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Title: Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 3/4 - jusqu'a la conquête de l'Andalouisie par les Almoravides (711-1100)
Author: Dozy, Reinhart Pieter Anne
Language: French
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Note de transcription: L’orthographe d’origine a été conservée
et n’a pas été harmonisée.


HISTOIRE

DES

MUSULMANS D’ESPAGNE



HISTOIRE

DES

MUSULMANS D’ESPAGNE

JUSQU’A LA CONQUÊTE DE L’ANDALOUSIE

PAR LES ALMORAVIDES

(711-1110)

PAR

R. DOZY

Commandeur de l’ordre de Charles III d’Espagne, membre correspondant
de l’académie d’histoire de Madrid, associé étranger de la Soc. asiat.
de Paris, professeur d’histoire à l’université de Leyde, etc.

TOME TROISIÈME

LEYDE

E. J. BRILL

Imprimeur de l’Université

1861



LIVRE III

LE CALIFAT



LIVRE III

LE CALIFAT



I.


Ne voulant pas interrompre l’histoire de l’insurrection de l’Andalousie,
nous sommes déjà arrivés, dans le livre précédent, à l’année 932; mais
comme la guerre étrangère va nous occuper à présent, il sera nécessaire
que le lecteur se reporte au commencement du règne d’Abdérame III.

L’insurrection des Espagnols et de l’aristocratie arabe n’était pas
alors le seul péril qui menaçât l’existence de l’Etat: deux puissances
voisines, l’une récente, l’autre déjà ancienne, la mettaient également
en danger: c’étaient le royaume de Léon et le califat africain, qui
venait d’être fondé par une secte chiite, celle des Ismaëliens.

D’accord sur les grands principes, reconnaissant tous que l’imâmat,
c’est-à-dire le commandement temporel et spirituel de tous les
musulmans, appartient à la postérité d’Alî et que l’imâm est impeccable,
les Chiites ou partisans du droit divin formaient cependant plusieurs
sectes, et ce qui les tenait surtout divisés, c’était la question de
savoir lequel parmi les descendants du sixième imâm, Djafar le
Véridique, avait droit à l’imâmat. Ce Djafar avait eu plusieurs fils,
dont l’aîné s’appelait Ismâîl et le second Mousâ, et comme Ismâîl était
mort avant son père, dans l’année 762, la majeure partie des Chiites
avait reconnu Mousâ pour imâm après la mort de Djafar. La minorité, au
contraire, ne voulut pas se soumettre à lui. Disant que Dieu lui-même
avait, par la bouche de Djafar, désigné Ismâîl pour le successeur de ce
dernier, et que l’Etre suprême ne peut pas revenir sur une résolution
une fois prise, ces Ismaëliens, comme on les appelait, ne
reconnaissaient pour imâm qu’Ismâîl et ses descendants. Mais ces
derniers n’avaient pas d’ambition. Découragés par l’insuccès de toutes
les entreprises des Chiites et ne voulant pas partager le sort de leurs
ancêtres presque tous morts prématurément par le fer ou par le poison,
ils se dérobèrent aux dangereux et compromettants hommages de leurs
partisans et allèrent se cacher au fond du Khorâsân et du Candahar[1].

Abandonnée ainsi de ses chefs naturels, la secte des Ismaëliens semblait
destinée à s’éteindre obscurément, lorsqu’un Persan audacieux et habile
vint lui donner une direction et une vie nouvelles.

Dans la patrie de cet homme, l’islamisme avait fait à peu près les mêmes
progrès qu’en Espagne. Il avait reçu dans son giron un nombre assez
considérable de prosélytes, mais il n’avait pas étouffé les autres
religions, et l’ancien culte, le magisme, florissait à côté de lui. Si
les musulmans eussent rigoureusement exécuté la loi de Mahomet, ils
n’auraient laissé aux Guèbres que le choix entre la conversion à
l’islamisme et le glaive. N’ayant point de livre sacré révélé par un
prophète que les musulmans reconnaissaient pour tel, les adorateurs du
feu ne pouvaient prétendre à être tolérés. Mais dans les circonstances
données, la loi de Mahomet était inapplicable. Les Guèbres étaient fort
nombreux; ils étaient attachés de cœur et d’âme à leur religion; ils
repoussaient tout autre culte avec une opiniâtreté inflexible:
fallait-il égorger tous ces braves gens uniquement parce qu’ils
voulaient faire leur salut à leur guise? C’eût été bien cruel, et en
outre, bien dangereux, car de cette manière on aurait provoqué une
insurrection universelle. Moitié par humanité, moitié par politique, les
musulmans passèrent donc par-dessus la loi, et, le principe de la
tolérance une fois admis, ils permirent aux Guèbres d’exercer partout
leur culte en public, de sorte que chaque ville, chaque bourgade même,
avait son pyrée. Qui plus est, le gouvernement protégeait les Guèbres
même contre le clergé musulman: il faisait fouetter des imâms et des
muëzzins qui avaient tenté de changer des temples du feu en mosquées[2].

Mais si le gouvernement était tolérant pour les sectateurs avoués de
l’ancien culte, qui, en citoyens paisibles qu’ils étaient, ne
troublaient point le repos de l’Etat, il ne l’était pas et ne pouvait
l’être pour les faux musulmans, les soi-disant convertis, qui, au fond
du cœur, étaient encore païens et qui tâchaient de miner sourdement
l’islamisme en y entant leurs propres doctrines. En Perse comme en
Espagne les conversions apparentes et dont l’intérêt mondain était le
véritable mobile, avaient été nombreuses, et les faux musulmans étaient
en général les hommes les plus remuants et les plus ambitieux de la
société. Repoussés par l’aristocratie arabe, qui se montrait partout
fort exclusive, ils rêvaient la résurrection d’une nationalité et d’un
empire persans[3]. Le gouvernement sévissait contre eux avec une rigueur
impitoyable; pour les contenir et les punir, le calife Mahdî créa même
un tribunal d’inquisition qui continua d’exister jusque vers la fin du
règne de Hâroun ar-Rachîd[4]. Comme d’ordinaire, la persécution
engendra la révolte. Bâbec, le chef de la secte des _khorramîa_ ou
_libertins_, comme les appelaient leurs ennemis, se souleva dans
l’Adherbaidjân. Pendant vingt ans (817-837), cet Ibn-Hafçoun de la Perse
tint en échec les nombreuses armées des califes, et ceux-ci ne
parvinrent à s’emparer de sa personne qu’après avoir sacrifié deux cent
cinquante mille soldats. Mais ce qui était bien plus difficile encore
que de dompter les révoltes à main armée, c’était de découvrir et de
déraciner les sociétés secrètes que la persécution avait fait naître et
qui propageaient dans l’ombre, soit les anciennes doctrines persanes,
soit des idées philosophiques bien plus dangereuses encore, car en
Orient le choc de plusieurs religions avait eu pour résultat qu’une
foule de gens les répudiaient et les méprisaient toutes. «Tous ces
prétendus devoirs religieux, disait-on, sont bons tout au plus pour le
peuple, mais ne sont nullement obligatoires pour les hommes bien élevés.
Tous les prophètes n’étaient que des imposteurs qui visaient à obtenir
la prééminence sur les autres hommes[5].»

C’est du sein de ces sociétés secrètes que sortit, au commencement du
IXe siècle, le rénovateur de la secte des Ismaëliens. Il s’appelait
Abdallâh ibn-Maimoun. Issu d’une famille persane qui avait professé les
doctrines des sectateurs de Bardesane, lesquels admettaient deux dieux,
dont l’un a créé la lumière et l’autre les ténèbres, et fils d’un
oculiste esprit fort, qui, pour échapper aux griffes de l’inquisition
dont soixante-dix de ses amis venaient de tomber les victimes, avait
cherché un asile à Jérusalem où il enseignait en secret les sciences
occultes tout en affectant la piété et un grand zèle pour les
prétentions des Chiites, Abdallâh ibn-Maimoun devint, sous la direction
de son père, non-seulement un prestigiateur habile et un savant
oculiste, mais encore un grand connaisseur de tous les systèmes
théologiques et philosophiques. A l’aide de ses prestiges, il essaya
d’abord de se faire regarder comme prophète; mais cette tentative
n’ayant pas réussi, il conçut peu à peu un projet plus vaste.

Relier dans un même faisceau les vaincus et les conquérants; réunir dans
une même société secrète, dans laquelle il y aurait plusieurs degrés
d’initiation, les libres penseurs, qui ne voyaient dans la religion
qu’un frein pour le peuple, et les bigots de toutes les sectes; se
servir des croyants pour faire régner les incrédules, et des conquérants
pour bouleverser l’empire qu’ils avaient fondé; se former enfin un parti
nombreux, compact et rompu à l’obéissance, qui, le moment venu,
donnerait le trône, sinon à lui-même, du moins à ses descendants, telle
fut l’idée dominante d’Abdallâh ibn-Maimoun, idée bizarre et audacieuse,
mais qu’il réalisa avec un tact étonnant, une adresse incomparable et
une connaissance profonde du cœur humain.

Les moyens qu’il employa étaient calculés avec une fourberie diabolique.
En apparence il était Ismaëlien. Cette secte semblait condamnée à
s’éteindre faute d’un chef: il lui inspira une nouvelle vie en lui en
promettant un. «Jamais, disait-il, le monde n’a été et ne sera privé
d’un imâm. Quiconque est imâm, son père et son aïeul l’ont été avant
lui, et ainsi de suite, en remontant jusqu’à Adam; le fils de l’imâm est
aussi imâm, et son petit-fils, et ainsi de suite, jusqu’à la fin des
siècles. Il n’est pas possible que l’imâm meure, sinon après qu’il lui
sera né un fils, qui sera imâm après lui. Mais l’imâm n’est pas toujours
visible. Quelquefois il se manifeste, et d’autres fois il reste caché,
comme le jour et la nuit, qui se suivent l’un l’autre. Dans une époque
où l’imâm se manifeste, sa doctrine reste cachée. Lorsque, au contraire,
il demeure caché, sa doctrine est révélée, et ses missionnaires se
montrent au milieu des mortels[6].» A l’appui de cette doctrine,
Abdallâh citait des passages du Coran. Elle lui servait à tenir en éveil
les espérances des Ismaëliens, qui acceptèrent l’idée que l’imâm se
cachait, mais qu’il paraîtrait bientôt pour faire régner l’ordre et la
justice sur la terre. Dans sa pensée intime, toutefois, Abdallâh
méprisait cette secte, et son prétendu attachement à la famille d’Alî
n’était qu’un moyen de réaliser ses projets. Persan au fond du cœur, il
comprenait Alî, ses descendants et les Arabes en général dans le même
anathème. Il sentait fort bien (et en ceci il ne se trompait pas) que si
un Alide eût réussi à fonder un empire en Perse, comme les Persans
l’auraient voulu, ceux-ci n’y auraient rien gagné, et il recommandait à
ses affidés de tuer sans pitié tous les descendants d’Alî qui
tomberaient en leur pouvoir[7]. Aussi n’était-ce pas parmi les Chiites
qu’il cherchait ses véritables soutiens, mais parmi les Guèbres, les
Manichéens, les païens de Harrân et les partisans de la philosophie
grecque[8]; à ceux-là seulement on pouvait se fier, à ceux-là seulement
on pouvait dire peu à peu le dernier mot du mystère, en leur révélant
que les imâms, les religions et la morale n’étaient qu’une imposture,
une farce. Les autres hommes, _les ânes_ comme disait Abdallâh,
n’étaient pas capables de comprendre de telles doctrines. Cependant,
pour arriver au but qu’il se proposait, il ne dédaignait nullement leur
concours; il le briguait au contraire, mais en prenant soin de n’initier
les âmes croyantes et timides qu’aux premiers degrés de la secte. Ses
missionnaires, auxquels il avait inculqué que leur premier devoir était
de dissimuler leurs véritables sentiments et de s’accommoder aux idées
de ceux à qui ils s’adressaient, se présentaient sous mille formes
diverses, et parlaient, pour ainsi dire, à chacun dans une langue
différente. Ils captivaient la masse ignorante et grossière par des
tours de prestigiateur qu’ils faisaient passer pour des miracles, ou par
des discours énigmatiques qui excitaient la curiosité. Vis-à-vis des
dévots, ils se paraient du masque de la vertu et de la dévotion.
Mystiques avec les mystiques, ils leur expliquaient le sens intérieur
des choses extérieures, les allégories, et le sens allégorique des
allégories elles-mêmes. Exploitant les calamités de l’époque et les
vagues espérances d’un avenir meilleur que nourrissaient toutes les
sectes, ils promettaient aux musulmans l’arrivée prochaine du Mahdî
annoncé par Mahomet, aux juifs celle du Messie, aux chrétiens celle du
Paraclet. Ils s’adressaient même aux Arabes orthodoxes ou sonnites, les
plus difficiles à gagner parce que leur religion était la religion
dominante, mais dont ils avaient besoin pour se mettre à l’abri des
soupçons et des poursuites de l’autorité, et des richesses desquels ils
voulaient se servir. On flattait d’abord l’orgueil national de l’Arabe
en lui disant que tous les biens de la terre appartenaient à sa nation,
les Persans n’étant nés que pour l’esclavage, et l’on tâchait de gagner
sa confiance en faisant parade d’un profond mépris pour l’argent et
d’une grande piété; puis, cette confiance une fois obtenue, on le
brisait à force de le surcharger de prières jusqu’à ce qu’il devînt
_perinde ac cadaver_; après quoi on lui persuadait aisément qu’il devait
soutenir la secte par des dons pécuniaires et lui laisser par son
testament tout ce qu’il possédait[9].

Ainsi une foule de gens de diverses croyances travaillaient ensemble à
une œuvre dont le but n’était connu que d’un fort petit nombre. Cette
œuvre avançait, mais lentement. Abdallâh savait que lui-même n’en
verrait pas l’accomplissement[10]; mais il recommanda à son fils Ahmed,
qui lui succéda comme grand-maître, de la continuer. Sous Ahmed et ses
successeurs, la secte se propagea rapidement, et ce qui y contribua
surtout, c’est qu’un grand nombre d’individus de l’autre branche des
Chiites se joignirent à elle. Cette branche, comme nous l’avons dit,
reconnaissait pour imâms les descendants de Mousâ, le second fils de
Djafar le Véridique; mais lorsque le douzième, Mohammed, eut disparu, à
l’âge de douze ans, dans un souterrain où il était entré avec sa mère
(879), et que ses partisans, les Duodécimains comme on les appelait, se
furent lassés d’attendre sa réapparition, ils se laissèrent facilement
enrôler parmi les Ismaëliens, qui possédaient sur eux l’avantage d’avoir
un chef vivant et prêt à se faire connaître, dès que les circonstances
le lui permettraient.

En 884, un missionnaire ismaëlien, Ibn-Hauchab, qui auparavant avait été
Duodécimain, commença à prêcher ouvertement dans le Yémen. Il se rendit
maître de Canâ, et envoya des missionnaires dans presque toutes les
provinces de l’empire. Deux d’entre eux allèrent _labourer_, selon
l’expression des Chiites, le pays des Ketâmiens, dans la province
actuelle de Constantine, et quand ils furent morts, Ibn-Hauchab les
remplaça par un de ses disciples, nommé Abou-Abdallâh.

Actif, hardi, éloquent, plein de finesse et de ruse, sachant d’ailleurs
s’accommoder à l’esprit borné des Berbers, Abou-Abdallâh était
parfaitement propre à la tâche qu’il allait remplir, bien que tout porte
à croire qu’il ne connaissait que les degrés inférieurs de la secte, car
même les missionnaires ignoraient parfois son véritable but[11]. Il se
mit d’abord à enseigner les enfants des Ketâmiens et s’appliqua à gagner
la confiance de ses hôtes; puis, quand il se crut sûr de son fait, il
jeta le masque, se déclara Chiite et précurseur du Mahdî, et promit aux
Ketâmiens les biens de ce monde et de l’autre s’ils voulaient prendre
les armes pour la sainte cause. Séduits par les discours mystiques du
missionnaire, et plus encore peut-être par l’appât du pillage, les
Ketâmiens se laissèrent aisément persuader; et comme leur tribu était
alors la plus nombreuse et la plus puissante de toutes, celle d’ailleurs
qui avait su le mieux conserver son antique indépendance et son esprit
martial, leurs succès furent extrêmement rapides. Après avoir enlevé
toutes ses villes au dernier prince de la dynastie des Aghlabides,
laquelle avait régné pendant plus d’un siècle, ils le forcèrent de
s’enfuir de sa résidence avec tant de précipitation qu’il n’eut pas même
le temps d’emmener sa maîtresse. Alors Abou-Abdallâh porta le Mahdî sur
le trône (909). C’était le grand-maître de la secte, Saîd, un descendant
d’Abdallâh l’oculiste, mais qui se donnait pour un descendant d’Alî et
qui se faisait appeler Obaidallâh. Devenu calife, ce fondateur de la
dynastie des Fatimides cacha soigneusement ses véritables principes.
Peut-être eût-il mis plus de franchise dans ses procédés, si un autre
pays, la Perse par exemple, eût été le théâtre de son triomphe; mais
comme il devait le trône à une horde à demi barbare et qui ne comprenait
rien à des spéculations philosophiques, force lui fut, non-seulement de
dissimuler lui-même, mais encore de contenir les membres avancés de la
secte, qui compromettaient son avenir par des hardiesses
intempestives[12]. Aussi le vrai caractère de la secte ne se montra-t-il
au grand jour qu’au commencement du XIe siècle, alors que le pouvoir
des Fatimides était établi si solidement qu’ils n’avaient plus rien à
craindre, et que, grâce à leurs nombreuses armées et leurs immenses
richesses, ils pouvaient faire bon marché même des prétendus droits de
leur naissance[13]. Dans l’origine, au contraire, les Ismaëliens ne se
distinguèrent des autres sectes musulmanes que par leur intolérance et
leur cruauté. De pieux et savants faquis furent fouettés, mutilés ou
crucifiés, parce qu’ils avaient parlé avec respect des trois premiers
califes[14], oublié une formule chiite, ou prononcé un fetfa selon le
code de Mâlic. On exigeait des convertis une soumission à toute épreuve.
Sous peine d’être égorgé comme un mécréant, le mari devait souffrir
qu’on déshonorât sa femme en sa présence, après quoi il était obligé de
se laisser souffleter et cracher au visage. Obaidallâh, il faut le dire
à son honneur, tâchait parfois de réprimer la rage brutale de ses
soldats, mais rarement il y réussissait. Ses sectaires, qui ne voulaient
pas, disaient-ils, d’un Dieu invisible, le déifiaient volontiers,
conformément aux idées des Persans, qui enseignaient l’incarnation de la
Divinité dans la personne du monarque; mais c’était à la condition qu’il
leur permettrait de faire tout ce qu’ils voudraient. Rien n’égale les
horreurs que ces barbares commirent dans les villes conquises. A Barca,
leur général fit couper en morceaux et rôtir quelques habitants de la
ville; puis il en força d’autres à manger de cette chair; enfin, il fit
jeter ces derniers dans le feu. Plongés dans une stupeur muette et ne
croyant plus à une providence réglant les destinées humaines, les
malheureux Africains ne mettaient leurs espérances qu’au delà de la
tombe. «Puisque Dieu tolère tout cela, dit un pamphlétaire de
l’époque[15], il est clair qu’à ses yeux ce bas monde est trop
méprisable pour qu’il daigne s’en occuper! Mais le jour dernier arrivera
et alors Dieu jugera!»

Par leurs prétentions à la monarchie universelle, les Fatimides étaient
dangereux pour tous les Etats musulmans, mais ils l’étaient surtout pour
l’Espagne. De bonne heure ils avaient jeté leur dévolu sur ce riche et
beau pays. A peine en possession des Etats des Aghlabides, Obaidallâh
avait déjà entamé une négociation avec Ibn-Hafçoun, et ce dernier
l’avait reconnu pour son souverain. Cette singulière alliance n’avait
abouti à rien; mais les Fatimides ne s’étaient pas laissé rebuter. Leurs
espions parcouraient la Péninsule en tous sens, sous le prétexte
d’affaires de commerce, et l’on peut se former une idée de ce qu’ils
rapportaient à leurs maîtres, quand on lit ce que l’un d’entre eux,
Ibn-Haucal, écrivit dans la relation de ses voyages. A peine a-t-il
commencé à parler de l’Espagne, qu’il s’exprime de cette manière[16]:
«Ce qui étonne le plus les étrangers qui arrivent dans cette Péninsule,
c’est qu’elle appartient encore au souverain qui y règne, car les
habitants du pays sont des gens sans fierté et sans esprit; ils sont
lâches, ils montent fort mal à cheval, ils sont tout à fait incapables
de se défendre contre de bons soldats, et d’un autre côté, nos maîtres
(que Dieu les bénisse!) savent fort bien ce que vaut ce pays, combien il
rapporte en impôts, et quelles en sont les beautés et les délices.»

Que si les Fatimides réussissaient à mettre le pied sur le sol de
l’Andalousie, il était certain qu’ils y trouveraient des partisans.
L’idée de l’apparition prochaine du Mahdî s’était répandue en Espagne
comme dans tout le reste du monde musulman. Déjà dans l’année 901, comme
nous le raconterons plus tard, un prince de la maison d’Omaiya s’était
attribué le rôle du Mahdî que l’on attendait; et dans un livre écrit une
vingtaine d’années avant la fondation du califat fatimide[17], on trouve
une prédiction faite par le célèbre théologien Abdalmélic ibn-Habîb (+
853), selon laquelle un descendant de Fatime viendrait régner en
Espagne, conquerrait Constantinople (ville que l’on considérait encore
comme la métropole du christianisme), tuerait tous les chrétiens mâles
de Cordoue et des provinces voisines, et vendrait leurs femmes et leurs
enfants, de sorte que l’on pourrait se procurer un garçon pour un fouet,
et une jeune fille pour un éperon. Comme d’ordinaire, c’étaient surtout
les gens des basses classes de la société qui croyaient à ces sortes de
prophéties; mais même parmi les gens bien élevés, et notamment parmi les
libres penseurs, les Fatimides auraient peut-être trouvé des adhérents.
La philosophie avait pénétré en Espagne sous le règne de Mohammed, le
cinquième sultan omaiyade[18]; mais on y voyait les philosophes de
mauvais œil, car on y était beaucoup plus intolérant qu’en Asie, et les
théologiens andalous, qui avaient fait le voyage d’Orient, ne parlaient
qu’avec une sainte horreur de la tolérance des Abbâsides, et surtout de
ces réunions de savants de toutes les religions et de toutes les
sectes, où l’on disputait sur des questions métaphysiques en mettant de
côté toute révélation, et où les musulmans mêmes tournaient parfois le
Coran en ridicule[19]. Le peuple détestait les philosophes, qu’il
traitait d’impies, et les brûlait ou les lapidait très-volontiers[20].
Les libres penseurs étaient donc forcés de dissimuler leurs sentiments,
et naturellement cette contrainte leur pesait. Ne seraient-ils pas prêts
à appuyer une dynastie dont les principes étaient conformes aux leurs?
Il était permis de le croire, et les Fatimides, ce semble, en jugeaient
ainsi; il nous paraît même qu’ils tâchèrent de fonder une loge en
Espagne, et qu’à cet effet ils se servirent du philosophe Ibn-Masarra.
Cet Ibn-Masarra était un panthéiste de Cordoue, qui avait surtout étudié
les traductions de certains livres grecs que les Arabes attribuaient à
Empédocle. Forcé de quitter sa patrie parce qu’on l’avait accusé
d’impiété, il s’était mis à parcourir l’Orient, où il s’était
familiarisé avec les doctrines des différentes sectes, et où il semble
s’être affilié à la société secrète des Ismaëliens. Ce qui nous porte à
le supposer, c’est la manière dont il se conduisit après son retour en
Espagne, car alors, au lieu d’exposer ouvertement ses opinions, comme il
l’avait fait dans sa jeunesse, il les cachait et faisait parade d’une
grande dévotion, d’une austérité extrême; les chefs de la société
secrète, nous le croyons du moins, lui avaient enseigné qu’il fallait
attirer et séduire les gens par les dehors de l’orthodoxie et de la
piété. Grâce au masque qu’il avait pris, grâce aussi à son éloquence
entraînante, il sut tromper le vulgaire et attirer à ses leçons un grand
nombre de disciples, qu’il conduisait lentement et pas à pas, de la foi
au doute, et du doute à l’incrédulité; mais il ne réussit pas à duper le
clergé, qui, justement alarmé, fit brûler, non pas le philosophe
lui-même (Abdérame III ne l’aurait pas permis), mais ses livres[21].

Au reste, qu’Ibn-Masarra ait été ou non un émissaire des Ismaëliens (car
il n’existe pas de témoignage formel à cet égard), toujours est-il que
les Fatimides ne négligeaient aucun moyen pour se former un parti en
Espagne, et que, jusqu’à un certain point, ils y réussirent[22]. Leur
domination aurait été sans doute un bienfait pour les libres penseurs,
mais elle aurait été un terrible fléau pour les masses, et
particulièrement pour les chrétiens. Une phrase froidement barbare du
voyageur Ibn-Haucal montre ce que ces derniers avaient à attendre de la
part des fanatiques Ketâmiens. Après avoir remarqué que les chrétiens,
qu’il trouva établis par milliers dans un grand nombre de villages,
avaient souvent causé bien de l’embarras au gouvernement quand ils
s’étaient mis en insurrection, Ibn-Haucal propose un moyen fort
expéditif pour les mettre dorénavant dans l’impuissance de nuire: c’est
de les exterminer jusqu’au dernier. Une telle mesure serait à ses yeux
excellente, et la seule objection qui se présente à son esprit, c’est
qu’il faudrait beaucoup de temps pour l’exécuter. Ce n’était donc, après
tout, qu’une question de temps! Les Ketâmiens, on le voit, auraient
réalisé à la lettre la prédiction d’Abdalmélic ibn-Habîb.

Voilà quel péril menaçait l’Espagne arabe du côté du Midi; celui auquel
elle était exposée du côté du Nord, où le royaume de Léon grandissait de
jour en jour, était plus grave encore.

Rien de plus humble que l’origine du royaume de Léon. Au VIIIe
siècle, alors que la province qu’ils habitaient s’était déjà soumise
aux musulmans, trois cents hommes, commandés par le brave Pélage,
avaient trouvé un asile dans les hautes montagnes de l’est des Asturies.
Une grande caverne leur servait de demeure. C’était celle de Covadonga.
Fort élevée au-dessus du sol (on y monte aujourd’hui au moyen d’une
espèce d’escalier de quatre-vingt-dix marches), elle se trouve dans un
énorme rocher, au fond d’une vallée tortueuse, profondément ravinée par
un torrent, et si étroitement resserrée entre deux chaînes de rochers
fort escarpés, qu’un homme à cheval peut à peine y pénétrer[23]. Une
poignée de braves pouvait donc aisément s’y défendre, même contre des
forces très-supérieures. C’est ce que firent les Asturiens; mais leur
existence était bien misérable, et quelques-uns de ses compagnons
s’étant rendus, et d’autres étant morts faute de vivres, il y eut un
instant où Pélage n’avait autour de lui que quarante personnes, parmi
lesquelles se trouvaient dix femmes, et qui n’avaient pour toute
nourriture que le miel que les abeilles déposaient dans les fentes du
rocher. Alors les musulmans les laissèrent en paix, en se disant
qu’après tout une trentaine d’hommes n’étaient pas à craindre, et que ce
serait peine perdue que de s’aventurer pour eux dans cette dangereuse
vallée, où tant de braves avaient déjà trouvé une mort sans gloire[24].
Grâce à ce répit, Pélage put renforcer sa bande, et plusieurs fugitifs
s’étant unis à lui, il reprit l’offensive et se mit à faire des
incursions sur les terres des musulmans. Voulant mettre un terme à ces
déprédations, le Berber Monousa, qui était alors gouverneur des
Asturies, envoya contre lui un de ses lieutenants, nommé Alcama. Mais
l’expédition d’Alcama fut fort malheureuse: ses soldats essuyèrent une
terrible défaite et lui-même fut tué. Le succès obtenu par la bande de
Pélage enhardit les autres Asturiens; ils s’insurgèrent, et alors
Monousa, qui n’avait pas assez de troupes pour réprimer cette révolte et
qui craignait de se voir couper la retraite, abandonna Gijon, sa
résidence, en prenant la route de Léon; mais à peine eut-il fait sept
lieues qu’il fut attaqué à l’improviste, et quand il fut arrivé à Léon
après avoir essuyé une perte très-considérable, ses soldats, entièrement
découragés, refusèrent de retourner dans les âpres montagnes qui avaient
été témoins de leurs malheurs[25].

Ayant ainsi secoué le joug de la domination étrangère, les Asturiens
virent, quelque temps après, accroître leur puissance. Du côté de l’est,
leur province confinait avec le duché de Cantabrie, qui n’avait point
été soumis par les musulmans; et quand Alphonse qui y régnait et qui
avait épousé la fille de Pelage, monta sur le trône des Asturies, les
forces des chrétiens se trouvèrent presque doublées. Dès lors ils
songèrent naturellement à refouler les conquérants encore davantage vers
le Midi. Les circonstances leur vinrent en aide. Les Berbers, qui
formaient la majorité de la population musulmane dans presque tout le
Nord, embrassèrent les doctrines des non-conformistes, se mirent en
insurrection contre les Arabes et les chassèrent; mais s’étant mis en
marche contre le Midi, ils furent battus à leur tour et traqués comme
des bêtes fauves. Déjà décimés par le glaive, ils le furent encore bien
davantage par l’horrible famine qui, à partir de l’année 750, ravagea
l’Espagne pendant cinq années consécutives. La plupart résolurent alors
de quitter l’Espagne et d’aller rejoindre leurs contribules qui
demeuraient sur la côte d’Afrique. Profitant de cette émigration, les
Galiciens s’insurgèrent en masse contre leurs oppresseurs dès l’année
751, et reconnurent Alphonse pour leur roi. Secondés par lui, ils
massacrèrent un grand nombre de leurs ennemis et forcèrent les autres à
se retirer sur Astorga. Dans l’année 753(4), les Berbers durent se
retirer encore davantage vers le Midi. Ils évacuèrent Braga, Porto et
Viseu, de sorte que toute la côte, jusqu’au delà de l’embouchure du
Duero, se trouva affranchie du joug. Reculant toujours et ne pouvant se
maintenir ni à Astorga, ni à Léon, ni à Zamora, ni à Ledesma, ni à
Salamanque, ils se replièrent sur Coria, ou même sur Mérida. Plus à
l’est, ils abandonnèrent Saldaña, Simancas, Ségovie, Avila, Oca, Osma,
Miranda sur l’Ebre, Cenicero et Alesanco (tous les deux dans la Rioja).
Les principales villes frontières du pays musulman furent dès lors, de
l’ouest à l’est: Coïmbre sur le Mondego, Coria, Talavera et Tolède sur
le Tage, Guadalaxara, Tudèle et Pampelune.

Ainsi la guerre civile et la terrible famine de 750 avaient affranchi
une grande partie de l’Espagne de la domination musulmane, qui n’y avait
duré qu’une quarantaine d’années. Mais Alphonse profita peu des
avantages qu’il avait obtenus. Il parcourut le pays abandonné et passa
au fil de l’épée les musulmans, peu nombreux sans doute, qu’il y trouva;
mais n’ayant ni assez de serfs pour faire cultiver un pays aussi étendu,
ni assez d’argent pour rebâtir les forteresses que les musulmans avaient
toutes démantelées ou détruites avant leur départ, il ne put songer à en
prendre possession et emmena avec lui les indigènes lorsqu’il retourna
dans ses Etats. Il n’occupa que les districts les plus rapprochés de ses
anciens domaines. C’étaient la Liébana (c’est-à-dire le sud-ouest de la
province de Santander), la Vieille-Castille (nommée alors la Bardulie),
la côte de la Galice et peut-être la ville de Léon. Tout le reste ne fut
longtemps qu’un désert qui formait une barrière naturelle entre les
chrétiens du Nord et les musulmans du Midi[26].

Mais ce qu’Alphonse Ier n’avait pu faire, ses successeurs le firent.
Presque toujours en guerre contre les Arabes, ils firent de Léon leur
capitale et rebâtirent peu à peu les villes et les forteresses les plus
importantes. Dans la seconde moitié du IXe siècle, alors que presque
tout le Midi était en insurrection contre le sultan, ils reculèrent les
bornes de leur Etat jusqu’au Duero, où ils élevèrent quatre places
fortes, Zamora, Simancas, San Estevan de Gormaz et Osma, lesquelles
formaient contre les musulmans une barrière presque infranchissable,
tandis que le vaste mais triste et stérile pays qui s’étend entre le
Duero et le Guadiana, n’appartenait ni aux Léonais, ni aux Arabes; on se
le disputait encore[27]. Du côté de l’ouest, les Léonais étaient plus
rapprochés de leurs ennemis naturels, attendu que leurs frontières s’y
étendaient jusqu’au delà du Mondego[28]. Mais ces frontières, ils les
dépassaient maintefois. Profitant de la faiblesse du sultan, ils
poussaient des expéditions hardies jusqu’au delà du Tage et du
Guadiana[29], et les tribus, pour la plupart berbères, qui demeuraient
entre ces deux fleuves, pouvaient d’autant moins leur résister, qu’elles
étaient le plus souvent en guerre entre elles[30]. Force leur était donc
de s’humilier devant les chrétiens et de se racheter du pillage.

Mais l’heure de la vengeance semblait enfin venue pour elles. Dans
l’année 901, un prince de la maison d’Omaiya, Ahmed ibn-Moâwia, qui
s’adonnait à l’étude des sciences occultes et qui aspirait au trône,
s’annonça aux Berbers comme le Mahdî, et les excita à se ranger sous ses
drapeaux, afin de marcher ensemble contre Zamora, ville qu’Alphonse III
avait fait rebâtir, en 893, par les chrétiens de Tolède, ses alliés, et
qui depuis lors était l’effroi des Berbers, car c’était de là que les
Léonais venaient les piller, et c’était là encore qu’ils mettaient leur
butin en sûreté, derrière sept fossés et sept murailles[31]. L’appel
d’Ahmed fut couronné d’un succès immense. Ignorants et crédules, brûlant
d’ailleurs du désir de prendre leur revanche, les Berbers vinrent se
ranger en foule autour d’un prince qui faisait des miracles, peu
compliqués au reste, et qui leur disait que les murailles de toutes les
villes tomberaient à son approche. En peu de mois l’imposteur rassembla
une armée de soixante mille hommes. Il la conduisit vers le Duero, et,
arrivé près de Zamora, il fit parvenir au roi Alphonse III, qui se
trouvait dans cette ville, une lettre fulminante et dans laquelle il le
menaçait des effets de sa colère, si lui et ses sujets n’embrassaient
pas sur-le-champ l’islamisme. Ayant entendu la lecture de cette lettre,
Alphonse et ses grands frémirent d’indignation et de rage, et, voulant
punir à l’instant même l’insolence de celui qui l’avait écrite, ils
montèrent à cheval et vinrent l’attaquer. La cavalerie berbère alla à
leur rencontre, et comme il n’y avait que peu d’eau dans le Duero
(c’était en été, dans le mois de juin), le combat eut lieu dans le lit
du fleuve. Le sort des armes ne fut pas favorable aux Léonais. Les
Berbers les mirent en déroute, et leur fermant l’entrée de la ville, ils
les poussèrent devant eux dans l’intérieur du pays.

Cependant l’issue de l’expédition fut tout autre qu’on ne le présageait
en jugeant d’après ce premier combat. Le soi-disant Mahdî avait acquis
un immense pouvoir sur ses soldats; croyant qu’il était au-dessous de sa
position de donner des ordres de vive voix, il les donnait par signes,
et l’on obéissait à ses moindres gestes avec la plus grande docilité;
mais plus il imposait du respect aux simples soldats, plus il excitait
contre lui la jalousie des chefs, qui pressentaient que si l’expédition
réussissait, ils seraient supplantés par le soi-disant prophète, à la
mission duquel ils ne croyaient guère. Aussi avaient-ils déjà cherché
une occasion pour l’assassiner; ils ne l’avaient pas trouvée, mais
pendant qu’ils poursuivaient l’ennemi, le plus puissant d’entre eux,
Zalal ibn-Yaîch, le chef de la tribu de Nefza, déclara à ses amis qu’ils
avaient fait une grande faute en battant les Léonais, et qu’il fallait
la redresser avant qu’il ne fût trop tard. Il n’eut point de peine à les
faire entrer dans ses sentiments, et ils résolurent tous de brouiller
les affaires du Mahdî. Ils firent donc sonner la retraite, et, arrivés
aux avant-postes, sur la rive droite du Duero, ils prirent les objets
qui leur appartenaient en disant qu’ils avaient été battus et que
l’ennemi était à leurs trousses. Leurs paroles trouvèrent créance,
d’autant plus qu’ils n’avaient avec eux qu’une partie de leurs troupes,
les autres n’ayant pas obéi à leur ordre ou ne l’ayant pas entendu. Une
terreur panique s’empara des esprits. Cherchant leur salut dans une
prompte fuite, un grand nombre de soldats coururent vers le Duero; ce
que voyant, la garnison de Zamora fit une sortie et sabra plusieurs
d’entre eux au moment où ils essayaient de franchir le fleuve. Toutefois
les Léonais, arrêtés par le gros de l’armée musulmane qui se trouvait
encore sur la rive gauche, ne furent pas en état, ni ce jour-là, ni le
lendemain, de rendre décisif l’avantage qu’ils venaient de remporter.
Mais la désertion, qui devenait de plus en plus générale parmi les
troupes du Mahdî, leur vint en aide. Le Mahdî avait beau dire que Dieu
lui avait promis la victoire, on ne le croyait plus, et le troisième
jour, quand il se vit abandonné de presque tous ses soldats, lui-même
perdit toute espérance. Ne voulant pas survivre à sa honte, il enfonça
les éperons dans les flancs de son cheval, se jeta au milieu des
ennemis, et trouva la mort qu’il cherchait. Sa tête fut clouée à une
porte de Zamora[32].

L’issue de cette campagne augmenta naturellement l’audace des Léonais.
Comptant sur l’appui de Tolède et surtout sur la coopération du roi de
Navarre, Sancho-le-Grand, qui venait de donner à son pays une importance
qu’il n’avait pas eue jusque-là, ils regardaient de plus en plus
l’Espagne musulmane comme une proie qui ne pouvait leur échapper. Tout
les poussait vers le Midi. Pauvres à un tel degré qu’ils échangeaient
encore, faute de numéraire, des objets contre d’autres objets[33], et
instruits par leurs prêtres, auxquels ils étaient aveuglément dévoués et
qu’ils comblaient de dons, à regarder la guerre contre les infidèles
comme le plus sûr moyen de conquérir le ciel, ils cherchaient dans
l’opulente Andalousie et les biens de ce monde et ceux de l’autre.
L’Andalousie échapperait-elle à leur domination? Si elle succombait, le
sort des musulmans serait terrible. Fanatiques et cruels, les Léonais
donnaient rarement quartier; d’ordinaire, quand ils avaient pris une
ville, ils passaient tous les habitants au fil de l’épée. Quant à une
tolérance comme celle que les musulmans accordaient aux chrétiens, il ne
fallait pas l’attendre d’eux. Que deviendrait d’ailleurs la brillante
civilisation arabe, qui se développait de plus en plus, sous la
domination de ces barbares qui ne savaient pas lire; qui, quand ils
voulaient faire arpenter leurs terres, devaient se servir de
Sarrasins[34], et qui, quand ils parlaient d’une _bibliothèque_,
entendaient par là l’Ecriture sainte?

On le voit: la tâche qui attendait Abdérame III au commencement de son
règne, était belle et grande: elle consistait à sauver sa patrie et la
civilisation elle-même; mais elle était extrêmement difficile. Le prince
avait à conquérir ses propres sujets, et à repousser, d’un côté les
barbares du Nord, dont l’insolence s’était accrue au fur et à mesure que
l’empire musulman avait faibli, de l’autre les barbares du Midi, qui en
un clin d’œil s’étaient emparés d’un vaste Etat et qui croyaient avoir
bon marché des Andalous. Abdérame comprit sa mission. Nous avons déjà vu
de quelle manière il conquit et pacifia son propre royaume; nous allons
voir à présent comment il s’y prit pour faire face aux ennemis du
dehors.



II.


Lors même qu’Abdérame III n’aurait pas eu l’intention de tourner ses
armes contre les Léonais, ceux-ci l’y auraient forcé, car dans l’année
914, leur roi, l’intrépide Ordoño II, commença les hostilités en mettant
à feu et à sang le territoire de Mérida. S’étant emparé de la forteresse
d’Alanje, il passa au fil de l’épée tous les défenseurs de la place, et
réduisit en servitude leurs femmes et leurs enfants. Alors les habitants
de Badajoz s’effrayèrent. Craignant de partager le sort de leurs
voisins, ils rassemblèrent une foule d’objets précieux, et, ayant leur
prince à leur tête, ils allèrent supplier le roi chrétien de vouloir
bien les accepter. Ordoño y consentit; puis, victorieux et regorgeant de
butin, il repassa le Tage et le Duero, et, de retour à Léon, il donna à
la Vierge une preuve de sa reconnaissance en lui fondant une
église[35].

Comme les habitants des districts qu’Ordoño avait pillés n’étaient pas
encore rentrés dans l’obéissance, Abdérame, s’il l’avait voulu, aurait
pu fermer les yeux sur ce qui s’était passé. Mais telle n’était pas sa
manière de voir. Comprenant fort bien qu’il lui fallait conquérir les
cœurs de ses sujets rebelles en leur montrant qu’il était en état de les
défendre, il résolut de punir le roi de Léon. A cet effet il envoya
contre lui, en juillet 916, une armée commandée par Ibn-abî-Abda, le
vieux général de son aïeul. L’expédition d’Ibn-abî-Abda, la première
depuis celle que le soi-disant Mahdî avait entreprise quinze années
auparavant, ne fut à vrai dire qu’une razzia; mais dans cette razzia les
musulmans firent un ample butin[36]. L’année suivante, Abdérame,
vivement sollicité par les habitants des frontières qui se plaignaient
de ce que les Léonais avaient brûlé tous les faubourgs de Talavera (sur
le Tage), donna l’ordre à Ibn-abî-Abda de se mettre encore une fois en
campagne et d’aller assiéger l’importante forteresse de San Estevan (de
Gormaz), que l’on appelait aussi Castro-Moros[37]. L’armée était
nombreuse, et elle se composait en partie de mercenaires africains
qu’Abdérame avait fait venir de Tanger. Aussi l’expédition promettait
d’être heureuse. Etroitement bloquée, la garnison de San Estevan fut
bientôt réduite à l’extrémité, et elle était déjà sur le point de se
rendre, lorsque Ordoño vint à son secours. Il attaqua Ibn-abî-Abda.
Malheureusement pour lui, ce général avait dans son armée, non-seulement
des soldats de Tanger, mais aussi un grand nombre d’habitants des
frontières, et l’on ne pouvait compter ni sur la fidélité ni sur la
bravoure de ces hommes, moitié Berbers, moitié Espagnols, qui jetaient
les hauts cris quand les Léonais venaient les piller, et qui
prétendaient alors que le sultan devait les protéger, mais qui
n’aimaient ni à se défendre eux-mêmes, ni à obéir au monarque. Cette
fois encore ils se laissèrent battre, et leur retraite précipitée jeta
un effroyable désordre dans les rangs de toute l’armée. Voyant que la
bataille était perdue, le brave Ibn-abî-Abda aima mieux mourir à son
poste que de chercher son salut dans la fuite; plusieurs de ses soldats,
qui pensaient comme lui, se rangèrent à ses côtés, et tous succombèrent
sans reculer sous les coups des chrétiens. Au rapport des historiens
arabes, le reste de l’armée parvint à se rallier et arriva en assez bon
ordre sur le territoire musulman; mais les chroniqueurs chrétiens
racontent au contraire que la déroute des musulmans fut si complète que
partout, depuis le Duero jusqu’à Atienza, les collines, les bois et les
champs étaient jonchés de leurs cadavres[38].

Sans se laisser décourager, Abdérame prit aussitôt des mesures pour
réparer ce désastre; mais pendant qu’il faisait des préparatifs pour une
nouvelle campagne qui aurait lieu l’année suivante, les affaires
d’Afrique captivèrent son attention.

Bien qu’il ne fût pas encore en guerre contre les Fatimides, et que
ceux-ci, occupés de la conquête de la Mauritanie, ne lui eussent pas
donné des sujets de plainte, il prévoyait cependant que, cette guerre
terminée, ils tourneraient aussitôt leurs armes contre l’Espagne. Il
regarda donc comme un devoir de secourir la Mauritanie autant que
possible, et de faire en sorte que ce pays restât, pour ainsi dire, le
boulevard de l’Espagne contre les Fatimides. D’un autre côté, il devait
éviter de se mettre trop tôt en guerre ouverte contre cette dynastie,
car tant qu’il n’aurait pas dompté l’insurrection dans son propre empire
et forcé les chrétiens du Nord à implorer la paix, il risquerait trop
s’il s’exposait à une descente des Fatimides sur la côte andalouse. Tout
ce qu’il pouvait faire dans les circonstances données, c’était
d’encourager et d’aider sous main les princes qui avaient la volonté de
se défendre contre les envahisseurs de leur pays.

Déjà dans l’année 917, il eut l’occasion de le faire, alors que le
prince de Nécour[39] fut attaqué par les Fatimides. D’origine arabe, la
famille de ce prince avait régné sur Nécour et son territoire depuis le
temps de la conquête; elle s’était toujours distinguée par son
attachement à la religion, et depuis que deux de ses princesses, faites
prisonnières par les pirates normands, avaient été rachetées par le
sultan Mohammed[40], elle n’avait jamais cessé d’entretenir avec
l’Espagne les relations les plus amicales. Un cadet de cette maison,
qui, en pieux faqui qu’il était, avait fait quatre fois le pèlerinage de
la Mecque, était même venu en Espagne, sous le règne d’Abdallâh, pour y
prendre part à la guerre sainte. Attaqué par Ibn-Hafçoun après son
débarquement, il était arrivé seul dans le camp du sultan, tous les
hommes de son escorte ayant été tués, et à son tour il avait trouvé la
mort en combattant contre Daisam, le chef de la province de Todmîr.

Le prince qui régnait sur Nécour lorsque les Fatimides portèrent leurs
armes dans la Mauritanie, s’appelait Saîd II. Sommé de se soumettre, il
refusa de le faire; mais lui, ou plutôt son poète lauréat, un Espagnol,
eut l’imprudence de joindre l’outrage au refus. Il faut savoir qu’au bas
de sa sommation le calife avait fait écrire quelques vers, dont le sens
était que, si les habitants de Nécour ne voulaient pas se soumettre, il
les exterminerait, mais que, s’ils obéissaient, il ferait régner la
justice dans leur pays. Or le poète lauréat, Ahmas de Tolède, répondit à
ces vers par ceux-ci:

     Tu en as menti, j’en jure par le temple de la Mecque! Non, tu ne
     sais pas pratiquer la justice, et jamais l’Eternel n’a entendu de
     ta bouche une parole sincère ou pieuse. Tu n’es qu’un hypocrite, un
     mécréant; prêchant des rustres, tu mutiles la sonna qui doit être
     la règle de toutes nos actions. Nous mettons notre ambition dans
     les choses nobles et grandes, parmi lesquelles la religion de
     Mahomet occupe le premier rang; toi, au contraire, tu mets la
     tienne dans des choses basses et viles[41]!

Piqué au vif, le calife Obaidallâh envoya aussitôt à Meççâla, le
gouverneur de Tâhort, l’ordre d’aller attaquer Nécour. N’ayant point de
citadelle qui pût lui offrir un asile, le vieux Saîd II alla à la
rencontre de l’ennemi et l’arrêta pendant trois jours; mais, trahi par
un de ses capitaines, il mourut enfin sur le champ de bataille avec
presque tous les siens (917). Alors Meççâla prit possession de Nécour,
où il passa les hommes au fil de l’épée, après quoi il réduisit leurs
femmes et leurs enfants en servitude.

Avertis par leur père, trois fils de Saîd avaient eu le temps de
s’embarquer et de faire voile vers Malaga. Dès qu’ils furent arrivés
dans ce port, Abdérame III donna les ordres nécessaires afin qu’on leur
fît un accueil des plus honorables. En même temps il leur fit dire que
s’ils voulaient venir à Cordoue, il serait charmé de les y recevoir,
mais qu’il ne voulait les contrarier en rien et que par conséquent ils
pouvaient demeurer à Malaga si tel était leur désir. Les princes lui
répondirent qu’ils aimaient mieux rester aussi près que possible du
théâtre des événements, parce qu’ils espéraient retourner bientôt dans
leur patrie. Cette espérance n’était pas trompeuse. Ayant repris la
route de Tâhort après avoir passé six mois à Nécour, Meççâla avait
confié le commandement de cette dernière ville à un officier ketâmien,
nommé Dhaloul. Celui-ci fut abandonné de la plupart de ses soldats, et
alors les princes, que leurs partisans tenaient au courant de tout ce
qui se passait, équipèrent des vaisseaux et partirent pour Nécour, après
avoir arrêté entre eux que la couronne appartiendrait à celui qui y
arriverait le premier. Çâlih, le plus jeune des trois, devança ses
frères. Les Berbers de la côte le reçurent avec enthousiasme, et,
l’ayant proclamé émir, ils marchèrent contre Nécour, où ils massacrèrent
Dhaloul et ses soldats. Maître du pays, le prince, Çâlih III, s’empressa
d’écrire à Abdérame III pour le remercier de son accueil et pour lui
annoncer sa victoire. En même temps il fit proclamer la souveraineté de
ce monarque dans toute l’étendue de ses Etats, et de son côté Abdérame
lui envoya des tentes, des bannières et des armes[42].

Si les affaires de Nécour eussent pu faire oublier à Abdérame qu’il
avait encore à venger la déroute de son armée et la mort de l’intrépide
Ibn-abî-Abda, dont Ordoño avait fait clouer la tête à la muraille de San
Estevan, côte à côte d’une hure de sanglier[43], les chrétiens auraient
pris soin de le rappeler à son devoir, car dans le printemps de l’année
918, Ordoño II et son allié, Sancho de Navarre, ravagèrent les environs
de Najera et de Tudèle, après quoi Sancho prit le faubourg de Valtierra
et brûla la grande mosquée de cette forteresse[44]. Abdérame confia
maintenant le commandement de son armée au hâdjib Bedr, et il envoya aux
habitants des frontières l’ordre de rejoindre les drapeaux, en les
excitant à profiter de cette occasion pour laver la honte dont ils
s’étaient couverts l’année précédente. Le 7 juillet on partit de
Cordoue, et quand on fut arrivé sur le territoire léonais, on attaqua
hardiment l’armée ennemie qui s’était retranchée dans les montagnes.
Deux fois, le 13 et le 15 août, on se livra bataille près d’un endroit
qui s’appelait Mutonia[45], et deux fois les musulmans remportèrent une
victoire éclatante. Les Léonais, comme leurs propres chroniqueurs
l’attestent, durent se consoler en disant avec David que les armes sont
journalières[46].

Abdérame avait ainsi réparé la honte de sa défaite; mais ne croyant pas
encore les Léonais suffisamment humiliés, et brûlant d’ailleurs du désir
d’avoir sa part des lauriers que ses généraux cueillaient dans la guerre
contre les infidèles, il prit lui-même le commandement de son armée au
commencement de juin 920. Une ruse le rendit maître d’Osma. Le seigneur
qui commandait dans cette place lui avait fait les promesses les plus
brillantes pour le cas où il voudrait le laisser en repos et porter ses
armes d’un autre côté. Abdérame profita de la lâcheté de cet homme.
Feignant de prêter l’oreille à ses ouvertures, il se porta vers l’Ebre
par la route de Medinaceli; mais prenant tout à coup à gauche et
s’acheminant vers le Duero, il envoya en avant un corps de cavalerie
avec l’ordre de piller et de ravager les environs d’Osma. Surprise de
l’apparition soudaine de l’ennemi, la garnison d’Osma se hâta d’aller
chercher un refuge dans les bois et dans les montagnes, de sorte que les
musulmans entrèrent dans la forteresse sans coup férir. L’ayant brûlée,
ils allèrent attaquer San Estevan de Gormaz. Là aussi ils ne trouvèrent
point de résistance, la garnison ayant pris la fuite à leur approche.
La forteresse fut détruite, de même que le château d’Alcubilla qui se
trouvait dans son voisinage. Cela fait, les musulmans marchèrent contre
Clunia, ville fort ancienne et dont il ne reste aujourd’hui que des
ruines, mais importante alors. Il semblait que les Léonais se fussent
donné le mot pour ne résister nulle part, car les musulmans trouvèrent
Clunia entièrement abandonnée. Ils y détruisirent une grande partie des
maisons et des églises.

Cédant aux sollicitations des musulmans de Tudèle, Abdérame résolut
alors de tourner ses armes contre Sancho de Navarre. Marchant lentement
afin de ne pas trop fatiguer ses troupes, il employa cinq jours pour se
porter de Clunia à Tudèle; puis, ayant mis un corps de cavalerie sous
les ordres de Mohammed ibn-Lope, le gouverneur de Tudèle, il lui
enjoignit d’aller attaquer la forteresse de Carcar, que Sancho avait
fait bâtir pour contenir les habitants de Tudèle et les vexer. Les
musulmans la trouvèrent abandonnée, de même que Calahorra, d’où Sancho
lui-même s’était précipitamment enfui pour aller se jeter dans Arnedo;
mais quand ils eurent passé l’Ebre, Sancho vint attaquer leur
avant-garde. Le combat s’étant engagé, les musulmans montrèrent qu’ils
pouvaient faire autre chose encore que de prendre, de piller et de
brûler des forteresses sans défenseurs: ils mirent l’ennemi en pleine
déroute et le forcèrent d’aller chercher un refuge dans les montagnes.
L’avant-garde avait suffi pour obtenir ce beau succès; Abdérame, qui se
tenait au centre, ignorait même qu’elle eût été aux prises avec
l’ennemi; les têtes coupées qu’on lui présenta, le lui apprirent.

Battu et hors d’état de résister seul aux musulmans, Sancho demanda et
obtint la coopération d’Ordoño. Les deux rois résolurent alors
d’attaquer, soit l’avant-garde, soit l’arrière-garde des ennemis, selon
que les circonstances le leur permettraient. En attendant, les
chrétiens, qui ne quittaient pas les montagnes, se tenaient sur les
flancs des colonnes musulmanes qui traversaient les défilés et les
vallons. Voulant effrayer leurs adversaires, ils poussaient de temps en
temps de grands cris, et profitant de l’avantage que leur donnait le
terrain, ils en massacraient parfois quelques-uns. L’armée musulmane se
trouvait évidemment dans une situation dangereuse; elle avait affaire à
des montagnards agiles et intrépides, qui se souvenaient fort bien du
désastre que leurs ancêtres avaient causé à la grande armée de
Charlemagne dans la vallée de Roncevaux, et qui guettaient l’occasion
pour traiter celle d’Abdérame de la même manière. Le sultan ne
s’aveuglait pas sur le péril qui le menaçait, et quand il fut arrivé
dans la vallée qui, à cause des joncs qui la couvraient, s’appelait
Junquera[47], il donna l’ordre de faire halte et de dresser les tentes.
Alors les chrétiens commirent une faute immense: au lieu de rester sur
les montagnes, ils descendirent dans la plaine et acceptèrent
audacieusement le combat que les musulmans leur offraient. Ils payèrent
leur témérité d’une terrible défaite. Les musulmans les poursuivirent
jusqu’à ce que l’obscurité de la nuit les dérobât à leurs regards, et
firent prisonniers plusieurs de leurs chefs, parmi lesquels se
trouvaient deux évêques, Hermogius de Tuy et Dulcidius de Salamanque,
qui, selon l’usage de cette époque, avaient endossé le harnais de
guerre.

Cependant plus de mille chrétiens avaient trouvé un asile dans la
forteresse de Muez. Abdérame la cerna, la prit et fit couper la tête à
tous les défenseurs de la place.

Détruisant les forteresses et ne trouvant nulle part de la résistance,
les musulmans parcoururent la Navarre en vainqueurs, et ils pouvaient se
vanter d’avoir tout brûlé dans un espace de dix milles carrés. Le butin
qu’ils firent, surtout en vivres, était prodigieux: dans leur camp le
blé se vendait presque pour rien, et ne pouvant emporter toutes les
provisions dont ils s’étaient emparés, ils furent obligés d’en brûler
une grande partie.

Victorieux et couvert de gloire, Abdérame commença sa retraite le 8
septembre. Arrivé à Atienza, il prit congé des soldats des frontières,
qui s’étaient fort bien conduits dans la bataille de Val de Junquera,
et auxquels il distribua des présents. Puis il s’achemina vers Cordoue,
où il arriva le 24 septembre, après une absence de trois mois[48].

Abdérame avait le droit de se flatter de l’espoir que cette glorieuse
campagne ôterait pour longtemps aux chrétiens le désir de faire des
incursions sur le territoire musulman; mais il avait affaire à des
ennemis qui ne se laissaient pas aisément décourager. Dès l’année
921[49], Ordoño fit de nouveau une razzia, et s’il fallait en croire un
chroniqueur chrétien, qui exagère peut-être les succès remportés alors
par ses compatriotes, le roi de Léon se serait même avancé jusqu’à une
journée de Cordoue[50]. Deux années après, Ordoño prit Najera[51],
tandis que son allié, Sancho de Navarre, se rendait maître de Viguera,
ce dont il était si orgueilleux qu’il s’écria avec le prophète: «Je les
ai dispersés, je les ai forcés d’aller chercher un refuge dans des
royaumes lointains et inconnus[52].»

La prise de Viguera causa une grande consternation dans l’Espagne
musulmane, car on y racontait que tous les défenseurs de la place, parmi
lesquels il y en avait qui appartenaient aux plus illustres familles,
avaient été massacrés[53]; et lors même qu’Abdérame ne l’aurait pas
désiré, il aurait été contraint par l’opinion publique à tirer vengeance
de ce désastre. Mais il n’avait pas besoin d’une telle impulsion.
Exaspéré et furieux, il ne voulut pas même attendre le retour de la
saison où les campagnes commençaient d’ordinaire, et dès le mois d’avril
de l’année 924, il quitta Cordoue à la tête de son armée, «afin d’aller
venger Dieu et la religion sur la race impure des mécréants,» comme
s’exprime un chroniqueur arabe. Le 10 juillet il arriva sur le
territoire navarrais; mais la terreur qu’inspirait son nom était si
grande, que les ennemis abandonnaient partout leurs forteresses à son
approche. Il passa donc par Carcar, Peralta, Falces et Carcastillo, en
pillant et brûlant tout ce qui se trouvait sur son passage; puis il
s’enfonça dans l’intérieur du pays en se dirigeant vers la capitale.
Sancho tenta bien de l’arrêter dans les défilés; mais chaque fois qu’il
l’essaya, il fut repoussé avec perte, et Abdérame arriva sans encombre à
Pampelune, dont les habitants n’avaient pas osé l’attendre. Il fit
détruire une foule des maisons de la ville, de même que la cathédrale
qui attirait chaque année de nombreux pèlerins. Puis il ordonna de
démolir une autre église, que Sancho avait fait bâtir à grands frais sur
une montagne du voisinage et pour laquelle il avait une grande
vénération. Aussi fit-il des efforts inouïs pour la sauver, mais il n’y
réussit pas. Plus tard il ne fut pas plus heureux. Ayant reçu des
renforts de la Castille, il attaqua deux fois l’armée musulmane qui
avait repris sa marche, et deux fois il fut repoussé avec perte. Les
musulmans au contraire perdirent très-peu de soldats dans cette
glorieuse campagne, qu’ils appelèrent celle de Pampelune[54].

Le roi de Navarre, naguère si orgueilleux, était maintenant humilié et
réduit pour longtemps à l’impuissance. Du côté de Léon, Abdérame n’avait
non plus rien à craindre pour le moment. Le brave Ordoño II était déjà
mort avant le commencement de la campagne de Pampelune[55]. Son frère
Froïla II, qui lui succéda, ne régna qu’une année, pendant laquelle il
n’entreprit rien contre les musulmans si ce n’est qu’il fournit quelques
renforts à Sancho de Navarre. Après sa mort (925), Sancho et Alphonse,
fils d’Ordoño II, se disputèrent la couronne. Soutenu par Sancho de
Navarre, dont il avait épousé la fille, Alphonse, quatrième du nom,
l’emporta. Mais Sancho ne se laissa pas décourager. Ayant rassemblé de
nouveau une armée et s’étant fait couronner à Saint-Jacques-de-Compostelle,
il vint assiéger Léon, prit cette ville et enleva le trône à son frère (926).
Plus tard, en 928, Alphonse reconquit la capitale avec le secours des
Navarrais; mais Sancho sut se maintenir en possession de la Galice[56].

Abdérame ne se mêla point de cette longue guerre civile. Laissant les
chrétiens s’entr’égorger puisque tel était leur bon plaisir, il profita
du répit qu’ils lui donnaient pour écraser presque partout
l’insurrection dans ses propres Etats, et maintenant qu’il touchait au
but de ses souhaits, il fut d’avis qu’il lui convenait de prendre un
autre titre. Les Omaiyades d’Espagne s’étaient contentés jusque-là de
celui de sultan, d’émir ou de fils des califes. Croyant que le nom de
calife n’appartenait qu’au souverain qui avait les deux villes saintes,
la Mecque et Médine, en son pouvoir[57], ils l’avaient laissé aux
Abbâsides, tout en les considérant toujours comme leurs ennemis. Mais à
présent que les Abbâsides étaient tenus en tutelle par leurs maires du
palais, les émirs al-oméra, et que leur pouvoir ne s’étendait plus que
sur Bagdad et son territoire, les gouverneurs des provinces s’étant
rendus indépendants, il n’y avait plus de raison qui pût empêcher les
Omaiyades de prendre une qualification dont ils avaient besoin pour
imposer du respect à leurs sujets et surtout aux peuplades africaines.
Abdérame ordonna donc, dans l’année 929, qu’à partir du vendredi 16
janvier, on lui donnât dans les prières et dans les actes publics les
titres de calife, de commandeur des croyants et de défenseur de la foi
(_an-nâcir lidîni’llâh_)[58].

En même temps il porta toute son attention sur l’Afrique. Il entama une
négociation avec Mohammed ibn-Khazer, le chef de la tribu berbère de
Maghrâwa, qui avait déjà mis en fuite les troupes des Fatimides et tué
leur général Meççâla de sa propre main. L’alliance contractée, Mohammed
ibn-Khazer expulsa les Fatimides du Maghrib central, (c’est-à-dire des
provinces actuelles d’Alger et d’Oran), et fit reconnaître dans cette
contrée la souveraineté du monarque espagnol. Ce dernier réussit aussi à
détacher du parti des Fatimides le vaillant chef des Micnésa,
Ibn-abî-’l-Afia, qui jusque-là avait été leur plus solide appui, et
comme il sentait le besoin d’avoir une forteresse sur la côte d’Afrique,
il se fit céder Ceuta (931).

Les chrétiens du Nord semblaient avoir pris à tâche de laisser au calife
tout le loisir nécessaire, afin qu’il pût se vouer tout entier aux
affaires africaines. Leur première guerre civile étant terminée par la
mort de Sancho, arrivée en 929, ils en commencèrent une autre en 931.
Dans cette année, Alphonse IV, plongé dans la désolation par la mort de
sa femme[59], abdiqua la couronne en faveur de son frère Ramire,
deuxième du nom, et prit le froc dans le cloître de Sahagun; mais
bientôt après, s’apercevant qu’il n’était pas fait pour la monotonie de
la vie monastique, il quitta son cloître et se fit proclamer roi à
Simancas. Ce fut, aux yeux des prêtres, un énorme scandale; aussi
menacèrent-ils Alphonse des tourments de l’enfer s’il ne reprenait pas
l’habit monacal. Il le fit enfin; mais d’un caractère faible et
variable, il s’en repentit aussitôt et jeta pour la seconde fois le froc
aux orties. Profitant de l’absence de Ramire II, qui était allé secourir
Tolède[60], investie alors par les troupes du calife, il se présenta
devant Léon et se rendit maître de cette ville. Ramire revint en toute
hâte, assiégea Léon à son tour, et s’en empara; puis, voulant mettre son
frère hors d’état de lui disputer dorénavant la couronne, il lui fit
crever les yeux, ainsi qu’à ses trois cousins germains, les fils de
Froïla II, qui avaient pris part à cette révolte (932)[61].

Pour Abdérame tout changea de face alors. Le temps où il n’avait pas à
se préoccuper du royaume de Léon était passé. Belliqueux autant que
brave, Ramire nourrissait contre les musulmans une haine farouche et
implacable. Son premier soin fut de secourir Tolède, cette fière
république, qui, seule dans toute l’Espagne musulmane, bravait encore
les armes du calife, et qui avait été jusque-là l’alliée fidèle et le
bouclier du royaume de Léon. Il se mit donc en campagne, et comme Madrid
se trouvait sur sa route, il attaqua cette cité et la prit[62].
Cependant il ne réussit pas à sauver Tolède. Une partie de l’armée qui
assiégeait cette ville étant allée à sa rencontre, il fut obligé de
rebrousser chemin et d’abandonner Tolède à son sort[63]. Ayant ainsi
perdu sa dernière espérance, la ville, comme nous l’avons vu dans le
livre précédent, ne tarda pas à se rendre. L’année suivante (933),
Ramire fut plus heureux. Informé par Ferdinand Gonzalez, le comte de
Castille, que l’armée musulmane menaçait Osma, il alla à la rencontre de
l’ennemi et le mit en déroute[64]. Abdérame prit sa revanche en 934. Il
aurait voulu que les plaines autour d’Osma, qui naguère avaient été
témoins d’une défaite, fussent maintenant témoins d’une victoire; mais
il essaya en vain de faire sortir Ramire de la forteresse; le roi de
Léon jugea prudent de ne point accepter la bataille que les musulmans
lui offraient. Ayant alors laissé devant Osma un corps chargé de
l’investir, Abdérame continua sa marche vers le nord. En route, mainte
cruauté fut commise, surtout par les régiments africains, qui, en pays
ennemi, ne respectaient rien. Près de Burgos, ils massacrèrent tous les
moines de Saint-Pierre-de-Cardègne, au nombre de deux cents[65]. Burgos,
la capitale de la Castille, fut détruite. Un grand nombre de forteresses
eurent le même sort[66].

Quelque temps après, toutefois, les affaires prirent dans le Nord un
aspect fort menaçant. Une ligue formidable s’y forma contre le calife,
et le gouverneur de Saragosse, Mohammed ibn-Hâchim le Todjîbite, en
était le plus ardent promoteur.

Les Beni-Hâchim, qui habitaient l’Aragon depuis le temps de la conquête,
avaient rendu d’utiles services au sultan Mohammed à l’époque où les
Beni-Casî étaient encore tout-puissants dans cette province, et depuis
plus de quarante ans la dignité de gouverneur ou de vice-roi de la
Frontière supérieure était héréditaire dans leur famille. Elle était à
peu près la seule à laquelle Abdérame III, qui avait enlevé toute
influence à la noblesse arabe, eût laissé son éclat et sa haute
position. Toutefois, Mohammed ibn-Hâchim n’était pas content du calife,
et soit qu’il eût à cœur de venger les injures de sa caste, soit qu’il
ne vît dans la bienveillance d’Abdérame à son égard qu’un calcul dicté
par la peur, soit enfin qu’il rêvât un trône pour lui et ses enfants, il
s’était mis à négocier avec le roi de Léon, et lui avait promis que,
s’il voulait l’aider contre le calife, il le reconnaîtrait pour son
suzerain. Ramire avait prêté l’oreille à ses ouvertures, et pendant la
campagne de 934, Mohammed s’était mis en rébellion ouverte en refusant
de se joindre à l’armée musulmane. Trois années plus tard, il reconnut
la suzeraineté de Ramire. Quelques-uns de ses généraux refusèrent de le
suivre sur la route de la trahison et rompirent avec lui; mais alors
Ramire arriva avec ses troupes dans la province, assiégea et prit les
forteresses qui tenaient encore pour le calife, et les livra à Mohammed.
Cela fait, Ramire et Mohammed conclurent une alliance avec la Navarre,
où régnait alors Garcia, sous la tutelle de sa mère Tota, la veuve de
Sancho-le-Grand.

Ainsi tout le Nord était ligué contre le calife. Le danger, qui semblait
conjuré naguère, renaissait. Le calife y fit face avec son énergie
habituelle.

S’étant mis à la tête de son armée dans l’année 957, il marcha d’abord
contre Calatayud, où commandait Motarrif, un parent de Mohammed, et dont
la garnison se composait en partie de chrétiens de l’Alava, envoyés par
Ramire. Motarrif fut tué dans la première escarmouche. Son frère Hacam
lui succéda dans le commandement; mais ayant été obligé d’évacuer la
ville et de se retirer dans la citadelle, il se mit à traiter, et, ayant
stipulé une amnistie pour lui et pour ses soldats musulmans, il livra la
citadelle au calife. Les Alavais, qui n’étaient pas compris dans la
capitulation, furent passés au fil de l’épée[67].

Après ce premier succès, Abdérame s’empara d’une trentaine de châteaux;
puis il tourna ses armes tantôt contre la Navarre, tantôt contre
Saragosse. Il fit assiéger cette ville par un prince du sang, le général
en chef de la cavalerie Ahmed ibn-Ishâc, auquel il venait de conférer le
titre de gouverneur de la Frontière supérieure; mais ce général ne tarda
pas à lui donner de graves sujets de plainte.

Bien qu’ils eussent longtemps mené à Séville une vie obscure et pauvre,
qu’ils eussent fait des mésalliances, et qu’il n’y eût entre eux et lui
qu’une parenté fort éloignée, Abdérame n’avait pas rougi cependant de
reconnaître les Beni-Ishâc comme des membres de sa famille et il les
avait comblés de faveurs. Toutefois, ils n’étaient pas contents de leur
position. Leur ambition ne connaissait pas de bornes; Ahmed, alors le
chef de sa famille, ne prétendait à rien moins qu’à être nommé héritier
présomptif de la couronne, et maintenant qu’il conduisait le siége de
Saragosse avec une mollesse et une lenteur dont le calife s’indignait et
s’irritait, il eut l’audace de lui écrire pour lui présenter sa demande.
Le calife fut blessé à un tel point de cette insolence, que dans sa
colère il lui répondit en ces termes:

«Ne voulant faire que ce qui te fût agréable, nous t’avons traité
jusqu’ici avec une bienveillance extrême; mais nous sommes convaincu à
présent qu’il est impossible de changer ton caractère. Ce qui te
convient, c’est la pauvreté, car n’ayant pas connu auparavant la
richesse, elle t’a rempli d’un insupportable orgueil. Ton père
n’était-il pas un des moindres cavaliers d’Ibn-Haddjâdj, et est-ce que
tu as oublié qu’à Séville tu n’étais toi-même qu’un marchand d’ânes?
Nous avons pris ta famille sous notre protection dès qu’elle l’eut
implorée; nous l’avons secourue, nous l’avons rendue riche et puissante,
nous avons conféré à feu ton père la dignité de vizir[68], à toi-même
celle de général de toute notre cavalerie et de gouverneur de la plus
grande de nos provinces frontières. Et cependant tu as méprisé nos
ordres, tu as négligé de prendre à cœur nos intérêts, et pour combler la
mesure, tu nous demandes maintenant que nous te nommions notre héritier.
Quels mérites, quels titres de noblesse peux-tu faire valoir? Ah! c’est
bien à toi et à ta famille qu’on peut appliquer ces vers bien connus:

     Vous êtes des hommes de rien, vous autres, et le lin ne doit pas se
     comparer à la soie! Si vous êtes Coraichites, comme vous l’assurez,
     prenez alors vos femmes dans cette illustre tribu; mais si au
     contraire vous n’êtes que des Coptes, vos prétentions sont d’un
     parfait ridicule.

«Ta mère n’était-elle pas la sorcière Hamdouna? Ton père n’était-il pas
un simple soldat? Ton aïeul n’était-il pas portier dans la maison de
Hauthara ibn-Abbâs? Ne faisait-il pas du cordage et de la natte sous le
portique de ce seigneur?... Que Dieu te maudisse, toi et ceux qui nous
ont tendu un piége en nous conseillant de te prendre à notre service!
Infâme, lépreux, fils d’un chien et d’une chienne, viens t’humilier à
nos pieds!»

Ayant donc été déposé de la manière la plus infamante, Ahmed, secondé
par son frère Omaiya, se mit à comploter. Le calife découvrit leurs
intrigues et les exila. Alors Omaiya s’empara de Santarem, y leva
l’étendard de la révolte, et se mit en relation avec le roi de Léon,
auquel il rendit d’utiles services en lui indiquant les endroits où
l’empire musulman pouvait être attaqué avec succès; mais un jour qu’il
était sorti de la ville, un de ses officiers y rétablit l’autorité du
souverain. Omaiya se rendit alors auprès de Ramire. Son frère continuait
à intriguer et à conspirer avec une infatigable ardeur. Il avait formé
le projet de livrer l’Espagne aux Fatimides et il s’était mis en
relation avec cette cour. Abdérame le déjoua. Il le fit arrêter,
condamner comme chiite, et exécuter[69].

Sur ces entrefaites, le calife triomphait dans le Nord. Assiégé dans
Saragosse, Mohammed capitula, et comme c’était, après le monarque,
l’homme le plus puissant et le plus considéré de l’Etat, Abdérame jugea
prudent de lui pardonner et de lui laisser son poste. De son côté, la
reine Tota, après avoir essuyé revers sur revers, vint demander grâce au
calife et le reconnut comme suzerain de la Navarre[70], de sorte qu’à
l’exception du royaume de Léon et d’une partie de la Catalogne, toute
l’Espagne s’était humiliée devant Abdérame.



III.


Les vingt-sept premières années du règne d’Abdérame III n’avaient été
qu’une suite de succès; mais la fortune est capricieuse, et le temps des
revers était enfin arrivé.

Un grand changement s’était fait dans le royaume. La noblesse, qui
naguère était tout, n’était plus rien: le pouvoir royal l’avait écrasée.
Abdérame la détestait; il ne comprenait pas qu’un monarque pût laisser
aux grands une certaine influence et un certain pouvoir. «Votre roi est
un prince sage et habile, j’en conviens volontiers, dit-il un jour à
l’ambassadeur qu’Otton Ier lui avait envoyé; cependant il y a dans sa
politique une chose qui ne me plaît pas: c’est qu’au lieu de retenir
dans ses mains l’autorité tout entière, il en laisse une partie à ses
vassaux. Il leur abandonne même ses provinces, croyant se les attacher
par là. C’est une grande faute. La condescendance envers les grands ne
peut avoir d’autre effet que d’alimenter leur orgueil et leur penchant
pour la rébellion[71]».

Le calife à coup sûr ne tomba point dans la faute qu’il reprochait au
roi d’Allemagne, mais il tomba dans une autre non moins grave: il ne
ménagea pas assez la susceptibilité des grands. Gouvernant par lui-même
(depuis 932 il n’avait plus de hâdjib ou premier ministre[72]), il donna
presque tous les emplois à des hommes de basse extraction, à des
affranchis, à des étrangers, à des esclaves, à des hommes enfin qui
dépendaient entièrement de lui et qui dans ses mains étaient des
instruments souples et dociles. Ceux auxquels on donnait le nom de
Slaves, jouissaient surtout de sa confiance; c’est de son règne que date
l’influence de ce corps, qui était destiné à jouer un rôle important
dans l’Espagne arabe et sur lequel nous devons entrer ici dans quelques
détails.

Dans l’origine, le nom de Slaves s’appliquait aux prisonniers que les
peuples germaniques avaient faits dans leurs guerres contre les nations
slaves, et qu’ils vendaient aux Sarrasins d’Espagne[73]; mais par laps
de temps, quand on eut commencé à comprendre sous le nom de Slaves une
foule de peuples qui appartenaient à d’autres races[74], on donna ce
nom à tous les étrangers qui servaient dans le harem ou dans l’armée,
quelle que fût leur origine. D’après le témoignage formel d’un voyageur
arabe du Xe siècle, les Slaves que le calife d’Espagne avait à son
service, étaient des Galiciens, des Francs (des Français et des
Allemands), des Lombards, des Calabrais et des personnes originaires de
la côte septentrionale de la mer Noire[75]. Quelques-uns d’entre eux
avaient été faits prisonniers par les pirates andalous; d’autres avaient
été achetés dans les ports de l’Italie, car les juifs, spéculant sur la
misère des peuples, se faisaient vendre des enfants de l’un et de
l’autre sexe, et les conduisaient dans les ports de mer, où des navires
grecs et vénitiens venaient les chercher, pour les transporter chez les
Sarrasins. D’autres encore, à savoir les eunuques destinés au service du
harem, arrivaient de France, où il y avait de grandes manufactures
d’eunuques, dirigées par des juifs. Celle de Verdun était
très-renommée[76], et l’on en trouvait d’autres dans le Midi[77].

Comme la plupart de ces captifs étaient encore en bas âge quand ils
arrivaient en Espagne, ils adoptaient facilement la religion, la langue
et les mœurs de leurs maîtres. Plusieurs d’entre eux recevaient une
éducation soignée, de sorte que plus tard ils aimaient à se former des
bibliothèques et à composer des vers. Ces Slaves lettrés étaient même en
si grand nombre, qu’un d’entre eux, un certain Habîb, put consacrer tout
un livre à leurs poésies et à leurs aventures[78].

Les Slaves avaient toujours été nombreux à la cour ou dans l’armée des
émirs de Cordoue; mais jamais ils ne l’avaient été autant que sous
Abdérame III. Leur nombre s’élevait alors à 3750 selon les uns, à 6087
selon les autres; quelques-uns le portent même à 13750[79]. Peut-être
ces chiffres se rapportent-ils à des époques différentes du règne
d’Abdérame, car il est certain que ce prince augmentait sans cesse le
nombre de ses Slaves. Esclaves eux-mêmes, ils avaient cependant d’autres
esclaves à leur service, et possédaient des terres fort étendues.
Abdérame les investit des fonctions militaires et civiles les plus
importantes, et dans sa haine de l’aristocratie, il força les gens de
haut parage, qui comptaient les héros du Désert parmi leurs ancêtres, à
s’humilier devant ces parvenus qu’ils méprisaient souverainement.

Les nobles étaient donc fort mécontents du calife, lorsque celui-ci
conçut le projet d’entreprendre contre le roi de Léon une expédition
plus importante encore que celles qu’il avait faites auparavant. Il fit
à cet effet des frais immenses, appela cent mille hommes sous les
drapeaux, et comme il se tenait assuré de remporter une victoire
éclatante et décisive, il donna d’avance à l’expédition qu’il allait
entreprendre le nom de _campagne de la puissance suprême_.
Malheureusement pour lui, il nomma un Slave, Nadjda, général en chef de
l’armée. Ce choix mit le comble à l’irritation des officiers arabes. Ils
jurèrent dans leur fureur que le calife expierait par une honteuse
déroute son mépris de la vieille noblesse.

Dans l’année 939, l’armée se mit en campagne en prenant la route de
Simancas. Ramire II et son alliée Tota, la reine régente de Navarre,
vinrent à sa rencontre, et le 5 août le combat s’engagea. Les officiers
arabes se laissèrent battre et se retirèrent; mais il arriva ce que
probablement ils n’avaient pas prévu. Les Léonais se mirent à poursuivre
les musulmans. Arrivés près de la ville d’Alhandega, au sud de
Salamanque, sur les bords du Tormès, ces derniers se rallièrent et
firent face à l’ennemi; mais ils furent complétement battus, et le
calife lui-même échappa à peine aux épées des chrétiens. Après
Alhandega, ce ne fut plus une retraite, ce fut une déroute. Plus
d’ordre, de discipline; on quittait ses rangs, on criait sauve qui peut!
Fantassins et cavaliers avançaient pêle-mêle; les soldats et les
officiers jonchaient le chemin; des régiments entiers disparaissaient.

La complète et éclatante victoire remportée par Ramire eut partout un
grand retentissement. On en parla au fond de l’Allemagne aussi bien que
dans les pays les plus reculés de l’Orient, mais avec des sensations
bien différentes. Ici l’on s’en réjouissait, ailleurs on s’en
affligeait; les uns y voyaient un sûr garant du triomphe de leur foi,
les autres, une cause de sérieuses alarmes.

Le calife lui-même était fort abattu. Son général Nadjda avait été
tué[80]; le vice-roi de Saragosse, Mohammed ibn-Hâchim, qui avait été
fait prisonnier dans la première bataille, celle de Simancas, gémissait
dans un cachot de Léon[81]; son armée était anéantie; lui-même, enfin,
n’avait échappé à la captivité ou à la mort que par miracle, et pendant
sa fuite il n’avait eu autour de lui que quarante-neuf hommes. Tout cela
avait fait une telle impression sur son esprit, que dans la suite il
n’accompagna plus son armée quand elle se mettait en campagne[82].

Heureusement pour le calife, une guerre civile qui éclata parmi les
chrétiens, empêcha Ramire de profiter de l’avantage qu’il avait
remporté.

La Castille aspirait à se séparer du royaume de Léon. Déjà sous le règne
d’Ordoño II, le père de Ramire, elle s’était mise en rébellion ouverte.
Le roi annonça alors qu’afin de terminer le différend à l’amiable, il
tiendrait un plaid[83] à Tejiare ou Teliare, sur les bords du Carrion,
rivière qui séparait Léon de la Castille, et il invita les quatre comtes
castillans à y assister. Ils vinrent, mais le roi les fit arrêter et
décapiter. Les Léonais, tout en avouant que cette manière de se faire
justice, était un peu irrégulière, admiraient la sagesse du roi[84];
mais les Castillans en jugeaient autrement. Privés de leurs chefs, ils
étaient pour le moment réduits à l’impuissance; mais ils appelaient de
tous leurs vœux l’heure où ils auraient à leur tête un homme qui fût en
état de les venger des perfides Léonais.

Cette heure si impatiemment attendue allait sonner enfin. La Castille
trouverait un vengeur dans son comte Ferdinand Gonzalez, qui est devenu
l’un des héros favoris des poètes du moyen âge, et dont aujourd’hui
encore les Castillans ne prononcent le nom qu’avec un profond respect.

Tant que les redoutables armées d’Abdérame III brûlaient ses cloîtres,
ses forteresses et jusqu’à sa capitale, Ferdinand, _l’excellent comte_,
comme on l’appelait[85], n’avait pu songer à affranchir sa patrie; mais
à présent que l’on n’avait plus rien à craindre du côté des Arabes, il
crut le moment venu pour remplir la tâche qu’il considérait comme la
sienne. Il déclara la guerre au roi[86]. Le calife en profita pour
réorganiser son armée, et dès le mois de novembre de l’année 940, il fut
en état de faire ravager les frontières de Léon par le gouverneur de
Badajoz[87], Ahmed ibn-Yila[88].

Vers la même époque, la fortune semblait vouloir le dédommager en
Afrique du désastre qui l’avait frappé en Espagne.

Jusque-là Abdérame avait sans doute obtenu de beaux succès en Afrique;
mais la médaille avait eu son revers. De temps en temps ses vassaux
s’étaient laissé battre; les tentatives qu’il avait faites pour mettre
de l’ensemble dans leurs opérations, n’avaient pas toujours été
couronnées du succès; quelquefois, enfin, il n’avait pas été à même de
les empêcher de se combattre entre eux; mais il avait du moins réussi à
occuper les Fatimides en Afrique, il les avait mis hors d’état de
débarquer sur les côtes d’Espagne, et c’était, au bout du compte, tout
ce qu’il voulait. Il semblait maintenant sur le point d’obtenir bien
davantage.

Un ennemi plus redoutable que tous leurs autres adversaires pris
ensemble, avait levé contre les Fatimides l’étendard de la révolte.
C’était Abou-Yézîd, de la tribu berbère d’Iforen. Fils d’un marchand, il
avait fréquenté dans sa jeunesse des docteurs de la secte des
non-conformistes, qui en Afrique comptait encore un nombre immense
d’adhérents. Plus tard, quand la mort de son père l’eut réduit à
l’indigence, il avait gagné son pain en enseignant à lire aux enfants.
De maître d’école, il devint missionnaire à l’instar du fondateur de
l’empire des Fatimides, souleva les Berbers au nom de la vraie religion
et de la liberté, et leur promit un gouvernement républicain aussitôt
qu’ils auraient pris Cairawân, la capitale. Ses succès furent aussi
miraculeux que ceux de ses ennemis l’avaient été quelques années
auparavant. Les armées des Fatimides fondaient comme la neige au
printemps devant cet homme petit, laid, vêtu de bure et monté sur un
âne gris. Les Sonnites, profondément blessés par les blasphèmes et
l’intolérance des Fatimides, accouraient en foule sous ses drapeaux;
même leurs faquis et leurs ermites prenaient les armes pour faire
triompher le chef des non-conformistes. Celui-ci semblait avoir pris à
tâche de justifier l’espoir qu’ils mettaient dans sa tolérance. Lorsque,
dans l’année 944, il fit son entrée dans la capitale, il appela les
bénédictions du ciel sur les deux premiers califes, que les Fatimides
avaient fait maudire, et invita les habitants de la ville à se conformer
au rit de Mâlic, que les Fatimides avaient proscrit. Les Sonnites
respiraient enfin. Ils pouvaient de nouveau faire des processions, avec
des drapeaux et des tambours, jouissance dont ils avaient été privés
pendant bien des années, et Abou-Yézîd, qui, dans ces occasions
solennelles, les conduisait lui-même, leur donna encore une autre preuve
de sa tolérance: il conclut une alliance avec le calife d’Espagne, et,
lui ayant envoyé des ambassadeurs, il le reconnut, sinon pour le chef
temporel, du moins pour le chef spirituel des vastes domaines qu’il
venait de conquérir[89].

Les Fatimides semblaient perdus. Tandis que leur calife Câyim, fils et
successeur d’Obaidallâh, était étroitement bloqué dans Mahdia par le
formidable Abou-Yézîd, le calife d’Espagne lui enlevait, au moyen de ses
vassaux africains, presque tout le nord-ouest, et lui suscitait partout
des ennemis. Il conclut une alliance avec le roi d’Italie, Hugues de
Provence, qui avait à venger le désastre de Gênes, ville qu’un amiral
fatimide avait pillée; il en conclut une autre avec l’empereur de
Constantinople, qui brûlait du désir d’enlever la Sicile à Câyim[90].

En un clin d’œil tout changea de face. Enivré de ses triomphes,
Abou-Yézîd eut une bouffée d’orgueil; non content de la réalité du
pouvoir et oubliant à quels moyens il le devait, il voulut aussi en
posséder l’apparence et la vaine pompe: il échangea son manteau de bure
contre une robe de soie, son âne gris contre un superbe cheval. Cette
imprudence le perdit. Blessés dans leurs convictions égalitaires et
républicaines, la plupart de ses partisans l’abandonnèrent, les uns pour
retourner dans leurs demeures, les autres pour passer à l’ennemi. Averti
par l’expérience, Abou-Yézîd renonça aux habitudes de luxe qu’il avait
contractées, et reprit, avec le manteau de bure, sa vie simple et rude
d’autrefois. Mais il était trop tard; le prestige qui l’entourait
naguère, avait disparu. Peut-être eût-il pu compter encore sur les
Sonnites, si, dans un moment de fanatisme farouche, il ne les eût pas
désabusés sur sa feinte tolérance. La veille d’un combat, il avait
ordonné à ses guerriers d’abandonner les soldats de Cairawân, leurs
frères d’armes, à la fureur des soldats fatimides. Cet ordre perfide
n’avait été que trop bien obéi. Dès lors les Sonnites l’avaient pris en
horreur; tyran pour tyran et hérésiarque pour hérésiarque, ils
préféraient le calife fatimide, d’autant plus qu’al-Mançour, qui venait
de succéder à son père, valait un peu mieux que ses prédécesseurs. Forcé
de lever le siége de Mahdia, Abou-Yézîd arriva à Cairawân, où il
n’échappa qu’avec peine à un complot que les habitants avaient ourdi
contre lui. Longtemps traqué par les soldats fatimides, il tomba enfin
entre leurs mains criblé de blessures. Il fut mis dans une cage de fer,
et quand il fut mort (947), sa peau fut empaillée, portée à travers les
rues de Cairawân, et pendue aux remparts de Mahdia, où elle resta
jusqu’à ce que les vents en eussent dispersé les lambeaux[91].

La ruine des non-conformistes fut pour Abdérame III un échec presque
aussi grave que l’avaient été les déroutes de Simancas et d’Alhandega.
Dans l’Ouest, les Fatimides regagnèrent rapidement le terrain qu’ils
avaient perdu, et forcèrent les vassaux d’Abdérame à aller chercher un
asile à la cour de Cordoue.

Dans le Nord, au contraire, tout allait selon les souhaits d’Abdérame,
ce qui revient à dire que le pays était sans cesse en proie à une
violente discorde. La guerre, comme nous l’avons vu, avait éclaté entre
Ramire II et Ferdinand Gonzalez. La fortune avait favorisé le premier.
Ayant surpris son ennemi, il l’avait fait jeter dans un cachot de
Léon[92]; puis il avait donné le comté de Castille, d’abord au Léonais
Assur Fernandez, comte de Monzon[93], ensuite à son propre fils
Sancho[94], et il s’était même approprié les biens allodiaux de
Ferdinand. Il est vrai qu’il ne les garda pas tous pour lui-même.
Voulant se rendre populaire, il en donna quelques-uns aux chevaliers et
aux ecclésiastiques les plus influents de la province[95]. Cependant il
n’atteignit pas son but. Tout en profitant de la libéralité du roi, les
Castillans restèrent attachés de cœur et d’âme à leur ancien comte.
Celui que le roi leur avait donné, n’était à leurs yeux qu’un intrus.
Dans les actes de vente, de donation etc., où l’on notait, après la
date, le nom du roi et celui du comte, ils nommaient quelquefois le
comte que le roi leur avait imposé; mais ils le faisaient seulement
quand ils ne pouvaient agir autrement, c’est-à-dire quand l’autorité
avait l’œil sur eux; ordinairement ils nommaient Ferdinand Gonzalez[96].
Ils montrèrent encore d’une autre façon l’amour qu’ils lui avaient voué.
Ayant fait une statue à son image, ils rendirent l’hommage à ce bloc de
pierre[97]. Puis, quand ils commencèrent à s’impatienter de la longue
captivité[98] de Ferdinand, ils prirent une résolution hardie; mais ici
il faut laisser parler une belle et ancienne romance[99]:

     Tous ont juré d’une seule voix de ne point retourner en Castille
     sans le comte, leur seigneur.

     Son image de pierre, ils l’ont placée sur un char, bien résolus à
     ne point retourner à moins qu’il ne retourne avec eux.

     Ils ont juré en élevant la main, que quiconque quitterait les rangs
     serait tenu pour traître.

     L’hommage rendu, ils placèrent la bannière du comte à côté de la
     statue, et tous, depuis les jeunes gens jusqu’aux vieillards, ont
     baisé la main à l’image.

     Ils ont laissé déserts Burgos et les endroits d’alentour; il n’y
     reste que des femmes et de petits enfants.

Intimidé par l’approche des Castillans, le roi céda enfin. Il rendit la
liberté à Ferdinand, mais il ne le fit qu’après lui avoir imposé des
conditions bien humiliantes et bien dures: Ferdinand avait été forcé de
jurer fidélité et obéissance; il avait dû renoncer à tous ses biens et
s’engager à donner sa fille Urraque en mariage à Ordoño, le fils aîné du
roi[100]. A ce prix il fut libre; mais il était naturel que dorénavant
il ne voulût plus prêter l’appui de son bras à un roi qui lui avait fait
signer un tel traité. Les Castillans, qui n’avaient pas réussi à faire
réintégrer dans la possession du comté celui qu’ils continuaient à
appeler leur seigneur, n’étaient pas mieux disposés. Ramire II avait
donc perdu l’appui de son plus vaillant capitaine et la coopération de
ses plus braves sujets. De là son impuissance. Il laissa les musulmans
faire une razzia en 944, et deux autres en 947[101]; il ne les empêcha
pas de rebâtir et de fortifier la ville de Medinaceli, qui devint dès
lors le boulevard de l’empire arabe contre la Castille[102]. Le
vainqueur de Simancas et d’Alhandega se tenait tout au plus sur la
défensive. Ce ne fut que dans l’année 950 qu’il envahit de nouveau le
territoire musulman, et alors il remporta une victoire près de
Talavera[103]; mais ce fut son dernier triomphe: dans le mois de janvier
de l’année suivante[104] il avait déjà cessé de vivre.

Après sa mort, une guerre de succession éclata. Marié deux fois, Ramire
avait eu de sa première femme, une Galicienne, un fils nommé Ordoño, et
de sa seconde, Urraque, la sœur de Garcia de Navarre, un autre fils
nommé Sancho[105]. En sa qualité d’aîné, Ordoño prétendait naturellement
au trône; mais Sancho, qui comptait avec raison sur l’appui des
Navarrais, y prétendait également, et il tâcha d’attirer dans son parti
Ferdinand Gonzalez et les Castillans. Dans les circonstances données, le
choix entre les deux compétiteurs n’était pas difficile pour Ferdinand.
Ordoño, il est vrai, était son gendre; mais comment l’était-il devenu?
Par une odieuse contrainte. Sa sympathie pour Ordoño ne pouvait donc pas
être bien vive. Tout, au contraire, l’attirait vers Sancho, les liens du
sang aussi bien que son intérêt. Sancho était son neveu[106]; il avait
pour lui Tota de Navarre, la belle-mère de Ferdinand, et si ce dernier
eût pu hésiter encore, les offres brillantes de Sancho auraient vaincu
son indécision, car ce prince promettait de lui rendre ses biens
confisqués et le comté de Castille. Ferdinand se déclara donc pour lui,
appela ses hommes aux armes, et, accompagné de Sancho et d’une armée
navarraise, il marcha contre la ville de Léon, afin d’arracher la
couronne à Ordoño III[107].

«L’Eternel, dit un chroniqueur arabe[108], avait fait naître cette
guerre civile afin de donner aux musulmans l’occasion de remporter des
victoires.» En effet, pendant que les chrétiens s’entr’égorgeaient sous
les murs de Léon, les généraux d’Abdérame triomphaient sur tous les
points de la frontière. Chaque messager qui arrivait du Nord apportait à
Cordoue la nouvelle d’une heureuse razzia ou d’une belle victoire. Le
calife pouvait faire montrer au peuple une foule de cloches, de croix,
de têtes coupées; une fois, dans l’année 955, ces dernières étaient au
nombre de cinq mille, et l’on disait qu’une fois autant de
Castillans--car c’étaient eux qui avaient été battus--avaient péri dans
la bataille qui s’était livrée[109]. Il est vrai que Ferdinand Gonzalez
remporta une victoire près de San Estevan de Gormaz[110]; il est vrai
aussi qu’Ordoño III, quand il eut enfin repoussé son frère et qu’il eut
forcé les Galiciens, qui s’étaient révoltés aussi, à le reconnaître, usa
de représailles en pillant Lisbonne[111]; mais c’était une faible
compensation pour le mal que les musulmans avaient fait aux chrétiens,
et Ordoño, qui craignait de nouvelles révoltes, désirait vivement la
paix. L’année 955, il envoya un ambassadeur à Cordoue pour la
demander[112]. Abdérame, qui la désirait aussi parce qu’il avait
l’intention de tourner ses armes d’un autre côté, prêta l’oreille aux
ouvertures d’Ordoño, et dans l’année suivante, il envoya à Léon, en
qualité d’ambassadeurs, Mohammed ibn-Hosain et le savant juif Hasdaï
ibn-Chabrout, le directeur général des douanes. Les négociations ne
furent pas longues. Ordoño ayant déclaré qu’il était prêt à faire des
concessions (il promettait probablement de livrer ou du moins de raser
certaines forteresses), on arrêta les bases d’un traité, après quoi les
ambassadeurs retournèrent à Cordoue pour le faire ratifier par le
calife. Quoique le traité fût honorable et avantageux, Abdérame crut
qu’il ne l’était pas assez; mais comme il ne pouvait plus guère compter
sur le lendemain (il était presque septuagénaire), il pensa que
l’affaire regardait plutôt son fils que lui-même. Il le consulta donc et
s’en remit à sa décision. Hacam, qui était pacifique, déclara qu’à son
avis le traité devait être ratifié, et alors le calife le signa[113].
Peu de temps après, il en conclut un autre avec Ferdinand Gonzalez[114],
de sorte que les musulmans n’avaient plus en Espagne d’autres ennemis
que les Navarrais.

Si Abdérame avait été cette fois plus traitable qu’à l’ordinaire, c’est
qu’il voulait tourner ses armes contre les Fatimides. La puissance de
ces princes croissait de jour en jour. Brûlant du désir de se venger des
souverains d’Europe, qui s’étaient déjà réjouis de leur perte, tant ils
la croyaient certaine, ils avaient fait d’abord éprouver le poids de
leur vengeance à l’empereur de Constantinople en faisant ravager la
Calabre[115]. Alors ç’avait été le tour d’Abdérame. En 955, lorsque,
selon toute apparence, Moïzz, le quatrième calife fatimide, méditait
déjà une descente en Espagne, il arriva qu’un très-grand navire,
qu’Abdérame avait envoyé avec des marchandises à Alexandrie, rencontra
en mer un vaisseau qui venait de Sicile et sur lequel se trouvait un
courrier que le gouverneur de cette île avait expédié à son souverain
Moïzz. Cette dernière circonstance ne semble pas avoir été inconnue au
capitaine du vaisseau andalous. Il se peut même qu’Abdérame ait
soupçonné que les dépêches dont le courrier était porteur, contenaient
un plan d’attaque contre l’Espagne, et qu’il ait donné au capitaine
l’ordre de les intercepter. Quoi qu’il en soit, le capitaine attaqua le
vaisseau sicilien, le prit, le pilla et s’empara des dépêches.

Moïzz usa aussitôt de représailles. Sur son ordre, le gouverneur de la
Sicile se porta avec une flotte vers Almérie, et prit ou brûla les
navires qui se trouvaient dans ce port. Il s’empara aussi de celui qui
avait fourni un spécieux prétexte pour cette expédition, et qui était
justement de retour d’Alexandrie, d’où il avait rapporté des chanteuses
pour le calife et de précieuses marchandises. Puis les troupes du
gouverneur débarquèrent pour piller les environs d’Almérie, après quoi
elles se remirent en mer[116].

Abdérame répondit d’une manière énergique à cette attaque. Il ordonna
d’abord de maudire chaque jour les Fatimides dans les prières
publiques[117]; puis il chargea son amiral Ghâlib d’aller piller les
côtes de l’Ifrikia. Cette expédition, toutefois, n’eut pas tout le
succès que le calife s’en était promis. Les Andalous remportèrent bien
quelques avantages, mais à la fin ils furent repoussés par les troupes
qui gardaient la province, et forcés de se rembarquer.

Voilà où Abdérame en était de la guerre qu’il soutenait contre les
Fatimides, au moment où les négociations avec le roi de Léon étaient en
train. Voulant tourner toutes les forces et toutes les ressources de
l’empire contre l’Afrique, il devait naturellement désirer la paix avec
les chrétiens du Nord, et c’est pour cette raison qu’il ne s’était pas
montré trop difficile sur les conditions auxquelles elle se faisait.

Maintenant qu’elle avait été conclue, il concentra toutes ses pensées
sur l’Afrique. Une grande expédition se préparait. Les ouvriers dans les
chantiers n’avaient plus un moment de repos, de tous côtés des troupes
se dirigeaient vers les ports de mer, et l’on enrôlait des milliers de
matelots, lorsque la mort d’Ordoño III, qui arriva dans le printemps de
l’année 957[118], vint entraver tout à coup les projets du calife.

Nous avons vu plus haut qu’Ordoño n’avait obtenu la paix qu’en faisant
des concessions, parmi lesquelles la remise ou la démolition de
certaines forteresses tenait, à n’en point douter, la première place. Or
Sancho, l’ancien compétiteur de son frère, auquel il succéda maintenant
sans obstacle, refusa d’exécuter cette clause du traité. Abdérame se vit
donc contraint d’employer contre le royaume de Léon les forces qu’il
avait voulu envoyer en Afrique, et il donna des ordres dans ce sens au
brave Ahmed ibn-Yila, le gouverneur de Tolède[119]. Ce général se mit en
campagne, et dans le mois de juillet, il remporta une grande victoire
sur le roi de Léon[120]. Ce triomphe était sans doute une consolation
pour le calife, qui n’avait nullement désiré cette nouvelle guerre, et
qui même, si l’honneur le lui eût permis, l’aurait volontiers évitée. Il
en aurait bientôt une autre, plus douce encore: il verrait ses ennemis à
ses pieds.



IV.


«Le roi Sancho, dit un auteur arabe[121], était vain et orgueilleux».
Cette phrase est sans doute empruntée à un chroniqueur léonais de
l’époque[122], et dans la bouche de ces écrivains elle signifie que
Sancho cherchait à briser la puissance des nobles et aspirait à rétablir
l’autorité absolue que ses ancêtres avaient possédée. De là la haine que
lui portaient les grands. A la haine se joignait le mépris. Sancho avait
perdu les qualités qu’il avait eues autrefois et que ses sujets
appréciaient le plus. Le pauvre prince avait pris un embonpoint
excessif, de sorte qu’il ne pouvait plus monter à cheval et que même en
marchant il devait s’appuyer sur quelqu’un[123]. Il était donc devenu un
objet de risée, et peu à peu l’on se mit à dire qu’il fallait déposer ce
roi ridicule, ce roi manqué. Ferdinand Gonzalez, qui aspirait au titre
de faiseur de rois, et qui avait déjà tenté une fois, mais sans succès,
d’en faire un, fomenta le mécontentement des Léonais et le dirigea[124].
Une conspiration se forma dans l’armée, et un beau jour, dans le
printemps de l’année 958[125], on chassa Sancho du royaume.

Pendant que le roi détrôné s’acheminait tristement vers Pampelune, la
résidence de son oncle Garcia, Ferdinand Gonzalez et les autres grands
se réunirent pour élire un autre roi. Leur choix tomba sur Ordoño,
quatrième du nom. C’était un fils d’Alphonse IV et par conséquent un
cousin germain de Sancho. Rien, excepté sa naissance, ne le recommandait
aux suffrages des électeurs. A une difformité de la taille (il était
bossu[126]) il joignait un caractère obséquieux, vil[127] et méchant, de
sorte que dans la suite on ne l’appela pas autrement
qu’Ordoño-le-Mauvais[128]; mais comme il n’y avait alors aucun autre
adulte dans la famille royale, il fallait bien le choisir, et le comte
de Castille lui fit épouser sa fille Urraque, la veuve d’Ordoño
III[129], qui devint ainsi pour la seconde fois reine de Léon[130].

Au moment même où on lui donnait ainsi un successeur, Sancho racontait à
Pampelune la mésaventure qui lui était arrivée. Sa grand’mère, la
vieille et ambitieuse Tota, qui gouvernait encore la Navarre au nom de
son fils, bien que ce fils fût depuis longtemps d’âge à régner par
lui-même, prit chaudement son parti, et jura de le rétablir à quelque
prix que ce fût. La chose n’était pas aisée cependant, car d’une part
Sancho n’avait dans son ancien royaume aucun ami influent, et de l’autre
la Navarre était trop faible pour attaquer seule Léon et la Castille.
Tota devait donc chercher un allié, et encore un allié très-puissant. En
outre, pour que Sancho fût à même de se soutenir sur son trône, une fois
qu’il l’aurait reconquis, il fallait absolument qu’il cessât d’être un
objet de risée par sa malencontreuse obésité. Cette obésité n’était pas
naturelle; elle provenait d’une disposition maladive, et un médecin
habile pourrait sans doute la faire disparaître; mais à Cordoue
seulement, ville qui était alors le foyer de toutes les lumières, on
pouvait espérer de trouver un tel médecin. Ce fut aussi à Cordoue que
Tota chercha l’allié dont elle avait besoin. Elle résolut de faire
demander au calife un médecin pour guérir son petit-fils, et une armée
pour le rétablir sur son trône. Il en coûtait sans doute à son orgueil
de faire une telle démarche; il lui était pénible d’être obligée
d’implorer l’assistance d’un mécréant avec lequel elle avait été en
guerre pendant plus de trente ans, et qui, il y avait à peine un an,
avait encore fait ravager ses vallées et brûler ses villages[131]; mais
son amour pour son petit-fils, l’ardent désir qu’elle avait de le voir
régner, la rage que lui causait sa honteuse déconfiture, tout cela fut
plus fort que sa légitime répugnance, et elle envoya des ambassadeurs à
Cordoue.

Ces ambassadeurs ayant exposé au calife le motif de leur venue, il leur
répondit qu’il enverrait volontiers un médecin à Sancho, et qu’à
certaines conditions, lesquelles seraient exposées par un de ses
ministres qu’il enverrait à Pampelune, il prêterait l’appui de ses armes
au roi détrôné.

Quand les ambassadeurs navarrais l’eurent quitté, Abdérame fit venir le
juif Hasdaï, et, après lui avoir donné ses instructions, il le chargea
de se rendre à la cour de Navarre. Il n’aurait pu faire un meilleur
choix. Hasdaï réunissait en sa personne toutes les qualités requises
pour une telle mission; il parlait fort bien la langue des chrétiens, et
il était à la fois médecin et homme d’Etat; tout le monde vantait son
esprit, ses talents, ses connaissances, sa grande capacité, et récemment
encore un ambassadeur, venu du fond de la Germanie, avait déclaré qu’il
n’avait jamais vu un homme doué de tant de finesse[132].

Arrivé à Pampelune, le juif gagna aussitôt la confiance de Sancho en se
chargeant de son traitement et en lui promettant une prompte guérison.
Il lui dit qu’en retour du service que le calife était prêt à lui
rendre, celui-ci exigeait la cession de dix forteresses. Sancho promit
de les livrer dès qu’il serait rétabli sur son trône. Mais ce n’était
pas tout: Hasdaï était aussi chargé de faire en sorte que Tota vînt à
Cordoue, accompagnée de son fils et de son petit-fils. Le calife, qui
voulait contenter sa vanité et donner à son peuple le spectacle,
jusque-là sans exemple, d’une reine et de deux rois chrétiens qui
viendraient humblement se prosterner à ses pieds pour implorer l’appui
de ses armes, avait particulièrement insisté sur ce point; mais on
pouvait prévoir que la fière Tota s’opposerait vivement à une telle
exigence. En effet, faire un voyage à Cordoue, c’était pour elle une
démarche plus humiliante encore que celle à laquelle elle s’était déjà
abaissée alors qu’elle était entrée en relations amicales avec son vieil
ennemi. Cette partie de la mission de Hasdaï était donc la plus délicate
et la plus épineuse; pour faire une telle proposition, et surtout pour
la faire agréer, il fallait un tact et une habileté tout à fait
extraordinaires. Mais Hasdaï avait la réputation d’être l’homme le plus
adroit de son temps, et il la justifia. L’orgueilleuse Navarraise se
laissa vaincre «par le charme de ses paroles, par la force de sa
sagesse, par la puissance de ses ruses et de ses nombreux artifices,»
pour parler avec un poète juif de l’époque, et, croyant que le
rétablissement de son petit-fils ne pouvait être obtenu qu’à ce prix,
elle fit un grand effort sur elle-même et donna enfin son consentement
au voyage que le juif lui proposait.

L’Espagne musulmane vit alors un étrange spectacle. Suivie d’une foule
de grands et de prêtres, la reine de Navarre s’achemina lentement vers
Cordoue, avec Garcia et le malheureux Sancho, dont la santé ne s’était
pas encore beaucoup améliorée, et qui marchait en s’appuyant sur Hasdaï.
Si ce spectacle était doux pour la vanité nationale des musulmans, il
l’était autant, et plus encore peut-être, pour l’amour-propre des juifs,
car celui à qui on le devait, était un homme de leur religion. Aussi
leurs poètes célébraient-ils son retour l’un à l’envi de l’autre.
«Saluez, ô montagnes, le chef de Juda! chantait l’un d’entre eux. Que
le rire soit sur toutes les bouches! Que les terres arides et les forêts
chantent! Que le désert se réjouisse, qu’il fleurisse et produise des
fruits, car il vient, le chef de l’Académie, il vient avec joie et
chants! Tant qu’il n’était pas là, la ville célèbre, dessinée avec
grâce, était morne et triste; ses pauvres, qui ne voyaient plus son
visage qui brille comme les étoiles, étaient désolés; les superbes
dominaient sur nous; ils nous vendaient et nous achetaient comme si nous
eussions été des esclaves; ils allongeaient leurs langues pour engloutir
nos richesses; ils rugissaient comme des lionceaux, et nous étions tous
épouvantés, car notre défenseur n’était pas là.... Dieu nous l’a donné
pour chef; il l’a placé en faveur chez le roi, qui l’a nommé prince et
qui l’a élevé au-dessus de ses autres dignitaires. Quand il passe,
personne n’ose ouvrir la bouche. Sans flèches et sans épées, par sa
seule éloquence, il a enlevé aux abominables mangeurs de porcs des
forteresses et des cités.»

Quand la reine et les deux rois furent enfin arrivés à Cordoue, le
calife leur donna, dans son palais à Zahrâ, une de ces pompeuses
audiences[133] qui imposaient aux étrangers et qui étaient bien propres
à leur donner une haute idée de sa puissance et de sa richesse. C’était
sans doute un moment bien doux pour Abdérame que celui où il voyait à
ses pieds le fils de son terrible ennemi Ramire II, le fils de
l’illustre vainqueur de Simancas et d’Alhandega, et la reine aussi
courageuse que fière, qui dans ces batailles mémorables avait commandé
elle-même ses troupes victorieuses; mais quels que fussent ses
sentiments intimes, il n’en laissa rien paraître au dehors, et il reçut
ses hôtes avec une courtoisie exquise. Sancho lui répéta ce qu’il avait
déjà déclaré à Hasdaï, à savoir qu’il céderait les dix forteresses que
le calife exigeait, et l’on résolut que, tandis que l’armée arabe
attaquerait le royaume de Léon, les Navarrais feraient une invasion en
Castille, afin d’attirer les forces de Ferdinand Gonzalez de ce
côté-là[134].

Cependant Abdérame n’avait pas perdu de vue l’Afrique. Il avait au
contraire poussé ses armements avec une grande activité, et dans l’année
même où la reine de Navarre arriva à Cordoue, une nombreuse armée,
commandée par Ahmed ibn-Yila, s’embarqua sur soixante-dix navires. Cette
expédition fut heureuse, car les Andalous incendièrent Mersâ-al-kharez,
et dévastèrent les environs de Sousa ainsi que ceux de Tabarca[135].

Quelque temps après, l’armée musulmane marcha contre le royaume de Léon.
Sancho l’accompagnait. Grâce aux remèdes de Hasdaï, il avait été
débarrassé de son trop d’embonpoint, et il était maintenant aussi leste
et aussi agile qu’il l’avait été auparavant[136]. Zamora fut prise
d’abord[137], et déjà dans le mois d’avril de l’année 959, l’autorité de
Sancho était reconnue dans une grande partie du royaume[138]. La
capitale, toutefois, tenait encore pour Ordoño IV; mais ce prince ayant
pris la fuite pour aller chercher un refuge dans les Asturies[139], elle
se rendit à Sancho dans la seconde moitié de l’année 960[140]. Ayant
ainsi recouvré son royaume, Sancho envoya une ambassade au calife pour
le remercier du secours qu’il lui avait prêté, et il écrivit en même
temps à tous ses voisins pour leur annoncer son rétablissement sur le
trône. Dans ces lettres il blâmait dans les termes les plus énergiques
la déloyauté du comte de Castille[141]. Peut-être ce dernier lui
inspirait-il encore des craintes; mais s’il en était ainsi, elles se
dissipèrent bientôt. D’après ce qui avait été convenu, les Navarrais
avaient envahi la Castille, et dans cette même année 960, ils livrèrent
au comte une bataille dans laquelle ils eurent le bonheur de le faire
prisonnier[142]. Dès lors la cause d’Ordoño était perdue. Haï et méprisé
par tout le monde, il n’avait pu se soutenir jusque-là que par
l’influence de Ferdinand, dont il était la créature. Les Asturiens le
chassèrent maintenant de leur province, et se soumirent à Sancho. Ordoño
alla chercher un asile à Burgos[143], et nous verrons plus tard ce qu’il
devint.

Au moment où ces événements se passaient dans le Nord, le calife, qui
avait eu l’imprudence de s’exposer au vent âpre du mois de mars, était
déjà malade, et l’on craignait pour sa vie. Cette fois, cependant, les
médecins réussirent encore à conjurer le péril, et au commencement de
juillet Abdérame avait recouvré la santé au point qu’il put donner
audience aux dignitaires les plus haut placés. Mais sa guérison n’était
qu’apparente. Il éprouva une rechute de sa maladie, et le 16 octobre de
l’année 961[144], il rendit le dernier soupir à l’âge de soixante-dix
ans, dont quarante-neuf de règne.

Parmi les princes omaiyades qui ont régné en Espagne, la première place
appartient incontestablement à Abdérame III. Ce qu’il avait fait tenait
du prodige. Il avait trouvé l’empire livré à l’anarchie et à la guerre
civile, déchiré par les factions, morcelé entre une foule de seigneurs
de race différente, exposé aux razzias continuelles des chrétiens du
Nord, et à la veille d’être englouti, soit par les Léonais, soit par les
Africains. En dépit d’obstacles sans nombre, il avait sauvé l’Andalousie
et d’elle-même et de la domination étrangère. Il l’avait fait renaître
plus grande et plus forte qu’elle ne l’avait jamais été. Il lui avait
procuré l’ordre et la prospérité au dedans, la considération et le
respect au dehors. Le trésor public, qu’il avait trouvé dans un état
déplorable, était dans une situation excellente. Un tiers des revenus de
l’empire, qui s’élevaient chaque année à six millions deux cent quarante
cinq mille pièces d’or, suffisait aux dépenses ordinaires; un autre
tiers était mis en réserve, et Abdérame consacrait le reste à ses
bâtiments[145]. On calculait que dans l’année 951, il avait dans ses
coffres la somme énorme de vingt millions de pièces d’or; aussi un
voyageur, qui se connaissait en finances, assure-t-il qu’Abdérame et le
Hamdânide qui régnait alors sur la Mésopotamie étaient les princes les
plus riches de ce temps-là[146]. L’état du pays était en harmonie avec
la situation prospère du trésor public. L’agriculture, l’industrie, le
commerce, les arts, les sciences, tout florissait. L’étranger admirait
partout des champs bien cultivés et ce système hydraulique, coordonné
avec une science profonde, qui rendait fertiles les terres en apparence
les plus ingrates. Il était frappé de l’ordre parfait qui, grâce à une
police vigilante, régnait même dans les districts les moins
accessibles[147]. Il s’étonnait du bas prix des denrées (les fruits les
plus délicieux se vendaient presque pour rien), de la propreté des
vêtements, et surtout du bien-être universel qui permettait à presque
tout le monde d’aller à mulet au lieu d’aller à pied[148]. Des
industries nombreuses et diverses enrichissaient Cordoue, Almérie et
d’autres villes. Le commerce avait acquis un tel développement, qu’au
rapport du directeur général des douanes, les droits d’entrée et de
sortie formaient la partie la plus considérable des revenus de
l’Etat[149]. Cordoue, avec son demi-million d’habitants, ses trois mille
mosquées, ses superbes palais, ses cent treize mille maisons, ses trois
cents maisons de bain et ses vingt-huit faubourgs[150], ne le cédait en
étendue et en splendeur qu’à Bagdad, ville à laquelle ses habitants
aimaient à la comparer. Elle était renommée jusqu’au fond de la
Germanie: la religieuse saxonne Hroswitha, qui se rendit célèbre dans la
dernière moitié du Xe siècle par ses poèmes et ses drames latins,
l’appelait l’ornement du monde[151]. La rivale qu’Abdérame lui avait
donnée, n’était pas moins admirable. Une de ses concubines lui ayant
légué une grande fortune, le monarque avait voulu se servir de cet
argent pour racheter des prisonniers de guerre; mais ses employés ayant
parcouru les royaumes de Léon et de Navarre sans rencontrer un seul
prisonnier, sa favorite Zahrâ lui avait dit: «Employez cet argent pour
bâtir une ville et donnez-lui mon nom.» Cette idée avait souri au
calife, qui, comme presque tous les grands princes, aimait à bâtir, et
au mois de novembre de l’année 936, il avait fait jeter, à une lieue au
nord de Cordoue, les fondements d’une ville qui porterait le nom de
Zahrâ. Rien n’avait été épargné pour la rendre aussi magnifique que
possible. Pendant vingt-cinq ans, dix mille ouvriers, qui disposaient de
quinze cents bêtes de somme, avaient été occupés à la bâtir, et
cependant elle n’était pas encore achevée à l’époque de la mort de son
fondateur. Une prime de quatre cents dirhems, que le calife avait
promise à quiconque viendrait s’y établir, y avait attiré une foule
d’habitants. Le palais califal, où toutes les merveilles de l’Orient et
de l’Occident étaient réunies, était d’une énorme grandeur, à preuve que
dans le harem il y avait six mille femmes[152].

La puissance d’Abdérame était formidable. Une superbe marine lui
permettait de disputer aux Fatimides l’empire de la Méditerranée, et lui
garantissait la possession de Ceuta, cette clé de la Mauritanie. Une
armée nombreuse et bien disciplinée, la plus belle du monde
peut-être[153], lui donnait la prépondérance sur les chrétiens du Nord.
Les plus fiers souverains briguaient son alliance. L’empereur de
Constantinople, les rois d’Allemagne, d’Italie et de France lui
envoyaient des ambassadeurs.

C’étaient à coup sur de beaux résultats; mais ce qui excite l’étonnement
et l’admiration quand on étudie ce règne glorieux, c’est moins l’œuvre
que l’ouvrier; c’est la puissance de cette intelligence universelle à
qui rien n’échappait, et qui se montrait non moins admirable dans les
plus petits détails que dans les plus sublimes conceptions. Cet homme
fin et sagace, qui centralise, qui fonde l’unité de la nation et celle
du pouvoir, qui par ses alliances établit une sorte d’équilibre
politique, qui dans sa large tolérance appelle dans ses conseils des
hommes d’une autre religion, est plutôt un roi des temps modernes qu’un
calife du moyen âge.



V.


Malgré les grands services qu’Abdérame III leur avait rendus, la cour de
Léon et celle de Pampelune ne s’affligèrent pas de sa mort; au
contraire, elles crurent y voir le moyen d’éluder les traités et de se
dérober à la protection musulmane, dont elles avaient commencé à se
lasser dès qu’elles n’en avaient plus eu besoin. Et de fait, l’occasion
semblait bonne pour ne pas tenir ce que l’on avait été obligé de
promettre. Le successeur d’Abdérame, Hacam II, passait pour pacifique;
on pensait peut-être qu’il n’insisterait pas trop sur l’exécution d’un
traité conclu par son père, et en tout cas il faudrait voir encore si,
dans la guerre, il serait aussi heureux que ce dernier l’avait été.

Hacam fut bientôt à même de s’apercevoir des intentions de ses voisins.
Sancho, qu’il avait sommé de livrer enfin les forteresses nommées dans
le traité, trouvait toutes sortes de raisons pour remettre cette affaire
à un autre temps[154]. Garcia, qu’il avait fait prier de lui céder son
prisonnier Ferdinand Gonzalez, refusait d’accéder à cette demande[155].
Qui plus est, il rendit la liberté à Ferdinand, après lui avoir fait
promettre de rompre avec son gendre, Ordoño IV. Ferdinand tint sa
promesse. Sur son ordre, Ordoño, qui se trouvait encore à Burgos, fut
séparé violemment de sa femme et de ses deux filles, et transporté sous
bonne escorte sur le territoire musulman[156]. Puis Ferdinand, qui
n’était pas lié par un traité, comme le roi de Navarre et celui de Léon,
recommença les hostilités contre les Arabes[157], de sorte que dès le
mois de février 962, Hacam fut obligé d’écrire à ses généraux et à ses
gouverneurs qu’ils eussent à se tenir prêts pour entrer en
campagne[158].

Sur ces entrefaites, Ordoño-le-Mauvais était arrivé à Medinaceli,
accompagné de vingt seigneurs, les seuls qui lui fussent restés fidèles.
Il avait vu dans cette ville les préparatifs que l’on faisait pour une
expédition, et cette circonstance avait ranimé son espoir dans l’avenir.
De même que son cousin avait recouvré le trône grâce à l’appui
d’Abdérame, il comptait le recouvrer à son tour avec le secours de
Hacam. Aussi témoigna-t-il à Ghâlib, le gouverneur de Medinaceli, son
désir d’aller à Cordoue afin d’y implorer la protection du monarque.
Ghâlib consulta Hacam sur la réponse qu’il avait à donner. Le calife,
qui n’était pas fâché d’avoir un prétendant sous la main, mais qui ne
voulait pas encore s’engager définitivement, lui fit répondre qu’il
pouvait conduire Ordoño à Cordoue, mais qu’il ne devait lui faire aucune
promesse. Ghâlib partit donc pour Cordoue au commencement d’avril,
accompagné d’Ordoño et de sa suite. En route on rencontra un détachement
de cavalerie que Hacam avait envoyé à la rencontre de ses hôtes, et aux
environs de la capitale, on en rencontra un autre, plus nombreux encore.
Ordoño n’épargna rien pour gagner les bonnes grâces des officiers de
l’escorte. Il leur prodigua les flatteries, et quand il fut entré dans
Cordoue, il leur demanda où se trouvait le tombeau d’Abdérame III.
Lorsqu’on le lui eut montré, il ôta respectueusement son bonnet,
s’agenouilla en tournant la tête vers l’endroit indiqué, et récita des
prières pour l’âme de celui qui naguère l’avait chassé du trône.
L’espoir de ressaisir le sceptre lui faisait oublier tout le reste; pour
atteindre ce but, il était bien décidé à ne reculer devant aucune
bassesse.

Après avoir passé deux jours dans un palais superbement meublé, qu’on
lui avait assigné pour sa demeure, Ordoño reçut la permission d’aller à
Zahrâ, où le calife lui donnerait audience. Il revêtit alors une robe et
un manteau de soie blancs (c’était probablement un nouvel hommage qu’il
rendait aux Omaiyades, car le blanc était la couleur de cette maison),
et se coiffa d’un bonnet orné de pierres précieuses. Les principaux
chrétiens de l’Andalousie, tels que Walîd ibn-Khaizorân, le juge des
chrétiens de Cordoue, et Obaidallâh ibn-Câsim, le métropolitain de
Tolède, vinrent le chercher pour le conduire à Zahrâ et l’instruire des
règles de l’étiquette, sur lesquelles la cour était fort chatouilleuse.

En passant par les rangs des soldats qui encombraient les abords de
Zahrâ, Ordoño et ses compagnons léonais feignirent d’être frappés et
même terrifiés par cet appareil militaire. Ils baissèrent les yeux et
firent le signe de la croix. Quand on fut arrivé à la première porte du
palais, tous mirent pied à terre, à l’exception d’Ordoño et de ses
Léonais. A la porte dite d’_as-sodda_, ces derniers durent en faire
autant; mais Ordoño et le général Ibn-Tomlos, qui était chargé de
l’introduire auprès du calife, restèrent à cheval jusqu’à ce qu’ils
fussent arrivés près d’un portique où l’on avait placé des siéges pour
Ordoño et ses compagnons, et où Sancho avait aussi attendu le moment
d’être introduit auprès du monarque, alors qu’il était venu implorer son
secours. Quelque temps après, les Léonais reçurent la permission
d’entrer dans la salle d’audience. A la porte Ordoño ôta son bonnet et
son manteau en signe de respect; puis, quand on lui eut dit d’avancer et
qu’il se trouva vis-à-vis du trône sur lequel était le calife entouré
de ses frères, de ses neveux, des vizirs, du cadi et des faquis, il
s’agenouilla à plusieurs reprises, et, faisant quelques pas en avant
après chaque génuflexion, il arriva enfin tout près du calife. Celui-ci
lui donna sa main à baiser, après quoi Ordoño retourna en arrière, mais
en prenant soin de ne pas tourner le dos au calife, pour aller s’asseoir
sur un sofa de brocart qui lui était destiné et qui se trouvait à quinze
pieds du trône. Les seigneurs léonais s’approchèrent alors du calife en
observant le même cérémonial, et, lui ayant baisé la main, ils allèrent
se ranger derrière leur maître, auprès duquel se tenait aussi Walîd
ibn-Khaizorân, qui, dans l’entretien qui allait avoir lieu, devait
servir d’interprète.

Le calife garda quelques instants le silence pour laisser à l’ex-roi le
temps de se remettre de l’émotion que la vue de cette auguste assemblée
ne pouvait avoir manqué d’exciter dans son esprit. Puis il lui parla en
ces termes: «Réjouissez-vous d’être venu ici et espérez beaucoup de
notre bonté, car nous avons l’intention de vous accorder encore plus de
faveurs que vous n’osiez l’attendre.»

Quand le sens de ces gracieuses paroles eut été expliqué à Ordoño par
l’interprète, la joie éclata sur son visage. Il se leva, et, ayant baisé
le tapis qui couvrait les marches du trône: «Je suis, dit-il, l’esclave
du commandeur des croyants! Je me fie à sa magnanimité, je cherche mon
appui dans sa haute vertu, je lui donne plein pouvoir sur moi-même et
sur mes hommes. J’irai partout où il m’ordonnera d’aller, je le servirai
sincèrement et loyalement.--Nous vous croyons digne de nos bontés, lui
répondit le calife; vous serez content quand vous verrez jusqu’à quel
point nous vous préférons à tous vos coreligionnaires; vous vous
applaudirez d’avoir eu l’idée de chercher un asile auprès de nous, et de
vous être abrité sous l’ombre de notre puissance.» Quand le calife eut
parlé de la sorte, Ordoño s’agenouilla de nouveau, et, ayant appelé la
bénédiction du ciel sur le monarque, il exposa sa requête en ces termes:
«Naguère mon cousin Sancho est venu demander du secours contre moi au
feu calife. Il a obtenu sa demande; il a été secouru comme on ne l’est
que par les plus grands souverains de l’univers. Moi aussi, je viens
demander du secours, mais il y a toutefois entre mon cousin et moi une
grande différence. S’il est venu ici, c’est qu’il y a été contraint par
la nécessité; ses sujets blâmaient sa conduite et le haïssaient; ils
m’avaient élu à sa place sans que j’eusse ambitionné cet honneur, Dieu
m’en est témoin! Je l’avais détrôné et chassé du royaume. A force de
supplications il a obtenu du feu calife une armée qui l’a rétabli; mais
il n’a pas su se montrer reconnaissant pour ce service; il n’a rempli ni
envers son bienfaiteur, ni envers vous, ô commandeur des croyants, mon
seigneur, ce à quoi il s’était obligé. Moi au contraire, j’ai quitté
mon royaume de mon plein gré, et je suis venu auprès du commandeur des
croyants pour mettre à sa disposition ma personne, mes hommes et mes
forteresses. J’avais donc raison de dire qu’entre mon cousin et moi il y
a une grande différence, et j’ose ajouter que j’ai fait preuve de bien
plus de confiance et de générosité.--Nous avons entendu votre discours
et nous avons saisi votre pensée, dit alors le calife. Vous verrez
bientôt de quelle manière nous vous récompenserons de vos bonnes
intentions. Vous recevrez de nous une fois autant de bienfaits que votre
compétiteur en a reçu de notre père d’heureuse mémoire, et quoique votre
adversaire ait le mérite d’avoir imploré le premier notre protection, ce
n’est pas une raison pour que nous vous estimions moins ou que nous
refusions de vous donner ce que nous lui avons donné auparavant. Nous
vous ferons reconduire dans votre pays, nous vous remplirons de joie,
nous affermirons les bases de votre pouvoir royal, nous vous ferons
régner sur tous ceux qui voudront vous reconnaître pour leur roi, et
nous vous ferons remettre un traité que vous pourrez garder et dans
lequel nous fixerons les limites de votre royaume et celles du royaume
de votre cousin. En outre nous empêcherons ce dernier d’inquiéter le
territoire qu’il aura été obligé de vous céder. En un mot, les bienfaits
que vous recevrez de nous surpasseront toutes vos espérances. Dieu sait
que ce que nous disons, nous le pensons!»

Quand le calife eut parlé de la sorte, Ordoño s’agenouilla encore une
fois, et, s’étant répandu en remercîments, il se leva et quitta la salle
à reculons. Arrivé dans une autre salle, il dit aux eunuques qui
l’avaient suivi, qu’il était ébloui et stupéfait du majestueux spectacle
dont il avait été témoin, et, apercevant un siége sur lequel le calife
avait la coutume de s’asseoir, il s’agenouilla devant ce meuble. Ensuite
on le conduisit vers Djafar, le hâdjib ou premier ministre. Du plus loin
qu’il vit ce dignitaire, il lui fit une profonde révérence; il voulut
aussi lui baiser la main, mais le hâdjib l’en empêcha, le serra contre
sa poitrine, et l’ayant fait asseoir à ses côtés, il l’assura qu’il
pouvait être certain que le calife tiendrait les promesses qu’il avait
faites. Puis il lui fit donner les vêtements d’honneur que le calife lui
avait destinés. Ses compagnons en reçurent aussi, chacun selon son rang,
et, ayant salué le hâdjib avec le plus profond respect, ils retournèrent
avec leur roi vers le portique, où Ordoño trouva un cheval superbe et
richement harnaché, qui sortait des écuries du calife. Il l’enfourcha,
et, le cœur plein d’espoir, il retourna avec ses Léonais et le général
Ibn-Tomlos au palais qui lui servait de demeure[159].

Peu de temps après, on lui remit un traité à signer, en vertu duquel il
s’engageait à vivre toujours en paix avec le calife, à lui livrer son
fils Garcia en otage, et à ne point s’allier avec Ferdinand Gonzalez. Il
le signa, et alors Hacam mit à sa disposition un corps d’armée commandé
par Ghâlib[160]. En outre il lui donna pour conseillers Walîd[161], le
juge des chrétiens de Cordoue, Açbagh ibn-Abdallâh ibn-Nabîl,
l’évêque[162] de cette ville, et Obaidallâh[163] ibn-Câsim, le
métropolitain de Tolède, après avoir ordonné à ces personnages, auxquels
Garcia devait être remis, de faire tous leurs efforts pour ramener les
Léonais sous l’obéissance d’Ordoño[164].

On avait fait grand bruit de tous ces préparatifs, parce qu’on espérait
que Sancho se laisserait intimider. Ce calcul n’était point trompeur.
Sancho sentait que sa position était encore précaire et mal assurée. La
Galice refusait obstinément de le reconnaître[165], et il était à
prévoir que si Ordoño revenait avec une armée musulmane, il pourrait
compter sur l’appui de cette province. Quant aux autres provinces du
royaume, qui avaient subi Sancho, mais qui ne l’aimaient point, tout
portait à croire qu’elles le chasseraient pour la seconde fois plutôt
que de s’exposer à une invasion. Sancho prit donc bien vite son parti.
Dès le mois de mai, il envoya à Cordoue des comtes et des évêques, qui
devaient dire en son nom au calife qu’il était prêt à exécuter toutes
les clauses du traité[166]. Dès lors Hacam, qui avait obtenu ce qu’il
voulait, ne songea plus à remplir les promesses qu’il avait faites à
Ordoño, de sorte que ce malheureux prétendant s’était abaissé en pure
perte aux plus honteuses flatteries. Il ne semble pas avoir survécu
longtemps à la perte de ses espérances; l’histoire, du moins, ne parle
plus de lui; elle dit seulement qu’il mourut à Cordoue[167], et tout
porte à croire qu’avant la fin de l’année 962 il avait déjà cessé de
vivre.

Sa mort dissipa les craintes que Sancho avait conçues. Comptant sur
l’appui de ses alliés, le comte de Castille, le roi de Navarre et les
comtes catalans Borrel et Miron, il prit de nouveau un ton plus hardi,
et ne remplit pas mieux qu’auparavant les clauses du traité[168].

Hacam se vit donc obligé de déclarer la guerre aux chrétiens. Il tourna
d’abord ses armes contre la Castille, prit San Estevan de Gormaz (963),
et força Ferdinand Gonzalez à demander la paix[169]; mais elle fut
rompue presque aussitôt que conclue. Ensuite Ghâlib gagna la bataille
d’Atienza. Yahyâ ibn-Mohammed Todjîbî, le gouverneur de Saragosse,
battit Garcia, et ce roi perdit en outre la ville importante de
Calahorra, que Hacam fit entourer de fortifications nouvelles[170], en
même temps qu’il faisait rebâtir en Castille la forteresse ruinée de
Gormaz. En un mot, quoiqu’il n’aimât pas la guerre et qu’il la fît
contre son gré, il la fit si bien qu’il força ses ennemis à demander la
paix. Sancho de Léon la sollicita en 966[171]. Les comtes Borrel et
Miron, qui avaient aussi subi plusieurs échecs, suivirent son exemple,
et s’engagèrent à démanteler celles de leurs forteresses qui étaient les
plus rapprochées des frontières musulmanes. Garcia de Navarre envoya
aussi des comtes et des évêques à Cordoue, et un puissant comte
galicien, Rodrigue Velasquez, fit demander la paix par sa mère, que
Hacam reçut avec les plus grands égards et à laquelle il fit de
superbes cadeaux[172].

La paix que le calife avait conclue avec presque tous ses voisins, fut
durable. Hacam était trop pacifique pour la rompre, et quant aux
chrétiens, ils furent bientôt après plongés dans une telle anarchie,
qu’ils ne purent pas songer à tourner de nouveau leurs armes contre les
musulmans. Pendant qu’il négociait encore avec le calife, Sancho avait
attaqué la Galice qui jusque-là lui avait toujours été rebelle, et il
avait réussi à soumettre tout le pays au nord du Duero, lorsque le comte
Gonzalve, qui avait réuni contre lui une grande armée au sud de ce
fleuve, lui fit demander une entrevue. Elle eut lieu; mais le perfide
Gonzalve fit servir au roi un fruit empoisonné auquel celui-ci n’eut pas
plutôt goûté qu’il se sentit défaillir. L’effet du poison le saisit au
cœur, mais sans le tuer à l’heure même. Moitié par gestes, moitié par
des paroles entrecoupées, Sancho exprima le désir d’être sur-le-champ
ramené à Léon; mais le troisième jour il mourut en chemin[173].

Son fils Ramire, troisième du nom, qui ne comptait encore que cinq ans,
lui succéda sous la tutelle de sa tante Elvire, une religieuse du
couvent de San Salvador de Léon; mais les grands du royaume, qui ne
voulaient pas obéir à une femme et à un enfant, se hâtèrent de se
déclarer indépendants[174]. L’Etat se trouva donc morcelé entre une
foule de petits princes; il était réduit à une impuissance complète. Une
armée de huit mille Danois, qui avaient servi d’abord sous Richard
Ier de Normandie et que ce duc avait envoyés en Espagne alors qu’il
n’avait plus besoin d’eux, ravagèrent impunément la Galice durant trois
ans[175]. La régente Elvire ne pouvait donc songer à renouveler la
guerre contre les Arabes[176].

Les razzias contre la Castille continuèrent encore quelque temps[177];
mais en 970, la mort de Ferdinand Gonzalez procura au calife la paix
avec ce comté. Dès lors il put se livrer tout entier à son goût pour les
lettres et au développement de la prospérité du pays.

Jamais un prince aussi savant n’avait encore régné en Espagne, et
quoique tous ses prédécesseurs eussent été des esprits cultivés, qui
aimaient à enrichir leurs bibliothèques, aucun d’entre eux n’avait
cependant recherché avec tant de passion les livres précieux et rares.
Au Caire, à Bagdad, à Damas, à Alexandrie, il avait des agents chargés
de copier ou d’acheter pour lui, à quelque prix que ce fût, les livres
anciens et modernes. Son palais en était rempli; c’était un atelier où
l’on ne rencontrait que copistes, relieurs, enlumineurs. Le catalogue de
sa bibliothèque formait à lui seul quarante-quatre cahiers, dont chacun
avait vingt feuilles selon les uns, cinquante selon les autres, et
encore n’y trouvait-on que les titres des livres et non pas une
description. Quelques écrivains racontent que le nombre des volumes
montait jusqu’à quatre cent mille. Et tous ces volumes, Hacam les avait
lus; qui plus est, il en avait annoté la plupart. Il écrivait d’ailleurs
au commencement ou à la fin de chaque livre le nom, le surnom, le nom
patronymique de l’auteur, sa famille, sa tribu, l’année de sa naissance
et de sa mort, et les anecdotes qui couraient sur son compte. Ces
notices étaient précieuses. Hacam connaissait mieux que personne
l’histoire littéraire; aussi ses notes ont toujours fait autorité parmi
les savants andalous. Les livres composés en Perse et en Syrie lui
étaient souvent connus avant que personne les eût lus en Orient. Sachant
qu’un savant de l’Irâc, Abou-’l-Faradj Isfahânî, s’occupait à rassembler
des renseignements sur les poètes et les chanteurs arabes, il lui envoya
mille pièces d’or en le priant de lui faire parvenir un exemplaire de
son ouvrage dès qu’il l’aurait terminé. Plein de reconnaissance,
Abou-’l-Faradj se hâta de satisfaire à ce désir. Avant de publier son
magnifique recueil, qui aujourd’hui encore fait l’admiration des
savants, il en envoya au calife d’Espagne un exemplaire soigné,
accompagné d’un poème en son honneur et d’un ouvrage sur la généalogie
des Omaiyades. Un nouveau présent l’en récompensa[178]. En général, la
libéralité de Hacam envers les savants espagnols et étrangers ne
connaissait point de bornes; aussi affluaient-ils à sa cour. Le monarque
les encourageait et les protégeait tous, même les philosophes, qui
purent enfin se livrer à leurs études sans avoir à craindre d’être
massacrés par les bigots[179].

Toutes les branches de l’enseignement devaient fleurir sous un prince
aussi éclairé. Les écoles primaires étaient déjà bonnes et nombreuses.
En Andalousie presque tout le monde savait lire et écrire, tandis que
dans l’Europe chrétienne les personnes les plus haut placées, à moins
qu’elles n’appartinssent au clergé, ne le savaient pas. La grammaire et
la rhétorique étaient aussi enseignées dans les écoles[180]. Hacam,
toutefois, fut d’avis que l’instruction n’était pas encore assez
répandue, et dans sa bienveillante sollicitude pour les classes pauvres,
il fonda dans la capitale vingt-sept écoles où les enfants de parents
sans fortune recevraient une éducation gratuite, les maîtres étant payés
par lui[181]. Quant à l’université de Cordoue, elle était alors une des
plus renommées du monde. Dans la mosquée principale (car c’est là que se
donnaient les leçons[182]), Abou-Becr ibn-Moâwia le Coraichite traitait
les traditions relatives à Mahomet[183]. Abou-Alî Câlî, de Bagdad, y
dictait un grand et beau recueil qui contenait une immense quantité de
renseignements curieux sur les anciens Arabes, leurs proverbes, leur
langue et leur poésie; recueil qu’il publia plus tard sous le titre
d’_Amâlî_ ou _Dictées_[184]. La grammaire était enseignée par
Ibn-al-Coutîa, qui, au jugement d’Abou-Alî Câlî, était le plus savant
grammairien de l’Espagne. D’autres sciences avaient des représentants
non moins illustres. Aussi les étudiants qui fréquentaient les cours se
comptaient-ils par milliers. La plupart d’entre eux étudiaient ce qu’on
appelait le _fikh_, c’est-à-dire la théologie et le droit, car cette
science menait alors aux postes les plus lucratifs[185].

C’est du sein de cette jeunesse universitaire que sortit un homme dont
la renommée remplira bientôt, non-seulement l’Espagne, mais le monde
entier, et que nous devons à présent faire connaître à nos lecteurs.



VI.


Dans une des premières années du règne de Hacam II, cinq étudiants
dînaient dans un jardin aux environs de Cordoue. Au dessert il régnait
une grande gaîté parmi les convives; un seul, cependant, était
silencieux et rêveur. Ce jeune homme était grand et bien fait;
l’expression de sa physionomie était noble, fière, presque hautaine, et
son attitude annonçait un homme né pour le pouvoir[186].

Sortant enfin de sa rêverie, il s’écria tout à coup:

--N’en doutez pas, un jour je serai le maître de ce pays!

Ses amis se mirent à rire de cette exclamation; mais sans se
déconcerter:

--Que chacun de vous, poursuivit le jeune homme, me dise quel poste il
désire; je le lui donnerai quand je régnerai.

--Eh bien! dit alors un des étudiants, je trouve ces beignets délicieux,
et puisque cela vous est égal, j’aimerais d’être nommé inspecteur du
marché; alors j’aurai toujours des beignets à foison et sans qu’il m’en
coûte rien.

--Moi, dit un autre, je suis très-friand de ces figues qui viennent de
Malaga, mon pays natal. Nommez-moi donc cadi de cette province.

--La vue de tous ces superbes jardins me plaît extrêmement, dit le
troisième; je voudrais donc être nommé préfet de la capitale.

Mais le quatrième gardait le silence, indigné des pensées présomptueuses
de son condisciple.

--A votre tour, lui dit ce dernier; demandez ce que vous voudrez.

Celui auquel il venait d’adresser la parole se leva alors, et, lui
tirant la barbe:

--Lorsque tu gouverneras l’Espagne, dit-il, misérable fanfaron que tu
es, ordonne alors qu’après m’avoir frotté avec du miel, afin que les
mouches et les abeilles viennent me piquer, on me place à rebours sur un
âne, et qu’on me promène à travers les rues de Cordoue.

L’autre lui lança un regard furieux; mais, tâchant de maîtriser sa
colère:

--C’est bien, dit-il, chacun de vous sera traité selon ses souhaits. Un
jour je me souviendrai de tout ce que vous avez dit[187].

Le dîner fini, on se sépara, et l’étudiant aux pensées bizarres et
extravagantes retourna vers la maison d’un de ses parents du côté de sa
mère, où il logeait. Son hôte le conduisit à sa petite chambre qui se
trouvait au dernier étage, et tâcha de lier conversation avec lui; mais
le jeune homme, absorbé par ses réflexions, ne lui répondit que par des
monosyllabes. Voyant qu’il n’y avait pas moyen de rien tirer de lui,
l’autre le quitta en lui souhaitant une bonne nuit. Le lendemain matin,
ne le voyant pas paraître au déjeuner et croyant qu’il dormait encore,
il remonta vers sa chambre pour le réveiller; mais à sa grande surprise
il trouva le lit intact et l’étudiant assis sur le sofa, la tête penchée
sur la poitrine.

--Il paraît que tu ne t’es pas couché cette nuit, lui dit-il.

--Non, c’est vrai, lui répondit l’étudiant.

--Et pourquoi as-tu veillé?

--J’avais une pensée étrange.

--A quoi songeais-tu donc?

--A l’homme que je nommerai cadi lorsque je gouvernerai l’Espagne et que
le cadi que nous avons à présent aura cessé de vivre. J’ai parcouru en
pensée toute l’Espagne et je n’ai trouvé qu’un seul homme qui mérite de
remplir ce poste.

--C’est peut-être Mohammed ibn-as-Salîm[188] que tu as en vue?

--Mon Dieu, oui, c’est lui; voyez comme nous nous rencontrons[189]!

Ce jeune homme, on le voit, avait une idée fixe, idée à laquelle il
rêvait le jour, et qui la nuit l’empêchait de dormir. Qui était-il donc,
lui qui, perdu dans la foule qui encombre une capitale, sentait
fermenter en lui de si grandes espérances, et qui, bien qu’il n’eût
aucune relation avec la cour, s’était mis dans la tête qu’un jour il
serait premier ministre?

Il s’appelait Abou-Amir Mohammed. Sa famille, celle des Beni-Abî-Amir,
qui appartenait à la tribu yéménite de Moâfir, était noble, mais non
illustre. Son septième aïeul, Abdalmélic, un des rares Arabes qui se
trouvaient dans l’armée berbère avec laquelle Târic débarqua en Espagne,
s’était distingué en commandant la division qui prit Carteya, la
première ville espagnole qui tombât au pouvoir des musulmans[190]. Pour
prix de ses services, il avait reçu le château de Torrox, situé sur le
Guadiaro, dans la province d’Algéziras, avec les terres qui en
dépendaient. Ses descendants, toutefois, n’habitaient ce manoir qu’à de
rares intervalles. D’ordinaire ils allaient dans leur jeunesse à
Cordoue, pour y chercher un emploi à la cour ou dans la magistrature.
C’est ce que firent, par exemple, Abou-Amir Mohammed ibn-al-Walîd,
l’arrière-petit-fils d’Abdalmélic, et son fils Amir. Ce dernier, qui
remplit plusieurs postes, était le favori du sultan Mohammed, au point
que ce dernier fit placer son nom sur les monnaies et sur les drapeaux.
Abdallâh, le père de notre étudiant, était un théologien-jurisconsulte
distingué et fort pieux, qui fit le pèlerinage de la Mecque[191]. De
tout temps, d’ailleurs, cette famille avait pu aspirer à des alliances
honorables: le grand-père de Mohammed avait épousé la fille du renégat
Yahyâ, fils d’Isaäc le chrétien, qui, après avoir été médecin d’Abdérame
III, avait été nommé vizir et gouverneur de Badajoz[192]; sa propre mère
était Boraiha, la fille du magistrat Ibn-Bartâl, de la tribu de
Temîm[193]. Mais bien qu’ancienne et respectable, la famille des
Beni-Abî-Amir n’appartenait pas à la haute noblesse; c’était, s’il nous
est permis de nous servir de ce terme, une bonne noblesse de robe, mais
non pas une noblesse d’épée. Aucun Amiride, si l’on en excepte
Abdalmélic, le compagnon de Târic, n’avait suivi la carrière des armes,
alors la plus noble de toutes[194]; tous avaient été des magistrats ou
des employés de la cour. Mohammed avait aussi été destiné à la
judicature, et un beau jour il avait dit adieu aux tourelles lézardées
du manoir héréditaire pour aller étudier dans la capitale, où il suivait
maintenant les cours d’Abou-Becr ibn-Moâwia le Coraichite, d’Abou-Alî
Câlî et d’Ibn-al-Coutîa[195]. Quant à son caractère, c’était un jeune
homme rempli de cœur et d’intelligence, mais d’une nature exaltée, d’une
imagination ardente, d’un tempérament de feu, et dominé par une passion
unique, mais d’une violence singulière. Les livres qu’il lisait de
préférence, c’étaient les vieilles chroniques de sa nation[196], et ce
qui le captivait surtout dans ces pages poudreuses, c’étaient les
aventures de ceux qui, partis souvent de bien plus bas que lui,
s’étaient élevés successivement aux premières dignités de l’Etat. Ces
hommes, il les prenait pour modèles, et comme il ne cachait nullement
ses pensées ambitieuses, ses camarades le regardaient parfois comme un
cerveau détraqué. Il ne l’était pas cependant. Il est vrai qu’une seule
idée semblait absorber toutes les facultés de son intelligence; mais ce
n’était pas là une espèce d’aliénation mentale, c’était la divination du
génie. Doué de grands talents, fécond en ressources, ferme et audacieux
quand il fallait l’être, souple, prudent et adroit quand les
circonstances l’exigeaient, peu scrupuleux d’ailleurs sur les moyens qui
pouvaient le conduire à un but éclatant, il pouvait, sans présomption,
prétendre à tout. Nul n’avait au même degré l’énergie, l’action lente,
continue de l’idée fixe; le but une fois marqué, sa volonté se dressait,
se roidissait et poussait droit.

Pourtant ses débuts ne furent pas brillants. Ses études achevées, il fut
obligé, pour gagner sa vie, d’ouvrir un bureau près de la porte du
palais et d’y écrire des requêtes pour ceux qui avaient à demander
quelque chose au calife[197]. Dans la suite il obtint un emploi
subalterne dans le tribunal de Cordoue; mais il ne sut pas se concilier
les bonnes grâces de son chef, le cadi. Celui qui remplissait alors ce
poste était cependant cet Ibn-as-Salîm[198] que Mohammed estimait tant,
et non sans raison, car c’était un homme fort savant, fort honorable, un
des meilleurs cadis qu’il y ait eu à Cordoue[199]; mais c’était en même
temps un esprit froid et positif, qui avait une antipathie innée pour
ceux dont le caractère ne ressemblait pas au sien. Les idées bizarres de
son jeune employé et ses distractions habituelles le choquaient au plus
haut degré; il ne demandait pas mieux que d’être débarrassé de lui, et
par un singulier hasard, l’aversion que le cadi avait contre Mohammed
procura à ce dernier ce qu’il souhaitait le plus, à savoir un emploi à
la cour. Le cadi s’était plaint de lui au vizir Moçhafî, en le priant de
donner un autre emploi à ce jeune homme. Moçhafî lui avait promis d’y
songer, et peu de temps après, lorsque Hacam II chercha un intendant
capable d’administrer les biens de son fils aîné Abdérame, qui comptait
alors cinq ans[200], il lui recommanda Mohammed ibn-abî-Amir. Cependant
le choix de cet intendant ne dépendait pas du calife seul; il dépendait
surtout de la sultane favorite Aurore[201], une Basque de naissance, qui
exerçait un grand empire sur l’esprit de son époux. Plusieurs personnes
lui furent présentées; mais Ibn-abî-Amir la charma par sa bonne mine et
la courtoisie de ses manières. Il fut préféré à tous ses compétiteurs,
et le samedi 23 février de l’année 967, il fut nommé intendant des
biens d’Abdérame, avec un traitement de quinze pièces d’or par mois. Il
comptait alors vingt-six ans.

Il ne négligea rien pour s’insinuer encore davantage dans la faveur
d’Aurore, et il y réussit si parfaitement qu’elle le nomma aussi
intendant de ses propres biens, et que sept mois après son entrée à la
cour, il fut nommé inspecteur de la monnaie[202]. Grâce à ce dernier
poste, il avait toujours des sommes très-considérables à sa disposition,
et il en profita pour se faire des amis parmi les grands. Chaque fois
qu’un d’entre eux était à bout de ressources (ce qui, au train qu’ils
menaient, ne pouvait manquer de leur arriver souvent), il le trouvait
prêt à lui venir en aide. On raconte, par exemple, que Mohammed
ibn-Aflah, un client du calife et un employé de la cour[203], qui
s’était fort endetté par les énormes dépenses qu’il avait faites à
l’occasion du mariage de sa fille, lui apporta, dans l’hôtel de la
monnaie, une bride enrichie de pierreries, en le priant de lui prêter
quelque argent sur cet objet, qui, disait-il, était la seule chose de
valeur qui lui restât. A peine eut-il fini de parler qu’Ibn-abî-Amir
enjoignit à un de ses employés de peser la bride et de donner à
Ibn-Aflah le poids de cet objet en pièces d’argent. Stupéfait d’une
telle générosité (car le fer et le cuir de la bride étaient fort
lourds), Ibn-Aflah eut peine à en croire ses oreilles quand il entendit
l’inspecteur donner cet ordre; mais il fut forcé de se rendre à
l’évidence, car peu d’instants après on le pria de soulever sa robe,
dans laquelle on versa un véritable torrent de pièces d’argent, de sorte
qu’il ne fut pas seulement en état de payer ses dettes, mais qu’il lui
resta encore une somme considérable. Aussi avait-il plus tard la coutume
de dire: «J’aime Ibn-abî-Amir de toute mon âme, et dût-il m’ordonner de
me révolter contre mon souverain, je n’hésiterais pas à lui obéir[204].»

C’est de cette manière qu’Ibn-abî-Amir se créa un parti dévoué à ses
intérêts; mais ce qu’il considérait comme son premier devoir, c’était de
satisfaire tous les caprices de la sultane et de la combler de présents
tels qu’elle n’en avait jamais reçu. Ses inventions étaient souvent
ingénieuses. Une fois, par exemple, il fit fabriquer à grands frais un
petit palais d’argent, et quand ce superbe joujou fut achevé, il le fit
porter par ses esclaves au palais califal, au grand étonnement des
habitants de la capitale, qui n’avaient jamais vu un travail
d’orfèvrerie aussi magnifique. C’était un cadeau pour Aurore. Elle ne se
lassa pas de l’admirer, et dans la suite elle ne négligea aucune
occasion pour vanter le mérite de son protégé et pour avancer sa
fortune[205]. L’intimité qui régnait entre elle et lui devint même
telle, qu’elle donna à jaser aux médisants. Les autres dames du harem
recevaient aussi des cadeaux d’Ibn-abî-Amir. Elles s’extasiaient toutes
sur sa générosité, la suavité de son langage et la suprême distinction
de ses manières. Le vieux calife n’y comprenait rien. «Je ne conçois
pas, dit-il un jour à un de ses plus intimes amis, quels moyens ce jeune
homme emploie pour régner sur les cœurs des dames de mon harem. Je leur
donne tout ce qu’elles peuvent désirer; mais aucun présent ne leur plaît
à moins qu’il ne vienne de lui. Je ne sais si je dois voir seulement en
lui un serviteur d’une rare intelligence, ou bien un grand magicien.
Toujours est-il que je ne suis pas sans inquiétude pour l’argent public
qui se trouve entre ses mains[206].»

En effet, le jeune inspecteur courait de grands dangers de ce côté-là.
Il avait été fort généreux envers ses amis, mais il l’avait été aux
dépens du trésor, et comme sa fortune rapide n’avait pas manqué de faire
des envieux, ses ennemis l’accusèrent un jour de malversation auprès du
calife. Il fut sommé de se rendre sans retard au palais afin de montrer
ses comptes et l’argent qui lui avait été confié. Il promit de venir;
mais il se hâta d’aller trouver le vizir Ibn-Hodair, son ami, et, lui
ayant exposé franchement la difficile et périlleuse situation dans
laquelle il se trouvait, il le pria de lui prêter l’argent qu’il lui
fallait pour combler son déficit. Ibn-Hodair lui donna à l’instant même
la somme demandée. Alors Ibn-abî-Amir se rendit auprès du calife, et,
lui montrant ses comptes ainsi que l’argent qui devait se trouver entre
ses mains, il confondit ses accusateurs. Croyant le faire tomber en
disgrâce, ceux-ci lui avaient au contraire préparé un éclatant triomphe.
Le calife les traita de calomniateurs, et se répandit en éloges sur la
capacité et la probité de l’inspecteur de la monnaie[207]. Il le combla
de dignités nouvelles. Au commencement de décembre de l’année 968, il
lui donna le poste de curateur aux successions vacantes, et, onze mois
plus tard, celui de cadi de Séville et de Niébla; puis, le jeune
Abdérame étant venu à mourir, il le nomma intendant des biens de Hichâm,
qui était désormais l’héritier présomptif du trône (juillet 970). Ce
n’était pas tout encore. En février 972, Ibn-abî-Amir fut nommé
commandant du deuxième régiment du corps qui portait le nom de _Chorta_
et qui était chargé d’exercer la police dans la capitale[208]. A l’âge
de trente et un ans, il cumulait donc cinq ou six postes importants et
fort lucratifs[209]. Aussi vivait-il dans un luxe grandiose et presque
princier. Le palais qu’il avait fait bâtir à Roçâfa était d’une
incomparable magnificence. Une armée de secrétaires et d’autres
employés, choisis dans les rangs les plus élevés de la société, y
mettait la vie et le mouvement. On y tenait table ouverte. La porte
était sans cesse encombrée de solliciteurs. Au reste Ibn-abî-Amir
saisissait chaque occasion qui pouvait servir à le rendre populaire, et
il y réussissait complétement. Tout le monde vantait sa complaisance, sa
courtoisie, sa générosité, la noblesse de son caractère; il n’y avait à
ce sujet qu’une seule opinion[210].

L’étudiant de Torrox était donc déjà parvenu à une haute fortune, mais
il voulait monter plus haut encore, et ce qu’il jugeait surtout
nécessaire pour atteindre ce but, c’était de se faire des amis parmi les
généraux. Les affaires de la Mauritanie lui en fournirent les moyens.

Dans ce pays la guerre entre les partisans des Fatimides et ceux des
Omaiyades n’avait pas discontinué un seul instant, mais elle avait pris
un autre caractère. Abdérame III avait combattu les Fatimides pour
préserver sa patrie d’une invasion étrangère. A l’époque dont nous
parlons, ce péril n’existait plus. Les Fatimides avaient tourné leurs
armes contre l’Egypte. Dans l’année 969, ils avaient conquis ce pays, et
trois années plus tard leur calife Moïzz avait quitté Mançourîa, la
capitale de son empire, pour aller fixer sa résidence sur les bords du
Nil, après avoir confié la vice-royauté de l’Ifrikia et de la Mauritanie
au prince Cinhédjite Abou-’l-Fotouh Yousof ibn-Zîrî. Dès lors l’Espagne
n’avait plus rien à craindre des prétendus descendants d’Alî, et comme
les possessions africaines lui coûtaient bien plus qu’elles ne lui
rapportaient, Hacam aurait peut-être agi sagement de les abandonner.
Mais en le faisant, il aurait cru manquer à l’honneur, et au lieu de
renoncer à ces domaines, il tâchait au contraire d’en reculer les
frontières. Il faisait donc une guerre de conquête contre les princes de
la dynastie d’Edris, qui tenaient pour les Fatimides.

Hasan ibn-Kennoun, qui régnait sur Tanger, Arzilla et d’autres places du
littoral, était de ce nombre. Il s’était déclaré tantôt pour les
Omaiyades, tantôt pour les Fatimides, selon que les uns ou les autres
étaient les plus puissants; cependant il avait plus de penchant pour les
derniers, qui lui paraissaient moins à craindre que les Omaiyades dont
les possessions touchaient aux siennes. Aussi s’était-il déclaré le
premier de tous pour Abou-’l-Fotouh, lorsque ce vice-roi fut venu dans
la Mauritanie, qu’il parcourut en vainqueur. Hacam lui gardait rancune
à cause de sa défection, et après le départ d’Abou’l-Fotouh, il ordonna
au général Ibn-Tomlos[211] d’aller punir Ibn-Kennoun et le réduire à
l’obéissance. Au commencement du mois d’août de l’année 972, Ibn-Tomlos
s’embarqua donc avec une nombreuse armée, et, ayant tiré à soi une
grande partie de la garnison de Ceuta, il marcha contre Tanger.
Ibn-Kennoun, qui se trouvait dans cette ville, alla à sa rencontre; mais
il essuya une déroute si complète, qu’il ne put pas même songer à
rentrer dans Tanger. Abandonnée ainsi à elle même, cette ville se vit
bientôt forcée de capituler avec l’amiral omaiyade qui bloquait son
port, et de son côté, l’armée de terre s’empara de Deloul et d’Arzilla.

Jusque-là les troupes omaiyades avaient été victorieuses; mais la
fortune changea pour elles. Ayant appelé de nouvelles levées sous ses
drapeaux, Ibn-Kennoun reprit l’offensive et marcha sur Tanger. Il battit
Ibn-Tomlos qui était allé à sa rencontre et qui trouva la mort sur le
champ de bataille. Alors tous les autres princes édrisides levèrent
l’étendard de la révolte, et les officiers de Hacam, qui s’étaient
retirés dans Tanger, lui écrivirent que, s’ils ne recevaient pas sans
retard des renforts, c’en était fait de la domination omaiyade en
Mauritanie.

Sentant la gravité du péril, Hacam résolut aussitôt d’envoyer en Afrique
ses meilleures troupes et son meilleur général, le vaillant Ghâlib.
L’ayant fait venir à Cordoue: «Pars, Ghâlib, lui dit-il; prends soin de
ne revenir ici que comme vainqueur, et sache que tu ne pourras te faire
pardonner une défaite qu’en mourant sur le champ de bataille. N’épargne
pas l’argent; répands-le à pleines mains entre les partisans des
rebelles. Détrône tous les Edrisides et envoie-les en Espagne.»

Ghâlib traversa le Détroit avec l’élite des troupes espagnoles. Il
débarqua à Caçr-Maçmouda, entre Ceuta et Tanger, et se porta aussitôt en
avant. Ibn-Kennoun tenta de l’arrêter; cependant il n’y eut pas de
bataille proprement dite, mais seulement des escarmouches qui durèrent
plusieurs jours, et pendant lesquelles Ghâlib tâcha de corrompre les
chefs de l’armée ennemie. Il y réussit. Séduits par l’or qu’on leur
offrait, ainsi que par les superbes vêtements et les épées ornées de
pierreries que l’on faisait briller à leurs yeux, les officiers
d’Ibn-Kennoun passèrent presque tous sous le drapeau omaiyade.
L’Edriside n’eut d’autre parti à prendre que de se jeter dans une
forteresse qui se trouvait sur la crête d’une montagne, non loin de
Ceuta, et qui portait le nom fort bien choisi de _Rocher des
aigles_[212].

Le calife reçut avec beaucoup de joie la nouvelle de ce premier succès;
mais quand il apprit combien d’argent Ghâlib avait dépensé pour acheter
les chefs berbers, il trouva que ce général avait pris un peu trop à la
lettre la recommandation qu’il lui avait faite. En effet, soit qu’on
gaspillât en Mauritanie les trésors de l’Etat, soit qu’on les volât, les
dépenses que l’on portait au compte du calife passaient toute mesure.
Voulant mettre un terme à ces prodigalités ou à ces brigandages, Hacam
résolut d’envoyer en Mauritanie, en qualité de contrôleur général des
finances, un homme d’une probité éprouvée. Son choix tomba sur
Ibn-abî-Amir. Il le nomma cadi suprême[213] de la Mauritanie, en lui
enjoignant de surveiller toutes les actions des généraux et
particulièrement leurs opérations financières. En même temps il fit
parvenir à ses officiers militaires et civils l’ordre de ne rien
entreprendre sans avoir consulté préalablement Ibn-abî-Amir et de s’être
assurés qu’il approuvait leurs plans.

Pour la première fois de sa vie, Ibn-abî-Amir se trouva ainsi mis en
rapport avec l’armée et ses chefs. C’était justement ce qu’il désirait;
mais il aurait préféré sans doute que la chose eût eu lieu dans d’autres
circonstances et à d’autres conditions. La tâche qu’il avait à remplir
était extrêmement difficile et délicate. Son propre intérêt lui
commandait de s’attacher les généraux, et cependant il avait été envoyé
dans le camp pour exercer sur eux une surveillance toujours plus ou
moins odieuse. Grâce à la rare adresse dont lui seul possédait le
secret, il sut toutefois se tirer d’affaire et concilier son intérêt
avec son devoir. Il s’acquitta de sa mission à l’entière satisfaction du
calife; mais il le fit avec tant de ménagements pour les officiers, que
ceux-ci, au lieu de le prendre en haine, comme on aurait pu le craindre,
ne tarissaient pas sur son éloge. En même temps il forma des liaisons
avec les princes africains et les chefs des tribus berbères, liaisons
qui dans la suite lui furent fort utiles. Il s’accoutuma aussi à la vie
des camps, et il gagna l’affection des soldats auxquels un instinct
secret disait peut-être qu’il y avait dans ce cadi l’étoffe d’un
guerrier.

Cependant Ghâlib, après avoir soumis tous les autres Edrisides, était
allé assiéger Ibn-Kennoun dans son Rocher des aigles, et comme ce
château était, sinon inexpugnable, du moins fort difficile à prendre, le
calife avait envoyé en Mauritanie des troupes nouvelles, tirées des
garnisons qui couvraient les frontières septentrionales de l’empire, et
commandées par le vizir Yahyâ ibn-Mohammed Todjîbî, le vice-roi de la
Frontière supérieure. Ce renfort étant arrivé en octobre 973, le siége
fut poussé avec tant de vigueur qu’Ibn-Kennoun fut obligé de capituler
(vers la fin de février 974). Il demanda et obtint que lui, sa famille
et ses soldats auraient la vie sauve, et qu’on leur laisserait leurs
biens; mais il dut consentir à livrer sa forteresse et s’engager à se
rendre à Cordoue.

La Mauritanie pacifiée, Ghâlib repassa le Détroit, accompagné de tous
les princes édrisides. Le calife et les notables de Cordoue allèrent
au-devant du vainqueur, et l’entrée triomphale de Ghâlib fut une des
plus belles dont la capitale des Omaiyades eût jamais été témoin (21
septembre 974). Au reste, le calife se montra fort généreux envers les
vaincus et surtout envers Ibn-Kennoun. Il lui prodigua des cadeaux de
toute sorte, et comme ses soldats, qui étaient au nombre de sept cents,
étaient renommés par leur bravoure, il les prit à son service et fit
inscrire leurs noms sur les rôles de l’armée[214].

L’entrée de Ghâlib dans la capitale avait été le dernier beau jour dans
la vie du calife. Peu de temps après, vers le mois de décembre, il eut
une grave attaque d’apoplexie[215]. Sentant lui-même que sa fin
approchait, il ne s’occupa plus que de bonnes œuvres. Il affranchit une
centaine de ses esclaves, réduisit d’un sixième les contributions
royales dans les provinces espagnoles de l’empire, et ordonna que le
loyer des boutiques des selliers de Cordoue, lesquelles lui
appartenaient, fût remis régulièrement et à perpétuité aux maîtres
chargés de l’instruction des enfants pauvres[216]. Quant aux affaires
d’Etat, dont il ne pouvait plus s’occuper qu’à de rares intervalles, il
en abandonna la direction au vizir Moçhafî[217], et l’on fut bientôt à
même de s’apercevoir qu’une autre main tenait le gouvernail. Plus
économe que son maître, Moçhafî trouva que l’administration des
provinces africaines et l’entretien des princes édrisides coûtaient trop
à l’Etat. Par conséquent, après avoir fait prendre à ces derniers
l’engagement de ne plus rentrer en Mauritanie, il les fit partir pour
Tunis, d’où ils se rendirent à Alexandrie[218], et, ayant rappelé en
Espagne le vizir Yahyâ ibn-Mohammed le Todjîbide, qui depuis le départ
de Ghâlib avait été vice-roi des possessions africaines, il confia le
gouvernement de ces dernières aux deux princes indigènes Djafar et
Yahyâ, fils d’Alî ibn-Hamdoun[219]. Cette dernière mesure lui était
dictée non-seulement par une sage économie, mais aussi par la crainte
que lui inspiraient les chrétiens du Nord. Enhardis par la maladie du
calife et par l’absence de ses meilleures troupes, ceux-ci avaient
recommencé les hostilités dans le printemps de l’année 975, et, aidés
par Abou-’l-Ahwaç Man, de la famille des Todjîbides de Saragosse, ils
avaient mis le siége devant plusieurs forteresses musulmanes[220].
Moçhafî jugea avec raison que dans ces circonstances il devait avant
tout pourvoir à la défense du pays, et quand le brave Yahyâ ibn-Mohammed
fut de retour, il se hâta de le nommer de nouveau vice-roi de la
Frontière supérieure[221].

Quant au calife, une seule pensée l’occupait entièrement pendant les
derniers mois de sa vie: celle d’assurer le trône à son fils encore
enfant. Avant son avénement au trône, il n’avait pas vu se réaliser son
vœu le plus cher, celui d’être père, et comme il était déjà assez avancé
en âge, il désespérait presque de le devenir, lorsque, dans l’année 962,
Aurore lui donna un fils qui reçut le nom d’Abdérame. Trois années plus
tard, elle lui en donna un autre, Hichâm. La joie que la naissance de
ces deux enfants causa au calife fut immense, et c’est de cette époque
que datait l’influence presque illimitée qu’Aurore exerçait sur l’esprit
de son époux[222]. Mais sa joie fut bientôt troublée. Son fils aîné,
l’espoir de sa vieillesse, mourut en bas âge. Il ne lui restait
maintenant que Hichâm, et il se demandait avec anxiété si ses sujets, au
lieu de reconnaître cet enfant pour leur souverain, ne donneraient pas
plutôt la couronne à un de ses oncles. Cette inquiétude était assez
naturelle. Jamais encore un roi mineur ne s’était assis sur le trône de
Cordoue, et l’idée d’une régence répugnait extrêmement aux Arabes.
Pourtant Hacam n’aurait voulu pour rien au monde qu’un autre que son
fils lui succédât, et d’ailleurs une vieille prophétie disait que la
dynastie omaiyade tomberait aussitôt que la succession sortirait de la
ligne directe[223].

Pour assurer le trône à son fils, le calife ne voyait d’autre moyen que
de lui faire prêter serment le plus tôt possible. Par conséquent, il
convoqua les grands du royaume à une séance solennelle qui aurait lieu
le 5 février 976. Au jour fixé il annonça son intention à l’assemblée,
en invitant tous ceux qui en faisaient partie à signer un acte par
lequel Hichâm était déclaré héritier du trône. Personne n’osa refuser sa
signature, et alors le calife chargea Ibn-abî-Amir et le secrétaire
d’Etat Maisour, un affranchi d’Aurore[224], de faire faire plusieurs
copies de cet acte, de les envoyer dans les provinces espagnoles et
africaines, et d’inviter, non-seulement les notables, mais encore les
hommes du peuple, à y apposer leurs signatures[225]. Cet ordre fut
exécuté sur-le-champ, et comme on craignait trop le calife pour oser lui
désobéir, les signatures ne firent défaut nulle part. En outre, le nom
de Hichâm fut prononcé désormais dans les prières publiques, et quand
Hacam mourut (1er octobre 976[226]), il emporta dans la tombe la
ferme conviction que son fils lui succéderait, et qu’au besoin Moçhafî
et Ibn-abî-Amir, lequel venait d’être nommé majordome[227], sauraient
faire respecter par les Andalous le serment qu’ils avaient prêté.



VII.


Hacam avait rendu le dernier soupir entre les bras de ses deux
principaux eunuques, Fâyic et Djaudhar. Eux exceptés, tout le monde
ignorait encore qu’il avait cessé de vivre. Ils résolurent de tenir sa
mort secrète, et se consultèrent sur le parti à prendre.

Quoique esclaves, ces deux eunuques, dont l’un portait le titre de
maître de la garde-robe, l’autre celui de grand fauconnier, étaient des
grands seigneurs, des hommes puissants. Ils avaient à leur service une
foule de serviteurs armés qu’ils payaient, et qui n’étaient ni eunuques
ni esclaves. En outre ils avaient sous leurs ordres un corps de mille
eunuques slaves, tous esclaves du calife, mais en même temps fort
riches, car ils possédaient de grosses terres et des palais. Ce corps,
qui passait pour le plus bel ornement de la cour, jouissait de
priviléges énormes. Ses membres opprimaient et maltraitaient les
Cordouans de toutes les manières, et le calife, malgré son amour pour la
justice, avait toujours fermé les yeux sur leurs délits et même sur
leurs crimes. A ceux qui appelaient son attention sur les violences dont
ils se rendaient coupables, il avait répondu invariablement: «Ces hommes
sont les gardiens de mon harem; ils ont toute ma confiance et il m’est
impossible de les réprimander sans cesse; mais je me tiens convaincu que
si mes sujets les traitent avec douceur et avec respect, comme il est de
leur devoir, ils n’auront pas à se plaindre d’eux.» Un tel excès de
bonté avait rendu les Slaves vains et orgueilleux. Ils se considéraient
comme le corps le plus puissant de l’Etat, et leurs chefs, Fâyic et
Djaudhar, s’imaginaient que le choix du nouveau calife dépendait d’eux
seuls.

Or, ni l’un ni l’autre ne voulaient de Hichâm. Si cet enfant montait sur
le trône, le ministre Moçhafî, qu’ils n’aimaient pas, régnerait de fait,
et leur influence serait à peu près nulle. La nation, il est vrai, avait
déjà prêté serment à Hichâm; mais les deux eunuques appréciaient un
serment politique à sa juste valeur, et ils savaient que la plupart de
ceux qui avaient juré, l’avaient fait à contre-cœur. Ils n’ignoraient
pas non plus que l’opinion publique repoussait l’idée d’une régence, et
que bien peu de gens aimeraient à voir monter sur le trône un chef
temporel et spirituel qui n’avait pas encore atteint sa douzième année.
D’un autre côté, ils espéraient regagner facilement une popularité fort
compromise, si, répondant au vœu général, ils donnaient la couronne à
un prince d’un âge plus mûr. Joignez-y que ce prince, qui leur devrait
son élévation, leur serait attaché par les liens de la reconnaissance,
et qu’ils pouvaient se flatter de l’espoir de gouverner l’Etat sous son
nom.

Ils résolurent donc bien vite d’écarter Hichâm. Ils tombèrent aussi
d’accord de donner la couronne à son oncle Moghîra, qui comptait alors
vingt-sept ans, à la condition toutefois que celui-ci nommerait son
neveu son successeur, car ils ne voulaient pas avoir l’air de mettre
tout à fait de côté les dernières volontés de leur ancien maître.

Ces points arrêtés: «Il faut maintenant faire venir Moçhafî, dit
Djaudhar; nous lui couperons la tête, après quoi nous pourrons exécuter
nos projets.» Mais l’idée de ce meurtre fit frémir Fâyic, qui, moins
prévoyant que son collègue, était en revanche plus humain. «Bon Dieu!
s’écria-t-il; comment, mon frère[228], vous voulez tuer le secrétaire de
notre maître sans qu’il ait fait rien qui mérite la mort? Gardons-nous
de commencer par répandre un sang innocent! A mon avis Moçhafî n’est pas
dangereux, et je crois qu’il n’entravera pas nos projets.» Djaudhar ne
fut pas de cette opinion; mais comme Fâyic était son supérieur, il fut
obligé de lui céder. On résolut donc de gagner Moçhafî par la douceur,
et on le fit venir au palais.

Quand il y fut arrivé, les deux eunuques l’informèrent de la mort du
calife, et, lui ayant communiqué le projet qu’ils avaient formé, ils lui
demandèrent son concours.

Le plan des eunuques répugnait extrêmement au ministre; mais comme il
les connaissait et qu’il savait ce dont ils étaient capables, il feignit
de l’approuver. «Votre projet, leur dit-il, est sans doute le meilleur
que l’on puisse former. Exécutez-le; moi et mes amis, nous vous aiderons
de tout notre pouvoir. Vous feriez bien, toutefois, de vous assurer de
l’assentiment des grands du royaume; ce serait le meilleur moyen pour
empêcher une révolte. Quant à moi, ma conduite est toute tracée: je
garderai la porte du palais et j’attendrai vos ordres.»

Ayant réussi de cette manière à inspirer aux eunuques une fausse
sécurité, Moçhafî convoqua ses amis, à savoir son neveu Hichâm,
Ibn-abî-Amir, Ziyâd ibn-Aflah (un client de Hacam II), Câsim
ibn-Mohammed (le fils du général Ibn-Tomlos qui avait péri en Afrique en
combattant contre Ibn-Kennoun), et quelques autres hommes influents. Il
fit venir aussi les capitaines des troupes espagnoles et les chefs du
régiment africain sur lequel il comptait le plus, celui des
Béni-Birzél. Puis, tous ses partisans étant réunis, il les instruisit
de la mort du calife et du projet des eunuques; après quoi il continua
en ces termes: «Si Hichâm monte sur le trône, nous n’aurons rien à
redouter et nous pourrons faire tout ce que nous voudrons; mais si
Moghîra l’emporte, nous perdrons nos postes et peut-être la vie, car ce
prince nous hait.»

Toute l’assemblée fut de son avis, et on lui conseilla de faire échouer
le projet des eunuques en faisant tuer Moghîra avant que celui-ci eût
été instruit de la mort de son frère. Moçhafî approuva ce projet; mais
quand il demanda qui se chargerait de l’exécuter, il ne reçut point de
réponse. Personne ne voulait se souiller d’un tel assassinat.

Ibn-abî-Amir prit alors la parole. «Je crains, dit-il, que nos affaires
ne tournent à mal. Nous sommes les amis du chef que voici; ce qu’il
commande, il faut le faire, et puisque personne d’entre vous ne veut se
charger de cette entreprise, je m’en charge, moi, pourvu toutefois que
notre chef y consente. Ne craignez donc rien et ayez confiance en moi.»

Ces paroles excitèrent une surprise générale. On ne s’attendait pas à
voir un fonctionnaire civil se présenter pour accomplir un meurtre que
des guerriers accoutumés à la vue du sang et du carnage n’osaient pas
commettre. On accepta toutefois son offre avec empressement, et on lui
dit: «Vous avez raison, après tout, de vous charger de l’exécution de
ce projet. Comme vous avez l’honneur d’être admis dans l’intimité du
calife Hichâm et que vous jouissez aussi de l’estime de plusieurs autres
membres de la famille royale, personne ne pourrait remplir aussi bien
que vous une tâche aussi délicate.»

Ibn-abî-Amir monta donc à cheval, et, accompagné du général Bedr (un
client d’Abdérame III), de cent gardes du corps et de quelques escadrons
espagnols, il se rendit vers le palais de Moghîra. Quand il y fut
arrivé, il posta les gardes du corps à la porte, fit cerner le palais
par les autres troupes, et, pénétrant seul dans la salle où se trouvait
le prince, il lui dit que le calife n’était plus et que Hichâm lui avait
succédé. «Cependant, ajouta-t-il, les vizirs craignent que vous ne soyez
mécontent d’un tel arrangement, et ils m’ont envoyé auprès de vous pour
vous demander ce que vous en pensez.»

Le prince pâlit à ces paroles. Il ne comprenait que trop bien ce
qu’elles signifiaient, et, voyant déjà le glaive suspendu sur sa tête,
il dit d’une voix tremblante: «La mort de mon frère m’afflige plus que
je ne puis vous le dire; mais j’apprends avec satisfaction que mon neveu
lui a succédé. Que son règne soit long et heureux! Quant à ceux qui vous
ont envoyé vers moi, dites-leur que je leur obéirai en toutes choses et
que je tiendrai le serment que j’ai déjà prêté à Hichâm. Exigez de moi
toutes les garanties que vous voudrez; mais si vous êtes venu pour
autre chose encore, je vous supplie d’avoir pitié de moi. Ah! je vous en
conjure par l’Eternel, épargnez mes jours et réfléchissez mûrement à ce
que vous allez faire!»

Ibn-abî-Amir eut pitié de la jeunesse du prince, et, se laissant gagner
par son air candide, il crut à la sincérité de ses protestations. Il
n’avait pas reculé devant l’idée d’un meurtre qu’il jugeait nécessaire
au bien de l’Etat et à ses propres intérêts, mais il ne voulait pas
souiller ses mains du sang d’un homme qu’il ne croyait pas à craindre.
Il écrivit donc à Moçhafî pour lui dire qu’il avait trouvé le prince
dans les meilleures dispositions, qu’il n’y avait rien à redouter de sa
part, et que par conséquent il demandait l’autorisation de lui laisser
la vie. Il chargea un soldat d’aller porter ce billet au ministre.
Bientôt après, ce soldat revint avec la réponse de Moçhafî. Elle était
conçue en ces termes: «Tu gâtes tout par tes scrupules, et je commence à
croire que tu nous as trompés. Fais ton devoir, sinon nous enverrons un
autre à ta place.»

Ibn-abî-Amir montra au prince ce billet qui contenait son arrêt de mort;
puis, ne voulant pas être témoin de l’acte horrible qui allait
s’accomplir, il quitta la salle et ordonna aux soldats d’y entrer.
Sachant ce qu’ils avaient à faire, ceux-ci étranglèrent le prince, et,
ayant suspendu son cadavre dans un cabinet contigu, ils dirent aux
domestiques que le prince s’était pendu alors qu’ils voulaient le forcer
d’aller rendre hommage à son neveu. Bientôt après, ils reçurent
d’Ibn-abî-Amir l’ordre d’enterrer le cadavre dans la salle et d’en murer
les portes.

Sa tâche accomplie, Ibn-abî-Amir retourna auprès du ministre, et lui dit
que ses ordres avaient été exécutés. Moçhafî le remercia avec effusion,
et pour lui montrer sa reconnaissance, il le fit asseoir à ses côtés.

Fâyic et Djaudhar ne tardèrent pas à apprendre que Moçhafî les avait
trompés et qu’il avait déjoué leur projet. L’un et l’autre, mais
Djaudhar surtout, étaient furieux. «Vous voyez maintenant, dit-il à son
collègue, que j’avais raison lorsque je soutenais qu’avant tout il
fallait nous débarrasser de Moçhafî; mais vous n’avez pas voulu me
croire.» Cependant ils furent obligés de faire bonne mine à mauvais jeu,
et, étant venus trouver Moçhafî, ils lui firent leurs excuses en disant
qu’ils avaient été mal inspirés et que son plan valait beaucoup mieux
que le leur. Le ministre, qui les haïssait autant qu’il était haï par
eux, mais qui en ce moment ne pouvait pas encore songer à les punir, fit
semblant d’agréer leurs explications, de sorte qu’en apparence du moins,
la paix était rétablie entre eux et lui[229].

Dans la matinée du lendemain, lundi 2 octobre, les habitants de Cordoue
reçurent l’ordre de se rendre au palais. Quand ils y furent arrivés, ils
trouvèrent le jeune calife dans la salle du trône. Près de lui se tenait
Moçhafî, qui avait Fâyic à sa droite et Djaudhar à sa gauche. Les autres
dignitaires étaient aussi à leurs places. Le cadi Ibn-as-Salîm fit
d’abord prêter le serment par les oncles et les cousins du monarque,
puis par les vizirs, les serviteurs de la cour, les principaux
Coraichites et les notables de la capitale. Cela fait, Ibn-abî-Amir fut
chargé de le faire prêter par le reste de l’assemblée. La chose n’était
pas aisée, car il y avait des réfractaires; mais grâce à son éloquence
et à son talent de persuasion, Ibn-abî-Amir réussit à la mener à bonne
fin, de sorte qu’il y eut à peine deux ou trois personnes qui
persistèrent dans leur refus. Aussi tout le monde fut d’accord pour
louer le tact et l’habileté dont l’inspecteur de la monnaie avait fait
preuve à cette occasion[230].

Jusque-là tout avait réussi à Moçhafî et ses partisans, et l’avenir
semblait sans nuages. Le peuple, à en juger par son attitude calme et
résignée, s’était accoutumé à l’idée d’une régence, qui naguère lui
inspirait tant d’aversion et d’effroi. Mais ces apparences étaient
trompeuses; le feu couvait sous la cendre. On maudissait en secret les
grands seigneurs avides et ambitieux qui s’étaient emparés du pouvoir,
et qui avaient inauguré leur règne par le meurtre de l’infortuné
Moghîra. Les eunuques slaves prirent grand soin de fomenter le
mécontentement des habitants de la capitale, et en peu de temps il
devint tel que d’un instant à l’autre il pouvait se changer en révolte.
Ibn-abî-Amir, qui ne se faisait pas illusion sur cette disposition des
esprits, conseilla alors à Moçhafî d’intimider le peuple par une
promenade militaire, de réveiller chez lui l’amour qu’il avait toujours
eu pour ses monarques en lui montrant le jeune calife, et de le
contenter par l’abolition de quelque impôt. Le ministre ayant approuvé
ces propositions, on résolut que le calife se montrerait au peuple le
samedi 7 octobre. Dans la matinée de ce jour, Moçhafî, qui jusque-là
n’avait porté que le titre de vizir, fut nommé, ou plutôt se nomma
lui-même, hâdjib ou premier ministre, tandis qu’Ibn-abî-Amir,
conformément à la volonté expresse d’Aurore[231], fut promu à la dignité
de vizir, à la charge de gouverner l’Etat conjointement avec Moçhafî.
Ensuite Hichâm II parcourut à cheval les rues de la capitale, entouré
d’un nombre immense de soldats et accompagné d’Ibn-abî-Amir. En même
temps on publia un décret en vertu duquel l’impôt sur l’huile, l’un des
plus odieux et qui pesait principalement sur les classes inférieures,
fut aboli. Ces mesures, la dernière surtout, produisirent l’effet qu’on
s’en était promis, et comme Ibn-abî-Amir prit soin de faire dire par ses
amis que c’était lui qui avait conseillé l’abolition de l’impôt sur
l’huile, le peuple des rues, celui qui fait les émeutes, le proclama un
véritable ami des pauvres[232].

Les eunuques, toutefois, continuaient à ourdir des complots, et Moçhafî
fut informé par ses espions que des personnes fort suspectes et qui
semblaient servir d’intermédiaires entre les eunuques et leurs amis du
dehors, passaient et repassaient sans cesse par la porte de Fer. Afin de
rendre la surveillance plus facile, le premier ministre fit murer cette
porte, de manière qu’on ne pouvait plus entrer dans le palais que par
celle de la Sodda. En outre il pria Ibn-abî-Amir de faire tous ses
efforts pour enlever à Fâyic et Djaudhar leurs serviteurs armés qui
n’étaient ni eunuques ni esclaves. Ibn-abî-Amir le lui promit, et à
force d’argent et de promesses il y réussit si bien, que cinq cents
hommes quittèrent le service des deux eunuques pour le sien. Comme il
pouvait compter en outre sur l’appui du régiment africain des
Beni-Birzél, sa puissance était bien plus grande que celle de ses
adversaires. Djaudhar le comprit, et fort mécontent de ce qui se
passait, il offrit sa démission comme grand fauconnier et demanda la
permission de quitter le palais califal. Ce n’était qu’une ruse. Croyant
qu’on ne pouvait se passer de ses services, il se tenait assuré que sa
demande lui serait refusée, et qu’alors il aurait l’occasion de dicter à
ses adversaires les conditions auxquelles il consentait à rester à son
poste. Son espoir fut trompé. Contre son attente, sa démission fut
acceptée. Ses partisans en furent exaspérés outre mesure; ils se
répandirent en invectives et en menaces contre Moçhafî et contre
Ibn-abî-Amir. Un de leurs chefs, Dorrî, le majordome en second, se
signala surtout par la violence de ses discours. Alors Moçhafî chargea
Ibn-abî-Amir de chercher un moyen quelconque pour le débarrasser de cet
homme. Ce moyen n’était pas difficile à trouver. Dorrî était seigneur de
Baéza, et les habitants de ce district avaient fort à souffrir de la
tyrannie et de la rapacité des intendants de leur maître. Ibn-abî-Amir
profita de cette circonstance. Il fit dire secrètement aux habitants de
Baéza que s’ils voulaient venir porter plainte contre leur seigneur et
ses employés, ils pouvaient être assurés que le gouvernement leur
donnerait raison. Ils ne manquèrent pas de le faire, et Dorrî fut sommé
par un ordre du calife de se rendre à l’hôtel du vizirat afin d’y être
confronté avec ses sujets. Il obéit; mais arrivé à l’hôtel et voyant
qu’on y avait déployé un grand appareil militaire, il craignit pour sa
vie et voulut retourner sur ses pas. Ibn-abî-Amir l’en empêcha en le
saisissant au collet. Une lutte s’ensuivit, pendant laquelle Dorrî tira
son adversaire par la barbe. Alors Ibn-abî-Amir appela les soldats à son
secours. Les troupes espagnoles ne bougèrent pas; elles respectaient
trop Dorrî pour oser porter la main sur lui; mais les Beni-Birzél, qui
ne partageaient pas leurs scrupules, accoururent en toute hâte,
arrêtèrent Dorrî, et se mirent à le maltraiter. Un coup de plat de sabre
lui enleva ses facultés intellectuelles. On le porta aussitôt à sa
demeure, où on l’acheva pendant la nuit.

Sentant que par ce meurtre ils s’étaient brouillés irréparablement avec
les Slaves, les deux ministres prirent à l’instant même une mesure
décisive. Fâyic et ses amis reçurent l’ordre, de la part du calife, de
quitter sur-le-champ le palais; puis on leur intenta des procès à cause
de malversation, et ils furent condamnés à des amendes fort
considérables, qui, en les appauvrissant, les mirent hors d’état de
nuire désormais aux ministres. A l’égard de Fâyic, que l’on jugeait le
plus dangereux de tous, l’on montra encore plus de rigueur. Il fut exilé
dans une des îles Baléares, où il mourut quelque temps après. Quant aux
eunuques qui s’étaient moins compromis, on leur laissa leurs emplois, et
l’un d’entre eux, Socr, fut nommé chef du palais et des gardes du
corps.

Ces mesures, quoique prises par les duumvirs dans leur propre intérêt,
les rendaient cependant populaires. La haine que les Cordouans portaient
aux Slaves dont ils avaient eu tant à souffrir, était immense, et ils se
réjouirent fort de leur ruine[233].

D’un autre côté, toutefois, le gouvernement excitait de violents
murmures par son inaction vis-à-vis des chrétiens du Nord. Ces derniers,
qui, comme nous l’avons dit, avaient recommencé les hostilités à
l’époque où Hacam II était tombé malade, devenaient de plus en plus
audacieux et poussaient même des expéditions hardies jusqu’aux portes de
Cordoue. Moçhafî ne manquait, pour les repousser, ni d’argent ni de
troupes; mais ne comprenant rien à la guerre, il ne faisait presque rien
pour la défense du pays. La sultane Aurore s’alarmait avec raison et des
progrès des chrétiens et du mécontentement des Andalous qui en était la
suite. Elle communiqua ses craintes à Ibn-abî-Amir, qui de son côté
s’indignait depuis longtemps de la faiblesse et de l’incapacité de son
collègue, mais qui rassura la sultane en lui disant que s’il réussissait
à obtenir de l’argent et le commandement de l’armée, il était certain de
battre l’ennemi[234]. A la suite de cet entretien il montra clairement à
son collègue que s’il persistait dans son inaction, le pouvoir lui
échapperait sous peu, et qu’il était non-seulement de son devoir, mais
encore de son intérêt, de prendre sans retard des mesures énergiques.
Moçhafî, qui sentait qu’il avait raison, rassembla alors les vizirs et
leur proposa d’envoyer une armée contre les chrétiens. Cette
proposition, combattue par quelques-uns, fut approuvée par la majorité;
il s’agissait seulement de savoir qui commanderait l’armée, et la
responsabilité dans cette circonstance paraissait si grande aux vizirs
qu’aucun d’entre eux ne voulait la prendre sur lui. «Je me charge de
commander les troupes, dit alors Ibn-abî-Amir, mais à la condition que
j’aurai la liberté de les choisir moi-même, et qu’on me donnera un
subside de cent mille pièces d’or.» Cette somme parut exorbitante à un
vizir et il le dit. «Eh bien! s’écria alors Ibn-abî-Amir, prenez-en deux
cent mille, vous, et mettez-vous à la tête de l’armée si vous l’osez!»
L’autre ne l’osa pas, et l’on résolut de confier le commandement à
Ibn-abî-Amir et de lui donner l’argent qu’il demandait.

Ayant choisi pour l’accompagner les meilleures troupes de l’empire, le
vizir se mit en campagne vers la fin du mois de février de l’année 977.
Il franchit la frontière et mit le siége devant la forteresse de los
Baños, une de celles que Ramire II avait fait rebâtir après sa glorieuse
victoire de Simancas[235]. S’étant rendu maître du faubourg, il fit un
ample butin, et vers le milieu d’avril il retourna à Cordoue avec un
grand nombre de prisonniers.

Le résultat de cette campagne, bien que peu important au fond, causa
cependant une grande joie dans la capitale, ce qui, dans les
circonstances données, était assez naturel. Pour la première fois depuis
le commencement de la guerre, l’armée musulmane avait repris l’offensive
et donné une leçon à l’ennemi, leçon dont celui-ci se souvint si bien
que dans la suite il ne s’avisa plus de venir troubler le sommeil des
Cordouans. C’était beaucoup aux yeux de ces derniers, et pour le moment
ils ne demandaient rien de plus; mais s’ils s’exagéraient peut-être les
succès obtenus, il est impossible de méconnaître la grande importance
que cette campagne avait eue pour Ibn-abî-Amir lui-même. Voulant gagner
l’affection de l’armée, qui peut-être avait encore une certaine défiance
pour cet ex-cadi transformé en général, il lui avait prodigué l’or qu’il
avait reçu à titre de subside, et pendant toute la durée de la campagne
il avait tenu table ouverte. Son projet lui avait pleinement réussi.
Officiers et soldats s’extasiaient sur l’affabilité du vizir, sur sa
libéralité et jusque sur les talents de ses cuisiniers. Dorénavant il
pouvait compter sur leur dévoûment; pourvu qu’il continuât à récompenser
largement leurs services, ils étaient à lui de corps et d’âme[236].



VIII.


Au fur et à mesure que la puissance d’Ibn-abî-Amir augmentait, Moçhafî
perdait de son crédit. Cet homme avait peu de mérite. Il était d’humble
naissance, mais comme son père, un Berber du pays valencien, avait été
le précepteur de Hacam, ce prince avait de bonne heure reporté sur le
fils l’affection et l’estime qu’il avait eues pour le père. Moçhafî
avait d’ailleurs les talents que Hacam appréciait le plus: il était
homme de lettres et poète. Sa fortune avait été merveilleuse. D’abord
secrétaire intime de Hacam, il était devenu successivement colonel du
deuxième régiment de la _Chorta_, gouverneur de Majorque et premier
secrétaire d’Etat[237]. Mais il n’avait pas su se faire des amis. Il
avait toute la morgue d’un parvenu; son insupportable orgueil blessait
les nobles qui le méprisaient à cause de sa basse extraction. Devenu
premier ministre, il avait semblé d’abord vouloir se corriger de ce
défaut; mais bientôt après il avait repris ses manières hautaines[238].
Sa probité était plus que suspecte. Peu de fonctionnaires, il est vrai,
étaient alors à l’abri d’un tel reproche; aussi lui eût-on pardonné
peut-être ses concussions manifestes, s’il eût consenti à partager ses
dépouilles avec d’autres; mais il gardait tout pour lui, et c’est ce
qu’on ne lui pardonnait pas[239]. On l’accusait en outre de népotisme;
presque tous les postes importants étaient entre les mains de ses fils
et de ses neveux[240]. Quant aux talents requis dans un homme d’Etat,
Moçhafî n’en possédait aucun. Dans toutes les circonstances qui
sortaient du commun des choses, il ne savait jamais que résoudre ou que
faire; d’autres personnes devaient alors penser et agir pour lui, et
ordinairement il s’adressait à Ibn-abî-Amir. Ce dernier se
contenterait-il longtemps du rôle de confident et de conseiller que
Moçhafî lui faisait jouer? Des esprits clairvoyants en doutaient; ils
croyaient s’apercevoir que le moment n’était pas loin où Ibn-abî-Amir
voudrait être premier ministre de nom, comme il l’était de fait.

Ils ne se trompaient pas. Ibn-abî-Amir avait déjà résolu de faire tomber
Moçhafî; il y travaillait activement mais sourdement. Il ne changea
rien à sa conduite envers son collègue; il continua à lui témoigner le
même respect que par le passé; mais en secret il le contrariait en
toutes choses et ne perdait aucune occasion pour appeler l’attention
d’Aurore sur son incapacité et sur les fautes qu’il commettait[241].
Moçhafî ne se doutait de rien; ce n’était pas Ibn-abî-Amir qui lui
inspirait des craintes, il le croyait au contraire son meilleur ami,
mais c’était Ghâlib, le gouverneur de la Frontière inférieure, qui
exerçait sur les troupes une influence illimitée[242]. En effet, Ghâlib
haïssait et méprisait Moçhafî, et il ne s’en cachait pas. Justement fier
des lauriers qu’il avait cueillis sur je ne sais combien de champs de
bataille, il s’indignait de ce qu’un homme de rien et qui n’avait jamais
tiré l’épée fût premier ministre. Il disait hautement que ce poste lui
appartenait. En apparence il obéissait encore à Moçhafî; mais par sa
conduite tout au moins ambiguë il montrait assez que le gouvernement
n’avait pas à compter sur lui. Depuis la mort de Hacam il faisait la
guerre contre les chrétiens avec une mollesse qui formait un bizarre
contraste avec l’énergie bien connue de son caractère. Il ne trahissait
pas encore, il ne s’était pas encore mis en révolte ouverte, il n’avait
pas encore appelé les chrétiens à son aide, mais sa conduite donnait à
penser qu’avant peu il ferait tout cela, et s’il le faisait, la chute du
premier ministre était inévitable. Comment celui-ci aurait-il pu
résister au meilleur général et aux meilleurs soldats de l’empire, qui
seraient secondés par les Léonais et les Castillans? D’ailleurs, au
moindre échec qu’il éprouverait, ses nombreux ennemis saisiraient
l’occasion aux cheveux pour lui faire perdre son poste, ses richesses,
sa tête peut-être.

Moçhafî avait assez de perspicacité pour ne pas s’aveugler sur le péril
qui le menaçait, et dans son angoisse il demanda conseil à ses vizirs et
surtout à Ibn-abî-Amir. On lui répondit qu’il devait se concilier
l’amitié de Ghâlib à quelque prix que ce fût. Il y consentit, et alors
Ibn-abî-Amir s’offrit pour médiateur. La campagne qui allait s’ouvrir,
disait-il, lui fournirait l’occasion de s’aboucher avec le gouverneur de
la Frontière inférieure, et ce cas échéant, il se faisait fort d’amener
la réconciliation que Moçhafî désirait.

Telles étaient ses paroles, mais il méditait un tout autre projet. Dans
l’espoir d’arriver à un but éclatant, les voies tortueuses ne
répugnaient pas à son ambition, et au lieu de tâcher de rapprocher les
deux rivaux, il songeait au contraire au moyen de les brouiller encore
davantage. Il agit en conséquence. Assurant toujours Moçhafî de son
entier dévoûment à ses intérêts, il vantait à Aurore les grands talents
de Ghâlib; il lui répétait à chaque instant qu’on ne pouvait se passer
des services de ce général, et qu’il fallait se l’attacher en lui
donnant un plus haut titre que ceux qu’il avait déjà. Ses menées
portèrent leur fruit. Grâce à l’influence d’Aurore, Ghâlib fut promu à
la dignité de Dhou-’l-vizâratain (chef de l’administration militaire et
civile) et de généralissime de toute l’armée de la Frontière; mais
Moçhafî ne s’était pas opposé à cette mesure, il y avait concouru au
contraire, car Ibn-abî-Amir lui avait dit que ce serait un premier pas
vers une réconciliation.

Le 23 mai, un mois seulement après son retour à Cordoue, Ibn-abî-Amir,
qui venait d’être nommé généralissime de l’armée de la capitale,
entreprit sa seconde expédition. A Madrid il eut une entrevue avec
Ghâlib. Il se montra envers lui plein d’égards et de déférence, et gagna
son cœur en lui disant qu’il considérait Moçhafî comme tout à fait
indigne du poste élevé qu’il occupait. Bientôt une alliance étroite
s’établit entre les deux généraux, qui résolurent de travailler de
concert à la chute de Moçhafî. Puis, ayant franchi la frontière, ils
prirent la forteresse de Mola[243], où ils firent beaucoup de butin et
de prisonniers. La campagne finie, ils prirent congé l’un de l’autre;
mais au moment où ils allaient se séparer, Ghâlib dit encore à son
nouvel ami: «Cette expédition a été couronnée d’un plein succès; elle
vous procurera une grande renommée, et la cour s’en réjouira tant
qu’elle ne songera pas à scruter vos intentions ultérieures. Profitez de
cette circonstance; ne quittez pas le palais avant d’avoir été nommé
préfet de la capitale à la place du fils de Moçhafî.» Ibn-abî-Amir ayant
promis de se souvenir de ce conseil, il reprit la route de Cordoue,
tandis que Ghâlib retournait dans son gouvernement.

A vrai dire l’honneur de la campagne revenait à Ghâlib. C’est lui qui
avait tout dirigé, tout ordonné, et Ibn-abî-Amir, qui n’en était encore
qu’à son apprentissage en fait d’expéditions militaires, s’était bien
gardé de contredire en quoi que ce fût ce général expérimenté et vieilli
dans le métier des armes. Mais Ghâlib lui-même, qui voulait pousser son
jeune allié, présenta les choses sous un tout autre jour. Il s’empressa
d’écrire au calife qu’Ibn-abî-Amir avait fait des merveilles; que
c’était à lui seul qu’on était redevable des succès obtenus, et qu’il
avait droit à une récompense éclatante. Cette lettre, que la cour avait
déjà reçue avant le retour d’Ibn-abî-Amir, l’avait disposée en sa
faveur. Aussi obtint-il sans trop de peine d’être nommé préfet de la
capitale en remplacement du fils de Moçhafî. Comment pouvait-on refuser
quelque chose à un général qui revenait vainqueur pour la seconde fois,
et dont le plus grand guerrier de l’époque vantait les talents et la
bravoure? Et puis, l’on faisait bon marché du fils de Moçhafî, qui ne
devait son élévation qu’au crédit de son père, et qui, loin de la
justifier par sa conduite, s’en était montré tout à fait indigne[244].
En effet, son avidité était telle que, pour peu qu’on lui donnât de
l’argent, il fermait volontiers les yeux sur toutes choses, même sur les
crimes les plus abominables. On disait avec raison qu’il n’y avait plus
de police à Cordoue, que les brigands de haut et de bas étage pouvaient
tout oser, qu’il fallait veiller toute la nuit pour ne pas être
dépouillé ou massacré dans sa demeure, en un mot, que les habitants
d’une ville frontière couraient moins de périls que les habitants de la
résidence du calife.

Muni de son diplôme de préfet et vêtu de la pelisse d’honneur dont on
l’avait gratifié, Ibn-abî-Amir se rendit sur-le-champ à l’hôtel de la
préfecture. Mohammed-Moçhafî y siégeait entouré de toute la pompe qui
appartenait à son rang. Son successeur lui montra l’ordre du calife et
lui dit qu’il pouvait se retirer. Il obéit en soupirant.

A peine installé dans son nouvel emploi, Ibn-abî-Amir prit les mesures
les plus énergiques pour rétablir la sécurité dans la capitale. Il
annonça aux agents de police qu’il avait la ferme intention de sévir
contre tous les malfaiteurs sans acception de personnes, et il les
menaça des peines les plus sévères s’ils se laissaient corrompre.
Intimidés par sa fermeté et sachant d’ailleurs qu’il exerçait sur eux la
surveillance la plus active, les agents firent désormais leur devoir. On
s’en aperçut bientôt dans la capitale. Les vols et les meurtres
devenaient de plus en plus rares; l’ordre et la sécurité renaissaient;
les honnêtes gens pouvaient dormir tranquilles, la police était là et
veillait. Au reste, le préfet montra par un éclatant exemple qu’il avait
parlé sérieusement alors qu’il avait dit qu’il n’épargnerait personne.
Son propre fils ayant commis un forfait et étant tombé entre les mains
de la police, il lui fit donner tant de coups de courroie que le jeune
homme expira peu de temps après le châtiment qu’il avait subi.

Cependant Moçhafî avait enfin ouvert les yeux. La destitution de son
fils, résolue en son absence et à son insu, ne lui permettait plus de
douter de la duplicité d’Ibn-abî-Amir. Mais que pouvait-il contre lui?
Son rival était déjà beaucoup plus puissant. Il s’appuyait sur la
sultane, dont on le disait l’amant, et sur les grandes familles qui,
attachées aux Omaiyades par les liens de la clientèle, se transmettaient
de père en fils les emplois de la cour, et qui aimaient beaucoup mieux
voir à la tête des affaires un homme de bonne maison, tel
qu’Ibn-abî-Amir, qu’un parvenu qui les avait blessés par un orgueil
ridicule et que rien ne justifiait[245]. Il pouvait compter d’ailleurs
sur l’armée, qui s’attachait de plus en plus à lui, et sur la population
de la capitale, qui lui était profondément reconnaissante à cause de la
sécurité qu’il lui avait rendue. Qu’est-ce que Moçhafî pouvait opposer à
tout cela? Rien, si ce n’était l’appui de quelques individus isolés qui
lui devaient leur fortune, mais sur la gratitude desquels il n’y avait
pas beaucoup à compter. Dans cette lutte de la médiocrité contre le
génie, les forces étaient par trop inégales. Moçhafî le comprit; il
sentit qu’il ne lui restait qu’un seul moyen de salut, et il résolut de
gagner Ghâlib, n’importe à quel prix.

Il lui écrivit donc; il lui fit les promesses les plus brillantes, les
plus propres à le séduire, et, pour sceller leur alliance, il lui
demanda la main de sa fille Asmâ pour son propre fils Othmân. Le général
se laissa éblouir. Oubliant sa haine, il répondit au ministre qu’il
acceptait ses offres et qu’il consentait au mariage proposé. Moçhafî se
hâta de le prendre au mot, et le contrat de mariage était déjà dressé et
signé, lorsqu’Ibn-abî-Amir eut vent de ces menées qui contrariaient tous
ses projets. Sans perdre un instant, il fit jouer, pour faire échouer
les plans de son collègue, tous les ressorts qu’il pouvait mettre en
mouvement. A sa demande les personnages les plus influents de la cour
écrivirent à Ghâlib; il lui écrivit lui-même pour lui dire que Moçhafî
lui tendait un piége, pour lui rappeler tous les griefs qu’il avait
contre ce ministre, pour le conjurer de rester fidèle aux promesses
qu’il lui avait faites pendant la dernière campagne. Quant au mariage
projeté, il disait que si Ghâlib désirait pour sa fille une alliance
honorable, il ne devait pas la donner au fils d’un parvenu, mais à lui,
Ibn-abî-Amir.

Ghâlib se laissa persuader qu’il avait eu tort. Il fit savoir à Moçhafî
que le mariage dont il avait été question ne pouvait pas avoir lieu, et
dans le mois d’août ou de septembre un nouveau contrat fut dressé et
signé en vertu duquel Asmâ deviendrait l’épouse d’Ibn-abî-Amir.

Peu de temps après, le 18 septembre, ce dernier se mit de nouveau en
campagne. Il prit le chemin de Tolède, et, ayant réuni ses forces à
celles de son futur beau-père, il enleva aux chrétiens deux châteaux
ainsi que les faubourgs de Salamanque. Après son retour il reçut le
titre de Dhou-’l-vizâratain avec un traitement de quatre-vingts pièces
d’or par mois. Le hâdjib lui-même ne touchait pas davantage.

Cependant le temps fixé pour son mariage approchait, et le calife, ou
plutôt sa mère, laquelle, si elle était réellement l’amante
d’Ibn-abî-Amir, n’était pas jalouse du moins, envoya à Ghâlib
l’invitation de venir à Cordoue avec sa fille. Quand il y fut arrivé,
il fut comblé d’honneurs. On lui donna le titre de hâdjib, et comme il
était Dhou-’l-vizâratain et que Moçhafî ne l’était pas, il était
dorénavant le premier dignitaire de l’empire. Aussi occupait-il la
première place dans les séances solennelles, et alors il avait Moçhafî à
sa droite et Ibn-abî-Amir à sa gauche[246].

Le mariage de ce dernier et d’Asmâ fut célébré le jour de l’an, fête
chrétienne, mais à laquelle les musulmans prenaient part aussi. Le
calife s’étant chargé de tous les frais, les festins furent d’une
incomparable magnificence, et les Cordouans ne se rappelaient pas
d’avoir jamais vu un cortége aussi superbe que celui qui entourait Asmâ
au moment où elle sortait du palais califal pour se rendre à celui de
son fiancé.

Ajoutons que ce mariage, bien que l’intérêt en eût été le motif, fut
cependant heureux. Asmâ joignait un esprit fort cultivé à une beauté
attrayante; elle sut captiver le cœur de son époux, et celui-ci lui
donna toujours la préférence sur ses autres femmes.

Quant à Moçhafî, depuis que Ghâlib avait repoussé son alliance, il se
sentait perdu. Le vide se faisait autour de lui. Ses créatures le
quittaient pour aller encenser son rival. Autrefois, quand il se rendait
au palais, on se disputait l’honneur de l’accompagner; maintenant il y
allait seul. Son pouvoir était nul. Les mesures les plus importantes se
prenaient à son insu. L’infortuné vieillard voyait approcher l’orage, et
il l’attendait avec une morne résignation. L’affreuse catastrophe arriva
plus tôt encore qu’il ne l’avait cru. Le lundi 26 mars de l’année
978[247], lui, ainsi que ses fils et ses neveux, furent destitués de
toutes leurs fonctions et dignités. L’ordre fut donné de les arrêter et
de mettre leurs biens sous le séquestre, jusqu’à ce qu’ils eussent été
reconnus innocents du crime de malversation dont on les accusait[248].

Bien qu’un tel événement ne put le surprendre, Moçhafî en fut cependant
profondément ému. Sa conscience n’était pas tranquille. Mainte injustice
qu’il avait commise pendant sa longue carrière lui revenait à l’esprit
et l’oppressait. Quand il prit congé de sa famille: «Vous ne me reverrez
pas vivant, dit-il; la terrible prière a été exaucée; depuis quarante
ans j’attends ce moment!» Interrogé sur le sens de ces paroles
énigmatiques: «Quand Abdérame régnait encore, dit-il, je fus chargé
d’informer contre un accusé et de le juger. Je le trouvai innocent; mais
j’avais mes raisons pour dire qu’il ne l’était pas, de sorte qu’il dut
subir une peine infamante, qu’il perdit ses biens et qu’il resta
longtemps en prison. Or une nuit que je dormais j’entendis une voix qui
me criait: «Rends la liberté à cet homme! Sa prière a été exaucée, et un
jour le sort qui l’a frappé te frappera aussi.» Je m’éveillai en sursaut
et plein de frayeur. Je fis venir cet homme et je le priai de me
pardonner. Il refusa de le faire. Alors je le conjurai de me dire au
moins s’il avait adressé à l’Eternel une prière qui me concernait.--Oui,
me répondit-il; j’ai prié Dieu de te faire mourir dans un cachot aussi
étroit que celui où tu m’as fait gémir si longtemps.--Je me repentis
alors de mon injustice et je rendis la liberté à celui qui en avait été
la victime. Mais le remords venait trop tard[249]!»

Les accusés furent conduits à Zahrâ, où se trouvait la prison d’Etat. Le
général Hichâm-Moçhafî, un neveu du ministre, qui avait blessé
Ibn-abî-Amir en s’attribuant l’honneur des succès remportés dans la
dernière campagne, fut la première victime du ressentiment de cet homme
puissant. A peine arrivé dans la prison, il fut mis à mort[250].

Le conseil d’Etat fut chargé d’instruire le procès de Moçhafî. Il dura
fort longtemps. Les preuves ne manquaient pas pour établir que pendant
son ministère Moçhafî s’était rendu coupable de malversation; par
conséquent ses biens furent confisqués en partie, et son magnifique
palais dans le quartier de Roçâfa fut vendu au plus offrant. Mais des
accusations nouvelles surgissaient sans cesse contre lui, et les vizirs,
qui voulaient par là plaire à Ibn-abî-Amir, les accueillaient avec
empressement. Condamné ainsi à différentes reprises et pour plusieurs
forfaits, Moçhafî fut dépouillé peu à peu de tout ce qu’il possédait, et
cependant les vizirs, qui croyaient qu’il avait encore quelque chose
qu’on pût lui extorquer, continuaient à le vexer et à l’accabler
d’outrages[251]. La dernière fois qu’il fut assigné à comparaître
par-devant ses juges, il était tellement affaibli par l’âge, la
captivité et le chagrin, qu’il avait de la peine à faire le long trajet
de Zahrâ à l’hôtel du vizirat, et cependant son impitoyable gardien ne
cessait de lui répéter d’un ton bourru qu’il lui fallait presser le pas
et ne pas faire attendre le conseil. «Doucement, mon fils, lui dit alors
le vieillard; tu veux que je meure et tu obtiendras ton désir. Ah! je
voudrais pouvoir acheter la mort, mais Dieu y a mis un prix excessif!»
Puis il improvisa ces vers:

     Ne te fie jamais à la fortune, car elle est variable! Naguère
     encore les lions me craignaient, et maintenant je tremble à la vue
     d’un renard. Ah! quelle honte pour un homme de cœur que d’être
     obligé d’implorer la clémence d’un scélérat!

Quand il fut arrivé devant ses juges, il s’assit dans un coin de la
salle sans saluer personne, ce que voyant: «Ton éducation a-t-elle donc
été si mauvaise, lui cria le vizir Ibn-Djâbir, un complaisant
d’Ibn-abî-Amir, que tu ignores même les lois les plus simples de la
politesse?» Moçhafî garda le silence; mais comme Ibn-Djâbir continuait à
lui lancer des injures: «Toi-même, dit-il enfin, tu manques aux égards
que tu me dois; tu paies mes bienfaits d’ingratitude, et tu oses encore
me dire que je manque aux lois de la politesse?» Un peu déconcerté par
ces paroles, mais recouvrant aussitôt son audace: «Tu mens! lui cria
Ibn-Djâbir; je te devrais des bienfaits, moi? Bien au contraire,» et il
se mit à énumérer les griefs qu’il avait contre lui. Quand il eut fini:
«Ce n’est pas pour ces choses-là que je te demande de la reconnaissance,
lui répliqua Moçhafî; mais il n’en est pas moins vrai que lorsque tu
t’étais approprié des sommes qui t’avaient été confiées et que le feu
calife (Dieu aie son âme!) voulait te faire couper la main droite, j’ai
demandé et obtenu ta grâce.» Ibn-Djâbir nia le fait et jura que c’était
une calomnie infâme. «Je conjure tous ceux qui savent quelque chose
là-dessus, s’écria alors le vieillard dans son indignation, de déclarer
si j’ai dit vrai ou non. Oui, il y a du vrai dans ce que vous dites,
lui répliqua le vizir Ibn-Iyâch; cependant, dans les circonstances où
vous êtes, vous auriez mieux fait de ne pas rappeler cette vieille
histoire.--Vous avez raison peut-être, lui répondit Moçhafî; mais cet
homme m’a fait perdre patience, et j’ai dû dire ce que j’avais sur le
cœur.»

Un autre vizir, Ibn-Djahwar, avait écouté cette discussion avec une
répugnance croissante. Quoiqu’il n’aimât pas Moçhafî et qu’il eût même
concouru à sa chute, il savait cependant qu’on doit des égards même à
ses ennemis, et surtout à ses ennemis vaincus. Prenant maintenant la
parole, il dit à Ibn-Djâbir d’un ton d’autorité que justifiaient de
longs services et un nom aussi ancien et presque aussi illustre que
celui de la dynastie elle-même: «Ne savez-vous donc pas, Ibn-Djâbir, que
celui qui a eu le malheur d’encourir la disgrâce du monarque ne doit pas
saluer les grands dignitaires de l’Etat? La raison en est évidente, car
si ces dignitaires lui rendent son salut, ils manquent à leur devoir
envers le sultan, et s’ils ne le lui rendent pas, ils manquent à leur
devoir envers l’Eternel. Un homme qui est tombé en disgrâce ne doit donc
pas saluer, Moçhafî sait cela.»

Tout honteux de la leçon qu’il venait de recevoir, Ibn-Djâbir garda le
silence, tandis qu’un faible rayon de joie brilla dans les yeux presque
éteints du malheureux vieillard.

On procéda ensuite à l’interrogatoire. Comme on produisait contre
Moçhafî de nouvelles charges afin de lui extorquer encore une fois de
l’argent: «Je jure par tout ce qu’il y a de plus sacré, s’écria-t-il,
que je ne possède plus rien! Dussé-je être coupé par morceaux, je ne
pourrais vous donner un seul dirhem!» On le crut, et on donna l’ordre de
le reconduire à la prison[252].

A partir de cette époque, il fut tour à tour libre et prisonnier, mais
toujours malheureux. Ibn-abî-Amir semblait prendre un barbare plaisir à
le tourmenter, et l’on s’explique difficilement la haine implacable
qu’il avait vouée à cet homme médiocre et qui n’était plus en état de
lui nuire. Tout ce que l’on peut conjecturer à ce sujet, c’est qu’il ne
pouvait lui pardonner le crime inutile qu’il l’avait forcé de commettre
alors qu’il lui avait ordonné de tuer Moghîra. Quoi qu’il en soit, il le
traînait à sa suite partout où il allait, sans même lui fournir de quoi
pourvoir à ses besoins. Un secrétaire du ministre racontait que pendant
une campagne il vit une nuit Moçhafî à côté de la tente de son maître,
tandis que son fils Othmân lui donnait à boire, faute de mieux, un
mauvais mélange d’eau et de farine[253]. Le chagrin et le désespoir le
minaient et le rongeaient, et il exhalait sa douleur dans des poèmes
aussi harmonieux que touchants. Mais quoiqu’il eût dit un jour à son
gardien qu’il désirait la mort, il se cramponnait à la vie avec une
ténacité singulière, et de même qu’il avait manqué de perspicacité et
d’énergie alors qu’il était encore au pouvoir, il manquait de dignité
dans son malheur. Pour fléchir _le renard_, il s’abaissait aux demandes
les plus humiliantes. Une fois il le supplia de lui confier l’éducation
de ses enfants. Ibn-abî-Amir, qui ne concevait pas que l’on pût perdre
jusqu’à ce point le respect de soi-même, ne vit qu’une ruse dans cette
prière. «Il veut flétrir ma réputation et me faire passer pour un
nigaud, dit-il. Bien des gens m’ont vu jadis à la porte de son palais,
et pour le leur rappeler, il veut qu’on le voie à présent dans la cour
du mien[254].»

Pendant cinq ans Moçhafî traîna ainsi une triste et pénible existence.
Comme il semblait s’obstiner, en dépit de son grand âge et des nombreux
dégoûts dont on l’abreuvait, à ne pas mourir, on lui ôta enfin la vie,
soit en l’étranglant, soit en l’empoisonnant, car les auteurs arabes ne
sont pas d’accord là-dessus[255]. Quand il eut appris que son ancien
rival avait cessé de vivre, Ibn-abî-Amir chargea deux de ses employés de
prendre soin de l’inhumation. L’un d’eux, le secrétaire Mohammed
ibn-Ismâîl, raconte ainsi la scène dont il avait été témoin: «Je trouvai
que le cadavre ne présentait aucune trace de violence. Il était couvert
seulement d’un vieux manteau qui appartenait à un porte-clefs. Un laveur
que mon collègue, Mohammed ibn-Maslama, avait fait venir, lava le corps
(je n’exagère rien) sur le battant d’une vieille porte qui avait été
arrachée de ses gonds. Ensuite nous portâmes le brancard au tombeau,
accompagnés seulement de l’imâm de la mosquée que nous avions chargé de
réciter les prières des morts. Aucun passant n’osa jeter les yeux sur le
cadavre. C’était pour moi une frappante leçon. Que l’on se figure que
dans le temps où Moçhafî était encore tout-puissant, j’avais à lui
remettre une requête destinée à lui seul. Je m’étais placé sur son
passage; mais son cortége était si nombreux et les rues étaient
d’ailleurs tellement encombrées de gens qui désiraient le voir et le
saluer, qu’il me fut impossible, quelques efforts que je fisse, de
m’approcher de lui, et que je fus obligé de confier ma requête à un de
ses secrétaires qui chevauchaient à côté de l’escorte et qui étaient
chargés de recevoir les écrits de ce genre. Au retour je comparais cette
scène à celle dont je venais d’être témoin, et, réfléchissant à
l’inconstance de la fortune, je sentais quelque chose qui m’oppressait
et qui m’empêchait de respirer[256].»



IX.


Le jour même où Moçhafî avait été destitué et arrêté, Ibn-abî-Amir avait
été promu à la dignité de hâdjib[257]. Dorénavant il partageait donc
l’autorité suprême avec son beau-père, et sa puissance était si grande
qu’il pouvait sembler téméraire de lui résister. On l’osa cependant. Le
parti qui avait voulu donner la couronne à un autre qu’au jeune fils de
Hacam II et dont l’eunuque Djaudhar était l’âme, existait encore, les
vers satiriques que l’on chantait dans les rues de Cordoue en dépit de
la police, ne l’attestaient que trop. Ibn-abî-Amir ne tolérait pas la
moindre allusion à la liaison trop étroite peut-être qui existait entre
lui et la sultane; il fit même mettre à mort une chanteuse à laquelle
son maître, qui voulait la vendre au ministre, avait appris un chant
d’amour sur Aurore[258]; et cependant on fredonnait dans la rue des vers
tels que ceux-ci:

     Le monde touche à sa fin; tout va périr, car les choses les plus
     détestables se passent. Le calife est à l’école et sa mère est
     grosse du fait de ses deux amants[259].

Tant qu’on se bornait à chansonner la cour, le péril n’était pas fort
grand; mais Djaudhar osa aller plus loin. De concert avec le président
du tribunal d’appel, Abdalmélic ibn-Mondhir, il ourdit un complot dont
le but était d’assassiner le jeune calife et de placer sur le trône un
autre petit-fils d’Abdérame III, à savoir Abdérame ibn-Obaidallâh. Une
foule de cadis, de faquis et d’hommes de lettres, parmi lesquels on
remarquait l’ingénieux poète Ramâdî, trempèrent dans cette conspiration.
Ramâdî portait à Ibn-abî-Amir une haine mortelle. Il avait été l’ami de
Moçhafî et il était du petit nombre de ceux qui lui étaient restés
fidèles alors même que la fortune lui eut tourné le dos. Il brûlait
maintenant du désir de le venger, et il avait composé contre
Ibn-abî-Amir des satires virulentes[260].

Les conjurés comptaient sur le succès de leur entreprise, d’autant plus
que le vizir Ziyâd ibn-Aflah, qui remplissait alors le poste de préfet
de la capitale, y connivait. Aussi étaient-ils convenus avec lui du jour
et de l’heure où ils exécuteraient leur dessein. Djaudhar, qui n’était
plus à la cour, mais qui, grâce à l’emploi qu’il avait eu, pouvait
encore facilement approcher du souverain, s’était chargé d’assassiner ce
dernier, et immédiatement après, ses complices proclameraient Abdérame
IV.

Au jour fixé, lorsque le préfet eut quitté le palais califal pour
retourner vers sa demeure qui était située à l’extrémité de la ville, et
qu’en partant il eut emmené tous ses agents avec lui, Djaudhar demanda
et obtint une audience. Arrivé en présence du calife, il tâcha de le
poignarder; mais un certain Ibn-Arous, qui se trouvait dans la salle, se
jeta sur lui avant qu’il eût pu accomplir son projet. Une lutte
s’engagea pendant laquelle Djaudhar eut ses vêtements déchirés; mais
Ibn-Arous ayant appelé les gardes à son secours, ceux-ci arrêtèrent
l’eunuque. Peu de temps après, Ziyâd ibn-Aflah, qui avait entendu dire
que le complot avait échoué, arriva en toute hâte au palais. Ibn-Arous
lui reprocha sa nonchalance, et lui donna assez clairement à entendre
qu’il le croyait complice du crime que Djaudhar avait voulu commettre;
mais le préfet s’excusa de son mieux, protesta de sa fidélité au
monarque, et, voulant démentir par son zèle les soupçons qui pesaient
sur lui, il fit arrêter sur-le-champ les personnes suspectes, en
ordonnant de les conduire, de même que Djaudhar, à la prison de
Zahrâ[261].

On instruisit aussitôt le procès des conspirateurs, et le jugement ne se
fit pas attendre. Le président du tribunal d’appel fut déclaré coupable
du crime de haute trahison; mais ses juges n’indiquèrent pas avec
précision la peine qu’il devrait subir; ils déclarèrent seulement qu’il
tombait dans les termes de ce verset du Coran: «Voici quelle sera la
récompense de ceux qui combattent Dieu et son apôtre, et qui emploient
toutes leurs forces à commettre des désordres sur la terre: vous les
mettrez à mort ou vous leur ferez subir le supplice de la croix; vous
leur couperez les mains et les pieds alternés; ils seront chassés de
leur pays.» Dans ce verset, on le voit, l’énonciation des peines est
fort vague; aussi le tribunal laissa-t-il au calife le choix de celle
qu’il fallait appliquer. Dans les circonstances données, c’était donc au
conseil d’Etat de prononcer, et dans cette assemblée, dont il était
membre, Ziyâd ibn-Aflah, qui faisait tous ses efforts pour regagner la
faveur d’Ibn-abî-Amir, opina le premier à appliquer la peine la plus
grave. Son avis prévalut, et Abdalmélic ibn-Mondhir subit le suplice de
la croix. Le prétendant Abdérame fut aussi mis à mort[262]. Quant à
Djaudhar, nous ignorons ce que l’on décida à son égard; mais tout porte
à croire qu’il fut crucifié. Le sort de Ramâdî, quoique nullement
enviable, fut cependant moins dur. Ibn-abî-Amir, qui voulait l’exiler,
se laissa fléchir par les prières des amis du poète; mais tout en lui
permettant de rester à Cordoue, il mit à cette grâce une restriction
cruelle: il fit proclamer par des hérauts que quiconque lui adresserait
la parole serait sévèrement puni. Condamné ainsi à un mutisme perpétuel,
le pauvre poète errait dorénavant _comme un mort_ (c’est l’expression
d’un auteur arabe) au milieu de la foule qui encombrait les rues de la
capitale[263].

Cette conspiration avait prouvé au ministre que ses ennemis les plus
acharnés se trouvaient précisément dans les rangs de ceux qui avaient
étudié à ses côtés les belles-lettres, la théologie et le droit.
Etait-ce un effet de la jalousie? En partie, oui; naguère encore leur
égal et leur condisciple, Ibn-abî-Amir était monté trop haut pour que
les faquis et les hommes de loi ne lui portassent pas envie. Mais ce
n’était pas là le seul, ni même le principal motif de l’aversion qu’il
leur inspirait: ils le haïssaient surtout à cause des principes
religieux qu’ils lui attribuaient. Si l’on en excepte quelques penseurs
hardis et quelques poètes esprits forts, les hommes élevés à l’école des
professeurs de Cordoue étaient très-attachés à l’islamisme. Or
Ibn-abî-Amir passait, à tort ou à raison, pour un musulman assez tiède.
On ne pouvait lui adresser le reproche d’afficher des sentiments
libéraux en matière de foi, il était trop prudent pour le faire; mais on
disait qu’il aimait la philosophie et qu’en secret il cultivait beaucoup
cette science. C’était en ce temps-là une accusation terrible.
Ibn-abî-Amir le sentait. Philosophe ou non, il était avant tout homme
d’Etat, et voulant ôter à ses ennemis l’arme redoutable dont ils se
servaient contre lui, il résolut de montrer, par un acte éclatant
d’orthodoxie, qu’il était bon musulman. Ayant donc fait venir les ulémas
les plus considérés, tels qu’Acîlî, Ibn-Dhacwân et Zobaidî, il les
conduisit dans la grande bibliothèque de Hacam II, où il leur dit
qu’ayant formé le dessein d’anéantir les livres qui traitaient de
philosophie, d’astronomie ou d’autres sciences prohibées par la
religion, il les priait de faire eux-mêmes le triage. Ils se mirent
aussitôt à l’œuvre; puis, quand ils eurent rempli leur tâche, le
ministre fit jeter les livres condamnés dans un grand feu, et, afin de
montrer son zèle pour la foi, il en brûla quelques-uns de ses propres
mains[264].

C’était à coup sûr un acte de vandalisme, Ibn-abî-Amir était trop
éclairé pour ne pas en juger ainsi lui-même, mais il n’en produisit pas
moins un excellent effet parmi les ulémas et le bas peuple, d’autant
plus que le ministre se montra depuis lors l’ennemi des philosophes[265]
et le soutien de la religion. Il entourait les ulémas d’égards et
d’hommages, les comblait de faveurs[266], et écoutait leurs pieuses
exhortations, si longues qu’elles fussent parfois, avec une attention et
une patience tout à fait édifiantes[267]. Il fit plus encore: il se mit
à copier le Coran de ses propres mains, et désormais, quand il se
mettait en voyage, il prenait toujours cette copie avec lui[268].

S’étant créé ainsi une réputation d’orthodoxie, réputation que bientôt
on n’osa plus contester, tant elle était bien établie, il tourna son
attention sur le calife, qui, à mesure qu’il avançait en âge, devenait
plus à craindre pour lui.

Selon le témoignage de son précepteur Zobaidî, Hichâm II avait annoncé
dans son enfance les dispositions les plus heureuses; tout ce qu’on lui
enseignait, il l’apprenait avec une étonnante facilité, et il avait le
jugement plus solide que la plupart des enfants de son âge[269]. Mais
quand tout jeune encore il fut monté sur le trône, sa mère et
Ibn-abî-Amir s’appliquèrent à étouffer systématiquement ses facultés.
Nous n’oserions affirmer qu’ils lui aient fait goûter prématurément les
jouissances du harem, car, bien que la circonstance que Hichâm n’eut
jamais d’enfants donne un certain degré de vraisemblance à une telle
supposition, elle ne s’appuie cependant sur aucun témoignage; mais ce
qui est certain, c’est qu’ils s’efforcèrent d’obscurcir son intelligence
en le surchargeant d’exercices de dévotion, et qu’ils tâchèrent de lui
persuader que, s’il régnait par lui-même, les affaires le distrairaient
de la contemplation des choses divines et l’empêcheraient de travailler
à son salut. Jusqu’à un certain point, ils avaient réussi en leur
dessein: Hichâm faisait des bonnes œuvres, il lisait assidument le
Coran, il priait, il jeûnait[270]; cependant son intelligence n’était
pas encore assez matée pour qu’Ibn-abî-Amir fût tout à fait rassuré sur
son compte, et ce qu’il redoutait surtout, c’est que tôt ou tard une
autre personne ne s’emparât de l’esprit du jeune monarque et ne lui
ouvrît les yeux sur sa véritable situation. Tant que les affaires
d’Etat se traiteraient dans le palais califal, un tel péril était à
craindre; pendant les allées et venues de tant de généraux et
d’employés, un simple hasard pouvait mettre le calife en rapport avec un
d’entre eux, et pour peu que cet individu fût ambitieux et adroit, il
pourrait faire tomber le ministre en un clin d’œil. Un tel danger, il
fallait le rendre impossible. Ibn-abî-Amir résolut donc que les affaires
d’Etat se traiteraient ailleurs, et à cet effet il fit bâtir, à l’est de
Cordoue[271], sur le Guadalquivir, une nouvelle ville avec un grand
palais pour lui-même et d’autres palais pour les hauts dignitaires. En
deux années cette ville, qui reçut le nom de Zâhira, fut achevée, et
alors le ministre y fit transporter les bureaux du gouvernement. Zâhira
reçut bientôt dans son enceinte une population fort nombreuse. Les
hautes classes de la société quittèrent Cordoue ou Zahrâ pour se
rapprocher de la source d’où découlaient toutes les faveurs; les
marchands y affluèrent aussi, et en peu de temps l’étendue de Zâhira
devint telle, que ses faubourgs touchaient ceux de Cordoue.

Dorénavant il était facile de surveiller le calife et de l’exclure de
toute participation aux affaires; cependant le ministre ne négligea rien
pour rendre son isolement aussi complet que possible. Non content de
l’entourer de gardes et d’espions, il fit d’ailleurs environner le
palais califal d’une muraille et d’un fossé, et si quelqu’un osait en
approcher, il le punissait de la façon la plus sévère. Hichâm était
réellement prisonnier: il ne lui était pas permis de sortir de son
palais, il ne pouvait prononcer une parole ni faire un mouvement sans
que le ministre en fût instruit aussitôt, et il n’apprenait des affaires
d’Etat que ce que celui-ci voulait bien lui en dire. Tant qu’il eut
encore quelques ménagements à garder, Ibn-abî-Amir prétendit que le
jeune monarque lui avait abandonné la conduite des affaires afin de
pouvoir se livrer tout entier à ses exercices spirituels; mais plus
tard, quand il se crut sûr de son fait, il ne se soucia plus de lui et
défendit même de prononcer son nom[272].

A toutes ces mesures Ibn-abî-Amir voulut en joindre une autre, non moins
importante: il résolut de réorganiser l’armée.

Deux motifs l’y poussaient, l’un patriotique, l’autre entièrement
personnel: il voulait faire de l’Espagne l’un des premiers Etats de
l’Europe et se débarrasser de son collègue Ghâlib. Or l’armée telle
qu’elle était, c’est-à-dire composée en majorité d’Arabes d’Espagne, ne
semblait propre ni à l’un ni à l’autre de ces deux projets.

L’organisation militaire[273] était sans doute défectueuse. Elle
laissait trop de pouvoir aux chefs des _djond_, et elle mettait trop peu
de soldats à la disposition du souverain. Il est vrai que celui-ci
pouvait disposer, non-seulement des troupes tirées des _djond_, mais
encore de celles des frontières, qui semblent avoir été les meilleures;
toutefois la coutume voulait que celles-ci ne fussent appelées aux armes
qu’en cas de besoin; elles ne faisaient pas partie de l’armée
permanente[274]. Quant à cette dernière, elle était peu nombreuse. On
n’y comptait que cinq mille cavaliers, quoique la cavalerie fût alors
l’arme la plus considérée et celle dont dépendait le sort des batailles.
D’ailleurs, ces troupes laissaient à désirer. Le voyageur Ibn-Haucal
atteste du moins que les cavaliers andalous avaient mauvaise grâce,
puisque, n’osant ou ne pouvant se servir de leurs étriers, ils
laissaient pendre et flotter les jambes; et il ajoute qu’en général
l’armée espagnole devait la plupart de ses victoires, non pas à la
bravoure, mais à la ruse. Il est vrai que le témoignage de ce voyageur
est un peu suspect. Comme il désirait que son souverain, le calife
fatimide, entreprît la conquête de la Péninsule, il a peut-être parlé
avec trop de dénigrement des troupes de ce pays; cependant il y a sans
doute quelque chose de vrai dans ses assertions, et il est
incontestable que les Arabes, amollis par le luxe et par un beau climat,
avaient perdu peu à peu leur esprit martial. Ibn-abî-Amir ne pouvait
donc espérer de faire avec une telle armée des conquêtes brillantes.
D’ailleurs, il n’avait point de confiance en elle au cas où il voudrait
la faire combattre contre Ghâlib, et cependant il prévoyait qu’une lutte
entre lui et son collègue était inévitable. Ghâlib, il est vrai, lui
avait été fort utile alors qu’il s’agissait de faire tomber Moçhafî;
mais maintenant il ne pouvait plus lui servir à rien, et qui pis est, il
l’incommodait. Ghâlib n’approuvait pas toujours les mesures qu’il
jugeait convenable de prendre, et il le contrariait surtout au sujet de
la réclusion du calife. Client d’Abdérame III et ardent royaliste, il
s’affligeait et s’indignait en voyant que le petit-fils de son patron
était gardé et enfermé comme un captif, comme un criminel. Ibn-abî-Amir,
qui n’aimait pas la contradiction, était donc bien décidé à se
débarrasser de son beau-père; mais comment y parvenir? Ghâlib n’était
pas un homme comme Moçhafî, un homme que l’on pût renverser par une
intrigue de cour: c’était un général illustre, et s’il déclarait qu’il
voulait soustraire le souverain à la tyrannie de son ministre, il aurait
pour lui presque toute l’armée, dont il était l’idole. Ibn-abî-Amir ne
se faisait pas illusion à cet égard; il sentait que pour atteindre son
but, il lui fallait d’autres troupes, des troupes qui fussent attachées
à lui seul. En d’autres termes, il avait besoin de soldats étrangers. La
Mauritanie et l’Espagne chrétienne les lui fournirent.

Jusque-là il s’était peu occupé de la Mauritanie. Par le séjour qu’il y
avait fait en qualité de cadi suprême, il s’était convaincu que la
possession de ces contrées lointaines et pauvres était pour l’Espagne
plus onéreuse qu’utile, et, se conformant en ceci à la politique suivie
par Moçhafî, il s’était borné à entretenir la garnison de Ceuta au
complet. Quant au reste du pays, il en avait confié l’administration aux
princes indigènes, en prenant soin toutefois de se les attacher par des
largesses de tout genre[275]. Au point de vue espagnol, cette politique
était sans doute bonne et sensée, mais pour la Mauritanie elle eut des
suites funestes. Voyant ce pays abandonné à ses propres forces,
Bologguîn, le vice-roi de l’Ifrîkia, l’envahit dans l’année 979[276]. Il
remporta victoire sur victoire, et, chassant devant lui les princes qui
reconnaissaient le calife omaiyade pour leur suzerain, il les
contraignit à aller chercher un refuge derrière les remparts de Ceuta.
Mais les triomphes de Bologguîn, loin de faire obstacle aux desseins
d’Ibn-abî-Amir, les favorisaient au contraire. Les Berbers, accumulés
dans Ceuta, s’y trouvaient fort à l’étroit, et comme le vainqueur leur
avait enlevé presque tout ce qu’ils possédaient, ils ne savaient comment
faire pour subsister. C’était pour le ministre espagnol une excellente
occasion pour se procurer d’un seul coup un grand nombre d’excellents
cavaliers; aussi ne la laissa-t-il pas échapper. Il écrivit aux Berbers
pour leur dire que s’ils voulaient venir servir en Espagne, ils
pouvaient être certains de ne manquer de rien et de recevoir une haute
paye. Ils répondirent en foule à son appel. Un prince du Zâb,
Djafar[277], que ses exploits avaient depuis longtemps rendu célèbre, se
laissa gagner aussi par les brillantes promesses du ministre, et arriva
en Espagne avec un corps de six cents cavaliers. Les Berbers n’eurent
qu’à se louer de la résolution qu’ils avaient prise. Rien n’égalait la
générosité d’Ibn-abî-Amir à leur égard. «Au moment où ces Africains
arrivaient en Espagne, dit un historien arabe, leurs vêtements tombaient
en lambeaux, et chacun d’eux ne possédait qu’une méchante haridelle;
mais bientôt après, on les vit caracoler dans les rues revêtus des plus
précieuses étoffes et montés sur les plus beaux coursiers, tandis qu’ils
habitaient des palais dont ils n’avaient jamais vu les pareils, même
dans leurs rêves[278].» Ils étaient très-avides; mais s’ils ne se
lassaient pas de demander, Ibn-abî-Amir ne se lassait pas non plus de
donner, et il était fort sensible à la reconnaissance qu’ils lui en
témoignaient. Les protégeant envers et contre tous, il ne souffrait pas
qu’on les offensât, ni même qu’on se moquât du jargon qu’ils parlaient
lorsque parfois ils essayaient de s’exprimer en arabe, car ordinairement
ils parlaient leur langue maternelle à laquelle les Arabes ne
comprenaient pas un mot[279]. Un jour qu’il passait ses soldats en
revue, un officier berber, nommé Wânzemâr, s’approcha de lui, et,
écorchant l’arabe d’une terrible manière: «Ah, seigneur! lui dit-il,
donnez-moi une demeure, je vous en prie, car je suis obligé de coucher à
la belle étoile.--Comment, Wânzemâr, lui répondit le ministre, n’as-tu
donc plus la grande maison que je t’ai donnée?--Vous m’en avez chassé,
seigneur, vous m’en avez chassé par les bontés dont vous m’avez comblé.
Vous m’avez fait cadeau d’un si grand nombre de terres, que toutes mes
chambres sont en ce moment remplies de blé et qu’il n’y a plus de place
pour moi. Peut-être me direz-vous que, si mon blé m’embarrasse, je n’ai
qu’à le jeter par les fenêtres; mais veuillez vous rappeler, seigneur,
que je suis un Berber, c’est-à-dire un homme qui naguère encore était
obligé de supporter la misère et qui maintefois a été sur le point de
mourir de faim. Un tel homme, vous le concevez, y regarde à deux fois
avant qu’il jette son blé par les fenêtres.--Je ne dirai pas que tu sois
un brillant orateur, répliqua le ministre en souriant, et cependant ton
langage me semble plus disert et plus touchant que les discours les
mieux tournés de mes savants académiciens.» Puis, s’adressant aux
Andalous qui l’entouraient et qui avaient étouffé de rire tant que le
Berber parlait: «Voilà, leur dit-il, la vraie manière de montrer sa
reconnaissance, voilà le moyen d’obtenir des faveurs nouvelles! Cet
homme dont vous riez vaut mieux que vous, mes beaux parleurs: il
n’oublie pas les bienfaits qu’il a reçus, il ne prétend pas qu’on ne lui
ait pas donné assez, comme vous le faites toujours.» Et il fit donner
aussitôt à Wânzemâr un superbe hôtel[280].

L’Espagne chrétienne le pourvut aussi d’excellents soldats. Pauvres,
avides et mauvais patriotes, les Léonais, les Castillans et les
Navarrais se laissèrent facilement séduire par la haute paye que l’Arabe
leur offrait, et une fois qu’ils avaient pris du service sous son
drapeau, sa bienveillance, sa générosité et l’esprit de justice qui
présidait à ses décisions envers eux le leur rendaient cher, d’autant
plus que dans leur patrie ils n’étaient pas habitués à tant d’équité.
Ibn-abî-Amir avait pour eux des attentions infinies. Dans son armée le
dimanche était un jour de repos pour tous les soldats, quelle que fût
leur religion, et s’il s’élevait quelque contestation entre un chrétien
et un musulman, il favorisait toujours le chrétien[281]. Il n’est donc
pas étonnant que les chrétiens lui fussent aussi attachés que les
Berbers. Les uns et les autres étaient, pour ainsi dire, sa propriété.
Ils avaient renié, oublié leur patrie, et l’Andalousie n’était pas
devenue pour eux une patrie nouvelle; ils en comprenaient à peine la
langue. Leur patrie, à eux, c’était le camp, et quoique payés par le
trésor public, ils n’étaient pas au service de l’Etat, mais à celui
d’Ibn-abî-Amir. C’est à lui qu’ils devaient leur fortune, c’est de lui
qu’ils dépendaient, et ils se laissaient employer par lui contre qui que
ce fût.

En même temps qu’il donnait ainsi aux étrangers la prépondérance dans
l’armée, l’habile ministre changea l’organisation des troupes
espagnoles, qui jadis avait fait leur force vis-à-vis du gouvernement.
Depuis un temps immémorial, les tribus, avec leurs divisions et
subdivisions, formaient autant de régiments, de compagnies et
d’escouades. Ibn-abî-Amir abolit cet usage; il fit incorporer les Arabes
dans les différents régiments, sans avoir égard à la tribu à laquelle
ils appartenaient[282]. Un siècle auparavant, quand les Arabes étaient
encore animés de l’esprit de corps, une telle mesure, qui impliquait un
changement radical dans la loi du recrutement et qui ôtait à la noblesse
les derniers débris de son pouvoir, aurait sans doute provoqué de
violents murmures, et peut-être aurait-elle été le motif d’un
soulèvement général; à présent elle s’exécuta sans obstacle, tant les
temps étaient changés. L’ancienne division en tribus n’existait plus
qu’à l’état de souvenir. Une foule d’Arabes ignoraient à quelle tribu
ils appartenaient, et il régnait à cet égard une confusion qui faisait
le désespoir des généalogistes. Hacam II, qui admirait et qui aimait le
passé qu’il connaissait si bien, avait tâché, il est vrai, de faire
renaître cette réminiscence d’un autre âge; il avait fait examiner les
généalogies par des savants, et il avait voulu que chaque Arabe reprît
sa place dans sa tribu[283]; mais ses efforts, contraires à la saine
politique, avaient échoué contre l’esprit du siècle, car il y avait
partout, sauf de rares exceptions, tendance à l’unité, à la fusion des
races. En portant le dernier coup à l’ancienne division en tribus,
Ibn-abî-Amir ne fit qu’achever le travail d’assimilation qu’Abdérame III
avait entrepris et que le sentiment national approuvait.

Pendant qu’il se préparait ainsi à la guerre, Ibn-abî-Amir semblait
encore vivre en bonne intelligence avec son beau-père. Mais celui-ci
avait trop de pénétration pour se tromper sur le but des grands
changements que son gendre opérait dans l’armée, et il était bien décidé
à rompre avec lui. Or, un jour qu’ils se trouvaient ensemble sur la tour
d’un château de la frontière, il se mit à l’accabler de reproches.
Ibn-abî-Amir lui répondit avec non moins de vivacité, et leur
altercation prit un tel caractère d’amertume, que Ghâlib s’écria dans sa
fureur: «Chien que tu es! En t’arrogeant l’autorité suprême, tu prépares
la chute de la dynastie!» Puis, tirant son épée, il se précipita sur lui
en écumant de rage. Quelques officiers tâchèrent de le retenir; ils n’y
réussirent qu’à moitié; Ghâlib blessa Ibn-abî-Amir, et dans sa frayeur
celui-ci se jeta du haut de la tour. Heureusement pour lui, il put
s’accrocher pendant sa chute à quelque chose de saillant, et c’est ce
qui le sauva.

Après une telle scène la guerre était inévitable; aussi ne tarda-t-elle
pas à éclater. Ghâlib se déclara le champion des droits du calife; une
partie des troupes se rangea sous son drapeau, et il obtint d’ailleurs
du secours des Léonais. On se livra plusieurs combats dans lesquels
quelques-uns des personnages les plus marquants de la cour perdirent la
vie. La dernière fois qu’on en fut venu aux mains, l’armée
d’Ibn-abî-Amir était sur le point d’être mise en déroute, lorsque
Ghâlib, qui chargeait à la tête de sa cavalerie, eut le malheur de
heurter de la tête contre l’arçon de sa selle. Grièvement blessé, il
tomba aussitôt de cheval, et ne le voyant plus, ses soldats et ses
alliés chrétiens prirent la fuite, de sorte qu’Ibn-abî-Amir remporta une
éclatante victoire. Parmi les cadavres on trouva celui de Ghâlib
(981)[284].

Mais Ibn-abî-Amir ne se contenta pas de ce succès, si grand qu’il fût.
Il voulait à la fois punir les Léonais de l’appui qu’ils avaient prêté à
son rival, et montrer à ses compatriotes que, s’il avait créé une armée
superbe, il l’avait fait non-seulement dans son propre intérêt, mais
encore dans celui du pays. Il envahit donc le royaume de Léon, et lui
fit éprouver un châtiment terrible. Son avant-garde, commandée par un
prince du sang nommé Abdallâh, mais plus connu sous le sobriquet de
_Pierre Sèche_[285], prit et saccagea Zamora (juillet 981). Il est vrai
que les musulmans ne purent contraindre la citadelle à se rendre; mais
ils s’en vengèrent en mettant à feu et à sang tout le pays d’alentour.
Ils passèrent quatre mille chrétiens au fil de l’épée, firent un nombre
égal de prisonniers, et dans un seul district ils détruisirent un
millier de villages ou de hameaux, presque tous bien peuplés et remplis
de cloîtres et d’églises. Ramire III, qui à cette époque comptait à
peine vingt ans, conclut alors une alliance avec Garcia Fernandez, comte
de Castille, et avec le roi de Navarre. Les trois princes marchèrent
ensemble contre Ibn-abî-Amir, et lui livrèrent bataille à la Rueda, au
sud-ouest de Simancas; mais ils furent battus, et l’importante
forteresse de Simancas tomba au pouvoir des musulmans. Ils n’y firent
que peu de prisonniers; la plupart des habitants et des soldats furent
égorgés[286]. Puis Ibn-Amir, quoique la saison fût déjà bien avancée,
marcha contre la ville de Léon. Ramire alla à sa rencontre et tâcha de
l’arrêter. La fortune sembla vouloir favoriser son audace: il repoussa
les ennemis et les contraignit à se retirer dans leur camp. C’est là que
se trouvait Ibn-abî-Amir. Assis sur une espèce de trône assez élevé, il
observait la bataille et donnait ses ordres. La fuite de ses soldats le
fit frémir de dépit et de rage, et, sautant à bas de son siége, il ôta
son casque d’or et s’assit par terre. Ses soldats savaient ce que cela
signifiait. Leur général en agissait ainsi quand il voulait leur
témoigner son mécontentement, quand il jugeait qu’ils se battaient mal.
Aussi la vue de sa tête nue produisit sur eux un effet extraordinaire:
honteux de leur échec, ils se dirent qu’il fallait le réparer à tout
prix, et, poussant des cris sauvages, ils se jetèrent sur l’ennemi avec
tant d’impétuosité qu’ils lui firent tourner le dos; puis, le
poursuivant l’épée dans les reins, ils entrèrent avec lui dans les
portes de Léon, et ils auraient pris la ville, si une bourrasque qui
survint tout à coup, mêlée de neige et de grêle, ne les eût obligés à
suspendre le combat[287].

Quand Ibn-abî-Amir fut de retour à Cordoue (car l’approche de l’hiver
l’avait forcé à la retraite), il prit un de ces surnoms qui jusque-là
n’avaient été portés que par les califes, et ce surnom, par lequel nous
devrons le désigner désormais, était celui d’Almanzor[288]. Il voulut
aussi qu’on lui rendît tous les honneurs auxquels la royauté seule
donnait des droits. Il exigea, par exemple, que quiconque venait en sa
présence, sans en excepter les vizirs et les princes du sang, lui baisât
la main, comme on le faisait au monarque. On lui obéit, et le désir de
lui plaire était si grand, que l’on baisait aussi la main à ses enfants,
même à ceux qui sortaient à peine du berceau[289].

Il semblait tout-puissant et l’on eût dit qu’il n’avait plus de rival.
Lui-même, cependant, n’en jugeait pas ainsi. A son avis il y avait
encore un homme qui, s’il n’était pas alors dangereux, pouvait le
devenir, et cet homme était le général Djafar, le prince du Zâb. Djafar
lui avait rendu de grands services dans la guerre contre Ghâlib; mais
par le double éclat de sa naissance et de sa renommée, il avait excité
la jalousie du ministre et de la noblesse de cour[290]. Almanzor prit
donc à son égard une résolution qui jette sur sa gloire une tache
indélébile. Ayant donné des ordres secrets aux deux Todjîbides
Abou-’l-Ahwaç Man et Abdérame ibn-Motarrif, il invita Djafar à un
festin. Djafar accepta l’invitation. La fête fut magnifique, et grâce
aux vins généreux elle était déjà fort gaie, lorsque l’échanson présenta
une nouvelle coupe au ministre. «Donne-la, dit alors ce dernier, à celui
que j’honore le plus.» L’échanson demeura tout interdit, ne sachant
lequel parmi tous ces nobles convives son maître voulait désigner.
«Maudit échanson, s’écria alors Almanzor, donne-la au vizir Djafar!»
Flatté de ce témoignage d’estime, Djafar se leva aussitôt, et prenant la
coupe, il la vida tout d’un trait jusqu’à la dernière goutte; puis,
oubliant toute étiquette, il se mit à danser. Les autres convives se
laissèrent gagner par sa folle gaîté, et suivirent son exemple.

La fête se prolongea bien avant dans la nuit, et quand on se sépara,
Djafar était complétement ivre. Il retournait vers sa demeure accompagné
seulement de quelques pages, lorsque tout à coup il se vit assailli par
les soldats des deux Todjîbides, et avant qu’il eût eu le temps de se
défendre, il avait déjà cessé de vivre (22 janvier 983).

Sa tête et sa main droite furent envoyées en secret à Almanzor, qui
feignit de ne pas connaître les auteurs de cet assassinat, et qui en
témoigna une profonde tristesse[291].



X.


Si le peuple connaissait ou soupçonnait la vérité au sujet du meurtre de
Djafar, il oublia bientôt ce crime pour ne s’occuper que des nouvelles
victoires du ministre. Les affaires du royaume de Léon avaient pris pour
ce dernier une tournure extrêmement favorable. Les désastres qui avaient
frappé Ramire III dans la campagne de 981, lui étaient devenus fatals.
Les grands du royaume ne voulaient plus d’un prince que le malheur
semblait poursuivre[292], et qui d’ailleurs les avait blessés dans leur
orgueil par ses prétentions à l’autorité absolue. Une révolte éclata en
Galice. Les nobles de cette province résolurent de donner le trône à
Bermude, un cousin germain de Ramire, et le 15 octobre 982, ce prince
fut sacré dans l’église de Saint-Jacques-de-Compostelle. Ramire marcha
aussitôt contre lui, et il se livra une bataille à Portilla de Arenas,
sur les frontières de Léon et de la Galice; mais quoique acharnée, elle
resta indécise[293]. Plus tard, la fortune favorisa de plus en plus les
armes de Bermude II, et vers le mois de mars de l’année 984, il enleva
la ville de Léon à son compétiteur[294]. Pour ne pas succomber tout à
fait, ce dernier, qui avait cherché un refuge dans les environs
d’Astorga, se vit alors obligé d’implorer l’assistance d’Almanzor et de
le reconnaître pour son suzerain[295]. Il mourut peu de temps après (26
juin 984[296]). Sa mère tenta de régner à sa place en s’appuyant sur les
musulmans[297]; mais elle se vit bientôt privée de leur secours. Bermude
avait compris qu’à moins qu’il ne s’abaissât à la démarche que Ramire
avait faite, il aurait bien de la peine à réduire les grands qui
refusaient de le reconnaître. Il s’adressa donc à Almanzor, et les
promesses qu’il lui fit semblent avoir été plus brillantes que celles de
son ennemie, car Almanzor se déclara pour lui et mit une grande armée
musulmane à sa disposition. Grâce à ce secours, Bermude réussit à
soumettre tout le royaume à son autorité; mais aussi ne fut-il dès lors
qu’un lieutenant d’Almanzor, et une grande partie des troupes
musulmanes resta dans son pays, autant pour le surveiller que pour
l’aider[298].

Ayant fait ainsi du royaume de Léon une province tributaire, Almanzor
résolut de tourner ses armes contre la Catalogne. Comme ce pays était un
fief qui relevait du roi de France, les califes l’avaient ménagé
jusque-là, de peur que, s’ils l’attaquaient, ils n’eussent aussi les
Français à combattre. Mais Almanzor ne partageait pas cette crainte; il
savait que la France était en proie à l’anarchie féodale et que les
comtes catalans n’avaient aucun secours à attendre de ce côté-là[299].
Ayant donc rassemblé un grand nombre de troupes, il partit de Cordoue le
5 mai de l’année 985[300], en emmenant avec lui une quarantaine de ses
poètes salariés qui devraient chanter ses victoires[301]. Passant par
Elvira, Baza et Lorca, il arriva à Murcie, où il alla loger chez
Ibn-Khattâb. C’était un simple particulier qui n’avait aucune charge
publique, mais ses propriétés étaient extrêmement considérables, et les
revenus qu’il en tirait étaient énormes. Client des Omaiyades, il était
probablement d’origine visigothe, et peut-être descendait-il de
Théodemir, qui, du temps de la conquête, avait conclu avec les musulmans
une capitulation si avantageuse, que lui et son fils Athanagild
régnaient en princes presque indépendants sur la province de
Murcie[302]. Quoi qu’il en soit, Ibn-Khattâb était généreux autant que
riche. Durant treize jours consécutifs[303], il défraya non-seulement
Almanzor avec sa suite, mais toute l’armée, depuis les vizirs jusqu’au
moindre soldat. Il prit soin que la table du ministre fût toujours
somptueusement servie; jamais il ne lui fit présenter pour la seconde
fois les mets dont il avait déjà goûté, ni la vaisselle qu’il avait déjà
vue, et un jour il poussa la prodigalité jusqu’à lui offrir un bain
apprêté avec de l’eau rose. Si accoutumé qu’il fût au luxe, Almanzor
était cependant stupéfait de celui que déployait son hôte. Aussi ne
tarissait-il pas sur son éloge, et voulant lui donner une preuve de sa
reconnaissance, il le tint quitte d’une partie de l’impôt territorial.
Il enjoignit d’ailleurs aux magistrats chargés de l’administration de la
province, d’avoir pour lui les plus grands égards, et de se conformer
autant que possible à ses désirs[304].

Après avoir quitté Murcie, Almanzor continua sa marche vers la
Catalogne, et, ayant battu le comte Borrel[305], il arriva le mercredi
1er juillet devant la ville de Barcelone. Le lundi suivant il la prit
d’assaut[306]. La plupart des soldats et des habitants furent passés au
fil de l’épée; les autres furent mis en servitude. La ville même fut
pillée et brûlée[307].

A peine de retour de cette campagne, la vingt-troisième qu’il avait
faite[308], Almanzor, toujours infatigable, toujours avide de conquêtes
nouvelles, tourna son attention du côté de la Mauritanie.

Pendant plusieurs années ce pays avait été au pouvoir de Bologguîn, le
vice-roi de l’Ifrîkia; mais dans les derniers temps du règne de ce
prince, et surtout après sa mort (arrivée en mai 984[309]), le parti
omaiyade avait commencé à relever la tête. Aussi plusieurs villes,
telles que Fez et Sidjilmésa, avaient déjà secoué le joug des Fatimides,
lorsqu’un prince africain, qu’on avait presque oublié, reparut sur la
scène. C’était l’Edriside Ibn-Kennoun. Du temps de Hacam II,
Ibn-Kennoun, comme nous l’avons raconté, avait dû se rendre à Ghâlib,
et, amené à Cordoue, il y était resté jusqu’à ce que Moçhafî l’envoyât à
Tunis, après lui avoir fait prendre l’engagement de ne plus rentrer en
Mauritanie. Mais Ibn-Kennoun n’avait nullement l’intention de tenir sa
promesse. S’étant rendu à la cour du calife fatimide, il avait obsédé ce
prince durant dix ans en le suppliant de le rétablir. Ayant enfin obtenu
des troupes et de l’argent, il était retourné dans son pays natal, et
comme il avait acheté l’appui de plusieurs chefs berbers, il était
maintenant sur la voie d’en devenir le maître. C’est ce qu’Almanzor
voulait empêcher, et il prit à cet effet les mesures nécessaires. Il
envoya en Mauritanie un grand nombre de troupes sous le commandement de
son cousin germain Askelédja[310]. La guerre ne fut pas de longue
durée: trop faible pour résister à ses ennemis, Ibn-Kennoun se rendit,
après avoir obtenu d’Askelédja la promesse que ses jours seraient
respectés et qu’il pourrait habiter Cordoue comme par le passé.

Une telle promesse, faite à un homme très-ambitieux et très-perfide,
était à coup sûr une imprudence, et l’on se demande si Askelédja avait
été autorisé à la faire. Les chroniqueurs arabes nous laissent dans le
doute à cet égard; mais la conduite d’Almanzor nous porte à croire
qu’Askelédja avait outre-passé ses pouvoirs. Le ministre déclara que le
traité était de nulle valeur, et, ayant fait transporter Ibn-Kennoun en
Espagne, il le fit décapiter de nuit sur la route qui mène d’Algéziras à
Cordoue (septembre ou octobre 985).

Bien qu’Ibn-Kennoun eût été un tyran cruel, qui prenait un féroce
plaisir à précipiter ses prisonniers du haut de son Rocher des Aigles,
la manière dont il était mort excita cependant en sa faveur une
sympathie qui semble avoir été assez universelle. Joignez-y qu’il était
un chérif, un descendant du gendre du Prophète. Attenter à la vie d’un
tel homme, c’était un sacrilége aux yeux des masses ignorantes et
superstitieuses. Même les rudes troupiers qui, obéissant à l’ordre
qu’ils avaient reçu, l’avaient mis à mort, en jugeaient ainsi, et une
bourrasque qui était survenue tout d’un coup et qui les avait jetés à
terre, leur avait paru un miracle, un châtiment du ciel. Les uns
disaient donc qu’Almanzor avait commis une action impie, les autres
qu’il avait fait une perfidie puisqu’il aurait dû respecter comme sienne
la parole donnée par son lieutenant. Cela se disait assez haut, malgré
la crainte qu’inspirait le ministre, et le mécontentement se montra
d’une manière si évidente, qu’Almanzor ne pouvait se tromper sur la
disposition des esprits et qu’il commençait à s’en alarmer sérieusement.
Que l’on juge donc quelle fut sa colère quand il apprit qu’Askelédja
était plus indigné que qui que ce fût, et que même devant ses troupes il
avait osé appeler son cousin un perfide. Une telle audace nécessitait
une punition exemplaire. Aussi Almanzor s’empressa-t-il d’envoyer à son
cousin l’ordre de revenir immédiatement en Espagne; puis il le mit en
accusation, et l’ayant fait condamner à cause de malversation et de
haute trahison, il le fit mettre à mort (octobre ou novembre 985)[311].

Alors les clameurs redoublèrent. On s’apitoyait maintenant,
non-seulement sur le sort du malheureux chérif, mais encore sur celui
d’Askelédja, et l’on demandait si Almanzor n’avait pas donné une
nouvelle preuve de sa politique atroce, de son mépris de tous les liens,
même de ceux du sang, en faisant décapiter son propre cousin. Les
parents d’Ibn-Kennoun, trompés dans les espérances qu’ils avaient
conçues alors que ce prince semblait sur le point de conquérir toute la
Mauritanie, fomentaient le mécontentement autant qu’ils pouvaient.
Instruit de leurs menées, Almanzor les frappa tous d’une sentence
d’exil. Ils quittèrent alors l’Espagne et la Mauritanie; mais avant de
partir, l’un d’entre eux, Ibrahim ibn-Edrîs, décocha encore une flèche
contre le ministre en composant un long poème qui eut beaucoup de vogue
et dans lequel se trouvaient ces vers:

     L’exil, voilà toujours mon triste sort! Le malheur me poursuit sans
     cesse; il est mon créancier; au temps précis de l’échéance du
     terme, il se présente devant moi....

     Ce que je vois arriver me frappe de stupeur; notre infortune est
     immense et il est presque impossible d’y remédier. J’ai peine à en
     croire mes yeux, et je suis tenté de dire que je me trompe. Quoi!
     la famille d’Omaiya existe encore, et cependant un bossu[312]
     gouverne ce vaste empire! Et voilà les soldats qui marchent autour
     d’un palanquin dans lequel se trouve un singe roux!... Fils
     d’Omaiya, vous qui brilliez naguère comme des étoiles au milieu de
     la nuit, comment se fait-il qu’à présent on ne vous voie plus?
     Autrefois vous étiez des lions, mais vous avez cessé de l’être, et
     voilà pourquoi ce renard s’est rendu maître du pouvoir[313].

Renard ou non--on voit que ce sobriquet, que l’on a déjà rencontré dans
un vers de Moçhafî, lui était resté--, Almanzor était convaincu de la
nécessité de faire quelque chose pour se réhabiliter dans l’opinion. Par
conséquent, il résolut d’agrandir la mosquée qui était trop étroite pour
contenir et les habitants de la capitale et les innombrables soldats
venus de l’Afrique. Il fallait commencer par exproprier les possesseurs
des maisons qui occupaient le terrain sur lequel on voulait bâtir.
C’était une mesure qui, pour ne pas être odieuse, demandait beaucoup de
tact et de délicatesse; mais Almanzor avait dans ces sortes de choses un
savoir-faire admirable. Faisant venir un à un chaque propriétaire en sa
présence (ce qui était déjà un grand honneur): «Mon ami, lui disait-il,
comme j’ai formé le projet d’agrandir la mosquée, ce saint endroit où
nous adressons nos prières au ciel, je voudrais acheter ta maison dans
l’intérêt de la communauté musulmane et aux frais du trésor, lequel est
bien rempli grâce aux richesses que j’ai enlevées aux mécréants. Dis-moi
donc à combien tu l’évalues; ne te gêne pas, dis hardiment ce que tu en
veux!» Puis, quand son interlocuteur avait nommé une somme qu’il croyait
bien exorbitante: «Mais c’est trop peu, s’écriait le ministre; vraiment,
tu es d’une discrétion exagérée! Tiens, je te donne une fois autant.» Et
non-seulement il le payait rubis sur l’ongle, mais encore faisait-il
acheter pour lui une autre demeure. Il se trouva néanmoins une dame qui
refusa longtemps de céder la sienne. Elle avait dans son jardin un beau
palmier auquel elle tenait fort, et quand elle consentit enfin à se
dessaisir de son immeuble, elle y mit la condition qu’on lui en
achèterait un autre qui eût aussi un palmier dans son jardin. C’était
difficile à trouver; mais le ministre, quand on l’informa de la demande
de la dame, s’écria aussitôt: «Eh bien! nous lui achèterons ce qu’elle
désire, dussions-nous vider à cet effet tous les coffres de l’Etat!»
Après bien des recherches inutiles, on trouva enfin une maison telle
qu’on la désirait, et on l’acheta à un prix excessif.

Tant de générosité porta ses fruits. Quelques griefs que l’on eût contre
le ministre, on ne pouvait nier qu’il ne fît les choses noblement et
grandement, et d’un autre côté, les personnes dévotes étaient forcées
d’avouer que l’agrandissement de la mosquée était une œuvre fort
méritoire. Mais ce fut bien autre chose encore lorsque, les travaux
ayant commencé, on vit déblayer le terrain par une foule de prisonniers
chrétiens qui avaient des fers aux pieds. On se dit alors qu’après tout
l’islamisme n’avait pas encore brillé d’un tel éclat, et que jamais les
mécréants n’avaient été humiliés à un tel point. Et puis l’on vit
Almanzor lui-même, le maître tout-puissant, le plus grand général du
siècle, manier, pour plaire à l’Eternel, la pioche, la truelle ou la
scie, comme s’il eût été un simple ouvrier! Devant un tel spectacle,
toutes les haines devenaient muettes[314].

Pendant qu’on travaillait encore à l’agrandissement de la mosquée, la
guerre contre Léon recommença. Les troupes musulmanes qui étaient
restées dans ce royaume, s’y conduisaient comme dans un pays conquis, et
quand Bermude II s’en plaignait à Almanzor, il ne recevait de lui que
des réponses hautaines et dédaigneuses. Il perdit patience enfin, et,
prenant une résolution hardie, il chassa les musulmans[315]. Almanzor
fut donc forcé de lui faire sentir encore une fois la supériorité de ses
armes, et au fond du cœur il n’était pas fâché de cette nouvelle guerre,
car maintenant les habitants de la capitale, au lieu de parler de choses
qui, à son avis, ne les regardaient pas, pourraient de nouveau
s’entretenir de ses batailles, de ses victoires, de ses conquêtes. Et
il prit soin de fournir matière à leur conversation. S’étant emparé de
Coïmbre en juin 987, il ruina cette ville à un tel point, que pendant
sept ans elle resta déserte[316]. L’année suivante il passa le Duero, et
alors l’armée musulmane se répandit comme un torrent dans le royaume de
Léon, en tuant ou en détruisant tout ce qui se trouvait sur son passage.
Villes, châteaux, cloîtres, églises, villages, hameaux, rien ne fut
épargné[317]. Bermude s’était jeté dans Zamora[318], probablement parce
qu’il croyait que cette ville serait attaquée la première; mais Almanzor
la laissa de côté et marcha droit sur Léon. Une fois déjà il avait été
sur le point de prendre cette ville; mais grâce à sa bonne citadelle,
ses grosses tours, ses quatre portes de marbre, et ses murailles
romaines, qui avaient plus de vingt pieds d’épaisseur, elle était
très-forte, et elle résista longtemps aux efforts des ennemis. A la fin
ces derniers réussirent à ouvrir une brèche près de la porte
occidentale, au moment où le commandant de la garnison, Gonsalve
Gonzalez, un comte galicien, était alité par suite d’une grave maladie.
Le péril était extrême; aussi le comte, tout malade qu’il était, se fit
revêtir sur-le-champ de son armure et transporter en litière vers la
brèche. Par sa présence et par ses paroles il releva le courage abattu
de ses soldats, et pendant trois jours ceux-ci réussirent encore à
repousser l’ennemi; mais le quatrième jour les musulmans pénétrèrent
dans la ville par la porte méridionale. Alors commença une boucherie
horrible. Le comte lui-même, dont l’héroïsme aurait dû inspirer du
respect, fut tué dans sa litière. Après avoir massacré, on se mit à
détruire. On ne laissa pas une pierre sur l’autre. Les portes, les
tours, les murailles, la citadelle, les maisons, tout fut démoli de fond
en comble. On ne laissa debout qu’une seule tour qui se trouvait près de
la porte septentrionale et qui avait à peu près la même hauteur que les
autres. Almanzor avait ordonné de l’épargner; il voulait qu’elle montrât
aux générations futures combien elle avait été forte, cette ville qu’il
avait fait disparaître de la face de la terre[319].

Les musulmans rétrogradèrent ensuite vers Zamora, et après avoir brûlé
les superbes couvents de Saint-Pierre-d’Eslonça et de Sahagun qui se
trouvaient sur leur route[320], ils vinrent mettre le siége devant
cette ville. Bermude se montra moins courageux que son lieutenant à
Léon. Il s’échappa furtivement, et, lui parti, les habitants rendirent
la place à Almanzor, qui la fit piller. Presque tous les comtes le
reconnurent alors pour leur souverain, et Bermude ne conserva que les
districts voisins de la mer[321].

De retour à Zâhira après cette campagne glorieuse, Almanzor eut bientôt
à s’occuper de choses très-graves: il découvrit que les grands
conspiraient contre lui et que son propre fils Abdallâh, un jeune homme
de vingt-deux ans, se trouvait parmi les conjurés.

Brave et brillant cavalier, Abdallâh n’était cependant pas aimé de son
père. Celui-ci avait des raisons pour croire que ce fils n’était pas le
sien; mais c’est ce que le jeune homme ignorait, et comme il se voyait
toujours préférer son frère Abdalmélic, qui comptait six ans de moins
que lui et auquel il se croyait bien supérieur en talents et en
bravoure, il avait déjà conçu contre son père un mécontentement
très-vif, lorsqu’il arriva à Saragosse, la résidence du vice-roi de la
Frontière supérieure, Abdérame ibn-Motarrif le Todjîbide. L’air de cette
cour lui devint fatal. Son hôte était le chef d’une illustre famille
dans laquelle la vice-royauté de cette province avait été héréditaire
pendant tout un siècle, et comme Almanzor avait renversé successivement
les hommes les plus puissants de l’empire, il craignait avec raison
qu’étant le dernier des nobles qui restait debout, il ne tombât bientôt,
à son tour, victime de l’ambition du ministre. Il avait donc l’intention
de le prévenir, et il n’attendait, pour se soulever, qu’une occasion
favorable. Il crut l’avoir trouvée maintenant; le jeune Abdallâh lui
parut un instrument fort propre à réaliser ses projets. Il fomenta son
mécontentement, et lui inspira peu à peu l’idée de se révolter contre
son père. Ils résolurent donc de prendre les armes dès que les
circonstances le leur permettraient, et ils convinrent entre eux que,
s’ils sortaient vainqueurs de la lutte, ils partageraient l’Espagne, de
sorte qu’Abdallâh régnerait sur le Midi et Abdérame sur le Nord.
Plusieurs fonctionnaires haut placés, tant dans l’armée que dans le
pouvoir civil, entrèrent dans cette conjuration, et entre autres le
prince du sang Abdallâh Pierre-sèche, qui était alors gouverneur de
Tolède. C’était un complot formidable, mais dont les ramifications
s’étendaient trop loin pour qu’il pût rester longtemps caché à l’œil
vigilant du premier ministre. Des bruits vagues d’abord, mais qui
prirent peu à peu de la consistance, en parvinrent à ses oreilles, et il
prit aussitôt des mesures efficaces pour déjouer les projets de ses
ennemis. Ayant rappelé son fils auprès de lui, il lui inspira une fausse
confiance en le comblant d’égards et de témoignages d’affection. Il fit
venir aussi Abdallâh Pierre-sèche et lui ôta le gouvernement de Tolède;
mais il le fit sous un prétexte fort plausible et d’une manière
courtoise, de sorte que d’abord ce prince ne se doutait de rien. Peu de
temps après, cependant, Almanzor le priva de son titre de vizir et lui
défendit de quitter son hôtel.

Ayant ainsi réduit deux des principaux conspirateurs à l’impuissance de
lui nuire, le ministre se mit en campagne pour aller combattre les
Castillans, après avoir envoyé aux généraux de la Frontière l’ordre de
venir le joindre. Abdérame obéit, de même que les autres généraux. Alors
Almanzor excita sous main les soldats de Saragosse à former des plaintes
contre lui. Ils le firent, et quand ils eurent accusé Abdérame d’avoir
retenu leur solde pour se l’approprier, Almanzor le destitua (8 juin
989). Cependant, comme il ne voulait pas se brouiller avec toute la
famille des Beni-Hâchim, il nomma au gouvernement de la Frontière
supérieure le fils d’Abdérame, Yahyâ-Simédja. Peu de jours après, il fit
arrêter Abdérame, mais sans laisser apercevoir qu’il avait connaissance
du complot; il ordonna seulement qu’on procédât à une enquête sur la
manière dont Abdérame avait employé les sommes qui lui avaient été
confiées pour payer les troupes.

Quelque temps après, Abdallâh rejoignit l’armée sur l’ordre qu’il en
avait reçu. Almanzor tâcha de regagner son affection à force de bontés,
mais tous ses efforts échouèrent. Abdallâh avait résolu de rompre
définitivement avec son père, et pendant le siége de San Estevan de
Gormaz, il quitta le camp en secret, accompagné seulement de six de ses
pages, pour aller chercher un asile auprès de Garcia Fernandez, le comte
de Castille. Ce dernier lui promit sa protection, et malgré les menaces
d’Almanzor, il tint sa parole pendant plus d’un an. Mais dans cet
intervalle il éprouva revers sur revers; il fut défait en rase campagne;
en août 989 il perdit Osma, ville dans laquelle Almanzor mit une
garnison musulmane; en octobre Alcoba lui fut enlevée aussi[322], et à
la fin il se vit forcé d’implorer la paix et de livrer Abdallâh.

Une escorte castillane conduisit le rebelle au camp de son père. Il
était monté sur un mulet magnifiquement équipé, dont le comte lui avait
fait cadeau, et comme il se tenait convaincu que son père lui
pardonnerait, il n’était nullement inquiet sur son sort. En route il
rencontra un détachement musulman commandé par Sad. Après lui avoir
baisé la main, cet officier lui dit qu’il n’avait rien à craindre,
attendu que son père considérait ce qu’il avait fait comme une
étourderie qui pouvait être pardonnée à un jeune homme. Il tint ce
langage tant que les Castillans étaient là; mais quand ceux-ci se furent
éloignés et que la cavalcade fut arrivée sur les bords du Duero, Sad
demeura en arrière, et alors les soldats signifièrent à Abdallâh qu’il
devait mettre pied à terre et se préparer à la mort. Si inattendues
qu’elles fussent, ces paroles n’émurent pas le vaillant Amiride. Il
sauta lestement à bas de son mulet, et conservant un visage serein, il
présenta sans sourciller la tête au coup mortel (9 septembre 990).

Avant lui, son complice Abdérame avait déjà cessé de vivre. Condamné à
cause de malversation, il avait été décapité à Zâhira. Quant à Abdallâh
Pierre-sèche, il avait réussi à s’évader et il s’était mis sous la
protection de Bermude[323].

Cependant Almanzor ne se contenta pas d’avoir déjoué ce complot. Il
n’avait pas pardonné au comte de Castille l’appui que celui-ci avait
accordé à Abdallâh, et, usant de représailles, il excita Sancho, le fils
du comte, à se révolter à son tour contre son père. Soutenu par la
plupart des grands, Sancho prit les armes dans l’année 994[324], et
alors Almanzor, qui s’était aussi déclaré pour lui, s’empara des
forteresses de San Estevan et de Clunia. Mais il avait hâte de terminer
cette guerre. Son entourage, habitué à penser comme lui ou du moins à en
faire semblant, partageait son impatience, et le meilleur moyen de lui
plaire, c’était de lui dire que selon toute apparence Garcia
succomberait bientôt. Or, le poète Çâid lui présenta un jour un cerf
attaché par une corde, et lui récita un poème, assez médiocre du reste,
dans lequel se trouvaient ces vers:

     Votre esclave que vous avez arraché à la misère et comblé de
     bienfaits, vous amène ce cerf. Je l’ai nommé Garcia, et je vous
     l’amène avec une corde au cou, en espérant que mon pronostic sera
     véritable.

Par un singulier hasard, il l’était: blessé par un coup de lance, Garcia
avait été fait prisonnier entre Alcocer et Langa, sur les bords du
Duero, le jour même où le poète avait présenté le cerf à son maître
(lundi 25 mai 995). Cinq jours après, le comte expira des suites de sa
blessure, et depuis lors l’autorité de Sancho ne fut plus contestée;
mais il fut obligé de payer aux musulmans un tribut annuel[325].

Dans l’automne de cette même année, Almanzor marcha contre Bermude,
afin de le punir d’avoir donné asile à un autre conspirateur. Ce roi se
trouvait dans une position déplorable. Il avait perdu jusqu’à l’ombre de
l’autorité. Les seigneurs s’appropriaient ses terres, ses serfs, ses
troupeaux; ils les divisaient entre eux par la voie du sort, et quand il
les redemandait, ils se moquaient de lui. De simples gentilshommes, à
qui il avait donné un château à garder, se révoltaient[326]. Parfois on
le faisait passer pour mort[327], et en vérité, il importait peu qu’il
le fût ou qu’il ne le fût pas. Il avait donc été bien hardi lorsqu’il
avait osé braver Almanzor. Que pouvait-il contre ce puissant capitaine?
Rien absolument; aussi se repentit-il bientôt de son imprudence. Ayant
perdu Astorga[328], dont il avait fait sa capitale après la destruction
de Léon, mais qu’il avait prudemment abandonnée à l’approche de
l’ennemi, il prit le parti le plus sage: il implora la paix. Il l’obtint
à condition qu’il livrerait Abdallâh Pierre-sèche et qu’il payerait un
tribut annuel[329].

Après avoir enlevé leur capitale aux Gomez, les comtes de Carrion[330],
qui, à ce qu’il semble, avaient méconnu son autorité, Almanzor se
retira, traînant à sa suite le malheureux Abdallâh qui lui avait été
remis dans le mois de novembre[331]. Comme il était à prévoir, il punit
cruellement ce prince. L’ayant fait placer, chargé de fers, sur un
chameau, il ordonna de le promener ignominieusement par les rues de la
capitale, tandis qu’un héraut, qui marchait devant lui, criait: «Voici
Abdallâh, fils d’Abdalazîz, qui a quitté les musulmans pour faire cause
commune avec les ennemis de la religion!» Quand il entendit ces paroles
pour la première fois, le prince en fut si indigné qu’il s’écria: «Tu
mens! Dis plutôt: voici un homme qui, mû par la crainte, s’est enfui; il
a ambitionné l’empire, mais ce n’est point un polythéiste, ce n’est
point un apostat[332]!» Il n’avait pas de force morale, cependant; il
n’avait pas compris qu’avant de conspirer il faut s’armer de courage.
Jeté en prison et craignant d’être bientôt conduit sur l’échafaud, il
montra une lâcheté indigne de sa haute naissance et qui formait un
singulier contraste avec la fermeté dont son complice, le fils
d’Almanzor, avait fait preuve. Dans les vers qu’il envoyait souvent au
ministre, il avouait qu’il avait été mal inspiré lorsqu’il avait pris la
fuite; il cherchait à apaiser son courroux à force de flatteries; il le
nommait le plus généreux des hommes. «Jamais, disait-il, un malheureux
n’a imploré en vain ta pitié; tes bontés et tes bienfaits sont
innombrables comme les gouttes de la pluie.» Cette bassesse ne lui
servit de rien. Almanzor épargna sa vie parce qu’il le méprisait trop
pour le faire mourir; mais il le laissa en prison, et Abdallâh ne
recouvra la liberté qu’après la mort du ministre[333].



XI.


Régnant de fait depuis vingt ans, Almanzor voulait aussi régner de
droit. Il fallait être bien aveugle pour ne pas s’en apercevoir, car on
le voyait marcher vers son but, lentement, prudemment, à pas mesurés,
mais avec une opiniâtreté qui sautait aux yeux. En 991, il s’était démis
de son titre de hâdjib ou premier ministre en faveur de son fils
Abdalmélic, qui à cette époque comptait à peine dix-huit ans, et il
avait voulu que dorénavant on l’appelât Almanzor tout court[334].
L’année suivante, il avait ordonné d’appliquer aux lettres de
chancellerie son propre sceau, au lieu d’y mettre celui du souverain, et
il avait pris alors le surnom de Mowaiyad, que le calife portait
aussi[335]. Dans l’année 996, il avait déclaré que la qualification de
_saiyid_ (seigneur) ne devait être donnée qu’à lui seul, et en même
temps il avait pris le titre de _melic carîm_ (noble roi)[336].

Il était donc roi, il n’était pas encore calife. Qu’est-ce qui
l’empêchait de le devenir? Assurément ce n’était pas Hichâm II qui lui
inspirait des craintes. Quoique ce prince fût maintenant dans la fleur
de ses jours, il n’avait jamais montré la moindre énergie, la moindre
velléité de se soustraire au joug qu’on lui avait imposé. Les princes du
sang n’étaient pas à craindre non plus: Almanzor avait fait périr les
plus dangereux, il avait exilé ceux qui l’étaient moins, il avait réduit
les autres à un état voisin de la misère[337]. Croyait-il donc que
l’armée s’opposerait à ses desseins? Nullement; composée en majorité de
Berbers, de chrétiens du Nord, de Slaves, de soldats qui avaient été
faits prisonniers dans leur enfance[338], en un mot d’aventuriers de
toute sorte, l’armée était à lui; quoi qu’il fît, elle lui obéirait
aveuglément. Qui craignait-il donc?

Il craignait la nation. Elle ne connaissait pas Hichâm II; dans la
capitale même, bien peu de gens l’avaient entrevu, car quand il sortait
de sa prison dorée pour se rendre à une de ses maisons de campagne (ce
qui arrivait rarement du reste), il était entouré des femmes de son
sérail; comme elles, il était alors entièrement couvert d’un grand
burnous, de sorte qu’on ne pouvait le distinguer des dames, et
d’ailleurs les rues par lesquelles il devait passer étaient toujours
garnies d’une haie de soldats sur l’ordre exprès du ministre[339]. Et
pourtant on l’aimait. N’était-il pas le fils du bon et vertueux Hacam
II, le petit-fils du glorieux Abdérame III, n’était-il pas surtout le
monarque légitime? Cette idée de légitimité était enracinée dans tous
les cœurs, et elle était bien plus vivace encore parmi le peuple que
parmi les nobles. Les nobles, pour la plupart d’origine arabe, se
seraient peut-être laissé convaincre qu’un changement de dynastie était
utile et nécessaire; mais le peuple, qui était d’origine espagnole,
pensait autrement. Comme le sentiment religieux, l’amour de la dynastie
formait partie de son être. Bien qu’Almanzor eût donné au pays une
gloire et une prospérité jusque-là inconnues, le peuple ne lui
pardonnait pas d’avoir fait du calife une espèce de prisonnier d’Etat,
et il était prêt à se soulever en masse si le ministre osait tenter de
s’asseoir sur le trône. C’est ce qu’Almanzor n’ignorait pas; de là sa
prudence, de là son hésitation; mais il croyait que l’opinion publique
se modifierait peu à peu; il se flattait de l’espoir que l’on finirait
par oublier entièrement le calife pour ne penser qu’à lui, et alors le
changement de dynastie pourrait s’accomplir sans secousse.

Bien lui en prit d’avoir ajourné son grand projet! Il fut bientôt à même
de se convaincre que sa haute position ne tenait qu’à un fil. En dépit
de toutes ses conquêtes et de toute sa gloire, une femme réussit presque
à le renverser.

Cette femme, c’était Aurore.

Elle l’avait aimé; mais l’âge des sentiments tendres étant passé pour
elle comme pour lui, ils s’étaient brouillés, et comme cela arrive
souvent, l’amour avait fait place dans leurs cœurs, non pas à
l’indifférence, mais à la haine. Et Aurore ne faisait rien à demi:
dévouée dans son amour, elle était implacable dans son ressentiment.
Elle avait résolu de faire tomber Almanzor, et pour y parvenir, elle
mettait en émoi tout le sérail, hommes et femmes. Elle parla à son fils,
lui dit que l’honneur lui commandait de se montrer homme et de briser
enfin le joug qu’un ministre tyrannique avait osé lui imposer. Elle
accomplit un véritable miracle: elle inspira au plus faible des hommes
une apparence de volonté et d’énergie. Almanzor l’éprouva bientôt. Le
calife le traita d’abord avec froideur, puis il s’enhardit jusqu’à lui
faire des reproches. Voulant conjurer l’orage, le ministre éloigna du
sérail plusieurs personnes dangereuses; mais comme il ne pouvait en
faire sortir celle qui était l’âme du complot, cette mesure ne servit
qu’à irriter son ennemie encore davantage. Et la Navarraise était
infatigable; elle montra qu’elle aussi avait une volonté de fer, tout
comme son ancien amant. Ses émissaires disaient partout que le calife
voulait enfin être libre et régner par lui-même, et que, pour se
débarrasser de son geôlier, il comptait sur la loyauté de son bon
peuple. Ils passaient même le Détroit, ces émissaires de la sultane, et
au moment même où des attroupements séditieux se formaient à Cordoue, le
vice-roi de la Mauritanie, Zîrî ibn-Atîa, leva l’étendard de la révolte,
en déclarant qu’il ne pouvait souffrir plus longtemps que le souverain
légitime fût tenu captif par un ministre trop puissant.

Zîrî était le seul homme qu’Almanzor craignît encore, ou plutôt le seul
qu’il eût craint de sa vie, car d’ordinaire il méprisait trop ses
ennemis pour les craindre. A demi barbare, ce chef avait conservé, dans
ses déserts africains, la vigueur, la spontanéité et l’orgueil de race
qui semblaient n’appartenir qu’à un autre âge, et malgré qu’il en eût,
Almanzor avait subi l’ascendant de cet esprit à la fois impétueux,
pénétrant et caustique. Quelques années auparavant, il avait reçu de lui
une visite, et à cette occasion il lui avait prodigué les marques de son
estime: il lui avait conféré le titre de vizir avec le traitement
attaché à cette dignité, il avait fait inscrire tous les gens de sa
suite sur le registre de la solde au bureau militaire, enfin il ne
l’avait laissé partir qu’après l’avoir amplement dédommagé de ses frais
de voyage et de ses cadeaux. Mais rien de tout cela n’avait touché
Zîrî. De retour sur le rivage africain, il avait porté la main à sa tête
en s’écriant: «A présent seulement je sais que tu m’appartiens encore!»
Puis, un de ses gens l’ayant appelé _seigneur vizir_: «Seigneur vizir?
s’était-il écrié; va-t-en au diable avec ton seigneur vizir! _Emir_,
_fils d’émir_, voilà mon titre! Ah! qu’il a été avare pour moi, cet
Ibn-abî-Amir! Au lieu de me donner de bonnes espèces sonnantes, il m’a
affublé d’un titre qui me dégrade! Vive Dieu! il ne serait pas où il est
maintenant, si en Espagne il y avait autre chose que des lâches ou des
imbéciles! Grâce au ciel, me voilà de retour, et le proverbe qui dit
qu’il vaut mieux entendre parler du diable que de le voir, ne ment
pas[340].» Ces propos, qui auraient coûté la tête à tout autre, étant
venus à l’oreille d’Almanzor, celui-ci avait feint de ne pas y faire
attention, et plus tard il avait même nommé Zîrî vice-roi de toute la
Mauritanie. Il le redoutait, il le haïssait peut-être, mais il le
croyait sincère et loyal. L’événement montra qu’il l’avait mal jugé.
Sous une écorce rude et franche Zîrî cachait beaucoup de ruse et
d’ambition. Il se laissa aisément tenter par l’argent qu’Aurore lui
promettait, par le rôle chevaleresque qu’elle lui destinait. Il
affranchirait son souverain du joug d’Almanzor, sauf peut-être à lui
imposer le sien.

Il fallait commencer par le payer, Aurore ne l’ignorait pas, et grâce à
sa finesse de femme, elle savait comment s’y prendre pour se procurer de
l’argent et pour le faire parvenir à son allié. Le trésor renfermait
près de six millions en or et il se trouvait dans le palais califal.
Elle y prit quatre-vingt mille pièces d’or, qu’elle mit dans une
centaine de cruches; puis elle versa dessus du miel, de l’absinthe et
d’autres liqueurs de ménage, et, ayant mis une étiquette à chaque
cruche, elle chargea quelques Slaves de les porter hors de la ville à un
endroit qu’elle nomma. Sa ruse lui réussit. Le préfet n’eut point de
soupçons et laissa passer les Slaves avec leur fardeau. Aussi l’argent
était-il déjà en route pour la Mauritanie, lorsqu’Almanzor fut informé,
d’une manière ou d’une autre, de ce qui s’était passé. Il en fut fort
alarmé. Peut-être l’eût-il été moins s’il eût eu la certitude qu’Aurore
avait soustrait l’argent de son chef, mais tout le portait à croire
qu’elle y avait été autorisée par le calife, et s’il en était ainsi, la
conjoncture était en effet bien difficile. Cependant il fallait prendre
un parti. Almanzor prit celui d’assembler les vizirs, les membres de la
magistrature, les ulémas et d’autres personnages marquants de la cour et
de la ville. Ayant informé cette assemblée que les dames du sérail se
permettaient de s’approprier les fonds de la caisse publique sans que
le calife, entièrement livré à des exercices de dévotion, les en
empêchât, il demanda l’autorisation de transporter le trésor en un lieu
plus sûr. Il l’obtint; mais il n’en fut pas plus avancé pour cela, car
lorsque ses employés se présentèrent au palais pour transférer la
caisse, Aurore s’y opposa en déclarant que le calife avait défendu d’y
toucher.

Que faire maintenant? Employer la violence? Mais il faudrait l’employer
contre le souverain lui-même, et si Almanzor osait aller jusque-là, la
capitale se soulèverait en un clin d’œil; elle était prête, elle
n’attendait qu’un signal. La situation était donc bien périlleuse,
cependant elle n’était pas désespérée; pour l’être, il eût fallu d’abord
que Zîrî fût déjà en Espagne avec son armée, ensuite que le calife fût
un homme capable de persister dans une résolution hardie. Or Zîrî était
encore en Afrique, et le calife était un esprit sans consistance.
Almanzor ne perdit donc pas le courage. Risquant le tout pour le tout,
il se ménagea, à l’insu d’Aurore, une entrevue avec le monarque. Il
parla, et grâce à cet ascendant que les esprits supérieurs ont sur les
âmes faibles, il se retrouva roi après quelques minutes d’entretien. Le
calife avoua qu’il n’était pas capable de gouverner par lui-même, et il
autorisa le ministre à transporter le trésor. Mais le ministre voulait
plus encore. Il dit que, pour ôter tout prétexte aux malintentionnés,
il lui fallait une déclaration écrite, une déclaration solennelle. Le
calife lui promit de signer tout ce qu’il voudrait, et alors Almanzor
fit dresser sur-le-champ un acte en vertu duquel Hichâm lui abandonnait
la conduite des affaires comme par le passé. Le calife y mit sa
signature en présence de plusieurs notables qui y mirent aussi la leur
en qualité de témoins (février ou mars 997), et Almanzor prit soin de
donner à cette pièce importante la plus grande publicité.

Dès lors une révolte dans la capitale n’était plus à craindre. Comment
pouvait-on prétendre à délivrer un captif qui ne voulait pas de la
liberté? Cependant le ministre comprit qu’il fallait faire quelque chose
pour contenter le peuple. Comme on avait crié sans cesse qu’on voulait
voir le monarque, il résolut de le montrer. Il le fit donc monter à
cheval, et alors Hichâm se mit à parcourir les rues, le sceptre à la
main et coiffé du haut bonnet que les califes seuls avaient le droit de
porter. Almanzor l’accompagnait ainsi que toute la cour. La foule
amassée sur son passage était compacte et innombrable, mais l’ordre ne
fut pas troublé un seul instant et aucun cri séditieux ne se fit
entendre[341].

Aurore s’avoua vaincue. Humiliée, épuisée, brisée, elle alla chercher
dans la dévotion l’oubli du passé et un dédommagement pour la perte de
ses espérances[342].

Restait Zîrî. Celui-ci était devenu bien moins redoutable depuis qu’il
ne pouvait plus compter sur l’appui du calife ni sur les subsides
d’Aurore. Aussi Almanzor ne garda-t-il aucun ménagement avec lui. Il le
mit hors la loi, et chargea son affranchi Wâdhih d’aller le combattre à
la tête d’une excellente armée qu’il mit à sa disposition[343].

On eût pu croire qu’Almanzor ne commencerait aucune autre guerre avant
que celle de la Mauritanie fut terminée. Il n’en fut pas ainsi. Le
ministre avait déjà concerté avec les comtes léonais, ses vassaux, une
grande expédition contre Bermude, qui, comptant un peu trop sur la
diversion que la révolte de Zîrî ferait en sa faveur, avait osé refuser
le tribut, et quoique les circonstances fussent changées, il ne renonça
pas à ce projet. Peut-être voulait-il montrer à Zîrî, à Bermude, à tous
ses ennemis déclarés ou couverts, qu’il était assez puissant pour
entreprendre deux guerres à la fois; et si telle était son intention, il
n’avait pas trop présumé de ses forces, car le destin a voulu que la
campagne qu’il allait faire, celle de Saint-Jacques-de-Compostelle, soit
devenue la plus célèbre de toutes celles qu’il a faites pendant sa
longue carrière de conquérant.

A l’exception de la ville éternelle, il n’y avait pas dans toute
l’Europe un lieu aussi renommé par sa sainteté que Santiago en Galice.
Et pourtant sa réputation n’était pas ancienne; elle ne datait que du
temps de Charlemagne. Vers ce temps là, dit-on, plusieurs pieuses
personnes informèrent Théodemir, l’évêque d’Iria (aujourd’hui el
Padron), qu’elles avaient aperçu pendant la nuit des lumières étranges
dans un bosquet, et qu’elles y avaient aussi entendu une musique
délicieuse et qui n’avait rien d’humain. Croyant aussitôt à un miracle,
l’évêque se prépara à le constater en jeûnant et en priant pendant trois
jours; puis, s’étant rendu au bosquet, il y découvrit un tombeau de
marbre. Inspiré par la sagesse divine, il déclara que c’était celui de
l’apôtre saint Jacques, fils de Zébédée, qui, d’après la tradition,
avait prêché l’Evangile en Espagne, et il ajouta que lorsque cet apôtre
eut été décapité à Jérusalem sur l’ordre d’Hérode, ses disciples avaient
apporté son corps en Galice, où ils l’ensevelirent. Dans un autre temps,
de telles assertions auraient peut-être été contestées; mais à cette
époque de foi naïve, personne n’avait la hardiesse d’élever des doutes
irrespectueux quand le clergé parlait, et supposé même qu’il y eût eu
des incrédules, l’autorité du pape Léon III, qui déclara solennellement
que le tombeau en question était celui de saint Jacques, aurait coupé
court à toutes les objections. L’opinion de Théodemir fut donc acceptée,
et tout le monde en Galice se réjouit de ce que le pays possédait les
restes d’un apôtre. Alphonse II voulut que l’évêque d’Iria résidât
dorénavant à l’endroit où le tombeau avait été découvert, et au-dessus
de ce tombeau il fit construire une église. Plus tard, Alphonse III en
fit bâtir une autre, plus grande et plus belle, qui, par les nombreux
miracles qui s’y opéraient, acquit bientôt une grande renommée, de sorte
que vers la fin du Xe siècle Saint-Jacques-de-Compostelle était un
pèlerinage très-fameux et où l’on arrivait de tous côtés, de France,
d’Italie et d’Allemagne, comme des pays les plus reculés de
l’Orient[344].

En Andalousie aussi, tout le monde connaissait Saint-Jacques et sa
superbe église, qui, pour nous servir de l’expression d’un auteur arabe,
était pour les chrétiens ce que la Caba de la Mecque était pour les
musulmans; mais on ne connaissait ce saint lieu que de réputation; pour
l’avoir vu, il fallait avoir été captif chez les Galiciens, car aucun
prince arabe n’avait encore eu l’idée de pénétrer avec une armée dans
ce pays lointain et de difficile abord. Ce que personne n’avait tenté,
Almanzor avait résolu de le faire; il voulait montrer que ce qui était
impossible pour d’autres ne l’était pas pour lui, et il avait l’ambition
de détruire le sanctuaire le plus révéré des ennemis de l’islamisme, le
sanctuaire de l’apôtre qui, selon la croyance des Léonais, avait
maintefois combattu dans leurs rangs.

Le samedi 3 juillet de l’année 997, il partit donc de Cordoue à la tête
de la cavalerie. Il se porta d’abord sur Coria, puis sur Viseu[345], où
il fut rejoint par un grand nombre de comtes soumis à son autorité, puis
sur Porto, où l’attendait une flotte qui était sortie du port de
Caçr-Abî-Dânis (aujourd’hui Alcacer do Sal, en Portugal). Sur cette
flotte se trouvait l’infanterie, à laquelle le ministre avait voulu
épargner une longue marche, et elle était chargée d’armes et
d’approvisionnements. Les vaisseaux, rangés l’un à côté de l’autre,
servirent en outre de pont à l’armée pour passer le Duero.

Comme le pays entre cette rivière et le Minho appartenait aux comtes
alliés[346], les musulmans purent le traverser sans avoir à vaincre
d’autres obstacles que ceux que le terrain leur opposait. Parmi ceux-ci
il y avait une montagne fort élevée et d’un accès très-difficile; mais
Almanzor fit frayer un chemin par les mineurs[347].

Après avoir passé le Minho, on se trouva en pays ennemi. Dès lors il
fallait se tenir sur ses gardes, d’autant plus que les Léonais qui se
trouvaient dans l’armée ne semblaient pas trop bien disposés. Leur
conscience, si longtemps assoupie, s’était réveillée tout d’un coup à la
pensée qu’ils allaient commettre un horrible sacrilége, et peut-être
auraient-ils réussi à faire échouer l’expédition, si Almanzor, qui avait
eu vent de leurs projets, ne les eût déjoués alors qu’il en était encore
temps. Voici ce qu’on raconte à ce sujet:

La nuit était froide et pluvieuse, lorsqu’Almanzor fit venir un cavalier
musulman qui avait sa confiance. «Il faut, lui dit-il, que tu te rendes
sur-le-champ au défilé de Taliares[348]. Fais-y faction, et amène-moi le
premier individu que tu apercevras.» Le cavalier se mit aussitôt en
route; mais arrivé au défilé, il y attendit toute la nuit, en
maudissant le mauvais temps, sans qu’il vît apparaître âme vivante, et
l’aurore pointait déjà lorsqu’enfin il vit arriver, du côté du camp, un
vieillard monté sur un âne. C’était apparemment un bûcheron, car il
était muni des outils qui appartiennent à ce métier. Le cavalier lui
demanda où il allait. «Je m’en vais abattre du bois dans la forêt,» lui
répondit l’autre. Le soldat ne savait que faire. Etait-ce là l’homme
qu’il fallait amener au général? C’était peu probable; qu’est-ce que le
général pourrait vouloir à ce pauvre vieillard qui semblait avoir bien
de la peine à gagner sa vie? Aussi le cavalier le laissa-t-il passer son
chemin; mais l’instant d’après il se ravisa. Almanzor avait donné des
ordres très-précis, et il était dangereux de lui désobéir. Le soldat fit
donc sentir l’éperon à sa monture, et ayant rejoint le vieillard: «Il
faut, lui dit-il, que je te conduise vers mon seigneur
Almanzor.--Qu’est-ce qu’Almanzor pourrait avoir à dire à un homme tel
que moi? lui répliqua l’autre. Laissez-moi gagner mon pain, je vous en
supplie.--Non, lui répondit le cavalier, tu m’accompagneras, que tu le
veuilles ou non.» L’autre fut forcé de lui obéir, et ils reprirent
ensemble la route du camp.

Le ministre, qui ne s’était pas couché, ne témoigna aucune surprise à la
vue du vieillard, et, s’adressant à ses serviteurs slaves: «Fouillez cet
homme!» leur dit-il. Les Slaves exécutèrent cet ordre, mais sans
trouver rien qui pût paraître suspect. «Fouillez alors la couverture de
son âne!» continua Almanzor. Et cette fois ses soupçons ne portaient pas
à faux, car on découvrit dans cette couverture une lettre que des
Léonais de l’armée musulmane avaient écrite à leurs compatriotes et dans
laquelle ils leur donnaient avis qu’un certain côté du camp était mal
gardé, de sorte qu’il pourrait être attaqué avec succès. Ayant appris
par ce message les noms des traîtres, Almanzor leur fit sur-le-champ
couper la tête, ainsi qu’au soi-disant bûcheron qui leur avait servi
d’intermédiaire[349]. Cette mesure énergique porta ses fruits. Intimidés
par la sévérité du général, les autres Léonais ne se hasardèrent pas à
entretenir des intelligences avec l’ennemi.

L’armée s’étant remise en marche, elle se répandit comme un torrent dans
les plaines. Le cloître des saints Cosme et Damien[350] fut pillé, la
forteresse de San Payo fut prise d’assaut. Comme un grand nombre
d’habitants du pays s’étaient réfugiés sur la plus grande des deux îles,
ou plutôt des deux rochers peu élevés, qui se trouvent dans la baie de
Vigo, les musulmans, qui avaient découvert un gué, passèrent dans cette
île et dépouillèrent ceux qui s’y trouvaient de tout ce qu’ils avaient
emporté. Ils franchirent ensuite l’Ulla, pillèrent et détruisirent Iria
(El Padron), qui était un fameux pèlerinage de même que Saint-Jacques-de
Compostelle, et le 11 août ils arrivèrent enfin à cette dernière ville.
Ils la trouvèrent vide d’habitants, tout le monde ayant pris la fuite à
l’approche de l’ennemi. Seul un vieux moine était resté auprès du
tombeau de l’apôtre. «Que fais-tu là?» lui demanda Almanzor. «J’adresse
des prières à saint Jacques,» répondit le vieillard. «Prie tant que tu
voudras,» dit alors le ministre, et il défendit de lui faire du mal.

Almanzor plaça une garde auprès du tombeau, de sorte qu’il fut à l’abri
de la fureur des soldats; mais au reste toute la ville fut détruite, les
murailles et les maisons aussi bien que l’église, laquelle, dit un
auteur arabe, «fut rasée au point qu’on n’aurait pas soupçonné qu’elle
avait existé la veille.» Le pays d’alentour fut dévasté par des troupes
légères qui poussèrent jusqu’à San Cosme de Mayanca (près de La Coruña).

Ayant passé une semaine à Saint-Jacques, Almanzor ordonna la retraite en
se dirigeant vers Lamego[351]. Arrivé dans cette ville, il prit congé
des comtes, ses alliés, après leur avoir donné de beaux présents qui
consistaient surtout en étoffes précieuses. Ce fut aussi de Lamego qu’il
adressa à la cour une relation détaillée de sa campagne; relation dont
les auteurs arabes nous ont conservé la substance, peut-être même les
propres paroles[352]. Il fit ensuite son entrée dans Cordoue, accompagné
d’une foule de prisonniers chrétiens qui portaient sur leurs épaules les
portes de la ville de Saint-Jacques et les cloches de son église. Les
portes furent placées dans le toit de la mosquée qui n’était pas encore
achevée[353]. Quant aux cloches, elles furent suspendues dans le même
édifice pour y servir de lampes[354]. Qui eût dit alors que le jour
viendrait où un roi chrétien les ferait reporter en Galice sur les
épaules des captifs musulmans?

En Mauritanie les armes d’Almanzor avaient été moins heureuses. Wâdhih,
il est vrai, avait d’abord remporté quelques avantages: s’étant emparé
d’Arzilla et de Nécour, il avait réussi à surprendre de nuit le camp de
Zîrî et à lui tuer beaucoup de monde; mais bientôt après, la fortune lui
avait tourné le dos, et, battu à son tour, il avait été forcé de
chercher un refuge dans Tanger. C’est de là qu’il écrivit au ministre
pour lui demander du secours. Il ne tarda pas à en recevoir. Dès qu’il
eut reçu la lettre de son lieutenant, Almanzor envoya à un grand nombre
de corps l’ordre de se diriger sur Algéziras, et, afin de hâter leur
embarquement, il se rendit en personne à ce port. Puis son fils
Abdalmélic-Modhaffar, auquel il avait confié le commandement de
l’expédition, passa le Détroit avec une excellente armée. Il débarqua à
Ceuta, et la nouvelle de son arrivée produisit un excellent effet, car
la plupart des princes berbers qui jusque-là avaient soutenu Zîrî,
s’empressèrent de venir se ranger sous ses drapeaux. Ayant opéré sa
jonction avec Wâdhih, il se mit en marche, et bientôt il découvrit
l’armée de Zîrî qui venait à sa rencontre. La bataille eut lieu dans le
mois d’octobre de l’année 998. Elle dura depuis le lever du soleil
jusqu’à son coucher, et elle fut extrêmement acharnée. Il y eut un
moment où les soldats de Modhaffar commençaient à craindre une défaite;
mais en ce moment même Zîrî fut blessé trois fois par un de ses nègres
dont il avait tué le frère, et qui partit aussitôt à bride abattue pour
annoncer cette nouvelle à Modhaffar. Comme l’étendard de Zîrî était
encore debout, le prince traita d’abord le transfuge de menteur; mais
ayant appris la vérité du fait, il chargea sur l’ennemi et le mit en
pleine déroute.

Dès lors la puissance de Zîrî était anéantie. Ses Etats rentrèrent tous
au pouvoir des Andalous, et peu de temps après, dans l’année 1001, il
mourut par suite des blessures que le nègre lui avait portées et qui
s’étaient rouvertes[355].



XII.


La carrière d’Almanzor touchait à sa fin. Dans le printemps de l’année
1002, il fit sa dernière expédition. Lui-même avait toujours désiré de
mourir en campagne, et il était si bien convaincu que son vœu serait
exaucé, qu’il portait constamment ses linceuls avec lui. Ils avaient été
cousus par ses filles, et pour en acheter la toile, il n’avait employé
que l’argent qui provenait des terres qui environnaient son vieux manoir
de Torrox, car il les voulait purs de toute souillure, et à son propre
avis l’argent que lui rapportaient ses nombreux emplois ne l’était pas.
A mesure qu’il vieillissait, il était devenu plus dévot, et comme le
Coran dit que Dieu préservera du feu celui dont les pieds se sont
couverts de poussière dans le chemin de Dieu (dans la guerre sainte), il
avait pris l’habitude de faire secouer avec beaucoup de soin, chaque
fois qu’il arrivait à l’étape, la poussière qui se trouvait sur ses
habits, et de la garder dans une cassette faite exprès; il voulait que,
quand il aurait rendu le dernier soupir, on le couvrît dans son tombeau
de cette poussière, persuadé comme il l’était que les fatigues qu’il
avait supportées dans la guerre sainte seraient devant le tribunal
suprême sa meilleure justification[356].

Sa dernière expédition, qui était dirigée contre la Castille, fut
heureuse comme toutes les précédentes l’avaient été. Il pénétra jusqu’à
Canalès[357] et détruisit le cloître de saint Emilien, le patron de la
Castille, de même qu’il avait détruit cinq années auparavant l’église du
patron de la Galice.

Au retour il sentait sa maladie empirer. Se méfiant des médecins, qui
n’étaient pas d’accord entre eux sur la nature de cette maladie et sur
le traitement à suivre, il refusait obstinément les secours de l’art, et
d’ailleurs il était convaincu qu’il ne pouvait guérir. N’étant plus en
état de se tenir à cheval, il se faisait porter en litière. Il souffrait
horriblement. «Vingt mille soldats, disait-il, sont inscrits sur mon
rôle, mais il n’y a personne parmi eux qui soit aussi misérable que
moi.»

Porté ainsi à dos d’homme pendant quatorze jours, il arriva enfin à
Medinaceli. Une seule pensée remplissait son esprit. Son autorité ayant
toujours été contestée et chancelante, en dépit de ses nombreuses
victoires et de sa grande renommée, il craignait qu’une révolte
n’éclatât après sa mort et n’enlevât le pouvoir à sa famille. Tourmenté
sans cesse par cette idée, qui empoisonnait ses derniers jours, il fit
venir son fils aîné, Abdalmélic, auprès de son lit, et, lui donnant ses
dernières instructions, il lui recommanda de confier le commandement de
l’armée à son frère Abdérame et de se rendre sans retard à la capitale,
où il devrait s’emparer du pouvoir et se tenir prêt à réprimer
immédiatement toute tentative d’insurrection. Abdalmélic lui promit de
suivre ces conseils; mais l’inquiétude d’Almanzor était telle qu’il
rappelait son fils chaque fois que celui-ci, croyant que son père avait
fini de parler, voulait se retirer; le moribond craignait toujours
d’avoir oublié quelque chose, et toujours il trouvait un nouveau conseil
à ajouter à ceux qu’il avait déjà donnés. Le jeune homme pleurait; son
père lui reprochait sa douleur comme un signe de faiblesse. Quand
Abdalmélic fut parti, Almanzor se sentit un peu mieux et fit venir ses
officiers. Ceux-ci le reconnaissaient à peine; il était devenu si maigre
et si pâle qu’il ressemblait à un spectre, et il avait presque
entièrement perdu la parole. Moitié par gestes, moitié par des mots
entrecoupés, il leur dit adieu, et peu de temps après, dans la nuit du
lundi 10 août, il rendit le dernier soupir[358]. Il fut enseveli à
Medinaceli, et l’on grava sur son tombeau ces deux vers:

     Les traces qu’il a laissées sur la terre t’apprendront son
     histoire, comme si tu le voyais de tes yeux.

     Par Allâh! le temps n’en amènera jamais un semblable, ni personne
     qui, comme lui, défende nos frontières[359].

L’épitaphe qu’un moine chrétien lui posa dans sa chronique, n’est pas
moins caractéristique. «Dans l’année 1002, dit-il, mourut Almanzor; il
fut enseveli dans l’enfer[360].» Ces simples paroles, arrachées par la
haine à un ennemi terrassé, en disent plus que les éloges les plus
pompeux.

Jamais, en effet, les chrétiens du nord de la Péninsule n’avaient eu un
tel adversaire à combattre. Almanzor avait fait contre eux plus de
cinquante campagnes (ordinairement il en faisait deux par an, l’une dans
le printemps, l’autre dans l’automne), et toujours il s’en était tiré à
sa gloire. Sans compter une foule de villes, parmi lesquelles il y avait
trois capitales, Léon, Pampelune[361] et Barcelone, il avait détruit le
sanctuaire du patron de la Galice et celui du patron de la Castille. «En
ce temps-là, dit un chroniqueur chrétien[362], le culte divin fut
anéanti en Espagne; la gloire des serviteurs du Christ fut entièrement
rabaissée; les trésors de l’Eglise, accumulés pendant des siècles,
furent tous pillés.» Aussi les chrétiens tremblaient-ils à son nom.
L’effroi qu’il leur inspirait le tirait parfois des périls dans lesquels
son audace l’avait précipité; même quand ils l’avaient pour ainsi dire
en leur pouvoir, ils n’osaient pas profiter de leur avantage. Une fois,
par exemple, il s’était engagé en pays ennemi après avoir traversé un
défilé resserré entre deux hautes montagnes. Tant que ses troupes
pillaient et ravageaient à droite et à gauche, les chrétiens n’osèrent
rien faire contre elles; mais en retournant sur ses pas, Almanzor trouva
que les ennemis avaient pris possession du défilé. Comme il n’y avait
pas moyen de le forcer, la situation des musulmans était périlleuse;
mais leur général prit aussitôt une résolution hardie. Ayant cherché et
trouvé un endroit, qui fût à sa convenance, il y fit élever des baraques
et des huttes, après quoi il ordonna de couper la tête à plusieurs
captifs et d’amonceler leurs cadavres en guise de remparts. Puis, comme
sa cavalerie parcourait le pays sans trouver des vivres, il fit
rassembler des instruments de labourage et enjoignit à ses soldats de
cultiver la terre. Les ennemis s’inquiétèrent fort de ces préparatifs
qui semblaient indiquer que les musulmans ne quitteraient plus leur
pays. Ils leur offrirent donc la paix à condition qu’ils leur
abandonneraient leur butin. Almanzor repoussa cette proposition. «Mes
soldats, répondit-il, veulent rester où ils sont; ils pensent qu’ils
auraient à peine le temps de retourner dans leurs foyers, la campagne
prochaine devant s’ouvrir sous peu.» Après plusieurs négociations, les
chrétiens consentirent enfin à ce qu’Almanzor emmenât son butin, et ils
s’engagèrent en outre (tant la peur qu’il leur inspirait était grande) à
lui prêter leurs bêtes de somme pour le transporter, à lui fournir des
vivres jusqu’à ce qu’il fût parvenu aux frontières musulmanes, et à
enlever eux-mêmes les cadavres qui obstruaient sa route[363].

Dans une autre campagne, un porte-étendard avait, au moment de la
retraite, oublié son drapeau qu’il avait fiché en terre sur le sommet
d’une montagne qui se trouvait dans le voisinage d’une ville chrétienne.
Le drapeau y resta plusieurs jours, sans que les chrétiens osassent
venir s’assurer si les musulmans étaient partis ou non[364].

On raconte aussi qu’un messager d’Almanzor, qui était venu à la cour de
Garcia de Navarre, où il fut comblé d’honneurs, trouva dans une église
une vieille femme musulmane, qui lui raconta qu’ayant été faite
prisonnière dans sa jeunesse, elle avait été depuis lors esclave dans
cette église, et qui le supplia d’attirer sur elle l’attention
d’Almanzor. Le lui ayant promis, il retourna auprès du ministre et lui
rendit compte de sa mission. Quand il eut fini de parler, Almanzor lui
demanda s’il n’avait pas vu en Navarre quelque chose qui l’eût blessé.
L’autre lui ayant parlé alors de l’esclave musulmane: «Vive Dieu!
s’écria Almanzor, c’est par là que tu aurais dû commencer;» et se
mettant aussitôt en campagne, il se porta vers la frontière de la
Navarre. Extrêmement effrayé, Garcia lui écrivit aussitôt pour lui
demander quelle faute il avait commise, attendu qu’il n’avait pas
conscience d’avoir fait rien qui pût provoquer sa colère. «Quoi! dit
alors le ministre aux messagers qui lui apportaient cette lettre, ne
m’avait-il pas juré qu’il ne restait dans son pays aucun prisonnier
musulman de l’un ou de l’autre sexe? Eh bien! il a menti; j’ai acquis la
certitude qu’il y a encore une musulmane dans telle et telle église, et
je ne quitterai pas la Navarre avant qu’elle n’ait été remise entre mes
mains.» Ayant reçu cette réponse, Garcia s’empressa d’envoyer au
ministre la femme qu’il réclamait ainsi que deux autres qu’il avait
découvertes à force de recherches. En même temps il lui fit jurer qu’il
n’avait jamais vu ces femmes, ni même entendu parler d’elles, et il
ajouta qu’il avait déjà donné l’ordre de détruire l’église dont Almanzor
avait parlé[365].

Autant Almanzor était l’effroi de l’ennemi, autant il était l’idole de
ses soldats. C’est que pour eux il était un père qui s’occupait avec une
constante sollicitude de tous leurs besoins. Cependant il était d’une
sévérité excessive en tout ce qui concernait la discipline militaire. Un
jour qu’il inspectait des troupes, il vit briller à contre-temps une
épée à l’extrémité de la ligne. Aussitôt il fit amener le coupable
devant lui. «Quoi! lui dit-il le regard enflammé de colère, tu oses
tirer l’épée sans qu’on te l’ait commandé?--Je voulais la montrer à mon
camarade, balbutia le soldat; je n’avais pas l’intention de la tirer du
fourreau, elle en est sortie par hasard....--Vaine excuse! dit Almanzor;
puis, s’adressant à son entourage: Que l’on coupe la tête à cet homme
avec sa propre épée, poursuivit-il, et qu’on la promène à travers les
rangs, afin que chacun apprenne à respecter la discipline!» De tels
exemples répandaient parmi les soldats une terreur salutaire. Aussi
gardaient-ils un silence solennel quand ils étaient passés en revue.
Même les chevaux, dit un auteur arabe, semblaient comprendre leur
devoir; il était rare qu’on les entendît hennir[366].

Grâce à cette armée qu’il avait créée et rompue à l’obéissance, Almanzor
avait donné à l’Espagne musulmane une puissance qu’elle n’avait jamais
eue, pas même du temps d’Abdérame III. Mais ce n’était pas là son seul
mérite; sa patrie lui avait bien d’autres obligations, et la
civilisation lui en a aussi. Il aimait et encourageait la culture de
l’esprit, et quoique forcé par des considérations politiques à ne point
tolérer les philosophes, il se plaisait cependant à les protéger
aussitôt qu’il pouvait le faire sans blesser la susceptibilité du
clergé. Il arriva, par exemple, qu’un certain Ibn-as-Sonbosî fut arrêté
et mis en prison comme suspect d’incrédulité. Plusieurs personnes ayant
rendu témoignage contre lui, les faquis déclarèrent qu’il méritait le
dernier supplice. Cette sentence était déjà sur le point d’être
exécutée, lorsqu’un faqui fort considéré, Ibn-al-Macwâ, qui avait refusé
longtemps de faire partie de l’assemblée, arriva en toute hâte. A force
de sophismes fort étranges, mais qui faisaient honneur, sinon à sa
logique, du moins à son bon cœur, il sut faire révoquer l’arrêt qui
condamnait l’accusé, malgré la véhémente opposition du cadi qui
présidait le tribunal. Dès lors la colère du ministre se tourna contre
ce dernier. Heureux d’être enfin en état de mettre un frein au farouche
fanatisme des bigots: «Nous devons soutenir la religion, dit-il, et tous
les vrais croyants ont droit à notre protection. Ibn-as-Sonbosî est de
ce nombre, le tribunal l’a déclaré. Cependant le cadi a fait des efforts
inouïs pour le faire condamner; c’est donc un homme qui aime à répandre
le sang, et il ne nous est pas permis de laisser vivre un tel homme.» Ce
n’était qu’une menace; le cadi en fut quitte pour quelques jours de
prison; mais il est présumable que dans la suite il aura été un peu
moins rigoureux pour les pauvres penseurs qui osaient s’affranchir des
dogmes reçus[367].

Les hommes de lettres trouvaient auprès d’Almanzor l’accueil le plus
honorable; il avait à sa cour une foule de poètes qu’il pensionnait et
qui parfois l’accompagnaient dans ses campagnes. Parmi eux Çâid, de
Bagdad, était, non pas le plus illustre, mais le plus remarquable et le
plus amusant. On ne peut nier--quoique les Andalous, toujours
extrêmement jaloux des étrangers, se plussent à le faire--on ne peut
nier qu’il ne fût un poète de talent, un bon romancier, un habile
improvisateur; mais c’était en même temps un homme qui avait très-peu de
respect pour la vérité, l’imposteur le plus hardi que l’on puisse
s’imaginer. Une fois lancé, rien ne l’arrêtait; il débitait alors tant
de choses que c’était une merveille. Quand on lui demandait d’expliquer
un mot qui n’avait jamais existé, il avait toujours une interprétation à
donner et un vers d’un ancien poète à citer. A l’en croire, il n’y
avait livre qu’il n’eût lu. Voulant le démasquer, les littérateurs lui
montrèrent un jour, en présence d’Almanzor, un livre en feuilles
blanches sur la première desquelles ils avaient écrit: Livre sur les
pensées ingénieuses, par Abou-’l-Ghauth Çanânî. Il n’y avait jamais eu
ni un tel ouvrage, ni un auteur de ce nom; néanmoins, dès qu’il eut jeté
un coup d’œil sur le titre: «Ah! j’ai lu ce livre,» s’écria-t-il, et, le
baisant avec respect, il nomma la ville où il l’avait lu et le
professeur qui le lui avait expliqué. «Dans ce cas, lui dit alors le
ministre, qui s’empressa de lui prendre le livre des mains de peur qu’il
ne l’ouvrît, tu dois savoir ce qu’il contient.--Mais certainement que je
le sais. Il est vrai qu’il y a déjà longtemps que j’ai lu cet ouvrage et
que je n’en sais plus rien par cœur, mais je me rappelle fort bien qu’il
contient seulement des observations philologiques, et qu’il n’y a aucun
vers ni aucune histoire.» Et tout le monde de rire aux éclats. Une autre
fois Almanzor avait reçu d’un gouverneur, qui s’appelait Mabramân
ibn-Yézîd, une lettre où il était question de _calb_ et de _tazbîl_,
c’est-à-dire de culture et d’engrais. S’adressant à Çâid: «As-tu vu,
dit-il, un livre écrit par Mabramân ibn-Yézîd et qui porte le titre
d’_al-cawâlib wa-’z-zawâ-lib_?--Ah, par Dieu! oui, lui répondit Çâid,
j’ai vu ce livre à Bagdad dans une copie qui avait été faite par le
célèbre Ibn-Doraid, et sur les marges de laquelle il y avait des traits
comme des pattes de fourmi.--Imposteur que tu es! Le nom que j’ai
prononcé n’est pas celui d’un écrivain, mais celui d’un de mes
gouverneurs, qui, dans une lettre qu’il m’a envoyée, me parle de culture
et d’engrais.--Fort bien, mais n’allez pas croire pour cela que j’aie
inventé quelque chose, moi qui n’invente jamais rien. Le livre et
l’auteur que vous avez nommés existent, je vous en donne ma parole
d’honneur, et si votre gouverneur porte le même nom que cet écrivain,
c’est une remarquable coïncidence, voilà tout.» Une autre fois encore
Almanzor lui montra le Recueil que le célèbre Câlî avait composé. «Si
vous le désirez, lui répondit aussitôt Çâid, je dicterai à vos
secrétaires un livre bien plus beau que celui-là et dans lequel je ne
raconterai que des histoires qui ne se trouvent pas dans le livre de
Câlî.--Fais comme tu le dis,» lui répondit Almanzor, qui ne demandait
pas mieux que de se voir dédier un livre plus remarquable encore que
celui que Câlî avait dédié au feu calife, car, s’il avait fait venir
Çâid en Espagne, il l’avait fait précisément parce qu’il espérait qu’il
éclipserait la gloire de Câlî, qui avait illustré les règnes d’Abdérame
III et de Hacam II. Çâid se mit sur-le-champ à l’œuvre, et dans la
mosquée de Zâhira il dicta ses _Châtons de bague_. Quand le livre fut
achevé, les littérateurs de l’époque l’examinèrent. A leur grande
surprise, mais aussi à leur secrète satisfaction, ils trouvèrent que
d’un bout à l’autre ce n’étaient que des bourdes. Explications
philologiques, anecdotes, vers, proverbes, tout était de l’invention de
l’auteur. Ils le déclarèrent du moins, et Almanzor les crut. Cette fois
il fut réellement fâché contre Çâid, et il fit jeter son livre dans la
rivière. Cependant il ne lui retira pas sa faveur. Depuis que Çâid lui
avait prédit que Garcia, le comte de Castille, serait fait prisonnier
(prédiction qui, comme nous l’avons vu, s’était accomplie), il avait
conçu pour lui une grande affection, ou plutôt un respect superstitieux.
Et puis, le poète lui témoignait sa reconnaissance de mille manières, et
c’est à quoi Almanzor était fort sensible. Une fois, par exemple, il eut
l’idée de rassembler toutes les bourses qu’Almanzor lui avait envoyées
remplies d’argent, et d’en faire faire une robe pour son esclave noir
Câfour; puis il se rendit au palais, et, ayant réussi à mettre le
ministre de bonne humeur: «Seigneur, lui dit-il, j’ai une prière à vous
faire.--Que désires-tu donc?--Que mon esclave Câfour vienne
ici.--Etrange demande!--Accordez la-moi.--Eh bien! qu’il vienne si cela
te plaît.» Câfour, un homme grand comme un palmier, entra alors, couvert
de sa robe de diverses couleurs, qui ressemblait à l’habit rapiécé d’un
mendiant. «Le pauvre homme! s’écria le ministre; comme il est mal
accoutré! Pourquoi lui mets-tu des guenilles?--Ah! voilà justement le
fin de la chose! Sachez, seigneur, que vous m’avez déjà donné tant
d’argent que les bourses qui le contenaient ont suffi pour vêtir un
homme de la taille de Câfour.» Un sourire de satisfaction monta aussitôt
sur les lèvres d’Almanzor. «Tiens, dit-il, tu as un tact admirable pour
me montrer ta gratitude; je suis content de toi;» et à l’instant même il
lui fit remettre de nouveaux présents parmi lesquels se trouvait un beau
costume pour Câfour[368]. Enfin, il faut bien le dire, si des hommes
tels que Çâid jouissaient de la faveur du ministre, c’est qu’en fait de
littérature celui-ci n’avait pas la finesse de tact que possédaient la
plupart des Omaiyades. Il croyait de son devoir de pensionner des
poètes, mais il les considérait un peu comme les objets d’un luxe auquel
il était obligé par sa haute position, et il n’avait pas assez de
délicatesse dans l’esprit pour distinguer les vrais diamants d’avec les
faux.

En revanche, si la portée de son esprit n’était pas tout à fait
littéraire, elle était éminemment pratique. Les intérêts matériels du
pays trouvaient en lui un protecteur très-éclairé. L’amélioration des
moyens de communication le préoccupait sans cesse. Il fit frayer une
foule de routes. A Ecija il fit jeter un pont sur le Xenil, à Cordoue
il en fit bâtir un autre sur le Guadalquivir, qui coûta cent quarante
mille pièces d’or[369].

En toutes choses, qu’elles fussent grandes ou petites, il avait le coup
d’œil du génie. Quand il voulait entreprendre une affaire importante, il
consultait ordinairement les dignitaires, mais il suivait rarement leurs
conseils. Ces hommes ne sortaient jamais de l’ornière de l’habitude;
esclaves de la routine, ils savaient ce qu’Abdérame III ou Hacam II
avait fait dans une circonstance pareille, et ils ne comprenaient pas
qu’on pût faire autrement. Puis, quand ils voyaient Almanzor suivre sa
propre idée, ils s’écriaient que tout était perdu, jusqu’à ce que
l’événement donnât à leurs prévisions le plus éclatant démenti[370].

Quant à son caractère, il est vrai que, pour arriver au pouvoir et pour
s’y maintenir, il avait commis des actes que la moralité condamne, et
même des crimes que nous n’avons nullement essayé de pallier; mais la
justice nous ordonne d’ajouter ici que, pourvu que son ambition ne fût
pas en jeu, il était loyal, généreux et juste. La fermeté, comme nous
avons déjà eu l’occasion de le dire, formait le fond de sa nature. Une
fois qu’il avait pris un parti, rien ne pouvait l’en faire changer.
Quand il le voulait, il supportait la douleur physique avec la même
impassibilité que la douleur morale. Un jour qu’il avait mal au pied, il
se le fit cautériser pendant une séance du conseil. Il parlait comme si
de rien n’était, et les membres du conseil ne se seraient pas aperçus de
l’opération, si l’odeur de la chair qui brûlait ne les en eût
avertis[371]. Tout chez lui révélait une volonté et une persévérance
extraordinaires; il persistait dans ses amitiés comme dans ses haines;
jamais il n’oubliait un service, et jamais aussi il ne pardonnait une
offense. C’est ce qu’éprouvèrent ses condisciples auxquels, tout jeune
encore, il avait donné la liberté de choisir les postes qu’ils
voudraient occuper au cas où il deviendrait premier ministre[372]. Les
trois étudiants qui à cette occasion avaient feint de prendre sa
proposition au sérieux et qui avaient nommé les emplois qu’ils
ambitionnaient, les obtinrent en effet sous son ministère, tandis que le
quatrième, qui avait parlé d’une manière inconvenante, expia son
imprudence par la perte de ses biens[373]. Parfois, cependant, quand il
avait tort et qu’il le sentait, il réussissait à vaincre l’opiniâtreté
de son caractère. Un jour qu’il était question d’une amnistie à
accorder, il parcourait la liste des prisonniers, lorsque son regard
tomba sur le nom d’un de ses serviteurs contre lequel il avait conçu une
haine violente et qui était depuis longtemps en prison, sans qu’il eût
mérité d’être traité de la sorte. «Celui-là, écrivit-il sur la marge,
restera où il est jusqu’à ce que l’enfer vienne le réclamer.» Mais la
nuit venue, il chercha en vain le repos; sa conscience le tourmentait,
et dans cet état intermédiaire qui n’est ni le sommeil ni la veille, il
crut voir un homme d’une laideur repoussante et d’une force surhumaine,
qui lui disait: «Rends la liberté à cet homme, sinon tu seras puni de
ton injustice!» Il tâcha encore de chasser ces noires visions, mais n’y
réussissant pas, il se fit apporter sur son lit ce qu’il faut pour
écrire, après quoi il dressa l’ordre de mettre le prisonnier en liberté,
mais en ajoutant ces mots: «Cet homme doit sa liberté à Dieu, et
Almanzor n’y a consenti qu’à regret[374].»

Une autre fois il buvait avec le vizir Abou-’l-Moghîra ibn-Hazm dans un
de ses superbes jardins à Zâhira, car, malgré le respect qu’il
témoignait à la religion, il but du vin toute sa vie, à l’exception des
deux années qui précédèrent sa mort[375]. C’était le soir, un de ces
beaux soirs comme il n’y en a que dans les pays privilégiés du Midi. Or
une belle chanteuse qu’Almanzor aimait, mais qui avait conçu une grande
passion pour l’hôte du ministre, chanta ces vers:

     Le jour fuit, et déjà la lune montre la moitié de son disque. Le
     soleil qui se couche ressemble à une joue, les ténèbres qui
     approchent au duvet qui la couvre, le cristal des coupes à de l’eau
     congelée, et le vin à du feu liquide. Mes regards m’ont fait
     commettre des péchés que rien n’excuse. Hélas! gens de ma famille,
     j’aime un jeune homme qui se soustrait à mon amour, bien qu’il se
     trouve dans mon voisinage. Ah! que ne puis-je m’élancer vers lui et
     le serrer sur mon cœur!

Abou-’l-Moghîra ne comprit que trop bien la portée de ces vers, et il
eut l’imprudence d’y répondre aussitôt par ceux-ci:

     Le moyen, le moyen d’approcher de cette beauté qui est entourée
     d’une haie d’épées et de lances! Ah! si j’avais la conviction que
     ton amour est sincère, je risquerais volontiers ma vie pour te
     posséder. Un homme généreux, quand il veut atteindre son but, ne
     craint aucun péril.

Almanzor n’y tenait plus. Rugissant de colère, il tira son épée, et
s’adressant à la chanteuse: «Dis la vérité, lui cria-t-il d’une voix de
tonnerre, est-ce au vizir que s’adresse ton chant?--Un mensonge pourrait
me sauver, lui répondit la vaillante jeune fille, mais je ne mentirai
point. Oui, son regard m’a percé le cœur, l’amour me l’a fait dire, il
m’a fait dire ce que je voulais cacher. Vous pouvez me punir, seigneur,
mais vous êtes si bon, vous aimez à pardonner quand on avoue ses
fautes.» En parlant ainsi, elle fondit en larmes. Almanzor lui avait
déjà pardonné à moitié; mais ce fut à présent contre Abou-’l-Moghîra que
se tourna sa colère et il l’accabla d’un torrent de reproches. Le vizir
l’écouta sans mot dire; puis, quand il eut fini de parler: «Seigneur,
dit-il, j’ai commis une grande faute, j’en conviens; mais qu’y
pouvais-je? Chacun est l’esclave de sa destinée; personne ne choisit la
sienne, on la subit, et la mienne a voulu que j’aimasse là où je ne
devais pas aimer.» Almanzor garda quelques instants le silence. «Eh
bien! dit-il enfin, je vous pardonne à tous les deux. Abou-’l-Moghîra!
celle que vous aimez, elle est à vous, c’est moi qui vous la
donne[376].»

Son amour de la justice était passé en proverbe. Il voulait qu’elle
s’exerçât sans acception de personnes, et la faveur qu’il accordait à
certains individus ne les mettait jamais au-dessus des lois. Un homme du
peuple se présenta un jour à l’audience. «Défenseur de la justice,
dit-il, j’ai à me plaindre de l’homme qui se trouve derrière vous,» et
il montra du doigt le Slave qui remplissait l’emploi de porte-bouclier
et dont Almanzor faisait grand cas. «Je l’ai cité devant le juge,
poursuivit-il, mais il a refusé de venir.--Ah, vraiment! dit alors le
ministre, il a refusé de venir et le juge ne l’y a pas contraint? Je
pensais qu’Abdérame ibn-Fotais (c’était le nom du juge) avait plus
d’énergie. Eh bien, mon ami, dis-moi de quoi tu te plains.» L’autre lui
raconta alors qu’il avait un contrat avec le Slave et que celui-ci
l’avait rompu. Quand il eut fini de parler: «Ils nous causent bien des
soucis, ces serviteurs de notre maison!» dit Almanzor; puis, s’adressant
au Slave qui tremblait de peur: «Remets le bouclier à celui qui se
trouve à côté de toi, lui dit-il, et va humblement répondre à ta partie
devant le tribunal, afin que justice se fasse.... Vous, dit-il ensuite
au préfet de police, conduisez-les tous les deux vers le juge, et
dites-lui que si mon Slave a fait une contravention au contrat, je
désire qu’il lui applique la peine la plus grave, la prison ou autre
chose.» Le juge ayant donné raison à l’homme du peuple, celui-ci
retourna auprès d’Almanzor pour le remercier. «Point de remercîments,
lui dit le ministre; tu as gagné ton procès, c’est bien, tu peux être
content; mais moi, je ne le suis pas encore; j’ai à punir, moi aussi, le
scélérat qui n’a pas rougi de commettre une bassesse, quoiqu’il fût à
mon service.» Et il lui donna son congé.

Une autre fois, son majordome était en procès contre un marchand
africain. Il fut sommé par le juge de venir prêter serment; mais,
croyant que le poste élevé qu’il occupait le mettrait à l’abri des
poursuites, il refusa de le faire. Or, un jour qu’Almanzor se rendait à
la mosquée, accompagné de son majordome, le marchand l’accosta et lui
raconta ce qui s’était passé. A l’instant même le ministre fit arrêter
le majordome, en ordonnant de le conduire devant le juge; et ayant
ensuite appris qu’il avait perdu son procès, il le destitua[377].

En résumé, si les moyens qu’Almanzor a employés pour s’emparer du
pouvoir doivent être condamnés, il faut avouer cependant qu’une fois
qu’il l’eut obtenu, il l’exerça noblement. Si la destinée l’avait fait
naître sur les marches du trône, on aurait peut-être peu de reproches à
lui faire; peut-être, dans ce cas, aurait-il été l’un des plus grands
princes dont l’histoire ait gardé le souvenir; mais ayant vu le jour
dans un vieux manoir de province, il fut obligé, pour parvenir au but de
son ambition, de se frayer une route à travers mille obstacles, et l’on
doit regretter qu’en tâchant de les vaincre, il se soit occupé trop
rarement de la légitimité des moyens. C’était sous beaucoup de rapports
un grand homme, et cependant, pour peu que l’on respecte les principes
éternels de la morale, il est impossible de l’aimer, difficile même de
l’admirer.



XIII.


Quand Modhaffar fut de retour à Cordoue après la mort de son père, il y
eut une émeute. Le peuple exigea à grands cris que le souverain se
montrât et qu’il gouvernât par lui-même. En vain Hichâm II fit-il dire à
la foule qu’il voulait continuer à mener une vie libre de soucis: elle
persista dans ses demandes et Modhaffar fut obligé de la disperser à
main armée[378]. Depuis lors, cependant, l’ordre ne fut plus troublé. Il
est vrai qu’un petit-fils d’Abdérame III, nommé Hichâm, conspira contre
Modhaffar; mais celui-ci, qui en fut averti à temps, le prévint en le
faisant mettre à mort (décembre 1006)[379]. Il gouverna l’Etat comme
l’avait fait son père. Il remporta plusieurs victoires sur les
chrétiens, et pendant son règne la prospérité du pays croissait
toujours. C’était un âge d’or, disait-on plus tard[380].

Cependant un grand changement s’était accompli. L’ancienne société
arabe, avec ses vertus et ses préjugés, avait disparu. Abdérame III et
Almanzor avaient eu tous les deux pour but l’unité de la nation, et ce
but, ils l’avaient atteint. La vieille noblesse arabe s’était épuisée
dans la lutte qu’elle avait soutenue contre le pouvoir royal; vaincue et
brisée, elle était maintenant appauvrie, ruinée, et les vieux noms
s’éteignaient chaque jour. La noblesse de cour, qui était attachée aux
Omaiyades par les liens de la clientèle, s’était mieux soutenue. Les
Abou-Abda, les Chohaid, les Djahwar et les Fotais[381] étaient encore
des maisons riches et enviées. Mais les hommes les plus puissants
d’alors, c’étaient les généraux berbers et slaves[382] qui devaient leur
fortune à Almanzor. Comme c’étaient des parvenus et des étrangers, ils
inspiraient peu de respect. D’ailleurs on les considérait comme des
barbares, et l’on se plaignait des vexations dont ils se rendaient
coupables. D’un autre côté, les hommes de la classe moyenne s’étaient
enrichis par le commerce et l’industrie. Déjà sous le règne, si troublé
pourtant, du sultan Abdallâh, on avait vu des négociants et des
industriels amasser rapidement de grandes fortunes sans autre capital
que celui que des amis leur avaient prêté[383], et à présent que le pays
jouissait d’une tranquillité parfaite, de telles fortunes s’édifiaient
si facilement et si fréquemment, que l’on ne s’en étonnait plus. Et
cependant cette société, si florissante en apparence, portait en
elle-même le germe de sa destruction. Si la lutte des races avait cessé,
elle allait reparaître sous une autre forme, sous celle de la lutte des
classes. L’ouvrier détestait son patron, le bourgeois portait envie au
noble, et tout le monde s’accordait à maudire les généraux, les généraux
berbers surtout. Au sein d’une inexpérience universelle, il y avait de
vagues aspirations vers les nouveautés. La religion était exposée à de
rudes attaques. Les mesures qu’Almanzor avait prises contre les
philosophes n’avaient pas porté les fruits que le clergé s’en était
promis. Les esprits forts se multipliaient au contraire, et le
scepticisme, qui forme le fond du caractère arabe, revêtait de plus en
plus des formes scientifiques. Les disciples d’Ibn-Masarra, les Masarrîa
comme on les appelait, formaient une secte nombreuse[384]. D’autres
sectes propageaient aussi des doctrines très-hardies. Une d’entre elles
semble être sortie du sein du clergé lui-même. Ses membres avaient du
moins étudié les traditions relatives au Prophète; mais leurs études,
s’il faut en croire un théologien orthodoxe, avaient été superficielles
et elles s’étaient portées de préférence sur des livres apocryphes et
composés par des matérialistes qui avaient l’intention de saper les
fondements de l’islamisme. De là l’étrange idée qu’ils se formaient de
l’univers. La terre, disaient-ils, repose sur un poisson; ce poisson est
soutenu par la corne d’un taureau; ce taureau se trouve sur un rocher
qu’un ange porte sur son cou; au-dessous de cet ange se trouvent les
ténèbres, et au-dessous des ténèbres il y a une eau qui n’a point de
fin. Sous ces formules obscures et bizarres, qui peut-être n’étaient que
des symboles, les théologiens démêlaient cependant une hérésie
très-grave: la secte croyait que l’univers est illimité. Elle enseignait
en outre qu’on peut bien imposer une religion par la fraude ou par la
violence, mais qu’on ne peut pas la prouver par des arguments tirés de
la raison. En même temps, toutefois, elle était hostile aux ouvrages
philosophiques de la Grèce[385], sur lesquels une autre secte
s’appuyait au contraire. Cette dernière se composait de naturalistes.
L’étude des mathématiques les avait conduits à celle de l’astronomie.
Pour croire à la religion ils demandaient des preuves mathématiques, et
n’en trouvant pas, ils la déclaraient absurde. Ils en méprisaient tous
les commandements; la prière, le jeûne, les aumônes, le pèlerinage, tout
cela n’était à leurs yeux qu’une folie. Les faquis ne manquaient pas de
leur adresser le reproche que les théologiens de tous les temps se sont
plu à adresser à ceux qui se sont écartés des doctrines reçues: ils les
accusaient de n’avoir pour but dans leur vie que celui de s’enrichir,
afin de pouvoir se livrer à des plaisirs de toute sorte, sans respect
pour les lois de la morale[386].

Cependant les sectes qui attaquaient ouvertement l’islamisme n’étaient
pas les plus dangereuses; d’autres, qui voulaient vivre en paix avec lui
et qui ne se recrutaient pas seulement parmi les musulmans, mais aussi
parmi les chrétiens et les juifs, l’étaient bien davantage, car sous le
nom de religion universelle[387], elles prêchaient l’indifférentisme; et
si les religions périssent, ce n’est jamais par des attaques directes,
c’est toujours par l’indifférence, les théologiens musulmans ne
l’ignoraient pas. Les hommes qui avaient adopté ces doctrines
différaient en certains points, et les uns allaient plus loin que les
autres; mais ils avaient tous un suprême dédain pour la dialectique. «Le
monde, disaient-ils, est plein de religions, de sectes, d’écoles
philosophiques, qui se haïssent et s’exècrent. Voyez les chrétiens! Le
Melchite ne peut souffrir le Nestorien, le Nestorien déteste le
Jacobite, et l’un damne l’autre. Parmi les musulmans, le Motazelite
déclare que tous ceux qui ne pensent pas comme lui sont des incrédules;
le non-conformiste considère comme de son devoir de tuer ceux qui
appartiennent à une autre secte, et le Sonnite ne veut avoir rien de
commun ni avec l’un ni avec l’autre. Parmi les juifs, c’est la même
chose. Les philosophes se damnent un peu moins, mais ils n’en sont pas
plus d’accord. Et quand on se demande lequel entre cette infinité de
systèmes philosophiques et théologiques renferme la vérité, il faut dire
que l’un vaut l’autre. Les arguments de chaque champion ont absolument
la même force, la même faiblesse si l’on veut; seulement l’un s’entend
mieux que l’autre à manier les armes de la dialectique. En voulez-vous
la preuve? Rendez-vous alors à ces réunions où disputent des hommes
d’opinions différentes. Qu’y verrez-vous? Que le vainqueur de la veille
est le vaincu du lendemain, et que dans ces savantes assemblées les
armes sont aussi journalières que sur les véritables champs de bataille.
Le fait est que chacun y parle de choses dont il ne sait rien et dont
il ne peut rien savoir.»

Quelques-uns de ces sceptiques acceptaient cependant un petit nombre
d’arguments. Il y en avait qui croyaient à l’existence de Dieu, créateur
de toutes choses, et à la mission de Mahomet; le reste, disaient-ils,
peut être vrai ou ne pas l’être; nous ne voulons ni le nier ni
l’affirmer; nous l’ignorons, voilà tout, mais notre conscience ne nous
permet pas d’accepter des doctrines dont la vérité ne nous a pas été
démontrée. Ceux-là, c’étaient les modérés. D’autres acceptaient
seulement l’existence d’un créateur, et les plus avancés n’avaient
aucune croyance. Ils disaient que l’existence de Dieu, la création du
monde etc., n’avaient pas été prouvées, mais qu’il n’avait pas été
prouvé non plus que Dieu n’existât pas ou que le monde eût existé de
toute éternité. Quelques-uns enseignaient qu’il faut conserver, en
apparence du moins, la religion dans laquelle on est né; d’autres
soutenaient que la religion universelle était la seule chose nécessaire,
et ils entendaient sous ce nom les principes de morale que prêche chaque
religion et que la raison approuve[388].

Les novateurs en matière de religion avaient un grand avantage sur les
novateurs en matière de gouvernement: ils savaient ce qu’ils voulaient.
En politique, au contraire, personne n’avait des idées bien arrêtées.
On était mécontent de ce qui existait, et il semblait que, par le
développement progressif de sa situation, la société était poussée vers
une révolution. Cette révolution, Almanzor l’avait prévue. Un jour qu’il
promenait ses regards sur son superbe palais à Zâhira et sur les
magnifiques jardins qui l’entouraient, il fondit tout à coup en larmes
en s’écriant: «Malheureuse Zâhira! Ah! je voudrais connaître celui qui
te détruira sous peu!» Puis, quand l’ami qui l’accompagnait lui eut
témoigné sa surprise à cause de cette exclamation: «Toi-même, lui
dit-il, tu seras témoin de cette catastrophe. Je le vois déjà saccagé et
ruiné, ce beau palais, je vois le feu de la guerre civile dévorer ma
patrie[389]!» Mais si cette révolution se faisait, quel en serait le but
et par quels moyens s’accomplirait-elle? C’est ce dont personne ne se
rendait compte; mais il y avait du moins une seule chose sur laquelle
tout le monde était d’accord: on voulait que le pouvoir fût arraché à la
famille d’Almanzor. Ce vœu n’a rien qui doive nous surprendre. Les
peuples monarchiques n’aiment pas que le pouvoir soit exercé par un
autre que le monarque. Aussi tous les ministres qui se sont pour ainsi
dire substitués au souverain ont été l’objet d’une haine violente et
implacable, quels que fussent leurs mérites et leurs talents. Cette
considération suffirait à la rigueur pour expliquer l’aversion
qu’inspiraient les Amirides; mais il ne faut pas oublier non plus qu’ils
avaient froissé des sentiments et des affections légitimes. S’ils
s’étaient contentés jusque-là d’exercer le pouvoir au nom d’un prince
omaiyade, ils avaient cependant laissé apercevoir qu’ils visaient plus
haut, qu’ils convoitaient le trône. Cette ambition avait exaspéré contre
eux, non-seulement les princes du sang, qui étaient en grand nombre,
mais encore le clergé qui était fort attaché au principe de la
légitimité, et la nation en général, qui était fort dévouée à la
dynastie ou qui du moins croyait l’être. Joignez-y que la noblesse de
cour désirait la chute des Amirides, parce qu’elle se promettait d’un
changement une augmentation de pouvoir, et que le bas peuple de la
capitale applaudissait d’avance à chaque révolution qui lui permettrait
de piller les riches et d’assouvir la haine qu’il leur portait. Cette
dernière circonstance aurait dû servir, ce semble, à rendre les classes
aisées plus prudentes. Cordoue étant devenue une ville manufacturière et
qui renfermait des milliers d’ouvriers, la moindre émeute pouvait
prendre en un clin d’œil un caractère fort alarmant; une guerre terrible
entre les riches et les pauvres pouvait en résulter. Mais l’inexpérience
était telle, que l’imminence d’un tel péril ne semble avoir frappé
personne. Les classes aisées ne voyaient encore dans les ouvriers que
des auxiliaires, et elles pensaient que tout rentrerait dans l’ordre dès
que les Amirides auraient été écartés.

La chute des Amirides était donc le vœu presque universel au moment où
Modhaffar mourut à la fleur de l’âge (octobre 1008). Son frère Abdérame
lui succéda. Les prêtres haïssaient ce jeune homme. A leurs yeux sa
naissance était déjà une tache ineffaçable, car sa mère était la fille
d’un Sancho, soit du comte de Castille, soit du roi de Navarre[390];
aussi ne l’appelait-on pas autrement que Sanchol[391], _le petit
Sancho_, et c’est sous ce sobriquet qu’il est connu dans l’histoire. Sa
conduite était peu propre à faire oublier sa naissance. Aimant
passionnément les plaisirs, il ne se faisait point scrupule de boire du
vin en public, et l’on se racontait avec une profonde indignation qu’un
jour qu’il entendait le muezzin crier du haut d’un minaret: «Accourez à
la prière!» il avait dit: «S’il criait: Accourez à la coupe, il ferait
bien mieux[392].» On l’accusait d’ailleurs d’avoir empoisonné son frère
Modhaffar, et l’on racontait à ce sujet qu’ayant coupé une pomme avec un
couteau dont un côté était enduit de poison, il avait mangé une moitié
après avoir donné l’autre à son frère[393].

Ces inculpations étaient peut-être plus ou moins hasardées; mais ce qui
est certain, c’est que Sanchol ne possédait pas les talents et
l’habilité d’Almanzor ou de Modhaffar. Et néanmoins il osa faire ce que
ni l’un ni l’autre n’avaient osé. Régnant de fait, ils avaient cependant
laissé à un Omaiyade le titre de monarque; ils n’avaient pas été
califes, malgré l’ardente envie qu’ils avaient de l’être. Sanchol conçut
le projet téméraire de le devenir en se faisant déclarer héritier
présomptif du trône. Il parla de ce dessein à quelques hommes influents,
parmi lesquels le cadi Ibn-Dhacwân et le secrétaire d’Etat Ibn-Bord
étaient les principaux, et quand il se fut assuré de leur concours, il
adressa sa demande à Hichâm II. Malgré sa nullité, le calife semble
avoir reculé un instant devant une démarche aussi grave, d’autant plus
que, d’après l’opinion générale, Mahomet avait dit que le pouvoir
n’appartenait qu’à la race maäddite. Il consulta quelques théologiens;
mais ceux auxquels il s’adressa obéissaient à l’impulsion d’Ibn-Dhacwân.
Aussi lui conseillèrent-ils de consentir à la demande de Sanchol, et
pour vaincre ses scrupules, ils lui citèrent les paroles du Prophète qui
avait dit: «Le jour dernier n’arrivera pas avant qu’un homme de la race
de Cahtân tienne le sceptre[394].» Le calife se laissa persuader, et un
mois après la mort de son frère, Sanchol fut déclaré héritier du trône
en vertu d’une ordonnance qui avait été rédigée par Ibn-Bord[395].

Cette ordonnance porta le mécontentement des Cordouans à son comble.
Tout le monde se mit à répéter ces vers qu’un poète venait de composer:
«Ibn-Dhacwân et Ibn-Bord ont blessé la religion d’une manière inouïe.
Ils se sont révoltés contre le Dieu de vérité, puisqu’ils ont déclaré le
petit-fils de Sancho héritier du trône[396].» On se racontait avec une
grande satisfaction qu’en passant devant le palais de Zâhira un saint
homme s’était écrié: «O palais, toi qui t’es enrichi des dépouilles de
bien des maisons, Dieu veuille que bientôt chaque maison s’enrichisse
des tiennes[397]!» En un mot, la haine et le mauvais vouloir éclataient
partout. Cependant la révolte à main armée ne se montra pas encore; pour
le moment le peuple se laissait encore intimider et contenir par la
présence de l’armée. Mais elle allait partir. Trompé par la tranquillité
apparente qui régnait dans la ville, Sanchol avait annoncé qu’il allait
faire une campagne contre le royaume de Léon, et le vendredi 14 janvier
de l’année 1009, il quitta la capitale à la tête de ses troupes. Il
avait eu l’idée de se coiffer d’un turban, coiffure qui en Espagne
n’était portée que par les hommes de loi et les théologiens, et il avait
ordonné à ses soldats d’en faire de même. Les Cordouans virent dans ce
caprice un nouvel outrage contre la religion et ses ministres.

Après avoir franchi la frontière, Sanchol tenta en vain de forcer
Alphonse V à descendre des montagnes où il s’était retranché. Puis, la
neige ayant rendu les chemins impraticables, il fut obligé à la
retraite[398]; mais à peine arrivé à Tolède, il apprit qu’une révolution
avait éclaté dans la capitale.

Un prince de la maison d’Omaiya, nommé Mohammed, s’était mis à la tête
du mouvement. Fils de ce Hichâm que Modhaffar avait fait décapiter, et
par conséquent arrière-petit-fils d’Abdérame III, il s’était tenu caché
à Cordoue pour échapper au sort qui avait frappé son père, et à cette
époque il avait fait connaissance avec plusieurs hommes du peuple. Grâce
à l’or qu’il ne ménageait pas, grâce aussi à l’appui que lui prêtait un
faqui fanatique, nommé Hasan ibn-Yahyâ, et au concours de plusieurs
Omaiyades, il forma bientôt une bande de quatre cents hommes résolus et
intrépides. La rumeur d’une conspiration parvint bien aux oreilles de
l’Amiride Ibn-Ascalédja, auquel Sanchol avait confié le gouvernement de
Cordoue pendant son absence, mais ce bruit était si vague
qu’Ibn-Ascalédja, encore qu’il fît visiter plusieurs maisons suspectes,
ne découvrit rien. Ayant donc fixé au mardi, 15 février, l’exécution de
son projet, Mohammed choisit parmi ses hommes trente des plus
déterminés, auxquels il ordonna de cacher des armes sous leurs habits et
de se rendre vers le soir à la terrasse qui se trouvait près du palais
califal. «Je viendrai vous rejoindre une heure avant le coucher de
soleil, ajouta-t-il, mais gardez-vous de rien entreprendre avant que je
vous en donne le signal.»

Ces trente hommes s’étant rendus à leur poste, où ils n’éveillèrent
aucun soupçon, car la terrasse du palais, qui avait vue sur la chaussée
et sur la rivière, était une promenade fort fréquentée, Mohammed fit
prendre les armes à ses autres partisans en leur enjoignant de se tenir
prêts. Puis il monta sur sa mule, et, arrivé sur la terrasse, il donna à
ses trente hommes le signal de se précipiter sur le poste qui gardait
l’entrée du palais. Attaqués à l’improviste, ces soldats furent aussitôt
désarmés, et alors Mohammed courut vers l’appartement d’Ibn-Ascalédja,
qui causait et buvait en ce moment avec deux jeunes filles de son harem.
Avant qu’il eût eu le temps de se défendre, il avait déjà cessé de
vivre.

Peu d’instants après, les autres conjurés, que leur chef avait fait
avertir, se mirent à parcourir les rues en criant: Aux armes, aux armes!
Le succès dépassa leurs espérances. Le peuple qui, pour se soulever,
n’attendait qu’une occasion, un signal, les suivit en poussant des cris
d’allégresse, et, attirés par le bruit, les campagnards des environs
vinrent aussi se joindre à la foule. On se porta vers la prison dorée de
Hichâm II, et l’on fit des brèches dans deux endroits du mur. Le
malheureux monarque espérait encore qu’on viendrait le secourir. Les
hauts dignitaires étaient à Zâhira, où ils pouvaient disposer de
quelques régiments slaves et autres; mais en recevant la nouvelle qu’une
émeute avait éclaté, ils avaient cru d’abord qu’Ibn-Ascalédja la
dompterait facilement, et plus tard, quand ils apprirent que la chose
était bien plus grave qu’ils ne l’avaient soupçonné, ils furent
paralysés par la frayeur. Tout le monde semblait avoir perdu la tête, et
l’on ne fit rien pour délivrer le monarque. Ce dernier, qui craignait à
chaque instant de voir le palais envahi par la foule, prit enfin le
parti d’envoyer un messager à Mohammed pour lui dire que, s’il voulait
lui laisser la vie, il abdiquerait en sa faveur. «Quoi! répondit
Mohammed à ce messager, le calife pense-t-il donc que j’aie pris les
armes pour le tuer? Non, je les ai prises parce que j’ai vu avec douleur
qu’il voulait ôter le pouvoir à notre famille. Il est libre de faire ce
qui lui plaît; mais s’il veut me céder la couronne de son plein gré, je
lui en serai fort reconnaissant, et dans ce cas il pourra exiger de moi
tout ce qu’il voudra.» Puis il fit venir des théologiens et quelques
notables, auxquels il ordonna de dresser un acte d’abdication, et cet
acte ayant été signé par Hichâm, il passa le reste de la nuit dans le
palais. Le lendemain matin il nomma un de ses parents premier ministre,
confia à un autre Omaiyade le gouvernement de la capitale, et les
chargea d’inscrire sur le registre de l’armée tous ceux qui le
désireraient. L’enthousiasme fut si grand et si universel que tout le
monde accourut pour se faire soldat; hommes du peuple, riches
négociants, cultivateurs des environs, imâms des mosquées, pieux
ermites, chacun s’empressait à devancer les autres, chacun voulait
verser son sang pour défendre la dynastie légitime contre le libertin
qui avait voulu usurper le trône.

Mohammed ordonna ensuite à son premier ministre d’aller s’emparer de
Zâhira. Les dignitaires qui s’y trouvaient ne songeaient pas même à se
défendre; ils se hâtèrent de se soumettre et de demander grâce au
nouveau calife. Celui-ci leur accorda leur demande, mais seulement après
leur avoir reproché durement leur connivence aux projets ambitieux de
Sanchol.

C’est ainsi que s’écroula, en moins de vingt-quatre heures, le pouvoir
des Amirides. Personne ne s’était attendu à un succès aussi prompt.
L’allégresse était universelle à Cordoue; elle était vive surtout dans
les rangs inférieurs de la société. Le peuple, qui va toujours vite dans
sa joie comme dans sa colère, voyait s’ouvrir tout un avenir de bonheur;
mais si les hommes de la classe moyenne avaient pressenti les vastes et
douloureuses conséquences de cette révolution, ils se seraient bien
gardés d’y prendre part, et ils auraient pensé, selon toute apparence,
que le despotisme éclairé des Amirides, qui avait donné au pays une
prospérité enviable et la gloire militaire, valait mieux que l’anarchie
et le régime arbitraire de la soldatesque qui allaient peser sur eux.

Déjà en ce moment, les excès qui accompagnent à l’ordinaire une
révolution faite par le peuple, ne firent pas défaut. Mohammed, qui
pouvait commander des pillages, n’avait pas encore assez d’autorité pour
les défendre. Prévoyant ce qui allait arriver, il avait donné l’ordre de
transporter à Cordoue les trésors et les objets précieux qui se
trouvaient à Zâhira; mais les pillards étaient déjà à l’œuvre. Ils
enlevèrent du palais jusqu’aux portes et aux boiseries, et beaucoup
d’hôtels qui appartenaient aux créatures d’Almanzor et de sa famille,
furent pillés aussi. Durant quatre jours, Mohammed ne put ou n’osa rien
faire contre ces brigands. Il réussit enfin à réprimer leur audace, et
les richesses amassées à Zâhira étaient si considérables que, sans
compter ce que le peuple en avait emporté, on y trouva un million et
demi de pièces d’or et deux millions cent mille pièces d’argent. Quelque
temps après, on découvrit encore des cachettes où gisaient deux cent
mille pièces d’or. Quand le palais se trouva entièrement vide, on y mit
le feu, et bientôt cette magnifique résidence ne fut plus qu’un monceau
de ruines.

Sur ces entrefaites deux actes officiels avaient été communiqués, après
le service du vendredi (18 février), au peuple rassemblé dans la
mosquée. Le premier contenait l’énumération des forfaits de Sanchol et
l’ordre de le maudire dans les prières publiques; en vertu du second,
plusieurs impôts récemment établis furent abolis. Huit jours après,
Mohammed annonça au peuple qu’il avait pris le surnom par lequel nous le
désignerons dorénavant, celui de Mahdî[399], et quand il fut descendu de
la chaire, on lut un appel à la guerre contre Sanchol. Cette dernière
proclamation eut un effet prodigieux. L’enthousiasme de la capitale
s’était communiqué aux provinces, de sorte qu’en peu de temps Mahdî se
vit à la tête d’une armée fort nombreuse; mais comme c’était le peuple
qui avait fait la révolution et qu’il ne voulait pas se laisser
commander par les anciens généraux qui avaient appartenu tous au parti
de la cour, cette armée eut pour officiers supérieurs des hommes du
peuple ou de la classe moyenne, des médecins, des tisserands, des
bouchers, des selliers. Pour la première fois l’Espagne musulmane était
démocratisée; le pouvoir avait échappé, non-seulement aux Amirides, mais
aux nobles en général.

Cependant Sanchol, quand il eut reçu à Tolède la nouvelle de
l’insurrection de la capitale, s’était porté sur Calatrava. Il avait
l’intention de dompter la révolte par la force; mais pendant sa marche
plusieurs de ses soldats l’abandonnèrent, et quand il voulut que ceux
qui lui restaient lui prêtassent serment de fidélité, ils s’y refusèrent
en disant qu’ayant déjà juré, ils ne voulaient pas le faire une seconde
fois. Telle fut même la réponse des Berbers, que les Amirides avaient
cependant gorgés d’or et sur lesquels Sanchol croyait pouvoir compter.
Il ignorait que la reconnaissance et le dévoûment n’étaient pas au
nombre de leurs vertus. Considérant la cause de leurs bienfaiteurs comme
perdue, ils ne songeaient qu’à conserver leurs richesses par une prompte
soumission au nouveau calife, et ils ne prenaient pas même la peine de
cacher leur intention, car lorsque Sanchol eut appelé Mohammed ibn-Yilâ,
un de leurs généraux, et qu’il lui eut demandé son opinion sur les
dispositions des soldais à son égard, cet homme lui répondit:

--Je ne vous tromperai ni sur mes propres sentiments ni sur ceux de
l’armée. Je vous dirai donc franchement que personne ne se battra pour
vous.

--Comment, personne? lui demanda Sanchol, qui, bien que déjà désabusé
sur la fidélité d’une partie de ses troupes, ne s’attendait pas
toutefois à un tel aveu; et de quelle manière pourrai-je me convaincre
que votre opinion est fondée?

--Faites prendre aux gens de votre maison la route de Tolède et annoncez
que vous allez les suivre; vous verrez alors s’il y a des soldats qui
vous accompagnent.

--Vous avez raison peut-être, dit tristement Sanchol, et il n’osa se
risquer à faire l’épreuve que le Berber lui proposait.

Au milieu de la défection générale, un seul ami sincère et dévoué lui
restait: c’était un de ses alliés léonais, le comte de Carrion, de la
famille des Gomez[400].

--Venez avec moi, lui dit ce gentilhomme; mon château vous offrira un
asile, et s’il le faut, je verserai jusqu’à la dernière goutte de mon
sang pour vous défendre.

--Je vous remercie de votre offre, mon excellent ami, lui répliqua
Sanchol, mais je ne puis l’accepter. Il me faut aller à Cordoue, où mes
amis m’attendent, où ils se lèveront comme un seul homme pour soutenir
ma cause dès qu’ils me sauront dans leur voisinage. J’espère d’ailleurs,
j’en suis même certain, qu’au moment où j’arriverai, beaucoup de ceux
qui semblent tenir à présent pour Mohammed, quitteront cet homme pour
venir se joindre à moi.

--Prince, reprit le comte, ne vous abandonnez pas à de folles et
chimériques espérances. Croyez-moi, tout est perdu, et de même que votre
armée se déclarera contre vous, de même vous ne trouverez à Cordoue
personne qui vous vienne en aide.

--C’est ce que nous verrons, répliqua l’Amiride; mais j’ai résolu
d’aller à Cordoue et j’irai.

--Je n’approuve pas votre dessein, lui dit alors le comte, et je me
tiens persuadé que vous vous laissez tromper par une illusion qui vous
deviendra fatale; mais quoi qu’il arrive, je ne vous quitterai pas.

Ayant donné l’ordre de continuer la marche vers la capitale, Sanchol
arriva à un gîte qui s’appelait Manzil-Hânî. Il s’y arrêta; mais les
Berbers, profitant de l’obscurité de la nuit, désertèrent en masse, et
le lendemain matin il ne vit autour de lui que les serviteurs de sa
maison et les soldats du comte. Ce dernier le supplia encore une fois
d’accepter l’offre qu’il lui avait faite; mais ce fut inutile; le jeune
homme courait follement à sa perte. «J’ai déjà envoyé le cadi à Cordoue,
dit-il; il demandera ma grâce, et je suis certain qu’il l’obtiendra.»

Le soir du jeudi 4 mars, il arriva au couvent de Chauch. Des cavaliers
que Mahdî avait envoyés à sa rencontre, vinrent l’y trouver le
lendemain. «Que me voulez-vous? leur dit Sanchol; laissez-moi en repos,
car je me suis soumis au nouveau gouvernement.--Dans ce cas, lui
répondit le commandant de l’escadron, vous devez nous suivre à Cordoue.»
Sanchol dut obéir à cet ordre, malgré qu’il en eût, et quand on se fut
remis en chemin, on rencontra dans l’après-midi le premier ministre de
Mahdî, qui était accompagné d’un détachement plus considérable. On fit
halte, et tandis qu’on envoyait à Cordoue le harem de Sanchol qui se
composait de soixante-dix femmes, on l’amena devant le ministre. Sanchol
baisa plusieurs fois la terre devant cet Omaiyade; mais on lui cria:
«Baise aussi le sabot de son cheval!» Il le fit, tandis que le comte de
Carrion regardait en silence la profonde humiliation de celui devant
lequel un grand empire avait tremblé naguère. Puis, quand on l’eut placé
sur un cheval autre que le sien: «Qu’on lui arrache son bonnet!» cria le
ministre, et cet ordre ayant été exécuté, on se remit en route.

Au coucher du soleil, quand on fut arrivé à l’étape, les soldats
reçurent l’ordre de lier les mains et les pieds à Sanchol. Pendant
qu’ils s’acquittaient avec rudesse de cette tâche: «Vous me blessez,
leur dit-il; accordez-moi un instant de répit et laissez ma main
libre.» Ayant obtenu sa demande, il tira en un clin d’œil un poignard de
sa bottine; mais les soldats le lui arrachèrent avant qu’il eût eu le
temps de se frapper. «Je t’épargnerai cette peine,» cria le ministre,
et, le jetant par terre, il le massacra, après quoi il lui coupa la
tête. Le comte fut aussi mis à mort.

Le lendemain, quand les cavaliers furent entrés dans Cordoue, ils
présentèrent au calife les restes de Sanchol. Ayant fait embaumer le
cadavre, Mahdî le fit fouler aux pieds par son cheval; puis il le fit
clouer à une croix, revêtu d’une tunique et d’un pantalon, près d’une
porte du palais et à côté de la tête qui était au bout d’une pique.
Auprès de ces restes hideux se tenait un homme qui criait sans
interruption: «Voici Sanchol le Bienheureux[401]! Que Dieu le maudisse
et qu’il me maudisse moi-même!» C’était le commandant de la garde de
Sanchol, qui n’avait obtenu sa grâce qu’à la condition qu’il expierait
de cette manière la fidélité qu’il avait montrée à son maître[402].



XIV[403].


Tout semblait aller d’abord selon les souhaits de Mahdî. Le peuple de
Cordoue l’avait porté sur le trône, les Berbers l’avaient reconnu, et
cinq jours ne s’étaient pas encore écoulés depuis la mort de l’Amiride,
qu’il recevait une lettre où Wâdhih, le plus puissant parmi les Slaves
et le gouverneur de la Frontière inférieure, l’assurait de son
obéissance, en disant que la nouvelle de l’exécution de l’usurpateur lui
avait causé une grande joie. Comme Wâdhih devait sa fortune à Almanzor,
Mahdî ne s’était pas attendu de sa part à une soumission aussi prompte.
Aussi s’empressa-t-il de lui donner des preuves de sa reconnaissance: il
lui envoya beaucoup d’argent, un vêtement d’honneur, un cheval richement
caparaçonné, et le diplôme de gouverneur de toutes les frontières.

Tous les partis s’étaient donc groupés autour du gouvernement. C’était
du moins l’apparence, le mouvement spontané de la première heure; mais
cette unanimité était moins réelle et moins profonde qu’elle ne le
paraissait. La révolution s’était accomplie sous l’empire d’une espèce
de fièvre générale qui n’avait pas permis au bon sens de se faire jour;
mais la réflexion venue, on commençait à s’apercevoir que la chute des
Amirides n’avait pas tout terminé, tout rétabli, tout réparé, qu’il
pouvait encore y avoir de quoi blâmer et se plaindre sous un autre
régime. Mahdî n’avait ni talents ni vertus. C’était un homme dissolu,
cruel, sanguinaire, et tellement maladroit qu’il s’aliéna successivement
tous les partis. Il commença par licencier sept mille ouvriers qui
s’étaient enrôlés. Comme il ne pouvait laisser Cordoue à la merci des
basses classes, cette mesure était sans doute nécessaire; mais elle
mécontenta le peuple, qui, tout fier d’avoir fait la révolution,
s’accommodait fort bien de recevoir une grosse solde sans rien faire.
Ensuite il exila de la capitale un grand nombre de Slaves amirides, et
ôta leurs emplois à d’autres Slaves qui servaient dans le palais.
C’était les jeter dans le parti de l’opposition, tandis qu’avec un peu
d’adresse il les aurait peut-être gagnés. En même temps il irrita contre
lui les dévots. Ne sortant plus du palais, il ne songea qu’à s’amuser,
et les pieux musulmans se racontaient avec horreur qu’il donnait des
festins où une centaine de luths et autant de flûtes se faisaient
entendre. «Il fait ce que faisait Sanchol,» disait-on. On l’appelait _le
buveur_; on l’accusait de troubler la paix de bien des ménages; on le
chansonnait comme naguère on avait chansonné son rival. Sa cruauté
acheva de le perdre dans l’opinion publique. Wâdhih lui ayant envoyé les
têtes de plusieurs habitants des frontières qui avaient refusé de le
reconnaître, il avait ordonné d’y planter des fleurs et de les placer
sur les bords de la rivière, vis-à-vis de son palais. Il se plaisait à
contempler cet étrange _jardin_, et il engageait ses poètes, parmi
lesquels on remarquait Çâid qui, après avoir flatté les Amirides,
adulait maintenant leur ennemi, à composer des vers sur ce sujet[404].

Déjà brouillé avec le peuple, les Slaves, les dévots et les honnêtes
gens en général, Mahdî ne fit rien pour s’attacher les Berbers, qui
cependant s’étaient donnés à lui de leur propre mouvement. Il est vrai
que ces rudes troupiers étaient fort haïs dans la capitale. Le peuple ne
leur pardonnait pas d’avoir été les fauteurs et les appuis du
despotisme des Amirides, et si Mahdî les eût pris ouvertement sous sa
protection, il eût perdu le peu de popularité qui lui restait encore.
Cependant, comme il ne lui était pas possible de les renvoyer en
Afrique, il aurait dû les ménager. Il ne le fit pas. A chaque occasion
il leur témoignait son mépris et sa haine; il leur défendit même de
monter à cheval, de porter des armes ou d’entrer dans le palais. C’était
une grande imprudence. Accoutumés à être respectés, honorés, choyés par
la cour, les Berbers avaient le sentiment de leur dignité et de leur
force. Aussi ne se résignèrent-ils pas à n’être plus rien dans l’Etat,
et un jour que plusieurs de leurs hôtels avaient été pillés par la
populace sans que la police s’y fût opposée, Zâwî et deux autres de
leurs chefs vinrent trouver le calife et exigèrent impérieusement la
punition des coupables. Intimidé par leur attitude ferme et résolue,
Mahdî s’excusa de son mieux, et, voulant les apaiser, il fit couper la
tête aux instigateurs des désordres qui avaient été commis. Mais il se
remit bientôt de sa frayeur, et alors il recommença à vexer les Berbers.

Cependant, si étourdi qu’il fût, il ne s’aveuglait pas entièrement sur
le danger de sa position, et ce qu’il craignait avant tout, c’est que le
nom de Hichâm II ne devînt un jour un point de ralliement pour tous les
partis qu’il avait offensés. Il résolut donc, non pas de tuer son
auguste prisonnier, mais de le faire passer pour mort. Un chrétien qui
ressemblait beaucoup à Hichâm, venait justement de mourir (avril 1009).
Mahdî fit porter secrètement son cadavre au palais, où il le montra à
des personnes qui avaient connu Hichâm. Soit que la ressemblance fût
réellement très-frappante, soit que les personnes en question eussent
été gagnées, toujours est-il qu’elles déclarèrent que ce cadavre était
celui du dernier calife. Mahdî fit venir alors des ministres de la
religion, des notables et des hommes du peuple, et les prières des morts
ayant été récitées, le chrétien fut enseveli dans le cimetière musulman
avec tous les honneurs dus à la royauté. Quant au véritable Hichâm,
Mahdî le fit enfermer dans le palais d’un de ses vizirs.

Rassuré de ce côté-là, l’imprudent calife crut que dorénavant il pouvait
tout se permettre. Dans le mois de mai, il fit jeter en prison, on ne
sait pourquoi, un fils d’Abdérame III, qui s’appelait Solaimân et qu’il
avait nommé, peu de temps auparavant, héritier du trône. En outre, il
laissa percer l’intention de faire périr dix chefs berbers. Il n’en
fallait pas tant pour faire prendre les armes aux Africains, et de son
côté, Hichâm, un fils de Solaimân, travailla activement à se former un
parti[405]. Il y réussit sans difficulté; les sept mille ouvriers que
Mahdî avait licenciés, étaient une armée toute prête pour l’émeute. Le 2
juin, ces hommes se réunirent devant le palais de Hichâm et le
proclamèrent calife. Hichâm les conduisit alors dans une plaine hors de
la ville, et les Berbers s’étant réunis à lui, il marcha contre le
palais de Mahdî.

Arraché brusquement à ses plaisirs, le calife fit demander à la foule ce
qu’elle voulait. «Tu as fait jeter mon père en prison, lui fit répondre
Hichâm, et j’ignore ce qu’il est devenu.» Mahdî rendit alors la liberté
à Solaimân; mais s’il croyait que cette mesure suffirait pour engager la
foule à se disperser, il se trompait, car Hichâm lui fit dire qu’il
devait lui céder la couronne. Voulant gagner du temps, Mahdî feignit
d’entrer en pourparlers avec lui; mais comme la négociation traînait en
longueur, les ouvriers et les Berbers, qui s’ennuyaient de leur
inaction, allèrent piller et incendier les boutiques sur le marché des
selliers. Alors les Cordouans prirent les armes, non pas pour soutenir
Mahdî, mais pour préserver leurs maisons du pillage, et bientôt les
soldats que le calife avait eu le temps de rassembler, vinrent à leur
secours. Le combat dura sans interruption un jour et une nuit; mais dans
la matinée du vendredi, 3 juin, les Berbers furent obligés de prendre
la fuite dans le plus grand désordre. Une partie des Cordouans les
poursuivit jusque sur les bords du Guadalmellato; d’autres pillèrent
leurs maisons et s’emparèrent de leurs femmes, et l’on promit une prime
à quiconque apporterait la tête d’un Berber. Quant à l’anti-calife
Hichâm, il avait été fait prisonnier de même que son père, et Mahdî le
fit décapiter.

Quand les Berbers se furent enfin ralliés, ils firent le serment de se
venger d’une manière éclatante; mais comme ils avaient peu d’habilité,
ils ne savaient comment s’y prendre. Heureusement pour eux, Zâwî était
là. Issu de la dynastie cinhédjite qui régnait sur cette partie de
l’Afrique dont Cairawân était la capitale, il était plus civilisé et
plus intelligent que la plupart de ses frères d’armes, et il comprit
qu’il fallait avant tout opposer un compétiteur à Mahdî. Il avait un
Omaiyade sous la main: c’était Solaimân, un neveu de Hichâm, qui, après
avoir pris part à l’échauffourée de son oncle, avait suivi les Berbers
dans leur fuite. Zâwî proposa à ses camarades de le reconnaître pour
calife. Quelques-uns s’y refusèrent en déclarant que Solaimân était un
honnête homme, mais qu’il n’avait ni assez d’énergie pour être le chef
d’un parti, ni assez d’expérience pour commander une armée. D’autres ne
voulaient pas d’un chef arabe quelconque. Pour faire adopter son plan,
Zâwî eut alors recours à un moyen qui, nouveau sans doute pour les
Berbers, ne le serait pas pour nous. Il prit cinq lances, et en ayant
fait un faisceau, il les donna au soldat qui passait pour le plus fort,
en lui disant: «Essaie de les briser!» Le soldat n’ayant pu en venir à
bout: «Détache maintenant la corde, continua-t-il, et brise-les une à
une.» En un instant le Berber les rompit toutes. «Que ceci vous serve
d’exemple, Berbers, reprit alors Zâwî; unis, vous êtes invincibles;
désunis, vous allez périr, car vous êtes entourés d’ennemis implacables.
Songez au péril et dites-moi vite ce que vous pensez.--Nous sommes prêts
à suivre vos sages conseils, cria-t-on de toutes parts, et si nous
devons succomber, ce ne sera pas du moins par notre propre faute.--Eh
bien! continua Zâwî en prenant Solaimân par la main, jurez donc d’être
fidèles à ce Coraichite! Personne alors ne pourra vous accuser d’aspirer
au gouvernement de ce pays, et comme il est Arabe lui-même, plusieurs de
sa nation se déclareront pour lui et pour vous.»

Quand on eut prêté serment à Solaimân et que ce prince eut déclaré qu’il
prenait le surnom de Mostaîn, Zâwî parla encore une fois. «Les
circonstances sont graves, dit-il; il faut avant tout que personne ne
tâche de satisfaire son ambition en s’arrogeant un pouvoir auquel il n’a
pas de droits. Que chaque tribu se choisisse donc un chef, et que ce
chef réponde sur sa tête de la fidélité de son régiment au calife.»
C’est ce qui eut lieu, et naturellement Zâwî fut élu par sa tribu, celle
de Cinhédja[406]. Dès le principe, Solaimân n’eut donc aucune autorité
sur les Berbers, qui avaient élu leurs capitaines sans le consulter; il
n’était qu’un prête-nom, et jamais, dans la suite, il n’a été autre
chose.

Puis les Africains marchèrent vers Guadalaxara, et, s’étant emparés de
cette ville, ils proposèrent à Wâdhih de faire cause commune avec eux,
en le priant de leur ouvrir les portes de Medinaceli. Mais Wâdhih
n’écouta pas leurs ouvertures, et ayant reçu des renforts de Mahdî, il
les attaqua. Il fut battu; mais les Berbers n’eurent pas à se féliciter
de la victoire qu’ils avaient remportée, car Wâdhih leur coupa les
vivres, de sorte que durant quinze jours ils n’eurent que des herbes
pour toute nourriture. Pour sortir de cette détresse, ils envoyèrent
quelques-uns d’entre eux vers Sancho, comte de Castille. Ces messagers
devaient solliciter l’intervention du comte, et lui proposer une
alliance au cas où Mahdî et Wâdhih ne voudraient pas de la paix.

Arrivés à la résidence du comte, les Africains y trouvèrent une
ambassade de Mahdî. Elle avait offert à Sancho des chevaux, des mulets,
de l’argent, des habits, des pierres précieuses et d’autres présents,
et elle lui avait promis beaucoup de villes et de forteresses pour le
cas où il voudrait venir au secours du calife de Cordoue. Tout était
bien changé en peu de mois! Ce n’étaient plus les musulmans qui
dictaient la loi aux princes chrétiens: c’était au contraire le comte de
Castille qui allait décider du sort de l’Espagne arabe.

Bien renseigné sur l’état des affaires chez ses voisins et sachant que
le pouvoir de Mahdî ne tenait qu’à un fil, le comte promit aux Berbers
de se déclarer pour eux dès qu’ils se seraient engagés à lui céder les
forteresses que les messagers de Mahdî lui offraient, et quand ils y
eurent consenti, il congédia les autres ambassadeurs et envoya au camp
berber mille bœufs, cinq mille moutons et mille chariots chargés de
vivres. Les Berbers furent donc bientôt en état de se mettre en
campagne, et le comte s’étant réuni à eux avec ses troupes, ils prirent
la route de Medinaceli.

Arrivés près de cette ville, ils firent de nouvelles tentatives pour
gagner Wâdhih à leur cause. Ils n’y réussirent pas plus qu’auparavant,
et jugeant avec raison qu’il ne fallait pas perdre du temps, ils
marchèrent directement sur Cordoue (juillet 1009). Wâdhih les suivit
avec sa cavalerie et les attaqua; mais après avoir perdu beaucoup des
siens, il fut forcé de prendre la fuite, et il arriva avec quatre cents
cavaliers à Cordoue, où un de ses lieutenants le rejoignit bientôt
après avec deux cents autres cavaliers, qui avaient eu aussi le bonheur
d’échapper au carnage.

En apprenant que les Berbers marchaient contre la capitale, Mahdî, après
avoir fait donner des armes à tous ceux qui étaient en état d’en porter,
s’était retranché dans une plaine à l’est de Cordoue. Mais au lieu d’y
attendre l’ennemi, il eut l’imprudence d’aller à sa rencontre. Les deux
armées se heurtèrent à Cantich (5 novembre 1009), et un escadron de
trente Berbers suffit pour jeter le désordre dans les rangs de la masse
indisciplinée de leurs adversaires. Dans leur fuite précipitée, ces
bourgeois, ces ouvriers et ces faquis se renversaient l’un l’autre. Les
Berbers et les Castillans les sabraient par centaines, et il y en eut
aussi beaucoup qui trouvèrent la mort dans les flots du Guadalquivir. On
évalue à dix mille[407] le nombre de ceux qui périrent dans cette
horrible boucherie.

Wâdhih avait vu bien vite que tout était perdu, et, accompagné de ses
six cents cavaliers, il s’était porté au galop vers le nord. De son
côté, Mahdî avait cherché un asile dans son palais, où il se vit bientôt
assiégé par les Berbers. Il crut se sauver en rendant le trône à Hichâm
II. L’ayant donc fait tirer de sa prison, il le plaça de manière que les
Berbers pouvaient le voir; puis il leur envoya le cadi Ibn-Dhacwân pour
leur dire que Hichâm vivait encore, qu’il le regardait comme son maître,
et que lui-même n’était que son premier ministre. Les Berbers ne firent
que rire de ce message. «Hier Hichâm était mort, répondirent-ils au
cadi, et vous avez récité sur son cadavre les prières des morts, toi et
ton émir; comment donc vivrait-il aujourd’hui? Au reste, si tu dis la
vérité, nous remercions Dieu de ce que Hichâm vit encore; mais nous
n’avons pas besoin de lui, nous ne voulons d’autre calife que Solaimân.»
Le cadi tâcha en vain d’excuser son maître, et il parlait encore lorsque
les Cordouans, qui tremblaient à l’aspect du prince qui menaçait leurs
murs, allèrent à sa rencontre et le reconnurent pour leur souverain.

Tandis que Solaimân faisait son entrée dans la capitale, où les Berbers
et les Castillans commirent toutes sortes d’excès, Mahdî alla se cacher
dans la maison d’un certain Mohammed, de Tolède, qui lui fournit les
moyens de gagner cette ville; car toutes les frontières, depuis Tortose
jusqu’à Lisbonne, tenaient encore pour lui. Aussi quand Sancho rappela à
Solaimân sa promesse, celui-ci se vit obligé de lui répondre que, pour
le moment, il ne pouvait y satisfaire, parce qu’il ne possédait pas
encore lui-même les villes dont il s’agissait; mais il s’engagea pour
la seconde fois à les céder dès qu’elles seraient en son pouvoir, et
alors Sancho quitta Cordoue avec ses troupes, qui s’étaient enrichies
aux dépens des habitants de la ville (14 novembre 1009).

Le sort de Hichâm ne changea pas. Solaimân, après l’avoir forcé
d’abdiquer en sa faveur, le fit enfermer de nouveau; mais cédant au
désir des anciens serviteurs des Amirides, il fit ensevelir, avec les
cérémonies ordinaires, le corps de Sanchol.

Cependant Mahdî était arrivé à Tolède, où les habitants lui avaient fait
un excellent accueil. Solaimân se mit en marche pour aller l’attaquer,
et envoya des ministres de la religion aux Tolédans pour les menacer de
sa colère s’ils continuaient à se montrer rebelles. Mais ces menaces
demeurèrent sans effet, et ne voulant pas entreprendre le siége d’une
place aussi forte que Tolède, espérant d’ailleurs qu’elle se soumettrait
spontanément dès que le reste de l’Etat lui en aurait donné l’exemple,
il se porta contre Medinaceli. Pendant sa marche beaucoup de Slaves
vinrent grossir son armée, et il s’empara de Medinaceli sans coup férir,
car Wâdhih avait évacué cette ville et s’était retiré à Tortose. De là
il écrivit à Solaimân pour lui dire qu’il le reconnaîtrait, pourvu
toutefois qu’il lui fût permis de rester où il était. Il n’en agissait
ainsi que pour échapper aux poursuites de Solaimân, et pour gagner du
temps. Sa ruse lui profita: Solaimân donna dans le piége, et laissa à
Wâdhih le gouvernement de toutes les frontières.

Ayant dès lors les mains libres, Wâdhih se hâta de conclure une alliance
avec les deux comtes catalans, Raymond de Barcelone et Ermengaud
d’Urgel, auxquels il promit tout ce qu’ils voulaient, après quoi il
marcha vers Tolède, accompagné d’une armée catalane et de la sienne, et
opéra sa jonction avec les troupes de Mahdî. Solaimân somma alors les
Cordouans de prendre les armes; mais comme ils n’obéissaient qu’à
contre-cœur aux Africains, ils s’excusèrent en disant qu’ils étaient
hors d’état de combattre. A Cantich ils l’avaient montré du reste, et
les Berbers, qui préféraient ne pas avoir dans l’armée des soldats de
leur trempe, prièrent Solaimân de s’en remettre à eux du soin de lui
procurer la victoire. Solaimân se laissa persuader, et, s’étant avancé
jusqu’à Acaba al-bacar, endroit qui se trouvait à environ quatre lieues
de Cordoue[408], il rencontra l’armée de son adversaire, qui se
composait de trente mille musulmans et de neuf mille chrétiens (première
moîtié de juin 1010). Ses généraux le placèrent à l’arrière-garde, en
lui enjoignant de ne point quitter son poste, lors même que les ennemis
le fouleraient aux pieds. Puis ils attaquèrent les troupes catalanes;
mais se conformant aux règles de la stratégie orientale, ils tournèrent
bientôt le dos à l’ennemi pour revenir ensuite impétueusement à la
charge. Malheureusement Solaimân, qui recevait des ordres de ses
capitaines, ne comprenait pas même leur tactique. Voyant l’avant-garde
retourner en arrière, il ne douta point qu’elle n’eût été battue, et,
croyant que tout était perdu, il se mit à fuir de toute la vitesse de
son cheval; les cavaliers qui l’entouraient suivirent son exemple.
Cependant les Berbers revenaient à la charge, et ils attaquèrent
l’ennemi avec une telle fureur qu’ils tuèrent soixante chefs catalans,
parmi lesquels se trouvait le comte Ermengaud d’Urgel; mais quand ils
virent que Solaimân avait quitté son poste, ils se retirèrent sur Zahrâ,
de sorte que les Catalans restèrent maîtres du champ de bataille. C’est
ainsi que Solaimân perdit, par son ignorance et sa lâcheté, la bataille
d’Acaba al-bacar; bataille dont il serait peut-être sorti vainqueur,
s’il avait compris la tactique de ses capitaines, ou s’il avait bien
voulu obéir à leurs ordres. Au reste, la victoire fut remportée par les
Catalans, car les troupes de Mahdî et de Wâdhih ne semblent pas avoir
pris une part bien active au combat.

Mahdî rentra dans Cordoue, et cette malheureuse ville, qui avait déjà
été pillée, six mois auparavant, par les Castillans et les Berbers, fut
pillée de nouveau, cette fois par les Catalans. Puis Mahdî se mit à la
poursuite des Berbers, qui marchaient vers Algéziras, en tuant tous ceux
qu’ils rencontraient et pillant les villages, mais qui retournèrent sur
leurs pas quand ils apprirent que leurs adversaires les cherchaient. Le
21 juin[409], les deux armées ennemies en vinrent aux mains près de
l’endroit où le Guadaira se jette dans le Guadalquivir. Cette fois les
Africains tirèrent une éclatante vengeance de l’échec qu’ils avaient
essuyé à Acaba al-bacar. L’armée de Mahdî fut mise en déroute; beaucoup
de capitaines slaves et plus de trois mille Catalans restèrent sur le
champ de bataille, et d’ailleurs un grand nombre de soldats avaient
trouvé la mort dans les flots du Guadalquivir[410].

Deux jours après, les vaincus rentrèrent dans Cordoue, et les Catalans,
furieux de leur défaite, s’y conduisirent avec une cruauté inouïe. Ils
massacrèrent notamment tous ceux qui offraient quelque ressemblance avec
les Berbers; mais quand Mahdî les pria de marcher encore une fois contre
l’ennemi, ils s’y refusèrent en disant que les pertes qu’ils avaient
subies ne le leur permettaient pas. Ils quittèrent donc Cordoue (8
juillet), et malgré tout le mal qu’ils y avaient fait, les habitants
les virent partir à regret, car les hordes berbères, contre lesquelles
les Catalans auraient pu les défendre, leur inspiraient encore plus
d’effroi. «Après le départ des Catalans, dit un auteur arabe, les
habitants de Cordoue, quand ils se rencontraient dans les rues, se
faisaient réciproquement des compliments de condoléance, comme l’on en
fait à ceux qui ont perdu leur fortune et leur famille.»

Cependant Mahdî, qui avait imposé à la ville une contribution
extraordinaire afin de pouvoir payer ses troupes, se mit en marche
contre l’ennemi. Mais après le départ des Catalans, son armée avait
perdu le courage, et à peine eut-elle fait sept lieues qu’une terreur
panique, l’idée seule de devoir combattre sous peu les terribles
Berbers, la fit retourner à Cordoue. Mahdî dut donc se résigner à
attendre les ennemis dans la capitale, qu’il fit entourer d’un fossé et
d’une muraille; mais la destinée voulait qu’au lieu de tomber par les
Berbers, il tombât par les Slaves.

Quelques-uns de ces derniers, parmi lesquels Wâdhih occupait le premier
rang, servaient sous ses drapeaux; mais d’autres, tels que Khairân et
Anbar, suivaient le parti opposé. Tous sentirent enfin que, pour
parvenir au but de leur ambition, c’est-à-dire au pouvoir, leur union
était nécessaire, et ils résolurent de replacer Hichâm II sur le trône.
Ce plan arrêté, Wâdhih prit grand soin de fomenter le mécontentement
des habitants de la capitale. Il fit répandre les bruits les plus
exagérés sur la vie déréglée du _buveur_, et tout en improuvant en
public les désordres que les soldats se permettaient, il les favorisa en
secret. Puis, lorsque ces menées eurent ôté au calife le peu de
popularité qu’il possédait encore, Khairân, Anbar et les autres généraux
slaves de l’armée de Solaimân, offrirent leurs services à Mahdî. Celui
accepta leur offre avec empressement; mais ces soi-disant auxiliaires
étant entrés dans Cordoue, il ne tarda pas à s’apercevoir qu’ils
complotaient sa perte, et comme il n’était pas en état de leur résister,
il résolut d’aller chercher, pour la seconde fois, un asile à Tolède.
Les Slaves le prévinrent. Le dimanche 25 juillet 1010, ils parcoururent
les rues à cheval, en criant: «Vive Hichâm II!» et ayant tiré ce prince
de sa prison, ils le placèrent sur le trône revêtu des vêtements royaux.

Mahdî se trouvait en ce moment dans le bain. Informé de ce qui se
passait, il vole à la grande salle et va s’asseoir à côté de Hichâm;
mais Anbar le prend rudement par le bras, le jette du haut du trône, et
le force à s’asseoir en face de Hichâm. Celui-ci lui reproche, dans les
termes les plus cruels, les maux qu’il lui a fait souffrir. Puis Anbar
le prend encore une fois par le bras, le traîne sur la plate-forme, et
tire l’épée pour lui couper la tête. Mahdî le prend à bras le corps;
mais au même instant les glaives des autres Slaves s’abaissent sur lui.
Peu de temps après, son cadavre gisait à l’endroit où il avait fait
jeter, dix-sept mois auparavant, celui d’Ibn-Ascalédja. Porté au trône
par une conspiration, une autre conspiration l’avait privé du trône et
de la vie.



XV[411].


Avec un souverain aussi faible que l’était Hichâm II, les Slaves étaient
tout-puissants. Aussi Wâdhih, qui était resté premier ministre,
tenta-t-il de gouverner l’Espagne comme son patron Almanzor l’avait
fait. Malheureusement pour lui, les circonstances étaient bien changées,
et Wâdhih n’était pas Almanzor. Il est vrai qu’au commencement il ne
rencontra pas d’opposition dans la capitale. La tête de Mahdî fut
promenée dans les rues sans qu’un murmure se fît entendre, car personne
ne regrettait ce tyran; mais Wâdhih s’était flatté de l’espoir que les
Berbers reconnaîtraient aussi le monarque auquel il avait rendu la
couronne, et il fut bientôt à même de se convaincre qu’un tel espoir
était chimérique, car lorsqu’il leur eut envoyé la tête de Mahdî en les
priant de se soumettre à Hichâm, leur indignation fut si vive que, si
Solaimân ne se fût pas interposé pour sauver la vie à ceux qui
apportaient ce message, ils les auraient massacrés. Solaimân lui-même
versa des pleurs à la vue de la tête de son parent; il la fit nettoyer
et l’envoya à Obaidallâh, le fils de Mahdî, qui se trouvait à Tolède.

Détrompé sur le compte des Berbers, Wâdhih éprouva, peu de temps après,
qu’il avait des ennemis dans la ville même. Quelques Omaiyades qui ne
voulaient pas de la domination slave et qui croyaient veiller à leurs
propres intérêts en servant ceux de Solaimân, firent savoir secrètement
à ce dernier qu’il devait s’avancer le 12 août jusqu’aux portes de la
capitale, et qu’alors ils la lui livreraient. Solaimân promit de venir;
mais Wâdhih fut informé du complot par Khairân et Anbar. Il fit arrêter
les conspirateurs, et lorsque Solaimân se présenta au jour fixé sous les
murs de la ville, il fut attaqué brusquement et forcé à une retraite
précipitée.

Espérant que cet échec aurait rendu les Berbers plus traitables, Wâdhih
entama de nouveau des négociations avec eux; mais elles demeurèrent sans
résultat, et sur ces entrefaites Solaimân demanda du secours à son
ancien allié, Sancho de Castille, en offrant de lui céder des
forteresses qu’Almanzor avait conquises. On ne sait si c’étaient les
mêmes que celles qu’il lui avait déjà promises auparavant; mais ce qui
est certain, c’est que le comte trouva cette fois le moyen d’agrandir
son territoire sans se donner la peine de faire une expédition en
Andalousie. Comme les forteresses en question ne se trouvaient pas au
pouvoir de Solaimân, mais au pouvoir de Wâdhih, il fit savoir à ce
dernier que, s’il ne les lui cédait pas, il marcherait avec ses
Castillans au secours des Berbers. La chose parut si importante à Wâdhih
qu’il n’osa prendre sur lui la responsabilité ni d’un refus ni d’un
consentement. Il convoqua donc les notables, et, leur ayant communiqué
le message de Sancho, il leur demanda leur opinion. La crainte de voir
les Berbers renforcés par les Castillans fit taire chez les notables le
sentiment de l’honneur national, et ils répondirent qu’à leur avis la
demande devait être accordée. Dans le mois d’août ou de septembre 1010,
Wâdhih conclut donc un traité avec Sancho, et lui fit livrer, au dire
des écrivains arabes, plus de deux cents forteresses, parmi lesquelles
les chroniqueurs chrétiens[412] nomment San-Estevan, Coruña del Conde,
Gormaz et Osma. Un tel exemple était contagieux. Voyant que, pour
obtenir des places fortes, il suffisait de quelques menaces, de quelques
gros mots, un autre comte en fit demander à son tour, en annonçant que,
si on ne les lui donnait pas, il irait se réunir sur-le-champ à
Solaimân. On n’osa les lui refuser. Ainsi l’empire musulman, en proie à
la guerre civile et réduit à l’impuissance la plus complète, s’en allait
par lambeaux. Les Cordouans se félicitaient-ils encore de la chute des
Amirides comme au jour fatal où ils avaient salué avec un enthousiasme
irréfléchi le prompt succès de la révolution? Il est permis d’en douter;
mais quels qu’aient été leurs sentiments à cette époque, ils ne
pouvaient plus retourner sur leurs pas. Dans les circonstances données
ils devaient se résigner à courber la tête devant les ennemis de leur
religion, à subir le maître que les Slaves ou les Berbers voulaient leur
imposer, à être maltraités et pillés tantôt par les uns, tantôt par les
autres, à accepter, en un mot, toutes les conséquences auxquelles
s’exposent les peuples qui, sans marcher vers un but clairement défini,
sans avoir une grande et saine idée politique ou religieuse à réaliser,
se lancent étourdiment dans le tourbillon des révolutions.

Pour le moment ce ne furent pas eux, toutefois, qui souffrirent le plus
de la férocité des Berbers. Après avoir assiégé Cordoue pendant un mois
et demi, ceux-ci s’étaient portés contre Zahrâ, dont ils se rendirent
maîtres après un siége de trois jours seulement, grâce à la trahison
d’un officier qui leur livra une des portes de la ville (4 novembre
1010). La boucherie commença aussitôt, et si les Cordouans eussent
encore été dans l’incertitude au sujet du sort que les Berbers leur
réservaient, les choses qui se passèrent à Zahrâ les auraient renseignés
à cet égard. Les soldats de la garnison furent égorgés presque tous. Les
habitants avaient cherché un refuge dans la mosquée; mais la sainteté de
ce lieu n’imposa pas aux Berbers. Hommes, femmes, enfants, tous furent
massacrés pêle-mêle. Après avoir pillé la ville, on l’incendia, et alors
cette résidence, l’une des plus magnifiques de l’Europe, devint ce que
Zâhira, naguère sa rivale en beauté, était déjà, à savoir un monceau de
décombres.

Pendant tout l’hiver une partie de l’armée africaine pilla les environs
de Cordoue et empêcha que les vivres entrassent dans la ville.
Dépouillés de tout ce qu’ils possédaient, les habitants des campagnes y
affluaient en foule, et leur nombre dépassa bientôt celui des habitants;
mais comme les denrées étaient montées à un prix excessif, il était
impossible de les nourrir et la plupart d’entre eux moururent de faim.
Le gouvernement lui-même était à bout de ressources; pour se procurer un
peu d’argent, Wâdhih fut obligé de vendre la plus grande partie de la
bibliothèque de Hacam II[413]. En même temps d’autres bandes
parcouraient les provinces. Les plus grandes cités tombèrent entre leurs
mains, et d’ordinaire les habitants subirent le sort qui avait frappé
ceux de Zahrâ. L’Espagne présentait partout le spectacle le plus
douloureux. Les villages étaient déserts, et l’on pouvait parcourir
pendant des jours entiers les routes naguère les plus fréquentées sans
rencontrer âme vivante.

Dans l’été de 1011, la détresse de l’Espagne en général et spécialement
de Cordoue, ne fit qu’augmenter. Cette malheureuse ville, que la peste
ravageait[414], semblait prendre plaisir à aggraver ses maux par la
discorde. Les soldats attribuaient à Wâdhih les calamités qui les
frappaient, et le général slave Ibn-abî-Wadâa, l’ennemi personnel du
ministre, fomentait leur mécontentement. Outragé en public et sentant
que sa position était insoutenable, Wâdhih chargea un certain Ibn-Becr
d’aller faire des propositions de paix à Solaimân. Cette démarche excita
la plus vive indignation. Lorsqu’Ibn-Becr, qui avait eu un entretien
avec l’anti-calife, fut de retour et qu’il se présenta dans la salle du
conseil, les soldats se précipitèrent sur lui sans lui laisser le temps
de communiquer la réponse qu’il avait reçue, et le massacrèrent en
présence du calife et de Wâdhih. Ce dernier résolut alors d’aller
chercher un refuge auprès des Berbers; mais Ibn-abî-Wadâa, qui avait
vent de ce projet, l’empêcha de l’exécuter. Ayant réuni ses soldats, il
pénétra avec eux dans le palais du ministre. «Misérable, lui cria-t-il,
tu as gaspillé l’argent dont nous avions tant besoin! Tu as voulu nous
trahir et nous livrer aux Berbers!» Puis il le frappa de son épée; ses
soldats en firent autant, et peu d’instants après ils promenaient sa
tête à travers les rues et pillaient les demeures de ses partisans,
tandis que son cadavre gisait là où gisaient ceux de Mahdî et
d’Ibn-Ascalédja (16 octobre 1011).

Il se passa encore une année et demie avant que les ennemis vinssent
épargner aux Slaves et aux Cordouans la peine de s’entr’égorger. Dans
cet intervalle Ibn-abî-Wadâa gouverna la ville d’une main ferme et avec
une sévérité inexorable. Le clergé le secondait activement; il
proclamait que la guerre contre les Berbers était une guerre sainte.
Quelquefois ceux du dedans remportaient des avantages. Dans le mois de
mai 1012, un illustre guerrier berber tomba entre leurs mains. C’était
Hobâsa, un neveu de Zâwî. Frappant à droite et à gauche, il s’était jeté
au plus fort de la mêlée, lorsque la sangle de sa selle se lâcha, et au
moment où il se penchait pour la reboucler, un Slave chrétien le démonta
par un vigoureux coup de lance. D’autres Slaves l’achevèrent. Son frère
Habbous tâcha encore de disputer son cadavre aux ennemis; mais après un
combat acharné, il fut repoussé. Les Slaves portèrent en triomphe la
tête de Hobâsa au palais, et abandonnèrent son corps aux insultes de la
populace, laquelle, après l’avoir mutilé et traîné par les rues, le
livra aux flammes. Les Berbers étaient furieux. «Nous vengerons notre
capitaine, criaient-ils, et même quand nous aurons versé le sang de tous
les Cordouans, il n’aura pas encore été vengé assez[415].» Ils
redoublèrent donc d’efforts; mais le désespoir avait donné aux Cordouans
des forces surhumaines, et Ibn-abî-Wadâa fit une sortie si vigoureuse
qu’il força les ennemis à lever le siége. Il sut aussi les repousser de
Séville; mais il ne put les empêcher de prendre Calatrava, et bientôt
après ils revinrent devant les murs de la capitale. Malgré la résistance
désespérée des Cordouans, ils réussirent à combler le fossé, ce qui les
mit à même de s’emparer de la partie orientale de la ville. Une fois
encore la fortune semblait vouloir favoriser les Cordouans, car ils
contraignirent leurs ennemis à évacuer le quartier dont ils s’étaient
rendus maîtres; mais ce fut leur dernier triomphe. Le dimanche 19 avril
1013, les Berbers entrèrent dans la ville par la porte du faubourg de
Secunda, qu’un officier, qui s’était vendu à eux, leur livra.

Cordoue paya sa longue résistance d’un torrent de sang. Les Slaves
s’étant retirés dès qu’il n’y eut plus d’espoir, les Berbers se mirent à
parcourir les rues en poussant des cris féroces. Ici ils pillaient, là
ils violaient, partout ils massacraient. Les hommes les plus inoffensifs
tombaient victimes de leur aveugle fureur. Ici c’était le vieux Saîd
ibn-Mondhir, qui avait été prieur de la mosquée principale du temps de
Hacam II, et qui était renommé par sa vertu et sa dévotion[416]; là
c’était l’infortuné Merwân, de la noble famille des Beni-Hodair, qui
avait perdu la raison par suite d’un amour malheureux[417]. Ailleurs
gisait le corps du savant Ibn-al-Faradhî, l’auteur d’un précieux
dictionnaire biographique et qui avait été cadi de Valence sous le règne
de Mahdî. Le vœu qu’il avait fait dans un moment d’enthousiasme
religieux s’était accompli: il avait obtenu la palme du martyre[418].
Les victimes furent si nombreuses qu’on n’a pas même essayé de les
compter. Bientôt l’incendie vint éclairer de ses sinistres lueurs ces
scènes horribles. Les plus beaux palais devinrent la proie des flammes.
«J’ai appris enfin, écrivit plus tard Ibn-Hazm[419], ce qu’est devenu
mon superbe palais dans le Bilât-Moghîth. Un homme qui venait de Cordoue
me l’a raconté. Il m’a dit qu’il n’en reste que des ruines. Je sais
aussi, hélas! ce que sont devenues mes femmes: les unes sont dans la
tombe, les autres mènent une vie errante dans des contrées lointaines.»

Le deuxième jour après la prise de la ville, Solaimân alla prendre
possession du palais califal. Tous les Cordouans qui, par un hasard
quelconque, avaient échappé aux sabres des Berbers, vinrent se ranger
sur son passage. Troublés et navrés jusqu’au fond de l’âme par les
horribles spectacles qu’ils avaient eus sous les yeux, ils s’évertuaient
néanmoins pour crier: Vive le calife! Solaimân sut apprécier à sa juste
valeur cet enthousiasme factice. «Ils me souhaitent une longue vie,
dit-il en se servant des paroles d’un ancien poète, mais ils me
tueraient s’ils m’avaient en leur pouvoir[420].»

Arrivé au palais, il fit venir Hichâm II.

--Traître, lui dit-il, n’avais-tu pas abdiqué en ma faveur et ne
m’avais-tu pas promis de ne plus prétendre au trône? Pourquoi donc as-tu
violé ta parole?

--Hélas! lui répondit le pauvre homme en joignant les mains, vous savez
que je n’ai pas de volonté, moi; je fais ce que l’on m’ordonne. Mais
épargnez-moi, je vous en supplie, car je déclare de nouveau que
j’abdique et que je vous nomme mon successeur.

Quant aux Berbers, ils s’établirent d’abord à Secunda; mais trois mois
après, tous les habitants de Cordoue, à l’exception de ceux qui
demeuraient dans le faubourg oriental et dans le quartier qui s’appelait
la cité, furent frappés d’une sentence d’exil, et leurs biens furent
confisqués au profit des vainqueurs, qui occupèrent alors les maisons
qui avaient échappé à l’incendie[421].



XVI[422].


Dès le commencement de la guerre civile, plusieurs gouverneurs s’étaient
rendus indépendants; la prise de Cordoue par les Berbers porta le
dernier coup à l’unité de l’empire. Les généraux slaves s’emparèrent des
grandes villes de l’Est; les chefs berbers, auxquels les Amirides
avaient donné des fiefs ou des provinces à gouverner, jouissaient aussi
d’une indépendance complète, et le peu de familles arabes qui étaient
encore assez puissantes pour se faire valoir, n’obéissaient pas
davantage au nouveau calife, de sorte que l’autorité de ce dernier ne
s’étendait que sur cinq villes considérables. C’étaient Cordoue,
Séville, Niébla, Ocsonoba et Béja.

Il y avait peu d’apparence que cet état de choses changeât. Les Berbers
étaient pressés de jouir des richesses qu’ils avaient acquises par le
sac de la capitale et d’une foule d’autres villes, et Solaimân lui-même,
bien qu’il eût été forcé de faire la guerre pendant quatre ans, n’était
nullement belliqueux. Par un contraste bizarre, ce chef des hordes
féroces qui avaient ravagé tout l’empire, était un homme plein de
droiture, de douceur et de générosité. Il aimait les lettres, il faisait
de bons vers, et il apportait dans l’amour une tendresse, une soumission
et une galanterie tout à fait chevaleresques. Tout ce qu’il voulait,
c’était de contribuer, autant qu’il était en son pouvoir, à faire
succéder un peu de calme aux orages. Malheureusement pour lui, les
cruautés de ses troupes, dont il avait été témoin sans pouvoir les
empêcher (car il ne les commandait qu’à la condition de leur faire
exécuter leur propre volonté), l’avaient rendu extrêmement impopulaire.
Pour les Andalous il était un homme sans foi ni loi, un impie, un
mécréant, un usurpateur qui avait été placé sur le trône par les Berbers
et par les chrétiens du Nord, c’est-à-dire par deux peuples qu’on avait
en horreur; et quand il eut eu l’imprudence d’envoyer aux différentes
villes des lettres dans lesquelles il annonçait qu’il les traiterait de
la même manière dont il avait traité Cordoue, au cas où elles
refuseraient de le reconnaître, il s’éleva contre lui comme un concert
de malédictions[423]. «Que Dieu n’ait point pitié de votre Solaimân,
disait un poète, car il a fait tout le contraire de ce qu’a fait celui
dont parle l’Ecriture[424]. L’un a enchaîné les démons, l’autre les a
lâchés, et dès lors ils se sont répandus en son nom dans notre pays pour
piller nos demeures et pour nous massacrer.» «J’ai fait le serment,
disait-il encore, d’enfoncer mon épée dans la poitrine des tyrans, et de
rendre à la religion la splendeur qu’elle a perdue. Ah, quel étrange
spectacle! Voici un descendant d’Abd-Chams qui s’est fait Berber et qui
a été couronné en dépit de la noblesse! Eh bien! puisque j’ai le choix,
je ne veux pas obéir à ces monstres. Je m’en remets à la décision du
glaive; s’ils succombent, la vie aura de nouveau des charmes pour moi,
et si la destinée veut que ce soit moi qui périsse, j’aurai du moins la
satisfaction de ne plus être témoin de leurs forfaits[425].»

Tels étaient les sentiments des Andalous, et c’étaient aussi ceux des
Slaves qui, dans les prières publiques, continuaient à prononcer le nom
de Hichâm II, quoique Solaimân les suppliât maintefois d’y substituer le
sien, en les assurant qu’il se contenterait de cette espèce d’hommage
sans exiger rien de plus[426]. Et cependant ils n’étaient pas certains
que Hichâm vivait encore. Les bruits les plus contradictoires couraient
au sujet du sort de ce monarque. Les uns disaient que Solaimân l’avait
fait tuer, les autres qu’il l’avait fait enfermer dans un cachot du
palais. Cette dernière assertion trouvait le plus de crédit, car quand
un usurpateur avait fait mettre à mort celui auquel il avait ôté le
trône, il montrait d’ordinaire son cadavre au peuple de la capitale, et
Solaimân n’avait montré à personne celui de Hichâm[427]. Les Slaves
continuaient donc à combattre au nom de ce souverain. Khairân était le
plus puissant parmi eux. Client d’Almanzor, qui l’avait nommé gouverneur
d’Almérie[428], il avait pris la fuite au moment où les Berbers
entraient dans Cordoue; mais, poursuivi par eux, il avait dû accepter le
combat. Abandonné par ses troupes qui avaient pris la fuite, et criblé
de blessures, il avait été laissé pour mort sur le champ de bataille;
mais ayant recouvré assez de forces pour pouvoir marcher, il était
retourné à Cordoue, où un ami qu’il avait parmi les vainqueurs lui avait
donné l’hospitalité; cet ami l’avait aussi pourvu d’argent après sa
guérison, de sorte que Khairân avait été à même de retourner dans l’Est.
Alors beaucoup de Slaves et d’Andalous s’étaient rangés sous son
drapeau, et après un siége de vingt jours, il s’était remis en
possession d’Almérie. Il trouva maintenant un puissant allié dans un
général de Solaimân.

Ce général s’appelait Alî ibn-Hammoud. Il descendait du gendre du
Prophète, mais comme sa famille était établie en Afrique depuis deux
siècles, elle était berbérisée, et lui-même parlait fort mal l’arabe.
Gouverneur de Ceuta et de Tanger, tandis que Câsim, son frère aîné,
était gouverneur d’Algéziras, il était presque indépendant dans sa
province; cependant son ambition n’était pas satisfaite; elle était
telle que le trône seul pouvait la contenter. Pour y arriver il ne vit
qu’un moyen: c’était de conclure une alliance avec les Slaves, et il
s’adressa à cet effet à Khairân. Afin de le gagner, il inventa une fable
assez bizarre. Il prétendit que Hichâm II avait lu dans un livre de
prédictions qu’après la chute des Omaiyades un Alide, dont le nom
commencerait par la lettre _ain_, régnerait sur l’Espagne. «Or,
ajoutait-il, Hichâm a entendu parler de moi après la prise de Cordoue,
et de sa prison il m’a envoyé quelqu’un pour me dire:--J’ai le
pressentiment que l’usurpateur m’ôtera la vie; je vous nomme donc mon
successeur et je m’en remets à vous du soin de me venger.» Trop heureux
d’avoir un tel auxiliaire et persuadé que Hichâm II vivait encore,
Khairân accepta cette version sans la discuter; et comme Alî lui
promettait que, si l’on retrouvait Hichâm, il serait replacé sur le
trône, il s’engagea de son côté à reconnaître Alî, au cas où il serait
prouvé que Hichâm avait cessé de vivre.

Ces conditions arrêtées, Alî traversa le Détroit, et pria Amir
ibn-Fotouh, le gouverneur de Malaga, de lui livrer cette ville. Client
d’un client omaiyade, et par conséquent déjà très-porté à faire cause
commune avec les Slaves, Amir avait d’ailleurs des griefs personnels
contre les Berbers, car un de leurs chefs lui avait enlevé Ronda[429].
Il consentit donc à la demande d’Alî, lequel se porta ensuite vers
Almuñecar, où il opéra sa jonction avec Khairân, après quoi on marcha
sur Cordoue.

Alî ne comptait pas seulement sur les Slaves, mais aussi sur une grande
partie des Berbers. En général, ces derniers faisaient peu de cas de
Solaimân. Ils l’avaient proclamé calife parce qu’au moment où ils
avaient besoin d’un prétendant, il s’était trouvé là par hasard; mais
comme à leur gré il était trop doux et qu’il ne possédait point de
talents militaires, les seuls qu’ils fussent en état d’apprécier, ils
n’avaient pour lui que du mépris. Alî, au contraire, leur inspirait du
respect par sa bravoure, et ils le regardaient comme leur compatriote.
Joignez-y que Zâwî, le plus puissant de leurs chefs, qui était alors
gouverneur de Grenade et qui avait placé Solaimân sur le trône, avait
une haine invétérée contre tous les Omaiyades, parce que la tête de son
père Zîrî, qui avait péri en Afrique dans un combat qu’il livra aux
partisans de cette dynastie, avait été attachée aux murailles du château
de Cordoue, où elle était restée jusqu’à l’époque où lui et les siens
prirent et pillèrent cette capitale. C’était une insulte qu’il n’avait
jamais pardonnée aux Omaiyades[430]. Aussi se déclara-t-il pour Alî, dès
que celui-ci eut levé l’étendard de la révolte. Son exemple eut beaucoup
d’influence sur la conduite des autres Berbers. Ceux que Solaimân envoya
contre son compétiteur, se laissèrent battre. «Emir, lui dit alors un
général berber, si vous voulez remporter la victoire, il faut que vous
vous mettiez à notre tête.» Il y consentit; mais quand on fut arrivé
dans le voisinage du camp ennemi, on prit sa mule par la bride et on le
livra à son adversaire.

Le dimanche 1er juillet de l’année 1016, Alî et ses alliés firent
leur entrée dans la capitale. Le premier soin de Khairân et des autres
Slaves fut de retrouver Hichâm II; mais à la grande satisfaction d’Alî,
leurs recherches furent inutiles. Alî demanda alors à Solaimân, en
présence des vizirs et des ministres de la religion, ce qu’était devenu
Hichâm. «Il est mort,» répondit Solaimân, sans donner, à ce qu’il
semble, des détails plus précis. «Dans ce cas, reprit Alî, dis-moi où
se trouve son tombeau.» Solaimân lui en indiqua un, et quand on l’eut
ouvert, on déterra un cadavre qu’Alî montra à un serviteur de Hichâm en
lui demandant si c’était celui de son maître. Ce serviteur qui, à ce
qu’on assure, savait que Hichâm vivait encore, mais qui avait été
intimidé par Alî, répondit affirmativement à cette question, et pour
preuve il fit remarquer une dent noire dans la bouche du cadavre, en
assurant que Hichâm en avait eu une aussi. Son témoignage fut confirmé
par d’autres personnes qui voulaient s’insinuer dans les bonnes grâces
d’Alî ou qui craignaient de lui déplaire, en sorte que les Slaves se
virent obligés d’admettre que le souverain légitime était mort et de
reconnaître Alî pour son successeur. Quant à Solaimân, Alî donna l’ordre
de le mettre à mort, ainsi que son frère et son père; mais lorsqu’on
mena ce dernier au supplice, Alî lui dit:

--Vous avez tué Hichâm, vous autres, n’est-ce pas?

--Non, lui répondit ce pieux septuagénaire, qui, absorbé par des
exercices spirituels, n’avait pris aucune part aux événements
politiques; aussi vrai que Dieu m’entend, nous n’avons pas tué Hichâm.
Il vit encore....

Sans lui laisser le temps d’en dire davantage, Alî, qui craignait qu’il
ne fît des révélations dangereuses, donna au bourreau le signal de lui
couper la tête[431]. Puis il fit enterrer de nouveau, et avec tous les
honneurs dus à la royauté, le cadavre qui passait pour celui de Hichâm
II.

Ce monarque était-il mort en effet? L’esprit de parti a jeté un voile
épais et presque impénétrable sur cette question. Il est certain que
Hichâm n’a pas reparu, et que le personnage qui dans la suite s’est
donné pour lui était un imposteur. Mais d’un autre côté, il n’a jamais
été bien prouvé que Hichâm ait été tué par Solaimân ou qu’il soit mort
de mort naturelle sous le règne de ce prince, et les clients omaiyades
qui l’avaient connu affirment que le cadavre déterré sur l’ordre d’Alî
n’était pas le sien. Il est vrai que Solaimân lui-même déclara, en
présence des hommes les plus considérés de Cordoue, que Hichâm avait
cessé de vivre; mais son témoignage nous paraît suspect, et il se peut
qu’Alî lui ait donné l’espoir que, s’il faisait cette déclaration, il
aurait la vie sauve. Solaimân, d’ailleurs, n’était nullement
sanguinaire, et il n’est pas à présumer qu’il ait commis un forfait
devant lequel même le féroce Mahdî avait reculé. Il faut remarquer aussi
que, si Hichâm était mort sous son règne, il aurait montré aux Cordouans
le cadavre de ce monarque, comme la coutume et son propre intérêt
l’exigeaient. Les clients omaiyades[432] prétendent bien qu’il méprisait
trop les Cordouans pour le faire; mais ils oublient qu’il ne méprisait
pas les Slaves, qu’il faisait tous ses efforts pour se faire reconnaître
par eux, et que le meilleur moyen pour y parvenir eût été de les
convaincre de la mort de Hichâm. Nous avons, enfin, le témoignage du
vieux père de Solaimân, qui, malgré l’affirmation contraire de son fils,
prenait Dieu à témoin que Hichâm vivait encore. Ce pieux vieillard
aurait-il menti au moment où il allait comparaître devant le tribunal de
l’Eternel? Nous ne le pensons pas.

Toutes ces raisons nous portent à croire qu’il y avait quelque vérité
dans les récits des femmes et des eunuques du sérail. Ces personnes
disaient que Hichâm avait su s’évader du palais sous le règne de
Solaimân, et qu’après s’être tenu caché à Cordoue, où il avait gagné sa
vie comme ouvrier, il était allé en Asie. Solaimân avait-il favorisé son
évasion après lui avoir fait jurer de ne plus l’inquiéter? Etait-il
resté en relation avec lui et savait-il où il se trouvait? Ce sont là
des questions que suggèrent les paroles du père de Solaimân, mais
auxquelles nous ne pouvons donner une réponse positive. Toutefois il ne
nous paraît pas improbable que Hichâm, las de voir servir son nom de cri
de guerre à des ambitieux qui ne lui laissaient pas même l’ombre du
pouvoir, soit allé se cacher dans un coin obscur de l’Asie, et qu’il y
ait terminé, inconnu et en repos, une vie remplie de tourments et de
douleurs.

Quoi qu’il en soit, Alî régnait maintenant, et il semblait qu’une ère
meilleure allât commencer. Quoiqu’à demi Berber, le fondateur de la
dynastie hammoudite se déclara dès le principe pour les Andalous. Il
prêtait une oreille attentive aux chants de leurs poètes, bien qu’il les
comprît à peine, donnait audience à tous ceux qui voulaient lui parler,
et s’opposait avec la plus grande fermeté aux extorsions que les Berbers
se permettaient. Il punissait avec une inexorable rigueur leurs moindres
délits contre la propriété. Un jour, par exemple, il rencontra un d’eux
qui avait une corbeille remplie de raisins sur sa selle. Il l’arrêta et
lui demanda comment ces fruits se trouvaient en sa possession. Un peu
étonné de cette question, le cavalier lui répondit nonchalamment: «Je
les ai trouvés à mon gré et je les ai pris.» Il paya son larcin de sa
tête. Alî méditait même une grande mesure: il voulait rendre aux
Cordouans tout ce que les Berbers leur avaient enlevé pendant la durée
de la guerre civile. Malheureusement pour les habitants de la capitale,
l’ambition de Khairân le contraignit à changer tout à coup de conduite.

D’abord Khairân l’avait servi avec zèle. Dans sa province il avait fait
arrêter et punir ceux qui intriguaient en faveur des Omaiyades[433], et
s’il eût persisté à soutenir la cause d’Alî, le calme n’aurait pas tardé
à renaître. Mais il aspirait à jouer le rôle d’Almanzor, et comme il
s’apercevait qu’Alî n’était pas homme à se contenter de celui de Hichâm
II, il conçut le projet de rétablir l’ancienne dynastie, sauf toutefois
à régner en son nom. Il chercha donc un prétendant, et vers le mois de
mars 1017[434], il le trouva dans la personne d’un arrière-petit-fils
d’Abdérame III, qui portait le même nom que son bisaïeul et qui
demeurait à Valence[435]. Beaucoup d’Andalous lui promirent leur appui.
De ce nombre était Mondhir, le gouverneur de Saragosse de la famille des
Beni-Hâchim, qui marcha en effet vers le Midi, accompagné de son allié
Raymond, le comte de Barcelone. Trahi ainsi par le parti qu’il
favorisait, et s’apercevant que le peuple de la capitale désirait aussi
le rétablissement des Omaiyades sur le trône, Alî se crut obligé de
sévir contre ceux qu’il avait protégés jusque-là, et de se jeter entre
les bras des Berbers qu’il avait persécutés. Il leur rendit donc la
liberté de traiter Cordoue comme une ville conquise, et lui-même leur
donna l’exemple. Pour se procurer de l’argent, il imposa des
contributions extraordinaires, et ayant fait arrêter un grand nombre de
notables, parmi lesquels se trouvait Ibn-Djahwar, l’un des membres les
plus considérés du conseil d’Etat, il ne leur rendit la liberté qu’après
leur avoir extorqué des sommes énormes. A l’injustice il joignit
l’outrage, car au moment où ces notables sortaient de la prison et où
leurs serviteurs leur amenaient leurs montures: «Ils peuvent fort bien
retourner chez eux à pied, dit-il; je veux que l’on mène leurs mulets à
mes écuries.» Même les biens des mosquées, qui provenaient de legs
pieux, ne furent pas respectés. Se servant à cet effet de l’entremise
d’un faqui à l’âme vile, qui s’appelait Ibn-al-Djaiyâr, Alî força les
curateurs à les lui livrer[436]. Une sombre terreur régnait à Cordoue.
La ville fourmillait d’agents de police, d’espions, de délateurs. Il n’y
avait plus de justice. Tant qu’Alî avait protégé les Andalous, les juges
avaient montré pour eux une grande partialité; mais leur complaisance
pour le pouvoir était telle, qu’à présent ils ne faisaient plus aucune
attention aux plaintes qu’on leur adressait contre les Berbers, quelque
légitimes qu’elles fussent. Beaucoup d’autres personnes s’étaient
vendues également au monarque. «La moitié des habitants, dit un
historien contemporain, surveillait l’autre moitié.» Les rues étaient
désertes, on n’y voyait presque plus que des infortunés tenus pour
suspects, qu’on menait en prison. Ceux qui n’avaient pas encore été
arrêtés se cachaient dans des souterrains et attendaient la nuit pour
aller acheter des denrées. Dans sa haine contre les Andalous, Alî jura
même de détruire la capitale après en avoir chassé ou exterminé les
habitants. La mort le dispensa de tenir son serment. Dès le mois de
novembre 1017, il avait marché jusqu’à Guadix pour combattre les
insurgés; mais alors les pluies l’avaient forcé à retourner sur ses pas.
On était maintenant en avril 1018, et comme il avait appris que les
alliés s’étaient déjà avancés jusqu’à Jaën, il avait annoncé une grande
revue pour le 17, après quoi on se mettrait en campagne; mais au jour
fixé les soldats l’attendirent en vain, et lorsque des officiers se
furent rendus au palais pour s’informer du motif de son absence, ils le
trouvèrent assassiné dans le bain.

Ce crime avait été commis par trois Slaves du palais, qui auparavant
avaient été au service des Omaiyades. Ils n’avaient aucun grief
personnel contre le monarque, car ils jouissaient de sa faveur et de sa
confiance, et d’un autre côté, il ne paraît pas qu’ils se soient laissé
séduire aux instigations de Khairân ou des Cordouans. Plus tard, du
moins, quand ils eurent été arrêtés et condamnés au dernier supplice,
ils nièrent constamment que leur dessein leur eût été suggéré par qui
que ce fût. Tout porte donc à croire que, lorsqu’ils résolurent de tuer
leur maître, ils voulaient délivrer le pays d’un despote dont la
tyrannie était devenue insupportable.

Quoi qu’il en soit, la mort d’Alî causa une grande joie dans la
capitale. Toutefois elle n’eut pas la chute des Hammoudites pour
conséquence. Alî avait laissé deux fils, dont l’aîné, qui s’appelait
Yahyâ, était gouverneur de Ceuta, et il avait laissé aussi un frère,
Câsim, qui était gouverneur de Séville. Quelques-uns parmi les Berbers
voulaient donner le trône à Yahyâ; mais d’autres firent observer qu’il
vaudrait mieux le donner à Câsim qui était tout près. Leur avis
prévalut, et six jours après la mort de son frère, Câsim fit son entrée
dans la capitale, où on lui prêta serment.

De leur côté, Khairân et Mondhir avaient convoqué, pour le 30 avril,
tous les chefs sur lesquels ils croyaient pouvoir compter. L’assemblée,
qui fut nombreuse et dont plusieurs ecclésiastiques faisaient partie,
résolut que le califat serait électif, et ratifia l’élection d’Abdérame
IV, qui prit le titre de Mortadhâ. Cela fait, on marcha contre Grenade.
Arrivé devant cette ville, Mortadhâ écrivit à Zâwî en termes très-polis
et le somma de le reconnaître pour calife. Ayant entendu la lecture de
cette lettre, Zâwî ordonna à son secrétaire d’écrire sur le revers la
109e sourate du Coran, conçue en ces termes:

«O infidèles! Je n’adorerai point ce que vous adorez, et vous n’adorerez
pas ce que j’adore; je n’adore pas ce que vous adorez, et vous n’adorez
pas ce que j’adore. Vous avez votre religion, et moi j’ai la mienne.»

Après avoir reçu cette réponse, Mortadhâ adressa à Zâwî une seconde
lettre. Elle était remplie de menaces et Mortadhâ y disait entre autres
choses: «Je marche contre vous accompagné d’une foule de chrétiens et de
tous les braves de l’Andalousie. Que ferez-vous donc?» La lettre se
terminait par ce vers:

     Si vous êtes pour nous, votre sort sera heureux; mais si vous êtes
     contre nous, il sera déplorable!

Zâwî y répondit en citant la 102e sourate, ainsi conçue:

«Le désir d’augmenter le nombre des vôtres vous préoccupe, et vous
visitez même les cimetières pour compter les morts[437]; cessez de le
faire: plus tard vous connaîtrez votre folie! Encore une fois, cessez de
le faire: plus tard vous connaîtrez votre folie! Cessez de le faire; si
vous aviez la sagesse véritable, vous n’en agiriez point ainsi.
Certainement, vous verrez l’enfer; encore une fois, vous le verrez de
vos propres yeux. Alors on vous demandera compte des plaisirs de ce
monde!»

Exaspéré par cette réponse, Mortadhâ résolut de tenter le sort des
armes.

Cependant Khairân et Mondhir s’étaient aperçus que ce calife n’était pas
celui qu’il leur fallait. Ils se souciaient fort peu, au fond, des
droits de la famille d’Omaiya, et s’ils combattaient pour un Omaiyade,
c’était à la condition qu’il se laisserait gouverner par eux. Mortadhâ
était trop fier pour accepter un tel rôle; il ne se contentait nullement
de l’ombre du pouvoir, et au lieu de se conformer aux volontés de ses
généraux, il voulait leur imposer les siennes. Dès lors ils avaient
résolu de le trahir, et ils avaient promis à Zâwî qu’ils abandonneraient
Mortadhâ aussitôt que le combat se serait engagé.

Ils ne le firent pas, cependant, et l’on se battit plusieurs jours de
suite. Enfin Zâwî fit prier Khairân de réaliser sa promesse. «Nous
n’avons tardé à le faire, lui répondit Khairân, qu’afin de vous donner
une juste idée de nos forces et de notre courage, et si Mortadhâ eût su
gagner nos cœurs, la victoire se serait déjà déclarée pour lui. Mais
demain, quand vous aurez rangé vos troupes en bataille, nous
l’abandonnerons.»

Le lendemain matin Khairân et Mondhir tournèrent en effet le dos aux
ennemis. Il s’en fallait beaucoup que tous leurs officiers approuvassent
leur conduite; tout au contraire, plusieurs en étaient vivement
indignés. De ce nombre était Solaimân ibn-Houd, qui commandait les
troupes chrétiennes dans l’armée de Mondhir, et qui, sans se laisser
entraîner par les fuyards, continuait à ranger ses soldats en bataille.
Passant près de lui: «Sauve-toi donc, misérable, lui cria Mondhir;
penses-tu que j’aie le loisir de t’attendre?--Ah, s’écria alors
Solaimân, tu nous plonges dans un malheur effroyable, et tu couvres ton
parti d’opprobre!» Convaincu cependant de l’impossibilité de la
résistance, il suivit son maître.

Abandonné par la plupart de ses soldats, Mortadhâ se défendit avec le
courage du désespoir, et peu s’en fallut qu’il ne tombât entre les mains
des ennemis. Il leur échappa cependant, et il était déjà arrivé à
Guadix, hors des limites du territoire de Grenade, lorsqu’il fut
assassiné par des émissaires de Khairân.

Khairân expia, par la ruine de son propre parti, sa lâche et infâme
trahison: les Slaves ne furent plus en état de réunir une armée, et les
Berbers, leurs ennemis, étaient dorénavant les maîtres de l’Andalousie.
Cependant Cordoue eût pu être heureuse encore, autant du moins qu’un
peuple peut l’être quand il est dominé par un autre peuple. Le régime du
sabre avait à peu près cessé; un gouvernement moins irrégulier et moins
dur tendait à s’affermir. Câsim aimait la paix et le repos; il
n’aggravait pas les maux des Cordouans par des oppressions nouvelles.
Voulant faire oublier les anciennes dissensions, il fit venir Khairân,
se réconcilia avec lui, et donna à un autre Slave, Zohair, le seigneur
de Murcie, les fiefs de Jaën, de Calatrava et de Baëza. Son orthodoxie
était bien un peu suspecte: on le disait attaché aux doctrines chiites;
cependant, quelles qu’aient été ses propres opinions, non-seulement il
ne les imposait à personne, mais il n’en parlait même pas, et ne changea
rien à l’état de l’Eglise. Grâce à la modération de ce prince, la
dynastie hammoudite avait donc des chances de durée. Il est vrai que le
peuple de la capitale avait peu d’affection pour elle; mais à la longue
il se serait probablement consolé de la perte de ses anciens maîtres, si
des circonstances indépendantes de sa volonté n’eussent fait renaître
des espérances déjà prêtes à s’évanouir.

Se défiant des Berbers, Câsim chercha ailleurs ses appuis. Les Berbers
avaient à leur service beaucoup d’esclaves noirs. Câsim les leur acheta,
en fit venir d’autres d’Afrique, en forma des régiments, et confia à
leurs chefs les postes les plus considérables[438]. Il irrita par là les
Berbers, et son neveu Yahyâ sut exploiter à son profit leur
mécontentement. Il leur écrivit une lettre où il leur disait entre
autres choses: «Mon oncle m’a privé de mon héritage, et il vous a fait
un grand tort en donnant à vos esclaves noirs les emplois qui vous
appartiennent. Eh bien! si vous voulez me donner le trône de mon père,
je m’engage à mon tour à vous rendre vos dignités et à remettre les
nègres à leur place.» Comme il était à prévoir, les Berbers lui
promirent leur appui. Yahyâ passa donc le Détroit avec ses troupes et
aborda à Malaga, dont son frère Idrîs, qui faisait cause commune avec
lui, était gouverneur. Il y reçut une lettre de Khairân, qui, toujours
prêt à soutenir chaque prétendant sauf à se tourner contre lui quand il
triomphait, lui rappelait ce qu’il avait fait pour son père et lui
offrait ses services. Idrîs lui conseilla de ne pas accepter cette
offre. «Khairân, dit-il, est un homme perfide, il veut vous
tromper.--J’en conviens, lui répondit Yahyâ, mais laissons-nous tromper,
puisque nous n’y perdons rien,» et il écrivit au seigneur d’Almérie pour
lui dire qu’il acceptait ses services, après quoi il se prépara à
marcher vers Cordoue. Son oncle jugea prudent de ne pas l’attendre. Dans
la nuit du 11 au 12 août 1021, il s’enfuit vers Séville, accompagné
seulement de cinq cavaliers, et un mois plus lard, son neveu fit son
entrée dans la capitale. Son règne, toutefois, fut de courte durée. Les
nègres ne tardèrent pas à aller rejoindre Câsim; plusieurs capitaines
andalous suivirent leur exemple, et à la fin Yahyâ se vit même abandonné
par une grande partie des Berbers, qu’indignait son orgueil. Sa position
devint alors si dangereuse, qu’il craignait à chaque instant d’être
arrêté dans son propre palais. Il résolut donc de se mettre en sûreté,
et abandonnant Cordoue à son sort, il partit de nuit pour se rendre à
Malaga. Câsim revint alors, et le 12 février 1023 il fut proclamé calife
pour la seconde fois; mais son pouvoir ne reposait sur aucune base
solide et il diminua de plus en plus. En Afrique Idrîs, qui était alors
gouverneur de Ceuta, lui enleva la ville de Tanger qu’il avait fait
fortifier avec soin et où il comptait se retirer dans le cas qu’il ne
pût se maintenir en deçà du Détroit; en Espagne Yahyâ lui enleva
Algéziras, où se trouvait son épouse ainsi que ses trésors. Dans la
capitale même, il ne pouvait compter que sur les nègres. Encouragés par
cet état de choses, les Cordouans, qui avaient vu avec une froide
indifférence la lutte entre l’oncle et le neveu, recommencèrent à
remuer. L’idée de s’affranchir du joug des Berbers était au fond de tous
les cœurs, et le bruit se répandit qu’un membre de la famille d’Omaiya
se montrerait bientôt pour prendre possession du trône. Câsim s’en
alarma, et comme aucun Omaiyade n’avait été nommé, il donna l’ordre
d’arrêter tous ceux que l’on pourrait trouver. Ils se cachèrent alors,
soit parmi les gens des classes inférieures, soit dans les provinces;
mais les mesures de Câsim n’empêchèrent pas la révolution d’éclater.
Poussés à bout par les vexations des Berbers, les Cordouans prirent les
armes le 31 juillet 1023. Après un combat acharné, les deux partis
conclurent une espèce de paix ou plutôt de trève, en promettant de se
respecter réciproquement. Cette trève fut de courte durée, bien que
Câsim tâchât de la prolonger par une condescendance simulée envers le
peuple. Le vendredi 6 septembre, après le service divin, le cri: Aux
armes, aux armes! se fit entendre de toutes parts, et alors les
Cordouans chassèrent Câsim et ses Berbers, sinon des faubourgs, du moins
de la ville même. Câsim s’établit à l’ouest, et assiégea les insurgés
pendant plus de cinquante jours. Ils se défendirent avec une grande
opiniâtreté; mais quand ils commencèrent à manquer de vivres, ils
demandèrent aux assiégeants la permission de quitter la ville avec leurs
femmes et leurs enfants. Cette proposition fut rejetée, et alors les
Cordouans prirent une résolution que le désespoir leur dictait. Ayant
démoli une porte, ils sortirent tous de la ville le jeudi 31 octobre, et
se ruèrent avec tant de fureur sur leurs ennemis, que ceux-ci prirent la
fuite dans le plus grand désordre. Les capitaines se retirèrent dans
leurs fiefs; Câsim lui-même espérait trouver un refuge à Séville; mais
encouragée par l’exemple que Cordoue lui avait donné, cette ville lui
ferma ses portes et se constitua en république. Il se jeta alors dans
Xeres; mais Yahyâ vint l’y assiéger et le força à se rendre. Le rôle que
Câsim avait joué sur la scène politique finit alors. Yahyâ, qui l’avait
traîné à Malaga chargé de fers, avait juré de le tuer; mais ses
scrupules l’empêchèrent longtemps de tenir son serment. Dans son
sommeil il croyait voir son père qui lui disait: «Ne tue pas mon frère,
je t’en conjure. Quand j’étais encore enfant, il m’a fait beaucoup de
bien, et quoiqu’il fût mon aîné, il ne m’a pas disputé le trône.»
Maintefois néanmoins, quand il était ivre, il voulait le mettre à mort;
mais il cédait toujours aux conseils de ses convives qui lui
représentaient que, puisque Câsim était prisonnier, il ne pouvait lui
nuire. Câsim resta donc enfermé pendant treize ans dans un château de la
province de Malaga; mais dans l’année 1036 Yahyâ entendit dire qu’il
avait tâché de gagner la garnison et de la pousser à une révolte. «Eh
quoi! s’écria-t-il alors, ce vieillard a-t-il encore de l’ambition? Dans
ce cas, il faut en finir avec lui,» et il donna l’ordre de
l’étrangler[439].

Quant aux Cordouans, ayant recouvré leur indépendance, ils résolurent,
non pas en tumulte, mais avec ordre, avec régularité, de replacer les
Omaiyades sur le trône. Dans le mois de novembre 1023, des assemblées
furent formées, des délibérations établies. Les vizirs résolurent de
proposer à leurs concitoyens trois personnes, entre lesquelles ils
auraient à choisir, à savoir Solaimân, un fils d’Abdérame IV Mortadhâ,
Abdérame, un frère de Mahdî, et Mohammed ibn-al-Irâkî. Ils se tenaient
convaincus que Solaimân, dont ils avaient mis le nom en tête de la
liste, obtiendrait la pluralité des suffrages; aussi le secrétaire
d’Etat, Ahmed ibn-Bord, avait déjà fait dresser l’acte d’investiture au
nom de ce candidat.

Leur influence, toutefois, était moins grande qu’ils ne l’avaient cru,
et ils s’étaient gravement trompés quand ils pensaient que le parti du
second candidat, Abdérame, n’était pas à craindre. Cet Abdérame, un
jeune homme de vingt-deux ans qui avait été exilé par les Hammoudites,
était rentré secrètement dans la capitale peu de temps auparavant.
Témoin de la révolte des Cordouans contre les Berbers, il avait tâché à
cette occasion de se former un parti et de se faire proclamer calife. Ce
projet avait échoué. Les vizirs, qui dirigeaient l’insurrection et qui
ne voulaient pas de lui, avaient fait jeter ses émissaires dans la
prison, où ils étaient encore au moment où l’élection allait avoir lieu,
et ils avaient essayé de faire arrêter Abdérame lui-même. Plus tard,
toutefois, quand ils formèrent une liste de candidats, ils avaient cru
devoir y placer son nom, car ils craignaient que, s’ils ne le faisaient
pas, ils mécontenteraient plusieurs de leurs concitoyens; mais loin de
penser que ce prince serait pour Solaimân un compétiteur dangereux, ils
le mettaient au contraire à peu près sur la même ligne que le troisième
candidat, Mohammed ibn-al-Irâkî, qui ne jouissait d’aucune popularité.

Se croyant donc sûrs de leur fait, les vizirs invitèrent les nobles, les
soldats et le peuple à se réunir dans la grande mosquée le 1er
décembre, afin de choisir un calife. Au jour fixé, Solaimân se présenta
le premier dans la mosquée, accompagné du vizir Abdallâh ibn-Mokhâmis.
Il était vêtu avec magnificence et la joie brillait sur son visage, car
il se tenait convaincu que le choix du peuple tomberait sur lui. Ses
amis vinrent à sa rencontre et le prièrent de s’asseoir sur une estrade
fort élevée, qui avait été dressée pour lui. Quelque temps après,
Abdérame entra dans la mosquée par une autre porte. Il était entouré de
beaucoup de soldats et d’ouvriers, et aussitôt que cette multitude eut
passé le seuil de la porte, elle le proclama calife en faisant retentir
l’édifice d’acclamations bruyantes. Les vizirs, qui ne s’attendaient à
rien de semblable, étaient plongés dans une stupeur qui les rendait
muets, et d’ailleurs il leur eût été impossible de se faire entendre au
milieu du tumulte. Ils se résignèrent donc à accepter Abdérame comme
calife, et Solaimân, encore plus étonné et plus troublé qu’eux, fut
forcé de leur donner l’exemple. On l’entraîna vers Abdérame, auquel il
baisa la main et qui le fit asseoir à ses côtés. Le troisième candidat,
Mohammed ibn-al-Irâkî, prêta aussi le serment, et alors le secrétaire
d’Etat effaça avec un grattoir le nom de Solaimân dans l’acte
d’investiture, et y substitua celui d’Abdérame V, qui prit le titre de
Mostadhhir.



XVII.


Quand on raconte l’histoire d’une époque désastreuse et déchirée par les
guerres civiles, on éprouve parfois le besoin de détourner la vue des
luttes de partis, des convulsions sociales, du sang versé, et de
distraire l’imagination en se reportant vers un idéal de calme,
d’innocence et de rêverie. Nous nous arrêterons donc un instant pour
appeler l’attention sur les poèmes qu’un amour pur et candide a inspirés
au jeune Abdérame V et à son vizir Ibn-Hazm. Il s’en exhale comme un
parfum de jeunesse, de simplicité et de bonheur, et ils ont un attrait
d’autant plus irrésistible, que l’on s’attendait moins à entendre ces
accents doux et sereins au milieu du bouleversement universel, ce chant
de rossignol au milieu de l’orage.

Presque enfant encore, Abdérame aimait éperdument sa cousine Habîba
(Aimée), la fille du calife Solaimân. Mais il soupirait en vain. La
veuve de Solaimân s’opposait au mariage, et lui donnait à entendre que
rien ne pressait. Il composa alors ces vers, où le sentiment d’une
fierté blessée perce à côté d’un amour profondément senti:

     Toujours des prétextes pour ne pas m’accorder ma demande, des
     prétextes contre lesquels ma fierté se révolte! Son aveugle famille
     veut la forcer à me refuser, mais peut-on refuser la lune au
     soleil? Comment la mère de Habîba, qui connaît mon mérite,
     peut-elle ne pas me vouloir pour gendre?

     Je l’aime bien cependant, cette jeune fille belle et candide de la
     famille d’Abd-Chams, qui mène une vie si retirée dans le harem de
     ses parents: je lui ai promis de la servir comme un esclave pendant
     toute ma vie, et je lui ai offert mon cœur pour dot.

     De même qu’un sacre fond sur une colombe qui déploie les ailes, de
     même je m’élance vers elle dès que je la vois, cette colombe des
     Abd-Chams, moi qui suis issu de la même illustre famille.

     Qu’elle est belle! Les Pléiades lui envient la blancheur de ses
     mains, et l’Aurore est jalouse de l’éclat de sa gorge.

     Tu as imposé à mon amour un jeûne bien long, ô ma bien-aimée:
     qu’est-ce que cela te ferait si tu me permettais de le rompre?

     C’est dans ta maison que je cherche le remède à mes maux, dans ta
     maison sur laquelle Dieu veuille répandre ses grâces! C’est là que
     mon cœur trouverait un soulagement à ses souffrances, c’est là que
     s’éteindrait le feu qui me dévore.

     Si tu me repousses, ô cousine, tu repousseras, je le jure, un homme
     qui est ton égal par la naissance et qui, par suite de l’amour que
     tu lui as inspiré, a un voile devant les yeux.

     Mais je ne désespère pas de la posséder un jour et de mettre ainsi
     le comble à ma gloire, car je sais manier la lance alors que les
     chevaux noirs semblent rouges à force d’être teints de sang. Je
     rends honneur et respect à l’étranger qui s’est abrité sous mon
     toit; je comble de bienfaits le malheureux qui fait un appel à ma
     générosité. Personne dans sa famille ne mérite plus que moi de la
     posséder, car personne ne m’égale en réputation, en renommée. J’ai
     ce qu’il faut pour plaire: la jeunesse, l’urbanité, la douceur et
     le talent de bien dire.

On ignore quels étaient les sentiments de Habîba à l’égard du jeune
homme, les écrivains arabes ayant laissé dans l’incertain et le vague
cette belle et fugitive apparition, dont l’imagination aimerait à fixer
les traits. Cependant elle ne paraît pas avoir été insensible aux
hommages d’Abdérame. L’ayant rencontré un jour, son regard s’abaissa
sous le regard plein de feu du prince; elle rougit, et dans son trouble
elle oublia de lui rendre son salut. Abdérame interpréta de travers ce
manque apparent de politesse, qui en réalité n’était qu’une pudique
timidité, et il composa alors ce poème:

     Salut à celle qui n’a pas daigné m’adresser une seule parole; salut
     à la gracieuse gazelle dont les regards sont autant de flèches qui
     me percent le cœur. Jamais, hélas! elle ne m’envoie son image pour
     calmer l’agitation de mes rêves. Ne sais-tu donc pas, ô toi dont le
     nom est si doux à prononcer, que je t’aime au delà de toute
     expression, et que je serai pour toi l’amant le plus fidèle qui
     soit au monde[440]?

Il ne semble jamais avoir obtenu la main de Habîba, et en général il ne
fut pas heureux en amour. Il est vrai qu’une autre beauté ne fut pas
cruelle pour lui, mais dans la suite elle manqua à la foi promise,
témoin ces vers qu’il lui adressa:

     Ah! que les nuits sont longues depuis que tu me préfères mon rival!
     O gracieuse gazelle, toi qui a rompu tes serments et qui m’es
     devenue infidèle, les as-tu donc oublié ces nuits que nous avons
     passées ensemble sur un lit de roses? La même écharpe ceignait
     alors nos reins; nous nous entrelacions comme s’entrelacent les
     perles d’un collier, nous nous embrassions comme s’embrassent les
     branches des arbres, nos deux corps n’en formaient qu’un seul,
     tandis que les étoiles semblaient des points d’or scintillant sur
     un champ d’azur[441].

Le jeune Abdérame avait un ami qui lui ressemblait sous beaucoup de
rapports et dont il fit son premier ministre. C’était Alî ibn-Hazm. Ses
ancêtres, qui demeuraient sur le territoire de Niébla, avaient été
chrétiens jusqu’à l’époque où son bisaïeul (Hazm) embrassa l’islamisme;
mais honteux de son origine et voulant en effacer la trace, il reniait
ses aïeux. De même que l’avait fait son père (Ahmed) qui avait été
vizir sous les Amirides, il prétendait descendre d’un Persan affranchi
par Yézîd, le frère du premier calife omaiyade, Moâwia[442], et quant à
la religion qui avait été celle de ses pères, il avait pour elle le plus
profond dédain. «Il ne faut jamais s’étonner de la superstition des
hommes, dit-il quelque part dans son Traité sur les religions. Les
peuples les plus nombreux et les plus civilisés y sont sujets. Voyez les
chrétiens! Ils sont en si grand nombre qu’il n’y a que leur créateur qui
puisse les compter, et il y a parmi eux des savants illustres, ainsi que
des princes d’une rare sagacité. Néanmoins ils croient qu’un est trois
et que trois sont un; que l’un des trois est le père, l’autre le fils,
le troisième l’esprit; que le père est le fils et qu’il n’est pas le
fils; qu’un homme est Dieu et qu’il n’est pas Dieu; que le Messie est
Dieu en tout point et que cependant il n’est pas le même que Dieu; que
celui qui a existé de toute éternité a été créé. Celle de leurs sectes
qu’on appelle les Jacobites et qui se compte par centaines de mille,
croit même que le Créateur a été fouetté, souffleté, crucifié et mis à
mort; enfin, que l’univers a été privé pendant trois jours de celui qui
le gouverne[443]!»... Ces sarcasmes, du reste, ne sont pas d’un
sceptique: ils sont d’un musulman très-zélé. Ibn-Hazm soutenait en
religion le système des Dhâhirides, secte qui s’attachait strictement
aux textes et qui appelait la décision par analogie, c’est-à-dire
l’intervention de l’intelligence humaine dans les questions du droit
canon, une invention du mauvais esprit. En politique il était pour la
dynastie légitime, dont il était devenu le client grâce à une fausse
généalogie, et les Omaiyades n’avaient pas de serviteur plus fidèle,
plus dévoué, plus enthousiaste. Quand leur cause semblait
irrévocablement perdue, quand Alî ibn-Hammoud occupait le trône et que
même Khairân, le chef du parti slave, l’eut reconnu, il fut du petit
nombre de ceux qui ne perdirent pas le courage. Entouré d’ennemis et
d’espions, il continua cependant d’intriguer et de comploter, car la
prudence, comme c’est le propre des âmes enthousiastes, ne lui
paraissait que de la lâcheté. Khairân découvrit ses menées, et, lui
ayant fait expier son zèle intempestif par plusieurs mois de prison, il
le frappa d’un arrêt d’exil. Ibn-Hazm se retira alors auprès du
gouverneur du château d’Aznalcazar, non loin de Séville, et il s’y
trouvait encore quand il apprit que l’Omaiyade Abdérame IV Mortadhâ
avait été proclamé calife à Valence. Il s’embarqua aussitôt pour lui
offrir ses services, et combattit en héros dans la bataille que Mortadhâ
perdit par la trahison de ses soi-disant amis; mais étant tombé entre
les mains des Berbers vainqueurs, il ne recouvra la liberté qu’assez
tard[444].

Le temps viendra où Ibn-Hazm sera le plus grand savant de son temps et
l’écrivain le plus fertile que l’Espagne ait produit à quelque époque
que ce soit. Mais pour le moment il était avant tout poète, et l’un des
poètes les plus gracieux que l’Espagne arabe ait eus. Il était encore
dans l’âge heureux des illusions, car il ne comptait que huit ans de
plus que son jeune souverain. Lui aussi avait eu son roman d’amour;
roman bien simple au reste, mais qu’il a raconté avec tant de candeur,
de délicatesse, de naïveté et de charme, que nous ne pouvons résister à
la tentation de le reproduire avec ses propres paroles. Toutefois nous
serons forcé de supprimer çà et là quelques métaphores hasardées,
quelques broderies, quelques paillettes, qui, dans l’opinion d’un Arabe,
donnent au discours une grâce inimitable, mais que la sobriété de notre
goût tolérerait difficilement.

«Dans le palais de mon père, dit Ibn-Hazm, il y avait une jeune fille
qui y recevait son éducation. Elle comptait seize ans, et aucune femme
ne l’égalait en beauté, en intelligence, en pudeur, en retenue, en
modestie, en douceur. Le ton badin et les galants propos l’ennuyaient et
elle parlait peu. Personne n’osait élever ses désirs jusqu’à elle, et
pourtant sa beauté conquérait tous les cœurs, car, bien que fière et
avare de ses faveurs, elle était cependant plus séduisante que la
coquette la plus raffinée. Elle était sérieuse et n’avait pas de goût
pour les amusements frivoles, mais elle jouait du luth d’une manière
admirable.

«J’étais bien jeune alors et je ne pensais qu’à elle. Je l’entendais
parler quelquefois, mais toujours en présence d’autres personnes, et
pendant deux ans j’avais en vain cherché l’occasion de lui parler sans
témoins. Or, un jour il y eut dans notre demeure une de ces fêtes comme
il y en a souvent dans les palais des grands, et à laquelle les femmes
de notre maison, celles de la maison de mon frère, celles, enfin, de nos
clients et de nos serviteurs les plus considérés avaient été invitées.
Après avoir passé une partie de la journée dans le palais, ces dames
allèrent au belvédère, d’où l’on avait un magnifique coup d’œil sur
Cordoue et ses environs, et elles se placèrent là où les arbres de notre
jardin n’obstruaient pas la vue. J’étais avec elles, et je m’approchai
de l’embrasure où _elle_ se trouvait; mais dès qu’elle me vit à ses
côtés, elle courut avec une gracieuse rapidité vers une autre embrasure.
Je la suis; elle m’échappe de nouveau. Elle connaissait très-bien mes
sentiments à son égard, car les femmes ont plus de finesse pour deviner
l’amour qu’on leur porte, que le Bédouin, qui voyage de nuit dans le
Désert, n’en a pour reconnaître la trace de la route; mais heureusement
les autres dames ne se doutaient de rien, car, tout occupées à chercher
le plus beau point de vue, elles ne faisaient pas attention à moi.

«Puis, les dames étant descendues au jardin, celles qui, par leur
position et leur âge, avaient le plus d’influence, prièrent la dame de
mes pensées de chanter quelque chose, et j’appuyai leur demande. Elle
prit alors son luth et se mit à l’accorder avec une pudeur qui, à mes
yeux, doublait ses charmes; après quoi elle chanta ces vers d’Abbâs,
fils d’Ahnaf:

     Je ne pense qu’à mon soleil à moi, à la jeune fille souple et
     flexible que j’ai vue disparaître derrière les sombres murailles du
     palais. Est-ce une créature humaine, est-ce un génie? Elle est plus
     qu’une femme; mais si elle a toute la beauté d’un génie, elle n’en
     a pas la malice. Son visage est une perle, sa taille un narcisse,
     son haleine un parfum, et en totalité elle est une émanation de la
     lumière. Quand on la voit, revêtue de sa robe jaune, marcher avec
     une légèreté inconcevable, on dirait qu’elle pourrait mettre le
     pied sur les choses les plus fragiles sans les briser.

«Pendant qu’elle chantait, ce n’étaient pas les cordes du luth qu’elle
frappait de son plectrum: c’était mon cœur. Jamais ce jour délicieux
n’est sorti de ma mémoire, et sur mon lit de mort je m’en souviendrai
encore. Mais depuis ce temps je n’entendis plus sa douce voix, je ne la
revis même pas.

     Ne la blâme pas, disais-je dans mes vers, si elle t’évite et te
     fuit, car elle ne mérite pas de reproches. Elle est belle comme la
     gazelle ou la lune, mais la gazelle est timide, et il n’est point
     donné à un mortel d’atteindre à la lune.

     Tu me prives du bonheur d’entendre ta voix suave, disais-je encore,
     et tu ne veux pas que mes yeux contemplent ta beauté. Tout absorbée
     dans tes pieuses méditations, toute à Dieu, tu ne penses plus aux
     mortels. Qu’il est heureux, cet Abbâs dont tu as chanté les vers!
     Et pourtant, s’il t’avait entendue, le grand poète, il serait
     triste, il te porterait envie comme à son vainqueur, car en
     chantant ses vers, tu y as mis une sensibilité dont il n’avait
     point d’idée.

«Ensuite, trois jours après que Mahdî eut été déclaré calife, nous
quittâmes notre nouveau palais, qui se trouvait dans le quartier
oriental de Cordoue, à savoir dans le faubourg dit de Zâhira, pour nous
établir dans notre ancien palais, situé dans le quartier occidental, le
Balât-Moghîth; mais pour des raisons qu’il serait inutile d’exposer, la
jeune fille ne nous y suivit pas. Puis, Hichâm II étant remonté sur le
trône, ceux qui étaient alors au pouvoir nous firent tomber en disgrâce;
ils nous extorquèrent des sommes énormes, ils nous firent jeter en
prison, et quand nous eûmes recouvré la liberté, nous fûmes obligés de
nous cacher. Vint la guerre civile. Tout le monde eut à en souffrir,
mais notre famille plus que toute autre. Mon père mourut sur ces
entrefaites, le samedi 21 juin 1012, et notre sort ne s’améliora point.
Mais un jour que j’assistais aux funérailles d’un de mes parents, je
reconnus la jeune fille au milieu des pleureuses. J’avais bien des
motifs de tristesse ce jour-là; tous les malheurs semblaient vouloir me
frapper à la fois, et pourtant, lorsque je la revis, le présent avec ses
misères semblait disparaître comme par enchantement; elle me rappelait
le passé, mon amour de jeune homme, mes beaux jours flétris, et pour un
moment je redevenais jeune et heureux comme je l’étais autrefois. Mais,
hélas! ce moment fut court, et rappelé bientôt à la triste et sombre
réalité, ma douleur, aggravée des souffrances que me causait un amour
sans espoir, n’en fut que plus cuisante et plus aiguë.

     Elle pleure un mort que tout le monde respectait et honorait,
     disais-je dans une pièce de vers composée à cette occasion; mais
     celui qui vit encore a bien plus de droits à ses larmes. Chose
     étonnante! elle plaint celui qui est mort naturellement, doucement,
     et elle n’a nulle pitié pour celui qu’elle fait mourir de
     désespoir.

«Peu de temps après, lorsque les troupes berbères se furent emparées de
la capitale, nous fûmes frappés d’un arrêt d’exil, et je quittai Cordoue
au milieu du mois de juillet de l’année 1015. Cinq ans s’écoulèrent
pendant lesquels je ne revis pas la jeune fille. A la fin, lorsque je
fus revenu à Cordoue en février 1018, j’allai loger chez une de mes
parentes et là je la retrouvai. Mais elle était tellement changée que
j’avais peine à la reconnaître et que l’on dut me dire que c’était elle.
Cette fleur, que naguère on contemplait avec ravissement et que chacun
eût voulu cueillir si le respect ne l’eût retenu, était maintenant
fanée; à peine lui restait-il quelques traces pour attester qu’elle
avait été belle. C’est que pendant ces temps désastreux elle n’avait pu
prendre aucun soin d’elle-même. Elevée sous notre toit au milieu du
luxe, elle s’était vu forcée tout à coup de gagner sa vie par un travail
assidu. Hélas! les femmes sont des fleurs bien fragiles: dès qu’on ne
les soigne pas, elles se fanent. Leur beauté ne résiste pas, comme celle
des hommes, au hâle du soleil, au simoun, à l’intempérie des saisons, au
manque d’égards. Toutefois, telle qu’elle était, elle m’aurait encore
rendu le plus heureux des hommes si elle avait voulu m’adresser une
tendre parole; mais elle resta indifférente et froide comme elle l’avait
toujours été pour moi. Peu à peu cette froideur commença à me détacher
d’elle; la perte de sa beauté fit le reste.

«Je ne lui ai jamais rien reproché, et aujourd’hui encore je ne lui
reproche rien. Je n’en ai pas le droit. De quoi me plaindrais-je? Je
pourrais me plaindre, si elle m’eût bercé d’un espoir trompeur; mais
jamais elle ne m’a donné le moindre espoir, jamais elle ne m’a rien
promis[445].»

Dans le récit qu’on vient de lire, on aura sans doute remarqué des
traits d’une sensibilité exquise et peu commune chez les Arabes, qui
préfèrent généralement les grâces qui attirent, les yeux qui
préviennent, le sourire qui encourage. L’amour que rêve Ibn-Hazm est un
mélange d’attrait physique sans doute--l’objet regretté n’étant plus ce
qu’il était, ses regrets sont bien moins cruels--mais aussi
d’inclination morale, de galanterie délicate, d’estime, d’enthousiasme,
et ce qui le charme, c’est une beauté calme, modeste, pleine d’une douce
dignité. Mais il ne faut pas oublier que ce poète, le plus chaste, et je
serais tenté de dire, le plus chrétien parmi les poètes musulmans,
n’était pas Arabe pur sang. Arrière-petit-fils d’un Espagnol chrétien,
il n’avait pas entièrement perdu la manière de penser et de sentir,
propre à la race dont il était issu. Ils avaient beau renier leur
origine, ces Espagnols arabisés; ils avaient beau invoquer Mahomet au
lieu d’invoquer le Christ, et poursuivre leurs anciens coreligionnaires
de leurs sarcasmes: au fond de leur cœur il restait toujours quelque
chose de pur, de délicat, de spirituel, qui n’était pas arabe.



XVIII.


Sept semaines s’étaient à peine écoulées depuis le moment où les
Cordouans avaient élu Abdérame V et où celui-ci avait nommé Ibn-Hazm son
premier ministre, que déjà l’un avait cessé de vivre et que l’autre,
disant adieu pour toujours à la politique et aux grandeurs mondaines,
cherchait la consolation et l’oubli du passé dans l’étude, le silence et
la prière. Ce n’est pas qu’on pût leur reprocher d’avoir porté dans les
affaires sérieuses la vanité et les caprices que le public attribue trop
souvent en privilége aux poètes; au contraire, on aimait à leur
reconnaître une grande aptitude pour le gouvernement. Elevés dans la
rude école de l’infortune et de l’exil, ils avaient appris de bonne
heure à connaître les hommes, à comprendre, à juger les événements. Mais
ils étaient entourés de périls de tout genre. Abdérame ne s’appuyait que
sur la jeune noblesse. Outre Alî ibn-Hazm, un cousin de ce dernier,
nommé Abd-al-wahhâb ibn-Hazm, et Abou-Amir ibn-Chohaid étaient ses
conseillers habituels. C’étaient des hommes d’esprit et de talent, mais
qui choquaient les musulmans rigides par la liberté de leurs opinions
religieuses. Quant aux patriciens plus âgés, ils avaient voulu voter
pour Solaimân, et ce candidat ayant été repoussé par la majorité, ils
avaient cependant intrigué si ouvertement en sa faveur, qu’Abdérame
s’était vu obligé de les faire arrêter. Les personnes sensées
approuvaient cette mesure, parce qu’elles la croyaient nécessaire; mais
l’aristocratie en était mécontente. On reprochait d’ailleurs au monarque
de retenir prisonniers ses deux compétiteurs. Il les traitait
amicalement, il est vrai, mais il ne leur permettait pas de sortir du
palais. D’un autre côté, comme les malheurs publics avaient tari presque
toutes les sources de travail, il y avait une foule d’ouvriers
inoccupés, qui étaient tout prêts à frapper de leur hache tout l’édifice
de la vieille société. Et malheureusement ces cohortes de la destruction
avaient un chef. C’était un Omaiyade qui s’appelait Mohammed. Au moment
où les assemblées se formaient pour élire un monarque, il avait espéré
que le choix tomberait sur lui. Son nom, toutefois, ne fut pas même
prononcé, ce qui n’a rien d’étonnant, car Mohammed était un homme sans
esprit, sans talents, sans culture, et qui ne connaissait d’autres
plaisirs que ceux de la table et de la débauche. Mais lui-même ne se
jugeait pas ainsi, et quand il apprit que personne n’avait pensé à lui
et que l’on avait donné le trône à un tout jeune homme, il ne mit point
de bornes à sa fureur. Il se servit alors de l’influence qu’il avait sur
les ouvriers, qui prenaient sa grossièreté pour de la bonhomie et avec
lesquels il vivait dans une intimité si étroite, qu’un tisserand, nommé
Ahmed ibn-Khâlid, était son meilleur ami. Vigoureusement et habilement
secondé par cet homme, Mohammed stimula chez les ouvriers la passion du
pillage et du bouleversement, et prépara tout pour une insurrection
formidable.

Une coalition de la populace avec les patriciens qui avaient été
arrêtés, ne semblait pas à craindre d’abord, puisque les uns et les
autres avaient des candidats différents; mais Solaimân étant venu à
mourir, les patriciens consentirent à s’allier aux démagogues. L’un
d’entre eux, Ibn-Imrân, leur servit d’intermédiaire. Dans sa bonté
imprévoyante, Abdérame V lui avait rendu la liberté, quoiqu’un de ses
amis s’y fût opposé et qu’il eût dit: «Si cet Ibn-Imrân fait un pas
ailleurs que dans votre prison, il retranchera toute une année de votre
vie.» En effet, c’était un homme fort dangereux. Il tâcha de gagner les
chefs de la garde, et il y réussit d’autant plus facilement, que la
garde elle-même était mécontente du calife. Deux jours auparavant, un
escadron berber était arrivé à Cordoue pour offrir ses services au
monarque, et celui-ci, qui sentait qu’entouré de périls de tout genre
il avait besoin de soldats, avait accepté leur offre. C’est ce qui avait
excité la jalousie de la garde, et celle-ci, stimulée par Ibn-Imrân,
s’adressa maintenant au peuple. «C’est nous qui avons vaincu les
Berbers, disaient les soldats, c’est nous qui les avons chassés, et à
présent cet homme que nous avons placé sur le trône tâche de les faire
rentrer dans la ville et de nous soumettre de nouveau à leur empire
détesté.» Le peuple qui, pour s’insurger, n’attendait qu’une occasion,
qu’un signal, se laissa facilement séduire à ces instigations, et au
moment où Abdérame ne se doutait encore de rien, la foule avait déjà
envahi son palais et délivré les nobles qu’il avait fait arrêter. Le
malheureux monarque comprit aussitôt que c’était à sa vie qu’on en
voulait. Il demanda à ses vizirs ce qu’ils lui conseillaient de faire.
Ceux-ci, qui craignaient pour leur propre vie, délibéraient encore sur
le parti à prendre, lorsque les gardes leur crièrent qu’ils n’auraient
rien à redouter, pourvu qu’ils abandonnassent Abdérame à son sort. Alors
l’égoïsme l’emporta chez la plupart d’entre eux; ils quittèrent
furtivement le monarque, l’un après l’autre. Bientôt, cependant, ils
s’aperçurent que les promesses des gardes avaient été fallacieuses, car
plusieurs d’entre eux, tels que le préfet de la ville, furent tués au
moment où ils sortaient du palais par la porte de la salle de bain.

Abdérame lui-même, qui était monté à cheval, voulut sortir par cette
même porte. Les gardes l’en empêchèrent en lui montrant les pointes de
leurs lances et en l’accablant d’injures. Il retourna alors sur ses pas,
et, ayant mis pied à terre, il entra dans la salle de bain. Là il ôta
tous ses vêtements à l’exception de sa tunique, et se cacha dans le
four.

Sur ces entrefaites le peuple et les gardes traquaient les Berbers comme
s’ils eussent été des bêtes fauves. Ces malheureux furent massacrés
partout où ils avaient cherché un refuge, dans le palais, dans la salle
de bain, dans la mosquée. Les femmes du sérail d’Abdérame échurent en
partage aux gardes, qui les conduisirent à leurs demeures.

Mohammed triomphait. Proclamé calife dans la chambre où le calife
détrôné se tenait caché, il se rendit vers la grande salle et s’assit
sur le trône, entouré des gardes et de la populace. Cependant sa
position était précaire tant que son prédécesseur vivait encore. Il
ordonna donc de le chercher partout, et quand enfin on l’eut trouvé, il
le fit mettre à mort (18 janvier 1024).

Mohammed prit le titre de Mostacfî. Il tâcha de se rendre populaire en
donnant de l’argent et des titres à tous ceux qui en voulaient; mais la
colère de la bourgeoisie et de la noblesse fut extrême quand il nomma
son ami, le tisserand, premier ministre. Au reste, son règne ne fut pas
de longue durée. Il gouverna mal, comme cela se conçoit. Sachant que
l’on conspirait contre lui, il fit jeter en prison plusieurs membres de
sa famille. L’un d’entre eux fut même étranglé sur son ordre, ce qui
causa une grande indignation à Cordoue. Il fit aussi arrêter les
principaux conseillers de son prédécesseur, tels que les deux Ibn-Hazm,
et afin de ne pas être frappés du même sort, Abou-Amir ibn-Chohaid et
plusieurs autres quittèrent la capitale et se rendirent à Malaga auprès
du Hammoudite Yahyâ, qu’ils excitèrent à aller mettre un terme à
l’anarchie qui régnait à Cordoue[446]. Les tentatives qu’ils firent à
cet effet ne demeurèrent pas absolument infructueuses. On apprit du
moins à Cordoue que Yahyâ se préparait à venir attaquer la ville, et
alors une émeute y éclata (mai 1025). Le vizir de Mohammed II, l’ancien
tisserand, fut égorgé à coups de couteaux par le peuple, qui, dans sa
rage brutale, ne cessa de frapper son cadavre que lorsqu’il eut perdu
tout reste de chaleur. Quant à Mohammed II, son palais fut cerné, et
alors les gardes vinrent le trouver et lui dirent: «Dieu sait que nous
avons fait tout ce que nous pouvions pour affermir votre pouvoir, mais
nous voyons à présent que nous avons tenté l’impossible. Nous devons
nous mettre en marche pour aller combattre Yahyâ qui nous menace, et
nous craignons qu’il ne vous arrive quelque chose de fâcheux quand nous
serons partis. Nous vous conseillons donc de quitter la ville en
secret.» Voyant que tout était perdu pour lui, Mohammed résolut de
suivre leurs conseils. Ayant donc pris le costume d’une chanteuse et
s’étant couvert le visage d’un voile, il sortit du palais et de la
ville, accompagné de deux femmes. Puis il alla cacher sa honte dans un
obscur village de la frontière, où il fut empoisonné par un officier
trop compromis pour n’avoir pas été forcé de le suivre, mais qui
s’ennuyait d’être enchaîné à un proscrit[447].

Pendant six mois, il n’y eut pas de monarque à Cordoue. La ville fut
gouvernée, tant bien que mal, par le conseil d’Etat; mais une telle
situation ne pouvait encore se prolonger longtemps. Un jour il faudrait
en arriver là, mais le moment n’était pas venu; le vieux monde
s’écroulait, mais le nouveau n’en était qu’aux essais. Aux hommes de bon
sens la monarchie semblait encore la seule forme de gouvernement
compatible avec l’ordre, mais en qui la rétablir? Dans la personne d’un
Omaiyade? On l’avait voulu, on l’avait tenté, on avait choisi le
meilleur prince que possédât cette maison alors qu’on avait donné le
trône à Abdérame V, et cependant l’entreprise avait complétement
échoué. Pour maintenir l’ordre, pour contenir la populace toujours
inquiète, toujours agitée, et prête à tout moment pour l’émeute, le
pillage et l’assassinat, il fallait un prince qui disposât de troupes
étrangères, et les Omaiyades n’en avaient pas. On s’avisa donc de rendre
le trône au Hammoudite Yahyâ, dont on n’avait pas eu trop à se plaindre,
et cette pensée ne vint pas, ce nous semble, à quelques personnes
mal-intentionnées, comme un auteur arabe donne à l’entendre[448], mais à
tout le parti de l’ordre, qui ne voyait pas d’autre moyen de salut. On
entra donc en négociations avec Yahyâ qui résidait à Malaga. Il accepta
l’offre des Cordouans sans empressement, presque avec indifférence, et
se défiant de la mobilité habituelle de ceux qui la faisaient, sachant
d’ailleurs que pour eux il n’était qu’un pis aller, il resta où il était
et se borna à envoyer à Cordoue un général berber accompagné de quelques
troupes (novembre 1025).

L’événement montra qu’il avait agi sagement. Les habitants de la
capitale ne tardèrent pas à se dégoûter de la domination africaine, et
ils prêtèrent une oreille avide aux émissaires des seigneurs slaves de
l’Est, Khairân d’Almérie et Modjéhid de Dénia, qui leur disaient que,
s’ils voulaient s’en affranchir, leurs maîtres viendraient les aider.
Cette promesse n’était pas vaine. Dans le mois de mai de l’année 1026,
lorsque les esprits leur parurent suffisamment préparés, les deux
princes marchèrent vers la capitale avec des troupes nombreuses, et
alors les Cordouans se mirent en insurrection et chassèrent le
gouverneur que Yahyâ leur avait donné, après avoir tué un assez grand
nombre de ses soldats. Cela fait, ils ouvrirent leurs portes à Khairân
et Modjéhid; mais quand il s’agit d’établir un gouvernement, les deux
princes ne furent pas d’accord, et comme Khairân craignait d’être trahi
par son allié, il se hâta de retourner à Almérie (12 juin). Modjéhid
resta encore quelque temps dans la capitale, mais lui aussi la quitta
sans avoir rétabli la monarchie. Après son départ, les membres du
conseil d’Etat résolurent de le faire, encore qu’une triste expérience
eût dû leur apprendre qu’ils allaient tenter l’impossible. Un prince
omaiyade, jeté sans l’appui de troupes étrangères au milieu de deux
classes irréconciliables, était condamné d’avance à succomber soit par
une insurrection populaire, soit par une conspiration des patriciens.
Pour rétablir un gouvernement stable, le rappel des Omaiyades n’était
donc qu’un moyen trompeur, mais c’était le seul que les plus habiles
sussent imaginer. Abou-’l-Hazm ibn-Djahwar, alors l’homme le plus
influent dans le conseil, chérissait surtout cette idée. Il se concerta
donc avec les chefs des frontières qui passaient pour appartenir au
parti omaiyade ou slave, mais qui, à vrai dire, n’avaient en commun
entre eux qu’une haine profonde contre les Berbers. Après de longues
négociations, quelques-uns de ces seigneurs donnèrent enfin leur
assentiment au projet, probablement parce qu’ils étaient convaincus
qu’il n’avait aucune chance de réussir, et l’on résolut de donner le
trône à Hichâm, frère aîné d’Abdérame IV Mortadhâ. Ce prince demeurait à
Alpuente, où il avait cherché un refuge après le meurtre de son frère.
Dès le mois d’avril 1027, les habitants de Cordoue lui prêtèrent
serment, mais près de trois ans se passèrent encore avant que toutes les
difficultés fussent aplanies, et pendant ce temps, Hichâm III, surnommé
Motadd[449], errait de ville en ville, car plusieurs chefs s’opposaient
à ce qu’il se rendît à Cordoue[450]. Les Cordouans apprirent enfin qu’il
allait arriver. Les membres du conseil d’Etat firent aussitôt, pour le
recevoir avec pompe, les préparatifs nécessaires; mais avant que tout
fût prêt, on reçut la nouvelle, le 18 décembre 1029, que Hichâm allait
entrer dans la ville. Les troupes se portèrent alors à sa rencontre, et
toute la ville retentit de cris d’allégresse. La foule encombrait les
rues par lesquelles le prince devait passer, et l’on s’attendait à le
voir déployer une pompe magnifique et toute royale. Cet espoir fut déçu:
Hichâm était monté sur un cheval médiocre et pauvrement équipé; il
portait des vêtements simples et nullement en harmonie avec la dignité
califale. Il n’y eut donc aucun prestige; néanmoins le peuple le salua
avec de bruyants témoignages de joie, car on espérait que les désordres
étaient finis et qu’un gouvernement équitable et vigoureux allait
renaître.

Hichâm III était peu fait pour réaliser de telles espérances. Bon et
doux, il était en même temps faible, irrésolu, indolent, et ne savait
apprécier que les plaisirs de la table. Dès le lendemain les patriciens
furent à même de se convaincre que leur choix n’avait pas été heureux.
Il y eut alors, dans la salle du trône, une grande audience, et tous les
employés furent présentés au calife; mais nullement accoutumé aux
réceptions, aux harangues, le vieillard put à peine balbutier quelques
mots, et un des grands dignitaires dut prendre la parole en son nom.
Ensuite, quand les poètes lui récitèrent les odes qu’ils avaient
composées à l’occasion de son avénement au trône, il ne sut leur
adresser aucune parole gracieuse; il ne semblait même pas comprendre ce
qu’on lui récitait.

Le début du calife avait donc déjà dissipé toute illusion; mais ce fut
pis encore quand, peu après, il nomma Hacam ibn-Saîd son premier
ministre. Client des Amirides, Hacam avait exercé d’abord le métier de
tisserand dans la capitale, et c’est là qu’il avait fait la
connaissance de Hichâm, car les princes omaiyades formaient souvent des
liaisons dans les basses classes de la société, dont ils recherchaient
l’appui. Plus tard, pendant la guerre civile, Hacam s’était fait soldat,
et comme il ne semble avoir manqué ni de bravoure ni de talents
militaires, il était monté rapidement en grade, et avait gagné l’estime
des seigneurs des frontières sous lesquels il servait. Ensuite, Hichâm
ayant été proclamé calife, il était allé le trouver, et lui ayant
rappelé leur ancienne amitié, il avait su si bien s’insinuer dans ses
bonnes grâces, qu’il n’avait pas tardé à le dominer entièrement. Nommé
premier ministre, il prit soin que la table du monarque fût chargée
chaque jour des mets les plus exquis et des meilleurs vins; il l’entoura
de chanteuses, de danseuses, il tâcha, en un mot, de lui rendre la vie
aussi douce que possible, et le faible Hichâm, indifférent à tout le
reste, trop heureux même de ne pas avoir à se mêler d’affaires qui
l’ennuyaient, lui abandonnait volontiers le gouvernement de l’Etat.

Hacam trouva le trésor vide. Pour suffire aux dépenses, il fallait
trouver des revenus plus considérables et plus prompts que ceux que la
loi accordait; mais comment s’y prendre? Lever de nouvelles
contributions, il ne fallait pas y songer, c’eût été le plus sûr moyen
de se rendre impopulaire. Le ministre dut donc recourir à divers
expédients, peu honorables il est vrai, mais commandés par la
nécessité. Ayant découvert des objets précieux que les fils de Modhaffar
l’Amiride avaient déposés chez leurs amis, il s’en empara et força les
principaux négociants à les acheter à un prix très-élevé. Il les
contraignit aussi à acheter le plomb et le fer qui provenaient des
palais royaux démolis pendant la guerre civile. Mais l’argent acquis de
cette manière ne suffisant pas encore, il accorda sa confiance à un
faqui haï et décrié, Ibn-al-Djaiyâr, qui, dans le temps, avait déjà
indiqué au calife Alî ibn-Hammoud des moyens efficaces, mais honteux,
pour remplir le trésor. Cette fois encore cet homme sut procurer à Hacam
des revenus considérables aux dépens des mosquées. Cette action
frauduleuse ne resta pas secrète, et les Cordouans, les faquis surtout,
en murmurèrent. Il n’y avait pas longtemps, toutefois, que les faquis
qui siégeaient dans le tribunal avaient laissé augmenter leurs
traitements, quoiqu’ils n’ignorassent pas que l’argent qu’on leur
donnait provenait de contributions illégales, et que, par conséquent, il
ne leur était pas permis de l’accepter. Aussi Hacam s’indigna-t-il de
l’hypocrisie des faquis, et il leur répondit en leur lançant un
manifeste fulminant. Abou-Amir ibn-Chohaid, qui l’avait composé, le lut
en public, d’abord dans le palais, ensuite dans la mosquée (juin 1030).
Vivement offensés, les faquis tâchèrent de faire partager leur colère au
peuple; mais comme les masses ne semblent pas avoir eu de graves motifs
de plainte, ils n’y réussirent pas. De son côté, le gouvernement
redoubla de rigueur. Un vizir qui avait trempé dans un complot, fut
exécuté, et Ibn-Chohaid voulait qu’on sévît contre les _gros bonnets_,
comme il disait. «Ne faites pas attention aux déclamations de cette
troupe d’avares qui méritent bien qu’on les vole, disait-il dans une
pièce de vers adressée au calife, et laissez à ma langue de basilic le
soin de leur dire leur fait.»

Que si Hacam n’eût eu contre lui que les théologiens, il se serait
maintenu au pouvoir, car à cette époque ils avaient trop peu de crédit
pour lui nuire; mais il avait des ennemis bien autrement dangereux:
presque toute la noblesse lui était hostile. La bassesse de sa naissance
était aux yeux des patriciens une tache ineffaçable. Ils voyaient en
lui, non pas un officier de fortune, mais un tisserand, et ils le
mettaient à peu près sur la même ligne que le premier ministre de
Mohammed II, quoiqu’il y eût une grande différence entre ces deux
hommes, l’un n’ayant jamais été autre chose qu’un ouvrier, et l’autre
ayant passé les meilleures années de sa vie dans les camps ou à la cour
des princes de la frontière. Peu scrupuleux sur les moyens de remplir le
trésor, ils auraient facilement pardonné à un homme de leur caste les
opérations financières auxquelles le ministre avait été forcé de
recourir; mais comme c’était un plébéien qui les avait faites, ils les
dénoncèrent au peuple dès qu’ils en eurent le vent, et les exploitèrent
au profit de leur haine. Cette haine, du reste, nuisait à leurs propres
intérêts. Au commencement, Hacam ne s’était pas senti de répugnance pour
eux, il ne les avait pas exclus de parti pris, à preuve qu’il avait fait
du patricien Ibn-Chohaid son ami et son confident; mais comme il voyait
qu’ils ne répondaient à ses avances que par le dédain et le mépris;
comme il ne trouvait chez eux que mauvais vouloir, répulsion, hostilité
ouverte, sa susceptibilité s’était alarmée, et il avait cherché ses
employés parmi les plébéiens. Ceux auxquels il confiait les postes
étaient frappés d’avance de la réprobation de la noblesse; aussi ne
manquait-elle pas de dire que le ministre ne donnait les emplois qu’à
«de jeunes tisserands sans expérience, des vauriens sans religion, qui
ne s’occupaient que de vin, de fleurs et de truffes, qui montraient leur
esprit aux dépens des gens les plus respectables, et se moquaient des
malheureux qui venaient leur demander justice.» Quant à Hacam lui-même,
ils le déclaraient un intrigant sans capacité, un officier sans courage,
un bon cavalier et rien de plus. La haine les aveuglait peut-être; mais
ce qui est certain, c’est que, pour faire tomber celui qu’ils
haïssaient, ils recoururent aux moyens les plus odieux.

Ils tâchèrent d’abord de pousser le peuple à une émeute, en lui disant
que la stagnation du commerce, dont les calamités publiques étaient la
véritable cause, ne devait être imputée qu’aux droits que le ministre
avait établis sur plusieurs marchandises. Ces discours portèrent leurs
fruits, et quelques hommes du peuple promirent aux nobles d’aller
attaquer la demeure du ministre; mais averti à temps par un de ses amis,
ce dernier quitta son palais, et, s’étant installé dans celui du calife,
il abolit les impôts dont on se plaignait, et adressa au peuple un long
manifeste, dans lequel il disait qu’il n’avait établi ces droits que
pour satisfaire aux besoins pressants du trésor, mais que dans la suite
il tâcherait de s’en passer. Le peuple ayant donc cessé de murmurer, les
nobles eurent recours à un autre moyen. Comme Hacam avait peu de
confiance dans les soldats andalous qui étaient à la dévotion des
patriciens, il tâchait de former des compagnies berbères[451]. Les
Andalous en murmuraient, et les nobles ne manquèrent pas de fomenter
leur mécontentement; mais s’apercevant de ce qui se tramait contre lui,
Hacam prit des mesures efficaces pour maintenir les soldats dans
l’obéissance et punit les boute-feu en retenant leur paye. Alors les
patriciens essayèrent de le faire tomber en disgrâce auprès de Hichâm.
Ils n’y réussirent pas davantage: Hacam avait plus d’influence qu’eux
sur l’esprit du faible monarque, et l’entrée du palais leur fut
interdite. Ibn-Djahwar seul, le président du conseil d’Etat, conservait
un certain empire sur le calife, qui le regardait avec un sentiment de
respect mêlé de reconnaissance, car c’était à lui qu’il était redevable
de son trône, ou plutôt de son oisiveté dorée. Tous les efforts de Hacam
pour faire destituer Ibn-Djahwar de ses fonctions demeurèrent
infructueux; cependant il ne se laissait pas décourager; il insistait
sans cesse auprès du monarque et se promettait bien de vaincre à la fin
ses scrupules. Ibn-Djahwar le savait; il s’apercevait peut-être qu’il
perdait du terrain, et dès lors son parti était pris: il fallait en
finir, non seulement avec le ministre, mais avec la monarchie, et
dorénavant le conseil d’Etat régnerait seul. Ses collègues goûtèrent
facilement ce projet; mais comment feraient-ils pour gagner des
partisans? La difficulté était là; il y avait bien des gens prêts à tout
entreprendre pour détrôner Hichâm III, mais quant à substituer une
oligarchie au gouvernement d’un seul, nul, sauf les membres du conseil,
ne semble y avoir songé, tant les sentiments et les idées étaient encore
monarchiques. Les conseillers crurent donc prudent de cacher leur jeu,
et feignant de vouloir seulement substituer un autre monarque à Hichâm
III, ils entrèrent en négociations avec un parent du calife. Il
s’appelait Omaiya. C’était un jeune homme téméraire et ambitieux, mais
peu clairvoyant. Les conseillers lui donnèrent à entendre que, s’il
voulait se mettre à la tête d’une insurrection, il pourrait conquérir le
trône. Sans soupçonner qu’il n’était pour eux qu’un instrument qu’ils
repousseraient dès qu’ils s’en seraient servis, le jeune prince
accueillit avidement leurs ouvertures, et comme il ne ménageait pas
l’argent, il gagna facilement les soldats dont le ministre avait retenu
la paye. En décembre 1031[452], ces hommes se mirent donc en embuscade,
fondirent sur Hacam au moment où il sortait du palais, le jetèrent dans
la boue, et l’assassinèrent avant qu’il eût eu le temps de tirer son
épée; puis ils lui coupèrent la tête, et l’ayant lavée dans un cuvier de
la poissonnerie, car le sang et la boue l’avaient rendue méconnaissable,
ils la promenèrent au bout d’une pique. Omaiya vint alors diriger les
mouvements des soldats et de la foule qui s’était réunie à eux, tandis
que Hichâm, effrayé par les cris horribles qu’il entendait retentir
autour de sa demeure, montait sur une tour très-haute, accompagné des
femmes de son harem et de quatre Slaves.

--Que me voulez-vous? cria-t-il aux insurgés qui s’emparaient déjà du
palais; je ne vous ai rien fait, moi; si vous avez quelque sujet de
plainte, allez trouver mon vizir, il vous fera justice.

--Ton vizir? répondit-on d’en bas; on va te le montrer.

Et alors Hichâm vit, au bout d’une lance, une tête horriblement mutilée.

--Voici la tête de ton vizir, cria-t-on, de cet infâme auquel tu as
livré ton peuple, misérable fainéant!

Tandis que Hichâm cherchait encore à apaiser ces hommes féroces qui ne
lui répondaient que par des injures et des outrages, une autre bande
pénétra jusqu’aux appartements des femmes, où l’on prit tout ce qui
valait la peine d’être emporté, et où l’on trouva des chaînes
entièrement neuves, que Hacam, disait-on, avait fait fabriquer pour les
nobles. Omaiya stimulait les pillards du geste et des paroles. «Prenez,
mes amis, criait-il, toutes ces richesses sont à vous; mais tâchez donc
aussi de monter sur la tour et tuez-moi cet infâme.» On tenta
l’escalade, mais en vain; la tour était trop haute. Hichâm appelait à
son secours les habitants de la ville qui ne prenaient pas de part au
pillage; mais personne ne répondit à son appel.

Cependant Omaiya, convaincu que les vizirs allaient le reconnaître pour
calife, s’était établi dans la grande salle. Assis sur le sofa de Hichâm
et entouré des principaux d’entre les pillards, auxquels il avait déjà
conféré des emplois, il leur donnait des ordres comme s’il était déjà
calife. «Nous craignons qu’on ne vous tue, lui dit un de ceux qui se
trouvaient là, car la fortune semble avoir abandonné votre
famille.--N’importe, lui répondit Omaiya; que l’on me prête serment
aujourd’hui, et que l’on me tue demain[453]!» Le jeune ambitieux ne se
doutait pas de ce qui se passait alors dans la maison d’Ibn-Djahwar.

Dès le commencement de l’émeute, le président du conseil avait délibéré
avec ses collègues, qu’il avait convoqués dans sa demeure, sur les
mesures qu’il fallait prendre, et tout ayant été réglé entre eux, les
membres du conseil se rendirent au palais, accompagnés de leurs clients
et de leurs serviteurs, tous bien armés. «Que le pillage cesse!
crièrent-ils; Hichâm abdiquera, nous vous en répondons.» Soit que la
présence de ces hauts dignitaires imposât à la multitude, soit qu’elle
craignît d’en venir aux mains avec leur escorte, soit, enfin, qu’il n’y
eût plus grand’chose à piller, l’ordre se rétablit peu à peu.
«Rendez-vous et descendez de la tour, crièrent alors les vizirs en
s’adressant à Hichâm; vous abdiquerez, mais vous aurez la vie sauve.»
Malgré qu’il en eût, Hichâm fut obligé de se mettre entre leurs mains,
car il manquait de vivres dans la tour. Il descendit donc, et les vizirs
le firent conduire avec ses femmes dans une espèce de corridor qui
faisait partie de la grande mosquée. «J’aimerais mieux être jeté dans
la mer que de passer par tant de tribulations, s’écria-t-il pendant le
trajet. Faites de moi ce que vous voudrez, mais épargnez mes femmes, je
vous en supplie.»

A la nuit tombante les vizirs convoquèrent les principaux habitants de
Cordoue dans la mosquée et se consultèrent avec eux sur ce que l’on
ferait de Hichâm. On résolut de l’enfermer dans une forteresse qu’on
nomma et de le faire partir sans délai. Quelques chaikhs furent chargés
d’aller communiquer cette décision au captif.

Quand ils furent arrivés dans le corridor, un triste spectacle frappa
leurs regards. Ils trouvèrent Hichâm assis sur les dalles et entouré de
ses femmes qui pleuraient les cheveux épars et à peine vêtues. L’œil
triste et morne, il tâchait de réchauffer dans son sein sa fille unique,
qu’il aimait passionnément et jusqu’à la folie. La pauvre enfant, trop
jeune encore pour comprendre le malheur qui avait frappé son père,
frissonnait dans cet endroit mal aéré, humide et que le froid très-vif
de la nuit rendait plus glacial encore, et elle se mourait de faim, car,
soit oubli, soit raffinement de cruauté, personne n’avait songé à donner
un peu de nourriture à cette famille infortunée.

Un des chaikhs prit la parole.

--Nous venons vous annoncer, seigneur, dit-il, que les vizirs et les
notables, réunis dans la mosquée, ont arrêté que vous....

--Bien, bien, interrompit Hichâm, je me soumettrai à leur décision,
quelle qu’elle soit; mais faites donc donner, je vous en supplie, un
morceau de pain à cette pauvre enfant qui se meurt de faim.

Profondément émus, les chaikhs ne purent retenir leurs larmes. Ils
firent apporter du pain, et alors celui qui portait la parole reprit en
ces termes:

--Seigneur, on a arrêté qu’à la pointe du jour vous serez transporté
dans une forteresse où vous devrez rester prisonnier.

--Soit, répondit Hichâm d’un air triste, mais résigné. Je n’ai plus
qu’une seule grâce à vous demander: donnez-nous une lumière, car
l’obscurité qui règne dans ce triste endroit nous fait peur.

Le lendemain, dès que Hichâm eut quitté la ville, les vizirs annoncèrent
par un manifeste aux Cordouans que le califat était aboli à perpétuité
et que le conseil d’Etat avait pris en mains les rênes du gouvernement.
Puis ils se rendirent au palais. Omaiya y était encore. Il avait cru
fermement jusque-là aux promesses secrètes des vizirs, et déjà il avait
convoqué les officiers afin qu’ils lui prêtassent serment. Il allait
être détrompé. Les vizirs reprochèrent aux officiers et aux soldats la
précipitation avec laquelle ils allaient reconnaître un aventurier, sans
avoir attendu la décision des notables. «Les notables, poursuivit
Ibn-Djahwar, ont aboli la monarchie, et le peuple a applaudi à cette
mesure. Gardez-vous donc, soldats, d’allumer la guerre civile;
souvenez-vous des bienfaits que vous avez reçus de nous, et
attendez-vous à en recevoir de plus considérables, si vous vous montrez
disposés à nous obéir.» Puis s’adressant aux officiers: «Je vous charge,
leur dit-il, d’arrêter Omaiya, de le conduire hors du palais d’abord, et
ensuite hors du territoire de la ville.»

Cet ordre fut exécuté sur-le-champ. Omaiya, au comble de la fureur,
criait vengeance contre les perfides vizirs qui, après l’avoir bercé
d’espérances trompeuses, le chassaient comme un vil criminel, et il
essayait d’intéresser les officiers à sa cause; mais comme ceux-ci
étaient accoutumés à obéir aux membres du conseil, les promesses qu’il
leur prodigua furent aussi vaines que ses menaces et ses injures. On ne
sait pas au juste quel fut son sort. Quelque temps se passa sans qu’on
entendît parler de lui. Dans la suite il tâcha de rentrer dans Cordoue,
et il y en a qui disent qu’à cette occasion les patriciens le firent
assassiner secrètement[454].

Quant au malheureux Hichâm, il s’enfuit du château où on l’avait
enfermé[455] et se rendit à la ville de Lérida qui était alors au
pouvoir de Solaimân ibn-Houd. Soit oubli, soit dédain, dit un auteur de
l’époque, le sénat (car nous pouvons donner désormais ce nom au conseil
d’Etat) ne lui avait jamais fait signer un acte d’abdication; jamais il
ne lui avait fait déclarer, en présence de témoins, qu’il était
incapable de régner et que le peuple était délié de son serment, comme
cela se faisait d’ordinaire quand on détrônait un prince[456]. Personne
ne s’occupa plus de lui, on l’oublia, et quand il mourut cinq ans plus
tard (décembre 1036), sa mort fut à peine remarquée à Cordoue. Le reste
de l’Espagne s’en soucia moins encore.


FIN DU TOME TROISIÈME.


NOTES:

[1] Djowainî, traduction de M. Defrémery, dans le _Journ. asiat._, Ve
série, t. VIII, p. 363, 364.

[2] Chwolsohn, _Die Ssabier und der Ssabismus_, t. I, p. 283-291.

[3] Comparez le passage du _Fihrist_ cité par M. Chwolsohn, t. I, p.
289.

[4] Weil, t. II, p. 107.

[5] Macrîzî, dans le _Journ. asiat._, IIIe série, t. II, p. 134.

[6] Djowainî, dans le _Journ. asiat._, Ve série, t. VIII, p. 364,
365.

[7] De Sacy, _Exposé de la religion des Druzes_, Introduction, p. CLXIV.

[8] _Voir_ de Sacy, p. CXLIX-CLIII.

[9] De Sacy, p. CXII, CLIII-CLVI.

[10] De Sacy, p. CLXII.

[11] _Voir_ de Sacy, p. CXIX.

[12] _Voir_ Arîb, t. I, p. 190.

[13] Le calife Moïzz, interrogé sur les preuves de la parenté qui
l’unissait au gendre du Prophète, répondit fièrement, en tirant à moitié
son épée du fourreau: «Voilà ma généalogie!» Puis, répandant à pleines
mains les pièces d’or sur les assistants, il ajouta: «Voilà mes
preuves!» Tous protestèrent que cette démonstration leur paraissait
incontestable. _Journ. asiat._, IIIe série, t. III, p. 167.

[14] Obaidallâh faisait maudire, dans les prières publiques, tous les
compagnons de Mahomet, à l’exception d’Alî et de quatre autres.

[15] _Apud_ Ibn-Adhârî, t. I, p. 295.

[16] Man. de Leyde, p. 39.

[17] _Tarîkh Ibn-Habîb_, p. 160.

[18] Çâid de Tolède, fol. 246 r.

[19] Voyez Homaidî, fol. 47 r. et v. J’ai donné une traduction de ce
passage dans le _Journ. asiat._, Ve série, t. II, p. 93. Comparez
aussi sur les réunions dont il est question dans le texte,
Abou-’l-mahâsin, t. I, p. 420, 421, et Masoudî, _apud_ Chwolsohn, t. II,
p. 622.

[20] Maccarî, t. I, p. 136.

[21] Voyez sur Ibn-Masarra (883-931) le _Tarîkh al-hocamâ_ (_apud_
Amari, _Biblioteca Arabo-Sicula_, p. 614, 615), Ibn-Khâcân, _Matmah_, L.
II, c. 11 (ce chapitre se trouve aussi chez Maccarî, t. II, p. 376),
Homaidî, fol. 27 r., et Ibn-Hazm, _apud_ Maccarî, t. II, p. 121. Le
célèbre Zobaidî écrivit un livre pour réfuter les opinions de ce
philosophe (Ibn-Khallicân, Fasc. VII, p. 61).

[22] Abdérame III, comme nous le raconterons plus loin, fit décapiter un
prince de sa famille à cause de ses opinions chiites.

[23] Moralès, qui écrivait sa _Corónica general_ au XVIe siècle,
donne une description détaillée et fort pittoresque de cette vallée et
de cette caverne (t. III, fol. 3 et 4).

[24] Maccarî, t. II, p. 9, 10, 671, 672.

[25] Les chroniqueurs espagnols, qui ont fort exagéré l’importance des
succès remportés par Pélage, prétendent aussi que Monousa fut tué
pendant sa retraite. Il est certain au contraire que ce général survécut
plusieurs années à sa déroute et qu’il mourut en Cerdagne. Voyez
Isidore, c. 58, et comparez Ibn-Adhârî, t. II, p. 27, l. 15.

[26] Voyez mes _Recherches_, t. I, p. 126 et suiv.

[27] Chez Ahmed ibn-abî-Yacoub, qui écrivait vers l’année 890, Mérida
(sur le Guadiana) est une ville frontière. Voyez de Goeje, _Specimen
liter. exhibens descriptionem al-Magribi_, p. 16, l. 1-3 du texte arabe.

[28] _Voir_ Mon. Sil., c. 42 à la fin, et _Chron. Conimbr. II_.

[29] _Chron. Albeld._, c. 64. L’expression: _castra de Nepza_, dont se
sert ce chroniqueur, signifie les châteaux de la tribu berbère de Nefza,
laquelle habitait entre Truxillo et le Guadiana; voyez Ibn-Haiyân, fol.
99 r., et 101 v.

[30] Ibn-Haiyân, fol. 99 r.

[31] Voyez Ibn-Haiyân, fol. 83 r., et comparez la description de Zamora
que donne Masoudî (dans mes _Recherches_, t. I, p. 181).

[32] Ibn-Haiyân, fol. 98 v.-102 v.; Sampiro, c. 14.

[33] Charte chez Sota, Escr. 1; autre charte (de l’année 993) dans
l’_Esp. sagr._, t. XIX, p. 383.

[34] Charte chez Berganza, t. I, p. 197, col. 2, l. 6.

[35] Mon. Sil., c. 44, 45; Ibn-Khaldoun, fol. 14 v. J’ai suivi ce
dernier auteur pour ce qui concerne la date.

[36] Arîb, t. II, p. 176; Ibn-Khaldoun, fol. 14 v.

[37] Voyez Arîb, t. II, p. 186, l. 3 et 4.

[38] Arîb, t. II, p. 177, 178; Sampiro, c. 17; Mon. Sil., c. 46, 47.

[39] Nécour était une ville du Rîf marocain, à cinq lieues de la mer.

[40] Voyez mes _Recherches_, t. II, p. 285, 293, 294.

[41] Voyez ce que j’ai dit sur le texte et le sens de ces vers, dans les
Annales de Gœttingue, année 1858, p. 1091, 1092, en rendant compte de
l’Ibn-Khaldoun de M. de Slane.

[42] Arîb, t. I, p. 177, 178; Becrî, p. 94-97 éd. de Slane; Ibn-Adhârî,
t. I, p. 178-183; Ibn-Khaldoun, _Hist. des Berbers_, t. I, p. 282-285 du
texte.

[43] Mon. Sil., c. 47.

[44] Arîb, t. II, p. 179.

[45] Le texte d’Arîb montre que telle est la véritable leçon, mais on
ignore la situation de cet endroit.

[46] Arîb, t. II, p. 179-181; Sampiro, c. 18.

[47] Entre Estella et Pampelune, ou, plus précisément encore, entre Muez
et Salinas de Oro.

[48] Arîb, t. II, p. 183-189; Ibn-Khaldoun, fol. 13 v., 14 v.; Sampiro,
c. 18; Raguel, _Vita vel passio Sancti Pelagii_ (collection de Schot, t.
IV, p. 348).

[49] C’est dans cette année que l’expédition d’Ordoño doit avoir eu
lieu, car Sampiro dit qu’en retournant à Zamora, le roi trouva sa femme
morte, et d’un autre côté il est certain que la reine mourut dans l’été
de 921; voyez _Esp. sagr._, t. XXXVII, p. 269.

[50] Sampiro, c. 18.

[51] Sampiro, c. 19.

[52] Sancho cite ce texte dans un privilége donné après la prise de
Viguera. _Esp. sagr._, t. XXXIII, p. 466.

[53] Ce bruit n’était vrai qu’en partie; quelques nobles, mais en petit
nombre, réussirent à se sauver.--Comparez Arîb, t. II, p. 195, avec
Ibn-Haiyân, fol. 15 r.

[54] Arîb, t. II, p. 196-201; Ibn-Khaldoun, fol. 13 v.

[55] En 311 de l’Hégire (Arîb, t. II, p. 195), et par conséquent avant
le 9 avril 924.

[56] _Voir_ mes _Recherches_, t. I, p. 154-163.

[57] Ibn-Khordâdbeh, man. d’Oxford, p. 90.

[58] Arîb, t. II, p. 211, 212; Ibn-Adhârî, t. II, p. 162.

[59] Voyez _Esp. sagr._, t, XXXIV, p. 241.

[60] Comparez Arîb, t. II, p. 220.

[61] Voyez mes _Recherches_, t. I, p. 164-166.

[62] Sampiro, c. 22.

[63] Arîb, t. II, p. 222.

[64] Sampiro, c. 22.

[65] Voyez mes _Recherches_, t. I, p. 166-170.

[66] Ibn-Khaldoun, fol. 15 r.

[67] Voyez les citations dans mes _Recherches_, t. I, p. 232, 233.

[68] En 915 ou dans l’année suivante. Arîb, t. II, p. 175.

[69] Ibn-Khaldoun, fol. 13 r.; _Akhbâr madjmoua_, fol. 114 r. et v.;
Masoudî, dans mes _Recherches_, t. I, p. 182.

[70] Ibn-Khaldoun, dans mes _Recherches_, t. I, Appendice, nº XI, et
man., fol. 15 r., l. 15 et 16.

[71] _Vita Johannis Gorziensis_, c. 136.

[72] Ibn-al-Abbâr, p. 124, l. 8 et 9.

[73] Maccarî, t. I, p. 92.

[74] Voyez Ibn-Haucal, man. de Leyde, p. 39. Les chroniqueurs de Cordoue
donnent à Otton Ier le titre de _roi des Slaves_; voyez Ibn-Adhârî,
t. II, p. 234, Maccarî, t. I, p. 235.

[75] Ibn-Haucal, p. 39.

[76] Liudprand, _Antapodosis_, L. VI, c. 6.

[77] Ibn-Haucal, p. 39; Maccarî, t. I, p. 92. Comparez Reinaud,
_Invasions des Sarrasins en France_, p. 233 et suiv.

[78] Maccarî, t. II, p. 57.

[79] Maccarî, t. I, p. 372, 373.

[80] Dans la suite, du moins, il n’est plus question de lui.

[81] Le calife fit tout ce qu’il pouvait pour le faire relâcher, mais
Mohammed ne recouvra la liberté qu’au bout de deux ans.

[82] Voyez mes _Recherches_, t. I, p. 171-186.

[83] Dans Sampiro (c. 19) il faut lire _placitum_ au lieu de _palatium_,
comme porte l’édition de Florez. La bonne leçon se trouve dans le man.
de Leyde (fonds Vossius, nº 91). Lucas de Tuy (p. 92) emploie ici le mot
_juneta_ (aujourd’hui _junta_ en espagnol), qui est à peu près
l’équivalent de _placitum_. Cf. _Esp. sagr._, t. XIX, p. 383 med.

[84] Voyez Sampiro, c. 19.

[85] Egregius comes. Voyez Berganza, t. I, p. 215.

[86] Sampiro, c. 23.

[87] Voyez Ibn-al-Abbâr, p. 140.

[88] Ibn-Adhârî, t. II, p. 226.

[89] Plusieurs chroniqueurs ont donné des renseignements tout à fait
faux sur le premier séjour d’Abou-Yézîd à Cairawân. J’ai suivi
Ibn-Sadoun (_apud_ Ibn-Adhârî, t. I, p. 224-226), auteur presque
contemporain et dont le récit circonstancié porte un cachet de
vraisemblance que les autres n’ont pas.

[90] Cf. Kairaouânî, _Histoire de l’Afrique_, p. 104, trad. Pellissier
et Rémusat.

[91] Voyez sur Abou-Yézîd, Ibn-Adhârî, Ibn-Khaldoun, Kairaouânî Aboulfeda
etc.

[92] Sampiro, c. 23.

[93] Voyez la charte publiée par Berganza, t. II, Escr. 32, et Risco,
_Historia de Leon_, t. I, p. 211.

[94] Voyez les chartes publiées par Berganza, t. II.

[95] Il donna, par exemple, le verger du comte au cloître de Cardègne.
Voyez la charte du 23 août 944, chez Berganza, t. II, Escr. 34.

[96] Voyez les chartes publiées par Berganza.

[97] _Cronica rimada_, p. 2 (dans les _Wiener Jahrbücher_, Anzeige-Blatt
du tome CXVI).

[98] Cf. Sampiro, c. 23.

[99] «Juramento llevan hecho.»

[100] Sampiro, c. 23.

[101] Ibn-Adhârî, t. II, p. 226, 227, 230.

[102] Ibn-Adhârî, t. II, p. 229, 230.

[103] Sampiro, c. 24.

[104] Voyez mes _Recherches_, t. I, p. 186-189.

[105] Manuscrit de Meyá.

[106] La mère de Sancho et l’épouse de Ferdinand étaient sœurs.

[107] Voyez Sampiro, c. 25.

[108] Ibn-Adhârî, t. II, p. 233.

[109] Ibn-Adhârî, t. II, p. 233, 234, 235, 236.

[110] _Chronicon de Cardeña_, p. 378.

[111] Sampiro, c. 25.

[112] Ibn-Khaldoun, fol. 15 v.

[113] Ibn-Adhârî, t. II, p. 237 (au lieu de _Chabrout_, comme porte le
manuscrit, il faut lire: _Hasdaï ibn-Chabrout_); Ibn-Khaldoun, fol. 15
v.

[114] Ibn-Khaldoun, fol. 15 v.

[115] Voyez Amari, _Storia dei musulmani di Sicilia_, t. II, p. 242-248.

[116] Voyez Amari, _ibid._, p. 249, 250, et les auteurs qu’il cite.

[117] Ibn-Adhârî, t. II, p. 237.

[118] Le nom d’Ordoño III se trouve dans les chartes jusqu’au mois de
mars de l’année 957; voyez _Esp. sagr._, t. XXXIV, p. 268. La
comparaison des chroniques arabes montre aussi que la date à laquelle
les manuscrits de Sampiro fixent la mort de ce roi (955), est fautive.

[119] Abdérame l’avait nommé à ce poste en 954; voyez Ibn-al-Abbâr, p.
140, et Ibn-Adhârî, t. II, p. 235.

[120] Ibn-Adhârî, t. II, p. 237, dern. ligne, et p. 238.

[121] Ibn-Khaldoun, dans mes _Recherches_, t. I, p. 104.

[122] Sampiro dit à peu près la même chose en parlant de Ramire III.

[123] Voyez le poème de Dounach, strophe 4, _apud_ Luzzatto, _Notice sur
Abou-Iousouf Hasdaï ibn-Schaprout_, p. 24.

[124] Voyez Ibn-Khaldoun, fol. 15 v., et dans mes _Recherches_, t. I, p.
105.

[125] Voyez _Esp. sagr._, t. XXXIV, p. 269.

[126] Voyez Ibn-Adhârî, t. II, p. 201, l. 2.

[127] Voyez plus bas le récit de l’audience d’Ordoño IV auprès de Hacam
II.

[128] _El Malo_ en espagnol, _al-khabîth_ en arabe (voyez Maccarî, t. I,
p. 252, l. 3).

[129] Trompé par un interpolateur de Sampiro, qui a introduit une foule
d’erreurs dans l’histoire du royaume de Léon, on a dit souvent qu’Ordoño
III avait répudié Urraque alors que Ferdinand s’était révolté contre
lui. Risco (_Esp. sagr._, t. XXXIV, p. 267, 268) a prouvé par les
chartes qu’Urraque a été l’épouse d’Ordoño III jusqu’à la fin du règne
de ce dernier.

[130] Sampiro, c. 26.

[131] Voyez Ibn-Adhârî, t. II, p. 237.

[132] _Vita Johannis Gorzienzis_, c. 121.

[133] Voyez Maccarî, t. I, p. 253, l. 3, 4, 8 et 9.

[134] Comparez Sampiro, c. 26, le poème hébreu de Dounach ben-Labrat,
celui de Menahem ben-Saruk (_apud_ Luzzatto, _Notice_ etc., p. 24, 25,
29-31), le passage d’Ibn-Khaldoun que j’ai communiqué à M. Luzzatto et
que ce savant a imprimé dans sa _Notice_ (p. 46, 47), et celui qu’on
trouve dans mes _Recherches_, t. I, p. 105.

[135] Ibn-Khaldoun, _Histoire des Berbers_, t. II, p. 542 de la
traduction; cf. Ibn-Adhârî, t. II, p. 238.

[136] Sampiro, c. 26.

[137] Ibn-Khaldoun, dans mes _Recherches_, t. I, p. 105.

[138] _Esp. sagr._, t. XXXIV, p. 270.

[139] Sampiro, c. 26.

[140] _Esp. sagr._, t. XXXIV, p. 270, 271.

[141] Ibn-Khaldoun, fol. 15 v.

[142] _Annales Compostellani_; Ibn-Khaldoun, dans mes _Recherches_, t.
I, p. 105.

[143] Sampiro, c. 26.

[144] Ibn-Adhârî, t. II, p. 239, 161.

[145] Ibn-Adhârî, t. II, p. 247.

[146] Ibn-Haucal, p. 40.

[147] Voyez Ibn-Haucal, p. 38, 42.

[148] Ibn-Haucal, p. 38, 41.

[149] Voyez la lettre de Hasdaï au roi des Khozars, dans Carmoly, _Des
Khozars au Xe siècle_, p. 37.

[150] Ibn-Adhârî, t. II, p. 247, 248.

[151] Hroswitha, _Passio S. Pelagii_.

[152] Ibn-Haucal, p. 40; Ibn-Adhârî, t. II, p. 246, 247; Maccarî, t. I,
p. 344-346, 370 et suiv.

[153] Comparez _Vita Joh. Gorz._, c. 135.

[154] Voyez Maccarî, t. I, p. 254, l. 9 et 10.

[155] Ibn-Khaldoun, dans mes _Recherches_, t. I, p. 105.

[156] Sampiro, c. 26.

[157] Ibn-Khaldoun, fol. 16 r.

[158] Ibn-Adhârî, t. II, p. 250.

[159] Maccarî, t. I, p. 252-256; Ibn-Adhârî, t. II, p. 251 (chez cet
auteur il faut substituer p. 250, l. 11: _année 351_ à _année 352_; le
récit des événements de l’année 352 ne commence qu’à la page 251, l.
19); Ibn-Khaldoun, fol. 16 v.

[160] Ibn-Khaldoun, dans mes _Recherches_, t. I, p. 106.

[161] Ibn-Khaldoun (fol. 16 v.) l’appelle Walîd _Ibn-Moghîth_, et non
_ibn-Khaizorân_, comme on lit chez Maccarî.

[162] _Le Catholico_, dit Ibn-Khaldoun, d’où il résulte qu’à Cordoue on
donnait ce titre à l’évêque, de même que dans l’Orient on le donnait à
l’évêque des Nestoriens (voyez Ahmed ibn-abî-Yacoub, _Kitâb al-boldân_,
fol. 3 v.).

[163] Ibn-Khaldoun l’appelle Abdallâh.

[164] Ibn-Khaldoun, fol. 16 v.

[165] Voyez Sampiro, c. 27.

[166] Ibn-Adhârî, t. II, p. 251; Ibn-Khaldoun, fol. 16 v.

[167] Manuscrit de Meyá, § 15; comparez Sampiro, c. 26.

[168] Voyez Ibn-Adhârî, t. II, p. 251, l. 18.

[169] Ibn-Adhârî, t. II, p. 251; Ibn-Khaldoun, fol. 16 r.

[170] Comparez Ibn-Adhârî, t. II, p. 257.

[171] Sampiro, c. 27.

[172] Ibn-Khaldoun, fol. 16 v., 17 r.

[173] Sampiro, c. 27; _Chronicon Iriense_, c. 10. Sancho mourut vers la
fin de l’année 966; voyez Risco, _Historia de Leon_, t. I, p. 212.

[174] Mon. Sil., c. 70.

[175] Voyez sur cette invasion, mes _Recherches_, t. II, p. 300-315.

[176] Voyez Sampiro, c. 28.

[177] Voyez Ibn-Adhârî, t. II, p. 255, l. 14 et 23.

[178] Ibn-al-Abbâr, p. 101-103; Maccarî, t. I, p. 256.

[179] Çâid de Tolède, fol. 246 r.

[180] Ibn-Khaldoun, _Prolégomènes_.

[181] Ibn-Adhârî, t. II, p. 256.

[182] Maccarî, t. I, p. 136.

[183] Ibn-Adhârî, t. II, p. 274.

[184] Voyez Ibn-Khallicân, traduction de M. de Slane, t. I, p. 210-212.

[185] Voyez Maccarî, t. II, p. 396.

[186] Voyez Ibn-Adhârî, t. II, p. 274, l. 13.

[187] Ibn-al-Khatîb, man. G., fol. 117 v.; Abd-al-wâhid, p. 18, 19.

[188] Mohammed ibn-Ishâc ibn-as-Salîm.

[189] Abd-al-wâhid, p. 18.

[190] Voyez plus haut, t. II, p. 31.

[191] Maccarî (t. I, p. 904) lui a consacré un court article.

[192] Voyez Ibn-abî-Oçaibia.

[193] Ibn-Adhârî, t. II, p. 273, 274; Abd-al-wâhid, p. 17, 18, 26;
Ibn-al-Abbâr, p. 148, 152.--Voici la généalogie complète de Mohammed:
Abou Amir Mohammed, fils d’Abou-Hafç Abdallâh et de Boraiha, fils de
Mohammed et de la fille du vizir Yahyâ, fils d’Abdallâh, fils d’Amir (le
favori du sultan Mohammed), fils d’Abou-Amir Mohammed, fils d’al-Walîd,
fils de Yézîd, fils d’Abdalmélic.

[194] Comparez le vers que cite Ibn-Adhârî, t. II, p. 273, dernière
ligne.

[195] Ibn-Adhârî, t. II, p. 274.

[196] Ibn-al-Abbâr, p. 152.

[197] Maccarî, t. I, p. 259.

[198] Il avait été nommé cadi de Cordoue en décembre 966, en
remplacement de Mondhir ibn-Saîd Bolloutî, qui venait de mourir.
Khochanî, p. 352.

[199] Voyez Khochanî, p. 352.

[200] Comparez Ibn-Adhârî, t. II, p. 251.

[201] En arabe elle s’appelait Çobh; mais à cause de l’euphonie nous
avons cru devoir traduire ce nom.

[202] Ibn-Adhârî, t. II, p. 267, 268. Le nom d’Amir se trouve sur les
monnaies de cette époque.

[203] Comparez Maccarî, t. I, p. 252, l. 2.

[204] Maccarî, t. II, p. 61.

[205] Ibn-Adhârî, t. II, p. 268; Maccarî, t. II, p. 61.

[206] Ibn-Adhârî, t. II, p. 268.

[207] Ibn-Adhârî, t. II, p. 269.

[208] Ibn-Adhârî, t. II, p. 267, 268.

[209] Comparez Ibn-Adhârî, t. II, p. 260, l. 4; p. 270, l. 14 et 15.

[210] Ibn-Adhârî, t. II, p. 275.

[211] Mohammed ibn-Câsim ibn-Tomlos.

[212] _Hadjar an-nasr_ en arabe.

[213] Câdhî al-codhât.

[214] Ibn-Adhârî, t. II, p. 260-265, 268, 269; _Cartâs_, p. 56-58;
Ibn-Khaldoun, _Histoire des Berbers_, t. II, p. 149-151, t. III, p. 215,
216 de la traduction.

[215] Ibn-Adhârî, t. II, p. 265, 276, l. 3.

[216] Ibn-Adhârî, t. II, p. 265.

[217] Ibn-Adhârî, t. II, p. 269, 276.

[218] _Cartâs_, p. 58; Ibn-Khaldoun, _Histoire des Berbers_, t. II, p.
152 de la traduction.

[219] Ibn-Adhârî, t. II, p. 265; Ibn-Khaldoun, _Hist. des Berbers_, t.
II, p. 151, 152, et surtout t. III, p. 216.

[220] Ibn-Adhârî, t. II, p. 265; comparez Ibn-Khaldoun, _Hist. des
Berbers_, t. III, p. 216.

[221] Ibn-Adhârî, t. II, p. 266.

[222] Ibn-Adhârî, t. II, p. 251, 252, 253.

[223] Voyez Maccarî, t. II, p. 59.

[224] Ibn-Adhârî l’appelle al-Djafarî. Djafar était un nom de guerre que
Hacam avait donné à Aurore (voyez Ibn-Adhârî, t. II, p. 269, dern.
ligne), et c’est pour cette raison que ses affranchis portaient le
surnom de Djafarî ou de Djoaifirî (Djoaifir est le diminutif de Djafar).
On sait que les califes, tant à Bagdad qu’ailleurs, aimaient à donner
des noms d’hommes aux femmes de leurs harems.

[225] Ibn-Adhârî, t. II, p. 265, 266.

[226] Ibn-Adhârî, t. II, p. 249. A la page 269 on lit Ramadhân au lieu
de Çafar. C’est une faute.

[227] Ibn-Adhârî, t. II, p. 268.

[228] Rien ne nous autorise à croire que Fâyic et Djaudhar fussent
réellement frères; mais les eunuques se donnaient ordinairement ce nom.
Voyez le passage d’Ibn-al-Khatîb cité dans mes _Recherches_, t. I de la
1re édition, p. 37, dans la note.

[229] Ibn-Adhârî, t. II, p. 276-279; Maccarî, t. II, p. 59, 60.

[230] Ibn-Adhârî, t. II, p. 270, 280; Ibn-al-Abbâr, p. 141.

[231] Voyez Maccarî, t. II, p. 60.

[232] Ibn-Adhârî, t. II, p. 270, 276.

[233] Ibn-Adhârî, t. II, p. 280, 281.

[234] Voyez Ibn-al-Abbâr, p. 148.

[235] Les historiens arabes donnent à cette forteresse le nom d’Alhâma.
C’est la traduction littérale de Balneos, comme écrit Sampiro (c. 23),
aujourd’hui los Baños.

[236] Ibn-Adhârî, t. II, p. 281, 282; Maccarî, t. II, p. 60, 61.

[237] Ibn-al-Abbâr, p. 141, 142; Ibn-Adhârî, t. II, p. 271.

[238] Maccarî, t. II, p. 60.

[239] Maccarî, _ibid._

[240] Ibn-al-Abbâr, p. 142.

[241] Maccarî, t. II, p. 60.

[242] Maccarî, t. II, p. 61.

[243] Il paraît que cet endroit n’existe plus.

[244] Comparez Ibn-al-Abbâr, p. 142, l. 6, avec Ibn-Adhârî, t. II, p.
284.

[245] Voyez Ibn-Adhârî, t. II, p. 290.

[246] Voyez Ibn-al-Abbâr, p. 142.

[247] Cette date est donnée non-seulement par Ibn-Adhârî, mais aussi par
Nowairî (p. 470).

[248] Ibn-Adhârî, t. II, p. 282-285; Maccarî, t. II, p. 61, 62.

[249] Ibn-Adhârî, t. II, p. 288; Maccarî, t. I, p. 395.

[250] Ibn-Adhârî, t. II, p. 285; Maccarî, t. II, p. 62.

[251] Ibn-Adhârî, t. II, p. 285; Maccarî, t. II, p. 62.

[252] Ibn-Adhârî, t. II, p. 286, 287, 291; Ibn-Khâcân, _apud_ Maccarî,
t. I, p. 275, 276.

[253] Ibn-Adhârî, t. II, p. 289.

[254] Ibn-Adhârî, t. II, p. 286; Maccarî, t. I, p. 396.

[255] Voyez Ibn-Adhârî, t. II, p. 268, Ibn-al-Abbâr, p. 142, Nowairî, p.
470.

[256] Ibn-Adhârî, t. II, p. 288, 289.

[257] Nowairî, p. 470.

[258] Ibn-Hazm, _Traité sur l’amour_, fol. 32 r.

[259] Il y a deux rédactions de ce dernier hémistiche. Celle que donne
Ibn-Adhârî (t. II, p. 300) me paraît préférable à l’autre qui se trouve
chez Maccarî (t. I, p. 396). Dans l’opinion publique, Ibn-abî-Amir
partageait les faveurs de la sultane avec le cadi Ibn-as-Salîm.

[260] Comparez Abd-al-wâhid, p. 17, avec les vers de Ramâdî dont je
donnerai la traduction dans la note suivante.

[261] «Bien certains qu’ils étaient désormais les maîtres, dit Ramâdî
dans une de ses élégies (_apud_ Maccarî, t. II, p. 442), ils nous firent
marcher vers Zahrâ, comme coupables de haute trahison. J’étais au milieu
d’une foule d’hommes de lettres, et Djaudhar avait les vêtements
déchirés.»

[262] Ibn-al-Abbâr, p. 154, 155; Ibn-Hazm, _Traité sur l’amour_, fol. 38
v.; cf. Maccarî, t. I, p. 286, l. 8.

[263] Abd-al-wâhid, p. 17. Il paraît cependant que plus tard Ramâdî fut
gracié tout à fait, car on le trouve nommé parmi les poètes salariés qui
accompagnaient Ibn-abî-Amir pendant son expédition contre Barcelone,
dans l’année 986. Voyez Ibn-al-Khatîb, man. G., fol. 181 r.

[264] Çâid de Tolède, _Tabacât-al-omam_, fol. 246 r. et v.; Ibn-Adhârî,
t. II, p. 315; Maccarî, t. I, p. 136.

[265] Ibn-Adhârî, t. II, p. 315, l. 1-3.

[266] Voyez, par exemple, Ibn-al-Abbâr, p. 151, 152.

[267] Maccarî, t. I, p. 266.

[268] Ibn-Adhârî, t. II, p. 309, 310; Maccarî, t. I, p. 266.

[269] Maccarî, t. II, p. 51.

[270] Ibn-Adhârî, t. II, p. 270.

[271] Voyez Ibn-Hazm, _Traité sur l’amour_, fol. 101 r.

[272] Ibn-Adhârî, t. II, p. 296-298.

[273] Comparez mes _Recherches_, t. I, p. 87-89.

[274] Voyez Ibn-Haucal, p. 40.

[275] Ibn-Khaldoun, _Hist. des Berbers_, t. II, p. 556, t. III, p. 237.

[276] Voyez la date précise dans Ibn-Adhârî, t. I, p. 240, l. 3 et 4.

[277] Voyez sur lui et sur sa famille, Ibn-Khaldoun, t. II, p. 553 et
suiv. de la traduction, et Ibn-Adhârî, t. II, p. 258 et suiv.

[278] Ibn-Adhârî, t. II, p. 293, 299, 316.

[279] Voyez Maccarî, t. I, p. 273, l. 1.

[280] Maccarî, t. I, p. 272.

[281] Mon. Sil., c. 70; Maccarî, t. I, p. 272, l. 17.

[282] Maccarî, t. I, p. 186.

[283] Ibn-al-Abbâr, p. 103.

[284] Maccarî, t. II, p. 64; Ibn-Adhârî, t. II, p. 299; Ibn-Hazm,
_Traité sur l’amour_, fol. 59 r. Comparez Ibn-al-Abbâr, dans mes
_Recherches_, t. I, Appendice, p. XXXIV. Sur la date, voyez _ibid._, t.
I, p. 192, 193.

[285] Il paraît qu’il devait ce surnom à son avarice.

[286] Voyez mes _Recherches_, t. I, p, 190 et suiv.

[287] Mon. Sil., c. 71; comparez mes _Recherches_, t. I, p. 198.

[288] _Al-manzor billâh_, c’est-à-dire _aidé par Dieu, victorieux par le
secours de Dieu_.

[289] Ibn-Adhârî, t. II, p. 299, 300.

[290] Voyez Maccarî, t. I, p. 258.

[291] Ibn-Adhârî, t. II, p. 300, 301; cf. Maccarî, t. I, p. 260.

[292] Ibn-Khaldoun, dans mes _Recherches_, t. I, p. 106.

[293] Sampiro, c. 29; _Chron. Iriense_, c. 12.

[294] Voyez mes _Recherches_, t. I, p. 196.

[295] Ibn-Khaldoun, dans mes _Recherches_, t. I, p. 107.

[296] Voyez mes _Recherches_, t. I, p. 195-197.

[297] Ibn-Khaldoun, dans mes _Recherches_, t. I, p. 107.

[298] _Chron. Iriense_, c. 12; Ibn-Khaldoun, dans mes _Recherches_, t.
I, p. 107.

[299] Voyez Ibn-Khaldoun, dans mes _Recherches_, t. I, p. 124.

[300] «Le mardi, douze jours passés de Dhou-’l-hiddja de l’année 374, ce
qui correspond au 5 mai.» Ibn-abî-’l-Faiyâdh, _apud_ Ibn-al-Abbâr, p.
252. Dans l’année 985, le 5 mai tombait réellement un mardi.

[301] Ibn-al-Khatîb, dans son article sur Almanzor (man. G., fol. 181
r.), donne la liste de ces poètes.

[302] Du temps d’Ibn-al-Abbâr, c’est-à-dire au XIIIe siècle, les
Beni-Khattâb se prétendaient Arabes; mais leurs ancêtres du Xe siècle
ne songeaient même pas à se donner une telle origine.

[303] Ibn-abî-’l-Faiyâdh dit: durant vingt-trois jours. J’ai suivi
Ibn-Haiyân.

[304] Ibn-al-Abbâr, p. 251-253.

[305] Ibn-al-Khatîb, man. G., fol. 180 v.

[306] D’après Ibn-al-Khatîb, Barcelone fut prise «le lundi, au milieu de
Çafar de l’année 375.» Ce jour répond au 6 juillet 985. Les documents
arabes ne laissent donc aucun doute sur l’année de la prise de
Barcelone, et ils sont parfaitement d’accord avec les documents latins
cités par M. Bofarull. Ce savant, qui veut que la prise de Barcelone ait
eu lieu une année plus tard, ne s’est pas aperçu que son opinion est
contredite par les pièces mêmes sur lesquelles il tâche de l’appuyer. La
date _Kalendarum Julii feria quarta_, à laquelle deux documents fixent
le commencement du siége, est parfaitement exacte pour l’année 985, mais
non pas pour l’année suivante.

[307] Bofarull, _Condes de Barcelona_, t. I, p. 163, 164.

[308] Ibn-al-Abbâr, p. 251. Almanzor avait fait plusieurs campagnes
contre le comte de Castille et le roi de Navarre, sur lesquelles nous ne
possédons pas de détails.

[309] Ibn-Adhârî, t. I, p. 248.

[310] Les auteurs qui disent qu’Almanzor envoya encore en Afrique un
autre corps d’armée, commandé par son fils Abdalmélic (Modhaffar), ont
confondu cette expédition avec une autre (celle contre Zîrî), dont nous
parlerons plus tard. A l’époque dont il s’agit, Abdalmélic ne comptait
encore que douze ans (cf. Nowairî, p. 473).

[311] _Cartâs_, p. 58, 59; Ibn-Khaldoun, _Hist. des Berbers_, t. III, p.
219, 237; Ibn-Adhârî, t. II, p. 301; Ibn-al-Abbâr, p. 154.

[312] Ceci est une pure médisance; d’après des témoignages plus
impartiaux, Almanzor était un fort bel homme.

[313] Ibn-Adhârî, t. II, p. 301, 302; Ibn-al-Abbâr, p. 119; Maccarî, t.
I, p. 389.

[314] Maccarî, t. I, p. 359, 360, l. 3, 20 et suiv.; Ibn-Adhârî, t. II,
p. 307 et suiv.

[315] Ibn-Khaldoun, dans mes _Recherches_, t. I, p. 107.

[316] _Chron. Conimbricense I_ et _IV_.

[317] Voyez la charte de l’abbesse Flora, _Esp. sagr._, t. XXXVI, nº 14,
et celle que cite Risco, _Historia de Leon_, t. I, p. 228.

[318] Ibn-Khaldoun, dans mes _Recherches_, t. I, p. 107.

[319] Lucas de Tuy, p. 87. Comparez pour ce qui concerne la date et le
nom du commandant, mes _Recherches_, t. I, p. 198-201.

[320] Charte latine citée par Risco, _Hist. de Leon_, t. I, p. 228, et
_Esp. sagr._, t. XXXIV, p. 308.

[321] Ibn-Khaldoun, dans mes _Recherches_, t. I, p. 108.

[322] Comparez _Annales Complutenses_, p. 311. Dans les _Anales
Toledanos_ (p. 383) la date est fautive.

[323] Ibn-Adhârî, t. II, p. 303-306; Ibn-al-Abbâr, dans mes
_Recherches_, t. I, p. 279 de la 1re édition; Ibn-Kbaldoun, dans le
même ouvrage, t. I, p. 108 de la 2de édition.

[324] Voyez mes _Recherches_, t. I, p. 24-27 de la 1re édition.

[325] Abd-al-wâhid, p. 24, 25; Aboulfedâ, t. II, p. 534; Maccarî, t. II,
p. 57; Ibn-Khaldoun, dans mes _Recherches_, t. I, p. 108; _Chron.
Burg._, p. 309; _Ann. Complut._, p. 313; _Ann. Compost._ p. 320; _Ann.
Toled. I_, p. 384. Dans les chroniques qui portent: VIII Kal. Ianuarii,
il faut lire Iunii au lieu de Ianuarii.

[326] Charte de 993, _Esp. sagr._, t. XIX, p. 382 et suiv., et de 1000,
_ibid._, t. XXXVI, nº IV.

[327] Charte de 990, analysée dans l’_Esp. sagr._, t. XIX, p. 382 et
suiv.

[328] Voyez mes _Recherches_, t. I, p. 108, 109.

[329] Ibn-Khaldoun, dans mes _Recherches_, t. I, p. 108.

[330] Ibn-Khaldoun, _ibid._, p. 110.

[331] Ibn-al-Abbâr, p. 113.

[332] Ibn-al-Abbâr, dans mes _Recherches_, t. I, p. 280 de la 1re
édition.

[333] Ibn-al-Abbâr, p. 113, 114, et dans mes _Recherches_, t. I, p. 279
de la Ire édition.

[334] Ibn-Adhârî, t. II, p. 315.

[335] _Cartâs_, p. 73.

[336] Ibn-Adhârî, t. II, p. 316.

[337] Maccarî, t. I, p. 389.

[338] Maccarî, t. I, p. 393.

[339] Nowairî, p. 471.

[340] Ibn-Khaldoun, _Histoire des Berbers_, t. II, p. 41 du texte;
_Cartâs_, p. 65.

[341] Maccarî, t. II, p. 64; Ibn-Adhârî, t. I, p. 262; Ibn-Khaldoun,
_Hist. des Berbers_, t. III, p. 243, 244; _Cartâs_, p. 65, 66;
Ibn-al-Abbâr, dans mes _Recherches_, t. I, p. 285 de la 1re édition.

[342] Voyez les derniers vers de l’élégie d’Ibn-Darrâdj Castallî sur la
mort d’Aurore, _apud_ Thaâlibî, _Yetîma_, man. d’Oxford, Seld. A. 19 et
Marsh. 99.

[343] Ibn-Khaldoun et _Cartâs_, _ubi supra_.

[344] Voyez Florez, _Esp. sagr._, t. III et XIX, et comparez Ibn-Adhârî,
t. II, p. 316, 317 et 318.

[345] Le texte que nous suivons porte ici: _medîna Galicia_,
c’est-à-dire _la capitale de la Galice_. Le mot _Galice_ a ici un sens
fort restreint: il désigne la province portugaise qui porte aujourd’hui
le nom de Beira. Cette province avait été souvent un royaume à part, et
Viseu en était la capitale. Voyez mes _Recherches_, t. I, p. 163, 164.

[346] Ibn-Adhârî nomme dans cette province un district qu’il appelle
Valadares. Ce district se trouve nommé aussi dans une charte de 1156,
publiée dans l’_Esp. sagr._, t. XXII, p. 275.

[347] Ibn-Adhârî, t. II, p. 316-318.

[348] Il résulte d’une charte de Bermude II, publiée dans l’_España
sagrada_ (t. XIX, p. 381), que ce défilé se trouvait sur les bords du
Minho.

[349] Ibn-Haiyân _apud_ Ibn-Adhârî, t. II, p. 312. Les mots _ilâ
bâbi’z-Zâhira_ semblent avoir été ajoutés par Ibn-Adhârî.

[350] Ce cloître, qui se trouvait dans les montagnes, entre Bayona et
Tuy, reçut plus tard le nom de San Colmado. Voyez Sandoval,
_Antiguedades de Tuy_, p. 120.

[351] _Malego_ chez Ibn-Adhârî. Les Arabes ont transposé de cette
manière les lettres de ce nom propre.

[352] Ibn-Adhârî, t. II, p. 318, 319. Ce qu’on lit au sujet de cette
expédition dans l’_Hist. Compost._ (L. I, c. 2, §. 8) est inexact.
Rodrigue Velasquez, qui, d’après cette chronique, aurait été parmi les
alliés d’Almanzor, était déjà mort dix-neuf années auparavant. Voyez
_Esp. sagr._, t. XIX, p. 166, 169. Sur les relations des chroniques
latines en général, on peut voir mes _Recherches_, t. I, p. 217 et suiv.

[353] Ibn-Khaldoun, dans mes _Recherches_, t. I, p. 109.

[354] Maccarî, t. II, p. 146; Rodrigue de Tolède, L. V, c. 16; Lucas de
Tuy, _in fine_.

[355] Ibn-Khaldoun, _Hist. des Berbers_, t. III, p. 244-248; _Cartâs_,
p. 66, 67.

[356] Ibn-Adhârî, t. II, p. 310.

[357] Dans la Rioja, à 9 lieues S. de Najera.

[358] Maccarî, t. II, p. 65; Ibn-al-Abbâr, p. 151; Ibn-al-Khatîb,
article sur Almanzor, man. G., fol. 181 v.

[359] Maccarî, t. I, p. 259.

[360] _Chron. Burgense_, p. 309.

[361] Charte de 1027, Llorente, t. III, p. 355.

[362] Mon. Sil., c. 72.

[363] Maccarî, t. I, p. 392. Comparez Rodrigue de Tolède, _Hist.
Arabum_, c. 31.

[364] Maccarî, t. I, p. 392.

[365] Ibn-Adhârî, t. II, p. 320, 321.

[366] Maccarî, t. I, p. 274.

[367] Voyez mes _Recherches_, t. II, p. 257-260.

[368] Voyez sur Çâid, Homaidî, fol. 100 v.-103 r., Abd-al-wâhid, p.
19-25, Ibn-Khallicân, t. I, p. 322 éd. de Slane, et surtout Maccarî, t.
II, p. 52 et suiv.

[369] Ibn-Adhârî, t. II, p. 309.

[370] Maccarî, t. I, p. 387.

[371] Maccarî, t. I, p. 274.

[372] Voyez plus haut, p. 111 et suiv.

[373] Ibn-al-Khatîb, man. G., fol. 118 r.

[374] Maccarî, t. I, p. 273.

[375] Ibn-Adhârî, t. II. p. 310.

[376] Maccarî, t. I. p. 406, 407. A la page 407, l. 4, je lis _’an_ au
lieu de _fi_.

[377] Ibn-Adhârî, t. II, p. 310, 311.

[378] Nowairî, p. 472.

[379] Ibn-al-Abbâr, p. 159. Ibn-Haiyân (_apud_ Ibn-Bassâm, t. I, fol. 30
r.-31 v.) donne un récit détaillé de cette conspiration.

[380] Ibn-al-Abbâr, p. 149.--Faute de documents, j’ai dû passer
rapidement sur le règne de Modhaffar.

[381] Ces quatre familles étaient les principales parmi la noblesse de
cour. Voyez Ibn-Adhârî, t. II, p. 290.

[382] Sous le nom de Slaves on comprenait aussi les chrétiens du Nord de
l’Espagne qui servaient dans l’armée musulmane. Voyez Ibn-al-Khatîb,
article sur Hobâsa, man. G., fol. 124 r.

[383] Khochanî, p. 327.

[384] Ibn-Hazm, _Traité sur les religions_, t. II, fol. 80 v., 146 r. et
v.

[385] Ibn-Hazm, t. I. fol. 128 r. et v.

[386] Ibn-Hazm, t. I, fol. 127 r.-128 r.

[387] _Al-milla al-collîya_ en arabe.

[388] Ibn-Hazm, t. II, fol. 228 r.-230 v.

[389] Maccarî, t. I, p. 387.

[390] Voyez à ce sujet mes _Recherches_, t. I, p. 205 et suiv.

[391] Aujourd’hui on dirait Sanchuelo, mais à l’époque dont il s’agit on
disait Sanchol. Voyez mes _Recherches_, t. I, p. 206.

[392] Nowairî, p. 473, 479.

[393] Ibn-al-Athîr, sous l’année 366; _Raihân_; _An. Tol. II_ (p. 403).

[394] Ibn-al-Abbâr, p. 150.

[395] Le texte de ce document se trouve chez Ibn-Bassâm (t. I, fol. 24
v.), Nowairî, Ibn-Khaldoun et Maccarî (t. I, p. 277, 278).

[396] Voyez mes _Recherches_, t. I, p. 207.

[397] Maccarî, t. I, p. 388.

[398] Ibn-al-Athîr, sous l’année 366. On donna à cette campagne le nom
de campagne de la boue (Nowairî, p. 474).

[399] Al-Mahdî billâh, _guidé par Dieu_.

[400] V. sur ces comtes, Sandoval, _Cinco Reyes_, fol. 62 v. et suiv.

[401] C’était le surnom que Sanchol avait pris.

[402] Nowairî, p. 474-9; Maccarî, t. I, p. 278, 379.

[403] Voyez Nowairî, p. 479-484; Ibn-Khaldoun, fol. 19 r. et v.;
Ibn-Haiyân, _apud_ Ibn-Bassâm, t. I, fol. 7 v., 8 r. et v. (Ibn-Bassâm
semble avoir fort abrégé ce passage); Abd-al-wâhid, p. 28-30;
Ibn-al-Abbâr, p. 159, 160; Ibn-al-Athîr, sous l’année 366; Maccarî, t.
I, p. 278; Rodrigue de Tolède, _Hist. Arabum_, c. 32-35. Sur les dates
on peut comparer un article dans mes _Recherches_, t. I, p. 238 et
suiv., 710 de la 1re édition. Sur l’épitaphe d’Otton, évêque de
Girone, voyez aussi _Esp. sagr._, t. XLIII, p. 157 et suiv.

[404] Voyez _Abbad._, t. I, p. 244.

[405] Dans son _Traité sur l’amour_ (fol. 121 r.), Ibn-Hazm parle
incidemment de la révolte de ce Hichâm, qui prit le surnom de Rachîd.

[406] Ibn-al-Khatîb, article sur Zâwî, man. G., fol. 133 v.

[407] Ce nombre se trouve chez l’historien le plus ancien et le plus
digne de foi, à savoir Ibn-Haiyân (_apud_ Ibn-Bassâm, t. I, fol. 8 r.).
D’autres donnent vingt mille, ou même trente-six mille.

[408] Voyez Edrisi, t. II, p. 64, 65. Aujourd’hui Castillo del Bacar.

[409] Cette date est donnée par Nowairî. Elle se trouve aussi dans un
document latin, publié dans l’_Esp. sagr._, t. XLIII, p. 156.

[410] «Dans les flots de la mer,» dit Nowairî. On sait que le flux va
jusqu’à l’endroit où la bataille s’était livrée.

[411] Nowairî, p. 484-6; Ibn-al-Athîr, sous l’année 400; Ibn-Haiyân,
_apud_ Ibn-Bassâm, t. I, fol. 8 v.; Rodrigue de Tolède, c. 36-39.

[412] _Ann. Compost._, _Chron. de Cardeña_.

[413] Maccarî, t. I, p. 250.

[414] Ibn-Hazm, _Traité sur l’amour_, fol. 106 r.; cf. Rodrigue, c. 38.

[415] Ibn-al-Khatîb, article sur Hobâsa, man. G., fol. 124 r.

[416] Ibn-Hazm, _Traité sur l’amour_, fol. 38 r. et v.

[417] Le même, fol. 96 r.

[418] Ihn-Bassâm, t. I, fol. 161 r.; Maccarî, t. I, p. 546.

[419] Voyez son _Traité sur l’amour_, fol. 87 r.-88 r.

[420] Ibn-al-Abbâr, p. 164.

[421] Abd-al-wâhid, p. 28; Ibn-Hazm, fol. 102 r.; Ibn-Bassâm, t. III,
fol. 1 v. et suiv.

[422] Ibn-Haiyân, _apud_ Ibn-Bassâm, t. I, fol. 6 v., 7 r. et v., 22
v.-24 r., 120 r.-122 v., 127 v.-129 r., 9 r. et v.; Maccarî, t. I, p.
315-319; Abd-al-wâhid, p. 35-38; Ibn-al-Athîr, sous l’année 407;
Nowairî, p. 486-490; Ibn-al-Khatîb, article sur Alî ibn-Hammoud, man.
E.; Ibn-al-Abbâr, p. 160, 161. Comparez Rodrigue, c. 40-44, et mes
_Recherches_, t. 1, p. 238-241.

[423] Ibn-Bassâm, t. I, fol. 6 r. et v.

[424] On sait que Solaimân est la forme arabe de Salomon.

[425] Maccarî, t. I, p. 280.

[426] Voyez Ibn-Bassâm, t. III, fol. 5 r.

[427] Voyez _Abbad._, t. I, p. 222.

[428] Maccarî, t. I, p. 102.

[429] Voyez _Abbad._, t. II, p. 214.

[430] Comparez Ibn-Khaldoun, _Hist. des Berbers_, t. II, p. 8 et 61,
avec Ibn-Haiyân, _apud_ Ibn-Bassâm, t. I, fol. 122 r.

[431] Ces détails importants se trouvent chez Ibn-Haiyân et chez
Ibn-al-Athîr. Aboulfeda (t. III, p. 28) a copié ce dernier auteur.

[432] Voyez _Abbad._, t. I, p. 222.

[433] Ibn-Hazm, dans mon Catalogue, t. I, p. 225.

[434] Voyez Maccarî, t. I, p. 315, l. 19. Les mêmes paroles se trouvent
chez Ibn-Haiyân.

[435] Ibn-Hazm, _loco laudato_.

[436] Ibn-Haiyân, _apud_ Ibn-Bassâm, t. III, fol. 141 r.

[437] Voyez l’explication de ces mots dans une note de Sale sur sa
traduction anglaise du Coran.

[438] Ibn-Haiyân, fol. 128 r.; Abd-al-wâhid, p. 45; Maccarî, t. I, p.
316, 318.

[439] J’ai cru devoir préférer ici le témoignage de l’auteur copié par
Maccarî (t. I, p. 319), dont le récit est le plus circonstancié, à celui
de Homaidî (_apud_ Abd-al-wâhid, p. 37).

[440] Ibn-al-Abbâr, p. 165, 166. Le man. d’Ibn-Bassâm, (t. I, fol. 11 r.
et v.) m’a servi à corriger quelques fautes dans ces textes.

[441] Maccarî, t, I, p. 285; variantes chez Ibn-Bassâm, t. I, fol. 11
v., 12 r.

[442] Voyez mon Catalogue des man. orient. de la Bibl. de Leyde, t. I,
p. 227.

[443] Ibn-Hazm, _Traité sur les religions_, t. II, fol. 227 r.

[444] Voyez mon Catalogue, t. I, p. 225, 230.

[445] Ibn-Hazm, _Traité sur l’amour_, fol. 99 r.-102 v.

[446] Voyez Ibn-Bassâm, t. I, fol. 82 v.

[447] Ibn-Haiyân, _apud_ Ibn-Bassâm, t. I, fol. 9 v.-11 r., 114 r.-115
r.; Ibn-al-Athîr; Maccarî, t. I, p. 319, 320; Abd-al-wâhid, p. 38-40;
Rodrigue de Tolède, c. 44.

[448] Homaidî, que tous les autres écrivains arabes ont copié.

[449] Ou Motamid, selon d’autres.

[450] Abd-al-wâhid, p. 40, 41.

[451] Voyez Ibn-al-Athîr.

[452] Voyez Ibn-Haiyân, _apud_ Ibn-Bassâm, t. I, fol. 157 r.

[453] Ibn-al-Athîr, sous l’année 407.

[454] Voyez Ibn-al-Athîr, sous l’année 407.

[455] Le même, _ibid._

[456] Ibn-Haiyân, _apud_ Ibn-Bassâm, t. III, fol. 139 v.-143 v.





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