instruit,» ou bien «le plus acharné et le
plus débauché» de tous les politiques d'alors.--Mais ses grandes
qualités le servent aussi bien là-dessus que ces machines littéraires
un peu trop visibles, un peu trop nombreuses, un peu trop grossières.
La multitude étonnante des détails, le mélange de dissertations
psychologiques et morales, des descriptions, des récits, des
jugements, des plaidoiries, des portraits, par-dessus tout la bonne
composition et le courant continu d'éloquence occupent et retiennent
l'attention jusqu'au bout. On éprouve de la peine à finir un volume de
Lingard et de Robertson; on aurait de la peine à ne pas finir un
volume de Macaulay.

Voici une narration détachée qui montre fort bien et en abrégé les
moyens d'intéresser qu'il emploie, et le grand intérêt qu'il excite.
Il s'agit du massacre de Glencoe. Il commence par décrire l'endroit en
voyageur qui l'a vu, et le signale aux bandes de touristes et
d'amateurs, historiens et antiquaires, qui tous les ans partent de
Londres.

     Mac-Ian habitait à l'entrée d'un ravin situé près du rivage
     méridional de Lochleven. Près de la maison étaient deux ou trois
     petits hameaux habités par sa tribu. La population qu'il
     gouvernait n'excédait pas, dit-on, deux cents âmes. Dans le
     voisinage de ce petit groupe de villages, il y avait quelques
     bois-taillis et quelques pâturages; mais, en remontant un peu le
     défilé, on ne voyait aucun signe d'habitation et de culture. En
     langue gaélique, Glencoe signifie Vallée des Larmes; en effet,
     elle est le plus mélancolique et le plus désolé de tous les
     défilés écossais. C'est vraiment la vallée de l'Ombre de la
     Mort[54]. Des brouillards et des orages pèsent sur elle pendant
     la plus grande partie des beaux étés; et même dans les jours
     rares où le soleil est brillant, quand il n'y a aucun nuage dans
     le ciel, l'impression que laisse le paysage est triste et
     accablante. Le sentier longe un ruisseau qui sort du plus sombre
     et du plus lugubre des étangs de montagne. De grands murs de roc
     menacent des deux côtés. Même en juillet, on peut souvent
     distinguer des lignes de neige dans les fentes, près des sommets.
     Sur tous les versants, des amas de ruines marquent la course
     furieuse des torrents. Mille après mille, le voyageur cherche en
     vain des yeux la fumée d'une hutte, ou une forme humaine
     enveloppée dans un plaid; il écoute en vain pour entendre les
     aboiements d'un chien de berger ou le bêlement d'un agneau. Mille
     après mille, le seul son qui indique la vie est le cri indistinct
     d'un oiseau de proie, perché sur quelque créneau de roche battu
     par la tempête. Le progrès de la civilisation qui a changé tant
     de landes incultes en champs dorés de moissons, ou égayés par les
     fleurs des pommiers, n'a fait que rendre Glencoe plus désolée.
     Toute la science et toute l'industrie d'un âge pacifique ne
     peuvent extraire rien d'utile de ce désert; mais dans un âge de
     violence et de rapine, le désert lui-même devenait utile par
     l'abri qu'il offrait au bandit et à son butin[55].

La description, quoique fort belle, est écrite en style démonstratif.
L'antithèse de la fin l'explique; l'auteur l'a faite pour montrer que
les gens de Glencoe étaient les plus grands brigands du pays.

Le maître de Stairs, qui représentait Guillaume en Écosse,
s'autorisant de ce que Mac-Ian n'avait pas prêté le serment de
fidélité au jour marqué, voulut détruire le chef et son clan. Il
n'était poussé ni par une haine héréditaire, ni par un intérêt privé;
il était homme de goût, poli et aimable. Il fit ce crime par humanité,
persuadé qu'il n'y avait pas d'autre moyen de pacifier les hautes
terres. Là-dessus, Macaulay insère une dissertation de quatre pages,
fort bien faite, pleine d'intérêt et de science, dont la diversité
nous repose, qui nous fait voyager à travers toutes sortes d'exemples
historiques, et toutes sortes de leçons morales.

     Nous voyons chaque jour des hommes faire pour leur parti, pour
     leur secte, pour leur pays, pour leurs projets favoris de réforme
     politique et sociale, ce qu'ils ne voudraient pas faire pour
     s'enrichir ou se venger eux-mêmes. Devant une tentation
     directement offerte à notre cupidité privée ou à notre animosité
     privée, ce que nous avons de vertu prend l'alarme. Mais la vertu
     elle-même contribue à la chute de celui qui croit pouvoir, en
     violant quelque règle morale importante, rendre un grand service
     à une Église, à un État, à l'humanité. Il fait taire les
     objections de sa conscience, et endurcit son coeur contre les
     spectacles les plus émouvants, en se répétant à lui-même que ses
     intentions sont pures, que son objet est noble, et qu'il fait un
     petit mal pour un grand bien. Par degrés, il arrive à oublier
     entièrement l'infamie des moyens en considérant l'excellence de
     la fin, et accomplit sans un seul remords de conscience des
     actions qui feraient horreur à un boucanier. Il n'est pas à
     croire que saint Dominique, pour le meilleur archevêché de la
     chrétienté, eût poussé des pillards féroces à voler et à
     massacrer une population pacifique et industrieuse, qu'Éverard
     Digby, pour un duché, eût fait sauter une grande assemblée en
     l'air, ou que Robespierre eût tué, moyennant salaire, une seule
     des personnes dont il tua des milliers par philanthropie.[56]

Ne reconnaît-on pas ici l'Anglais élevé parmi les essais et les
sermons psychologiques et moraux, qui involontairement, à chaque
instant, en répand quelqu'un sur le papier? Ce genre est inconnu dans
nos chaires et dans nos revues; c'est pourquoi il est inconnu dans nos
histoires. Chez nos voisins, pour entrer dans l'histoire, il n'a qu'à
descendre de la chaire et du journal.

Je ne traduis pas la suite de l'explication, les exemples de Jacques
V, de Sixte-Quint et de tant d'autres, que Macaulay cite pour donner
des précédents au maître de Stairs. Suit une discussion
très-circonstanciée et très-solide prouvant que le roi Guillaume n'est
pas responsable du massacre. Il est clair que l'objet de Macaulay, ici
comme ailleurs, est moins de faire une peinture que de suggérer un
jugement. Il veut que nous ayons une opinion sur la moralité de
l'acte, que nous l'attribuions à ses véritables auteurs, que chacun
d'eux ait exactement sa part, et point davantage. Un peu plus loin,
quand il s'agira de punir le crime, et que Guillaume, ayant châtié
sévèrement les exécuteurs, se contentera de révoquer le maître de
Stairs, Macaulay compose une dissertation de plusieurs pages pour
juger cette injustice et pour blâmer le roi. Ici, comme ailleurs, il
est encore orateur et moraliste; aucun moyen n'a plus de force pour
intéresser un lecteur anglais. Heureusement pour nous, il redevient
enfin narrateur; les menus détails qu'il choisit alors fixent
l'attention et mettent la scène sous les yeux.

     La vue des habits rouges qui approchaient inquiéta un peu la
     population de la vallée. John, le fils aîné du chef, accompagné
     par vingt hommes de son clan, vint à la rencontre des étrangers,
     et leur demanda ce que signifiait cette visite. Le lieutenant
     Lindsay répondit que les soldats venaient en amis et ne
     demandaient que des logements. Ils furent accueillis amicalement
     et logées sous les toits de chaume de la petite communauté.
     Glenlyon et plusieurs de ses hommes furent reçus dans la maison
     d'un montagnard qui s'appellait Inverrigen, du nom du groupe de
     huttes sur lesquelles il avait autorité. Lindsay eut son logis
     plus près de la demeure du vieux chef. Auchintriater, un des
     principaux du clan, qui gouvernait le petit hameau d'Auchnaion, y
     trouva des quartiers pour une troupe d'hommes commandée par le
     sergent Barbour. Les provisions furent libéralement fournies. On
     mangea des boeufs qui probablement avaient été engraissés dans
     des pâturages éloignés; aucun payement ne fut demandé; car, en
     hospitalité comme en brigandage, les maraudeurs celtes étaient
     rivaux des Bédouins. Pendant douze jours, les soldats vécurent
     familièrement avec les habitants de la vallée. Le vieux Mac-Ian,
     qui avait été fort inquiet, ne sachant s'il était considéré comme
     sujet ou comme rebelle, paraît avoir vu cette visite avec
     plaisir. Les officiers passaient une grande partie de leur temps
     avec lui et avec sa famille. Les longues soirées coulaient
     gaiement auprès du feu de tourbe, grâce à quelques paquets de
     cartes, qui avaient trouvé leur chemin jusqu'à ce coin reculé du
     monde, et à quelques flacons d'eau-de-vie française, qui
     probablement, étaient l'adieu de Jacques à ses partisans des
     hautes terres. Glenlyon paraissait chaudement attaché à la nièce
     du vieux chef et à son mari Alexandre. Chaque jour il venait dans
     leur maison pour boire le coup du matin. Cependant il observait
     avec une attention scrupuleuse tous les chemins par où les
     Macdonalds pourraient essayer de s'enfuir quand on donnerait le
     signal du massacre, et il envoyait le résultat de ses
     observations à Hamilton[57]....

     La nuit était rude. Très-tard dans la soirée, le vague soupçon
     de quelque mauvais dessein traversa l'esprit du fils aîné du
     chef. Les soldats étaient évidemment dans un état d'agitation; et
     quelques-uns d'entre eux prononçaient des cris singuliers. On
     entendit, à ce que l'on prétend, deux hommes chuchoter: «Je
     n'aime pas cette besogne.» Un d'entre eux murmura: «Je serais
     content de combattre les Macdonalds. Mais tuer des hommes dans
     leur lit!--Il faut faire ce qu'on nous commande, répondit une
     autre voix; s'il y a là quelque chose de mal, c'est l'affaire de
     nos officiers.»--John Macdonald fut si inquiet qu'un peu après
     minuit il alla au quartier de Glenlyon. Glenlyon et ses hommes
     étaient tous debout, et semblaient mettre leurs armes en état
     pour une action. John, très-alarmé, demanda pourquoi ces
     préparatifs. Glenlyon se répandit en protestations amicales. «Des
     gens de Glengarry maraudent dans le pays, nous nous préparons
     pour marcher contre eux. Vous êtes bien en sûreté. Croyez-vous
     que si vous couriez quelque danger, je n'aurais pas donné un avis
     à votre frère Sandy et à sa femme? Les soupçons de John se
     calmèrent. Il revint chez lui, et se coucha[58].»

Le lendemain, à cinq heures du matin, le vieux chef fut assassiné, ses
hommes fusillés dans leur lit ou au coin de leur feu. Des femmes
furent égorgées; un enfant de douze ans, qui demandait la vie à
genoux, tué; ceux qui s'étaient enfuis demi-nus, les femmes, les
enfants, périrent de froid et de faim dans la neige.

Ces détails précis, ces conversations de soldats, cette peinture des
soirées passées au coin du foyer, donnent à l'histoire le mouvement et
la vie du roman. Et pourtant l'historien reste orateur; car il a
choisi tous ces faits pour mettre en lumière la perfidie des assassins
et l'horreur du massacre, et il s'en servira plus tard pour demander,
avec toute la puissance de la passion et de la logique, la punition
des criminels.

Ainsi, cette histoire dont les qualités semblent si peu anglaises
porte partout la marque d'un talent vraiment anglais. Universelle,
suivie, elle enveloppe tous les faits dans sa vaste trame sans la
diviser ni la rompre. Développée, abondante, elle éclaircit les faits
obscurs, et ouvre aux plus ignorants les questions les plus
compliquées. Intéressante, variée, elle attire à elle l'attention et
la garde. Elle a la vie, la clarté, l'unité, qualités qui semblaient
toutes françaises. Il semble que l'auteur soit un vulgarisateur comme
M. Thiers, un philosophe comme M. Guizot, un artiste comme M. Thierry.
La vérité est qu'il est orateur, et orateur à la façon de son pays;
mais comme il possède au plus haut degré les facultés oratoires, et
qu'il les possède avec un tour et des instincts nationaux, il paraît
suppléer par elles aux facultés qu'il n'a pas. Il n'est pas
véritablement philosophe: la médiocrité de ses premiers chapitres sur
l'ancienne histoire d'Angleterre le prouve assez; mais sa force de
raisonnement, ses habitudes de classification et d'ordre mettent
l'unité dans son histoire. Il n'est pas véritablement artiste: quand
il fait une peinture, il songe toujours à prouver quelque chose; il
insère des dissertations aux endroits les plus touchants; il n'a ni
grâce, ni légèreté, ni vivacité, ni finesse, mais une mémoire
étonnante, une science énorme, une passion politique ardente, un grand
talent d'avocat pour exposer et plaider toutes les causes, une
connaissance précise des faits précis et petits qui attachent
l'attention, font illusion, diversifient, animent et échauffent un
récit. Il n'est pas simplement vulgarisateur: il est trop ardent, trop
acharné à prouver, à conquérir des croyances, à abattre ses
adversaires, pour avoir le limpide talent de l'homme qui explique et
qui expose, sans avoir d'autre but que d'expliquer et d'exposer, qui
répand partout de la lumière, et ne verse nulle part la chaleur, mais
il est si bien fourni de détails et de raisons, si avide de
convaincre, si riche en développements, qu'il ne peut manquer d'être
populaire. Par cette ampleur de science, par cette puissance de
raisonnement et de passion, il a produit un des plus beaux livres du
siècle, en manifestant le génie de sa nation. Cette solidité, cette
énergie, cette profonde passion politique, ces préoccupations de
morale, ces habitudes d'orateur, cette puissance limitée en
philosophie, ce style un peu uniforme, sans flexibilité ni douceur, ce
sérieux éternel, cette marche géométrique vers un but marqué,
annoncent en lui l'esprit anglais. Mais s'il est anglais pour nous, il
ne l'est pas pour sa nation. L'animation, l'intérêt, la clarté,
l'unité de son récit les étonnent. Ils le trouvent brillant, rapide,
hardi; c'est, disent-ils, un esprit français. Sans doute, il l'est en
plusieurs points; s'il entend mal Racine, il admire Pascal et Bossuet;
ses amis disent qu'il faisait de Mme de Sévigné sa lecture
journalière. Bien plus, par la structure de son esprit, par son
éloquence et par sa rhétorique, il est latin; en sorte que la
charpente intérieure de son talent le range parmi les classiques;
c'est seulement par son vif sentiment du fait particulier, complexe et
sensible, par son énergie et sa rudesse, par la richesse un peu lourde
de son imagination, par l'intensité de son coloris, qu'il est de sa
race. Comme Addison et Burke, il ressemble à une greffe étrangère
alimentée et transformée par la séve du tronc national. En tout cas,
ce jugement est la plus forte marque de la différence des deux
peuples. Pour aller chez ses voisins, un Français doit faire deux
voyages. Quand il a franchi la première distance, qui est grande, il
aborde sur Macaulay. Qu'il se rembarque; il lui faut entreprendre une
seconde traversée aussi longue pour parvenir sur Carlyle, par exemple,
sur un esprit foncièrement germanique, sur le vrai sol anglais.

[Note 49: Sic rerum facta est pulcherrima Roma.]

[Note 50: I should very imperfectly execute the task which I have
undertaken if I were merely to treat of battles and sieges, of the
rise and fall of administrations, of intrigues in the palace, and of
debates in the parliament. It will be my endeavour to relate the
history of the people as well as the history of the government, to
trace the progress of useful and ornamental arts, to describe the rise
of religious sects and the changes of literary taste, to portray the
manners of successive generations, and not to pass by with neglect
even the revolutions which have taken place in dress, furniture,
repasts, and public amusements. I shall cheerfully bear the reproach
of having descended below the dignity of history, if I can succeed in
placing before the English of the nineteenth century a true picture of
the life of their ancestors. (_History of England_, t. I, p. 3. Éd.
Tauchnitz.)]

[Note 51: Of all the Acts that have ever been passed by
Parliament, the Toleration Act is perhaps that which most strikingly
illustrates the peculiar vices and the peculiar excellence of English
legislation. The science of Politics bears in one respect a close
analogy to the science of Mechanics. The mathematician can easily
demonstrate that a certain power, applied by means of a certain lever
or of a certain system of pulleys, will suffice to raise a certain
weight. But his demonstration proceeds on the supposition that the
machinery is such as no load will bend or break. If the engineer, who
has to lift a great mass of real granite by the instrumentality of
real timber and real hemp, should absolutely rely on the proposition
which he finds in treatises on Dynamics, and should make no allowance
for the imperfection of his materials, his whole apparatus of beams,
wheels, and ropes would soon come down in ruin, and, with all his
geometrical skill, he would be found a far inferior builder to those
painted barbarians who, though they never heard of the parallelogram
of forces, managed to pile up Stonehenge. What the engineer is to the
mathematician, the active statesman is to the contemplative statesman.
It is indeed most important that legislators and administrators should
be versed in the philosophy of government, as it is most important
that the architect, who has to fix an obelisk on its piedestal, or to
hang a tubular bridge over an estuary, should be versed in the
philosophy of equilibrium and motion. But, as he who has actually to
build must bear in mind many things never noticed by D'Alembert and
Euler, so must he who has actually to govern be perpetually guided by
considerations to which no allusion can be found in the writings of
Adam Smith or Jeremy Bentham. The perfect lawgiver is a just temper
between the mere man of theory, who can see nothing but general
principles, and the mere man of business, who can see nothing but
particular circumstances. Of lawgivers in whom the speculative element
has prevailed to the exclusion of the practical, the world has during
the last eighty years been singularly fruitful. To their wisdom Europe
and America have owed scores of abortive constitutions, scores of
constitutions have lived just long enough to make a miserable noise,
and have then gone off in convulsions. But in the English legislature
the practical element has always predominated, and not seldom unduly
predominated, over the speculative. To think nothing of symmetry and
much of convenience; never to remove an anomaly merely because it is
an anomaly; never to innovate except when some grievance is felt;
never to innovate except so far as to get rid of the grievance; never
to lay down any proposition of wider extent than the particular case
for which it is necessary to provide; these are the rules which have,
from the age of John to the age of Victoria, generally guided the
deliberations of our two hundred and fifty Parliaments.

                                (_History of England_, t. IV, p. 84.)]

[Note 52: The Toleration Act approaches very near to the idea of a
great English law. To a jurist, versed in the theory of legislation,
but not intimately acquainted with the temper of the sects and parties
into which the nation was divided at the time of the Revolution, that
act would seem to be a mere chaos of absurdities and contradictions.
It will not bear to be tried by sound general principles. Nay, it will
not bear to be tried by any principle, sound or unsound. The sound
principle undoubtedly is, that mere theological error ought not to be
punished by the civil magistrate. This principle the Toleration Act
not only does not recognise, but positively disclaims. Not a single
one of the cruel laws enacted against nonconformists by the Tudors or
the Stuarts is repealed. Persecution continues to be the general rule.
Toleration is the exception. Nor is this all. The freedom which is
given to conscience is given in the most capricious manner. A Quaker,
by making a declaration of faith in general terms, obtains the full
benefit of the act without signing one of the thirty nine articles. An
Independant minister, who is perfectly willing to make the declaration
required from the quaker, but who has doubts about six or seven of the
articles, remains still subject to the penal laws. Howe is liable to
punishment if he preaches before he has solemnly declared his assent
to the anglican doctrine touching the Eucharist. Penn, who altogether
rejects the Eucharist, is at perfect liberty to preach without making
any declaration whatever on the subject.

These are some of the obvious faults which must strike every person
who examines the Toleration Act by that standard of just reason which
is the same in all countries and in all ages. But these very faults
may perhaps appear to be merits, when we take into consideration the
passions and prejudices of those for whom the Toleration Act was
framed. This law, abounding with contradictions which every smatterer
in political philosophy can detect, did what a law framed by the
utmost skill of the greatest masters of political philosophy might
have failed to do. That the provisions which have been recapitulated
are cumbrous, puerile, inconsistent with each other, inconsistent with
the true theory of religious liberty, must be acknowledged. All that
can be said in their defence is this; that they removed a vast mass of
evil without shocking a vast mass of prejudice; that they put an end,
at once and for ever, without one division in either house of
Parliament; without one riot in the streets, with scarcely one audible
murmur even from the classes most deeply tainted with bigotry, to a
persecution which had raged during four generations, which had broken
innumerable hearts, which had made innumerable firesides desolate,
which had filled the prisons with men of whom the world was not
worthy, which had driven thousands of those honest, diligent and
God-fearing yeomen and artisans who are the true strength of a nation,
to seek a refuge beyond the ocean among the wigwams of red Indians and
the lairs of panthers. Such a defence, however weak it may appear to
some shallow speculators, will probably be thought complete by
statesmen. (_History of England_, t. IV, p, 86.)]

[Note 53: T. IV, p. 5. Éd. Tauchnitz.]

[Note 54: Allusion à un livre populaire, _the Pilgrim's progress_,
par Bunyan.]

[Note 55: Mac Ian dwelt in the mouth of a ravine situated not far
from the southern shore of Lochleven, an arm of the sea which deeply
indents the western coast of Scotland, and separates Argyleshire from
Invernesshire. Near his house were two or three small hamlets
inhabited by his tribe. The whole population which he governed was not
supposed to exceed two hundred souls. In the neighbourhood of the
little cluster of villages was some copsewood and some pasture land:
but a little further up the defile no sign of population or of
fruitfulness was to be seen. In the Gaelic tongue Glencoe signifies
the Glen of Weeping: and in truth that pass is the most dreary and
melancholy of all the Scottish passes, the very Valley of the Shadow
of Death. Mists and storms brood over it through the greater part of
the finest summer; and even on those rare days when the sun is bright,
and when there is no cloud in the sky, the impression made by the
landscape is sad and awful. The path lies along a stream which issues
from the most sullen and gloomy of mountain pools. Huge precipices of
naked stone frown on both sides. Even in July the streaks of snow may
often be discerned in the rifts near the summits. All down the sides
of the crags heaps of ruin mark the headlong paths of the torrents.
Mile after mile the traveller looks in vain for the smoke of one hut,
for one human form wrapped in a plaid, and listens in vain for the
bark of a shepherd's dog or a bleat of a lamb. Mile after mile the
only sound that indicates life is the faint cry of a bird of prey from
some storm-beaten pinnacle of rock. The progress of civilisation,
which has turned so many wastes into fields yellow with harvests or
gay with apple blossoms, has only made Glencoe more desolate. All the
science and industry of a peaceful age can extract nothing valuable
from that wilderness: but, in an age of violence and rapine, the
wilderness itself was valued on account of the shelter which it
afforded to the plunderer and his plunder. (T. VII, p. 4.)]

[Note 56: We daily see men do for their party, for their sect, for
their country, for their favourite schemes of political and social
reform, what they would not do to enrich or to avenge themselves. At a
temptation directly addressed to our private cupidity or to our
private animosity, whatever virtue we have takes the alarm. But virtue
itself may contribute to the fall of him who imagines that it is in
his power, by violating some general rule of morality, to confer an
important benefit on a church, on a commonwealth, on mankind. He
silences the remonstrances of conscience, and hardens his heart
against the most touching spectacles of misery, by repeating to
himself that his intentions are pure, that his objects are noble, that
he is doing a little evil for the sake of a great good. By degrees he
comes altogether to forget the turpitude of the means in the
excellence of the end, and at length perpetrates without one internal
twinge acts which would shock a buccaneer. There is no reason to
believe that Dominic would, for the best archbishopric in Christendom,
have incited ferocious marauders to plunder and slaughter a peaceful
and industrious population, that Everard Digby would for a dukedom
have blown a large assembly of people into the air, or that
Robespierre would have murdered for hire one of the thousands whom he
murdered from philanthropy.

                                                    (_Ibid._, p. 12.)]

[Note 57: The sight of the red coats approaching caused some
anxiety among the population of the valley. John, the eldest son of
the Chief, came, accompanied by twenty clansmen, to meet the
strangers, and asked what this visit meant. Lieutenant Lindsay
answered that the soldiers came as friends, and wanted nothing but
quarters. They were kindly received, and were lodged under the
thatched roofs of the little community. Glenlyon and several of his
men were taken into the house of a tacksman who was named, from the
cluster of cabins over which he exercised authority, Inverriggen.
Lindsay was accommodated nearer to the abode of the old chief.
Auchintriater, one of the principal men of the clan, who governed the
small hamlet of Auchnaion, found room there for a party commanded by a
serjeant named Barbour. Provisions were liberally supplied. There was
no want of beef, which had probably fattened in distant pastures; nor
was any payment demanded: for in hospitality, as in thievery, the
Gaelic marauders rivalled the Bedouins. During twelve days the
soldiers lived familiarly with the people of the glen. Old Mac Ian,
who had before felt many misgivings as to the relation in which he
stood to the government, seems to have been pleased with the visit.
The officers passed much of their time with him and his family. The
long evenings were cheerfully spent by the peat fire with the help of
some packs of cards which had found their way to that remote corner of
the world, and of some French brandy which was probably part of
James's farewell gift to his Highland supporters. Glenlyon appeared to
be warmly attached to his niece and her husband Alexander. Every day
he came to their house to take his morning draught. Meanwhile he
observed with minute attention all the avenues by which, when the
signal for the slaughter should be given, the Macdonalds might attempt
to escape to the hills; and he reported the result of his observations
to Hamilton.]

[Note 58: The night was rough. Hamilton and his troops made slow
progress, and were long after their time. While they were contending
with the wind and snow, Glenlyon was supping and playing at cards with
those whom he meant to butcher before daybreak. He and lieutenant
Lindsay had engaged themselves to dine with the old Chief on the
morrow.

Late in the evening a vague suspicion that some evil was intended
crossed the mind of the Chief's eldest son. The soldiers were
evidently in a restless state; and some of them uttered strange cries.
Two men, it is said, were overheard whispering. "I do not like this
job:" one of them muttered, "I should be glad to fight the Macdonalds.
But to kill men in their beds!"--"We must do as we are bid," answered
another voice. "If there is anything wrong, our officers must answer
for it." John Macdonald was so uneasy that, soon after midnight, he
went to Glenlyon's quarters. Glenlyon and his men were all up, and
seemed to be getting their arms ready for action. John, much alarmed,
asked what these preparations meant. Glenlyon was profuse of friendly
assurances. "Some of Glengarry's people have been harrying the
country. We are getting ready to march against them. You are quite
safe. Do you think that, if you were in any danger, I should not have
given a hint to your brother Sandy and his wife?" John's suspicions
were quieted. He returned to his house, and lay down to rest.]



CHAPITRE IV.

La philosophie et l'histoire. Carlyle.


§ 1.

SON STYLE ET SON ESPRIT.

     Position excentrique et importante de Carlyle en Angleterre.

     I. Ses bizarreries, ses obscurités, ses violences. -- Son
     imagination, ses enthousiasmes. -- Ses crudités, ses
     bouffonneries.

     II. L'_humour_. En quoi elle consiste. Comment elle est
     germanique. -- Peintures grotesques et tragiques. -- Les dandies
     et les mendiants. -- Catéchisme des cochons. -- Extrême tension
     de son esprit et de ses nerfs.

     III. Quelles barrières qui le contiennent et le dirigent. -- Le
     sentiment du réel et le sentiment du sublime.

     IV. Sa passion pour le fait exact et prouvé. -- Sa recherche des
     sentiments éteints. -- Véhémence de son émotion et de sa
     sympathie. -- Intensité de sa croyance et de sa vision. -- _Past
     and Present. Cromwell's Letters and speeches._ -- Son mysticisme
     historique. -- Grandeur et tristesse de ses visions. -- Comment
     il figure le monde d'après son propre esprit.

     V. Que tout objet est un groupe, et que tout l'emploi de la
     pensée humaine est la reproduction d'un groupe. -- Deux façons
     principales de le reproduire, et deux sortes principales
     d'esprit. -- Les classificateurs. -- Les intuitifs. --
     Inconvénients du second procédé. -- Comment il est obscur,
     hasardé, dénué de preuves. -- Comment il pousse à l'affectation
     et à l'exagération. -- Duretés et outrecuidance qu'il provoque.
     -- Avantages de ce genre d'esprit. -- Il est seul capable de
     reproduire l'objet. -- Il est le plus favorable à l'invention
     originale. -- Quel emploi Carlyle en a fait.


§ 2.

SON RÔLE.

     Introduction des idées allemandes en Europe et en Angleterre. --
     Études allemandes de Carlyle.

     I. De l'apparition des formes d'esprit originales. -- Comment
     elles agissent et finissent. -- Le génie artistique de la
     Renaissance. -- Le génie oratoire de l'âge classique. -- Le génie
     philosophique de l'âge moderne. -- Analogie probable des trois
     périodes.

     II. En quoi consiste la forme d'esprit moderne et allemande. --
     Comment l'aptitude aux idées universelles a renouvelé la
     linguistique, la mythologie, l'esthétique, l'histoire, l'exégèse,
     la théologie et la métaphysique. -- Comment le penchant
     métaphysique a transformé la poésie.

     III. Idée capitale qui s'en dégage. -- Conception des parties
     solidaires et complémentaires. -- Nouvelle conception de la
     nature et de l'homme.

     IV. Inconvénients de cette aptitude. -- L'hypothèse gratuite et
     l'abstraction vague. -- Discrédit momentané des spéculations
     allemandes.

     V. Comment chaque nation peut les reforger. -- Exemples anciens:
     L'Espagne au seizième et au dix-septième siècle. -- Les puritains
     et les jansénistes au dix-septième siècle. -- La France au
     dix-huitième siècle. -- Par quels chemins ces idées peuvent
     entrer en France. -- Le positivisme. -- La critique.

     VI. Par quels chemins ces idées peuvent entrer en Angleterre. --
     L'esprit exact et positif. -- L'inspiration passionnée et
     poétique. -- Quelle voie suit Carlyle.


§ 3.

SA PHILOSOPHIE, SA MORALE ET SA CRITIQUE.

     Sa méthode est morale, non scientifique. -- En quoi il ressemble
     aux puritains. -- _Sartor resartus._

     I. Les choses sensibles ne sont que des apparences. -- Caractère
     divin et mystérieux de l'être. -- Sa métaphysique.

     II. Comment on peut traduire les unes dans les autres les idées
     positivistes, poétiques, spiritualistes et mystiques. -- Comment
     chez Carlyle la métaphysique allemande s'est changée en
     puritanisme anglais.

     III. Caractère moral de ce mysticisme. -- Conception du devoir.
     -- Conception de Dieu.

     IV. Conception du christianisme. -- Le christianisme véritable et
     le christianisme officiel. -- Les autres religions. -- Limite et
     portée de la doctrine.

     V. Sa critique. -- Quelle valeur il attribue aux écrivains. --
     Quelle classe d'écrivains il exalte. -- Quelle classe d'écrivains
     il déprécie. -- Son esthétique. -- Son jugement sur Voltaire.

     VI. Avenir de la critique. -- En quoi elle est contraire aux
     préjugés de siècle et de rôle. -- Le goût n'a qu'une autorité
     relative.


§ 4.

SA CONCEPTION DE L'HISTOIRE.

     I. Suprême importance des grands hommes. -- Qu'ils sont des
     révélateurs. -- Nécessité de les vénérer.

     II. Liaison de cette conception et de la conception allemande. --
     En quoi Carlyle est imitateur. -- En quoi il est original. --
     Portée de sa conception.

     III. Comment la véritable histoire est celle des sentiments
     héroïques. -- Que les véritables historiens sont des artistes et
     des psychologues.

     IV. Son histoire de Cromwell. -- Pourquoi elle ne se compose que
     de textes reliés par un commentaire. -- Sa nouveauté et sa
     valeur. -- Comment il faut considérer Cromwell et les puritains.
     -- Importance du puritanisme dans la civilisation moderne. --
     Carlyle l'admire sans restriction.

     V. Son histoire de la Révolution française. -- Sévérité de son
     jugement. -- En quoi il est clairvoyant et en quoi il est
     injuste.

     VI. Son jugement sur l'Angleterre moderne. -- Contre le goût du
     bien-être et la tiédeur des convictions. -- Sombres prévisions
     pour l'avenir de la démocratie contemporaine. -- Contre
     l'autorité des votes. -- Théorie du souverain.

     VII. Critique de ces théories. -- Dangers de l'enthousiasme. --
     Comparaison de Carlyle et de Macaulay.


Lorsqu'on demande aux Anglais, surtout à ceux qui n'ont pas quarante
ans, quels sont chez eux les hommes qui pensent, ils nomment d'abord
Carlyle; mais en même temps ils vous conseillent de ne pas le lire, en
vous avertissant que vous n'y entendrez rien du tout. Là-dessus, comme
il est naturel, on se hâte de prendre les vingt volumes de Carlyle,
critique, histoire, pamphlets, fantaisies, philosophie; on les lit
avec des émotions fort étranges, et en démentant chaque matin son
jugement de la veille. On découvre enfin qu'on est devant un animal
extraordinaire, débris d'une race perdue, sorte de mastodonte égaré
dans un monde qui n'est point fait pour lui. On se réjouit de cette
bonne fortune zoologique, et on le dissèque avec une curiosité
minutieuse, en se disant qu'on n'en retrouvera peut-être pas un
second.


§ 1.

SON STYLE ET SON ESPRIT.


I

On est dérouté d'abord. Tout est nouveau ici, les idées, le style, le
ton, la coupe des phrases et jusqu'au dictionnaire. Il prend tout à
contre-pied, il violente tout, les expressions et les choses. Chez lui
les paradoxes sont posés en principe; le bon sens prend la forme de
l'absurde: on est comme transporté dans un monde inconnu dont les
habitants marchent la tête en bas, les pieds en l'air, en habits
d'arlequins, de grands seigneurs et de maniaques, avec des
contorsions, des soubresauts et des cris; on est étourdi
douloureusement de ces sons excessifs et discordants; on a envie de se
boucher les oreilles, on a mal à la tête, on est obligé de déchiffrer
une nouvelle langue. On regarde à la table des volumes qui doivent
être les plus clairs, l'_Histoire de la Révolution française_, par
exemple, et l'on y lit ces titres de chapitres: «Idéaux
réalisés--Viatique--_Astræa redux_--Pétitions en
hiéroglyphes--Outres--Mercure de Brézé--Broglie le dieu de la guerre.»
On se demande quelles liaisons il peut y avoir entre ces charades et
les événements si nets que nous connaissons tous. On s'aperçoit alors
qu'il parle toujours en énigmes. «Hacheurs de logique[59],» voilà
comme il désigne les analystes du dix-huitième siècle. «Sciences de
castors,» c'est là son mot pour les catalogues et les classifications
de nos savants modernes. «Le clair de lune transcendantal,» entendez
par là les rêveries philosophiques et sentimentales importées
d'Allemagne. Culte de la «calebasse rotatoire:» cela signifie la
religion extérieure et mécanique[60]. Il ne peut pas s'en tenir à
l'expression simple; il entre à chaque pas dans les figures; il donne
un corps à toutes ses idées; il a besoin de toucher des formes. On
voit qu'il est obsédé et hanté de visions éclatantes ou lugubres;
chaque pensée en lui est une secousse; un flot de passion fumeuse
arrive en bouillonnant dans ce cerveau qui regorge, et le torrent
d'images déborde et roule avec toutes les boues et toutes les
splendeurs. Il ne peut pas raisonner, il faut qu'il peigne. S'agit-il
d'expliquer l'embarras d'un jeune homme obligé de choisir une carrière
parmi les convoitises et les doutes de l'âge où nous vivons, il vous
montre[61] «un monde détraqué, ballotté, et plongeant comme le vieux
monde romain quand la mesure de ses iniquités fut comblée; les abîmes,
les déluges supérieurs et souterrains crevant de toutes parts, et dans
ce furieux chaos de clarté blafarde, toutes les étoiles du ciel
éteintes. À peine une étoile du ciel qu'un oeil humain puisse
maintenant apercevoir; les brouillards pestilentiels, les impures
exhalaisons devenues incessantes, excepté sur les plus hauts sommets,
ont effacé toutes les étoiles du ciel. Des feux follets, qui çà et là
courent avec des couleurs diverses, ont pris la place des étoiles. Sur
la houle sauvage du chaos, dans l'air de plomb, il n'y a que des
flamboiements brusques d'éclairs révolutionnaires; puis rien que les
ténèbres, avec les phosphorescences de la philanthropie, ce vain
météore; çà et là un luminaire ecclésiastique qui se balance encore,
suspendu à ses vieilles attaches vacillantes, prétendant être encore
une lune ou un soleil,--quoique visiblement ce ne soit plus qu'une
lanterne chinoise, composée surtout de papier, avec un bout de
chandelle qui meurt mal-proprement dans son coeur.»

Figurez-vous un volume, vingt volumes composés de tableaux pareils,
reliés par des exclamations et des apostrophes; l'histoire même, son
_Histoire de la Révolution française_, ressemble à un délire. Carlyle
est un _voyant_ puritain qui voit passer devant lui les échafauds, les
orgies, les massacres, les batailles, et qui, assiégé de fantômes
furieux ou sanglants, prophétise, encourage ou maudit. Si vous ne
jetez pas le livre de colère et de fatigue, vous perdez le jugement;
vos idées s'en vont, le cauchemar vous prend; un carnaval de figures
contractées et féroces tourbillonne dans votre tête; vous entendez des
hurlements d'insurrection, des acclamations de guerre; vous êtes
malade: vous ressemblez à ces auditeurs des covenantaires que la
prophétie remplissait de dégoût ou d'enthousiasme, et qui cassaient la
tête au prophète, s'ils ne le prenaient pour général.

Ces violentes saillies vous paraîtront encore plus violentes si vous
remarquez l'étendue du champ qu'elles parcourent. Du sublime à
l'ignoble, du pathétique au grotesque, il n'y a qu'un pas pour
Carlyle. Il touche du même coup les deux extrêmes. Ses adorations
finissent par des sarcasmes. «L'univers est pour lui aussi bien un
oracle et un temple qu'une cuisine et une écurie.» Il est à son aise
dans le mysticisme comme dans la brutalité.

«Un silence de mort, dit-il en parlant d'un coucher de soleil au cap
Nord[62]; rien que les roches de granit avec leurs teintes de pourpre
et le pacifique murmure de l'Océan polaire soulevé par une ondulation
lente, au-dessus duquel, dans l'extrême nord, pend le grand soleil,
bas et paresseux, comme si, lui aussi, il voulait s'assoupir. Pourtant
sa couche de nuages est tissue d'écarlate et de drap d'or; pourtant sa
lumière ruisselle sur le miroir des eaux comme un pilier de feu qui
vacille descendant vers l'abîme et se couchant sous mes pieds. En de
tels moments, la solitude est sans prix; qui voudrait parler ou être
vu, lorsque derrière lui gisent l'Europe et l'Afrique profondément
endormies, et que devant lui s'ouvrent l'immensité silencieuse et le
palais de l'Éternel, dont notre soleil est une lampe, une lampe du
porche[63]?» Voilà les magnificences qu'il rencontre toutes les fois
qu'il est face à face avec la nature. Nul n'a contemplé avec une
émotion plus puissante les astres muets qui roulent éternellement dans
le firmament pâle et enveloppent notre petit monde. Nul n'a contemplé
avec une terreur plus religieuse l'obscurité infinie où notre pauvre
pensée apparaît un instant comme une lueur, et tout à côté de nous le
morne abîme où «la chaude frénésie de la vie» va s'éteindre. Ses yeux
sont habituellement fixés sur ces grandes ténèbres, et il peint avec
un frémissement de vénération et d'espérance l'effort que les
religions ont fait pour les percer. «Au coeur des plus lointaines
montagnes[64], dit-il, s'élève la petite église. Les morts dorment
tous à l'entour sous leurs blanches pierres tumulaires, dans l'attente
d'une résurrection heureuse. Ton âme serait bien morte, si jamais, à
aucune heure, à l'heure gémissante de minuit, quand le spectre de
cette église pendait dans le ciel, et que l'être était comme englouti
dans les ténèbres; tu serais bien inerte, si elle ne t'a pas dit des
choses indicibles qui sont allées jusqu'à l'âme de ton âme. Celui-là
était fort qui avait une église, ce que nous pouvons appeler une
église. Il se tenait debout par elle, quoique, au centre des
immensités, au confluent des éternités; il se tenait debout comme un
homme devant Dieu et devant l'homme. Le vaste univers sans rivage
était devenu pour lui une ferme cité, une demeure qu'il
connaissait[65].» Rembrandt seul a rencontré ces sombres visions
noyées d'ombre, traversées de rayons mystiques; voilà l'Église qu'il a
peinte[66]; voilà la mystérieuse apparition flottante pleine de formes
radieuses qu'il a posée au plus haut du ciel, au-dessus de la nuit
orageuse et de la terreur qui secoue les êtres mortels. Les deux
imaginations ont la même grandeur douloureuse, les mêmes rayonnements
et les mêmes angoisses. Et toutes les deux s'abattent aussi facilement
dans la trivialité et la crudité. Nul ulcère, nulle fange n'est assez
repoussante pour dégoûter Carlyle. À l'occasion il comparera la
politique qui cherche la popularité[67] «au chien noyé de l'été
dernier qui monte et remonte la Tamise selon le courant et la marée,
que vous connaissez de vue, et aussi de nez, que vous trouvez là à
chaque voyage, et dont la puanteur devient chaque jour plus
intolérable.» Le saugrenu, les disparates abondent dans son style.
Quand le cardinal de Loménie, si frivole, propose de convoquer une
cour plénière, il le trouve semblable aux «serins dressés qui sont
capables de voler gaiement avec une mèche allumée entre leurs pattes,
et de mettre le feu à des canons, à des magasins de poudre[68].» Au
besoin, il tourne aux images drolatiques. Il finit un dithyrambe par
une caricature. Il éclabousse les magnificences avec des
polissonneries baroques. Il accouple la poésie au calembour. «Le génie
de l'Angleterre, dit-il à la fin de son livre sur Cromwell, ne plane
plus les yeux sur le soleil, défiant le monde, comme un aigle à
travers les tempêtes! Le génie de l'Angleterre, bien plus semblable à
une autruche vorace tout occupée de sa pâture et soigneuse de sa peau,
présente son _autre_ extrémité au soleil, sa tête d'autruche enfoncée
dans le premier buisson venu, sous de vieilles chapes ecclésiastiques,
sous des manteaux royaux, sous l'abri de toutes les défroques qui
peuvent se trouver là; c'est dans cette position qu'elle attend
l'issue. L'issue s'est fait attendre, mais on voit maintenant qu'elle
est inévitable. Il n'y a pas d'autruche tout occupée de sa grossière
pâture terrestre, et la tête enfoncée dans de vieilles défroques, qui
ne soit éveillée un jour d'une façon terrible, _à posteriori_, sinon
autrement[69].»

C'est par cette bouffonnerie qu'il conclut son meilleur livre, sans
quitter l'accent sérieux, douloureux, au milieu des anathèmes et des
prophéties. Il a besoin de ces grandes secousses. Il ne sait pas se
tenir en place, n'occuper à la fois qu'une province littéraire. Il
bondit par saccades effrénées d'un bout à l'autre du champ des idées;
il confond tous les styles, il entremêle toutes les formes; il
accumule les allusions païennes, les réminiscences de la Bible, les
abstractions allemandes, les termes techniques, la poésie, l'argot,
les mathématiques, la physiologie, les vieux mots, les néologismes. Il
n'est rien qu'il ne foule et ne ravage. Les constructions symétriques
de l'art et de la pensée humaine, dispersées et bouleversées,
s'amoncellent sous sa main en un gigantesque amas de débris informes,
au haut duquel, comme un conquérant barbare, il gesticule et il
combat.

[Note 59: _Logick-choppers._]

[Note 60: Parce que les Kalmoucks mettent des prières dans une
calebasse que le vent fait tourner, ce qui produit, à leur avis, une
adoration perpétuelle. De même les moulins à prière du Tibet.]

[Note 61: A world all rocking and plunging, like that old Roman
one, when the measure of its iniquities was full; the abysses, and
subterranean and supernal deluges, plainly broken loose; in the wild
dim lighted chaos all stars of heaven gone out. No star of heaven
visible, hardly now to any man; the pestiferous fogs and foul
exhalations grown continual, have, except on the highest mountain
tops, blotted out all stars; will-o'-wisps, of various course and
colour, take the place of stars. Over the wild-surging cahos, in the
leaden air, are only sudden glares of revolutionary lightning; then
mere darkness with philanthropistic phosphorescences, empty meteoric
lights; here and there an ecclesiastical luminary still hovering,
hanging on to its old quaking fixtures, pretending still to be a moon
or sun, though visibly it is but a chinese lantern made of _paper_
mainly with candle-end foully dying in the heart of it. (_Life of
Sterling_, p. 55).]

[Note 62: _Sartor resartus._]

[Note 63: "Silence as of death," writes he; "for midnight, even in
the arctic latitudes, has its character: nothing but the granite
cliffs ruddy-tinged, the peaceable gurgle of that slow-heaving polar
Ocean, over which in the utmost North the great sun hangs low and
lazy, as if he too were slumbering. Yet is his cloud-couch wrought of
crimson and cloth of gold; yet does his light stream over the mirror
of waters, like a tremulous fire-pillar, shooting downwards to the
abyss, and hide itself under my feet. In such moments, solitude also
is invaluable; for who would speak, or be looked on, when behind him
lies all Europe and Africa, fast asleep, except the watchmen; and
before him the silent immensity, and palace of the Eternal, whereof
our sun is but a porch-lamp?"]

[Note 64: _French Revolution_, t. I, p. 13.]

[Note 65: In the heart of the remotest mountains rises the little
kirk; the dead all slumbering round it, under their white
memorial-stones, "in hope of happy resurrection." Dull wert thou, o
reader, if never in any hour (say of moaning midnight, when such kirk
hung spectral in the sky, and being was as if swallowed up of
darkness), it spoke to thee things unspeakable that went to the soul's
soul. Strong was he that had a church, what we can call a church; he
stood thereby, though "in the centre of immensities, in the conflux of
eternities," yet manlike toward God and man; the vague shoreless
universe had become for him a firm city and dwelling which he knew.

                      (_History of the French Revolution_, chap. II.)]

[Note 66: Dans l'_Adoration des bergers_.]

[Note 67: _Latter day Pamphlets._]

[Note 68: _French Revolution_, t. I, p. 137.]

[Note 69: The genius of England no longer soars sunward, world
defiant, like an eagle through the storms, "mewing his mighty youth,"
as John Milton saw her do; the genius of England, much liker a greedy
ostrich intent on provender and a whole skin mainly, stands with its
_other_ extremity sunward, with its ostrich-head stuck into the
readiest bush, of old church-tippets, king-cloaks, or what other
"sheltering fallacy" there may be, and so awaits the issue. The issue
has been slow; but it is now seen to have been inevitable. No ostrich
intent on gross terrene provender, and sticking its head into
fallacies, but will be awakened one day in a terrible _a posteriori_
manner, if not otherwise.

                                         (_Cromwell's Letters_, fin.)]


II

Cette disposition d'esprit produit l'_humour_, mot intraduisible, car
la chose nous manque. L'_humour_ est le genre de talent qui peut
amuser des Germains, des hommes du Nord; il convient à leur esprit
comme la bière et l'eau-de-vie à leur palais. Pour les gens d'une
autre race, il est désagréable; nos nerfs le trouvent trop âpre et
trop amer. Entre autres choses, ce talent contient le goût des
contrastes. Swift plaisante avec la mine sérieuse d'un ecclésiastique
qui officie, et développe en homme convaincu, les absurdités les plus
grotesques. Hamlet, secoué de terreur et désespéré, pétille de
bouffonneries. Heine se moque de ses émotions au moment où il s'y
livre. Ils aiment les travestissements, mettent une robe solennelle
aux idées comiques, une casaque d'arlequin aux idées graves.--Un autre
trait de l'_humour_ est l'oubli du public. L'auteur nous déclare qu'il
ne se soucie pas de nous, qu'il n'a pas besoin d'être compris ni
approuvé, qu'il pense et s'amuse tout seul, et que si son goût et ses
idées nous déplaisent, nous n'avons qu'à décamper. Il veut être
raffiné et original tout à son aise; il est chez lui dans son livre et
portes closes; il se met en pantoufles, en robe de chambre, bien
souvent les pieds en l'air, parfois sans chemise. Carlyle a son style
propre, et note son idée à sa façon; c'est à nous de la comprendre. Il
fait allusion à un mot de Goethe, de Shakspeare, à une anecdote qui en
ce moment le frappe; tant pis pour nous si nous ne le savons pas. Il
crie quand l'envie lui en prend; tant pis pour nous si nos oreilles ne
s'y accommodent pas. Il écrit selon les caprices de l'imagination,
avec tous les soubresauts de l'invention; tant pis pour nous si notre
esprit va d'un autre pas. Il note au vol toutes les nuances, toutes
les bizarreries de sa conception; tant pis pour nous si la nôtre n'y
atteint pas.--Un dernier trait de l'_humour_ est l'irruption d'une
jovialité violente, enfouie sous un monceau de tristesses. L'indécence
saugrenue apparaît brusquement. La nature physique, cachée et opprimée
sous des habitudes de réflexion mélancolique, se met à nu pour un
instant. Vous voyez une grimace, un geste de polisson, puis tout
rentre dans la solennité habituelle.--Ajoutez enfin les éclats
d'imagination imprévus. L'humoriste renferme un poëte; tout d'un coup,
dans la brume monotone de la prose, au bout d'un raisonnement, un
paysage étincelle: beau ou laid, il n'importe; il suffit qu'il frappe.
Ces inégalités peignent bien le Germain solitaire, énergique,
imaginatif, amateur de contrastes violents, fondé sur la réflexion
personnelle et triste, avec des retours imprévus de l'instinct
physique, si différent des races latines et classiques, races
d'orateurs ou d'artistes, où l'on n'écrit qu'en vue du public, où l'on
ne goûte que des idées suivies, où l'on n'est heureux que par le
spectacle des formes harmonieuses, où l'imagination est réglée, où la
volupté semble naturelle. Carlyle est profondément germain, plus
voisin de la souche primitive qu'aucun de ses contemporains, étrange
et énorme dans ses fantaisies et dans ses plaisanteries; il s'appelle
lui-même «un taureau sauvage embourbé dans les forêts de la
Germanie[70].» Par exemple, son premier livre, _Sartor resartus_, qui
est une philosophie du costume, contient, à propos des tabliers et des
culottes, une métaphysique, une politique, une psychologie. L'homme,
d'après lui, est un animal habillé. La société a pour fondement le
drap. «Car, comment sans habits pourrions-nous posséder la faculté
maîtresse, le siége de l'âme, la vraie glande pinéale du corps social,
je veux dire une _bourse_?» D'ailleurs, aux yeux de la pure raison,
qu'est-ce que l'homme? «Un esprit, une apparition divine, un moi
mystérieux, qui, sous ses guenilles de laine, porte un vêtement de
chair tissu dans les métiers du ciel, par lequel il est révélé à ses
semblables, par lequel il voit et se fabrique pour lui-même un univers
avec des espaces azurés pleins d'étoiles et de longs milliers de
siècles[71].» Le paradoxe continue, à la fois baroque et mystique,
cachant des théories sous des folies, mêlant ensemble les ironies
féroces, les pastorales tendres, les récits d'amour, les explosions de
fureur, et des tableaux de carnaval. Il démontre fort bien que «le
plus remarquable événement de l'histoire moderne n'est pas la diète de
Worms, ni la bataille d'Austerlitz ou de Wagram, ou toute autre
bataille, mais bien l'idée qui vint à Fox le quaker de se faire un
habillement de cuir[72];» car ainsi vêtu pour toute sa vie, logeant
dans un arbre et mangeant des baies sauvages, il pouvait rester oisif
et inventer à son aise le puritanisme, c'est-à-dire le culte de la
conscience. Voilà de quelle façon Carlyle traite les idées qui lui
sont les plus chères. Il ricane à propos de la doctrine qui va
employer sa vie et occuper tout son coeur.

Veut-on avoir l'abrégé de sa politique et son opinion sur sa patrie?
Il prouve que dans la transformation moderne des religions, deux
sectes principales se sont élevées, surtout en Angleterre, l'une,
celle des porte-guenilles, l'autre, celle des dandies. «La première
est composée de personnes ayant fait voeu de pauvreté et d'obéissance,
et qu'on pourrait prendre pour des adorateurs d'Hertha, la Terre; car
ils fouillent avec zèle et travaillent continuellement dans son sein,
ou bien renfermés dans des oratoires particuliers, ils méditent et
manipulent les substances qu'ils ont extraites de ses entrailles.
D'autre part, comme les druides, ils vivent dans des demeures sombres,
souvent même ils cassent les vitres de leurs fenêtres et les bourrent
de pièces d'étoffes ou d'autres substances opaques, jusqu'à ce que
l'obscurité convenable soit rétablie. Ils sont tous rhizophages ou
mangeurs de racines. Quelques-uns sont ichthyophages et usent des
harengs salés, s'abstenant de toute autre nourriture animale, hormis
des animaux morts de mort naturelle, ce qui indique peut-être un
sentiment brahminique étrangement perverti. Leur moyen universel de
subsistance est la racine nommée pomme de terre, qu'ils cuisent avec
le feu. Dans toutes les cérémonies religieuses, le fluide appelé
whisky est, dit-on, chose requise, et il s'y en fait une large
consommation[73].--«L'autre secte, celle des dandies, affecte une
grande pureté et le séparatisme, se distinguant par un costume
particulier, et autant que possible par une langue particulière, ayant
pour but principal de garder une vraie tenue nazaréenne, et de se
préserver des souillures du monde.» Du reste, ils professent plusieurs
articles de foi dont les principaux sont: «que les pantalons doivent
être très-collants aux hanches; qu'il est permis à l'humanité, sous
certaines restrictions, de porter des gilets blancs;--que nulle
licence de la mode ne peut autoriser un homme de goût délicat à
adopter le luxe additionnel postérieur des Hottentots.»--«Une certaine
nuance de manichéisme peut être discernée en cette secte, et aussi une
ressemblance assez grande avec la superstition des moines du mont
Athos, qui, à force de regarder de toute leur attention leur nombril,
finissaient par y discerner la vraie Apocalypse de la nature et le
ciel révélé. Selon mes propres conjectures, cette secte n'est qu'une
modification appropriée à notre temps de la superstition primitive,
appelée culte de soi-même[74].» Cela posé, il tire les conséquences.
«J'appellerais volontiers ces deux sectes deux machines électriques
immenses et vraiment sans modèle (tournées par la grande roue
sociale), avec des batteries de qualité opposée; celle des
porte-guenilles étant la négative, et celle du dandysme étant la
positive; l'une attirant à soi et absorbant heure par heure
l'électricité positive de la nation (à savoir, l'argent); l'autre,
également occupée à s'approprier la négative (à savoir, la faim, aussi
puissante que l'autre). Jusqu'ici vous n'avez vu que des pétillements
et des étincelles partielles et passagères. Mais attendez un peu
jusqu'à ce que toute la nation soit dans un état électrique,
c'est-à-dire jusqu'à ce que toute votre électricité vitale, non plus
neutre comme à l'état sain, soit distribuée en deux portions isolées,
l'une négative, l'autre positive (à savoir, la faim et l'argent), et
enfermées en deux bouteilles de Leyde grandes comme le monde! Le
frôlement du doigt d'un enfant les met en contact et[75]....» Il
s'arrête brusquement et vous laisse à vos conjectures. Cette amère
gaieté est celle d'un homme furieux ou désespéré qui, de parti pris,
et justement à cause de la violence de sa passion, la contiendrait et
s'obligerait à rire, mais qu'un tressaillement soudain révélerait à
la fin tout entier. Il dit quelque part[76] qu'il y a au fond du
naturel anglais, sous toutes les habitudes de calcul et de sang-froid,
une fournaise inextinguible, un foyer de rage extraordinaire, la rage
des dévoués Scandinaves[77], qui, une fois lancés au fort de la
bataille, ne sentaient plus les blessures et vivaient et combattaient,
et tuaient, percés de coups dont le moindre, pour un homme ordinaire,
eût été mortel. C'est cette frénésie destructive, ce soulèvement de
puissances intérieures, inconnues, ce déchaînement d'une férocité,
d'un enthousiasme et d'une imagination désordonnés et irréfrénables,
qui a paru chez eux à la Renaissance et à la Réforme, et dont un reste
subsiste aujourd'hui dans Carlyle. En voici un vestige dans un morceau
presque digne de Swift, et qui est l'abrégé de ses émotions
habituelles en même temps que sa conclusion sur l'âge où nous
voici[78]:

«Supposons, dit-il, que des cochons (j'entends des cochons à quatre
pieds), doués de sensibilité et d'une aptitude logique supérieure,
ayant atteint quelque culture, puissent, après examen et réflexion,
coucher sur le papier, pour notre usage, leur idée de l'univers, de
leurs intérêts et de leurs devoirs; ces idées pourraient intéresser
un public plein de discernement comme le nôtre, et leurs propositions
en gros seraient celles qui suivent:

«1º L'univers, autant qu'une saine conjecture peut le définir, est une
immense auge à porcs, consistant en solides et en liquides, et autres
variétés ou contrastes, mais spécialement en relavures qu'on peut
atteindre et en relavures qu'on ne peut pas atteindre, ces dernières
étant en quantité infiniment plus grande pour la majorité des cochons.

«2º Le mal moral est l'impossibilité d'atteindre les relavures. Le
bien moral, la possibilité d'atteindre lesdites relavures.

«3º La poésie des cochons consiste à reconnaître universellement
l'excellence des relavures et de l'orge moulue, ainsi que la félicité
des cochons dont l'auge est en bon ordre, et qui ont le ventre plein.
Grun!

«4º Le cochon connaît le temps. Il doit mettre le nez au vent pour
regarder quelle sorte de temps va venir.

«5º Qui a fait le cochon? Inconnu. Peut-être le boucher.

«6º Définissez le devoir complet des cochons.--La mission de la
cochonnerie universelle et le devoir de tous les cochons en tous les
temps, est de diminuer la quantité des relavures qu'on ne peut
atteindre, et d'augmenter la quantité de celles qu'on peut atteindre.
Toute connaissance, toute industrie, tout effort doit être dirigé vers
ce terme et vers ce terme seul: La science des cochons,
l'enthousiasme des cochons, le dévouement des cochons, n'ont pas
d'autre but. C'est le devoir complet des cochons[79].»

Voilà la fange où il plonge la vie moderne, et par-dessous toutes les
autres la vie anglaise, noyant du même coup et dans la même bourbe
l'esprit positif, le goût du confortable, la science industrielle,
l'Église, l'État, la philosophie et la loi. Ce catéchisme cynique,
jeté au milieu de déclamations furibondes, donne, je crois, la note
dominante de cet esprit étrange: c'est cette tension forcenée qui fait
son talent; c'est elle qui produit et explique ses images et ses
disparates, son rire et ses fureurs. Il y a un mot anglais
intraduisible qui peint cet état et montre toute la constitution
physique de la race: _His blood is up._ En effet, le tempérament
flegmatique et froid recouvre la surface; mais quand le sang soulevé a
tourbillonné dans les veines, l'animal enfiévré ne s'assouvit que par
des ravages et ne se contente que par des excès.

[Note 70: Such a bemired auerochs or uras of the German woods...:
the poor wood-ox so bemired in the forests.

                                        (_Life of Stirling_, p. 147.)]

[Note 71: "To the eye of vulgar logic," says he, "what is man? An
omnivorous biped that wears breeches. To the eye of pure reason what
is he? A soul, a spirit, and divine apparition. Round his mysterious
ME, there lies, under all those wool-rags, a garment of flesh (or of
senses), contextured in the loom of heaven; whereby he is revealed to
his like, and dwells with them in UNION and DIVISION; and sees and
fashions for himself a universe with azure starry spaces and long
thousands of years. Deep hidden is he under that strange garment; amid
sounds and colours and forms, as it were, swathed in and inextricably
overshrouded: yet it is skywoven and worthy of a God."]

[Note 72: Perhaps the most remarkable incident in modern history
is not the diet of Worms, still less the battle of Austerlitz, Wagram,
Waterloo, or any other battle, but an incident passed carelessly over
by most historians, and treated with some degree of ridicule by
others, namely George Fox's making to himself a suit of leather.]

[Note 73: Something monastic there appears to be in their
constitution; we find them bound by the two monastic vows of poverty
and obedience: which vows, especially the former, it is said, they
observe with great strictness; nay, as I have understood it, they are
pledged, and be it by any solemn Nazarene ordination or not,
irrevocably enough consecrated thereto, even _before_ birth. That the
third monastic vow, of chastity, is rigidly enforced among them, I
find no ground to conjecture.

Furthermore, they appear to imitate the Dandiacal sect in their grand
principle of wearing a peculiar costume.

Their raiment consists of innumerable skirts, lappets, and irregular
wings, of all colours; through the labyrinthic intricacies of which
their bodies are introduced by some unknown process. It is fastened
together by a multiplex combination of buttons, thrums and skewers, to
which frequently is added a girdle of leather, of hempen or even of
straw rope, round the loins. To straw rope, indeed, they seem partial
and often wear it by way of sandals.

One might fancy them worshippers of Hertha, or the Earth: for they dig
and affectionately work continually in her bosom; or else, shut up in
private oratories, meditate and manipulate the substances derived from
her; seldom looking up towards the heavenly luminaries, and then with
comparative indifference. Like the druids, on the other hand, they
live in dark dwellings; often even breaking their glass-windows, where
they find such, and stuffing them up with pieces of raiment or other
opaque substances, till the fit obscurity is restored.

In respect of diet, they have also their observances. All poor slaves
are rhizophagous (or root-eaters); a few are ichthyophagous, and use
salted herrings: other animal food they abstain from, except indeed,
with perhaps some strange inverted fragment of a brahminical feeling,
such animals as die a natural death. Their universal sustenance is the
root named potato, cooked by fire alone.... In all their religious
solemnities Potheen is said to be an indispensable requisite and
largely consumed.]

[Note 74: A certain touch of manicheism, not indeed in the gnostic
shape, is discernible enough: also (for human error walks in a cycle,
and reappears at intervals) a not inconsiderable resemblance to that
superstition of the Athos monks, who by fasting from all nourishment,
and looking intensely for a length of time into their own navels, came
to discern therein the true Apocalypse of Nature, and Heaven unveiled.
To my own surmise, it appears as if the Dandiacal sect were but a new
modification, adapted to the new time, of that primeval superstition,
_self-worship_.

They affect great purity and separatism; distinguish themselves by a
particular costume (whereof some notices were given in the earlier
part of this volume); likewise, so far as possible, by a particular
speech (apparently some broken _lingua franca_, or English-French);
and on the whole, strive to maintain a true Nazarene deportment, and
keep themselves unspotted from the world.

They have their temples, whereof the chief, as the Jewish Temple did,
stands in their metropolis; and is named _Almack's_, a word of
uncertain etymology. They worship principally by night; and have their
highpriests and highpriestesses, who, however, do not continue for
life. The rites, by some supposed to be of the Menadic sort, or
perhaps with an Eleusinian or Cabiric character, are held strictly
secret. Nor are sacred books wanting to the sect; these they call
_fashionable Novels_: however, the Canon is not completed, and some
are canonical and others not....

1º Coats should have nothing of the triangle about them; at the same
time, wrinkles behind should be carefully avoided.

2º The collar is a very important point: it should be low behind, and
slightly rolled.

3º No licence of fashion can allow a man of delicate taste to adopt
the posterial luxuriance of a Hottentot.

4º There is safety in a swallow-tail.

5º The good sense of a gentleman is nowhere more finely developed than
in his rings.

6º It is permitted to mankind, under certain restrictions, to wear
white waistcoats.

7º The trowsers must be exceedingly tight across the hips.

All which proposition I, for the present, content myself with modestly
but peremptorily and irrevocably denying.]

[Note 75: I might call them two boundless and indeed unexampled
electric machines (turned by the «machinery of society») with
batteries of opposite quality, Drudgism the negative, Dandyism the
positive; one attracts hourly toward it and appropriates all the
positive electricity of the nation (namely the money thereof); the
other is equally busy with the negative (that is to say the hunger),
which is equally potent. Hitherto you see only partial transient
sparkles and sputters; but wait a little, till the entire nation is in
an electric state; till your whole vital electricity, no longer
healthfully neutral, is cut into two isolated portions of positive and
negative (of money and of hunger), and stands there bottled up in two
world-batteries. The stirring of a child's finger brings the two
together, and then....]

[Note 76: Deep hidden it lies, far down in the centre, like genial
central fire, with stratum after stratum of arrangement, traditionary
method, composed productiveness, all built above it, vivified and
rendered fertile by it: justice, clearness, silence, perseverance
unhasting, unresting diligence, hatred of disorder, hatred of
injustice, which is the worst disorder, characterise this people: the
inward fire we say, as all such fires would be, is hidden in the
centre. Deep hidden, but awakenable, but immeasurable; let no man
awaken it.]

[Note 77: Berserkir.]

[Note 78: _Latter day Pamphlets, jesuitism_, p. 28.]

[Note 79: Supposing swine (I mean fourfooted swine), of
sensibility and superior logical parts, had attained such culture; and
could, after survey and reflection, set down for us their notion of
the Universe, and of their interests and duties there, might it not
well interest a discerning public, perhaps in unexpected ways, and
give a stimulus to the languishing book trade? The votes of all
creatures, it is understood at present, ought to be had, that you may
"legislate" for them with better insight. "How can you govern a
thing," say many, "without first asking its vote?" Unless, indeed, you
already chance to know its vote,--and even something more, namely,
what you are to think of its vote: what _it_ wants by its vote; and,
still more important, what Nature wants,--which latter, at the end of
the account, is the only thing that will be got!--Pig propositions, in
a rough form, are somewhat as follows:

1º The universe, so far as sane conjecture can go, is an immeasurable
swine's-trough, consisting of solid and liquid, and of other contrasts
and kinds;--especially consisting of attainable and unattainable, the
latter in immensely greater quantities for most pigs.

2º Moral evil is unattainability of pig's-wash; moral good,
attainability of ditto.

3º What is paradise, or the state of innocence? Paradise, called also
state of innocence, age of gold, and other names, _was_ (according to
pigs of weak judgment) unlimited attainability of pig's-wash; perfect
fulfilment of one's wishes, so that the pig imagination could not
outrun reality: a fable, an impossibility, as pigs of sense now see.

4º "Define the whole duty of pigs." It is the mission of universal
pighood, and the duty of all pigs, in all times, to diminish the
quantity of unattainable and increase that of attainable. All
knowledge and device and effort ought to be directed thither and
thither only; pig science, pig enthusiasm and devotion have this one
aim. It is the whole duty of pigs.

5º Pig poetry ought to consist of universal recognition of the
excellence of pig's-wash and ground barley, and the felicity of pigs
whose trough is in order, and who have had enough: Hrumph!

6º The pig knows the weather; he ought to look out what kind of
weather it will be.

7º "Who made the pig?" Unknown;--perhaps the pork-butcher?

8º "Have you law and justice in pigdom?" Pigs of observation have
discerned that there is, or was once supposed to be, a thing called
justice. Undeniably at least there is a sentiment in pig-nature called
indignation, revenge, etc., which, if one pig provoke another, comes
out in a more or less destructive manner: hence laws are necessary,
amazing quantities of laws. For quarrelling is attended with loss of
blood, of life, at any rate with frightful effusion of the general
stock of hog's-wash, and ruin (temporary ruin) to large sections of
the universal swine's trough: wherefore let justice be observed, that
so quarrelling be avoided.

9º "What is justice?" Your own share of the general swine's-trough,
not any portion of my share.

10º "But what is my share?" Ah! there in fact lies the grand
difficulty; upon which pig science, meditating this long while, can
settle absolutely nothing. My share--hrumph!--my share is, on the
whole, whatever I can contrive to get without being hanged or sent to
the hulks.]


III

Il semble qu'une âme si violente, si enthousiaste et si sauvage, si
abandonnée aux folies de l'imagination, si dépourvue de goût, d'ordre
et de mesure, ne soit capable que de divaguer et de s'user en
hallucinations pleines de douleur et de danger. En effet, beaucoup de
ceux qui ont eu ce tempérament, et qui sont véritablement ses
ancêtres, les pirates norses, les poëtes du seizième siècle, les
puritains du dix-septième, ont été des insensés, pernicieux aux autres
et à eux-mêmes, occupés à ravager les choses et les idées,
dévastateurs de la sécurité publique et de leur propre coeur. Deux
barrières tout anglaises ont contenu et dirigé celui-ci: le sentiment
du réel, qui est l'esprit positif, et le sentiment du sublime, qui
fait l'esprit religieux; l'un l'a appliqué aux choses réelles, l'autre
lui a fourni l'interprétation des choses réelles; au lieu d'être
malade et visionnaire, il s'est trouvé philosophe et historien.


IV

Il faut lire son histoire de Cromwell pour comprendre jusqu'à quel
degré ce sentiment du réel le pénètre, de quelles lumières ce
sentiment du réel le munit; comme il rectifie les dates et les textes,
comme il vérifie les traditions et les généalogies; comme il visite
les lieux, examine les arbres, regarde les ruisseaux, sait les
cultures, les prix, toute l'économie domestique et rurale, toutes les
circonstances politiques et littéraires; avec quelle minutie, quelle
précision et quelle véhémence il reconstruit devant ses yeux et devant
nos yeux le tableau extérieur des objets et des affaires, le tableau
intérieur des idées et des émotions! Et ce n'est point simplement de
sa part conscience, habitude ou prudence, mais besoin et passion. Sur
ce grand vide obscur du passé, ses yeux s'attachent aux rares points
lumineux, comme à un trésor. La noire marée de l'oubli a englouti le
reste; les millions de pensées et d'actions de tant de millions
d'êtres ont disparu, et nulle puissance ne les fera de nouveau surgir
à la lumière. Ces quelques points subsistent seuls, comme les têtes
des plus hauts rocs dans un continent submergé. De quelle ardeur, avec
quel profond sentiment des mondes détruits dont elles sont le
témoignage, l'historien va-t-il porter sur elles ses mains pressantes,
pour découvrir par leur nature et leur structure quelque révélation
des grands espaces noyés que nul oeil ne reverra plus! Un chiffre, un
détail de dépense, une misérable phrase de latin barbare est sans prix
aux yeux de Carlyle. Je voudrais faire lire le commentaire dont il
entoure la chronique du moine Jocelyn[80] pour montrer l'impression
qu'un fait prouvé produit sur une telle âme, tout ce qu'un vieux mot
barbare, un compte de cuisine y soulève d'attention et d'émotion. «Le
roi Jean sans-Terre passa chez nous, écrit Jocelyn, laissant en tout
treize pence sterling pour la dépense (_tredecim sterlingii_).» «Il a
été là, il y a été, lui, véritablement. Voilà la grande particularité,
l'incommensurable,--celle qui distingue à un degré effectivement
infini le plus pauvre fait historique de toute espèce de fiction
quelle qu'elle soit. La fiction, l'imagination, la poésie imaginative,
quand elles ne sont pas le véhicule de quelque vérité, c'est-à-dire
d'un fait de quelque genre,--que sont-elles?--Regardez-y bien.--Cette
Angleterre de l'an 1200 n'était pas un vide chimérique, une terre de
songes, peuplée par de simples fantômes vaporeux, par les Foedera de
Rymer, par des doctrines sur la constitution, mais une solide terre
verte où poussaient le blé et diverses autres choses. Le soleil
luisait sur elle avec les vicissitudes des saisons et des fortunes
humaines. On y tissait les étoffes, on s'en habillait; des fossés
étaient creusés, des sillons tracés, des maisons bâties; jour par
jour, hommes et animaux se levaient pour aller au travail; nuit par
nuit, ils retournaient lassés chacun dans son gîte.--Ces vieux murs
menaçants ne sont pas une conjecture, un amusement de dilettante, mais
un fait sérieux; c'est pour un but bien réel et sérieux qu'ils ont été
bâtis.--Oui, il y avait un autre monde quand ces noires ruines,
blanches dans leur nouveau mortier et dans leurs ciselures fraîches,
étaient des murailles et pour la première fois ont vu le soleil--il y
a longtemps.--Cette architecture, dis-tu, ces beffrois, ces charrues
de terre féodale? Oui. Mais ce n'est là qu'une petite portion de la
chose.--Mon ami, est-ce que cela ne te fait jamais réfléchir, cette
autre portion de la chose, je veux dire que ces hommes-là avaient une
_âme_,--non par ouï-dire seulement, et par figure de style,--mais
comme une vérité qu'ils savaient et d'après laquelle ils
agissaient[81].» Et là-dessus il essaye de faire revivre devant nous
cette âme; car c'est là son trait propre, le trait propre de tout
historien qui a le sentiment du réel, de comprendre que les
parchemins, les murailles, les habits, les corps eux-mêmes ne sont que
des enveloppes et des documents; que le fait véritable est le
sentiment intérieur des hommes qui ont vécu, que le seul fait
important est l'état et la structure de leur âme, qu'il s'agit avant
tout et uniquement d'arriver à lui, que de lui dépend le reste. Il
faut se dire et se répéter ce mot: l'histoire n'est que l'histoire du
coeur; nous avons à chercher les sentiments des générations passées,
et nous n'avons à chercher rien autre chose. Voilà ce qu'aperçoit
Carlyle; l'homme est devant lui, ressuscité; il perce jusque dans son
intérieur, il le voit sentir, souffrir et vouloir, de la façon
particulière et personnelle, absolument perdue et éteinte, dont il a
senti, souffert et voulu. Et il assiste à ce spectacle, non pas
froidement, en homme qui voit les objets à demi, «dans une brume
grise,» indistinctement et avec incertitude, mais de toute la force de
son coeur et de sa sympathie, en spectateur convaincu, pour qui les
choses passées, une fois prouvées, sont aussi présentes et visibles
que les objets corporels que la main manie et palpe en ce même
instant. Il a si bien ce sentiment du fait, qu'il y appuie toute sa
philosophie de l'histoire. À son avis, les grands hommes, rois,
écrivains, prophètes et poëtes, ne sont grands que par là. «Le
caractère de tout héros, en tout temps, en tout lieu, en toute
situation, est de revenir aux réalités, de prendre son point d'appui
sur les choses, non sur les apparences des choses[82].» Le grand homme
découvre quelque fait inconnu ou méconnu, le proclame; on l'écoute, on
le suit, et voilà toute l'histoire. Et non-seulement il le découvre et
le proclame, mais il y croit et il le voit. Il y croit non par
ouï-dire ou par conjecture, comme à une vérité simplement probable et
transmise. Il le voit personnellement et face à face, avec une foi
absolue et indomptable. Il a quitté l'opinion pour la conviction, la
tradition pour l'intuition. Carlyle est si pénétré de son procédé,
qu'il l'attribue à tous les grands hommes. Et il n'a pas tort, car il
n'y en a pas de plus puissant. Partout où il entre avec cette lampe,
il porte une lumière inconnue. Il perce les montagnes de l'érudition
paperassière, et pénètre dans le coeur des hommes. Il dépasse partout
l'histoire politique et officielle. Il devine les caractères, il
comprend l'esprit des âges éteints, il sent mieux qu'aucun Anglais,
mieux que Macaulay lui-même, les grandes révolutions de l'âme. Il est
presque Allemand par sa force d'imagination, par sa perspicacité
d'antiquaire, par ses larges vues générales. Et néanmoins il n'est pas
faiseur de conjectures. Le bon sens national et l'énergique besoin de
croyance profonde le retiennent au bord des suppositions; quand il en
fait, il les donne pour ce qu'elles sont. Il n'a pas de goût pour
l'histoire aventureuse. Il rejette les ouï-dire et les légendes; il
n'accepte que sous réserve et à demi les étymologies et les hypothèses
germaniques. Il veut tirer de l'histoire une loi positive et active
pour lui-même et pour nous. Il en chasse et en arrache toutes les
additions incertaines et agréables que la curiosité scientifique et
l'imagination romanesque y accumulent. Il écarte cette végétation
parasite, pour saisir le bois utile et solide. Et quand il l'a saisi,
il le traîne si énergiquement devant nous pour nous le faire toucher,
il le manie avec des mains si violentes, il le met sous une lumière si
âpre, il l'illumine par des contrastes si brutaux d'images
extraordinaires, que la contagion nous gagne et que nous atteignons en
dépit de nous-mêmes l'intensité de sa croyance et de sa vision.

Il va au delà, ou plutôt il est emporté au delà. Les faits saisis par
cette imagination véhémente s'y fondent comme dans une flamme. Sous
cette furie de la conception, tout vacille. Les idées, changées en
hallucinations, perdent leur solidité; les êtres semblent des rêves; le
monde apparaissant dans un cauchemar ne semble plus qu'un cauchemar;
l'attestation des sens corporels perd son autorité devant des visions
intérieures aussi lucides qu'elle-même. L'homme ne trouve plus de
différence entre ses songes et ses perceptions. Le mysticisme entre
comme une fumée dans les parois surchauffées de l'intelligence qui
craque. C'est ainsi qu'il a pénétré autrefois dans les extases des
ascètes indiens et dans les philosophies de nos deux premiers siècles.
Partout le même état de l'imagination a produit la même doctrine. Les
puritains, qui sont les vrais ancêtres de Carlyle, s'y trouvaient tout
portés. Shakspeare y arrivait par la prodigieuse tension de son rêve
poétique, et Carlyle répète sans cesse d'après lui «que nous sommes
faits de la même étoffe que nos songes.» Ce monde réel, ces événements
si âprement poursuivis, circonscrits et palpés, ne sont pour lui que des
apparitions; cet univers est divin. «Ton pain, tes habits, tout y est
miracle, la nature est surnaturelle.»--«Oui, il y a un sens divin,
ineffable, plein de splendeur, d'étonnement et de terreur, dans l'être
de chaque homme et de chaque chose; je veux dire la présence de Dieu qui
a fait tout homme et toute chose[83].» Délivrons-nous de «ces pauvres
enveloppes impies, de ces nomenclatures, de ces ouï-dire scientifiques»
qui nous empêchent d'ouvrir les yeux et de voir tel qu'il est le
redoutable mystère des choses. «La science athée bavarde misérablement
du monde, avec ses classifications, ses expériences, et je ne sais quoi
encore, comme si le monde était une misérable chose morte, bonne pour
être fourrée en des bouteilles de Leyde et vendue sur des comptoirs.
C'est une chose vivante, une chose ineffable et divine, devant laquelle
notre meilleure attitude, avec toute la science qu'il vous plaira, est
toujours la vénération, le prosternement pieux, l'humilité de l'âme,
l'adoration du silence, sinon des paroles[84].» En effet, telle est
l'attitude ordinaire de Carlyle. C'est à la stupeur[85] qu'il aboutit.
Au delà et au-dessous des choses, il aperçoit comme un abîme, et
s'interrompt par des tressaillements. Vingt fois, cent fois dans
l'histoire de la révolution française, on le voit qui abandonne son
récit et qui rêve. L'immensité de la nuit noire où surgissent pour un
instant les apparitions humaines, la fatalité du crime qui une fois
commis reste attaché à la chaîne des choses comme un chaînon de fer, la
conduite mystérieuse qui pousse toutes ces masses flottantes vers un but
ignoré et inévitable, ce sont là les grandes et sinistres images qui
l'obsèdent. Il songe anxieusement à ce foyer de l'Être, dont nous ne
sommes que les reflets. Il marche plein d'alarmes parmi ce peuple
d'ombres, et il se dit qu'il en est une. Il se trouble à la pensée que
ces fantômes humains ont leur substance _ailleurs_ et répondront
éternellement de leur court passage. Il s'écrie et frémit à l'idée de ce
monde immobile, dont le nôtre n'est que la figure changeante. Il y
devine je ne sais quoi d'auguste et de terrible. Car il le façonne et
façonne le nôtre à l'image de son propre esprit; il le définit par les
émotions qu'il en tire et le figure par les impressions qu'il en reçoit.
Un chaos mouvant de visions splendides, de perspectives infinies s'émeut
et bouillonne en lui au moindre événement qu'il touche; les idées
affluent, violentes, entrechoquées, précipitées de tous les coins de
l'horizon parmi les ténèbres et les éclairs; sa pensée est une tempête:
et ce sont les magnificences, les obscurités et les terreurs d'une
tempête qu'il attribue à l'univers. Une telle conception est la source
véritable du sentiment religieux et moral. L'homme qui en est pénétré
passe sa vie comme les puritains, à vénérer et à craindre. Carlyle passe
sa vie à exprimer et à imprimer la vénération et la crainte, et tous ses
livres sont des prédications.

[Note 80: _Past and present._]

[Note 81: "For king Lackland _was_ there, verily he; there, we
say, is the grand peculiarity, the immeasurable one; distinguishing to
a really infinite degree the poorest historical fact from all fiction
whatsoever. Fiction, "imagination, imaginative poetry," etc., etc.,
except as the vehicle for truth, or fact of some sort... what is
it?... Behold therefore; this England of the year 1200 was no
chimerical vacuity or dream-land peopled with mere vaporous fantasms,
Rymer's Foedera, and Doctrines of the constitution, but a green solid
place, that grew corn and several other things. The sun shone on it;
the vicissitude of seasons and human fortunes. Cloth was woven and
worn, ditches were dug, furrow fields ploughed and houses built. Day
by day all men and cattle rose to labour, and night by night returned
home weary to their several lairs.... And yet these grim old walls are
not a dilettantism and dubiety; they are an earnest fact. It was a
most real and serious purpose they were built for. Yes, another world
it was, when these black ruins, white in their new mortar and fresh
chiselling, first saw the sun as walls, long ago.... Their
architecture, belfries, land-carucates? Yes, and that is but a small
item of the matter. Does it never give thee pause, this other strange
item of it, that men then had a _soul_,--not by hearsay alone, and as
a figure of speech,--but as a truth that they _knew_, and practically
went upon? (_Past and Present_, p. 65.)]

[Note 82: It is the property of the hero, in every time, in every
place, in every situation, that he comes back to reality; that he
stands upon things, and not shews of things. (_On Heroes_, p. 193.)]

[Note 83: Thy daily life is girt with wonder, and based on wonder;
thy very blankets and breeches are miracles....

The unspeakable divine signifiance full of splendour and wonder and
terror lies in the being of every man and of every thing: the presence
of God who made every man and thing.]

[Note 84: Atheistic science babbles poorly of it, with scientific
nomenclatures, experiments and what not, as if it were a poor dead
thing, to be bottled up in Leyden jars, and sold over counters. But
the natural sense of man, in all times, if he will honestly apply his
sense, proclaims it to be a living thing--ah, an unspeakable, godlike
thing, towards which the best attitude for us, after never so much
science, is awe, devout prostration and humility of soul, worship if
not in words, then in silence. (_On Heroes_, p. 3.)]

[Note 85: Wonder.]


V

Voilà certes un esprit étrange, et qui nous fait réfléchir. Rien de
plus propre à manifester des vérités que ces êtres excentriques. Ce ne
sera pas mal employer le temps que de chercher à celui-ci sa place, et
d'expliquer par quelles raisons et dans quelle mesure il doit manquer
ou atteindre la beauté et la vérité.

Sitôt que vous voulez penser, vous avez devant vous un objet entier
et distinct, c'est-à-dire un ensemble de détails liés entre eux et
séparés de leurs alentours. Quel que soit l'objet, arbre, animal,
sentiment, événement, il en est toujours de même; il a toujours des
parties, et ces parties forment toujours un tout: ce groupe plus ou
moins vaste en comprend d'autres et se trouve compris en d'autres, en
sorte que la plus petite portion de l'univers, comme l'univers entier,
est un _groupe_. Ainsi tout l'emploi de la pensée humaine est de
reproduire des groupes. Selon qu'un esprit y est propre ou non, il est
capable, ou incapable. Selon qu'il peut reproduire des groupes grands
ou petits, il est grand ou petit. Selon qu'il peut produire des
groupes complets ou seulement certaines de leurs parties, il est
complet ou partiel.

Qu'est-ce donc que reproduire un groupe? C'est d'abord en séparer
toutes les parties, puis les ranger en files selon leurs
ressemblances, ensuite former ces files en familles, enfin réunir le
tout sous quelque caractère général et dominateur; bref, imiter les
classifications hiérarchiques des sciences. Mais la tâche n'est point
finie là; cette hiérarchie n'est point un arrangement artificiel et
extérieur, mais une nécessité naturelle et intérieure. Les choses ne
sont point mortes, elles sont vivantes; il y a une force qui produit
et organise ce groupe, qui rattache les détails et l'ensemble, qui
répète le type dans toutes ses parties. C'est cette force que l'esprit
doit reproduire en lui-même avec tous ses effets; il faut qu'il la
sente par contre-coup et par sympathie, qu'elle engendre en lui le
groupe entier, qu'elle se développe en lui comme elle s'est développée
hors de lui, que la série des idées intérieures imite la série des
choses extérieures, que l'émotion s'ajoute à la conception, que la
vision achève l'analyse, que l'esprit devienne créateur comme la
nature. Alors seulement nous pourrons dire que nous connaissons.

Tous les esprits entrent dans l'une ou l'autre de ces deux voies.
Elles les divisent en deux grandes classes, et correspondent à des
tempéraments opposés. Dans la première sont les simples savants, les
vulgarisateurs, les orateurs, les écrivains, en général les siècles
classiques et les races latines; dans la seconde sont les poëtes, les
prophètes, ordinairement les inventeurs, en général les siècles
romantiques et les races germaniques. Les premiers vont pas à pas,
d'une idée dans l'idée voisine; ils sont méthodiques et précautionnés;
ils parlent pour tout le monde et prouvent tout ce qu'ils disent; ils
divisent le champ qu'ils veulent parcourir en compartiments
préalables, pour épuiser tout leur sujet; ils marchent sur des routes
droites et unies, pour être sûrs de ne tomber jamais; ils procèdent
par transitions, par énumérations, par résumés; ils avancent de
conclusions générales en conclusions plus générales; ils font l'exacte
et complète classification du groupe. Quand ils dépassent la simple
analyse, tout leur talent consiste à plaider éloquemment des thèses;
parmi les contemporains de Carlyle, Macaulay est le modèle le plus
achevé de ce genre d'esprit.--Les autres, après avoir fouillé
violemment et confusément dans les détails du groupe, s'élancent d'un
saut brusque dans l'idée mère. Ils le voient alors tout entier; ils
sentent les puissances qui l'organisent; ils le reproduisent par
divination; ils le peignent en raccourci par les mots les plus
expressifs et les plus étranges; ils ne sont pas capables de le
décomposer en séries régulières, ils aperçoivent toujours en bloc. Ils
ne pensent que par des concentrations brusques d'idées véhémentes. Ils
ont la vision d'effets lointains ou d'actions vivantes; ils sont
révélateurs ou poëtes. M. Michelet chez nous est le meilleur exemple
de cette forme d'intelligence, et Carlyle est un Michelet anglais.

Il le sait, et prétend fort bien que le génie est une intuition, une
vue du dedans (_insight_). «La méthode de Teufelsdroeckh, dit-il en
parlant d'un personnage dans lequel il se peint lui-même, n'est jamais
celle de la vulgaire logique des écoles, où toutes les vérités sont
rangées en file, chacune tenant le pan de l'habit de l'autre, mais
celle de la raison pratique, procédant par de larges intuitions qui
embrassent des groupes et des royaumes entiers systématiques; ce qui
fait régner une noble complexité, presque pareille à celle de la
nature, dans sa philosophie; elle est une peinture spirituelle de la
nature, un fouillis grandiose, mais qui, comme la foi le dit tout bas,
n'est pas dépourvu de plan[86].» Sans doute, mais les inconvénients
n'y manquent pas non plus, et en premier lieu l'obscurité et la
barbarie. Il faut l'étudier laborieusement pour l'entendre, ou bien
avoir précisément le même genre d'esprit que lui; mais peu de gens
sont critiques de métier ou voyants de nature; en général, on écrit
pour être compris, et il est fâcheux d'aboutir aux énigmes.--D'autre
part, ce procédé de visionnaire est hasardeux; quand on veut sauter du
premier coup dans l'idée intime et génératrice, on court risque de
tomber à côté; la démarche progressive est plus lente, mais plus sûre:
les méthodiques, tant raillés par Carlyle, ont au moins sur lui
l'avantage de pouvoir vérifier tous leurs pas.--Ajoutez que ces
divinations et ces affirmations véhémentes sont fort souvent
dépourvues de preuves; Carlyle laisse au lecteur le soin de les
chercher; souvent le lecteur ne les cherche pas, et refuse de croire
le devin sur parole.--Considérez encore que l'affectation entre
infailliblement dans ce style. Il faut bien qu'elle soit inévitable,
puisqu'un homme comme Shakspeare en est rempli. Le simple écrivain,
prosateur et raisonneur, peut toujours raisonner et rester dans la
prose; son inspiration n'a pas d'intermittences et n'exige pas
d'efforts. Au contraire, la prophétie est un état violent qui ne
soutient pas. Quand elle manque, ou la remplace par de grands gestes.
Carlyle se chauffe pour rester ardent. Il se démène, et cette
épilepsie voulue, perpétuelle, est le spectacle le plus choquant. On
ne peut souffrir un homme qui divague, se répète, revient sur les
bizarreries et les exagérations qu'il a déjà osées, s'en fait un
jargon, déclame, s'exclame, et prend à tâche, comme un mauvais
comédien ampoulé, de nous faire mal aux nerfs.--Enfin, quand ce genre
d'esprit rencontre dans une âme orgueilleuse des habitudes de prêcheur
triste, il produit les mauvaises manières. Bien des gens trouveront
Carlyle outrecuidant, grossier; ils soupçonneront, d'après ses
théories et aussi d'après sa façon de parler, qu'il se considère comme
un grand homme méconnu, de l'espèce des héros; qu'à son avis le genre
humain devrait se remettre entre ses mains, lui confier ses affaires.
Certainement il nous fait la leçon et de haut. Il méprise son époque;
il a le ton maussade et aigre; il se tient volontiers sur les
échasses. Il dédaigne les objections. À ses yeux ses adversaires ne
sont pas de sa taille. Il brutalise ses prédécesseurs; quand il parle
des biographes de Cromwell, il prend l'air d'un homme de génie égaré
parmi des cuistres. Il a le suprême sourire, la condescendance
résignée d'un héros qui se sait martyr, et il n'en sort que pour crier
à tue-tête, comme un plébéien mal appris.

Tout cela est racheté et au delà par des avantages rares. Il dit vrai:
les esprits comme le sien sont les plus féconds. Ils sont presque les
seuls qui fassent les découvertes. Les purs classificateurs n'inventent
pas, ils sont trop secs. «Pour connaître une chose, ce que nous pouvons
appeler _connaître_, il faut d'abord aimer la chose, sympathiser avec
elle[87].»--«L'entendement est ta fenêtre; tu ne peux pas la rendre trop
nette, mais l'imagination est ton oeil.--L'imagination est l'organe par
lequel nous percevons le divin[88].» En langage plus simple, cela
signifie que tout objet, animé ou inanimé, est doué de forces qui
constituent sa nature et produisent son développement; que pour le
connaître, il faut le recréer en nous-mêmes avec le cortége de ses
puissances, et que nous ne le comprenons tout entier qu'en sentant
intérieurement toutes ses tendances et en _voyant_ intérieurement tous
ses effets. Et véritablement ce procédé, qui est l'imitation de la
nature, est le seul par lequel nous puissions pénétrer dans la nature;
Shakspeare l'avait pour instinct et Goethe pour méthode. Il n'y en a
point de si puissant ni de si délicat, de si accommodé à la complexité
des choses et à la structure de notre esprit. Il n'y en a point qui soit
plus propre à renouveler nos idées, à nous retirer des formules, à nous
délivrer des préjugés dont l'éducation nous recouvre, à renverser les
barrières dont notre entourage nous enclôt. C'est par lui que Carlyle,
étant sorti des idées officielles anglaises, a pénétré dans la
philosophie et dans la science de l'Allemagne, pour repenser à sa façon
les découvertes germaniques et donner une théorie originale de l'homme
et de l'univers.

[Note 86: Our professor's method is not, in any case, that of
common school logic, where the truths all stand in a row, each holding
by the skirts of the other; but at best that of practical reason,
proceeding by large intuition over whole systematic groups and
kingdoms; whereby, we might say, a noble complexity, almost like that
of Nature, reigns in his philosophy, or spiritual picture of Nature: a
mighty maze, yet, as faith whispers, not without a plan.]

[Note 87: To know a thing, what we can call knowing, a man must
first _love_ the thing, sympathize with it. (_On Heroes_, p. 167.)]

[Note 88: Fantasy is the organ of the Godlike; the understanding
is indeed thy window; too clear thou canst not make it, but fantasy is
thy eye, with its colour-giving retina, healthy or diseased.]


§ 2.

SON RÔLE.

C'est d'Allemagne que Carlyle a tiré ses plus grandes idées. Il y a
étudié. Il en connaît parfaitement la littérature et la langue. Il met
cette littérature au premier rang. Il a traduit Wilhelm Meister. Il a
composé sur les écrivains allemands une longue série d'articles
critiques. En ce moment, il écrit une histoire de Frédéric le Grand.
Il a été le plus accrédité et le plus original des interprètes qui ont
introduit l'esprit allemand en Angleterre. Ce n'est pas là une petite
oeuvre, car c'est à une oeuvre semblable que tout le monde pensant
travaille aujourd'hui.


I

De 1780 à 1830, l'Allemagne a produit toutes les idées de notre âge
historique, et pendant un demi-siècle encore, pendant un siècle
peut-être, notre grande affaire sera de les repenser. Les pensées qui
sont nées et qui ont bourgeonné dans un pays ne manquent pas de se
propager dans les pays voisins et de s'y greffer pour une saison; ce
qui nous arrive est déjà arrivé vingt fois dans le monde; la
végétation de l'esprit a toujours été la même, et nous pouvons, avec
quelque assurance, prévoir pour l'avenir ce que nous observons pour le
passé. À de certains moments paraît une _forme_ d'esprit originale,
qui produit une philosophie, une littérature, un art, une science, et
qui, ayant renouvelé la pensée de l'homme, renouvelle lentement,
infailliblement, toutes ses pensées. Tous les esprits qui cherchent et
trouvent sont dans le courant; ils n'avancent que par lui; s'ils s'y
opposent, ils sont arrêtés; s'ils en dévient, ils sont ralentis; s'ils
y aident, ils sont portés plus loin que les autres. Et le mouvement
continue, tant qu'il reste quelque chose à inventer. Quand l'art a
donné toutes ses oeuvres, la philosophie toutes ses théories, la
science toutes ses découvertes, il s'arrête; une autre forme d'esprit
prend l'empire, ou l'homme cesse de penser. Ainsi parut à la
Renaissance le génie artistique et poétique qui, né en Italie et porté
en Espagne, s'y éteignit au bout d'un siècle et demi dans l'extinction
universelle, et qui, avec d'autres caractères, transplanté en France
et en Angleterre, y finit au bout de cent ans parmi les raffinements
des maniéristes et les folies des sectaires, après avoir fait la
Réforme, assuré la libre pensée et fondé la science. Ainsi naquit avec
Dryden et Malherbe l'esprit oratoire et classique, qui, ayant produit
la littérature du dix-septième siècle et la philosophie du
dix-huitième, se dessécha sous les successeurs de Voltaire et de
Pope, et mourut au bout de deux cents ans, après avoir poli l'Europe
et soulevé la révolution française. Ainsi s'éleva, à la fin du dernier
siècle, le génie philosophique allemand, qui, ayant engendré une
métaphysique, une théologie, une poésie, une littérature, une
linguistique, une exégèse, une érudition nouvelles, descend en ce
moment dans les sciences et continue son évolution. Nul esprit plus
original, plus universel, plus fécond en conséquences de toute portée
et de toute sorte, plus capable de tout transformer et de tout
refaire, ne s'est montré depuis trois cents ans. Il est du même ordre
que celui de la Renaissance et celui de l'âge classique. Il se
rattache, comme eux, toutes les grandes oeuvres de l'intelligence
contemporaine. Il apparaît comme eux dans tous les pays civilisés. Il
se propage comme eux avec le même fonds et sous plusieurs formes. Il
est comme eux un des moments de l'histoire du monde. Il se rencontre
dans la même civilisation et dans les mêmes races. Nous pouvons donc,
sans trop de témérité, conjecturer qu'il aura une durée et une
destinée semblables. Nous arrivons par là à fixer avec quelque
précision notre place dans le fleuve infini des événements et des
choses. Nous savons que nous sommes à peu près au milieu de l'un des
courants partiels qui le composent. Nous pouvons démêler la forme
d'esprit qui le dirige et chercher d'avance vers quelles idées il
nous conduit.


II

En quoi consiste cette forme? Dans la puissance de découvrir les idées
générales. Nulle nation et nul âge ne l'a possédée à un si haut degré
que ces Allemands. C'est là leur faculté dominante; c'est par cette
force qu'ils ont produit tout ce qu'ils ont fait. Ce don est
proprement le don de _comprendre_ (_begreifen_). Par lui, on trouve
des conceptions d'ensemble (_begriffe_); on réunit sous une idée
maîtresse toutes les parties éparses d'un sujet; on aperçoit sous les
divisions d'un groupe le lien commun qui les unit; on concilie les
oppositions; on ramène les contrastes apparents à une unité profonde.
C'est la faculté philosophique par excellence, et, en effet, c'est la
faculté philosophique qui, dans toutes leurs oeuvres, a imprimé son
sceau. Par elle, ils ont vivifié des études sèches qui ne semblaient
bonnes que pour occuper des pédants d'académie ou de séminaire. Par
elle, ils ont deviné la logique involontaire et primitive qui a créé
et organisé les langues, les grandes idées qui sont cachées au fond de
toute oeuvre d'art, les sourdes émotions poétiques et les vagues
intuitions métaphysiques qui ont engendré les religions et les mythes.
Par elle, ils ont aperçu l'esprit des siècles, des civilisations et
des races, et transformé en système de lois l'histoire qui n'était
qu'un monceau de faits. Par elle, ils ont retrouvé ou renouvelé le
sens des dogmes, relié Dieu au monde, l'homme à la nature, l'esprit à
la matière, aperçu l'enchaînement successif et la nécessité originelle
des formes dont l'ensemble est l'univers. Par elle, ils ont fait une
linguistique, une mythologie, une critique, une esthétique, une
exégèse, une histoire, une théologie et une métaphysique tellement
neuves, qu'elles sont restées longtemps inintelligibles et n'ont pu
s'exprimer que par un langage à part. Et ce penchant s'est trouvé
tellement souverain, qu'il a soumis à son empire les arts et la poésie
elle-même. Lès poëtes se sont faits érudits, philosophes; ils ont
construit leurs drames, leurs épopées et leurs odes d'après des
théories préalables, et pour manifester des idées générales. Ils ont
rendu sensibles des thèses morales, des périodes historiques; ils ont
fabriqué et appliqué des esthétiques; ils n'ont point eu de naïveté,
ou ils ont fait de leur naïveté un usage réfléchi; ils n'ont point
aimé leurs personnages pour eux-mêmes; ils ont fini par les
transformer en symboles; leurs idées philosophiques ont débordé à
chaque instant hors du moule poétique où ils voulaient les enfermer;
ils ont été tous des critiques[89], occupés à construire ou à
reconstruire, possesseurs d'érudition et de méthodes, conduits vers
l'imagination par l'art et l'étude, incapables de créer des êtres
vivants, sinon par science et par artifice, véritables systématiques
qui, pour exprimer leurs conceptions abstraites, ont employé, au lieu
de formules, les actions des personnages et la musique des vers.

[Note 89: Goethe au premier rang.]


III

De cette aptitude à concevoir les ensembles une seule idée pouvait
naître, celle des ensembles. En effet, toutes les idées élaborées
depuis cinquante ans en Allemagne se réduisent à une seule, celle du
_développement_ (_entwickelung_), qui consiste à représenter toutes
les parties d'un groupe comme solidaires et complémentaires, en sorte
que chacune d'elles nécessite le reste, et que toutes réunies, elles
manifestent, par leur succession et leurs contrastes, la qualité
intérieure qui les assemble et les produit. Vingt systèmes, cent
rêveries, cent mille métaphores ont figuré ou défiguré diversement
cette idée fondamentale. Dépouillée de ses enveloppes, elle n'affirme
que la dépendance mutuelle qui joint les termes d'une série, et les
rattache toutes à quelque propriété abstraite située dans leur
intérieur. Si on l'applique à la Nature, on arrive à considérer le
monde comme une échelle de formes et comme une suite d'états ayant en
eux-mêmes la raison de leur succession et de leur être, enfermant dans
leur nature la nécessité de leur caducité et de leur limitation,
composant par leur ensemble un tout indivisible, qui, se suffisant à
lui-même, épuisant tous les possibles et reliant toutes choses depuis
le temps et l'espace jusqu'à la vie et la pensée, ressemble par son
harmonie et sa magnificence à quelque Dieu tout-puissant et immortel.
Si on l'applique à l'homme, on arrive à considérer les sentiments et
les pensées comme des produits naturels et nécessaires, enchaînés
entre eux comme les transformations d'un animal ou d'une plante; ce
qui conduit à concevoir les religions, les philosophies, les
littératures, toutes les conceptions et toutes les émotions humaines
comme les suites obligées d'un état d'esprit qui les emporte en s'en
allant, qui, s'il revient, les ramène, et qui, si nous pouvons le
reproduire, nous donne par contre-coup le moyen de les reproduire à
volonté. Voilà les deux doctrines qui circulent à travers les écrits
des deux premiers penseurs du siècle, Hegel et Goethe. Ils s'en sont
servis partout comme d'une méthode, Hegel pour saisir la formule de
toute chose, Goethe pour se donner la vision de toute chose; ils s'en
sont imbus si profondément, qu'ils en ont tiré leurs sentiments
intérieurs et habituels, leur morale et leur conduite. On peut les
considérer comme les deux legs philosophiques que l'Allemagne moderne
a faits au genre humain.


IV

Mais ces legs n'ont point été purs, et cette passion pour les vues
d'ensemble a gâté ses propres oeuvres par son excès. Il est rare que
notre esprit puisse saisir les ensembles: nous sommes resserrés dans
un coin trop étroit du temps et de l'espace; nos sens n'aperçoivent
que la surface des choses; nos instruments n'ont qu'une petite portée;
nous n'expérimentons que depuis trois cents ans; notre mémoire est
courte, et les documents par lesquels nous plongeons dans le passé ne
sont que des flambeaux douteux, épars sur un champ immense, qu'ils
font entrevoir sans l'éclairer. Pour relier les petits fragments que
nous pouvons atteindre, il faut le plus souvent supposer des causes ou
employer des idées générales tellement vastes, qu'elles peuvent
convenir à tous les faits; il faut avoir recours à l'hypothèse ou à
l'abstraction, inventer des explications arbitraires ou se perdre dans
les explications vagues. Ce sont là, en effet, les deux vices qui ont
corrompu la pensée allemande. La conjecture et la formule y ont
abondé. Les systèmes ont pullulé les uns par-dessus les autres et
débordé en une végétation inextricable, où nul étranger n'osait
entrer, ayant éprouvé que chaque matin amenait une nouvelle pousse, et
que la découverte définitive proclamée la veille allait être étouffée
par une autre découverte infaillible, capable tout au plus de durer
jusqu'au lendemain matin. Le public européen s'étonnait de voir tant
d'imagination et si peu de bon sens, des prétentions si ambitieuses et
des théories si vides, une pareille invasion d'êtres chimériques et un
tel regorgement d'abstractions inutiles, un si étrange manque de
discernement et un si grand luxe de déraison. C'est que les folies et
le génie découlaient de la même source; une même faculté, démesurée et
toute-puissante, produisait les découvertes et les erreurs. Si
aujourd'hui on regarde l'atelier des idées humaines tout surchargé
qu'il est et encombré de ses oeuvres, on peut le comparer à quelque
haut fourneau, machine monstrueuse qui, jour et nuit, a flamboyé
infatigablement, à demi obscurcie par des vapeurs suffocantes, et où
le minerai brut, empilé par étages, a bouillonné pour descendre en
coulées ardentes dans les rigoles où il s'est figé. Nul autre engin
n'eût pu fondre la masse informe empâtée par les scories primitives;
il a fallu, pour la dompter, cette élaboration obstinée et cette
intense chaleur. Aujourd'hui les coulées inertes jonchent la terre;
leur poids rebute les mains qui les touchent; si on veut les ployer à
quelque usage, elles résistent ou cassent: telles que les voilà, elles
ne peuvent servir; et cependant telles que les voilà, elles sont la
matière de tout outil et l'instrument de toute oeuvre; c'est à nous de
les refondre. Il faut que chaque esprit les reporte à sa forge, les
épure, les assouplisse, les reforme et retire du bloc grossier le pur
métal.


V

Mais chaque esprit les reforgera selon la structure de son propre
foyer; car toute nation a son génie original dans lequel elle moule
les idées qu'elle prend ailleurs. Ainsi l'Espagne, au seizième et au
dix-septième siècle, a renouvelé avec un autre esprit la peinture et
la poésie italiennes. Ainsi les puritains et les jansénistes ont
repensé dans des cadres neufs le protestantisme primitif. Ainsi les
Français du dix-huitième siècle ont élargi et publié les idées
libérales que les Anglais avaient appliquées ou proposées en religion
et en politique. Il en est de même aujourd'hui. Les Français ne
peuvent atteindre du premier coup, comme les Allemands, les hautes
conceptions d'ensemble. Ils ne savent marcher que pas à pas, en
partant des idées sensibles, en s'élevant insensiblement aux idées
abstraites, selon les méthodes progressives et l'analyse graduelle de
Condillac et de Descartes. Mais cette voie plus lente conduit presque
aussi loin que l'autre, et par surcroît elle évite bien des faux pas.
C'est par elle que nous parviendrons à corriger et à comprendre les
vues de Hegel et de Goethe, et si l'on regarde autour de soi les idées
qui percent, on découvre que nous y arrivons déjà. Le positivisme,
appuyé sur toute l'expérience moderne, et allégé, depuis la mort de
son fondateur, de ses fantaisies sociales et religieuses, a repris une
nouvelle vie en se réduisant à marquer la liaison des groupes naturels
et l'enchaînement des sciences établies. D'autre part, l'histoire, le
roman et la critique, aiguisés par les raffinements de la culture
parisienne, ont fait toucher les lois des événements humains; la
nature s'est montrée comme un ordre de faits, l'homme comme une
continuation de la nature; et l'on a vu un esprit supérieur, le plus
délicat, le plus élevé qui se soit montré de nos jours, reprenant et
modérant les divinations allemandes, exposer en style français tout ce
que la science des mythes, des religions et des langues, emmagasine au
delà du Rhin depuis soixante ans[90].

[Note 90: M. Renan.]


VI

La percée est plus difficile en Angleterre; car l'aptitude aux idées
générales y est moindre et la défiance contre les idées générales y
est plus grande; on y rejette de prime abord tout ce qui de près ou de
loin semble capable de nuire à la morale pratique ou au dogme établi.
L'esprit positif semble en devoir exclure toutes les idées allemandes;
et cependant c'est l'esprit positif qui les introduit. Par exemple,
les théologiens[91], ayant voulu se représenter avec une netteté et
une certitude entière les personnages du Nouveau Testament, ont
supprimé l'auréole et la brume dans lesquelles l'éloignement les
enveloppait; ils se les sont figurés avec leurs vêtements, leurs
gestes, leur accent, avec toutes les nuances d'émotion que leur style
a notées, avec le genre d'imagination que leur siècle leur a imposé,
parmi les paysages qu'ils ont regardés, parmi les monuments devant
lesquels ils ont parlé, avec toutes les circonstances physiques ou
morales que l'érudition et les voyages peuvent rendre sensibles, avec
tous les rapprochements que la physiologie et la psychologie modernes
peuvent suggérer; ils nous en ont donné l'idée précise et prouvée,
colorée et figurative[92]; ils les ont vus non pas à travers des idées
et comme des mythes, mais face à face et comme des hommes. Ils ont
appliqué l'art de Macaulay à l'exégèse, et si l'érudition allemande
pouvait tout entière repasser par ce creuset, sa solidité serait
double, et aussi son prix.

Mais il y a une autre voie toute germanique par laquelle les idées
allemandes peuvent devenir anglaises. C'est celle que Carlyle a prise;
c'est par elle que la religion et la poésie dans les deux pays se
correspondent; c'est par elle que les deux nations sont soeurs. Le
sentiment des choses intérieures (_insight_) est dans la race, et ce
sentiment est une sorte de divination philosophique. Au besoin, le
coeur tient lieu de cerveau. L'homme inspiré, passionné, pénètre dans
l'intérieur des choses; il aperçoit les causes par la secousse qu'il
en ressent; il embrasse les ensembles par la lucidité et la vélocité
de son imagination créatrice; il découvre l'unité d'un groupe par
l'unité de l'émotion qu'il en reçoit. Car sitôt que vous créez, vous
sentez en vous-même la force qui agit dans les objets que vous pensez;
votre sympathie vous révèle leur sens et leur lien; l'intuition est
une analyse achevée et vivante; les poëtes et les prophètes,
Shakspeare et Dante, saint Paul et Luther, ont été sans le vouloir des
théoriciens systématiques, et leurs visions renferment des conceptions
générales de l'homme et de l'univers. Le mysticisme de Carlyle est une
puissance du même genre. Il traduit en style poétique et religieux la
philosophie allemande. Il parle comme Fichte «de l'idée divine du
monde, de la réalité qui gît au fond de toute apparence.» Il parle
comme Goethe «de l'esprit qui tisse éternellement la robe vivante de
la Divinité.» Il emprunte leurs métaphores, seulement il les prend au
pied de la lettre. Il considère comme un être mystérieux et sublime le
Dieu qu'ils considèrent comme une forme ou comme une loi. Il conçoit
par l'exaltation, par la rêverie douloureuse, par le sentiment confus
de l'entrelacement des êtres, cette unité de la nature qu'ils démêlent
à force de raisonnements et d'abstractions. Voilà un dernier chemin,
escarpé sans doute et peu fréquenté, pour atteindre aux sommets où
s'est élancée du premier coup la pensée allemande. L'analyse
méthodique jointe à la coordination des sciences positives, la
critique française raffinée par le goût littéraire et l'observation
mondaine, la critique anglaise appuyée sur le bon sens pratique et
l'intuition positive; enfin, dans un recoin écarté, l'imagination
sympathique et poétique, ce sont là les quatre routes par lesquelles
l'esprit humain chemine aujourd'hui pour reconquérir les hauteurs
sublimes où il s'était cru porté et qu'il a perdues. Ces voies mènent
toutes sur la même cime, mais à des points de vue différents. Celle où
Carlyle a marché, étant la plus lointaine, l'a conduit vers la
perspective la plus étrange. Je le laisserai parler lui-même; il va
dire au lecteur ce qu'il a vu.

[Note 91: Principalement M. Stanley et M. Jowett.]

[Note 92: Graphic.]


§ 3.

SA PHILOSOPHIE, SA MORALE ET SA CRITIQUE.

«Ceci n'est pas une métaphysique, ou quelque autre science abstraite,
ayant son origine dans la tête seule, mais une philosophie de la vie,
ayant son origine aussi dans le coeur, et parlant au coeur[93].»
Carlyle a conté, sous le nom de Teufelsdroeckh, toute la suite des
émotions qui y conduisent. Ce sont celles d'un puritain moderne; ce
sont les doutes, les désespoirs, les combats intérieurs, les
exaltations et les déchirements par lesquels les anciens puritains
arrivaient à la foi: c'est leur foi sous d'autres formes. Chez lui
comme chez eux, l'homme spirituel et intérieur se dégage de l'homme
extérieur et charnel, démêle le devoir à travers les sollicitations du
plaisir, découvre Dieu à travers les apparences de la nature, et, au
delà du monde et des instincts sensibles, aperçoit un monde et un
instinct surnaturels.

[Note 93: However it may be with Metaphysics, and other abstract
science originating in the head (_Verstand_) alone, no Life-Philosophy
(_Lebensphilosophie_), such as this of Clothes pretends to be, which
originates equally in the Character (_Gemüth_), and equally speaks
thereto, can attain its significance till the Character itself is
known and seen.]


I

Le propre de Carlyle, comme de tout mystique, c'est de voir en toute
chose un double sens. Pour lui, les textes et les objets sont capables
de deux interprétations: l'une grossière, ouverte à tous, bonne pour
la vie usuelle; l'autre sublime, ouverte à quelques-uns, propre à la
vie supérieure. «Aux yeux de la vulgaire logique, dit Carlyle,
qu'est-ce que l'homme? Un bipède omnivore qui porte des culottes. Aux
yeux de la pure raison, qu'est-il? Une âme, un esprit, une divine
apparition.»--«Il y a un moi mystérieux caché sous ce vêtement de
chair. Profond est son ensevelissement sous ce vêtement étrange, parmi
les sons, les couleurs et les formes, qui sont ses langes et son
linceul. Et pourtant ce vêtement est tissé dans le ciel et digne de
Dieu[94].»--«Car la matière est esprit, manifestation de l'esprit. La
chose visible, qu'est-elle, sinon un habit, le vêtement de quelque
chose de supérieur et d'invisible, d'inimaginable et sans forme,
obscurci par l'excès même de son éclat[95].... Toutes les choses
visibles sont des emblèmes: ce que tu vois n'est pas là pour son
propre compte. À proprement parler, il n'y a rien là. La matière
n'existe que spirituellement, pour représenter quelque idée et
l'incarner extérieurement. Est-ce que l'imagination n'est pas obligée
de tisser des vêtements, des corps visibles par lesquels les
inspirations et les créations invisibles de notre raison sont révélées
comme le seraient des esprits, et deviennent toutes-puissantes?» Le
langage, la poésie, les arts, l'Église, l'État ne sont que des
symboles. «Ainsi, c'est par des symboles[96] que l'homme est guidé et
commandé, heureux ou misérable; il se trouve de toutes parts enveloppé
des symboles reconnus comme tels ou non reconnus. Tout ce qu'il a fait
n'est-il pas symbolique? sa vie n'est-elle pas une révélation sensible
du don de Dieu, de la force mystique qui est en lui?» Montons plus
haut encore et regardons le Temps et l'Espace, ces deux abîmes que
rien ne semble pouvoir combler ni détruire, et sur lesquels flottent
notre vie et notre univers. «Ils ne sont que les formes de notre
pensée... Il n'y a ni temps ni espace, ce ne sont que de grandes
apparences», enveloppes de notre pensée et de notre monde[97]. Notre
racine est dans l'éternité; nous avons l'air de naître et de mourir,
mais véritablement _nous sommes_. «Sache bien que les ombres du temps
ont seules péri et sont seules périssables, que la substance réelle de
tout ce qui fut et de tout ce qui est existe en ce moment même et pour
toujours.» Tels que nous voilà, avec notre chair et nos sens, nous
nous croyons solides; mais tout cet extérieur n'est qu'un fantôme.
«Ces membres[98], cette forme tempêtueuse, ce sang vivant avec ses
passions ardentes, ce ne sont que poussières et ombres, un système
d'ombres rassemblées autour de notre moi. Nous y glapissons, nous
piaulons dans nos disputes et nos aigres récriminations de hiboux
criards; nous passons sinistres, et faibles, et craintifs, ou bien
nous hurlons et nous nous démenons dans notre folle danse des morts,
jusqu'à ce que l'odeur de l'air du matin nous rappelle à notre
demeure silencieuse et que la nuit pleine de songes s'éveille et
devienne le jour[99].»

Qu'y-a-t-il donc au-dessous de toutes ces vaines apparences? Quel est
cet être immobile dont la nature n'est que la «robe changeante et
vivante?» Nul ne le sait; si le coeur le devine, l'esprit ne
l'aperçoit pas. «La création s'étale devant nous comme un glorieux
arc-en-ciel; mais le soleil qui le fait reste derrière nous, hors de
notre vue[100].» Nous n'en avons que le sentiment, nous n'en avons
point l'idée. Nous sentons que cet univers est beau et terrible; «mais
son essence restera toujours sans nom[101].» Nous n'avons qu'à tomber
à genoux devant cette face voilée; la stupeur et l'adoration sont
notre véritable attitude. «La science sans vénération est stérile,
peut-être vénéneuse. L'homme qui ne peut pas vénérer, qui ne sait pas
habituellement vénérer et adorer, quand il serait le président de cent
Sociétés royales, et quand il porterait dans sa seule tête toute la
Mécanique céleste et toute la philosophie de Hegel, et l'abrégé de
tous les laboratoires et de tous les observatoires avec leurs
résultats,--n'est qu'une paire de lunettes derrière laquelle il n'y a
point d'yeux[102]. Vos Instituts, vos Académies des sciences luttent
bravement, et, parmi les myriades d'hiéroglyphes inextricablement
entassés et entrelacés, recueillent par des combinaisons adroites
quelques lettres en écriture vulgaire qu'ils mettent ensemble pour en
former une ou deux recettes économiques fort utiles dans la
pratique[103].» Croient-ils par hasard «que la nature n'est qu'un
monceau de ces sortes de recettes, quelque énorme livre de cuisine?»
Ôte les écailles de tes yeux, et regarde. «Tu verras que ce sublime
univers, dans la moindre de ses provinces, est, à la lettre, la cité
étoilée de Dieu; qu'à travers chaque étoile, à travers vers chaque
brin de gazon, surtout à travers chaque âme vivante rayonne la gloire
d'un Dieu présent.--Génération après génération, l'humanité prend la
forme d'un corps, et, s'élançant de la nuit cimmérienne, apparaît avec
une mission du ciel. Puis l'envoyé céleste est rappelé; son vêtement
de terre tombe, et bientôt devient pour les sens eux-mêmes une ombre
évanouie. Ainsi, comme une artillerie céleste pleine de foudroiements
et de flammes, cette mystérieuse humanité tonne et flamboie, en files
grandioses, en successions rapides, à travers l'abîme inconnu. Ainsi,
comme une armée d'esprits enflammés, créés par Dieu, nous sortons du
vide, nous nous hâtons orageusement à travers la terre, puis nous nous
replongeons dans le vide. Mais d'où venons-nous? ô Dieu, où
allons-nous? Les sens ne répondent pas, la foi ne répond pas;
seulement nous savons que c'est d'un mystère à un autre mystère, et de
Dieu à Dieu[104].»

[Note 94: _Sartor_, p. 75, 76, 83, 259.]

[Note 95: For Matter, were it never so despicable, is Spirit, the
manifestation of Spirit: were it never so honourable, can it be more?
The thing visible, nay the thing imagined, the thing in any way
conceived as visible, what is it but a garment, a clothing of the
higher, celestial invisible "unimaginable, formless, dark with excess
of bright?"

All visible things are emblems; what thou seest is not there on its
own account; strictly taken, is not there at all: Matter exists only
spiritually, and to represent some Idea, and _body_ it forth.]

[Note 96: In the Symbol proper, what we can call a Symbol, there
is ever, more or less distinctly, and directly, some embodiment and
revelation of the Infinite; the Infinite is made to blend itself with
the Finite, to stand visible, and as it were, attainable there. By
Symbols, accordingly, is man guided and commanded, made happy, made
wretched. He everywhere finds himself encompassed with Symbols,
recognised as such or not recognised: the Universe is but one vast
Symbol of God: nay if thou wilt have it, what is man himself but a
Symbol of God? Is not all that he does symbolical; a revelation to
Sense of the mystic god-given Force that is in him?]

[Note 97: But deepest of all illusory Appearances, for hiding
Wonder, as for many other ends, are your two grand fundamental
world-enveloping Appearances, SPACE and TIME. These, as spun and woven
for us from before Birth itself, to clothe our celestial ME for
dwelling here, and yet to blind it,--lie all-embracing, as the
universal canvass, or warp and woof, whereby all minor Illusions, in
this Phantasm Existence, weave and paint themselves.]

[Note 98: _Sartor_, p. 313, 412.]

[Note 99: O Heaven, it is mysterious, it is awful to consider that
we not only carry each a future Ghost within him; but are, in very
deed, Ghosts! These Limbs, whence had we them; this stormy Force; this
life-blood with its burning Passion? They are dust and shadow; a
shadow-system gathered round our ME; wherein, through some moments or
years, the Divine Essence is to be revealed in the flesh.

And again, do we not squeak and gibber (in our discordant,
screech-owlish debatings and recriminatings); and glide bodeful, and
feeble, and fearful; or uproar (poltern), and revel in our mad dance
of the Dead,--till the scent of the morning-air summons us to our
still home; and dreamy night becomes awake and day?]

[Note 100: Creation, says one, lies before us like a glorious
rainbow; but the sun that made it lies behind us, hidden from us.]

[Note 101: _Past and Present_, p. 76.--_Sartor_, p. 78, 304, 314.]

[Note 102: The man who cannot wonder, who does not habitually
wonder (and worship), were he president of innumerable Royal
Societies, and carried the whole _Mécanique céleste_ and _Hegel's
Philosophy_, and the epitome of all laboratories and observatories
with their results, in his single head,--is but a pair of spectacles
behind which there is no eye. Let those who have eyes look through
him, then he may be useful.

Thou wilt have no Mystery and Mysticism; wilt walk through thy world
by the sunshine of what thou callst Truth, or even by the Hand-lamp of
what I call Attorney-Logic: and "explain" all, "account" for all, or
believe nothing of it? Nay, thou wilt attempt laughter. Who so
recognises the unfathomable, all-pervading domain of Mystery, which is
everywhere, under, over feet and among our hands; to whom the Universe
is an oracle and temple, as well as a kitchen and cattle stall, he
shall be a delirious Mystic; to him thou, with sniffing charity, wilt
protusively proffer thy Hand-lamp, and shriek, as one injured, when he
kicks his foot through it?]

[Note 103: We speak of the volume of Nature: and truly a volume it
is,--whose author and writer is God. To read it! Dost thou, does man,
so much as well know the Alphabet thereof? With its words, sentences,
and grand descriptive pages, poetical and philosophical, spread out
through Solar systems, and thousands of years, we shall not try thee.
It is a volume written in celestial hieroglyphs, in the true Sacred
writing; of which even Prophets are happy that they can read here a
line and there a line. As for your Institutes, and Academies of
science, they strive bravely; and, from amid the thick-crowded,
inextricably intertwisted hieroglyphic writing, pick out, by dexterous
combination, some letters in the vulgar character, and therefrom put
together this and the other economic recipe, of high avail in
practice. That Nature is more than some boundless volume of such
recipes, or huge, well-nigh inexhaustible domestic cookery-book, of
which the whole secret will in this manner one day evolve itself.

And what is that Science, which the scientific head alone, were it
screwed off, and (like the Doctor's in the Arabian tale) set in a
basin, to keep it alive, could prosecute without shadow of a
heart,--but one other of the mechanical and menial handicrafts, for
which the Scientific Head (having a soul in it) is too noble an organ?
I mean that Thought without reverence is barren, perhaps poisonous.]

[Note 104: Generation after generation takes to itself the form of
a Body; and forth-issuing from Cimmerian night, on Heaven's mission
APPEARS. What force and Fire is in each he expends: one grinding in
the mill of Industry; one hunter-like climbing the giddy Alpine
heights of Science; one madly dashed in pieces on the rocks of Strife,
in war with his fellow:--and then the Heaven-sent is recalled; his
earthly vesture falls away, and soon even to Sense becomes a vanished
Shadow. Thus, like some wild-flaming, wild-thundering train of
Heaven's artillery, does this mysterious MANKIND thunder and flame, in
long-drawn, quick-succeeding grandeur, through the unknown Deep. Thus,
like a God-created, fire-breathing Spirit-host, we emerge from the
Inane; haste stormfully across the astonished Earth, then plunge again
into the Inane.

But whence?--O Heaven, whither? Sense knows not; Faith knows not; only
that it is through mystery to mystery, from God and to God.]


II

Cette véhémente poésie religieuse, toute remplie des souvenirs de
Milton et de Shakspeare, n'est qu'une _transcription_ anglaise des
idées allemandes. Il y a une règle fixe pour _transposer_,
c'est-à-dire pour convertir les unes dans les autres les idées d'un
positiviste, d'un panthéiste, d'un spiritualiste, d'un mystique, d'un
poëte, d'une tête à images et d'une tête à formules. On peut marquer
tous les pas qui conduisent la simple conception philosophique à
l'état extrême et violent. Prenez le monde tel que le montrent les
sciences: c'est un groupe régulier, ou, si vous voulez, une série qui
a sa loi; selon elles, ce n'est rien davantage. Comme de la loi on
déduit la série, vous pouvez dire qu'elle l'engendre, et considérer
cette loi comme une force. Si vous êtes artiste, vous saisirez
d'ensemble la force, la série des effets et la belle façon régulière
dont la force produit la série; à mon gré, cette représentation
sympathique est, de toutes, la plus exacte et la plus complète; la
connaissance est bornée tant qu'elle ne s'avance pas jusque-là, et la
connaissance est achevée quand elle est arrivée là. Mais au delà
commencent les fantômes que l'esprit crée, et par lesquels il se dupe
lui-même. Si vous avez un peu d'imagination, vous ferez de cette force
un être distinct, situé hors des prises de l'expérience, spirituel,
principe et substance des choses sensibles. Voilà un être
métaphysique. Ajoutez un degré à votre imagination et à votre
enthousiasme, vous direz que cet esprit, situé hors du temps et de
l'espace, se manifeste par le temps et par l'espace, qu'il subsiste en
toute chose, qu'il anime toute chose, que nous avons en lui le
mouvement, l'être et la vie. Poussez jusqu'au bout dans la vision et
l'extase, vous déclarerez que ce principe est seul réel, que le reste
n'est qu'apparence; dès lors vous voilà privé de tous les moyens de le
définir; vous n'en pouvez rien affirmer, sinon qu'il est la source des
choses et qu'on ne peut rien affirmer de lui; vous le considérez comme
un abîme grandiose et insondable; vous cherchez, pour arriver à lui,
une voie autre que les idées claires; vous préconisez le sentiment,
l'exaltation. Si vous avez le tempérament triste, vous le cherchez,
comme les sectaires, douloureusement, parmi les prosternements et les
angoisses. Par cette échelle de transformations, l'idée générale
devient un être poétique, puis un être philosophique, puis un être
mystique, et la métaphysique allemande, concentrée et échauffée, se
trouve changée en puritanisme anglais.


III

Ce qui distingue ce mysticisme des autres, c'est qu'il est pratique.
Le puritain s'inquiète non-seulement de ce qu'il doit croire, mais
encore de ce qu'il doit faire; il veut une réponse à ses doutes, mais
surtout une règle à sa conduite; il est tourmenté par le sentiment de
son ignorance, mais aussi par l'horreur de ses vices; il cherche Dieu,
mais en même temps le devoir. À ses yeux, les deux n'en font qu'un; le
sens moral est le promoteur et le guide de la philosophie. «Est-ce
qu'il n'y a pas de Dieu, ou tout au plus un Dieu en voyage, oisif, qui
reste assis depuis le premier sabbat à la porte de son univers et le
regarde aller? Est-ce que le mot _devoir_ n'a pas de sens? Faut-il
dire que ce que nous appelons devoir n'est point un messager divin et
un guide, mais un fantôme terrestre et trompeur fabriqué avec le désir
et la crainte, avec les émanations de la potence et le lit céleste du
docteur Graham?--Le bonheur d'une conscience satisfaite? Est-ce que
Paul de Tarse, que l'admiration des hommes a déclaré saint, ne sentait
pas qu'il était le premier des pécheurs? Est-ce que Néron de Rome,
l'esprit joyeux, ne passait pas le meilleur de son temps à jouer de la
lyre? Malheureux pileur de mots et découpeur de motifs, qui, dans ton
moulin logique, possèdes un mécanisme pour le divin lui-même et
voudrais m'extraire la vertu des écorces du plaisir; je te dis
non[105]!» Il y a en nous un instinct qui dit non. Nous découvrons en
nous «quelque chose de plus haut que l'amour du bonheur,» l'amour du
sacrifice. Voilà la partie divine de notre âme. Nous apercevons en
elle et par elle le Dieu qui, autrement, nous resterait toujours
caché. Nous perçons par elle dans un monde inconnu et sublime. Il y a
un état extraordinaire de l'âme par lequel elle sort de l'égoïsme,
renonce au plaisir, ne se soucie plus d'elle-même, adore la douleur,
comprend la sainteté[106]. Cet obscur _au delà_ que les sens
n'atteignent point, que la raison ne peut définir, que l'imagination
figure comme un roi et comme une personne, c'est la sainteté, c'est le
sublime. Le héros y habite: «Il y vit[107] dans cette sphère
intérieure des choses, dans le vrai, dans le divin, dans l'éternel qui
existe toujours, invisible à la foule, sous le temporaire et le
trivial; son être est là, sa vie est un fragment du coeur immortel de
la nature[108].» La vertu est une révélation, l'héroïsme est une
lumière, la conscience une philosophie, et l'on exprimera en abrégé ce
mysticisme moral en disant que Dieu, pour Carlyle, est un mystère dont
le seul nom est l'idéal.

[Note 105: Is there no God, then; but at best an absentee God,
sitting idle, ever since the first Sabbath, at the outside of his
Universe, and seeing it go? Has the word Duty no meaning? Is what we
call Duty no divine messenger and guide, but a false earthly fantasm,
made up of desire and fear, of emanations from the gallows and from
Doctor Graham's celestial bed? Happiness of an approving conscience!
Did not Paul of Tarsus, whom admiring men have since named Saint, feel
that _he_ was the "chief of sinners;" and Nero of Rome, jocund in
spirit (_wohlgemuth_), spend much of his time in fiddling? Foolish
word-monger and motive-grinder, who in thy logic-mill hast an earthly
mechanism for the Godlike itself, and wouldst fain grind me out virtue
from the husks of pleasure,--I tell thee, Nay!]

[Note 106: Only this I know, if what thou namest Happiness be our
true aim, then are we all astray. With stupidity and sound digestion
man may front much. But what, in these dull unimaginative days, are
the terrors of Conscience to the diseases of the liver! Not on
Morality, but on cookery let us build our stronghold: there
brandishing our frying-pan, as censer, let us offer sweet incense to
the Devil, and live at ease on the fat things which he has provided
for his Elect!]

[Note 107: _On Heroes_, p. 244, 71.]

[Note 108: The hero is who lives in the inward sphere of things,
in the True, Divine, Eternal, which exists always, unseen to most,
under the Temporary, Trivial; his being is in that.... His life is a
piece of the everlasting heart of nature itself.

                                               (_On Heroes_, p. 245.)]


IV

Cette faculté d'apercevoir dans les choses le sens intérieur, et cette
disposition à rechercher dans les choses le sens moral, ont produit en
lui toutes ses doctrines, et d'abord son christianisme. Ce christianisme
est fort libre; Carlyle prend la religion à l'allemande, d'une façon
symbolique. C'est pourquoi on l'appelle panthéiste: ce qui, en bon
français moderne, signifie fou ou scélérat. En Angleterre aussi, on
l'exorcise. Son ami Sterling lui envoie de longues dissertations pour le
ramener au Dieu personnel. À chaque instant il blesse au vif les
théologiens qui font de la cause primitive un architecte ou un
administrateur. Il les choque encore bien mieux quand il entre dans le
dogme; il considère le christianisme comme un mythe, dont l'essence est
«l'adoration de la douleur. Son temple, fondé il y a dix-huit siècles,
gît en ruines maintenant, recouvert de végétations parasites, habité par
des créatures plaintives. Avance pourtant: dans une crypte basse, qui a
pour arche des fragments qui croulent, tu trouveras encore l'autel et
la lampe sacrée qui brûle éternellement[109].» Mais ses gardiens ne la
connaissent plus. Une friperie de décorations officielles la cache aux
regards des hommes. L'Église protestante au dix-neuvième siècle, comme
l'Église catholique au seizième siècle, a besoin d'une réforme. Il nous
faut un nouveau Luther. «Car, dit-il dans son livre du _Tailleur_,
l'Église est l'habit, le tissu spirituel et intérieur, qui administre la
vie et la chaude circulation à tout le reste; sans lui, le cadavre, et
jusqu'à la poussière de la société, finiraient par s'évaporer et
s'anéantir. Cependant, en notre âge du monde, ces habits ecclésiastiques
se sont misérablement percés aux coudes. Bien pis, la plupart d'entre
eux sont devenus de simples formes creuses, des masques sous lesquels
nulle figure vivante, nul esprit n'habite encore, où il n'y a plus que
des araignées et de sales scarabées, horrible amas, qui de leurs pattes
tracassent à leur métier. Et ce masque fixe encore sur vous ses yeux de
verre, avec un lugubre simulacre de vie. Depuis une génération ou deux,
la religion s'est retirée de lui, et, dans des coins que nul ne
remarque, elle se tisse silencieusement de nouveaux vêtements dans
lesquels elle apparaîtra de nouveau pour nous ranimer, nous, nos fils,
ou nos petits-fils[110].»--Une fois le christianisme réduit au
sentiment de l'abnégation, les autres religions reprennent par
contre-coup leur dignité et leur importance. Elles sont, comme le
christianisme, des formes de la religion universelle. «Elles renferment
toutes une vérité, autrement les hommes ne les auraient pas
embrassées[111].» Elles ne sont pas une imposture de charlatans ni un
jeu d'imaginations poétiques. Elles sont une vie plus ou moins trouble
du mystère auguste et infini qui est au fond de l'univers. «Le plus
grossier païen qui adora l'étoile Canope ou la pierre noire de la Caaba
y reconnaissait une beauté, un sens divin.... Canope luisant sur le
désert, avec son éclat de diamant bleuâtre (cet étrange éclat bleuâtre
qui semble celui d'un esprit), perçait jusqu'au coeur du sauvage
Ismaélite qu'elle guidait à travers le désert vide. Pour ce coeur
sauvage, plein de toutes les émotions, sans langage pour aucune émotion,
elle pouvait sembler un petit oeil, cette étoile Canope, qui le
regardait du plus profond de l'éternité et lui révélait la splendeur
intérieure.» Le culte du grand Lama, le papisme lui-même, interprètent à
leur façon le sentiment du divin; c'est pourquoi le papisme lui-même est
respectable. «Qu'il dure aussi longtemps «qu'il pourra» (ceci est bien
hardi en Angleterre), «aussi longtemps qu'il pourra guider une vie
pieuse.» On l'appelle idolâtrie, peu importe. Qu'est-ce qu'une idole,
sinon un symbole, une chose vue ou imaginée qui représente le divin?
«Toutes les religions sont des symboles. Le plus rigoureux puritain a sa
confession de foi; sa représentation intellectuelle des choses divines.
Toutes les croyances, les liturgies, les formes religieuses, les
conceptions dont se revêt le sentiment religieux, sont en ce sens des
idoles, des choses vues. Tout culte doit s'accomplir par des symboles,
des idoles; nous pouvons dire que toute idolâtrie est comparative, et
que la pire idolâtrie n'est qu'une idolâtrie plus grande.» La seule qui
soit détestable est celle d'où le sentiment s'est retiré, qui ne
consiste qu'en cérémonies apprises, en répétition machinale de prières,
en profession décente de formules qu'on n'entend pas. La vénération
profonde d'un moine du douzième siècle prosterné devant les reliques de
saint Edmond, valait mieux que la piété de convenance et la froide
religion philosophique d'un protestant d'aujourd'hui. Quel que soit le
culte, c'est le sentiment qui lui communique toute sa vertu. Et ce
sentiment est le sentiment moral. «La seule fin[112], la seule essence,
le seul usage de toute religion passée présente ou à venir, est de
garder vivante et ardente notre conscience morale, qui est notre lumière
intérieure. Toute religion est venue ici pour nous rappeler plus ou
moins bien ce que nous savons déjà plus ou moins bien, à savoir qu'il y
a une différence absolument _infinie_ entre un homme de bien et un homme
méchant, pour nous ordonner d'aimer l'un, infiniment, d'abhorrer et
d'éviter l'autre infiniment, de nous efforcer infiniment d'être l'un et
de n'être point l'autre[113].»--«Toute religion qui n'aboutit pas à
l'action, au travail, peut s'en aller et habiter parmi les brahmanes,
les antinomiens, les derviches tourneurs, partout où elle voudra; chez
moi, elle n'a pas de place[114].» Chez vous, fort bien, mais elle en
trouve ailleurs. Nous touchons ici le trait anglais et étroit de cette
conception allemande et si large. Il y a beaucoup de religions qui ne
sont point morales, il y en a beaucoup, plus encore qui ne sont point
pratiques. Carlyle veut réduire le coeur de l'homme au sentiment anglais
du devoir, et l'imagination de l'homme au sentiment anglais du respect.
La moitié de la poésie humaine échappe à ses prises. Car si une portion
de nous-même nous soulève jusqu'à l'abnégation et à la vertu, une autre
portion nous emmène vers la jouissance et le plaisir. L'homme est païen
aussi bien que chrétien; la nature a deux faces; plusieurs races,
l'Inde, la Grèce, l'Italie n'ont compris que la seconde, et n'ont eu
pour religions que l'adoration de la force dévergondée et l'extase de
l'imagination grandiose, ou bien encore l'admiration de la forme
harmonieuse avec le culte de la volupté, de la beauté et du bonheur.

[Note 109: Knowest thou that "_Worship of sorrow_?" The Temple
thereof, founded some eighteen centuries ago, now lies in ruins,
overgrown with jungle, the habitation of doleful creatures.
Nevertheless, venture forward: in a low crypt, arched out of falling
fragments, thou findest the altar still there, and its sacred lamp
perennially burning.]

[Note 110: For if Government is, so to speak, the outward SKIN of
the Body Politic, holding the whole together and protecting it; and if
all your craft-guilds, and Associations for industry, of hand or of
head, are the fleshy clothes, the muscular and osseous tissues (lying
_under_ such SKIN), whereby Society stands and Works;--then is
Religion the inmost pericardial and nervous tissue which ministers
life and warm circulation to the whole.

Meanwhile, in our era of the world, those church-clothes have gone
sorrowfully out at elbows: nay, far worse, many of them have become
mere hollow shapes, or masks, under which no living Figure or Spirit
any longer dwells; but only spiders and unclean beetles, in horrid
accumulation, drive their trade; and the mask still glares on you with
his glass-eyes, in ghastly affectation of life,--some generation and
half after Religion has quite withdrawn from it, and in unnoticed
nooks is weaving for herself new vestures, wherewith to reappear, and
bless us, or our sons and grandsons.]

[Note 111: _On Heroes_, 6, 191-92; 14, 217.--_Past and Present._

Canopus shining down over the desert, with its blue diamond brightness
(that wild blue spirit-like brightness far brighter than we ever
witness here) would pierce into the heart of the wild Ishmaelitish
man, whom it was guiding through that solitary waste there. To his
wild heart, with all feelings in it, with no _speech_ for any feeling,
it might seem a little eye, that Canopus, glancing out on him from the
great deep Eternity, revealing the inner splendour to him. (_On
Heroes_, p. 14.)]

[Note 112: _Past and Present_, p. 305, 270.]

[Note 113: The one end, essence and use of all religion past,
present, and to come, is this only: to keep the same moral conscience
or inner light of ours alive and shining.... All Religion was here to
remind us better or worse of what we already know better or worse of
the quite _infinite_ difference there is between a good man and a bad;
to bid us love infinitely the one, abhor and avoid infinitely the
other; strive infinitely to be the one and not to be the other. "All
religion issues in due practical Hero-worship."

                                        (_Past and Present_, p. 305.)]

[Note 114: All true work is Religion; and whatsoever Religion is
not work may go and dwell among the Brahmins, Antinomians, spinning
Dervishes, or where it will; with me it shall have no harbour. (_Past
and Present_, p. 270.)]


V

Sa critique des oeuvres littéraires a la même chaleur et la même
violence, la même portée et les mêmes limites, le même principe et les
mêmes conclusions que sa critique des oeuvres religieuses. Il y a
introduit les grandes idées de Hegel et de Goethe, et les a resserrées
sous la discipline étroite du sentiment puritain[115]. Il considère le
poète, l'écrivain, l'artiste «comme un interprète de l'idée divine
qui est au fond de toute apparence, comme un révélateur de l'infini,»
comme un représentant de son siècle, de sa nation, de son âge; vous
reconnaissez ici toutes les formules germaniques. Elles signifient que
l'artiste démêle et exprime mieux que personne les traits saillants et
durables du monde qui l'entoure, en sorte qu'on peut extraire de son
oeuvre une théorie de l'homme et de la nature, en même temps qu'une
peinture de sa race et de son temps. Cette découverte a renouvelé la
critique. Carlyle lui doit ses plus belles vues, ses leçons sur
Shakspeare et sur Dante, ses études sur Goethe, sur Johnson, sur Burns
et sur Rousseau. Là-dessus et par un entraînement naturel, il est
devenu le héraut de la littérature allemande; il s'est fait l'apôtre
de Goethe; il l'a loué avec une ferveur de néophyte jusqu'à manquer à
son endroit d'adresse et de clairvoyance; il l'appelle héros, il
présente sa vie comme un exemple à tous les gens de notre siècle; il
ne veut point voir son paganisme, si visible, mais si contrariant pour
un puritain. Par un autre contre-coup des mêmes causes, il a fait de
Jean-Paul, le bouffon affecté, l'humoriste extravagant, «un géant,»
une sorte de prophète; il a comblé d'éloges Novalis et les rêveurs
mystiques; il a mis le démocrate Burns au-dessus de Byron; il a exalté
Johnson, ce brave pédant, le plus grotesque des taureaux littéraires.
Son principe est que dans une oeuvre d'esprit la forme est peu de
chose, le fond seul est important. Sitôt qu'un homme a un sentiment
profond, une conviction forte, son livre est beau. Un écrit, quel
qu'il soit, ne fait que manifester une âme; si cette âme est sérieuse,
si elle est intimement et habituellement ébranlée par les graves
pensées qui doivent préoccuper une âme, si elle aime le bien, si elle
est dévouée, si elle s'attache de tous ses efforts, sans
arrière-pensée d'intérêt ou d'amour-propre, à publier la vérité qui la
frappe, elle a touché le but: nous n'avons que faire du talent; nous
n'avons pas besoin d'être flattés par de belles formes; notre unique
objet est de nous trouver face à face avec le sublime; toute la
destinée de l'homme est de sentir l'héroïsme; la poésie et les arts
n'ont pas d'autre emploi ni d'autre mérite. Vous voyez à quel degré et
avec quel excès Carlyle a le sentiment germanique, pourquoi il aime
les mystiques, les humoristes, les prophètes, les écrivains illettrés
et hommes d'action, les poëtes primesautiers, tous ceux qui violentent
la beauté régulière par ignorance, par brutalité, par folie ou de
parti pris. Il va jusqu'à excuser la rhétorique de Johnson, parce que
Johnson fut loyal et sincère; il ne distingue pas en lui l'homme
littéraire de l'homme pratique; il cesse de voir le déclamateur
classique, étrange composé de Scaliger, de Boileau, et de La Harpe,
enharnaché majestueusement dans la défroque cicéronienne, pour ne
regarder que l'homme religieux et convaincu. Une pareille habitude
bouche les yeux sur la moitié des choses. Carlyle parle avec une
indifférence méprisante[116] du dilettantisme moderne, semble
mépriser les peintres, n'admet pas la beauté sensible. Tout entier aux
écrivains, il néglige les artistes; en effet, la source des arts est
le sentiment de la forme, et les plus grands artistes, les Italiens,
les Grecs, n'ont connu, comme leurs prêtres et leurs poëtes, que la
beauté de la volupté et de la force. De là vient encore qu'il n'a
point de goût pour la littérature française. Cet ordre exact, ces
belles proportions, ce perpétuel souci de l'agréable et du convenable,
cette architecture harmonieuse d'idées claires et suivies, cette
peinture délicate de la société, cette perfection du style, rien de ce
qui nous touche n'a de prise sur lui. Sa façon d'entendre la vie est
trop éloignée de la nôtre. Il a beau essayer de comprendre Voltaire,
il n'arrive qu'à le diffamer[117]. «Il n'y a pas une seule grande
pensée dans ses trente-six in-quartos.... Son regard s'arrête à la
superficie de la nature; le grand Tout, avec sa beauté et sa
mystérieuse grandeur infinie, ne lui a jamais été révélé; même un seul
instant; il a regardé et noté seulement tel atome, et puis tel autre,
leurs différences et leurs oppositions[118].... Sa théorie du monde,
sa peinture de l'homme et de la vie de l'homme, est mesquine,
pitoyable même, pour un poëte et un philosophe. Il lit l'histoire, non
pas avec les yeux d'un voyant pieux ou même d'un critique, mais avec
une simple paire de lunettes anticatholiques. Elle n'est point pour
lui un drame grandiose, joué sur le théâtre de l'infini, avec les
soleils pour lampes et l'éternité pour fond.... mais une pauvre
insipide dispute de club dévidée dix siècles durant entre
l'Encyclopédie et la Sorbonne. L'univers de Dieu est un patrimoine de
saint Pierre un peu plus grand que l'autre, duquel il serait agréable
et bon de chasser le pape.... La haute louange d'avoir poursuivi un
but juste ou noble ne peut lui être accordée sans beaucoup de
réserves, et peut même, avec assez d'apparence, lui être refusée. La
force qui lui était nécessaire n'était ni noble ni grande, mais
petite et à quelques égards de basse espèce. Seulement il en fait
usage avec dextérité et à propos. Pour bâtir le temple d'Éphèse, il
avait fallu le travail de bien des têtes sages et de bien des bras
robustes, pendant des vies entières; et ce même temple a pu être
détruit par un fou en une heure.» Voilà d'assez gros mots; nous n'en
emploierons pas de pareils. Je dirai seulement que si quelqu'un
jugeait Carlyle en Français, comme il juge Voltaire en Anglais, ce
quelqu'un ferait de Carlyle un portrait différent de celui que
j'essaye de tracer ici.

[Note 115: _Heroes_, p. 129, 245.--_Miscellanies_, passim.]

[Note 116: _Life of Sterling._]

[Note 117: _Miscellanies_, p. 11, 121, 148.]

[Note 118: We find no heroism of character in him, from first to
last; nay, there is not, that we know of, one great thought in all his
six and thirty quartos.... He sees but a little way into Nature; the
mighty All in its beauty and infinite mysterious grandeur, humbling
the small me into nothingness, has never even for moments been
revealed to him; only this and that other atom of it, and the
differences and discrepancies of these two, has he looked into and
noted down. His theory of the world, his picture of man and man's life
is little; for a poet and philosopher even pitiful. "The Divine Idea
that which lies at the bottom of appearance" was never more invisible
to any man. He reads history not with the eyes of a devout seer or
even of a critic, but through a pair of mere anti-catholic spectacles.
It is not a mighty drama enacted on the theater of Infinitude, with
suns for lamps and Eternity as back-ground... but a poor wearisome
debating-club dispute, spun through ten centuries, between the
_Encyclopédie_ and the _Sorbonne_.... God's Universe is a larger
patrimony of Saint Peter, from where it were pleasant and well to hunt
the Pope.... The still higher praise of having had a right or noble
aim cannot be conceded to him without many limitations, and may
plausibly enough be altogether denied.... The force necessary for him
was no wise a great and noble one; but a small, in some respects a
mean one, to be nimbly and seasonably put into use. The Ephesian
temple which it had employed many wise heads and strong arms, for a
life-time, to build, could be un-built by one madman, in a single
hour.]


VI

Ce commerce de dénigrements était en vigueur il y a cinquante ans;
dans cinquante ans, il est probable qu'il aura cessé tout à fait. Nous
commençons à comprendre le sérieux des puritains; peut-être les
Anglais finiront-ils par comprendre la gaieté de Voltaire; nous
travaillons à goûter Shakspeare, ils essayeront sans doute de goûter
Racine. Goethe, le maître de tous les esprits modernes, a bien su
goûter tous les deux[119]. Il faut que le critique à son âme naturelle
et nationale ajoute cinq ou six âmes artificielles et acquises, et que
sa sympathie flexible l'introduise en des sentiments éteints ou
étrangers. Le meilleur fruit de la critique est de nous déprendre de
nous-mêmes, de nous contraindre à faire la part du milieu où nous
vivons plongés, de nous enseigner à démêler les objets eux-mêmes à
travers les apparences passagères dont notre caractère et notre siècle
ne manquent jamais de les revêtir. Chacun les regarde avec des
lunettes de portée et de couleur diverses, et nul ne peut atteindre la
vérité qu'en tenant compte de la forme et de la teinte que la
structure de ses verres impose aux objets qu'il aperçoit. Jusqu'ici
nous nous sommes disputés et battus, l'un disant que les choses sont
vertes, d'autres qu'elles sont jaunes, d'autres enfin qu'elles sont
rouges, chacun accusant son voisin de mal voir et d'être de mauvaise
foi. Voici enfin que nous apprenons l'optique morale; nous découvrons
que la couleur n'est point dans les objets, mais en nous-mêmes; nous
pardonnons à nos voisins de voir autrement que nous; nous
reconnaissons qu'ils doivent voir rouge ce qui nous paraît bleu, vert
ce qui nous paraît jaune; nous pouvons même définir l'espèce de
lunettes qui produit le jaune et l'espèce de lunettes qui produit le
vert, deviner leurs effets d'après leur nature, prédire aux gens la
teinte sous laquelle leur apparaîtra l'objet qu'on va leur présenter,
construire d'avance le système de tout esprit, et peut-être un jour
nous dégager de tout système. «Comme poëte, disait Goethe, je suis
polythéiste; comme naturaliste, panthéiste; comme être moral, déiste;
et j'ai besoin, pour exprimer mon sentiment, de toutes ces formes.»
En effet, toutes ces lunettes sont bonnes, car elles nous montrent
toutes quelque aspect nouveau des choses. Le point important, c'est
d'en avoir non pas une, mais plusieurs, d'employer chacune d'elles au
moment convenable, de faire abstraction de la couleur qui lui est
particulière, de savoir que derrière ces milliers de teintes mouvantes
et poétiques, l'optique ne constate que des changements régis par une
loi.

[Note 119: Voyez ce double éloge dans Wilhelm Meister.]


§ 4.

SA CONCEPTION DE L'HISTOIRE.


I.

«L'histoire universelle[120], dit Carlyle, l'histoire de ce que
l'homme a accompli dans le monde, est au fond l'histoire des grands
hommes qui ont travaillé ici-bas. Ils ont été les conducteurs des
peuples, ces grands hommes; les formateurs, les modèles, et, dans un
sens large, les créateurs de tout ce que la masse des hommes pris
ensemble est parvenue à faire ou à atteindre. Toutes les choses que
nous voyons debout dans le monde sont proprement le résultat matériel
extérieur, l'accomplissement pratique et l'incarnation des pensées qui
ont habité dans les grands hommes envoyés au monde. L'âme de
l'histoire entière du monde, ce serait leur histoire[121].» Quels
qu'ils soient, poëtes, réformateurs; écrivains, hommes d'action,
révélateurs, il leur donne à tous un caractère mystique. «Le héros est
un messager envoyé du fond du mystérieux Infini avec des nouvelles
pour nous.... Il vient de la substance intérieure des choses. Il y vit
et il y doit vivre en communion quotidienne.... Il vient du coeur du
monde, de la réalité primordiale des choses; l'inspiration du
Tout-Puissant lui donne l'intelligence, et véritablement ce qu'il
prononce est une sorte de révélation[122].» En vain l'ignorance de son
siècle et ses propres imperfections altèrent la pureté de sa vision
originale; il atteint toujours quelque vérité immuable et vivifiante;
c'est pour cette vérité qu'il est écouté, et c'est par cette vérité
qu'il est puissant. Ce qu'il en a découvert est immortel et
efficace[123]. «Les oeuvres d'un homme, quand vous les enseveliriez
dans des montagnes de guano, sous les obscènes ordures de tous les
hibous antiquaires, ne périssent pas, ne peuvent pas périr. Ce qu'il y
avait de lumière éternelle dans un homme et dans sa vie, cela
précisément est ajouté aux éternités, cela subsiste pour toujours
comme une nouvelle et divine portion de la somme des choses[124].
C'est pour cela que le culte des héros est à cette heure et à toutes
les heures la puissance vivifiante de la vie humaine; la religion est
fondée dessus; toute société s'y appuie. Car qu'est-ce proprement que
la loyauté[125] qui est le souffle vital de toute société, sinon une
émanation du culte des héros, une admiration soumise pour ceux qui
sont vraiment grands?» Ce sentiment est le fonds même de l'homme. Il
subsiste aujourd'hui même dans cet âge de nivellement et de
destruction. «Je vois dans cette indestructibilité du culte de
l'héroïsme la base de roc éternel au-dessous de laquelle les ruines
confuses des écroulements révolutionnaires ne peuvent tomber.»

[Note 120: _On Heroes_, t. I, p. 71.]

[Note 121: Universal history, the history of what man has
accomplished in this world, is at bottom the history of the great men
who have worked here. They were the leaders of men, these great ones;
the modellers, patterns, and in a wide sense creators, of whatsoever
the general mass of men contrived to do or to attain; all things that
we see standing accomplished in the world are properly the outer
material result, the practical realisation and embodiment of thoughts
that dwelt in the great men sent into the world; the soul of the whole
world's history, it may be justly considered, were the history of
these. (_On Heroes_, p. 1.)]

[Note 122: Such a man is what we call an _original_ man; he comes
to us at first hand. A messenger he, sent from the infinite unknown
with tidings to us.... Direct from the inner fact of things.--He lives
and has to live in daily communion with that. Hearsays cannot hide it
from him; he is blind, homeless, miserable following hearsays; it
glares upon him.... It is from the heart of the world that he comes.
He is portion of the primal reality of things. (_On Heroes_, p. 71.)]

[Note 123: _Cromwell's Speeches and Letters_, t. II, p. 668.]

[Note 124: The works of a man, bury them under what
guano-mountains and obscene owl-droppings you will, do not perish,
cannot perish. What of heroism, what of Eternal light was in man and
his life, is with very great exactness added to the Eternities,
remains for ever a new divine portion of the sum of things.

                            (_Cromwell's Letters_, dernier chapitre.)]

[Note 125: _Loyalty_, mot intraduisible, qui désigne le sentiment
de subordination, quand il est noble.]


II

Il y a là une théorie allemande, mais transformée, précisée et
épaissie à la manière anglaise. Les Allemands disaient que toute
nation, toute période, toute civilisation a son _idée_, c'est-à-dire
son trait principal, duquel tous les autres dérivent; en sorte que la
philosophie, la religion, les arts et les moeurs, toutes les parties
de la pensée et de l'action peuvent être déduites de quelque qualité
originelle et fondamentale de laquelle tout part et à laquelle tout
aboutit. Là où Hegel mettait une idée, Carlyle met un sentiment
héroïque. Cela est plus palpable et plus moral. Pour achever de sortir
du vague, il considère ce sentiment dans un héros. Il a besoin de
donner aux abstractions un corps et une âme; il est mal à son aise
dans les conceptions pures, et veut toucher un être réel.

Mais cet être, tel qu'il le conçoit, est un abrégé du reste. Car,
selon lui, le héros contient et représente la civilisation où il est
compris; il a découvert, proclamé ou pratiqué une conception
originale, et son siècle l'y a suivi. La connaissance d'un sentiment
héroïque donne ainsi la connaissance d'un âge tout entier. Par là
Carlyle est sorti des biographies. Il a retrouvé les grandes vues de
ses maîtres. Il a senti comme eux qu'une civilisation, si vaste et si
dispersée qu'elle soit à travers le temps et l'espace, forme un tout
indivisible. Il a rassemblé sous un héroïsme les fragments épars
qu'Hegel réunissait par une loi. Il a dérivé d'un sentiment commun les
événements que les Allemands déduisaient d'une définition commune. Il
a compris les profondes et lointaines liaisons des choses, celles qui
rattachent un grand homme à son temps, celles qui nouent les oeuvres
de la pensée accomplie aux bégayements de la pensée naissante, celles
qui enchaînent les savantes inventions des Constitutions modernes aux
fureurs désordonnées de la barbarie primitive[126]. «Ces vieux rois de
la mer, silencieux, les lèvres serrées, qui défiaient le sauvage Océan
avec ses monstres, et tous les hommes et toutes les choses, ont été
les ancêtres de nos Blakes et de nos Nelsons. Hrolf ou Rollo, duc de
Normandie, a une part à cette heure-ci dans le gouvernement de
l'Angleterre[127].»--«S'il n'y avait pas eu de sauvages saints
Dominiques ni d'ermites de la Thébaïde, il n'y aurait point eu un
harmonieux Dante. Le rude effort pratique en Scandinavie et ailleurs,
depuis Odin jusqu'à Walter Raleigh, depuis Ulfila jusqu'à Cranmer, a
rendu Shakspeare capable de parler. Un poëte avec tout son charme,
qu'est-il, sinon le produit et l'achèvement définitif de la Réforme ou
de la Prophétie avec son âpreté? Bien plus, le poëte accompli, je le
remarque souvent, est un symptôme que son époque elle-même vient
d'atteindre la perfection et se trouve accomplie, qu'avant longtemps
on aura besoin d'une nouvelle époque et de nouveaux réformateurs. Car
chaque âge a son théorème ou représentation spirituelle de l'univers.»
Ses grandes oeuvres poétiques ou pratiques ne font que publier ou
appliquer cette idée maîtresse; l'historien se sert d'elle pour
retrouver le sentiment primitif qui les engendre et pour former la
conception d'ensemble qui les unit.

[Note 126: Silent, with closed lips, as I fancy them, unconscious
that they were specially brave, defying the wild Ocean with its
monsters and all men and things--progenitors of our own Blakes and
Nelsons.--Hrolf or Rollo, duke of Normandy, the wild sea-king, has a
share in governing England at this hour.

No wild saint Dominics and Thebaid ermites, there had been no
melodious Dante; rough practical endeavour, Scandinavian and other,
from Odin to Walter Raleigh, from Ulfila to Cranmer, enabled
Shakspeare to speak. Nay the finished poet, I remark sometimes, is a
symptom that his epoch itself has reached perfection and is finished;
that before long there will be a new epoch, new reformers needed. (_On
Heroes_, p. 184.)]

[Note 127: _On Heroes_, p. 51 et 184.]


III

De là une façon nouvelle d'écrire l'histoire. Puisque le sentiment
héroïque est la cause du reste, c'est à lui que l'historien doit
s'attacher. Puisqu'il est la source de la civilisation, le moteur des
révolutions, le maître et le régénérateur de la vie humaine, c'est en
lui qu'il faut observer la civilisation, les révolutions et la vie
humaine. Puisqu'il est le ressort de tout mouvement, c'est par lui que
l'on comprendra tout mouvement. Libre aux métaphysiciens d'aligner des
déductions et des formules, ou aux politiques d'exposer des situations
et des constitutions. L'homme n'est point un être inerte façonné par
une constitution ni un être mort exprimé par une formule; il est une
âme active et vivante, capable d'agir, de découvrir, de créer, de se
dévouer et avant tout d'oser; la véritable histoire est l'épopée de
l'héroïsme.--Cette idée est, à mon avis, une vive lumière. Car les
hommes n'ont pas fait de grandes choses sans de grandes émotions. Le
premier et souverain moteur d'une révolution extraordinaire est un
sentiment extraordinaire. À ce moment, on a vu paraître et s'enfler
une passion exaltée et toute-puissante qui a rompu les digues
anciennes et lancé le courant des choses dans un nouveau lit. Tout
part de là, et c'est elle qu'il faut voir. Laissez de côté les
formules métaphysiques et les considérations politiques, et regardez
l'état intérieur de chaque esprit; quittez le récit nu, oubliez les
explications abstraites, et observez les âmes passionnées. Une
révolution n'est que la naissance d'un grand sentiment. Quel est ce
sentiment, comment il se lie aux autres, quel est son degré, sa
source, son effet, comment il transforme l'imagination, l'entendement,
les inclinations ordinaires, quelles passions l'alimentent, quelle
proportion de folie et de raison il renferme, ce sont là les questions
capitales. Pour me faire l'histoire du bouddhisme, il faut me montrer
le désespoir calme des ascètes qui, amortis par la pensée du vide
infini et par l'attente de l'anéantissement final, atteignaient, dans
leur quiétude monotone, le sentiment de la fraternité universelle.
Pour me faire l'histoire du christianisme, il faut me montrer l'âme
d'un saint Jean où d'un saint Paul, le renouvellement subit de la
conscience, la foi aux choses invisibles, la transformation de l'âme
pénétrée par la présence d'un Dieu paternel, l'irruption de tendresse,
de générosité, d'abnégation, de confiance et d'espérance qui vint
dégager les malheureux ensevelis sous la tyrannie et la décadence
romaine. Expliquer une révolution, c'est faire un morceau de
psychologie; l'analyse des critiques et la divination des artistes
sont les seuls instruments qui puissent l'atteindre; si nous voulions
l'avoir précise et profonde, il faudrait la demander à ceux qui, par
métier ou par génie, sont connaisseurs de l'âme, à Shakspeare, à
Saint-Simon, à Balzac, à Stendhal. Voilà pourquoi on peut la demander
quelquefois à Carlyle. Et il y a telle histoire qu'on peut lui
demander mieux qu'à tout autre, celle de la Révolution qui eut pour
source la conscience, qui mit Dieu dans les conseils d'État, qui
imposa le devoir strict, qui provoqua l'héroïsme austère. Le meilleur
historien du puritanisme est un puritain.


IV

Cette histoire de Cromwell, son chef-d'oeuvre, n'est qu'une réunion de
lettres et de discours commentés et joints par un récit continu.
L'impression qu'elle laisse est extraordinaire. Les graves histoires
constitutionnelles languissent auprès de cette compilation. Il a voulu
faire comprendre une âme, l'âme de Cromwell, le plus grand des
puritains, leur chef, leur abrégé, leur héros et leur modèle. Son
récit ressemble à celui d'un témoin oculaire. Un covenantaire qui
aurait réuni des lettres, des morceaux de journal, et qui jour par
jour y aurait ajouté des réflexions, des interprétations, des notes et
des anecdotes, n'aurait point écrit un autre livre: Enfin nous voilà
face à face avec Cromwell. Nous avons ses paroles, nous pouvons
entendre son accent; nous saisissons autour de chaque action les
circonstances qui l'ont fait naître; nous le voyons sous sa tente, au
conseil, avec le paysage, avec sa physionomie, avec son costume; tout
le détail y est, jusqu'aux minuties. Et la sincérité est aussi grande
que la sympathie; le biographe avoue ses ignorances, le manque de
documents, l'incertitude; il est parfaitement loyal, quoique poëte et
sectaire. Avec lui nous restreignons et nous poussons tout à la fois
nos conjectures, et nous sentons à chaque pas, à travers nos
affirmations et nos réserves, que nous posons solidement le pied sur
la vérité. Je voudrais que toute histoire fût, comme celle-ci, un
choix de textes munis d'un commentaire; je donnerais pour une histoire
pareille tous les raisonnements réguliers, toutes les belles
narrations décolorées de Robertson et de Hume. Je puis vérifier, en
lisant celle-ci, le jugement de l'auteur; je ne pense plus d'après
lui, mais par moi-même: l'historien ne se place pas entre moi et les
choses; je vois un fait, et non le récit d'un fait; l'enveloppe
oratoire et personnelle dont le récit recouvre la vérité a disparu; je
puis toucher la vérité elle-même. Et ce Cromwell, avec ses puritains,
sort de cette épreuve réformé et renouvelé. Nous devinions bien déjà
qu'il n'était point un simple ambitieux, un hypocrite, mais nous le
prenions pour un fanatique disputeur et odieux. Nous considérions ces
puritains comme des fous tristes, cerveaux étroits et à scrupules.
Sortons de nos idées françaises et modernes, et entrons dans ces âmes;
nous y trouverons autre chose qu'une maladie noire. Il y a là un grand
sentiment.--Suis-je un homme juste? Et si Dieu, qui est la parfaite
justice, me jugeait en ce moment, quelle sentence porterait-il sur
moi?--Voilà l'idée originelle qui a fait les puritains, et par eux la
révolution d'Angleterre. «Le sentiment de la différence qu'il y a
entre le bien et le mal avait rempli pour eux tout le temps et tout
l'espace, et s'était incarné et exprimé pour eux par un ciel et un
enfer.» Ils ont été frappés de l'idée du devoir; ils se sont examinés
à cette lumière, sans pitié et sans relâche; ils ont conçu le modèle
sublime de la vertu infaillible et accomplie; ils s'en sont imbus; ils
ont englouti dans cette pensée absorbante toutes les préoccupations
mondaines et toutes les inclinations sensibles; ils ont pris en
horreur jusqu'aux fautes imperceptibles qu'un honnête homme se
pardonne; ils ont exigé d'eux-mêmes la perfection absolue et continue,
et ils se sont lancés dans la vie avec la fixe résolution de tout
souffrir et de tout faire plutôt que d'en dévier d'un pas. Vous vous
moquez d'une révolution faite à propos de surplis et de chasubles: il
y avait le sentiment du divin sous ces disputes d'habits. Ces pauvres
gens, boutiquiers et fermiers, croyaient de tout leur coeur à un Dieu
sublime et terrible, et ce n'était pas une petite chose pour eux que
la façon de l'adorer[128]. «Supposez qu'il s'agisse pour vous d'un
intérêt vital et infini, que votre âme tout entière, rendue muette par
l'excès de son émotion, ne puisse en aucune façon l'exprimer, en sorte
qu'elle préfère le silence à toute expression possible, que
diriez-vous d'un homme qui s'avancerait pour l'exprimer à votre place
au moyen d'une mascarade et à la façon d'un tapissier décorateur?--Cet
homme-là, qu'il s'en aille vite, s'il a souci de lui-même!--Vous avez
perdu votre fils unique; vous êtes muet, écrasé, vous n'avez pas même
de larmes; un importun, avec toutes sortes d'importunités, vous offre
de célébrer pour lui des jeux funéraires à la façon des anciens
Grecs[129]!» Voilà ce qui a soulevé la révolution, et non la taxe des
vaisseaux ou toute autre vexation politique: «Vous pouvez me prendre
ma bourse, mais non anéantir mon âme. Mon âme est à Dieu et à
moi[130].»--Et le même sentiment qui les a faits rebelles les a faits
vainqueurs[131]. On ne comprenait pas comment la discipline avait pu
subsister dans une armée où un caporal inspiré gourmandait un colonel
tiède. On trouvait étrange que des généraux qui cherchaient en
pleurant le Seigneur eussent appris dans la Bible l'administration et
la stratégie. On s'étonnait que des fous eussent été des hommes
d'affaires. C'est qu'ils n'étaient point des fous, mais des hommes
d'affaires; toute la différence entre eux et les gens pratiques que
nous connaissons, c'est qu'ils avaient une conscience: cette
conscience était leur flamme: le mysticisme et les rêves n'en étaient
que la fumée. Ils cherchaient le vrai, le juste, et leurs longues
prières, leurs prédications nasales, leurs citations bibliques, leurs
larmes, leurs angoisses, ne font que marquer la sincérité et l'ardeur
avec lesquelles ils s'y portaient. Ils lisaient leur devoir en
eux-mêmes; la Bible ne faisait que les y aider. Au besoin, ils la
violentaient quand ils voulaient vérifier par des textes les
suggestions de leur propre coeur. C'est ce sentiment du devoir qui les
réunit, les inspira et les soutint, qui fit leur discipline, leur
courage et leur audace, qui souleva jusqu'à l'héroïsme antique
Hutchinson, Milton et Cromwell, qui provoqua toutes les actions
décisives, toutes les résolutions grandioses, tous les succès
extraordinaires, la déclaration de la guerre, le jugement du roi, la
purgation du Parlement, l'humiliation de l'Europe, la protection du
protestantisme, la domination des mers. Ces hommes sont les véritables
héros de l'Angleterre; ils manifestent en haut relief les caractères
originels et les plus nobles traits de l'Angleterre, la piété
pratique, le gouvernement de la conscience, la volonté virile,
l'énergie indomptable. Ils ont fondé l'Angleterre à travers la
corruption des Stuarts et l'amollissement des moeurs modernes, par
l'exercice du devoir, par la pratique de la justice, par l'opiniâtreté
du travail, par la revendication du droit, par la résistance à
l'oppression, par la conquête de la liberté, par la répression du
vice. Ils ont fondé l'Écosse; ils ont fondé les États-Unis; ils
fondent aujourd'hui, par leurs descendants, l'Australie et colonisent
le monde. Carlyle est si bien leur frère, qu'il excuse ou admire leurs
excès, l'exécution du roi, la mutilation du Parlement, leur
intolérance, leur inquisition, le despotisme de Cromwell, la
théocratie de Knox. Il nous les impose pour modèles, et ne juge le
passé ou le présent que d'après eux.

[Note 128: _On Heroes_, p. 323.]

[Note 129: Suppose now it were some matter of vital concernment,
some transcendant matter (as Divine worship is) about which your whole
soul struck dumb with its excess of feeling knew not how to _form_
itself into utterance at all, and preferred formless silence to any
utterance there possible.--What should we say of a man coming forward
to represent or utter it for you in the way of upholsterer-mummery?
Such a man--let him depart swiftly, if he love himself!--You have lost
your only son, are mute, struck down, without even tears: an
importunate man importunately offers to celebrate funeral games for
him in the manner of the Greeks. (_On Heroes_, p. 323.)]

[Note 130: You may take my purse... but the self is mine and God
my maker's. (_On Heroes_, p. 330.)]

[Note 131: T. I, p. 120.]


V

C'est pour cela qu'il n'a vu que le mal dans la Révolution française.
Il la juge aussi injustement qu'il juge Voltaire, et pour les mêmes
raisons. Il n'entend pas mieux notre manière d'agir que notre manière
de penser. Il y cherche le sentiment puritain, et comme il ne l'y
trouve pas, il nous condamne. L'idée du devoir, l'esprit religieux, le
gouvernement de soi-même, l'autorité de la conscience austère, peuvent
seuls, à son gré, réformer une société gâtée, et rien de tout cela ne
se rencontrait dans la société française[132]. La philosophie qui a
produit et conduit la révolution était simplement destructive,
proclamant pour tout Évangile «que les mensonges sociaux doivent
tomber, et que dans les matières spirituelles suprasensibles, il n'y a
rien de croyable.» La théorie des droits de l'homme, empruntée à
Rousseau, n'était «qu'un jeu logique, une pédanterie, à peu près aussi
opportune qu'une théorie des verbes irréguliers.» Les moeurs en vogue
étaient l'épicurisme de Faublas. La morale en vogue était la promesse
du bonheur universel. Incrédulité, bavardage creux, sensualité, voilà
les ressorts de cette réforme. On déchaîna les instincts et l'on
renversa les barrières. On remplaça l'autorité corrompue par
l'anarchie effrénée. À quoi pouvait aboutir une jacquerie de paysans
abrutis, lâchés par des raisonneurs athées? «La destruction accomplie,
restèrent les cinq sens inassouvis, et le sixième sens insatiable, la
vanité; toute la nature démoniaque de l'homme apparut,» et avec elle
le cannibalisme[133].»--Ajoutez donc le bien à côté du mal, et
marquez les vertus à côté des vices! Ces sceptiques croyaient à la
vérité prouvée, et ne voulaient qu'elle pour maîtresse. Ces logiciens
ne fondaient la société que sur la justice, et risquaient leur vie
plutôt que de renoncer à un théorème établi. Ces épicuriens
embrassaient dans leurs sympathies l'humanité tout entière. Ces
furieux, ces ouvriers, ces Jacques sans pain, sans habits, se
battaient à la frontière pour des intérêts humanitaires et des
principes abstraits. La générosité et l'enthousiasme ont abondé ici
comme chez vous; reconnaissez-les sous une forme qui n'est point la
vôtre. Ils sont dévoués à la vérité abstraite comme vos puritains à la
vérité divine; ils ont suivi la philosophie comme vos puritains la
religion; ils ont eu pour but le salut universel comme vos puritains
le salut personnel. Ils ont combattu le mal dans la société comme vos
puritains dans l'âme. Ils ont été généreux comme vos puritains
vertueux. Ils ont eu comme eux un héroïsme, mais sympathique,
sociable, prompt à la propagande, et qui a réformé l'Europe pendant
que le vôtre ne servait qu'à vous.

[Note 132: _French Revolution_, t. I, p. 295, 20 et 77.]

[Note 133: For ourselves we answer that French Revolution means
here the open violent rebellion and victory of disimprisoned anarchy
against corrupt worn-out authority.

So thousandfold complex a Society ready to burst up from its infinite
depths; and these men its rulers and healers, without life-rule for
themselves--other life-rule than a Gospel according to Jean Jacques!
To the wisest of them, what we must call the wisest, man is properly
an accident under the sky. Man is without duty round him, except it be
to make the Constitution. He is without Heaven above him, or Hell
beneath him, he has no God in the world.

While hollow languor and vacuity is the lot of the upper and want and
stagnation of the lower, and universal misery is very certain, what
other thing is certain? That a lie cannot be believed! Philosophism
knows only this: Her other relief is mainly that in spiritual
suprasensual matters, no belief is possible.... What will remain? The
five unsatiated senses will remain, the sixth insatiable sense (of
vanity); the whole _dæmoniac_ nature of man will remain.

Man is not what we call a happy animal; his appetite for sweet victual
is too enormous.... (He cannot subsist) except by girding himself
together for continual endeavour and endurance.

                                 (_French Revolution_, t. I, passim.)]


VI

Ce puritanisme outré qui a révolté Carlyle contre la Révolution
française le révolte contre l'Angleterre moderne. «Nous avons oublié
Dieu[134], dit-il, nous avons tranquillement fermé les yeux à la
substance éternelle des choses, et nous les avons ouverts à
l'apparence et à la fiction. Nous croyons tranquillement que cet
univers est au fond un grand Peut-être inintelligible; à l'extérieur,
la chose est assez claire: c'est un enclos à bétail et une maison de
correction fort considérable, avec des tables de cuisine et des tables
de restaurant non moins considérables, où celui-là est sage qui peut
trouver une place! Toute la vérité de cet univers est incertaine. Il
n'y a que le profit et la perte, le pudding et son éloge, qui soient
et restent visibles à l'homme pratique. Il n'y a plus de Dieu pour
nous! Les lois de Dieu sont transformées en principes du _plus grand
bonheur possible_, en expédients parlementaires; le ciel ne dresse sa
coupole au-dessus de nous que pour nous fournir une horloge
astronomique, un but aux télescopes d'Herschel, une matière à
formules, un prétexte à sentimentalités. Voilà véritablement la
partie empestée, le centre de l'universelle gangrène sociale qui
menace toutes les choses modernes d'une mort épouvantable. Pour celui
qui veut y penser, c'est là le mancenillier avec sa souche, ses
racines et son pivot, avec ses branches déployées sur tout l'univers,
avec ses exsudations maudites et empoisonnées, sous lequel le monde
gît et se tord dans l'atrophie et l'agonie. Vous touchez le foyer
central de nos maux, de notre horrible nosologie de maux, quand vous
posez votre main là. Il n'y a plus de religion, il n'y a plus de Dieu.
L'homme a perdu son âme et cherche en vain le sel antiputride qui
empêchera son corps de pourrir. C'est en vain qu'il emploie les
meurtres de rois, des bills de réforme, les révolutions françaises,
les insurrections de Manchester. Il découvre que ce ne sont point des
remèdes. L'ignoble éléphantiasis est allégée pour une heure, et sa
lèpre reparaît aussi âpre et aussi désespérée l'heure d'après[135].»
Depuis le retour des Stuarts, nous sommes utilitaires ou sceptiques.
Nous ne croyons qu'à l'observation, aux statistiques, aux vérités
grossières et sensibles; ou bien nous doutons, nous croyons à demi,
par ouï-dire, avec des réserves. Nous n'avons pas de convictions
morales, et nous n'avons que des convictions flottantes. Nous avons
perdu le ressort de l'action; nous n'enfonçons plus le devoir au
centre de notre volonté comme le fondement unique et inébranlable de
notre vie; nous nous accrochons à toutes sortes de petites recettes
expérimentales et positives, et nous nous amusons à toutes sortes de
jolis plaisirs, bien choisis et bien arrangés. Nous sommes égoïstes ou
dilettantes. Nous ne regardons plus la vie comme un temple auguste,
mais comme une machine à profits solides, ou comme une salle de
divertissements fins[NM]. Nous avons des richards, des industriels,
des banquiers qui prêchent l'évangile de l'or; et nous avons des
gentlemen, des dandies, des seigneurs qui prêchent l'évangile du
savoir-vivre. Nous nous surmenons pour entasser les guinées, ou bien
nous nous affadissons pour atteindre à la dignité élégante. Notre
enfer n'est plus, comme sous Cromwell, «la terreur d'être trouvés
coupables devant le juste juge,» mais la crainte de faire de mauvaises
affaires ou de manquer aux convenances. Nous avons pour aristocratie
des marchands rapaces qui réduisent leur vie au calcul du prix de
revient et du prix de vente, et des amateurs oisifs dont la grande
préoccupation est de bien garder le gibier de leurs terres. Nous ne
sommes plus gouvernés. Notre gouvernement n'a d'autre ambition que de
maintenir la paix publique et de faire rentrer l'impôt. Notre
constitution pose en principe que, pour découvrir le vrai et le bien,
il n'y a qu'à faire voter deux millions d'imbéciles. Notre parlement
est un grand moulin à paroles où les intrigants s'époumonent pour
arriver à faire du bruit[136]. Sous cette mince enveloppe de
conventions et de phrases gronde sourdement la démocratie
irrésistible. L'Angleterre périt si un jour elle cesse de pouvoir
vendre l'aune de coton un liard moins cher que les autres. Au moindre
arrêt des manufactures, quinze cent mille ouvriers[137] sans ouvrage
vivent de la charité publique. La formidable masse, livrée aux chances
de l'industrie, poussée par les convoitises, précipitée par la faim,
oscille entre les frêles barrières qui craquent; nous approchons de la
débâcle finale, qui sera l'anarchie ouverte, et la démocratie s'y
agitera parmi les ruines, jusqu'à ce que le sentiment du divin et du
devoir l'ait ralliée autour du culte de l'héroïsme, jusqu'à ce qu'elle
ait fondé son gouvernement et son Église, jusqu'à ce qu'elle ait
découvert le moyen d'appeler au pouvoir les plus vertueux et les plus
capables[138], jusqu'à ce qu'elle leur ait remis sa conduite au lieu
de leur imposer ses caprices, jusqu'à ce qu'elle ait reconnu et vénéré
son Luther et son Cromwell, son prêtre et son roi[139].

[Note 134: _Past and Present_, p. 185.]

[Note 135: We have forgotten God;--in the most modern dialect and
very truth of the matter, we have taken up the fact of this universe
as it _is not_. We have quietly closed our eyes to the eternal
substance of things, and opened them only to the shews and shams of
things. We quietly believe this universe to be intrinsically, a great
unintelligible PERHAPS; extrinsically, clear enough, it is a great,
most extensive cattlefold and workhouse, with most extensive
kitchen-ranges, dining-tables,--whereat he is wise who can find a
place! All the truth of this universe is uncertain; only the profit
and loss of it, the pudding and praise of it are and remain very
visible to the practical man.

There is no longer any God for us! God's laws are become a
greatest-happiness principle, a parliamentary expediency: the Heavens
overarch us only as an astronomical time-keeper; a butt for
Herschel-telescopes to shoot science at, to shoot sentimentalities
at:--in our and old Jonson's dialect, man has lost the _soul_ out of
him; and now, after the due period,--begins to find the want of it!
This is verily the plague-spot; centre of the universal social
gangrene, threatening all modern things with frightful death. To him
that will consider it, here is the stem with his roots and taproots,
with its world-wide Upas-boughs and accursed poison-exsudations, under
which the world lies writhing in atrophy and agony. You touch the
focal-centre of all our disease, of our frightful nosology of
diseases, when you lay your hand on this. There is no religion; there
is no God; man has lost his soul, and vainly seeks antiseptic salt.
Vainly: in killing kings, in passing Reform bills, in French
revolutions, Manchester insurrections, is found no remedy. The foul
elephantine leprosy, alleviated for an hour, reappears in new force
and desperateness next hour.

                 _Past and Present.--Latter-day Pamphlets. Chartism._]

[Note 136: It is his effort and desire to teach this and the other
thinking British man that said finale, the advent namely of actual
open Anarchy, cannot be distant now, when virtual disguised Anarchy,
long-continued, and waxing daily, has got to such a height; and that
the one method of staving off the fatal consummation, and steering
towards the continents of the future, lies not in the direction of
reforming Parliament, but of what he calls reforming Downing-street; a
thing infinitely urgent to be begun, and to be strenuously carried on.
To find a Parliament more and more the express image of the people,
could, unless the people chanced to be wise as well as miserable, give
him no satisfaction. Not this at all; but to find some sort of _King_,
made in the image of God, who could a little achieve for the people,
if not their spoken wishes, yet their dumb wants, and what they would
at last find to have been their instinctive _will_,--which is a far
different matter usually in this babbling world of ours.

A king or leader then, in all bodies of men, there must be; be their
work what it may, there is one man here who by character, faculty,
position, is fittest of all to do it.

He who is to be my ruler, whose will is to be higher than my will, was
chosen for me in Heaven. Neither except in such obedience to the
Heaven-chosen, is freedom so much as conceivable.]

[Note 137: 1842. Rapport officiel.]

[Note 138: _Latter-day Pamphlets_, t. I, Parliament.]

[Note 139: _Past and Present_, p. 323. «L'Europe demande une
aristocratie réelle, un clergé réel, ou bien elle ne peut continuer à
exister.»]


VII

Sans doute aujourd'hui, dans tout le monde civilisé, la démocratie
enfle ou déborde, et tous les moules dans lesquels elle se coule sont
fragiles ou passagers. Mais c'est une offre étrange que de lui
présenter pour issue le fanatisme et la tyrannie des puritains. La
société et l'esprit que Carlyle propose en modèles à la nature humaine
n'ont duré qu'une heure, et ne pouvaient pas durer plus longtemps.
L'ascétisme de la république a produit la débauche de la restauration;
les Harrisson ont amené les Rochester, les Bunyan ont suscité les
Hobbes, et les sectaires, en instituant le despotisme de
l'enthousiasme, ont établi par contre-coup l'autorité de l'esprit
positif et le culte du plaisir grossier. L'exaltation n'est pas
stable, et l'on ne peut la réclamer de l'homme sans injustice ou sans
danger. La générosité sympathique de la Révolution française a fini
par le cynisme du Directoire et par les carnages de l'Empire. La piété
chevaleresque et poétique de la grande monarchie espagnole a vidé
l'Espagne d'hommes et de pensées. La primauté du génie, du goût et de
l'intelligence a réduit l'Italie, au bout d'un siècle, à l'inertie
voluptueuse et à la servitude politique. «Qui fait l'ange fait la
bête,» et le parfait héroïsme, comme tous les excès, aboutit à la
stupeur. La nature humaine a ses explosions, mais par des
intervalles: le mysticisme est bon, mais quand il est court. Ce sont
les circonstances violentes qui produisent les états extrêmes; il faut
de grands maux pour susciter de grands hommes, et vous êtes obligé de
chercher des naufrages quand vous souhaitez contempler des sauveurs.
Si l'enthousiasme est beau, les suites et les origines en sont
tristes; il n'est qu'une crise, et la santé vaut mieux. À cet égard,
Carlyle lui-même peut servir de preuve. Il y a peut-être moins de
génie dans Macaulay que dans Carlyle; mais, quand on s'est nourri
pendant quelque temps de ce style exagéré et démoniaque, de cette
philosophie extraordinaire et maladive, de cette histoire grimaçante
et prophétique, de cette politique sinistre et forcenée, on revient
volontiers à l'éloquence continue, à la raison vigoureuse, aux
prévisions modérées, aux théories prouvées du généreux et solide
esprit que l'Europe vient de perdre, qui honorait l'Angleterre, et
que personne ne remplacera.



CHAPITRE V.

La philosophie. Stuart Mill.

     I. La philosophie en Angleterre. -- Organisation de la science
     positive. -- Absence des idées générales.

     II. Pourquoi la métaphysique manque. -- Autorité de la religion.

     III. Indices et éclats de la pensée libre. -- L'exégèse nouvelle.
     -- Stuart Mill. -- Ses oeuvres. -- Son genre d'esprit. -- À
     quelle famille de philosophes il appartient. -- Valeur des
     spéculations supérieures dans la civilisation humaine.


§ 1.

EXPOSITION.

     I. Objet de la logique. -- En quoi elle se distingue de la
     psychologie et de la métaphysique.

     II. Ce que c'est qu'un jugement. -- Ce que nous connaissons du
     monde extérieur et du monde intérieur. -- Tout l'effort de la
     science est d'ajouter ou de lier un fait à un fait.

     III. Théorie de la définition. -- En quoi cette théorie est
     importante. -- Réfutation de l'ancienne théorie. -- Il n'y a pas
     de définitions des choses, mais des définitions des noms.

     IV. Théorie de la preuve. -- Théorie ordinaire. Réfutation. --
     Quelle est dans un raisonnement la partie probante.

     V. Théorie des axiomes. -- Théorie ordinaire. Réfutation. -- Les
     axiomes ne sont que des expériences d'une certaine classe.

     VI. Théorie de l'induction. -- La cause d'un fait n'est que son
     antécédent invariable. -- L'expérience seule prouve la stabilité
     des lois de la nature. -- En quoi consiste une loi. -- Par
     quelles méthodes on découvre les lois. -- La méthode des
     concordances, la méthode des différences, la méthode des résidus,
     la méthode des variations concomitantes.

     VII. Exemple et applications. -- Théorie de la rosée.

     VIII. La méthode de déduction. -- Son domaine. -- Ses procédés.

     IX. Comparaison de la méthode d'induction et de la méthode de
     déduction. -- Emploi ancien de la première. -- Emploi moderne de
     la seconde. -- Sciences qui réclament la première. -- Sciences
     qui réclament la seconde. -- Caractère positif de l'oeuvre de
     Mill. -- Lignée de ses prédécesseurs.

     X. Limites de notre science. -- Il n'est pas certain que tous les
     événements arrivent selon des lois. -- Le hasard dans la nature.


§ 2.

DISCUSSION.

     I. Concordance de cette doctrine et de l'esprit anglais. --
     Liaison de l'esprit positif et de l'esprit religieux. -- Quelle
     faculté ouvre le monde des causes.

     II. Qu'il n'y a ni substances ni forces, mais seulement des faits
     et des lois. -- Nature de l'abstraction. -- Rôle de l'abstraction
     dans la science.

     III. Théorie de la définition. -- Elle est l'exposé des abstraits
     générateurs.

     IV. Théorie de la preuve. -- La partie probante du raisonnement
     est une loi abstraite.

     V. Théorie des axiomes. -- Les axiomes sont des relations
     d'abstraits. -- Ils se ramènent à l'axiome d'identité.

     VI. Théorie de l'induction. -- Ses procédés sont des éliminations
     ou abstractions.

     VII. Les deux grandes opérations de l'esprit, l'expérience et
     l'abstraction. -- Les deux grandes apparences des choses, les
     faits sensibles et les lois abstraites. -- Pourquoi nous devons
     passer des premiers aux secondes. -- Sens et portée de l'axiome
     des causes.

     VIII. Il est possible de connaître les éléments premiers. --
     Erreur de la métaphysique allemande. -- Elle a négligé la part du
     hasard et les perturbations locales. -- Ce qu'une fourmi
     philosophe pourrait savoir. -- Idée et limites d'une
     métaphysique. -- Position de la métaphysique chez les trois
     nations pensantes. -- Une matinée à Oxford.


I

J'étais à Oxford l'an dernier, pendant les séances de la _British
Association for the advancement of learning_, et j'y avais trouvé,
parmi les rares étudiants qui restaient encore, un jeune Anglais,
homme d'esprit, avec qui j'avais mon franc-parler. Il me conduisait le
soir au nouveau muséum, tout peuplé de spécimens: on y professe de
petits cours, on met en jeu des instruments nouveaux; les dames y
assistent et s'intéressent aux expériences; le dernier jour, pleines
d'enthousiasme, elles chantèrent _God save the Queen_. J'admirais ce
zèle, cette solidité d'esprit, cette organisation de la science, ces
souscriptions volontaires, cette aptitude à l'association et au
travail, cette grande machine poussée par tant de bras, et si bien
construite pour accumuler, contrôler et classer les faits. Et pourtant
dans cette abondance il y avait un vide: quand je lisais les comptes
rendus, je croyais assister à un congrès de chefs d'usines; tous ces
savants vérifiaient des détails et échangeaient des recettes. Il me
semblait entendre des contre-maîtres occupés à se communiquer leurs
procédés pour le tannage du cuir ou la teinture du coton: les idées
générales étaient absentes. Je m'en plaignais à mon ami, et le soir,
sous sa lampe, dans ce grand silence qui enveloppe là-bas une ville
universitaire, nous en cherchions tous deux les raisons.


II

Un jour, je lui dis:--La philosophie vous manque, j'entends celle que
les Allemands appellent métaphysique. Vous avez des savants, vous
n'avez pas de penseurs. Votre Dieu vous gêne; il est la cause suprême,
et vous n'osez raisonner sur les causes par respect pour lui. Il est
le personnage le plus important de l'Angleterre, je le sais, et je
vois bien qu'il le mérite; car il fait partie de la constitution, il
est le gardien de la morale, il juge en dernier ressort dans toutes
les questions, il remplace avec avantage les préfets et les gendarmes
dont les peuples du continent sont encore encombrés. Néanmoins, ce
haut rang a l'inconvénient de toutes les positions officielles; il
produit un jargon, des préjugés, une intolérance et des courtisans.
Voici tout près de nous le pauvre M. Max Müller, qui, pour acclimater
ici les études sanscrites, a été forcé de découvrir dans les Védas
l'adoration d'un dieu moral, c'est-à-dire la religion de Paley et
d'Addison. Il y a quinze jours, à Londres, je lisais une proclamation
de la reine qui défend aux gens de jouer aux cartes, même chez eux, le
dimanche. Il paraît que, si j'étais volé, je ne pourrais appeler mon
voleur en justice sans prêter le serment théologique préalable;
sinon, on a vu le juge renvoyer le plaignant, lui refuser justice et
l'injurier par-dessus le marché. Chaque année, quand nous lisons dans
vos journaux le discours de la couronne, nous y trouvons la mention
obligée de la divine Providence; cette mention arrive mécaniquement,
comme l'apostrophe aux dieux immortels à la quatrième page d'un
discours de rhétorique, et vous savez qu'un jour la période pieuse
ayant été omise, on fit tout exprès une seconde communication au
parlement pour l'insérer. Toutes ces tracasseries et toutes ces
pédanteries indiquent à mon gré une monarchie céleste; naturellement
celle-ci ressemble à toutes les autres: je veux dire qu'elle s'appuie
plus volontiers sur la tradition et sur l'habitude que sur l'examen et
la raison. Jamais monarchie n'invita les gens à vérifier ses titres.
Comme d'ailleurs la vôtre est utile, voulue et morale, elle ne vous
révolte pas; vous lui restez soumis sans difficulté, vous lui êtes
attachés de coeur; vous craindriez, en la touchant, d'ébranler la
constitution et la morale. Vous la laissez au plus haut des cieux
parmi les hommages publics; vous vous repliez, vous vous réduisez aux
questions de fait, aux dissections menues, aux opérations de
laboratoire. Vous allez cueillir des plantes et ramasser des
coquilles. La science se trouve décapitée; mais tout est pour le
mieux, car la vie pratique s'améliore, et le dogme reste intact.


III

--Vous êtes bien Français, me dit-il; vous enjambez les faits, et vous
voilà de prime-saut installé dans une théorie. Sachez qu'il y a chez
nous des penseurs, et pas bien loin d'ici, à Christ-Church par exemple.
L'un d'eux, professeur de grec, a parlé si profondément de
l'inspiration, de la création et des causes finales, qu'on l'a
disgracié. Regardez ce petit recueil tout nouveau, _Essays and Reviews_;
vos libertés philosophiques du dernier siècle, les conclusions récentes
de la géologie et de la cosmogonie, les hardiesses de l'exégèse
allemande y sont en raccourci. Plusieurs choses y manquent, entre autres
les polissonneries de Voltaire, le jargon nébuleux d'outre-Rhin et la
grossièreté prosaïque de M. Comte; à mon gré, la perte est petite.
Attendez vingt ans, vous trouverez à Londres les idées de Paris et de
Berlin.--Mais ce seront les idées de Paris et de Berlin. Qu'avez-vous
d'original?--Stuart Mill.--Qu'est-ce que Stuart Mill?--Un politique. Son
petit écrit _On liberty_ est aussi bon que le _Contrat social_ de votre
Rousseau est mauvais.--C'est beaucoup dire.--Non, car Mill conclut aussi
fortement à l'indépendance de l'individu que Rousseau au despotisme de
l'État.--Soit, mais il n'y a pas là de quoi faire un philosophe.
Qu'est-ce encore que votre Stuart Mill?--Un économiste qui va au delà
de sa science, et qui subordonne la production à l'homme au lieu de
subordonner l'homme à la production.--Soit, mais il n'y a pas là non
plus de quoi faire un philosophe. Y a-t-il encore autre chose dans votre
Stuart Mill?--Un logicien.--Bien; mais de quelle école?--De la sienne.
Je vous ai dit qu'il est original.--Est-il hégélien?--Oh! pas du tout;
il aime trop les faits et les preuves.--Suit-il Port-Royal?--Encore
moins; il sait trop bien les sciences modernes.--Imite-t-il
Condillac?--Non certes; Condillac n'enseigne qu'à bien écrire.--Alors
quels sont ses amis?--Locke et M. Comte au premier rang, ensuite Hume et
Newton.--Est-ce un systématique, un réformateur spéculatif?--Il a trop
d'esprit pour cela: il ne fait qu'ordonner les meilleures théories et
expliquer les meilleures pratiques. Il ne se pose pas majestueusement en
restaurateur de la science; il ne déclare pas, comme vos Allemands, que
son livre va ouvrir une nouvelle ère au genre humain. Il marche pas à
pas, un peu lentement, et souvent terre à terre, à travers une multitude
d'exemples. Il excelle à préciser une idée, à démêler un principe, à le
retrouver sous une foule de cas différents, à réfuter, à distinguer, à
argumenter. Il a la finesse, la patience, la méthode et la sagacité d'un
légiste.--Très-bien, voilà que vous me donnez raison d'avance: légiste,
parent de Locke, de Newton, de Comte et de Hume, nous n'avons-là que de
la philosophie anglaise; mais il n'importe. A-t-il atteint une grande
conception d'ensemble?--Oui.--A-t-il une idée personnelle et complète
de la nature et de l'esprit?--Oui.--A-t-il rassemblé les opérations et
les découvertes de l'intelligence sous un principe unique qui leur donne
à toutes un tour nouveau?--Oui; seulement il faut démêler ce
principe.--C'est votre affaire, et j'espère bien que vous allez vous en
charger.--Mais je vais tomber dans les abstractions.--Il n'y a pas de
mal.--Mais tout ce raisonnement serré sera comme une haie
d'épines.--Nous nous piquerons les doigts.--Mais les trois quarts des
gens jetteraient là ces spéculations comme oiseuses.--Tant pis pour eux.
Pourquoi vit une nation ou un siècle, sinon pour les former? On n'est
complétement homme que par là. Si quelque habitant d'une autre planète
descendait ici pour nous demander où en est notre espèce, il faudrait
lui montrer les cinq ou six grandes idées que nous avons sur l'esprit et
le monde. Cela seul lui donnerait la mesure de notre intelligence.
Exposez-moi votre théorie; je m'en retournerai plus instruit qu'après
avoir vu les tas de briques que vous appelez Londres et Manchester.


§ 1.

L'EXPÉRIENCE.


I

--Alors, nous allons prendre les choses en logiciens, par le
commencement. Stuart Mill a écrit une logique. Qu'est-ce que la
logique? C'est une science. Quel est son objet? Ce sont les sciences:
car supposez que vous ayez parcouru l'univers et que vous le
connaissiez tout entier, astres, terre, soleil, chaleur, pesanteur,
affinités, espèces minérales, révolutions géologiques, plantes,
animaux, événements humains, et tout ce qu'expliquent ou embrassent
les classifications et les théories; il vous restera encore à
connaître ces classifications et ces théories. Non-seulement il y a
l'ordre des êtres, mais il y a encore l'ordre des pensées qui les
représentent; non-seulement il y a des plantes et des animaux, mais
encore il y a une botanique et une zoologie; non-seulement il y a des
lignes, des surfaces, des volumes et des nombres, mais encore il y a
une géométrie et une arithmétique. Les sciences sont donc des choses
réelles comme les faits eux-mêmes: elles peuvent donc être, comme les
faits, un sujet d'étude. On peut les analyser comme on analyse les
faits, rechercher leurs éléments, leur composition, leur ordre, leurs
rapports et leur fin. Il y a donc une science des sciences: c'est
cette science qu'on appelle logique, et qui est l'objet du livre de
Stuart Mill. On n'y décompose point les opérations de l'esprit en
elles-mêmes, la mémoire, l'association des idées, la perception
extérieure; ceci est une affaire de psychologie. On n'y discute pas la
valeur de ces opérations, la véracité de notre intelligence, la
certitude absolue de nos connaissances élémentaires; ceci est une
affaire de métaphysique. On y suppose nos facultés en exercice, et
l'on y admet leurs découvertes originelles. On prend l'instrument tel
que la nature nous le fournit, et l'on se fie à son exactitude. On
laisse à d'autres le soin de démontrer son mécanisme et la curiosité
de contrôler ses résultats. On part de ses opérations primitives; on
recherche comment elles s'ajoutent les unes aux autres; comment elles
se combinent les unes avec les autres; comment elles se transforment
les unes les autres; comment, à force d'additions, de combinaisons et
de transformations, elles finissent par composer un système de vérités
liées et croissantes. On fait la théorie de la science comme d'autres
font la théorie de la végétation, de l'esprit, des nombres. Voilà
l'idée de la logique, et il est clair qu'elle a, au même titre que les
autres sciences, sa matière réelle, son domaine distinct, son
importance visible, sa méthode propre et son avenir certain.


II

Ceci posé, remarquez que toutes ces sciences, objet de la logique, ne
sont que des amas de _propositions_, et que toute proposition ne fait
que lier ou séparer un sujet et un attribut, c'est-à-dire un nom et un
autre nom, une qualité et une substance, c'est-à-dire une chose et une
autre chose. Cherchons donc ce que nous entendons par une chose, ce
que nous désignons par un nom; en d'autres termes, ce que nous
connaissons dans les objets, ce que nous lions et séparons, ce qui est
la matière de toutes nos propositions et de toutes nos sciences. Il y
a un point par lequel se ressemblent toutes nos connaissances. Il y a
un élément commun qui, perpétuellement répété, compose toutes nos
idées. Il y a un petit cristal primitif qui, indéfiniment et
diversement ajouté à lui-même, engendre la masse totale, et qui, une
fois connu, nous enseigne d'avance les lois et la composition des
corps complexes qu'il a formés.

Or, quand nous regardons attentivement l'idée que nous nous faisons
d'une chose, qu'y trouvons-nous? Prenez d'abord les substances,
c'est-à-dire les corps et les esprits[140]. Cette table est brune,
longue, large et haute de trois pieds à l'oeil: cela signifie qu'elle
fait une petite tache dans le champ de la vision, en d'autres termes
qu'elle produit une certaine sensation dans le nerf optique. Elle pèse
dix livres: cela signifie qu'il faudra pour la soulever un effort
moindre que pour un poids de onze livres, et plus grand que pour un
poids de neuf livres, en d'autres termes qu'elle produit une certaine
sensation musculaire. Elle est dure et carrée; cela signifie encore
qu'étant poussée, puis parcourue par la main, elle y suscitera deux
espèces distinctes de sensations musculaires. Et ainsi de suite. Quand
j'examine de près ce que je sais d'elle, je trouve que je ne sais rien
d'autre que les impressions qu'elle fait sur moi. Notre idée d'un
corps ne comprend pas autre chose: nous ne connaissons de lui que les
sensations qu'il excite en nous; nous le déterminons par l'espèce, le
nombre et l'ordre de ces sensations; nous ne savons rien de sa nature
intime, ou s'il en a une, nous affirmons simplement qu'il est la
cause inconnue de ces sensations. Quand nous disons qu'en l'absence de
nos sensations il a duré, nous voulons dire simplement que si, pendant
ce temps-là, nous nous étions trouvés à sa portée, nous aurions eu les
sensations que nous n'avons pas eues. Nous ne le définissons jamais
que par nos impressions présentes ou passées, futures ou possibles,
complexes ou simples. Cela est si vrai que des philosophes comme
Berkeley ont soutenu avec vraisemblance que la matière est un être
imaginaire, et que tout l'univers sensible se réduit à un ordre de
sensations. À tout le moins, il est tel pour notre connaissance, et
les jugements qui composent nos sciences ne portent que sur les
impressions par lesquelles il se manifeste à nous.

Il en est de même pour l'esprit. Nous pouvons bien admettre qu'il y a
en nous une âme, un moi, un sujet ou «récipient» des sensations et de
nos autres façons d'être, distinct de ces sensations et de nos autres
façons d'être; mais nous n'en connaissons rien. «Tout ce que nous
apercevons en nous-mêmes, dit Mill[141], c'est une certaine trame
d'états intérieurs, une série d'impressions, sensations, pensées,
émotions et volontés.[142]» Nous n'avons pas plus d'idée de l'esprit
que de la matière; nous ne pouvons rien dire de plus sur lui que sur
la matière. Ainsi les substances quelles qu'elles soient, corps ou
esprits, en nous ou hors de nous, ne sont jamais pour nous que des
tissus plus ou moins compliqués, plus ou moins réguliers, dont nos
impressions ou manières d'être forment tous les fils.

Et cela est encore bien plus visible pour les attributs que pour les
substances. Quand je dis que la neige est blanche, je veux dire par là
que, lorsque la neige est présente à ma vue, j'ai la sensation de
blancheur. Quand je dis que le feu est chaud, je veux dire par là que,
lorsque le feu est à portée de mon corps, j'ai la sensation de
chaleur. «Quand nous disons d'un esprit qu'il est dévot ou
superstitieux, ou méditatif, ou gai, nous voulons dire simplement que
les idées, les émotions, les volontés désignées par ces mots
reviennent fréquemment dans la série de ses manières d'être[143].»
Quand nous disons que les corps sont pesants, divisibles, mobiles,
nous voulons dire simplement qu'abandonnés à eux-mêmes, ils tomberont;
que tranchés, ils se sépareront; que, poussés, ils se mettront en
mouvement; c'est-à-dire qu'en telle et telle circonstance ils
produiront telle ou telle sensation sur nos muscles ou sur notre vue.
Toujours un attribut désigne une de nos manières d'être, ou une série
de nos manières d'être. En vain nous les déguisons en les groupant, en
les cachant sous des mots abstraits, en les divisant, en les
transformant de telle sorte que souvent nous avons peine à les
reconnaître: toutes les fois que nous regardons au fond de nos mots et
de nos idées, nous les y trouvons, et nous n'y trouvons pas autre
chose. «Décomposez, dit Mill, une proposition abstraite; par exemple:
Une personne généreuse est digne d'honneur[144].--Le mot _généreux_
désigne certains états habituels d'esprit et certaines particularités
habituelles de conduite, c'est-à-dire des manières d'être intérieures
et des faits extérieurs sensibles. Le mot _honneur_ exprime un
sentiment d'approbation et d'admiration suivi à l'occasion par les
actes extérieurs correspondants. Le mot _digne_ indique que nous
approuvons l'action d'honorer. Toutes ces choses sont des phénomènes
ou états d'esprit suivis ou accompagnés de faits sensibles.» Ainsi
nous avons beau nous tourner de tous côtés, nous restons dans le même
cercle. Que l'objet soit un attribut ou une substance, qu'il soit
complexe ou abstrait, composé ou simple, son étoffe pour nous est la
même: nous n'y mettons que nos manières d'être. Notre esprit est dans
la nature comme un thermomètre est dans une chaudière: nous
définissons les propriétés de la nature par les impressions de notre
esprit, comme nous désignons les états de la chaudière par les
variations du thermomètre. Nous ne savons de l'un et de l'autre que
des états et des changements; nous ne composons l'un et l'autre que de
données isolées et transitoires: une chose n'est pour nous qu'un amas
de phénomènes. Ce sont là les seuls éléments de notre science:
partant, tout l'effort de notre science sera d'ajouter des faits l'un
à l'autre, ou de lier un fait à un fait.

[Note 140: It is certain, then, that a part of our notion of a
body consists of the notion of a number of sensations of our own, or
of other sentient beings, habitually occurring simultaneously. My
conception of the table at which I am writing is compounded of its
visible form and size, which are complex sensations of sight; its
tangible form and size, which are complex sensations of our organs of
touch and of our muscles; its weight, which is also a sensation of
touch and of the muscles; its colour, which is a sensation of sight;
its hardness, which is a sensation of the muscles; its composition,
which is another word for all the varieties of sensation which we
receive under various circumstances from the wood of which it is made;
and so forth. All or most of these various sensations frequently are,
and, as we learn by experience, always might be experienced
simultaneously, or in many different orders of succession, at our own
choice: and hence the thought of any one of them makes us think of the
others, and the whole becomes mentally amalgamated into one mixed
state of consciousness, which, in the language of the school of Locke
and Hartley, is termed a complex idea.]

[Note 141: For, as our conception of a body is that of an unknown
exciting cause of sensations, so our conception of a mind is that of
an unknown recipient, or percipient, of them; and not of them alone,
but of all our other feelings. As body is the mysterious something
which excites the mind to feel, so mind is the mysterious which feels
and thinks. It is unnecessary to give in the case of mind, as we gave
in the case of matter, a particular statement of the sceptical system
by which its existence as a Thing in itself, distinct from the series
of what are denominated its states, is called in question. But it is
necessary to remark, that on the inmost nature of the thinking
principle, as well as on the inmost nature of matter, we are, and with
our faculties must always remain entirely in the dark. All which we
are aware of, even in our own minds, is a certain "thread of
consciousness;" a series of feelings, that is, of sensations,
thoughts, emotions, and volitions, more or less numerous and
complicated.]

[Note 142: "Feelings, states of consciousness."]

[Note 143: Every attribute of a mind consists either in being
itself affected in a certain way, or affecting other minds in a
certain way. Considered in itself, we can predicate nothing of it but
the series of its own feelings. When we say of any mind, that it is
devout, or superstitious, or meditative, or cheerful, we mean that the
ideas, emotions, or volitions implied in those words, form a
frequently recurring part of the series of feelings, or states of
consciousness, which fill up the sentient existence of that mind.

In addition, however, to those attributes of a mind which are grounded
on its own states of feeling, attributes may also be ascribed to it,
in the same manner as to a body, grounded on the feelings which it
excites in other minds. A mind does not, indeed, like a body, excite
sensations, but it may excite thoughts or emotions. The most important
example of attributes ascribed on this ground, is the employment of
terms expressive of approbation or blame. When, for example, we say of
any character, or (in other words) of any mind, that it is admirable,
we mean that the contemplation of it excites the sentiment of
admiration; and indeed somewhat more, for the word implies that we not
only feel admiration, but approve that sentiment in ourselves. In some
cases, under the semblance of a single attribute, two are really
predicated: one of them, a state of the mind itself, the other, a
state with which other minds are affected by thinking of it. As when
we say of any one that he is generous, the word generosity expresses a
certain state of mind, but being a term of praise, it also expresses
that this state of mind excites in us another mental state, called
approbation. The assertion made, therefore, is twofold, and of the
following purport: Certain feelings form habitually a part of this
person's sentient existence; and the idea of those feelings of his
excites the sentiment of approbation in ourselves or others.]

[Note 144: Take the following example: A generous person is worthy
of honour. Who would expect to recognize here a case of coexistence
between phenomena? But so it is. The attribute which causes a person
to be termed generous, is ascribed to him on the ground of states of
his mind, and particulars of his conduct: both are phenomena; the
former are facts of internal consciousness, the latter, so far as
distinct from the former, are physical facts, or perceptions of the
senses. Worthy of honour, admits a similar analysis. Honour, as here
used, means a state of approving and admiring emotion, followed on
occasion by corresponding outward acts. "Worthy of honour" connotes
all this, together with our approval of the act of showing honour. All
these are phenomena, states of internal consciousness, accompanied or
followed by physical facts. When we say: A generous person is worthy
of honour, we affirm coexistence between the two complicated phenomena
connoted by the two terms respectively. We affirm, that wherever and
whenever the inward feelings and outward facts implied in the word
generosity have place, then and there the existence and manifestation
of an inward feeling, honour, would be followed in our minds by
another inward feeling, approval.]


III

Cette petite phrase est l'abrégé de tout le système;
pénétrons-nous-en. Elle explique toutes les théories de Mill. C'est à
ce point de vue qu'il a tout défini. C'est d'après ce point de vue
qu'il a partout innové. Il n'a reconnu dans toutes les formes et à
tous les degrés de la connaissance que la connaissance des faits et de
leurs rapports.

Or, l'on sait que la logique a deux pierres angulaires, la théorie de
la _définition_ et la théorie de la _preuve_. Depuis Aristote, les
logiciens ont passé leur temps à les polir. On n'osait y toucher que
respectueusement. Elles étaient saintes. Tout au plus, de temps en
temps, quelque novateur osait les retourner avec précaution pour les
mettre en un meilleur jour. Mill les taille, les tranche, les renverse
et les remplace toutes les deux, de la même manière et du même effort.


IV

Je sais bien qu'aujourd'hui on raille des gens qui raisonnent sur la
définition; ce sont les railleurs qui mériteraient la raillerie. Il
n'y a pas de théorie plus féconde en conséquences universelles et
capitales; elle est la racine par laquelle tout l'arbre de la science
humaine végète et se soutient. Car définir les choses, c'est marquer
leur nature. Apporter une idée neuve de la définition, c'est apporter
une idée neuve de la nature des choses; c'est dire ce que sont les
êtres, de quoi ils se composent, en quels éléments ils se réduisent.
Voilà le mérite de ces spéculations si sèches; le philosophe a l'air
d'aligner des formules; la vérité est qu'il y renferme l'univers.

Prenez, disent les logiciens, un animal, une plante, un sentiment, une
figure de géométrie, un objet ou un groupe d'objets quelconques. Sans
doute l'objet a ses propriétés, mais il a aussi son essence. Il se
manifeste au dehors par une multitude indéfinie d'effets et de
qualités, mais toutes ces manières d'être sont les suites ou les
oeuvres de sa nature intime. Il y a en lui un certain fonds caché,
seul primitif, seul important, sans lequel il ne peut ni exister ni
être conçu, et qui constitue son être et sa notion[145]. Ils appellent
définitions les propositions qui la désignent, et décident que le
meilleur de notre science consiste en ces sortes de propositions.

Au contraire, dit Mill, ces sortes de propositions n'apprennent rien;
elles enseignent le sens d'un mot et sont purement verbales[146].
Qu'est-ce que j'apprends quand vous me dites que l'homme est un animal
raisonnable, ou que le triangle est un espace compris entre trois
lignes? La première partie de votre phrase m'exprime par un mot
abréviatif ce que la seconde partie m'exprime par une locution
développée. Vous me dites deux fois la même chose; vous mettez le même
fait sous deux termes différents: vous n'ajoutez pas un fait à un
fait, vous allez du même au même. Votre proposition n'est pas
instructive. Vous pourriez en amasser un million de semblables, mon
esprit resterait aussi vide; j'aurais lu un dictionnaire, je n'aurais
pas acquis une connaissance. Au lieu de dire que les propositions qui
concernent l'essence sont importantes, et que les propositions qui
concernent les qualités sont accessoires, il faut dire que les
propositions qui concernent l'essence sont accessoires, et que les
propositions qui concernent les qualités sont importantes. Je
n'apprends rien quand on me dit qu'un cercle est la figure formée par
la révolution d'une droite autour d'un de ses points pris comme
centre; j'apprends quelque chose lorsqu'on me dit que les cordes qui
sous-tendent dans le cercle des arcs égaux sont égales, ou que trois
points suffisent pour déterminer la circonférence. Ce qu'on appelle la
nature d'un être est le réseau des faits qui constituent cet être. La
nature d'un mammifère carnassier consiste en ce que la propriété
d'allaiter, avec toutes les particularités de structure qui l'amènent,
se trouve jointe à la possession des dents à ciseaux ainsi qu'aux
instincts chasseurs et aux facultés correspondantes. Voilà les
éléments qui composent sa nature. Ce sont des faits liés l'un à
l'autre comme une maille à une maille. Nous en apercevons
quelques-unes, et nous savons qu'au delà de notre science présente et
de notre expérience future, le filet étend à l'infini ses fils
entrecroisés et multipliés. L'essence ou nature d'un être est la somme
indéfinie de ses propriétés. «Nulle définition, dit Mill, n'exprime
cette nature tout entière, et toute proposition exprime quelque partie
de cette nature[147].» Quittez donc la vaine espérance de démêler sous
les propriétés quelque être primitif et mystérieux, source et abrégé
du reste; laissez les entités à Duns Scott; ne croyez pas qu'en
sondant vos idées comme les Allemands, en classant les objets d'après
le genre et l'espèce comme les scolastiques, en renouvelant la science
nominale du moyen âge, ou les jeux d'esprit de la métaphysique
hégélienne, vous puissiez suppléer à l'expérience. Il n'y a pas de
définitions de choses; s'il y a des définitions, ce ne sont que des
définitions de noms. Nulle phrase ne me dira, ce que c'est qu'un
cheval, mais il y a des phrases qui me diront ce qu'on entend par ces
six lettres. Nulle phrase n'épuisera la totalité inépuisable des
qualités qui font un être, mais plusieurs phrases pourront désigner
les faits qui correspondent à un mot. Dans ce cas, la définition peut
se faire, parce qu'on peut toujours faire une analyse. Du terme
abstrait et sommaire elle nous fait remonter aux attributs qu'il
représente et de ces attributs aux expériences intérieures ou
sensibles qui leur servent de fondement. Du terme chien elle nous
fait remonter aux attributs mammifère, carnassier et autres qu'il
représente, et de ces attributs aux expériences de vue, de toucher, de
scalpel, qui leur servent de fondement. Elle réduit le composé au
simple, le dérivé au primitif. Elle ramène notre connaissance à ses
origines. Elle transforme les mots en faits. S'il y a des définitions
comme celles de la géométrie, qui semblent capables d'engendrer de
longues suites de vérités neuves[148], c'est qu'outre l'explication
d'un mot, elles contiennent l'affirmation d'une chose. Dans la
définition du triangle, il y a deux propositions distinctes, l'une
disant qu'il peut y avoir une figure terminée par trois lignes
droites; l'autre disant qu'une telle figure s'appelle un triangle. La
première est un postulat, la seconde est une définition. La première
est cachée, la seconde est visible; la première est susceptible de
vérité ou d'erreur, la seconde n'est susceptible ni de l'une ni de
l'autre. La première est la source de tous les théorèmes qu'on peut
faire sur les triangles, la seconde ne fait que résumer en un mot les
faits contenus dans l'autre. La première est une vérité, la seconde
une commodité; la première est une partie de la science, la seconde
un expédient du langage. La première exprime une relation possible
entre trois lignes droites, la seconde donne le nom de cette relation.
La première seule est fructueuse, parce que seule, conformément à
l'office de toute proposition fructueuse, elle lie deux faits.
Comprenons donc exactement la nature de notre connaissance: elle
s'applique ou aux mots, ou aux êtres, ou à tous les deux à la fois.
S'il s'agit de mots, comme dans les définitions de noms, tout son
effort est de ramener les mots aux expériences primitives,
c'est-à-dire aux faits qui leur servent d'éléments. S'il s'agit
d'êtres, comme dans les propositions de choses, tout son effort est de
joindre un fait à un fait, pour rapprocher la somme finie des
propriétés connues de la somme infinie des propriétés à connaître.
S'il s'agit des deux, comme dans les définitions de nom qui cachent
une proposition de chose, tout son effort est de faire l'un et
l'autre. Partout l'opération est la même. Il ne s'agit partout que de
s'entendre, c'est-à-dire de revenir aux faits, ou d'apprendre,
c'est-à-dire de joindre des faits.

[Note 145: Selon les logiciens idéalistes, on démêle cet être en
consultant cette notion, et l'idée décomposée met l'essence à nu.
Selon les logiciens classificateurs, on atteint cet être en logeant
l'objet dans son groupe, et l'on définit cette notion en nommant le
genre voisin et la différence propre. Les uns et les autres
s'accordent à croire que nous pouvons saisir l'essence.]

[Note 146: An essential proposition, then, in one which is purely
verbal; which asserts of a thing under a particular name only what is
asserted of it in the fact of calling it by that name; and which
therefore either gives no information, or gives it respecting the
name, not the thing. Non-essential, or accidental propositions, on the
contrary, may be called Real Propositions, in opposition to Verbal.
They predicate of a thing some fact not involved in the signification
of the name by which the proposition speaks of it; some attribute not
connoted by that name.]

[Note 147: The definition, they say, unfolds the nature of the
thing: but no definition can unfold its whole nature and every
proposition in which any quality whatever is predicated of the thing,
unfolds some part of its nature. The true state of the case we take to
be this. All definitions are of names, and of names only; but, in some
definitions, it is clearly apparent, that nothing is intended except
to explain the meaning of the word; while in others, besides
explaining the meaning of the word, it is intended to be implied that
there exists a thing, corresponding to the word.]

[Note 148: The definition above given of a triangle, obviously
comprises not one, but two propositions, perfectly distinguishable.
The one is, "There may exist a figure bounded by three straight
lines;" the other, "And this figure may be termed a triangle." The
former of these propositions is not a definition at all; the latter is
a mere nominal definition, or explanation of the use and application
of a term. The first is susceptible of truth or falsehood, and may
therefore be made the foundation of a train of reasoning. The latter
can neither be true nor false; the only character it is susceptible of
is that of conformity to the ordinary usage of language.]


V

Voilà un premier rempart détruit; les adversaires se réfugient
derrière le second, la théorie de la _preuve_. En effet, celle-ci,
depuis deux mille ans, passe pour une vérité acquise, définitive,
inattaquable. Plusieurs l'ont jugée inutile, mais personne n'a osé la
dire fausse. Chacun l'a considérée comme un théorème établi.
Regardons-la de près et avec toute notre attention. Qu'est-ce qu'une
preuve? Selon les logiciens, c'est un syllogisme. Et qu'est-ce qu'un
syllogisme? C'est un groupe de trois propositions comme celui-ci:
«Tous les hommes sont mortels; le prince Albert est un homme; donc le
prince Albert est mortel.» Voilà le modèle de la preuve, et toute
preuve complète se ramène à celle-là. Or, selon les logiciens, qu'y
a-t-il dans cette preuve? Une proposition générale concernant tous les
hommes qui aboutit à une proposition particulière concernant un
certain homme. De la première on passe à la seconde, parce que la
seconde est contenue dans la première. Du général on passe au
particulier, parce que le particulier est contenu dans le général. La
seconde n'est qu'un cas de la première; sa vérité est enfermée par
avance dans celle de la première, et c'est pour cela qu'elle est une
vérité. En effet, sitôt que la conclusion n'est plus contenue dans les
prémisses, le raisonnement est faux, et toutes les règles compliquées
du moyen âge ont été réduites par Port-Royal à cette seule règle, que
la conclusion doit être contenue dans les prémisses. Ainsi toute la
marche de l'esprit humain, quand il raisonne, consiste à reconnaître
dans les individus ce qu'il a connu de la classe, à affirmer en détail
ce qu'il a établi pour l'ensemble, à poser une seconde fois et pièce à
pièce ce qu'il a posé tout d'un coup une première fois.

Point du tout, répond Mill, car si cela est, le raisonnement ne sert
à rien. Il n'est point un progrès, mais une répétition. Quand j'ai
affirmé que tous les hommes sont mortels, j'ai affirmé par cela même
que le prince Albert est mortel. En parlant de la classe entière,
c'est-à-dire de tous les individus, j'ai parlé de chaque individu, et
notamment du prince Albert, qui est l'un d'eux. Je ne dis donc rien de
nouveau, maintenant que j'en parle. Ma conclusion ne m'apprend rien;
elle n'ajoute rien à ma connaissance positive; elle ne fait que mettre
sous une autre forme une connaissance que j'avais déjà. Elle n'est
point fructueuse, elle est purement verbale. Donc, si le raisonnement
est ce que disent les logiciens, le raisonnement n'est point
instructif. J'en sais autant en le commençant qu'après l'avoir fini.
J'ai transformé des mots en d'autres mots; j'ai piétiné sur place. Or
cela ne peut être, puisqu'en fait le raisonnement nous apprend des
vérités neuves. J'apprends une vérité neuve quand je découvre que le
prince Albert est mortel, et je la découvre par la vertu du
raisonnement, puisque le prince Albert étant encore en vie, je n'ai pu
l'apprendre par l'observation directe. Ainsi les logiciens se
trompent, et par delà la théorie toute scolastique du syllogisme qui
réduit le raisonnement à des substitutions de mots, il faut chercher
une théorie de la preuve, toute positive, qui démêle dans le
raisonnement des découvertes de faits.

Pour cela, il suffit de remarquer que la proposition générale n'est
point la véritable preuve de la proposition particulière. Elle le
paraît, elle ne l'est pas. Ce n'est pas de la mortalité de tous les
hommes que je conclus la mortalité du prince Albert; les prémisses
sont ailleurs, et par derrière. La proposition générale n'est qu'un
mémento, une sorte de registre abréviatif, où j'ai consigné le fruit
de mes expériences. Vous pouvez considérer ce mémento comme un livre
de notes où vous vous reportez quand vous voulez rafraîchir votre
mémoire; mais ce n'est point du livre que vous tirez votre science:
vous la tirez des objets que vous avez vus. Mon mémento n'a de valeur
que par les expériences qu'il rappelle. Ma proposition générale n'a de
valeur que par les faits particuliers qu'elle résume. «La mortalité de
Jean, Thomas et compagnie[149] est après tout la seule preuve que nous
ayons de la mortalité du prince Albert.»--«La vraie raison qui nous
fait croire que le prince Albert mourra, c'est que ses ancêtres, et
nos ancêtres et toutes les autres personnes qui leur étaient
contemporaines, sont morts. Ces faits sont les vraies prémisses du
raisonnement.» C'est d'eux que nous avons tiré la proposition général;
ce sont eux qui lui communiquent sa portée et la vérité; elle se
borne à les mentionner sous une forme plus courte; elle reçoit d'eux
toute sa substance; ils agissent par elle et à travers elle pour
amener la conclusion qu'elle semble engendrer. Elle n'est que leur
représentant, et à l'occasion ils se passent d'elle. Les enfants, les
ignorants, les animaux savent que le soleil se lèvera, que l'eau les
noiera, que le feu les brûlera, sans employer l'intermédiaire de cette
proposition. Ils raisonnent et nous raisonnons aussi, non du général
au particulier, mais du particulier au particulier. «L'esprit ne va
jamais que des cas observés aux cas non observés, avec ou sans
formules commémoratives. Nous ne nous en servons que pour la
commodité[150].»--«Si nous avions une mémoire assez ample et la
faculté de maintenir l'ordre dans une grosse masse de détails, nous
pourrions raisonner sans employer une seule proposition
générale[151].» Ici, comme plus haut, les logiciens se sont mépris:
ils ont donné le premier rang aux opérations verbales; ils ont laissé
sur l'arrière-plan les opérations fructueuses. Ils ont donné la
préférence aux mots sur les faits. Ils ont continué la science
nominale du moyen âge. Ils ont pris l'explication des noms pour la
nature des choses, et la transformation des idées pour le progrès de
l'esprit. C'est à nous de renverser cet ordre en logique, puisque nous
l'avons renversé dans les sciences, de relever les expériences
particulières et instructives, et de leur rendre dans nos théories la
primauté et l'importance que notre pratique leur confère depuis trois
cents ans.

[Note 149: The mortality of John, Thomas and company is, after
all, the whole evidence we have for the mortality of the duke of
Wellington. Not one iota is added to the proof by interpolating a
general proposition. Since the individual cases are all the evidence
we can possess, evidence which no logical form into which we choose to
throw it can make greater than it is; and since that evidence is
either sufficient in itself, or, if insufficient for the one purpose,
cannot be sufficient for the other; I am unable to see why we should
be forbidden to take the shortest cut from these sufficient premisses
to the conclusion, and constrained to travel the "high priori road",
by the arbitrary fiat of logicians.]

[Note 150: All inference is from particulars to particulars:
General propositions are merely registers of such inferences already
made, and short formulæ for making more. The major premiss of a
syllogism, consequently, is a formula of this description; and the
conclusion is not an inference drawn _from_ the formula, but an
inference drawn _according_ to the formula: the real logical
antecedent, or premisses, being the particular facts from which the
general proposition was collected by induction. Those facts, and the
individual instances which supplied them, may have been forgotten; but
a record remains, not indeed descriptive of the facts themselves, but
showing how those cases may be distinguished respecting which the
facts, when known, were considered to warrant a given inference.
According to the indications of this record we draw our conclusion,
which is, to all intents and purposes, a conclusion from the forgotten
facts. For this it is essential that we should read the record
correctly: and the rules of the syllogism are a set of precautions to
ensure our doing so.]

[Note 151: If we had sufficiently capacious memories, and a
sufficient power of maintaining order among a huge mass of details,
the reasoning could go on without any general propositions; they are
mere formulæ for inferring particulars from particulars.]


VI

Reste une sorte de forteresse philosophique où se réfugient les
idéalistes. À l'origine de toutes les preuves il y a la source de
toutes les preuves, j'entends les axiomes. Deux lignes droites ne
peuvent enclore un espace, deux qualités égales à une troisième sont
égales entre elles; si l'on ajoute des quantités égales à des
quantités égales, les sommes ainsi formées sont encore égales: voilà
des propositions instructives, car elles expriment non des sens de
mots, mais des rapports de choses; et de plus, ce sont des
propositions fécondes, car toute l'arithmétique, l'algèbre et la
géométrie sont des suites de leur vérité. D'autre part, cependant,
elles ne sont point l'oeuvre de l'expérience, car nous n'avons pas
besoin de voir effectivement et avec nos yeux deux lignes droites pour
savoir qu'elles ne peuvent enclore un espace; il nous suffit de
consulter la conception intérieure que nous en avons: le témoignage de
nos sens à cet égard est inutile; notre croyance naît tout entière, et
avec toute sa force, de la simple comparaison de nos idées. De plus,
l'expérience ne suit ces deux lignes que jusqu'à une distance bornée,
dix, cent, mille pieds, et l'axiome est vrai pour mille, cent mille,
un million de lieues, et à l'infini; donc, à partir de l'endroit où
l'expérience cesse, ce n'est plus elle qui établit l'axiome. Enfin
l'axiome est nécessaire, c'est-à-dire que le contraire est
inconcevable. Nous ne pouvons imaginer un espace enclos par deux
lignes droites; sitôt que nous imaginons l'espace comme enclos, les
deux lignes cessent d'être droites; sitôt que nous imaginons les deux
lignes comme droites, l'espace cesse d'être enclos. Dans l'affirmation
des axiomes, les idées constitutives s'attirent invinciblement. Dans
la négation des axiomes, les idées constitutives se repoussent
invinciblement. Or cela n'a pas lieu dans ces propositions
d'expériences; elles constatent un rapport accidentel, et non un
rapport nécessaire; elles posent que deux faits sont liés et non que
les deux faits doivent être liés; elles établissent que les corps sont
pesants, et non que les corps doivent être pesants. Ainsi les axiomes
ne sont pas et ne peuvent pas être les produits de l'expérience. Ils
ne le sont pas, puisqu'on peut les former de tête et sans expérience.
Ils ne peuvent pas l'être, puisqu'ils dépassent, par la nature et la
portée de leurs vérités, les vérités de l'expérience. Ils ont une
autre source et une source plus profonde. Ils vont plus loin et ils
viennent d'ailleurs.

Point du tout, répond Mill. Ici, comme tout à l'heure, vous raisonnez
en scolastique; vous oubliez les faits cachés derrière les
conceptions. Car regardez d'abord votre premier argument. Sans doute
vous pouvez découvrir, sans employer vos yeux et par une pure
contemplation mentale, que deux lignes ne sauraient enclore un espace;
mais cette contemplation n'est que l'expérience déplacée. Les lignes
imaginaires remplacent ici les lignes réelles; vous reportez les
figures en vous-même, au lieu de les reporter sur le papier: votre
imagination fait le même office qu'un tableau; vous vous fiez à l'une
comme vous vous fiez à l'autre, et une substitution vaut l'autre, car,
en fait de figures et de lignes, l'imagination reproduit exactement la
sensation. Ce que vous avez vu les yeux ouverts, vous le voyez
exactement de même une minute après, les yeux fermés, et vous étudiez
les propriétés géométriques transplantées dans le champ de la vision
intérieure aussi sûrement que vous les étudieriez maintenues dans le
champ de la vision extérieure. Il y a donc une expérience de tête
comme il y en a une des yeux, et c'est justement d'après une
expérience pareille que vous refusez aux deux lignes droites, même
prolongées à l'infini, le pouvoir d'enclore un espace. Vous n'avez pas
besoin pour cela de les suivre à l'infini, vous n'avez qu'à vous
transporter par l'imagination à endroit où elles convergent, et vous
avez à cet endroit l'impression d'une ligne qui se courbe,
c'est-à-dire qui cesse d'être droite[152]. Cette présence imaginaire
tient lieu d'une présence réelle; vous affirmez par l'une ce que vous
affirmeriez par l'autre, et du même droit. La première n'est que la
seconde plus maniable, ayant plus de mobilité et de portée. C'est un
télescope au lieu d'un oeil. Or les témoignages du télescope sont des
propositions d'expérience, donc les témoignages de l'imagination en
sont aussi. Quant à l'argument qui distingue les axiomes et les
propositions d'expérience, sous prétexte que le contraire des unes est
concevable et le contraire des autres inconcevable, il est nul, car
cette distinction n'existe pas. Rien n'empêche que le contraire de
certaines propositions d'expérience soit concevable, et le contraire
de certaines autres inconcevable. Cela dépend de la structure de notre
esprit. Il se peut qu'en certains cas il puisse démentir son
expérience, et qu'en certains autres il ne le puisse pas. Il se peut
qu'en certains cas la conception diffère de la perception, et qu'en
certains autres elle n'en diffère pas. Il se peut qu'en certains cas
la vue extérieure s'oppose à la vue intérieure, et qu'en certains
autres elle ne s'y oppose pas. Or, on a déjà vu qu'en matière de
figures, la vue intérieure reproduit exactement la vue extérieure.
Donc, dans les axiomes de figure, la vue intérieure ne pourra
s'opposer à la vue extérieure; l'imagination ne pourra contredire la
sensation. En d'autres termes, le contraire des axiomes sera
inconcevable. Ainsi les axiomes, quoique leur contraire soit
inconcevable, sont des expériences d'une certaine classe, et c'est
parce qu'ils sont des expériences d'une certaine classe que leur
contraire est inconcevable. De toutes parts surnage cette conclusion,
qui est l'abrégé du système: toute proposition instructive ou féconde
vient d'une expérience, et n'est qu'une liaison de faits.

[Note 152: For though, in order actually to see that two given
lines never meet, it would be necessary to follow them to infinity;
yet without doing so, we may know that if they ever do meet, or if,
after diverging from one another, they begin again to approach, this
must take place not at an infinite, but at finite distance. Supposing,
therefore, such to be the case, we can transport ourselves thither in
imagination, and can frame a mental image of the appearance which one
or both of the lines must present at that point, which we may rely on
as being precisely similar to the reality. Now, whether we fix our
contemplation upon this imaginary picture, or call to aid the
generalizations we have had occasion to make from former ocular
observation, we learn by the evidence of experience, that a line
which, after diverging from another straight line, begins to approach
to it, produces the impression on our senses which we describe by the
expression "a bent line", not by the expression, "a straight line".]


VII

Il suit de là que l'induction est la seule clef de la nature. Cette
théorie est le chef-d'oeuvre de Mill. Il n'y avait qu'un partisan
aussi dévoué de l'expérience qui pût faire la théorie de l'induction.

Qu'est-ce que l'induction? C'est l'opération «qui découvre et prouve
des propositions générales. C'est le procédé par lequel nous concluons
que ce qui est vrai de certains individus d'une classe est vrai de
toute la classe, ou que ce qui est vrai en certains temps, sera vrai
en tout temps, les circonstances étant pareilles[153].» C'est le
raisonnement par lequel, ayant remarqué que Pierre, Jean et un nombre
plus ou moins grand d'hommes sont morts, nous concluons que tout homme
mourra. Bref, l'induction lie la mortalité et la qualité d'homme,
c'est-à-dire deux faits généraux ordinairement successifs, et déclare
que le premier est la _cause_ du second.

Cela revient à dire que le cours de la nature est uniforme. Mais
l'induction ne part pas de cet axiome, elle y conduit; nous ne la
trouvons pas au commencement, mais à la fin de nos recherches[154]. Au
fond l'expérience ne présuppose rien hors d'elle-même. Nul principe à
priori ne vient l'autoriser ni la guider. Nous remarquons que cette
pierre est tombée, que ce charbon rouge nous a brûlés, que cet homme
est mort, et nous n'avons d'autre ressource pour induire que
l'addition et la comparaison de ces petits faits isolés et momentanés.
Nous apprenons par la simple pratique que le soleil éclaire, que les
corps tombent, que l'eau apaise la soif, et nous n'avons d'autre
ressource pour étendre ou contrôler ces inductions que d'autres
inductions semblables. Chaque remarque, comme chaque induction, tire
sa valeur d'elle-même et de ses voisines. C'est toujours l'expérience
qui juge l'expérience, et l'induction qui juge l'induction. Le corps
de nos vérités n'a point une âme différente de lui-même qui lui
communique la vie; il subsiste par l'harmonie de toutes ses parties
prises ensemble et par la vitalité de chacune de ses parties prises à
part. Vous refuseriez de croire un voyageur qui vous dirait qu'il y a
des hommes dont la tête est au-dessous des épaules. Vous ne refuseriez
pas de croire un voyageur qui vous dirait qu'il y a des cygnes noirs.
Et cependant votre expérience de la chose est la même dans les deux
cas; vous n'avez jamais vu que des cygnes blancs, comme vous n'avez
jamais vu que des hommes ayant la tête au-dessus des épaules. D'où
vient donc que le second témoignage vous paraît plus croyable que le
premier? «Apparemment, parce qu'il y a moins de constance dans la
couleur des animaux que dans la structure générale de leurs parties
anatomiques. Mais comment savez-vous cela? Évidemment par
l'expérience[155]. Il est donc vrai que nous avons besoin de
l'expérience pour nous apprendre à quel degré, dans quels cas, dans
quelles sortes de cas, nous pouvons nous fier à l'expérience.
L'expérience doit être consultée, pour apprendre d'elle dans quelles
circonstances les arguments qu'on tire d'elle sont solides. Nous
n'avons point une seconde pierre de touche d'après laquelle nous
puissions vérifier l'expérience; nous faisons de l'expérience la
pierre de touche de l'expérience.» Il n'y a qu'elle et elle est
partout.

Considérons donc comment, sans autre secours que le sien, nous pouvons
former des propositions générales, particulièrement les plus
nombreuses et les plus importantes de toutes celles qui joignent deux
événements successifs en disant que le premier est la cause du second.

Il y a là un grand mot, celui de cause. Pesons-le. Il porte dans son
sein toute une philosophie. De l'idée que vous y attachez, dépend
toute votre idée de la nature. Renouveler la notion de cause, c'est
transformer la pensée humaine; et vous allez voir, comment Mill, avec
Hume et M. Comte, mais mieux que Hume et M. Comte, à transformé cette
notion.

Qu'est-ce qu'une cause? Quand Mill dit que le contact du fer et de
l'air humide produit la rouille, ou que la chaleur dilate les corps,
il ne parle pas du lien mystérieux par lequel les métaphysiciens
attachent la cause à l'effet. Il ne s'occupe pas de la force intime et
de la vertu génératrice que certaines philosophies insèrent entre le
producteur et le produit. «La seule notion, dit-il[156], dont
l'induction ait besoin à cet égard peut être donnée par l'expérience.
Nous apprenons par l'expérience qu'il y a dans la nature un ordre de
succession invariable, et que chaque fait y est toujours précédé par
un autre fait. Nous appelons cause l'_antécédent invariable_, effet le
_conséquent invariable_[157].» Au fond, nous ne mettons rien d'autre
sous ces deux mots. Nous voulons dire simplement que toujours,
partout, le contact du fer et de l'air humide sera suivi par
l'apparition de la rouille, l'application de la chaleur par la
dilatation du corps. «La cause réelle est la série des conditions,
l'ensemble des antécédents sans lesquels l'effet ne serait pas
arrivé[158].... Il n'y a pas de fondement scientifique dans la
distinction que l'on fait entre la cause d'un phénomène et ses
conditions.... La distinction que l'on établit entre le patient et
l'agent est purement verbale.... La cause est la somme des conditions
négatives et positives prises ensemble, la totalité des circonstances
et contingences de toute espèce, lesquelles, une fois données, sont
invariablement suivies du conséquent[159].» On fait grand bruit du
mot nécessaire. «Ce qui est nécessaire, ce qui ne peut pas ne pas
être, est ce qui arrivera, quelles que soient les suppositions que
nous puissions faire à propos de toutes les autres choses[160].» Voilà
tout ce que l'on veut dire quand on prétend que la notion de cause
enferme la notion de nécessité. On veut dire que l'antécédent est
suffisant et complet, qu'il n'y a pas besoin d'en supposer un autre
que lui, qu'il contient toutes les conditions requises, que nulle
autre condition n'est exigée. Succéder sans condition, voilà toute la
notion d'effet et de cause. Nous n'en avons pas d'autre. Les
philosophes se méprennent quand ils découvrent dans notre volonté un
type différent de la cause, et déclarent que nous y voyons la force
efficiente en acte et en exercice. Nous n'y voyons rien de semblable.
Nous n'apercevons là comme ailleurs que des successions constantes.
Nous ne voyons pas un fait qui en engendre un autre, mais un fait qui
en accompagne un autre. «Notre volonté, dit Mill, produit nos actions
corporelles, comme le froid produit la glace, ou comme une étincelle
produit une explosion de poudre à canon.» Il y a là un antécédent
comme ailleurs, la résolution ou état de l'esprit, et un conséquent
comme ailleurs, l'effort ou sensation physique. L'expérience les lie
et nous fait prévoir que l'effort suivra la résolution, comme elle
nous fait prévoir que l'explosion de la poudre suivra le contact de
l'étincelle. Laissons donc ces illusions psychologiques, et cherchons
simplement, sous le nom d'effet et de cause, les phénomènes, qui
_forment des couples sans exception ni condition_.

Or, pour établir ces liaisons expérimentales, Mill découvre quatre
méthodes, et quatre méthodes seulement: celle des concordances[161],
celle des différences[162], celle des résidus[163], celle des
variations concomitantes[164]. Elles sont les seules voies par
lesquelles nous puissions pénétrer dans la nature. Il n'y a qu'elles,
et elles sont partout. Et elles emploient toutes le même artifice. Cet
artifice est l'_élimination_; et en effet l'induction n'est pas autre
chose. Vous avez deux groupes, l'un d'antécédents, l'autre de
conséquents, chacun d'eux contenant plus ou moins d'éléments: dix,
par exemple. À quel antécédent chaque conséquent est-il joint? Le
premier conséquent est-il joint au premier antécédent, ou bien au
troisième, ou bien au sixième? Toute la difficulté et toute la
découverte sont là. Pour lever la difficulté et pour opérer la
découverte, il faut éliminer, c'est-à-dire exclure les antécédents qui
ne sont point liés au conséquent que l'on considère[165]. Mais comme
effectivement on ne peut les exclure, et que, dans la nature, toujours
le couple est entouré de circonstances, on assemble divers cas qui,
par leur diversité, permettent à l'esprit de retrancher ces
circonstances, et de voir le couple à nu. En définitive, on n'induit
qu'en formant des couples; on ne les forme qu'en les isolant; on ne
les isole que par des comparaisons.

[Note 153: Induction, then, is that operation of the mind, by
which we infer that what we know to be true in a particular case or
cases, will be true in all cases which resemble the former in certain
assignable respects. In other words, Induction is the process by which
we conclude that what is true of certain individuals of a class is
true of the whole class, or that what is true at certain times will be
true in similar circumstances at all times.]

[Note 154: We must first observe, that there is a principle
implied in the very statement of what Induction is; an assumption with
regard to the course of nature and the order of universe: namely, that
there are such things in nature as parallel cases; that what happens
once, will, under a sufficient degree of similarity of circumstances,
happen again, and not only again, but as often as the same
circumstances recur. This, I say, is an assumption, involved in every
case of induction. And, if we consult the actual course of nature, we
find that the assumption is warranted. The universe, we find, is so
constituted, that whatever is true in any one case, is true at all
cases of a certain description; the only difficulty is, to find _what_
description.]

[Note 155: Why is it that, with exactly the same amount of
evidence, both negative and positive, we did not reject the assertion
that there are black swans while we should refuse credence to any
testimony which asserted there were men wearing their heads underneath
their shoulders? The first assertion was more credible than the
latter. But why more credible? So long as neither phenomenon had been
actually witnessed, what reason was there for finding the one harder
to be believed than the other? Apparently, because there is less
constancy in the colours of animals, than in the general structure of
their internal anatomy. But how do we know this? Doubtless, from
experience. It appears, then, that we need experience to inform us in
what degree, and in what cases, or sorts of cases, experience is to be
relied on. Experience must be consulted in order to learn from it
under what circumstances arguments from it will be valid. We have no
ulterior test to which we subject experience in general; but we make
experience its own test. Experience testifies that among the
uniformities which it exhibits or seems to exhibit, some are more to
be relied on than others; and uniformity, therefore, may be presumed,
from any given number of instances, with a greater degree of
assurance, in proportion as the case belongs to a class in which the
uniformities have hitherto been found more uniform.]

[Note 156: T. Ier, p. 338, 340, 341, 345, 351.]

[Note 157: The only notion of a cause, which the theory of
induction requires, is such a notion as can be gained from experience.

The Law of Causation, the recognition of which is the main pillar of
inductive science, is but the familiar truth, that invariability of
succession is found by observation to obtain between every fact in
nature and some other fact which has preceded it; independently of all
consideration respecting the ultimate mode of production of phenomena,
and of every other question regarding the nature of "Things in
themselves".]

[Note 158: The real cause, is the whole of these antecedents.]

[Note 159: The cause, then, philosophically speaking, is the sum
total of the conditions, positive and negative, taken together; the
whole of the contingencies of every description, which being realized,
the consequent invariably follows.]

[Note 160: If there be any meaning which confessedly belongs to
the term necessity, it is _unconditionalness_. That which is
necessary, that which _must_ be, means that which will be, whatever
supposition we may make in regard to all other things.]

[Note 161: 1º Prenons cinquante creusets de matière fondue qu'on
laisse refroidir, et cinquante dissolutions qu'on laisse évaporer;
toutes cristallisent. Soufre, sucre, alun, chlorure de sodium, les
substances, les températures, les circonstances sont aussi différentes
que possible. Nous y trouvons un fait commun et un seul, le passage de
l'état liquide à l'état solide; nous concluons que ce passage est
l'antécédent invariable de la cristallisation. Voilà un exemple de la
_méthode de concordance_: sa règle fondamentale est que «si deux ou
plusieurs cas du phénomène en question n'ont qu'une circonstance
commune, cette circonstance en est la cause ou l'effet.» (T. I, p.
396.)]

[Note 162: Prenons un oiseau qui est dans l'air et respire;
plongeons-le dans l'acide carbonique, il cesse de respirer. La
suffocation se rencontre dans le second cas, elle ne se rencontre pas
dans le premier; du reste, les deux cas, sont aussi semblables que
possible, puisqu'il s'agit dans tous les deux du même oiseau et
presque au même instant; ils ne diffèrent que par une circonstance,
l'immersion dans l'acide carbonique substituée à l'immersion dans
l'air. On en conclut que cette circonstance est un des antécédents
invariables de la suffocation. Voilà un exemple de la _méthode de
différence_; sa règle fondamentale est que «si un cas où le phénomène
en question se rencontre et un cas où il ne se rencontre pas ont
toutes leurs circonstances communes, sauf une, le phénomène a cette
circonstance pour cause ou pour effet.»]

[Note 163: Prenons deux groupes, l'un d'antécédents, l'autre de
conséquents. On a lié tous les antécédents, moins un, à leurs
conséquents, et tous les conséquents, moins un, à leurs antécédents.
On peut conclure que l'antécédent qui reste est lié au conséquent qui
reste. Par exemple, les physiciens, ayant calculé, d'après les lois de
la propagation des ondes sonores, quelle doit être la vitesse du son,
trouvèrent qu'en fait les sons vont plus vite que le calcul ne semble
l'indiquer. Ce surplus ou résidu de vitesse est un conséquent et
suppose un antécédent; Laplace trouva l'antécédent dans la chaleur que
développe la condensation de chaque onde sonore, et cet élément
nouveau introduit dans le calcul le rendit parfaitement exact. Voilà
un exemple de la _méthode des résidus_. Sa règle est que «si l'on
retranche d'un phénomène la partie qui est l'effet de certains
antécédents, le résidu du phénomène est l'effet des antécédents qui
restent.»]

[Note 164: Prenons deux faits: la présence de la terre et
l'oscillation du pendule, ou bien encore la présence de la lune et le
mouvement des marées. Pour joindre directement ces deux phénomènes
l'un à l'autre, il faudrait pouvoir supprimer le premier, et vérifier
si cette suppression entraînerait l'absence du second. Or cette
suppression est, dans l'un et l'autre de ces cas, matériellement
impossible. Alors nous employons une voie indirecte pour joindre les
deux phénomènes. Nous remarquons que toutes les variations de l'un
correspondent à certaines variations de l'autre; que toutes les
oscillations du pendule correspondent aux diverses positions de la
terre; que toutes les circonstances des marées correspondent aux
diverses positions de la lune. Nous en concluons que le second fait
est l'antécédent du premier. Voilà un exemple de la _méthode des
variations concomitantes_: sa règle fondamentale est que: «si un
phénomène varie d'une façon quelconque toutes les fois qu'un autre
phénomène varie d'une certaine façon, le premier est une cause ou un
effet direct ou indirect du second.»]

[Note 165: «La méthode de différence, dit Mill, a pour fondement,
que tout ce qui ne saurait être éliminé est lié au phénomène par une
loi. La méthode de concordance a pour fondement, que tout ce qui peut
être éliminé n'est point lié au phénomène par une loi.» La méthode des
résidus est un cas de la méthode de différence; la méthode des
variations concomitantes en est un autre cas, avec cette distinction
qu'elle opère, non sur les deux phénomènes, mais sur leurs
variations.]


VIII

Ce sont là des formules, un fait sera plus clair. En voici un: on y va
voir les méthodes en exercice; il y a un exemple qui les rassemble
presque toutes. Il s'agit de la théorie de la rosée du docteur Well.
Je cite les propres paroles de Mill; elles sont si nettes, qu'il faut
se donner le plaisir de les méditer.

«Il faut d'abord distinguer la rosée de la pluie aussi bien que des
brouillards, et la définir en disant qu'«elle est l'apparition
spontanée d'une moiteur sur des corps exposés en plein air, quand il
ne tombe point de pluie ni d'humidité visible[166].» La rosée ainsi
définie, quelle en est la cause, et comment l'a-t-on trouvée?

«D'abord, nous avons des phénomènes analogues dans la moiteur qui
couvre un métal froid ou une pierre lorsque nous soufflons dessus, qui
apparaît en été sur les parois d'un verre d'eau fraîche qui sort du
puits, qui se montre à l'intérieur des vitres quand la grêle ou une
pluie soudaine refroidit l'air extérieur, qui coule sur nos murs
lorsqu'après un long froid arrive un dégel tiède et humide.--Comparant
tous ces cas, nous trouvons qu'ils contiennent tous le phénomène en
question. Or, tous ces cas s'accordent en un point, à savoir que
l'objet qui se couvre de rosée est plus froid que l'air qui le touche.
Cela arrive-t-il aussi dans le cas de la rosée nocturne? Est-ce un
fait que l'objet baigné de rosée est plus froid que l'air? Nous sommes
tentés de répondre que non, car qui est-ce qui le rendrait plus
froid? Mais l'expérience est aisée: nous n'avons qu'à mettre un
thermomètre en contact avec la substance couverte de rosée, et en
suspendre un autre un peu au-dessus, hors de la portée de son
influence. L'expérience a été faite, la question a été posée, et
toujours la réponse s'est trouvée affirmative. Toutes les fois qu'un
objet se recouvre de rosée, il est plus froid que l'air[167].

«Voilà une application complète de la _méthode de concordance_: elle
établit une liaison invariable entre l'apparition de la rosée sur une
surface et la froideur de cette surface comparée à l'air extérieur.
Mais laquelle des deux est cause, et laquelle effet? ou bien
sont-elles toutes les deux les effets de quelque chose d'autre? Sur
ce point, la méthode de concordance ne nous fournit aucune lumière.
Nous devons avoir recours à une méthode plus puissante: nous devons
varier les circonstances, nous devons noter les cas où la rosée
manque; car une des conditions nécessaires pour appliquer la _méthode
de différence_, c'est de comparer des cas où le phénomène se rencontre
avec d'autres où il ne se rencontre pas[168].

«Or la rosée ne se dépose pas sur la surface des métaux polis, tandis
qu'elle se dépose très-abondamment sur le verre. Voilà un cas où
l'effet se produit, et un autre où il ne se produit point.... Mais,
comme les différences qu'il y a entre le verre et les métaux polis
sont nombreuses, la seule chose dont nous puissions encore être sûrs,
c'est que la cause de la rosée se trouvera parmi les circonstances qui
distinguent le verre des métaux polis[169].... Cherchons donc à
démêler cette circonstance, et pour cela employons la seule méthode
possible, celle des _variations concomitantes_. Dans le cas des métaux
polis et du verre poli, le contraste montre évidemment que la
_substance_ a une grande influence sur le phénomène. C'est pourquoi
faisons varier autant que possible la substance seule, en exposant à
l'air les surfaces polies de différentes sortes. Cela fait, on voit
tout de suite paraître une échelle d'intensité. Les substances polies
qui conduisent le plus mal la chaleur sont celles qui s'imprègnent le
plus de rosée; celles qui conduisent le mieux la chaleur sont celles
qui s'en humectent le moins[170]: d'où l'on conclut que «l'apparition
de la rosée est liée au pouvoir que possède le corps de résister au
passage de la chaleur.»

«Mais si nous exposons à l'air des surfaces rudes au lieu de surfaces
polies, nous trouvons quelquefois cette loi renversée. Ainsi le fer
rude, particulièrement s'il est peint ou noirci, se mouille de rosée
plus vite que le papier verni. L'_espèce de surface_ a donc beaucoup
d'influence. C'est pourquoi exposons la même substance en faisant
varier le plus possible l'état de sa surface (ce qui est un nouvel
emploi de la méthode des variations concomitantes), et une nouvelle
échelle d'intensité se montrera. Les surfaces qui perdent leur chaleur
le plus aisément par le rayonnement sont celles qui se mouillent le
plus abondamment de rosée[171]. On en conclut «que l'apparition de la
rosée est liée à la capacité de perdre la chaleur par voie de
rayonnement.»

«À présent l'influence que nous venons de reconnaître à la _substance_
et à la _surface_ nous conduit à considérer celle de la _texture_, et
là nous rencontrons une troisième échelle d'intensité, qui nous montre
les substances d'une texture ferme et serrée, par exemple les pierres
et les métaux, comme défavorables à l'apparition de la rosée, et au
contraire les substances d'une texture lâche, par exemple le drap, le
velours, la laine, le duvet, comme éminemment favorables à la
production de la rosée. La texture lâche est donc une des
circonstances qui la provoquent. Mais cette troisième cause se ramène
à la première, qui est le pouvoir de résister au passage de la
chaleur, car les substances de texture lâche sont précisément celles
qui fournissent les meilleurs vêtements, en empêchant la chaleur de
passer de la peau à l'air, ce qu'elles font en maintenant leur surface
intérieure très-chaude pendant que leur surface extérieure est
très-froide[172].

«Ainsi les cas très-variés dans lesquels beaucoup de rosée se dépose
s'accordent en ceci, et, autant que nous pouvons l'observer, en ceci
seulement, qu'ils conduisent lentement la chaleur ou la rayonnent
rapidement,--deux qualités qui ne s'accordent qu'en un seul point, qui
est qu'en vertu de l'une et de l'autre le corps tend à perdre sa
chaleur par sa surface plus rapidement qu'elle ne peut lui être
restituée par le dedans. Au contraire, les cas très-variés dans
lesquels la rosée manque ou est très-peu abondante s'accordent en
ceci, et, autant que nous pouvons l'observer, en ceci seulement,
qu'ils n'ont pas cette propriété. Nous pouvons maintenant répondre à
la question primitive et savoir lequel des deux, du froid et de la
rosée, est la cause de l'autre. Nous venons de trouver que la
substance sur laquelle la rosée se dépose doit, par ses seules
propriétés, devenir plus froide que l'air. Nous pouvons donc rendre
compte de sa froideur, abstraction faite de la rosée, et, comme il y a
une liaison entre les deux, c'est la rosée qui dépend de la froideur;
en d'autres termes, la froideur est la cause de la rosée[173].

«Maintenant cette loi si amplement établie peut se confirmer de trois
manières différentes. Premièrement, par déduction, en partant des lois
connues que suit la vapeur aqueuse lorsqu'elle est diffuse dans l'air
ou dans tout autre gaz. On sait par l'expérience directe que la
quantité d'eau qui peut rester suspendue dans l'air à l'état de vapeur
est limitée pour chaque degré de température, et que ce maximum
devient moindre à mesure que la température diminue. Il suit de là
déductivement que, s'il y a déjà autant de vapeur suspendue dans l'air
que peut en contenir sa température présente, tout abaissement de
cette température portera une portion de la vapeur à se condenser et à
se changer en eau. Mais, de plus, nous savons déductivement, d'après
les lois de la chaleur, que le contact de l'air avec un corps plus
froid que lui-même abaissera nécessairement la température de la
couche d'air immédiatement appliquée à sa surface, et par conséquent
la forcera d'abandonner une portion de son eau, laquelle, d'après les
lois ordinaires de la gravitation ou cohésion, s'attachera à la
surface du corps, ce qui constituera la rosée.... Cette preuve
déductive a l'avantage de rendre compte des exceptions, c'est-à-dire
des cas où, ce corps étant plus froid que l'air, il ne se dépose
pourtant point de rosée: car elle montre qu'il en sera nécessairement
ainsi, lorsque l'air sera si peu fourni de vapeur aqueuse,
comparativement à sa température, que même, étant un peu refroidi par
le contact d'un corps plus froid, il sera encore capable de tenir en
suspension toute la vapeur qui s'y trouvait d'abord suspendue. Ainsi,
dans un été très-sec, il n'y a pas de rosée, ni dans un hiver très-sec
de gelées blanches[174].

«La seconde confirmation de la théorie se tire de l'expérience directe
pratiquée selon la méthode de différence. Nous pouvons, en
refroidissant la surface de n'importe quel corps, atteindre en tous
les cas une température à laquelle la rosée commence à se déposer.
Nous ne pouvons, à la vérité, faire cela que sur une petite échelle;
mais nous avons d'amples raisons pour conclure que la même opération,
si elle était conduite dans le grand laboratoire de la nature,
aboutirait au même effet.

«Et finalement nous sommes capables de vérifier le résultat, même sur
cette grande échelle. Le cas est un de ces cas rares où la nature fait
l'expérience pour nous de la même manière que nous la ferions
nous-mêmes, c'est-à-dire en introduisant dans l'état antérieur des
choses une circonstance nouvelle, unique et parfaitement définie, et
en manifestant l'effet si rapidement, que le temps manquerait pour
tout autre changement considérable dans les circonstances antérieures.
On a observé que la rosée ne se dépose jamais abondamment dans des
endroits fort abrités contre le ciel ouvert, et point du tout dans les
nuits nuageuses; mais que, si les nuages s'écartent, fût-ce pour
quelques minutes seulement, de façon à laisser une ouverture, la rosée
commence à se déposer, et va en augmentant. Ici il est complétement
prouvé que la présence ou l'absence d'une communication non
interrompue avec le ciel cause la présence ou l'absence de la rosée;
mais puisqu'un ciel clair n'est que l'absence des nuages, et que les
nuages, comme tous les corps qu'un simple fluide élastique sépare d'un
objet donné, ont cette propriété connue, qu'ils tendent à élever ou à
maintenir la température de la surface de l'objet en rayonnant vers
lui de la chaleur, nous voyons à l'instant que la retraite des nuages
refroidira la surface. Ainsi, dans ce cas, la nature ayant produit un
changement dans l'antécédent par des moyens connus et définis, le
conséquent suit et doit suivre: expérience naturelle conforme aux
règles de la méthode de différence[175].»

[Note 166: We must separate dew from rain, and the moisture of
fogs, and limit the application of the term to what is really meant,
which is, the spontaneous appearance of moisture on substances exposed
in the open air when no rain or _visible_ wet is falling.]

[Note 167: "Now, here we have analogous phenomena in the moisture
which bedews a cold metal or stone when we breathe upon it; that which
appears on a glass of water fresh from the well in hot weather; that
which appears on the inside of windows when sudden rain or hail chills
the external air; that which runs down our walls when, after a long
frost, a warm moist thaw comes on." Comparing these cases, we find
that they all contain the phenomenon which was proposed as the subject
of investigation. Now "all these instances agree in one point, the
coldness of the object dewed in comparison with the air in contact
with it." But there still remains the most important case of all, that
of nocturnal dew: does the same circumstance exist in this case? "Is
it a fact that the object dewed _is_ colder than the air? Certainly
not, one would at first be inclined to say; for what is to make it so?
But.... the experiment is easy; we have only to lay a thermometer in
contact with the dewed substance, and hang one at a little distance
above it, out of reach of its influence. The experiment has been
therefore made; the question has been asked, and the answer has been
invariably in the affirmative. Whenever an object contracts dew, it
_is_ colder than the air."]

[Note 168: Here then is a complete application of the Method of
Agreement, establishing the fact of an invariable connexion between
the deposition of dew on a surface, and the coldness of that surface
compared with the external air. But which of these is cause, and which
effect? Or are they both effects of something else? On this subject
the Method of Agreement can afford us no light: we must call in a more
potent method. We must collect more facts, or, which comes to the same
thing, vary the circumstances; since every instance in which the
circumstances differ is a fresh fact: and especially, we must note the
contrary or negative cases, i. e., where no dew is produced: for a
comparison between instances of dew and instances of no dew is the
condition necessary to bring the Method of Difference into play.]

[Note 169: "Now, first, no dew is produced on the surface of
polished metals, but it _is_ very copiously on glass, both exposed
with their faces upwards, and in some cases the under side of a
horizontal plate of glass is also dewed." Here is an instance in which
the effect is produced, and another instance in which it is not
produced; but we cannot yet pronounce, as the canon of the Method of
Difference requires, that the latter instance agrees with the former
in all its circumstances except in one; for the differences between
glass and polished metals are manifold, and the only thing we can as
yet be sure of, is, that the cause of dew will be found among the
circumstances by which the former substance is distinguished from the
latter.]

[Note 170: In the cases of polished metal and polished glass, the
contrast shows evidently that the _substance_ has much to do with the
phenomenon; therefore let the substance _alone_ be diversified as much
as possible, by exposing polished surfaces of various kinds. This
done, a _scale of intensity_ becomes obvious. Those polished
substances are found to be most strongly dewed which conduct heat
worst, while those which conduct well, resist dew most effectually.]

[Note 171: The conclusion obtained is, that, _ceteris paribus_,
the deposition of dew is in some proportion to the power which the
body possesses of resisting the passage of heat; and that this,
therefore (or something connected with this), must be at least one of
the causes which assist in producing the deposition of dew on the
surface.

But if we expose rough surfaces instead of polished, we sometimes find
this law interfered with. Thus, roughened iron, especially if painted
over or blackened, becomes dewed sooner than varnished paper: the kind
of _surface_, therefore, has a great influence. Expose, then, the
_same_ material in very diversified states as to surface (that is,
employ the Method of Difference to ascertain concomitance of
variations), "and another scale of intensity becomes at once apparent;
those _surfaces_ which _part with their heat_ most readily by
radiation, are found to contact dew most copiously."]

[Note 172: The conclusion obtained by this new application of the
method is, that, _ceteris paribus_, the deposition of dew is also in
some proportion to the power of radiating heat; and that the quality
of doing this abundantly (or some cause on which that quality depends)
is another of the causes which promote the deposition of dew on the
substance.

"Again, the influence ascertained to exist of _substance_ and
_surface_ leads us to consider that of _texture_: and here, again, we
are presented on trial with remarkable differences, and with a third
scale of intensity, pointing out substances of a close firm texture,
such as stones, metals, etc., as unfavourable, but those of a loose
one, as cloth, velvet, wool, eiderdown, cotton, etc., as eminently
favourable to the contraction of dew. The Method of Concomitant
Variations is here, for the third time, had recourse to; and, as
before, from necessity, since the texture of no substance is
absolutely firm or absolutely loose. Looseness of texture, therefore,
or something which is the cause of that quality, is another
circumstance which promotes the deposition of dew; but this third
cause resolves, itself into the first, viz. the quality of resisting
the passage of heat: for substances of loose texture are precisely
those which are best adapted for clothing or for impeding the free
passage of heat from the skin into the air, so as to allow their outer
surfaces to be very cold, while they remain warm within."]

[Note 173: It thus appears that the instances in which much dew is
deposited, which are very various, agree in this, and, so far as we
are able to observe, in this only, that they either radiate heat
rapidly or conduct it slowly: qualities between which there is no
other circumstance of agreement, than that by virtue of either, the
body tends to lose heat from the surface more rapidly than it can be
restored from within. The instances, on the contrary, in which no dew,
or but a small quantity of it, is formed, and which are also extremely
various, agree (so far as we can observe) in nothing, except in _not_
having this same property.

This doubt we are now able to resolve. We have found that, in every
such instance, the substance must be one which, by its own properties
or laws, would, if exposed in the night, become colder than the
surrounding air. The coldness therefore, being accounted for
independently of the dew, while it is proved that there is a connexion
between the two, it must be the dew which depends on the coldness; or
in other words, the coldness is the cause of the dew.]

[Note 174: The law of causation, already so amply established,
admits, however, of efficient additional corroboration in no less than
three ways. First, by deduction from the known laws of aqueous vapour
when diffused through air or any other gas; and though we have not yet
come to the Deductive Method, we will not omit what is necessary to
render the speculation complete. It is known by direct experiment that
only a limited quantity of water can remain suspended in the state of
vapour at each degree of temperature, and that this maximum grows less
and less as the temperature diminishes. From this it follows,
deductively, that if there is already as much vapour suspended as the
air will contain at its existing temperature, any lowering of that
temperature will cause a portion of the vapour to be condensed, and
become water. But, again, we know deductively, from the laws of heat,
that the contact of the air with a body colder than itself, will
necessarily lower the temperature of the stratum of air immediately
applied to its surface; and will therefore cause it to part with a
portion of its water, which accordingly will, by the ordinary laws of
gravitation or cohesion, attach itself to the surface of the body,
thereby constituting dew. This deductive proof, it will have been
seen, has the advantage of proving at once causation as well as
coexistence; and it has the additional advantage that it also accounts
for the _exceptions_ to the occurrence of the phenomenon, the cases in
which, although the body is colder than the air, yet no dew is
deposited; by showing that this will necessarily be the case when the
air is so undersupplied with aqueous vapour, comparatively to its
temperature, that even when somewhat cooled by the contact of the
colder body, it can still continue to hold in suspension all the
vapour which was previously suspended in it: thus in a very dry summer
there are no dews, in a very dry winter no hoar frost.]

[Note 175: The second corroboration of the theory is by direct
experiment, according to the canon of the Method of Difference. We
can, by cooling the surface of any body, find in all cases some
temperature (more or less inferior to that of the surrounding air,
according to its hygrometric condition), at which dew will begin to be
deposited. Here, too, therefore, the causation is directly proved. We
can, it is true, accomplish this only on a small scale; but we have
ample reason to conclude that the same operation, if conducted in
Nature's great laboratory, would equally produce the effect.

And, finally, even on that great scale we are able to verify the
result. The case is one of those rare cases; as we have shown them to
be, in which nature works the experiment for us in the same manner in
which we ourselves perform it; introducing into the previous state of
things a single and perfectly definite new circumstance, and
manifesting the effect so rapidly, that there is not time for any
other material change in the preexisting circumstances. It is observed
that dew is never copiously deposited in situations much screened from
the open sky, and not at all in a cloudy night, but _if the clouds
withdraw even for a few minutes, and leave a clear opening, a
deposition of dew presently begins_, and goes on increasing.... Dew
formed in clear intervals will often even evaporate again, when the
sky becomes thickly overcast. The proof, therefore, is complete that
the presence or absence of an uninterrupted communication with the sky
causes the deposition or non-deposition of dew. Now, since a clear sky
is nothing but the absence of clouds, and it is a known property of
clouds, as of all other bodies between which and any given object
nothing intervenes but an elastic fluid, that they tend to raise or
keep up the superficial temperature of the object by radiating heat to
it, we see at once that the disappearance of clouds will cause the
surface to cool; so that Nature, in this case, produces a change in
the antecedent by definite and known means, and the consequent follows
accordingly: a natural experiment which satisfies the requisitions of
the Method of Difference.]


IX

Ce ne sont pas là tous les procédés des sciences, mais ceux-ci mènent
aux autres. Ils s'enchaînent tous, et personne, mieux que Mill, n'a
montré leur enchaînement. En beaucoup de cas les procédés d'isolement
sont impuissants, et ces cas sont ceux où l'effet, étant produit par
un concours de causes, ne peut être divisé en ses éléments. Les
méthodes d'isolement sont alors impraticables. Nous ne pouvons plus
éliminer, et par conséquent nous ne pouvons plus induire. Et cette
difficulté si grave se rencontre dans presque tous les cas du
mouvement, car presque tout mouvement est l'effet d'un concours de
forces, et les effets respectifs des diverses forces se trouvent en
lui mêlés à un tel point qu'on ne peut les séparer sans le détruire,
en sorte qu'il semble impossible de savoir quelle part chaque force a
dans la production de ce mouvement. Prenez un corps sollicité par deux
forces dont les directions font un angle, il se meut suivant la
diagonale; chaque partie, chaque moment, chaque position, chaque
élément de son mouvement est l'effet combiné de deux forces
sollicitantes. Les deux effets se pénètrent tellement qu'on n'en peut
isoler aucun et le rapporter à sa source. Pour apercevoir séparément
chaque effet, il faudrait considérer des mouvements différents,
c'est-à-dire supprimer le mouvement donné et le remplacer par
d'autres. Ni la méthode de concordance ou de différence, ni la méthode
des résidus ou des variations concomitantes, qui sont toutes
décomposantes et éliminatives, ne peuvent servir contre un phénomène
qui par nature exclut toute élimination et toute décomposition. Il
faut donc tourner l'obstacle, et c'est ici qu'apparaît la dernière
clef de la nature, la méthode de déduction. Nous quittons le
phénomène, nous nous reportons à côté de lui, nous en étudions
d'autres plus simples, nous établissons leurs lois, et nous lions
chacun d'eux à sa cause par les procédés de l'induction ordinaire;
puis, supposant le concours de deux ou plusieurs de ces causes, nous
concluons d'après leurs lois connues quel devra être leur effet total.
Nous vérifions ensuite si le mouvement donné est exactement semblable
au mouvement prédit, et si cela est, nous l'attribuons aux causes d'où
nous l'avons déduit. Ainsi, pour découvrir les causes des mouvements
des planètes, nous recherchons par des inductions simples les lois de
deux causes, l'une qui est la force d'impulsion primitive dirigée
selon la tangente, l'autre qui est la force accélératrice attractive.
De ces lois induites nous déduisons par le calcul le mouvement d'un
corps qui serait soumis à leurs sollicitations combinées, et,
vérifiant que les mouvements planétaires observés coïncident
exactement avec les mouvements prévus, nous concluons que les deux
forces en question sont effectivement les causes des mouvements
planétaires. «C'est à cette méthode, dit Mill, que l'esprit humain
doit ses plus grands triomphes. Nous lui devons toutes les théories
qui ont réuni des phénomènes vastes et compliqués sous quelques lois
simples.» Ses détours nous ont conduits plus loin que la voie directe;
elle a tiré son efficacité de son imperfection.


X

Que si nous comparons maintenant les deux méthodes, leur opportunité,
leur office, leur domaine, nous y trouverons comme en abrégé
l'histoire, les divisions, les espérances et les limites de la science
humaine. La première apparaît au début, la seconde à la fin. La
première a dû prendre l'empire au temps de Bacon[176], et commence à
le perdre; la seconde a dû perdre l'empire au temps de Bacon, et
commence à le prendre: en sorte que la science, après avoir passé de
l'état déductif à l'état expérimental, passe de l'état expérimental à
l'état déductif. La première a pour province les phénomènes
décomposables et sur lesquels nous pouvons expérimenter. La seconde a
pour domaine les phénomènes indécomposables, ou sur lesquels nous ne
pouvons expérimenter. La première est efficace en physique, en chimie,
en zoologie, en botanique, dans les premières démarches de toute
science, et aussi partout où les phénomènes sont médiocrement
compliqués, proportionnés à notre force, capables d'être transformés
par les moyens dont nous disposons. La seconde est puissante en
astronomie, dans les parties supérieures de la physique, en
physiologie, en histoire, dans les dernières démarches de toute
science, partout où les phénomènes sont fort compliqués, comme la vie
animale et sociale, ou placés hors de nos prises, comme le mouvement
des corps célestes et les révolutions de l'enveloppe terrestre. Quand
la méthode convenable n'est pas employée, la science s'arrête; quand
la méthode convenable est pratiquée, la science marche. Là est tout le
secret de son passé et de son présent. Si les sciences physiques sont
restées immobiles jusqu'à Bacon, c'est qu'on déduisait lorsqu'il
fallait induire. Si la physiologie et les sciences morales aujourd'hui
sont en retard, c'est qu'on y induit lorsqu'il faudrait déduire. C'est
par déduction et d'après les lois physiques et chimiques qu'on pourra
expliquer les phénomènes physiologiques. C'est par déduction et
d'après les lois mentales qu'on pourra expliquer les phénomènes
historiques[177]. Et ce qui est l'instrument de ces deux sciences se
trouve le but de toutes les autres. Toutes tendent à devenir
déductives; toutes aspirent à se résumer en quelques propositions
générales desquelles le reste puisse se déduire. Moins ces
propositions sont nombreuses, plus la science est avancée. Moins une
science exige de suppositions et de données, plus elle est parfaite.
Cette réduction est son état final. L'astronomie, l'acoustique,
l'optique, lui offrent son modèle. Nous connaîtrons la nature quand
nous aurons déduit ses millions de faits de deux ou trois lois.

J'ose dire que la théorie que vous venez d'entendre est parfaite. J'en
ai omis plusieurs traits, mais vous en avez assez vu pour reconnaître
que nulle part l'induction n'a été expliquée d'une façon si complète
et si précise, avec une telle abondance de distinctions fines et
justes, avec des applications si étendues et si exactes, avec une
telle connaissance des pratiques effectives et des découvertes
acquises, avec une plus entière exclusion des principes métaphysiques
et des suppositions arbitraires, dans un esprit plus conforme aux
procédés rigoureux de l'expérience moderne. Vous me demandiez tout à
l'heure ce que les Anglais ont fait en philosophie; je réponds: la
théorie de l'induction. Mill est le dernier d'une grande lignée qui
commence à Bacon, et qui, par Hobbes, Newton, Locke, Hume, Herschel,
s'est continuée jusqu'à nous. Ils ont porté dans la philosophie notre
esprit national; ils ont été positifs et pratiques; ils ne se sont
point envolés au-dessus des faits; ils n'ont point tenté des routes
extraordinaires; ils ont purgé le cerveau humain de ses illusions, de
ses ambitions, de ses fantaisies. Ils l'ont employé du seul côté où il
puisse agir; ils n'ont voulu que planter des barrières et des
flambeaux sur le chemin déjà frayé par les sciences fructueuses. Ils
n'ont point voulu dépenser vainement leur travail hors de la voie
explorée et vérifiée. Ils ont aidé à la grande oeuvre moderne, la
découverte des lois applicables; ils ont contribué, comme les savants
spéciaux, à augmenter la puissance de l'homme. Trouvez-moi beaucoup de
philosophies qui en aient fait autant.

[Note 176: T. I, p. 500.]

[Note 177: T. II, liv. VI, chap. IX. T. I, p. 487. Explication,
d'après Liebig, de la décomposition, de la respiration, de
l'empoisonnement, etc. Il y a un livre entier sur la méthode des
sciences morales; je ne connais pas de meilleur traité sur ce sujet.]


XI

Vous allez me dire que mon philosophe s'est coupé les ailes pour
fortifier les jambes. Certainement, et il a bien fait. L'expérience
borne la carrière qu'elle nous ouvre; elle nous a donné notre but;
elle nous donne aussi nos limites. Nous n'avons qu'à regarder les
éléments qui la composent et les événements dont elle part pour
comprendre que sa portée est restreinte. Sa nature et son procédé
réduisent sa marche à quelques pas. Et d'abord[178] les lois dernières
de la nature ne peuvent être moins nombreuses que les espèces
distinctes de nos sensations. Nous pouvons bien réduire un mouvement à
un autre mouvement, mais non la sensation de chaleur à la sensation
d'odeur, ou de couleur, ou de son, ni l'une ou l'autre à un mouvement.
Nous pouvons bien ramener l'un à l'autre des phénomènes de degré
différent, mais non des phénomènes d'espèce différente. Nous trouvons
les sensations distinctes au fond de toutes nos connaissances, comme
des éléments simples, indécomposables, absolument séparés les uns des
autres, absolument incapables d'être ramenés les uns aux autres.
L'expérience a beau faire, elle ne peut supprimer ces diversités qui
la fondent.--D'autre part, l'expérience a beau faire, elle ne peut se
soustraire aux conditions dans lesquelles elle agit. Quel que soit son
domaine, il est limité dans le temps et dans l'espace; le fait qu'elle
observe est borné et amené par une infinité d'autres qu'elle ne peut
atteindre. Elle est obligée de supposer ou de reconnaître quelque état
primordial d'où elle part et qu'elle n'explique pas[179]. Tout
problème a ses données accidentelles ou arbitraires: on en déduit le
reste, mais on ne les déduit de rien. Le soleil, la terre, les
planètes, l'impulsion initiale des corps célestes, les propriétés
primitives des substances chimiques, sont de ces données[180]. Si nous
les possédions toutes, nous pourrions tout expliquer par elles, mais
nous ne saurions les expliquer elles-mêmes. Pourquoi, demande Mill,
ces agents naturels ont-ils existé à l'origine plutôt que d'autres?
Pourquoi ont-ils été mêlés en telles ou telles proportions? Pourquoi
ont-ils été distribués de telle ou telle manière dans l'espace? C'est
là une question à laquelle nous ne pouvons répondre. Bien plus, nous
ne pouvons découvrir rien de régulier dans cette distribution même;
nous ne pouvons la réduire à quelque uniformité, à quelque loi.
L'assemblage de ces agents n'est pour nous qu'un pur accident[181].
Et l'astronomie, qui tout à l'heure nous offrait le modèle de la
science achevée, nous offre maintenant l'exemple de la science
limitée. Nous pouvons bien prédire les innombrables positions de tous
les corps planétaires; mais nous sommes obligés de supposer, outre
l'impulsion primitive et son degré, outre la force attractive et sa
loi, les masses et les distances de tous les corps dont nous parlons.
Nous comprenons des millions de faits, mais au moyen d'une centaine de
faits que nous ne comprenons pas; nous atteignons des conséquences
nécessaires, mais au moyen d'antécédents accidentels, en sorte que, si
la théorie de notre univers était achevée, elle aurait encore deux
grandes lacunes: l'une au commencement du monde physique, l'autre au
début du monde moral; l'une comprenant les éléments de l'être, l'autre
renfermant les éléments de l'expérience; l'une contenant les
sensations primitives, l'autre contenant les agents primitifs. «Notre
science, dit votre Royer-Collard, consiste à puiser l'ignorance à sa
source la plus élevée.»

Pouvons-nous au moins affirmer que ces données irréductibles ne le
sont qu'en apparence et au regard de notre esprit? Pouvons-nous dire
qu'elles ont des causes comme les faits dérivés dont elles sont les
causes? Pouvons-nous décider que tout événement à tout point du temps
et de l'espace arrive selon des lois, et que notre petit monde, si
bien réglé, est un abrégé du grand? Pouvons-nous, par quelque axiome,
sortir de notre enceinte si étroite, et affirmer quelque chose de
l'univers? En aucune façon, et c'est ici que Mill pousse aux dernières
conséquences; car la loi qui attribue une cause à tout événement n'a
pour lui d'autre fondement, d'autre valeur et d'autre portée que notre
expérience. Elle ne renferme point sa nécessité en elle-même; elle
tire toute son autorité du grand nombre des cas où on l'a reconnue
vraie; elle ne fait que résumer une somme d'observations; elle lie
deux données qui, considérées en elles-mêmes, n'ont point de liaison
intime; elle joint l'antécédent et le conséquent pris en général,
comme la loi de la pesanteur joint un antécédent et un conséquent pris
en particulier; elle constate un couple, comme font toutes les lois
expérimentales, et participe à leur incertitude comme à leurs
restrictions. Écoutez ces fortes paroles: «Je suis convaincu que si un
homme, habitué à l'abstraction et à l'analyse, exerçait loyalement ses
facultés à cet effet, il ne trouverait point de difficulté, quand son
imagination aurait pris le pli, à concevoir qu'en certains endroits,
par exemple dans un des firmaments dont l'astronomie sidérale compose
à présent l'univers, les événements puissent se succéder au hasard,
sans aucune loi fixe; et rien, ni dans notre expérience, ni dans notre
constitution mentale, ne nous fournit une raison suffisante, ni même
une raison quelconque pour croire que cela n'a lieu nulle part[182].»
Pratiquement, nous pouvons nous fier à une loi si bien établie; mais
«dans les parties lointaines des régions stellaires, où les phénomènes
peuvent être entièrement différents de ceux que nous connaissons, ce
serait folie d'affirmer hardiment le règne de cette loi générale,
comme ce serait folie d'affirmer pour là-bas le règne des lois
spéciales qui se maintiennent universellement exactes sur notre
planète[183].» Nous sommes donc chassés irrévocablement de l'infini;
nos facultés et nos assertions n'y peuvent rien atteindre; nous
restons confinés dans un tout petit cercle; notre esprit ne porte pas
au delà de son expérience; nous ne pouvons établir entre les faits
aucune liaison universelle et nécessaire; peut-être même n'existe-t-il
entre les faits aucune liaison universelle et nécessaire. Mill
s'arrête là; mais certainement, en menant son idée jusqu'au bout, on
arriverait à considérer le monde comme un simple monceau de faits.
Nulle nécessité intérieure ne produirait leur liaison ni leur
existence. Ils seraient de pures données, c'est-à-dire des accidents.
Quelquefois, comme dans notre système, ils se trouveraient assemblés
de façon à amener des retours réguliers; quelquefois ils seraient
assemblés de manière à n'en pas amener du tout. Le hasard, comme chez
Démocrite, serait au coeur des choses. Les lois en dériveraient, et
n'en dériveraient que çà et là. Il en serait des êtres comme des
nombres, comme des fractions, par exemple, qui, selon le hasard des
deux facteurs primitifs, tantôt s'étalent, tantôt ne s'étalent pas en
périodes régulières. Voilà sans doute une conception originale et
haute. Elle est la dernière conséquence de l'idée primitive et
dominante que nous avons démêlée au commencement du système, qui a
transformé les théories de la définition, de la proposition et du
syllogisme; qui a réduit les axiomes à des vérités d'expérience; qui a
développé et perfectionné la théorie de l'induction; qui a établi le
but, les bornes, les provinces et les méthodes de la science; qui,
dans la nature et dans la science, a partout supprimé les liaisons
intérieures; qui a remplacé le nécessaire par l'accidentel, la cause
par l'antécédent, et qui consiste à prétendre que toute assertion
utile a pour effet de former un couple, c'est-à-dire de joindre deux
faits qui, par leur nature, sont séparés.

[Note 178: T. II, p. 4.]

[Note 179: There exists in nature a number of permanent causes,
which have subsisted ever since the human race has been in existence,
and for an undefinite and probably an enormous length of time
previous. The sun, the earth, and planets, with their various
constituents, air, water, and the other distinguishable substances,
whether simple or compound, of which nature is made up, are such
Permanent Causes. They have existed, and the effects or consequences
which they were fitted to produce have taken place (as often as the
other conditions of the production met), from the very beginning of
our experience. But we can give no account of the origin of the
Permanent Causes themselves.]

[Note 180: The resolution of the laws of the heavenly motions,
established the previously unknown ultimate property of a mutual
attraction between the bodies: the resolution, so far as it has yet
proceeded, of the laws of crystallization, or chemical composition,
electricity, magnetism, etc., points to various polarities, ultimately
inherent in the particles of which bodies are composed; the
comparative atomic weights of different kinds of bodies were
ascertained by resolving, into more general laws, the uniformities
observed in the proportions in which substances combine with one
another; and so forth. Thus although every resolution of a complex
uniformity into simpler and more elementary laws has an apparent
tendency to diminish the number of the ultimate properties, and really
does remove many properties from the list; yet (since the result of
this simplifying process is to trace up an ever greater variety of
different effects to the same agents), the further we advance in this
direction, the greater number of distinct properties we are forced to
recognise in one and the same object: the coexistences of which
properties must accordingly be ranked among the ultimate generalities
of nature.]

[Note 181: Why these particular natural agents existed originally
and no others, or why they are commingled in such and such
proportions, and distributed in such a manner throughout space, is a
question we cannot answer. More than this: we can discover nothing
regular in the distribution itself; we can reduce it to no uniformity,
to no law. There are no means by which, from the distribution of these
causes or agents in one part of space, we could conjecture whether a
similar distribution prevails in another.]

[Note 182: I am convinced that any one accustomed to abstraction
and analysis, who will fairly exert his faculties for the purpose,
will, when his imagination has once learnt to entertain the notion,
find no difficulty in conceiving that in some one for instance of the
many firmaments into which sidereal astronomy now divides the
universe, events may succeed one another at random, without any fixed
law; nor can anything in our experience, or in our mental nature,
constitute a sufficient, or indeed any reason for believing that this
is nowhere the case. The grounds, therefore, which warrant us in
rejecting such a supposition with respect to any of the phenomena of
which we have experience, must be sought elsewhere than in any
supposed necessity of our intellectual faculties.]

[Note 183: In distant parts of the stellar regions, where the
phenomena may be entirely unlike those with which we are acquainted,
it would be folly to affirm confidently that this general law
prevails, any more than those special ones which we have found to hold
universally on our own planet. The uniformity in the succession of
events, otherwise called the law of causation, must be received not as
law of the universe, but of that portion of it only which is within
the range of our means of sure observation, with a reasonable degree
of extension to adjacent cases. To extend it further is to make a
supposition without evidence, and to which, in the absence of any
ground from experience for estimating its degree of probability, it
would be idle to attempt to assign any.]



§ 2.

L'ABSTRACTION.


I

--Un abîme de hasard et un abîme d'ignorance. La perspective est sombre:
il n'importe, si elle est vraie. À tout le moins, cette théorie de la
science est celle de la science anglaise. Rarement, je vous l'accorde,
un penseur a mieux résumé par sa doctrine la pratique de son pays;
rarement un homme a mieux représenté par ses négations et ses
découvertes les limites et la portée de sa race. Les procédés dont
celui-ci compose la science sont ceux où vous excellez par-dessus tous
les autres, et les procédés qu'il exclut de la science sont ceux qui
vous manquent plus qu'à personne. Il a décrit l'esprit anglais en
croyant décrire l'esprit humain. C'est là sa gloire, mais c'est aussi là
sa faiblesse. Il y a dans votre idée de la connaissance une lacune qui,
incessamment ajoutée à elle-même, finit par creuser ce gouffre de hasard
du fond duquel, selon lui, les choses naissent, et ce gouffre
d'ignorance au bord duquel, selon lui, notre science doit s'arrêter. Et
voyez ce qui en advient. En retranchant de la science la connaissance
des premières causes, c'est-à-dire des choses divines, vous réduisez
l'homme à devenir sceptique, positif, utilitaire, s'il a l'esprit sec,
ou bien mystique, exalté, méthodiste, s'il a l'imagination vive. Dans ce
grand vide inconnu que vous placez au delà de notre petit monde, les
gens à tête chaude ou à conscience triste peuvent loger tous leurs
rêves, et les hommes à jugement froid, désespérant d'y rien atteindre,
n'ont plus qu'à se rabattre dans la recherche des recettes pratiques qui
peuvent améliorer notre condition. Il me semble que le plus souvent ces
deux dispositions se rencontrent dans une tête anglaise. L'esprit
religieux et l'esprit positif y vivent côte à côte et séparés. Cela fait
un mélange bizarre, et j'avoue que j'aime mieux la manière dont les
Allemands ont concilié la science et la foi.--Mais leur philosophie
n'est qu'une poésie mal écrite.--Peut-être.--Mais ce qu'ils appellent
raison ou intuition des principes n'est que la puissance de bâtir des
hypothèses.--Peut-être.--Mais les systèmes qu'ils ont arrangés n'ont pas
tenu devant l'expérience.--Je vous abandonne leur oeuvre.--Mais leur
absolu, leur sujet, leur objet et le reste ne sont que de grands
mots.--Je vous abandonne leur style.--Alors que gardez-vous?--Leur idée
de la cause.--Vous croyez, comme eux, qu'on découvre les causes par une
révélation de la raison?--Point du tout.--Vous croyez comme nous
qu'on découvre les causes par la simple expérience?--Pas
davantage.--Vous pensez qu'il y a une faculté autre que
l'expérience et la raison propre à découvrir les causes?--Oui.--Vous
croyez qu'il y a une opération moyenne, située entre l'illumination
et l'observation, capable d'atteindre des principes comme on
l'assure de la première, capable d'atteindre des vérités comme on
l'éprouve pour la seconde?--Oui.--Laquelle?--L'abstraction.
Reprenons votre idée primitive; je tâcherai de dire en quoi je la
trouve incomplète, et en quoi il me semble que vous mutilez l'esprit
humain. Seulement il faudra que vous m'accordiez de l'espace; ce
sera tout un plaidoyer.


II

Votre point de départ est bon: en effet, l'homme ne connaît point les
substances; il ne connaît ni l'esprit ni le corps: il n'aperçoit que
ses états intérieurs tout passagers et isolés; il s'en sert pour
affirmer et désigner des états extérieurs, positions, mouvements,
changements, et ne s'en sert pas pour autre chose. Il n'atteint que
des faits, soit au dedans, soit au dehors, tantôt caducs, quand son
impression ne se répète pas, tantôt permanents, quand son impression,
maintes fois répétée, lui fait supposer qu'elle sera répétée toutes
les fois qu'il voudra l'avoir. Il ne saisit que des couleurs, des
sons, des résistances, des mouvements, tantôt momentanés et variables,
tantôt semblables à eux-mêmes et renouvelés. Il ne suppose des
qualités et propriétés que par un artifice de langage, et pour
grouper plus commodément des faits. Nous allons même plus loin que
vous: nous pensons qu'il n'y a ni esprits ni corps, mais simplement
des groupes de mouvements présents ou possibles, et des groupes de
pensées présentes ou possibles. Nous croyons qu'il n'y a point de
substances, mais seulement des systèmes de faits. Nous regardons
l'idée de substance comme une illusion psychologique. Nous considérons
la substance, la force et tous les êtres métaphysiques des modernes
comme un reste des entités scolastiques. Nous pensons qu'il n'y a rien
au monde que des faits et des lois, c'est-à-dire des événements et
leurs rapports, et nous reconnaissons comme vous que toute
connaissance consiste d'abord à lier ou à additionner des faits. Mais
cela terminé, une nouvelle opération commence, la plus féconde de
toutes, et qui consiste à décomposer ces données complexes en données
simples. Une faculté magnifique apparaît, source du langage,
interprète de la nature, mère des religions et des philosophies, seule
distinction véritable, qui, selon son degré, sépare l'homme de la
brute, et les grands hommes des petits: je veux dire l'_abstraction_,
qui est le pouvoir d'isoler les éléments des faits et de les
considérer à part. Mes yeux suivent le contour d'un carré, et
l'abstraction en isole les deux propriétés constitutives, l'égalité
des côtés et des angles. Mes doigts touchent la surface d'un cylindre,
et l'abstraction en isole les deux éléments générateurs, la notion de
rectangle et la révolution de ce rectangle autour d'un de ses côtés
pris comme axe. Cent mille expériences me développent par une infinité
de détails la série des opérations physiologiques qui font la vie, et
l'abstraction isole la direction de cette série, qui est un circuit de
déperdition constante et de réparation continue. Douze cents pages
m'ont exposé le jugement de Mill sur les diverses parties de la
science, et l'abstraction isole son idée fondamentale, à savoir, que
les seules propositions fructueuses sont celles qui joignent un fait à
un fait non contenu dans le premier. Partout ailleurs il en est de
même. Toujours un fait ou une série de faits peut être résolu en ses
composants. C'est cette décomposition que l'on réclame lorsqu'on
demande quelle est la nature d'un objet. Ce sont ces composants que
l'on cherche lorsqu'on veut pénétrer dans l'intérieur d'un être. Ce
sont eux que l'on désigne sous les noms de forces, causes, lois,
essences, propriétés primitives. Ils ne sont pas un nouveau fait
ajouté aux premiers; ils en sont une portion, un extrait: ils sont
contenus en eux, ils ne sont autre chose que les faits eux-mêmes. On
ne passe pas, en les découvrant, d'une donnée à une donnée différente,
mais de la même à la même, du tout à la partie, du composé aux
composants. On ne fait que voir la même chose sous deux formes,
d'abord entière, puis divisée; on ne fait que traduire la même idée
d'un langage en un autre, du langage sensible en langage abstrait,
comme on traduit une courbe en une équation, comme on exprime un cube
par une fonction de son côté. Que cette traduction soit difficile ou
non, peu importe; qu'il faille souvent l'accumulation ou la
comparaison d'un nombre énorme de faits pour y atteindre, et que
maintes fois notre esprit succombe avant d'y arriver, peu importe
encore. Toujours est-il que dans cette opération, qui est évidemment
fructueuse, au lieu d'aller d'un fait à un autre fait, on va du même
au même; au lieu d'ajouter une expérience à une expérience, on met à
part quelque portion de la première; au lieu d'avancer, on s'arrête
pour creuser en place. Il y a donc des jugements qui sont instructifs,
et qui cependant ne sont pas des expériences; il y a donc des
propositions qui concernent l'essence, et qui cependant ne sont pas
verbales; il y a donc une opération différente de l'expérience, qui
agit par retranchement au lieu d'agir par addition, qui, au lieu
d'acquérir, s'applique aux données acquises, et qui par delà
l'observation, ouvrant aux sciences une carrière nouvelle, définit
leur nature, détermine leur marche, complète leurs ressources et
marque leur but.

Voilà la grande omission du système: l'abstraction y est laissée sur
l'arrière-plan, à peine mentionnée, recouverte par les autres
opérations de l'esprit, traitée comme un appendice des expériences;
nous n'avons qu'à la rétablir dans la théorie générale pour reformer
les théories particulières où elle a manqué.


III

D'abord la définition. Il n'y a pas, dit Mill, de définition des
choses, et quand on me définit la sphère le solide engendré par la
révolution d'un demi-cercle autour de son diamètre, on ne me définit
qu'un nom. Sans doute on vous apprend par là le sens d'un nom, mais on
vous apprend encore bien autre chose. On vous annonce que toutes les
propriétés de toute sphère dérivent de cette formule génératrice. On
réduit une donnée infiniment complexe à deux éléments. On transforme
la donnée sensible en données abstraites; on exprime l'essence de la
sphère, c'est-à-dire la cause intérieure et primordiale de toutes ses
propriétés. Voilà la nature de toute vraie définition; elle ne se
contente pas d'expliquer un nom, elle n'est pas un simple signalement;
elle n'indique pas simplement une propriété distinctive, elle ne se
borne pas à coller sur l'objet une étiquette propre à le faire
reconnaître entre tous. Il y a en dehors de la définition plusieurs
façons de faire reconnaître l'objet; il y a telle autre propriété qui
n'appartient qu'à lui; on pourrait désigner la sphère en disant que,
de tous les corps, elle est celui qui, à surface égale, occupe le plus
d'espace, et autrement encore. Seulement ces désignations ne sont pas
des définitions; elles exposent une propriété caractéristique et
dérivée, non une propriété génératrice et première; elles ne ramènent
pas la chose à ses facteurs, elles ne la recréent pas sous nos yeux,
elles ne montrent pas sa nature intime et ses éléments irréductibles.
La définition est la proposition qui marque dans un objet la qualité
d'où dérivent les autres, et qui ne dérive point d'une autre qualité.
Ce n'est point là une proposition verbale, car elle vous enseigne la
qualité d'une chose. Ce n'est point là l'affirmation d'une qualité
ordinaire, car elle vous révèle la qualité qui est la source du reste.
C'est une assertion d'une espèce extraordinaire, la plus féconde et la
plus précieuse de toutes, qui résume toute une science, et en qui
toute science aspire à se résumer. Il y a une définition dans chaque
science; il y en a une pour chaque objet. Nous ne la possédons pas
partout, mais nous la cherchons partout. Nous sommes parvenus à
définir le mouvement des planètes par la force tangentielle et
l'attraction qui le composent; nous définissons déjà en partie le
corps chimique par la notion d'équivalent, et le corps vivant par la
notion de type. Nous travaillons à transformer chaque groupe de
phénomènes en quelques lois, forces ou notions abstraites. Nous nous
efforçons d'atteindre en chaque objet les éléments générateurs, comme
nous les atteignons dans la sphère, dans le cylindre, dans le cercle,
dans le cône, et dans tous les composés mathématiques. Nous réduisons
les corps naturels à deux ou trois sortes de mouvements, attraction,
vibration, polarisation, comme nous réduisons les corps géométriques à
deux ou trois sortes d'éléments, le point, le mouvement, la ligne, et
nous jugeons notre science partielle ou complète, provisoire ou
définitive, suivant que cette réduction est approximative ou absolue,
imparfaite ou achevée.


IV

Même changement dans la théorie de la preuve. Selon Mill, on ne prouve
pas que le prince Albert mourra en posant que tous les hommes sont
mortels, car ce serait dire deux fois la même chose, mais en posant
que Jean, Pierre et compagnie, bref tous les hommes dont nous avons
entendu parler, sont morts.--Je réponds que la vraie preuve n'est ni
dans la mortalité de Jean, Pierre et compagnie, ni dans la mortalité
de tous les hommes, mais ailleurs. On prouve un fait, dit
Aristote[184], en montrant sa cause. On prouvera donc la mortalité du
prince Albert en montrant la cause qui fait qu'il mourra. Et pourquoi
mourra-t-il, sinon parce que le corps humain, étant un composé
chimique instable, doit se dissoudre au bout d'un temps; en d'autres
termes, parce que la mortalité est jointe à la qualité d'homme. Voilà
la cause et voilà la preuve. C'est cette loi abstraite qui, présente
dans la nature, amènera la mort du prince, et qui, présente dans mon
esprit, me montre la mort du prince. C'est cette proposition
abstraite qui est probante; ce n'est ni la proposition particulière,
ni la proposition générale. Elle est si bien la preuve qu'elle prouve
les deux autres. Si Jean, Pierre et compagnie sont morts, c'est parce
que la mortalité est jointe à la qualité d'homme. Si tous les hommes
sont morts ou mourront, c'est encore parce que la mortalité est jointe
à la qualité d'homme. Ici, une fois de plus, le rôle de l'abstraction
a été oublié. Mill l'a confondue avec les expériences; il n'a pas
distingué la preuve et les matériaux de la preuve, la loi abstraite et
le nombre fini ou indéfini de ses applications. Les applications
contiennent la loi et la preuve, mais elles ne sont ni la loi ni la
preuve. Les exemples de Pierre, Jean et des autres contiennent la
cause, mais ils ne sont pas la cause. Ce n'est pas assez d'additionner
les cas, il faut en retirer la loi. Ce n'est pas assez d'expérimenter,
il faut abstraire. Voilà la grande opération scientifique. Le
syllogisme ne va pas du particulier au particulier, comme dit Mill, ni
du général au particulier, comme disent les logiciens ordinaires, mais
de l'abstrait au concret, c'est-à-dire de la cause à l'effet. C'est à
ce titre qu'il fait partie de la science; il en fait et il en marque
tous les chaînons; il relie les principes aux effets; il fait
communiquer les définitions avec les phénomènes. Il porte sur toute
l'échelle de la science l'abstraction que la définition a portée au
sommet.

[Note 184: Voyez les seconds analytiques, si supérieurs aux
premiers: [Grec: di aitiôn kai proterôn].]


V

La même opération explique aussi les axiomes. Selon Mill, si nous
savons que des grandeurs égales ajoutées à des grandeurs égales font
des sommes égales, ou que deux droites ne peuvent enclore un espace,
c'est par une expérience extérieure faite avec nos yeux, ou par une
expérience intérieure faite avec notre imagination. Sans doute on peut
savoir ainsi que deux droites ne sauraient enclore un espace, mais on
peut le savoir encore d'une autre façon. On peut se représenter une
droite par l'imagination, et l'on peut la concevoir aussi par la
raison. On peut considérer son image ou sa définition. On peut
l'étudier en elle-même ou dans les éléments générateurs. Je puis me
représenter une droite toute faite, mais je puis aussi la résoudre en
ses facteurs. Je puis assister à sa formation, et dégager les éléments
abstraits qui l'engendrent, comme j'ai assisté à la formation du
cylindre et dégagé le rectangle en révolution qui l'a engendré. Je
puis dire non pas que la ligne droite est la plus courte d'un point à
un autre, ce qui est une propriété dérivée, mais qu'elle est la ligne
formée par le mouvement d'un point qui tend à se rapprocher d'un
autre, et de cet autre seulement; ce qui revient à dire que deux
points suffisent à déterminer une droite, en d'autres termes que deux
droites ayant deux points communs coïncident dans toute leur étendue
intermédiaire; d'où l'on voit que si deux droites enfermaient un
espace, elles ne feraient qu'une droite et n'enfermeraient rien du
tout. Voilà une seconde manière de connaître l'axiome, et il est clair
qu'elle diffère beaucoup de la première. Dans la première, on le
constate; dans la seconde, on le déduit. Dans la première, on éprouve
qu'il est vrai; dans la seconde, on prouve qu'il est vrai. Dans la
première, on l'admet; dans la seconde, on l'explique. Dans la
première, on remarquait seulement que le contraire de l'axiome est
inconcevable; dans la seconde, on découvre en plus que le contraire de
l'axiome est contradictoire. Étant donnée la définition de la ligne
droite, l'axiome que deux droites ne peuvent enclore un espace s'y
trouve compris; il en dérive comme une conséquence de son principe. En
somme, il n'est qu'une proposition identique, ce qui veut dire que son
sujet contient son attribut; il ne joint pas deux termes séparés,
irréductibles l'un à l'autre: il unit deux termes dont le second est
une portion du premier. Il est une simple analyse. Et tous les axiomes
sont ainsi. Il suffit de les décomposer pour apercevoir qu'ils vont
non d'un objet à un objet différent, mais du même au même. Il suffit
de résoudre les notions d'égalité, de cause, de substance, de temps et
d'espace en leurs abstraits, pour démontrer les axiomes d'égalité, de
substance, de cause, de temps et d'espace. Il n'y a qu'un axiome,
celui d'identité. Les autres ne sont que ses applications ou ses
suites. Cela admis, on voit à l'instant que la portée de notre esprit
se trouve changée. Nous ne sommes plus simplement capables de
connaissances relatives et bornées: nous sommes capables aussi de
connaissances absolues et infinies; nous possédons dans les axiomes
des données qui non-seulement s'accompagnent l'une l'autre, mais
encore dont l'une enferme l'autre. Si, comme dit Mill, elles ne
faisaient que s'accompagner, nous serions forcés de conclure, comme
Mill, que peut-être elles ne s'accompagnent pas toujours. Nous ne
verrions point la nécessité intérieure de leur jonction, nous ne la
poserions qu'en fait; nous dirions que les deux données étant de leur
nature isolées, il peut se rencontrer des circonstances qui les
séparent; nous n'affirmerions la vérité des axiomes qu'au regard de
notre monde et de notre esprit. Si au contraire les deux données sont
telles que la première enferme la seconde, nous établissons par cela
même la nécessité de leur jonction: partout où sera la première, elle
emportera la seconde, puisque la seconde est une partie d'elle-même et
qu'elle ne peut pas se séparer de soi. Il n'y a point de place entre
elles deux pour une circonstance qui vienne les disjoindre, car elles
ne font qu'une seule chose sous deux aspects. Leur liaison est donc
absolue et universelle, et nous possédons des vérités qui ne souffrent
ni doute, ni limites, ni conditions, ni restrictions. L'abstraction
rend aux axiomes leur valeur en montrant leur origine, et nous
restituons à la science la portée qu'on lui ôte en restituant à
l'esprit la faculté qu'on lui ôtait.


VI

Reste l'induction, qui semble le triomphe de la pure expérience. Et
c'est justement l'induction qui est le triomphe de l'abstraction.
Lorsque je découvre par induction que le froid cause la rosée, ou que
le passage de l'état liquide à l'état solide produit la
cristallisation, j'établis un rapport entre deux abstraits. Ni le
froid, ni la rosée, ni le passage de l'état solide à l'état liquide,
ni la cristallisation n'existent en soi. Ce sont des portions de
phénomènes, des extraits de cas complexes, des éléments simples
enfermés dans des ensembles plus composés. Je les en retire et je les
isole; j'isole la rosée prise en général de toutes les rosées locales,
temporaires, particulières, que je puis observer; j'isole le froid
pris en général de tous les froids spéciaux, variés, distincts, qui
peuvent se produire parmi toutes les différences de texture, toutes
les diversités de substance, toutes les inégalités de température,
toutes les complications de circonstances. Je joins un antécédent
abstrait à un conséquent abstrait, et je les joins, comme le montre
Mill lui-même, par des retranchements, des suppressions, des
éliminations. J'expulse des deux groupes qui les contiennent toutes
les circonstances adjacentes; je démêle le couple dans l'entourage qui
l'offusque; je détache, par une série de comparaisons et
d'expériences, tous les accidents parasites qui se sont collés à lui,
et je finis ainsi par le mettre à nu. J'ai l'air de considérer vingt
cas différents, et dans le fonds, je n'en considère qu'un seul; j'ai
l'air de procéder par addition, et en somme je n'opère que par
soustraction. Tous les procédés de l'induction sont donc des moyens
d'abstraire, et toutes les oeuvres de l'induction sont donc des
liaisons d'abstraits.


VII

Nous voyons maintenant les deux grands moments de la science et les
deux grandes apparences de la nature. Il y a deux opérations,
l'expérience et l'abstraction; il y a deux royaumes, celui des faits
complexes et celui des éléments simples. Le premier est l'effet, le
second la cause. Le premier est contenu dans le second et s'en déduit,
comme une conséquence de son principe. Tous deux s'équivalent; ils
sont une seule chose considérée sous deux aspects. Ce magnifique monde
mouvant, ce chaos tumultueux d'événements entrecroisés, cette vie
incessante infiniment variée et multiple, se réduisent à quelques
éléments et à leurs rapports. Tout notre effort consiste à passer de
l'un à l'autre, du complexe au simple, des faits aux lois, des
expériences aux formules. Et la raison en est visible; car ce fait que
j'aperçois par les sens ou la conscience n'est qu'une tranche
arbitraire que mes sens ou ma conscience découpent dans la trame
infinie et continue de l'être. S'ils étaient construits autrement, ils
en intercepteraient une autre; c'est le hasard de leur structure qui a
déterminé celle-là. Ils sont comme un compas ouvert, qui pourrait
l'être moins, et qui pourrait l'être davantage. Le cercle qu'ils
décrivent n'est pas naturel, mais artificiel. Il l'est si bien, qu'il
l'est en deux manières, à l'extérieur et à l'intérieur. Car, lorsque
je constate un événement, je l'isole artificiellement de son entourage
naturel, et je le compose artificiellement d'éléments qui ne sont
point un assemblage naturel. Quand je vois une pierre qui tombe, je
sépare la chute des circonstances antérieures qui réellement lui sont
jointes, et je mets ensemble la chute, la forme, la structure, la
couleur, le son et vingt autres circonstances qui réellement ne sont
point liées. Un fait est donc un amas arbitraire, en même temps qu'une
coupure arbitraire, c'est-à-dire un groupe factice, qui sépare ce qui
est uni, et unit ce qui est séparé[185]. Ainsi, tant que nous ne
regardons la nature que par l'observation seule, nous ne la voyons pas
telle qu'elle est: nous n'avons d'elle qu'une idée provisoire et
illusoire. Elle est proprement une tapisserie que nous n'apercevons
qu'à l'envers. Voilà pourquoi nous tâchons de la retourner. Nous nous
efforçons de démêler des lois, c'est-à-dire des groupes naturels qui
soient effectivement distincts de leur entourage et qui soient
composés d'éléments effectivement unis. Nous découvrons des couples,
c'est-à-dire des composés réels et des liaisons réelles. Nous passons
de l'accidentel au nécessaire, du relatif à l'absolu, de l'apparence à
la vérité; et ces premiers couples trouvés, nous pratiquons sur eux la
même opération que sur les faits. Car, à un moindre degré, ils ont la
même nature. Quoique plus abstraits, ils sont encore complexes. Ils
peuvent être décomposés et expliqués. Ils ont une raison d'être. Il y
a quelque cause qui les construit et les unit. Il y a lieu pour eux,
comme pour les faits, de chercher les éléments générateurs en qui ils
peuvent se résoudre et de qui ils peuvent se déduire, et l'opération
doit continuer jusqu'à ce qu'on soit arrivé à des éléments tout à fait
simples, c'est-à-dire tels que leur décomposition soit contradictoire.
Que nous puissions les trouver ou non, ils existent; l'axiome des
causes serait démenti, s'ils manquaient. Il y a donc des éléments
indécomposables, desquels dérivent les lois les plus générales, et de
celles-ci les lois particulières et de ces lois les faits que nous
observons, ainsi qu'il y a en géométrie deux ou trois notions
primitives, desquelles dérivent les propriétés des lignes, et de
celles-ci les propriétés des surfaces, des solides, et des formes
innombrables que la nature peut effectuer ou l'esprit imaginer. Nous
pouvons maintenant comprendre la vertu et le sens de cet axiome des
causes qui régit toutes choses, et que Mill a mutilé. Il y a une force
intérieure et contraignante qui suscite tout événement, qui lie tout
composé, qui engendre toute donnée. Cela signifie, d'une part, qu'il
y a une raison à toute chose, que tout fait a sa loi; que tout composé
se réduit en simples; que tout produit implique des facteurs; que
toute qualité et toute existence doivent se réduire de quelque terme
supérieur et antérieur. Et cela signifie, d'autre part, que le produit
équivaut aux facteurs, que tous deux ne sont qu'une même chose sous
deux apparences; que la cause ne diffère pas de l'effet; que les
puissances génératrices ne sont que les propriétés élémentaires; que
la force active par laquelle nous figurons la nature, n'est que la
nécessité logique qui transforme l'un dans l'autre le composé et le
simple, le fait et la loi. Par là nous désignons d'avance le terme de
toute science, et nous tenons la puissante formule qui, établissant la
liaison invincible et la production spontanée des êtres, pose dans la
nature le ressort de la nature, en même temps qu'elle enfonce et serre
au coeur de toute chose vivante les tenailles d'acier de la nécessité.

[Note 185: «Un fait, me disait un physicien éminent, est une
superposition de lois.»]


VIII

Pouvons-nous connaître ces éléments premiers? Pour mon compte, je le
pense, et la raison en est qu'étant des abstraits, ils ne sont pas
situés en dehors des faits, mais compris en eux, en telle sorte qu'il
n'y a qu'à les en retirer. Bien plus, étant les plus abstraits,
c'est-à-dire les plus généraux de tous, il n'y a pas de faits qui ne
les comprennent et dont on ne puisse les extraire. Si limitée que soit
notre expérience, nous pouvons donc les atteindre, et c'est d'après
cette remarque que les modernes métaphysiciens d'Allemagne ont tenté
leurs grandes constructions. Ils ont compris qu'il y a des notions
simples, c'est-à-dire des abstraits indécomposables, que leurs
combinaisons engendrent le reste, et que les règles de leurs unions ou
de leurs contrariétés mutuelles sont des lois premières de l'univers.
Ils ont essayé de les atteindre et de retrouver par la pensée pure le
monde tel que l'observation nous l'a montré. Ils ont échoué à demi, et
leur gigantesque bâtisse, toute factice et fragile, pend en ruine,
semblable à ces échafaudages provisoires qui ne servent qu'à marquer
le plan d'un édifice futur. C'est qu'avec un sens profond de notre
puissance, ils n'ont point eu la vue exacte de nos limites. Car nous
sommes débordés de tous côtés par l'infinité du temps et de l'espace;
nous nous trouvons jetés dans ce monstrueux univers comme un
coquillage au bord d'une grève, ou comme une fourmi au pied d'un
talus. En ceci, Mill dit vrai; le hasard se rencontre au terme de
toutes nos connaissances comme au commencement de toutes nos données:
nous avons beau faire, nous ne pouvons que remonter, et par conjecture
encore, jusqu'à un état initial; mais cet état dépend d'un précédent,
qui dépend d'un autre, et ainsi de suite, en sorte que nous sommes
obligés de l'accepter comme une pure donnée, et de renoncer à le
déduire, quoique nous sachions qu'il doive être déduit. Il en est
ainsi dans toutes les sciences, en géologie, en histoire naturelle, en
physique, en chimie, en psychologie, en histoire, et l'accident
primitif étend ses effets dans toutes les parties de la sphère où il
est compris. S'il avait été différent, nous n'aurions ni les mêmes
planètes, ni les mêmes espèces chimiques, ni les mêmes végétaux, ni
les mêmes animaux, ni les mêmes races d'hommes, ni peut-être aucune de
ces sortes d'êtres. Si la fourmi était portée dans une autre contrée,
elle ne verrait ni les mêmes arbres, ni les mêmes insectes, ni la même
disposition du sol, ni les mêmes révolutions de l'air, ni peut-être
aucune de ces formes de l'être. Il y a donc en tout fait et en tout
objet une portion accidentelle et locale, portion énorme, qui, comme
le reste, dépend des lois primitives, mais n'en dépend qu'à travers un
circuit infini de contre-coups, en sorte qu'entre elle et les lois
primitives, il y a une lacune infinie qu'une série infinie de
déductions pourrait seule combler.

Voilà la portion inexplicable des phénomènes, et voilà ce que les
métaphysiciens d'outre-Rhin ont tenté d'expliquer. Ils ont voulu
déduire de leurs théorèmes élémentaires la forme du système
planétaire, les diverses lois de la physique et de la chimie, les
principaux types de la vie, la succession des civilisations et des
pensées humaines. Ils ont torturé leurs formules universelles pour en
tirer des cas tout particuliers; ils ont pris des suites indirectes et
lointaines pour des suites directes et prochaines; ils ont omis ou
supprimé le grand jeu qui s'interpose entre les premières lois et les
dernières conséquences; ils ont écarté de leurs fondements le hasard,
comme une assise indigne de la science, et ce vide qu'ils laissaient,
mal rempli par des matériaux postiches, a fait écrouler tout le
bâtiment.

Est-ce à dire que dans les données que ce petit canton de l'univers
nous fournit, tout soit local? En aucune façon. Si la fourmi était
capable d'expérimenter, elle pourrait atteindre l'idée d'une loi
physique, d'une forme vivante, d'une sensation représentative, d'une
pensée abstraite; car un pied de terre sur lequel se trouve un cerveau
qui pense renferme tout cela; donc, si limité que soit le champ d'un
esprit, il contient des données générales, c'est-à-dire répandues sur
des territoires extérieurs fort vastes, où sa limitation l'empêche de
pénétrer. Si la fourmi était capable de raisonner, elle pourrait
construire l'arithmétique, l'algèbre, la géométrie, la mécanique; car
un mouvement d'un demi-pouce contient dans son raccourci le temps,
l'espace, le nombre et la force, tous les matériaux des mathématiques:
donc, si limité que soit le champ d'un esprit, il renferme des données
universelles, c'est-à-dire répandues sur tout le territoire du temps
et de l'espace. Si la fourmi était philosophe, elle pourrait démêler
les idées de l'être, du néant, et tous les matériaux de la
métaphysique; car un phénomène quelconque, intérieur ou extérieur,
suffit pour les présenter: donc, si limité que soit le champ d'un
esprit, il contient des données absolues, c'est-à-dire telles qu'il
n'y a nul objet où elles puissent manquer. Et il faut bien qu'il en
soit ainsi; car à mesure qu'une donnée est plus générale, il faut
parcourir moins de faits pour la rencontrer: si elle est universelle,
on la rencontre partout; si elle est absolue, on ne peut pas ne pas la
rencontrer. C'est pourquoi, malgré l'étroitesse de notre expérience,
la métaphysique, j'entends la recherche des premières causes, est
possible, à la condition que l'on reste à une grande hauteur, que l'on
ne descende point dans le détail, que l'on considère seulement les
éléments les plus simples de l'être et les tendances les plus
générales de la nature. Si quelqu'un recueillait les trois ou quatre
grandes idées où aboutissent nos sciences, et les trois ou quatre
genres d'existence qui résument notre univers; s'il comparait ces deux
étranges quantités qu'on nomme la durée et l'étendue, ces principales
formes ou détermination de la quantité qu'on appelle les lois
physiques, les types chimiques et les espèces vivantes, et cette
merveilleuse puissance représentative qui est l'esprit, et qui, sans
tomber dans la quantité, reproduit les deux autres et elle-même; s'il
découvrait, entre ces trois termes, la quantité pure, la quantité
déterminée et la quantité supprimée[186], un ordre tel que la première
appelât la seconde, et la seconde la troisième; s'il établissait ainsi
que la quantité pure est le commencement nécessaire de la nature, et
que la pensée est le terme extrême auquel la nature est tout entière
suspendue; si ensuite, isolant les éléments de ces données, il
montrait qu'ils doivent se combiner comme ils sont combinés, et non
autrement; s'il prouvait enfin qu'il n'y a point d'autres éléments, et
qu'il ne peut y en avoir d'autres, il aurait esquissé une métaphysique
sans empiéter sur les sciences positives, et touché la source sans
être obligé de descendre jusqu'au terme de tous les ruisseaux.

À mon avis, ces deux grandes opérations, l'expérience telle que vous
l'avez décrite et l'abstraction telle que j'ai essayé de la définir,
font à elles deux toutes les ressources de l'esprit humain. L'une est
la direction pratique, l'autre la direction spéculative. La première
conduit à considérer la nature comme une rencontre de faits, la
seconde comme un système de lois: employée seule, la première est
anglaise; employée seule, la seconde est allemande. S'il y a une place
entre les deux nations, c'est la nôtre. Nous avons élargi les idées
anglaises au dix-huitième siècle: nous pouvons, au dix-neuvième
siècle, préciser les idées allemandes. Notre affaire est de tempérer,
de corriger, de compléter les deux esprits l'un par l'autre, de les
fondre en un seul, de les exprimer dans un style que tout le monde
entende, et d'en faire ainsi l'esprit universel.

[Note 186: Die aufgehobene quantität.]


IX

Nous sortîmes. Comme il arrive toujours en pareil cas, chacun des
deux avait fait réfléchir l'autre, et aucun des deux n'avait persuadé
l'autre; mais ces réflexions furent courtes: devant une belle matinée
d'août, tous les raisonnements tombent. Les vieux murs, les pierres
rongées par la pluie souriaient au soleil levant. Une lumière jeune se
posait sur les dentelures des murailles, sur les festons des arcades,
sur le feuillage éclatant des lierres. Les roses grimpantes, les
chèvrefeuilles montaient le long des meneaux, et leurs corolles
tremblaient et luisaient au souffle léger de l'air. Les jets d'eau
murmuraient dans les grandes cours silencieuses. La charmante ville
sortait de la brume matinale aussi parée et aussi tranquille qu'un
palais de fées, et sa robe de molle vapeur rose, semblable à une jupe
ouvragée de la Renaissance, était bosselée par une broderie de
clochers, de cloîtres et de palais, chacun encadré dans sa verdure et
dans ses fleurs. Les architectures de tous les âges mêlaient leurs
ogives et leurs trèfles, leurs statues et leurs colonnes; le temps
avait fondu leurs teintes; le soleil les unissait dans sa lumière, et
la vieille cité semblait un écrin où tous les siècles et tous les
génies avaient pris soin tour à tour d'apporter et de ciseler leur
joyau. Au dehors, la rivière coulait à pleins bords en larges nappes
d'argent reluisantes. Les prairies regorgeaient de hautes herbes; les
faucheurs y entraient jusqu'au dessus du genou. Les boutons d'or, les
reines-des-prés par myriades, les graminées penchées sous le poids de
leur tête grisâtre, les plantes abreuvées par la rosée de la nuit,
avaient pullulé dans la riche terre plantureuse. Il n'y a point de
mot pour exprimer cette fraîcheur de teintes et cette abondance de
séve. À mesure que la grande ligne d'ombre reculait, les fleurs
apparaissaient au jour brillantes et vivantes. À les voir virginales
et timides dans ce voile doré, on pensait aux joues empourprées, aux
beaux yeux modestes d'une jeune fille qui pour la première fois met
son collier de pierreries. Autour d'elles comme pour les garder, des
arbres énormes, vieux de quatre siècles, allongeaient leur files
régulières; et j'y trouvais une nouvelle trace de ce bon sens pratique
qui a accompli des révolutions sans commettre de ravages, qui, en
améliorant tout, n'a rien renversé, qui a conservé ses arbres comme sa
constitution, qui a élagué les vieilles branches sans abattre le
tronc; qui seul aujourd'hui, entre tous les peuples, jouit
non-seulement du présent, mais du passé.



CHAPITRE VI.

La poésie. Tennyson.


     I. Son talent et son oeuvre. -- Ses débuts. -- En quoi il
     s'opposait aux poëtes précédents. -- En quoi il les continuait.

     II. Première période. -- Ses portraits de femmes. -- Délicatesse
     et raffinement de son sentiment et de son style. -- Variété de
     ses émotions et de ses sujets. -- Sa curiosité littéraire et son
     dilettantisme poétique. -- _The Dying Swan._ -- _The
     Lotos-Eaters._

     III. Deuxième période. -- Sa popularité, son bonheur et sa vie.
     -- Sensibilité et virginité permanentes du tempérament poétique.
     -- En quoi il est d'accord avec la nature. -- _Locksley Hall._ --
     Changement de sujet et de style. -- Explosion violente et accent
     personnel. -- _Maud._

     IV. Retour de Tennyson à son premier style. -- _In Memoriam._ --
     Élégance, froideur et longueurs de ce poëme. -- Il faut que le
     sujet et le talent soient d'accord. -- Quels sujets conviennent à
     l'artiste dilettante. -- _The Princess._ -- Comparaison de ce
     poëme et d'_As you like it._ -- Le monde fantastique et
     pittoresque. -- Comment Tennyson retrouve les songes et le style
     de la Renaissance.

     V. Comment Tennyson retrouve la naïveté et la simplicité de
     l'ancienne épopée. -- _Les Idylles du roi._ -- Pourquoi il a
     renouvelé l'épopée de la Table-Ronde. -- Pureté et élévation de
     ses modèles et de sa poésie. -- _Elaine._ -- _La mort d'Arthur._
     -- Manque de passion personnelle et absorbante. -- Flexibilité et
     désintéressement de son esprit. -- Son talent pour se
     métamorphoser, pour embellir, et pour épurer.

     VI. Son public. -- Le monde en Angleterre. -- La campagne. -- Le
     confort. -- L'élégance. -- L'éducation. -- Les habitudes. -- En
     quoi Tennyson convient à un pareil monde. -- Le monde en France.
     -- La vie parisienne. -- Les plaisirs. -- La représentation. --
     La conversation. -- La hardiesse d'esprit. -- En quoi Alfred de
     Musset convient à un pareil monde. -- Comparaison des deux mondes
     et des deux poëtes.


§ 1.

SON TALENT ET SON OEUVRE.


Lorsque Tennyson publia ses premiers poëmes, les critiques en dirent
du mal. Il se tut; pendant dix ans personne ne vit son nom dans une
revue, ni même dans un catalogue. Mais quand il parut de nouveau
devant le public, ses livres avaient fait leur chemin tout seuls et
sous terre, et du premier coup il passa pour le plus grand poëte de
son pays et de son temps.

On se trouva surpris, et d'une surprise charmante. La puissante
génération de poëtes qui venait de s'éteindre avait passé comme un
orage. Ainsi que leurs devanciers du seizième siècle, ils avaient
emporté et précipité tout jusqu'aux extrêmes. Les uns avaient ramassé
les légendes gigantesques, accumulé les rêves, fouillé l'Orient, la
Grèce, l'Arabie, le moyen âge, et surchargé l'imagination humaine des
couleurs et des fantaisies de tous les climats. Les autres s'étaient
guindés dans la métaphysique et la morale, avaient rêvé
infatigablement sur la condition humaine, et passé leur vie dans le
sublime et le monotone. Les autres, entrechoquant le crime et
l'héroïsme, avaient promené parmi les ténèbres et sous les éclairs un
cortége de figures contractées et terribles, désespérées par leurs
remords, illuminées par leur grandeur. On voulait se reposer de tant
d'efforts et de tant d'excès. Au sortir de l'école imaginative,
sentimentale et satanique, Tennyson parut exquis. Toutes les formes et
toutes les idées qui venaient de plaire se retrouvaient chez lui, mais
épurées, modérées, encadrées dans un style d'or. Il achevait un âge,
il jouissait de ce qui avait agité les autres; sa poésie ressemblait
aux beaux soirs d'été; les lignes du paysage y sont les mêmes que
pendant le jour; mais l'éclat de la coupole éblouissante s'est
émoussé; les plantes rafraîchies se relèvent, et le soleil calme au
bord du ciel enveloppe harmonieusement dans un réseau de rayons roses
les bois et les prairies que tout à l'heure il brûlait de sa clarté.


I

Ce qui attira d'abord, ce furent ses portraits de femmes. Adeline,
Éléonore, Lilian, la Reine de Mai, étaient des personnages de
keepsake, sortis de la main d'un amoureux et d'un artiste. Ce keepsake
est doré sur tranches, brodé de fleurs et d'ornements, paré, soyeux,
rempli de délicates figures toujours fines et toujours correctes,
qu'on dirait esquissées à la volée, et qui pourtant sont tracées avec
réflexion sur le vélin blanc que leur contour effleure, toutes
choisies pour reposer et pour occuper les molles mains blanches d'une
jeune mariée ou d'une jeune fille. J'ai traduit bien des idées et bien
des styles, je n'essayerai pas de traduire un seul de ces
portraits-là. Chaque mot y est comme une teinte, curieusement
rehaussée ou nuancée par la teinte voisine, avec toutes les hardiesses
et les réussites du raffinement le plus heureux. La moindre altération
brouillerait tout. Et ce n'est pas trop d'un art si juste, si
consommé, pour peindre les miévreries charmantes, les subites fiertés,
les demi-rougeurs, les caprices imperceptibles et fuyants de la beauté
féminine. Il les oppose, il les harmonise, il fait d'elles comme une
galerie. Voici l'enfant folâtre, la petite fée voltigeante qui bat des
mains, et «de ses yeux noirs malicieusement vous regarde en face, et
se sauve pendant que ses rires éclatants creusent des fossettes dans
les roses enfantines de ses joues.» Voici la blonde pensive qui songe,
ses grands yeux bleus tout ouverts, fleur aérienne et vaporeuse «comme
un lis penché sur un buisson de roses et que le soleil mourant
traverse de sa lumière,» faiblement souriante, «pareille à une naïade
qui au fond d'une source regarde le déclin du jour.» Voici la
changeante Madeline, soudain rieuse, puis soudain boudeuse, puis
encore gaie, puis encore fâchée, puis incertaine entre les deux,
étranges sourires, «délicieuses colères qui ressemblent à de petits
nuages frangés par le soleil[187].» Le poëte revenait avec
complaisance sur toutes les choses fines et exquises. Il les caressait
si soigneusement que ses vers parfois semblaient recherchés, affectés,
presque précieux. Il y mettait trop d'ornement et de ciselures; il
avait l'air d'être épicurien en fait de style et aussi en fait de
beauté. Il cherchait de jolies scènes rustiques, de touchants
souvenirs, des sentiments curieux ou purs. Il en faisait des élégies,
des pastorales et des idylles. Il composait dans tous les tons et se
plaisait à éprouver les émotions de tous les siècles. Il écrivait
sainte Agnès, Siméon Stylite, Ulysse, Oenone, sir Galahad, lady Clare,
Fatima, la Belle au bois dormant. Il imitait tour à tour Homère et
Chaucer, Théocrite et Spenser, les vieux poëtes anglais et les anciens
poëtes arabes. Il animait tour à tour les petits événements réels de
la vie anglaise et les grandes aventures fantastiques de la chevalerie
éteinte. Il était comme ces musiciens qui mettent leur archet au
service de tous les maîtres. Il se promenait dans la nature et dans
l'histoire, sans parti pris, sans passion âpre, occupé à sentir, à
goûter, à cueillir partout, dans les jardinières des salons comme sur
la haie des cottages, les fleurs rares ou champêtres dont le parfum ou
l'éclat pouvait le charmer ou l'amuser. On en jouissait avec lui; on
respirait les gracieux bouquets qu'il savait si bien faire; on
acceptait de préférence ceux qu'il prenait dans la campagne; on
trouvait que nulle part son talent n'était plus à l'aise. On admirait
combien ce regard minutieux et ce sentiment délicat savaient en saisir
et en interpréter les aspects mobiles. On oubliait dans _le Cygne
mourant_ que le sujet était presque usé et l'intérêt un peu faible,
pour savourer des vers comme ceux-ci:

     Quelques pics bleus dans le lointain s'élevaient,--et blanche sur
     la froide blancheur du ciel--brillait leur couronne de neige.--Un
     saule se penchait en pleurant sur la rivière,--et secouait le
     flot quand le vent soupirait.--Au-dessus, dans le vent courait
     l'hirondelle,--qui se pourchassait elle-même dans ses sauvages
     caprices;--et plus loin, à travers le marais vert et
     tranquille,--les canaux enchevêtrés dormaient,--tachés de
     pourpre, de vert, et de jaune[188].

Mais ces peintures mélancoliques ne le montraient point tout entier;
on allait avec lui dans le pays du soleil, vers les molles voluptés
des mers méridionales; on revenait par un attrait insensible aux vers
où il peint les compagnons d'Ulysse qui, assoupis sur la terre des
Lotos, rêveurs heureux comme lui-même, oubliaient la patrie et
renonçaient à l'action.

     Une terre d'eaux courantes: quelques-unes, comme une fumée qui
     descend,--laissent tomber lentement leur voile de fine
     gaze;--d'autres, lancées à travers des ombres et des clartés
     vacillantes,--roulaient avec un bruit assoupissant leur nappe
     d'écume.--Ils voyaient la rivière luisante rouler vers
     l'Océan,--sortie du milieu des terres; bien loin, trois cimes de
     montagnes,--trois tours silencieuses de neige antique--se
     dressaient rougies par le soleil couchant, et le pin
     ombreux,--humecté de rosée, montait au-dessus des taillis
     entrelacés.

     Il y a ici une musique suave, qui tombe plus doucement--que les
     pétales des roses épanouies sur le gazon,--que les rosées de la
     nuit sur les eaux calmes--entre des parois de granit sombre dans
     un creux qui luit;--une musique qui se pose plus mollement sur
     l'âme--que des paupières lassées sur des yeux lassés;--une
     musique qui amène un doux sommeil du haut des cieux
     bienheureux.--Il y a ici de fraîches mousses profondes,--et à
     travers les mousses rampent les lierres,--et dans le courant
     pleurent les fleurs aux longues feuilles,--et sur les corniches
     rocheuses le pavot pend endormi.

     Regardez; au milieu du bois, sur la branche,--la feuille pliée
     sort du bouton,--sollicitée par la brise caressante;--elle
     devient verte et large et ne prend point de souci,--toute baignée
     de soleil à midi, et, sous la lune,--nourrie de rosée nocturne;
     puis elle jaunit,--tombe et descend en flottant à travers
     l'air.--Regardez; adoucie par la lumière d'été,--la pomme juteuse
     devenue trop mûre--se détache par une nuit silencieuse
     d'automne.--Selon la longueur des jours qui lui sont
     accordés,--la fleur s'épanouit à sa place,--s'épanouit et se
     flétrit et tombe, et n'a point de travail,--solidement enracinée
     dans le sol fertile.

     Qu'il est doux, pendant que la brise tiède en chuchotant nous
     caresse de son souffle,--appuyés sur des couches d'amarante et de
     moly[189],--nos calmes paupières à demi baissées,--sous les
     voûtes sacrées du ciel sombre,--de suivre la longue rivière
     brillante qui traîne lentement--ses eaux en quittant la colline
     empourprée;--d'entendre les échos humides qui s'appellent--de
     caverne en caverne à travers les épaisses vignes
     entrelacées;--d'entendre les eaux qui tombent avec des teintes
     d'émeraude,--à travers les guirlandes tressées de l'acanthe
     divine;--entendre et voir seulement dans le lointain la vague
     étincelante;--rien que l'entendre serait doux;--rien que
     l'entendre et sommeiller sous les pins[190].

[Note 187:

  Frowns perfect-sweet along the brow
  Light-glooming over eyes divine,
  Like little clouds sun-fringed.....

  So innocent-arch, so cunning-simple,
  From beneath her gather'd wimple,
  Glancing with black-beaded eyes,
  Till the lightning laughters dimple
  The baby-roses in her cheeks;
  Then away she flies.....

  Whence that aery bloom of thine,
  Like a lily which the sun
  Looks thro' in his sad decline,
  And a rose-bush leans upon?
  Thou that faintly smilest still,
  As a Naiad in a well
  Looking at the set of day.]

[Note 188:

  Some blue peaks in the distance rose,
  And white against the cold-white sky,
  Shone out their crowning snows.
    One willow over the river wept,
  And shook the wave as the wind did sigh;
  Above in the wind was the swallow,
  Chasing himself at its own wild will,
  And far thro' the marish green and still
    The tangled water-courses slept,
  Shot over with purple, and green, and yellow.]

[Note 189: Nom de la plante donnée par Mercure à Ulysse.]

[Note 190:

  A land of streams! some, like a downward smoke,
  Slow-dropping veils of the thinnest lawn, did go.
  And some thro' wavering lights and shadows broke,
  Rolling a slumbrous sheet of foam below.
  They saw the gleaming river seaward flow
  From the inner land: far off, three mountain-tops,
  Three silent pinnacles of aged snow,
  Stood sunset-flush'd: and dew'd with showery drops,
  Up-clomb the shadowy pine above the woven copse....

  There is sweet music here, that softer falls
  Than petal from blown roses on the grass,
  Or night-dews on still waters between walls
  Of shadowy granite, in a gleaming pass;
  Music that gentler on the spirit lies,
  Than tir'd eyelids upon tir'd eyes;
  Music that brings sweet sleep down from the blissful skies.
  Here are cool mosses deep,
  And thro' the moss the ivies creep,
  And in the stream the long-leaved flowers weep,
  And from the craggy ledge the poppy hangs in sleep.

  Lo! In the middle of the wood,
  The folded leaf is woo'd from out the bud
  With winds upon the branch, and there
  Grows green and broad, and takes no care,
  Sun-steep'd at noon, and in the moon
  Nightly dew-fed; and turning yellow
  Falls, and floats adown the air.
  Lo! sweeten'd with the summer light,
  The full-juiced apple, waxing over-mellow,
  Drops in a silent autumn night.
  All its allotted length of days,
  The flower ripens in its place,
  Ripens, and fades, and falls, and hath no toil,
  Fast-rooted in the fruitful soil.....

  But, propt on beds of amaranth and moly,
  How sweet (while warm airs lull us, blowing lowly),
  With half-dropt eyelids still,
  Beneath a heaven dark and holy,
  To watch the long bright river drawing slowly
  Its waters from the purple hill.--
  To hear the dewy echoes calling
  From cave to cave thro' the thick-twined vine.--
  To hear the emerald-color'd water falling
  Thro' many a wov'n acanthus-wreath divine!
  Only to hear and see the far-off sparkling brine,
  Only to hear were sweet, stretch'd out beneath the pine.]


II

Ce charmant rêveur n'était-il qu'un dilettante? On aimait à se le
figurer ainsi; on le trouvait trop heureux pour lui permettre les
passions violentes. La gloire lui était venue aisément et vite: il en
avait joui dès trente ans. La reine avait consacré la faveur publique
en le nommant poëte lauréat. Un grand romancier l'avait déclaré plus
véritablement poëte que lord Byron, et soutenait qu'on n'avait rien vu
d'aussi parfait depuis Shakspeare. L'étudiant logeait ses livres dans
sa chambre d'Oxford, entre un Euripide annoté et un manuel de
philosophie scolastique. Les jeunes dames les trouvaient dans leur
corbeille de mariage. On le disait riche, adoré des siens, admiré de
ses amis, aimable, exempt d'affectation, naïf même. Il vivait à la
campagne, principalement dans l'île de Wight, parmi des livres et des
fleurs, à l'abri des tracasseries, des rivalités et des
assujettissements du monde, et l'on imaginait volontiers sa vie comme
un beau songe, aussi doux que ceux qu'il nous avait donnés.

On regarda de plus près cependant, et l'on vit qu'il y avait un foyer
de passion sous cette surface unie. Un vrai tempérament poétique n'en
manque jamais. Il sent trop vivement pour être paisible. Quand on
vibre au moindre attouchement, on palpite et on frémit sous les grands
chocs. Déjà çà et là, dans ses peintures de la campagne et de l'amour,
un vers éclatant traversait de sa couleur ardente le dessin correct et
calme. Il avait senti cet étrange épanouissement de puissances
inconnues qui subitement tient l'homme immobile[191] les yeux fixes
devant la beauté qui se révèle. Le propre du poëte, c'est d'être
toujours jeune et éternellement vierge: Pour nous autres, gens du
commun, les choses sont usées; soixante siècles de civilisation ont
terni leur fraîcheur originelle; elles sont devenues vulgaires; nous
ne les apercevons plus qu'à travers un voile de phrases toutes faites;
nous nous servons d'elles, nous ne les comprenons plus; nous ne voyons
plus en elles des fleurs splendides, mais de bons légumes; la riche
forêt primitive n'est plus pour nous qu'un potager bien aligné et trop
connu. Au contraire, le poëte est devant ce monde comme le premier
homme au premier jour. En un instant nos catalogues, nos
raisonnements, tout l'attirail des souvenirs et des préjugés disparaît
de sa mémoire; les choses lui semblent neuves; il est étonné et il est
ravi; un flot impétueux de sensations arrive en lui et l'oppresse;
c'est la séve toute-puissante de l'invention humaine qui, arrêtée chez
nous, recommence à couler chez lui. Les sots l'appellent fou; la
vérité est qu'il est clairvoyant; car nous avons beau être inertes, la
nature est toujours vivante; ce soleil qui se lève est aussi grand
qu'à la première aurore; ces fleuves qui roulent, ces plantes qui
pullulent, ces passions qui frémissent, ces forces qui précipitent le
tourbillon tumultueux des êtres, aspirent et combattent du même élan
qu'à leur naissance; le coeur immortel de la nature palpite encore,
soulevant son enveloppe brute, et ses battements retentissent dans le
coeur du poëte quand ils n'ont plus d'écho chez nous. Celui-ci les a
sentis, non pas toujours; mais deux ou trois fois du moins il a osé
les faire entendre. Nous avons retrouvé l'accent libre de l'émotion
pleine, et nous avons reconnu une voix d'homme dans ces vers sur
Locksley Hall:

     Sa joue était pâle et plus mince qu'il ne fallait pour son
     âge;--et ses yeux, avec une attention muette, étaient suspendus à
     tous mes mouvements.

     Et je lui dis: «Ma cousine Amy, parle-moi et dis-moi la
     vérité.--Fie-t'en à moi, cousine. Tout le courant de mon être va
     vers toi.»

     Sur sa joue et sur son front pâles vint une couleur avec une
     lumière,--comme j'ai vu jaillir soudain une rougeur rose dans la
     nuit du nord.

     Et elle se tourna,--son sein secoué par un soudain orage de
     soupirs.--Toute son âme brillait comme une aube dans la
     profondeur de ses yeux noirs.

     Elle me dit: «J'ai caché mon sentiment, craignant qu'il ne me fît
     tort.»--Elle me dit: «M'aimes-tu, cousin?» Et pleurant: «Il y a
     longtemps que je t'aime.»

     L'Amour prit le sablier du Temps et le retourna dans ses mains
     étincelantes.--Chaque moment, sous la secousse légère, s'écoula
     en sables d'or....

     Bien des matins, sur la bruyère, nous avons entendu les taillis
     frémir;--et son souffle faisait affluer dans mes veines toute la
     plénitude du printemps.

     Bien des soirs, auprès des eaux nous avons suivi les grands
     navires,--et nos âmes s'élançaient l'une dans l'autre à
     l'attouchement de nos lèvres.

     Ô ma cousine au coeur faible! ô mon Amy qui n'es plus mienne!--Ô
     la triste, la triste bruyère! Ô le stérile, le stérile rivage!

     Plus fausse que tout ce que le rêve peut sonder, plus fausse que
     tout ce que les chansons ont chanté,--poupée sous la menace d'un
     père, esclave d'une langue de mégère.

     Est-ce bien de te souhaiter heureuse?--Après m'avoir
     connu,--descendre jusqu'à un coeur plus étroit que le mien!

     Et cela sera. Tu vas t'abaisser jusqu'à son niveau jour par
     jour.--Ce qu'il y a de délicat en toi deviendra grossier pour
     s'assimiler à son limon.

     Comme est le mari ainsi est la femme. Tu es accouplée à un
     rustre,--et la pesanteur de sa nature te fera tomber aussi bas
     que lui.

     Il te tiendra, quand sa passion aura usé sa force nouvelle,--pour
     quelque chose d'un peu mieux que son chien, et qu'il aimera un
     peu plus que son cheval.

     Qu'est-ce qu'il a? Ses yeux sont appesantis et vitreux; oublie
     que c'est de vin.--Va à lui; c'est ton devoir; embrasse-le;
     prends sa main dans la tienne.

     Peut-être que monseigneur est las, que sa cervelle est
     surchargée;--amuse-le de tes plus légères imaginations,
     caresse-le de tes plus délicates pensées.

     Il te répondra à propos, et des choses aisées à
     comprendre....--Mieux vaudrait que tu fusses morte devant moi,
     quand je t'aurais tuée de mes mains[192].

Ceci est bien franc et bien fort. _Maud_ parut, qui l'était davantage.
La verve y éclatait avec toutes ses inégalités, toutes ses familiarités,
tous ses abandons, toutes ses violences. Le poëte si correct, si mesuré,
se livrait, semblait penser, pleurer tout haut. Ce livre est le journal
intime d'un jeune homme triste, aigri par de grands malheurs de famille,
par de longues méditations solitaires, qui peu à peu se sent pris
d'amour, ose le dire, et se trouve aimé. Il ne chante pas, il parle; ce
sont les mots risqués, négligés, de la conversation ordinaire; ce sont
les détails de la vie domestique; c'est la description d'une toilette,
d'un dîner politique, d'un sermon, d'une messe de village. La prose de
Dickens et de Thackeray ne serrait pas de plus près les moeurs réelles
et présentes. Et tout à côté la poésie la plus magnifique foisonnait et
fleurissait, comme en effet elle fleurit et elle foisonne au milieu de
nos vulgarités. Le sourire d'une jeune fille parée, un éclair de soleil
sur une mer violente ou sur une touffe de roses jette tout d'un coup
dans les âmes passionnées ces illuminations subites. Quels vers que
ceux où il se peint dans son petit jardin sombre, «écoutant la marée et
le rugissement sinistre de ses lourdes lames, puis le cri de la grève
désespérée que la vague arrache et entraîne;» tantôt contemplant au bout
de l'horizon «la mer, fleur d'azur liquide, et son silencieux croissant,
anneau étoilé de saphirs, anneau de mariage de la terre[193]!» Quelle
fête dans son coeur quand il est aimé! quelle folie dans ses cris, dans
cette ivresse, dans cette tendresse qui voudrait se répandre sur tous
les êtres et appeler tous les êtres au spectacle et au partage de son
bonheur! comme à ses yeux tout se transfigure! et comme incessamment il
se transforme lui-même! De la gaieté, puis des extases, puis des
miévreries, puis de la satire, puis des effusions, tous les prompts
mouvements, toutes les variations brusques, comme d'un feu qui pétille
et flamboie, et renouvelle à chaque instant sa forme et sa teinte; que
l'âme est riche, et comme elle sait vivre cent ans en un jour! Surpris
et insulté par le frère, il le tue en duel et perd celle qu'il aimait.
Il s'enfuit, on le voit qui erre dans Londres. Quel triste contraste que
celui de la grande ville affairée, indifférente, et d'un homme seul
poursuivi par une douleur vraie! On le suit parmi les carrefours
bruyants, le long du brouillard jaunâtre, sous le soleil morne qui se
lève au-dessus de la rivière comme un boulet rouge, et on écoute, le
coeur serré, les profonds sanglots, l'agitation insensée d'une âme qui
veut et ne peut s'arracher à ses souvenirs. Le désespoir croît, et à la
fin la rêverie devient vision: «Mort, mort, mort depuis longtemps!--Et
mon coeur est une poignée de poussière,--et les roues passent par-dessus
ma tête,--et mes os sont secoués douloureusement,--car ils les ont jetés
dans un étroit tombeau,--seulement trois pieds au-dessous de la rue,--et
les pieds des chevaux frappent, frappent,--les pieds des chevaux
frappent--frappent jusque dans mon crâne et dans ma cervelle,--avec un
flot qui ne cesse jamais de pieds qui passent.--Ô mon Dieu, pourquoi ne
m'ont-ils pas enterré assez profondément!--Était-ce humain de me faire
une tombe si rude,--à moi qui ai toujours eu le sommeil
léger?--Peut-être ne suis-je encore qu'à demi mort.--Alors je ne suis
pas tout à fait muet.--Je crierai aux pas qui vont sur ma tête,--et
quelqu'un sûrement, quelque bon coeur viendra--pour m'enterrer, pour
m'enterrer--plus avant, ne serait-ce qu'un peu plus avant[194]....» Il
se ranime pourtant, et peu à peu se relève. La guerre vient, la guerre
libérale et généreuse, la guerre contre la Russie, et le grand coeur
viril se guérit par l'action et par le courage de la profonde blessure
de l'amour.

     «Et j'étais debout sur le pont d'un navire géant, et je mêlais
     mon souffle--à celui d'un peuple loyal qui poussait un cri de
     bataille.--Désormais la pensée noble sera plus libre sous le
     soleil,--et le coeur d'une nation battra d'un seul désir.--Car la
     longue, la longue gangrène de la paix est ôtée et lavée,--et à
     présent, le long des abîmes de la Baltique et de la Crimée,--sous
     la gueule grimaçante des mortelles forteresses, on voit
     flamboyer--la fleur de la guerre, rouge de sang avec un coeur de
     feu[195].»

Cette explosion de sentiment a été la seule; Tennyson n'a pas
recommencé. Malgré la fin qui était morale, on cria qu'il imitait
Byron; on s'emporta contre ces déclarations amères; on crut retrouver
l'accent révolté de l'école satanique; on blâma ce style décousu,
obscur, excessif; on fut choqué des crudités et des disparates; on
rappela le poëte à son premier style si bien proportionné. Il fut
découragé, quitta la région des orages et rentra dans son azur. Il eut
raison, il y était mieux qu'ailleurs. Une âme fine peut s'emporter,
atteindre parfois la fougue des êtres les plus violents et les plus
forts; des souvenirs personnels, dit-on, lui avaient fourni la matière
de Maud et de Locksley Hall; avec une délicatesse de femme, il avait
eu des nerfs de femme. L'accès passé, il retomba «dans ses langueurs
dorées,» dans son tranquille rêve. Après Locksley Hall, il avait écrit
_la Princesse_; après Maud, il écrivit _les Idylles du Roi_.

[Note 191: Voir _the Pictures_.]

[Note 192:

  Then her cheek was pale and thinner than should be for one so young,
  And her eyes on all my motions with a mute observation hung.

  And I said, "my cousin Amy, speak, and speak the truth to me,
  Trust me, cousin, all the current of my being sets to thee."

  On her pallid cheek and forehead came a colour and a light,
  As I have seen the rosy red flushing in the northern night.

  And she turn'd--her bosom shaken with a sudden storm of sighs--
  All the spirit deeply dawning in the dark of hazel eyes--

  Saying, "I have hid my feelings fearing they should do me wrong;"
  Saying, "Dost thou love me, cousin?" weeping, "I have loved thee long."

  Love took up the glass of Time, and turn'd it in his glowing hands;
  Every moment, lightly shaken, ran itself in golden sands.

  Love took up the harp of life, and smote on all the chords with might;
  Smote the chord of self, that, trembling, pass'd in music out of sight.

  Many a morning on the moorland did we hear the copses ring,
  And her whisper throng'd my pulses with the fulness of the spring.

  Many an evening by the waters did we watch the stately ships,
  And our spirits rushed together at the touching of the lips.

  O my cousin, shallow-hearted! O my Amy, mine no more!
  O the dreary, dreary moorland! O the barren, barren shore!

  Falser than all fancy fathoms, falser than all songs have sung,
  Puppet to a father's threat, and servile to a shrewish tongue.

  Is it well to wish thee happy?--having known me--to decline
  On a range of lower feelings and a narrower heart than mine!

  Yet it shall be: thou shalt lower to his level day by day,
  What is fine within thee growing coarse to sympathise with clay.

  As the husband is, the wife is: thou art mated with a clown,
  And the grossness of his nature will have weight to drag thee down.

  He will hold thee, when his passion shall have spent its novel force,
  Something better than his dog, a little dearer than his horse.

  What is this? his eyes are heavy: think not they are glazed with wine.
  Go to him: it is thy duty: kiss him: take his hand in thine.

  It may be my lord is weary, that his brain is overwrought:
  Soothe him with thy finer fancies, touch him with thy lighter thought.

  He will answer to the purpose, easy things to understand--
  Better thou wert dead before me, tho' I slew thee with my hand!]

[Note 193:

  A million emeralds break from the ruby-budded lime
  In the little grove where I sit--Ah, wherefore cannot I be
  Like things of the season gay, like the bountiful season bland,
  When the far-off sail is blown by the breeze of a softer clime,
  Half-lost in the liquid azure bloom of a crescent of sea,
  The silent sapphire-spangled marriage ring of the land?]

[Note 194:

  Dead, long dead,
  Long dead!
  And my heart is a handful of dust,
  And the wheels go over my head,
  And my bones are shaken with pain;
  For in a shallow grave they are thrust,
  Only a yard beneath the street,
  And the hoofs of the horses beat, beat,
  The hoofs of the horses beat,
  Beat into my scalp and my brain
  With never an end to the stream of passing feet,
  Driving, hurrying, marrying, burying,

  Clamour and rumble and ringing and clatter....
  O me! why have they not buried me deep enough?
  Is it kind to have made me a grave so rough,
  Me, that was never a quiet sleeper?
  May be still I am but half-dead.
  Then I cannot be wholly dumb;
  I will cry to the steps above my head,
  And somebody, surely, some kind heart will come,
  To bury me, bury me
  Deeper, ever so little deeper.]

[Note 195:

  And I stood on a giant deck and mix'd my breath
  With a loyal people shouting a battle-cry....
  Yet God's just doom shall be wreak'd on a giant liar,
  And many a darkness into the light shall leap,
  And shine in the sudden making of splendid names,
  And noble thought be freer under the sun,
  And the heart of a people beat with one desire;
  For the long, long canker of peace is over and done,
  And now by the side of the Black and the Baltic deep,
  And deathful-grinning mouths of the fortress, flames
  The blood-red blossom of war with a heart of fire.]


III

La grande affaire pour un artiste est de rencontrer des sujets qui
conviennent à son talent. Celui-ci n'y a pas toujours réussi. Son long
poëme _In memoriam_, écrit à la louange et au souvenir d'un ami mort
jeune, est froid, monotone et trop joliment arrangé. Il mène le deuil,
mais en gentleman correct, avec des gants parfaitement neufs, essuie
ses larmes avec un mouchoir de batiste, et manifeste pendant le
service religieux qui termine la cérémonie toute la componction d'un
laïque respectueux et bien appris. C'est ailleurs qu'il trouvera ses
sujets. Être heureux poétiquement, voilà l'objet d'un poëte
dilettante. Pour cela il faut bien des choses. Il faut d'abord que le
lieu, les événements et les personnages n'existent pas. Les choses
réelles sont grossières, et toujours laides par quelque endroit; à
tout le moins, elles sont pesantes; nous ne les manions pas à notre
gré, elles oppriment l'imagination; au fond, il n'y a de vraiment doux
et de vraiment beau dans notre vie que nos rêves. Nous sommes mal à
notre aise tant que nous restons collés au sol, clopinant sur nos deux
pieds qui nous traînent misérablement çà et là dans l'enclos où nous
sommes parqués. Nous avons besoin de vivre dans un autre monde, de
voler dans le grand royaume de l'air, de bâtir des palais dans les
nuages, de les voir se faire et se défaire, de suivre dans un lointain
vaporeux les caprices de leur architecture mouvante et les
enroulements de leurs volutes d'or. Il faut encore que dans ce monde
fantastique tout soit agréable et beau, que le coeur et les sens en
jouissent, que les objets y soient riants ou pittoresques, que les
sentiments y soient délicats ou élevés, que nulle crudité, nulle
disparate, nulle brutalité, nulle sauvagerie, ne vienne tacher par son
excès l'harmonie nuancée de cette perfection idéale. Ceci conduit le
poëte vers les légendes de la chevalerie; voilà le monde fantastique,
magnifique aux yeux, noble et pur par excellence, où l'amour, la
guerre, les aventures, la générosité, la courtoisie, tous les
spectacles et toutes les vertus qui conviennent aux instincts de nos
races européennes, se sont assemblés pour leur offrir l'épopée
qu'elles aiment et le modèle qui leur convient.


IV

_La Princesse_ est une féerie sentimentale comme celles de Shakspeare.
Tennyson cette fois a pensé et senti en jeune chevalier de la
Renaissance. Le propre de ce genre d'esprit est une surabondance et
comme un regorgement de séve. Il y a chez les personnages de _la
Princesse_, comme chez ceux d'_As you like it_, un trop plein
d'imagination et d'émotions. Ils fouillent, pour exprimer leur pensée,
dans tous les siècles et dans tous les pays; ils emportent le discours
jusqu'aux témérités les plus abandonnées; ils enveloppent et chargent
toute idée d'une image éclatante qui traîne et luit autour d'elle
comme une robe de brocart constellée de pierreries. Leur nature est
trop riche; à chaque secousse, il se fait en eux comme un
ruissellement de joie, de colère ou de désirs; ils vivent plus que
nous, plus chaudement et plus vite. Ils sont excessifs, raffinés,
prompts aux larmes, au rire, à l'adoration, à la plaisanterie, enclins
à mêler l'une à l'autre, précipités par une verve nerveuse à travers
les contrastes et jusqu'aux extrêmes. Ils fourragent dans la prairie
poétique, avec des caprices et des joies impétueuses et changeantes.
Pour contenter la subtilité et la surabondance de leur invention, ils
ont besoin de féeries et de mascarades. En effet, _la Princesse_ est
une féerie et une mascarade. La belle Ida, fille du roi de Gama, qui
est un monarque du Sud (ces contrées ne sont pas sur la carte), a été
fiancée toute enfant à un beau prince du Nord. L'âge venu, on la
réclame. Elle, fière et toute nourrie de doctes raisonnements, s'est
irritée de la domination des hommes, et pour affranchir les femmes, a
fondé sur la frontière une Université qui relèvera son sexe et sera la
colonie d'où sortira l'égalité future. Le prince part avec Cyril et
Florian, deux amis, obtient permission du bon vieux Gama, et, déguisé
en fille, entre dans l'enceinte virginale, où nul ne peut pénétrer
sous peine de mort. Il y a une grâce charmante et moqueuse dans cette
peinture d'une Université de filles. Le poëte joue avec la beauté; nul
badinage n'est plus romanesque ni plus tendre. On sourit d'entendre
les gros mots savants échappés de ces lèvres roses. «Les voilà le long
des bancs comme des colombes au matin sur le chaume du toit, quand le
soleil tombe sur leurs blanches poitrines;» elles écoutent des tirades
d'histoire et des promesses de rénovation sociale, en robes de soie
lilas, avec des ceintures d'or, «splendides comme des papillons qui
viennent d'éclore;» parmi elles une enfant, Mélissa, «une blonde rose,
pareille à un narcisse d'avril, les lèvres entr'ouvertes,--et toutes
ses pensées visibles au fond de ses beaux yeux,--comme les agates du
sable qui semblent ondoyer et flotter au matin,--dans les courants de
cristal de la mer transparente[196].»--Et croyez que l'endroit aide à
la magie. Ce vilain mot de collége et de Faculté ne rappelle chez nous
que des bâtiments étriqués et sales, qu'on prendrait pour des casernes
où des hôtels garnis. Ici, comme dans une Université anglaise, les
fleurs montent le long des portiques, les vignes entourent les pieds
des statues, les roses jonchent les allées de leurs pétales; des
touffes de laurier croissent autour des porches, les cours dressent
leur architecture de marbre, bosselées de frises sculptées, parsemées
d'urnes d'où pend la chevelure verte des plantes. Au milieu ondoie une
fontaine, et «les Muses et les Grâces, trois par trois, l'entourent de
leurs groupes.» Après la leçon, les unes, dans l'herbe haute des
prairies, caressent des paons apprivoisés; d'autres, «appuyées sur une
balustrade,--au-dessus de la campagne empourprée, respirent la
brise,--qui, gorgée par les senteurs des innombrables roses,--vient
battre leurs paupières de son parfum[197].» On reconnaît à chaque
geste, à chaque attitude, des jeunes filles anglaises; c'est leur
éclat, leur fraîcheur, leur innocence. Et çà et là aussi on aperçoit
la profonde expression de leurs grands yeux rêveurs. «Des larmes,
chante l'une d'elles, de vaines larmes, je ne sais pas ce qu'elles
veulent dire.--Des larmes sorties de la profondeur de quelque divin
désespoir--s'élèvent dans le coeur et se rassemblent dans les
yeux--lorsqu'on regarde les heureux champs de l'automne--et qu'on
pense aux jours qui ne sont plus[198].»--Voilà la volupté exquise et
étrange, la rêverie pleine de délices et aussi d'angoisses, le
frémissement de passion délicate et mélancolique que vous avez déjà
trouvés dans _Winter's Tale_ ou dans _la Nuit des Rois_.

Ils sont partis avec la princesse et son cortége, tous à cheval, et
s'arrêtent dans une gorge auprès d'un taillis, «pendant que le soleil
s'élargit aux approches de sa mort, et qu'au-dessus des prairies se
détachent les hauteurs roses.» Cyril, échauffé par le vin, commence
une chanson de cabaret, et se découvre. Ida, indignée, veut partir;
son pied glisse, elle tombe dans la rivière; le prince la sauve et
veut fuir. Mais il est saisi par les gardiennes et amené devant le
trône où la hautaine jeune fille se tient debout prête à prononcer la
sentence. À ce moment un grand tumulte s'élève, et l'on aperçoit dans
la cour un spectacle étrange. «De la salle illuminée partaient de
longs ruissellements de splendeur oblique--qui tombaient sur une
presse--d'épaules de neige serrées comme des brebis en troupeau,--sur
un arc-en-ciel de robes, sur des diamants, sur des yeux de
diamant,--sur l'or des habits, sur des cheveux d'or. Çà et là,--elles
ondoyaient ainsi que des fleurs sous l'orage, les unes rouges,
d'autres pâles,--toutes la bouche ouverte, toutes les yeux vers la
lumière,--quelques-unes criant qu'il y avait une armée dans le
pays,--d'autres qu'il y avait des hommes jusque dans les murs;--et
d'autres qu'elles ne s'en souciaient point, jusqu'à ce que leur
clameur monta,--comme celle d'une nouvelle Babel.... Au-dessus d'elles
se dressaient debout--les sereines Muses de marbre, la paix dans leurs
grands yeux[199].» C'est que le père du prince est venu avec son armée
pour le délivrer et a saisi le roi Gama comme otage. La voilà obligée
de relâcher le jeune homme; elle vient sur lui les narines gonflées,
les cheveux flottants, la tempête dans le coeur, et le remercie avec
une ironie amère: «Vous vous êtes bien conduit et comme un
gentilhomme, et comme un prince. Et vous avez bon air aussi dans vos
habits de femme.» Elle est toute palpitante d'orgueil blessé; elle
balbutie, elle veut, puis elle ne veut plus; elle tâche de se
contraindre pour mieux insulter, et tout d'un coup elle éclate: «Vous
qui avez osé forcer nos barrières et duper nos gardiennes, et nous
froisser, et nous mentir, et nous outrager!--Moi, t'épouser! moi votre
fiancée, votre esclave! Non, quand tout l'or qui gît dans les veines
de la terre serait entassé pour faire votre couronne, et quand toute
langue parlante vous appellerait seigneur.--«Seigneur! votre fausseté
et votre visage nous sont en dégoût. Je marche sur vos offres et sur
vous. Partez. Qu'on le pousse hors des portes[200]!» Comment amollir
ce coeur farouche enfiévré de colère féminine, aigri par le
désappointement et l'offense, exalté par de longs rêves de puissance
et de primauté et que sa virginité rend plus sauvage! Mais comme la
colère lui sied, et qu'elle est belle! Et comme cette fougue de
sentiment, cette altière déclaration d'indépendance, cette chimérique
ambition de réformer l'avenir révèlent la générosité et la hauteur
d'un coeur jeune et épris du beau! On convient que la querelle sera
décidée par un combat de cinquante contre cinquante. Le prince est
vaincu, et Ida le voit sanglant sur le sable. Lentement, par degrés,
en dépit d'elle-même, elle cède aux prières, recueille les blessés
dans son palais et vient au lit du mourant. Devant sa langueur et son
délire, la pitié éclot, puis la tendresse, puis l'amour, «comme une
campanule des Alpes, humide de larmes matinales, auprès de quelque
froid glacier, fragile d'abord et faible, mais qui de jour en jour
prend de l'éclat[201].» Un soir, il revient à lui, épuisé, les yeux
encore troublés de visions funèbres; il la voit flotter devant lui
comme un rêve, ouvre péniblement ses lèvres pâles, et lui dit tout
bas: «Si vous êtes cette Ida que j'ai connue,--je ne vous demande
rien; mais si vous êtes un songe,--doux songe, achevez-vous. Je
mourrai cette nuit;--baissez-vous, et faites semblant de m'embrasser
avant que je meure[202].--Elle se retourna; elle s'arrêta;--elle se
baissa; et avec un grand tremblement de coeur,--nos lèvres se
rencontrèrent. Du fond de ma langueur jaillit un cri,--l'Amour
couronné s'élançant des bords de la mort,--et tout le long des veines
frémissantes l'âme monta,--et se colla dans un baiser de feu sur la
bouche d'Ida. Je retombai en arrière, et de mes bras elle se
leva,--toute rougissante d'une noble honte.--Toute la fausse enveloppe
avait glissé à ses pieds comme une robe,--et la laissait femme, plus
aimable que l'autre,--l'Immortelle, lorsqu'elle sortit de l'abîme
stérile pour conquérir tout par l'amour, et que le long de son corps
le cristal ruisselant coulait,--et qu'elle volait au loin le long des
îles empourprées,--nue comme une double lumière dans l'air et dans la
vague[203].» Voilà l'accent de la Renaissance, tel qu'il est sorti du
coeur de Spenser et de Shakspeare; ils ont eu cette adoration
voluptueuse de la forme et de l'âme, et ce divin sentiment de la
beauté.

[Note 196:

  They sat along the forms, like morning doves
  That sun their milky bosoms on the thatch.

  A rosy blonde and in a college gown
  That clad her like an april daffodilly
  (Her mother's colour) with her lips apart,
  And all her thoughts as fair within her eyes,
  As bottom agates seem to wave and float,
  In crystal currents of clear morning seas.]

[Note 197:

  And leaning there on those balusters, high
  Above the empurpled champaign, drank the gale
  That blown about the foliage underneath,
  And sated with the innumerable rose,
  Beat balm upon our eyelids.]

[Note 198:

  Tears, idle tears, I know not what they mean,
  Tears from the depth of some divine despair
  Rise in the heart, and gather to the eyes,
  In looking on the happy autumn-fields,
  And thinking of the days that are no more.

  Dear as remember'd kisses after death,
  And sweet as those by hopeless fancy feign'd
  On lips that are for others; deep as love,
  Deep as first love, and wild with all regret;
  O death in life, the days that are no more.]

[Note 199:

  A hubbub in the court of half the maids
  Gather'd together; from the illumin'd hall
  Long lanes of splendour slanted o'er a press
  Of snowy shoulders, thick as herded ewes,
  And rainbow robes, and gems and gemlike eyes,
  And gold and golden heads; they to and fro
  Fluctuated, as flowers in storm, some red, some pale,
  All open-mouth'd, all gazing to the light,
  Some crying there was an army in the land,
  And some that men were in the very walls,
  And some they cared not; till a clamour grew
  As of a new-world Babel, woman-built
  And worse-confounded: high above them stood
  The placid marble Muses, looking peace.]

[Note 200:

  «You have done well and like a gentleman,
  And like a prince: you have our thanks for all:
  And you look well too in your woman's dress:
  Well have you done and like a gentleman.
  You have saved our life: we owe you bitter thanks:
  Better have died and spilt our bones in the flood--
  Then men had said--but now--what hinder me
  To take such bloody vengeance on you both?--
  Yet since our father--Wasps in the solemn hive,
  You would-be quenchers of the light to be,
  Barbarians, grosser than your native bears--
  O would I had his sceptre for one hour!
  You that have dared to break our bound, and gull'd
  Our tutors, wrong'd and lied and thwarted us--
  I wed with thee! I bound by precontract
  Your bride, your bondslave! not tho' all the gold
  That veins the world were pack'd to make your crown,
  And every spoken tongue should lord you. Sir,
  Your falsehood and your face are loathsome to us:
  I trample on your offers and on you:
  Begone! we will not look upon you more.
  Here, push them out at gates.»]

[Note 201:

  From all a closer interest flourish'd up
  Tenderness touch by touch, and last, to these,
  Love, like an Alpine harebell hung with tears
  By some cold morning glacier; frail at first
  And feeble, all unconscious of itself,
  But such as gather'd colour day by day.]

[Note 202:

  «If you be, what I think you, some sweet dream,
  I would but ask you to fulfil yourself:
  But if you be that Ida whom I know,
  I ask you nothing: only, if a dream,
  Sweet dream, be perfect. I shall die to-night.
  Stoop down and seem to kiss me ere I die.»]

[Note 203:

  . . . . . . She turn'd; she paused;
  She stoop'd; and with a great shock of the heart
  Our mouths met: out of languor leapt a cry,
  Crown'd Passion from the brinks of death, and up
  Along the shuddering senses struck the soul,
  And closed on fire with Ida's at the lips;
  Till back I fell, and from mine arms she rose
  Glowing all over noble shame; and all
  Her falser self slipt from her like a robe,
  And left her woman, lovelier in her mood
  Than in her mould that other, when she come
  From barren deeps to conquer all with love,
  And down the streaming crystal dropt, and she
  Far-fleeted by the purple island-sides,
  Naked, a double light in air and wave....]


V

Il y a une autre chevalerie qui ouvre le moyen âge comme celle-ci le
ferme, chantée par des enfants comme celle-ci par des jeunes gens, et
retrouvée dans _les Idylles du roi_ comme celle-ci dans _la
Princesse_. C'est la légende d'Arthur, de Merlin et des chevaliers de
la Table-Ronde. Avec un art admirable, Tennyson en a renouvelé les
sentiments et le langage; cette âme flexible prend tous les tons pour
se donner tous les plaisirs. Cette fois il s'est fait épique, antique
et naïf, comme Homère et comme les vieux trouvères des chansons de
Geste. Il est doux de sortir de notre civilisation savante, de
remonter vers l'âge et les moeurs primitives, d'écouter le paisible
discours qui coule abondamment et lentement comme un fleuve sur une
pente unie. Le propre de l'ancienne épopée est la clarté et le calme.
Les idées viennent de naître; l'homme est heureux et encore enfant. Il
n'a pas eu le temps de raffiner, de ciseler et d'enluminer sa pensée;
il la montre toute nue. Il n'est point encore aiguillonné par des
convoitises multipliées; il pense à loisir. Toute idée l'intéresse; il
la développe curieusement; il l'explique. Son discours ne bondit
jamais; il va pas à pas d'un objet à l'autre, et tout objet lui semble
beau; il s'arrête, il regarde et se complaît à regarder. Cette
simplicité et cette paix sont étranges et charmantes; on se laisse
aller, on est bien, on ne désire pas aller plus vite; il semble que
volontiers on resterait toujours ainsi. Car la pensée primitive est la
pensée saine; nous n'avons fait que l'altérer par les greffes et la
culture; nous y revenons comme dans notre fonds le plus intime pour y
trouver le contentement et le repos.

Mais entre toutes les épopées, ce qui distingue celle de la
Table-Ronde, c'est la pureté. Arthur, «le roi irréprochable,» a
assemblé «cette glorieuse compagnie, la fleur des hommes, pour servir
de modèle au vaste monde, et pour être le beau commencement d'un âge.
Il leur a fait mettre leurs mains dans les siennes, jurer de respecter
leur roi comme s'il était leur conscience, et leur conscience comme si
elle était leur roi; de ne point dire de calomnie et de n'en point
écouter; de passer leur douce vie dans la plus pure chasteté; de
n'aimer qu'une jeune fille, de s'attacher à elle; de lui offrir pour
culte des années de nobles actions.» Il y a une sorte de plaisir
raffiné à manier un pareil monde; car il n'y en a point où puissent
naître de plus pures et de plus touchantes fleurs. Je n'en montrerai
qu'une, Elaine, «le lis d'Astolat,» qui, ayant vu Lancelot une seule
fois, l'aime à présent qu'il est parti, et pour toute sa vie. Elle
garde dans la tourelle le bouclier qu'il a laissé, et tous les jours
elle y monte pour le contempler, comptant les marques des coups de
lance et vivant de ses rêves. Il est blessé, elle va le soigner et le
guérit. Et cependant elle murmurait: «En vain; en vain; cela ne peut
pas être. Il ne m'aimera pas. Quoi donc, faut-il que je
meure?»--«Puis, comme un pauvre petit oiseau innocent--qui n'a qu'un
simple chant de quelques notes,--répète son simple chant et le répète
toujours, pendant toute une matinée d'avril, jusqu'à ce que
l'oreille--se lasse de l'entendre, ainsi l'innocente enfant--allait la
moitié de la nuit répétant: «Faut-il que je meure[204]?» Elle se
déclare enfin, avec quelle pudeur et de quel élan! Mais il ne peut
l'épouser, il est lié à une autre. Elle languit et s'affaisse; on veut
la consoler, elle ne le veut pas; on lui dit que Lancelot est coupable
avec la reine; elle ne le croit pas. Elle dit à ses frères: «Chers
frères, vous aviez coutume, quand j'étais une petite fille, de me
prendre avec vous dans le bateau du batelier, et de remonter avec la
marée la grande rivière. Seulement vous ne vouliez pas passer au delà
du cap où est le peuplier. Et je pleurais parce que vous ne vouliez
pas aller au delà, et remonter bien loin la rivière luisante, jusqu'à
ce que nous eussions trouvé le palais du roi. À présent, j'irai[205].»
Elle meurt, et, selon sa dernière prière, ils l'emportent «comme une
ombre à travers les champs qui brillent dans leur pleine fleur d'été,»
et la posent sur la barque toute tendue de velours noir. La barque
remonte poussée par la marée, «et la morte avec elle, dans sa main
droite un lis, dans sa main gauche--une lettre qu'elle avait dictée,
toute sa chevelure blonde ruisselant autour d'elle.--Et tout le
linceul était de drap d'or--ramené jusqu'à la ceinture; elle-même tout
en blanc,--excepté son visage, et ce visage aux traits si purs--était
aimable, car elle ne semblait point morte,--mais profondement
endormie, et reposait en souriant[206].» Elle arrive ainsi dans un
grand silence, et le roi Arthur lit la lettre devant tous les
chevaliers et toutes les dames qui pleurent: «Très-noble seigneur, sir
Lancelot du Lac,--moi qu'on appelait quelquefois la vierge
d'Astolat,--je viens ici, car vous m'avez quittée sans prendre congé
de moi;--je viens ici afin de prendre pour la dernière fois congé de
vous.--Je vous aimais, et mon amour n'a point eu de retour.--C'est
pourquoi mon fidèle amour a été ma mort.--C'est pourquoi, devant notre
dame Ginèvre--et devant toutes les autres dames, je fais ma
plainte.--Priez pour mon âme et accordez-moi la sépulture.--Prie pour
mon âme, toi aussi, sir Lancelot,--car tu es un chevalier sans
égal[207].» Rien de plus; elle finit sur ce dernier mot, plein d'un
regret si triste et d'une admiration si tendre: on aurait peine à
trouver quelque chose de plus simple et de plus délicat.

Il semble qu'un archéologue puisse refaire tous les styles, excepté le
grand, et celui-ci a tout refait, jusqu'au grand style. C'est le soir
de la dernière bataille; tout le jour le tumulte de la grande mêlée «a
roulé le long des montagnes près de la mer d'hiver;» un à un les
chevaliers d'Arthur sont tombés; il est tombé lui-même, le crâne fendu
à travers le casque, et sire Bedivere, son dernier chevalier, l'a
porté tout près de là, «dans une chapelle brisée avec une croix
brisée, debout sur une noire bande de terre stérile. D'un côté était
l'Océan, de l'autre une grande eau; et la lune était pleine[208].»
Arthur, sentant qu'il va mourir, lui dit de prendre son épée
Excalibur; car il l'a reçue des fées de la mer, et il ne faut pas
qu'après lui homme mortel mette la main sur elle. Deux fois sire
Bedivere part pour faire la volonté du roi: deux fois il s'arrête et
revient dire faussement au roi qu'il a jeté l'épée; car ses yeux sont
éblouis par la merveilleuse broderie de diamants qui fleuronnent et
luisent autour de la poignée. La troisième fois enfin il la lance: «La
grande épée jeta des éclairs sous la splendeur de la lune,--et fit
dans l'air une arche de clarté,--comme le rayonnement d'aube
boréale--qui jaillit lorsque les îles mouvantes de l'hiver
s'entrechoquent--la nuit, parmi les bruits de la mer du Nord.--Mais
avant que l'épée eût touché la surface,--un bras s'éleva, vêtu de
velours blanc, mystique, merveilleux,--et la saisit par la poignée, et
la brandit trois fois;--puis s'enfonça avec elle dans la mer[209].»
Alors Arthur, se soulevant douloureusement et respirant avec peine,
ordonne à sire Bedivere de le charger sur ses épaules et de le porter
jusqu'au rivage. «Hâte-toi, hâte-toi, car je crains qu'il ne soit trop
tard, et je crois que je vais mourir.» Ils arrivent ainsi, le long des
cavernes glacées et des roches retentissantes, jusqu'au bord du lac où
«s'étalent les longues gloires de la lune d'hiver.»--«Là s'était
arrêtée une barque sombre,--noire comme une écharpe funèbre de la
proue à la poupe;--tout le pont était couvert de formes
majestueuses,--avec des robes noires et des capuchons noirs, comme en
songe; auprès d'elles,--trois reines avec des couronnes d'or; de leurs
lèvres partit--un cri qui monta en frémissant jusqu'aux étoiles
palpitantes.--Et comme si ce n'était qu'une voix, il y eut un grand
éclat de lamentations, pareil à un vent qui crie--toute la nuit dans
une terre déserte, où personne ne vient--et n'est venu depuis le
commencement du monde[210]. Alors Arthur murmura: Place-moi dans la
barque.--Ils vinrent à la barque; là les trois reines--étendirent
leurs mains et prirent le roi et pleurèrent.--Mais celle qui était la
plus grande entre elles toutes,--et la plus belle, mit la tête du roi
dans son giron--et défit le casque brisé, et l'appela par son nom en
pleurant tout haut[211].» La barque se détache, et Arthur, élevant sa
voix lente, console sire Bedivere qui s'afflige sur le rivage, et
prononçant ces paroles d'adieu, héroïques et solennelles: «Le vieil
ordre change, cédant la place au nouveau;--et Dieu s'accomplit
lui-même en plusieurs façons,--de peur qu'une bonne coutume étant
seule ne corrompe le monde.--Si tu ne dois plus voir ma face, prie
pour moi; plus de choses sont accomplies par la prière que ce monde ne
l'imagine.--Car par elle la terre, ronde tout entière en toutes ses
parties,--est liée comme par des chaînes d'or aux pieds de Dieu. Mais
à présent adieu; je m'en vais pour un long voyage--avec ceux-là que tu
vois, si en effet je m'en vais--(car toute mon âme est obscurcie de
doutes) vers l'île et la vallée d'Avilion,--où ne tombe point de
pluie, ni de grêle, ni de neige,--et où même le vent ne souffle jamais
rudement; mais elle repose--enveloppée de profondes prairies,
heureuse, belle avec des pelouses sous des vergers,--et des creux
pleins d'arbres couronnés par une mer d'été--où je me guérirai de ma
douloureuse blessure[212].» Je crois que depuis Goethe on n'a rien vu
de plus calme et de plus imposant.

Comment rassembler en quelques mots tous les traits de ce talent si
multiple? Il est né poëte, c'est-à-dire constructeur de palais aériens
et de châteaux imaginaires. Mais la passion personnelle et les
préoccupations absorbantes qui ordinairement maîtrisent la main de ses
pareils lui ont manqué; il n'a point trouvé en lui-même le plan d'un
édifice nouveau; il a bâti d'après tous les autres; il a simplement
choisi parmi les formes les plus élégantes, les mieux ornées, les plus
exquises. Il n'a pris que la fleur dans leurs beautés. C'est tout au
plus si, par occasion, il s'est amusé çà et là à arranger quelque
cottage vraiment anglais et moderne. Si, dans ce choix d'architectures
retrouvées ou renouvelées, on cherche sa trace, on la devinera çà et
là dans quelque frise plus finement sculptée, dans quelque rosace plus
délicate et plus gracieuse; mais on ne la trouvera marquée et sensible
que dans la pureté et dans l'élévation de l'émotion morale qu'on
emportera en sortant de son musée.

[Note 204:

  She murmur'd «Vain, in vain: it cannot be.
  He will not love me: how then? must I die?»
  Then as a little helpless innocent bird,
  That has but one plain passage of fine notes,
  Will sing the simple passage o'er and o'er
  For all an april morning, till the ear
  Wearies to hear it, so the simple maid
  Went half the night repeating, «must I die?»]

[Note 205:

  At last she said «Sweet brothers, yester night
  I seem'd a curious little maid again,
  As happy as when we dwelt among the woods,
  And when you used to take me with the flood
  Up the great river in the boatman's boat.
  Only you would not pass beyond the Cape
  That has the poplar on it: there you fixt
  Your limit, oft returning with the tide.
  And yet I cried because you would not pass
  Beyond it, and far up the shining flood
  Until we found the palace of the king.
  . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . Now shall I have my will.»]

[Note 206:

  But when the next sun brake from underground,
  Then, those two brethren slowly with bent brows
  Accompanying, the sad chariot-bier
  Past like a shadow thro' the field, that shone
  Full-summer, to that stream whereon the barge,
  Pall'd all its length in blackest samite, lay.
  There sat the life-long creature of the house,
  Loyal, the dumb old servitor, on deck,
  Winking his eyes, and twisted all his face.
  So those two brethren from the chariot took
  And on the black decks laid her in her bed,
  Set in her hand a lily, o'er her hung
  The silken case with braided blazonings
  And kiss'd her quiet brows, and saying to her:
  «Sister, farewell for ever,» and again
  «Farewell, sweet sister,» parted all in tears.
  Then rose the dumb old servitor, and the dead
  Steer'd by the dumb went upward with the flood--
  In her right hand the lily, in her left
  The letter--all her bright hair streaming down--
  And all the coverlid was cloth of gold
  Drawn to her waist, and she herself in white
  All but her face, and that clear-featured face
  Was lovely, for she did not seem as dead
  But fast asleep, and lay as tho' she smiled.]

[Note 207:

  "Most noble lord, sir Lancelot of the Lake,
  I, sometime call'd the maid of Astolat,
  Come, for you left me taking no farewell,
  Hither, to take my last farewell of you.
  I loved you, and my love had no return,
  And therefore my true love has been my death.
  And therefore to our lady Guinevere,
  And to all other ladies, I make moan.
  Pray for my soul, and yield me burial.
  Pray for my soul thou too, sir Lancelot,
  As thou art a knight peerless."]

[Note 208:

                  A chapel nigh the field,
  A broken chancel with a broken cross,
  That stood on a dark strait of barren land.
  On one side lay the ocean, and on one
  Lay a great water, and the moon was full.]

[Note 209:

                      The great brand
  Made lightnings in the splendour of the moon,
  And flashing round and round, and whirled in an arch,
  Shot like streamer of the northern morn,
  Seen where the moving isles of winter shock
  By night, with noises of the northern sea.
  So flash'd and fell the brand Excalibur:
  But ere he dipt the surface, rose an arm
  Clothed in white samite, mystic, wonderful,
  And caught him by the hilt, and brandish'd him
  Three times, and drew him under in the meer.]

[Note 210:

  They saw then how there hove a dusky barge
  Dark as a funeral scarf from stern to stern,
  Beneath them; and descending they were ware
  That all the decks were dense with stately forms
  Black-stoled, black-hooded, like a dream--by these
  Three queens with crowns of gold. And from them rose
  A cry that shiver'd to the tingling stars,
  And, as it were one voice, an agony
  Of lamentation like a wind, that shrills
  All night in a waste land, where no one comes,
  Or hath come, since the making of the world.]

[Note 211:

  Then murmur'd Arthur: "Place me in the barge,"
  And to the barge they came. There those three queens
  Put forth their hands, and took the king and wept.
  But she that rose the tallest of them all
  And fairest, laid his head in her lap,
  And loosed the shatter'd casque, and chafed his hands
  And call'd him by his name, complaining loud....]

[Note 212:

  The old order changeth, yielding place to the new,
  And God fulfills himself in many ways,
  Lest one good custom should corrupt the world....
  If thou shouldst never see my face again
  Pray for my soul. More things are wrought by prayer
  That this world dreams of....
  For so the whole round earth is every way
  Bound by gold chains about the feet of God.
  But now farewell. I am going a long way
  With these thou seest,--if indeed I go--
  (For all my mind is clouded with a doubt)
  To the island-valley of Avilion,
  Where falls not hall, or rain or any snow,
  Nor ever wind blows loudly; but it lies
  Deep-meadow'd, happy, fair with orchard-lawns
  And bowery hollows crown'd with summer sea,
  Where I will heal me of my grievous wound.]


§ 2.

LE PUBLIC.

Le poëte favori d'une nation, ce semble, est celui qu'un homme du
monde, partant pour un voyage, met le plus volontiers dans sa poche.
Aujourd'hui ce poëte serait Tennyson en Angleterre, et Alfred de
Musset en France. Les deux publics diffèrent: par suite, leurs genres
de vie, leurs lectures et leurs plaisirs. Essayons de les décrire; on
comprendra mieux les fleurs en voyant le jardin.

Vous voilà à Newhaven ou à Douvres, et vous courez sur les rails, en
regardant autour de vous. Des deux côtés passent des maisons de
campagne; il y en a partout en Angleterre, au bord des lacs, sur le
rivage des golfes, au sommet des collines, sur tous les points de vue
pittoresques. Elles sont le séjour préféré; Londres n'est qu'un
rendez-vous d'affaires; c'est à la campagne que les gens du monde
vivent, s'amusent et reçoivent. Que cette maison est bien arrangée et
jolie! S'il s'est trouvé à côté quelque vieille bâtisse, abbaye ou
château, on l'a gardée. L'édifice nouveau a été raccordé avec
l'ancien; même seul et moderne, il ne manque point de style; les
pignons, les meneaux, les grandes fenêtres, les tourelles nichées à
tous les coins ont dans leur fraîcheur un air gothique. Ce cottage
même, si modeste, bon pour des gens qui n'ont que trente mille livres
de rentes, est agréable à voir avec ses toits pointus, son portique,
ses briques brunes vernissées, toutes recouvertes de lierre. Sans
doute la grandeur manque le plus souvent; aujourd'hui les gens qui
font l'opinion ne sont plus les grands seigneurs, mais les gentlemen
riches, bien élevés et propriétaires; c'est l'agrément qui les touche.
Mais comme ils s'y entendent! Il y a tout autour de la maison un gazon
frais et soyeux comme du velours, qu'on passe au rouleau tous les
matins. En face, des rhododendrons énormes font un bouquet éblouissant
où murmurent des volées d'abeilles; des guirlandes de fleurs exotiques
rampent et tournoient sur l'herbe fine; des chèvrefeuilles grimpent le
long des arbres, les roses par centaines, penchées au bord des
fenêtres, laissent tomber sur les allées la pluie de leurs pétales.
Partout les beaux ormes, les ifs, les grands chênes, précieusement
gardés, groupent leurs bouquets ou dressent leurs colonnes. Les arbres
de l'Australie et de la Chine sont venus orner les massifs par
l'élégance ou la singularité de leurs formes étrangères; le copper
beech étend sur la délicate verdure des prairies l'ombre de ses
feuilles noirâtres à reflets de cuivre. Que la fraîcheur de cette
verdure est délicieuse! Comme elle étincelle, et comme elle regorge
de fleurs champêtres lustrées par le soleil! Que de soin, quelle
propreté, comme tout est disposé, entretenu, épuré pour le bien-être
des sens et pour le plaisir des yeux! S'il y a une pente, on a ménagé
des rigoles avec de petites îles au fond de la vallée, toutes peuplées
par des touffes de roses; des canards d'espèce choisie nagent dans les
bassins, où les nénufars étalent leurs étoiles satinées. Il y a dans
l'herbe de grands boeufs couchés, des moutons aussi blancs que s'ils
sortaient du lavoir, toutes sortes de bestiaux heureux et modèles,
capables de réjouir l'oeil d'un amateur et d'un maître. Nous revenons
à la maison, et avant d'entrer je regarde la perspective; décidément
ils ont le sentiment de la campagne; comme on sera bien, à cette
grande fenêtre du parloir, pour contempler le soleil couchant et le
large treillis d'or qu'il étale à travers la futaie! Et comme
adroitement on a tourné la maison pour que le paysage paraisse encadré
au loin entre les collines et de près entre les arbres! Nous entrons.
Que tout y est soigné et commode! On y a prévu, devancé les moindres
besoins; il n'y a rien que de correct et de perfectionné; on soupçonne
tous les objets d'avoir eu le prix, ou du moins une mention à quelque
Exposition d'industrie; et le service vaut les objets; la propreté
n'est pas plus méticuleuse en Hollande; proportion gardée, ils ont
trois fois plus de valets que chez nous; ce n'est pas trop pour les
détails minutieux du service. La machine domestique fonctionne sans
une interruption, sans un accroc, sans un heurt, chaque rouage à son
moment et à sa place, et le bien-être qu'elle distille vient en rosée
de miel tomber dans la bouche, aussi vérifié et aussi exquis que le
sucre d'une raffinerie modèle lorsqu'il arrive dans son goulot.

Nous causons avec notre hôte. Nous découvrons bien vite que son esprit
et son âme ont toujours été en équilibre. Au sortir du collége, il a
trouvé sa voie toute faite; il n'a point eu à se révolter contre
l'Église, qui est à demi raisonnable, ni contre la Constitution, qui
est noblement libérale; la foi et la loi qu'on lui a offertes sont
bonnes, utiles, morales, assez larges pour donner abri et emploi à
toutes les diversités des esprits sincères. Il s'y est attaché, il les
aime, il a reçu d'elles le système entier de ses idées pratiques et
spéculatives; il ne flotte point, il ne doute plus, il sait ce qu'il
doit croire et ce qu'il doit faire. Il n'est point entraîné par des
théories, engourdi par l'inertie, arrêté par les contradictions.
Ailleurs la jeunesse est comme une eau qui croupit ou s'éparpille; il
y a ici un beau canal antique qui reçoit et dirige vers un but utile
et certain tout le flot de son activité et de ses passions. Il agit,
travaille et gouverne. Il est marié, il a des fermiers, il est
magistrat municipal, il devient homme politique. Il améliore et régit
sa paroisse, ses terres et sa famille. Il fonde des associations, il
parle dans les _meetings_, il surveille des écoles, il rend la
justice, il introduit des perfectionnements; il use de ses lectures,
de ses voyages, de ses liaisons, de sa fortune et de son rang pour
conduire amicalement ses voisins et ses inférieurs vers quelque oeuvre
qui leur profite et qui profite au public. Il est puissant et il est
respecté. Il a les plaisirs de l'amour-propre et les contentements de
la conscience. Il sait qu'il a l'autorité et qu'il en use loyalement
pour le bien d'autrui. Et ce bon état d'esprit est entretenu par une
vie saine. Sans doute son esprit est cultivé et occupé; il est
instruit, il sait plusieurs langues, il a voyagé, il est curieux de
tous les renseignements précis, il est tenu au courant par ses
journaux de toutes les idées et de toutes les découvertes nouvelles.
Mais en même temps il aime et pratique tous les exercices du corps. Il
monte à cheval, il fait à pied de longues promenades, il chasse, il
vogue en mer sur son yacht, il suit de près et par lui-même tous les
détails de l'élevage et de la culture, il vit en plein air, il résiste
à l'envahissement de la vie sédentaire, qui partout ailleurs conduit
l'homme moderne aux agitations du cerveau, à l'affaiblissement des
muscles et à l'excitation des nerfs. Voilà ce monde élégant et sensé,
raffiné en fait de bien-être, réglé en fait de conduite, que ses goûts
de dilettante et ses principes de moraliste renferment dans une sorte
d'enceinte fleurie et empêchent de regarder ailleurs.

Y a-t-il un poëte qui, mieux que Tennyson, convienne à un pareil
monde? Sans être pédant, il est moral; on peut le lire le soir en
famille; il n'est point révolté contre la société ni la vie; il parle
de Dieu et de l'âme, noblement, tendrement, sans parti pris
ecclésiastique; on n'a pas besoin de le maudire comme lord Byron; il
n'a point de paroles violentes et abruptes, de sentiments excessifs et
scandaleux; il ne pervertira personne. On ne sera point troublé en
fermant le livre; on pourra, en le quittant, écouter sans contraste la
voix grave du maître de maison qui, devant les domestiques
agenouillés, prononce la prière du soir. Et néanmoins, en le quittant,
on garde aux lèvres un sourire de plaisir. Le voyageur, l'amateur
d'archéologie s'est complu aux imitations du style et des sentiments
étrangers et antiques. Le chasseur, l'amateur de la campagne a goûté
les petites scènes rurales et les riches peintures de paysage. Les
dames ont été charmées des portraits de femmes. Ils sont si exquis et
si purs! Il a posé sur ces belles joues des rougeurs si délicates! Il
a si bien peint l'expression changeante de ces yeux fiers ou candides!
Elles l'aiment, car elles sentent qu'il les aime. Bien plus, il les
honore, et monte par sa noblesse jusqu'au niveau de leur pureté. Les
jeunes filles pleurent en l'écoutant; certainement quand, tout à
l'heure, on lisait la légende d'Elaine ou d'Enide, on a vu des têtes
blondes se courber sous les fleurs qui les parent, et des épaules
blanches palpiter d'une émotion furtive. Et que cette émotion est
fine! Il n'a point enfoncé lourdement un pied rude dans la vérité et
dans la passion. Il a glissé au plus haut des sentiments nobles et
tendres; il a recueilli dans toute la nature et dans toute l'histoire
ce qu'il avait de plus élevé et de plus aimable. Il a choisi ses
idées, il a ciselé ses paroles, il a égalé, par l'artifice, les
réussites et la diversité de son style, les agréments et la perfection
de l'élégance mondaine au milieu de laquelle nous le lisons. Sa poésie
ressemble à quelqu'une de ces jardinières dorées et peintes où les
fleurs nationales et les plantes exotiques emmêlent dans une harmonie
savante leurs torsades et leurs chevelures, leurs grappes et leurs
calices, leurs parfums et leurs couleurs. Elle semble faite exprès
pour ces bourgeois opulents, cultivés, libres, héritiers de l'ancienne
noblesse, chefs modernes d'une Angleterre nouvelle. Elle fait partie
de leur luxe comme de leur morale; elle est une confirmation éloquente
de leurs principes et un meuble précieux de leur salon.

Nous revenons à Calais, et nous courons sur Paris, sans nous arrêter
en route. Il y a bien sur la route des châteaux de nobles et des
maisons de bourgeois riches. Mais ce n'est point parmi eux que nous
trouverons, comme en Angleterre, le monde pensant, élégant, qui par la
finesse de son goût et la supériorité de son esprit devient le guide
de la nation et l'arbitre du beau. Il y a deux peuples en France: la
province et Paris, l'un qui dîne, dort, bâille, écoute; l'autre qui
pense, ose, veille et parle; le premier traîné par le second, comme un
escargot par un papillon, tour à tour amusé et inquiété par les
caprices et l'audace de son conducteur. C'est ce conducteur qu'il faut
voir. Nous entrons! Quel spectacle étrange! C'est le soir, les rues
flamboient, une poussière lumineuse enveloppe la foule affairée,
bruissante, qui se presse, se coudoie, s'entasse et fourmille aux
abords des théâtres, derrière les vitres des cafés. Avez-vous remarqué
comme tous ces visages sont plissés, froncés ou pâlis, comme ces
regards sont inquiets, comme ces gestes sont nerveux? Une clarté
violente tombe sur ces crânes qui reluisent; la plupart sont chauves
avant trente ans. Pour trouver du plaisir là, il faut qu'ils aient
bien besoin d'excitation; la poudre du boulevard vient imprégner la
glace qu'ils mangent; l'odeur du gaz et les émanations du pavé, la
sueur laissée sur les murs fanés par la fièvre d'une journée
parisienne, «l'air humain plein de râles immondes,» voilà ce qu'ils
viennent respirer de gaieté de coeur. Ils sont serrés autour de leurs
petites tables de marbre, assiégés par la lumière crue, par les cris
des garçons, par le brouhaha des conversations croisées, par le défilé
monotone des promeneurs mornes, par le frôlement des filles attardées
qui tournoient anxieusement dans l'ombre. Sans doute leur intérieur
est déplaisant; sans cela ils ne l'échangeraient pas contre ces
divertissements de commis voyageurs. Nous montons quatre étages, nous
trouvons un appartement verni, doré, paré d'ornements en stuc, de
statues en plâtre, de meubles neufs en vieux chêne, avec toutes sortes
de jolis brimborions sur les cheminées et sur les étagères. «Il
représente bien,» on peut y recevoir les amis envieux et les
personnages en place. C'est une affiche, rien de plus; on y est
agréablement une demi-heure et puis c'est tout. Vous n'en ferez jamais
qu'un lieu de passage; il est bas, étriqué, incommode, loué pour un
an, sali en six mois, bon pour étaler un luxe postiche. Toutes leurs
jouissances sont factices et comme arrachées au passage; il y a en
elles quelque chose de malsain et d'irritant. Elles ressemblent à la
cuisine de leurs restaurants, à l'éclat de leurs cafés, à la gaieté de
leurs théâtres. Ils les veulent trop promptes, trop vives, trop
multipliées. Ils ne les ont point cultivées avec patience et cueillies
avec modération; ils les ont fait pousser sur un terreau artificiel et
échauffant; ils les fourragent à la hâte. Ils sont raffinés et ils
sont avides; il leur faut chaque jour une provision de paroles
colorées, d'anecdotes crues, de railleries mordantes, de vérités
neuves, d'idées variées. Ils s'ennuient vite et ne peuvent souffrir
l'ennui. Ils s'amusent de toutes leurs forces et trouvent qu'ils ne
s'amusent guère. Ils exagèrent leur travail et leur dépense, leurs
besoins et leurs efforts. L'accumulation des sensations et de la
fatigue tend à l'excès leur machine nerveuse, et leur vernis de gaieté
mondaine s'écaille vingt fois par jour pour laisser voir un fonds de
souffrance et d'ardeur.

Mais qu'ils sont fins, et que leur esprit est libre! Comme ce
frottement incessant les a aiguisés! Comme ils sont prompts à tout
saisir et à tout comprendre! Comme cette culture recherchée et
multiple les a rendus propres à sentir et à goûter des tendresses et
des tristesses inconnues à leurs pères, des sentiments profonds,
bizarres et sublimes, qui jusqu'ici semblaient étrangers à leur race!
Cette grande ville est cosmopolite; toutes les idées peuvent y
naître; nulle barrière n'y arrête les esprits; le champ immense de la
pensée s'ouvre devant eux sans route frayée ou prescrite. La pratique
ne les gêne ni ne les guide; un gouvernement et une Église officielle
sont là pour les décharger du soin de mener la nation; on subit les
deux puissances comme on subit le bedeau et le sergent de ville, avec
patience et railleries; on ne les regarde qu'à la façon d'un
spectacle. En somme, le monde n'apparaît ici que comme une pièce de
théâtre, matière à critique et à raisonnements. Et croyez que la
critique et les raisonnements se donnent carrière. Un Anglais qui
entre dans la vie trouve sur toutes les grandes questions des réponses
faites. Un Français qui entre dans la vie ne trouve sur toutes les
grandes questions que des doutes proposés. Il faut, dans ce conflit
des opinions, qu'il se fasse sa foi lui-même, et, la plupart du temps,
ne le pouvant pas, il reste ouvert à toutes les incertitudes, partant
à toutes les curiosités et aussi à toutes les angoisses. Dans ce vide,
qui est comme une vaste mer, les rêves, les théories, les fantaisies,
les convoitises déréglées, poétiques et maladives, s'amassent et se
chassent les unes les autres comme des nuages. Si dans ce tumulte de
formes mouvantes on cherche quelque oeuvre solide qui prépare une
assiette aux opinions futures, on ne trouve que les lentes bâtisses
des sciences, qui çà et là, obscurément, comme des polypes
sous-marins, construisent en coraux imperceptibles la base où
s'appuieront les croyances du genre humain.

Voilà le monde pour lequel Alfred de Musset écrivait; c'est dans ce
Paris qu'il faut le lire. Le lire? Nous le savons tous par coeur. Il
est mort, et il nous semble que tous les jours nous l'entendons
parler. Une causerie d'artistes qui plaisantent dans un atelier, une
belle jeune fille qui se penche au théâtre sur le bord de sa loge, une
rue lavée par la pluie où luisent les pavés noircis, une fraîche
matinée riante dans les bois de Fontainebleau, il n'y a rien qui ne
nous le rende présent et comme vivant une seconde fois. Y eut-il
jamais accent plus vibrant et plus vrai? Celui-là au moins n'a jamais
menti. Il n'a dit que ce qu'il sentait, et il l'a dit comme il le
sentait. Il a pensé tout haut. Il a fait la confession de tout le
monde. On ne l'a point admiré, on l'a aimé; c'était plus qu'un poëte,
c'était un homme. Chacun retrouvait en lui ses propres sentiments, les
plus fugitifs, les plus intimes; il s'abandonnait, il se donnait, il
avait les dernières des vertus qui nous restent, la générosité et la
sincérité. Et il avait le plus précieux des dons qui puissent séduire
une civilisation vieillie, la jeunesse. Comme il a parlé «de cette
chaude jeunesse, arbre à la rude écorce, qui couvre tout de son ombre,
horizons et chemins!» Avec quelle fougue a-t-il lancé et entre-choqué
l'amour, la jalousie, la soif du plaisir, toutes les impétueuses
passions qui montent avec les ondées d'un sang vierge du plus profond
d'un jeune coeur! Quelqu'un les a-t-il plus ressenties? Il en a été
trop plein, il s'y est livré, il s'en est enivré. Il s'est lâché à
travers la vie comme un cheval de race cabré dans la campagne, que
l'odeur des plantes et la magnifique nouveauté du vaste ciel
précipitent à pleine poitrine dans des courses folles qui brisent tout
et vont le briser. Il a trop demandé aux choses; il a voulu d'un
trait, âprement et avidement, savourer toute la vie; il ne l'a point
cueillie, il ne l'a point goûtée; il l'a arrachée comme une grappe, et
pressée, et froissée, et tordue; et il est resté les mains salies,
aussi altéré que devant[213]. Alors ont éclaté ces sanglots qui ont
retenti dans tous les coeurs. Quoi! si jeune et déjà si las! Tant de
dons précieux, un esprit si fin, un tact si délicat, une fantaisie si
mobile et si riche, une gloire si précoce, un si soudain
épanouissement de beauté et de génie, et au même instant les
angoisses, le dégoût, les larmes et les cris! Quel mélange! Du même
geste il adore et il maudit. L'éternelle illusion, l'invincible
expérience sont en lui côte à côte pour se combattre et le déchirer.
Il est devenu vieillard, et il est demeuré jeune homme; il est poëte,
et il est sceptique. La Muse et sa beauté pacifique, la Nature et sa
fraîcheur immortelle, l'Amour et son bienheureux sourire, tout
l'essaim de visions divines passe à peine devant ses yeux, qu'on voit
accourir parmi les malédictions et les sarcasmes tous les spectres de
la débauche et de la mort. Comme un homme, au milieu d'une fête, qui
boit dans une coupe ciselée, debout, à la première place, parmi les
applaudissements et les fanfares, les yeux riants, la joie au fond du
coeur, échauffé et vivifié par le vin généreux qui descend dans sa
poitrine, et que subitement on voit pâlir; il y avait du poison au
fond de la coupe; il tombe et râle; ses pieds convulsifs battent les
tapis de soie, et tous les convives effarés regardent. Voilà ce que
nous avons senti le jour où le plus aimé, le plus brillant d'entre
nous, a tout d'un coup palpité d'une atteinte invisible, et s'est
abattu avec un hoquet funèbre parmi les splendeurs et les gaietés
menteuses de notre banquet.

Eh bien! tel que le voilà, nous l'aimons toujours: nous n'en pouvons
écouter un autre; tous à côté de lui nous semblent froids ou menteurs.
Nous sortons à minuit de ce théâtre où il écoutait la Malibran, et
nous entrons dans cette lugubre rue des Moulins où, sur un lit payé,
son Rolla est venu dormir et mourir. Les lanternes jettent des reflets
vacillants sur les pavés qui glissent. Des ombres inquiètes avancent
hors des portes et traînent leur robe de soie fripée à la rencontre
des passants. Les fenêtres sont fermées; une lumière çà et là perce à
travers un volet mal clos et montre un dahlia mort sur le rebord d'une
croisée. Demain un orgue ambulant grincera devant ces vitres, et les
nuages blafards laisseront leurs suintements sur ces murs salis. Quoi!
c'est de cet ignoble lieu qu'est sorti le plus passionné des poèmes!
ce sont ces laideurs et ces vulgarités de bouge et d'hôtel garni qui
ont fait ruisseler cette divine éloquence! ce sont elles qui en cet
instant ont ramassé dans ce coeur meurtri toutes les magnificences de
la nature et de l'histoire pour les faire jaillir en gerbe étincelante
et reluire sous le plus ardent soleil de poésie qui fut jamais! La
pitié vient, on pense à cet autre poëte qui, là-bas, dans l'île de
Wight, s'amuse à refaire des épopées perdues. Qu'il est heureux parmi
ses beaux livres, ses amis, ses chèvrefeuilles et ses roses!
N'importe. Celui-ci, à cet endroit même, dans cette fange et dans
cette misère, est monté plus haut. Du haut de son doute et de son
désespoir, il a vu l'infini comme on voit la mer du haut d'un cap
battu par les orages. Les religions, leur gloire et leur ruine, le
genre humain, ses douleurs et sa destinée, tout ce qu'il y a de
sublime au monde lui est alors apparu dans un éclair. Il a senti, au
moins cette fois dans sa vie, cette tempête intérieure de sensations
profondes, de rêves gigantesques et de voluptés intenses dont le désir
l'a fait vivre et dont le manque l'a fait mourir. Il n'a pas été un
simple dilettante; il ne s'est pas contenté de goûter et de jouir; il
a imprimé sa marque dans la pensée humaine; il a dit au monde ce que
c'est que l'homme, l'amour, la vérité, le bonheur. Il a souffert, mais
il a inventé; il a défailli, mais il a produit. Il a arraché avec
désespoir de ses entrailles l'idée qu'il avait conçue, et l'a montrée
aux yeux de tous sanglante, mais vivante. Cela est plus difficile et
plus beau que d'aller caresser et contempler les idées des autres. Il
n'y a au monde qu'une oeuvre digne d'un homme, l'enfantement d'une
vérité à laquelle on se livre et à laquelle on croit. Le monde qui a
écouté Tennyson vaut mieux que notre aristocratie de bourgeois et de
bohèmes; mais j'aime mieux Alfred de Musset que Tennyson.

[Note 213:

  Ô médiocrité! celui qui pour tout bien
  T'apporte à ce tripot dégoûtant de la vie,
  Est bien poltron au jeu s'il ne dit: Tout ou rien.]


FIN.


TABLE DES MATIÈRES

CONTENUES DANS LE CINQUIÈME ET DERNIER VOLUME

LIVRE V.

LES CONTEMPORAINS.


Chapitre I.--Le roman. Dickens.

§ 1. L'ÉCRIVAIN.

     Liaison des diverses parties de chaque talent. -- Importance
     de la façon d'imaginer.                                         6

     I. Lucidité et intensité de l'imagination chez Dickens. --
     Audace et véhémence de sa fantaisie. -- Comment chez lui les
     objets inanimés se personnifient et se passionnent. -- En
     quoi sa conception est voisine de la vision. -- En quoi elle
     est voisine de la monomanie. -- Comment il peint les
     hallucinés et les fous.                                         6

     À quels objets il applique son enthousiasme. -- Ses
     trivialités et sa minutie. -- En quoi il ressemble aux
     peintres de son pays. -- En quoi il diffère de George Sand.
     -- _Miss Ruth_ et _Geneviève_. -- _Un Voyage en diligence._    21

     II. Véhémence des émotions que ce genre d'imagination doit
     produire. -- Son pathétique. -- L'ouvrier _Stephen_. -- Son
     comique. -- Pourquoi il arrive à la bouffonnerie et à la
     caricature. -- Emportement et exagération nerveuse de sa
     gaieté.                                                        27


§ 2. LE PUBLIC.

     Le roman anglais est obligé d'être moral. -- En quoi cette
     contrainte modifie l'idée de l'amour. -- Comparaison de
     l'amour chez George Sand et chez Dickens. -- Peintures de la
     jeune fille et de l'épouse.                                    39

     En quoi cette contrainte modifie l'idée de la passion. --
     Comparaison des passions dans Balzac et dans Dickens.          43

     Inconvénients de ce parti pris. -- Comment les masques
     comiques ou odieux se substituent aux personnages naturels.
     -- Comparaison de Pecksniff et de Tartufe. -- Pourquoi chez
     Dickens l'ensemble manque à l'action.                          45


§ 3. LES PERSONNAGES.

     Deux classes de personnages. -- Les caractères naturels et
     instinctifs. -- Les caractères artificiels et positifs. --
     Préférence de Dickens pour les premiers. -- Aversion de
     Dickens pour les seconds.                                      49

     I. L'hypocrite. -- M. Pecksniff. -- En quoi il est Anglais.
     -- Comparaison de Pecksniff et de Tartufe. -- L'homme
     positif. -- M. Gradgrind. -- L'orgueilleux. -- M. Dombey. --
     En quoi ces personnages sont Anglais.                          50

     II. Les enfants. -- Ils manquent dans la littérature
     française. -- Le petit _Joas_ et _David Copperfield_. -- Les
     gens du peuple. -- L'homme idéal selon Dickens.                60

     III. En quoi cette conception correspond à un besoin public.
     -- Opposition en Angleterre de la culture et de la nature.
     -- Redressement de la sensibilité et de l'instinct opprimés
     par la convention et par la règle. -- Succès de Dickens.       64


Chapitre II.--Le roman (_suite_). Thackeray.

     Abondance et excellence du roman de moeurs en Angleterre. --
     Supériorité de Dickens et de Thackeray. -- Comparaison de
     Dickens et de Thackeray.                                       68

     I. Le satirique. -- Ses intentions morales. -- Ses
     dissertations morales.                                         70

     II. Comparaison de la moquerie en France et en Angleterre.
     -- Différence des deux tempéraments, des deux goûts et des
     deux esprits.                                                  79

     III. Supériorité de Thackeray dans la satire amère et grave.
     -- L'ironie sérieuse. -- _Les snobs littéraires; Miss
     Blanche Amory._ -- La caricature sérieuse. -- _Mistress
     Hoggarty._                                                     82

     IV. Solidité et précision de cette conception satirique. --
     Ressemblance de Thackeray et de Swift. -- _Les devoirs d'un
     ambassadeur._                                                  93

     Misanthropie de Thackeray. -- Niaiserie de ses héroïnes. --
     Niaiserie de l'amour. -- Vice intime des générosités et des
     exaltations humaines.                                          96

     V. Ses tendances égalitaires. -- Défaut des caractères et de
     la société en Angleterre. -- Ses aversions et ses
     préférences. -- Le snob et l'aristocrate. -- Portraits du
     roi, du grand seigneur de cour, du gentilhomme de campagne,
     du bourgeois gentilhomme. -- Avantages de cet établissement
     aristocratique. -- Excès de cette satire.                     100


§ 2. L'ARTISTE.

     I. Idée de l'art pur. -- En quoi la satire nuit à l'art. --
     En quoi elle diminue l'intérêt. -- En quoi elle fausse les
     personnages. -- Comparaison de Thackeray et de Balzac. --
     _Valérie Marneffe et Rebecca Sharp._                          117

     II. Rencontre de l'art pur. -- Portrait de _Henri Esmond_.
     -- Talent historique de Thackeray. -- Conception de l'homme
     idéal.                                                        128

     III. La littérature est une définition de l'homme. Quelle
     est cette définition dans Thackeray. -- En quoi elle diffère
     de la véritable.                                              141


Chapitre III.--La critique et l'histoire, Macaulay.

     Rôle et position de Macaulay en Angleterre.                   145


§ 1. ESSAIS CRITIQUES ET HISTORIQUES.

     I. Ses _Essais_. -- Agrément et utilité du genre. -- Ses
     opinions. -- Sa philosophie. En quoi elle est anglaise et
     pratique. -- Son _Essai sur Bacon_. Quel est, selon lui, le
     véritable objet des sciences. -- Comparaison de Bacon et des
     anciens.                                                      147

     Sa critique. -- Ses préoccupations morales. -- Comparaison
     de la critique en France et en Angleterre. -- Pourquoi il
     est religieux. -- Liaison de la religion et du libéralisme
     en Angleterre. -- Libéralisme de Macaulay. -- _Essais sur
     l'Église et l'État._                                          152

     Sa passion pour la liberté politique. -- Comment il est
     l'orateur et l'historien du parti whig. -- _Essais sur la
     Révolution et les Stuarts._                                   159

     II. Son talent. -- Son goût pour la démonstration. -- Son
     goût pour les développements. Caractère oratoire de son
     esprit. -- En quoi il diffère des orateurs classiques. --
     Son estime pour les faits particuliers, les expériences
     sensibles et les souvenirs personnels. -- Importance des
     spécimens décisifs en tout ordre de connaissance. -- _Essais
     sur Warren Hastings et sur Clive._                            166

     Caractères anglais de son talent. -- Sa rudesse. -- Sa
     plaisanterie. -- Sa poésie.                                   183


§ 2.

     Son oeuvre. -- Harmonie de son talent, de ses opinions et de
     son oeuvre. -- Universalité, unité, intérêt de son histoire.
     -- Peinture des _Highlands_. -- _Jacques II en Irlande._ --
     _L'Acte de Tolérance._ -- _Le massacre de Glencoe._ --
     Traces d'amplification et de rhétorique.                      197

     Comparaison de Macaulay et des historiens français. -- En
     quoi il est classique. -- En quoi il est anglais. --
     Position intermédiaire de son esprit entre l'esprit latin et
     l'esprit germanique.                                          222


Chapitre IV.--La philosophie et l'histoire. Carlyle.

     Position excentrique et importante de Carlyle en Angleterre.  229


§ 1. SON STYLE ET SON ESPRIT.

     I. Ses bizarreries, ses obscurités, ses violences. -- Son
     imagination, ses enthousiasmes. -- Ses crudités, ses
     bouffonneries.                                                230

     II. L'_humour_. -- En quoi elle consiste. -- Comment elle
     est germanique. -- Peintures grotesques et tragiques. -- Les
     dandies et les mendiants. -- Catéchisme des cochons. --
     Extrême tension de son esprit et de ses nerfs.                238

     III. Barrières qui le contiennent et le dirigent. -- Le
     sentiment du réel et le sentiment du sublime.                 251

     IV. Sa passion pour le fait exact et prouvé. -- Sa recherche
     des sentiments éteints. -- Véhémence de son émotion et de sa
     sympathie. -- Intensité de sa croyance et de sa vision. --
     _Past and Present._ -- _Cromwell's letters and speeches._ --
     Son mysticisme historique. -- Grandeur et tristesse de ses
     visions. -- Comment il figure le monde d'après son propre
     esprit.                                                       251

     V. Que tout objet est un groupe, et que tout l'emploi de la
     pensée humaine est la reproduction d'un groupe. -- Deux
     façons principales de la reproduire, et deux sortes
     principales d'esprits. -- Les classificateurs. -- Les
     intuitifs. -- Inconvénients du second procédé. -- Comment il
     est obscur, hasardé, dénué de preuves. -- Comment il pousse
     à l'affectation et à l'exagération. -- Duretés et
     outrecuidance qu'il provoque. -- Avantages de ce genre
     d'esprit. -- Il est seul capable de reproduire l'objet. --
     Il est le plus favorable à l'invention originale. -- Quel
     emploi Carlyle en a fait.                                     260


§ 2. SON RÔLE.

     Introduction des idées allemandes en Europe et en
     Angleterre. -- Études allemandes de Carlyle.                  268

     I. De l'apparition des formes d'esprit originales. --
     Comment elles agissent et finissent. -- Le génie artistique
     de la Renaissance. -- Le génie oratoire de l'âge classique.
     -- Le génie philosophique de l'âge moderne. -- Analogie
     probable des trois périodes.                                  268

     II. En quoi consiste la forme d'esprit moderne et allemande.
     -- Comment l'aptitude aux idées universelles a renouvelé la
     linguistique, la mythologie, l'esthétique, l'histoire,
     l'exégèse, la théologie et la métaphysique. -- Comment le
     penchant métaphysique a transformé la poésie.                 271

     III. Idée capitale qui s'en dégage. -- Conception des
     parties solidaires et complémentaires. -- Nouvelle
     conception de la nature et de l'homme.                        273

     IV. Inconvénients de cette aptitude. -- L'hypothèse gratuite
     et l'abstraction vague. -- Discrédit momentané des
     spéculations allemandes.                                      274

     V. Comment chaque nation peut les reforger. -- Exemples
     anciens. -- L'Espagne au seizième et au dix-septième siècle.
     -- Les puritains et les jansénistes au dix-septième siècle.
     -- La France au dix-huitième siècle. -- Par quels chemins
     ces idées peuvent entrer en France. -- Le positivisme. -- La
     critique.                                                     276

     VI. Par quels chemins ces idées peuvent entrer en
     Angleterre. -- L'esprit exact et positif. -- L'inspiration
     passionnée et poétique. -- Quelle voie suit Carlyle.          278


§ 3. SA PHILOSOPHIE, SA MORALE ET SA CRITIQUE.

     Sa méthode est morale, non scientifique. -- En quoi il
     ressemble aux puritains. -- _Sartor resartus._                282

     I. Les choses sensibles ne sont que des apparences. --
     Caractère divin et mystérieux de l'être. -- Sa métaphysique.  283

     II. Comment on peut traduire les unes dans les autres les
     idées positivistes, poétiques, spiritualistes et mystiques.
     -- Comment chez Carlyle la métaphysique allemande s'est
     changée en puritanisme anglais.                               289

     III. Caractère moral de ce mysticisme. -- Conception du
     devoir. -- Conception de Dieu.                                291

     IV. Conception du christianisme. -- Le christianisme
     véritable et le christianisme officiel. -- Les autres
     religions. -- Limite et portée de la doctrine.                294

     V. Sa critique. -- Quelle valeur il attribue aux écrivains.
     -- Quelle classe d'écrivains il exalte. -- Quelle classe
     d'écrivains il déprécie. -- Son esthétique. -- Son jugement
     sur Voltaire.                                                 299

     VI. Avenir de la critique. -- En quoi elle est contraire aux
     préjugés de siècle et de race. -- Le goût n'a qu'une
     autorité relative.                                            304


§ 4. SA CONCEPTION DE L'HISTOIRE.

     I. Suprême importance des grands hommes. -- Qu'ils sont des
     révélateurs. -- Nécessité de les vénérer.                     307

     II. Liaison de cette conception et de la conception
     allemande. -- En quoi Carlyle est imitateur. -- En quoi il
     est original. -- Portée de sa conception.                     309

     III. Comment la véritable histoire est celle des sentiments
     héroïques. -- Que les véritables historiens sont des
     artistes et des psychologues.                                 312

     IV. Son histoire de Cromwell. -- Pourquoi elle ne se compose
     que de textes reliés par un commentaire. -- Sa nouveauté et
     sa valeur. -- Comment il faut considérer Cromwell et les
     puritains. -- Importance du puritanisme dans la civilisation
     moderne. -- Carlyle l'admire sans restriction.                314

     V. Son histoire de la Révolution française. -- Sévérité de
     son jugement. -- En quoi il est clairvoyant et en quoi il
     est injuste.                                                  319

     VI. Son jugement sur l'Angleterre moderne. -- Contre le goût
     du bien-être et la tiédeur des convictions. -- Sombres
     prévisions pour l'avenir de la démocratie contemporaine. --
     Contre l'autorité des votes. -- Théorie du souverain.         322

     VII. Critique de ces théories. -- Dangers de l'enthousiasme.
     -- Comparaison de Carlyle et de Macaulay.                     327


Chapitre V. -- La philosophie. Stuart Mill.

     I. La philosophie en Angleterre. -- Organisation de la
     science positive. -- Absence des idées générales.             331

     II. Pourquoi la métaphysique manque. -- Autorité de la
     religion.                                                     332

     III. Indices et éclats de la pensée libre. -- L'exégèse
     nouvelle. -- Stuart Mill. -- Ses oeuvres. -- Son genre
     d'esprit. -- À quelle famille de philosophes il appartient.
     -- Valeur des spéculations supérieures dans la civilisation
     humaine.                                                      334


§ 1. L'EXPÉRIENCE.

     I. Objet de la logique. -- En quoi elle se distingue de la
     psychologie et de la métaphysique.                            337

     II. Ce que c'est qu'un jugement. -- Ce que nous connaissons
     du monde extérieur et du monde intérieur. -- Tout l'effort
     de la science est d'ajouter ou de lier un fait à un fait.     339

     III. La logique a deux pierres angulaires: la théorie de la
     définition, et la théorie de la preuve.                       345

     IV. Théorie de la définition. -- En quoi cette théorie est
     importante. -- Réfutation de l'ancienne théorie. -- Il n'y
     a pas de définition des choses, mais des définitions des
     noms.                                                         346

     V. Théorie de la preuve. -- Théorie ordinaire. --
     Réfutation. -- Quelle est, dans un raisonnement, la partie
     probante.                                                     351

     VI. Théorie des axiomes. -- Théorie ordinaire. --
     Réfutation. -- Les axiomes ne sont que des expériences d'une
     certaine classe.                                              356

     VII. Théorie de l'induction. -- La cause d'un fait n'est que
     son antécédent invariable. -- L'expérience seule prouve la
     stabilité des lois de la nature. -- En quoi consiste une
     loi. -- Par quelles méthodes on découvre les lois. -- La
     méthode des concordances, la méthode des différences, la
     méthode des résidus, la méthode des variations
     concomitantes.                                                361

     VIII. Exemples et applications. -- Théorie de la rosée.       369

     IX. La méthode de déduction. -- Son domaine. -- Ses
     procédés.                                                     380

     X. Comparaison de la méthode d'induction et de la méthode de
     déduction. -- Emploi ancien de la première. -- Emploi
     moderne de la seconde. -- Sciences qui réclament la
     première. -- Sciences qui réclament la seconde. -- Caractère
     positif de l'oeuvre de Mill. -- Lignée de ses prédécesseurs.  383

     XI. Limites de notre science. -- Il n'est pas certain que
     tous les événements arrivent selon des lois. -- Le hasard
     dans la nature.                                               386


§ 2. L'ABSTRACTION.

     I. Concordance de cette doctrine et de l'esprit anglais. --
     Liaison de l'esprit positif et de l'esprit religieux. --
     Quelle faculté ouvre le monde des causes.                     394

     II. Qu'il n'y a ni substances, ni forces, mais seulement des
     faits et des lois. -- Nature de l'abstraction. -- Rôle de
     l'abstraction dans la science.                                396

     III. Théorie de la définition. -- Elle est l'exposé des
     abstraits générateurs.                                        400

     IV. Théorie de la preuve. -- La partie probante du
     raisonnement est une loi abstraite.                           402

     V. Théorie des axiomes. -- Les axiomes sont des relations
     d'abstraits. -- Ils se ramènent à l'axiome d'identité.        404

     VI. Théorie de l'induction. -- Ses procédés sont des
     éliminations ou abstractions.                                 407

     VII. Les deux grandes opérations de l'esprit, l'expérience
     et l'abstraction. -- Les deux grandes apparences des choses,
     les faits sensibles et les lois abstraites. -- Pourquoi nous
     devons passer des premiers aux secondes. -- Sens et portée
     de l'axiome des causes.                                       408

     VIII. Il est possible de connaître les éléments premiers. --
     Erreur de la métaphysique allemande. -- Elle a négligé la
     part du hasard et les perturbations locales. -- Ce qu'une
     fourmi philosophe pourrait savoir. -- Idée et limites d'une
     métaphysique. -- Position de la métaphysique chez les trois
     nations pensantes.                                            411

     IX. Une matinée à Oxford.                                     416


Chapitre VI. La poésie. Tennyson.

§ 1. LE TALENT ET L'OEUVRE.

     En quoi il s'oppose aux poëtes précédents. -- En quoi il les
     continue.                                                     420

     I. Première période. -- Ses portraits de femmes. --
     Délicatesse et raffinement de son sentiment et de son style.
     -- Variété de ses émotions et de ses sujets. -- Sa curiosité
     littéraire et son dilettantisme poétique. -- _The Dying
     Swan._ -- _The Lotos-Eaters._                                 421

     II. Deuxième période. -- Sa popularité, son bonheur et sa
     vie. -- Sensibilité et virginité permanentes du tempérament
     poétique. -- En quoi il est d'accord avec la nature. --
     _Locksley Hall._ -- Changement de sujet et de style. --
     Explosion violente et accent personnel. -- _Maud._            427

     III. Retour de Tennyson à son premier style. -- _In
     Memoriam._ -- Élégance, froideur et longueurs de ce poëme.
     -- Il faut que le sujet et le talent soient d'accord. --
     Quels sujets conviennent à l'artiste dilettante.              436

     IV. _The Princess._ -- Comparaison de ce poëme et d'_As you
     like it_. -- Le monde fantastique et pittoresque. -- Comment
     Tennyson retrouve les songes et le style de la Renaissance.   438

     V. Comment Tennyson retrouve la naïveté et la simplicité de
     l'ancienne épopée. -- _Les Idylles du roi._ -- Pourquoi il a
     renouvelé l'épopée de la Table-Ronde. -- Pureté et élévation
     de ses modèles et de sa poésie. -- _Elaine._ -- _La mort
     d'Arthur._ -- Manque de passion personnelle et absorbante.
     -- Flexibilité et désintéressement de son esprit. -- Son
     talent pour se métamorphoser, pour embellir et pour épurer.   446


§ 2. LE PUBLIC.

     Le monde en Angleterre. -- La campagne. -- Le confort. --
     L'élégance. -- L'éducation. -- Les habitudes. -- En quoi
     Tennyson convient à un pareil monde. -- Le monde en France.
     -- La vie parisienne. -- Les plaisirs. -- La représentation.
     -- La conversation. -- La hardiesse d'esprit. -- En quoi
     Alfred de Musset convient à un pareil monde. -- Comparaison
     des deux mondes et des deux poëtes.                           456


FIN DE LA TABLE.


10616.--Imprimerie générale de Ch. Lahure, 9, rue de Fleurus, à Paris.


[Notes au lecteur de ce fichier numérique:

Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
corrigées.

Les rappels [NM] correspondent à des rappels pour lesquelles les
notes de fin de page sont manquantes.]





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Histoire de la Littérature Anglaise (Volume 5 de 5)" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home