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Title: Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 to 9)
Author: Sand, George, 1804-1876
Language: French
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produced from images generously made available by The
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Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le
typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée
et n'a pas été harmonisée.



HISTOIRE DE MA VIE.



    HISTOIRE

    DE MA VIE

    PAR

    Mme GEORGE SAND.

    Charité envers les autres;
    Dignité envers soi-même;
    Sincérité devant Dieu.

Telle est l'épigraphe du livre que j'entreprends.

15 avril 1847.

    GEORGE SAND.



TOME CINQUIÈME.

PARIS, 1855.

LEIPZIG, CHEZ WOLFGANG GERHARD.



CHAPITRE TROISIEME.

  Rose et Julie.--Diplomatie maternelle de ma grand'mère.--Je
    retrouve mon _chez nous_.--L'intérieur de mon
    grand-oncle.--_Voir, c'est avoir._--Les dîners fins de mon
    grand-oncle, ses tabatières.--Mme de la Marlière.--Mme de
    Pardaillan.--Mme de Béranger et sa perruque.--Mme de Ferrières
    et ses beaux bras.--Mme de Maleteste et son chien.--Les
    abbés.--Premiers symptômes d'un penchant à l'observation.--Les
    cinq générations de la rue de Grammont.--Le bal d'enfans.--La
    fausse grâce.--Les talons rouges littéraires de nos jours.


Quand ma fièvre se fut dissipée, et que je n'eus plus à garder le lit
que par précaution, j'entendis Mlle Julie et Rose qui causaient à
demi-voix de ma maladie et de la cause qui l'avait rendue si forte.

Il faut que je dise d'abord quelles étaient ces deux personnes à
l'empire desquelles j'ai été beaucoup trop livrée depuis, pour le
bonheur de mon enfance.

Rose avait été déjà au service de ma mère, du vivant de mon père, et
ma mère étant satisfaite de son attachement et de plusieurs bonnes
qualités qu'elle avait, l'ayant retrouvée à Paris, sans place, et
désirant mettre auprès de moi une femme propre et honnête, avait
persuadé à ma grand'mère de la prendre pour me soigner, me promener
et me distraire. Rose était une rousse forte, active et intrépide.
Elle était bâtie comme un garçon, montait à cheval jambe de çà, jambe
de là, galopant comme un démon, sautant les fossés, tombant
quelquefois, se fendant le crâne, et ne se rebutant de rien. En
voyage, elle était précieuse à ma grand'mère, parce qu'elle n'oubliait
rien, prévoyait tout, mettait le sabot à la roue, relevait le
postillon s'il se laissait choir, raccommodait les traits et eût
volontiers, en cas de besoin, pris les bottes fortes et mené la
voiture. C'était une nature puissante, comme l'on voit, une véritable
charretière de la Brie, où elle avait été élevée aux champs. Elle
était laborieuse, courageuse, adroite, propre comme une servante
hollandaise, franche, juste, pleine de cœur et de dévoûment. Mais
elle avait un défaut cruel dont je m'aperçus bien par la suite et qui
tenait à l'ardeur de son sang et à l'exubérance de sa vie. Elle était
violente et brutale. Comme elle m'aimait beaucoup, m'ayant bien
soignée dans ma première enfance, ma mère croyait m'avoir donné une
amie, et elle me chérissait en effet; mais elle avait des emportemens
et des tyrannies qui devaient m'opprimer plus tard et faire de ma
seconde enfance une sorte de martyre.

Pourtant, je lui ai tout pardonné, et chose bizarre, malgré
l'indépendance de mon caractère et les souffrances dont elle m'a
accablée, je ne l'ai jamais haïe. C'est qu'elle était sincère, c'est
que le fond était généreux, c'est surtout qu'elle aimait ma mère et
qu'elle l'a toujours aimée. C'était tout le contraire avec Mlle Julie:
celle-ci était douce, polie, n'élevait jamais la voix, montrait une
patience angélique en toutes choses; mais elle manquait de franchise,
et c'est là un caractère que je n'ai jamais pu supporter. C'était une
fille d'un esprit supérieur, je n'hésite pas à le dire. Sortie de sa
petite ville de La Châtre sans avoir rien appris, sachant à peine lire
et écrire, elle avait occupé ses longs loisirs de Nohant à lire toute
espèce de livres. D'abord ce furent des romans, dont toutes les femmes
de chambre ont la passion, ce qui fait que je pense souvent à elles
quand j'en écris. Ensuite ce furent des livres d'histoire, et enfin
des ouvrages de philosophie. Elle connaissait son Voltaire mieux que
ma grand'mère elle-même, et j'ai vu dans ses mains le _Contrat
social_, de Rousseau, qu'elle comprenait fort bien. Tous les mémoires
connus ont été avalés et retenus par cette tête froide, positive et
sérieuse. Elle était versée dans toutes les intrigues de la cour de
Louis XIV, de Louis XV, de la czarine Catherine, de Marie-Thérèse et
du grand Frédéric, comme un vieux diplomate, et si l'on était
embarrassé de rappeler quelque parenté de seigneurs de l'ancienne
France avec les grandes familles de l'Europe, on pouvait s'adresser à
elle: elle avait cela au bout de son doigt. J'ignore si, dans sa
vieillesse elle a conservé cette aptitude et cette mémoire, mais je
l'ai connue vraiment érudite en ce genre, solidement instruite à
plusieurs autres égards, bien qu'elle ne sût pas mettre un mot
d'orthographe.

J'aurai encore beaucoup à parler d'elle, car elle m'a fait beaucoup
souffrir, et ses rapports de police sur mon compte, auprès de ma
grand'mère, m'ont rendue beaucoup plus malheureuse que les
criailleries et les coups dont Rose, par bonne intention, travaillait
à m'abrutir; mais, je ne me plaindrai ni de l'une ni de l'autre avec
amertume. Elles ont travaillé à mon éducation physique et morale selon
leur pouvoir, et chacune d'après un système qu'elle croyait le
meilleur.

Je conviens que Julie me déplaisait particulièrement parce qu'elle
haïssait ma mère. En cela elle croyait témoigner son dévoûment à sa
maîtresse, et elle faisait à celle-ci plus de mal que de bien. En
résumé, il y avait chez nous le _parti de ma mère_, représenté par
Rose, Ursule et moi, le _parti de ma grand'mère_, représenté par
Deschartres et par Julie.

Il faut dire à l'éloge des deux suivantes de ma bonne maman, que cette
différence d'opinion ne les empêcha pas de vivre ensemble sur le pied
d'une grande amitié, et que Rose, sans jamais abandonner la défense de
sa première maîtresse, professa toujours un grand respect et un grand
dévoûment pour la seconde. Elles ont soigné ma grand'mère jusqu'à son
dernier jour avec un zèle parfait; elles lui ont fermé les yeux. Je
leur ai donc pardonné tous les ennuis et toutes les larmes qu'elles
m'ont coûté, l'une par sa sollicitude féroce pour ma personne, l'autre
par l'abus de son influence sur ma bonne maman.

Elles étaient donc dans ma chambre à chuchotter, et que de choses de
ma famille j'ai su par elles, que j'aurais bien mieux aimé ne pas
savoir si tôt!... Et ce jour-là, elles disaient: (_Julie._) «Voyez
comme cette petite est folle d'adorer sa mère! sa mère ne l'aime point
du tout. Elle n'est pas venue une seule fois la voir depuis qu'elle
est malade.--Sa mère! disait Rose, elle est venue tous les jours
savoir de ses nouvelles. Mais elle n'a pas voulu monter, parce qu'elle
est fâchée contre madame, à cause de Caroline.--C'est égal, reprenait
Julie, elle aurait pu venir voir sa fille sans entrer chez madame;
mais elle a dit à M. de Beaumont qu'elle avait peur d'attraper la
rougeole. Elle craint pour sa peau!--Vous vous trompez, Julie,
répartit Rose; ce n'est pas comme cela. C'est qu'elle a peur
d'apporter la rougeole à Caroline, et pourquoi faudrait-il que ses
deux filles fussent malades à la fois? C'est bien assez d'une.»

Cette explication me fit du bien et calma mon désir d'embrasser ma
mère. Elle vint le lendemain jusqu'à la porte de ma chambre et me
cria: Bonjour, à travers. «Va-t'en, ma petite mère, lui dis-je;
n'entre pas. Je ne veux pas envoyer ma rougeole à Caroline.--Voyez,
dit ma mère à je ne sais quelle personne qui était avec elle. Elle me
connaît bien, elle! Elle ne m'accuse pas. On aura beau faire et beau
dire, on ne l'empêchera pas de m'aimer...»

On voit, d'après ces petites scènes d'intérieur, qu'il y avait autour
de mes deux mères, des gens qui leur redisaient tout, et qui
envenimaient leurs dissentimens. Mon pauvre cœur d'enfant commençait
à être ballotté par leur rivalité. Objet d'une jalousie et d'une lutte
perpétuelles, il était impossible que je ne fusse pas la proie de
quelque prévention, comme j'étais la victime des douleurs que je
causais.

Dès que je fus en état de sortir, ma grand'mère m'enveloppa
soigneusement, me prit avec elle dans une voiture et me conduisit chez
ma mère où je n'avais pas encore été depuis mon retour à Paris. Je
crois qu'elle demeurait alors rue Duphot, si je ne me trompe.
L'appartement était petit, sombre et bas, pauvrement meublé, et le
pot-au-feu bouillait dans la cheminée du salon. Tout était fort
propre, mais ne sentait ni la richesse ni la prodigalité. On a tant
reproché à ma mère d'avoir mis du désordre dans la vie de mon père et
de lui avoir fait faire des dettes, que je suis bien aise de la
retrouver dans tous mes souvenirs, économe, presque avare pour
elle-même.

La première personne qui vint nous ouvrir fut Caroline; elle me parut
jolie comme un ange, malgré son petit nez retroussé. Elle était plus
grande que moi relativement à nos âges respectifs; elle avait la peau
moins brune, les traits plus délicats, et une expression de finesse un
peu froide et railleuse. Elle soutint avec aplomb la rencontre de ma
grand'mère, elle se sentait chez elle; elle m'embrassa avec transport,
me fit mille caresses, mille questions, avança tranquillement et
fièrement un fauteuil à ma bonne maman en lui disant: «Asseyez-vous,
_madame Dupin_, je vais faire appeler maman qui est _chez la
voisine_.» Puis, ayant averti la portière qui faisait leurs
commissions, car elles n'avaient pas de servante, elle revint
s'asseoir auprès du feu, me prit sur ses genoux, et se remit à me
questionner et à me caresser, sans s'occuper davantage de la grande
dame qui lui avait fait un si cruel affront.

Ma bonne maman avait certainement préparé quelque bonne et digne
parole à dire à cette enfant pour la rassurer et la consoler, car elle
s'était attendue à la trouver timide, effrayée ou boudeuse, et à
soutenir une scène de larmes ou de reproches. Mais, voyant qu'il n'y
avait rien de ce qu'elle avait prévu, elle éprouva, je crois, un peu
d'étonnement et de malaise, car je remarquai qu'elle prenait beaucoup
de tabac prise sur prise.

Ma mère arriva au bout d'un instant. Elle m'embrassa passionnément, et
salua ma grand'mère avec un regard sec et enflammé. Celle-ci vit bien
qu'il fallait aller au devant de l'orage.--Ma fille, dit-elle avec
beaucoup de calme et de dignité, sans doute quand vous avez envoyé
Caroline chez moi, vous aviez mal compris mes intentions à l'égard des
relations qui doivent exister entre elle et Aurore. Je n'ai jamais eu
la pensée de contrarier ma petite-fille dans ses affections. Je ne
m'opposerai jamais à ce qu'elle vienne vous voir et à ce qu'elle voie
Caroline chez vous. Faisons donc en sorte, ma fille, qu'il n'y ait
plus de malentendu à cet égard.»

Il était impossible de s'en tirer plus sagement et avec plus d'adresse
et de justice. Elle n'avait pas été toujours aussi équitable dans
cette affaire. Il est bien certain qu'elle n'avait pas voulu
consentir, dans le principe, à ce que je visse Caroline, même chez ma
mère, et que ma mère avait été forcée de s'engager à ne me point
amener chez elle dans nos promenades, engagement qu'elle avait
fidèlement observé. Il est bien certain aussi qu'en voyant dans mon
cœur plus de mémoire et d'attachement qu'elle ne pensait, ma bonne
maman avait renoncé à une résolution impossible et mauvaise. Mais,
cette concession faite, elle conservait son droit de ne pas admettre
chez elle une personne dont la présence lui était désagréable. Son
explication adroite et nette coupait court à toute récrimination: ma
mère le sentit et son courroux tomba. «A la bonne heure, maman,»
dit-elle, et elles parlèrent à dessein, d'autre chose. Ma mère était
entrée avec une tempête dans l'âme, et, comme de coutume, elle était
étonnée, devant la fermeté souple et polie de sa belle-mère, d'avoir à
plier ses voiles et à rentrer au port.

Au bout de quelques instans, ma grand'mère se leva pour continuer ses
visites, priant ma mère de me garder jusqu'à ce qu'elle vînt me
reprendre: c'était une concession et une délicatesse de plus, pour
bien montrer qu'elle ne prétendait pas gêner et surveiller nos
épanchemens. Pierret arriva à temps pour lui offrir son bras jusqu'à
la voiture. Ma grand'mère avait de la déférence pour lui, à cause du
grand dévoûment qu'il avait témoigné à mon père. Elle lui faisait très
bon accueil, et Pierret n'était pas de ceux qui excitaient ma mère
contre elle. Bien au contraire, il n'était occupé qu'à la calmer et à
l'engager à vivre dans de bons rapports avec sa belle-mère. Mais il
rendait à celle-ci de très rares visites. C'était pour lui trop de
contrainte que de rester une demi-heure sans allumer son cigare, sans
faire de grimaces et sans proférer à chaque phrase son jurement
favori: _sac à papier!_

Quelle joie ce fut pour moi que de nous retrouver dans ce qui me
semblait ma seule, ma véritable famille! Que ma mère me semblait
bonne, ma sœur aimable, mon ami Pierret drôle et complaisant! Et ce
petit appartement si pauvre et si laid en comparaison des salons
_ouatés_ de ma grand'mère (c'est ainsi que je les appelais par
dérision), devint pour moi en un instant la terre promise de mes
rêves. Je l'explorais dans tous les coins, je regardais avec amour les
moindres objets, la petite pendule en albâtre, les vases de fleurs en
papier, jaunies sous leur cylindre de verre, les pelottes que Caroline
avait brodées en chenille, à sa pension, et jusqu'à la chaufferette de
ma mère, ce meuble prolétaire banni des habitudes élégantes, ancien
trépied de mes premières improvisations dans la rue Grange-Batelière.
Comme j'aimais tout cela! Je ne me lassais pas de dire: «Je suis ici
_chez nous_. Là-bas, je suis chez ma bonne maman.--_Sac à papier!_
disait Pierret, qu'elle n'aille pas dire _chez nous_ devant Mme Dupin:
elle nous reprocherait de lui apprendre à parler comme _aux
z-halles_.» Et Pierret de rire aux éclats, car il riait volontiers de
tout, et ma mère de se moquer de lui, et moi de crier: Comme on
s'amuse _chez nous_!

Caroline me faisait _des pigeons_ avec ses doigts; ou, avec un bout de
fil que nous passions et croisions dans les doigts l'une de l'autre,
elle m'apprenait toutes ces figures et ces combinaisons de lignes que
les enfans appellent le lit, le bateau, les ciseaux, la scie, etc. Les
belles poupées et les beaux livres d'images de ma bonne maman ne me
paraissaient plus rien auprès de ces jeux qui me rappelaient mon
enfance; car, encore enfant, j'avais déjà une enfance, un passé
derrière moi, des souvenirs, des regrets, une existence accomplie et
qui ne devait pas m'être rendue.

La faim me prit. Il n'y avait _chez nous_ ni gâteaux ni confitures,
mais le classique pot-au-feu pour toute nourriture: mon goûter passa
en un instant de la cheminée sur la table. Avec quel plaisir je
retrouvai mon assiette de terre de pipe! Jamais je ne mangeai de
meilleur cœur. J'étais comme un voyageur qui rentre chez lui après de
longues tribulations, et qui jouit de tout dans son petit ménage.

Ma grand'mère revint me chercher; mon cœur se serra, mais je compris
que je ne devais pas abuser de sa générosité. Je la suivis en riant
avec des yeux pleins de larmes.

Ma mère ne voulut pas abuser non plus de la concession faite, et ne me
mena chez elle que les dimanches. C'étaient les jours de congé de
Caroline, qui était encore en pension, ou qui, peut-être, commençait à
apprendre le métier de graveuse de musique, qu'elle a continué depuis
et exercé jusqu'à son mariage avec beaucoup de labeur et quelque petit
profit. Ces heureux dimanches, si impatiemment attendus, passaient
comme des rêves. A cinq heures, Caroline allait dîner chez ma tante
Maréchal; maman et moi, nous allions retrouver ma grand'mère chez mon
grand-oncle de Beaumont. C'était un vieil usage de famille fort doux
que ce dîner hebdomadaire qui réunissait invariablement les mêmes
convives. Il s'est presque perdu dans la vie agitée et désordonnée que
l'on mène aujourd'hui. C'était la manière la plus agréable et plus
commode de se voir pour les gens de loisir et d'habitudes régulières.
Mon grand-oncle avait pour cuisinière un cordon bleu qui, n'ayant
jamais affaire qu'à des palais d'une expérience et d'un discernement
consommés, mettait un amour-propre immense à les contenter. Mme
Bourdieu, la gouvernante de mon oncle, et mon oncle lui-même,
exerçaient une surveillance éclairée sur ces importans travaux. A cinq
heures précises, nous arrivions, ma mère et moi, et nous trouvions
déjà autour du feu ma grand'mère dans un vaste fauteuil placé
vis-à-vis du vaste fauteuil de mon grand-oncle, et Mme de la Marlière
entre eux, les pieds allongés sur les chenets, la jupe un peu relevée,
et montrant deux maigres jambes chaussées de souliers très pointus.
Mme de la Marlière était une ancienne amie intime de la feue comtesse
de Provence, la femme de celui qui fut depuis Louis XVIII. Son mari,
le général de la Marlière, était mort sur l'échafaud. Il est souvent
question de cette dame dans les lettres de mon père, si l'on s'en
souvient. C'était une personne fort bonne, fort gaie, expansive,
babillarde, obligeante, dévouée, bruyante, railleuse, un peu cynique
dans ses propos. Elle n'était point du tout pieuse alors, et se
gaussait des curés, voire même d'autre chose, avec une liberté
extrême. A la Restauration, elle devint dévote, et elle a vécu jusqu'à
l'âge de 98 ans, je crois, en odeur de sainteté: c'était, en somme,
une excellente femme, sans préjugés au temps où je l'ai connue, et je
ne pense pas qu'elle soit jamais devenue bigote et intolérante. Elle
n'en avait guère le droit après avoir tenu si peu de compte des choses
saintes pendant les trois quarts de sa vie. Elle était fort bonne pour
moi, et comme c'était la seule des amies de ma grand'mère, qui n'eût
aucune prévention contre ma mère, je lui témoignais plus de confiance
et d'amitié qu'aux autres. Pourtant j'avoue qu'elle ne m'était pas
naturellement sympathique. Sa voix claire, son accent méridional, ses
étranges toilettes, son menton aigu dont elle me meurtrissait les
joues en m'embrassant, et surtout la crudité de ses expressions
burlesques, m'empêchaient de la prendre au sérieux et de trouver du
plaisir à ses gâteries.

Mme Bourdieu allait et venait légèrement de la cuisine au salon; elle
n'avait guère alors qu'une quarantaine d'années: c'était une brune
forte, replète et d'un type très accusé. Elle était de Dax, et avait
un accent gascon encore plus sonore que celui de Mme de la Marlière.
Elle appelait mon grand-oncle _papa_, et ma mère aussi avait cette
habitude. Mme de la Marlière, qui aimait à faire l'enfant, disait
_papa_ aussi, ce qui faisait paraître mon grand-oncle plus jeune
qu'elle.

L'appartement qu'il a occupé tout le temps de ma vie où je l'ai connu,
c'est-à-dire pendant une vingtaine d'années, était situé rue
Guénégaud, au fond d'une cour triste et vaste, dans une maison du
temps de Louis XIV, d'un caractère très homogène dans toutes ses
parties. Les fenêtres étaient hautes et longues: mais il y avait tant
de rideaux, de tentures, de paravens, de draperies et de tapis pour
défendre à l'air extérieur de s'introduire par la moindre fissure, que
toutes les pièces étaient sombres et sourdes comme des caves. L'art de
se préserver du froid en France, et surtout à Paris, commençait à se
perdre sous l'Empire, et il s'est tout à fait perdu maintenant pour
les gens d'une fortune médiocre, malgré les nombreuses inventions de
chauffage économique dont le progrès nous a enrichis. La mode, la
nécessité et la spéculation, qui, de concert, nous ont amené à bâtir
des maisons percées de plus de fenêtres qu'il ne reste de parties
pleines dans l'édifice, le manque d'épaisseur des murailles, et la
hâte avec laquelle ces constructions laides et fragiles se sont
élevées, font que plus un appartement est petit, plus il est froid et
coûteux à réchauffer. Celui de mon grand-oncle était une serre-chaude,
créée par ses soins assidus dans une maison épaisse et massive, comme
devraient l'être toutes les habitations d'un climat aussi ingrat et
aussi variable que le nôtre. Il est vrai qu'autrefois on s'installait
là pour toute sa vie, et en y bâtissant son nid, on y creusait sa
tombe.

Les vieilles gens que j'ai connues à cette époque et qui avaient une
existence retirée ne vivaient que dans leur chambre à coucher. Elles
avaient un salon vaste et beau, où elles recevaient une ou deux fois
l'an, et où elles n'entraient jamais d'ailleurs. Mon grand-oncle et ma
grand'mère, ne recevant jamais, eussent pu se passer de ce luxe
inutile qui doublait le prix de leur loyer. Mais ils eussent cru
n'être pas logés s'il en eût été autrement.

Le mobilier de ma grand'mère était du temps de Louis XVI, et elle
n'avait pas de scrupule d'y introduire de temps en temps un objet plus
moderne, lorsqu'il lui semblait commode ou joli. Mais mon grand-oncle
était trop artiste pour se permettre le moindre disparate. Tout chez
lui était du même style Louis XIV: les moulures des portes ou les
ornemens du plafond. Je ne sais s'il avait hérité de ce riche
ameublement ou s'il l'avait collectionné lui-même; mais ce serait
aujourd'hui une trouvaille pour un amateur que ce mobilier complet
dans son ancienneté, depuis la pincette et le soufflet jusqu'au lit et
aux cadres des tableaux. Il avait des peintures superbes dans son
salon et des meubles de Boule d'une grandeur et d'une richesse
respectables. Comme tout cela n'était point redevenu de mode et qu'on
préférait à ces belles choses, véritables objets d'art, les chaises
curules de l'empire et les détestables imitations d'Herculanum en
acajou plaqué ou en bois peint couleur bronze, le mobilier de mon
grand-oncle n'avait guère de prix que pour lui-même. J'étais loin de
pouvoir apprécier le bon goût et la valeur artistique d'une semblable
collection, et même j'entendais dire à ma mère que tout cela était
trop vieux pour être beau. Pourtant les belles choses portent avec
elles une impression que subissent souvent ceux même qui ne les
comprennent pas. Quand j'entrais chez mon oncle, il me semblait entrer
dans un sanctuaire mystérieux, et comme le salon était, en effet, un
sanctuaire fermé, je priais tout bas Mme Bourdieu de m'y laisser
pénétrer. Alors, pendant que mes grands parens jouaient aux cartes
après dîner, elle me donnait un petit bougeoir, et, me conduisant
comme en cachette dans ce grand salon, elle m'y laissait quelques
instans, me recommandant bien de ne pas monter sur les meubles et de
ne pas répandre de bougie. Je n'avais garde d'y manquer; je posais ma
lumière sur une table, et je me promenais gravement dans cette vaste
pièce à peine éclairée jusqu'au plafond par mon faible luminaire. Je
ne voyais donc que très confusément les grands portraits de
Largillière, les beaux intérieurs flamands et les tableaux des maîtres
italiens qui couvraient les murs; je me plaisais au scintillement des
dorures, aux grands plis des rideaux, au silence et à la solitude de
cette pièce respectable, que l'on semblait ne pas oser habiter, et
dont je prenais possession à moi toute seule.

Cette possession fictive me suffisait, car, dès mes plus jeunes
années, la possession réelle des choses n'a jamais été un plaisir pour
moi. Jamais rien ne m'a fait envie, en fait de palais, de voitures, de
bijoux et même d'objets d'art; et pourtant j'aimais à parcourir un
beau palais, à voir passer un équipage élégant et rapide, à toucher et
à retourner des bijoux bien travaillés, à contempler les produits
d'art ou d'industrie où l'intelligence de l'homme s'est révélée sous
une forme quelconque. Mais je n'ai jamais éprouvé le besoin de me
dire: Ceci est à moi; et je ne comprends même pas qu'on ait ce
besoin-là. On a tort de me donner un objet rare ou précieux, parce
qu'il m'est impossible de ne pas le donner bientôt à un ami qui
l'admire et chez qui je vois le désir de la possession. Je ne tiens
qu'aux choses qui me viennent des êtres que j'ai aimés et qui ne sont
plus. Alors j'en suis avare, quelque peu de valeur qu'elles aient, et
j'avoue que le créancier qui me forcerait à vendre les vieux meubles
de ma chambre, me ferait beaucoup de peine, parce qu'ils me viennent
presque tous de ma grand'mère, et qu'ils me la rappellent à tous les
instans de ma vie. Pour tout ce qui est aux autres, je n'en suis
jamais tentée et je me sens de la race de ces bohémiens dont Béranger
a dit:

    _Voir, c'est avoir._

Je ne haïs pas le luxe, tout au contraire, je l'aime; mais je n'en ai
que faire pour moi. J'aime les bijoux surtout de passion. Je ne trouve
pas de création plus jolie que ces combinaisons de métaux et de
pierres précieuses, qui peuvent réaliser les formes les plus riantes
et les plus heureuses dans de si délicates proportions. J'aime à
examiner les parures, les étoffes, les couleurs: le goût me charme. Je
voudrais être bijoutier ou costumier, pour inventer toujours, et pour
donner, par ce miracle du goût, une sorte de vie à ces riches
matières. Mais tout cela n'est d'aucun usage agréable pour moi. Une
belle robe est gênante, les bijoux égratignent: et, en toutes choses,
la mollesse des habitudes nous vieillit et nous tue. Enfin, je ne suis
pas née pour être riche, et si les malaises de la vieillesse ne
commençaient à se faire sentir, je vivrais très réellement dans une
chaumière du Berry, pourvu qu'elle fût propre[1], avec autant de
contentement que dans une villa italienne.

  [1] Et elles le sont presque toutes, j'aime à le dire.

Ce n'est point vertu, ni prétention à l'austérité républicaine.
Est-ce qu'une chaumière n'est pas souvent, pour l'artiste, plus
belle, plus riche de couleur, de grâce, d'arrangement et de caractère,
qu'un vilain palais moderne construit et décoré dans le goût
_constitutionnel_, le plus pitoyable style qui existe dans l'histoire
des arts? Aussi n'ai-je jamais compris que les artistes de mon temps
eussent tant de vénalité, de besoins de luxe et d'ambitions de
fortune. Si quelqu'un au monde peut se passer de luxe et se créer à
lui-même une vie selon ses rêves, avec peu, avec presque rien, c'est
l'artiste, puisqu'il porte en lui le don de poétiser les moindres
choses et de se construire une cabane selon les règles du goût ou les
instincts de la poésie. Le luxe me paraît la ressource des gens bêtes.

Ce n'était pourtant point le cas pour mon grand-oncle; son goût était
luxueux de sa nature, et j'approuve beaucoup qu'on se meuble avec de
belles choses quand on peut se les procurer, par d'heureuses
rencontres, à meilleur marché que de laides. C'est probablement ce qui
lui était arrivé, car il avait une mince fortune et il était fort
généreux, ce qui équivaut à dire qu'il était pauvre et n'avait pas de
folies et de caprices à se permettre.

Il était gourmand, quoiqu'il mangeât fort peu: mais il avait une
gourmandise sobre et de bon goût comme tout le reste, point fastueuse,
sans ostentation, et qui se piquait même d'être positive. Il était
plaisant de l'entendre analyser ses théories culinaires, car il le
faisait tantôt avec une gravité et une logique qui eussent pu
s'appliquer à toutes les données de la politique et de la philosophie,
tantôt avec une verve comique et indignée. «Rien n'est si bête,
disait-il avec ses paroles enjouées dont l'accent distingué corrigeait
la crudité, que de se ruiner pour sa gueule. Il n'en coûte pas plus
d'avoir une omelette délicieuse que de se faire servir, sous prétexte
d'omelette, un vieux torchon brûlé. Le tout, c'est de savoir soi-même
ce que c'est qu'une omelette; et quand une ménagère l'a bien compris,
je la préfère dans ma cuisine, à un savant prétentieux qui se fait
appeler monsieur par ses marmitons, et qui baptise une charogne des
noms les plus pompeux.»

Tout le temps du dîner, la conversation était sur ce ton et roulait
sur la mangeaille. J'en ai donné cet échantillon pour qu'on se figure
bien cette nature de chanoine qui n'a plus guère de type dans le temps
présent. Ma grand'mère, qui était d'une friandise extrême, bien que
très petite mangeuse, avait aussi des théories scientifiques sur la
manière de faire une crême à la vanille et une omelette soufflée. Mme
Bourdieu se faisait quereller par mon oncle, parce qu'elle avait
laissé mettre dans la sauce quelques parcelles de muscade de plus ou
de moins; ma mère riait de leurs disputes. Il n'y avait que la mère la
Marlière qui oubliât de babiller au dîner, parce qu'elle mangeait
comme un ogre. Quant à moi, ces longs dîners servis, discutés,
analysés et savourés avec tant de solennité m'ennuyaient mortellement.
J'ai toujours mangé vite, et en pensant à autre chose. Une longue
séance à table m'a toujours rendue malade, et j'obtenais la permission
de me lever de temps en temps, pour aller jouer avec un vieux caniche
qui s'appelait _Babet_, et qui passait sa vie à faire des petits et à
les allaiter dans un coin de la salle à manger.

La soirée me paraissait bien longue aussi. Il fallait que ma mère prît
des cartes et fît la partie des grands-parens, ce qui ne l'amusait pas
non plus, mon oncle étant beau joueur et ne se fâchant pas comme
Deschartres, et la mère la Marlière gagnant toujours parce qu'elle
trichait. Elle convenait elle-même que le jeu sans tricherie
l'ennuyait. C'est pourquoi elle ne voulait pas jouer d'argent[2].

  [2] J'ai fait depuis une remarque qui m'a paru triste. C'est que
  la plupart des femmes trichent au jeu et sont malhonnêtes en
  affaires d'intérêt. Je l'ai constaté chez des femmes riches,
  pieuses et considérées. Il faut le dire, puisque cela est, et que
  signaler un mal c'est le combattre. Cet instinct de duplicité
  qu'on peut observer, même chez les jeunes filles qui jouent sans
  que la partie soit intéressé, tient-il à un besoin inné de
  tromper, ou à l'âpreté d'une volonté nerveuse qui veut se
  soustraire à la loi du hasard? Cela ne vient-il pas plutôt de ce
  que leur éducation morale est incomplète. Il y a deux sortes
  d'honneur dans le monde; celui des hommes porte sur la bravoure
  et sur la loyauté dans les transactions pécuniaires. Celui des
  femmes n'est attaché qu'à la pudeur et à la fidélité conjugale.
  Si l'on se permettait de dire ici aux hommes qu'un peu de
  chasteté et de fidélité ne leur nuiraient pas, ils lèveraient
  certainement les épaules: mais nieront-ils qu'une honnête femme,
  qui serait en même temps un honnête homme, aurait doublement
  droit à leur respect et à leur confiance?

Pendant ce temps, la bonne Bourdieu tâchait de me distraire. Elle me
faisait faire des châteaux de cartes ou des édifices de dominos. Mon
oncle qui était taquin, se retournait pour souffler dessus ou pour
donner un coup de coude à notre petite table. Et puis, il disait à Mme
Bourdieu qui s'appelait Victoire, comme ma mère: «Victoire, vous
abrutissez cette enfant. Montrez-lui quelque chose d'intéressant.
Tenez, faites-lui voir mes tabatières!» Alors on ouvrait un coffret et
l'on me faisait passer en revue une douzaine de tabatières fort
belles, ornées de charmantes miniatures. C'étaient les portraits
d'autant de belles dames en costume de nymphes, de déesses ou de
bergères. Je comprends maintenant pourquoi mon oncle avait tant de
belles dames sur ses tabatières. Quant à lui, il n'y tenait plus, et
cela ne lui paraissait plus avoir d'autre utilité que d'amuser les
regards d'un petit enfant. Donnez donc des portraits aux abbés!
heureusement ce n'est plus la mode.

Ma bonne maman me menait aussi quelquefois chez Mme de la Marlière;
mais celle-ci, n'ayant qu'une très mince existence, ne donnait pas de
dîners. Elle occupait, rue Villedot, no 6, un petit appartement au
troisième, qu'elle n'a pas quitté, je crois, depuis le Directoire
jusqu'à sa mort, arrivée en 1841 ou 42. Son intérieur, moins beau que
celui de mon grand-oncle, était curieux aussi pour son homogénéité, et
je ne crois pas que depuis le temps de Louis XVI, dont il était un
petit spécimen complet, il eût subi le moindre changement.

Mme de la Marlière était alors très liée avec Mme Junot, duchesse
d'Abrantès, qui a laissé des Mémoires intéressans, et qui est morte
très malheureuse, après une vie mêlée de plaisirs et de désastres.
Elle a consacré, s'il m'en souvient bien, une page à Mme de la
Marlière, qu'elle a beaucoup poétisée. Mais il faut permettre à
l'amitié ces sortes d'inexactitudes. En somme, la vieille amie de la
comtesse de Provence, de Mme Junot et de ma grand'mère avait plus de
qualités que de défauts, et c'était de quoi lui faire pardonner
quelques travers et quelques ridicules. Les autres amies de ma
grand'mère étaient d'abord Mme de Pardaillan, celle qu'elle préférait
avec raison à toutes les autres: petite bonne vieille qui avait été
fort jolie et qui était encore proprette, mignonne et fraîche sous ses
rides. Elle n'avait pas d'esprit et pas plus d'instruction que les
autres dames de son temps, car de toutes celles que je mentionne, ma
grand'mère était la seule qui sût parfaitement sa langue et dont
l'orthographe fût correcte. Mme de la Marlière, quoique drôle et
piquante dans son style, écrivait comme nos cuisinières n'écrivent
plus; mais Mme de Pardaillan, n'ayant jamais eu aucune espèce de
prétention, et ne visant point à l'esprit, n'était jamais ennuyeuse.
Elle jugeait tout avec un grand bon sens, et prenait son opinion et
ses principes dans son cœur, sans s'inquiéter du monde. Je ne crois
pas qu'elle ait, non seulement dit un mot méchant dans sa vie, mais
encore qu'elle ait eu une seule pensée hostile ou amère. C'était une
nature angélique, calme, et pourtant sensible et aimante, une âme
fidèle, maternelle à tous, pieuse sans fanatisme, tolérante non par
indifférence, mais par tendresse et modestie. Enfin, je ne sais si
elle avait des défauts, mais elle est une des deux ou trois personnes
que j'ai rencontrées, dans ma vie, chez lesquelles il m'a été
impossible d'en pressentir aucun.

S'il n'y avait pas de brillant à la surface de son esprit, je crois
qu'il y avait du moins une certaine profondeur dans ses pensées. Elle
avait l'habitude de m'appeler _pauvre petite_. Et un jour que je me
trouvais seule avec elle, je m'enhardis à lui demander pourquoi elle
m'appelait ainsi. Elle m'attira près d'elle et me dit d'une voix émue,
en m'embrassant: «Soyez toujours bonne, ma pauvre enfant, car ce sera
votre seul bonheur en ce monde.» Cette espèce de prophétie me fit
quelque impression.--«Je serai donc malheureuse? lui dis-je.--Oui, me
répondit-elle. Tout le monde est condamné au chagrin; mais vous en
aurez plus qu'une autre, et souvenez-vous de ce que je vous dis; soyez
bonne, parce que vous aurez beaucoup à pardonner.--Et pourquoi
faudra-t-il que je pardonne? lui demandai-je encore.--Parce que vous
éprouverez à pardonner le seul bonheur que vous devez avoir.»

Avait-elle dans l'âme quelque secret chagrin qui la faisait parler
ainsi d'une manière générale? Je ne le pense pas; elle devait être
heureuse, car elle était adorée de sa famille. Je croirais pourtant
assez qu'elle avait été brisée dans sa jeunesse par quelque peine de
cœur, qu'elle n'avait jamais révélée à personne, ou bien
comprenait-elle, avec son bon et noble cœur, combien j'aimais ma mère
et combien j'aurais à souffrir dans cette affection?

Mme de Béranger et Mme de Ferrières étaient toutes deux si infatuées
de leur noblesse que je ne saurais laquelle nommer la première pour
l'orgueil et les grands airs. C'étaient bien les meilleurs types de
_vieilles comtesses_ dont ma mère pût se divertir. Elles avaient été
fort belles toutes les deux, et fort vertueuses, disaient-elles, ce
qui ajoutait à leur morgue et à leur raideur. Mme de Ferrières avait
encore de _beaux_ RESTES, et n'était point fâchée de les montrer. Elle
avait toujours les bras nus dans son manchon, dès le matin, quelque
temps qu'il fît. C'étaient des bras fort blancs et très gras, que je
regardais avec étonnement, car je ne comprenais rien à cette
coquetterie surannée. Mais ces beaux bras de soixante ans étaient si
flasques qu'ils devenaient tout plats quand ils se posaient sur une
table, et cela me causait une sorte de dégoût. Je n'ai jamais compris
ces besoins de nudité chez les vieilles femmes, surtout chez celles
dont la vie a été sage. Mais c'était peut-être chez Mme de Ferrières
une habitude de costume ancien quelle ne voulait point abjurer.

Mme de Béranger, non plus que la précédente, n'était la favorite
d'aucune princesse de l'ancien ou du nouveau régime[3]. Elle
s'estimait trop haut placée pour cela, car elle eût dit volontiers:
C'est à moi d'avoir une cour, et non de faire partie de celle des
autres. Je ne sais plus de qui elle était fille, mais son mari
prétendait descendre de Béranger, roi d'Italie, du temps des Goths; à
cause de cela, sa femme et lui se croyaient des êtres supérieurs dans
la création.

    «Et comme du fumier regardaient tout le monde.»

  [3] Mme de Pardaillan était l'amie de la duchesse douairière
  d'Orléans.

Ils avaient été fort riches, et l'étaient encore assez, quoiqu'ils se
prétendissent ruinés par l'infâme révolution. Mme de Béranger ne
montrait pas ses bras, mais elle avait encore pour sa taille une
prétention extraordinaire. Elle portait des corsets si serrés qu'il
fallait deux femmes de chambre pour la sangler en lui mettant leurs
genoux dans la cambrure du dos. Si elle avait été belle comme on le
disait, il n'y paraissait guère, surtout avec la coiffure qu'elle
portait, et qui consistait en une petite perruque blonde frisée à
_l'enfant_ ou à la _Titus_ sur toute la tête. Rien n'était si laid et
si ridicule que de voir une vieille femme avec ce simulacre de tête
nue et de cheveux courts, blondins et frisotés; d'autant plus pour Mme
de Béranger qu'elle était fort brune, et qu'elle avait de grands
traits. Le soir, le sang lui montait à la tête et elle ne pouvait
supporter la chaleur de sa perruque; elle l'ôtait pour jouer aux
cartes avec ma grand'mère, et elle restait en serre-tête noir, ce qui
lui donnait l'air d'un vieux curé; mais si l'on annonçait quelque
visite, elle se hâtait de chercher sa perruque qui souvent était par
terre, ou dans sa poche, ou sur son fauteuil, elle assise dessus. On
juge quels plis étranges avaient pris toutes ces mèches de petits
cheveux frisés, et comme, dans sa précipitation, il lui arrivait
souvent de la mettre à l'envers, ou sens-devant-derrière, elle offrait
une suite de caricatures à travers lesquelles il m'était bien
difficile de retrouver la beauté d'autrefois.

Mme de Troussebois, Mme de Jasseau et les autres dont je ne me
rappelle pas les noms, avaient, celle-ci un menton qui rejoignait son
nez, celle-là une face de momie. La plus jeune de la collection était
une chanoinesse blonde qui avait une assez belle tête sur un corps
nain et difforme. Quoiqu'elle fût demoiselle, elle avait le privilége
de s'appeler madame, et de porter un ruban d'ordre sur sa bosse, parce
qu'elle avait seize quartiers de noblesse. Il y avait aussi une
baronne d'Hasfeld ou d'Hazefeld, qui avait la tournure et les manières
d'un vieux corporal schlag: enfin, une Mme _Dubois_, la seule qui
n'eût point _un nom_, et qui, précisément, n'avait aucun ridicule. Je
ne sais plus quelle autre avait une grosse lèvre violette toujours
gonflée, fendue et gercée, dont les baisers m'étaient odieux. Il y
avait aussi une Mme de Maleteste, encore assez jeune, qui avait épousé
un vieux mari pauvre et grognon, uniquement pour porter le nom des
Malatesta d'Italie, nom qui n'est pas bien beau, puisqu'il signifie
tout bonnement _mauvaise tête_ ou plutôt _tête méchante_. Par une
singulière coïncidence, cette dame passait sa vie à avoir la migraine,
et comme on prononçait son nom _Maltête_, je croyais de bonne foi que
c'était un sobriquet qu'on lui avait donné à cause de sa maladie et de
ses plaintes continuelles. De sorte qu'un jour je lui demandai
naïvement comment elle s'appelait pour de bon. Elle s'étonna et me
répondit que je le savais bien.--Mais non, lui dis-je, mal de tête,
mal à la tête, mal-tête, n'est pas un nom.--Pardon, mademoiselle, me
répondit-elle fièrement, c'est un fort beau et fort grand nom.--Ma
foi, je ne trouve pas, lui répondis-je. Vous devriez vous fâcher quand
on vous appelle comme ça.--Je vous en souhaite un pareil!
ajouta-t-elle avec emphase.--Merci, repris-je obstinément: j'aime
mieux le mien. Les autres dames qui ne l'aimaient pas, peut-être parce
qu'elle était la plus jeune, se cachaient pour rire dans leurs grands
éventails. Ma grand'mère m'imposa silence, et Mme de Maleteste se
retira peu de momens après, fort blessée d'une impertinence dont je ne
sentais pas la portée.

Les hommes étaient l'abbé de Pernon, un doux et excellent homme,
sécularisé dans toute sa personne, toujours vêtu d'un habit
gris-clair, et la figure couverte de gros pois-chiches; l'abbé
d'Andrezel, dont j'ai déjà parlé, et qui portait des _spincers_ sur
ses habits; le chevalier de Vinci qui avait un tic nerveux, grâce
auquel sa perruque, fortement secouée et attirée par une continuelle
contraction des sourcils et des muscles frontaux, quittait sa nuque
et, en cinq minutes, arrivait à tomber sur son nez. Il la rattrapait
juste au moment où elle abandonnait sa tête et se précipitait dans son
assiette. Il la rejetait alors très en arrière sur son crâne afin
qu'elle eût plus de chemin à parcourir avant d'arriver à une nouvelle
chute. Il y avait encore deux ou trois vieillards dont les noms
m'échappent et me reviendront peut-être en temps et lieu.

Mais qu'on se figure l'existence d'un enfant qui n'a point sucé les
préjugés de la naissance avec le lait de sa mère, au milieu de ces
tristes personnages d'un enjouement glacial ou d'une gravité lugubre!
J'étais déjà très artiste sans le savoir, artiste dans ma spécialité,
qui est l'observation des personnes et des choses, bien longtemps
avant de savoir que ma vocation serait de peindre bien ou mal des
caractères et de décrire des intérieurs. Je subissais avec tristesse
et lassitude les instincts de cette destinée. Je commençais à ne
pouvoir plus m'abstraire dans mes rêveries, et malgré moi, le monde
extérieur, la réalité, venait me presser de tout son poids et
m'arracher aux chimères dont je m'étais nourrie dans la liberté de ma
première existence. Malgré moi, je regardais et j'étudiais ces visages
ravagés par la vieillesse, que ma grand'mère trouvait encore beaux par
habitude et qui me paraissaient d'autant plus affreux que je les
entendais vanter dans le passé. J'analysais les expressions de
physionomie, les attitudes, les manières, le vide des paroles
oiseuses, la lenteur des mouvemens, les infirmités, les perruques, les
verrues, l'embonpoint désordonné, la maigreur cadavéreuse: toutes ces
laideurs, toutes ces tristesses de la vieillesse, qui choquent quand
elles ne sont pas supportées avec bonhomie et simplicité. J'aimais la
beauté, et, sous ce rapport, la figure sereine, fraîche et
indestructiblement belle de ma grand'mère ne blessait jamais mes
regards: mais, en revanche, la plupart des autres me contristaient, et
leurs discours me jetaient dans un ennui profond. J'aurais voulu ne
point voir, ne pas entendre; ma nature scrutatrice me forçait à
regarder, à écouter, à ne rien perdre, à ne rien oublier, et cette
faculté naissante redoublait mon ennui en s'exerçant sur des objets
aussi peu attrayans.

Dans la journée, quand je courais avec ma mère, je m'égayais avec
elle, de ce qui m'avait ennuyé la veille. Je lui faisais, à ma
manière, la peinture des petites scènes burlesques dont j'avais été le
silencieux et mélancolique spectateur, et elle riait aux éclats,
enchantée de me voir partager son dédain et son aversion pour les
vieilles comtesses.

Et pourtant, il y avait certainement, parmi ces vieilles dames, des
personnes d'un mérite réel puisque ma bonne maman leur était attachée.
Mais, excepté Mme de Pardaillan qui m'a toujours été sympathique, je
n'étais pas en âge d'apprécier le mérite sérieux, et je ne voyais que
les disgrâces et les ridicules des solennelles personnes qui en
étaient revêtues.

Mme de Maleteste avait un horrible chien qui s'appelait Azor; c'est
aujourd'hui le nom classique du chien de la portière: mais toutes
choses ont leur charme dans la nouveauté, et, à cette époque, le nom
d'Azor ne paraissait ridicule que parce qu'il était porté par un vieux
caniche d'une malpropreté insigne. Ce n'est pas qu'il ne fût lavé et
peigné avec amour, mais sa gourmandise avait les plus tristes
résultats, et sa maîtresse avait la rage de le mener partout avec
elle, disant qu'il avait trop de chagrin quand elle le laissait seul.
Mme de la Marlière, par contre, avait horreur des animaux, et j'avoue
que ma tendresse pour les bêtes n'allait pas jusqu'à trouver trop
cruel qu'elle allongeât, avec ses grand souliers pointus, de
plantureux coups de pieds à _Azor de Maleteste_, c'est ainsi qu'elle
l'appelait. Cela fut cause d'une haine profonde entre ces deux dames.
Elles disaient pis que pendre l'une de l'autre, et toutes les autres
s'amusaient à les exciter. Mme de Maleteste qui était fort pincée,
lançait toutes sortes de petits mots secs et blessans. Mme de la
Marlière, qui n'était pas méchante, mais vive et leste en paroles, ne
se fâchait pas et l'exaspérait d'autant plus par la crudité de ses
plaisanteries.

Une chose qui m'étonnait autant que le nom de Mme de Maleteste,
c'était ce titre d'abbé que je voyais donner à des messieurs habillés
comme tout le monde et n'ayant rien de religieux dans leurs habitudes
ni de grave dans leurs manières. Ces célibataires, qui allaient au
spectacle, et mangeaient des poulardes le vendredi saint, me
paraissaient des êtres particuliers dont je ne pouvais me définir le
mode d'existence, et, comme les _enfans terribles_ de Gavarni, je leur
adressais des questions gênantes. Je me souviens qu'un jour je disais
à l'abbé d'Andrezel: «Eh bien, si tu n'es pas curé où donc est ta
femme? et si tu es curé, où donc est ta messe?» On trouva le mot fort
spirituel et fort méchant, je ne m'en doutais guère. J'avais fait de
la critique sans le savoir, et cela m'est arrivé plus d'une fois dans
la suite de ma vie. J'ai fait, par distraction ou par bêtise, des
questions ou des remarques qu'on a crues bien profondes ou bien
mordantes.

Comme je ne peux pas ordonner mes souvenirs avec exactitude, j'ai mis
ensemble dans ma mémoire beaucoup de personnes et de détails qui ne
datent peut-être pas spécialement de ce premier séjour à Paris avec ma
grand'mère; mais comme les habitudes et l'entourage de celle-ci ne
changèrent pas, et que chaque séjour à Paris amena les mêmes
circonstances et les mêmes visages autour de moi, je n'aurai plus à
les décrire quand je poursuivrai mon récit. Je parlerai donc ici de la
famille Villeneuve, dont il a été si souvent question dans les lettres
de mon père.

J'ai déjà dit que Dupin de Francueil mon grand-père, ayant été marié
deux fois, avait eu, de sa première femme, une fille qui se trouvait
être par conséquent sœur de mon père et beaucoup plus âgée que lui.
Elle avait été mariée à M. Valet de Villeneuve, financier, et ses deux
fils, René et Auguste, étaient par conséquent les neveux de mon père,
bien que l'oncle et les neveux fussent à peu près du même âge.

Quant à moi, je suis leur cousine, et leurs enfans sont mes neveux et
nièces à la mode de Bretagne, bien que je sois la plus jeune de cette
génération. Ce renversement de l'âge, qui convient ordinairement au
degré ascendant de la parenté, faisait toujours un effet bizarre pour
les personnes qui n'étaient pas bien au courant de la filiation. A
présent, quelques années de différence ne s'aperçoivent plus; mais
quand j'étais un petit enfant, et que de grands garçons et de grandes
demoiselles m'appelaient _ma tante_, on croyait toujours que c'était
un jeu. Par plaisanterie, mes cousins, habitués à appeler mon père
leur oncle, m'appelaient leur grand'tante, et mon nom prêtant à cet
amusement, toute la famille, vieux et jeunes, grands et petits,
m'appelaient ma _tante Aurore_.

Cette famille demeurait alors et a demeuré depuis, pendant une
trentaine d'années, dans une même maison qui lui appartenait, rue de
Grammont. C'était une nombreuse famille, comme on va voir, et dont
l'union avait quelque chose de patriarcal. Au rez-de-chaussée, c'était
Mme de Courcelles, mère de Mme de Guibert. Au premier, Mme de Guibert,
mère de Mme René de Villeneuve. Au second, M. et Mme René de
Villeneuve avec leurs enfans. Dix ans après l'époque de ma vie que je
raconte, Mlle de Villeneuve ayant épousé M. de La Roche-Aymon,
demeura, au troisième, et la vieille Mme de Courcelles vivait encore
sans défaillance et sans infirmités, lorsque les enfans de Mme de La
Roche-Aymon furent installés avec leurs bonnes au quatrième étage; ce
qui faisait en réalité, avec le rez-de-chaussée, cinq générations
directes vivant sous le même toit. Et Mme de Courcelles pouvait dire à
Mme de Guibert ce mot proverbial si joli: _Ma fille, va-t'en dire à ta
fille que la fille de sa fille crie_.

Toutes ces femmes s'étant mariées très jeunes et étant toutes jolies
ou bien conservées, il était impossible de deviner que Mme de
Villeneuve fût grand'mère et Mme de Guibert arrière-grand'mère.
Quant à la trisaïeule, elle était droite, mince, propre, active.
Elle montait légèrement au quatrième pour aller voir les
arrière-petits-enfans de sa fille. Il était impossible de ne pas
éprouver un grand respect et une grande sympathie en la voyant si
forte, si douce, si calme et si gracieuse. Elle n'avait aucun travers,
aucun ridicule, aucune vanité. Elle est morte sans faire de maladie,
par une indisposition subite à laquelle son grand âge ne put résister.
Elle était encore dans toute la plénitude de ses facultés.

Je ne dirai rien de Mme de Guibert, veuve du général de ce nom, qui a
eu des talens et du mérite. J'ai très peu connu sa veuve, qui vivait
un peu à part du reste de sa famille: je n'ai jamais bien su pourquoi?
on la disait mariée secrètement avec Barrère. Ce devait être une
personne d'idées et d'aventures étranges. Mais il régnait une sorte de
mystère autour d'elle, et je suis si peu curieuse que je n'ai jamais
songé à m'en enquérir.

Quant à M. et à Mme René de Villeneuve, j'en parlerai plus tard, parce
qu'ils sont liés plus directement à l'histoire de ma vie.

Auguste, frère de René, et trésorier de la ville de Paris, demeurait
rue d'Anjou, dans un bel hôtel, avec ses trois enfans: Félicie, qui
était un ange de beauté, de douceur et de bonté, et qui, phthisique
comme sa mère, est morte jeune en Italie, où elle avait épousé le
comte Balbo, le même dont les écrits et les opinions très modérément
progressives ont fait quelque bruit en Piémont dans ces derniers
temps; Louis, qui est mort aussi au sortir de l'adolescence, et
Léonce, qui a été préfet de l'Indre et du Loiret sous Louis-Philippe.

Celui-là aussi était un enfant d'une charmante figure, très spirituel
et très railleur. Je me souviens d'un bal d'enfans que donna sa mère!
c'est la première et la dernière fois que je vis cette bonne et
charmante Laure de Ségur, pour qui mon père avait tant de respect et
d'affection. Elle portait une robe rose garnie de jacinthes, et me
prit auprès d'elle sur le divan où elle était couchée, pour regarder
tristement ma ressemblance avec mon père. Elle était pâle et brûlante
de fièvre. Ses enfans ne pressentaient nullement qu'elle fût à la
veille de mourir. Léonce se moquait de toutes ces petites filles
endimanchées. Les toilettes de ce temps-là étaient parfois bien
singulières, et je ne crois pas que les gravures du temps nous les
aient toutes transmises. Je n'ai du moins retrouvé nulle part une robe
de réseau de laine rouge à grandes mailles, un véritable filet à
prendre de poisson, que Félicie avait, et qui me paraissait
fantastique. Cela se portait sur une robe de dessous en satin blanc,
et se terminait en bas par une frange de houppes de laine tombant de
chaque maille. Cela venait d'Italie, et c'était très estimé.

Ce qui me frappa le plus, ce fut une petite fille dont je n'ai jamais
su le nom et que Léonce taquinait beaucoup. Elle était déjà coquette
comme une petite femme du monde, et elle n'avait guère que mon âge,
sept ou huit ans. Léonce lui disait qu'elle était laide, pour la faire
enrager, et elle enrageait si bien qu'elle pleurait de colère. Elle
vint auprès de moi et me dit: «N'est-ce pas que c'est faux, et que je
suis très jolie? Je suis la plus jolie et la mieux habillée de tout le
bal, maman l'a dit.» D'autres enfans, qui étaient autour de nous,
excités par l'exemple de Léonce, lui dirent qu'elle se trompait et
qu'elle était la plus laide. Elle était si furieuse qu'elle faillit
s'étrangler avec son collier de corail qu'elle tirait violemment
autour de son cou, et qui, heureusement, finit par se rompre.

Je fus frappée de ce naïf dépit, de ce véritable désespoir d'enfant,
comme d'une chose fort extraordinaire. Mes parens avaient dit cent
fois devant moi que j'étais une superbe petite fille, et la vanité ne
m'était pas venue pour cela. Je prenais cela pour un éloge donné à ma
bonne conduite, car toutes les fois que j'étais méchante, on me disait
que j'étais affreuse. La beauté pour les enfans me semblait donc avoir
une acception purement morale. Peut-être n'étais-je point portée par
nature à l'adoration de moi-même; ce qu'il y a de certain, c'est que
ma grand'mère, tout en faisant de grands efforts pour me donner le
degré de coquetterie qu'elle me souhaitait, m'ôta le peu que j'en
aurais pu avoir. Elle voulait me rendre gracieuse de ma personne,
soigneuse de mes petites parures, élégante dans mes petites manières.
J'avais eu jusque-là la grâce naturelle à tous les enfans qui ne sont
point malades ou contrefaits. Mais on commençait à me trouver trop
grande pour conserver cette grâce-là, qui n'est de la grâce que parce
qu'elle est l'aplomb et l'aisance de la nature. Il y avait, dans les
idées de ma bonne maman, une grâce acquise, une manière de marcher, de
s'asseoir, de saluer, de ramasser son gant, de tenir sa fourchette,
de présenter un objet; enfin, une mimique complète qu'on devait
enseigner aux enfans de très bonne heure, afin que ce leur devînt, par
l'habitude, une seconde nature. Ma mère trouvait cela fort ridicule,
et je crois qu'elle avait raison. La grâce tient à l'organisation, et,
si on ne l'a pas en soi-même, le travail qu'on fait pour y arriver
augmente la gaucherie. Il n'y a rien de si affreux pour moi qu'un
homme ou une femme qui se manièrent. La grâce de convention n'est
bonne qu'au théâtre (précisément par la raison que j'ai donnée plus
haut que la vérité dans l'art n'est pas la réalité).

Cette convention était un article de si haute importance dans la vie
des hommes et des femmes de l'ancien beau monde, que les acteurs ont
peine aujourd'hui, malgré toutes leurs études, à nous en donner une
idée. J'ai encore connu de ces vieux êtres gracieux, et je déclare
que, malgré leurs vieux admirateurs des deux sexes, je n'ai rien vu de
plus ridicule et de plus déplaisant. J'aime cent fois mieux un
laboureur à sa charrue, un bûcheron dépeçant un arbre, une lavandière
enlevant sa corbeille sur sa tête, un enfant se roulant par terre avec
ses compagnons. Les animaux d'une belle structure sont des modèles de
grâce. Qui apprend au cheval ses grands airs de cygne, ses attitudes
fières, ses mouvemens larges et souples, et à l'oiseau ses
indescriptibles gentillesses, et au jeune chevreau ses danses et ses
bonds inimitables? Fi de cette vieille grâce qui consistait à prendre
avec art une prise de tabac et à porter avec prétention un habit
brodé, une robe à queue, une épée ou un éventail. Les belles dames
espagnoles manient ce dernier jouet avec une grâce indicible, nous
dit-on, et c'est un art chez elles. C'est vrai, mais leur nature s'y
prête. Les paysannes espagnoles dansent le boléro mieux que nos
actrices de l'Opéra, et leur grâce ne leur vient que de leur belle
organisation, qui porte son cachet avec elle.

La _grâce_, comme on l'entendait avant la Révolution, c'est-à-dire la
fausse grâce, fit donc le tourment de mes jeunes années. On me
reprenait sur tout, et je ne faisais pas un mouvement qui ne fût
critiqué. Cela me causait une impatience continuelle, et je disais
souvent: Je voudrais être un bœuf ou un âne, on me laisserait marcher
à ma guise et brouter comme je l'entendrais: au lieu qu'on veut faire
de moi un chien savant, m'apprendre à marcher sur les pieds de
derrière et à donner la patte.»

A quelque chose malheur est bon, car c'est peut-être à l'aversion que
cette petite persécution de tous les instans m'inspira pour le
maniéré, que je dois d'être restée naturelle dans mes idées et dans
mes sentimens. Le faux, le guindé, l'affecté me sont antipathiques, et
je les devine, même quand l'habilité les a couverts du vernis, d'une
fausse simplicité. Je ne puis voir le beau et le bon que dans le vrai
et le simple, et plus je vieillis, plus je crois avoir raison de
vouloir cette condition avant toutes les autres dans les caractères
humains, dans les œuvres de l'esprit et dans les actes de la vie
sociale.

Et puis, je voyais fort bien que cette prétendue grâce, eût-elle été
vraiment jolie et séduisante, était un brevet de maladresse et de
débilité physique. Toutes ces belles dames et tous ces beaux messieurs
qui savaient si bien marcher sur des tapis et faire la révérence, ne
savaient pas faire trois pas sur la terre du bon Dieu sans être
accablés de fatigue. Ils ne savaient même pas ouvrir et fermer une
porte, et ils n'avaient pas la force de soulever une bûche pour la
mettre dans le feu. Il leur fallait des domestiques pour leur avancer
un fauteuil. Ils ne pouvaient pas entrer et sortir tout seuls.
Qu'eussent-ils fait de leur grâce sans leurs valets pour leur tenir
lieu de bras, de mains et de jambes? Je pensais à ma mère qui, avec
des mains et des pieds plus mignons que les leurs, faisait deux ou
trois lieues le matin dans la campagne avant son déjeuner, et qui
remuait de grosses pierres ou poussait la brouette aussi facilement
qu'elle maniait une aiguille ou un crayon. J'aurais mieux aimé être
une laveuse de vaisselle qu'une vieille marquise comme celles que
j'étudiais chaque jour en baillant dans une atmosphère de vieux musc?

O écrivains d'aujourd'hui, qui maudissez sans cesse la grossièreté de
notre temps et qui pleurez sur les ruines de tous ces vieux chiffons;
vous qui avez créé, en ce temps de royauté constitutionnelle et de
démocratie bourgeoise, une littérature toute poudrée, à l'image des
nymphes de Trianon, je vous félicite de n'avoir point passé votre
heureuse enfance dans ces décombres de l'ancien bon ton! Vous avez été
moins ennuyés que moi, ingrats qui reniez le présent et l'avenir,
penchés sur l'urne d'un passé charmant que vous n'avez connu qu'en
peinture!



CHAPITRE QUATRIEME.

  Idée d'une loi morale réglementaire des affections.--Retour à
    Nohant.--Année de bonheur.--Apologie de la puissance
    impériale.--Commencemens de trahison.--Propos et calomnies des
    salons.--Première communion de mon frère.--Notre vieux curé; sa
    gouvernante.--Ses sermons.--Son voleur, sa jument.--Sa
    mort.--Les méfaits de l'enfance.--Le faux Deschartres.--La
    dévotion de ma mère.--J'apprends le français et le latin.


Je m'ennuyais beaucoup, et pourtant je n'étais pas encore malheureuse.
J'étais fort aimée, et ce n'est pas là ce qui m'a manqué dans ma vie.
Je ne me plains donc pas de cette vie, malgré toutes ses douleurs, car
la plus grande doit être de ne point inspirer les affections qu'on
éprouve. Mon malheur et ma destinée furent d'être blessée et déchirée
précisément par l'excès de ces affections qui manquaient tantôt de
clairvoyance ou de délicatesse, tantôt de justice ou de modération. Un
de mes amis, homme d'une grande intelligence faisait souvent une
réflexion qui m'a toujours paru très frappante, et il la développait
ainsi:

«On a fait des règles et des lois morales pour corriger ou développer
les instincts, disait-il; mais on n'en a point fait pour diriger et
éclairer les sentimens. Nous avons des religions et des philosophies
pour régler nos appétits et réprimer nos passions; les devoirs de
l'âme nous sont bien enseignés d'une manière élémentaire, mais l'âme a
toutes sortes d'élans qui donnent toutes sortes de nuances et
d'aspects particuliers à ses affections. Elle a des puissances qui
dégénèrent en excès, des défaillances qui deviennent des maladies. Si
vous consultez les amis, si vous cherchez un remède dans les livres,
vous aurez différens avis et des jugemens contradictoires; preuve
qu'il n'y a pas de règle fixe pour la morale des affections même les
plus légitimes, et que chacun, livré à lui-même, juge à son point de
vue l'état moral de celui qui lui demande conseil; conseil qui ne sert
à rien, d'ailleurs, qui ne guérit aucune souffrance et ne corrige
aucun travers. Par exemple, je ne vois pas où est le _catéchisme de
l'amour_. Et pourtant l'amour, sous toutes les formes, domine notre
vie entière: Amour filial, amour fraternel, amour conjugal, amour
paternel ou maternel, amitié, bienfaisance, charité ou philanthropie.
L'amour est partout, il est notre vie même. Eh bien! l'amour échappe à
toutes les directions, à tous les exemples, à tous les préceptes. Il
n'obéit qu'à lui-même, et il devient tyrannie, jalousie, soupçon,
exigence, obsession, inconstance, caprice, volupté ou brutalité,
chasteté ou ascétisme, dévoûment sublime ou égoïsme farouche, le plus
grand des biens, le plus grand des maux, suivant la nature de l'âme
qu'il remplit et possède. N'y aurait-il pas un _catéchisme_ à faire
pour rectifier les excès de l'amour, car l'amour est excessif de sa
nature, et il l'est souvent d'autant plus qu'il est plus chaste et
plus sacré. Souvent les mères rendent leurs enfans malheureux à force
de les aimer, impies à force de les vouloir religieux, téméraires à
force de les vouloir prudens, ingrats à force de les vouloir tendres
et reconnaissans. Et la jalousie conjugale! où sont ses limites
permises d'atteindre, défendues de dépasser? Les uns prétendent qu'il
n'y a pas d'amour sans jalousie, d'autres que le véritable amour ne
connaît pas le soupçon et la méfiance. Où est, sous ce rapport, la
règle de conscience qui devrait nous enseigner à nous observer, à nous
guérir nous-mêmes, à nous ranimer quand notre enthousiasme s'éteint, à
le réprimer quand il s'emporte au delà du possible? Cette règle,
l'homme ne l'a pas encore trouvée; voilà pourquoi je dis que nous
vivons comme des aveugles, et que si les poètes ont mis un bandeau sur
les yeux de l'amour, les philosophes n'ont pas su le lui ôter.»

Ainsi parlait mon ami, et il mettait le doigt sur mes plaies; car,
toute ma vie, j'ai été le jouet des passions d'autrui, par conséquent
leur victime. Pour ne parler que du commencement de ma vie, ma mère et
ma grand'mère, avides de mon affection, s'arrachaient les lambeaux de
mon cœur. Ma bonne, elle-même, ne m'opprima et ne me maltraita que
parce qu'elle m'aimait avec excès, et me voulait parfaite selon ses
idées.

Dès les premiers jours du printemps, nous fîmes les paquets pour
retourner à la campagne. J'en avais grand besoin. Soit trop de
bien-être, soit l'air de Paris, qui ne m'a jamais convenu, je
redevenais languissante et je maigrissais à vue d'œil. Il n'aurait
pas fallu songer à me séparer de ma mère: je crois qu'à cette époque,
ne pouvant avoir le sentiment de la résignation et la volonté de
l'obéissance, j'en serais morte. Ma bonne maman invita donc ma mère à
revenir avec nous à Nohant, et comme je montrais à cet égard une
inquiétude qui inquiétait les autres, il fut convenu que ma mère me
conduirait avec elle, et que Rose nous accompagnerait, tandis que la
grand'mère irait de son côté avec Julie. On avait vendu la grande
berline, et on ne l'avait encore remplacée, vu un peu de gêne dans nos
finances, que par une voiture à deux places.

Je n'ai point parlé dans ce qui précède de mon oncle Maréchal, ni de
sa femme ma bonne tante Lucie, ni de leur fille ma chère Clotilde. Je
ne me rappelle rien de particulier sur eux dans cette période de
temps. Je les voyais assez souvent, mais je ne sais plus où ils
demeuraient. Ma mère m'y conduisait, et même quelquefois ma
grand'mère, qui recevait d'eux et qui leur rendait de rares visites.
Les manières franches et ouvertes de ma tante ne lui plaisaient pas
beaucoup; mais elle était trop juste pour ne pas reconnaître le
devoûment vrai qu'elle avait eu pour mon père, et les excellentes et
solides qualités du mari et de la femme.

J'eus donc le plaisir de demeurer deux ou trois jours avec ma mère et
Caroline, dans une intimité de tous les momens. Puis ma pauvre sœur
retourna en pleurant à sa pension, où l'on mit, je crois, Clotilde
avec elle pendant quelque temps pour la consoler; et nous partîmes.

Cette portion de l'année 1811 passée à Nohant fut, je crois, une des
rares époques de ma vie où je connus le bonheur complet. J'avais été
heureuse comme cela rue Grange-Batelière, quoique je n'eusse ni grands
appartemens ni grands jardins. Madrid avait été pour moi une campagne
émouvante et pénible; l'état maladif que j'en avais rapporté, la
catastrophe survenue dans ma famille par la mort de mon père, puis
cette lutte entre mes deux mères, qui avait commencé à me révéler
l'effroi et la tristesse, c'était déjà un apprentissage du malheur et
de la souffrance. Mais le printemps et l'été de 1811 furent sans
nuages, et la preuve, c'est que cette année-là ne m'a laissé aucun
souvenir particulier. Je sais qu'Ursule la passa avec moi, que ma mère
eut moins de migraines que précédemment, et que s'il y eut de la
mésintelligence entre elle et ma bonne maman, cela fut si bien caché,
que j'oubliais qu'il pouvait y en avoir et qu'il y en avait eu. Il est
probable que ce fut aussi le moment de leur vie où elles s'entendirent
le mieux, car ma mère n'était pas femme à cacher ses impressions: cela
était au-dessus de ses forces, et quand elle était irritée, la
présence même de ses enfans ne pouvait l'engager à se contenir.

Il y eut aussi dans la maison un peu plus de gaîté qu'auparavant. Le
temps n'endort pas les grandes douleurs, mais il les assoupit. Presque
tous les jours, pourtant, je voyais l'une ou l'autre de mes deux mères
pleurer à la dérobée, mais leurs larmes même prouvaient qu'elles ne
pensaient plus à toute heure, à tout instant, à l'objet de leurs
regrets. Les douleurs dans leur plus grande intensité n'ont pas de
crises; elles agissent dans une crise permanente pour ainsi dire.

Mme de la Marlière vint passer un mois ou deux chez nous. Elle était
fort amusante avec Deschartres, qu'elle appelait petit père et qu'elle
taquinait du matin au soir. Elle n'avait pas, à coup sûr, autant
d'esprit que ma mère, mais il n'y avait jamais de bile dans ses
plaisanteries. Elle avait de l'amitié pour Deschartres sans être
hostile à ma mère, à qui elle donnait même toujours raison. Cette
vieille femme légère était bonne, facile à vivre, impatientante
seulement par son caquet, son bruit, son mouvement, ses éclats de rire
retentissans, ses bons mots un peu répétés et le peu de suite de ses
propos comme de ses idées. Elle était d'une ignorance fabuleuse malgré
le brillant de son caquet. C'était elle qui disait une _épître à
l'âme_ au lieu d'un épithalame, et _Mistoufiè_ pour Méphistophélès.
Mais on pouvait se moquer d'elle sans la fâcher. Elle riait aux éclats
de ses bévues, et c'était d'aussi bon cœur que quand elle riait de
celles des autres.

Les petits jardins, les grottes, les bancs de gazon, les cascades
allaient leur train pendant toute la belle saison. Le parterre du
vieux poirier, qui marquait à notre insu la sépulture de mon petit
frère, reçut de notables améliorations. Un tonneau plein d'eau fut
placé à côté, afin que nous puissions nous livrer aux travaux de
l'arrosage. Un jour, je tombai la tête la première dans ce tonneau et
je m'y serais noyée si Ursule ne fût venue à mon secours.

Nous avions chacune notre petit jardin dans ce jardin de ma mère, qui
était lui-même si petit qu'il aurait bien dû nous suffire; mais un
certain esprit de propriété est tellement inné dans l'être humain,
qu'il faut à l'enfant quatre pieds carrés de terre pour qu'il aime
réellement cette terre cultivée par lui, et dont l'étendue est
proportionnée à ses forces. Cela m'a toujours fait penser que, quelque
communiste qu'on pût être, on devait toujours reconnaître une
propriété individuelle. Qu'on la restreigne ou qu'on l'étende dans une
certaine mesure, qu'on la définisse d'une manière ou d'une autre selon
le génie ou les nécessités des temps, il n'en est pas moins certain
que la terre que l'homme cultive lui-même lui est aussi personnelle
que son vêtement. Sa chambre ou sa maison est encore un vêtement, son
jardin ou son champ est le vêtement de sa maison, et ce qu'il y a de
remarquable, c'est que cette observation des instincts naturels, qui
constate le besoin de la propriété dans l'homme, semble exclure le
besoin d'une grande étendue de propriété. Plus la propriété est
petite, plus il s'y attache, mieux il la soigne, plus elle lui devient
chère. Un noble Vénitien ne tient certainement pas à son palais autant
qu'un paysan du Berry à sa chaumière, et le capitaliste qui possède
plusieurs lieues carrées en retire moins de jouissances que l'artisan
qui cultive une giroflée dans sa mansarde. Un avocat de mes amis
disait un jour en riant, à un riche client qui lui parlait à satiété
de ses domaines: «Des terres? vous croyez qu'il n'y a que vous pour
avoir des terres? J'en ai aussi, moi, sur ma fenêtre, dans des pots à
fleurs, et elles me donnent plus de plaisir et moins de soucis que les
vôtres.» Depuis, cet ami a fait un gros héritage; il a eu des terres,
des bois, des fermes, et de soucis par conséquent.

En abordant l'idée communiste, qui a beaucoup de grandeur parce
qu'elle a beaucoup de vérité, il faudrait donc commencer par
distinguer ce qui est essentiel à l'existence complète de l'individu
de ce qui est essentiellement collectif dans sa liberté, dans son
intelligence, dans sa jouissance, dans son travail. Voilà pourquoi le
communisme absolu, qui est la notion élémentaire, par conséquent
grossière et trop forcée de l'égalité vraie, est une chimère ou une
injustice.

Mais je ne pensais guère à tout cela, il y a trente-sept ans[4]!
Trente-sept ans! Quelles transformations s'opèrent dans les idées
humaines pendant ce court espace, et combien les changemens sont plus
frappans et plus rapides à proportion dans les masses que chez les
individus! Je ne sais pas s'il existait un communiste il y a
trente-sept ans; cette idée aussi vieille que le monde n'avait pas
pris un nom particulier, et c'est peut-être un tort qu'elle en ait
pris un de nos jours, car ce nom n'exprime pas complétement ce que
devrait être l'idée.

  [4] 1848.

On n'en était pas alors à discuter sur de semblables matières. C'était
la dernière, la plus brillante phase du règne de l'individualité.
Napoléon était dans toute sa gloire, dans toute sa puissance, dans
toute la plénitude de son influence sur le monde. Le flambeau du génie
allait décroître; il jetait sa plus vive lueur, sa clarté la plus
éblouissante sur la France ivre et prosternée. Des exploits grandioses
avaient conquis une paix opulente, glorieuse, mais fictive, car le
volcan grondait sourdement dans toute l'Europe, et les traités de
l'empereur ne servaient qu'à donner le temps aux anciennes monarchies
de rassembler des hommes et des canons. Sa grandeur cachait un vice
originel, cette profonde vanité aristocratique du parvenu qui lui fit
commettre toutes ses fautes, et rendit de plus en plus inutiles, au
salut de la France, la beauté du génie et du caractère de l'homme en
qui la France se personnifiait. Oui, c'était un admirable caractère
d'homme, puisque la vanité même, le plus mesquin, le plus pleutre des
travers, n'avait pu altérer en lui la loyauté, la confiance, la
magnanimité naturelles. Hypocrite dans les petites choses, il était
naïf dans les grandes. Orgueilleux dans les détails, exigeant sur des
misères d'étiquette, et follement fier du chemin que la fortune lui
avait fait faire, il ne connaissait pas son propre mérite, sa vraie
grandeur. Il était modeste à l'égard de son vrai génie.

Toutes les fautes qui ont précipité sa chute comme homme de guerre et
comme homme d'État, sont venues d'une trop grande confiance dans le
talent ou dans la probité des autres. Il ne méprisait pas l'espèce
humaine, comme on l'a dit, pour n'estimer que lui-même: c'est là un
propos de courtisan dépité ou d'ambitieux secondaire jaloux de sa
supériorité. Il s'est confié toute sa vie à des traîtres. Toute sa vie
il a compté sur la foi des traités, sur la reconnaissance de ses
obligés, sur le patriotisme de ses créatures. Toute sa vie il a été
joué ou trahi.

Son mariage avec Marie-Louise était une mauvaise action et devait lui
porter malheur. Les gens les plus simples et les plus tolérans sur la
loi du divorce, ceux mêmes qui aimaient le plus l'empereur, disaient
tout bas, je m'en souviens bien: «_C'est un mariage d'intérêt._ On ne
répudie pas une femme qu'on aime et dont on est aimé.» Il n'y aura, en
effet, jamais de loi qui sanctionne moralement une séparation pleurée
de part et d'autre, et qui s'accomplit seulement en vue d'un intérêt
matériel. Mais, tout en blâmant l'empereur, on l'aimait encore parmi
le peuple. Les grands commençaient à le trahir, et jamais ils ne
l'avaient tant adulé. Le beau monde était en fêtes. La naissance d'un
enfant roi (car ce n'eût pas été assez pour l'orgueil du soldat de
fortune que de lui donner le titre de Dauphin de France) avait jeté la
petite bourgeoisie, les soldats, les ouvriers et les paysans dans
l'ivresse. Il n'y avait pas une maison riche ou pauvre, palais ou
cabane, où le portrait du marmot impérial ne fût inauguré avec une
vénération feinte ou sincère. Mais les masses étaient sincères: elles
le sont toujours. L'empereur se promenait à pied, sans escorte, au
milieu de la foule. La garnison de Paris était de 12,000 hommes!

Pourtant la Russie armait. Bernadotte donnait le signal d'une immense
et mystérieuse trahison. Les esprits un peu clairvoyans voyaient venir
l'orage. La cherté des denrées frappées par le blocus continental
effrayait et contrariait les petites gens. On payait le sucre 6 francs
la livre, et, au milieu de l'opulence apparente de la nation, on
manquait de choses fort nécessaires à la vie. Nos fabriques n'avaient
pas encore atteint le degré de perfectionnement nécessaire à cet
isolement de notre commerce. On souffrait d'un certain malaise
matériel, et quand on était las de s'en prendre à l'Angleterre, on
s'en prenait au chef de la nation, sans amertume il est vrai, mais
avec tristesse.

Ma grand'mère n'avait point d'enthousiasme pour l'empereur. Mon père
n'en avait pas eu beaucoup non plus, comme on l'a vu dans ses lettres.
Pourtant, dans les dernières années de sa vie il avait pris de
l'affection pour lui. Il disait souvent à ma mère: «J'ai beaucoup à me
plaindre de lui, non pas parce qu'il ne m'a pas placé d'emblée aux
premiers rangs; il avait bien autre chose en tête, et il n'a pas
manqué de gens plus heureux, plus habiles et plus hardis à demander
que moi: mais je me plains de lui, parce qu'il aime les courtisans, et
que ce n'est pas digne d'un homme de sa taille. Pourtant, malgré ses
torts envers la révolution et envers lui-même, je l'aime. Il y a en
lui quelque chose, je ne sais quoi, son génie à part, qui me force à
être ému quand mon regard rencontre le sien. Il ne me fait pas peur du
tout, et c'est à cela que je sens qu'il vaut mieux que les airs qu'il
se donne.»

Ma grand'mère ne partageait pas cette sympathie secrète qui avait
gagné mon père, et qui, jointe à la loyauté de son âme, à la chaleur
de son patriotisme, l'eussent certainement empêché, je ne dis pas
seulement de trahir l'empereur, mais même de se rallier après coup au
service des Bourbons. Il fallait que cela fût bien certain, d'après
son caractère, puisque après la campagne de France, ma grand'mère,
toute royaliste qu'elle était devenue, disait en soupirant: «Ah! si
mon pauvre Maurice avait vécu, il ne m'en faudrait pas moins le
pleurer à présent! Il se serait fait tuer à Waterloo ou sous les murs
de Paris, ou bien il se serait brûlé la cervelle en voyant entrer les
Cosaques.» Et ma mère m'en disait la même chose de son côté.

Pourtant ma grand'mère redoutait l'Empereur plus qu'elle ne l'aimait.
A ses yeux c'était un ambitieux sans repos, un tueur d'hommes, un
despote par caractère encore plus que par nécessité. Les plaintes, les
critiques, les calomnies, les révélations fausses ou vraies, ne
remplissaient pas alors les colonnes des journaux. La presse était
muette: mais cette absence de polémique donnait aux conversations et
aux préoccupations des particuliers un caractère de partialité et de
commérage extraordinaire. La louange officielle a fait plus de mal à
Napoléon que ne lui en eussent fait vingt journaux hostiles. On était
las de ces dithyrambes ampoulés, de ces bulletins emphatiques, de la
servilité des fonctionnaires et de la morgue mystérieuse des
courtisans. On s'en vengeait en rabaissant l'idole dans l'impunité des
causeries intimes, et les salons récalcitrans étaient des officines de
délations, de propos d'antichambre, de petites calomnies, de plates
anecdotes qui devaient plus tard rendre la vie à la presse sous la
Restauration. Quelle vie! Mieux eût valu rester morte que de
ressusciter ainsi, en s'acharnant sur le cadavre de l'empire vaincu et
profané.

La chambre à coucher de ma grand'mère (car, je l'ai dit, elle ne
tenait pas salon, et sa société avait un caractère d'intimité
solennelle) fût devenue une de ces officines si, par son bon esprit et
son grand sens, la maîtresse du logis n'eût fait, de temps en temps,
ouvertement la part du vrai et du faux dans les nouvelles que chacun
ou plutôt chacune y apportait: car c'était une société de femmes
plutôt que d'hommes, et, au reste, il y avait peu de différence morale
entre les deux sexes: les hommes y faisant l'office de vieilles
bavardes. Chaque jour on nous apportait quelque méchant bon mot de M.
de Talleyrand contre son maître, ou quelque cancan de coulisses.
Tantôt l'empereur avait battu l'impératrice, tantôt il avait arraché
la barbe du Saint-Père. Et puis, il avait peur; il était toujours
plastronné. Il fallait bien dire cela pour se venger de ce que
personne ne songeait plus à l'assassiner, si ce n'est quelque
intrépide et fanatique enfant de la Germanie, comme Staps ou La Sahla.
Un autre jour, il était fou; il avait craché au visage de M.
Cambacérès. Et puis son fils, arraché par le forceps au sein maternel,
était mort en voyant la lumière, et le petit roi de Rome était
l'enfant d'un boulanger de Paris. Ou bien, le forceps ayant déprimé
son cerveau, il était infailliblement crétin, et l'on se frottait les
mains, comme si, en rétablissant l'hérédité au profit d'un soldat de
fortune, la France devait être punie par la Providence de n'avoir pas
su conserver ses crétins légitimes.

Mais ce qu'il y a de remarquable, c'est qu'au milieu de tous ces
déchaînemens sournois contre l'empereur, il n'y avait pas un regret,
pas un souvenir, pas un vœu pour les Bourbons exilés. J'écoutais avec
stupeur tous ces propos; jamais je n'entendis prononcer le nom des
prétendans inconnus qui trônaient à huis-clos on ne savait où, et
quand ces noms frappèrent mes oreilles en 1814, ce fut pour la
première fois de ma vie.

Ces commérages ne nous suivaient pas à Nohant, si ce n'est dans
quelques lettres que ma grand'mère recevait de ses nobles amies. Elle
les lisait tout haut à ma mère, qui haussait les épaules, et à
Deschartres, qui les prenait pour paroles d'Évangile, car l'empereur
était sa bête noire, et il le tenait fort sérieusement pour un
cuistre.

Ma mère était comme le peuple: elle admirait et adorait l'empereur à
cette époque. Moi, j'étais comme ma mère et comme le peuple. Ce qu'il
ne faut jamais oublier ni méconnaître, c'est que les cœurs naïvement
attachés à cet homme furent ceux qu'aucune reconnaissance personnelle
et aucun intérêt matériel ne lièrent à ses désastres ou à sa fortune.
Sauf de bien rares exceptions, tous ceux qu'il avait comblés furent
ingrats. Tous ceux qui ne songèrent jamais à lui rien demander lui
tinrent compte de la grandeur de la France.

Je crois que ce fut cette année-là ou la suivante qu'Hippolyte fit sa
première communion. Notre paroisse étant supprimée, c'est à
Saint-Chartier que se faisaient les dévotions de Nohant. Mon frère fut
habillé de neuf ce jour-là. Il eut des culottes courtes, des bas
blancs et un habit veste en drap vert-billard. Il était si enfant que
cette toilette lui tournait la tête, et que s'il réussit à se tenir
tranquille pendant quelques jours, ce fut dans la crainte, en manquant
sa première communion, de ne pas endosser ce costume splendide qu'on
lui préparait.

C'était un excellent homme que le vieux curé de Saint-Chartier mais
dépourvu de tout idéal évangélique. Quoiqu'il eût un _de_ devant son
nom, je crois qu'il était paysan de naissance, ou bien, à force de
vivre avec les paysans, il avait pris leurs façons et leur langage, à
tel point qu'il pouvait les prêcher sans qu'ils perdissent un mot de
son sermon; ce qui eût été un bien si ses sermons eussent été un peu
plus évangéliques. Mais il n'entretenait ses fidèles que d'affaires de
ménage, et c'était avec un abandon plein de bonhomie qu'il leur disait
en chaire: «Mes chers amis, voilà que je reçois un mandement de
l'archevêque qui nous prescrit encore une procession. Monseigneur en
parle bien à son aise. Il a un beau carrosse pour porter sa grandeur,
et un tas de personnage pour se donner du mal à sa place. Mais moi, me
voilà vieux, et ce n'est pas une petite besogne que de vous ranger en
ordre de procession. La plupart de vous n'entendent ni à _hue_ ni à
_dia_. Vous vous poussez, vous vous marchez sur les pieds, vous vous
bousculez pour entrer ou sortir de l'église, et j'ai beau me mettre en
colère, jurer après vous, vous ne m'écoutez point et vous vous
comportez comme des veaux qui entrent dans une étable. Il faut que je
sois à tout, dans ma paroisse et dans mon église; c'est moi qui suis
obligé de faire toute la police, de gronder les enfans et de chasser
les chiens. Or, je suis las de toutes ces processions qui ne servent
à rien du tout pour votre salut et pour le mien. Le temps est mauvais,
les chemins sont gâtés, et si monseigneur était obligé de patauger,
comme nous, deux heures dans la boue avec la pluie sur le dos, il ne
serait pas si friand de cérémonies.--Ma foi, je n'ai pas envie de me
déranger pour celle-là, et si vous m'en croyez, vous resterez chacun
chez vous.... Oui dà, j'entends le père _un tel_ qui me blâme, et
voilà ma servante qui ne m'approuve point... Ecoutez: que ceux qui ne
sont pas contens, aillent... _se promener_. Vous en ferez ce que vous
voudrez: mais quant à moi, je ne compte pas sortir dans les champs: je
vous ferai votre procession autour de l'église. C'est bien suffisant.
Allons, allons, c'est entendu. Finissons cette messe qui n'a duré que
trop longtemps.» J'ai entendu de mes deux oreilles plus de deux cents
sermons, dont celui-là est un _specimen_ très atténué, et dont les
formes sont restées proverbiales dans nos paroisses, particulièrement
la formule de la fin qui était comme l'_amen_ de toutes ses
prédications et admonestations paternelles.

Il y avait à Saint-Chartier une vieille dame d'un embonpoint
prodigieux, dont l'époux était maire ou adjoint de la commune. Elle
avait eu une vie orageuse: novice, avant la révolution, elle avait
sauté par dessus les murs du monastère pour suivre à l'armée un garde
français ou un suisse; je ne sais par quelle suite d'aventures
étranges elle était venue asseoir ses derniers beaux jours dans le
banc des marguilliers de notre paroisse où elle avait apporté beaucoup
plus des manières du régiment que de celles du cloître. Aussi la messe
était-elle interrompue à chaque instant par ses bâillemens affectés et
par ses apostrophes énergiques à M. le curé: «Quelle diable de messe,
disait-elle tout haut. Ce gredin-là n'en finira pas!--Allez au diable!
disait le curé à demi-voix, en se retournant pour bénir l'auditoire:
_Dominus vobiscum_.»

Ces dialogues, jetés à travers la messe et dans un style si accentué
que je ne puis en donner qu'une très faible traduction, troublaient à
peine la gravité de l'auditoire rustique, et comme ce furent les
premières messes auxquelles j'assistai, il me fallut quelque temps
pour comprendre que c'étaient des cérémonies religieuses. La première
fois que j'en revins, ma grand'mère me demandant ce que j'avais vu:
J'ai vu, lui dis-je, le curé qui déjeûnait tout debout devant une
grande table, et qui, de temps en temps, se retournait pour nous dire
des sottises.

Le jour où Hippolyte fit sa première communion, le curé l'avait invité
à déjeûner après la messe. Comme ce gros garçon n'était pas trop ferré
sur son catéchisme, ma grand'mère, qui désirait que la première
communion fût, comme elle le disait, une _affaire baclée_, avait prié
le curé d'user d'un peu d'indulgence, alléguant le peu de mémoire de
l'enfant. M. le curé avait été indulgent, en effet, et Hippolyte fut
chargé de lui porter un petit cadeau: c'était douze bouteilles de vin
muscat. On se mit à table et on déboucha la première bouteille.--Ma
foi, fit le bon curé, voilà un petit vin blanc qui se laisse boire et
qui ne doit pas porter à la tête comme le vin du crû. C'est doux,
c'est gentil, ça ne peut pas faire de mal. Buvez, mon garçon,
mettez-vous là: Manette, appelez le sacristain, et nous goûterons la
seconde bouteille quand la première sera finie.

La servante et le sacristain prirent place et trouvèrent le vin fort
gentil. En effet, Hippolyte ne se méfiait de rien, n'en ayant jamais
eu à sa discrétion. Les convives le trouvèrent un peu chaud à la
seconde bouteille, mais après essai, ils déclarèrent qu'il ne portait
pas l'eau. On passa au troisième et au quatrième feuillet du
bréviaire, comme disait le curé, c'est à dire aux autres bouteilles du
panier, et insensiblement le communiant, le curé, la servante et le
sacristain se trouvèrent si gais, puis si graves, puis si préoccupés,
qu'on se sépara sans trop savoir comment. Hippolyte revint seul par
les prés, car depuis longtemps tous les paroissiens venus à la messe
étaient rentrés chez eux. Chemin faisant, il se sentit la tête si
lourde qu'il croyait voir danser les buissons. Il prit le parti de se
coucher sous un arbre et d'y faire un bon somme. Après quoi, ses
idées s'étant un peu éclaircies, il put revenir à la maison, où il
nous édifia tous par sa gravité et sa sobriété le reste de la journée.

La servante du curé était une toute petite femme, propre, active,
dévouée, tracassière et acariâtre: ce dernier défaut étant souvent
comme un complément inévitable des qualités dont il est peut-être
l'excès. Elle avait sauvé la vie et la bourse de son maître pendant la
révolution. Elle l'avait caché, elle avait nié sa présence avec
beaucoup de hardiesse et de sang-froid au temps de la persécution.
Cela ne s'était point passé dans notre vallée noire, où les prêtres ni
les seigneurs n'ont jamais été menacés sérieusement ni maltraités en
aucune façon. Depuis ce temps, Manette gouvernait despotiquement son
maître, et le faisait marcher comme un petit garçon. Ils sont morts à
peu d'intervalle l'un de l'autre, dans un âge très avancé, et malgré
leurs querelles et le peu d'idéal de leur vie, le temps qui ennoblit
tout avait donné à leur affection mutuelle un caractère touchant.
Manette voulait toujours que son maître fût exclusivement soigné et
servi par elle; mais elle n'en avait plus la force, et lorsqu'il était
malade, quand elle l'avait bien veillé et médicamenté, elle tombait
malade à son tour. Alors, le curé prenait une autre servante pour que
la vieille pût se reposer et se soigner. Mais à peine était-elle
debout qu'elle était furieuse de voir une étrangère dans la maison.
Elle n'avait pas de repos qu'elle ne l'eût fait renvoyer.

Mais plus elle allait, plus elle perdait ses forces. Elle se plaignait
alors d'avoir trop d'ouvrage et de n'être point secondée. Et vite le
curé de reprendre une aide qu'il fallait renvoyer de même au bout de
huit jours. C'était une criaillerie perpétuelle, et le curé s'en
plaignait à moi, car j'avais trente et quelques années qu'il vivait
encore.. «Hélas! disait-il, elle me rend très malheureux, mais que
voulez-vous? Il y a soixante et sept ans que nous sommes ensemble,
elle m'a sauvé la vie, elle m'aime comme son fils, il faut bien que
celui qui survivra ferme les yeux de celui qui partira le premier.
Elle me gronde sans cesse, elle se plaint de moi comme si j'étais un
ingrat: je tâche de lui prouver qu'elle est injuste, mais elle est si
sourde qu'elle n'entend pas la grosse cloche!» Et, en disant cela, le
vieux curé ne se doutait pas qu'il était sourd lui-même à ne pas
entendre le canon.

Il n'était pas très aimé de ses paroissiens, et je pense qu'il y avait
bien au moins autant de leur faute que de la sienne: car, quoi qu'on
dise des touchantes relations qui existent dans les campagnes entre
curés et paysans, rien n'est si rare, du moins depuis la révolution,
que de voir les uns et les autres se rendre justice et se témoigner de
l'indulgence. Le paysan exige du curé trop de perfection chrétienne:
le curé ne pardonne pas assez au paysan son existence et les défauts
de son éducation morale, qui sont un peu l'œuvre du catholicisme,
venu en aide au despotisme pour le tenir dans l'ignorance et la
crainte. Quoi qu'il en soit, notre curé avait de bonnes qualités. Il
était d'une franchise et d'une indépendance de caractère qui ne se
rencontrent plus guère dans la hiérarchie ecclésiastique. Il ne se
mêlait pas de politique, il ne cherchait pas à exercer de l'influence
pour plaire à tel personnage ou pour se préserver des rancunes de tel
autre, car il était courageux, audacieux même par nature. Il aimait la
guerre de passion, et se plaisait au récit des campagnes de nos
soldats, disant que, s'il n'était pas prêtre, il voudrait être
militaire. Certes, il tenait bien un peu de l'un et de l'autre, car il
jurait comme un dragon et buvait comme un templier. «Je ne suis point
un cagot, moi, disait-il, sous la Restauration. Je ne suis pas un de
ces hypocrites qui ont changé de manières depuis que le gouvernement
nous protége. Je suis le même qu'auparavant et n'exige point que mes
paroissiens me saluent plus bas, ni qu'ils se privent du cabaret et de
la danse, comme si ce qui était permis hier ne devait plus l'être
aujourd'hui. Je suis mauvaise tête, et je n'ai pas besoin de nouvelles
lois pour me défendre. Si quelqu'un me cherche noise, je suis bon pour
lui répondre, et j'aime mieux lui montrer mon poing que de le menacer
des gendarmes et du procureur du roi. Je suis un _vieux de la vieille
roche_, et je ne crois pas qu'avec leur loi contre le sacrilége ils
aient réussi à faire aimer la religion. Je ne tracasse personne et ne
me laisse guère tracasser non plus. Je n'aime pas l'eau dans le vin et
ne force personne à en mettre. Si l'archevêque n'est pas content,
qu'il le dise, je lui répondrai, moi! Je lui montrerai qu'on ne fait
pas marcher un homme de mon âge comme un petit séminariste; et s'il
m'ôte ma paroisse, je n'irai pas dans une autre. Je me retirerai chez
moi. J'ai huit ou dix mille francs de placés. C'est assez pour ce qui
me reste de temps à vivre, et je me moquerai bien de tous les
archevêques du monde.»

En effet, l'archevêque étant venu donner la confirmation à
Saint-Chartier, et déjeûnant chez le curé avec tout son état-major,
monseigneur voulut plaisanter son hôte, qui ne se laissa point faire.
«Vous avez quatre-vingt-deux ans, monsieur le curé, lui dit il, c'est
un bel âge!--Oui-dà, monseigneur, répliqua le curé, qui ne se faisait
pas faute de quelques liaisons hasardées dans le discours: vous avez
beau z-être archevêque, vous n'y viendrez peut-être point.»
L'observation du prélat voulait dire au fond: Vous voilà si vieux que
vous devez radoter, et il serait temps de laisser la place à un plus
jeune.--Et la réplique signifiait: Je ne la céderai point que vous ne
m'en chassiez, et nous verrons si vous oserez faire cette injure à
mes cheveux blancs.

A ce même déjeuner, vers le dessert, comme l'archevêque devait venir
dîner chez moi, le curé, apostrophant mon frère qui était à côté de
lui et croyait lui parler tout bas, lui cria en vrai sourd qu'il
était: «Ah çà, emmenez-le donc et débarrassez-moi de tous ces grands
messieurs-là, qui me font une dépense de tous les diables et qui
mettent ma maison sens dessus dessous. J'en ai _prou_, et grandement
plus qu'il ne faut pour savoir qu'ils mangent mes perdrix et mes
poulets tout en se gaussant de moi.» Ce discours tenu à haute voix au
milieu d'un silence dont le bon curé ne se doutait pas, mit Hippolyte
dans un grand embarras; mais voyant que l'archevêque et le
grand-vicaire en riaient aux éclats, il prit le parti de rire aussi,
et on quitta la table, à la grande satisfaction de l'Amphytrion et de
Manette qui, croyant cacher leurs pensées, les disaient tout haut, à
la barbe de leurs illustres hôtes.

Vers la fin de sa vie, notre curé eut une émotion qui dut la hâter. Il
avait la manie de cacher son argent comme beaucoup de vieillards qui
n'osent le placer, et qui se créent un tourment avec les économies
destinées à faire la sécurité de leurs vieux jours. Il avait mis les
siennes dans son grenier. Un voisin, qu'il avait pourtant, dit-on,
comblé de bienfaits, se laissa tenter, grimpa la nuit par les toits,
pénétra par une lucarne, et s'empara du trésor de M. l'abbé. Quand
celui-ci vit ses écus dénichés, il eut tant de colère et de chagrin
qu'il faillit devenir fou. Il était au lit, il avait presque le délire
quand le procureur du roi vint, sur sa requête, prendre des
informations et recevoir sa plainte. Ce qui ajoutait à la douleur et à
l'indignation du vieillard, c'est qu'il avait deviné l'auteur du
délit; mais, au moment de le désigner aux poursuites de la justice, il
fut pris de compassion pour cet homme qu'il avait aimé, et peut-être
aussi d'un remords de chrétien pour cet amour de l'argent qui l'avait
trop dominé. «Faites votre besogne, dit-il au magistrat qui
l'interrogeait; j'ai été volé, c'est vrai, mais si j'ai des soupçons,
je n'en dois compte qu'au bon Dieu, et il ne m'appartient pas de punir
le coupable.» On le pressa vainement. «Je n'ai rien à vous dire,
fit-il en tournant le dos avec humeur. Je pourrais me tromper. C'est
vous autres, magistrats, de prendre cela sur votre conscience. C'est
votre état et non le mien.»

La nuit suivante, l'argent fut reporté dans le grenier, et Manette, en
furetant avec désespoir, le retrouva dans la cachette d'où on l'avait
soustrait. Le voleur, pris de repentir et touché de la générosité du
curé, s'était exécuté à l'instant même. Le curé, pour faire cesser les
investigations de la justice et les commentaires de la paroisse, donna
à entendre qu'il avait rêvé la perte de son argent, ou que sa
servante, pour le mieux cacher, l'avait changé de place et ne s'en
était pas souvenue le lendemain, à cause de son grand âge, qui lui
avait fait perdre la mémoire. On raconta donc de diverses manières
l'aventure du curé, et plusieurs versions courent encore à cet égard.
Mais il m'a raconté lui-même ce que je raconte ici à son honneur, et
même à l'honneur de son voleur, car le sentiment chrétien qui estime
le repentir plus agréable à Dieu que la persévérance, est un beau
sentiment dont la justice humaine ne tient guère de compte.

Ce vieux curé avait beaucoup d'amitié pour moi. J'avais quelque chose
comme trente-cinq ans qu'il disait encore de moi: «L'_Aurore_ est un
enfant que j'ai toujours aimé.» Et il écrivait à mon mari, supposant
apparemment qu'il pouvait lui donner de l'ombrage: «Ma foi, monsieur,
prenez-le comme vous voudrez, mais j'aime tendrement votre femme.»

Le fait est qu'il agissait tout paternellement avec moi. Pendant vingt
ans, il n'a pas manqué un dimanche de venir dîner avec moi après
vêpres. Quelquefois j'allais le chercher en me promenant. Un jour, je
me fis mal au pied en marchant, et je n'aurais su comment revenir,
car, dans ce temps-là, il ne fallait pas parler de voitures dans les
chemins de Saint-Chartier, si le curé ne m'eût offert de me prendre en
croupe sur sa jument; mais j'aurais mieux fait de prendre en croupe
le curé, car il était si vieux alors qu'il s'endormait au mouvement du
cheval. Je rêvassais en regardant la campagne, lorsque je m'aperçus
que la bête, après avoir progressivement ralenti son allure, s'était
arrêtée pour brouter, et que le curé ronflait de tout son cœur.
Heureusement l'habitude l'avait rendu solide cavalier, même dans son
sommeil; je jouai du talon, et la jument, qui savait son chemin, nous
conduisit à bon port, malgré qu'elle eût la bride sur le cou.

Après le dîner, où il mangeait et buvait copieusement, il se
rendormait au coin du feu, et, de ses ronflemens, faisait trembler les
vitres. Puis il s'éveillait et me demandait un petit air de clavecin
ou d'épinette: il ne pouvait pas dire piano, l'expression lui semblant
trop nouvelle. A mesure qu'il vieillissait, il n'entendait plus les
basses; les notes aiguës de l'instrument lui chatouillaient encore un
peu le tympan. Un jour il me dit: «Je n'entends plus rien du tout.
Allons, me voilà vieux!» Pauvre homme! il y avait longtemps qu'il
l'était. Et pourtant, il montait encore à cheval à dix heures du soir,
et s'en retournait, en plein hiver à son presbytère, sans vouloir être
accompagné. Quelques heures avant de mourir, il dit au domestique, que
j'avais envoyé savoir de ses nouvelles: «Dites à _Aurore_ qu'elle ne
m'envoie plus rien; je n'ai plus besoin de rien; et dites-lui aussi
que je l'aime bien, ainsi que ses enfans.»

Il me semble que la plus grande preuve d'attachement qu'on puisse
revendiquer, c'est d'avoir occupé les dernières pensées d'un mourant.
Peut-être aussi y a-t-il là quelque chose de prophétique qui doit
inspirer de la confiance ou de l'effroi. Lorsque la supérieure de mon
couvent mourut, de soixante pensionnaires qui l'intéressaient toutes à
peu près également, elle ne songea qu'à moi, à qui pourtant elle
n'avait jamais témoigné une sollicitude particulière. «Pauvre Dupin,
dit-elle à plusieurs reprises dans son agonie, je la plains bien de
perdre sa grand'mère.» Elle rêvait que c'était ma grand'mère qui était
malade et mourante à sa place. Cela me laissa une grande inquiétude et
une sorte d'appréhension superstitieuse de quelque malheur imminent.

Ce fut vers l'âge de sept ans que je commençai à subir le préceptorat
de Deschartres. Je fus assez longtemps sans avoir à m'en plaindre,
car, autant il était rude et brutal avec Hippolyte, autant il fut
calme et patient avec moi dans les premières années. C'est pour cela
que je fis de rapides progrès avec lui, car il démontrait fort
clairement et brièvement quand il était de sang-froid; mais dès qu'il
s'animait, il devenait diffus, embarrassé dans ses démonstrations, et
la colère le faisant bégayer, le rendait tout à fait inintelligible.
Il maltraitait et rudoyait horriblement le pauvre Hippolyte, qui
pourtant avait de la facilité et une mémoire excellente. Il ne
voulait pas tenir compte du besoin d'activité d'une robuste nature que
de trop longues leçons exaspéraient. J'avoue bien, malgré mon amitié
pour mon frère, que c'était un enfant insupportable. Il ne songeait
qu'à briser, à détruire, à taquiner, à jouer de mauvais tours à tout
le monde. Un jour, il lançait des tisons enflammés dans la cheminée,
sous prétexte de _sacrifier aux dieux infernaux_ et il mettait le feu
à la maison. Un autre jour, il mettait de la poudre dans une grosse
bûche pour qu'elle fît explosion dans le foyer et lançât le pot-au-feu
au milieu de la cuisine. Il appelait cela étudier la théorie des
volcans. Et puis il attachait une casserole à la queue des chiens et
se plaisait à leur fuite désordonnée et à leurs cris d'épouvante à
travers le jardin. Il mettait des sabots aux chats, c'est à dire qu'il
leur engluait les quatre pieds dans des coquilles de noix et qu'il les
lançait ainsi sur la glace ou sur les parquets, pour les voir glisser,
tomber, et retomber cent fois avec des juremens épouvantables.
D'autres fois il disait être Calchas, le grand-prêtre des Grecs, et,
sous prétexte de sacrifier Iphigénie sur la table de la cuisine, il
prenait le couteau destiné à de moins illustres victimes: et,
s'évertuant à droite et à gauche, il blessait les autres ou lui-même.

Je prenais bien quelquefois un peu de part à ses méfaits dans la
mesure de mon tempérament qui était moins fougueux. Un jour que nous
avions vu tuer un cochon gras dans la basse-cour, Hippolyte s'imagina
de traiter comme tels les concombres du jardin. Il leur introduisait
une petite brochette de bois dans l'extrémité qui, selon lui,
représentait le cou de l'animal: puis, pressant du pied ces malheureux
légumes, il en faisait sortir tout le jus. Ursule le recueillait dans
un vieux pot à fleurs pour faire le boudin, et j'allumais gravement un
feu fictif à côté pour faire griller le porc, c'est à dire le
concombre, ainsi que nous l'avions vu pratiquer au boucher. Ce jeu
nous plut tellement que, passant d'un concombre à l'autre, choisissant
d'abord _les plus gras_, et finissant par les moins rebondis, nous
dévastâmes lestement une couche, objet des sollicitudes du jardinier.
Je laisse à penser quelle fut sa douleur quand il vit cette scène de
carnage. Hippolyte, au milieu des cadavres, ressemblait à Ajax
immolant dans son délire les troupeaux de l'armée des Grecs. Le
jardinier porta plainte, et nous fûmes punis: mais cela ne fit pas
revivre les concombres, et on n'en mangea pas cette année-là.

Un autre de nos méchans plaisirs était de faire ce que les enfans de
notre village appellent des _trompe-chien_. C'est un trou que l'on
remplit de terre légère délayée dans de l'eau. On le recouvre avec de
petits bâtons; sur lesquels on place des ardoises et une légère couche
de terre ou de feuilles sèches, et quand ce piége est établi au
milieu d'un chemin ou d'une allée de jardin, on guette les passans et
on se cache dans les buissons pour les voir s'embourber, en vociférant
contre les gamins abominables qui _s'inventent_ de pareils tours[5].
Pour peu que le trou soit profond, il y a de quoi se casser les
jambes; mais les nôtres n'offraient pas ce danger-là, ayant une assez
grande surface. L'amusant, c'était de voir la terreur du jardinier qui
sentait la terre manquer sous ses pieds dans les plus beaux endroits
de ses allées ratissées, et qui en avait pour une heure à réparer le
dommage. Un beau jour, Deschartres y fut pris. Il avait toujours de
beaux bas à côtes, bien blancs, des culottes courtes et de jolies
guêtres de nankin, car il était vaniteux de son pied et de sa jambe;
il était d'une propreté extrême et recherché dans sa chaussure; avec
cela, comme tous les pédans c'est un signe caractéristique à quoi on
peut les reconnaître à coup sûr, même quand ils ne font pas métier de
pédagogues, il marchait toujours le jarret tendu et les pieds en
dehors. Nous marchions derrière lui pour mieux jouir du coup d'œil.
Tout d'un coup le sol s'affaisse, et le voilà jusqu'à mi-jambe dans
une glaise jaune, admirablement préparée pour teindre ses bas.
Hippolyte fit l'étonné, et toute la fureur de Deschartres dut
retomber sur Ursule et sur moi. Mais nous ne le craignions guère; nous
étions bien loin avant qu'il eût repêché ses souliers.

  [5] Le Berrichon a le goût des verbes réfléchis. Il dit: Cet
  homme ne sait pas ce qu'il se veut, il ne sait quoi se faire ni
  s'inventer.

Comme Deschartres battait cruellement mon pauvre frère, et qu'il se
contentait de dire des sottises aux petites filles, il était convenu,
entre Hippolyte, Ursule et moi, que nous prendrions beaucoup de ces
sortes de choses sur notre compte, et même nous avions, pour mieux
donner le change, une petite comédie tout arrangée et qui eut du
succès pendant quelque temps. Hippolyte prenait l'initiative: «Voyez
ces petites sottes! criait-il aussitôt qu'il avait cassé une assiette
ou fait crier un chien trop près de l'oreille de Deschartres, elles ne
font que du mal! voulez-vous bien finir, mesdemoiselles!» Et il se
sauvait, tandis que Deschartres, mettant le nez à la fenêtre,
s'étonnait de ne pas voir les petites filles.

Un jour que Deschartres était allé vendre des bêtes à la foire, car
l'agriculture et la régie de nos fermes l'occupaient en première
ligne, Hippolyte, étant sensé étudier sa leçon dans la chambre du
_grand homme_, s'imagina de faire le grand homme tout de bon. Il
endosse la grande veste de chasse, qui lui tombait sur les talons, il
coiffe la casquette à soufflet, et le voilà qui se promène dans la
chambre en long et en large, les pieds en dehors, les mains derrière
le dos, à la manière du pédagogue. Puis il s'étudie à imiter son
langage. Il s'approche du tableau noir, fait des figures avec de la
craie, entame une démonstration, se fâche, bégaie, traite son élève
d'_ignorant crasse_ et de _butor_; puis, satisfait de son talent
d'imitation, il se met à la fenêtre et apostrophe le jardinier sur la
manière dont il taille les arbres, et le critique, le réprimande,
l'injurie, le menace.. le tout dans le style de Deschartres, et avec
ses éclats de voix accoutumés. Soit que ce fut assez bien imité, soit
la distance, le jardinier qui, dans tous les cas, était un garçon
simple et crédule, y fut pris, et commença à répondre et à murmurer.
Mais quelle fut sa stupeur quand il vit à quelques pas de lui le
véritable Deschartres, qui assistait à cette scène et ne perdait pas
un des gestes ni une des paroles de son sosie. Deschartres aurait dû
en rire, mais il ne supportait pas qu'on s'attaquât à sa personnalité,
et, par malheur, Hippolyte ne le vit pas, caché qu'il était par les
arbres. Deschartres, qui était rentré de la foire plus tôt qu'on ne
l'attendait, monta sans bruit à sa chambre et en ouvrit brusquement la
porte, au moment où l'espiègle disait d'une grosse voix à un Hippolyte
supposé: «Vous ne travaillez pas, voilà une écriture de chat et une
orthographe de crocheteur; pim! pan! voilà pour vos oreilles, animal
que vous êtes!»

En ce moment la scène fut double, et pendant que le faux Deschartres
souffletait un Hippolyte imaginaire, le vrai Deschartres souffletait
le véritable Hippolyte.

J'apprenais la grammaire avec Deschartres et la musique avec ma
grand'mère. Ma mère me faisait lire et écrire. On ne me parlait
d'aucune religion, bien qu'on me fît lire l'Histoire sainte. On me
laissait libre de croire et de rejeter à ma guise les miracles de
l'antiquité. Ma mère me faisait dire ma prière à genoux, à côté d'elle
qui n'y manquait pas, qui n'y a jamais manqué. Et même c'étaient
d'assez longues prières; car, après que j'avais fini les miennes et
que j'étais couchée, je la voyais encore à genoux, la figure dans ses
mains et profondément absorbée. Elle n'allait pourtant jamais à
confesse et faisait gras le vendredi; mais elle ne manquait pas la
messe le dimanche, ou, quand elle était forcée de la manquer, elle
faisait double prière; et quand ma grand'mère lui demandait pourquoi
elle pratiquait ainsi à moitié, elle répondait: «J'ai ma religion, de
celle qui est prescrite, j'en prends et j'en laisse. Je ne peux pas
souffrir les prêtres; ce sont des caffards, et je n'irai jamais leur
confier mes pensées qu'ils comprendraient tout de travers. Je crois
que je ne fais point de mal, parce que, si j'en fais, c'est malgré
moi. Je ne me corrigerai pas de mes défauts, je n'y peux rien; mais
j'aime Dieu d'un cœur sincère, je le crois trop bon pour nous punir
dans l'autre vie. Nous sommes bien assez châtiés de nos sottises dans
celle-ci. J'ai pourtant grand'peur de la mort, mais c'est parce que
j'aime la vie, et non parce que je crains de comparaître devant Dieu,
en qui j'ai confiance, et que je suis sûre de n'avoir jamais offensé
avec intention.--Mais que lui dites-vous dans vos longues prières?--Je
lui dis que je l'aime; je me console avec lui de mes chagrins et je
lui demande de me faire retrouver mon mari dans l'autre monde.--Mais
qu'allez-vous faire à la messe? vous n'y entendez goutte?--J'aime à
prier dans une église; je sais bien que Dieu est partout; mais, dans
l'église, je le vois mieux, et cette prière en commun me paraît
meilleure. J'y ai beaucoup de distractions, cela dure trop longtemps;
mais enfin il y a un bon moment où je prie Dieu de tout mon cœur, et
cela me soulage.--Pourtant, lui disait encore ma grand'mère, vous
fuyez les dévots?--Oui, répondait-elle, parce qu'ils sont intolérans
et hypocrites, et je crois que si Dieu pouvait haïr ses créatures, les
dévots et les dévotes surtout seraient celles qu'il haïrait le
plus.--Vous condamnez par là votre religion même, puisque les
personnes qui la pratiquent le mieux sont les plus haïssables et les
plus méchantes qui existent. Cette religion est donc mauvaise, et,
plus on s'en éloigne, meilleur on est; n'est-ce pas la conséquence de
votre opinion?--Vous m'en demandez trop long, disait ma mère. Je n'ai
pas été habituée à raisonner mes sentimens, je vais comme je me sens
poussée, et tout ce que mon cœur me conseille, je le fais sans en
demander la raison à mon esprit.»

On voit par là, et par l'éducation qui m'était donnée, ou plutôt par
l'absence d'éducation religieuse raisonnée, que ma grand'mère n'était
pas du tout catholique. Ce n'était pas seulement les dévots qu'elle
haïssait, comme faisait ma mère, c'était la dévotion, c'était le
catholicisme qu'elle jugeait froidement et sans pitié. Elle n'était
pas athée, il s'en faut beaucoup. Elle croyait à cette sorte de
religion naturelle enseignée et peu définie par les philosophes du
dix-huitième siècle. Elle se disait déiste, et repoussait avec un égal
dédain tous les dogmes, toutes les formes de religion. Elle tenait,
disait-elle, Jésus-Christ en grande estime, et, admirant l'Évangile
comme une philosophie parfaite, elle plaignait la vérité d'avoir
toujours été entourée d'une fabulation plus ou moins ridicule.

Je dirai plus tard ce que j'ai gardé ou perdu, adopté ou rejeté de ses
jugemens. Mais, suivant pas à pas le développement de mon être, je
dois dire que, dans mon enfance, mon instinct me poussait beaucoup
plus vers la foi naïve et confiante de ma mère que vers l'examen
critique et un peu glacé de ma bonne maman. Sans qu'elle s'en doutât,
ma mère portait de la poésie dans son sentiment religieux, et il me
fallait de la poésie; non pas de cette poésie arrangée et faite après
mûre réflexion, comme on essayait d'en faire alors pour réagir contre
le positivisme du dix-huitième siècle, mais de celle qui est dans le
fait même et qu'on sent dans l'enfance sans savoir ce que c'est et
quel nom on lui donne. En un mot, j'avais besoin de poésie, comme le
peuple, comme ma mère, comme le paysan qui se prosterne un peu devant
le bon Dieu, un peu devant le diable, prenant quelquefois l'un pour
l'autre et cherchant à se rendre favorables toutes les mystérieuses
puissances de la nature.

J'aimais le merveilleux passionnément, et mon imagination ne trouvait
pas son compte aux explications que m'en donnait ma grand'mère. Je
lisais avec un égal plaisir les prodiges de l'antiquité juive et
païenne. Je n'aurais pas mieux demandé que d'y croire. Ma grand'mère,
faisant de temps en temps un court et sec appel à ma raison, je ne
pouvais pas arriver à la foi. Mais je me vengeais du petit chagrin que
cela me causait en ne voulant rien nier intérieurement. C'était
absolument comme pour mes contes de fées, auxquels je ne croyais plus
qu'à demi, en de certains momens et comme par accès.

Les nuances que revêt le sentiment religieux suivant les individus,
est une affaire d'organisation, et je ne fais pas le procès à la
dévotion comme ma grand'mère, à cause des vices de la plupart des
dévots. La dévotion est une exaltation de nos facultés mentales, comme
l'ivresse est une exaltation de nos facultés physiques. Tout vin
enivre quand on boit trop, et ce n'est pas la faute du vin. Il y a des
gens qui en supportent beaucoup et qui n'en sont que plus lucides; il
en est d'autres qu'une petite dose rend idiots ou furieux, mais, en
somme, je crois que le vin ne nous fait révéler que ce que nous avons
en nous de bon ou de mauvais, et le meilleur vin du monde fait mal à
ceux qui ont la tête faible ou le caractère irritable.

L'exaltation religieuse, sur quelque dogme qu'elle s'appuie, est donc
un état de l'âme sublime, odieux ou misérable, selon que le vase où
fermente cette brûlante liqueur est solide ou fragile. Cette
surexcitation de notre être fait de nous des saints ou des
persécuteurs, des martyrs ou des bourreaux, et ce n'est certainement
pas la faute du christianisme si les catholiques ont inventé
l'inquisition et les tortures.

Ce qui me choque dans les dévots en général, ce ne sont pas les
défauts qui tiennent invinciblement à leur organisation, c'est
l'absence de logique de leur vie et de leurs opinions. Ils ont beau
dire, ils font comme faisait ma mère: ils en prennent et ils en
laissent, et ils n'ont pas ce droit que ma mère s'arrogeait, avec
raison, elle qui ne se piquait point d'orthodoxie. Quand j'ai été
dévote, je ne me passais rien, et je ne faisais pas un mouvement sans
m'en rendre compte et sans demander à ma conscience timorée s'il
m'était permis de marcher du pied droit ou du pied gauche. Si j'étais
dévote aujourd'hui, je n'aurais peut-être pas l'énergie d'être
intolérante avec les autres, parce que le caractère ne s'abjure
jamais; mais je serais intolérante vis-à-vis de moi-même, et l'âge mûr
conduisant à une sorte de logique positive, je ne trouverais rien
d'assez austère pour moi. Je n'ai donc jamais compris les dames du
monde qui vont au bal, qui montrent leurs épaules, qui songent à se
faire belles, et qui pourtant reçoivent tous leurs sacremens, ne
négligent aucune prescription du culte, et se croient parfaitement
d'accord avec elles-mêmes. Je ne parle pas ici des hypocrites, ce ne
sont point des dévotes; je parle de femmes très naïves et à qui j'ai
souvent demandé leur secret pour pécher ainsi sans scrupule contre
leur propre conviction, et chacune me l'a expliqué à sa manière, ce
qui fait que je ne suis pas plus avancée qu'auparavant.

Je ne comprends pas non plus certains hommes qui croient de bonne foi
à l'excellence de toutes les prescriptions catholiques, qui en
défendent le principe avec chaleur, et qui n'en suivent aucune. Il me
semble que si je croyais tel acte meilleur que tel autre, je
n'hésiterais pas à l'accomplir. Il y a plus, je ne me pardonnerais pas
d'y manquer. Cette absence de logique chez des personnes que je sais
intelligentes et sincères est quelque chose que je n'ai jamais pu
m'expliquer. Cela s'expliquera peut-être pour moi quand je repasserai
mes souvenirs avec ordre, ce qui m'arrivera, certes, pour la première
fois de ma vie, en les écrivant, et je pourrai analyser la situation
de l'âme aux prises avec la foi et le doute, en me rappelant comment
je devins dévote et comment je cessai de l'être.

A sept ou huit ans, je sus à peu près ma langue. C'était trop tôt, car
on me fit passer tout de suite à d'autres études, et on négligea de me
faire repasser la grammaire. On me fit beaucoup griffonner; on
s'occupa de mon style, et on ne m'avertit qu'incidemment des
incorrections qui se glissaient peu à peu dans mon langage, à mesure
que j'étais entraînée par la facilité de m'exprimer par écrit. Au
couvent, il fut entendu que je savais assez de français pour qu'on ne
me fît point suivre les leçons des classes; et, en effet, je me tirai
fort bien à l'épreuve des faciles devoirs distribués aux élèves de mon
âge; mais, plus tard, quand je me livrai à mon propre style, je fus
souvent embarrassée. Je dirai comment, au sortir du couvent, je
rappris moi-même le français, et comment, douze ans plus tard, lorsque
je voulus écrire pour le public, je m'aperçus que je ne savais encore
rien; comment je fis une nouvelle étude, qui, trop tardive, ne me
servit guère, ce qui est cause que j'apprends encore ma langue en la
pratiquant, et que je crains de ne la savoir jamais: la pureté, la
correction seraient pourtant un besoin de mon esprit, aujourd'hui
surtout, et ce n'est jamais par négligence ni par distraction que je
pèche, c'est par ignorance réelle.

Le malheur vint de ce que Deschartres, partageant le préjugé qui
préside à l'éducation des hommes, s'imagina que, pour me perfectionner
dans la connaissance de ma langue, il lui fallait m'enseigner le
latin. J'apprenais très volontiers tout ce qu'on voulait, et j'avalai
le rudiment avec résignation. Mais le français, le latin et le grec
qu'on apprend aux enfans prennent trop de temps: soit qu'on les
enseigne par de mauvais procédés, ou que ce soient les langues les
plus difficiles du monde, ou encore que l'étude d'une langue
quelconque soit ce qu'il y a de plus long et de plus difficile pour
les enfans: toujours est-il qu'à moins de facultés toutes spéciales,
on sort du collége sans savoir ni le latin, ni le français, et le grec
encore moins. Quant à moi, le temps que je perdis à ne pas apprendre
le latin fit beaucoup de tort à celui que j'aurais pu employer à
apprendre le français, dans cet âge où l'on apprend mieux que dans
tout autre.

Heureusement je cessai le latin d'assez bonne heure, ce qui fait que,
sachant mal le français, je le sais encore mieux que la plupart des
hommes de mon temps. Je ne parle pas ici des littérateurs, que je
soupçonne fort de n'avoir pas pris leur forme et leur style au
collége, mais du grand nombre des hommes qui ont parfait leurs études
classiques sans songer depuis à faire de la langue une étude spéciale.
Si on veut bien le remarquer, on s'apercevra qu'ils ne peuvent écrire
une lettre de trois pages sans qu'il s'y rencontre une faute de
langage ou d'orthographe. On remarquera aussi que les femmes de vingt
à trente ans, qui ont reçu un peu d'éducation, écrivent le français
généralement mieux que les hommes, ce qui tient, selon moi, à ce
qu'elles n'ont pas perdu huit ou dix ans de leur vie à essayer
d'apprendre les langues mortes.

Tout cela est pour dire que j'ai toujours trouvé déplorable le système
adopté pour l'instruction des garçons, et je ne suis pas seule de cet
avis. J'entends dire à tous les hommes qu'ils ont perdu leur temps et
l'amour de l'étude au collége. Ceux qui y ont profité sont des
exceptions. N'est-il donc pas possible d'établir un système où les
intelligences ordinaires ne seraient pas sacrifiées aux besoins des
intelligences d'élite?



CHAPITRE CINQUIEME.

  Tyrannie et faiblesse de Deschartres.--Le menuet de Fischer.--Le
    livre magique.--Nous évoquons le diable.--Le chercheur de
    tendresse.--Les premières amours de mon frère.--Pauline.--M.
    Gogault et M. Loubens.--Les talens d'_agrément_.--Le maréchal
    Maison.--L'appartement de la rue Thiroux.--Grande tristesse à 7
    ans, en prévision du mariage.--Départ de l'armée pour la
    campagne de Russie.--Nohant.--Ursule et ses sœurs.--Effet du
    jeu sur moi.--Mes vieux amis.--Système de guerre du czar
    Alexandre.--Moscou.


Nous prenions nos leçons dans la chambre de Deschartres, chambre tenue
très proprement à coup sûr, mais où régnait une odeur de savonnette à
la lavande qui avait fini par me devenir nauséabonde. Mes leçons, à
moi, n'étaient pas longues; mais celles de mon pauvre frère duraient
toute l'après-midi, parce qu'il était condamné à étudier pour son
compte, et à préparer son devoir sous les yeux du pédagogue. Il est
vrai que, quand on ne le gardait pas à vue, il n'ouvrait pas seulement
son livre. Il s'enfuyait à travers champs, et on ne le voyait plus de
la journée. Dieu avait certainement créé et mis au monde cet enfant
impétueux pour faire faire pénitence à Deschartres; mais Deschartres,
tyran par nature, ne prenait pas ses escapades en esprit de
mortification. Il le rendait horriblement malheureux, et il fallut que
l'enfant fût de bronze pour ne pas éclater sous cette dure contrainte.

Ce n'était pas le latin qui faisait son martyre, on ne le lui
enseignait pas; c'étaient les mathématiques, pour lesquelles il avait
montré de l'aptitude, et il en avait véritablement. Il ne haïssait pas
l'étude en elle-même, mais il préférait le mouvement et la gaîté dont
il avait un impérieux besoin. Deschartres lui enseignait aussi la
musique. Le flageolet étant son instrument favori, Hippolyte dut
l'apprendre bon gré mal gré; on lui fit emplette d'un flageolet en
buis, et Deschartres, armé de son flageolet d'ébène monté en ivoire,
lui en appliquait de violens coups sur les doigts à chaque fausse
note. Il y a un certain menuet de Fischer qui aurait dû laisser des
calus sur les mains de l'élève infortuné. Cela était d'autant plus
coupable de la part de Deschartres que, quelque irrité qu'il fût, il
pouvait toujours se vaincre jusqu'à un certain point avec les
personnes qu'il aimait. Il n'avait jamais brutalisé l'enfance de mon
père, et jamais il ne s'emporta contre moi jusqu'à un essai de voie de
fait, qu'une seule fois en sa vie. Il avait donc une sorte d'aversion
pour Hippolyte, à cause des mauvais tours et des moqueries de
celui-ci, et pourtant il lui portait, à cause de mon père, un
véritable intérêt. Rien ne l'obligeait à l'instruire, et il s'y
employait avec une obstination qui n'était pas de la vengeance, car il
eût été vite dégoûté d'une satisfaction que son élève lui faisait
payer si cher. Il s'était imposé cette tâche en conscience; mais il
est bien vrai de dire qu'à l'occasion le ressentiment y trouvait son
compte.

Quand j'allais prendre mes leçons auprès d'Hippolyte, accoudé sur sa
table et jouant aux mouches quand on ne le regardait pas, Ursule était
toujours là. Deschartres aimait cette petite fille pleine d'assurance
qui lui tenait tête et lui répliquait fort à propos. Comme tous les
hommes violens, Deschartres aimait parfois la résistance ouverte et
devenait débonnaire, faible même avec ceux qui ne le craignaient pas.
Le tort d'Hippolyte et son malheur était de ne lui jamais dire en face
qu'il était injuste et cruel. S'il l'eût menacé une seule fois de se
plaindre à ma grand'mère ou de quitter la maison, Deschartres eût
certainement fait un retour sur lui-même; mais l'enfant le craignait,
le haïssait et ne se consolait que par la vengeance.

Il est certain qu'il y était ingénieux et qu'il avait un esprit
diabolique pour observer et relever les ridicules. Souvent, au milieu
de la leçon, Deschartres était appelé dans la maison ou dans la cour
de la ferme par quelque détail de son exploitation. Ces absences
étaient mises à profit pour se moquer de lui. Hippolyte prenait le
flageolet d'ébène et singeait le professeur avec un rare talent
d'imitation. Il n'y avait rien de plus ridicule, en effet, que
Deschartres jouant du flageolet. Cet instrument champêtre était déjà
ridicule par lui-même dans les mains d'un personnage si solennel et au
milieu d'un visage si refrogné d'habitude. En outre, il le maniait
avec une extrême prétention, arrondissant les doigts avec grâce,
dandinant son gros corps et pinçant la lèvre supérieure avec une
affectation qui lui donnait la plus plaisante figure du monde. C'était
dans le menuet de Fischer surtout qu'il déployait tous ses moyens, et
Hippolyte savait très bien par cœur ce morceau qu'il ne pouvait venir
à bout de lire proprement quand la musique écrite et la figure
menaçante de Deschartres étaient devant ses yeux; mais à force de le
contrefaire, il l'avait appris malgré lui, et je crois qu'il ne fit
jamais d'autre étude musicale que celle-là.

Ursule, qui était fort sage pendant la leçon, devenait fort turbulente
dans les entr'actes. Elle grimpait partout, feuilletait tous les
livres, bousculait toutes les pantoufles et toutes les savonnettes, et
riait à se rouler par terre de toutes les remarques dénigrantes
d'Hippolyte sur la toilette, les habitudes et les manières du
pédagogue. Il avait toujours sur les rayons de sa bibliothèque une
quantité de petits sacs de graines qu'il expérimentait dans le jardin,
rêvant sans cesse au moyen d'acclimater quelque nouvelle plante
fourragère, fromentale ou légumineuse dans le département, et se
flattant d'éclipser la gloire de ses concurrens au comité
d'agriculture. Nous prenions soin de lui mêler toutes ces graines
triées avec tant de scrupule par ses propres mains, nous mélangions le
pastel avec le colza, et le sarrazin avec le millet, si bien que les
graines poussaient tout de travers, et qu'il récoltait de la luzerne
là où il avait semé des raves. Il entassait manuscrits sur manuscrits
pour prouver à ses confrères de la Société d'agriculture que M. Cadet
de Vaux était un âne et M. Rougier de la Bergerie un veau; car c'était
en ces termes peu parlementaires qu'il faisait la guerre aux systèmes
de ses concurrens dans le comice agricole. Nous dérangions les
feuillets de ses opuscules et nous ajoutions des lettres à plusieurs
mots pour y faire des fautes d'orthographe. Il lui arriva une fois
d'envoyer le manuscrit ainsi embelli à l'imprimerie, et quand on lui
renvoya ses épreuves à corriger, il entra dans une colère épouvantable
contre le crétin de prote qui faisait de pareilles bévues.

Parmi ses livres, il y en avait plusieurs qui excitaient vivement
notre curiosité: entre autres, le _Grand Albert_ et le _Petit Albert_,
et divers manuels d'économie rurale et domestique, fort anciens et
remplis de billevesées. Il y en avait un, dont j'ai oublié le titre,
que Deschartres avait placé au plus haut de ses rayons, et qu'il
prisait pour l'ancienneté de l'édition. Je ne saurais dire au juste de
quoi il traite ni ce qu'il vaut. Nous ne pouvions guère le parcourir,
car l'escalade pour le saisir et le remettre en place prenait une
partie du temps que nous dérobions à la vigilance du maître. Autant
que je m'en souviens, il y avait de tout: des remèdes pour guérir les
maladies des hommes et des bêtes, des recettes pour les médicamens,
les mets, les liqueurs et les poisons. Il y avait aussi de la magie,
et c'était là ce qui nous intéressait le plus. Hippolyte avait ouï
dire une fois à Deschartres qu'il s'y trouvait une formule de
conjuration pour faire paraître le diable. Il s'agissait de la trouver
dans tout ce fatras et nous nous y reprîmes à plus de vingt fois. Au
moment où nous pensions arriver au magique feuillet, nous entendions
retentir sur l'escalier les pas lourds de Deschartres. Il eût été plus
simple de lui demander de nous le montrer; il est probable que, dans
un moment de bonne humeur, il nous eût enseigné en riant le procédé
pour appeler satan; mais il nous paraissait bien plus piquant de
surprendre le secret nous-mêmes et de faire l'expérience entre nous.

Enfin, un jour que Deschartres était à la chasse, Hippolyte vint nous
chercher. Il avait, ou il croyait avoir trouvé parmi divers grimoires,
celui qui servait à l'incantation. Il y avait des paroles à dire, des
lignes à tracer par terre avec de la craie et je ne sais quelles
autres préparations qui m'échappent, et que nous ne pouvions réaliser.
Soit qu'Hippolyte se moquât de nous, soit qu'il crût un peu à la
vertu des formules, nous fîmes ce qu'il nous prescrivait, lui, le
livre à la main, nous, parcourant en différens sens les lignes tracées
par terre. C'était une sorte de table de Pythagore, avec des carrés,
des losanges, des étoiles, des signes du zodiaque, beaucoup de
chiffres et d'autres figures cabalistiques dont le souvenir est assez
confus en moi.

Ce que je me rappelle bien, c'est l'espèce d'émotion qui nous gagnait
à mesure que nous opérions; il était dit que le premier indice du
succès de l'opération serait le jaillissement d'une flamme bleuâtre
sur certains chiffres ou certaines figures, et nous attendions ce
prodige avec une certaine anxiété. Nous n'y croyions pourtant pas,
Hippolyte étant déjà assez esprit fort, et moi ayant été habituée, par
ma mère et ma grand'mère (d'accord sur ce point), à regarder
l'existence du diable comme une imposture, la fiction d'un
croquemitaine pour les petits enfans. Mais Ursule eut peur tout en
riant, et quitta la chambre, sans qu'il fût possible de l'y ramener.

Alors, mon frère et moi, nous trouvant seuls à l'œuvre, et la gaîté
de notre compagne ne nous soutenant plus, nous reprîmes l'opération
avec une sorte de courage. Malgré nous, l'imagination s'allumait, et
l'attente d'un prodige quelconque nous agitait un peu. Aussitôt que
les flammes paraîtraient, nous pouvions en rester là et ne pas
insister pour que, sous les chiffres du milieu, le plancher fût percé
par les deux cornes de Lucifer. «Bah! disait Hippolyte, il est écrit
dans le livre que les personnes qui n'oseraient pas aller jusqu'au
bout, peuvent, en effaçant bien vite certains chiffres, faire rentrer
le diable sous terre, au moment où il passe la tête dehors. Seulement,
il faut éviter que ses yeux soient sortis, car aussitôt qu'il vous a
regardé vous n'êtes plus maître de le renvoyer avant de lui avoir
parlé: moi, je ne sais pas si je l'oserais, mais tout au moins, je
voudrais voir le bout de ses cornes.

«--Mais s'il nous regarde, et s'il faut lui parler, disais-je, que lui
dirons-nous?

«--Ma foi, répondait Hippolyte, je lui commanderai d'emporter
Deschartres, son flageolet et tous ses vieux bouquins.»

Nous prenions certainement la chose en plaisanterie en devisant ainsi,
mais nous n'en étions pas moins émus. Les enfans ne peuvent jouer avec
le merveilleux sans en ressentir quelque ébranlement, et, sous ce
rapport, les hommes du passé ont été des enfans bien autrement
crédules que nous ne l'étions.

Nous complétâmes l'expérience comme nous pûmes, et non seulement le
diable ne vint pas, mais encore il n'y eut pas la moindre petite
flamme. Nous mettions pourtant l'oreille sur le carreau, et Hippolyte
prétendait entendre un petit pétillement précurseur des premières
étincelles; mais il se moquait de moi et je n'en étais pas dupe, tout
en feignant d'écouter et d'entendre aussi quelque chose. Ce n'était
qu'un jeu, mais un jeu qui nous faisait battre le cœur. Nos
plaisanteries nous rassuraient et tenaient notre raison éveillée, mais
je ne sais pas si nous eussions osé jouer ainsi avec l'enfer l'un sans
l'autre. Je ne crois pas qu'Hippolyte l'ait essayé depuis.

Nous étions cependant un peu désappointés d'avoir pris tant de peine
pour rien, et nous nous consolâmes en reconnaissant que nous n'avions
pas la moitié des objets désignés dans le livre pour accomplir le
charme. Nous nous promîmes de nous les procurer, et, en effet, pendant
quelques jours, nous recueillîmes certaines herbes et certains
chiffons. Mais comme il y avait une foule d'autres prescriptions
scientifiques que nous ne comprenions pas, et d'ingrédiens qui nous
étaient complétement inconnus, la chose n'alla pas plus loin.

Le flageolet de Deschartres me rappelle qu'il y avait à la Châtre un
fou qui venait souvent demander à notre précepteur de lui jouer un
petit air, et celui-ci n'avait garde de le lui refuser, car c'était un
auditeur très attentif, le seul probablement qu'il ait jamais charmé.
Ce fou s'appelait M. Demai. Il était jeune encore, habillé très
proprement et d'une figure agréable, sauf une grande barbe noire qu'on
était convenu de trouver très effrayante à cette époque, où l'on se
rasait entièrement la figure, et où les militaires seuls portaient la
moustache. Il était doux et poli; sa folie était une mélancolie
profonde, une sorte de préoccupation solennelle. Jamais un sourire, le
calme d'un désespoir ou d'un ennui sans bornes. Il arrivait seul à
toute heure du jour, et nous remarquions avec surprise que les chiens,
qui étaient fort méchans, aboyaient de loin après lui, s'approchaient
avec méfiance pour flairer ses habits et se retiraient aussitôt, comme
s'ils eussent compris que c'était un être inoffensif et sans
conséquence. Lui, sans faire aucune attention aux chiens, entrait dans
la maison ou dans le jardin, et bien qu'avant sa folie il n'eût jamais
eu aucune relation avec nous, il s'arrêtait auprès de la première
personne qu'il rencontrait, lui disait une ou deux paroles et restait
là plus ou moins longtemps, sans qu'il fût nécessaire de s'occuper de
lui. Quelquefois il entrait chez ma grand'mère sans frapper, sans
songer à se faire annoncer, lui demandait très poliment de ses
nouvelles, répondait à ses questions qu'il se portait fort bien,
prenait un siége sans y être invité, et demeurait impassible, pendant
que ma grand'mère continuait à écrire ou à me donner ma leçon. Si
c'était la leçon de musique, il se levait, se plaçait debout derrière
le clavecin, et y restait immobile jusqu'à la fin.

Lorsque sa présence devenait gênante, on lui disait: «Eh bien,
monsieur Demai, désirez-vous quelque chose?--_Rien de nouveau_,
répondait-il, _je cherche la tendresse_.--Est-ce que vous ne l'avez
pas trouvée encore, depuis le temps que vous la cherchez?--Non,
disait-il, et pourtant j'ai cherché partout. Je ne sais où elle peut
être.--Est-ce que vous l'avez cherchée dans le jardin?--Non, pas
encore, disait-il, et, frappé d'une idée subite, il allait au jardin,
se promenait dans toutes les allées, dans tous les coins, s'asseyait
sur l'herbe à côté de nous pour regarder nos jeux, d'un air grave,
montait chez Deschartres, entrait chez ma mère, et même dans les
chambres inhabitées, parcourait toute la maison, ne demandant rien à
personne, et se contentant de répondre à qui l'interrogeait «qu'il
cherchait la tendresse.» Les domestiques, pour s'en débarrasser, lui
disaient: «Ça ne se trouve pas ici; allez du côté de la Châtre. Bien
sûr, vous la rencontrerez par là.» Quelquefois il avait l'air de
comprendre qu'on le traitait comme un enfant. Il soupirait et s'en
allait. D'autres fois, il avait l'air de croire à ce qu'on lui disait,
et regagnait la ville à pas précipités.

Je crois avoir entendu dire qu'il était devenu fou par chagrin
d'amour, mais qu'il le serait devenu pour une cause quelconque, parce
qu'il y avait d'autres fous dans sa famille. Quoi qu'il en soit, je ne
me rappelle pas ce pauvre chercheur de tendresse sans attendrissement.
Nous l'aimions, nous autres enfans, sans autre motif que la
compassion, car il ne nous disait presque rien, et faisait si peu
d'attention à nous, malgré qu'il nous regardât jouer ensemble des
heures entières, qu'il ne nous reconnaissait pas les uns d'avec les
autres. Il appelait Hippolyte M. Maurice, et demandait souvent à
Ursule si elle était Mlle Dupin, ou à moi si j'étais Ursule. Nous
avions pour son infortune un respect d'instinct, car nous ne l'avons
jamais raillé ni évité. Il ne répondait guère aux questions et
semblait se trouver content quand on ne le repoussait ni ne le fuyait.
Peut-être eût-il été très curable par un traitement soutenu de
douceur, de distractions et d'amitié; mais probablement les soins
moraux et intelligens lui manquaient, car il venait toujours seul et
s'en allait de même. Il a fini par se suicider. Du moins, on l'a
trouvé noyé dans un puits, où, sans doute, l'infortuné cherchait _la
tendresse_, cet introuvable objet de ses douloureuses aspirations.

Ma mère nous quitta au commencement de l'automne. Elle ne pouvait
abandonner Caroline, et se voyait forcée de partager sa vie entre ses
deux enfans. Elle me raisonna beaucoup pour m'empêcher de vouloir la
suivre. J'avais un vif chagrin: mais nous devions tous partir pour
Paris à la fin d'octobre. C'était deux mois de séparation tout au
plus, et l'effroi qui s'était emparé de moi l'année précédente à
l'idée d'une séparation absolue, était dissipé par la manière dont
j'avais vécu auprès d'elle, presque sans interruption, depuis ce
temps-là. Elle me fit comprendre que Caroline avait besoin d'elle, que
nous serions bientôt réunies à Paris, qu'elle viendrait encore à
Nohant l'année suivante. Je me soumis.

Ces deux mois se passèrent sans encombre: je m'habituais aux manières
imposantes de ma bonne maman; j'étais devenue assez raisonnable pour
obéir sans effort, et elle s'était, de son côté, un peu relâchée
envers moi de ses exigences de _bonne tenue_. A la campagne, elle
était moins frappée des inconvéniens de mon laisser-aller. C'est à
Paris qu'en me comparant aux petites poupées du beau monde, elle
s'effrayait de mon franc parler et de mes allures de paysanne. Alors
recommençait la petite persécution qui me profitait si peu.

Nous quittâmes Nohant, ainsi qu'on me l'avait promis, aux premiers
froids. Il fut décidé qu'on mettrait Hippolyte en pension à Paris pour
le dégrossir aussi de ses manières rustiques. Deschartres s'offrit à
l'y conduire, à faire choix de l'établissement _destiné au bonheur de
posséder un élève si gentil_, et à l'y installer. On lui fit donc un
trousseau; et comme il devait aller prendre avec Deschartres la
diligence à Châteauroux, il fut convenu que nous traverserions la
brande ensemble, nous dans la voiture, conduite par Saint-Jean et les
deux vieux chevaux, Hippolyte et Deschartres à cheval sur les
paisibles jumens de la ferme. Mais quelques jours avant de partir, on
s'avisa que, pour faire cette partie d'équitation, il lui fallait des
bottes, car la culotte courte et les bas blancs de la première
communion n'étaient plus de saison.

Une paire de bottes! c'était depuis longtemps le rêve, l'ambition,
l'idéal, le tourment du gros garçon. Il avait essayé de s'en faire
avec de vieilles tiges de Deschartres et un grand morceau de cuir
qu'il avait trouvé dans la remise, peut-être le tablier de quelque
cabriolet réformé. Il avait travaillé quatre jours et quatre nuits,
taillant, cousant, faisant tremper son cuir dans l'auge des chevaux
pour l'amollir, et il avait réussi à se confectionner des chaussures
informes, dignes d'un Esquimau, mais qui crevèrent le premier jour
qu'il les mit. Ses vœux furent donc comblés quand le cordonnier lui
apporta de véritables bottes, avec fer au talon et courroies pour
recevoir des éperons.

Je crois que c'est la plus grande joie que j'aie vu éprouver à un
mortel. Le voyage à Paris, le premier déplacement de sa vie! la course
à cheval, l'idée de se séparer bientôt de Deschartres, tout cela
n'était rien en comparaison du bonheur d'avoir des bottes. Lui-même
met encore cette satisfaction d'enfant, dans ses souvenirs, au-dessus
de toutes celles qu'il a goûtées depuis, et il dit souvent: «Les
premières amours? je crois bien! les miennes ont eu pour objet une
paire de bottes; et je vous réponds que je me suis trouvé heureux et
fier!»

C'étaient des bottes à la hussarde, selon la mode d'alors, et on les
portait par dessus le pantalon plus ou moins collant. Je les vois
encore, car mon frère me les fit tant regarder et tant admirer bon gré
mal gré, que j'en fus obsédée jusqu'à en rêver la nuit. Il les mit la
veille du départ et ne les quitta plus qu'à Paris, car il se coucha
avec. Mais il ne put dormir, tant il craignait, non que ses bottes
vinssent à déchirer ses draps de lit, mais que ses draps de lit
n'enlevassent le brillant de ses bottes. Il se releva donc sur le
minuit, et vint dans ma chambre pour les examiner à la clarté du feu
qui brillait encore dans la cheminée. Ma bonne, qui couchait dans un
cabinet voisin, voulut le renvoyer. Ce fut impossible. Il me réveilla
pour me montrer ses bottes, puis s'assit devant le feu ne voulant
point dormir, car c'eût été perdre pour quelques instans le sentiment
de son bonheur. Pourtant le sommeil vainquit cette ivresse, et quand
ma bonne m'éveilla pour partir, nous vîmes Hippolyte qui s'était
laissé glisser par terre et qui dormait sur le carreau, devant la
cheminée.

Je vis peut-être un peu moins ma mère à Paris dans l'hiver de 1811 à
1812. On m'habituait peu à peu à me passer d'elle, et, de son côté,
sentant qu'elle se devait davantage à Caroline, qui n'avait pas de
bonne maman pour la gâter, elle secondait le désir qu'on éprouvait de
me voir prendre mon parti. J'eus, cette fois, des distractions et des
plaisirs conformes à mon âge. Ma grand'mère était liée avec Mme de
Fargès, dont la fille, Mme de Pontcarré, avait une fille charmante,
nommée Pauline. On nous fit faire connaissance, et nous sommes restées
intimement liées jusqu'à l'époque de nos mariages respectifs, qui nous
ont éloignées l'une de l'autre, avec des circonstances que je
raconterai en leur lieu. Pauline, qui fut plus tard une ravissante
jeune fille, était un enfant blond, mince, un peu pâle, vif, agréable
et fort enjoué. Elle avait une magnifique chevelure bouclée, des yeux
bleus superbes, des traits réguliers. Elle avait, à peu de chose près,
le même âge que moi. Comme sa mère était une femme de beaucoup
d'esprit, l'enfant n'était point maniéré. Cependant, elle avait une
_meilleure tenue_ que moi, elle marchait plus légèrement et perdait
beaucoup moins souvent ses gants et son mouchoir. Aussi ma grand'mère
me la proposait-elle pour modèle à toute heure, moyen infaillible pour
me la faire détester si j'avais eu l'amour-propre qu'on voulait me
donner, et si je n'avais pas eu toute ma vie un besoin irrésistible de
m'attacher aux êtres avec lesquels le hasard me fait vivre.

J'aimais donc tendrement Pauline qui se laissa aimer: c'était là sa
nature. Elle était bonne, sincère, aimable, mais froide. J'ignore si
elle a changé. Cela m'étonnerait beaucoup.

Nous prenions toutes nos leçons ensemble, et ma grand'mère n'ayant
guère le temps, à Paris, de s'occuper de moi sous ce rapport, Mme de
Pontcarré eut la bonté de m'associer aux études de Pauline, comme on
associait Pauline à mes leçons. Il vint chez nous, pour nous deux,
trois fois par semaine, un maître d'écriture, un maître de danse, une
maîtresse de musique. Les autres jours, Mme de Pontcarré venait me
chercher, et c'était elle-même qui se donnait la peine de nous faire
repasser les principes et de nous mettre les mains sur son piano. Elle
était excellente musicienne et chantait avec beaucoup de feu et de
grandeur. Sa belle voix et les brillans accompagnemens qu'elle
trouvait sur un instrument moins aigre et plus étendu que le clavecin
de Nohant, augmentèrent mon goût pour la musique. Après la musique,
elle nous enseignait la géographie et un peu d'histoire. Pour tout
cela, elle se servait des méthodes de l'abbé Gaultier, qui étaient en
vogue alors et que je crois excellentes. C'était une sorte de jeu avec
des boules et des jetons comme au loto, et on apprenait en s'amusant.

Elle était fort douce et encourageante avec moi; mais, soit que
Pauline fût plus distraite, soit le grand désir qu'ont les mères de
pousser leurs enfans à de rapides progrès, elle la brutalisait un
peu, et lui pinçait même les oreilles d'une façon toute napoléonienne.
Pauline pleurait et criait, mais la leçon arrivait à bonne fin, et,
aussitôt après, Mme de Pontcarré nous menait promener et jouer chez sa
mère qui avait un appartement au rez-de-chaussée et un jardin quelque
part comme rue de la Ferme-des-Mathurins ou de la Victoire. Je m'y
amusais beaucoup, parce que nous y trouvions souvent des enfans plus
âgés que nous, il est vrai, de quelques années, mais qui voulaient
bien nous inviter à leur colin-maillard et à leur partie de barres.
C'étaient les enfans de Mme Debrosse, seconde fille, je crois, de Mme
de Fargès, par conséquent les cousins de Pauline. Je ne me rappelle du
garçon que le nom d'Ernest. La fille était déjà une assez grande
personne relativement à nous. Mais elle était gaie, vive et fort
spirituelle. Elle s'appelait Constance, et était alors au couvent des
Anglaises, où nous avons été depuis, Pauline et moi. Il y avait aussi
un jeune garçon qui s'appelait Fernand de Prunelet, dont la figure
était agréable, malgré un énorme nez. Il était le doyen de nos parties
de jeu, par conséquent le plus obligeant et le plus tolérant à l'égard
des bouderies ou des caprices des deux petites filles. Nous dînions
quelquefois tous ensemble et, après le dîner, on nous laissait nous
évertuer dans la salle à manger, où nous faisions grand vacarme. Les
domestiques, et même les mamans venaient aussi se mêler aux jeux.
C'était une sorte de vie de campagne transportée à Paris, et j'avais
grand besoin de cela.

Je voyais aussi de temps en temps ma chère Clotilde, avec qui je me
querellais beaucoup plus qu'avec Pauline, parce qu'elle répondait
davantage à mon affection et ne prenait pas _mes torts_ avec la même
insouciance. Elle se fâchait quand je me fâchais, s'obstinait quand je
lui en donnais l'exemple, et puis après c'étaient des embrassades et
des transports de tendresse comme avec Ursule; mieux encore, car nous
avions dormi dans le même berceau, nous avions été nourries du même
lait, nos mères donnant le sein à celle de nous qui criait la
première; et quoique, depuis, nous n'ayons jamais passé beaucoup de
temps ensemble, il y a toujours eu entre nous comme un amour du sang
plus prononcé encore que le degré de notre parenté. Nous nous
considérions, dès l'enfance, comme deux sœurs jumelles.

Hippolyte était en demi-pension. Dans l'intervalle des heures qu'il
passait à la maison, et les jours de congé, il prenait la leçon de
danse et la leçon d'écriture avec nous. Je dirai quelque chose de nos
maîtres, dont je n'ai rien oublié.

M. Gogault, le maître de danse, était danseur à l'Opéra. Il faisait
grincer sa pochette et nous tortillait les pieds pour nous les placer
en dehors. Quelquefois Deschartres, assistant à la leçon,
renchérissait sur le professeur pour nous reprocher de marcher et de
danser comme des ours ou des perroquets. Mais nous, qui détestions le
marcher prétentieux de Deschartres, et qui trouvions M. Gogault
singulièrement ridicule de se présenter dans une chambre comme un
zéphyr qui va battre un entrechat, nous nous hâtions, mon frère et
moi, de nous tourner les pieds en dedans aussitôt qu'il était parti,
et, comme il nous les disloquait pour leur faire prendre la _première
position_, nous nous les disloquions en sens contraire dans la crainte
de rester comme il nous voulait arranger. Nous appelions ce travail en
cachette la _sixième position_. On sait que les principes de la danse
n'en admettent que cinq.

Hippolyte était d'une maladresse et d'une pesanteur épouvantables, et
M. Gogault déclarait que jamais pareil cheval de charrue ne lui avait
passé par les mains. Ses _changemens de pied_ ébranlaient toute la
maison; ses _battemens_ entamaient la muraille. Quand on lui disait de
relever la tête et de ne pas tendre le cou, il prenait son menton dans
sa main et le tenait ainsi en dansant. Le professeur était forcé de
rire, tandis que Deschartres exhalait une sérieuse et véhémente
indignation contre l'élève, qui croyait pourtant avoir fait preuve de
bonne volonté.

Le maître d'écriture s'appelait M. Loubens. C'était un professeur à
grandes prétentions et capable de gâter la meilleure main avec ses
systèmes. Il tenait à la position du bras et du corps, comme si écrire
était une mimique chorégraphique: mais tout se tenait dans le genre
d'éducation que ma grand'mère voulait nous donner; il fallait de la
_grâce_ dans tout. M. Loubens avait donc inventé divers instrumens de
gêne pour forcer ses élèves à avoir la tête droite, le coude dégagé,
trois doigts allongés sur la plume, et le petit doigt étendu sur le
papier, de manière à soutenir le _poids_ de la main. Comme cette
régularité de mouvement et cette tension des muscles sont ce qu'il y a
de plus antipathique à l'adresse naturelle et à la souplesse des
enfans, il avait inventé: 1º pour la tête, une sorte de couronne en
baleine; 2º pour le corps et les épaules, une ceinture qui se
rattachait par derrière à la couronne, au moyen d'une sangle; 3º pour
le coude, une barre de bois qui se vissait à la table; 4º pour l'index
de la main droite, un anneau de laiton soudé à un plus petit anneau
dans lequel on passait la plume; 5º pour la position de la main et du
petit doigt, une sorte de socle en bois avec des entailles et des
roulettes. Joignez à tous ces ustensiles indispensables à l'étude de
la calligraphie selon M. Loubens, les règles, le papier, les plumes et
les crayons, toutes choses qui ne valaient rien, si elles n'étaient
fournies par le professeur, on verra que le professeur faisait un
petit commerce qui le dédommageait un peu de la modicité du prix
attribué généralement aux leçons d'écriture.

D'abord toutes ces inventions nous firent beaucoup rire; mais au bout
de cinq minutes d'essai, nous reconnûmes que c'était un vrai supplice,
que les doigts s'ankylosaient, que le bras se raidissait et que le
bandeau donnait la migraine. On ne voulut pas écouter nos plaintes et
nous ne fûmes débarrassés de M. Loubens, que lorsqu'il eut réussi à
nous rendre parfaitement illisibles.

La maîtresse de piano s'appelait Mme de Villiers. C'était une jeune
femme toujours vêtue de noir, intelligente, patiente, et de manières
distinguées.

J'avais en outre, pour moi seule, une maîtresse de dessin, Mlle
Greuze, qui se disait fille du célèbre peintre, et qui l'était
peut-être. C'était une bonne personne, qui avait peut-être aussi du
talent, mais qui ne travaillait guère à m'en donner, car elle
m'enseignait de la manière la plus bête du monde, à faire des hachures
avant de savoir dessiner une ligne, et à arrondir de gros vilains
yeux, avec d'énormes cils qu'il fallait compter un à un, avant d'avoir
l'idée de l'ensemble d'une figure.

En somme, toutes ces leçons étaient un peu de l'argent perdu. Elles
étaient trop superficielles pour nous apprendre réellement aucun art.
Elles n'avaient qu'un bon résultat, c'était de nous occuper et de
nous faire prendre l'habitude de nous occuper nous-mêmes. Mais il eût
mieux valu éprouver nos facultés, et nous tenir ensuite à une
spécialité que nous eussions pu conquérir. Cette manière d'apprendre
un peu de tout aux demoiselles est certainement meilleure que de ne
leur rien apprendre; c'est encore l'usage, et on appelle cela leur
_donner des talens d'agrément_, agrément que nient, par parenthèse,
les infortunés voisins condamnés à entendre des journées entières
certaines études de chant ou de piano. Mais il me semble que chacune
de nous est propre à une certaine chose, et que celles qui, dans
l'enfance, ont de l'aptitude pour tout, n'en ont pour rien par la
suite. Dans ce cas-là, il faudrait choisir et développer l'aptitude
qui domine. Quant aux jeunes filles qui n'en ont aucune, il ne
faudrait pas les abrutir par des études qu'elles ne comprennent pas,
et qui parfois les rendent sottes et vaines, de simples et bonnes
qu'elles étaient naturellement.

Il y a pourtant à considérer le bon côté en toutes choses, et celui de
l'éducation que je critique est de développer simultanément toutes les
facultés, par conséquent de compléter l'âme, pour ainsi dire. Tout se
tient dans l'intelligence comme dans les émotions de l'être humain.
C'est un grand malheur que d'être absolument étranger aux jouissances
de la peinture lorsqu'on est musicien, et réciproquement. Le poète se
complète par le sentiment de tous les arts et n'est point impunément
insensible à un seul. La philosophie des anciens, continuée en partie
au moyen-âge et pendant la renaissance, embrassait tous les
développemens de l'esprit et du corps, depuis la gymnastique jusqu'à
la musique, aux langues, etc. Mais c'était un ensemble logique, et la
philosophie était toujours au faîte de cet édifice. Les diverses
branches de l'instruction se rattachaient à l'arbre de la science, et
quand on apprenait la déclamation et les différens modes de la lyre,
c'était pour célébrer les dieux, ou pour répandre les chants sacrés
des poètes. Cela ne ressemblait guère à ce que nous faisons
aujourd'hui en apprenant une sonate ou une romance. Nos arts si
perfectionnés sont en même temps profanés dans leur essence, et nous
peignons assez bien le peu de dignité de leur usage en les appelant
arts d'agrément dans le monde.

L'éducation étant ce qu'elle est, je ne regrette pas que ma bonne
grand'mère m'ait forcée de bonne heure à saisir ces différentes
notions. Si elles n'ont produit chez moi aucun résultat _d'agrément_
pour les autres, elles ont du moins été pour moi-même une source de
pures et inaltérables jouissances, et, m'étant inculquées dans l'âge
où l'intelligence est fraîche et facile, elles ne m'ont causé ni peine
ni dégoût.

J'en excepte pourtant la danse que M. Gogault me rendait ridicule, et
le grand art de la calligraphie que M. Loubens me rendait odieux.
Lorsque l'abbé d'Andrezel venait voir ma grand'mère, il entrait
quelquefois dans la chambre où nous prenions nos leçons, et à la vue
de M. Loubens, il s'écriait: «Salut à M. le professeur de
_belles-lettres_!» titre que M. Loubens, soit qu'il comprît ou non le
calembour, acceptait fort gravement. «Ah! grand Dieu! disait ensuite
l'abbé, si on enseignait les véritables belles-lettres à l'aide de
carcans, de camisoles de force et d'anneaux de fer, suivant la méthode
Loubens, combien de littérateurs nous aurions de moins, mais combien
de pédans de plus!»

Nous occupions alors un très joli appartement rue Thiroux, no 8.
C'était un entresol assez élevé pour un entresol, et vaste pour un
appartement de Paris. Il y avait comme dans la rue des Mathurins un
beau salon où l'on n'entrait jamais. La salle à manger donnait sur la
rue, mon piano était entre les deux fenêtres, mais le bruit des
voitures, les cris de Paris, bien plus fréquens et plus variés qu'ils
ne le sont aujourd'hui, les orgues de Barbarie et le passage des
visiteurs me dérangeaient tellement que je n'étudiais avec aucun
plaisir et seulement pour l'acquit de ma conscience.

La chambre à coucher, qui était réellement le salon de ma grand'mère,
donnait sur une cour, terminée par un jardin et un grand pavillon,
dans le goût de l'empire, où demeurait, je crois, un ex-fournisseur
des armées. Il nous permettait d'aller courir dans son jardin, qui
n'était, en réalité qu'un fond de cour planté et sablé, mais où nous
trouvions moyen de faire bien du chemin. Au dessus de nous demeurait
Mme Perrier, fort jolie et pimpante personne, belle-sœur de Casimir
Périer. Au second, c'était le général Maison, soldat parvenu, dont la
fortune était certainement respectable, mais qui a été l'un des
premiers à abandonner l'empereur en 1814. Ses équipages, ses
ordonnances, ses mulets couverts de bagages (je crois qu'il partait
pour l'Espagne à cette époque, ou qu'il en revenait) remplissaient la
cour et la maison de bruit et de mouvement; mais ce qui me frappait le
plus, c'était sa mère, vieille paysanne qui n'avait rien changé à son
costume, à son langage et à ses habitudes de parcimonie rustique;
toute tremblotante et cassée qu'elle était, elle assistait dans la
cour, par le plus grand froid, au sciage des bûches et au mesurage du
charbon. Elle avait des querelles de l'autre monde avec le concierge,
à qui elle arrachait des mains la bûche dite _bûche du portier_,
lorsqu'il la choisissait un peu trop grosse. Cela avait son beau et
son mauvais côté; mais je défie que d'ici à longtemps on fasse passer
le paysan de la misère à la richesse, sans porter son avarice à
l'extrême. L'existence de cette pauvre vieille était une fatigue, un
souci, une fureur sans relâche.

Nous avons occupé cet appartement de la rue Thiroux jusqu'en 1816. En
1832 ou 1833, cherchant à me loger, j'ai aperçu un écriteau sur la
porte et je suis entrée, espérant que c'était le logement de ma
grand'mère qui se trouvait vacant; mais c'était le pavillon du fond,
et on en demandait, je crois, 1,800 fr., prix beaucoup trop élevé pour
mes ressources à cette époque. Je me suis pourtant donné le plaisir
d'examiner ce pavillon afin de parcourir la cour plantée où rien
n'était changé, et de voir en face les croisées de la chambre de ma
bonne maman, d'où elle me faisait signe de rentrer lorsque je
m'oubliais dans le jardin. Tout en causant avec le portier, j'appris
que cette maison n'avait pas changé de propriétaire: que ce
propriétaire existait toujours, et qu'il occupait précisément
l'appartement de l'entresol que je convoitais. Je voulus, du moins, me
procurer la satisfaction de revoir cet appartement, et, sous prétexte
de marchander le pavillon, je me fis annoncer à M. Buquet. Il ne me
reconnut pas, et je ne l'aurais pas reconnu non plus. Je l'avais perdu
de vue jeune encore et ingambe. Je retrouvai un vieillard qui ne
sortait plus de sa chambre et qui, pour faire apparemment un peu
d'exercice commandé par le médecin, avait installé un billard à côté
de son lit, dans la propre chambre de ma grand'mère. Du reste, sauf
ma chambre qui avait été jointe à un autre appartement, rien n'était
changé dans la disposition des autres pièces: les ornemens dans le
goût de l'empire, les plafonds, les portes, les lambris, je crois même
le papier de l'antichambre, étaient les mêmes que de mon temps; mais
tout cela était noir, sale, enfumé, et puant le caporal au lieu des
exquises senteurs de ma grand'mère. Je fus surtout frappée de la
petitesse de la maison, de la cour, des jardins et des chambres, qui,
jadis, me paraissaient si vastes, et qui étaient restés ainsi dans mes
souvenirs. Mon cœur se serra de retrouver si laide, si triste et si
sombre cette habitation toute pleine de mes souvenirs.

J'ai du moins encore une partie des meubles qui me retracent mon
enfance et même le grand tapis qui nous amusait tant Pauline et moi.
C'est un tapis Louis XV avec des ornemens qui, tous, avaient un nom et
un sens pour nous. Tel rond était une île, telle partie du fond un
bras de mer à traverser. Une certaine rosace à flammes pourpres était
l'enfer, de certaines guirlandes étaient le paradis, et une grande
bordure représentant des ananas était la forêt Hercynia. Que de
voyages fantastiques, périlleux ou agréables nous avons faits sur ce
vieux tapis avec nos petits pieds! La vie des enfans est un miroir
magique. Ceux qui ne sont pas initiés n'y voient que les objets réels.
Les initiés y trouvent toutes les riantes images de leurs rêves; mais
un jour vient où le talisman perd sa vertu, ou bien la glace se brise,
et les éclats sont dispersés pour ne jamais se réunir.

Tel fut pour moi l'éparpillement de toutes les personnes et de presque
toutes les choses qui remplirent ma vie de Paris jusqu'à l'âge de
dix-sept ou dix-huit ans. Ma grand'mère et tous ses vieux amis des
deux sexes moururent un à un. Mes relations changèrent. Je fus
oubliée, et j'oubliai moi-même une grande partie des êtres que j'avais
vus tous les jours pendant si longtemps. J'entrai dans une nouvelle
phase de ma vie; qu'on me pardonne donc de trop m'arrêter dans celle
qui a disparu pour moi tout entière.

Je voyais de temps en temps les neveux de mon père et la nombreuse
famille qui se rattachait à l'aîné surtout, René, celui qui habitait
le joli petit hôtel de la rue de Grammont. Je n'ai encore rien dit de
ses enfans, afin de ne pas embrouiller mon lecteur dans cette
complication de générations; et, au reste, je n'ai rien à dire de son
fils Septime, que j'ai peu connu et qui ne m'était point sympathique.
Le rêve de ma grand'mère était de me marier avec lui ou avec son
cousin Léonce, fils d'Auguste. Mais je n'étais pas un parti assez
riche pour eux, et je crois que ni eux ni leurs parens n'y songèrent
jamais. Les propos des bonnes me mirent de bonne heure, malgré moi,
au courant de rêveries de ma bonne grand'mère, et c'est une grande
sottise de tourmenter les enfans par ces idées de mariage. Je m'en
préoccupai longtemps avant l'âge où il eût été nécessaire d'y songer,
et cela produisait en moi une grande inquiétude d'esprit. Léonce me
plaisait, comme un enfant peut plaire à un autre enfant. Il était gai,
vif et obligeant. Septime était froid et taciturne, du moins il me
semblait tel parce que je me croyais destinée à lui plus
particulièrement, ma grand'mère ayant plus d'amitié pour son père que
pour celui de Léonce. Mais que ce fût Léonce ou Septime, j'avais une
grande terreur de l'une ou de l'autre union, parce que, depuis la mort
de mon père, leurs parens ne voyaient point ma mère et la
maltraitaient beaucoup dans leur opinion.

Je pensais donc que mon mariage serait le signal d'une rupture forcée
avec ma mère, ma sœur et ma chère Clotilde, et j'étais dès-lors si
soumise de fait à ma grand'mère, que l'idée de résister à sa volonté
ne se présentait pas encore à mon esprit. J'étais donc toujours assez
mal à l'aise avec tous les Villeneuve, quoique d'ailleurs je les
aimasse beaucoup, et quelquefois, en jouant chez eux avec leurs
enfans, il me venait des envies de pleurer au milieu de mes rires.
Appréhensions chimériques, souffrances gratuites. Personne ne pensait
alors à me séparer de ma mère, et ces enfans, plus heureux que moi,
ne songeaient point à enchaîner leur liberté ou la mienne par le
mariage.

La sœur de Septime, Emma de Villeneuve, aujourd'hui Mme de la
Roche-Aymon, était une charmante personne, gracieuse, douce et
sensible, pour qui j'ai ressenti, dès mon enfance, une sympathie
particulière. J'étais à l'aise avec elle, et pour peu qu'elle eût
deviné les idées qui me tourmentaient, je lui aurais ouvert mon cœur
au moindre encouragement de sa part. Mais elle était bien loin de
penser qu'après avoir ri sur ses genoux et gambadé autour d'elle, je
m'en allais pleine de mélancolie, et me reprochant en quelque sorte
l'amitié que j'éprouvais pour mes parens paternels, pour ceux que l'on
m'avait présentés comme les ennemis de ma mère.

La mère d'Emma et de Septime, Mme René de Villeneuve, était une des
plus jolies femmes de la cour impériale. Elle était, à cette époque,
dame d'honneur de la reine Hortense. Je la voyais quelquefois, le
soir, avec des robes à queue et des diadèmes à l'antique, ce qui
m'éblouissait grandement: mais je la craignais, je ne sais pourquoi.

René était chambellan du roi Louis. C'est un des hommes les plus
aimables que j'aie connus. Je l'ai aimé comme un père jusqu'au moment
où tout s'est brisé autour de moi. Et puis, sur ses vieux jours, il
m'a appelée dans ses bras, et j'y ai couru de grand cœur: on ne
boude pas contre soi-même.

Hippolyte ne fit pas long feu dans la pension où Deschartres l'avait
installée. Il y trouva des garçons aussi fous et encore plus malins
que lui, qui développèrent si bien ses heureuses dispositions pour le
tapage et l'indiscipline, que ma grand'mère, voyant qu'il travaillait
encore moins qu'à Nohant, le reprit au moment de notre départ.

C'est pendant l'hiver dont je viens de parler que se firent les
immenses préparatifs de la campagne de Russie. Dans toutes les maisons
où nous allions, nous rencontrions des officiers partant pour l'armée
et venant faire leurs adieux à la famille. On n'était pas assuré de
pénétrer jusqu'au cœur de la Russie. On était si habitué à vaincre
qu'on ne doutait pas d'obtenir satisfaction par des traités glorieux
aussitôt qu'on aurait passé la frontière et livré quelques batailles
dans les premières marches russes. On se faisait si peu l'idée du
climat, que je me souviens d'une vieille dame qui voulait donner
toutes ses fourrures à un sien neveu, lieutenant de cavalerie, et
cette précaution maternelle le faisait beaucoup rire. Jeune et fier
dans son petit dolman pincé et étriqué, il montrait son sabre, et
disait que c'était avec cela qu'on se réchauffe à la guerre. La bonne
dame lui disait qu'il allait dans un pays toujours couvert de neige.
Mais on était au mois d'avril: les jardins fleurissaient, l'air était
tiède. Les jeunes gens, et les Français surtout, croient volontiers
que le mois de décembre n'arrivera jamais pour eux. Ce fier jeune
homme a pu regretter plus d'une fois les fourrures de sa vieille
tante, lors de la fatale retraite.

Les gens avisés, et Dieu sait qu'il n'en manque point après
l'événement, ont prétendu qu'ils avaient tous mal auguré de cette
gigantesque entreprise; qu'ils avaient blâmé Napoléon comme un
conquérant téméraire: enfin, qu'ils avaient eu le pressentiment de
quelque immense désastre. Je n'en crois rien, ou du moins je n'ai
jamais entendu exprimer ces craintes, même chez les personnes
ennemies, par système ou par jalousie, des grandeurs de l'empire. Les
mères qui voyaient partir leurs enfans se plaignaient de l'infatigable
activité de l'empereur, et se livraient aux inquiétudes et aux regrets
personnels inévitables en pareil cas. Elles maudissaient le conquérant
ambitieux; mais jamais je ne vis en elles le moindre doute du succès,
et j'entendais tout, je comprenais tout à cette époque. La pensée que
Napoléon pût être vaincu ne se présenta jamais qu'à l'esprit de ceux
qui le trahissaient. Ils savaient bien que c'était le seul moyen de le
vaincre. Les gens prévenus, mais honnêtes, avaient en lui, tout en le
maudissant, la confiance la plus absolue, et j'entendais dire à une
des amies de ma grand'mère: Eh bien! quand nous aurons pris la
Russie, qu'est-ce que nous en ferons?

D'autres disaient qu'il méditait la conquête de l'Asie, et que la
campagne de Russie n'était qu'un premier pas vers la Chine. Il veut
être le maître du monde, s'écriait-on, et il ne respecte les droits
d'aucune nation. Où s'arrêtera-t-il? Quand se trouvera-t-il satisfait?
C'est intolérable. Tout lui réussit.

Et personne ne disait qu'il pouvait éprouver des revers, et faire
payer cher à la France la gloire dont il l'avait enivrée.

Nous revînmes à Nohant avec le printems de 1812; ma mère vint passer
une partie de l'été avec nous, et Ursule, qui retournait tous les
hivers chez ses parens, me fut rendue, à ma grande joie et à la sienne
aussi. Outre l'affection qu'Ursule avait pour moi, elle adorait
Nohant. Elle était plus sensible que moi à ce bien-être, et elle
jouissait plus que moi de la liberté, puisque, sauf quelques leçons de
couture et de calcul que lui donnait sa tante Julie, elle était livrée
à une complète indépendance. Je dois dire qu'elle n'en abusait pas, et
que, par caractère, elle était laborieuse. Ma mère lui apprenait à
lire et à écrire, et, tandis que je prenais mes autres leçons avec
Deschartres ou avec ma bonne maman, bien loin de songer à aller
courir, elle restait auprès de ma mère qu'elle adorait et qu'elle
entourait des plus tendres soins. Elle savait se rendre utile, et ma
mère regrettait de n'avoir pas le moyen de l'emmener à Paris pendant
l'hiver.

Ce maudit hiver était le désespoir de ma pauvre Ursule. Toute
différente de moi en ceci, elle se croyait exilée quand elle
retournait dans sa famille. Ce n'est pas que ses parens fussent dans
la misère. Son père était chapelier et gagnait assez d'argent, surtout
dans les foires, où il allait vendre des chapeaux à pleines charretées
aux paysans. Sa femme, pour aider à son débit, tenait ramée dans les
foires; mais ils avaient beaucoup d'enfans, et de la gêne, par
conséquent.

Ursule ne pouvait supporter sans se plaindre le changement annuel de
régime et d'habitudes. On pensa que le _richement_ menaçait de lui
tourner la tête, on commença à regretter de lui avoir fait manger _son
pain blanc le premier_, et on parla de la reprendre et de la mettre en
apprentissage pour lui donner une profession. Je ne voulais pas
entendre parler de cela, et ma grand'mère hésita quelque temps. Elle
avait quelque désir de garder Ursule, disant qu'un jour elle pourrait
gouverner ma maison et s'y rendre utile en ne cessant pas d'être
heureuse: mais il y avait du temps jusque-là; on ne savait ce qui
pourrait arriver, et Ursule n'était pas d'un caractère à être jamais
une _fille de chambre_. Elle avait trop de fierté, de franchise et
d'indépendance pour faire penser qu'elle se plierait à faire des
volontés des autres pour de l'argent. Il lui fallait une _fonction_
et non un service domestique. C'était donc une position à lui assurer
dans une famille qu'elle aimerait et dont elle serait aimée. Si, par
quelque événement imprévu, la nôtre venait à lui manquer, que
deviendrait-elle sans profession acquise, et avec l'habitude du
bien-être? Mlle Julie pensait judicieusement que la pauvre enfant
serait horriblement malheureuse, et elle insista pour qu'on ne la
laissât pas plus longtemps s'accoutumer à ce _chez nous_ dont le
souvenir la tourmentait si fort en notre absence. Ma grand'mère céda,
et il fut décidé qu'Ursule s'en irait tout à fait au moment où nous
repartirions pour Paris, mais que, jusque-là, on ne ferait part de
cette résolution ni à elle ni à moi, afin de ne pas troubler notre
bonheur présent. C'était, en effet, la fin de mon bonheur qui
approchait. En même temps qu'Ursule, je devais bientôt perdre la
présence de ma mère et tomber sous le joug et dans la société des
femmes de chambre.

Cet été de 1812 fut donc encore sans nuage, Tous les dimanches, les
trois sœurs d'Ursule venaient passer la journée avec nous. L'aînée,
qu'on appelait de son nom de famille féminisé, selon la coutume du
pays, était une bonne personne d'une beauté angélique, à laquelle j'ai
conservé une grande sympathie de cœur. Elle nous chantait des rondes,
nous enseignait le _cob_, la _marelle_, les _évalines_, le
_traîne-balin_, l'_aveuglat_[6], enfin tous les jeux de notre pays,
dont le nom est aussi ancien que l'usage, et qu'on ne retrouverait
même pas tous dans l'immense nomenclature des jeux d'enfans rapportés
dans le Gargantua. Toutes ces amusettes nous passionnaient. La maison,
le jardin et le petit bois retentissaient de nos jeux et de nos rires:
mais, vers la fin de la journée, j'en avais assez, et, s'il avait
fallu passer ainsi deux journées de suite, je n'aurais pas pu y tenir.
J'avais déjà pris l'habitude du travail, et je souffrais d'une sorte
d'ennui indéfinissable au milieu de mes amusemens. Pour rien au monde,
je ne me serais avoué à moi-même que je regrettais ma leçon de musique
ou d'histoire, et pourtant elle me manquait. A mon insu, mon cerveau,
abandonné à la dérive au milieu de ces plaisirs enfantins et de cette
activité sans but, arrivait à la satiété, et n'eût été la joie de
revoir ma chère _Godignonne_, j'aurais désiré, le dimanche soir, que
les sœurs d'Ursule ne revinssent pas le dimanche suivant, mais le
dimanche suivant ma gaîté et mon ardeur au jeu revenaient dès le matin
et duraient encore une partie de la journée.

  [6] L'_aveuglat_ est une sorte de collin-maillard. Le _cob_ et
  les _évalines_ sont une manière de jouer aux osselets avec une
  grosse bille de marbre. Le _traîne-balin_ s'appelle, je crois,
  les _petits-paquets_, à Paris. La marelle doit-être connue dans
  beaucoup de provinces. Elle est expliquée dans les notes de
  Pantagruel, par Esmengard. Un grave antiquaire du Berry s'est
  donné la peine de composer un ouvrage sur l'étymologie du mot
  _évaline_. Il n'a pas osé se risquer pour le _cob_. Cela devenait
  sans doute plus ardu et trop sérieux.

Nous eûmes cette année-là une nouvelle visite de mon oncle de
Beaumont, et la fête de ma bonne maman fut de nouveau préparée avec
des _surprises_. Nous n'étions déjà plus assez naïfs et assez confians
en nous-mêmes pour désirer de jouer la comédie, mon oncle se contenta
de faire des couplets sur l'air de la _Pipe de tabac_ que je dus
chanter à déjeuner en présentant mon bouquet. Ursule eut un long
compliment en prose moitié sérieux, moitié comique, à dégoiser;
Hippolyte dut jouer, sans faire une seule faute, le menuet de Fischer
sur le flageolet, et même il eut l'honneur, ce jour-là, de soufler et
de cracher dans le flageolet d'ébène de Deschartres.

Les visites que nous recevions et que nous rendions me mettaient en
rapport avec de jeunes enfans qui sont restés les amis de toute ma
vie. Le capitaine Fleury, dont il est question dans les premières
lettres de mon père, avait un fils et une fille. La fille, charmante
et excellente personne, est morte peu d'années après son mariage, et
son frère Alphonse est resté un frère pour moi. M. et Mme Duvernet,
les amis de mon père et les compagnons de ses joyeux essais
dramatiques en 1797, avaient un fils que je n'ai guère perdu de vue
depuis qu'il est au monde, et que j'appelle aujourd'hui mon _vieux_
ami. Enfin, notre plus proche voisin habitait et habite encore un joli
château de la renaissance, ancienne appartenance de Diane de Poitiers.
Ce voisin, M. Papet, amenait sa femme et ses enfans passer la journée
chez nous, et son fils Gustave était encore en robe quand nous fîmes
connaissance. Voilà trois pères de famille, plus jeunes que moi de
quelques années, que j'ai connus en petits jupons et en bourrelet, que
j'ai pris dans mes bras déjà robustes pour leur faire cueillir des
cerises aux arbres de mon jardin, qui m'ont tyrannisée des journées
entières (car, dès mon enfance, j'ai aimé les petits enfans avec une
passion maternelle), et qui souvent, depuis, se sont crus pourtant
plus raisonnables que moi. Les deux aînés sont déjà un peu chauves, et
moi je grisonne. J'ai peine aujourd'hui à leur persuader qu'ils sont
des enfans, et ils ne se souviennent plus des innombrables _méfaits_
que j'ai à leur reprocher. Il est vrai que des amitiés de quarante ans
ont pu réparer bien des sottises, robes déchirées, joujoux cassés,
exigences furibondes. J'en passe, et des meilleures! C'était un peu ma
faute, et je ne pouvais pas m'empêcher de rire avec mon frère et
Ursule de leurs turpitudes.

Il n'y avait pas si longtemps que nous les trouvions charmantes à
commettre pour notre propre compte.

Au milieu de nos jeux et de nos songes dorés, les nouvelles de Russie
vinrent, à l'automne, jeter de notes lugubres et faire passer sous nos
yeux hallucinés des images effrayantes et douloureuses. Nous
commencions à écouter la lecture des journaux, et l'incendie de Moscou
me frappa comme un grand acte de patriotisme. Je ne sais pas
aujourd'hui s'il faut ainsi juger cette catastrophe. La manière dont
les Russes nous faisaient la guerre est à coup sûr quelque chose
d'inhumain et de farouche qui ne peut avoir d'analogue chez les
nations libres. Dévaster ses propres champs, brûler ses maisons,
affamer de vastes contrées pour livrer au froid et à la faim une armée
d'invasion serait héroïque de la part d'une population qui agirait
ainsi de son propre mouvement. Mais le czar russe qui ose dire, comme
Louis XIV: _L'État, c'est moi!_ ne consultait point les populations
esclaves de la Russie. Il les arrachait de leurs demeures, il
dévastait leurs terres, il les faisait chasser devant ses armées comme
de misérables troupeaux, sans les consulter, sans s'inquiéter de leur
laisser un asile, et ces malheureux eussent été infiniment moins
opprimés, moins ruinés et moins désespérés par notre armée victorieuse
qu'ils ne le furent par leur propre armée, obéissant aux ordres
sauvages d'une autorité sans merci, sans entrailles, sans notion
aucune du droit humain.

En supposant que Rostopchin eût pris conseil, avant de brûler Moscou,
de quelques riches et puissantes familles, la population de cette
vaste cité n'en eut pas moins l'obligation de subir le sacrifice de
ses maisons, et de ses biens, et il est permis de douter qu'elle y eût
consenti unanimement si elle eût pu être consultée, si elle eût eu des
réclamations à faire entendre, des droits à faire valoir. La guerre de
Russie, c'est le navire battu de l'orage qui jette à l'eau sa
cargaison pour alléger son lest; le czar, c'est le capitaine; les
ballots qu'on submerge, c'est le peuple; le navire qu'on sauve, c'est
la politique du souverain. Si jamais autorité a méprisé profondément
et compté pour rien la vie et la propriété des hommes, c'est dans les
monarchies absolues qu'il faut aller chercher l'idéal d'un pareil
système.

Mais l'autorité de Napoléon recommença, dès le moment de nos désastres
en Russie, à représenter l'individualité, l'indépendance et la dignité
de la France. Ceux qui en jugèrent autrement pendant la lutte de nos
armées avec la coalition tombèrent dans une erreur fatale. Les uns,
ceux qui se préparaient à trahir, commirent sciemment un mensonge
envers la conscience publique: d'autres, les pères du _libéralisme_
naissant, y tombèrent probablement de bonne foi. Mais, l'histoire
commence à faire justice de leur rôle en cette affaire. Ce n'était pas
le moment de s'aviser des empiétemens de l'empereur sur les libertés
politiques, lorsque le premier représentant de notre libéralisme
allait être le Russe Alexandre.

J'avais donc huit ans quand j'entendis débattre pour la première fois
le redoutable problème de l'avenir de la France. Jusque-là, je
regardais ma nation comme invincible et le trône impérial comme celui
de Dieu même. On suçait avec le lait, à cette époque, l'orgueil de la
victoire. La chimère de la noblesse s'était agrandie, communiquée à
toutes les classes. Naître Français, c'était une illustration, un
titre. L'aigle était le blason de la nation tout entière.



CHAPITRE SIXIEME

  L'armée et l'empereur perdus pendant quinze jours.--Vision.--Un
    mot de l'empereur sur mon père.--Les prisonniers
    allemands.--Les Tyroliennes.--Séparation d'avec Ursule.--Le
    tutoiement.--Le grand lit jaune.--La tombe de mon père.--Les
    jolis mots de M. de Talleyrand.--La politique des vieilles
    comtesses.--Un enfant patriote.--Autre vision.--Mme de Béranger
    et ma mère.--Les soldats affamés en Sologne.--L'aubergiste
    _jacobin_.--Maladie de ma grand'mère.--Mme de Béranger dévaste
    notre jardin.--Le corset.--_Lorette_ de Béranger.--Entrée des
    alliés à Paris.--Opinion de ma grand'mère sur les Bourbons.--Le
    boulet de canon.--Les belles dames et les Cosaques.


Les enfans s'impressionnent à leur manière des faits généraux et des
malheurs publics. On ne parlait d'autre chose autour de nous que de la
campagne de Russie, et pour nous c'était quelque chose d'immense et de
fabuleux comme les expéditions d'Alexandre dans l'Inde.

Ce qui nous frappa extrêmement c'est que pendant quinze jours, si je
ne me trompe, on fut sans nouvelles de l'empereur et de l'armée.
Qu'une masse de trois cent mille hommes, que Napoléon, l'homme
qui remplissait l'univers de son nom et l'Europe de sa présence,
eussent ainsi disparu comme un pèlerin que la neige engloutit, et
dont on ne retrouve pas même le cadavre, c'était pour moi un fait
incompréhensible. J'avais des rêves bizarres, des élans d'imagination
qui me donnaient la fièvre et remplissaient mon sommeil de fantômes.
Ce fut alors qu'une singulière fantaisie, qui m'est restée longtemps
après, commença à s'emparer de mon cerveau excité par les récits et
les commentaires qui frappaient mes oreilles. Je me figurais, à un
certain moment de ma rêverie, que j'avais des ailes, que je
franchissais l'espace, et que, ma vue plongeant sur les abîmes de
l'horizon, je découvrais les vastes neiges, les steppes sans fin de la
Russie blanche; je planais, je m'orientais dans les airs, je
découvrais enfin les colonnes errantes de nos malheureuses légions; je
les guidais vers la France, je leur montrais le chemin, car ce qui me
tourmentait le plus, c'était de me figurer qu'elles ne savaient où
elles étaient et qu'elles s'en allaient vers l'Asie, s'enfonçant de
plus en plus dans les déserts, en tournant le dos à l'Occident. Quand
je revenais à moi-même, je me sentais fatiguée et brisée par le long
vol que j'avais fourni, mes yeux étaient éblouis par la neige que
j'avais regardée; j'avais froid, j'avais faim, mais j'éprouvais une
grande joie d'avoir sauvé l'armée française et son empereur.

Enfin, vers le 25 décembre, nous apprîmes que Napoléon était à Paris.
Mais son armée restait derrière lui, engagée encore pour deux mois
dans une retraite horrible, désastreuse. On ne sut officiellement les
souffrances et les malheurs de cette retraite qu'assez longtemps
après. L'empereur à Paris, on croyait tout sauvé, tout réparé. Les
bulletins de la grande armée et les journaux ne disaient qu'une partie
de la vérité. Ce fut par les lettres particulières, par les récits de
ceux qui échappèrent au désastre, qu'on put se faire une idée de ce
qui s'était passé.

Parmi les familles que ma grand'mère connaissait, il y eut un jeune
officier qui était parti à seize ans pour cette terrible campagne. Il
grandit de toute la tête au milieu de ces marches forcées et de ces
fatigues inouïes. Sa mère, n'entendant plus parler de lui, le
pleurait. Un jour, une espèce de brigand, d'une taille colossale et
bizarrement accoutré, se précipite dans sa chambre, tombe à ses genoux
et la presse dans ses bras. Elle crie de peur d'abord et bientôt de
joie. Son fils avait près de six pieds[7]. Il avait une longue barbe
noire, et en guise de pantalon, un jupon de femme, la robe d'une
pauvre vivandière tombée gelée au milieu du chemin.

  [7] On assurait qu'il avait grandi d'un pied pendant la campagne.

Je crois que c'est ce même jeune homme qui eut peu de temps après un
sort pareil à celui de mon père. Sorti sain et sauf des extrêmes
périls de la guerre, il se tua à la promenade; son cheval emporté vint
se briser avec lui contre le timon d'une charrette. L'empereur ayant
appris cet accident, dit d'un ton brusque: «Les mères de famille
prétendent que je fais tuer tous leurs enfans à la guerre, en voilà un
pourtant dont je n'ai pas à me reprocher la mort. C'est comme M.
Dupin! Est-ce encore ma faute si celui-là a été tué par un mauvais
cheval?»

Ce rapprochement entre M. de... et mon père montre la merveilleuse
mémoire de l'empereur. Mais à quel propos se plaignait-il ainsi des
mères de famille? C'est ce que je n'ai pu savoir. Je ne me souviens
pas de l'époque précise de la catastrophe de M. de.... Ce devait être
dans un moment où la France aristocratique abandonnait la cause de
l'empereur, et où celui-ci faisait d'amères réflexions sur sa
destinée.

Il m'est impossible de me rappeler si nous allâmes à Paris dans
l'hiver de 1812 à 1813. Cette partie de mon existence est tout à fait
sortie de ma mémoire. Je ne saurais dire non plus si ma mère vint à
Nohant dans l'été de 1813. Il est probable que oui, car dans le cas
contraire j'aurais eu du chagrin, et je me souviendrais.

Le calme s'était rétabli dans ma tête à l'endroit de la politique.
L'empereur était reparti de Paris, la guerre avait recommencé en
avril. Cet état de guerre extérieure était alors comme un état normal,
et on ne s'inquiétait que lorsque Napoléon n'agissait pas d'une
manière ostensible. On l'avait dit abattu et découragé après son
retour de Moscou. Le découragement d'un seul homme, c'était encore le
seul malheur public qu'on voulût admettre et qu'on osât prévoir. Dès
le mois de mai, les victoires de Lutzen, Dresde et Bautzen, relevèrent
les esprits. L'armistice dont on parlait me parut la sanction de la
victoire. Je ne pensai plus à avoir des ailes et à voler au secours de
nos légions. Je repris mon existence de jeux, de promenades et
d'études faciles.

Dans le courant de l'été, nous eûmes un passage de prisonniers. Le
premier que nous vîmes fut un officier qui s'était assis au bord de la
route, sur le seuil d'un petit pavillon qui ferme notre jardin de ce
côté-là. Il avait un habit de drap fin, de très beau linge, des
chaussures misérables, et un portrait de femme attaché à un ruban noir
sur sa poitrine. Nous le regardions curieusement, mon frère et moi,
tandis qu'il examinait ce portrait d'un air triste, mais nous n'osâmes
pas lui parler. Son domestique vint le rejoindre. Il se leva et se
remit en route sans faire attention à nous. Une heure après, il passa
un groupe assez considérable d'autres prisonniers. Ils se dirigeaient
sur Châteauroux. Personne ne les conduisait ni ne les surveillait. Les
paysans les regardaient à peine.

Le lendemain, comme nous jouions mon frère et moi auprès du pavillon,
un de ces pauvres diables vint à passer. La chaleur était accablante.
Il s'arrêta et s'assit sur cette marche du pavillon qui offrait aux
passans un peu d'ombre et de fraîcheur. Il avait une bonne figure de
paysan allemand, lourde, blonde et naïve. Cela nous enhardit à lui
parler, mais il nous répondit: «Moi pas comprend.» C'était tout ce
qu'il savait dire en français. Alors je lui demandai par signes s'il
avait soif. Il me répondit en me montrant l'eau du fossé d'un air
d'interrogation. Nous lui fîmes comprendre qu'elle n'était pas bonne à
boire et qu'il eût à nous attendre. Nous courûmes lui chercher une
bouteille de vin et un énorme morceau de pain sur lesquels il se jeta
avec des exclamations de joie et de reconnaissance, et quand il se fut
restauré, il nous tendit la main à plusieurs reprises. Nous pensions
qu'il voulait de l'argent, et nous n'en avions pas. J'allais en
demander pour lui à ma grand'mère, lorsqu'il devina ma pensée. Il me
retint, et nous fit entendre que ce qu'il voulait de nous, c'était une
poignée de main. Il avait les yeux pleins de larmes, et après avoir
bien cherché, il vint à bout de nous dire: «_Enfans très pons!_»

Nous revînmes tout attendris raconter à ma bonne maman notre aventure.
Elle se prit à pleurer, songeant au temps où son fils avait eu un sort
pareil chez les Croates. Puis, comme de nouvelles colonnes de
prisonniers paraissaient sur la route, elle fit porter au pavillon une
pièce de vin du pays et une provision de pain. Nous en prîmes
possession, mon frère et moi, et nous eûmes récréation toute la
journée, afin de pouvoir remplir l'office de cantiniers jusqu'au soir.
Ces pauvres gens étaient d'une grande discrétion, d'une douceur
parfaite, et nous montraient une vive reconnaissance pour ce pauvre
morceau de pain et ce verre de vin offerts en passant, sans cérémonie.
Ils paraissaient touchés surtout de voir deux enfans leur faire les
honneurs, et pour nous remercier, ils se groupaient en chœur et nous
chantaient des tyroliennes qui me charmèrent. Je n'avais jamais
entendu rien de semblable. Ces paroles étrangères, ces voix justes
chantant en parties, et cette classique vocalisation gutturale qui
marque le refrain de leurs airs nationaux étaient alors choses très
nouvelles en France, et ce n'est pas sur moi seulement qu'elles
produisirent de l'effet. Tous les prisonniers allemands internés dans
nos provinces y furent traités avec la douceur et l'hospitalité
naturelles autrefois au Berrichon; mais ils durent à leurs chants et à
leur talent pour la valse plus de sympathie et de bons traitemens que
la pitié ne leur en eût assuré. Ils furent les compagnons et les amis
de toutes les familles où ils s'établirent: quelques-uns même s'y
marièrent.

Je crois bien que cette année-là fut la première que je passai à
Nohant sans Ursule. Probablement nous avions été à Paris pendant
l'hiver, et, à mon retour, la séparation était un fait préparé et
accompli, car je ne me rappelle pas qu'il ait amené de la surprise et
des larmes. Je sais que cette année-là, ou la suivante, Ursule venait
me voir tous les dimanches, et nous étions restées tellement liées,
que je ne passais pas un samedi sans lui écrire une lettre pour lui
recommander de venir le lendemain, et pour lui envoyer un petit
cadeau. C'était toujours quelque niaiserie de ma façon, un ouvrage en
perles, une découpure en papier, un bout de broderie. Ursule trouvait
tout cela magnifique et en faisait des reliques d'amitié.

Ce qui me surprit et me blessa beaucoup, c'est que tout d'un coup elle
cessa de me tutoyer. Je crus qu'elle ne m'aimait plus, et quand elle
m'eut protesté de son attachement, je crus que c'était une taquinerie,
une obstination, je ne sais quoi enfin; mais cela me parut une insulte
gratuite, et, pour me consoler, il fallut qu'elle m'avouât que sa
tante Julie lui avait solennellement défendu de rester avec moi sur ce
pied de familiarité inconvenante. Je courus en demander raison à ma
grand'mère, qui confirma l'arrêt en me disant que je comprendrais plus
tard combien cela était nécessaire. J'avoue que je ne l'ai jamais
compris.

J'exigeai qu'Ursule me tutoyât quand nous serions tête à tête; mais
comme à ce compte elle n'eût pu guère prendre l'habitude qu'on lui
imposait, et qu'elle fut grondée pour avoir laissé échapper en
présence de sa tante quelque _tu_ au lieu de _vous_ en parlant à ma
personne, je fus forcée de consentir à ce qu'elle perdît avec moi
cette douce et naturelle familiarité. Cela me fit souffrir longtemps,
et même j'essayai de lui donner de _vous_ pour rétablir l'égalité
entre nous. Elle en ressentit beaucoup de chagrin. «Puisqu'on ne vous
défend pas de me tutoyer, me disait-elle, ne m'ôtez pas ce plaisir-là;
car, au lieu d'un chagrin, ça m'en ferait deux.» Alors comme nous
étions assez savantes pour nous amuser des mots de notre première
enfance: «Tu vois, lui disais-je, ce que c'est que ce maudit
_richement_, que tu voulais me faire aimer et que je n'aimerai jamais.
Cela ne sert qu'à vous empêcher d'être aimé.--Ne croyez pas cela de
moi, disait Ursule, vous serez toujours ce que j'aimerai le mieux au
monde: que vous soyez riche ou pauvre, ça m'est bien égal.» Cette
excellente fille, qui vraiment m'a tenu parole, apprenait l'état de
tailleuse, où elle est devenue fort habile. Bien loin d'être
paresseuse et prodigue, comme on craignait qu'elle ne le devînt, elle
est une des femmes les plus laborieuses et les plus raisonnables que
je connaisse.

Je crois me rappeler positivement maintenant que ma mère passa cet
été-là avec moi et que j'eus du chagrin, parce que jusqu'alors j'avais
couché dans sa chambre quand elle était à Nohant, et que pour la
première fois cette douceur me fut refusée. Ma grand'mère me disait
trop grande pour dormir sur un sofa, et, en effet, le petit lit de
repos qui m'avait servi devenait trop court. Mais le grand lit jaune
qui avait vu naître mon père et qui était celui de ma mère à Nohant
(le même dont je me sers encore) avait six pieds de large, et c'était
une fête pour moi quand elle me permettait d'y dormir avec elle.
J'étais là comme un oisillon dans le sein maternel, il me semblait que
j'y dormais mieux et que j'y avais de plus jolis rêves.

Malgré la défense de la bonne maman, j'eus pendant deux ou trois soirs
la patience d'attendre, sans dormir, jusqu'à onze heures, que ma mère
fût rentrée dans sa chambre. Alors je me levais sans bruit, je
quittais la mienne sur la pointe de mes pieds nus, et j'allais me
blottir dans les bras de ma petite mère, qui n'avait pas le courage de
me renvoyer, et qui elle-même était heureuse de s'endormir avec ma
tête sur son épaule. Mais ma grand'mère eut des soupçons, ou fut
avertie par Mlle Julie, son lieutenant de police. Elle monta et me
surprit au moment où je m'échappais de ma chambre: Rose fut grondée
pour avoir fermé les yeux sur mes escapades. Ma mère entendit du bruit
et sortit dans le corridor. Il y eut des paroles assez vives
échangées, ma grand'mère prétendait que ce n'était ni sain, ni
_chaste_, qu'une fille de neuf ans dormît à côté de sa mère. Vraiment
elle était fâchée et ne savait pas ce qu'elle disait, car rien n'est
plus chaste et plus sain, au contraire. J'étais si chaste quant à moi,
que je ne comprenais même pas bien le sens du mot de chasteté. Tout ce
qui pouvait en être le contraire m'était inconnu. J'entendis ma mère
qui répondait: «Si quelqu'un manque de chasteté, c'est pour avoir de
pareilles idées! C'est en parlant trop tôt de cela aux enfans qu'on
leur ôte l'innocence de leur esprit, et je vous assure bien que si
c'est comme cela que vous comptez élever ma fille, vous auriez mieux
fait de me la laisser. Mes caresses sont plus honnêtes que vos
pensées.»

Je pleurai toute la nuit. Il me semblait être attachée physiquement et
moralement à ma mère par une chaîne de diamant que ma grand'mère
voulait en vain s'efforcer de rompre, et qui ne faisait que se
resserrer autour de ma poitrine jusqu'à m'étouffer.

Il y eut beaucoup de froideur et de tristesse dans les relations avec
ma grand'mère pendant quelques jours. Cette pauvre femme voyait bien
que plus elle essayait de me détacher de ma mère, plus elle perdait
elle-même dans mon affection, et elle n'avait d'autre ressource que de
se réconcilier avec elle pour se réconcilier avec moi. Elle me prenait
dans ses bras et sur ses genoux pour me caresser, et je lui fis
grand'peine la première fois en m'en dégageant et en lui disant:
«Puisque ce n'est pas chaste, je ne veux pas embrasser.» Elle ne
répondit rien, me posa à terre, se leva et quitta sa chambre avec plus
de précipitation qu'elle ne paraissait capable d'en mettre dans ses
mouvemens.

Cela m'étonna, m'inquiéta même après un moment de réflexion, et je
n'eus pas de peine à la rejoindre dans le jardin; je la vis prendre
l'allée qui longe le mur du cimetière et s'arrêter devant la tombe de
mon père. Je ne sais pas si j'ai dit déjà que mon père avait été
déposé dans un petit caveau pratiqué sous le mur du cimetière, de
manière que la tête reposât dans le jardin et les pieds dans la terre
consacrée. Deux cyprès et un massif de rosiers et de lauriers francs
marquent cette sépulture, qui est aussi aujourd'hui celle de ma
grand'mère.

Elle s'était donc arrêtée devant cette tombe qu'elle avait bien
rarement le courage d'aller regarder, et elle pleurait amèrement. Je
fus vaincue, je m'élançai vers elle, je serrai ses genoux débiles
contre ma poitrine et je lui dis une parole qu'elle m'a bien souvent
rappelée depuis: «Grand'mère, c'est moi qui vous consolerai.» Elle me
couvrit de larmes et de baisers et alla sur-le-champ trouver ma mère
avec moi. Elles s'embrassèrent sans s'expliquer autrement, et la paix
revint pendant quelque temps.

Mon rôle eût été de rapprocher ces deux femmes et de les mener, à
chaque querelle, s'embrasser sur la tombe de mon père. Un jour vint
où je le compris et où je l'osai. Mais j'étais trop enfant à l'époque
que je raconte pour rester impartiale entre elles deux: je crois même
qu'il m'eût fallu une grande dose de froideur ou d'orgueil pour juger
avec calme laquelle avait le plus tort ou le plus raison dans leurs
dissidences, et j'avoue qu'il m'a fallu trente ans pour y voir bien
clair et pour chérir presque également le souvenir de l'une et de
l'autre.

Je crois que ce qui précède date de l'été 1813, je ne l'affirmerais
pourtant pas, parce qu'il y a là une sorte de lacune dans mes
souvenirs: mais, si je me trompe de date, il importe peu. Ce que je
sais, c'est que cela n'est pas arrivé plus tard.

Nous fîmes un très court séjour à Paris l'hiver suivant. Dès le mois
de janvier 1814 ma grand'mère, effrayée des rapides progrès de
l'invasion, vint se réfugier à Nohant, qui est le point central pour
ainsi dire de la France, par conséquent le plus à l'abri des événemens
politiques.

Je crois que nous en étions parties au commencement de décembre, et
qu'en faisant ses préparatifs pour une absence de trois à quatre mois
comme les autres années, ma grand'mère ne prévoyait nullement la chute
prochaine de l'empereur et l'entrée des étrangers dans Paris. Il y
était de retour, lui, depuis le 7 novembre, après la retraite de
Leipzig. La fortune l'abandonnait. On le trahissait, on le trompait de
toutes parts. Quand nous arrivâmes à Paris, le _nouveau mot_ de M. de
Talleyrand courait les salons: «C'est, disait-il, _le commencement de
la fin_.» Ce mot, que j'entendais répéter dix fois par jour, c'est à
dire par toutes les visites qui se succédaient chez ma grand'mère, me
sembla niais d'abord, et puis triste, et puis odieux. Je demandai ce
que c'était que M. de Talleyrand, j'appris qu'il devait sa fortune à
l'empereur, et je demandai si son mot était un regret ou une
plaisanterie. On me dit que c'était une moquerie et une menace, que
l'empereur le méritait bien, qu'il était un ambitieux, un monstre. «En
ce cas, demandai-je, pourquoi est-ce que ce Talleyrand a accepté
quelque chose de lui?»

Je devais avoir bien d'autres surprises. Tous les jours j'entendais
louer des actes de trahison et d'ingratitude. La politique des
_vieilles comtesses_ me brisait la tête. Mes études et mes jeux en
étaient troublés et attristés.

Pauline n'était pas venue à Paris cette année-là; elle était restée en
Bourgogne avec sa mère, qui, toute femme d'esprit qu'elle était,
donnait dans la réaction jusqu'à la rage, et attendait les alliés
comme le Messie. Dès le jour de l'an, on parla de Cosaques qui avaient
franchi le Rhin, et la peur fit taire la haine un instant. Nous
allâmes faire visite à une des amies de ma grand'mère vers le
Château-d'Eau: c'était, je crois, chez Mme Dubois. Il y avait
plusieurs personnes, et des jeunes gens qui étaient ses petits-fils
ou ses neveux. Parmi ces jeunes gens, je fus frappée du langage d'un
garçonnet de treize ou quatorze ans, qui, à lui seul, tenait tête à
toute sa famille et à toutes les personnes en visite. «Comment,
disait-il, les Russes, les Prussiens, les Cosaques sont en France et
viennent sur Paris, et on les laissera faire?--Oui, mon enfant,
disaient les autres, tous ceux qui pensent bien les laisseront faire.
Tant pis pour le tyran, les étrangers viennent pour le punir de son
ambition et pour nous débarrasser de lui.--Mais ce sont des étrangers!
disait le brave enfant, et par conséquent nos ennemis. Si nous ne
voulons plus de l'empereur, c'est à nous de le renvoyer nous-mêmes;
mais nous ne devons pas nous laisser faire la loi par nos ennemis,
c'est une honte. Il faut nous battre contre eux!» On lui riait au nez.
Les autres grands jeunes gens, ses frères ou ses cousins, lui
conseillaient de prendre un grand sabre et de partir à la rencontre
des Cosaques. Cet enfant eut des élans de cœur admirables dont tout
le monde se moqua, dont personne ne lui sut gré, si ce n'est moi,
enfant qui n'osais dire un mot devant cet auditoire à peu près
inconnu, et dont le cœur battait pourtant d'une émotion subite à
l'idée enfin clairement énoncée devant moi du déshonneur de la France.
«Oui, moquez-vous, disait le jeune garçon, dites tout ce que vous
voudrez, mais qu'ils viennent, les étrangers, et que je trouve un
sabre, fût-il deux fois grand comme moi, je saurai m'en servir, vous
verrez, et tous ceux qui ne feront pas comme moi seront des lâches.»

On lui imposa silence, on l'emmena. Mais il avait fait au moins un
prosélyte. Lui seul, cet enfant que je n'ai jamais revu et dont je
n'ai jamais su le nom, m'avait formulé ma propre pensée. C'était tous
des lâches ces gens qui criaient d'avance: Vivent les alliés! Je ne me
souciais plus tant de l'empereur, car au milieu du dévergondage de
sots propos dont il était l'objet, de temps en temps, une personne
intelligente, ma grand'mère, mon oncle de Beaumont, l'abbé d'Andrezel
ou ma mère elle-même, prononçait un arrêt mérité, un reproche fondé
sur la vanité qui l'avait perdu. Mais _la France_! Ce mot-là était si
grand à l'époque où j'étais née, qu'il faisait sur moi une impression
plus profonde que si je fusse née sous la Restauration. On sentait
l'honneur du pays dès l'enfance, pour peu qu'on ne fût pas né idiot.

Je rentrai donc fort triste et agitée, et mon rêve de la campagne de
Russie me revint. Ce rêve m'absorbait et me rendait sourde aux
déclamations qui fatiguaient mon oreille. C'était un rêve de combat et
de meurtre. Je retrouvais mes ailes, j'avais une épée flamboyante,
comme celle que j'avais vue à l'Opéra dans je ne sais plus quelle
pièce, où l'ange exterminateur apparaissait dans les nuages[8], et je
fondais sur les bataillons ennemis, je les mettais en déroute, je les
précipitais dans le Rhin. Cette vision me soulageait un peu.

  [8] Je crois que c'était la _Mort d'Abel_, de je ne sais qui.

Pourtant, malgré la joie qu'on se promettait de la chute du tyran, on
avait peur de ces bons messieurs les Cosaques, et beaucoup de gens
riches se sauvaient. Mme de Béranger était la plus effrayée; ma
grand'mère lui offrit de l'emmener à Nohant, elle accepta. Je la
donnais de grand'cœur au diable, car cela empêchait ma bonne maman
d'emmener ma mère. Elle n'eût pas voulu mettre en présence deux
natures si incompatibles. J'étais outrée de cette préférence pour une
étrangère. S'il y avait réellement du danger à rester à Paris, c'était
ma mère, avant tout, qu'il fallait soustraire à ce danger, et je
commençais à faire le projet d'entrer en révolte et de rester avec
elle pour mourir avec elle s'il le fallait.

J'en parlai à ma mère, qui me calma. «Quand même ta bonne maman
voudrait m'emmener, me dit-elle, moi je n'y consentirais pas. Je veux
rester auprès de Caroline, et plus on parle de dangers à courir, plus
c'est mon devoir et ma volonté; mais tranquillise-toi, nous n'y sommes
pas. Jamais l'empereur, jamais nos troupes ne laisseront approcher
les ennemis de Paris. Ce sont des espérances de _vieille comtesse_.
L'empereur battra les Cosaques à la frontière, et nous n'en verrons
jamais un seul. Quand ils seront exterminés, la vieille Béranger
reviendra pleurer ses Cosaques à Paris, et j'irai te voir à Nohant.»

La confiance de ma mère dissipa mes angoisses. Nous partîmes le 12 ou
le 13 janvier. L'empereur n'avait pas encore quitté Paris. Tant qu'on
le voyait là, on se croyait sûr de n'y jamais voir d'autres monarques,
à moins que ce ne fût en visite et pour lui baiser les pieds.

Nous étions dans une grande calèche de voyage dont ma grand'mère avait
fait l'acquisition, et madame de Béranger, avec sa femme de chambre et
sa petite chienne nous suivait dans une grande berline à quatre
chevaux. Notre équipage déjà si lourd était leste en comparaison du
sien. Le voyage fut assez difficile. Il faisait un temps affreux. La
route était couverte de fourgons, de munitions de campagne de toute
espèce. Des colonnes de conscrits, de volontaires se croisaient, se
mêlaient bruyamment et se séparaient aux cris de _Vive l'empereur!
vive la France!_ Madame de Béranger avait peur de ces rencontres
fréquentes, au milieu desquelles nos voitures ne pouvaient avancer.
Les volontaires criaient souvent: _Vive la nation!_ et elle se croyait
en 93. Elle prétendait qu'ils avaient des figures patibulaires et
qu'ils la regardaient avec insolence. Ma grand'mère se moquait un peu
d'elle à la dérobée, mais elle était très dominée par elle et ne la
contredisait jamais ouvertement.

Dans la Sologne, nous rencontrâmes des soldats qui paraissaient venir
de loin, d'après leurs vêtemens en guenilles et leur air affamé.
Etaient-ce des détachemens rappelés d'Allemagne ou repoussés de la
frontière? Ils nous le dirent; je ne m'en souviens plus. Ils ne
mendiaient point; mais lorsque nous allions au pas dans les sables
détrempés de la Sologne, ils pressaient nos voitures d'un air
suppliant. Qu'est-ce qu'ils veulent donc? dit ma grand'mère. Ces
pauvres gens mouraient de faim et avaient trop de fierté pour le dire.
Nous avions un pain dans la voiture, je le tendis à celui qui se
trouvait le plus à ma portée. Il poussa un cri effrayant et se jeta
dessus, non avec les mains, mais avec les dents, si violemment que je
n'eus que le temps de retirer mes doigts, qu'il eût dévorés. Ses
compagnons l'entourèrent, et mordirent à même ce pain qu'il rongeait
comme eût pu le faire un animal. Ils ne se disputaient pas, ils ne
songeaient point à partager, ils se faisaient place les uns aux autres
pour mordre dans la proie commune, et ils pleuraient à grosses larmes.
C'était un spectacle navrant, et je ne pus me retenir de pleurer
aussi.

Comment, au cœur de la France, dans un pays pauvre, il est vrai, mais
que la guerre n'avait pas dévasté et où la disette n'avait pas régné
cette année-là, nos pauvres soldats expiraient-ils de faim sur une
grande route? Voilà ce que j'ai vu et ne puis expliquer. Nous vidâmes
le coffre aux provisions, nous leur donnâmes tout ce qu'il y avait
dans les deux voitures. Je crois qu'ils nous dirent que les ordres
avaient été mal donnés et qu'ils n'avaient pas eu de rations depuis
plusieurs jours, mais le détail m'échappe.

Les chevaux manquèrent souvent aux relais de poste, et nous fûmes
obligées de coucher dans de très mauvais gîtes. Dans un de ces gîtes,
l'hôte vint causer avec nous après dîner. Il était outré contre
Napoléon de ce qu'il avait laissé envahir la France. Il disait qu'il
fallait faire la guerre de partisans, égorger tous les étrangers,
mettre l'empereur à la porte, et proclamer la république: mais la
bonne, disait-il, la vraie, l'_une et indivisible et impérissable_.
Cette conclusion ne fut point du goût de Mme de Béranger, elle le
traita de jacobin: il le lui fit payer sur sa note.

Enfin, nous arrivâmes à Nohant, mais nous n'y étions pas depuis trois
jours qu'un grand chagrin vint donner un autre cours à mes pensées.

Ma grand'mère, qui n'avait jamais été malade de sa vie, fit une
maladie grave. Comme son organisation était très particulière, les
accidens de cette maladie eurent un caractère particulier. D'abord ce
fut un sommeil profond dont il fut impossible, durant deux jours, de
la tirer: puis, lorsque tous les symptômes alarmans furent dissipés,
on s'aperçut qu'elle avait sur le corps une large plaie gangréneuse,
produite par la légère excoriation laissée par les cataplasmes salins.
Cette plaie fut horriblement douloureuse et longue à fermer. Pendant
deux mois il lui fallut garder le lit, et la convalescence ne fut pas
moins longue.

Deschartres, Rose et Julie soignèrent ma pauvre bonne maman avec un
grand dévouement. Quant à moi, je sentis que je l'aimais plus que je
ne m'en étais avisée jusqu'alors. Ses souffrances, le danger de mort
où elle se trouva plusieurs fois me la rendirent chère, et le temps de
sa maladie fut pour moi d'une mortelle tristesse.

Madame de Béranger resta, je crois, six semaines avec nous, et ne
partit que lorsque ma grand'mère fut hors de tout danger. Mais cette
dame, si elle eut du chagrin ou de l'inquiétude, ne le fit pas
beaucoup paraître, et je doute qu'elle eût le cœur bien tendre. Je ne
sais, en vérité, pourquoi ma bonne maman, qui avait un si grand besoin
de tendresse, s'était particulièrement attachée à cette femme hautaine
et impérieuse en qui je n'ai jamais pu découvrir le moindre charme
d'esprit ou de caractère.

Elle était fort active et ne pouvait rester en place. Elle se croyait
très habile à lever ou à rectifier le plan d'un jardin ou d'un parc,
et elle n'eut pas plutôt vu notre vieux jardin régulier qu'elle se
mit en tête de le transformer en paysage anglais: c'était une idée
saugrenue, car sur un terrain plat, ayant peu de vue, et où les arbres
sont très lents à pousser, ce qu'il y a de mieux à faire, c'est de
conserver précieusement ceux qui s'y trouvent, de planter pour
l'avenir, de ne point ouvrir de clairières qui vous montrent la
pauvreté des lignes environnantes; c'est surtout, lorsqu'on a la route
en face et tout près de la maison, de se renfermer autant que possible
derrière des murs ou des charmilles pour être _chez soi_. Mais nos
charmilles faisaient horreur à Mme de Béranger, nos carrés de fleurs
et de légumes, qui me paraissaient si beaux et si rians, elle les
traitait de jardin de curé. Ma grand'mère, au sortir de la première
crise de son mal, avait à peine recouvré la voix et l'ouïe, que son
amie lui demanda l'autorisation de mettre la coignée dans le petit
bois et la pioche dans les allées. Ma grand'mère n'aimait pas le
changement, mais elle avait la tête si faible en ce moment, et
d'ailleurs Mme de Béranger exerçait sur elle une telle domination,
qu'elle lui donna pleins pouvoirs.

Voilà donc cette bonne dame à l'œuvre: elle mande une vingtaine
d'ouvriers, et de sa fenêtre dirige l'abattage, élaguant ici,
détruisant là, et cherchant toujours un point de vue qui ne se trouva
jamais, parce que, si des fenêtres du premier étage de la maison la
campagne est assez jolie, rien ne peut faire que, dans ce jardin, de
plain pied avec cette campagne, on ne la voie pas de niveau et sans
étendue. Il aurait fallu exhausser de cinquante pieds le sol du jardin
et chaque ouverture pratiquée dans les massifs n'aboutissait qu'à nous
faire jouir de la vue d'une grande plaine labourée. On élargissait la
brèche, on abattait de bons vieux arbres qui n'en pouvaient mais Mme
de Béranger traçait des lignes sur le papier, tendait de sa fenêtre
des ficelles aux ouvriers, criait après eux, montait, descendait,
retournait, s'impatientait et détruisait le peu d'ombrage que nous
avions, sans nous faire rien gagner en échange. Enfin, elle y renonça,
Dieu merci, car elle eût pu faire table rase: mais Deschartres lui
observa que ma grand'mère, dès qu'elle serait en état de sortir et de
voir par ses yeux, regretterait peut-être beaucoup ses vieilles
charmilles.

Je fus très frappée de la manière dont cette dame parlait aux
ouvriers. Elle était beaucoup trop illustre pour daigner s'enquérir de
leurs noms et pour les interpeller en particulier. Cependant elle
avait affaire de sa fenêtre à chacun d'eux tour à tour, et pour rien
au monde elle ne leur eût dit: «Monsieur, ou mon ami, ou _mon vieux_,»
comme on dit en Berry, quel que soit l'âge de l'être masculin auquel
on s'adresse. Elle leur criait donc à tuetète: «_L'homme no 2!
Ecoutez, l'homme no 4!_» Cela faisait grandement rire nos paysans
narquois, et aucun ne se dérangeait ni ne tournait la tête de son
côté. «Pardi se disaient-ils les uns aux autres en levant les épaules,
nous sommes bien tous des hommes, et nous ne pouvons pas deviner à qui
elle en a, la _femme_!»

Il a fallu une trentaine d'années pour faire disparaître le dégât
causé chez nous par Mme de Béranger et pour refermer les brèches de
ses _points de vue_.

Elle avait une autre manie qui me contrariait encore plus que celle
des jardins anglais. Elle se sanglait si fort dans ses corsets, que le
soir elle était rouge comme une betterave et que les yeux lui
sortaient de la tête. Elle déclara que je me tenais comme une bossue,
que j'étais taillée comme un morceau de bois, et qu'il fallait me
donner des formes. En conséquence, elle me fit faire bien vite un
corset, à moi qui ne connaissais pas cet instrument de torture, et
elle me le sangla elle-même si bien que je faillis me trouver mal la
première fois.

A peine fus-je hors de sa présence, que je coupai lestement le lacet,
moyennant quoi je pus supporter le buse et les baleines; mais elle
s'aperçut bientôt de la supercherie et me sangla encore plus fort.
J'entrai en révolte, et, me réfugiant dans la cave, je ne me contentai
pas de couper le lacet, je jetai le corset dans une vieille barrique
de lie de vin où personne ne s'avisa d'aller le découvrir. On le
chercha bien, mais si on le retrouva six mois après, à l'époque des
vendanges, c'est ce dont je ne me suis jamais enquis.

La petite _Lorette de Béranger_, car Mme de la Marlière nous avait
appris à donner aux chiens trop gâtés les noms de leurs maîtresses,
était un être acariâtre qui sautait à la figure des gros chiens les
plus graves et les forçait à sortir de leur caractère. Dans ces
rencontres, Mme de Béranger jetait les hauts cris et se trouvait mal.
Si bien que nos amis Brillant et Moustache ne pouvaient plus mettre la
patte au salon. Chaque soir, Hippolyte était chargé de mener promener
Lorette, parce que son air bon apôtre inspirait de la confiance à Mme
de Béranger; mais Lorette passait de mauvais quarts d'heure entre ses
mains. «Pauvre petite chérie, amour de petite bête!» lui disait-il sur
le seuil de la porte, d'où sa maîtresse pouvait l'entendre, et à peine
la porte était-elle franchie, qu'il lançait Lorette en l'air de toute
sa force au milieu de la cour, s'inquiétant peu comment et où elle
retomberait. Je crois bien que Lorette se figurait aussi avoir seize
quartiers de noblesse, car c'était une bête stupide et détestable dans
son impertinence.

Enfin Mme de Béranger et Lorette partirent. Nous ne regrettâmes que sa
femme de chambre, qui était une personne de mérite.

La maladie de la bonne maman ne nous avait pas permis de beaucoup
rire aux dépens de la vieille comtesse. Les nouvelles du dehors
n'étaient pas gaies non plus, et, un jour de printemps, ma grand'mère
convalescente reçut une lettre de Mme de Pardaillan qui lui disait:
«Les alliés sont entrés dans Paris. Ils n'y ont pas fait de mal. On
n'a point pillé. On dit que l'empereur Alexandre va nous donner pour
roi le frère de Louis XVI, celui qui était en Angleterre _et dont je
ne me rappelle pas le nom_.»

Ma grand'mère rassembla ses souvenirs. «Ce doit être, dit-elle, celui
qui avait le titre de _Monsieur_. C'était un bien mauvais homme. Quant
au comte d'Artois, c'était un vaurien détestable. Allons, ma fille,
voilà nos cousins sur le trône, mais il n'y a pas de quoi nous
vanter.»

Telle fut sa première impression. Et puis, suivant l'impulsion de son
entourage, elle fut dupe pendant quelque temps des promesses faites à
la France, et subit le premier engouement, non pour les personnes,
mais pour les choses restaurées. Cela ne fut pas de longue durée.
Quand la dévotion fut à l'ordre du jour, elle revint à son dégoût pour
les hypocrites; je le dirai plus tard.

J'attendais avec anxiété une lettre de ma mère, elle arriva enfin. Ma
pauvre petite maman avait été malade de peur. Par une chance
singulière, un des cinq ou six boulets lancés sur Paris et dirigés
sur la statue de la colonne de la place Vendôme était venu tomber sur
la maison que ma mère habitait alors rue Basse-du-Rempart. Ce boulet
avait troué le toit, pénétré deux étages, et était venu s'amortir sur
le plafond de la chambre où elle se trouvait. Elle avait fui avec
Caroline, croyant que Paris allait être, en peu d'heures, un amas de
décombres. Elle put revenir coucher tranquillement chez elle, après
avoir vu, avec la foule consternée et stupéfaite, l'entrée des
barbares que de belles dames couraient embrasser et couronner de
fleurs.



CHAPITRE SEPTIEME.

  La lutte domestique s'envenime.--Je commence à connaître le
    chagrin.--Discussion avec ma mère.--Mes prières, ses promesses,
    son départ.


Ma mère vint passer un mois avec nous, et dut s'en retourner pour
faire sortir Caroline de pension. Je compris alors que je la verrais
désormais de moins en moins à Nohant. Ma grand'mère parlait d'y passer
l'hiver, je tombai dans le plus grand chagrin que j'eusse encore
ressenti de ma vie. Ma mère s'efforçait de me donner du courage, mais
elle ne pouvait plus me tromper, j'étais d'âge à constater les
nécessités de la position qui nous était faite à l'une et à l'autre.
L'admission de Caroline dans la famille eût tout arrangé, et c'est sur
quoi ma grand'mère était inflexible.

Ma mère n'était point heureuse à Nohant, elle y souffrait, elle y
subissait un étouffement moral, une contrainte, une irritation
comprimée de tous les instans. Mon obstination à la préférer
ostensiblement à ma grand'mère (je ne savais pas feindre, quoique cela
eût été dans l'intérêt de tout le monde) aigrissait de plus en plus
cette dernière contre elle. Et il faut bien dire que la maladie de
cette pauvre grand'mère avait beaucoup changé son caractère. Elle
avait des jours d'humeur que je ne lui avais jamais vus. Sa
susceptibilité devenait excessive. En de certains momens, elle me
parlait si sèchement que j'en étais atterrée. Mlle Julie prenait un
empire extraordinaire, déplorable, sur son esprit, recevant toutes ses
confidences et envenimant tous ses déplaisirs, à bonne intention sans
doute, mais sans discernement et sans justice.

Pourtant ma mère eût supporté tout cela pour moi, si elle n'eût été
continuellement inquiète de son autre fille. Je le compris; je ne
voulais pas que Caroline me fût sacrifiée, et pourtant Caroline
commençait, de son côté, à être jalouse de moi, la pauvre enfant, à se
plaindre des absences annuelles de sa mère, et à lui reprocher en
sanglotant sa préférence pour moi.

Ainsi nous étions toutes malheureuses, et moi, cause innocente de
toutes ces amertumes domestiques, j'en ressentais le contre-coup plus
douloureusement encore que les autres.

Quand je vis ma mère faire ses paquets, je fus saisie de terreur.
Comme elle était, ce jour-là, fort irritée des propos de Julie et
disait qu'il n'y avait plus moyen de subir l'autorité d'une femme de
chambre devenue plus maîtresse dans la maison que la maîtresse
elle-même, je crus que ma mère s'en allait pour ne plus revenir; je
devinai, du moins, qu'elle ne reviendrait plus que de loin en loin,
et je me jetai dans ses bras, à ses pieds; je me roulai par terre, la
suppliant de m'emmener, et lui disant que si elle ne le faisait pas,
je me sauverais et que j'irais de Nohant à Paris, seule et à pied,
pour la rejoindre.

Elle me prit sur ses genoux et tâcha de me faire comprendre sa
situation. «Ta grand'mère, me dit-elle, peut me réduire à quinze cents
francs si je t'emmène.--Quinze cents francs, m'écriai-je, mais c'est
beaucoup, cela! c'est bien assez pour nous trois.--Non, me dit-elle,
ce ne serait pas assez pour Caroline et moi, car la pension et
l'entretien de ta sœur m'en coûtent la moitié, et avec ce qui me
reste, j'ai bien de la peine à vivre et à m'habiller. Tu saurais cela
si tu avais la moindre idée de ce que c'est que l'argent. Eh bien, si
je t'emmène, et qu'on me retire mille francs par an, nous serons si
pauvres, si pauvres, que tu ne pourras pas le supporter et que tu me
redemanderas ton Nohant et tes quinze mille livres de rente.--Jamais!
jamais! m'écriai-je; nous serons pauvres, mais nous serons ensemble:
nous ne nous quitterons jamais, nous travaillerons, nous mangerons des
haricots dans un petit grenier, comme dit Mlle Julie, où est le mal?
nous serons heureuses, on ne nous empêchera plus de nous aimer!»

J'étais si convaincue, si ardente, si désespérée, que ma mère fut
ébranlée. «C'est peut-être vrai, ce que tu dis là, répondit-elle avec
la simplicité d'un enfant, et d'un généreux enfant qu'elle était. Il y
a longtemps que je sais que l'argent ne fait pas le bonheur, et il est
certain que si je t'avais avec moi à Paris, je serais beaucoup plus
heureuse dans ma pauvreté que je ne le suis ici, où je ne manque de
rien et où je suis abreuvée de dégoûts. Mais ce n'est pas à moi que je
pense, c'est à toi, et je crains que tu ne me reproches un jour de
t'avoir privée d'une belle éducation, d'un beau mariage et d'une belle
fortune.

--Oui, oui, m'écriai-je, une belle éducation, où l'on veut faire de
moi une poupée de bois; un beau mariage! avec un monsieur qui rougira
de ma mère et la mettra à la porte de chez moi; une belle fortune, qui
m'aura coûté tout mon bonheur et qui me forcera à être une mauvaise
fille! Non, j'aime mieux mourir que d'avoir toutes ces belles
choses-là. Je veux bien aimer ma grand'mère, je veux bien venir la
soigner et faire sa partie de grabuge et de loto quand elle
s'ennuiera; mais je ne veux pas demeurer avec elle. Je ne veux pas de
son château et de son argent; je n'en ai pas besoin, qu'elle les donne
à Hippolyte, ou à Ursule, ou à Julie, puisqu'elle aime tant Julie:
moi, je veux être pauvre avec toi, et on n'est pas heureuse sans sa
mère.»

Je ne sais pas tout ce que j'ajoutai, je fus éloquente à ma manière,
puisque ma mère se trouva réellement influencée. «Ecoute, me dit-elle,
tu ne sais pas ce que c'est que la misère pour de jeunes filles! moi,
je le sais, et je ne veux pas que Caroline et toi passiez par où j'ai
passé quand je me suis trouvée orpheline et sans pain à quatorze ans;
je n'aurais qu'à mourir et à vous laisser comme cela! Ta grand'mère te
reprendrait peut-être, mais elle ne prendra jamais ta sœur, et que
deviendrait-elle? Mais il y a un moyen d'arranger tout. On peut
toujours être assez riche en travaillant, et je ne sais pas pourquoi,
moi qui sais travailler, je ne fais plus rien, et pourquoi je vis de
mes rentes comme une belle dame. Ecoute-moi bien; je vais essayer de
monter un magasin de modes. Tu sais que j'ai été déjà modiste et que
je fais les chapeaux et les coiffures mieux que les perruches qui
coiffent ta bonne maman tout de travers, et qui font payer leurs
vilains chiffons les yeux de la tête. Je ne m'établirai pas à Paris,
il faudrait trop d'argent; mais, en faisant des économies pendant
quelques mois, et en empruntant une petite somme que ma sœur ou
Pierret me feront bien trouver, j'ouvrirai une boutique à Orléans, où
j'ai déjà travaillé. Ta sœur est adroite, tu l'es aussi, et tu auras
plus vite appris ce métier-là que le grec et le latin de M.
Deschartres. A nous trois, nous suffirons au travail; je sais qu'on
vend bien à Orléans et que la vie n'est pas très chère. Nous ne sommes
pas des princesses, nous vivrons de peu, comme du temps de la rue
Grange-Batelière; nous prendrons plus tard Ursule avec nous. Et puis
nous ferons des économies, et, dans quelques années, si je peux vous
donner à chacune huit ou dix mille francs, ce sera de quoi vous marier
avec d'honnêtes ouvriers qui vous rendront plus heureuses que des
marquis et des comtes. Au fait, tu ne seras jamais à ta place dans ce
monde-là. On ne t'y pardonnera pas d'être ma fille et d'avoir eu un
grand-père marchand d'oiseaux. On t'y fera rougir à chaque instant, et
si tu avais le malheur de prendre leurs grands airs, tu ne te
pardonnerais plus à toi-même de n'être qu'à moitié noble. C'est donc
résolu. Garde bien ce secret-là. Je vais partir, et je m'arrêterai un
jour ou deux à Orléans pour m'informer et voir des boutiques à louer.
Puis je préparerai tout à Paris, je t'écrirai en cachette par Ursule
ou par Catherine, quand tout sera arrangé, et je viendrai te prendre
ici. J'annoncerai ma résolution à ma belle-mère: je suis ta mère, et
personne ne peut m'ôter mes droits sur toi. Elle se fâchera, elle me
retirera le surplus de pension qu'elle me donne, je m'en moquerai:
nous partirons d'ici pour prendre possession de notre petite boutique,
et quand elle passera dans son carrosse par la grande rue d'Orléans,
elle verra en lettres longues comme le bras: «_Madame veuve Dupin,
marchande de modes._»


FIN DU TOME CINQUIÈME.

    Typographie L. Schnauss.



HISTOIRE DE MA VIE.



    HISTOIRE

    DE MA VIE

    PAR

    Mme GEORGE SAND.

    Charité envers les autres;
    Dignité envers soi-même;
    Sincérité devant Dieu.

    Telle est l'épigraphe du livre que j'entreprends.

    15 avril 1847.

    GEORGE SAND.


    TOME SIXIÈME.

    PARIS, 1855.

    LEIPZIG, CHEZ WOLFGANG GERHARD.



CHAPITRE SEPTIEME.

(SUITE.)

  Première nuit d'insomnie et de désespoir.--La chambre
    déserte.--Première déception.--Liset.--Projet romanesque.--Mon
    trésor.--Accident arrivé à ma grand'mère.--Je renonce à mon
    projet.--Ma grand'mère me néglige forcément.--Leçons de
    Deschartres.--La botanique.--Mon dédain pour ce qu'on
    m'enseigne.


Ce beau projet me tourna la tête. J'en eus presque une attaque de
nerfs. Je sautais par la chambre en criant et en riant aux éclats, et
en même temps je pleurais. J'étais comme ivre. Ma pauvre mère était
certainement de bonne foi et croyait à sa résolution, sans cela elle
n'eût point à la légère empoisonné l'insouciance ou la résignation de
mes jeunes années par un rêve trompeur; car il est certain que ce rêve
s'empara de moi et me créa pour longtemps des agitations et des
tourmens sans rapport naturel avec mon âge.

Je mis alors autant de zèle à faire partir ma mère que j'en avais mis
à l'en empêcher. Je l'aidais à faire ses paquets, j'étais gaie,
j'étais heureuse; il me semblait qu'elle reviendrait me chercher au
bout de huit jours. Mon enjouement, ma pétulance étonnèrent ma bonne
maman pendant le dîner, d'autant plus que j'avais tant pleuré que
j'avais les paupières presque en sang, et que ce contraste était
inexplicable. Ma mère me dit quelques mots à l'oreille pour m'engager
à m'observer et à ne pas donner de soupçons. Je m'observai si bien, je
fus si discrète, que jamais personne ne se douta de mon projet, bien
que je l'aie porté quatre ans dans mon cœur avec toutes les émotions
de la crainte et de l'espérance; je ne le confiai jamais, pas même à
Ursule.

Pourtant, à mesure que la nuit approchait (ma mère devait partir à la
première aube), j'étais inquiète, épouvantée. Il me semblait que ma
mère ne me regardait pas de l'air d'intelligence et de sécurité qu'il
aurait fallu pour me consoler. Elle devenait triste et préoccupée.
Pourquoi était-elle triste, puisqu'elle devait sitôt revenir,
puisqu'elle allait travailler à notre réunion, à notre bonheur? Les
enfans ne doutent pas par eux-mêmes et ne tiennent pas compte des
obstacles, mais quand ils voient douter ceux en qui leur foi repose,
ils tombent dans une détresse de l'âme qui les fait ployer et trembler
comme de pauvres brins d'herbe.

On m'envoya coucher à neuf heures, comme à l'ordinaire. Ma mère
m'avait bien promis de ne pas se coucher elle-même sans entrer dans
ma chambre pour me dire encore adieu et me renouveler ses engagemens;
mais je craignis qu'elle ne voulût m'éveiller si elle me supposait
endormie, et je ne me couchai pas; c'est-à-dire que je me relevai
aussitôt que Rose fut partie, car lorsqu'elle m'avait mise au lit,
elle redescendait attendre auprès de Julie le coucher de ma
grand'mère. Ce coucher était fort long. Ma grand'mère mangeait un peu
et très lentement; et puis, pendant qu'on lui apprêtait et lui
arrangeait, sur la tête et sur les épaules, une douzaine de petits
bonnets et de petits fichus de toile, de soie, de laine et d'ouate,
elle écoutait le rapport de Julie sur les choses intimes de la
famille, et celui de Rose sur les détails du ménage. Cela durait
jusqu'à deux heures du matin, et c'est alors seulement que Rose venait
se coucher dans le cabinet contigu à ma chambrette.

Cette chambrette donnait sur un long corridor presque en face de la
porte du cabinet de toilette de ma mère, par lequel elle passait
ordinairement pour rentrer chez elle, et je ne pouvais manquer de la
saisir au passage et de m'entretenir encore avec elle avant que Rose
vînt nous interrompre. Mais nous pouvions être surveillées par
exception cette nuit-là, et, dans ma terreur de ne pouvoir plus
m'épancher avec l'objet de mon amour, je voulus lui écrire une longue
lettre. Je fis des prodiges d'adresse et de patience pour rallumer ma
bougie, sans allumettes, à mon feu presque éteint; j'en vins à bout,
et j'écrivis sur des feuilles arrachées à mon cahier de verbes latins.

Je vois encore ma lettre et l'écriture ronde et enfantine que j'avais
dans ce temps-là; mais qu'y avait-il dans cette lettre? Je ne m'en
souviens plus. Je sais que je l'écrivis dans la fièvre de
l'enthousiasme, que mon cœur y coulait à flots pour ainsi dire, et
que ma mère l'a gardée longtemps comme une relique; mais je ne l'ai
pas retrouvée dans les papiers qu'elle m'a laissés. Mon impression est
que jamais passion plus profonde et plus pure ne fut plus naïvement
exprimée, car mes larmes l'arrosèrent littéralement, et à chaque
instant j'étais forcée de retracer les lettres effacées par mes
pleurs.

Mais comment remettre cette lettre à ma mère si elle était
accompagnée, en montant l'escalier, par Deschartres? J'imaginai,
pendant que j'en avais le temps encore, de pénétrer dans la chambre de
ma mère sur la pointe du pied. Il fallait ouvrir et fermer des portes,
précisément au-dessus de la chambre de Mlle Julie. La maison est d'une
sonorité effrayante, grâce à une immense cage d'escalier où vibre le
moindre souffle. J'en vins à bout cependant, et je plaçai ma lettre
derrière un petit portrait de mon grand'père qui était comme caché
derrière une porte. C'était un dessin au crayon où il était
représenté, non pas jeune, mince et coquet, comme dans le grand
pastel du salon, avec une veste de chambre en taffetas feuille-morte
à boutons de diamant et les cheveux relevés avec un peigne, une
palette à la main, et vis-à-vis d'un paysage ébauché couleur de rose
et bleu turquoise; mais vieux, cassé, en grand habit carré, en bourse
et ailes de pigeon, gros, flasque et courbé sur une table de travail,
comme il devait être peu de temps avant de mourir. J'avais mis sur
l'adresse de ma lettre: «Place ta réponse derrière ce même portrait du
vieux Dupin. Je la trouverai demain quand tu seras partie.» Il ne me
restait plus qu'à trouver un moyen d'avertir ma mère d'avoir à
chercher derrière ce portrait; j'y accrochai son bonnet de nuit: et,
dans le bonnet de nuit, je mis un mot au crayon: «Secoue le portrait.»

Toutes mes précautions prises, je revins me coucher, sans faire le
moindre bruit; mais je restai assise sur mon lit, dans la crainte que
la fatigue ne vainquît ma résolution. J'étais brisée par les larmes et
les émotions de la journée, et je m'assoupissais à chaque instant,
mais j'étais réveillée en sursaut par les battemens de mon cœur, et
je croyais entendre marcher dans le corridor. Enfin minuit sonna à la
pendule de Deschartres dont la chambre n'était séparée de la mienne
que par la muraille. Deschartres monta le premier; j'entendis son pas
lourd et régulier, et ses portes fermées avec une majestueuse lenteur.
Ma mère vint un quart d'heure après, mais Rose était avec elle, elle
venait l'aider à faire ses malles. Rose n'avait pas l'intention de
nous contrarier, mais elle avait été souvent réprimée pour sa
faiblesse dans ces sortes d'occasions, et je ne pouvais plus me fier à
elle. D'ailleurs, j'avais besoin de voir ma mère sans témoin. Je me
renfonçai donc sous mes couvertures, à demi vêtue encore, et je ne
bougeai pas. Ma mère passa, Rose resta avec elle une demi-heure, puis
vint se coucher. J'attendis encore une demi-heure qu'elle fût
endormie, puis bravant tout, j'ouvris tout doucement ma porte, et m'en
allai trouver ma mère.

Elle lisait ma lettre, elle pleurait. Elle m'étreignit sur son cœur:
mais elle était retombée de la hauteur de notre projet romanesque dans
une hésitation désespérante. Elle comptait que je m'habituerais à ma
grand'mère, elle se reprochait de m'avoir monté la tête, elle
m'engageait à l'oublier. C'était comme des coups de poignard froids
comme la mort dans mon pauvre cœur. Je lui fis de tendres reproches,
et j'y mis tant de véhémence qu'elle s'engagea de nouveau à revenir me
chercher dans trois mois au plus tard, si ma bonne maman ne me
conduisait pas à Paris à l'hiver, et si je persistais dans ma
résolution. Mais ce n'était pas assez pour me rassurer, je voulais
qu'elle répondît par écrit à l'ardente supplication de ma lettre. Je
demandais une lettre d'elle à trouver, après son départ, derrière le
portrait, une lettre que je pourrais relire tous les jours en secret
pour me donner du courage et entretenir mon espérance. Elle ne put
m'envoyer coucher qu'à ce prix, et j'allai essayer de réchauffer mon
pauvre corps glacé dans mon lit encore plus froid. Je me sentais
malade: j'aurais voulu dormir comme elle le désirait pour oublier un
instant mon angoisse: mais cela me fut impossible. J'avais le doute,
c'est-à-dire le désespoir dans l'âme: c'est tout un pour les enfans,
puisqu'ils ne vivent que de songes, et de confiance en leurs songes.
Je pleurai si amèrement que j'avais le cerveau brisé, et quand le jour
parut pâle et triste, c'était la première aube que je voyais paraître
après une nuit de douleur et d'insomnie. Combien d'autres depuis, que
je ne saurais compter!

J'entendis rouvrir les portes, descendre les paquets: Rose se leva, je
n'osai lui montrer que je ne dormais pas; elle en eût été attendrie
cependant; mais mon amour, à force d'être exalté, devenait romanesque,
il avait besoin de mystère. Pourtant lorsque la voiture roula dans la
cour, lorsque j'entendis les pas de ma mère dans le corridor, je n'y
pus tenir, je m'élançai pieds nus sur le carreau, je me précipitai
dans ses bras, et perdant la tête, je la suppliai de m'emmener. Elle
me reprocha de lui faire du mal lorsqu'elle souffrait déjà tant de me
quitter. Je me soumis, je retournai à mon lit; mais lorsque
j'entendis le dernier roulement de la voiture qui l'emportait, je ne
pus retenir des cris de désespoir, et Rose elle-même, malgré la
sévérité dont elle commençait à s'armer, ne put retenir ses larmes en
me retrouvant dans cet état pitoyable, trop violent pour mon âge et
qui aurait dû me rendre folle, si Dieu, me destinant à souffrir, ne
m'eût douée d'une force extraordinaire.

Je reposai cependant quelques heures: mais à peine fus-je éveillée que
je retrouvai mon chagrin, et que mon cœur se brisa à l'idée que ma
mère était partie, peut-être pour toujours. Aussitôt habillée, je
courus à sa chambre, je me jetai sur son lit défait, je baisai mille
fois l'oreiller qui portait encore l'empreinte de sa tête. Puis, je
m'approchai du portrait où je devais trouver une lettre, mais Rose
entra, et je dus renfermer ma douleur: non pas que cette fille, dont
le cœur était bon, m'en eût fait un crime, mais j'éprouvais une sorte
d'amère douceur à cacher ma souffrance. Elle se mit à faire la
chambre, à enlever les draps, à relever les matelas, à fermer les
persiennes.

Assise dans un coin, je la regardais faire, j'étais comme hébétée. Il
me semblait que ma mère était morte, et qu'on rendait au silence et à
l'obscurité cette chambre où elle ne rentrerait plus.

Ce ne fut que dans la journée que je pus trouver le moyen d'y rentrer
sans être observée, et je courus au portrait, le cœur palpitant
d'espérance; mais j'eus beau secouer et retourner l'image du vieux
Francueil, on ne lui avait rien confié pour moi; ma mère, ne voulant
pas entretenir dans mon esprit une chimère qu'elle regrettait déjà
sans doute d'y avoir fait naître, avait cru ne pas devoir me répondre.
Ce fut pour moi le dernier coup. Je restai tout le temps de ma
récréation immobile et abrutie dans cette chambre devenue si froide,
si mystérieuse et si morne. Je ne pleurais plus, je n'avais plus de
larmes, et je commençais à souffrir d'un mal plus profond et plus
déchirant que l'absence. Je me disais que ma mère ne m'aimait pas
autant qu'elle était aimée de moi; j'étais injuste en cette
circonstance; mais, au fond, c'était la révélation d'une vérité que
chaque jour devait confirmer. Ma mère avait pour moi, comme pour tous
les êtres qu'elle avait aimés, plus de passion que de tendresse. Il se
faisait dans son âme comme de grandes lacunes dont elle ne pouvait se
rendre compte. A côté de trésors d'amour, elle avait des abîmes
d'oubli ou de lassitude. Elle avait trop souffert, elle avait besoin
souvent de ne plus souffrir: et moi j'étais comme avide de souffrance,
tant j'avais encore de force à dépenser sous ce rapport-là.

J'avais pour compagnon de mes jeux un petit paysan plus jeune que moi
de deux années, à qui ma mère enseignait à lire et à écrire. Il était
alors fort gentil et fort intelligent. Je me fis non-seulement un
plaisir, mais comme une religion, de continuer l'éducation commencée
par ma mère, et j'obtins de ma grand'mère qu'il viendrait prendre sa
leçon tous les matins à huit heures. Je le trouvais installé dans la
salle à manger, ayant déjà barbouillé une grande page de lettres. On
peut croire que je ne le soumettais pas à la méthode de M. Lubin,
aussi avait-il une jolie écriture, fort lisible. Je corrigeais ses
fautes, je le faisais épeler, et j'exigeais qu'il se rendît compte du
sens des mots. Car je me souvenais d'avoir su lire longtemps avant de
comprendre ce que je lisais. Cela amenait beaucoup de questions de sa
part et d'explications de la mienne. Je lui donnais donc des notions
d'histoire, de géographie, etc., ou plutôt de raisonnement sur ces
choses qui étaient toutes fraîches dans ma tête et qui passaient
facilement dans la sienne.

Le jour du départ de ma mère, je trouvai _Liset_ (diminutif berrichon
de _Louis_) tout en larmes. Il ne voulut pas me dire devant Rose la
cause de son chagrin, mais, quand nous fûmes seuls, il me dit qu'il
pleurait _madame Maurice_. Je me mis à pleurer avec lui, et, de ce
moment, je le pris en amitié véritable. Quand sa leçon était finie, il
allait aux champs, et il revenait à l'heure de ma récréation. Il
n'était ni gai ni bruyant. Il aimait à causer avec moi, et quand
j'étais triste il gardait le silence et marchait derrière moi comme un
confident de tragédie. Le railleur Hippolyte, qui regrettait bien
aussi ma mère, mais qui n'était pas capable d'engendrer une longue
mélancolie, l'appelait mon fidèle Achate.

Je ne lui confiais pourtant rien du tout: je sentais la gravité du
secret que ma mère m'avait confié dans un moment d'entraînement, et je
ne voulais pas encore me persuader que ce secret n'était qu'un leurre.

Pourtant les jours succédèrent aux jours, les semaines aux semaines,
et ma mère ne m'envoya aucun avis particulier; elle ne me fit pas
entendre, par le moindre mot à double sens dans ses lettres, qu'elle
songeât à notre projet. Ma grand'mère s'installa à Nohant pour tout
l'hiver. Je dus me résigner, mais ce ne fut pas sans de grands
déchiremens intérieurs. J'avais, pour me consoler de temps en temps,
une fantaisie en rapport avec ma préoccupation dominante. C'était de
me figurer que, quand je souffrirais trop, je pourrais exécuter la
tendre menace que j'avais faite à ma mère de quitter Nohant seule et à
pied pour aller la trouver à Paris. Il y avait des momens où ce projet
me paraissait très réalisable, et je me promettais d'en faire part à
Liset, le jour où j'aurais définitivement résolu de me mettre en
route. Je comptais qu'il m'accompagnerait.

Ce n'était ni la longueur du chemin, ni la souffrance du froid, ni
aucun danger qui me faisait hésiter, mais je ne pouvais me résoudre à
demander l'aumône en chemin, et il me fallait un peu d'argent. Voici
ce que j'imaginai pour m'en procurer au besoin. Mon père avait
rapporté d'Italie, à ma mère, un très beau collier d'ambre jaune mat
qui n'avait guère d'autre valeur que le souvenir, et qu'elle m'avait
donné. J'avais ouï dire à ma mère qu'il l'avait payé fort cher, _deux
louis!_ cela me paraissait très considérable. En outre j'avais un
petit peigne en corail, un brillant gros comme une tête d'épingle
monté en bague, une bonbonnière d'écaille blonde garnie d'un petit
cercle d'or qui valait trois francs, et quelques débris de bijoux sans
aucune valeur, que ma mère et ma grand'mère m'avaient donnés pour en
orner ma poupée. Je rassemblai toutes ces richesses dans une petite
encoignure de la chambre de ma mère, où personne n'entrait que moi, à
la dérobée, en de certains jours: et, en moi-même, j'appelai cela _mon
trésor_. Je songeai d'abord à le confier à Liset ou à Ursule, pour
qu'ils le vendissent à la Châtre. Mais on eût pu les soupçonner
d'avoir volé ces bijoux, du moment qu'ils en voudraient faire de
l'argent, et je m'avisai d'un meilleur moyen tout à fait conforme à
celui usité par les princesses errantes de mes contes de fées: c'était
d'emporter mon trésor dans ma poche, et, chaque fois que j'aurais
faim en voyage, d'offrir en paiement une perle de mon collier, ou une
petite brisure de mes vieux ors. Chemin faisant, je trouverais bien un
orfèvre à qui je pourrais vendre ma bonbonnière, mon peigne ou ma
bague, et je me figurais que j'aurais encore de quoi dédommager ma
mère, en arrivant, de la dépense que j'allais lui occasionner.

Quand je crus m'être ainsi assurée de la possibilité de ma fuite, je
me sentis un peu plus calme, et dans mes accès de chagrin, je me
glissais dans la chambre sombre et déserte, j'allais ouvrir
l'encoignure et je me consolais en contemplant mon trésor,
l'instrument de ma liberté. Je commençais à être, non plus en
imagination, mais en réalité, si malheureuse que j'aurais certainement
pris la clef des champs, sauf à être rattrapée et ramenée au bout
d'une heure (chance que je ne voulais pas prévoir, tant je me croyais
certaine d'aller vite et de me cacher habilement dans les buissons du
chemin), sans un nouvel accident arrivé à ma grand'mère.

Un jour au milieu de son dîner, elle se trouva prise d'un
étourdissement, elle ferma les yeux, devint pâle, et resta immobile et
comme pétrifiée pendant une heure. Ce n'était pas un évanouissement,
mais plutôt une sorte de catalepsie. La vie molle et sans mouvement
physique qu'elle s'était obstinée à mener avait mis en elle un germe
de paralysie qui devait l'emporter plus tard, et qui s'annonça dès
lors par une suite d'accidens du même genre. Deschartres trouva ce
symptôme très grave, et la manière dont il m'en parla changea toutes
mes idées. Je retrouvais dans mon cœur une grande affection pour ma
bonne maman quand je la voyais malade; j'éprouvais alors le besoin de
rester auprès d'elle, de la soigner, et une crainte excessive de lui
faire du mal en lui faisant de la peine. Cette sorte de catalepsie
revint cinq ou six fois par an pendant deux années, et reparut ensuite
aux approches de sa dernière maladie.

Je commençai donc à me reprocher mes projets insensés. Ma mère ne les
encourageait pas; tout au contraire, elle semblait vouloir me les
faire oublier en se faisant oublier elle-même, car elle m'écrivait
assez rarement, et il me fallait lui adresser deux ou trois lettres
pour en recevoir une d'elle. Elle s'apercevait, un peu tard sans
doute, mais avec raison, qu'elle avait trop développé ma sensibilité,
et elle m'écrivait: «_Cours_, joue, marche, grandis, reprend tes
bonnes joues roses, ne pense à rien que de gai, porte-toi bien et
deviens forte, si tu veux que je sois tranquille, et que je me console
un peu d'être loin de toi.»

Je la trouvais devenue bien patiente à supporter notre séparation,
mais je l'aimais quand même, et puis ma grand'mère devenait si chétive
que le moindre chagrin pouvait la tuer. Je renonçai solennellement
(toujours en présence de moi seule) à effectuer ma fuite. Pour n'y
plus penser, comme ce maudit _trésor_ me donnait des tentations ou des
regrets, je le retirai de la chambre où sa vue et l'espèce de mystère
de son existence m'impressionnaient doublement. Je le donnai à serrer
à ma bonne, après avoir envoyé à Ursule tout ce qu'elle pouvait
accepter sans être accusée d'indiscrétion par ses parens, très sévères
et très délicats sous ce rapport.

Je ne pouvais pas me dissimuler que la maladie de ma bonne-maman et
les accidens qui se renouvelaient avaient porté atteinte à sa force
d'esprit et à la sérénité de son caractère. Chez elle, l'esprit
proprement dit, comme on l'entend dans le monde, c'est-à-dire l'art de
causer et d'écrire, n'avait pas souffert; mais le jugement et la saine
appréciation des personnes et des choses avaient été ébranlés. Elle
avait tenu jusqu'alors ses domestiques et même ses amis à une certaine
distance du sanctuaire de sa pensée. Elle avait résisté à ses
premières impressions et aux influences du préjugé. Il n'en était plus
absolument de même, bien que l'apparence y fût toujours. Les
domestiques avaient trop voix délibérative dans les conseils de la
famille.

La santé morale était affaiblie avec la santé physique, et pourtant
elle n'avait que soixante-six ans, âge qui n'est pas fatalement marqué
pour les infirmités du corps et de l'âme, âge que j'ai vu atteindre
et dépasser par ma mère sans amener la moindre diminution dans son
énergie morale et physique.

Ma grand'mère ne pouvait plus guère supporter le bruit de l'enfance,
et je me faisais volontairement, mais sans effort et sans souffrance,
de plus en plus taciturne et immobile à ses côtés. Elle sentait que
cela pouvait être préjudiciable à ma santé, et elle ne me gardait plus
guère auprès d'elle. Elle était poursuivie par une somnolence
fréquente, et comme son sommeil était fort léger, que le moindre
souffle la réveillait péniblement, elle voulut, pour échapper à ce
malaise continuel, régulariser son sommeil de la journée. Elle
s'enfermait donc à midi pour faire sur son grand fauteuil une sieste
qui durait jusqu'à trois heures. Et puis c'étaient des bains de pieds,
des frictions et mille soins particuliers qui la forçaient à
s'enfermer avec Mlle Julie, si bien que je ne la voyais plus guère
qu'aux heures des repas et pendant la soirée, pour faire sa partie ou
tenir les cartes, tandis qu'elle faisait des patiences et des
réussites. Cela m'amusait médiocrement, comme on peut croire: mais je
n'ai point à me reprocher d'y avoir jamais laissé paraître un instant
d'humeur ou de lassitude.

Chaque jour j'étais donc livrée davantage à moi-même, et les courtes
leçons qu'elle me donnait consistaient en un examen de mon cahier
d'extraits, tous les deux ou trois jours, et une leçon de clavecin
qui durait à peine une demi-heure. Deschartres me donnait une leçon de
latin que je prenais de plus en plus mal, car cette langue morte ne me
disait rien; et une leçon de versification française qui me donnait
des nausées, cette forme, que j'aime et que j'admire pourtant, n'étant
point la mienne, et ne me venant pas plus naturellement que
l'arithmétique, pour laquelle j'ai toujours eu une incapacité notoire.
J'étudiais pourtant l'arithmétique et la versification, et le latin,
voire un peu de grec et un peu de botanique par-dessus le marché, et
rien de tout cela ne me plaisait. Pour comprendre la botanique (qui
n'est point du tout une science à la portée des demoiselles), il faut
connaître le mystère de génération et la fonction des sexes; c'est
même tout ce qu'il y a de curieux et d'intéressant dans l'organisme
des plantes. Comme on le pense bien, Deschartres me faisait sauter à
pieds joints par là-dessus, et j'étais beaucoup trop simple pour
m'aviser par moi-même de la moindre observation en ce genre. La
botanique se réduisait donc pour moi à des classifications purement
arbitraires, puisque je n'en saisissais pas les lois cachées, et à une
nomenclature grecque et latine qui n'était qu'un aride travail de
mémoire. Que m'importait de savoir le nom scientifique de toutes ces
jolies herbes des prés, auxquelles les paysannes et les pâtres ont
donné des noms souvent plus poétiques et toujours plus significatifs:
le thym de bergère, la bourse à berger, la patience, le pied de chat,
le baume, la nappe, la mignonnette, la boursette, la repousse, le
danse-toujours, la pâquerette, l'herbe aux gredots, etc. Cette
botanique à noms barbares me semblait la fantaisie des pédans, et de
même pour la versification latine et française, je me demandais, dans
ma superbe ignorance, à quoi bon ces alignemens et ces règles
desséchantes qui gênaient l'élan de la pensée et qui en glaçaient le
développement. Je me répétais tout bas ce que j'avais entendu dire à
ma naïve mère: «A quoi ça sert-il, toutes ces fadaises-là?» Elle avait
le bon sens de Nicole, moi la sauvagerie instinctive d'un esprit très
logique sans le savoir, et très positif par cela même qu'il était très
romanesque: ceci peut sembler un paradoxe, mais j'aurai tant à y
revenir, qu'on me permettra de passer outre pour le moment.



CHAPITRE HUITIEME.

  Mes rapports avec mon frère.--Les ressemblances et les
    incompatibilités de nos caractères.--Violences de ma
    bonne.--Tendances morales que développe en moi cette
    tyrannie.--Ma grand'mère devient royaliste sans l'être.--Le
    portrait de l'empereur Alexandre.--Retour de l'île
    d'Elbe.--Nouvelles visions.--Ma mère revient à Nohant.--Je
    pardonne à ma bonne.--Le passage de l'armée de la Loire.--La
    cocarde du général Subervic.--Le général Colbert.--Comme quoi
    Nohant faillit être le foyer et le théâtre d'une Vendée
    _patriotique_.--Le licenciement.--Le colonel Sourd.--Les
    _brigands de la Loire_.--Les pêches de Deschartres.--Le
    régiment de mon père.--Visite de notre cousin.--Dévotion de Mme
    de la Marlière.--Départ de ma mère.--Départ de mon
    frère.--Solitude.


J'entrerai plus tard dans un détail plus raisonné du goût ou du dégoût
que m'inspirèrent mes diverses études. Ce que je veux retracer ici,
c'est la disposition morale dans laquelle je me trouvai, livrée pour
ainsi dire à mes propres pensées, sans guide, sans causerie, sans
épanchement. J'avais besoin d'exister pourtant, et ce n'est pas
exister que d'être seul. Hippolyte devenait de plus en plus turbulent,
et, dans nos jeux, il n'était pas question d'autre chose que de faire
du mouvement et du bruit. Il m'en donnait bien vite plus que je
n'avais besoin d'en prendre, et cela finissait toujours par quelque
susceptibilité de ma part et quelque rebuffade de la sienne. Nous nous
aimions pourtant, nous nous sommes toujours aimés. Il y avait certains
rapports de caractère et d'intelligence entre nous, malgré d'énormes
différences d'ailleurs. Il était aussi positif que j'étais romanesque,
et pourtant il y avait dans son esprit un certain sens artiste, et
dans sa gaîté un tour d'observation critique qui répondait au côté
enjoué de mes instincts. Il ne venait personne chez nous qu'il ne
jugeât, ne devinât et ne sût reprendre et analyser avec beaucoup de
pénétration, mais avec trop de causticité. Cela m'amusait assez, et
nous étions horriblement moqueurs ensemble. J'avais besoin de gaîté,
et personne n'a jamais su comme lui me faire rire. Mais on ne peut pas
toujours rire, et j'avais encore plus besoin d'épanchement sérieux que
de folie à cette époque-là.

Ma gaîté avec lui avait donc souvent quelque chose sinon de forcé, du
moins de nerveux et de fébrile. A la moindre occasion, elle se
changeait en bouderies et puis en larmes. Mon frère prétendait que
j'avais un mauvais caractère; cela n'était pas, il l'a reconnu plus
tard: j'avais tout bonnement un secret ennui, un profond chagrin que
je ne pouvais pas lui dire, et dont il se fût peut-être moqué comme il
se moquait de tout, même de la tyrannie et des brutalités de
Deschartres.

Je m'étais dit que tout ce que j'apprenais ne me servirait de rien,
puisque, malgré le silence de ma mère à cet égard, j'avais toujours la
résolution de retourner auprès d'elle et de me faire ouvrière avec
elle, aussitôt qu'elle le jugerait possible. L'étude m'ennuyait donc
d'autant plus que je ne faisais pas comme Hippolyte qui, bien
résolûment, s'en abstenait de son mieux. Moi, j'étudiais par
obéissance, mais sans goût et sans entraînement, comme une tâche
fastidieuse que je fournissais durant un certain nombre d'heures fades
et lentes. Ma bonne maman s'en apercevait et me reprochait ma
langueur, ma froideur avec elle, ma préoccupation continuelle qui
ressemblait souvent à de l'imbécilité, et dont Hippolyte me raillait
tout le premier sans miséricorde. J'étais blessée de ces reproches et
de ces railleries, et on m'accusait d'avoir un amour-propre excessif.
J'ignore si j'avais beaucoup d'amour-propre en effet, mais j'ai bien
conscience que mon dépit ne venait pas de l'orgueil contrarié, mais
d'un mal plus sérieux, d'une peine de cœur méconnue et froissée.

Jusqu'alors Rose m'avait menée assez doucement, en égard à
l'impétuosité naturelle de son caractère. Elle avait été tenue en
bride par la fréquente présence de ma mère à Nohant, ou plutôt elle
avait obéi à un instinct qui commençait à se modifier, car elle
n'était pas dissimulée, j'aime à lui rendre cette justice. Je pense
qu'elle était de la nature de ces bonnes couveuses qui soignent
tendrement leurs petits tant qu'ils peuvent dormir sous leur aile,
mais qui ne leur épargnent pas les coups de bec quand ils commencent à
voler et à courir seuls. A mesure que je me faisais grandelette, elle
ne me dorlotait plus, et, en effet, je n'avais plus besoin de l'être;
mais elle commençait à me brutaliser, ce dont je me serais fort bien
passée. Désirant ardemment complaire à ma grand'mère, elle prenait en
sous-ordre le soin et la responsabilité de mon éducation physique, et
elle m'en fit une sorte de supplice. Si je sortais sans prendre toutes
les petites précautions indiquées contre le rhume, j'étais d'abord, je
ne dirai pas grondée mais abasourdie; le mot n'est que ce qu'il faut
pour exprimer la tempête de sa voix et l'abondance des épithètes
injurieuses qui ébranlaient mon système nerveux. Si je déchirais ma
robe, si je cassais mon sabot, si, en tombant dans les broussailles,
je me faisais une égratignure qui eût pu faire soupçonner à ma
grand'mère que je n'avais pas été bien surveillée, j'étais battue
assez doucement d'abord, et comme par mesure d'intimidation, peu à peu
plus sérieusement, par système de répression, et enfin tout à fait,
par besoin d'autorité et par habitude de violence. Si je pleurais,
j'étais battue plus fort; si j'avais eu le malheur de crier, je crois
qu'elle m'aurait tuée, car lorsqu'elle était dans le paroxisme de la
colère, elle ne se connaissait plus. Chaque jour l'impunité la
rendait plus rude et plus cruelle, et en cela elle abusa étrangement
de ma bonté; car si je ne la fis point chasser (ma grand'mère ne lui
eût certes pas pardonné d'avoir seulement levé la main sur moi), ce
fut uniquement parce que je l'aimais, en dépit de son abominable
humeur. Je suis ainsi faite, que je supporte longtemps, très longtemps
ce qui est intolérable. Il est vrai que quand ma patience est lassée,
je brise tout d'un coup et pour jamais.

Pourquoi aimais-je cette fille au point de me laisser opprimer et
briser à chaque instant? C'est bien simple, c'est qu'elle aimait ma
mère, c'est qu'elle était encore la seule personne de chez nous qui me
parlât d'elle quelquefois, et qui ne m'en parlât jamais qu'avec
admiration et tendresse. Elle n'avait pas l'intelligence assez déliée
pour voir jusqu'au fond de mon âme le chagrin qui me consumait, et
pour comprendre que mes distractions, mes négligences, mes bouderies
n'avaient pas d'autre cause: mais quand j'étais malade elle me
soignait avec une tendresse extrême. Elle avait pour me désennuyer
mille complaisances que je ne rencontrais point ailleurs; si je
courais le moindre danger, elle m'en tirait avec une présence
d'esprit, un courage et une vigueur qui me rappelaient quelque chose
de ma mère. Elle se serait jetée dans les flammes ou dans la mer pour
me sauver; enfin, ce que je craignais plus que tout, les reproches de
ma grand'mère, elle ne m'y exposa jamais, elle m'en préserva toujours.
Elle eût menti au besoin pour m'épargner son blâme, et quand mes
légères fautes m'avaient placée dans l'alternative d'être battue par
ma bonne ou grondée par ma grand'mère, je préférais de beaucoup être
battue.

Pourtant, ces coups m'offensaient profondément. Ceux de ma mère ne
m'avaient jamais fait d'autre mal et d'autre peine que le chagrin de
la voir fâchée contre moi. Il y avait longtemps d'ailleurs qu'elle
avait cessé entièrement ce genre de correction, qu'elle pensait n'être
applicable qu'à la première enfance. Rose, procédant au rebours,
adoptait ce système à un âge de ma vie où il pouvait m'humilier et
m'avilir. S'il ne me rendit point lâche, c'est que Dieu m'avait donné
un instinct très juste de la véritable dignité humaine. Sous ce
rapport, je le remercie de grand cœur de tout ce que j'ai supporté et
souffert. J'ai appris de bonne heure à mépriser l'injure et le dommage
que je ne mérite pas. J'avais vis-à-vis de Rose un profond sentiment
de mon innocence et de son injustice, car je n'ai jamais eu aucun
vice, aucun travers qui ait pu motiver ses indignations et ses
emportemens. Tous mes torts étaient involontaires et si légers, que je
ne comprendrais pas ses fureurs aujourd'hui si je ne me rappelais
qu'elle était rousse, et qu'elle avait le sang si chaud qu'en plein
hiver elle était vêtue d'une robe d'indienne et dormait la fenêtre
ouverte.

Je m'habituai donc à l'humiliation de mon esclavage, et j'y trouvai
l'aliment d'une sorte de stoïcisme naturel dont j'avais peut-être
besoin pour pouvoir vivre avec une sensibilité de cœur trop
surexcitée. J'appris de moi-même à me raidir contre le malheur, et, à
cet égard, j'étais assez encouragée par mon frère, qui, dans nos
escapades, me disait en riant: «_Ce soir, nous serons battus._» Lui,
horriblement battu par Deschartres, prenait son parti avec un mélange
de haine et d'insouciance. Il se trouvait vengé par la satire; moi, je
trouvais ma vengeance dans mon héroïsme et dans le pardon que
j'accordais à ma bonne. Je me guindais même un peu pour me rehausser
vis-à-vis de moi-même dans cette lutte de la force morale contre la
force brutale, et lorsqu'un coup de poing sur la tête m'ébranlait les
nerfs et remplissait mes yeux de larmes, je me cachais pour les
essuyer. J'aurais rougi de les laisser voir.

J'aurais pourtant mieux fait de crier et de sangloter. Rose était
bonne, elle eût eu des remords si elle se fût avisée qu'elle me
faisait du mal. Mais peut-être bien aussi n'avait-elle pas conscience
de ses voies de fait tant elle était impétueuse et irréfléchie. Un
jour qu'elle m'apprenait à _marquer_ mes bas, et que je prenais trois
mailles au lieu de deux avec mon aiguille, elle m'appliqua un furieux
soufflet. «Tu aurais dû, lui dis-je froidement, ôter ton dé pour me
frapper la figure, quelque jour tu me casseras les dents.» Elle me
regarda avec un étonnement sincère, elle regarda son dé et la marque
qu'il avait laissée sur ma joue. Elle ne pouvait croire ce que fût
elle qui, à l'instant même, venait de me faire cette marque-là.
Quelquefois elle me menaçait d'une grande tape aussitôt après me
l'avoir donnée, à son insu apparemment.

Je ne reviendrai plus sur cet insipide sujet; qu'il me suffise de dire
que pendant trois ou quatre ans je ne passai guère de jour sans
recevoir, à l'improviste, quelque horion qui ne me faisait pas
toujours grand mal, mais qui chaque fois me causait un saisissement
cruel et me replongeait, moi nature confiante et tendre, dans un
roidissement de tout mon être moral. Il n'y avait peut-être pas de
quoi, étant aimée quand même, me persuader que j'étais malheureuse,
d'autant plus que je pouvais faire cesser cet état de choses et que je
ne le voulus jamais. Mais que je fusse fondée ou non à me plaindre de
mon sort, je me sentis, je me trouvai malheureuse, et c'était l'être
en réalité. Je m'habituais même à goûter une sorte d'amère
satisfaction à protester intérieurement et à toute heure contre cette
destinée, à m'obstiner de plus en plus à n'aimer qu'un être absent et
qui semblait m'abandonner à ma misère, à refuser à ma bonne maman
l'élan de mon cœur et de mes pensées, à critiquer en moi-même
l'éducation que je recevais et dont je lui laissais volontairement
ignorer les déboires, enfin à me regarder comme un pauvre être
exceptionnellement voué à l'esclavage, à l'injustice, à l'ennui et à
d'éternels regrets.

Qu'on ne me demande donc plus pourquoi, pouvant me targuer d'une
espèce d'aristocratie de naissance, et priser les jouissances d'un
certain bien-être, j'ai toujours porté ma sollicitude et ma sympathie
familière, mon intimité de cœur, si je puis ainsi dire, vers les
opprimés. Cette tendance s'est faite en moi par la force des choses,
par la pression des circonstances extérieures, bien longtemps avant
que l'étude de la vérité et le raisonnement de la conscience m'en
eussent fait un devoir. Je n'y ai donc aucune gloire, et ceux qui
pensent comme moi ne doivent pas plus m'en faire un mérite que ceux
qui pensent autrement ne sont fondés à m'en faire un reproche.

Ce qu'il y a de certain, ce que l'on ne contestera pas, de bonne foi,
après avoir lu l'histoire de mon enfance, c'est que le choix de mes
opinions n'a point été un caprice, une fantaisie d'artiste, comme on
l'a dit: mais le résultat inévitable de mes premières douleurs, de mes
plus saintes affections, de ma situation même dans la vie.

Ma grand'mère, après une courte résistance à l'entraînement de sa
caste, était devenue non pas royaliste, mais _partisan de l'ancien
régime_, comme on disait alors. Elle s'était toujours fait une sorte
de violence pour accepter, non pas l'usurpation heureuse de l'homme de
génie, mais l'insolence des parvenus qui avaient partagé sa fortune
sans l'avoir conquise aux mêmes titres. De nouveaux insolens
arrivaient: mais elle n'était pas aussi choquée de leur arrogance,
parce qu'elle l'avait déjà connue, et que, d'ailleurs, mon père
n'était plus là avec ses instincts républicains pour lui en montrer le
ridicule.

Il faut dire aussi qu'après la longue tension du règne grandiose et
absolu de l'empereur, l'espèce de désordre anarchique qui suivit
immédiatement la Restauration avait quelque chose de nouveau qui
ressemblait à la liberté dans les provinces. Les libéraux parlaient
beaucoup, et on rêvait une sorte d'état politique et moral jusqu'alors
inconnu en France, l'État _constitutionnel_ dont personne ne se
faisait une idée juste, et que nous n'avons connu qu'en paroles; une
royauté sans pouvoirs absolus, un laisser-aller de l'opinion et du
langage en tout ce qui touchait aux institutions ébranlées et
replâtrées à la surface. Il régnait sous ce rapport beaucoup de
tolérance dans un certain milieu bourgeois que ma grand'mère eût
volontiers écouté de préférence à son vieux cénacle. Mais _ces dames_
(comme disait mon père) ne lui permirent guère de raisonner. Elles
avaient l'intolérance de la passion. Elles vouaient à la haine la plus
tenace et la plus étroite tout ce qui osait regretter _le Corse_, sans
songer que la veille encore elles avaient frayé sans répugnance avec
son cortége. Jamais on n'a vu tant de petitesses, tant de commérages,
tant d'accusations, tant d'aversions, tant de dénonciations.

Heureusement nous étions loin des foyers de l'intrigue. Les lettres
que recevait ma grand'mère nous en apportaient seulement un reflet, et
Deschartres se livrait à des déclamations souverainement absurdes
contre le _tyran_, auquel il n'accordait même pas une intelligence
ordinaire. Quant à moi, j'entendais dire tant de choses que je ne
savais plus que penser. L'empereur Alexandre était le grand
législateur, le philosophe des temps modernes, le nouveau Frédéric le
Grand, l'homme de génie par excellence. On envoyait son portrait à ma
grand'mère et elle me le donnait à encadrer. Sa figure, que j'examinai
avec grande attention, puisqu'on disait que Bonaparte n'était qu'un
petit garçon auprès de lui, ne me toucha point. Il avait la tête
lourde, la face molle, le regard faux, le sourire niais. Je ne l'ai
jamais vu qu'en peinture, mais je présume que parmi tant de portraits
répandus alors en France à profusion, quelques-uns ressemblaient.
Aucun ne m'inspira de sympathie, et malgré moi je me rappelais
toujours les beaux yeux clairs de _mon empereur_ qui s'étaient une
fois attachés sur les miens dans un temps où l'on me disait que cela
me porterait bonheur.

Mais voilà que tout à coup, dans les premiers jours de mars, la
nouvelle nous arrive qu'il est débarqué, qu'il marche sur Paris. Je ne
sais si elle nous vint de Paris ou du Midi; mais ma grand'mère ne
partagea pas la confiance de _ces dames_, qui écrivaient:
«Réjouissons-nous. Cette fois, on le pendra, ou tout au moins on
l'enfermera dans une cage de fer.» Ma bonne maman jugea tout
autrement, et nous dit: «Ces Bourbons sont incapables, et Bonaparte va
les chasser pour toujours. C'est leur destinée d'être dupes; comment
peuvent-ils croire que tous ces généraux qui ont trahi leur maître ne
vont pas les trahir maintenant pour retourner à lui? Dieu veuille que
tout cela n'amène pas de terribles représailles, et que Bonaparte ne
les traite pas comme il a traité le duc d'Enghien!»

Quant à moi, je n'ai pas grand souvenir de ce qui se passa à Nohant
durant les cent-jours. J'étais absorbée dans de longues rêveries où je
ne voyais pas clair. J'étais ennuyée d'entendre toujours parler
politique, et tous ces brusques reviremens de l'opinion étaient
inexplicables pour ma jeune logique. Je voyais tout le monde changé et
transformé du jour au lendemain. Nos provinciaux et nos paysans
s'étaient trouvés royalistes tout d'un coup, sans que je pusse
comprendre pourquoi. Où étaient ces bienfaits des Bourbons tant
annoncés et tant vantés?

Chaque jour nous apportait vaguement la nouvelle de l'entrée
triomphante de Napoléon dans toutes les villes qu'il traversait, et
voilà que beaucoup de gens redevenaient bonapartistes qui avaient
crié: _A bas le tyran!_ et traîné le drapeau tricolore dans la boue.
Je ne comprenais pas assez tout cela pour en être indignée, mais
j'éprouvais un dégoût involontaire et comme un ennui d'être au monde.
Il me semblait que tout le monde était fou, et je revenais à mon rêve
de la campagne de Russie et de la campagne de France. Je retrouvais
mes ailes, et je m'en allais au-devant de l'empereur pour lui demander
compte de tout le mal et de tout le bien qu'on disait de lui.

Une fois, je songeai que je l'emportais à travers l'espace et que je
le déposais sur la coupole des Tuileries. Là j'avais un long entretien
avec lui, je lui faisais mille questions, et je lui disais: «Si tu me
prouves par tes réponses que tu es, comme on le dit, un monstre, un
ambitieux, un buveur de sang, je vais te précipiter en bas et te
briser sur le seuil de ton palais; mais si tu te justifies, si tu es
ce que j'ai cru, le bon, le grand, le juste empereur, le père des
Français, je te reporterai sur ton trône, et avec mon épée de feu je
te défendrai de tes ennemis.» Il m'ouvrit alors son cœur et m'avoua
qu'il avait commis beaucoup de fautes par un trop grand amour de la
gloire: mais il me jura qu'il aimait la France, et que désormais il ne
songerait plus qu'à faire le bonheur du peuple. Sur quoi je le touchai
de mon épée de feu qui devait le rendre invulnérable.

Il est fort étrange que je fisse ces rêves tout éveillée, et souvent
en apprenant machinalement des vers de Corneille ou de Racine que je
devais réciter à ma leçon. C'était une espèce d'hallucination, et j'ai
remarqué depuis que beaucoup de petites filles, lorsqu'elles
approchent d'une certaine crise de développement physique, sont
sujettes à des extases ou à des visions encore plus bizarres. Je ne me
rappellerais probablement pas les miennes si elles n'avaient pris
obstinément la même forme pendant quelques années consécutives, et si
elles ne s'étaient pas fixées sur l'empereur et sur la grande armée,
il me serait impossible d'expliquer pourquoi. Certes, j'avais des
préoccupations plus personnelles et plus vives, et mon imagination eût
dû ne me présenter que le fantôme de ma mère dans l'espèce d'Éden
qu'elle m'avait fait envisager un instant, et auquel j'aspirais sans
cesse. Il n'en fut rien pourtant, je pensais à elle à toute heure et
je ne la voyais jamais: au lieu que cette pâle figure de l'empereur
que je n'avais vue qu'un instant se dessinait toujours devant moi et
devenait vivante et parlante aussitôt que j'entendais prononcer son
nom.

Pour n'y plus revenir, je dirai que, lorsque le _Bellérophon_
l'emporta à Sainte-Hélène, je fis chavirer le navire en le poussant
avec mon épée de feu; je noyai tous les Anglais qui s'y trouvaient et
j'emportai une fois encore l'empereur aux Tuileries, après lui avoir
bien fait promettre qu'il ne ferait plus la guerre pour son plaisir.
Ce qu'il y a de particulier dans ces visions, c'est que je n'y étais
point moi-même, mais une sorte de génie, tout-puissant, l'ange du
Seigneur, la destinée, la fée de la France, tout ce qu'on voudra
excepté la petite fille de onze ans, qui étudiait sa leçon ou arrosait
son petit jardin pendant les promenades aériennes de son _moi_
fantastique.

Je n'ai rapporté ceci que comme un fait physiologique. Ce n'était pas
le résultat d'une exaltation de l'âme ni d'un engouement politique,
car, cela se produisait en moi dans mes pires momens de langueur, de
froideur et d'ennui, et souvent après avoir écouté sans intérêt et
comme malgré moi ce qui se disait à propos de la politique. Je
n'ajoutais aucune loi, aucune superstition à mon rêve, je ne le pris
jamais au sérieux, je n'en parlai jamais à personne: il me fatiguait,
et je ne le cherchais pas. Il s'emparait de moi par un travail de mon
cerveau tout à fait imprévu et indépendant de ma volonté.

Le séjour des ennemis à Paris y rendait l'existence odieuse et
insupportable aux personnes en qui le fanatisme de la royauté n'avait
pas étouffé l'amour et le respect de la patrie. Ma mère confia
Caroline à ma tante et vint passer l'été à Nohant. Il y avait sept ou
huit mois que je ne l'avais vue, je laisse à penser quels furent mes
transports. Avec elle, d'ailleurs, ma vie était transformée. Rose
perdait son autorité sur moi et se reposait volontiers de ses fureurs.
J'avais été plus d'une fois tentée de me plaindre à ma mère, aussitôt
qu'elle arriverait, des mauvais traitemens que me faisait essuyer
cette fille: mais comme, dans sa sincérité de cœur, elle ne se
rendait pas compte à elle-même de ses torts envers moi, comme, au lieu
de redouter son arrivée, elle se réjouissait de toute son âme de voir
_madame Maurice_, comme elle préparait sa chambre avec sollicitude,
comme elle comptait les jours et les heures avec moi, comme elle
l'aimait enfin, je lui pardonnai tout, et non-seulement je ne trahis
pas le secret de ses violences, mais encore j'eus le courage de les
nier, lorsque ma mère en eut quelque soupçon. Je me rappelle qu'un
jour ces soupçons s'aggravèrent et que j'eus un certain mérite à les
effacer.

Mon frère avait imaginé de faire de la glu pour prendre les oiseaux.
Je ne sais si c'est dans le Grand ou le Petit Albert, ou dans notre
vieux manuel de diablerie qu'il en avait trouvé la recette. Il
s'agissait tout bonnement de piler du gui de chêne. Nous ne réussîmes
point à faire de la glu, mais bien à barbouiller notre visage, nos
mains et nos vêtemens d'une pâte verte d'un ton fort équivoque. Ma
mère travaillait près de nous dans le jardin, assez distraite, suivant
sa coutume, et ne songeant pas même à se préserver des éclaboussures
de notre baquet. Tout à coup je vis venir Rose au bout de l'allée, et
mon premier mouvement fut de me sauver. «Qu'a-t-elle donc?» dit ma
mère à Hippolyte en sortant de sa rêverie et en me regardant courir;
mon frère, qui n'a jamais aimé à se faire des ennemis, répondit qu'il
n'en savait rien: mais ma mère était méfiante, elle me rappela, et
interpellant Rose en ma présence: «Ce n'est pas la première fois, lui
dit-elle, que je remarque combien la petite a peur de toi. Je crois
que tu la brutalises. Mais, dit la rousse indignée de me voir si salie
et si tachée, voyez comme elle est faite! n'y a-t-il pas de quoi
perdre patience quand il faut passer sa vie à laver et à raccommoder
ses nippes?--Ah çà, dit ma mère d'un ton brusque, t'imagines-tu, par
hasard, que je t'ai fait entrer ici pour faire autre chose que laver
et raccommoder des nippes? crois-tu que c'est pour toucher une rente
et lire Voltaire comme mademoiselle Julie? Ote-toi cela de l'esprit,
lave, raccommode, laisse courir, jouer et grandir mon enfant, c'est
comme cela que je l'entends et pas autrement.»

Aussitôt que ma mère fut seule avec moi, elle me pressa de questions.
«Je te vois trembler et pâlir quand elle te fait les gros yeux, me
dit-elle: elle te gronde donc bien fort?--Oui, répondis-je, elle me
gronde trop fort.--Mais j'espère, reprit ma mère, qu'elle n'a jamais
eu le malheur de te donner une chiquenaude, car je la ferais chasser
dès ce soir!» L'idée de faire renvoyer cette pauvre fille qui m'aimait
tant, malgré ses emportemens, fit rentrer au fond de mon cœur l'aveu
que j'allais faire. Je gardai le silence. Ma mère insista vivement. Je
vis qu'il fallait mentir pour la première fois de ma vie, et mentir à
ma mère! mon cœur fit taire ma conscience. Je mentis, et ma mère,
toujours soupçonneuse, n'attribuant ma discrétion qu'à la crainte, mit
ma générosité à une rude épreuve en me faisant affirmer plusieurs fois
que je lui disais la vérité. Je n'en eus point de remords, je l'avoue.
Mon mensonge ne pouvait nuire qu'à moi.

A la fin, elle me crut. Rose ne sut pas ce que j'avais fait pour elle.
Tenue en respect par la présence de ma mère, elle se radoucit: mais
par la suite, quand nous nous retrouvâmes ensemble, elle me fit payer
cher la bêtise de mon cœur. J'eus la fierté de ne pas la lui dire,
et, comme de coutume, je subis en silence l'oppression et les
outrages.

Un spectacle imposant et plein d'émotions vint m'arracher au sentiment
de ma propre existence pendant une partie de l'été que ma mère passa
avec moi en 1815. Ce fut le passage et le licenciement de l'armée de
la Loire.

On sait qu'après s'être servi de Davoust pour tromper cette noble
armée, après lui avoir promis amnistie complète, le roi publiait, le
24 juillet, une ordonnance qui traduisait devant les conseils de
guerre Ney, Labédoyère et dix-neuf autres noms chers à l'armée et à la
France. Trente-huit autres étaient condamnés au bannissement. Le
prince d'Eckmühl avait donné sa démission, sa position de
généralissime à l'armée de la Loire n'étant plus soutenable. La
restauration s'apprêtait à le dédommager de sa soumission, elle lui
donna pour successeur Macdonald, lequel fut chargé d'opérer en
_douceur_ le licenciement. Il transféra à Bourges le quartier général
de l'armée. «Deux ordres, en date des 1er et 2 août, firent connaître
ce double changement aux troupes. Macdonald, dans ces deux ordres, ne
prononçait pas encore le mot de licenciement. Il se bornait à annoncer
que, pour soulager les habitans du fardeau des logemens militaires, il
allait _étendre_ l'armée. Cette mesure fut le commencement de la
dissolution: on disloqua les brigades et les divisions; les régimens
d'un même corps ou d'une même arme se trouvèrent dispersés à de
grandes distances les uns des autres; on éparpilla jusqu'aux
bataillons ou aux escadrons de certains régimens. Une fois tous les
rapports brisés; l'ordonnance pour la réorganisation de l'armée fut
rendue publique (le 12 août), et l'on procéda au licenciement, mais
par détachemens, par régimens, de manière à diviser les réclamations,
à isoler les murmures et les résistances.» (ACHILLE DE VAULABELLE,
_Histoire des deux Restaurations_.)

C'est ainsi que nous assistâmes à des scènes de détail qui me firent
enfin comprendre peu à peu ce qui se passait en France. Jusque-là,
j'avoue que je ne pouvais guère démêler le vrai sentiment national de
l'esprit de parti. J'avais presque frayeur des instincts bonapartistes
qui se réveillaient en moi quand j'entendais maudire, conspuer,
calomnier et avilir tout ce que j'avais vu respecter et redouter la
veille. Ma mère, aussi enfant que moi, n'avait pas attendu le retour
des _vieilles comtesses_ pour railler et détester l'ancien régime:
mais elle n'avait de parti pris sur rien et ne savait quoi répondre à
ma bonne maman quand celle-ci, faisant le procès aux ambitieux et aux
conquérans _grands tueurs d'hommes_, lui disait qu'une monarchie
tempérée par des institutions libérales, un système de paix durable,
le retour du bien-être, de la liberté individuelle, de l'industrie,
des arts et des lettres, vaudraient mieux à la France que le règne du
sabre. «N'avons-nous pas assez maudit la guerre, vous et moi, du temps
de notre pauvre Maurice? lui disait-elle: maintenant nous payons les
violons de toute cette gloire impériale. Mais laissez passer cette
première colère de l'Europe contre nous, et vous verrez que nous
entrerons dans une ère de calme et de sécurité heureuse sous ces
Bourbons que je n'aime pas beaucoup plus que vous, mais qui nous sont
le gage d'un meilleur avenir. Sans eux notre nationalité était perdue.
Bonaparte l'avait sérieusement compromise en voulant trop l'étendre.
Si un parti royaliste ne s'était pas formé pour hâter sa chute, voyez
ce que nous deviendrions aujourd'hui après le désastre de nos armées!
La France eût été démembrée, nous serions Prussiens, Anglais ou
Allemands.»

Ainsi raisonnait ma grand'mère, n'admettant pas une chose que je crois
pourtant fort certaine, c'est que si un parti royaliste ne se fût pas
formé pour vendre et trahir le pays, l'univers réuni contre nous,
n'eût pu vaincre l'armée française. Ma mère, qui volontiers
reconnaissait la supériorité de sa belle-mère, se laissait tout
doucement persuader, et moi, par conséquent avec elle. J'étais donc
comme désillusionnée de l'empire et comme résignée à la Restauration,
lorsque, par un ardent soleil d'été, nous vîmes reluire sur tous les
versans de la vallée noire les glorieuses armes de Waterloo. Ce fut un
régiment de lanciers décimé par ce grand désastre, qui, le premier,
vint occuper nos campagnes. Le général Colbert établit à Nohant son
quartier-général. Le général Subervic occupa le château d'Ars, situé
à une demi-lieue. Tous les jours, ces généraux, leurs aides-de-camp et
une douzaine d'officiers principaux dînaient ou déjeunaient chez nous.
Le général Subervic était alors un joli garçon très galant avec les
dames, enjoué, et même taquin avec les enfans. Comme par sa faute, je
m'étais un peu trop familiarisée avec lui, et qu'il m'avait tiré les
oreilles un peu fort en jouant avec lui, je me vengeai, un jour, par
une espièglerie dont je ne sentais guère la portée. Je découpai une
jolie cocarde en papier blanc, et je l'attachai avec une épingle sur
la cocarde tricolore de son chapeau, sans qu'il s'en aperçût. Toute
l'armée portait encore les couleurs de l'empire, et l'ordre de les
faire disparaître n'arriva que quelques jours plus tard. Il alla donc
à la Châtre avec cette cocarde, et s'étonna de voir les regards des
officiers et des soldats qu'il rencontrait se fixer sur lui avec
stupeur. Enfin, je ne sais plus quel officier lui demanda
l'explication de cette cocarde blanche, à quoi il ne comprit rien, et
ôtant son chapeau et jetant la cocarde blanche au diable, il me donna
à tous les diables par-dessus le marché.

J'ai revu ce bon général Subervic pour la première fois depuis ce
temps-là, en 1848, à l'hôtel-de-ville, quelques jours après la
révolution et lorsqu'il venait d'accepter le portefeuille de la
guerre. Il n'avait oublié aucune des circonstances de son passage à
Nohant en 1815, et il me reprocha ma cocarde blanche, comme je lui
reprochai de m'avoir tiré les oreilles.

Quelques jours plus tard, en 1815, je ne lui aurais certainement pas
fait cette mauvaise plaisanterie, car mon court essai de royalisme fut
abjuré dans mon cœur, et voici à quelle occasion.

On voyait, au premier mot de ma grand'mère, et rien qu'à son grand air
et à son costume suranné, qu'elle appartenait au parti royaliste. On
supposait même chez elle plus d'attachement à ce parti qu'il n'en
existait réellement au fond de sa pensée. Mais elle était fille du
maréchal de Saxe, elle avait eu un brave fils au service, elle était
pleine de grâces hospitalières et de délicates attentions pour ces
_brigands de la Loire_ en qui elle ne pouvait voir autre chose que de
vaillans et généreux hommes, les frères d'armes de son fils
(quelques-uns même l'avaient connu, et je crois que le général Colbert
était du nombre), en outre ma grand'mère inspirait le respect, et un
respect tendre, à quiconque avait un bon sentiment dans l'âme. Ces
officiers qu'elle recevait si bien s'abstenaient donc de dire devant
elle un seul mot qui pût blesser les opinions qu'elle était censée
avoir, comme de son côté, elle s'abstenait de prononcer une parole, de
rappeler un fait qui pût aigrir leur respectable infortune. Voilà
pourquoi je vis ces officiers pendant plusieurs jours sans qu'aucune
émotion nouvelle changeât la disposition de mon esprit; mais un jour
que nous étions par exception en petit comité à dîner, Deschartres,
qui ne savait pas retenir sa langue, excita un peu le général Colbert.
Alphonse Colbert, descendant du grand Colbert, était un homme
d'environ quarante ans, un peu replet et sanguin. Il avait des
manières excellentes, des talens agréables: il chantait des romances
champêtres en s'accompagnant au piano: il était plein de petits soins
pour ma grand'mère, qui le trouvait charmant, et ma mère disait tout
bas que, pour un militaire, elle le trouvait trop à l'eau de rose.

Je ne saurais dire si ce jour-là même l'ordonnance de la dislocation
de l'armée n'était pas arrivée de Bourges. Que ce fût cette cause ou
les maladroites réflexions de Deschartres, le général s'anima. Ses
yeux ronds et noirs commencèrent à lancer des flammes, ses joues se
colorèrent, l'indignation et la douleur trop longtemps contenues
s'épanchèrent, et il parla avec une véritable énergie: «Non! nous
n'avons pas été vaincus, s'écria-t-il, nous avons été trahis, et nous
le sommes encore. Si nous ne l'étions pas, si nous pouvions compter
sur tous nos officiers, je vous réponds que nos braves soldats
feraient bien voir à messieurs les Prussiens et à messieurs les
Cosaques que la France n'est pas une proie qu'ils puissent impunément
dévorer.» Il parla avec feu de l'honneur français, de la honte de
subir un roi imposé par l'étranger, et il peignit cette honte avec
tant d'âme, que je sentis la mienne se ranimer, comme le jour où
j'avais entendu, en 1811, un enfant de treize ou quatorze ans parler
de prendre un grand sabre pour défendre sa patrie.

Ma grand'mère, voyant que le général s'exaltait de plus en plus,
voulut le calmer, et lui dit que le soldat était épuisé, que le peuple
ne voulait plus que le repos. «Le peuple! s'écria-t-il, ah! vous ne le
connaissez pas. Le peuple! son vœu et sa véritable pensée ne se font
pas jour dans vos châteaux. Il est prudent devant ses vieux seigneurs
qui reviennent, et dont il se défie; mais nous autres soldats nous
connaissons ses sympathies, ses regrets, et, voyez-vous, ne croyez pas
que la partie soit si bien gagnée! On veut nous licencier parce que
nous sommes la dernière force, le dernier espoir de la patrie: mais il
ne tient qu'à nous de repousser cet ordre comme un acte de trahison et
comme une injure. Pardieu! ce pays-ci est excellent pour une guerre de
partisans, et je ne sais pas pourquoi nous n'y organisons pas le noyau
d'une Vendée patriotique. Ah! le peuple, ah! les paysans! dit-il en se
levant et en brandissant son couteau de table, vous allez les voir se
joindre à nous! Vous verrez comme ils viendront avec leurs faux et
leurs fourches, et leurs vieux fusils rouillés! On peut tenir six mois
dans vos chemins creux et derrière vos grandes haies. Pendant ce
temps, la France se lèvera sur tous les points; et d'ailleurs, si
nous sommes abandonnés, mieux vaut mourir avec gloire en se défendant
que d'aller tendre la gorge aux ennemis. Nous sommes encore un bon
nombre à qui il ne faudrait qu'un mot pour relever l'étendard de la
nation, et c'est peut-être à moi de donner l'exemple!»

Deschartres ne disait plus rien. Ma grand'mère prit le bras du
général, lui ôta le couteau des mains, le força à se rasseoir, et cela
d'une façon si tendre et si maternelle qu'il en fut ému. Il prit les
deux mains de la vieille dame, les couvrit de baisers et lui demandant
pardon de l'avoir effrayée, la douleur reprit le dessus sur la colère,
et il fondit en larmes, les premières peut-être qui eussent soulagé
son cœur ulcéré depuis Waterloo.

Nous pleurions tous, sauf Deschartres, qui, cependant, n'insistait
plus pour avoir raison et à qui un certain respect devant le malheur
fermait enfin la bouche. Ma grand'mère emmena le général au salon.
«Mon cher général, au nom du ciel, lui dit-elle, soulagez-vous,
pleurez, mais ne dites jamais devant personne des choses comme il
vient de vous en échapper. Je suis sûre autant qu'on peut l'être de ma
famille, de mes hôtes et de mes domestiques; mais, voyez-vous, dans le
temps où nous sommes et lorsqu'une partie de vos compagnons est forcée
de fuir pour échapper peut-être à une sentence de mort, c'est jouer
votre tête que de vous abandonner ainsi à votre désespoir.

--Vous me conseillez la prudence, chère madame, lui dit-il, mais ce
n'est pas la prudence, c'est la témérité que vous devriez me
conseiller. Vous croyez donc que je ne parle pas sérieusement, et que
je veux accepter le licenciement honteux que les ennemis nous
imposent! C'est un second Waterloo, moins l'honneur, auquel on nous
pousse. Un peu d'audace nous sauverait!

--La guerre civile! s'écria ma grand'mère: vous voulez rallumer la
guerre civile en France! vous, idolâtres de ce même Napoléon, qui du
moins n'a pas voulu imprimer cette tache à son nom et qui a sacrifié
son orgueil devant l'horreur d'un pareil expédient! Sachez que je ne
l'ai jamais aimé, mais que pourtant j'ai eu de l'admiration pour lui
un jour en ma vie. C'est le jour où il a abdiqué plutôt que d'armer
les Français les uns contre les autres. Lui-même désavouerait
aujourd'hui votre tentative. Soyez donc fidèle à son souvenir en
suivant le noble exemple qu'il vous a donné.»

Soit que ces raisons fissent impression sur l'esprit du général, soit
que ses propres réflexions fussent conformes, quant au fond, à celles
de ma grand'mère, il se calma, et plus tard il a repris du service
sous les Bourbons. Mais pour tous ceux que la loyauté et la douleur
avaient accompagnés comme lui derrière la Loire, il n'y a rien eu que
de très légitime à poursuivre leur carrière militaire, lorsqu'ils
l'ont pu sans s'abaisser, sous un autre régime.

On a vu dans ce que j'ai cité de l'histoire de M. de Vaulabelle que
l'ordre du licenciement fut déguisé sous diverses ordonnances de
dissolution partielle. Un soir, la petite place de Nohant et les
chemins qui y aboutissent virent une foule compacte de cavaliers
encore superbes de tenue venir recevoir les ordres du général Colbert.
Ce fut l'affaire d'un instant. Muets et sombres, ils se divisèrent et
s'éloignèrent dans des directions diverses.

Le général et son état-major parurent résignés. L'idée d'une _Vendée
patriotique_ n'était pourtant pas éclose isolément dans la tête de M.
de Colbert. Elle avait parcouru les rangs frémissans de l'armée de la
Loire: mais on sait maintenant qu'il y avait là une intrigue du parti
d'Orléans à laquelle ils eurent raison de ne point se fier.

Un matin, pendant que nous déjeunions avec plusieurs officiers de
lanciers, on parla du colonel du régiment, tombé sur le champ de
bataille de Waterloo: «Ce brave colonel Sourd, disait-on, quelle perte
pour ses amis et quelle douleur pour tous les hommes qu'il commandait!
C'était un héros à la guerre et un homme excellent dans l'intimité.

--Et vous ne savez ce qu'il est devenu? dit ma grand'mère.--Il était
criblé de blessures, et il avait un bras fracassé par un boulet,
répondit le général. On a pu l'emporter à l'ambulance; il a encore
vécu après l'événement, on espérait le sauver; mais depuis longtemps
nous n'avons plus de ses nouvelles, et tout porte à croire qu'il n'est
plus. Un autre a pris le commandement du régiment. Pauvre Sourd! Je le
regretterai toute ma vie!»

Comme il disait ces mots, la porte s'ouvre. Un officier mutilé, la
manche vide et relevée dans la boutonnière, la figure traversée de
larges bandes de taffetas d'Angleterre qui cachaient d'effroyables
cicatrices, paraît et s'élance vers ses compagnons. Tous se lèvent, un
cri s'échappe de toutes les poitrines, on se précipite sur lui, on
l'embrasse, on le presse, on l'interroge, on pleure, et le colonel
Sourd achève avec nous ce déjeûner qui avait commencé par son éloge
funèbre.

Le lieutenant-colonel Féroussac, qui avait commandé le régiment en son
absence, fut heureux de lui rendre son autorité, et Sourd voulut être
licencié à la tête de son régiment, qui le revit avec des transports
impossibles à décrire.

Je dois ici un souvenir à M. Pétiet, aide-de-camp du général Colbert,
qui fut pour moi d'une bonté vraiment paternelle, toujours occupé de
jouer avec moi comme un excellent enfant qu'il était encore, malgré
son grade et ses années de service, qui commençaient déjà à compter.
Il n'avait guère que trente ans, mais il avait été page de
l'impératrice, et il était entré dans l'armée de fort bonne heure. Il
avait conservé la gaîté et l'espièglerie d'un page: mon frère et moi
nous l'adorions et nous ne le laissions pas un instant en repos. Il
est maintenant général.

Au bout d'une quinzaine de jours, le général Colbert, M. Pétiet, le
général Subervic et les autres officiers du corps qu'ils commandaient
allèrent ailleurs, à Saint-Amand, si je ne me trompe. Ma grand'mère
aimait déjà tant le général Colbert qu'elle pleura son départ. Il
avait été excellent, en effet, parmi nous, et les nombreux officiers
supérieurs que nous eûmes successivement à loger pendant une partie de
la saison nous laissèrent tous des regrets. Mais à mesure que le
licenciement s'opérait, l'intérêt devenait moins vif pour moi, du
moins à l'égard des officiers, qui commençaient à prendre leur parti
et à se préoccuper de l'avenir plus que du passé. Plusieurs même
étaient déjà tout ralliés à la Restauration et avaient de nouveaux
brevets dans leur poche. Ma grand'mère voyait cela avec plaisir et
leur faisait fête. Mais ce royalisme de fraîche date répugnait encore
à ma mère, à moi par conséquent, car je cherchais toujours mon
impression dans ses yeux et mon avis sur ses lèvres.

Plus d'un lui fit la cour car elle était encore charmante, et je crois
qu'elle eût pu facilement se remarier honorablement à cette époque;
mais elle n'en voulut pas entendre parler, et, quoiqu'elle fût
entourée d'hommages, jamais je ne vis moins de coquetterie et plus de
réserve qu'elle n'en montra.

C'était un spectacle imposant que ce continuel passage d'une armée
encore superbe dans notre vallée noire. Le temps fut toujours clair et
chaud. Tous les chemins étaient couverts de ces nobles phalanges qui
défilaient en bon ordre et dans un silence solennel. C'était la
dernière fois qu'on devait voir ces uniformes si beaux, si bien
portés, _usés par la victoire_, comme on l'a dit depuis avec raison,
ces belles figures bronzées, ces fiers soldats si terribles dans les
combats, si doux, si humains, si bien disciplinés pendant la paix. Il
n'y eut pas un seul acte de maraude ou de brutalité à leur reprocher.
Je ne vis jamais parmi eux un homme ivre, quoique le vin chez nous
soit à bon marché, et que le paysan le prodigue au soldat. Nous
pouvions nous promener à toute heure sur les chemins, ma mère et moi,
comme en temps ordinaire, sans craindre la moindre insulte. Jamais on
ne vit le malheur, la proscription, l'ingratitude et la calomnie
supportés avec tant de patience et de dignité; ce qui n'empêcha pas
qu'ils ne fussent nommés les _Brigands de la Loire_.

Deschartres même jeta les hauts cris parce qu'un volume des _Mille et
une Nuits_ fut égaré, et que quatre belles pêches disparurent de
l'espalier où il les regardait mûrir; méfaits dont Hippolyte peut-être
fut le seul coupable. N'importe, Deschartres accusait les brigands, et
il ne se calma que lorsque ma bonne maman lui dit avec un grand
sérieux: «Eh bien! monsieur Deschartres, quand vous écrirez l'histoire
de ces temps-ci, vous n'oublierez pas un fait si grave. Vous direz:
«Une armée entière traversa Nohant et porta le ravage et la
dévastation sur un espalier, où l'on comptait quatre pêches avant
cette terrible époque.»

Je me rappelle qu'il y eut pourtant un autre fait un peu plus grave et
que je raconte précisément pour montrer combien ces _brigands_ se
piquaient d'honneur et de probité.

Nous vîmes passer des régimens de toutes armes, des chasseurs, des
carabiniers, des dragons, des cuirassiers, de l'artillerie et ces
brillans mamelucks avec leurs beaux chevaux et leur costume de
théâtre, que j'avais vus à Madrid. Le régiment de mon père passa
aussi, et les officiers, dont plusieurs l'avaient connu, entrèrent
dans la cour et demandèrent à saluer ma grand'mère et ma mère. Elles
les reçurent en sanglotant, prêtes à s'évanouir. Un officier dont j'ai
oublié le nom s'écria en me voyant: «Ah! voilà sa fille. Il n'y a pas
à se tromper à une pareille ressemblance.» Il me prit dans ses bras et
m'embrassa en me disant: «Je vous ai vue toute petite en Espagne.
Votre père était un brave militaire et bon comme un ange.»

Plus tard, à Paris, ayant plus de vingt ans, j'ai été abordée sur le
boulevard par un officier à demi solde qui m'a demandé si je n'étais
pas la fille du _pauvre Dupin_, et dans un restaurant, d'autres
officiers qui dînaient à une autre table sont venus faire la même
question aux personnes qui étaient avec moi. C'étaient de braves
débris de notre belle armée, mais j'ai la mémoire des noms si peu
certaine que je craindrais de me tromper en les citant. Dans toutes
ces rencontres, j'ai toujours entendu faire de mon père les plus vifs
et les plus tendres éloges.

J'ai dit que mon frère était grand observateur et critique judicieux
pour son âge. Il me faisait part de ses remarques, et nous
remarquâmes, en effet, que les réconciliations du nouveau pouvoir avec
l'armée s'opéraient toujours en commençant par les plus hauts grades.
Ainsi, vers la fin du passage, les officiers supérieurs exhibaient
avec satisfaction des étendards fleurdelisés, brodés, disait-on, par
la duchesse d'Angoulême, et qu'elle leur avait envoyés en signe de
bienveillance. Les officiers de moindre grade se montraient irrésolus
ou sur la réserve. Les sous-officiers et les soldats étaient tous
franchement et courageusement des _bonapartistes_, comme on disait
alors, et quand vint l'ordre définitif de changer de drapeau et de
cocarde, nous vîmes brûler des aigles dont les cendres furent
littéralement baignées de larmes. Quelques-uns crachèrent sur la
cocarde _sans tache_ avant de la mettre à leur shako. Les officiers
ralliés avaient hâte de se séparer de ces fidèles soldats et de
prendre place dans l'armée réorganisée sur les nouvelles bases et avec
un autre personnel. Je pense bien qu'il y en eut beaucoup de trompés
dans leurs espérances, et que les belles promesses à l'aide desquelles
on leur avait fait opérer sans bruit la dislocation n'aboutirent plus
tard qu'à une maigre demi-solde.

Quand les derniers uniformes eurent disparu dans la poussière de nos
routes, nous sentîmes tous une grande fatigue: à force de voir
marcher, il nous semblait avoir marché nous-mêmes. Nous avions assisté
au convoi de la gloire, aux funérailles de notre nationalité. Ma
grand'mère avait eu des émotions douloureuses et profondes, des
souvenirs ravivés; ma mère, en voyant tous ces jeunes et brillans
officiers, avait senti plus que jamais qu'elle n'aimerait plus et que
sa vie encore jeune et pleine s'écoulerait dans la solitude et les
regrets. Deschartres avait la tête brisée d'avoir eu tous les jours
des centaines de logemens à distribuer et à discuter. Tous nos
domestiques étaient sur les dents pour avoir servi nuit et jour une
quarantaine de personnes et de chevaux pendant deux mois. Les courtes
finances de ma grand'mère et sa cave s'en ressentaient, mais elle
aimait à faire grandement les honneurs de chez elle, et elle y avait
mangé une année de son revenu sans se plaindre.

A courir avec les soldats, mon frère avait pris rage d'être militaire
et il ne fallait plus guère lui parler d'études. Quant à moi, qui
avais été comme lui en récréation forcée pendant tout ce temps,
j'étais accablée et brisée de mon inaction, car dès mon plus jeune
âge, ne rien faire a toujours été pour moi la pire des fatigues.

Néanmoins, j'eus beaucoup de peine à me remettre au travail. Le
cerveau est un instrument qui se rouille, et qui aurait besoin d'un
exercice modéré, mais soutenu. La politique me devenait nauséabonde.
Nohant n'était plus aussi recueilli et aussi intime que par le passé.
Les autorités de la ville voisine avaient été remplacées en grande
partie par des royalistes ardens, qui venaient faire des visites
officielles à ma grand'mère, et là on ne parlait que du trône et de
l'autel, et des nouvelles tentatives du parti des _Jacobins_, et des
nouvelles répressions paternelles de ce bon gouvernement, qui envoyait
à l'échafaud Ney, Labédoyère et autres _scélérats_. On faisait du zèle
devant ma grand'mère parce qu'on la croyait bien lancée dans le monde
et influente. Le fait est qu'elle ne l'était ni ne se piquait de
l'être. Elle avait passé la seconde moitié de sa vie dans une sorte de
retraite qui ne lui avait laissé que peu d'occasions d'être utile, et
elle n'était pas charmée de l'_ancien régime_ autant qu'on se
l'imaginait.

Pour moi, je n'étais plus tentée de me laisser prendre au royalisme.
J'avais honte de passer pour en tenir par solidarité de famille. Je
trouvais ma mère trop indifférente à tout cela, et je _déblatérais_
dans mon coin avec Hippolyte contre ce roi _cotillon_ que les
troupiers nous avaient enseigné à railler et à chansonner en cachette.
Mais il fallait nous bien garder d'en rien laisser paraître.
Deschartres n'entendait pas raison sur ce chapitre, et Mlle Julie
n'avait pas coutume de garder pour elle ce qu'elle entendait.

Mon cousin René de Villeneuve vint nous voir à l'automne. Il était
parfaitement aimable, enjoué, sachant occuper agréablement les loisirs
de la campagne, et pas du tout royaliste, quoiqu'il sût ménager les
apparences. Ma grand'mère lui parla de l'avenir de mon frère, qui s'en
allait avoir seize ans et qui ne tenait plus dans sa peau, tant il
avait envie de quitter Deschartres et de commencer la vie, n'importe
par quel bout. On lui avait enseigné les mathématiques avec l'idée de
le mettre dans la marine; mais M. de Villeneuve, qui venait de marier
sa fille avec le comte de la Roche-Aymon, et qui voyait dans cette
nouvelle alliance beaucoup de nouvelles portes ouvertes pour une
certaine influence, engagea ma grand'mère à le faire entrer dans un
régiment de cavalerie, où il espérait lui assurer des protections et
de l'avancement. Il promit de s'en occuper aussitôt, et mon frère
bondit de joie à l'idée d'avoir un cheval et des bottes tous les jours
de sa vie.

Après M. de Villeneuve, nous vîmes arriver Mme de la Marlière, qui
était devenue dévote tout d'un coup et qui allait à la messe et à
vêpres le dimanche. Cela m'étonna grandement. Enfin, vint la bonne Mme
de Pardaillan, et puis, tout ce monde parti, ma mère partit à son
tour. Quelque temps après, Hippolyte fit ses paquets et alla rejoindre
son régiment de hussards à Saint-Omer, si bien qu'au commencement de
l'année 1816 je me trouvai absolument seule à Nohant avec ma
grand'mère, Deschartres, Julie et Rose.

Alors s'écoulèrent pour moi les deux plus longues, les deux plus
rêveuses, les deux plus mélancoliques années qu'il y eût encore eu
dans ma vie.



CHAPITRE NEUVIEME.

  Enseignement de l'histoire.--Je l'étudie comme un roman.--Je
    désapprends la musique avec un maître.--Premiers essais
    littéraires.--L'art et le sentiment.--Ma mère se moque de moi,
    et je renonce aux _lettres_.--Mon _grand roman
    inédit_.--_Corambé._--Marie et Solange.--_Plaisir_ le
    porcher.--Le fossé couvert.--Démogorgon.--Le temple mystérieux.


Je ne peux pas toujours suivre ma vie comme un récit qui s'enchaîne,
car il y a beaucoup d'incertitudes dans ma mémoire sur l'ordre des
petits événemens que je me retrace. Je sais que j'ai passé à Nohant
avec ma grand'mère, sans aller à Paris, les années 1814, 15, 16 et 17.
Je résumerai donc en masse mon développement moral pendant ces quatre
années.

Les seules études qui me plurent réellement furent l'histoire, la
géographie, qui n'en est que l'appendice nécessaire, la musique et la
littérature. Je pourrais encore réduire ces aptitudes, en disant que
je n'aimais et n'aimerai réellement jamais que la littérature et la
musique, car ce qui me passionnait dans l'histoire, ce n'était pas
cette philosophie que la théorie toute moderne du progrès nous a
enseigné à déduire de l'enchaînement des faits. On n'avait point alors
popularisé cette notion claire et précise qui est véritablement,
sinon la grande découverte, du moins la grande certitude philosophique
des temps nouveaux, et dont Pierre Leroux, Jean Reynaud et leur école
de 1830 à 1840 ont posé la meilleure exposition et les meilleures
déductions dans les travaux de l'_Encyclopédie nouvelle_.

A l'époque où l'on m'enseigna l'histoire, on n'avait généralement
aucune idée d'ordre et d'ensemble dans l'appréciation des faits.
Aujourd'hui, l'étude de l'histoire peut être la théorie du progrès;
elle peut tracer une ligne grandiose à laquelle viennent se rattacher
toutes les lignes jusqu'alors éparses et brisées. Elle nous fait
assister à l'enfance de l'humanité, à son développement, à ses essais,
à ses efforts, à ses conquêtes successives, et ses déviations mêmes
aboutissant fatalement à un retour qui la replace sur la route de
l'avenir, ne font que confirmer la loi qui la pousse et l'entraîne.

Dans la théorie du progrès, Dieu est un, comme l'humanité est une. Il
n'y a qu'une religion, qu'une vérité antérieure à l'homme, coéternelle
à Dieu, et dont les différentes manifestations dans l'homme et par
l'homme sont la vérité relative et progressive des diverses phases de
l'histoire. Rien de plus simple, rien de plus grand, rien de plus
logique. Avec cette notion, avec ce fil conducteur dans une main:
_L'humanité éternellement progressive_; avec ce flambeau dans l'autre
main: _Dieu éternellement révélateur et révélable_, il n'est plus
possible de flotter et de s'égarer dans l'étude de l'histoire des
hommes, puisque c'est l'histoire de Dieu même dans ses rapports avec
nous.

De mon temps, on procédait simultanément par plusieurs histoires
séparées, qui n'avaient aucun rapport entre elles. Par exemple,
l'histoire sacrée et l'histoire profane étant contemporaines l'une de
l'autre, il fallait les étudier en regard l'une de l'autre, sans
admettre qu'elles eussent aucun lien. Quelle était la vraie, quelle
était la fabuleuse? Toutes deux étaient chargées de miracles et de
fables également inadmissibles pour la raison; mais pourquoi le Dieu
des Juifs était-il le seul vrai Dieu? On ne vous le disait point, et,
pour moi, particulièrement, j'étais libre de rejeter le dieu de Moïse
et de Jésus, tout aussi bien que ceux d'Homère et de Virgile. «Lisez,
me disait-on, prenez des notes, faites des extraits, retenez bien tout
cela. Ce sont des choses qu'il faut savoir et qu'il n'est pas permis
d'ignorer[9].»

  [9] Je ne doute pas que ma grand'mère ne m'eût déduit de
  meilleures raisons si elle eût été encore dans toute la force de
  ses facultés morales et intellectuelles. Elle avait certainement
  dû s'occuper plus efficacement de former l'âme de mon père. Mais
  j'ai beau chercher dans mes souvenirs la trace d'un enseignement
  vraiment philosophique de sa part, je ne la trouve pas. Je crois
  pouvoir affirmer que, pendant une phase de sa vie antérieure à la
  révolution, elle avait préféré Rousseau à Voltaire; mais que plus
  elle a vieilli, plus elle est devenue voltairienne. L'esprit de
  bigoterie de la Restauration dut nécessairement porter cette
  réaction à l'extrême dans les cerveaux philosophiques qui
  dataient du siècle précédent. Or, l'on sait combien est pauvre de
  fond et vide de moralité la philosophie de l'histoire chez
  Voltaire.

Savoir pour savoir, voilà véritablement toute la moralité de
l'éducation qui m'était donnée. Il n'était pas question de s'instruire
pour se rendre meilleur, plus heureux ou plus sage. On apprenait pour
devenir capable de causer avec les personnes instruites, pour être à
même de lire dans les livres qu'on avait dans son armoire, et de tuer
le temps à la campagne ou ailleurs. Et comme les caractères de mon
espèce ne comprennent pas beaucoup qu'il soit utile de donner la
réplique aux causeurs instruits, au lieu de les écouter en silence ou
de ne pas les écouter du tout; comme, en général, les enfans ne
s'inquiètent pas de l'ennui, puisqu'ils s'amusent volontiers de toute
autre chose que l'étude, il fallait leur donner un autre motif, un
autre stimulant. On leur parlait alors du plaisir de satisfaire leurs
parens, et on faisait appel au sentiment de l'obéissance, à la
conscience du devoir. C'était encore ce qu'il y avait de meilleur à
invoquer, et cela réussissait assez avec moi, qui étais, par nature
indépendante dans mes idées, soumise dans les actes extérieurs.

Je n'ai jamais connu la révolte de fait avec les êtres que j'aimais et
dont j'ai dû accepter la domination naturelle, car il y en a une, ne
fût-ce que celle de l'âge, sans compter celle du sang. Je n'ai jamais
compris qu'on ne cédât pas aux personnes avec lesquelles on ne veut ni
ne peut rompre, quand même on est persuadé qu'elles se trompent, ni
qu'on hésitât entre le sacrifice de soi-même et leur satisfaction.
Voilà pourquoi ma grand'mère, ma mère, et les religieuses de mon
couvent m'ont toujours trouvée d'une douceur inexplicable au milieu
d'un insurmontable entêtement. Je me sers du mot _douceur_, parce que
j'ai été frappée de les voir se rencontrer dans cette expression dont
elles se servaient pour peindre mon caractère d'enfant. L'expression
n'était peut-être pas juste. Je n'étais pas douce, puisque je ne
cédais pas intérieurement. Mais, pour ne pas céder en fait, il eût
fallu haïr, et, tout au contraire, j'aimais. Cela prouve donc
uniquement que mon affection m'était plus précieuse que mon
raisonnement, et que j'obéissais plus volontiers, dans mes actions, à
mon cœur qu'à ma tête.

Ce fut donc par pure affection pour ma grand'mère que j'étudiai de mon
mieux les choses qui m'ennuyaient, que j'appris par cœur des milliers
de vers dont je ne comprenais pas les beautés, le latin, qui me
paraissait insipide: la versification, qui était comme une camisole de
force imposée à ma poétique naturelle: l'arithmétique, qui était si
opposée à mon organisation que, pour faire une addition, j'avais
littéralement des vertiges et des défaillances. Pour lui faire plaisir
aussi, je m'enfonçais dans l'histoire, mais là, ma soumission reçut
enfin sa récompense, l'histoire m'amusa prodigieusement.

Pourtant, par la raison que j'ai dite, par l'absence de théorie morale
de cette étude, elle ne satisfaisait pas l'appétit de logique qui
commençait à s'éveiller en moi; mais elle prit à mes yeux un attrait
différent: je la goûtai sous son aspect purement littéraire et
romanesque. Les grands caractères, les belles actions, les étranges
aventures, les détails poétiques, le détail, en un mot, me passionna,
et je trouvai à raconter tout cela, à y donner une forme dans mes
extraits, un plaisir indicible.

Peu à peu, je m'aperçus que j'étais peu surveillée, que ma grand'mère,
trouvant mon extrait bien écrit pour mon âge, et intéressant, ne
consultait plus le livre pour voir si ma version était bien fidèle, et
cela me servit plus qu'on ne peut croire. Je cessai de porter à la
leçon les livres qui avaient servi à mon résumé, et comme on ne me les
demanda plus, je me lançai avec plus de hardiesse dans mes
appréciations personnelles. Je fus plus philosophe que mes historiens
profanes, plus enthousiaste que mes historiens sacrés. Me laissant
aller à mon émotion et ne m'inquiétant pas d'être d'accord avec le
jugement de mes auteurs, je donnai à mes récits la couleur de ma
pensée, et même je me souviens que je ne me gênais pas pour orner un
peu la sécheresse de certains fonds. Je n'altérais point les faits
essentiels, mais, quand un personnage insignifiant ou inexpliqué me
tombait sous la main, obéissant à un besoin invincible d'_art_, je lui
donnais un caractère quelconque que je déduisais assez logiquement de
son rôle ou de la nature de son action dans le drame général.
Incapable de me soumettre aveuglément au jugement de l'auteur, si je
ne réhabilitais pas toujours ce qu'il condamnait, j'essayais du moins
de l'expliquer et de l'excuser, et si je le trouvais trop froid pour
les objets de mon enthousiasme, je me livrais à ma propre flamme, et
je la répandais sur mon cahier dans des termes qui faisaient rire
souvent ma grand'mère par leur naïveté d'exagération.

Enfin, quand je trouvais l'occasion de fourrer une petite description
au milieu de mon récit, je ne m'en faisais pas faute. Pour cela une
courte phrase du texte, une sèche indication me suffisaient. Mon
imagination s'en emparait et brodait là-dessus; je faisais intervenir
le soleil ou l'orage, les fleurs, les ruines, les monumens, les
chœurs, les sons de la flûte sacrée ou de la lyre d'Ionie, l'éclat
des armes, le hennissement des coursiers, que sais-je? J'étais
classique en diable; mais si je n'avais pas l'art de me trouver une
forme nouvelle, j'avais le plaisir de sentir vivement, et de voir par
les yeux de l'imagination tout ce passé qui se ranimait devant moi.

Il est vrai aussi que, n'étant pas tous les jours dans cette
disposition poétique, et pouvant impunément en prendre à mon aise, il
m'arriva parfois de copier presque textuellement les pages du livre
dont j'étais chargée de rendre le sens. Mais c'étaient mes jours de
langueur et de distraction. Je m'en dédommageais avec plaisir quand je
sentais la verve se rallumer.

Je faisais un peu de même pour la musique. J'étudiais pour l'acquit de
ma conscience les sèches études que je devais jouer à ma grand'mère;
mais quand j'étais sûre de m'en tirer passablement, je les arrangeais
à ma guise, ajoutant des phrases, changeant les formes, improvisant au
hasard, chantant, jouant et composant musique et paroles, quand
j'étais bien sûre de ne pas être entendue. Dieu sait à quelles
stupides aberrations musicales je m'abandonnais ainsi! j'y prenais un
plaisir extrême.

La musique qu'on m'enseignait commençait à m'ennuyer. Ce n'était plus
la direction de ma grand'mère. Elle s'était imaginé qu'elle ne
pourrait pas m'enseigner elle-même la musique, ou bien sa santé ne lui
permettait plus d'en garder l'initiative; elle ne me démontrait plus
rien, et se bornait à me faire jouer en mesure la plate musique que
m'apportait mon maître.

Ce maître était l'organiste de la Châtre. Il savait la musique,
certainement, mais il ne la sentait nullement, et il mettait peu de
conscience à me la montrer. Il s'appelait M. Gayard, et il avait la
figure et la tournure ridicules. Il portait toujours la queue ficelée,
les ailes de pigeon et les grands habits carrés de l'ancien régime,
quoiqu'il n'eût guère qu'une cinquantaine d'années. Sous la
Restauration, on a vu pendant quelque temps des particuliers reprendre
ces vieux usages de coiffure et d'habillement pour témoigner de leur
attachement aux _bons principes_. D'autres ne les avaient jamais
quittés, et c'était sans doute par habitude de gravité que M. Gayard
conservait la poudre et les culottes courtes.

Il était pourtant médiocrement grave quand il n'était plus sous les
yeux du curé, à la Châtre, et de ma grand'mère, à Nohant. Il arrivait
le dimanche, à midi, se faisait servir un copieux déjeûner, remontait
l'accord du piano et du clavecin, me donnait une leçon de deux heures,
puis allait batifoler avec les servantes jusqu'au dîner. Là il
mangeait comme quatre, parlait peu, me faisait jouer ensuite devant ma
grand'mère un morceau qu'il m'avait seriné plutôt qu'expliqué, et s'en
allait les poches pleines de friandises qu'il se faisait donner par
les femmes de chambre.

Je faisais des progrès apparens avec ce professeur, et, en réalité, je
n'apprenais rien du tout, et je perdais le respect et l'amour de la
musique. Il m'apportait de la musique facile, bête, soi-disant
brillante. Heureusement, il se glissait quelquefois à son insu de
petits diamans dans ce fatras, des sonatines de Steibelt, des pages de
Gluck, de Mozart, et de jolies études de Pleyel et de Clementi. La
preuve que j'avais un bon sentiment musical, c'est que je discernais
fort bien de moi-même ce qui valait la peine d'être étudié, et j'y
portais un certain sentiment naïf qui plaisait à ma grand'mère, mais
dont M. Gayard ne me tenait aucun compte. Il frappait fort et jouait
carrément, sans nuances, sans couleur et sans cœur. C'était exact,
correct, bruyant, sans charme et sans élévation. Je le sentais, et je
haïssais sa manière. Avec cela, il avait de grosses pattes laides,
velues, grasses et sales qui me répugnaient, et une odeur de poudre
mêlée à une odeur de crasse qui me faisait paraître ma leçon
insupportable. Ma grand'mère devait bien savoir que c'était là un
maître sans valeur et sans âme; mais elle pensait que j'avais besoin
de me délier les doigts, et comme les siens étaient de plus en plus
paralysés, elle me donnait M. Gayard comme une mécanique. En effet, M.
Gayard m'apprenait à remuer les doigts, et il me donnait à lire
beaucoup de musique, mais il ne m'enseignait rien. Jamais il ne me
demanda de me rendre compte à moi-même du ton dans lequel était écrit
le morceau qu'il me faisait jouer, ni du mouvement, encore moins du
sentiment et de la pensée musicale. Il me fallait deviner tout cela,
car j'avais oublié toutes les règles que ma grand'mère m'avait
enseignées si clairement et qu'il eût été bon de repasser sans cesse
en les appliquant. Je les appliquais d'instinct et ne les savais plus.
Quand je faisais quelque faute, M. Gayard me débitait des calembours
et des coqs-à-l'âne en forme de critique. _C'est ainsi que je
travaillais, disait-il, la dernière fois qu'on me mit à la porte_; ou
bien il avait des sentences en latin de collége:

    _Aspice Pierrot pendu,
    Quod fa dièse n'a pas rendu._

Et toute la leçon se passait ainsi, à moins qu'il ne préférât dormir
auprès du poêle, ou se promener dans la chambre en mangeant des
pruneaux ou des noisettes, car il mangeait toujours et ne se souciait
guère d'autre chose.

On ne me parlait plus de chant, et pourtant c'était là mon instinct et
ma vocation. Je trouvais un soulagement extrême à improviser en prose
ou en vers blancs des récitatifs ou des fragmens de mélodie lyrique,
et il me semblait que le chant eût été ma véritable manière d'exprimer
mes sentimens et mes émotions. Quand j'étais seule au jardin, je
chantais toutes mes actions pour ainsi dire: «_Roule, roule, ma
brouette: poussez, poussez, petits gazons que j'arrose; papillons
jolis, venez sur mes fleurs_, etc.;» et quand j'avais du chagrin,
quand je pensais à ma petite mère absente, c'étaient des complaintes
en mineur qui ne finissaient pas et qui endormaient peu à peu ma
mélancolie ou qui provoquaient des larmes dont j'étais soulagée:

    Ma mère, m'entends-tu? je pleure et je soupire, etc.

Vers l'âge de douze ans, je m'essayai à écrire; mais cela ne dura
qu'un instant; je fis plusieurs _descriptions_, une de la vallée
noire, vue d'un certain endroit où j'allais souvent me promener, et
l'autre d'une nuit d'été avec clair de lune. C'est tout ce que je me
rappelle, et ma grand'mère eut la bonté de déclarer à qui voulait la
croire que c'étaient des chefs-d'œuvre. D'après les phrases qui me
sont restées dans la mémoire[10], ces chefs-d'œuvre-là étaient bons à
mettre au cabinet. Mais ce que je me rappelle avec plus de plaisir,
c'est que, malgré les imprudens éloges de ma bonne maman, je ne fus
nullement enivrée de mon petit succès. J'avais dès lors un sentiment
que j'ai toujours conservé; c'est qu'aucun art ne peut rendre le
charme et la fraîcheur de l'impression produite par les beautés de la
nature, de même que rien dans l'expression ne peut atteindre à la
force et à la spontanéité de nos émotions intimes. Il y a dans l'âme
quelque chose de plus que dans la forme. L'enthousiasme, la rêverie,
la passion, la douleur n'ont pas d'expression suffisante dans le
domaine de l'art, quel que soit l'art, quel que soit l'artiste. J'en
demande pardon aux maîtres: je les vénère et les chéris, mais ils ne
m'ont jamais rendu ce que la nature m'a donné, ce que moi-même j'ai
senti mille fois l'impossibilité de rendre aux autres.

  [10] Il y avait, entre autres métaphores, une lune qui _labourait
  les nuages, assise dans sa nacelle d'argent_.

L'art me semble une aspiration éternellement impuissante et
incomplète, de même que toutes les manifestations humaines. Nous
avons, pour notre malheur, le sentiment de l'infini, et toutes nos
expressions ont une limite rapidement atteinte; ce sentiment même est
vague en nous, et les satisfactions qu'il nous donne sont une espèce
de tourment.

L'art moderne l'a bien senti, ce tourment de l'impuissance, et il a
cherché à étendre ses moyens en littérature, en musique, en peinture.
L'art a cru trouver dans les formes nouvelles du romantisme une
nouvelle puissance d'expansion. L'art a pu y gagner, mais l'âme
humaine n'élève ses facultés que relativement, et la soif de la
perfection, le besoin de l'infini restent les mêmes, éternellement
avides, éternellement inassouvis. C'est pour moi une preuve
irréfutable de l'existence de Dieu. Nous avons le désir inextinguible
du beau idéal: donc le désir a un but. Ce but n'existe nulle part à
notre portée, ce but est l'infini, ce but est Dieu.

L'art est donc un effort plus ou moins heureux pour manifester des
émotions qui ne peuvent jamais l'être complétement, et qui, par
elles-mêmes, dépassent toute expression. Le romantisme, en augmentant
les moyens, n'a pas reculé la limite des facultés humaines. Une grêle
d'épithètes, un déluge de notes, un incendie de couleurs, ne
témoignent et n'expriment rien de plus qu'une forme élémentaire et
naïve. J'ai beau faire, j'ai le malheur de ne rien trouver dans les
mots et dans les sons de ce qu'il y a dans un rayon du soleil ou dans
un murmure de la brise.

Et pourtant l'art a des manifestations sublimes, et je ne saurais
vivre sans les consulter sans cesse; mais plus ces manifestations sont
grandes, plus elles excitent en moi la soif d'un _mieux_ et d'un
_plus_ que personne ne peut me donner, et que je ne puis pas donner
moi-même, parce qu'il faudrait pour exprimer ce plus et ce mieux un
chiffre qui n'existe pas pour nous et que l'homme ne trouvera
probablement jamais.

J'en reviens à dire plus clairement et plus positivement que rien de
ce que j'ai écrit dans ma vie ne m'a jamais satisfait, pas plus mes
premiers essais à l'âge de douze ans, que les travaux littéraires de
ma vieillesse, et qu'il n'y a à cela aucune modestie de ma part.
Toutes les fois que j'ai vu et senti quelque sujet d'art, j'ai espéré,
j'ai cru naïvement que j'allais le rendre comme il m'était venu. Je
m'y suis jetée avec ardeur, j'ai rempli ma tâche parfois avec un vif
plaisir, et parfois, en écrivant la dernière page, je me suis dit:
«Oh! cette fois, c'est bien réussi!» Mais, hélas, je n'ai jamais pu
relire l'épreuve sans me dire: «Ce n'est pas du tout cela, je l'avais
rêvé et senti, et conçu tout autrement; c'est froid, c'est _à côté_,
c'est trop dit et ce n'est pas assez.» Et si l'ouvrage n'avait pas
toujours été la propriété d'un éditeur, je l'aurais mis dans un coin
avec le projet de le refaire, et je l'y aurais oublié pour en essayer
un autre.

Je sentis donc, dès la première tentative littéraire de ma vie, que
j'étais au-dessous de mon sujet et que mes mots et mes phrases le
gâtaient pour moi-même. On envoya à ma mère une de mes _descriptions_
pour lui faire voir comme je devenais habile et savante: elle me
répondit: «_Tes belles phrases m'ont bien fait rire, j'espère que tu
ne vas pas te mettre à parler comme ça._» Je ne fus nullement
mortifiée de l'accueil fait par elle à mon élucubration poétique: je
trouvai qu'elle avait parfaitement raison, et je lui répondis: «Sois
tranquille, ma petite mère, je ne deviendrai pas une pédante, et quand
je voudrai te dire que je t'aime, que je t'adore, je te le dirai tout
bonnement comme le voilà dit.»

Je cessai donc d'_écrire_; mais le besoin d'inventer et de composer ne
m'en tourmentait pas moins. Il me fallait un monde de fictions, et je
n'avais jamais cessé de m'en créer un que je portais partout avec moi,
dans mes promenades, dans mon immobilité, au jardin, aux champs, dans
mon lit avant de m'endormir et en m'éveillant, avant de me lever.
Toute ma vie j'avais eu un roman en train dans la cervelle, auquel
j'ajoutais un chapitre plus ou moins long aussitôt que je me trouvais
seule, et pour lequel j'amassais sans cesse des matériaux. Mais
pourrai-je donner une idée de cette manière de composer que j'ai
perdue et que je regretterai toujours, car c'est la seule qui ait
réalisé jamais ma fantaisie.

Je ne donnerais aucun développement au récit de cette fantaisie de mon
cerveau, si je croyais qu'elle n'eût été qu'une bizarrerie
personnelle. Car mon lecteur doit remarquer que je me préoccupe
beaucoup plus de lui faire repasser et commenter sa propre existence,
celle de nous tous, que de l'intéresser à la mienne propre; mais j'ai
lieu de croire que mon histoire intellectuelle est celle de la
génération à laquelle j'appartiens, et qu'il n'est aucun de nous qui
n'ait fait, dans son jeune âge, un roman ou un poème.

J'avais bien vingt-cinq ans, lorsque voyant mon frère griffonner
beaucoup, je lui demandai ce qu'il faisait. «Je cherche, me dit-il, un
roman moral dans le fond, comique dans la forme: mais je ne sais pas
écrire, et il me semble que tu pourrais rédiger ce que j'ébauche.» Il
me fit part de son plan, que je trouvai trop sceptique et dont les
détails me rebutèrent. Mais, à ce propos, je lui demandai depuis
quand il avait cette fantaisie de faire un roman. «Je l'ai toujours
eue, répondit-il. Quand j'y rêve, il me passionne et me divertit
quelquefois tant, que j'en ris tout seul. Mais quand je veux y mettre
de l'ordre, je ne sais par où commencer, par où finir. Tout cela se
brouille sous ma plume. L'expression me manque, je m'impatiente, je me
dégoûte, je brûle ce que je viens d'écrire, et j'en suis débarrassé
pour quelques jours. Mais bientôt cela revient comme une fièvre. J'y
pense le jour, j'y pense la nuit, et il faut que je gribouille encore,
sauf à brûler toujours.

--Que tu as tort, lui dis-je, de vouloir donner une forme arrêtée, un
plan régulier à ta fantaisie! tu ne vois donc pas que tu lui fais la
guerre, et que si tu renonçais à la jeter hors de toi, elle serait
toujours en toi active, riante et féconde? Que ne fais-tu comme moi,
qui n'ai jamais gâté l'idée que je me suis faite de ma création en
cherchant à la formuler?

--Ah çà, dit-il, c'est donc une maladie que nous avons dans le sang?
Tu pioches donc aussi dans le vide? tu rêvasses donc aussi comme moi?
tu ne me l'avais jamais dit.» J'étais déjà fâchée de m'être trahie,
mais il était trop tard pour se raviser. Hippolyte, en me confiant son
mystère, avait droit de m'arracher le mien, et je lui racontai ce que
je vais raconter ici.

Dès ma première enfance, j'avais besoin de me faire un monde
intérieur à ma guise, un monde fantastique et poétique; peu à peu
j'eus besoin d'en faire aussi un monde religieux ou philosophique,
c'est-à-dire moral ou sentimental. Vers l'âge de onze ans, je lus
l'_Iliade_ et la _Jérusalem délivrée_. Ah! que je les trouvais
courtes, que je fus contrariée d'arriver à la dernière page! je devins
triste et comme malade de chagrin de les voir sitôt finies. Je ne
savais plus que devenir; je ne pouvais plus rien lire; je ne savais
auquel de ces deux poèmes donner la préférence: je comprenais
qu'Homère était plus beau, plus grand, plus simple; mais le Tasse
m'intéressait et m'intriguait davantage. C'était plus romanesque, plus
de mon temps et de mon sexe. Il y avait des situations dont j'aurais
voulu que le poète ne me fît jamais sortir, Herminie chez les bergers,
par exemple, ou Clorinde délivrant du bûcher Olinde et Sofronie. Quels
tableaux enchantés je voyais se dérouler autour de moi! Je m'emparais
de ces situations, je m'y établissais pour ainsi dire; les personnages
devenaient miens; je les faisais agir ou parler, et je changeais à mon
gré la suite de leurs aventures, non pas que je crusse mieux faire que
le poète, mais parce que les préoccupations amoureuses de ces
personnages me gênaient, et que je les voulais tels que je les
sentais, c'est-à-dire enthousiastes seulement de religion, de guerre
ou d'amitié. Je préférais la martiale Clorinde à la timide Herminie:
sa mort et son baptême la divinisaient à mes yeux. Je haïssais
Armide, je méprisais Renaud. Je sentais vaguement de la guerrière et
de la magicienne ce que Montaigne dit de Bradamante et d'Angélique, à
propos du poème de l'Arioste: _l'une_ «d'une beauté naïve, active,
généreuse, non homasse, mais virile; _l'autre_ d'une beauté molle,
affectée, délicate, artificielle: l'une travestie en garçon, coiffée
d'un morion luisant: l'autre vêtue en _fille_, coiffée d'un atiffet
emperlé.»

Mais au-dessus de ces personnages du roman, l'Olympe chrétien planait
sur la composition du Tasse, comme dans l'_Iliade_ les dieux du
paganisme: et c'est par la poésie de ces symboles que le besoin d'un
sentiment religieux, sinon d'une croyance définie, vint s'emparer
ardemment de mon cœur. Puisqu'on ne m'enseignait aucune religion, je
m'aperçus qu'il m'en fallait une, et je m'en fis une.

J'arrangeai cela très secrètement en moi-même; religion et roman
poussèrent de compagnie dans mon âme. J'ai dit que les esprits les
plus romanesques étaient les plus positifs, et, quoique cela ressemble
à un paradoxe, je le maintiens. Le penchant romanesque est un penchant
du beau idéal. Tout ce qui, dans la réalité vulgaire, gêne cet élan
est facilement mis de côté et compté pour rien par ces esprits
logiciens à leur point de vue. Les chrétiens primitifs, les adeptes
de toutes les sectes enfantées par le christianisme pris au pied de la
lettre sont des esprits romanesques, et leur logique est rigoureuse,
absolue: je défie qu'on prouve le contraire.

Me voilà donc, enfant rêveur, candide, isolé, abandonné à lui-même,
lancé à la recherche d'un idéal, et ne pouvant pas rêver un monde, une
humanité idéalisée, sans placer au faîte un Dieu, l'idéal même. Ce
grand créateur Jéhovah, cette grande fatalité Jupiter, ne me parlaient
pas assez directement. Je voyais bien les rapports de cette puissance
suprême avec la nature, je ne la sentais pas assez particulièrement
dans l'humanité. Je fis ce que l'humanité avait fait avant moi. Je
cherchai un médiateur, un intermédiaire, un Dieu-homme, un divin ami
de notre race malheureuse.

Homère et le Tasse, venant couronner la poésie chrétienne et païenne
de mes premières lectures, me montraient tant de divinités sublimes ou
terribles que je n'avais que l'embarras du choix; mais cet embarras
était grand. On me préparait à la première communion, et je ne
comprenais absolument rien au catéchisme. L'Évangile et le drame divin
de la vie et de la mort de Jésus m'arrachaient en secret des torrens
de larmes. Je m'en cachais bien, j'aurais craint que ma grand'mère ne
se moquât de moi. Elle ne l'eût pas fait, j'en suis certaine
aujourd'hui, mais cette absence d'intervention dans ma croyance, dont
elle semblait s'être fait une loi, me jetait dans le doute, et
peut-être aussi l'éternel attrait du mystère dans mes émotions les
plus intimes me portait-il à moi-même le préjudice moral d'être privée
de direction. Ma grand'mère, en me voyant lire et apprendre le dogme
par cœur, sans faire la moindre réflexion, se flattait peut-être de
trouver en moi une table rase, aussitôt qu'elle voudrait m'instruire à
son point de vue, mais elle se trompait. L'enfant n'est jamais une
table rase. Il commente, il s'interroge, il doute, il cherche, et si
on ne lui donne rien pour se bâtir une maison, il se fait un nid avec
les fétus qu'il peut rassembler.

C'est ce qui m'arriva. Comme ma grand'mère n'avait eu qu'un soin,
celui de combattre en moi le penchant superstitieux, je ne pouvais
croire aux miracles et je n'aurais pas osé croire non plus à la
divinité de Jésus. Mais je l'aimais quand même, cette divinité et je
me disais: «Puisque toute religion est une fiction, faisons un roman
qui soit une religion ou une religion qui soit un roman. Je ne crois
pas à mes romans, mais ils me donnent autant de bonheur que si j'y
croyais. D'ailleurs, s'il m'arrive d'y croire de temps en temps,
personne ne le saura, personne ne contrariera mon illusion en me
prouvant que je rêve.»

Et voilà qu'en rêvant la nuit, il me vint une figure et un nom. Le nom
ne signifiait rien, que je sache, c'était un assemblage fortuit de
syllabes comme il s'en forme dans les songes. Mon fantôme s'appelait
_Corambé_, et ce nom lui resta. Il devint le titre de mon roman et le
dieu de ma religion.

En commençant à parler de _Corambé_, je commence à parler,
non-seulement de ma vie poétique, que ce type a remplie si longtemps
dans le secret de mes rêves, mais encore de ma vie morale, qui ne
faisait qu'une avec la première. Corambé n'était pas, à vrai dire, un
simple personnage de roman, c'était la forme qu'avait prise et que
garda longtemps mon idéal religieux.

De toutes les religions qu'on me faisait passer en revue comme une
étude historique pure et simple, sans m'engager à en adopter aucune,
il n'y en avait aucune, en effet, qui me satisfît complétement, et
toutes m'attiraient par quelque endroit. Jésus-Christ était bien pour
moi le type d'une perfection supérieure à toutes les autres; mais la
religion qui me défendait, au nom de Jésus, d'aimer les autres
philosophes, les autres dieux, les autres saints de l'antiquité, me
gênait et m'étouffait pour ainsi dire. Il me fallait l'_Iliade_ et la
_Jérusalem_ dans mes fictions. Corambé se créa tout seul dans mon
cerveau. Il était pur et charitable comme Jésus, rayonnant et beau
comme Gabriel; mais il lui fallait un peu de la grâce des nymphes et
de la poésie d'Orphée. Il avait donc les formes moins austères que le
Dieu des chrétiens, et un sentiment plus spiritualisé que ceux
d'Homère. Et puis il me fallait le compléter en le vêtissant en femme
à l'occasion, car ce que j'avais le mieux aimé, le mieux compris
jusqu'alors, c'était une femme, c'était ma mère. Ce fut donc souvent
sous les traits d'une femme qu'il m'apparut. En somme, il n'avait pas
de sexe et revêtait toutes sortes d'aspects différens.

Il y avait des déesses païennes que je chérissais: la sage Pallas, la
chaste Diane, Iris, Hébé, Flore, les muses, les nymphes; c'étaient là
des êtres charmans dont je ne voulais pas me laisser priver par le
christianisme. Il fallait que Corambé eût tous les attributs de la
beauté physique et morale, le don de l'éloquence, le charme
tout-puissant des arts, la magie de l'improvisation musicale surtout;
je voulais l'aimer comme un ami, comme une sœur, en même temps que le
révérer comme un Dieu. Je ne voulais pas le craindre, et, à cet effet,
je souhaitais qu'il eût quelques-unes de nos erreurs et de nos
faiblesses.

Je cherchai celle qui pourrait se concilier avec sa perfection, et je
trouvai l'excès de l'indulgence et de la bonté. Ceci me plut
particulièrement, et son existence, en se déroulant dans mon
imagination (je n'oserais dire par l'effet de ma volonté, tant ces
rêves me parurent bientôt se formuler d'eux-mêmes), m'offrit une série
d'épreuves, de souffrances, de persécutions et de martyres. J'appelais
livre ou chant chacune de ses phases d'humanité, car il devenait homme
ou femme en touchant la terre, et quelquefois le Dieu supérieur et
tout-puissant dont il n'était, après tout, qu'un ministre céleste,
préposé au gouvernement moral de notre planète, prolongeait son exil
parmi nous, pour le punir de trop d'amour et de miséricorde envers
nous.

Dans chacun de ces chants (je crois bien que mon poème en a au moins
mille sans que j'aie été tentée d'en écrire une ligne), un monde de
personnages nouveaux se groupait autour de Corambé. Tous étaient bons.
Il y avait des méchans qu'on ne voyait jamais (je ne voulais pas les
faire paraître), mais dont la malice et la folie se révélaient par des
images de désastre et des tableaux de désolation. Corambé consolait et
réparait sans cesse. Je le voyais, entouré d'êtres mélancoliques et
tendres, qu'il charmait de sa parole et de son chant, dans des
paysages délicieux, écoutant le récit de leur peines et les ramenant
au bonheur par la vertu.

D'abord je me rendis bien compte de cette sorte de travail inédit;
mais au bout de très peu de temps, de très peu de jours même, car les
jours comptent triple dans l'enfance, je me sentis possédée par mon
sujet bien plus qu'il n'était possédé par moi. Le rêve arriva à une
sorte d'hallucination douce, mais si fréquente et si complète parfois,
que j'en étais comme ravie hors du monde réel.

D'ailleurs, le monde réel se plia bientôt à ma fantaisie. Il
s'arrangea à mon usage. Nous avions, aux champs, mon frère, Liset et
moi, plusieurs amis, filles et garçons, que nous allions trouver tour
à tour pour jouer, courir, marauder ou grimper avec eux. J'allais,
quant à moi, plus souvent avec les filles d'un de nos métayers, Marie
et Solange, qui étaient un peu plus jeunes de fait et plus enfans que
moi par caractère. Presque tous les jours, de midi à deux heures,
c'était l'heure de ma récréation permise, je courais à la métairie et
je trouvais mes jeunes amies occupées à soigner leurs agneaux, à
chercher les œufs de leurs poules, épars dans les buissons, à
cueillir les fruits du verger, ou à garder les _ouailles_, comme on
dit chez nous, ou _à faire de la feuille_ pour leur provision d'hiver.
Suivant la saison, elles étaient toujours à l'ouvrage, et je les
aidais avec ardeur afin d'avoir le plaisir d'être avec elles. Marie
était un enfant fort sage et fort simple. La plus jeune, Solange,
était assez volontaire, et nous cédions à toutes ses fantaisies. Ma
grand'mère était fort aise que je prisse de l'exercice avec elles,
mais elle disait qu'elle ne concevait pas le plaisir que je pouvais
trouver, moi qui faisais de si belles descriptions, et qui asseyais la
lune _dans une nacelle d'argent_, avec ces petites paysannes crottées,
avec leurs dindons et leurs chèvres.

Moi, j'avais le secret de mon plaisir et je le gardais pour moi seule.
Le verger où je passais une partie de ma journée était charmant (il
l'est encore), et c'est là que mon roman venait en plein me trouver.
Quoique ce verger fût bien assez joli par lui-même, je ne le voyais
pas précisément tel qu'il était. Mon imagination faisait d'une butte
de trois pieds une montagne, de quelques arbres une forêt, du sentier
qui allait de la maison à la prairie le chemin qui mène au bout du
monde, de la mare bordée de vieux saules un gouffre ou un lac, à
volonté; et je voyais mes personnages agir, courir ensemble, ou
marcher seuls en rêvant, ou dormir à l'ombre, ou danser en chantant
dans ce paradis de mes songes creux. La causette de Marie et de
Solange ne me dérangeait nullement. Leur naïveté, leurs occupations
champêtres ne détruisaient rien à l'harmonie de mes tableaux, et je
voyais en elles deux petites nymphes déguisées en villageoises et
préparant tout pour l'arrivée de Corambé qui passerait par là un jour
ou l'autre et les rendrait à leur forme et à leur destinée véritables.

D'ailleurs quand elles parvenaient à me distraire et à faire
disparaître mes fantômes, je ne leur en savais pas mauvais gré,
puisque j'arrivais à m'amuser pour mon propre compte avec elles. Quand
j'étais là, les parens se montraient fort tolérans sur le temps perdu,
et bien souvent nous laissions quenouilles, moutons ou corbeilles pour
nous livrer à une gymnastique échevelée, grimper sur les arbres, ou
nous précipiter du haut en bas des montagnes de gerbes entassées dans
la grange, jeu délirant, je l'avoue, et que j'aimerais encore si je
l'osais.

Cet accès de mouvement et de gaîté enivrante me faisait trouver plus
de plaisir encore à retomber dans mes contemplations, et mon cerveau
excité physiquement était plus riche d'images et de fantaisies. Je le
sentais et ne m'en faisais pas faute.

Une autre amitié que je cultivais moins assidûment, mais où mon frère
m'entraînait quelquefois, avait pour objet un gardeur de cochons qui
s'appelait _Plaisir_. J'ai toujours eu peur et horreur des cochons, et
pourtant, peut-être précisément à cause de cela, Plaisir, par la
grande autorité qu'il exerçait sur ces méchans et stupides animaux,
m'inspirait une sorte de respect et de crainte. On sait que c'est une
dangereuse compagnie qu'un troupeau de porcs. Ces animaux ont entre
eux un étrange instinct de solidarité. Si l'on offense un individu
isolé, il jette un certain cri d'alarme qui réunit instantanément tous
les autres. Ils forment alors un bataillon qui se resserre sur
l'ennemi commun, et le force à chercher son salut sur un arbre; car,
de courir, il n'y faut point songer, le porc maigre étant, comme le
sanglier, un des plus rapides et des plus infatigables jarrets qui
existent.

Ce n'était donc pas sans terreur que je me trouvais aux champs au
milieu de ces animaux, et jamais l'habitude n'a pu me corriger de
cette faiblesse. Pourtant, Plaisir craignait si peu et dominait
tellement ceux auxquels il avait affaire, leur arrachant sous le nez
les féverolles et autres tubercules sucrés qu'ils trouvent dans nos
terres, que je travaillais à m'aguerrir auprès de lui. La plus
terrible bête de son troupeau, c'était le maître porc, celui que nos
pastours appellent le _cadi_, et qui, réservé à la reproduction de
l'espèce, atteint souvent une taille et une force extraordinaires. Il
l'avait si bien dompté, qu'il le chevauchait avec une sorte de
maëstria sauvage et burlesque.

Walter Scott n'a pas dédaigné d'introduire un gardeur de pourceaux
dans _Ivanhoe_, un de ses plus beaux romans. Il aurait pu tirer un
grand parti de la figure de Plaisir. C'était un être tout primitif,
doué des talens de sa condition barbare. Il abattait les oiseaux à
coups de pierre avec une habileté remarquable et s'exerçait
principalement sur les pies et les corneilles qui viennent, en hiver,
faire société intime avec les troupeaux de porcs. On les voit se tenir
autour de ces animaux pour chercher dans les mottes de terre qu'ils
retournent avec leur nez les vers et les graines en germe. Cela donne
lieu à de grandes altercations entre ces oiseaux querelleurs: celui
qui a saisi la proie saute sur le cochon pour la dévorer à son aise,
les autres l'y suivent pour le houspiller, et le dos ou la tête du
quadrupède indifférent et impassible devient le théâtre de luttes
acharnées. Quelquefois aussi ces oiseaux se perchent sur le pourceau
seulement pour se réchauffer, ou pour mieux observer le travail dont
ils doivent profiter. J'ai vu souvent une vieille corneille cendrée se
tenir ainsi sur une jambe, d'un air pensif et mélancolique, tandis que
le pourceau labourait profondément le sol, et par ses efforts lui
imprimait des secousses qui la dérangeaient, l'impatientaient et la
décidaient à le corriger à coups de bec.

C'est dans cette farouche société que Plaisir passait sa vie; vêtu en
toute saison d'une blouse et d'un pantalon de toile de chanvre qui
avaient pris, ainsi que ses mains et ses pieds nus, la couleur et la
dureté de la terre, se nourrissant, comme son troupeau, des racines
qui rampent sous le sol, armé de l'instrument de fer triangulaire qui
est le sceptre des porchers et qui leur sert à creuser et à couper
sous les sillons, toujours enfoui dans quelque trou, ou rampant sous
les buissons pour y poursuivre les serpens ou les belettes, quand un
pâle soleil d'hiver faisait briller le givre sur les grands terrains
bouleversés par l'incessant travail de son troupeau, il me faisait
l'effet du gnome de la glèbe, une sorte de diable entre l'homme et le
loup-garou, entre l'animal et la plante.

A la lisière du champ où nous vîmes Plaisir pendant toute une saison,
le fossé était couvert d'une belle végétation. Sous les branches
pendantes des vieux ormes et l'entrecroisement des ronces, nous autres
enfans, nous pouvions marcher à couvert, et il y avait des creux secs
et sablonneux avec des revers de mousse et d'herbes desséchées, où
nous pouvions nous tenir à l'abri du froid ou de la pluie. Ces
retraites me plaisaient singulièrement, surtout quand j'y étais seule,
et que les rouge-gorges et les roitelets, enhardis par mon immobilité,
venaient curieusement tout auprès de moi pour me regarder. J'aimais à
me glisser inaperçue sous les berceaux naturels de la haie, et il me
semblait entrer dans le royaume des esprits de la terre. J'eus là
beaucoup d'inspirations pour mon roman. Corambé vint m'y trouver sous
la figure d'un gardeur de pourceaux, comme Apollon chez Admète. Il
était pauvre et poudreux comme Plaisir; seulement sa figure était
autre et laissait quelquefois jaillir un rayon où je reconnaissais le
dieu exilé, condamné à d'obscurs et mélancoliques labeurs. Le cadi
était un méchant génie attaché à ses pas, et dompté, malgré sa malice,
par l'irrésistible influence de l'esprit de patience et de bonté. Les
petits oiseaux du buisson étaient des sylphes qui venaient le plaindre
et le consoler dans leur joli langage, et il souriait encore sous ses
haillons, le pauvre pénitent volontaire. Il me racontait qu'il
expiait la peine de quelqu'un, et que son abjection était destinée à
racheter l'âme d'un de mes personnages coupable de faste ou
d'indolence.

Dans le fossé couvert, je vis aussi apparaître un personnage
mythologique qui m'avait fait une grande impression dans ma première
enfance. C'était l'antique Démogorgon, le génie du sein de la terre,
ce _petit vieillard crasseux, couvert de mousse, pâle et défiguré, qui
habitait les entrailles du globe_. Ainsi le décrivait mon vieux traité
de mythologie, lequel assurait, en outre, que Démogorgon s'ennuyait
beaucoup dans cette triste solitude. L'idée m'était bien venue
quelquefois de faire un grand trou pour essayer de le délivrer, mais
lorsque je commençai à rêver de Corambé, je n'ajoutai plus foi aux
fables païennes, et Démogorgon ne fut plus pour moi qu'un personnage
fantastique dans mon roman. Je l'évoquais pour qu'il vînt s'entretenir
avec Corambé qui lui racontait les malheurs des hommes et le consolait
ainsi de vivre parmi les débris ignorés de l'antique création.

Peu à peu la fiction qui m'absorbait prit un tel caractère de
conviction, que j'éprouvai le besoin de me créer une sorte de culte.

Pendant près d'un mois, je parvins à me dérober à toute surveillance
durant mes heures de récréation, et à me rendre si complétement
invisible, que personne n'eût pu dire ce que je devenais à ces
heures-là, pas même Rose, qui pourtant ne me laissait guère
tranquille, pas même Liset, qui me suivait partout comme un petit
chien.

Voici ce que j'avais imaginé. Je voulais élever un autel à Corambé.
J'avais d'abord pensé à la grotte en rocaille qui subsistait encore,
quoique ruinée et abandonnée: mais le chemin en était encore trop
connu et trop fréquenté. Le petit bois du jardin offrait alors
certaines parties d'un fourré impénétrable. Les arbres, encore jeunes,
n'avaient pas étouffé la végétation des aubépines et des troënes qui
croissaient à leur pied, serrés comme les herbes d'une prairie. Dans
ces massifs que côtoyaient les allées de charmille, j'avais donc
remarqué qu'il en était plusieurs où personne n'entrait jamais et où
l'œil ne pouvait pénétrer durant la saison des feuilles. Je choisis
le plus épais, je m'y frayai un passage et je cherchai dans le milieu
un endroit convenable. Il s'y trouva, comme s'il m'eût attendue. Au
centre du fourré s'élevaient trois beaux érables sortant d'un même
pied, et la végétation des arbustes étouffés par leur ombrage
s'arrondisssait à l'entour pour former comme une petite salle de
verdure. La terre était jonchée d'une mousse magnifique, et, de
quelque côté qu'on portât les yeux, on ne pouvait rien distinguer dans
l'interstice des broussailles à deux pas de soi. J'étais donc là aussi
seule, aussi cachée qu'au fond d'une forêt vierge, tandis qu'à trente
ou quarante pieds de moi couraient des allées sinueuses où l'on
pouvait passer et repasser sans se douter de rien.

Il s'agissait de décorer à mon gré le temple que je venais de
découvrir. Pour cela je procédai comme ma mère me l'avait enseigné. Je
me mis à la recherche des beaux cailloux, des coquillages variés, des
plus fraîches mousses. J'élevai une sorte d'autel au pied de l'arbre
principal, et au-dessus je suspendis une couronne de fleurs que des
chapelets de coquilles roses et blanches faisaient descendre comme un
lustre des branches de l'érable. Je coupai quelques broussailles, de
manière à donner une forme régulière à la petite rotonde, et j'y
entrelaçai du lierre et de la mousse de façon à former une sorte de
colonnade de verdure avec des arcades, d'où pendaient d'autres petites
couronnes, des nids d'oiseaux, de gros coquillages en guise de lampes,
etc. Enfin je parvins à faire quelque chose qui me parut si joli, que
la tête m'en tournait et que j'en rêvais la nuit.

Tout cela fut accompli avec les plus grandes précautions. On me voyait
bien fureter dans le bois, chercher des nids et des coquillages, mais
j'avais l'air de ne ramasser ces petites trouvailles que par
désœuvrement, et quand j'en avais rempli mon tablier, j'attendais
d'être bien seule pour pénétrer dans le taillis. Ce n'était pas sans
peine et sans égratignures, car je ne voulais pas me frayer un
passage qui pût me trahir, et chaque fois je m'introduisais par un
côté différent, afin de ne pas laisser de traces en foulant un sentier
et en brisant des arbrisseaux par des tentatives répétées.

Quand tout fut prêt, je pris possession de mon empire avec délices,
et, m'asseyant sur la mousse, je me mis à rêver aux sacrifices que
j'offrirais à la divinité de mon invention. Tuer des animaux ou
seulement des insectes pour lui complaire, me parut barbare et indigne
de sa douceur idéale. Je m'avisai de faire tout le contraire,
c'est-à-dire de rendre sur son autel la vie et la liberté à toutes les
bêtes que je pourrais me procurer. Je me mis donc à la recherche des
papillons, des lézards, des petites grenouilles vertes et des oiseaux;
ces derniers ne me manquaient pas, j'avais toujours une foule d'engins
tendus de tous côtés, au moyen desquels j'en attrapais souvent. Liset
en prenait dans les champs et me les apportait; de sorte que, tant que
dura mon culte mystérieux, je pus tous les jours délivrer, en
l'honneur de Corambé, une hirondelle, un rouge-gorge, un chardonneret,
voire un moineau franc. Les moindres offrandes, les papillons et les
scarabées comptaient à peine. Je les mettais dans une boîte que je
déposais sur l'autel et que j'ouvrais, après avoir invoqué le bon
génie de la liberté et de la protection. Je crois que j'étais devenue
un peu comme ce pauvre fou qui cherchait la tendresse. Je la
demandais aux bois, aux plantes, au soleil, aux animaux et à je ne
sais quel être invisible qui n'existait que dans mes rêves.

Je n'étais plus assez enfant pour espérer de voir apparaître ce génie:
cependant, à mesure que je matérialisais pour ainsi dire mon poème, je
sentais mon imagination s'exalter singulièrement. J'étais également
près de la dévotion et de l'idolâtrie, car mon idéal était aussi bien
chrétien que païen, et il vint un moment où, en accourant le matin
pour visiter mon temple, j'attachais malgré moi une idée
superstitieuse au moindre dérangement. Si un merle avait gratté mon
autel, si le pivert avait entaillé mon arbre, si quelque coquille
s'était détachée du feston ou quelque fleur de la couronne, je voulais
que pendant la nuit, au clair de la lune, les nymphes ou les anges
fussent venus danser et folâtrer en l'honneur de mon génie. Chaque
jour je renouvelais toutes les fleurs, et je faisais des anciennes
couronnes un amas qui jonchait l'autel. Quand, par hasard, la fauvette
ou le pinson auquel je donnais la volée, au lieu de fuir effarouché
dans le taillis, montait sur l'arbre et s'y reposait un instant,
j'étais ravie: il me semblait que mon offrande avait été plus agréable
encore que de coutume. J'avais là des rêveries délicieuses, et, tout
en cherchant le merveilleux, qui avait pour moi tant d'attrait, je
commençais à trouver l'idée vague et le sentiment net d'une religion
selon mon cœur.

Malheureusement (heureusement peut-être pour ma petite cervelle, qui
n'était pas assez forte pour creuser ce problème), mon asile fut
découvert. A force de me chercher, Liset arriva jusqu'à moi, et tout
ébaubi à la vue de mon temple, il s'écria: «Ah! mam'selle, le joli
petit reposoir de la Fête-Dieu!»

Il ne vit qu'un amusement dans mon mystère et il voulut m'aider à
l'embellir encore. Mais le charme était détruit. Du moment que
d'autres pas que les miens eurent foulé ce sanctuaire Corambé ne
l'habita plus. Les dryades et les chérubins l'abandonnèrent, et il me
sembla que mes cérémonies et mes sacrifices n'étaient plus qu'une
puérilité que je n'avais pas prise moi-même au sérieux. Je détruisis
le temple avec autant de soin que je l'avais édifié. Je creusai au
pied de l'arbre et j'enterrai les guirlandes, les coquillages et tous
les ornemens champêtres sous les débris de l'autel.



CHAPITRE DIXIEME.

  L'ambition de Liset.--Energie et langueur de l'adolescence.--Les
    glaneuses.--Deschartres me rend communiste.--Il me dégoûte du
    latin.--Un orage pendant la fenaison.--La _bête_.--Histoire de
    l'enfant de chœur.--Les veillées des chanvreurs.--Les
    histoires du sacristain.--Les visions de mon frère.--Les
    beautés de l'hiver à la campagne.--Association fraternelle des
    preneurs d'alouettes.--Le roman de Corambé se passe du
    nécessaire.--La première communion.--Les comédiens de
    passage.--La messe et l'Opéra. Brigitte et Charles.--L'enfance
    ne passe pas pour tout le monde.


Mon frère était si content de s'en aller, que je ne pus m'affliger
beaucoup de le voir partir. Cependant la maison me parut bien grande,
le jardin bien triste, la vie bien morne quand je me trouvai seule.
Comme il riait en me quittant, j'aurais eu honte de pleurer: mais je
pleurai le lendemain matin, lorsqu'en m'éveillant je me dis que je ne
le verrais plus. Liset, me voyant les yeux rouges à la récréation, se
crut obligé de pleurer, quoiqu'il eût été plus tourmenté et plus rossé
que choyé par Hippolyte. C'était un enfant très sensible, que ses
parens ne rendaient pas heureux et qui avait reporté sur moi toutes
ses affections. Il rêvait, comme félicité suprême, d'être un jour mon
jockey et d'avoir un chapeau galonné. Je ne goûtais pas ce genre
d'ambition, et je lui jurais que de ma vie je ne _galonnerais_ mes
domestiques. J'ai tenu parole; je ne peux pas souffrir ces
travestissemens; mais c'était le conte de fées, la poésie de Liset, et
je ne pus jamais lui faire comprendre que c'était une sotte vanité. Le
pauvre enfant est mort pendant que j'étais au couvent et je devais
bientôt le quitter pour ne plus le revoir.

Tout au milieu de mes rêvasseries sans fin et des chagrins de ma
situation, je me développais extraordinairement. J'annonçais devoir
être grande et robuste; de douze à treize ans, je grandis de trois
pouces, et j'acquis une force exceptionnelle pour mon âge et pour mon
sexe. Mais j'en restai là, et mon développement s'arrêta au moment où
il commence souvent pour les autres. Je ne dépassai pas la taille de
ma mère, mais je fus toujours très forte, et capable de supporter des
marches et des fatigues presque viriles.

Ma grand'mère, ayant enfin compris que je n'étais jamais malade que
faute d'exercice et de grand air, avait pris le parti de me laisser
courir, et pourvu que je ne revinsse pas avec des déchirures à ma
personne ou à mes vêtemens, Rose m'abandonnait peu à peu à ma liberté
physique. La nature me poussait par un besoin invincible à seconder le
travail qu'elle opérait en moi, et ces deux années, celles où je rêvai
et pleurai pourtant le plus, furent aussi celles où je courus et où
je m'agitai davantage. Mon corps et mon esprit se commandaient
alternativement une inquiétude d'activité et une fièvre de
contemplation, pour ainsi dire. Je dévorais les livres qu'on me
mettait entre les mains, et puis tout à coup je sautais par la fenêtre
du rez-de-chaussée, quand elle se trouvait plus près de moi que la
porte, et j'allais m'ébattre dans le jardin ou dans la campagne, comme
un poulain échappé. J'aimais la solitude de passion, j'aimais la
société des autres enfans avec une passion égale; j'avais partout des
amis et des compagnons. Je savais dans quel champ, dans quel pré, dans
quel chemin je trouverais Fanchon, Pierrot, Lilinne, Rosette ou
Sylvain. Nous faisions le _ravage_ dans les fossés, sur les arbres,
dans les ruisseaux. Nous gardions les troupeaux, c'est-à-dire que nous
ne les gardions pas du tout, et que, pendant que les chèvres et les
moutons faisaient bonne chère dans les jeunes blés, nous formions des
danses échevelées, ou bien nous goûtions sur l'herbe avec nos
galettes, nos fromages et notre pain bis. On ne se gênait pas pour
traire les chèvres et les brebis, voire les vaches et les jumens quand
elles n'étaient pas trop récalcitrantes. On faisait cuire des oiseaux
ou des pommes de terre sous la cendre. Les poires et les pommes
sauvages, les prunelles, les mûres de buisson, les racines, tout nous
était régal. Mais c'était là qu'il ne fallait pas être surpris par
Rose, car il m'était enjoint de ne pas manger _hors des repas_, et si
elle arrivait, armée d'une houssine verte, elle frappait
impartialement sur moi et sur mes complices.

Chaque saison amenait ses plaisirs. Dans le temps des foins, quelle
joie de se rouler sur le sommet du charroi, ou sur les miloches!
Toutes mes amies, tous mes petits camarades rustiques venaient glaner
derrière les ouvriers dans nos prairies, et j'allais rapidement faire
l'ouvrage de chacun d'eux, c'est-à-dire que, prenant leurs râteaux,
j'entamais dans nos récoltes, et qu'en un tour de main je leur en
donnais à chacun autant qu'il en pouvait emporter. Nos métayers
faisaient la grimace, et je ne comprenais pas qu'ils n'eussent pas le
même plaisir que moi à donner. Deschartres se fâchait; il disait que
je faisais de tous ces enfans des pillards qui me feraient repentir,
un jour, de ma facilité à donner et à laisser prendre.

C'était la même chose en temps de moisson; ce n'était plus des
javelles qu'emportaient les enfans de la commune, c'était des gerbes.
Les pauvresses de La Châtre venaient par bandes de quarante et
cinquante. Chacune m'appelait pour _suivre sa rège_, c'est-à-dire pour
tenir son sillon avec elle, car elles établissent entre elles une
discipline et battent celle qui glane hors de sa ligne. Quand j'avais
passé cinq minutes avec une glaneuse, comme je ne me gênais pas pour
prendre à deux mains dans nos gerbes, elle avait gagné sa journée, et
lorsque Deschartres me grondait, je lui rappelais l'histoire de Ruth
et de Booz.

C'est de cette époque particulièrement que datent les grandes et
fastidieuses instructions que le bon Deschartres entreprit de me faire
goûter sur les avantages et les plaisirs de la propriété. Je ne sais
pas si j'étais prédisposée à prendre la contre-partie de sa doctrine,
ou si ce fut la faute du professeur, mais il est certain que je me
jetai par réaction dans le _communisme_ le plus aveugle et le plus
absolu. On pense bien que je ne donnais pas ce nom à mon utopie, je
crois que le mot n'avait pas encore été créé; mais je décrétai en
moi-même que l'égalité des fortunes et des conditions était la loi de
Dieu, et que tout ce que la fortune donnait à l'un, elle le volait à
l'autre. J'en demande bien pardon à la société présente, mais cela
m'entra dans la tête à l'âge de douze ans, et n'en sortit plus que
pour se modifier en se conformant aux nécessités morales des faits
accomplis. L'idéal resta pour moi dans un rêve de fraternité
paradisiaque, et lorsque je devins catholique plus tard, ce rêve
s'appuya sur la logique de l'Évangile. J'y reviendrai.

J'exposais naïvement mon utopie à Deschartres. Pauvre homme! s'il
vivait aujourd'hui, avec ses instincts réactionnaires développés par
les circonstances, dans quelles fureurs certaines idées nouvelles lui
feraient achever ses jours! Mais en 1816 l'utopie ne lui paraissait
pas menaçante, et il prenait la peine de la discuter méthodiquement.
«Vous changerez d'avis, me disait-il, et vous arriverez à mépriser
trop l'humanité pour vouloir vous sacrifier à elle. Mais, dès à
présent, il faut combattre en vous ces instincts de prodigalité que
vous tenez de votre pauvre père. Vous n'avez pas la moindre idée de ce
que c'est que l'argent, vous vous croyez riche parce que vous avez
autour de vous de la terre qui est à vous, des moissons qui mûrissent
pour vous, des bestiaux qu'on soigne et qu'on engraisse pour vous
fournir tous les ans quelques sacs d'écus. Mais avec tout cela vous
n'êtes pas riche, et votre bonne maman a bien de la peine à tenir sa
maison sur un pied honorable.

--Eh bien, voyons, disais-je, qui est-ce qui force ma bonne maman à
ces dépenses, qui sont principalement une bonne cave et une bonne
table pour ses amis? Car, quant à elle, elle mange comme un oiseau, et
une bouteille de muscat lui durerait bien deux mois. Croyez-vous qu'on
vienne la voir pour boire et manger ses friandises?--Mais il faut
ceci, il faut cela,» disait Deschartres. Je niais tout; j'accordais
qu'il fallait à ma bonne maman tout le bien-être dont je la voyais
jouir avec plaisir, mais je prétendais que Deschartres et moi nous
pouvions bien nous mettre au brouet noir des Lacédémoniens. Cela ne
lui souriait pas du tout. Il raillait ma ferveur de novice en
stoïcisme, et il m'emmenait voir nos champs et nos prés, assurant que
je devais me mettre au courant de ma fortune et que je ne pouvais de
trop bonne heure me rendre compte de mes dépenses et de mes recettes.
Il me disait: «Voilà un morceau de terre qui vous appartient. Il a
coûté tant, il vaut tant, il rapporte tant.» Je l'écoutais d'un air de
complaisance; et lorsqu'au bout d'un instant il voulait me faire
répéter ma leçon de propriétaire, il se trouvait que je ne l'avais pas
entendue, ou que je l'avais déjà oubliée. Ses chiffres ne me disaient
rien, je savais très bien dans quel blé poussaient les plus belles
nieilles et les plus belles gesses sauvages, dans quelle haie je
trouverais des coronilles et des saxifrages, dans quel pré des
mousserons ou des morilles, sur quelles fleurs, au bord de l'eau, se
posaient les demoiselles vertes et les petits hannetons bleus; mais il
m'était impossible de lui dire si nous étions sur nos terres ou sur
celles du voisin, où était la limite du champ, combien d'ares,
d'hectares ou de centiares renfermait cette limite, si la terre était
de première ou de troisième qualité, etc. Je le désespérais,
j'étouffais des bâillemens spasmodiques, et je finissais par lui dire
des folies qui le faisaient rire et gronder en même temps. «Ah! pauvre
tête, pauvre cervelle! disait-il en soupirant. C'est absolument comme
son père; de l'intelligence pour certaines choses inutiles et
brillantes, mais néant en fait de notions pratiques! pas de logique,
pas un grain de logique!» Que dirait-il donc aujourd'hui s'il savait
que, grâce à ses explications, j'ai pris une telle aversion pour la
possession de la terre que je ne suis pas plus avancée à quarante-cinq
ans que je ne l'étais à douze! Je l'avoue à ma honte, je ne connais
pas mes terres d'avec celles du voisin, et quand je me promène à trois
pas de ma maison, j'ignore absolument chez qui je suis.

Il semblerait qu'il fît tout son possible, ce brave homme, pour me
dégoûter à tout jamais de ce qu'il appelait l'agriculture. Moi,
j'adorais déjà, j'ai toujours adoré la poésie des scènes champêtres,
mais il ne voulait m'y laisser rien voir de ce que j'y voyais. Si
j'admirais la physionomie imposante des grands bœufs ruminant dans
les herbes, il fallait entendre toute l'histoire du marché où le prix
de ce bœuf avait été discuté, et la surenchère de tel fermier, et les
grandes raisons que Deschartres, secondé par un intelligent Marchois
de sa connaissance, avait fait valoir pour le payer trente francs de
moins. Et puis ce bœuf avait une maladie qu'il fallait connaître et
examiner. Il avait le pied tendre, la corne usée, une maladie de peau,
que sais-je? Adieu la poésie et l'idéale sérénité de mon bœuf Apis,
le roi des prairies. Ces bons moutons qui venaient m'étouffer de leurs
empressemens pour manger dans mes poches, il fallait les voir trépaner
parce qu'ils avaient une affection cérébrale; c'était horrible. Il
grondait terriblement les bergères, mes douces compagnes, qui
tremblaient devant lui et s'en allaient en pleurant, tandis que moi,
plantée à son côté comme juge et comme partie intéressée en même
temps, je prenais en exécration mon rôle de _propriétaire_ et de
_maître_, qui tôt ou tard devait me faire haïr. Haïr pour ma
parcimonie ou railler pour mon insouciance, c'était l'écueil
inévitable, et j'y suis tombée. Les paysans de chez nous ont un grand
mépris pour mon incurie, et je passe parmi eux depuis longues années
pour une espèce d'imbécile.

Quand je voulais aller d'un côté, Deschartres m'emmenait d'un autre.
Nous partions pour la rivière, qui, dans tout son parcours, sous les
saules et le long des écluses du petit ravin, offre une suite de
paysages adorables, des ombrages frais et des fabriques rustiques du
style le plus pittoresque. Mais, en route, Deschartres, armé de sa
lunette de poche, voyait des oies dans un de nos blés. Il fallait
remonter la côte aride, et, sous l'ardente chaleur de l'été, aller
verbaliser sur ces oies, ou sur la chèvre qui pelait des ormeaux, déjà
si pelés, que je ne comprends guère le mal qu'elle y pouvait faire. Et
puis on surprenait dans un arbre touffu un gamin volant de la feuille.
L'âne du voisin avait franchi la haie et tondait dans nos foins la
_largeur de sa langue_. C'étaient des débits continuels à réprimer,
des exécutions, des menaces, des querelles de tous les instans, et
qui s'engageaient parfois avec mes meilleurs amis. Cela me serrait le
cœur, et, quand je le disais à ma grand'mère, elle me donnait de
l'argent pour que je pusse, en cachette de Deschartres, aller
rembourser les frais de l'amende au délinquant, ou porter de sa part
les paroles de grâce.

Mais ce rôle ne me plaisait pas non plus: il était loin de satisfaire
mon idéal d'égalité fraternelle. En faisant grâce à ces villageois, il
me semblait que je les rabaissais dans mon propre cœur. Leurs
remercîmens me blessaient, et je ne pouvais pas m'empêcher de leur
dire que je ne faisais là qu'un acte de justice. Ils ne me
comprenaient pas. Ils s'avouaient coupable dans la personne de leurs
enfans, mauvais gardiens du petit troupeau. On voulait les battre en
ma présence pour me donner satisfaction; cela m'était odieux, et
véritablement, me sentant devenir chaque jour artiste avec des
instincts de poésie et de tendresse, je maudissais le sort qui m'avait
fait naître dame et châtelaine contre mon gré. J'enviais la condition
des pastours. Mon plus doux rêve eût été de m'éveiller un beau matin
sous leur chaume, de m'appeler Naniche ou Pierrot, et de mener mes
bêtes au bord des chemins, sans souci de M. L'Homond et compagnie,
sans solidarité avec les riches, sans appréhension d'un avenir qu'on
me présentait si compliqué, si difficile à soutenir et si antipathique
à mon caractère. Je ne voyais dans cette petite fortune qu'on voulait
me faire compter et recompter sans cesse, qu'un embarras dont je ne
saurais jamais me tirer, et je ne me trompais nullement.

En dépit de mon goût pour le vagabondage, une sorte de fatalité me
poussait au besoin de cultiver mon intelligence, malgré la conviction
où j'étais que toute science était vanité et fumée. Même au milieu de
mes plus vifs amusemens champêtres, il me prenait un besoin de
solitude et de recueillement ou une rage de lecture, et, passant d'un
extrême à l'autre après une activité fiévreuse, je m'oubliais dans les
livres pendant plusieurs jours, et il n'y avait pas moyen de me faire
bouger de ma chambre ou du petit boudoir de ma grand'mère; de sorte
qu'on était bien embarrassé de définir mon caractère, tantôt dissipé
jusqu'à la folie, tantôt sérieux et morne jusqu'à la tristesse.

Deschartres s'était beaucoup radouci depuis que mon frère n'était plus
là pour le faire enrager. Il se plaisait souvent aux leçons que je
prenais bien; mais l'inconstance de mon humeur ramenait de temps en
temps les bourrasques de la sienne, et il m'accusait de mauvaise
volonté quand je n'avais réellement qu'une fièvre de croissance. Il me
menaça quelquefois de me frapper, et, comme ces sortes d'avertissemens
sont déjà un fait à demi accompli, je me tenais sur mes gardes,
résolue à ne pas souffrir de lui ce que je commençais à ne plus
souffrir de Rose. A l'habitude, il était débonnaire avec moi, et me
savait un gré infini de la promptitude avec laquelle je comprenais ses
enseignemens, quand ils étaient clairs. Mais, en de certains jours,
j'étais si distraite, qu'il lui arriva enfin de me jeter à la tête un
gros dictionnaire latin. Je crois qu'il m'aurait tuée si je n'eusse
lestement évité le boulet en me baissant à propos. Je ne dis rien du
tout, je rassemblai mes cahiers et mes livres, je les mis dans
l'armoire, et j'allai me promener. Le lendemain, il me demanda si
j'avais fait ma version: «Non, lui dis-je, je sais assez de latin
comme cela, je n'en veux plus!» Il ne m'en reparla jamais, et le latin
fut abandonné. Je ne sais pas comment il s'en expliqua avec ma
grand'mère; elle ne m'en parla pas non plus. Probablement Deschartres
eut honte de son emportement et me sut gré de lui en garder le secret,
en même temps qu'il comprit que ma résolution de ne plus m'y exposer
était irrévocable. Cette aventure ne m'empêcha pas de l'aimer; il
était pourtant l'ennemi juré de ma mère, et je n'avais jamais pu
prendre mon parti sur les mauvais traitemens qu'il avait fait essuyer
à Hippolyte. Un jour qu'il l'avait cruellement battu, je lui avais
dit: «_Je vais le dire à ma bonne maman_,» et je l'avais fais
résolument. Il avait été sévèrement blâmé, à ce que je présume, mais
il ne m'en avait pas gardé de ressentiment. Comme nous étions francs
l'un et l'autre, nous ne pouvions pas nous brouiller.

Il avait beaucoup du caractère de Rose, c'est pour cela qu'ils ne
pouvaient pas se supporter. Un jour qu'elle balayait ma chambre et
qu'il passait dans le corridor, elle lui avait jeté de la poussière
sur ses beaux souliers reluisans. Lui de la traiter de butorde, elle
de le qualifier de crocheteur: le combat s'engage, et Rose, lançant
son balai dans les jambes du pédagogue pendant qu'il descendait
l'escalier, avait failli lui faire rompre le cou. De ce moment, ils se
détestèrent cordialement: c'était chaque jour de nouvelles querelles,
qui dégénéraient même en pugilat. Un peu plus tard, il eut des
différends moins énergiques, mais encore plus amers avec Julie. La
cuisinière était aussi à couteaux tirés avec Rose, et elles se
jetaient les assiettes à la tête. Ladite cuisinière se battait d'autre
part avec son vieux époux, Saint-Jean. On changea dix fois de valet de
chambre parce qu'il ne pouvait s'entendre avec Rose ou avec
Deschartres. Jamais intérieur ne fut troublé de plus de criailleries
et de batailles. Tel était le triste effet de l'excessive faiblesse de
ma grand'mère. Elle ne voulait ni se séparer de ses domestiques ni
s'établir juge de leurs différends. Deschartres, en voulant y porter
la paix, venait y mêler la tempête de sa colère. Tout cela m'inspirait
un grand dégoût et augmentait mon amour pour les champs et pour la
société de mes pastours, qui étaient si doux et vivaient en si bon
accord.

Quand je sortais avec Deschartres, je pouvais aller assez loin avec
lui, et j'avais une certaine liberté. Rose m'oubliait, et je pouvais
faire le gamin tout à mon aise. Un soir la fenaison se prolongea fort
tard dans la soirée. On enlevait le dernier charroi d'un pré. Il
faisait clair de lune, et on voulait en finir, parce que l'orage
s'annonçait pour la nuit. Quelque diligence qu'on fît, le ciel se
voila, et la foudre commençait à gronder lorsque nous reprîmes le
chemin de la ferme. Nous étions au bord de la rivière, à un quart de
lieue de chez nous. Le charroi, chargé précipitamment, était mal
équilibré. Deux ou trois fois en chemin il s'écroula, et il fallut le
rétablir. Nous avions de jeunes bœufs de trait que le tonnerre
effrayait, et qui ne marchaient qu'à grands renforts d'aiguillon, et
en soufflant d'épouvante comme des chevaux ombrageux. La bande des
glaneurs et des glaneuses de foin nous avait attendue pour aider au
chargement et pour soutenir de leurs râteaux l'édifice chancelant que
chaque ornière compromettait. Deschartres, armé de l'aiguillon, dont
il se servait mal, _pestait, suait, jurait_; les métayers et leurs
ouvriers se lamentaient avec exagération, comme s'il se fût agi de la
retraite de Russie. C'est la manière de s'impatienter du paysan
berrichon. La foudre roulait avec un fracas épouvantable, et le vent
soufflait avec furie. On ne voyait plus à se conduire qu'à la lueur
des éclairs, et le chemin était très difficile. Les enfans avaient
peur et pleuraient. Une de mes petites camarades était si démoralisée
qu'elle ne voulait plus porter sa petite récolte, et l'aurait laissée
au milieu du chemin si je ne m'en fusse chargée. Encore fallait-il la
tirer elle-même par la main, car elle avait mis son tablier sur sa
tête pour ne pas voir le _feu du ciel_, et elle se jetait dans tous
les trous. Il était fort tard quand nous arrivâmes enfin par un vrai
déluge. On était inquiet de nous à la maison. A la ferme, on était
inquiet des bœufs et du foin. Pour moi, cette scène champêtre m'avait
ravie, et j'essayai le lendemain d'en écrire la description, mais je
n'y réussis pas à mon gré, et la déchirai sans la montrer à ma
grand'mère. Chaque nouvel essai que je faisais de formuler mon émotion
me dégoûtait pour longtemps de recommencer.

L'automne et l'hiver étaient le temps où nous nous amusions le mieux.
Les enfans de la campagne y sont plus libres et moins occupés. En
attendant les blés de mars, il y a des espaces immenses où leurs
troupeaux peuvent errer sans faire de mal. Aussi se gardent-ils
eux-mêmes tandis que les pastours, rassemblés autour de leur feu en
plein vent, devisent, jouent, dansent, ou se racontent des histoires.
On ne s'imagine pas tout ce qu'il y a de merveilleux dans la tête de
ces enfans qui vivent au milieu des scènes de la nature sans y rien
comprendre, et qui ont l'étrange faculté de voir par les yeux du corps
tout ce que leur imagination leur représente. J'ai tant de fois
entendu raconter à plusieurs d'entre eux, que je savais très
véridiques, et trop simples d'ailleurs pour rien inventer, les
apparitions dont ils avaient été témoins, que je suis bien persuadée
qu'ils n'ont pas _cru voir_, mais qu'ils ont _vu_, par l'effet d'un
phénomène qui est particulier aux organisations rustiques, les objets
de leur épouvante. Leurs parens, moins simples qu'eux, et quelquefois
même incrédules, étaient sujets aussi à ces visions.

J'ai été témoin d'un de ces faits d'hallucination; je revenais de
Saint-Chartier, et le curé m'avait donné une paire de pigeons qu'il
mit dans un panier et dont il chargea son enfant de chœur, en lui
disant de m'accompagner. C'était un garçon de quatorze à quinze ans,
grand, fort, d'une santé excellente, d'un esprit très calme et très
lucide. Le curé lui donnait de l'instruction, et il a été depuis
maître d'école. Il savait dès lors moins de français peut-être, mais
plus de latin que moi, à coup sûr. C'était donc un paysan dégrossi et
très intelligent.

Nous sortions de vêpres, il était environ trois heures; c'était en
plein été, par le plus beau temps du monde; nous prîmes les sentiers
de traverse parmi les champs et les prairies, et nous causions fort
tranquillement. Je l'interrogeais sur ses études. Il avait l'esprit
parfaitement libre et dispos; il s'arrêta auprès d'un buisson pour
mettre un brin d'osier à son sabot qui s'était cassé. «Allez toujours,
me dit-il, je vous rattraperai bien.» Je continuai donc à marcher;
mais je n'avais pas fait trente pas que je le vois accourir, pâle, les
cheveux comme hérissés sur le front. Il avait laissé sabots, panier et
pigeons là où il s'était arrêté. Il avait vu, au moment où il était
descendu dans le fossé, un homme affreux qui l'avait menacé de son
bâton.

Je le crus d'abord, et je me retournai pour voir si cet homme nous
suivait ou s'il s'en allait avec nos pigeons; mais je vis
distinctement le panier et les sabots de mon compagnon, et pas un être
humain sur le sentier ni dans le champ, ni auprès, ni au loin.

J'avais à cette époque dix-sept ou dix-huit ans, et je n'étais plus du
tout peureuse. «C'est, dis-je à l'enfant, un pauvre vagabond qui meurt
de faim et qui a été tenté par nos pigeons. Il se sera caché dans le
fossé. Allons voir ce que c'est.--Non répondit-il, quand on me
couperait par morceaux.--Comment! repris-je, un grand et fort garçon
comme te voilà a peur d'un homme tout seul? Allons, coupe un bâton, et
viens avec moi rechercher nos pigeons. Je ne prétends pas les laisser
là.--Non, non, demoiselle, je n'irai pas, s'écria-t-il, car je le
verrais encore, et je ne veux plus le voir. Les bâtons et le courage
n'y feraient rien, puisque ce n'est pas un _homme humain_. C'est
plutôt _fait comme une bête_.»

Je commençais à comprendre et j'insistai d'autant plus pour le ramener
avec moi à son panier et à ses sabots. Rien ne put l'y faire
consentir. J'y allai seule, en lui disant au moins de me suivre des
yeux, pour bien s'assurer qu'il avait rêvé. Il me le promit, mais
quand je revins avec les sabots et les pigeons, mon drôle avait pris
sa course et me les laissa très bien porter jusqu'aux premières
maisons du village, où il arriva avant moi. J'essayai de lui faire
honte. Ce fut bien inutile. C'est lui qui se moqua de mon incrédulité,
et qui trouva que j'étais folle de braver un loup-garou pour ravoir
deux malheureux pigeons.

Le beau courage que j'eus en cette rencontre, je ne l'aurais
probablement pas eu trois ans plus tôt, car à l'époque où je passais
une bonne moitié de ma vie avec les pastours, je confesse que leurs
terreurs m'avaient gagnée, et que, sans croire précisément au follet,
aux revenans et à _Georgeon_, le diable de la vallée noire, j'avais
l'imagination vivement impressionnée par ces fantômes. Mais je n'étais
pas de la race rustique et je n'eus jamais la moindre hallucination.
J'eus beaucoup de visions d'objets et de figures, dans la rêverie,
presque jamais dans la frayeur; et même, dans ce dernier cas, je ne
fus jamais dupe de moi-même. La tendance sceptique de l'enfant de
Paris luttait encore en moi contre la crédulité de l'enfant en
général.

Ce qui achevait de me troubler la cervelle, c'étaient les contes de la
veillée lorsque les chanvreurs venaient broyer. Pour éloigner de la
maison le bruit et la poussière de leur travail, et comme la moitié du
hameau voulait écouter leurs histoires, on les installait à la petite
porte de la cour qui donne sur la place, tout à côté du cimetière dont
on voyait les croix au clair de la lune par-dessus un mur très bas.
Les vieilles femmes relayaient les narrateurs. J'ai raconté ces scènes
rustiques dans mes romans. Mais je ne saurais jamais raconter cette
foule d'histoires merveilleuses et saugrenues que l'on écoutait avec
tant d'émotion et qui avaient toutes le caractère de la localité ou
des diverses professions de ceux qui les avaient rapportées. Le
sacristain avait sa poésie à lui, qui jetait du merveilleux sur les
choses de son domaine, les sépultures, les cloches, la chouette, le
clocher, les rats du clocher, etc. Tout ce qu'il attribuait à ces rats
de mystérieuse sorcellerie remplirait un volume. Il les connaissait
tous, il leur avait donné les noms des principaux habitans morts dans
le bourg depuis une quarantaine d'années. A chaque nouveau mort, il
voyait surgir un nouveau rat qui s'attachait à ses pas et le
tourmentait par ses grimaces. Pour apaiser ces mânes étranges, il
leur portait des graines dans le clocher; mais en y retournant le
lendemain, il trouvait les plus bizarres caractères tracés par ces
rats suspects avec les graines mêmes qu'il leur avait offertes. Un
jour il trouvait tous les haricots blancs rangés en cercle avec une
croix de haricots rouges au centre. Le jour suivant, c'était la
combinaison contraire. Une autre fois, les blancs et les rouges,
alternés systématiquement formaient plusieurs cercles enchaînés, ou
des lettres inconnues, mais si bien dessinées, qu'on aurait juré
l'ouvrage d'une _personne humaine_. Il n'est point d'animaux
insignifians, il n'est point d'objets inanimés que le paysan ne fasse
entrer dans son monde fantastique, et le christianisme du moyen âge,
qui est encore le sien, est tout aussi fécond en personnifications
mythologiques que les religions antérieures.

J'étais avide de tous ces récits, j'aurais passé la nuit à les
entendre, mais ils me faisaient beaucoup de mal; ils m'ôtaient le
sommeil. Mon frère, plus âgé que moi de cinq ans, en avait été plus
affecté encore, et son exemple me confirma dans la croyance où je suis
que les races d'origine rustique ont la faculté de l'hallucination. Il
tenait à cette race par sa mère, et il avait des visions, tandis que,
malgré la fièvre de peur et les rêves sinistres de mon sommeil, je
n'en avais pas. Vingt ans plus tard, il m'affirmait sous serment
avoir entendu claquer le fouet du follet dans les écuries, et le
battoir des lavandières de nuit au bord des sources. C'est de lui que
j'ai parlé dans les articles intitulés: _Visions de la nuit dans les
campagnes_, et ses récits étaient d'une sincérité complète. Dans les
dangers réels, il était plus que courageux, il était téméraire. Dans
son âge mûr comme dans son enfance, il a toujours eu comme une
habitude de mépriser la vie; du moins il exposait la sienne à tout
propos et pour la moindre affaire. Mais que vous dirai-je? il tenait
au terroir, il était halluciné, il croyait aux choses surnaturelles.

J'ai dit que l'automne et l'hiver étaient nos saisons les plus gaies;
j'ai toujours aimé passionnément l'hiver à la campagne, et je n'ai
jamais compris le goût des riches, qui a fait de Paris le séjour des
fêtes dans la saison de l'année la plus ennemie des bals, des
toilettes et de la dissipation. C'est au coin du feu que la nature
nous convie en hiver à la vie de famille, et c'est aussi en pleine
campagne que les rares beaux jours de cette saison peuvent se faire
sentir et goûter. Dans les grandes villes de nos climats, cette
affreuse boue, puante et glacée, ne sèche presque jamais. Aux champs,
un rayon de soleil ou quelques heures de vent rendent l'air sain et la
terre propre. Les pauvres prolétaires des cités le savent bien, et ce
n'est pas pour leur agrément qu'ils restent dans ce cloaque. La vie
factice et absurde de nos riches s'épuise à lutter contre la nature.
Les riches Anglais l'entendent mieux: ils passent l'hiver dans leurs
châteaux.

On s'imagine à Paris que la nature est morte pendant six mois, et
pourtant les blés poussent dès l'automne, et le _pâle soleil_ des
hivers, on est convenu de l'appeler comme cela, est le plus vif et le
plus brillant de l'année. Quand il dissipe les brumes, quand il se
couche dans la pourpre étincelante des soirs de grande gelée, on a
peine à soutenir l'éclat de ses rayons. Même dans nos contrées
froides, et fort mal nommées _tempérées_, la création ne se dépouille
jamais d'un air de vie et de parure. Les grandes plaines fromentales
se couvrent de ces tapis courts et frais, sur lesquels le soleil, bas
à l'horizon, jette de grandes flammes d'émeraude. Les prés se revêtent
de mousses magnifiques, luxe tout gratuit de l'hiver. Le lierre, ce
pampre inutile, mais somptueux, se marbre de tons d'écarlate et d'or.
Les jardins mêmes ne sont pas sans richesse. La primevère, la violette
et la rose de Bengale rient sous la neige. Certaines autres fleurs,
grâce à un accident de terrain, à une disposition fortuite, survivent
à la gelée et vous causent à chaque instant une agréable surprise. Si
le rossignol est absent, combien d'oiseaux de passage, hôtes bruyans
et superbes, viennent s'abattre ou se reposer sur le faîte des grands
arbres ou sur le bord des eaux! Et qu'y a-t-il de plus beau que la
neige, lorsque le soleil en fait une nappe de diamans, ou lorsque le
gelée se suspend aux arbres en fantastiques arcades, en
indescriptibles festons de givre et de cristal? Et quel plaisir
n'est-ce pas de se sentir en famille, auprès d'un bon feu, dans ces
longues soirées de campagne où l'on s'appartient si bien les uns aux
autres, où le temps même semble nous appartenir, où la vie devient
toute morale et tout intellectuelle en se retirant en nous-mêmes?

L'hiver, ma grand'mère me permettait d'installer ma _société_ dans la
grande salle à manger, qu'un vieux poêle réchauffait au mieux. Ma
société, c'était une vingtaine d'enfans de la commune qui apportaient
là leurs _saulnées_. La saulnée est une ficelle incommensurable, toute
garnie de crins disposés en nœuds coulans pour prendre les alouettes
et menus oiseaux des champs en temps de neige. La belle saulnée fait
le tour d'un champ. On la roule sur des dévidoirs faits exprès, et on
la tend avant le lever du jour dans les endroits propices. On balaie
la neige tout le long du sillon, on y jette du grain, et deux heures
après, on y trouve les alouettes prises par centaines. Nous allions à
cette récolte avec de grands sacs que l'âne rapportait pleins. Comme
il y avait de graves contestations pour les partages, j'avais établi
le régime de l'association, et l'on s'en trouva fort bien. Les
saulnées ne peuvent servir plus de deux ou trois jours sans être
regarnies de crins (car il s'en casse beaucoup dans les chaumes), et
sans qu'on fasse le _rebouclage_, c'est-à-dire le nœud coulant à
chaque crin dénoué. Nous convînmes donc que ce long et minutieux
travail se ferait en commun, comme celui de l'installation des
saulnées, qui exige aussi un balayage rapide et fatigant. On se
partageait, sans compter et sans mesurer, la corde et le crin; le crin
était surtout la denrée précieuse, et c'était en commun aussi qu'on en
faisait la maraude: cela consistait à aller dans les prés et dans les
étables arracher de la queue et de la crinière des chevaux tout ce que
ces animaux voulaient bien nous en laisser prendre sans entrer en
révolte. Aussi nous étions devenus bien adroits à ce métier-là, et
nous arrivions à éclaircir la chevelure des poulains en liberté, sans
nous laisser atteindre par les ruades les plus fantastiques. L'ouvrage
se faisait entre nous tous avec une rapidité surprenante, et nous
avons été jusqu'à regarnir deux ou trois cents brasses dans une
soirée. Après la chasse venait le triage. On mettait d'un côté les
alouettes, de l'autre les oiseaux de moindre valeur. Nous prélevions
pour notre régal du dimanche un certain choix, et l'un des enfans
allait vendre le reste à la ville, après quoi je partageais l'argent
entre eux tous. Ils étaient fort contens de cet arrangement, et il n'y
avait plus de disputes et de méfiance entre eux. Tous les jours notre
association recrutait de nouveaux adhérans, qui préféraient ce bon
accord à leurs querelles et à leurs batailles. On ne pensait plus à se
lever avant les autres pour aller dépouiller la saulnée des camarades,
et la journée du dimanche était une véritable fête. Nous faisions
nous-mêmes notre cuisine de volatiles. Rose était de bonne humeur ces
jours-là, car elle était gaie et bonne fille quand elle n'était pas
furibonde. La cuisinière faisait l'esprit fort à l'endroit de notre
cuisine; le père Saint-Jean seul faisait la grimace et prétendait que
la queue de son cheval blanc diminuait tous les jours. Nous le savions
bien.

A travers tous ces jeux, le roman de Corambé continuait à se dérouler
dans ma tête. C'était un rêve permanent aussi décousu, aussi
incohérent que les rêves du sommeil, et dans lequel je ne me
retrouvais que parce qu'un même sentiment le dominait toujours.

Ce sentiment ce n'était pas l'amour. Je savais par les livres que
l'amour existe dans la vie et qu'il est le fond et l'âme de tous les
romans et de tous les poèmes. Mais, ne sentant en moi rien qui put
m'expliquer pourquoi un être s'attachait exclusivement à la poursuite
d'un autre être, dans cet ordre d'affections inconnues,
hiéroglyphiques pour ainsi dire, je me préservais avec soin
d'entraîner mon roman sur ce terrain glacé pour mon imagination. Il me
semblait que si j'y introduisais des _amans_ et des _amantes_, il
deviendrait banal, ennuyeux pour moi, et que je ferais, des
personnages charmans avec lesquels je passais ma vie, des êtres de
convention comme ceux que je trouvais souvent dans les livres, ou,
tout au moins des étrangers occupés d'un secret auquel je ne pouvais
m'intéresser, puisqu'il ne répondait à aucune émotion que j'eusse
éprouvée par moi-même. En revanche, l'amitié, l'amour filial ou
fraternel, la sympathie, l'attrait le plus pur, régnaient dans cette
sorte de monde enchanté: mon cœur comme mon imagination étaient tout
entiers dans cette fantaisie, et quand j'étais mécontente de quelque
chose ou de quelqu'un dans la vie réelle, je pensais à Corambé avec
presque autant de confiance et de consolation qu'à une vérité
démontrée.

J'en étais là lorsqu'on m'annonça que dans trois mois j'aurais à faire
ma première communion.

C'était une situation encore plus embarrassante pour ma bonne maman
que pour moi. Elle ne voulait pas me donner une éducation franchement
philosophique. Tout ce qui eût pu être taxé d'excentricité lui
répugnait; mais, en même temps qu'elle subissait l'empire de la
coutume, et qu'au début de la Restauration elle n'eût pu s'y
soustraire sans un certain scandale, elle craignait que ma nature
enthousiaste ne se laissât prendre à la superstition, dont elle avait
décidément horreur. Elle prit donc le parti de me dire qu'il fallait
faire cet acte de bienséance très décemment, mais me bien garder
d'outrager la sagesse divine et la raison humaine jusqu'à croire que
j'allais _manger mon Créateur_.

Ma docilité naturelle fit le reste. J'appris le catéchisme comme un
perroquet, sans chercher à le comprendre et sans songer à en railler
les mystères, mais bien décidée à n'en pas croire, à n'en pas retenir
un mot aussitôt que l'_affaire serait bâclée_, comme on disait chez
nous. La confession me causa une répugnance extrême. Ma grand'mère,
qui savait que le bon curé de Saint-Chartier parlait et pensait un peu
crûment, me confia à un autre bon vieux curé, celui de La Châtre, qui
avait plus d'éducation, et qui, je dois le dire, respecta l'ignorance
de mon âge et ne m'adressa aucune de ces questions infâmes par
lesquelles il arrive souvent au prêtre de souiller, sciemment ou non,
la pudeur de l'enfance. On ne mit entre mes mains aucun formulaire,
aucun examen de conscience, et on me dit simplement d'accuser les
fautes dont je me sentais coupable.

Je me trouvai fort embarrassée. J'en voyais bien quelques-unes, mais
il me semblait que ce n'était pas assez pour que M. le curé pût s'en
contenter. D'abord j'avais menti une fois à ma mère pour sauver Rose,
et souvent depuis à Deschartres pour sauver Hippolyte. Mais je n'étais
pas menteuse, je n'avais aucun besoin de l'être, et Rose elle-même,
me brutalisant toujours avant de m'interroger, ne faisait pas de ma
servitude une nécessité de dissimulation. J'avais été un peu
gourmande, mais il y avait si longtemps, que je m'en souvenais à
peine. J'avais toujours vécu au milieu de personnes si chastes, que je
n'avais même pas l'idée de quelque chose de contraire à la chasteté.
J'avais été irritable et violente: depuis que je me portais bien, je
n'avais plus sujet de l'être. De quoi donc pouvais-je m'accuser, à
moins que ce ne fût d'avoir préféré parfois le jeu à l'étude, d'avoir
déchiré mes robes et perdu mes mouchoirs, griefs que ma bonne
qualifiait d'_enfance terrible_?

En vérité, je ne sais pas de quoi peut s'accuser un enfant de douze
ans, à moins que le malheureux n'ait été déjà souillé par des exemples
et des influences hideuses, et dans ce cas-là c'est la confession
d'autrui qu'il a à faire.

J'avais si peu de choses à dire, que cela ne valait pas la peine de
déranger un curé; le mien s'en contenta, et me donna pour pénitence de
réciter l'oraison dominicale en sortant du confessional. Cela me parut
fort doux: car cette prière est belle, sublime et simple, et je
l'adressai à Dieu de tout mon cœur; mais je ne me sentais pas moins
humiliée de m'être agenouillée devant un prêtre pour si peu.

Au reste, jamais première communion ne fut si lestement expédiée.
J'allais une fois par semaine à La Châtre. Le curé me faisait une
petite instruction de cinq minutes; je savais mon catéchisme sur le
bout du doigt dès la première semaine. La veille du jour fixé, on
m'envoya passer la soirée et la nuit chez une bonne et charmante dame
de nos amies. Elle avait deux enfans plus jeunes que moi. Sa fille
Laure, belle et remarquable personne à tous égards, a épousé depuis
mon ami Fleury, fils de Fleury, l'ami de mon père. Il y avait encore
d'autres enfans dans la maison; je m'y amusai énormément, car on joua
à toutes sortes de jeux sous l'œil des bons parens, qui prirent part
à notre innocente gaîté, et j'allai dormir si fatiguée d'avoir ri et
sauté que je ne me souvenais plus du tout de la solennité du
lendemain.

Mme Decerfz, cette charmante et excellente femme qui voulait bien
m'accompagner à l'église dans _mes dévotions_, m'a souvent rappelé
depuis combien j'étais folle et bruyante lorsque je me trouvais dans
sa famille au retour de l'église. Sa mère, une bien excellente femme
aussi, lui disait alors: Mais voilà un enfant bien peu recueilli, et
ce n'est pas ainsi que de mon temps on se préparait aux sacremens. «Je
ne lui vois faire aucun mal, répondait Mme Decerfz: elle est gaie,
donc elle a la conscience bien légère, et le rire des enfans est une
musique pour le bon Dieu.»

Le lendemain matin, ma grand'mère arriva. Elle s'était décidée à
assister à ma première communion, non sans peine, je crois, car elle
n'avait pas mis le pied dans une église depuis le mariage de mon père.
Mme Decerfz me dit de lui demander sa bénédiction et le pardon des
déplaisirs que je pouvais lui avoir causés, ce que je fis de meilleur
cœur que devant le prêtre. Ma bonne maman m'embrassa et me conduisit
à l'église.

Aussitôt que j'y fus, je commençai à me demander ce que j'allais
faire; je n'y avais pas encore songé. Je me sentais si étonnée de voir
ma grand'mère dans une église! Le curé m'avait dit qu'il fallait
croire, sinon commettre un sacrilége; je n'avais pas la moindre idée
d'être sacrilége, pas la plus légère velléité de révolte ou d'impiété,
mais je ne croyais pas. Ma bonne maman m'avait empêchée de croire, et
cependant elle m'avait ordonné de communier. Je me demandai si elle et
moi nous ne faisions pas un acte d'hypocrisie, et, bien que j'eusse
l'air aussi calme et aussi sérieux que j'avais paru insouciante et
dissipée la veille, je me sentis fort mal à l'aise, et j'eus deux ou
trois fois la pensée de me lever et de dire à ma grand'mère: «En voilà
assez; allons-nous-en.»

Mais, tout à coup, il me vint à l'esprit un commentaire qui me calma.
Je repassais la Cène de Jésus dans mon esprit, et ces paroles: «_Ceci
est mon corps et mon sang_» ne me parurent plus qu'une métaphore;
Jésus était trop saint et trop grand pour avoir voulu tromper ses
disciples. Il les avait conviés à un repas fraternel, il les avait
invités à rompre le pain ensemble en mémoire de lui. Je ne sentis plus
rien de moquable dans l'institution de la Cène, et, me trouvant à la
balustrade auprès d'une vieille pauvresse qui reçut dévotement
l'hostie avant moi, j'eus la première idée de la signification de ces
agapes de l'égalité dont l'Église avait, selon moi, méconnu ou
falsifié le symbole.

Je revins donc fort tranquille de la sainte table, et le contentement
d'avoir trouvé une solution à ma petite anxiété donna, m'a-t-on dit
depuis, une expression nouvelle à ma figure. Ma grand'mère, attendrie
et effrayée, partagée peut-être entre la crainte de m'avoir rendue
dévote et celle de m'avoir fait mentir à moi-même, me pressa doucement
contre son cœur quand je revins auprès d'elle, et laissa tomber des
larmes sur mon voile.

Tout cela fut énigmatique pour moi; j'attendais qu'elle me donnât, le
soir, une explication sérieuse de l'acte qu'elle m'avait fait
accomplir et de l'émotion qu'elle avait laissée paraître. Il n'en fut
rien. On me fit faire une seconde communion huit jours après, et puis,
on ne me reparla plus de religion, il n'en fut pas plus question que
si rien ne s'était passé.

Aux grandes fêtes, on m'envoyait encore à La Châtre pour voir les
processions et assister aux offices. C'était des occasions que je
faisais valoir moi-même, parce que je passais ces jours-là dans la
famille Decerfz, où je m'ébattais avec les enfans et où j'étais si
gâtée que je mettais tout sens dessus dessous, cassant tout, les
meubles, les poupées et même quelque peu les enfans, trop débiles pour
mes manières de paysanne.

Quand je revenais à la maison fatiguée de ces ébats, je retombais dans
mes accès de mélancolie. Je me replongeais dans la lecture, et ma
grand'mère avait bien un peu de peine à me remettre au travail réglé.
Rien ne ressemble plus à l'artiste que l'enfant. Il a ses veines de
labeur et de paresse, ses soifs ardentes de production, ses lassitudes
pleines de dégoût. Ma grand'mère n'avait jamais eu le caractère de
l'artiste, bien qu'elle en eût certaines facultés; j'ignore si elle
avait eu une enfance. C'était une nature si calme, si régulière, si
unie, qu'elle ne comprenait pas les engouemens et les défaillances de
la mienne. Elle me donnait si peu de besogne (et c'était là le mal),
qu'elle s'étonnait de m'en voir accablée parfois, et comme, en
d'autres jours, j'en faisais volontairement quatre fois davantage,
elle m'accusait de caprice et de résistance raisonnée. Elle se
trompait, je ne me gouvernais pas moi-même, voilà tout. Elle me
grondait toujours avec affection, mais avec une certaine amertume, et
elle avait tort: elle voulait m'obliger à me vaincre, m'habituer à me
régulariser, et en cela elle avait raison.

Comme par-dessus tout elle me gâtait, elle me laissa prendre un genre
de dissipation qui me tourna la tête pendant tout l'été qui suivit ma
première communion. Il vint à La Châtre une troupe de comédiens
ambulans, une assez bonne troupe, par parenthèse, qui donnait le
mélodrame, la comédie, le vaudeville et surtout l'opéra comique. Il y
avait de bonnes voix, assez d'ensemble, un premier chanteur et deux
chanteuses qui ne manquaient pas de talent. Cette troupe était
vraiment trop distinguée pour le misérable local des représentations.
C'était la même salle où mon père avait joué la comédie avec nos amis
les Duvernet, une ancienne église de couvent, où l'on voyait encore
les dessins des ogives mal recouvertes d'un plâtre plus frais que
celui des murailles, le tout surmonté d'un plafond de solives brutes
posé après coup, et meublé de mauvais bancs de bois en amphithéâtre.
N'importe, les dames de la ville venaient s'y asseoir en grande
toilette, et quand tout cela était couvert de fleurs et de rubans, on
ne voyait plus la nudité et la malpropreté de la salle. Les amateurs
de l'endroit, à la tête desquels était encore M. Duvernet, composaient
un orchestre très satisfaisant. On était encore artiste en province
dans ce temps-là. Il n'y avait si pauvre et si petite localité où l'on
ne trouvât moyen d'organiser un bon quatuor, et toutes les semaines
on se réunissait, tantôt chez un amateur, tantôt chez l'autre, pour
faire ce que les Italiens appellent _musica di camera_ (musique de
chambre), honnête et noble délassement qui a disparu avec les vieux
virtuoses, derniers gardiens du feu sacré dans nos provinces.

J'adorais toujours la musique, bien que ma bonne maman me négligeât
sous ce rapport, et que Gayard m'inspirât de plus en plus le dégoût de
l'étudier à sa manière. Il arrivait bien rarement à ma grand'mère de
poser ses doigts blancs et paralysés sur le vieux clavecin, et de
chevroter ces majestueux fragmens des vieux maîtres qu'elle chevrotait
mieux que personne ne les eût chantés. J'avais presque oublié que
j'étais née musicienne aussi, et que je pouvais sentir et comprendre
ce que les autres peuvent exprimer ou produire. La première fois qu'on
m'envoya entendre la comédie à La Châtre, nos chanteurs ambulans
donnèrent _Aline, reine de Golconde_. J'en revins transportée et
sachant presque l'opéra par cœur, chant, paroles, accompagnemens,
récitatifs. Une autre fois, ce fut _Montano et Stéphanie_; puis le
_Diable à quatre_, _Adolphe et Clara_, _Gulistan_, _Ma tante Aurore_,
_Jeannot et Colin_, que sais-je? toutes les jolies, faciles,
chantantes et gracieuses opérettes de ce temps-là. Je repris fureur à
la musique, et je chantais le jour en réalité, la nuit en rêve. La
musique avait tout poétisé pour moi dans ces représentations où Mme
Duvernet avait l'obligeance de me conduire toutes les semaines. Je ne
me souvenais plus d'avoir vu de belles salles de spectacle et des
acteurs de premier ordre à Paris. Il y avait si longtemps de cela que
la comparaison ne me gênait point. Je ne m'apercevais pas de la misère
des décors, de l'absurdité des costumes: mon imagination et le
prestige de la musique suppléant à tout ce qui manquait, je croyais
assister aux plus beaux, aux plus somptueux, aux plus complets
spectacles de l'univers, et ces comédiens de campagne, chantant et
déclamant dans une grange, m'ont fait autant de plaisir et de bien
que, depuis, les plus grands artistes de l'Europe sur les plus nobles
scènes du monde.

Madame Duvernet avait une nièce nommée Brigitte, aimable, bonne et
spirituelle enfant avec laquelle je fus bientôt intimement liée. Avec
le plus jeune fils de la maison, Charles (mon vieux ami d'aujourd'hui)
et deux ou trois autres personnages de la même gravité (je crois que
le doyen de tous n'avait pas quinze ans), nous passions dans des jeux
absorbans ces heureuses journées qui précédaient la comédie. Comme
tout nous était spectacle, même les fêtes religieuses du matin, nous
représentions alternativement la messe et la comédie, la procession et
le mélodrame. Nous nous affublions des chiffons de la mère, qu'on
mettait au pillage; nous faisions avec des fleurs, des miroirs, des
dentelles et des rubans, tantôt des décors de théâtre, tantôt des
chapelles, et nous chantions, ensemble à tue-tête tantôt des chœurs
d'opéra-comique, tantôt la messe et les vêpres. Tout cela accompagné
des cloches qui sonnaient à toute volée presque sur le toit de la
maison, des amateurs qui répétaient en bas l'ouverture et les
accompagnemens qu'on allait jouer le soir, et des hurlemens des chiens
d'alentour qui avaient mal aux nerfs: c'était la plus étrange
cacophonie et en même temps la plus joyeuse. Enfin l'heure du dîner
arrivait; on dépouillait vite les costumes improvisés. Charles ôtait à
la hâte le jupon brodé de sa mère dont il s'était fait un surplis. Il
fallait repeigner les longs cheveux noirs de Brigitte. Je courais
cueillir dans le petit jardin les bouquets de la soirée. On se mettait
à table avec grand appétit: mais Brigitte et moi nous ne pouvions pas
manger, tant l'impatience et la joie d'aller au spectacle nous
serraient l'estomac.

Heureux temps, ou l'on s'amuse, ou l'on s'éprend, ou l'on se passionne
à si bon marché, êtes-vous passés sans retour pour mes amis et pour
tous ceux qui ne sont plus jeunes? Me voilà assez vieille, et,
pourtant, à beaucoup d'égards, j'ai eu cette grâce du bon Dieu de
rester enfant. Le spectacle m'amuse encore quelquefois comme si
j'avais encore douze ans, et j'avoue que ce sont les spectacles les
plus naïfs, les mimodrames, les féeries, qui me divertissent si fort.
Il m'arrive encore quelquefois, lorsque j'ai passé un an loin de
Paris, de dîner à la hâte avec mes enfans et mes amis, et d'avoir un
certain battement de cœur au lever du rideau. Je laisse à peine aux
autres le temps de manger, je m'impatiente contre le fiacre qui va
trop lentement, je ne veux rien perdre, je veux comprendre la pièce,
quelque stupide qu'elle soit. Je ne veux pas qu'on me parle, tant je
veux écouter et regarder. On se moque de moi, et j'y suis insensible,
tant ce monde de fictions qui pose devant moi trouve en moi un
spectateur naïf et avide. Eh bien! je crois que dans la salle il se
trouve bon nombre de gens tout aussi malheureux que je l'ai été, tout
aussi amers dans leur appréciation de la vie et dans leur expérience
des choses humaines, qui sont, sans oser l'avouer, tout aussi
absorbés, tout aussi amusés, tout aussi enfans que moi. Nous sommes
une race infortunée, et c'est pour cela que nous avons un impérieux
besoin de nous distraire de la vie réelle par les mensonges de l'art:
plus il ment, plus il nous amuse.



CHAPITRE ONZIEME.

  Récit d'une profonde douleur que tout le monde
    comprendra.--Mouvement de dépit.--Délation de Mlle
    Julie.--Pénitence et solitude.--Soirée d'automne à la porte
    d'une chaumière.--On me brise le cœur.--Je me raidis contre
    mon chagrin et deviens tout de bon un _enfant terrible_.--Je
    retrouve ma mère.--Déception.--J'entre au couvent des
    Anglaises.--Origine et aspect de ce monastère.--La
    supérieure.--Nouveau déchirement.--La mère Alippe.--Je commence
    à apprécier ma situation et je prends mon parti.--Claustration
    absolue.


Malgré toutes ces distractions et tous ces étourdissemens, je
nourrissais toujours au fond de mon cœur une sorte de passion
malheureuse pour ma mère absente. De notre cher roman, il n'était plus
question le moins du monde, elle l'avait bien parfaitement oublié;
mais moi j'y pensais toujours. Je protestais toujours, dans le secret
de ma pensée, contre le sort que ma pauvre bonne maman tenait tant à
m'assurer. Instruction, talens et fortune, je persistais à tout
mépriser. J'aspirais à revoir ma mère, à lui reparler de nos projets,
à lui dire que j'étais résolue à partager son sort, à être ignorante,
laborieuse et pauvre avec elle. Les jours où cette résolution me
dominait, je négligeais bien mes leçons, il faut l'avouer. J'étais
grondée, et ma résolution n'en était que plus obstinée. Un jour que
j'avais été réprimandée plus que de coutume en sortant de la chambre
de ma bonne maman, je jetai par terre mon livre et mes cahiers; je
pris ma tête dans mes deux mains, et me croyant seule, je m'écriai:
«Eh bien, oui, c'est vrai, je n'étudie pas parce que je ne veux pas.
J'ai mes raisons. On les saura plus tard.»

Julie était derrière moi. «Vous êtes une mauvaise enfant, me dit-elle,
et ce que vous pensez est pire que tout ce que vous faites. On vous
pardonnerait d'être dissipée et paresseuse, mais puisque c'est par
entêtement et par mauvaise volonté que vous mécontentez votre bonne
maman, vous mériteriez qu'elle vous renvoyât chez votre mère.

--Ma mère! m'écriai-je, me renvoyer chez ma mère! mais c'est tout ce
que je désire, tout ce que je demande!

--Allons, vous n'y pensez pas, reprit Julie; vous parlez comme cela,
parce que vous avez de la colère, vous êtes folle dans ce moment-ci.
Je me garderai bien de répéter ce qui vient de vous échapper, car vous
seriez bien désolée plus tard qu'on vous eût prise au mot.

--Julie, lui répondis-je avec véhémence, je vous entends très bien et
je vous connais. Je sais que quand vous promettez de vous taire, c'est
que vous êtes bien décidée à parler. Je sais que quand vous
m'interrogez avec douceur et câlinerie, c'est pour m'arracher ce que
je pense et pour l'envenimer aux yeux de ma bonne maman. Je sais que
dans ce moment-ci, vous m'excitez à dessein et que vous profitez de ma
colère et de mon ennui pour m'en faire dire encore plus. Eh bien, vous
n'avez pas besoin de vous donner tant de peine. Ce que j'ai dans le
cœur, vous le saurez et je vous autorise à le faire savoir. Je ne
veux plus rester ici, je veux retourner avec ma mère, et je ne veux
plus qu'on me sépare d'elle. C'est elle que j'aime et que j'aimerai
toujours, quoi qu'on fasse. C'est à elle seule que je veux obéir.
Allez, dépêchez-vous, faites votre déposition, je suis prête à la
signer.»

La pauvre fille faisait-elle réellement auprès de moi le métier
d'agent provocateur? Dans la forme, oui, dans le fond, non
certainement. Elle ne me voulait que du bien. Elle n'avait pas de
méchant plaisir à me faire gronder, elle s'affligeait avec ma
grand'mère de ce qu'elles appelaient mon ingratitude. Comment eût-elle
compris que ce n'était pas à l'affection que j'étais ingrate, mais à
la fortune que j'étais rebelle? ma grand'mère elle-même s'y trompait.
Mais il est certain que cette fille avait dans le regard, dans la
voix, dans toutes ses manières de procéder, une sorte de prudence
insinuante qui sentait la ruse et la duplicité, et cela m'était
souverainement antipathique.

Quoi qu'il en soit, c'était la première fois que je la poussais à bout
et que j'irritais son amour-propre. Elle fut mortifiée, et elle eut
vraiment un mouvement de vengeance, car elle alla sur-le-champ
rapporter ma déclamation dans les termes les plus noirs. Elle fit là
une mauvaise action, car elle frappait au cœur cette pauvre bonne
maman qui n'était guère de force à lutter contre de nouvelles douleurs
maternelles. La moindre peine ravivait en elle la mémoire de son fils,
et ses éternels regrets, et sa dévorante jalousie contre la femme qui
lui avait disputé le cœur de ce fils adoré et qui maintenant lui
disputait le mien. Elle eut, j'en suis sûre, un chagrin mortel, et si
elle me l'eût laissé voir, je serais tombée à ses pieds, j'aurais
abjuré toutes mes rébellions; car j'ai toujours été d'une excessive
faiblesse devant les douleurs que j'ai causées, et mes retours m'ont
toujours plus liée que mes résistances ne m'avaient déliée. Mais on me
cacha bien soigneusement l'émotion de ma bonne maman, et Julie,
irritée personnellement contre moi, ne vint pas me dire: «Elle
souffre, allez la consoler.»

On prit un mauvais système, on résolut de s'armer de rigueur, on crut
m'effrayer en me prenant au mot, et mademoiselle Julie vint m'annoncer
que j'eusse à me retirer dans ma chambre et à n'en pas sortir. «Vous
ne reverrez plus votre grand'mère, me dit-elle, puisque vous la
détestez. Elle vous abandonne; dans trois jours vous partirez pour
Paris.

--Vous en avez menti, lui répondis-je, menti avec méchanceté, je ne
déteste pas ma grand'mère, je l'aime: mais j'aime mieux ma mère, et si
l'on me rend à elle, je remercie le bon Dieu, ma grand'mère et même
vous.»

Là-dessus je lui tournai le dos et montai résolûment à ma chambre. J'y
trouvai Rose, qui ne savait pas ce qui venait de se passer et qui ne
me dit rien. Je n'avais ni sali ni déchiré mes hardes ce jour-là, le
reste la préoccupait fort peu. Je passai trois grands jours sans voir
ma bonne maman. On me faisait descendre pour prendre mes repas quand
elle avait fini les siens. On me disait d'aller prendre l'air au
jardin quand elle était enfermée, et elle s'enfermait ou on
l'enfermait bien littéralement, car lorsque je passais devant la porte
de sa chambre, j'entendais mettre la barre de fer avec une sorte
d'affectation, comme pour me dire que tout repentir serait inutile.

Les domestiques semblaient consternés, mais j'avais un air si hautain,
apparemment, que pas un n'osa me parler, pas même Rose, qui devinait
peut-être bien qu'on s'y prenait mal et qu'on excitait mon amour pour
ma mère au lieu de le refroidir. Deschartres, soit par système, soit
par suite d'une appréciation analogue à celle de Rose, ne me parlait
pas non plus. Il ne fut plus question de leçons ni d'écritures
pendant ce temps d'expiation.

Voulait-on me faire sentir l'ennui de l'inaction? on aurait dû me
priver de livres; mais on ne me priva de rien: et, voyant la
bibliothèque à ma disposition comme de coutume, je ne sentis pas la
moindre envie de me distraire par la lecture. On ne désire que ce
qu'on ne peut pas avoir.

Je passai donc ces trois jours dans un tête à tête assidu avec
Corambé. Je lui racontai mes peines, et il m'en consola en me donnant
raison. Je souffrais pour l'amour de ma mère, pour l'amour de
l'humilité et de la pauvreté. Je croyais remplir un grand rôle,
accomplir une mission sainte, et comme tous les enfans romanesques, je
me drapais un peu dans mon calme et dans ma persévérance. On avait
voulu m'humilier en m'isolant comme un lépreux dans cette maison où
d'ordinaire tout me riait, je ne m'en rehaussais que plus dans ma
propre estime. Je faisais de belles réflexions philosophiques sur
l'esclavage moral de ces valets qui n'osaient plus m'adresser la
parole, et qui, la veille, se fussent mis à mes pieds parce que
j'étais en faveur. Je comparais ma disgrâce à toutes les grandes
disgrâces historiques que j'avais lues, et je me comparais moi-même
aux grands citoyens des républiques ingrates, condamnés à l'ostracisme
pour leurs vertus.

Mais l'orgueil est une sotte compagnie, et je m'en lassai en un jour.
«C'est fort bête, tout cela, me dis-je, voyons clair sur les autres et
sur moi-même, et concluons. On ne prépare pas mon départ, on n'a pas
envie de me rendre à ma mère. On veut m'éprouver, on croit que je
demanderai à rester ici. On ne sait pas combien je désire vivre avec
elle, et il faut qu'on le voie. Restons impassible. Que ma
claustration dure huit jours, quinze jours, un mois, peu importe.
Quand on se sera bien assuré que je ne change pas d'idée, on me fera
partir, et alors je m'expliquerai avec ma bonne maman; je lui dirai
que je l'aime, et je le lui dirai si bien qu'elle me pardonnera et me
rendra son amitié. Pourquoi faut-il qu'elle me maudisse parce que je
lui préfère celle qui m'a mise au monde et que Dieu lui-même me
commande de préférer à tout? Pourquoi croirait-elle que je suis
ingrate parce que je ne veux pas être élevée à sa manière et vivre de
sa vie? A quoi lui suis-je utile ici? Je la vois de moins en moins. La
société de ses femmes lui semble plus nécessaire ou plus agréable que
la mienne, puisque c'est avec elles qu'elle passe le plus de temps. Si
elle me garde ici, ce n'est pas pour elle certainement, c'est pour
moi. Eh bien! ne suis-je pas un être libre, libre de choisir la vie et
l'avenir qui lui conviennent? Allons, il n'y a rien de tragique à ce
qui m'arrive. Ma grand'mère a voulu, par pure bonté, me rendre
instruite et riche: moi je lui en suis très reconnaissante, mais je
ne peux pas m'habituer à me passer de ma mère. Mon cœur lui sacrifie
tous les faux biens joyeusement. Elle m'en saura gré, et Dieu m'en
tiendra compte. Personne n'a sujet d'être irrité contre moi, et ma
bonne maman le reconnaîtra si je puis parvenir jusqu'à elle et
combattre les calomnies qui se sont glissées entre elle et moi.»

Là-dessus j'essayai d'entrer chez elle, mais je trouvai encore la
porte barricadée, et j'allai au jardin. J'y rencontrai une vieille
femme pauvre à qui l'on avait permis de ramasser le bois mort. «Vous
n'allez pas vite, la mère, lui dis-je, pourquoi vos enfans ne vous
aident-ils pas?--Ils sont aux champs, me dit-elle, et moi, je ne peux
plus me baisser pour ramasser ce qui est par terre, j'ai les reins
trop vieux.» Je me mis à travailler pour elle, et comme elle n'osait
toucher au bois mort sur pied, j'allai chercher une serpe pour abattre
les arbrisseaux desséchés et faire tomber les branches des arbres à ma
portée. J'étais forte comme une paysanne, je fis bientôt un abatis
splendide. Rien ne passionne comme le travail du corps quand une idée
ou un sentiment vous poussent. La nuit vint que j'étais encore à
l'ouvrage, taillant, fagotant, liant, et faisant à la vieille une
provision pour la semaine au lieu de sa provision de la journée
qu'elle aurait eu peine à enlever. J'avais oubliée de manger, et comme
personne ne m'avertissait plus de rien, je ne songeais pas à me
retirer. Enfin, la faim me prit, la vieille était partie depuis
longtemps. Je chargeai sur mes épaules un fardeau plus lourd que moi
et je le portai à sa chaumière, qui était au bout du hameau. J'étais
en nage et en sang, car la serpe m'avait plus d'une fois fendu les
mains, et les ronces m'avaient fait une grande balafre au visage.

Mais la soirée d'automne était superbe et les merles chantaient dans
les buissons. J'ai toujours aimé particulièrement le chant du merle;
moins éclatant, moins original, moins varié que celui du rossignol, il
se rapproche davantage de nos formes musicales, et il a des phrases
d'une naïveté rustique qu'on pourrait presque noter et chanter en y
mêlant fort peu de nos conventions. Ce soir-là, ce chant me parut la
voix même de Corambé qui me soutenait et m'encourageait. Je pliais
sous mon fardeau; je sentis, tant l'imagination gouverne nos facultés,
décupler ma force, et même une sorte de fraîchir soudaine passer dans
mes membres brisés. J'arrivai à la chaumière de la mère Brin comme les
premières étoiles brillaient dans le ciel encore rose. «Ah! ma pauvre
mignonne, me dit-elle, comme vous voilà fatiguée! vous prendrez du
mal!--Non, lui dis-je, mais j'ai bien travaillé pour vous, et cela
vaut un morceau de votre pain, car j'ai grand appétit.» Elle me coupa,
dans son pain noir et moisi, un grand morceau que je mangeai, assise
sur une pierre à sa porte, tandis qu'elle couchait ses petits enfans
et disait ses prières. Son chien efflanqué (tout paysan, si pauvre
qu'il soit, a un chien, ou plutôt une ombre de chien qui vit de
maraude, et n'en défend pas moins le misérable logis où il n'est pas
même abrité); son chien, après m'avoir beaucoup grondée, s'apprivoisa
à la vue de mon pain et vint partager ce modeste souper.

Jamais repas ne m'avait semblé si bon, jamais heure plus douce et
nature plus sereine. J'avais le cœur libre et léger, le corps dispos
comme on l'a après le travail. Je mangeais le pain du pauvre après
avoir fait la tâche du pauvre. «Et ce n'est pas une _bonne action_,
comme on dit dans le vocabulaire orgueilleux des châteaux, pensais-je,
c'est tout bonnement un premier acte de la vie de pauvreté que
j'embrasse et que je commence. Me voici enfin libre: plus de leçons
fastidieuses, plus de confitures écœurantes qu'il faut trouver bonnes
sous peine d'être ingrate, plus d'heures de convention pour manger,
dormir, et s'amuser sans envie et sans besoin. La fin du jour a marqué
celle de mon travail. La faim seule m'a sonné l'heure de mon repas:
plus de laquais pour me tendre mon assiette et me l'enlever à sa
fantaisie. A présent voici les étoiles qui viennent, il fait bon, il
fait frais: je suis lasse et je me repose, personne n'est là pour me
dire: «Mettez votre châle, ou rentrez, de crainte de vous enrhumer.
«Personne ne pense à moi, personne ne sait où je suis; si je veux
passer la nuit sur cette pierre, il ne tient qu'à moi. Mais c'est là
le bonheur suprême, et je ne conçois pas que cela s'appelle une
punition.»

Puis je pensai que bientôt je serais avec ma mère, et je fis mes
adieux tendres, mais joyeux, à la campagne, aux merles, aux buissons,
aux étoiles, aux grands arbres. J'aimais la campagne; mais je ne
savais pas que je ne pourrais jamais vivre ailleurs, je croyais
qu'avec ma mère le paradis serait partout. Je me réjouissais de l'idée
que je lui serais utile, que ma force physique la dispenserait de
toute fatigue. «C'est moi qui porterai son bois, qui ferai son feu,
son lit, me disais-je. Nous n'aurons point de domestiques, point
d'esclaves tyrans; nous nous appartiendrons, nous aurons enfin la
liberté du pauvre.»

J'étais dans une situation d'esprit vraiment délicieuse, mais Rose ne
m'avait pas si bien oubliée que je le pensais. Elle me cherchait et
s'inquiétait, quand je rentrai à la maison; mais, en voyant l'énorme
balafre que j'avais au visage, comme elle m'avait vue travailler pour
la mère Blin, elle, qui avait un bon cœur, ne songea point à me
gronder. D'ailleurs, depuis que j'étais en pénitence, elle était fort
douce et même triste.

Le lendemain, elle m'éveilla de bonne heure. «Allons, me dit-elle,
cela ne peut pas durer ainsi. Ta bonne maman a du chagrin, va
l'embrasser et lui demander pardon.--Il y a trois jours qu'on aurait
dû me laisser faire ce que tu dis là, lui répondis-je: mais Julie me
laissera-t-elle entrer?--Oui, oui, répondit-elle, je m'en charge!» Et
elle me conduisit par les petits couloirs à la chambre de ma bonne
maman. J'y allais de bon cœur, quoique sans grand repentir, car je ne
me sentais vraiment pas coupable, et je n'entendais pas du tout, en
lui témoignant de la tendresse, renoncer à cette séparation que je
regardais comme un fait accompli: mais dans les bras de ma pauvre
chère aïeule m'attendait la plus cruelle, la plus poignante et la
moins méritée des punitions.

Jusque-là personne au monde, ma grand'mère moins que personne, ne
m'avait dit de ma mère un mal sérieux. Il était bien facile de voir
que Deschartres la haïssait, que Julie la dénigrait pour faire sa
cour, que ma grand'mère avait de grands accès d'amertume et de
froideur contre elle. Mais ce n'était que des railleries sèches, des
demi-mots d'un blâme non motivé, des airs de dédain; et, dans ma
partialité naïve, j'attribuais au manque de fortune et de naissance le
profond regret que le mariage de mon père avait laissé dans sa
famille. Ma bonne maman semblait s'être fait un devoir de respecter en
moi le respect que j'avais pour ma mère.

Durant ces trois jours qui l'avaient tant fait souffrir, elle chercha
apparemment le plus prompt et le plus sûr moyen de me rattacher à
elle-même et à ses bienfaits dont je tenais si peu de compte, en
brisant dans mon jeune cœur la confiance et l'amour qui me portaient
vers une autre. Elle réfléchit, elle médita, elle s'arrêta au plus
funeste de tous les partis.

Comme je m'étais mise à genoux contre son lit et que j'avais pris ses
mains pour les baiser, elle me dit d'un ton vibrant et amer que je ne
lui connaissais pas: «Restez à genoux et m'écoutez avec attention, car
ce que je vais vous dire vous ne l'avez jamais entendu et jamais plus
vous ne l'entendrez de ma bouche. Ce sont des choses qui ne se disent
qu'une fois dans la vie, parce qu'elles ne s'oublient pas, mais, faute
de les connaître, quand, par malheur, elles existent, on perd sa vie,
on se perd soi-même.»

Après ce préambule qui me fit frissonner, elle se mit à me raconter sa
propre vie et celle de mon père, telles que je les ai fait connaître,
puis celle de ma mère, telle qu'elle croyait la savoir, telle du moins
qu'elle la comprenait. Là, elle fut sans pitié et sans intelligence,
j'ose le dire, car il y a dans la vie des pauvres, des entraînemens,
des malheurs et des fatalités que les riches ne comprennent jamais et
qu'ils jugent comme les aveugles des couleurs.

Tout ce que ma grand'mère me raconta était vrai par le fait et appuyé
sur des circonstances dont le détail ne permettait pas le moindre
doute. Mais on eût pu me dévoiler cette histoire sans m'ôter le
respect et l'amour pour ma mère, et l'histoire racontée ainsi eût été
beaucoup plus vraisemblable et beaucoup plus vraie. Il n'y avait qu'à
tout dire, les causes de ses malheurs, l'isolement et la misère dès
l'âge de quatorze ans, la corruption des riches qui sont là pour
guetter la faim et flétrir l'innocence, l'impitoyable rigorisme de
l'opinion qui ne permet point le retour et n'accepte point
l'expiation[11]. Il fallait me dire aussi comment ma mère avait
racheté le passé, comment elle avait aimé fidèlement mon père,
comment, depuis sa mort, elle avait vécu humble, triste et retirée.
Ce dernier point, je le savais bien, du moins je croyais le savoir;
mais on me faisait entendre que si l'on me disait tout le passé, on
m'épargnait le présent, et qu'il y avait, dans la vie actuelle de ma
mère, quelque secret nouveau qu'on ne voulait pas me dire et qui
devait me faire trembler pour mon propre avenir si je m'obstinai à
vivre avec elle. Enfin, ma pauvre bonne maman, épuisée par ce long
récit, hors d'elle-même, la voix étouffée, les yeux humides et
irrités, lâcha le grand mot, l'affreux mot: Ma mère était une femme
perdue, et moi un enfant aveugle qui voulait s'élancer dans un abîme.

  [11] On me dit que des critiques de parti pris blâment la
  sincérité avec laquelle je parle de mes parens, et
  particulièrement de ma mère. Cela est tout simple, et je m'y
  attendais. Il y a toujours certains lecteurs qui ne comprennent
  pas ce qu'ils lisent: ce sont ceux qui ne veulent pas ou qui ne
  peuvent pas comprendre la véritable morale des choses humaines.
  Comme je n'écris pas pour ceux-là, c'est en vain que je leur
  répondrais; leur point de vue est l'opposé du mien: mais je prie
  ceux qui ne haïssent pas systématiquement mon œuvre, de relire
  ces lignes et de réfléchir. Si, parmi eux, il en est quelques-uns
  qui aient souffert des mêmes douleurs que moi, pour les mêmes
  causes, je crois que j'aurai calmé l'angoisse de leurs doutes
  intérieurs, et fermé leur blessure, par une appréciation plus
  élevée que celle des champions de la fausse morale.

Ce fut pour moi comme un cauchemar; j'avais la gorge serrée, chaque
parole me faisait mourir: je sentais la sueur me couler du front, je
voulais interrompre, je voulais me lever, m'en aller, repousser avec
horreur cette effroyable confidence; je ne pouvais pas, j'étais clouée
sur mes genoux, la tête brisée et courbée par cette voix qui planait
sur moi et me desséchait comme un vent d'orage. Mes mains glacées ne
tenaient plus les mains brûlantes de ma grand'mère, je crois que
machinalement je les avais repoussées de mes lèvres avec terreur.

Enfin je me levai sans dire un mot, sans implorer une caresse, sans me
soucier d'être pardonnée; je remontai à ma chambre. Je trouvai Rose
sur l'escalier. «Eh bien! me dit-elle, est-ce fini, tout cela?--Oui,
c'est bien fini, fini pour toujours,» lui dis-je: et me rappellant que
cette fille ne m'avait jamais dit que du bien de ma mère, sûre qu'elle
connaissait tout ce qu'on venait de m'apprendre, et qu'elle n'en était
pas moins attachée à sa première maîtresse, quoiqu'elle fût horrible,
elle me parut belle: quoiqu'elle fût mon tyran et presque mon
bourreau, elle me sembla être ma meilleure, ma seule amie; je
l'embrassai avec effusion, et, courant me cacher, je me roulai par
terre en proie à des convulsions de désespoir.

Les larmes qui firent irruption ne me soulagèrent pas. J'ai toujours
entendu dire que les pleurs allégent le chagrin, j'ai toujours éprouvé
le contraire, je ne sais pas pleurer. Dès que les larmes me viennent
aux yeux, les sanglots me prennent à la gorge, j'étouffe, ma
respiration s'exhale en cris ou en gémissemens: et comme j'ai horreur
du bruit de la douleur, comme je me retiens de crier, il m'est souvent
arrivé de tomber comme une morte, et c'est probablement comme cela que
je mourrai quelque jour si je me trouve seule, surprise par un malheur
nouveau. Cela ne m'inquiète guère, il faut toujours mourir de quelque
chose, et chacun porte en soi le coup qui doit l'achever. Probablement
la pire des morts, la plus triste et la moins désirable, est celle que
choisissent les poltrons, mourir de vieillesse, c'est-à-dire après
tout ce qu'on a aimé, après tout ce à quoi on a cru sur la terre.

A cette époque, je n'avais pas le stoïcisme de refouler mes sanglots,
et Rose, m'entendant râler, vint à mon secours. Quand j'eus repris un
peu d'empire sur moi-même, je ne voulus pas faire la malade, je
descendis au premier appel du déjeuner, je me forçai pour manger. On
me donna mes cahiers, je fis semblant de travailler, mais j'avais les
paupières à vif, tant mes larmes avaient été âcres et brûlantes;
j'avais une migraine affreuse, je ne pensais plus, je ne vivais pas,
j'étais indifférente à toutes choses. Je ne savais plus si j'aimais ou
si je haïssais quelqu'un, je ne sentais plus d'enthousiasme pour
personne, plus de ressentiment contre qui que ce soit; j'avais comme
une énorme brûlure intérieure et comme un vide cuisant à la place du
cœur. Je ne me rendais compte que d'une sorte de mépris pour
l'univers entier et d'un amer dédain pour la vie, quelle qu'elle pût
être pour moi désormais; je ne m'aimais plus moi-même. Si ma mère
était méprisable et haïssable, moi, le fruit de ses entrailles, je
l'étais aussi. Je ne sais à quoi a tenu que je ne devinsse pas
perverse par misanthropie, à partir de ce moment-là. On m'avait fait
un mal affreux qui pouvait être irréparable; on avait tenté de tarir
en moi les sources de la vie morale, la foi, l'amour et l'espérance.

Heureusement pour moi, le bon Dieu m'avait faite pour aimer et pour
oublier. On m'a souvent reproché d'être oublieuse du mal: puisque je
devais tant en subir, c'est une grâce d'état.

Au bout de quelques jours d'une indicible souffrance et d'une fatigue
suprême, je sentis avec étonnement que j'aimais encore plus ma mère,
et que je n'aimais pas moins ma grand'mère qu'auparavant. On m'avait
vue si triste, Rose avait raconté de moi une telle scène de douleur,
qu'on crut à un grand repentir. Ma bonne maman comprit bien qu'elle
m'avait fait beaucoup de mal, mais elle s'imagina que c'était un mal
salutaire et que mon parti était pris. Il ne fut pas question
d'explication nouvelle, on ne m'interrogea pas, c'eût été bien
inutile. J'avais pour toujours un sceau sur les lèvres. La vie
recommença à couler comme un ruisseau tranquille, mais le ruisseau
était troublé pour moi, et j'y ne regardais plus.

En effet, je ne faisais plus aucun projet, je ne faisais plus venir
les doux rêves. Plus de roman, plus de contemplations. Corambé était
muet. Je vivais comme une machine. Le mal était plus profond qu'on ne
pensait. Aimante, j'aimais encore les autres. Enfant, je m'amusais
encore de la vie, mais, je l'ai dit, je ne m'aimais plus, je ne me
souciais plus du tout de moi-même. J'avais résisté systématiquement à
l'avantage de l'instruction, j'avais dédaigné d'orner et de rehausser
mon être intellectuel, croyant que mon être moral y gagnerait. Mais
mon idéal était voilé, et je ne comprenais plus l'avenir que je
m'étais pendant si longtemps créé et arrangé selon ma fantaisie.
J'entrevoyais désormais, dans cet avenir, des luttes contre l'opinion
auxquelles je n'avais jamais songé, et je ne sais quelle énigme
douloureuse dont on n'avait pas voulu me dire le mot. On m'avait parlé
de dangers affreux, on s'était imaginé que je les devinerais, et moi,
simple, et d'organisation tranquille, je ne devinais rien du tout. En
outre, autant j'ai l'esprit actif pour ce qui sourit à mes instincts,
autant je l'ai paresseux pour ce qui leur est hostile, et je ne
cherchais pas le mot du sphynx; mais il y avait quelque chose de
terrible devant moi si je persistais à quitter l'aile de ma
grand'mère, et ce quelque chose, sans me faire peur, ôtait à mes
châteaux en Espagne le charme de la confiance absolue.

«Ce sera pire que la misère, m'avait-on dit, ce sera la honte!»

«La honte de quoi? me disais-je. Rougirai-je d'être la fille de ma
mère? Oh! si ce n'était que cela! on sait bien que je n'aurai pas
cette lâche honte.» Je supposais alors, sans rien incriminer, quelque
lieu mystérieux entre ma mère et quelqu'un qui me ferait sentir une
domination injuste et illégitime. Et puis je m'abstenais
volontairement d'y songer. «Nous verrons bien, me disais-je. On veut
que je cherche, je ne chercherai pas.»

Il m'a toujours fallu, pour vivre, une résolution arrêtée de vivre
pour quelqu'un ou pour quelque chose, pour des personnes ou pour des
idées. Ce besoin m'était venu naturellement dès l'enfance, par la
force des circonstances, par l'affection contrariée. Il restait en moi
quoique mon but fût obscurci et mon élan incertain. On voulait me
forcer à me rattacher à l'autre but que l'on m'avait montré, et dont
je m étais obstinément détournée. Je me demandai si cela était
possible. Je sentis que non. La fortune et l'instruction, les belles
manières, le bel esprit, ce qu'on appelait le _monde_ m'apparut sous
des formes sensibles, telles que je pouvais les concevoir. «Cela se
réduit, pensai-je, à devenir une belle demoiselle bien pimpante, bien
guindée, bien érudite, tapant sur un piano devant des personnes qui
approuvent sans écouter ou sans comprendre, ne se souciant de
personne, aimant à briller, aspirant à un riche mariage, vendant sa
liberté et sa personnalité pour une voiture, un écusson, des chiffons
et quelques écus. Cela ne me va point et ne m'ira jamais. Si je dois
hériter forcément de ce castel, de ces gerbes de blé que compte et
recompte Deschartres, de cette bibliothèque où tout ne m'amuse pas, et
de cette cave où rien ne me tente, ne voilà-t-il pas un grand bonheur
et de belles richesses! J'ai souvent rêvé de lointains voyages. Les
voyages m'auraient tentée si je n'avais eu le projet de vivre pour ma
mère. Eh bien, voilà! Si ma mère ne veut pas de moi, quelque jour je
partirai, j'irai au bout du monde. Je verrai l'Etna et le mont Gibel;
j'irai en Amérique, j'irai dans l'Inde. On dit que c'est loin, que
c'est difficile, tant mieux! On dit qu'on y meurt, qu'importe? En
attendant, vivons au jour le jour, vivons au hasard, puisque rien de
ce que je connais ne me tente ou ne me rassure; laissons venir
l'inconnu.»

Là-dessus, j'essayai de vivre sans songer à rien, sans rien craindre
et sans rien désirer. Cela me fut d'abord bien difficile; j'avais pris
une telle habitude de rêver et d'aspirer à un bien futur, que, malgré
moi, je me reprenais à y songer. Mais la tristesse devenait alors si
noire et le souvenir de la scène qu'on m'avait faite si étouffant, que
j'avais besoin d'échapper à moi-même, et que je courais aux champs
m'étourdir avec les gamins et les gamines qui m'aimaient et
m'arrachaient à ma solitude.

Quelques mois se passèrent alors qui ne me profitèrent à rien et dont
je me souviens confusément, parce qu'ils furent vides. Je m'y
comportai fort mal, ne travaillant que juste ce qu'il fallait pour
n'être pas gronder, me dépêchant, pour ainsi dire, d'oublier vite ce
que je venais d'apprendre, ne méditant plus sur mon travail comme
j'avais fait jusqu'alors par un besoin de logique et de poésie qui
avait eu son charme secret, courant plus que jamais les chemins, les
buissons et les pacages avec mes bruyans acolytes: mettant la maison
sens dessus dessous par des jeux échevelés: prenant une habitude de
gaîté folle, quelquefois forcée, quand ma douleur intérieure menaçait
de se réveiller, enfin tournant tout de bon à l'enfant terrible, comme
le disait ma bonne, qui commençait à avoir raison, et qui pourtant ne
me battait plus, voyant à ma taille que je serais de force à le lui
rendre, et à mon air que je n'étais plus d'humeur à le souffrir.

Voyant tout cela aussi, ma grand'mère me dit: «Ma fille, vous n'avez
plus le sens commun. Vous aviez de l'esprit, et vous faites tout votre
possible pour devenir ou pour paraître bête. Vous pourriez être
agréable, et vous vous faites laide à plaisir. Votre teint est noirci,
vos mains gercées, vos pieds vont se déformer dans les sabots. Votre
cerveau se déforme et se dégingande comme votre personne. Tantôt vous
répondez à peine et vous avez l'air d'un esprit fort qui dédaigne
tout. Tantôt vous parlez à tort et à travers comme une pie qui babille
pour babiller. Vous avez été une charmante petite fille, il ne faut
pas devenir une jeune personne absurde. Vous n'avez point de tenue,
point de grâce, point d'à-propos. Vous avez un bon cœur et une tête
pitoyable. Il faut changer tout cela. Vous avez d'ailleurs besoin de
_maîtres d'agrément_, et je ne puis vous en procurer ici. J'ai donc
résolu de vous mettre au couvent, et nous allons à Paris à cet effet.

--Et je vais voir ma mère? m'écriai-je.

--Oui certes, vous la verrez, répondit froidement ma bonne maman,
après quoi vous vous séparerez d'elle et de moi le temps nécessaire
pour achever votre éducation.

--Soit, pensai-je: le couvent, je ne sais ce que c'est, mais ce sera
nouveau, et comme après tout, je ne m'amuse pas du tout de la vie que
je mène, je pourrai gagner au change.

Ainsi fut fait. Je revis ma mère avec mes transports accoutumés.
J'avais un dernier espoir: c'est qu'elle trouverait ce couvent inutile
et ridicule, et qu'elle me reprendrait avec elle en voyant que j'avais
persisté dans ma résolution. Mais, tout au contraire, elle me prêcha
l'avantage des richesses et des talens. Elle le fit d'une manière qui
m'étonna et me blessa, car je n'y trouvai pas sa franchise et son
courage ordinaires. Elle raillait le couvent, elle critiquait fort à
propos ma grand'mère, qui, détestant et méprisant la dévotion, me
confiait à des religieuses: mais tout en la blâmant, ma mère fit comme
ma grand'mère. Elle me dit que le couvent me serait utile et qu'il y
fallait entrer. Je n'ai jamais eu de volonté pour moi-même, j'entrai
au couvent sans crainte, sans regret et sans répugnance. Je ne me
rendis pas compte des suites. Je ne savais pas que j'entrais peut-être
véritablement dans le monde en franchissant le seuil du cloître, que
je pouvais y contracter des relations, des habitudes d'esprit, même
des idées qui m'incorporeraient, pour ainsi dire, dans la classe avec
laquelle j'avais voulu rompre. Je crus voir, au contraire, dans ce
couvent, un terrain neutre, et dans ces années que je devais y passer,
une sorte de halte au milieu de la lutte que je subissais.

J'avais retrouvé à Paris Pauline de Pontcarré et sa mère. Pauline
était plus jolie que jamais, son caractère était resté enjoué, facile,
aimable: son cœur n'avait pas changé non plus. Il était parfaitement
froid, ce qui ne m'empêcha pas d'aimer et d'admirer comme par le passé
cette belle indifférente.

Ma grand'mère avait questionné Mme de Pontcarré sur le couvent des
Anglaises, ce même couvent où elle avait été prisonnière pendant la
révolution. Une nièce de Mme de Pontcarré y avait été élevée et venait
d'en sortir. Ma bonne maman, qui avait gardé de ce couvent et des
religieuses qu'elle y avait connues un certain souvenir, fut charmée
d'apprendre que Mlle Debrosses y avait été fort bien soignée, élevée
avec distinction, que l'on faisait là de bonnes études, que les
maîtres _d'agrément_ étaient renommés, enfin que le couvent des
Anglaises méritait la vogue dont il jouissait dans le beau monde, en
concurrence avec le Sacré-Cœur et l'Abbaye-aux-Bois. Mme de Pontcarré
avait le projet d'y mettre sa fille, ce qu'elle fit, en effet, l'année
suivante. Ma grand'mère se décida donc pour les Anglaises, et, un jour
d'hiver, on me fit endosser l'uniforme de sergette amarante, on
arrangea mon trousseau dans une malle, un fiacre nous conduisit rue
des Fossés-Saint-Victor, et après que nous eûmes attendu quelques
instans dans le parloir, on ouvrit une porte de communication qui se
referma derrière nous. J'étais cloîtrée.

Ce couvent est une des trois ou quatre communautés britanniques qui
s'établirent à Paris pendant la puissance de Cromwell. Après avoir été
persécuteurs, les catholiques anglais, cruellement persécutés,
s'assemblèrent dans l'exil pour prier et demander spécialement à Dieu
la conversion des protestans. Les communautés religieuses restèrent en
France, mais les rois catholiques reprirent le sceptre en Angleterre
et se vengèrent peu chrétiennement.

La communauté des Augustines anglaises est la seule qui ait subsisté à
Paris, et dont la maison ait traversé les révolutions sans trop
d'orage. La tradition du couvent disait que la reine d'Angleterre,
Henriette de France, fille de notre Henri IV et femme du malheureux
Charles Ier, était venue souvent avec son fils Jacques II prier dans
notre chapelle et guérir les scrofules des pauvres qui se pressaient
sur leurs pas. Un mur mitoyen sépare ce couvent du collége des
Écossais. Le séminaire des Irlandais est à quatre portes plus loin.
Toutes nos religieuses étaient Anglaises, Écossaises ou Irlandaises.
Les deux tiers des pensionnaires et des locataires, ainsi qu'une
partie des prêtres qui venaient officier appartenaient aussi à ces
nations. Il y avait des heures de la journée où il était enjoint à
toute la classe de ne pas dire un mot de français, ce qui était la
meilleure étude possible pour apprendre vite la langue anglaise. Nos
religieuses, comme de raison, ne nous en parlaient presque jamais
d'autres. Elles avaient les habitudes de leur climat, prenant le thé
trois fois par jour et admettant celles de nous qui étaient bien sages
à le prendre avec elles.

Le cloître et l'église étaient pavés de longues dalles funéraires sous
lesquelles reposaient les ossemens vénérés des catholiques de la
vieille Angleterre, morts dans l'exil et ensevelis par faveur dans ce
sanctuaire inviolable. Partout, sur les tombes et sur les murailles,
des épitaphes et des sentences religieuses en anglais. Dans la chambre
de la supérieure et dans son parloir particulier, de grands vieux
portraits de princes ou de prélats anglais. La belle et galante Marie
Stuart, réputée sainte par nos chastes nonnes, brillait là comme une
étoile. Enfin, tout était anglais dans cette maison, le passé et le
présent, et quand on avait franchi la grille, il semblait qu'on eût
traversé la Manche.

Ce fut pour moi, paysanne du Berry, un étonnement, un étourdissement à
n'en pas revenir de huit jours. Nous fûmes d'abord reçues par la
supérieure, Mme Canning, une très grosse femme entre cinquante et
soixante ans, belle encore avec sa pesanteur physique qui contrastait
avec un esprit fort délié. Elle se piquait avec raison d'être femme du
monde, elle avait de grandes manières, la conversation facile malgré
son rude accent, plus de moquerie et d'entêtement dans l'œil que de
recueillement et de sainteté. Elle a toujours passé pour bonne, et
comme sa science du monde faisait prospérer le couvent, comme elle
savait habilement pardonner, en vertu de son droit de grâce, qui lui
réservait, en dernier ressort, l'utile et commode fonction de
réconcilier tout le monde, elle était aimée et respectée des
religieuses et des pensionnaires. Mais, dès l'abord, son regard ne me
plut pas, et j'ai eu lieu de croire depuis qu'elle était dure et
rusée. Elle est morte en odeur de sainteté, mais je crois ne pas me
tromper en pensant qu'elle devait surtout à son habit et à son grand
air la vénération dont elle était l'objet.

Ma grand'mère, en me présentant, ne put se défendre du petit orgueil
de dire que j'étais fort instruite pour mon âge, et qu'on me ferait
perdre mon temps si on me mettait en classe avec les enfans. On était
divisé en deux sections, la petite classe et la grande classe. Par mon
âge, j'appartenais réellement à la petite classe, qui contenait une
trentaine de pensionnaires de six à treize ou quatorze ans. Par les
lectures qu'on m'avait fait faire et par les idées qu'elles avaient
développées en moi, j'appartenais à une troisième classe qu'il aurait
peut-être fallu créer pour moi et pour deux ou trois autres: mais je
n'avais pas été habituée à travailler avec méthode, je ne savais pas
un mot d'anglais. Je comprenais beaucoup d'histoire et même de
philosophie: mais j'étais fort ignorante, ou tout au moins fort
incertaine sur l'ordre des temps et des événemens. J'aurais pu causer
de tout avec les professeurs et peut-être même voir un peu plus clair
et plus avant que ceux qui nous dirigeaient: mais le premier cuistre
venu m'aurait fort embarrassée sur des points de fait, et je n'aurais
pu soutenir un examen en règle sur quoi que ce fût.

Je le sentais bien, et je fus très soulagée d'entendre la supérieure
déclarer que, n'ayant pas encore reçu le sacrement de confirmation, je
devais forcément entrer à la petite classe.


FIN DU TOME SIXIÈME.


    Typographie L. Schnauss.



HISTOIRE DE MA VIE.



    HISTOIRE

    DE MA VIE

    PAR

    Mme GEORGE SAND.

    Charité envers les autres;
    Dignité envers soi-même;
    Sincérité devant Dieu.

    Telle est l'épigraphe du livre que j'entreprends.

    15 avril 1847.

    GEORGE SAND.


    TOME SEPTIÈME.

    PARIS, 1855.

    LEIPZIG, CHEZ WOLFGANG GERHARD.



CHAPITRE ONZIEME.

(SUITE.)

  J'entre au couvent des Anglaises.--Origine et aspect de ce
    monastère.--La supérieure.--Nouveau déchirement.--La mère
    Alippe.--Je commence à apprécier ma situation et je prends mon
    parti.--Claustration absolue.


C'était l'heure de la récréation; la supérieure fit appeler une des
plus sages de la petite classe, me confia et me recommanda à elle, et
m'envoya au jardin. Je me mis tout de suite à aller et venir, à
regarder toutes choses et toutes figures, à fureter dans tous les
coins du jardin comme un oiseau qui cherche où il mettra son nid. Je
ne me sentais pas intimidée le moins du monde, quoiqu'on me regardât
beaucoup; je voyais bien qu'on avait de plus belles manières que moi;
je voyais passer et repasser les _grandes_, qui ne jouaient pas et
babillaient en se tenant par le bras. Mon introductrice m'en nomma
plusieurs; c'étaient de grands noms très aristocratiques, qui ne
firent pas d'effet sur moi, comme l'on peut croire. Je m'informai du
nom des allées, des chapelles et des berceaux qui ornaient le jardin.
Je me réjouis en apprenant qu'il était permis de prendre un petit
coin dans les massifs et de le cultiver à sa guise. Cet amusement
n'étant recherché que des toutes petites, il me sembla que la terre et
le travail ne me manqueraient pas.

On commença une partie de barres et on me mit dans un camp. Je ne
connaissais pas les règles du jeu, mais je savais bien courir. Ma
grand'mère vint se promener avec la supérieure et l'économe, et elle
parut prendre plaisir à me voir déjà si dégourdie et si à l'aise. Puis
elle se disposa à partir et m'emmena dans le cloître pour me dire
adieu. Le moment lui paraissait solennel, et l'excellente femme fondit
en larmes en m'embrassant. Je fus un peu émue, mais je pensai qu'il
était de mon devoir de faire contre fortune bon cœur, et je ne
pleurai pas. Alors ma grand'mère, me regardant en face, me repoussa en
s'écriant: «Ah! insensible cœur, vous me quittez sans aucun regret,
je le vois bien!» Et elle sortit, la figure cachée dans ses mains.

Je restai stupéfaite. Il me semblait que j'avais bien agi en ne lui
montrant aucune faiblesse, et, selon moi, mon courage et ma
résignation eussent dû lui être agréables. Je me retournai et vis près
de moi l'économe; c'était la mère Alippe, une petite vieille toute
ronde et toute bonne, un excellent cœur de femme. «Eh bien, me
dit-elle avec son accent anglais, qu'y a-t-il? avez-vous dit à votre
grand'mère quelque chose qui l'ait fâchée?--Je n'ai rien dit du tout,
répondis-je, et j'ai cru ne devoir rien dire.--Voyons, dit-elle en me
prenant par la main, avez-vous du chagrin d'être ici? Comme elle avait
cet accent de franchise qui ne trompe pas, je lui répondis sans
hésiter: «Oui, madame, malgré moi, je me sens triste et seule au
milieu de gens que je ne connais pas. Je sens qu'ici personne ne peut
encore m'aimer, et que je ne suis plus avec mes parens, qui m'aiment
beaucoup. C'est pour cela que je n'ai pas voulu pleurer devant ma
grand'mère, puisque sa volonté est que je reste où elle me met. Est-ce
que j'ai eu tort?--Non, mon enfant, répondit la mère Alippe, votre
grand'mère n'a peut-être pas compris. Allez jouer, soyez bonne, et
l'on vous aimera ici autant que chez vos parens. Seulement, quand vous
reverrez votre bonne maman, n'oubliez pas de lui dire que, si vous
n'avez pas montré de chagrin en la quittant, c'était pour ne pas
augmenter le sien.»

Je retournai au jeu, mais j'avais le cœur gros. Il me semblait et il
me semble encore que le mouvement de ma pauvre grand'mère avait été
fort injuste. C'était sa faute si je regardais ce couvent comme une
pénitence qu'elle m'imposait, car elle n'avait pas manqué, dans ses
momens de gronderie, de me dire que, quand j'y serais, je regretterais
bien Nohant et les petites douceurs de la maison paternelle. Il
semblait qu'elle fût blessée de me voir endurer la punition sans
révolte ou sans crainte. «Si c'est pour mon bonheur que je suis ici,
pensai-je, je serais ingrate d'y être à contre-cœur. Si c'est pour
mon châtiment, eh bien, me voilà châtiée, j'y suis, que veut-on de
plus? que je souffre d'y être? c'est comme si l'on me battait plus
fort parce que je refuse de crier au premier coup.»

Ma grand'mère alla dîner ce jour-là chez mon grand-oncle de Beaumont,
et elle lui raconta en pleurant comme quoi je n'avais pas pleuré. «Eh
bien donc tant mieux! fit-il avec son enjoûment philosophique. C'est
bien assez triste d'être au couvent, voulez-vous qu'elle le comprenne?
Qu'a-t-elle donc fait de mal pour que vous lui imposiez la réclusion
et les larmes par-dessus le marché? Bonne sœur, je vous l'ai déjà
dit, la tendresse maternelle est souvent fort égoïste, et nous
eussions été bien malheureux si notre mère eût aimé ses enfans comme
vous aimez les vôtres.»

Ma grand'mère fut assez irritée de ce sermon. Elle se retira de bonne
heure, et ne vint me voir qu'au bout de huit jours, quoiqu'elle m'eût
promis de revenir le surlendemain de mon entrée au couvent. Ma mère,
qui vint plus tôt, me raconta ce qui s'était passé, me donnant raison,
suivant sa coutume. Ma petite amertume intérieure en augmenta. «Ma
bonne maman a tort, pensai-je; mais ma mère a tort aussi de me le
faire tant sentir; moi, j'ai eu tort par le fait, bien que j'aie cru
avoir raison. J'ai voulu ne montrer aucun dépit, on a cru que je
voulais montrer de l'orgueil. Ma bonne maman me blâme pour cela, pour
cela ma mère m'approuve; ni l'une ni l'autre ne m'a comprise, et je
vois bien que cette aversion qu'elles ont l'une pour l'autre me rendra
injuste aussi, et très malheureuse, à coup sûr, si je me livre
aveuglément à l'une ou à l'autre.»

Là-dessus, je me réjouis d'être au couvent; j'éprouvais un impérieux
besoin de me reposer de tous ces déchiremens intérieurs; j'étais lasse
d'être comme une pomme de discorde entre deux êtres que je chérissais.
J'aurais presque voulu qu'on m'oubliât.

C'est ainsi que j'acceptai le couvent, et je l'acceptai si bien que
j'arrivai à m'y trouver plus heureuse que je ne l'avais été de ma vie.
Je crois que j'ai été la seule satisfaite parmi tous les enfans que
j'y ai connus. Tous regrettaient leur famille, non pas seulement par
tendresse pour les parens, mais aussi par regret de la liberté et du
bien-être. Quoique je fusse des moins riches et que je n'eusse jamais
connu le grand luxe, et quoique nous fussions passablement traitées au
couvent, il y avait certes une grande différence sous le rapport de la
vie matérielle entre Nohant et le cloître. En outre, la claustration,
l'air de Paris, la continuité absolue d'un même régime, que je regarde
comme funeste aux développemens successifs ou aux modifications
continuelles de l'organisation humaine, me rendirent bientôt malade et
languissante. En dépit de tout cela, je passai là trois ans sans
regretter le passé, sans aspirer à l'avenir, et me rendant compte de
mon bonheur dans le présent; situation que comprendront tous ceux qui
ont souffert et qui savent que la seule félicité humaine pour eux
c'est l'absence de maux excessifs: situation exceptionnelle pourtant
pour les enfans des riches, et que mes compagnes ne comprenaient pas,
quand je leur disais que je ne désirais pas la fin de ma captivité.

Nous étions cloîtrées dans toute l'acception du mot. Nous ne sortions
que deux fois par mois, et nous ne découchions qu'au jour de l'an. On
avait des vacances, mais je n'en eus point, ma grand'mère disant
qu'elle aimait mieux ne pas interrompre mes études, afin de pouvoir me
laisser moins longtemps au couvent. Elle quitta Paris peu de semaines
après notre séparation, et ne revint qu'au bout d'un an, après quoi
elle repartit pour un an encore. Elle avait exigé de ma mère qu'elle
ne demandât pas à me faire sortir. Mes cousins Villeneuve m'offrirent
de me prendre chez eux les jours de sortie et écrivirent à ma bonne
maman pour le lui demander. J'écrivis, de mon côté, pour la prier de
ne pas le permettre, et j'eus le courage de lui dire que, ne sortant
pas avec ma mère, je ne voulais et ne devais sortir avec personne. Je
tremblais qu'elle ne m'écoutât pas, et, quoique je sentisse bien un
peu le besoin et le désir des sorties, j'étais décidée à me faire
malade, si mes cousins venaient me chercher munis d'une permission.
Cette fois, ma grand'mère m'approuva, et, au lieu de me faire des
reproches, elle donna à mon sentiment des éloges que je trouvai même
un peu exagérés. Je n'avais fait que mon devoir.

Si bien que je passai deux fois l'année entière derrière les grilles.
Nous avions la messe dans notre chapelle, nous recevions les visites
au parloir, nous y prenions nos leçons particulières, le professeur
d'un côté des barreaux, nous de l'autre. Toutes les croisées du
couvent qui donnaient sur la rue étaient non seulement grillées, mais
garnies de châssis de toile. C'était bien réellement la prison, mais
la prison avec un grand jardin et une nombreuse société. J'avoue que
je ne m'aperçus pas un instant des rigueurs de la captivité, et que
les précautions minutieuses qu'on prenait pour nous tenir sous clé et
nous empêcher d'avoir seulement la vue du dehors me faisaient beaucoup
rire. Ces précautions étaient le seul stimulant au désir de la
liberté, car la rue des Fossés-Saint-Victor et la rue Clopin n'étaient
tentantes ni pour la promenade ni même pour la vue. Il n'était pas
une de nous qui eût jamais songé à franchir seule la porte de
l'appartement de sa mère: presque toutes cependant épiaient au couvent
l'entrebâillement de la porte du cloître, ou glissaient des regards
furtifs à travers les fentes des toiles de croisées. Déjouer la
surveillance, descendre deux ou trois degrés de la cour, apercevoir un
fiacre qui passait, c'était l'ambition et le rêve de quarante ou
cinquante filles folâtres et moqueuses, qui, le lendemain,
parcouraient tout Paris avec leurs parens sans y prendre le moindre
plaisir, fouler le pavé et regarder les passans n'étant plus le fruit
défendu hors de l'enceinte du couvent.

Durant ces trois années, mon être moral subit des modifications que je
n'aurais jamais pu prévoir, et que ma grand'mère vit avec beaucoup de
peine, comme si en me mettant là elle n'eût pas dû les prévoir
elle-même. La première année, je fus plus que jamais l'enfant terrible
que j'avais commencé d'être, parce qu'une sorte de désespoir ou tout
au moins de _désespérance_ dans mes affections me poussait à
m'étourdir et à m'enivrer de ma propre espièglerie. La seconde année,
je passai presque subitement à une dévotion ardente et agitée. La
troisième année je me maintins dans un état de dévotion calme, ferme
et enjouée. La première année, ma grand'mère me gronda beaucoup dans
ses lettres. La seconde, elle s'effraya de ma dévotion plus qu'elle
n'avait fait de ma mutinerie. La troisième, elle parut à moitié
satisfaite, et me témoigna un contentement qui n'était pas sans
mélange d'inquiétude.

Ceci est le résumé de ma vie de couvent; mais les détails offrent
quelques particularités auxquelles plus d'une personne de mon sexe
reconnaîtra les effets tantôt bons, tantôt mauvais de l'éducation
religieuse. Je les rapporterai sans la moindre prévention, et,
j'espère, avec une parfaite sincérité d'esprit et de cœur.



CHAPITRE DOUZIEME.

  Description du couvent.--La petite classe.--Malheur et tristesse
    des enfans.--Mademoiselle D***, maîtresse de classe.--Mary
    Eyre.--La mère Alippe.--Les limbes.--Le signe de la croix.--Les
    _diables_, les _sages_ et les _bêtes_.--Mary G***.--Les
    escapades.--Isabelle C***.--Ses compositions bizarres.--Sophy
    C***.--Le _secret du couvent_.--Recherches et expéditions pour
    la délivrance de la _victime_.--Les souterrains.--L'impasse
    mystérieuse.--Promenade sur les toits.--Accident
    burlesque.--Whisky et les sœurs converses.--Le froid.--Je
    passe _diable_.--Mes relations avec les sages et les
    bêtes.--Mes jours de sortie.--Grand orage contre moi.--Ma
    correspondance surprise.--Je passe à la grande classe.


Avant de raconter ma vie au couvent, ne dois-je pas décrire un peu le
couvent? Les lieux qu'on habite ont une si grande influence sur les
pensées, qu'il est difficile d'en séparer les réminiscences.

C'était un assemblage de constructions, de cours et de jardins qui en
faisait une sorte de village, plutôt qu'une maison particulière. Il
n'y avait rien de monumental, rien d'intéressant pour l'antiquaire.
Depuis sa construction, qui ne remontait pas à plus de deux cents ans,
il y avait eu tant de changemens, d'ajoutances ou de distributions
successives, qu'on ne retrouvait l'ancien caractère que dans très peu
de parties. Mais cet ensemble hétérogène avait son caractère à lui,
quelque chose de mystérieux et d'embarrassant comme un labyrinthe, un
certain charme de poésie comme les recluses savent en mettre dans les
choses les plus vulgaires. Je fus bien un mois avant de savoir m'y
retrouver seule, et encore, après mille explorations furtives, n'en
ai-je jamais connu tous les détours et les recoins.

La façade, située en contre-bas sur la rue, n'annonce rien du tout.
C'est une grande bâtisse laide et nue, avec une petite porte cintrée
qui ouvre sur un escalier de pierres large, droit et raide. Au haut de
dix-sept degrés (si j'ai bonne mémoire), on se trouve dans une petite
cour pavée en dalles et entourée de constructions basses et non
percées. C'est d'un côté, le grand mur de l'église, de l'autre, les
bâtimens du cloître.

Un portier qui demeure dans cette cour, et dont la loge touche la
porte du cloître, ouvre aux personnes du dehors un couloir par lequel
on communique avec celles de l'intérieur au moyen d'un tour où l'on
dépose les paquets, et de quatre parloirs grillés pour les visites. Le
premier est plus spécialement affecté aux visites que reçoivent les
religieuses; le second est destiné aux leçons particulières; le
troisième, qui est le plus grand, est celui où les pensionnaires
voient leurs parens; le quatrième est celui où la supérieure reçoit
les personnes du monde, ce qui ne l'empêche pas d'avoir un salon dans
un autre corps de logis, et un grand parloir grillé où elle
s'entretient avec les ecclésiastiques ou les personnes de sa famille,
lorsqu'elle a à traiter d'affaires importantes ou secrètes.

Voilà tout ce que les hommes et même les femmes qui n'ont pas une
permission particulière pour entrer, voient du couvent. Pénétrons dans
cet intérieur si bien gardé.

La porte de la cour est armée d'un guichet et s'ouvre à grand bruit
sur le cloître sonore. Ce cloître est une galerie quadrangulaire,
pavée de pierres sépulcrales avec force têtes de mort, ossemens en
croix et _requiescant in pace_. Les cloîtres sont voûtés, éclairés par
de larges fenêtres à plein cintre ouvrant sur le préau, qui a son
puits traditionnel et son parterre de fleurs. Une des extrémités du
cloître ouvre sur l'église et sur le jardin, une autre sur le bâtiment
neuf où se trouvent au rez-de-chaussée la grande classe, à l'entresol
l'ouvroir des religieuses, au premier et au second les cellules, au
troisième le dortoir des pensionnaires de la petite classe.

Le troisième angle du cloître conduit aux cuisines, aux caves, puis au
bâtiment de la petite classe, qui se relie à plusieurs autres très
vieux qu'ils n'existent peut-être plus, car, de mon temps, ils
menaçaient ruine. C'était un dédale de couloirs obscurs, d'escaliers
tortueux, de petits logemens détachés et reliés les uns aux autres par
des paliers inégaux ou par des passages en planches déjetées. C'était
là probablement ce qui restait des constructions primitives, et les
efforts qu'on avait faits pour rattacher ces constructions avec les
nouvelles attestaient ou une grande misère dans les temps de
révolution, ou une grande maladresse de la part des architectes. Il y
avait des galeries qui ne conduisaient à rien, des ouvertures par où
l'on avait peine à passer, comme on en voit dans ces rêves où l'on
parcourt des édifices bizarres qui vont se refermant sur vous et vous
étouffant dans leur angles subitement resserrés. Cette partie du
couvent échappe à toute description. J'en donnerai une meilleure idée
quand je raconterai quelles folles explorations nos folles
imaginations de pensionnaires nous y firent entreprendre. Il me
suffira, quant à présent, de dire que l'usage de ces constructions
était aussi peu en harmonie que leur assemblage. Ici c'était
l'appartement d'une locataire; à côté, celui d'une élève; plus loin,
une chambre où l'on étudiait le piano; ailleurs, une lingerie, et puis
des appartemens vacans ou passagèrement occupés par des amies
d'outremer; et puis, de ces recoins sans nom où les vieilles filles,
et les nonnes surtout, entassent mystérieusement une foule d'objets
fort étonnés de se trouver ensemble, des débris d'ornemens d'église
avec des oignons, des chaises brisées avec des bouteilles vides, des
cloches fêlées avec des guenilles, etc., etc.

Le jardin était vaste et planté de marronniers superbes. D'un côté il
était contigu à celui du collége des Écossais, dont il était séparé
par un mur très élevé; de l'autre il était bordé de petites maisons
toutes louées à des dames pieuses retirées du monde. Outre ce jardin,
il y avait encore, devant le bâtiment neuf, une double cour plantée en
potager et bordée d'autres maisons également louées à de vieilles
matrones ou à des pensionnaires en chambre. Cette partie du couvent se
terminait par une buanderie et par une porte qui donnait sur la rue
des Boulangers. Cette porte ne s'ouvrait que pour les locataires qui
avaient, de ce côté-là, un parloir pour leurs visites. Après le grand
jardin dont j'ai parlé, il y en avait un autre encore plus grand où
nous n'entrions jamais et qui servait à la consommation du couvent.
C'était un immense potager qui s'en allait toucher celui des dames de
la Miséricorde, et qui était rempli de fleurs, de légumes et de fruits
magnifiques. Nous apercevions à travers une vaste grille les raisins
dorés, les melons majestueux et les beaux œillets panachés: mais la
grille était presque infranchissable et on risquait ses os pour
l'escalader, ce qui n'empêcha pas quelques-unes d'entre nous d'y
pénétrer par surprise deux ou trois fois.

Je n'ai pas parlé de l'église et du cimetière, les seuls endroits
vraiment remarquables du couvent, j'en parlerai en temps et lieu: je
trouve que ma description générale est déjà beaucoup trop longue.

Pour la résumer, je dirai que, tant religieuses que sœurs converses,
pensionnaires, locataires, maîtresses séculières et servantes, nous
étions environ cent vingt ou cent trente personnes, logées de la
manière la plus bizarre et la plus incommode, les unes trop accumulées
sur certains points, les autres trop disséminées sur un espace où dix
familles eussent vécu fort à l'aise, en cultivant même un peu de terre
pour leur agrément. Tout était si éparpillé, qu'on perdait un quart de
la journée à aller et venir. Je n'ai pas parlé non plus d'un vaste
laboratoire où l'on distillait de l'eau de menthe; de la _chambre des
cloîtres_, où l'on prenait certaines leçons et qui avait servi de
prison à ma mère et à ma tante; de la cour aux poules, qui infectait
la petite classe; de l'arrière-classe, où l'on déjeunait: des caves et
souterrains, dont j'aurais beaucoup à raconter; enfin, de
l'avant-classe, du réfectoire et du chapitre, car je n'aurais jamais
fini de faire comprendre, par toutes ces distributions, combien peu
les religieuses entendent l'ordonnance logique et les véritables aises
de l'habitation.

Mais, en revanche, les cellules des nonnes étaient d'une propreté
charmante et remplies de tous ces brimborions qu'une dévotion mignarde
découpe, encadre, enlumine et enrubane patiemment. Dans tous les
coins, la vigne et le jasmin cachaient la vétusté des murailles. Les
coqs chantaient à minuit comme en pleine campagne, la cloche avait un
joli son argentin comme une voix féminine; dans tous les passages, une
niche gracieusement découpée dans la muraille s'ouvrait pour vous
montrer une madone grassette et maniérée du dix-septième siècle; dans
l'ouvroir, de belles gravures anglaises vous présentaient la
chevaleresque figure de Charles Ier à tous les âges de sa vie, et tous
les membres de la royale famille papiste. Enfin, jusqu'à la petite
lampe qui tremblotait, la nuit, dans le cloître, et aux lourdes portes
qui, chaque soir, se fermaient à l'entrée des corridors avec un bruit
solennel et un grincement de verrous lugubre, tout avait un certain
charme de poésie mystique auquel tôt ou tard je devais être fort
sensible.

Maintenant je raconte. Mon premier mouvement en entrant dans la petite
classe fut pénible. Nous y étions entassés une trentaine dans une
salle sans étendue et sans élévation suffisantes. Les murs revêtus
d'un vilain papier jaune d'œuf, le plafond sale et dégradé, des
bancs, des tables et des tabourets malpropres, un vilain poêle qui
fumait, une odeur de poulailler mêlée à celle du charbon, un vilain
crucifix de plâtre, un plancher tout brisé, c'était là que nous
devions passer les deux grands tiers de la journée, les trois quarts
en hiver, et nous étions en hiver précisément.

Je ne trouve rien de plus maussade que cette coutume des maisons
d'éducation de faire de la salle des études l'endroit le plus triste
et le plus navrant, sous prétexte que les enfans gâteraient les
meubles et dégraderaient les ornemens, on ôte de leur vue tout ce qui
serait un stimulant à la pensée ou un charme pour l'imagination. On
prétend que les gravures et les enjolivemens, même les dessins d'un
papier sur la muraille leur donneraient des distractions. Pourquoi
orne-t-on de tableaux et de statues les églises et les oratoires, si
ce n'est pour élever l'âme et la ranimer dans ses langueurs par le
spectacle d'objets vénérés? Les enfans, dit-on, ont des habitudes de
malpropreté ou de maladresse. Ils jettent l'encre partout, ils aiment
à détruire. Ces goûts et ces habitudes ne leur viennent pourtant pas
de la maison paternelle, où on leur apprend à respecter ce qui est
beau ou utile, et où, dès qu'ils ont l'âge de raison, ils ne pensent
point à commettre tous ces dégâts, qui n'ont tant d'attraits pour eux,
dans les pensions et dans les colléges, que parce que c'est une sorte
de vengeance contre la négligence ou la parcimonie dont ils sont
l'objet. Mieux vous les logeriez, plus ils seraient soigneux. Ils
regarderaient à deux fois avant de salir un tapis ou de briser un
cadre. Ces vilaines murailles nues où vous les enfermez leur
deviennent bientôt un objet d'horreur, et ils les renverseraient s'ils
le pouvaient. Vous voulez qu'ils travaillent comme des machines, que
leur esprit, détaché de toute préoccupation, fonctionne à l'heure, et
soit inaccessible à tout ce qui fait la vie et le renouvellement de
la vie intellectuelle. C'est faux et impossible. L'enfant qui étudie a
déjà tous les besoins de l'artiste qui crée. Il faut qu'il respire un
air pur, qu'il ait un peu les aises de son corps, qu'il soit frappé
par les images extérieures, et qu'il renouvelle, à son gré, la nature
de ses pensées par l'appréciation de la couleur et de la forme. La
nature lui est un spectacle continuel. En l'enfermant dans une chambre
nue, malsaine et triste, vous étouffez son cœur et son esprit aussi
bien que son corps. Je voudrais que tout fût riant dès le berceau
autour de l'enfant des villes. Celui des campagnes a le ciel et les
arbres, les plantes et le soleil. L'autre s'étiole trop souvent, au
moral et au physique, dans la saleté chez le pauvre, dans le mauvais
goût chez le riche, dans l'absence de goût chez la classe moyenne.

Pourquoi les Italiens naissent-ils en quelque sorte avec le sentiment
du beau? Pourquoi un maçon de Vérone, un petit marchand de Venise, un
paysan de la campagne de Rome aiment-ils à contempler les beaux
monumens? Pourquoi comprennent-ils les beaux tableaux, la bonne
musique, tandis que nos prolétaires, plus intelligens sous d'autres
rapports, et nos bourgeois élevés avec plus de soin, aiment le faux,
le vulgaire, le laid même dans les arts, si une éducation spéciale ne
vient redresser leur instinct? C'est que nous vivons dans le laid et
dans le vulgaire; c'est que nos parens n'ont pas de goût, et que nous
passons le mauvais goût traditionnel à nos enfans.

Entourer l'enfance d'objets agréables et nobles en même temps
qu'instructifs ne serait qu'un détail. Il faudrait, avant tout, ne la
confier qu'à des êtres distingués soit par le cœur, soit par
l'esprit. Je ne conçois donc pas que nos religieuses si belles, si
bonnes, et douées de si nobles ou si suaves manières, eussent mis à la
tête de la petite classe une personne d'une tournure, d'une figure et
d'une tenue repoussantes, avec un langage et un caractère à l'avenant.
Grasse, sale, voûtée, bigote, bornée, irascible, dure jusqu'à la
cruauté, sournoise, vindicative, elle fut, dès la première vue, un
objet de dégoût moral et physique pour moi, comme elle l'était déjà
pour toutes mes compagnes.

Il est des natures antipathiques qui ressentent l'aversion qu'elles
inspirent et qui ne peuvent jamais faire le bien, en eussent-elles
envie, parce qu'elles éloignent les autres de la bonne voie, rien
qu'en les prêchant, et qu'elles sont réduites à _faire leur propre
salut_ isolément, ce qui est la chose la plus stérile et la moins
pieuse du monde. Mlle D... était de ces natures-là. Je serais injuste
envers elle si je ne disais pas le pour et le contre. Elle était
sincère dans sa dévotion et rigide pour elle-même; elle y portait une
exaltation farouche qui la rendait intolérante et détestable, mais
qui eût été une sorte de grandeur, si elle eût vécu au désert comme
les anachorètes, dont elle avait la foi. Dans ses rapports avec nous,
son austérité devenait féroce, elle avait de la joie à punir, de la
volupté à gronder, et, dans sa bouche, gronder, c'était insulter et
outrager. Elle mettait de la perfidie dans ses rigueurs, et feignait
de sortir (ce qu'elle n'eût jamais dû faire tant qu'elle tenait la
classe) pour écouter aux portes le mal que nous disions d'elle, et
nous surprendre avec délices en flagrant délit de sincérité. Puis,
elle nous punissait de la manière la plus bête et la plus humiliante.
Elle nous faisait, entre autres platitudes, baiser la terre pour ce
qu'elle appelait nos mauvaises paroles. Cela faisait partie de la
discipline du couvent, mais les religieuses se contentaient du
simulacre, et feignaient de ne pas voir que nous baisions notre main
en nous baissant vers le carreau, tandis que Mlle D... nous poussait
la figure dans la poussière, et nous l'eût brisée si nous eussions
résisté.

Il était facile de voir que sa personnalité dominait sa rigidité, et
qu'elle ressentait une sorte de rage d'être haïe. Il y avait dans la
classe une pauvre petite Anglaise de cinq à six ans, pâle, délicate,
maladive, un véritable _chacrot_, comme nous disons en Berry pour
désigner le plus maigre et le plus fragile oisillon de la couvée. Elle
s'appelait Mary Eyre, et Mlle D... faisait son possible pour
s'intéresser à elle et peut-être même pour l'aimer maternellement.
Mais cela était si peu dans sa nature homasse et brutale qu'elle n'en
pouvait venir à bout. Si elle la réprimandait, elle la frappait de
terreur ou l'irritait au point qu'elle était forcée ensuite, pour ne
pas céder, de l'enfermer ou de la battre. Si elle s'humanisait jusqu'à
plaisanter et vouloir jouer avec elle, c'était comme un ours ferait
avec une sauterelle. La petite enrageait et criait toujours, soit par
espiéglerie mutine, soit par colère et désespoir. Du matin au soir
c'était une lutte agaçante, insupportable à voir et à entendre, entre
cette vilaine grosse femme et ce maussade et malheureux petit enfant,
et tout cela sans préjudice des emportemens et des rigueurs dont nous
étions toutes l'objet tour à tour.

J'avais désiré entrer à la petite classe, par un sentiment de modestie
assez ordinaire chez les enfans dont les parens sont trop vains; mais
je me sentis bientôt humiliée et navrée d'être sous la férule de ce
vieux père fouetteur en cotillons sales. Elle se levait de mauvaise
humeur, elle se couchait de même. Je ne fus pas trois jours sous ses
yeux sans qu'elle me prît en grippe et sans qu'elle me fît comprendre
que j'allais avoir affaire à une nature aussi violente que celle de
Rose, moins la franchise, l'affection et la bonté du cœur. Au premier
regard attentif dont elle m'honora: «_Vous me paraissez une personne
fort dissipée_,» me dit-elle, et, dès ce moment, je fus classée
parmi ses pires antipathies, car la gaîté lui faisait mal, le rire de
l'enfance lui faisait grincer les dents, la santé, la bonne humeur, la
jeunesse, en un mot, étaient des crimes à ses yeux.

Nos heures de soulagement et d'expansion étaient celles où une
religieuse tenait la classe à sa place, mais cela durait une heure ou
deux au plus dans la journée.

C'était un tort de la part de nos religieuses, de s'occuper si peu de
nous directement. Nous les aimions: elles avaient toutes de la
distinction, du charme ou de la solennité, quelque chose de doux ou de
grave, ne fût-ce que l'extérieur et le costume, qui nous calmait comme
par enchantement. Leur claustration, leur renoncement au monde et à la
famille avaient ce seul côté utile à la société qu'elles pouvaient se
consacrer à former nos cœurs et nos esprits, et cette tâche leur eût
été facile, si elles s'en fussent occupées exclusivement: mais elles
prétendaient n'en avoir pas le temps, et elles ne l'avaient pas, en
effet, à cause des longues heures qu'elles donnaient aux offices et
aux prières. Voilà le mauvais côté des couvens de filles. On y emploie
ce qu'on appelle des _maîtresses séculières_, sorte de _pions_
femelles qui font les bons apôtres devant les religieuses, et qui
abrutissent ou exaspèrent les enfans. Nos religieuses eussent mieux
mérité de Dieu, de nos parens et de nous, si elles eussent sacrifié à
notre bonheur, et, pour parler leur style, à notre salut, une partie
du temps qu'elles consacraient avec égoïsme à travailler au leur.

La religieuse, qui relevait de temps en temps ces dames, était la mère
Alippe: c'était une petite nonne ronde et rosée comme une pomme d'api
trop mûre qui commence à se rider. Elle n'était point tendre; mais
elle était juste, et, quoiqu'elle ne me traitât pas fort bien, je
l'aimais comme faisaient les autres.

Chargée de notre instruction religieuse, elle m'interrogea, le premier
jour, sur le lieu où _languissaient_ les âmes des enfans morts sans
baptême. Je n'en savais rien du tout: je ne me doutais pas qu'il y eût
un lieu d'exil ou de châtiment pour ces pauvres petites créatures, et
je répondis hardiment qu'elles allaient dans le sein de Dieu. «A quoi
songez-vous et que dites-vous là, malheureuse enfant? s'écria la mère
Alippe. Vous ne m'avez pas entendue? Je vous demande où vont les âmes
des enfans morts sans baptême?»

Je restai court. Une de mes compagnes, prenant mon ignorance en pitié,
me souffla à demi-voix: «_Dans les limbes!_» Comme elle était
Anglaise, son accent m'embrouilla, et je crus qu'elle faisait une
mauvaise plaisanterie. «_Dans l'Olympe?_» lui dis-je tout haut en me
retournant et en éclatant de rire. «_For shame!_[12] s'écria la mère
Alippe, vous riez pendant le catéchisme?--Pardon, mère Alippe, lui
répondis-je, je ne l'ai pas fait exprès.»

  [12] O honte!--C'est notre _fi!_

Comme j'étais de bonne foi, elle s'apaisa. «Eh bien, dit-elle, puisque
c'est malgré vous, vous ne baiserez pas la terre, mais faites le signe
de la croix pour vous remettre et vous recueillir.

Malheureusement, je ne savais pas faire le signe de la croix.
C'était la faute de Rose, qui m'avait appris à toucher l'épaule
droite avant l'épaule gauche, et jamais mon vieux curé n'y avait
pris garde. A la vue de cette énormité, la mère Alippe fronça le
sourcil: «Est-ce que vous le faites exprès, _miss_?--Hélas! non,
madame. Quoi donc?--Recommences-moi ce signe de croix.--Voilà, ma
mère!--Encore?--Je veux bien, après?--Et c'est ainsi que vous faites
toujours?--Mon Dieu oui.--_Mon Dieu?_ Vous avez dit _mon Dieu_? Vous
jurez?--Je ne crois pas.--Ah! malheureuse, d'où sortez-vous? C'est une
païenne, une véritable païenne, en vérité! Elle dit que les âmes vont
dans l'Olympe, elle fait le signe de la croix de droite à gauche, et
elle dit _mon Dieu_ hors de la prière! Allons, vous apprendrez le
catéchisme avec Mary Eyre. Encore en sait-elle plus long que vous!»

Je ne fus pas très humiliée, je l'avoue: je me mordis les lèvres et
me pinçai le nez pour ne pas rire; mais la religion du couvent me
parut une si niaise et si ridicule affaire que je résolus d'en prendre
à mon aise, et surtout de ne la jamais prendre au sérieux.

Je me trompais. Mon jour devait venir, mais il ne vint pas tant que je
fus à la petite classe. J'étais là dans un milieu tout à fait impropre
au recueillement, et certes je ne fusse jamais devenue pieuse si
j'étais restée sous le joug odieux de Mlle D..., et sous la férule un
peu pédante de la bonne mère Alippe.

Je n'avais pas de parti pris en entrant au couvent. J'étais plutôt
portée à la docilité qu'à la révolte. On a vu que j'y arrivais sans
humeur et sans chagrin; je ne demandais pas mieux que de m'y soumettre
à la discipline générale. Mais quand je vis cette discipline si bête à
mille égards et si méchamment prescrite par la D***, je mis mon bonnet
sur l'oreille, et je m'enrégimentai résolument dans le _camps des
diables_.

On appelait ainsi celles qui n'étaient pas et ne voulaient pas être
dévotes. Ces dernières étaient appelées les _sages_. Il y avait une
variété intermédiaire qu'on appelait les _bêtes_, et qui ne prenait
parti pour personne, riant à gorge déployée des espiègleries des
_diables_, baissant les yeux et se taisant aussitôt que paraissaient
les maîtresses ou les _sages_, et ne manquant jamais de dire, aussitôt
qu'il y avait danger: «_Ce n'est pas moi!_»

Au _Ce n'est pas moi_ des bêtes égoïstes, quelques-unes, complétement
lâches, prirent bientôt l'habitude d'ajouter: C'est Dupin ou G***.

Dupin, c'était moi: G***, c'était autre chose: c'était la figure la
plus saillante de la petite classe, et la plus excentrique de tout le
couvent.

C'était une Irlandaise de 11 ans, beaucoup plus grande et plus forte
que moi, qui en avait treize. Sa voix pleine, sa figure franche et
hardie, son caractère indépendant et indomptable lui avaient fait
donner le surnom du _garçon_; et quoique ce fût bien une femme, qui a
été belle depuis, elle n'était pas de notre sexe par le caractère.
C'était la fierté et la sincérité mêmes, une belle nature, en vérité,
une force physique tout à fait virile, un courage plus que viril, une
intelligence rare, une complète absence de coquetterie, une activité
exubérante, un profond mépris pour tout ce qui est faux et lâche dans
la société. Elle avait beaucoup de frères et de sœurs, dont deux au
couvent, l'une desquelles (Marcella), personne excellente, est restée
fille, et l'autre (Henriette), aimable enfant alors, est devenue Mme
Vivien.

Mary G*** (le garçon) était sortie pour cause d'indisposition lorsque
j'entrai au couvent. On m'en fit un portrait effroyable. Elle était la
terreur des _bêtes_, et naturellement les bêtes étaient venues à moi
pour commencer. Les _sages_ m'avaient tâtée, et comme elles
craignaient le bruit et la pétulance de Mary, elles tâchèrent de me
mettre en garde contre elle. J'avoue qu'au portrait qu'on m'en fit,
j'eus peur aussi. Il y avait des futées qui disaient d'un air
mystérieux et qui croyaient fermement que c'était un garçon dont ses
parens voulaient absolument faire une fille. Elle cassait tout, elle
tourmentait tout le monde, elle était plus forte que le jardinier;
elle ne permettait pas aux laborieuses de travailler; c'était un
fléau, une peste. Malheur à qui oserait lui tenir tête! «Nous verrons
bien, disais-je; je suis forte aussi, je ne suis pas poltronne, et
j'aime bien qu'on me laisse dire et penser à ma guise.» Pourtant je
l'attendais avec une sorte d'anxiété. Je n'aurais pas voulu me sentir
une ennemie, une antipathie même, parmi mes compagnes. C'était bien
assez de la D***, l'ennemie commune.

Mary arriva, et dès le premier regard sa figure sincère me fut
sympathique. «C'est bon, me dis-je, nous nous entendrons de reste.»
Mais c'était à elle, comme plus ancienne, à me faire les avances. Je
l'attendis fort tranquillement.

Elle débuta par des railleries: «Mademoiselle s'appelle _Du pain? some
bread?_ elle s'appelle Aurore? _rising-sun?_ lever du soleil? les
jolis noms? et la belle figure! Elle a la tête d'un cheval sur le dos
d'une poule. Lever du soleil, je me prosterne devant vous; je veux
être le tournesol qui saluera vos premiers rayons. Il paraît que nous
prenons les limbes pour l'Olympe; jolie éducation, ma foi, et qui nous
promet de l'amusement!»

Toute la classe partit d'un immense éclat de rire.

Les bêtes surtout riaient à se décrocher la mâchoire. Les sages
étaient bien aises de voir aux prises deux diables dont elles
craignaient l'association.

Je me mis à rire d'aussi bon cœur que les autres. Mary vit du premier
coup d'œil que je n'avais pas de dépit, parce que je n'avais pas de
vanité. Elle continua de me railler, mais sans aigreur, et, une heure
après, elle me donna sur l'épaule une tape à tuer un bœuf, que je lui
rendis sans sourciller et en riant. «C'est bon, cela! dit-elle en se
frottant l'épaule. Allons nous promener.--Où?--Partout excepté dans la
classe.--Comment faire?--C'est bien malin! Regardez-moi et faites de
même.»

On se levait pour changer de table: la mère Alippe entrait avec ses
livres et ses cahiers. Mary profite du remue-ménage, et, sans prendre
la moindre précaution, sans être observée cependant de personne,
franchit la porte et va s'asseoir dans le cloître désert, où, trois
minutes après, je vais la rejoindre sans plus de cérémonie.

«Te voilà? me dit-elle, qu'as-tu inventé pour sortir?

--Rien du tout, j'ai fait ce que je t'ai vu faire.

--C'est très bien, cela! dit-elle. Il y en a qui font des histoires,
qui demandent à aller étudier le piano, ou qui ont un saignement de
nez, ou qui prétendent qu'elles vont faire une prière de santé dans
l'église; ce sont des prétextes usés et des mensonges inutiles. Moi,
j'ai supprimé le mensonge, parce que le mensonge est lâche. Je sors,
je rentre, on me questionne, je ne réponds pas. On me punit, je m'en
moque, et je fais tout ce que je veux.

--Cela me va.

--Tu es donc diable?

--Je veux l'être.

--Autant que moi?

--Ni plus ni moins.

--Accepté! fit-elle en me donnant une poignée de main. Rentrons
maintenant et tenons-nous tranquilles devant la mère Alippe. C'est une
bonne femme, réservons-nous pour la D... Tous les soirs, hors de
classe, entends-tu?

--Qu'est-ce que cela, hors de classe?

--Les récréations du soir dans la classe sous les yeux de la D... sont
fort ennuyeuses. Nous, nous disparaissons en sortant du réfectoire, et
nous ne rentrons plus que pour la prière. Quelquefois la D... n'y
prend pas garde, le plus souvent elle en est enchantée, parce qu'elle
a le plaisir de nous injurier et de nous punir quand nous rentrons. La
punition, c'est d'avoir son bonnet de nuit tout le lendemain sur la
tête, même à l'église. Dans ce temps-ci, c'est fort agréable et bon
pour la santé. Les religieuses qui vous rencontrent ainsi font des
signes de croix, et crient: _Shame! shame!_[13] Cela ne fait de mal à
personne. Quand on a eu beaucoup de bonnets de nuit dans la quinzaine,
la supérieure vous menace de vous priver de sortir. Elle se laisse
fléchir par les parens ou elle oublie. Quand le bonnet de nuit est un
état chronique, elle se décide à vous tenir enfermée; mais qu'est ce
que cela fait: ne vaut-il pas mieux renoncer à un jour de plaisir que
de s'ennuyer volontairement tous les jours de sa vie?

  [13] Honte! honte!

--C'est fort bien raisonné; mais la D... que fait-elle quand elle vous
déteste à l'excès?

--Elle vous injurie comme une poissarde qu'elle est. On ne lui répond
rien, elle enrage d'autant plus.

--Vous frappe-t-elle?

--Elle en meurt d'envie, mais elle n'a pas de prétexte pour en venir
là, parce que les unes tremblent devant elle comme les sages et les
bêtes, et les autres, comme nous, la méprisent et se taisent.

--Combien sommes-nous de diables dans la classe?

--Pas beaucoup dans ce moment-ci, et il était temps que tu vinsses
nous renforcer un peu. Il y a Isabelle, Sophie et nous deux. Toutes
les autres sont des bêtes ou des sages. Dans les sages, il y a Louise
de la Rochejaquelein et Valentine de Gouy, qui ont autant d'esprit que
des diables et qui sont bonnes, mais pas assez hardies pour planter là
la classe. Mais sois tranquille, il y en a de la grande classe qui
sortent de même et qui viendront nous rejoindre ce soir. Ma sœur
Marcelle en est quelquefois.

--Et alors que fait-on?

--Tu verras, tu seras initiée ce soir.

J'attendis la nuit et le souper avec grande impatience. Au sortir du
réfectoire, on entrait en récréation. Dans l'été, les deux classes se
mêlaient dans le jardin. Dans l'hiver (et nous étions en hiver),
chaque classe rentrait chez elle, les grandes dans leur belle et
spacieuse salle d'études, nous dans notre triste local, où nous
n'avions pas assez d'espace pour jouer, et où la D*** nous forçait à
nous _amuser tranquillement_, c'est-à-dire à ne pas nous amuser du
tout. La sortie du réfectoire amenait un moment de confusion, et
j'admirais combien les _diables_ des deux classes s'entendaient à
faire naître ce petit désordre à la faveur duquel on s'échappait
aisément. Le cloître n'était éclairé que par une petite lampe qui
laissait les trois autres galeries dans une quasi-obscurité. Au lieu
de marcher tout droit pour gagner la petite classe, on se jetait dans
la galerie de gauche, on laissait défiler le troupeau, et on était
libre.

Je me trouvai donc dans les ténèbres avec mon amie G*** et les autres
diables qu'elle m'avait annoncées. Je ne me rappelle de celles qui
furent des nôtres ce soir-là que Sophie et Isabelle, c'étaient les
plus grandes de la petite classe. Elles avaient deux ou trois ans de
plus que moi, c'étaient deux charmantes filles. Isabelle, blonde,
grande, fraîche, plus agréable que jolie, du caractère le plus enjoué,
railleuse quoique bonne, remarquable et remarquée surtout pour le
talent, la facilité et l'abondance de son crayon. Elle était
assurément douée d'un certain génie pour le dessin. J'ignore ce qu'est
devenu ce don naturel; mais il eût pu lui faire un nom et une fortune
s'il eût été développé. Elle avait ce que n'avait aucune de nous, ce
que n'ont pas ordinairement les femmes, ce qu'on ne nous enseignait
pas du tout, quoique nous eussions un maître de dessin: elle savait
véritablement dessiner. Elle pouvait composer heureusement un sujet
compliqué, elle créait en un clin d'œil, et sans paraître y songer,
des masses de personnages tous vrais de mouvement, tous comiques avec
une certaine grâce, tous groupés avec une sorte de _mæstria_. Elle ne
manquait pas d'esprit, mais le dessin, la caricature, la composition
folle, servaient principalement de manifestation à cet esprit à la
fois méditatif et spontané, romanesque, fantasque, satirique et
enthousiaste. Elle prenait un morceau de papier, et, avec sa plume
éclaboussante ou un mauvais bout de fusain que l'œil avait peine à
suivre, elle jetait là des centaines de figures bien agencées,
hardiment dessinées et toutes bien employées dans le sujet, qui était
toujours original, souvent bizarre. C'étaient des processions de
nonnes qui traversaient un cloître gothique ou un cimetière au clair
de la lune. Les tombes se soulevaient à leur approche, les morts dans
leurs suaires commençaient à s'agiter, ils sortaient, ils se mettaient
à chanter, à jouer de divers instrumens, à prendre les nonnes par les
mains, à les faire danser. Les nonnes avaient peur, les unes se
sauvaient en criant, les autres s'enhardissaient, entraient en danse,
laissaient tomber leurs voiles, leurs manteaux, et s'en allaient se
perdre en tournoyant et en cabriolant avec les spectres dans la nuit
brumeuse.

D'autres fois c'étaient de fausses religieuses qui avaient des pieds
de chèvre, ou des bottes Louis XIII avec d'énormes éperons se
trahissant sous leurs robes traînantes par un mouvement imprévu. Le
romantisme n'était pas encore découvert, et déjà elle y nageait en
plein sans savoir ce qu'elle faisait. Sa vive imagination lui avait
fourni cent sujets de danses macabres, quoiqu'elle n'en eût jamais
entendu parler et qu'elle n'en connût pas le nom. La mort et le diable
jouaient tous les rôles, tous les personnages possibles dans ses
compositions terribles et burlesques. Et puis c'étaient des scènes
d'intérieur, des caricatures frappantes de toutes les religieuses, de
toutes les pensionnaires, des servantes, des maîtres d'agrément, des
professeurs, des visiteurs, des prêtres, etc. Elle était le
chroniqueur fidèle et éternellement fécond de tous les petits
événemens, de toutes les mystifications, de toutes les paniques, de
toutes les batailles, de tous les amusemens et de tous les ennuis de
notre vie monastique. Le drame incessant de Mlle D... avec Mary Eyre
lui fournissait chaque jour vingt pages plus vraies, plus piteuses,
plus drôles les unes que les autres. Enfin on ne pouvait pas plus se
lasser de la voir inventer qu'elle ne se lassait d'inventer elle-même.
Comme elle créait ainsi à la dérobée, à toute heure, pendant les
leçons, sous l'œil même de nos argus, elle n'avait souvent que le
temps de déchirer la page, de la rouler dans ses mains et de la jeter
par la fenêtre ou dans le feu, pour échapper à une saisie qui eût
amené de vives réprimandes ou de sévères punitions. Combien le poêle
de la petite classe n'a-t-il pas dévoré de ces chefs-d'œuvre
inconnus! Je ne sais si l'imagination rétrospective ne m'en exagère
pas le mérite, mais il me semble que toutes ces créations sacrifiées
aussitôt que produites sont fort regrettables, et qu'elles eussent
surpris et intéressé un véritable maître.

Sophie était l'amie de cœur d'Isabelle. C'était une des plus jolies,
et la plus gracieuse personne du couvent. Sa taille souple, fine et
arrondie en même temps, avait des poses d'une langueur britannique,
moins la gaucherie habituelle à ces insulaires. Elle avait le cou
rond, fort et allongé, avec une petite tête dont les mouvemens
onduleux étaient pleins de charmes: les plus beaux yeux du monde, le
front droit, court et obstiné, inondé d'une forêt de cheveux bruns et
brillans; son nez était vilain et ne réussissait pas à gâter sa figure
ravissante d'ailleurs. Elle avait une bouche, chose rare chez les
Anglaises, une bouche de rose bien littéralement remplie de petites
perles, une fraîcheur admirable, la peau veloutée, très blanche pour
une peau brune. Enfin on l'appelait le bijou. Elle était bonne et
sentimentale, exaltée dans ses amitiés, implacable dans ses aversions,
mais ne les manifestant que par un muet et invincible dédain. Elle
était adorée d'un grand nombre et ne daignait aimer que peu d'élues.
Je me pris pour elle et pour Isabelle d'une grande tendresse qui me
fut rendue avec plus de protection que d'élan. C'était dans l'ordre.
J'étais un enfant pour elles.

Quand nous fûmes réunies dans le cloître, je vis que toutes étaient
armées, qui d'une bûche, qui d'une pincette. Je n'avais rien, j'eus
l'audace de rentrer dans la classe, de m'emparer d'une barre de fer
qui servait à attiser le poêle, et de retourner auprès de mes
complices sans être remarquée.

Alors on m'initia au grand secret, et nous partîmes pour notre
expédition.

Ce grand secret, c'était la légende traditionelle du couvent, une
rêverie qui se transmettait d'âge en âge et de _diable en diable_
depuis deux siècles peut-être: une fiction romanesque qui pouvait bien
avoir eu quelque fond de réalité dans le principe, mais qui ne
reposait certainement plus que sur le besoin de nos imaginations. Il
s'agissait de _délivrer la victime_. Il y avait quelque part une
prisonnière, on disait même plusieurs prisonnières, enfermées dans un
réduit impénétrable, soit cellule cachée et murée dans l'épaisseur des
murailles, soit cachot situé sous les voûtes des immenses souterrains
qui s'étendaient sous le monastère et sous une grande partie du
quartier Saint-Victor. Il y avait, en réalité, des caves magnifiques,
une véritable ville souterraine dont nous n'avons jamais vu la fin, et
qui offrait plusieurs sorties mystérieuses sur divers points du vaste
emplacement du couvent. On assurait que ces caves allaient, très loin
de là, se relier aux excavations qui se prolongent sous une grande
moitié de Paris, et sous les campagnes environnantes jusque vers
Vincennes. On disait qu'en suivant les belles caves de notre couvent
on pouvait aller rejoindre les catacombes, les carrières, le palais
des Thermes de Julien, que sais-je? Ces souterrains étaient la clé
d'un monde de ténèbres, de terreurs, de mystères, un immense abîme
creusé sous nos pieds, fermé de portes de fer, et dont l'exploration
était aussi périlleuse que la descente aux enfers d'Enée ou du Dante.
C'est pour cela qu'il fallait absolument y pénétrer en dépit des
difficultés insurmontables de l'entreprise, et des punitions terribles
qu'eût provoquées la découverte de notre secret.

Parvenir dans les souterrains, c'était une de ces fortunes inespérées
qui arrivaient une fois, deux fois au plus dans la vie d'un _diable_
après des années de persévérance et de contention d'esprit. Y entrer
par la porte principale, il n'y fallait pas songer. Cette porte était
située au bas d'un large escalier, à côté des cuisines, qui étaient
des caves aussi, et où se tenaient toujours les sœurs converses.

Mais nous étions persuadées qu'on pouvait entrer dans les souterrains
par mille autres endroits, fût-ce par les toits. Selon nous, toute
porte condamnée, tout recoin obscur sous un escalier, toute muraille
qui sonnait le creux, pouvait être en communication mystérieuse avec
les souterrains, et nous cherchions de bonne foi cette communication
jusque sous les combles.

J'avais lu avec délice, avec terreur à Nohant, le _Château des
Pyrénées_ de Mme Radcliffe. Mes compagnes avaient dans la cervelle
bien d'autres légendes écossaises et irlandaises à faire dresser les
cheveux sur la tête. Le couvent avait aussi à foison ses histoires de
drames lamentables, de revenans, de cachettes, d'apparitions
inexpliquées, de bruits mystérieux. Tout cela, et l'idée de découvrir
enfin le formidable secret de _la victime_, allumait tellement nos
folles imaginations, que nous nous persuadions entendre des soupirs,
des gémissemens partir de dessous les pavés ou s'exhaler par les
fissures des portes et des murs.

Nous voilà donc lancées, mes compagnes pour la centième fois, moi pour
la première, à la recherche de cette introuvable captive qui
languissait on ne savait où, mais quelque part certainement, et que
nous étions peut-être appelées à découvrir. Elle devait être bien
vieille depuis tant d'années qu'on la cherchait en vain! Elle pouvait
bien avoir deux cents ans, mais nous n'y regardions pas de si près.
Nous la cherchions, nous l'appelions, nous y pensions sans cesse, nous
ne désespérions jamais.

Ce soir-là on me conduisit dans la partie des bâtimens que j'ai déjà
esquissée, la plus ancienne, la plus disloquée, la plus excitante pour
nos explorations. Nous nous attachâmes à un petit couloir bordé d'une
rampe en bois et donnant sur une cage vide et sans issue connue. Un
escalier, également bordé d'une rampe, descendait à cette région
ignorée; mais une porte en chêne défendait l'entrée d'escalier. Il
fallait tourner l'obstacle en passant d'une rampe à l'autre, et en
marchant sur la face extérieure des balustres vermoulus. Au-dessous il
y avait un vide sombre dont nous ne pouvions apprécier la profondeur.
Nous n'avions qu'une petite bougie roulée (_un rat_), qui n'éclairait
que les premières marches de l'escalier mystérieux. C'était un jeu à
nous casser le cou. Isabelle y passa la première avec la résolution
d'une héroïne, Mary avec la tranquillité d'un professeur de
gymnastique, les autres avec plus ou moins d'adresse, mais toutes avec
bonheur.

Nous voici enfin sur cet escalier si bien défendu. En un instant
nous sommes au bas des degrés, et, avec plus de joie que de
désappointement, nous nous trouvons dans un espace carré situé sous la
galerie, une véritable impasse. Pas de porte, pas de fenêtre, pas de
destination explicable à cette sorte de vestibule sans issue. Pourquoi
donc un escalier pour descendre dans une impasse? pourquoi une porte
solide et cadenassée pour en fermer l'escalier?

On divise en plusieurs bouts la petite bougie, et chacune examine de
son côté. L'escalier est en bois. Il faut qu'une marche à secret,
ouvre un passage, un escalier nouveau, ou une trappe cachée. Tandis
que les unes explorent l'escalier et s'essaient à en disjoindre les
vieux ais, les autres tâtent le mur, y cherchent un bouton, une fente,
un anneau, un de ces mille engins qui, dans les romans de Radcliffe
et dans les chroniques des vieux manoirs, font mouvoir une pierre,
tourner un pan de boiserie, ouvrir une entrée quelconque vers des
régions inconnues.

Mais, hélas, rien! le mur est lisse et crépi en plâtre. Le carreau
rend un son mat, aucune dalle ne se soulève, l'escalier ne recèle
aucun secret. Isabelle ne se décourage pas. Au plus profond de l'angle
qui rentre sous l'escalier, elle déclare que la muraille sonne le
creux, on frappe, on vérifie le fait. «C'est là, s'écrie-t-on. Il y a
là un passage muré, mais ce passage est celui de la fameuse cachette.
Par là on descend au sépulcre qui renferme des victimes vivantes.» On
colle l'oreille à ce mur, on n'entend rien, mais Isabelle affirme
qu'elle entend des plaintes confuses, des grincemens de chaînes: que
faire? «C'est tout simple, dit Mary, il faut démolir le mur. A nous
toutes, nous pourrons bien y faire un trou.»

Rien ne nous paraissait plus facile; nous voilà travaillant ce mur,
les unes essayant de l'enfoncer avec leurs bûches, les autres
l'écorchant avec les pelles et les pincettes, sans penser qu'à
tourmenter ainsi ces pauvres murailles tremblantes, nous risquions de
faire écrouler le bâtiment sur nos têtes. Nous ne pouvions
heureusement lui faire grand mal, parce que nous ne pouvions pas
frapper sans attirer quelqu'un par le bruit retentissant des coups de
bûche. Il fallait nous contenter de pousser et de gratter. Cependant
nous avions réussi à entamer assez notablement le plâtre, la chaux et
les pierres, quand l'heure de la prière vint à sonner. Nous n'avions
que le temps de recommencer notre périlleuse escalade, d'éteindre nos
lumières, de nous séparer et de regagner les classes à tâtons. Nous
remîmes au lendemain la poursuite de l'entreprise, et rendez-vous fut
pris au même lieu. Celles qui y arriveraient les premières
n'attendraient pas celles qu'une punition ou une surveillance inusitée
retarderaient. On travaillerait à creuser le mur, chacune de son
mieux. Ce serait autant de fait pour le jour suivant. Il n'y avait pas
de risque qu'on s'en aperçut, personne ne descendant jamais dans cette
impasse abandonnée aux souris et aux araignées.

Nous nous aidâmes les unes les autres à faire disparaître la poussière
et le plâtre dont nous étions couvertes, nous regagnâmes le cloître et
nous rentrâmes dans nos classes respectives comme on se mettait à
genoux pour la prière. Je ne me souviens plus si nous fûmes remarquées
et punies ce soir-là. Nous le fûmes si souvent qu'aucun fait de ce
genre ne prend une date particulière dans le nombre. Mais bien souvent
aussi nous pûmes poursuivre impunément notre œuvre. Mlle D...
tricotait, le soir, tout en babillant et se querellant avec Mary Eyre.
La classe était sombre, et je crois qu'elle n'avait pas la vue bonne.
Tant il y a qu'avec la rage de l'espionnage, elle n'avait pas le don
de la clairvoyance, et qu'il nous était toujours facile de nous
échapper. Une fois que nous étions _hors de classe_, où nous prendre
dans ce village qu'on appelait le couvent? Mlle D... n'avait pas
d'intérêt à faire une esclandre et à signaler nos fréquentes escapades
à la communauté. On lui eût reproché de ne savoir pas empêcher ce dont
elle se plaignait. Nous étions parfaitement indifférentes au bonnet de
nuit et aux déclamations furibondes de l'aimable personne. La
supérieure, qui était politiquement indulgente, ne se laissait pas
aisément persuader de nous priver de sorties. Elle seule avait le
droit de prononcer cet arrêt suprême. La discipline était donc fort
peu rigoureuse, en dépit du méchant caractère de la surveillante.

La poursuite du grand secret, la recherche de la cachette dura tout
l'hiver que je passai à la petite classe. Le mur de l'impasse fut
notablement dégradé, mais nous n'arrivâmes qu'à des traverses de bois
devant lesquelles il fallut s'arrêter. On chercha ailleurs, on fouilla
dans vingt endroits différens, toujours sans obtenir le moindre
succès, toujours sans perdre l'espérance.

Un jour, nous nous imaginâmes de chercher sur les toits quelque
fenêtre en mansarde qui fût comme la clé supérieure du monde
souterrain tant rêvé. Il y avait beaucoup de ces fenêtres dont nous
ne savions pas la destination. Sous les combles existait une petite
chambre où nous allions étudier un des trente pianos épars dans
l'établissement. Chaque jour on avait une heure pour cette étude, dont
fort peu d'entre nous se souciaient. J'avais bonne envie d'étudier
pourtant, j'adorais toujours la musique. J'avais un excellent maître,
M. Pradher. Mais je devenais bien plus artiste pour le roman que pour
la musique, car quel plus beau poème que le roman en action que nous
poursuivions à frais communs d'imagination, de courage et d'émotions
palpitantes?

L'heure du piano était donc tous les jours l'heure des aventures, sans
préjudice de celles du soir. On se donnait rendez-vous dans une de ces
chambres éparses, et de là on partait pour _le je ne sais où, et le
comme il vous plaira_ de la fantaisie.

Donc, de la mansarde où j'étais censée faire des gammes, j'observai un
labyrinthe de toits, d'auvens, d'appentis, de soupentes, le tout
couvert en tuiles moussues et orné de cheminées éraillées, qui offrait
un vaste champ à des explorations nouvelles. Nous voilà sur les toits;
je ne sais plus avec qui j'étais, mais je sais que Fanelly (dont je
parlerai plus tard) conduisait la marche. Sauter par la fenêtre ne fut
pas bien difficile. A six pieds au-dessous de nous s'étendait une
gouttière formant couture entre deux pignons. Escalader ces pignons,
en rencontrer d'autres, sauter de pente en pente, voyager comme les
chats, c'était plus imprudent que difficile, et le danger nous
stimulait loin, de nous retenir.

Il y avait dans cette manie de _chercher la victime_ quelque chose de
profondément bête, et aussi quelque chose d'héroïque: bête, parce
qu'il nous fallait supposer que ces religieuses dont nous adorions la
douceur et la bonté exerçaient sur quelqu'une quelque épouvantable
torture; héroïque, parce que nous risquions tous les jours notre vie
pour délivrer un être imaginaire, objet des préoccupations les plus
généreuses et des entreprises les plus chevaleresques.

Nous étions là depuis une heure, découvrant le jardin, dominant toute
une partie des bâtimens et des cours, et prenant bien soin de nous
blottir derrière une cheminée quand nous apercevions le voile noir
d'une religieuse qui eût pu lever la tête et nous voir dans les
nuages, lorsque nous nous demandâmes comment nous reviendrions sur nos
pas. La disposition des toits nous avait permis de descendre et de
sauter de haut en bas. Remonter n'était pas aussi facile. Je crois
même que, sans échelle, c'était complétement impossible. Nous ne
savions plus guère où nous étions. Enfin nous reconnûmes la fenêtre
d'une pensionnaire en chambre, Sidonie Macdonald, fille du célèbre
général. On pouvait y atteindre en faisant un dernier saut. Celui-là
était plus périlleux que les autres. J'y mis trop de précipitation, et
donnai du talon dans une croisée horizontale qui éclairait une
galerie, et par laquelle je fusse tombée de trente pieds de haut dans
les environs de la petite classe, si le hasard de ma maladresse ne
m'eût fait dévier un peu. J'en fus quitte pour deux genoux très
écorchés sur les tuiles; mais ce ne fut point là l'objet de ma
préoccupation. Mon talon avait enfoncé une partie du châssis de cette
maudite fenêtre et brisé une demi-douzaine de vitres qui tombèrent
avec un fracas épouvantable à l'intérieur, tout près de l'entrée des
cuisines. Aussitôt une grande rumeur s'élève parmi les sœurs
converses, et, par l'ouverture que je viens de faire, nous entendons
la voix retentissante de la sœur Thérèse qui crie aux chats et qui
accuse Whisky, le maître matou de la mère Alippe, de se prendre de
querelle avec tous ses confrères, et de briser toutes les vitres de la
maison. Mais la sœur Marie défendait les mœurs du chat, et la sœur
Hélène assurait qu'une cheminée venait de s'écrouler sur les toits. Ce
débat nous causa ce fou rire nerveux chez les petites filles que rien
ne peut arrêter. Nous entendions monter les escaliers, nous allions
être prises en flagrant délit de promenade sur les toits, et nous ne
pouvions faire un pas pour chercher un refuge. Fanelly était couchée
tout de son long dans la gouttière; une autre cherchait son peigne.
Quant à moi, j'étais bien autrement empêchée. Je venais de découvrir
qu'un de mes souliers avait quitté mon pied, qu'il avait traversé le
châssis brisé, et qu'il était allé tomber à l'entrée des cuisines.
J'avais les genoux en sang, mais le fou rire était si violent que je
ne pouvais articuler un mot, et que je montrais mon pied déchaussée en
indiquant l'aventure par signes. Ce fut une nouvelle explosion de
rires, et cependant l'alarme était donnée, les sœurs converses
approchaient.

Bientôt nous nous rassurâmes. Là où nous étions abritées et cachées
par des toits qui surplombaient, il n'était guère possible de nous
découvrir sans monter par une échelle à la fenêtre brisée, ou sans
suivre le même chemin que nous avions pris. C'était de quoi nous
pouvions bien défier toutes les nonnes. Aussi, quand nous eûmes
reconnu l'avantage de notre position, commençâmes-nous à faire
entendre des miaulemens homériques afin que Whisky et sa famille
fussent atteints et convaincus à notre place. Puis nous gagnâmes la
fenêtre de Sidonie, qui nous reçut fort mal. La pauvre enfant étudiait
son piano et ne s'inquiétait pas des hurlemens félins qui frappaient
vaguement son oreille. Elle était maladive et nerveuse, fort douce, et
incapable de comprendre le plaisir que nous pouvions trouver à courir
les toits. Quand elle nous entendit débusquer en masse par sa fenêtre,
à laquelle, en jouant du piano, elle tournait le dos, elle jeta des
cris perçans. Nous ne prîmes guère le temps de la rassurer. Ses cris
allaient attirer les nonnes; nous nous élançâmes dans sa chambre,
gagnant la porte avec précipitation, tandis que debout, tremblante,
les yeux hagards, elle voyait défiler cette étrange procession sans y
rien comprendre, sans pouvoir reconnaître aucune de nous, tant elle
était effarée.

En un instant nous fûmes dispersées: l'une remontait à la chambre
haute dont nous étions parties, et parcourait le piano à tour de bras;
une autre faisait un grand détour pour regagner la classe. Quant à
moi, il me fallait aller à la recherche de mon soulier, et reprendre
cette pièce de conviction s'il en était temps encore. Je parvins à ne
pas rencontrer les sœurs converses et à trouver l'entrée des cuisines
libre. «_Audaces fortuna juvat_,» me disais-je en songeant aux
aphorismes que Deschartres m'avait enseignés. Et, en effet, je
retrouvai le soulier fortuné qui était venu tomber dans un endroit
sombre et qui n'avait frappé les regards de personne. Whisky seul fut
accusé. J'eus grand mal aux genoux pendant quelques jours, mais je ne
m'en vantai point, et les explorations ne furent pas ralenties.

Il me fallait bien toute cette excitation romanesque pour lutter
contre le régime du couvent, qui m'était fort contraire. Nous étions
assez convenablement nourries, et c'est d'ailleurs la chose dont je
me suis toujours souciée le moins, mais nous souffrions du froid de la
manière la plus cruelle, et l'hiver fut très rigoureux cette année-là.
Les habitudes du lever et du coucher m'étaient aussi nuisibles que
désagréables. J'ai toujours aimé à veiller tard et à ne pas me lever
de bonne heure. A Nohant, on m'avait laissé faire, je lisais ou
j'écrivais le soir dans ma chambre, et on ne me forçait pas à
affronter le froid des matinées. J'ai la circulation lente et le mot
_sang-froid_ peint au physique et au moral de mon organisation. Diable
parmi les diables du couvent, je ne me démentais jamais et je faisais
les plus grandes folies du monde avec un sérieux qui réjouissait fort
mes complices: mais j'étais bien réellement paralysée par le froid,
surtout pendant la première moitié de la journée. Le dortoir, situé
sous le toit en mansarde, était si glacial que je ne m'endormais pas
et que j'entendais tristement sonner toutes les heures de la nuit. A
six heures, les deux servantes, Marie-Josephe et Marie-Anne venaient
nous éveiller impitoyablement. Se lever et s'habiller à la lumière m'a
toujours paru fort triste. On se lavait dans de l'eau dont il fallait
briser la glace et qui ne lavait pas. On avait des engelures, les
pieds enflés saignaient dans les souliers trop étroits. On allait à la
messe à la lueur des cierges, on grelottait sur son banc, ou on
dormait à genoux dans l'attitude du recueillement. A sept heures, on
déjeûnait d'un morceau de pain et d'une tasse de thé. On voyait enfin,
en entrant en classe, poindre un peu de clarté dans le ciel et un peu
de feu dans le poêle. Moi, je ne dégelais que vers midi, j'avais des
rhumes épouvantables, des douleurs aiguës dans tous les membres; j'en
ai souffert après pendant quinze ans.

Mais Mary ne pouvait supporter la plainte; forte comme un garçon, elle
raillait impitoyablement quiconque n'était pas stoïque. Elle me rendit
ce service de me rendre impitoyable à moi-même. J'y eus quelque
mérite, car je souffrais plus que personne, et l'air de Paris me tuait
déjà.

Jaune, apathique, et muette, je paraissais en classe la personne la
plus calme et la plus soumise. Jamais je n'eus avec la féroce D...
qu'une seule altercation que je raconterai plus tard. Je n'étais point
_répondeuse_, je ne connaissais pas la colère, je ne me souviens pas
d'en avoir eu la plus légère velléité pendant les trois ans que j'ai
passés au couvent. Grâce à ce caractère, je n'y ai jamais eu qu'une
seule ennemie, et je n'y ai par conséquent ressenti qu'une seule
antipathie, c'est pour cela que j'ai gardé une sorte de rancune à
cette D... qui m'a fait connaître là le sentiment le plus opposé à mon
organisation. J'ai toujours été aimée, même dans mon temps de pire
diablerie, des compagnes les plus maussades et des maîtresses ou des
nonnes les plus exigeantes. La supérieure disait à ma grand'mère que
j'étais une _eau qui dort_. Paris avait glacé en moi cette fièvre de
mouvement que j'avais subie à Nohant. Tout cela ne m'empêchait pas de
courir sur les toits au mois de décembre, et de passer des soirées
entières nu-tête dans le jardin en plein hiver; car, dans le jardin
aussi, nous cherchions le grand secret, et nous y descendions par les
fenêtres quand les portes étaient fermées. C'est qu'à ces heures-là
nous vivions par le cerveau, et je ne m'apercevais plus que j'eusse un
corps malade à porter.

Avec tout cela, avec ma figure pâle et mon air transi, dont Isabelle
faisait les plus plaisantes caricatures, j'étais gaie intérieurement.
Je riais fort peu, mais le rire des autres me réjouissait les oreilles
et le cœur. Une extravagance ne me faisait pas bondir de joie, mais
je la couronnais gravement par une pire extravagance, et j'avais plus
de succès que personne auprès des bêtes, qui ne me haïssaient pas et
qui surtout se fiaient à ma générosité.

Par exemple, il arrivait souvent que toute la classe fût punie pour le
méfait d'un diable ou pour la maladresse d'une bête. Les bêtes ne
voulaient pas se trahir entre elles, mais elles eussent trahi les
diables si elles l'eussent osé, seulement elles n'osaient pas. Tout
tremblait devant G..., et pourtant G... était bonne et n'employa
jamais sa force à maltraiter les faibles, mais elle avait de l'esprit
comme douze diables, et ses moqueries exaspéraient celles qui n'y
savaient pas répondre. Isabelle se faisait craindre par ses
caricatures. Lavinia par ses grands airs de mépris. Moi seule je ne me
faisais craindre par rien; j'étais diable avec les diables, bête avec
les bêtes, le tout par laisser aller de caractère ou par langueur
physique. Je conquis tout à fait ces dernières en leur épargnant les
punitions collectives. Aussitôt que la maîtresse disait: «Toute la
classe en pénitence, si je ne découvre la coupable,» je me levais et
je disais: «_C'est moi._» Mary, qui me donnait le bon exemple en
toutes choses, suivit le mien en celle-ci, et on nous en sut gré.

Ma bonne maman allait quitter Paris, elle obtint de me faire sortir
deux ou trois jeudis de suite. La supérieure n'osa pas trop lui dire
que j'étais notée par toutes les maîtresses et tous les professeurs
comme ne faisant absolument rien, et que le _bonnet de nuit_ était ma
coiffure habituelle. Ma grand'mère eût peut-être pensé alors que je
perdais mon temps et qu'il valait mieux me reprendre avec elle. On
passa donc légèrement sur ma dissipation et mes escapades.

Je me promettais une grande joie de ces sorties. Il n'en fut rien.
J'avais déjà pris l'habitude de la vie en commun, habitude si douce
aux caractères mélancoliques, et mon caractère était tout à la fois le
plus triste et le plus enjoué de tout le couvent: triste par la
réflexion, quand je retombais sur moi-même, avec mon corps
souffreteux et endolori, avec le souvenir de mes chagrins de famille;
gai, quand le rire de mes compagnes, la brusque interpellation de ma
chère Mary, la plaisanterie originale de ma romanesque Isabelle
venaient m'arracher au sentiment de ma propre existence et me
communiquer la vie qui était dans les autres.

Chez ma bonne maman, tout mon passé amer, tout mon présent tourmenté,
tout mon avenir incertain me revenaient. On s'occupait trop de moi, on
me questionnait, on me trouvait changée, alourdie, distraite. Quand la
nuit était venue, on me reconduisait au couvent. Ce passage du petit
salon chaud, parfumé, éclairé, de ma grand'mère, au cloître obscur,
vide et glacé: des tendres caresses de la bonne maman, de la petite
mère et du grand-oncle, au bonsoir froid et rechigné des portiers et
des tourières me navrait le cœur un instant. Je frissonnais en
traversant seule ces galeries pavées de tombeaux: mais au bout du
cloître déjà la suavité de la retraite se faisait sentir. La madone
Vanloo avait l'air de sourire pour moi. Je n'étais pas dévote envers
elle, mais déjà sa petite lampe bleuâtre me jetait dans une rêverie
vague et douce. Je laissais derrière moi un monde d'émotions trop
fortes pour mon âge, et d'exigences de sentiment qu'on ne m'avait pas
assez ménagées. J'entendais la voix de Mary m'appeler avec impatience.
Les _petites bêtes_ venaient curieusement s'enquérir de ce que
j'avais vu dans la journée. «Comme c'est triste de rentrer!» me
disait-on. Je ne répondais pas. Je ne pouvais expliquer pourquoi
j'avais cette bizarrerie de me trouver mieux au couvent que dans ma
famille.

A la veille du départ de ma grand'mère, un grand orage se forma contre
moi dans les conseils de la supérieure. J'aimais à écrire autant que
j'aimais peu à parler; et je m'amusais à faire de nos espiègleries et
des rigueurs de la D..., une sorte de journal satirique que j'envoyais
à ma bonne maman, laquelle y prenait un grand divertissement et ne me
prêchait nullement la soumission et la cajolerie, la dévotion encore
moins. Il était de règle que nous missions le soir sur le bahut de
l'antichambre de la supérieure les lettres que nous voulions envoyer.
Celles qui n'étaient point adressées aux parens devaient être déposées
ouvertes. Celles pour les parens étaient cachetées; on était censé en
respecter le secret.

Il m'eût été facile d'envoyer mes manuscrits à ma grand'mère par une
voie plus sûre, puisque ses domestiques venaient souvent m'apporter
divers objets et s'informer de ma santé; mais j'avais une confiance
suprême dans la loyauté de la supérieure. Elle avait dit devant moi à
ma grand'mère qu'elle n'ouvrait jamais les lettres adressées aux
parens. Je croyais, j'étais loyale, j'étais tranquille. Mais le volume
de la fréquence de mes envois inquiétèrent _reverend mother_[14].
Elle décacheta sans façon, lut mes satires et supprima les lettres.
Elle me fit même ce bon tour trois jours de suite sans en rien dire,
afin de bien connaître mes habitudes de chronique moqueuse et la
manière dont la D... nous gouvernait. Une personne de cœur et
d'intelligence en eût fait son profit. Elle m'eût grondée peut-être,
mais elle eût congédié la D.... Il est vrai qu'une personne de cœur
n'eût pas tendu un piége à la simplicité d'un enfant et n'eût pas
abusé d'un secret qu'elle avait autorisé. La supérieure préféra
interroger Mlle D..., qui, bien entendu, ne se reconnut pas au
portrait plus ressemblant que flatté que j'avais tracé d'elle. Sa
haine, déjà allumée par mon air calme et la douceur très réelle de mes
manières, s'exaspéra, comme on peut le croire. Elle me traita de
menteuse abominable, d'_esprit fort_ (c'est-à-dire impie), de
délatrice, de serpent, que sais-je! La supérieure me manda et me fit
une scène effroyable. Je restai impassible. Elle me promit ensuite
bénignement de ne point faire connaître mes _calomnies_ à ma
grand'mère et de me garder le secret sur ces abominables lettres. Je
ne l'entendais pas ainsi. Je sentis la duplicité de cette promesse. Je
répondis que j'avais un brouillon de mes lettres, que ma grand'mère
l'aurait, que je soutiendrais devant elle et devant madame la
supérieure elle-même la vérité de mes assertions, et que, puisqu'il
n'y avait pas de franchise et de loyauté dans les relations auxquelles
je m'étais confiée, je demanderais à changer de couvent.

  [14] La réverende mère. On lui donnait ce titre en anglais
  seulement.

La supérieure n'était pas une méchante femme; mais, quoi qu'on en
pensât, je n'ai jamais senti qu'elle fût une très bonne femme. Elle
m'ordonna de sortir de sa présence en m'accablant de menaces et
d'injures. C'était une personne du grand monde, et elle savait au
besoin prendre des manières royales: mais elle avait fort mauvais ton
quand elle était en colère. Peut-être ne savait-elle pas bien la
valeur de ses expressions en français, et je ne savais pas encore
assez d'anglais pour qu'elle me parlât dans sa langue. Mlle D... avait
la tête baissée, l'œil fermé dans l'attitude extatique d'une sainte
qui entendait la voix de Dieu même. Elle se donnait des airs de pitié
pour moi et de silence miséricordieux. Une heure après, au réfectoire,
la supérieure entra suivie de quelques nonnes qui lui faisaient
cortége. Elle parcourut les tables comme pour faire une inspection;
puis, s'arrêtant devant moi, et roulant ses gros yeux noirs, qui
étaient fort beaux, elle me dit d'une voix solennelle: «_Étudiez la
vérité!_»--Les sages pâlirent et firent le signe de la croix. Les
bêtes chuchotèrent en me regardant. On vint ensuite m'accabler de
questions. «Tout cela signifie, répondis-je que dans trois jours je
ne serai plus ici.»

J'étais outrée, mais j'avais un violent chagrin. Je ne désirais
nullement changer de couvent. J'avais déjà formé des affections que je
souffrais de voir sitôt brisées. Ma grand'mère arriva sur ces
entrefaites. La supérieure s'enferma avec elle, et prévoyant que je
dirais tout, elle prit le parti de remettre mes lettres présentées
comme un tissu de mensonges. Je crois qu'elle eut le dessous et que ma
grand'mère blâma énergiquement l'abus de confiance qu'on était forcé
de lui révéler. Je crois qu'elle prit ma défense, et parla de me
remmener sur-le-champ. Je ne sais ce qui se passa entre elles: mais
quand on me fit monter dans le parloir de la supérieure, toutes deux
essayaient de se composer un maintien grave, et toutes deux étaient
fort animées.--Ma grand'mère m'embrassa comme à l'ordinaire, et pas un
mot de reproche ne me fut adressé, si ce n'est sur ma dissipation et
le temps perdu à des enfantillages. Puis la supérieure m'annonça que
j'allais quitter la petite classe où mon intimité avec Mary portait le
désordre, et que j'entrerais immédiatement parmi les grandes. Cette
bonne nouvelle, qui, en définitive, faisait aboutir toutes les menaces
à une notable amélioration dans mon sort, me fut signifiée pourtant
d'un ton sévère. On espérait que, n'ayant plus de relations avec Mlle
D..., je renoncerais à mes habitudes de satire contre elle, que je
romprais mes habitudes de diablerie avec la terrible Mary, et que
cette séparation serait profitable à l'une comme à l'autre.

Je répondis que je consentais de bon cœur à ne jamais m'occuper de
Mlle D..., mais je ne voulus jamais promettre de ne plus aimer Mary.
La force des choses devait suffire à nous séparer, puisque nous
n'aurions plus que l'heure des récréations au jardin pour nous voir.
Ma grand'mère, satisfaite du résultat de cette affaire, partit pour
Nohant. Je passai à la grande classe, où m'avaient précédée Isabelle
et Sophie. Je jurai à Mary de rester son amie à la vie et à la mort;
mais je n'en avais pas fini avec la terrible D..., comme on va bientôt
le voir.



CHAPITRE DOUZIEME.

(SUITE.)

  Louise et Valentine.--La marquise de la Rochejaquelein.--Ses
    mémoires.--Son salon.--Pierre Riallo.--Mes compagnes de la
    petite classe.--Héléna.--Facéties et bel esprit de couvent.--La
    comtesse et Jacquot.--Sœur Françoise.--Mme Eugénie.--Combat
    singulier avec Mlle D....--Le cabinet noir.--La
    séquestration.--Poulette.--Les nonnes.--Mme Monique.--Miss
    Fairbairns.--Mme Anne-Augustine et son ventre d'argent.--Mme
    Marie-Xavier.--Miss Hurst.--Mme Marie-Agnès.--Mme
    Anne-Josephe.--Les incapacités intellectuelles.--Mme
    Alicia.--Mon adoption.--Les conversations de
    l'avant-quart.--Sœur Thérèse.--La distillerie.--Les dames de
    chœur et les sœurs converses.


Je ne quitterai pas la petite classe sans parler de deux pensionnaires
que j'y ai beaucoup aimées, bien qu'elles ne fussent point classées
parmi les diables. Elles ne l'étaient pas non plus parmi les sages,
encore moins parmi les bêtes, car c'étaient deux intelligences fort
remarquables. Je les ai déjà nommées: c'était Valentine de Gouy et
Louise de la Rochejaquelein.

Valentine était une enfant, elle n'avait guère que neuf ou dix ans, si
j'ai bonne mémoire; et comme elle était petite et délicate, elle ne
paraissait guère plus âgée que Mary Eyre et Helen Kelly, les deux
_mioches_ de la petite classe à cette époque. Mais cette enfant était
grandement supérieure à son âge, et on pouvait autant se plaire avec
elle qu'avec Isabelle ou Sophie. Elle apprenait toutes choses avec une
facilité merveilleuse. Elle était déjà aussi avancée dans toutes ses
études que les grandes. Elle avait un esprit charmant, beaucoup de
franchise et de bonté. Mon lit était auprès du sien au dortoir, et
j'aimais à la soigner comme si elle eût été ma fille. J'avais, de
l'autre côté, une petite Suzanne, sœur de Sophie, qu'il me fallait
soigner encore plus, car elle était continuellement malade.

L'autre affection que je laissais à la petite classe, mais qui ne
tarda pas à me rejoindre à la grande, Louise, était fille de la
marquise de la Rochejaquelein, veuve de M. de Lescure, la même qui a
laissé des mémoires intéressans sur la première Vendée. Je crois que
le personnage politique (1848) qui représente à l'Assemblée nationale
une nuance de parti royaliste à idées plus chevaleresques que
rassurantes est le frère de cette Louise. Leur mère a été certainement
une héroïne de roman historique. Ce roman vrai, raconté par elle,
offre des narrations très dramatiques, très bien senties et très
touchantes. La situation de la France et de l'Europe m'y semble
complétement méconnue; mais le point de vue royaliste accepté, il est
impossible de mieux juger son propre parti, de mieux peindre le fort
et le faible, le bon et le mauvais côté des divers éléments de la
lutte. Ce livre est d'une femme de cœur et d'esprit. Il restera parmi
les documens les plus colorés et les plus utiles de l'époque
révolutionnaire. L'histoire a déjà fait justice des erreurs de fait et
des naïves exagérations de l'esprit de parti qui ne peuvent pas ne
point s'y trouver: mais elle fera son profit des curieuses révélations
d'un jugement droit et d'un esprit sincère qui signalent les causes de
mort de la monarchie, tout en se dévouant avec héroïsme à cette
monarchie expirante.

Louise avait le cœur et l'esprit de sa mère, le courage et un peu de
l'intolérance politique des vieux chouans, beaucoup de la grandeur et
de la poésie des paysans belliqueux au milieu desquels elle avait été
élevée. J'avais déjà lu le livre de la marquise, qui était récemment
publié. Je ne partageais pas ses opinions: mais je ne les combattais
jamais, je sentais le respect que je devais à la religion de sa
famille, et ses récits animés, ses peintures charmantes de mœurs et
des aspects du Bocage m'intéressaient vivement. Quelques années plus
tard, j'ai été une fois chez elle, et j'ai vu sa mère.

Comme cet intérieur m'a beaucoup frappée, je raconterai ici cette
visite, que j'oublierais certainement si je la remettais à être
rapportée en son lieu.

Je ne me rappelle plus où était située la maison. C'était un grand
hôtel du faubourg Saint-Germain. J'arrivai modestement en fiacre,
selon mes moyens et mes habitudes, et je fis arrêter devant la porte,
qui ne s'ouvrait pas pour de si minces équipages. Le portier, qui
était un vieux poudré de bonne maison, voulut m'arrêter au passage.
«Pardon, lui dis-je, je vais chez Mme de la Rochejaquelein.--Vous?
dit-il en me toisant d'un air de mépris, apparemment parce que j'étais
en manteau et en chapeau sans fleurs ni dentelles. Allons, entrez!» Et
il leva les épaules comme pour dire! «Ces gens-là reçoivent tout le
monde!»

J'essayai de pousser la porte derrière moi. Elle était si lourde, que
je n'en vins pas à bout avec les doigts. Je ne voulais pas salir mes
gants, je n'insistai donc pas; mais comme j'avais déjà monté les
premières marches de l'escalier, ce vieux cerbère courut après moi.
«Et votre porte? me cria-t-il.--Quelle porte?--Celle de la rue!--Ah,
pardon! lui dis-je en riant, c'est votre porte et non pas la mienne.»
Il s'en alla la fermer en grommelant, et je me demandai si j'allais
être aussi mal reçue par les illustres laquais de ma compagne
d'enfance. En trouvant beaucoup de ces messieurs dans l'antichambre,
je vis qu'il y avait du monde, et je fis demander Louise. Je n'étais à
Paris que pour deux ou trois jours; je désirais répondre au désir
qu'elle m'avait témoigné de m'embrasser, et je ne voulais causer que
quelques minutes avec elle. Elle vint me chercher, et m'entraîna au
salon avec la même gaîté et la même cordialité qu'autrefois. Du côté
où elle me fit asseoir auprès d'elle, il n'y avait que des jeunes
personnes, ses sœurs ou ses amies. De l'autre, des gens graves autour
du fauteuil de sa mère, qui était un peu isolé en avant.

Je fus très désappointée de trouver dans l'héroïne de la Vendée une
grosse femme très rouge et d'une apparence assez vulgaire. A sa
droite, un paysan vendéen se tenait debout. Il était venu de son
village pour la voir ou pour voir Paris, et il avait dîné avec la
famille. Sans doute c'était un homme _bien pensant_, et peut-être un
héros de la dernière Vendée. Il ne me parut point d'âge à dater de la
première, et Louise, que j'interrogeai, me dit simplement: «C'est un
brave homme de chez nous.»

Il était vêtu d'un gros pantalon et d'une veste ronde. Il portait une
sorte d'écharpe blanche au bras, et une vieille rapière lui battait
les jambes. Il ressemblait à un garde champêtre un jour de procession.
Il y avait loin de là aux partisans demi-pasteurs, demi-brigands que
j'avais rêvés, et ce bon homme avait une manière de dire _madame la
marquise_ qui m'était nauséabonde. Pourtant la marquise, presque
aveugle alors, me plut par son grand air de bonté et de simplicité. Il
y avait autour d'elle de belles dames parées pour le bal, qui lui
rendaient de grands hommages et qui, certes, n'avaient pas pour ses
cheveux blancs et ses yeux bleus à demi éteints autant de vénération
que mon cœur naïf était disposé à lui en accorder; secret hommage
d'autant plus appréciable que je n'étais alors ni dévote ni royaliste.

Je l'écoutai causer, elle avait plus de naturel que d'esprit, du moins
dans ce moment-là. Le paysan, en prenant congé, reçut d'elle une
poignée de main, et mit son chapeau sur sa tête avant d'être sorti du
salon, ce qui ne fit rire personne. Louise et ses sœurs étaient aussi
simplement mises qu'elles étaient simples dans leurs manières. Cette
simplicité allait même jusqu'à la brusquerie. Elles ne faisaient pas
de petits ouvrages, elles avaient des quenouilles et affectaient de
filer du chanvre, à la manière des paysannes. Je ne demandais pas
mieux que de trouver tout cela charmant, et cela eût pu l'être.

Chez Louise, j'en suis certaine, tout était naïf et spontané; mais le
cadre où je la voyais ainsi jouer à la châtelaine de Vendée ne se
mariait point avec ses allures de fille des champs. Un beau salon très
éclairé, une galerie de patriciennes élégantes et de _ladies_
compassées, une antichambre remplie de laquais, un portier qui
insultait presque les gens en fiacre, cela manquait d'harmonie, et on
y sentait trop l'impossibilité d'un hymen public et légitime entre le
peuple et la noblesse.

Cette pensée d'hyménée me rappelle une des plus étranges et des plus
significatives aventures de la vie de Mme de la Rochejaquelein. Elle
était alors veuve de M. de Lescure, encore enceinte de deux jumelles
qu'elle devait perdre peu de jours après leur naissance. Réfugiée en
Bretagne, au hameau de la Minaye, chez de pauvres paysans fidèles au
malheur, traquée par les _bleus_, livrée à de continuelles alertes,
gardant les troupeaux sous le nom de Jeannette, couchant souvent dans
les bois avec sa mère (une femme héroïque que l'on adore en lisant ses
mémoires), fuyant, par le vent et la pluie, pour se cacher dans
quelque sillon ou dans quelque fosse, tandis que les patriotes
fouillaient les maisons où elles avaient reçu asile: Mme de la
Rochejaquelein avait failli épouser un paysan breton. Voici comme elle
raconte elle-même cet épisode:

«... Ma mère voulut, pour plus de précautions, user d'une ressource
fort singulière. Deux paysannes vendéennes avait épousé des Bretons,
et depuis ce temps-là, on ne les inquiétait plus. Ma mère, qui
cherchait à m'assurer un repos complet pendant mes couches, ne trouva
pas de meilleur moyen. Elle jeta les yeux sur Pierre Riallo. C'était
un vieil homme veuf qui avait cinq enfans: mais il fallait avoir un
acte de naissance. La Ferret avait une sœur qui était allée autrefois
s'établir de l'autre côté de la Loire avec sa fille. On envoya Riallo
chercher les actes de naissance dans le pays de La Ferret. Tout allait
s'arranger: l'officier municipal était prévenu et nous avait promis de
déchirer la feuille du registre quand nous le voudrions. On devait
prier les bleus au repas de la noce: mais l'exécution de ce projet fut
suspendue par des alarmes très vives qu'on nous donna. On nous dit que
nous avions été dénoncées et que nous étions particulièrement
recherchées. Nous changeâmes de demeure, et même nous nous séparâmes,
etc.»

Quelques semaines plus tard, Mme de Lescure et sa mère changeant
d'asile, se séparèrent de Pierre Riallo qui les avait conduites à leur
nouveau refuge. «Cet excellent homme, dit-elle, nous quitta en
pleurant. Il ôta de son doigt une bague d'argent comme en portent les
paysannes bretonnes, et me la donna. Jamais je n'ai cessé de la porter
depuis.»

Ainsi la veuve de M. de Lescure, celle qui devait être la marquise de
La Rochejaquelein, avait été en quelque sorte la fiancée de Pierre
Riallo. Rien de plus austère certainement que ces fiançailles en
présence de la mort, rien de plus chaste que l'affection du vieux
paysan et la gratitude de la jeune marquise; mais que fût-il arrivé si
le mariage eût été conclu, et que Pierre Riallo se fût refusé à la
suppression frauduleuse de l'acte civil? Certes, la noble Jeannette
fût morte plutôt que de consentir à ratifier cette mésalliance
monstrueuse. On était bien alors, par le fait, l'égale, moins que
l'égale du pauvre paysan breton. On était une pauvre _brigande_, bien
heureuse de recevoir cette généreuse hospitalité et cette magnanime
protection. Sous la Restauration, on ne l'avait pas oublié sans doute.
On recevait dans son salon le premier paysan venu, pourvu qu'il eût au
coude le brassard sans tache. On filait la quenouille des bergères, on
avait de touchans et affectueux souvenirs: mais on n'en était pas
moins madame la marquise, et cette fausse égalité ne pouvait pas
tromper le paysan. Si le fils de Pierre Riallo se fût présenté pour
épouser Louise ou Laurence de La Rochejaquelein, on l'aurait considéré
comme fou. Le _fils des croisés_, M. de La Rochejaquelein, aujourd'hui
orateur politique, ne serait pas volontiers le beau-frère de quelque
laboureur armoricain. Eh bien! Pierre Riallo, c'est bien là réellement
comme un symbole pour personnifier le peuple vis à vis de la noblesse.
On se fie à lui, on accepte ses sublimes dévouemens, ses suprêmes
sacrifices, on lui tend la main, on se fiancerait volontiers à lui aux
jours du danger, mais on lui refuse, au nom de la religion monarchique
et catholique, le droit de vivre en travaillant, le droit de
s'instruire, le droit d'être l'égal de tout le monde; en un mot, la
véritable union morale des castes, on frémit à l'idée seule de la
ratifier.

Je pensais déjà un peu à tout cela en quittant le salon de Mme de la
Rochejaquelein, et, bien certaine que tout ce que j'avais vu n'était
pas une comédie, sachant bien que Louise et sa famille avaient la
mémoire du cœur, je me disais pourtant que, par la force des choses,
ce que j'avais vu n'était qu'une charmante petite parade de salon.

Avant de clore cette digression, on me permettra de faire remarquer
l'espèce d'analogie qui existe entre l'aventure de la marquise chez
Pierre Riallo et les idées que ma mère avait encore en 1804 sur le
mariage civil. En 1804, ma mère ne se croyait pas mariée avec mon père
parce qu'elle n'était mariée qu'à la municipalité. En 93, Mme de
Larochejaquelein ne se fût pas crue mariée avec Pierre Riallo parce
que l'officier municipal promettait de déchirer l'acte. Ce peu de
respect pour une formalité purement civile marque bien la transition
d'une législation à une autre, et la transformation de la société.

Je quitte mon épisode anticipé, qui date de 1824 ou 1825, 1826
peut-être, et je reviens sur mes pas. Je rentre au couvent, où Louise,
avec sa vive intelligence, son noble cœur et son aimable caractère,
ne faisait naître en moi aucune des réflexions que j'eus lieu de faire
plus tard sans cesser de l'aimer. Je l'ai perdue de vue depuis
longtemps. J'ignore qui elle a épousé, j'ignore même si elle vit, tant
je suis peu _du monde_, tant j'ai franchi de choses qui me séparent du
passé et m'ont fait perdre jusqu'à la trace de mes premières
relations. Si elle existe, si elle se souvient de moi, si elle sait
que George Sand est la même personne qu'Aurore Dupin, elle doit
soupirer, détourner les yeux et nier même qu'elle m'ait aimée. Je sais
l'effet des opinions et des préjugés sur les âmes les plus généreuses,
et je ne m'en étonne ni ne m'en scandalise. Moi, tranquille dans ma
conscience d'aujourd'hui, comme j'étais tranquille et _eau dormante_
dans ma diablerie d'il y a trente ans, je l'aime encore, cette Louise.
J'aime encore les royalistes, les dévotes, les nonnes mêmes que j'ai
aimées, et qui aujourd'hui ne prononcent mon nom, j'en suis sûre,
qu'en faisant de grands signes de croix. Je ne désire pas les revoir,
je sais qu'elles me prêcheraient ce qu'elles appelleraient le retour à
la vérité. Je sais que je serais forcée de leur causer le chagrin
d'échouer dans leurs pieux desseins. Il vaut donc mieux ne pas se
revoir que de se revoir avec une cuirasse sur le cœur: mais mon cœur
n'est pas mort pour cela. Il a toujours de doux élans vers ses
premières tendresses. Ma religion, à moi, ne condamne pas à l'enfer
éternel les adversaires de ma croyance. C'est pourquoi je parlerai de
mes amies de couvent sans me soucier de ce que l'esprit de caste et de
parti en a fait depuis. Je parlerai de celles qui ont dû me renier
avec le même enthousiasme, la même effusion que de celles qui m'ont
gardé un souvenir inaltérable. Je les vois encore telles qu'elles
étaient, et je ne veux pas savoir ce qu'elles sont. Je les vois pures
et suaves comme le matin de la vie où nous nous sommes connues. Les
grands marronniers du couvent m'apparaissent comme ces Champs-Elyséens
où se rencontraient des âmes venues de tous les points de l'univers,
et où elles faisaient échange de douces et calmes sympathies, sans
prendre garde aux mondaines agitations, aux puériles dissidences de ce
bas monde.

On me pardonnera bien de tracer ici une courte liste des compagnes que
je laissais à la petite classe; je ne me les rappelle pas toutes, mais
j'ai du plaisir à retrouver une partie de leurs noms dans ma mémoire.
C'était, outre celles que j'ai déjà citées, les trois Kelly (Mary,
Helen et Henriette); les deux O'Mullan, créoles jaunes et douces; les
deux Cary, Fanny et Suzanne, sœurs de Sophie; Lucy Masterson;
Catherine et Maria Dormer; Maria Gordon, une délicate et maladive
enfant, douce et intelligente, qui a épousé un Français, et qui est
devenue une excellente mère de famille, une femme distinguée sous tous
les rapports;--Louise Rollet, fille d'un maître de forges du Berry;
Lavinia Anster; Camille de la Josne-Contay, personne raide et grave
comme une huguenote des anciens jours (très catholique pourtant),
Eugénie de Castella, demi-diable très excellent d'ailleurs, avec qui
j'étais assez liée; une des trois Defargues, filles d'un maire de
Lyon; Henriette Manoury, qui venait, je crois, du Havre; enfin
Héléna, enfant un peu persécuté, un peu opprimé, par sa faute
peut-être, mais qui m'inspirait de la sollicitude par cette raison
qu'elle était souvent victime de la _diablerie_.

Elle m'aimait quelquefois trop. C'était une nature inquiète et
tourmentante. Il fallait lui faire tous ses devoirs, se charger de
toutes ses corvées, voire de lui écrire sa confession, ce qui ne se
faisait pas toujours très sérieusement, je l'avoue. Je la protégeais
contre Mary, qui ne pouvait pas la tolérer. Je lui ai épargné bien des
punitions, je l'ai sauvée de bien des orages, et je doute qu'elle en
ait gardé la mémoire. Elle tirait une grande vanité de son nom, et on
lui en savait mauvais gré, même celles qui en portaient de plus
illustres, car il faut rendre à la plupart d'entre nous cette justice,
que nous pratiquions de tous points l'égalité chrétienne, et que nous
n'avions même pas la pensée de nous croire plus ou moins les unes que
les autres.

C'est cette Héléna de.... qui m'avait, du reste, gratifiée d'un
sobriquet que j'ai porté plus particulièrement que les autres; car,
comme toutes mes compagnes, j'en avais plusieurs. Héléna m'avait
nommée _Calepin_, parce que j'avais la manie des tablettes de poche;
la sœur Thérèse m'avait surnommée _Mad-Cap_ et _Mischievous_; à la
grande classe, je devins _ma Tante_ et _le marquis de Sainte-Lucie_.

J'ai eu l'amusement de conserver mes livres élémentaires de la petite
classe, le _Spelling book_, _the Garden of the soul_ (le _Jardin de
l'âme_), etc. Ils sont chargés de devises, de rébus, et ce qui me
réjouit le plus, de conversations dialoguées qu'on s'écrivait durant
les heures de silence, car le _censile général_ était une punition
fort usitée. La couverture du premier livre venu passant de main en
main sous la table devenait une causerie générale. On avait aussi des
lettres en carton qu'on se faisait passer au moyen d'un long fil, d'un
bout de la classe à l'autre. On formait rapidement des mots, et celle
qui était séquestrée dans un coin, séparée des autres par une punition
particulière, était avertie de tout ce que l'on complotait. En fait de
confessions écrites, d'examens de conscience qu'on faisait pour les
petites, je retrouve un griffonnage qui est un spécimen, je ne sais
qui l'a fait ni à qui il était destiné.

«_Confession de....._

«Hélas, mon petit père Villèle[15], il m'est arrivé bien souvent de me
barbouiller d'encre, de moucher la chandelle avec mes doigts, de me
donner des indigestions _d'haricots_, comme on dit dans le grand monde
où j'ai été z'élevée; j'ai scandalisé les jeunes _ladies_ de la classe
par ma malpropreté: j'ai eu l'air bête, et j'ai oublié de penser à
quoi que ce soit, plus de deux cents fois par jour. J'ai dormi au
catéchisme et j'ai ronflé à la messe; j'ai dit que vous n'étiez pas
beau, j'ai fait égoutter _mon rat_ sur le voile de la mère Alippe, et
je l'ai fait exprès. J'ai fait cette semaine au moins quinze pataquès
en français et trente en anglais, j'ai brûlé mes souliers au poêle et
j'ai infecté la classe. C'est ma faute, c'est ma faute, c'est ma très
grande faute, etc.»

  [15] C'était le confesseur d'une partie des pensionnaires et des
  religieuses. Ce n'était pas le mien. Cet abbé de Villèle, frère
  du ministre, a été depuis archevêque de Bourges.

On voit combien nos méchancetés et nos impiétés étaient innocentes.
Elles étaient pourtant sévèrement tancées quand Mlle D... mettait la
main sur ces écrits, qu'elle appelait licencieux et dangereux. La mère
Alippe faisait semblant de se fâcher, punissait un peu, confisquait,
et, j'en suis sûre, amusait l'ouvroir avec nos sottises.

Que chacun se rappelle comme il a ri de bon cœur, dans l'enfance, de
choses qui, par elles-mêmes, n'étaient peut-être pas drôles du tout.
Il n'en faut pas beaucoup pour les petites filles. Tout nous était
sujet d'inextinguible risée: un nom estropié, une figure ridicule au
parloir, un incident quelconque à l'église, le miaulement d'un chat,
que sais-je? Il y avait des paniques contagieuses comme les joies. Une
petite criait pour une araignée; aussitôt toute la classe criait sans
savoir pourquoi. Un soir, à la prière, je ne sais ce qui se passa,
personne n'a jamais pu le dire; une de nous crie, sa voisine se lève,
une troisième se sauve; c'est aussitôt un sauve-qui-peut général, on
quitte la classe en masse, renversant les chaises, les bancs, les
lumières, et on s'enfuit dans le cloître en tombant les unes sur les
autres, entraînant les maîtresses, qui ne crient et ne courent pas
moins que les élèves. Il faut une heure pour rassembler le troupeau
éperdu, et quand on veut s'expliquer, impossible d'y rien comprendre.

Malgré toute cette gaîté fébrile de la petite classe, j'y souffrais si
réellement au moral et au physique, que j'ai conservé le souvenir du
jour où j'entrai à la grande classe comme un des plus heureux de ma
vie.

J'ai toujours été sensible à la privation de la vive lumière. Il
semble que toute ma vie physique soit là. Je m'assombris
inévitablement dans une atmosphère terne. La grande classe était très
vaste; il y avait cinq ou six fenêtres, dont plusieurs donnaient sur
les jardins. Elle était chauffée d'une bonne cheminée et d'un bon
poêle. D'ailleurs, le printemps commençait. Les marronniers allaient
fleurir, leurs grappes rosées se dressaient comme des candélabres. Je
crus entrer dans le paradis.

La maîtresse de classe, que l'on tournait beaucoup en ridicule, et qui
était bien un peu étrange dans ses manières, était une fort bonne
personne au fond, et encore plus distraite que Mlle D.... On
l'appelait _la Comtesse_, parce qu'elle se donnait de grands airs, et
je lui conserverai ce surnom. Elle avait dans le jardin un appartement
au rez-de-chaussée, dont un potager nous séparait, et, de sa fenêtre,
quand elle ne tenait pas la classe, elle pouvait voir une partie de
nos escapades. Mais elle était bien plus occupée de voir, de la
classe, ce qui se passait dans son appartement. C'est que là, à sa
fenêtre, ou devant sa porte, vivait, grattait et piaillait au soleil,
l'unique objet de ses amours, un vieux perroquet gris tout râpé,
maussade bête, que nous accablions de nos dédains et de nos insultes.

Nous avions grand tort, car Jacquot eût mérité toute notre gratitude;
c'était à lui que nous devions notre liberté. C'était grâce à lui que
_la Comtesse_, incessamment préoccupée, nous laissait faire nos
folies. Perché sur son bâton, à la portée de la vue, Jacquot,
lorsqu'il s'ennuyait, poussait des cris perçans. Aussitôt la comtesse
courait à la fenêtre, et si un chat rôdait autour du perchoir, si
Jacquot impatienté avait brisé sa chaîne et entrepris un voyage
d'agrément sur les lilas voisins, la comtesse, oubliant tout, se
précipitait hors de la classe, franchissait le cloître, traversait le
jardin et courait gronder ou caresser la bête adorée. Pendant ce
temps, on dansait sur les tables ou on quittait la classe pour faire,
comme Jacquot, quelque voyage d'agrément à la cave ou au grenier.

La Comtesse était une jeune personne de quarante à cinquante ans,
demoiselle, très bien née, on ne pouvait l'ignorer, car elle le disait
à tout propos, sans fortune, et je crois peu instruite, car elle ne
nous donnait aucune espèce de leçons et ne servait qu'à garder la
classe comme surveillante. Elle était ennuyeuse et ridicule, mais
bonne et convenable. Quelques unes de nous l'avaient prise en grippe
et la traitaient si mal qu'elles la forçaient de sortir de son
caractère. Je n'ai jamais eu qu'à me louer d'elle pour mon compte, et
je me reproche même d'avoir ri avec les autres de sa tournure
magistrale, de ses phrases prétentieuses, de son grand chapeau noir
qu'elle ne quittait jamais, de son châle vert qu'elle drapait d'une
manière si solennelle, enfin de ses _lapsus linguæ_ qui étaient
relevés sans pitié et qu'on plaçait ensuite très haut dans la
conversation, sans qu'elle s'en aperçût jamais. J'aurais dû plutôt
prendre son parti, puis qu'elle prenait souvent le mien auprès des
religieuses. Mais les enfans sont ingrats (_cet âge est sans pitié!_)
et la moquerie leur semble un droit inaliénable.

La seconde surveillante était une religieuse fort sévère Mme
Anne-Françoise. Cette vieille, maigre et pâle, avait un énorme nez
aquilin. Elle grondait beaucoup, injuriait trop, et n'était pas aimée.
Je n'avais rien pour elle, ni éloignement ni sympathie. Elle ne me
traitait ni bien ni mal. Je ne lui ai jamais vu de préférence pour
personne, et on la soupçonnait d'être _philosophe_, parce qu'elle
s'occupait d'astronomie. Elle avait effectivement une manière d'être
fort différente des autres nonnes. Au lieu de communier comme elles
tous les jours, elle ne s'approchait des sacremens qu'aux grandes
fêtes de l'année. Ses sermons n'avaient point d'onction. C'étaient
toujours des menaces, et dans un si mauvais français, qu'on ne pouvait
les écouter sérieusement. Elle punissait beaucoup, et quand, par
hasard, elle voulait plaisanter, elle était blessante et peu
convenable. Sa figure accentuée ne manquait pas de caractère. Elle
avait l'air d'un vieux dominicain, et pourtant elle n'était pas
fanatique, pas même dévote pour une religieuse.

La maîtresse en chef de la petite classe était madame Eugénie, _Maria
Eugenia Stonor_. C'était une grande femme, d'une belle taille, d'un
port noble, gracieux même dans sa solennité. Sa figure, rose et ridée
comme celle de presque toutes les nonnes sur le retour, avait pu être
jolie, mais elle avait une expression de hauteur et de moquerie qui
éloignait d'elle au premier abord. Elle était plus que sévère, elle
était emportée, et se laissait aller à des antipathies personnelles
qui lui faisaient beaucoup d'ennemis irréconciliables. Elle n'était
affectueuse avec personne, et je ne connais qu'une seule pensionnaire
qui l'ait aimée: c'est moi.

Cette affection, que je ne pus m'empêcher de manifester pour le
_féroce abat-jour_ (on l'appelait ainsi, parce qu'elle avait la vue
délicate et portait un garde-vue en taffetas vert), étonna toute la
grande classe. Voici comment elle me vint.

Trois jours après mon entrée à cette classe, je rencontrai Mlle D... à
la porte du jardin. Elle me fit des yeux terribles; je la regardai
très en face et avec ma tranquillité habituelle.

Elle avait eu un dessous dans mon admission à la grande classe, elle
était furieuse. «Vous voilà bien fière, me dit-elle, vous ne me saluez
seulement pas!--Bonjour, madame, comment vous portez-vous?--Vous avez
l'air de vous moquer de moi.--Il vous plaît de le voir.--Ah! ne prenez
pas ces airs dégagés, je vous ferai encore sentir qui je
suis.--J'espère que non, madame; je n'ai plus rien à démêler avec
vous.--Nous verrons!» et elle s'éloigna avec un geste de menace.

On était en récréation, tout le monde courait au jardin. J'en profitai
pour entrer à la petite classe, afin de reprendre quelques cahiers que
j'avais laissés dans un cabinet attenant à la salle d'études. Ce
cabinet, où l'on mettait les encriers, les pupitres, les grandes
cruches d'eau destinées au lavage de la classe, servait aussi de
_cabinet noir_, de prison pour les petites, pour Mary Eyre et
compagnie.

J'y étais depuis quelques instans, cherchant mes cahiers, lorsque
mademoiselle D... se présente à moi comme Tisiphone. «Je suis bien
aise de vous trouver ici, me dit-elle, vous allez me faire des
excuses pour la manière impertinente dont vous m'avez regardée tout à
l'heure.--Non, madame, je n'ai pas été impertinente, je ne vous ferai
pas d'excuses.--En ce cas, vous serez punie à la manière des petites,
vous serez enfermée ici jusqu'à ce que vous ayez baissé le ton.--Vous
n'en avez pas le droit, je ne suis plus sous votre autorité.--Essayez
de sortir!--Tout de suite.»

Et, profitant de sa stupeur, je franchis la porte du cabinet et allai
droit à elle; mais aussitôt, transportée de rage, elle se précipita
sur moi, m'étreignit dans ses bras et me repoussa vers le cabinet. Je
n'ai jamais rien vu de si laid que cette grosse dévote en fureur.
Moitié riant, moitié résistant, je la repoussai, je l'acculai contre
le mur, jusqu'à ce qu'elle voulut me frapper: alors je levai le poing
sur elle, je la vis pâlir, je la sentis faiblir, et je restai le bras
levé, certaine que j'étais la plus forte et qu'il m'était très facile
de m'en débarrasser; mais pour cela, il fallait ou lui donner un coup,
ou la faire tomber, ou au moins la pousser rudement et risquer de lui
faire du mal. Je n'étais pas plus en colère que je ne le suis à cette
heure, et je n'ai jamais pu faire de mal à personne. Je la lâchai donc
en souriant, et j'allais m'en aller, satisfaite de lui avoir pardonné
et de lui avoir fait sentir la supériorité de mes instincts sur les
siens, lorsqu'elle profita traîtreusement de ma générosité, revint
sur moi et me poussa de toute sa force. Mon pied heurta une grosse
cruche d'eau qui roula avec moi dans le cabinet; la D... m'y enferma à
double tour, et s'enfuit en vomissant un torrent d'injures.

Ma situation était critique. J'étais littéralement dans un bain froid;
le cabinet était fort petit et la cruche énorme; lorsque je fus
relevée j'avais encore de l'eau jusqu'à la cheville. Pourtant je ne
pus m'empêcher de rire en entendant la D... s'écrier: «Ah! la
perverse, la maudite. Elle m'a fait mettre tellement en colère, que je
vais être obligée de retourner me confesser. J'ai perdu mon
absolution.» Moi, je ne perdis pas la tête, je grimpai sur les rayons
du cabinet pour me mettre à pied sec, j'arrachai une feuille blanche
d'un cahier, je trouvai plumes et encre, et j'écrivis à Mme Eugénie à
peu près ce qui suit. «Madame je ne reconnais maintenant d'autre
autorité sur moi que la vôtre. Mlle D... vient de faire acte de
violence sur ma personne et de m'enfermer. Veuillez venir me délivrer,
etc.»

J'attendis que quelqu'un parût. Maria Gordon, je crois, vint chercher
aussi un cahier dans le cabinet, et, en voyant ma tête apparaître à la
lucarne, elle eut grand'peur et voulut fuir. Mais je me fis
reconnaître et la priai de porter mon billet à Mme Eugénie, qui devait
être au jardin. Un instant après Mme Eugénie parut, suivie de Mlle
D.... Elle me prit par la main et m'emmena sans rien dire. La D...
était silencieuse aussi. Quand je fus seule avec Mme Eugénie dans le
cloître, je l'embrassai naïvement pour la remercier. Cet élan lui
plut. Mme Eugénie n'embrassait jamais personne et personne ne songeait
à l'embrasser. Je la vis émue comme une femme qui ne connaît pas
l'affection et qui pourtant n'y serait pas insensible. Elle me
questionna. Elle avait une manière de questionner très habile; elle
avait l'air de ne pas écouter la réponse, et elle ne perdait ni un mot
ni une expression de visage. Je lui racontai tout, elle vit que
c'était la vérité. Elle sourit, me serra la main et me fit signe de
retourner au jardin.

L'archevêque de Paris venait confirmer quelques jours après. On
choisissait les élèves qui avaient fait leur première communion et qui
n'avaient pas reçu l'autre sacrement. On les faisait entrer en
retraite dans une chambre commune dont Mlle D... était la gardienne et
la lectrice. C'est elle qui faisait les exhortations religieuses. On
vint me chercher le jour même, mais Mlle D... refusa de me recevoir,
et ordonna que je ferais ma retraite toute seule dans la chambre qu'il
plairait aux religieuses de m'assigner. Alors, Mme Eugénie prit
hautement mon parti. «C'est donc une pestiférée? dit-elle avec son air
railleur. Eh bien! qu'elle vienne dans ma cellule.» Elle m'y conduisit
en effet, et Mme Alippe vint nous y joindre. Elles restèrent dans le
corridor pendant que je m'installais dans la cellule, et j'entendis
leur conversation en anglais. Je ne sais si elles me croyaient déjà
capable de n'en pas perdre beaucoup de mots.

«Voyons, disait Mme Eugénie, cet enfant est donc détestable, vous qui
la connaissez?--Elle n'est pas détestable du tout, répondit la mère
Alippe; elle est bonne, au contraire, et cette D... ne l'est pas. Mais
l'enfant est _diable_, comme elles disent... Ah! cela vous fait rire,
vous? vous aimez les diables, on sait cela!» (C'est bon à savoir,
pensai-je.) Et Mme Eugénie reprit: «Puisqu'elle est folle, ce n'est
pas le moment de la confirmer. Elle n'y porterait pas le recueillement
nécessaire. Laissons-lui le temps de devenir sage, et surtout ne la
mettons pas en contact avec une personne qui lui en veut. Vous
m'accordez bien que cet enfant m'appartient, et que vous-même vous
n'avez plus de droit sur elle?--Pas d'autres que les droits de
l'amitié chrétienne, répondit la mère Alippe, et Mlle D... est dans
son tort; soyez tranquille, elle ne recommencera plus.»

Mme Eugénie alla trouver la supérieure, à ce que je crois, pour
s'expliquer avec elle, et peut-être avec la mère Alippe et Mlle D...,
sur ce qui venait de se passer et sur ce qu'il y avait à faire.
Pendant que j'étais dans la cellule de ma protectrice, _Poulette_ vint
m'y trouver. Poulette, c'était le nom que les petites avaient donné à
Mme Mary Austin (Marie-Augustine), la sœur de la mère Alippe, et la
dépositaire du couvent. Celle-là était l'idole des pensionnaires. Elle
grognait d'une certaine façon maternelle et caressante. N'ayant pas de
fonctions auprès de nous, elle faisait métier de nous gâter et de nous
tancer gaîment de nos sottises. Elle avait une boutique de friandises
qu'elle nous vendait, et elle donnait souvent à celles qui n'avaient
plus d'argent, ou du moins elle leur ouvrait des crédits qu'on
oubliait de fermer de part et d'autre. Cette bonne femme, toujours
gaie, sans morgue de dévotion et qu'on prenait par le cou sans façon,
qu'on embrassait sur les deux joues, qu'on taquinait même sans jamais
la fâcher sérieusement, vint me consoler de mes mésaventures et me
donner même trop raison, ce dont j'aurais pu abuser si je n'avais pas
eu hâte de rentrer en paix avec tout le monde.

Au bout d'une heure de babillage avec Poulette, je reçus la visite de
Mlle D.... La supérieure ou son confesseur l'avait grondée: elle était
douce comme miel, et je fus fort étonnée de ses façons caressantes.
Elle m'annonça qu'on avait remis mon sacrement à l'année suivante,
qu'on ne me croyait pas suffisamment disposée à recevoir la grâce; que
Mme Eugénie allait venir me le dire; mais qu'elle-même, avant d'entrer
en retraite avec les néophytes, avait voulu faire sa paix avec moi.
«Voyons, me dit-elle, voulez-vous convenir que vous avez eu tort, et
me donner la main?--De tout mon cœur, lui dis-je. Tout ce que vous me
prescrirez avec douceur et bienveillance, je m'y rendrai. Elle
m'embrassa, ce qui ne me fit pas grand plaisir, mais tout fut terminé,
et jamais plus nous n'eûmes bataille à partir ensemble.

L'année suivante j'étais devenue très dévote, je fus confirmée et je
fis la retraite sous le patronage de cette même Mlle D.... Elle me
témoigna beaucoup d'égards et me loua beaucoup de ma conversion. Elle
nous faisait de longues lectures qu'elle développait et commentait
ensuite avec une certaine éloquence rude et parfois saisissante. Elle
commençait d'un ton emphatique auquel on s'habituait peu à peu, et qui
finissait par vous émouvoir. Cette retraite est tout ce que je me
rappelle d'elle à partir de mon installation définitive à la grande
classe. Je lui ai pardonné de tout mon cœur, et je ne rétracte pas
mon pardon; mais je persiste à dire que nous eussions été infiniment
meilleures et plus heureuses, si les religieuses seules se fussent
chargées de notre éducation.

Avant d'en revenir au récit de mon existence au couvent, je veux
parler de nos religieuses avec quelque détail, je ne crois pas avoir
oublié aucun de leurs noms.

Après Mme Canning (la supérieure), dont j'ai parlé, après Mme Eugénie,
la mère Alippe, la bonne Poulette (Marie-Augustine); une des doyennes
était Mme Monique (_Maria Monica_), personne très austère, très grave,
que je n'ai jamais vue sourire et avec laquelle nul ne se familiarisa
jamais. Elle a été supérieure après Mme Eugénie, qui, elle-même, avait
succédé de mon temps à Mme Canning. L'autorité supérieure n'était pas
inamovible. On procédait à l'élection, je crois, tous les cinq ans.
Mme Canning fut supérieure pendant trente ou quarante ans, et mourut
supérieure. Mme Eugénie demanda à être délivrée de son gouvernement
cinq ans après, sa vue se troublant de plus en plus. Elle est devenue
presque aveugle. J'ignore si elle existe encore. Je ne sais pas non
plus si Mme Monique a vécu jusqu'à présent. Je sais qu'il y a quelques
années Mme Marie-Françoise lui avait succédé.

De mon temps, Mme Marie-Françoise était novice sous son nom de
famille, miss Fairbairns. C'était une très belle personne, blanche
avec des yeux noirs, de fraîches couleurs, une physionomie très ferme,
très décidée, franche, mais froide. Cette froideur, dont le principe
tout britannique était développé par la réserve claustrale et le
recueillement chrétien se faisait sentir chez la plupart de nos
religieuses. Souvent nos élans de sympathie pour elles en étaient
attristés et glacés. C'est le seul reproche collectif que j'aie à leur
faire. Elles n'étaient pas assez désireuses de se faire aimer.--Une
autre doyenne était Mme Anne-Augustine, si je ne fais pas erreur de
nom. Celle-là était si vieille que, lorsqu'on se trouvait à monter un
escalier derrière elle, on avait le temps d'apprendre sa leçon. Elle
n'avait jamais pu dire un mot de français. Elle avait aussi une figure
très solennelle et très austère. Je ne crois pas qu'elle ait jamais
adressé la parole à aucune de nous. On prétendait qu'elle avait eu une
maladie très grave et qu'elle ne digérait qu'au moyen d'un ventre
d'argent. Le ventre d'argent de Mme Anne-Augustine était une des
traditions du couvent, et nous étions assez bêtes pour y croire. On
s'imaginait même entendre le cliquetis de ce ventre lorsqu'elle
marchait; c'était donc pour nous un être très mystérieux et quelque
peu effrayant que cette antique béguine qui était à moitié statue de
métal, qui ne parlait jamais, qui vous regardait quelquefois d'un air
étonné, et qui ne savait même pas le nom d'une seule d'entre nous. On
la saluait en tremblant, elle faisait une courte inclinaison de la
tête et passait comme un spectre. Nous prétendions qu'elle était morte
depuis deux cents ans et qu'elle trottait toujours dans les cloîtres
par habitude.

Mme Marie-Xavier était la plus belle personne du couvent, grande, bien
faite, d'une figure régulière et délicate; elle était toujours pâle
comme sa guimpe, triste comme un tombeau. Elle se disait fort malade
et aspirait à la mort avec impatience. C'est la seule religieuse que
j'aie vue au désespoir d'avoir prononcé des vœux. Elle ne s'en
cachait guère et passait sa vie dans les soupirs et les larmes. Ces
vœux éternels, que la loi civile ne ratifiait pas, elle n'osait
pourtant pas aspirer à les rompre. Elle avait juré sur le saint
sacrement; elle n'était pas assez philosophe pour se dédire, pas assez
pieuse pour se résigner. C'était une âme défaillante, tourmentée,
misérable, plus passionnée que tendre, car elle ne s'épanchait que
dans des accès de colère, et comme exaspérée par l'ennui. On faisait
beaucoup de commentaires là-dessus. Les unes pensaient qu'elle avait
pris le voile par désespoir d'amour et qu'elle aimait encore; les
autres, qu'elle haïssait et qu'elle vivait de rage et de ressentiment;
d'autres enfin l'accusaient d'avoir un caractère amer et insociable,
et de ne pouvoir subir l'autorité des doyennes.

Quoique tout cela fût aussi bien caché que possible, il nous était
facile de voir qu'elle vivait à part, que les autres nonnes la
blâmaient et qu'elle passait sa vie à bouder et à être boudée. Elle
communiait cependant comme les autres, et elle a passé, je crois, une
dizaine d'années sous le voile. Mais j'ai su que peu de temps après ma
sortie du couvent elle avait rompu ses vœux et qu'elle était partie,
sans qu'on sût ce qui s'était passé dans le sein de la communauté.
Quelle a été la fin du douloureux roman de sa vie! A-t-elle retrouvé
libre ou repentant l'objet de sa passion? Avait-elle ou n'avait-elle
point une passion? Est-elle rentrée dans le monde? A-t-elle surmonté
les scrupules et les remords de la dévotion qui l'avait retenue si
longtemps captive, en dépit de son manque de vocation? Est-elle
rentrée dans un autre couvent pour y finir ses jours dans le deuil et
la pénitence? Aucune de nous, je crois, ne l'a jamais su. Ou bien on
me l'a dit, et je l'ai oublié. Est-elle morte à la suite de cette
longue maladie de l'âme qui la dévorait? Nos religieuses donnaient
pour prétexte l'arrêt des médecins, qui l'avaient condamnée à mourir
ou à changer de climat et de régime. Mais il était facile de voir à
leur sourire un peu amer que tout cela ne s'était point passé sans
luttes et sans blâme.

Une autre novice qui était fort belle aussi et que j'ai vue entrer
postulante sous le nom de miss Croft, a fait, depuis mon départ, comme
Mme Marie-Xavier: elle a quitté le couvent et renoncé à sa vocation
avant d'avoir pris le voile noir.

Miss Hurst, novice à qui j'ai vu prendre ce voile de deuil éternel et
qui l'a fait très délibérément et sans repentir, était la nièce de Mme
Monique. Elle était ma maîtresse d'anglais. Tous les jours je passais
une heure dans sa cellule. Elle démontrait avec clarté et patience. Je
l'aimais beaucoup, elle était parfaite pour moi, même quand j'étais
diable. Elle s'est nommée en religion Maria Winifred. Je n'ai jamais
lu Shakspeare ou Byron dans le texte sans penser à elle et sans la
remercier dans mon cœur.

Il y avait, quand j'entrai au couvent, deux autres novices qui
touchaient à la fin de leur noviciat et qui prirent le voile avant
miss Hurst et miss Fairbairns. J'ai oublié leurs noms de famille, je
ne me rappelle que leurs noms de religion. C'était la sœur Mary-Agnès
et la sœur Anna-Joseph. Toutes deux petites et menues, elles avaient
l'air de deux enfans. Mary-Agnès surtout était un petit être fort
singulier. Ses goûts et ses habitudes étaient en parfaite harmonie
avec l'exiguité mignarde de sa personne. Elle aimait les petits
livres, les petites fleurs, les petits oiseaux, les petites filles,
les petites chaises: tous les objets de son choix et à son usage
étaient mignons et proprets comme elle. Elle portait dans son genre de
prédilection une certaine grâce enfantine et plus de poésie que de
manie.

L'autre petite nonne, moins petite pourtant et moins intelligente
aussi, était la plus douce et la plus affectueuse créature du monde.
Celle-là n'avait pas une parcelle de la morgue anglaise et de la
méfiance catholique. Elle ne nous rencontrait jamais sans nous
embrasser, en nous adressant, d'un ton à la fois larmoyant et enjoué,
les épithètes les plus tendres.

Les enfans sont portés à abuser de l'expansion qu'on a avec eux,
aussi les pensionnaires avaient-elles peu de respect pour cette bonne
petite nonne. Les Anglaises surtout regardaient comme un travers le
laisser aller affectueux de ses manières. Il n'y a pas à dire, au
couvent comme ailleurs, j'ai toujours trouvé cette race hautaine et
guindée à la surface. Le caractère des Anglaises est plus bouillant
que le nôtre. Leurs instincts ont plus d'animalité dans tous les
genres. Elles sont moins maîtresses que nous de leurs sentimens et de
leurs passions. Mais elles sont plus maîtresses de leurs mouvemens, et
dès l'enfance il semble qu'elles s'étudient à les cacher et à se
composer une habitude de maintien impassible. On dirait qu'elles
viennent au monde dans la toile goudronnée dont on faisait ces fameux
_collets montés_ devenus synonymes d'orgueil et de pruderie.

Pour en revenir à la sœur _Anna-Joseph_, je l'aimais comme elle
était, et quand elle venait à moi les bras ouverts et l'œil humide
(elle avait toujours l'air d'un enfant qui vient d'être grondé et qui
demande protection ou consolation au premier venu), je ne songeais
point à épiloguer sur la banalité de ses caresses: je les lui rendais
avec la sincérité d'une sympathie toute d'instinct, car, d'affection
raisonnée, il n'y avait pas moyen d'y songer avec elle. Elle ne savait
pas dire deux mots de suite, parce qu'elle ne pouvait pas assembler
deux idées. Était-ce bêtise, timidité, légèreté d'esprit? Je croirais
plutôt que c'était maladresse intellectuelle, gaucherie du cerveau,
si l'on peut parler ainsi. Elle jasait sans rien dire: mais c'est
qu'elle eût voulu beaucoup dire et qu'elle ne le pouvait pas, même
dans sa propre langue. Il n'y avait pas absence, mais confusion
d'idées. Préoccupée de ce à quoi elle voulait penser, elle disait des
mots pour d'autres mots qu'elle croyait dire, ou elle laissait sa
phrase au beau milieu, et il fallait deviner le reste tandis qu'elle
en commençait une autre. Elle agissait comme elle parlait. Elle
faisait cent choses à la fois et n'en faisait bien aucune: son
dévoûment, sa douceur, son besoin d'aimer et de caresser semblaient la
rendre tout à fait propre aux fonctions d'infirmière dont on l'avait
revêtue. Malheureusement comme elle embrouillait sa main droite avec
sa main gauche, elle embrouillait malades, remèdes et maladies: elle
vous faisait avaler votre lavement, elle mettait la potion dans la
seringue. Et puis elle courait pour chercher quelque drogue à la
pharmacie, et croyant monter l'escalier, elle le descendait, et
réciproquement. Elle passait sa vie à se perdre et à se retrouver. On
la rencontrait toujours affairée, toute dolente pour un bobo survenu à
une de ses _dearest sisters_[16] ou à un de ses _dearest
children_[17]. Bonne comme un ange, bête comme une oie, disait-on. Et
les autres religieuses la grondaient beaucoup, ou la raillaient un
peu vivement pour ses étourderies. Elle se plaignait d'avoir des rats
dans sa cellule. On lui répondait que s'il y en avait, ils étaient
sortis de sa cervelle. Désespérée quand elle avait fait une sottise,
elle pleurait, perdait la tête et devenait complétement incapable de
la retrouver.

  [16] Très chères sœurs.

  [17] Très chers enfans.

Quel nom donner à ces organisations affectueuses, inoffensives,
pleines de bon vouloir, mais, par le fait, inhabiles et impuissantes?
Il y en a beaucoup, de ces natures-là, qui ne savent et ne peuvent
rien faire, et qui, livrées à elles-mêmes, ne trouveraient pas dans la
société une fonction applicable à leur individualité. On les appelle
brutalement idiotes et imbéciles. Moi, j'aimerais mieux ce préjugé de
certains peuples qui réputent sacrées les personnes ainsi faites. Dieu
agit en elles mystérieusement, et il faut respecter Dieu dans l'être
qu'il semble vouloir écraser de trop de pensées, ou embarrasser en lui
ôtant le fil conducteur du labyrinthe intellectuel.

N'aurons-nous pas un jour une société assez riche et assez chrétienne
pour qu'on ne dise plus aux inhabiles: «Tant pis pour toi, deviens ce
que tu pourras?» L'humanité ne comprendra-t-elle jamais que ceux qui
ne sont capables que d'aimer sont bons à quelque chose, et que l'amour
d'une bête est encore un trésor?

Pauvre petite sœur Anna-Joseph, tu fis bien de te tourner vers Dieu,
qui seul ne rebute pas les élans d'un cœur simple, et, quant à moi,
je le remercie de ce qu'il m'a fait aimer en toi cette _sainte
simplicité_ qui ne pouvait rien donner que de la tendresse et du
dévouement. Faites les difficiles, vous autres qui en avez trop
rencontré dans ce monde!

J'ai gardé pour la dernière celle des nonnes que j'ai le plus aimée.
C'était, à coup sûr, la perle du couvent. Mme _Mary Alicia Spiring_
était la meilleure, la plus intelligente et la plus aimable des cent
et quelques femmes, tant vieilles que jeunes, qui habitaient, soit
pour un temps, soit pour toujours le couvent des Anglaises. Elle
n'avait pas trente ans lorsque je la connus. Elle était encore très
belle, bien qu'elle eût trop de nez et trop peu de bouche. Mais ses
grands yeux bleus bordés de cils noirs étaient les plus beaux, les
plus francs, les plus doux yeux que j'aie vus de ma vie. Toute son âme
généreuse, maternelle et sincère, toute son existence dévouée, chaste
et digne étaient dans ces yeux-là. On eût pu les appeler, en style
catholique, des miroirs de pureté. J'ai eu longtemps l'habitude, et je
ne l'ai pas tout à fait perdue, de penser à ces yeux-là quand je me
sentais la nuit, oppressée par ces visions effrayantes qui vous
poursuivent encore après le réveil. Je m'imaginais rencontrer le
regard de Mme Alicia, et ce pur rayon mettait les fantômes en fuite.

Il y avait dans cette personne charmante quelque chose d'idéal; je
n'exagère pas, et quiconque l'a vue un instant à la grille du parloir,
quiconque l'a connue quelques jours au couvent, a ressenti pour elle
une de ces subites sympathies mêlées d'un profond respect,
qu'inspirent les âmes d'élite. La religion avait pu la rendre humble,
mais la nature l'avait faite modeste. Elle était née avec le don de
toutes les vertus, de tous les charmes, de toutes les puissances que
l'idée chrétienne bien comprise par une noble intelligence ne pouvait
que développer et conserver. On sentait qu'il n'y avait point de
combat en elle et qu'elle vivait dans le beau et dans le bon comme
dans son élément nécessaire. Tout était en harmonie chez elle. Sa
taille était magnifique et pleine de grâces sous le sac et la guimpe.
Ses mains effilées et rondelettes étaient charmantes, malgré une
ankylose des petits doigts qui ne se voyait pas habituellement. Sa
voix était agréable, sa prononciation d'une distinction exquise dans
les deux langues, qu'elle parlait également bien. Née en France d'une
mère française, élevée en France, elle était plus Française
qu'Anglaise, et le mélange de ce qu'il y a de meilleur dans ces deux
races en faisait un être parfait. Elle avait la dignité britannique
sans en avoir la raideur, l'austérité religieuse sans la dureté. Elle
grondait parfois, mais en peu de mots, et c'étaient des mots si
justes, un blâme si bien motivé, des reproches si directs, si nets,
et pourtant accompagnés d'un espoir si encourageant, qu'on se sentait
courbée, réduite, convaincue, devant elle, sans être ni blessée, ni
humiliée ni dépitée. On l'estimait d'autant plus qu'elle avait été
plus sincère, on l'aimait d'autant plus qu'on se sentait moins digne
de l'amitié qu'elle vous conservait, mais on gardait l'espoir de la
mériter, et on y arrivait certainement, tant cette affection était
désirable et salutaire.

Plusieurs religieuses avaient une _fille_, ou plusieurs _filles_ parmi
les pensionnaires, c'est-à-dire que, sur la recommandation des parens,
ou sur la demande d'un enfant et avec la permission de la supérieure,
il y avait une sorte d'adoption maternelle spéciale. Cette maternité
consistait en petits soins particuliers, en réprimandes tendres ou
sévères à l'occasion. La fille avait la permission d'entrer dans la
cellule de sa mère, de lui demander conseil ou protection, d'aller
quelquefois prendre le thé avec elle dans l'ouvroir des religieuses,
de lui offrir un petit ouvrage à sa fête, enfin de l'aimer et de le
lui dire. Tout le monde voulait être la fille de Poulette ou de la
mère Alippe. Mme Marie-Xavier avait des filles. On désirait vivement
être celle de Mme Alicia, mais elle était avare de cette faveur.
Secrétaire de la communauté, chargée de tout le travail de bureau de
la supérieure, elle avait peu de loisir et beaucoup de fatigue. Elle
avait une fille bien-aimée, Louise de Courteilles (qui a été depuis
Mme d'Aure). Cette Louise était sortie du couvent, et personne n'osait
espérer de la remplacer.

Cette ambition me vint comme aux gens naïfs qui ne doutent de rien. On
se prenait de passion filiale autour de moi pour Mme Alicia, mais on
n'osait pas le lui dire. J'allai le lui dire tout net et sans
m'embarrasser l'esprit du sermon qui m'attendait. «Vous? me dit-elle.
Vous le plus grand diable du couvent? Mais vous voulez donc me faire
faire pénitence? Que vous ai-je donc fait pour que vous m'imposiez le
gouvernement d'une aussi mauvaise tête que la vôtre? Vous voulez me
remplacer, vous, enfant terrible, ma bonne Louise, ma douce et sage
enfant? Je crois que vous êtes folle ou que vous m'en voulez.--Bah!
lui répondis-je sans me déconcerter, essayez toujours, qui sait? Je me
corrigerai peut-être, je deviendrai peut-être charmante pour vous
faire plaisir!--A la bonne heure, dit-elle; si c'est dans l'espoir de
vous amender que je vous entreprends, je m'y résignerai peut-être;
mais vous me fournissez là un rude moyen de faire mon salut, et j'en
aurais préféré un autre.--Un ange comme Louise de Courteilles ne
compte pas pour votre salut, repris-je. Vous n'avez eu aucun mérite
avec elle; vous en auriez beaucoup avec moi.--Mais si, après m'être
donné beaucoup de peine, je ne réussis pas à vous rendre sage et
pieuse?--Pouvez-vous me promettre de m'aider au moins?--Pas trop,
répondis-je. Je ne sais pas encore ce que je suis et ce que je veux
être. Je sens que je vous aime beaucoup, et je me figure que, de
quelque façon que je tourne, vous serez forcée de m'aimer aussi.--Je
vois que vous ne manquez pas d'amour-propre?--Oh! vous verrez que ce
n'est pas cela; mais j'ai besoin d'une mère. J'en ai deux en réalité
qui m'aiment trop, que j'aime trop, et nous ne nous faisons que du mal
les unes aux autres. Je ne peux guère vous expliquer cela, et pourtant
vous le comprendriez, vous qui avez votre mère, dans le couvent; mais
soyez pour moi une mère à votre manière. Je crois que je m'en
trouverai bien. C'est dans mon intérêt que je vous le demande, et je
ne m'en fais point accroire. Allons, chère mère, dites oui, car je
vous avertis que j'en ai déjà parlé à ma bonne maman et à madame la
supérieure, et qu'elles vont vous le demander aussi.

Mme Alicia se résigna, et mes compagnes, tout étonnées de cette
adoption, me disaient: «Tu n'es pas malheureuse, toi! Tu es un diable
incarné, tu ne fais que des sottises et des malices. Pourtant voilà
Mme Eugénie qui te protége et Mme Alicia qui t'aime, tu es née
coiffée.»--«Peut-être!» disais-je avec la fatuité d'un mauvais sujet.

Mon affection pour cette admirable personne était pourtant plus
sérieuse qu'on ne pensait et qu'elle ne le croyait certainement
elle-même. Je n'avais jamais senti qu'une passion dans mon petit être,
l'amour filial; cette passion se concentrait en moi; ma véritable mère
y répondait tantôt trop, tantôt pas assez, et, depuis que j'étais au
couvent, elle semblait avoir fait vœu de repousser mes élans et de me
restituer à moi-même pour ainsi dire. Ma grand'mère me boudait parce
que j'avais accepté l'épreuve qu'elle m'avait imposée. Ni l'une ni
l'autre n'avait plus de raison que moi. J'avais besoin d'une mère
sage, et je commençais à comprendre que l'amour maternel, pour être un
refuge, ne doit pas être une passion jalouse.

Malgré la dissipation où mon être moral semblait s'être absorbé et
comme évaporé, j'avais toujours mes heures de rêverie douloureuse et
de sombres réflexions dont je ne faisais part à personne. J'étais
parfois si triste en faisant mes folies, que j'étais forcée de
m'avouer malade pour ne pas m'épancher. Mes compagnes anglaises se
moquaient de moi et me disaient: «_You are low-spirited to-day?--What
is the matter with you?_»[18] Isabelle avait coutume de répéter quand
j'étais jaune et abattue: «_She is in her low-spirits, in her
spiritual absences_»[19]. Elle faisait ma charge, je riais, et je
gardais mon secret.

  [18] Cette phrase et la suivante ne sont pas littéralement
  traduisibles: _Vos esprits sont bas_ (abattus) _aujourd'hui.
  Qu'est-ce que vous avez?_

  [19] _Elle est bas espritée; elle est dans ses absences
  spirituelles._


J'étais diable moins par goût que par laisser-aller. J'aurais tourné à
la sagesse si mes diables l'eussent voulu. Je les aimais, ils me
faisaient rire, ils m'arrachaient à moi-même: mais cinq minutes de
sévérité de Mme Alicia me faisaient plus de bien, parce que, dans
cette sévérité, soit amitié particulière, soit charité chrétienne, je
sentais un intérêt plus sérieux et plus durable qu'il n'y en avait
dans cet échange de gaîté entre mes compagnes et moi. Si j'avais pu
vivre à l'ouvroir ou dans la cellule de ma chère mère, au bout de
trois jours je n'aurais plus compris qu'on s'amusât sur les toits ou
dans les caves.

J'avais besoin de chérir quelqu'un et de le placer dans ma pensée
habituelle au-dessus de tous les autres êtres, de rêver en lui la
perfection, le calme, la force, la justice: de vénérer enfin un objet
supérieur à moi, et de rendre dans mon cœur un culte assidu à quelque
chose comme Dieu ou comme _Corambé_. Ce quelque chose prenait les
traits graves et sereins de Maria Alicia. C'était mon idéal, mon saint
amour, c'était la mère de mon choix.

Quand j'avais fait le diable tout le jour, je me glissais le soir dans
sa cellule après la prière. C'était une des prérogatives de mon
adoption. La prière finissait à huit heures et demie. Nous montions
l'escalier de notre dortoir, et nous trouvions dans les longs
corridors (qu'on appelait dortoirs aussi, parce que toutes les portes
des cellules y donnaient) les nonnes alignées sur deux rangs, et
rentrant chez elles en psalmodiant à haute voix des prières en latin.
Elles s'arrêtaient devant une madone qui était sur le dernier palier,
et là elles se séparaient, après plusieurs versets et répons. Chacune
entrait dans sa cellule sans rien dire, car, entre la prière et le
sommeil, le silence leur était imposé.

Mais celles qui avaient une fonction à remplir auprès des malades ou
auprès de leurs filles étaient dispensées de s'astreindre à ce
réglement. J'avais donc le droit d'entrer chez ma mère entre neuf
heures moins un quart et neuf heures. Lorsque neuf heures sonnaient à
la grande horloge, il fallait que sa lumière fût éteinte et que je
fusse rentrée au dortoir. C'était donc quelquefois cinq ou six minutes
seulement qu'elle pouvait m'accorder, encore avec préoccupation et
l'oreille attentive aux _quarts_, _demi-quarts_ et _avant-quarts_ que
sonnait la vieille horloge, car Mme Alicia était scrupuleusement
fidèle à l'observance des moindres règles, et elle n'y eût pas voulu
manquer d'une seconde.

«Allons, me disait-elle en m'ouvrant sa porte, que je grattais d'une
certaine façon pour me faire admettre, _voilà encore mon tourment_!»
C'était sa formule habituelle, et le ton dont elle la disait était si
bon, si accueillant, son sourire était si tendre et son regard si doux
que je me trouvais parfaitement encouragée à entrer. «Voyons,
disait-elle, que venez-vous me dire de nouveau? Auriez-vous été sage,
par hasard, aujourd'hui?--Non.--Mais vous n'êtes pas en bonnet de
nuit, cependant? (On sait que c'était la marque de pénitence qui était
devenue à peu près adhérente à mon chef.)--Je ne l'ai eu que deux
heures, ce soir, disais-je.--Ah! fort bien! Et ce matin?--Ce matin, je
l'avais à l'église. Je me suis glissée derrière les autres pour que
vous ne le vissiez point.--Ah! ne craignez rien! je vous regarde le
moins possible, pour ne pas voir ce vilain bonnet. Eh bien! vous
l'aurez donc encore demain?--Oh! probablement!--Vous ne voulez donc
pas changer?--Je ne peux pas encore.--Alors qu'est-ce que vous venez
faire chez moi?--Vous voir et me faire gronder.--Ah! cela vous
amuse?--Cela me fait du bien.--Je ne m'en aperçois pas du tout, et
cela me fait du mal, à moi, méchante enfant!--Ah! tant mieux! lui
disais-je, cela prouve que vous m'aimez.--Et que vous ne m'aimez pas!»
reprenait-elle.

Alors elle me grondait, et j'avais un grand plaisir à être grondée par
elle. «Au moins, me disais-je, voilà une mère qui m'aime pour moi et
qui a raison avec moi.» Je l'écoutais avec le recueillement d'une
personne bien décidée à se convertir, et pourtant je n'y songeais
nullement.

«Allons me disait-elle, vous changerez, je l'espère; vos sottises vous
ennuieront, et Dieu parlera à votre âme.--Le priez-vous beaucoup pour
moi?--Oui, beaucoup.--Tous les jours?--Tous les jours.--Vous voyez
bien que si j'étais sage, vous m'aimeriez moins et ne penseriez pas si
souvent à moi.»

Elle ne pouvait s'empêcher de rire, car elle avait ce fond de gaîté
qui est le cachet des bons esprits et des bonnes consciences. Elle me
prenait par les épaules et me secouait comme pour faire sortir le
diable dont j'étais possédée. Puis l'heure sonnait, et elle me jetait
à la porte en riant. Et je remontais au dortoir, emportant, comme par
influence magnétique, quelque chose de la sérénité et de la candeur de
cette belle âme.

Je n'ai dit ces détails que pour compléter le portrait de ma chère
Marie Alicia, car j'aurai beaucoup à revenir sur mes relations avec
elle. J'achève maintenant ma nomenclature en disant que nous avions
quatre sœurs converses dont je ne me rappelle bien que deux, la sœur
Thérèse et la sœur Hélène.

_Sister Teresa_ était une grande vieille d'un beau type. Elle était
gaie, brusque, moqueuse, adorablement bonne. C'est encore un de mes
chers souvenirs. C'est elle qui m'avait baptisée _Madcap_. Elle ne
savait pas un mot de français et ne pouvait, dans aucune langue, dire
correctement trois paroles. C'était une Ecossaise, maigre, forte, très
active, vous repoussant toujours de manière à vous attirer, se
plaisant aux niches qu'on lui faisait, et capable de vous châtier à
coups de balai, tout en riant plus haut que vous. Elle aussi aimait
les diables et ne les craignait point.

Elle avait l'emploi de distiller l'eau de menthe, ce qui était une
industrie très perfectionnée dans notre couvent. On cultivait la
plante dans de grands carrés réservés, au jardin des religieuses.
Trois ou quatre fois par semaine, on la fauchait comme une luzerne, et
on l'apportait dans une vaste cave qui servait de laboratoire à la
sœur Thérèse. Cette cave était située juste au-dessous de la grande
classe, et on y descendait par un large escalier. C'était donc
naturellement une de nos premières étapes quand nous partions pour nos
escapades. Mais quand la distilleuse était absente, tout était fermé
avec le plus grand soin, et quand elle était présente, il ne fallait
pas songer à folâtrer au milieu de ses alambics et de ses cornues. On
s'arrêtait devant la porte ouverte et on la taquinait en paroles, ce
qu'elle acceptait fort bien. Cependant, moi qui savais faire
tranquillement mes impertinences, j'arrivai bientôt à pénétrer dans le
sanctuaire. Je me tins d'abord pendant quelque temps en observation;
j'aimais à la regarder. Seule dans cette grande cave éclairée par un
jour blanc, qui, du soupirail, tombait sur sa robe violette, sur son
voile d'un noir grisâtre et sur sa figure accentuée de lignes, terne
de couleur comme une terre cuite, elle avait l'air d'une sorcière de
Macbeth faisant ses évocations autour des fourneaux. Parfois elle
était immobile comme une statue, assise auprès de l'alambic où le
précieux breuvage coulait goutte à goutte: elle lisait la Bible en
silence, ou murmurait ses offices d'une voix rauque et monotone. Elle
était belle dans sa rude vieillesse comme un portrait de Rembrandt.

Un jour qu'elle était absorbée ou assoupie, j'arrivai jusqu'à elle sur
la pointe des pieds, et quand elle me vit au milieu de ses flacons et
de tout l'attirail fragile qu'un combat folâtre eût compromis, force
lui fut de capituler et de souffrir ma curiosité. Elle était si bonne
qu'elle me prit en affection, Dieu sait pourquoi, et que je pus dès
lors me glisser souvent à ses côtés. Quand elle vit que je n'étais pas
maladroite et que je ne brisais rien, elle se laissa distraire et
désennuyer par mes flâneries, et, tout en me reprochant de n'être pas
à la classe, elle ne me poussa jamais dehors, comme elle faisait des
autres. L'odeur de la menthe lui causait des maux d'yeux et des
migraines. Je l'aidais à étaler et à remuer son fourrage embaumé, et
dans les jours d'été, quand on étouffait dans la classe, je trouvais
un bien-être extrême à me réfugier dans cette cave dont le parfum me
charmait.

L'autre sœur converse, sœur Hélène, était la maîtresse servante du
couvent. Elle faisait les lits au dortoir, balayait l'église, etc.
Comme après Mme Alicia, c'est la religieuse qui m'a été la plus
chère, je parlerai beaucoup d'elle en temps et lieu; mais, à la phase
de mon récit où je me trouve, je n'ai rien à en dire. Je fus longtemps
sans faire la moindre attention à elle.

Les deux autres converses faisaient la cuisine. Ainsi, au couvent
comme ailleurs, il y avait une aristocratie et une démocratie. Les
_dames de chœur_ vivaient en patriciennes. Elles avaient des robes
blanches et du linge fin. Les converses travaillaient comme des
prolétaires et leur vêtement sombre était plus grossier. C'étaient de
vraies femmes du peuple, sans aucune éducation, et beaucoup moins
absorbées par l'église et les offices que par les travaux de ce grand
ménage. Elles n'étaient pas en nombre pour y suffire, et il y avait en
outre deux servantes séculières, Marie-Anne et Marie-Josephe, sa
nièce, deux créatures excellentes qui me dédommageaient bien de Rose
et de Julie.

En général on était bon comme Dieu dans cette grande famille féminine.
Je n'y ai pas rencontré une seule méchante compagne, et parmi les
religieuses et les maîtresses, sauf Mlle D..., je n'ai trouvé que
tendresse ou tolérance. Comment ne chérirais-je pas le souvenir de ces
années, les plus tranquilles, les plus heureuses de ma vie? J'y ai
souffert de moi-même au physique et au moral, mais, en aucun temps et
en aucun lieu, je n'ai moins souffert de la part des autres.



CHAPITRE TREIZIEME.

  Départ d'Isabelle pour la Suisse.--Amitié protectrice de Sophie
    pour moi.--Fanelly.--La liste des affections.--Anna.--Isabelle
    quitte le couvent.--Fanelly me console.--Retour sur le
    passé.--Précautions mal entendues des religieuses.--Je fais des
    vers.--J'écris mon premier roman.--Ma grand'mère revient à
    Paris.--M. Abraham.--Études sérieuses pour la présentation à la
    cour.--Je retombe dans mes chagrins de famille.--On me met en
    présence d'épouseurs.--Visites chez de vieilles comtesses.--On
    me donne une cellule.--Description de ma cellule.--Je commence
    à m'ennuyer de la _diablerie_.--La vie des saints.--Saint
    Siméon le Stylite, saint Augustin, saint Paul.--Le Christ au
    jardin des Oliviers.--L'Évangile.--J'entre un soir dans
    l'église.


Mon premier chagrin à la grande classe fut le départ d'Isabelle. Ses
parens l'emmenaient en Suisse avec sa sœur aînée, qui n'était pas au
couvent. Isabelle partit, joyeuse de faire un si beau voyage, ne
regrettant que Sophie, et faisant fort peu d'attention à mes larmes.
J'en fus blessée. J'aimais Sophie et j'en étais doublement jalouse:
jalouse, parce qu'elle me préférait Isabelle; jalouse, parce que
Isabelle me la préférait. J'eus quelques jours de grand chagrin. Mais
la jalousie en amitié n'est point mon mal: je la méprise et m'en
défends assez bien. Quand je vis Sophie pleurer son amie et dédaigner
mes consolations, je ne fis pas la superbe. Je la priai de m'associer
à ses regrets, d'être triste avec moi sans se gêner et de me parler
d'Isabelle sans jamais craindre de lasser ma patience et mon
affection. «Au fait, me dit Sophie en se jetant dans mes bras, je ne
sais pas pourquoi nous t'avions traitée comme un enfant, Isabelle et
moi. Tu as plus de cœur qu'on ne pense, et je te jure amitié
sérieuse. Tu me permettras d'aimer Isabelle avant tout. Elle y a droit
par ancienneté, mais après Isabelle, je sens que c'est toi que j'aime
plus que tout le monde ici.»

J'acceptai joyeusement la part qui m'était faite, et je devins
l'inséparable de Sophie. Elle fut toujours aimable et charmante: mais
je dois dire que, pour l'élan du cœur et le dévoûment complet, je fis
toujours les frais de cette amitié; Sophie était exclusive malgré
elle. Son âme ne pouvait se partager. Je l'accusai quelquefois
d'ingratitude, puis je sentis que j'avais tort, et, sans la quitter
d'une semelle, j'ouvris mon cœur à d'autres amitiés.

Mary partit pour un voyage en Angleterre. Elle devait revenir bientôt,
et je ne m'en affectai pas beaucoup, parce que mon entrée à la grande
classe nous avait beaucoup séparées, et qu'à son retour elle devait
m'y rejoindre. Mais son absence se prolongea. Elle ne revint qu'au
bout d'un an et pour rentrer à la petite classe. L'affection qui
s'empara de moi me dédommagea de toutes ces pertes, et je trouvai
dans Fanelly de Brisac la plus aimante de toutes mes amies.

C'était une petite blonde, fraîche comme une rose et d'une physionomie
si vive, si franche, si bonne, qu'on avait du plaisir à la regarder.
Elle avait de magnifiques cheveux cendrés qui tombaient en longues
boucles sur ses yeux bleus et sur ses joues rondelettes. Comme elle
remuait toujours, qu'elle ne savait pas marcher sans courir, ni courir
sans bondir comme une balle, ce perpétuel flottement de cheveux était
la chose la plus gaie du monde. Ses lèvres vermeilles ne savaient que
sourire, et, comme elle était de Nérac, elle avait un petit accent
gascon qui réjouissait l'oreille. Ses sourcils se rejoignaient
au-dessus de son petit nez, ses yeux pétillaient comme des étincelles.
Elle agissait et entreprenait toujours, elle ne connaissait pas la
rêverie. Elle babillait sans désemparer. Elle était tout feu, tout
cœur, tout soleil, un vrai type méridional, la plus aimable, la plus
vivante, la plus prévenante compagne que j'aie jamais eue.

Elle m'aima la première et me le dit sans savoir comment j'y
répondrais. J'y répondis tout de suite et de tout mon cœur, sans
savoir où cela me mènerait. Mais ma bonne étoile avait présidé à ce
pacte d'inspiration. Je trouvai en elle un trésor de bonté, la douceur
d'un ange dans la pétulance d'un démon, un esprit rayonnant de santé
morale, une abondance de cœur inépuisable, une complaisance
empressée, ingénieuse, active, une droiture et une générosité
d'instincts à toute épreuve, un caractère comme on n'en rencontre pas
trois dans la vie pour l'unité, l'égalité, la sûreté. Cette
personne-là a toujours vécu loin de moi depuis, nous ne nous sommes
presque pas écrit. Elle n'était pas _écriveuse_, comme nous disions au
couvent: nous ne nous sommes pas revues. Elle s'est mariée avec un
homme très estimable, M. le Franc de Pompignan, mais dont la religion
politique et sociale doit être tout l'opposé de la mienne. Elle doit
donc vivre dans un milieu où je suis considérée très probablement
comme un suppôt de l'Antechrist[20]. Mais en dépit de tout cela, il y
a une chose dont je suis aussi assurée que de ma propre existence,
c'est que Fanelly m'aime toujours tendrement et ardemment, c'est
qu'aucun nuage n'a passé sur cette irrésistible et complète sympathie
que nous avons éprouvée l'une pour l'autre, il y a trente ans, c'est
qu'elle ne pense jamais à moi sans se dire qu'elle m'aime et sans
être certaine que je l'aime aussi. Qui ne l'eût aimée? Elle n'avait
pas un seul défaut, pas un seul travers. A la voir si rieuse, si
échevelée, si _en l'air_, on eût pu croire qu'elle ne pensait à rien,
et cependant elle pensait toujours à vous être agréable; elle vivait
pour ainsi dire de l'affection qu'elle vous portait et du plaisir
qu'elle voulait vous donner. Je la vois toujours entrant dans la
classe dix fois par jour (car elle savait sortir de classe comme
personne) et remuant sa jolie tête blonde à droite et à gauche pour me
chercher. Elle était myope malgré ses beaux yeux. «_Ma tante_,
disait-elle, où est donc _ma tante_? qu'a-t-on fait de ma tante?
Mesdemoiselles, mesdemoiselles, qui a vu ma tante?--Eh! je suis là,
lui disais-je. Viens donc auprès de moi.

  [20] Ce n'est pas une raison pour omettre de rappeler la belle
  action qui s'est passée depuis que ces lignes sont écrites.
  Sous-préfet à Nérac, M. de Pompignan est descendu dans un puits
  méphitique où personne n'osait se risquer, pour en retirer de
  pauvres ouvriers asphyxiés. Parvenu au but de ses efforts, M. de
  Pompignan, qui par deux fois déjà s'était évanoui, replongeant
  toujours avec un nouveau courage, faillit payer de sa vie
  l'admirable dévoûment de son cœur.

--Ah! c'est bien, ma tante! Tu m'as gardé ma place à côté de toi.
C'est bien, c'est bien, nous allons rire. Mais qu'est-ce que tu as, ma
tante? Tu as l'air soucieux, voyons, dis-moi ce que tu as?

--Mais rien.

--En ce cas, ris donc, est-ce que tu t'ennuies? Eh, oui, je parie! Il
y a au moins une heure que tu es tranquille. Viens, décampons; j'ai
découvert quelque chose de charmant.»

Et elle m'emmenait battre les buissons dans le jardin, ou les pavés
dans le cloître, et elle avait toujours préparé quelque folle surprise
pour me divertir. Il n'y avait pas moyen d'être triste ou seulement
rêveuse avec elle, et ce qu'il y avait de remarquable dans ce charmant
naturel, c'est que son tourbillonnement ne fatiguait jamais. Elle vous
arrachait à vous-même et ne vous faisait jamais regretter de vous être
laissé aller. Elle était pour moi la santé, la vie de l'âme et du
corps. C'était le ciel qui me l'envoyait, à moi qui avais, qui ai
toujours eu besoin précisément de l'initiative des autres pour
exister.

Je trouvais fort doux d'être aimée ainsi, et je dois ajouter que cette
enfant est dans ma vie le seul être dont je me sois sentie aimée à
toute heure avec la même intensité et la même placidité.

Comment fit-elle durant deux années d'intimité pour ne pas se lasser
de moi un seul instant? C'est qu'elle avait une libéralité de cœur
tout exceptionnelle. C'est aussi qu'elle avait un esprit peu
ordinaire. Elle avait trouvé le secret de me transformer, de me rendre
amusante, de m'arracher si bien à mes langueurs et à mes abattemens,
qu'elle en était venue à me croire vivante comme elle. Elle ne se
doutait pas que c'était elle qui me donnait la vie.

On avait au couvent l'enfantine et plaisante habitude d'établir et de
respecter le classement de ses amitiés. L'on exigeait cela les unes
des autres, ce qui prouve que la femme est née jalouse, et tient à ses
droits dans l'affection, à défaut d'autres droits à faire valoir dans
la société. Ainsi, on dressait la liste de ses relations plus ou moins
intimes: on les classait par ordre, et les initiales des quatre ou
cinq noms préférés étaient comme une devise qu'on lisait sur les
cahiers, sur les murs, sur les couvercles de pupitre, comme autrefois
l'on mettait certains chiffres et certaines couleurs sur ses armes et
sur son palefroi. Quand on avait donné la première place, on n'avait
pas le droit de la reprendre pour la donner à une autre. L'ancienneté
faisait loi. Ainsi ma liste de la grande classe portait invariablement
Isabella Clifford en tête, et puis Sophie Cary. Quand vint Fanelly,
elle ne put avoir que la troisième place, et bien que Fanelly n'eût
pas de meilleures amies que moi, bien qu'elle n'en eût jamais d'autres
que les miennes, elle accepta sans jalousie et sans chagrin cette
troisième place. Après elle vint Anna Vié, qui eut la quatrième; et
pendant près d'une année je ne formai pas d'autres relations. Le nom
de Mme Alicia couronnait toujours la liste; elle brillait seule,
au-dessus, comme mon soleil. Les initiales de mes quatre compagnes
formaient le mot _Isfa_, que je traçais sur tous les objets à mon
usage dans la classe, comme une formule cabalistique. Quelquefois je
l'entourais d'une auréole de petits a pour signifier qu'Alicia
remplissait tout le reste de mon cœur. Combien de fois Mme Eugénie,
qui, avec sa vue débile, voyait cependant tout, et mettait son petit
nez curieux dans toutes nos paperasses, s'est-elle creusé l'esprit
pour découvrir ce que signifiait ce mot mystérieux! Chacune de nous,
ayant un logogriphe du même genre, lui laissait présumer que nous
avions une langue de convention, et qu'à l'aide de ce langage nous
conspirions contre son autorité. Mais elle interrogeait vainement. On
lui disait que c'étaient des lettres jetées au hasard pour essayer les
plumes. Le mystère est une si belle chose quand il ne cache aucun
secret!

Anna Vié, ma _quatrième_, était une personne très intelligente, gaie,
railleuse, malicieuse, la plus spirituelle du couvent en paroles. Il
était impossible de ne pas se plaire avec elle. Elle était laide et
pauvre, et ces deux disgrâces dont elle riait sans cesse, faisaient
son plus grand charme; orpheline, elle avait pour tout appui un vieil
oncle grec, M. de Césarini, qu'elle connaissait peu et craignait
beaucoup. Diable au premier chef, rageuse surtout, redoutée pour son
ironie, elle avait pourtant un noble et généreux cœur. Sa gaîté
brillante cachait un grand fonds d'amertume. Son avenir, qui se
présentait toujours à elle sous des couleurs sombres, son esprit, qui
la faisait craindre plus qu'aimer; ses pauvres petites robes noires,
fanées, sa petite taille, qui ne se développait point, son teint jaune
et bilieux, ses petits yeux étranges, tout lui était un sujet de
plaisanterie apparente et de douleur secrète. A cause de cela, on la
croyait envieuse des avantages des autres. Cela n'était point. Elle
avait une grande droiture de jugement, une grande élévation d'idées,
et quand elle vous aimait assez pour ne plus rire avec vous, elle
pleurait avec noblesse et s'emparait de votre sympathie. Longtemps
nous caressâmes ensemble le rêve qu'elle viendrait habiter Nohant
quand j'y retournerais. Ma grand'mère souriait à ce projet; mais
l'oncle d'Anna, à qui celle-ci en parla d'abord, ne s'y montra pas
favorable.

Je l'ai revue une ou deux fois depuis notre séparation. Elle avait
épousé un M. Desparbès de Lussan, de la famille de Mme de Lussan, qui
avait été l'amie intime de ma grand'mère. Anna, mariée, n'était plus
la même personne. Elle avait grandi, son teint s'était éclairci: sans
être jolie, elle était devenue agréable. Elle habitait la campagne à
Ivry. Son mari n'était ni jeune, ni riche ni _avenant_, mais elle s'en
louait beaucoup, et, soit pour lui complaire, soit pour se réconcilier
avec son sort, qui ne paraissait pas enivrant, elle était devenue
dévote, de sceptique très obstinée que je l'avais connue.

Un autre changement qui m'étonna davantage et qui m'affligea, fut la
contrainte et la froideur de ses manières avec moi. Je n'étais
pourtant pas George Sand alors, et je ne songeais guère à le devenir.
J'étais encore catholique, et si inconnue en ce monde que personne ne
songeait à dire du mal de moi. La réserve de mon ancienne amie ne
m'eût peut-être pas empêchée de la revoir, car je croyais deviner
quelle n'était pas plus heureuse dans le monde qu'au couvent, et
qu'elle aurait besoin de s'épancher avec moi quand nous serions
seules; mais je n'habitais point Paris, et les douze ou treize ans que
j'ai passés a Nohant après mon mariage ont nécessairement rompu la
plupart de mes relations de couvent. J'ai su qu'Anna avait perdu son
mari après quelques années de mariage, et je ne sais pas ce qu'elle
est devenue. Puisse-t-elle être heureuse! Elle avait toujours
désespéré de pouvoir l'être, et pourtant elle le méritait beaucoup.

Pendant près d'un an, Sophie, Fanelly, Anna et moi, nous fûmes
inséparables. Je fus le lien entre elles; car, avant que Sophie m'eût
acceptée pour sa _seconde_, et que les deux autres m'eussent adoptée
pour leur _première_, elles n'avaient pas marché ensemble. Notre
intimité fut sans nuages. Je souffrais bien un peu des fréquentes
_indifférences_ de Sophie, qui se croyait obligée d'aimer Isabelle
absente plus que moi, tandis que je me croyais obligée d'aimer
Isabelle absente et Sophie indifférente plus que Fanelly et Anna, qui
m'adoraient généreusement. Mais c'était la règle, la loi. On aurait
cru mériter l'odieuse qualification d'inconstante si on eût dérangé
l'ordre de la liste. Pourtant je dois dire à ma justification qu'en
dépit de la liste, en dépit de l'ancienneté, en dépit des promesses
échangées, je ne pouvais m'empêcher de sentir que j'aimais Fanelly
plus que toutes les autres, et je lui faisais souvent cet étrange
raisonnement: «Par ma volonté tu n'es que ma troisième, mais contre ma
volonté tu es ma première et peut-être ma seule.» Elle riait.
«Qu'est-ce que cela me fait, me disait-elle, que tu me comptes la
troisième, si tu m'aimes comme je t'aime? va, _ma tante_, je ne t'en
demande pas davantage. Je ne suis pas fière, et j'aime celles que tu
aimes.» Isabelle revint de Suisse au bout de quelques mois, mais elle
vint nous dire adieu, elle quittait définitivement le couvent. Elle
partait pour l'Angleterre. J'eus un désespoir complet, d'autant plus
que, tout absorbée par Sophie, elle s'apercevait à peine de ma
présence et se retourna pour dire: «_Qu'a donc cette petite à pleurer
comme cela?_» Je trouvai le mot bien dur; mais comme Sophie lui dit
que j'avais été sa consolatrice et qu'elle m'avait prise pour amie,
Isabelle s'efforça de me consoler et voulut que je fusse en tiers dans
leur promenade. Elle revint nous voir une autre fois, et partit peu de
temps après. Elle a fait un riche mariage. Je ne l'ai jamais revue.

Sophie ne se consola pas de cette séparation. Pour moi, dont l'amitié
avait été plus courte et moins heureuse, je m'en laissai consoler par
ma chère Fanelly, et je fis bien; car Isabelle n'avait jamais vu en
moi qu'un enfant, et d'ailleurs, elle était peut-être plus
sentimentale que tendre.

Mon année, presque mes dix-huit ans de _diablerie_ s'écoulèrent comme
un jour et sans que j'en eusse pour ainsi dire conscience. Sophie et
Anna prétendaient s'ennuyer mortellement au couvent, et que ce fût un
_genre_ ou une réalité, toutes mes compagnes disaient la même chose.
Il n'y avait que les dévotes qui se fussent interdit la plainte, et
elles n'en paraissaient pas plus gaies. Tous ces enfans avaient été
apparemment bien heureux dans leurs familles. Celles qui, comme Anna,
n'avaient pas de famille, et dont les jours de sortie n'étaient rien
moins que gais, rêvaient un monde de plaisir, de bals, de délices, de
voyages, que sais-je! tout ce qui était la liberté et l'absence
d'occupations réglées. La claustration et la règle sont apparemment ce
qu'il y a de plus antipathique à l'adolescence.

Pour moi, si je souffris physiquement de la claustration, je ne m'en
aperçus pas au moral; mon imagination ne devançait pas les années, et
l'avenir me faisait plus de peur que d'envie. Je n'ai jamais aimé à
regarder devant moi. L'inconnu m'effraie, j'aime mieux le passé qui
m'attriste. Le présent est toujours une sorte de compromis entre ce
que l'on a désiré et ce que l'on a obtenu. Tel qu'il est, on l'accepte
ou on le subit, on sait qu'on a déjà subi ou accepté beaucoup de
choses, mais que sait-on de ce qu'on pourra subir ou accepter le
lendemain? Je n'ai jamais voulu me laisser dire ma bonne aventure, je
ne croyais certes pas à la divination; mais l'avenir matériel me
paraît toujours quelque chose de si grave que je n'aime pas qu'on m'en
parle, même en rébus et en jongleries. Pour mon compte, je n'ai jamais
fait à Dieu qu'une demande dans mes prières: c'est d'avoir la force de
supporter ce qui m'arriverait.

Avec cette disposition d'esprit, qui n'a jamais changé, je me trouvai
donc heureuse au couvent plus qu'ailleurs; car là, personne ne
connaissant à fond le passé des autres, personne ne pouvait parler aux
autres de ce qui devait leur arriver. Les parens parlent toujours de
l'avenir à leurs enfans. Cet avenir de leur progéniture, c'est leur
continuel souci, leur tendre et inquiète préoccupation. Ils voudraient
l'arranger, l'assurer: ils y consument toute leur vie, et pourtant la
destinée dément et déjoue toutes leurs prévisions. Les enfans ne
profitent jamais des recommandations qu'on leur a faites. Certain
instinct d'indépendance ou de curiosité les pousse même le plus
souvent en sens contraire. Les nonnes n'ont pas le même genre de
sollicitude pour les enfans qu'elles élèvent. Pour elles, il n'y a pas
d'avenir sur la terre. Elles ne voient que le ciel ou l'enfer, et
l'avenir, dans leur langage, s'appelle le salut. Avant même d'être
dévote, ce genre d'avenir ne m'effrayait pas comme l'autre. Puisque,
selon les catholiques, on est libre de choisir entre le salut et la
damnation, puisque la grâce n'est jamais en défaut, et que la moindre
bonne volonté vous jette dans une voie où les anges mêmes daignent
marcher devant vous, je me disais avec une confiance superbe que je ne
courais aucun danger, que j'y penserais quand je voudrais, et je ne me
pressais pas d'y penser. Je n'étais pas sensible aux considérations
d'intérêt personnel. Elles n'ont jamais agi sur moi, même en matière
de religion. Je voulais aimer Dieu pour la seule douceur de l'aimer,
je ne voulais pas avoir peur de lui: voilà ce que je disais quand on
s'efforçait de m'épouvanter.

Sans réflexion et sans souci de cette vie et de l'autre, je ne
songeais qu'à m'amuser, ou, pour mieux dire, je ne songeais même pas à
cela: je ne songeais à rien. J'ai passé les trois quarts de ma vie
ainsi, et pour ainsi dire à l'état latent. Je crois bien que je
mourrai sans avoir réellement songé à vivre, et pourtant j'aurai vécu
à ma manière, car rêver et contempler est une action insensible qui
remplit parfaitement les heures et occupe les forces intellectuelles
sans les trop user.

Je vivais donc là sans savoir comment et toujours prête à m'amuser
comme l'entendraient mes amies. Anna aimait à causer, je l'écoutais.
Sophie était rêveuse et triste, je m'attachais à ses pas en silence,
ne la troublant pas dans ses méditations, ne la boudant pas quand
elle revenait à moi. Fanelly aimait à courir, à rire, à fureter, à
organiser toujours quelque diablerie, je devenais tout feu, toute
joie, tout mouvement avec elle. Heureusement pour moi, elle s'emparait
de moi; Anna nous suivait par amitié et Sophie par désœuvrement;
alors commençaient des escapades et des vagabondages qui duraient des
journées entières. On se donnait rendez-vous dans un coin quelconque;
Fanelly, dont la petite bourse était toujours la mieux garnie et qui
avait l'art de faire acheter en cachette par le portier tout ce
qu'elle voulait, nous préparait sans cesse des surprises de
gourmandise. C'était un melon magnifique, des gâteaux, des paniers de
cerises ou de raisins, des beignets, des pâtés, que sais-je! Elle
s'ingéniait toujours à nous régaler de quelque chose d'inattendu et de
prodigieux. Pendant tout un été, nous ne fûmes nourries que par
contrebande, et quelle folle nourriture! Il fallait avoir quinze ans
pour n'en pas tomber malade. De mon côté, j'apportais les friandises
que me donnaient Mme Alicia et la sœur Thérèse, qui confectionnait
elle-même des _dumpleens_ et des _puddings_ délicieux, et qui
m'appelait dans son laboratoire pour en bourrer mes poches.

Mettre en commun nos friandises et les manger en cachette aux heures
où l'on ne devait pas manger, c'était une fête, une partie fine et des
rires inextinguibles, et des saletés de l'autre monde, comme de
lancer au plafond la croûte d'une tarte aux confitures et de la voir
s'y coller avec grâce, de cacher des os de poulets au fond d'un piano,
de semer des pelures de fruit dans les escaliers sombres pour faire
tomber les personnes graves. Tout cela paraissait énormément
spirituel, et l'on se grisait à force de rire: car en fait de boisson
nous n'avions que de l'eau ou de limonade.

La recherche de la _victime_ était poursuivie avec ardeur, et j'aurais
à raconter bien des déceptions qu'elle nous causa. Mais j'ai déjà
raconté trop d'enfantillages, et, je le crains, avec trop de
complaisance.

Je ne voudrais pourtant pas avoir oublié que mon but, en retraçant mes
souvenirs, est d'intéresser mon lecteur au souvenir de sa propre vie.
Déchirerai-je les pages qui précèdent comme puériles et sans utilité?
Non! La gaîté, l'espièglerie même de l'adolescence, toujours mêlées
d'une certaine poésie ou d'une grande activité d'imagination, sont une
phase de notre existence que nous ne retraçons jamais sans nous sentir
redevenir meilleurs, quand l'âge a passé sur nos têtes. L'adolescence
est un âge de candeur, de courage et de dévouement souvent
déraisonnable, toujours sincère et spontané. Ce que l'âge nous fait
acquérir d'expérience et de jugement est au détriment de cette
ingénuité première, qui ferait de nous des êtres parfaits si nous la
conservions tout en acquérant la maturité. Faute de raison, ces
trésors de la première jeunesse sont perdus ou stériles: mais en nous
reportant à ce temps de prodigalité morale, nous reprenons possession
de notre véritable richesse, et nul de nous ne serait capable d'une
mauvaise action s'il avait toujours devant les yeux le spectacle de sa
première innocence. Voilà pourquoi ces souvenirs sont bons pour tout
le monde comme pour moi.

Pourtant j'abrége, car si je voulais rapporter tout ce que je me
rappelle avec plaisir et avec une exactitude de mémoire, à certains
égards, qui me surprend moi-même, je remplirais tout un volume. Il
suffira de dire que je passai longtemps dans cet état de diablerie, ne
faisant quoi que ce soit, si ce n'est d'apprendre un peu d'italien, un
peu de musique, le moins possible en vérité. Je m'appliquais seulement
à l'anglais, que j'avais hâte de savoir, parce que la moitié de la vie
était manquée au couvent quand on n'entendait pas cette langue. Je
commençais aussi à vouloir écrire. Nous en avions toutes la rage, et
celles qui manquaient d'imagination passaient leur temps à s'écrire
des lettres les unes aux autres: lettres parfois charmantes de
tendresse et de naïveté, que l'on nous interdisait sévèrement comme si
c'eût été des billets doux, mais que la prohibition rendait plus
actives et plus ardentes.

Disons en passant que la grande erreur de l'éducation monastique est
de vouloir exagérer la chasteté. On nous défendait de nous promener
deux à deux, il fallait être au moins trois; on nous défendait de nous
embrasser; on s'inquiétait de nos correspondances innocentes, et tout
cela nous eût donné à penser si nous eussions eu en nous-mêmes
seulement le germe des mauvais instincts qu'on nous supposait
apparemment. Je sais que j'en eusse été fort blessée, pour ma part, si
j'eusse compris le motif de ces prescriptions bizarres. Mais la
plupart d'entre nous, élevées simplement et chastement dans leurs
familles, n'attribuaient ce système de réserve excessive qu'à l'esprit
de dévotion qui restreint l'élan des affections humaines en vue d'un
amour exclusif pour le Créateur.

Je commençais donc à écrire, et mon premier essai, comme celui de tous
les jeunes cerveaux, prit la forme de l'alexandrin. Je connaissais les
règles de la versification, et j'y avais toujours fait, contre
Deschartres, une opposition obstinée. J'avais parfaitement tort. Il
n'y a pas de milieu entre la prose libre et le vers régulier. Je
prétendais trouver un terme moyen, rimer de la prose et conserver une
sorte de rhythme, sans me soucier de la rime et de la césure. Enfin,
je prenais mes aises, prétendant que la règle était trop rigoureuse et
gênait l'élan de la pensée. Je fis ainsi beaucoup de prétendus vers
qui eurent grand succès au couvent, où l'on n'était pas difficile, il
faut l'avouer. Ensuite il me prit fantaisie d'écrire un roman, et,
bien que je ne fusse pas du tout dévote alors, ce fut un roman
chrétien et dévot.

Ce prétendu roman était plutôt une nouvelle, car il n'avait qu'une
centaine de pages. Le héros et l'héroïne se rencontraient, un soir,
dans la campagne, aux pieds d'une madone où ils faisaient leurs
prières. Ils s'admiraient et s'édifiaient l'un l'autre: mais,
quoiqu'il fût de règle qu'ils devinssent amoureux l'un de l'autre, ils
ne le devinrent pas. J'avais résolu, par les conseils de Sophie, de
les amener à s'aimer; mais quand j'en fus là, quand je les eus décrits
beaux et parfaits tous les deux, dans un site enchanteur, au coucher
du soleil, à l'entrée d'une chapelle gothique ombragée de grands
chênes, jamais je ne pus dépeindre les premières émotions de l'amour.
Cela n'était point en moi, il ne me vint pas un mot. J'y renonçai. Je
les fis ardemment pieux, quoique la piété ne fût pas plus en moi que
l'amour; mais je la comprenais, parce que j'en avais le spectacle sous
les yeux, et peut-être d'ailleurs le germe de cet amour-là
commençait-il à éclore en moi à mon insu. Tant il y a que mes deux
jeunes gens, après plusieurs chapitres de voyages et d'aventures que
je ne me rappelle pas du tout, se consacrèrent à Dieu chacun de son
côté: la demoiselle prit le voile, et le héros se fit prêtre.

Sophie et Anna trouvèrent mon roman _bien écrit_ et les détails
leur plurent. Mais elles déclaraient que _Fitz Gérald_ (c'était le nom
du héros) était un personnage fort ennuyeux, et que l'héroïne n'était
guère plus divertissante. Il y avait une mère qui leur plut davantage;
mais, en somme, ma prose eut moins de succès que mes vers, et ne me
charma point moi-même. Je fis un autre roman, un roman pastoral, que
je jugeai plus mauvais que le premier et dont j'allumai le poêle un
jour d'hiver. Puis je cessai d'écrire, jugeant que cela ne pourrait
jamais m'amuser, et trouvant qu'en comparaison de l'infinie jouissance
morale que j'avais goûtée à composer sans écrire, tout serait à jamais
stérile et glacé pour moi.

Je continuais toujours, sans l'avoir jamais confié à personne, mon
éternel poème de _Corambé_. Mais c'était à bâtons rompus, car au
couvent, comme je l'ai dit, le roman était en action, et le sujet,
c'était la victime du souterrain, sujet bien plus émouvant que toutes
les fictions possibles, puisque nous prenions cette fiction au
sérieux.

Ma grand'mère vint au milieu du second hiver que je passai au couvent.
Elle repartit deux mois après, et je sortis, en tout, cinq ou six
fois. Ma tenue de pensionnaire ne lui plut pas mieux que ma tenue de
campagnarde. Je ne m'étais nullement formée aux belles manières.
J'étais plus distraite que jamais. Les leçons de danse de M. Abraham,
ex-professeur de grâces de Marie-Antoinette, ne m'avaient donné aucune
espèce de grâce. Cependant M. Abraham faisait son possible pour nous
donner une tenue de cour. Il arrivait en habit carré, jabot de
mousseline, cravate blanche à longs bouts, culotte courte et bas de
soie noirs, souliers à boucles, perruque à bourse et à frimas, le
diamant au doigt, la pochette en main. Il avait environ quatre-vingts
ans, toujours mince, gracieux, élégant, une jolie tête ridée, veinée
de rouge et de bleu sur un fond jaune comme une vieille feuille
nuancée par l'automne, mais fine et distinguée. C'est le meilleur
homme du monde, le plus poli, le plus solennel, le plus convenable. Il
donnait leçon par première et seconde division de 15 ou 20 élèves
chacune, dans le grand parloir de la supérieure, dont nous
franchissions la grille à cette occasion. Là, M. Abraham nous
démontrait la grâce par raison géométrique, et après les pas d'usage
il s'installait dans un fauteuil et nous disait: «Mesdemoiselles, je
suis le roi, ou la reine, et comme vous êtes toutes appelées, sans
doute, à être présentées à la cour, nous allons étudier les entrées,
les révérences et les sorties de la présentation.»

D'autres fois on étudiait des solennités plus habituelles, on
représentait un salon de graves personnages. Le professeur faisait
asseoir les unes, entrer et sortir les autres, montrait la manière de
saluer la maîtresse de la maison, puis la princesse, la duchesse, la
marquise, la comtesse, la vicomtesse, la baronne et la présidente,
chacune dans la mesure de respect ou d'empressement réservée à sa
qualité. On figurait aussi le prince, le duc, le marquis, le comte, le
vicomte, le baron, le chevalier, le président, le vidame et l'abbé. M.
Abraham faisait tous ces rôles et venait saluer chacune de nous, afin
de nous apprendre comment il fallait répondre à toutes ces révérences,
reprendre le gant ou l'éventail offert, sourire, traverser
l'appartement, s'asseoir, changer de place: que sais-je! Tout était
prévu, même la manière d'éternuer, dans ce code de la politesse
française. Nous pouffions de rire, et nous faisions exprès mille
balourdises pour le désespérer. Puis, vers la fin de la leçon, pour le
renvoyer content, le brave homme (car il y avait barbarie à contrarier
tant de douceur et de patience), nous affections toutes les grâces et
toutes les mines qu'il nous demandait. C'était pour nous une comédie
que nous avions bien de la peine à jouer sans lui rire au nez, mais
qui nous apprenait à jouer la comédie tant bien que mal. Il faut
croire que la grâce du temps du père Abraham était bien différente de
celle d'aujourd'hui: car, plus nous nous rendions à dessein ridicules
et affectées, plus il était satisfait, plus il nous remerciait de
notre bonne volonté.

Malgré tant de soins et de théorie, je me tenais toujours voûtée,
j'avais toujours des mouvemens brusques, des allures naturelles,
l'horreur des gants et des profondes révérences. Ma bonne maman me
grondait vraiment trop pour ces vices-là. Elle grondait à sa manière,
l'excellente femme, d'une voix douce, et avec des paroles caressantes.
Mais il me fallait un grand effort sur moi-même pour cacher l'ennui et
l'impatience que me causaient ces perpétuels mécontentemens. J'eusse
tant voulu lui agréer! Je n'en venais point à bout. Elle me
chérissait, elle ne vivait que pour moi, et il semblait qu'il y eût
dans ma simplicité et dans ma malheureuse absence de coquetterie
quelque chose qu'elle ne pût accepter, quelque chose d'antipathique
qu'elle ne pouvait vaincre, peut-être une sorte de vice originel qui
sentait le peuple en dépit de tous ses soins. Pourtant je n'étais pas
_butorde_; ma nature calme et portée à la confiance ne me poussait
point à des manières importunes ou grossières. J'étais préoccupée la
plupart du temps Dieu sait de quoi, de rien peut-être le plus souvent.
Je n'avais pas de causerie avec ma grand'mère. De quoi parler? De nos
folies, de nos souterrains, de nos paresses, de nos amitiés de
couvent? C'était toujours la même chose, et je ne portais pas mes
regards sur le monde et sur l'avenir dont elle eût voulu me voir
préoccupée. On me présentait déjà des jeunes gens à marier, et je ne
m'en apercevais pas. Quand ils étaient sortis, on me demandait comment
je les avais trouvés, et il se trouvait que je ne les avais pas
regardés. On me grondait d'avoir pensé à autre chose pendant qu'ils
étaient là, à une partie de barres ou à un achat de balles élastiques
qui me trottait par la cervelle. Je n'étais pas une nature précoce;
j'avais parlé tard dans ma première enfance, tout le reste fut à
l'avenant: ma force physique s'était développée rapidement; j'avais
l'air d'une demoiselle, mais mon cerveau, tout engourdi, tout replié
sur lui-même, faisait de moi un enfant, et loin de m'aider à
m'endormir dans cette grâce d'état, on cherchait à faire de moi une
personne.

Cette grande sollicitude de ma bonne maman venait d'un grand fonds de
tendresse. Elle se sentait vieillir et mourir peu à peu. Elle voulait
me marier, m'attacher au monde, s'assurer que je ne tomberais pas sous
la tutelle de ma mère: et, dans la crainte de n'en avoir pas le temps,
elle s'efforçait de m'inspirer la religion du monde, la méfiance pour
ma famille maternelle, l'éloignement pour le milieu plébéien où elle
tremblait de me laisser retomber en me quittant. Mon caractère, mes
sentimens et mes idées se refusaient à la seconder. Le respect et
l'amour enchaînaient ma langue. Elle me prenait tantôt pour une sotte,
tantôt pour une rusée. Je n'étais ni l'une ni l'autre. Je l'aimais et
je souffrais en silence.

Ma mère semblait avoir renoncé à m'aider dans cette lutte muette et
douloureuse. Elle raillait toujours le grand monde, me caressait
beaucoup, m'admirait comme un prodige, et se préoccupait peu de mon
avenir. Il semblait qu'elle eût accepté pour elle-même un avenir dont
je ne faisais plus partie essentielle. Je me sentais navrée de cette
sorte d'abandon, après la passion dont elle m'avait fait vivre dans
mon enfance. Elle ne m'emmenait plus chez elle. Je vis ma sœur une ou
deux fois en deux ou trois ans. Mes jours de sortie étaient remplis de
visites que ma grand'mère me faisait faire avec elle à ses _vieilles
comtesses_. Elle voulait apparemment les intéresser à ma jeunesse, me
créer des relations, des appuis, parmi celles qui lui survivraient.
Ces _dames_ continuaient à m'être antipathiques, la seule Mme de
Pardaillan exceptée. Le soir, nous dînions ou chez les cousins
Villeneuve ou chez l'oncle Beaumont. Il fallait rentrer à l'heure où
je commençais à me mettre à l'aise avec ma famille. Mes jours de
sortie étaient donc lugubres. Le matin, joyeuse et empressée,
j'arrivais _chez nous_ le cœur plein d'élan et d'impatience. Au bout
de trois heures, je devenais triste. Je l'étais davantage en faisant
mes adieux; au couvent seulement je retrouvais du calme et de la
gaîté.

L'événement intérieur qui me donna le plus de contentement fut
d'obtenir enfin une cellule. Toutes les demoiselles de la grande
classe en avaient; moi seule je restai longtemps au dortoir, parce
qu'on craignait mon tapage nocturne. On souffrait mortellement, dans
ce dortoir placé sous les toits, du froid en hiver, de la chaleur en
été. On y dormait mal, parce qu'il y avait toujours quelque petite
qui criait de peur ou de colique au milieu de la nuit. Et puis, n'être
pas _chez soi_, ne pas se sentir seul une heure dans la journée ou
dans la nuit, c'est quelque chose d'antipathique pour ceux qui aiment
à rêver et à contempler. La vie en commun est l'idéal du bonheur entre
gens qui s'aiment. Je l'ai senti au couvent, je ne l'ai jamais oublié;
mais il faut à tout être pensant ses heures de solitude et de
recueillement. C'est à ce prix seulement qu'il goûte la douceur de
l'association.

La cellule qu'on me donna enfin fut la plus mauvaise du couvent.
C'était une mansarde située au bout du corps de bâtiment qui touchait
à l'église. Elle était contiguë à une toute semblable occupée par
Coralie le Marrois, personne austère, pieuse, craintive et simple,
dont le voisinage devait, pensait-on, me tenir en respect. Je fis bon
ménage avec elle, malgré la différence de nos goûts; j'eus soin de ne
pas troubler sa prière ou son sommeil, et de décamper sans bruit pour
aller sur le palier trouver Fanelly et d'autres babilleuses avec qui
l'on errait une partie de la nuit dans le grenier _aux oignons_ et
dans les tribunes de l'orgue. Il nous fallait passer devant la chambre
de Marie-Josephe, la bonne du couvent; mais elle avait un excellent
sommeil.

Ma cellule avait environ dix pieds de long sur six de large. De mon
lit, je touchais avec ma tête le plafond en soupente. La porte, en
ouvrant, rasait la commode placée vis-à-vis, auprès de la fenêtre, et
pour fermer la porte il fallait entrer dans l'embrasure de cette
fenêtre, composée de quatre petits carreaux, et donnant sur une
gouttière en auvent qui me cachait la vue de la cour. Mais j'avais un
horizon magnifique. Je dominais une partie de Paris par-dessus la cime
des grands marronniers du jardin. De vastes espaces de pépinières et
de jardins potagers s'étendaient autour de notre enclos. Sauf la ligne
bleue de monumens et de maisons qui fermait l'horizon je pouvais me
croire, non pas à la campagne, mais dans un immense village. Le
campanile du couvent et les constructions basses du cloître servaient
de repoussoir au premier plan. La nuit, au clair de la lune, c'était
un tableau admirable. J'entendais sonner de près l'horloge, et j'eus
quelque peine à m'y habituer pour dormir: mais peu à peu ce fut un
plaisir pour moi d'être doucement réveillée par ce timbre
mélancolique, et d'entendre au loin les rossignols reprendre bientôt
après leur chant interrompu.

Mon mobilier se composait d'un lit en bois peint, d'une vieille
commode, d'une chaise de paille, d'un méchant tapis de pied, et d'une
petite harpe Louis XV, extrêmement jolie, qui avait brillé jadis entre
les beaux bras de ma grand'mère, et dont je jouais un peu en chantant.
J'avais la permission d'étudier cette harpe dans ma cellule: c'était
un prétexte pour y passer tous les jours une heure en liberté, et,
quoique je n'étudiasse pas du tout, cette heure de solitude et de
rêverie me devint précieuse. Les moineaux, attirés par mon pain
entraient sans frayeur chez moi et venaient manger jusque sur mon lit.
Quoique cette pauvre cellule fût un four en été, et littéralement une
glacière en hiver (l'humidité des toits se gelant en stalactites à mon
plafond disjoint), je l'ai aimée avec passion, et je me souviens d'en
avoir ingénument baisé les murs en la quittant, tellement je m'y étais
attachée. Je ne saurais dire quel monde de rêveries semblait lié pour
moi à cette petite niche poudreuse et misérable. C'est là seulement
que je me retrouvais et que je m'appartenais à moi-même. Le jour, je
n'y pensais à rien, je regardais les nuages, les branches des arbres,
le vol des hirondelles. La nuit, j'écoutais les rumeurs lointaines et
confuses de la grande cité qui venaient comme un râle expirant se
mêler aux bruits rustiques du faubourg. Dès que le jour paraissait,
les bruits du couvent s'éveillaient et couvraient fièrement ces
mourantes clameurs. Nos coqs se mettaient à chanter, nos cloches
sonnaient matines: les merles du jardin répétaient à satiété leur
phrase matinale: puis les voix monotones des religieuses psalmodiaient
l'office et montaient jusqu'à moi à travers les couloirs et les mille
fissures de la masure sonore. Les pourvoyeurs de la maison élevaient
dans la cour, située en précipice au-dessous de moi, des voix rauques
et rudes qui contrastaient avec celles des nonnes, et enfin l'appel
strident de l'éveilleuse Marie-Josephe courant de chambre en chambre,
et faisant grincer les verrous des dortoirs, mettait fin à ma
contemplation auditive.

Je dormais peu. Je n'ai jamais su dormir à point. Je n'en avais envie
que quand il fallait songer à s'éveiller. Je rêvais à Nohant; c'était
devenu dans ma pensée un paradis, et cependant je n'avais point de
hâte d'y retourner, et quand ma grand'mère prononça que je n'aurais
pas de vacances, parce que, ne devant pas rester de nombreuses années
au couvent, il les fallait faire aussi complètes que possible pour mes
études, je me soumis sans chagrin, tant je craignais de retrouver à
Nohant les chagrins qui me l'avaient fait quitter sans regret.

Ces études, auxquelles ma bonne maman sacrifiait le plaisir de me
voir, étaient à peu près nulles. Elle ne tenait qu'aux leçons
d'agrément, et depuis que j'étais diable, je n'aimais plus à
m'occuper. Cela m'ennuyait bien quelquefois, cette oisiveté errante,
mais le moyen de s'en déshabituer quand on s'y est laissé longtemps
endormir?

Enfin vint le temps où une grande révolution devait s'opérer en moi.
Je devins dévote; cela se fit tout d'un coup, comme une passion qui
s'allume dans une âme ignorante de ses propres forces. J'avais épuisé
pour ainsi dire la paresse et la complaisance envers mes diables, le
mouvement, la rébellion muette et systématique contre la discipline.
Le seul amour violent dont j'eusse vécu, l'amour filial, m'avait comme
lassée et brisée. J'avais une sorte de culte pour Mme Alicia, mais
c'était un amour tranquille: il me fallait une passion ardente.
J'avais quinze ans. Tous mes besoins étaient dans mon cœur, et mon
cœur s'ennuyait si l'on peut ainsi parler. Le sentiment de la
personnalité ne s'éveillait pas en moi. Je n'avais pas cette
sollicitude immodérée pour ma personne que j'ai vue se développer à
l'âge que j'avais alors chez presque toutes les jeunes filles que j'ai
connues. Il me fallait aimer hors de moi, et je ne connaissais rien
sur la terre que je pusse aimer de toutes mes forces.

Cependant je ne cherchai point Dieu. L'idéal religieux, et ce que les
chrétiens appellent la grâce, vint me trouver et s'emparer de moi
comme par surprise. Les sermons des nonnes et des maîtresses n'agirent
aucunement sur moi. Mme Alicia elle-même ne m'influença point d'une
manière sensible. Voici comment la chose arriva, je la raconterai sans
l'expliquer, car il y a dans ces soudaines transformations de notre
esprit un mystère qu'il ne nous appartient pas toujours de pénétrer
nous-mêmes.

Nous entendions tous les matins la messe, à sept heures; nous
retournions à l'église à quatre heures, et nous y passions une
demi-heure, consacrée pour les pieuses à la méditation, à la prière ou
à quelque sainte lecture. Les autres baillaient, sommeillaient, ou
chuchotaient quand la maîtresse n'avait pas les yeux sur elles. Par
désœuvrement, je pris un livre qu'on m'avait donné et que je n'avais
pas encore daigné ouvrir. Les feuillets étaient collés encore par
l'enluminage de la tranche; c'était un abrégé de la Vie des saints.
J'ouvris au hazard. Je tombai sur la légende excentrique de saint
Simon le Stylite, dont Voltaire s'est beaucoup moqué, et qui ressemble
à l'histoire d'un fakir indien plus qu'à celle d'un philosophe
chrétien. Cette légende me fit sourire d'abord, puis son étrangeté me
surprit, m'intéressa; je la relus plus attentivement, et j'y trouvai
plus de poésie que d'absurdité. Le lendemain, je lus une autre
histoire, et le surlendemain j'en dévorai plusieurs avec un vif
intérêt. Les miracles me laissaient incrédule, mais la foi, le
courage, le stoïcisme des confesseurs et des martyrs m'apparaissaient
comme de grandes choses et répondaient à quelque fibre secrète qui
commençait à vibrer en moi.

Il y avait au fond du chœur un superbe tableau du Titien que je n'ai
jamais pu bien voir. Placé trop loin des regards et dans un coin privé
de lumière, comme il était très noir par lui-même, on ne distinguait
que des masses d'une couleur chaude sur un fond obscur. Il
représentait Jésus au jardin des Olives au moment où il tombe
défaillant dans les bras de l'ange. Le Sauveur était affaissé sur ses
genoux, un de ses bras étendu sur ceux de l'ange qui soutenait sur sa
poitrine cette belle tête éperdue et mourante. Ce tableau était placé
vis-à-vis de moi, et à force de le regarder je l'avais deviné plutôt
que compris. Il y avait un seul moment dans la journée où j'en
saisissais à peu près les détails, c'était un hiver, lorsque le soleil
sur son déclin jetait un rayon sur la draperie rouge de l'ange et sur
le bras nu et blanc du Christ. Le miroitement du vitrage rendait
éblouissant ce moment fugitif, et à ce moment-là j'éprouvais toujours
une émotion indéfinissable, même au temps où je n'étais pas dévote et
où je ne pensais pas devoir jamais le devenir.

Tout en feuilletant la _Vie des Saints_, mes regards se reportèrent
plus souvent sur le tableau; c'était en été, le soleil couchant ne
l'illuminait plus à l'heure de notre prière, mais l'objet contemplé
n'était plus aussi nécessaire à ma vue qu'à ma pensée. En interrogeant
machinalement ces masses grandioses et confuses, je cherchai le sens
de cette agonie du Christ, le secret de cette douleur volontaire si
cuisante, et je commençais à y pressentir quelque chose de plus grand
et de plus profond que ce qui m'avait été expliqué; je devenais
profondément triste moi-même et comme navrée d'une pitié, d'une
souffrance inconnues. Quelques larmes venaient au bord de ma
paupière, je les essuyais furtivement, ayant honte d'être émue sans
savoir pourquoi. Je n'aurais pas pu dire que c'était la beauté de la
peinture, puisqu'on la voyait tout juste assez pour pouvoir dire que
cela avait l'air de quelque chose de beau.

Un autre tableau, plus visible et moins digne d'être vu, représentait
saint Augustin sous le figuier, avec le rayon miraculeux sur lequel
était écrit le fameux _Tolle, lege_, ces mystérieuses paroles que le
fils de Monique crut entendre sortir du feuillage et qui le décidèrent
à ouvrir le livre divin des Évangiles. Je cherchai la Vie de saint
Augustin, qui m'avait été vaguement racontée au couvent, où ce saint,
patron de l'ordre, était en particulière vénération. Je me plus
extraordinairement à cette histoire, qui porte avec elle un grand
caractère de sincérité et d'enthousiasme. De là, je passai à celle de
saint Paul, et le _cur me persequeris?_ me fit une impression
terrible. Le peu de latin que Deschartres m'avait appris me servait à
comprendre une partie des offices, et je me mis à écouter et à trouver
dans les psaumes récités par les religieuses une poésie et une
simplicité admirables. Enfin il se passa tout à coup huit jours où la
religion catholique m'apparut comme une étude intéressante.

Le _Tolle, lege_, me décida enfin à ouvrir l'Évangile et à le relire
attentivement. La première impression ne fut pas vive. Le livre divin
n'avait point l'attrait de la nouveauté. Déjà j'en avais goûté le
côté simple et admirable, mais ma grand'mère avait si bien conspiré
pour me faire trouver les miracles ridicules, et elle m'avait tant
répété les facéties de Voltaire sur l'esprit malin, transporté du
corps d'un possédé à celui d'un troupeau de cochons, enfin elle
m'avait si bien mise en garde contre l'entraînement, que je me
défendis par habitude et restai froide en relisant l'agonie et la mort
de Jésus.

Le soir de ce même jour, je battais tristement le pavé des cloîtres, à
la nuit tombante. On était au jardin, j'étais hors de la vue des
surveillantes, en fraude, comme toujours; mais je ne songeais pas à
faire d'espiégleries, et ne souhaitais point me trouver avec mes
camarades. Je m'ennuyais. Il n'y avait plus rien à inventer en fait de
diablerie. Je vis passer quelques religieuses et quelques
pensionnaires qui allaient prier et méditer dans l'église isolément,
comme c'était la coutume des plus ferventes aux heures de récréation.
Je songeai bien à verser de l'encre dans le bénitier, mais cela avait
été fait; à pendre Whisky par la patte à la corde de la sonnette des
cloîtres, c'était usé. Je m'avouai que mon existence désordonnée
touchait à sa fin qu'il me fallait entrer dans une nouvelle phase:
mais laquelle? Devenir _sage_ ou _bête_? Les sages étaient trop
froides, les bêtes trop lâches. Mais les dévotes ferventes,
étaient-elles heureuses? Non, elles avaient la dévotion sombre et
comme malade. Les _diables_ leur créaient mille contrariétés, mille
indignations, mille colères mal rentrées. Leur vie était un supplice,
une lutte entre le ridicule et le relâchement. D'ailleurs, il en est
de la foi comme de l'amour. Quand on la cherche, on ne la trouve pas,
on la trouve au moment où l'on s'y attend le moins. Je ne savais pas
cela, mais ce qui m'éloignait de la dévotion, c'était la crainte d'y
arriver par un esprit de calcul, par un sentiment d'intérêt personnel.

D'ailleurs, n'a pas la foi qui veut, me disais-je. Je ne l'ai pas, je
ne l'aurai jamais. J'ai fait aujourd'hui le dernier effort: j'ai lu le
livre même, la vie et la doctrine du Rédempteur! je suis restée calme.
Mon cœur restera vide.

En devisant ainsi avec moi-même, je regardais passer dans l'obscurité,
comme des spectres, des ferventes qui s'en allaient furtivement
répandre leurs âmes aux pieds de ce Dieu d'amour et de contrition. La
curiosité me vint de savoir dans quelle attitude et avec quel
recueillement elles priaient ainsi dans la solitude. Par exemple, une
vieille locataire bossue qui s'en allait, toute petite et difforme,
dans les ténèbres, plus semblable à une sorcière courant au sabbat
qu'à une vierge sage! «Voyons, me dis-je, comment ce petit monstre va
se tordre sur son banc! Cela fera rire les diables quand je leur en
ferai la description.»

Je la suivis, je traversai avec elle la salle du chapitre, j'entrai
dans l'église. On n'y allait point à ces heures-là sans permission, et
c'est ce qui me décida à y aller. Je ne dérogeais point à ma dignité
de diable en entrant là par contrebande. Il est assez curieux que la
première fois que j'entrai de mon propre mouvement dans une église, ce
fut pour faire acte d'indiscipline et de moquerie.



CHAPITRE QUATORZIEME.

  _Tolle, lege._--La lampe du sanctuaire.--Invasion étrange du
    sentiment religieux.--Opinion d'Anna, de Fanelly et de
    Louise.--Retour et plaisanteries de Mary.--Confession
    générale.--L'abbé de Prémord.--Le jésuitisme et le
    mysticisme.--Communion et ravissement.


A peine eus-je mis le pied dans l'église, que j'oubliai ma vieille
bossue. Elle trotta et disparut comme un rat dans je ne sais quelle
fente de la boiserie. Mes regards ne la suivirent pas. L'aspect de
l'église pendant la nuit m'avait saisie et charmée. Cette église, ou
plutôt cette chapelle, n'avait rien de remarquable, qu'une propreté
exquise. C'était un grand carré long, sans architecture, tout blanchi
à neuf, et plus semblable, pour la simplicité, à un temple anglican
qu'à une église catholique. Il y avait, comme je l'ai dit, quelques
tableaux au fond du chœur; l'autel, fort modeste, était orné de beaux
flambeaux, de fleurs toujours fraîches et de jolies étoffes. La nef
était divisée en trois parties: le chœur, où n'entraient que les
prêtres et quelques personnes du dehors par permission spéciale, aux
jours de fête[21], l'avant-chœur, où se tenaient les pensionnaires,
les servantes et les locataires; l'arrière-chœur ou le chœur des
dames, où se tenaient les religieuses. Ce dernier sanctuaire était
parqueté, ciré tous les matins, de même que les stalles des nonnes,
qui suivaient en hémicycle la muraille du fond, et qui étaient en beau
noyer brillant comme une glace. Une grille de fer à petites croisures,
avec une porte semblable, qu'on ne fermait pourtant jamais, entre les
religieuses et nous, séparait ces deux nefs. De chaque côté de cette
porte de lourds piliers de bois cannelés, d'un style rococo,
soutenaient l'orgue et la tribune découverte qui formait comme un jubé
élevé entre les deux parties de l'église. Ainsi, contre l'usage,
l'orgue se trouvait isolé et presque au centre du vaisseau, ce qui
doublait la sonorité et l'effet des voix quand nous chantions des
chœurs ou des motets aux grandes fêtes. Notre avant-chœur était
pavé de sépultures, et sur les grandes dalles on lisait l'épitaphe des
antiques doyennes du couvent, mortes avant la révolution, plusieurs
personnages ecclésiastiques et même laïques du temps de Jacques
Stuart, certains _Trockmorton_, entre autres, gisaient là sous nos
pieds, et l'on disait que quand on allait dans l'église à minuit, tous
ces morts soulevaient leurs dalles avec leurs têtes décharnées, et
vous regardaient avec des yeux ardens pour vous demander des prières.

  [21] Quelquefois les mêmes prêtres qui officiaient, tantôt dans
  notre chapelle, tantôt dans celle des Écossais, amenaient chez
  nous, pour servir la messe, quelque pieux élève, fier de remplir
  l'office d'enfant de chœur. Je me souviens d'avoir vu là
  plusieurs fois, sous la robe de pourpre et le blanc surplis, le
  frère d'une de nos plus belles compagnes, qui était aussi un des
  plus beaux garçons du collége voisin. C'était celui qu'on a
  appelé depuis dans le monde le _beau Dorsay_, et que je n'ai
  connu que peu de temps avant sa mort, alors que, plein de
  généreuse sollicitude pour les victimes politiques, jusque sur
  son lit d'agonie, il était le noble et courageux Dorsay. Sa
  sœur, la belle et bonne Ida Dorsay, était sortie du couvent
  lorsque j'y entrai, mais elle y venait souvent voir ses anciennes
  amies. Elle a épousé le comte de Guiche; elle est aujourd'hui
  duchesse de Grammont.

Pourtant, malgré l'obscurité qui régnait dans l'église, l'impression
que j'y ressentis n'eut rien de lugubre. Elle n'était éclairée que par
la petite lampe d'argent du sanctuaire, dont la flamme blanche se
répétait dans les marbres polis du pavé, comme une étoile dans une eau
immobile. Son reflet détachait quelques pâles étincelles sur les
angles des cadres dorés, sur les flambeaux ciselés de l'autel et sur
les lames d'or du tabernacle. La porte placée au fond de
l'arrière-chœur était ouverte à cause de la chaleur, ainsi qu'une des
grandes croisées qui donnaient sur le cimetière. Les parfums du
chèvrefeuille et du jasmin couraient sur les ailes d'une fraîche
brise. Une étoile perdue dans l'immensité était comme encadré par le
vitrage et semblait me regarder attentivement. Les oiseaux chantaient,
c'était un calme, un charme, un recueillement, un mystère, dont je
n'avais jamais eu l'idée.

Je restai en contemplation sans songer à rien. Peu à peu les rares
personnes éparses dans l'église se retirèrent doucement. Une
religieuse agenouillée au fond de l'arrière-chœur resta la dernière,
puis ayant assez médité, et voulant lire, elle traversa l'avant-chœur
et vint allumer une petite bougie à la lampe du sanctuaire. Lorsque
les religieuses entraient là, elles ne se bornaient pas à saluer en
pliant le genou jusqu'à terre, elles se prosternaient littéralement
devant l'autel, et restaient un instant comme écrasées, comme
anéanties devant le Saint des saints. Celle qui vint en ce moment
était grande et solennelle. Ce devait être Mme Eugénie, Mme Xavier ou
Mme Monique. Nous ne pouvions guère reconnaître ces dames à l'église,
parce qu'elles n'y entraient que le voile baissé et la taille
entièrement cachée sous un grand manteau d'étamine noire qui traînait
derrière elles.

Ce costume grave, cette démarche lente et silencieuse, cette action
simple mais gracieuse d'attirer à elle la lampe d'argent en élevant le
bras pour en saisir l'anneau, le reflet que la lumière projeta sur sa
grande silhouette noire lorsqu'elle fit remonter la lampe, sa longue
et profonde prosternation sur le pavé avant de reprendre dans le même
silence et avec la même lenteur le chemin de sa stalle, tout, jusqu'à
l'incognito de cette religieuse qui ressemblait à un fantôme prêt à
percer les dalles funéraires pour rentrer dans sa couche de marbre,
me causa une émotion mêlée de terreur et de ravissement. La poésie du
saint lieu s'empara de mon imagination, et je restai encore après que
la nonne eut fait sa lecture et se fut retirée.

L'heure s'avançait, la prière était sonnée, on allait fermer l'église.
J'avais tout oublié. Je ne sais ce qui se passait en moi. Je respirais
une atmosphère d'une suavité indicible, et je la respirais par l'âme
plus encore que par les sens. Tout à coup je ne sais quel ébranlement
se produisit dans tout mon être, un vertige passe devant mes yeux
comme une lueur blanche dont je me sens enveloppée. Je crois entendre
une voix murmurer à mon oreille, _Tolle, lege_. Je me retourne,
croyant que c'est Marie Alicia qui me parle. J'étais seule.

Je ne me fis point d'orgueilleuse illusion, je ne crus point à un
miracle. Je me rendis fort bien compte de l'espèce d'hallucination où
j'étais tombée. Je n'en fus ni enivrée ni effrayée. Je ne cherchai ni
à l'augmenter ni à m'y soustraire. Seulement, je sentis que la foi
s'emparait de moi, comme je l'avais souhaité, par le cœur. J'en fus
si reconnaissante, si ravie, qu'un torrent de larmes inonda mon
visage. Je sentis encore que j'aimais Dieu, que ma pensée embrassait
et acceptait pleinement cet idéal de justice, de tendresse et de
sainteté que je n'avais jamais révoqué en doute, mais avec lequel je
ne m'étais jamais trouvée en communication directe; je sentis enfin
cette communication s'établir soudainement comme si un obstacle
invincible se fût abîmé entre le foyer d'ardeur infinie et le feu
assoupi dans mon âme. Je voyais un chemin vaste, immense, sans bornes,
s'ouvrir devant moi: je brûlais de m'y élancer. Je n'étais plus
retenue par aucun doute, par aucune froideur. La crainte d'avoir à me
reprendre à railler en moi-même au lendemain la fougue de cet
entraînement ne me vint pas seulement à la pensée. J'étais de ceux qui
vont sans regarder derrière eux, qui hésitent longtemps devant un
certain Rubicon à passer, mais qui, en touchant la rive, ne voient
déjà plus celle qu'ils viennent de quitter.

«Oui, oui, le voile est déchiré, me disais-je; je vois rayonner le
ciel, j'irai! Mais avant tout, rendons grâce?»

«A qui, comment? Quel est ton nom? disais-je au Dieu inconnu qui
m'appelait à lui. Comment te prierai-je? quel langage digne de toi et
capable de te manifester mon amour? mon âme pourra-t-elle te parler?
Je l'ignore mais n'importe, tu lis en moi; tu vois bien que je
t'aime.» Et mes larmes coulaient comme une pluie d'orage, mes sanglots
brisaient ma poitrine, j'étais tombée derrière mon banc. J'arrosais
littéralement le pavé de mes pleurs.

La sœur qui venait fermer l'église entendit gémir et pleurer: elle
chercha, non sans frayeur, et vint à moi sans me reconnaître, sans que
je la reconnusse moi-même sous son voile et dans les ténèbres. Je me
levai vite, et sortis sans songer à la regarder ni à lui parler. Je
remontai à tâtons dans ma cellule; c'était un voyage. La maison était
si bien agencée en corridors et en escaliers, que, pour aller de
l'église à cette cellule, qui touchait à l'église même, il me fallait
faire des détours et des circuits qui prenaient au moins cinq minutes
en grimpant vite. Le dernier escalier tournant, quoique assez large et
peu rapide, était si déjeté qu'il était impossible de le franchir sans
précaution et sans bien se tenir à la corde qui servait de rampe: à la
descente, il vous précipitait en avant malgré qu'on en eût.

On avait fait la prière sans moi à la classe: mais j'avais mieux prié
que personne ce jour-là. Je m'endormis brisée de fatigue, mais dans un
état de béatitude indicible. Le lendemain, _la comtesse_ qui, par
hasard, avait remarqué mon absence de la prière, me demanda où j'avais
passé la soirée. Je n'étais pas menteuse, et lui répondis sans
hésiter: «_A l'église._» Elle me regarda d'un air de doute, vit que je
disais vrai et garda le silence. Je ne fus point punie; je ne sais
quelles réflexions cette bizarrerie de ma part lui suggéra.

Je ne cherchai pas Mme Alicia pour lui ouvrir mon cœur. Je ne fis
aucune déclaration à mes amies les diables. Je ne me sentais pas
pressée de divulguer le secret de mon bonheur. Je n'en avais pas la
moindre honte. Je n'eus aucune espèce de combat à livrer contre ce que
les dévots appellent le _respect humain_: mais j'étais comme avare de
ma joie intérieure. J'attendais avec impatience l'heure de la
méditation de l'église. J'avais encore dans l'oreille le _Tolle,
lege!_ de ma veillée d'extase. Il me tardait de relire de livre divin;
et cependant je ne l'ouvris point. J'y rêvais, je le savais presque
par cœur, je le contemplais pour ainsi dire en moi-même. Le côté
miraculeux qui m'avait choquée ne m'occupa plus. Non-seulement je
n'avais plus besoin d'examiner, mais je sentais comme du mépris pour
l'examen après l'émotion puissante que j'avais goûtée dans sa
plénitude, je me disais qu'il eût fallu être folle, ou sottement
ennemie de soi-même, pour chercher à analyser, à commenter, à discuter
la source de pareilles délices.

A partir de ce jour, toute lutte cessa, ma dévotion eut tout le
caractère d'une passion. Le cœur une fois pris, la raison fut mise à
la porte avec résolution, avec une sorte de joie fanatique. J'acceptai
tout, je crus à tout, sans combats, sans souffrance, sans regret, sans
fausse honte. Rougir de ce qu'on adore, allons donc! Avoir besoin de
l'assentiment d'autrui pour se donner sans réserve à ce qu'on sent
parfait et chérissable de tous points! Je n'avais rien de plus
excellent qu'une autre dans le caractère; mais je n'étais point
lâche, je n'aurais pas pu l'être, l'eussé-je essayé.

Au bout de quatre ou cinq jours, Anna, remarquant que j'étais
silencieuse et absorbée, et que j'allais à l'église tous les soirs, me
dit d'un air stupéfait: «Ah ça, mon cher _Calepin_, qu'est-ce à dire?
On jurerait que tu deviens dévote!--C'est fait, mon enfant, lui
répondis-je tranquillement.--Pas possible!--Je t'en donne ma parole
d'honneur.--Eh bien, reprit-elle après avoir réfléchi un instant, je
ne te dirai rien pour t'en détourner. Je crois que ce serait inutile.
Tu es une nature passionnée; je l'ai toujours pensé. Je ne pourrai pas
te suivre sur ce terrain-là. Je suis une nature plus froide, je
raisonne. J'envie ton bonheur, je t'approuve de ne point hésiter; mais
je ne crois pas que jamais j'arrive à la foi aveugle. Si ce miracle
s'opérait pourtant, je ferais comme toi, j'en conviendrais
sincèrement.--M'aimeras-tu moins? lui demandai-je.--A présent tu t'en
consolerais aisément, reprit-elle. La dévotion absorbe et dédommage de
tout. Mais comme j'ai pour ta sincérité la plus parfaite estime, je
resterai ton amie quoi qu'il arrive.» Elle ajouta d'excellentes
paroles encore, et se montra toujours pleine de raison, d'affection et
d'indulgence pour moi.

Sophie ne prit pas beaucoup garde à mon changement. La diablerie
passait de mode. Ma conversion lui portait le dernier coup. Peut-être
étions-nous toutes également ennuyées de notre inaction, sans nous
l'être avoué les unes aux autres. D'ailleurs Sophie était un diable
mélancolique, et parfois elle avait de courts accès de dévotion, mêlés
de profondes tristesses qu'elle ne voulait ni expliquer ni avouer.

Celle que je craignais le plus d'affliger était Fanelly. Elle
m'épargna la peine de lui refuser de courir davantage avec elle, elle
me prévint. «Eh bien, ma tante, me dit-elle, te voilà donc rangée?
Soit! Si tu t'en trouves bien, j'en serai heureuse, et si cela te fait
plaisir, je me rangerai aussi. Je suis capable de devenir dévote pour
faire comme toi et pour être toujours avec toi.»

Elle l'eût fait comme elle le disait, cette généreuse et abondante
nature, si cela eût dépendu d'un mouvement de son cœur. Mais ses
idées n'avaient pas la fixité et l'exclusivisme des miennes.
D'ailleurs parmi les diables il n'y en avait que deux. Anna et moi,
qui fussions susceptibles de ce qu'on appelait une conversion. Les
autres n'avaient jamais protesté, elles n'étaient pas pieuses, parce
qu'elles étaient dissipées, mais elles croyaient quand même, et du
jour où la diablerie cessa, elles furent plus régulières dans leurs
exercices de piété sans devenir dévotes exaltées pour cela.

Anna était _esprit fort_. C'était bien le mot pour elle, qui avait de
l'esprit tout de bon et de la force dans la volonté. Pour moi, que
l'on qualifiait d'esprit fort aussi, je n'avais ni force ni esprit.
Il n'y avait de force en moi que celle de la passion, et quand celle
de la religion vint à éclater, elle dévora tout dans mon cœur; rien
dans mon cerveau ne lui fit obstacle.

J'ai dit qu'Anna aussi se jeta dans la piété après son mariage, mais
tant qu'elle resta au couvent elle garda son incrédulité. Ma ferveur
me rendit probablement moins agréable pour elle, et quoi qu'elle eût
la générosité de ne me le faire jamais sentir, je fus naturellement
entraînée vers d'autres intimités, comme je le dirai bientôt.

J'étais restée liée avec Louise de Larochejaquelein. Elle était encore
à la petite classe, parce qu'elle était plus jeune que nous, mais elle
était beaucoup plus raisonnable et plus instruite que moi. Je la
rencontrai dans les cloîtres peu de jours après ma conversion, et ce
fut la seule personne dont j'eus la curiosité de saisir la première
impression. Comme elle n'était ni diable, ni bête, ni fervente, son
jugement était une chose à part.

«Eh bien! me dit-elle, es-tu toujours aussi désœuvrée, aussi
tapageuse?

--Que penserais-tu de moi, lui dis-je, si je t'apprenais que je me
sens enflammée par la religion?

--Je dirais, me répondit-elle, que tu fais bien, et je t'aimerais
encore plus que je ne t'aime.»

Elle m'embrassa avec une grande effusion de cœur, et n'ajouta aucun
autre encouragement, voyant sans doute à mon air que j'irais plus loin
que ses conseils.

Mary revint d'Angleterre ou d'Irlande dans ce temps-là. Elle avait
grandi de toute la tête, sa figure avait pris une expression encore
plus mâle, et ses manières étaient plus que jamais celles d'un garçon
naïf, impétueux et insouciant. Elle rentra à la petite classe et y
ressuscita si bien la diablerie que ses parens la reprirent au bout de
quelques mois. Elle se moqua impitoyablement de ma dévotion, et quand
nous nous rencontrions, elle me poursuivait des sarcasmes les plus
comiques. Elle ne me fâcha pourtant jamais, car elle avait de l'esprit
de bon aloi, c'est-à-dire de l'esprit sans amertume et une raillerie
qui divertissait trop pour pouvoir blesser. Je raconterai dans la
suite de mes Mémoires comment nous nous sommes retrouvées vers l'âge
de quarante ans, nous aimant toujours et nous retraçant avec plaisir
nos jeunes années.

Mais me voici arrivée à un moment où il faut que je parle un peu de
moi isolément, car ma ferveur me fit, pendant quelques mois, une vie
solitaire et sans expansion apparente.

Ma conversion subite ne me donna pas le temps de respirer. Tout
entière à mon nouvel amour, j'en voulus savourer toutes les joies. Je
fus trouver mon confesseur pour le prier de me réconcilier
officiellement avec le ciel. C'était un vieux prêtre, le plus
paternel, le plus simple, le plus sincère, le plus chaste des hommes,
et pourtant c'était un jésuite, _un père de la foi_, comme on disait
depuis la révolution. Mais il n'y avait en lui que droiture et
charité. Il s'appelait l'abbé de Prémord, et confessait la moindre
partie du troupeau; l'abbé de Villèle, qui était le directeur en titre
de la communauté et des pensionnaires, ne pouvant suffire à tout.

On nous envoyait à confesse, bon gré, mal gré, tous les mois, usage
détestable qui violentait la conscience et condamnait à l'hypocrisie
celles qui n'avaient pas le courage de la résistance.

«Mon père, dis-je à l'abbé, vous savez bien comment je me suis
confessée jusqu'ici, c'est-à-dire que vous savez que je ne me suis pas
confessée du tout. Je suis venue vous réciter une formule d'examen de
conscience qui court la classe et qui est la même pour toutes celles
qui viennent à confesse contraintes et forcées. Aussi ne m'avez-vous
jamais donné l'absolution que je ne vous ai jamais demandée non plus.
Aujourd'hui je vous la demande et je veux me repentir et m'accuser
sérieusement. Mais je vous avoue que je ne me souviens d'aucun péché
volontaire; j'ai vécu, j'ai pensé, j'ai cru comme on me l'avait
enseigné. Si c'était un crime de nier la religion, ma conscience, qui
était muette, ne m'a avertie de rien. Pourtant je dois faire
pénitence, aidez-moi à me connaître et à voir en moi-même ce qui est
coupable et ce qui ne l'est pas.

--Attendez, mon enfant, me dit-il. Je vois que ceci est une confession
générale, comme on dit, et que nous aurons beaucoup à causer.
Asseyez-vous.» Nous étions dans la sacristie, j'allai prendre une
chaise et lui demandai s'il voulait m'interroger. «Non pas, me dit-il,
je ne fais jamais de question: Voici la seule que je vous adresserai.
Avez-vous donc l'habitude de chercher vos examens de conscience dans
les formulaires?--Oui, mais il y a bien des péchés que je ne sais pas
avoir commis, car je n'y comprends rien.--C'est bien, je vous défends
de jamais consulter aucun formulaire et de chercher les secrets de
votre conscience ailleurs qu'en vous-même. A présent, causons.
Racontez-moi simplement et tranquillement toute votre existence, telle
que vous vous la rappelez, telle que vous la concevez et la jugez.
N'arrangez rien, ne cherchez ni le bien ni le mal de vos actions et de
vos pensées; ne voyez en moi ni un juge ni un confesseur; parlez-moi
comme à une amie. Je vous dirai ensuite ce que je crois devoir
encourager ou corriger en vous dans l'intérêt de votre salut,
c'est-à-dire de votre bonheur en cette vie et en l'autre.

Ce plan me mit bien à l'aise. Je lui racontai ma vie avec effusion,
moins longuement que je ne l'ai fait ici, mais avec assez de détails
et de précision cependant pour que le récit durât plus de trois
heures. L'excellent homme m'écouta avec une attention soutenue, avec
un intérêt paternel; plusieurs fois je le vis essuyer ses larmes,
surtout quand j'arrivai à la fin et que je lui exposai simplement
comment la grâce m'avait touchée au moment où je m'y attendais le
moins.

C'était un vrai jésuite que l'abbé de Prémord, et en même temps un
honnête homme, un cœur sensible et doux. Sa morale était pure,
humaine, vivante pour ainsi dire. Il ne poussait pas au mysticisme, il
prêchait terre à terre avec une grande onction et une grande bonhomie.
Il ne voulait pas qu'on s'absorbât dans le rêve anticipé d'un monde
meilleur, au point d'oublier l'art de se bien conduire dans celui-ci;
voilà pourquoi je dis que c'était un vrai jésuite, malgré sa candeur
et sa vertu.

Quand j'eus fini de causer, je lui demandai de me juger et de me
choisir les points où j'étais coupable, afin que, m'agenouillant
devant lui, j'eusse à les rappeler en confession et à m'en repentir
pour mériter une absolution générale. Mais il me répondit: «Votre
confession est faite. Si vous n'avez pas été éclairée plus tôt de la
grâce, ce n'est pas votre faute. C'est à présent que vous pourriez
devenir coupable si vous perdiez le fruit des salutaires émotions que
vous avez éprouvées. Agenouillez-vous pour recevoir l'absolution que
je vais vous donner de tout mon cœur.»

Quand il eut prononcé la formule sacramentelle, il me dit: «Allez en
paix, vous pouvez communier demain. Soyez calme et joyeuse, ne vous
embarrassez pas l'esprit de vains remords, remerciez Dieu d'avoir
touché votre cœur; soyez toute à l'ivresse d'une sainte union de
votre âme avec le Sauveur.»

C'était me parler comme il fallait, mais on verra bientôt que ce saint
quiétisme ne suffisait pas à l'ardeur de mon zèle et que j'étais cent
fois plus dévote que mon confesseur; ceci soit dit à la louange de ce
digne homme: il avait atteint, je crois, l'état de perfection et ne
connaissait plus les orages d'un prosélytisme ardent. Sans lui, je
crois bien que je serais ou folle, ou religieuse cloîtrée à l'heure
qu'il est. Il m'a guérie d'une passion délirante pour l'idéal
chrétien. Mais en cela fut-il chrétien catholique, ou jésuite homme du
monde?

Je communiai le lendemain, jour de l'Assomption, 15 août. J'avais
quinze ans et n'avais pas approché du sacrement depuis ma première
communion à La Châtre. C'était dans la soirée du 4 août que j'avais
ressenti ces émotions, ces ardeurs inconnues que j'appelais ma
conversion. On voit que j'avais été droit au but; j'étais pressée de
faire acte de foi et de rendre, comme on disait, témoignage devant le
Seigneur.


FIN DU TOME SEPTIÈME.


    Typographie L. Schnauss.



HISTOIRE DE MA VIE.



    HISTOIRE

    DE MA VIE

    PAR

    Mme GEORGE SAND.

    Charité envers les autres;
    Dignité envers soi-même;
    Sincérité devant Dieu.

    Telle est l'épigraphe du livre que j'entreprends.

    15 avril 1847.

    GEORGE SAND.


    TOME HUITIÈME.

    PARIS, 1855.

    LEIPZIG, CHEZ WOLFGANG GERHARD.



CHAPITRE QUATORZIEME.

(SUITE.)

  Communion et ravissement.--Le dernier bonnet de nuit.--Sœur
    Hélène.--Enthousiasme et vocation.--Opinion de Marie
    Alicia.--Elisa Auster.--Le pharisien et le
    publicain.--Parallèle de sentimens et d'instincts.


Ce jour de véritable première communion me parut le plus beau de ma
vie, tant je me sentis pleine d'effusion et en même temps de puissance
dans ma certitude. Je ne sais pas comment je m'y prenais pour prier.
Les formules consacrées ne me suffisaient pas, je les lisais pour
obéir à la règle catholique, mais j'avais ensuite des heures entières
où, seule dans l'église, je priais d'abondance, répandant mon âme aux
pieds de l'Éternel et, avec mon âme, mes pleurs, mes souvenirs du
passé, mes élans vers l'avenir, mes affections, mes dévouemens, tous
les trésors d'une jeunesse embrasée qui se consacrait et se donnait
sans réserve à une idée, à un rêve insaisissable, à un rêve d'amour
éternel.

C'était puéril et étroit dans la forme, cette orthodoxie où je me
plongeais, mais j'y portais le sentiment de l'infini. Et quelle flamme
ce sentiment n'allume-t-il pas dans un cœur vierge! Quiconque a
passé par là, sait bien que nulle affection terrestre ne peut donner
de pareilles satisfactions intellectuelles. Ce Jésus, tel que les
mystiques l'ont interprété et refait à leur usage, est un ami, un
frère, un père, dont la présence éternelle, la sollicitude
infatigable, la tendresse, la mansuétude infinies, ne peuvent se
comparer à rien de réel et de possible; je n'aime pas que les
religieuses en aient fait leur époux. Il y a là quelque chose qui doit
servir d'aliment au mysticisme hystérique, la plus répugnante des
formes que le mysticisme puisse prendre. Cet amour idéal pour le
Christ n'est sans danger que dans l'âge où les passions humaines sont
muettes. Plus tard, il prête aux aberrations du sentiment et aux
chimères de l'imagination troublée. Nos religieuses anglaises
n'étaient pas mystiques du tout, heureusement pour elles.

L'été se passa pour moi dans la plus complète béatitude. Je communiais
tous les dimanches et quelquefois deux jours de suite. J'en suis
revenue à trouver fabuleuse et inouïe l'idée matérialisée de manger la
chair et de boire le sang d'un Dieu; mais que m'importait alors? Je
n'y songeais pas, j'étais sous l'empire d'une fièvre qui ne raisonnait
pas et je trouvais ma joie à ne pas raisonner. On me disait: «Dieu est
en vous, il palpite dans votre cœur, il remplit tout votre être de sa
divinité; la grâce circule en vous avec le sang de vos veines!» Cette
identification complète avec la Divinité se faisait sentir à moi comme
un miracle. Je brûlais littéralement comme sainte Thérèse: je ne
dormais plus, je ne mangeais plus, je marchais sans m'apercevoir du
mouvement de mon corps; je me condamnais à des austérités qui étaient
sans mérite, puisque je n'avais plus rien à immoler, à changer ou à
détruire en moi. Je ne sentais pas la langueur du jeûne. Je portais au
cou un chapelet de filigrane qui m'écorchait, en guise de cilice. Je
sentais la fraîcheur des gouttes de mon sang, et au lieu d'une douleur
c'était une sensation agréable. Enfin je vivais dans l'extase, mon
corps était insensible, il n'existait plus. La pensée prenait un
développement insolite et impossible. Était-ce même la pensée? Non,
les mystiques ne pensent pas. Ils rêvent sans cesse, ils contemplent,
ils aspirent, ils brûlent, ils se consument comme des lampes, et ils
ne sauraient se rendre compte de ce mode d'existence qui est tout
spécial et ne peut se comparer à rien.

Je crains donc d'être peu intelligent pour ceux qui n'ont pas subi
cette maladie sacrée, car je me rappelle l'état où j'ai vécu durant
quelques mois sans pouvoir bien me le définir à moi-même.

J'étais devenue sage, obéissante et laborieuse, cela va sans dire. Il
ne me fallut aucun effort pour cela. Du moment que le cœur était
pris, rien ne me coûtait pour mettre mes actions d'accord avec ma
croyance. Les religieuses me traitèrent avec une grande affection;
mais, je dois le dire, sans aucune flatterie et sans chercher, par
aucun des moyens de séduction qu'on reproche aux communautés
religieuses d'exercer envers leurs élèves, à m'inspirer plus de
ferveur. Leur dévotion était calme, un peu froide peut-être, digne et
même fière. Hormis une seule, elles n'avait ni le don ni la volonté du
prosélytisme entraînant, soit que cette réserve tînt à l'esprit de
leur ordre, ou au caractère britannique, dont elles ne se départaient
point.

Et puis, quelles remontrances, quelles exhortations aurait-on pu
m'adresser? J'étais si entière dans ma foi, si logique dans mon
enthousiasme! Jamais de tiédeur, jamais d'oubli, jamais de relâchement
possible à un esprit enfiévré comme était le mien. La corde était trop
tendue pour se détendre d'elle-même, elle se serait plutôt brisée.

Marie Alicia continua d'être angéliquement bonne avec moi. Elle ne
m'aima pas davantage après ma conversion qu'elle n'avait fait
auparavant, et ce fut une raison pour moi d'augmenter d'affection pour
elle. En goûtant la douceur de cette amitié maternelle si pure et si
soutenue, je savourais la perfection de cette âme d'élite qui me
chérissait si bien pour moi-même, puisqu'elle avait aimé la
_pécheresse_, l'enfant ingouverné et ingouvernable, autant qu'elle
aimait la convertie, l'enfant soumis et rangé.

Mme Eugénie, qui m'avait toujours traitée avec une indulgence qu'on
taxait de partialité, devint plus sévère en même temps que je devenais
plus raisonnable. Je ne péchais plus que par distraction, et elle me
rabrouait un peu durement pour cela, quelque involontaires que fussent
mes fautes. Un jour même que, perdue dans mes rêveries pieuses, je
n'avais pas entendu un ordre qu'elle me donnait, elle m'infligea sans
miséricorde la punition du bonnet de nuit. Le bonnet de nuit à _sainte
Aurore_ (les diables m'appelaient ainsi en riant)! Ce fut un cri de
surprise et un murmure de stupeur dans toute la classe. «Vous voyez
bien, disait-on, cette femme bizarre et contredisante aime les
diables, et depuis que celui-ci est tombé dans le bénitier, elle ne
peut plus le souffrir!» Le bonnet de nuit ne m'affecta pas, j'avais la
conscience de mon innocence, et je sus même gré à Mme Eugénie de ne
m'avoir pas épargnée plus qu'elle n'eût fait d'une autre en pareil
cas. Je ne pensai pas qu'elle m'aimait moins, car elle me prouvait sa
préférence comme en cachette. Si j'étais souffrante ou triste, elle
venait le soir dans ma cellule m'interroger froidement, d'un ton
railleur même; mais c'était de sa part, beaucoup plus que de la part
de toute autre, cette sollicitude enjouée, cette démarche de venir à
moi qu'elle n'a jamais faite pour aucune autre, que je sache. Je
n'éprouvais pas le besoin de lui ouvrir mon cœur comme avec Marie
Alicia, mais j'étais sensible à la part d'affection qu'elle pouvait me
donner, et baisais avec reconnaissance sa main longue, blanche et
froide.

Ce fut au milieu de ma première ferveur que je contractai une amitié
qui fut trouvée encore plus bizarre que celle que je portais à Mme
Eugénie, mais qui m'a laissé les plus doux et les plus chers
souvenirs.

Dans la liste de nos religieuses, j'ai nommé une sœur converse, sœur
Hélène, dont je me suis réservé de parler amplement quand j'aurais
atteint la phase de mon récit où son existence se mêle à la mienne;
m'y voici arrivée.

Un jour que je traversais le cloître, je vois une sœur converse
assise sur la dernière marche de l'escalier, pâle, mourante, baignée
d'une sueur froide. Elle était placée entre deux seaux fétides qu'elle
descendait du dortoir, et qu'elle allait vider. Leur pesanteur et leur
puanteur avaient vaincu son courage et ses forces. Elle était pâle,
maigre, en chemin de devenir phthisique. C'était Hélène, la plus jeune
des converses, consacrée aux fonctions les plus pénibles et les plus
repoussantes du couvent. A cause de cela, elle était un objet de
dégoût pour les pensionnaires recherchées. On eût frémi de s'asseoir
auprès d'elle, on évitait même de frôler son vêtement.

Elle était laide, d'un type commun, marquée de taches de rousseur sur
un front terne et comme terreux. Et cependant cette laideur avait
quelque chose de touchant; cette figure calme dans la souffrance avait
comme une habitude et une insouciance du malheur qu'on ne comprenait
pas bien au premier abord, et qu'on eût pu prendre pour une
indifférence grossière, mais qui se révélait quand on avait lu dans
son âme, et dont chaque indice venait confirmer le poème obscur et
rude de sa propre vie. Ses dents étaient les plus belles que j'aie
jamais vues, blanches, petites, saines et rangées comme un collier de
perles. Quand on se souhaitait une beauté idéale, on parlait des yeux
d'Eugenia Izquierdo, du nez de Maria Dormer, des cheveux de Sophie et
des dents de _Sister Helen_.

Quand je la vis ainsi défaillante, je courus à elle, comme de juste;
je la soutins dans mes bras, je ne savais que faire pour la secourir.
Je voulais monter à l'ouvroir, appeler quelqu'un. Elle retrouva ses
forces pour m'en empêcher, et, se levant, elle voulut reprendre son
fardeau et continuer son ouvrage; mais elle se traînait d'une si
piteuse façon, qu'il ne me fallut pas beaucoup de vertu pour m'emparer
de ses seaux et pour les emporter à sa place. Je la retrouvai, le
balai à la main et se dirigeant vers l'église. «Ma sœur, lui dis-je,
vous vous tuez. Vous êtes trop malade pour travailler aujourd'hui.
Laissez-moi l'aller dire à Poulette pour qu'elle envoie quelqu'un
nettoyer l'église, et vous irez vous coucher.--Non! non! dit-elle en
secouant sa tête courte et obstinée, je n'ai pas besoin d'aide, on
peut toujours ce qu'on veut, et je veux mourir en travaillant.--Mais
c'est un suicide, lui dis-je, et Dieu vous défend de chercher la mort,
même par le travail.--Vous n'y entendez rien, reprit-elle. J'ai hâte
de mourir, puisqu'il faut que je meure. Je suis condamnée par les
médecins. Eh bien! j'aime mieux être réunie à Dieu dans deux mois que
dans six.»

Je n'osai pas lui demander si elle parlait ainsi par ferveur ou par
désespoir, je lui demandai seulement si elle voulait consentir à ce
que je l'aidasse à nettoyer l'église, puisque c'était l'heure de ma
récréation. Elle y consentit en me disant: «Je n'en ai pas besoin,
mais il ne faut pas empêcher une bonne âme de faire acte de charité.»

Hélène me montra comment il fallait s'y prendre pour cirer le parquet
de l'arrière-chœur, pour épousseter et frotter à la serge les stalles
des nonnes. Ce n'était pas bien difficile, et je fis un côté de
l'hémicycle pendant qu'elle faisait l'autre; mais, toute jeune et
forte que j'étais, le travail me mit en nage, tandis qu'elle, endurcie
à la fatigue, et déjà remise de son évanouissement, avec l'air d'une
mourante et l'apparente lenteur d'une tortue, elle vint à bout de sa
tâche plus vite et mieux que moi.

Le lendemain était un jour de fête; il n'y en avait pas pour elle,
puisque tous les jours exigeaient les mêmes soins domestiques. Le
hasard me la fit rencontrer encore comme elle allait faire les lits au
dortoir. Il y en avait trente et quelques. Elle me demanda d'elle-même
si je voulais l'aider, non pas qu'elle voulût être soulagée de son
travail, mais parce que ma société commençait à lui plaire. Je la
suivis par un mouvement de complaisance qui eût été bien naturel,
quand même je n'aurais pas été poussée par le dévouement religieux qui
inspire l'amour de la peine. Quand l'ouvrage fut terminé, et abrégé de
moitié par mon concours, il nous resta quelques instans de loisir, et
la sœur Hélène, s'asseyant sur un coffre, me dit: «Puisque vous êtes
si complaisante, vous devriez bien m'enseigner un peu de français, car
je n'en peux pas dire un mot, et cela me gêne avec les servantes
françaises que j'ai à diriger.--Cette demande de votre part me
réjouit, lui dis-je. Elle me prouve que vous ne songez plus à mourir
dans deux mois, mais à vous conserver le plus longtemps possible.--Je
ne veux que ce que Dieu voudra, reprit-elle. Je ne cherche pas la
mort, je ne l'évite pas. Je ne peux pas m'empêcher de la désirer, mais
je ne la demande pas. Mon épreuve durera tant qu'il plaira au
Seigneur.--Ma bonne sœur, lui dis-je, vous êtes donc bien
sérieusement malade?--Les médecins prétendent que oui, répondit-elle,
et il y a des momens où je souffre tant que je crois qu'ils ont
raison. Mais, après tout, je me sens si forte qu'ils pourraient bien
se tromper. Allons! qu'il en soit comme Dieu voudra!»

Elle se leva en ajoutant: «Voulez-vous venir ce soir dans ma cellule,
vous me donnerez la première leçon?»

J'y consentis à regret, mais sans hésiter. Cette pauvre sœur
m'inspirait, malgré moi, de la répugnance, non pas elle, mais ses
vêtemens qui étaient immondes et dont l'odeur me causait des nausées.
Et puis, j'aimais mieux mon heure d'extase, le soir à l'église, que de
donner une leçon de français à une personne fort peu intelligente et
qui ne savait que fort mal l'anglais.

Je m'y résignai pourtant, et le soir venu, j'entrai pour la première
fois dans la cellule de sœur Hélène. Je fus agréablement surprise de
la trouver d'une propreté exquise et toute parfumée de l'odeur du
jasmin qui montait du préau jusqu'à sa fenêtre. La pauvre sœur était
propre aussi, elle avait sa robe de serge violette neuve; ses petits
objets de toilette bien rangés sur un table attestaient le soin
qu'elle prenait de sa personne. Elle vit dans mes yeux ce qui me
préoccupait. «Vous voilà étonnée, me dit-elle, de trouver propre et
même recherchée sous ce rapport une personne qui remplit sans chagrin
les plus viles fonctions. C'est parce que j'ai horreur de la saleté et
des mauvaises odeurs que j'ai accepté gaîment ces fonctions-là. Quand
je suis arrivée en France, j'ai été révoltée de voir des chenets
ternes et des serrures rouillées. _Chez nous_, on se mirait dans le
bois des meubles et dans la ferrure des moindres ustensiles. J'ai cru
que je ne m'habituerais jamais à vivre dans un pays où l'on était si
négligent. Mais, pour faire de la propreté, il faut toucher à des
choses malpropres. Vous voyez bien que mon goût devait me faire
prendre l'état qui m'a suggéré l'envie de faire mon salut.»

«Elle dit tout cela en riant; car elle était gaie comme les personnes
d'un grand courage. Je lui demandai ce qu'elle était avant d'être
religieuse, et elle se mit à me raconter son histoire en mauvais
anglais, dans un langage simple et rustique dont il me serait
impossible de rendre la grandeur et la naïveté. Je ne l'essaierai pas,
mais voici la substance de son récit:

«Je suis une montagnarde écossaise; mon père[22] est un paysan aisé
chargé d'une nombreuse famille. C'est un homme bon et juste, mais
aussi rude dans sa volonté que courageux pour son travail. Je gardais
ses troupeaux, je ne m'épargnais pas aux soins du ménage et à la
surveillance de mes petits frères et sœurs, qui m'aimaient
tendrement; je les aimais de même. J'étais heureuse, j'aimais la
campagne, les prés, les animaux. Il ne me semblait pas que je pusse
vivre renfermée, seulement dans une ville; je ne pensais pas beaucoup
à mon salut. Un sermon que j'entendis changea toutes mes idées et
m'inspira un si grand désir de plaire à Dieu que je n'eus plus ni
plaisir, ni repos dans ma famille. Ce sermon prêchait le renoncement,
la mortification. Je me demandai ce que je pouvais faire de plus
agréable à Dieu et de plus cruel pour moi-même, et je trouvai que
quitter la campagne, perdre ma liberté, me séparer pour toujours de ma
famille, serait un véritable martyre pour moi. Aussitôt j'y fus
résolue. J'allai trouver le prêtre qui avait prêché, et je lui dis que
j'avais la vocation. Il ne voulut pas me croire et me conduisit à
l'évêque afin que cet homme savant dans la religion examinât si ma
vocation était véritable. L'évêque me demanda si j'étais malheureuse
chez mes parens, si j'étais dégoûtée de mon pays, de mon état, si
enfin j'avais quelque sujet de dépit ou de colère pour quitter comme
cela tout ce qui me retenait chez nous. Je lui répondis que dans ce
cas-là ma vocation ne serait pas grande, et que je n'y croyais que
parce qu'elle m'imposait les plus grands sacrifices que je pusse
m'imaginer. Quand l'évêque m'eut bien interrogée sans me trouver en
défaut, il me dit: «Oui, vous avez une grande vocation, mais il faut
obtenir le consentement de vos parens.»

  [22] Probablement il était d'origine anglaise; il s'appelait
  _Whitehead_ (_tête blanche_).

Je retournai chez nous, et je parlai d'abord à mon père, mon père me
dit que si je retournais seulement voir les prêtres, il me tuerait.
«Eh bien! lui dis-je, j'y retournerai, vous me tuerez, et j'irai au
ciel plus tôt: c'est tout ce que je demande.» Ma mère et mes tantes
pleurèrent, et, voyant que je ne pleurais pas, elles me reprochèrent
de ne pas les aimer. Cela me fit beaucoup de peine, comme vous pouvez
croire, mais c'était le commencement de mon martyre, et puisque je ne
pouvais pas me faire couper par morceaux ou brûler vive pour l'amour
de Dieu, je devais me contenter d'avoir le cœur brisé et me réjouir
dans cette épreuve. Je ne fis donc que sourire aux larmes de mes
parens, parce que je souffrais plus qu'eux encore et que j'étais
contente de souffrir.

Je retournai voir le prêtre et l'évêque: mon père me maltraita,
m'enferma dans ma chambre, et quand vint le jour où je voulus partir
pour entrer en religion, il m'attacha avec des cordes au pied d'un
lit. Plus on me faisait de peine et de mal, plus je souhaitais qu'on
m'en fît. Enfin ma mère et une de mes tantes, voyant que mon père
était furieux, et craignant qu'il ne me fît mourir, essayèrent de le
faire consentir à mon départ. «Eh bien, dit-il, qu'elle parte tout de
suite, mais qu'elle emporte ma malédiction.»

«Il vint me détacher, et quand je voulus me mettre à ses genoux et
l'embrasser, il me repoussa, refusa de me dire adieu et sortit. Il
avait bien du chagrin, mon pauvre père. Il prit son fusil: on aurait
dit qu'il allait se tuer. Mes frères aînés le suivirent, et quand je
fus seule avec les femmes et les enfans, tous se mirent à genoux
autour de moi pour me faire renoncer à mon sacrifice. Et moi je riais,
et je disais: «Encore, encore! vous ne me ferez jamais souffrir autant
que je le souhaite.»

«Il y avait un petit enfant, l'enfant de ma sœur aînée, un vrai
chérubin que j'avais élevé particulièrement, qui était toujours pendu
à ma robe, aux champs et dans la maison. On savait que j'étais folle
de cet enfant-là. On le mit sur mes genoux, il pleurait et
m'embrassait. Je me levai pour le mettre à terre. Je pris mon paquet
et marchai vers la porte. L'enfant courut au-devant de moi, et se
couchant sur le seuil, il me dit: Puisque tu veux me quitter, tu me
marcheras sur le corps. «Je remerciai Dieu de ce qu'il ne m'épargnait
rien, et je passai par-dessus l'enfant. Pendant bien longtemps,
j'entendis ses cris et les sanglots de ma mère, de mes tantes, de mes
sœurs et de tous les petits, qu'on retenait pour les empêcher de
courir après moi. Je me retournai et leur montrai le ciel en élevant
un bras au-dessus de ma tête. Ma famille n'était pas impie. Il se fit
un grand silence. Alors je me remis à marcher, et ne me retournai plus
que quand je fus assez loin pour n'être point vue. Je regardai le toit
de la maison et la fumée. Je fus forcée de m'asseoir un instant, mais
je ne pleurai pas, et j'arrivai auprès de l'évêque aussi tranquille
que je le suis maintenant. Il me confia à des dames pieuses qui
m'envoyèrent ici, parce qu'elles craignaient que mon père ne vînt me
reprendre de force si on me laissait dans mon pays. Voilà mon
histoire. Elle n'est pas bien longue, ni bien dite, mais je ne sais
pas m'expliquer mieux.»

Cette histoire simple et terrible acheva de me monter la tête pour la
religion et m'inspira tout à coup pour la sœur Hélène une
prédilection enthousiaste. Je vis en elle une sainte des anciens
jours, rude, ignorante des délicatesses de la vie et des compromis de
cœur avec la conscience, une fanatique ardente et calme comme Jeanne
d'Arc ou sainte Géneviève. C'était, par le fait, une mystique, la
seule, je crois, qu'il y eût dans la communauté: aussi n'était-elle
pas Anglaise.

Frappée comme d'un contact électrique, je lui pris les mains et
m'écriai: «Vous êtes plus forte dans votre simplicité que tous les
docteurs du monde, et je crois que vous me montrez, sans y songer, le
chemin que j'ai à suivre. Je serai religieuse!--Tant mieux! me
dit-elle avec la confiance et la droiture d'un enfant: vous serez
sœur converse avec moi, et nous travaillerons ensemble.»

Il me sembla que le ciel me parlait par la bouche de cette inspirée.

Enfin j'avais rencontré une véritable sainte comme celles que j'avais
rêvées. Mes autres nonnes étaient comme des anges terrestres, qui,
sans lutte et sans souffrances, jouissaient par anticipation du calme
paradisiaque. Hélène était une créature plus humaine et plus divine en
même temps. Plus humaine, parce qu'elle souffrait; plus divine, parce
qu'elle aimait à souffrir. Elle n'avait pas cherché le bonheur, le
repos, l'absence de tentations mondaines, la liberté du recueillement
dans le cloître. Les séductions du siècle! pauvre fille des champs
nourrie dans de grossiers labeurs, elle ne les connaissait pas. Elle
n'avait rêvé et accompli qu'un martyre de tous les jours; elle l'avait
envisagé avec la logique sauvage et grandiose de la foi primitive.
Elle était exaltée jusqu'au délire sous une apparence froide et
stoïque. Quelle nature puissante! Son histoire me faisait frissonner
et brûler. Je la voyais aux champs, écoutant, comme notre _grande
pastoure_, les voix mystérieuses dans les branches des chênes et dans
le murmure des herbes. Je la voyais passant par-dessus le corps de ce
bel enfant dont les larmes tombaient sur mon cœur et passaient dans
mes yeux. Je la voyais seule et debout sur le chemin, froide comme une
statue et le cœur percé cependant des sept glaives de la douleur,
élevant sa main hâlée vers le ciel et réduisant au silence, par
l'énergie de sa volonté, toute cette famille gémissante et frappée de
respect.

«O sainte Hélène, me disais-je en la quittant, vous avez raison, vous
êtes dans le vrai, vous! vous êtes d'accord avec vous-même. Oui! quand
on aime Dieu de toutes ses forces, quand on le préfère à toutes
choses, on ne s'endort point en chemin; on n'attend pas ses ordres, on
les prévient; on court au-devant des sacrifices. Oui! vous m'avez
embrasée du feu de votre amour, et vous m'avez montré la voie. Je
serai religieuse; ce sera le désespoir de mes parens, le mien par
conséquent. Il faut ce désespoir-là pour avoir le droit de dire à
Dieu: «Je t'aime, je serai religieuse et non pas _dame de chœur_,
vivant dans une simplicité recherchée et dans une béate oisiveté. Je
serai sœur converse, servante écrasée de fatigue, balayeuse de
tombeaux, porteuse d'immondices; tout ce qu'on voudra, pourvu que je
sois oubliée après avoir été maudite par les miens; pourvu que,
dévorant l'amertume de l'immolation, je n'aie que Dieu pour témoin de
mon supplice et que son amour pour ma récompense.»

Je ne tardai pas à confier à Marie Alicia mon projet d'entrer en
religion. Elle n'en fut point enivrée. La digne et raisonnable femme
me dit en souriant: «Si cette idée vous est douce, nourrissez-la, mais
ne la prenez pas trop au sérieux. Il faut être plus fort que vous ne
pensez pour mettre à exécution une chose difficile. Votre mère n'y
consentira pas volontiers, votre grand'mère encore moins. Elles
diront que nous vous avons entraînée, et ce n'est pas du tout notre
intention ni notre manière d'agir. Nous ne caressons point les
vocations au début, nous les attendons à leur entier développement.
Vous ne vous connaissez pas encore vous-même. Vous croyez qu'on mûrit
du jour au lendemain; allons, allons, _ma chère sœur_, il passera
encore de l'eau sous le pont avant que vous signiez cet écrit-là.» Et
elle me montrait la formule de ses vœux, écrite en latin dans un
petit cadre de bois noir au dessus de son prie-Dieu. Cette formule,
contraire à la législation française, était un engagement éternel; on
le signait à une petite table sur laquelle, au milieu de l'église, on
posait le saint sacrement.

Je souffrais bien un peu des doutes de Mme Alicia sur mon compte; mais
je me défendais de cette souffrance comme d'une révolte de mon
orgueil. Seulement je persistais à croire, sans en rien dire, que la
sœur Hélène avait une plus grande vocation. Marie Alicia était
heureuse, elle le disait sans affectation et sans emphase, et on
voyait bien qu'elle était sincère. Elle disait parfois: «Le plus grand
bonheur, c'est d'être en paix avec Dieu. Je ne l'aurais pas été dans
le monde, je ne suis pas une héroïne, j'ai la crainte et peut-être le
sentiment de ma faiblesse. Le cloître me sert de refuge et la règle
monastique d'hygiène morale; moyennant ces puissans secours, je suis
mon chemin sans trop d'efforts ni de mérite.»

Ainsi raisonnait cette âme profondément humble, ou, si on l'aime
mieux, cet esprit parfaitement modeste. Elle était d'autant plus forte
qu'elle croyait ne pas l'être.

Quand j'essayais de raisonner avec elle à la manière de la sœur
Hélène, elle secouait doucement la tête: «Mon enfant, me disait-elle,
si vous cherchez le mérite de la souffrance, vous le trouverez de
reste dans le monde. Croyez bien qu'une mère de famille, ne fût-ce que
pour mettre ses enfans au monde, a plus de douleur et de travail que
nous. Je ne regarde pas la vie claustrale comme un sacrifice
comparable à ceux qu'une épouse et une bonne mère doit s'imposer tous
les jours. Ne vous tourmentez donc pas l'esprit, et attendez ce que
Dieu vous inspirera quand vous serez en âge de choisir. Il sait mieux
que vous et moi ce qui vous convient. Si vous désirez de souffrir,
soyez tranquille, la vie vous servira à souhait, et peut-être
trouverez-vous, si votre ardeur de sacrifice persiste, que c'est dans
le monde, et non dans le couvent, qu'il faut aller chercher votre
martyre.»

Sa sagesse me pénétrait de respect, et ce fut elle qui me préserva de
prononcer ces vœux imprudens que les jeunes filles font quelquefois
d'avance dans le secret de leur effusion devant Dieu: sermens
terribles qui pèsent quelquefois pour toute la vie sur des
consciences timorées, et qu'on ne viole pas, quelque non recevable
qu'ils aient été devant Dieu, sans porter une grave atteinte à la
dignité et à la santé de l'âme.

Cependant je ne me défendais pas de l'enthousiasme de sœur Hélène; je
la voyais tous les jours, j'épiais l'occasion et le moyen de l'aider
dans ses rudes travaux, consacrant mes récréations de la journée à les
partager, et celles du soir à lui donner des leçons de français dans
sa cellule. Elle avait, je l'ai dit, fort peu d'intelligence et savait
à peine écrire. Je lui appris plus d'anglais que de français, car je
m'aperçus bientôt que c'était par l'anglais que nous eussions dû
commencer. Nos leçons ne duraient guère qu'une demi-heure. Elle se
fatiguait vite. Cette tête si forte avait plus de volonté que de
puissance.

Nous avions donc une demi-heure pour causer, et j'aimais son
entretien, qui était pourtant celui d'un enfant. Elle ne savait rien,
elle ne désirait rien savoir hors du cercle étroit où sa vie s'était
renfermée. Elle avait le profond mépris de toute science étrangère à
la vie pratique qui caractérise le paysan. Elle parlait mal à froid,
ne trouvait pas de mots à son usage, et ne pouvait pas enchaîner ses
idées; mais quand l'enthousiasme revenait, elle avait des élans d'une
profondeur étrange dans leur concision enfantine.

Elle ne doutait pas de ma vocation, elle ne cherchait pas à me
retenir et à me faire hésiter dans mon entraînement; elle croyait à la
force des autres comme à la sienne propre. Elle ne s'embarrassait
l'esprit d'aucun obstacle et se persuadait qu'il serait très facile de
m'obtenir une dispense pour entrer dans la communauté en dépit des
statuts de la règle, qui n'admettaient que des Anglaises, des
Écossaises ou des Irlandaises dans le couvent. J'avoue que l'idée
d'être religieuse ailleurs qu'aux Anglaises me faisait frémir, preuve
que je n'avais pas de vocation véritable, et comme je lui avouais le
doute que cette préférence pour notre couvent élevait en moi, elle me
rassurait avec une adorable indulgence. Elle voulait trouver ma
préférence légitime, et cette mollesse de cœur n'altérait pas,
suivant elle, l'excellence de ma vocation. J'ai déjà dit quelque part
dans cet ouvrage, à propos de la Tour d'Auvergne, je crois, que le
cachet de la véritable grandeur est de ne jamais songer à exiger des
autres les grandes choses qu'on s'impose à soi-même. La sœur Hélène,
cette créature toute d'instincts sublimes, agissait de même avec moi.
Elle avait quitté sa famille et son pays, elle était venue avec joie
s'enterrer dans le premier couvent qu'on lui avait désigné, et elle
consentait à me laisser choisir ma retraite et _arranger_ mon
sacrifice. C'était assez, à ses yeux, qu'une personne comme moi,
qu'elle regardait comme un grand esprit (parce que je savais ma langue
mieux qu'elle ne savait la sienne), acceptât délibérément l'idée
d'être sœur converse au lieu de préférer tenir la classe.

Nous faisions donc des châteaux en Espagne ensemble. Elle me cherchait
un nom: celui de Marie-Augustine, que j'avais pris à la confirmation,
étant déjà porté par Poulette. Elle me désignait une cellule voisine
de la sienne. Elle m'autorisait d'avance à aimer le jardinage et à
cultiver des fleurs dans le préau. J'avais conservé le goût de
tripoter la terre, et comme j'étais trop grande fille pour faire un
petit jardin pour moi-même, je passais une partie des récréations à
brouetter du gazon et à dessiner des allées dans les jardinets des
petites. Aussi il fallait voir quelle adoration ces enfans avaient
pour moi. On me raillait un peu à la grande classe. Anna soupirait de
mon abrutissement sans cesser d'être bonne et affectueuse. Pauline de
Pontcarré, mon amie d'enfance, qui était entrée au couvent depuis six
mois, disait à sa mère, devant moi, que j'étais devenue imbécile,
parce que je ne pouvais plus vivre qu'avec la sœur Hélène ou les
enfans de sept ans.

J'avais pourtant contracté une amitié qui eût dû me relever dans
l'opinion des plus intelligentes, puisque c'était avec la personne la
plus intelligente du couvent. Je n'ai pas encore parlé d'Elisa Auster,
bien que ce soit une des figures les plus remarquables de cette série
de portraits où mon récit m'entraîne. J'ai voulu la garder pour le
joyau principal de cette précieuse couronne.

Un Anglais, M. Auster, neveu de Mme Canning, notre supérieure, avait
épousé à Calcutta une belle Indienne, dont il avait eu grand nombre
d'enfans, douze, peut-être quatorze. Le climat les avait tous dévorés
dans leur bas âge, excepté un fils, qui s'est fait prêtre, et deux
filles: Lavinia, qui a été ma compagne à la petite classe; Elisa, sa
sœur aînée, mon amie de la grande classe, qui est aujourd'hui
supérieure d'un couvent de Cork, en Irlande.

M. et Mme Auster, voyant périr tous leurs enfans, dont l'organisation
splendide semblait se dessécher tout à coup dans un milieu contraire,
et ne pouvant abandonner leurs affaires, firent l'effort de se séparer
des trois qui leur restaient. Ils les envoyèrent en Angleterre à Mme
Blount, sœur de Mme Canning. Voilà du moins l'histoire que l'on
racontait au couvent. Plus tard, j'ai entendu dire autrement; mais
qu'importe? Le fait certain, c'est qu'Elisa et Lavinia se rappelaient
confusément leur mère se roulant de désespoir sur le rivage indien
tandis que le navire s'en éloignait à pleines voiles. Mises au couvent
de Cork, en Irlande, Elisa et Lavinia vinrent en France lorsque Mme
Blount se décida à venir habiter, avec sa fille et ses deux nièces,
notre couvent des Anglaises. Cette famille avait-elle de la fortune?
Je l'ignore, on ne s'occupait guère de cela parmi les dévotes. Je
crois que le père était encore aux Indes quand je connus ses filles.
La mère y était à coup sûr, et n'avait pas vu ses enfans depuis une
douzaine d'années.

Lavinia était une charmante enfant, timide, impressionnable,
rougissant à tout propos, d'une douceur parfaite, ce qui ne
l'empêchait pas d'être un peu diable et fort peu dévote. Ses tantes et
sa sœur la grondaient souvent. Elle ne s'en souciait pas énormément.

Elisa était d'une beauté incomparable et d'une intelligence
supérieure. C'était le plus admirable résultat possible de l'union de
la race anglaise avec le type indien. Elle avait un profil grec d'une
pureté de lignes exquises, un teint de lis et de roses sans hyperbole,
des cheveux châtains superbes, des yeux bleus d'une douceur et d'une
pénétration frappantes, une sorte de fierté caressante dans la
physionomie; le regard et le sourire annonçaient la tendresse d'un
ange, le front droit, l'angle facial fortement accusé, je ne sais quoi
de carré dans une taille magnifique de proportions, révélaient une
grande volonté, une grande puissance, un grand orgueil.

Dès son plus jeune âge, toutes les forces de cette âme vigoureuse
s'étaient tournées vers la piété. Elle nous arriva sainte, comme je
l'ai toujours connue, ferme dans sa résolution de se faire religieuse,
et cultivant dans son cœur une seule amitié exclusive, le souvenir
d'une religieuse de son couvent d'Irlande, sœur Maria Borgia de
Chantal, qui a toujours encouragé sa vocation, et qu'elle est allée
rejoindre plus tard en prenant le voile. La plus grande marque
d'amitié qu'elle m'ait donnée, c'est un petit reliquaire que j'ai
toujours à ma cheminée, et qu'elle tenait de cette religieuse. Je lis
encore sur l'envers: _M. de Chantal, to E. 1816_. Elle y tenait tant
qu'elle me fit promettre de ne jamais m'en séparer, et je lui ai tenu
parole. Il m'a suivie partout. Dans un voyage, le verre s'est cassé,
la relique s'est perdue, mais le médaillon est intact, et c'est le
reliquaire lui-même qui est devenu relique pour moi.

Cette belle Elisa était la première dans toutes les études, la
meilleure pianiste du couvent, celle qui faisait tout mieux que les
autres, puisqu'elle y portait à dose égale les facultés naturelles et
la volonté soutenue. Elle faisait tout cela en vue d'être propre à
diriger l'éducation des jeunes Irlandaises qui lui seraient confiées
un jour à Cork, car elle était pour son couvent de Cork comme moi pour
mon couvent des Anglaises. Marie Borgia était son Alicia et son
Hélène. Elle ne comprenait pas qu'elle pût être religieuse ailleurs,
et sa vocation n'en était pas moins certaine, puisqu'elle y a persisté
avec joie.

Elle avait bien plus raison que moi en songeant à se rendre utile dans
le cloître. Moi, je suivais les études avec soumission, avec le plus
d'attention possible; mais, en réalité, depuis que j'étais dévote, je
ne faisais pas plus de progrès que je n'avais fait de besogne
auparavant. Je n'avais pas d'autre but que celui de me soumettre à la
règle, et mon mysticisme me commandant d'immoler toutes les vanités du
monde, je ne voyais pas qu'une sœur converse eût besoin de savoir
jouer du piano, dessiner et de connaître l'histoire. Aussi, après
trois années de couvent, en suis-je sortie beaucoup plus ignorante que
je n'y étais entrée. J'y avais même perdu ces accès d'amour pour
l'étude dont je m'étais senti prise de temps en temps à Nohant. La
dévotion m'absorbait bien autrement que n'avait fait la diablerie.
Elle usait toute mon intelligence au profit de mon cœur. Quand
j'avais pleuré d'adoration pendant une heure à l'église, j'étais
brisée pour tout le reste du jour. Cette passion, répandue à flots
dans le sanctuaire, ne pouvait plus se rallumer pour rien de
terrestre. Il ne me restait ni force, ni élan, ni pénétration pour
quoi que ce soit. Je m'abrutissais, Pauline avait bien raison de le
dire, mais il me semble pourtant que je grandissais dans un certain
sens. J'apprenais à aimer autre chose que moi-même: la dévotion
exaltée a ce grand effet sur l'âme qu'elle possède que, du moins, elle
y tue l'amour-propre radicalement, et si elle l'hébète à certains
égards, elle la purge de beaucoup de petitesses et de mesquines
préoccupations.

Quoique l'être humain soit dans la conduite de sa vie un abîme
d'inconséquences, une certaine logique fatale le ramène toujours à des
situations analogues à celles où son instinct l'a déjà conduit. Si
l'on s'en souvient, j'étais parfois à Nohant, devant les soins et les
leçons de ma grand'mère, dans la même disposition de soumission inerte
et de dégoût secret que celle où je me retrouvais au couvent devant
les études qui m'étaient imposées. A Nohant, ne pensant qu'à me faire
ouvrière avec ma mère, j'avais méprisé l'étude comme trop
aristocratique. Au couvent, ne songeant qu'à me faire servante avec
sœur Hélène, je méprisais l'étude comme trop mondaine.

Je ne sais plus comment il m'arriva de me lier avec Elisa. Elle avait
été froide et même dure avec moi durant mes diableries. Elle avait des
instincts de domination qu'elle ne pouvait contenir, et lorsqu'un
diable dérangeait sa méditation à l'église ou bouleversait ses cahiers
à la classe, elle devenait pourpre; ses belles joues prenaient même
rapidement une teinte violacée, ses sourcils déjà très rapprochés,
s'unissaient par un froncement nerveux; elle murmurait des paroles
d'indignation, son sourire devenait méprisant, presque terrible; sa
nature impérieuse et hautaine se trahissait. Nous disions alors que
le sang asiatique lui montait au visage. Mais c'était un orage
passager. La volonté, plus forte que l'instinct, dominait cette
colère. Elle faisait un effort, pâlissait, souriait, et ce sourire,
passant sur ses traits comme un rayon de soleil, y ramenait la
douceur, la fraîcheur et la beauté.

Toutefois il fallait la connaître beaucoup pour l'aimer, et en
général, elle était plus admirée que recherchée.

Quand elle se fit connaître à moi, ce ne fut point à demi. Elle me
révéla ses propres défauts avec beaucoup de grandeur et m'ouvrit sans
réserve son âme austère et tourmentée.

«Nous marchons au même but par des chemins différens, me disait-elle.
J'envie le tien, car tu y marches sans effort et tu n'as pas de lutte
à soutenir. Tu n'aimes pas le monde, tu n'y pressens qu'ennuis et
lassitudes. La louange ne te cause que du dégoût. On dirait que tu te
laisses glisser du siècle dans le cloître par une pente facile et que
ton être n'a point d'aspérités qui te retiennent. Moi, disait-elle (et
en parlant ainsi sa figure rayonnait comme celle d'un archange), j'ai
_un orgueil de Satan_! Je me tiens dans le temple comme le pharisien
superbe, et il me faut faire un effort pour me mettre moi-même à la
porte, où je te retrouve, toi, endormie et souriante à l'humble place
du publicain. J'ai un sentiment de recherche dans le choix de mon
sort futur en religion. Je veux bien obéir, mais je sens aussi le
besoin de commander. J'aime l'approbation, la critique m'irrite, la
moquerie m'exaspère. Je n'ai ni indulgence instinctive ni patience
naturelle. Pour vaincre tout cela, pour m'empêcher de tomber dans le
mal cent fois par jour, il me faut une continuelle tension de ma
volonté. Enfin, si je surnage au-dessus de l'abîme de mes passions,
j'aurai bien du mal, et il me faudra du Ciel une bien grande
assistance.

Là-dessus elle pleurait et se frappait la poitrine. J'étais forcée de
la consoler, moi qui me sentais un atome auprès d'elle. «Il est
possible, lui disais-je, que je n'aie pas les mêmes défauts que toi,
mais j'en ai d'autres, et je n'ai pas tes qualités. A brebis tondue,
Dieu ménage le vent. Comme je n'ai pas ta force, les vives sensations
me sont épargnées. Je n'ai pas de mérite à être humble, puisque par
caractère, par position sociale peut-être, je méprise beaucoup de
choses qu'on estime dans le monde. Je ne connais pas le plaisir qu'on
goûte à la louange, ni ma personne ni mon esprit ne sont remarquables.
Peut-être serais-je vaine si j'avais ta beauté et tes facultés: si je
n'ai pas le goût du commandement, c'est que je n'aurais pas la
persévérance de gouverner quoi que ce soit. Enfin, rappelle-toi que
les plus grands saints sont ceux qui ont eu le plus de peine à le
devenir.»

--C'est vrai! s'écriait-elle. Il y a de la gloire à souffrir, et les
récompenses sont proportionnées aux mérites.» Puis tout à coup
laissant retomber sa tête charmante dans ses belles mains: «Ah!
disait-elle en soupirant, ce que je pense là est encore de l'orgueil!
Il s'insinue en moi par tous les pores et prend toutes les formes pour
me vaincre. Pourquoi est-ce que je veux trouver de la gloire au bout
de mes combats, et une plus haute place dans le ciel que toi et la
sœur Hélène? En vérité, je suis une âme bien malheureuse. Je ne peux
pas m'oublier et m'abandonner un seul instant.»

C'est dans de telles luttes intérieures que cette vaillante et austère
jeune fille consumait ses plus brillantes années; mais il semblait que
la nature l'eût formée pour cela, car plus elle s'agitait, plus elle
était resplendissante d'embonpoint, de couleur et de santé.

Il n'en était pas ainsi de moi. Sans lutte et sans orage, je
m'épuisais dans mes expansions dévotes. Je commençais à me sentir
malade, et bientôt le malaise physique changea la nature de ma
dévotion. J'entre dans la seconde phase de cette vie étrange.



CHAPITRE QUINZIEME.

  Le cimetière.--Mystérieux orage contre sœur Hélène.--Premiers
    doutes instinctifs.--Mort de la mère Alippe.--Terreurs
    d'Elisa.--Second mécontentement intérieur.--Langueurs et
    fatigues.--La maladie des scrupules.--Mon confesseur me donne
    pour pénitence l'ordre de m'amuser.--Bonheur parfait.--Dévotion
    gaie.--Molière au couvent.--Je deviens auteur et directeur des
    spectacles.--Succès inouï du _Malade imaginaire_ devant la
    communauté.--Jane.--Révolte.--Mort du duc de Berry.--Mon départ
    du couvent.--Mort de Mme Canning.--Son
    administration.--Election de Mme Eugénie.--Décadence du
    couvent.


J'avais passé plusieurs mois dans la béatitude, mes jours s'écoulaient
comme des heures. Je jouissais d'une liberté absolue depuis que je
n'étais plus d'humeur à en abuser. Les religieuses me menaient avec
elles dans tout le couvent, dans l'ouvroir où elles m'invitaient à
prendre le thé; dans la sacristie, où j'aidais à ranger et à plier les
ornemens d'autel; dans la tribune de l'orgue, où nous répétions les
chœurs et motets; dans la _chambre des novices_, qui était une salle
servant d'école de plain-chant; enfin dans le cimetière, qui était le
lieu le plus interdit aux pensionnaires. Ce cimetière, placé entre
l'église et le mur du jardin des Écossais, n'était qu'un parterre de
fleurs sans tombes et sans épitaphes. Le renflement du gazon
annonçait seul la place des sépultures. C'était un endroit délicieux,
tout ombragé de beaux arbres, d'arbustes et de buissons luxurians.
Dans les soirs d'été, on y était presque asphyxié par l'odeur des
jasmins et des roses; l'hiver, pendant la neige, les bordures de
violettes et les roses du Bengale souriaient encore sur le linceul
sans tache. Une jolie chapelle rustique, sorte de hangar ouvert qui
abritait une statue de la Vierge, et qui était toute festonnée de
pampres et de chèvrefeuille, séparait ce coin sacré de notre jardin,
et l'ombrage de nos grands marronniers se répandait par-dessus le
petit toit de la chapelle. J'ai passé là des heures de délices à rêver
sans songer à rien. Dans mon temps de diablerie, quand je pouvais me
glisser dans le cimetière, c'était pour y recueillir les bonnes balles
élastiques que les Écossais perdaient par-dessus le mur. Mais je ne
songeais même plus aux balles élastiques. Je me perdais dans le rêve
d'une mort anticipée, d'une existence de sommeil intellectuel, d'oubli
de toutes choses, de contemplations incessantes. Je choisissais ma
place dans le cimetière. Je m'étendais là en imagination pour dormir
comme dans le seul lieu du monde où mon cœur et ma cendre pussent
reposer en paix.

Sœur Hélène m'entretenait dans mes songes de bonheur, et pourtant
elle n'était pas heureuse, la pauvre fille. Elle souffrait beaucoup,
quoique sa force physique eût repris le dessus, et qu'elle fût en
voie de guérison; mais je crois que son mal était moral. Je crois
qu'elle était un peu grondée, un peu persécutée pour son mysticisme.
Il y avait des soirs où je la trouvais en pleurs dans sa cellule.
J'osais à peine l'interroger, car à mon premier mot, elle secouait sa
tête carrée d'un air dédaigneux, comme pour me dire: «J'en ai supporté
bien d'autres, et vous n'y pouvez rien.» Il est vrai qu'aussitôt elle
se jetait dans mes bras et pleurait sur mon épaule; mais pas une
plainte, pas un murmure, pas un aveu ne s'échappa jamais de ses lèvres
scellées.

Un soir que je passais dans le jardin au-dessous de la fenêtre de la
chambre de la supérieure, j'entendis le bruit d'une vive altercation.
Je ne pouvais ni ne voulais saisir le dialogue, mais je reconnaissais
le son des voix. Celle de la supérieure était rude et irritée, celle
de sœur Hélène navrante et entre-coupée de gémissemens. Dans le temps
où je cherchais le secret de la _victime_, j'aurais trouvé là matière
à de belles imaginations; je me serais glissée dans l'escalier, dans
l'antichambre, j'aurais surpris le mystère dont j'étais avide. Mais ma
religion me défendait d'espionner désormais, et je passai le plus vite
que je pus. Pourtant cette voix déchirante de ma chère Hélène me
suivait malgré moi. Elle ne paraissait pas supplier; je ne crois pas
que cette robuste nature eût pu se ployer à cela, elle semblait
protester énergiquement et se plaindre d'une accusation injuste.
D'autres voix que je ne reconnus pas semblaient la charger et la
reprendre. Enfin, quand je fus assez loin pour ne rien entendre
clairement, il me sembla que des cris inarticulés venaient jusqu'à moi
à travers les brises de la nuit et les rires des pensionnaires en
récréation.

Ce fut le premier coup porté à la sérénité de mon âme? Que se
passait-il donc dans le secret du chapitre? Etaient-elles injustement
soupçonneuses, étaient-elles impitoyables devant une faute, ces nonnes
à l'air si doux, aux manières si tranquilles? Et quelle faute pouvait
donc commettre une sainte comme la sœur Hélène? N'était-ce pas son
trop de foi et de dévoûment qu'on lui reprochait? Etais-je pour
quelque chose là dedans? Lui faisait-on un crime de notre sainte
amitié? J'avais entendu distinctement la supérieure articuler d'une
voix courroucée: «_Shame! shame! Honte! honte!_» Ce mot de honte
appliqué à une âme naïve et pure comme celle d'un petit enfant, à un
être véritablement angélique, me froissait comme une insulte gratuite
et cruelle; le vers de Boileau me revenait sur les lèvres malgré moi:

    Tant de fiel entre-t-il dans l'âme des dévots?

Mme Canning n'était pas un Tartufe femelle, bien certainement. Elle
avait des vertus solides, mais elle était dure et pas très franche. Je
l'avais éprouvé par moi-même. Où pouvait-elle avoir puisé dans une
âme béate ce flot de reproches amers ou de menaces humiliantes que
l'accent de sa voix trahissait à mon oreille? Je me demandais s'il
était possible, à moins qu'on n'eût une âme stupide, de ne pas chérir
et admirer sœur Hélène; et s'il était possible, quand on avait de
l'estime et de l'affection pour quelqu'un, de le gronder, de
l'humilier, de le faire souffrir à ce point, même pour son bien, même
en vue de lui faire son salut. «Est-ce une querelle? est-ce une
épreuve? me disais-je: si c'est une querelle, elle est ignoble de
formes. Si c'est une épreuve, elle est odieuse de cruauté.»

Tout à coup j'entendis des cris (mon imagination troublée me les fit
seule entendre peut-être), un vertige passa devant mes yeux, une sueur
froide inonda mon corps tremblant: «On la frappe, on la martyrise!»
m'écriai-je.

Que Dieu me pardonne cette pensée, probablement folle et injuste, mais
elle s'empara de moi comme une obsession. J'étais dans la grande allée
au fond du jardin, torturée par ces bruits confus qui semblaient m'y
poursuivre. Je ne fis qu'un bond jusqu'à la cellule de sœur Hélène;
je croirais volontiers que mes pieds ne m'y portaient pas, tant il me
sembla voler aussi rapidement que ma pensée. Si je n'avais pas trouvé
Hélène dans sa cellule, je crois que j'aurais été la chercher dans
celle de la supérieure.

Hélène venait de rentrer; sa figure était bouleversée, son visage
inondé de larmes. Mon premier mouvement fut de regarder si elle
n'avait pas de traces de violences, si son voile n'était pas déchiré
ou ses mains ensanglantées. J'étais devenue tout à coup soupçonneuse
comme ceux qui passent subitement d'une confiance aveugle à un doute
poignant. Sa robe seule était poudreuse comme si elle eût été jetée
par terre, ou comme si elle se fût roulée sur le plancher. Elle me
repoussa en me disant: «Ce n'est rien, ce n'est rien! Je suis fort
malade, il faut que je me mette au lit; laissez-moi.»

Je sortis pour lui laisser le temps de se coucher, mais je restai dans
le corridor, protégée par l'obscurité, l'oreille collée à la porte.
Elle gémissait à me déchirer le cœur. Du côté de la chambre de la
supérieure, il y avait de l'agitation. On ouvrait et on fermait les
portes, j'entendais des frôlemens de robes passer non loin de moi.
Cette incertitude était fantastique, affreuse. Quand tout fut rentré
dans le silence, je revins auprès de la sœur Hélène.

«Je ne dois pas vous interroger, lui dis-je, et je sais que vous ne
voudriez pas me répondre; mais laissez-moi vous assister et vous
soigner.» Elle avait la fièvre, disait-elle, mais ses mains étaient
glacées, et elle était agitée d'un tremblement nerveux. Elle me
demanda seulement à boire; il n'y avait que de l'eau dans sa cellule.
Je courus malgré elle trouver madame Marie-Augustine (Poulette), qui
demeurait, je crois, dans le même dortoir[23]. Poulette était
l'infirmière en chef, c'est elle qui avait les clefs et la
surveillance de la pharmacie. Je lui dis que sœur Hélène était fort
malade. Mais quoi! la bonne, la rieuse, la maternelle Poulette haussa
les épaules d'un air d'insouciance et me répondit: «Sœur Hélène? bah!
bah! elle n'est pas bien malade, elle n'a besoin de rien!»

  [23] On appelait dortoirs non-seulement la salle commune de la
  petite classe, mais aussi les corridors longs, étroits et obscurs
  qui séparaient les doubles rangées de cellules fermées.

Révoltée de cette inhumanité, j'allai trouver la sœur Thérèse, la
vieille converse aux alambics, la grande Irlandaise de la cave à la
menthe. Elle travaillait aussi à la cuisine; elle pouvait faire
chauffer de l'eau, préparer une tisane. Elle m'accueillit sans plus de
sollicitude que Poulette. «_Sister Helen!_ dit-elle en riant: _she is
in her bad spirits_»[24]. Elle ajouta pourtant: «Allons, allons, je
vais lui faire du tilleul,» et elle se mit à l'œuvre sans se presser
et en ricanant toujours. Elle me remit la tisane et un peu d'eau de
menthe en me disant: «Buvez-en aussi, c'est très bon pour le mal
d'estomac et pour la folie.»

  [24] Sœur Hélène! Elle est dans ses vapeurs. Littéralement:
  _Dans ses mauvais esprits_.

Je n'en pus rien tirer autre chose, et je retournai auprès de ma
malade, qui était dans le plus complet abandon. Elle grelotait de
froid; j'allai lui chercher la couverture de mon lit, et la tisane
chaude la réchauffa un peu. On disait la prière à la classe, on allait
se retirer. Je fus demander à la _Comtesse_, qui véritablement ne me
refusait jamais rien, la permission de veiller sœur Hélène qui était
malade. «Comment?» dit-elle d'un air étonné, «Sœur Hélène est malade,
et il n'y a que vous pour la soigner?»--«C'est comme cela, madame; me
le permettez-vous?»--«Allez, ma très chère,» répondit-elle, «tout ce
que vous faites ne peut-être que fort agréable à Dieu.» Ainsi me
traitait cette excellente personne dont je m'étais tant moquée, et qui
n'avait souci et rancune d'aucune chose au monde quand il ne
s'agissait que de son perroquet et du chat de la mère Alippe.

Je restai auprès de sœur Hélène jusqu'au moment où l'on vint fermer
les portes de communication des dortoirs. Elle dormait enfin et
paraissait tranquille quand je la quittai. Elle avait mortellement
souffert pendant quelques heures, et il lui était arrivé de dire en se
tordant sur son lit: «On ne peut donc pas mourir!» Mais pas une
plainte contre qui que ce fût ne lui était échappée, et le lendemain
je la trouvai au travail, souriante, et presque gaie. C'était la
bienfaisante mobilité de l'enfant unie à la résignation et au courage
d'une sainte.

Cette mystérieuse aventure avait laissé en moi plus de traces qu'en
elle: je vis bien, aux manières des religieuses avec moi et à la
liberté qu'on me laissait de la voir à toute heure du jour, que je
n'étais pour rien dans l'orage qui avait passé sur sa tête. Mais je
n'en restai pas moins pensive et brisée, non pas ébranlée dans ma foi,
mais troublée dans mon bonheur et dans ma confiance.

Vers ce même temps, je crois, la mère Alippe mourut d'un catarrhe
pulmonaire endémique qui mit aussi en danger la vie de la supérieure
et de plusieurs autres religieuses. Je n'avais jamais été
particulièrement liée avec la mère Alippe. Pourtant je l'aimais
beaucoup: j'avais pu apprécier, à la petite classe, la droiture et la
justice de son caractère. Elle fut fort regrettée, et sa mort presque
subite (après quelques jours de maladie seulement) fut accompagnée de
circonstances déchirantes. Sa sœur Poulette, qui la soignait et qui
avait aussi, comme infirmière, à soigner les autres et la supérieure,
montra un courage admirable dans sa douleur, au point de tomber
évanouie et comme morte elle-même dans l'infirmerie, au milieu de ses
fonctions, le jour de l'enterrement de mère Alippe.

Cet enterrement fut beau de tristesse et de poésie: les chants, les
larmes, les fleurs, la cérémonie dans le cimetière, les pensées
plantées immédiatement sur sa tombe et que nous nous hâtâmes de
cueillir pour nous les partager, la douleur profonde et résignée des
religieuses, tout sembla donner un caractère de sainteté et comme un
charme secret à cette mort sereine, à cette séparation d'un jour,
comme disait la bonne et courageuse Poulette.

Mais j'avais été violemment troublée par une circonstance
incompréhensible pour moi. Nous avions appris la mort de la mère
Alippe le matin en sortant de nos cellules. On s'abordait tristement,
on pleurait, on était triste, mais calme, car dès la veille la digne
créature était condamnée et était entrée dans son agonie. On nous
avait caché cette lutte suprême, mais sans nous laisser d'espoir. Par
un sentiment de respect pour le repos de l'enfance, ces tristes heures
s'étaient écoulées sans bruit. Nous n'avions entendu ni son de cloche
ni prières des agonisans. Le lugubre appareil de la mort nous avait
été voilé. Nous nous mîmes en prières. C'était par une matinée froide
et brumeuse. Un jour terne se glissait sur nos têtes inclinées. Tout à
coup, au milieu de l'_Ave Maria_, un cri déchirant, horrible, part du
milieu de nous: tout le monde se lève épouvanté. Elisa seule ne se
lève pas; elle tombe par terre et se roule, en proie à des convulsions
terribles.

Par un effort de sa volonté, elle fut debout pour aller entendre la
messe, mais elle y fut reprise des mêmes crises nerveuses, et obligée
de sortir. Toute la journée, elle fut plus morte que vive; le
lendemain et les jours suivans, il lui échappait un cri strident, au
milieu de ses méditations ou de ses études; elle promenait des yeux
hagards autour d'elle, elle était comme poursuivie par un spectre.

Comme elle ne s'expliquait pas, nous attribuâmes d'abord cette
commotion physique au chagrin; mais pourquoi ce chagrin violent,
puisqu'elle n'était pas plus liée d'amitié particulière avec la mère
Alippe que la plupart d'entre nous? Elle m'expliqua ce qu'elle
souffrait aussitôt que nous fûmes seules: sa chambre n'était séparée
que par une mince cloison de l'alcôve de la petite infirmerie, où la
mère Alippe était morte. Pendant toute la nuit, elle avait, pour ainsi
dire, assisté à son agonie. Elle n'avait pas perdu un mot, un
gémissement de la moribonde, et le râle final avait exercé sur ses
nerfs irritables un effet sympathique. Elle était forcée de se faire
violence pour ne pas l'imiter en racontant cette nuit d'angoisses et
de terreurs. Je fis mon possible pour la calmer; nous avions une
prière à la Vierge qu'elle aimait à dire avec moi dans ces heures de
souffrance morale. C'était une prière en anglais qui lui venait de sa
chère madame de Borgia, et qu'il ne fallait pas dire seule, selon la
pensée fraternelle du christianisme primitif, exprimée par cette
parole: «Je vous le dis, en vérité, là où vous serez trois réunis en
mon nom, je serai au milieu de vous.» Faute d'une troisième compagne
aussi assidue que nous à ces pratiques d'une dévotion particulière,
nous la disions à nous deux. Elisa avait un prie-Dieu dans sa cellule,
qui était arrangée comme celle d'une religieuse. Nous allumions un
petit cierge de cire bien blanche, au pied duquel nous déposions un
bouquet des plus belles fleurs que nous pouvions nous procurer. Ces
fleurs et cette cire vierge étaient exclusivement consacrées comme
offrandes dans cette prière. Elisa aimait ces pratiques extérieures de
la dévotion, elle y attachait de l'importance, et leur attribuait des
influences secrètes pour la guérison des peines morales qu'elle
éprouvait souvent. Elle chérissait les formules.

Je pensais bien qu'elle matérialisait un peu son culte, et cela me
faisait l'effet d'un amusement naïf et tendre; mais je le partageais
par affection pour elle plus que par goût. Je trouvais toujours que la
seule vraie prière était l'_oraison mentale_, l'effusion du cœur sans
paroles, sans phrases, et même sans idées. Elisa aimait tout dans la
dévotion, le fond et la forme. Elle avait le goût des _patenôtres_. Il
est vrai qu'elle y savait répandre la poésie qui était en elle.

Néanmoins, l'oraison de Mme Borgia ne la calma qu'un instant, et elle
m'avoua qu'elle se sentait assaillie de terreurs involontaires et
inexplicables. Le fantôme de la mort s'était dressé devant elle dans
toute son horreur; cette riche et vivante organisation frissonnait
d'épouvante devant l'idée de la destruction. A toute heure elle
offrait sa vie à Dieu, et certes elle était d'une trempe à ne pas
reculer devant la résolution du martyre. Mais la souffrance et la
mort, lorsqu'elles se matérialisaient devant ses yeux, ébranlaient
trop fortement son imagination; cette âme si forte avait les nerfs
d'une femmelette. Elle se le reprochait et n'y pouvait rien.

Je ne saurais dire pourquoi cela me déplut. J'étais en humeur de
désenchantement; je trouvai étrange et fâcheux que ma sainte Elisa, le
type de la force et de la vaillance, fût agitée et troublée devant une
chose aussi auguste, aussi solennelle que la mort d'un être sans
péché. Je n'avais jamais eu peur de la mort en général. Ma grand'mère
me l'avait fait envisager avec un calme philosophique dont je
retrouvais l'emploi en face de la mort chrétienne, moins froide et
tout aussi sereine que celle du stoïque. Pour la première fois, cela
m'apparut comme quelque chose de sombre, à travers l'impression
maladive d'Elisa. Tout en la blâmant en moi-même de ne pas l'envisager
comme je l'entendais, je sentis sa terreur devenir contagieuse, et, le
soir, comme je traversais le dortoir où reposait la morte, j'eus comme
une hallucination, je vis passer devant moi l'ombre de la mère Alippe
avec sa robe blanche qu'elle secouait et agitait sur le carreau. J'eus
peine à retenir un cri comme ceux que jetait Elisa. Je m'en défendis:
mais j'eus honte de moi-même. Je m'accusai de cette vaine terreur
comme d'une impiété, et je me sentis presque aussi mécontente d'Elisa
que de moi-même.

Au milieu de ces désillusions que je refoulais de mon mieux, la
tristesse me prit. Un soir j'entrai dans l'église et ne pus prier. Les
efforts que je fis pour ranimer mon cœur fatigué ne servirent qu'à
l'abattre davantage. Je me sentais malade depuis quelque temps,
j'avais des spasmes d'estomac insupportables, plus de sommeil, ni
d'appétit. Ce n'est pas à quinze ans qu'on peut supporter impunément
les austérités auxquelles je me livrais. Elisa en avait dix-neuf,
sœur Hélène en avait vingt-huit. Je faiblissais visiblement sous le
poids de mon exaltation. Le lendemain de cette soirée, qui faisait un
pendant si affligeant à ma veillée du 4 août, je me levai avec effort,
j'eus la tête lourde et distraite à la prière. La messe me trouva sans
ferveur. Il en fut de même le soir. Le jour suivant, je fis de tels
efforts de volonté que je ressaisis mon émotion et mes transports.
Mais le lendemain fut pire. La période de l'effusion était épuisée,
une lassitude insurmontable m'écrasait. Pour la première fois depuis
que j'étais dévote, j'eus comme des doutes, non pas sur la religion;
mais sur moi-même. Je me persuadai que la grâce m'abandonnait. Je me
rappelai cette terrible parole: «_Il y a beaucoup d'appelés, peu
d'élus._» Enfin, je crus sentir que Dieu ne m'aimait plus, parce que
je ne l'aimais pas assez. Je tombai dans un morne désespoir.

Je fis part de mon mal à Mme Alicia. Elle en sourit et me voulut
démontrer que c'était une mauvaise disposition de santé, à l'effet de
laquelle il ne fallait pas attacher trop d'importance.

«Tout le monde est sujet à ces défaillances de l'âme, me dit-elle.
Plus vous vous en tourmenterez, plus elles augmenteront. Acceptez-les
en esprit d'humilité, et priez pour que cette épreuve finisse; mais si
vous n'avez commis aucune faute grave, dont cette langueur soit le
juste châtiment, espérez et priez!»

Ce qu'elle me disait là était le fruit d'une grande expérience
philosophique et d'une raison éclairée. Mais ma faible tête ne sut pas
en profiter. J'avais goûté trop de joie dans ces ardeurs de la
dévotion pour me résigner à en attendre paisiblement le retour. Mme
Alicia m'avait dit: «Si vous n'avez pas commis quelque faute grave!»
Me voilà cherchant la faute que j'ai pu commettre; car de supposer
Dieu assez fantasque et assez cruel pour me retirer la grâce sans
autre motif que celui de m'éprouver, je n'y pouvais consentir. «Qu'il
m'éprouve dans ma vie extérieure, je le conçois, me disais-je; on
accepte, on cherche le martyre; mais pour cela la grâce est
nécessaire, et s'il m'ôte la grâce, que veut-il donc que je fasse? Je
ne puis rien que par lui, s'il m'abandonne, est-ce ma faute?»

Ainsi, je murmurais contre l'objet de mon adoration, et comme une
amante jalouse et irritée, je lui eusse volontiers adressé d'amers
reproches. Mais je frissonnais devant ces instincts de rebellion, et,
me frappant la poitrine: «Oui, me disais-je, il faut que ce soit ma
faute. Il faut que j'aie commis un crime et que ma conscience endurcie
ou hébétée ait refusé de m'avertir.»

Et me voilà épluchant ma conscience et cherchant mon péché avec une
incroyable rigueur envers moi-même, comme si l'on était coupable quand
on cherche ainsi sans pouvoir rien trouver! Alors je me persuadai
qu'une suite de péchés véniels équivalait à un péché mortel, et je
cherchai de nouveau cette quantité de péchés véniels que j'avais dû
commettre, que je commettais sans doute à toute heure, sans m'en
rendre compte, puisqu'il est écrit que le juste pèche _sept fois par
jour_, et que le chrétien humble doit se dire qu'il pèche jusqu'à
_septante fois sept fois_.

Il y avait peut-être eu beaucoup d'orgueil dans mon enivrement. Il y
eut excès d'humilité dans mon retour sur moi-même. Je ne savais rien
faire à demi. Je pris la funeste habitude de scruter en moi les
petites choses. Je dis funeste, parce qu'on n'agit pas ainsi sur sa
propre individualité sans y développer une sensibilité déréglée, et
sans arriver à donner une importance puérile aux moindres mouvemens du
sentiment, aux moindres opérations de la pensée. De là à la
disposition maladive qui s'exerce sur les autres et qui altère les
rapports de l'affection par une susceptibilité trop grande et par une
secrète exigence, il n'y a qu'un pas, et si un jésuite vertueux n'eût
été à cette époque le médecin de mon âme, je serais devenue
insupportable aux autres comme je l'étais déjà à moi-même.

Pendant un mois ou deux, je vécus dans ce supplice de tous les
instans, sans retrouver la grâce: c'est-à-dire la juste confiance qui
fait que l'on se sent véritablement assisté de l'esprit divin. Ainsi,
tout mon pénible travail pour retrouver la grâce ne servait qu'à me la
faire perdre davantage. J'étais devenue ce qu'en style de dévots on
appelait _scrupuleuse_.

Une dévote tourmentée de scrupules de conscience devenait misérable.
Elle ne pouvait plus communier sans angoisses, parce que, entre
l'absolution et le sacrement, elle ne se pouvait préserver de la
crainte d'avoir commis un péché, le péché véniel ne fait pas perdre
l'absolution; un acte fervent de contrition en efface la souillure et
permet d'approcher de la sainte table; mais si le péché est mortel, il
faut ou s'abstenir, ou commettre un sacrilége. Le remède, c'est de
recourir bien vite au directeur, ou, à son défaut, au premier prêtre
qui se peut trouver, pour obtenir une nouvelle absolution! Sot remède,
abus véritable d'une institution dont la pensée primitive fut grande
et sainte, et qui pour les dévots devient un commérage, une taquinerie
puérile, une obsession auprès du Créateur rabaissé au niveau de la
créature inquiète et jalouse.

Si un péché mortel avait été commis au moment ou seulement à la veille
de la communion, ne faudrait-il pas s'abstenir et attendre une plus
longue expiation, une plus difficile réconciliation que celles qui
s'opèrent, en cinq minutes de confession, entre le prêtre et le
pénitent? Ah! les premiers chrétiens ne l'eussent pas entendu ainsi,
eux qui faisaient à la porte du temple une confession publique avant
de se croire lavés de leurs fautes, eux qui se soumettaient à des
épreuves terribles, à des années de pénitence. Ainsi entendue, la
confession pouvait et devait transformer un être, et faire surgir
véritablement l'homme nouveau de la dépouille du vieil homme. Le vain
simulacre de la confession secrète, la courte et banale exhortation du
prêtre, cette niaise pénitence qui consiste à dire quelque prière,
est-ce là l'institution pure, efficace et solenelle des premiers
temps?

La confession n'a plus qu'une utilité sociale fort restreinte, parce
que le secret qui s'y est glissé a ouvert la porte à plus
d'inconvéniens que d'avantages pour la sécurité et la dignité des
familles. Devenue une vaine formalité pour permettre l'approche des
sacremens, elle n'imprime point au croyant un respect assez profond
et un repentir assez durable. Son effet est à peu près nul sur les
chrétiens tièdes et tolérans. Il est grand, au contraire, sur les
fervens; mais c'est à titre de directeur de conscience, et non comme
confesseur, que le prêtre agit sur ces esprits-là. Cela est si vrai,
qu'on voit souvent ces deux fonctions distinctes et remplies par deux
personnes différentes. Dans cette situation, le confesseur est effacé,
puisque le directeur décide de ce qui doit lui être révélé. Il est
comme l'infirmier à qui le médecin en chef abandonne et prescrit les
soins vulgaires. De toute main l'absolution est bonne, mais le
directeur a seul le secret de la maladie et la science de la guérison.

L'ascendant du confesseur n'est donc réel que lorsqu'il est en même
temps le directeur de la conscience. Pour cela, il faut qu'il
connaisse l'individu et qu'il le choye ou le guide assidûment: c'est
alors que le prêtre devient le véritable chef de la famille, et c'est
presque toujours par la femme qu'il règne, comme l'a si bien démontré
M. Michelet dans un beau livre terrible de vérité. Pourtant, quand le
prêtre et le pénitent sont sincères, la confession peut être encore
secourable; mais la faiblesse humaine, l'esprit dominateur du clergé,
la foi perdue au sein de l'Église, plus encore que dans celui de la
femme, ont assez prouvé que les bienfaits de cette institution
détournée de son but et dénaturée par le laisser-aller des siècles
sont devenus exceptionnels, tandis que ses dangers et le mal produit
habituellement sont immenses.

J'en parle par esprit de justice et d'examen, mon expérience
personnelle me conduirait à d'autres conclusions, si je me renfermais
dans ma personnalité pour juger le reste du monde. J'eus le bonheur de
rencontrer un digne prêtre, qui fut longtemps pour moi un ami
tranquille, un conseiller fort sage. Si j'avais eu affaire à un
fanatique, je serais morte ou folle, comme je l'ai dit; à un
imposteur, je serais peut-être athée, du moins j'aurais pu l'être par
réaction pendant un temps donné.

L'abbé de Prémord fut pendant quelque temps la dupe généreuse de mes
confessions. Je m'accusais de froideur, de relâchement, de dégoût, de
sentimens impies, de tiédeur dans mes exercices de piété, de paresse à
la classe, de distraction à l'église, de désobéissance par conséquent,
et cela, disais-je, toujours, à toute heure, sans contrition efficace,
sans progrès dans ma conversion, sans force pour arriver à la
victoire. Il me grondait bien doucement, me prêchait la persévérance
et me renvoyait en disant: «Allons, espérons, ne vous découragez pas:
vous avez du repentir, donc vous triompherez.»

Enfin, un jour que je m'accusais plus énergiquement encore, et que je
pleurais amèrement, il m'interrompit au beau milieu de ma confession
avec la brusquerie d'un brave homme ennuyé de perdre son temps.
«Tenez, me dit-il, je ne vous comprends plus, et j'ai peur que vous
n'ayez l'esprit malade. Voulez-vous m'autoriser à m'informer de votre
conduite auprès de la supérieure ou de telle personne que vous me
désignerez?--Qu'apprendrez-vous par là? lui dis-je. Des personnes
indulgentes et qui me chérissent vous diront que j'ai les apparences
de la vertu; mais si le cœur est mauvais et l'âme égarée, moi seule
puis en être juge, et le bon témoignage que l'on vous portera de moi
ne me rendra que plus coupable.--Vous seriez donc hypocrite?
reprit-il. Eh non, c'est impossible! Laissez-moi m'informer de vous.
J'y tiens essentiellement. Revenez à quatre heures, nous causerons.»

Je crois qu'il vit la supérieure et Mme Alicia. Quand je fus le
retrouver, il me dit en souriant: «Je savais bien que vous étiez
folle, et c'est de cela que je veux vous gronder. Votre conduite est
excellente, vos dames en sont enchantées: vous êtes un modèle de
douceur, de ponctualité, de piété sincère; mais vous êtes malade, et
cela réagit sur votre imagination: vous devenez triste, sombre et
comme extatique. Vos compagnes ne vous reconnaissent plus, elles
s'étonnent et vous plaignent. Prenez-y garde, si vous continuez ainsi,
vous ferez haïr et craindre la piété, et l'exemple de vos souffrances
et de vos agitations empêchera plus de conversions qu'il n'en
attirera. Vos parens s'inquiètent de votre exaltation. Votre mère
pense que le régime du couvent vous tue; votre grand'mère écrit qu'on
vous fanatise et que vos lettres se ressentent d'un grand trouble dans
l'esprit. Vous savez bien qu'au contraire on cherche à vous calmer.
Quant à moi, à présent que je sais la vérité, j'exige que vous sortiez
de cette exagération. Plus elle est sincère, plus elle est dangereuse.
Je veux que vous viviez pleinement et librement de corps et d'esprit:
et comme dans la maladie _des scrupules_ que vous avez il entre
beaucoup d'orgueil à votre insu sous forme d'humilité, je vous donne
pour pénitence de retourner aux jeux et aux amusemens innocens de
votre âge. Dès ce soir, vous courrez au jardin comme les autres, au
lieu de vous prosterner à l'église en guise de récréation. Vous
sauterez à la corde, vous jouerez aux barres. L'appétit et le sommeil
vous reviendront vite, et quand vous ne serez plus malade
physiquement, votre cerveau appréciera mieux ces prétendues fautes
dont vous croyez devoir vous accuser. O mon Dieu! m'écriai-je, vous
m'imposez là une plus rude pénitence que vous ne pensez. J'ai perdu le
goût du jeu et l'habitude de la gaîté. Mais je suis d'un esprit si
léger, que si je ne m'observe à toute heure, j'oublierai Dieu et mon
salut.--Ne croyez pas cela, reprit-il. D'ailleurs, si vous allez trop
loin, votre conscience, qui aura recouvré la santé, vous avertira à
coup sûr, et vous écouterez ses reproches. Songez que vous êtes
malade, et que Dieu n'aime pas les élans fiévreux d'une âme en délire.
Il préfère un hommage pur et soutenu. Allons, obéissez à votre
médecin. Je veux que dans huit jours on me dise qu'un grand changement
s'est opéré dans votre air et dans vos manières. Je veux que vous
soyez aimée et écoutée de toutes vos compagnes, non pas seulement de
celles qui sont sages, mais encore (et surtout) de celles qui ne le
sont pas. Faites-leur connaître que l'amour du devoir est une douce
chose, et que la foi est un sanctuaire d'où l'on sort avec un front
serein et une âme bienveillante. Rappelez-vous que Jésus voulait que
ses disciples eussent les mains lavées et la chevelure parfumée. Cela
voulait dire, n'imitez pas ces fanatiques et ces hypocrites qui se
couvrent de cendres et qui ont le cœur impur comme le visage: soyez
agréables aux hommes, afin de leur rendre agréable la doctrine que
vous professez. Eh bien, mon enfant, il s'agit pour vous de ne pas
enterrer votre cœur dans les cendres d'une pénitence mal entendue.
Parfumez ce cœur d'une grande aménité et votre esprit d'un aimable
enjouement. C'était votre naturel, il ne faut pas qu'on pense que la
piété rend l'humeur farouche. Il faut que l'on aime Dieu dans ses
serviteurs. Allons, faites votre acte de contrition et je vous
donnerai l'absolution.--Quoi, mon père, lui dis-je, je me distrairai,
je me dissiperai ce soir, et vous voulez que je communie demain?--Oui,
vraiment, je le veux, reprit-il, et puisque je vous ordonne de vous
amuser par pénitence, vous aurez accompli un devoir.--Je me soumets à
tout si vous me promettez que Dieu m'en saura gré et qu'il me rendra
ces doux transports, ces élans spirituels qui me faisaient sentir et
savourer son amour.--Je ne puis vous le promettre de sa part, dit-il
en souriant, mais je vous en réponds, vous verrez.»

Et le bonhomme me congédia, stupéfaite, bouleversée, effrayée de son
ordonnance. J'obéis cependant, l'obéissance passive étant le premier
devoir du chrétien, et je reconnus bien vite qu'il n'est pas fort
difficile à quinze ans de reprendre goût à la corde et aux balles
élastiques. Peu à peu je me remis au jeu avec complaisance, et puis
avec plaisir, et puis avec passion, car le mouvement physique était un
besoin de mon âge, de mon organisation, et j'en avais été trop
longtemps privée pour n'y pas trouver un attrait nouveau.

Mes compagnes revinrent à moi avec une grâce extrême, ma chère Fanelly
la première, et puis Pauline, et puis Anna, et puis toutes les autres,
les diables comme les sages. En me voyant si gaie, on crut un instant
que j'allais redevenir terrible. Elisa m'en gronda un peu, mais je lui
raconta, ainsi qu'à celles qui recherchaient et méritaient ma
confiance, ce qui s'était passé entre l'abbé de Prémord et moi, et ma
gaîté fut acceptée comme légitime et même comme méritoire.

Tout ce que mon bon directeur m'avait prédit m'arriva. Je recouvrai
promptement la santé physique et morale. Le calme se fit dans mes
pensées; en interrogeant mon cœur, je le trouvai si sincère et si pur
que la confession devint une courte formalité destinée à me donner le
plaisir de communier. Je goûtai alors l'indicible bien-être que
l'esprit jésuitique sait donner à chaque nature selon son penchant et
sa portée. Esprit de conduite admirable dans son intelligence du cœur
humain et dans les résultats qu'il pourrait obtenir pour le bien, si,
comme l'abbé de Prémord, tout homme qui le professe et le répand avait
l'amour du bien et l'horreur du mal; mais les remèdes deviennent des
poisons dans certaines mains, et le puissant levier de l'école
jésuitique a semé la mort et la vie avec une égale puissance dans la
société et dans l'Église.

Il se passa alors environ six mois qui sont restées dans ma mémoire
comme un rêve, et que je ne demande qu'à retrouver dans l'éternité
pour ma part de paradis. Mon esprit était tranquille. Toutes mes idées
étaient riantes. Il ne poussait que des fleurs dans mon cerveau,
naguère hérissé de rochers et d'épines. Je voyais à toute heure le
ciel ouvert devant moi, la Vierge et les anges me souriaient en
m'appelant; vivre ou mourir m'était indifférent. L'empyrée m'attendait
avec toutes ses splendeurs, et je ne sentais plus en moi un grain de
poussière qui pût ralentir le vol de mes ailes. La terre était un lieu
d'attente où tout m'aidait et m'invitait à faire mon salut. Les anges
me portaient sur leurs mains, comme le prophète, pour empêcher que,
dans la nuit, _mon pied ne heurtât la pierre du chemin_. Je ne priais
plus autant que par le passé, cela m'était défendu, mais chaque fois
que je priais, je retrouvais mes élans d'amour, moins impétueux
peut-être, mais mille fois plus doux. La coupable et sinistre pensée
du courroux du Père céleste et de l'indifférence de Jésus ne se
présentait plus à moi. Je communiais tous les dimanches et à toutes
les fêtes, avec une incroyable sérénité de cœur et d'esprit. J'étais
libre comme l'air dans cette douce et vaste prison du couvent. Si
j'avais demandé la clé des souterrains on me l'eût donnée. Les
religieuses me gâtaient comme leur enfant chéri: ma bonne Alicia, ma
chère Hélène, Mme Eugénie, Poulette, la sœur Thérèse, Mme
Anne-Joseph, la supérieure, Elisa, et les anciennes pensionnaires, et
les nouvelles, et la grande et la petite classe, je _traînais tous les
cœurs après moi_. Tant il est facile d'être parfaitement aimable
quand on se sent parfaitement heureux.

Mon retour à la gaîté fut comme une résurrection pour la grande
classe. Depuis ma conversion la diablerie n'avait plus battu que d'une
aile. Elle se réveilla sous une forme tout à fait inattendue: on
devint anodin, diable à l'eau de rose, c'est-à-dire franchement
espiègle, sans esprit de révolte, sans rupture avec le devoir. On
travailla aux heures de travail, on rit et on joua aux heures de
récréation comme on n'avait jamais fait. Il n'y eut plus de coteries,
plus de camps séparés entre les diables, les sages et les bêtes. Les
diables se radoucirent, les sages s'égayèrent, les bêtes prirent du
jugement et de la confiance, parce qu'on sut les utiliser et les
divertir.

Ce grand progrès dans les mœurs du couvent se fit au moyen des
amusemens en commun. Nous imaginâmes, entre cinq ou six de la grande
classe, d'improviser des charades ou plutôt de petites comédies,
arrangées d'avance par _scénarios_ et débitées d'abondance. Comme
j'avais, grâce à ma grand'mère, un peu plus de littérature que mes
camarades et une sorte de facilité à mettre en scène des caractères,
je fus l'auteur de la troupe. Je choisis mes acteurs, je commandai les
costumes; je fus fort bien secondée et j'eus des sujets très
remarquables. Le fond de la classe, donnant sur le jardin, devint
théâtre aux heures permises. Nos premiers essais furent comme le début
de l'art à son enfance; la comtesse les toléra d'abord, puis elle y
prit plaisir, et engagea Mme Eugénie et Mme Françoise à venir voir
s'il n'y avait rien d'illicite dans ce divertissement. Ces dames
rirent et approuvèrent.

Il se fit rapidement de grands progrès dans nos représentations. On
nous prêta de vieux paravens pour faire nos coulisses. Les accessoires
nous vinrent de toutes parts. Chacune apporta de chez ses parens des
matériaux pour les costumes. La difficulté était de s'habiller en
homme. La pudeur et les nonnes ne l'eussent pas souffert. J'imaginai
le costume Louis XIII, qui conciliait la décence et la possibilité de
s'arranger. Nos jupes froncées en bas jusqu'à mi-jambes formèrent les
haut-de-chausses; nos corsages mis sens devant derrière, un peu
arrangés et ouverts sur des mouchoirs froncés en devant de chemise, et
en crevés de manches, formèrent les pourpoints. Deux tabliers cousus
ensemble firent des manteaux. Les rubans, perruques, chapeaux et
fanfreluches ne furent pas difficiles à se procurer. Quand on manquait
de plumes, on en faisait en papier découpé et frisé. Les pensionnaires
sont adroites, inventives et savent tirer parti de tout. On nous
permit les bottes, les épées et les feutres. Les parens en fournirent.
Bref, les costumes furent satisfaisans, et l'on fut indulgent pour la
mise en scène. On voulut bien prendre une grande table pour un pont et
un escabeau couvert d'un tapis vert pour un banc de gazon.

On permit à la petite classe de venir assister à nos représentations,
et on enrôla quiconque voulut s'engager. La supérieure, qui aimait
beaucoup à s'amuser, nous fit dire enfin un beau jour, qu'elle avait
ouï conter des merveilles de notre théâtre, et qu'elle désirait y
assister avec toute la communauté. Déjà la classe et Mme Eugénie
avaient prolongé la récréation jusqu'à dix heures, et puis jusqu'à
onze, les jours de spectacle. La supérieure la prolongea pour le jour
en question jusqu'à minuit: c'est-à-dire qu'elle voulut un
divertissement complet. Sa demande et sa permission furent accueillies
avec transport. On se précipita sur moi: «Allons, _l'auteur_, allons,
_boute en train_ (c'était le dernier surnom qu'on m'avait donné), à
l'œuvre! Il nous faut un spectacle admirable: il nous faut six actes,
en deux ou trois pièces. Il faut tenir notre public en haleine depuis
huit heures jusqu'à minuit. C'est ton affaire, nous t'aiderons pour
tout le reste; mais pour cela, nous ne comptons que sur toi.»

La responsabilité qui pesait sur moi était grave. Il fallait faire
rire la supérieure, mettre en gaîté les plus graves personnages de la
communauté; et pourtant il ne fallait pas aller trop loin, la moindre
légèreté pouvait faire crier au scandale et faire fermer le théâtre.
Quel désespoir pour mes compagnes! Si j'ennuyais seulement, le
théâtre pouvait être également fermé sous prétexte de trop de désordre
dans les récréations du soir et de dissipation dans les études du
jour, et le prétexte n'eût point été spécieux. Car il est bien certain
que ces divertissemens montaient beaucoup de jeunes têtes, à la petite
classe surtout.

Heureusement, je connaissais assez bien mon Molière, et, en
retranchant les amoureux, on pouvait trouver encore assez de scènes
comiques pour défrayer toute une soirée. Le _Malade imaginaire_
m'offrit un scénario complet. Du dialogue et de l'enchaînement des
scènes je ne pouvais avoir un souvenir exact. Molière était défendu au
couvent, comme bien l'on pense, et, tout directeur de théâtre que
j'étais, je n'en étais pas moins vertueuse. Je me rappelai pourtant
assez la donnée principale pour ne pas trop m'écarter de l'original
dans mon scénario; je soufflai à mes actrices les parties importantes
du dialogue, et je leur communiquai assez de la couleur de l'ensemble.
Pas une n'avait lu Molière, pas une de nos religieuses n'en
connaissait une ligne. J'étais donc bien sûre que ma pièce aurait pour
toutes l'attrait de la nouveauté. Je ne sais plus par qui furent
remplis les rôles, mais ils le furent tous avec beaucoup
d'intelligence et de gaîté. Je retranchai du mien, moitié par oubli,
moitié à dessein, beaucoup de crudités médicales, car je faisais
monsieur Purgon. Mais, à peine eus-je commencé à faire agir et parler
mon monde, à peine eus-je débité quelques phrases que je vis la
supérieure éclater de rire, Mme Eugénie s'essuyer les yeux et toute la
communauté se dérider.

Tous les ans, à la fête de la supérieure, on lui jouait la comédie
avec beaucoup plus de soin et de pompe que ce que nous faisions là. On
dressait alors un véritable théâtre. Il y avait un magasin de décors
_ad hoc_, une rampe, un tonnerre, des rôles appris par cœur et
admirablement joués. Mais les représentations n'étaient point gaies;
c'était toujours les petits drames larmoyans de Mme de Genlis. Moi,
avec mes paravens, mes bouts de chandelles, mes actrices recrutées de
confiance parmi celles que leur instinct poussait à s'offrir; avec mon
_scénario_ bâti de mémoire, notre dialogue improvisé et une répétition
pour toute préparation, je pouvais arriver à un _fiasco_ complet. Il
n'en fut point ainsi. La gaîté, la verve, le vrai comique de Molière,
même récité par bribes et représenté par fragmens incomplets,
enlevèrent l'auditoire. Jamais, de mémoire de nonne, on n'avait ri de
si bon cœur.

Ce succès obtenu dès les premières scènes nous encouragea. J'avais
préparé pour intermède une scène de _Matassins_ avec une poursuite
bouffonne empruntée à _M. de Pourceaugnac_. Seulement, j'avais dit à
mes actrices de se tenir dans les coulisses, c'est-à-dire derrière les
paravens, et de n'exhiber les armes que si j'entrais moi-même en scène
pour leur en donner l'exemple. Quand je vis qu'on était en humeur de
tout accepter, je changeai vite de costume, et, faisant l'apothicaire,
je commençai l'intermède en brandissant l'instrument classique
au-dessus de ma tête. Je fus accueillie par des rires homériques. On
sait que ce genre de plaisanterie n'a jamais scandalisé les dévots.
Aussitôt mon régiment noir à tabliers blancs s'élança sur la scène, et
cette exhibition burlesque (Poulette nous avait prêté tout l'arsenal
de l'infirmerie) mit la communauté de si belle humeur que je pensai
voir crouler la salle.

La soirée fut terminée par la cérémonie de réception, et comme je
savais par cœur tous les vers, on avait pu les apprendre. Le succès
fut complet, l'enthousiasme porté au comble. Ces dames, à force de
réciter des offices en latin, en savaient assez pour apprécier le
comique du latin bouffon de Molière. La supérieure se déclara divertie
au dernier point, et je fus accablée d'éloges pour mon esprit et la
gaîté de mes inventions. Je me tuais de dire tout bas à mes compagnes:
«Mais c'est du Molière, et je n'ai fait merveille que de mémoire.» On
ne m'écoutait pas, on ne voulait pas me croire. Une seule, qui avait
lu Molière aux dernières vacances, me dit tout bas: «Tais-toi! il est
fort inutile de dire à ces dames où tu as pris tout cela. Peut-être
qu'elles feraient fermer le théâtre si elles savaient que nous leur
donnons du Molière. Et puisque rien ne les a choquées, il n'y a aucun
mal à ne leur rien dire, si elles ne te questionnent pas.»

En effet, personne ne songea à douter que l'esprit de Molière fût
sorti de ma cervelle. J'eus un instant de scrupule d'accepter tous ces
complimens. Je me tâtai pour savoir si ma vanité n'y trouvait pas son
compte; je m'aperçus que c'était tout le contraire, et qu'à moins
d'être fou, on ne pouvait que souffrir en se voyant décerner l'hommage
dû à un autre. J'acceptai cette mortification par dévouement pour mes
compagnes, et le théâtre continua à prospérer et à attirer la
supérieure et les religieuses le dimanche.

Ce fut une suite de pastiches puisés dans tous les tiroirs de ma
mémoire et arrangés selon les moyens et les convenances de notre
théâtre. Cet amusement eut l'excellent résultat d'étendre le cercle
des relations et des amitiés entre nous. La camaraderie, le besoin de
s'aider les unes les autres pour se divertir en commun, engendrèrent
la bienveillance, la condescendance, une indulgence mutuelle,
l'absence de toute rivalité. Enfin le besoin d'aimer, si naturel aux
jeunes cœurs, forma autour de moi un groupe qui grossissait chaque
jour et qui se composa bientôt de tout le couvent, religieuses et
pensionnaires, grande et petite classe. Je puis rappeler sans vanité
ce temps où je fus l'objet d'un engouement inouï dans les fastes du
couvent, puisque ce fut l'ouvrage de mon confesseur et le résultat de
la dévotion tendre, expansive et riante où il m'avait entraînée.

On me savait un gré infini d'être dévote, complaisante et amusante. La
gaîté se communiqua aux caractères les plus concentrés, aux dévotions
les plus mélancoliques. Ce fut à cette époque que je contractai une
tendre amitié avec Jane Bazoini, un petit être pâle, réservé, doux,
malingre en apparence, mais qui a vécu pourtant sans maladie et à qui
ses beaux grands yeux noirs, d'une finesse lente et bonne, et son
petit sourire d'enfant tenaient lieu de beauté. C'était, ce sera
toujours une créature adorable que Jane. C'était la bonté, le
dévouement, l'obligeance infatigables de Fanelly avec la piété austère
et ferme d'Elisa, le tout couronné d'une grâce calme et modeste qui ne
pouvait se comparer qu'à Jane elle-même.

Elle avait deux sœurs plus belles et plus brillantes qu'elle: Chérie,
qui était la plus jolie, la plus vivante et la plus recherchée des
trois pour la séduction de ses manières, pauvre charmante fille qui
est morte deux ans après; Aimée, qui était belle de distinction et
d'intelligence, et qui a traversé une jeunesse maladive pour épouser
M. d'Héliand à vingt-sept ans. Aimée était à tous égards une personne
supérieure. Ses manières étaient froides, mais son cœur était
affectueux, et son intelligence la rendait propre à tous les arts, où
elle excellait sans efforts et sans passion apparente.

Ces trois sœurs étaient en chambre avec une gouvernante pour les
soigner, mais elles suivaient les classes et les prières comme nous.
On jalousait l'amitié de Chérie et d'Aimée. Jane n'avait d'amies que
ses sœurs. Elle était trop timide et trop réservée pour en rechercher
d'autres. Cette modestie me toucha, et je vis bientôt que ce n'était
pas la froideur et la stupidité qui causaient son isolement. Elle
était tout aussi intelligente, tout aussi instruite et beaucoup plus
aimante que ses sœurs. Je découvris en elle un trésor de
bienveillance et de tendresse calme et durable. Nous avons été
intimement liées jusqu'en 1831. Je dirai plus tard pourquoi, sans
cesser de l'aimer comme elle le méritait, j'ai cessé de la voir sans
lui en dire la raison.

Ma petite Jane montra dans nos amusemens qu'elle était aussi capable
de gentillesse et de gaîté que les plus brillantes d'entre nous. Une
fois même, elle fut punie du bonnet de nuit par la comtesse, qui ne
prenait pas toujours en bonne part nos espiègleries; car la gaîté
montait tous les jours d'un cran, et les plus raides s'y laissaient
entraîner. Je me rappelle que cela était devenu pour moi, pour tout
le monde, une commotion électrique et comme irrésistible. Certes, je
m'abstenais désormais de tourner la pauvre comtesse en ridicule, et je
faisais mon possible pour l'épargner quand les autres s'en mêlaient.
Mais quand, pour la centième fois, elle se laissait prendre à la
bougie de pomme qu'Anna ou Pauline plaçaient dans sa lanterne, et
lorsqu'elle disait une parole pour l'autre avec le sang-froid d'une
personne parfaitement distraite, en voyant toute la classe partir d'un
seul éclat de rire, il me fallait en faire autant. Alors elle se
tournait vers moi d'un air de détresse, et, comme Jules César à
Brutus, elle me disait, en se drapant dans son grand châle vert: «Et
vous aussi, Aurore!» J'aurais bien voulu me repentir, mais elle avait
une manière de prononcer les _e_ muets qui sonnait comme un _o_. Anna
la contrefaisait admirablement, et, se tournant vers moi, elle me
criait: _Auroro! Auroro!_ Je n'y pouvais tenir, le rire devenait
nerveux. J'aurais ri dans le feu, comme on disait.

La gaîté alla si loin, que quelques cervelles échauffées la firent
tourner en révolte. C'était à une époque de la Restauration où il y
eut comme une épidémie de rébellion dans tous les lycées, dans les
pensions et même dans les établissemens de notre sexe. Comme ces
nouvelles nous arrivaient coup sur coup, avec le récit de
circonstances tantôt graves, tantôt plaisantes, les plus vives
d'entre nous disaient: «Est-ce que nous n'aurons pas aussi notre
petite révolte? Nous serons donc les seules qui ne suivrons pas la
mode? Nous n'aurons donc pas notre petite note dans les journaux?»

La comtesse émue devenait plus sévère parce qu'elle avait peur. Nos
bonnes religieuses, quelques unes du moins, avaient des figures
allongées, et pendant trois ou quatre jours (je crois que nos voisins
les Écossais avaient fait aussi leur insurrection) il y eut une sorte
de méfiance et de terreur qui nous divertissait beaucoup. Alors on
s'imagina de faire semblant de se révolter pour voir la frayeur de ces
dames, celle de la comtesse surtout. On ne m'en fit point part; on
était si bon pour moi qu'on ne voulait pas me mettre aux prises avec
ma conscience, et on comptait bien m'entraîner dans le rire général
quand l'affaire éclaterait.

Il en fut ainsi: un soir, à la classe, comme nous étions toutes
assises autour d'une longue table, la comtesse au bout, raccommodant
ses nippes à la clarté des chandelles, j'entends ma voisine dire à sa
voisine: «_Exhaussons!_» Le mot fait le tour de la table, qui, enlevée
aussitôt par trente paires de petites mains, s'élève et s'exhausse en
effet jusqu'au-dessus de la tête de la comtesse. Fort distraite comme
d'habitude, la comtesse s'étonne de l'éloignement de la lumière, mais
au moment où elle lève la tête, la table et les lumières s'abaissent
et reprennent leur niveau. On recommença plusieurs fois le même tour
sans qu'elle s'en rendît compte. C'était à peu près la scène du niais
au logis de la sorcière, dans les _Pilules du Diable_. Je trouvai la
chose si plaisante que je ne me fis pas grand scrupule de recevoir le
mot d'ordre et d'_exhausser_ comme les autres. Mais enfin la comtesse
s'aperçut de nos sottises et se leva furieuse. Il était convenu qu'on
ferait aussitôt des mines de mauvais garçons pour l'effrayer. Chacune
se pose en conspirateur, les bras croisés, le sourcil froncé, et des
chuchotemens font entendre autour d'elle le mot terrible de _révolte_.
La comtesse était incapable de tenir tête à l'orage. Persuadée que le
moment fatal est venu, elle s'enfuit en faisant flotter son grand
châle comme une mouette qui étend ses ailes et qui prend son vol à
travers les tempêtes.

Elle avait perdu l'esprit; elle traversa le jardin pour se réfugier et
se barricader dans sa chambre. Pour augmenter sa terreur, nous jetâmes
les flambeaux, les chandelles et les tabourets par la fenêtre au
moment où elle passait. Nous ne voulions ni ne pouvions l'atteindre;
mais ce vacarme accompagné des cris: «Révolte! révolte!» pensa la
faire mourir de peur. Pendant une heure, nous fûmes livrés à
nous-mêmes et à nos rires inextinguibles, sans que personne osât
rétablir l'ordre. Enfin nous entendîmes de loin la grosse voix de la
supérieure qui arrivait avec un bataillon de doyennes. C'était à notre
tour d'avoir peur, car la supérieure était aimée, et comme on n'avait
voulu que faire semblant de se révolter, il en coûtait d'être grondées
et punies comme pour une révolte véritable. Aussitôt on court fermer
au verrou les portes de la classe et de l'avant-classe; on se hâte de
ranger tout, on repêche les tabourets et les flambeaux, on rajuste et
on rallume les chandelles, puis, quand tout est en ordre, tout le
monde se met à genoux et on commence tout haut la prière du soir,
tandis qu'une de nous rouvre les portes au moment où la supérieure s'y
présente, après quelque hésitation.

La comtesse fut regardée comme une folle et comme une visionnaire, et
Marie-Josephe, la servante qui rangeait la classe le matin, et qui
était la meilleure du monde, ne se plaignit pas de la fracture de
quelques meubles et de quelques chandelles. Elle nous garda le secret,
et là finit notre révolution.

Tout allait le mieux du monde, le carnaval arrivait, et nous
préparions une soirée de comédie comme jamais nous n'avions encore
espéré de la réaliser. Je ne sais plus quelle pièce de Molière ou de
Regnard j'avais mise en canevas. Les costumes étaient prêts, les rôles
distribués, le violon engagé. Car ce jour-là nous avions un violon,
un bal, un souper, et toute la nuit pour nous divertir à discrétion.

Mais un événement politique qui devait naturellement retentir comme
une calamité publique dans un couvent vint faire rentrer les costumes
au magasin et la gaîté dans les cœurs.

Le duc de Berry fut assassiné à la porte de l'_Opéra_ par _Louvel_.
Crime isolé, fantasque comme tous les actes de délire sanguinaire, et
qui servit de prétexte à des persécutions, ainsi qu'à un revirement
subit dans l'esprit du règne de Louis XVIII.

Cette nouvelle nous fut apportée le lendemain matin, et commentée par
nos religieuses d'une manière saisissante et dramatique. Pendant huit
jours, on ne s'entretint pas d'autre chose, et les moindres détails de
la mort chrétienne du prince, le désespoir de sa femme, qui coupa,
disait-on, ses blonds cheveux sur sa tombe; toutes les circonstances
de cette tragédie royale et domestique, rapportées, embellies,
amplifiées et poétisées par les journaux royalistes et les lettres
particulières, défrayèrent nos récréations de soupirs et de larmes.
Presque toutes nous appartenions à des familles nobles, royalistes ou
bonapartistes ralliées. Les Anglaises, qui étaient en majorité,
prenaient part au deuil royal par principe, et d'ailleurs le récit
d'une mort tragique, et les larmes d'une illustre famille étaient
émouvans pour nos jeunes imaginations comme une pièce de Corneille ou
de Racine. On ne nous disait pas que le duc de Berry avait été un peu
brutal et débauché, on nous le peignait comme un héros, comme un
second Henri IV, sa femme comme une sainte et le reste à l'avenant.

Moi seule peut-être je luttais contre l'entraînement général. J'étais
restée bonapartiste et je ne m'en cachais pas, sans cependant me
prendre de dispute avec personne à ce sujet.

Dans ce temps-là, quiconque était bonapartiste était traité de
libéral. Je ne savais ce que c'était que le libéralisme: on me
disait que c'était la même chose que le jacobinisme, que je
connaissais encore moins. Je fus donc émue quand on me répéta sur
tous les tons: «Qu'est-ce qu'un parti qui prêche, commet et préconise
l'assassinat?--S'il en est ainsi, répondis-je, je suis tout ce qu'il
vous plaira, excepté libérale,» et je me laissai attacher au cou je ne
sais plus quelle petite médaille frappée en l'honneur du duc de Berry,
qui était devenue comme un ordre pour tout le couvent.

Huit jours de tristesse, c'est bien long pour un couvent de jeunes
filles. Un soir, je ne sais qui fit une grimace, une autre sourit, une
troisième dit un bon mot, et voilà le rire qui fait le tour de la
classe, d'autant plus violent et nerveux, qu'il succédait aux pleurs.

Peu à peu on nous laissa reprendre nos amusemens. Ma grand'mère était
à Paris. Comme on lui rendait bon témoignage de ma conduite, elle
n'avait plus sujet de me gronder sérieusement, et elle s'apercevait
aussi que ma simplicité et mon absence de coquetterie n'allaient pas
mal à une figure de seize ans. Elle me traitait donc avec toute sa
bonté maternelle; mais un nouveau souci s'était emparé d'elle à propos
de moi: c'était ma dévotion et le secret désir que je conservais, et
qu'elle avait appris vraisemblablement par Mme de Pontcarré (qui
devait le tenir de Pauline), de me faire religieuse. Elle avait su
l'été précédent, par diverses lettres de personnes qui m'avaient vue
au parloir, que j'étais souffrante, triste et _toute confite en Dieu_.
Cette dévotion triste ne l'avait pas beaucoup inquiété. Elle s'était
dit avec raison que cela n'était pas de mon âge et ne pouvait durer.
Mais quand elle me vit bien portante, fraîche, gaie, ne prenant avec
personne d'airs révêches, et néanmoins rentrant chaque fois dans mon
cloître avec plus de plaisir que je n'en étais sortie, elle eut peur,
et résolut de me reprendre avec elle aussitôt qu'elle repartirait pour
Nohant.

Cette nouvelle tomba sur moi comme un coup de foudre, au milieu du
plus parfait bonheur que j'eusse goûté de ma vie. Le couvent était
devenu mon paradis sur la terre. Je n'y étais ni pensionnaire ni
religieuse, mais quelque chose d'intermédiaire, avec la liberté
absolue dans un intérieur que je chérissais et que je ne quittais pas
sans regret, même pour une journée. Personne n'était donc aussi
heureux que moi. J'étais l'amie de tout le monde, le conseil et le
meneur de tous les plaisirs, l'idole des petites. Les religieuses, me
voyant si gaie et persistant dans ma vocation, commençaient à y
croire, et, sans l'encourager, ne disaient plus non. Elisa, qui seule
ne s'était pas laissé distraire et égayer par mon entrain, y croyait
fermement; sœur Hélène, plus que jamais. J'y croyais moi-même et j'y
ai cru encore longtemps après ma sortie du couvent. Mme Alicia et
l'abbé de Prémord étaient les deux seules personnes qui n'y comptaient
pas, me connaissant probablement mieux que les autres, et tous deux me
disaient à peu près la même chose: «Gardez cette idée si elle vous est
bonne; mais pas de vœux imprudens, pas de secrètes promesses à Dieu,
surtout pas d'aveu à vos parens avant le moment où vous serez certaine
de vouloir pour toujours ce que vous voulez aujourd'hui. L'intention
de votre grand'mère est de vous marier. Si dans deux ou trois ans vous
ne l'êtes pas et que vous n'ayez pas envie de l'être, nous reparlerons
de vos projets.»

Le bon abbé m'avait rendue bien facile la tâche d'être aimable. Dans
les premiers temps, j'avais été un peu effrayée de l'idée que mon
devoir, aussitôt que j'aurais pris quelque ascendant sur mes
compagnes, serait de les prêcher et de les convertir. Je lui avais
avoué que je ne me sentais pas propre à ce rôle. «Vous voulez que je
sois aimée de tout le monde ici, lui avais-je dit: eh bien, je me
connais assez pour vous dire que je ne pourrai pas me faire aimer sans
aimer moi-même, et que je ne serai jamais capable de dire à une
personne aimée: «Faites-vous dévote, mon amitié est à ce prix.» Non,
je mentirais. Je ne sais pas obséder, persécuter, pas même insister,
je suis trop faible.--Je ne demande rien de semblable, m'avait répondu
l'indulgent directeur; prêcher, obséder serait de mauvais goût à votre
âge. Soyez pieuse et heureuse, c'est tout ce que je vous demande,
votre exemple prêchera mieux que tous les discours que vous pourriez
faire.»

Il avait eu raison d'une certaine manière, mon excellent vieux ami. Il
est certain que l'on était devenu meilleur autour de moi; mais la
religion ainsi prêchée par la gaîté avait donné bien de la force à la
vivacité des esprits, et je ne sais pas si c'était un moyen très sûr
pour persister dans le catholicisme.

J'y persistais avec confiance, j'y aurais persisté, je crois, si je
n'eusse pas quitté le couvent; mais il fallut le quitter, il fallut
cacher à ma grand'mère, qui en aurait mortellement souffert, le regret
mortel que j'avais de me séparer des nombreux et charmans objets de ma
tendresse: mon cœur fut brisé. Je ne pleurai pourtant pas, car j'eus
un mois pour me préparer à cette séparation, et quand elle arriva,
j'avais pris une si forte résolution de me soumettre sans murmure, que
je parus calme et satisfaite devant ma pauvre bonne maman. Mais
j'étais navrée, et je l'étais pour bien longtemps.

Je ne dois pourtant pas fermer le dernier chapitre du couvent sans
dire que j'y laissai tout le monde triste ou consterné de la mort de
Mme Canning. J'étais arrivée, pour son caractère, au respect que lui
devait ma piété; mais jamais ma sympathie ne m'avait poussée vers
elle. Je fus pourtant une des dernières personnes qu'elle nomma avec
affection dans son agonie.

Cette femme, d'une puissante organisation, avait eu sans doute les
qualités de son rôle dans la vie monastique, puisqu'elle avait
conservé, depuis la révolution, le gouvernement absolu de sa
communauté. Elle laissait la maison dans une situation florissante,
avec un nombre considérable d'élèves et de grandes relations dans le
monde, qui eussent dû assurer à l'avenir une clientèle durable et
brillante.

Néanmoins, cette situation prospère s'éclipsa avec elle. J'avais vu
élire Mme Eugénie, et comme elle m'aimait toujours, si je fusse restée
au couvent, j'y aurais été encore plus gâtée; mais Mme Eugénie se
trouva impropre à l'exercice de l'autorité absolue. J'ignore si elle
en abusa, si le désordre se mit dans sa gestion ou la division dans
ses conseils; mais elle demanda, au bout de peu d'années, à se
retirer du pouvoir, et fut prise au mot, m'a-t-on dit, avec un
empressement général. Elle avait laissé les affaires péricliter, ou
bien je crois plutôt qu'elle n'avait pu les empêcher d'aller ainsi.
Tout est mode en ce monde, même les couvens. Celui des Anglaises avait
eu, sous l'empire et sous Louis XVIII, une grande vogue. Les plus
grands noms de la France et de l'Angleterre y avaient contribué. Les
Mortemart, les Montmorency y avaient eu leurs héritières. Les filles
des généraux de l'Empire ralliés à la Restauration y furent mises, à
dessein sans doute d'établir des relations favorables à l'ambition
aristocratique des parens, mais le règne de la bourgeoisie arrivait,
et quoique j'aie entendu les _vieilles comtesses_ accuser Mme Eugénie
d'avoir laissé _encanailler_ son couvent, je me souviens fort bien
que, lorsque j'en sortis, peu de jours après la mort de Mme Canning,
le _tiers état_ avait déjà fait, par ses soins, une irruption très
lucrative dans le couvent. Ç'avait été, pour ainsi dire, le bouquet de
sa fructueuse administration.

J'avais donc vu notre personnel s'augmenter rapidement d'une quantité
de charmantes filles de négocians ou d'industriels, tout aussi bien
élevées déjà, et, pour la plupart, plus intelligentes (ceci était même
remarquable et remarqué) que les petites personnes de grande maison.

Mais cette prospérité devait être et fut un de paille. Les gens _de la
haute_, comme disent aujourd'hui les bonnes gens, trouvèrent le
milieu trop roturier, et la vogue des beaux noms se porta sur le
Sacré-Cœur et sur l'Abbaye-aux-Bois. Plusieurs de mes anciennes
compagnes furent transférées dans ces monastères, et peu à peu
l'élément patricien catholique rompit avec l'antique retraite des
Stuarts. Alors sans doute les bourgeois, qui avaient été flattés de
l'espérance de voir leurs héritières _frayer_ avec celles de la
noblesse, se sentirent frustrés et humiliés. Ou bien l'esprit
voltairien du règne de Louis-Philippe, qui couvait déjà dès les
premiers jours du règne de son prédécesseur, commença à proscrire les
éducations monastiques. Tant il y a, qu'au bout de quelques années je
trouvai le couvent à peu près vide, sept ou huit pensionnaires au lieu
de soixante-dix à quatre-vingts que nous avions été, la maison trop
vaste et aussi pleine de silence qu'elle l'avait été de bruit;
Poulette, désolée et se plaignant avec âcreté des nouvelles
supérieures et de la ruine de notre _ancienne gloire_.

J'ai eu les derniers détails sur cet intérieur en 1847. La situation
était meilleure, mais ne s'était jamais relevée à son ancien niveau:
grande injustice de la vogue; car, en somme, les Anglaises étaient
sous tous les rapports un troupeau de vierges sages, et leurs
habitudes de raison, de douceur et de bonté n'ont pu se perdre en un
quart de siècle.



CHAPITRE SEIZIEME.

  Paris, 1820.--Projets de mariage ajournés.--Amour filial
    contristé.--Mme Catalani.--Arrivée à Nohant.--Matinée de
    printemps.--Essai de travail.--Pauline et sa mère.--La comédie
    à Nohant.--Nouveaux chagrins d'intérieur.--Mon frère.--Colette
    et le général Pepe.--L'hiver à Nohant.--Soirée de
    février.--Désastre et douleurs.


Je ne me souviens guère des surprises et des impressions qui durent,
ou qui auraient dû m'assaillir dans ces premiers jours que je passai à
Paris, promenée et distraite à dessein par ma bonne grand'mère.
J'étais hébétée, je pense, par le chagrin de quitter mon couvent; et
tourmentée de l'appréhension de quelque projet de mariage. Ma bonne
maman, que je voyais avec douleur très changée et très affaiblie,
parlait de sa mort, prochaine selon elle, avec un grand calme
philosophique; mais elle ajoutait, en s'attendrissant et en me
pressant sur son cœur: «Ma fille, il faut que je te marie bien vite,
car je m'en vas. Tu es bien jeune, je le sais; mais quelque peu
d'envie que tu aies d'entrer dans le monde, tu dois faire un effort
pour accepter cette idée-là. Songe que je finirais épouvantée et
désespérée, si je te laissais sans guide et sans appui dans la vie.»

Devant cette menace de son désespoir et de son épouvante au moment
suprême, j'étais épouvantée et désespérée, moi aussi. «Est-ce qu'on va
vouloir me marier? me disais-je? Est-ce que c'est une affaire
arrangée? M'a-t-on fait sortir du couvent juste pour cela? Quel est
donc ce mari, ce maître, cet ennemi de mes vœux et de mes espérances?
Où se tient-il caché? Quel jour va-t-on me le présenter, en me disant:
Ma fille, il faut dire oui, ou me porter un coup mortel!»

Je vis pourtant bien qu'on ne s'occupait que vaguement et comme
préparatoirement de ce grand projet. Mme de Pontcarré proposait
quelqu'un; ma mère proposait, de par mon oncle de Beaumont, une autre
personne. Je vis le parti de Mme de Pontcarré, et elle me demanda mon
opinion. Je lui dis que ce monsieur m'avait semblé fort laid. Il
paraît qu'au contraire il était beau, mais je ne l'avais pas regardé,
et Mme de Pontcarré me dit que j'étais une petite sotte.

Je me rassurai tout à fait en voyant qu'on faisait les paquets pour
Nohant sans rien conclure, et même j'entendis ma bonne maman dire
qu'elle me trouvait si enfant, qu'il fallait encore m'accorder six
mois, peut-être un an de répit.

Soulagée d'une anxiété affreuse, je retombai bientôt dans un autre
chagrin. J'avais espéré que ma petite mère viendrait à Nohant avec
nous. Je ne sais quel orage nouveau venait d'éclater dans ces
derniers temps. Ma mère répondit brusquement à mes questions: «Non,
certes! je ne retournerai à Nohant que quand ma belle-mère sera
morte!»

Je sentis que tout se brisait encore une fois dans ma triste existence
domestique. Je n'osai faire de questions; j'avais une crainte
poignante d'entendre, de part ou d'autre, les amères récriminations du
passé. Ma piété, autant que ma tendresse filiale, me défendait
d'écouter le moindre blâme sur l'une ou sur l'autre. J'essayai en
silence de les rapprocher; elles s'embrassèrent, les larmes aux yeux,
devant moi; mais c'étaient des larmes de souffrance contenue et de
reproche mutuel. Je le vis bien, et je cachai les miennes.

J'offris encore une fois à ma mère de me prononcer afin de pouvoir
rester avec elle, ou tout au moins de décider ma bonne maman à
l'emmener avec moi.

Ma mère repoussa énergiquement cette idée. «Non, non, dit-elle, je
déteste la campagne, et Nohant surtout, qui ne me rappelle que des
douleurs atroces. Ta sœur est une grande demoiselle que je ne peux
plus quitter. Va-t'en sans te désoler, nous nous retrouverons, et
peut-être plus tôt que l'on ne croit!»

Cette allusion obstinée à la mort de ma grand'mère était déchirante
pour moi. J'essayai de dire que cela était cruel pour mon cœur.
«Comme tu voudras! dit ma mère irritée; si tu l'aimes mieux que moi,
tant mieux pour toi, puisque tu lui appartiens à présent corps et âme.

--Je lui appartiens de tout mon cœur par la reconnaissance et le
dévoûment, répondis-je, mais non pas corps et âme contre vous. Ainsi,
il y a une chose certaine, c'est que si elle exige que je me marie, ce
ne sera jamais, je le jure, avec un homme qui refuserait de voir et
d'honorer ma mère.»

Cette résolution était si forte en moi que ma pauvre mère eût bien dû
m'en tenir compte. Moi, brisée désormais à la soumission chrétienne;
moi qui, d'ailleurs, ne me sentais plus l'énergie de résister aux
larmes de ma bonne maman, et qui voyais, par momens, s'effacer mon
meilleur rêve, celui de la vie monastique, devant la crainte de
l'affliger, j'aurais trouvé encore dans mon instinct filial la force
que sœur Hélène avait eue pour briser le sien, quand elle avait
résisté à son père pour aller à Dieu. Moi, moins sainte et plus
humaine, j'aurais, je le crois, passé par-dessus le corps de ma
grand'mère pour tendre les bras à ma mère humiliée et outragée.

Mais ma mère ne comprenait déjà plus mon cœur. Il était devenu trop
sensible et trop tendre pour sa nature entière et sans nuances. Elle
n'eut qu'un sourire d'énergique insouciance pour répondre à mon
effusion: «Tiens, tiens! je crois bien! dit-elle. Je ne m'inquiète
guère de cela. Est-ce tu ne sais pas qu'on ne peut pas te marier sans
mon consentement? Est-ce que je le donnerai jamais quand il s'agira
d'un monsieur qui prendrait de grands airs avec moi? Allons donc! Je
me moque bien de toutes les menaces. Tu m'appartiens, et quand même on
réussirait à te mettre en révolte contre ta mère, ta mère saura bien
retrouver ses droits!»

Ainsi ma mère, exaspérée, semblait vouloir douter de moi et s'en
prendre à ma pauvre âme en détresse pour exhaler ses amertumes. Je
commençai à pressentir quelque chose d'étrange dans ce caractère
généreux, mais indompté, et il y avait, à coup sûr, dans ses beaux
yeux noirs quelque chose de terrible qui, pour la première fois, me
frappa d'une secrète épouvante.

Je trouvai, par contraste, ma grand'mère plongée dans une tristesse
abattue et plaintive qui me toucha profondément. «Que veux-tu, mon
enfant? me dit-elle lorsque j'essayai de rompre la glace; ta mère ne
peut pas ou ne veut pas me savoir gré des efforts immenses que j'ai
faits et que je fais tous les jours pour la rendre heureuse. Ce n'est
ni sa faute ni la mienne, si nous ne nous chérissons pas l'une
l'autre: mais j'ai mis les bons procédés de mon côté en toutes choses,
et les siens sont si durs que je ne peux plus les supporter. Ne
peut-elle me laisser finir en paix? Elle a si peu de temps à
attendre!»

Comme j'ouvrais la bouche pour la distraire de cette pensée: «Laisse,
laisse! reprit-elle. Je sais ce que tu veux me dire. J'ai tort
d'attrister tes seize ans de mes idées noires. N'y pensons pas. Va
t'habiller. Je veux te mener ce soir aux Italiens!»

J'avais bien besoin de me distraire, et par cela même que j'étais
mortellement triste, je ne m'en sentais ni l'envie ni la force. Je
crois que c'est ce soir-là que j'entendis pour la première fois Mme
Catalani dans _Il fanatico per la musica_. Je crois aussi que c'était
Galli qui faisait le rôle du dilettante burlesque, mais je vis et
entendis bien mal, préoccupée comme je l'étais. Il me sembla que la
cantatrice abusait de la richesse de ses moyens, et que sa fantaisie
de chanter des variations écrites pour le violon était antimusicale.
Je sortais des chœurs et des motets de notre chapelle, et, dans le
nombre de nos morceaux à _effet_, ceux qu'on chantait pendant le salut
du saint sacrement, il se trouvait bien des antiennes vocalisées dans
le goût rococo de la musique sacrée du dernier siècle; mais nous
n'étions pas trop dupes de ces abus, et, en somme, on nous mettait sur
la voie des bonnes choses. La musique bouffe des Italiens, si
artistement brodée par la cantatrice à la mode, ne me causa donc que
de l'étonnement. J'avais plus de plaisir à écouter le chevalier de
Lacoux, vieil émigré, ami de ma grand'mère, me jouer sur la harpe ou
sur la guitare des airs espagnols dont quelques-uns m'avaient bercée à
Madrid, et que je retrouvais comme un rêve du passé endormi dans ma
mémoire.

Rose était mariée et devait nous quitter pour aller vivre à la Châtre
aussitôt que nous serions de retour à Nohant. Impatiente de retrouver
son mari, qu'elle avait épousé la veille du voyage à Paris, elle ne
cachait guère sa joie et me disait avec sa passion rouge qui me
faisait frémir de peur: «Soyez tranquille, votre tour viendra
bientôt!»

J'allai embrasser une dernière fois toutes mes chères amies du
couvent. J'étais véritablement désespérée.

Nous arrivâmes à Nohant aux premiers jours du printemps de 1820, dans
la grosse calèche bleue de ma grand'mère, et je retrouvai ma petite
chambre livrée aux ouvriers qui en renouvelaient les papiers et les
peintures; car ma bonne maman commençait à trouver ma tenture de toile
d'orange à grands ramages trop surannée pour mes jeunes yeux, et
voulait les réjouir par une fraîche couleur lilas. Cependant mon lit à
colonnes, en forme de corbillard, fut épargné, et les quatre plumets
rongés des vers échappèrent encore au vandalisme du goût moderne.

On m'installa provisoirement dans le grand appartement de ma mère. Là,
rien n'était changé, et je dormis délicieusement dans cet immense lit
à grenades dorées qui me rappelait toutes les tendresses et toutes les
rêveries de mon enfance.

Je vis enfin, pour la première fois depuis notre séparation décisive,
le soleil entrer dans cette chambre déserte où j'avais tant pleuré.
Les arbres étaient en fleurs, les rossignols chantaient, et
j'entendais au loin la classique et solennelle cantilène des
laboureurs, qui résume et caractérise toute la poésie claire et
tranquille du Berry. Mon réveil fut pourtant un indicible mélange de
joie et de douleur. Il était déjà neuf heures du matin. Pour la
première fois depuis trois ans, j'avais dormi la grasse matinée, sans
entendre la cloche de l'angélus et la voix criarde de Marie-Josephe
m'arracher aux douceurs des derniers rêves. Je pouvais encore paresser
une heure sans en courir aucune pénitence. Echapper à la règle, entrer
dans la liberté, c'est une crise sans pareille dont ne jouissent pas à
demi les âmes éprises de rêverie et de recueillement.

J'allai ouvrir ma fenêtre et retournai me mettre au lit. La senteur
des plantes, la jeunesse, la vie, l'indépendance m'arrivaient par
bouffées; mais aussi le sentiment de l'avenir inconnu qui s'ouvrait
devant moi m'accablait d'une inquiétude et d'une tristesse profondes.
Je ne saurais à quoi attribuer cette désespérance maladive de
l'esprit, si peu en rapport avec la fraîcheur des idées et la santé
physique de l'adolescence. Je l'éprouvai si poignante, que le souvenir
très net m'en est resté après tant d'années, sans que je puisse
retrouver clairement par quelle liaison d'idées, quels souvenirs de la
veille, quelles appréhensions du lendemain, j'arrivai à répandre des
larmes amères, en un moment où j'aurais dû reprendre avec transport
possession du foyer paternel et de moi-même.

Que de petits bonheurs, cependant, pour une pensionnaire hors de cage!
Au lieu du triste uniforme de serge amarante, une jolie femme de
chambre m'apportait une fraîche robe de guingamp rose. J'étais libre
d'arranger mes cheveux à ma guise, sans que Mme Eugénie me vînt
observer qu'il était indécent de se découvrir les tempes. Le déjeuner
était relevé de toutes les friandises que ma grand'mère aimait et me
prodiguait. Le jardin était un immense bouquet. Tous les domestiques,
tous les paysans venaient me faire fête. J'embrassais toutes les
bonnes femmes de l'endroit, qui me trouvaient fort embellie parce que
j'étais devenue _plus grossière_, c'est-à-dire, dans leur langage, que
j'avais pris de l'embonpoint. Le parler berrichon sonnait à mon
oreille comme une musique aimée, et j'étais tout émerveillée qu'on ne
m'adressât pas la parole avec le blaisement et le sifflement
britanniques. Les grands chiens, mes vieux amis, qui m'avaient
grondée la veille au soir me reconnaissaient et m'accablaient de
caresses avec ces airs intelligens et naïfs qui semblent vous demander
pardon d'avoir un instant manqué de mémoire.

Vers le soir, Deschartres, qui avait été à je ne sais plus quelle
soirée éloignée, arriva enfin, avec sa veste, ses grandes guêtres et
sa casquette en soufflet. Il ne s'était pas encore avisé, le cher
homme, que je dusse être changée et grandie depuis trois ans, et
tandis que je lui sautais au cou, il demandait où était Aurore. Il
m'appelait mademoiselle; enfin, il fit comme mes chiens, il ne me
reconnut qu'au bout d'un quart d'heure.

Tous mes anciens camarades d'enfance étaient aussi changés que moi.
Liset était _loué_, comme on dit chez nous. Je ne le revis pas; il
mourut peu de temps après. Cadet était devenu aide valet de chambre.
Il servait à table et disait naïvement à Mlle Julie, qui lui
reprochait de casser toutes les carafes: «Je n'en ai cassé que sept la
semaine dernière.» Fanchon était bergère chez nous. Marie Aucante
était devenue la reine de beauté du village. Marie et Solange Croux
étaient des jeunes filles charmantes. Pendant trois jours ma chambre
ne désemplit pas des visites qui m'arrivaient. Ursule ne fut pas des
dernières.

Mais, comme Deschartres, tout le monde m'appelait mademoiselle.
Plusieurs étaient intimidés devant moi. Cela me fit sentir mon
isolement. L'abîme de la hiérarchie sociale s'était creusé entre des
enfans qui jusque-là s'étaient sentis égaux. Je n'y pouvais rien
changer, on ne l'eût pas souffert. Je me pris à regretter davantage
mes compagnes de couvent.

Pendant quelques jours ensuite, je fus tout au plaisir physique de
courir les champs, de revoir la rivière, les plantes sauvages, les
prés en fleur. L'exercice de marcher dans la campagne, dont j'avais
perdu l'habitude, et l'air printanier me grisaient si bien, que je ne
pensais plus et dormais de longues nuits avec délices; mais bientôt
l'inaction de l'esprit me pesa, et je songeai à occuper ces éternels
loisirs qui m'étaient faits par l'indulgente gâterie de ma grand'mère.

J'éprouvai même le besoin de rentrer dans la règle, et je m'en traçai
une dont je ne me départis pas tant que je fus seule et maîtresse de
mes heures. Je me fis naïvement un _tableau_ de l'emploi de ma
journée. Je consacrais une heure à l'histoire, une au dessin, une à la
musique, une à l'anglais, une à l'italien, etc. Mais le moment de
m'instruire réellement un peu n'était pas encore venu. Au bout d'un
mois, je n'avais fait encore que résumer, sur des cahiers _ad hoc_,
mes petites études du couvent, lorsque arrivèrent invitées par ma
bonne maman, Mme de Pontcarré et sa charmante fille Pauline, ma
blonde et enjouée compagne du couvent.

Pauline, à seize ans comme à six, était toujours cette belle
indifférente qui se laissait aimer sans songer à vous rendre la
pareille. Son caractère était charmant comme sa figure, comme sa
taille, comme ses mains, comme ses cheveux d'ambre, comme ses joues de
lis et de roses; mais comme son cœur ne se manifestait jamais, je
n'ai jamais su s'il existait, et je ne pourrais dire que cette aimable
compagne ait été mon amie.

Sa mère était bien différente. C'était une âme passionnée jointe à un
esprit éblouissant. Trop sanguine et trop replète pour être encore
belle (j'ignore même si elle l'avait jamais été), elle avait des yeux
noirs si magnifiques et une physionomie si vivante, une si belle voix
et tant d'âme pour chanter, une conversation si réjouissante, tant
d'idées, tant d'activité, tant d'affection dans les manières, qu'elle
exerçait un charme irrésistible. Elle était de l'âge de mon père, et
ils avaient joué ensemble dans leur enfance. Ma grand'mère aimait à
parler de son cher fils avec elle, et s'était prise d'amitié pour elle
assez récemment, bien qu'elle l'eût toujours connue; mais cette amitié
fit bientôt place chez elle à un sentiment contraire, dont je ne
m'aperçus pas assez tôt pour ne pas la faire souffrir.

Dans les commencemens, tout allait si bien entre elles, que je ne me
défendis point de l'attrait de cette amitié pour mon compte. Très
naturellement, je passais beaucoup plus de temps avec Pauline et sa
mère, ingambes et actives toutes deux, qu'auprès du fauteuil où ma
grand'mère écrivait ou sommeillait presque toute la journée. Elle-même
exigeait que je fisse soir et matin de grandes courses, et de la
musique avec ces dames dans la journée. Mme de Pontcarré était un
excellent professeur. Elle nous lançait, Pauline et moi, dans les
partitions à livre ouvert, nous accompagnant avec feu et soutenant nos
voix de l'énergie sympathique de la sienne. Nous avons déchiffré
ensemble _Armide_, _Iphigénie_, _Œdipe_, etc. Quand nous étions un
peu ferrées sur un morceau, nous ouvrions les portes pour que bonne
maman pût entendre, et son jugement n'était pas la moins bonne leçon.
Mais bien souvent la porte se trouvait fermée au verrou. Ma grand'mère
avait conservé l'habitude d'être seule, ou avec Mlle Julie, qui lui
faisait la lecture. Nous étions trop jeunes et trop vivantes pour que
notre compagnie assidue lui fût agréable. La pauvre femme s'éteignait
doucement, et il n'y paraissait pas encore. Elle se montrait aux repas
avec un peu de rouge sur les joues, des diamans aux oreilles, la
taille toujours droite et gracieuse dans sa douillette pensée, causant
bien et répondant à propos; esclave d'un savoir-vivre aimable qui lui
faisait cacher ou surmonter de fréquentes défaillances, elle semblait
jouir d'une belle vieillesse exempte d'infirmités. Longtemps elle
dissimula une surdité croissante, et jusqu'à ses derniers momens fit
un mystère de son âge: affaire d'étiquette apparemment, car elle
n'avait jamais été vaine, même dans tout l'éclat de la jeunesse et de
la beauté. Cependant elle s'en allait, comme elle le disait souvent
tout bas à Deschartres, qui, l'ayant toujours connue délicate et
affaissée, n'y croyait pas et se flattait de mourir avant elle. Elle
craignait le moindre bruit, l'éclat du jour lui était insupportable,
et quand elle avait fait l'effort de tenir le salon une ou deux
heures, elle éprouvait le besoin d'aller s'enfermer dans son boudoir,
nous priant d'aller nous occuper ou nous promener un peu loin de son
sommeil, qui était fort léger.

Je fus donc bien étonnée et presque effrayée un jour qu'elle me dit
que j'étais inséparable de Mme de Pontcarré et de sa fille, que je la
négligeais, que je me jetais tête baissée dans des amitiés nouvelles,
que j'avais trop d'imagination, que je ne l'aimais pas, et tout cela
avec une douleur et des larmes inexplicables.

Je sentais ces reproches si peu mérités qu'ils me consternèrent. Je ne
trouvais rien à y répondre à force d'en voir l'injustice; mais cette
injustice dans un cœur si bon et si droit ressemblait à un accès de
démence triste et douce. Je ne sus que pleurer avec ma pauvre bonne
maman, la caresser et la consoler de mon mieux. Comme elle me
reprochait de parler bas souvent à ces dames et d'avoir avec elles un
air de cachoterie, je lui fis promettre, en riant, le secret vis-à-vis
d'elle-même, et lui confessai que depuis huit jours nous bâtissions un
théâtre et répétions une pièce pour le jour de sa fête; mais que
j'aimais bien mieux en trahir la surprise que de la laisser souffrir
un seul jour de plus de ses chimères. «Eh! mon Dieu, me dit-elle en
riant aussi à travers ses pleurs, je le sais bien que vous me préparez
une belle fête et une belle surprise! Comment peux-tu t'imaginer que
Julie ne me l'ait pas dit?

--Elle a très bien fait, sans doute, puisqu'elle vous a vue inquiète
de nos mystères; mais alors comment se fait-il, chère maman, que vous
vous en tourmentiez encore?»

Elle m'avoua qu'elle ne savait pas pourquoi elle s'en était fait un
chagrin; et comme je lui proposai de laisser aller la comédie sans
m'en mêler afin de passer tout mon temps auprès d'elle, elle s'écria:
«Non pas, non pas! Je ne veux point de cela! Mme de Pontcarré fera
bien assez valoir sa fille; je ne veux pas que, comme à l'ordinaire,
tu sois mise de côté et éclipsée par elle!»

Je n'y comprenais plus rien. Jamais l'idée d'une rivalité quelconque
n'avait pu éclore dans la tête de Pauline ou dans la mienne. Mme de
Pontcarré n'y pensait probablement pas davantage; mais ma pauvre
jalouse de bonne maman ne pardonnait pas à Pauline d'être plus belle
que moi, et en même temps qu'elle supposait sa mère portée à me
dénigrer, elle était jalouse aussi de l'affection que cette mère me
témoignait.

Comme la jalousie est grosse d'inconséquences, il me fallut donc voir
ces petites scènes se renouveler, et je crois qu'elles furent
envenimées par Mlle Julie, qui, décidément, ne m'aimait point. Je ne
lui avais fait ni mal ni dommage: tout au contraire, facile au retour
comme je le suis, j'appréciais l'intelligence de cette froide
personne, et j'aimais à consulter sa merveilleuse mémoire des faits
historiques; mais ma mère l'avait trop blessée pour qu'elle pût me
pardonner d'être sa fille et de l'aimer.

Ce fut donc en essuyant de secrètes larmes, et entre plusieurs nuées
de ces orages étouffés par le savoir-vivre, que je me travestis en
Colin pour jouer la comédie et faire rire ma grand'mère. Le théâtre,
tout en feuillages naturels, formait un berceau charmant. M. de
Trémoville, un officier ami de Mme de Pontcarré, lequel, se trouvant
en remonte de cavalerie dans le département, était venu passer chez
nous une quinzaine, avait tout disposé avec beaucoup d'adresse et de
goût. Il jouait lui-même le rôle de _mon capitaine_, car je
_m'engageais_ par désespoir des caprices de mon amoureuse Colette. Je
ne sais plus quel proverbe de Carmontelle nous avions ainsi arrangé à
notre usage. Pauline, en villageoise d'opéra-comique, était belle
comme un ange. Deschartres jouait aussi, et jouait très mal. Tout alla
néanmoins le mieux du monde, malgré les terreurs de Pauline, qui
pleura de peur en entrant en scène. N'ayant jamais connu ce genre de
timidité, je jouai très résolument, ce qui consola un peu ma bonne
maman de me voir travestie en garçon, pendant que Pauline brillait de
tout le charme de sa beauté et de tous les atours de son sexe.

Quelque temps après, Mme de Pontcarré partit avec sa fille et M. de
Trémoville, dont je me souviens comme du meilleur homme du monde; père
de famille excellent, il nous traitait, Pauline et moi, comme ses
enfans, et nous abusions tellement de son facile et aimable caractère,
que ma grand'mère elle-même, dans ses momens de gaîté, l'avait
surnommé la _bonne de ces demoiselles_.

Mais je ne sais quelle irritation profonde resta contre Mme de
Pontcarré et Pauline dans le cœur de ma grand'mère. Affligée de leur
départ, je dus pourtant me trouver soulagée de voir finir les étranges
et incompréhensibles querelles qu'elles m'attiraient. Hippolyte vint
en congé, et nous fûmes d'abord intimidés l'un devant l'autre. Il
était devenu un beau maréchal de logis de hussards, faisant ronfler
les _r_, domptant les chevaux indomptables, et ayant son franc parler
avec Deschartres, qui lui permettait de le taquiner, comme avait fait
mon père, sur le chapitre de l'équitation et sur plusieurs autres. Au
bout de peu de jours notre ancienne amitié revint, et, recommençant à
courir et à folâtrer ensemble, il ne nous sembla plus que nous nous
fussions jamais quittés.

Ce fut lui qui me communiqua le goût de monter à cheval, et cet
exercice physique devait influer beaucoup sur mon caractère et mes
habitudes d'esprit.

Le cours d'équitation qu'il me fit n'était ni long ni ennuyeux.
«Vois-tu, me dit-il un matin que je lui demandais de me donner la
première leçon, je pourrais faire le pédant et te casser la tête du
manuel d'instruction que je professe à Saumur, à des conscrits qui n'y
comprennent rien, et qui, en somme, n'apprennent qu'à force d'habitude
et de hardiesse; mais tout se réduit d'abord à deux choses: tomber ou
ne pas tomber; le reste viendra plus tard. Or, comme il faut
s'attendre à tomber, nous allons chercher un bon endroit pour que tu
ne t'y fasses pas trop de mal.» Et il m'emmena dans un pré immense
dont l'herbe était épaisse. Il monta sur le _général Pepe_, menant
Colette en main.

Pepe était un très beau poulain, petit-fils du fatal Léopardo, et que,
dans mon enthousiasme naissant pour la révolution italienne, j'avais
gratifié du nom d'un homme héroïque qui a été mon ami par la suite des
temps. Colette, que l'on appelait dans le principe mademoiselle
Deschartres, était une _élève_ de notre précepteur, et n'avait jamais
été montée. Elle avait quatre ans et sortait du pacage. Elle
paraissait si douce, que mon frère, après lui avoir fait faire
plusieurs fois le tour du pré, jugea qu'elle se conduirait bien et me
jeta dessus.

Il y a un Dieu pour les fous et pour les enfans. Colette et moi, aussi
novices l'une que l'autre, avions toutes les chances possibles pour
nous contrarier et nous séparer violemment. Il n'en fut rien. A partir
de ce jour, nous devions vivre et galoper quatorze ans de compagnie.
Elle devait gagner ses Invalides et finir tranquillement ses jours à
mon service, sans qu'aucun nuage ait jamais troublé notre bonne
intelligence.

Je ne sais pas si j'aurais eu peur par réflexion, mais mon frère ne
m'en donna pas le temps. Il fouetta vigoureusement Colette, qui débuta
par un galop frénétique, accompagné de gambades et de ruades les plus
folles mais les moins méchantes du monde. «Tiens-toi bien, disait mon
frère. Accroche-toi aux crins si tu veux, mais ne lâche pas la bride
et ne tombe pas. Tout est là, tomber ou ne pas tomber!»

C'était le _to be or not to be_ d'Hamlet. Je mis toute mon attention
et ma volonté à ne pas trop quitter la selle. Cinq ou six fois, à
moitié désarçonnée, je me rattrapai comme il plut à Dieu, et au bout
d'une heure, éreintée, échevelée et surtout enivrée, j'avais acquis le
degré de confiance et de présence d'esprit nécessaire à la suite de
mon éducation équestre.

Colette était un être supérieur dans son espèce. Elle était maigre,
laide, grande, dégingandée au repos: mais elle avait une physionomie
sauvage et des yeux d'une beauté qui rachetait ses défauts de
conformation. En mouvement, elle devenait belle d'ardeur, de grâce et
de souplesse. J'ai monté des chevaux magnifiques, admirablement
dressés: je n'ai jamais retrouvé l'intelligence et l'adresse de ma
cavale rustique. Jamais elle ne m'a fait un faux pas, jamais un écart,
et ne m'a jamais jetée par terre que par la faute de ma distraction ou
de mon imprudence.

Comme elle devinait tout ce qu'on désirait d'elle, il ne me fallut pas
huit jours pour savoir la gouverner. Son instinct et le mien s'étaient
rencontrés. Taquine et emportée avec les autres, elle se pliait à ma
domination de son plein gré, à coup sûr. Au bout de huit jours, nous
sautions haies et fossés, nous gravissions les pentes ardues, nous
traversions les eaux profondes; et moi, l'_eau dormante_ du couvent,
j'étais devenue quelque chose de plus téméraire qu'un hussard et de
plus robuste qu'un paysan; car les enfans ne savent pas ce que c'est
que le danger, et les femmes se soutiennent, par la volonté nerveuse,
au delà des forces viriles.

Ma grand'mère ne parut pas surprise d'une métamorphose qui m'étonnait
pourtant moi-même: car, du jour au lendemain, je ne me reconnais
plus, tandis qu'elle disait reconnaître en moi les contrastes de
langueur et d'enivrement qui avaient marqué l'adolescence de mon père.

Il est étrange que, m'aimant d'une manière si absolue et si tendre,
elle n'ait pas été effrayée de me voir prendre le goût de ce genre de
danger. Ma mère n'a jamais pu me voir à cheval sans cacher sa figure
dans ses mains et sans s'écrier que je finirais comme mon père. Ma
bonne maman répondait par un triste sourire à ceux qui lui demandaient
raison de sa tolérance à cet égard par cette anecdote bien connue,
mais bien jolie, du marin et du citadin.

«Eh quoi, monsieur, votre père et votre grand-père ont péri sur mer
dans les tempêtes, et vous êtes marin? A votre place, je n'aurais
jamais voulu monter sur un navire!

--Et vous, monsieur, comment donc sont morts vos parens?

--Dans leurs lits, grâce au ciel!

--En ce cas, à votre place, je ne me mettrais jamais au lit?»

Il m'arriva cependant un jour de tomber juste à la place où s'était
tué mon père, et de m'y faire même assez de mal. Ce ne fut point
Colette, mais le général Pepe qui me joua ce mauvais tour. Ma
grand'mère n'en sut rien. Je ne m'en vantai pas, et remontai à cheval
de plus belle.

Mon frère retourna à son régiment. Le vieux chevalier de Lacoux, qui
était venu nous voir et qui me faisait beaucoup travailler la harpe,
nous quitta aussi. Je restai seule à Nohant, pendant tout l'hiver,
avec ma grand'mère et Deschartres.

Jusqu'à ce moment, malgré l'agréable compagnie de ces divers hôtes,
j'avais lutté en vain contre une profonde mélancolie. Je ne pouvais
pas toujours la dissimuler, mais jamais je n'en voulus dire la cause,
pas même à Pauline ou à mon frère, qui s'étonnaient de mon abattement
et de mes préoccupations. Cette cause, que je laissais attribuer à une
indisposition maladive ou à un vague ennui, était bien claire en
moi-même: je regrettais le couvent. J'avais le mal du couvent ou le
mal du pays. Je ne pouvais pas m'ennuyer, ayant une vie assez remplie;
mais je sentais tout me déplaire, quand je comparais même mes
meilleurs momens aux placides et régulières journées du cloître, aux
amitiés sans nuage, au bonheur sans secousse que j'avais à jamais
laissés derrière moi. Mon âme, déjà lassée dès l'enfance, avait soif
de repos, et là seulement j'avais goûté, après les premières émotions
de l'enthousiasme religieux, presque une année de quiétude absolue.
J'y avais oublié tout ce qui était le passé; j'y avais rêvé l'avenir
semblable au présent. Mon cœur aussi s'était fait comme une habitude
d'aimer beaucoup de personnes à la fois et de leur communiquer ou de
recevoir d'elles un continuel aliment à la bienveillance et à
l'enjouement.

Je l'ai dit, mais je le dirai encore une fois, au moment d'enterrer ce
rêve de vie claustrale dans mes lointains mais toujours tendres
souvenirs: l'existence en commun avec des êtres doucement aimables et
doucement aimés est l'idéal du bonheur. L'affection vit de
préférences, mais dans ce genre de société fraternelle, où une
croyance quelconque sert de lien, les préférences sont si pures et si
saines, qu'elles augmentent les sources du cœur au lieu de les
épuiser. On est d'autant meilleur et facilement généreux avec les amis
secondaires qu'on sent devoir leur prodiguer l'obligeance et les bons
procédés, en dédommagement de l'admiration enthousiaste qu'on réserve
pour des êtres plus directement sympathiques. On a dit souvent qu'une
belle passion élargissait l'âme. Quelle plus belle passion que celle
de la fraternité évangélique? Je m'étais sentie vivre de toute ma vie
dans ce milieu enchanté, je m'étais sentie dépérir depuis, jour par
jour, heure par heure, et sans bien me rendre toujours compte de ce
qui me manquait, tout en cherchant parfois à m'étourdir et à m'amuser
comme il convenait à l'innocence de mon âge, j'éprouvais dans la
pensée un vide affreux, un dégoût, une lassitude de toutes choses et
de toutes personnes autour de moi.

Ma grand'mère était seule exceptée; mon affection pour elle se
développait extrêmement. J'arrivais à la comprendre, à avoir le secret
de ses douces faiblesses maternelles, à ne plus voir en elle le froid
esprit fort que ma mère m'avait exagéré, mais bien la femme nerveuse
et délicatement susceptible qui ne faisait souffrir que parce qu'elle
souffrait elle-même à force d'aimer. Je voyais les contradictions
singulières qui existaient, qui avaient toujours existé plus ou moins,
entre son esprit bien trempé et son caractère débile. Forcée de
l'étudier, et reconnaissant qu'il fallait le faire pour lui épargner
tous les petits chagrins que je lui avais causés, je débrouillais
enfin cette énigme d'un cerveau raisonnable aux prises avec un cœur
insensé. La femme supérieure, et elle l'était par son instruction, son
jugement, sa droiture, son courage dans les grandes choses, redevenait
femmelette et petite marquise dans les mille petites douleurs de la
vie ordinaire. Ce fut d'abord une déception pour moi que d'avoir à
mesurer ainsi un être que je m'étais habituée à voir grand dans la
rigueur comme dans la bonté. Mais la réflexion me ramena, et je me mis
à aimer les côtés faibles de cette nature compliquée, dont les défauts
n'étaient que l'excès de qualités exquises. Un jour vint où nous
changeâmes de rôle, et où je sentis pour elle une tendresse des
entrailles qui ressemblait aux sollicitudes de la maternité.

C'était comme un pressentiment intérieur ou comme un avertissement du
ciel, car le moment approchait où je ne devais plus trouver en elle
qu'un pauvre enfant à soigner et à gouverner.

Hélas! il fut bien court, le temps arraché aux rigueurs de notre
commune destinée, où, sortant moi-même des ténèbres de l'enfance, je
pouvais enfin profiter de son influence morale et du bienfait
intellectuel de son intimité. N'ayant plus aucun sujet de jalousie à
propos de moi (Hippolyte aussi lui en avait causé quelques derniers
accès), elle devenait adorable dans le tête-à-tête. Elle savait tant
de choses et jugeait si bien, elle s'exprimait avec une simplicité si
élégante, il y avait en elle tant de goût et d'élévation, que sa
conversation était le meilleur des livres.

Nous passâmes ensemble les dernières soirées de février, à lire une
partie du _Génie du Christianisme_ de Chateaubriand. Elle n'aimait pas
cette forme et le fond lui paraissait faux; mais les nombreuses
citations de l'ouvrage lui suggéraient des jugemens admirables sur les
chefs-d'œuvre dont je lui lisais les fragmens. Je m'étonnais qu'elle
m'eût si peu permis de lire avec elle; je le lui disais, exprimant le
charme que je goûtais dans de tels enseignemens, lorsqu'elle me dit un
soir: «Arrête-toi, ma fille. Ce que tu me lis est si étrange que j'ai
peur d'être malade et d'entendre autre chose que ce que j'écoute.
Pourquoi me parles-tu de morts, de linceul, de cloches, de tombeaux?
Si tu composes tout cela, tu as tort de me mettre ainsi des idées
noires dans l'esprit.»

Je m'arrêtai épouvantée: je venais de lui lire une page fraîche et
riante, une description des savanes, où rien de semblable à ce qu'elle
avait cru entendre ne se trouvait. Elle se remit bien vite et me dit
en souriant: «Tiens, je crois que j'ai dormi et rêvé pendant ta
lecture. Je suis bien affaiblie. Je ne peux plus lire, et je ne peux
plus écouter. J'ai peur de connaître l'oisiveté et l'ennui à présent.
Donne-moi des cartes, et jouons au grabuge; cela me distraira.»

Je m'empressai de faire sa partie, et je réussis à l'égayer. Elle joua
avec l'attention et la lucidité ordinaires. Puis, rêvant un instant,
elle rassembla ses idées comme pour un entretien suprême; car, à coup
sûr, elle sentait son âme s'échapper. «Ce mariage ne te convenait pas
du tout, dit-elle, et je suis contente de l'avoir rompu.

--Quel mariage? lui dis-je.

--Est-ce que je ne t'en ai pas parlé? Eh bien! je t'en parle. C'est un
homme immensément riche, mais cinquante ans et un grand coup de sabre
à travers la figure. C'est un général de l'empire. Je ne sais pas où
il t'a vue, au parloir de ton couvent, peut-être. Te souviens-tu de
cela?

--Pas du tout.

--Enfin, il te connaît apparemment, et il te demande en mariage avec
ou sans dot: mais conçoit-on que ces hommes de Bonaparte aient des
préjugés comme nous autres? Il mettait pour première condition que tu
ne reverrais jamais ta mère.

--Et vous avez refusé, n'est-ce pas, maman?

--Oui, me dit-elle; en voici la preuve.»

Elle me remit une lettre que j'ai encore sous les yeux, car je l'ai
gardée comme un souvenir de cette triste soirée. Elle était de mon
cousin René de Villeneuve, et ainsi conçue:

«Je ne me console pas, chère grand'mère, de n'être pas auprès de vous
pour insister sur la proposition faite pour Aurore. L'âge vous
offusque; mais réellement la personne de cinquante ans a l'air presque
aussi jeune que moi. Elle a beaucoup d'esprit, d'instruction, tout ce
qu'il faut enfin pour assurer le bonheur d'un lien pareil, car on
trouvera bien des jeunes gens, mais on ne peut être sûr de leur
caractère, et l'avenir avec eux est fort incertain; au lieu que là, la
position élevée, la fortune, la considération, tout se trouve. Je vous
citerai plusieurs exemples à l'appui du raisonnement que je pourrais
vous faire. Le duc de C..., qui a soixante-cinq ans, a épousé, il y a
deux ans, Mlle de la G..., qui en avait seize. Elle est la plus
heureuse des femmes, se conduisant à merveille, bien que lancée dans
le grand monde et entourée d'hommages, car elle est belle comme un
ange[25]. Elle a reçu une excellente éducation et de bons principes.
Tout est là. Venez donc sans faute à Paris au commencement de mars. Je
vous somme de faire ce voyage dans l'intérêt de notre chère enfant,
etc.»

  [25] J'ai connu dans la suite la belle et véritablement angélique
  personne dont il est question. Elle avait épousé M. de R... en
  secondes noces. Elle m'a raconté toute l'histoire de son union
  avec le duc de C... «Ah! mon bon cousin René, si vous l'aviez
  entendue décrire _ce parfait bonheur_ de sa première union!»

--Eh bien, maman, m'écriai-je effrayée, est-ce que nous allons à
Paris?

--Oui, mon enfant, nous irons dans huit jours. Mais, rassure-toi, je
ne veux pas entendre parler de ce mariage. Ce n'est pas tant l'âge qui
m'offusque que la condition dont je t'ai parlé. J'ai été si heureuse
avec mon vieux mari que je n'ai pas trop peur pour toi d'un homme de
cinquante ans; mais je sais que tu ne souscrirais pas... Ne dis rien;
je te connais, à présent, et je regrette de n'avoir pas toujours aussi
bien jugé ta situation que je le fais à cette heure. Tu aimes ta mère
par devoir et par religion, comme tu l'aimais par habitude et par
instinct dans ton enfance. J'ai cru devoir te mettre en garde contre
trop de confiance et d'entraînement. J'ai peut-être eu tort de le
faire dans un moment de douleur et d'irritation. J'ai bien vu que je
te brisais. Il me semblait, dans ce moment-là, que c'était de moi que
tu devais apprendre la vérité, et qu'elle te serait plus insupportable
de la part de tout autre. Si tu penses que j'aie exagéré quelque
chose, ou que j'aie jugé trop durement ta mère, oublie-le, et sache
que malgré tout le mal qu'elle m'a fait, je rends justice à ses
qualités et à sa conduite depuis la mort de ton pauvre père.
D'ailleurs, fût-elle, comme je me le suis imaginé parfois, la dernière
des femmes, je comprends ce que tu lui dois d'égards et de fidélité de
cœur. Elle est ta mère! tout est là! Oui, je le sais. J'ai craint de
te voir trop aveuglée, ensuite j'ai craint de te voir devenir trop
dévote. Je suis tranquille sur ton compte à présent. Je te vois
pieuse, tolérante et conservant les goûts de l'intelligence. Je
regrette presque de ne pas croire à tout ce que tu pratiques; car je
vois que tu y puises une force qui n'est pas dans ta nature et qui m'a
frappée quelquefois comme au-dessus de ton âge. Ainsi, pendant que tu
étais au couvent, enfermée toute l'année, sans vacances, privée de
sortir pendant neuf ou dix mois que je passais ici, tu m'as écrit à
différentes reprises pour me conjurer de ne pas te permettre de sortir
avec les Villeneuve ou avec Mme de Pontcarré. J'en ai été affligée et
jalouse d'abord, mais j'en ai été touchée aussi, et maintenant je sens
que si je te proposais de rompre avec ta mère pour faire un grand
mariage, je révolterais ton cœur et ta conscience. Sois tranquille,
et va te coucher. Il ne sera jamais question de rien de pareil.»

J'embrassai ardemment ma chère grand'mère, et, la voyant parfaitement
calme et lucide, je me retirai dans ma chambre, la laissant aux soins
accoutumés de ses deux femmes, qui la mirent au lit à minuit, après
les deux heures de toilette et de tranquille flânerie dont elle avait
l'habitude.

C'était, comme je l'ai déjà dit, tout un étrange petit cérémonial que
le coucher de ma grand'mère: des camisoles de satin piqué, des bonnets
à dentelles, des cocardes de rubans, des parfums, des bagues
particulières pour la nuit, une certaine tabatière, enfin tout un
édifice d'oreillers splendides, car elle dormait assise, et il fallait
l'arranger de manière qu'elle se réveillât sans avoir fait un
mouvement. On eût dit que chaque soir elle se préparait à une
réception d'apparat, et cela avait quelque chose de bizarre et de
solennel où elle avait l'air de se complaire.

J'aurais dû me dire que l'espèce d'hallucination auditive qu'elle
avait eue en écoutant ma lecture, et la clarté subite de ses idées,
même le retour sur elle-même qu'elle avait voulu faire en me parlant
de ma mère, indiquaient une situation morale et physique inusitée.
Revenir sur ses propres arrêts, s'attribuer un tort, demander, pour
ainsi dire, pardon d'une erreur de jugement, cela était bien contraire
à ses habitudes. Ses actions démentaient continuellement ses paroles,
mais elle n'en convenait pas et maintenait volontiers son dire. En y
réfléchissant, j'eus une vague inquiétude, et je redescendis chez elle
vers minuit, comme pour reprendre mon livre oublié. Elle était déjà
couchée et enfermée, s'étant sentie assoupie un peu plus tôt que de
coutume. Ses femmes n'avaient rien trouvé d'extraordinaire en elle, et
je remontai fort tranquille.

Depuis trois ou quatre mois, je dormais fort peu. Je n'avais point
passé une semaine dans la véritable intimité de ma grand'mère sans
m'aviser du peu d'instruction que j'avais acquise au couvent, et sans
reconnaître avec le sincère Deschartres que j'étais, selon son
expression favorite, d'une _ignorance crasse_. Le désir de ne pas
impatienter la bonne maman, qui me reprochait bien un peu vivement
quelquefois de lui avoir fait dépenser trois années de couvent pour ne
rien apprendre, me poussa, plus que la curiosité ou l'amour-propre, à
vouloir m'instruire un peu. Je souffrais de lui entendre dire que
l'éducation religieuse était abrutissante, et j'apprenais un peu en
cachette, afin de lui en laisser attribuer l'honneur à mes
religieuses.

J'entreprenais là une chose impossible. Quiconque manque de mémoire ne
peut jamais être instruit réellement, et j'en étais complétement
dépourvue. Je me donnais un mal inouï pour mettre de l'ordre dans mes
petites notions d'histoire. Je n'avais pas même la mémoire des mots,
et déjà j'oubliais l'anglais, qui naguère m'avait été aussi familier
que ma propre langue. Je m'évertuais donc à lire et à écrire, depuis
dix heures du soir jusqu'à deux ou trois du matin. Je dormais quatre
ou cinq heures. Je montais à cheval avant le réveil de ma grand'mère.
Je déjeunais avec elle, je lui faisais de la musique et ne la quittais
presque plus de la journée; car, insensiblement, elle s'était habituée
à vivre moins avec Julie, et j'avais pris sur moi de lui lire les
journaux ou de rester à dessiner dans sa chambre pendant que
Deschartres les lui lisait. Cela m'était particulièrement odieux. Je
ne saurais dire pourquoi cette chronique journalière du monde réel
m'attristait profondément. Elle me sortait de mes rêves, et je crois
que la jeunesse ne vit pas d'autre chose que de la contemplation du
passé, ou de l'attente de l'inconnu.

Je me souviens que cette nuit-là fut extraordinairement belle et
douce. Il faisait un clair de lune voilé par ces petits nuages blancs
que Chateaubriand comparait à des flocons de ouate. Je ne travaillai
point, je laissai ma fenêtre ouverte et jouai de la harpe en
déchiffrant la Nina de Paesiello. Puis je sentis le froid et me
couchai en rêvant à la douceur et à l'épanchement de ma grand'mère
avec moi. En donnant enfin la sécurité à mon sentiment filial, et en
détournant de moi l'effroi d'une lutte qui avait pesé sur toute ma
vie, elle me faisait respirer pour la première fois. Je pouvais enfin
réunir et confondre mes deux mères rivales dans le même amour. A ce
moment-là, je sentis que je les aimais également, et je me flattai de
leur faire accepter cette idée. Puis, je pensai au mariage, à l'homme
de cinquante ans, au prochain voyage de Paris, au monde où l'on
menaçait de me produire. Je ne fus effrayée de rien. Pour la première
fois j'étais optimiste. Je venais de remporter une victoire qui me
paraissait décisive sur le grand obstacle de l'avenir. Je me persuadai
que j'avais acquis sur ma grand'mère un ascendant de tendresse et de
persuasion qui me permettrait d'échapper à ses sollicitudes pour mon
établissement, que peu à peu elle verrait par mes yeux, me laisserait
vivre libre et heureuse à ses côtés, et qu'après lui avoir consacré ma
jeunesse, je pourrais lui fermer les yeux sans qu'elle exigeât de moi
la promesse de renoncer au cloître. «Tout est bien ainsi, pensai-je.
Il est fort inutile de la tourmenter de mes secrets desseins. Dieu les
protégera.» Je savais qu'Elisa était sortie du couvent, qu'on la
menait dans le monde, qu'elle se résignait à aller au bal, et que rien
n'ébranlait sa résolution. Elle m'écrivit qu'elle acceptait l'épreuve
à laquelle ses parens avaient voulu la soumettre, qu'elle se sentait
chaque jour plus forte dans sa vocation, et que nous nous
retrouverions peut-être à Cork sous le voile, si ma qualité de
Française m'excluait de la communauté des Anglaises de Paris.

Je m'endormis donc dans une situation d'esprit que je n'avais pas
connue depuis longtemps; mais à sept heures du matin Deschartres entra
dans ma chambre, et, en ouvrant les yeux, je vis un malheur dans les
siens. «Votre grand'mère est perdue, je le crains, me dit-il. Elle a
voulu se lever cette nuit. Elle a été prise d'une attaque d'apoplexie
et de paralysie. Elle est tombée et n'a pu se relever. Julie vient de
la trouver par terre froide, immobile, sans connaissance. Elle est
couchée, réchauffée et un peu ranimée; mais elle ne se rend compte de
rien et ne peut faire aucun mouvement. J'ai envoyé chercher le docteur
Decerfz. Je vais la saigner. Venez vite à mon aide.»

Nous passâmes la journée à la soigner. Elle recouvra ses esprits, se
rappela être tombée, se plaignit seulement des contusions qu'elle
s'était faites, s'aperçut qu'elle avait tout un côté _mort_ depuis
l'épaule jusqu'au talon, mais n'attribua cet engourdissement qu'à la
courbature de la chute. La saignée lui rendit cependant un peu
d'aisance dans les mouvemens qu'on l'aidait à faire, et vers le soir
il y eut un mieux si sensible, que je me rassurai et que le docteur
partit en me tranquillisant; mais Deschartres ne se flattait pas. Elle
me demanda de lui lire son journal après dîner et parut l'entendre.
Puis elle demanda des cartes et ne put les tenir dans sa main. Alors
elle commença à divaguer et à se plaindre de ce que nous ne voulions
pas la soulager en lui faisant une application de la dame de pique sur
le bras. Effrayée, je dis tout bas à Deschartres: «C'est le
délire?--Hélas, non! me répondit-il; elle n'a pas de fièvre, c'est
l'_enfance_!»

Cet arrêt tomba sur moi pire que l'annonce de la mort. J'en fus si
bouleversée que je sortis de la chambre et m'enfuis dans le jardin, où
je tombai à genoux dans un coin, voulant prier et ne pouvant pas. Il
faisait un temps d'une beauté et d'une tranquillité insolentes. Je
crois que j'étais en enfance moi-même dans ce moment-là, car je
m'étonnais machinalement que tout semblât sourire autour de moi
pendant que j'avais la mort dans l'âme. Je rentrai vite. «Du courage!
me dit Deschartres, qui devenait bon et tendre dans la douleur. Il ne
faut pas que vous soyez malade; elle a besoin de nous!»

Elle passa la nuit à divaguer doucement. Au jour, elle s'endormit
profondément jusqu'au soir. Ce sommeil apoplectique était un nouveau
danger à combattre. Le docteur et Deschartres l'en tirèrent avec
succès; mais elle s'éveilla aveugle. Le lendemain elle voyait, mais
les objets placés à droite lui paraissaient transportés à gauche. Un
autre jour elle bégaya et perdit la mémoire des mots. Enfin, après une
série de phénomènes étranges et de crises imprévues, elle entra en
convalescence. Sa vie était momentanément sauvée. Elle avait des
heures lucides. Elle souffrait peu, mais elle était paralytique, et
son cerveau affaibli et brisé entrait véritablement dans la phase de
l'enfance signalée par Deschartres. Elle n'avait plus de volonté, mais
des velléités continuelles et impossibles à satisfaire. Elle ne
connaissait plus ni la réflexion ni le courage. Elle voyait mal,
n'entendait presque plus. Enfin sa belle intelligence, sa belle âme
étaient mortes.

Il y eut beaucoup de phases différentes dans l'état de ma pauvre
malade. Au printemps, elle fut mieux. Durant l'été, nous crûmes un
instant à une guérison radicale, car elle retrouva de l'esprit, de la
gaîté et une sorte de mémoire relative. Elle passait la moitié de sa
journée sur son fauteuil. Elle se traînait, appuyée sur nos bras,
jusque dans la salle à manger, où elle mangeait avec appétit. Elle
s'asseyait dans le jardin, au soleil; elle écoutait encore quelquefois
son journal et s'occupait même de ses affaires et de son testament
avec sollicitude pour tous les siens. Mais à l'entrée de l'automne,
elle retomba dans une torpeur constante et finit sans souffrance et
sans conscience de sa fin, dans un sommeil léthargique, le 25 décembre
1821.

J'ai beaucoup vécu, beaucoup pensé, beaucoup changé dans ces dix mois,
pendant lesquels ma grand'mère ne recouvra, dans ses meilleurs
momens, qu'une demi-existence. Aussi raconterai-je comment la mienne
pivota autour du lit de la pauvre moribonde, sans vouloir trop
attrister mes lecteurs des détails douloureux d'une lente et
inévitable destruction.



CHAPITRE DIX-SEPTIEME.

  Tristesses, promenades et rêveries.--Luttes contre le
    sommeil.--Premières lectures sérieuses.--Le _Génie du
    christianisme_ et l'_Imitation de Jésus-Christ_.--La vérité
    absolue, la vérité relative.--Scrupules de
    conscience.--Hésitation entre le développement et
    l'abrutissement de l'esprit.--Solution.--L'abbé de
    Prémord.--Mon opinion sur l'esprit des jésuites.--Lectures
    métaphysiques.--La guerre des Grecs.--Deschartres prend parti
    pour le Grand-Turc.--Leibnitz.--Grande impuissance de mon
    cerveau: victoire de mon cœur.


Si ma destinée m'eût fait passer immédiatement de la domination de ma
grand'mère à celle d'un mari ou à celle du couvent, il est possible
que, soumise toujours à des influences acceptées, je n'eusse jamais
été moi-même. Il n'y a guère d'initiative dans une nature endormie
comme la mienne, et la dévotion sans examen qui allait si bien à ma
langueur d'esprit, m'eût interdit de demander à ma raison la sanction
de ma foi. Les petits efforts, insensibles en apparence, mais
continuels, de ma grand'mère pour m'ouvrir les yeux ne produisaient
qu'une sorte de réaction intérieure. Un mari voltairien comme elle eût
fait pis encore. Ce n'était pas par l'_esprit_ que je pouvais être
modifiée; n'ayant pas d'esprit du tout, j'étais insensible à la
raillerie, que, d'ailleurs, je ne comprenais pas toujours.

Mais il était décidé par le sort que, dès l'âge de dix-sept ans, il y
aurait pour moi un temps d'arrêt dans les influences extérieures, et
que je m'appartiendrais entièrement pendant près d'une année, pour
devenir, en bien ou en mal, ce que je devais être à peu près tout le
reste de ma vie.

Il est rare qu'un enfant de famille, un enfant de mon sexe surtout, se
trouve abandonnée si jeune à sa propre gouverne. Ma grand'mère
paralysée n'eut plus, même dans ses momens les plus lucides, la
moindre pensée de direction morale ou intellectuelle à mon égard.
Toujours tendre et caressante, elle s'inquiétait encore quelquefois de
ma santé; mais toute autre préoccupation, même celle de mon mariage,
qu'elle ne pouvait plus traiter par lettres, sembla écartée de son
souvenir.

Ma mère ne vint pas, malgré ma prière, disant que l'état de ma
grand'mère pouvait se prolonger indéfiniment, et qu'elle ne devait pas
quitter Caroline. Je dus me rendre à cette bonne raison et accepter la
solitude.

Deschartres, abattu d'abord, puis résigné, sembla changer entièrement
de caractère avec moi. Il me remit, bon gré mal gré, tous ses
pouvoirs, exigea que je tinsse la comptabilité de la maison, que tous
les ordres vinssent de moi, et me traita comme une personne mûre,
capable de diriger les autres et soi-même.

C'était beaucoup présumer de ma capacité, et cependant bien lui en
prit, comme on le verra par la suite.

Je n'eus pas de grandes peines à me donner pour maintenir l'ordre
établi dans la maison. Tous les domestiques étaient fidèles. Comme
fermier, Deschartres continuait à diriger les travaux de la campagne,
auxquels il m'eût été impossible de rien entendre, malgré tous ses
efforts antérieurs pour m'y faire prendre goût. J'étais née amateur,
et rien de plus.

Ce pauvre Deschartres, voyant que l'état de ma grand'mère, en me
privant de mon unique et de ma plus douce société intellectuelle, me
jetait dans un ennui et dans un découragement profonds, que je
maigrissais à vue d'œil, et que ma santé s'altérait sensiblement, fit
tout son possible pour me distraire et me secouer. Il me donna Colette
en toute propriété, et même, pour me rendre le goût de l'équitation,
que je perdais avec mon activité, il m'amena toutes les pouliches et
tous les poulains de ses domaines, me priant, après les avoir essayés,
de m'en servir pour varier mes plaisirs. Ces essais lui coûtèrent plus
d'une chute sur le pré, et il fut forcé de convenir que, sans rien
savoir, j'étais plus solide que lui qui se piquait de théorie. Il
était si raide et si compassé à cheval, qu'il s'y fatiguait vite, et
j'allais trop vite aussi pour lui. Il me donna donc pour écuyer, ou
plutôt pour _page_, le petit André, qui était solide comme un singe
attaché à un poney; et, me suppliant de ne point passer un jour sans
promenade, il nous laissa courir les champs de compagnie.

Revenant toujours à Colette, à l'adresse et à l'esprit de laquelle
rien ne pouvait être comparé, je pris donc l'habitude de faire tous
les matins huit ou dix lieues en quatre heures, m'arrêtant quelquefois
dans une ferme pour prendre une jatte de lait, marchant à l'aventure,
explorant le pays au hasard, passant partout, même dans les endroits
réputés impossibles, et me laissant aller à des rêveries sans fin,
qu'André, très bien stylé par Deschartres, ne se permettait pas
interrompre par la moindre réflexion. Il ne retrouvait son esprit
naturel que lorsque je m'arrêtais pour manger, parce que j'exigeais
qu'il s'assît alors, comme par le passé, à la même table que moi chez
les paysans, et là, résumant les impressions de la promenade, il
m'égayait de ses remarques naïves et de son parler berrichon. A peine
remis en selle, il redevenait muet, consigne que je n'aurais pas songé
à lui imposer, mais que je trouvais fort agréable, car cette rêverie
au galop, ou cet oubli de toutes choses que le spectacle de la nature
nous procure, pendant que le cheval au pas, abandonné à lui-même,
s'arrête pour brouter les buissons sans qu'on s'en aperçoive; cette
succession lente ou rapide de paysages, tantôt mornes, tantôt
délicieux; cette absence de but, ce laisser passer du temps qui
s'envole, ces rencontres pittoresques de troupeaux ou d'oiseaux
voyageurs; le doux bruit de l'eau qui clapote sous les pieds des
chevaux; tout ce qui est repos ou mouvement, spectacle des yeux ou
sommeil de l'âme dans la promenade solitaire, s'emparait de moi et
suspendait absolument le cours de mes réflexions et le souvenir de mes
tristesses.

Je devins donc tout à fait poète, et poète exclusivement par les goûts
et le caractère, sans m'en apercevoir et sans le savoir. Où je ne
cherchais qu'un délassement tout physique, je trouvai une intarissable
source de jouissances morales que j'aurais été bien embarrassée de
définir, mais qui me ranimait et me renouvelait chaque jour davantage.

Si l'inquiétude ne m'eût ramenée auprès de ma pauvre malade, je me
serais oubliée, je crois, des jours entiers dans ses courses; mais
comme je sortais de grand matin, presque toujours à la première aube,
aussitôt que le soleil commençait à me frapper sur la tête, je
reprenais au galop le chemin de la maison. Je m'apercevais souvent
alors que le pauvre André était accablé de fatigue; je m'en étonnais
toujours, car je n'ai jamais vu la fin de mes forces à cheval, où je
crois que les femmes, par leur position en selle et la souplesse de
leurs membres, peuvent, en effet, tenir beaucoup plus longtemps que
les hommes.

Je cédais cependant quelquefois Colette à mon petit page, afin de le
reposer, par la douceur de son allure, et je montais ou la vieille
jument normande qui avait sauvé la vie à mon père dans plus d'une
bataille par son intelligence et la fidélité de ses mouvemens, ou le
terrible général Pepe, qui avait des coups de reins formidables, mais
je n'en étais pas plus lasse au retour, et je rentrais beaucoup plus
éveillée et active que je n'étais partie.

C'est grâce à ce mouvement salutaire que je sentis tout à coup ma
résolution de m'instruire cesser d'être un devoir pénible et devenir
un attrait tout-puissant par lui-même. D'abord, sous le coup du
chagrin et de l'inquiétude, j'avais essayé de tromper les longues
heures que je passais auprès de ma malade, en lisant des romans de
Florian, de Mme de Genlis et de Van der Velde. Ces derniers me
parurent charmans; mais ces lectures, entrecoupées par les soins et
les anxiétés que m'imposait ma situation de garde-malade, ne
laissèrent presque rien dans mon esprit, et à mesure que la crainte de
la mort s'éloignait pour faire place en moi à une mélancolique et
tendre habitude de soins quasi-maternels, je revins à des lectures
plus sérieuses, qui bientôt m'attachèrent passionnément.

J'avais eu d'abord à lutter contre le sommeil, et je puisais sans
cesse dans la tabatière de ma bonne maman pour ne pas succomber à
l'atmosphère sombre et tiède de sa chambre. Je pris aussi beaucoup de
café noir sans sucre et même de l'eau-de-vie quelquefois, pour ne pas
m'endormir, quand elle voulait causer toute la nuit; car il lui
arrivait de temps en temps de prendre la nuit pour le jour, et de se
fâcher de l'obscurité et du silence où nous voulions, disait-elle, la
tenir; Julie et Deschartres essayèrent quelquefois d'ouvrir les
fenêtres, pour lui montrer qu'il faisait nuit en effet. Alors elle
s'affligeait profondément, disant qu'elle était bien sûre que nous
étions en plein midi, et qu'elle devenait aveugle, puisqu'elle ne
voyait pas le soleil.

Nous pensâmes qu'il valait mieux lui céder en toute chose et détourner
surtout la tristesse. Nous allumions donc beaucoup de bougies derrière
son lit et lui laissions croire qu'elle voyait la clarté du jour. Nous
nous tenions éveillés autour d'elle, et prêts à lui répondre quand, à
tout moment, elle sortait de sa somnolence pour nous parler.

Les commencemens de cette existence bizarre me furent très pénibles.
J'avais un impérieux besoin du peu de sommeil que je m'étais accordé
précédemment. Je grandissais encore. Mon développement, contrarié par
ce genre de vie, devenait une angoisse nerveuse indicible. Les
excitans, que j'abhorrais comme antipathiques à ma tendance calme, me
causaient des maux d'estomac et ne me réveillaient pas.

Mais la reprise de l'équitation imposée par Deschartres m'ayant fait
en peu de jours une santé et une force nouvelles, je pus veiller et
travailler sans stimulans comme sans fatigue, et c'est alors seulement
que, sentant changer en moi mon organisation physique, je trouvai dans
l'étude un plaisir et une facilité que je ne connaissais pas.

C'était mon confesseur, le curé de La Châtre, qui m'avait prêté le
_Génie du Christianisme_. Depuis six semaines je n'avais pu me décider
à le rouvrir, l'ayant fermé sur une page qui marquait une si vive
douleur dans ma vie. Il me le redemanda. Je le priai d'attendre encore
un peu et me résolus à le recommencer pour le lire en entier avec
réflexion, ainsi qu'il me le recommandait.

Chose étrange, cette lecture destinée par mon confesseur à river mon
esprit au catholicisme, produisit sur moi l'effet tout contraire de
m'en détacher pour jamais. Je dévorai le livre, je l'aimai
passionnément, fond et forme, défauts et qualités. Je le fermai,
persuadée que mon âme avait grandi de cent coudées; que cette lecture
avait été pour moi un second effet du _Tolle, lege_ de saint Augustin;
que désormais j'avais acquis une force de persuasion à toute épreuve,
et que non-seulement je pouvais tout lire, mais encore que je devais
étudier tous les philosophes, tous les profanes, tous les hérétiques,
avec la douce certitude de trouver dans leurs erreurs la confirmation
et la garantie de ma foi.

Un instant renouvelée dans mon ardeur religieuse, que l'isolement et
la tristesse de ma situation avaient beaucoup refroidie, je sentis ma
dévotion se redorer de tout le prestige de la poésie romantique. La
foi ne se fit plus sentir comme une passion aveugle, mais comme une
lumière éclatante. Jean Gerson m'avait tenue longtemps sous la cloche,
doucement pesante, de l'humilité d'esprit, de l'anéantissement de
toute réflexion, de l'absorption en Dieu et du mépris pour la science
humaine, avec un salutaire mélange de crainte de ma propre faiblesse.
L'_Imitation de Jésus-Christ_ n'était plus mon guide. Le saint des
anciens jours perdait son influence; Chateaubriand l'homme de
sentiment et d'enthousiasme, devenait mon prêtre et mon initiateur. Je
ne voyais pas le poète sceptique, l'homme de la gloire mondaine, sous
ce catholique dégénéré des temps modernes.

Ceci ne fut point ma faute, et je ne songeai pas à m'en confesser. Le
confesseur lui-même avait mis le poison dans mes mains. Je m'en étais
nourrie de confiance. L'abîme de l'examen était ouvert, et je devais y
descendre, non comme Dante, sur le _tard de la vie_, mais à la fleur
de mes ans et dans toute la clarté de mon premier réveil.

Hélas! toi seul es logique, toi seul es réellement catholique, pécheur
converti, assassin de Jean Huss, coupable et repentant Gerson! C'est
toi qui as dit:

«Mon fils, ne vous laissez point toucher par la beauté et la finesse
des discours des hommes. Ne lisez jamais ma parole dans l'intention
d'être plus habile ou plus sage. Vous profiterez plus à détruire le
mal en vous-même qu'à approfondir des questions difficiles.

«Après beaucoup de lectures et de connaissances, il en faut toujours
revenir à un seul principe: C'est moi _qui donne la science aux
hommes_, et j'accorde aux petits une intelligence plus claire que les
hommes n'en peuvent communiquer.

«Un temps viendra où Jésus-Christ, le maître des maîtres, le seigneur
des anges, paraîtra pour entendre les leçons de tous les hommes,
c'est-à-dire pour examiner la conscience de chacun. Alors, _la lampe à
la main, il visitera les recoins de Jérusalem, et ce qui était caché
dans les ténèbres sera mis au jour_, et les raisonnemens des hommes
n'auront point de lieu.

«C'est moi qui élève un esprit humble, au point qu'il pénètre en un
moment plus de secrets de la vérité éternelle, qu'un autre n'en
apprendrait dans les écoles en dix années d'étude.--J'instruis sans
bruit de paroles, sans mélange d'opinions, sans faste d'honneur et
sans agitation d'argumens...

«Mon fils, ne sois point curieux, et ne te charge point de soins
inutiles.

«_Qu'est-ce que ceci ou cela vous regarde? Pour vous, suivez-moi!_

«En effet, que vous importe que celui-ci soit de telle ou telle
humeur, que celui-là agisse ou parle de telle ou telle manière?

«Vous n'avez point à répondre pour les autres. Vous rendrez compte
pour vous-même. De quoi vous embarrassez-vous donc?

«Je connais tous les hommes; je vois tout ce qui se passe sous le
soleil, et je sais l'état de chacun en particulier, ce qu'il pense, ce
qu'il désire, à quoi tendent ses desseins...

«Ne vous mettez point en peine de choses qui sont une source de
distractions et de grands obscurcissemens de cœur................

«Apprenez à obéir, poussière que vous êtes! apprenez, terre et boue, à
vous abaisser sous les pieds de tout le monde.......................

«Demeure ferme et espère en moi, car que sont des paroles, sinon des
paroles? Elles frappent l'air, mais elles ne blessent point la
pierre...............................................

«L'homme a pour ennemis _ceux de sa propre maison, et il ne faut
point ajouter foi à ceux qui diront: Le Christ est ici, ou il est
là!_.......

«Ne te réjouis en aucune chose, mais dans le mépris de toi-même et
dans l'accomplissement de ma seule volonté.......

«Quitte-toi toi-même, et tu me trouveras. Demeure sans choix et sans
propriété d'aucune chose, et tu gagneras ainsi beaucoup.

«Tu t'abandonneras ainsi toujours, à toute heure, dans les petites
choses comme dans les grandes. Je n'excepte rien. Je veux, en tout, te
trouver dégagé de tout.

«Quitte-toi, résigne-toi. Donne tout pour tout. Ne cherche rien, ne
reprends rien, et tu me posséderas. Tu auras la liberté du cœur et
les ténèbres ne t'offusqueront plus.

«Que tes efforts, et tes prières, et tes désirs aient pour but de te
dépouiller de toute propriété, et de suivre nu, Jésus-Christ nu, de
mourir à toi-même et de vivre éternellement à moi......

«_Rougissez, Sidon, dit la mer!..._ Rougissez donc, serviteurs
paresseux et plaintifs, de voir que les gens du monde sont plus ardens
pour leur perte que vous ne l'êtes pour votre salut!»

Voilà, non pas le véritable esprit de l'Évangile, mais la véritable
loi du prêtre, la vraie prescription de l'Église orthodoxe:
«Quitte-toi, abîme-toi, méprise-toi; détruis ta raison, confonds ton
jugement; fuis le bruit des paroles humaines. Rampe, et fais-toi
poussière sous la loi du mystère divin; n'aime rien, n'étudie rien, ne
sache rien, ne possède rien, ni dans tes mains, ni dans ton âme.
Deviens une abstraction fondue et prosternée dans l'abstraction
divine; méprise l'humanité, détruis la nature; fais de toi une poignée
de cendres, et tu seras heureux. Pour avoir tout, il faut tout
quitter.» Ainsi se résume ce livre à la fois sublime et stupide, qui
peut faire des saints, mais qui ne fera jamais un homme.

J'ai dit sans aigreur et sans dédain, j'espère, les délices de la
dévotion contemplative. Je n'ai point combattu en moi le souvenir
tendre et reconnaissant de l'éducation monastique. J'ai jugé le passé
de mon cœur avec mon cœur. Je chéris et bénis encore les êtres qui
m'ont plongée dans ces extases par le doux magnétisme de leur
angélique simplicité. On me pardonnera bien, par la suite, à quelque
croyance qu'on appartienne, de me juger moi-même et d'analyser
l'essence des choses dont on m'a nourrie.

Si on ne me le pardonnait pas, je n'en serais pas moins sincère. Ce
livre n'est pas une protestation systématique. Dieu me garde d'altérer
pour moi, par un parti pris d'avance, le charme de mes propres
souvenirs; mais c'est l'histoire de ma vie, et, dans tout ce que j'en
veux dire, je veux être vraie.

Je n'hésiterai donc pas à le dire: Le catholicisme de Jean Gerson est
anti-évangélique, et, pris au pied de la lettre, c'est une doctrine
d'abominable égoïsme. Je m'en aperçus le jour où je le comparai, non
avec le _Génie du Christianisme_, qui est un livre d'art, et nullement
un livre de doctrine, mais avec toutes les pensées que ce livre d'art
me suggéra. Je sentis qu'il y avait une lutte ouverte en moi, et
complète, entre l'esprit et le résultat de ces deux lectures. D'un
côté, l'annihilation absolue de l'intelligence et du cœur en vue du
salut personnel; de l'autre, le développement de l'esprit et du
sentiment, en vue de la religion commune.

Je relus alors l'_Imitation_ dans l'exemplaire que m'avait donné Marie
Alicia, et qui est encore là sous mes yeux, avec le nom, écrit de
cette main chérie et vénérée.--Je savais par cœur ce chef-d'œuvre de
forme et d'éloquente concision. Il m'avait charmée et persuadée de
tous points; mais la logique est puissante dans le cœur des enfans.
Ils ne connaissent pas le sophisme et les capitulations de conscience.
L'_Imitation_ est le livre du cloître par excellence, c'est le code du
tonsuré. Il est mortel à l'âme de quiconque n'a pas rompu avec la
société des hommes et les devoirs de la vie humaine. Aussi avais-je
rompu, dans mon âme et dans ma volonté, avec les devoirs de fille, de
sœur, d'épouse et de mère; je m'étais dévouée à l'éternelle solitude
en buvant à cette source de béate personnalité.

En le relisant après le _Génie du Christianisme_, il me sembla
entièrement nouveau, et je vis toutes les conséquences terribles de
son application dans la pratique de la vie. Il me commandait d'oublier
toute affection terrestre, d'éteindre toute pitié dans mon sein, de
briser tous les liens de la famille, de n'avoir en vue que moi-même et
de laisser tous les autres au jugement de Dieu. Je commençai à être
effrayée et à me repentir sérieusement d'avoir marché entre la famille
et le cloître sans prendre un parti décisif. Trop sensible au chagrin
de mes parens ou au besoin qu'ils pouvaient avoir de moi, j'avais été
irrésolue, craintive. J'avais laissé mon zèle se refroidir, ma
résolution vaciller et se changer en un vague désir mêlé d'impuissans
regrets. J'avais fait de nombreuses concessions à ma grand'mère, qui
voulait me voir instruite et lettrée. J'étais le serviteur _paresseux
et plaintif, qui ne se veut point dégager de toute affection charnelle
et de toute condescendance particulière_. J'avais donc répudié la
doctrine, à partir du jour où, cédant aux ordres de mon directeur,
j'étais devenue gaie, affectueuse, obligeante avec mes compagnes,
soumise et dévouée envers mes parens. Tout était coupable en moi, même
mon admiration pour sœur Hélène, même mon amitié pour Marie Alicia,
même ma sollicitude pour ma grand'mère infirme.... Tout était criminel
dans ma conscience et dans ma conduite.--Ou bien le livre, le divin
livre avait menti.

Pourquoi donc alors le docte et savant abbé de Prémord, qui me voulait
aimante et charitable, pourquoi ma douce mère Alicia, qui repoussait
l'idée de ma vocation religieuse, m'avaient-ils donné et recommandé ce
livre? Il y avait là une inconséquence énorme; car, sans m'amener à la
pratique véritable de l'insensibilité pour les autres, le livre
m'avait fait du mal. Il m'avait tenue dans un juste milieu entre
l'inspiration céleste et les sollicitudes terrestres. Il m'avait
empêchée d'embrasser avec franchise les goûts de la vie domestique et
les aptitudes de la famille. Il m'avait amenée à une morne révolte
intérieure, dont ma soumission passive était la manifestation, trop
cruelle si elle eût été comprise! J'avais trompé ma grand'mère par le
silence, quand elle croyait m'avoir convaincue. Et qui sait si ses
chagrins, ses susceptibilités, ses injustices n'avaient pas rencontré
en moi une cause secrète qui les légitimait, encore qu'elle l'ignorât?
Elle avait souvent trouvé mes caresses froides et mes promesses
évasives. Peut-être avait-elle senti en moi, sans pouvoir s'en rendre
compte, un obstacle à la sécurité de sa tendresse.

De plus en plus épouvantée par mes réflexions, je m'affligeai
profondément de la faiblesse de mon caractère et de l'_obscurcissement_
de mon esprit, qui ne m'avaient pas permis de suivre une route évidente
et droite. J'étais d'autant plus désolée que je m'avisais de cela alors
qu'il était trop tard pour le réparer, et au lendemain du malheureux
jour où ma grand'mère avait perdu la faculté de comprendre mon retour
à ses idées sur mon présent et mon avenir.

Tout était consommé maintenant; qu'elle vécût infirme de corps et
d'âme pendant un an ou dix, ma place assidue était bien marquée à ses
côtés; mais pour la suite de mon existence, il me fallait faire un
choix entre le ciel et la terre; ou la manne d'ascétisme dont je
m'étais à moitié nourrie était un aliment pernicieux dont il fallait à
tout jamais me débarrasser, ou bien le livre avait raison, je devais
repousser l'art et la science, et la poésie et le raisonnement, et
l'amitié et la famille, passer les jours et les nuits, en extase et en
prières auprès de ma moribonde, et de là, divorcer avec toutes choses
et m'envoler vers les lieux saints pour ne jamais redescendre dans le
commerce de l'humanité.

Voici ce que Chateaubriand répondait à ma logique exaltée:

«Les défenseurs des chrétiens tombèrent (au dix-huitième siècle) dans
une faute qui les avait déjà perdus. Ils ne s'aperçurent pas qu'il ne
s'agissait plus de discuter tel ou tel dogme, puisqu'on rejetait
absolument les bases. En partant de la mission de Jésus-Christ, et
remontant de conséquence en conséquence, ils établissaient sans doute
fort solidement les vérités de la foi; mais cette manière
d'argumenter, bonne au dix-septième siècle, lorsque le fond n'était
point contesté, ne valait plus rien de nos jours. Il fallait prendre
la route contraire, passer de l'effet à la cause, _ne pas prouver que
le christianisme est excellent parce qu'il vient de Dieu, mais qu'il
vient de Dieu parce qu'il est excellent_...........................
_Il fallait prouver_ que, de toutes les religions qui ont jamais
existé, la religion chrétienne est la plus poétique, la plus humaine,
la plus favorable à la liberté, aux arts et aux lettres. On devait
montrer qu'il n'y a rien de plus divin que sa morale; rien de plus
aimable, de plus pompeux que ses dogmes, sa doctrine et son culte. On
devait dire qu'elle favorise le génie, épure le goût, développe les
passions vertueuses, donne de la vigueur à la pensée...... qu'il n'y a
point de honte à croire avec Newton et Bossuet, Pascal et Racine;
enfin il fallait appeler tous les enchantemens de l'imagination et
tous les intérêts du cœur au secours de cette même religion contre
laquelle on les avait armés.....

«Mais, n'y a-t-il pas de danger à envisager la religion sous un jour
parfaitement humain? Et pourquoi? Notre religion craint-elle la
lumière? Une grande preuve de sa céleste origine, c'est qu'elle
souffre l'examen le plus sévère et le plus minutieux de la raison.
Veut-on qu'on nous fasse éternellement le reproche de cacher nos
dogmes dans une nuit sainte, de peur qu'on découvre la fausseté? Le
christianisme sera-t-il moins vrai parce qu'il paraîtra plus beau?
Bannissons une frayeur pusillanime. Par excès de religion, ne laissons
pas la religion périr. Nous ne sommes plus dans le temps où il était
bon de dire: _Croyez, et n'examinez pas_. On examinera malgré nous, et
notre silence timide, augmentant le triomphe des incrédules, diminuera
le nombre des fidèles.»

On voit que la question était bien nettement posée devant mes yeux.
D'une part, abrutir en soi-même tout ce qui n'est pas la contemplation
immédiate de Dieu seul; de l'autre chercher autour de soi et
s'assimiler tout ce qui peut donner à l'âme des élémens de force et de
vie pour rendre gloire à Dieu. L'alpha et l'oméga de la doctrine.
«Soyons boue et poussière; soyons flamme et lumière.--N'examinez rien
si vous voulez croire.--Pour tout croire, il faut tout examiner.» A
qui entendre?

L'un de ces livres était-il complètement hérétique? Lequel? Tous deux
m'avaient été donnés par les directeurs de ma conscience. Il y avait
donc deux vérités contradictoires dans le sein de l'Église?
Chateaubriand proclamait la vérité relative. Gerson la déclarait
absolue.

J'étais dans de grandes perplexités. Au galop de Colette, j'étais tout
Chateaubriand. A la clarté de ma lampe, j'étais tout Gerson, et me
reprochais le soir mes pensées du matin.

Une considération extérieure donna la victoire au néo-chrétien. Ma
grand'mère avait été de nouveau, pendant quelques jours, en danger de
mort. Je m'étais cruellement tourmentée de l'idée qu'elle ne se
réconcilierait pas avec la religion et mourrait sans sacremens; mais,
bien qu'elle eût été parfois en état de m'entendre, je n'avais pas osé
lui dire un mot qui pût l'éclairer sur son état et la faire
condescendre à mes désirs. Ma foi m'ordonnait cependant impérieusement
cette tentative: mon cœur me l'interdisait avec plus d'énergie
encore.

J'eus d'affreuses angoisses à ce sujet, et tous mes scrupules et cas
de conscience du couvent me revinrent. Après des nuits d'épouvante et
des jours de détresse, j'écrivis à l'abbé de Prémord pour lui demander
de me dicter ma conduite et lui avouer toutes les faiblesses de mon
affection filiale. Loin de les condamner, l'excellent homme les
approuva: «Vous avez mille fois bien agi, ma pauvre enfant, en gardant
le silence, m'écrivait-il dans une longue lettre pleine de tolérance
et de suavité. Dire à votre grand'mère qu'elle était en danger, c'eût
été la tuer. Prendre l'initiative dans l'affaire délicate de sa
conversion, cela serait contraire au respect que vous lui devez. Une
telle inconvenance eût été vivement sentie par elle, et l'eût
peut-être éloignée sans retour des sacremens. Vous avez été bien
inspirée de vous taire et de prier Dieu de l'assister directement.
_N'ayez jamais d'effroi quand c'est votre cœur qui vous conseille: le
cœur ne peut pas se tromper._ Priez toujours, espérez, et, quelle que
soit la fin de votre pauvre grand'mère, comptez sur la sagesse et la
miséricorde infinies. Tout votre devoir auprès d'elle est de continuer
à l'entourer des plus tendres soins. En voyant votre amour, votre
modestie, l'humilité et, si je puis parler ainsi, la _discrétion_ de
votre foi, elle voudra peut-être, pour vous récompenser, répondre à
votre secret désir et faire acte de foi elle-même. Croyez à ce que je
vous ai toujours dit: Faites aimer en vous la grâce divine. C'est la
meilleure exhortation qui puisse sortir de nous.»

Ainsi, l'aimable et vertueux vieillard transigeait aussi avec les
affections humaines. Il laissait percer l'espoir du salut de ma
grand'mère, dût-elle mourir sans réconciliation officielle avec
l'Église, dût-elle mourir même sans y avoir songé! Cet homme était un
saint, un vrai chrétien, dirai-je, _quoique_ jésuite, ou _parce que_
jésuite?

Soyons équitables. Au point de vue politique, en tant que
républicains, nous haïssons ou redoutons cette secte éprise de pouvoir
et jalouse de domination. Je dis _secte_ en parlant des disciples de
Loyola, car c'est une secte, je le soutiens. C'est une importante
modification à l'orthodoxie romaine. C'est une hérésie bien
conditionnée. Elle ne s'est jamais déclarée telle, voilà tout. Elle a
sapé et conquis la papauté sans lui faire une guerre apparente, mais
elle s'est ri de son infaillibilité tout en la déclarant souveraine.
Bien plus habile en cela que toutes les autres hérésies, et partant,
plus puissante et plus durable.

Oui, l'abbé de Prémord était plus chrétien que l'Église intolérante,
et il était hérétique parce qu'il était jésuite. La doctrine de Loyola
est la boîte de Pandore. Elle contient tous les maux et tous les
biens. Elle est une assise de progrès et un abîme de destruction, une
loi de vie et de mort. Doctrine officielle, elle tue, doctrine cachée,
elle ressuscite ce qu'elle a tué.

Je l'appelle doctrine, qu'on ne me chicane pas sur les mots, je dirai
esprit de corps, tendance d'institution, si l'on veut; son esprit
dominant et agissant consiste surtout à ouvrir à chacun la voie qui
lui est propre. C'est pour elle que la vérité est souverainement
relative, et ce principe une fois admis dans le secret des
consciences, l'Église catholique est renversée.

Cette doctrine tant discutée, tant décriée, tant signalée à l'horreur
des hommes de progrès, est encore dans l'Église la dernière arche de
la foi chrétienne. Derrière elle, il n'y a que l'absolutisme aveugle
de la papauté. Elle est la seule religion praticable pour ceux qui ne
veulent pas rompre avec _Jésus-Christ Dieu_. L'Église romaine est un
grand cloître où les devoirs de l'homme en société sont
inconciliables avec la loi du salut. Qu'on supprime l'amour et le
mariage, l'héritage et la famille, la loi du renoncement catholique
est parfaite. Son code est l'œuvre du génie de la destruction; mais
dès qu'elle admet une autre société que la communauté monastique, elle
est un labyrinthe de contradictions et d'inconséquences. Elle est
forcée de se mentir à elle-même et de permettre à chacun ce qu'elle
défend à tous.

Alors, pour quiconque réfléchit, la foi est ébranlée. Mais arrive le
jésuite, qui dit à l'âme troublée: «Va comme tu peux et selon tes
forces. La parole de Jésus est éternellement accessible à
l'interprétation de la conscience éclairée. Entre l'Église et toi, il
nous a envoyés pour lier ou délier. Crois en nous, donne-toi à nous,
qui sommes une nouvelle Église dans l'Église: une Église tolérée et
tolérante, une planche de salut entre la règle et le fait. Nous avons
découvert le seul moyen d'asseoir sur une base quelconque la diffusion
et l'incertitude des croyances humaines. Ayant bien reconnu
l'impossibilité d'une vérité absolue dans la pratique, nous avons
découvert la vérité applicable à tous les cas, à tous les fidèles.
Cette vérité, cette base, c'est l'_intention_. L'intention est tout,
le fait n'est rien. Ce qui est mal peut être bien, et réciproquement,
selon le but qu'on se propose.»

Ainsi, Jésus avait parlé à ses disciples dans la sincérité de son
cœur tout divin, quand il leur avait dit: «_L'esprit vivifie, la
lettre tue._ Ne faites pas comme ces hypocrites et ces stupides qui
font consister toute la religion dans les pratiques du jeûne et de la
pénitence extérieure. Lavez vos mains et repentez-vous dans vos
cœurs.»

Mais Jésus n'avait eu que des paroles de vie d'une extension immense.
Le jour où la papauté et les conciles s'étaient déclarés infaillibles
dans l'interprétation de cette parole, il l'avait tuée, ils s'étaient
substitués à Jésus-Christ. Ils s'étaient octroyé la divinité. Aussi,
forcément entraînés à condamner au feu, en ce monde et en l'autre,
tout ce qui se séparait de leur interprétation et des préceptes qui en
découlent, ils avaient rompu avec le vrai christianisme, brisé le
pacte de miséricorde infinie de la part de Dieu, de tendresse
fraternelle entre tous les hommes, et substitué au sentiment
évangélique si humain et si vaste le sentiment farouche et despotique
du moyen âge.

En principe, la doctrine des jésuites était donc comme son nom
l'indique, un retour à l'esprit véritable de Jésus, une hérésie
déguisée, par conséquent, puisque l'Église a baptisé ainsi toute
protestation secrète ou déclarée contre ses arrêts souverains. Cette
doctrine insinuante et pénétrante avait tourné la difficulté de
concilier les arrêts de l'orthodoxie avec l'esprit de l'Évangile. Elle
avait rajeuni les forces du prosélytisme en touchant le cœur et en
rassurant l'esprit, et tandis que l'Église disait à tous: «Hors de
moi point de salut!» le jésuite disait à chacun: «Quiconque fait de
son mieux et selon sa conscience sera sauvé.»

Dirai-je maintenant pourquoi Pascal eut raison de flétrir Escobar et
sa séquelle? C'est bien inutile; tout le monde le sait et le sent de
reste: comment une doctrine qui eût pu être si généreuse et si bien
faisante est devenue entre les mains de certains hommes, l'athéisme et
la perfidie, ceci est de l'histoire réelle et rentre dans la triste
fatalité des faits humains. Les pères de l'Église jésuitique espagnole
ont, du moins sur certains papes de Rome, l'avantage pour nous de
n'avoir pas été déclarés infaillibles par des pouvoirs absolus, ni
reconnus pour tels par une notable portion du genre humain. Ce n'est
jamais par les résultats historiques qu'il faut juger la pensée des
institutions. A ce compte, il faudrait proscrire l'Évangile même,
puisqu'en son nom tant de monstres ont triomphé, tant de victimes ont
été immolées, tant de générations ont passé courbées sous le joug de
l'esclavage. Le même suc, extrait à doses inégales du sein d'une
plante, donne la vie ou la mort. Ainsi de la doctrine des jésuites,
ainsi de la doctrine de Jésus lui-même.

L'_institut_ des jésuites, car c'est ainsi que s'intitula modestement
cette secte puissante, renfermait donc implicitement ou explicitement
dans le principe une doctrine de progrès et de liberté. Il serait
facile de le démontrer par des preuves, mais ceci m'entraînerait trop
loin, et je ne fais point ici une controverse. Je résume une opinion
et un sentiment personnels, appuyés en moi sur un ensemble de leçons,
de conseils et de faits que je ne pourrai pas tous dire (car si le
confesseur doit le secret au pénitent, le pénitent doit au confesseur,
même au delà de la tombe, le silence de la loyauté sur certaines
décisions qui pourraient être mal interprétées), mais cet ensemble
d'expériences personnelles me persuade que je ne juge ni avec trop de
partialité de cœur, ni avec trop de sévérité de conscience la pensée
mère de cette secte. Si on la juge dans le présent, je sais comme tout
le monde ce qu'elle renferme désormais de dangers politiques et
d'obstacles au progrès; mais si on la juge comme pensée ayant servi de
corps à un ensemble de progrès, on ne peut nier qu'elle n'ait fait
faire de grands pas à l'esprit humain et qu'elle n'ait beaucoup
souffert, au siècle dernier, pour le principe de la liberté
intellectuelle et morale, de la part des apôtres de la liberté
philosophique; mais ainsi va le monde sous la loi déplorable d'un
malentendu perpétuel. Trop de besoins d'affranchissement se pressent
et s'encombrent sur la route de l'avenir, dans des moments donnés de
l'histoire des hommes, et qui voit son but sans voir celui du
travailleur qu'il coudoie croit souvent trouver un obstacle là où il
eût trouvé un secours.

Les jésuites se piquaient d'envisager les trois faces de la
perfection: religieuse, politique, sociale. Ils se trompaient; leur
institut même, par ses lois essentiellement théocratiques, et par son
côté ésotérique, ne pouvait affranchir l'intelligence qu'en liant le
corps, la conduite, les actions (_per inde ac cadaver_). Mais quelle
doctrine a dégagé jusqu'ici le grand inconnu de cette triple
recherche?

Je demande pardon de cette digression un peu longue. Avouer de la
prédilection pour les jésuites est, au temps où nous vivons, une
affaire délicate. On risque fort, quand on a ce courage, d'être
soupçonné de duplicité d'esprit. J'avoue que je ne m'embarrasse guère
d'un tel soupçon.

Entre l'_Imitation de Jésus-Christ_ et le _Génie du Christianisme_, je
me trouvai donc dans de grandes perplexités, comme dans l'affaire de
ma conduite chrétienne auprès de ma grand'mère philosophe. Dès qu'elle
fut hors de danger, je demandai l'intervention du jésuite pour
résoudre la difficulté nouvelle. Je me sentais attirée vers l'étude
par une soif étrange, vers la poésie par un instinct passionné, vers
l'examen par une foi superbe.

«Je crains que l'orgueil ne s'empare de moi, écrivais-je à l'abbé de
Prémord. Il est encore temps pour moi de revenir sur mes pas,
d'oublier toutes ces pompes de l'esprit dont ma grand'mère était
avide, mais dont elle ne jouira plus et qu'elle ne songera plus à me
demander. Ma mère y sera fort indifférente. Aucun devoir immédiat ne
me pousse donc plus vers l'abîme, si c'est, en effet, un abîme, comme
l'esprit d'a Kempis[26] me le crie dans l'oreille. Mon âme est
fatiguée et comme assoupie. Je vous demande la vérité. Si ce n'est
qu'une satisfaction à me refuser, rien de plus facile que de renoncer
à l'étude; mais si c'est un devoir envers Dieu, envers mes frères?...
Je crains ici, comme toujours, de m'arrêter à quelque sottise.»

  [26] Dans ce temps-là, je croyais, comme beaucoup d'autres, que
  Thomas a Kempis était l'auteur de l'_Imitation_. Les preuves
  invoquées par M. Henri Martin sur la paternité légitime de Jean
  Gerson m'ont semblé si concluantes, que je n'hésite pas à m'y
  rendre.

L'abbé de Prémord avait la gaîté de sa force et de sa sérénité. Je
n'ai pas connu d'âme plus pure et plus sûre d'elle-même. Il me
répondit cette fois avec l'aimable enjouement qu'il avait coutume
d'opposer aux terreurs de ma conscience.

«Mon cher casuiste, me disait-il, si vous craignez l'orgueil, vous
avez donc déjà de l'amour-propre? Allons, c'est un progrès sur vos
_timeurs_ accoutumées. Mais, en vérité, vous vous pressez beaucoup! A
votre place, j'attendrais, pour m'examiner sur le chapitre de
l'orgueil, que j'eusse déjà assez de savoir pour donner lieu à la
tentation; car, jusqu'ici, je crains bien qu'il n'y ait pas de quoi.
Mais, tenez, j'ai tout à fait bonne idée de votre bon sens, et me
persuade que quand vous aurez appris quelque chose, vous verrez
d'autant mieux ce qui vous manque pour savoir beaucoup. Laissez donc
la crainte de l'orgueil aux imbéciles. La vanité, qu'est-ce que cela
pour les cœurs fidèles! Ils ne savent ce que c'est.--Étudiez,
apprenez, lisez tout ce que votre grand'mère vous eût permis de lire.
Vous m'avez écrit qu'elle vous avait indiqué dans sa bibliothèque tout
ce qu'une jeune personne pure doit laisser de côté et n'ouvrir jamais.
En vous disant cela, elle vous en a confié les clés. J'en fais autant.
J'ai en vous la plus entière confiance, et mieux fondée encore, moi
qui sais le fond de votre cœur et de vos pensées. Ne vous faites pas
si gros et si terribles tous ces esprits forts et beaux-esprits
mangeurs d'enfans. On peut aisément troubler les faibles en calomniant
les _gens d'église_; mais peut-on calomnier Jésus et sa doctrine?
Laissez passer toutes les invectives contre nous. Elles ne prouvent
pas plus contre _lui_ que ne prouveraient nos fautes, si ce blâme
était mérité. Lisez les poètes. Tous sont religieux. Ne craignez pas
les philosophes, tous sont impuissans contre la foi. Et si quelque
doute, quelque peur s'élève dans votre esprit, fermez ces pauvres
livres, relisez un ou deux versets de l'Évangile, et vous vous
sentirez docteur à tous ces docteurs.»

Ainsi parlait ce vieillard exalté, naïf et d'un esprit charmant, à une
pauvre fille de dix-sept ans, qui lui avouait la faiblesse de son
caractère et l'ignorance de son esprit. Était-ce bien prudent, pour un
homme qui se croyait parfaitement orthodoxe? Non, certes; c'était bon,
c'était brave et généreux. Il me poussait en avant comme l'enfant
poltron à qui l'on dit: Ce n'est rien, ce qui t'effraie. Regarde et
touche. C'est une ombre, une vaine apparence, un risible épouvantail.
Et, en effet, la meilleure manière de fortifier le cœur et de
rassurer l'esprit, c'est d'enseigner le mépris du danger et d'en
donner l'exemple.

Mais ce procédé, si certain dans le domaine de la réalité, est-il
applicable aux choses abstraites? La foi d'un néophyte peut-elle être
soumise ainsi d'emblée aux grandes épreuves?

Mon vieil ami suivait avec moi la méthode de son institution: il la
suivait avec candeur, car il n'est rien de plus candide qu'un jésuite
né candide. On le développe dans ce sens pour le bien, et on
l'exploite dans ce même sens pour le mal, selon que la pensée de
l'_ordre_ est dans la bonne ou dans la mauvaise voie de sa politique.

Il me voyait capable d'effusion intellectuelle, mais entravée par une
grande rigidité de conscience, qui pouvait me rejeter dans la voie
étroite du vieux catholicisme. Or, dans la main du jésuite, tout être
pensant est un instrument qu'il faut faire vibrer dans le concert
qu'il dirige. L'esprit du corps suggère à ses meilleurs membres un
grand fond de prosélytisme, qui chez les mauvais est vanité ardente,
mais toujours collective. Un jésuite qui, rencontrant une âme douée de
quelque vitalité, la laisserait s'étioler ou s'annihiler dans une
quiétude stérile, aurait manqué à son devoir et à sa règle. Ainsi M.
de Chateaubriand faisait peut-être à dessein, peut-être sans le
savoir, l'affaire des jésuites, en appelant _les enchantemens de
l'esprit et les intérêts du cœur_ au secours du christianisme. Il
était héroïque, il était novateur, il était mondain; il était confiant
et hardi avec eux, ou à leur exemple.

Après avoir lu avec entraînement, je savourai donc son livre avec
délices, rassurée enfin par mon bon père et criant à mon âme inquiète:
En avant! en avant! Et puis je me mis aux prises sans façon avec
Mably, Locke, Condillac, Montesquieu, Bacon, Bossuet, Aristote,
Leibnitz, Pascal, Montaigne, dont ma grand'mère elle-même m'avait
marqué les chapitres et les feuillets à passer. Puis, vinrent les
poètes ou les moralistes: La Bruyère, Pope, Milton, Dante, Virgile,
Shakspeare, que sais-je? Le tout sans ordre et sans méthode, comme ils
me tombèrent sous la main, et avec une facilité d'intuition que je
n'ai jamais retrouvée depuis, et qui est même en dehors de mon
organisation lente à comprendre. La cervelle était jeune, la mémoire
toujours fugitive, mais le sentiment rapide et la volonté tendue.
Tout cela était à mes yeux une question de vie et de mort, à savoir,
si après avoir compris tout ce que je pouvais me proposer à
comprendre, j'irais à la vie du monde ou à la mort volontaire du
cloître.

Il s'agit bien, pensais-je, de prouver ma vocation dans des bals et
des parures comme on contraint Elisa à le faire! Moi qui déteste ces
choses par elles-mêmes, plus j'aurai vu les amusements puérils et
supporté les fatigues du monde, moins je serai sûre que c'est mon zèle
et non ma paresse qui me rejette dans la paix du monastère. Mon
épreuve n'est donc pas là. (En ceci j'avais bien raison et ne me
trompais pas sur moi-même.) Elle est dans l'examen de la vérité
religieuse et morale. Si je résiste à toutes les objections du siècle,
sous forme de raisonnement philosophique, ou sous forme d'imagination
de poète, je saurai que je suis digne de me vouer à Dieu seul.

Si je voulais rendre compte de l'impression de chaque lecture et en
dire les effets sur moi, j'entreprendrais là un livre de critique qui
pourrait faire bien des volumes; mais qui les lirait en ce temps-ci?
Et ne mourrais-je pas avant de l'avoir fini?

D'ailleurs, le souvenir de tout cela n'est plus assez net en moi, et
je risquerais de mettre mes impressions présentes dans mon récit du
passé. Je ferai donc grâce aux gens pour qui j'écris des détails
personnels de cette étrange éducation, et j'en résumerai le résultat
par époques successives.

Je lisais, dans les premiers temps, avec l'audace de conviction que
m'avait suggérée mon bon abbé. Armée de toutes pièces, je me défendais
aussi vaillament qu'il était permis à mon ignorance. Et puis, n'ayant
pas de plan, entremêlant dans mes lectures les croyans et les
opposans, je trouvais dans les premiers le moyen de répondre aux
derniers. La métaphysique ne m'embarrassait guère, je la comprenais
fort peu, en ce sens qu'elle ne concluait jamais rien pour moi. Quand
j'avais plié mon entendement, docile comme la jeunesse, à suivre les
abstractions, je ne trouvais que vide ou incertitude dans les
conséquences. Mon esprit était et a toujours été trop vulgaire et trop
peu porté aux recherches scientifiques pour avoir besoin de demander à
Dieu l'initiation de mon âme aux grands mystères. J'étais un être de
sentiment, et le sentiment seul tranchait sur moi les questions à mon
usage, qui toute expérience faite, devinrent bientôt les seules
questions à ma portée.

Je saluai donc respectueusement les métaphysiciens; et tout ce que je
peux dire à ma louange, à propos d'eux, c'est que je m'abstins de
regarder comme vaine et ridicule une science qui fatiguait trop mes
facultés. Je n'ai pas à me reprocher d'avoir dit alors: «A quoi bon la
métaphysique?» J'ai été un peu plus superbe quand, plus tard, j'y ai
regardé davantage. Je me suis réconciliée, plus tard encore, avec
elle, en voyant encore un peu mieux. Et en somme, je dis aujourd'hui
que c'est la recherche d'une vérité à l'usage des grands esprits, et
que, n'étant pas de cette race, je n'en ai pas grand besoin. Je trouve
ce qu'il me faut dans les religions et les philosophies qui sont ses
filles, ses incarnations, si l'on veut.

Alors, comme aujourd'hui, mordant mieux à la philosophie, et surtout à
la philosophie facile du dix-huitième siècle, qui était encore celle
de mon temps, je ne me sentis ébranlée par rien et par personne. Mais
Rousseau arriva, Rousseau, l'homme de passion et de sentiment par
excellence, et je fus enfin entamée.

Étais-je encore catholique au moment où, après avoir réservé, comme
par instinct, Jean-Jacques pour la _bonne bouche_, j'allais subir
enfin le charme de son raisonnement ému et de sa logique ardente? Je
ne le pense pas. Tout en continuant à pratiquer cette religion, tout
en refusant de rompre avec ses formules commentées à ma guise, j'avais
quitté, sans m'en douter le moins du monde, l'étroit sentier de sa
doctrine. J'avais brisé à mon insu, mais irrévocablement, avec toutes
ses conséquences sociales et politiques. L'esprit de l'Église n'était
plus en moi: il n'y avait peut-être jamais été.

Les idées étaient en grande fermentation à cette époque. L'Italie et
la Grèce combattaient pour leur liberté nationale. L'Église et la
monarchie se prononçaient contre ses généreuses tentatives. Les
journaux royalistes de ma grand'mère tonnaient contre l'insurrection,
et l'esprit prêtre, qui eût dû embrasser la cause des chrétiens
d'Orient, s'évertuait à prouver les droits de l'empire turc. Cette
monstrueuse inconséquence, ce sacrifice de la religion à l'intérêt
politique me révoltaient étrangement. L'esprit libéral devenait pour
moi synonyme de sentiment religieux. Je n'oublierai jamais, je ne peux
jamais oublier que l'élan chrétien me poussa résolument, pour la
première fois, dans le camp du progrès, dont je ne devais plus sortir.

Mais déjà, et depuis mon enfance, l'idéal religieux et l'idéal
pratique avaient prononcé au fond de mon cœur et fait sortir de mes
lèvres, aux oreilles effarouchées du bon Deschartres, le mot sacré
d'égalité. La liberté, je ne m'en souciais guère alors, ne sachant ce
que c'était, et n'étant pas disposée à me l'accorder plus tard à
moi-même. Du moins, ce qu'on appelait la liberté civile ne me disait
pas grand'chose. Je ne la comprenais pas sans l'égalité absolue et la
fraternité chrétienne. Il me semblait, et il me semble encore, je
l'avoue, que ce mot de liberté placé dans la formule républicaine, en
tête des deux autres, aurait dû être à la fin, et pouvait même être
supprimé comme un pleonasme.

Mais la liberté nationale, sans laquelle il n'est ni fraternité ni
égalité à espérer, je la comprenais fort bien, et la discuter
équivalait pour moi à la théorie du brigandage, à la proclamation
impie et farouche du droit du plus fort.

Il ne fallait pas être un enfant bien merveilleusement doué, ni une
jeune fille bien intelligente pour en venir là. Aussi étais-je
confondue et révoltée de voir mon ami Deschartres, qui n'était ni
dévot ni religieux en aucune façon, combattre à la fois la religion
dans la question des Hellènes et la philosophie dans la question du
progrès. Le pédagogue n'avait qu'une idée, qu'une loi, qu'un besoin,
qu'un instinct, l'autorité absolue en face de la soumission aveugle.
Faire obéir à tout prix ceux qui _doivent_ obéir, tel était son rêve;
mais pourquoi les uns _devaient-ils_ commander aux autres? Voilà à
quoi lui, qui avait du savoir et de l'intelligence pratique, ne
répondait jamais que par des sentences creuses et des lieux communs
pitoyables.

Nous avions des discussions comiques, car il n'y avait pas moyen pour
moi de les trouver sérieuses avec un esprit si baroque et si têtu sur
certains points. Je me sentais trop forte de ma conscience pour être
ébranlée et, par conséquent, dépitée un instant par ses paradoxes. Je
me souviens qu'un jour, dissertant avec feu sur le droit divin du
sultan (je crois, Dieu me pardonne, qu'il n'eût pas refusé la sainte
ampoule au Grand Turc, tant il prenait à cœur la victoire du _maître
sur les écoliers_ mutins), il s'embarrassa le pied dans sa pantoufle
et tomba tout de son long sur le gazon, ce qui ne l'empêcha pas
d'achever sa phrase; après quoi il dit fort gravement en s'essuyant
les genoux: «Je crois vraiment que je suis tombé.--Ainsi tombera
l'empire ottoman,» lui répondis-je en riant de sa figure préoccupée.
Il prit le parti de rire aussi, mais non sans un reste de colère, et
en me traitant de jacobine, de régicide, de philhellène et de
Bonapartiste, toutes injures anonymes dans son horreur pour la
contradiction.

Il était cependant pour moi d'une bonté toute paternelle, et tirait
une grande gloriole de mes _études_, qu'il s'imaginait diriger encore
parce qu'il en discutait l'effet.

Quand j'étais embarrassée de rencontrer dans Leibnitz ou Descartes les
argumens mathématiques, lettres closes pour moi, mêlés à théologie et
à la philosophie, j'allais le trouver, et je le forçais de me faire
comprendre par des analogies ces points inabordables. Il y portait une
grande adresse, une grande clarté, une véritable intelligence de
professeur. Après quoi, voulant conclure pour ou contre le livre, il
battait la campagne et retombait dans ses vieilles _rengaines_.

J'étais donc, en politique, tout à fait hors du sein de l'Église, et
ne songeais pas du tout à m'en fourmenter; car nos religieuses
n'avaient pas d'opinion sur les affaires de la France, et ne
m'avaient jamais dit que la religion commandât de prendre parti pour
ou contre quoi que ce soit. Je n'avais rien vu, rien lu, rien entendu
dans les enseignemens religieux qui me prescrivît, dans cet ordre
d'idées, de demander au spirituel l'appréciation du temporel. Mme de
Pontcarré, très passionnée légitimiste, très ennemie des
_doctrinaires_ d'alors, qu'elle traitait aussi de Jacobins, m'avait
étonnée par son besoin d'identifier la religion à la monarchie
absolue. M. de Chateaubriand, dans ses brochures que je lisais
avidement, identifiait aussi le trône et l'autel; mais cela ne m'avait
pas influencée notablement. Chateaubriand me touchait comme
littérateur, et ne me pénétrait pas comme chrétien. Son œuvre, où
j'avais passé à dessein l'épisode de _Réné_, comme un hors-d'œuvre à
lire plus tard, ne me plaisait déjà plus que comme initiation à la
poésie des œuvres de Dieu et des grands hommes.

Mably m'avait fort mécontentée. Pour moi, c'était une déception
perpétuelle que ces élans de franchise et de générosité, arrêtés sans
cesse par le découragement en face de l'application. «A quoi bon ces
beaux principes, me disais-je, s'ils doivent être étouffés par
l'esprit de _modération_? Ce qui est vrai, ce qui est juste doit être
observé et appliqué sans limites.»

J'avais l'ardeur intolérante de mon âge. Je jetais le livre au beau
milieu de la chambre, ou au nez de Deschartres, en lui disant que cela
était bon pour lui, et il me le renvoyait de même, disant qu'il ne
voulait pas accepter un pareil _brouillon_, un si dangereux
révolutionnaire.

Leibnitz me paraissait le plus grand de tous: mais qu'il était dur à
avaler quand il s'élevait de trente atmosphères au-dessus de moi! Je
me disais avec Fontenelle, en changeant le point de départ de sa
phrase sceptique: «Si j'avais bien pu le comprendre, _j'aurais vu le
bout des matières, ou qu'elles n'ont point de bout_!»

«Et que m'importe, après tout, disais-je, les _monades, les unités,
l'harmonie préétablie et sacrosancta Trinitas per nova inventa logica
defensa, les esprits qui peuvent dire_ MOI, _le carré des vitesses, la
dynamique, le rapport des sinus d'incidence et de réfraction_, et tant
d'autres subtilités où il faut être à la fois grand théologien et
grand savant, _même pour s'y méprendre_!»[27].

  [27] Fontenelle, _Éloge de Leibnitz_.

Je me mettais à rire aux éclats toute seule de ma prétention à vouloir
profiter de ce que je n'entendais pas. Mais cette entraînante préface
de la _Théodicée_, qui résumait si bien les idées de Chateaubriand et
les sentimens de l'abbé de Prémord sur l'utilité et même la nécessité
du savoir, venait me relancer.

«La véritable piété, et même la véritable félicité, disait Leibnitz,
consiste dans l'amour de Dieu, mais dans un amour éclairé, dont
l'ardeur soit accompagnée de lumière. Cette espèce d'amour fait naître
ce plaisir dans les bonnes actions qui, rapportant tout à Dieu comme
au centre, transporte l'homme au divin.--Il faut que les perfections
de l'entendement donnent l'accomplissement à celles de la volonté. Les
pratiques de la vertu, aussi bien que celles du vice, peuvent être
l'effet d'une simple habitude; on peut y prendre goût, mais on ne
saurait aimer Dieu sans en connaître les perfections.--Le croirait-on?
des chrétiens se sont imaginé de pouvoir être dévots sans aimer le
prochain, et pieux sans comprendre Dieu! Plusieurs siècles se sont
écoulés sans que le public se soit bien aperçu de ce défaut, et il y a
encore de grands restes du règne des ténèbres... Les anciennes erreurs
de ceux qui ont accusé la divinité, ou qui en ont fait un principe
mauvais, ont été renouvelées de nos jours. On a eu recours à la
puissance irrésistible de Dieu, quand il s'agissait plutôt de faire
voir sa bonté suprême, et on a employé un pouvoir despotique,
lorsqu'on devait concevoir une puissance réglée par la plus parfaite
sagesse?»

Quand je relisais cela, je me disais: «Allons, encore un peu de
courage! C'est si beau de voir cette tête sublime se vouer à
l'adoration! Ce qu'elle a conçu et pris soin d'expliquer, n'aurais-je
pas la conscience de vouloir le comprendre? Mais il me manque des
élémens de science, et Deschartres me persécute pour que je laisse là
ces grands résumés pour entrer dans l'étude des détails. Il veut
m'enseigner la physique, la géométrie, les mathématiques! Pourquoi
pas, si cela est nécessaire à la foi en Dieu et à l'amour du prochain?
Leibnitz met bien le doigt sur la plaie quand il dit qu'on peut être
fervent par habitude. Je suis capable d'aller au sacrifice par la
paresse de l'âme; mais ce sacrifice, Dieu ne le rejettera-t-il pas?

J'allais prendre une ou deux leçons. «Continuez, me disait Deschartres.
Vous comprenez!--Vous croyez? lui répondais-je.--Certainement, et tout
est là.--Mais retenir?--Ça viendra.»

Et quand nous avions travaillé quelques heures: «_Grand homme_ lui
disais-je (je l'appelais toujours ainsi), vous me croirez si vous
voulez, mais cela me tue. C'est trop long, le but est trop loin. Vous
avez beau me mâcher la besogne, croyez bien que je n'ai pas la tête
faite comme vous. Je suis pressée d'aimer Dieu, et s'il faut que je
pioche ainsi toute la vie pour arriver à me dire, sur mes vieux jours,
pourquoi et comment je dois l'aimer, je me consumerai en attendant, et
j'aurai peut-être dévoré mon cœur aux dépens de ma cervelle.

--Il s'agit bien d'aimer Dieu! disait le naïf pédagogue. Aimez-le tant
que vous voudrez, mais il vient là comme à propos de bottes!

--Ah! c'est que vous ne comprenez pas pourquoi je veux m'instruire.

--Bah! on s'instruit... pour s'instruire! répondait-il en levant les
épaules.

--Justement, c'est ce que je ne veux pas faire. Allons, bonsoir, je
vais écouter les rossignols.»

Et je m'en allais, non pas fatiguée d'esprit (Deschartres démontrait
trop bien pour irriter les fibres du cerveau), mais accablée de cœur,
chercher à l'air libre de la nuit et dans les délices de la rêverie la
vie qui m'était propre et que je combattais en vain. Ce cœur avide se
révoltait dans l'inaction où le laissait le travail sec de l'attention
et de la mémoire. Il ne voulait s'instruire que par l'émotion, et je
trouvais dans la poésie des livres d'imagination et dans celle de la
nature, se renouvelant et se complétant l'une par l'autre, un
intarissable élément à cette émotion intérieure, à ce continuel
transport divin que j'avais goûtés au couvent, et qu'alors j'appelais
la grâce.


FIN DU TOME HUITIÈME.


    Typographie L. Schnauss.



HISTOIRE DE MA VIE.



    HISTOIRE

    DE MA VIE

    PAR

    Mme GEORGE SAND.

    Charité envers les autres;
    Dignité envers soi-même;
    Sincérité devant Dieu.

    Telle est l'épigraphe du livre que j'entreprends.

    15 avril 1847.

    GEORGE SAND.


    TOME NEUVIÈME.

    PARIS, 1855.

    LEIPZIG, CHEZ WOLFGANG GERHARD.



CHAPITRE DIX-SEPTIEME.

(SUITE.)

  Leibnitz.--Relâchement dans les pratiques de la dévotion, avec un
    redoublement de foi.--Les églises de campagne et de
    province.--Jean-Jacques Rousseau, le _Contrat social_.


Je dois donc dire que les poètes et les moralistes à formes éloquentes
ont agi en moi plus que les métaphysiciens et les philosophes profonds
pour y conserver la foi religieuse.

Serai-je ingrate envers Leibnitz pourtant, et dirai-je qu'il ne m'a
servi de rien, parce que je n'ai pas tout compris et tout retenu? Non,
je mentirais. Il est certain que nous profitons des choses dont nous
oublions la lettre, quand leur esprit a passé en nous, même à petites
doses. On ne se souvient guère du dîner de la veille, et pourtant il a
nourri notre corps. Si ma raison s'embarrasse peu, encore à cette
heure, des systèmes contraires à mon sentiment; si les fortes
objections que soulève contre la Providence, à mes propres yeux, le
spectacle du terrible dans la nature et du mauvais dans l'humanité,
sont vaincues par un instant de rêverie tendre; si, enfin, je sens mon
cœur plus fort que ma raison, pour me donner foi en la sagesse et en
la bonté suprême de Dieu, ce n'est peut-être pas uniquement au besoin
inné d'aimer et de croire, que je dois ce rassérénement et ces
consolations. J'ai assez compris de Leibnitz, sans être capable
d'argumenter de par sa science, pour savoir qu'il y a encore plus de
bonnes raisons pour garder la loi que pour la rejeter.

Ainsi, par ce coup d'œil rapide et troublé que j'avais hasardé dans
le royaume des merveilles ardues, j'avais à peu près rempli mon but en
apparence. Cette pauvre miette d'instruction que Deschartres trouvait
surprenante de ma part, réalisait parfaitement la prédiction de
l'abbé, en m'apprenant que j'avais tout à apprendre, et le démon de
l'orgueil, que l'Église présente toujours à ceux qui désirent
s'instruire, m'avait laissée bien tranquille, en vérité. Comme je n'en
ai jamais beaucoup plus appris depuis, je peux dire que j'attends
encore sa visite, et qu'à tous les complimens erronés, sur ma science
et ma capacité, je ris toujours intérieurement, en me rappelant la
plaisanterie de mon jésuite: _Peut-être que jusqu'à présent il n'y a
pas sujet de craindre beaucoup cette tentation_.

Mais le peu que j'avais arraché au _règne des ténèbres_ m'avait
fortifiée dans la foi religieuse en général, dans le christianisme en
particulier. Quant au catholicisme... y avais-je songé?

Pas le moins du monde. Je m'étais à peine doutée que Leibnitz fût
protestant et Mably philosophe. Cela n'était pas entré pour moi dans
la discussion intérieure. M'élevant au-dessus des formes de la
religion, j'avais cherché à embrasser l'idée mère. J'allais à la messe
et n'analysais pas encore le culte.

Cependant, en me le rappelant bien, je dois le dire, le culte me
devenait lourd et malsain. J'y sentais refroidir ma piété. Ce n'était
plus les pompes charmantes, les fleurs, les tableaux, la propreté, les
doux chants de notre chapelle, et les profonds silences du soir, et
l'édifiant spectacle des belles religieuses prosternées dans leurs
stalles. Plus de recueillement, plus d'attendrissement, plus de
prières du cœur possibles pour moi dans ces églises publiques où le
culte est dépouillé de sa poésie et de son mystère.

J'allais tantôt à ma paroisse de Saint-Chartier, tantôt à celle de La
Châtre. Au village, c'était la vue des _bons saints_ et des _bonnes
dames_ de dévotion traditionnelle, horribles fétiches qu'on eût dits
destinés à effrayer quelque horde sauvage; les beuglemens absurdes de
chantres inexpérimentés, qui faisaient en latin les plus grotesques
calembours de la meilleure foi du monde; et les bonnes femmes qui
s'endormaient sur leur chapelet en ronflant tout haut; et le vieux
curé qui jurait au beau milieu du prône contre les indécences des
chiens introduits dans l'église. A la ville, c'étaient les toilettes
provinciales des dames, leurs chuchotemens, leurs médisances et
cancans apportés en pleine église comme en un lieu destiné à
s'observer et à se diffamer les unes les autres, c'était aussi la
laideur des idoles et les glapissemens atroces des collégiens qu'on
laissait chanter la messe, et qui se faisaient des niches tout le
temps qu'elle durait. Et puis tout ce tripotage de pain bénit et de
gros sous qui se fait pendant les offices, les querelles des
sacristains et des enfans de chœur à propos d'un cierge qui coule ou
d'un encensoir mal lancé. Tout ce dérangement, tous ces incidens
burlesques et le défaut d'attention de chacun qui empêchait celle de
tous à la prière m'étaient odieux. Je ne voulais pas songer à rompre
avec les pratiques obligatoires, mais j'étais enchantée qu'un jour de
pluie me forçât à lire la messe dans ma chambre et à prier seule à
l'abri de ce grossier concours de chrétiens pour rire.

Et puis, ces formules de prières quotidiennes, qui n'avaient jamais
été de mon goût, me devenaient de plus en plus insipides. M. de
Prémord m'avait permis d'y substituer les élans de mon âme quand je
m'y sentirais entraînée, et insensiblement je les oubliais si bien,
que je ne priais plus que d'inspiration et par improvisation libre. Ce
n'était pas trop catholique, mais on m'avait laissée _composer_ des
prières au couvent. J'en avais fait circuler quelques-unes en anglais
et en français, qu'on avait trouvées si _fleuries_ qu'on les avait
beaucoup goûtées. Je les avais aussitôt dédaignées en moi-même, ma
conscience et mon cœur décrétant que les mots ne sont que des mots,
et qu'un élan aussi passionné que celui de l'âme à Dieu ne peut
s'exprimer par aucune parole humaine. Toute formule était donc une
règle que j'adoptais par esprit de pénitence et qui finit par me
sembler une corvée abrutissante et mortelle pour ma ferveur.

Voilà dans quelle situation j'étais quand je lus l'_Émile_, la
_Profession de foi du vicaire savoyard_, les _Lettres de la montagne_,
le _Contrat social_ et les _discours_.

La langue de Jean-Jacques et la forme de ses déductions s'emparèrent
de moi comme une musique superbe éclairée d'un grand soleil. Je le
comparais à Mozart; je comprenais tout! Quelle jouissance pour un
écolier malhabile et tenace d'arriver enfin à ouvrir les yeux tout à
fait et à ne plus trouver de nuages devant lui! Je devins, en
politique, le disciple ardent de ce maître, et je le fus bien
longtemps sans restrictions. Quant à la religion, il me parut le plus
chrétien de tous les écrivains de son temps, et, faisant la part du
siècle de croisade philosophique où il avait vécu, je lui pardonnai
d'autant plus facilement d'avoir abjuré le catholicisme, qu'on lui en
avait octroyé les sacremens et le titre d'une manière irréligieuse
bien faite pour l'en dégoûter. Protestant né, redevenu protestant par
le fait de circonstances justifiables, peut-être inévitables, sa
nationalité dans l'hérésie ne me gênait pas plus que n'avait fait
celle de Leibnitz. Il y a plus, j'aimais fort les protestans, parce
que, n'étant pas forcée de les admettre à la discussion du dogme
catholique, et me souvenant que l'abbé de Prémord ne damnait personne
et me permettait cette hérésie dans le silence de mon cœur, je voyais
en eux des gens sincères, qui ne différaient de moi que par des formes
sans importance absolue devant Dieu.

Jean-Jacques fut le point d'arrêt de mes travaux d'esprit. A partir de
cette lecture enivrante, je m'abandonnai aux poètes et aux moralistes
éloquens, sans plus de souci de la philosophie transcendante. Je ne
lus pas Voltaire. Ma grand'mère m'avait fait promettre de ne le lire
qu'à l'âge de trente ans. Je lui ai tenu parole. Comme il était pour
elle ce que Jean-Jacques a été si longtemps pour moi: l'apogée de son
admiration, elle pensait que je devais être dans toute la force de ma
raison pour en goûter les conclusions. Quand je l'ai lu, je l'ai
beaucoup goûté, en effet, mais sans en être modifiée en quoi que ce
soit. Il y a des natures qui ne s'emparent jamais de certaines autres
natures, quelque supérieures qu'elles leur soient. Et cela ne tient
pas, comme on pourrait se l'imaginer, à des antipathies de caractère,
pas plus que l'influence entraînante de certains génies ne tient à des
similitudes d'organisation chez ceux qui la subissent. Je n'aime pas
le caractère privé de Jean-Jacques Rousseau; je ne pardonne à son
injustice, à son ingratitude, à son amour-propre malade, et à mille
autres choses bizarres, que par la compassion que ses douleurs me
causent. Ma grand'mère n'aimait pas les rancunes et les cruautés
d'esprit de Voltaire, et faisait fort bien la part des égaremens de sa
dignité personnelle.

D'ailleurs, je ne tiens pas trop à voir les hommes à travers leurs
livres, les hommes du passé surtout. Dans ma jeunesse, je les
cherchais encore moins sous l'arche sainte de leurs écrits. J'avais un
grand enthousiasme pour Chateaubriand, le seul vivant de mes maîtres
d'alors. Je ne désirais pas du tout le voir, et ne l'ai vu dans la
suite qu'à regret.

Pour mettre de l'ordre dans mes souvenirs, je devrais peut-être
continuer le chapitre de mes lectures; mais on risque fort d'ennuyer
en parlant trop longtemps de soi seul, et j'aime mieux entremêler cet
examen rétrospectif de moi-même de quelques-unes des circonstances
extérieures qui s'y rattachent.



CHAPITRE DIX-HUITIEME.

  Le fils de Mme d'Épinay et de mon grand-père.--Étrange système de
    prosélytisme.--Attitude admirable de ma grand'mère.--Elle exige
    que j'entende sa confession.--Elle reçoit les sacremens.--Mes
    réflexions et les sermons de l'archevêque.--Querelle sérieuse
    avec mon confesseur.--Le vieux curé et sa servante.--Conduite
    déraisonnable d'un squelette.--Claudius.--Bonté et simplicité
    de Deschartres.--Esprit et charité des gens de _la Châtre_.--La
    fête du village.--Causeries avec mon pédagogue, réflexions sur
    le _scandale_.--Définition de l'_opinion_.


Aux plus beaux jours de l'été, ma grand'mère éprouva un mieux très
sensible et s'occupa même de reprendre ses correspondances, ses
relations de famille et d'amitié. J'écrivais sous sa dictée des
lettres aussi charmantes et aussi judicieuses qu'elle les eût jamais
faites. Elle reçut ses amis, qui ne comprirent pas qu'elle eût subi
l'altération de facultés dont nous nous étions tant affligés et dont
nous nous affligions encore, Deschartres et moi. Elle avait des heures
où elle causait si bien, qu'elle semblait être redevenue elle-même, et
même plus brillante et plus gracieuse encore que par le passé.

Mais quand la nuit arrivait, peu à peu la lumière faiblissait dans
cette lampe épuisée. Un grand trouble se faisait sentir dans les
idées, ou une apathie plus effrayante encore, et les nuits n'étaient
pas toutes sans délire, un délire inquiet, mélancolique et enfantin.
Je ne pensais plus du tout à lui demander de faire acte de religion,
bien que ma bonne Alicia me conseillât de profiter de ce moment de
santé pour l'amener sans effroi à mes fins. Ses lettres me troublaient
et me ramenaient quelques scrupules de conscience; mais elles n'eurent
jamais le pouvoir de me décider à rompre la glace.

Pourtant la glace fut rompue d'une manière tout à fait imprévue.
L'archevêque d'Arles en écrivit à ma grand'mère, lui annonça sa visite
et arriva.

M. L... de B..., longtemps évêque de S..., et nommé récemment alors
archevêque d'A... _in partibus_, ce qui équivalait à une belle
sinécure de retraite, était mon oncle par bâtardise. Il était né des
amours très passionnées et très divulguées de mon grand-père Francueil
et de la célèbre Mme d'Épinay. Ce roman a été trahi par la
publication, bien indiscrète et bien inconvenante, d'une
correspondance charmante, mais trop peu voilée entre les deux amans.

Le bâtard, né au ***, nourri et élevé au village ou à la ferme de
B..., reçut ces deux noms et fut mis dans les ordres dès sa jeunesse.
Ma grand'mère le connut tout jeune encore lorsqu'elle épousa M. de
Francueil, et veilla sur lui maternellement. Il n'était rien moins que
dévot à cette époque; mais il le devint à la suite d'une maladie grave
où les terreurs de l'enfer bouleversèrent son esprit faible.

Il était étrange que le fils de deux êtres remarquablement intelligens
fût à peu près stupide. Tel était cet excellent homme, qui, par
compensation, n'avait pas un grain de malice dans sa balourdise. Comme
il y a beaucoup de bêtes fort méchantes, il faut tenir compte de la
bonté, qu'elle soit privée ou accompagnée, d'intelligence.

Ce bon archevêque était le portrait frappant de sa mère, qui, comme
Jean-Jacques a pris soin de nous le dire, et comme elle le proclame
elle-même avec beaucoup de coquetterie, était positivement laide. J'ai
encore un des portraits qu'elle donna à mon grand-père; mais elle
était fort bien faite. Ma bonne maman en a donné un autre à mon cousin
Villeneuve, où elle était représentée en costume de naïade,
c'est-à-dire avec aussi peu de costume que possible.

Mais elle avait beaucoup de physionomie, dit-on, et fit toutes les
conquêtes qu'elle put souhaiter. L'archevêque avait sa laideur toute
crue et pas plus d'expression qu'une grenouille qui digère. Il était,
avec cela, ridiculement gras, gourmand ou plutôt goinfre, car la
gourmandise exige un certain discernement qu'il n'avait pas; très vif,
très rond de manières, insupportablement gai, quelque chagrin qu'on
eût autour de lui; intolérant en paroles, débonnaire en actions; grand
diseur de calembours et de calembredaines monacales; vaniteux comme
une femme de ses toilettes d'apparat, de son rang et de ses
priviléges; cynique dans son besoin de bien-être; bruyant, colère,
évaporé, bonnasse, ayant toujours faim ou soif, ou envie de
sommeiller, ou envie de rire pour se désennuyer, enfin le chrétien le
plus sincère à coup sûr, mais le plus impropre au prosélytisme que
l'on puisse imaginer.

C'était justement le seul prêtre qui pût amener ma grand'mère à
remplir les formalités catholiques, parce qu'il était incapable de
soutenir aucune discussion contre elle, et ne l'essaya même pas.

«_Chère maman_, lui dit-il, résumant sa lettre, sans préambule, dès la
première heure qu'il passa auprès d'elle, vous savez pourquoi je suis
venu; je ne vous ai pas prise _en traître_ et n'irai pas _par quatre
chemins_. Je veux sauver votre âme. Je sais bien que cela vous fait
rire; vous ne croyez pas que vous serez damnée parce que vous n'aurez
pas fait ce que je vous demande; mais moi, je le crois, et comme,
grâce à Dieu, vous voilà guérie, vous pouvez bien me faire ce
plaisir-là, sans qu'il vous en coûte la plus petite frayeur d'esprit.
Je vous prie donc, vous qui m'avez toujours traité comme votre fils,
d'être _bien gentille et bien complaisante_ pour votre gros enfant.
Vous savez que je vous crains trop pour discuter contre vous et vos
beaux esprits _reliés en veau_. Vous en savez beaucoup trop long pour
moi; mais il ne s'agit pas de ça; il s'agit de me donner une grande
marque d'amitié, et me voilà tout prêt à vous la demander à genoux.
Seulement, comme mon ventre me gênerait fort, voilà votre petite fille
qui va s'y mettre à ma place.»

Je restai stupéfaite d'un pareil discours, et ma grand'mère se prit à
rire. L'archevêque me poussa à ses pieds: «Allons donc, dit-il, je
crois que tu te fais prier pour m'aider, toi!»

Alors ma grand'mère me regardant agenouillée, passa du rire à une
émotion subite. Ses yeux se remplirent de larmes, et elle me dit en
m'embrassant: «Eh bien! tu me croiras donc damnée si je te
refuse?--Non! m'écriai-je impétieusement, emportée par l'élan d'une
vérité intérieure plus forte que tous les préjugés religieux. Non,
non! je suis à genoux pour vous bénir et non pas pour vous prêcher.

--En voilà une petite sotte!» s'écria l'archevêque, et me prenant par
le bras, il voulut me mettre à la porte; mais ma grand'mère me retint
contre son cœur. «Laissez-la, mon gros _Jean le blanc_, lui dit-elle.
Elle prêche mieux que vous. Je te remercie, ma fille. Je suis contente
de toi, et pour te le prouver, comme je sais qu'au fond du cœur tu
désires que je dise oui, je dis oui. Êtes-vous content,
_monseigneur_?»

Monseigneur lui baisa la main en pleurant d'aise. Il était
véritablement touché de tant de douceur et de tendresse. Puis il
frotta ses mains et se frappa sur la bedaine en disant: «Allons, voilà
qui est enlevé! Il faut battre le fer pendant qu'il est chaud. Demain
matin, votre vieux curé viendra vous confesser et vous administrer. Je
me suis permis de l'inviter à déjeuner avec nous. Ce sera une affaire
faite, et demain soir vous n'y penserez plus.

--C'est probable», dit ma grand'mère avec malice.

Elle fut gaie tout le reste de la journée. L'archevêque encore plus,
riant, batifolant en paroles, jouant avec les gros chiens, répétant à
satiété le proverbe _qu'un chien peut bien regarder un évêque_, me
grondant un peu de l'avoir si mal aidé, d'avoir failli _tout faire
manquer_, et _nous mettre dans de beaux draps_ par ma niaiserie; me
reprochant de n'avoir pas _pour deux sous_ de courage, et disant que
si l'on m'eût laissée faire, _nous étions frais_.

J'étais navrée de voir aller ainsi les choses. Il me semblait que
_fourrer_ ainsi les sacremens à une personne qui n'y croyait pas et
qui n'y voyait qu'une condescendance envers moi, c'était nous charger
d'un sacrilége. J'étais décidée à m'en expliquer avec ma grand'mère,
car de raisonner avec monseigneur, cela faisait pitié.

Mais tout changea d'aspect en un instant, grâce au grand esprit et au
tendre cœur de cette pauvre infirme qui, le lendemain, était mourante
par le corps et comme ressuscitée au moral.

Elle passa une très mauvaise nuit, pendant laquelle il me fut
impossible de songer à autre chose qu'à la soigner. Le lendemain
matin, la raison était nette et la volonté arrêtée. «Laisse-moi faire,
dit-elle, dès les premiers mots que je lui adressai: Je crois qu'en
effet je vais mourir. Eh bien, je devine tes scrupules. Je sais que si
je meurs sans faire ma paix avec ces gens-là, ou tu te le reprocheras,
ou ils te le reprocheront. Je ne veux pas mettre ton cœur aux prises
avec ta conscience, ou te laisser aux prises avec tes amis. J'ai la
certitude de ne faire ni une lâcheté ni un mensonge en adhérant à des
pratiques qui, à l'heure de quitter ceux qu'on aime, ne sont pas d'un
mauvais exemple. Aie l'esprit tranquille, je sais ce que je fais.»

Pour la première fois depuis sa maladie je la sentais redevenue la
grand'mère, le chef de famille capable de diriger les autres et par
conséquent elle-même. Je me renfermai dans l'obéissance passive.

Deschartres lui trouva beaucoup de fièvre et entra en fureur contre
l'archevêque. Il voulait le mettre à la porte, et lui attribuait,
probablement avec raison, la nouvelle crise qui se produisait dans
cette existence chancelante.

Ma grand'mère l'apaisa et lui dit même: «Je _veux_ que vous vous
teniez tranquille, Deschartres.»

Le curé arriva, toujours ce même vieux curé dont j'ai parlé et qu'elle
avait trouvé trop rustique pour être mon confesseur. Elle n'en voulut
pas d'autre, sentant combien elle le dominerait.

Je voulus sortir avec tout le monde pour les laisser ensemble. Elle
m'ordonna de rester; puis s'adressant au curé:

«Asseyez-vous là, mon vieux ami, lui dit-elle. Vous voyez que je suis
trop malade pour sortir de mon lit, et je veux que ma fille assiste à
ma confession.

--C'est bien, c'est bien, ma chère dame, répondit le curé tout troublé
et tout tremblant.

--Mets-toi à genoux pour moi, ma fille, reprit ma grand'mère, et prie
pour moi, tes mains dans les miennes. Je vais faire ma confession. Ce
n'est pas une plaisanterie. J'y ai pensé. Il n'est pas mauvais de se
résumer en quittant ce monde, et si je n'avais craint de froisser
quelque usage, j'aurais voulu que tous mes serviteurs fussent présens
à cette récapitulation de ma conscience. Mais, après tout, la présence
de ma fille me suffit. Dites-moi les formules, curé; je ne les connais
pas, ou je les ai oubliées. Quand ce sera fait, je m'accuserai.»

Elle se conforma aux formules et dit ensuite: «Je n'ai jamais ni fait
ni souhaité aucun mal à personne. J'ai fait tout le bien que j'ai pu
faire. Je n'ai à confesser ni mensonge, ni dureté, ni impiété
d'aucune sorte. J'ai toujours cru en Dieu.--Mais écoute ceci, ma
fille: je ne l'ai pas assez aimé. J'ai manqué de courage, voilà ma
faute, et depuis le jour où j'ai perdu mon fils, je n'ai pu prendre
sur moi de le bénir et de l'invoquer en aucune chose. Il m'a semblé
trop cruel de m'avoir frappé d'un coup au-dessus de mes forces.
Aujourd'hui qu'il m'appelle, je le remercie et le prie de me pardonner
ma faiblesse. C'est lui qui me l'avait donné, cet enfant, c'est lui
qui me l'a ôté, mais qu'il me réunisse à lui, et je vais l'aimer et le
prier de toute mon âme.»

Elle parlait d'une voix si douce et avec un tel accent de tendresse et
de résignation que je fus suffoquée de larmes et retrouvai toute ma
ferveur des meilleurs jours pour prier avec elle.

Le vieux curé, attendri profondément, s'éleva et lui dit, avec une
grande onction et dans son parler paysan, qui augmentait avec l'âge:
«Ma chère sœur, je serons tous pardonnés, parce que le bon Dieu nous
aime, et sait bien que quand je nous repentons, c'est que je l'aimons.
Je l'ai bien pleuré aussi, moi, votre cher enfant, allez! et je vous
réponds ben qu'il est à la droite de Dieu, et que vous y serez
avecques lui. Dites avec moi votre acte de contrition, et je vas vous
donner l'absolution.»

Quand il eut prononcé l'absolution, elle lui ordonna de faire rentrer
tout le monde, et me dit dans l'intervalle: «Je ne crois pas que ce
brave homme ait eu le pouvoir de me pardonner quoi que ce soit, mais
je crois que Dieu a ce pouvoir, et j'espère qu'il a exaucé nos bonnes
intentions à tous trois.»

L'archevêque, Deschartres, tous les domestiques de la maison et les
ouvriers de la ferme assistèrent à son viatique; elle dirigea
elle-même la cérémonie, me fit placer à côté d'elle et disposa les
autres personnes à son gré, suivant l'amitié qu'elle leur portait.
Elle interrompit plusieurs fois le curé pour lui dire à demi-voix, car
elle entendait fort bien le latin, _je crois à cela_, ou _il importe
peu_. Elle était attentive à toutes choses, et, conservant l'admirable
netteté de son esprit et la haute droiture de son caractère, elle ne
voulait pas acheter sa réconciliation officielle au prix de la moindre
hypocrisie. Ces détails ne furent pas compris de la plupart des
assistans. L'archevêque feignit de ne pas y prendre garde, le curé n'y
tenait nullement. Il était là avec son cœur et avait mis d'avance son
jugement de prêtre à la porte. Deschartres était fort troublé et
irrité, craignant de voir la malade succomber à la suite d'un si grand
effort moral. Moi seule j'étais attentive à toutes choses autant que
ma grand'mère et, ne perdant aucune de ses paroles, aucune de ses
expressions de visage, je la vis avec admiration résoudre le problème
de se soumettre à la religion de son temps et de son pays sans
abandonner un instant ses convictions intimes et sans mentir en rien
à sa dignité personnelle.

Avant de recevoir l'hostie, elle prit encore la parole et dit très
haut: «Je veux mourir en paix ici avec tout le monde. Si j'ai fait du
tort à quelqu'un, qu'il le dise, pour que je le répare. Si je lui ai
fait de la peine, qu'il me le pardonne, car je le regrette.»

Un sanglot d'affection et de bénédiction lui répondit de toutes parts.
Elle fut administrée, puis demanda du repos et resta seule avec moi.

Elle était épuisée et dormit jusqu'au soir. Quelques jours
d'accablement succédèrent à cette émotion. Puis les apparences de la
santé revinrent, et nous retrouvâmes encore quelques semaines d'une
sorte de sécurité.

Cet événement de famille me fit et me laissa une forte impression. Ma
grand'mère, bien qu'elle fût retombée dans un demi-engourdissement de
ses facultés, avait, par ce jour de courage et de pleine raison,
repris, à mes yeux, toute l'importance de son rôle vis-à-vis de moi,
et je ne m'attribuais plus aucun droit de juger sa conscience et sa
conduite. J'étais frappée d'un grand respect en même temps que d'une
tendre gratitude pour l'intention qu'elle avait eue de me complaire,
et il m'était impossible de ne pas accepter de tous points sa manière
de se repentir et de se réconcilier avec le ciel, comme digne,
méritoire et agréable à Dieu. Je récapitulais toute la phase de
sa vie dont j'avais été le témoin et le but; j'y trouvais, à l'égard
de ma mère, de ma sœur et de moi, quelques injustices irréfléchies
ou involontaires, toujours réparées par de grands efforts sur
elle-même et par de véritables sacrifices. Dans tout le reste,
une longanimité sage, une douceur généreuse, une droiture parfaite,
un désintéressement, un mépris du mensonge, une horreur du mal,
une bienfaisance, une assistance de cœur pour tous, vraiment
inépuisables, enfin les plus admirables qualités, les vertus
chrétiennes les plus réelles.

Et ce qui couronnait cette noble carrière, c'était précisément cette
faute dont elle avait voulu s'accuser avant de mourir. C'était cette
douleur immense, inconsolable, qu'elle n'avait pu offrir à Dieu comme
un hommage de soumission, mais qui ne l'avait pas empêchée de rester
grande et généreuse avec tous ses semblables. Ah! qu'elles me
semblaient vénielles et pardonnables maintenant, ces crises
d'amertume, ces paroles d'injustice, ces larmes de jalousie qui
m'avaient tant fait souffrir dans mon plus jeune âge! Comme je me
sentais petite et personnelle, moi qui ne les avais pas pardonnées sur
l'heure! Avide de bonheur, indignée de souffrir, lâche dans mes
muettes rancunes d'enfant, je n'avais pas compris ce que souffrait
cette mère désespérée, et je m'étais comptée pour quelque chose, quand
j'aurais dû deviner les profondes racines de son mal et l'adoucir par
un complet abandon de moi-même!

Mon cœur gagna beaucoup dans ces repentirs. J'y noyai, dans des
larmes abondantes, l'orgueil de mes résistances, et toute intolérance
dévote s'y dissipa pour jamais. Ce cœur qui n'avait encore connu que
la passion dans l'amour filial et dans l'amour divin s'ouvrit à des
tendresses inconnues; et, faisant sur moi-même un retour aussi sérieux
que celui que j'avais fait au couvent, lors de ma _conversion_, je
sentis toutes les puissances du sentiment et de la raison me commander
l'humilité, non plus seulement comme une vertu chrétienne, mais comme
une conséquence forcée de l'équité naturelle.

Tout cela me faisait sentir d'autant plus vivement que la vérité
_absolue_ n'était pas plus dans l'Église que dans toute autre forme
religieuse, qu'il y eût plus de vérité relative, voilà ce que je
pouvais lui accorder, et voilà pourquoi je ne songeais pas encore à me
séparer d'elle.

Les sacremens acceptés par ma grand'mère n'avaient été qu'un compromis
de conscience de la part de l'archevêque, puisque l'archevêque, faute
de ces sacremens, l'eût damnée en pleurant, mais sans appel. Que l'on
observe et sache bien qu'il n'était pas hypocrite, ce bon prélat. Il
ne s'agissait pas pour lui de faire triompher l'Église devant des
provinciaux ébahis; il était étranger à la politique et croyait _dur
comme fer_, c'était son expression, à l'infaillibilité des papes et à
la lettre des conciles. Il aimait réellement ma grand'mère; n'ayant
pas connu d'autre mère, il la regardait comme la sienne; il s'en
allait disant: «Qu'elle meure maintenant, ça m'est égal, je ne suis
pas jeune, et je la rejoindrai bientôt. La vie n'est pas une si grosse
affaire! mais je ne me serais jamais consolé de sa perte, si elle eût
persisté dans l'_impénitence finale_.»

Je me permettais de le contredire. «Je vous jure, monseigneur, lui
disais-je, qu'elle ne croit pas plus aujourd'hui qu'hier à
l'_infaillibilité_. Ce qu'elle a fait est très chrétien. Avec ou sans
cela, elle eût été sauvée; mais ce n'est pas catholique, ou bien
l'Église admet deux catholicismes, l'un qui s'abandonne à toutes ses
prescriptions, l'autre qui fait ses réserves et proteste contre la
lettre.

--Ah çà! mais tu deviens très ergoteuse! s'écriait monseigneur,
marchant à grands pas, ou plutôt roulant comme une toupie à travers le
jardin. Est-ce que, par hasard, tu donnes aussi dans le Voltaire?
Cette chère maman est capable de t'avoir empestée de ces bavards-là!
Voyons, que fais-tu? Comment vis-tu ici? Qu'est-ce que tu lis?

--En ce moment, monseigneur, je lis les Pères de l'Église, et j'y
trouve beaucoup de points de vue contradictoires.

--Il n'y en a pas!

--Pardon, cher monseigneur! les avez-vous lus?

--Qu'elle est bête! Ah çà, pourquoi lis-tu les Pères de l'Église? Il y
a beaucoup de choses qu'une jeune personne peut lire; mais je suis sûr
que tu fais l'esprit fort, et que tu te mêles de juger. C'est un
ridicule, à ton âge!

--Il est pour moi seul, puisque je ne fais part à personne de mes
réflexions.

--Oui, mais ça viendra. Prends-y garde. Tu étais dans le bon chemin
quand tu as quitté le couvent: à présent tu _bats la breloque_. Tu
montes à cheval, tu chantes de l'italien, tu tires le pistolet, à ce
qu'on m'a dit! Il faut que je te confesse. Fais ton examen de
conscience pour demain. Je parie que j'aurai à te laver la tête!

--Pardon, monseigneur, mais je ne me confesserai point à vous.

--Pourquoi donc ça?

--Parce que nous ne nous entendrions pas. Vous me passeriez tout ce
que je ne me passe point, et me gronderiez de ce que je considère
comme innocent. Ou je ne suis plus catholique, ou je le suis autrement
que vous.

--Qu'est-ce à dire, oison bridé?

--Je m'entends, mais ce n'est pas vous qui résoudrez la question.

--Allons, allons, il faut que je te gronde... Sache donc, malheureuse
enfant.... Mais voilà l'heure du dîner, je te dirai cela après. J'ai
une faim de chien. Dépêchons-nous de rentrer.»

Et après le dîner, il avait oublié de me prêcher. Il l'oublia jusqu'à
la fin, et partit en me laissant très attachée à sa bonté, mais très
peu édifiée de son genre de piété, qui ne pouvait pas être le mien.

La veille de son départ, il fit une chose des plus bêtes. Il entra
dans la bibliothèque et procéda à l'incendie de quelques livres et à
la mutilation de plusieurs autres. Deschartres le trouva brûlant,
coupant, rognant, et se réjouissant fort de son œuvre. Il l'arrêta
avant que le dommage fût considérable, le menaça d'aller avertir ma
grand'mère de ce dégât, et ne put lui arracher des mains le fer et le
feu qu'en lui remontrant que cette bibliothèque était une propriété
confiée à sa garde, qu'il en était responsable, et que, comme maire de
la commune, il était d'ailleurs autorisé à verbaliser, même contre un
archevêque dilapidateur. J'arrivai pour mettre la paix; la scène était
vive et des plus grotesques.

Quelques jours après, j'allai à confesse à mon curé de la Châtre, qui
était un homme de belles manières, assez instruit et en apparence
intelligent. Il me fit des questions qui ne blessaient en rien la
chasteté, mais qui, selon moi, blessaient toute convenance et toute
délicatesse. Je ne sais à quel cancan de petite ville il avait ouvert
l'oreille. Il pensait que j'avais un commencement d'amour pour
quelqu'un et voulait savoir de moi si la chose était vraie. «Il n'en
est rien, lui répondis-je, je n'y ai même pas songé.--Cependant,
reprit-il, on assure......»

Je me levai du confessional sans en écouter davantage et saisie d'une
indignation irrésistible: «Monsieur le curé, lui dis-je, comme
personne ne me force à venir me confesser tous les mois, pas même
l'Église qui ne me prescrit que les sacremens annuels, je ne comprends
pas que vous doutiez de ma sincérité. Je vous ai dit que je ne
connaissais pas seulement par la pensée le sentiment que vous
m'attribuez. C'était trop répondre déjà. J'eusse dû vous dire que cela
ne vous regardait pas.

--Pardonnez-moi, reprit-il d'un ton hautain, le confesseur doit
interroger les pensées, car il en est de confuses qui peuvent
s'ignorer elles-mêmes et nous égarer!

--Non, monsieur le curé, les pensées qu'on ignore n'existent pas.
Celles qui sont confuses existent déjà, et peuvent être cependant si
pures qu'elles n'exigent pas qu'on s'en confesse. Vous devez croire ou
que je n'ai pas de pensées confuses, ou qu'elles ne causent aucun
trouble à ma conscience, puisque avant votre interrogatoire je vous
avais dit la formule qui termine la confession.

--Je suis fort aise, répliqua-t-il, qu'il en soit ainsi. J'ai toujours
été édifié de vos confessions; mais vous venez d'avoir un mouvement
de vivacité qui prend sa source dans l'orgueil, et je vous engage à
vous en repentir et à vous en accuser ici même, si vous voulez que je
vous donne l'absolution.

--Non, monsieur, lui répondis-je. Vous êtes dans votre tort, et vous
avez causé le mien dont je vous avoue n'être pas disposée à me
repentir dans ce moment-ci.»

Il se leva à son tour et me parla avec beaucoup de sécheresse et de
colère. Je ne répondis rien. Je le saluai et ne le revis jamais. Je
n'allai même plus à la messe à sa paroisse.

A l'heure qu'il est, je ne sais pas encore si j'ai eu tort ou raison
de rompre ainsi avec un très honnête homme et un très bon prêtre.
Puisque j'étais chrétienne et croyais devoir pratiquer encore le
catholicisme, j'aurais dû, peut-être, accepter avec l'esprit
d'humilité le soupçon qu'il m'exprimait. Cela ne me fut point
possible, et je ne sentis aucun remords de ma fierté. Toute la pureté
de mon être se révoltait contre une question indiscrète, imprudente et
selon moi étrangère à la religion. J'aurais tout au plus compris les
questions de l'amitié, hors du confessional, dans l'abandon de la vie
privée; mais cet abandon n'existait pas entre lui et moi. Je le
connaissais fort peu, il n'était pas très vieux, et, en outre, il ne
m'était pas sympathique. Si j'avais eu quelque chaste confidence à
faire, je ne voyais pas de raison pour m'adresser à lui, qui n'était
pas mon directeur et mon père spirituel. Il me semblait donc vouloir
usurper sur moi une autorité morale que je ne lui avais pas donnée, et
cet essai maladroit, au beau milieu d'un sacrement où je portais tant
d'austérité d'esprit, me révolta comme un sacrilége. Je trouvai qu'il
avait confondu la curiosité de l'homme avec la fonction du prêtre.
D'ailleurs, l'abbé de Prémord, scrupuleux gardien de la sainte
innocence des filles, m'avait dit: _On ne doit point faire de
questions, je n'en fais jamais_, et je ne pouvais, je ne devais jamais
avoir foi en un autre prêtre que celui-là.

Il m'était impossible de songer à me confesser à mon vieux curé de
Saint-Chartier. J'étais trop intime, trop familière avec lui. J'avais
trop joué avec lui dans mon enfance; je lui avais fait trop de niches,
et je le sentais aussi incapable de me diriger que je l'étais de
m'accuser à lui sérieusement. J'allais à sa messe: en sortant, je
déjeûnais avec lui, il essuyait lui-même, bon gré, mal gré, mes
souliers crottés. J'étais obligée de lui retenir le bras pour
l'empêcher de boire, parce qu'il me ramenait en croupe sur sa jument.
Il me racontait ses peines de ménage, les colères de sa gouvernante;
je les grondais tous deux, tour à tour, de leurs mauvais caractères.
Il n'y avait pas moyen de changer de pareilles relations, ne fût-ce
qu'une heure par mois, au tribunal de la pénitence. Je savais, par mon
frère et par mes petites amies de campagne, comment il écoutait la
confession. Il n'en entendait pas un mot, et comme ces enfans
espiègles s'accusaient par moquerie des plus grandes énormités, à
toutes choses il répondait: «Très bien, très bien. Allons! est-ce
bientôt fini?»

Je n'aurais pu me débarrasser de ces souvenirs, et comme je sentais
bien la dévotion catholique me quitter jour par jour, je ne voulais
pas m'exposer à la voir partir tout d'un coup, malgré moi, sans me
sentir fondée par quelque raison vraiment sérieuse à l'abjurer
volontairement.

Je n'avais jamais fait maigre les vendredis et samedis chez ma
grand'mère. Elle ne le voulait pas. L'abbé de Prémord m'avait
recommandé d'avance de me soumettre à cette infraction à la règle.
Ainsi peu à peu j'arrivai à ne pratiquer que la prière, et encore
était-elle presque toujours rédigée à ma guise.

Chose étrange ou naturelle, jamais je ne fus plus religieuse, plus
enthousiaste, plus absorbée en Dieu qu'au milieu de ce relâchement
absolu de ma ferveur pour le culte. Des horizons nouveaux s'ouvraient
devant moi. Ce que Leibnitz m'avait annoncé, l'amour divin redoublé et
ranimé par la foi mieux éclairée, Jean-Jacques me l'avait fait
comprendre, et ma liberté d'esprit, recouvrée par ma rupture avec le
prêtre, me le faisait sentir. J'éprouvai une grande sécurité, et de ce
jour les bases essentielles de la foi furent inébranlablement posées
dans mon âme. Mes sympathies politiques, ou plutôt mes aspirations
fraternelles, me firent admettre, sans hésitations et sans scrupule,
que l'esprit de l'Église était dévié de la bonne route et que je ne
devais pas le suivre sur la mauvaise. Enfin, je m'arrêtai à ceci: que
nulle Église chrétienne n'avait le droit de dire: Hors de moi, point
de salut.

J'ai entendu depuis des catholiques soutenir, ce que je voulais encore
me persuader alors, à savoir: que cette sentence ne ressortait pas
absolument des arrêts de l'Église papale. Je pense qu'ils se
trompaient, comme j'avais essayé de me tromper moi-même. Mais en
supposant qu'ils eussent raison, il faudrait conclure qu'il n'y a pas,
qu'il n'y a jamais eu, qu'il ne pourra jamais y avoir d'orthodoxie, ni
là, ni ailleurs. Du moment que Dieu ne repousse les fidèles d'aucune
Église, le catholicisme n'existe plus. Qu'il paraisse encore excellent
à un assez grand nombre d'esprits religieux, et qu'il soit décrété
culte de la majorité des Français, je n'y fais aucune opposition de
conscience; mais s'il admet lui-même qu'il ne damne pas les dissidens,
il doit admettre la discussion, et nul pouvoir humain ne peut
légitimement l'entraver, pourvu qu'elle soit sérieuse, tolérante,
sincère et digne; car toute calomnie est une persécution, toute injure
est un attentat contre lesquels les lois de tout pays doivent une
protection impartiale à chacun et à tous.

Le jeune homme pour qui on m'avait supposé de l'inclination était un
des ***. Je l'appellerai Claudius, du premier nom qui me tombe sous la
main et que ne porte aucune personne à moi connue. Sa famille était
une des plus nobles du pays et avait eu de la fortune. L'éducation de
dix enfans avait achevé de ruiner les parens de Claudius. Quelques-uns
avaient entaché leur blason par de grands désordres et une fin
tragique. Trois fils restaient. Des deux aînés, je n'ai rien à dire
qui ait rapport à cette phase de mon existence philosophique et
religieuse. Le seul qui s'y soit trouvé mêlé indirectement, comme on
l'a déjà vu, était le plus jeune.

Il était d'une belle figure et ne manquait ni de savoir, ni
d'intelligence, ni d'esprit. Il se destinait aux sciences, où il a eu
depuis une certaine notoriété. Pauvre à cette époque, encore plus par
le fait de l'avarice sordide de sa mère que par sa situation, il se
destinait à être médecin. De grandes privations et beaucoup d'ardeur
au travail avaient ébranlé sa santé. On le croyait phthisique. Il en a
été appelé: mais il est mort de maladie dans la force de l'âge.

Deschartres, qui avait été lié avec son père, et qui s'intéressait à
un gentilhomme étudiant, me l'avait présenté et l'avait même engagé à
me donner quelques leçons de physique. Je m'occupais aussi
d'ostéologie, voulant apprendre un peu de chirurgie et d'anatomie par
conséquent, pour seconder Deschartres, au besoin, dans les opérations
où je pouvais être initiée, pour le remplacer même dans le cas de
blessures peu graves. Il avait coupé des bras, amputé des doigts,
remis des poignets, rafistolé des têtes fendues en ma présence et avec
mon aide. Il me trouvait très adroite, très prompte et sachant vaincre
la douleur et le dégoût quand il le fallait. De très bonne heure il
m'avait habituée à retenir mes larmes et à surmonter mes défaillances.
C'était un très grand service qu'il m'avait rendu que de me rendre
capable de rendre service aux autres.

Ce Claudius apporta des têtes, des bras, des jambes dont Deschartres
avait besoin pour me démontrer le point de départ. Il me les faisait
dessiner d'après nature (le temps nous manqua pour aller plus loin que
la théorie de la charpente osseuse). Un médecin de la Châtre nous
prêta même un squelette de petite fille tout entier, qui resta
longtemps étendu sur ma commode; et, à ce propos, je dois me rappeler
et constater un effet de l'imagination qui prouve que toute femmelette
peut se vaincre.

Une nuit, je rêvais que mon squelette se levait et venait tirer les
rideaux de mon lit. Je m'éveillai, et le voyant fort tranquille à la
place où je l'avais mis, je me rendormis fort tranquillement.

Mais le rêve s'obstina, et cette petite fille desséchée se livra à
tant d'extravagances qu'elle me devint insupportable. Je me levai et
la mis à la porte, après quoi je dormis fort bien. Le lendemain elle
recommença ses sottises; mais cette fois je me moquai d'elle, et elle
prit de parti de rester sage, pendant tout le reste de l'hiver, sur ma
commode.

Je reviens à Claudius. Il était moins facétieux que mon squelette, et
je n'eus jamais avec lui, à cette époque, que des conversations toutes
pédagogiques. Il retourna à Paris, et, chargé par moi de m'envoyer une
centaine de volumes, il m'écrivit plusieurs fois pour me donner des
renseignemens et me demander mon goût sur le choix des éditions. Je
voulais avoir à moi plusieurs ouvrages qui m'avaient été prêtés, une
série de poètes que je ne connaissais pas, et divers traités
élémentaires, je ne sais plus lesquels, dont Deschartres lui avait
donné la liste.

Je ne sais pas s'il chercha des prétextes pour m'écrire plus souvent
que de besoin: il n'y parut point jusqu'à une lettre très sérieuse, un
peu pédante et pourtant assez belle, qui, je m'en souviens, commençait
ainsi: «Ame vraiment philosophique, vous avez bien raison, mais vous
êtes la vérité qui tue.»

Je ne me souviens pas du reste, mais je sais que j'en fus étonnée et
que je la montrai à Deschartres en lui demandant, avec une naïveté
complète, pourquoi de grands éloges sur ma logique étaient mêlés d'une
sorte de reproche désespéré.

Deschartres n'était pas beaucoup plus expert que moi sur ces matières.
Il fut étonné aussi, lui, relut, et me dit avec candeur: «Je crois
bien que cela veut être une déclaration d'amour. Qu'est-ce que vous
avez donc écrit à ce garçon?

--Je ne m'en souviens déjà plus, lui dis-je. Peut-être quelques lignes
sur La Bruyère, dont je suis coiffée pour le moment. Cela lui sert de
prétexte pour revenir, comme vous voyez, sur la conversation que nous
avons eue tous les trois à sa dernière visite.

--Oui, oui, j'y suis, dit Deschartres. Vous avez prononcé, de par vos
moralistes chagrins, de si beaux anathèmes contre la société, que je
vous ai dit: «Quand on voit les choses si en noir, il n'y a qu'un
parti à prendre, c'est de se faire religieuse! Vous voyez à quelles
conséquences stupides cela mènerait un esprit aussi absolu que le
vôtre. Claudius s'est récrié. Vous avez parlé de la vie de retraite et
de renoncement d'une manière assez spécieuse, et à présent ce jeune
homme vous dit que vous n'avez d'amour que pour les choses abstraites
et qu'il en mourra de chagrin.

Espérons que non, répondis-je, mais je crois que vous vous trompez. Il
me dit plutôt que mon détachement des choses du monde est contagieux,
et qu'il tourne lui-même au scepticisme à cet endroit-là.»

La lettre relue, nous nous convainquîmes que ce n'était pas une
déclaration, mais au contraire une adhésion à ma manière de voir, un
peu trop solennelle, et du ton d'un homme qui se pose en philosophe
vainqueur des illusions de la vie.

En effet, Claudius m'écrivit d'autres lettres où il s'expliqua
nettement sur la résolution qui s'était faite en lui depuis qu'il me
connaissait. J'étais à ses yeux un être supérieur qui avait d'un mot
tranché toutes ses irrésolutions. Il n'y avait de but que la science;
la médecine n'était qu'une branche secondaire; il voulait s'élever aux
idées transcendantes, n'avoir pas d'autre passion, et demander aux
sciences exactes le but de la création.

Ne cherchant plus de prétextes pour m'écrire, il m'écrivit souvent.
Ses lettres avaient quelque valeur par leur sincérité froide et
tranchante. Deschartres trouva que ce commerce d'esprit ne m'était pas
inutile, et rien ne lui sembla plus naturel qu'une correspondance
sérieuse entre deux jeunes gens qui eussent pu fort bien être épris
l'un de l'autre, tout en se parlant de Malebranche et consorts.

Il n'en fut pourtant rien. Claudius était trop pédant pour ne pas
trouver une sorte de satisfaction à ne pas être amoureux en dépit de
l'occasion. J'étais trop étrangère à tout sentiment de coquetterie et
encore trop éloignée de la moindre notion d'amour pour voir en lui
autre chose qu'un professeur.

Ma vie s'arrangeait en cela, et en plusieurs autres points, pour une
marche indépendante de tous les usages reçus dans le monde, et
Deschartres, loin de me retenir, me poussait à ce qu'on appelle
l'excentricité, sans que ni lui ni moi en eussions le moindre soupçon.
Un jour, il m'avait dit: «Je viens de rendre visite au comte de.... et
j'ai eu une belle surprise. Il chassait avec un jeune garçon qu'à sa
blouse et à sa casquette, j'allais traiter peu cérémonieusement, quand
il m'a dit: «C'est ma fille. Je la fais habiller en gamin pour qu'elle
puisse courir avec moi, grimper et sauter sans être gênée par des
vêtemens qui rendent les femmes impotentes à l'âge où elles ont le
plus besoin de développer leurs forces.»

Ce comte de *** s'occupait, je crois, d'idées médicales, et, à ses
yeux, ce travestissement était une mesure d'hygiène excellente.
Deschartres abondait dans son sens. N'ayant jamais élevé que des
garçons, je crois qu'il était pressé de me voir en homme, afin de
pouvoir se persuader que j'en étais un. Mes jupes gênaient sa gravité
de cuistre, et il est certain que quand j'eus suivi son conseil et
adopté le sarrau masculin, la casquette et les guêtres, il devint dix
fois plus magister, et m'écrasa sous son latin, s'imaginant que je le
comprenais bien mieux.

Je trouvai, pour mon compte, mon nouveau costume bien plus agréable
pour courir, que mes jupons brodés qui restaient en morceaux accrochés
à tous les buissons. J'étais devenue maigre et alerte, et il n'y avait
pas si longtemps que je ne portais plus mon _uniforme d'aide-de-camp
de Murat_, pour ne plus m'en souvenir.

Il faut se souvenir aussi qu'à cette époque les jupes sans plis
étaient si étroites, qu'une femme était littéralement comme dans un
étui, et ne pouvait franchir décemment un ruisseau sans y laisser sa
chaussure.

Deschartres avait la passion de la chasse, et il m'y emmenait
quelquefois à force d'obsessions. Cela m'ennuyait, justement à cause
de la difficulté de traverser les buissons, qui sont multipliés à
l'infini et garnis d'épines meurtrières dans nos campagnes. J'aimais
seulement la chasse aux cailles avec le hallier et l'appeau dans les
blés verts. Il me faisait lever avant le jour. Couchée dans un sillon,
_j'appelais_, tandis qu'à l'autre extrémité du champ il rabattait le
gibier. Nous rapportions tous les matins huit ou dix cailles vivantes
à ma grand'mère, qui les admirait et les plaignait beaucoup, mais qui,
ne se nourrissant que de menu gibier, m'empêchait de trop regretter le
destin de ces pauvres créatures si jolies et si douces.

Deschartres, très affectueux pour moi et très occupé de ma santé, ne
songeait plus à rien quand il entendait glousser la caille auprès de
son filet. Je me laissais aussi emporter un peu à cet amusement
sauvage de guetter et de saisir une proie. Aussi mon rôle d'_appeleur_
consistant à être couchée dans les blés inondés de la rosée du matin,
me ramena les douleurs aiguës dans tous les membres que j'avais
ressenties au couvent. Deschartres vit qu'un jour je ne pouvais monter
sur mon cheval et qu'il fallait m'y porter. Les premiers mouvemens de
ma monture m'arrachaient des cris, et ce n'était qu'après de vigoureux
temps de galop aux premières ardeurs du soleil que je me sentais
guérie. Il s'étonna un peu et constata enfin que j'étais couverte de
rhumatismes. Ce lui fut une raison de plus pour me prescrire les
exercices violens et l'habit masculin qui me permettait de m'y livrer.

Ma grand'mère me vit ainsi et pleura. «Tu ressembles trop à ton père,
me dit-elle. Habille-toi comme cela pour courir, mais rhabille-toi en
femme en rentrant, pour que je ne m'y trompe pas, car cela me fait un
mal affreux, et il y a des momens où j'embrouille si bien le passé
avec le présent, que je ne sais plus à quelle époque j'en suis de ma
vie.»

Ma manière d'être ressortait si naturellement de la position
exceptionnelle où je me trouvais, qu'il me paraissait tout simple de
ne pas vivre comme la plupart des autres jeunes filles. On me jugea
très bizarre, et pourtant je l'étais infiniment moins que j'aurais pu
l'être, si j'y eusse porté le goût de l'affectation et de la
singularité. Abandonnée à moi-même en toutes choses, ne trouvant plus
de contrôle chez ma grand'mère, oubliée en quelque sorte de ma mère,
poussée à l'indépendance absolue par Deschartres, ne sentant en moi
aucun trouble de l'âme ou des sens, et pensant toujours, malgré la
modification qui s'était faite dans mes idées religieuses, à me
retirer dans un couvent, avec ou sans vœux monastiques, ce qu'on
appelait autour de moi l'_opinion_ n'avait pour moi aucun sens, aucune
valeur, et ne me paraissait d'aucun usage.

Deschartres n'avait jamais vu le monde à un point de vue pratique.
Dans son amour pour la domination, il n'acceptait aucune entrave à ses
jugemens, rapportant tout à sa sagesse, à son _omnicompétence_,
infaillible à ses propres yeux,

    Et comme du fumier regardant tout le monde,

excepté ma grand'mère, lui et moi; il ne riait pourtant pas comme moi
de la critique. Elle le mettait en colère. Il s'indignait jusqu'à
l'invective furibonde contre les sottes gens qui se permettaient de
blâmer mon peu d'égards pour leurs coutumes.

Il faut dire aussi qu'il s'ennuyait. Il avait eu une vie
extraordinairement active, dont il lui fallait retrancher beaucoup
depuis la maladie de ma grand'mère. Il avait acheté, avec ses
économies, un petit domaine à dix ou douze lieues de chez nous, où il
allait autrefois passer des semaines entières. N'osant plus découcher,
dans la crainte de retrouver sa malade plus compromise, il commençait
à étouffer dans son embonpoint bilieux. Et puis, surtout, il était
privé de la société de cette amie qui lui avait tenu lieu de tout ce
qu'il avait ignoré dans la vie. Il avait besoin de s'attacher
exclusivement à quelqu'un et de lui reporter l'admiration et
l'engouement qu'il n'accordait à personne autre. J'étais donc devenue
son Dieu, et peut-être plus encore que ma grand'mère ne l'avait
jamais été, puisqu'il me regardait comme son ouvrage et croyait
pouvoir s'aimer en moi comme dans un reflet de ses perfections
intellectuelles.

Bien qu'il m'assommât souvent, je consentais à satisfaire son besoin
de discuter et de disserter, en lui sacrifiant des heures que j'aurais
préféré donner à mes propres recherches. Il croyait tout savoir, il se
trompait. Mais comme il savait beaucoup de choses et possédait une
mémoire admirable, il n'était pas ennuyeux à l'intelligence;
seulement, il était fatiguant pour le caractère, à cause de
l'exubérance de vanité du sien. Avec la figure la plus refrognée et le
langage le plus absolu qui se puissent imaginer, il avait soif de
quelques momens de gaîté et d'abandon. Il plaisantait lourdement, mais
il riait de bon cœur quand je le plaisantais. Enfin il souffrait tout
de moi, et tandis qu'il prenait en aversion violente quiconque ne
l'admirait pas, il ne pouvait se passer de mes contradictions et de
mes taquineries. Ce dogue hargneux était un chien fidèle, et, mordant
tout le monde, se laissait tirer les oreilles par l'enfant de la
maison.

Voilà par quel concours de circonstances toutes naturelles j'arrivai à
scandaliser effroyablement les commères mâles et femelles de la ville
de La Châtre. A cette époque, aucune femme du pays ne se permettait de
monter à cheval, si ce n'est en croupe de son _valet_ des champs. Le
costume, non pas seulement du garçon pour les courses à pied, mais
encore l'amazone et le chapeau rond, étaient une abomination: l'étude
des _os de mort_, une profanation; la chasse, une destruction;
l'étude, une aberration, et mes relations enjouées et tranquilles avec
des jeunes gens, fils des amis de mon père, que je n'avais pas cessé
de traiter comme des camarades d'enfance, et que je voyais, du reste,
fort rarement, mais à qui je donnais une poignée de main sans rougir
et me troubler comme une dinde amoureuse, c'était de l'effronterie,
de la dépravation, que sais-je? Ma religion même fut un sujet de
glose et de calomnie stupide. Était-il convenable d'être pieuse, quand
on se permettait des choses si étonnantes? Cela n'était pas possible.
Il y avait là-dessous quelque diablerie. Je me livrais aux sciences
occultes. J'avais fait semblant une fois de communier, mais j'avais
emporté l'hostie sainte dans mon mouchoir, on l'avait bien vu! J'avais
donné rendez-vous à Claudius et à ses frères, et nous en avions fait
une cible; nous l'avions traversée à coups de pistolet. Une autre fois
j'étais entrée à cheval dans l'église, et le curé m'avait chassée au
moment où je caracolais autour du maître-autel. C'était depuis ce
jour-là qu'on ne me voyait plus à la messe et que je n'approchais plus
des sacremens. André, mon pauvre page rustique, n'était pas bien net
dans tout cela. C'était ou mon amant, ou une espèce d'appariteur, dont
je me servais dans mes conjurations. On ne pouvait rien lui faire
avouer de mes pratiques secrètes: mais j'allais la nuit dans le
cimetière déterrer des cadavres avec Deschartres; je ne dormais
jamais, je ne m'étais pas mise au lit depuis un an. Les pistolets
chargés qu'André avait toujours dans les fontes de sa selle en
m'accompagnant à cheval, et les deux grands chiens qui nous suivaient,
n'étaient pas non plus une chose bien naturelle. Nous avions tiré sur
des paysans, et des enfans avaient été étranglés par ma chienne
Velléda. Pourquoi non? Ma férocité était bien connue. J'avais du
plaisir à voir des bras cassés et des têtes fendues, et chaque fois
qu'il y avait du sang à faire couler, Deschartres m'appelait pour m'en
donner le divertissement.

Cela peut paraître exagéré. Je ne l'aurais pas cru moi-même, si, par
la suite, je ne l'avais vu _écrit_. Il n'y a rien de plus bêtement
méchant que l'habitant des petites villes. Il en est même
divertissant, et quand ces folies m'étaient rapportées, j'en riais de
bon cœur, ne me doutant guère qu'elles me causeraient plus tard de
grands chagrins.

J'avais déjà subi, de la part de ces imbéciles, une petite
persécution, dont j'avais triomphé. Au milieu de l'été, à l'époque où
ma grand'mère était le mieux portante, j'avais dansé la bourrée sans
encombre à la fête du village, en dépit de menaces qui avaient été
faites contre moi à mon insu. Voici à quelle occasion:

Je voyais souvent une bonne vieille fille qui demeurait à un quart de
lieue de chez moi, dans la campagne. C'était encore Deschartres qui
m'y avait menée et qui la jugeait la plus honnête personne du monde.
Je crois encore qu'il ne s'était pas trompé, car j'ai toujours vu
cette bonne fille ou occupée de son vieux oncle, qui mourait d'une
maladie de langueur et qu'elle soignait avec une piété vraiment
filiale, ou vaquant aux soins de la campagne et du ménage avec une
activité et une bonhomie touchantes. J'aimais son petit intérieur
demi-rustique, tenu avec une propreté hollandaise, ses poules, son
verger, ses galettes qu'elle tirait du four elle-même pour me les
servir toutes chaudes. J'aimais surtout sa droiture, son bon sens, son
dévoûment pour l'oncle et le réalisme de ses préoccupations
domestiques, qui me faisait descendre de mes nuages et se présentait à
moi avec un charme très pur et très bienfaisant.

Il lui vint une sœur qui me parut aussi très bonne femme, mais dont
il plut aux moralistes de la ville de penser et de dire beaucoup de
mal, j'ai toujours ignoré pourquoi, et je crois encore qu'il n'y avait
pas d'autre raison à cela que la fantaisie de diffamation qui dévore
les esprits provinciaux.

Il y avait une quinzaine de jours que cette sœur était au pays et je
l'avais vue plusieurs fois. Elle me dit qu'elle viendrait à la fête de
notre village; elle y vint, et je lui parlai comme à une personne que
l'on connaît sous de bons rapports.

Ce fut une indignation générale, et on décréta que je foulais aux
pieds, avec affectation, toutes les convenances. C'était une insulte à
l'_opinion_ des messieurs et dames de la ville. Je ne me doutais de
rien. Quelqu'un de charitable vint m'avertir, et comme, en somme, on
ne me disait contre cette femme rien qui eût le sens commun, je
trouvai lâche de lui tourner le dos et continuai à lui parler chaque
fois que je me trouvai auprès d'elle dans le mouvement de la fête.

Plusieurs garçons judicieux, artisans et bourgeois, prétendirent que
je le faisais _à l'exprès_ pour narguer le _monde_, et s'entendirent
pour me faire ce qu'ils appelaient _un affront_, c'est-à-dire qu'ils
ne me feraient pas danser. Je ne m'en aperçus pas du tout, car tous
les paysans de chez nous m'invitèrent, et comme de coutume, je ne
savais à qui entendre.

Mais il paraît que je risquais bien de n'avoir pas l'honneur d'être
invitée par les gens de la ville, s'ils eussent été tous aussi bêtes
les uns que les autres. Il se trouva que les premiers n'étaient pas en
nombre, et que j'avais là des amis inconnus qui s'entendirent pour
conjurer l'orage: entre autres, un tanneur à qui j'ai toujours su gré
de s'être posé pour moi en chevalier dans cette belle affaire, quoique
je ne lui eusse jamais parlé. Il se fit donc autour de lui un groupe
toujours grossissant de mes défenseurs, et je dansai avec eux jusqu'à
en être lasse, un peu étonnée de les voir si empressés autour de moi
qui ne les connaissais pas du tout, tandis que Deschartres se
promenait à mes côtés d'un air terrible.

Il m'expliqua ensuite tout ce qui s'était passé. Je lui reprochai de
ne pas m'avoir avertie. J'aurais quitté la fête plutôt que de servir
de prétexte à quelque rixe. Mais ce n'était pas la manière de voir de
Deschartres. «Je l'aurais bien voulu! s'écria-t-il tout malade de
n'avoir pas trouvé l'occasion d'éclater; j'aurais voulu qu'un de ces
ânes dît un mot qui me permit de lui casser bras et jambes!--Bah! lui
dis-je, cela vous aurait forcé à les leur remettre, et vous avez bien
assez de besogne sans cela.» Deschartres, exerçant gratis, avait une
grosse clientèle.

Ce petit fait nous occupa fort peu l'un et l'autre, mais nous donna
lieu de parler de l'opinion, et je pensai, pour la première fois, à me
demander quelle importance on devait y attacher. Deschartres, qui
était toujours en contradiction ouverte avec lui-même, ne s'en était
jamais préoccupé dans sa conduite, et s'imaginait devoir la respecter
en principe. Quant à moi, j'avais encore dans l'oreille toutes les
paroles sacrées, et celle-ci entre autres: «Malheur à celui par qui le
scandale arrive!»

Mais il s'agissait de définir ce que c'est que le scandale.
«Commençons par là, disais-je à mon pédagogue. Nous verrons ensuite à
définir ce que c'est que l'opinion.--L'opinion, c'est très vague,
disait Deschartres. Il y en a de toutes sortes. Il y a l'opinion des
sages de l'antiquité, qui n'est pas celle des modernes; celle des
théologiens, qui n'est que controverse éternelle; celle des gens du
monde, qui varie encore selon les cultes. Il y a l'opinion des
ignorans, qu'on doit nommer préjugés; enfin, il y a celle des sots,
qu'on doit mépriser profondément. Quant au scandale, c'est bien clair!
C'est l'impudeur dans le mal, dans le vice, dans toutes les actions
mauvaises.

--Vous dites l'impudeur dans le mal: il peut donc y avoir de la pudeur
dans le vice, dans toutes les mauvaises actions?

--Non, c'est une manière de dire: mais enfin, une certaine honte des
égaremens où l'on tombe est encore un hommage rendu à la morale
publique.

--Oui et non, grand homme! Celui qui fait le mal par légèreté, par
entraînement, par passion, enfin sans en avoir conscience, ne songe
pas à s'en cacher. S'il peut oublier le jugement de Dieu, il n'est
guère étonnant qu'il oublie celui des hommes. Je plains sa folie. Mais
celui qui se cache habilement et sait se préserver du blâme me paraît
beaucoup plus odieux. Il pèche donc bien sciemment contre Dieu,
celui-là, puisqu'il y porte assez de réflexion pour ne pas se laisser
juger par les hommes. Je le méprise!

--C'est très juste. Donc, il ne faut avoir rien de mauvais à cacher.

--Croyez-vous que vous et moi, par exemple, nous ayons à rougir de
quelque vice, de quelque penchant au mal?

--Non certainement.

--Alors, pourquoi crie-t-on au scandale autour de nous?

--Le fait de certaines imbécillités ne prouve rien. Mais cependant il
ne faudrait pas pousser à l'extrême l'esprit d'indépendance que, dans
cette occasion-ci, je partage avec vous. Vous êtes appelée à vivre
dans le monde; si telle ou telle chose innocente en soi-même, et que
je juge sans inconvénient, venait à blesser les idées de votre
entourage, il faudrait bien y renoncer.

--Cela dépend, grand homme. Les choses indifférentes en elles-mêmes
doivent être sacrifiées au savoir-vivre, comme disait toujours ma
pauvre bonne-maman quand elle m'enseignait, et, par le savoir-vivre,
elle entendait l'affection, l'obligeance, l'esprit de famille ou de
charité. Mais les choses qui sont essentiellement bonnes, peut-on et
doit-on s'en abstenir parce qu'elles sont méconnues et mal
interprétées? Pour sauver l'honneur d'un parent ou d'un ami, on peut
être forcé d'exposer le sien à des soupçons. Pour lui sauver la vie,
on peut être condamné à mentir. Pour avoir assisté un malheureux
écrasé à tort ou à raison sous le blâme public, il arrive que
l'intolérance vous rend solidaire de la réprobation qui pèse sur lui.
Je vois dans l'exercice de la charité chrétienne, qui est la première
de toutes les vertus, mille devoirs qui doivent scandaliser le monde.
Donc, quand Jésus a dit: «Si l'un de vous scandalise un de ces petits
qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui avoir une pierre au
cou et être jeté dans le fond de la mer,» il a voulu parler de ce qui
est le mal, et il l'a entendu d'une manière absolue toute conforme à
sa doctrine. Il a dit de la pécheresse: «_Que celui de vous qui est
sans péché lui jette la première pierre_,» et ses enseignemens aux
disciples se résument ainsi: «Supportez les injures, le blâme, la
calomnie, tous les genres de persécution de la part de ceux qui ne
croient point en ma parole.»--Or, ce que le monde appelle scandale
n'est pas toujours le scandale, et ce qu'il appelle l'opinion n'est
qu'une convention arbitraire qui change, selon les temps, les lieux et
les hommes.

--Sans doute, sans doute, disait Deschartres. _Vérité en deçà, erreur
au delà_; mais le bon citoyen respecte les croyances du milieu où il
se trouve. Ce milieu se compose de sages et de fous, de gens capables
et d'êtres stupides. Le choix n'est pas difficile à faire!

--Il y a donc deux opinions?

--Oui, la vraie et la fausse, mères de toutes les autres nuances.

--S'il y en a deux, il n'y en a pas.

--Voyez le paradoxe!

--C'est pour l'Église orthodoxe, grand homme! Il n'y en a qu'une ou il
n'y en a pas. Vous me dites que j'aurai à respecter le milieu où la
destinée me jettera. C'est là le paradoxe! Si ce milieu est mauvais,
je ne le respecterai pas; je vous en avertis.

--Vous voilà encore avec votre fausse logique! Je vous ai enseigné la
logique, mais vous allez à l'extrême et rendez faux, par l'abus des
conséquences, ce qui est vrai au point de départ. Le monde n'est pas
infaillible, mais il a l'autorité. Il faut, dans tous les doutes, s'en
remettre à l'autorité. Telle chose excellente en soi peut scandaliser.

--Il faut s'en abstenir?

--Non! il faut la faire, mais avec prudence quelquefois. Il faut
quelquefois se cacher pour faire le bien, malgré le proverbe: Tu te
caches, donc tu fais mal.

--A la bonne heure, grand homme! Vous avez dit le mot: _Prudence_.
C'est tout autre chose, cela. Il ne s'agit plus ni du bien, ni du mal,
ni du scandale, ni de l'opinion à définir. Tout cela est vague dans
l'ordre des choses humaines. Il faut avoir de la prudence! Eh bien! je
vous dis, moi, que la prudence est un agrément et un avantage
personnels, mais que la conscience intime étant le seul juge, à défaut
de juges absolument compétens dans la société, je me crois
complétement libre de manquer de prudence, s'il me plaît de supporter
tout le blâme et toutes les persécutions qui s'attachent aux devoirs
périlleux et difficiles.

--C'est trop présumer de vos forces. Vous ne trouverez pas la chose
si aisée que vous croyez, ou bien vous vous exposerez à de grands
malheurs.

--Je ne me crois pas des forces extraordinaires. Je sais que je
prendrai là une tâche très rude, aussi je m'arrange à l'avance pour me
la faire aussi légère que possible. Pour cela, il y a un moyen très
simple.

--Voyons!

--C'est de rompre dès à présent, dès ce premier jour où mes yeux
s'ouvrent à l'inconséquence des choses humaines, avec le commerce de
ce qu'on appelle le monde. Vivre dans la retraite en faisant le bien,
soit dans un couvent, soit ici, ne quêtant l'approbation de personne,
n'ayant aucun besoin de la société banale des indifférens, me souciant
de Dieu, de quelques amis et de moi-même, voilà tout. Qu'y a-t-il de
si difficile? ma grand'mère n'a-t-elle pas arrangé ainsi toute la
dernière moitié de sa vie?»

Quand je me laissais aller à la pensée de reculer le plus possible le
choix d'un état dans la vie; quand je parlais d'attendre l'âge de
vingt-cinq ou trente ans pour me décider au mariage ou à la profession
religieuse, et de m'adonner, jusque-là, à la science avec Deschartres,
dans notre tranquille solitude de Nohant, il n'avait plus d'argumens
pour me combattre, tant ce rêve lui souriait aussi. Malgré son peu
d'imagination, il m'aidait à faire des châteaux en Espagne, et
finissait par croire qu'à force de m'inculquer la sagesse, il m'avait
rendue supérieure à lui-même.

Dans nos entretiens, je l'amenais donc presque toujours à mes
conclusions, et même dans les choses d'enthousiasme où il n'était
certainement pas inférieur à moi. Tout en raillant son amour-propre et
ses contradictions, je sentais fort bien qu'il était tout au moins mon
égal pour le cœur. Seulement le mien, plus jeune et plus excité,
avait des élans plus soutenus, et le sien, engourdi par l'âge et
l'habitude des soins matériels, avait besoin d'être réveillé de temps
en temps. Il affectait de préférer la sagesse à la vertu, et la raison
à l'enthousiasme; mais, au fond, il avait bien réellement dans l'âme
des vertus dont je n'avais encore que l'ambition, et une conscience du
devoir qui lui faisait fouler aux pieds, à chaque instant, tous ses
intérêts personnels.

Le résumé que je viens de faire de nos entretiens d'une semaine ou
deux n'a pas été arrangé après coup. J'ai changé de point de vue
plusieurs fois dans ma vie, sur la marche et le détail des choses en
voie d'éclaircissement et de progrès; mais tout ce qui a été
conclusion de philosophie à mon usage dans les choses essentielles a
été réglé une fois pour toutes, la première fois que mon esprit a été
conduit par un fait d'expérience, frivole ou sérieux, à se poser
nettement la question du devoir. Quand j'avais, au couvent, des
scrupules de dévotion, c'est à dire des incertitudes de jugement, je
crois que j'étais plus logique que l'abbé de Prémord et Mme Alicia.
Catholique, je ne voulais pas l'être à moitié et croyais n'avoir pas
touché le but tant qu'un grain de sable m'avait fait trébucher.
J'entreprenais l'impossible, parce que rien ne semble impossible aux
enfans. Je croyais à quelque chose d'absolu qui n'existe pas pour
l'humanité et dont la suprême sagesse lui a refusé le secret. Aussitôt
que je me crus fondée à raisonner ma croyance et à l'épurer en lui
cherchant l'appui et la sanction de mes meilleurs instincts, je n'eus
plus de doute et je n'eus plus à revenir sur mes décisions. Ce ne fut
pas force de caractère. Les doutes ne reparurent pas, voilà tout.

Beaucoup de points importants furent ainsi tranchés dès lors en moi,
avec ou sans Deschartres, avec et sans l'abbé de Prémord. Beaucoup
d'autres restèrent encore lettres closes, entre autres tout ce qui
était relatif à l'amour ou au mariage. Le temps n'était pas venu pour
moi d'y songer, puisque aucune de ces fibres n'avait encore vibré en
moi.

Quand je me souviens de ces contentions d'esprit et de la joie que me
donnaient tout à coup mes certitudes, il me semble bien que j'avais le
ridicule des écoliers qui croient avoir découvert eux-mêmes la sagesse
des siècles; mais quand je me demande aujourd'hui, fort
tranquillement et après longue expérience de la vie, si j'avais
raison de mépriser si hardiment les idées fausses et les vains devoirs
qui tuent la foi aux devoirs sérieux, je trouve que je n'avais pas
tort, et je sens que si c'était à recommencer, je ne ferais pas mieux.



CHAPITRE DIX-NEUVIEME.

  La maladie de ma grand'mère s'aggrave encore.--Fatigues
    extrêmes.--_Réné_, _Byron_, _Hamlet_.--Etat maladif de
    l'esprit.--Maladie du suicide.--La rivière.--Sermon de
    Deschartres.--Les classiques.--Correspondances.--Fragmens de
    lettres d'une jeune fille.--Derniers jours de ma
    grand'mère.--Sa mort.--La nuit de Noël.--Le cimetière.--La
    veillée du lendemain.


On a vu comment une circonstance très minime m'avait amenée à soulever
des problèmes. Il en est toujours ainsi pour tout le monde, et bien
qu'on soit convenu de dire qu'il ne faut pas se placer à un point de
vue personnel, il n'en pourra jamais être autrement dans les choses
pratiques. Tel qui ferait une mauvaise action, s'il se révoltait
contre l'opinion des gens vertueux et éclairés qui le guident et
l'entourent, est nécessairement porté, s'il a le sentiment du juste, à
regarder l'opinion comme une loi; mais celui qui n'est aux prises
qu'avec des niais injustes doit s'interroger avant de leur céder, et
partir de là pour reconnaître qu'il n'y a nulle part, entre Dieu et
lui, de contrôle légitimement absolu pour les faits de sa vie intime.
La conséquence étendue à tous de cette vérité certaine, c'est que la
liberté de conscience est inaliénable. En appréciant le fait par
l'intention, les jésuites avaient proclamé ce principe, probablement
sans en voir tous les résultats en dehors de leur ordre.

La petite aventure de la fête du village avait donc été le prélude des
calomnies monstrueusement ridicules qui se forgèrent sur mon compte
peu de temps après, avec un _crescendo_ des plus brillans. Il semblait
que le mépris que j'en faisais fût un motif de fureur pour ces bonnes
gens de La Châtre, et que mon indépendance d'esprit (présumée,
puisqu'ils ne me connaissaient que de vue) fût un outrage au code
d'étiquette de leur clocher.

J'ai déjà dit que la bicoque de La Châtre était remarquable par un
nombre de gens d'esprit, considérable relativement à sa population.
Cela est encore vrai, mais partout les bons esprits sont l'exception,
même dans les grandes villes, et dans les petites, on sait que la
masse fait loi. C'est comme un troupeau de moutons où chacun, poussé
par tous, donne du nez là où la moutonnerie entière se jette. De là
une aversion instinctive contre celui qui se tient à part;
l'indépendance du jugement est le loup dévorant qui bouleverse les
esprits dans cette bergerie.

Mes relations d'amitié avec les familles amies de la mienne n'en
souffrirent pas, et je les ai gardées intactes et douces tout le reste
de ma vie.

Mais on pense bien que ma volonté de ne point voir par les yeux du
premier venu ne fit que croître et embellir quand tout ce
déchaînement vint à ma connaissance. Je trouvai un si grand calme dans
ce parti pris, que j'étais presque reconnaissante envers les sots qui
me l'avaient suggéré.

Aux approches de l'automne, ma pauvre grand'mère perdit le peu de
forces qu'elle avait recouvrées; elle n'eut plus ni mémoire des choses
immédiates, ni appréciation des heures, ni désir d'aucune distraction
sérieuse. Elle sommeillait toujours et ne dormait jamais. Deux femmes
ne la quittaient ni la nuit ni le jour. Deschartres, Julie et moi, à
tour de rôle, nous passions ou le jour ou la nuit, pour surveiller ou
compléter leurs soins. Dans ces fonctions fatigantes, Julie, bien que
très malade elle-même, fut extrêmement courageuse et patiente. Ma
pauvre grand'mère ne lui laissait guère de repos. Plus exigeante avec
elle qu'avec les autres, elle avait besoin de la gronder et de la
contredire, et Julie était forcée de nous faire intervenir souvent
pour que sa malade renonçât à des caprices impossibles à satisfaire
sans danger pour elle.

Voulant mener de front le soin de ma bonne maman, les promenades
nécessaires à ma santé et mon éducation, j'avais pris le parti, voyant
que quatre heures de sommeil ne me suffisaient pas, de ne plus me
coucher que de deux nuits l'une. Je ne sais si c'était un meilleur
système, mais je m'y habituai vite, et me sentis beaucoup moins
fatiguée ainsi que par le sommeil à petites doses. Parfois, il est
vrai, la malade me demandait à deux heures du matin, quand j'étais
dans toute la jouissance de mon repos. Elle voulait savoir de moi s'il
était réellement deux heures du matin, comme on le lui assurait. Elle
ne se calmait qu'en me voyant, et, certaine enfin de la vérité, elle
avait encore des paroles tendres pour me renvoyer dormir; mais il ne
fallait guère compter qu'elle ne recommencerait pas à s'agiter au bout
d'un quart d'heure, et je prenais le parti de lire auprès d'elle et de
renoncer à ma nuit de sommeil.

Ce dur régime ne prenait plus sensiblement sur ma santé: la jeunesse
se plie vite au changement d'habitudes; mais mon esprit s'en ressentit
profondément: mes idées s'assombrirent, et je tombai peu à peu dans
une mélancolie intérieure que je n'avais même plus le désir de
combattre.

Comme Deschartres s'en affligeait, je m'appliquai à lui cacher cette
disposition maladive. Elle redoubla dans le silence. Je n'avais pas lu
_Réné_, ce hors-d'œuvre si brillant du _Génie du Christianisme_, que,
pressée de rendre le livre à mon confesseur, j'avais réservé pour le
moment où je posséderais un exemplaire à moi. Je le lus enfin, et j'en
fus singulièrement affectée. Il me semblait que _Réné_ c'était moi.
Bien que je n'eusse aucun effroi semblable au sien dans ma vie réelle,
et que je n'inspirasse aucune passion qui pût motiver l'épouvante et
l'abattement, je me sentis écrasée par ce dégoût de la vie qui me
paraissait puiser bien assez de motifs dans le néant de toutes les
choses humaines. J'étais déjà malade; il m'arriva ce qui arrive aux
gens qui cherchent leur mal dans les livres de médecine. Je pris, par
l'imagination, tous les maux de l'âme décrits dans ce poème désolé.

Byron, dont je ne connaissais rien, vint tout aussitôt porter un coup
encore plus rude à ma pauvre cervelle. L'enthousiasme que m'avaient
causé les poètes mélancoliques d'un ordre moins élevé ou moins sombre,
Gilbert, Millevoie, Young, Pétrarque, etc., se trouva dépassé.
_Hamlet_ et _Jacques_ de Shakspeare m'achevèrent. Tous ces grands cris
de l'éternelle douleur humaine venaient couronner l'œuvre de
désenchantement que les moralistes avaient commencée. Ne connaissant
encore que quelques faces de la vie, je tremblais d'aborder les
autres. Le souvenir de ce que j'avais déjà souffert me donnait
l'effroi et presque la haine de l'avenir. Trop croyante en Dieu pour
maudire l'humanité, je m'arrangeais du paradoxe de Rousseau qui
proclame, la bonté innée dans l'homme, en maudissant l'œuvre de la
société, et en attribuant à l'action collective ce dont l'action
individuelle ne se fût jamais avisée.

Comme la conclusion de ce sophisme spécieux était que l'isolement, la
vie recueillie et cachée, sont les seuls moyens de conserver la paix
de la conscience, ne voilà-t-il pas que, de par la liberté, je
revenais au stoïcisme catholique de Gerson, et qu'épouvantée du néant
de la vie, je pensais avoir tourné dans un cercle vicieux?

Seulement Gerson promettait et donnait la béatitude au cénobite, et
mes moralistes ainsi que mes poètes ne me laissaient que le désespoir.
Gerson, toujours logique à son point de vue étroit, m'avait conseillé
de n'aimer mes semblables qu'en vue de mon propre salut, c'est-à-dire
de ne les aimer point. J'avais appris des autres à mieux entendre
Jésus et à aimer le prochain littéralement plus que moi-même: de là
une douleur infinie de voir chez mes semblables le mal dont il me
semblait si facile de se préserver, et un regret amer de ne pouvoir
emporter dans la solitude l'espérance de leur conversion.

J'avais résolu de m'abstenir de la vie: à mon rêve de couvent avait
succédé un rêve de claustration libre, de solitude champêtre. Il me
semblait que j'avais, comme _Réné_, le cœur mort avant d'avoir vécu,
et qu'ayant si bien découvert, par les yeux de Rousseau, de La
Bruyère, de Molière même, dont le _Misanthrope_ était devenu mon code,
par les yeux enfin de tous ceux qui ont vécu, senti, pensé et écrit,
la perversité et la sottise des hommes, je ne pourrais jamais en aimer
un seul avec enthousiasme, à moins qu'il ne fût, comme moi, une espèce
de sauvage, en rupture de ban avec cette société fausse et ce monde
fourvoyé.

Si Claudius, avec son esprit, son savoir et son scepticisme à
l'endroit des choses humaines, eût eu, comme moi, l'idéal religieux,
j'eusse peut-être pensé à lui; j'y pensai même, pour me questionner à
ce sujet; mais, tout au contraire de moi, il arrivait rapidement à
nier Dieu, disant qu'il aurait dû commencer par là. Cela creusait un
abîme entre nous, et notre amitié épistolaire en était glacée. Je ne
lui pardonnais que par la pensée qu'il s'éclairerait mieux en
s'instruisant davantage.

Cela n'arriva point. Et, bien que nous ayons été liés plus tard assez
intimement, cette souffrance intérieure que me causait son athéisme ne
s'est jamais dissipée, alors même que je n'avais plus l'esprit tendu
habituellement sur des idées aussi sérieuses. Cet athéisme produisit
chez lui, dans son âge mûr, des théories d'une perversité surprenante,
et l'on se demandait parfois s'il y croyait, ou s'il se moquait de
vous. Il vint même un moment où il fut saisi du vertige du mal et où
il m'effraya au point que je cessai de le voir et refusai de renouer
notre ancienne amitié; mais pourquoi raconterais-je cette phase de son
existence: Il n'y a pas d'utilité à remuer la cendre des morts quand
leur trace dans la vie n'a pas été assez éclatante pour laisser
derrière eux des abîmes entr'ouverts.

Je m'isolais donc, par la volonté, à dix-sept ans, de l'humanité
présente. Les lois de propriété, d'héritage, de répression meurtrière,
de guerre litigieuse; les priviléges de fortune et d'éducation; les
préjugés du rang et ceux de l'intolérance morale: la puérile oisiveté
des gens du monde; l'abrutissement des intérêts matériels; tout ce qui
est d'institution ou de coutume païenne dans une société soi-disant
chrétienne, me révoltait si profondément, que j'étais entraînée à
protester, dans mon âme, contre l'œuvre des siècles. Je n'avais pas
la notion du progrès, qui n'était pas populaire alors, et qui ne
m'était pas arrivée par mes lectures. Je ne voyais donc pas d'issue à
mes angoisses; et l'idée de travailler, même dans mon milieu obscur et
borné, pour hâter les promesses de l'avenir, ne pouvait se présenter à
moi.

Ma mélancolie devint donc de la tristesse, et ma tristesse de la
douleur. De là au dégoût de la vie et au désir de la mort il n'y a
qu'un pas. Mon existence domestique était si morne, si endolorie, mon
corps si irrité par une lutte continuelle contre l'accablement, mon
cerveau si fatigué de pensées sérieuses trop précoces, et de lectures
trop absorbantes aussi pour mon âge, que j'arrivai à une maladie
morale très grave: l'attrait du suicide.

A Dieu ne plaise que j'attribue cependant ce mauvais résultat aux
écrits des maîtres et au désir de la vérité. Dans une plus heureuse
situation de famille, dans une meilleure disposition de santé, ou je
n'aurais pas tant compris les livres, ou ils ne m'eussent pas tant
impressionnée. Comme presque tous ceux de mon âge, peut-être
n'aurais-je été émue que de la forme, et n'aurais-je pas tant cherché
le fond. Les philosophes, pas plus que les poètes, ne sont coupables
du mal qu'ils peuvent nous faire quand nous buvons sans à propos et
sans modération aux sources qu'ils ont creusées. Je sentais bien que
je devais me défendre, non pas d'eux, mais de moi-même, et j'appelais
la foi à mon secours.

Je crois encore à ce que les chrétiens appellent la grâce. Qu'on nomme
comme on voudra les transformations qui s'opèrent en nous quand nous
appelons énergiquement le principe divin de l'infini au secours de
notre faiblesse; que ce bienfait s'appelle secours ou assimilation;
que notre aspiration s'appelle prière ou exaltation d'esprit, il est
certain que l'âme se retrempe dans les élans religieux. Je l'ai
toujours éprouvé d'une manière si évidente pour moi, que j'aurais
mauvaise grâce à en matérialiser l'expression sous ma plume. Prier
comme certains dévots pour demander au ciel la pluie ou le soleil,
c'est-à-dire des pommes de terre et des écus; pour conjurer la grêle
ou la foudre, la maladie ou la mort, c'est de l'idolâtrie pure; mais
lui demander le courage, la sagesse, l'amour, c'est ne pas
intervertir l'ordre de ses lois immuables, c'est puiser à un foyer
qui ne nous attirerait pas sans cesse si, par sa nature, il n'était
pas capable de nous réchauffer.

Je priai donc et reçus la force de résister à la tentation du suicide.
Elle fut quelquefois si vive, si subite, si bizarre, que je pus bien
constater que c'était une espèce de folie dont j'étais atteinte. Cela
prenait la forme d'une idée fixe et frisait par momens la monomanie.
C'était l'eau surtout qui m'attirait comme par un charme mystérieux.
Je ne me promenais plus qu'au bord de la rivière, et, ne songeant plus
à chercher les sites agréables, je la suivais machinalement jusqu'à ce
que j'eusse trouvé un endroit profond. Alors, arrêtée sur le bord et
comme enchaînée par un aimant, je sentais dans ma tête comme une gaîté
fébrile, en me disant: «Comme c'est aisé! Je n'aurais qu'un pas à
faire!»

D'abord cette manie eut son charme étrange, et je ne la combattis pas,
me croyant bien sûre de moi-même; mais elle prit une intensité qui
m'effraya. Je ne pouvais plus m'arracher de la rive aussitôt que j'en
formais le dessein, et je commençais à me dire: _Oui_ ou _Non_? assez
souvent et assez longtemps pour risquer d'être lancée par le _oui_ au
fond de cette eau transparente qui me magnétisait.

Ma religion me faisait pourtant regarder le suicide comme un crime.
Aussi je vainquis cette menace de délire. Je m'abstins de m'approcher
de l'eau, et le phénomène nerveux, car je ne puis définir autrement la
chose, était si prononcé, que je ne touchais pas seulement à la
margelle d'un puits sans un tressaillement fort pénible à diriger en
sens contraire.

Je m'en croyais pourtant guérie, lorsque, allant voir un malade avec
Deschartres, nous nous trouvâmes tous deux à cheval au bord de
l'Indre. «Faites attention, me dit-il, ne se doutant pas de ma
monomanie, marchez derrière moi: le gué est très dangereux. A deux pas
de nous, sur la droite, il y a vingt pieds d'eau.

--J'aimerais mieux ne point y passer, lui répondis-je, saisie tout à
coup d'une grande méfiance de moi-même. Allez seul, je ferai un détour
et vous rejoindrai par le pont du moulin.»

Deschartres se moqua de moi. «Depuis quand êtes-vous peureuse? me
dit-il; c'est absurde. Nous avons passé cent fois dans des endroits
pires, et vous n'y songiez pas. Allons, allons! le temps nous presse.
Il nous faut être rentrés à cinq heures pour faire dîner votre bonne
maman.»

Je me trouvai bien ridicule en effet, et je le suivis. Mais, au beau
milieu du gué, le vertige de la mort s'empare de moi, mon cœur
bondit, ma vue se trouble, j'entends le _oui_ fatal gronder dans mes
oreilles, je pousse brusquement mon cheval à droite, et me voilà dans
l'eau profonde, saisie d'un rire nerveux et d'une joie délirante.

Si Colette n'eût été la meilleure bête du monde, j'étais débarrassée
de la vie, et fort innocemment, cette fois, car aucune réflexion ne
m'était venue, mais Colette, au lieu de se noyer, se mit à nager
tranquillement et à m'emporter vers la rive: Deschartres faisait des
cris affreux qui me réveillèrent. Déjà il s'élançait à ma poursuite.
Je vis que, mal monté et maladroit, il allait se noyer. Je lui criai
d'être tranquille et ne m'occupai plus que de me bien tenir. Il n'est
pas aisé de ne pas quitter un cheval qui nage. L'eau vous soulève, et
votre propre poids submerge l'animal à chaque instant; mais j'étais
bien légère, et Colette avait un courage et une vigueur peu communs.
La plus grande difficulté fut pour aborder. La rive était trop
escarpée. Il y eut un moment d'anxiété terrible pour mon pauvre
Deschartres; mais il ne perdit pas la tête et me cria de m'accrocher à
un têteau de saule qui se trouvait à ma portée, et de laisser noyer la
bête. Je réussis à m'en séparer et à me mettre en sûreté; mais quand
je vis les efforts désespérés de ma pauvre Colette pour franchir le
talus, j'oubliai tout à fait ma situation, et, entraînée une minute
auparavant à ma propre perte, je me désolai de celle de mon cheval,
que je n'avais pas prévue. J'allais me rejeter à l'eau pour essayer,
bien inutilement sans doute, de le sauver, quand Deschartres vint
m'arracher de là, et Colette eut l'esprit de revenir vers le gué où
était restée l'autre jument.

Deschartres ne fit pas comme le maître d'école de la fable, qui débite
son sermon avant de songer à sauver l'enfant; mais le sermon, pour
venir après le secours, n'en fut pas moins rude. Le chagrin et
l'inquiétude le rendaient parfois littéralement furieux. Il me traita
d'_animal_, de _bête brute_. Tout son vocabulaire y passa. Comme il
était d'une pâleur livide et que de grosses larmes coulaient avec ses
injures, je l'embrassai sans le contredire; mais la scène continuant
pendant le retour, je pris le parti de lui dire la vérité comme à un
médecin, et de le consulter sur cette inexplicable fantaisie dont
j'étais possédée.

Je pensais qu'il aurait peine à me comprendre, tant je comprenais peu
moi-même ce que je lui avouais; mais il n'en parut pas surpris. «Ah!
mon Dieu! s'écria-t-il, cela aussi! Allons, c'est héréditaire!» Il me
raconta alors que mon père était sujet à ces sortes de vertiges, et
m'engagea à les combattre par un bon régime et par la _religion_, mot
inusité dans sa bouche, et que je lui entendais invoquer, je pense,
pour la première fois.

Il n'avait pas lieu d'argumenter contre mon mal, puisqu'il était
involontaire et combattu en moi; mais ceci nous conduisit à raisonner
sur le suicide en général.

Je lui accordais d'abord que le suicide raisonné et consenti était
généralement une impiété et une lâcheté. C'eût été le cas pour moi.
Mais cela ne me paraissait pas plus absolu que bien d'autres lois
morales. Au point de vue religieux, tous les martyrs étaient des
suicides: si Dieu voulait, d'une manière absolue et sans réplique, que
l'homme conservât, même parjure et souillée, la vie qu'il lui a
imposée, les héros et les saints du christianisme devaient plutôt
feindre d'embrasser les idoles que de se laisser livrer aux supplices
et dévorer par les bêtes. Il y a eu des martyrs si avides de cette
mort sacrée, qu'on raconte de plusieurs qu'ils se précipitèrent en
chantant dans les flammes, sans attendre qu'on les y poussât. Donc
l'idéal religieux admet le suicide et l'Église le canonise. Elle a
fait plus que de canoniser les martyrs, elle a canonisé les saints
volontairement suicidés par excès de macérations.

Quant au point de vue social (en outre des faits d'héroïsme
patriotique et militaire, qui sont des suicides glorieux comme le
martyre chrétien), ne pouvait-il pas se présenter des cas où la mort
est un devoir tacitement exigé par nos semblables? Sacrifier sa vie
pour sauver celle d'un autre n'est pas un devoir douteux, lors
même qu'il s'agirait du dernier des hommes; mais la sacrifier pour
réparer sa propre honte, si la société ne le commande pas, ne
l'approuve-t-elle point? N'avons-nous pas tous dans le cœur et sur
les lèvres ce cri instinctif de la conscience en présence d'une
infamie: «Comment peut-on, comment ose-t-on vivre après cela?» L'homme
qui commet un crime et qui se tue après, n'est-il pas à moitié absous?
Celui qui a fait un grand tort à quelqu'un et qui, ne pouvant le
réparer, se condamne à l'expier par le suicide, n'est-il pas plaint et
en quelque sorte réhabilité? Le banqueroutier qui survit à la ruine de
ses commettans est souillé d'une tache ineffaçable; sa mort volontaire
peut seule prouver la probité de sa conduite ou la réalité de son
désastre. Ce peut être parfois un point d'honneur exagéré, mais c'est
un point d'honneur. Quand c'est l'œuvre d'un remords bien fondé,
est-ce un scandale de plus à donner au monde? Le monde, par conséquent
l'esprit des sociétés établies, n'en juge pas ainsi, puisque, par le
pardon qu'il accorde, il considère ceci comme une réparation du
mauvais exemple et un hommage rendu à la morale publique.

Deschartres m'accorda tout cela, mais il fut plus embarrassé quand je
poussai plus loin. «Maintenant, lui dis-je, il peut arriver, comme
conséquence de tout ce que nous avons admis, qu'une âme éprise du beau
et du vrai sente cependant en elle la fatalité de quelque mauvais
instinct, et qu'étant tombée dans le mal, elle ne puisse pas répondre,
malgré ses remords et ses résolutions, de n'y pas retomber tout le
reste de sa vie. Alors elle peut se prendre elle-même en dégoût, en
aversion, en mépris, et non seulement désirer la mort, mais la
chercher comme le seul moyen de s'arrêter dans la mauvaise voie.

--Oh! doucement, dit Deschartres. Vous voilà fataliste à présent, et
que faites-vous du libre arbitre, vous qui êtes chrétienne?

--Je vous confesse qu'aujourd'hui, répondis-je, j'éprouve de grands
doutes là-dessus. Ils sont pénibles plus que je ne puis vous le dire,
et je ne demande pas mieux que vous les combattiez: mais ce qui m'est
arrivé tout à l'heure ne prouve-t-il pas qu'on peut être entraîné vers
la mort physique par un phénomène tout physique, auquel la conscience
et la volonté n'ont point de part, et où l'assistance de Dieu semble
ne vouloir pas intervenir?

--Vous en concluez que si l'instinct physique peut nous faire chercher
la mort physique, l'instinct moral peut nous pousser de même à la mort
morale? La conséquence est fausse. L'instinct moral est plus important
que l'instinct physique, qui ne raisonne pas. La raison est
toute-puissante, non pas toujours sur le mal physique, qui l'engourdit
et la paralyse, mais sur le mal moral, qui n'est pas de force contre
elle. Ceux qui font le mal sont des êtres privés de raison. Complétez
la raison en vous-même, vous serez à l'abri de tous les dangers qui
conspireraient contre elle, et même vous surmonterez en vous les
désordres du sang et des nerfs; vous les préviendrez, tout au moins,
par le régime moral et physique.»

Je donnai pleinement raison, cette fois, à Deschartres: pourtant il me
revint plus tard bien des doutes et des angoisses de l'âme à ce sujet.
Je pensai que le libre arbitre existe dans la pensée saine, mais que
son exercice peut être entravé par des circonstances tout à fait
indépendantes de nous et vainement combattues par notre volonté. Ce
n'était pas ma faute si j'avais la tentation de mourir. Il se peut que
j'eusse aidé à ce mal par un régime trop excitant au moral et au
physique; mais, en somme, j'avais manqué de direction et de repos; ma
maladie était la conséquence inévitable de celle de ma grand'mère.

Depuis mon immersion dans la rivière, je me sentis débarrassée de
l'obsession de la noyade; mais, malgré les soins médicaux et
intellectuels de Deschartres, l'attrait du suicide persista sous
d'autres formes. Tantôt j'avais une étrange émotion en maniant des
armes et en chargeant des pistolets, tantôt les fioles de laudanum que
je touchais sans cesse pour préparer des lotions à ma grand'mère me
donnaient de nouveaux vertiges.

Je ne me souviens pas trop comment je me débarrassai de cette manie.
Cela vint de soi-même avec un peu plus de repos que je donnai à mon
esprit, et que Deschartres vint à bout d'assurer à mon sommeil, en se
dévouant plus d'une fois à ma place. Je parvins donc à oublier mon
idée fixe, et peut-être la lecture que Deschartres me fit faire d'une
partie des classiques grecs et latins y contribua-t-elle beaucoup.
L'histoire nous transporte loin de nous-mêmes, surtout celle des temps
reculés et des civilisations évanouies. Je me rassérénai souvent avec
Plutarque, Tite-Live, Hérodote, etc. J'aimai aussi Virgile
passionnément en français et Tacite en latin. Horace et Cicéron
étaient les dieux de Deschartres. Il m'expliquait le mot à mot, car je
m'obstinais à ne vouloir pas rapprendre le latin. Il me traduisit donc
en lisant ses passages de prédilection, et il était là d'une décision,
d'une clarté, d'une couleur que je n'ai jamais retrouvées chez
personne.

Je trouvais aussi une distraction douce à écrire beaucoup de lettres,
à mon frère, à Mme Alicia, à Elisa, à Mme de Pontcarré, et à plusieurs
de mes compagnes restées au couvent, ou sorties comme moi
définitivement. Dans les commencemens, je ne pouvais suffire aux
nombreuses correspondances qui me provoquaient et me réclamaient; mais
il avait fallu bien peu de temps pour que je fusse oubliée du plus
grand nombre. Il ne me restait donc que des amies de choix. J'ai
conservé presque toutes ces lettres, qui me sont de doux souvenirs,
même des personnes que j'ai entièrement perdues de vue. Celles de Mme
Alicia sont simples et toujours tendres. Elles vont de 1820 à 1830.
Tout empreintes de la douce monotonie de la vie religieuse, elles ont
pour la plupart un ton d'enjouement qui atteste la constante sérénité
de cette belle âme. Elle m'appelle toujours mon enfant chéri, ou mon
cher _tourment_, comme dans le temps où j'allais me faire gronder dans
sa cellule[28].

  [28] Dans une de ces lettres, elle me raconte comme quoi Clary de
  Faudoas a manqué mettre le feu à sa cellule, pour fêter par des
  illuminations, la naissance du petit duc (Henri V). Je cite ce
  petit fait comme une date de mon récit.

Il y a beaucoup d'esprit, de gaîté ou de grâce dans les lettres de
jeunes filles que j'ai conservées. Pour détacher un point un peu plus
brillant sur la trame lourde et triste de mon récit, je citerai
quelques extraits de la manière espiègle et charmante d'une de ces
aimables compagnes.

    A., 5 avril 21.

«Je t'envie bien, chère Aurore, le plaisir de courir les champs à
cheval. Je tourmente mon papa mignon pour qu'il me le procure, car je
rêve de me voir une casquette sur l'oreille. J'ai arraché sa promesse.
En attendant, j'arpente à pied notre immense jardin de la préfecture.
_Figure-toi, ma chère_, comme nous disions à la classe qu'il s'y
trouve des plaines, des allées droites, des terrasses d'une longueur
inouïe, et des tours qui dominent une espèce de promenade où il passe
beaucoup de monde et où je vas souvent regarder. Comme la préfecture
était autrefois une abbaye, il y a encore dans une partie du jardin
entourée de murs, et qui est comme un grand jardin séparé du reste, de
vieilles ruines d'église couvertes de lierre, des ifs taillés en
pointe, et de longues allées sombres, bordées de grands tilleuls. Tout
rappelle les moines dans cet endroit où rien n'a été changé, et je me
les représente lisant leurs offices sous ces ombrages où j'aime à
rêvasser ou à répéter les vers du Tasse.

«Ceux du Dante, que tu m'as envoyés, m'ont semblé magnifiques, et je
ne peux me lasser de les relire.--Non vraiment, je ne chante plus:

    Già reide la primavera,
    Col suo fiorito aspetto.

Mais j'aime toujours M. l'abbé Métastase.

«Bonsoir, ma petite Aurore. Je vais me coucher, bien qu'il ne soit que
neuf heures et demie, car je ne me sens pas disposée du tout à passer,
comme toi, les nuits à travailler. Je n'ai pas d'ardeur et n'en prends
que pour mon plaisir.....................................»


       *       *       *       *       *

    ............ 17 juin ............

«J'ai été, il y a quelques jours, à ce qu'on appelle ici un
_tantarare_. C'est une société composée de personnes âgées qui jouent
au boston dans un salon fort peu éclairé. Quelques jeunes personnes,
qui ont suivi leurs mères, bâillent ou en meurent d'envie. Pour moi,
mon sort a été supportable. Je me suis trouvée, par hasard, auprès
d'une jeune dame aimable et de mon âge. Nous avons beaucoup bavardé.
Tu aurais été étonnée de nous entendre raisonner sur l'histoire de
France! Comme je n'y suis pas des plus ferrées, j'ai jeté la
conversation sur ce qui m'en plaît le mieux, sur le temps de la
chevalerie. Nous avons cherché alors des hommes dignes du beau titre
de chevaliers dans ceux que nous connaissons, et nous n'avons pas pu
en trouver plus de deux ou trois. Il fallait leur donner des dames: la
chose nous parut trop difficile, quoique, au fond, chacune de nous
pensât que c'était elle.

«Tu me demandes si je versifie encore. Vraiment non. J'ai laissé ce
goût au couvent, où je ne pouvais avoir à chanter d'autres romances
que celles que je composais moi-même. Maintenant ce n'est pas un petit
plaisir pour moi de pouvoir chanter toutes celles que je veux........

       *       *       *       *       *

«Comment! tu tires le pistolet dans une cible, avec ton ami Hippolyte?
Et moi qui me vantais à toi de brûler de la poudre! Décidément, tu es
bien plus gâtée que moi, et je vas m'en plaindre à mon papa, qui me
refuse des balles. Il croit que le bruit et le feu me suffiront
longtemps!--Par exemple, je déteste toujours le travail d'aiguille. Je
le reconnais pourtant bien nécessaire à une femme; mais j'ai trouvé
un ouvrage qui me plaît: c'est de filer. J'ai un petit rouet charmant,
avec une belle quenouille d'ébène, qui vaut bien la quenouille de bois
de rose d'_Amélie_, dans _Gaston de Foix_.--Mais que tu es donc
heureuse d'avoir un cheval à toi! Je n'ai, en fait de bêtes, qu'une
tourterelle qui se charge de me réveiller le matin en volant sur mon
lit.--Je ne partage guère ton désir singulier de retourner au couvent.
En fait de religieuses, je n'aimais que Poulette; mais la nouvelle
supérieure, point. Je m'étonne toujours que tu puisses supporter son
souvenir et ne pourrais m'attacher à elle que pour l'amour de
Dieu.--J'ai eu des nouvelles de G***. Elle est au Sacré-Cœur, et
toujours méchante comme elle l'était chez nous. C'est encore quelqu'un
que tu aimais et que je ne peux pas souffrir. Il paraît qu'elle se
plaît beaucoup, dans cette nouvelle pension, à raconter tous les
affreux tours qu'elle jouait à nos vieilles locataires de la rue des
Boulangers.»

    27 septembre ...

«... Je n'ai plus de nouvelles de notre couvent que par toi, et tu es
la seule avec qui je puisse me livrer un peu à mon babil, car
l'inspection des lettres par Mme Eugénie m'empêche d'écrire davantage
aux amies que nous y avons laissées. Cela mettrait trop de contrainte
dans mes lettres. Par exemple, je ne me risquerais pour rien au monde
à leur parler de M. de la ***, qui est maintenant le seul beau danseur
du régiment du Calvados, M. de Lauzun étant absent.

«Tu te représenteras facilement le premier, quand je te dirai qu'il me
ressemble comme deux gouttes d'eau, surtout au bal, où nous avons tous
deux de très vives couleurs. Nous sommes de la même taille. Il jouit,
comme moi, d'un honnête embonpoint. Il a des cheveux blondasses et des
petits yeux bleus mal ouverts. Enfin, quand nous dansons ensemble, on
le prendrait pour mon frère. Maman dit que si elle s'était mariée deux
ou trois ans plus tôt, elle aurait pu avoir un fils _aussi charmant_.

«Au dernier bal où j'ai été, il y avait trois officiers, dont M***.
Celui-là avait de grands pantalons rouges et des petits brodequins
verts, qui me donnaient grande envie qu'il me fît danser; mais c'est
un désir qu'il n'a pas partagé.... On ne danse pas pendant l'Avent.
Maman a donné des concerts où nous avons brillé comme tu penses.
J'avais très peur, mais le public d'ici ne s'y connaît guère. Ma harpe
est très bonne, quoique pas plus grande que la tienne, au couvent.
Elle a des sons charmans. Elle est en bois satiné gris et toute dorée.
Je chante toujours un peu, et on met mon peu de voix sur le compte de
ma timidité.»

    «18 janvier 1822.

«Il est plus de trois heures. Je sors du bal, et pendant que la femme
de chambre déshabille maman, j'ai le temps de commencer une lettre
pour ma petite Aurore. Puisque les extrêmes se cherchent, j'aime à
babiller avec toi, et je veux de conter tout chaud, tout bouillant,
mes plaisirs de ce soir. Hélas! malgré tout ce que je t'en dis pour te
monter la tête, ils n'ont pas été sans mélange. J'ai encore dansé avec
tout le monde, excepté avec ces petites bottes vertes qui m'avaient
déjà tentée. Et comme les difficultés augmentent les fantaisies, j'en
ai plus envie que jamais. J'ai grand besoin de me reposer après trois
bals de suite. C'est une vie désordonnée, et tu as peut-être bien
raison de n'en pas désirer une pareille. Mais passer l'hiver seule à
la campagne! pour cela, c'est effrayant, je ne m'en sentirais pas le
courage. La vie est toute couleur de rose autour de moi, et je me
figure que la réflexion me rendrait triste.»

La personne qui m'écrivait ainsi était extrêmement jolie, malgré les
moqueries qu'elle fait d'elle-même. Elle était un peu grasse et un peu
louche, il est vrai; mais cela ne l'empêchait pas d'être légère dans
sa démarche et d'avoir le plus doux regard et les plus jolis yeux.
Elle avait peu de voix, en effet, mais chantait d'une manière
ravissante. C'était une nature narquoise, remplie de bienveillance, et
voyant en toutes choses le côté comique. Elle avait de grandes
originalités, aimant le plaisir sans coquetterie, et laissant prendre
à son esprit un tour assez hardi quelquefois, sans manquer dans ses
manières et dans ses actions à une réserve exquise.

Ces charmantes puérilités de jeune fille m'arrivaient quelquefois en
même temps qu'une argumentation de philosophie matérialiste de
Claudius et une exhortation pleine d'onction et de suavité de l'abbé
de Prémord. Ma vie intellectuelle était donc bien variée, et si
j'étais triste souvent, je ne m'ennuyais du moins jamais. Au
contraire, même au milieu de mes plus grands dégoûts de l'existence,
je me plaignais de la rapidité du temps, qui ne suffisait à rien de ce
dont j'aurais voulu le remplir.

J'aimais toujours la musique. J'avais dans ma chambre un piano, une
harpe et une guitare. Je n'avais plus le temps de rien étudier, mais
je déchiffrais beaucoup de partitions. Cette impossibilité où j'étais
d'acquérir un talent quelconque m'assurait du moins une source de
jouissances en m'habituant à lire et à comprendre.

Je voulais aussi apprendre la géologie et la minéralogie. Deschartres
remplissait ma chambre de moellons. Je n'apprenais rien qu'à voir et à
observer les détails de la création, sur lesquels il attirait mes
regards; mais le temps manquait toujours. Il eût fallu que notre chère
malade pût guérir.

Vers la fin de l'automne, elle devint très calme, et je me flattais
encore; mais Deschartres regardait cette amélioration comme un nouveau
pas vers la dissolution de l'être. Ma grand'mère n'était pourtant pas
d'un âge à ne pouvoir se relever. Elle avait soixante-quinze ans, et
n'avait été malade qu'une fois déjà dans toute sa vie. L'épuisement de
ses forces et de ses facultés était donc assez mystérieux. Deschartres
attribuait cette absence de puissance réactive à la mauvaise
circulation de son sang dans un système de vaisseaux trop étroits. Il
fallait l'attribuer plutôt à l'absence de volonté et d'épanouissement
moral, depuis l'affreux chagrin de la perte de son fils.

Tout le mois de décembre fut lugubre. Ma grand'mère ne se leva plus et
parla rarement. Cependant, habitués à être tristes, nous n'étions pas
terrifiés. Deschartres pensait qu'elle pouvait vivre longtemps ainsi
dans un engourdissement entre la mort et la vie. Le 22 décembre, elle
me fit lever pour me donner un couteau de nacre, sans pouvoir
expliquer pourquoi elle songeait à ce petit objet et voulait le voir
dans mes mains. Elle n'avait plus d'idées nettes. Cependant elle
s'éveilla encore une fois pour me dire: «_Tu perds ta meilleure
amie._»

Ce furent ses dernières paroles. Un sommeil de plomb tomba sur sa
figure calme, toujours fraîche et belle. Elle ne se réveilla plus et
s'éteignit sans aucune souffrance, au lever du jour et au son de la
cloche de Noël.

Nous n'eûmes de larmes ni Deschartres ni moi. Quand le cœur eut cessé
de battre et le souffle de ternir légèrement la glace, il y avait
trois jours que nous la pleurions définitivement, et en ce moment
suprême nous n'éprouvions plus que la satisfaction de penser qu'elle
avait franchi sans souffrance du corps et sans angoisses de l'âme le
seuil d'une meilleure existence. J'avais redouté les horreurs de
l'agonie: la Providence les lui épargnait. Il n'y eut point de lutte
entre le corps et l'esprit pour se séparer. Peut-être que déjà l'âme
était envolée vers Dieu, sur les ailes d'un songe qui la réunissait à
celle de son fils, tandis que nous avions veillé ce corps inerte et
insensible.

Julie lui fit une dernière toilette, avec le même soin que dans les
meilleurs jours. Elle lui mit son bonnet de dentelle, ses rubans, ses
bagues. L'usage, chez nous, est d'enterrer les morts avec un crucifix
et un livre de religion. J'apportai ceux que j'avais préférés au
couvent. Quand elle fut parée pour la tombe, elle était encore belle.
Aucune contraction n'avait altéré ses traits nobles et purs.
L'expression en était sublime de tranquillité.

Dans la nuit, Deschartres vint m'appeler, il était fort exalté et me
dit d'une voix brève: «Avez-vous du courage? Ne pensez-vous pas qu'il
faut rendre aux morts un culte plus tendre encore que celui des
prières et des larmes? Ne croyez-vous pas que de là-haut ils nous
voient et sont touchés de la fidélité de nos regrets? Si vous pensez
toujours ainsi, venez avec moi.»

Il était environ une heure du matin. Il faisait une nuit claire et
froide. Le verglas, venu par dessus la neige, rendait la marche si
difficile, que, pour traverser la cour et entrer dans le cimetière qui
y touche, nous tombâmes plusieurs fois.

«Soyez calme, me dit Deschartres toujours exalté sous une apparence de
sang-froid étrange. Vous allez voir celui qui fut votre père.» Nous
approchâmes de la fosse ouverte pour recevoir ma grand'mère. Sous un
petit caveau, formé de pierres brutes, était un cercueil que l'autre
devait rejoindre dans quelques heures.

«J'ai voulu voir cela, dit Deschartres, et surveiller les ouvriers qui
ont ouvert cette fosse dans la journée; le cercueil de votre père est
encore intact; seulement les clous étaient tombés. Quand j'ai été
seul, j'ai voulu soulever le couvercle. J'ai vu le squelette. La tête
s'était détachée d'elle-même. Je l'ai soulevée, je l'ai baisée. J'en
ai éprouvé un si grand soulagement, moi qui n'ai pu recevoir son
dernier baiser, que je me suis dit que vous ne l'aviez pas reçu non
plus. Demain cette fosse sera fermée. On ne la rouvrira sans doute
plus que pour vous. Il faut y descendre, il faut baiser cette relique.
Ce sera un souvenir pour toute votre vie. Quelque jour, il faudra
écrire l'histoire de votre père, ne fût-ce que pour le faire aimer à
vos enfans qui ne l'auront pas connu. Donnez maintenant à celui que
vous avez connu à peine vous-même, et qui vous aimait tant, une marque
d'amour et de respect. Je vous dis que de là où il est maintenant, il
vous verra et vous bénira.»

J'étais assez émue et exaltée moi-même pour trouver tout simple ce que
me disait mon pauvre précepteur. Je n'y éprouvai aucune répugnance, je
n'y trouvais aucune bizarrerie; j'aurais blâmé et regretté qu'ayant
conçu cette pensée, il ne l'eût pas exécutée. Nous descendîmes dans la
fosse et je fis religieusement l'acte de dévotion dont il me donna
l'exemple.

«Ne parlons de cela à personne, me dit-il, toujours calme en
apparence, après avoir refermé le cercueil, et sortant avec moi du
cimetière: on croirait que nous sommes fous, et pourtant nous ne le
sommes pas, n'est-il pas vrai?

--Non, certes,» répondis-je avec conviction.

Depuis ce moment j'ai observé que les croyances de Deschartres avaient
complétement changé. Il avait toujours été matérialiste et n'avait pas
réussi à me le cacher, bien qu'il eût soin de chercher dans ses
paroles des termes moyens pour ne pas s'expliquer sur la Divinité et
l'immatérialité de l'âme humaine. Ma grand'mère était déiste, comme on
disait de son temps, et lui avait défendu de me rendre athée. Il avait
eu bien de la peine à s'en défendre, et, pour peu que j'eusse été
portée à la négation, il m'y aurait confirmée malgré lui.

Mais il se fit en lui une révolution soudaine et même extrême dans son
caractère, car peu de temps après je l'entendis soutenir avec feu
l'autorité de l'Église. Sa conversion avait été un mouvement du cœur,
comme la mienne. En présence de ces froids ossemens d'un être chéri,
il n'avait pu accepter l'horreur du néant. La mort de ma grand'mère
ravivant le souvenir de celle de mon père, il s'était trouvé devant
cette double tombe écrasé sous les deux plus grandes douleurs de sa
vie, et son âme ardente avait protesté, en dépit de sa raison froide,
contre l'arrêt d'une éternelle séparation.

Dans la journée qui suivit cette nuit d'une étrange solennité, nous
conduisîmes ensemble la dépouille de la mère auprès de celle du fils.
Tous nos amis y vinrent et tous les habitans du village y assistèrent.
Mais le bruit, les figures hébétées, les batailles des mendians qui,
pressés de recevoir la distribution d'usage, nous poussaient jusque
dans la fosse pour se trouver les premiers à la portée de l'aumône,
les complimens de condoléance, les airs de compassion fausse ou vraie,
les pleurs bruyans et les banales exclamations de quelques serviteurs
bien intentionnés, enfin tout ce qui est de forme et de regret
extérieur me fut pénible et me parut irréligieux. J'étais impatiente
que tout ce monde fût parti. Je savais un gré infini à Deschartres de
m'avoir amenée là, dans la nuit, pour rendre à cette tombe un hommage
grave et profond.

Le soir, toute la maison, vaincue par la fatigue, s'endormit de bonne
heure, Deschartres lui-même, brisé d'une émotion qui avait pris une
forme toute nouvelle dans sa vie.

Je ne me sentis pas accablée. J'avais été profondément pénétrée de la
majesté de la mort; mes émotions, conformes à mes croyances, avaient
été d'une tristesse paisible. Je voulus revoir la chambre de ma
grand'mère et donner cette dernière nuit de veille à son souvenir,
comme j'en avais donné tant d'autres à sa présence.

Aussitôt que tout le bruit eut cessé dans la maison, et que je me fus
assurée d'y être bien seule debout, je descendis et m'enfermai dans
cette chambre. On n'avait pas encore songé à la remettre en ordre. Le
lit était ouvert, et le premier détail qui me saisit fut l'empreinte
exacte du corps, que la mort avait frappé d'une pesanteur inerte et
qui se dessinait sur le matelas et sur le drap. Je voyais là toute sa
forme gravée en creux. Il me sembla, en y appuyant mes lèvres, que
j'en sentais encore le froid.

Des fioles à demi vides étaient encore à côté de son chevet. Les
parfums qu'on avait brûlés autour du cadavre remplissaient
l'atmosphère. C'était du benjoin, qu'elle avait toujours préféré
pendant sa vie, et qui lui avait été rapporté de l'Inde, dans une
noix de coco, par M. Dupleix. Il y en avait encore, j'en brûlai
encore. J'arrangeai ses fioles comme la dernière fois elle les avait
demandées; je tirai le rideau à demi, comme il avait coutume d'être
quand elle le faisait disposer. J'allumai la veilleuse, qui avait
encore de l'huile. Je ranimai le feu, qui n'était pas encore éteint.
Je m'étendis dans le grand fauteuil, et je m'imaginai qu'elle était
encore là, et qu'en tâchant de m'assoupir j'entendrais peut-être
encore une fois sa faible voix m'appeler.

Je ne dormis pas, et cependant il me sembla entendre deux ou trois
fois sa respiration, et l'espèce de gémissement, de réveil que mes
oreilles connaissaient si bien. Mais rien de net ne se produisit à mon
imagination, trop désireuse de quelque douce vision pour arriver à
l'exaltation qui eût pu la produire.

J'avais eu dans mon enfance des accès de terreur à propos des
spectres, et au couvent il m'en était revenu quelques appréhensions.
Depuis mon retour à Nohant, cela s'était si complétement dissipé, que
je le regrettais, craignant, quand je lisais les poètes, d'avoir
l'imagination morte. L'acte religieux et romanesque que Deschartres
m'avait fait accomplir la veille était de nature à me ramener les
troubles de l'enfance; mais loin de là, il m'avait pénétrée d'une
désespérance absolue de ne pouvoir communiquer directement avec les
morts aimés. Je ne pensais donc pas que ma pauvre grand'mère pût
m'apparaître réellement, mais je me flattais que ma tête fatiguée
pourrait éprouver quelque vertige qui me ferait revoir sa figure
éclairée du rayon de la vie éternelle.

Il n'en fût rien. La bise siffla au dehors, la bouillotte chanta dans
l'âtre, et aussi le grillon, que ma grand'mère n'avait jamais voulu
laisser persécuter par Deschartres, bien qu'il la réveillât souvent.
La pendule sonna les heures. La montre à répétition, accrochée au
chevet de la malade, et qu'elle avait la coutume d'interroger souvent
du doigt, resta muette. Je finis par ressentir une fatigue qui
m'endormit profondément.

Quand je m'éveillai, au bout de quelques heures, j'avais tout oublié,
et je me soulevai pour regarder si elle dormait tranquille. Alors le
souvenir me revint avec des larmes qui me soulagèrent, et dont je
couvris son oreiller toujours empreint de la forme de sa tête. Puis je
sortis de cette chambre, où les scellés furent mis le lendemain et qui
me parut profanée par les formalités d'intérêt matériel.



CHAPITRE VINGTIEME.

  Mon tuteur.--Arrivée de ma mère et de ma tante.--Étrange
    changement de relations.--Ouverture du testament.--Clause
    illégale.--Résistance de ma mère.--Je quitte Nohant.--Paris,
    Clotilde.--1823.--Deschartres à Paris.--Mon serment.--Rupture
    avec ma famille paternelle.--Mon cousin Auguste.--Divorce avec
    la noblesse.--Souffrances domestiques.


Mon cousin Réné de Villeneuve, puis ma mère, avec mon oncle et ma
tante Maréchal, arrivèrent peu de jours après. Ils venaient assister à
l'ouverture du testament et à la levée des scellés. De la valeur de ce
testament allait dépendre mon existence nouvelle; je ne parle pas sous
le rapport de l'argent, je n'y pensais pas, et ma grand'mère y avait
pourvu de reste; mais sous le rapport de l'autorité qui allait
succéder pour moi à la sienne.

Elle avait désiré, par-dessus tout, que je ne fusse point confiée à ma
mère, et la manière dont elle me l'avait exprimé, à l'époque de la
pleine lucidité où elle avait rédigé ses dernières volontés, m'avait
fortement ébranlée. «Ta mère, m'avait-elle dit, est plus bizarre que
tu ne penses, et tu ne la connais pas du tout. Elle est si inculte
qu'elle aime ses petits à la manière des oiseaux, avec de grands
soins et de grandes ardeurs pour la première enfance; mais quand ils
ont des ailes, quand il s'agit de raisonner et d'utiliser la tendresse
instinctive, elle vole sur un autre arbre et les chasse à coups de
bec. Tu ne vivrais pas à présent trois jours avec elle sans te sentir
horriblement malheureuse. Son caractère, son éducation, ses goûts, ses
habitudes, ses idées te choqueront complétement, quand elle ne sera
plus retenue par mon autorité entre vous deux. Ne t'expose pas à ces
chagrins, consens à aller habiter avec la famille de ton père, qui
veut se charger de toi après ma mort. Ta mère y consentira très
volontiers, comme tu peux déjà le pressentir, et tu garderas avec elle
des relations douces et durables que vous n'aurez point si vous vous
rapprochez davantage. On m'assure que, par une clause de mon
testament, je peux confier la suite de ton éducation et le soin de
t'établir à Réné de Villeneuve, que je nomme ton tuteur, mais je veux
que tu acquisses d'avance à cet arrangement, car Mme de Villeneuve
surtout ne se chargerait pas volontiers d'une jeune personne qui la
suivrait à contre-cœur.»

A ces momens de courte mais vive lueur de sagesse, ma grand'mère avait
pris sur moi un empire complet. Ce qui donnait aussi beaucoup de poids
à ses paroles, c'était l'attitude singulière et même blessante de ma
mère, son refus de venir me soutenir dans mes angoisses, le peu de
pitié que l'état de ma grand'mère lui inspirait, et l'espèce
d'amertume railleuse, parfois menaçante de ses lettres rares et
singulièrement irritées. N'ayant pas mérité cette sourde colère qui
paraissait gronder en elle, je m'en affligeais, et j'étais forcée de
constater qu'il y avait chez elle soit de l'injustice, soit de la
bizarrerie. Je savais que ma sœur Caroline n'était point heureuse
avec elle, et ma mère m'avait écrit: «Caroline va se marier. Elle est
lasse de vivre avec moi. Je crois, après tout, que je serai plus libre
et plus heureuse quand je vivrai seule.»

Mon cousin était venu bientôt après passer une quinzaine avec nous. Je
crois que pour se bien décider, ou tout au moins pour décider sa femme
à se charger de moi, il avait voulu me connaître davantage. De mon
côté, je désirais aussi connaître ce père d'adoption que je n'avais
pas beaucoup vu depuis mon enfance. Sa douceur et la grâce de ses
manières m'avaient toujours été sympathiques, mais il me fallait
savoir s'il n'y avait pas derrière ces formes agréables un fond de
croyances quelconques, inconciliables avec celles qui avaient surgi en
moi.

Il était gai, d'une égalité charmante de caractère, d'un esprit
aimable et cultivé, et d'une politesse si exquise que les gens de
toute condition en étaient satisfaits ou touchés. Il avait beaucoup de
littérature, et une mémoire si fidèle qu'il avait retenu, je crois,
tous les vers qu'il avait lus. Il m'interrogeait sur mes lectures, et
dès que je lui nommais un poète, il m'en récitait les plus beaux
passages d'une manière aisée, sans déclamation, avec une voix et une
prononciation charmantes. Il n'avait point d'intolérance dans le goût
et se plaisait à Ossian aussi bien qu'à Gresset. Sa causerie était un
livre toujours ouvert et qui vous présentait toujours une page
choisie.

Il aimait la campagne et la promenade. Il n'avait, à cette époque, que
quarante-cinq ans, et comme il n'en paraissait que trente, on ne
manqua pas de dire à La Châtre, en nous voyant monter à cheval
ensemble, qu'il était mon prétendu, et que c'était une nouvelle
impertinence de ma part de courir seule avec lui, _au nez du monde_.

Je ne trouvai en lui aucun des préjugés étroits et des appréciations
mesquines des provinciaux. Il avait toujours vécu dans le plus grand
monde, et mes _excentricités_ ne le blessaient en rien. Il tirait le
pistolet avec moi, il se laissait aller à lire et à causer jusqu'à
deux ou trois heures du matin; il luttait avec moi d'adresse à sauter
les fossés à cheval; il ne se moquait pas de mes essais de
philosophie, et même il m'exhortait à écrire, assurant que c'était ma
vocation, et que je m'en tirerais agréablement.

Par son conseil, j'avais essayé de faire encore un roman, mais
celui-ci ne réussit pas mieux que ceux du couvent. Il ne s'y trouva
pas d'amour. C'était toujours une fiction en dehors de moi et que je
sentais ne pouvoir peindre. Je m'en amusai quelque temps et y renonçai
au moment où cela tournait à la dissertation. Je me sentais pédante
comme un livre, et, ne voulant pas l'être, j'aimais mieux me taire et
poursuivre intérieurement l'éternel poème de _Corambé_, où je me
sentais dans le vrai de mes émotions.

En trouvant mon tuteur si conciliant et d'un commerce si agréable, je
ne songeais pas qu'une lutte d'idées pût jamais s'engager entre nous.
A cette époque, les idées philosophiques étaient toutes spéculatives
dans mon imagination. Je n'en croyais pas l'application générale
possible. Elles n'excitaient ni alarmes ni antipathies personnelles
chez ceux qui ne s'en occupaient pas sérieusement. Mon cousin riait de
mon libéralisme et ne s'en fâchait guère. Il voyait la nouvelle cour,
mais il restait attaché aux souvenirs de l'empire, et comme, en ce
temps-là, bonapartisme et libéralisme se fondaient souvent dans un
même instinct d'opposition, il m'avouait que ce monde de dévots et
d'obscurantistes lui donnait des nausées, et qu'il ne supportait
qu'avec dégoût l'intolérance religieuse et monarchique de certains
salons.

Il me faisait bien certaines recommandations de respect et de
déférence envers madame de Villeneuve, qui me donnaient à penser qu'il
n'était pas le maître absolu chez lui; mais ma cousine n'était pas
dévote alors, et tenait surtout aux manières et au savoir-vivre. Comme
je m'inquiétais de ma rusticité, il m'assura qu'il n'y paraissait pas
quand je voulais, et qu'il ne s'agissait que de vouloir toujours. «Au
reste, me disait-il, si tu trouves quelquefois ta cousine un peu
sévère, tu feras à ses exigences du moment le sacrifice de la petite
vanité d'écolier, et aussitôt qu'elle t'aura vue plier de bonne grâce,
elle t'en récompensera par un grand esprit de justice et de
générosité. Chenonceaux te semblera un paradis terrestre, à toi qui
n'a jamais rien vu, et si tu y as quelques momens de contrainte je
saurai te les faire oublier. Je sens que tu me seras une société
charmante: nous lirons, nous disserterons, nous courrons, et même nous
rirons ensemble, car je vois que tu es gaie aussi, quand tu n'a pas
trop de sujets de chagrin.»

Je m'en remettais donc à lui de mon sort futur avec une grande
confiance. Il m'assurait aussi que sa fille Emma, Mme de la
Roche-Aymon, partageait la sympathie particulière que j'avais toujours
eue pour elle, et qu'à nous trois nous oublierions la gêne du monde,
que ni elle ni lui n'aimaient plus que moi.

Il m'avait également parlé de ma mère, sans aigreur et en termes très
convenables, en me confirmant tout ce que ma grand'mère m'avait dit en
dernier lieu de son peu de désir de m'avoir avec elle. Loin de me
prescrire une rupture absolue, il m'encourageait à persister dans ma
déférence envers elle. «Seulement, me disait-il, puisque le lien entre
vous semble se détendre de lui-même, ne le resserre pas imprudemment,
ne lui écris pas plus qu'elle ne paraît le souhaiter et ne te plains
pas de la froideur qu'elle te témoigne. C'est ce qui peut arriver de
mieux.»

Cette prescription me fut pénible. Malgré tout ce que j'y trouvais de
sage, et peut-être de nécessaire au bonheur de ma mère elle-même, mon
cœur avait toujours pour elle des élans passionnés, suivis d'une
morne tristesse. Je ne me disais pas qu'elle ne m'aimait point: je
sentais qu'elle m'en voulait trop d'aimer ma grand'mère pour n'être
pas jalouse aussi à sa manière: mais cette manière m'effrayait, je ne
la connaissais pas. Jusqu'à ces derniers temps, ma préférence pour
elle lui avait été trop bien démontrée.

Quand après quelques mois, et au lendemain de la mort de ma
grand'mère, mon cousin Réné revint pour m'emmener, j'étais bien
décidée à le suivre. Pourtant l'arrivée de ma mère bouleversa. Ses
premières caresses furent si ardentes et si vraies, j'étais si
heureuse aussi de revoir ma petite tante Lucie, avec son parler
populaire, sa gaîté, sa vivacité, sa franchise et ses maternelles
gâteries, que je me flattai d'avoir retrouvé le rêve de bonheur de mon
enfance dans la famille de ma mère.

Mais au bout d'un quart d'heure tout au plus, ma mère, très irritée
par la fatigue du voyage, par la présence de M. de Villeneuve, par les
airs refrognés de Deschartres, et surtout par les douloureux souvenirs
de Nohant, exhala toutes les amertumes amassées dans son cœur contre
ma grand'mère. Incapable de se contenir, malgré les efforts de ma
tante pour la calmer et pour atténuer par des plaisanteries l'effet de
ce qu'elle appelait ses _exagérations_, elle me fit voir qu'un abîme
s'était creusé à mon insu entre nous, et que le fantôme de la pauvre
morte se placerait là longtemps pour nous désespérer.

Ses invectives contre elle me consternèrent. Je les avais entendues
autrefois, mais je ne les avais pas toujours comprises. Je n'y avais
vu que des rigueurs à blâmer, des ridicules à supporter. Maintenant
elle était accusée de vices de cœur, cette pauvre sainte femme! Ma
mère, je dois dire aussi, ma pauvre mère, disait des choses inouïes
dans la colère.

Ma résistance ferme et droite à ce torrent d'injustice la révolta.
J'étais, certes bien émue intérieurement, mais la voyant si exaltée,
je pensai devoir me contenir, et lui montrer dès le premier orage, une
volonté inébranlable de respecter le souvenir de ma bienfaitrice.
Comme cette révolte contre ses sentimens était par elle-même bien
assez offensante pour son dépit, je ne croyais pas pouvoir y mettre
trop de formes, trop de calme apparent, trop d'empire sur ma secrète
indignation.

Cet effort de raison, ce sacrifice de ma propre colère intérieure au
sentiment du devoir, était précisément ce que je pouvais imaginer de
pire avec une nature comme celle de ma mère. Il eût fallu faire comme
elle, crier, tempêter, casser quelque chose, l'effrayer enfin, lui
faire croire que j'étais aussi violente qu'elle et qu'elle n'aurait
pas bon marché de moi.

«Tu t'y prends tout de travers, me dit ma tante quand nous fûmes
seules ensemble. Tu es trop tranquille et trop fière; ce n'est pas
comme cela qu'il faut se conduire avec ma sœur. Je la connais bien,
moi! Elle est mon aînée, et elle m'aurait rendue bien malheureuse dans
mon enfance et dans ma jeunesse si j'avais fait comme toi; mais quand
je la voyais de mauvaise humeur et couvant une grosse querelle, je la
taquinais et me moquais d'elle jusqu'à ce que je l'eusse fait éclater.
Ça allait plus vite. Alors quand je la sentais bien montée, je me
fâchais aussi, et tout à coup je lui disais: «En voilà assez; veux-tu
m'embrasser et faire la paix? Dépêche-toi, car sans cela, je te
quitte.» Elle revenait aussitôt, et la crainte de me voir recommencer,
l'empêchait de recommencer trop souvent elle-même.»

Je ne pus profiter de ce conseil. Je n'étais pas la sœur, l'égale par
conséquent, de cette femme ardente et infortunée. J'étais sa fille. Je
ne pouvais oublier le sentiment et les formes du respect. Quand elle
revenait elle-même, je lui restituais ma tendresse avec tous ses
témoignages; mais il m'était impossible de prévenir ce retour en
allant baiser des lèvres encore chaudes d'injures contre celle que je
vénérais.

L'ouverture du testament amena de nouvelles tempêtes. Ma mère,
prévenue par quelqu'un qui trahissait tous les secrets de ma
grand'mère (je n'ai jamais su qui), connaissait depuis longtemps la
clause qui me séparait d'elle. Elle savait aussi mon adhésion à cette
clause: de là sa colère anticipée.

Elle feignit d'ignorer tout jusqu'au dernier moment, et nous nous
flattions encore, mon cousin et moi, que l'espèce d'aversion qu'elle
me témoignait lui ferait accepter avec empressement cette disposition
testamentaire, mais elle était armée de toutes pièces pour en
accueillir la déclaration. Sans doute quelqu'un l'avait influencée
d'avance, et lui avait fait voir là une injure qu'elle ne devait point
accepter. Elle déclara donc très nettement qu'elle ne se laisserait
pas réputer indigne de garder sa fille, qu'elle savait la clause
nulle, puisqu'elle était ma tutrice naturelle et légitime, qu'elle
invoquait la loi, et que ni prières ni menaces ne la feraient renoncer
à son droit, qui était effectivement complet et absolu.

Qui m'eût dit cinq ans auparavant que cette réunion tant désirée
serait un chagrin et un malheur pour moi? Elle me rappela ces jours
de ma passion pour elle et me reprocha amèrement d'avoir laissé
corrompre mon cœur par ma grand'mère et par Deschartres. «Ah! ma
pauvre mère, m'écriai-je, que ne m'avez-vous prise au mot dans ce
temps-là! Je n'aurais rien regretté alors. J'aurais tout quitté pour
vous. Pourquoi m'avez-vous trompée dans mes espérances et abandonnée
si complétement? J'ai douté de votre tendresse, je l'avoue. Et à
présent, que faites-vous? Vous brisez, vous blessez mortellement ce
cœur que vous voulez guérir et ramener! Vous savez qu'il a fallu
quatre ans à ma grand'mère pour me faire oublier un moment d'injustice
contre vous, et vous m'accablez tous les jours, à toute heure, de vos
injustices contre elle!»

Comme, d'ailleurs, je me soumettais sans murmure à sa volonté de me
garder avec elle, elle parut s'apaiser. La politesse extrême de mon
cousin la désarmait par moment. Elle ne ferma pas tout à fait
l'oreille à l'idée de me permettre de rentrer au couvent, comme
pensionnaire en chambre, et j'en écrivis à Mme Alicia et à la
supérieure, afin d'avoir une retraite toute prête à me recevoir,
aussitôt que j'aurais conquis la permission d'en profiter.

Il ne se trouva pas un logement vacant, grand comme la main, aux
Anglaises. On m'aurait reprise volontiers comme pensionnaire en
classe; mais ma mère ne voulait pas qu'il en fût ainsi, disant
qu'elle comptait me faire sortir sans en être empêchée par les
réglemens, qu'elle voulait me marier à sa guise, par conséquent,
n'avoir pas, dans ses relations avec moi, l'obstacle d'une grille et
d'une consigne de tourière.

Mon cousin me quitta en me disant de prendre courage et de persister
avec douceur et adresse dans le désir d'aller au couvent. Il me
promettait de s'occuper de me caser au Sacré-Cœur ou à
l'Abbaye-aux-Bois.

Ma mère ne voulait pas entendre parler de rester avec moi à Nohant,
encore moins de m'y laisser avec Deschartres et Julie, l'une qui y
conservait son logement selon le désir exprimé par ma grand'mère,
l'autre qui, ayant encore une année de bail, devait y rester comme
fermier. Ma mère ne savait vivre qu'à Paris, et pourtant elle avait
l'intuition vraie de la poésie des champs, l'amour et le talent du
jardinage et une grande simplicité de goûts; mais elle arrivait à
l'âge où les habitudes sont impérieuses. Il lui fallait le bruit de la
rue et le mouvement des boulevards. Ma sœur était tout récemment
mariée; nous devions habiter, ma mère et moi, l'appartement de ma
grand'mère, rue Neuve-des-Mathurins.

Je quittai Nohant avec un serrement de cœur pareil à celui que
j'avais éprouvé en quittant les Anglaises. J'y laissais toutes mes
habitudes studieuses, tous mes souvenirs de cœur, et mon pauvre
Deschartres seul et comme abruti de tristesse.

Ma mère ne me laissa emporter que quelques livres de prédilection.
Elle avait un profond mépris pour ce qu'elle appelait mon originalité.
Elle me permit cependant de garder ma femme de chambre Sophie, à
laquelle j'étais attachée, et d'emmener mon chien.

Je ne sais plus quelle circonstance nous empêcha de nous installer
tout de suite rue Neuve-des-Mathurins. Peut-être une levée de scellés
à faire. Nous descendîmes chez ma tante, rue de Bourgogne, et nous y
passâmes une quinzaine avant de nous installer dans l'appartement de
ma grand'mère.

J'eus une grande consolation à retrouver ma cousine Clotilde, belle et
bonne âme, droite, courageuse, discrète, fidèle aux affections, avec
un caractère charmant, un enjouement soutenu, des talens et la science
du cœur, préférable à celle des livres. Quelque enveloppés d'orages
domestiques que nous fussions alors, il n'y eut jamais, ni alors ni
depuis, un nuage entre nous deux. Elle aussi me trouvait un peu
_originale_; mais elle trouvait cela _très joli, très amusant, et
m'aimait comme j'étais_.

Sa douce gaîté était un baume pour moi. Quelque malheureuse ou
intempestivement tournée aux choses sérieuses que l'on soit, on a
besoin de rire et de folâtrer à dix-sept ans, comme on a besoin
d'exister. Ah! si j'avais eu à Nohant cette adorable compagne, je
n'aurais peut-être jamais lu tant de belles choses, mais j'aurais
aimé et accepté la vie.

Nous fîmes beaucoup de musique ensemble, nous apprenant l'une à
l'autre ce que nous savions un peu, moi lire, elle dire. Sa voix, un
peu voilée, était d'une souplesse extrême et sa prononciation facile
et agréable. Quand je me mettais avec elle au piano, j'oubliais tout.

A cette époque se place une circonstance qui m'impressionne beaucoup,
non qu'elle soit bien importante, mais parce qu'elle me mettait aux
prises, dès mon entrée dans la vie, avec certaines probabilités
entrevues d'avance. Deschartres fut appelé à venir rendre à une
assemblée de famille compte de son administration. Cela se passait
chez ma tante. Mon oncle, qui faisait carrément les choses et qui
était le conseil de ma mère, trouvait une lacune dans le paiement des
fermes, une lacune de trois ans, par conséquent dix-huit mille francs
à Deschartres. On avait appelé, je ne sais plus pourquoi, un avoué à
cette conférence.

En effet il y avait trois ans que Deschartres n'avait payé. J'ignore
si, par tolérance ou par crainte de le laisser ruiné, ma grand'mère
lui avait donné quittance d'une partie, mais ces quittances ne se
trouvèrent point. Quant à moi, je n'avais rien touché de lui et ne lui
avais, par conséquent, donné aucune décharge.

Le pauvre grand homme avait, comme je l'ai dit, acheté un petit
domaine dans les landes, non loin de chez nous. Comme il avait plus
d'imagination que de bonheur dans ses entreprises, il avait rêvé là, à
tort, une fortune; non qu'il aimât l'argent, mais parce que toute sa
science, tout son amour-propre s'engouffraient dans la perspective de
transformer un terrain maigre et inculte en une terre grasse et
luxuriante. Il s'était jeté dans cette aventure agricole avec la foi
et la précipitation de son infaillibilité. Les choses avaient mal
tourné, son régisseur l'avait volé! Et puis il avait voulu, croyant
bien faire, échanger les produits de nos terres avec ceux de la
sienne. Il nous amenait du bétail maigre qui n'engraissait pas chez
nous, ou qui y crevait de pléthore en peu de jours. Il envoyait chez
lui nos bestiaux gourmands et gâtés qui ne s'accommodaient pas de ses
ajoncs et de ses genêts, et qui y dépérissaient rapidement. Il en
était ainsi des grains et de tout le reste. En somme, sa terre lui
avait peu rapporté, en Nohant encore moins, relativement. Des pertes
considérables et répétées l'avaient mis dans la nécessité de vendre
son petit bien, mais il ne trouvait pas d'acquéreurs et ne pouvait
combler son arriéré.

Je savais tout cela, bien qu'il ne m'en eût jamais parlé. Ma
grand'mère m'en avait avertie, et je savais que nous ne vivions à
Nohant que du produit de la maison de la rue de la Harpe et de
quelques rentes sur l'État.

Ce n'était pas suffisant pour les habitudes de ma grand'mère; sa
maladie d'ailleurs avait occasionné d'assez grands frais. La gêne
était réelle dans la maison, et, n'ayant pas de quoi renouveler ma
garderobe, j'arrivais à Paris avec un bagage qui eût tenu dans un
mouchoir de poche, et une robe pour toute toilette.

Deschartres ne pouvant fournir ces malheureuses quittances, auxquelles
nous n'avions pas songé, arrivait donc de son côté pour donner ou
essayer de donner des explications, ou d'obtenir des délais. Il se
présenta fort troublé. J'aurais voulu être un moment seule avec lui
pour le rassurer; ma mère nous garda à vue, et l'interrogatoire
commença autour d'une table chargée de registres et de paperasses.

Ma mère, fortement prévenue contre mon pauvre pédagogue et avide de
lui rendre tout ce qu'il lui avait fait souffrir autrefois, goûtait, à
voir son embarras, une joie terrible. Elle tenait surtout à le faire
passer pour un malhonnête homme vis-à-vis de moi, à qui elle faisait
un principal grief de ne pas partager son aversion.

Je vis qu'il n'y avait pas à hésiter. Ma mère avait laissé échapper le
mot de prison pour dettes; j'espère qu'elle n'eût pas exécuté une si
dure menace; mais l'orgueilleux Deschartres, attaqué dans son honneur,
était capable de se brûler la cervelle. Sa figure pâle et contractée
était celle d'un homme qui a pris cette résolution.

Je ne le laissai pas répondre. Je déclarai qu'il avait payé entre mes
mains, et que, dans le trouble où nous avait si souvent mis l'état de
ma grand'mère, nous n'avions songé ni l'un, ni l'autre à la formalité
des quittances.

Ma mère se leva, les yeux enflammés et la voix brève: «Ainsi, vous
avez reçu dix-huit mille francs, me dit-elle, où sont-ils?

--Je les ai dépensés apparemment, puisque je ne les ai plus.

--Vous devez les représenter ou en prouver l'emploi.»

J'invoquai l'avoué. Je lui demandai si, étant unique héritière, je me
devais des comptes à moi-même, et si ma tutrice avait le droit
d'exiger ceux de ma gestion des revenus de ma grand'mère.

«Non, certes, répondit l'avoué. On n'a pas de questions à vous faire
là-dessus. Je demande qu'on insiste seulement sur la réalité de vos
recettes. Vous êtes mineure et n'avez pas le droit de remettre une
dette. Votre tutrice a celui d'exiger les rentrées qui vous sont
acquises.»

Cette réponse me rendit la force prête à m'abandonner. Tomber dans une
série de mensonges et de fausses explications ne m'eût peut-être pas
été possible. Mais, du moment qu'il ne s'agissait que de persister
dans un _oui_ pour sauver Deschartres, je crois que je ne devais pas
hésiter. Je ne sais pas s'il était en aussi grand péril que je me
l'imaginais. Sans doute on lui eût donné le temps de vendre son
domaine pour s'acquitter, et l'eût-il vendu à bas prix, il lui restait
pour vivre la pension que lui avait assignée ma grand'mère par son
testament[29]. Mais les idées de déshonneur et de prison pour dettes
me bouleversaient l'esprit.

  [29] Elle avait été de quinze cents francs dans le premier
  brouillon du testament. Il l'avait fait réduire à mille francs,
  avec beaucoup d'instance et même d'emportement.

Ma mère insista comme le lui suggéra l'avoué. «Si M. Deschartres vous
a versé dix-huit mille francs, c'est ce qu'on saura bien. Vous n'en
donneriez pas votre parole d'honneur?»

Je sentis un frisson, et je vis Deschartres prêt à tout confesser.

«Je la donnerais, m'écriai-je.

--Donne-la en ce cas, me dit ma tante, qui me croyait sincère et qui
voulait voir finir ce débat.

--Non, mademoiselle, reprit l'avoué, ne la donnez pas.

--Je veux qu'elle la donne! s'écria ma mère, à qui j'eus ensuite bien
de la peine à pardonner de m'avoir infligé cette torture.

--Je la donne, lui répondis-je très émue, et Dieu est avec moi contre
vous dans cette affaire-ci!

--Elle a menti, elle ment! cria ma mère. Une dévote! une
philosophailleuse! Elle ment et se vole elle-même!

--Oh! pour cela, dit l'avoué en souriant, elle en a bien le droit, et
ne fait de tort qu'à sa dot.

--Je la conduirai, avec son Deschartres, jusque chez le juge de paix,
dit ma mère. Je lui ferai faire serment sur le Christ, sur l'Évangile!

--Non, madame, dit l'avoué, tranquille comme un homme d'affaires; vous
vous en tiendrez là; et quant à vous, mademoiselle, me dit-il avec une
certaine bienveillance, soit d'approbation, soit de pitié pour mon
désintéressement, je vous demande pardon de vous avoir tourmentée.
Chargé de soutenir vos intérêts, je m'y suis cru obligé. Mais personne
ici n'a le droit de révoquer votre parole en doute, et je pense que
l'on doit passer outre sur ce détail.»

J'ignore ce qu'il pensait de tout ceci. Je ne m'en occupai point et je
n'eusse point su lire à travers la figure d'un avoué. La dette de
Deschartres fut rayée au registre, on s'occupa d'autre chose et on se
sépara.

Je réussis à me trouver seule un instant sur l'escalier avec mon
pauvre précepteur. «Aurore, me dit-il avec les larmes dans les yeux,
je vous paierai, n'en doutez pas?

--Certes, je n'en doute pas, répondis-je, voyant qu'il éprouvait
quelque humiliation. La belle affaire! Dans deux ou trois ans votre
domaine sera en plein rapport.

--Sans doute! bien certainement! s'écria-t-il, rendu à la joie de ses
illusions. Dans trois ans, ou il me rapportera trois mille livres de
rente, ou je le vendrai cinquante mille francs. Mais j'avoue que, pour
le moment, je n'en trouve que douze mille, et que si l'on m'eût retenu
la pension de votre grand'mère pendant six années, il m'aurait fallu
mendier, je ne sais quel gagne pain. Vous m'avez sauvé, vous avez
souffert. Je vous remercie.»

Tant que je pus rester chez ma tante auprès de Clotilde, mon
existence, malgré de fréquentes secousses, me parut tolérable. Mais
quand je fus installée rue Neuve-des-Mathurins, elle ne le fut point.

Ma mère, irritée contre tout ce que j'aimais, me déclara que je
n'irais point au couvent. Elle m'y laissa aller embrasser une fois mes
religieuses et mes compagnes, et me défendit d'y retourner. Elle
renvoya brusquement ma femme de chambre, qui lui déplaisait, et chassa
même mon chien. Je le pleurai, parce que c'était la goutte d'eau qui
faisait déborder le vase.

M. de Villeneuve vint lui demander de m'emmener dîner chez lui. Elle
lui répondit que Mme de Villeneuve eût à venir elle-même lui faire
cette demande. Elle était dans son droit sans doute, mais elle parlait
si sèchement que mon cousin perdit patience, lui répondit que jamais
sa femme ne mettrait les pieds chez elle, et partit pour ne plus
revenir. Je ne l'ai revu que plus de vingt ans après.

De même que mon bon cousin m'a pardonné et me pardonne encore de ne
pas partager toutes ses idées, je lui pardonne de m'avoir abandonnée
ainsi à mon triste sort. Pouvait-il ne pas le faire? Je ne sais. Il
eût fallu de sa part une patience que je n'aurais certes pas eue pour
mon compte, si je n'eusse eu affaire à ma propre mère. Et puis, quand
même il eût dévoré en silence cette première algarade, n'eût-elle pas
recommencé le lendemain?

Cependant il m'a fallu des années, je le confesse, pour oublier la
manière dont il me quitta, sans même me dire un mot d'adieu et de
consolation, sans jeter les yeux sur moi, sans me laisser une
espérance, sans m'écrire le lendemain pour me dire que je trouverais
toujours un appui en lui quand il me serait possible de l'invoquer. Je
m'imaginai qu'il était las des ennuis que lui suscitait son
impuissante tutelle, et qu'il était content de trouver une vive
occasion de s'en débarrasser. Je me demandai si Mme de Villeneuve, qui
avait déjà l'âge d'une matrone, n'aurait pas pu, par un léger
simulacre de politesse, dont ma mère eût été flattée, la décider à me
laisser continuer mes visites chez elle, si tout au moins, on n'eût
pas pu tenter un peu plus, sauf à me laisser là, avec la confiance
d'inspirer quelque intérêt et de pouvoir y recourir plus tard sans
crainte d'être importune. Je m'attendais à quelque chose de semblable.
Il n'en fut rien. La famille de mon père resta muette. L'appréhension
de la trouver close m'empêcha d'y jamais frapper. Je ne sais si ma
fierté fut exagérée, mais il me fut impossible de la faire plier à des
avances. J'étais un enfant, il est vrai, et, bien que je n'eusse aucun
tort, je devais faire les premiers pas; mais on va voir ce qui m'en
empêcha.

Mon autre cousin, Auguste de Villeneuve, frère de Réné, vint me voir
aussi une dernière fois. Sans être liée avec lui, j'étais plus
familière, je ne sais pourquoi. Il était aussi très bon, mais il
manquait un peu de tact. Je me plaignis à lui de l'abandon de Réné:
«Ah dame, me dit-il avec son grand sang-froid indolent, tu n'as pas
agi comme on te le recommandait. On voulait te voir entrer au couvent,
tu ne l'as pas fait. Tu sors avec ta mère, avec sa fille, avec le mari
de sa fille, avec M. Pierret. On t'a vue dans la rue avec tout ce
monde-là. C'est une société impossible: je ne dis pas pour moi, ça me
serait bien égal, mais pour ma belle-sœur et pour les femmes de toute
famille honorable où nous aurions pu te faire entrer par un bon
mariage.»

Sa franchise éclaircissait une grande question d'avenir pour moi. Je
lui demandai d'abord comment il m'était possible, ayant affaire à une
personne que la résistance la plus polie et la plus humble exaspérait,
d'entrer au couvent contre sa volonté, de refuser de sortir avec elle
et de ne pas voir son entourage. Comme il ne pouvait me donner une
réponse satisfaisante, je lui demandai si, d'ailleurs, refuser de voir
ma sœur, son mari et Pierret, au cas où cela me serait possible, lui
paraissait conciliable avec les liens du sang, de l'amitié et du
devoir.

Il ne me répondit pas davantage, seulement il me dit: «Je vois que tu
tiens à ta famille maternelle et que tu es décidée à ne jamais rompre
avec tous ces braves gens-là. Je croyais le contraire. C'est
différent.

--J'ai pu, lui dis-je, dans des momens de douleur et de colère
intérieure, souhaiter de quitter ma mère, qui me rend fort
malheureuse, et comme je ne vois pas qu'elle soit heureuse de notre
réunion, je désirerais encore beaucoup le couvent, ou bien je
m'arrangerais d'un mariage qui me soustrairait à son autorité absolue;
mais quelque tort qu'elle puisse avoir, j'ai toujours été résolue à la
fréquenter et à ne me rendre complice d'aucun affront qui lui serait
fait.

--Eh bien! reprit-il, toujours aussi froid et faisant des grimaces
nerveuses qui lui étaient habituelles, et qui semblaient lui servir à
rassembler ses idées et ses paroles, en bonne religion, tu as raison,
mais ainsi ne va pas le monde. Ce que nous appelons un bon mariage
pour toi, c'est un comme ayant quelque fortune et de la naissance. Je
t'assure qu'aucun de ces hommes-là ne viendra te trouver ici, et que,
même quand tu auras attendu trois ans, l'époque de ta majorité, tu ne
seras pas plus facile à bien marier qu'aujourd'hui. Quant à moi, je ne
m'en chargerais pas: on me jetterait à la tête que tu as vécu trois
ans chez ta mère et avec toutes sortes de bonnes gens qu'on ne serait
pas fort aise de fréquenter. Ainsi, je te conseille de te marier
toi-même comme tu pourras. Qu'est-ce que ça me fait, à moi, que tu
épouses un roturier? S'il est honnête homme, je le verrai parfaitement
et je ne t'en aimerai certainement car je vois que ta mère tourne
autour de nous, et qu'elle va me flanquer à la porte!»

Là-dessus, il prit son chapeau et s'enfuit en me disant: «Adieu, ma
tante!»

Je ne lui en voulus pas, à lui, il ne s'était jamais chargé de moi. Sa
franchise me mettait à l'aise, et sa promesse d'amitié constante me
consolait amplement de la perte d'un bon parti. Je l'ai retrouvé aussi
amicalement insouciant et tranquillement bon peu d'années après mon
mariage.

Mais cette rupture momentanée de sa part, absolue de celle de tout le
reste de la famille, me donna bien à penser.

J'avais peut-être oublié, depuis quelques années, qui j'étais, et
comme quoi mon sang royal s'était perdu dans mes veines en s'alliant,
dans le sein de ma mère au sang plébéïen. Je ne crois pas, je suis
même certaine que je n'avais pas cru m'élever au-dessus de moi-même en
regardant comme naturelle et inévitable l'idée d'entrer dans une
famille noble, de même que je ne me crus pas déchue pour n'avoir pas à
y prétendre. Au contraire, je me sentais soulagée d'un grand poids.
J'avais toujours eu de la répugnance, d'abord par instinct, ensuite
par raisonnement, à m'incorporer dans une caste qui n'existait que par
la négation de l'égalité. A supposer que j'eusse été décidée au
mariage, ce qui n'était réellement pas encore, j'aurais, autant que
possible, suivi le vœu de ma grand'mère, mais sans être persuadé que
la naissance eût la moindre valeur sérieuse, et dans le cas seulement
où j'aurais rencontré un patricien sans morgue et sans préjugés.

Mon cousin Auguste me signifiait, de par la loi du monde, qu'il n'en
est pas et qu'il ne peut y en avoir. Tout en avouant que ma manière de
voir était religieuse et honorable pour moi, il déclarait qu'elle me
déshonorait aux yeux du monde, que personne ne m'y pardonnerait
d'avoir fait de trouver quelqu'un qui dût m'approuver.

Que devais-je donc faire selon lui et selon son monde? M'enfuir de
chez ma mère, faire connaître, par un éclat, qu'elle ne me rendait pas
heureuse, ou faire supposer pis encore, c'est-à-dire que mon honneur
était en danger auprès d'elle? Cela n'était pas, et si cela eût été,
le retentissement de ma situation ainsi proclamée m'eût-il rendue
beaucoup plus _mariable_ au gré de mes cousins?

Devais-je, à défaut de la fuite, me révolter ouvertement contre ma
mère, l'injurier, la menacer? quoi? que voulait-on de moi? Tout ce que
j'eusse pu faire eût été si impossible et si odieux, que je ne le
comprends pas encore.

C'est bien trop me défendre sans doute d'avoir fait mon devoir; mais
si j'insiste sur ma situation personnelle, c'est que j'ai fort à cœur
de prouver ce que c'est que l'opinion du monde, la justice de ses
arrêts et l'importance de sa protection.

On représente toujours ceux qui secouent ses entraves comme des
esprits pervers, ou tout au moins si orgueilleux et si brouillons
qu'ils troublent l'ordre établi et la coutume régnante, pour le seul
plaisir de mal faire. Je suis pourtant un petit exemple, entre mille
plus sérieux et plus concluans, de l'injustice et de l'inconséquence
de cette grande coterie plus ou moins nobiliaire qui s'intitule
modestement le _monde_. En disant inconséquence et injustice, je suis
calme jusqu'à l'indulgence; je devrais dire l'impiété: car, pour mon
compte, je ne pouvais envisager autrement la réprobation qui devait
s'attacher à moi pour avoir observé les devoirs les plus sacrés de la
famille.

Qu'on sache bien que je ne m'en prenais pas, que je ne m'en suis
jamais prise à mes parens paternels. Ils étaient de ce monde-là, ils
n'en pouvaient refaire le code à leur usage et au mien. Ma grand'mère,
ne pouvant se décider à envisager pour moi un avenir contraire à ses
vœux, avait arraché d'eux la promesse de me réintégrer dans la caste
où, par leurs femmes[30] (les Villeneuve n'étaient pas de vieille
souche), ils avaient été réintégrés eux-mêmes. Les sacrifices qu'ils
avaient dû faire pour s'y tenir, ils trouvaient naturel de me les
imposer. Mais ils oubliaient que, pour pousser ces sacrifices jusqu'à
fouler aux pieds le respect filial (ce que certes ils n'eussent pas
fait eux-mêmes), il m'eût fallu, outre un mauvais cœur et une
mauvaise conscience, la croyance à l'inégalité originelle.

  [30] Mlle de Guibert et Mlle de Ségur.

Or je n'acceptais pas cette inégalité. Je ne l'avais jamais comprise,
jamais supposée. Depuis le dernier des mendians jusqu'au premier des
rois, je _savais_, par mon instinct, par ma conscience, par la loi du
Christ surtout, que Dieu n'avait mis au front de personne ni un sceau
de noblesse, ni un sceau de vasselage. Les dons mêmes de
l'intelligence n'étaient rien devant lui sans la volonté du bien, et
d'ailleurs cette intelligence innée, il la laissait tomber dans le
cerveau d'un crocheteur tout aussi bien que dans celui d'un prince.

Je donnai des larmes à l'abandon de mes parens. Je les aimais. Ils
étaient les fils de la sœur de mon père, mon père les avait chéris;
ma grand'mère les avait bénis; ils avaient souri à mon enfance;
j'aimais certains de leurs enfans: Mme de la Roche-Aymon, fille de
Réné; Félicie, fille d'Auguste, adorable créature, morte à la fleur de
l'âge, et son frère Léonce, d'un esprit charmant.

Mais je pris vite mon parti sur ce qui devait être rompu entre nous
tous: les liens de l'affection et de la famille, non, certes, mais
bien ceux de la solidarité d'opinion et de position.

Quant au beau mariage qu'ils devaient me procurer, je confesse que ce
fut une grande satisfaction pour moi d'en être débarrassée. J'avais
donné mon assentiment à une proposition de Mme de Pontcarré, que ma
mère repoussa. Je vis que, d'une part, ma mère ne voudrait jamais de
noblesse, que, de l'autre, la noblesse ne voulait plus de moi. Je me
sentis enfin libre, par la force des choses, de rompre le vœu de ma
grand'mère et de me marier selon mon cœur (comme avait fait mon
père), le jour où je m'y sentirais portée.

Je l'étais encore si peu que je ne renonçais point à l'idée de me
faire religieuse. Ma courte visite au couvent avait ravivé mon idéal
de bonheur de ce côté-là. Je me disais bien que je n'étais plus dévote
à la manière de mes chères recluses: mais l'une d'elles, Mme
Françoise, ne l'était pas et passait pour s'occuper de science. Elle
vivait là en paix comme un père dominicain des anciens jours. La
pensée de m'élever par l'étude et la contemplation des plus hautes
vérités au-dessus des orages de la famille et des petitesses du monde
me souriait une dernière fois.

Il est bien possible que j'eusse pris ce parti à ma majorité,
c'est-à-dire après trois ans d'attente, si ma vie eût été tolérable
jusque-là. Mais elle le devenait de moins en moins. Ma mère ne se
laissait toucher et persuader par aucune de mes résignations. Elle
s'obstinait à voir en moi une ennemie secrètement irréconciliable.
D'abord elle triompha de se voir débarrassée du contrôle de mon tuteur
et me railla du désespoir qu'elle m'attribuait. Elle fut étonnée de me
voir si bien détachée des grandeurs du monde; mais elle n'y crut pas
et jura qu'elle _briserait ma sournoiserie_.

Soupçonneuse à l'excès et portée d'une manière toute maladive, toute
délirante, à incriminer ce qu'elle ne comprenait pas, elle élevait, à
tout propos des querelles incroyables. Elle venait m'arracher mes
livres des mains, disant qu'elle avait essayé de les lire, qu'elle
n'y avait entendu goutte, et que ce devait être de mauvais livres.
Croyait-elle réellement que je fusse vicieuse ou égarée, ou bien
avait-elle besoin de trouver un prétexte à ses imputations, afin de
pouvoir dénigrer la _belle éducation_ que j'avais reçue? Tous les
jours c'étaient de nouvelles découvertes qu'elle me faisait faire sur
ma _perversité_.

Quand je lui demandais, avec insistance, où elle avait pris de si
étranges notions sur mon compte, elle disait avoir eu des
correspondances à La Châtre, et savoir, jour par jour, heure par
heure, tous les désordres de ma conduite. Je n'y croyais pas, je
n'effrayais pas de l'idée que ma pauvre mère était folle. Elle le
devina, un jour, au redoublement de silence et de soins qui étaient ma
réponse habituelle à ses invectives. «Je vois bien, dit-elle, que tu
fais semblant de me croire en délire. Je vais te prouver que je vois
clair et que je marche droit.»

Elle exhiba alors cette correspondance sans vouloir me laisser jeter
les yeux sur l'écriture, mais en me lisant des pages entières qu'elle
n'improvisait certes pas. C'était le tissu de calomnies monstrueuses
et d'aberrations stupides dont j'ai déjà parlé et dont je m'étais tant
moquée à Nohant. Les ordures de la petite ville s'étaient emparées de
l'imagination vive et faible de ma mère. Elles s'y étaient gravées
jusqu'à détruire le plus simple raisonnement. Elles n'en sortirent
entièrement qu'au bout de plusieurs années, quand elle me vit sans
prévention et que tous ses sujets d'amertume eurent disparu.

Elle se disait renseignée ainsi par un des plus intimes amis de notre
maison. Je ne répondis rien, je ne pouvais rien répondre. Le cœur me
levait de dégoût. Elle se mettait au lit, triomphante de m'avoir
écrasée. Je me retirai dans ma chambre; j'y restai sur une chaise
jusqu'au grand jour, hébétée, ne pensant à rien, sentant mourir mon
corps et mon âme tout ensemble.



CHAPITRE VINGT ET UNIEME.

  Singularités, grandeurs et agitations de ma mère.--Une nuit
    d'expansion.--Parallèle.--Le Plessis.--Mon père James et ma
    mère Angèle.--Bonheur de la campagne.--Retour à la santé, à la
    jeunesse et à la gaîté.--Les enfans de la maison.--Opinions du
    temps.--Loïsa Puget.--M. Stanislas et son cabinet
    mystérieux.--Je rencontre mon futur mari.--Sa
    prédiction.--Notre amitié.--Son père.--Bizarreries
    nouvelles.--Retour de mon frère.--La baronne Dudevant.--Le
    régime dotal.--Mon mariage.--Retour à Nohant.--Automne 1823.


Pour supporter une telle existence, il eût fallu être une sainte. Je
ne l'étais pas, malgré mon ambition de le devenir. Je ne sentais pas
mon organisation seconder les efforts de ma volonté. J'étais
affreusement ébranlée dans tout mon être. Ce _bouquet_ à toutes mes
agitations et à toutes mes tristesses portait un si rude coup à mon
système nerveux que je ne dormais plus du tout et que je me sentais
mourir de faim, sans pouvoir surmonter le dégoût que me causait la vue
des alimens. J'étais secouée à tout instant par des sursauts fébriles,
et je sentais mon cœur aussi malade que mon corps. Je ne pouvais plus
prier. J'essayai de faire mes dévotions à Pâques. Ma mère ne voulut
pas me permettre d'aller voir l'abbé de Prémord, qui m'eût fortifiée
et consolée. Je me confessai à un vieux bourru qui ne comprenant rien
aux révoltes intérieures contre le respect filial dont je m'accusais,
me demanda le pourquoi et le comment, et si ces révoltes de mon cœur
étaient bien ou mal fondées.

«Ce n'est pas là la question, lui répondis-je. Selon ma religion,
elles ne doivent jamais être assez fondées pour n'être pas combattues.
Je m'accuse d'avoir soutenu ce combat avec mollesse.»

Il persista à me demander de lui faire la confession de ma mère. Je ne
répondis rien, voulant recevoir l'absolution et ne pas recommencer la
scène de La Châtre.

«Au reste, si je vous interroge, dit-il, frappé de mon silence, c'est
pour vous éprouver. Je voulais voir si vous accuseriez votre mère, et
puisque vous ne le faites pas, je vois que votre repentir est réel et
que je peux vous absoudre.»

Je trouvai cette épreuve inconvenante et dangereuse pour la sûreté des
familles. Je me promis de ne plus me confesser au premier venu, et je
commençai à sentir un grand dégoût pour la pratique d'un sacrement si
mal administré. Je communiai le lendemain, mais sans ferveur, quelque
effort que je fisse, et encore plus dérangée et choquée du bruit qui
se faisait dans les églises que je ne l'avais été à la campagne.

Les personnes qui entouraient ma mère étaient excellentes envers moi,
mais ne pouvaient ou ne savaient pas me protéger. Ma bonne tante
prétendait qu'il fallait rire des lubies de sa sœur et croyait la
chose possible de ma part. Pierret, plus juste et plus indulgent que
ma mère à l'habitude, mais parfois aussi susceptible et aussi
fantasque, prenait ma tristesse pour de la froideur, et me la
reprochait avec sa manière furibonde et comique qui ne pouvait plus me
divertir. Ma bonne Clotilde ne pouvait rien pour moi. Ma sœur était
froide et avait répondu à mes premières effusions avec une sorte de
méfiance, comme si elle se fût attendue à de mauvais procédé de ma
part. Son mari était un excellent homme qui n'avait aucune influence
sur la famille. Mon grand-oncle de Beaumont ne fut point tendre. Il
avait toujours eu un fonds d'égoïsme qui ne lui permettait plus de
supporter une figure pâle et triste à sa table sans la taquiner
jusqu'à la dureté. Il vieillissait aussi beaucoup, souffrait de la
goutte, et faisait de fréquentes algarades dans son intérieur, et même
à ses convives, quand ils ne s'efforçaient pas de le distraire et ne
réussissaient pas à l'amuser. Il commençait à aimer les commérages, et
je ne sais jusqu'à quel point ma mère ne l'avait pas imprégné de ceux
dont j'étais l'objet à _La Châtre_!

Ma mère n'était cependant pas toujours tendue et irritée. Elle avait
ses bons retours de candeur et de tendresse par où elle me reprenait.
C'était là le pire. Si j'avais pu arriver à la froideur et à
l'indifférence, je serais peut-être arrivée au stoïcisme; mais cela
m'était impossible. Qu'elle versât une larme, qu'elle eût pour moi une
inquiétude, un soin maternel, je recommençais à l'aimer et à espérer.
C'était la route du désespoir: tout était brisé et remis en question
le lendemain.

Elle était malade. Elle traversait une crise qui fut
exceptionnellement longue et douloureuse chez elle, sans jamais
abattre son activité, son courage et son irritation. Cette énergique
organisation ne pouvait franchir, sans un combat terrible, le seuil de
la vieillesse. Encore jolie et rieuse, elle n'avait pourtant aucune
jalousie de femme contre la jeunesse et la beauté des autres. C'était
une nature chaste, quoi qu'on en ait dit et pensé, et ses mœurs
étaient irréprochables. Elle avait le besoin des émotions violentes,
et, quoique sa vie en eût été abreuvée, ce n'était jamais assez pour
cette sorte de haine étrange et bien certainement fatale qu'elle avait
pour le repos de l'esprit et du corps. Il lui fallait toujours
renouveler son atmosphère agitée par des agitations nouvelles, changer
de logement, se brouiller ou se raccommoder avec quelqu'un ou quelque
chose, aller passer quelques heures à la campagne, et se dépêcher de
revenir tout d'un coup pour fuir la campagne; dîner dans un
restaurant, et puis dans un autre; bouleverser même sa toilette de
fond en comble chaque semaine.

Elle avait de petites manies qui résument bien cette mobilité
inquiète. Elle achetait un chapeau qui lui semblait charmant. Le soir
même, elle le trouvait hideux. Elle en ôtait le nœud, et puis les
fleurs, et puis les ruches. Elle transposait tout cela avec beaucoup
d'adresse et de goût. Son chapeau lui plaisait ainsi tout le
lendemain. Mais le jour suivant c'était un autre changement radical,
et ainsi pendant huit jours, jusqu'à ce que le malheureux chapeau,
toujours transformé, lui devînt indifférent. Alors elle le portait
avec un profond mépris, disant qu'elle ne se souciait d'aucune
toilette, et attendant qu'elle se prît de fantaisie pour un chapeau
neuf.

Elle avait encore de très beaux cheveux noirs. Elle s'ennuya d'être
brune et mit une perruque blonde qui ne réussit point à l'enlaidir.
Elle s'aima blonde pendant quelque temps, puis elle se déclara
_filasse_ et prit le châtain clair. Elle revint bientôt à un blond
cendré, puis retourna à un noir doux, et fit si bien que je la vis
avec des cheveux differens pour chaque jour de la semaine.

Cette frivolité enfantine n'excluait pas des occupations laborieuses
et des soins domestiques très minutieux. Elle avait aussi ses délices
d'imagination, et lisait M. d'Arlincourt avec rage jusqu'au milieu de
la nuit, ce qui ne l'empêchait pas d'être debout à six heures du matin
et de recommencer ses toilettes, ses courses, ses travaux d'aiguille,
ses rires, ses désespoirs et ses emportemens.

Quand elle était de bonne humeur, elle était vraiment charmante, et il
était impossible de ne pas se laisser aller à sa gaîté pleine de verve
et de saillies pittoresques. Malheureusement cela ne durait jamais une
journée entière, et la foudre tombait sur vous, on ne savait de quel
coin du ciel.

Elle m'aimait cependant, ou du moins elle aimait en moi le souvenir de
mon père et celui de mon enfance; mais elle haïssait aussi en moi le
souvenir de ma grand'mère et de Deschartres. Elle avait couvé trop de
ressentimens et dévoré trop d'humiliations intérieures pour n'avoir
pas besoin d'une éruption de volcan longue, terrible, complète. La
réalité ne lui suffisait pas pour accuser et maudire. Il fallait que
l'imagination se mît de la partie. Si elle digérait mal, elle se
croyait empoisonnée et n'était pas loin de m'en accuser.

Un jour, ou plutôt une nuit, je crus que toute amertume devait être
effacée entre nous et que nous allions nous entendre et nous aimer
sans souffrance.

Elle avait été dans le jour d'une violence extrême, et comme de
coutume, elle était bonne et pleine de raison dans son apaisement.
Elle se coucha et me dit de rester près de son lit jusqu'à ce qu'elle
dormît, parce qu'elle se sentait triste. Je l'amenai, je ne sais
comment, à m'ouvrir son cœur, et j'y lus tout le malheur de sa vie et
de son organisation. Elle me raconta plus de choses que je n'en
voulais savoir, mais je dois dire qu'elle le fit avec une simplicité
et une sorte de grandeur singulières. Elle s'anima au souvenir de ses
émotions, rit, pleura, accusa, raisonna même avec beaucoup d'esprit,
de sensibilité et de force. Elle voulait m'initier au secret de toutes
ses infortunes, et, comme emportée par une fatalité de la douleur,
elle cherchait en moi l'excuse de ses souffrances et la réhabilitation
de son âme.

Après tout, dit-elle en se résumant et en s'asseyant sur son lit, où
elle était belle avec son madras rouge sur sa figure pâle
qu'éclairaient de si grands yeux noirs, je ne me sens coupable de
rien. Il ne me semble pas que j'aie jamais commis sciemment une
mauvaise action; j'ai été entraînée, poussée, souvent forcée de voir
et d'agir. Tout mon crime, c'est d'avoir aimé. Ah! si je n'avais pas
aimé ton père, je serais riche, libre, insouciante et sans reproche,
puisque avant ce jour-là je n'avais jamais réfléchi à quoi que ce
soit. Est-ce qu'on m'avait enseigné à réfléchir, moi? Je ne savais ni
_a_ ni _b_. Je n'étais pas plus fautive qu'une linotte. Je disais mes
prières soir et matin comme on me les avait apprises; et jamais Dieu
ne m'avait fait sentir qu'elles ne fussent pas bien reçues.

«Mais à peine me fus-je attachée à ton père que le malheur et le
tourment se mirent après moi. On me dit, on m'apprit que j'étais
indigne d'aimer. Je n'en savais rien et je n'y croyais guère. Je
sentais mon cœur plus aimant et mon amour plus vrai que ceux de ces
grandes dames qui me méprisaient et à qui je le rendais bien. J'étais
aimée. Ton père me disait «Moque-toi de tout cela comme je m'en
moque.» J'étais heureuse et je le voyais heureux. Comment aurais-je pu
me persuader que je le déshonorais?

«Voilà pourtant ce qu'on m'a dit sur tous les tons quand il n'a plus
été là pour me défendre. Il m'a fallu alors réfléchir, m'étonner, me
questionner, arriver à me sentir humiliée et à me détester moi-même,
ou bien à humilier les autres dans leur hypocrisie et à les détester
de toutes mes forces.

«C'est alors que moi, si gaie, si insouciante, si sûre de moi, si
franche, je me suis senti des ennemis. Je n'avais jamais haï: je me
suis mise à haïr presque tout le monde. Je n'avais jamais pensé à ce
que c'est que votre belle société avec sa morale, ses manières, ses
prétentions. Ce que j'en avais vu m'avait toujours fait rire comme
très drôle. J'ai vu que c'était méchant et faux. Ah! je te déclare
bien que si, depuis mon veuvage, j'ai vécu sagement, ce n'est pas pour
faire plaisir à ces gens-là, qui exigent des autres ce qu'ils ne font
pas. C'est parce que je ne pouvais plus faire autrement. Je n'ai aimé
qu'un homme dans ma vie, et après l'avoir perdu, je ne me souciais
plus de rien, ni de personne.»

Elle pleura, au souvenir de mon père, des torrens de larmes,
s'écriant: «Ah! que je serais devenue bonne si nous avions pu vieillir
ensemble! Mais Dieu me l'a arraché tout au milieu de mon bonheur. Je
ne maudis pas Dieu: il est le maître; mais je déteste et maudis
l'humanité!......»--Et elle ajouta naïvement et comme lasse de cette
effusion: «_Quand j'y pense._ Heureusement je n'y pense pas toujours.»

C'était la contre-partie de la confession de ma grand'mère que
j'entendais et recevais. La mère et l'épouse se trouvaient là en
complète opposition dans l'effet de leur douleur. L'une qui, ne
sachant plus que faire de sa passion et ne pouvant la reporter sur
personne, acceptait l'arrêt du ciel, mais sentait son énergie se
convertir en haine contre le genre humain; l'autre qui, ne sachant
plus que faire de sa tendresse, avait accusé Dieu, mais avait reporté
sur ses semblables des trésors de charité.

Je restais ensevelie dans les réflexions que soulevait en moi ce
double problème. Ma mère me dit brusquement: «Eh bien! je t'en ai trop
dit, je le vois, et à présent tu me condamnes et me méprises en
connaissance de cause! J'aime mieux ça. J'aime mieux t'arracher de mon
cœur et n'avoir plus rien à aimer après ton père, pas même toi!»

--Quant à mon mépris, lui répondis-je en la prenant toute tremblante
et toute crispée entre mes bras, vous vous trompez bien. Ce que je
méprise, c'est le mépris du monde. Je suis aujourd'hui pour vous
contre lui, bien plus que je ne l'étais à cet âge que vous me
reprochez toujours d'avoir oublié. Vous n'aviez que mon cœur, et à
présent ma raison et ma conscience sont avec vous. C'est le résultat
de ma _belle éducation_ que vous raillez trop, de la religion, et de
la philosophie que vous détestez tant. Pour moi, votre passé est
sacré, non pas seulement parce que vous êtes ma mère, mais parce qu'il
m'est prouvé par le raisonnement que vous n'avez jamais été coupable.

--Ah! vraiment! mon Dieu! s'écria ma mère, qui m'écoutait avec
avidité. Alors, qu'est-ce que tu condamnes donc en moi?

--Votre aversion et vos rancunes contre ce monde, ce genre humain tout
entier sur qui vous êtes entraînée à vous venger de vos souffrances.
L'amour vous avait faite heureuse et grande, la haine vous a faite
injuste et malheureuse.

--C'est vrai, c'est vrai! dit-elle. C'est trop vrai! Mais comment
faire? Il faut aimer ou haïr. Je ne peux pas être indifférente et
pardonner par lassitude.

--Pardonnez au moins par charité.

--La charité? oui, tant qu'on voudra pour les pauvres malheureux qu'on
oublie ou qu'on méprise parce qu'ils sont faibles! Pour les pauvres
filles perdues qui meurent dans la crotte pour n'avoir jamais pu être
aimées. De la charité pour ceux qui souffrent sans l'avoir mérité? Je
leur donnerais jusqu'à ma chemise, tu le sais bien! Mais de la charité
pour _les comtesses_, pour madame une telle qui a déshonoré cent fois
un mari aussi bon que le mien, par galanterie; pour monsieur un tel
qui n'a blâmé l'amour de ton père que le jour où j'ai refusé d'être sa
maîtresse...... Tous ces gens-là, vois-tu, sont des infâmes; ils font
le mal, ils aiment le mal, et ils ont de la religion et de la vertu
plein la bouche.

--Vous voyez pourtant qu'il y a, outre la loi divine, une loi fatale
qui nous prescrit le pardon des injures et l'oubli des souffrances
personnelles, car cette loi nous frappe et nous punit quand nous
l'avons trop méconnue.

--Comment ça! explique-toi clairement.

--A force de nous tendre l'esprit et de nous armer le cœur contre les
gens mauvais et coupables, nous prenons l'habitude de méconnaître les
innocens et d'accabler de nos soupçons et de nos rigueurs ceux qui
nous respectent et nous chérissent.

--Ah! tu dis cela pour toi! s'écria-t-elle.

--Oui, je le dis pour moi, mais je pourrais le dire aussi pour ma
sœur, pour la vôtre, pour Pierret. Ne le croyez-vous pas, ne le
dites-vous pas vous-même, quand vous êtes calme?

--C'est vrai que je fais enrager tout le monde quand je m'y mets,
reprit-elle; mais je ne sais pas le moyen de faire autrement. Plus j'y
pense, plus je recommence, et ce qui m'a paru le plus injuste de ma
part en m'endormant est ce qui me paraît le plus juste quand je me
réveille. Ma tête travaille trop. Je sens quelquefois qu'elle éclate.
Je ne suis bien portante et raisonnable que quand je ne pense à rien;
mais cela ne dépend pas de moi du tout. Plus je veux ne pas penser,
plus je pense. Il faut que l'oubli vienne tout seul, à force de
fatigue. C'est donc ce qu'on apprend dans tes livres, la faculté de ne
rien penser du tout!»

On voit par cet entretien combien il m'était impossible d'agir sur
l'instinct passionné de ma mère par le raisonnement, puisqu'elle
prenait l'émotion de ses pensées tumultueuses pour de la réflexion, et
cherchait son soulagement dans un étourdissement de lassitude qui lui
ôtait toute conscience soutenue de ses injustices. Il y avait en elle
un fonds de droiture admirable, obscurci à chaque instant par une
fièvre d'imagination malade qu'elle n'était plus d'âge à combattre,
ayant d'ailleurs vécu dans une complète ignorance des armes
intellectuelles qu'il eût fallu employer.

C'était pourtant une âme très religieuse, et elle aimait Dieu
ardemment, comme un refuge contre la sienne propre. Elle ne voyait de
clémence et d'équité qu'en lui, et, comptant sur une miséricorde sans
limites, elle ne songeait pas à ranimer et à développer en elle le
reflet de cette perfection. Il n'était même pas possible de lui faire
entendre par des mots l'idée de cette relation de la volonté avec
Celui qui nous la donne. «Dieu, disait-elle, sait bien que nous sommes
faibles, puisqu'il lui a plu de nous faire ainsi.»

La dévotion de ma sœur l'irritait souvent. Elle abhorrait les prêtres
et lui parlait de _ses_ curés comme elle me parlait de _mes_ vieilles
_comtesses_. Elle ouvrait souvent les Évangiles pour en lire quelques
versets. Cela lui faisait du bien ou du mal, selon qu'elle était bien
ou mal disposée. Calme, elle s'attendrissait aux larmes et aux parfums
de Madeleine; irritée, elle traitait le prochain comme Jésus traita
les vendeurs dans le Temple.

Elle s'endormit en me bénissant, en me remerciant _du bien que je lui
avais fait_, et en déclarant qu'elle serait désormais toujours juste
pour moi. «Ne t'inquiète plus, me dit-elle; je vois bien à présent que
tu ne méritais pas tout le chagrin que je t'ai fait. Tu vois juste, tu
as de bons sentimens. Aime-moi, et sois bien certaine qu'au fonds je
t'adore.»

Cela dura trois jours. C'était bien long pour ma pauvre mère. Le
printemps était arrivé et, à cette époque de l'année ma grand'mère
avait toujours remarqué que son caractère s'aigrissait davantage, et
frisait par momens l'aliénation, je vis qu'elle ne s'était pas
trompée.

Je crois que ma mère elle-même sentit son mal et désira être seule
pour me le cacher. Elle me mena à la campagne chez des personnes
qu'elle avait vues trois jours auparavant à un dîner chez un vieux ami
de mon oncle de Beaumont, et me quitta le lendemain de notre arrivée
en me disant: «Tu n'es pas bien portante: l'air de la campagne te fera
du bien. Je viendrai te chercher la semaine prochaine.»

Elle m'y laissa quatre ou cinq mois.

J'aborde de nouveaux personnages, un nouveau milieu où le hasard me
jeta brusquement, et où la Providence me fit trouver des êtres
excellens, des amis généreux, un temps d'arrêt dans mes souffrances,
et un nouvel aspect de choses humaines.

Mme Roettiers du Plessis était la plus franche et la plus généreuse
nature du monde. Riche héritière, elle avait aimé dès l'enfance son
oncle James Roettiers, capitaine de chasseurs, _troupier fini_, dont
la vive jeunesse avait beaucoup effrayé la famille. Mais l'instinct du
cœur n'avait pas trompé la jeune Angèle. James fut le meilleur des
époux et des pères. Ils avaient cinq enfans et dix ans de mariage
quand je les connus. Ils s'aimaient comme au premier jour et se sont
toujours aimés ainsi.

Mme Angèle, bien qu'à vingt-sept ans elle eût les cheveux gris, était
charmante. Elle manquait de grâce, ayant toujours eu la pétulance, la
franchise d'un garçon, et la plus complète absence de coquetterie;
mais sa figure était délicate et jolie; sa fraîcheur, qui contrastait
avec cette chevelure argentée, rendait sa beauté très originale.

James avait la quarantaine et le front très dégarni, mais ses yeux,
bleus et ronds, pétillaient d'esprit et de gaîté, et toute sa
physionomie peignait la bonté et la sincérité de son âme.

Les cinq enfans étaient cinq filles, dont une était élevée par le
frère aîné de James: les quatre autres, habillées en garçons,
couraient et grouillaient dans la maison la plus rieuse et la plus
bruyante que j'eusse jamais vue.

Le château était une grande villa du temps de Louis XVI, jetée en
pleine Brie, à deux lieues de Melun. Absence complète de vue et de
poésie aux alentours, mais en revanche un parc très vaste et d'une
belle végétation: des fleurs, des gazons immenses, toutes les aises
d'une habitation que l'on ne quitte en aucune saison, et le voisinage
d'une ferme considérable qui peuplait de bestiaux magnifiques les
prairies environnantes. Mme Angèle et moi nous nous prîmes d'amitié à
première vue. Bien qu'elle eût l'air d'un garçon sans en avoir les
habitudes, tandis que j'en avais un peu l'éducation sans en avoir
l'air, il y avait entre nous ce rapport, que nous ne connaissions ni
ruses ni vanités de femme, et nous sentîmes tout d'abord que nous ne
serions jamais, en rien et à propos de personne, la rivale l'une de
l'autre; que, par conséquent, nous pouvions nous aimer sans méfiance
et sans risque de nous brouiller jamais.

Ce fut elle qui provoqua ma mère à me laisser chez elle. Elle avait
compté que nous y passerions huit jours. Ma mère s'ennuya dès le
lendemain, et comme je soupirais en quittant déjà ce beau parc tout
souriant de sa parure printanière, et ces figures ouvertes et
sympathiques qui interrogeaient la mienne, Mme Angèle, par sa décision
de caractère et sa bienveillance assurée, trancha la difficulté. Elle
était mère de famille si irréprochable, que ma propre mère ne pouvait
s'inquiéter du _qu'en dira-t-on_, et comme cette maison était un
terrain neutre pour ses antipathies et ses ressentimens, elle accepta
sans se faire prier.

Cependant, comme au bout de la semaine, elle ne faisait pas mine de
revenir, je commençai à m'inquiéter, non pas de mon abandon dans une
famille que je voyais si respectable et si parfaite, mais de la
crainte d'être à charge, et j'avouai mon embarras.

James me prit à part et me dit: «Nous savons toute l'histoire de votre
famille. J'ai un peu connu votre père à l'armée, et j'ai été mis au
courant, le jour où je vous ai vue à Paris, de ce qui s'est passé
depuis sa mort; comment vous avez été élevée par votre grand'mère, et
comment vous êtes retombée sous la domination de votre mère. J'ai
demandé pourquoi vous ne pouviez pas vous entendre avec elle. On m'a
appris, et je l'ai vu au bout de cinq minutes, qu'elle ne pouvait se
défendre de dire du mal de sa belle-mère devant vous, que cela vous
blessait mortellement, et qu'elle vous tourmentait d'autant plus que
vous baissiez la tête en silence. Votre air malheureux m'a intéressé à
vous. Je me suis dit que ma femme vous aimerait comme je vous aimais
déjà, que vous seriez pour elle une société sûre et une amie agréable.
Vous avez parlé en soupirant du bonheur de vivre à la campagne. Je me
suis promis du plaisir à vous donner ce plaisir-là. J'ai parlé le soir
tout franchement à votre mère, et comme elle me disait avec la même
franchise qu'elle s'ennuyait de votre figure triste et désirait vous
voir mariée, je lui ai dit qu'il n'y avait rien de plus facile que de
marier une fille qui a une dot, mais qu'elle ne vivait pas de manière
à vous mettre à même de choisir, car je voyais bien que vous êtes une
personne à vouloir choisir, et vous avez raison. Alors je l'ai engagée
à venir passer quelques semaines ici, où vous voyez que nous recevons
beaucoup d'amis ou de camarades à moi, que je connais à fond, et sur
lesquels je ne la laisserais pas se tromper. Elle a eu confiance, elle
est venue; mais elle s'est ennuyée, et elle est partie. Je suis sûr
qu'elle consentira très bien à vous laisser avec nous tant que vous
voudrez. Y consentez-vous vous-même? Vous nous ferez plaisir, nous
vous aimons déjà tout à fait. Vous me faites l'effet d'être ma fille,
et ma femme raffole de vous. Nous ne vous tourmenterons pas sur
l'article du mariage. Nous ne vous en parlerons jamais, parce que nous
aurions l'air de vouloir nous débarrasser de vous, ce qui ne ferait
pas le compte d'Angèle; mais si, parmi les braves gens qui nous
entourent et nous fréquentent, il se trouve quelqu'un qui vous plaise,
dites-le nous, et nous vous dirons loyalement s'il vous convient ou
non.

Mme Angèle vint joindre ses instances à celles de son mari. Il n'y
avait pas moyen de se tromper à leur sincérité, à leur sympathie. Ils
voulaient être mon père et ma mère, et je pris l'habitude, que j'ai
toujours gardée, de les appeler ainsi. Toute la maison s'y habitua
aussitôt, jusqu'aux domestiques, qui me disaient: «Mademoiselle, votre
père vous cherche, votre mère vous demande.» Ces mots en disent plus
que ne le ferait un récit détaillé des soins, des attentions, des
tendresses délicates et soutenues qu'eurent pour moi ces deux
excellens êtres. Mme Angèle me vêtit et me chaussa, car j'étais en
guenilles et en savattes. J'eus à ma disposition une bibliothèque, un
piano et un cheval excellent. C'était le superflu de mon bonheur.

J'eus quelque ennui d'abord des assiduités d'un brave officier en
retraite qui me fit la cour. Il n'avait absolument rien que sa
demi-solde et il était le fils d'un paysan. Cela me mit bien mal à
l'aise pour le décourager. Il ne me plaisait pas du tout, et il était
si honnête homme que je n'osais point croire qu'il ne fût épris que de
ma dot. J'en parlai au père James en lui remontrant qu'il m'ennuyait,
mais que j'avais si grand' peur de l'humilier et de lui laisser croire
que je le dédaignais à cause de sa pauvreté, que je ne savais comment
m'y prendre pour m'en débarrasser. Il s'en chargea, et ce brave garçon
partit sans rancune contre moi.

Plusieurs autres offres de mariage furent faites par mon oncle
Maréchal, mon oncle de Beaumont, Pierret, etc. Il y en eut de très
satisfaisantes, pour parler le langage du monde, sous le rapport de la
fortune et même de la naissance, malgré la prédiction de mon cousin
Auguste. Je refusai tout, non pas brusquement, ma mère s'y fût
obstinée, mais avec assez d'adresse pour qu'on me laissât tranquille.
Je ne pouvais accepter l'idée d'être demandée en mariage par des gens
qui ne me connaissaient pas, qui ne m'avaient jamais vue, et qui par
conséquent ne songeaient qu'à faire _une affaire_.

Mes bons parens du Plessis, voyant bien réellement que je n'étais pas
pressée, me prouvèrent bien réellement aussi qu'ils n'étaient pas
pressés non plus de me voir prendre un parti. Ma vie auprès d'eux
était enfin conforme à mes goûts et salutaire à mon cœur malade.

Je n'ai pas dit tout ce que j'avais souffert de la part de ma mère. Je
n'ai pas besoin d'entrer dans le détail de ses violences et de leurs
causes, qui étaient si fantasques qu'elles en paraîtraient
invraisemblables. A quoi bon, d'ailleurs? Elles sont bien mille fois
pardonnées dans mon cœur, et comme je ne me crois pas meilleure que
Dieu, je suis bien certaine qu'il les lui a pardonnées aussi. Pourquoi
offrirais-je ce détail au jugement de beaucoup de lecteurs, qui ne
sont peut-être ni plus patiens, ni plus justes à l'habitude, que ne
l'était ma pauvre mère dans ses crises nerveuses? J'ai tracé
fidèlement son caractère, j'en ai montré le côté grand et le côté
faible. Il n'y a à voir en elle qu'un exemple de la fatalité produite,
bien moins par l'organisation de l'individu que par les influences de
l'ordre social: la réhabilitation refusée à l'être qui s'en montre
digne; le désespoir et l'indignation de cet être généreux, réduit à
douter de tout et à ne pouvoir plus se gouverner lui-même.

Cela seul était utile à dire. Le reste ne regarde que moi. Je dirai
donc seulement que je manquai de force pour supporter ses inévitables
résultats de sa douleur. La mort de mon père avait été pour moi une
catastrophe que mon jeune âge m'avait empêchée de comprendre, mais
dont je devais subir et sentir les conséquences pendant toute ma
jeunesse.

Je les comprenais enfin, mais cela ne me donnait pas encore le courage
nécessaire pour les accepter. Il faut avoir connu les passions de la
femme et les tendresses de la mère pour entrer dans la tolérance
complète dont j'aurais eu besoin. J'avais l'orgueil de ma candeur, de
mon inexpérience, de ma facile égalité d'âme. Ma mère avait raison de
me dire souvent: «Quand tu auras souffert comme moi, tu ne seras plus
_sainte Tranquille_!»

J'avais réussi à me contenir, c'était tout; mais j'avais eu plusieurs
accès de colère muette, qui m'avaient fait un mal affreux, et après
lesquels je m'étais sentie reprise de ma maladie de suicide. Toujours
ce mal étrange changeait de forme dans mon imagination. Cette fois
j'ai éprouvé le désir de mourir d'inanition, et j'avais failli le
satisfaire malgré moi, car il me fallait pour manger un tel effort de
volonté, que mon estomac repoussait les alimens, mon gosier se
serrait, rien ne passait, et je ne pouvais pas me défendre d'une joie
secrète en me disant que cette mort par la faim allait arriver sans
que j'en fusse complice.

J'étais donc très malade quand j'allai au Plessis, et ma tristesse
était tournée à l'hébètement. Peut-être que c'était trop d'émotions
répétées pour mon âge.

L'air des champs, la vie bien réglée, une nourriture abondante et
variée, où je pouvais choisir, au commencement, ce qui répugnait le
moins aux révoltes de mon appétit détruit: l'absence de tracasseries
et d'inquiétudes et l'amitié surtout, la sainte amitié, dont j'avais
besoin plus que de tout le reste, m'eurent bientôt guérie. Jusque-là
je n'avais pas su combien j'aimais la campagne et combien elle m'était
nécessaire. Je croyais n'aimer que Nohant. Le Plessis s'empare de moi
comme un Éden. Le parc était à lui seul toute la nature, qui méritait
un regard dans cet affreux pays plat. Mais qu'il était charmant, ce
parc immense, où les chevreuils bondissaient dans des fourrés épais,
dans des clairières profondes, autour des eaux endormies de ces mares
mystérieuses que l'on découvre sous les vieux saules et sous les
grandes herbes sauvages! Certains endroits avaient la poésie d'une
forêt vierge. Un bois vigoureux est toujours et en toute saison une
chose admirable.

Il y avait aussi de belles fleurs et des orangers embaumés autour de
la maison, un jardin potager luxuriant. J'ai toujours aimé les
potagers. Tout cela était moins rustique, mieux tenu, mieux distribué,
pourtant moins pittoresque et moins rêveur que Nohant; mais quelles
longues voûtes de branches, quelles perspectives de verdure, quels
beaux temps de galop dans les allées sablonneuses! Et puis, des hôtes
jeunes, des figures toujours gaies, des enfans terribles si bons
enfans! Des cris, des rires, des parties de barres effrénées, une
escarpolette à se casser le cou! Je sentis que j'étais encore un
enfant moi-même. Je l'avais oublié. Je repris mes goûts de
pensionnaire, les courses échevelées, les rires sans sujet, le bruit
pour l'amour du bruit, le mouvement pour l'amour du mouvement. Ce
n'étaient plus les promenades fiévreuses ou les mornes rêveries de
Nohant, l'activité où l'on se jette avec rage pour secouer le chagrin,
l'abattement où l'on voudrait pouvoir s'oublier toujours. C'était la
véritable partie de plaisir, l'amusement à plusieurs, la vie de
famille pour laquelle, sans m'en douter, j'étais si bien faite, que je
n'ai jamais pu en supporter d'autre sans tomber dans le spleen.

C'est là que je renonçai pour la dernière fois aux rêves du couvent.
Depuis quelques mois, j'y étais revenue naturellement dans toutes les
crises de ma vie extérieure. Je compris enfin, au Plessis, que je ne
vivrais pas facilement ailleurs que dans un air libre et sur un vaste
espace, toujours le même si besoin était, mais sans contrainte dans
l'emploi du temps et sans séparation forcée avec le spectacle de la
vie paisible et poétique des champs.

Et puis, j'y compris aussi, non pas l'exaltation de l'amour, mais les
parfaites douceurs de l'union conjugale et de l'amitié vraie, en
voyant le bonheur d'Angèle; cette confiance suprême, ce dévoûment
tranquille, et absolu, cette sécurité d'âme qui régnaient entre elle
et son mari au lendemain déjà de la première jeunesse. Pour quiconque
n'eût pu obtenir du ciel que la promesse de dix années d'un tel
bonheur, ces dix années valaient toute une vie.

J'avais toujours adoré les enfans, toujours recherché, à Nohant et au
couvent, la société fréquente d'enfans plus jeunes que moi. J'avais
tant aimé et tant soigné mes poupées, que j'avais l'instinct prononcé
de la maternité. Les quatre filles de ma mère Angèle lui donnaient
bien du tourment, mais c'était le _cher tourment_ dont se plaignait
Mme Alicia avec moi, et c'était encore bien mieux: c'étaient les
enfans de ses entrailles, l'orgueil de son hyménée, la préoccupation
de tous ses instans, le rêve de son avenir.

James n'avait qu'un regret, c'était de n'avoir pas au moins un fils.
Pour s'en donner l'illusion, il voulait voir le plus longtemps
possible ses filles habillées en garçon. Elles portaient des pantalons
et des jaquettes rouges, garnis de boutons d'argent, et avaient la
mine de petits soldats mutins et courageux. A elles se joignaient
souvent les trois filles de sa sœur Mme Gondoin Saint-Aignan, dont
l'aînée m'a été bien chère; et puis Loïsa Puget, dont le père était
associé à mon père James dans l'exploitation d'une usine, enfin
quelques garçons de la famille ou de l'intimité, Norbert Saint-Martin,
fils du plus jeune des Roettiers, Eugène Sandré et les neveux d'un
vieux ami. Quand tout ce petit monde était réuni, j'étais l'aînée de
la bande et je menais les jeux, où je prenais, assez longtemps encore
après mon mariage, autant de plaisir pour mon compte que le dernier de
la nichée.

Je redevenais donc jeune, je retrouvais mon âge véritable au Plessis.
J'aurais pu lire, veiller, réfléchir; j'avais des livres à discrétion
et la plus entière liberté. Il ne me vint pas à l'esprit d'en
profiter. Après les cavalcades et les jeux de la journée, je tombais
de sommeil aussitôt que j'avais mis le pied dans ma chambre, et je me
réveillais pour recommencer. Les seules réflexions qui me vinssent,
c'était la crainte d'avoir à réfléchir. J'en avais trop pris à la
fois; j'avais besoin d'oublier le monde des idées, et de m'abandonner
à la vie de sentiment paisible et d'activité juvénile.

Il paraît que ma mère m'avait annoncée là comme une _pédante_, un
_esprit fort_, une _originale_. Cela avait un peu effrayé ma mère
Angèle, qui en avait eu d'autant plus de mérite à s'intéresser quand
même à mon malheur; mais elle attendit vainement que je fisse paraître
mon bel esprit et ma vanité. Deschartres était le seul être avec qui
je me fusse permis d'être pédante; puisqu'il était pédant lui-même et
dogmatisait sur toutes choses, il n'y avait guère moyen de ne pas
disserter avec lui. Qu'aurais-je fait au Plessis de mon petit bagage
d'écolier? Cela n'eût ébloui personne, et je trouvais bien plus
agréable de l'oublier que d'en repaître les autres et moi-même. Je
n'éprouvais le besoin d'aucune discussion, puisque mes idées ne
rencontraient autour de moi aucune espèce de contradiction. La chimère
de la naissance n'eût été, dans cette famille d'ancienne bourgeoisie,
qu'un sujet de plaisanterie sans aigreur, et comme elle n'y avait pas
d'adeptes, elle n'y avait pas non plus d'adversaires. On n'y pensait
pas, on ne s'en occupait jamais.

A cette époque, la bourgeoisie n'avait pas la morgue qu'elle a acquise
depuis, et l'amour de l'argent n'était point passé en dogme de morale
publique. Quand même il en eût été ainsi d'ailleurs, il en eût été
autrement au Plessis. James avait de l'esprit, de l'honneur et du bon
sens. Sa femme, qui était tout cœur et toute tendresse, l'avait
enrichi alors qu'il n'avait rien. Le pur amour, le complet
désintéressement étaient la religion et la morale de cette noble
femme. Comment me serais-je trouvée en désaccord sur quoi que ce soit
avec elle ou avec les siens? Cela n'arriva jamais.

Leur opinion politique était le bonapartisme non raisonné, à l'état de
passion contre la restauration monarchique, œuvre de la lance des
Cosaques et de la trahison des grands généraux de l'empire. Ils ne
voyaient pas dans la bourgeoisie dont ils faisaient partie une
trahison plus vaste, une invasion plus décisive. Cela ne se voyait pas
alors et la chute de l'empereur n'était bien comprise par personne.
Les débris de la grande armée ne songeaient pas à l'imputer au
libéralisme doctrinaire qui en avait pourtant bien pris sa bonne part.
Dans les temps d'oppression, toutes les oppositions arrivent vite à se
donner la main. L'idée républicaine se personnifiait alors dans
Carnot, et les bonapartistes purs se réconciliaient avec l'idée, à
cause de l'homme qui avait été grand avec Napoléon dans le malheur et
dans le danger de la patrie.

Je pouvais donc continuer à être républicaine avec J.-J. Rousseau, et
bonapartiste avec mes amis du Plessis, ne connaissant pas assez
l'histoire de mon temps, et n'étant pas, en ce moment-là, assez portée
à la réflexion et à l'étude des causes pour me débrouiller dans la
divergence des faits; mes amis, comme la plupart des Français à cette
époque, n'y voyaient pas moins trouble que moi.

Il y avait pourtant des opinions auprès de nous qui eussent dû me
donner à penser. Le frère aîné de James et quelques-uns de ses plus
vieux amis, s'étaient ralliés avec ardeur à la monarchie et
détestaient le souvenir des guerres ruineuses de l'empire. Était-ce
affaire d'intérêt, considération de fortune, ou amour de la sécurité?
James bataillait contre eux en vrai chevalier de la France, ne voyant
que l'honneur du drapeau, l'horreur de l'étranger, la honte de la
défaite et la douleur de la trahison. Après sept ans de Restauration,
il avait encore des larmes pour les héros du passé, et comme il
n'était ni bête, ni ridicule, ni _culotte du peau_, on écoutait avec
émotion ses longues histoires de guerre souvent répétées, mais
toujours pittoresques et saisissantes. Je les savais par cœur, et je
les écoutais encore, y découvrant un talent de romancier historique
qui m'attachait, quoique je fusse bien loin de songer à devenir
romancier moi-même. Quelques passages du roman de _Jacques_ m'ont été
suggérés par de vagues souvenirs des récits de mon père James.

Puisque j'ai nommé Loïsa Puget, que j'ai perdue de vue au bout de deux
ou trois ans, je dois un souvenir à cette enfant remarquable, que j'ai
à peine connue jeune fille. Elle avait quelques années de moins que
moi, et cela faisait alors une si grande différence, que je ne me
rappelle pas sans quelque étonnement l'espèce de liaison que nous
avions ensemble. Il est certain qu'elle fut à peu près le seul être
avec qui je m'entretins parfois d'art et de littérature au Plessis.
Elle était douée d'une grande précocité d'esprit et montrait une
aptitude en même temps qu'une paresse singulières dans toutes ses
études. Elle fut, je crois une victime de la _facilité_. Elle
comprenait tout d'emblée et s'assimilait promptement toutes les idées
musicales et littéraires. Sa mère avait été cantatrice en province, et
quoiqu'elle eût la voix cassée, chantait encore admirablement bien
quand elle consentait à se faire entendre en petit comité. Elle était
aussi très bonne musicienne et tourmentait Loïsa pour qu'elle étudiât
sérieusement, au lieu d'improviser au hasard. Loïsa, qui avait du
bonheur dans ses improvisations, ne l'écoutait guère. C'était un
enfant terrible, plus terrible que tous ceux du Plessis. Jolie comme
un ange, pleine de réparties drôles, elle savait se faire gâter par
tout le monde. Je crois qu'elle s'est gâtée aussi elle-même à force de
se contenter, esprit facile, de ses idées faciles. Elle a produit des
choses gaies d'intention, spontanées, d'un rhythme heureux, d'une
couleur nette et d'une parfaite rondeur. Ce sont des qualités qui
l'emportent encore sur la vulgarité du genre. Mais moi qui me souviens
d'elle plus qu'elle ne l'imagine peut-être (car j'étais déjà dans
l'âge de l'attention quand elle n'était encore que dans celui de
l'intuition), je sais qu'il y avait en elle beaucoup plus qu'elle n'a
donné; et si l'on me disait que, retirée et comme oubliée en province,
elle a produit quelque œuvre plus sérieuse et plus sentie que ses
anciennes chansons, ne fût-ce que d'autres chansons (car la forme et
la dimension ne font rien à la qualité des choses), je ne serais pas
étonnée du tout d'un progrès immense de sa part.

Il y avait dans la maison un personnage assez fantastique qui
s'appelait M. Stanislas Hue. C'était un vieux garçon surmonté d'un
gazon jaunâtre et dont les traits durs n'étaient pas sans quelque
analogie avec ceux de Deschartres: mais il ne s'y trouvait point la
ligne de beauté originelle qui, en dépit du hâle, de l'âge et de
l'expression à la fois bourrue et comique, révélait la beauté de l'âme
de mon pédagogue. Le père Stanislas, on appelle volontiers ainsi ces
vieux hommes sans famille qui passent à l'état de moines grognons,
n'était ni bon ni dévoué. Il était souvent aimable, ne manquant ni de
savoir ni d'esprit: mais il pensait et disait volontiers du mal de
tout le monde. Il voyait en noir, et n'avait peut-être pas le droit
d'être misanthrope, n'étant pas meilleur et plus aimant qu'un autre.

Ses manies divertissaient la famille, bien qu'on n'osât pas en rire
devant lui. Je l'osai pourtant, ayant l'habitude de faire rire
Deschartres de lui-même, et croyant la plaisanterie ouverte plus
acceptable que la moquerie détournée. Je le rendis furieux, et puis il
en revint. Et puis, il se refâcha et se défâcha, je ne sais combien de
fois. Tantôt il avait un faible pour mes taquineries et les
provoquait. Tantôt elles l'irritaient d'une façon burlesque. Il était
pourtant très obligeant pour moi en général. Le beau cheval que je
montais était à lui. C'était un andalou noir appelé Figaro, qui avait
vingt-cinq ans, mais qui avait encore la souplesse, l'ardeur et la
solidité d'un jeune cheval. Quelquefois son maître me le refusait,
quand je l'avais mis de mauvaise humeur. Figaro se trouvait tout à
coup boiteux. Mon père James allait me le chercher pendant que M.
Stanislas avait le dos tourné. Nous partions au grand galop, et, au
bout de deux heures, nous revenions lui dire que Figaro allait
beaucoup mieux, l'air lui ayant fait du bien. Il s'en vengeait, au
dire de James, par une bonne note bien méchante dans son journal; car
il faisait un journal jour par jour, heure par heure, de tout ce qui
se disait et se faisait autour de lui, et il avait ainsi, disait-on,
vingt cinq ans de sa vie consignés, jusqu'aux plus insignifians
détails, dans une montagne de cahiers pour lesquels il lui fallait une
voiture de transport dans ses déplacemens et une chambre particulière
dans ses établissemens. Je ne crois pas qu'il y ait eu d'homme plus
chargé de ses souvenirs et plus embarrassé de son passé.

Une autre manie consistait à ne rien laisser perdre de ce qui
traînait. Il ramassait, dans tous les coins de la maison et du jardin,
les objets oubliés ou abandonnés, une bêche cassée, un mouchoir de
poche, un vieux soulier, un vieux chenet, une paire de ciseaux.
L'appartement qu'il occupait au Plessis était un musée encombré,
jusqu'au plafond, de guenilles et de vieilles ferrailles. Ce n'était
ni avarice ni penchant au larcin, car tout cela était pour lui sans
usage, et une fois entré dans son capharnaüm, n'en devait sortir qu'à
sa mort. Tout ce qu'on peut présumer de la cause de cette fantaisie,
c'est que son vieux fonds de malice et de critique le portait à faire
chercher aux gens peu soigneux les objets égarés. C'était une secrète
joie pour lui de mettre les domestiques, les enfans et les hôtes de la
maison en peine et en recherches. On n'avait pas la liberté de poser
un livre sur le piano ou sur la table du salon, d'accrocher son
chapeau à un arbre, de mettre un râteau contre un mur, ou un bougeoir
sur l'escalier, sans qu'au retour, fût-ce au bout de cinq minutes,
l'objet n'eût disparu pour ne jamais reparaître, tandis qu'il vous
épiait, riant en sa barbe et se frottant le menton. «Ne cherchez pas,
disait Mme Angèle, ou pénétrez, si vous pouvez, dans le magasin du
père Stanislas.» Or, c'était la chose impossible. Le père Stanislas se
renfermait au verrou quand il entrait chez lui et emportait sa clé
quand il en sortait. Jamais _âme vivante_ n'avait balayé ou épousseté
son cabinet de _curiosités_. Il a été mourir dans un autre château,
chez M. de Rochambeau, où il avait, je crois, transporté dans des
fourgons tout son attirail, et quand tous ces trésors sortirent de la
poussière pour être inventoriés, on m'a dit qu'il y en aurait eu pour
des frais considérables d'inventaire, si l'on n'eût pris le parti
d'estimer le tout à dix-huit francs.

Ce vieux renard avait, disait-on, douze mille livres de rentes. Il
avait été administrateur des guerres, si j'ai bonne mémoire. Ne
voulant pas dépenser sa petite fortune, il se mettait en pension chez
des amis, au moindre prix possible et accumulait son revenu. C'était
un pensionnaire insupportable à la longue, grognant à sa manière, qui
consistait à railler amèrement le café trouble ou la sauce tournée, et
à déchirer à belles dents la gouvernante ou le cuisinier. Il était le
parrain de la dernière fille de James, paraissait l'aimer beaucoup, et
faisait entendre adroitement qu'il se chargeait de sa dot dans
l'avenir; mais il n'en fit rien, et content d'avoir fait enrager son
monde, mourut sans songer à personne.

Ma mère, ma sœur, et Pierret vinrent rarement passer un jour ou deux
au Plessis, pour savoir si je m'y trouvais bien et si je désirais y
rester. C'était tout mon désir, et tout alla bien entre ma mère et moi
jusque vers la fin du printemps.

A cette époque, M. et Mme Du Plessis allèrent passer quelques jours à
Paris, et, bien que je demeurasse chez ma mère, ils venaient me
prendre tous les matins pour courir avec eux dîner au _cabaret_, comme
ils disaient, et _flâner_ le soir sur les boulevards. Ce cabaret,
c'était toujours le _café de Paris_ ou les _Frères provençaux_; cette
flânerie, c'était l'Opéra, la _Porte Saint-Martin_, ou quelque
mimodrame du Cirque, qui réveillait les souvenirs guerriers de James.
Ma mère était invitée à toutes ces parties: mais bien qu'elle aimât ce
genre d'amusement, elle m'y laissait aller sans elle le plus souvent.
Il semblait qu'elle voulût remettre tous ses droits et toutes ses
fonctions maternelles à Mme Du Plessis.

Un de ces soirs-là, nous prenions après le spectacle des glaces chez
Tortoni, quand ma mère Angèle dit à son mari: «Tiens, voilà Casimir!»
Un jeune homme mince, assez élégant, d'une figure gaie et d'une allure
militaire, vint leur serrer la main, et répondre aux questions
empressées qu'on lui adressait sur son père, le colonel Dudevant, très
aimé et respecté de la famille. Il s'assit auprès de Mme Angèle et lui
demanda tout bas qui j'étais. «C'est ma fille, répondit-elle tout
haut.--Alors, reprit-il tout bas, c'est donc ma femme? Vous savez que
vous m'avez promis la main de votre fille aînée. Je croyais que ce
serait Wilfrid, mais comme celle-ci me paraît d'un âge mieux assorti
au mien, je l'accepte, si vous voulez me la donner.» Mme Angèle se mit
à rire, mais cette plaisanterie fut une prédiction.

Quelques jours après, Casimir Dudevant vint au Plessis et se mit de
nos parties d'enfant avec un entrain et une gaîté, pour son propre
compte, qui ne pouvaient me sembler que de bon augure pour son
caractère. Il ne me fit pas la cour, ce qui eût troublé notre
sans-gêne, et n'y songea même pas. Il se faisait entre nous une
camaraderie tranquille, et il disait à Mme Angèle, qui avait depuis
longtemps l'habitude de l'appeler son gendre: «Votre fille est un bon
garçon;» tandis que je disais de mon côté: «Votre gendre est un bon
enfant.»

Je ne sais qui poussa à continuer tout haut la plaisanterie. Le père
Stanislas, pressé d'y entendre malice, me criait dans le jardin quand
on y jouait aux barres: «Courez donc après _votre mari_!» Casimir,
emporté par le jeu, criait de son côté: «Délivrez donc _ma femme_!»
Nous en vînmes à nous traiter de mari et de femme avec aussi peu
d'embarras et de passion, que le petit Norbert et la petite Justine
eussent pu en avoir.

Un jour, le père Stanislas m'ayant dit à ce propos je ne sais quelle
méchanceté dans le parc, je passai mon bras sous le sien, et demandai
à ce vieux ours pourquoi il voulait donner une tournure amère aux
choses les plus insignifiantes.

«Parce que vous êtes folle de vous imaginer, répondit-il, que vous
allez épouser ce garçon-là. Il aura soixante ou quatre-vingt mille
livres de rente, et certainement il ne veut point de vous pour femme.

--Je vous donne ma parole d'honneur, lui dis-je, que je n'ai pas songé
un seul instant à l'avoir pour mari, et puisqu'une plaisanterie, qui
eût été de mauvais ton si elle n'eût commencé entre des personnes
aussi chastes que nous le sommes toutes ici, peut tourner au sérieux
dans des cervelles chagrines comme la vôtre, je vais prier _mon père_
et _ma mère_ de la faire cesser bien vite.»

Le père James, que je rencontrai le premier en rentrant dans la
maison, répondit à ma réclamation que le père Stanislas radotait. «Si
vous voulez faire attention aux épigrammes de ce vieux Chinois,
dit-il, vous ne pourrez jamais lever un doigt qu'il n'y trouve à
gloser. Il ne s'agit pas de ça. Parlons sérieusement. Le colonel
Dudevant a, en effet, une belle fortune, un beau revenu, moitié du
fait de sa femme, moitié du sien; mais dans le sien il faut considérer
comme personnelle sa pension de retraite d'officier de la
Légion-d'Honneur, de baron de l'empire, etc. Il n'a de son chef qu'une
assez belle terre en Gascogne, et son fils, qui n'est pas celui de sa
femme, et qui est fils naturel, n'a droit qu'à la moitié de cet
héritage. Probablement il aura le tout, parce que son père l'aime et
n'aura pas d'autres enfans; mais tout compte fait, sa fortune
n'excèdera jamais la vôtre et même sera moindre au commencement.
Ainsi, il n'y a rien d'impossible à ce que vous soyez réellement mari
et femme, comme nous en faisions la plaisanterie, et ce mariage serait
encore plus avantageux pour lui qu'il ne le serait pour vous. Ayez
donc la conscience en repos, et faites comme vous voudrez. Repoussez
la plaisanterie si elle vous choque; n'y faites pas attention, si elle
vous est indifférente.

--Elle m'est indifférente, répondis-je, et je craindrais d'être
ridicule et de lui donner de la consistance, si je m'en occupais.»

Les choses en restèrent là. Casimir partit et revint. A son retour, il
fut plus sérieux avec moi et me demanda à moi-même ma main avec
beaucoup de franchise et de netteté. «Cela n'est peut-être pas
conforme aux usages, me dit-il; mais je ne veux obtenir le premier
consentement que de vous seule, en toute liberté d'esprit. Si je ne
vous suis pas trop antipathique et que vous ne puissiez pourtant pas
vous prononcer si vite, faites un peu plus d'attention à moi, et vous
me direz dans quelques jours, dans quelque temps, quand vous voudrez,
si vous m'autorisez à faire agir mon père auprès de votre mère.»

Cela me mettait fort à l'aise. M. et Mme Du Plessis m'avaient dit tant
de bien de Casimir et de sa famille, que je n'avais pas de motifs pour
ne pas lui accorder une attention plus sérieuse que je n'avais encore
fait. Je trouvais de la sincérité dans ses paroles et dans toute sa
manière d'être. Il ne me parlait point d'amour et s'avouait peu
disposé à la passion subite, à l'enthousiasme, et, dans tous les cas,
inhabile à l'exprimer d'une manière séduisante. Il parlait d'une
amitié à toute épreuve, et comparait le tranquille bonheur domestique
de nos hôtes à celui qu'il croyait pouvoir jurer de me procurer. «Pour
vous prouver que je suis sûr de moi, disait-il, je veux vous avouer
que j'ai été frappé, à la première vue, de votre air bon et
raisonnable. Je ne vous ai trouvée ni belle ni jolie, je ne savais pas
qui vous étiez, je n'avais jamais entendu parler de vous; et,
cependant, lorsque j'ai dit en riant à Mme Angèle que vous seriez ma
femme, j'ai senti tout à coup en moi la pensée que si une telle chose
arrivait, j'en serais bien heureux. Cette idée vague m'est revenue
tous les jours plus nette, et quand je me suis mis à rire et à jouer
avec vous, il m'a semblé que je vous connaissais depuis longtemps et
que nous étions deux vieux amis.»

Je crois qu'à l'époque de ma vie où je me trouvais, et au sortir de si
grandes irrésolutions entre le couvent et la famille, une passion
brusque m'eût épouvantée. Je ne l'eusse pas comprise, elle m'eût
peut-être semblé jouée ou ridicule, comme celle du premier prétendant
qui s'était offert au Plessis. Mon cœur n'avait jamais fait un pas en
avant de mon ignorance; aucune inquiétude de mon être n'eût troublé
mon raisonnement ou endormi ma méfiance.

Je trouvai donc le raisonnement de Casimir sympathique, et, après
avoir consulté mes hôtes, je restai avec lui dans les termes de cette
douce camaraderie qui venait de prendre une sorte de droit d'exister
entre nous.

Je n'avais jamais été l'objet de ces soins exclusifs, de cette
soumission volontaire et heureuse qui étonnent et touchent un jeune
cœur. Je ne pouvais pas ne point regarder bientôt Casimir comme le
meilleur et le plus sûr de mes amis.

Nous arrangeâmes avec Mme Angèle une entrevue entre le colonel et ma
mère, et jusque-là nous ne fîmes point de projets, puisque l'avenir
dépendait du caprice de ma mère, qui pouvait faire tout manquer. Si
elle eût refusé, nous devions n'y plus songer et rester en bonne
estime l'un de l'autre.

Ma mère vint au Plessis et fut frappée, comme moi, d'un tendre respect
pour la belle figure, les cheveux d'argent, l'air de distinction et de
bonté du vieux colonel. Ils causèrent ensemble et avec nos hôtes. Ma
mère me dit ensuite: «J'ai dit oui, mais pas de manière à ne pas m'en
dédire. Je ne sais pas encore si le fils me plaît. Il n'est pas beau.
J'aurais aimé un beau gendre pour me donner le bras.» Le colonel prit
le mien pour aller voir une prairie artificielle derrière la maison,
tout en causant agriculture avec James. Il marchait difficilement,
ayant eu déjà de violentes attaques de goutte. Quand nous fûmes
séparés, avec James, des autres promeneurs, il me parla avec une
grande affection, me dit que je lui plaisais extraordinairement, et
qu'il regarderait comme un très grand bonheur dans sa vie de m'avoir
pour sa fille.

Ma mère resta quelques jours, fut aimable et gaie, taquina son futur
gendre pour l'éprouver, le trouva bon garçon, et partit en nous
permettant de rester ensemble sous les yeux de Mme Angèle. Il avait
été convenu que l'on attendrait, pour fixer l'époque du mariage, le
retour à Paris de Mme Dudevant, qui avait été passer quelque temps
dans sa famille, au Mans. Jusque-là, on devait prendre connaissance
entre parens de la fortune réciproque, et le colonel devait régler le
sort que, de son vivant, il voulait assurer à son fils.

Au bout d'une quinzaine, ma mère retomba comme une bombe au Plessis.
Elle avait _découvert_ que Casimir, au milieu d'une existence
désordonnée, avait été pendant quelque temps garçon de café. Je ne
sais où elle avait pêché cette billevesée. Je crois que c'était un
rêve qu'elle avait fait la nuit précédente, et qu'au réveil elle avait
pris au sérieux. Ce grief fut accueilli par des rires qui la mirent en
colère. James eut beau lui répondre sérieusement, lui dire qu'il
n'avait presque jamais perdu de vue la famille Dudevant, que Casimir
n'était jamais tombé dans aucun désordre; Casimir lui-même eut beau
protester qu'il n'y avait pas de honte à être garçon de café, mais que
n'ayant quitté l'école militaire que pour faire campagne comme sous
lieutenant, et n'ayant quitté l'armée, au licenciement, que pour faire
son droit à Paris, demeurant chez son père et jouissant d'une bonne
pension, ou le suivant à la campagne où il était sur le pied d'un
fils de famille, il n'avait jamais eu, même pendant huit jours, même
pendant douze heures, le _loisir_ de servir dans un café; elle s'y
obstina, prétendit qu'on se jouait d'elle, et m'emmenant dehors, se
répandit en invectives délirantes contre Mme Angèle, ses mœurs, le
ton de sa maison et les _intrigues_ de Du Plessis qui faisait métier
de marier les héritières avec des aventuriers pour en tirer des
pots-de-vin, etc., etc.

Elle était dans un paroxysme si violent que j'en fus effrayée pour sa
raison et m'efforçai de l'en distraire en lui disant que j'allais
faire mon paquet et partir tout de suite avec elle, qu'à Paris, elle
prendrait toutes les informations qu'elle pourrait souhaiter, et que,
tant qu'elle ne serait pas satisfaite, nous ne verrions pas Casimir.
Elle se calma aussitôt. «Oui, oui, dit-elle. Allons faire nos
paquets!» Mais à peine avais-je commencé, qu'elle me dit: «Réflexion
faite, je m'en vas. Je me déplais ici. Tu t'y plais, restes-y, je
m'informerai, et je te ferai savoir ce que l'on m'aura dit.»

Elle partit le soir même, revint encore faire des scènes du même
genre, et, en somme, sans en être beaucoup priée, me laissa au Plessis
jusqu'à l'arrivée de Mme Dudevant à Paris. Voyant alors qu'elle
donnait suite au mariage et me rappelait auprès d'elle avec des
intentions qui paraissaient sérieuses, je la rejoignis rue
Saint-Lazare, dans un nouvel appartement assez petit et assez laid,
qu'elle avait loué derrière l'ancien Tivoli. Des fenêtres de mon
cabinet de toilette, je voyais ce vaste jardin, et dans la journée, je
pouvais, pour une très mince rétribution, m'y promener avec mon frère,
qui venait d'arriver et qui s'installa dans une soupente au-dessus de
nous.

Hippolyte avait fini son temps, et, bien qu'à la veille d'être nommé
officier, il n'avait pas voulu renouveler son engagement. Il avait
pris en horreur l'état militaire, où il s'était jeté avec passion, il
avait compté y faire un avancement plus rapide: mais il voyait bien
que l'abandon des Villeneuve s'était étendu jusqu'à lui, et il
trouvait ce métier de troupier en garnison, sans espoir de guerre et
d'honneur, abrutissant pour l'intelligence et infructueux pour
l'avenir. Il pouvait vivre sans misère avec sa petite pension, et je
lui offris, sans être contrariée par ma mère, qui l'aimait beaucoup,
de demeurer chez moi jusqu'à ce qu'il eût avisé, comme il en avait
dessein, à se pourvoir d'un nouvel état.

Son intervention entre ma mère et moi fut très bonne. Il savait,
beaucoup mieux que moi, trouver le joint de ce caractère malade. Il
riait de ses emportemens, la flattait ou la raillait. Il la grondait
même, et de lui elle souffrait tout. Son _cuir_ de hussard n'était pas
aussi facile à entamer que ma susceptibilité de jeune fille, et
l'insouciance qu'il montrait devant ses algarades les rendait
tellement inutiles qu'elle y renonçait aussitôt. Il me récomfortait de
son mieux, trouvant que j'étais folle de me tant affecter de ces
inégalités d'humeur, qui lui semblaient de bien petites choses en
comparaison de la salle de police et des _coups de torchon_ du
régiment.

Mme Dudevant vint faire sa visite officielle à ma mère. Elle ne la
valait certes pas pour le cœur et l'intelligence, mais elle avait des
manières de grande dame et l'extérieur d'un ange de douceur. Je donnai
tête baissée dans la sympathie que son petit air souffrant, sa voix
faible et sa jolie figure distingué inspiraient dès l'abord, et
m'inspirèrent, à moi, plus longtemps que de raison. Ma mère fut
flattée de ses avances qui caressaient justement l'endroit froissé de
son orgueil. Le mariage fut décidé; et puis il fut remis en question,
et puis rompu, et puis repris au gré de caprices qui durèrent jusqu'à
l'automne et qui me rendirent encore souvent bien malheureuse et bien
malade; car j'avais beau reconnaître avec mon frère qu'au fond de tout
cela ma mère m'aimait et ne pensait pas un mot des affronts que
prodiguait sa langue, je ne pouvais m'habituer à ces alternatives de
gaîté folle et de sombre colère, de tendresse expansive et
d'indifférence apparente ou d'aversion fantasque.

Elle n'avait point de retours pour Casimir. Elle l'avait pris en
grippe parce que, disait-elle, son nez ne lui plaisait pas. Elle
acceptait ses soins et s'amusait à exercer sa patience, qui n'était
pas grande, et qui pourtant se soutint avec l'aide d'Hippolyte et
l'intervention de Pierret. Mais elle m'en disait pis que pendre, et
ces accusations portaient si à faux qu'il leur était impossible de ne
pas produire une réaction d'indulgence ou de foi dans les cœurs
qu'elle voulait aigrir ou désabuser.

Enfin elle se décida, après bien des pourparlers d'affaires assez
blessans. Elle voulait me marier sous le régime dotal, et M. Dudevant
père y faisait quelque résistance à cause des motifs de méfiance
contre son fils, qu'elle lui exprimait sans ménagement. J'avais engagé
Casimir à résister de son mieux à cette mesure conservatrice de la
propriété, qui a presque toujours pour résultat de sacrifier la
liberté morale de l'individu à l'immobilité tyrannique de l'immeuble.
Pour rien au monde je n'eusse vendu la maison et le jardin de Nohant,
mais bien une partie des terres, afin de me faire un revenu en rapport
avec la dépense qu'entraînait l'importance relative de l'habitation.
Je savais que ma grand'mère avait toujours été gênée à cause de cette
disproportion: mais mon mari dut céder devant l'obstination de ma
mère, qui goûtait le plaisir de faire un dernier acte d'autorité.

Nous fûmes mariés en septembre 1822, et après les visites et retours
de noces, après une pause de quelques jours chez nos chers amis du
Plessis, nous partîmes avec mon frère pour Nohant, où nous fûmes reçus
avec joie par le bon Deschartres.


FIN DU TOME NEUVIÈME.


    Typographie L. Schnauss.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 to 9)" ***

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